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TÉEÉMAOUE
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A. M AZURE
PARIS
UBRAIRIE CLASSIQUE T.U 7 RELiN
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DUKE UNIVERSITY
LIBRARY
The Glenn Negley Collection
of Utopian Literature
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AVENTURES
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TELEMAQUE
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AVENTURES
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TÉLÉMAQUE
DES AVENTURES D'ARISTONOÛS
NOUVELLE ÉDITION
Aveo des notes historiques, mythologiques, géographiques
philologiques et littéraires
LES PASSAGES DES AUTEURS ANCIENS
TRADUITS OU IMITÉS PAR FÉNELON
ET DES OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR CHAQUE LIV8I
PAR M. A. MAZURE
ANCIEN INSPECTEUR d'aCADÉMIB
PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE EUGÈNE BELIN
BEH.HNT FRÈRES
RUE DE VAUGIRARD, b'2
IÏ1I
î
Toutes nos éditions sont revêtues de notre griffe.
SAINT-CLOUI). — KM1M*. I.MHKIli: bELIN I HliltES.
PREFACE
Fénelon était âgé d'environ cinquante ans quand parut le Télêmaque
en 1699. Les dix années qui venaient de se passer avaient été marquée*
par les principaux événements de sa vie et aussi par de grandes agi-
tations. Nommé membre do l'Académie française en 1693, archevêque
de Cambrai en 1695, il tomba dans la disgrâce de la cour, à cause
du parti qu'il avait embrassé dans la question du Quiétisme ; enfin,
éloigné du duc de Bourgogne, son élève, et relégué dans son diocèse,
il vit son livre des Maximes des saints condamné en 1697. Après avoir
donné, dans ces circonstances, un exemple admirable de soumission, en
montant dans la chaire de sa cathédrale pour y faire connaître sa con-
damnation et s'humilier devant le jugement de l'Église, Fénelon se
livra de plus en plus à la pratique des vertus et des devoirs de son
ministère. Néanmoins, il chercha, il poursuivit dans la culture des lettres
un adoucissement à ses ennuis, un délassement à ses travaux, et ce
fut dans ce temps qu'il composa son Télêmaque '.
On sait que cet ouvrage ne fut pas publié par Fénelon lui-même,
mais bien par un serviteur infidèle, qu'il avait chargé d'en faire des
ropies et qui le vendit, à l'insu de l'auteur, à la veuve du libraire Bar-
bin. Fénelon ne l'avait pas destiné à l'impression ; il le dit formelle-
ment dans une note en date de 1 710 : « Je n'ai songé qu'à instruira
M. le duc de Bourgogne en l'amusant, et sans vouloir jamais donner cet
ouvrage au public. » Son dessein était do l'offrir à son ancien élève,
dans l'espoir que ce prince, qui semblait promettre un grand règne à
la France, y trouverait un complément de son éducation. La colère du
roi et de toute la cour fut extrême à la publication du Télêmaque:
l'ouvrage fut saisi avant que l'impression fût achevée, mais des copies
manuscrites se répandirent, puis des éditions successives eurent lieu
en Hollande. La disgrâce de Fénelon à la cour fut irrévocable , car
Louis XIV avait cru se reconnaître dans certains traits du caractère
d'Idoménée. « Je savais, aurait dit à cette occasion le Grand Roijesavais
que M de Cambray était un esprit chimérique, mais je n'aurais jamais
cru qu'il eût un mauvais cœur. » Le public jugea différemment du mé-
rite d'un tel ouvrage, et le succès du livre fut immense.
Le Télêmaque a un double objet, qu'il ne faut pas perdre de vue et
qu'il est nécessaire de distinguer : c'est un livre de morale, mais c'est
aussi un poëme. Concilier l'œuvre didactique et le poëme épique, le mo-
raliste et le poëte, offrait à l'auteur une difficulté, que souvent il a su
vaincre, mais dont il n'a pas été partout le maître.
Comme moraliste, Fénelon ne se renferme pas toujours dans d'é-
troites limites, il ne se défend peut-être pas assez des longs développe-
1. Les œuvres littéraires de Fénelon temps que le Télêmaque; le Traité de
se succédèrent dans la dernière époque l'existence de Dieu a paru en 1711 ; la
de sa Tie; le Dialogue sur l'éloquence Lettre sur les occupations de l'Acadé»
paraît avoir été composé vers le même mie, en 1714.
vi TËLÊMAQUE.
ments ; parfois même il est diffus, mais son livre plaît toujours, parce qu'il
est plein d'une solide instruction ; l'auteur émeut et charme ses lecteurs
par la sûreté et l'élévation des préceptes qu'il donne, par la nouveauté
de l'expression, par sa profonde observation du cœur humain, par la
sensibilité enfin qui nulle part ne lui fait défaut. Sans doute il lui ar-
rive de s'engager dans des utopies qui font comprendre que Louis XIV
ait surnommé Fénelon un «bel esprit chimérique»; nous avons, en plus
d'une rencontre, relevé ces illusions d'un noble esprit ; mais, il faut le
reconnaître, la politique du Télémaque est élevée, généreuse, éta-
blie sur les principes les plus sûrs : Fénelon pressent beaucoup de
vérités que notre siècle a vues se réaliser, et pour lesquelles celui dans
lequel il écrivait était loin d'être mûr.
A côté du moraliste il y a le poëte, et certes un véritable poète. On
s'est souvent demandé si une œuvre en prose, comme le Télémaque,
pouvait être décorée du nom de poëme. Nous croyons cette question
toute de mots et facile à résoudre. Si, en effet, dans une œuvre comme
celle-ci, on rencontre le souffle intérieur, le spiritus intics, si l'âme s'y
révèle, si le style a toutes les qualités du langage poétique, le choix des
tours, celui des images, la couleur; si la phrase supplée à la mesure
du vers par la cadence, par l'harmonie générale, et môme, dans l'occa-
sion, par l'harmonie imitative, il n'y a pas de doute qu'un tel style,
étant vraiment poétique dans le meilleur sens du mot, l'œuvre sera un
poëme, si d'ailleurs, en ce qui regarde la composition, les qualités es-
sentielles à ce genre de poésie ne font pas défaut.
Il est donc impossible de ne pas regarder le Télémaque comme un
poëme, car ce livre offre en effet toutes les conditions du poëme épique.
Il a son début in médias res, début vif, plein d'intérêt, de passion, du
sentiment de la nature. Après ce début, l'auteur, suivant le procédé
des poëtcs épiques, fait connaître par un récit mis dans la bouche du
héros, les événements antérieurs ; ensuite s'engage l'action même du
poëme; le jeune prince, élevé par Minerve, instruit par ses chutes, se
gouverne enfin par son expérience, corrige en lui de grands défauts et de-
vient un prince accompli. Il y a donc dans ce poëme une parfaite unité,
et cette qualité se montre encore dans la subordination du Télémaque
à l'Odyssée. Et cela est tellement vrai que, dans les premières éditions,
l'œuvre avait pour titre : La suite du VIe livre de l'Odyssée, ou les
Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse, Aussi Télémaque, son voyage
achevé, arrive chez Eumée, où il retrouve Ulysse, et va contribuer par
ses propres efforts à reconquérir l'État paternel. Ainsi le Télémaque
est comme un affluent de YOdyssée, il en sort et il y rentre. Par un
privilège singulier, il a dans le fleuve homérique sa source et son em-
bouchure ; et, de plus, il a son cours particulier à travers les champs
et les bocages, où abondent les fleurs et tous les trésors d'une na-
ture aussi riche que bienfaisante.
Ce que l'on admire en particulier dans le Télémaque considéré comme
poëme, c'est le caractère antique. Fénelon est un imitateur d'Homère
et de Virgile : mais quelle liberté dans son imitation, quelle abondance
et quelle charmante facilité 1 il fond la substance de ces grands poëtcs
FREFACE. tîi
dans la sienne propre ; et s'il est vrai qu'il leur dérobe leurs couleurs,
avouons au moins que c'est avec un art consommé qu'il place leurs
broderies dans le tissu de sa propre toile. Le Têlémaque participe des
deux poëmes d'Homère : comme ['Iliade, il est un poëme de combats;
comme l'Odyssée, il est un poëme d'aventures. Ce n'est pas qu'il pos-
sède la grandeur homérique : ce serait une imprudence que de parler
ainsi ; mais il est certainement de la famille des grands poëmes épi-
ques. Admirablement conduit, il le serait mieux encore, si l'auteur n'a-
vait pas été obligé d'interrompre son récit poétique pour reprendre, à
chaque instant, son œuvre de moraliste, et enseigner le jeune prince
à l'éducation duquel il s'était voué. Les épisodes sont nombreux, va-
riés, épiques; mais on voit que l'auteur n'a pas eu uniquement pour
objet de multiplier les inventions poétiques, car la pensée qui préside
au choix de ces épisodes est avant tout une pensée morale et, qu'ils
sont généralement liés à l'action ; ils concourent à faire du poëme
une représentation dramatique de la vie, à montrer que l'existence
entière est une épreuve, et que la vraie destinée de l'homme vertueux
est de se perfectionner, en traversant avec courage toutes les vicissitudes.
La conception du poëme est plus morale encore que celles des épo-
pées antiques. Je n'en rappellerai qu'un exemple : le combat de Têlé-
maque contre Adraste. Dans l'Iliade et dans l'Enéide, le beau rôle n'est
ni celui d'Achille ni celui d'Énée ; il appartient à Hector et à Turnus,
qui défendent leur patrie, leur famille, leurs droits. Adraste, qui meurt
sous la main de Têlémaque, est un guerrier perfide et cruel, sa mort
est juste; Hector, au contraire, immolé par Achille, vaut mieux quo
celui qui le tue; il est le vrai héros de l'Iliade, celui que l'on aime et que
l'on soutient de ses vœux. S'il paraît troublé devant son vainqueur, s'il
fuit, c'est parce que les dieux ne sont pas pour lui ; mais son cœur de-
meure ferme, car il sait qu'il n'a pas failli au devoir, à la vertu. Dans
le combat de Têlémaque et d'Adraste n'est-ce pas le remords de ses
crimes qui trouble le roi des Dauniens, au moment où il reconnaît
que l'heure est venue de les expier, et ne sent-il pas « qu'une main
céleste et invisible est sur lui, qu'il sort du fond de l'abîme une voix
sourde qui l'appelle dans le noirTartare? » Têlémaque n'immole donc
pas Adraste comme un ennemi qui se venge, mais comme le ministre de
la justice des dieux, qui ont condamné ce mauvais roi. Ainsi, chaque
épisode du livre n'a d'autre objet que de fournir une leçon intéressante.
Le plus éloquent des critiques contemporains, Villemain,a, dans une
belle notice sur Fénelon, apprécié ainsi le Têlémaque :
« En considérant le Têlémaque comme une inspiration des muses
grecques, il semble que le génie de Fénelon en reçoive une force qui
ne lui était pas naturelle. Fénelon, épris des beautés de Virgile et
d'Homère, y cherche ces traits d'une vérité naïve et passionnée, qu'il
trouvait surtout dans Homère, et qu'il appelle lui-môme « cette aimable
simplicité du monde naissant ». Quoique la belle antiquité paraisse
avoir été moissonnée tout entière pour composer le Têlémaque, il reste
à l'auteur un mérite d'invention qu'il serait injuste de méconnaître.
Rien n'est plus beau que l'ordonnance de Têlémaque; et l'on ne trouve
vin TÊLEMAQUE.
pas moins de grandeur dans l'idée générale que de goût et do dexté-
rité dans la réunion et le contraste des épisodes. Gomme ce livre
est surtout un livre de morale politique, ce que l'auteur peint avec le
plus de force, c'est l'ambition, cette maladie des rois, qui fait mourir
les peuples : l'ambition grande et généreuse dans Sésostris, l'ambition
imprudente dans Idoménée, l'ambition tyrannique et misérable dans
Pygmalion, l'ambition barbare, hypocrite, impie, dans Adraste. Cette
invention des personnages n'est pas moins rare que l'invention générale
du plan. Mais le caractère le plus heureux, dans cette variété de
portraits, c'est celui de Télémaque. Dans l'âge des passions, il est
sous la garde de la Sagesse, qui le laisse souvent faillir, parce que les
•fautes sont l'éducation des hommes; mais il se relève, il ne cesse de
grandir, et son histoire réunit tout ce qui peut surprendre, instruire,
attacher. »
A. M.
PORTRAIT DE FÉNELON
Ce prélat étoit un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec
un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortoient comme
un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu
qui y ressemblât, et qui ne se pouvoit oublier quand on ne l'au-
roit vue qu'une fois*. Elle rassembloit tout, et les contraires ne
s'y combattoient point. Elle avoit de la gravité et de la galan-
terie (1 ), du sérieux et de la gaieté ; elle sentoit également le doc-
teur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageoit, ainsi
que dans toute sa personne, c'étoit la finesse, l'esprit, les grâ-
ces, la décence, et surtout la noblesse. Il falloit effort pour
cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans
toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frap-
poit dans l'original, et la délicatesse de chaque caractère
que ce visage rassembloit. Ses manières y répondoient dans la
même proportion, avec une aisance qui en donnoit aux autres,
et cet air et ce bon goût qu'on ne tient que de l'usage de la
meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvoit ré-
pandu de soi-même dans toutes ses conversations ; avec cela une
éloquence naturelle, douce, fleurie; une politesse insinuante,
■mais noble et proportionnée (2); une élocution facile, nette,
agréable ; un air de clarté et de netteté (3) pour se faire entendre
dans les matières les plus embarrassées et les plus dures ; avec
cela un homme qui ne vouloit jamais avoir plus d'esprit que
ceux à qui il parloit, qui se metloit à la portée de chacun sans
le faire jamais sentir, qui les mettoit à l'aise et qui sembloit
enchanter; de façon qu'on ne pouvoit le quitter, ni s'en dé-
fendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C'est ce talent si
rare, et qu'il avoit au dernier degré, qui lui tint tous ses amis
si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui,
(1) C'est-à-dire «exprimait une politesse attentive, avait quelque chose d'aimable.i
(2) Proportionnée à la condition de chacun des auditeurs.
(3) 1 La netteté, a dit Vauvenargues, est le vernis des maîtres. »
j TÊLÊ.MAQUE.
dans leur dispersion, les réunissoit pour se parler de lui, pour
le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui,
comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour,
et l'espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend
encore et soupire après le Messie. C'est aussi par cette autorité
de prophète, qu'il s'étoit acquise sur les siens, qu'il s'étoit ac-
coutumé à une domination qui, dans sa douceur, ne vouloit
point de résistance. Aussi n'auroit-il pas longtemps souffert de
compagnon s'il fût revenu à la cour, et entré dans le conseil,
qui fut toujours son grand but; et une fois ancré et hors des
besoins des autres, il eût été bien dangereux, non-seulement
de lui résister, mais de n'être pas toujours pour lui dans la
souplesse et dans l'admiration (t).
Retiré dans son diocèse, il y vécut avec la piété et l'appli-
cation d'un pasteur, avec l'art et la magnificence d'un homme
qui n'a renoncé à rien, qui se ménage tout le monde et toutes
les choses.
Ses aumônes, ses visites épiscopales réitérées plusieurs fois
l'année, et qui lui firent connoître par lui-môme à fond toutes
les parties de son diocèse, la sagesse et la douceur de son gou-
vernement, ses prédications fréquentes dans la ville et dans les
villages, la facilité de son accès, son humanité avec les petits,
sa politesse avec les autres, ses grAces naturelles qui rehaus-
soient le prix de tout ce qu'il disoit et faisoit, le firent adorer de
son peuple; et les prêtres dont il se déclaroit le père et le frère,
et qu'il traitoit tous ainsi, le portoient tous dans leurs cœurs.
Parmi tant d'art et d'ardeur de plaire, et si générale, rien de
bas, de commun, d'affecté, de déplacé; toujours en convenance
à l'égard de chacun; chez lui, abord facile, expédition prompte
et désintéressée; un même esprit, inspiré par le sien, en tous
ceux qui travailloient sous lui dans ce grand diocèse ; jamais
de scandale ni rien de violent contre personne; tout en
lui et chez lui dans la plus grande décence. Ses matinées se
passoient en affaires de diocèse. Comme il avoit le génie
élevé et pénétrant, qu'il y (2) résidoit toujours, qu'il ne passoit
pas de jour qu'il ne réglât ce qui se présentoit, c'étoit cha-
(i) Cette phrase, comme celle qui termine ce Portrait de Féneîon, est peu
oienveillante. Voir plus loin notre note sur Saiut-Simon.
(2) Qu'il résidait toujours dans son diocèse. — L'adverbe est placé trop loin.
PORTRAIT DE FÉNELON. xi
que jour une occupation courte et légère. Il recevoit après
qui le vouloit voir, puis alloit dire la messe, et il y étoit
prompt; c'étoit toujours dans sa chapelle, hors les jours qu'il
officioit, ou que quelque raison particulière l'cngageoit à l'aller
dire ailleurs. Revenu chez lui, il dînoit avec la compagnie
toujours nombreuse, mangeoit peu et peu solidement, mais
demeuroit longtemps à table pour les autres, et les charmoit
par l'aisance, la variété, le naturel, la gaieté de sa conversa-
tion, sans jamais descendre à rien qui ne fût digne et d'un
évêque et d'un grand seigneur; sortant de table il demeuroit
peu avec la compagnie. Il l'avoit accoutumée à vivre chez lui
sans contrainte, et à n'en pas prendre pour elle. Il entroit dans
son cabinet et y travailloit quelques heures, qu'il prolongtoit
s'il faisoit mauvais temps, et qu'il n'eût rien à faire hors de
chez lui.
Au sortir de son cabinet il alloit faire des visites ou se pro
mènera pied hors la ville. Il aimoit fort cet exercice et Talion-
geoit volontiers ; et, s'il n'y avoit personne de ceux qu'il logeoit,
ou quelque personne distinguée, il prenoit quelque grand vi-
caire et quelque autre ecclésiastique, et s'entretenoit avec eux
du diocèse, de matières de piété ou de savoir : souvent il y
mèloil des parenthèses agréables (1). Les soirs, il les passoit avec
ce qui logeoit 2) chez lui, soupoit avec les principaux de ces pas-
sages d'armée quand il en arrivoit, et alors sa table étoit servie
comme le matin. Il mangeoit encore moins qu'a dîner, et se
couchoit toujours avant minuit. Quoique sa table fût magnifi-
que cl délicate, et que tout chez lui répondît à l'état d'un grand
seigneur, il n'y avoit rien néanmoins qui ne sentît l'odeur de
l'épiscopat et de la règle la plus exacte, parmi la plus honnête
et la plus douce liberté. Lui-môme étoit un exemple toujours
présent, mais auquel on ne pouvoit atteindre; partout un vrai
prélat, partout aussi un grand seigneur, partout encore l'au-
teur du Tèlémaqu". Jamais un mot sur la cour, sur les affaires,
quoi que ce soit qui pût être repris, ni qui sentît le moins du
monde bassesse, regrets, flatterie; jamais rien qui pût seule-
ment laisser soupçonner ni ce qu'il avoit été, ni ce qu'il pou-
voit encore être. Parmi tant de grandes parties, un grand ordre
(1) C'est-à-dire « il traitait aussi de sujets agréables. »
\i) Ce qui logeait est une '-ipressiou qui sent son grand seigneur.
ni TÊLÊMAQUE.
dans ses affaires domestiques, et une grande règle dans son
diocèse; mais sans petitesse, sans pédanterie, sans avoir jamais
importuné personne d'aucun état sur la doctrine.
Il mourut à Cambrai le septième jour de l'année 1715, au
milieu des regrets intérieurs, et à la porte du comble de ses
désirs. Il savoit l'état tombant du roi, il savoit ce qui le regar-
doit après lui. Il étoit déjà consulté du dedans cl recourtisô du
dehors, parce que le goût du soleil levant avoit déjà percé. Que
de puissants motifs de regretter la vie! et que la mort est
amère dans des circonstances si parfaites et si à souhait de
tous côtés! Toutefois il n'y parut pas. Soit amour de la réputa-
tion, qui fut toujours un objet auquel il donna toute préférence,
soit grandeur d'Ame qui méprise enfin ce qu'elle ne peut at-
teindre, soit dégoût du monde si continuellement trompeur
pour lui, et de sa figure qui passe, et qui alloit lui échapper,
soit piété ranimée par un long usage, et ranimée peut-être
par ces tristes mais puissantes considérations, il paru t insensible
à tout ce qu'il quittoit et uniquement occupé de ce qu'il alloit
trouver, avec une tranquillité, une paix qui n'excluoit que le
trouble, et qui embrassoit la pénitence, le détachement,
le soin unique des choses spirituelles de son diocèse, enfin avec
une confiance qui ne faisoit que surnager à l'inutilité et à la
crainte.
Saint-Simon (1).
(i) t Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, naquit en 1675. Il eut pour par-
rain et marraine Louis XIV et Marie-Thérèse. De bonne heure il témoigna sa
passion pour l'histoire, j'entends pour l'histoire destinée à la postérité et cachée
aux contemporains sous les plus sûres serrures. Il prit du service ; se distingua à
Fleurus et à Nerwimle; se maria, abandonna la carrière militaire, succéda à son
père dans le gouvernement de Blaye et se voua à la diplomatie. Il se lia avec le
duc de Beauvilliers; s'atlacha au duc de Bourgogne, puis au duc d'Orléans, et
après la mort du régent se retira dans ses terres. Il travailla à ses A/e»ioi>es,'qu'il
avait commencés en 1694. Le style sent le gentilhomme; Saint-Simon burine les
[>oi traits, mais il les fait plutôt d'après sa rancune ou ses sympathies que d'après
a réalité. • Sasdras, Littérature française, Eug. Belin, éditeur.
LES AVENTURES
DE TÉLÉMAQUE
LIVRE PREMIER
Sommaire.— I.Télémaque, conduit par Minerve, sous la figure de Mentor,
aborde,après un naufrage, dans l'île de Calypso; description de la grotte
de la déesse ; accueil fait au fils d'Ulysse. — II. Il raconte ses aventu-
res : son voyage à Pylos, à Lacédémone ; son naufrage sur les côtes
de Sicile, sa rencontre avec les Troyens ; comment il est reçu par
Aceste. — III. Télémaqueet Mentor sur le point d'être immolés; com-
ment ils échappent au danger ; exploits de Télémaque, sa délivrance.
I. Calypso1 ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Dans
sa douleur, elle se trouvait malheureuse d'être immortelle *.
Sa grotte ne résonnait plus de son chant : les nymphes qui la
servaient n'osaient lui parler. Elle se promenait souvent seule
sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son
île ; mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne fai-
saient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y
avait vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle demeurait im-
mobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes;
et elle était sans cesse tournée vers le côté où le vaisseau
d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu à ses yeux 3. Tout à
coup elle aperçut les débris d'un navire qui venait de faire
naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces, des rames écar-
tées ça et là sur le sable, un gouvernail, un mât, des corda-
ges flottants sur la côte : puis elle découvre de loin deux
hommes, dont l'un paraissait âgé; l'autre, quoique jeune, res-
semblait à Ulysse *. Il avait sa douceur et sa fierté, avec sa
1. Le séjour d'Ulysse chez Calypso,
fil le de l'Océan et de Téthys, est raconté
au cinquième chant de Y 0'lyssée : on y
voit comment cette déesse, ayant reçu
dans son île le héros grec, s'était vai-
nement efforcée de le retenir en lui pro-
mettant une vie immortelle. — L'île de
Calypso, Ogygie, parait être l'île de Malte,
comme beaucoup d'auteurs le supposent.
2. Ce trait est imité d'Ovide :
Nec finire licet tantos mihi morte dolores,
Sed nocet esse deura.
(Métamoq ho^es, liv. II, v. 661.)
Mon trépas ne peut mettre un terme à
de si grandes douleurs; il m'est nui-
sible d'être un dieu, i L'expression fran-
çaise est plus simple, pfus contenue; il
ne s'agit pas précisément d'être dieu,
mais d'être t immortel» .— «Elle se trou-
vait malheureuse i est un tour moins sec
et plus expressif que le verbe latin no-
cet.
3. Tout ce tableau est plein de fraî-
cheur, d'éloquence et de poésie; remar-
quez aussi comment la mise en scène est
admirable. Le poëme est engagé d'une
manière vive, m médias res.
4. C'est une règle du récit épique de
présenter les détads dans l'ordre inverse
14 TÊLÉMAQUE.
taille et sa démarche majestueuse. La déesse comprit que c'était
Télémaque, fils de ce héros. Mais, quoique les dieux surpassent
de loin en connaissance (ous les nommes, elle ne put découvrir
qui était cet homme vénérable dont Télémaque était accom-
pagné : c'est que les dieux supérieurs cachent aux inférieurs
tout ce qui leur plaît; et Minerve, qui accompagnait Téléma-
que sous la figure de Mentor, ne voulait pas être connue de
Calypso l. Cependant Calypso se réjouissait d'un naufrage qui
mettait dans son île le fils d'Ulysse, si semblable à son pure.
Elle s'avance vers lui; et, sans faire semblant de savoir qui il
est: « D'où vous vient, lui dit-elle, cette témérité d'aborder en
» mon île? Sachez, jeune étranger, qu'on ne vient point impu-
» nément dans mon empire. » Elle tâchait de couvrir sous ces
paroles menaçantes la joie de son cœur, qui éclatait malgré elle
sur son visage.
Télémaque lui répondit : « 0 vous, qui que vous soyez, mor-
» telle ou déesse (quoique à vous voir on ne puisse vous pren-
» dreque pour une divinité2), seriez-vous insensible au mal-
» heur d'un fils, qui, cherchant son père à la merci des vents
» etdes flots, a vu briser son navire contre vos rochers? — Quel
» est donc votre père que vous cherchez? reprit la déesse. — 11
» se nomme Ulysse, dit Télémaque; c'est un des rois qui ont,
» après un siège de dix ans, renversé la fameuse Troie3. Son nom
» fut célèbre dans toute la Grèce et dans toute l'Asie, par sava-
»> leur dans les combats, et plus encore par sa sagesse dans les
» conseils. Maintenant, errant dans toute l'étendue des mers,
» il a parcouru tous les écueils les plus terribles. Sa patrie
» semble fuir devant lui \ Pénélope, sa femme, et moi qui suis
| « De quel nom t'appelU-rai-je, ô vierge?
I » ton visage n'est pas celui d'une mor-
» telle; la voix n'est pascelle de l'homme.
• Tu es donc une déesse ! »
Il y a plus tle simplicité dans la prose
de Eeuelon que dans les beaux vers de
Virgile ; nec vox hominem sonat n'est
pas sans quelque recherche d'expression.
— Voir aussi (Odyssée, I. VI, v. 149,1,
Ulysse abordant Nausicaa, et lui disant :
a 0 reine, je t'implore, déesse immor-
» telle. •
3. La ville de Troie, si célèbre dans
l'antiquité, par les poëmes d'Homère,
et capitale de la Troade , était située
sur le reveis occidental de l'Ida, à un
peu plus de deux lieues du bord de la
mer Egée. Son nom lui venait de Tros,
un de ses anciens rois. Les Grecs s'é-
taient emparés de Troie après un siép*
de dix ans.
4. Les dieux, après la prise de Troie,
de leur importance. Ici on voit les dé-
bris du navire avant les naufragés, et de
ceux-ci on nomme le tils d'Ulysse en se-
cond lieu.
1. Ceci se rapporte au premier livre de
VOilysst'e. Féuelon a supposé que le
voyage de Télémaque à la recherche de
son père s'est singulièrement prolongé ;
qu'il a visité bien des pays au delà de
la Grèce, et jusqu'à de vastes empires,
tels que l'Egypte. Le poëme débute par
l'arrivée du jeune prince dans l'île de
Calypso ; mais Télémaque a eu précé-
demment teaucoup d'aventures qu'il ra-
.■o niera.
2. Imité de Virgile :
0, quam te memorem, virgo ? namque haud
[tibi vultus
Mortalis, nec vox hominem sonat; o Dea
[cerlè.
(jEh., 1. I, y. 327.)
LIVRE PREMIER.
15
» son fils, nous avons perdu l'espérance de le revoir. Je cours,
» avec les mômes dangers que lui, pour apprendre où il est.
» Mais,que dis je1? peut-étrequ'il est maintenant ensevelidans
» les profonds abîmes de la mer a. Ayez pitié de nos malheurs;
» et si vous savez, ô déesse, ce que les destinées ont fait pour
» sauver ou pour perdre Ulysse, daignez en instruire son fils
» Télémaque 3. »
Calypso, étonnée et attendrie4 de voir dans une si vive jeu-
nesse tant de sagesse et d'éloquence, ne pouvait rassasier ses
yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle
lui dit : « Télémaque, nous vous apprendrons ce qui est arrivé
» à votre père. Mais l'Ilisloire en est longue : il est temps de
» vous délasser de tous vos travaux 5. Venez dans ma demeure,
» où je vous recevrai comme mon fils : venez; vous serez ma
» consolation dans celle solitude; et je ferai votre bonheur,
» pourvu que vous sachiez en jouir. »
Télémaque suivait la déesse accompagnée d'une foule de jeu-
nes nymphes6, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la
tète7, comme un grand chêne dans une forêt élève ses branches
épaisses au-dessus de lous les arbres qui l'environnent. Il ad-
mirait l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue
et flottante, ses cheveux noués par derrière négligemment
mais avec grâce, le feu qui sortait de ses yeux, et la douceur
qui tempérait cette vivacité8. Mentor, les yeux baissés, gardant
un silence modeste, suivait Télémaque.
avaient envoyé de grandes infortunes aux
vainqueurs. Ulysse, l'un de ces chefs, er-
rait depuis pies de dix ans et courait
mille aventures qui sont racontées dans
l'Odyssée. — «. Sa patrie semble fuir de-
vant lui. » Virg. dit mieux encore :
Dum per mnre mapnnm
ltaliam seqnimnr rugientem et volvimur
(Jïn., 1. V, V. 628.) [un. lis.
• Tandis que sur la vaste mer nous
poursuivons l'Italie qui semble fuir, et
que nous roulons sur les flots. »
1 . « Unis que dis-je ?» — Mouvement
vif et touchant.'
2. t Enseveli dans les profonds..., »
expression riche, phrase nombreuse.
3. Hclle suspension dans ce mot : « son
fils Télémaque, » si bien rejeté à la fin
du discours. — Il faut voir, au premier
livre de l'Odyssée, comment Télémaque,
ne pouvant résister aux insolences des
prétendants, se décide à aller lui-même
à la recherche de son père.
4. « Etonnée et attendrie ;» juste gra-
dation dans ces deux mots; l'étounement,
qui est une pensée, prépare l'âme à l'at-
tendrissement, qui est une émoi ion.
5. C'était l'usage dans l'antiquité ; avant
de demander ou d'écouter les aventures
de l'étranger, on devait l'accueillir selon
toutes les lois d'une généreuse hospita-
lité.
6. Calypso était une déesse servie par
des nymphes, filles de l'Océan et de Té-
thys, et divinités d'un ordre inférieur.
[|x£rojita.
7. Daodiuv 5' ûittp ^yi xàft) t/ti tjSà
(IIom., Ôd., I. VI, v. 107.)
* Elle élevait au-dessus de toutes les
» autres sa tète et son front. » Fénelon a
évité le pléonasme homérique, « la tète
et le front, » et il a ajouté la belle com-
paraison du ■ grand chêne. i — Virgile
[jEn., I. VII, v. 784) avait dit aussi
simplement : Et toto vprtice supra est ;
et Ovide (A/etam., I. III, v. lai) : Collo-
que tenus superemmet omnes, t elle les
surpasse tous de la tête. •
8. Voir aussi {/En., I. I, t. 320) Véuui
apparaissant à son fils Euée.
16 TELËMAQUE.
On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque
fat surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique,
des objets propres à charmer les yeux. Il est vrai qu'on n'y
voyait ni or, ni argent, ni marbres, ni colonnes, ni tableaux, ni
statues : mais cette grotte était taillée dans le roc, en voùle
pleine de rocaillcs et de coquilles; elle était tapissée d'une
jeune vigne qui étendait ses branches souples également de
tous côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré
les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur : des fontaines,
coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'ama-
rantes et de violettes, formaient en divers lieux des bainsaussi
purs et aussi clairs que le cristal : mille fleurs naissantes émail-
laient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là, on
trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes
d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons,
répand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblait cou-
ronner ces belles prairies, et formait une nuit que les rayons
du soleil ne pouvaient percer. Là, on n'entendait jamais que le
chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipi-
tant du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'é-
cume et s'enfuyait au travers de la prairie ».
La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline.
De là on découvrait la mer, quelquefois claire et unie comme
une glace, quelquefois follement2 irritée contre les rochers, où
elle se brisait en gémissant, et élevant ses vagues comme des
montagnes. D'un autre côté, on voyait une rivière où se formaient
des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui
portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues 3. Les di-
1. Il est impossible de ne pas sentir
ce qu'il y a de frais et de poétique dans
cette description de la grotte de Calypso.
Le poëte commence par énumérer tout
ce qui est opposé à la « simplicité, rus-
tique; » puis il aborde la description.
Mais ce n'est pas seulement la grotte
qui est ici décrite, ce sont les alentours,
et rien n'y manque: les zépbirs, les fon-
taines, les fleurs, les arbres touffus, les
bois toujours verts; puis, pour terminer
l'illusion, on entend le chaut des oiseaux
et le bruit de l'oude.
Tenuis fugiens per gramina mus.
i Un petit ruisseau qui fuit à travers
* le gazon, » dit Virgile (Géorg., 1. IV,
v. 19).
On trouve encore Ici une imitation
d'Homère fort marquée :
'HS' aÙTOÛ, zïibwoto ittpi arcriiou; y**--
[ip'jpoto
'H|j.eplç ïj6ô>ti)ffa, xtGïiXtt Si «rtaou^uiv...
'A[xç i Si Xiiu.ûvEç jxaXaxoi tou tjdt <re).tvou
Q-^iov. (Od., I. V, v. 68, 72.)
• Là s'étendait, autour de la grotte
1 spacieuse, une jeune vigne toute (lo-
« lissante et couverte de raisins... Tout
« à l'entour de molles prairies émailloes
« d'ache et de violettes. ■ — Emaillée9
n'est pas dans le texte; c'est Fénelou
qui a ajouté ce participe élégant.
2. liemarquons une très-belle hypo-
typose, dans ces mots « follement irri-
tée; » Virgile a dit aussi : Insani feriant
sine li'lora fluctus (Egl. IX, v. 43) :
1 Laisse les flots battre follement leuri
rivages.»
3. « Tètes superbe», > dans le sens la-
LIVRE PREMIER.
vers canaux qui formaient ces îles semblaient se jouer dans la
campagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité;
d'autres avaient une eau paisible et dormante ; d'autres, par de
longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter
vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords
enchantés *. On apercevait de loin des collines et des monta'
gnes qui se perdaient dans les nues, et dont la figure bizarre
formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les mon-
tagnes voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait
en festons : le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait
se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son
fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres ar-
bres couvraient la campagne, et en faisaient un grand jardin *.
Calypso, ayant montré à Télémaquc toutes ces beautés na-
turelles, lui dit: «Reposez-vous; vos habits sont mouillés,
» il est temps que vous en changiez : ensuite nous nous rever-
» rons, et je vous raconterai des histoires dont votre cœur sera
» touché. » En môme temps elle le fit entrer avec Mentor dans
le lieu le plus secret et le plus reculé d'une grotte voisine de
celle où la déesse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'al-
lumer en ce lieu un grand feu de bois de cèdre, dont la bonne
odeur se répandait de tous côtés 3, et elles y avaient laissé des
habits pour les nouveaux hôtes.
Télémaque, voyant qu'on lui avait destiné une tunique d'une
laine fine dont la blancheur effaçait celle de la neige, et une
robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est
naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence.
Mentor lui dit d'un ton grave : « Est-ce donc là, ô Télémaque,
» les pensées qui doivent occuper le cœur du fils d'Ulysse ?
» Songez plutôt à soutenir la réputation de votre père, et à
» vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme qui
tin, superbas cenices, leurs tètos or-
gueilleuses.
1. Ces images avaient été rendues par
Ovide avec plus d'esprit que de poésie :
Non secus ac liquidus Phrygiis Maeandrus in
[arvis
Ludit, et ambigno lapsu refluitque fluitque;
Et nunc ad fontes, nunc in mare versus aperlura
Incertas exercet aquas.
[Métam., I. VIII, y. 162.)
t Ainsi dans le champ phrygien, le
t Méandre s'ébat, et par une chute in-
• certaine tour à tour coule et revient
t sur lu'-niome. Tantôt remontant vers
t sa source, tantôt courant à la mer, il
« fatigue ses ondes incertaines. ■
S. Tout à l'heure c'était la grotte et
ses alentours immédiats; ici, dans celte
seconde description, le tablrau s'agran-
dit, et 1'imaginalion le contemple tout
entier jusqu'aux limites de l'horizon.
3. Le cèdre est un arbre trcs-élevé,
odoriférant, et dont le bois passait pour
incorruptible. Homère en fait mention :
IlOp (Atv tu' lu^apôçiv (itY* **ii*o, TTj).ô9t
£' 0&}JI.T)
KtîfO'j t' lùxtâxoio 9'jov t* à/à vijffov
6£i»5u.
{Od., I. V, v. 59.)
• Un grand feu brûlait dans le foyer;
t paitout, dans l'île entière, s'exhalait
t l'odeur du cèdre et du thuya fendus en
« éclats. •
18
rÉLÊMAQUE.
» aime à se parer vainement, comme une femme, est indigne
» ;le la sagesse et de la gloire : la gloire n'est due qu'à un cœur
»> qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs1. »
Téiémaque répondit en soupirant : « Que les dieux me fas-
» sent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté
» sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche et effé-
» minée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après
» notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous com-
» ble de biens? »
« Craignez, repartit Mentor, qu'elle ne vous accable de maux;
» craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui
» ont brisé votre navire: le naufrage et la mort sont moins
t> funestes que les plaisirs qui attaquent la vertu 3. Gardez-vous
» bien de croire ce qu'elle vous racontera. I.a jeunesse eslpré-
» somptueuse*, elle se promet tout d'elle-même : quoique fra-
)> gile5,elle croit pouvoir tout, etn'avoir jamais rien à craindre;
» elle se confie légèrement et sans précaution 6. Cardez-vous
»> d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se
» glisseront comme un serpent sous les fleurs ; craignez le poi-
» son caché7; défiez- vous de vous-même 8, et attendez toujours
» mes conseils. »
Ensuite ilsrctournèrent auprès deCalypso, qui les attendait.
Les nymphes, avec leurs cheveux tressés, et des habits blancs,
1. Il faut bien comprendre le person-
nage de Jlcnior. C'était un vieil ami d'U-
Ixsse, un lihacien; dans la fiction, c'est
Minerve, c'est-à-dire la déesse de la sa-
gesse, qui accompagne Téiémaque et le
dirige dans sa conduite. Il y a là-dessous
une grande pensée indiquée par Homère,
mais que Fénelon a tenu à présenter
dans le sens chrétien. En effet, le poëme
entier offre l'image de l'homme que
guide la 1'rovidence, la sagesse de Dieu.
Malheureux quand il ferme son cœur à
la voix divine; heureux et vertueux s'il
lui est docile. Ici commence ce long
cours de morale que Mentor fera à Té-
iémaque et pour lequel tous les é\éne-
meuts du poëme sont préparés. — « Un
cœur qui f.iule aux pieds, » métaphore
peu heureuse, que les élèves se garde-
ront d'imiter.
2. On reconnaît à chaque instant que,
sous l'apparence d'une fiction païenne,
c'est une morale toule chrétienne qui est
enseignée
dans ce livre. Jamais un heu
antique n'aurait aussi fortement marqué
Sii résistance à l'encontre des plaisirs et
des passions sensuelles.
3. Remarquez cette suite de méta-
phores : « Le naufrage, les écueils, le
navire brisé. » L'auteur compare la vie
humaine à une navigation : des dangers
de toutes sortes, le naufrage et la mort
y attendent le naulonier.
4. a La jeunesse est présomptueuse, »
sûre d'elle-même, elle prend d'avance
possession [prœ sumit) de tout ce qu'elle
espère.
5. «Fragile, i de frangere, se dit très-
bien au moral : la jeunesse est fragile,
elle se heurte imprudemment et elle se
brise.
6. * Précaution » (prœ cavere), l'action
de prendre garde avant de « se confier. »
7. « Le serpent sous les fleurs, le poi-
son caché; » l'élégance du langage re-
lève ici la solidité du fond. C'est aussi
uu souvenir de Virgile : Latet anguis in
herba (EgL, 111, v. 93). « Un serpent est
» cache sous l'herbe. »
8. « Déliez-vous de vous-même; »
tout est dans cette maxime, complément
de cette autre d'un sage antique : « Con-
nais-toi toi-même. »
LIVRE PREMIER.
19
servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et
la propreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des
oiseaux qu'elles avaient pris dans des filets, ou des bêtes qu'elles
avaient percées de leurs flèches à la chasse: un vin plus doux-
que le nectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses
d'or couronne'es de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous
les fruits que le printemps promet, et que l'automne répand
sur la terre1. En même temps, quatre jeunes nymphes se
mirent à chanter. D'abord elles chaulèrent le combat des dieux
contre lesGc'ants2, puis les amours de Jupiter et de Sémélé3,
la naissance de Bacchusetson éducation conduite par le vieux
Silène *, la course d'Atalante et dllippomène 5, qui fut vain-
queur par le moyen des pommes d'or venues du jardin îles Iles-
pérides6; enfin la guerre de Troie fut aussi chantée, les
combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux7.
La première des nymphes, qui s'appelait Leucolhoé, joignitles
accords de sa lyre aux douces voix de toutes les autres. Quand
Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulè-
rent de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté 8.
Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger, et qu'il
était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant,
on chanta le combat des Centaures avec les Lapilhes 9, et la
i . Ce détail est fort poétique ; le prin-
temps ne donne pas, il promet ; l'automne
répand les fruits. Quand le printemps,
Frimam tempus, a donné les fleura, que
été a fourni les moissons, vient l'au-
tomne, aiitumnus {auctwnnus, de auge-
ré), qui est l'accroissement de la nature;
il apporte le raisin et les fruits durables
pour l'hiver. On voit ici le progrès de
l'année et comment la Providence en
dispetise les trésors.
2. Les Géants, fils de Titan, entrepri-
rent d'escalader le ciel pour renverser
Jupiter du trône; mais ce dieu les fou-
droya et les ensevelit sous leurs monta-
gnes amoncelées.
3. Sémélé, fille de Cadmus et mère de
Bacchus, ayant demandé à Jupiter de se
montrer à elle sous sa forme divine, pé-
rit lors de l'incendienlu palais où le dieu
était entré dans sa gloire.
4. C'était le père nourricier de Bac-
chus, qu'il accompagna dans son expé-
dition de l'Inde. Rien n'est plus connu
que le type du vieux Silène monté sur
an âne et ivre.
5. Atalante, 611e de l'Arcadien Jasus,
était recherchée par plusieurs princes.
Son père, ayant déclare qu'il donnerait
la fille à celui des prétendant? qui la
vaincrait à la course, Hippomène triom-
pha en jetant des pommes d'or dans la
carrière ; Atalante, au lieu de courir,
s'amusait à les ramasser et fut vaincue.
6. Il y avait trois HespériJes (fil-
les d'Hesper); elles possédaient un jar-
din abondant en pommes d'or. Hercule
tua le dragon préposé à la garde de ces
beaux fruits et les cueillit.
7. Les i combats d'Ulysse » sonLfré
quents dans V Iliade; son princ,
ploit est d'avoir, de concert
mède, tué Rhésus, roi de Thrac"
| enlevé ses chevaux. — Il soutint a
j des combats d'un autre orjj^ lorsqu'il
gagna le prix^de la courî^^ux funé-
railles de Patroclè, et lorsqu'il lutta
contre Ajax et obtint les armes d'Achille.
8. Dans ï Odyssée (l. VI II, v. 925),
I Ulysse, écoutant l'aède (chanteur) De-
\ modocus, verse des pleurs; mais le ta-
bleau d'Ulysse pleurant est bien supé-
rieur à ce pafesage de Fénelon; on ne
trouverait pas dans Homère une observa-
tion de cette nature : t Ses larmes doo
i nent un nd^k^u lustre à sa beauté*. •
9. Les CeSAres, «.tIu, je pique, o'
Ttrjpo;, tatir^Jfcarce que les centaures
prenaient les tannSgui à la course. Les
centaures, êtres fabuleux moitié hommes
20
TÉLÉMAQUE.
descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice K
Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque et lui parla
ainsi : « Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je
» vous reçois. Je suis immortelle 2 : nul mortel ne peut entrer
» dans cette île sans être puni de sa témérité; et votre naufrage8
» même ne vous garantirait pas de mon indignation v, si d'ail-
» leurs je ne vous aimais. Votre père a eu le môme bonheur
» que vous ; mais, hélas ! il n'a pas su en profiler. Je l'ai gardé
» longtemps dans cette île : il n'a tenu qu'à lui d'y vivre avec
moi dans un état immortel ; mais l'aveugle passion de retour-
ner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages.
Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour Ithaque B, qu'il n'a pu
revoir. 11 voulut me quitter : il partit; et je fus vengée par la
tempête: son vaisseau, après avoir été le jouet des vents 6,
fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triste exem-
ple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni
» pour le revoir, ni pour régner jamais dansl'ile d'Ithaque après
» lui; consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici
» une divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume
» qu'elle vous offre. »
La déesse ajouta à ces paroles de longs discours7 pour mon-
trer combien Ulysse avait été heureux auprès d'elle : elle ra-
conta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphème 8,
et chez Antiphates, roi des Lestrigons; elle n'oublia pas
et moitié chevaux, étaient issus d'Ixion et
d'une nue; ils habitaient, disait-on, en
Thessalie, aux environs de l'Ossa etdu Pé-
lion. Invités aux noces d'Hippodamie et
de l'irithoiis,ils voulurent enlever Ilippo-
damie et furent chassés par les Lapithes,
peuple thessalien des bords du Penée.
1 : Eurydice, dryade, épouse du musi-
cien t-hraee Orphée, était morte de la
piqûre d'un serpent. Orphée descendit
aux enfers pour la redemander à Plu-
ton, et ce dieu, touché de ses accents, lui
rendit Eurydice, à condition qu'il ne re-
garderait pasderrièreluijusqu'à la sortie
du séjour infernal. Orphée, ne pouvant
contenir son impatience, tourna la tête,
regarda 6on épouse et la perdit de nou-
veau. Cette histoire fabuleuse a été l'ob-
jet de l'un des plus beaux épisodes de la
poésie antique, au quatrième livre des
Géorq. de Virgile.
ï. immortel, qui n'est pas destiné à la
moR, au partage de tous (mors, de notpw,
divido).
3. t Naufrage, d idée du vaisseau qui
e brise (navis fracta).
4. «Indignation, « sentiment d'irritation
qui est toujours moral et fondé sur l'in-
dignité de l'objet (non dignus), qui n'a
pas mérité l'estime.
5. Ithaque, la patrie d'Ulysse et de
Télémaque, aujourd'hui Téaki, une île de
la mer Ionienne, ayant peu d'étendue et
peu de fertilité.
6. Expression toute classique : ludi-
bria vends, dans Virgile (-SEn. VI, 75),
7. « Discours » (discurrere), idée d'en-
tretiens où l'on court sur tous les points
8. Calypso rappelle les aventures qu'U-
lysse avait pu lui raconter; dans le fait,
Ulysse les raconte au roi des Phéiciens,
dans les livres IX, X et XII de \'0<lyssée.
Polyphème n'avait qu'un œil au mi-
lieu du front. Ulysse raconte par
quel artifice ce monstre ayant dévoré
une partie de ses compagnons, il lui
échappe, après l'avoir enivré et lui
avoir crevé un œil avec un pieu em-
brasé. Cette aventure a fourni égale-
ment au poëte Euripide le sujet d'une
pièce : le Cyclope.
Les Lestrigons, peuple de Sicile, dé-
voraient les étrangers. Ils coulèrent
bas tous les navires d'Ulysse, excepté
celui que montait ce héros. Antiphates,
LIVRE PREMIER.
21
ce qui lui était arrivé dans l'Ile de Circé *, fille du Soleil, ni les
dangers qu'il avait courus entre Scylla et Charybde 8. Elle re-
présenta la dernière tempête que Neptune avait excitée contre
lui, quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire en-
tendre qu'il était péri dans ce naufrage, et elle supprima son
arrivée dans l'île des Phéaeiens 3.
Télémaque, qui s'élait d'abord abandonné trop promptemenl
à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son ar-
tifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner.
11 répondit en peu de mots : « 0 déesse, pardonnez à ma dou-
» leur : maintenant je ne puis que m'altliger ; peut-être que
» dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune
» que vous m'ofl'rez; laissez-moi en ce moment pleurer mon
» père; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être
» pleuré. »
Calypso n'osa d'abord le presser davantage : elle feignit
même d'entrer dans sa douleur * et de s'attendrir pour Ulysse.
Mais, pour mieux connaître les moyens de toucher le cœur du
jeune homme, elle lui demanda comment il avait fait naufrage,
et par quelles aventures il était sur ces côtes. « Le récit de
» mes malheurs, dit-il, serait trop long. — Non, non, répondit-
» elle ; il me tarde de les savoir, hâtez-vous de me les raconter. »
Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il
parla ainsi :
II. « J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres
lois revenus du siège de Troie des nouvelles de mon père. Les
amants de ma mère Pénélope5 furent surpris de mon départ :
j'avais pris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie.
tempête le jeta sur la côte de l'île des
Phéaeiens (aujourd'hui Corfou; chez les
anciens, Corcyre). Là, introduit par la
princesse Nausicaa chez Alciuoiïs, Ulysse
reçut de ce roi une touchante hos-
pitalité [Od., I. V et VI). Calypso vou-
lait laisser croire à Télémaque que son
père était mort, afin de le fixer auprès
d'elle, en le détournant de continuer une
recherche inutile. — « Était péri » ue
se dirait plus.
4. Forte expression : « Entrer dans la
douleur, • comme sur un terrain.
5. • Les amants de Pénélope, » prin-
cipaux citoyens d'Ithaque et des îles
| voisines, voulaient épouser Pénélope,
! qu'ils supposaient veuve, et s'emparer
| de la fortune d'Ulysse. Ils pressaient là
I reine de se choisir un époux parmi eu»,
; et en attendant ils dissipaient le bien
I de son Bis. L'Odyssée a pour sujet le
leur roi, avait mangé un des compa-
gnons d'Ulysse.
1 . Circé, magicienne et fille du Soleil,
avait changé en pourceaux les compa-
gnons d'Ulysse; mais celui-ci échappa à
ses enchantements.
2. Scylla est un écueil dans le détroit
de Sicile, avec un gouffre tourbillonnant
à l'eutour;' Charybde est un autre gouffre
à peu de distance du premier. Ulysse
perdit dans Charybde et Scylla douze de
ses compagnons. La mylho'ogie supposait
que Scylla était une S cilienne changée
en rocher par Circé et fixée dans la mer
avec six chiens qui l'entouraient et ne
cessaent d'aboyer. — t Tomber de Cha-
rybde eu Scylla » est un proverbe très-
connu pour marquer une alternative de
périls.
3. C'est la grande tempête éprouvée par
Ulysse, eu quittant l'île de Calypso; cette
22 TËLÊMAQUE.
Nestor \9 que je vis à Pylos, ni Mcnélas *, qui me reçut avec
amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon itère
était encore en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et dans
l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouï
dire que mon père avait été jeté par les vents. Mais le sage Men-
tor, que vous \oycz ici présent, s'opposait à ce téméraire
dessein : il me représentait, d'un côté, les Cyclopcs 3, géanls
monstrueux qui dévorent les hommes ; de l'autre, la flotte
d'Huée et des Troyens qui était sur ces côtes. « Ces Troyens,
» disait-il, sont animés conlre tous les Grecs ; mais surtout ils
» répandraient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse *. Retournez,
» continuait-il, en Ithaque 5 : peut-être que votre père, aimé
» des dieux, y sera aussitôt que vous. Mais si les dieux ont ré-
» solu sa perle, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il
» faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer
» votre sagesse à tous les peuples, et faire voir en vous à toute
» la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamais
» Ulysse lui même. »
« Ces paroles étaient salutaires, mais je n'étais pas assez
prudent pour les écouter; je n'écoutais que ma passion. Le
sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage témé-
raire que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permi-
rent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de
ma présomption 6. »
Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était
triomphe d'Ulysse sur ses rivaux, par
son courage et par la protection de Mi-
nerve.
1. Nestor, le plus âgé des chefs grecs,
était roi <Je Pylos, aujourd'hui Navarin
(Morée).
2. Ménélas, roi de Sparte et frère
d'Agameninon, erra aussi sur les mers
après la prise de Troie et revint à
Sparte avec Hélène, sa femme, la fatale
princesse qui, ravie par Paris, avait al-
lumé la guerre entre les deux natbns.
— Sparte est située à une demi-lieue de
Misitra, dans la Morée, l'ancien Pélopo-
nèse.
3. Les Cyclopes (V. plushnut), forge-
rons habitant la Sicile ou l'île de Lem-
nos ; Vulc;tin était leur chef et ils travail-
laient aux foudres de Jupiter.
4. L'auteur rapproche son sujet de ce-
lui de Virgile. La flotte d'Enée, comme
on le voit dans le troisième livre de VE-
néide, croisait en Sicile à l'époque où
Fénelon suppose que Téiémaque voulait
•e rendre dans cette île. Les Troyens,
sous la conduite d'Enée, prince troyen,
erraient de leur côté sur ces mers, pour
aller fonder un loyanme eu Italie où les
appelait le destin. Fénelon a une idée
fort heureuse; si elle était venue à Vir-
gile, c'eût été un fort bel épisode que
celui du fils d'Ulysse tombe entre ies
mains du prince troyen. — Remarquez
• je me résolus d'aller, » tour en usage
au temps de Fénelon, et qui ne s'em-
ploierait plus aujourd'hui.
5. Fénelon marque ici le lien de son
poëme avec celui d'Homère. Chez le
poète grec, en effet, le fils d'Ulysse re-
vient à Ithaque après avoir visité Pylos
et Sparte (liv. Il, III, IV). L'auteur fran-
çais a supposé qu'au lieu de revenir »
Ithaque, le jeune Grec avait continué son
voyage, aiusi qu'on le voit ici. De cette
sorte, tout ce qu'il va raconter à Calypso
est entièrement étranger au récit ho«
mérique.
6. Félix culpa. — Idée chrétienne,
celle de Dieu humiliant l'homme par
le spectacle de sa faiblesse.
LIVRE PREMIER.
23
étonnée: elle croyait sentir en lui quelque chose de divin ; mais
elle ne pouvait démêler ses pensées confuses ; ainsi elle demeu-
rait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu.
Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble '. « Continuez,
» dit-elle à Télémaque, et satisfaites ma curiosité. » Téléma-
que reprit ainsi :
« Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller
en Sicile ; mais ensuite une noire tempête déroba le ciel à nos
yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit2. A la
lueur des éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposés
au même péril, et nous reconnûmes bientôt que c'étaient les
vaisseaux d'Énée; ils n'étaient pas moins à craindre pour nous
que les rochers. Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ar-
deur d'une jeunesse imprudente m'avait empoché de consi-
dérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non-seule-
ment ferme et intrépide, mais encore plus gai qu'a l'ordinaire;
c'était lui qui m'encourageait; je sentais qu'il m'inspirait une
force invincible 8. 11 donnait tranquillement tous les ordres,
pendant que le pilote était troublé. Je lui disais: « Mon cher
n Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivre vos conseils! Nesuis-je
» pas malheureux d'ayoir voulu me croire moi-même, dans
» un âge où l'on n'a ni prévoyance de l'avenir, ni expérience
ménager le présent *! Oh! si
du passé, ni modération pour
» jamais nous échappons de cette tempête, je me défierai de
» moi-même comme de mon plus dangereux ennemi : c'est
» vous, Mentor, que je croirai toujours. »
« Mentor, en souriant, me répondait: « Je n'ai garde de vous
» reprocher la faute que vous avez faite; il suffit que vous la
» sentiez et qu'elle vous serve à être une autre fois plus mo-
rt déré dans vos désirs. Mais quand le péril sera passé, la pré-
1 . Tout cela est imité de Virgile ; Enée
raconte aussi ses aventures à bidon (liv.
il. 111 ; mais quelle supériorité de génie
peetique cnez le poëte romain 1
2. Voici les principaux traits de la
tenipèle dans Virgile ( /En.), liv. I, v. 88 :
K ri p t ii n t subito nubes cœlumque dienique
Teucrurum ex oculis : ponlo nox incubât alra.
InloiniLTt poli, et crebiis micat ignibus xiher.
• Les nuages dérobent aux yeux des
» Troycns le ciel et le jour; la uuit pre-
» fou. le s'étend sur la mer ; les cieux
• tonnent, Cellier bride des feux redou-
• blés de l'éclair. i La phrase de Féue-
bni ne contient pas toutes les beaules du
teiic latio, mais elle eu approche. Panto
tiox incubât ntra est bien rendu par
ce membre de phrase : • enveloppés
dans une profonde nuit. »
3. Il ne faut pas oublier que Mentor
e:>l dans ce poëine une personnification
île la sagesse divine. Il est à croire que
FéneloD avait dans sa pensée le passade
evangélique dans lequel le Maître re-
proche aux disciples de trembler à l'as-
pect de ia tempête. — . Il m'inspirait
une force invincible. » Dominus forti-
t ,do mea, quidtimebo ? P&alm.
4. Il y a ici une parfaite justesse daLS
les termes. Que faut-il pour gouverner
le présent ? la modération, avec l'expé-
rience du passe et la prévoyance de l'a-
venir.
u
TÉLÉMAQUE.
» somption reviendra peut-être. Maintenant il faut se soutenir
» par le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le.
» prévoir et le craindre; mais, quand on y est, il ne reste plus
» qu'à le mépriser. Soyez donc le digue fils d'Ulysse; mon-
» Irez un cœur plus grand que tous les maux qui vous mc-
» nacent '. »
« La douceur et le courage du sage Mentor me charmèrent,
mais je fus encore bien plus surpris quand je vis avec quelle
adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment où le ciel
commençait à s'éclaircir et où les Troyens, nous voyant de prés,
n'auraient pas manqué de nous reconnaître, il remarqua un
de leurs vaisseaux qui était presque semblable au nôtre et que
la tempête avait écarté. I.a poupe en était couronnée de cer-
taines fleurs ; il se hâta de mettre sur notre poupe des couron-
nes de fleurs semblables; il les attacha lui même avec des ban-
delettes de la môme couleur que celles des Troyens : il ordonna
à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ils pourraient le
long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis.
1 : 1 1 cet état, nous passâmes au milieu de leur flotte ; ils poussè-
rent des cris de joie en nous voyant, comme en revoyant des
compagnons qu'ils avaient crus perdus *. Nous fûmes même
contraints, par la violence de la mer, d'aller assez longtemps
avec eux; enfin, nous demeurâmes un peu derrière, et, pen-
dant que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique,
nous finies les derniers efforts pour aborder, à force de rames,
sur la côte voisine de Sicile s.
« Nous arrivâmes en effet. Mais ce que nous cherchions n'é-
tait guère moins à craindre que la flotte qui nous faisait fuir.
Noms trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens, en-
nemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Acestc, sorti
de Troie *. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage, que les
1. On reconnaît le beau vers Je Vir-
gile» /En.W. 95.
Tu, ne cède malis, sed contra audentior ilo.
• Toi, ne cède pas au malheur ; marche
• contre lui avec un courage plus grand. •
2. l'assage faible. Les Troyens vc-
nrent de subir une trop horrible tem-
pèle pour s'occuppr du navire qui
passait devant leur flotte dispersée. —
Ajoutez l'inviaiseinblance de ces fleurs
dont on pare le navire. Où Irouvait-on
ces fleurs en pleine mer ? — Enfin, puis-
que Fcnelon avait eu cette idée de mettre
en présence les Troyens et les Grecs à
1r suite d'un commun naufrage, il nous
semble qu'il aurait pu tirer de cette
situation un effet plus dramatique.
3. El I.ibyae vertuntur ad oras.
(Vma., &n., \, v. 159.)
Les Troyens étaient poussés vers l'A-
frique, en Libye, c'est-à-dire à Carthage,
chei la reine Uidon; Télémaque les rem-
place eu Sicile.
4. Ici Féi.elon se plaît à suivre Vir-
gile. Aceste est un roi de Sicile qui
joue un rôle dans l' Enéide (Ve livre) ;
parent et ami d'Énée, il a reçu les Troyens
avec une touchante hospitalité. A usai
Télémaque n'aborde pas sans péril dauf
les Etats de ce roi.
LIVRE PREMIER.
C5
habitants crurent que nous étions ou d'autres peuples de l'île,
armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient
s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau; dans le
premier emportement, ils égorgent tous nos compagnons, ils
ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste,
afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins et d'où
nous venions. Nous entrons dans la ville, les mains liées der-
rière le dos, et notre mort n'était retardée que pour nous faire
servir de spectacle à un peuple cruel, quand on saurait que
nous étions Grecs1.
« On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre
d'or en main 2, jugeait les peuples et se préparait à un grand
sacrifice. Il nous demanda, d'un ton sévère, quel était notre
pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre,
et lui dit : « Nous venons des côtes de la Grande Hespérie 3, et
notre patrie n'est pas loin de là. » Ainsi il évita de dire que
nous étions Grecs *. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et
nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein,
ordonna qu'on nous envoyât dans une foret voisine, où nous
servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses trou-
peaux.
«Celte condition me parut plus dure que la mort. Je m'é-
criai: « 0 roi, faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si
» indignement; sachez que je suis Télémaque, fils du sage
» Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes
» les mers; si je ne puis le trouver, ni retourner dans ma
» patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne sau-
» rais supporter. »
« A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému
s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont
les artifices avaient renversé la ville de Troie B. « 0 fils d'Ulvsse !
1. Souvenir de Virgile, au IIe livre de
V Enéide, v. 57.
Ecce raanus juvenem interea post terga re-
[vinctum,
l'a4ores nugno ad regem clamore trahebant.
• Cependant des bergers traînaient avec
» de grands cris, vers le roi, un jeune
• homme lié les mains derrière le dos. »
2. Cette circonstance du <» sceptre d'or
en main » est une image fréquente dans
Homère.
3. Les Grecs appelaient du nom d'Hes-
péiie, c'est-à-dire région de l'occident,
l'Italie et l'Espagne. Ce mot vient de
Vesper, planète qui parait au couchant.
Les Grecs, qui faisaient des fictions de
toutes choses, avaient personnifié Vesper,
TÉLÉMAQUE. 1.
l'étoile du soir, et supposé qu'un prince de
ce nom, chassé de l'Afrique par sou frère
Atlas, s'était réfugié en Espjgne. — Ici
Télémaque désigne les côtes d'Italie.
4. En effet, les détours imagines par
Télémaque et par son compagnon, n'é-
taient guère de nature à en imposer aux
Siciliens. Puis, pourquoi ce mensouge
peu digne, et qui De devait pas les garan-
tir? Télémaque se relève par sa réponse
généreuse.
5. Ulysse était en effet le principal au-
teur de la ruine de Troie. 11 avait fait
construire le cheval de bois dans lequel
les Grecs s'étaient enfermes, afin de pé-
nétrer dans les murs de Troie et de s'em-
parer de la ville durant la nuit.
•2
26
TÉLÉMAQUE.
» me dit Aceste,je ne puis refuser volrc sang au* mines de tant
» deTroycns que voire ptNre a précipités surlea rivages du noir
» Cocyte1; vous et celui qui vous mène, vous périrez. » V.n
même temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous
immoler sur le tombeau d'Anchise 2. « Leur sang, disait-il,
» sera agréable à l'ombre 3 de ce héros. Énée môme, quand il
» saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez
)> ce qu'il avait de plus cher au monde. »
III. « Tout le peuple applaudit à cette proposition et on ne
songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le
tombeau d'Anchise; on y avait dressé deux autels, où le feu
sacré était allumé; le glaive qui devait nous percer était devant
nos yeux; on nous avait couronnés de fleurs *, et nulle com-
passion ne pouvait garantir notre vie; c'était fait de nous,
quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi. Il
lui dit :
« 0 Aceste, si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a ja-
» mais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous tou-
» cher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La
» science que j'ai acquise des présages et de la volonté des
» dieux me fait connaître qu'avant que trois jours soient
«écoulés vous serez attaqué par des peuples barbare?, qui
» viennent comme un torrent, du haut des montagnes, pour
» inonder votre ville et pour ravager tout votre pays, llatez-
» vous de les prévenir; mettez vos peuples sous les armes, et
» ne perdez pas un moment pour retirer au dedans de vos mu-
» railles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. .
» Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler
» dans trois jours; si, au contraire, elle est véritable, souve-
» nez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la
» lient 5. »
«Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec
une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme.
1 . Le Cocyte, un des fleuves infernaux,
Douve des pleurs (xwxûw).
2. Anchise, père d'Éuée, était mort
en Sicile pendant le séjour des Troyens
endette île. Pour plaire à An:hise mortel
à Énée vivant, un sage sicilien propose
d'immoler Telémnque.
3. ■ L'ombre » est le mort apparaissant
bous une forme sensible.
4. La victime était prêle et de fleurs cou-
ronnée.
(Volt., Mérope, act. V.)
Et Virgile, au 2» livre, quand Sinon eil
6ur le point d'être immolé :
Jamque dies infamla aderat, etc.
Mentor exerce la patience et le oourage
de son élevé; il sait bien que le fa laL
sacrifice n'aura pas lieu, mais il n'inter-
vient qu'au dernier instant.
5. C'est là ce que Ton appelle, dans la
poésie dramatique et la poé=ie épique, uni
péripétie, un changement de gituation.
LIVRE PREMIER.
2";
« Je vois bien, répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous
» ont si mal partage pour tous les dons de la fortune, vous ont
» accordé une sagesse qui est plus estimable que tontes les
» prospérités. » En même temps, il retarda le sacrifice, et
donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'at-
taque dont Mentor l'avait menacé l. On ne voyait de tous côtés
que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits
enfants, les larmes aux yeux, qui se reliraient dans la ville,
f.es bœufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule,
quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'é-
tables pour être mis à couvert. C'étaient, de toutes parts, des cris
confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne
pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu
pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs
pas 2. Mais les principaux de la ville, se croyant plus snges que
les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur qui
avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.
« Avant la un du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins
de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines
un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe in-
nombrable de Barbares armés: c'étaient les Ilimériens3, peu-
ples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts JNé-
brodes 4, et sur les sommets d'Acragas3, où règne un hiver que
les zéphyrs 8 n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la
prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs trou-
peaux. Le roi dit à Mentor: « J'oublie que vous èles des Grecs;
» nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont
» envoyés pour nous sauver : je n'attends pas moins de votre
» valeur que de la sagesse de vos conseils; hâtez- vous de nous
» secourir. »
« Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les
plus fiers combattants 7. Il prend un bouclier, un casque, une
épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur
1. Acesle, dans sa rigueur comme dans
sa clémence, montre assez de légèreté.
Il fait de grands éloges à Mentor qu'il
all.iii faire mourir, et loue sa prudence
sans l'avoir mise à l'épreuve.
2. Ce tableau du trouble répandu dans
la ville, apiès la fatale nouvelle apportée
pai Mentor, est tracé de main de maître;
on voit dans une égale desolatioD, tous
les êtres vivants.
3. Himère, sur la côte nord de Sicile,
était une ville importante qui fut plus tard
détruite par les Carthaginois.
4. Les monts Nébrodes ou Nébrides,
au nord de la Sicile.
5. L'Acragas, montagne voisine de
l'antique Agngente (aujourd'hui Gir-
genti).
6. Zéphyrs, vent d'ouest; par extension,
un vent agréable ; et par personnification
mythologique, le fils d'Éole et de l'Au-
rore.
7. Minerve, sous la figure de Mentor,
n'oublie pas qu'elle est la déesse de la
sagesse et de la suerre.
2x
TELEMAQUE.
tête et s'avance en bo.i ordre vers les ennemis. Aeeste, quoique
plein de courage, ne peut, dans sa vieillesse, le suivre que de
loin *. Je le suis de plus près, niais je ne puis égaler sa valeur.
Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide2.
La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Sem-
blable à un lion deNumidie que la cruelle faim dévore, et qui
entre dans un troupeau de faibles brebis, il déchire, il égorge,
il nage dans le sang; et les bergers, loin Je secourir le trou-
peau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur3.
« Ces Barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent
eux-mêmes surpris et déconcertés \ Les sujets d'Aceste, ani-
més par l'exemple et par les ordres de Mentor, eu ;ent une
vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je
renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. 11 était de mou
âge, mais il était plus grand que moi; car ce peuple venait
d'une race de géants qui étaient de la même origine que les
Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi : mais,
sans m'élonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage
et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vo-
mir, en expirant, des torrents d'un sang noir. 11 pensa m'écra-
ser. Dans sa chute, le bruit de ses armes retentit jusques aux
montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste B.
Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les
1. Le vieux Nestor, dans Homère, est
un soldat intrépide et le plus sage des
chefs.
2. L'égide, le bouclier de Jupiter, ainsi
nommé parce qu'il était recouvert arec
la peau de la chèvre Amalthée (a'Ç, y6ç).
Jupiter le donna à Pallas , et cette
déesse y plaça la tête de Méduse qui
changeait en pierre tous ceux qui la re-
gardaient.
3. Fénelon a imité dans ce passage
deux textes antiques bien connus, l'un
d'Homère, l'autre de Virgile.
'Qç Si 'Ucov lv poual 8opùv II aù^lva ij-^
nâp-uoç +.i (iooç, Çvïo^ov xâta poffxo(xtvàwv.
(Iliade, liv. V, v. 161.)
i Ainsi qu'un lion qui s'élance sur un
* troupeau de bœufs, et brise le cou
i d'une génisse ou d'un bœuf qui pais-
* saieut dans l'épaisseur d'un bois. » —
Et Virgile {;En., liv. IX, v. 339) :
inpa&tus eeu plena leo per ovilia turbans
rS'JiJ'.t enim vesana Lmes) , manditque
[trahitque
V.'iVu pecui mutumque metu , frémit ore
[cruento.
i Ainsi qu'un lion jetant le trouble à
» travers une nombreuse bergerie (car il
• est poussé par la rage de la faim) ravit
• et entraîne l'innocente brebis, muette
• de peur; il frémit et sa gueule ruisselle
» de sang. » — Le tableau de l'auteur
français est d'une touche faible auprès
des grands traits des poètes antiques. On
remarquera dans le grec l'image paisible
et contrastante de po?xo|xtyàuv, sur la-
quelle les yeux se prolongent. Dans Vir-
gile, la peinture est d'une ardente cou-
leur; elle exprime la terreur et le sang.
Ce quNl y a de mieux dans Fénelon, c'est
ce trait : « il déchire, il égorge, il nage
dans le sang. • — « Pour se dérober à
sa fureur, » ce dernier trait du tableau
ne peint rien.
4. « Déconcertés, » qui ne savent plus
quel parti prendre, comment se rallier.
— Concert, concentus (par le change-
ment, rare, de n en r), est l'idée d'accord
en matière de chants, puis d'harmonie
au sens moral.
5. Ce détail de la victoire de Téléma-
que sur le fils du roi, est raconté par le
jeune héros avec modestie, mais d'une
manière vive et pittoresque ; les détails
LIVRE PREMIER.
29
taiUa en pièces, et poussa les fuyards jusque dans les forêts.
« Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un
homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de recon-
naissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les
vaisseaux d'Énée revenaient en Sicile : il nous en donna un
pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla
de présents, et nous pressa de partir pour prévenir lous les
malheurs qu'il prévoyait ; mais il ne voulut nous donner ni un
pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent
trop exposés sur les côtes de la Grèce l. 11 nous donna des
marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous les
peuples du monde, n'avaient rien à craindre, et qui devaient
ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à
Ithaque 2. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hom-
mes, nous réservaient à d'autres dangers 3. »
Observations sur le premier livre. — Fénelon est évidemment
inférieur à Homère et à Virgile, ses deux maîtres dans la poésie épi-
que, mais il fai-t cependant admirer l'art avec lequel il conduit son
poëme. D'abord c'est la belle description de la grotte de la déesse;
puis l'arrivée des deux principaux personnages, dessines chacun avec
les traits qui lui conviennent. Alors, selon la loi imposée au poète épi-
que, qui doit débuter en se jetant au milieu des événements, et
faire connaître ensuite, à l'aide d'un récit, les faits passés, Telémaque
commence ce récit intéressant dont nous venons de voir la première
partie — Le caractère essentiellement moral du poëme apparaît déjà.
Télcmaque possède de brillantes qualités, mais aussi de séiieux dé-
fauts; ceux-ci tiennent à son inexpérience et à quelque présomption
dont il n'est pas exempt. On comprend qu'au fond l'ouvrage n'est
autre chose qu'un traité de morale politique destiné à l'éducation d'un
jeune prince. — Remarquons surtout dans ce livre trois principes de
morale excellents : 1° comment il ne faut pas être épris des vaines
parures; — 2" inexpérience de la jeunesse, qui a besoin d'être conseil-
lée et dirigée; — 3° rôle de la Providence dans la direction des choses
humaines, et dans la conduite de chaque homme en particulier.
s'en retrouveraient épars dans les batail-
les de Virgile.
1. Parce que les Grecs auraient pu
reconnaître les Troyens.
2. Les Phéniciens habitaient entre la
chaîne du Liban et la Méditerranée, une
côte étroite, bande de terrain resserrée
entre le Liban et la nier. Aussi, furent-
ils dés I ur origine un peuple de naviga-
teurs et de commerçants; ils avaient des
comptoirs sur beaucoup de points de
l'ancien monde. Leurs principales villes
étaient Tyret Sidon; leur plus célèbre co-
lonie était Carthage, sur la côte d'Afrique.
3. Un ancien avait dit aussi : ■ Les
hommes sont entre les mains des Dieux
comme des paumes; » — DU nos garni
pilas habent.
30
TÉLÉMAQUE.
*- LIVRE DEUXIÈME.
Sommaire.— I. Le vaisseau que montaitTélémaqucest pris par les sujets
de Sésostris ; le fils d'Ulysse est emmené captif en Egypte; descrip-
tion de ce pays. — II. Tonilié dans la disgiâce du roi, il est envoyé
en Ethiopie ; épisode de Termosiris ; heureuse existence des bergers.
— III. Sésostris veut renvoyer Telémaque à Ithaque ; nouveaux
revers ; enfermé dans une tour, il est témoin du combat dans lequel
pi'rit le tyran Bocchoris.
I. « Les Tyriens, parleur fierté, avaient irrité contre eux le
grand roi Sésostris, qui régnait en Egypte, et qui avait con-
quis tant de royaumes l. Les richesses qu'ils ont acquises par
le commerce, et la force de l'imprenable ville de Tyr2, située
dans la mer 3, avaient enflé le cœur de ces peuples *. Ils avaient
refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé
en revenant de ses conquêtes ; et ils avaient fourni des troupes
à son frère, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au
milieu des réjouissances d'un grand festin5.
« Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler
leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de
tous côtés cherchant les Phéniciens 6.Uhe flotte égyptienne nous
rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les
montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir
derrière nous, et se perdre dans les nues 7. En même temps
1. Sésostris, roi d'Egypte, avait soumis
l'Asie occidentale, l'Inde et la Bcythie
jusqu'au Tanaïs. Hérodote raconte ce
que les Grecs savaient de son histoi: e ;
mais le conquérant est maintenant mieux
connu. Son véritable nom était Rham-
sès II. L'Egypte des Pharaons a été ré-
cemment étudiée par Champolliou dans
6es monuments, dans ta langue, dans
l'explication de ses hiéroglyphes, dans sa
religion, dans son histoire. Ainsi, il existe
au musée égyptien, au Louvre, un certain
nombre de monuments qui rappellent le
souvenir de RhamsèsII. C'est à lui qu'on
parait attribuer l'obélisque de Luxor,
dressé sur la place de la Concorde à Paris.
Rhamsès II vivait vers le temps de Moïse.
On pense que ce fut sous lerègne de son
fils que les Israélites quittèrent l'Egypte
et passèrent la mer Rouge.
2, Tyr, foedée par les Sidoniens, daas
une île, à peu de distance de la côte de
Fhénicie, est maintenant un village turc
sous le nom de Sour. Alexandre, par
ses travaux de siège, la réunit au conti-
nent.
3. « Située dans la mer. « Le prophète
Ezéchiel (xxm, 3) s'exprime ainsi : • 0
Tyr, tu as dit: Je suis une ville magni-
Dque et située au cœur de la mer. »
4. «Enflé le cœur, • est une expression
figurée et fort énergique. Corneille [Cid,
act. I,s. tu) l'emploie dans le même sens:
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité.
Remarquez ici que cette expression « en-
flé de vanité» est très-juste; l'enflure ue
contient rien, nescio quid vani.
5. Fénelon a emprunté ce détail à
l'historien grec Hérodote (III, 107).
6. Aller, suivi d'un participe présent,
est un tour fort usité aujourd'hui.
7. Virgile a suggéré cette image à Fé-
nelon :
LIVRE DEUXIÈME.
31
nous voyons approcher les navires des Égyptiens, semblables à
une ville flottante l. Les Phéniciens les reconnurent, et voulu-
rent s'en éloigner : mais il n'était plus temps : leurs voiles
étaient meilleures que les nôtres ; le vent les favorisait ; leurs
rameurs étaient en plus grand nombre : ils nous abordent,
nous prennent, et nous emmènent prisonniers en Egypte 2.
« En vain, je leur représentai que nous n'étions pas Phéni-
ciens ; à peine daignerent-ils m'écouler : ils nous regardèrent
comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient ; et ils ne
songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déjà nous remarquons
les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du
Nil, et nous voyons la côte d'Egypte 3 presque aussi basse que
la mer. Ensuite nous arrivons à l'île de Pharos \ voisine de la
ville de No 5 : de là nous remontons le Nil jusques à Memphis 6.
« Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insen-
sibles à tous les plaisirs, nos yeux auraient été charmés de voir
cette terre fertile d'ÉgypIe, semblable à un jardin délicieux ar-
rosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les
yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes,
des maisons de campagne agréablement siluées, des terres qui
se couvraient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer
jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui
élaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait
de son sein, des bergers qui faisaient répéter les doux sons de
leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos 7 d'alentour.
Piovchimur portu, terracque urbesque rece-
[dunt.
[jEn.,\. III, v. 72.)
• Nous voguons loin du port, les terres
i et les villes reculent devant nous. » Le
trait de l'auteur français « et se perdre
dans les nues» ajoute à l'image.
1. Voltaire, daus Alzire, a une com-
paraison très-clépante et qui rappelle
les a villes flottantes» de Fénelon, quand,
pour marquer l'étonnement des Indiens
qui n'avaient jamais vu de navire, il
s'exprime ainsi :
L'appareil inouï pour ces mortels nouveaux,
De no; châteaux ailés qui volaient sur les eaux.
2. Fénelon donne ici un exemple de
la rapidité exigée pour les récits épiques.
Il pouvait s'arrêter à décrire le combat
et la prise du vaisseau phénicien; il a
préfère satisfaire au précepte d'Horace:
srm/ter ad eventum festinnt.
3. L'Egypte, vaste région située au
nord-est de l'Afrique, est arrosée par le
Nil. Ce grand fleuve cause la fertilité de
l'Egypte par ses débordements périodi-
ques : il couvre le sol de limon.
4. L'île de Pharos, située en face d'A-
lexandrie, a été jointe au continent par
le travail des Ptulémées, 285 ans av. J.-C
Sur une tour élevée à Pharos, dés feux
étaient allumés la nuit pour montrer la
route aux vaisseaux et les préserver des
écueils. De là le nom général de phare,
mot qui est devenu français.
5. La ville de No paraît avoir servi aux
fondations d'Alexandrie.
6. Memphis, capitale de la Basse Egypte
sur le Nil, a été ruinée par les Arabes et
remplacée par le Caire,qu\ est maintenant
la capitale de tout le pays. Les ruines de
Memphis, dans le voisinage du Caire, ex-
citent l'admiration des voyageurs; c'est
dans le désert qui environne Memphis
que l'on voit les Pyramides.
7. Cette brillante et poétique descrip-
tion de la fertilité et du bonheur de l'an-
cienne Egypte, est conflrmée par l'étude
desmouumeuts hiéroglyphiqueset parl'in-
terprétation des peintures que la 6cience
moderne ne cesse de relever dans lei
palais et les hypogées.
3Î
TÉLÉMAQUE.
« Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par un
» sage roi ! Il est dans l'abondance ; il vit heureux, et aime ce-
» lui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il,
« ô Télémaque, que vous devez régner et faire la joie de vos
» peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de
)> votre pore Aimez vo? peuples comme vos enfants ; goûtez
» le plaisir d'être aimé d'eux ; et faites qu'ils ne puissent jamais
» sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon
» roi qui leur a fait ces riches présents ' . Les rois qui ne son-
» gent qu'à se faire craindre, et qu'à abattre leurs sujets pour
» les rendre plus soumis, sont les fléaux du genre humain 2.
» Ils sont craints comme ils le veulent être ; m is ils sont haïs,
» détestés3; et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets,
» que leurs sujets n'ont à craindre d'eux ■*. »
« Je répondais à Mentor : « Hélas ! il n'est pas question de
» songer 5 aux maximes suivant lesquelles on doit régner: il
» n'y a plus d'Ithaque pour nous.; nous ne reverrons jamais ni
» notre patrie ni Pénélope: et quand même Ulysse retournerait
» plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de
» m'y voir ; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre
» à commander 6 . Mourons, mon cher Mentor ; nulle aufre
» pensée ne nous est plus permise : mourons, puisque les dieux
» n'ont aucune pitié de nous. »
« En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient tou-
tes mes paroles. Mais Mentor, qui craignait les maux avant
qu'ils n'arrivassent, ne savait plus ce que c'était que de les
craindre dès qu'ils étaient arrivés. « Indigne fils T du sage
» Ulysse 1 s'écriait-il, quoi donc ! vous vous laissez vaincre à
1. 0 Melibœe, Deusnobis liaec otia fecit.
{Virg., 1" egl.)
• 0 Mclibée, un Dieu nous a fait ces loi-
» sirs.» Fcuélon a imité ce trait ;mais pour
le chrétien, le mouarque bienfaisant est
loin d'être un Dieu, comme il l'est chez
le poëte païen.
2. Il y a un parfait rapport entre ces
mots « abattre, soumis, fléau ; d les su-
jets sont abattus comme le blé; ils sont
soumis, mis sous les coups, comme l'épi
sous le fléau. — Cette expression, c les
fléaux du genre humain,» est pleine de
sens. C'est par une semblable image qu'At-
tila avait été appelé t le fléau de Dieu,»
c'est-à-dire le fléau dans la main de Dieu
pour frapper, pour abattre les peuples,
comme la moisson dans l'aire.
3. « Haïs, détestés, » il y a gradation
dans ces deux mots : la haine n'est que le
f entimeut d'aversion ; la détestation porte
l'aversion jusqu'à l'horreur, du latiu <1e-
testari; dans l'imprécation, il semble
qu'on atteste le Dieu vengeur.
4. Celte morale politique est saine,
généreuse et doucement exprimée.
5. « Songer, ■ est pris dans le sens
général et positif de penser; dans sm
sens étymologique {somniare) il veut
seulement dire « rêver » .
6. Un noble axiome dans la bimrlie
d'un jeune prince : « obéir pour appren-
dre à commander.» Le commandement
est une science à acquérir.
7. « Indigne fils. » Il y aurait dans
cette expression une invective trop forte
contre Télémaque, si sa portée n'était
adoucie par les mots « du sage Ulysse. »
Il n'est pas dit qVil est un fils indigne
d'Ulysse, mais seulement qu'il est b;en
loin de l'égaler en sagesse. Il faut bien
saisir ces nuances.
LIVRE DEUXIÈME.
33
» votre malheur1 ! Sachez que vous reverrez un jour l'île d'I-
» thaque et Pénélope. Vous verrez même dans sa première
» gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse,
» que la fortune ne peut abattre a et qui, clans ses malheurs,
» encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous
» décourager jamais ! Oh 1 s'il pouvait apprendre, dans les ler-
» res éloignées où la tempête l'a jeté, que son fils ne sait imi-
» ter ni sa patience ni son courage 8, cette nouvelle l'accable-
» rait de honle, et lui serait plus rude que tous les malheurs
» qu'il souffre depuis si longtemps. »
« Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance
répandues dans toute la campagne d'Egypte, où l'on comptait
jusqu'à vingt-deux mille villes *. Il admirait la bonne police
de ces villes6; la justice exercée en faveur du pauvre contre
le riche; la bonne éducation des enfants, qu'on accoutumait
à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou
des lettres 8; l'exactitude pour toutes les cérémonies de reli-
gion ; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité
pour les hommes, et la crainte pour les dieux, que chaque père
inspirait à ses enfants. 11 ne se lassait point d'admirer ce bel
ordre. « Heureux, me disait-il sans cesse, le peuple qu'un
» sage roi conduit ainsi ! mais encore plus heureux le roi qui
» fait le bonheur de tant de peuples, et qui trouve le sien dans
» sa vertu ! 11 tient les hommes par un lien cent fois plus fort
» que celui de la crainte, c'est celui de l'amour. Non-seule-
» ment on lui obéit, mais encore on aime à lui obéir. 11 règne
» dans tous les cœurs : chacun, bien loin de vouloir s'en dé-
1. i Vaincre à votre malheur, » c.-à-d.
par votre malheur; tour antique, le datif
au lieu de l'ablatif.
2. Horace avait exprimé la même pen-
sée par une autre image.
Aspera raulta
Pertulit, aJversis rerum immenabilis undis.
[Epist. I, II, v. 21.
» Il souffrit beaucoup de malheurs sans
• être submergé par les flots de l'adver-
j site. » Le vers d'Horace est très-beau,
même sublime; c'est l'idée du navire
qui sombre; dans Féuelon c'est celle
d'une force qui résiste aux coups.
3. La patience ressemble au courage;
mais elle n'en est qu'un aspect; elle e»t
le courage passif.
.4. Tout ce tableau île la prospérité de
l'Egypte sous les Pharaons est conforme
à ce qui > st rapporté dans Hérodote et
dans Diodore de Sicile; Bossuet, dans
sou Discours sur l'hist. unio. (3« part.,
eh. 3), & tracé à grands traits un tableau
que l'on peut rapprocher de celui-ci.—
Les vingt-deux mille villes soot un chiffre
bien élevé, mais indiqué néanmoins par
Hérodote, I. II, ch. 177.
5. « La bonne police de ces villes. » Ce
mot, dont l'acception est maintenant res-
treinte, signifiait alors l'administration*
le gouvernement, dans le sens du grec
no).iTtlo. Bossuet l'entend dans le mémo
sens: « L'Egypte est la source de toute
bonne police . »
6. t L'amour des arts ou des lettres, c
L'éclat litiëraire qui a brillé dans l'Egypte
sous les Ptolémécs était purement grec.
Les lettres, les arts indigènes avaient eu
déjà leur période d'éclat sous les Pha-
raons. On peut en croire les monuments
d'un art tres-avaucé qui nous restent du
temps de Sesostris; et quant aux lettres,
on trouve maintenant dans les hypogées
de vraies bibliothèques, des papyrus sur
tous les sujets de science, et même des
poëmesremon'jintàcette époque reculée.
34
TELEUAQUE
b faire, craint de le perdre, et donnerait sa vie pour lui '. » Je
remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaître mon
courage au fond de mon cœur, à mesure que ce sage ami me
Darlait 8.
« Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente
ti magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à
Thcbes 3 pour être présentés au roi Sésostris, qui voulait exa-
miner les choses par lui-môme, et qui était fort animé contre
les Tyricns. Nous remontâmes donc encore le Nil, jusqu'à cette
fameuse Thebcs à cent portes, où habitait ce grand roi. Celte
ville nous parut d'une étendue immense, et plus peuplée que
les plus florissantes villes de Grèce. La police y est parfaite
pour la propreté des rues, pour le cours des eaux, pour la
commodité des bains, pour la culture des arts et pour la sûreté
publique4. Les places sont ornées de fontaines et d'obélisques D;
les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais
majestueuse 8. Le palais du prince est lui seul comme une
grande ville : on n'y voit que colonnes de marbre, que pyra-
mides7 et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or
et d'argent massif.
« Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions
été trouvés dans un navire phénicien. Il écoutait chaque jour,
à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient
ou des plaintes à lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne mé-
prisait ni ne rebutait personne, et ne croyait être roi que pour
1 . Fénelon ne cesse de rappeler à son
élève la nécessité de se faire aimer de
ses peuples; il y aurait quelque monoto-
nie dans ces répétitions, si l'on ne devait
pas savoir gré à l'auteur du motif élevé
qui l'inspire.
2. Le sentiment chrétien et les allusions
de cet ordre sont toujours sensibles chez
Fénelon, sous ses voiles mythologiques.
« Ne sentions-nous pas, disent les disci-
• pies d'Emmaiis, notre cœur enflammé
• à mesure qu'il nous parlait ? »
3. Tbelies, capitale de la Thébaïde ou
Haute Egypte, lâtie sur les deux rives
ilu Nil, était célèbre par sa magnificence
et son étendue ; son enceinte était, dit-on,
fermée par cent portes. Les ruines de
Thèbes sont d'une incomparable gran-
deur. Le village de Luxor est établi sur
remplacement de Tlièbes, et c'est des
ruines île cette antique cité que nous est
venu l'obélisque de Sésostris, connu sous
le i.om d'obélisque de Luxor.
4. Les ruinesdeThèbes,lesmagnifiques
objets en marbre, bronze, orfèvrerie, qui
•meut les musées de l'Europe et celui du
Louvre en particulier, prouvent assez à
quel degré de civilisation et même de
raffinement était parvenue l'Egypte au
temps de Rhamsès II, sous la dix-ueu-
vième dynastie.
5. Les obélisques (56t).oî, aiguille) ont
leur place parmi les plus anciens monu-
ments de l'architecture des Égyptiens.
La plupart sont taillés d'un seul bloc de
granit rose. Us étaient placés en longues
lignes parallèles devant les temples.
6. Il reste des débris encore impo-
sants du grand temple de Thèbes, et l'on
en peut comprendre l'ordonnance; c'est,
comme le dit Fénelon, le type « d'une
architecture simple, mais majestueuse. •
7. Les pyramides, immenses construc-
tions à bases carrées ou rectangulaires, et
dont les quatre arêtes se réunissent en
un sommet commun. On les trouve dans
la plaine voisine du Caire; leur construc-
tion remonte à la quatrième dynastie,
à une époque antérieure à toutes les
traditions de l'histoire profane : elles
ont servi de sépulture aux plus ancien»
rois.
A
LIVRE DEUXIEME.
3o
faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants.
Pour les étrangers, il les recevait avec bonté, et voulait les
voir , parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque
chose d'utile en s'instruisant des mœurs et des maximes des
peuples éloignés. Cette curiosité du roi fit qu'on nous présenta
à lui. Il était sur un trône d'ivoire, tenant en main un sceptre
d'or. Il était déjà vieux, mais agréable, plein de douceur ef de
majesté : il jugeait tous les jours les peuples avec une patience
et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. Après avoir tra-
vaillé toute la journée à régler les affaires et à rendre une
exacte justice, il se délassait le soir à écouler des hommes
savants ', ou à converser avec les plus honnêtes gens 2, qu'il sa-
vait bien choisir pour les admettre dans sa familiarité. On ne
pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé
avec trop de faste des rois qu'il avait vaincus, et de s'être
confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout à
l'heure.
« Quand il me vit, il fut louché de ma jeunesse el de ma dou-
leur; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fûmes éton-
nés de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je lui répondis :
« 0 grand roi, vous n'ignorez pas le siège de Troie, qui a duré
» dix ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à toute la
» Grèce. Ulysse, mon porc, a été un des principaux rois qui ont
» ruiné celte ville : il erre sur toutes les mers, sans pouvoir
» retrouver File d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cher-
» che ; et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris,
o Rendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsi puissent les
» dieux vous conservera vos enfants, et leur faire sentir la joie
» de vivre sous un si bon père3 ! »
a Sésostris continuait à me regarder d'un œil de compassion;
niais, voulant savoir si ce que je disais était vrai, il nous ren-
voya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui
avaient pris notre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs
ou Phéniciens. — S'ils sont Phéniciens, dit leroi,ilfautdouble-
i. Ce tableau de la veitu de Sésostris
n'a pas d'autre objet que d'offrir au
Djuphiu une intéressante leçon sur les
vertus qui font les grands rois. En nom-
mant tes vertus, Fénelon n'oublie pas le
« goût de l'élude et le plaisir de se dé-
Jasser le soir à é'.outer des hommes sa-
vants. •
2. « Les honnêtes gens; » ce mot, au
xvue siècle, signifiait « gens distingués, •
fionesti viri; l'usage l'a restreint à la si-
gnification d* « homme probe »,sans une
valeur morale bien marquée. Sésostris
aimait «à converser avec eux, » non pas
seulement à causer, à s'entretenir, mais
à vivre avec eux, à les admettre dans sa
familiarité, selon la portée du verbe
latiu conversari.
3. « Rendez-moi à mon père et à ma
patrie. » Mouvement noble et pathéti-
que : le sentiment qui suit ne l'est pas
moins, f Pulssiez-vous, en récompense,
• fètre un heureux père, comme vous le
■ méritez! »
36
TET.EMAQUE.
ment les punir, pourcHre nos ennemis, et plus encore pour avoir
voulu nous tromper par un lAcbe mensonge : si, au contraire,
ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorablement, et qu'on
les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux ; car j'aime
la Grèce; plusieurs Égyptiens y ont donné des lois. Je connais
la vertu d'Hercule; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à
nous; et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse du mal-
heureux Ulysse : tout mon plaisir est de secourir la vertu mal-
heureuse1.
« L'officier auquel le roi renvoya l'examen2 de notre affaire
avait 1 âme aussi corrompue3 et aussi artificieuse que Scsostris
était sincère* et généreux6. Cet officier se nommait Méto;>his;
il nous interrogea pour tâcher de nous surprendre, et comme
il vit que Mentor répondait avec plus de sagesse que moi, il le
regarda avec aversion 6 et avec défiance; car les méchants s'ir-
ritent contre les bons. 11 nous sépara; et, depuis ce moment, je
ne sus point ce qu'était devenu Mentor. Cette séparation fut un
coup de foudre pour moi. Métophis espérait toujours qu'en
nous questionnant séparément, il pourrait nous faire dire des
choses contraires7; surtout il croyait m'éblouir8 par ses pro-
messes flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait
caché. Enfin, il ne cherchait pas de bonne foi la vérité; mais il
voulait trouver quelque prétexte9 de dire au roi que nous étions
des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré
notre innocence et malgré la sagesse du roi, il trouva le moyea
de le tromper.
« Mêlas ! à quoi les rois sont ils exposés 1 les plus sages
mêmes sontsouvenl surpris10. Des hommes artificieuxelintéi es-
1. I.e discours de Sésostris m-mque as-
surément de la couleur locale. Le roi d'E-
gypte parle ici comme un Grec familier
avec les idées grecques. H devait cepen-
dant se préoccuper assez peu d'Achille,
d'Ulysse et des autres vainqueurs de
Troie. De plus, il n'aurait pas émis celte
phrase sentimentale: «Tout mou plaisir
est... » — Danaûs, qui régna à Argos;
féorops, qui fonda le royaume d'Athè-
nes, passent pour Egyptiens.
2. « Examen, » action de mettre dans
la balance, in examine, et de peser.
3. La corruption est une dissolution;
les parties ne se tiennent plus et se
rompent, rumpuntur.
4. « Sincère, • sine cera. Un vase qui
contient l'eau, qui n'ait pas de fente que
l'on ait été obligé de boucher avec de U
cire.
5. « Généreux, • sentiments nobles et
qui sortent d'une bonne nature, quand
yenus, le fo ids originel, est bou.
6. t Avers on, i haine qui fait qu'on
se détourne avec dégoût.
7. Nous mettre en contradiction.
8. « Eblouir, » faire voir des bluettes;
cette origine est petite, mais le mot a
pris son rang dans le style élevé.
9. « Prétexte, » ce que l'on étend de-
vant les yeux, comme une toile, un tissu
(prœ trxlum), pour intercepter la vérité.
10. Racine, dans Athalie {*ct. III), dit
aussi eu parlant des flatteurs :
Hélas 1 ils ont des rois égaré le plus sage.
« Surpris » exprime une idée de plus
qu'égare, la facilité avec laquelle celui
qui n'est pas sur ses gardes, se laisse
surprendre aux pièges de l'adulation.
LIVRE DEUXIEME.
37
ses les environnent ! ; les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni
empressés ni flatteurs: les bons attendent qu'on les cherche2,
et. les princes ne savent guère les aller chercher ; au contraire,
les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer3
et à plaire, adroits à dissimuler4, prêts à tout faire contre l'hon-
neur et la conscience * pour contenter les passions de celui qui
règne. Oh ! qu'un roi est malheureux d'être exposé aux arti-
fices des méchants ! Il est perdu s'il ne repousse la flatterie et
s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. — Voilà les
réflexions que je faisais dans mon malheur, et je rappelais loui
ce que j'avais ouï dire à Mentor 6. Cependant Métophis m'en-
voya vers les montagnes du désert d'Oasis 7, avec ses esclaves,
afin que je servisse avec eux à conduire ses grands troupeaux. »>
11. En cet endroit, Calypso interrompit Télémaque, disant :
« Eh bien 1 que fîtes-vous alors, vous qui aviez préféré 8 en Si-
cile la mort à la servitude?» Télémaque répondit: « Mon
malheur croissait toujours; je n'avais plus la misérable conso-
lation 9 de choisir entre la servitude et la mort, il fallut être
esclave et épuiser pour ainsi dire toutes les rigueurs de la for-
tune. 11 ne me restait plus aucune espérance, et je ne pouvais
pas même dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor
m'a dit depuis qu'on l'avait vendu à des Éthiopiens, et qu'il
les avait suivis en Ethiopie 10.
« Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux : on y voit des
sables brûlants au milieu des plaines; des neiges qui ne se fon-
dent u jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des mon-
tagnes; et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux,
des pâturages parmi des rochers, vers le milieu du penchant
1. « Environner, » tourner à l'entour,
du latin gyrus.
2. « Chercher, d au même sens, aller
à l'entour, circa.
3. « S'iusinuer, • se glisser, comme à
travers les plis, in sinus.
4. • Dissimuler, » paraître différent,
dis similis.
5. « Conscience, » la science inté-
rieure, cum scieritiâ. Ce n'est pas, à
proprement parler, le sentiment, c'est le
jugement de moralité ou d'immoralité
que nous portons sur nos actions.
6. € Je rappelais 1 pour «je me rap-
pelais;» cette ellipse ne s'emploierait
plus aujourd'hui.
7. • Oasis, i sorte d'île de verdure au
milieu du désert; il y en avait deux prin-
cipales en Egypte, l'oasis de Thèbes et
celle d'Ammon, sur la frontière de Libye,
dont il est parlé dans ce passage.
8. « Préférer, » prœ ferre, porter en
avant.
9. « Consolation. » Consoler, cowo-
lari, c'est rendre la lumière du soleil.
10. Le pays qui s'étendait au sud de
l'Egypte; AlOLo-mç, les brûles (du suleil).
Les Éthiopiens sont devenus plus tard un
peuple déterminé. Cher les anciens, on
désignait sous cette dénomination assez
vague les peuples habitant les vastes
coutrées situées au sud de l'Egypte.
11. «Se fondre. » La neige se fond; le
soleil fond la neige; ce verbe est donc à
la fois réfléchi et actif selon la uiaiiicre
de l'employer.
38 TÉLÉMAQUE.
de ces montagnes escarpées1: les vallées y sont si profonde
qu'à peine le soleil y peut faire luire ses rayons.
« Je ne trouvai d'autres hommes en ce pays que des bergers
aussi sauvages que le pays même. Là, je passais les nuits a dé-
plorer mon malheur, et les jours à suivre un troupeau pour
éviter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espérant
d'obtenir sa liberté, accusait sans cesse les autres pour faire
valoir à son maître son zèle et son attachement à ses intérêts2.
Cet esclave se nommait Buthis. Je devais succomber en cette
occasion : la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon trou-
peau et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'at-
tendais la mort, ne pouvant plus supporter mes peines.
« En ce moment, je remarquai que toute la montagne trem-
blait : les chines et les pins semblaient descendre du sommet
de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix
mugissante sortit de la caverne et me fit entendre ces pa-
roles : « Fils du sage Ulysse, il faut que lu deviennes, comme
» lui, grand par la patience: les princes qui ont toujours été
» heureux ne sont guère dignes de l'être; la mollesse les cor-
» rompt, l'orgueil les enivre 3. Que lu seras heureux si tu sur-
» montes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais ! Tu rêver*
» ras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres4. Quand
» tu seras le maître des autres hommes, souviens-loi que tu as
» été faible, pauvre et souffrant comme eux 5, prends plaisir à
» les soulager; aime ton peuple, déteste la flatterie, et sache
» que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré et cou-
» rageux pour vaincre tes passions. »>
« Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon cœur;
elles y firent renaître la joie et le courage. Je ne sentis point
cetle horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête et qui
glace le sang dans les veines quand les dieux se communiquent
aux mortels ; je me levai tranquille 6, j'adorai à genoux, les
1. « Escarpées, » escarpement, pente
rapide mais roiiie. C'est un mot d'origine
germanique. Angl. sharp ; en htin prœ-
rupti montes, des monts escarpés, c'esl-
à dire brisés et à pic.
2. o Intérêt, d ce qui importe, ce qui
touche de près à la personne, quod inte-
rest.
3. Style parfait. — Changez les verbes
de place, et dites : • la moliesse les eni-
vre, l'orgueil les corrompt; • toute la
justesse de l'expression aura disparu.
La mollesse conduit au vice, elle cor^
rompt ; l'orgueil fait perdre ia raison^
il enivre.
4. Ce langage emphatique est pour la
couleur locale : super œthera not'is, dit
Virg. Si Fénelon n'eût pas été lié par
son cadre mythologique, il eût sansdoute
fait tenir à Télémaque un langage plus
modeste et plus chrétien.
5. On retrouve ici, pour le sentiment,
ces beaux vers de Racine (AM., a. IV,
s. m) :
Entre le pauvre et vous, vou« prendrez Dieu
[pour juge,
Vous souvenant, mon fds, que, caché sous ce
[lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux
[orphelin.
6. « Je me levai tranquille, » pour
tranquillement ; tour classique.
LIVRE DEUXIEME.
:>9
mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet
oracle. En même temps, je me trouvai un nouvel homme '; la
sagesse éclairait mon esprit 2, je sentais une douce force pour
modérer toutes mes passions et pour arrêter l'impétuosité de
ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert ; ma
douceur, mapatience, mon exactitude, apaisèrent enfin le cruel
Bulhis, qui était en autorité sur les autres esclaves et qui avail
voulu d'abord me tourmenter.
« Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la soli-
tude, je cherchai dos livres3, car j'étais accablé de tristesse
faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le
soutenir \ Heureux, disais je^ ceux qui se dégoûtent des plai-
sirs violents et qui savent se contenter des douceurs d'une vie
innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisanl5,
et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! Eu
quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent
toujours avec eux de quoi s'entretenir 6, et l'ennui, qui dévore
les autres hommes au milieu même des délices, est inconnu à
ceux qui savent s'occuper par quelque lecture !
« Pendant que ces pensées roulaient 7 dans mon esprit, je
m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout à coup un
vieillard qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un
grand front < hauve et un peu ridé ; une barbe blanche pendait
jusqu'à sa ceinture ; sa taille était haute et majestueuse, son
teint était encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa
voix douce, ses paroles simples et aimables. Jamais je n'ai vu
un si vénérable vieillard : il s'appelait Termosiris, et il était prê-
tre d'Apollon 8, qu'il servait dans un temple de marbre que les
rois d'Egypte avaient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le
livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur des
dieux. 11 m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il ra-
i. Idée chrétienne du nouvel homme,
qu'il faut substituer à l'ancieu, afin de
vivre dans la perfection,
2. Fénelon montre la sagesse comme
une céleste lumière qui t éclaire » l'es-
prit, lux illuminons.
3. Hérodote nous parle en effet de la
bibliothèque d'Osymamtias. Ajoutons que
des papyrus d'une origine fort ancienne
ont été trouvés dans les tombeaux égyp-
tiens.
4. Les aliments nourrissent le corps;
il en est de même de l'étude et de la
lecture, sans lesquelles l'âme ne se sou-
tient plus et meurt faute d'aliment.
5. Comme dit Horace, delectando pa~
riterque monendo.
6. ■ S'eutretenir , » entretenir leur
force et leur richesse intérieure.
7. < Mes pensées roulaient, » comme
des flots; expression métaphorique fré-
quente dans Virgile : Talia volvebat
flammato pectore ; mais ici ce sont des
tourbillons de feu ; ailleurs et plus
souveut ce sont les flots agités d'un
fleuve.
8. Apollon, un des douze dieux de
l'Olympe grec, fils de Laione et de Ju-
piter, ne dans l'île de Uélos. Personnifi-
cation du soleil, Apollon était aussi le
dieu de la musique et de la poésie, le
protecteur des Muses ; il est le type
de la beauté et de la jeunesse éter-
nelle.
40
TELÉMAQUE.
contait si bien les choses passées, qu'on croyait les voir; mais
il les racontait courlemenl, et jamais ses histoires ne m'ont
lassé. 11 prévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui fai-
sait connaître les hommes et les desseins dont ils sont capa-
bles. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant :; et la jeu-
nesse la plus enjouée n'a point autant de grâces qu'en avait
cet homme dans une vieillesse si avancée : aussi aimait-il
les jeunes gens, quand ils étaient dociles - et qu'ils avaient ie
goût de la vertu.
« Bientôt il m'aima tendrement et me donna des livres pour
tne consoler : il m'appelait: «Mon fils. » Je lui disais souvent :
«Mon père, les dieux qui m'ont ôté Mentor ont eu pitié de
» moi; ils m'ont donné en vous un autre soutien.» Cet homme,
semblable à Orphée ou à Linus3, était sans doute inspiré des
dieux : il me récitait les vers qu'il avait faits, et me donnait
ceux de plusieurs excellents poêles favorisés des Muses k. Lors-
qu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur,
et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et
les ours venaient le flatter et lécher ses pieds ; les Satyres sor-
taient des forêts pour danser autour de lui5; les arbres même
paraissaient émus ; et vous auriez cru que les rochers attendris
allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses
doux accents6. 11 ne chantait que la grandeur des dieux, la
vertu des héros et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire
aux plaisirs.
« Il me disait souvent que je devais prendre courage, et que
1. « Complaisant, 1 qui aime à plaire,
mais avec désintéressement. Le plus
souvent on aime à plaire dans l'unique
but de s'attirer des suffrages ; l'homme
complaisant veut plaire pour êlre utile.
2. « Dociles, » docilis (ducilis), facile
à conduire.
3. Orphée était le disciple du musicien
Linus réputé l'inventeur du la mélodie et
durhythtne. Linus, disait-on, futaussi le
maître d'Hercule. Mais ce dernier n'était
pas un disciple soumis; comme il ob-
servait mal la mesure, Linus le frappa,
et l'élève à son tour tua le maître en
le frappant de sa lyre.
4. Filles de Jupiter et de Mnémosyne
(déesse de Mémoire), les neuf Muses pré-
sidaient aux sciences et aux arts; cha-
que .Muse avait son attribut. Klles habi-
taient avec Apollon trois montagnes cé-
lèbres : l'Hélicon, le Piude et le Par-
nasse en Thessalie.
5. Les Satyres étaient des dieux rus-
tiques, ayant des oreilles et des jambes
de bouc-, ils habitaient les forêts et se
distinguaient peu des Faunes et des Syl-
vaius.
6. Telles sont les merveilles que l'an-
tiquité attribue à la lyre d'Oi pliee. Elle
apprivoisait les bètes féroces et atten-
drissait les arbres et les rochers. Lefranc
de Pompignan,àdit,daus une belle ode :
Et dans les autres qui gémirent
Le lion répandit de9 pleurs.
Du reste, ce passage de Fénelou n'est
qu'une imitation de Virgile [Egl., VI) :
Tuin vero in numerum Faunosque ferasque vi
[deres
Ludere, tura rigidas motare cacuinina quercus.
« Alors vous eussiez vu les Faunes et les
» bêtes sauvages jouer en cadence, et
» les chênes inflexibles agiter leurs som-
» mets, • Les Grecs, auteurs de ces fic-
tions, pensaient que rien ne pouvait ré-
sister à la poésie: Amphion, disaient-
ils, a construit les murs de Thèbes au
sou de la lyre.
LIVRE DEUXIEME.
41
les dieux n'abandonneraient ni Ulysse ni son fils. Enfin il m'as-
sura que je devais, à Fexemple d'Apollon, enseigner aux ber-
gers à cultiver les Muses. — « Apollon, disait-il, indigné de ce
que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans ses plus beaux
jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes qui forgeaient les
foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna1
cessa de vomir des tourbillons de flammes; on n'entendit plus
les coups des terribles marteaux qui, frappant l'enclume,
faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abîmes
de la mer ; le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cy-
clopes, commençaient à se rouiller. Vulcain furieux sort de sa
fournaise 2 : quoique boiteux, il monte en diligence vers l'O-
lympe3; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, darts
l'assemblée des dieux ; il fait des plaintes amères. Jupiter s'ir-
rite contre Apollon, le chasse du ciel et le précipite sur la
terre. Son char vide faisait de lui-même son cours ordinaire,
pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le change-
ment régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses
rayons, fut contraint de se faire berger et de garder les trou-
peaux du roi Admète *. Il jouait de la flûte; et tous les autres
bergers venaient à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une
claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient
mené une vie sauvage et brutale ; ils ne savaient que con-
duire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fro-
mages : toute la campagne était comme un désert affreux.
« Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui
peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le
printemps se couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure
qui naît sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de
l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes, et où la rosée
désaltère la terre 5. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits
dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs,
et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse
auprès du i'eu. Enfin il représentait les forêts sombres qui cou-
i. L'Elna, •volcan situé en Sicile. C'est
maintenant le moût Gibel. Les furges de
r ulcain étaient, au dire des myiholo-
^ lies, placées dans les profondeurs de
Etna. '
2. Vulcain, fils de Jupiter et de Junon,
•'tait le dieu du feu. 11 était représenté
Ijoiteux, parce que son père, indigné de
sa difformité, l'avait, au moment de sa
naissance, précipité du haut du ciel dans
l'île de Lemuos.
3. L'Olympe est une montagne tres-
élevée, entre la Thessalic et la Macédoi-
ne, où les poètes ont imaginé de placer
la demeure des dieux.
4. Admète, roi de Phères en Thessa-
lie. — Cette histoire des motifs qui
conduisirent Apollon à se faire berger,
est une allégorie de la civilisation, à la-
quelle ont tant de part la culture des
champs et la poésie.
5. t Désaltère la terre ; » ce con-
cours de mauvais sous pouvait être
évité.
42
TELÊMAQUE.
vrent les montagnes, et les creux vallons où les rivières, par
mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prai-
ries l. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la
vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature
a de merveilleux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se
virent plus heureux que les rois ; et leurs cabanes attiraient
en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux,
les ris, les grâces suivaient partout les innocentes bergères.
Tous les jours étaient des jours de fête : on n'entendait plus
que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zé-
phyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le mur-
mure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les
chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient
Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la
course, et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux
mêmes devinrent jaloux des bergers; cette vie leur p:\rut plus
douce que toute leur gloire, et ils rappelèrent Apollon dans
l'Olympe 2.
« Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous
» êtes dans l'étal où fut Apollon, défrichez cette terre sauvage;
» faites fleurir comme lui le désert 3; apprenez à tous ces ber-
» gers quels sont les charmes de l'harmonie4; adoucissez les
» cœurs farouches; monlrez-leur l'aimable vertu : faites-leur
» sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plai-
» sirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour,
» mon tils, un jour les peines et les soucis cruels qui environ-
» nent les rois, vous feront regretter sur le trône la vie paslo-
» raie. »
« Ayant ainsi parlé 5, Termosiris me donna une flûte si douce
que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous
1 . a Le printemps qui se couronne de
fleurs, — la verdure qui naît sous les
pas, — les fruits dorés, — les rivières
qui se jouent: » toutes ces figures, mé-
taphores ou hyperboles, constituent l'é-
légance du style tempéré.
2. Ce tableau du séjour d'Apollon parmi
les bergers est un détail plein des sou-
venirs de l'antiquité ; on y trouverait
l'âge d'or, tel que le raconte Ovide. Il
y a aussi des traits de Virgile et d'Ho-
race. « Le gazouillement des oiseaux et
le murmure de l'eau, » est une phrase
sans doute inspirée par les vers suivants:
I.abuntur altis intérim ripis aquae,
Queruntnr in silvis aves,
Fontcsque lymphis obstrepunl manantiruï,
Somnos quod invitet lèves.
(Hon., Epod. ,u, v. 25.)
« Cependant les flots roulent dans un lit
« profond, les oiseaux se plaignent dans
• les bois, les fontaines épanchent leurs
« eaux avec un murti.ure qui invite au
i doux sommeil. »
3. « Faire fleurir le désert,» expression
charmante,
4. « L'harmonie, » c'est-à-dire les
charmes de l'union, du bon accord, de
la boflne intelligence. Conf. avec ces
vers de Rousseau :
Le secret d'établir entre eux
Une mutuelle harmonie.
5. Ces paroles de Termosiris sont tou-
chantes, mais dépourvues de vraisem-
blance. Il n'y avait pas de prêtre d'Apol-
lon à Memphis ou à Thèbes.
LIVRE DEUXIEME.
43
celés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voi-
sins. Ma voix avait une harmonie divine ; je me sentais ému et
comme hors de moi-même pour chanter les grâces dont la
nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et
une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers,
oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendu-
et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des
leçons1: il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de
sauvage, tout y était devenu doux et riant ; la politesse des ha-
bitante semblait adoucir la terre.
« Nous nous assamblions souvent pour offrir des sacrifices
dans ce temple d'Apollon où Termosiris était prêtre. Les ber-
gers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu2.
Les bergères y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de
:lenr% et portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons
sacrés3. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre:
nos plus doux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos
brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les
fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les
dattes, les figues et les raisins ; nos sièges étaient les gazons;
les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable
que les lambris dorés des palais des rois.
« Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos ber-
gers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon trou-
peau: déjà il commençait un carnage affreux 4; je n'avais eu
main que ma houlette, je m'avance hardiment 5. Le lion hé-
risse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une
gueule sèche et enflammée6. Ses yeux paraissent pleins de sangY
et de feu ; il bat ses flancs avec sa longue queue 8. Je le terrasse :
la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume
des bergers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois je
l'abattis; trois fois il se releva; il poussait des rugissements
qui faisaient retentir toutes les forêts. Enfin, je l'étouffai entre
i. t Suspendus et immobiles, • ex-
pression virgilienne:
Pendet... narrantis ah ore.
{JZn., l.IV,79.)
2. Le laurier était consacré à Apol-
lon.
3. Phrase heureusement coupée et-
d'un effet pittoresque.
4.» Il commençait uncarnageaffreux...»
On n'emploierait plus aujourd'hui un
semblable tour de phrase.
5. Ce combat de Telémaque contre
le lion est d'une beauté remarquable;
les préludes surtout sont dignes d'éloge.
6. f Le lion hérisse... sèche et en-
flammée ; » c'est une hypotypose, une
peinture vive, et toujours le "mot final
produisant son effet.
7. « Les yeux phins de sang; » suf-
fecti sanguine et iipri, dit Virgile en
parlant des serpents qui apportent l'au-
gure fatal aux Troyens, après l'oflrande
du cheval de bois.
8. « Il bat ses flancs avec sa lorgue
queue, » ces mots rappellent la Fon-
taine dans le Lion et le Moucheron.
M
TELEMAQUE.
mes bras ; et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que
je me revêtisse de la peau de ce terrible lion l.
III. «Le bruit de cette action et celui du beau changement de
tous nos bergers se répandit dans toute l'Egypte ; il parvint
mcme jusqu'aux oreilles de Sésostris. 11 sut qu'un de ces deux
captifs, qu'on avait pris pour des Phéniciens, avait ramené l'âge
d'or dans ces déserts presque inhabilables '. 11 voulut me voir,
car il aimait les Muses, et tout ce qui peut instruire les hom-
mes touchait son grand cœur. 11 me vit ; il m'écouta avec
plaisir; il découvrit que Métophis l'avait trompé par avarice;
il le condamna à une prison perpétuelle et lui ô-la toutes les
richesses qu'il possédait injustement. « Oh ! qu'on est malheu-
» reiix, disait-il, quand on est au-dessus du reste des liom-
» mes ! souvent on ne peut voir la vérité par ses propres
» yeux : on est environné de gens qui l'empochent d'arriver
» jusqu'à celui qui commande ; chacun est intéressé à le trom-
» per ; chacun, sous une apparence de zèle, cache son ambi-
» tion. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les
» richesses qu'il donne : on l'aime si peu, que, pour obtenir
» ses faveurs, on le flatte et on le trahit. »
« Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié, et ré-
solut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des trou-
pes pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était
déjà prête ; nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admi-
rais les coups de la fortune, qui relève tout à coup ceux
qu'elle a le plus abaissés \ Cette expérience 4 me faisait espé-
rer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume
après quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-môme
que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été em-
mené dans les pays les plus inconnus de l'Ethiopie B. Pendant
que je retardais un peu mon départ, pour tâcher d'en savoir
des nouvelles, Sésostris, qui était fort âgé, mourut subite-
1. Ce détail est plus poétique que
vraisemblable.
2. Les anciens avaient imaginé les
quatre âges: d'or, d'argent, d'airain et
ue fer; allégorie des conditions plus ou
moins malheureuses de l'espèce hu-
maine.
3. Souvenir d'Iloiace :
...Valet iiua summis
Mutare, et insiguem atténuât D«ui,
Obscura promtng....
(L. I, ode 28.)
■ Dieu peut changer la grandeur en fai-
» blesse, humilier celui qui brille, et
• produire au grand jour ce qui était
» obscur. » Les paroles de Féntlon
n'ont pas la beauté des vers d'Horace ;
mais il était préoccupé sans dou'.e d'une
parole plus simple : deposu.it po tentes de
sede et exaltavit humilis.
4. Cette épreuve de la fortune, qui
avait du l'instruire.
5. Mentor, ou plutôt Minerve, avait
abandonné Télémaque pour lui appren-
dre à se passer d'un guide, et à mettre
en pratique les conseils qu'il avait reçui
de la Sagesse,
LIVRE DEUXIEME. 45
ment, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs.
«Toute l'Egypte parut inconsolable dans cette perte; chaque
famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur,
son pore. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient :
«Jamais l'Egypte n'eut un si bon roi ! jamais elle n'en aura de
» semblable I 0 dieux ! il fallait ou ne le montrer point aux hom-
» mes, ou ne le leur ôler jamais ; pourquoi fuut-il que nous sur-
» vivions au grand Sésostris !» Les jeunes gens disaient : «L'es-
» pérance de l'Egypte est détruite: nos pères ont été heureux de
» passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons
» vu que pour sentir sa perte.» Ses domestiques pleuraient nuit
et jour '. Quand ou fit les funérailles du roi, pendant quarante
jours tous les peuples les plus reculés y accoururent en foule :
chacun voulait voir encore une fois le corps de Sésostris, cha-
cun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent être
mis avec lui dans le tombeau 2.
<• Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que
son fils Bocchoris n'avait ni humanité pour les étrangers, ni
curiosité 3 pour les sciences, ni estime pour les hommes ver-
tueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son père avait
contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait été nourri
dans la mollesse et dans une fierté brutale *; il comptait pour
rien les hommes, croyant qu'ils n'étaient faits que pour lui, et
qu'il était d'une autre nature qu'eux5 : il ne songeait qu'à
contenter ses passions, qu'à dissiper les trésors immenses que
son père avait ménagés avec tant de soin, qu'à tourmenter les
peuples et qu'à sucer le sang des malheureux 6; enfin qu'à sui-
vre les conseils flatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient,
pendant qu'il écartait avec mépris tous les sages vieillards qui
avaient eu la confiance de son père. C'était un monstre7, et non
pas un roi. Toute l'Egypte gémissait; et quoique le nom de
i. « Ses domestiques, • c'est-à-dire
les hommes de sa maison , ses fami-
liers.
2. L'auteur veut montrer comment les
bons rois sont aimés de leurs sujets pen-
dant leur vie, et regrettés après leur
mort. Mais il ignorait complètement si
4. « Nourri dans la mollesse, » méta-
phore juste ; nourri, pour « élevé, i deux
idées qui se correspondent et souvent
sontprises l'une pour l'autre ; ainsi parle-
t-on très-bien des t aliments de l'âme. •
5. Les peuples ue smit pas faits ponr
les rois; au contraire, ce sont les chefs
Sésostris avait été pleuré; on peut d'ail- qui sont institues pour les mitions,
leurs en donter, car Sésostris, précisé- 6. Expression commune et peu choi
ment pour effectuer sesconquètes et cou- sie, forcée même (our caractériser la
vrirl'Egyptede monuments impérissables, tyrannie des mauvais rois,
avait dû pressurer ses peuples et épuiser 7. Ce mot « monstre » n'a pas par
son royaume d'hommes et d'argent. En- lui-même de sens bien déterminé ; mons-
fiu, il y a quelque exagération dans ce j trum, quod rnonstratur, ce qui est en
dernier trait. | vue ; il est pris ordinairement, comme
3. Ce mot signifie ici goût pour lesscien- ici, dans le sens d'un prodige de cruau-
ces, soin, recherche curieuse ; de cura. té.
4G TELÉMAQUE.
Sésoslris, si cher aux Egyptiens, leur fit supporter la con-
duite lâche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perle,
et un prince si indigne du trône ne pouvait longtemps régner.
« 11 ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque.
Je demeurai donc dans une tour, sur le bord de lamer, auprès de
Péluse !, où notre embarquement devait se faire si Sésostris ne
fût pas mort. Métophis avait eu l'adresse de sortir 2 de prison
et de se rétablir auprès du nouveau roi : il m'avait fait ren-
fermer dans celte tour3, pour se venger de la disgrâce que je
lui avais causée. Je passais les jours et les nuits dans une pro-
fonde tristesse : tout ce que ïennosiris m'avait prédit, et tout
ce que j'avais entendu dans la caverne ne me paraissait plus
qu'un songe; j'étais abîmé dans la plus amere douleur*. Je
voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où
j'étais prisonnier; souvent je m'occupais à considérer des vais-
seaux agités par la tempête, qui étaient en danger de se bri-
ser contre les rochers sur lesquels la tour était bâtie. Loin de
plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviais leur sort,
bientôt, disais-je en moi-même, ils finiront les malheurs de
leur vie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas ! je ne puis es-
pérer ni l'un ni l'autre.
« Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles,
j'aperçus comme une forêt de mâts de vaisseaux. La mer était
couverte de voiles que les vents enflaient ; l'onde était écu-
mante sous les coups des rames innombrables6. J'entendais de
toutes parts des cris confus; j'apercevais sur le rivage une
partie des Égyptiens effrayés qui couraient aux armes, et d'au-
tres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait
arriver. Bientôt je reconnus que ces vaisseaux étrangers étaient
les uns de Phénicie, et les autres de l'île de Chypre6 ; car mes
malheurs commençaient â me rendre expérimenté sur ce qui
regarde la navigation. Les Égyptiens me parurent divisés entre
eux : je n'eus aucune peine à croire que l'insensé lîocchoris
avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et al-
i. Ville importante de la Basse Egypte,
maintenant Tineh, sur l'une des Louches
Ju Nil; il eu existe de très-belles rui-
nes.
2. a Sortir, > aller hors, foris ; le /
rîhîii^é eu
4. a Abîmé, * plongé dans l'abîme;
ce mot s'explique par le grec à priv. et
pûu, fermer; ce qui est toujours ouvert,
béant; ainsi « l'abîme infernal. »
5. Métaphore. La partie prise pour le
tout, i Couverte de voiles, » c.-a-d. de
3. « Tour, * turris, iciippç, s'explique vaisseaux avec leurs voiles.
par l'allemand berg, montagne; l'idée 6. Ile dans la Méditerranée, près des
de la tour est celle d'un lieu élevé et côtes de Syrie; .elle était consacée à
fortifié. Dans ce sens se prend le nom Vénus; on y construisait beaucoup de na-
<\r. Pergame, la citadelie de Troie dres- vires. Trabe cypria, des vaisseaux fauri-
see sur la hauteur. qués avec des bois cypriens, dit Horace.
LIVRE DEUXIEME. 47
lumé la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur
d'un sanglant combat. Les Egyptiens qui avaient appelé à leur
secours les étrangers, après avoir favorisé leur descente, atta-
quèrent les autres Egyptiens, qui avaient le roi à leur tôle. Je
voyais ce roi qui animait les siens par son exemple ; il parais-
sait comme le dieu Mars1 : des ruisseaux de sang coulaient
autour de lui; les roues de son char étaient teintes d'un sang
noir, épais et écumanl : à peine pouvaient-elles passer sur des
tas de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux,
d'une mine haute et fière 2, avait dans ses yeux la fureur et
le désespoir: il était comme un beau cheval qui n'a point de
bouche 3 ; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne
modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni
donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le mena-
çaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin.
Ce n'était pas qu'il manquât de génie *, ses lumières égalaient
son courage : mais il n'avait jamais été instruit par la mau-
vaise fortune; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie
son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bon-
heur; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux :
la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raison-
nait plus ; il était comme hors de lui même : son orgueil fu-
rieux en faisait une béte farouche ; sa bonté naturelle etsa droite
raison l'abandonnaient en un instant : ses plus fidèles servi-
teurs étaient réduits à s'enfuir; il n'aimait plus que ceux qui
flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis
extrêmes contre ses véritables intérêts, et forçait tous les gens
de bien à détester sa folle conduite 5.
« Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses
ennemis; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr : le dard d'un
1. C'est un Ti;rs d'Homère:
OToç 5t ppoioTuip; ^pi)î i«Ae[i.6vSe pl-zuaiv.
{IL, L XIII v. 298.)
f Tel le fléau des mortels, Mars s'a-
■ vance dans la mêlée. »La phrase de Fé-
nelon .est moins imagée, il lui manque
l'ornement, eu quelque sorte l'aigretie
homériqucj'entendsl'épithèteppoToXoiYOî.
?. « Mine haute, » visage hautain. Ce
mot, aujourd'hui familier, était plus no-
ble autrefois. — Comparez l'angl. mien,
maintien, et laracine celtique minn.
3. Dont la bouche n'est pas 6ne, qui
ne sent pas le mors, et n'est pas docile
à l'impulsion qu'on lui communique.
4. « Génie. > Ce mot n'est pas pris
dans le sens ordinaire du mot français,
quelque chose de supérieur et qui crée;
mais simplement dans le sens d'une na-
ture intelligente et bien pourvue en
naissant, ingenium; de genus, race.
5. L'intention de Fénelou dans tout ce
passage est très-claire. C'est directement
au duc de Bourgogne, son élève, qu'il
s'adresse. Ce jeune prince, dont l'éduca-
tion fut le chef-d'œuvre de Fénelou, était,
par tempérament, fier, emporté ; Féne-
lon lui montre ici l'exemple des excès,
des malheurs auxquels l'habitude d'é-
couter les flatteurs peut entraîner un
prince d'ailleurs bien doué. Bocchoris
est représenté comme un odieux tyran;
mais, pour que l'enseignement fût plus
moral, l'auteur a donné à ce prince une
nature primitivement bonne et élevée,
et surtout un grand courage.
TÊLÉMAQUE.
Phénicien perça sa poitrine. Les rênes lui échappèrent des
mains; il tomba de son char sous les pieds des chevaux. Un
soldat de l'île de Chypre lui coupa la tête ; et, la prenant par
les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armée
victorieuse.
« Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu celle tête qui
nageait dans le sang; ces yeux fermés et éteints !; eu visage
paie et défiguré ; cette bouche entrouverte qui semblait vouloir
encore achever des paroles commencées; cet air superbe et
menaçant, que la mort même n'avait pu effacer. Toute ma vie
il sera peint devant mes yeux; et, si jamais les dieux me fai-
saient régner, je n'oublierais point, après un si funeste exem-
ple, qu'un roi n'est digne de commander et n'est heureux
dans sa puissance, qu'autant qu'il la soumet à la raison. Ilél
quel malheur pour un homme destiné à faire le bonheur pu-
blic, de n'être le maître de tant d'hommes que pour les ren-
dre malheureux I »
Observations générales sdr le deuxième LivnE. — Il y a, à propos
de ce deuxième livre, trois observations à faire.
Termosiris, un sage et un poêle, nous enseigne comment on peut
c're- heureux dans une humble condition, au milieu des champs, avec
le continuel spectacle des beautés de la nature.
La description de l'Egypte est insuffisante et quelquefois inexacte,
car la science moderne a mieux fait connaître.cctte célèbre contrée ;
mais les pages de Fénelon sont néanmoins pleines d'intérêt, et l'ima-
gination de l'auteur y brille dans toute sa vivacité.
L'histoire de Bocchoris est celle d'une nature généreuse, gâtée par
la tyrannie.
Enfin, les diverses notes de la gamme poétique sont mises en jeu
dans ce chant; il s'ouvre par une scène de bergerie, et il se clôt par
une scène de combats et par le tableau d'une tète sanglante montrée
pour épouvanter et pour instruire. — Quanta la moralité, elle est très-
marquée : résistez à l'adversité ; aimez l'étude, c'est elle qui soutient
et qui affermit.
1. • Ces yeux ferméset éteints, ce visage
pâle et défiguré, cette bouche entr'ou-
verte, etc. » Tout cela est d'un effet saisis-
sant. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelques
traits un peu forcés ; par exemple, « la tête
nageait dans le sang, » image qui ne sau-
rait être acceptée puisque latète était te-
nuedanslamaindu vainqueur. Si les cou-
leurs de ce tableau sont chargées, c'est
que Féuélon a voulu inspirer l'horreur
LIVRE TROISIÈME. 49
LIVRE TROISIÈME.
Sommaire. — I. Télémaque est envoyé àTyr sur le vaisseau de Narbal;
entretiens de ce Phénicien et de Télémaque sur la puissance de Tyr ;
Narbal dépeint Pygmalion, prince avare et cruel. — II. Séjour à Tyr.
Description du pays, de la ville; son commerce; les causes de sa
prospérité. — III. Télémaque veut s'embarquer pour l'île de Chy-
pre; arrêté par l'ordre de Pygmalion comme n'élant pas Cypriote,
il est sauvé pnr Astarbé qui lui substitue un jeune homme objet de
son ressentiment.
l.Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. Ce
qui la charmait le plus était de voir que Télémaque racontait
ingénument1 les fautes qu'il avait faites par précipitation et en
manquant de docilité pour le sage Mentor : elle trouvait une no-
blesse et une grandeur d'âme étonnante dans ce jeune homme
qui s'accusait lui-môme, et qui paraissait avoir si bien profité de
ses imprudences pour se rendre sage, prévoyant et modéré. —
Continuez, disait-elle, mon cher Télémaque, il me tarde de sa-
voir comment vous sortîtes de l'Egypte, et où vous avez retrouvé
le sage Mentor, dont vous aviez senti la perle avec tant de raison.
Télémaque reprit ainsi son discours : « Les Égyptiens les
plus vertueux et les plus fidèles au roi étant les plus faibles,
et voyant le roi mort, furent contraints de céder aux autres :
on établit un autre roi nommé Termulis. Les Phéniciens, avec
les troupes de l'île de Chypre, se retirèrent après avoir fait
alliance avec le nouveau roi. Celui-ci rendit tous les prison-
niers phéniciens; je fus compté comme étant de ce nombre.
On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres, et
l'espérance commença à reluire au fond de mon cœur *. Un
vent favorable remplissait déjà nos voiles3; les rameurs fen-
daient les ondes écumantes, la vaste mer était couverte de na-
vires; les mariniers poussaient des cris de joie; les rivages
d'Egypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les monta-
gnes s'aplanissaient peu à peu k. Nous commencions à ne voir
plus que le ciel et l'eau, pendant que le soleil, qui se levait,
semblait faire sortir du sein de la mer ses feux étincelants :
ses rayons doraient le sommet des montagnes que nous dé-
1. «Ingénument,» avec simplicité,
sans chercher à déguiser ses fautes en
exagérant sa vertu.
2. « L'espérance reluit ; » c'est une
clarté, un rayon qui clisse dans l'obscu-
rité d'une prison et a travers les bar-
reaux.
TÉLÉMAQUE. 1.
3. « Remplissait nos voiles: » ce verbe
fait image ; la voile gonflée est comme
creusée et remplie par le vent.
4. Toute cette peinture du navire qui
s'éloigne et de la fuite successive de tous
les objets du rivage est fidèlement ren
due ; ce style coupé est à propos; il dé-
50
TÉLÉMAQUE.
couvrions encore un peu sur l'horizon, el tout le ciel, peint
d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation l.
« Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun
des Phéniciens avec qui j'étais ne me connaissait. Narbal, qui
commandait dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon
nom et ma patrie. « De quelle ville de Phénicie ètes-vous? me
» dit-il. — Je ne suis point de Phénicie, lui dis- je; mais les
» Egyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de
» Phénicie : j'ai demeuré longtemps captif en Egypte 2 comme
» un Phénicien; c'est sous ce nom quej'ai longtemps souffert;
» c'est sous ce nom qu'on m'a délivré. — De quel pays ôtes-
» vous donc? » reprit Narbal. — Alors je lui parlai ainsi : « Je
» suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en Grèce. Mon
» père s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assise
» la ville de Troie : mais les dieux ne lui ont pas accordé de
» revoir sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays; la fortune
» me persécute comme lui : vous voyez un malheureux qui
» ne soupire qu'après le bonheur de retourner parmi les siens
» et de trouver son père 3. »
« Narbal me regardait avec étonnement,etil crut apercevoir
en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons du ciel *,
et qui n'est point dans le commun des hommes. 11 était natu-
rellement sincère et généreux; il fut touché de mon malheur,
et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirèrent
pour me sauver d'un grand péril.
« Télémaque, je ne doute point, me dit-il, de ce que vous
» me dites, et je ne saurais en douter; la douleur et la vertu
» peintes sur votre visage ne me permettent pas de me défier
» de vous : je sens même que les dieux, que j'ai toujours servis,
tache les objels avant de les montrer qui
disparaissent. — « Ecumantes, s'en-
fuyaient, s'aplanissaient. » Ces mots, à
la fin des incises, sont d'un effet pitto-
resque.
1. Quel magnifique lever du soleil en
mer! Ici encore Féuelon a heureusement
imité Virgile :
Postera vix summos spargebat himine
Orta dies. (Ain., 1. XII, v. 113.) [montes
■ Le jour en se levant dorait de ses
■ feux le faîte des montagnes.» L'auteur
français nous montre le navire nageant
entre le ciel et l'eau ; c'est Virgile en-
core : « de toutes parts le ciel, de toutes
parts la mer: » cœlum undique et undi-
quepontus ( Mn., 1. III, 193). Et Homère :
"KW o'te $% -c»)v VTjaoviXiiitotii.iv, oùSi -et; àXXg
♦ fci'vito Y«i&«)V, «XV oûoavbç i)$iOâ~ka.oaa.
{Odys. XII, 403.)
« Mais quand nous eûmes quitté l'ile,
» et qu'aucune terre n'était plus en vue,
• mais seulement le ciel et la terre. *
2. » J'ai demeuré captif; » j'ai pour
je swî's.Onne s'exprimerait plus ainsi au-
jourd'hui.
3. La réponse de Télémaque est d'une
touchante simplicité : « Le bonheur de
retourner parmi les siens et de trouver
son père, i Les héros antiques, amené*
à dire ce, qu'ils sont, se glorifient eux-
mêmes. Énée dans Virgile :
Sum pius^neas... fama super œthera notus.
{Mn., h v. 378-9.)
« Je suis le pieux Enée, dont la renom-
» méo s'étend jusqu'au ciel. » Télémaque
ne parle pas ainsi ; quand on lui demande
qui il est, il répond en se gloriliant non
de lui-même, mais d'Ulysse, son père.
4. Tour de phrase élégant.
LIVRE TROISIÈME.
51
» vous aiment, et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme
» si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire;
» et pour récompense je ne vous demande que le secret1. —
» Ne craignez point, lui dis-je, que j'aie aucune peine à me
» taire sur les choses que vous voudrez me confier : quoique
» je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude 2 de ne dire
» jamais mon secret, et encore plus de ne trahir jamais 3, soui
» aucun prétexte, le secret d'autrui. — Comment avez-vous
» pu, me dit-il, vous accoutumer au secret dans une si grande
» jeunesse? Je serai ravi * d'apprendre par quel moyen vous
» avez acquis cette qualité5, qui est le fondement de la plus sage
» conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles. »
« Quand Ulysse, lui dis-je, partit pour aller au siège de Troie,
» il me prit sur ses genoux et entre ses bras6 (c'est ainsi qu'on
» me l'a raconté) : après m'avoir baisé tendrement, il me dit
» ces paroles, quoique je ne pusse les entendre : — 0 mon fils!
» que les dieux me préservent de te revoir jamais; que plutôt
» le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est
» à peine formé 7, de môme que le moissonneur tranche de sa
» faux une tendre fleur qui commence à éclore 8; que mes en-
» ncmis te puissent écraser aux yeux de ta mûre et aux miens,
» si tu dois un jour te corrompre et abandonner la vertu9!
» 0 mes amis! continua- t-il, je vous laisse ce fils qui m'est si
» cher; ayez soin de son enfance : si vous m'aimez, éloignez de
» lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui à se vaincre; qu'il
o soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie
1 . i Secret, » secretum, de secerno,
xplvu, idée de ce qui est mis à part; se
pour seorsum.
2. ■ Habitude, » manière d'èlre, de se
posséder, ratio se habendi.
3. • Trahir, * livrer, tradere.
4. « Havi ; s regardez comme les mots
•ont devenus hyperboliques dans l'u?age;
on est ravi d'une chose, c'est-à-dire éga-
ré de joie, emporté hors de soi ; et, dans
le fait, c'est une simple formule de poli-
tesse.
5. • Cette qualité, » le secret, dans
le sens de « discrétion. >
6. * Il me prit sur ses genoux ; t sou-
venir de l'adieu d'Andromaque et d'Hec-
tor, quand le héros troyen prend son fils
Astyanax entre ses brag, «f.M t» y-»-p»«v.
f/J.,'VI.)
7. Il y avait trois Parques : Clotho,
Lachesis, Atropos; elles habitaient les
enfers où elles filaient avec la quenouille I
la vie de chaque mortel. C'est Atropos
qui tenait le ciseau et coupait le fil fatal. |
8. Virgile, sur Euryale mort [En.,
1. IX, v. 435) :
Purpureus yeluti cum flos succisus aratro.
« Comme une fleur pourprée a été tran-
* chée par la charrue. ■ Dans Virgile il
s'agit d'un jeune homme, d'un héros déjà
dans sa force, dans sa floraison; aussi
l'épi thè te purpureus est-elle d'un grand
effet . Dans Fénelon la situation n'est
pas la même; il s'agit d'un jeune enfant,
« une tendre fleur qui vient d'éclore. »
9. Ce n'est pas ainsi que parlent les
héros homériques. Ils disent à leur fils:
« Puissé-je être mort, enseveli sous la
terre, plulôtque te voir infidèle àtagloire
ou à la mienne! • ils ne disent pas : plu-
tôt que de te voir t te corrumpre et
abandonner la vertu. » Ce langage d
Fénelon est chrétien; c'est la reine BlaDr
che disant : < Mou fils, j'aimerais mieu^
vous voir mort que chargé d'un seul pé-
ché mortel. •
52 TbXÉMAQUL.
»> pour le redresser. Surtout n'oubliez rien pour le rendre
» juste, bienfaisant, sincère, et fidèle à garder un secret. Qui-
» conque est capable de mentir est indigne d'être compte au
» nombre des hommes; et quiconque ne sait pas se taire ed
» indigne de gouverner »
« Je vous rapporte ces paroles, parce que mon père a dû me
les répéter souvent, et qu'elles ont pénétré jusqu'au fond de
mon cœur; je me les redis souvent à moi-môme. Les amis de
mon père eurent soin de m'exercer de bonne heure au se-
cret : j'étais encore dans la plus tendre enfance, et ils me con-
fiaient déjà toutes les peines qu'ils ressentaient, voyant ma
mère exposée à un grand nombre de téméraires qui voulaient
l'épouser. Ainsi, on me traitait dès lors comme un homme rai-
sonnable et sûr1; on m'entretenait secrètement des plus gran-
des affaires; on m'instruisait de tout ce qu'on avait résolu
pour écarter ces prétendants. J'étais ravi qu'on eût en moi
cette confiance : par là je me croyais déjà un homme fait.
Jamais je n'en ai abusé ; jamais il ne m'a échappé 2 une seule
parole qni pût découvrir le moindre secret. Souvent les pré-
tendants tâchaient de me faire parler, espérant qu'un enfant
qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose d'impor-
tant ne saurait pas se retenir; mais je savais bien leur répon-
dre sans mentir, et sans leur apprendre ce que je ne devais
pas dire.
Alors Narbal me dit : «Vous voyez, Télémaque, la puissance
» des Phéniciens; ils sont redoutables à toutes les nations voi-
» sines, parleurs innombrables vaisseaux : le commerce, qu'ils
» font jusqu'aux colonnes d'Hercule 8, leur donne des ri-
» chessesqui surpassent celles des peuples les plus florissants.
• Le grand roi Sésostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par
» mer, eut bien de la peine à les vaincre par terre, avec ses
» armées qui avaient conquis tout l'Orient; il nous imposa un
a tribut que nous n'avons pas longtemps payé * : les Phéniciens
» se trouvaient trop riches et trop puissants pour porter pa-
• tiemment le joug de la servitude 5; nous reprîmes notre li-
ft berté. La mort ne laissa pas à Sésostris le temps de finir la
deux colonnes; selon la Fable, autrefois
elles ne formaient qu'un seul bloc, et
Hercule les avait partagées, pour creu-
ser ainsi le détroit de Gales (Gibraltar)
et joindre l'Ocàao à la Méditerranée.
4. « Un tribut, » trxbulum, ce que cha-
cun paye, tribuit. l!'\m\ ôt, chez les Ro-
mains, se répartissait par tribus, pet
tribus, d'où le verbe tribuere.
5. La peine infamante, chay les Ro-
1. t Sûr, * à qui Ton pouvait se fier,
offrant toute sécurité.
2. Locution aujourd'hui inusitée et in-
correcte; ondirait : «ilnem'estéchappé.i
3. Ce sont deux rochers: le premier
est le mont Calpé, aujourd'hui Gibraltar,
à la pointe de l'Espagne; le second est
le mont Abyla, en Afrique. On a trouvé
que ces deux montagnes, qui semblent
fermer le détroit, ressemblaient assez à
LIVRE TROISIÈME. 53
» guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout à crain-
» dre de sa sagesse encore plus que de sa puissance : mais, sa
* puissance passant dans les mains de son fils, dépourvu de
» toute sagesse, nous conclûmes que nous n'avions plus rien à
» craindre. En effet, les Égyptiens, bien loin de rentrer
» les armes à !a main dans notre pays pour nous subjuguer
» encore une fois, ont été contraints de nous appeler à leur
» secours pour les délivrer f de ce roi impie et furieux. Nous
» avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée à la liberté
» et à l'opulence des Phéniciens!
• » Mais pendant que nous délivrons les autres, nous sommes
» esclaves nous-mêmes. 0 Télémaque, craignez de tomber
» dans les mains de Pygmalion notre roi : il les a trempées,
» ces mains cruelles, dans le sang de Siehée, mari de Didon sa
» sœur. Didon, pleine du désir de la vengeance, s'est sauvée de
» Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment
» la vertu et la liberté l'ont suivie : elle a fondé sur la côte
» d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage 2. Pyg-
» malion, tourmenté par une soif insatiable des richesses 3, se
»> rend de plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C'est
» un crime à Tyr que d'avoir de grands biens ; l'avarice le rend
» défiant, soupçonneux, cruel; il persécute les riches, et il
» craint les pauvres. C'est un crime encore plus grand à Tyr
» d'avoir de la vertu ; car Pygmalion suppose que les bons ne
» peuvent souffrir ses injustices et ses infamies : la vertu le
» condamne, il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite,
» l'inquiète, le ronge; il a peur de son ombre; il ne dort
» ni nuit ni jour : les dieux, pour le confondre, l'accablent
» de trésors dont il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour être
» heureux est précisément ce qui l'empêche de l'être. Il re-
» grette tout ce qu'il donne, et craint toujours de perdre ; il se
mains, était de passer sous le joug : une
poutre transversale sur deux pieux. De
là cette niétaphore si souvent employé'
dans l'antiquiié et, par suite, chez les
modernes, t subjuguer, » mettre sous le
joug, assujettir.
1. i Délivrer, libérateur, » lat. libe-
rare, libertas, dont l'origine est libra,
balance, réduction de l'idée de liberté à
celle d'équilibre. Peut-être aussi est-ce
l'impersonnel libet, idée de faire ce qui
plaît.
2. C'est l'histoire imaginée par Virgile
à l'aide d'un anachronisme. Énée arrive
chez Didon, qui venait de fonder Car-
thage. On croit que cette 'ville avait été
bàlie par les Tyriens avant la fuite de
Didoa, laquelle, selon les historiens,
n'aurait régné à Carthage qu'au ixe siè-
cle, environ deux cents ans après la
guerre de Troie. — Carthage a été quel-
que temps la premifre ville de l'ancien
monde, avant la prééminence de Rome.
Elle fut reuversée par le second Scipion
l'Africain, deux cents ans avant Jésus-
Christ. Rebâiie eusuite, elle eut de l'im-
portance sous l'empire et fut détruite,
au vu» siècle, par l'invasion des Arabes.
Ses mines sont situées à douze kilom.
de Tunis.
3. « Soif des richesses. » Pourquoi la
soif plus que la faim? parce que l'amour
des richesses est comme un enivrement.
Cependant Virgile a dit : auri sacra fa-
més, non pas la soif, mais « la faim de
l'or. ■ Cela est peut-être plus expressif.
54 TELBJAQUE.
» tourmente pour gagner. On ne le voit presque jamais; il est
» seul, triste, abattu au fond de son palais : ses amis mômes
» n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde
» terrible tient toujours des épées nues et des piques levées
» autour de sa maison. Trente chambres qui communiquent les
» unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six
» gros verrous, sont le lieu où il se renferme ; on ne sait ja-
» mais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure
n qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans la même, de
» peur d'y être égorgé. Il ne connaît ni les'doux plaisirs, ni
» l'amitié encore plus douce, et si on lui parle de chercher la
» joie, il sent qu'elle fuit loin de lui et qu'elle refuse d'entrer
» dans son cœur. Ses yeux creux sont pleins d'un feu âpre et
» farouche; ils sont sans cesse errants de tous côtés: il prête
» l'oreille au moindre bruit, et se sent tout ému; il est pale,
» défait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours
» ridé. Il se lait, il soupire, il tire de son cœur de profonds gé-
» missements, il ne peut cacher les remords qui déchirent ses
» entrailles. Les mets les plus exquis le dégoûtent. Ses enfants,
» loin d'être son espérance, sont le sujet de sa terreur : il en a
» fait ses plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun
» moment d'assuré ; il ne se conserve qu'à force de répandre le
» sang de tous ceux qu'il craint. Insensé, qui ne voit pas que
» sa cruauté, à laquelle il se confie, le fera périr ! Quelqu'un de
» ses domestiques, aussi défiant que lui, se hâtera de délivrer
» le monde de ee monstre l.
» Pour moi, je crains les dieux : quoi qu'il m'en coûte, je serai
» fidèle au roi qu'ils m'ont donné : j'aimerais mieux qu'il me
» fît mourir, que de lui ôter la vie, et môme que de manquer
» à le défendre 2. Pour vous, ô Téîémaque, gardez-vous bien de
» lui dire que vous ôtes le fais cl Ulysse ; il espérerait qu'Ulysse,
1 . Ce portrait de Pygmalion est re-
nommé; aucun des traits de l'avarice ne
semble avoir été oublié. Quelle énergie
dans ces mots : « Tout l'agite, l'inquiète, le
ronge; il a peur de son ombre.» Et dans
ceux-ci : « Il regrette tout ce qu'il donne. »
Puis cette peinture : t II est 6eul, triste,
abattu, au fond de son palais. • On peut
voir ici une gradation marquée; la tris-
tesse est un sentiment habituel, mais ra-
battement a une cause prochaine. — Un
rayon soudain interrompt ces terreurs,
dans cette phrase: « Il ne connaît ni les
doux plaisirs...» — C'est un langage très-
élégant quecelui-ci: t La joie refuse d'en-
trer dans son cœur. » Ensuite reviennent
et le style va croissant d'énergie jusqu'à
la fin. — Pour ce trait : « Il ne se con-
serve qu'à force de répandre le sang de
ceux qu'il craint, » voyez Racine dans
Britannicus (act. IV, se. m) ; il s'agit de
Néron :
Il vous faudra, seigneur, courir de crime en
[crime,
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantes.
L'expression du poète tragique est uue
image qui touche au sublime.
2. L'opinion soutenue ici par Fénelon
est que le roi légitime, quelque grands
que soient ses forfaits, tenant la puissance
de Dieu, est au-dessus des lois et des ré-
)es images effrayantes : « Ses yeux creux bellions, et que ses sujets doivent le dé-
»out pleins d'un feu âpre et faroucher » ! fendre quand même.
LIVRE TROISIEME. 55
» retournant à Ithaque, lui payerait quelque grande somme
» pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison. »
II. «Quand nous arrivâmes à Tyr, je suivis le conseil de Narbal,
et je reconnus la vérité de tout ce qu'il m'avait raconté. Je ne
pouvais comprendre qu'un homme pût se rendre aussi misé-
rable que Pygmalion me le paraissait. Surpris d'un spectacle si
affreux et si nouveau pour moije disais en moi-même :— Voilà un
homme qui n'a cherché qu'à se rendre heureux ; il a cru y par-
venir par les richesses et par une autorité absolue : il possède
tout ce qu'il peut désirer, et cependant il est misérable par ses
richesses et par son autorité môme. S'il était berger, comme
je l'étais naguère, il serait aussi heureux que je l'ai été, il
jouirait des plaisirs innocents de la campagne et en jouirait
sans remords ; il ne craindrait ni le fer ni le poison, il aime-
rait les hommes, il en serait aimé : il n'aurait point ces grandes
richesses qui lui sont aussi inutiles que du sable, puisqu'il
n'ose y toucher, mais il jouirait librement des fruits de la terre,
et ne souffrirait aucun véritable besoin. Cet homme paraît faire
tout ce qu'il veut, mais il s'en faut bien qu'il ne le fasse : il
fait tout ce que veulent ses passions féroces; il est toujours
entraîné par son avarice, par sa crainte, par ses soupçons. Il
paraît maître de tous les autres hommes; mais il n'est pas
maître de lui-même, car il a autant de maîtres et de bourreaux
qu'il a de désirs violents !.
« Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans le voir; car on ne le
voyait point, et on regardait seulement avec crainte ces hautes
tours qui étaient nuit et jour entourées de gardes, où il s'était
mis lui-môme comme en prison, se renfermant avec ses tré-
sors. Je comparais ce roi invisible avec Sésostris si doux, si
accessible, si affable, si curieux de voir les étrangers, si atten-
tif à écouter tout le monde et à tirer du cœur des hommes la
vérité qu'on cache aux rois. Sésostris, disais-je, ne craignait
rien et n'avait rien à craindre; il se montrait à tous ses sujets
comme à ses propres enfants : celui-ci craint tout et. a tout à
craindre. Ce méchant roi est toujours exposé à une mort fu-
neste, môme dans son palais inaccessible, au milieu de ses
gardes; au contraire, le bon roi Sésostris était en sûreté au
milieu, de la foule des peuples, comme un bon père dans sa
maison, environné de sa famille 2.
1. Tout à l'heure il a décrit la cruauté
du tyran; ici il trace un tableau de son
infortune :
Toujours punir, toujours trembler dans tos
[projets,
Et pour vos ennemis compter tous tos sujets.
(Rac, ibid.)
2. On ne peut le nier, il y a Ici des
longueurs; l'auteur revient sur lui-même
au sujet de la tyrannie de Pygmalion.
56 TÉLEMAQUE.
« Pygmalion donna ordre de renvoyer les troupes de l'Ile de
Chypre qui étaient venues secourir les siennes à cause de l'al-
liance qui était entre les deux peuples. Narbal prit cette occa-
sion de me mettre en liberté : il me fit passer en revue parmi
les soldats chyprîens, car le roi était ombrageux jusque dans
les moindres choses. Le défaut des princes trop faciles cl inap-
pliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à des favo-
ris artificieux et corrompus. Le défaut de celui-ci était, au
contraire, de se défier (les plus honnêtes gens : il ne savait
point discerner les hommes droits et simples qui agissent sans
déguisement; aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car
de telles gens ne vont point chercher un roi si corrompu. D'ail-
leurs il avait vu depuis qu'il était sur le trône, dans les hom-
mes dont il s'était servi, tant de dissimulation, de perfidie et
de vices affreux déguisés sous les apparences de la vertu,
qu'il regardait tous les hommes, sans exception, comme s'ils
eussent été masqués. 11 supposait qu'il n'y a aucune sincère
vertu sur la terre : ainsi il regardait tous les hommes comme
étant à peu prés égaux. Quand il trouvait un homme faux et
corrompu, il ne se donnait point la peine d'en chercher un
autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Les bons
lui paraissaient pires que les méchants les plus déclarés, parce
qu'il les croyait aussi méchants et plus trompeurs *.
« Pour revenir à moi, je fus confondu avec lesChypriens, et j'é-
chappai à la défiance pénétrante du roi. Narbal tremblait, dans
la crainte que je ne fusse découvert : il lui en eût coûté la vie, et
à moi aussi. Son impatience de nous voir partir était incroyable :
mais les vents contraires nous retinrent assez longtemps à Tyr.
« Je profitai de ce séjour pour connaître les mœurs des Phé-
niciens, si célèbres clans toutes les nations connues. J'admirais
l'heureuse situation de celte grande ville, qui est au milieu de
la mer, dans une île. La côte voisine est délicieuse par sa fer-
tilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des vil-
les et des villages qui se touchent presque, enfin par la dou-
ceur de son climat ; car les montagnes mettent cette côte à
l'abri des vents brûlants du midi, et elle est rafraîchie par le
vent du nord qui souffle du côté de la mer '. Ce pays est an
1. Il y a de la profondeur dans ces
réflexions. Si les rois sont cruels et
défiants, c'est que, accoutumés à l'a-
dulation, ils ont appris à mépriser les
hommes. Ils voient, comme le dit Féne-
lon avec énergie, • un masque sur les
■ traits d* tous ceux qui les approchent,»
et cela «sans exception. » l'our eux, il
u'y a potst de gens honnêtes et vertueux .
Puur trouver de telles gens, il fau Irait
les chercher eu dehors de la foule qui se
presse pour aduler le tyran. Dans un
homme bon ils ne voient qu'un pervers
jouant la bonté, « aussi méchant et plus
trompeur. »
2. On a toujours cité ce tableau de
l'ancienne Tyr comme un chef-d'œuvre
de style descriptif.
LIVRE TROISIEME.
57
pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les
astres f ; une glace éternelle couvre son front ; des fleuves pleins
de neige tombent, comme des torrents, des pointes des rochers
qui environnent sa tète 2. Au-dessous, on voit une vaste forêt
de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où
ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque
vers les nues 3. Celte forêt a sous ses pieds de gras pâturages
dans la 'pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les tau-
reaux qui mugissent, les brebis qui bêlent, avec leurs tendres
agneaux qui bondissent sur l'herbe fraîche : là coulent mille
divers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout.
Enfin on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la monta-
gne qui est comme un jardin : le printemps et l'automne y
régnent ensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais
ni le souffle empesté du midi, qui sèche et qui brûle tout, ni
le rigoureux aquilon, n'ont ose effacer les vives couleurs qui
ornent ce jardin *.
« C'est auprès de cette belle côte que s'élève dans la mer
l'île où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble na-
ger au-dessus des eaux, et être la reine de toute la mer. Les
marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses
habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu'il y
ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit
d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne à un peu-
ple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les
peuples et le centre de leur commerce. Elle a deux grands
mules 6, semblables à deux bras, qui s'avancent dans la mer, et
qui embrassent un vaste port où les vents ne peuvent entrer*.
Dans ce port on voit comme une forêt de mâts7 de navires, et
ces navires sont si nombreux qu'à peine peut-on découvrir
la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au com-
1 . Le Liban est une chaîne de monta-
gnes en Syrie, dans la direction d'Alep,
Damas, Tripoli et Acre; Tyr était à l'ex-
trémité de la chaîne, un peu en dehors.
Elle a des sommets très-élevés.
2. On dit que les plus hautes crêtes du
Liban s'élèvent à près de 5,000 mètres.
C'e>t une région très-pittoresque, où l'on
trouve en effet des neiges, des ruisseaux
qui se précipitent, et tous les accidents
d'une nature alpestre.
3. Les pentes du Liban sont le pa\s
des cèdres; c'est du Liban que Salomon
fit venir les bois employés à la construc-
tion du temple de Jérusalem.
4. Fénelon ne se lasse jamais quand il
faut décrire des sites champêtres; il avait
un sentiment admirable de la nature et
il excellait à lapeindre. CettedescriptioD
des plus beaux sites du Liban se rapporte
a-sez à la campagne qui environne Da-
mas, et dont les beautés ont été décrites
par un grand nombre de voyageurs.
5. f Un môle, » du latin moles, masse
On appelle ainei uue jetée eu pierres qui
se prolonge dans la mer, et coulre la-
quelle les flots viennent se briser dans
les gros temps.
6. Le mouvement commercial de la
ville de Tyr est supérieurement peint
dans ce passage, d'ai^Curs tout à fait con-
forme aux traditions historiques.
7. i Mât, » un mot germ. angl. mast
S
58
TÊLÉMAQUE.
merce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du
I riva il nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés
le fin lin d'Egypte, et la pourpre tyrienne deux fois teinte1,
d'un éclat merveilleux; cette double teinture est si vive, que
le temps ne peut l'effacer: on s'en sert pour des laines Unes,
qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent2. Les Phéni-
ciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au détroit de
Gades 3, et ils ont même pénétré dans le vaste océan qui envi-
ronne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations
sur la mer Rouge *; et c'est par ce chemin qu'ils vont cher-
cher, dans des îles inconnues/ de l'or, des parfums et divers
animaux qu'on ne voit point ailleurs 5.
« Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique
de cette grande ville où tout était en mouvement. Je n'y voyais
point, comme dans les villes de la Grèce, des hommes oisifs et
curieux, qui vont chercher des nouvelles dans la place publi-
que, ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port 6. Les
hommes y sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter
leurs marchandises ou à les vendre; à ranger leurs magasins, et
à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par les négociants
étrangers 7. Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines,
ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches étoffes.
« D'où vient, disais je à Narbal, que les Phéniciens se sont
»> rendus les maîtres du commerce de toute la terre, et qu'ils
» s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples?
» — Vous le voyez, me répondit-il ; la situation de Tyr est heu-
» reuse pour le commerce. C'est notre patrie qui a la gloire
4. Grand golfe, appelé aussi golfe Ara
bique parce qu'il est situèeotre l'Egypte
et l'Arabie. A son extrémité nord se
trouve l'isthme de Suez qui le se pan; de
la Méditerranée. Depuis que l'isthme de
Suez a elè ouvert, la mer Rouge e>l
devenue le grand canal des deux mers.
5. U est diflicile de déterminer tous
les lieux où les Phéniciens avaient des
comptoirs; on sait seulement qu'ils en
possédaient sur les cotes d'Afrique, aux
Canaries (Hespérides), et sur les côtes de
l'océan Atlantique.
6. Évidente allusion à un passage de
la 1"> Pliilippique, où l'orateur (Démo-
sthene) raille amèrement et eloquemmetit
les Athéniens de leurs habitudes de pro-
meneurs et de nouvellistes sur l'Agor*.
7. Les différentes occupations du com-
merce sont bien déterminées ici : achats
et transports, ventes, tenue des livres
de commerce.
l.o Et la pourpre tyrienne deux fois
teinte. •
lmiuerat Tyrio bis tnctara murice lanam.
(Ov., Fast., I. H, v. 107.)
« Il avait revêtu un manteau de laine deux
» fois teinte dans la pourpre de Tyr. »
— La pourpre, liqueur colorante prove-
nant d'une coquille que Les anciens ap-
pelaient murex. Tyr faisait un grand
commerce de pourpre. — De nos jours ou
obtient la couleur pourpre (rouge foncé)
au moyen d'autres substances.
2. i Rehaussé d'une broderie d'or, >
parce qu'en elfe la broderie forme com-
me un relief sur l'étoffe. — L'art de la
broderie est très-ancien. On en voit des
exemples dans Homère, où il est parlé
plus d'une fois de péplum brodé.
3. Le détroit de Gadès, maintenant
Gibraltar. Gadès est l'ancien nom de
Cadix, dans une petite île, près du con-
tinent, sur l'embouchure du Guadalqui-
vir, ancien fleuve Bétis.
LIVRE TROISIÈME.
$9
» d'avoir inventé la navigation : les Tyriens furent les premiers,
» s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure anti-
» quité, qui domptèrent les flots, longtemps avant l'âge de Ti-
» pliys et des Argonautes tant vantés dans la Grèce l; ils fu-
» rent, dis-je, les premiers qui osèrent se mettre dans un frêle
» vaisseau à la merci des vagues et des tempêtes 2, qui son-
» durent les abîmes de la mer, qui observèrent les astres loin
» de la terre, suivant la science des Égyptiens et des B;ibylo-
» niens 3, entin qui réunirent tant de peuples que la mer avait
» séparés*. Les Tyriens sont industrieux 5, patients, laborieux,
» propres, sobres 6 et ménagers 7; ils ont une exacte police; ils
» sont parfaitement d'accord entre eux ; jamais peuple n'a été
» plus constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr, plus com-
» mode 8à tous les étrangers. Voilà, sans aller chercher d'au-
» très causes, ce qui leur donne l'empire de la mer , et qui fait
» fleurir dans leurs ports un si utile commerce 9. Si la division
» et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à
» s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté ; si les premiers
» de la nation méprisaient le travail et l'économie ; si les arts
» cessaient d'être en honneur dans leur ville; s'ils manquaient
» de bonne foi envers les étrangers ; s'ils altéraient tant soit
\> peu les règles d'un commerce libre ; s'ils négligeaient leurs
» manufactures, et s'ils cessaient de faire les grandes avances
» qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfai-
» les, chacune dans son genre, vous verriez bientôt tomber
» cette puissance que vous admirez10. »
1 . Les Argonaute?, sous la conduite de
Jasou, allèrent en Colchide,à laconquète
de la Toison d'or. Leur nom vient du na-
vire Argo, dont Tiphys était le pilote.
2. C'est encore un passage d'Horace
qui a inspiré cette phrase de Fénelon :
Illi robur et aes triplex
Circa pectus erat, qui fra^Uem truci
Commisit pelago ralem.
(L. I, Od. m.)
• Il avait un chêne et un triple airaiu
• autour de la poitrine, celui qui, le pre-
» mier, confia un fragile vaisseau aux
» périls de la mer. » Mais la pensée de
Fénelon est plus grave que celle du poète
antiq.ue. En effet, il n'y a, dans les vers
d'Horace, qu'une invective poétique et
sans portée contre la navigation. Féne-
lon, au contraire, admire les Phéniciens
dans leur témérité même; ils ont ouvert
les voies à la civilisation du monde, non-
seulement en plaçant des vaisseaux sur
les mers pour des voyages de long cours,
mais en soumettant les abîmes et le ciel
à leurs calcul».
3 . Les Egyptiens et les Babylonieus sont
regardés, particulièrement dans Hérodote,
comme les inventeurs de l'astronomie.
4. Horace aussi appelle l'Océan dis-
sociabilis, qui sépare les régions ; Féne-
lon associe les deux idées contradictoi-
res : l'Océan réunit et sépare.
5. t Industrieux. » industrie habileté,
activité ; de indu struere ; l'idée de l'in-
dustrie est celle de dresser sur le sol,
chez soi, indu.
6. « Sobre, » sobrius, sine ebrietate,
c'est l'idée principale de la sobriété.
7. < Ménager, » qui sait bieti conduire
sa maison ; basse latinité, mainadgium,
mansionem agere.
8. « Commode, » facile à vivre, corn-
modus, idée de modération, de mesure
dans la conduite de la vie.
9. « Le commerce qui fleurit dans lo
port, » image faible.
10. Fénelon aborde toutes lesquestionfc
d'administration politique; ici il traite
du commerce et des lois qui doivent le
régir. Ce grand penseur est le partisan
60
TÊLÉMAQUE.
« Mais expliquez-moi, lui disais-je, les vrais moyens d'établir
» un jour à Ithaque un pareil commerce. — Faites, me répon
»> dit- il, comme on fait ici ; recevez bien et facilement tous 1rs
» étrangers; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la corn-
» modilé, la liberté entière; ne vous laissez jamais entraîner
» ni par l'avarice ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner
» beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner, et de savoir
» perdre à propos l. Faites- vous aimer par tous les étrangers ;
» souffrez même quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur
» jalousie par votre hauteur: soyez constant dans les règles du
» commerce; qu'elles soient simples et faciles; accoutumez
» vos peuples à les suivre inviolablement ; punissez sévèrement
» la fraude, et même la négligence ou le faste des marchands
» qui ruinent le commerce en ruinant les hommes qui le font.
» Surtout n'entreprenez jamais de gêner le commerce pour le
» tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mêle
» point, de peur de le gêner, et qu'il en laisse tout le profit à
» ses sujets qui en ont la peine; autrement il les découragera :
» il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui
» entreront dans ses États. Le commerce est comme certaines
» sources : si vous voulez détourner leur cours, vous les faites
» tarir8. Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les
» étrangers chez vous; si vous leur rendez le commerce moins
» commode et moins utile, ils se retirent insensiblement et ne
» reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de
» votre imprudence3, les attirent chez eux et les accoutument
» à se passer de vous. Il faut môme vous avouer que depuis
» quelque temps la gloire de Tyr est bien obscurcie. Oh! si vous
» l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygma-
» lion, vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez plus
» maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui me-
» nace ruine. 0 malheureuse Tyr 1 en quelles mains es-tu tom-
» bée! autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples
» de la terre 4.
« Pygmalion craint tout, et des étrangers et de ses sujets. Au
absolu de la liberté du commerce : il ue
veut pas que le t prince s'en mèle.i C'est
le système de la lihre conçu rrerice, du pro-
grès indéfini de la production. Il conclut
que, pour uu peuple commerçant, toute
la puissance consiste dans la constante
supériorité de ses produits. — Faut-
il croire que, dans ce bel idéal de la
conduite d'un gouvernement par rap-
port au commerce, Fénelon ait eu en vue
ies Hollandais, qui étaient les Tyriens
du xtii« siècle, et qu'il ait combattu le mo-
nopole, syslème adopté par l'Espagne ?
1. C'est la une maxime non plus d'é-
conomie politique, mais d'excellente pra-
tique dans le détail du commerce.
2. t Sources, cours, tarir; » images
suivies comme une allégorie, et qui s'ap-
pliquent très-bien au commerce qui eu
effet est le canal de la richesse publique.
3. « Imprudent, 1 le même qu'impré-
voyant ; imprudens pour improvidens.
4. Mouvement patriotique ; grande
image et noble idée.
LIYHE TROISIEME.
61
» lieu d'ouvrir, suivant noire ancienne coutume, ses ports à
» loutcs les nalions les plus éloignées, dans une entière liberté,
» il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays,
» les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, la
» nature et le prix de leurs marchandises et le temps qu'ils
» doivent demeurer ici. Il fait encore pis, car il use de super-
» chérie pour surprendre les marchands et pour confisquer
» leurs marchandises. Il inquiète les marchands qu'il croit les
» plus opulents; il établit, sous divers prétextes, de nouveaux
» impôts. 11 veut entrer lui-même dans le commerce, et tout le
» monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Ainsi le eom-
» merce languit; les étrangers oublient peu à peu le chemin
» de Tyr, qui leur était autrefois si doux : et, si Pygmalion ne
» change de conduite, notre gloire et notre puissance seront
» bientôt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné
» que nous 4. »
« Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient
rendus si puissants sur la mer : car je voulais n'ignorer rien de
tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. — a Nous
» avons, me répondit-il, les forêts du Liban qui fournissent le
» bois des vaisseaux; et nous les réservons avec soin pour cet
» usage : on n'en coupe jamais que pour les besoins publics.
» Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage
» d'avoir des ouvriers habiles. — Comment, lui disais-je, avez-
» vous pu faire pour trouver ces ouvriers? »
« 11 me répondait : « Ils se sont formés peu à peu dans le pays.
» Quand on récompense bien ceux qui excellent dans les arts,
» on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent à leur
» dernière perfection ; car les hommes qui ont le plus de sa-
» gesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts
» auxquels les grandes récompenses sont attachées. Ici on
» traite avec honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et
o dans les sciences utiles à la navigation. On considère un bon
» géomètre; on estime 2 fort un habile astronome, on comble
» de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction : on
» ne méprise point un bon charpentier ; au contraire, il est
1. On ne pouvait mieux marquer le
rapport d'un bon commerce et d'un bou
gouvernement. L'auteur fait très-bien
voir les moyens par lesquels un gouver-
nement soupçonneux et tyrannique peut
tarir les sources du commerce, ou du
moins le faire languir, en lui fermant
l'impoi tatiou ou l'exportation. 11 est fort
possible que ce passage ait été un de
ceux qui ont pu déplaire le plus à
Louis XIV et qui faisaient appeler le
grand écrivain un bel esprit chimérique.
2. f On considère, » c.-à-d. on estime.
Considerare, regarder les astres, sidéra ;
souvenirs de l'ancienne astrologie, l'ac-
tion de chercher sa science dans l'étude
des astres, d'où le sens général d'exami-
ner. — « Estimer, œstimure (aes), donner
son prix, sa valeur en argent, pris au
sens moral.
52
TELEMAQIE.
» bien payé et bien traité l. Les bons rameurs milme ont des
» récompenses sûres et proportionnées à leurs services; on les
» nourrit bien; on a soin d'eux quand ils sont malades; en
» leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants :
» s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs famil-
» les ; on renvoie chez eux ceux qui ont servi un cerlain (emps.
» Ainsi on en a autant qu'on en veut : le père est ravi d'élever
» son fils dans un si bon métier2; et, dés sa plus tendre jeu-
» nesse, il se hâte de lui enseigner à manier la rame, à tendre
» les cordages, a mépriser les tempêtes. C'est ainsi qu'on mène
» les hommes, sans contrainte, par la récompense et par le
» bon ordre 3. L'autorilé seule ne fait jamais bien ; la soumis-
» sion des inférieurs ne suffit pas : il faut gagner les cœurs *,
» el faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses
» où l'on veut se servir de leur industrie. »
111. « Après ce discours, Narbal me mena visiter tous les ma-
gasins, les arsenaux 6, et tous les métiers 6 qui servent à la
construction 7 des navires. Je demandais le détail des moindres
choses, et j'écrivais tout ce que j avais appris, de peur d'ou-
blier8 quelque circonstance utile.
« Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion et qui m'ai-
mait, attendait avec impatience mon départ, craignant que
\. Ici l'auteur entre dans tous les dé-
tails d'une bonne administration. Il veut
qu'on relève, quon honore les savants,
les artistes et même les artisans. * On
ne méprise point un bon charpentier; il
est bien payé et bien traité. » Le char-
pentier, carpentarius, celui qui, dans l'o-
rigine, faisait des chars, carpenta. Ce mot
a été ensuite pris dans le sens de tiyna-
rius, l'ouvrier qui travaillait le gros bois
et s'occupait plus généralement de ce
qui regarde les charpentes de la toiture
des maisons.
2. Le système égyptien qui forçait les
fils de succéder à l'elat de leur pèi e était
violent et faux; toutefois il est raisonnable
d'encourager les fils à suivre la profession
de leurs parents. Le fils a plus de chance
de réussir dans l'état paternel que dans
une autre condition. L'esprit de famille
s'entretient aussi beaucoup mieux quand
le père, au lieu d'engager son fils dans
une profession qu'il ignore, est heureux
de lui enseigner celle qu'il connaît.
3. Trois rnnvens pour gouverner ies
hommes: 1° « ■> contrainte, » avec la-
quelle on pousse sans conduire; 2° « la
récompense,» qui attire, qui encourage
et donne des ailes; 3° « le bon ordre, »
le sentiment du devoir et la nécessité de
remplir son emploi dans la société, qud
parte locatus es in re, dit un poète la-
tin: quelle que soit la position dans la-
quelle Dieu a pu vous placer. — Re-
marquez « récompense, » ce qui sert de
compensation au travail; la récompense
est donc chose due, une dette à payer
(à peser, pensare).
4. t L'autorité seule ne fait jamais
bien; » idée chère à Fénelon.Que faut-il
encore? «gagner les cœurs. »
5. « Magasins, aisenaux;» dépôts de
marchandises et dépôts de guerre ; deux
mots arabes.
6. « Métiers,» emploi, le même mot
que ministère, par contraction de mi-
nisterium.
7. «Construction, » action de dresser,
slruere, avec le concours d'ouvriers plus
ou moins nombreux (mm).
8. « Oublier, » oblivisci, effacer de la
mémoire {ob linire). Les mots fiançai?,
quand onse donne la peiued'étudier eur
étymologie, c'est-à-dire le sens propre
du mot d'où ils viennent, paraisseut
pleins d'images et de sens.
LIV11E TROISIÈME.
63
je ne fusse découvert par les espions du roi l, qui allaient nuit
et jour par toute la ville; mais les vents ne nous permettaient
point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions
occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers
marchands, nous vîmes venir à nous un officier de Pygmalion,
qui dit à Narbal : « Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines
» de vaisseaux qui sont revenus d'Egypte avec vous, que vous
» avez mené d'Egypte un étranger qui passe pour Chyprien; le
» roi veut qu'on L'arrête et qu'on sache certainement de quel
» pays il est 2; vous en répondrez sur votre tête 3. » Dans ce
moment, je m'étais un peu éloigné * pour regarder 8 de plus
près les proportions que les Tyriens avaient gardées dans la
construction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on,
par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur
voilier6 qu'on eût jamais vu dans le port; et j'interrogeais
l'ouvrier qui avait réglé ces proportions7.
« Narbal, surpris et effrayé, répondit: « Je vais chercher cet
» étranger, qui est de l'île de Chypre. » Quand il eut perdu de
vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertit- du danger8
où j'étais. « Je ne l'avais que trop prévu, me dit-il, mon cher
» Télémaque, nous sommes perdus! Le roi, que sa défiance
» tourmente 9 jour et nuit, soupçonne que vous n'êtes pas de
» l'île de Chypre ; il ordonne qu'on vous arrête ; il veut me faire
» périr 10 si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous?
» 0 dieux, donnez nous la sagesse pour nous tirer de ce péril.
» 11 faudra, Télémaque, que je vous mène au palais du roi.
» Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la ville d'Ama-
» thonte, fils d'un statuaire de Vénus ll. Je déclarerai que j'ai
1. «Espions,» 1. speculatores ; a n ^ 1 .
spy, ceux qui examinent ce qui se passe.
L'initiale sp, dans le sens de voir, de
regarder, est dans toutes les langues du
vaste ïameau auquel appartient la langue
française.
2 «Pays,» du latin pagus, bourg; d'où
le mot « paysan, » habitant des cam-
pagnes, le pays est primitivement la
campagne eu général ; et, par restric-
tion, le lieu de naissance.
3. « Sur votre tête. » Votre tête sera le
gage;- et si vous trahissez, elle tombera.
4. «Eloigné,» longinquus ; on disait
anciennement, élongné.
5. « Regarder; " ail. warten, angl.
gnard ; d'où les mots garant, garantir;
l'idée première est celle de « faire at-
tention veiller à. »
6. « Bon voilier, » vaisseau qui porte
bien la voile, qui va vite et sans lutter
contre le vent.
7. « Proportion, » l'ordre qu'obser-
vent entre elles les portions, les parties.
8. « Avertir du danger, » tourner mon
esprit du côté du danger; ad verlere.
• Danger, » de damnum gerere, ce qui
peut causer du dommage.
9. « Tourmenter, » tormenlum, idée
de supplice qui fait tourner sans laisser
de repos {(orquere), par extension, au
moral, tourment; l'esprit est tourmenté
quand les soucis l'enserrent comme d'un
tourbillon.
10. « Périr,» perire, quel est ce mot?
aller à travers..., il faut suppléer un
complément vague, qui n'est autre que
la mort. Etymologiquement, périr est le
même que « péril. »
1 1 . « Amaiboute, » ville située dans l'île
de Chypre et bâtie par les Phéniciens.
Elle était renommée pour son temple con-
sacré à Vénus, comme Paphos et ldalie,
autres villes de la même île. — Vénus
Gi
rÉLÉMAQUE.
» connu autrefois votre père, et peut-être que le roi, sans ap-
» jirofondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus
d d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne. »
«Je répondis à Narbal: «Laissez périr un malheureux que
& le destin ' \c\il perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous
» dois trop pour vouloir vous entraîner dans mon malheur. Je
>; ne puis me résoudre 2 à mentir 3; je ne suis pas Chyprien,ct
» je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sinec-
.0 rite : c'est à eux à conserver ma vie parleur puissance, s'ils le
i> veulent, mais je ne veux point la sauver par un mensonge. »
« Narbal me répondit: « Ce mensonge, Télémaque, n'a rien
» qui ne soit innocent; les dieux mômes ne peuvent le con-
n damner : il ne fait aucun mal à personne; il sauve la vie à
d deux innocents; il ne trompe le roi que pour l'empêcher de
» taire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la
» \crtu et la crainte de blesser la religion. »
« Il suffit, lui disais je, que le mensonge soit mensonge, pour
» nôtre pas digne d'un homme qui parle en présence des
» dieux et qui doit tout à la vérité. Celui qui blesse la vérité
» offense les dieux et se blesse soi-même, car il parle contre sa
» conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui est indigne
« de vous et de moi. Si les dieux ont pitié * de nous, ils sau-
••> ront bien nous délivrer; s'ils veulent nous laisser périr, nous
» ocrons, en mourant, les victimes de la vérité 5, et nous laissc-
» ions aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à
» une longue vie: la mienne n'est déjà que trop longue, étant
û si malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui
» mon cœur s'attendrit. Fallait-il que votre amitié pour un
o malheureux étranger vous fût si funeste 6 ? »
l-renait, de l'île de Chypre, le nom de
Cypris.
1. « Destin,! les Latins disaient fatum,
ce qui a été dit et demeure irrévocable.
ht mot français a emprunté le latin
rttstinare, idée du but arrêté, qui doit
être atteint nécessairement; rac. stare,
ce qui demeure et ne saurait être ren-
versé, guod stat.
2. t Me résoudre.! Que signifie ce mot
dans son étymologie ? Resolvere, action
de délier les difficultés, les objections.
3. « Mentir, » de mens, esprit; celui-
là ment qui a dans l'esprit autre chose
qae ce qu'il dit.
4. Les Latins donnaient à leur mot
pietas le double sens de pitié et de pieté,
pensant que la pitié envers les hommes
était un acte de piété envers les dieux.
— La charité chrétienne a aussi double
hommes; mais la religion a relevé et
manifesté ce qui n'était qu'un soupçon
dans l'antiquité.
5. « Victime de la vérité; » on dirait
très-bien: les martyrs de la vérité; mais
ce mot est chrétien et ne peut s'emp'oyer
que par assimilation avec les martyrs du
christianisme ;iu temps des persécutions.
(Martyrs, c.-à-d. les témoins, ceux qui
attestaient la vérité de la religion par
leur sang versé.) Victime est un mot
d'origine païenne, qui a passé dans l'usage
moderne. Dans l'origine, on a offert aux
dirux des victimes humaines, c'est-à-dirtf
des ennemis vaincus, victima, res victa
On dit: être victime de son dévouement,
de sa vertu, etc. Ce mot emporte tou-
jours l'idée du sacrifice corporeiou moral.
6. L'enseignement moral est ici très-
élevé. Les anciens n'étaient pas aussi
ej»rnn,iV"T ■ <'i~c llnmAro, TIIvspp nf>
LIVRE TROISIEME. 65
« Nous demeurâmes longtemps dans cette espèce de combat ;
mais enfin nous vîmes arriver un homme qui courait hors
d'haleine; c'était un autre officier du roi, qui venait de la par»
d'Astarbé*. Cette femme était belle comme une déesse; elle
joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit; elle était
enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trom-
peurs, elle avait, comme les Sirènes ', un cœur cruel et plein
de malignité; mais elle savait cacher ses sentiments corrom-
pus, par un profond artifice. Elle avait su gagner le cœur de
Pygmalion par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix et
par l'harmonie de sa lyre 2. Pygmalion, aveuglé par un violent
amour pour elle, avait abandonné la reine Topha, son épouse.
Il ne songeait qu'à contenter toutes les passions de l'ambitieuse
Astarbé; l'amour de cette femme ne lui était guère moins
funeste 3 que son infâme avarice*. Mais, quoiqu'il eût tant de
passion pour elle, elle n'avait pour lui que du mépris et du
dégoût; elle cachait ses vrais sentiments et elle faisait sem-
blant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le même temps
où elle ne pouvait le souffrir.
« Il y avait à Tyr un jeune Lydien nommé Malachon B, d'une
merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plai-
sirs. Il ne songeait qu'à conserver la délicatesse de son teint,
qu'à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu'à
se parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de sa
robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le
vit; elle l'aima et devint furieuse. Il la méprisa parce qu'il
était passionné pour une autre femme; d'ailleurs il craignit
de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé, se sentant
méprisée, s'abandonna à son ressentiment 6. Dans son déses-
craint pas d'échapper à Tolyphème par 3. « Funeste, • ce qui est désastreux
un mensonge. Féuelon, partant d'une I et peut produire la mort ; funeslus,
tout autre morale, veut enseigner à son funus, s'explique par funis, cord-, à
élève le haut prix de la vertu, et corn- ! cause de la matière de chanvre dont
ment il ne faut pas la trahir pour sauver 6ont formés les flambeaux que l'on porta
6a propre vi«. | aux funérailles. On vuit comme les mots
t. Les Sirène?, filles d'Achélous du sens le plus vaste peuvent avoir une
étaient des divinités marines que l'on singulière origine.
supposait habiter entre le golfe de Ta- j 4. « Infâme, » in f amis {in fari), que
rente et la mer d'Etrurie; elles enchan- : l'on ne saurait dire,
(aient par la douceur de leurs chants les j 5. « Malachon » parait être un mot fa-
navi^ateurs, au point qu'ils se jetaient à briqué par Féuelon du grec (xaXaxôî, mou,
la mer où ils perdaient la vie. , efféminé.
2. « Lalyre» fut le premier instrument 6. «Ressentiment. • C'est le préfixe
à cordes inventé par les anciens. Elle était re qui donne à ce mot sa signification
montée avec des cordes de lia ou de spéciale de haine ayant pour cause le
boyau; sa forme était simpleet plus tard tortqui a été fait sciemment à quelqu'un,
devint variée; la lyre en effet n'eut d'à- , (.'est un sentiment gardé profondement,
bord que trois cordes, mais elle se per- en arrière; repostum, dit Virgile, telle
fectionua par les progrès de la musique. [ est la valeur de re, rétro.
66 TELEMAQUE.
poir, elle s'imagina ! qu'elle pouvait faire passer Malachon pour
1 étranger que le roi faisait chercher et qu'on disait qui cl ai l
venu avec Narbal. En effet, elle le persuada à Pygmalion et
corrompit tous ceux qui auraient pu le détromper. Comme il
n'aimait point les hommes vertueux et qu'il ne savait point les
discerner, il n'était environné que de gens intéressés, artifi-
cieux, prêts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. De
telles gens craignaient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidaient
à tromper le roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine
qui avait toute sa confiance. Ainsi, Malachon, quoique connu
pour Lydien 2 dans toute la ville, passa pour le jeune étranger
que Narbal avait emmené d'Egypte; il fut mis en prison.
« Aslarbé, qui craignit que Narbal n'allât parler au roi et
ne découvrît son imposture, envoyait en diligence à Narbal
cet officier, qui lui dit ces paroles : « Astarbé vous défend de
» découvrir au roi quel est votre étranger; elle ne vous de-
» mande que le silence, et elle saura bien faire en sorte que le
» roi soit content de vous; cependant, hâtez-vous de faire em-
»> barquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez
» emmené d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville. »
Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit
de se taire, et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il deman-
dait, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commission.
«Narbal et moi nous admirâmes la bonté des dieux qui ré-
compensaient notre sincérité et qui ont un soin si touchant de
ceux qui hasardent tout pour la vertu. Nous regardions avec
horreur un roi livré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint
avec tant d'excès d'être trompé, disions-nous, mérite de l'être,
et l'est presque toujours grossièrement. Il se défie des gens de
bien, et il s'abandonne à des scélérats; il est le seul qui ignore
ce qui se passe. Voyez Pygmalion: il est le jouet d'une femme
sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge
des méchants pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre
la vie que de mentir.
« En même temps, nous aperçûmes que les vents changeaient
et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre. « Les
» dieux se déclarent, s'écria Narbal; ils veulent, mon cher Té-
» lémaque, vous mettre en sûreté: fuyez cette terre cruelle
» et maudite! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans
» les rivages les plus inconnus 1 heureux qui pourrait vivre
i
S'il
une
imaginer, » se faire
gion, mettre dans son esprit une image à
la place d'une réalité.
2. f La Lydie,» province do l'Asie Mi-
neure, est maintenant une partie de l'A-
natolie;on la confondait avec la Mé
Les Lydiens eurent leurs jours de pros-
périté, de puissance, sous Crésus.
LIVRE TROISIEME.
ùl
» et mourir avec vous! Mais un destin sévère m'attache à celte
» malheureuse patrie; il faut souffrir avec elle; peut-être
» faudra-t il être enseveli dans ses ruines; n'importe, pourvu
» que je dise toujours la vérité et que mon cœur n'aime que
» la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je prie les
» dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous ac-
» corder le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu
» pure et sans tache, jusqu'à la mort. Vivez, retournez enltba-
» que, consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants.
» Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embras-
» ser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa
» sagesse! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du mal-
» heureux Narbal, et ne cessez jamais de m'aimer !. »
« Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes
sans lui répondre; de profonds soupirs m'empochaient de
parler : nous nous embrassions en silence. Il me mena jus-
qu'au vaisseau: il demeura sur le rivage, et quand le vaisseau
fut parti nous ne cessions de nous regarder tandis que nous
pûmes nous voir 9. »
Observations sur le troisième livre. — Le troisième livre sert de
contraste au second. Après le tableau de la vie champêtre on voit
les agitations de la vie civile: le tableau de la cité commerçante et
celui d'une cour vicieuse et cruelle. L'auteur a mêlé, avec un grand
art et une singulière variété de style, les descriptions de Tyr, du Li-
ban, de la vaste mer, aux considérations qui tiennent à une science
qu'on peut regarder comme postérieure à Fénelon, l'économie poli-
tique. — La morale occupe aussi une grande place dans ce livre, ou
plutôt tout s'y rapporte. Les principales vertus qui y sont recomman-
dées sont la discrétion, la simplicité du cœur, la générosité, cette vertu
royale qui est ici enseignée comme contraste de l'avarice dePygmalion,
enfin l'amour de la vérité. Les hommes n'ont pas le droit de racheter
leur vie au prix d'un mensonge.
1 . On sent tout ce qu'il y a de pathétique
dans ces adieux de Narbal au fils d'U-
lysse; du reste, tout cela est chrétien : Nar-
bal ne souhaite pas seulement le bonheur
au jeune prince, il lui souhaite surtuut la
vertu, couronnée par la persévérance «jus-
qu'à la mort. » Fénelon reste toujours
chrétien malgré ses fictions païennes.
2. On ne pouvait pas mieux peindre
le tendre sentiment de deux amis, dont
l'un demeure sur le rivage tandis que
l'autre vogue déjà sur la mer. Il y a du
charme dans l'opposition d<' ces deux
verbes : t regarder, voir. »
08 TÉLÉMAQUE.
LIVRE QUATRIÈME.
Sommaire. — I. Prudents conseils de Mentor; Télémaque continue
son récit. — II. Traversée, songe de Télémaque; tempête, Telé-
maqne sauve le navire ; arrivée en Chypre. — III. Description de
celle île et du temple de Venus; le fils d Ulysse retrouve Mentor,
qui est devenu l'esclave du Syrien II izacl. — IV. Départ pour la
Crète; entretiens sublimes d'ilazaël et de Mentor; triomphe d'Ain
philriie.
1. Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immobile ! et
transportée de plaisir en écoulant les aventures de Télémaque,
l'interrompit pour lui- faire prendre quelque repos. « Il est
» temps, lui dit-elle, que vous alliez goûter la doueeur dusom-
» meil après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici ;
» tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie ;
»> goûlez la paix el tous les autres dons des dieux, dont vous
» allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de
» roses entr'ouvtira les portes dorées de l'Orient 2 et que les
» chevaux du Soleil, sortant de l'onde amère, répandront les
» flammes du jour 3 pour chasser devant eux toutes les étoiles
» du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire
» de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse
» et votre courage : ni Achille vainqueur d'Hector, ni Thésée re-
» venu des enfers, ni môme le grand Alcide qui a purgé la
» terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et
» de vertu que vous *. Je souhaite qu'un profond sommeil vous
» rende cette nuit courte. Mais, hélas ! qu'elle sera longue
» pour moi 1 qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre,
1. t Immobile; » imité de Virgile :
Intentique ora tenebant.
• Attentifs, ils tenaient leurs visages
(immobiles). «Ailleurs, le poëte latin re-
présenle la reine ayant les yeux fixés sur
le héros, drfixa oculos, et tout entière
au récit qu'elle écoute.
2. Les poètes antiques avaient per-
sonnifié l'aurore ; ils en faisaient la mes-
sagère du soleil; elle présidait à la nais-
sance du jour. — Les « doigts de roses, »
expression poétique que l'on rencontre
fréquemment dans Homère.
(Od., II, 1.)
■ Lorsque parut l'Aurore matinale, aux
» doigts de roses; » ainsi nommée parce
qu'elle sème les roses sur sa route. —
« Les portes dorées de l'Orient ;» image
plus moderne et non moins vive.
3. Selon les idées antiques, le Soleil
était sur un char traîné par quatre cour-
siers vomissant des ûammes; il chassait
les Ténèbres, et le soir se retirait dans
les flots auprès de son épouse, la déesse
Thétis.
4. Les éloges de Calypso sont à des-
sein exagérés, et Mentor ne manquera
pas de les réduire à leur juste valeur.
Télémaque ne saurait consentir à se
placer au-dessus de son père, au-dessng
d'Achille, de Thésée et d'Hercule. — Voir
plus haut notre note sur Achille et celle
sur Hercule, nommé aussi Alcide, petit-
fils d'Alcée, de i\*i, force. — Thésée,
fils d'Egée, réunit les douze bourgades de
l'Attique et fonda le royaume d'Athènes;
il fut mis au rang des demi-dieux.
LIVRE OUATRIÊME.
C9
» de vous faire redire ce que je sais déjà, et de vous demander
» ce que je ne sais pas encore ! Allez, mon cher Télémaque,
» avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu ; allez dans
» cetle grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je
» prie Morphée i de répandre ses plus doux charmes sur vos
» paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine 2
» dans tous vos membres fatigués, et de vous envoyer des son-
o ges légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens
» par les images les plus riantes, et repoussent loin de vous tout
» ce qui pourrait vous réveiller trop promptement. »
La déesse conduisit elle-même Télémaque dans celte grottô
séparée de la sienne. Elle n'était ni moins rustique ni moins
agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un
doux murmure qui appelait le sommeil 3. Les nymphes y
avaient préparé deux lits d'une molle verdure, sur lesquels
elles avaient étendu deux grandes peau.v, l'une de lion pour
Télémaque, et l'autre d'ours pour Mentor *. »
Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor
parla ainsi à Télémaque : « Le plaisir de raconter vos histoires
» vous a entraîné ; vous avez charmé la déesse en lui expliquant
» les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont
» tiré : par là, vous n'avez fait qu'enflammer davantage son
» cœur, et que vous préparer une plus dangereuse captivité.
» Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir
» de son île, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aven-
» tures ? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans pru-
» dence. Elle s'était engagée à vous raconter des histoires et à
» vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a
» trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire ; et elle vous
» a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire savoir : tel est
1. Morjihée, dieu du sommeil, prési-
dait aux songes, aux illusions revêtue*
de formi'S sensibles ; p.op<j>ti, forma.
2. « Les vapeurs divines » du sommeil
sout une image naturelle, ordinaire dans
la poésie antique. On la retrouve dans
Virgile :
Tempns erat quo prima quies mortalibus œgris
lucipit. et dono divum gralissima serpit.
[jEn.% 1. II, v. 268.)
■ C'était le temps où le doux sommeil,
i par un présent des dieux, se glisse
i dans les membres des mortels fati-
» gués * L'idée de la vapeur est implici-
tement exprimée dans le verbe serpit,
s'insinue.
3. Imité d'Ovide :
Cura murmure labens
InTitat lomnos crepitantibus unda lapilli».
(Ovid., Met., 1. XI, v. 604.)
« Une onde qui tombe avec un doux
» murmure, sur uu lit de cailloux... •
Mais Fénelon est resté inférieur au poêle
latin, surtout à cause de ce trait inélé-
gant : « qui coulait dans un coin. »
4. Dans VOdyssêe, à la fin du premier
livre, Homère décrit la couche de Télé-
maque préparée par sa nourrice Eury-
clée. Il y a là un détail plein de naïveté :
« Le héros ouvre la porte de sa ch;im-
■ bre solidement construite, s'assied sur
» sa couche et se dépouille de sa tunique
» moelleuse. 11 la remet entre les mains
■ de la prudente vieille, qui la plie et la
» suspend à une cheville près du lit. i
70 TÉLÉMAQUE.
» l'art des femmes flatteuses et passionnée?. Quand est-ce, ô
» Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais
» par vanité, et que vous saurez taire tout ce qui vous est
» avantageux, quand il n'est pas utile à dire ? Les autres adini-
» rent voire sagesse' dans un âge où il est pardonnable d'en
» manquer : pour moi, je ne puis vous pardonner rien, je suis
» le seul qui vous connais et qui vous aime assez pour vous
» avertir de toutes vos fautes. Combien ôtes-vous encore éloi-
» gné de la sagesse de votre père ' ! »
— « Quoi donc ! répondit Télémaquc, pouvais-je refuser à
» Calypso de lui raconter mes malheurs ? — Non, reprit Mentor,
» il fallait les lui raconter : mais vous deviez le faire en ne lui
» disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous
» pouviez dire que vous aviez été, tantôt errant, tantôt captif
» en Sicile, et puis en Egypte. C'était lui dire assez, et tout le
» reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déjà son
» cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver! —
» Mais que ferai-je donc? continua Télémaque, d'un ton modéré
» et docile. — Il n'est plus temps, repartit Mentor, de lui cacher
» ce qui reste de vos aventures : elle en sait assez pour ne pou-
» voir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore ; votre
» réserve 2 ne servirait qu'à l'irriter. Achevez donc demain de
» lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et
» apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce
» qui peut vous attirer quelque louange 3. » Télémaque reçut
avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.
Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la
terre *, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses
nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. « Il est temps, lui-
» dit-il, de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso : mais
» défiez vous de ses douces paroles ; ne lui ouvrez jamais votre
» cœur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle
» vous élevait au dessus de votre sage père, de l'invincible
» Achille, du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. Sen-
» tîtes-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous
» ce qu'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même :
» elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit faible, et assez
1. Que ces paroles de Mentor sont no-
bles, graves, instructives, et quelles excel-
lentes leçons pour un prince si facile-
ment accessible à la flatterie!
2. « Réserve, » action de garder à
part soi.
3. On voit ici l'éducation en pratique;
un jeune homme imprudent, mais qui
aime son gouverneur, ne repousse jamais
les leçons, même sévères.
4. « Phébus, » surnom d1 Apollon, si-
gniûe proprement le dieu éclatant ; ^1-
Ço<, éclatant.
LIVRE QUATRIEME.
7,
» vain pour vous laisser tromper par des louanges dispropor-
» tionnées à vos actions. »
Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les atten-
dait. Elle sourit en les voyant, et cacha, sous une apparence
de joie, la crainte et l'inquiétude qui troublaient son cœur,
car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui
échapperait de môme qu'Ulysse. « Hâtez-vous, dit-elle, mon
» cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité : j'ai cru, pendant
» toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une
» nouvelle destinée dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel
» fut ce voyage, et ne perdons pas un moment. » Alors on
s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage
épais 1.
Calypso ne pouvait s'empêcher de jeter sans cesse des re-
gards tendres et passionnés sur Télémaque, et de voir avec
indignation que Mentor observait jusqu'aux moindres mouve-
ments de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se
penchaient pour prêter l'oreille, et faisaient une espèce de
demi-cercle pour mieux voir et pour mieux écouter : les yeux
de toute l'assemblée étaient immobiles et attachés sur le jeune
homme 8. Télémaque, baissant les yeux et rougissant avec
beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire :
II. « A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli
nos voiles 3, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux.
Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les mœurs,
je me résolus de me taire, de remarquer tout et d'observer
toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais,
pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me
saisir : mes sens étaient liés et suspendus ; je goûtais une paix
et une joie profonde qui enivrait mon cœur *.
« Tout à coup je crus voir Vénus qui fendait les nues dans
<on char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette
éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres qui pa-
rurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan et qu'elle
1. L'auteur suspend à prooosson récit
pour rappeler au lecteur lb aituation ac-
tuelle, Télémaque dans l'île de Calypso
et le péril qu'il y court.
ï. La déesse et ses nymphes, formant
un demi-cercle pour t mieux voir et
mieux écouter, • tableau plein de grâce.
>. Neptunui vends implevit vêla tecundii.
UBn.,1. V.
« Neptune a rempli les voiles d'un
veut favorable. » C'est la même expres-
sion pittoresque et vraie.
4. Les effets du sommeil sont ici heu-
reusement exprimes. Les senssont « liés, •
ne sont pas libres ; « suspendus, » par
suite du lien qui arrête leur mouvement
naturel. — « Profonde, • qui va jusqu'au
foud du cœur, le pénètre tout entier, et
i l'enivre. » Beau langage.
n
TELÈMAQUE.
éblouit les yeux de Jupiter môme '. FJle descendit tout à coup
d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la
main sur 1 épaule, et, me nommant par mon nom, prononça
ces paroles: « Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu
» arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisi rs , les ris
» et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des
» parfums sur mes autels; la, jeté plongerai dans un fleuve de
» délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-
» toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses,
» qui veut te rendre heureux. »
« En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les peti-
tes ailes s'a gi tant le faisaient voler autour de sa mère2. Quoi-
qu'il eût sur son visage la tendresse, les grAces et l'enjouement
de l'enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui
me faisait peur. Il riait en me regardant ; son ris était malin,
moqueur et cruel. Il lira de son carquois d'or la plus aiguë de
ses flèches, il banda son arc et allait me percer, quand Minerve
se montrasoudainemen t pour me couvrir de son égide. Le visage
de cette déesse n'avait point cette beauté molle et cette langueur
passionnée que j'avais remarquées dans le visage et dans la
posture de Vénus. C'était au contraire une beauté simple, né-
gligée, modeste; tout était grave, vigoureux, noble, plein de
force et de majesté. La flèche de Cupidon, ne pouvant percer
l'égide, tomba par terre. Cupidon, indigné, en soupira amère-
ment; il eut honte de se voir vaincu 3. « Loin d'ici, s'écria Mi-
» nerve, loin d'ici, téméraire enfant l tu ne vaincras jamais que
» des ûmes lâches, qui aiment, mieux tes honteux plaisirs que
» la sagesse, la vertu et la gloire *. » A ces mots, l'Amour ir-
rité s'envola; et Vénus remontant vers l'Olympe, je vis longtemps
son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur:
puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne
retrouvai plus Minerve.
« 11 me sembla que j'étais transporté dans un jardin déli-
cieux, tel qu'on dépeint les Champs-Elysées. En ce lieu je re-
connus Mentor, qui me dit : « Fuyez cette cruelle terre, cette
1. Vénus, la déesse de la beauté, était
en effet représentée sur un chir traîné
par des colombes; on la supposait sor-
tie de l'écume de la mer, et c'est pour
cela qu'elle était appelée Aphrodite
(dfp6(, écume). Elle était Bile du Ciel,
le plus ancien dieu avant Jupiter et Sa-
turne.
2. Le fils de Vénus, la personnification
de l'amour sensible, cupvlo, désir; il
était représenté les yeux baudes, portant
un carquois et des flèches, avec un ara
dans les mains.
3. Scène mythologique et allégorique,
écrite avec une rare distinction.
4. Cette morale est belle; cependant
elle est resserrée dans des limites assez
étroites par la fiction mythologique. La
vraie sagesse ne donnerait pas la gloire
humaine, cette grande vanité, comme le
motif le plus fort de combattre et de
vaincre les passion*.
LIVRE QUATRIÈME. 73
« île empestée où l'on ne respire que la volupté. La vertu la
« plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu'en
« fuyant. » Dus que. je le vis, je voulus me jeter à son cou pour
l'embrasser; mais je sentais que mes pied- ne pouvaient se
mouvoir, que mes genou 'baient sous moi, et que mes
mains, s'eflbrçant de saisir Y I r, cherchaient une ombre
vaine qui m'échappait toujoi cet effort, je m'éveillai
et je sentis que ce songe nrysl rieux était un avertissement,
divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de
défiance contre moi-même pour détester la vie molle desChy-
priens. Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus que
Mentor avait perdu la vie, et qu'ayant pa>sé les ondes du Slyx,
il habitait l'heureux séjour des Ames justes.
« Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me
demanda pourquoi je pleurais. « Les larmes, répondis-jc, ne
» conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans
» espérance de revoir sa patrie. » Cependant tous les Chypriens
qui étaient dans le vaisseau s'abandonnaient à une folle joie.
Les rameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs
rames; le pilote, couronné de fleurs, laissait le gouvernail ei
tenait à sa main une grande cruche de vin qu'il avait presque
vidée; lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bac-
chus, chantaient, en l'honneur de Vénus et de Cupidon, des
vers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la
vertu.
« Pendant qu'ils oubliaient ainsi les dangers de la mer, une
soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés
mugissaient avec fureur dans les voiles8; les ondes noi^
taient les flancs du navire qui gémissait sous leurs coup
1. Toute celte histoire est donnée
comme un rêve. Il a commencé par dire:
• Je crus voir Venus, 1 puis il s'imagine
être transporté aux Champs Élysees, où
se passe la seconde partie du songe;
Mentor fuit et lui échappe comme une
ombre vame, parce que dans la réalité
ce persounage est une fiction, et qu'il n'y
a pas d'autre Mentor que la déesse agis-
sant sius une forme humaine. — Ovide
a exprimé une image pareille à celle qui'
est ici :
Nibil nisi cedentea infelix arripit aura*
{Met., I. X, v. 59.)
« Il ne saisit rien, l'infortuné, sinon
• les airs qui cèdent à soneffurt.» Voir
aussi, au sixième livre de Y Enéide, Euée
voulant saisir l'ombre d'Anchise. Voir en-
core l'épisode de Creuse, 1. II, v. 79J.
TÉLÉMAQUE. 1.
2. Plusieurs traits de cette te.mré!e
sont empruntes aux anciens :
Stridens aquilone procelli
Vélum adversa fcrit.
[jBn., 1. I, v. 10i.)
• La tempête précipitée par l'aquilon,
» frappe de front la voile avec un horri-
» ble sifflement. »
Remarquez, dans Féuelon, • les vents
déchaînés, • circonstance à la fois poé-
tique et mythologique; les vents, dans
le premier livre de {'Enéide, sout tenus
enchaînes dans une prison, sous le scep-
tre d'Eole.
S. Sxpe dat ingentem Quctu latut ida (Va -
Lgoiem
(Ou:, AI et., \. XI, v. 508.)
4
74 TÉLÉMAQUE.
Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées; tantôt la
mer semblait se dérober sous le navire et nous précipiter dans
l'abîme l. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre
lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible.
Alors je compris par expérience ce que j'avais souvent ouï dire
à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs
manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens
abattus pleuraient comme des femmes; je n'entendais que des
cris pitoyables, que des regî ets sur les délices de la vie, que de
vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si
on pouvait arriver au porM Personne ne conservait assez de
présence d'esprit, ni pour ordonner les manœuvres, ni pour
les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver
celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le
pilote, troublé par le vin comme une bacchante, était hors
d'état de connaître le danger du vaisseau. J'encourageai les
matelots effrayés, je leur fis abaisser les voiles, ils ramèrent
vigoureusement : nous passâmes au travers des écueils et nous
vîmes de près toutes les horreurs de la mort *~
« Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me
devaient la conservation de leurs vies; ils me regardaient avec
étonnement. Nous arrivâmes dans l'Ile de Chypre au mois du
printemps qui est consacré à Vénus. Cette saison 3, disent les
Chypriens, convient à cette déesse; car elle semble ranimer
toute la nature, et faire naître les plaisirs comme les fleurs *.
111. « En arrivant dans l'île 5, je sentis un air doux qui rendait
les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur
enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturelle-
ment fertile et agréable, était presque inculte, tant les habi-
tants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des
femmes et de jeunes filles, vainement parées, qui allaient, en
chantant les louanges de Vénus, se dévouer à son temple. La
beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur
leurs visages : mais les grâces y étaient affectées ; on n'y voyait
2. Prœsontemque viris intentant omnia
[ino: tcui.
{sEii., 1. I, v. 91.)
« Tout présente aux guerriers l'image
• d'une mort inévitable. »
3. « Saison, » du lat. statio, de stare;
station de l'année.
4. Quelle élégance dans ce style, et
comme cette phrase est nombreuse et
• Les uns sonx Buspenuus but i« cime cadencée 1
des vagues, les autres voient la terre 5. Sur l'ile de Chypre, voir plus haut,
à travers les flots qui •'entr'ouvrent. I p. 35.
• Plug d'une fois les flancs du navire
» sont frappés par les flots avec un grand
» bruit. >
1. Ei summo in fluctu pendant; his unda
[dehiscens
Terram inter fluctus aperit.
(^n., 1. I, ▼. i08.)
LIVRE QUATRIEME. 75
point une noble simplicité, et une pudeur aimable qui fait le
plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de com-
poserleurs visages â, leur parure vaine, leur démarche languis-
sante, leurs regards qui semblaient chercher ceux des hommes,
leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en
un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me sem-
blait vil et méprisable : à force de vouloir plaire, elles me dé-
goûtaient 2.
« On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs
dans celte île, car elle est particulièrement adorée à Cylhère, à
Idalie et à Paphos. C'est à Cythère que je fus conduit. Le
temple est tout de marbre : c'est un parfait péristyle 3; les co-
lonnes sont d'une grosseur et d'une hauteur qui rendent cet
édifice très-majestueux : au-dessusde l'architrave * et de la frise 5
sont, à chaque face, de grands frontons 6 où l'on voit en bas-reliefs7
toutes les plus agréables aventures de la déesse 8. A la porte du
temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire
leurs offrandes 9. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu
sacré aucune victime; on n'y brûle point, comme ailleurs, la
graisse des génisses et des taureaux; on ne répand jamais leur
sang : on présente seulement devant l'autel les bêtes qu'on
offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche,
sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de
pourpre brodées d'or ; leurs cornes sont dorées, et ornées de
bouquets des fleurs les plus odoriférantes. Après qu'elles ont
été présentées devant l'autel, on les renvoie dans un lieu
écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la
déesse.
« On offre aussi toute sorte de liqueurs parfumées, et du vin
1. i Composer son visage ; » lui don-
ner une expression; Racine, dans Bru
tannievs, emploie ce mot avec un grand
sens'; il montre tous les courtisans
Sur les yeux de César composant leur visage.
2. Fénelon, ne l'oublions pas, écrit
pour un jeune prince exposé à la séduc-
tion des cours ; et s'il emploie de ces
peintures fortes, c'est qu'il désire sur
5. La frise est une pièce entre l'ar-
chitrave et la corniche.
6. On appelle fronton, l'espace réservé
entre la frise et la corniche, ornement
en triangle sur le frontispice ou face
principale de la construction.
1. t Bas-reliefs; * on appelle ainsi
certaines sculptures qui sont adhérentes
au fond et ont face de saillie.
8. Fénelon vient de rappeler les prin-
tout inspirera son élève la défiance de c'paux termes de l'architect.'jre grec
mille artifices auxquels les princes sont <Jue' Ajoutons la corniche, ornement ou
exposes | saillie au-<1e>sus de la frise, et servant
3. Le péristyle est une suite de co- j trnlTlT'T^ 'T^ chf P|tea^ Partie
lonnes formant une galène soit en face, orn,ï "g ? °'T arch,trafve i
soit autour de l'édifice. ^il i "^ ' ' °ï ? T "wf* en
saillie du mur sur le toit, architrave,
4. L'architrave est la partie qui repose frise et corniches réunies.
sur les colonnes, et qui a la forme d'une 9. « Offrandes, » quod fertur ob} ce
poutre transversale. que l'on porte devant soi, pour donner.
*JP
76 TÉLÉMAQUE.
plus doux que le neclar l. Les prêtres* sont revêtus de longues
robes blanches, avec des ceintures d'or et des franges de même
au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les
parfums les plus exquis de l'Orient, et ils forment une espèce
de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple
soûl ornées de festons pendants 8 : tous les vases qui servent aux
sacrifices sont d'or ; un bois sacré de myrte environne le bâti-
ment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une
rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres, et
osent allumer le feu des autels. Mais l'impudence et la dis-
so ution * déshonorent un temple si magnifique.
« D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyais : mais insen-
siblement je commençais à m'y accoutumer. Le vice ne m'ef-
frayait plus, toutes les compagnies m'inspiraient je ne sais
quelle inclination pour le désordre: on se moquait démon
innocence; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet à ces
peuples effrontés. On n'oubliait rien pour exciter toutes mes
passions 5, pour me tendre des pièges, et pour réveiller en moi
le goût des plaisirs. Je me sentais affaiblir tous les jours; la
bonne éducation que j'avais reçue ne me soutenait presque
plus; toutes mes bonnes résolutions s'évanouissaient 6. Je ne
me sentais plus la force de résister au mal 7 qui me pres-
sait de tous côtés; j'avais même une mauvaise honte de la
vertu. J'étais comme un homme qui nage dans une rivière pro-
fonde et rapide : d'abord il fend les eaux, et remonte contre le
torrent ; mais si les bords sont escarpés, et s'il ne peut se re-
poser sur le rivage, il se lasse enfin peu à peu ; sa force l'aban-
donne, ses membres épuisés s'engourdissent, et le cours du
fleuve l'entraîne-8. Ainsi, mes yeux commençaient à s'obscurcir,
1 . Les vins de Chypre avaient un très- 1 5. « Passions. » Nous appelons passions,
grand renom, qu'ils ont conservé. Fé- j dit Foutenelle, les affections déréglées
n«lon dit qu'ils sont • plus doux que le
nectar, i breuvage des dieux.
2. • Prêtres ; i dans l'origine étymolo-
gique, les vieillards, du grec icptfffrx; ; les
Romains avaient un terme plus significa-
tif, sacerdotes, ceux qui sont adonnés aux
choses sacrées; d'où le mot «sacerdoce.!
3. « Festons, » faisceau de branches
entremêlées de LVurs et de fruits, for-
mant diverses ondulatiuns le long d'une
surface d'architecture; — « pendants,»
parce que les festons, suspendus aux
extrémités, retomhent par le milieu.
4. « Impudence, » absence de pu-
deur, c.-à-d. quand il n'y a plus de honte,
que l'on ne rougit plus. — « Dissolution, »
lorsqu'il n'y a plus de frein, que l'on
s'est délié de toute retenue, dissolutui.
de l'âme; et quand nous voulons douner
à ce mot uue acception favorable, nous
y joignons toujours une épithète qui le
relève et le corrige, comme ui.e passion
noble, louable, légitime.
6. «S'évanouir,» disparaître, se réduire
à rien, vanescere, devenir vaines. Se
dit très-bien des résolutions faibles.
7. « Résister au, » 6e tenir eu arrière,
(re sisiere), afiu d'être plus ferme contre
le choc.
8. On peut reconnaître ici une imita-
tion de Virgile :
Non aliter quam qui adverio vix flumine lem-
[bum
Remigiis subigit, si brachia forte remisit,
Atque illum in praceps prono rapit alveui
[nmnj.
{Gtorg.y 1. I, ▼. toi.)
LIVRE QUATRIEME,
77
mon cœur tombait en défaillance ; je ne pouvais plus rappeler
ni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon père. Le songe
où je croyais avoir vd le sage Mentor descendu aux Champs»
Elysées achevait de me décourager : une secrète et douce lan-
gueur s'emparait de moi ; j'aimais déjà le poison flatteur qui se
glissait de veine en veine et qui pénétrait jusqu'à la moelle
de mes os. Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs;
je versais des larmes amères ; je rugissais comme un lion dans
ma fureur. 0 malheureuse jeunesse! disais-je : ô dieux, qui
vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les fuites-'
passer par cet âge, qui est un temps de folie et de fièvre ar-
dente! Oh '.que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé, et
proche du tombeau, comme Laërte, mon aïeul 1 ! La mort me
serait plus douce que la faiblesse honteuse où je me vois5.
« A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissait,
et que mon cœur, enivré d'une folle passion, secouait presque
toute pudeur; puis je me voyais replongé dans un abîme de
remords 3. Pendant ce trouble, je courais errant çà et là dans
le sacré bocage, semblableà une biche que le chasseur a blessée:
elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur;
mais la flèche qui l'a percée dans le flanc la suit partout; elle
porte partout avec elle le trait meurtrier \ Ainsi je courais en
vain pour m'oublier moi-môme, et rien n'adoucissait la plaie
de mon cœur.
« En ce moment j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre
épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor; mais son visage
me parut si pâle, si triste, si austère, que je ne pus en res-
sentir aucune joie 5. « Est-ce donc vous, m'écriai-je, ô mon
t Tel est le nautonier qui remonte
» une rivière à force de rames; si ses bras
» se ralentissent, aussitôt le courant du
• fleuve l'entraîne dans sa pente rapide.»
Le fiançais est plus complet et plus
expressif.
i. Le père d'Ulysse, qui vivait encore
au retour de celui-ci, retiré dans ses
jardins. La reconnaissance d'Ulysse et
de Laërte est un des plus beaux épiso-
des de 1* Odyssée.
2. Toute celte peinture des périls aux-
quels ou est exposé par la fréquentation
du vice, est tracée de main de maître.
11 y a une profonde observation du cœur
humain dans ce tableau des fluctuations
et des déchirements d'un cœur qui s at-
tache . à la vertu et qui se sent en-
traîné.
3. « Remords, » morsure de la con-
science. Le repentir est le sentiment du
mal commis, avec désir de l'effacer; le
remords est de plus un châtiment, une
douleur, il suit immédiatement la faute
et s'ajoute au repentir.
* Qualis conjecta cerva sagitta,
Quam procul incautara nemora inter Cre«i«
[ûxit
Pastor agens telis, liquilque volatile ferrum
Nescius ; illa fuga silvas saltusque peragrat
Diclaeoa ; haeret laleri letalis arundo.
[jEn.t 1.1V, v. 69.)
« Telle qu'une biche atteinte de !ciu
» d'une flèche légère par un berger qui
■ l'a surprise dans les forêts de Crète,
i et qui, sans le savoir, a laissé dans la
> plaie le fer meurtrier; l'animal par-
» court, d'une fuite rapide, les forêts du
i Dictys; mais le trait mortel re*te at-
> taché à ses flancs. ■ Fénelon suit de
près son modèle, surtout vers la fiu, mais
sans l'égaler.
5. Mentor, personnification de la sa
•8 TÉLÉMAQUE.
» cher ami, mon unique espérance! est-ce vous? quoi donc!
» est-ce vous-même? une image trompeuse ne vient-elle point
» abuser mes yeux ? est-ce vous, Mentor? n'est-ce point votre
» ombre encore sensible à mes maux? n'êtes-vous point au
» rang des âmes heureuses qui jouissent de leur vertu, et à qui
» les deux donnent des plaisirs purs dans une éternelle paix
» aux Champs Elysées? Parlez, Mentor, vivez-vous encore?
» Suis-je assez heureux pour vous posséder, ou bien n'est-ce
» qu'une ombre de mon ami ? » En disant ces paroles, je courais
vers lui, tout transporté, jusqu'à perdre la respiration ; il
m'attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. 0 dieux,
vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes mains
le touchaient! « Non, ce n'est pas une vaine ombre !je le tiens !
» je l'embrasse, mon cher Mentor ! » C'est ainsi que je m'écriai.
J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; je demeurais atta-
ché à son cou sans pouvoir parler. 11 me regardait tristement
avec des yeux pleins d'une tendre compassion.
« Fnfin'je lui dis : « Hélas ! d'où venez-vous?en quels dangers
» ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence 1 et que
»> ferais-je maintenant sans vous? » Mais, sans répondre à mes
questions : « Fuyez ! me dit-il d'un ton terrible ; fuyez! hâtez-
» vous de fuir ! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison ;
» l'air qu'on y respire est empesté ; les hommes contagieux ne
» se parlent que pour se communiquer un venin mortel l. La
» volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des maux
» sortis de la boîte de Pandore, amollit tous les cœurs et ne
» souffre ici aucune vertu2. Fuyez! que tardez-vous? ne regar-
» d z pas même derrière vous en fuyant ; effacez jusqucs au
» moindre souvenir de celle île exécrable. »
« 11 dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se
gesse divine, a laissé Télémaque aban- • si longtemps attendu? » — Et la ré-
donné pendant un certain temps a ses
propres force», afio de l'éprouver; mais
il reparait au moment où le combat est
le plus terrible, et quand le fils d'Ulysse
est dans le plus grand péril de suc-
comber.
i. Racine a dit aussi en employant le
mot venin :
Pourquoi nourrissex-vous le venin qui vous
4 [tue t
ponse :
Heu 1 fuge, nate deî, teque his, ait, eripe
[Qainmis .
(V. 289.)
«Fuis, fils d'une déesse, et arrache-toi
à ces flammes. »
2 Pandore ayant été formée du limon
terrestre par Vulcain, chacun des dieux lui
Il y a ici, pour le mouvement, quelques fit un présent (d'où son nom, itfiv Sûpov) .
souveuirsde l'apparition d'Hector à Eace Jupiter lui donna une boîte dans laquelle
au IIe livre. étaient renfermes tous les maux. Epimé-
Quibus, Hector, ai^oris, thée, son époux, ouvrit la boîte et tous
Eipeclate, venis? I les maux s'échappèrent; mais l'espérance
(L. II, t. 282.) i s'y trouvait et demeura. Hésiode a conté
« De quels bords viens- tu, Hector, toi ' dans ses vers cette antique histoire.
LIVRE QUATRIÈME. 79
dissipait sur mes yeux, et qui me laissait voir la pure lumière * :
une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans
mon cœur. Celte joie était bien différente de cette autre joie
molle et folâtre don l mes sens avaient été d'abord empoisonnés :
l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée
de passions furieuses et de cuisants remords ; l'autre est une
joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de cé-
leste ; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser;
plus on s'y plonge, plus elle est douce ; elle ravit l'âme sans la
troubler2. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que
rien n'était si doux que de pleurer ainsi. 0 heureux, disais je,
les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté ! peut-
on la voir sans l'aimer! peut-on l'aimer sans être heureux M
jw Mentor me dit : « Il faut que je vous quitte ; je pars dans ce
» moment, il ne m'est pas permis de m'arrêter. — Où allcz-
» vous donc ? lui répondis-je : en quelle terre inhabitable ne
» vous suivrai-je point ? Ne croyez pas pouvoir m'échapper, je
» mourrai plutôt sur vos pas*. » En disant ces paroles, je le
tenais serré de toute ma force. « C'est en vain, me dit-il, que
» vous espérez me retenir. Le cruel Métophis me vendit à des
» Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas en Syrie5,
» pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en
» tirer une grande somme d'un nommé Hazaël, qui cherchait un
» esclave grec pour connaître les mœurs de la Grèce et pour
» s'instruire de nos sciences.
« En effet, Hazaël m'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris
» de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l'Ile de
» Crète 6 pour étudier les sages lois de Mi nos 7. Pendant notre
» navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l'île
» de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire
» ses offrandes au temple : le voilà qui en sort; les vents nous
1. Adspice, namque omnem, qnae nunc ob- i ancienne, et qui fut la capitale de la
[ducta tuenti Syrie avant la fondation d'Antioche, au
Morlales hebetat visus tibi, et huinida circum
Caligat, nubem eripiam.
{j£n., I. II, v. 604).
t Regarde, car je vaisdissiper le nuage
■ qui couvre tes yeux, et dont l'humide
» vapeur voile ta paupière. »
2. La joie de l'âme est ici merveilleu-
sement exprimée ; elle ravit et ne trou-
ble pas.
3. Ici les sentiments sont tout chré-
tiens; le paganisme n'aime pas ainsi.
4. Aut moriere simul. JEn.y I. II, v. 524.
« Ou nous mourrons ensemble. »
5. Damas est une grande ville, très-
quatrième siècle avant Jésus-Christ. Elle
est la capitale du pachahek de ce nom,
et comprend Jérusalem dan^ sou ressort.
On ne lui donne pas moins de 200,000
habitants.
6. La Crète, aujourd'hui Candie,
grande île entre la mer Egée et la mer
de Libye, était célèbre dans l'antiquité
par ses cent villes ou bourgs, par le
mont Ida et le fameux Labyrinthe.
7. Minos fonda, dit-on, le royaume
de Crète, et le dota de sages lois; la
mythologie a fait de Minos un des juges
des enfer*.
80
TÉLÉMAQUE.
» appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque:
» un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maî-
» tre. Les dieux ne me permettent plus d'être à moi : si j'étais
» à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu : souve-
» nez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope;
souvenez-vous des justes dieux. 0 dieux, protecteurs de
l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télé-
maque!
« — Non, non, lui dis-je, mon cher Mentor, il ne dépendrapas
de vous de me laisser ici : plutôt mourir que de vous voir
partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable ? est-ce
» une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance1 ?
» voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras ? Il faut qu'il me
» donne la mort, ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'ex-
» hortez vous-même à fuir, et vous ne voulez pas que je fuie en
» suivant vos pas! Je vais parler à Hazaël; il aura peut-ôtre pitié
» de ma jeunesse et de mes larmes : puisqu'il aime la sagesse
» et qu'il va si loin la chercher, il ne peut avoir un cœur féroce
» et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses
» genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de
» vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous ;
» je lui offrirai de me donner à lui : s'il me refuse, c'est fait de
» moi, je me délivrerai de la vie *. »
« Dans ce moment Hazaël appela Mentor; je me prosternai
devant lui. 11 fut surpris de voir un inconnu en cette posture.
« Que voulez-vous ? me dit-il. — La vie, répondis-je; car je ne
» puis vivre si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est à
» vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la
» Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse
»> dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me
» vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de
» mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes les mers,
» ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père.
» La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé, elle l'a fait
» votre esclave: souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que
» vous aimiez la justice et que vous alliez en Crète pour
» apprendre les lois du bon roi Mjnos, n'endurcissez point votre
» cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le
» fils d'un roi, qui est réduit à demander la servitude comme
1. Hircanaeque admôrunt ubera tigres?
(^n., 1. IV, v. 367.)
■ As-tu donc été nourri par des ti-
■ gresses d'Hyrcanie? »
1. Le caractère de Télémaque ne se
dément pas; il est toujours emporté, ex-
cessif, même dans ses bons sentiments.
L'attachement le plus vertueux ne doit
pas aller jusqu'à la pensée du suicide
en cas de séparation.
LIVRE QUATRIEME. 81
» son unique ressource. Autrefois, j'ai voulu mourir en Sicile
» pouréviler l'esclavage ; mais mes premiers malheurs n'étaient
» que de faibles essais des outrages de la fortune: maintenant
» je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. Odieux,
» voyez mes maux ; ô Hazaël, souvenez-vous de Minos dont
» vous admirez la sagesse, et qui nous jugera tous deux dans
» le royaume de Pluton1. »
« Hazaël, me regardant avec un visage doux et humain, me
tendit la main et me releva. « Je n'ignore pas, me dit-il, la
» sagesse et la vertu d'Ulysse 2; Mentor m'a raconté souvent
» quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la
» prompte Renommée a fait entendre son nom à tous les peu-
» pies de l'Orient s. Suivez-moi, fils d'Ulysse ; je serai votre
« perejusqu'àceque vous ayez retrouvé celui qui vous adonné
» la vie. Quand môme je ne serais pas touché de la gloire de
» votre père, de ses malheurs et des vôtres, L'amitié que j'ai pour
» Mentor m'engagerait à prendre soin de vous. 11 est vrai que je
» l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami
» fidèle; l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le
» plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la
» sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu.
» Dès ce moment il est libre : vous le serez aussi; je ne vous
» demande, à l'un et à l'autre, que votre cœur. »
« En un instant, je passai de la plus amère douleur à la plus
vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvé
d'un horrible danger, je me rapprochais de mon pays, je trou-
vais un secours pour y retourner; je goûtais la consolation
d'être auprès d'un homme qui m'aimait déjà par le pur amour
de la vertu; enfin je trouvais tout, en retrouvant Mentor pour
ne plus le quitter.
IV. « Hazaël s'avance sur le sable du rivage, nous le suivons;
on entre dans le vaisseau, les rameurs fendent les ondes paisi-
bles; un zéphyr léger se joue de nos voiles, il anime tout le
vaisseau et lui donne un doux mouvement; l'île de Chypre
disparaît bientôt. Hazaël, qui avait impatience de connaître
mes sentiments, me demanda ce que je pensais des mœurs de
cette île. Je lui dis ingénument en quel danger ma jeunesse
1. 11 est peu vraisemblable qu'un sup-
pliant menace celui à qui il s'adresse,
de la justice divine. — Pluton, frère de
Jupiter, était le dieu des funérailles et
de la mort; il régnait sur les enfers (m-
feriores, infernï), les lieux bas.
1. iLa sagesse et la vertu. » Les qua-
lités de l'esprit et celles du cœur. Virtus,
vis, la force, proprement le courage.
3. Les anciens avaient personnifié la
Renommée; ils lui donnaient des ailes
et cent bouches. Voir la description de
la Renommée dans Virg. (^En., 1. IV.
v. 1 3).
4.
82
TÊLÊMAQUE.
a\ait été exposée, et le combat que j'avais soufTert au dedans
de moi. 11 fut touché de mon horreur pour le vice, et dit ces
paroles: « 0 Vénus, je reconnais votre puissance et celle de
» voire fils ; j'ai brûlé de l'encens sur vos autels 1 ; mais souf-
» fiez que je déteste l'infftmc mollesse des habitants de votre
» île, et l'impudence brutale avec laquelle ils célèbrent * vos
») fêtes8. »X
« ensuite, il s'entretenait avec Mentor de cette première
puissance qui a formé le ciel et la terre*; de cette lumière5
simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se par-
tager ; de cette vérité souveraine6 et universelle qui éclaire
tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. « Celui,
>» ajoutait-il, qui n'a jamais vu cette lumière pure est aveugle
» comme un aveugle- né; il passe sa vie dans une profonde
» nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pen-
» dant plusieurs mois de l'année ; il croit être sage, et il est
» insensé; il croit tout voir, et il ne voit rien ; il meurt, n'ayant
» jamais rien vu; lout au plus il aperçoit de sombres et fausses
» lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n'ont rien de
» réel. Ainsi sont tous les hommes, entraînés par le charme
»> de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables
» hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui sui-
» vent cette raison éternelle : c'est elle qui nous inspire quand
» nous pensons bien ; c'est elle qui nous reprend quand nous
» pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que
» la vie. Elle est comme un grand océan de lumière; nos es-
» prits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent, et qui y
» retournent pour s'y perdre7. »
« Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la pro-
fonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d'y goûter je
|. « Encens, » parfum oriental, qui
est fait pour être brûlé, incensus, et ne
donne pas son odeur autrement.
2. « Célébrer, i de xllo^, gloire, le
même que gloria ; racine commune,
k<x).£u>, appeler; la célébrité, la gloire
est un vain bruit.
3. « Fètp, i feslus dies, jour brillant,
•dw.
4. Tout ce passage contient une phi-
losophie remarquable et qui demande
quelque explication. Hazaël dit que Dieu
a « formé le ciel et la terre, ■ et non pas
créé, parce que l'idée de la création est
exclusivement révélée; les anciens ne
croyaient qu'à une formation de l'uni-
vers, dont les éléments leur semblaient
éternels.
5. « De cette lumière. » Ici ce mot est
pris dans le sens de la vérité infinie,
immuable, qui ne change pas.
6. Fénelon s'est souvenu de la parole
de saint Jean : lux illuminant omnem
hominem venientem in hune mundum.
— L'idée de l'homme, moralement aveu-
gle, qui voit et ne voit pas, est un sou-
venir de Platon: ce philosophe compare
les hommes à des captifs enchaînés dans
une caverne, qui verraient des images
se dessiner sur le mur, et qui prendraient
ces images, ces pures apparences, pour
des réalités.
7. Nous sortons tous d'elle «comme do
LIVRE QUATRIÈME. 83
ne sais quoi de pur * et de sublime * ; mon cœur en était
échauffé, et la vérité me semblait reluire dans toutes ces pa-
roles. Ils continuèrent à parler de l'origine des dieux, des hé-
ros, des poètes, de l'âge d'or, du déluge, des premières histoi-
es du genre humain, du fleuve d'oubli où se plongent les
dmes des morts 8, des peines éternelles préparées aux impies
dans le gouffre noir du Tartare *, et de cette heureuse paix
dont jouissent les justes dans les Champs-Elysées, sans crainte
de pouvoir la perdre.
« Pendant qu'Hazaël et Mentor parlaient, nous aperçûmes
des dauphins couverts d'une écaille qui paraissait d'or et d'a-
zur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'é-
cume. Après eux venaient les Tritons, qui sonnaient de la
trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le
char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins plus blancs
que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissaient loin derrière
eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés
et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était
une conque d'une merveilleuse figure ; elle était d'une blan-
cheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étaient d'or. Ce
char semblait voler sur la surface des eaux paisibles. Une
troupe de nymphes couronnées de fleurs nageaient en foule
derrière le char ; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs
épaules et flottaient au gré du vent. La déesse8 tenait d'une
main un sceptre d'or pour commander aux vagues, de l'autre
elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon 6, son fils,
pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce
majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires
tempêtes. Les Tritons7 conduisaient les chevaux, et tenaient
les rênes dorées ; une grande voile de pourpre flottait dans
l'air au-dessus du char ; elle était à demi enflée par le souffle
petits ruisseaux,» maisparvoie de créa- (supplices infligés aux méchants, comme
tien, et non pas fatalement et par éma- les Champs-Elysées étaient le séjour des
nation. Il ne faut pas dire uon plus que [ bienheureux.
nous retournons en elle « pour nous y 5> Amphitrite, déesse de la mer, fille
perdre. . Ce serait se rapprocher du de NérétT ou d^ ,.0céaD, et de Dons,
panthéisme, doctrine philosophique qui élait Fé de Ne tuDe.0n la confond
ne distingue pas le fini d'avec l'infia
l'homme d'avec Dieu.
1. « Pur, i purus, de nûp, feu, ce
qu'il y a au monde de plus pur eu effet.
2. « Sublime, • super limum, ce qui
est élevé au-dessus du limon, au-dessus
de la terre.
3. • Le fleuve d'oubli, le Léthé, ).^It)
(oubli), que lésâmes des morts buvaient
pour oublier ce qu'elles avaient vu sur
la terre.
4. « Le Tartare, » était le Heu des
souvent avec Thélis.
6 Palémon, fils d'Athamas et d'Ino,
s'était précipité dans la mer pour éviter
la fureur de son père, et avait été changé
en dieu marin; Fénelon le suppose fils
d'Amphitrite.
7. Les Tritons, dieux marins ayant un
corps d'homme et une queue de poisson;
leur fonction était d'escorter les dieux
marins en soufflant dans les * conques t
{concha, "oquillage).
84 TÊLÊMAQUE.
d'une multitude de petits zéphyrs * qui s'efforçaient de la pous-
ser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Kole *, em-
pressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix
menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleins d'un
fou sombre et austère tenaient en silence les fiers aquilons et
repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous
les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et re-
flux de l'onde amère, sortaient à la hâte de leurs grottes pro-
fondes pour voir la déesse 8. »
Observations sur le quatrième livre. Ce livre e?t très-beau, très-
varié. Le voyage à l'île de Chypre, la tempête, la peinture des mœurs
efféminées des Chypriens, le bonheur de Télémaque retrouvant son
gu ide, les sublimes entretiens de Mentor et d'Hazaël, et enfin le triomphe
d'Amphitrite forment une suite de beautés épiques d'un ordre très-
élevé.
Xénophon a rapporté, d'après Prodicus, un apologue fort célèbre dans
l'antiquité; Hercule, dit-on, fut un jo-ur placé entre la Volupté et la
Vertu, qui lui adressèrent chacune un éloquent discours pour le pous-
ser au mal ou pour l'affermir dans le bien. Fénelon a mis en action
cette allégorie antique. Il a même reproduit très-poétiquement la
fable de Prodieus, quand Vénus, avec l'Amour armé de ses flèches,
d'une part, et de l'autre, Minerve avec l'égide, lui apparaissent dans
un songe et se disputent l'empire de son cœur.
Les préceptes de morale pratique enseignés dans ce livre peuvent se
ramener à trois points : 1° Mettre ses fautes à profit pour se corriger,
et marcher plus sûrement au bien par l'expérience de sa faiblesse;
5e utilité des épreuves : fortifions notre âme, exeiçons-nous à vaincre;
3e bonheur de posséder un sage ami, un vertueux guide. — Ajoutez
à ces préceptes moraux les hautes considérations d'Hazaël sur la vé-
rité éternelle qui éclaire les âmes.
1. € Zéphyrs; • (Çwij, vie; «ptpuv, por- ' quelle poésie peut surpasser celle du
ter) qui porte la vif. ; ce sont les vents poète latin! Quoi de plus achevé que ce
d'occident personuitiés ; de même, les vers:
aquilons, vents du nord, sont ainsi appe- GaJruleo per summa ievis volat œquora curru,
lés a cause de la rapidité de leur vol
(aquila, aigle .
2. Éole, dieu des vents.
3. Il faut remarquer comme dans cette
admirable description l'effet va croissant
jusqu'au dernier trait, tout à fait pitto-
resque et poétique. — Virgile, livre V,
v. 815 et sqq. a fourni à Fénelon les
éléments de ce riche tableau ; ici, ce qui
est asse» rare, on peut estimer que l'a-
vantage est à l'auteur français, j'entends
pour l'ensemble; car, pour le détail,
(L. V, v. 819.)
« Sur son char azuré, elle rase la sur-
» face des flots. » — Le texte français:
» les vents séditieux et les noires tem-
» pétes, » est aussi un souvenir d'ua
autre vers:
Luctantes ventos tempestatesque sonoras.
(L. I, v. 53.)
t Les vents déchaînés et les tempètei
• retentissantes. ■
LIVRE CINQUIÈME.
85
LIVRE CINQUIÈME.
Sommaire. — I. Arrivée en Crète ; Idoménée, roi de cette île, ayant im-
molé son fils pour accomplir un vœu indiscret, est chassé du pays.
— II. Télémaqué, admis dans l'assemblée pour l'élection du roi, rem-
porte les prix et résout les questions proposées. — III. Il refuse 'a
couronne de Crète ; Mentor propose Aristodème. — IV. Départ pour
Ithaque; tempête ; ils abordent à l'ile de Calypso.
f. « Après que nous eûmes admiré ce spectacle, nous com-
mençâmes à découvrir les montagnes de Crète que nous avions
encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots
de la mer. Bientôt nous vîmes le sommet du mont Ida iJ qui
s'élève au-dessus des autres montagnes de l'île, comme un vieux
cerf, dans une forât, porte son bois rameux au-dessus des têtes
des jeunes faons dont il est suivi 2. Peu à peu nous vîmes plus
distinctement les côtes de cette île, qui se présentaient à nos
yeux comme un amphithéâtre 8. Autant que la terre de Chypre
nous avait paru négligée et inculte, autant celle de Crète se
montrait ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants.
De tous côtés nous remarquions des villages bien bâtis, des
bourgs qui égalaient des villes, et des villes superbes. Nous ne
trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur ne fût
imprimée ; partout la charrue avait laissé de creux sillons : les
ronces, les épines et toutes les plantes qui occupent inutile-
ment la terre sont inconnues en ce pays *. Nous considérions
avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de bœufs mugis-
saient dans les gras herbages le long des ruisseaux; les mou-
tons paissant sur le penchant d'une colline; les vastes campa-
gnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde Cé-
rès; enfin les montagnes ornées de pampre, et de grappes
1. Il ne faut pas confondre le mont
Ida de Crète avec le mont Ida de Ptary-
gie, non loin de Troie, et dont il est
beaucoup parlé dans Homère et dans
Virgile. C'est sur le mont Ida de Crète
que Jupïter avait élé élevé.
2. « Rameux » (expression peu fran-
çaise aujourd'hui), qui a des rameaux.
Virgile l'emploie dans le même sens:
Et ramo9a Mycon vivacis cornua cervi.
{Egl., VII, v. 30.)
• Mycon t'offre le bois rameux d'un
> vieux cerf. • — La comparaison est
belle et d'un langage très-choisi.
3. Se présentaient en amphithéâtre,
s'élevaient comme des gradins. — Am-
phithéâtre, lieu d'où l'on peut voir de
toutes parts, àp<f i 6iâo|xai.
4. La pensée de Fenelon, dans tout cet
ouvrage, est de montrer le contraste du
vice et de la vertu; comment la vertu
est non-seulement le devoir qu'il faut
accomplir sans aucun calcul, mais encore
comment elle est le meilleur moyen, pour
un peuple comme pour un individu,
d'obtenir le progrès et le bonheur.
86
TÉLÉMAQUE.
d'un raisin déjà coloré qui promettait aux vendangeurs les doux
présents de Bacchus, pour charmer les soucis des hommes f.
« Mentor nous dit qu'il avait été autrefois en Crète , et il nous
expliqua ce qu'il en connaissait. «Cette île, disait-il, admirée
de tous les étrangers et fameuse par ses cent villes, nourrit
sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables a.
C'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur
ceux qui la cultivent; son sein fécond ne peut s'épuiser. Plus il
y a d'hommes dans uu pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus
ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'ûtre
jaloux les uns des autres : la terre, celte bonne mère, multi-
plie ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses
fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont
les seules sources de leur malheur : les hommes veulent tout
avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu 3.
S'ils voulaient vivre simplement, et se contenter de satisfaire
aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance, la joie, la
paix et l'union.
« C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois,
avait compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans
cette île est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisait donner
aux enfants rend les corps sains et robustes: on les accoutume
d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse; on suppose que
toute volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose
jamais d'autre plaisir que celui d'Otre invincibles parla vertu
et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici
le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre,
mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les
plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez
les autres peuples : l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice.
« Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les ré-
primer, car ils sont inconnus en Crète. Tout le monde y travaille,
et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé
de son travail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix
et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire
1. Dans le langage de la mythologie
on emploie volontiers ces locutions:
« les présents de Cérès, de Bacchus, •
pour le pain et le vin. Cela vient de ce
que Cérès préside à l'agriculture et
Bacchus aux vendange*.
2. Ce passage est un souvenir d'Ho-
mère :
Kp^Tt) ttç -(O.V l»rl, (xiffto ivl oîvoiti ic6viv>,
KaXi) xal itlttpa, iwplpputoî' Iv S' iv9pwnei
noVXol, àiteiplffiot, xal évvijxovTa itô'Xïjtç-
(0tf., I.XLX, v. 172.)
« La Crète, au milieu de la mer
o azurée, est une terre riche et fertile,
» baignée de tous côtés par les flots;
» elle contient une multitude d'hommes,
» et quatre-vingt-dix villes. »
3. Ce qui surabonde, qui coule sur
les rives, super/luit.
LIVRE CINQUIÈME.
87
à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifi-
ques, ni festins délicieux, ni palais dore's. Les habits sont de
laines fines et de belles couleurs, mais tout unis et sans brode-
ries. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin : le bon pain
en fait la principale partie, avec les fruits, que les arbres offrent
comme d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on
y mange un peu de grosse viande sans ragoût; encore môme
a-ton soin de reserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands
troupeaux de bœufs pour faire fleurir l'agriculture. Les mai-
sons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements.
La superbe architecture n'y est pas ignorée; mais elle est ré-
servée pour les temples des dieux ; et les hommes n'oseraient
avoir des maisons semblables à celles des immortels. Les grands
biens des Cretois sont la santé, la force, le courage, la paix et
l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance
des choses nécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du
travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation pour la vertu, la
soumission aux lois et la crainte des justes dieux !. »
« Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi ; et il me
répondit : — Il peut tout sur les peuples, mais les lois peuvent
tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les
mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les
peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition
qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme
serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de
tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par
leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et
la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-
dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire, ou pour le
soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux
peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs,
le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus
exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point
avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de
vertu et de gloire, que le reste des hommes. Il doit être au
dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées;
et au dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sages
et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les dieux l'ont
fait roi; il ne l'est que pour être l'homme des peuples : c'e^t
1 . Rien n'affirme que les Cretois eus-
sent un état de civilisation si parfait.
Mais Fénelon, voulant instruire son
élève et le préparer à la royauté, saisit
toutes les occasions d'établir Icb princi-
pes d'une politique généreuse et eir
progrès pour son temps. — Conférez di-
vers passages de la Cyropédie de Xéno-
phon, sur l'éducation et le gouverne-
ment des Perses.
TÉLÉMAQUE.
aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son
affection; et il n'est digne de la royauté, qu'autant qu'il s'ou-
blie lui-même pour se sacrifier au bien public l. Minos n'a
voulu que ses enfants régnassent après lui, qu'à condition qu'ils
régneraient suivantces maximes: il aimait encore plus son peu-
ple que sa famille. C'est par une telle sagesse, qu'il a rendu la
Crète si puissante et si heureuse; c'est par cette modération
qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire
servir les peuples à leur propre grandeur, c'est à-dire à leur
vanité 2; enfin, c'est par sa justice qu'il a mérité d'être aux
enfers le souverain juge des morts.
«Pendantque Mentor faisait ce discours, nous abordâmes dans
l'île. Nous vîmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de
l'ingénieux Dédale, et qui était une imitation du grand labyrin-
the que nous avions vu en Egypte 8. Pendant que nous consi-
dérions ce curieux édifice, nous vîmes le peuple qui couvrait le
rivage, et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord
delà mer. Nous demandâmes la cause de leur empressement;
et voici ce qu'un Cretois, nommé Nausicrate, nous raconta:
« Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos, dit-il,
était allé, comme les autres rois delà Grèce, au siège de Troie.
Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète;
mais la tempête fut si violente, que le pilote de son vaisseau
et tous les autres, qui étaient expérimentés dans la navigation,
crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la
mort devant les yeux; chacun voyait les abîmes ouverts pour
l'engloutir-, chacun déplorait son malheur, n'espérant pas
même le triste repos des ombres qui traversent le Styx après
avoir reçu la sépulture *. Idoménée, levant les yeux et les mains
1. A ce tableau irréprochable de ce
que doit être un bon roi, il ne saurait
être rien retranché, rien ajouté. On re-
connaît ici que les rois sont faits pour
les peuples, et non les peuples pour les
rois. C'est la doctrine favorite de Féne-
lon. « Un seul doit servir à la félicité de
» tant d'himmes. » Les lois sont au-
dessus du roi; ainsi le prince diffère
seulement des autres hommes en ce
que sa charge est plus grande; il est
* l'homme des peuples, • et il leur doit
tout ce qui est de lui. Féuelon a tracé
l'idéal du pouvoir monarchique.
2. Les conquérants font servir les
peuples à leur grandeur. «Non,» dit ex-
cellemment Féuelon se reprenant : • à
> leur vanité. »
3. Le labyrinthe de Crète, assemblage
de chambres disposées de telle sorte qu'il
était presque impossible d'en sortir
quand on y était entré. C'est dans ce
labyrinthe que vivait le monstre moi-
tié homme et moitié taureau, connu
sous le nom de Minotaure. L'architecte
du labyrinthe était l'Athénien Dédale,
auquel les Grecs durent les premières
inventions de la mécanique. C'était aussi
le premier statuaire. Renfermé dans le
labyrinthe, il s'en échappa avec des ailes.
Sou fils Icare, ne sachant pas gouver-
ner les siennes, tomba dans la mer qui
fut depuis la nier Icarienue. — Le la-
byrinthe d'Egypte était d'une plus
grande dimension que celui de Crète ;
on en trouvera une description dans le
Discours sur l'Histoire universelle, de
Bossuet, 3» part., ch. m.
4. Les âmes erraient duract cent ans sur
les bords du Styx, quand les cy»rps n'avaient
LIVRE CINQUIÈME.
89
vers le ciel, invoquait Neptune : « 0 puissant dieu, s'écriait-il,
» toi qui tiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheu-
» reux ! Si tu me fais revoir l'île de Crète, malgré la fureur
» des vents, je t'immolerai la première tête qui se présentera
» à mes yeux *. »
a Cependant, son fils, impatient de revoir son père, se hfitait
d'aller au-devant de lui pour l'embrasser : malheureux qui ne
savait pas que c'était courir à sa perte ! Le père, échappé à la
tempête, arrivait dans le port désiré; il remerciait Neptune
d'avoir écouté ses vœux : mais bientôt il sentit combien ses
vœux lui étaient funestes. Un pressentiment de son malheur
lui donnait un cuisant repentir de son vœu indiscret 2; il crai-
gnait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait de revoir ce
qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis 3,
déesse impitoyable qui veille pour punir les hommes et sur-
tout les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisi-
ble Idoménée. Il arrive: à peine ose-t-il lever les yeux ; il voit
son (ils ! il recule, saisi d'horreur4. Ses yeux cherchent, mais
en vain, quelque autre tète moins chère qui puisse lui servir de
victime.
« Cependant le fils se jette à son cou, et est tout étonné que
son père réponde si mal à sa tendresse; il le voit fondant en
larmes. «0 mon père, dit-il, d'où vient cette tristesse? Après une
» si longue absence, êtes-vous fâché de vous retoir dans votre
» royaume, et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait ? vous
» détournez vos yeux de peur de me voir M » Le père, accablé
de douleur, ne répondait rien. Enfin, après de profonds sou-
pirs, il dit : « 0 Neptune, que t'ai-je promis ! à quel prix m'as-tu
» garanti du naufrage 1 rends-moi aux vagues et aux rochers,
» qui devaient, en me brisant, finir ma triste vie ; laisse vivre
» mon fils 10 dieu cruel! tiens, voilà mon sang, épargne le sien.»
pas obtenu la sépulture ; on disait que
Caron, n'ayant pas reçu l'obole, refusait
de les transporter.
1. Cet épisode rappelle Agamcnmon
immolant sa fille lphigénie, pour ob-
tenir une favorable navigation aux vais-
seaux grecs faisant voile pour le siège
de Troie.
2. • Indiscret, » c.-à-d. imprudent,
dont il n'avait pas discerné la consé-
quence. Du latin in dis cerner e, ce qui
signifie ne pas voir des divers côtés.
3. Némésis, fille de Jupiter et de la
Nécessité, déesse de la vengeance ; elle
«▼ait des ailes, des flambeaux et des ser-
pents avec lesquels elle poursuivait les
criminels. C'était une personnification
du remords.
4. Forte situation, vivement exprimée
par ces incises redoublées.
5. Le récit est ici fort pathétique ; on
ne sait lequel est le plus à plaindre du
fils qui doit mourir, ou du père insensé
qui veut l'immoler. — Les paroles du
fils d'Idoménée, ignorant de son sort,
rappellent tout à fait celles d'Iphigénie:
Seigneur, où courex-vous? et quels empresse-
[mentj
Vous dérobent sitôt à nos embrassements?
(A. II, 8. II.)
«.10 TÉLÊMAQUE.
En parlant ainsi, il tira son épée pour se percer ; mais ceux
qui étaient autour de lui arrêtèrent sa main. »
« Le vieillard Sophronyme, interprèle des volontés des dieux,
lui assura qu'il pouvait contenter Neptune sans donner la mort
à son fils . « Votre promesse, disait-il, a été imprudente : les
» dieux ne veulent point être honorés par la cruauté ; gardez-
» vous bien d'ajouter à la faute de votre promesse celle de l'ac-
» complir contre les lois de la nature : offrez cent taureaux plus
» blancs que la neige à Neptune ; faites couler leur sang aulour
» de son autel couronné de fleurs ; faites fumer un doux en-
» cens en l'honneur de ce dieu K »
« Idoménée écoutait ce discours, la tête baissée, et sans ré-
pondre : la fureur était allumée dans ses yeux ; son visage
pâle et défiguré changeait à tout moment de couleur; on voyait
ses membres tremblants. Cependant son fils lui disait : « Me
» voici, mon père; votre iils est prêta mourir pour apaiser le
» dieu; n'attirez pas sur vous sa colère : je meurs content,
» puisque ma mort vous aura garanti de la vôtre. Frappez, mon
» père ! ne craignez point de trouver en moi un fils indigne de
» vous, qui craigne de mourir 2. »
« En ce moment, Idoménée, tout hors de lui et comme dé-
chiré par les Furies infernales3, surprend tous ceux qui l'ob-
servent de près; il enfonce son épée dans le cœur de cet en-
fant : il la retire toute fumante et pleine de sang, pour la
plonger dans ses propres entrailles ; il est encore une fois retenu
par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans son sang; ses
yeux se couvrent des ombres de la mort : il les entr'ouvreàla
lumière, mais à peine l'a-t-il trouvée qu'il ne peut plus la
supporter *. Tel qu'un beau lis au milieu des champs, coupé
1. Les cent taureaux immolés for-
maient ce que l'on appelait uue héca-
tombe. Depuis, le mot est resté pour
exprimer un sacrifice moins somptueux.
sis, elles poursuivaient le meurtrier
ici-bas. Dans les Euménides, une tragé-
die d'Eschyle, on voit ces divinités in-
fernales poursuivant Oreste le parricide,
— » Encens, » un parfum d'Arabie qui j jusqu'au temple de Minerve à Athènes,
ne donne son odeur que quand il est I où il est délivré de l'obsession. • Eumé-
brûlé, inceyisus. « nides » veut dire les bonues, les bieu-
2. Iphigénie (a. IV, s. îv) dit aussi: veillantes déesses; elles sont appelées
ainsi, par antiphrase.
Ne craignei rien; mon cœur, de votre honneur I 4. Virgile (jfân 7 1. IV, v. 691) ex-
fjaloux, I prime la mort de Didon par un trait
Ne fera point rougir un père tel que vous. | semblable :
Et la fille de Jephté : « Mon père, ac- ' _ „ Ocujisque errantibus alto
. complissez le vœu de ma personne, Quasml cœlo lucem, inge.nu.lque reperta. _
i que vous avez fait au Seigneur, pour • Ses yeux errants cherchent la lu-
■ le remercier de vous avoir accordé de » mière du ciel, et elle gémit après l'a-
vaincre vos enuemis. • t voir trouvée, » Fénelon dit : • qu'il
3. Les Furies, ou Euménides, char- ne peut plus la supporter. > Ce n'est
gées de tourmenter les coupables dans ' pas expressif, à mon sens, comme le
le Tartare. Souvent aussi, comme Némé- . latin. Didon s'est donné la mort par un
LIVRE CINQUIEME.
91
dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et ne se
soutient plus ' ; il n'a point encore perdu cette vive blancheur
et cet éclat qui charment les yeux, mais la terre ne le nourrit plus,
etsa vie est éteinte : ainsi le fils d'Idoménée, comme une jeune
et tendre fleur, est cruellementmoissonné dès son premier Age.
Le pore, dans l'excès de sa douleur, devient insensible ; il ne
sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire ; il marche
chancelant vers la ville, et demande son fils.
« Cependant le peuple, touché de compassion pour l'enfant
et d'horreur pour l'action barbare du père, s'écrie que les dieux
justes l'ont livré aux Furies. La fureur leur fournit des armes;
ils prennent des bâtons et des pierres8; la Discorde souffle dans
tous les cœurs un venin mortel. Les Cretois, les sages Cretois
oublient la sagesse qu'ils ont tant aimée; ils ne reconnaissent
plus le petit fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée ne trou-
vent plus de salut pour lui, qu'en le ramenant vers ses vais-
seaux : ils s'embarquent avec lui; ils fuient à la merci des ondes.
Idoménée, revenant à soi3, les remercie de l'avoir arraché d'une
terre qu'il a arrosée du sang de son fils* etqu'il ne saurait plus
habiter. Les vents les conduisent vers l'Hespérie B, et ils vont
fonder un nouveau royaume dans le pays des Salentins 6.
« Cependant les Cretois, n'ayant plus de roi pour les gouver-
ner, ont résolu d'en choisir un qui conserve dans leur pureté
les lois établies. Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire
ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes sont as-
semblés ici. On a déjà commencé par des sacrifices ; on a as-
semblé tous les sages les plus fameux des pays voisins, pour
examiner la sagesse de ceux qui paraîtront dignes décomman-
der. On a préparé des jeux publics, où tous les prétendants com-
battront; car on veut donner pour prix la royauté à celui qu'on
crime irréparable; en voyant une der-
nière fois la lumière, elle pousse un gé-
missement de regret et de remords. Ici
la situation est toute différente; le fils
d'Idoménée n'est que victime.
1. La même comparaison se trouve
également dans Virgile, ^En.t 1. IX,
v. 435 (la mort d'Euryale) :
Purpureus veluti cum flos succisus aratro
Languescit moriens.
t Telle qu'une brillante fleur couleur
• de pourpre, coupée par la charrue,
t languit et meurt. • On sent que la
phrase « et ne se soutient plus, » est
loin de valoir, pour le sentiment, le
languescit moriens du poète latin. Ce-
pendant les traits ajoutés à la comparai-
ton par l'auteur français sont heureux.
— Du reste, « la terre ne le nourrit plus,»
ce trait est aussi emprunté à un autre vers
de Virgile. Voyez y£"/?., 1. XI, v. 71.
2. Jaraque faces et saxa volant; furor arma
[ministrat.
[JUn., 1, v. 150.)
« Déjà volent les torches et les pier-
» res ; la fureur fournit les armes. >
3. On dit mieux: revenant à lui ; à
soi, est la forme latine, ad se ipsum.
4. Hyperbole fréquemment employée
parles poètes.
5. Il n'est pas question ici de l'Espa-
gne, mais de l'Italie.
o. Maintenant la terre d'Otrante , à
l'extrémité orientale de l'Italie. Voir,
pour l'établissement d'Idoménée chei
les Salentins, l'Enéide, 1. III, v. 400.
92
TÉLÉMAQUE.
jugera vainqueur de tous les autres et pour l'esprit et pour le
corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit *, et dont
l'âme soit ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle ici
tous les étrangers.
« Après nous avoir raconté toute cette histoire étonnante,
Nausicrate nous dit : « Hâtez-vous donc, ô étrangers, de venir
» dans notre assemblée : vous combattrez avec les autres; et si
» les dieux destinent la victoire à l'un de vous, il régnera en
» ce pays. » Nous le suivîmes, sans aucun désir de vaincre, mais
par la seule curiosité de voir une chose si extraordinaire.
II. « Nous arrivâmes à uneespèce de cirque très vaste, envi-
ronné d'une épaisse forêt 2: le milieu du cirque était une arène
préparée pour les combattants; elle était bordée par un grand
amphithéâtre d'un gazon frais sur lequel était assis et rangé
un peuple innombrable. Quand nous arrivâmes, on nous reçut
avec honneur; car les Cretois sont les peuples du monde qui
exercent le plus noblement et avec le plus de religion l'hospi-
talité3. On nous fit asseoir et on nous invita à combattre. Men-
tor s'en excusa sur son âge, et Hazaôl sur sa faible santé. Ma
jeunesse et ma vigueur m'ôtaient toute excuse; je jetai néan-
moins un coup d'œil sur Mentor pour découvrir sa pensée, et
j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc
l'offre qu'on me faisait : je me dépouillai de mes habits; on
fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les mem-
bres de mon corps*, et je me mêlai parmi les combattants. On
dit de tous côtés que c'était le fils d'Ulysse qui était venu pour
tâcher de remporter les prix, et plusieurs Cretois qui avaient
été à Ithaque pendant mon enfance, me reconnurent.
« Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'en-
viron trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osèrent se
présenter à lui. Il était encore dans toute la vigueur de la jeu-
nesse: ses bras étaient nerveux et bien nourris; au moindre
mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles : il était
également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'être
vaincu; et, regardant avec pitié ma tendre jeunesse, il voulut
1. Les anciens ne séparaient guère
les qualités du corps d'avec celles de
l'âme dans l'idée qu'ils se formaient
d'un roi accompli.
2. Le cirque dans lequel se célèbrent
les jeux, au cinquième livre de l'Enéide,
est aussi entouré de forêts.
Quem collibus undique eurvis
Cingebant silvœ.
IV. 187.)
i De vastes forêts qui couvraient le
» flanc arrondi des collines, l'environ-
» naient (le cirque) de toutes parts. »
3. « Religion : § ici scrupule, idée de
lieu, religio, religare.
k. Nudatosque numéros oleo perfusa nitescit.
(L. V, v. 135.)
c L'huile est répandue sur leurs épau-
* les luisantes. >
LIVRE CINQUIÈME.
93
se retirer : mais je me présentai à lui. Alors nous nous sai-
sîmes l'un Tautre ' ; nous nous serrâmes à perdre la respira-
tion. Nous étions épaule contre épaule, pied contre pied 2, tous
les nerfs tendus et les bras entrelacés comme des serpents,
chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. Tantôt il
essayait de me surprendre en me poussant du côté droit ; tantôt
il s'efforçait de me pencher du côté gauche. Pendant qu'il me
tâtait ainsi, je le poussai avec tant de violence que ses reins
plièrent : il tomba sur l'arène et m'entraîna sur lui. En vain
il tacha de me mettre dessous; je le tins immobile sous moi;
tout le peuple cria : « Victoire au fils d'Ulysse ! »Et j'aidai au
Rhodicn confus à se relever.
« Le combat du teste 3 fut plus difficile. Le fils d'un riche
citoyen de Samos avait acquis une haute réputation dans ce genre
de combat. Tous les autres lui cédèrent; il n'y eut que moi
qui espérai la victoire. D'abord il me donna dans la tête, et puis
dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang et qui
répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai: il me
pressait, el je ne pouvais plus respirer ; mais je fus ranimé par
la voix de Mentor, qui me criait: « 0 fils d'Ulysse, seriez-vous
vaincu? » La colore me donna de nouvelles forces *; j'évitai plu-
sieurs coups dont j'aurais été accablé. Aussitôt que le Samien
m'avait porté un faux coup, et que son bras s'allongeait en
vain, je le surprenais dans cette posture penchée: déjà il re-
culait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec
plus de force: il voulut esquiver et, perdant l'équilibre, il me
donna le moyen de le renverser. A peine fut-il étendu par
terre que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa
lui-même, couvert de poussière et de sang: sa honte fut
extrême, mais il n'osa renouveler le combat.
« Aussitôt on commença les courses des chariots, que l'on
distribua au sort. Le mien se trouva le moindre pour la légè-
reté des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons:
un nuage de poussière vole, et couvre le ciel 5. Au commen-
I . Àfxàî S' àMujXwv Xa6tii)v %tço\ ariSapfj -
[<rtv.
(Hom., //., 1. «m, ▼. 711.)
• De leurs robustes bras, tous les deux
a se saisirent par le milieu du corps. »
1. ... Haeret pede pei.
(Vmo., ^n.,l.X,361.)
«Pied contre pied.» Et Ovide:
Cum pede pes junclus.
{Mètam.y 1. x, t. 43.)
3. Le ceste était un gantelet de cuir
garni de métal.
4. Acriorad pugnam redit,ac vim suscitai ira
(Liv. V, v. 454.)
« Il revient plus ardent „u combat, et
» la colère lui donue des forces. »
m ' ••**^ ^* «rtipvoiffi XOVÎ1)
to-tat' ieipouivi), à™ ytoo^ tjl Oûitta.
(//.,1. XXllI, v. 365.)
« Soulevée sous la poitrine (des chc-
» vaux), la poussière demeura comme un
P4 TÊLËMAQUE.
cernent, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacé-
démonien, nommé Crantor, laissait d'abord tous les autres
derrière lui. Un Cretois, nommé Polyclète, le suivait de près.
Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui succéder,
lâchant les rênes à ses chevaux fumants de sueur, était tout
penché sur leurs crins flottants1; et le mouvement des roues
de son chariot était si rapide, qu'elles paraissaient immobiles
comme les ailes d'un aigle qui fend les airs 2. Mes chevaux s'a-
nimèrent, et se mirent peu à peu en haleine; je laissai loin
derrière moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant
d'ardeur. Hippomaque, parent d'Idoménée, poussant trop ses
chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ôta par sa chute à son
maître l'espérance de régner. Polyclète, se penchant trop sur
ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse; il tomba:
les rénes lui échappèrent, et il fut trop heureux de pouvoir en
tombant éviter la mort. Crantor, voyant avec des yeux pleins
d'indignation que j'étais tout auprès de lui 3, redoubla son ar-
deur : tantôt il invoquait les dieux, et leur promettait de riches
offrandes; tantôt il parlait à ses chevaux pour les animer *: il
craignait que je ne passasse entre la borne et lui; car mes che-
vaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le de-
vancer : il ne lui restait plus d'autre ressource que celle de
me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser
contre la borne ; il y brisa effectivement sa roue 8. Je ne songeai
qu'à faire promptement le tour, pour n'être pas engagé dans
son désordre; et il me vit un moment après au boiu* de la car-
rière. Le peuple s'écria encore une fois: «Victoire au fils d'U-
lysse! c'est lui que les dieux destinent à régner sur nous6.»
« Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les
Cretois nous conduisirent dans un bois antique et sacré, reculé
de la vue des hommes profanes 7, où les vieillards que Minos
i nuage ou un tourbillon. » Fénelon dit :
■ la poussière vole. » Chez Homère, la
poussière est condensée, elle s'arrête
connue immobile dans l'air.
1 Et proni danl lora.
{Georg., III, v. 107.)
« Penchés sur leurs coursiers ils leur
■ abandonnent les rèues. »
2. Grande et forte image, belle com-
paratsou.
3. Respicit instantem tergoet propiora tenen-
[tera.
(Vmo., jEn.,\. V, v. 168.)
• Il le voit derrière lui qui le serre de
a près et prend la route la plus courte. »
4. Achille, poursuivant Hector, parle
i ses coursiers et les encourage. Voir
cet admirable passage du poëte grfc,
I. XIX, v. 400. — Au ch. XXIII, v. 402,
Antiloque aussi apostrophe les chevaux
de son père.
5. L'habileté consistait à éviter la
borne, qui ne laissait qu'un passage assez
étroit pour le char, souvent réduit à s'y
briser.
6. Fénelon a hâte d'arriver aux éprou-
ves morales; il vient de raconter en
traits rapides mais brillants les trois
combats : la lutte, le ceste et la course
des chars. Homère aux funérailles de
Patrocle (1. XXIII), Virgile aux jeux fu-
nèbres du V« livre, ont donné de ces
luttes héroïques d'incomparables récits.
7. Ceux qui ne participent pas aux
mystères, aux rites de la religion-
LIVRE CINQUIÈME. 95
ivait établis juges du peuple et gardes des lois, nous assem-
blèrent. Nous étions les mêmes qui avions combattu dans les
jeux : nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre où
toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de
respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards que
l'âge rendait vénérables, sans leur ôter la vigueur de l'esprit.
Us étaient assis avec ordre et immobiles dans leurs places :
leurs cheveux étaient blancs; plusieurs n'en avaient presque
plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse
douce et tranquille; ils ne se pressaient point de parler; ils
ne disaient que ce qu'ils avaient résolu de dire. Quand ils
étaient d'avis. différents, ils étaient si modérés à soutenir ce
qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient
tous d'une même opinion. La longue expérience des choses
passées et l'habitude du travail leur donnaient de grandes vues
sur toutes choses :mais ce qui perfectionnait le plus leur raison,
c'était le calme de leur esprit délivré des folles passions et des
caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux,
et le fruit de leur longue vertu était d'avoir si bien dompté
leurs humeurs, qu'ils goûtaient sans peine le doux et noble
plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que
ma vie pût s'accourcir pour arriver tout à coup à une si esti-
mable vieillesse. Je trouvais la jeunesse malheureuse d'être si
impétueuse, et si éloignée de celte vertu si éclairée et si tran-
quille i.
\< Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de
Minos. C'était un grand livre qu'on tenait d'ordinaire renfermé
dans une cassette d'or avec des parfums 2. Tous ces vieillards le
baisèrent avec respect, car ils disent qu'après les dieux, de qui
les bonnes lois viennent, rien ne doit être si sacré aux hommes
que les lois destinées à les rendre bons, sages et heureux. Ceux
qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples
doivent toujours se laisser gouverner eux-mêmes par les lois.
C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est le dis-
cours de ces sages. Ensuite, celui qui présidait proposa trois
questions, qui devaient être décidées par les maximes de Minos.
« La première question est de savoir quel est le plus libre
de tous les hommes. Les uns répondirent que c'était un roi
qui avait sur son peuple un empire absolu, et qui était victo-
rieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'était un
1. Ce portrait des sages crétois est i 2. Souvenir d'Alexandre le Grand, qui
beau, et d'un style «doux et tranquille, • I conservait les poèmes d'Homère dan»
plein de majcite. | une cassette d'or, et les portait avec lut.
96
TÉLÉMAQUE.
homme si riche, qu'il pouvait contenter tous ses désirs. D'au-
tres dirent que c'était un homme qui ne se mariait point, et
qui voyageait pendant toute sa vie en divers pays, sans être ja-
mais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginèrent
que c'était un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des
bois, était indépendant de toute police et de tout besoin. D'au-
tres crurent que c'était un homme nouvellement affranchi,
parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait
plus qu'aucun autre des douceurs de laliberté. D'autres, enfin,
s'avisèrent de dire que c'était un homme mourant, parce que
la mort le délivrait de tout, et que tous les hommes ensemble
n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut
venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pns
oublié ce que Mentor m'avait dit souvent. — Le plus libre de
tous les hommes, répondis-je, est celui qui peut être libre dans
l'esclavage même. En quelque pays et en quelque condition
qu'on soit, on est très-libre, pourvu qu'on craigne les dieux,
et qu'on ne craigne qu'eux K En un mot, l'homme véritable-
ment libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir,
n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison 2. — Les vieillards s'en-
tre-regardèrent en souriant, et fuient surpris de voir que ma
réponse fût précisément celle de Minos 3.
« Ensuite on proposa la seconde question en ces termes : —
Quel est le plus malheureux de tous leshommes ? — Chacun disait
ce qui lui venait dans l'esprit. L'un disait: «C'est un homme qui
n'a ni biens, ni santé, ni honneur. » Un autre disait : « C'est un
homme qui n'a aucun ami.» D'autres soutenaient que c'est un
homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. 11 vint un
sage de l'île de Lesbos *, qui dit : « Le plus malheureux de tous
les hommes est celui qui croit l'être; car le malheur dépend
moins des choses qu'on souffre, que de l'impatience avec la-
quelle on augmente son malheur.» A ces mots toute l'assemblée
se récria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien
remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda
ma pensée, et je répondis , suivant les maximes de Mentor :
«Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit
1. Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point
[d'autre crainte.
(Rac, Aih.,&. I, s. i.)
2. Haute définition de laliberté.
3. Il y a là une haute morale, et no-
blement exprimée. L'intérêt croît avec
les réponses des prétendants, qui toutes
se rapprochent plus ou moins de la vé-
rité, mais qui ne sont pas la réponse
exacte, ceile que Télémaque, inspiré par
la sagesse divine, apporte * la ques-
tion proposée. Au lieu de « soumis aux
dieux, » supposez qu'il y ait « à Dieu, *
l'enveloppe mythologique aura dispara,
et cette réponse sera celle d'un chrétien.
4. Lesbos, île de la mer Ionienne, dont
Mitylèue était la capitale. Elle eut une
très-ancienne école de poésie, célèbre
surtout par Sapho.
LIVRE CINQUIÈME. 97
être heureux en rendant les autres hommes misérables : il est
doublement malheureux par son aveuglement : ne connais-
sant pas son malheur, il ne peut s'en guérir; il craint même
de le connaître. La vérité ne peut percer la foule des flatteurs
potfr aller jusqu'à lui. 11 est tyrannisé par ses passions ; il ne
connaît point ses devoirs; il n'a jamais goûté le plaisir de faire
le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheu-
reux, et digne de l'être : son malheur augmente tous les jours;
il court à sa perte, et les dieux se préparent à le confondre
par une punition éternelle l. Toute l'assemblée avoua que j'a-
vais vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarèrent que
j'avais rencontré le vrai sens de Minos.
« Pour la troisième question, on demanda lequel des deux
est préférable: d'un côté, un roi conquérant et invincible dans
la guerre ; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre,
mais propre à policer sagement les peuples dans la paix. La
plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre était
préférable. A quoi sert, disaient-ils, d'avoir un roi qui sache
bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand
la guerre vient? Les ennemis le vaincront et réduiront son
peuple en servitude. D'autres soutenaient, au contraire, que
le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la
guerre et l'éviterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi
conquérant travaillerait à la gloire de son peuple aussi bien
qu'à la sienne, et qu'il rendrait ses sujets maîtres des autres
nations, au lieu qu'un roi pacifique les tiendrait dans une hon-
teuse lâcheté.
«On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi: — Un roi
qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et
qui n'est pas capable de conduire son peuple dans ces deux
états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un roi qui ne
sait que la guerre, à un roi sage qui, sans savoir la guerre, est
capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux, je le
trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement tourné à la
guerre voudrait toujours la faire : pour étendre sa domination
et sa gloire propre, il ruinerait ses peuples. A quoi sert-il à un
peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est mal-
heureujflsous son règne? D'ailleurs, les longues guerres entraî-
nent toujours après elles beaucoup de désordres; les victorieux
I. La réponse du Lesbieu quoique
inexacte offrait une apparence de vérité.
En effet, on est quelquefois malheureux
parce que l'on croit l'être ; mais cette
réponse était insuffisante. Télémaque
TÉLÉMAQUE. 1.
donne la solutiun cherchée. Le malheu-
reux est l'homme, roi ou simple parti-
culier, qui est aveuglé par ses passions
et tyrannisé par elles. € Passion » vient
de part, paiior, souffrir, subir.
5
08 TÊLEMAQUE.
mêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce
qu'il en coûta à la Grèce pour avoir triomphé de Troie ; elle a
été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est
en feu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent.
Les meilleurs princes mêmes, pendant qu'ils ont une guerre à
soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui
est de tolérer la licence et de se servir des méchants. Combien
y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix, et dont on
a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la
guerre! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans
avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant,
enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse
que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités né-
cessaires pour la paix, ne peut faire goûter à ses sujets les fruits
d'une guerre heureusement finie : il est comme un homme
qui défendrait son champ contre son voisin et qui usurperait
celui du voisin même, mais qui ne saurait ni labourer, ni se-
mer pour recueillir aucune noisson. Un tel homme semble
né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et
non pour rendre un peuple heureux par un sage gouverne-
ment.
« Venons maintenant au roi pacifique. 11 est vrai qu'il n'est
pas propre à de grandes conquêtes, c'est-à-dire qu'il n'est pas
né pour troubler le bonheur de son peuple, en voulant vain-
cre les autres peuples que la justice ne lui a pas soumis ; mais
s'il est véritablement propre à gouverner en paix, il a toutes
les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté con-
tre ses ennemis. Voici comment: il est juste, modéré et com-
mode à l'égard de ses voisins ; il n'entreprend jamais contre
eux rien qui puisse troubler sa paix ; il est fidèle dans ses
alliances. Ses alliés l'aiment, ne le craignent point, et ont une
entière confiance en lui. S'il a quelque voisin inquiet, hautain
et ambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce
voisin inquiet et qui n'ont aucune jalousie du roi pacifique,
se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être opprimé. Sa
probité, sa bonne foi, sa modération, le rendent l'arbitre de
tous les Ltats qui environnent le sien. Pendant que le roi en-
treprenant est odieux à tous les autres, et sans cesse exposé à
leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le père et le tu-
teur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au de-
hors. Ceux dont il jouit au dedans sont encore plus solides.
Puisqu'il est propre à gouverner en paix, je dois supposer qu'il
gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mol-
LIVRE CINQUIÈME.
69
», et tous les arts qui ne servent qu'à flatter les vices ; il
fait fleurir les autres arts qui sont utiles aux véritables besoins
de la vie ; surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là,
il les met dans l'abondance des choses nécessaires. Ce peuple
laborieux, simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu,
gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se mul-
tiplie à l'infini. Voilà dans ce royaume un peuple innombra-
ble, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point
amolli parles voluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point
attaché aux douceurs d'une vie lâche et délicieuse, qui sait
mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que perdre celte
liberté qu'il goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que
pour faire régner la raison. Qu'un conquérant voisin attaque
ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé
à camper, à se ranger en bataille, ou à dresser des machines
pour assiéger une ville; mais il le trouvera invincible par sa
multitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues,
par son habitude de souffrir la pauvreté, par sa vigueur dans
les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes
ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expé-
rimenté pour commander lui-même ses armées, il les fera
commander par des gens qui en seront capables, et il saura
s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du se-
cours de ses alliés : ses sujets aimeront mieux mourir que de
passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste :
les dieux mômes combattront pour lui. Voyez quelles ressour-
ces il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc
que le roi pacifique qui ignore la guerre est un roi très-impar-
fait, puisqu'il ne sait point remplir une de ses plus grandes fonc-
tions, qui est de vaincre ses ennemis ; mais j'ajoute qu'il est
néanmoins infiniment supérieur au roi conquérant qui man-
que des qualités nécessaires dans la paix, et qui n'est propre
qu'à la guerre *.
« J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pou-
vaient goûter cet avis ; car la plupart des hommes, éblouis par
les choses éclatantes, comme les victoires et les conquêtes, les
i. On a, demandé lequel était préfé-
rable, un roi pacifique ou un roi con-
quérant. Telémaque répond que le vrai
roi est celui qui aime la paix et la main-
tient, et qui cependant sait faire la
guerre; mais que, s'il faut choisir, le
pacifique est préférable, parce qu'il s'at-
tache à la prospérité de son État, et
qu'en cas d'agression injuste, il peut ré-
sister, à l'aide d'habiles généraux. Ce
long plaidoyer en faveur des arts de la
paix, et contre les dangers de l'esprit de
conquête chez un roi, n'était autre chose
qu'un blâme sévère de la politique de
Louis XIV. On conçoit aisément qu'avec
de tels principes donnes à l'héritier du
trône, Fénelon ait pu déplaire à uu mo-
narque absolu et conquérant.
100 TÉLLMAQUË.
préfèrent à ce qui est simple, tranquille et solide, comme la
paix et la bonne police des peuples. Mais tous les vieillards
déclarèrent que j'avais parlé comme Minos.
9 Le premier de ces vieillards s'écria : « Je vois l'accomplis-
» sèment d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre île.
» Minos avait consulté le dieu, pour savoir combien de temps
» sa race régnerait suivant les lois qu'il venait d'établir. Le
» dieu lui répondit : — Les tiens cesseront de régner quand un
» étranger entrera dans ton île pour y faire régner tes lois. —
» Nous avions craint que quelque étranger ne vînt faire la
» conquête de l'île de Crète ; mais le malheur d'Idoménée, et
» la sagesse du fils d'Ulysse, qui entend mieux que nul autre
» mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle.
» Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous
» donnent pour roi ?» N
III. « Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sa-
cré ; et le premier, me prenant par la main, annonce au peu-
ple, déjà impatient dans l'attente d'une décision, que j'avais
remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on enten-
dit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des
cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines re-
tentissent de ce cri: « Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos,
» règne sur les Cretois ! »
« J'atlendis un moment, et je faisais signe de la main pour
demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disait à l'o-
reille : « Renoncez-vous à votre patrie? l'ambition de régner
» vous fera-telle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa
» dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient
»> résolu de vous rendre ? » Ces paroles percèrent mon cœur,
et me soutinrent contre le vain désir de régner.
« Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse
assemblée me donna le moyen de parler ainsi : « 0 illustres
» Cretois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle
» qu'on vient de rapporter marque bien que la race de Minos
» cessera de régner quand un étranger entrera dans celte île,
» et y fera régner les lois de ce sage roi ; mais il n'est pas dit
» que cet étranger régnera. Je veux croire que je suis cet
» étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction ; je
» suis venu dans cette île ; j'ai découvert le vrai sens des lois, et
» je souhaite que mon explication serve à les faire régner avec
» i'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie,
» la pauvre, la petite île d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à
» la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je
LIVRE CINQUIÈME.
101
» suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos
» jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici; c'était
» pour mériter votre estime et votre compassion ; c'était afin
» que vous me donnassiez les moyens de retourner prompte-
» ment au lieu de ma naissance : j'aime mieux obéir à mon père
» Ulysse, et consoler ma mère Pénélope, que régner sur tous
» les peuples de l'univers. 0 Cretois, vous voyez le fond de mon
» cœur : il faut que je vous quilte ; mais la mort seule pourra
» finir ma reconnaissance. Oui, jusques au dernier soupir, Té-
» lémaque aimera les Cretois et s'intéressera à leur gloire
» comme à la sienne propre. »
« A peine eus-je parlé qu'il s'éleva dans toute l'assemblée un
bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer qui s'en-
tre-choquent dans une tempête. Les uns disaient : « list-ce
» quelque divinité sous une ligure humaine ? » D'autres soute-
naient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays, et qu'ils me recon-
naissaient. D'autres s'écriaient : « Il faut le contraindre de ré-
» gner ici. » Enfin, je repris la parole, et chacun se hâfa de se
taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais re-
fusé d'abord. Voici les paroles que je leur dis :
« Souffrez, ô Cretois, que je vous dise ce que je pense. Vous
» êtes le plus sage de tous les peuples ; mais la sagesse de-
» mande, ce me semble, une précaution qui vous échappe.
» Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne le mieux
» sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante
» vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expé-
» rience, exposé à la violence des passions, et plus en état de
» m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que de
commander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme
» qui ait vaincu les autres dans ces jeux d'esprit et de corps,
» mais qui se soit vaincu lui-même : cherchez un homme qui
» ait vos lois écrites dans le fond de son cœur, et dont toute
»> la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutôt que
» ses paroles, vous le fassent choisir *.
« Tous les vieillards, charmés de ce discours et voyant tou-
jours croître les applaudissements de l'assemblée, me dirent:
« Puisque les dieux nous ôtent l'espérance de vous voir régner
» au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui
i. Cette situation est belle, et la ré-
ponse de Télémaque refusant le trône
de Crète est une réponse généreuse.
C'est une véritable victoire remportée
•ur l'ambition. Régner sur la Crète était
une position plus enviable que de possé-
der la pauvre Ithaque, île sablonneuse,
en proie aux factions; mais le devoir
rappelait Télémaque dans sa patrie, et
de plus il avait une mission à remplir,
dont il ne devait pas s'écarter; il lui fallait
chercher son père.
102 TÉLÉMAQUE.
» fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse
» commander avec cette modération? — Je connais, leur dis-je
» d'abord, un homme de qui je tiens tout ce que vous avez es-
» timé en moi; c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient
» de parler; il m'a inspiré toutes les réponses que vous venez
» d'entendre. »
« En même temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor,
que je montrais, le tenant par la main. Je racontais les soins
qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait déli-
vré, les malheurs qui étaient venus fondre sur moi dès que
j'avais cessé de suivre ses conseils.
« D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits
simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence
presque continuel, de son air froid et réservé. Mais quand on
s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne
sais quoi de ferme et d'élevé: on remarqua la vivacité de ses
yeux, et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres
actions. On le questionna, il fut admiré: on résolut de le faire
roi. Il s'en défendit sans s'émouvoir : il dit qu'il préférait les
douceurs d'une vie privée à l'éclat de la royauté; que les meil-
leurs rois étaient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque
jamais les biens qu'ils voulaient faire, et qu'ils faisaient sou-
vent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne voulaient
pas. Il ajouta que si la servitude est misérable, la royauté ne
l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée. « (Juand
» on est roi, disait il, on dépend de tous ceux dont on a besoin
» pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est point obligé de
» commander ! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand
» elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour
» travailler au bien public. »
^« Alors les Cretois, ne pouvant revenir de leur surprise-, lui
demandèrent quel homme ils devaient choisir. « Un homme,
» répondit-il, qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il
» vous gouverne, et qui craigne de vous gouverner. Celui qui
» désire la royauté ne la connaît pas ; et comment en rempli-
» ra-t-il les devoirs, ne les connaissant point? Il la cherche
» pour lui; et vous devez désirer un homme qui ne l'accepte
» que pour l'amour de vous. »
« Tous les Cretois furent dans un étrange étonnement de
voir deux étrangers qui refusaient la royauté, recherchée par
tant d'autres: ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus.
Nausicrate, qui 1er avait conduits depuis le port jusques au
cirque où l'on célébrait les jeux, leur montra Hazaèl, avec
LIVRE CINQUIEME.
103
lequel Mentor et moi jious étions venus de l'île de Chypre. Mais
leur étonnement fut encore bien plus grand, quand ils surent
que Mentor avait été esclave d'Hazaël; qu'Hazaël, touché de la
sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil
et son meilleur ami ; que cet esclave mis en liberté était le
môme qui venait de refuser d'être roi, et qu'Hazaël était venu
de Damas en Syrie, pour s'instruire des lois de Minos, tant
l'amour de la sagesse remplissait son cœur.
« Les vieillards dirent à Hazaël : « Nous n'osons vous prier de
» nous gouverner; car nous jugeons que vous avez les mômes
» pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour
» vouloir vous charger de les conduire : d'ailleurs vous êtes trop
» détaché des richesses et de l'éclat de la royauté, pour vouloir
» acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement
» des peuples. » Hazaël répondit : « Ne croyez pas, ô Cretois,
» que je méprise les hommes. Non, non : je sais combien il est
» grand de travailler à les rendre bons et heureux ; mais ce
» travail est rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est
» attaché est faux, et ne peut éblouir que des âmes vaines. La
» vie est courte ; les grandeurs irritent pius les passions qu'elles
» ne peuvent les contenter : c'est pour apprendre à me passer
» de ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis
» venu de si loin. Adieu. Je ne sonçe qu'à retourner dans une
» vie paisible et retirée, où la sagesse nourrisse mon cœur, et
» où les espérances qu'on tire de la vertu pour une autre meil-
» leure vie après la mort me consolent dans les chagrins de
» la vieillesse. Si j'avais quelque chose à souhaiter, ce ne
» serait pas d'être roi, ce serait de ne me séparer jamais de ces
» deux hommes que vous voyez K
«Enfin les Cretois s'écrièrent, parlant à Mentor: «Dites-nous,
» ô le plus sage et le plus grand de tous les mortels, dites-nous
» donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi : nous
» ne vous laisserons point aller que vous ne nous ayez appris
» le choix que nous devons faire. » Il leur répondit : « Pendant
» que j'étais dans la foule des spectateurs, j'ai remarqué un
» homme qui ne témoignait aucun empressement : c'est un
» vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel homme c'était;
» on m'a répondu qu'il s'appelait Aristodème. Ensuite j'ai en-
» tendu qu'on lui disait que ses deux enfants étaient au nombre
1. Remarquez comme ce récit est
habilement conduit. Déjà nous nous
intéressons à Hazaël pour sa sagesse
et sa •vertu. L'auteur a grandi ce per-
sonnage épisodique en le peignant comme
un sage qui refuse un trône et n'as-
pire qu'à vivre dans la solitude, à
nourrir son cœur de la sagesse, et à se
préparer « pour une meilleure yie après
la mort. »
104
TÉLÉMAQUE.
» de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie ;
» il a dit que pour l'un il ne lui souhaitait point les périls
» de la royauté, et qu'il aimait trop la patrie pour consentir
» que Fautre régnât jamais. Par là j'ai compris que ce père
» aimait d'un amour raisonnable l'un de ses enfants qui a de
» la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre dans ses dérégle-
» ments. Ma curiosité augmentant, j'ai demandé quelle a clé
» la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu : Il a
» longtemps porté les armes, et il est couvert de blessures ;
» mais sa vertu sincère et ennemie de la flatterie l'avait rendu
» incommode à Idoménée. C'est ce qui empocha ce roi de s'en
» servir dans le siège de Troie : il craignit un homme qui lui
» donnerait de sages conseils qu'il ne pourrait se résoudre à
» suivre ; il fut même jaloux de la gloire que cet homme ne
* manquerait pas d'acquérir bientôt; il oublia tous ses servi-
» ces ; il le laissa ici pauvre, méprisé des hommes grossiers et
» lâches qui n'estiment que les richesses. Mais, content dans sa
» pauvreté, il vit gaiement dans un endroit écarté de l'île, où
» il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils tra-
* vaille avec lui; ils s'aiment tendrement; ils sont heureux.
» Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dans l'a-
» bondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage
» vieillard donne aux pauvres malades de son voisinage tout
» ce qui lui reste au delà de ses besoins et de ceux de son lils.
» Il fait travailler tous les jeunes gens ; il les exhorte, il les
» instruit ; il juge tous les différends de son voisinage ; il est le
» père de toutes les familles. Le malheur de la sienne est
» d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses
» conseils. Le père, après l'avoir longtemps souffert pour lâcher
» de le corriger de ses vices, l'a enfin chassé : il s'est abandonné
» à une folle ambition et à tous les plaisirs 1 .
« Voilà, ô Cretois, ce qu'on m'a raconté : vous devez savoir
» si ce récit est véritable. Mais si cet homme est tel qu'on le
» dépeint, pourquoi faire des jeux? pourquoi assembler tant
» d'inconnus? Vous avez au milieu de vous un homme qui
» vous connaît et que vous connaissez; qui sait la guerre; qui
» a montré son courage non-seulementcontre les flèches et con-
* tre les dards, mais eontre l'affreuse pauvreté ; qui a méprisé
1 . L'intérêt est parfaitement gradué dans
cette scène. On suit les péripéties par les-
quelles passent les vieillards de Crète, qui
cherchent un roi, et vont touràtnurdeTé-
lémaque,à Mentor, à Hazaël, pour s'arrê-
ter enfin à un homme qui leur convient à
tous les égards. Ils ont choisi un sage
comme Hazaël, mais non un sage contem-
platif; c'est un homme d'action, un Cretois,
vivantdans la retraite, mais prêt à quitter
ses occupations habituelles pour travail-
lera lagloire et à la prospérité du pays.
LIVRE CINQUIEME.
io;;
» les richesses acquises par la flatterie ; qui aime le travail ; qui
» sait combien l'agriculture est utile à un peuple ; qui déteste
» le faste ; qui ne se laisse point amollir par un amour aveugle
» de ses enfants; qui aime la vertu de l'un, et qui condamne
» le vice de l'autre ; en un mot, un homme qui est déjà le pore
» du peuple. Voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez de
» faire régner chez vous les lois du sage Minos. »
« Tout le peuple s'écria : « Il est vrai, Aristodeme est tel que
» vous le dites : c'est lui qui est digne de régner. » Les vieil-
lards le firent appeler : on le chercha dans la foule, où il était
confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On
lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit: « Je n'y puis con-
» sentir qu'à trois conditions : la première, que je quitterai la
» royauté dans deux an?, si je ne vous rends meilleurs que vous
» n'êtes, et si vous résistez aux lois; la seconde, que je serai
» libre de continuer une vie simple et frugale; la troisième,
» que mes enfants n'auront aucun rang, et qu'après ma mort
» on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le
» reste des citoyens1. »
« A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le dia-
dème fut mis par le chef des vieillards gardes des lois sur la
tète d'Aristodème. On fit des sacrifices à Jupiter et aux autres
grands dieux. Aristodeme nous fit des présents, non pas avec la
magnificence ordinaire aux rois, mais avec une noble simpli-
cité. 11 donna à Hazaël les lois de Minos écrites de la main de
Minos même; il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire
de Crète, depuis Saturne et l'âge d'or2; il fit mettre dans son
vaisseau des fruits de toutes les espèces qui sont bonnes en
Crète et inconnues dans la Syrie, et lui offrit tous les secours
dont il pourrait avoir besoin.
« Comme nous pressions notre départ, il nous fit préparer un
vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes
i. Aristodeme n'est point ambitieux,
mais il a la conscience de son aptitude,
ii sait qu'il peut suffire à cette grande
tâche et qu'il fera le bien du peuple Cre-
tois. C'est pourquoi il accepte le trône,
et il fait ses conditions ; elles sont nobles
et montrent son désintéressement. D'au-
tres diraient : « Je veux èirc roi et le de-
meurer à tout prix; » pour lui, il demande
à descendre du trône, si l'on ne se con-
duit pas comme il le désire. D'autres
chercheraient les jouissances et le luxe
d'une vie royale ; Aristodeme veut vivre
d'une manière frugale, comme un sim-
ple particulier. D'autres enfin voudraient
fonder une dynastie, c'est-à-dire assurer
le trône à leurs descendants; lui, au
contraire, sachant que l'un de ses fils est
indigne du trône, ne veut pas que ses
enfants régnent après lui. C'est en quel-
que sorte un système de monarchie élec-
tive.
2. Saturne, père de Jupiter, était dans
la réalité la représentation d'un culte
antérieur à Jupiter, et que celui-ci avait
renversé. C'était le dieu des Pélasges.
antérieurs aux Hellènes, et à ce cullo
devaient se rattacher aussi les Italiens.
Ces peuples avaient conservé le souve-
nir de Saturne, et c'est à son règra
qu'ils attribuèrent l'âge d'or, cet âge de
félicité dont parle Fénelon.
106
TÉLÉMAQUE,
armés; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions.
A l'instant même il s'éleva un vent favorable pour aller a Itha-
que : ce vent, qui était contraire à Hazaël, le contraignit d'at-
tendre. Il nous vit partir ; il nous embrassa comme des amis
qu'il ne devait jamais revoir. « Les dieux sont justes, disa.it-
» il; ils voient une amitié qui n'est fondée que sur la vertu:
» un jour ils nous réuniront; et ces champs fortunés, où l'on dit
» que les justes jouissent après la mort d'une paix éternelle,
» verront nos Times se rejoindre pour ne se séparer jamais. Oh I
» si mes cendres pouvaient aussi être recueillies avec les vo-
» très!... » Un prononçant ces mots, il versait des torrents de
larmes, et les soupirs étouffaient sa voix. Nous ne pleurions
pas moins que lui : et il nous conduisit au vaisseau.
a Pour Aristodème, il nous dit : « C'est vous qui venez de me
» faire roi ; souvenez- vous des dangers où vous m'avez mis. De-
» mandez aux dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse, et que
» je surpasse autant en modération les autres hommes, que je
« les surpasse en autorité l. Pour moi, je les prie de vous con-
» duire heureusement dans votre patrie, d'y confondre l'inso-
» lence de vos ennemis, et de vous y faire voir en paix Ulysse
» régnant avec sa chère Pénélope. Télémaque, je vous donne
» un bon vaisseau plein de rameurs et d'hommes armés; ils
b pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persé-
» cutent votre mère. 0 Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de
» rien, ne me laisse rien à désirer pour vous. Allez tous deux,
»> vivez heureux ensemble ; souvenez-vous d'Aristodème : et, si
» jamais les llhaciensont besoin des Cretois, comptez sur moi
» jusqu'au dernier soupir de ma vie. » Il nous embrassa, et
nous ne pûmes, en le remerciant, retenir nos larmes.
IV. « Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait
une douce navigation 2. Déjà le mont Ida n'était plus à nos yeux
que comme une colline; tous les rivages disparaissaient; les
côtes du Péloponnèse semblaient s'avancer dans la mer pour ve-
nir au devant de nous. Tout à coup une noire tempête enve-
loppa le ciel3, et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se
2. Il faut admirer avec quel art Fé«
nelou sait entremêler les description* les
plus brillantes parmi lessévèresenseiK'ie
ineuts et les discussions de morale et de
politique. Voici maintenant le tableau
d'une grande tempête ou l'on trouve de
fréquentes imitations de l'antiquité.
3. Involvêre diera niinbi, et nox humid»
Abstulit. [cœluia
(jEn., 1. III, ▼. 198.)
« Les nuages enveloppèrent le jour,
1. Aristodème est aussi un sape; les
honneurs ne l'ont pas ébloui. Il sait que
les biens de la terre ne sont rien sans
la vertu.
Ces paroles d'Aristodème sont moins
antiques que chrétiennes. C'est Celui par
qui les rois régnent qui leur donne l'es-
prit de sagesse, et leur apprend à user
de leur puissance t avec modération, >
et pour le bien des peuples. La morale
de l'auteur est ici très-élevée.
LIVRE CINQUIEME,
107
changea en nuit *, et la mort se présenta à nous. 0 Neptune,
c'est vous qui excitâtes, par votre superbe trident' , toutes les
eaux de votre empire ! Vénus, pour se venger de ce que nous
l'avions méprisée jusque dans son temple de Cythère, alla trou-
ver ce dieu ;elle lui parla avec douleur; ses beaux yeux étaient
baignés de larmes : du moins c'est ainsi que Mentor, instruit
des choses divines, me l'a assuré. « Souffrirez-vous, Neptune,
» disait-elle, que ces impies se jouent impunément de ma puis-
» sance? Les dieux mêmes la sentent; et ces téméraires mor-
» tels ont osé condamner tout ce qui se fait dans mon île! Ils se
» piquent d'une sagesse à toute épreuve, et ils traitent l'amour
» de folie. Avez-vous oublié que je suis née dans votre empire ?
» Que tardez-vous à ensevelir dans vos profonds abîmes ces deux
» hommes que je ne puis souffrir 3? »
« A peine avait-elle parlé, que Neptune souleva les flots jus-
qu'au ciel : et Vénus rit, croyant notre naufrage inévitable.
Notre pilote, troublé, s'écria qu'il ne pouvait plus résister aux
vents qui nous poussaient avec violence vers des rochers : un
coup de vent rompit notre mât; et, un moment après, nous
entendîmes les pointes des rochers qui entr'ouvraient le fond
du navire. L'eau entre de tous côtés ; le navire s'enfonce; tous
nos rameurs poussent de lamentables cris vers le ciel. J'em-
brasse Mentor, et je lui dis : «Voici îa mort, il faut la rece-
» voir avec courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant de
» périls que pour nous faire périr aujourd'hui. Mourons, Men-
» tor, mourons. C'est une consolation pour moi de mourir avec
»> vous ; il serait inutile de disputer notre vie contre la tem-
» pête. »
«Mentor me répondit : « Le vrai courage trouve toujours
» quelque ressource. Ce n'est pas assez d'être prêta recevoir
» tranquillement la mort; il faut, sans la craindre, faire tous
» ses efforts pour la repousser. Prenons, vous et moi, un de ces
» grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hom-
» mes timides et troublés regrettent la vie sans chercher les
» moyens de la conserver, ne perdons pas un moment pour sau-
» ver la nôtre. » Aussitôt il prend une hache, il achève decou-
» et une Duit humide déroba le ciel aux
» regards. » Féuelon n'a conservé qu'un
trait, celui de la tempête qui enveloppe
« le ciel. » Involvêre.
1. Virgile a encore ici la supériorité :
Ponto nox incubât atra.
(L. I, v. 89.)
« Une nuit profonde s'étend (se cou-
» che) sur la mer. •
2. Le trident, la fourche à trois dents,
sceptre de Neptune.
3. Selon les procédés de l'épopée an-
tique, les dieux prennent parti pour ou
contre les mortels. Vénus est l'implaca-
ble ennemie de Télémaque, parce q»e
celui-ci est le favori de Minerve.
Voir au I« livre de VEn., v. 43, les in-
vcetiYCi de Jupon contre Enée.
108
TELÉMAQUE,
per le mât qui était ddjà rompu, et qui, penchant dans la mer,
avait mis le vaisseau sur le côté: il jette le mat hors du vais-
seau, et s'élance dessus au milieu des ondes furieuses ; il m'ap-
pelle par mon nom, et m'encourage pour le suivre l. Tel qu'un
grand arbre que tous les vents conjurés attaquent, et qui de-
meure immobile sur ses profondes racines,en sorte que la tem-
pête ne fait qu'agiter ses feuilles ■; demême Mentor, non-seu-
lement ferme et courageux, mais doux et tranquille, semblait
commander aux vents et à la mer. Je le suis. Et qui aurait pu
ne le pas suivre, étant encouragé par lui ?
« Nous nous conduisions nous-mêmes sur ce mât flottant.
C'était un grand secours pour nous, car nous pouvions nous
asseoir dessus; et, s'il eût fallu nager sans relâche, nos forces
eussent été bientôt épuisées. Mais souvent la tempête faisait
tourner cette grande pièce de bois, et nous nous trouvions en-
foncés dans la mer : alors nous buvions l'onde amère, qui cou-
lait de notre bouche, de nos narines et de nos oreilles ; nous
étions contraints de disputer contre les flots pour rattraper
le dessus de ce mât. Quelquefois aussi une vague haute comme
une montagne venait passer sur nous; et nous nous tenions
fermes, de peur que, dans cette violente secousse, le mât, qui
était notre unique espérance, ne nous échappât.
« Pendant que nous étions dans cet état affreux, Mentor,
aussi paisible qu'il l'est maintenant sur ce siège de gazon, me
disait : « Croyez-vous, Télémaque, que votre vie soit aban-
» donnée aux vents et aux flots? Croyez-vous qu'ils puissent
» vous faire périr sans l'ordre des dieux? Non, non : les dieux
» décident de tout. C'est donc les dieux, et non pas la mer,
» qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abîmes, la main
» de Jupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'O-
» lympe, voyant les astres sous vos pieds3, Jupiter pourrait
» vous plonger au fond de l'abîme, ou vous précipiter dans les
» flammes du noir Tarlare*. » J'écoutais et admirais ce dis-
1. Ulysse aussi se met à cheval sur
une pièce de bois • qu'il pousse sur les
flots comme un cheval, » xO.T,8' ûç îiwwv
ttaivuv [Odyssée, I. V, v. 371 ). Il est ainsi
errant neuf jours sur la mer. Kénelon a
corrigé cette impossibilité.
2. Cette belle comparaison est imitée
deVirgile(^n.IV,v.44i).Desdeuxparts
on compare le calme du guerrier àce-
lui d'uu arbre qui résiste à la tempête;
mais dans Virgile les traits sont plus
nombreux, plus variés. Fénelon a très-
bien décrit la résistance opposée par
l'arbre immobile, et dont la tempête ne
fait t qu'agiter le feuillage. • Virgile a
un trait de plus :
Con?t(Tnunt terram, eoncusso stipite, fronde*;
Ipsa hxret scopuli»...
t Sa racine est ébranlée, ses feuilles
» jonchent la terre; mais lui demeure
. immobile sur son roc. i
3 Sub pedibusqne videt nubes et sidéra...
i II voit sous ses pieds les nuages et
» les astres. »
(Vins., Egl., V, v. 57.)
4. Ce ti'est pas Jupiter, c'est Jéhovab
LIVRE CINQUIEME.
109
cours, qui me consolait un peu; mais je n'avais pas l'esprit
assez libre pour lui répondre. Il ne me voyait point ; je ne pou-
vais le voir. Nous passâmes toute la nuit, tremblants de froid
et demi-morts, sans savoir où la tempête nous jetait. Enfin les
vents commencèrent à s'apaiser , et la mer mugissante ressem-
blait à une personne qui, ayant été longtemps irritée, n'a plus
qu'un reste de trouble et d'émotion, étant lasse de se mettre
en fureur; elle grondait sourdement, et ses flots n'étaient
presque plus que comme les sillons qu'on trouve dans un
champ labouré f.
« Cependant l'Aurore vint ouvrir au Soleil les portes du ciel,
et nous annonça un beau jour. L'orient était tout en feu; et
les étoiles2, qui avaient été si longtemps cachées, reparurent,
et s'enfuirent à l'arrivée de Phébus. Nous aperçûmes de loin
la terre, et le vent nous en approchait : alors je sentis l'espé-
rance renaître dans mon cœur. Mais nous n'aperçûmes aucun
de nos compagnons : selon les apparences, ils perdirent cou-
rage, et la tempête les submergea tous avec le vaisseau. Quand
nous fûmes auprès de la terre, la mer nous poussait contre
des pointes de rochers qui nous eussent brisés ; mais nous tâ-
chions de leur présenter le bout de notre mât ; et Menlor fai-
sait de ce mât ce qu'un sage pilote fait du meilleur gouvernail.
Ainsi nous évitâmes ces rochers affreux, et nous trouvâmes
enfin une côle douce et unie où, nageant sans peine, nous
abordâmes sur le sable. C'est là que vous nous vîtes, ô grande
déesse qui habitez cette île; c'est là que \ous daignâtes nous
recevoir. »
Observations sur le cinquième livre. — Le cinquième livre a sur-
tout pour objet d'offrir, par un contraste frappant avec le précédent,
le tableau des mœurs viriles et pures des Cretois, après celui des
mœurs efféminées des Cypriotes. Tout est noble dans ce livre, tout
y respire la vertu. Il faut citer surtout deux belles descriptions : celle
des jeux publics et celle du naufrage. Nous avons vu, à ce sujet, ce
que Fénelon avait emprunté aux anciens, sans toutefois les égaler;
mais ce qui appartient en propre à Fénelon, c'est la peinture de la
révolution Cretoise, après l'acte cruel d'Idoménée.
On trouve un grand intérêt à celte recherche de la solution des
questions de morale politique proposées par les sages Cretois, et à en-
tendre les réponses de Télémaque; enfin, la noble conduite de ces trois
étrangers qui refusent un trône, et la généreuse ambition du Cretois
dont la puissance est décrite ici avec des ici, la mer est comparée à une personne
traits empruntés à la Bible. qui, de sa colère, n'a conservé « qu'un
1. Admirable peinture de l'aspect de reste de trouble et d'émotion. »
la mer après la tempête. On compare t. • Etoile, » autrefois • estelle, •
ordinairement les personnes aux choses ; de Stella.
HO TÉLÉMAQUE.
qui l'accepte, dans le seul but d'être utile à ses concitoyens, tout cela
nous touche et nous émeut.
Fénelon tient avant tout à inspirer à son élève l'amour de la vertu,
ï'éloignement de la vanité. Un roi se doit tout entier à ses sujets ; il ne
doit rien faire par ambition : il doit être homme de paix, s'il veut
rendre ses peuples heureux. Il est même intéressant de relire ici l'o-
pinion d'un autre grand génie, Massillon, sur les rois conquérants qui
ruinent les nations pour le seul plaisir de satisfaire leur orgueil in-
sensé.
«Qu'est-ce qu'un souverain né avec une valeur bouillante ? Un astre
» nouveau et malfaisant qui n'annonce que des calamités à la terre.
» Plus il croîtra dans cette science funeste, plus les misères publiques
» croîtront avec lui : les entreprises les plus téméraires n'offriront
» qu'une faible digue à l'impétuosité de sa course; il croira effacer
» par l'éclat de ses victoires leur témérité ou leur injustice; l'espé-
» rance du succès sera le seul titre qui justifiera l'équité de ses
» armes ; tout ce qui lui paraîtra glorieux deviendra légitime; il re-
» gardera les moments d'un repos sage et majestueux comme une oi-
» siveté honteuse et des moments qu'on dérobe à sa gloire ; ses voi-
» sins deviendront ses ennemis dès qu'ils pourront devenir sa cort-
» quête ; ses peuples eux-mêmes fourniront de leurs larmes et de leur
» sang la triste matière de ses triomphes ; il épuisera et renversera
» ses propres États pour en conquérir de nouveaux ; il armera contre
» lui les peuples et les nations ; il troublera la paix de l'univers : il
> se rendra célèbre en faisant des millions de malheureux. Quel fléau
d pour le genre humain ! et s'il y a un peuple sur la terre, capable de
a lui donner des éloges, il n'y a qu'à lui souhaiter un tel maître. »
Enfin, le roi doit être l'homme des peuples, leur chargé d'affaires ;
il doit travailler pour eux. On retrouve ces mêmes doctrines dans tous
les autres écrits de Fénelon. — « 11 faut vouloir être le père, et non le
maître. 11 ne faut pas que tous soient à un seul ; mais un seul doit être à
tous pour faire leur bonheur. (Avril 17 \\. Manuscrits.) Et dans un autre
passage : «Ce n'est point en épargnant ebaque jour au roi la vue de
quelques détails épineux et affligeants, qu'on travaille solidement à le
soulager et à le conserver;, les épines renaîtront sous ses pas à toute
les heures ; il ne peut se soulager qu'en travaillant, qu'en s'exécutant
d'abord à toute rigueur. (1712. Manuscrits.) Ailleurs encore, il écrit
au duc de Bourgogne : u II faut écarter les flatteurs, s'en délier, dis-
» tinguer le mérite, le chercher, le prévenir, apprendre à le mettre
d en œuvre, écouter tout, ne croire rien sans preuve, et se rendre supé-
» rieur à tous, puisqu'on se trouve au-dessus de tous. » (1711. Lettre au
Dauphin.)
LIVRE SIXIÈME.
111
LIVRE SIXIÈME.
Sommaire. — I. Calypso conçoit une violente passion pour Télémaque -,
ses artifices ; Venus, avec son fils Cupidon armé de ses flèches, se
rend dans l'île. — II. Télémaque et la nymphe Eucharis ; jalousie de
Calypso. — III. Calypso engage Mentor à construire un navire pour
emmener Télémaque. — IV. Agitation et désespoir du fils d'Ulysse;
remontrances que lui fait Mentor. — V. Les nymphes, conduites par
Cupidon, incendient le vaisseau ; Mentor précipite Télémaque dans
la mer et s'y jette après lui.
I. Quand Télémaque eut achevé ce discours, toutes les nym-
phes, qui avaient été immobiles, les yeux attachés sur lui, se
regardèrent les unes les autres. Elles se disaient avec étonne-
ment : « Quels sont donc ces deux hommes si chéris des dieux?
a-t-on jamais ouï parler d'aventures si merveilleuses? Le fils
d'Ulysse le surpasse déjà en éloquence, en sagesse et en valeur.
Quelle mine I quelle beauté ! quelle douceur ! quelle modestie !
mais quelle noblesse et quelle grandeur l ! Si nous ne savions
qu'il est fils d'un mortel, on le prendrait aisément pour Bac-
chus, pour Mercure, ou même pour le grand Apollon. Mais
quel est ce Mentor qui paraît un homme simple 2, obscur, et
d'une médiocre condition 3? Quand on le regarde de près, on
trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme. »
Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu'elle ne
pouvait cacher : ses yeux errants allaient sans cesse de Mentor
à Télémaque, et rie Télémaque à Mentor. Quelquefois elle vou-
lait que Télémaque recommençât cette longue histoire de ses
aventures; puis tout à coup elle s'interrompait elle-même.
Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque seul dans
un bois de myrtes, où elle n'oublia rien pour savoir de lui si
Mentor n'était point une divinité cachée sous la forme d'un
homme. Télémaque ne pouvait le lui dire; car Minerve, en
1. Didoo, elle aussi, ne cesse d'admi-
rer Enee après le récit de ses aventures :
Quis novm hic nostris successit sedibus hos-
[pes !
Quem sese ore ferensîquam forti peclore et
(armis :
Credo equidem, nec vana fides, genus esse
[Deorum>
(^n., 1. 1Y, T. 10.)
• Quel bote extraordinaire est entré
• dans ce palais! quelle noblesse dans
» son air 1 quel courage, quels exploitai
» Oui, je le crois, je n'en saurais douter,
» il est du sang des dieux. » Feneluu a
exagère Virgile. La reiue de Carthage ne
dit nas : ■ Il est Apollon, ou Bacchus, ou
Mercure;» elle est dans la réalité en di-
sant : ■ Il est de la race des dieux. >
2. Simplex, sine plica, saus pli; au
moral, signifie « sans détour. >
3. ■ Condition; » res condita, la chose
fondée, établie.
H2
TÉLÊMAQUE.
l'accompagnant " sous la forme de Mentor, ne s'était point dé-
couverte à lui à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait
pas encore assez à son secret * pour lui confier ses desseins.
D'ailleurs elle voulait l'éprouver par les plus grands dangers;
et, s'il eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l'eût
trop soutenu; il n'aurait eu aucune peine à mépriser les acci-
dents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor; et
tous les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce
qu'elle désirait savoir.
Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor,
prenaient plaisir à le questionner. L'une lui demandait les
circonstances de son voyage d'Ethiopie ; l'autre voulait savoir
ce qu'il avait vu à Damas; une autre lui demandait s'il avait
connu autrefois Ulysse avant le siège de Troie. 11 répondait à
toutes avec douceur; et ses paroles, quoique simples, étaient
pleines de grâces.
Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation ;
elle revint : et, pendant que ses nymphes se mirent à cueillir
des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l'é-
cart Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil
ne coule pas plus doucement dans les yeux appesantis et dans
tous les membres fatigués d'un homme abattu, que les paroles
flatteuses de la déesse s'insinuaient pour enchanter le cœur de
Mentor, mais elle sentait toujours je ne sais quoi qui repous-
sait tous ses efforts, et qui se jouait de ses charmes 3. Sembla-
ble à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues et
qui se joue de la rage des vents'*, Mentor, immobile dans ses
sages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois
même il lui laissait espérer qu'elle l'embarrasserait par ses
questions, et qu'elle tirerait la vérité du foud de son cœur.
Mais, au moment où elle croyait satisfaire sa curiosité, ses es-
pérances s'évanouissaient : tout ce qu'elle s'imaginait tenir
i. Le verbe « accompagner, » est une
formation toute française, bien qu'avec
des mots latins {ad cum partis) ; être
compagnon, celui qui partage le pain ou
qui le mange avec un autre; le sens pri-
mitif s'est singulièrement modifié.
i. « Secret, » ici discrétion; ne se
dirait plus dans ce sens.
3. « Gliarmes » est pris dans les deux
sens : le3 attraits de Calypso sont des
charmes en quelque sorte magiques. —
De carmina, parce que les paroles ma-
giques étaient en vers.
4. Cette comparaison est empruntée
à Virgile :
Ille (velut rupos vastum <juœ proriit in requor,
Obvia veiitoiuii) furiis, expostaque ponto,
Vim cunctain atque minas perfert cœliijue
[marisque,
Ipsa iinmota manens).
[JBn.t 1. X, v. 693.)
« Semblablo à une roche qui s'avance
» dans la vaste mer, exposée à la fureur
» des vents et à celle de la mer, 9uppor-
» tant tout l'effort du ciel et de la mer,
» et elle-même demeurant immobile. »
Fénelon a bien affaibli Virgile; il n'y a
pas de trace du trait sublime qui termine
ie texte latin.
LIVRE SIXIÈME.
113
lui échappait tout à coup ; et une réponse courte de Mentor la
replongeait dans ses incertitudes. Elle passait ainsi les jour-
nées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens
de le détacher de Mentor, qu'elle n'espérait plus de l faire par-
ler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naître les
feux de l'amour dans le cœur du jeune Télémaque, et une
divinité plus puissante qu'elle vint à son secours pour y réus-
sir8.
Vénus, toujours pleine de ressentiment du mép ris que Men-
tor et Télémaque avaient témoigné pour le culte qu'on lui ren-
dait dans l'île de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces
deux téméraires mortels eussent échappé aux vents et à la mer
dans la tempête excitée par Neptune. Elle en fit des plaintes
amôres à Jupiter : mais le père des dieux, souriant, sans vou-
loir lui découvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait
sauvé le fils d'Ulysse, permit à Vénus de chercher les moyens
de se venger de ces deux hommes s. Elle quitte l' Olympe, elle
oublie les doux parfums qu'on brûle sur ses autels à Paphos, à
Cythère et à Idalie ; elle vole dans son char attelé de colombes ;
elle appelle son fils; et, la douleur répandant sur son visage
de nouvelles grâces, elle parla ainsi :
« Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui méprisent ta puis-
» sance et la mienne ? Qui voudra désormais nous adorer * ? Va,
» perce de tes flèches ces deux cœurs insensibles : descends
» avec moi dans cette île; je parlerai à Calypso. » Elle dit ; et,
fendant les airs dans un nuage tout doré, elle se présenta à
Calypso, qui, dans ce moment, était seule au bord d'une fon-
taine assez loin de sa grotte.
« Malheureuse déesse, lui dit-elle, l'ingrat Ulysse vous a mé-
» prisée ; son fils, encore plus dur que lui, vous prépare un
» semblable mépris ; mais l'Amour vient lui-même pour vous
» venger. Je vous le laisse : il demeurera parmi vos nymphes,
» comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par les nym-
» phes de l'île de Naxos5. Télémaque ie verra comme un enfant
1 • De » ne s'emploierait plus en pa-
reil cas. Il y a un bel exemple de cetle
façon de parler dans les vers de Racine
si connus :
Non, tous n'espérez plus de nous revoir en-
[cor,
Sacrés murs que n'a pu conserver mon Hector.
2. « Réussir, » idée de sortir avec
avantage d'une difficulté ; s'explique par
l'italien uscire, sortir.
3. Cette mythologie ne sort pas des
conceptions de la poésie antique : le
père des dieux est encore ici le jouet
de toutes les passions des autres divini-
tés.
4. Dans VEnéide, c'est Junon, ennemie
d'Éuée, qui parle ainsi :
. . Et quisquam numen Junonis adorât
Praelerea, aut supplex aris imponet honorera?
(L. I, v. 48.)
« Et qui désormais adorera la divinité
» de Juuou, ou, suppliant, placera des
o offrandes sur ses autels? ■
5. Naxos, une des Cyclades dans la
m
TÉLÊMAQIE.
» ordinaire; il ne pourra s'en défier, et il sentira bientôt son
» pouvoir. » Elle dit; et, remontant dans ce nuage doré d'où
elle était sortie, elle laissa après elle une odeur d'ambroisie
dont tous les bois de Calypso furent parfumés *.
L'Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse,
elle sentit la flamme qui coulait déjà dans son sein. Pour se
soulager, elle le donna aussitôt à la nymphe qui était auprès
d'elle, nommée Eucharis. Mais, hélas ! dans la suite, combien
de fois se repentit-elle de l'avoir fait! D'abord, rien ne parais-
sait plus innocent, plus duux, plus aimable, plus ingénu et
plus gracieux que cet enfant. A le voir enjoué, flatteur, tou-
jours riant, on aurait cru qu'il ne pouvait donner que du plai-
sir : mais à peine s'était-on fié à ses caresses, qu'on y sentait
je ne sais quoi d'empoisonné. L'enfant malin et trompeur ne
caressait que pour trahir; et il ne riait jamais que des maux
cruels qu'il avait faits, ou qu'il voulait faire. 11 n'osait appro-
cher de Mentor, dont la sévérité l'épouvantait; et il sentait
que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu'aucune de ses
flèches n'aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent
bientôt les feux que cet enfant trompeur allume; mais elles
cachaient avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans
leurs cœurs '.
II . Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec
les nymphe-, fut surpris de sa douceur ei de sa beauté. Il l'em-
brasse, il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses
bras; il sent en lui-même une inquiétude3 dont il ne peut
trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus
il se trouble et s'amollit. « Voyez-vous ces nymphes? disait-il
o à Mentor: combien sont-elles dirïere'.ites de ces femmes de
» l'île de Chypre, dont la beauté était < hoquante à cause de
» leur immodestie ! Ces beautés immortelles montrent une in-
» nocence, une modestie, une simplicité qui charme.» Parlant
ainsi, il rougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empê-
cher de parler; mais à peine avait-il commencé, qu'il ne pou-
vait continuer; ses paroles étaient entrecoupées, obscures, et
quelquefois elles n'avaient aucun sens v.
mer Egée. Jupiter, voulant dérober Bac-
clius a la haine de Junon, avait caché le
ieuûe dieu dans cette île.
1. Aliment à l'usape des dieux. Il s'ap-
pliquait aussi à l'idée d'un parfum cé-
leste. Ainsi dans Virgile :
H*c ait. et liquidum ambrosiae difludit odorem-
[Geury., 1. IV, v. 414.)
t Elle dit. et répandit sur son fils une
» essence d ambroisie. »
2. Tout cet épisode de l'Amour placé
par Venus entre les bras de CalypS" et de
ses nymphes, est renouvelé de Virgile.
Cette invention a dans le poète latin un
plu» grand caractère, grâce au tableau
de la passion si tragique de Didun.
3. « Inquieiude, » dans le sens étymo-
logique; agitation, absence de repos,
mens inquiéta.
4. La passion se révèle par une sorte
LIVRE SIXIÈME.
115
Mentor lui dit: « 0 Télémaque, les dangers de l'île de Chy-
» pre n'étaient rien, si on les compare à ceux dont vous ne
» vous défiez pas maintenant. Le vice gros?ier fait horreur;
» l'impudence brutale donne de l'indignation; mais la beauté
» modeste est bien plus dangereuse: en l'aimant, on croit n'ai-
» mer que la vertu ; et insensiblement on se laisse aller aux ap-
» pas1 trompeurs d'une passion qu'on n'aperçoit que quand il
» n'est presque plus temps de l'éteindre. Fuyez, ô mon cher
» Télémaque, fuyez ces nymphes, qui ne sont si discrètes2 que
»
»
»
»
»
pour vous mieux tromper; fuyez les dangers de votre jeu-
nesse: mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez
pas. C'est l'Amour, que Vénus, sa mère, est venue apporter
dans cette île, pour se venger 3 du mépris que vous avez té-
moigné * pour le culte qu'on lui rend à Cythère : il a blessé le
cœur de la déesse Calypso; elle est passionnée pour vous : il a
brûlé toutes les nymphes qui l'environnent ; vous brûlez vous-
même, ô malheureux jeune homme, presque sans le savoir. »
Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant:
Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette île? Ulysse ne
vit p'us; il doit être depuis longtemps enseveli5 dans les on-
des ; Pénélope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n'aura pu
résistera tant de prétendants: son père Icare6 l'aura con-
trainte d'accepter un nouvel époux. Retournerai-je à Itha-
que, pour la voir engagée dans de nouveaux liens et man-
quant à la foi qu'elle avait donnée à mon père ? Les Itha-
ciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que
» pour chercher une mort assurée, puisque les amants de Pé-
» nélope ont occupé toutes les avenues du port7, pour mieux
» assurer notre perte à notre retour. »
Mentor répondait :« Voilà l'effet d'une aveugle passion8. On
» cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent, et
» on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condam-
d'égarement ; la peusée fuit, elle cherche
son expression. Virgile avait dit :
Incipit effart, mediaque in voce resislit.
{^En., I. IV, v. 76.)
t Elle commence à parler, et s'arrête
a au milieu de son discours, t
1. i Appas, » du verbe pasci, or;
nourriture dont on veut se repaître et qui
trahit; l'appât que l'on offre aux pois-
sons. — Au pluriel, comme ici, il se
prend fij^urém^nt, et signifie « ce qui
est livré en pâture à la passion, ce qui
Séduit. »
2. t Discrète!; i celui-là est discret
qui garde à part ce qu'il pense, ce qu'il
voit (qui dis cernit).
3. « Venger, » de vindicare, littér.,
garantir sa propriété, son droit, son
honneur, en punissant l'offenseur.
4. « Témoigné, » déclaré publique-
ment, en présence de témoins.
5. « Enseveli, i sepultus,sepulchrum;
l'idée d'être entouré d'une barrière,
d'une haie, sepes.
6. Ne pas confondre le père de Péné-
lope avec le fils de Dédale, si célèbre par
sa chute dans la mer qui fut appelée la
mer Icarienne.
7. ■ Port, • de portare, l'endroit où les
marchandises sont apportées,débarquées.
8. C'est une métonymie : la passion
n'est pas aveugle, elle rend tel.
116 TÉLÉMAQUE.
d nent. On n'est plus ingénieux que pour se tromper, et pour
» étouffer ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux
» ont fait pour vous ramener dans votre patrie? Comment
» ôtes-vous sorti de la Sicile? Les malheurs que vous avez éprou-
» vés en Egypte ne se sont-ils pas tournés tout ;'i coup en pros-
» pérités? Quelle main inconnue vous a enlevé à tous les dan-
» gers qui menaçaient votre tête dans la ville de Tyr ? Après
» tant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinées
» vous ont préparé? Mais, que dis-je? vous en êtes indigne !
» Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette île. Lâ-
» che fils d'un père si sage et si généreux ! menez ici une vie
» molle et sans honneur au milieu des femmes ; faites, malgré
» les dieux, ce que votre père Crut indigne de lui l. »
Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu'au fond
du cœur|ll se sentait attendri pour Mentor; sa douleur était
mêlée de honte: il craignait l'indignation et le départ de cet
homme si sage à qui il devait tant : mais unepassion naissante,
et qu'il ne connaissait pas lui-môme, faisait qu'il n'était plus
le même homme. « Quoi donc, disait-il à Mentor, les larmes
» aux yeux, vous ne comptez pour rien l'immortalité qui m'est
» offerte par la déesse? » « Je compte pour rien, répondait
,) Mentor, tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres
» des dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pourre-
» voir Ulysse et Pénélope ; la vertu2 vous défend de vous aban-
» donner à une folle passion. Les dieux, qui vous ont délivré
» de tant de périls pour vous préparer une gloire égale à celle
» de votre père, vous ordonnent de quitter cette île. L'amour
» seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. Hé 1 que feriez-
» vous d'une vie immortelle, sans liberté, sans vertu, sans
» gloire? Cette vie serait encore plus malheureuse, en ce qu'elle
» ne pourrait finir. »
Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs.
Quelquefois il aurait souhaité que Mentor l'eût arraché malgré
lui de cette île ; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti,
pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sévère 3 qui lui re-
prochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contraires agitaient
tour à tour son cœur, et aucune n'y était constante*: son
1. Le discours de Mentor est à la fois
indigné et tendre; les motifs vont crois-
sant, selon les règles de la rhétorique.
Le dernier trait est le plus pénétrant,
et l'auteur l'a justement réservé pour la
fin. Il y a sur ce sujet un très-beau dé-
tail dansHomère; au livre V de l'Odyssée
Calypso oflre à Ulysse l'immortalité, mais
le héros grec lui déclare qu'il aime mieux
revoir la fumée de sa pauvre ville d'I-
thaque.
2. La t vertu • est ici prise dans le
sens de courage, force, virtus, dont la
racine est vis.
3. « Sévère, » s'explique par verus et
l'initiale intensive se; l'homme sévère
est le rigidus verx satelles.
4. « Constante ; » un cœur constant.
LIVRE SIXIÈME.
117
cœur était comme la mer, qui est le jouet de lous les vents
contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le ri-
vage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre,
versant des larmes * amères et poussant des cris semblables aux
rugissements d'un lion. Il était devenu maigre, ses yeux creux
étaient pleins d'un feu dévorant8; aie voir pâle, abattu et dé-
figuré, on aurait cru que ce n'était point Télémaque. Sa beauté,
son enjouement, sa noble fierté, s'enfuyaient loin de lui. Il pé-
rissait : tel qu'une fleur qui, étant épanouie le matin, répan-
dait ses doux parfums dans la campagne et se flétrit peu à peu
vers le soir; ses vives couleurs s'effacent; elle languit, elle se
desséche, et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soute-
nir 3: ainsi le fils d'Ulysse était aux portes de la mort.
Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la vio-
.lence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le
délivrer d'un si grand danger. 11 avait remarqué que Calypso
aimait éperdument* Télémaque, et que Télémaque n'aimait pas
moins la jeune nymphe Eucharis; car le cruel Amour, pour
tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guère la personne
dont on est aimé. Mentor résolut d'exciter la jalousie de Ca-
lypso 6. Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse.
Mentor dit à Calypso: «J'ai remarqué dans Télémaque une
» passion pour la chasse que je n'avais jamais vue en lui; ce
» plaisir commence à le dégoûter de tout autre: il n'aime plus
» que les forOts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous,
ï> ô déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur ? »
Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et
elle ne put se retenir. « Ce Télémaque, répondit-elle, qui a
» méprisé tons les plaisirs de l'île de Chypre, ne peut résister
» à la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-
» t il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui
» dont le cœur s'amollit lâchement par la volupté, et qui ne
» semble né que pour passer une vie obscure au milieu des
» femmes? » Mentor, remarquant avec plaisir combien la ja-
lousie troublait le cœur de Calypso, n'en dit pas davantage,
qui stat secum, qui demeure debout,
ferme avec lui-même.
1 . « Larmes. • lacrymœ, le même que
Sàxç'j, «lu verbe Sàxvw, Sôxw, mordeo.
ï. Racine, dans Phèdre, a dit avec
moins d'énergie :
Chwgéi d'un feu secret vos yeux s'appesan-
tissent.
3. On reconnaît encore Ici un souvenir
do Virgile dans l'épisode de la mort
d'Euryale :
... Lassove papavera collo
Demisere caput, pluvia cum forte gravantur.
(L. IX, v. 436.)
• Ainsi des pavots courbent leurs têtes
» fatiguées par la plnie. »
4. Aimer « éperdument, » de manière
à perdre la raison, le bon sens.
5. Il espérait, eu excitant la jalousie
de Calypso, déterminer la déesse à reu-
vover Télémaque.
M8
TÉLÉMAQUE.
de peur de la mettre en défiance de lui; il lui montrait seule-
ment un visage triste et abattu. La déesse lui découvrait ses
peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans
cesse des plaintes nouvelles. Cette chasse dont Mentor l'avait
avertie acheva de la mettre en fureur. Elle sut que Téléma-
que n'avait cherché qu'à se dérober aux autres nymphes pour
parlera Eucharis. On proposait môme déjà une seconde chasse,
où elle prévoyait qu'il ferait comme dans la première. Pour
rompre les mesures deTélémaque, elle déclara qu'elle en vou-
lait ûtre. Puis, tout à coup, ne pouvant plus modérer son res-
sentiment, elle lui parla ainsi:
« Est-ce donc ainsi, ô jeune téméraire, que tu es venu dans
» mon île pour échapper au juste naufrage que Neptune te
» préparait, et à la vengeance des dieux? N'es-tu entré dans
» cette île, qui n'est ouverte à aucun mortel, que pour mépri*
» ser ma puissance et l'amour que je t'ai témoigné? O divinités
» de l'Olympe et du Styx, écoutez une malheureuse déesse !
» Hâtez-vous de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie.
» Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton père,
» puisses-tu souffrir des maux encore plus longs et plus cruels
» que les siens! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie,
» cette pauvre et misérable Ithaque que tu n'as point eu honte
» de préférer à l'immortalité! ou plutôt que tu périsses, en
» la voyant de loin, au milieu de la mer, et que ton corps,
» devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance de sé-
» pulture l, sur le sable de ce rivage! Que mes yeux le voient
» mangé par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi :
» elle le verra; elle en aura le cœur déchiré; et son désespoir
» fera mon bonheur8! »
En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflam-
més: ses regards ne s'arrêtaient jamais en aucun endroit; ils
avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues
tremblantes étaient couvertes de taches noires et livides 3; elle
changeait à chaque moment de couleur. Souvent une pâleur
mortelle se répandait sur tout son visage: ses larmes ne cou-
i. La plus cruelle menace chei le9 an-
ciens, c'était d'être privé de sépulture,
et par suite d'errer cent ans sur les bords
du Styx. (Voy. Enéide, VI, 329J.
2. Ce discours de Calypso est l'expres-
*ou d'une ardente passion ; il est imité
ne Virgile pour les invectives que le
foëte met dans la bouche de Didon au
V« livre de l'Enéide. Mais dans l'E-
néide la situation est différente ; la
reine de Carthase ae voit pas d'autre
parti à prendre que celui de mourir.
3. Sanguineam volvens aciem, maculisqne
[treraectai
Interfusa gênas
{^n., IV, y. 643.)
t Roulant des yeux sanglants, les jou&i
» tremblantes et semées de taches. ■
LIVRE SIXIÈME.
119
laient plus comme autrefois avec abondance ; la rage et le dé-
sespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine en cou-
lait-il quelqu'une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante
et entrecoupée.
Mentor observait tous ses mouvements, et ne parlait plus à
Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré qu'on
abandonne .-iljetaitsouventsur lui des regards de compassion.
Télémaque sentait combien il était coupable et indigne
de l'amitié de Mentor. Il n'osait lever les yeux, de peur de ren-
contrer ceux de son ami, dont le silence môme le condamnait.
Quelquefois il avait envie d'aller se jeter à son cou, et de lui
témoigner combien il était touché de sa faute: mais il était re-
tenu, tantôt par une mauvaise honte, et tantôt par la crainte
d'aller plus loin qu'il ne voulait pour se tirer du péril; carie
péril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se résoudre à
vaincre sa folle passion.
NI. Les dieux et les déesses de l'Olympe, assemblés dans un
profond silence, avaient les yeux attachés sur l'île de Calypso,
pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l'Amour.
L'Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en feu
dans l'île. Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la ja-
lousie, inséparable de l'Amour, contre l'amour même. Jupiter
avait résolu d'être le spectateur de ce combat, et de demeurer
neutre l.
Cependant Eucharis 2, qui craignait que Télémaque ne lui
échappât, usait de mille artifices pour le retenir dans ses liens.
Déjà elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle
était vêtue comme Diane. Vénus et Cupidon avaient répandu
sur elle de nouveaux charmes ; en sorte que ce jour-là sa
beauté effaçait celle de la déesse Calypso même. Calypso, la
regardant de loin, se regarda en môme temps dans la plus claire
de ses fontaines; et elle eut honte de se voir. Alors elle se ca-
cha au fond de sa grotte, et parla ainsi toute s*eule :
« Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux
» amants, en déclarant que je veux être de cette chasse! En
» serai-je?Irai-je la faire triompher, et faire servir ma beauté
» à relever la sienne? Faudra-t-il que Télémaque, en me
» voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis ? 0 mal-
• heureuse ! qu'ai-je fait? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas
1 . Homère et Virgile montrent souvent 2. Eucharis, nom fort poétique et d'un»
aussi les dieux «ie l'Olympe contemplant éjéKante erécilé sienifie « la eracieuse
avec curiosité les combats et les passions eieS^^ grecite, signme « la grac.euse,
des mortels. la belle. »
120
TÉLÉMÀQUE.
» eux-mêmes, je saurai bien les en empêcher. Je vais trouver
» Mentor; je le prierai d'enlever Télémaque : il le remmènera
» à Ithaque. Mais que dis-je ? et que deviendrai-je, quand Télé-
t maque sera parti? Oùsuis-je? Que reste-t-il à faire? 0
» cruelle Vénus I Vénus, vous m'avez trompée I ô perfide pré-
» sent que vous m'avez fait! Pernicieux enfant 1 Amour em-
» pesté M je ne t'avais ouvert mon cœur que dans l'espérance
» de vivre heureuse avec Télémaque, et tu n'as porté dans ce
» cœur que trouble et que désespoir s ! Mes nymphes sont ré-
» voilées contre moi. Ma divinité ne me sert plus qu'à rendre
» mon malheur éternel 3. Oh 1 si j'élais libre de me donner la
» mort pour finir mes douleurs! Télémaque, il faut que tu
» meures, puisque je ne puis mourir! Je me vengerai de les
» ingratitudes : ta nymphe le verra , je te percerai à ses
o yeux. Mais je m'égare. O malheureuse Calypso! que veux-tu?
» Faire périr un innocent que tu as jeté toi même dans cet
» abîme de malheurs? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal
» dans le sein du chaste Télémaque. Quelle innocence ! quelle
» vertu! quelle horreur du vice! quel courage contre leshon-
» teux plaisirs! Fallait-il empoisonner son cœur? Il m'eût quit-
» tée!... Hé bien ! ne faudra -t-il pas qu'il me quitte, ou que je
» le voie, plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour
» ma rivale? Non, non, je ne souffre que ce que j'ai bien mé-
» rite. Pars, Télémaque, va- t'en au delà des mers : laisse Ca-
» lypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trou-
» ver la mort : laisse-la inconsolable, couverte de honte, dé-
» sespérée, avec ton orgueilleuse * Eucharis. »
Elle parlait ainsi seule dans sa grotte B : mais tout à coup elle
sort impétueusement. « Où êtes-vous, ô Mentor? dit-elle. Est-
» ce ainsi que vous soutenez Télémaque contre le vice auquel
» il succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour veille con-
» tre vous 6. Je nepuis souffrir plus longtemps cette lâche indif-
» férence que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquille-
» ment le fils d'Ulysse déshonorer son père, et négliger sa
» haute destinée? Est-ce à vous ou à moi que ses parents ont
i. Expression asseï singulière et peu
choisie.
2. Juste gradation : rien n'est au-
dessous du « désespoir ; « le « trouble •
n'en saurait être que le prélude.
3. Calypso n'excite guère la pitié.
Après le départ d'Ulysse, « elle se trou-
vait malheureuse d'être immortelle. »
Ici elle dit la même chose au sujet de
Télémaque. — Cette passion de Calypso
est une assez faible invention poétique.
4. Eucharis ayant triomphé de Télé*
maque, Calypso suppose que sa rivale
est orgueilleuse d'avoir été plus fort*
que la déesse.
5. Dans ce discours si violent, si pas-
sionué, on retrouve Didon et Phèdre,
mais avec bien moins de vérité et d'éner-
gie.
6. Au figuré : Vous êtes en repos, et
votre ennemi prépare des armes contre
voua.
LIVRE SIXIÈME. 121
» confié sa conduite ? C'est moi qui cherche les moyens de
» guérir son cœur; et vous, ne ferez-vous rien? Il y a, dans
» le lieu le plus reculé de celte forêt, de grands peupliers pro-
» près à conslruire un vaisseau ; c'est là qu'Ulysse fit celui
» dans lequel il sortit de cette île. Vous trouverez au môme en-
» droit une profonde caverne, où sont tous les instruments1 nc-
» cessaires pour tailler et pour joindre toutes les pièces d'un
» vaisseau. »
A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor
ne perdit pas un moment : il alla dans cette caverne, trouva
les instruments, abattit les peupliers, et mit en un seul jour
un vaisseau en étal de voguer. C'est que la puissance et l'in-
dustrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand temps pour
achever les plus grands ouvrages.
Calypso se trouva dans une horrible peine d'esprit : d'un
côté, elle voulait voir si le travail de Mentor s'avançait; de l'au-
tre, elle ne pouvait se résoudre à quitter la chasse, où Euclia-
ris aurait été en pleine liberté avec Télémaque. La jalousie
ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants : mais
elle lâchait de tourner la chasse du côté où elle savait que
Mentor faisait le vaisseau. Elle entendait les coups de hache
et de marteau : elle prêtait l'oreille; chaque coup la faisait
frémir. Mais, dans le moment même, elle craignait que cette
rêverie ne lui eût dérobé quelque signe ou quelque coup d'oeil
de Télémaque à la jeune nymphe.
Cependant Eueharis disait à Télémaque d'un ton moqueur :
« Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blâme d'être
«venu à la chasse sans lui? Oh! que vous êtes à plaindre de vi-
» vre sous un si rude maître ! Rien ne peut adoucir son auslé-
» rite : il affecte d'être ennemi de tous les plaisirs; il ne peut
» souffrir que vous en goûtiez aucun ; il vous fait un crime
» des choses les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de
» lui, pendant que vous étiez hors d'état de vous conduire
«vous-même; mais, après avoir montré tant de sagesse,
» vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant. »
Ces paroles artificieuses perçaient le cœur de Télémaque, et
le remplissaient de dépit contre Mentor, dont il voulait secouer
le joug. Il craignait de le revoir, et ne répondait rien à Eucha-
ris, tant il était troublé 2. Enfin, vers le soir, la chasse s'étant
passée de part et d'autre dans une contrainte perpétuelle, on
1. • Instruments» [in struere), objets i 2. L'auteur veut montrer ici l'entraî-
>vec lesquels on travaille, on construit, nement des passions. Voici le fils d'U-
on dresse les objets dans le but qu'on | lysse porté à l'ingratitude pour son pro-
s'est proposé. tecteur et son guide, dans lequel il a dû
TF.l.KMAQrF. I. G
122
TÉLÉMAQUE.
revint par un coin de la forât assez voisin du lieu où Mentor
avait travaillé tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau
achevé ; ses yeux se couvrirent à l'instant d'un épais nuage, sem-
blable à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient
sous elle; une froide sueur courut par tous les membres de
son corps 1 ; elle fut contrainte de s'appuyer sur les nymphes
qui l'environnaient; et Eucharis lui tendant la main pour la
soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle un regard ter-
rible '.
IV. Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point
Mentor parce qu'il s'était déjà retiré, ayant fini son travail,
demanda à la déesse à qui était ce vaisseau, et à quoi on le
destinait. D'abord elle ne put répondre , mais enfin elle dit :
«C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire; vous ne
» serez plus embarrassé par cet ami sévère, qui s'oppose à votre
» bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel. »
« Mentor m'abandonne! c'est fait de moi! s'écria Téléma-
que. 0 Eucharis, si Mentor me quitte, je n'ai plus que vous! »
Ces paroles lui échappèrent dans le transport de sa passion. 11
vit le tort qu'il avait eu en les disant ; mais il n'avait pas été
libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe étonnée
demeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant tes
trer. Mais pendant que la honte était sur son visage, la joie
était au fond de son cœur. Télémaque ne se comprenait plus
lui-même, et ne pouvait croire qu'il eût parlé si indiscrète-
ment. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe, mais
r.n songe dont il demeurait confus et troublé.
Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui on a enlevé ses
petits, courait au travers de la forêt, sans suivre aucun chemin,
et ne sachant où elle allait s. Enfin, elle se trouva à l'entrée de
la grotte, où Mentor l'attendait. « Sortez de mon île, dit-elle,
» ô étrangers, qui êtes venus troubler mon repos : loin de moi
» ce jeune insensé! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez
» ce que peut le courroux d'une déesse, si vous ne l'arrachez
» d'ici tout à l'heure. Je ne veux plus le voir ; je ne veux plus
»» souffrir qu'aucune de mes nymphes lui parle ni le regarde.
nourtant soupçonner plus d'une fois la
présence d'une divinité.
1. Imitation de Virgile.
Tum gelidus loto inanibal corpore ludor
[jEn., I. m, v. 175.)
« Une sueur froide coulait tur tout
sou corps. •
2. Tableau vif et pittoresque.
3. Cette comparaison est plus éner-
gique dans Homère. Yoyei //., I. xyki,
v. 318, iff-ci \\i ipïlviio-,, etc., cinq vers
admirables.
LIVRE SIXIÈME.
123
» J'en jure par les ondes du Slyx, serment qui fail trembler
» les dieux mômes f. Mais apprends, Télémaque, que tes maux
» ne sont pas finis : ingrat, tu ne sortiras de mon île, que pour
» être en proie à de nouveaux malheurs. Je serai vengée; tu rc-
» grelteras Calypso, mais en vain. Neptune, encore irrite contre
» ton père, qui l'a offensé en Sicile, et sollicité par Vénus, que
» tu as méprisée dans l'île de Chypre, te prépare d'autres
» lempêles. Tu verras ton père, qui n'est pas mort; mais tu !e
verras sans le connaître. Tu ne te réuniras avec lui en Itha-
que, qu'après avoir été le jouet de la plus cruelle fortune.
Va : je conjure les puissances célestes de me venger! Puuscs-
lu, au milieu des mers, suspendu aux pointes d'un rocher et
frappé de la foudre, invoquer en vain Calypso, que ton sup-
» plice comblera de joie * I »
Ayant dit ces paroles, son esprit agité était déjà prêt à pren-
dre des résolutions contraires. L'Amour rappela dans son
cœur le désir de retenir Télémaque. « Qu'il vive, disait-elle en
» elle-même, qu'il demeure ici; peut-être qu'il sentira enfin
» tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, comme
» moi, lui donner l'immortalité. 0 trop aveugle Calypso! lu
» t'es trahie loi-même par ton serment : te voilà engagée; et
» les ondes du Styx, par lesquelles tu as juré, ne te permet-
» tenl plus aucune espérance. » Personne n'entendait ces paro-
les : mais on voyait sur son visage les Furies peintes 3, et tout le
venin empesté du noir Cocyte semblait s'exhaler de son cœur.
Télémaque en fut saisi d'horreur. Elle le comprit; car
qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine pas *? et l'horreur de
Télémaque redoubla les transports de la déesse. Semblable à
une Bacchante, qui remplit l'air de ses hurlements, et qui en
fait retentir les hautes montagnes de Thrace6, elle court au
travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nym-
1. 'It-<* vûv tôSi Tala. xa't Oùpavô; tùpù;
[ûittpBi,
Kai tô xotti6ô(Jitvov Zrjfôî ûStup, Sffrt
Opxoç $llv6taTâ{ ti ni/>u uaxaiîirai
[Otoîotv,...
(Hom., OJyss., 1. t, v. 184.)
• J'en atteste la Terre et le vaste Ciel
» au-dessus de nos têtes, et les oudes du
» Styx qui roulent sous la Terre, le ser-
■ ment le plus grand, le plus terrible
» pour les dieux immortels. » C'est ud
souvenir du culte antique des Pélasues,
la Terre, le Ciel, le Styx, l'adoration de
la Nature sans symbole ou personnifica-
tion mythologique.
t. Spero equidem mediis, si quid pia Numina
[po?«unt,
Supplicia hausurum scopulis.et nomme Dido
Saepe vocatirrum.
fy^n., 1. it, T. 382.)
« J'espère, s'il est des dieux vengeurs,
» que tu trouveras au milieu des flots
• un supplice mérité, et qu'en périssant
• tu répéteras le nom de Didon. •
3. L'expression d'une passion furieuse.
4. Qui! fallere possit amantem ?
(;En., 1. it, v. 296.)
• Qui pourrait tromper une amante?»
5. Quilis commotis excita sacris
Thvia-, ubi andito stimulant trieterica Haccb.0
Orgia nocturnusque vocal ctampre Citbsron.
(jEn„ 1, iv.. > 301.)
124 TÉLÉMAQUE.
phes, et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront
pas. Elles courent en foule, effrayées de celte menace. Eucharis
môme s'avance les larmes aux yeux, et regardant de loin Té-
lémaque, à qui elle n'ose plus parler. La déesse frémit en la
voyant auprès d'elle ; et, loin de s'apaiser par la soumission de
celle nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que
l'affliction augmente la beauté d'Eucharis.
Cependant Téîémaque élait demeuré seul avec Mentor. Il
embrasse ses genoux (car il n'osait l'embrasser autrement, ni
le regarder); il verse un torrent de larmes; il veut parler, la
\oix Lui manque; les paroles lui manquent encore davantage :
il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut.
Enfin il s'écrie : « 0 mon vrai père! ô Mentor ! délivrez-moi de
»> tanlde maux! je ne puis ni vous abandonner, ni vous suivre.
» Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi de moi-même;
» donnez moi la mort . »
Mentor l'embrasse, le console, l'encourage 8, lui apprend à
se supporter lui-même, sans flatter sa passion, et lui dit :
« Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimé, et qu'ils
» aiment encore, c'est par un effet de leur amour, que vous
» souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti sa
» faiblesse, et la violence de ses passions, n'est point encore
» sage; car il ne se connaît point encore, et ne sait point se
» défier de soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main
» jusqu'au bord de l'abîme, pour vous en montrer toute la pro-
» fondeur, sans vous y laisser tomber3. Comprenez maintenant
» ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé.
» On vous aurait parlé des trahisons de l'Amour, qui flatte pour
» perdre, et qui, sous une apparence de douceur, cache les
» plus affreuses amertumes. Il est venu, cet enfant plein de
» charmes, parmi les Ris, les Jeux et les Grâces ! Vous l'avez
» vu; il a enlevé votre cœur, et vous avez pris plaisir à le lui
» laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes pour ignorer la
» plaie de votre cœur ; vous cherchiez à me tromper, et à vous
» flatter vous-même: vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de
» votre témérité : vous demandez maintenant la mort, et c'est,
» pensez-vous, l'unique espérance qui vous reste. La déesse
» troublée ressemble à une Furie infernale; Eucharis brûle
« Telle qu'une bacchante saisie des fu-
• reurs de Bacchus, au premier signal
■ des fêtes de ce dieu, lorsque la troi-
» 6ième année ramène les orgies, et fait
« retentir de cris nocturnes le Cithéron. ■
1, Phrases entrecoupées, stjle imitatif.
2. Encourager est un beau mot fran-
çais; inspirer du courage, donner du
cœur.
3. Métaphore prolongée qui peut être
regardée comme une allégorie, et doul
les membres sont parfaitement lié».
LIVRE SIXIÈME. <25
» d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort ; toutes
o ces nymphes jalouses sont prêtes à s'entre déchirer : et voilà
» ce que fait le traître Amour, qui paraît si doux M Rappelez
» tout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils,
» puisqu'ils vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l'Amour,
» et pour revoir votre chère patrie! Calypso elle-même est con-
» trainle de vous chasser. Le vaisseau est tout prêt; que tar-
» dons-nous à quitter cette île, où la vertu ne peut habiter? »
En disant ces paroles, Mentor le prit par la main, et l'entraî-
nait vers le rivage: Télémaque suivait à peine, regardant tou-
jours derrière lui. Il considérait Eucharis, qui s'éloignait de lui.
Ne pouvant voir son visage, il regardait ses beaux cheveux
noués, ses habits flottants, et sa noble démarche. Il aurait
voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors môme qu'il la
perdit de vue, il prêtait encore l'oreille, s'imaginant entendre
sa voix. Quoique absente, il la voyait 2 ; elle était peinte et
comme vivante devant ses yeux; il croyait même parler a
elle, ne sachant plus où il était et ne pouvant écouter Mentor.
Enfin, revenant à lui comme d'un profond sommeil, il dit à
Mentor : « Je suis résolu de vous suivre, mais je n'ai pas encore
» dit adieu à Eucharis. J'aimerais mieux mourir que de l'aban-
» donner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie
» encore une dernière ibis pour lui faire un éternel adieu. Au
» moins souffrez que je lui dise : « O nymphe, les dieux cruels,
» les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir;
» mais ils m'empêcheront plutôt de vivre, que de me souvenir
» à jamais de vous 3. O mon père ! ou laissez-moi cette dernière
» consolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce
» moment. Non, je ne veux ni demeurer dans cette île, ni
» m'abandonner à l'amour. L'amour n'est point dans mon
» cœur; je ne sens que de l'amitié et de la reconnaissance pour
» Eucharis. Il me suffit de le lui dire encore une fois, et je pars
» avec vous sans retardement. »
— « Que j'ai pitié de vous! répondait Mentor : votre passion
».est si furieuse que vous ne la sentez pas. Vous croyez être
i. L'élégance du langage adoucit l'aus-
térité de ce discours et sa longueur.
2. Illum absens absentem audilque, videtque.
[Mn., I. îv, v. 83.)
• Absente, elle le voit; elle l'entend,
Dum memor ipse mei, dum spiritus hos reget
[artos.
(/6i'd.,v.335.)
Je ne cesserai pas de garder la mé-
moire de Didon, tant que je me sou-
■ viendrai de moi-même, tant qu'un
• tout absent qu'il est!» I • souffle de vie animera mon corps,
3. Encore Virgile : ~~ Comme les expressions de Virgile
sont vives! Dum memor ipse mei, est
Nec me meminisse pigebit Eliss», ! d'une grande beauté*
126 TÉLÉMAQUE.
» tranquille, et vous demandez la mort! Vous osez dire que
» vous n'êtes point vaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous
» arracher à la nymphe que vous aimez ! Vous ne voyez, vous
» n'entendez qu'elle ; vous êtes aveugle et sourd à tout ie reste.
» Un homme que la fièvre rend frénétique 1 dit : « Je ne suis
» point malade !»0 aveugle Télémaque! vous étiez prêt àrenon-
» cer à Pénélope qui vous attend, à Ulysse que vous venez, à
» Ithaque où vous devez régner, à la gloire et à la haute desli-
» née que les dieux vous ont promise par tant de merveilles
» qu'ils ont faites en votre faveur : vous renonciez à tous ces
» biens pour vivre déshonoré auprès d'iùicharis ! Direz-vous
» encore que l'amour ne vous attache point à elle? Qu'est-ce
» donc qui vous trouble? pourquoi voulez-vous mourir? pour-
» quoi avez-vous parlé devant la déesse avec tant de transport?
» Je ne vous accuse point de mauvaise foi, mais je déplore
» votre aveuglement. Fuyez, Télémaque, fuyez! on ne peut
» vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai
» courage consiste à craindre et à fuir ; mais à fuir sans délibé-
» rer, et sans se donner à soi-même le temps de regarder ja-
» mais derrière soi. Vous n'avez pas oublié les soins que vous
» m'avez coûtés depuis votre enfance, et les périls dont vous
» êtes sorti par mes conseils : ou croyez-moi, ou souffrez que
» je vous abandonne. Si vous saviez combien il m'est doulou-
» reuv de vous voir courir à votre perte ! Si vous saviez tout ce
» que j'ai souffert pendant que je n'ai osé vous parler ! la mère
» qui vous mit au monde souffrit moins dans les douleurs do
» l'enfantement. Je me suis tu ; j'ai dévoré ma peine ; j'ai étouffé
» mes soupirs, pour voir si vous reviendriez à moi. Oraon lilsl
» mon cher fils ! soulagez mon cœur; rendez-moi ce qui m'est
» plus cher que mes entrailles; rendez-moi Télémaque, que
» j'ai perdu ; rendez-vous à vous-même. Si la sagesse en vous
» surmonte l'amour, je vis, et je vis heureux; mais si l'a-
» mour vous entraîne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus
» vivre 2. »
Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin
vers la mer; et Télémaque, qui n'était pas encore assez fort
pour le suivre de lui-même, l'était déjà assez pour se laisser
mener sans résistance. Minerve, toujours cachée sous la
Qgure de Mentor, couvrant invisiblement Télémaque de son
égide, et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir
un courage qu'il n'avait point encore éprouvé depuis qu'il
1. «Frénétique,» esprit égaré ;de^». I gré les longueurs et les répétitions, est
I pathétique et bien inspiré '.la fia surtout
2. Ce dernier discour» de Mentor, mal- | est remarquable.
LFVRE SIXIEME. ,27
était dans cette île. Enfin, ils arrivèrent dans un endroit de
l'île où le rivage de la mer était escarpé; c'était un rorher tou-
jours battu par l'onde écumante. Ils regardèrent de cette hau-
teur si le vaisseau que Mentor avait préparé était encore dans
la môme place, mais ils aperçurent un triste spectacle.
L'Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu
non-seulement était insensible à ses traits, mais encore lui
enlevait Télémaque : il pleurait de dépit, et il alla trouver Ca-
lypso errante dans les sombres forêts. Elle ne put le voir sans
gémir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaies de son cœur.
L'Amour lui dit : a Vous êtes déesse, et vous vous laissez vaincre
» par un faible mortel qui est captif dans votre île ! pourquoi le
» laissez-vous sortir? — 0 malheureux Amour, répondit-elle,
» je neveux plus écouter tes pernicieux conseils : c'est toi qui
» m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter
» dans un abîme de malheurs. C'en est fait : j'ai juré par les
» ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque. Jupiter
» même, le père des dieux, avec toute sa puissance, n'oserait con-
» trevenir à ce redoutable serment; Télémaque sort de mon île :
» sors aussi, pernicieux enfant, tu m'as fait plus de mal que
» lui. »
L'Amour, essuyant ses larmes, fit un souris moqueur et ma-
lin. « En vérité, dit-il, voilà un grand embarras! laissez-moi
»> faire; suivez votre serment ; ne vous opposez point au départ
» de Télémaque. Ni vos nymphes ni moi n'avons juré par les
» ondes duStyx de le laisser partir. Je leur inspirerai le dessein
» de brûler ce vaisseau que Mentor a fait avec tant deprécipi-
» tation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera
» surpris lui-même à son tour; et il ne lui restera plus aucun
» moyen de vous arracher Télémaque. »
V.Ces paroles flatteuses firent glisserl'espérance et la joie jus-
qu'au fond des entrailles1 de Calypso. Ce qu'un zéphyr fait par sa
fraîcheur sur le bord d'un ruisseau, pour délasser les troupeaux
languissants que l'ardeur de l'été consume, ce discours le fit
pour apaiser le désespoir de la déesse. Son visage devint serein,
ses yeux s'adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son cœur
s'enfuirent pour un moment loin d'elle : elle s'arrêta, elle sou-
rit, elle flatta le folâtre Amour; et, en le flattant, elle se pré-
para de nouvelles douleurs *.
L'Amour, content de l'avoir persuadée, alla pour persuader
aussi les nymphes, qui étaient errantes et dispersées sur toutes
1. Encore cette expression : • leg en- i 2, Cette peinture, relevée par la corn-
trailles; t le «cœur » aurait suffi. | paraigon qui précède, est très-vive; et
128
TÉLÉMAQUE.
les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des
loups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les ras-
semble, et leur dit : « Télémaque est encore en vos mains; hft-
» tez-vous de brûler ce vaisseau que le téméraire Mentor a fait
» pour s'enfuir. » Aussitôt elles allument des (lambeaux; elles
accourent sur le rivage; elles frémissent; elles poussent des
hurlements; elles secouent leurs cheveux épars comme des
Bacchantes. Déjà la flamme vole ; elle dévore le vaisseau, qui est
d'un bois sec et enduit de résine; des tourbillons de fumée et
de flamme s'élèvent dans les nues '■
Télémaque et Mentor aperçoivent ce feu de dessus le rocher,
et entendent les cris des nymphes. Télémaque fut tenté de s'en
réjouir, car son cœur n'était pas encore guéri ; et Mentor re-
marquait que sa passion était comme un feu mal éteint, qui
sort de temps en temps de dessous la cendre, et qui repousse
de vives étincelles. « Me voilà donc, dit Télémaque, rengagé
» dans mes liens ! Il ne nous reste plus aucune espérance de
» quitter cette île. »
Mentor vit bien que Télémaque allait retomber dans toutes
ses faiblesses, et qu'il n'y avait pas un seul moment à perdre.
Il aperçut de loin au milieu des flots un vaisseau arrêté qui
n'osait approcher de l'île, parce que tous les pilotes connais-
saient que l'île de Calypso était inaccessible à tous les mortels.
Aussitôt le sage Mentor, poussant Télémaque qui était assis
sur le bord du rocher, le précipite 2 dans la mer, et s'y jette avec
lui. Télémaque, surpris de cette violente chute, but l'onde
amère, et devint le jouet des flots. Mais revenant à lui, et voyant
Mentor qui lui tendait la main pour lui aider à nager, il ne son-
gea plus qu'à s'éloigner de l'île fatale 8.
Les nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussèrent
des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empocher leur fuite.
Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit de
ses hurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une
honteuse défaite, s'éleva au milieu de l'air en secouant ses ailes,
et s'envola dans le bocage d'Idalie, où sa cruelle mère l'atten-
lt dernier trait est plein de force.
1. Cet épiec-'le de l'incendie du navire
de Mentor est emprunté à {'Enéide, où
les Troyeuues mettent le feu aux navires
d'Euée :
Pars spoliant aras, frondem ac virgulta faces-
[que
Conjiciunt. Furit immissis Vulcanus habenis
Transira per et remos, et pictas abiele pup-
[pes.
(L. Y, ▼. 661.)
« Elles dépouillent les aulels, et jettent
« à la flamme le feuillage, la ramée et
» les bois résineux. La flamme, aban-
» donnée à sa fureur, dévure en liberté
» les bancs, les rames et les poupes or-
» nées de peintures. »
2. « Précipiter, » jeter la tète la pre-
mière ; prœ caput.
S. Peinture vive et rapide.
LIVRE SIXIÈME. 129
dait. L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec
elle de tous les maux qu'il avait faits.
A mesure que Télémaque s'éloignait de l'île, il sentait avec
plaisir renaître son courage, et son amour pour la vertu.
« J'éprouve, s'écriait-il, parlant à Mentor, ce que vous me di-
» siez, et que je ne pouvais croire, faute d'expérience : on ne
» surmonte le vice qu'en le fuyant. 0 mon père, que les dieux
» m'ont aimé en me donnant votre secours ! Je méritais d'en
» être privé et d'être abandonné à moi-même. Je ne crains
» plus ni mer, ni vents, ni tempêtes ; je ne crains plus que mes
» passions. L'amour est lui seul plus à craindre que tous les
» naufrages *. »
Observations générales sur le sixième livre. — Fénelon, écrivant un
cours d'éducation pour un jeune prince, a dû placer le principal person-
nage de son livre dans toutes les alternatives qu'entraînent avec elles les
passions. De là cette peinture de l'amour inspiré par Télémaque à la
déesse, et de celui que le jeune homme éprouve à son tour pour Eucharis.
Cet épisode, dont les détails sont empruntés surtout à Virgile, offre des
imitations nombreuses de ce dernier poëte. Mais, dans Fénelon, l'intention
d'instruire est surtout marquée, et c'est là (j'entends la moralité), ce qui
fait le caractère propre de son œuvre. Télémaque n'est qu'agité par la
passion, il n'est pas coupable : Fénelon a évité d'intéresser son lecteur
à Calypso et à Eucharis, comme Virgile intéresse le sien à la reine de Car-
tilage. Le plus souvent l'auteur français le cède, il est vrai, au poète latin
pour l'invention, néanmoins, il ajoute à son récit certaines circonstances
qui n'étaient point d;ins Virgile, et, en général, il sait les choisir assez
heureusement. Cependant on rencontre encore, dans le Télémaque, plus
d'un détail romanesque dont on aurait pu se passer.
La morale pratique de ce livre sixième peut être ramenée aux deux
observations suivantes : 1° la jeunesse, prompte à se laisser séduire, ne
sait pas distinguer l'artifice de la vérité; 2° la vertu suprême est de se
combattre soi-même et de dompter ses passions.
4. La passion s'éloigne et le calme I l'occasion prochaine. Cela est très-moral
renaît, à mesure que le danger fuit avec j et justement observé.
130 TÉLÉMAQUE.
LIVRE SEPTIÈME.
I. Mentor et Télémaque sont recueillis dans un vaisseau phénicien
commandé par Adoam, frère de Narbal ; Adoam raconte ce qui
s'est passé à Tyr, depuis leur départ. — II. Astarbé a fait mourir
son époux, le tyran Pygmalion. — III. Baléazar, élevé au trône, a
vengé la mort de Pygmalion par celle d'Astarbé. — IV. A son tour,
Télémaque fait connaître ses aventures depuis le même temps. —
V. Festin donné par Adoam- à Télémaque et à Mentor; le clianteur
Achitoas assemble autour du navire les divinités de la mer ; Mentor
joue de la lyre mieux qu' Achitoas, dont il excite la jalousie. — VI.
Adoam décrit le3 merveilles de la Bétique.
I. Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils avan-
çaient, était un vaisseau phénicien qui allait dans l'Épire '. Ces
Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Egypte, mais ils
n'avaient garde de le reconnaître au milieu des flots. Quand
Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendre sa voix, il
s'écria d'une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l'eau :
« Phéniciens, sisecourables à toutes les nations, ne refusez pas
» la vie à deux hommes qui l'attendent de votre humanité 2. Si
» le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre
» vaisseau, nous irons partout où vous irez. » Celui qui com-
mandait répondit : « Nous vous recevrons avec joie; nous
» n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus qui
» paraissent si malheureux. » Aussitôt on les reçoit dans le
vaisseau.
A peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils
demeurèrent immobiles; car ils avaient nagé longtemps et avec
effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leurs
forces : on leur donna d'autres habits, parce que les leurs
élaient appesantis par l'eau qui les avait pénétrés, et qui cou-
lait de tous côtés 3. Lorsqu'ils furent en état de parler, tous ces
1. ■ L'Épire,! cmlrée de la Grèce oc- [ 2. «Humanité,» un mot dont le s>>ns
cideutale, élait bornée au nord par l'Il- est assez vague; la religion a mis à la
lyrie, à l'ouest, par la mer Ionienne, place la charité {caritas, amour).— Un mot
C'était la patrie d'Achille et de. son fils de composition grecque (philanthropie)
Pyrrhus. Bien plus tard, après Alexan- signifie expressément « l'amour des hom-
clre, l'Epire devint un royaume grec mes. » Le latin humanitas avait un sens
dont le roi, Pyrrhus, fit la guerre aux d'un autre ordre que son dérivé français.
Romains. C'est en Epire qu'est situé le
promontoire d'Actium, où se livra la
bataille qui décida de l'empire du
monde entre Antoine et Octave.
3. Mailida ctnn veste gravatum.
[jEn., 1. VI, v. 359.)
« Appesauti par ses vêtements mouillés. »
LIVRE SEPTIÈME.
131
Phéniciens, empressés autour d'eux, voulaient savoir leurs
aventures. Celui qui commandait leur dit : « Comment avcz-
» vous pu entrer dans cette île d'où vous sortez ? Elle est, di -
» on, possédée par une déesse cruelle, qui ne souffre jamais
* qu'on y aborde. Elle est môme bordée de rochers affreux,
» contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pour-
» rait en approcher sans faire naufrage. — Au?si est-ce par un
» naufrage, répondit Mentor, que nous y avons été jetés. Nous
» sommes Grecs : notre patrie est l'île d'Ithaque, voisine de
n l'Épire, où vous allez. Quand môme vous ne voudriez pas re-
» lâcher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait
» que. vous nous menassiez dans l'Épire; nous y trouverons des
» amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet 1 qui
» nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoir
» ce que nous avons de plus cher au monde. »
Ainsi c'était Mentor qui portait la parole ; et Télémaque, gar-
dant le silence, le laissait parler : car les fautes qu'il avait faites
dans l'île de Calypso augmentèrent beaucoup sa sagesse. Il se
défiait 2 de lui-même; il sentait le besoin3 de suivre toujours les
sages conseils de Mentor; et quand il ne pouvait lui parler pour
lui demander ses avis 4, du moins il consultait ses yeux, et ta-
chait de deviner6 toutes ses pensées.
Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux sur Télémaque,
croyait se souvenir de l'avoir vu ; mais c'était un souvenir con-
çus qu'il ne pouvait démêler. « Souffrez, lui dit-il, que je vous
» demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois, comme
» il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre vi-
» sage ne m'est point inconnu, il m'a d'abord frappé; mais je
» ne sais où je vous ai vu6 : votre mémoire aidera peut-être
» la mienne. »
Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mêlé de
joie : « Je suis, en vous voyant, comme vous êtes à mon égard :
» je vous ai vu, je vous reconnais; mais je ne puis me rappeler
» si c'est en Egypte, ou à Tyr. » Alors ce Phénicien, tel qu'un
homme qui s'éveille le matin, et qui rappelle peu à peu de loin
le songe fugitif qui a disparu à son réveil , s'écria tout à coup :
« Vous êtes Télémaque, que Narbal prit en amitié lorsque nous
1 . « Trajet, > trajectus, trajicere,
l'action de jeter, de lancer iiu delà,
trans.
2. Se défier; fairele contraire de « se
fier; ■ ce mot dit plus que se méfier,
lequel signifie se mal fier.
3. « Besoin, ■ parait se ramener à
l'anglais business, affaire.
4. « Avis, ■ donner un avis, dire ce
qu'il y a à voir, à décider.
5. « Deviner, » juger par conjecture;
le sens premier est « faire le métier de
de\r'n, » divinare, prétendre à la connais-
sance des choses divines.
6. Style négligé, abus de la répéO
tion
32
TÉLÉMAQUE.
» revînmes d'Egypte. Je suis son frère, dont il vous aura sans
» doule parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains après
» l'expédition 1 d'Egypte : il me fallut aller au delà de toutes
» les mers dans la fameuse Bétique2, auprès des colonnes d'Hcr-
» cnle. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner
» si j'ai eu tant de peine à vous reconnaître d'abord. »
« Je vois bien, répondit Télémaque, que vous êtes Adoam. Je
» ne fis presque alors que vous entrevoir ; mais je vous ai connu
» par les entretiens de Narbal. Oh ! quelle joie de pouvoir appren-
> dre par vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours
,» si cher! Est-il toujours àTyr? ne souffre-l-il point quelque
» cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion? »
Adoam répondit en l'interrompant : « Sachez, Télémaque, que
» la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra
» toules sortes de soins de vous. Je vous ramènerai dans l'île
» d'Ithaque avant que d'aller en Épire, et le frère de Narbal
» n'aura pas moins d'amitié pour vous que Narbal môme. »
Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait
commençait à souffler; il fit lever les ancres, mettre les voiles,
et fendre la mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Télé-
maque et Mentor pour les entretenir.
II. «Je vais, dit il, regardant Télémaque, satisfaire votre cu-
riosité. Pygmalion n'est plus : les justes dieux en ont délivré la
terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se
fier à lui. Les bons se contentaient de gémir, et de fuir ses
cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faire aucun mal; les
méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finis-
sant la sienne; il n'y avait point de Tyrien qui ne fût chaque
jour en danger d'être l'objet de ses défiances. Ses gardes mômes
étaient plus exposés que les autres : comme sa via était entre
leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes:
sur le moindre soupçon, il les sacrifiait 8 à sa sûreté. Ainsi, à
force de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver.
Ceux qui étaient les dépositaires de sa vie étaient dans un péril
continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un état
si horrible, qu'en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels
soupçons.
1. e Expédition, > action de se mettre
en campagne ; idée de départ, ex pede.
2. Ancienne prorince d'Espagne, qui
répond à l'Andalousie et à l'ancien
royaume de Grenade. Son nom lui venait
du Guadalquivir , autrefois le Bétis.
3. « Sacrifier, » faire un sacrifice à la
divinité; par extension, immoler quel-
qu'un ou dévouer quelque objet à un
motif quelconque ; ici, sacrifier aui in-
térêts de sa propre sûreté.
LIVRE SEPTIÈME,
133
» I.'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut
la première à résoudre la perte du roi. Elle aima passionné-
ment un jeune Tyrien fort riche, nommé Joazar; elle espéra de
le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce dessein, elle per-
suada au roi que l'aîné de ses deux fils, nommé Phadaël, impa-
tient de succéder à son père, avait conspiré contre lui : elle
trouva de faux témoins pour prouver la conspiration '. Le mal-
heureux roi fît mourir son fils innocent. Le second, nommé
Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les
mœurs et les sciences de la Grèce a: mais, en effet, parce qu'As-
tarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il
ne prît des liaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti,
que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus
par cette femme cruelle, prirent leurs mesures 3 pour faire
naufrage pendant la nuit; ils se sauvèrent en nageant jusqu'à
des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le
jeune prince au fond de la mer *.
« Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorés que de
Pygmahon, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui
seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle con-
fiance pour cette méchante femme : c'était l'amour qui l'aveu-
glait jusqu'à cet excès. En môme temps l'avarice 5 lui fit cher-
cher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était
si passionnée; il ne songeait qu'à ravir les richesses de ce jeune
homme.
« Mais pendant que Pygmalion était en proie à la défiance, à
l'amour et à l'avarice, Astarbé se hâta de lui ôter la vie. Elle
crut qu'il avait peut-être découvert quelque chose de ses in-
fâmes6 amours avec ce jeune homme. D'ailleurs, elle savait que
l'avarice seule suffirait pour porter le roi à une action cruelle
contre Joazar; elle conclut qu'il n'y avait pas un moment 7 à
perdre pour le prévenir. Elle voyait les principaux officiers du
palais prêts à tremper leurs mains dans le sang du roi 8 ; elle en-
1. ■ Conspirer, • former un complot;
littéralement : respirer ensemble, cum
spirare, avoir le même sentiment.
2. Cependant.à cette époque i les mœurs
et les sciences de la Grèce i n'étaient pas
avancées comme elles le furent plus tard.
3. Faire certaines dispositions, « me-
surer » en quelque sorte le temps et
l'espace.
4. 11 faut remarquer l'art avec lequel
Fénelon sait intéresser les lecteurs au
récit; il quitte, il est vrai, Baléazar au
moment décisif, mais pour le retrouver
uu peu plus loiu.
5. L avare est celui qui désire toujours,
qui semper avet.
6. « Infâmes, » tellement horribles
qu'on ne saurait l'exprimer; in f amis ,
in, négatif, et fari, parler.
7. t Moment, » momentum, pour mo-
vimentum, le temps de se mouvoir.
8. t Tremper ses mains,» hyperbole
poétique d'un fréquent usage ; on trempe
ses mains dans le sang quand on se fa-
miliarise avec le meurtre. Racine, dans
Britannicus, a dit avec plus d'énergie :
Et laver dans le sang vos bras eusaugluuté».
34
TÉLÉMAQUE,
tendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration lj
mais elle craignait de se confier à quelqu'un par qui elle serait
trahie. Enfin, il luiparutplusassuré8 d'empoisonner Pygmalion.
« Il mangeait le plus souvent tout teul avec elle, et apprêtait
lui-même tout ce qu'il devait manger, ne pouvant se fier qu'à
ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculé
de son palais, pour mieux cacher sa défiance, et pour n'être
jamais observé quand il préparerait ses repas; il n'osait plus
chercher aucun des plaisirs de la table; il ne pouvait se résou-
dre à manger d'aucune des choses qu'il ne savait pas apprêter
lui-même. Ainsi non-seulement toutes les viandes cuites avec
des ragoûts3 par des cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le
sel, l'huile, le lait, et tous les autres aliments ordinaires, ne
pouvaient être de son usage : il ne mangeait que des fruits qu'il
avait cueillis lui-même dans son jardin, ou des légumes qu'il
avait semés, et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais
d'autre eau que celle qu'il puisait lui-même dans une fontaine
qui était renfermée dans un endroit de son palais, dont il gar-
dait toujours la clef. Quoiqu'il parût si rempli de confiance
pour Astarbé, il ne laissait pas de se précautionner contre elle ;
il la faisait toujours manger et boire avant lui de tout ce qui
devait servir à son repas, afin qu'il ne pût point être empoi-
sonné sans elle, et qu'elle n'eût aucune espérance de vivre plus
longtemps que lui 4. Mais elle prit du contre-poison, qu'une
vieille femme, encore plus méchante qu'elle, et qui était la
confidente de ses amours, lui avait fourni : après quoi elle ne
craignit plus d'empoisonner le roi.
« Voici comment elle y parvint. Dans le moment ou ils
allaient commencer leur repas, cette vieille dont j'ai parlé fit
tout à coup du bruit à une porte. Le roi, qui croyait toujours
qu'on allait le tuer, se trouble, et court à celle porte pour voir
si elle est assez bien fermée 6. La vieille se retire : le roi demeure
interdit, et ne sachant ce qu'il doit croire de ce qu'il a entendu:
il n'ose pourtant ouvrir la porte pour s'éclaircir. Astarbé le
rassure, le flatte, et le presse de manger; elle avait déjà jeté
du poison dans sa coupe d'or pendant qu'il était allé à la
porte. Pygmalion, selon sa coutume, la fit boire la première;
elle but sans crainte, se fiant au contre-poison. Pygmalion
! . ■ Conjuration, » dit plus que con-
tptration ; non-seulement on est d'accord
pour le complot, mais on s'est lié comme
car serment.
2. On dirait aujourd'hui : plus sûr.
8. « Ragoût, > mets qui relève le goût.
4. Triste tableau des précautioni
dont s'entoure la tyrannie.
5. «Fermée,» de firmare; une porte
bien fermée, firmata, garantie contre
ceux qui voudraient entrer de force.
LIVRE SEPTIÈME.
135
but aussi, et peu de temps après il tomba dans une défaillance.
« Astarbé, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre
soupçon, commença à déchirer ses habits; à arracher ses che-
veux, et à pousser des cris lamentables; elle embrassait le roi
mourant; elle le tenait serré entre ses bras; elle l'arrosait
d'un torrent 1 de larmes, car les larmes ne coûtaient rien à
cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du
roi étaient épuisées 2, et qu'il était comme agonisant 3, dans la
crainte qu'il ne revînt et qu'il ne voulût la faire mourir avec
lui, elle passa des caresses et des plus tendres marques d'ami-
tié à la plus horrible fureur; elle se jeta sur lui et l'étouffa4.
Ensuite elle arracha de son doigt 5 l'anneau royal, lui ota le
diadème 6, et fit entrer Joazar, à qui elle donna l'un et l'autre.
Elle crut que tous ceux qui avaient été attachés à elle ne man-
queraient pas de suivre sa passion, et que son amant serait
proclamé roi. Mais ceux qui avaient été les plus empressés à
lui plaire étaient des esprits bas et mercenaires 7, qui étaient
incapables d'une sincère affection: d'ailleurs, ils manquaient de
courage, et craignaient les ennemis qu'Astarbé s'était attirés;
enfin ils craignaient encore plus la hauteur, la dissimulation
et la cruauté de celte femme impie : chacun, pour sa propre
sûreté, désirait qu'elle périt.
« Cependant tout le palais est plein d'un tumulte affreux; on
entend partout les cris de ceux qui disent: « Le roi est mort! »
Les uns sont effrayés; les autres courent aux armes : tous pa-
raissent en peine des suites, mais ravis de cettfc nouvelle. La
Renommée la fait voler de bouche en bouche dans toute la
grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui
regrette 8 le roi ; sa mort est la délivrance et la consolation de
tout le peuple.
III. «Narbal, frappé d'un coup si terrible, déplora en homme
de bien le malheur 9 de Pygmalion, qui s'était trahi lui-même
en se livrant à l'impie Astarbé, et qui avait mieux aimé être un
i. « Torrent, » ce qui coule avec im-
pétuosité et passe v te; de torrere, brû-
ier, parce que le torrent est le cours
d'eau desséché, biûlé par le soleil.
2. « Epuise, » quand il n'y a plus
d'eau à force de puiser, de tirer du
puits.
3. Luttant contre la mort; c'est le sens,
primitivement grec, d'agonie, combat.
4. Un mot imitatif, d'origine germa-
nique, se retrouve dans étuve, allemand
itube, angl. stove.
5. « Doigt, « digitus, gr. Seïxuj, mon-
trer ; on indique avec le doigt.
6. Lien autour de la tête, Sii, 8tu,
signe de la royauté, ainsi que « l'anneau
royal. »
7. Attachés pour le salaire, pro mer-
cede.
8. « Regretter, » avoir de la peiue pour
la perte d'une chose qui était à gré,
agréable.
9. • Malheur, i la mauvaise heure,
l'heure fatale, mala hora,
136 TÉLÉMAQUE.
tyran monstrueux, que d'ôtre, selon le devoir d'un roi, le père
de son peuple. Il songea au bien de l'État, et se hâta de rallier
tous les gens de bien, pour s'opposer à Astarbé, sous laquelle on
aurait eu un rogne encore plus dur que celui qu'on voyait finir.
« Narbal savait que Raléazar * ne s'était point noyé J, quand on
le jeta dans la mer. Ceux qui assurèrent à Astarbé qu'il élait
mort parlèrent ainsi croyant qu'il l'était : mais, à la faveur de
la nuit, il s'élait sauvé en nageant ; et des marchands de Crète,
touchés de compassion, l'avaient reçu dans leurs barques. Il
n'avait pas osé retourner dans le royaume de son père, soup-
çonnant qu'on avait voulu le faire périr, et craignant autant la
cruelle jalousie de Pygmalion que les artifices d'Astarbé. 11 de-
meura longtemps errant et travesti 8 sur les bords de la mer,
en Syrie, où les marchands crétois l'avaient hissé; il fut môme
obligé de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin, il
trouva moyen de faire savoir à Narbal l'état où il était; il crut
pouvoir confier son secret et sa vie à un homme d'une vertu si
éprouvée. Narbal, maltraité par le père, ne laissa pas d'aimer le
fils et de veiller pour ses intérêts : mais il n'en prit soin que
pour l'empêcher4 de manquer jamais à ce qu'il devait à son père,
et il l'engagea à souffrir patiemment sa mauvaise fortune.
« Baléazar avait mandé à Narbal : « Si vous jugez que je
» puisse aller vous trouver, envoyez-moi un anneau d'or, et je
» comprendrai aussitôt qu'il sera temps de vous aller joindre. »
Narbal ne jugea point à propos, pendant la vie de Pygmalion,
de faire venir Baléazar; il aurait tout hasardé pour la vie du
prince et pour la sienne propre : tant il était difficile de
se garantir des recherches rigoureuses de Pygmalion. Mais
aussitôt que ce malheureux roi eut fait une fin digne de ses cri-
mes, Narbal se hâta d'envoyer l'anneau d'or à Baléazar. Baléa-
zar partit aussitôt, et arriva aux portes de Tyr dans le temps
que toute la ville était en trouble pour savoir qui succéderait
à Pygmalion. Baléazar fut aisément reconnu par les principaux
Tyriens et par tout le peuple 5. On l'aimait, non pour l'amour
du feu roi 6 son père, qui était haï universellement, mais à cause
de sa douceur et de sa modération. Ses longs malheurs mêmes
lui donnaient je ne sais quel éclat qui relevait toutes ses bon-
i. On retrouve ici Baléazar, que le
ecteur pouvait croire mort, et qui va
jouer un rôle important.
2. « Noyer, » de necare, tuer, sans
spécifier le genre de mort.
3. i Travesti, » e'est-à-dire ayant
changé de vêtements, déguisé.
*. Empêcher, impedire, mettre de»
entraves dans les pieds.
5. Ce récit est un peu traînant et diffus.
6. « Du feu roi. ■ Feu n'est que fuit,
prétérit du verbe sum ; rex gui fuit. On
dit d'une manière abusive, la feue reine,
en transformant le verbe eu adjectif. La
forme reste invariable, si l'on dit : < feu
la reine. » Du reste, île feu roi » est un
tour moderne, qu'il faudrait éviter dans
un suiet antiaue.
LIVRE SEPTIEME.
137
nés qualités * et qui attendrissait tous les Tyriens en sa faveur.
« Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui for-
maient le conseil et les prêtres de la grande déesse de Phénicie*.
Ils saluèrent Baléazar comme leur roi, et le firent proclamer
par des hérauts 8. I.e peuple répondit par mille acclamations
de joie* : Astarbé les entendit du fond du palais, où elle était
renfermée avec son lâche5 et infâme Joazar. Tous les méchants
dentelle s'était servie pendant la vie de Pygmalion l'avaient
abandonnée; car les méchants craignent les méchants, s'en
défient, et ne souhaitent point de les voir en crédit 6. Les hom-
mes corrompus connaissent combien leurs semblables abuse-
raient de l'autorité, et quelle serait leur violence. Mais pour
les bons, les méchants s'en accommodent mieux, parce qu'au
moins ils espèrent de trouver en eux de la modération et de
l'indulgence. Il ne restait plus autour d'Astarbé que certains
complices 7 de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient
attendre que le supplice 8.
« On força le palais : ces scélérats 9 n'osèrent pas résister
longtemps, et ne songèrent qu'à s'enfuir. Astarbé, déguisée en
esclave 10, voulut se sauver dans la foule; mais un soldat ll la
reconnut : elle fut prise, et on eut bien de la peine à empêcher
qu'elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjà on avait
commencé à la traîner dans la boue; mais Narbal la tira des
mains de la populace. Alors elle demanda à parler à Baléazar,
espérant de l'éblouir par ses charmes, et de lui faire espérer
qu'elle lui découvrirait des secrets importants. Baléazar ne put
refuser de l'écouter. D'abord elle montra, avec sa beauté, une
douceur et une modestie capables de toucher les cœurs les
i. Racine a exprimé la même idée :
Tel malheurs te prêtaient encor de nouveaux
[charmes.
{Phèdre, act. II, se. v.).
Et Bossuet a dit mieux encore : « Ce je
» ne sais quoi d'achevé que le malheur
■ ajoute à la vertu. »
2. C'était Astarté, la Vénus phéni-
cienne.
3. Mot allemand, herald ; celui qui est
chargé des publications et messages
ayant de la solennité. Chez les Romains,
c'était le fécial ; dans. Homère, c'est le
xtipuÇ, crieur public.
4. « Joie, i ital. gioia ; se rapporte
au latin gaudium.
5. t Lâche, i lat. laxus ; littéralement :
dont la ceinture est lâche, qui ne l'a pas
serrée pour courir au combat ; par exten-
sion, sans courage.
6. • En crédit, » pouvant inspirer de
la confiance, à qui l'ou pourrait se fier,
se credere.
7. « Complice, » qui participe au
crime, qui entre daus ses plis (plicare).
8. t Supplice, • se rapportant à sup~
plier, parce que le supplice est l'exécu-
tion du suppliant, de celui qui demande
la vie.
9. i Scélérat, ■ de scelus, crime;
pr. «oXièç, oblique, qui est hors de la
ligne droite.
10. • Esclave, » le servus antique;
terme moderne dont on attribue l'ori-
gine à quelque peuple slave assujetti, à
une époque obscure, par les Germains.
Des latinistes disent à tort : ex clavet
l'homme qui dépend de la clef.
ll.i Soldat, » l'homme solde' qui re-
çoit le sot (sou).
138
TÉLÉMAQIE.
plus irrités. Elle flatta Baléaiar par les louanges les plus déli-
cates et les plus insinuantes : elle lui représenta combien Pyg-
malion l'avait aimée; elle le conjura par ses cendres ' d'avoir
pitié d'elle; elleinvoqua les dieux, comme si elle les eût sincère^
ment adorés; elle versa des torrents de larmes; elle se jeta aux
genoux du nouveau roi : mais ensuite elle n'oublia rien pour
lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs les plus affec-
tionnés. Elle accusa Narbal d'être entré dans une conjuration
contre Pygmalion, et d'avoir essayé de suborner les peuples
pour se faire roi au préjudice de Baléazar : elle ajouta qu'il
voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de sembla-
bles calomnies * contre tous les autres Tyriens qui aiment la
vertu; elle espérait de trouver dans le cœur de Baléazar la
même défiance et les mêmes soupçons qu'elle avait vus dans
celui du roi son père. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir
la noire malignité de cette femme, l'interrompit, et appela des
gardes. On la mit en prison; les plus sages vieillards furent
commis pour examiner 3 toutes ses actions.
» On découvrit avec horreur qu'elle avait empoisonné et
étouffé Pygmalion : toute la suite de sa vie parut un enchaîne-
ment conlinuel de crimes monstrueux. On allait la condamner
au supplice qui est destiné à punir les grands crimes dans la
Phénicie; c'est d'être brûlé à petit feu : mais quand elle com-
prit qu'il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint sem-
blable à une Furie sortie de l'enfer ; elle avala du poison qu'elle
portait toujours sur elle, pour se faire mourir, en cas qu'on
voulût lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gar-
dèrent aperçurent qu'elle souffrait une violente douleur: ils
voulurent la secourir; mais elle n-e voulut jamais leur répon-
dre, et elle fit signe qu'elle ne voulait aucun soulagement. On
lui parla des justes dieux, qu'elle avait irrités : au lieu de té-
moigner la confusion et le repentirque ses fautes méritaient,
elle regarda le ciel avec mépris et arrogance, comme pour insul-
ter aux dieux. La rage et l'impiété étaient peintes sur son visage
mourant : on ne voyait plus aucun reste de cette beauté qui
avait fait le malheur de tant d'hommes. Toutes ses grâces étaient
effacées : ses yeux éteints roulaient dans sa lu te. et jetaient
des regards farouches; un mouvement convulsif agitait ses
lèvres, et tenait sa bouche ouverte d'une, horrible grandeur;
tout son visage, tiré et rétréci, faisait des grimaces hideuses;
1. Les peuples anciens brûlaient leg
morts et conservaient pieusement les
cendres.
2. Calomnier quelqu'un, le priver de
son honneur; lat. calumniari, de l'anc.
calvo, frustrer.
3. Les mettre dans la balance, in exa-
tniniê
LIVRE SEPTIEME.
139
une pâleur livide et une froideur mortelle avaient saisi toul
son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n'é-
tait que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, lais-
sant remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent l. Ses
mânes2 impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux 8
où les cruelles Danaïdes* puisent éternellement de l'eau dans
des vases percés, où Ixion 5 tourne à jamais sa roue, où Tan-
tale6, brûlant de soif, ne peut avaler l'eau qui s'enfuit de ses
lèvres, où Sisyphe 7 roule inutilement un rocher qui retombe
sans cesse; et oùTitye8 sentira éternellement, dans ses en-
trailles toujours renaissantes, un vautour qui les ronge*.
« lîaléazar, délivré de ce monstre, rendit grâces aux dieux
par d'innombrables sacrifices. Il a commencé son règne par
une conduite tout opposée à celle de Pygmalion. Il s'est ap-
pliqué à faire refleurir le commerce, qui languissait tous les
jours de plus en plus : il a pris les conseils de Narbal pour les
principales affaires, et n'est pourtant point gouverné par lui;
car il veut tout voir par lui-môme : il écoule tous les différents
avis qu'on veut lui donner, et décide ensuite sur ce qui lui pa-
raît le meilleur. Il est aimé des peuples. En possédant les
cœurs, il possède plus de trésors que son père n'en avait amassé
par son avarice cruelle; car il n'y a aucune famille qui ne lui
donnât tout ce qu'elle a de bien, s'il se trouvait dans une pres-
sante nécessité : ainsi, ce qu'il leur laisse est plus à lui que
s'il le leur ôtait 10. Il n'a pas besoin de se précautionner pour
la sûreté de sa vie ; car il a toujours autour de lui la plus sûre
garde, qui est l'amour des peuples. Il n'y a aucun de ses su-
jets " qui ne craigne de le perdre, et qui ne hasardât sa pro-
pre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Il vit heureux, et
tout son peuple est heureux avec lui : il craint de charger trop
ses peuples; ses peuples craignent de ne lui offrir pas une
assez grande partie de leurs biens : il les laisse dans l'abon-
i. Quelle énergie dans ce tableau!
2. Son âme revêtue d'une apparence
de corps.
3. Le Tartare, où les méchants étaient
punis.
4. Les cinquante filles de Danaiis, roi
d'Argos ; elles tuèrent chacune leur mari,
à IVxeep'ion d'Hypermnestre ; de là leur
châtiment.
5. Ixion, roi de Thessalie, condamné
à un éternel supplice pour avoir offensé
Jupiter dans la personne de Junou.
6. Roi de Lydie, ainsi puni pour avoir
servi aux dieux les membres de son fils
Péleps.
7. C'était un fils d'Éole, condamné,
comme on le voit ici, pour ses brigan-
dages.
8. Ce géant, qui avait insulté Latone,
fut tué par Apollon, et ensuite exposé au
vautour.
9. Fénelon résume ici les supplices cé-
lèbres dans l'antiquité classique, et qui
sont décrits d'une manière admirable
dans Homère, Odyssée, 1. XI.
10. Belle maxime de politique.
11. i Sujets, » subjecti, les soumis,
ceux qui sont placés (jetés^ sous un
maître.
:
140 TÉLÉMAQUE.
dance f, et cette abondance ne les rend ni indociles ni inso-
lents2 ; car ils sont laborieux, adonnés au commerce, fermes à
conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie est re-
montée au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire.
C'est à son jeune roi qu'elle doit tant de prospérités. Narbàl
gouverne sous lui.
« 0 Télémaque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie
vous comblerait-il3 de présenlsIQuel plaisir serait-ce pour lui
de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie ! Ne suis-je
pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-môme,
et d'aller dans l'île d'Ithaque mettre sur le trône le fils d'Ulysse
afin qu'il règne * aussi sagement que Baléazar régne a Tyr '
IV. Après qu'Adoameut parlé ainsi, Télémaque, charmé de
Thistoire que ce Phénicien venait de raconter, et plus encore
des marques d'amitié qu'il en recevait dans son malheur, l'em-
brassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle
aventure il était entré dans l'île de Calypso. Télémaque lui fit,
a son tour, l'histoire de son départ de Tyr; de son passage
dans l'île de Chypre; de la manière dont il avait retrouvé
.Mentor; de leur voyage en Crète ; des jeux publics pour l'élec-
tion d'un roi après la fuite d'Idoménée; de la colère de Vénus;
de leur naufrage; du plaisir avec lequel Calypso les avait re-
çus; de la jalousie de cette déesse contre une de ses nymphes;
et de l'action de Mentor, qui avait jeté son ami dans la mer dès
qu'il vit le vaisseau phénicien.
V. Après ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique re-
pas : et, pour témoigner une grande joie, il rassembla tous les
plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi
par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés de fleurs,
on brûla les plus exquis parfums de l'Orient 6. Tous les bancs
de rameurs étaient pleins de joueurs de flûtes. Achiloas les in-
terrompait de temps en temps par les doux accords 6 de sa voix
et de sa lyre, dignes d'être entendus à la table des dieux, et de
I. « Abondance, » ce qui coule comme
de source, ab unda.
ï. t Insolents, » injurieux à l'excès, au
delà de la coutume, in solere.
3. Combler, mettre en monceau, in
eumulum.
4. Kégner, regnare, regere ; la vraie
idée de la domination royale, c'est celle
de régir, de gouverner selon ce qui est
de droit, quod est rectum.
5. « L'Orient, • la région de la terre
qui correspond à la partie du ciel où le
soleil semble se lever; du lat. oriri.
Pour l'Kurope, l'Orient est plus particu-
lièrement l'Asie.
6. • Accord, • dans le sens musical ;
on pourrait peut-être expliquer ce mot
par ad chordam, qui est en harmonie
avec la corde (de la lyre).
LIVRE SEPTIÈME,
141
ravir les oreilles d'Apollon même. Les Tritons >, les Néréides,
toutes les divinités qui obéissent à Neptune ■, les monstres
marins même, sortaient de leurs grottes humides et profondes
pour venir en foule autour du vaisseau 3, charmés par cette
mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d'une rare beauté,
et vêtus de fin lin plus blanc que la neige, dansèrent long-
temps les danses de leur pays, puis celles d'Egypte, et enfin
celles de la Grèce. De temps en temps des trompettes faisaient
retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit,
le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue
sur la face des ondes *, le sombre azur du ciel semé de bril-
lantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau6.
Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goûtait tous ces
plaisirs; mais il n'osait y livrer son cœur. Depuis qu'il avait
éprouvé avec tant de honte, dans l'île de Calypso, combien la
jeunesse est prompte à s'enflammer, tous les plaisirs, même
les plus innocents, lui faisaient peur ; tout lui était suspect.
11 regardait Mentor ; il cherchait sur son visage et dans ses yeux
ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs.
Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne
faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la
modération de Télémaque, il lui dit en souriant : « Je com-
» prends ce que vous craignez : vous êtes louable de cette
» crainte, mais il ne faut pas la pousser trop loin. Personne
ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plai-
sirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. 11
vous faut des plaisirs qui vous délassent, et que vous goûtiez
en. vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vous en-
traînent 6. Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés, qui
ne vous ôtent point la raison, et qui ne vous rendent jamais
semblable à une bête en fureur. Maintenant il est à propos
de vous délasser de toutes vos peines. Goûtez avec complai-
sance pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre ; réjouissez-
vous, Télémaque, réjouissez-vous. La sagesse n'a rien d'aus-
1. • Les Tritons, • sortes de dieux
marins, allaient, sonnant de la conque
devant Neptune et Amphitrite.
2. Il est parlé plus haut des Néréides
et de Neptune.
3. f Vaisseau; > littéralement : grand
vase, vasum ; se dit aussi d'une église,
de ce qui est fait pour contenir.
4. Splendet treraulo sub lunune pontus.
[^En., 1. VII, v. 9).
t La mer réfléchit la lumière trero.
blante. »
5. Celte peinture est d'une douceur
de tons charmante, et rappelle tout à fait
l'antiquité.
6. Tous ces verbes sont à leur
place. Il faut chercher des plaisirs
qui « délassent, » qui donnent de n u-
velles forces pour de nouvelles fatigues,
et non des plaisirs qui vous t possèdent, ■
tellement qu'ils vous ravissent votre li-
berté, ou des plaisirs qui vous « en-
traînent » à la perdition.
142 TELÉMAQUE.
o 1ère * ni d'affecté : c'est elle qui donne les vrais plaisirs, elle
» seule les sait a^s.Li^on ner 2 pour les rendre purs et durables ;
» elle sait mêler les jeux et les ris avec les occupations graves
» et sérieuses 3; elle prépare le plaisir par le travail, et elle dé-
» lasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point de honte
» de paraître enjouée quand il le faut 4. »
En disant ces paroles, Mentor prit une lyre, et en joua avec
tant d*art, qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit;
ses yeux s'allumèrent, son visage troublé changea de couleur :
tout le monde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de
Mentor n'eût enlevé l'âme de tous les assistants. A peine osait-
on respirer, de peur de troubler le silence, et de perdre quel-
que chose de ce chant divin : on craignait toujours qu'il ne
finît trop tôt. La voix de Mentor n'avait aucune douceur effé-
minée; mais elle était flexible, forte, et elle passionnait jus-
qu'aux moindres choses.
, 11 chanta d'abord les louanges de Jupiter, père et roi des
\eux et des hommes5, qui d'un signe de sa tête ébranle l'uni-
vers 6. Puis il représenta Minerve qui sort de sa tête, c'est-
à-dire la Sagesse, que ce dieu forme au dedans de lui-môme,
et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentor
chanta ces vérités d'une voix si touchante, et avec tant de re-
ligion, que toute l'assemblée crut être transportée au plus haut
de l'Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus
perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du
jeune Narcisse ', qui, devenant follement amoureux de sa pro-
pre beauté, qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine,
se consuma lui-même de douleur, et fut changé en une fleur
qui porte son nom. Enfin il chanta aussi la funeste mort du bel
Adonis, qu'un sanglier déchira, et que Vénus, passionnée pour
lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amères 8.
Tous ceux qui l'écoutèrent ne purent retenir leurs larmes,
et chacun sentait je ne sais quel plaisir en pleurant. Quand il
1. « Austère, » aride, de aûu, dessé-
cher.
2. « Assaisonner, » ajouter les ingré-
dients selon les saisons.
3. • Sérieuses, » de sera, soir; le mo-
ment où les esprits sont plus sérieui,
plus portés à réfléchir.
4. « Sagesse enjouée, » alliance de
mots simple et juste.
5. Divuni pater atque hominum rex.
(Jffrt., L U, ▼. 648.)
Le père desdieux etleroi des hommes.»
I. Qui nutu concutit orbem.
(Ov., Métam. I, v. 849.)
f Qui, d'un signe de sa tête, ébranle le
monde. •
7. Personnage mythologique qui s'éprit
de lui-même en se regardant au bord
d'une fontaine, et se noya.
8. Venus obtint de l'roserpioe, dis.iit-
ou, qu'Adonis revînt à la vie et séjourna»
tour à tour sur la terre et dans les en-
fers. Le culte d'Adonis était surtout ré-
pandu en Syrie, où l'on célébrait de
granles fêles en son honneur.
LIVRE SEPTIÈME.
H?
eut cessé de chanter, les Phéniciens étooncs se regardaient les
uns les autres. L'un disait : «C'est Orphée ! c'est ainsi qu'avec
une lyre il apprivoisait les bêtes farouches, et enlevait les bois
et les rochers; c'est ainsi qu'il enchanta Cerbère1, qu'il sus-
pendit les tourments d'Ixion et des Danaïdes, et qu'il toucha
l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice ! »
Un autre s'écriait : « Non, c'est Linus, fils d'Apollon. » Un autre
répondait: «Vous vous trompez, c'est Apollon lui-même.» Télé-
maque n'était guère moins surpris que les autres, car il n'avait
jamais cru que Mentor sût, avec tant de perfection, chanter et
jouer de la lyre.
Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença
à donner des louanges à Mentor; mais il rougit en le louant,
et il ne put achever son discours. Mentor, qui voyait son trouble,
prit la parole, comme s'il eût voulu l'interrompre, et tâcha de le
consoler, en lui donnant toutes les louanges qu'il méritait. Achi-
toas ne fut point consolé; car il sentit que Mentor le surpassait
encore plus par sa modestie, que par les charmes de sa voix.
/
VI. Cependant Télémaque dit à Adoam : « Je me souviens que
» vous m'aviez parlé d'un voyage que vous fîtes dans la Bé-
» tique depuis que nous fûmes partis d'Egypte. La Bétique est
» un pays dont on raconte tant de merveilles qu'à peine peut-on
n les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est
» vrai. — Je serai fort aise, répondit Adoam, de vous dépeindre
» ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse
» tout ce que la renommée en publie. » Aussitôt il commença
ainsi :
« Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile*, et sous un
ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du
fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des colonnes
d'Hercule, et de cet endroit où la mer furieuse, rompant se^
digues, sépara autrefois la terre de Tharsis8 d'avec la grand»1
Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or.
Les hivers y sont tiedes, et les rigoureux aquilons n'y souf-
flent jamais*. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par
i. Le chien à trois têtes qui gardait
le palais de Pluton et la porte des enfers.
2. « Fertile, » abondant, qui fert, qui
produit des fruits.
3. « Tharsiiiou Tartessus, île célèbre
dans l'antiquité par son commerce ; elle
était située entre deux bras que le Bétis
formait à son embouchure. Tartessus a
disparu par suite des dessèchements opé-
rés sur le bras méridional du fleuve.
4. OÙ Vt^tTÔî, °V*' *? X^t"-''''* 1C'>XîlÇ, O'Jtl
[tzoz' 5|Al?pOç,
XXV altl Ztcp'jpoto XfpltvelovTaç àijiaç
'Qxcavô; àvLrjffiv, àva<iûyetv àvSpûiwuç.
(Ho*., Ody*8.t I. IV, v. 566.)
« On n'y connaît point les neiges, les
» longs hivers et les pluies ; mais toujours
» l'Océan, pour rafraîchir les mortels,
» envoie les douces haleines du léphyr. •
144
TÉLÉMAQUE.
des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le
milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux hymen
du Printemps et de l'Automne1, qui semblent se donner la
main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes uniesr
y porte chaque année une double moisson. Les chemins y son\
bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d'autres arbres
toujours verts et toujours fleuris. Los montagnes sont couvertes
de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de
toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent
dans ce beau pays8; mais les habitants, simples et heureux dans
leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l'or et l'ar-
gent parmi leurs richesses*, ils n'estiment que ce qui sert vé-
ritablement aux besoins de l'homme.
« Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez
ces peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux em-
ployés aux mômes usages que le fer; par exemple, pour des
socs de charrue3. Comme ils ne faisaient aucun commerce au
dehors, ils n'avaient besoin d'aucune monnaie*. Ils sont pres-
que tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'ar-
tisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux
véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des
hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire
des troupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires
pour leur vie simple et frugale B.
« Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes
fi nés d'une merveilleuse blancheur : elles font le pain, apprêtent
à manger ; et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de
fruit ou de lait, et rarement de viande. Llles emploient le cuir de
leurs moutons à faire une chaussurelégere pour elles, pour leurs
maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes
sont de peaux cirées et les autres d'écorces d'arbres ; elles font
et lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons
dans un ordre et une propreté admirables. Leurs habils sont
aisés à faire; car, en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce
d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée et que chacun met
1. Automne devrait toujours être du
masculin, comme le latin autumnus ; il
est employé dans les deux genres; mais
du temps de Fénelon, il était féminin. De
là le mariage poétique de l'Automne avec
le Printemps.
ï. Voir, pour la fertilité de l'ancienne
Bétique, Strabon, Géogr., I. III.
3. Bien qu'il y ait eu autrefois, en Es-
pagne, des mines d'or qu'on n'y retrouve
plus, il doit y avoir quelque exagération
dans ces détails.
4. « Monnaie, • lat. moneta, nom sous
lequel Junon avait un temple à Home ,
dans ce temple on fabriquait la pecunia^
appelée aussi, de cette circonstance, mo*
neta.
5. «Frugal, » de frui, celui qui jouit
des biens de la nature, mais qui en jouit
sans excès.
LIVRE SEPTIÈME. 145
à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant
la forme qu'il veut.
« Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture
des terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le
bois et le fer en œuvre; encore même ne se servent ils guère
du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage.
Tous les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles ; car
ils ne bâtissent jamais de maisons. C'est, disent-ils, s'attacher
trop à la terre, que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup
plus que nous; il suffit de se défendre des injures de l'air. Pour
tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Egyptien*,
et chez tous les autres peuples bien policés, ils les délestent,
comme des inventions de la vanité et de la mollesse i.
« Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des
bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent, des étoffes
ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums
exquis, des mets délicieux, des instruments dont l'harmonie
charme, ils répondent en ces termes : « Ces peuples sont bien
» malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à
» se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tour-
» mente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont pri-
» vés de vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence.
» Peut on nommer bien, un superflu qui ne sert qu'à rendre
« les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus
» sains et plus robusles que nous? vivent-ils plus longtemps ?
» sont-ils plus unis entre eux? mènent-ils une vie plus libre,
» plus tranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent êlre ja-
» loux les uns des autres, rongés par une noire et lâche envie,
» toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice,
» incapables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils sont es-
» claves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre
» tout leur bonheur2. »
« C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sa-
ges, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la simple na-
ture. Ils ont horreur de notre politesse ; et il faut avouer que
la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous
ensemble sans partager les terres ; chaque famille est gou-
vernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le pète de
i. Il ne faudrait pas accepter à la lettre
l'admiration de Fénelon pour ces peuples
primitifs dépourvus «te toute civilisation,
n'ayant même pas l'art de construire des
maisons. C'est tout simplement l'état
sauvage.
2. L'utopie se prolonge ; des hommes
TÉLÉMAQUE. |,
•i ignorants des arts de la vie ne pour-
raient avoir tant d'esprit et un si haut
sentiment de la moralité. C'est sans
■'oute pour de tels passages que le roi
Louis XIV appelait l'archevêque de Cam-
brai, non sans quelque raison, « un bel
"«sprit cb mérique. »
146
TÉLEMAQUE.
famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-
enfants qui fait une mauvaise action ; mais, avant que de le
punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions
n'arrivent presque jamais; car l'innocence des mœurs, la bonne
foi, l'obéissance, et l'horreur du vice, habitent dans cette heu-
reu-e terre. Il semble qu'Astrée1, qu'on dit qui est retirée dans
le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut
point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge.
Tous les biens sont communs2 : les fruits des arbres, les lé-
gumes de la terre, le lait des troupeaux, sont des richesses si
abondantes, que des peuples-si sobres et si modérés n'ont pas
besoin de les parlager. Chaque famille, errante dans ce beau
pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a
consumé les fruits et épuisé les pâturages de l'endroit où elle
s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns
contre les autres, et ils s'aiment tous d'un amour fraternel
que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines riches-
ses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix, cette
union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux3. On ne
voit parmi eux aucune distinction, que celle qui vient de l'ex-
périence des sages vieillards, ou de la sagesse extraordinaire
de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards con-
sommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les pro-
cès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et
empestée, dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang hu-
main n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des
agneaux. Quand on parle à ces peuples des batailles sanglan-
tes, des rapides conquêtes, des renversements d'États qu'on
voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. —
Quoi 1 disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels,
sans se donner les uns aux autres une mort précipitée? La vie
est si courte ! et il semble qu'elle leur paraisse trop longue !
Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres, et
pour se rendre mutuellement malheureux*?
« Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent compren-
dre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent les
i. • Astrée, » fiile de Jupiter et de
rbémis. Klle présidait à la justice, et les
poètes snppo-eiit qu'elle habitait sur la
terre au siècle d'or, mais, les hommes s'é-
tant pervertis, Astrée était retournée au
ciel.
2. Chimère impossible. Atcc la com-
munauté des biens, doivent se montrer,
d'après les tendances de la nature hu-
maine, les jalousies, les luttes, les guer-
res de tous conue tous.
3. «Ils sont tous libres et tous égaux;»
néanmoins il existe entre eux des dis*
tinctions. Il n'y a pas en cela de contra-
diction; l'égalité peut exister en principe,
avec des distinctions fondées sur l'âge et
le mérite.
4. Un peuple à la fois sauvage et phi-
losophe ! chose rare.
LIVRE SEPTIEME.
147
grands empires. — Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur
à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne
tant de peine, si on veut les gouverner avec raison, et suivant
la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner mal-
gré eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire, que de
vouloir s'assujettir à gouverner ' un peuple docile dont les
dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son
pète et son pasteur 2. Mais gouverner les peuples contre leur
volonté, c'est se rendre trés-misérable, pour avoir le faux hon-
neur de les tenir dans l'esclavage . Un conquérant est un
homme que les dieux, irrités contre le genre humain, on( donné
à la terre dans leur colore, pour ravager les royaumes, pour
répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir, et pour faire
autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres3. Un homme qui
cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant
avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains? Croit-il
ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, in-
juste, hautain4, usurpateur 5 et tyrannique sur tous ses voi-
sin6 ? Il ne faut jamais songer à la guerre, que pour défendre
sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui,
n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave ! Ces
grands conquérants qu'on nous dépeint avec tant de gloire,
ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux,
mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devraient
seulement arroser7.»
Après qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télé-
maque, charmé, lui fit diverses questions curieuses. « Ces peu-
ples, lui dit-il, boivent-ils du vin? — Ils n'ont garde d'en boire,
reprit Adoam, car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas
qu'ils manquent de raisins; aucune terre n'en porte de plus
délicieux; mais ils se contentent de manger le raisin comme
i . « Gouverner; » six fois ce verbe en
quelques lignes. — L'idée première de
gouverner est celle de conduire un navire
comme pilote, xufftpvfv. Une société est
un navire porté sur l'océan de la vie hu-
maine.
2. « Tasteur ; » père et pasteur, ce
sont les deux grands caractères du roi
dans sa conception la plus hautv. Le roi
est héritier du pouvoir paternel, et il
conduit les hommes comme le bercer
fait ses troupeaux. Le litre le plus ordi-
Jaire donné aux rois daus Homère est
celui de « pasteurs d«s peuples. •
3. t Phrase admirable par la hauteur
de la pensée et l'énergie de l'expression.
4. « HautaiD. « Un caractère de l'or-
gueil est de porter la tète haute.
5. « Usurpateur, » gui usum arripit,
celui qui prend l'usage de ce qui n'esl
pas à lui, qui, sans droit, s'empare du
pouvoir.
6. * Voisin, > de vicus, bourg; qui es/
du même bourg.
7. Massillon dit aussi très-bien : ■ Il
• (le conquérant) aura passé comme un
• torrent pour ravager la terre, et non
« comme un fleuve majestueux pour por-
« ter ia joie et l'abondance. » Petit Ca-
rême, 1" dimanche. — Ce tableau dus
ravages causes par l'esprit de conquête
et l'injustice des conqueracts offrait un
blâme assez direct de îa politique de
Louis XIV.
H8 TÉLÉMAQUE.
les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur
des hommes. — C'est une espèce de poison, disent-ils, qui met
en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rend hôte.
Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans
vin ; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé, et de
perdre les bonnes mœurs !. »
Télémaque disait ensuite : « Je voudrais bien savoir quelles
lois règlent les mariages dans cette nation. — Ch ique homme,
répondait Adoam, ne peut avoir qu'une femme, et il faut
qu'il la garde tant qu'elle vit. L'honneur des hommes, dans ce
pays, dépend autant de leur fidélité à l'égard de leurs femmes,
que l'honneur des femmes dépend, chez les autres peuples,
de leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si
honnête, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles
et agréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les ma-
riages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la
femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux
corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble
tous les soins domestiques : le mari règle toutes les affaires
du dehors; la femme se renferme dans son ménage : elle
soulage son mari; elle paraît n'être faite que pour lui plaire;
elle gagne sa confiance, et le charme moins par sa beauté
que par sa vertu. Ce vrai charuie de leur société dure autant
que leur vie. La sobriété, la modération et les mœurs pures
de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de mala-
dies. On y voit des vieillards de cent et de six vingts ans",
qui ont encore de la gaieté et de la vigueur. »
— 11 me reste, ajoutait Télémaque, à savoir comment ils font
pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins. — « La
nature, dit Adoam, les a séparés des autres peuples d'un côté
par la mer, et de l'autre par de hautes montagnes du côté du
nord3. D'ailleurs, les peuples voisins les respectent à cause de
leur vertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s'accorder
entre eux, les ont pris pour juges de leurs différends, et leur
ont confié les terres et les villes qu'ils disputaient* entre eux.
Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence,
personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle
des rois qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs
i. Tout cela est faux et sophistique, j vingt, comme dans quatre-vingts honi-
Le vin est utile, et 1 abus que l'on en peut
faire n'en détruit pas pour cela l'uti-
lité.
2. Ancienne locution; six fois vingt
ans, cent vingt ans. Remarquez le s à
mes.
3. D'un côté la mer Atlantique, de
l'autre les Pyrénées.
4. « Disputer, » penser diversement
dis pu lare, être d'avis opposé.
LIVRE SEPTIEME.
149
Étais. — Peut-on craindre, disent-ils, que la lerre manque aux
hommes? il y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cul-
tiver. Tandis qu'il restera des terres libres et incultes, nous ne
voudrions pas même défendre les nôtres contre des voisins qui
viendraient s'en saisir. — On ne trouve,dans tous les habitants
de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie
d'étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais
rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de
s'en faire craindre; c'est pourquoi ils les laissent en repos. Ce
peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort, plu-
tôt que d'accepter la servitude : ainsi il est autant difficile à
subjuguer, qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres.
C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins. »
Adoam finit ce discours en racontant de quelle manière
les Phéniciens faisaient leur commerce dans la Bétique. « Ces
peuples, disait-il, furent étonnés quand ils virent venir, au
travers des ondes de la mer, des hommes étrangers qui venaient
de si loin. Ils nous laissèrent fonder une ville dans l'île de
Gadès1; ils nous reçurent môme chez eux avec bonté, et nous
firent part de tout ce qu'ils avaient, sans vouloir de nous au-
cun payement. De plus, ils nous offrirent de nous donner libé-
ralement tout ce qu'il leur resterait de leurs laines, après qu'ils
en auraient fait leur provision pour leur usage : et, en effet,
ils nous en envoyèrent un riche présent. C'est un plaisir pour
eux que de donner aux étrangers leur superflu.
» Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine à nous les
abandonner; elles leur étaient inutiles. 11 leur paraissait que
les hommes n'étaient guère sages d'aller chercher par tant de
travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les
rendre heureux, ni satisfaire à aucun vrai besoin. Ne creusez
point, nous disaient-ils, si avant dans la terre : contentez-vous
de lalabourer; elle vous donnera de véritables biens qui vous
nourriront; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que
l'or et que l'argent, puisque les hommes ne veulent de l'or
et de l'argent, que pour en acheter les aliments qui soutien-
nent leur vie 2.
» Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation,
et mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie ;
mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à
1. Gadès (Cadix), à la fuis une île et
une cité, fondée par les Phéniciens à
l'embouchure du Bétis.
1. Si l'on prenait au pied de la lettre
toute cette sagesse des habitants de la
Bétique, il faudrait renoncer à tuua les
avantages de l'industrie, au travail enfin,
qui est l'une des lois imposées par Dieu
même à l'homme.
150
TÈLÉMAQUE.
vivre comme nous. — Ils apprendraient, nous disaient-ils, à avoir
besoin de foules les choses qui vous sont devenues nécessai-
res : ils voudraient les avoir ; ils abandonneraient la vertu pour
les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme
un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude
de marcher, s'accoutume enfin au besoin d'être toujours
porté comme un malade1.— Pour la navigation, ils l'admirent à
cause de l'industrie de cet art; mais ils croient que c'est un
art pernicieux. — Si ces gens-la, disent-ils,ont suffisamment en
leur pays ce qui est nécessaire à la vie, que vont-ils chercher
en un autre? Ce qui suffit aux besoins 'de la nature ne leur
suffit-il pas? Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu'ils cher-
chent la mort au milieu des tempêtes, pour assouvir l'avarice
des marchands, et pour flatter les passions des autres hom-
mes2. »
Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam,
et il se réjouissait qu'il y eût encore au monde un peuple
qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout en-
semble. « Oh ! combien ces mœurs, disait-il, sont-elles éloignées
des mœurs vaines et ambitieuses des peuples qu'on croit les
plus sages! Nous sommes tellement gâtés, qu'à peine pouvons-
nous croire que cette simplicité si naturelle puisse être
véritable3. Nous regardons les mœurs de ce peuple comme
une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe
monstrueux ! »
Observations sur le septième livre.— Ce livre est un des meilleurs
et des plus variés de tout le poème. Il contient deux parties, deux
épisodes distincts: 1° la mort de Pygmalion et d'Astarbé ; 2# la descrip-
tion de la Betique.
Fénelon nous avait montré, dans un livre précédent, Pygmalion, ce
roi malheureux autant que cruel; ici il ajoute des traits énergiques au
sombre tableau de la tyrannie, et il fait le récit d'une révolution de
palais terminée par le meurtre du tyran. Mais la justice ne pouvait
être satisfaite après la mort de Pygmalion ; le tyran est disparu, mais
le meurtrier doit être puni. La chute d'Astarbé et son supplice sont des
scènes traitées avec un art supérieur, et qui offrent un intérêt crois-
sant. Par la loi des contrastes, l'auteur a soin de nous montrer
1. L'industrie n'est pas un moyen d'oi-
siveté, c'est plutôt un motif d'activité
pour tous.
2. Déclamation fréquente chez les poë-
tes, et sans importance. Voir Horace, 1. 1,
Od. III.
3. i Cette simplicité » se trouve seule-
ment dans une nature factice, en dehor»
de la réalité. Il y a quelque affinité entre
cette doctrine et celle de J.-J. Rous-
seau disant : « Tout est bien sortant des
t mains de l'Auteur des choses, tout dé-
« génère entre les mains de l'homme. •
— Fénelon ne se déûe pas toujours as-
sez de son imagination.
LIVRE SEPTIEME. 151
l'Etat Je Tyr devenu heureux et florissant sons le sceptre d'un roi
clément et pacifique.
La seconde partie, renfermant la description ae la Bétique, est fort
célèbre. Nous avons consigné dans les notes nos observations sur cette
remarquable co/nposilion. Nous avons dû aussi indiquer en passant les
sentiments généreux qui animent Fénelou, et signaler le courage avec
lequel, en présence de Louis XIV, il censure la manie des conquêtes.
« Ces grands conquérants, dit-il, qu'on nous dépeint avec tant de
gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux,
mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes, qu'ils devraient seu-
lement arroser. » Fénelon condamne formellement l'esprit de con-
quête : «< Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défend?^ sa
liberté. » Cette morale si élevée, il ne cessa jamais de la prêcher au duc
de Bourgogne. C'est à dessein que nous nous servons de ce mot, afin
de bien marquer l'intention arrêtée, immuable, qu'avait l'auteur du
Télêmaqve de faire du petit-fils de Louis XIV non-seulement un grand
roi, mais un honnête homme : « Avant que d'être grand homme, il faut
être honnête homme, » fait-il dire ailleurs, aux héros de ses Dialogues
des morts. C'est toujours la même morale répétée dans un langage plus
familier que celui du Télèmaque : « 11 n'y a rien de si solide que d'être
bon , juste, modéré, aimé des peuples. A la vérité, on n'a point d'encens,
on ne passe point pour immortel; maison règne longtemps sans trouble,
et l'on fait beaucoup de bien aux hommes qu'on gouverne. » {Dialogues
des morts.)
Et, remarquons-le, Fénelon ne raisonne pas ainsi au point de vue
de Yutile : ce n'est pas en vue de sa propre utilité ou de sa réputation,
que le prince doit en agir ainsi à l'égard de ses peuples, il doit faire le
bien pour le bien lui-même : « Ceux qui font le bien par ambition sont
toujours mécontents ; un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortune les
trahit, et les hommes sont ingrats pour eux. Mais quand on fait le
bien par amour de la vertu, la vertu qu'on aime récompense toujours
assez par le plaisir qu'il y a à la suivre, et elle fait mépriser toutes les
au très récompenses dont on est privé. » (Dialogues des morts, passim.)
On peut tirer de la lecture de ce livre septième le plus grand profit.
On y voit 1° les excès de la tyrannie, et sa chute toujours inévitable;
2° le renversement et la mort des mauvais princes, qui sont, il est vrai,
des actes de justice, mais des actes que Dieu seul a le droit d'exercer ;
3° un bon prince fait prospérer l'État et répare les désastres causés par
la tyrannie ; 4° les dangers de l'esprit de conquête ; 5° enfin, malgré les
rêveries qui se trouvent dans la description de la Détique, il est per-
mis de supposer que les nations sont plus heureuses par la pratique
d'une vie rude et vertueuse que par les excès d'une civilisation raf-
finée.
152 TÉLÉMAQUE.
LIVRE HUITIEME
I. Vénus irritée demande à Jupiter la perte de Télémaque ; niais l«s
destins ne permettent pas qu'il périsse, et la déesse va solliciter de
Neptune les moyens de l'éloigner d'Ithaque où le conduit Adoam.—
II. Neptune envoie aussitôt au pilote Acharna* une divinité trom-
peuse, qui enchante ses sens et le fait entrer à pleines voiles dans
le port de Salenle, au moment où il croyait arriver à Ithaque. Ido-
rrxmée, roi des Salentins, fait l'accueil le plus fnvorable à Mentor et
à Télémaque ; il les conduit au temple de Jupiter, où il avait or-
donné un sacrifice pour le succès d'une guerre contre les Mandu-
riens. — III. Le sacrificateur ayant consulté les entrailles des vic-
^ times, fait tout espérer à ldoménée et l'assure qu'il devra sou
bonheur à ses nouveaux hôtes.
I. Pendant que Télémaque et Adoam s'entretenaient de la
sorte, oubliant le sommeil, et n'apercevant pas que la nuit
était déjà au milieu de sa course, une divinité ennemie et
trompeuse les éloignait d'Ithaque, que leur pilote Acharnas f
cherchait en vain. Neptune, quoique favorable aux Phéniciens,
ne pouvait supporter plus longtemps que Télémaque eût
échappé à la tempête qui l'avait jeté contre les rochers de l'île
de Calypso. Vénus était encore plus irritée de voir ce jeune
homme qui triomphait, ayant vaincu l'Amour et tous ses char-
mes. Dans le transport de sa douleur, elle quitta Cythere, Pa-
phos, Idalie, et tous les honneurs qu'on lui rend dans l'île de
Chypre : elle ne pouvait plus demeurer clans ces lieux où Té*
lémaque avait méprisé son empire. Elle monte vers l'éclatant
Olympe 2, où les dieux étaient assemblés auprès du trône de
Jupiter. De ce lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous
leurs pieds : ils voient le globe de la terre comme un petit
amas de boue; les mers immenses ne leur paraissent que
comme des gouttes d'eau dont ce morceau de boue est un peu
détrempé : les plus grands royaumes ne sont à leurs yeux qu'un
peu de sable qui couvre la surface de celte boue ; les peuples
innombrables et les plus puissantes armées ne sont que comme
des fourmis qui se disputent les unes aux autres un brin
1. Le manuscrit original porte aussi j montagne de Thessalie, portant le nom
Acharnas ; il faudrait dire Acamas ; de d'Olympe, base du ciel et séjour des
4 priv., et xâjjivw (infatigable). dieux, est supposée s'élever dans la ré-
2. « Éclatant, i épithète poétique; la | gion lumineuse, dans l'éther.
LIVRE HUITIÈME,
153
d'herbe sur ce morceau de boue. Les immortels rient des
affaires les plus sérieuses qui agitent les faibles mortels, et
elles leur paraissent des jeux d'enfants. Ce que les hommes
appellent grandeur, gloire, puissance, profonde politique, ne
paraît à ces suprêmes divinités que misère et faiblesse.
C'est dans cette demeure, si élevée au-dessus de la terre,
que Jupiter a posé son trône immobile. Ses yeux percent
jusque dans l'abîme \ et éclairent jusque dans les derniers re-
plis des cœurs2 : ses regards doux: et sereins répandent le
calme cl la joie dans tout l'univers 3. Au contraire, quand il
secoue sa chevelure, il ébranle le ciel et la terre \ Les dieux
mûmes, éblouis des rayons de gloire qui l'environnent, ne s'en
approchent qu'avec tremblement.
Toutes les divinités célestes étaient dans ce moment auprès
de lui. Vénus se présenta avec tous les charmes qui naissent
dans son sein; sa robe flottante avait plus d'éclat que toutes
les couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres nuage?,
quand elle vient promettre aux mortels effrayés la fin des tem-
pêtes, et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe était
nouée par cette fameuse ceinture sur laquelle paraissent les
grâces 5 ; les cheveux de la déesse étaient atta chés par derrière
négligemment avec une tresse d'or 6. Tous les dieu\ furent
surpris de sa beauté, comme s'ils ne l'eussent jamais vue; et
leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le sont,
quand Phébus, après une longue nuit, vient les éclairer par ses
rayons. Ils se regardaient les uns les autres avec étonnemenl,
1. « Abîme, » mot d'origine grecque
(« priv., et pûu, fermer), ce qui ne se
terme pas, gouffre toujours ouvert, au
physique et au moral.
t. Encore un trait par lequel Fé-
nelon s'e.ève au-d<ssus de la conception
païenne, et nous montre le Dieu qui voit
d'un même regard le monde entier et
« les replis des cœurs,» ce que le cœur
cache dans ses ahimes. — « Eclairent »
est ici pris dans le sens neutre.
3. Vultu quo cœlum tempestatesque sere-
[nat.
sEn., 1
(Virg.
I., v. 25b.)
t De ce regard par lequel il dissipe les
i tempêtes et rend au ciel sa sérénité, i
— t La joie » est ici une idée moins clas-
sique que biblique : exsultant cœli.
4. C'est Homère, le premier, qui a
exprimé cette grande image :
U.xo'l xuavtfloiv in' ô^pùm vtûoi Kpovucv.
*Ajxffp6oiai S' âpa ^aUcii iittpptWav-to âvax-
[toç
KpaTèç à*' à6avoiTOto- fiiyav S' frftiÇtt
['OXujmcov.
(Hom., IL, 1. I, v. 528.)
« Ainsi parla Jupiter, et il fit un sig> e
« de ses noirs sourcils. Les cheveux^iu
« roi des dieux s'ai:i tèrei;t sur sa tète
• immortelle, et il ébranla le grand
a Olympe, d Et Virgile :
Annuit, et totum nutu tremefecit Olymptim,
{^En., I.X, v. 115.)
• Il fit un signe de sa tête et, par ce
• mouvement, il fit trembler l'Olympe
« tout entier. . — Voyez aussi Ovide,
M é tara., I. I, v. 179.
5. Sur la ceinture de Vénus, voir Ho-
mère, Jl.t 1. XIV, v. 214.
6. Crines nodantur in aurum.
(jEn.,i. IV, v. 138.)
« Ses cheveux sont noués d'une tresse
i d'or. »
7.
154
TÉLÉMAQUE.
et leurs yeux revenaient toujours sur Vénus; mais ils aperçu-
rent que les yeux de celte déesse étaient baignés de larmes, et
qu'une douleur amère était peinte sur son visage.
Cependant elle s'avançait vers le trône de Jupiter, d'une dé-
marche douce et légère comme le vol rapide d'un oiseau qui
fend l'espace immense des airs x . Il la regarda avec complai-
sance; il lui fit un doux souris; et, se levant, il l'embrassa ».
k Ma chère fille, lui dit-il, quelle est votre peine 8? Je ne puis
» voir vos larmes sans en être touché : ne craignez point de
» m'ouvrir votre cœur *; vous connaissez ma tendresse et ma
» complaisance. »
Vénus lui répondit d'une voix douce, mais entrecoupée de
profonds soupirs : « 0 père des dieux et des hommes, vous qui
» voyez tout, pouvez-v^us ignorer ce qui fait ma peine? Mi-
» nerve ne s'est pas contentée d'avoir renversé jusqu'aux fon-
)) déments la superbe ville de Troie, que je défendais, et de
» s'être vengée de Paris, qui avait préféré ma beauté à la sienne;
» elle conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils
» d'Ulysse, ce cruel destructeur de Troie. Télémaque est ac-
» compagne par Minerve; c'est ce qui empêche qu'elle ne pa-
rt raisse ici en son rang avec les autres divinités. Elle a conduit
» ce jeune téméraire dans l'île de Chypre pour m'outrager. 11
» a méprisé ma puissance ; il n'a pas daigné seulement brûler
» de l'encens sur mes autels : il a témoigné avoir horreur des
» fêtes que l'on célèbre en mon honneur; il a fermé son cœur
» à tous mes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir, à ma
» prière, a irrité les vents et les flots contre lui : Télémaque,
•> jeté par un naufrage horrible dans l'île de Calypso, a triom-
» phé de l'Amour même, que j'avais envoyé dans cette île pour
» attendrir le cœur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les
»> charmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflam-
o mes de l'Amour, n'ont pu surmonter les artifices de Minerve.
I. Cette phrase est imitative,et Homère,
qui a fourni à Fénelon cette comparaison,
la prolonge avec un grand art :
Ssûat' ïittu' Ik\ xû(ia, Xotpto ôpvifti îoixûç,
"Oate xarà îtwoùç xiftitouç âXèç ôxpu-fiToio
*I^8iJj AYptoff<ru>v, uuxivâ ittipà £iûitou
{Odys. V. 51-53.)
c II s'élance sur les flots, semblable à
■ un oiseau de mer, qui, péchant les
t poissons le long des golfes rtdoutabVs
» de la mer agitée, ne cesse de bnigiier
i ses ailes dans les flots amers. >
2. OUi subride ns hominum sator atque Heo-
[rn«
Oscula libavit nalœ.
(^•n.,1. I, v. 254,)
i I.e père des dieux et des hommes, sou»
« riant à sa fille, l'embrassa. » — Oc
voit par tous ces rapprochements, commt
Fénelon, dans les fictions mythologiques,
suit de près Homère et Virtrile.
3. Le vous, dans la traduction et l'imi-
tation des anciens, a quelque chose de
faux, et qui fait disparaître la couleur lo-
cale.
4. « Ouvrir son cœur » est une ex
pression moderne.
LIVRE HUITIÈME. 155
» Elle Ta arraché de cette île : me voilà confondue; un enfant
» triomphe de moi 1 » Jupiter, pour consoler Vénus, lui dit :
» 11 est vrai, ma fille, que Minerve défend le cœur de ce jeune
» Grec contre toutes les flèches de votre fils, et qu'elle lui
» prépare une gloire que jamais jeune homme n'a méritée. Je
» suis friche qu'il ait méprisé vos autels; mais je ne puis le
» soumettre à votre puissance. Je consens, pour l'amour de
» vous, qu'il soit encore errant par mer et par terre, qu'il vive
» loin de sa patrie, exposé à toutes sortes de maux et de dan-
» gcrs; mais les Destins ne permettent, ni qu'il périsse, ni que
» sa vertu succombe dans les plaisirs dout vous flattez les hom-
» mes. Consolez-vous donc, ma fille; soyez contente de tenir
» dans votre empire tant d'autres héros et tant d'immor-
» tels. »
En disant ces paroles, il fit à Vénus un souris plein de grâce
et de majesté. Un éclat de lumière, semblable aux plus per-
çants éclairs, sortit de ses yeux. En baisant Vénus avec ten-
dresse, il répandit une odeur d'ambroisie dont tout l'Olympe
fut parfumé. La déesse ne put s'empôcher d'être sensible à
cette caresse * du plus grand des dieux : malgré ses larmes et
sa douleur, on vit la joie se répandre sur son visage ; elle baissa
son voile pour cacher la rougeur de ses joues, et l'embarras où
elle se trouvait. Toute l'assemblée des dieux applaudit aux
paroles de Jupiter; et Vénus, sans perdre un moment, alla
trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se ven-
ger de Télémaque.
Elle raconta à Neptune ce que Jupiter lui avait dit. « Je savais
» déjà, répondit Neptune, l'ordre immuable des Destins : mais
» si nous ne pouvons abîmer Télémaque dans les flots de la
» mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureux,
» et pour retarder son retour à Ithaque. Je ne puis consentir
r à faire périr le vaisseau phénicien dans lequel il est embar-
» que. J'aime les Phéniciens, c'est mon peuple; nulle autre
» nation de l'univers ne cultive comme eux mon empire. C'est
» par eux que la mer est devenue le lien de la société de tous
» les peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels sa-
» crifices sur mes autels ; ils sont justes, sages et laborieux dans
» le commerce; ils répandent partout la commodité et l'abon-
» dance. Non, déesse, je ne puis souffrir qu'un de leurs vais-
» seaux fasse naufrage : mais je ferai que le pilote perdra sa
» route, et qu'il s'éloignera d'Ithaque où il veut aller *. »
1. • Caresses,* de carus, marque ex- I 2. Le principe de la conduite de }«l
térieure d'une tendresse joyeuse. | dieux, c'est l'égoïsoae : ils ai&eût on
156
TÉLÉMAQUE.
Vénus, contente de cette promesse, rit avec malignité, et
retourna dans son char volant sur les prés fleuris d'idalie, où
les Grâces, les Jeux et les Ris l témoignèrent leur joie de la
revoir, dansant autour d'elle sur les fleurs qui parfument ce
charmant séjour.
II. Neptune envoya aussitôt une divinité trompeuse, sem-
blable aux Songes, excepté que les Songes ne trompent que
pendant le sommeil, au lieu que cette divinité enchante les
s*ens des hommes qui veillent. Ce dieu malfaisant, environné
d'une foule innombrable de M-ensonges ailés qui voltigent au-
tour de lui, vint répandre une liqueur subtile et enchantée sur
les yeux du pilote Acharnas, qui considérait attentivement à la
clarté de la lune le cours des étoiles, et le rivage d'Ithaque,
dont 2 il découvrait déjà assez près de lui les rochers escarpés.
Dans ce même moment, les yeux du pilote ne lui montrèrent
plus rien de véritable. Un faux ciel et une terre feinte se pré-
sentèrent à lui. Les étoiles parurent comme si elles avaient
changé leur course, et qu'elles fussent revenues sur leurs pas;
tout l'Olympe semblait se mouvoir par des lois nouvelles. La
terre même était changée : une fausse Ithaque se présentait
toujours au pilote pour l'amuser, tandis qu'il s'éloignait de la
véritable. Plus il s'avançait vers cette image trompeuse du ri-
vage de l'île, plus celle image reculait ; elle fuyait toujours de-
vant lui, et il ne savait que croire de celte fuite. Quelquefois
il s'imaginait3 entendre déjà le bruit qu'on fait dans un port.
Déjà il se préparait, selon l'ordre qu'il en avait reçu, à aller
aborder secrètement dans une petite île qui est auprès de la
grande, pour dérober aux amants de Pénélope conjurés contre
Télémaque, le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les
écueils 4 dont cette côte de la mer est bordée, et il lui semblait
entendre l'horrible mugissement 5 des vagues qui vont se bri-
ser " contre ces écueils : puis tout à coup il remarquait que la
terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n'étaient «à ses
yeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui
baissent selon que les mortels sont plus
ou moins dévoués à leur culte particu-
lier. La question, du vice ou de la vertu
D'existé pas.
I. Divinités allégoriques.
î Phrase trop chargée d'incises.
3. L'imagination ne consiste pas seu-
lemenl à rappeler des images, mais à les
combiner, et à créer en quelque sorte ce
qu'on n'a pas vu.
4 'Écueils. i II est assez difficile de
reconnaître dans ce mot le latin scopu-
lus ; du grec exoiziui, voir, ce qui se mon-
tre, ce qui apparaît au dessus des Qots.
5. « Mugissement. • Voyez la fora
d'une seule lettre initiale, pour former
une onomatopée ; substituez r à m, vous
avez le rugissement, non plus le cri de
la vache, mais celui du lion : muyilus,
rugitus.
6. « Briser; ■ un mot germanique;
angl. break.
LIVRE HUITIEME.
15'
obscurcissent quelquefois l'horizon * pendant que le soleil se
couche 2. Ainsi Acharnas était étonné; et l'impression de la di-
vinité trompeuse qui charmait ses yeux, lui faisait éprouver
un certain saisissement qui lui avait été jusqu'alors inconnu.
Il élait même tenté de croire qu'il ne veillait pas, et qu'il était
dans l'illusion 3 d'un songe 4. Cependant Neptune command
au vent d'Orient de souffler pour jeter le navire sur les côtes
de l'Hespérie 8. Le vent obéit avec tant de violence, que le
navire arriva 6 bientôt sur le rivage que Neptune avait mar-
qué.
Déjà l'Aurore annonçait le jour; déjà les Étoiles, qui craignent
les rayons du Soleil, et qui en sont jalouses, allaient cacher dans
l'Océan leurs sombres feux 7, quand le pilote «s'écria : « Enfin,
» je n'en puis plus douter, nous touchons presque à l'île d'itha-
» quel Télémaque, réjouissez-vous; dans une heure vouspour-
» rez revoir Pénélope, et peut-être trouver Ulysse remonté sur
» son trône !» A ce cri, Télémaque, qui était immobile dans
les bras du sommeil, s'éveille, se lève, monte au gouvernail,
embrasse le pilote, et de ses yeux encore à peine ouverts regarde
fixement la côte voisine9. 11 gémit, ne reconnaissant point les
rivages de sa patrie. « Hélas ! où sommes-nous ? dit-il; ce n'est
» point là ma chère Ithaque ! Vous vous êtes trompé, Acharnas,
» vous connaissez mal cette côte, si éloignée de votre pays. —
»> Non, non, répondit Acharnas, je ne puis me tromper en con-
» sidérant les bords de cette île. Combien de fois suis-je entré
» dans votre port ! j'en connais jusques aux moindres rochers ; le
» rivage de Tyr n'est guère mieux dans ma mémoire t0. Recon-
» naissez cette montagne qui avance; voyez ce rocher quis'é-
» lève comme une tour; n'entendez-vous pas la vague qui se
« rompt contre ces autres rochers lorsqu'ils semblent menacer
» la mer par leur chute? Mais ne remarquez-vous pas le temple
i . « Horizon » (de épiÇw, borner); cette
partie de la surface terrestre où le ciel
et la terre semblent se joindre ; la li-
mite du regard.
i. t Se couche. » Dans toutes les lan-
gues ou est porté à croire que le soleil
se lève, se couche; la personnification
de l'astre du jour est universelle ; de là la
tendance de* peuples primitifs à l'ado-
rer.
3. « Illusion, » ilée d'une chose qui
nous joue ; illudii.
4. Celte peinture du trouble qui s'em-
pare du pilote, à la vue du mirage
qui s'opère à ses regards, est pleine
de relief et de mouvement Les inci-
tes sont multipliées, le style est agité
comme le navire sur les flots et comme
l'imagination égarée du pilote.
5. Ici l'Italie.
6. • Arriver; » le même primitivement
qu'aborder, venir sur la rive, et par ex-
tension, venir au but, sans idée de navi-
gation.
7. Corneille avait dit, par une alliance
de mots analogue à celle-ci :
Cette obscure clarté qui tombe des étoile».
{Le Cid, act. IV, se. m.)
8. «Pilote,» gouverneur du navire,
qui sonde la mer avec le gros pieu ap-
pelé «pilot.»
9. Tout ce détail est plein de style et
de mouvement.
10. t Mémoire, » memoria, memor%
l**ào|Mu; radical (xjjv, esprit.
158
TÉLÉMAQUE. ^
» de Minerve qui fend la nue? Voilà la forteresse, et la maison
» d'Ulysse votre pore. »
« Vous vous trompez, ô Acharnas, répondit Télémaque; je
» vois au contraire une côte assez relevée, mais unie ; j'aperçois
» une ville qui n'est point Ithaque. O dieux! est-ce ainsi que
w vous vous jouez des hommes * ? »
Pendant qu'il disait ces paroles, tout à coup les yeux d'Acha-
mas furent changés. Le charme se rompit2; il vit le rivage
tel qu'il était véritablement, et reconnut son erreur 8. « Je l'a-
» voue, ô Télémaque, s'écria-t-il; quelque divinité ennemie
» avait enchanté * mes yeux; je croyais voir Ithaque, et son
» image tout entière se présentait à moi; mais dans ce mo-
» ment elle disparaît comme un songe. Je vois une autre ville ;
» c'est sans doute Salente 5, qu'ldoménôe, fugitif de Crète 8,
» vient de fonder dans l'Hespérie : j'aperçois 7 des murs qui s'élè-
» vent, et qui ne sont pas encore achevés ; je vois un port qui
» n'est pas encore entièrement fortifié. »
Pendant qu'Acharnas remarquait les divers ouvrages nouvel-
lement faits dans cette ville naissante, et que Télémaque dé-
plorait son malheur, le vent que Neptune faisait souffler les fit
entrer à pleines voiles dans une rade 8 où ils se trouvèrent à
l'abri 9, et tout auprès du port.
Mentor, qui n'ignorait ni la vengeance de Neptune, ni le
cruel artifice de Vénus, n'avait fait que sourire de l'erreur
d' Acharnas. Quand ils furent dans cette rade, Mentor dit à Té-
lémaque 10: « Jupiter vous éprouve ; mais il ne veut pas votre
» perte : au contraire, il ne vous éprouve que pour vous ouvrir
» le chemin de la gloire. Souvenez-vous !1 des travaux d'Her-
1. Cette illusion, qui se produit sur-
tout dans le désert, où l'on voit appa-
raître au milieu des sables une campagne,
une cité, est un phénomène connu sous le
nom de m\rage{mirari, voir, contempler).
2. « Le charme se rompit; » charme,
île carmen, \ers, chant, parce que le
charme, opération de magie ou de sor-
cellerie, se faisait avec des chants, des
vers, et qu'il se rompait (cessait d'avoir
lieu) au moyen d'autres paroles.
3. • Erreur; » error, errare, primiti-
vement l'idée physique de s'égarer, sor-
tir de la droite lijjne, et, au moral, s'é-
carter du chemin de la vérité. La racine
doit être ex, ire : par les lois de l'étymo-
loçie, s se change aisément en r,
4. • Enchanté, » charmé. Par son
sens étymologique, l'enchantement est
le même que le charme ; l'un et l'au-
tre mot ont pris ensuite de l'extension
et signifié , par une catachrèse assez
usitée, un attrait vif et puissant.
5. Salente, que l'on croit trouver dans
Saleto, uu bourg de la terre d'Otrante,
dans l'ancienne Grande-Grèce.
6. Ou a vu l'histoire du roi de Crète, Ido-
ménée, chassé de la Crète par ses sujets.
7. t J'aperçois, • {ad, per, capio), ac-
tion de s'approcher et de saisir l'objet
en entier par le regard.
8. ■ Rade, > enfoncement dans les
terres où les vaisseaux sont à l'abri ; an-
glais road.
9. « Abri, ■ in aprico, dans un lieu
découvert; on est à l'abri quand on a
gagné les champs, et que l'on fuit.
10. C'est avec beaucoup d'habileté que
Fénelon corrige ici la mythologie, en
attribuant au roi des dieux l'idée de
susciter des infortunes aux hommes ver-
tueux pour les éprouver : l'épreuve est
la loi de l'existence morale.
11. « Se souvenir; » oa beau root, ac-
LIVRE HUITIEME. 159
» cule; ayez toujours devant vos yeux ceux de votre père. Qui-
» conque ne sait point souffrir n'a point un grand cœur. Il
» faut, par votre patience et par votre courage, lasser la
» cruelle 1 Fortune qui se plaît à vous persécuter s. Je crains
» moins pour vous les plus affreuses disgrâces de Neptune, que
» je ne craignais les caresses flatteuses de la déesse qui vous
» retenait dans son île. Que tardons-nous? entrons dans ce
» port : voici un peuple ami; c'est chez les Grecs que nous ar-
» rivons: Idoménée, si maltraité par la Fortune, aura pitié des
» malheureux 3. » Aussitôt ils entrèrent dans le port de Sa-
lente, où le vaisseau phénicien fut reçu sans peine, parce que
les Phéniciens sont en paix et en commerce avec tous les peu-
ples de l'univers.
Télémaque regardait avec admiration cette ville naissante,
semblable à une jeune plante, qui, ayant été nourrie par la
douce rosée de la nuit, sent, dès le matin, les rayons du soleil
qui viennent l'embellir ; elle croît, elle ouvre ses tendres bou-
tons, elle étend ses feuilles vertes, elle épanouit* ses fleurs odo-
riférantes avec mille couleurs nouvelles; à chaque moment
qu'on la voit, on y trouve un nouvel éclat B. Ainsi fleurissait la
nouvelle ville d'Idoménée sur le rivage de la mer; chaque
jour, chaque heure, elle croissait avec magnificence, et elle
montrait de loin aux étrangers qui étaient sur la mer. de nou-
veaux ornements d'architecture qui s'élevaient jusques 6 au
ciel 7. Toute la côte retentissait des cris des ouvriers et des
coups de marteau ; les pierres étaient suspendues en l'air par
des grues8 avec des cordes. Tous les chefs animaient le peu-
ple au travail dès que l'aurore paraissait; et le roi Idoménée,
tion d'une pensée qui vient en dessous. Malheureuse, j'appris à plaindre le malheur.
Un mot encore plus beau, et que le
français n'a pas pris, c'est le verbe re- Cependant « plaindre » n'a pas le sens
eordari (rursùs in corde), la mémoire de succurrere ; beaucoup savent plain-
du cœur. Les Utins disaient aussi : dre qui ne savent pas secourir.
mihi succurrit, qui esta peu près : «il 4. • Epanouir, » epandere, élargir
me souvient, • avec plus d'intensité, et donner tout son développement; d'où
marquant la rapidité du souvenir, qui expansion, au sens moral et figuré.
>e glisse et accourt. 5. Cette comparaison, ainsi dévelop-
' . «Cruelle, > ce mot crudelis est-il en ! pée, est très-belle, f t ne paraît pas être
rapport avec cruor, sang versé, ou bien
avec xpûoç, froidl Etymologie douteuse.
8. Quidquid erit, superanda omnis fortuna
[ferendo est.
(/£n., I. V, v. 710.)
■ Quoi qu'il arrive, il faut dompter la
«foi tune en la supportant. »
3. Non ignara mali, miseris succurrere disco.
{JEn., I. I, v. 630.)
Un beau vers que Delille a rendu par
ces mots :
un emprunt a 1 antiquité. Fénelon a en
en propre L'idée de montrer une cité
nouvelle s'épanouissant en quelque sorte
comme une fleur, sous l'influence de la
rosée et du soleil matinal.
6. «Jusques,» on ne voit pas pour-
quoi Vs final ; il n'y en a pas de trace
dans le latin usgue ad.
7. Hyperbole poétique, «jusqu'au ciel,»
vers les nues.
8. « Grue, » machine pour élever les
pierres à bâtir : elle est ainsi appelée à
iliO
TÉLÊMAQUE.
donnant partout les ordres lui-môme, faisait avancer les ou-
vrages avec une incroyable diligence l.
A peine le vaisseau phénicien fut arrivé, que les Cretois *
donnèrent à Télémaque et à Mentor toutes les marques d'ami-
tié sincère. On se hâta d'avertir Idoménée de l'arrivée du fils
l'Ulysse. « Le fils d'Ulysse ! s'écria- t-il ; d'Ulysse, ce cher ami !
» de ce sage héros, par qui nous avons enfin renversé la ville
» de Troie 3 ! Qu'on le mène ici 4, et que je lui montre combien
o j'ai aimé son père!» Aussitôt on lui présente Télémaque,
qui lui demande l'hospitalité6, en lui disant son nom.
Idoménée lui répondit ft avec un visage doux et riant:
« Quand même on ne m'aurait pas dit qui vous Oies, je crois
•> que je vous aurais reconnu. Voilà Ulysse lui-même; voilà ses
» yeux pleins de feu, et dont le regard était si ferme 7; voilà
» son air, d'abord froid et réservé 8 qui cachait tant de vivacité
» et de grâces ; je reconnais même ce sourire fin, celte action
» négligée, cette parole douce, simple et insinuante, qui per-
» suadait sans qu'on eût le temps de s'en défier9. Oui, vous
» êtes le fils d'Ulysse; mais vous serez aussi le mien10. 0 mon
» fils, mon cher fils ! quelle aventure vous mène sur ce rivage ?
» Est-ce pour chercher votre père? Hélas! je n'en ai aucune
» nouvelle. La Fortune nous a persécutés lui et moi: il a eu
» le malheur de ne pouvoir retrouver sa patrie, et j'ai eu celui
» de retrouver la mienne pleine de la colère des dieux u con-
» tre moi ia. » Pendant qu'ldoménée disait ces paroles, il re-
gardait fixement Mentor, comme un homme dont le visage ne
lui était pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom.
cause de quelque ressemblance qu'elle a
avec L'oiseau dont elle porte le nom. De
même la chèvre, autre machine à élever
les fardeaux, et qui est habituellement
placée sur le sommet des édifices en con-
struction, a été ainsi nommée parce que
la chèvre aime à gravir les pentes escar-
pées, le sommet des coteaux.
1. Voir Virgile décrivant les construc-
tions de Carthage par les soins de Didon ;
instant operi, 1. 1, v. 50t.
2. Les Salentins, venus de l'île de Crète.
3. Au moyen du cheval de bois, dont
l'idée avait été suggérée par Ulysse.
4. On dirait aujourd'hui : « qu'on l'a-
mène. »
5. «Hospitalité;» hôte, hospes, si-
gnifie d'abord étranger : tout étranger
admi9 sous un toit a droit d'être traité en
ami; delà l'idée des droits de l'hospita-
lité, si bien établis dans les temps an-
tiques. D'un autre côté, hostis aussi
voulait dire « étranger, » mais étranger
en guerre, et par suite, ennemi.
6. « Répondre, » respondere ; c'est
une espèce de devoir rendu, de prumesse
faite et remplie (re spondere).
7. Sic oculos, sic ille nianus, sic ora fereb.it.
(Viiig.,^?/*., I. HI,v.i90.
»Ce sontses yeux, ses mains, son visage.»
8. « Réservé, • gardé pour plus lard
(re servare).
9. Cela s'appelle une prosopogrnp/iie,
description du visage, de l'extérieur; le
dernier trait surtout est heureux : « Nous
nous défions trop aisément de ceux qui
veulent nous persuader. »
10. Expression d'une tendresse Mncère,
sans exagération; doux souvenir d nn
longue amitié, que le héros grec se plaît
à reporter du père sur le fils.
11. « La patrie pleine de la colère des
dieux ; • expression heureuse.
12. On reconnaît ici le caractère que
Fénelon donne à Idoménée : uu prince
d'un naturel expans if et léger.
LIVRE HUITIÈME. 161
Cependant Téléraaque lui répondait les larmes aux yeux :
« 0 roi, pardonnez-moi la douleur que je ne saurais vous ca-
» cher dans un temps où je ne devrais vous témoigner que de
» la joie et de la reconnaissance pour vos bontés. Par le regret
» que vous témoignez de la perte d'Ulysse, vous m'apprenez !
d vous-même à sentir le malheur de ne pouvoir trouver mon
» père. Il y a déjà longtemps que je le cherche dans toutes les
» mers. Les dieux irrités ne me permettent ni de le revoir, ni
» de savoir s'il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner à Itha-
» que, où Pénélope languit dans le désir d'être délivrée doses
» amants. J'avais cru vous trouver dans l'île de Crète: j'y ai
» su votre cruelle destinée, et je ne croyais pas devoir jamais
» approcher de l'ilespérie, où vous avez fondé un nouveau
» royaume. Mais la Fortune, qui se joue des hommes, et qui me
» tient errant dans tous les pays loin d'Ithaque, m'a enfin
» jeté sur vos côtes. Parmi tous les maux qu'elle m'a faits, c'est
» celui que je supporte le plus volontiers. Si elle m'éloigne de
» ma patrie, du moins elle me fait connaître le plus généreux
» de tous les rois. »
A ces mots, Idoménée embrassa tendrement Télémaque ; et,
le menant dans son palais, lui dit: « Quel est donc ce prudent
» vieillard qui vous accompagne ? il me semble que je l'ai sou-
» vent 8 vu autrefois. — « C'est Mentor, répliqua Télémaque,
» Mentor, ami d'Ulysse, à qui il avait confié mon enfance. Qui
» pourrait vous dire tout ce que je lui dois I »
Aussitôt Idoménée s'avance, et tend la main à Mentor:
« Nous nous sommes vus, dit-il, autrefois. Vous souvenez-vous
» du voyage que vous fîtes en Crète, et des bons conseils que
» vous me donnâtes? Mais alors l'ardeur de la jeunesse et le
» goût des vains plaisirs m'entraînaient. 11 a fallu que mes
)> malheurs m'aient instruit, pour m'apprendre ce que je ne
» voulais pas croire 3. Plût aux dieux que je vous eusse cru, ô
» sage vieillard I Mais je remarque avec étonnement que vous
» n'êtes presque point changé depuis tant d'années; c'est la
» même fraîcheur de visage, la même vigueur: vos cheveux
» seulement ont un peu blanchi *. »
« Grand roi6, répondit Mentor, si j'étais flatteur, je vous di-
i. i Apprendre, » action de saisir,
avec l'esprit.
2. t Souvent, » quod subvenit, ce qui
arrive fréquemment, sans qu'on le re-
marque ; ou de subinde, sans disconti-
nuer.
3. Idoménée reconnaît ses torts. Dans
ce nouvel épisode de sa vie, il sera loin
d'être un prince accompli; du moins
aura-t-il le sentiment du juste et de l'in-
juste.
4. Tout ce détail est aimable, pracieux,
de couleur antique, et tout à fait con-
forme à l'accueil hospitalier que l'on
avait coutume de faire aux étrangers
dans les temps antiques.
5. C'est ici un langage de cour rap-
pelant moins Idoménée que le monarque
162 TËLÉMAQUE.
» rais de môme que vous avez conservé celte fleur de jeunesse
» qui éclatait sur votre visage avant le siège de Troie ; mais
» j'aimerais mieux vous déplaire que de blesser la vérité ,.
» D'ailleurs je vois, par votre sage discours, que vous n'aimez
» pas la flatterie, et qu'on ne hasarde rien en vous parlant
» avec sincérité. Vous êtes bien changé, et j'aurais eu de la
» peine à vous reconnaître. J'en conçois clairement la cause;
» c'est que vous avez beaucoup souffert dans vos malheurs:
» mais vous avez bien gagné en souffrant, puisque vous avez
» acquis la sagesse. On doit se consoler aisément des rides qui
» viennent sur le visage, pendant que le cœur s'exerce et se
» fortifie dans la vertu 8. Au reste, sachez que les rois s'usent
» toujours plus que les autres hommes. Dans l'adversité s, les
n peines de l'esprit et les travaux du corps les font vieillir*
» avant le temps. Dans la prospérité, les délices d'une vie molle
» les usent bien plus encore que tous les travaux de la guerre.
» Rien n'est si malsain que les plaisirs où l'on ne peut se mo-
» dérer. De là vient que les rois, et en paix et en guerre, ont
» toujours des peines et des plaisirs qui font venir la vieillesse
» avant l'âge où elle doit venir'naturellement. Une vie sobre,
» modérée, simple, exempte d'inquiétudes et de passions,
» réglée et laborieuse, retient dans les membres d'un homme
» sage la vive jeunesse6, qui, sans ces précautions, est toujours
» prête à s'envoler sur les ailes du Temps 7. »
III. Idoménée, charmé du discours de Mentor, l'eût écouté
longtemps, si on ne fût venu l'avertir pour un sacrifice qu'il
devait faire à Jupiter. Télémaque et Mentor le suivirent, envi-
ronnés d'une grande foule de peuple, qui considérait avec em-
pressement et curiosité ces deux étrangers. Les Salentins se
disaient les uns aux autres: « Ces deux hommes sont bien dif-
férents 1 Le jeune a je ne sais quoi de vif et d'aimable ; toutes
les grâces de la beauté et de la jeunesse sont répandues sur
dout Fénelon était préoccupé, et que l'on ■ 4. «Vieux, » vetulus; Cf. pour rac. veta.
appelait par excellence « le grand roi, » 5. U y a ici quelque longueur; mais
1. Mentor est la Sagesse sous les traits il faut voir que le but de Fénelon est
d'uu mortel; il n'a pas dû vieillir, car il surtout de moraliser. D'ailleurs ou ne
cache sous une forme d'emprunt uue jeu- doit pas oublier que Mentor est la sa-
nesse immortelle. Idoménée a subi les at- gesse en personne. Minerve profile de
teintes du temps; aussi Mentor ne peut-il toutes les circonstances pour enseigner
lui renvoyer le compliment ; seulement il i0n élève.
adoucit avec grâce l'austère vérité. ft Vividajuventus, expression antique.
t. Les mots abstraits sont aisément — Nobles paroles, et qui honorent la
pris au figuré, daus les habitudes du
langage; le crur ici est personnifié.
3. « Adversité; • ce mot est très-bien
expliqué par fortune contraire, adversa,
tournée contre nous.
vieillesse dignement portée.
7. La Fontaine, l. VI, fable xxi, a dit
avec la même élégance :
Sur Ici ailes du Temps la trUUn« i'tovele.
LIVRE HUITIEME. 103
son visage et sur tout son corps : mais cette beauté n'a rien de
mou ni d'efféminé ; avec cette fleur si tendre * de la jeunesse,
il paraît vigoureux, robuste', endurci au travail. Mais cet
autre, quoique bien plus Agé,' n'a encore rien perdu de sa
force: sa mine3 paraît d'abord moins haute, et son visage
moins gracieux; mais, quand on le regarde de près, on trouve
dans sa simplicité des marques de sagesse et de vertu, avec
une noblesse qui étonne *. Quand les dieux sont descendu^
sur la terre pour se communiquer 5 aux mortels, sans doulo,
qu'ils ont pris de telles figures d'étrangers et de voyageurs 8.
Cependant on arrive dans le temple de Jupiter, qu'Idoménée,
du sang de ce dieu7, avait orné avec beaucoup de magnifi-
cence. Il était environné d'un double rang de colonnes de
marbre jaspé 8 : les chapiteaux9 étaient d'argent. Le temple
était tout incrusté de marbre, avec des bas-reliefs»0 qui repré-
sentaient Jupiter changé en taureau, le ravissement d'Europe11,
et son passage en Crète au travers des flots: ils semblaient
respecter Jupiter, quoiqu'il fût sous une forme étrangère. On
voyait ensuite la naissance et la jeunesse de Minos ; enfin, ce
sage roi donnant, dans un âge plus avancé, des lois à toute
son île pour la rendre à jamais florissante la. Télémaque y re-
marqua aussi les principales aventures du siège de Troie, où
Idoménée avait acquis la gloire d'un grand capitaine. Parmi
ces représentations de combats, il chercha son pure; il le re-
connut, prenant les chevaux de Rhésus que Diomède venait de
tuer, ensuite disputant avec Ajax les armes d'Achille devant
tous les chefs de l'armée grecque assemblés, enfin sortant du
cheval fatal pour verser le sang de tant de citoyens l3.
7. Son aïeul Minos, petit-fils de Jupiter.
8. Le jaspe, pierre dure et opaque qui
ressemble à l'agate, et dont leg couleurs
variées sont susceptibles de recevoir
un beau poli.
9. «Chapiteau» vient du latin capitn-
lum, diminutif de caput, tète. Le cha-
piteau est la partie de la colonne qu'
repose sur le fût, ou plus simplement,
c'est la partie de la colonne qui coi-
ronne un pilastre, une colonne.
10. On nomme bas-reliefs les sculptu-
tures formant saillie sur un fond.
6. K« TtecoiÇtlvounv Iouôt.ç àXXo*««i«v ."■ ,«. Ravinement, » enlèvement. Ju-
na«oïoi«ueovTtc, t«i*™,a<n iréW. ! P»er s était change en taureau pour enle
1. « Si tendre,» c.-à-d. que le moin-
dre choc peut faire tomber.
2. « Robuste, » comme un chètie ; ro-
bustus, en effet, vient de ro6ur, qui veut
dire « chêne, » et par extension « force » .
3. t Mine, » augl. mien, maintien,
attitude.
4. i Les grâces de la jeunesse » ont
leur prix, mais elles n'ont de vraie
beauté qu'autant qu'elles sont relevées
par les qualités fortes et viriles.
5. « Communiquer » (cum munia) ;
échanger les attributions.
kv6e^u,v Sgplv -ce «ai .ivoVïv l-ooûmç. ! y.er '* «yrophe Europe, fi | e d'Agenor, ro
,n /-ij i vvit ÏJL \ de Phéuicie. C est un mythe rappelant a
(Hom, Od., 1. XVII, v. 485.) J tiatiilion de lEurupe pï uplee £Jr 1>Asie>
• Les dieux se rendent semblables à des ! 12. Minos était regardé comme juge
• étrangers et parcourent ainsi les cités, ! des enfers, à cause des sages lois qu'il
• observant l'injustice des hommes ou avait portées dans son royaume de Crète.
« leur équité. » — Voir dans Ovide la | 13. Rhésus était un roi de Thrace venu
belle histoire de Philémon et Baucip. 1 au secours de Priam. Ulvsse, avec Dio-
164
TÉLÉMAQUE.
Télémaque le reconnut d'abord à ces fameuses actions,
dont il avait souvent ouï ' parler, et que Nestor môme lui avait
racontées. Les larmes coulèrent de ses yeux. 11 changea de
couleur8; son visage parut troublé. Idoménée l'aperçut, quoi-
que Télémaque se détournât pour cacher son trouble. « N'ayez
» point de honte, lui dit Idoménée, de nous laisser voir com-
» bien vous êtes touché de la gloire et des malheurs de votre
») père. »
Cependant le peuple s'assemblait en foule sous les vastes
portiques formés par le double rang de colonnes qui environ-
naient le temple. Il y avait deux troupes de jeunes garçons et
de jeunes filles qui chantaient des vers à la louange du dieu
qui3 tient dans ses mains la foudre. Ces enfants, choisis de la
figure la plus agréable, avaient de longs cheveux flottants sur
leurs épaules. Leurs têtes étaient couronnées de roses, et par-
fumées; ils étaient tous vêtus de blanc. Idoménée faisait à
Jupiter un sacrifice de cent taureaux * pour se le rendre favo-
rable dans une guerre qu'il avait entreprise contre ses voisins.
Le sang des victimes fumait de tous côtés ; on le voyait ruisse-
ler dans les profondes coupes d'or et d'argent.
Le vieillard Théophane, ami 5 des dieux et prêtre du temple,
tenait, pendant le sacrifice, sa tête couverte d'un bout de sa
robe de pourpre 6 : ensuite il consulta les entrailles des victi-
mes qui palpitaient encore 7; puis, s'étant mis sur le trépied
sacré 8 : « 0 dieux, s'écria-t-il, quels sont donc ces deux étran-
gers que le ciel envoie en ces lieux ? Sans eux, la guerre en-
treprise nous serait funeste, et Salente tomberait en ruine
avant que d'achever9 d'être élevée sur ses fondements. Je
vois un jeune héros que la Sagesse mène par la main. Il n'est
pas permis à une bouche mortelle d'en dire davantage I0. »
En disant ces paroles, son regard était farouche et ses yeux
mède, roi d'Etolie, lui enleva ses che-
vaux, à la possession desquels on croyait
attachées les destinées de Troie. Iliade,
liv. X.
1. a Ouï; • de audire, t ouïr, § -vieux
mot remplacé par notre verbe « enten-
dre. ■
2. • Il change de couleur ; »
Subito non tuHus, non color unus.
(Viro., Mn.% 1. VI, v. 47.)
3. « Qui, qui ; » répétition vicieuse.
4. L'immo alion de cent taureaux con-
stituait uue hécatombe.
5. • Ami ; » dans le sens d'aimé.
6. C'était une clause du rituel des sa-
crifices; les prêtres, afin de s'isoler du
bruit, tiraient un bout de leur robe sur
leur tête.
7. On ouvrait les entrailles de la vic-
time sitôt qu'elle était abattue, au pied
même de l'autel ; et d'après I aspect et
l'état des entrailles, les prêtres tiraient
de bons ou de mauvais présages.
8. Le prêtre s'asseyait sur le trépied
sacré (siège à trois pieds), et là était
censé recevoir l'inspiration.
9. Ces prédictions sont assez dans le
goût de la poésie antique, où les devins
tiennent toujours une place.
10. « Avant que de, • tour pénible et
qui a vieilli; on dit : Avant de.
LIVRE HUITIÈME.
165
étincelant s l ; il semblait voir d'autres objets que ceux qui parais-
saient devant lui; son visage était enflammé; il était troublé et
hors de lui-même ; ses cheveux étaient hérissés, sa bouche écu-
mante, ses bras levés et immobiles. Sa voix émue était plus forte
qu'aucuue voix humaine; il était hors d'haleine, et ne pouvait
tenir renfermé au dedans de lui l'esprit divin qui l'agitait *.
« 0 heureux Idoménée ! s'éci ia-t-il encore ; que vois-je ! quels
» malheurs évités ! quelle douce paix au dedans ! Mais, au
» dehors, quels combats! quelles victoires 1 0 Télémaque ! tes
» travaux surpassent ceux de ton père; le fier ennemi gémit
» dans la poussière sous ton glaive; les portes d'airain, les
» inaccessibles remparts tombent à tes pieds. 0 grande déesse,
» que son père... 0 jeune homme, tu verras enfin... » A ces
mots, la parole meurt dans sa bouche, et il demeure, comme
malgré lui, dans un silence plein d'étonnement 3.
Tout le peuple est glacé de crainte *. Idoménée, tremblant ■,
n'ose lui demander qu'il achève. Télémaque même, surpris,
comprend à peine ce qu'il vient d'entendre; à peine peut-il
croire qu'il ait entendu ces hautes prédictions. Mentor est le
seul que l'esprit divin n'a point étonné. « Vous entendez, dit-il
» à Idoménée, le dessein des dieux. Contre quelque nation que
» vous ayez à combattre, la victoire sera dans vos mains, et
» vous devrez au jeune fils de votre ami le bonheur de vos
» armes. N'en soyez point jaloux; profitez seulement de ce que
» les dieux vous donnent par lui. »
Idoménée, n'étant pas encore revenu de son étonnement,
cherchait en vain des paroles; sa langue demeurait immobile.
i. On voit ici la distinction et en même
temps le rapport des « regards » et des
• yeux ; • le regard est l'expression, il
est « farouche ; ■ l'œil est l'organe d'où
émane le regard, il « étincelle. »
2. La description de cette fureur, de
cette agitation divine, est empruntée aux
anciens et particulièrement a Virgile :
Gui talia fanti
Ante fores, subito non vultus, non cotor unus,
Non compta) mansere comae ; sed peclus an-
[helans,
Et rabie fera corda tument, majorque videri,
Nec mortale sonans.
(JEn., 1. VI, v. 46.)
« Tandis qu'elle parle ainsi devant les
» portes du temple, on voit s'altérer ses
» traits et sa couleur; ses cheveux en
» désordre se hérissent; son cœur fa-
• rouche est soulevé par la fureur, sa
» taille semble s'être agrandie, sa voix
» n'est plus la voix d'une mortelle. * —
Fénelon n'atteint pas à la beauté de cette
description, t Sa voix émue est plus
forte. » Ce trait est loin de valoir, pour
l'énergie, nec mortale sonans. — Et plus
bas (v. 80), le poète caractérise la puis-
sance du dieu qui « presse et façonne ■
la Pythie. — Voyez aussi J.-B. Rousseau,
au début de l'ode au comte de Luc.
3. • D'étonnement,! de stupeur,
étonner, de tonare, être comme atteint
de la foudre.
4. Virgile encore :
Gelidus Teucris per dura cucnrrit
Ossa tremor.
{jEn.,\. VI, v. $4.)
« Les Troyens sentent courir dans leurs
t os une terreur qui les glace. »
5. Qui reconnaîtrait dans «craindre»
et dans «trembler» le môme mot? Eu
effet, craindre vient de tremere; on a
d'abord dit cremer, en changeant le /
en c; puis, par contraction, craindre;
quant à « trembler, » c'est un mot de la
basse latinité, tremulare, fréquentatif de
tremere.
f06 TÉLÉMAQUE.
Télémaque, plus prompt, dit à Mentor : « Tant de gloire pro-
s mise ne me touche point ; mais que peuvent donc signifier ces
•» dernières paroles : Ta verras... ? est-ce mon père, ou seule-
» ment Ithaque ? Hélas ! que n'a-t-il achevé ! il m'a laissé plus
» en doute que je n'étais. 0 Ulysse ! ô mon père, serait-ce
» vous, vous-même que je dois voir? serait-il vrai ? Mais je
» me flatte. Cruel oracle! tu prends plaisir à te jouer d'un
» malheureux; encore une parole, et j'étais au comble du
» bonheur. »
Mentor lui dit : « Respectez ce que les dieux découvrent, et
» n'entreprenez point de découvrir ce qu'ils veulent cacher.
» Une curiosité téméraire mérite d'être confondue. C'est par
» une sagesse pleine de bonté que les dieux cachent aux
» faibles hommes leur destinée dans une nuit impénétrable. Il
» est utile1 de prévoir ce qui dépend de nous, pour le bien
» faire ; mais il n'est pas moins utile d'ignorer ce qui ne dé-
» pend pas de nos soins, et ce que les dieux veulent faire de
» nous. » Télémaque, touché de ces paroles, se retint avec
beaucoup de peine.
Idoménée,qui était revenu de son étonnement, commença île
son côté à louer le grand Jupiter2, qui lui avait envoyé le jeu ne
Télémaque et le sage Mentor, pour le rendre victorieux de ses
ennemis. Après qu'on eut fait un magnifique repas, qui suivit
le sacrifice, il parla ainsi en particulier aux deux étrangers :
« J'avoue que je ne connaissais point encore assez l'art de
» régner quand je revins en Crète, après le siège de Troie.
» Vous savez, chers amis, les malheurs qui m'ont privé de
» régner dans cette grande île, puisque vous m'assurez que
d vous y avez été depuis que j'en suis parti. Encore trop heu-
» reux si les coups les plus cruels de la Fortune ont servi à
» m'instruire, et à me rendre plus modéré ! Je traversai les
» mers comme un fugitif que la vengeance des dieux et des
» hommes poursuit : toute ma grandeur passée ne servait qu'à
» me rendre ma chute plus honteuse et plus insupportable. Je
a vins réfugier mes dieux pénates 3 sur cette côte déserte *, où
protecteurs particuliers des familles et
des cités; ils différaient des Lares, sim-
ples génies domestiques, généralement
les âmes des ancêtres. Les « Pénates »
avaient été ainsi appelés par les Ro-
mains, parce qu'on plaçait leurs sta-
tuettes dans la partie de la maison la
plus seci ète in penitissima œdium parla.
4. « Déserte, » abandonnée; de, né-
gatif, et serere, sertum, entrelacer, où il
n'y a plus rien qui s'associe, pas d'arbres,
pas d'hommes.
1. • Utile, » ce dont on peut se ser-
vir; uti.
2. C'était l'usage des anciens de com-
mencer toute chose en louant les dieux,
et surtout le roi des dieux, Jupiter ; ab
Jove principinm, disaient-ils.
3. L?s fugitifs emportaient les dieux de
leur foyer, leurs dieux domestiques {Pé-
nates), et leur cherchaient un asile. La
conservation de leurs divinités était la
garantie de leur réussite. Les Pénates
étaient quelques-uns des grands dieux,
LIVRE HUITIÈME.
167
» je ne trouvai que des terres incultes, couvertes de ronces
i et d'épines, des forêts aussi anciennes que la terre i, des
i) rochers presque inaccessibles où se retiraient les bêtes fa-
» rouches. Je fus réduit à me réjouir de posséder *, avec un
» petit nombre de soldats et de compagnons qui avait bien
.) voulu me suivre dans mes malheurs, cette terre sauvage 3, et
» d'en faire ma patrie, ne pouvant plus espérer de revoir ja-
»> mais cette île fortunée où les dieux m'avaient fuit naître
s pour y régner. Hélas ! disais-je en moi-même, quel change-
» ment! Quel exemple terrible ne suis-je point pour les rois !
» il faudrait me montrer à tous ceux qui régnent dans le
» monde, pour les instruire par mon exemple. Ils s'imaginent
» n'avoir rien à craindre, à cause de leur élévation au-dessus
du reste des hommes : hé ! c'est leur élévation même qui fait
qu'ils ont tout à craindre ! J'étais craint de mes ennemis, et
aimé de mes sujets; je commandais à une nation puissante
et belliqueuse : la renommée avait porté mon nom dans les
pays les plus éloignés : je régnais dans une île fertile et dé-
licieuse ; cent villes me donnaient chaque année un tribut
de leurs richesses : ces peuples me reconnaissaient pour être
du sang de Jupiter né dans leur pays; ils m'aimaient comme
» le petit-fils du sage Minos, dont les lois les rendent si puis-
» sants et si heureux. Que manquait-il à mon bonheur, sinon
» d'en savoir jouir avec modération? Mais mon orgueil, et la
» flatterie que j'ai écoutée, ont renversé mon trône \ Ainsi
» tomberont tous les rois qui se livreront à leurs désirs, et aux
» conseils des esprits flatteurs 5. »
« Pendant le jour je tâchais de montrer un visage gai et plein
d'espérance, pour soutenir le courage de ceux qui m'avaient
suivi. « Faisons, leur disais-je, une nouvelle ville, qui nous
» console de tout ce que nous avons perdu. Nous sommes en-
» vironnés de peuples qui nous ont donné un bel exemple pour
» cette entreprise. Nous voyons Tarente 6, qui s'élève assez
» près de nous. C'est Phalante 7, avec ses Lacédémoniens, qui
1. Des forêts vierges, comme on a
coutume de les appeler.
2. i Posséder, > potis sedere, être assis,
maître chez soi.
3. «Sauvage, • sylvestris, couvert de
bois.
4. Idoménée reconnaît volontiers ses
fautes, mais il fait peu d'efforts pour les
réparer. Tel est le caractère de ce per-
sonnage, caractère très-bien tracé, et
dont il importe de suivre le développe-
ment.
5. Les regrets d'Idoménée, sou repen-
tir, sont exprimés ici d'une manière pa-
thétique et éloquente, avec quelque dif-
fusion toutefois . C'est aussi un des
passages dans lesquels Féneloo a pu faire
allusion à l'ambition qui avait égaré le
grand roi. La phrase qui termine ce
morceau est d'une haute portée.
6. Une ville encore debout au fond
du golfe de ce nom, à l'extrémité de la
Calabie.
7. Phalante était le chef des Parthé-
168
TÉLÉMAQUE.
a fondé ce nouveau royaume. Philoctète * donne le nom de
:ilie *, à une grande ville qu'il bâtit sur la môme côte. Mé-
o lapon te 8 est encore une semblable colonie*. Ferons-nous
d moins que tous ces étrangers errants comme nous? La For-
d tune ne nous est pas rigoureuse. »
« Pendant 5 que je lâchais d'adoucir par ces paroles les peines
» de mes compagnons, je cachais au fond de mon cœur une
» douleur mortelle. C'était une consolation pour moi, que la
lumière du jour me quittât, et que la nuit vînt m'envelopper
o de ses ombres pour déplorer en liberté ma misérable des-
» tinée. Deux torrents 6 de larmes amures coulaient de mes
d yeux ; et le doux sommeil leur était inconnu. Le lendemain,
» je recommençais mes travaux avec une nouvelle ardeur. Voilà,
a Mentor, ce qui fait que vous m'avez trouvé si vieilli7. »
Après qu'Idoménée eut achevé de raconter ses
demanda à Téiémaque et
où il se trouvait engagé.
peines, il
à Mentor leur secours dans la guerre
« Je vous renverrai, leur disait-il, à
» Ithaque, dés que la guerre sera finie. Cependant, je ferai
i partir des vaisseaux vers toutes les côtes les plus éloignées,
pour apprendre des nouvelles d'Ulysse. En quelque endroit
des terres connues que la tempête ou la colère de quelque
divinité l'ait jeté, je saurai bien l'en tirer. Plaise aux dieux
qu'il soit encore vivant! Pour vous, je vous renverrai avec
les meilleurs vaisseaux qui aient jamais été construits dans
l'île de Crète; ils sont fails du bois coupé sur le véritable
mont Ida 8, où Jupiter naquit. Ce bois sacré ne saurait périr
dans les flots; les vents et les rochers le craignent et le res-
» peclent. Neptune même, dans son plus grand courroux, n'ose-
» rail soulever les vagues contrelui. Assurez- vous donc que vous
p retournerez heureusement à Ithaque s;mspeine,etqu'aucune
» divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de
» mers; le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau
» phénicien qui vous a portés jusqu'ici, et ne songez qu'à
li moniéni nés dans
la première guerre de Ueuénie, aveo
- il fonda Tarente,
i . Nom verront plui loin, au livre XII,
l'histoire de ce héros ^rec, délaissé tluns
l'île de Lemnot.
1. Ville situ c prés de Crolone, dans
l'ancien Brutium.
3. Ville autrefois as=ez importante,
aujourd'hui Torre di Mare, près du
golfe de Tarente, à l'est.
4. On appelait et on appelle encore
• colonie ■ ( de colère, cultiver), un sol
étranger où quelque ville puissante en-
voyait le trop-plein de sa population; la
colonie dépendait de la métropole, de
Il lit qui l'avait fondée.
5. t Pendant; • {re) pendente.
6. Expression un peu forcée.
7. On remarquera qu'Idoménée, tout
en avouant ses torts avec une sorte d'a-
handon, aimerait à éblouir Mentor. C'est
une nuance de ce caractère, délicate-
ment et finement observée par l'au-
teur.
8. Il y avait le mont Ida de Phrygie,
célèbre dans V Iliade, et le mont Ida de
Crète, où Jupiter avait été élevé.
LIVRE HUITIÈME. 1C.9
» acquérir la gloire d'établir le nouveau royaume d'Idoménéct
» pour réparer tous ses malheurs. C'est à ce prix, ô fils d'U-
» lysse, que vous serez jugé digne de votre père. Quand mOme
» les destinées rigoureuses l'auraient déjà fait descendre dans
» le sombre royaume de Pluton, toute la Grèce charmée croira
»> le revoir en vous.
A ces mots, Télémaquc interrompit Idoménée : « Rcn-
» voyons, dit il. le vaisseau phénicien. Que tardons-nous <ï pren-
» dre les armes pour attaquer vos ennemis 2? Ils sont devenus
n les nôtres. Si nous avons été victorieux en combattant dans
» la Sicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la Grèce, ne se-
» rons-nous pas encore plus ardents et plus favorisés des dieux
» quand nous combattrons pour un des héros grecs qui ont
» renversé la ville de Priani? L'oracle que nous venons d'en-
» tendre ne nous permet pas d'en douter. »
Observations sur le huitième livre. — Le huitième livre s'ouvre
par un conseil ou assemblée des dieux de l'Olympe, fiction poétique
assez fréquente chez les anciens; traitant un pareil sujet, Fénclon
ne pouvait donc que reproduire les idées du monde païen sur la di-
vinité: il a dû attribuer aux immortels les vices et les passions hu-
maines. De temps à autre, cependant, il essaye de jeter un peu de
lumière parmi ces ténèbres en ajoutant à ces notions si fausses ou si
imparfaites quelques idées plus justes. C'est ainsi, par exemple, qu'à
propos de la fiction, si absurde en soi, de Vénus allant se plaindre à
Jupiter, Fénelon s'empresse d'établir ce grand principe que les malheurt
de la vie sont </o?/»^ à l'homme pour éprouver sa vertu.
Il faut citer, dans le 8e livre, le songe d'Achamas, page éciite avec
une rare distinction. Mais la partie importante de ce livre est celle qui
traite delà rencntred'IdoménéeàSalenteet quidonnela description de
celte ville naissante. L'auteur montre dans Idoménée un prince éprouvé et
rendu meilleur par l'adversité. Il fait voir comment la prospérité est
souvent funeste aux rois, et comment ils doivent mettre à profit les
leçons du malheur pour acquérir la modération et mettre un frein à
leurs désirs ambitieux; enfin, il fait ressortir cette considération de
haute morale, que Dieu nous laisse, avec pleine sagesse, incertains de
l'avenir.
1. Il y a ici une certaine exagération i prompte autant qu'intrépide; Féne'on
dans les compliments, asseï conforme a>« > a dunué des défauts à son héros, mais il
goût antique, comme ou peut le rema'r- a senti qu'il devait lui attribuer aussi les
quer chez les poètes. (qualités héroïques.
2. La réponse de Télémaque est!
TÉLÉMAQUE. 1,
170 TÊLÉMAQUE.
LIVRE NEUVIÈME.
I. Idoménée fait connaître à Mentor le sujet de la guerre contre les
Mandnriens ; conseils de Mentor. — II. Pendant cet entretien, les
Manduriens se présentent aux portes de Salente avec une armée de
peuples voisins confédérés et commandes par Nestor. Proposition
fa'-te par Mentor de terminer la guerre sans combattre. — 111 Télé-
maque rejoint Mentor, et tous deux s'offrent de rester comme otages
auprès des Manduriens, pour répondre de la fidélité d'Idoménée à
observer le traité; acceptation des Manduriens, et confirmation du
traité par Idoménée. — IV. Otages réciproquement donnés; sacri-
fices en commun pour sceller l'alliance; rentrée d'Idoménée dans
Salente avec les principaux chefs des Manduriens.
I. Mentor, regardant d'un œil doux et tranquille Télemaque,
qui était déjà plein d'une noble ardeur pour les combats, prit
ainsi la parole : « Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous
» une si belle passion pour la gloire; mais souvenez-vous que
» votre père n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au
» siège de Troie, qu'en se montrant le plus sage et le plus mo-
» déré d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnéra-
» blc, quoique sûr de porter la terreur et la mort partout où
» il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie : il est tombé
0 lui-môme au pied des murs, de cette ville1 et elle a triom-
»> plié du vainqueur d'Hector. Mais Ulysse, en qui la prudence
H conduisait la valeur, a porté la flamme et le fer au milieu
» des Troyens ; et c'est à ses mains qu'on doit la chute de ces
d hautes et superbes tours, qui menacèrent pendant dix ans
» toute la Grèce conjurée '. Autant que Minerve est au-des-
» sus de Mars, autant une valeur discrète et prévoyante sur-
» passe-t-elle un courage bouillant et farouche. Commençons
>, donc par nous instruire des circonstances de celte guerre
» qu'il faut soutenir. Je ne refuse aucun péril : mais je crois, ô
» Idoménée. que vous devez nous expliquer premièrement si
a votre guerre est juste; ensuite, contre qui vous la faites; et
» enfin, quelles sont vos forces pour en espérer un heureux
» succès 8.»
1. Le6 eaux du Styx rendaient iuvul- i 2. C'est l'expression d'Horace:
nérables ceux qui y étaient plongés, j Conjurata tuas ruinpere nuplias.
Thétis avait baigné Son fils dans ces
eaux infernales; mais, comme elle le
tenait par le talon, cette partie du cor[ s
était restée vulnérable: c'est à cet endroit
même qu'Achille fut atteint par la flèche
de Paris.
(Uv. I, od. xv.)
* La Grèce conjurée pour rompre tes
» noces.»
3. Voilà bien les trois objets qu'il est
nécessaire de considérer en matière de
guerre.
LIVRE NEUVIÈME.
17!
Idoménée lui répondit : « Quand nous arrivâmes sur celte
côle, nous y trouvâmes un peuple sauvage qui errait dans les
forêts, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent
d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'on nomme les Manduriens1, fu-
rent épouvantés, voyant nos vaisseaux et nos armes; ils se re-
tirèrent dans les montagnes. Mais comme nos soldats furent
curieux de voir le pays, et voulurent poursuivre des cerfs,
ils rencontrèrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces
sauvages leur dirent : « Nous avons abandonné les doux ri-
» vages de la mer pour vous les céder ; il ne nous reste que
» des montagnes inaccessibles; du moins est-il juste que vous
» nous y laissiez en paix et en liberté. Nous vous trouvons
» errants, dispersés, et plus faibles que nous •, il ne tiendrait
» qu'à nous de vous égorger, et d'ôter môme à vos compa-
» gnons la connaissance de votre malheur : mais nous ne vou-
» Ions point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sonl
» hommes aussi bien que nous. Allez ; souvenez-vous que
» vous devez la vie à nos sentiments d'humanité. N'oubliez
» jamais que c'est d'un peuple que vous nommez grossier et
» sauvage que vous recevez cette leçon de modération et de
» générosité 8. »
« Ceux d'entre les nôtres qui furent ainsi renvoyés par ces
barbares3 revinrent dans le camp, et racontèrent ce qui leur
était arrivé. Nos soldats en furent émus ; ils eurent honte que
des Cretois dussent la vie à cette troupe d'hommes fugitifs,
qui leur paraissaient ressembler plutôt à des ours qu'à des
hommes : ils s'en allèrent à la chasse en plus grand nombre
que les premiers, et avec toutes sortes d'armes. Bientôt ils
rencontrèrent les sauvages et les attaquèrent. Le combat fut
cruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grôle
tombe dans une campagne pendant un orage *. Les sauvages
furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escar-
Dées, où les nôtres n'osèrent s'engager.
«^Peu de temps après, ces peuples envoyèrent vers moi
deux de leurs plus sages vieillards, qui venaient me demander
la paix. Ils m'apportèrent des présents : c'étaient des peaux de
1. Peuple de l'Apulie, non loin de
Tarente; son nom lui venait du lac An-
dorio, dont les eaux salées n'augmentent
ni ne diminuent jamais, selon Pline.
Aujourd'hui Mandolea.
t. On peut remarquer la tendance de
Fénelon à idéaliser l'état sauvage, à le
regarder comme le plus parfait et le plus
moral.
3. * Barbares. • Les Romains et les
Grecs appelaient ainsi les étrangers; ils
attachaient à ce nom non pas l'idée de
barbarie, de férocité, mais seulement
celle de peuple moins civilisé.
4. « Orage ;• on a dit autrefois au*
rage, de aura, souffle du vent. L'orage
est un troubl-e dans l'atmosphère, et,
par extension, dans l'âme.
172
TÉLÉMAQUE.
botes farouches qu'ils avaient tuées, et des fruits du pays.
Après m'avoir donné leurs présents, ils parlèrent ainsi :
« 0 roi, nous tenons, comme tu vois, dans une mainl'épée,
n et dans l'autre une branche d'olivier'. (En effet, ils tenaient
» l'une et l'autre clans leurs mains.) Voilà la paix et la guerre:
n choisis. Nous aimerions mieux la paix ; c'est pour l'amour
» d'elle que nous n'avons point eu de honte de te céder le
» doux rivage de la mer, où le soleil reud la terre fertile, et
» produit tant de fruits délicieux. La paix est plus douce que
» tous ces fruits : c'est pour elle que nous nous sommes retirés
»> dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de
u neige, où l'on ne voit jamais ni les fleurs du printemps, ni
» les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette
» brutalité, qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire,
» va follement ravager les provinces, et répand le sang
» des hommes, qui sont tous frères 2. Si celte fausse gloire te
n touche, nous n'avons garde de te l'envier : nous te plai-
» gnons, et nous prions les dieux de nous préserver d'une
» semblable fureur. Si les sciences que les Grecs apprennent
») avec tant de soin, et si la politesse dont ils se piquent, ne leur
» inspirent que cette détestable injustice, nous nous croyons
» trop heureux de n'avoir point ces avantages. Nous nous ferons
» gloire d'être toujours ignorants et barbares, mais justes3, hu-
« mains, fidèles, désintéressés, accoutumés à nous contenter de
» peu, et à mépriser la vaine délicatesse qui fait qu'on a be-
» soin d'avoir beaucoup*. Ce que nous estimons, c'est la
» santé, la frugalité, la liberté, la vigueur de corps et d'es-
» prit; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon
n naturel5 pour nos proches, l'attachement à nos amis, lafidé-
» lilé pour tout le monde, la modération dans la prospérité 6,
» la fermeté dans les malheurs, le courage pour dire toujours
» hardiment la vérité, l'horreur de la flatterie. Voilà quels sont
» les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliés. Si
» les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à te faire refuser la paix, tu
» apprendras, mais trop tard, que les gens qui aiment par modé-
» ration la paix, sont les plus redoutables dans la guerre 7. »
1. « l.'olivier, » symbole de la paix,
que portaient en main ceux qui venaient
implor-T l'ennemi.
2. • Qui sont tous frères !» — Ni les
peuples sauvages de l'antiquité, ni les
plus civilisés, tels que les Grecs, n'au-
raienj ainsi formulé ceUs maxime, toute
chrétienne.
3. «Juste,» couforme au droit, secun-
dumjus.
4. Ces principes so^t beaux, et noble-
ment exprimés, mais la situation est in-
vraisemblable. Des sauvages ne tien-
draient pas un tel langage.
5. < Bon naturel, » bonnes disposi-
tions, celles qui sont inspirées par la
nature.
6. « Prospérité; » pro spe, ce qui est
conforme à l'espérance.
7. Ce discours est irréprochable; ou
LIVRE NEUVIÈME.
173
« Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pou-
vais me lasser de les regarder. Ils avaient la barbe longue et
négligée, les cheveux plus courts, mais blancs; les sourcils
épais, les yeux vifs, un regard et une contenance fermes,
une parole grave et pleine d'autorité, des manières simples et
ingénues l. Les fourrures qui leur servaient d'habits, étant
nouées sur l'épaule, laissaient voir des bras plus nerveux et
des muscles mieux nourris que ceux de nos athlètes -. Je ré-
pondis à ces deux envoyés, que je désirais la paix. Nous ré-
glâmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions; nous en
prîmes tous les dieux à témoin, et je renvoyai ces hommes
chez eux avec des présents.
« Mais les dieux, qui m'avaient chassé du royaume de mes an-
cêtres 3, n'étaient pas encore lassés de me persécuter *. Nos
chasseurs, qui ne pouvaient pas être sitôt avertis de la paix que
nous venions de faire, rencontrèrent le môme jour une grande
troupe de ces barbares qui accompagnaient leurs envoyés lors-
qu'ils revenaient de notre camp : ils les attaquèrent avec fu-
reur, en tuèrent une partie, et poursuivirent le reste dans les
bois. Voilà la guerre rallumée. Ces barbares croient qu'ils ne
peuvent plus se fier ni à nos promesses ni à nos serments 5.
« Pour ôtre plus puissants contre nous, ils appellent à xeur
secours les Locriens 6, les Apuliens 7, les Lucaniens8, les
pourrait l'analyser selon les règles de la
rhétorique. — L'exotde est de ceux
qu'on nomme ex abrupto; il n'y a rien
d'insinuant dans ce début : « Voilà la
paix et la guerre : choisis.» L'insinua-
tion apparaît, il est vrai, mais plus
loin dans la suite du discours, quand les
députes, avec beaucoup de douceur, ex-
posent les avantages de la paix, et le
devoir de la chercher plutôt qu'une
gloire souillée de saflg. Il y a peu de
vraisemblance dans l euumération fas-
tueuse que fout les Mandurieus des ver-
tus qui leur sont propres et qu'ils préfè-
rent à toutes les conquêtes. — Le corps
du discours est le développement de ce
syllogisme: Ton intérêt est de t'allier
avec ceux qui De sont pas mus par l'am-
bition, qui n'aiment que la paix et ne
poursuivent que la vertu ; or nous som-
mes un tel peuule; donc, etc. — La der-
nière phrase forme la péroraison ; elle
se borne à conclure, et D'est poiut pa-
thétique; les Manduriens viennent de-
mander la paix ; ils le fout noblement,
sans s'humilier en suppliant. Si Idomenee
refuse la paix, ce sera à son grand péril ;
c'est que « tes dieux l'aurout aveuglé. »
Ce langage est d'une baute dignité ; il
rappelle le discours des Scythes à
Alexandre.
t. L'ingénuité ajoute à l'idée de sim-
plicité celle de naïveté sans déguisement.
2. « Athlètes, • ceux qui combattaient
dans les jeux de la Grèce ; ilftoî, com-
bat, iflXov, prix du combat. Les athlètes
luttaient pour le prix, pour la gloire.
3. « Ancêtres, • ante cessores, les
aïeux les plus anciens, à partir de l'ori-
gine de la race.
4. < Persécuter» (persequi) dans son
sens premier, signifie poursuivre, avec
l'idée d'acharnement.
5. La promesse est une bonne volonté
que l'on envoie devant soi, quod prœ ou
pro mittitur, qui précède l'actioD et la
garantit.
« Serments, » sacramentumy chose sa-
crée, promesse jurée.
6. Peuples de la Locride, dans la
Grande-Grèce; ils paraissent être venus
en Italie, à une époque postérieure à
celle dont il était ici question.
7. Ceux de l'Apuiie, aujourd'hui la
Pouille, et dont faisaient paitie les Alan»
duriens.
8. De la Lucanie, entre le Brutiun ni
le Samnium, sur le golfe de Tarente.
174
TLLLMAQLE.
Drutiens *, les peuples de Croîone *, de Nêrite 5, de Mes-
sapie * et de Brindes 5. Les Lucaniens viennent avec des
chariots armés de faux tranchantes. Parmi le? Apuliens, chacun
est couvert de quelque peau debeHe farouche qu'il a tuée; ils
portent des massues pleines de gros nœuds garnies de pointes
de fer ; ils sont presque de la taille des Géants, et leurs corps se
rendent si robustes, par les exercices pénibles auquels ils s'a-
donnenl, que leur seule vue épouvante. Les Locriens, venus
de la Grèce, sentent encore leur origine, et sont plus humains
que les autres; mais ils ont joint à l'exacte discipline des trou-
pes grecques la vigueur des Barbares, et l'habitude de mener
une vie dure, ce qui les rend invincibles. Ils portent des bou-
cliers légers, qui sont faits d'un tissu d'osier, et couverts de
peaux; leurs épées sont longues. Les Brutiens sont légers à la
course comme les cerfs et comme les daims. On croirait que
l'herbe môme la plus tendre n'est point foulée sous leurs
pieds; à peine laissent-ils dans le sable quelque trace de leurs
pas. On les voit tout à coup fondre sur leurs ennemis, et puis
disparaître avec une égale rapidité 6. Les peuples de Crotone
sont adroits à tirer des Mèches. Un homme ordinaire parmi les
Grecs ne pourrait bander un arc tel qu'on en voit communé-
ment chez les Crotoniates; et si jamais ils s'appliquent à nos
jeux, ils y remporteront les prix. Leurs flèches sont trempées
dans le suc de certaines herbes venimeuses 7, qui viennent,
dit-on, des bords de l'Averne, et dont le poison est mortel.
Pour c*'ux de Nérite, de Brindes et de Messapie, ils n'ont en
partage que la force du corps et une valeur sans art. Les cris
qu'ils poussent jusqu'au ciel, à la vue de leurs ennemis,
sont alïïeux. Ils se servent assez bien de la fronde, et ils obs-
curcissent l'air par une grêle de pierres lancées; mais ils
combattent8 sans ordre. Voilà, Mentor, ce que vous désirez
1. Le Brutium, pays des Brutiens, est
aujourd'hui la Calabre.
2. Crotone était située dans le Bru-
tium, à l'extrémité occidentale du golfe
de Tarente, sur le bord de la mer ;
cette ville, qui de nos jours porte le nom
de Crotona, fut surtout célèbre, dans
l'antiquité, par Py I hagore, qui y tint son
école et par l'athlète Milon.
3. Aujourd'hui Nardo, dans la terre
d'Otrante.
4. Contrée dans la même région et
eur l'Adriatique.
5. Même région ; Rrundusium existe
encore sous le nom de Brindisi: elle fp»,
toujours un excellent port. Virgile y
mourut.
6. La « rapidité » des Brutiens est dé-
peinte ici en style imitatif. Les syllabes
courent, et la phrase se brise sur le
dernier mot.
7. « Venimeuses; » ne se dirait plus,
pour exprimer les poisons végétaux ; au-
jourd'hui on emploierait l'adjectif « vé-
néneux. »
8. Toutes ces circonstances relatives
aux peuples de la confédération italienne
dans les temps anciens sont bien étu-
diées. L'auteur a suivi Denys d'Halicar-
nasse (Antinuités romaines).
LIVRE NEUVIEME.
175
de f savoir : vous connaissez maintenant l'origine de cette
guerre, et quels sont nos ennemis. »
Après cet éclaircissement, Télémaque, impatient de com-
battre, croyait n'avoir plus qu'à prendre les armes. Mentor le
retint encore, et parla ainsi à Idoménée : « D'où vient donc
» que les Locriens mômes, peuples sortis de la Grèce, s'unis-
» sent aux Barbares contre les Grecs ? D'où vient que tant de
» colonies grecques fleurissent 2 sur cette côte de la mer, sans
» avoir les mômes guerres à soutenir que vous ? 0 Idoménée,
» vous dites que les dieux ne sont pas encore las de vous per-
» séculer, et moi, je dis qu'ils n'ont pas encore achevé de
» vous instruire 3. Tant de malheurs que vous avez soufferts
» ne vous ont pas encore appris ce qu'il faut faire pour pré-
» venir la guerre. Ce que vous racontez vous-même de la bonne
» foi de ces barbares suffit pour montrer que vous auriez pu
» vivre en paix avec eux , mais la hauteur et la fierté * attirent
» les guerres les plus dangereuses. Vous auriez pu leur donner
» des otages, et en prendre d'eux. 11 eût été facile d'envoyer
» avec leurs ambassadeurs5 quelques-uns de vos chefs pour les
» reconduire avec sûreté. Depuis cette guerre renouvelée, vous
» auriez dû encore les apaiser, en leur représentant qu'on les
» avait attaqués faute de savoir l'alliance qui venait d'être
» jurée. Il fallait leur offrir toutes les sûretés qu'ils auraient
» demandées, et établir des peines rigoureuses contre tous
» ceux de vos sujets qui auraient manqué à l'alliance. Mais
» qu'est-il arrivé depuis ce commencement de guerre ? »
— « Je crus, répondit Idoménée, que nous n'aurions pu sans
» bassesse rechercher ces barbares, qui assemblèrent à la hâte
» tous leurs hommos en âge de combattre, et qui implorèrent
» le secours de tous les peuples voisins, auxquels ils nous
» rendirent suspects 6 et odieux 7. Il me parut que le parti le
1. « De » après « désirer * pourrait
être retranché sans difficulté.
2. Métaphore prise d'un arbre trans-
planté.
3. Paroles chrétiennes. La douleur ici-
bas a pour motif l'épreuve; l'homme qui
souffre peut s'irriter et croire que la
main de Dieu le persécute; mais, selon
le christianisme, cette main souveraine
ne fait que l'éprouver et t l'instruire. •
Et nunc, reges, intelligite, « instruisez-
vous, ô rois, i dit le Psalmiste. Sur ce
beau texte, Bossueta composé son Orai-
son funèbre de la reine d'Angleterre,
montrant comment ces grands coups que
Dieu a frappes alors, ont eu pour objet
principal, dans les vues de la Provi-
dence, i d'instruire » les rois et les peu-
ples.
4. « Hauteur et fierté; • synonymes
avec des nuances; la hauteur est plutôt
un effet de la vanité, elle se contente
d'exiger les hommages ; la fierté a quel-
que chose de farouche {férus), elle tient
plus de l'orgueil que de la van te.
5. Tout cela est d'une politique pré-
voyante. Idoménée a besoin d'être di-
rige ; devenu vertueux, il est resté inha-
bile.
6. « Suspects,» dont on se doute;
suspecti^ que l'on regarde en dessous,
avec denauce.
7. « Odieux » (odium), dignes de haine.
TÊLÉMAQUE.
» plus assuré était de s'emparer promptement de certains
» passages dans les montagnes, qui étaient mal gardes. Nous
» les prîmes sans peine, et par là nous nous sommes mis en
» étal de désoler ces barbares K J'y ai fait élever des tours d'où
» nos troupes peuvent accabler de traits tous les ennemis qu/
» viendraient des montagnes dans notre pays. Nous pouvons
» entrer clans le leur, et ravager a, quand il nous plaira, leurs
» principales habitations 3. Par ce moyen, nous sommes en
» élat de résister, avec des forces inégales, à cette mullilude
» innombrable d'ennemis qui nous environnent. Au reste, la
» paix entre eux et nous est devenue très difficile. Nous ne
» saurions leur abandonner ces tours sans nous exposer * à
» leurs incursions ; et ils les regardent comme des citadelles
« dont nous voulons nous servir pour les réduire en servi-
» tude. »
Mentor répondit ainsi à Idoménée : « Vous êtes un sage roi, et
» vous voulez qu'on vous découvre la vérité sans aucun adou-
» c issement. Vous n'êtes point comme ces hommes faibles qui
» craignent de la voir, et qui, manquant de courage pour se cor-
» riger, n'emploient leur autorité qu'à soutenir les fautes qu'ils
» ont faites. Sacbez donc que ce peuple barbare vous a donné
» une merveilleuse leçon quand il est venu vous demander la
n paix. Etait-ce par faiblesse qu'il la demandait ? Manquait-il
de courage, ou de ressources contre vous ? Vous voyez bien
que non, puisqu'il est si aguerri et soutenu par tant de
voisins redoutables. Que n'imitez-vous sa modération ? Mais
une mauvaise honte et une fausse gloire vous ont jeté dans
ce malheur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop fier;
» et vous n'avez pas craint de le rendre trop puissant, en réunis-
» saut tant de peuples contre vous par une conduite hautaine
» et jnjiisle. A quoi servent ces tours que vous vantez tant,
» sinon à mettre tous vos voisins dans la nécessité de périr,
» ou de vous faire périr vous-même , pour se préserver
» d'une servitude prochaine? Vous n'avez élevé ces tours que
» pour votre sûreté; et c'est par ces tours que vous êtes
» dans un si grand péril. Le rempart 5 le plus sûr d'un État
» est la justice, la modération, la bonne foi, et l'assurance
1. • Désoler, t chasser ces barbares,
Leur faire tout le mal passible.
2. • llavager, » sorle de fréquentatif
de ravir.
3. « Habitations, » habiter hnbitare.
Ce rerbe latin est un fréquentatif de ha-
Lere ; habiter est la manière dont ui.e
personne se tient, se habet, existe,
eu ud mot.
4. «Exposer,» exponere, placer en de-
hors de son lieu ordinaire, dans un en-
droit public, et pour attirer les regards.
5. «Rempart.» L'emploi métaphori-
que de ce mot est motivé et préparé par
le mot a tour » qui précède, et qui est
pris dans son sens positif, ce qni permet
île prendre « rempart » dans le 6eni
abstrait.
LIVRE NEUVIEME.
177
» où sont vos voisins que vous êtes incapable d'usurper leurs
» terres. Les plus fortes murailles peuvent tomber par divers
» accidents imprévus ; la fortune est capricieuse et inconstante
» dans la guerre ; mais l'amour et la confiance de vos voisins,
» quand ils ont senti votre modération, font que votre État ne
» peut être vaincu, et n'est presque jamais attaqué l. Quand
» même un voisin injuste l'attaquerait, tous les autres, intéressés
» à sa conservation, prennent aussitôt les armes pour le dé-
» fendre. Cet appui de tant de peuples, qui trouvent leurs
» véritables intérêts à soutenir les vôtres, vous aurait rendu
» bien plus puissant que ces tours 2, qui vous rendent vos
» maux irrémédiables. Si vous aviez songé d'abord à éviter la
» jalousie de tous vos voisins, votre ville naissante fleurirait
» dans une heureuse paix, et vous seriez l'arbitre de toutes les
» nations de l'Hespérie s.
» Retranchons-nous * maintenant à examiner comment on
» peut réparer 5 le passé par l'avenir. Vous avez commencé à
» me dire qu'il y a sur cette côte diverses colonies grecques.
» Ces peuples doivent être disposés à vous secourir. Ils n'ont
» oublié ni le grand nom de Minos, fils de Jupiter, ni vos
» travaux au siège de Troie, où vous vous êtes signalé tant de fois
» entre les princes grecs pour la querelle commune de toute la
» Grèce. Pourquoi ne songez-vous pas à mettre ces colonies
» dans votre parti 6 ? »
— m Elles sont toutes, répondit Idoménée, résolues à demeurei
» neutres. Ce n'est pas qu'elles n'eussent quelque inclination
» à me secourir; mais le trop grand éclat que cette ville a eu
» dès sa naissance les a épouvantées. Ces Grecs, aussi bien
» que les autres peuples, ont craint que nous n'eussions
» des desseins sur leur liberté. Ils ont pensé qu'après avoir
» subjugué les barbares des montagnes, nous pousserions plus
» loin notre ambition. En un mot, tout est contre nous. Ceux
1. Style poétique, mais plein de déci-
sion et de fermeté; l'expression est tou-
jours juste et précise.
2. « Ces tours. » Mentor répète ce mot
dans un sens ironique : t Ces tours sur
lesquelles vous comptez si bien et dont
vous faîtes tant de bruit. »
3. Il faut admirer la haute sagesse de
celte politique internationale. Pour as-
surer la paix avec ses voisins, ce n'est
pas la défiance et les précautions hostiles
qu'il faut employer, mais • la bonne foi,
la modération i armée, il est vrai, mais
sans menace et sans caractère offensif.
4. c Retranchons-nous, * bornons-
nou^, expression empruntée au langage
de la guerre, se mettre comme à l'abri
dans un retranchement.
5. i Réparer. » reparare, préparer de
nouveau, remettre en ordre.
6. iMentor veut faire comprendre à
Idoménée celte venté, qu'un faible État
ne peut s'établir dans une région incon-
nue, qu'en évitant les guerres avec les
races étrangères et en se faisant des al-
liés naturels des peuples de même Ori-
gine qui peuvent se rencontrer dans le
voisinage. Il y avait des colons grecs
dans le pays où Idoménée était venu
s'établir : pourquoi n'a-t-il pas su s'en
faire des amis?
«78
TLLKMAQUE,
» mêmes qui ne nous font pas une guerre ouverte désirent
» notre abaissement, et la jalousie ne nous laisse aucun allié. »
— « Étrange extrémité1! reprit Mentor: pour vouloir paraître
» trop puissant, vous ruinez votre puissance, et, pendant que
« vous êtes au dehors l'objet de la crainte et de la haine de
» vus voisins, vous vous épuisez au dedans par les efforts né-
n cessaires pour soutenir une telle guerre. 0 malheureux, et
» doublement malheureux Idoménée, que le malheur môme
» n'a pu instruire qu'à demi ! aurez-vous encore besoin d'une
w seconde chute pour apprendre à prévoir les maux qui
» menacent les plus grands rois'1? Laissez-moi faire, et raconlez-
» moi seulement en détail quelles sont donc ces villes grecques
» qui refusent votre alliance. »
— « La principale, lui répondit Idoménée, est la ville deTa-
» rente ; Phal.inte l'a fondée depuis trois ans. 11 ramassa dans
» la Laconie 3 un grand nombre de jeunes hommes nés des
» femmes qui avaient oublié leurs maris absents pendant la
» guerre de Troie. Quand les maris revinrent, ces femmes
» ne songèrent qu'à les apaiser, et qu'à désavouer leurs
» fautes. Cette nombreuse jeunesse, qui était née hors
» du mariage, ne connaissant plus ni pure ni mère, vécut
d avec une licence sans bornes. La sévérité des lois réprima
» leurs désordres. Us se réunirent sous Phalante, chef hardi,
» intrépide, ambitieux, et qui sait gagner les cœurs par ses
» artifices. 11 est venu sur ce rivage avec ces jeunes Laconiens;
» ils ont fait de Tarente une seconde Lacédémone *. D'un autre
» côté, Philoctète, qui a eu une si grande gloire au siège de
» Troie en y portant les flèches d'Hercule, a élevé dans ce
») voisinage les murs de PctiHe, moins puissante à la vérité,
» niais plus sagement gouvernée que Tarente. Enfin, nous
» avons ici près la ville de Métaponte, que le sage Nestor a
d fondée avec ses Pyliens. »
— « Quoil repril Mentor, vous avez Nestor dans l'Hespérie,
» et vous n'avez pas su l'engager dans vos intérêts ! Nestor qui
» vous a vu tant de fois combattre contre les Troyens, et dont
» vous aviez l'amitié ! — Je l'ai perdue, répliqua Idoménée, par
f. L'auteur développera savamment
i liés pour la guerre,
i ii prévenant ou en dissipant les jalousies
el les défiances.
I, Mouvement touchant, et qu'un peut
citer comme un modèle de l'art de mè-
pathétique h
discussions politiqui u-aclère
de l'éioqueuce délibéralive, elle blâme
et encourage tour à tour ; sa discussion
doit être toujours vive, mais émue.
3. Le pays dontla capitale étaitSparte
ou Lacédémone, dans le Péloponrse.
4. La fondation de Tarente par Pha-
lante, au temps de la guerre de Troie,
est une tradition plus que douteuse.
Tarento a été fondée a une époque fort
postérieure.
LIVRE NEUVIÈME.
179
» l'artifice de ces peuples qui n'ont rien de barbare que le
» nom : ils ont eu l'adresse de lui persuader que je voulais
» me rendre le tyran de l'Hespérie. — Nous le détromperons,
» dit Mentor. Télémaque le vit à Pylos, avant qu'il fût venu fon-
» der sa colonie, et avant que nous eussions entrepris nos
» grands voyages pour chercher Ulysse : il n'aura pas encore
» oublié ce héros, ni les marques de tendresse qu'il donna à son
» fils Télémaque. Mais le principal est de guérir1 sa défiance:
» c'est par les ombrages donnés à tous vos voisins que cette
» guerre s'est allumée f; et c'est en dissipant ces vains ombra-
» ges3, que cette guerre peut s'éteindre. Encore un coup, lais-
» sez-moi faire. »
A ces mots, Idoménée, embrassant Mentor, s'attendrissait et
ne pouvait parler. Enfin il prononça à peine ces paroles : « 0
» sage vieillard envoyé par les dieux pour réparer toutes mes
» fautes! j'avoue que je me serais irrité contre tout autre
» qui m'aurait parlé aussi librement que vous; j'avoue qu'il
» n'y a que vous seul qui puissiez m'obliger à rechercher la
» paix 4. J'avais résolu de périr, ou de vaincre tous mes enne-
» mis ; mais il est juste de croire vos sages conseils plutôt que
» ma passion. 0 heureux Télémaque, qui ne pourrez jamais
» vous égarer comme moi, puisque vous avez un tel guide !
» Mentor, vous êtes le maître ; toute la sagesse des dieux est
» en vous. Minerve même ne pourrait me donner de plussalu-
» taires conseils. Allez, promettez, concluez, donnez tout ce
» qui est à moi ; Idoménce approuvera tout ce que vous juge-
» rez à propos de faire. »
II. Pendant qu'ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup
un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d'hommes
qui poussaient des hurlements épouvantables, et de trompettes
qui remplissaient l'air d'un son belliqueux. On s'écrie : « Voilà
» les ennemis, qui ont fait un grand détour pour éviter les pas-
» sages gardés ! les voilà qui viennent assiéger Salente ! » Les
vieillards et les femmes paraissaient consternés. « Hélas ! di-
» saient-ils, fallait-il quitter notre chère patrie, la fertile
1. «Guérir. » On fait venir ce mot de
curare, mais l'analogie devrait donner
quérer et non guérir. Les récents éty-
mologistes proposent l'allem. bewahren,
garder.
2. Juste métaphore. La guerre t s'al-
lume, i elle dévore une région, comme
un incendie; de même aussi peut-elle
• s'éteindre,! eu perdant ses aliments.
3. • Ombrages,! ce mot est employé
ici au figuré. Il a la signification de
« sujets de défiance, ! qui jettent une
ombre dans le jour des bonnes relations.
4. Idoménée subit l'influence de la
Sagesse qui lui parle par la bouche de
Mentor. Autrement, aurait-il montré
une docilité si empressée aux observa*
lions sévères de cet étranger ?
180
TÉLÉMAQUE.
m Crète, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers
» pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie '.»»
On voyait de dessus les murailles nouvellement bâties, dans la
vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses et
les boucliers des * ennemis ; les yeux en étaient éblouis. On
voyait aussi les piques hérissées qui couvraient la terre, comme
elle est couverte par une abondante moisson s que Gérés pré-
pare dans les campagnes d'Enna4 en Sicile, pendant les clia-
leurs de l'été, pour récompenser le laboureur de lonles ses pei-
nes. Déjà on remarquait les chariots armés de faux tranchai! les5;
on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre.
Mentor monlasur une haute tour pour les mieux découvrir.
Idoménéû et Télémaque le suivirent de près. A peine y fut-il
arrivé, qu'il aperçut d'un côté Philoclète, et de l'autre Nestor
avec Pisistrate son fils. Nestor était facile à reconnaître à sa
vieillesse vénérable. « Quoi donc ! s'écria Mentor, vous avez cru,
» ô Idoménée, que Philoclète et Nestor se contentaient de ne
» vous point secourir; les voilà qui ont pris les armes conlre
» vous ; et si je ne nu trompe, ces autres troupes qui mar-
» client en si bon ordre avec tant de lenteur, sont les troupes
» lacédémoniennes, commandées par Phalante. Tout est contre
» vous; il n'y a aucun voisin de cette côte dont vous n'ayez
» fait un ennemi, sans vouloir le faire. »
En disant ces paroles, Mentor descend à la hâte de cette
tour; il s'avance vers une porte de la ville du côté par où les
ennemis s'avançaient : il la fait ouvrir ; et Idoménée, surpris
de la majesté avec laquelle il fait ces choses, n'ose pas même
lui demander quel est son dessein 6. Mentor fait signe de la
Sole laceisila, et lucem sub nnbila jaclant.
(y£"H., !. vu, v. 525.)
• Une horrible moisson d'épées nues
i se hérisse dans la plaine; l'airain
» des boucliers, frappé par ie soleil,
» renvoie la lumière dans les nues. »
Et ailleurs :
Tuin laie ferreus haslis
Horret ager, caninique armis siiblunibti? ar-
[deilL
[AZn., 1, xi, v. 601.)
« La plaine se hérisse du Ecr des lances,
■ et les arnvs dressées jettent leui s ft-ux
» dans les campagnes. »
4. Ancienne ville de Sicile, vers le
milieu de l'île, aujourd'hui Castroyia-
1. Lis reproches des femmes Cre-
toises, qui s'accusent d'avoir suivi Idomé-
née, rappellent le désespoir des Troyen-
ues, a.i ve livre de l'Enéide:
O misera;, quas non manus, inquit, Achaica
[belle
Traxeril ad letlium, patriœ sub mœnibus ! ô
[gens
Infelix, cui te exitio fortuna réservât 1
(v. 623.)
«Infortunées, disent-elles, que n'avons-
■ nous été traînées à la mort par les
* Grecs, au pied des murs de notre pa-
« trie ! l'euple malheureux 1 à quel der-
i nier malheur la fortune te réserve-
■ t-elli- encore ! ■
2. • Houcliers, » ainsi nommés de la I vanni. Crrè.«, déesse des moissons, était
boucle, liucula (en basse lat,), qui sert ! particuliei ement honorée à F.inia ; l'i o-
• attacher aux bras cette aime défensive, serpine y avait aussi un temple.
3 Alraque laie 5" Les chdlio,s de guerre armés de
Uorrescit stnctis seges ensibui, «raque fui- l"au*, en usage chez les anciens.
Igent 6. Il y a beaucoup de solennité dans
LIVRE NEUVIÈME. 181
main afin que personne ne songe à le suivre. Il va au-devant
des ennemis, étonnés de voir un seul homme qui se présente à
eux. Il leur montra de loin une branche d'olivier en signe de
paix1; et, quand il fut à portée de se faire entendre, il leur
demanda d'assembler tous les chefs. Aussitôt les chefs s'as-
semblèrent, et il parla ainsi :
« 0 hommes généreux, assemblés de tant de nations2 qui fleu-
» rissent dans la riche He.spérie3, je sais que vous n'êtes venus
» ici que pour l'intérêt commun de la liberté*. Je loue voire
» zèle; mais souffrez que je vous représente un moyen facile de
» conserver la liberté et la gloire de tous vos peuples, sans ré-
» pandre le sang humain. 0 Nestor, sage Nestor, que j'aperçois
» dans cette assemblée, vous n'ignorez pas combien la guerre
» est funeste à ceux mêmes qui l'entreprennent avec justice, et
» sous la protection des dieux, [.a guerre est le plus grand des
» maux dont les dieux affligent les hommes. Vous n'oublierez
» jamais ce que les Grecs ont souffert pendant dix ans devant la
» malheureuse Troie. Quelles divisions entre les chefs! quels
» caprices5 de la fortune! quels carnages des Grecs par la main
» d'Heclor! quels malheurs dans toutes les villes les plus puis-
» santés, causés par la guerre, pendant la longue absence de
» leurs rois! Au retour, les uns ont fait naufrage au promon-
» loire de Capliarée6; les autres7 ont trouvé une mort funeste
» dans le sein même de leurs épouses. 0 dieux, c'est dans votre
» colère que vous armâtes les Grecs pour cette éclatante expe-
» dition. 0 peuples hespériens ! je prie les dieux de ne vous
» donner jamais une victoire si funeste8. Troie est en cendres,
» il est vrai; mais il vaudrait mieux pour les Grecs qu'elle fût
» encore dans toute sa gloire, et que le lâche Paris jouît en-
» core en paix de ses infâmes amours avec Hélène9. Philoclète,
ces lignes. On voit que Mentor est
une divinité, rien ne s'oppose à ses des-
seins; Idoménée est troublé et oublie
qu'il est roi.
1. Pacifera?<pie manu ramum prœtendit
/En., 1. vin, v. 116.) [olivse.
« Et il offrit de sa main une branche de
t l'uliviev qui porte la paix. »
2. « Assemblés de tant de nations; »
on dirait plutôt rassemblés. Racine :
Rassemblez-vous des bouts de l'univers.
3. L'image de fleurir peut s'appliquer
aux nations, qui croissent comme des
arbres dans un verger, et « fleurissent »
par la civilisation, parla bonne culture.
4. L'indépendance nationale, menacée
par un voisin qu'ils jugeaient ambitieux.
5. « Caprices, » mot français em-
prunté de capra, chèvre, par'allusion
aux bonds inconsidérés de cet animal.
6. Promontoire de 1 ile d'Eubee (Né-
grepont), dans les parages duquel la
flotte grecque, au retour de Troie, fut
dispersée.
7. Agamemnon, le roi des rois, tué à
Argos, par Clytemnestre, sa femme.
8. Cet exorde du dis ours de Mentor,
sur les périls et les malheurs de la
guerre, est insinuant, pathétique, et
d'une morale très-élevée.
9. Pour tous ces mots : Troie, Hector,
Paris, Hélène, et pour l'ile de Lemnos,
voir plus haut pass/m, aux notes. De
même pour Nestor, roi de Pylos, le plus
âgé et le plus sage héros de l'armée
grecque.
482
TÉLEMAQUE.
» si longtemps malheureux et abandonné dans l'île de Lem-
» nos, ne craignez-vous point de retrouver de semblables mal-
» heurs dans une semblable guerre ? Je sais que les peuples de
» la Laconio ont senti aussi les troubles causés par la longue
>» absence des princes, des capitaines et des soldats qui allè-
» rent contre les Troyens. 0 Grecs, qui avez passé dans l'Hes-
» périe, vous n'y avez tous passé que par une suite des malheurs
» que causa la guerre de Troie ' ! »
Après avoir parlé ainsi, Mentor s'avança vers les Pyliens*-
et Nestor, qui l'avait reconnu, s'avança aussi pour le saluer.
« 0 Mentor, lui dit-il, c'est avec plaisir que je vous revois. Il j
» a bien des années que je vous vis3, pour la première fois, dans
n la Phocide * ; vous n'aviez que quinze ans, et je prévis dès
» lors que vous seriez aussi sage que vous l'avez été dans la
»> suite8. Mais par quelle aventure avez- vous été conduit en ces
» lieux ? Quels sont donc les moyens que vous avez de finir
» cette guerre ? Idoménée nous a contraints de l'attaquer. Nous
» ne demandions que la paix ; chacun de nous avait un intérêt
» pressant de la désirer; mais nous ne pouvions plus trouver
» aucune sûreté avec lui. 11 a violé toutes ses promesses à
» l'égard de ses plus proches voisins. La paix avec lui ne serait
» point une paix; elle lui servirait seulement à dissiper notre
» ligue, qui est notre unique ressource. Il a montré à tous les
» peuples son dessein ambitieux de les mettre dans l'esclavage,
» et il ne nousa laissé aucun moyen de défendre notreliberté,
» qu'en tâchant de renverser son nouveau royaume. Par sa
» mauvaise foi, nous sommes réduits à le faire périr, ou à re-
» cevoir de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez quelque
» expédient pour faire en sorte qu'on puisse se confiera lui,
» et s'assurer d'une bonne paix, tous les peuples que vous voyez
» ici quitteront volontiers les armes, et nous avouerons avec
» joie que vous nous surpassez en sagesse. »
Mentor lui répondit : « Sage Nestor, vous savez qu'Ulysse m'a-
« vait confié son fils Télémaque. Ce jeune homme, impatient9
1. C'est un discours digne d'Homère
par le mouvement et pour le style,
avec quelque chose de plus intime
et de plus pénétrant en fait de moralité.
Mentor emploie les vrais arguments pour
engager les princes grecs à l'union ; ils
ont appris par une cruelle expérience,
après la prise de Troie, tous les périls
qui'résiiltent d'une guerre, lors même
qu'elle est couronnée de succès.
2. Pylos, dans la Messénie, aujour-
d'hui Zonchio.
3. Dans ce début, doux et insinuant,
du roi des Pyliens, on retrouve l'ex-
cellent vieillard si bien décrit dans Ho-
mère, ce Nestor, orateur que personne
n'égalait pour la sagesse et la douceur.
4. La Phocide, dans l'Achaïe moderne,
où se trouvait le mont Parnasse, ainsi
que Delphes et son célèbre temple.
5. Le vieux Nestor est toujours cau-
seur, comme dans Homère.
6. « Impatient, » impatiens (in nég.
et pati, souffrir), qui ne peut souffrir les
délais ou les ennuis.
LIVRE NEUVIÈME.
183
» de découvrir la destinée de son père, passa chez vous à Pylos,
» et vous le reçûtes avec tous les soins qu'il pouvait attendre
» d'un fidèle ami de son père l ; vous lui donnâtes même votre
» fils pour le conduire2. Il entreprit ensuite de longs voyages
» sur la mer; il a vu la Sicile, l'Egypte, l'île de Chypre, celle
» de Crète. Les vents, ou plutôt les dieux 3, l'ont jeté sur cette
» côte comme il Voulait retourner à Ithaque. Nous sommes ar-
» rivés ici tout à propos pour vous épargner les horreurs d'une
» cruelle guerre. Ce n'est plus Idoménée, c'est le fils du sage
» Ulysse, c'est moi qui vous réponds de toutes les choses qui
» vous seront promises. »
Pendant que Mentor parlait ainsi avec Nestor, au milieu des
troupes confédérées, Idoménée et Télémaque, avec tous les
Cretois armés, les regardaient du haut des murs de Salente ;
ils étaient attentifs pour remarquer comment les discours de
Mentor seraient reçus ; et ils auraient voulu pouvoir entendre
les sages entretiens de ces deux vieillards. Nestor avait toujours
passé pour le plus expérimenté et le plus éloquent de tous les
rois de la Grèce. C'était lui qui modérait, pendant le siège de
Troie, le bouillant courroux d'Achille, l'orgueilM'Agamemnon,
la fierté d'Ajax, et le courage impétueux de Diomède. La douce
persuasion coulait de ses lèvres comme un ruisseau de miel 5:
sa voix seule se faisait entendre à tous ces héros ; tous se
taisaient dès qu'il ouvrait la bouche; et il n'y avait que lui qui
pût apaiser dans le camp la farouche discorde. Il commençait
à sentir les injures de la froide vieillesse ; mais ses paroles
étaient encore pleines de force et de douceur : il racontait les
choses passées, pour instruire la jeunesse par ses expériences6,
mais il racontait avec grâce, quoique avec un peu de len-
teur. Ce vieillard, admiré de toute la Grèce, sembla avoir
perdu toute son éloquence et toute sa majesté7 dès que Mentor
parut avec lui. Sa vieillesse paraissait flétrie et abattue auprès
1. C'est une heureuse itice que d'in-
téresser Nestor à la cause d'idoménée
par l'entremise de Télémaque, avec le-
quel l'aucien roi de fylos avait con-
tracté des liens d'hospitalité encore ré-
cents.
2. Pour' ces détails, voir au m* livre
de {'Odyssée.
3. Exemple de la figure appelée cor-
rection, car laquelle on se corrige soi-
même, en donnant à sa pensée plus de
éiité et plus de jour.
4. « Orgueil, » un a fait venir, à tort,
Ce mot de é^r,, colore ; d'antres pré-
fèrent le rapporter à rogare, d'où ar-
rogant. Du reste, il y a une racine cel-
tique rog, qui a à peu près le même
sens que « orgueil, » et d'où le familier
rogne.
5. To\3 xa\ àr.b y^<!»<t<tt)î \il\i-coi fVjxit,»
(HOM., 11., I. 1, v. 2i9.) [pitv ave^.
«Et la parole coulait de ses lèvres plu*
« douce que le miel. i
6. Ou n'emploierait plus le pluriel
dans ce sens; on fait des «expériences»
de phy>ique, et l'on cite l'expérience d'un
vieillard.
7. L'idée de la majesté est celle de la
supériorité {magis), de la grandeur re-
connue, prééminente et possédant le
caractère de la royauté.
184
TELKMAUUfcl.
de celle de Mentor, en qui les ans semblaient avoir respecté
la force et la vigueur1 du tempérament. Les paroles de Mentor,
quoique graves et simples, avaient une vivacité et une autorité
qui commençait .) manquer à l'autre. Tout ce qu'il disait était
court, précis et nerveux. Jamais il ne faisait aucune redite ;
jamais il ne racontait que le fait nécessaire pour l'affaire qu'il
fallait décider. S'il était obligé de parler plusieurs fois d'une
même chose, pour l'inculquer, ou pour parvenir à la persua-
sion, c'était toujours par des tours nouveaux et par des com-
paraisons sensibles. Il avait môme je ne sais quoi de com-
plaisant et d'enjoué, quand il voulait se proportionner aux
besoins des autres, et leur insinuer quelque vérité2. Ces deux
hommes si vénérables furent un spectacle touchant à tant de
peuples assemblés.
Pendant que tous les alliés ennemis de Salente se jetaient
en foule les uns sur les autres pour les voir de plus près, et
pour tâcher d'entendre leurs sages discours, Idoménée et tous
les siens s'efforçaient de découvrir, par leurs regards avides et
empressés, ce que signifiaient leurs gestes 3 et l'air de leurs vi-
sages.
III. Cependant Télémaque, impatient, se dérobe à la multi-
tude qui l'environne : il court à la porte par où Mentor était
sorti ; il se la fait ouvrir avec autorité. Bientôt Idoménée, qui
le croit à ses côtés, s'étonne de le voir qui court au milieu de
la campagne, et qui est déjà auprès de Nestor. Nestor le recon-
naît, et se hâte, mais d'un pas pesant et tardif, de l'aller re-
cevoir. Télémaque saute à son cou, et le tient serré entre ses
bras sans parler. Enfin il s'écrie : « 0 mon père ! je ne crains
» pas de vous nommer ainsi ; le malheur de ne retrouver
» point mon véritable père, et les bontés que vous m'avez
» fait sentir, me donnent le droit de me servir d'un nom
» si tendre : mon père, mon cher père, je vous revois ! ainsi
» puissé-je voir Ulysse 1 Si quelque chose pouvait me con-
» soler d'en être privé, ce serait de trouver en vous un au-
» tre lui-même *. »
Nestor ne put, à ces paroles, retenir ses larmes ; et il (ut
1. « La force » est la puissance de
résister au choc; t la Vigueur ■ est celle
de croître et de se soutenir pur sa nature
même.
2. Ces détails sur l'éloquence per-
suasive de Nestor sont a^sez en rap-
port avec les fréquents discours qu'il
prononce dans Vlliade, par exemple au
litre i»r, dans la q'tprrlfp entre AfhiMp
et Agamemnon. Cependant Fénelon a
singulièrement ajouté aux qualités de
cette éloquence.
3 < Gestes, > actes, signes produits,
gesta, gerere (quo modo quis se geril),
comme on se comporte, comme ou agit.
4. Nobles paroles de Télémaque, ci
ruines d'une tendre effusion.
LIVRE NEUVIÈME.
185
touché d'une secrète joie, voyant celles qui coulaient avec une
merveilleuse grâce1 sur les joues de Télémaque. La beauté,
la douceur, et la noble assurance ' de ce jeune inconnu qui
» traversait sans précaution tant de troupes ennemies, étonna
tous les alliés. « N'est-ce pas, disaient-ils, le fils de ce vieillard
» qui est venu parlera Nestor ? Sans doute, c'est la môme sa-
» gesse dans les deux âges les plus opposés de la vie. Dans
» l'un, elle ne fait encore que fleurir ; dans l'autre, elle porte
y> avec abondance les fruits les plus mûrs 3. »
Mentor, qui avait pris plaisir à voir la tendresse avec laquelle
Nestor venait de recevoir Télémaque, profita de cette heureuse
disposition. « Voilà, lui dit-il, le fils d'Ulysse, si cher à toute
» la Grèce, et si cher à vous-même, ô sage Nestor ! le voilà, je
» vous le livre comme un otage * , et comme le gage 5 le plus
» précieux qu'on puisse vous donner de la fidélité des pro-
» messes d'idoménée. Vous jugez bien que je ne voudrais pas
») que la perte du fils suivît celle du père, et que la malheu-
» reuse Pénélope pût reprocher à Mentor qu'il a sacrifié son
» fils à l'ambition du nouveau roi de Salente. Avec ce gage,
» qui est venu de lui-même s'offrir, et que les dieux, amateurs
» de la paix, vous envoient, je commence, ô peuples assem-
» blés de tant de nations, à vous faire des propositions pour
» établir à jamais une paix solide. »
A ce nom de paix, en entend un bruit confus de rang en
rang. Toutes ces différentes nalions frémissaient de courroux «
et croyaient perdre tout le temps où l'on retardait le combat;
ils s'imaginaient qu'on ne faisait tous ces discours que pour
ralentir leur fureur et pour faire échapper leur proie. Sur-
tout les Manduriens soufflaient impatiemment qu'ldoménée
espérât de les tromper encore une fois. Souvent ils entrepri-
rent d'interrompre Mentor ; car ils craignaient que ses dis-
cours pleins de sagesse ne détachassent leurs alliés. Ils com-
mençaient à se défier de tous les Grecs qui étaient dans rassem-
blée. Mentor, qui l'aperçut, se hâta d'augmenter cette défiance ,
pour jeter la division dans les esprits de tous ces peuples7.
1. Larmes qui coulent avec une mer-
veilleuse grâce sur les joues du jeune
homme ; ici faffectatiou est voisine du
précieux.
2. « Assurance, t non pas l'orgueil
de la présomption, mais le sent ment de
la justice et de la force.
3. • Les fleurs et les fruits mûrs. »
Ces mots expriment parfaitement les di-
vers caractères de la sagesse selon les
éges, dans la jeunesse et dans l'âge
a\ancé.
4. t Otage, i osta^e, de hospes, ùù;
l'otage devient l'hôte du peuple à qui il
est remis.
5. Gage, basse latinité, vadium, de
vas, dis, s'expliquant par vado, aller ;
celui qui a donné un gage est libre, il
s'en va, vadit.
6. « Courroux,» vient de cœur, comme
courage. Le courroux est une colère qui
vient d'un cœur justement irrité.
7. La morale politique de ce ix» livre
du Télémaque est excellente : elle apprend
I8ê TÉLÉMAQUE.
« J'avoue, disait-il, que les Manduriens ont sujet de se
» plaindre, et de demander quelque réparation des torts 1 qu'ils
» ont soufferts; mais il n'est pas juste aussi que les Grecs,
» qui font sur cette côte des colonies, soient suspects et odieux
» aux anciens peuples du pays*. Au contraire, les Grecs doi-
» vent être unis entre eux, et se faire bien traiter par les au«
» très; il faut seulement qu'ils soient modérés, et qu'ils n'en"
» treprennent jamais d'usurper les terres de leurs voisins. Jo
» sais qu'Idoménée a eu le malheur de vous donner des om-
» brages3; mais il est aisé de. guérir toutes vos défiances. Télé-
» maque et moi, nous nous offrons à être des otages qui vous
» répondent de la bonne foi d'Idoménée. Nous demeurerons
» entre vos mains jusqu'à ce que les choses qu'on vous pro-
» mettra soient fidèlement accomplies. Ce qui vous irrite,
» ô Manduriens, s'écria-t-il, c'est que les troupes des Cretois
» ont saisi les passages de vos montagnes par surprise, et que
» par là ils sont en état d'entrer malgré vous, aussi souvent
» qu'il leur plaira, dans le pays où vous vous êtes retirés, pour
» leur laisser le pays uni * qui est sur le rivage de la mer.
» Ces passages, que les Cretois ont fortifiés par de hautes tours
» pleines de gens armés, sont donc le véritable sujet de la
m guerre. Répondez-moi; y en a-t-il encore quelque autre? »
Alors le chef des Manduriens s'avança et parla ainsi : « Que
» n'avons- nous pas fait pour éviter cette guerre! Les dieux
» nous sont témoins que nous n'avons renoncé 5 à la paix,
» que quand la paix nous a échappé sans ressources6 par
» l'ambition7 inquiète des Cretois, et par l'impossibilité où ils
» nous ont mis de nous fier à leurs serments. Nation insensée !
» qui nous a réduits malgré nous à l'affreuse nécessité 8 de
aux chefs à 6e gouverner dans les cir- | 3. Encore une figure de rhétorique,
constances difficiles ; enfin l'auteur en- la concession. On accorde quelque chose
seigne comment le priuce peut se faire j à son adversaire pour avoir raison contre
des alliés et affaiblir ses ennemis sans les
combattre.
1. i Torts, » le contraire de ce qui est
droit, au moral et au physique.
2. Fénelon se montre ici orateur poli-
tique, il paraît posséder à un haut degré
lui en résultat.
4. « Le pays uni, » le pays plat, la
rase campagne.
5. «Renoncer,» re nuntiare, annon-
cer, dire qu'on ne veut plus d'une
chose.
l'art de la discussion Là aussi, comme | 6 , Ressource , 80urce eu arrière,
dans les passages^ poet.ques .la parfaie-en r- t ^ , Ue u|
mâiiH;) />mi pur np fin n P :pct IP. . l
ment la couleur de l'antiquité. Cest Tite-
Live expo.-ant avec clarté les causes
d'une guerre et les moyens d'arriver
à la paix; ou plutôt, par la gravité des
paroles, c'est Thucydide dans quelques-
uns de ces discours énergiques que l'on
trouve au commencement de son histoire,
dans les préludes de la guerre du Pélo-
ponnèse.
puiser.
7. « Ambition;» de ambitus ; c'était
l'usage où étaient les candidats aux di-
gnités à Rome, de parcourir le Forum
en sollicitant; de là ambitio, idée mo-
rale et générale d'ambition.
8. « Nécessité » (ne cessare), ce qu'il
faut faire sans balancer.
LIVRE NEUVIÈME.
187
» prendre un parti de désespoir contre elle, et de ne pouvoir
» plus chercher notre salut que dans sa perte1! Tandis qu'ils
» conserveront ces passages, nous croirons toujours qu'ils veu-
» lent usurper nos terres, et nous mettre en servitude. S'il
b était vrai qu'ils ne songeassent plus qu'à vivre en paix avec
» leurs voisins, ils se contenteraient de ce que nous leur avons
» cédé sans peine, et ils ne s'attacheraient pas à conserver des
» entrées dans un pays contre la liberté duquel ils ne forme-
» raient aucun dessein ambitieux. Mais vous ne les connaissez
» pas, ô sage vieillard. C'est par un grand malheur que nous
» avons appris à les connaître. Cessez, ô homme aimé des
» dieux, de retarder une guerre juste et nécessaire, sans la-
» quelle l'Hespérie ne pourrait jamais espérer une paix cons-
» tante. O nation ingrate, trompeuse et cruelle, que les dieux
» irrités ont envoyée auprès de nous pour troubler notre paix,
» et pour nous punir de nos fautes ! Mais après nous avoir pu-
» nis, ô dieux 1 vous nous vengerez; vous ne serez pas moins
» justes contre nos ennemis que contre nous2. »
A ces paroles, toute l'assemblée parut émue; il semblait
que Mars et Bellone8 allaient de rang en rang rallumant dans
les cœurs la fureur des combats, que Mentor tachait d'étein-
dre*. Il reprit ainsi la parole :
« Si je n'avais que des promesses à vous faire, vous pour-
» riez refuser de vous y fier; mais je vous offre des choses
» certaines et présentes. Si vous n'êtes pas contents d'avoir
» pour otages Télémaque et moi, je vous ferai donner douze
» des plus nobles et des plus vaillants Cretois. Mais il est juste
» aussi que vous donniez de votre côté des otages, car Idomé-
» née, qui désire sincèrement la paix, la désire sans crainte
» et sans bassesse. Il désire la paix comme vous dites vous-
» mêmes que vous l'avez désirée5, par sagesse et par modéra*
» tion, mais non par l'amour d'une vie molle, ou par faiblesse
» a la vue des dangers dont la guerre menace les hommes. Il
» est prêt à périr ou à vaincre; mais il aime mieux la paix que
» la victoire la plus éclatante. Il aurait honte de craindre
» d'être vaincu; mais il craint d'être injuste6, et il n'a point
1. Una salus victis nullam sperare salutem.
[JEn.t l. h, v. 354.)
« L'unique salut pour les vaiucus est
de n'en point espérer. »
2. Les Maniluri^ns ont pour eux la
justice ; on le seut à leurs discours no-
blement indignés. L'auteur a heureuse-
ment prévenu la monotonie de ces dé-
tails politiques par cette vive et chaleu-
reuse interruption.
^ 3. « Bellone, » divinité allégorique,
que l'on ne saurait confondre avec Pallas,
vraie déesse de la guerre.
4. La fureur, comme la guerre, est un
feu, «'elle s'éteint. »
5. Autre figure, la communication,
par laquelle on prend 6on adversaire à
partie en établissant qu'il pense comme
vous sur uu point.
6. Belle maxime, et qui doit être le
188 TÉLÉMAQUË.
» de honte de vouloir réparer ses fautes'. Les armes à la
i» main il vous offre la paix; il ne veut point en imposer les
i) conditions avec hauteur; car il ne fait aucun cas d'une paix
» forcée. 11 veut une paix dont tous les partis soient contents,
» qui finisse toutes les jalousies, qui apaise tous les ressenti-
» ments, et qui guérisse toutes les défiances. En un mot, Ido-
» menée est dans les sentiments où je suis sûr que vous
» voudriez qu'il fût8. Il n'est question que de vous en persua-
» der. La persuasion ne sera pas difficile, si vous voulez m'é-
» coûter avec un esprit dégagé et tranquille.
» Écoutez donc, ô peuples remplis de valeur, et vous, ô
» chefs si sages et si unis3; écoutez ce que je vous offre de la
» part d'Idoménée. 11 n'est pas juste qu'il puisse entrer dans
» les terres de ses voisins : il n'est pas juste aussi que ses
» voisins puissent entrer dans les siennes. 11 consent que les
» passages* qu'on a fortifiés par de hautes tours soient gardés
» par des troupes neutres. Vous, Nestor, et vous, Philoctète,
» vous êtes Grecs d'origine : mais en cette occasion vous vous
» êtes déclarés contre Idoménée : ainsi vous ne pouvez être
» suspects d'être trop favorables à ses intérêts. Ce qui vous
» touche, c'est l'intérêt commun de la paix et de la liberté de
» l'Ilespérie. Soyez vous-mêmes les dépositaires 5 et les gar-
» diens de ces passages qui causent la guerre. Vous n'avez pas
» moins d'intérêt à empêcher que les anciens peuples d'Hespé-
» rie ne détruisent Salente, nouvelle colonie des Grecs, scmbla-
» ble à celles que vous avez fondées, qu'à empêcher qu'ldomé-
» née n'usurpe les terres de ses voisins. Tenez l'équilibre8
» entre les uns et les autres. Au lieu de porter le fer et le
» feu chez un peuple que vous devez aimer, réservez-vous la
» gloire d'être les juges et les médiateurs7. Vous me direz que
» ces conditions vous paraîtraient merveilleuses 8, si vous pou-
principe de tout guerrier à la fois juste! 4 « Les passages, » les défilés, les
et brave. endroits par lesquels les voisins auraienî
1. Que de princes ne veulent pas re- pu se glisser et pénétrer dans le
venir sur leurs décisions, lorsmême qu'ils j royaume.
reconnaissent leurs torts; que de gens ne 5. Les alliés peuvent être « gardiens, ■
craigneut qu'une chose , se déjuger, mais non « dépositaires • de ces « pas-
comme l'ou dit ! sages. » L'expression manque de jus-
2. Mentor connaît les fautes d'idomé- tesse.
née; mais, parlant aux ennemis, il le re- 6. « L'équilibre, • la balance égale,
lève. Si, plus loin, il avoue les torts 7. Tout cela est juste et conforme aux
de ce prince, il en tirera avantage en règles du droit des gens,
déclarant la disposition où est Idoménée 8. «Merveilleux; » un mot que Fé-
de réi^rer ses fautes. nelon emploie très-volontiers, et qui est
3. Éloges modères adressés à ses ad- redevenu asser à la_ mode (de l'italien
versaires dans un but de conciliation; miraviglioso)\ le même que « miracu-
c'est un des préceptes de l'éloquence leux, i mais dans un sens moins haut,
politique. Rac. mirari ;ce qui se fait admirer.
LIVRE iNEUVIÊME.
»> viez vous assurer qu'Idoménée les accomplirait de bonne
» foi; mais je vais vous satisfaire.
» Il y aura, pour sûreté réciproque !, les otages dont je vous
» ai parlé, jusqu'à ce que tous les passages soient mis en dépôt
» dans vos mains. Quand le salut de l'Hcspérie entière, quand
» celui de Salente et d'Idoménée sera à votre discrétion2, se-
rt rcz-vous contents? De qui pourrez-vous désormais vous dé-
» fier? Sera-ce de vous-mêmes3? Vous n'osez- vous fier à Mo-
rt menée; et Idoménée est si incapable de vous tromper, qu'il
» veut se fier à vous. Oui, il veut vous confier le repos, la li-
berté, la vie de tout son peuple et de lui-même. S'il est vrai
que vous ne désiriez qu'une bonne paix, la voilà qui se pré-
sente à vous, et qui vous ôte tout prétexte de reculer. En-
core une fois, ne vous imaginez pas que la crainte réduise
Idoménée à vous faire ces ollïes * ; c'est la sagesse et la jus-
tice qui l'engagent à prendre ce parti, sans se mettre en
peine si vous imputerez à faiblesse ce qu'il fait par vertu.
Dans les commencements il a fait des fautes, et il met sa
»> gloire à les reconnaître par les offres dont il vous prévient.
» C'est faiblesse, c'est vanité, c'est ignorance grossière de son
» propre intérêt, que d'espérer de pouvoir cacher ses fautes
en affectant de les soutenir avec fierté et avec hauteur.
Celui qui avoue ses fautes à son ennemi, et qui offre de les
réparer, montre par là qu'il est devenu incapable d'en com-
mettre, et que l'ennemi a tout à craindre d'une conduite si
sages! si ferme, à moins qu'il ne fasse la paix5. Gardez-vous
» bien de souffrir qu'il vous mette à son tour dans le tort. Si
» vous refusez la paix et la justice qui viennent à vous, la paix
» et la justice seront vengées6. Idoménée, qui devait craindre
» de trouver les dieux irrités contre lui, les tournera pour lui
» contre vous. Télémaque et moi nous combattrons pour la
» bonne eau se. Je prends tous les dieux du ciel et des enfers 7 a
» témoin des justes propositions que je viens de vous faire 8.»
En achevant ces mots, Mentor leva son bras, pour montrer
1. «Sûreté,» abrégé de sécurité.
2. « Discrétion, 1 pour en agir selon
son discernement, selon son gré; un
sens qui s'explique très-bien par l'éty-
mologie (dis cemere),
3. L'interrogation, ainsi accumulée,
est une forme vive du raisonnement.
4. « Offres, • oflrir, offerre, idée de
porter devant soi des présents ou des
conditions.
5. Cette argumentation est pressée;
l'orateur demande la paix, mais avec
noblesse, et en sauvegardant la dignité
d'Idoménée; de plus, il prend les con-
fédérés par leur propre intérêt.
6. Personnification. « La Justice et \\
Miséricorde se sont embrassées, » dit le
Psalmiste.
7. Le paganisme ne se contentait pas
de prendre à témoin le maître suprême,
le dieu du ciel, il attestait les dieux des
enfers.
8. Quel accent de vérité et de noble
courage dans ce discours, et en parti«u>
lier dans cette péroraison 1
190
TÉLÉMAQUE.
à tant de peuples le rameau d'olivier ! qui était dans sa main
le signe pacifique. Les chefs, qui le regardaient de près, fu-
rent étonnés et éblouis* du feu divin qui éclatait dans ses
yeux. 11 parut avec une majesté et une autorité qui est au-
dessus de tout ce qu'on voit dans les plus grands d'entre les
mortels. Le charme de ses paroles douces et fortes enlevait les
cœurs ; elles étaient semblables à ces paroles enchantées qui
tout à coup, dans le profond silence de la nuit, arrêtent au
milieu de l'Olympe la lune et les étoiles3 , calment la mer ir-
ritée, font taire les vents et les flots, et suspendent le cours des
fleuves rapides. Mentor était au milieu de ces peuples furieux,
comme Bacchus lorsqu'il était environné des tigres, qui, ou-
bliant leur cruauté, venaient, par la puissance de sa douce
voix, lécher ses pieds 4, et se soumettre par leurs caresses. D'a-
bord il se fit un profond silence dans toute l'armée. Les chefs
se regardaient les uns les autres, ne pouvant résister à cet
homme, ni comprendre qui il était. Toutes les troupes, immo-
biles, avaient les yeux attachés sur lui. On n'osait parler, de
peur qu'il n'eût encore quelque chose à dire, et qu'on ne
l'empêchât d'être entendu. Quoiqu'on ne trouvât rien à ajouter
aux choses qu'il avait dites, ses paroles avaient paru courtes,
et on aurait souhaité qu'il eût parlé plus longtemps. Tout ce
qu'il avait dit demeurait comme gravé dans tous les cœurs. En
parlant, il se faisait aimer, il se faisait croire; chacun était
avide, et comme suspendu, pour recueillir jusqu'aux moin-
dres paroles qui sortaient de sa bouche 6.
Enfin, après un assez long silence, on entendit un bruit
sourd qui se répandait peu à peu. Ce n'était plus ce bruit con-
fus des peuples qui frémissaient dans leur indignation; c'était,
au contraire, un murmure doux et favorable 6 . On découvrait
i. Dans l'antiquité le rameau d'olivier
a été le symbole de la paix, comme le
laurier a été celui du triomphe à la
guerre.
2. « Éblouis, » de bleu, comme si l'on
apercevait desbluettes, étincelles bleues;
ce verbe a, comme on le voit, une ori-
gine assez humble.
3. Quae sidéra excantata voce Thessala
Lunamque cœlo deripit. .
(Hou., Epod.,v, v. 45.)
c Qui de sa voix de Thessalienne détache
i du ciel la lune et les astres enchantés.!
4. Autre souvenir d'Horace:
Te vidit insons Cerberus aureo
Cornu décorum, leniter attensni
Caudam, et recedentis trilingui
Ore pedes tetigitque crura.
(Lib. II, od. xvi, v. 29J
« Cerbère te vit avec tes cornes d'or, ô
» Bacchus ; déposant sa fureur, il agita
» doucement sa queue, et, quand tu t'é-
■ loignas, il lécha de sa triple langue
» tes jambes et tes pieds. »
Fénelon applique à Bacchus conqué-
rant de l'Inde, et aux tigres, ce qu'Ho-
race dit de Cerbère et de Bacchus des-
cendu aux sombres bords.
5. Imitation du poète latin
Pendet narrantis ab ore.
(VinG.,y£"H., îv, v. 79.)
t Elle est suspendue aux lèvres du bé«
■ ros qui raconte. ■
6. Si l'on étudie cette phrase, on 'ui
LIVRE NEUVIEME.
191
déjà sur les visages je ne sais quoi de serein et de radouci. Les
Manduriens, si irrités, sentaient que les armes leur tombaient
des mains. Le farouche Phalante, avec ses Lacédémoniens,
fut surpris de trouver ses entrailles de fer * attendries. Les
autres commencèrent à soupirer après cette heureuse paix
qu'on venait leur montrer. Philoctète, plus sensible qu'un
autre par l'expérience de ses malheurs, ne put retenir ses
larmes. Nestor ne pouvant parler, dans le transport où ce
discours venait de le mettre, embrassa tendrement Mentor, et
tous ces peuples à la fois, comme si c'eût été ur signal, s'é-
crièrent aussitôt : « 0 sage vieillard, vous nous ûésarmez 1 la
paix ! la paix 2 ! »
Nestor, un moment après, voulut commencer un discours ;
mais toutes les troupes, impatientes, craignirent qu'il ne
voulût représenter quelque difficulté. « La paix ! la paix ! » s'é-
crièrent-elles encore une fois. On ne put leur imposer silence,
qu'en faisant crier avec eux par tous les chefs de l'armée : « La
paix ! la paix ! »
Nestor, voyant bien qu'il n'était pas libre de faire un discours
suivi, se contenta de dire : « Vous voyez, ô Mentor, ce que
» peut la parole d'un homme de bien. Quand la sagesse et la
» vertu parlent, elles calment toutes les passions. Nos justes
» ressentiments se changent en amitié, et en désir d'une paix
» durable. Nous l'acceptons telle que vous nous l'offrez. » En
même temps, tous les chefs tendirent les mains en signe de
consentement.
Mentor courut vers la porte de la ville pour faire ouvrir,
et pour mander à Idoménée, de sortir de Salente sans pré-
caution3. Cependant Nestor embrassait Télémaque *, disant :
« O aimable fils du plus sage de tous les Grecs, puis.<iez-vous
» être aussi sage et plus heureux que lui ! N'avez-vous rien dé-
» couvert sur sa destinée ? Le souvenir de votre père, à qui vous
» ressemblez, a servi à étouffer notre indignation. » Phalante,
quoique dur et farouche 5 , quoiqu'il n'eût jamais vu Ulysse, ne
laissa pas dêtre touché de ses malheurs et de ceux de son fils.
trouvera un caractère très-marqué d'har-
monie imitative ; le style s'entle ou s'a-
baisse à propos.
1. On trouve des expressions analogues
chez les anciens, ferrea corda, pectus
ahenum, cœur de fer, cœurs d'airain ;
« entrailles. »
2. Ce changement de dispositions dans
les armées confédérées est présenté arec
beaucoup d'art.
3. Pour ne pas mécontenter les nou-
veaux alliés par des marques de défiance.
4. Nestor, attentif à ce qui se passait,
n'avait pas encore répondu à la tendre
démonstration de Télémaque; cttte ré-
ponse se fait en ce moment, l'accord
étant survenu. Il faut remarquer comme
le récit de Fénelon est plein de nuances,
de variété et d'à-propos.
5. Fénelon a donné à Phalante le ca-
ractère ■ dur et farouche, » qui était
celui des Lacédémoniens plus que des
autres peuples grecs.
192
TÉLÉMAQUE.
Déjà on pressait Télémaque de raconter ses aventures, lorsque
Menlor revint avec Idoménée et toute la jeunesse Cretoise qui
le suivait.
IV. A la vue d'Idoménée, les alliés sentirent que leur cour-
roux se rallumait; mais les paroles de Mentor éteignirent ce feu
prêt à éclater: « Que tardons-nous, dit-il, à conclure cette
» sainte ■ alliance, dont les dieux seront les témoins et les
» défenseurs? Qu'ils la vengent, si jamais quelque impie ose
» la violer; et que tous les maux horribles de la guerre, loin
» d'accabler les peuples fidèles et innocents, retombent sur la
» tète parjure et exécrable 2 de l'ambitieux qui foulera aux
» pieds les droits sacrés de cette alliance. Qu'il soit détesté
» des dieux et des hommes; qu'il ne jouisse jamais du fruit de
» sa perfidie; que les Furies infernales, sous les figures les
» plus hideuses, viennent exciter sa rage et son désespoir8;
» qu'il tombe mort sans aucune espérance de sépulture; que
» son corps soit la proie des chiens et des vautours ; et qu'il
» soit aux enfers, dans le profond abîme du Tartare, tourmenté
» à jamais plus rigoureusement que Tantale, Ixion, et les Da-
» naïdes M Mais plutôt, que cette paix soit inébranlable comme
» les rochers d'Atlas qui soutient le ciel5; que tous les peu-
» pies la révèrent, et goûtent ses fruits, de génération en gé-
» nération ; que les noms de ceux qui l'auront jurée soient
» avec amour et vénération dans la bouche de nos derniers
» neveux; que cette paix, fondée 6 sur la justice et sur la
» bonne foi, soit le modèle7 de toutes les paix qui se feront
» à l'avenir chez toutes les nations de la terre; et que tous les
» peuples qui voudront se rendre heureux en se réunissant,
» songent à imiter le peuple de l'Hespérie 8!»
A ces paroles, Idoménée et les autres rois jurent la paix aux
1. «Sainte, » parce qu'elle est établie
sur les bases de la justice, et que les
die ix en seront les « témoins. »
2. « Exécrable, » exsecrari, déclarer
en dehors des choses sacrées, en dehors
de la participation aux sacrifices.
3. Allusion aux Euniénides ou Furies
qui avaient poursuivi Oreste, meurtrier
de sa mère, jusqu'au temple de Delphes
où il avait obtenu sa délivrance.
4. Criminels célèbres dans l'antiquité,
cités comme exemples des supplices ré-
servés aux impies dans les enfers. Voir
plus haut, passim.
5. ïi tan changé en montagne par P. r-
sée, qui avait fait briller à ses yeux la
tête de Méduse. La chaîne de l'Atlas
s'étend au nord de l'Afrique, qu'il tra-
verse presque dans toute sa longueur.
Les poètes disaient qu'Atlas avait été
condamné à porter le ciel sur ses
épaules.
. 6. La jus1 ice est comme le terrain sur
lequel est fondé l'édifice de la paix.
7. i Modèle, » modus, la manière dont
il faut se conduire, en imitant autrui.
8. On voit dans ce morceau un exem-
ple des imprécations qui ont été faites
dans tons les temps contre les violateurs
de la foi jurée. Mais il faut remarquer
comment, par un sentiment plus chré-
tien, Féneloo sait ajouter des paroles
d'espérance et prévoir un meilleur ave-
nir.
LIVRE NEUVIÈME.
193
conditions marquées. On donne de part et d'autre douze otages.
Télémaque veut être du nombre des otages donnés par Ido-
ménée; mais on ne peut consentir que Menlor en soit, parce
que les alliés veulent qu'il demeure auprès d'idoménée, pour
répondre de sa conduite et de celle de ses conseillers, jusqu'à
l'entière exécution des choses promises *, On immola s, entre
la ville et l'armée ennemie, cent génisses blanches comme la
neige, et autant de taureaux de même couleur, dont les cornes
étaient dorées et ornées de festons 3. On entendait retentir, jus-
que dans les montagnes voisines, le mugissement affreux des
victimes qui tombaient sous le couteau sacré. Le sang fumant
ruisselait de toutes parts. On faisait couler avec abondance un
vin exquis pour les libations *. Les aruspices F consultaient les
entrailles qui palpitaient encore. Les sacrificateurs brûlaient
sur les autels un encens qui formait un épais nuage, et dont
la bonne odeur parfumait toute la campagne fl.
Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder
d'un œil ennemi, commençaient à s'entretenir sur leurs aven-
tures. Ils se délassaient déjà de leurs travaux, et goûtaient par
avance les douceurs de la paix 7. Plusieurs de ceux qui avaient
suivi Idoménée au siège de Troie reconnurent ceux de Nestor
qui avaient combattu dans la même guerre. Ils s'embrassaient
avec tendresse, et se racontaient mutuellement tout ce qui leur
était arrivé depuis qu'ils avaient ruiné la superbe ville qui était
l'ornement de toute l'Asie. Déjà ils se couchaient sur l'herbe,
se couronnaient de fleurs, et buvaient ensemble le vin qu'on ap-
portait de la ville dans de grands vases, pour célébrer une si
heureuse journée 8.
Tout à coup Mentor dit aux rois et aux capitaines assem-
blés : « Désormais, sous divers noms et sous divers chefs, vous
1. Hommage rendu à Mentor, à sa
bonne foi ; ou ne craignait pas de le
laisser auprès de l'ennemi, et néanmoins
Ton se défiait encore d'idoménée.
2. L'immolation était, à proprement
parler, l'acte par lequel on plaçait un
gâteau salé, mola, sur la tête de la vic-
time avant de la frapper.
3. Les victimes étaient ainsi offertes
aux dieux, parées d'or, de fleurs et de
festons.
4. Le prêtre, après avoir goûté le vin,
le répandait sur la tète de la victime ;
c'était la libation (XiiSa-, verser).
5. Les • aruspices » étaient les prêtres
chargés de préparer la victime immolée
et de consulter les entrailles; c'était une
institution plus romaine que grecque.
6. Voir daDS V Iliade (1. ni, v. 290) la
TKLÉMAQUE. t.
description d'un sacrifice pour garantir
la trêve entre les deux armées, et les
conditions qui doivent présider au com-
bat singulier de Ménélas et de Paris.
7. C'est l'usage des poètes épiques,
après avoir raconté les événements re-
latifs aux chefs, de montrer la multitude
dans les diverses circonstances de la vie
héroïque; cela donne du mouvement et
de la vérité au récit.
8. Discurrunt, variantque vices, fusiqne per
[herbam,
Indulgent vino, et vertunt crateras ahenos.
(Virg.,^«., 1. ix, v. 164.)
« Ils se partagent, ils vont à leurs postes»
« et se relèvent tour à tour ; puis, cou"
t chés sur l'herbe, ils se plaisent à boire,
« à vider les cratères d'airain. »
194 TÉLÉMAQUE.
» no ferez plus qu'un seul peuple. C'est ainsi que les jusles
» dieux, amateurs * des hommes, qu'ils ont formés, veulent
» être le lieu éternel de leur parfaite concorde 2. Tout le
» génie humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de
» toute la terre. Tous les peuples sont frères, et doivent s'ai-
>> nier comme tels. Malheur à ces impies qui cherchent une
» gloire cruelle dans le sang de leurs frères, qui est leur
» propre sang! La guerre est quelquefois nécessaire, il est
» vrai; mais c'est la honte du genre humain, qu'elle soit
» inévitable en certaines occasions 3. 0 rois, ne dites point
» qu'on doit la désirer pour acquérir de la gloire : car la
» vraie gloire ne se trouve point hors de l'humanité *. Qui-
» conque préfère sa propre gloire aux sentiments de l'huma-
» nité est un monstre d'orgueil, et non pas un homme : il ne
» parviendra même qu'à une fausse gloire; car la vraie ne se
» trouve que dans la modération et dans la bonté. On pourra
» le flatter pour contenter sa vanité folle; mais on dira tou-
» jours de lui en secret, quand on voudra parler sincère-
» ment: « 11 a d'autant moins mérité la gloire, qu'il l'a désirée
» avec une passion injuste. Les hommes ne doivent point l'es-
» timer, puisqu'il a si peu estimé les hommes, et qu'il a prodi-
» gué leur sang par une brutale vanité 5. » Heureux le roi qui
» aime son peuple, qui en est aimé, qui se confie en ses voi-
» sins, et qui a leur confiance ; qui, loin de leur faire la guerre,
» les empêche de l'avoir entre eux, et qui fait envier à toutes
» les nations étrangères le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoir
» pour roi 6Î Songez donc à vous rassembler de temps en
» temps, ô vous qui gouvernez les puissantes villes de l'iles-
» périe. Faites de trois ans en trois ans une assemblée géné-
» raie, où tous les rois qui sont ici présents se trouvent pour
d renouveler l'alliance par un nouveau serment, pour raf-
» fermir l'amitié promise, et pour délibérer sur tous les in-
1. « Amateurs, amis. «
î. Cette morale politique est très-belle,
mais elle est toute chrétienne. C'est Dieu
qui est • Le lien éternel » de la concorde
entre les peuples. Dieu aime ces hommes
qu'il a « formés, » c'est-à-dire créés et
ornés pour la vie. Mentor enseigne la
fraternité ''u genre humain; tous les
peuples sont frères et doivent s'aimer. La
charité évangelique a proclamé ce prin-
cipe. Les anciens n'auraient pas, dans un
poëme, suppose que tous les hommes sont
une famille « dispersée » sur la face de
la terre
on y voit la guerre regardée comme
une ■ honte » pour le genre humain, et
l'espérance, ou du moins le vœu de sa
suppression définitive.
4. t Humanité. • Cette expression si-
gnifie ici le sentiment du devoir, le res-
pect de l'homme et de ce qui est dû à sa
condition
5. Cette véhémente sortie contre la
guerre, et contre l'ambition, n'est pas
exempte de diffusion, mais la pensée est
noble e l'expression éloquente.
6. Ce n'est pas aux Sa entins que
Mentor adresse ces belles paroles, c'est
au duc de Bourgogne, pour l'engager à
3. Toutes ces idées sont très-avancées | ne pas imiter la politique de son aïeul.
LIVRE NEUVIÈME.
195
» lérôts communs l. Tandis que vous serez unis, vous aurez
» au dedans de ce beau pays la paix, la gloire et l'abondance : au
» dehors vous serez toujours invincibles. 11 n'y a que la Dis-
» corde 2, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes in-
» sensés, qui puisse troubler la félicité 3 que les dieux vous
» préparent. »
Nestor lui répondit : « Vous voyez, par la facilité avec la-
» quelle nous faisons la paix, combien nous sommes éloignes
» de vouloir faire la guerre par une vaine gloire, ou par
» l'injuste avidité de nous agrandir au préjudice * de nos
» voisins. Mais que peut- on faire quand on se trouve auprès
» d'un prince violent qui ne connaît, d'autre loi que son inté-
» rôt, et qui ne perd aucune occasion d'envahir5 les terre?
» des autres États? Ne croyez pas que je parle d'Idoménée; non,
» je n'ai plus de lui cette pensée: c'est Adraste, roi des Dau-
» niens 6, de qui nous avons tout à craindre. Il méprise les
» dieux, et croit que tous les hommes qui sont sur la terre ne
» sont nés que pour servir à sa gloire 7 par leur servitude. Il ne
» veut point de sujets dont il soit le roi et le père ; il veut des
» esclaves et des adorateurs; il se fait rendre les honneurs
» divins8. Jusqu'ici l'aveugle Fortune a favorisé ses plus injus-
» tes entreprises. Nous nous étions hûtés de venir attaquer
» Salente, pour nous défaire du plus faible de nos ennemis,
» qui ne commençait qu'à s'établir sur cette côte, afin de tour-
» ner ensuite nos armes contre cet autre ennemi plus puis-
» sant. Il a déjà pris plusieurs villes de nos alliés. Ceux de
» Crotone ont perdu contre lui deux batailles. Il se sert de
» toutes sortes de moyens pour contenter son ambition : la
» force et l'artifice, tout lui est égal, pourvu qu'il accable ses
» ennemis. Il a amassé de grands trésors; ses troupes sont dis-
» ciplinées et aguerries; ses capitaines sont expérimentés; il
» est bien servi; il veille lui-môme sans cesse sur tous ceux qui
» agissent par ses ordres. Il punit sévèrement les moindres
» fautes, et récompense avec libéralité les services qu'on lui
1. C'est une fédération italienne que
la sagesse de Mentor propose d'établir.
2. Divinité allégorique, fille de la Nuit,
et sœur de Némesis, îles Parques et de
la Mort. Jupiter l'avait, disait on, chassée
de fOlympe.
3. La « félicité» est le bonheur per-
manent; elle diffère du plaisir, qui passe,
et de la joie, qui en est le résultat.
4. t Préjudice » est le même, étymo-
logiquemeut, que préjugé ; c'est par ex-
tension qu'il signifie dommage, détri-
ment.
5. « Envahir, » invadere, marcher
contre ; le d a disparu et a été remplacé
par l'A.
6. Autre peuple de l'anci-enne Apulie,
sur les côtes de l'Adriatique.
7. «Servira sa gloire, » expression
énergique, an tour latin : Servire to«
luptati, vatetudini, gloriœ.
8. Ces deux mots, ainsi réunis, consti-
tuent les deux derniers termes de la
tyrannie, qui arrive à ne voir dans les
hommes que des esclaves et des étrei
prosternés qui adorent le maître.
196 TÉLÉMAQUE.
» rend. Sa valeur soutient et anime celle de toutes ses troupes.
» Ce serait un roi accompli, si la justice et la bonne foi ré-
» glaient sa conduite; mais il ne craint ni les dieux, ni le re-
» proche de sa conscience l. Il compte même pour rien la rc-
» putation ; il la regarde comme un vain fantôme qui ne doit
» arrêter que les esprits faibles. Il ne compte pour un bien
» solide et réel, que l'avantage de posséder de grandes riehes-
» ses, d'être craint, et de fouler à ses pieds tout le genre hu-
» main2. Bientôt son armée paraîtra sur nos terres; et si l'u-
» nion de tant de peuples ne nous met en état de lui résister,
» toute espérance de liberté nous sera ôtée. C'est l'intérêt d'!-
» doménée, aussi bien que le nôtre, de s'opposer à ce voisin,
» qui ne peut souffrir rien de libre dans son voisinage. Si nous
»> étions vaincus, Salente serait menacée du même malheur.
» Hâtons-nous donc tous ensemble de le prévenir. »
Pendant que Nestor parlait ainsi, on s'avançait vers la ville,
car Idoménée avait prié tous les rois et tous les principaux
chefs d'y entrer pour y passer la nuit.
Observations générales sur le neuvième livre. — Le principal ob-
jet de ce livre était de montrer le mal qui résulte des guerres injustes.
C'est en quelque sorte un traité du droit des gens. On y voit claire-
ment déterminées, par la sage parole de Mentor, toutes les circonstances
qui font reconnaître qu'une guerre est injuste, et le jeune duc de Bour-
gogne, en lisant ce livre neuvième du Télémaque, s'instruisait de ses
devoirs de roi. Les Manduriens, peuple sauvage, dont les mœurs ver-
tueuses sont décrites ici avec une complaisance voisine de l'exagéra*
tion, se montrent observateurs scrupuleux de la justice et du droit; la
docilité d'idoménée aux conseils de Àlentor est digne d'éloges, et il est
beau de voir comment les peuples se rendent aux conseils de la Sagesse.
Les confédérés, malgré l'irritation qu'ils éprouvent contre Idoménée,
obéissent à Mentor; une paix honorable aux deux partis, une alliance
est conclue. Voilà pour la politique de ce chant: elle se résume dan
cette phrase: « Le rempart le plus sûr d'un État, c'est la justice, c'est-
à-dire le « respect du d toit ; » les armes, au contraire, provoquent les ar
mes, arma armis irritantur. »
A mesure qu'on avance dans la lecture du Télémaque, on reconnaît que
ce poëme dut être accueilli avec quelque déplaisir par un roi qui avait
trouvé moins de vraie gloire que de désastres dans ses guerres.
\. « Conscience, » conscientia (setre , I habile est tracé de main de maître; il
cum), science intérieure, connaissance I intéresse déjà le lecteur à la guerre qui
de soi ; nil conscire sibi, dit Horace. I aura lieu, et dans laquelle Adraste sera
î. Ce portrait du tyran intrépide et ' un redoutable adversaire de Télémaque.
LIVRE DIXIEME.
197
LIVRE DIXIÈME.
Sommaire. — I. Les alliés, par la parole de Mentor, demandent à IJo-
ménée d'entrer dans leur ligue contre les Dauniens ; Idoménée y
consent, mais, suivant les conseils plus sages de Mentor, il se con-
tente d'envoyer à l'armée confédérée Telémaque et cent jeunes Cre-
tois. — II. Regrets de Telémaque en se séparant de Mentor; juge-
ment inconsidéré qu'il porte ; paroles que Mentor lui adresse à ce sujet.
— III. Après le départ du fils d'Ulysse, Mentor examine en détail
la ville et le royaume de Salente, l'état du commerce et autres par-
ties de l'administration; il engage Idoménée à partager le peuple
en classes, et à distinguer les rangs par la diversité des costumes ;
il fait porter des règlements utiles contre le luxe. — IV. Il veut
qu'on encourage les arts utiles, le commerce, l'agriculture surtout
qu'il fait remettre en honneur. — V. Résultats heureux de ces ré-
formes.
I. Cependant toute l'armée des alliés dressait ses tentes ', et
la campagne était déjà couverte de riches pavillons2 de tou-
tes sortes de couleurs, où les Hespériens fatigués attendaient
le sommeil. Quand les rois, avec leur suite, furent entrés dans
la ville, ils parurent étonnés qu'en si peu de temps on eût pu
faire tant de bâtiments 3 magnifiques, et que l'embarras d'une
si grande guerre n'eût point empêché cette ville naissante de
croître et de s'embellir tout à coup.
On admira la sagesse et la vigilance d'Idoménée, qui avait
fondé un si beau royaume *: et chacun concluait que, la paix
étant faite avec lui, les alliés seraient bien plus puissants s il
entrait dans leur ligue contre les Dauniens. On proposa L Ido-
ménée d'y entrer; il ne put rejeter une si juste proposition, et
il promit des troupes. Mais comme Mentor n'ignorait rien de
tout ce qui est nécessaire pour rendre un État florissant 5,
il comprit que les forces d'Idoménée ne pouvaient pas être
aussi grandes qu'elles le paraissaient : il le prit en particulier,
et lui parla ainsi :
i. « Tente, • habitation en toile, dans |
un camp, ou pour des voyageurs en rase
campague, ou dans le désert; ainsi ap-
pelée parce qu'elle est tendue.
2. t Pavillon, » tente ronde ou carrée,
qui se termine en pointe par en haut.
3. • Faire des bâtiments; » encore un
exemple de l'emploi peu élégant du
verbe faire; il est mieux de préférer
l'emploi de termes moins généraux et
qui spécialisent l'objet ; ainsi, au lieu de
« faire» des bâtiments, on les élève, on les
construit.
4. On s'étonne de voir les alliés ad-
mirer ainsi t la sagesse et la vigilance »
d'un roi si peu vigilant et si peu sage.
5. « Florissant. » L'idée de fleurir a
toujours elé prise pour une similitude
s'appliquent à ce qui est fort, vigoureux,
fait pour croître et se développer; elle
caractérise bien une société eu procréa.
198
TÉI.ÉMAQUE.
« Vous voyez que nos soins ne vous ont pas été inutiles. Sa-
» lente est garantie des malheurs qui la menaçaient. Il ne
» tient plus qu'à vous d'en élever jusqu'au ciel la gloire, et
» d'égaler la sagesse de Minos, votre aïeul, dans le gouverne-
» ment de vos peuples. Je continue à vous parler librement,
» supposant que vous le voulez, et que vous détestez toute flat-
» terie 1. Pendant que ces rois ont loué votre magnificence, je
» pensais en moi-même à la témérité de votre conduite. »
A ce mot de témérité, Idoménée changea de visage, ses yeux
se troublèrent, il rougit, et peu s'en fallut qu'il n'interrompît
Mentor pour lui témoigner son ressentiment. Mentor lui dit
d'un ton modeste et respectueux, mais libre et hardi 2 : « Ce
» mot de témérité vous choque, je le vois bien : tout autre que
» moi aurait eu tort de s'en servir: car il faut respecter les
» rois, et ménager leur délicatesse, môme en les reprenant.
» La vérité par elle-même les ble?se assez, sans y ajouter des
» termes forts, mais j'ai cru que vous pourriez souffrir que
» je vous parlasse sans adoucissement pour vous découvrir
» votre faute3. Mon dessein a été de vous accoutumer à enten-
» dre nommer les choses par leur nom, et à comprendre que
» quand les autres vous donneront des conseils sur votre con-
» duite, ils n'oseront jamais vous dire tout ce qu'ils penseront.
» Il faudra, si vous voulez n'y être point trompé, que vous
» compreniez toujours plus qu'ils ne vous diront sur les cho-
» ses qui vous seront désavantageuses. Pour moi, je veux bien
» adoucir mes paroles selon votre besoin; mais il vous est utile
» qu'un homme sans intérêt et sans conséquence * vous parle
» en secret un langage dur. Nul autre n'osera jamais vous le
» parler : vous ne verrez la vérité qu'à demi, et sous de belles
» enveloppes. »
A ces mots, Idoménée, déjà revenu de sa première prompti-
tude, parut honteux de sa délicatesse. « Vous voyez, dit-il à
» Mentor, ce que fait l'habitude d'être flatté. Je vous dois le
» salut de mon nouveau royaume, il n'y a aucune vérité que je
« ne me croie heureux d'entendre de votre bouche ; mais ayez
i. Cela semble une ironie. Idoménée
vit depuis plus de vingt ans sous le ré-
gime de la flatterie, comme on le verra
plus loin par la chute de ses deux mi-
nistres.
2. Voici des alliances, ou plutôt des
antithèses de mots et d'idées qui sont
pleines de 6ens. Pour être moralement
utile à un roi, il faut être à la fois « res-
pectueux et hardi. »
3. C'est une divinité qui parle, son
langage s'élève, elle t'exprime avec au-
torité ; Moraénée, bien que son orgueil
en souffre, se soumet et cèile à l'ascen-
dant que Mentor exerce sur lui.
4. Sans importance, «lont les actions
ou les pensées ne sauraient avoir de
■ conséquence,! de suite. C'est une faute
choquante que d'employer l'adjectif •con.
séqueut » d«ns le sens d'important. — Au
fond tout ce passage n'est qu'une leçon du
précepteur à l'usage de son royal disciple.
LIVRE DIXIÈME.
199
o pitié d'un roi que la flatterie avait empoisonné, et qui n'a
» pu, môme dans ses malheurs, trouver des hommes assez gc-
» néreux pour lui dire la vérité. Non, je n'ai jamais trouvé
» personne qui m'ait assez aimé pour vouloir me déplaire en
» me disant la vérité tout entière *, »
En disant ces paroles, les larmes lui vinrent aux yeux, et il
embrassait tendrement Mentor. Alors ce sage vieillard lui dit :
« C'est avec douleur que je me vois contraint de vous dire des
» choses dures ; mais puis-je vous trahir en vous cachant la
» vérité? Mettez-vous en ma place. Si vous avez été trompé
» jusqu'ici, c'est que vous avez bien voulu l'être; c'est que
» vous avez craint des conseillers trop sincères. Avez-vous cher-
» ché les gens les plus désintéressés, et les plus propres à vous
» contredire? Avez-vous pris soin de faire parler les hommes
» les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés
» dans leur conduite, les plus capables de condamner vos pas-
» sions et vos sentiments injustes? Quand vous avez trouvé
» des flatteurs, les avez-vous écartés? vous en êtes^vous défié?
» Non, non, vous n'avez point fait ce que font ceux qui aiment
» la vérité, et qui méritent de la connaître. Voyons si vous
» aurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la
» vérité qui vous condamne *.
» Je disais donc que ce qui vous attire tant de louanges ne
» mérite que d'être blâmé 3. Pendant que vous aviez au dehors
» tant d'ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal
» établi, vous ne songiez, au dedans de votre nouvelle ville, qu'à
» y faire des ouvrages magnifiques. C'est ce qui vous a coûté
» tant de mauvaises nuits, comme vous me l'avez avoué vous-
» même. Vous avez épuisé vos richesses ; vous n'avez songé ni
» à augmenter votre peuple, ni à cultiver les terres fertiles de
» cette côte. Ne fallait-il pas regarder ces deux choses comme
» les deux fondements essentiels de votre puissance : avoir
» beaucoup de bons hommes *, et des terres bien cultivées pour
» les nourrir 5? 11 fallait une longue paix dans ces commence-
1. Fénelon a voulu peindre dans Ido-
ménée une nature faible, irritable, sans
génie, mais sachant, non sans quelque
effort, accepter les conseils d autrui.
Mcutor le forcera d'avouer, de recon-
naître son impuissance.
2. Il ne faut pas oublier, pour eicuser
ces longueurs, que le Télémaque est eu
grande partie un traité de morale politi-
que à l'usage d'un prince appelé à ré-
gner.
3. Qui verraitd&us « blâmer (blasmer) »
le même mot, étymologiquement et par
contraction, que blasphémer? C'est un
exemple de la manière dont les mots se
modifient dans leur passage à travers les
â^es tout en gardant quelque chose de
leur sens primitif.
4. Dans le sens du latin boni, braves,
utiles, bons dans la guerre et dans la
paix.
5. Tou test là. Ce sont deux condition!
essentielles en matière d'économie poli-
tique pour assurer la force d'un Etat.
200 TÉLÉMAOUE.
» mcnts, pour favoriser la multiplication de votre peuple. Vous
» ne deviez songer qu'à l'agriculture et à l'établissement des
o plus sages lois. Une vaine ambition vous a poussé jusques
a au bord du précipice. A force de vouloir paraître grand, vous
» avez pensé ruiner votre véritable grandeur l. Hàtez-vous de
y> réparer ces fautes: suspendez tous vos grands ouvrages; re-
n noncez à ce faste qui ruinerait votre nouvelle ville; laissez
» en paix respirer vos peuples; appliquez-vous à les mettre
» dans l'abondance, pour faciliter les mariages. Sachez que
» vous n'êtes roi qu'autant que vous avez des peuples à gou-
» verner, et que votre puissance doit se mesurer, non par
» l'étendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre
» des hommes qui habiteront ces terres, et qui seront attachés
» à vous obéir. Possédez une bonne terre, quoique médiocre
» en étendue; couvrez-la de peuples2 innombrables, laborieux
» et disciplinés3; faites que ces peuples vous aiment : vous Otes
» plus puissant, plus heureux, plus rempli de gloire, que tous
» les conquérants qui ravagent tant de royaumes. »
— «Queferai-je doncàl'égarddecesrois?réponditIdoménée;
» leur avouerai-je ma faiblesse? Il est vrai que j'ai négligé l'a-
» griculture, et même le commerce, qui m'est si facile sur
» cette côte : je n'ai songé qu'à faire une ville magnifique.
» Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me déshonorer dans
» l'assemblée de tant de rois, et découvrir mon imprudence 4?
S'il le faut, je le veux; je le ferai sans hésiter, quoi qu'il
m'en coûte ; car vous m'avez appris qu'un vrai roi, qui est
fait pour ses peuples et qui se doit tout entier à eux, doit
préférer le salut de son royaume à sa propre réputa-
tion 5. »
— «Ce sentiment est digne du père despeuples, reprit Mentor;
» c'est à cette bonté, et non à la vaine magnificence de votre
» ville, que je reconnais en vous le cœur d'un vrai roi*. Mais
» il faut ménager votre honneur, pour l'intérêt môme de votre
1. Pour embellir Salente, le roi n'a-
xait rien épirgné, mais il avait négligé
l'agriculture et l'établissement de lois
sages : aussi Mentor lui reproche d'avoir
eu le goût du faste plus que celui d'une
véritable grandeur. Toutes ces critiques
'levaient évidemment déplaire au roi
Louis XIV.
2. « Couvrez-la de peuples ; » expres-
sion forte ; la terre doit être couverte de
peuples comme de mobsons.
3. «Discipliné, » qui se soumet à la
règ'e, comme à l'école, et consent à
apprendre, discere.
4. La réclamation d'Uloménée est
juste ; déjà Mentor y a eu égard en par-
lant aux alliés.
5. « Réputation, » ce que l'on pense
d'une personne, en arrière d'elle {repu-
tare); s'applique au bien et au mal, et
dit moins que célébrité.
6. Mentor ne veut pas décourager
celui à qui il adresse ces remontrances,
d'ailleurs assezdures; il reconnaît qu'Ido-
ménée possède ce qu'il y a de plus beau,
la vertu avec laquelle on peut tout ré-
parer, «le cœur d'un vrai roi.»
LIVRE DIXIÈME.
201
» royaume. Laissez-moi faire ; je vais foire entendre à ces rois
» que vous vous êtes engigé à rétablir Ulysse, s'il est encore
» vivant, ou du moins son fils, dans la puissance royale, a
» Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les
» amants de Pénélope. Ils n'auront pas de peine à comprendre
» que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi,
» ils consentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un fui-
» ble secours contre les Dauniens. »
A ces mots, Idoménée parut comme un homme qu'on soulage
d'un fardeau accablant. « Vous sauvez, cher ami, dit-il à Men-
» tor, mon honneur, et la réputation de celte ville naissante,
a dont vous cacherez l'épuisement à tous mes voisins. Mais
» quelle apparence ' de dire que je veux envoyer des troupes à
» Ithaque pour y rétablir Ulysse, ou du moins Télémaque son
» fils, pendant que Télémaque lui-même est engagé à aller à
» la guerre contre les Dauniens 2. »
— » Ne soyez point en peine, répliqua Mentor; je ne dirai rien
» que de vrai. Les vaisseaux que vous enverrez pour l'établis-
» sèment de votre commerce iront sur la côte d'Upire3; ils fe-
» ront à la fois deux choses : l'une, de rappeler sur votre côte
» les marchands étrangers, que les trop grands impôts éloi-
» gnaient de Salente ; l'autre, de chercher des nouvelles d'U-
» lysse\ S'il est encore vivant, il faut qu'il ne soit pas loin de
» ces mers qui divisent la Grèce d'avec l'Italie5; et on assure
i) qu'on Ta vu chez les Phéaciens 6. Quand même il n'y aurait
« plus aucune espérance de le revoir, vos vaisseaux rendront
» un signalé service7 à son fils : ils répandront dans Ithaque et
» dans tous les pays voisins la terreur du nom du jeune Télc-
» maque, qu'on croyait mort comme son père. Les amants de
» Pénélope seront étonnés d'apprendre qu'il est prêt à revenir
» avec le secours d'un puissant allié. Les Ithaciens n'oseront
» secouer le joug. Pénélope sera consolée, et refusera toujours
a de choisir un nouvel époux. Ainsi vous servirez Télémaque,
» pendant qu'il sera en votre place avec les alliés de celle côlo
» d'Italie contre les Dauniens 8. »
1. Quel moyen d'être cru quand je
dirai...
2. On peut douter, en effet, qu'une
expédition du roi de Salente, pour rétablir
Ulysse ou Télémaque dans leur île, fût
d'une bonne politique, et meilleure que
d'affermir en Italie, par des alliances, un
État naissant.
3. « Épire, i de yÏ«ciooî, continent. L'É-
pite est située au norû de la Grèce.
4. Il semble difficile de faire com-
prendre aux Salenlins la nécessité J'une
expédition à la recherche d Ulysse.
5. La mer Adriatique et la mer Io-
nienne.
6. On a parlé plus haut des Phéaciens
(habitants de Corcyre), ainsi nommés de
Phéax, père d'Alcinoiïs, qui doonal'hospi-
talité à Ulysse.
7. « Service signalé, » c'est-à-dire
rendu aux yeux de tous.
8. Il y avait autre chose de plus pressé
202
TELEMAQUE
A ces mots, Idoménée s'écria : « Heureux le roi qui est sou-
» tenu par de sages conseils! Un ami sage et fidèle vaut mieux
a à un roi que des armées victorieuses. Mais doublement heu-
» reux le roi qui sent son bonheur, et qui en sait profiter par
a le bon usage des sages conseils ! car souvent il arrive qu'on
» éloigne de sa confiance les hommes sages et vertueux dont
» on craint la vertu, pour prêter l'oreille à des flatteurs dont
» on ne craint point la trahison1. Je suis moi-môme tombé dans
« cette faute, et je vous raconterai tous les malheurs qui me
» sont venus par un faux ami, qui flattait mes passions dans
» l'espérance que je flatterais à mon tour les siennes2. »
Mentor fit aisément entendre aux rois alliés qu'Idoménée
devait se charger des affaires de Télémaque, pendant que ce-
lui-ci irait avec eux. Ils se contentèrent d'avoir dans leur armée
le jeune fils d'Ulysse avec cent jeunes Cretois qu'Idoménée lui
donna pour l'accompagner ; c'était la fleur de la jeune nobles-
se que ce roi avait emmenée de Crète. Mentor lui avait con-
seillé de les envoyer dans cette guerre.- « 11 faut, disait-il, avoir
» soin, pendant la paix, de multiplier le peuple ; mais, de peur
» que toute la nation ne s'amollisse, et ne tombe dans l'igno-
» rance de la guerre, il faut envoyer dans les guerres étrangè-
» res la jeune noblesse3. Ceux-là suffisent pour entretenir
« toute la nation dans une émulation de gloire4, dans l'amour
» des armes, dans le mépris des fatigues et de la mort môme.
» enfin dans l'expérience de l'art militaire. »
II. Les rois alliés partirent de Salente contents d'Idoménée, et
charmés de la sagesse de Mentor : ils étaient pleins -de joie de
ce qu'ils emmenaient avec eux Télémaque. Celui-ci ne put mo-
dérer sa douleur quand il fallut se séparer de son ami. Pen-
dant que les rois alliés faisaient leurs adieux, et juraient à
Idoménée qu'ils garderaient avec lui une éternelle alliance,
Mentor tenait Télémaque serré entre ses bras, et se sentait ar-
rosé de ses larmes5 . « Je suis insensible, disait Télémaque, à
que « de servir Télémaque » par une
guerre d'aventure et qui pouvait offrir
beaucoup de périls. Fenelon veut que le
roi se donne tout entier au bien de ses
peuples ; pour cela il ne doit former que
des entreprises d'une saine politique,
i. t La vertu, la trahison, » antithèse
d'un style ferme.
2. Les paroles de Minerve produi-
sent leur effet sur Idoméuée, il reconnaît
toutes ses erreurs, il eu fera l'aveu
complet.
3. Terme bien moderne pour un sujet
antique. — Sous Louis XIV, « la jeune no-
ble-.se » était seule appelée à fournir dus
oflieiers pour la guerre.
4. « Emulation, » rivalité, avec une
nuance marquée; l'émulation admire les
actions louables et s'efforce de les imi-
ter.
5. « Arrosé de ses larmes. » Les héros
anciens pleurent aisément, témoin Achille
dans l' Iliade. L'expression employée ici
par Fenelon est un exemple de la figure
appelée hyperbole, figure dont il faut
user sobrement parce qu'elle fait tourner
LIVRE DIXIÈME. 203
© la joie d'aller acquérir de la gloire, et je ne suis touché que
» de la douleur de notre séparation. Il me semble que je vois
» encore ce temps infortuné * , où les Égyptiens m'arrachè-
.» rent d'entre vos bras, et m'éloignèrent de vous sans me lais-
» ser aucune espérance de vous revoir. »
Mentor répondait à ces paroles avec douceur, pour le con-
soler. « Voici, lui disait-il, une séparation bien différente :
» elle est volontaire, elle sera courte ; vous allez chercher la
» victoire. Il faut, mon fils, que vous m'aimiez d'un amour
» moins tendre, et plus courageux2 : accou!umez-vous à mon
» absence; vous ne m'aurez pas toujours : il faut que ce soit la
» sagesse et la vertu, plutôt que la présence de Mentor, qui
» vous inspirent ce que vous devez faire. »
En disant ces mots, la déesse, cachée sous la figure de Men-
tor, couvrait Télémaque de son égide; elle répandait au de-
dans de lui l'esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur in-
trépide et la douce modération, qui se trouvent si rarement
ensemble. « Allez, disait Mentor, au milieu des plus grands
» périls, toutes les fois qu'il sera utile que vous y alliez. Un
» prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans
» les combats, qu'en n'allant jamais à la guerre. Il ne fau',
» point que le courage de celui qui commande aux autres
» puisse être douteux. S'il est nécessaire à un peuple de con-
» server son chef ou son roi, il lui est encore plus nécessaire
» de ne le voir point dans une réputation douteuse sur la va-
» leur3 . Souvenez-vous que celui qui commande doit être le
» modèle de tous les autres : son exemple doit animer toute
» l'armée. Ne craignez donc aucun danger, ô Télémaque, et
» périssez dans les combats plutôt que de faire douter de votre
» courage * . Les flatteurs qui auront le plus d'empressement
» pour vous empêcher de vous exposer au péril dans les occa-
» sions nécessaires, seront les premiers à dire en secret que
» vous manquez de cœur, s'ils vous trouvent facile à arrêter
» dans ces occasions.
» Mais aussi n'allez pas chercher les périls sans utilité 5 . La
le style à l'exagération, à l'emphase, et
qui n'est acceptable, comme ici, que si
le lecteur réduit naturellement le sens
du mot aux justes limites de l'idée.
1. •Infortuné» ne s'applique guère
qu'aux personnes; « malheureux ■ a plus
d'extension.
2. La démonstration de Télémaque
donne à Mentor l'occasion de rappeler son
élève à la fermeté, à la dignité, même dans
l'effusion des sentiments tendres et légi-
time». Minerve va lui faire comprendre
qu'il ne faut pas être dévoué aux siens
par sentiment, mais par vertu et avec
courage.
3. Tous doivent être courageux, le
chef surtout ; on ne doit jamais le so up-
çonner de crainte; sa confiance fait en
grande partie celle de son armée.
4. Ce sont de nobles con-eils don-
nés au jeune prince, dont Télémaque,
dans la pensée de Fénelon, est une per-
sonnification.
5. Le conseil est double, et il y « deux
204
TÉLÉMAQUE.
» valeur ne peut être une vertu, qu'autant qu'elle est réglée
^ par la prudence : autrement, c'est un mépris insensé de la
» vie, et une ardeur brutale. La valeur emportée n'a rien de
» sûr l : celui qui ne se possède point dans les dangers est plu-
» tôt fougueux 2 que brave ; il a besoin d'être hors de lui pour
» se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la sur-
» monter par la situation naturelle de son cœur3. En cet
» état, s'il ne fuit pas, du moins il se trouble ; il perd la li-
» berté de son esprit, qui lui serait nécessaire pour donner
» de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser
» les ennemis, et pour servir sa patrie. S'il a toute l'ardeur
» d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine. En-
» core môme n'a-t-il pas le vrai courage d'un simple soldat ;
» car le soldat doit conserver dans le combat la présence d'es-
» prit4 et la modération nécessaires pour obéir 5 . Celui qui
» s'expose témérairement trouble l'ordre et la discipline des
»> troupes, donne un exemple de témérité, et expose souvent
» l'armée entière à de grands malheurs * . Ceux qui préfèrent
» leur vaine ambition 7 à la sûreté de la cause commune, mé-
» ritent des châtiments, et non des récompenses.
» Gardez- vous donc bien, mon cher fils, de chercher la
gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver est d'at-
tendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait
d'autant plus révérer 8, qu'elle se montre plus simple, plus
modeste, plus ennemie de tout faste. C'est à mesure que la
nécessité de s'exposer au péril augmente, qu'il faut aussi do
nouvelles ressources de prévoyance et de courage qui ail-
» lent toujours croissant • . Au reste, souvenez-vous qu'il ne
parties dans ce discours : d'un côté, il
faut montrer une valeur à toute épreuve;
de l'autre, cette valeur ne doit pas être
inutile et perdue, mais réglée par la
prudence et la nécessité.
1. Vis consilii eipers mole mit sua.
(Hor., Od., 1. III, tv, v. 65.)
• La force dépourvue de prudence se
> précipite par son propre poids. »
2. « Fougueux, » qui a du feu ; focus.
3. « La situation naturelle du cœur; »
belle et juste expression. Celui dorrt la
valeur est emportée, n'étant pas maître
de lui, n'a pas le cœur dans sa vraie
situation.
4. f Présence d'esprit, » loculion fran-
çaise excellente; l'esprit est mobile, il
réside ou il voyage, il est présent ou
absent. Il faut veiller avec une grande
attention à tenir son esprit présent, à le
préserver de la divagation, de l'absence.
5. Tout ce que dit ici Fénelon se rap-
porte à la valeur emportée, et non pas
au vrai courage, qu'il a caractérisé plus
haut.
6. Il y a dans l'histoire, et particuliè-
rement dans l'histoire romaine, plus d'un
exemple d'actions d'éclat accomplies mal-
gré la discipline, et punies plutôt que ré-
compensées.
7 . « Ambition, » a ici le sens de désir;
l'emportement du courage vient d'une
ambition, d'un désir de gloire inconsi-
dérés.
8. « Révérer, » revereri ; idée du res-
pect mêlé de crainte, vereri, avec l'idée
accessoire de se reculer avec respect,
marquée par le préfixe re.
9. Fénelon insiste sur la nécessité pour
un chef d'armée de modérer sa valeur ou
LIVRE DIXIEME.
20o
» faut s'attirer l'envie de personne ' . De votre côté, ne soyez
» point jaloux du succès des autres. Louez-les pour tout ce qui
» mérite quelque louange ; mais louez avec discernement:
» disant le bien avec plaisir, cachez le mal, et n'y pensez qu'a-
» vec douleur. Ne décidez point devant ces anciens capitaines
» qui ont toute l'expérience que vous ne pouvez avoir : écou-
» tez-les avec déférence ; consultez-les ; priez les plus habi-
» les de vous instruire ; et n'ayez point de honte d'attribuer
» à leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur.
» Enfin, n'écoutez jamais les discours par lesquels on voudra
«exciter votre défiance ou votre jalousie contre ces autres
» chefs. Parlez-leur avec confiance et ingénuité. Si vous
» croyez qu'ils aient manqué à votre égard, ouvrez-leur vo-
» tre cœur, expliquez-leur toutes vos raisons. S'ils sont ca-
» pables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les char-
» merez, et vous tirerez d'eux tout ce que vous aurez sujet
» d'en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assez rai-
» sonnables pour rentrer dans vos sentiments, vous serez ins-
» truit par vous-même de ce qu'il y aura en eux d'injuste à
» souffrir ; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus com-
» mettre jusqu'à ce que la guerre finisse, et vous n'aurez rien
» à vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais à certains
» flatteurs, qui sèment la division, les sujets de peine que
o vous croirez avoir contre les chefs de l'armée où vous serez2.
» Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir Ido-
» menée dans le besoin où il est de travailler au bonheur de
» ses peuples, et pour achever de lui faire réparer les fautes
» que les mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait com-
» mettre dans l'établissement de son nouveau royaume. »
Alors Télémaque ne put s'empêcher de témoignera Mentor
quelque surprise, et même quelque mépris, pour la conduite
d'idoménée. Mais Mentor l'en reprit d'un ton sévère. « Èles-
vous étonné, lui dit-il, de ce que les hommes les plus esti-
mables sont encore hommes, et montrent encore quelques
restes des faiblesses de l'humanité parmi les pièges innom-
brables et les embarras inséparables de la royauté 3? Idomé-
du moins d'éviter l'intrépidité bouillante
etsaus règle. En France, il faut gouverner
la valeur plus que l'exciter.
I. Ici Mentor change de sujet; après
des leçons sur la valeur et son ju^te em-
ploi, il va donner des conseils de pru-
dence, et apprendre à un jeune chef
comment il doit se comporter avec les
• anciens capitaines » ayant pour eux les
leçons de l'expérience.
2. C'e^t en effet un ensemble assez
complet des devoirs d'un chef à l'égard
des capitaines placés sous ses ordres.
3. Mentor a relevé fortement les dé-
fauts d'idoménée, en parlant à ce roi
lui-même et dans le but de le corriger;
mais il donne aux conseillers des rois
un haut enseignement, ils doivent ca-
cher aux hommes les défauts qu'ils
combattent dans le prince; ils doivent le
20*
TÉLEMAUO
oée, il e«t vrai, a été nourri sar^s des idées du faste ei J.3
hauteur ; mais quel philosophe pourrait se défendre de la flat-
terie, s'il avait été en sa place ? il est vrai qu'il s'es( laissé trop
prévenir par ceux qui ont eu sa confiance ; mais les plus sages
rois sont souvent trompés, quelques précautions qu'ils pien-
nent pour nel'Otre pas1. Un roi ne peut se passer de ministres'
qui le soulagent et en qui il se confie, puisqu'il ne peut tout
Caire. D'ailleurs, un roi connaît beaucoup moins que les par-
ticuliers les hommes qui l'environnent : on est. toujours mas-
qué auprès de lui 3; on épuise toutes sortes d'artifices pour le
tromper. Hélas ! cher Télémaque, vous ne l'éprouverez que trop!
On ne trouve point dans les hommes ni les vertus ni les talents
qu'on y cherche. On a beau les étudier et les approfondir, on
s'y mécompte tous les jours. On ne vient même jamais à bout
de faire, des meilleurs hommes, ce qu'on aurait besoin d'en
faire pour le bien public. Ils ont leurs entêtements, leurs in-
compatibilités, leurs jalousies. On ne les persuade ni on ne les
corrige guère.
» Plus on a de peuples à gouverner, plus il faut de ministres,
pour faire par eux ce qu'on ne peut faire soi-môme ; et plus
on a besoin d'hommes à qui on confie l'autorité, plus on est
exposé à se tromper dans de tels choix. Tel critique aujour-
d'hui impitoyablement les rois, qui gouvernerait demain beau-
coup moins bien qu'eux, et qui ferait les mômes fautes *, avec
d'autres infiniment plus grandes, si on lui confiait la même puis-
sance. La condition privée, quand on y joint un peu d'esprit
pour bien parler, couvre tous les défauts naturels, relève des
talents éblouissants, et fait paraître un homme digne de toutes
les places dont il est éloigné. Mais c'est l'autorité qui met tous
les talents à une rude épreuve, et qui découvre de grands dé-
fauts8.
soutenir, et plaider en sa faveur auprès
de ceux qui sout trop prompts à ne voir
que le mal.
1. Voltaire, dans sa tragédie de Bru-
tus, a de beaux vers sur celte idée :
Et quand il serait vrai que l'absolu pouvoir
Eût emporté Tarquin par delà son devoir,
Qu'il en eût trop suivi l'amorce enihante-
[r*sse,
Quel peuple est «ans erreur et quel roi «an»
[faiblesse ?
Voir aussi, dans VAthalie de Racine, les
conseils de Joad au jeune Joas (act. IV,
se. m) :
De l'absolu pouvoir vous ignorex l'ivresse,
Et des IXchet flatuurs la voix enchanteras**.
t. Le sens littéral de « ministre » est
celui d'inférieur (minus) ; le sens réel est
celui d'intermédiaire, pour l'exercice de
la souveraineté, entre le monarque et
les sujets.
3. Ceux qui s'offrent à lui ont • le
masque » de la sincérité ; leur vraie li-
gure est celle du trompeur.
4. • Fautes » dit moins que crimes,
attentats ; c'est, à proprement parler, le
manquement à quelque loi ; de fallere.
5. C'est ce qui peut être allégué à taût
de gens critiquant le pouvoir, et fort
embarrassés si on leur demande ce qu'il
y a à faire.
LIVRE DIXIÈME. 207
» La grandeur est comme certains verres qui grossissent tous
les objets *. Tous les défauts paraissent croître dans ces hautes
places, où les moindres choses ont de grandes conséquences, et
où les plus légères fautes ont de violents contre-coups *. Le
monde entier est occupé à observer un seul homme à toute
heure, et à le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n'ont
aucune expérience de l'état où il est. Ils n'en sentent point les
difficultés, et ils ne veulent plus qu'il soit homme, tant ils
exigent de perfection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu'il
soit, est encore homme. Son esprit a des bornes, et sa vertu
en a aussi. 11 a de l'humeur, des passions, des habitudes, dont
il n'est pas tout à fait le maître. Il est obsédé 3 par des gens in-
téressés et artificieux; il ne trouve point les secours qu'il cher-
che. 11 tombe chaque jour dans quelque mécompte, tantôt par
ses passions et tantôt par celles de ses ministres. A peine a-
t-il réparé une faute, qu'il retombe dans une autre*. Telle est
la condition des rois les plus éclairés et les plus vertueux.
» Les plus longs et les meilleurs règnes sont trop courts et
trop imparfaits, pour réparer à la fin ce qu'on a gâté 5, sans le
vouloir, dans les commencements. La royauté porte avec elle
toutes ces misères : l'impuissance humaine succombe sous un
fardeau si accablant. Il faut plaindre les rois et les excuser. Ne
sont-ils pas à plaindre d'avoir à gouverner tant d'hommes,
dont les besoins sont infinis, et qui donnent tant de peines à
ceux qui veulent les bien gouverner ?Pour parler franchement,
les hommes sont fort à plaindre d'avoir à être gouvernés par
un roi qui n'est qu'homme semblable à eux; car il faudrait des
dieux pour redresser les hommes. Mais les rois ne sont pas
moins à plaindre, n'étant qu'hommes, c'est-à-dire faibles et
imparfaits, d'avoir à gouverner cette multitude innombrable
d'hommes corrompus et trompeurs 6. »
Télémaque répondit avec vivacité : « Idoménée a perdu,
» par sa faute, le royaume de ses ancêtres en Crète; et, sans
.) vos conseils, il en aurait perdu un second à Salente. »
— « J'avoue, reprit Mentor, qu'ila fait degrandesfaules; mnis
cherchez dans la Grèce, et dans tous les autres pays les mieux
policés,, un roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les plus
1. Comparaison ingénieuse et dont
'exactitude est sensible aux yeux.
2. « Contre-coup; » le coup frappé
iur un corps se fait sentir sur un aulre.
3. « Obsédé, » assiégé, obseisus.
4. Horace dit :
In vitiura ducit cujpae fug».
(Ars poet.v. 31.)
Et Boileau :
SouTent la peur d'un mal nous conduit dans
[un pire.
5. t Gâté ; » du mot allemand wasten,
se rapportant à vastare et à l'idée de
dévaster, rendre vaste.
6. Quelle vérité dans ce tableau des
difficultés et des périls qui se rencontrent
dans l'exercice de la royauté !
208
TÊLÉMAQUE.
grands hommes ont, dans leur tempérament et dans le carac-
tère de leur esprit, des défauts qui les entraînent; et les plus
louables sont ceux qui ont le courage de connaître et de répa-
rer kurs égarements. Pensez-vous qu'Ulysse, le grand Ulysse,
votre père, qui est le modèle des rois de la Grèce, n'ait pas
aussi ses faiblesses et ses défauts l? Si Minerve ne l'eût conduit
pas à pas, combien de fois aurait-il succombé dans les périls
et dans les embarras où la Fortune s'est jouée de luil Combien
de fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressé, pour le conduire
toujours à la gloire par le chemin de la vertu 2 ! N'attendez pas
mémo, quand vous le verrez régner avec tant de gloire à Itha-
que, de le trouver sans imperfections ; vous lui en verrez, sans
doute. La Grèce, l'Asie, et toutes les îles des mers, l'ont admiré
malgré ces défauts; mille qualités merveilleuses les font ou-
blier. Vous serez trop heureux de pouvoir l'admirer aussi, et
de l'étudier sans cesse comme votre modèle.
» Accoutumez-vous donc, ô Télémaque, à n'attendre des plus
grands hommes, que ce que l'humanité est capable de faire s.
La jeunesse, sans expérience, se livre à une critique présomp-
tueuse, qui la dégoûte de tous les modèles qu'elle a besoin de
suivre, et qui la jette dans une indocilité incurable. Non-seule-
ment vous devez aimer, respecter, imiter votre père, quoiqu'il
ne soit point parfait; mais encore vous devez avoir une haute
estime pour Idoménée, malgré tout ce que j'ai repris en lui. Il
est naturellement sincère, droit, équitable, libéral *, bienfai-
sant; sa valeur est parfaite; il déteste la fraude quand il la
connaît, et qu'il suit librement la véritable pente 5 de son cœur.
Tous ses talents extérieurs sont grands et proportionnés à sa
place. Sa simplicité à avouer son tort; sa douceur, sa patience
pour se laisser dire par moi les choses les plus dures ; son cou-
rage contre lui-même pour réparer publiquement ses fautes,
et pour se mettre par là au-dessus de toute la critique des
hommes, montrent une ame véritablement grande. Le bonheur
ou le conseil d'autrui peuvent préserver de certaines fautes un
homme très-médiocre; mais il n'y a qu'une vertu extraordi-
naire qui puisse engager un roi, si lontemps séduit par la
i. Il est permis de remarquer les dé-
fauts de ceux qu'on respecte, afin de
s'en défendre soi-même, et à condition
qu'on rendra témoignage à leurs vraies
qualités.
t. «Conduire, chemin, ■ deux termes
positifs; • gloire, vertu, » termes abs-
traits ; proportion de mots qui constitue
le langage allégorique.
3. Ceux qui commandent, à quelque
titre que ce soit, sont portés à trop
d'exigences ; de là la sagesse de ces
conseils de Mentor.
4. «Libéral,» dans le sens de géné-
reux; donner sans effort et largement
est un noble attribut de l'homme libre.
5. « Véritable, » c'est-à-dire lorsqu'il
suit sa propre impulsion, son bon na-
turel, au lieu de céder à la vanité ou
aux conseils des flatteurs.
LIVRE DIXIÈME.
209
flatterie, à réparer son tort. Il est bien plus glorieux de se re-
lever ainsi, que de n'être jamais tombé, Idoménée a fait les
fautes que presque tous les rois font; mais presque aucun roi
ne fait, pour se corriger, ce qu'il vient de faire. Pour moi, je
ne pouvais me lasser de l'admirer dans les moments mômes où
il me permettait de le contredire. Admirez-le aussi, mon cher
Télémaque : c'est moins pour sa réputation que pour votre uti-
lité, que je vous donne ce conseil '. »
Mentor fit sentir à Télémaque, par ce discours, combien il
est dangereux d'être injuste en se laissant aller aune critique
rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux
qui sont chargés des embarras et des difficultés du gouverne-
ment. Ensuite il lui dit : « Il est temps que vous partiez ; adieu :
» je vous attendrai. 0 mon cher Télémaque, souvenez-vous que
» ceux qui craignent les dieux n'ont rien à craindre des hom-
» mes. Vous vous trouverez dans les plus extrêmes périls;
» mais sachez que Minerve ne vous abandonnera point 2. »
A ces mots Télémaque crut sentir la présence de la déesse 3,
et il eût même reconnu que c'était elle qui parlait pour le rem-
plir de confiance, si la déesse n'eût rappelé l'idée de Mentor,
en lui disant :« % 'oubliez pas, mon fils, tous les soins que j'ai
» pris, pendant votre enfance, pour vous rendre sage et cou-
» rageux comme votre père. Ne faites rien qui ne soit digne de
» ses grands exemples, et des maximes de vertu que j'ai tâché
» de vous inspirer, »
III. Le soleil se levait déjà, et dorait le sommet des monta-
gnes, quand les rois sortirent de Salente pour rejoindre leurs
troupes. Ces troupes, campées autour de la ville, se mirent en
marche sous leurs commandants. On voyait de tous côtés bril-
ler le fer des piques hérissées; l'éclat des boucliers éblouissait
les yeux; un nuage de poussière s'élevait jusqu'aux nues *; Ido-
ménée, avec Mentor, conduisait dans la campagne les rois al-
1. Un conseil excellent et trop rare-
ment écouté, que celui de tenir compte
des qualités essentielles qui existent dans
un homme, alors même qu'on est le plus
frappé de certains défauts que l'on dé-
couvre eu lui.
2. C'est Minerve qui parle; elle le dit,
mais Télémaque ne peut comprendre 6es
paroles d'adieu; toutefois sou cœur en
est doucement troublé.
3. Télémaque aussi, dans l'Odyssée,
eroit sentir la présence de Mintrve :
8âjA6i)<rev xazà. Ou^éy* ôîffato Y«p 8eôv iTv<u.
(Hom., Od., I. i, v. 322.)
• Mais lui, ayant réfléchi en lui-même,
» fut troublé dans son cœur, car il pen-
» sait que c'était une divinité. »
*. Stant pavidae in mûris maires, oculisqua
[sequuntur
PuWeream nubem, etfulgentes aère catervaj.
(y£n., 1. vin, v. 592.)
t Les mères se tiennent tremblantes sur
» les murs, et suivent des yeux le nuage
• de poussière et les escadrons qui bril-
• leut sous l'airain. *
210
TÉLÉMAQUE.
lies, et s'éloignait des murs de la ville. Enfin, ils se séparèrent
après s'être donné de part et d'autre les marques d'une vraie
amitié ; et les alliés ne doutèrent plus que la paix ne fût du-
rable, lorsqu'ils connurent la bonté du cœur d'Idoménée,
qu'on leur avait représenté bien différent de ce qu'il était :
c'est qu'on jugeait de lui, non par ses sentiments naturels,
mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s'était
livré.
Après que l'armée fut partie, Idoménée mena Mentor dans
tous les quartiers de la ville. « Voyons, disait Mentor, combien
» vous avez d'hommes et dans la ville et dans la campagne voi-
» sine; faisons-en le dénombrement. Examinons aussi com-
» bien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons
»> combien vos terres portent, dans les années médiocres, de
»> blé, de vin, d'huile, et des autres choses utiles : nous saurons
» par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses ha-
» bitants, et si elle produit encore de quoi faire un commerce
» utile de son superflu avec les pays étrangers. Examinons
» aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots; c'est
» par là qu'il faut juger de votre puissance. » Il alla visiter le
port, et entra dans chaque vaisseau. 11 s'informa des pays où
chaque vaisseau allait pour le commerce ; quelles marchandises
il y apportait; celles qu'il prenait au retour; quelle était la
dépense du vaisseau pendant la navigation; les prêts que les
marchands se faisaient les uns aux autres; les sociétés qu'ils
faisaient entre eux (pour savoir si elles étaient équitables et
fidèlement observées); enfin, les hasards des naufrages et les
autres malheurs du commerce, pour prévenir la ruine des mar-
chands, qui, par l'avidité du gain, entreprennent souvent des
choses qui sont au delà de leurs forces '.
11 voulut qu'on punît sévèrement toutes les banqueroutes 2,
parce que celles qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont
presque jamais de témérité. En même temps il fit des règles
pour faire en sorte qu'il fût aisé de ne faire jamais banque-
route. 11 établit des magistrats à qui les marchands rendaient
compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dépense, et de
leurs entreprises. Il ne leur était jamais permis de risquer le
bien d'aulrui, et ils ne pouvaient même risquer que la moitié
i. Ce sont des questions d'économie
politique, une science qui a fait beau-
coup de progrès dans les temps moder-
nes.
2. « Banqueroute,» action du banquier
ou du marchand qui ne peut plus faire
nonneur à ses affaires, payer ses billets.
Voici le sens propre et l'origine de ce
mot : Au mjyen âge, dans certaines vil-
les italiennes, les préteurs et banquiers
avaient chacun leur place marquée, leur
banc sur le marché puhlic; si l'un d'eux
se trouvait dans l'impossibilité de satis-
faire à ses engagements, on disait qu'il
avait rompu son banc (de l'italien banco
rotto, banc rompu).
LIVRE DIXIÈME,
211
du leur. De plus, ils faisaient en société ! les entreprises qu'ils
ne pouvaient faire seuls; et la police de ces sociétés était in-
violable, par la rigueur des peines imposées à ceux qui ne les
Suivraient pas. D'ailleurs, la liberté du commerce était en-
tière 2 : bien loin de le gêner par des impôts, on promettait
une récompense à tous les marchands qui pourraient attirera
Salente le commerce de quelque nouvelle nation.
Ainsi les peuples y accoururent bientôt en foule de toutes
parts. Le commerce de cette ville était semblable au flux et
au reflux de la mer. Les trésors 3 y entraient comme les flots
viennent, l'un sur l'autre *, Tout y était apporté et tout en sor-
tait librement. Tout ce qui entrait était utile; tout ce qui
sortait, laissait, en sortant, d'autres richesses en sa place.
La justice sévère présidait 5 dans le port, au milieu de tant de
nations. La franchise 6, la bonne foi, la candeur 7, semblaient,
du haut de ces superbes fours, appeler les marchands des ter-
res les plus éloignées : chacun de ces marchands, soit qu'il
vînt des rives orientales 8 où le soleil sort chaque jour du sein
des ondes, soit qu'il fût parti de cette grande mer9 où le soleil,
lassé de son cours, va éteindre ses feux, vivait paisible et en
sûreté dans Salente comme dans sa patrie 10.
Pour le dedans de la ville, Mentor visita tous les magasins,
toutes les boutiques M d'artisans, et toutes les places publi-
ques. Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers
qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il régla les
habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement
des maisons, pour toutes les conditions différentes. 11 bannit
tous les ornements d'or et d'argent; et il dit à Idoménée :
« Je ne connais qu'un seul moyen pour rendre votre peuple
modeste dans sa dépense i% : c'est que vous lui en donniez vous-
i. t Société, » societas, socius (com-
pagnon), de sequi, suivre, hommes qui se
suivent, qui vivent ensemble.
2. La t liberté du commerce,» une des
plus graves questions de l'économie poli-
tique, est la liberté que les peuples
peuvent avoir de commercer entre eux
sans entrave, ou du moins eu mettant le
moins possible « d'impôts, 1 afin d'en-
courager i'imporlation des marchandises.
Fénelon est partisan de la liberté illimi-
tée «lu commerce.
3. « Trésor, ■ 6ii<xaypo<;, richesses gar-
dées en lieu sûr, déposées (Uw).
fc. Ut unda impellitur unda.
(Ovid., Met , 1. xv, v. 181.)
Comme le flot est poussé par le flot.»
6. Personnification : la Justice prési-
dait, était assise en tète ; prœ sedere.
6. «Franchise, » sincérité dans les
transactions; primitivement l'idée de li-
berté; le nom germanique du peuple
français, les Francs, les libres.
7. La blancheur de l'âme, candor,
candere.
8. Le golfe Arabique et la mer des
Indes.
9. L'océan Atlantique; plus particu-
lièrement vers le détroit de Gades.
10.11 est à croire que Salente n'étai»
pas assez renommée pour devenir aussi
promptetnent le centre du commerce du
monde euiier.
11. • Boutique, » du grec àitôOijxa, lieu
où l'on dépose les marchandises (6iu).
12. « Modeste,» ici, modéré, de modus
212
TÉLÉMAQUE.
même l'exemple. 11 est nécessaire que vous ayez une certaine
majesté dans votre extérieur; mais votre autorité sera assez
marquée par vos gardes, et par les principaux officiers qui
vous environnent. Contentez-vous d'un habit de laine Ires-
fine, teinte en pourpre l; que les principaux de l'État, après
vous, soient vêtus de la môme laine, et que toute la différence
ne consiste que dans la couleur et dans une légère broderie d'or
que vous aurez sur le bord de votre habit. Les différentes
couleurs serviront à distinguer les différentes conditions 2,
sans avoir besoin, ni d'or ni d'argent ni de pierreries.
» Réglez les conditions par la naissance. Mettez au pre-
mier rang ceux qui ont une noblesse plus ancienne et
plus éclatante. Ceux qui auront le mérite et l'autorité des
emplois seront assez contents de venir après ces anciennes et
illustres familles, qui sont dans une si longue possession des
premiers honneurs. Les hommes qui n'ont pas la même no-
blesse leur céderont sans peine, pourvu que vous ne les ac-
coutumiez point à se méconnaître dans une trop prompte et
trop haute fortune, et que vous donniez des louanges à la mo-
dération de ceux qui seront modestes dans la prospérité. La
distinction la moins exposée à l'envie est celle qui vient d'une
longue suite d'ancêtres 3. Pour la vertu, elle sera excitée, et on
aura assez d'empressement à servir l'État, pourvu que vous
donniez des couronnes et des statues aux belles actions, et
que ce soit un commencement de noblesse pour les enfants de
ceux qui les auront faites.
» Les personnes du premier rang, après vous, seront vêtues
de blanc avec une frange d'or 4 au bas de leurs habits. Ils au-
ront au doigt un anneau d'or, et au cou une médaille d'or avec
votre portrait. Ceux du second rang seront vêtus de bleu; ils
porteront une frange d'argent avec l'anneau, et point de mé-
daille -, les troisièmes, de vert, sans anneau et sans frange,
mais avec la médaille d'argent; les quatrièmes d'un jaune
d'aurore; les cinquièmes, d'un rouge pâle ou de rose; les
sixièmes, de gris de lin ; et les septièmes, qui seront les der-
niers du peuple, d'une couleur mêlée de jaune et de blanc.
Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes
libres B. Tous les esclaves seront vêtus de gris-brun. Ainsi,
1. La couleur pourpre a toujours élé
la couleur royale.
2. < Condition, » la manière dont on
est fondé, établi dans la vie (conditus),
3. Ces idées, admises sous Louis XIV,
se sont modifiées avec le temps, et ont
fait place à d'autres institutions qui ad-
mettent tous les citoyens aux emplois,
selon le mérite.
4. • Frange, ■ tissu étroit, à filets
pendants et comme déchirés, brisés
(frangere), pour orner les vêtements.
5. Tout cela est de fantaisie. Etablir
huit conditions dans l'Etat et distinguer
LIVRE DIXIÈME,
213
sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condi-
tion, et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent
qu'à entretenir le faste *. Tous les artisans qui seraient em-
ployés à ces arts pernicieux serviront, ou aux arts nécessai-
res, qui sont en petit nombre, ou au commerce, ou à l'agri-
culture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour
la nature des étoffes, ni pour la forme des habits; car il est
indigne que des hommes destinés à une vie sérieuse et noble,
s'amusent à inventer des parures affectées, ni qu'ils permet-
tent que leurs femmes, à qui ces amusements seraient moins
honteux, tombent jamais dans cet excès 2. »
Mentor, semblable à un habile jardinier qui retranche dans
ses arbres fruitiers le bois inutile, tâchait ainsi de retrancher
le faste inutile qui corrompait les mœurs ; il ramenait toutes
choses à une noble et frugale simplicité. 11 régla de même la
nourriture des citoyens et des esclaves. « Quelle honte, disait-
il, que les hommes les plus élevés fassent consister leur gran-
deur dans les ragoûts, par lesquels ils amollissent leurs âmes,
et ruinent insensiblement la santé de leurs corps 1 Ils doivent
faire consister leur bonheur dans leur modération, dans leur
autorité, pour faire du bien aux autres hommes, et dans la ré-
putation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. La
sobriété rend la nourriture la plus simple très-agréable. C'est
elle qui donne, avec la santé la plus vigoureuse, les plaisirs les
plus purs et les plus constants. Il faut donc borner vos repas
aux viandes les meilleures, mais apprêtées sans aucun ragoût.
C'est un art pour empoisonner les nommes, que celui d'irriter
leur appétit au delà de leur vrai besoin s. »
Idoménée comprit bien qu'il avait eu tort de laisser les ha-
bitants de sa nouvelle ville amollir et corrompre leurs mœurs,
en violant toutes les lois de Minos sur la sobriété; mais le sage
Mentor lui fit remarquer que les lois mêmes, quoique renou-
velées, seraient inutiles, si l'exemple du roi ne leur donnait
toutes ces conditions par les couleurs
est chose impraticable. Qui voudrait
et qui pourrait diviser une société en
huit classes, distinguées invariablement
par la qualité des étoffes et la forme des
vêtements?
î . Si Fénelon veut caractériser ici les
beaux-arts, il est certainement entraîné
au delà de sa pensée. Plus loin, en effet,
il autorise la peinture et la sculpture ;
mais son embarras ou même son incon-
séquence viennent de ce que, proscri-
vant le luxe d'une manière générale, il
ne sait que faire des beaux-arts qui ne
créent aucun objet de première utilité.
2. La question du luxe ne se résout
pas si aisément : dans ses excès, la mo-
rale le reprouve; mais dans de justes
limites, le luxe ajoute par les arts à l'éclat
de la société, et il multiplie les ressources
du travail. On retrouve ici dans Fénelon
le bel-esprit chimérique, l'utopiste dont
se plaignait Louis XIV.
3. Ce règlement des repas est un sou-
venir des lois de Lycurgue et de la cou-
tume lactdémonienne. La sobriété doit
être réglée par les mœurs plus que par
iei lois.
214
TÉLÉMAQUE.
une autorité qui ne pouvait venir d'ailleurs. Aussitôt Ido-
menée régla sa table, où il n'admit que du pain excellent, du
vin du pays, qui est fort et agréable, mais en fort petite quan-
tité, avec des viandes simples, telles qu'il en mangeait avec les
autres Grecs au siège de Troie. Personne n'osa se plaindre
d'une règle que le roi s'imposait lui-même; et chacun se cor-
rigea de la profusion et de la délicatesse où l'on commençait
à se plonger » pour les repas.
Mentor retrancha ensuite la musique molle et efféminée,
qui corrompait toute la jeunesse 2. Il ne condamna pas avec
une moindre sévérité la musique bachique 3, qui n'enivre pas
moins que le vin, et qui produit des mœurs pleines d'empor-
tement et d'impudence *. 11 borna toute la musique aux fêles
dans les temples, pour y chanter lés louanges des dieux, et
des héros qui ont donné l'exemple des plus rares vertus6. Une
permit aussi que pour les temples les grands ornements d'ar-
chitecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques; il
donna des modèles d'une architecture simple et gracieuse,
pour faire, dans un médiocre espace, une maison gaie et com-
mode pour une famille nombreuse ; en sorte qu'elle fût tour-
née à un aspect sain, que les logements en fussent dégagés les
uns des autres, que l'ordre et la propreté s'y conservassent fa-
cilement, et que l'entretien fût de peu de dépense6.
11 voulut que chaque maison un peu considérable eût un sa-
lon7 et un petit péristyle, avec de petites chambres pour tou-
tes les personnes libres. Mais il défendit très-sévèrement la
multitude superflue et la magnificence des logements. Ces
divers modèles de maisons, suivant la grandeur des familles,
servirent à embellir à peu de frais une partie de la ville, et à
la rendre régulière; au lieu que l'autre partie, déjà achevée
suivant le caprice et le faste des particuliers, avait, malgré sa
magnificence, une disposition moins agréable et moins com-
mode 8. Cette nouvelle ville fut bâtie en très-peu de temps,
i. L'idée de « se plonger » est une fi-
gure en juste rapport étymologique avec
celle de « profusion. »
2. Cette musique efféminée était con-
nue chu les Grecs sous le nom de mu-
Bique Ijdienne, c.-à-d. exécutée sur le
mode lydien.
3. Telle que celle qui avait lieu dans
les orgies ou fêtes de Baerhus, ou sim-
plment la musique employée aux chants
de table.
4 L'ivresse physique est le résultat
d'un excès de vin ; au moral, c'est le
produit de toute passion désordonnée.
5. La musique adoucit les mœurs;
comme elle a fait beaucoup de propres,
on ^ent de plus en plus la nécessité de
la propager, d'en rendre l'usage po-
pulaire.
6. Ces lois somptuaires, seulement
appliquées aux édifices publics, sont
parfaitement justes.
7. «Salon. » Ce mot est bien moderne
pour l'appliquer ici, à propos des institu-
tions de la Grande-Grèce. — Il s'explique
par l'allemand hall, salle, salon, mot con-
servé exactement dans le français halle.
8. Un tel système porterait atteinte à
la liberté de tous les habitants, et de plus,
il produirait une monotone uniformité.
LIVRE DIXIÈME.
2*5
parce que la côte voisine de la Grèce l fournit de bons archi-
tectes, et qu'on fit venir un très-grand nombre de maçons de
l'Épire et de plusieurs autres pays, à condition qu'après avoir
achevé leurs travaux, ils 'établiraient autour de Salente, y
prendraient des terres à défricher, et serviraient à peupler la
campagne.
La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu'il
n'est pas permis d'abandonner; mais il voulut qu'on souffrît
dans Salente peu d'hommes attachés à ces arts. 11 établit une
école où présidaient des maîtres d'un goût exquis, qui exa-
minaient les jeunes élèves. « Il ne faut, disait-il, rien de bas
et de faible dans ces arts qui ne sont pas absolument néces-
saires. Par conséquent, on n'y doit admettre que des jeunes
gens d'un génie2 qui promette beaucoup, et qui tendent à
la perfection 3.Les autres sont nés pour des arts moins nobles,
et ils seront employés plus utilement aux besoins ordinaires de
la république 4. 11 ne faut, disait-il, employer les sculpteurs
et les peintres, que pour conserver la mémoire des grands
hommes et des grandes actions. C'est dans les bâtiments publics,
ou dans les tombeaux, qu'on doit conserver des représenta-
tions de tout ce qui a été fait avec une vertu extraordinaire
pour le service de la patrie. » Au reste, la modération et la
frugalité de Mentor n'empochèrent pas qu'il n'autorisât tous
les grands bâtiments destinés aux courses de chevaux et de
chariots, aux combats de lutteurs, à ceux du ceste, et à tous les
autres exercices qui cultivent les corps pour les rendre plus
adroits et plus vigoureux.
Il retrancha un nombre prodigieux5 de marchands qui ven-
daient des étoffes façonnées des pays éloignés, des broderies
d'un prix excessif6, des vases d'or et d'argent avec des figures
de dieux, d hommes et d'animaux; enfin, des liqueurs et des
parfums. Il voulut même que les meubles de chaque maison
fussent simples, et faits de manière à durer longtemps ; en
sorte que les Salentins, qui se plaignaient hautement de leur
pauvreté, commencèrent à sentir combien ils avaient de ri-
chesses superflues : mais c'étaient des richesses trompeuses
i. L' 111 y rie.
2. ■ Génie. » Ce mot n'est pas em-
ployé ici dans son sens le plus élevé,
mais dans le sens premier, ingenium,
dispositions naturelles, de genus.
3. « Perfection, » ce qu'il y a de plus
achevé; per, comme préfixe, donne au
Terbe une idée superlative.
4. « République, » non pas la forme
de gouvernement que ce nom rappelle,
mais res publica, la chose publique en
général, sans distinction de gouverne-
ment.
5. f Prodigieux, d ce qui agit, ce qui
produit au loin son effet; prodigium,
pro (pour porro) agere.
6. i Excessif, > quod excedit, ce qui
sort des bornes.
216
TËLÉMAQUE.
qui les appauvrissaient, et ils devenaient effectivement riches
à mesure qu'ils avaient le courage de s'en dépouiller. C'est
s'enrichir, disaient-ils eux-mêmes, que de mépriser de telles
richesses, qui épuisent l'État, et que de diminuer ses besoins,
en les réduisant aux nécessités de la nature '.
Mentor se hâta de visiter les arsenaux et tous les magasins,
pour savoir si les armes, et toutes les autres choses nécessaires
à la guerre, étaient en bon état ; « car il faut, disait-il, être
toujours prêt à faire la guerre, pour n'être jamais réduit
au malheur de la faire 2. » Il trouva que plusieurs choses
manquaient partout. Aussitôt on assembla des ouvriers pour
travailler sur le fer8, sur l'acier et sur l'airain. On voyait s'é-
lever des fournaises * ardentes, des tourbillons de fumée et de
flammes semblables à ces feux souterrains que vomit le mont
Etna. Le marteau résonnait sur l'enclume, qui gémissait sous
les coups redoublés. Les montagnes voisines et les rivages de
la mer en retentissaient; on eût cru être dans cette île6 où
Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudres pour le père
des dieux; et, par une sage prévoyance, on voyait dans une
paix profonde tous les préparatifs de la guerre.
IV. Ensnile Mentor sortit de la ville avec Idoménée, et
trouva une grande étendue de terres fertiles qui demeuraient
incultes: d'autres n'étaient cultivées qu'à demi, par la négli-
gence et par la pauvreté des laboureurs, qui, manquant
d'hommes et de bœufs, manquaient aussi de courage et de
forces de corps pour mettre l'agriculture dans sa perfection.
Mentor, voyant cette campagne désolée, dit au roi : « La terre
ne demande ici qu'à enrichir ses habitants; mais les habitants
manquent à la terre. Prenons donc tous ces artisans su-
perflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne servi-
raient qu'à dérégler les mœurs, pour leur faire cultiver ces
plaines et ces collines. Il est vrai que c'est un malheur,
que tous ces hommes exercés à des arts qui demandent une
vie sédentaire ne soient point exercés au travail; mais voie:
un moyen d'y remédier. 11 faut partager entre eux les ter/es
vacantes, et appeler à leur secours des peuples voisins, qui
feront sous eux le plus rude travail. Ces peuples le feront,
l . Encore une argumentation contre le
luxe, une thèse plus juste en morale
qu'en politique.
2. Si vis pacem para bellum.
3. On dit: travailler le fer, l'acier,
mais sans employer la préposition • sur.»
4. La « fournaise » est proprement la
flamme dans le four, on ne peut guère dire
que la fournaise, ainsi contenue, « s'élève.»
5. Une des îles Lipnri, dans la mer
Tyrrhénienne, au nord de la Sicile. Ces
îles sont nommées Vulcanice insulte, à
cause des volcans dont elles portent en-
core les traces.
LIVRE DIXIEME. 2i7
pourvu qu'on leur promette des récompenses convenables sur
les fruits des terres mômes qu'ils défricheront : ils pourront,
dans la suite, en posséder une partie, et être ainsi incorporés
à, votre peuple, qui n'est pas assez nombreux. Pourvu qu'ils
soient laborieux et dociles aux lois, vous n'aurez point de
meilleurs sujets, et ils accroîtront votre puissance. Vos arti-
sans de la ville, transplantés dans la campagne, élèveront leurs
enfants au travail et au goût de la vie champêtre. De plus,
lous les maçons des pays étrangers, qui travaillent à bâtir vo-
tre ville, se sont engagés à défricher une partie de vos terres,
et à se faire laboureurs: incorporez-les à vos peuples dès qu'ils
auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont
ravis de s'engager à passer leur vie sous une domination qui
e*t maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux,
leur exemple servira pour exciter au travail les habitants
transplantés de la ville à la campagne, avec lesquels ils seront
mêlés. Dans la suite, tout le pays sera peuplé de familles
vigoureuses et adonnées à l'agriculture '.
» Au reste, ne soyez point en peins de la multiplication de
ce peuple; il deviendra bientôt innombrable, pourvu que
vous facilitiez les mariages. La manière de les faciliter est
bien simple : presque tous les hommes ont l'inclination de se
marier; il n'y a que la misère qui les en empêche. Si vous
ne les chargez point d'impôts, ils vivront sans peine avec leurs
femmes et leur;- enfants ; car la terre n'esl jamais ingrate, elle
nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultivent soigneuse-
ment8 ; elle ne refuse ses biens qu'à ceux qui craignent de lui
donner leurs peines. Plus les laboureurs ont d'enfants, plus ils
sont riches, si le prince ne les appauvrit pas; car leurs en-
fants, dès leur plus tendre jeunesse, commencent à les secou-
rir. Les plus jeunes conduisent les moutons dans les pâtura-
ges; les autres, qui sont plus grands, mènent déjà les grands
troupeaux; les plus âgés labourent avec leur père. Cependant
la mère de toute la famille prépare un repas simple à son
époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du
travail de la journée3 :elle a soin de traire ses vaches et ses bre-
bis, et on voit couler des ruisseaux de lait *; elle fait un grand
i. C'est un excellent système, celui de
6xer les hommes au travail de la terre
eu les intéressant à sa possession.
2. Fundlt humo facilem victum justissima
[tellus.
(Vibo., Georg., I. H, v. 460.)
• La terre justement libérale leur pro-
digue une nourriture facile. •
3. Quod si pudica mulier in parlem juve
Domum atque dulces liberos...
(Hoit., Epod., il, v. 39.
• Que si une chaste épouse prend soin
« de sa maison et de ses chers enfants... •
4. Claudensque textis cratibus laetum pecus
Distenta siccet ubera.
(IbiJ.v. 45.)
« Et que, renfermant dans une enceinte
TÉLÉMAQUE. 1. 10
218
TELÉMAQUE.
feu, autour duquel toute la famille innocente et paisible prend
plaisir à chanter tout le soir en attendant le doux sommeil1;
elle prépare des fromages, des châtaignes, et des fruits conser-
vés dans la même fraîcheur que si on venait de les cueillir.
Le berger revient avec sa flûle, et chante à sa famille assem-
blée les nouvelles chansons qu'il a apprises dans les hameaux
voisins. Le laboureur rentre avec sa charrue; et ses bœufs fa-
tigués marchent, le cou penché, d'un pas lent et tardif, malgré
l'aiguillon qui les presse 2. Tous les maux du travail finissent
avec la journée. Les pavots que le Sommeil, par l'ordre des
dieux 3, répand sur la terre,' apaisent tous les noirs soucis
par leurs charmes, et tiennent toute la nature dans un doux
enchantement ; chacun s'endort, sans prévoir les peines du
lendemain *.
» Heureux ces hommes sans ambition, sans défiance, sans
artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi , qui
ne trouble point leur joie innocente 1 Mais quelle horrible
inhumanité, que de leur arracher, pour des desseins pleins de
faste et d'ambition, les doux fruits de leur terre, qu'ils ne
tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur
front ! La nature seule tirerait de son sein fécond tout ce
qu'il faudrait pour un nombre infini d'hommes modérés et la-
borieux ; mais c'est l'orgueil et la mollesse de certains hommes,
qui en mettent tant d'autres dans une affreuse pauvreté. »
— « Que ferai-je, disait Idoménce, si ces peuples que je ré-
pandrai dans ces fertiles campagnes négligent de les cultiver? »
— « Faites, lui répondait Mentor, tout le contraire de ce qu'on
fait communément. Les princes avides et sans prévoyance ne
songent qu'à charger d'impôts ceux d'entre leurs sujets qui
■ de claies un joyeui troupeau, elle épuise
t la mamelle traînante de ses brebis. »
1. Sacrum vetustis exstruallignis focum,
Lassi sub advenlum viri.
{Ibid.v. 43.)
» Et qu'en attendant le retour de sou
i époux fatigué, elle emplisse le foyer
» sacré d'un bois sec. »
2. lias inler epulas, ut juvat pastas oves
Videre properantes domum ;
Videre fessos vomerem inversum boves
Collo tralicntes languido !
(Ibid.v. Cl.)
» Qu'il est doux, au milieu du repas, de
» voir ses brebis rassasiées accourir vers
• la bergerie, de voir ses bœufs fati-
• gués traîner à pas lents le soc ren-
• versé, i — Comment rendre le collo
languido, un trait si pittoresque?
3. t Par l'ordre des dieux; » Virgile
dit mieux ; dono divûm, dans sa peinture
du sommeil [JEn., I. II, y. 268).
4. Il est intéressant de comparer cette
prose si poétique et les vers d'Horace, que
Fénelon a certainement imités. Sans doute
notre auteurn'atteint pas à l'exquise élé-
gance du lyrique romain; cependant il
a aussi, lui, des traits remarquables. Ho-
race ne parle pas des chansons de la fa-
m Ile, et Fénelon, au talileau des bœufs
qui marchent le cou penché, a ajouté ce
trait : « Malgré l'aiguillon qui les presse.»
Enfin les charmes du sommeil sont ren-
dus avec des expressions particulières à
l'auteur français. Ce trait : « tiennent
toute la nature dans un doux enchante-
ment, ■ est nombreux comme un beau
vers-
LIVRE DIXIÈME.
219
sont les plus vigilants et les plus industrieux pour faire valoir
leurs biens ; c'est qu'ils espèrent en être payés pius facile-
ment : en même temps, ils chargent moins ceux que la paresse
rend plus misérables. Renversez ce mauvais ordre, qui ac-
cable les bons, qui récompense le vice, et qui introduit une
négligence aussi funeste au roi même qu'à tout l'État. Mettez
des taxes1, des amendes8, et même, s'il le faut, d'autres pei-
nes rigoureuses, sur ceux qui négligeront leurs champs, comme
vous puniriez des soldats qui abandonneraient leurs postes dans
la guerre : au contraire, donnez des grâces et des exemptions
aux familles qui, se multipliant, augmentent à proportion la
culture de leurs terres 3. Bientôt les familles se multiplieront,
et tout le monde s'animera au travail ; il deviendra même
honorable. La profession de laboureur ne sera plus méprisée,
n'étant plus accablée de tant de maux. On reverra la charrue
en honneur, maniée par des mains victorieuses qui auraient
défendu la patrie. 11 ne sera pas moins beau de cultiver l'hé-
ritage reçu de ses ancêtres, pendant une heureuse paix, que
de l'avoir défendu généreusement pendant les troubles de
la guerre. Toute la campagne refleurira : Cérès se couronnera
d'épis dorés; Bacchus*, foulant à ses pieds les raisins, fera
couler, du penchant des montagnes, des ruisseaux de vin plus
doux que le nectar ; les creux vallons retentiront des concerts
des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leurs
voix avec leurs flûte?, pendant que leurs troupeaux bondis-
sants paîtront sur l'herbe et parmi les fleurs, sans craindre les
loups5.
» Ne serez-vous pas trop heureux, ô ldoménée, d'être la
source de tant de biens, et de faire vivre, à l'ombre de votre
nom, tant de peuples dans un si aimable repos? Cette gloire
n'est-elle pas plus touchante que celle de ravager la terre,
de répandre partout, et presque autant chez soi, au milieu
même des victoires, que chez les étrangers vaincus, le carnage,
le trouble, l'horreur, la langueur, la consternation, la cruelle
faim, et le désespoir6?
i. «.Taxes,» sommes à payer, et qui
sont réglées pour chacun d'après les lois
de l'impôt.
2. «Amendes,» argent que l'on est obli-
gé de payer comme châtiment d'un délit.
3. Voici un système d'impôt assuré-
ment bien différent des privilèges de l'an-
cienne monarchie.
4. Bacchus et Cérès, personnifications
mythologiques, c.-à-d. le pain et le vin
ae manqueront jamais.
6. Ludit herboso pecu» omne carr.po,
Inter audaces lupus errât agnos.
(Hon., Od., 1. III, ua)
• Les troupeaux se jouent dans l'herbe
» de la prairie, le loup erre pat mi les
» agneaux qui le bravent. • —On dirait,
en lisant ces pages, que le sentiment
de la campagne, de la nature cultivée,
épanouit le cœur de Fénelon.
6 .Accumulation pleine d'énergie et qui
220
TÉLÊMAQUE.
» 0 heureux le roi assez aimé dos dieux, et d'un cœut
assez grand, pour entreprendre d'être ainsi les délices des
peuples, et de montrer à tous les siècles, dans son règne, un si
charmant spectacle ! La terre entière, loin de se défendre de sa
puissance par des combats, viendrait à ses pieds le prier de ré-
gner sur elle '. »
Idoménée lui répondit: « Mais quand les peuples seront ainsi
dans la paix et dans l'abondance, les délices les corrompront,
et ils tourneront contre moi les forces que je leur aurai don-
nées. »
— « Ne craignez point, dit Mentor, cet inconvénient ; c'est un
prétexte qu'on allègue toujours pour flatter les princes prodi-
gues2 qui veulent accabler leurs peuples d'impôts3. Le remède
est facile. Les lois que nous venons d'établir pour l'agriculture
rendront leur vie laborieuse; et, dans leur abondance, ils
n'auront que le nécessaire, parce que nous retranchons tous
les arts qui fournissent le superflu. Cette abondance même
sera diminuée par la facilité des mariages et par la grande
multiplication des familles. Chaque famille, étant nombreuse
et ayant peu de terre, aura besoin de la cultiver par un tra-
vail sans relâche. C'est la mollesse et l'oisiveté qui rendent les
peuples insolents et rebelles. Us auront du pain à la vérité,
et assez largement; mais ils n'auront que du pain et des fruits
de leur propre terre, gagnés à la sneur de leur visage*.
» Pour tenir votre peuple5 dans cette modération, il faut ré-
gler, dès à présent, l'étendue de terre que chaque famille
pourra posséder. Vous savez que nous avons divisé tout votre
peuple en sept classes, suivant les diiïérentes conditions ; il
ne faut permettre à chaque famille, dans chaque classe, de
pouvoir posséder que l'étendue de terre absolument nécessaire
pour nourrir le nombre de personnes dont elle sera composée.
Cette règle étant inviolable, les nobles ne pourront point faire
des acquisitions sur les pauvres: tous auront des terres;
mais chacun en aura fort peu, et sera excité par là à la bien
cultiver6. Si, dans une longue suite de temps, les terres man-
est d'un grand slvle.Massillon a dit avec
oon moins de force: a N'oubliez jamais
» que. dans les guerres les plus ju»tes, les
» victoires traînent toujours après elles
» autant de calamités pour un État que
» les plus sanglantes défaites. *
1. Idée d'harmonie, de paix univer-
selle.
2. « Prodigues ; o comme plus haut, dans
■ prodigieux; » même étymologie, avec
un sens différent : le prodigue jette loin
de lui ce qui est dans ses mains, pro agit.
3. « Impôt, » quod imponitur ; idée
de fardeau.
4. Le sol attache ; le sentiment de ia
possession est un grand élément de tra-
vail et de moralité pour l'homme dei
campagnes.
5. • Peuple » populus, de itoXûç, nom-
breux, avec redoublement; idée d'une
multitude.
6. Toutes ces lois pour régler les ii-
LIVRE DIXIÈME.
221
quaient ici, on ferait des colonies qui augmenteraient la puis-
sante de cet État.
» Je crois même que vous devez prendre garde à ne laisser
jamais le vin devenir trop commun dans votre royaume. Si on
a planté trop de vignes, il faul qu'on les arrache : le vin est la
source des plus grands maux parmi les peuples ; il cause les
maladies, les querelles, les séditions ', l'oisiveté, le dégoût du
travail, le désordre des familles. Que le vin soit donc réservé
comme une* espèce de remède, ou comme une liqueur très-
rare, qui n'est employée que pour les sacrifices ou pour les
fêles extraordinaires. Mais n'espérez point de faire observer
une règle si importante, si vous n'en donnez vous-même
l'exemple 2.
» D'ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de
Minos pour l'éducation3 des enfants. Il faut établir des écoles
publiques, où Ton enseigne la crainte des dieux, l'amour de
la patrie, le respect des lois, la préférence de l'honneur aux
plaisirs, et à la vie même. Il faut avoir des magistrats qui veil-
lent sur les familles et sur les mœurs des particuliers *. Veil-
lez vous-même, vous qui n'êtes roi, c'est-à-dire pasteur5 du
peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau : par
là vous préviendrez un nombre infini de désordres et de cri-
mes ; ceux que vous ne pourrez prévenir6, punissez-les d'a-
bord sévèrement. C'est une clémence que de faire d'abord des
exemples qui anêtent le cours de l'iniquité. Par un peu de
sang répandu à propos7, on en épargne beaucoup pour la
suite, et on se met en état d'être craint, sans user souvent de
rigueur.
» Mais quelle détestable maxime, que8 de ne croire trouver sa
sûreté que dans l'oppression de ses peuples ! Ne les point faire
instruire9, ne les point conduire à la vertu, ne s'en faire ja-
mites de la propriété et empêcher l'ac-
croissement des fortunes sont purement
chimériques. Dans l'idée de l'auteur, la
propriété doit être assurée, même à la der-
uière classe : « Tous auront des terres. •
1. a Sédition, t révolte, de sedere, ac-
tion dé s'asseoir, en quelque sorte, en
refusant d'obéir et d'agir.
2. L'abus du vin est uue faute qu'il
faut réprimer; mais V usage u'en saurait
êtie iulerdit par la loi.
3. « Éducation, » action d'élever, de
tirer des voies de l'ignorance, e ducere,
avec la forme fréquentative, ducare.
•4. Comme les censeurs à Rome. Ce
mode d'inquisition serait asseï mal venu
dans les temps modernes.
5. « Pasteur; » le berger qui conduit
ses troupeaux avec douceur et dans le*
bons pâluiages.
6. Se préoccuper plus de prévenir les
crimes que de les punir. Sa^e principe
de gouvernement.
7. • A propos répandu 1 » — N'arrivera-
t-on pas à ce que la justice puisse s'exer-
cer, et que la société réprime le mal
sans qu'il soit nécessaire de verser même
t t un peu de sang?«
8. On supprimerait avec raison ce
quef qui n'est pas sans dureté, surtot*
| ainsi redoublé.
9. Remarquez que Féuelon veut qu'on
I fasse « instruire » le peuple, pour lui faire
I bien connaître ses droits et ses devoirs*
n-z
TÉLÉMAQUE.
mais aimer, les pousser par la terreur jusqu'au désespoir, les
mettre dans l'affreuse nécessité ou de ne pouvoir jamais respirer
librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domina-
tion : est-ce là le vrai moyen de régner sans trouble ? est-ce
là le vrai chemin qui mène à la gloire ?
» Souvenez-vous que les pays où la domination du souverain
est plus absolue ', sont ceux où les souverains sont moins puis-
sants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possèdent seuls tout
l'État : mais aussi tout l'État languit ; les campagnes sont en
friche2 et presque désertes ; les villes diminuent chaque jour;
le commerce tarit. Le roi, qui ne peut être roi tout seul, et
qui n'est grand que par ses peuples3, s'anéantit lui-même
peu à peu par l'anéantissement insensible des peuples dont il
tire ses richesses et sa puissance. Son État s'épuise d'argent et
d'hommes : cette dernière perte est la plus grande et la plus
irréparable. Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de
sujets. On le flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au
moindre de ses regards ; mais attendez la moindre révolution :
cette puissance monstrueuse, poussée jusqu'à un excès Irop
violent, ne saurait durer ; elle n'a aucune ressource dans le
cœur des peuples ; elle a lassé et irrité tous les corps de l'État,
elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer après
un changement. Au premier coup qu'on lui porte, l'idole se
renverse, se brise et est foulée aux pieds *. Le mépris, la haine,
le ressentiment, la défiance, en un mot toutes les passions se
réunissent contre une autorité si odieuse. Le roi qui, dans sa
vaine prospérité, ne trouvait pas un seul homme assez hardi
pour lui dire la vérité, ne trouvera, dans son malheur, aucun
homme qui daigne ni l'excuser, ni le défendre contre ses
ennemis \ »
Après ce discours, Idoménée, persuadé par Mentor, se hâta
de distribuer les terres vacantes, de les remplir de tous les ar-
tisans inutiles, et d'exécuter tout ce qui avait été résolu. Il
réserva seulement pour les maçons les terres qu'il leur avait
» soluta ab, dégagée de
ici de toute subordina-
1. « Absolue,
toute relation,
ti.n.
2. « Terre en friche,» terre non cul-
tivée depuis longtemps.
3. Parole remarquable, mais qui con-
tenait une critique amère de la politi-
que et du gouvernement de Louis XIV.
4. Injurio?o ne pede proruas
Stantem columnam.
(HoR.,l.l,od.XXIX,v. 13).
« De peur que d'un pied injurieux tu ne
• renverses la colonne de leur puis-
d sance. » — Horace dit « la colonne ; »
dans Fénelon, c'est « l'idole, » le roi ido-
lâtré, qui est renversé et foulé aux pieds.
5. « Ni, ni ; » il faudrait dire : l'excu-
ser et le défendre ; après ne l'emploi de
ni répété est une faute. — Ce tabieau de
la tyrannie, et des extrémités où elle
conduit un peuple, est énergique et
tracé de main de maître.
LIVRE DIXIÈME. 223
destinées, et qu'ils ne pouvaient cultiver qu'après la fin da
leurs travaux dans la ville.
V. Déjà la réputation du gouvernement doux et modéré
d'Idoménée attire en foule, de tous côtés, des peuples qui vien-
nent s'incorporer au sien, et chercher leur bonheur sous une
si aimable domination. Déjà ces campagnes, si longtemps cou-
vertes de ronces et d'épines, promettent de riches moissons et
des fruits jusqu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au
tranchant de la charrue, et prépare ses richesses pour récom-
penser le laboureur : l'espérance J reluit de tous côtés. On voit
dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons
qui bondissent sur l'herbe, et les grands troupeaux de bœufs
et de génisses qui font retentir les hautes montagnes de leurs
mugissements2: ces troupeaux servent à engraisser les campa-
gnes. C'est Mentor qui a trouvé le moyen d'avoir ces troupeaux.
Mentor conseilla à Idoménée de faire avec les Peuectes3, peu-
ples voisins, un échange de toutes les choses superflues qu'on
ne voulait plus souffrir dans Salente, avec ces troupeaux, qui
manquaient aux Salentins.
En même temps, la ville et les villages d'alentour étaient
pleins d'une belle jeunesse qui avait langui longtemps dans
la misère, et qui n'avait osé se marier, de peur d'augmenter
leurs maux*. Quand ils virent qu'Idoménée prenait des senti-
ments d'humanité, et qu'il voulait être leur père, ils ne crai-
gnirent plus la faim et les autres fléaux par lesquels le ciel
afflige la terre5. On n'entendait plus que des cris de joie, que
les chansons des bergers et des laboureurs qui célébraient
leurs hyménées6. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule
de Satyres et de Faunes mêlés parmi les nymphes, et dansant
au son de la flûte à l'ombre des bois7. Tout était tranquille et
riant ; mais la joie était modérée, et les plaisirs ne servaient
5. Douce et vertueuse chimère. Féne-
Ioq pense qu'étant données certaines
formes de gouvernement, on cesserait de
craindre « les fléaux par lesquels le ciel
afflige la terre. •
6. « Hyraénée, • le dieu du mariage.
Le mot «hyménée » est souvent pris, mais
seulement dans le langage poétique, pour
le mariage lui-même.
7. Nympharumque leyei cira Salyris
[chori.
(Hor., 1. L, od. i, v. 31.)
Les danses légères des Nymphes avec
1. Expression flgurée et très-élégaDte.
2. Aperçu de paysage, parmi tant de
détails arides.
3. Peuples de la Grande-Grèce, sur
les côtes de l'Adriatique et au-dessus
de la Calabre ; aujourd'hui la terre de
Bari.
4. « Leurs maux ; » c'est la syllepse,
l'emploi du pluriel après un singulier
collectif. Ainsi Racine, dans Alhalie :
« Comme eux (le pauvre) vous fûtes or-
phelin, » — mais il est assez difficile de
faire accepter la phrase de Fenelon. Le
singulier avait, ne devrait pas être suivi
presque immédiatement du pluriel, dans
la phrase qui vient ensuite. [ » les Satyres
22 i
TÉLÉMAQUE.
qu'à délasser des longs travaux ; ils en étaient plus vifs et
plus purs *.
I.e> vieillards, étonnés de voir ce qu'ils n'avaient osé espérer
dans la suite d'un si long âge, pleuraient par un excès de joie
mêlée de tendresse : ils levaient leurs mains tremblantes vers
le ciel. « Bénissez, disaient-ils, ô grand Jupiter, le roi qui vous
» ressemble, et qui est le plus grand don que vous nous ayez
» fait. Il est né pour le bien des hommes : rendez-lui tous les
» biens que nous recevons de lui. Nos arrière-neveux, venus
» de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout, jusqu'à leur
»> naissance ; et il sera véritablement le père de tous ses sujets.»
Les jeunes hommes, et les jeunes filles qu'ils épousaient8, ne
laissaient éclater leur joie qu'en chantant les louanges de ce-
lui de qui cette joie si douce leur était venue. Les bouches,
el encore plus les cœurs, étaient sans cesse remplis de son
nom. On se croyait heureux de le voir ; on craignait de le
perdre : sa perte eût été la désolation de chaque famille8.
Alors Idoménée avoua à Mentor qu'il n'avait jamais senti de
plaisir aussi louchant, que celui d'être aimé et de rendre tant
de gens heureux. « Je ne l'aurais jamais cru, disait- il : il me
» semblait que toute la grandeur des princes ne consistait qu à
« se faire craindre; que le reste des hommes était fait pour
>< eux ; et tout ce que j'avais ouï dire des rois qui avaient été
« l'amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure
» fable : j'en reconnais maintenant la vérité. Mais il faut que
p je vous raconte comment on avait empoisonné mon cœur, dès
» ma plus tendre enfance, sur l'autorité des rois. C'est ce qui
» a causé tous les malheurs de ma vie. » Alors Idoménée com-
mença cette narration.
Observations sur le dixième livre. — L'enseignement contenu
dnns ce livre est presque entièrement politique. C'est surtout dans
les règlements pour la ville de Salente, que Fénelon a. émis ses idées
sur l'administration d'un État. Nous avons, dans les notes, dit quel-
ques mots des divers points de sa doctrine. Ces règlements qu'il propose
sont, excellents, quant à leur portée morale; ils ont surtout un caractère
de progrès qu'il faut admirer, quand on pense combien Fénelon était,
sous ce rapport, en avant de son siècle, et que de choses modernes
il a désirées, dans un temps où l'économie polkMque n'existait pas
1. Voir, pour tout ce détail, le célèbre
épisode des Géorgiques, sur les joies et
les fêtes des laboureurs, 1. II, v. 458.
2. « Épouser, • de spondere, idée de
promesse, accord.
3. Excellent enseienement donné à un
jeune prince, que ce tableau des joies e:
des bénédictions d'un peuple heureux :
il contraste avec celui des malédictions
qui poursuivent le tyran.
LIVRE DIXIÈME. ï%n
encore. Mais parmi toutes ces réformes il y a beaucoup d'idées chimé-
riques, singulières, et l'on comprend aisément le mauvais eflet u,ue
ces doctrines produisirent sur l'esprit de Louis XIV. Aussi Kent 0:1
fut-il tenu éloigné de la cour, et resta jusqu'à sa mort dans son ar-
chevêché de Cambrai.
Les caractères de Mentor, d'Idoménée, de Télémaque se développent
dans ce livre; Idoménee est un homme faible, imprudent, mais docile
aux conseils de Mentor ; Téiémaque est le jeune homme emporté qui
excuse difficilement les imperfections qu'il découvre chez les autres
hommes, et croit \olontieis qu'il ne saurait tomber dans les erreurs
dont il est témoin. Mentor relevant avec indulgence les défauts d'Ido-
ménée donne un exemple admirable de l'art de persuader en enseignant.
h
ittô
TÉLÉMAQUE.
LIVRE ONZIEME.
Sommaire. — I. Récit d'Idoménée: sa confiance aveugle en Protéai-
las a été la cause de tous ses malheurs; comment les artifices de ce
favori le détournèrent du vertueux Philoclès, à ce point que le roi,
croyant celui-ci coupable d'une conspiration, avait donné ordre de
le faire mourir. La trahison de Protésilas est dévoilée par Timocrate;
justifié, Philoclès se retire dans l'île de Samos. — II. Aveuglement
d'Idoménée, qui connaît les artifices de Protésilas et continue de se
fier à lui ; sages conseils de Mentor pour le rappel de Philoclès. —
III. Ce dernier ne consent qu'avec peine à quitter sa solitude et à
rentrer à la cour; motifs qui le font changer d'avis; comment il
est reçu par Idoménée; caractère d'Hégésippe. — IV. Philoclès se
relire dans la solitude; ses entreliens avec Mentor.
I. « Protésilas, qui est un peu plus ûgé que moi, fut celui
de tous les jeunes gens que j'aimai le plus. Son naturel vif et
hardi était selon mon goût : il entra dans mes plaisirs; il flatta
mes passions , il me rendit suspect un autre jeune homme que
j'aimais aussi, et qui se nommait Philoclès. Celui-ci avait la
crainte des dieux1, et l'âme grande, mais modérée ; il mettait
la grandeur, non à s'élever, mais à se vaincre, et à ne rien
faire de bas. 11 me parlait librement sur mes défauts; et lors
môme qu'il n'osait me parier, son silence et la tristesse de son
visage me faisaient assez entendre ce qu'il voulait me repro-
cher2. Dans les commencements cette sincérité me plaisait;
et je lui protestais souvent que je l'écouterais avec confiance
toute ma vie, pour me préserver3 des flatteurs. 11 me disait
tout ce que je devais faire pour marcher sur les traces de mon
aïeul Minos, et pour rendre mon royaume heureux. Il n'avait
pas une aussi profonde sagesse * que vous, ô Mentor; mais ses
maximes étaient bonnes : je le reconnais maintenant. Peu à
peu les artifices de Protésilas, qui était jaloux 5 et plein d'am-
bition, me dégoûtèrent de Philoclès. Celui-ci était sans em-
presscme.it, et laissait l'autre prévaloir6; il se contentait de
1. « La cra.nle des dieux, » senti-
ment chrétien, uiitium sapientiœ timor
Domini (Ps.).
i. « Reprocher, » reprobare, désap-
probation ; cette étymologie est un exem-
ple rare du changement de 6 en c.
3. « Préserver, » garder par avance,
prœservare.
4. « Profonde tagesse. » L'épithète est
juste ; la vraie sagesse ne se borne pas à
l'extérieur, à la surface.
5. « Jaloux, » dont la racine est zèle,
se prend généralement en mauvaise part,
dans le sens d'une ardeur envieuse. Par-
fois, cependant, il garde son sens pri-
mitif : Soyez jaloux de plaire à Dieu.
6. « Prévaloir » (prœ valere), l'em-
porter sur d'autres, être plus fort.
LIVRE ONZIÈME. 227
me dire toujours la vérité lorsque je voulais l'entendre. C'é-
tait mon bien *, et non sa fortune 9, qu'il cherchait.
» Protésilas me persuada insensiblement que c'était un es-
prit chagrin et superbe qui critiquait toutes mes actions ; qui
ne me demandait rien, parce qu'il avait la fierté de ne vouloir
rien tenir de moi, et d'aspirer à la réputation d'un homme
qui est au-dessus de tous les honneurs : il ajouta que ce jeune
homme, qui me parlait si librement sur mes défauts, en par-
lait aux autres avec la même liberté ; qu'il laissait assez enten-
dre qu'il ne m'estimait guère 3; et qu'en rabaissant ainsi ma
réputation il voulait, par l'éclat d'une vertu austère, s'ouvrir
le chemin de la royauté.
» D'abord je ne pus croire que Philoclès voulût me détrô-
ner : il y a dans la véritable vertu une candeur et une ingé-
nuité que rien ne peut contrefaire, et à laquelle on ne se mé-
prend point, pourvu qu'on y soit attentif. Mais la fermeté de
Philoclès contre mes faiblesses commençait à me lasser. Les
complaisances de Protésilas, et son industrie * inépuisable
pour m'inventer de nouveaux plaisirs, me faisaient sentir en-
core plus impatiemment l'austérité de l'autre.
» Cependant Protésilas, ne pouvant souffrir que je ne crusse
pas tout ce qu'il me disait contre son ennemi, prit le parti de
ne m'en parler plus, et de me persuader par quelque chose de
plus fort que toutes les paroles. Voici comment il acheva de
me tromper : il me conseilla d'envoyer Philoclès commande!
les vaisseaux qui devaient attaquer ceux de Carpathie6, et, pour
m'y déterminer 6, il me dit : a Vous savez que je ne suis pas
» suspect7 dans les louanges que je lui donne : j'avoue qu'il a
» du courage et du génie pour la guerre ; il vous servira mieux
» qu'un autre, et je préfère l'intérêt de votre service à tous
» mes ressentiments contre lui. »
» Je fus ravi de trouver cette droiture 8 et cette équité dans
1. t Mon bien; » aux deux sens, le
Lien matériel et le bien moral ou perfec-
tionnement. On peut regretter que deux
idées si profondément distinctes, souvent
si opposées, soient exprimées par un
même mot, bonum. Les philosophes épi
curieiis, d'accord avec cette confu-ion
d'idées, ne font pointde distinction entre
le bonheur et la vertu.
2. t Fortune, » ce qui est amené par
hasard, forte ou sorte, comme tiré au
sort.
3. • Estimer, œstimare de ces, ris;
l'idée première de l'estime serait celle
de l'appréciation en argent.
4. « Industrie, » activité, dans le sens
propre du latiD industriel. Racine (Iphig.,
act. 1, se. i) prend ce mot dans un sens
analogue :
Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie,
11 me représenta l'honneur de la patrie.
5. Ile de la Méditerranée, eutre
Rhodes et la Crète. De cette île (Carpa-
thos), aujourd'hui Scarpanto, est vena
le nom de mer «Carpathienne. •
6. « Déterminer, > engager, mettre
dans un terme (terminus), dans une li-
mite qu'on ne saurait franchir avant
d'avoir pris un parti.
7. i Suspect, t le même que soup-
çonné (sub aspicere), action de regar-
der en dessous, avec défiance.
8. t Droiture, • radical droit. La
vertu est comparée à une ligne droite.
228 TELEMAQUE.
le cœur de Protésilas, à qui j'avais confié l'admi nistration de mes
plus grandes affaires. Je l'embrassai dans un transport de joie,
et je me crus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance à
un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion
et de tout intérêt. Mais, hélas! que les princes sont clignes
de compassion ! Cet homme me connaissait mieux que je ne
me connaissais moi-même : il savait que les rois sont d'ordi-
naire défiants et inappliqués : défiants, par l'expérience conti-
nuelle qu'ils ont des artifices des hommes corrompus dont ils
sont environnés; inappliqués, parce que les plaisirs les entraî-
nent et qu'ils sont accoutumés à voir des gens chargés de pen-
ser pour eux l, sans qu'ils en prennent eux-mêmes la peine.
11 comprit donc qu'il n'aurait pas grand'peine à me mettre en
défiance et en jalousie contre un homme qui ne manquerait
pas de faire de grandes actions, surtout l'absence lui donnant
une entière facilité de lui tendre des pièges8.
» Philoclès, en partant, prévit ce qui lui pouvait arriver.
« Souvenez-vous, me dit-il, que je ne pourrai plus me défen-
» die ; que vous n'écouterez que mon ennemi; et qu'en vous
» servant au péril de ma vie, je courrai risque de n'avoir d'au-
» tre récompense que votre indignation. — Vous vous trom-
» pez, lui dis-je : Protésilas ne parle point de vous comme vous
» parlez de lui; il vous loue, il vous estime, il vous croit di-
» gne des plus importants emplois : s'il commençait à me parler
» contre vous, il perdrait ma confiance. Ne craignez rien; allez,
» et ne songez qu'à me trien servir. » Il partit et me laissa
dans une étrange situation.
» 11 faut vous l'avouer, Mentor; je voyais clairement combien
il m'était nécessaire d'avoir plusieurs hommes que je consul-
tasse, et que rien n'était plus mauvais, ni pour ma réputation,
ni pour le succès des affaires, que de me livrera un seul. J'a-
vais éprouvé que les sages conseils de Philoclès m'avaient
garanti de plusieurs fautes dangereuses où la hauteur de Pro-
tésilas m'aurait fait tomber. Je sentais bien qu'il y avait dans
Philoclès un fonds de probité et de maximes équitables, qui
ne se faisait point sentir de même dans Protésilas ; mais j'avais
laissé prendre à Protésilas un certain ton décisif auquel je ne
pouvais presque plus résister. J'étais fatigué de me trouver
toujours entre deux hommes que je ne pouvais accorder; et,
dans cette lassitude, j'aimais mieux, par faiblesse, hasarder
\ . O mot exprime parfaitement l'idée
de Fénelon : aussi donne-t-il aux princes
le conseil de gouverner, de régner par
eux-mêmes, et de ne charger personne
de ce soin.
2. « Pièges, » rac.pted, embûches que
l'on tend pour saisir les pieds; au figuré
« pour surprendre l'esprit. •
LIVRE ONZIEME. 229
quelque chose aux dépens des affaires, et respirer en liberté.
Je n'eusse osé me dire à moi-même une si honteuse raison du
parti que je venais de prendre ; mais celle honteuse raison
que je n'osais développer, ne laissait pas d'agir secrètement au
fond de mon cœur, et d'être le vrai motif de tout ce que je
faisais.
» Philoclès surprit1 les ennemis, remporta8 une pleine vic-
toire, et se hâtait de revenir pour prévenir les mauvais oftices
qu'il avait a craindre : mais Protésilas, qui n'avait pas encore
eu le temps de me tromper, lui écrivit que je désirais qu'il fit
une descente dans l'île de Carpathie, pour profiler de la vic-
toire. En effet, il m'avait persuadé que je pourrais facilement
faire la conquête de cette île; mais il fit en sorte que plusieurs
choses nécessaires manquèrent à Philoclès dans cette entre-
prise, et il l'assujettit à certains ordres qui causèrent divers con-
tre-temps dans l'exécution.
» Cependant il se servit d'un domestique très-corrompu
que j'avais auprès de moi, et qui observait jusqu'aux moindres
choses pour lui en rendre compte, quoiqu'ils parussent ne se
voir guère, et n'être jamais d'accord en rien. Ce domestique,
nommé Timocrate, me vint dire un jour, en grand secret,
qu'il avait découvert une affaire très-dangereuse. « Philoclès,
» me dit-il, veut se servir de votre armée navale pour se faire
»> roi de l'île de Carpathie : les chefs des troupes sont attachés
» à lui ; tous les soldats sont gagnés par ses largesses, et plus
» encore par la licence pernicieuse où il laisse vivre les trou-
» pes : il est enflé de sa victoire. Voilà une lettre qu'il écrit à
» un de ses amis sur son projet de se faire roi; on n'en peut
» plus douter après une preuve si évidente. »
» Je lus cette lettre; et elle me parut de la main de Philo-
clès. Mais on avait parfaitement imité son écriture; et c'était
Protésilas qui l'avait faite avec Timocrate. Cette lettre me jeta
dans une étrange 3 surprise : je la relisais sans cesse, et ne
pouvais me persuader qu'elle fût de Philoclès, repassant dans
mon esprit troublé toutes les marques touchantes qu'il m'a-
vait données de son désintéressement et de sa bonne foi.
Cependant, que pouvais-je faire? quel moyen de résister à une
lettre où je croyais être sûr de reconnaître l'écriture de Phi-
loclès î
Quand Timocrate vit que je ne pouvais plus résister à son
1. « Surprit, * l'action de prendre sur I 3. ■ Etrange • (extra), en dehors do
le fait, à l'improviste. I ce qui est ordinaire.
2. « Remporta; ■ re préfixe et intensif. •
230
TÊLÉMAQUE.
artifice, il le poussa plus loin. « Oserai-je, me dit-il en hési-
» tant, vous faire remarquer un mot qui est dans cette lettre :
» Philoclès dit à son ami qu'il peut parler en confiance à Pro-
» tésilas sur une chose qu'il ne désigne que par un chiffre1 :
» assurément Protésilas est entré dans le dessein de Philoclès,
» et ils se sont raccommodés * à vos dépens. Vous savez que
» c'est Protésilas qui vous a pressé d'envoyer Philoclès contre
» les Carpathiens. Depuis un certain temps il a ce.-sé de vous
» parler contre lui, comme il le faisait souvent autrefois. Au
» contraire, il le loue, il l'excuse en toute occasion : ils se
» voyaient depuis quelque temps avec assez d'honnêteté3. Sans
» doute Protésilas a pris avec Philoclès des mesures pour par-
» tager avec lui la conquête de Carpathie. Vous voyez même
» qu'il a voulu qu'on fît cette entreprise contre toutes les
» règles, et qu'il s'expose à faire périr votre armée navale,
« pour contenter son ambition. Croyez-vous qu'il voulût ser-
» ?ir ainsi à celle de Philoclès, s'ils étaient encore mal ensem-
» ble. Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes
ne soient réunis pour s'élever ensemble à une grande au-
torité, et peut-être pour renverser le trône où vous régnez.
En vous parlant ainsi, je sais que je m'expose à leur ressen-
timent, si, malgré mes avis sincères, vous leur laissez en-
core voire autorité dans les mains : mais qu'importe, pourvu
que je vous dise la vérité 4? »
» Ces dernières paroles de Timocrate firent une grande im-
pression sur moi : je ne doutai plus de la trahison de Phi-
loclès, et je me défiai de Protésilas comme de son ami. Ce-
pendant Timocrate me disait sans cesse : « Si vous attendez
n que Philoclès ait conquis l'île de Carpathie, il ne sera plus
» temps d'arrêter ses desseins, hâtez-vous de vous en assurer
» pendant que vous le pouvez. » J'avais horreur de la profonde
dissimulation des hommes; je ne savais plus à qui me fier.
Après avoir découvert la trahison de Philoclès, je ne voyais
plus d'homme sur la terre dont la vertu pût me rassurer.
J'étais résolu de faire au plus tôt périr ce perfide, mais je crai-
gnais Protésilas, et je ne savais comment faire à son égard. Je
craignais de le trouver coupable, et je craignais aussi de me
1 . Une écriture dans laquelle un chif-
fre de convention, connu de ceux-là seuls
qui s'écrivent, correspond à chaque
lettre de l'alphabet.
2. « Raccommodés, » arrangés, remis
en mesure (re cum modoj.
%. Ce mot t honnêteté a s'emploie peu
aujourd'hui dans le sens que lui donne
ici notre auteur: bons procédés, mar-
ques d'amitié.
4. Pour rendre plus sûre la chute de
Philoclès, Protésilas cousent à se compro-
mettre auprès du roi, en se faisant re-
garder comme complice de Philoclès! On
comûrend mal ce système de fourberies
LIVRE ONZIEME. 231
fier à lui. Enfin, dans mon trouble, je ne pus m'empôcher de
lui dire que Philoclès m'était devenu suspect. 11 en parut
surpris ; il me présenta sa conduite droite et modérée; il
m'exagéra l ses services; en un mot, il fit tout ce qu'il fallait
pour me persuader qu'il était trop bien avec lui. D'un autre
côté, Timocrate ne perdait pas un moment pour me faire re-
marquer cette intelligence, et pour m'obliger à perdre Phi-
loclès pendant que je pouvais encore m'assurer de lui. Voyez,
mon cher Mentor, combien les rois sont malheureux, et
exposés à être le jouet des autres hommes, lors môme que les
autres hommes paraissent tremblants à leurs pieds!
« Je crus faire un coup d'une profonde politique, et décon-
certer Protésilas, en envoyant secrètement à l'armée navale
Timocrate pour faire mourir Philoclès. Protésilas poussa jus-
qu'au bout sa dissimulation, et me trompa d'autant mieux,
qu'il parut plus naturellement comme un homme qui se lais-
sait tromper. Timocrate partit donc, et trouva Philoclès assez
embarrassé dans sa descente : il manquait de tout; car Pro-
tésilas, ne sachant si la lettre supposée pourrait faire périr
son ennemi, voulait avoir en môme temps une autre ressource
prête, par le mauvais succès d'une entreprise dont il m'avait
fait tant espérer, et qui ne manquerait pas de m'irriter contre
Philoclès. Celui-ci soutenait cette guerre si difficile, par son
courage, par son génie, et par l'amour que les troupes avaient
pour lui. Quoique tout le monde reconnût dans l'armée que
celte descente était téméraire et funeste pour les Cretois, cha-
cun travaillait à la faire réussir, comme s'il eût vu sa vie et
son bonheur attachés au succès. Chacun était content de ha-
sarder sa vie à toute heure, sous un chef si sage et si appli-
qué à se faire aimer.
» Timocrate avait tout à craindre en voulant faire périr ce
chef au milieu d'une armée qui l'aimait avec tant de passion;
mais l'ambition furieuse est aveugle. Timocrate ne trouva rien
de difficile pour contenter Protésilas, avec lequel il s'imagi-
nait me gouverner après la mort de Philoclès. Protésilas ne
pouvait souffrir un homme de bien dont la seule vue était un •
reproche secret de ses crimes, et qui pouvait, en m'ouvrant
les yeux, renverser ses projets.
» Timocrate s'assura de deux capitaines qui étaient sans
cesse auprès de Philoclès; il leur promit, de ma part, de gran-
des récompenses, et ensuite il dit à Philoclès qu'il était venu
1. t Exagérer » {agger), mettre en monceau ; agere, conduire et par suite,
élever.
232 TÉLÉMAQUE.
lui dire de ma part des choses secrètes qu'il ne devait lui con-
fier qu'en présence de ces deux capitaines. Philoclès se ren-
ferma avec eux et avec Timocrate. Alors Timocrate donna un
coup de poignard à Philoclès. Le coup glissa, et n'enfonça
guère avant. Philoclès, sans s'étonner, lui arracha le poignard,
s'en servit contre lui et contre les deux autres. Lu même
temps, il cria : ou accourut; on enfonça la porte; on dégagea
Philoclès des mains de ces trois hommes qui, étant troublés,
l'avaient attaqué faiblement. Ils furent pris et on les aurait
d'abord déchirés, tant l'indignation de l'armée était grande, si
Philoclès n'eût arrêté la multitude. Ensuite il prit Timocrate
en particulier, et lui demanda avec douceur ce qui l'avait
obligé à commettre une action si noire. Timocrate, qui craignait
qu'on ne le fit mourir, se hâta de montrer l'ordre que je lui
avais donné par écrit de tuer Philoclès ; et, comme les traîtres
sont toujours lâches, il ne songea qu'à sauver sa vie, en dé-
couvrant à Philoclès toute la trahison de Protésilas.
» Philoclès, effrayé de voir tant de malice dans les hommes,
prit un parti plein de modération : il déclara à toute l'armée
que Timocrate était innocent ; il le mit en sûreté, le renvoya
en Crète, déféra le commandement de l'armée à Polymène,
que j'avais nommé, dans mon ordre écrit de ma main, pour
commander quand on aurait tué Philoclès l. Enfin il exhorta
les troupes à la fidélité qu'elles me devaient, et passa pendant
la nuit dans une légère barque, qui le conduisit dans l'île de
Samos*, où il vit tranquillement dans la pauvreté et dans la
solitude, travaillant à faire des statues pour gagner sa vie, ne
voulant plus entendre parler des hommes trompeurs et injus-
tes, mais surtout des rois, qu'il croit les plus malheureux et les
plus aveugles de tous les hommes. »
II. En cet endroit, Mentor arrêta Idoménée : — « Hé bien I
dit-il, fûtes-vous longtemps à découvrir la vérité? » — « JNon,
répondit Idoménée ; je compris peu à peu les artifices de Proté-
silas8 et de Timocrate : ils se brouillèrent môme ; car les mé-
chants ont bien de la peine à demeurer unis. Leur division
acheva de me montrer le fond de l'abîme où ils m'avaient
1. Philoclès se montre encore dévoué | de» cotes de l'Asie Mineure; cette île a
à son souverain en ne divulguant pas couéervé sou aucien nom.
l'ordre cruel que celui-ci avait donné
contre lui ; il se retire obéissant aux
ordres d'idoménée; il déclare que le roi
b nommé à sa place Polymène, eoim<e
(KiifiBLaud&nt des troupes.
2. « Samos, » île de la mer Egée, près
3. Si Idoménée a cru aux suppositions
de Timocrate à l'égard de Protésilas,
comment a-t-il gardé un seul jour ce
dernier dans sa confiance ? Cela passe
les bornes de la faiblesse chez un roi,
mais Fcnelon nous l'expliquera. Voir
lt note 2 de la page suivante.
LIVRE ONZIÈME. 233
jeté. — lié bien ! reprit Mentor, ne prîles-vous point le parti de
vous défaire de l'un et de l'autre?» — «Hélas! répondit Idomé-
née, est-ce, mon cher Mentor, que vous ignorez la faiblesse
et l'embarras des princes? Quand ils sont une fois livrés à des
hommes corrompus et hardis qui ont l'art de se rendre néces-
saires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu'ils
méprisent le plus sont ceux qu'ils traitent le mieux et qu'ils
comblent de bienfaits. J'avais horreur de Protésilas; et je lui
laissais toute l'autorité. Étrange illusion! je me savais bon gré
de le connaître; et je n'avais pas la force de reprendre l'au-
torilé que je lui avais abandonnée. D'ailleurs, je le trouvais
commode, complaisant, industrieux pour flatter mes passions,
ardent pour mes intérêts. Enfin, j'avais une raison pour
rn'excuser moi-même de ma faiblesse, c'est que je ne con-
naissais point de véritable vertu : faute d'avoir su choisir des
gens de bien qui conduisissent mes affaires, je croyais qu'il
n'y en avait point sur la terre, et que la probité était un beau
fantôme1. — Qu'importe, disais-je, de faire un grand éclat pour
sortir des mains d'un homme corrompu, et pour tomber dans
celles de quelque autre qui ne sera ni plus désintéressé, ni plus
sincère que lui? — Cependant l'armée navale commandée par
Polymène revint. Je ne songeai plus à la conquête de l'île de
Carpathie; et Protésilas ne put dissimuler si profondément,
que je ne découvrisse combien il était affligé de savoir que
Philoclès était en sûreté dans Samos. »
Mentor interrompit encore Idoménée, pour lui demander
s'il avait continué, après une si noire trahison, à confier toutes
ses affaires à Protésilas. « J'étais, lui répondit Idoménée, trop
ennemi des affaires, et trop inappliqué, pour pouvoir me
tirer de ses ma ns : il aurait fallu renverser l'ordre que j'avais
établi pour ma commodité, et instruire un nouvel homme:
c'est ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai
mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de Proté-
silas. Je me consolais seulement en faisant entendre à certai-
nes personnes de confiance que je n'ignorais pas sa mauvaise
foi. Ainsi je m'imaginais n'être trompé qu'à demi, puisque je
savais que j'étais trompé 2. Je faisais même de temps en temps
sentir à Protésilas que je supportais son joug avec impatience.
Je prenais souvent plaisir à le contredire, à blâmer publique-
ment quelque chose qu'il avait fait, à décider contre son sen-
1. t Fantôme, » apparence, illusion ; j parce qu'il le savait; l'observation est In-
çaivuj, paraître. génieuse et vraie, le roi de Salente dev&ik
2. Il s'imaginait n'être pas trompé, I se faire une telle illusion.
234
TÉLÉMAQUE.
timcnt; mais, comme il connaissait ma haï leur et ma pa-
resse, il ne s'embarrassait point de tous mis chagrins1. Il
revenait opiniâtrement à la charge; il usait tantôt de ma-
nières pressantes, tantôt de souplesse et d'insinuation : sur-
tout, quand il s'apercevait que j'étais peiné contre lui, il redou-
blait ses soins pour me fournir de nouveaux amusements
propres à m'amollir, ou pour m'embarquer * dans quelque
affaire où il eût occasion de se rendre nécessaire, et de faire
valoir son zèle pour ma réputation.
« Quoique je fusse en garde contre lui, cette manière de
(lutter mes passions m'entraînait toujours; il savait mes se-
crets; il me soulageait dans mes embarras ; il faisait trembler
tout le monde par mon autorité. Enfin je ne pus me ré-
soudre à le perdre. Mais, en le maintenant dans sa place,
je mis tous les gens de bien hors d'état de me représenter mes
véritables intérêts- Depuis ce moment on n'entendit plus
dans mes conseils aucune parole libre; la vérité s'éloigna de
moi; l'erreur, qui prépare la chute des rois 8, me punit d'a-
voir sacrifié Philoclès à. la cruelle ambition de Protésilas :
ceux mômes qui avaient le plus de zèle pour l'État et pour
ma personne se crurent dispensés de me détromper, après un si
terrible exemple. Moi-môme, mon cher Mentor, je craignais
que la vérité ne perçât le nuage, et qu'elle ne parvînt jus-
qu'à moi malgré les flatteurs; car, n'ayant plus la force de la
suivre, sa lumière m'était importune *. Je sentais en moi-
même qu'elle m'eût causé de cruels remords, sans pouvoii
me tirer d'un si funeste engagement. Ma mollesse et l'ascen-
dant que Protésilas avait pris insensiblement sur moi me
plongeaient dans une espèce de désespoir de rentrer jamais en
liberté. Je ne voulais ni voir un si honteux état, ni le laisser
voir aux autres. Vous savez, cher Mentor, la vaine hauteur
et la fausse gloire dans laquelle on élève les rois : ils ne
veulent jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il en faut
faire cent. Plutôt que d'avouer qu'on s'est trompé, et que de
se donner la peine de revenir de son erreur, il faut se laisser
tromper teule sa vie. Voilà l'état des princes faibles et inap-
pliqués : c'était précisément le mien, lorsqu'il fallut que je par
tisse pour le siège de Troie.
» En partant, je laissai Protésilas maître des affaires; il les
i. «Chagrins,i douleurs morales.
2. « Embarquer, » faire entrer dans
une affaire comme dans une barque ; idée
d'une mer où l'on s'aventure.
3. Racine, dans Athalie (act. I,sc. 2) :
...Cet esprit d'imprudence et d'erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur,
4. Les métaphores ici accumulées,
« forcer le nuage, suivre, lumière impor-
tune, » constituent une allégorie.
LIVRE ONZIÈME.
235
conduisit en mon absence avec hauteur et inhumanité. Tout
le royaume de Crète gémissait sous sa tyrannie : mais per-
sonne n'osait me mander l'oppression1 des peuples ; on savait
que je craignais de voir la vérité, et que j'abandonnais à la
cruauté de Protésilas tous ceux qui entreprenaient de parler
contre lui. Mais moins on osait éclater, plus le mal était
violent. Dans la suite, il me contraignit de chasser le vaillant
Mérione 2, qui m'avait suivi avec tant de gloire au siège de
Troie. Il en était devenu jaloux, comme de tous ceux que j'ai-
mais et qui montraient quelque vertu.
» 11 faut que vous sachiez, mon cher Mentor, que tous mes
malheurs sont venus de là. Ce n'est pas tant la mort de mon
fils qui causa la révolte des Cretois, que la vengeance des dieux
irrités contre mes faiblesses, et la haine des peuples, que Proté-
silas m'avait attirée. Quand je répandis le sang de mon fils 3 ,
les Cretois, lassés d'un gouvernement rigoureux, avaient
épuisé toute leur patience; et l'horreur de cette dernière ac-
tion ne fit que montrer au dehors ce qui était depuis long-
temps dans le fond des cœurs.
» Timocrate me suivit au siège de Troie, et rendait compte
secrètement par ses lettres à Protésilas de tout ce qu'il pouvait
découvrir. Je sentais bien que j'étais en captivité ; mais je tâ-
chais de n'y penser pas, désespérant d'y remédier. Quand les
Cretois, à mon arrivée, se révoltèrent, Protésilas et Timocrate
furent les premiers à s'enfuir. Ils m'auraient sans doute
abandonné, si je n'eusse été contraint de m'enfuir presque
aussitôt qu'eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommes
insolents pendant la prospérité sont toujours faibles et trem-
blants dans la disgrâce. La tête leur tourne aussitôt que l'auto-
rité absolue leur échappe. Ou les voit aussi rampants qu'ils
ont été hautains ; et c'est en un moment qu'ils passent d'une
extrémité à l'autre. »
» Mentor dit à Idoménée : « Mais d'où vient donc que, con-
naissant à fond ces deux méchants hommes, vous les gardez
encore auprès de vous-comme je les vois? Je ne suis pas sur-
pris qu'ils vous aient suivi, n'ayant rien de meilleur à faire
pour leurs intérêts ; je comprends môme que vous avez fait
une action généreuse de leur donner un asile dans votre nou-
I. • Oppression, » action de presser,
défouler; au moral, et appliqué à un
toi, signifie « exercice de la tyrannie.»
t. V«ill sui Mérione, cocher d'iioin*
née, au siège de Troie, Homère, /J.,
lir. VIII ; et Hor. 1. II, odesyi et x/.
3 . Li pathétique histoire racontée au
livre V.
236 TÉLÉMAQUE.
vel établissement : mais pourquoi vous livrer encore à eux
après tant de cruelles expériences l ? »
— « Vous ne savez pas, répondit Idoménée, combien toutes les
expériences sont inutiles aux princes amollis et inappliqués qui
vivent sans réflexion. Ils sont mécontents de tout, et ils n'ont
le courage de rien redresser. Tant d'années d'habitude étaient
des chaînes de fer qui me liaient à ces deux hommes ; et ils
m'obsédaient à toute heure. Depuis que je suis ici, ils m'ont
jeté dans toutes les dépenses excessives que vous avez vues;
ils ont épuisé cet État naissant ; ils m'ont attiré cette guerre
qui allait m'accabler sans vous. J'aurais bientôt éprouvé à
Salente les mômes malheurs que j'ai sentis en Crète ; mais
vous m'avez enfin ouvert les yeux, et vous m'avez inspiré le
courage qui me manquait pour me mettre hors de servitude 2.
Je ne sais ce que vous avez fait en moi ; mais depuis que vous
6 les ici, je me sens un autre homme. »
Mentor demanda ensuite à Idoménée quelle était la con-
duite de Protésilas dans ce changement des affaires. « Rien
n'est plus artificieux, répondit Idoménée, que ce qu'il a fait
depuis votre arrivée. D'abord il n'oublia rien pour jeter indi-
rectement quelque défiance dans mon esprit. Il ne disait rien
contre vous ; mais je voyais diverses gens qui venaient m'a-
vertir que ces deux étrangers étaient fort à craindre. L'un,
disaient-ils, est le fils du trompeur Ulysse ; l'autre est un
homme caché et d'un esprit profond : ils sont accoutumés a
errer de royaume en royaume ; qui sait s'ils n'ont point formé
quelque dessein sur celui-ci ? Ces aventuriers racontent eux-
mômes qu'ils ont causé de grands troubles dans tous les pays
où ils ont passé : voici un État naissant et mal affermi ; les
moindres mouvements pourraient le renverser.
» Protésilas ne disait rien, mais il tâchait de me faire entre-
voir le danger et l'excès de toutes ces réformes que vous me
faisiez entreprendre. Il me prenait par mon propre intérêt. —
Si vous mettez, me disait-il, les peuples dans l'abondance, ils
ne travailleront plus; ils deviendront fiers, indociles, et seront
toujours prêts à se révolter : il n'y a que la faiblesse et la mi-
sère qui les rendent souples, et qui les empêchent de résister
à l'autorité. —Souvent il tâchait de reprendre son ancienne au-
1. Quelle apparence cependant que
depuis plus de vingtans, à travers toutes
les fortunes diverses de la vie d'Idomé-
née, roi de Crète, ces deux hommes per-
vers, si bien connus rf Idoménée, aient pu
se maintenir en faveur et qu'ils y soient
tien ? Evidemment il y a invraisem-
blance. Aussi la question de Mentor est-
elle très à propos.
2. Pauvre roi, réduit à conspirer avec
des étrangers contre le ministre qu'il
encore au moment où se passe cet entre- | n'ose pas renverser !
LIVRE ONZIEME. 237
torité pour m'entraîner ; et il la couvrait d'un prétexte de zèle
pour mon service. — En voulant soulager les peuples, me
disait-il, vous rabaissez la puissance royale; et par la vous faites
au peuple même un tort irréparable, car il a besoin qu'on le
tienne bas peur son propre repos.
» A tout cela je répondais que je saurais bien tenir les peu-
ples dans leur devoir en me faisant aimer d'eux ; en ne relâ-
chant rien de mon autorité, quoique je les soulageasse ; en
punissant avec fermeté tous les coupables ; enfin, en donnant
aux enfants une bonne éducation, et à tout le peuple une
exacte discipline pour le tenir dans une vie simple, sobre et
laborieuse !. — Hé quoi ! disais-je, ne peut-on pas soumettre
un peuple sans le faire mourir de faim? Quelle inhumanité !
quelle politique brutale! Combien voyons-nous de peuples
traités doucement, et très- fidèles à leurs princes ! Ce qui cause
les révoltes, c'est l'ambition et l'inquiétude des grands d'un
État, quand on leur a donné trop de licence, et qu'on a laissé
leurs passions s'étendre sans bornes ; c'est la multitude des
grands et des petits qui vivent dans la mollesse, dans le luxe
et dans l'oisiveté ; c'est la trop grande abondance d'hommes
adonnés à la guerre, qui ont négligé toutes les occupations
utiles qu'il faut prendre dans les temps de paix ; enfin; c'est le
désespoir des peuples maltraités; c'est la dureté, la hauteur
des rois, et leur mollesse, qui les rend incapables de veiller
sur tous les membres de l'Etat pour prévenir les troubles 2.
Voilà ce qui cause les révoltes, et non pas le pain qu'on laisse
manger en paix au laboureur, après qu'il l'a gagné à la sueur
de son visage.
» Quand Protésilas a vu que j'étais inébranlable dans ces
maximes, il a pris un parti tout opposé à sa conduite passée :
il a commencé à suivre ces maximes qu'il n'avait pu détruire ;
il a fait semblant de les goûter, d'en être convaincu, de m'a-
voir obligation de l'avoir éclairé là-dessus. 11 va au-devant de
tout ce que je puis souhaiter pour soulager les pauvres ; il e^t
le premier à me représenter leurs besoins, et à crier contre
les dépenses excessives. Vous savez même qu'il vous loue, qu'il
vous témoigne de la confiance, et qu'il n'oublie rien pour vous
plaire. Pour Tinioerate, il commence à n'être plus si bien avec
Protésilas ; il a songé à se rendre indépendant : Protésilas en
est jaloux; et c'est en partie par leurs différends que j'ai décou-
vert leur perfidie »
\ . Tout cela est un peu Ion£, et même I tiques ne fait guère que reproduire lei
diffus. I couseils qui 6e trouvent plus haut,
2. Celte accumulation de yéiités poli- I
238
TÉLÉMAQUE.
Mentor, souriant, répondit ainsi à ldoménée : « Quoi donc !
vous avez été faible jusqu'à vous laisser tyranniser pendant
tant d'années par doux traîtres dont vous connaissiez la trahi-
son 1 » — « Ah! vous ne savez pas. répondit ldoménée, ce que
peuvent les hommes artificieux sur un roi faible et inappli-
qué * qui s'est livré à eux pour toutes ses affaires 2. D'ailleurs,
je vous ai déjà dit que Protésilas entre maintenant dans toutes
vos vues pour le bien public3. \> — Mentor reprit ainsi le dis-
cours d'un air grave : « Je ne vois que trop combien les mé
chants prévalent sur les bons auprès des rois ; vous en Ctes
un terrible exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert les
yeux sur Protésilas; et ils sont encore fermés4 pour laisser le gou-
vernement de vos affaires à cet homme indigne de vivre ! Sachez
que les méchants ne sont point des hommes incapables de
faire le bien ; ils le font indifféremment, de môme que le
mal, quand il peut servir à leur ambition. Le mal ne leur
coule rien à faire, parce qu'aucun sentiment de bonté ni aucun
principe de vertu ne les retient : mais aussi ils font le bien
sans peine, parce que leur corruption les porte à le faire pour
paraître bons, et pour tromper le reste des hommes. A pro-
prement parler, ils ne sont pas capables 5 de la vertu, quoi-
qu'ils paraissent la pratiquer ; mais ils sont capables d'ajouter
à tous leurs autres vices le plus horrible des vices, qui est
l'hypocrisie. Tant que vous voudrez absolument faire le bien,
Protésilas sera prêt à le faire avec vous, pour conserver
l'autorité ; mais si peu qu'il sente en vous de facilité à vous
relâcher, il n'oubliera rien pour vous faire retomber dans l'é-
garement, et pour reprendre en liberté son naturel trompeur
et féroce. Pouvez-vous vivre avec honneur et en repos, pen-
dant qu'un tel homme vous obsède à toute heure8, et que vous
savez le sage et le fidèle Philoclès pauvre et déshonoré danb
l'île de Samos 7?
1 . o Inappliqué ; • en répétant ce mot,
Fénelon s'adresse à son royal élève et
veut lui faire comprendre le prit de
i l'application» au travail du gouverne-
ment.
2. Mentor et ldoménée répètent exac-
tement ce qu'ils viennent de dire : • Mais
d'où vient donc, etc. »
3. Voyant que le crédit de Mentor
l'emporte sur le sien auprès du roi, Pro-
tésilas cesse de lutter; il cherche seu-
lement à se maintenir en faveur, et pour
cela, il entre dans toutes les vues de
Mentor.
4. L'expression n'est pas exacte; ldo-
ménée voit parfaitement quel serait son
devoir, mais il redoute de marcher et
d'agir. — < Pour laisser, » en tant que
vous laissez.
5. » Capables ; » vient de capax,qn\ con-
tient ; ils pratiquent la vertu eu apparence,
ils ne la possèdent pas, ils n'en sont pas ca-
paces; ils ne sont pas davantage en état de
la recevoir, de la contenir en eux-mêmes.
Plus bas, « capables, » suivi d'un infinitif,
n'a plus tout à fait le sens étymologique.
6. «Obsède,» assiège. Ainsi, Mathan,
dans Racine :
Plu» méchant qu'Athalie à toute heure l'assiégs.
7. f Samos, » île de l'archipel grec/
via-à-vis du promontoire de Mycale.
LIVRE ONZIÈME. 239
» Vous reconnaissez bien, ô Idoménée, que les hommes trom-
peurs et hardis qui sont présents entraînent les princes faibles,
mais vous devriez ajouter que les princes ont encore un autre
malheur qui n'est pas moindre, c'est celui d'oublier facile-
ment la vertu et les services d'un homme éloigné. La multi-
tude des hommes qui environnent les princes est cause qu'il
n'y en a aucun qui fasse une impression profonde sur eux; ils
ne sont frappés que de ce qui est présent, et qui les flatte
tout le reste s'efface bientôt. Surtout la vertu les touche peu.
parce que la vertu, loin de les flatter, les contredit et les con-
damne dans leurs faibless s. Faut-il s'étonner s'ils ne sont point
aimés, puisqu'ils ne sont point aimables *, et qu'ils n'aiment
rien 2, que leur grandeur et leur plaisir ? »
Après avoir dit ces paroles, Mentor persuada à Idoménée
qu'il fallait au plus tôt chasser Protésilas et Timocrate, pour
rappeler Philoclès. L'unique difficulté qui arrêtait le roi, c'est
qu'il craignait la sévérité de Philoclès. « J'avoue, disait-il, que
je ne puis m'empôcher de craindre un peu son retour, quoi-
que je l'aime et que je l'estime. Je suis depuis ma tendre
jeunesse accoutumé à des louanges, à des empressements et
à des complaisances, que je ne saurais espérer de trouver dans
cet homme. Dès que je faisais quelque chose qu'il n'approu-
vait pas, son air triste me marquait assez qu'il me condamnait.
Quand il était en particulier avec moi, ses manières étaient
respectueuses et modérées, mais sèches. »
— «Ne voyez- vous pas, lui répondit Mentor, que les princes
gâtés par la flatterie trouvent sec et austère 3 tout ce qui est
libre et ingénu*. Ils vont même jusqu'à s'imaginer qu'on n'est
pas zélé pour leur service, et qu'on n'aime pas leur autorité,
dès qu'on n'a point l'âme servile, et qu'on n'est pas prêt à les
flaller clans l'usage le plus injuste de leur puissance. Toute
parole libre et généreuse leur paraît hautaine, critique 6 et sé-
ditieuse. Ils deviennent si délicats6, que tout ce qui n'est point
flatteur les blesse et les irrite. Mais allons plus loin. Je sup-
pose7 que Philoclès est effectivement sec et austère : son
{ . Si vis amari, ama. Ayez un grand I détours, ajoute ici à l'idée de « liberté, »
cœur, et j'on vous aimera. I qualité de l'homme courageux ne crai-
l. il y a ici une sorte de rapide sus- j gnant pas de parler devaut les rois.
pension, portant sur «rien;» on peut i 5. « Critique, » parole frondeuse,
croire la phrase terminée, mais le sens ab* j prompte au blâme; adjectif asseï rare
so'iu se relevé et s'achève heureusement ' dans ce sens.
sur le dernier trait, «que leur grandeur1 6. « Délicat, » l'idée première de la
et leur plaisir. » Dans ce sens, la virgule, délicatesse est de tenir dans des lacets,
spres « rien, o est placée à propos. de licere, lacère; les gens délicats, au
3. Austère, a'jw.sj'cco, synonyme de sec, | sens de ce passage, ne peuvent sortir de
mais exclusivement appliqué au moral.! ces liens subtils.
4. i L'ingénuité, » qui ignore tous les I 7. Exemple de concession : on accorlê
2 tO
TÉLÈMAQUE.
austérité ne vaut-elle pas mieu\ que la flatterie pernicieuse
de vos conseillers ? Où trouverez-vous un homme sans défauts '?
et le défaut de vous dire trop hardiment la vérité n'est-il pas
celui que vous devez le moins craindre ? que dis-je 1 ! n'est-ce
pas un défaut nécessaire pour corriger les vôtres, et pour
vaincre ce dégoût de la vérité où la flatterie vous a fait tom-
oer 2? 11 vous faut un homme qui n'aime que la vérité et vous;
qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous-
même ; qui vous dise la vérité malgré vous ; qui force tous vos
retranchements 3 : et cet homme nécessaire, c'est Philoclès.
Souvenez-vous qu'un prince est trop heureux quand il naît un
seul homme sous son régne avec cette générosité ; qu'il est le
plus précieux trésor de l'Etat ; et que la plus grande punition
qu'il doit craindre des dieux, est de perdre un tel homme, s'il
s'en rend indigne faute de savoir s'en servir k.
» Pour les défauts des gens de bien, il faut les savoir8 con-
naître, et ne laisser pas de se servir d'eux. Redressez-les ;
ne vous livrez jamais aveuglément à leur zèle indiscret ; mais
écoutez-les favorablement ; honorez leur vertu ; montrez au
public que vous savez la distinguer ; surtout gardez-vous bien
d'être plus longtemps comme vous avez été jusqu'ici. I-es
princes gâtés comme vous l'étiez, se contentant de mépriser
les hommes corrompus, ne laissent pas de 6 les employer avec
confiance, et de les combler de bienfaits : d'un autre côté, ils
se piquent de connaître aussi les hommes vertueux ; mais ils
ne leur donnent que de vains éloges, n'osant ni leur confier
les emplois, ni les admettre dans leur commerce 7 familier, ni
répandre des bienfaits sur eux. »
Alors Idoménée dit qu'il était honteux d'avoir tant tardé à
délivrer l'innocence opprimée, et à punir ceux qui l'avaient
trompé. Mentor n'eut même aucune peine à déterminer le roi
quelque chose à l'adversaire, afin de
tourner celte concession contre lui.
1. « Que dis je ! » </est encore un
exemple de la correction, figure de rhé-
torique, par laquelle l'auteur se reprend,
se corrige lui-même, comme pour se
contredire, mais en réalité pour donner
plus de force à sa pensée en y ajoutant
un nouveau trait.
2. Il faut bien voir la portée de ces
longs conseils. Le plus solide enseigne-
ment qui puisse être donné à un prince^
c'est de 6e défendre de tout préjugé a
l'éfjard.des hommes utilesà l'État : les rois
sont en effet portés à las tenir à dis-
tance, parce qu'ils n'éprouvent pour eux
aucune sympathie. C'est que.trop souvent,
les rois ne cherchent pas des ministres,
mais des favoris et des complaisants.
3. L'auteur exprime très-bien ici la na-
ture du dévouement que le prince doit
chercher dans un ministre.
4. C'était le grand art de Louis XIV:
trouver les hommes et s'en servir.
5. « Les savoir; » mieux: « savoir les.»
De même aussi, « ne laisser pas ; » on di-
rait mieux : « ne pas laisser de. »
6. « Ne laissent pas de ;» ce tour se trouve
plusieurs fois répété dans ce passée.
7. iCommerce, » idée de l'échange de9
marchandises (cum merx) . Ce mot a été
pris, par une grande extension d'idées,
pour les • relations • de la vie, relations
dans lesquelles les avantages mutuels
sont comme des marchandises que cha-
cun vend et achète.
LIVRE ONZIÈME.
241
à perdre son favori ; car aussitôt qu'on est parvenu à rendre
les favoris suspects et importuns à leurs maîtres, les princes,
labsés et embarrasses, ne cherchent plus qua s'en défaire :
leur amitié s'évanouit, les services sont oubliés ; la chute des
favoris ne leur coule rien, pourvu qu'ils ne les voient plus.
III. Aussitôt le roi ordonna en secret à Hégésippe, qui était
un des principaux officiers de sa maison, de prendre Protési-
las et Timocrate, de les conduire en sûreté dans l'île de Sa-
mos, de les y laisser, et de ramener Philoclôs de ce lieu d'exil.
Hégésippe, surpris de cet ordre, ne put s'empêcher de pleurer
de joie. « C'est maintenant, dit-il au roi, que vous allez char-
mer vos sujets. Ces deux hommes ont causé tous vos malheurs
et tous ceux de vos peuples : il y a vingt ans qu'ils font gé-
mir1 tous les gens de bien, et qu'à peine ose-ton même gé-
mir, tant leur tyrannie est cruelle ; ils accablent tous ceux qui
entreprennent d'aller à vous par un autre canal 2 que le leur.»
Ensuite Hégésippe découvrit au roi un grand nombre de per-
fidies et d'inhumanités commises par ces deux hommes, dont 3
le roi n'avait jamais entendu parler, parce que personne n'o-
sait les accuser. Il lui raconta même ce qu'il avait découvert
d'une conjuration secrète pour faire périr Mentor. Le roi eut
horreur de tout ce qu'il voyait.
Hégésippe se hâta d'aller prendre Protésilas dans sa maison :
elle était moins grande, mais plus commode et plus riante que
celle du roi ; l'architecture était de meilleur goût ; Protésilas
l'avait ornée avec une dépense tirée du sang des misérables *.
Il était alors dans un salon de marbre auprès de ses bains,
couché négligemment sur un lit de pourpre avec une broderie
d'or ; il paraissait las et épuisé de ses travaux ; ses yeux et ses
sourcils montraient je ne sais quoi d'agité, de sombre et de
farouche5. Les plus grands de l'Etat étaient autour de lui, ran-
gés sur des tapis 6, composant leurs visages sur celui de Pro-
tésilas, dont ils observaient jusqu'au moindre clin d'œil 7. A
i. i Gémir, 1 gemere, fl^u, être
plein, chargé j on gémit sous le fardeau.
2. C'est-à-dire 'autrement que par l'in-
termédiaire des ministres.
3. La construction de cette phrase est
■vicieuse. Le mot dont est mal placé. A
quoi se rapporte t-il?
4. « Misérables,» non pas dans le mau-
vais sens dans lequel on emploie le plus
souvent ce mot, mais dans le sens réel
et premier, les malheureux.
5. Heureuse expression, peinture vive,
«t qui laisse voir le perfide ministre jus-
qu'au fond de l'âme.
6. • Sur des tapis; » comme c'est en-
core l'usage en Orient, où l'on s'assied
par terre, sur des tapis ou des nattes.
7. Mais ceux qui de la cour ont un plus long
[usage,
Sur les veux de César composent leur visage.
(IUc, Britann., act. V, se. v.)
Fénelon a rencontré la même expression
que Hacine, mais l'un et t'au're le cèdent
à Tacite peignant les courtisans de Né
ron, lesyeux' fixés sur le fratricide, Ne
ronem intuentes,
11
242 TËLÉMAQUE.
peine ouvrait-il la bouche, que tout le monde se récriait pour
admirer ce qu'il allait dire ». Un des principaux delà troupe3
lui racontait avec des exagérations ridicules ce que Protésilas
lui-môme avait fait pour le roi. Un autre lui assurait que
Jupiter, ayant trompé sa mère, lui avait donné la vie, et qu'il
était iils du pore des dieux3. Un poète venait de lui chanter des
vers où il assurait que Protésilas, instruit par les Muses, avait
égalé Apollon pour tous les ouvrages d'esprit. Un autre poëte,
encore plus lâche et plus impudent, l'appelait, dans ses vers,
l'inventeur des beaux-arts, et le père des peuples, qu'il rendait
heureux ; il le dépeignait tenant en main la corne d'abon-
dance *.
Protésilas écoutait toutes ces louanges d'un air sec, distrait
et dédaigneux, comme un homme qui sait bien qu'il en mé-
rite encore de plus grandes, et qui fait trop de grâce de se
laisser louer 6. Il y avait un flatteur qui prit la liberté de lui
parler à l'oreille6, pour lui dire quelque chose de plaisant con-
tre la police 7 que Mentor tâchait d'établir. Protésilas sourit ;
toute l'assemblée se mit aussitôt à rire, quoique la plupart ne
pussent point encore savoir ce qu'on avait dit. Mais Protésilas
reprenant bientôt son air sévère et hautain, chacun rentra dans
la crainte et dans le silence8. Plusieurs nobles cherchaient le
moment où Protésilas pourrait se tourner vers eux et les écou-
ter : ils paraissaient émus et embarrassés ; c'est qu'ils avaient à
lui demander des grâces rieur posture suppliante parlait pour
eux : ils paraissaient aussi soumis 9 qu'une mère aux pieds des
autels lorsqu'elle demande aux dieux la guérison de son fils
unique 10. Tous paraissaient contents, attendris, pleins d'admi-
ration pour Protésilas, quoique tous eussent contre lui, dans le
cœur, une rage implacable11.
Dans ce moment ilégésippe entre, saisit l'épée de Protésilas,
et lui déclare, de la part du roi, qu'il va l'emmener dans l'île
1. Ce trait est fort spirituel. Gilbert | à quel degré d'impertinence arrive
l'homme sous le régime de la louange.
6. « La liberté de parler à l'oreille;»
cela est dit ironiquement.
la L'administration de l'État.
8. Tous ces contrastes sont remarqua-
bles par l'observation dont l'auteur a fait
preuve.
9. i Soumis, « dociles, faciles à gou-
verner,qui se met soi-môme sous le joug.
10. Par ce trait, Fénelou joint l'indi-
gnation au sentiment de ridicule qu'ins-
pirent la conduite et l'attitude de Pro-
tésilas.
11. Le tableau s'achève admirablement
sur ce trait plein d'énergie.
a dit:
On répète partout les vers qu'il fait encore.
2. «Troupe; * terme de mépris à l'a-
dresse des courtisans de Protésilas.
3. Basse llatterie qui fut faite pour
Alexandre, et que le fils de Philippe ac-
cepta et propagea, consentant à se faire
appeler le bis de Jupiter Ammon.
4. Jupiter ayant été allaité par la
chèvre Amalthée, prit l'une de ses curnes
e la plaça dans le ciel; les poêles en
oit fait le symbole de l'abondance, la
l'urce de tous les trésors.
5. Encore un trait spirituel, qui montre
LIVRE ONZIÈME.
243
de Saroos '. A ces paroles, toute l'arrogance de ce favori
tomba, comme un rocher qui se détache du sommet d'une
montagne escarpée2. Le voilà qui se jette tremblant et troublé
aux pieds d'Hégésippe; il pleure, il hésite, il bégaye, il trem-
ble3; il embrasse les genoux de cet homme, qu'il ne daignait
pas, une heure auparavant, honorer d'un de ses regards *.
Tous ceux qui l'encensaient, le voyant perdu sans ressource,
changèrent leurs flatteries en des insultes sans pitié.
Hégésippe ne voulut lui laisser le temps ni de faire ses der-
niers adieux à sa famille, ni de prendre certains écrits secrets.
Tout fut saisi et porté au roi. Timocrate fut arrêté dans le
même temps : et sa surprise fut extrême ; car il croyait qu'é-
tant brouillé 5 avec Protésilas il ne pouvait être envoloppé dans
sa ruine. Ils partent dans un vaisseau qu'on avait préparé. On
arrive à Samos. Hégésippe y laisse ces deux malheureux; et,
pour mettre le comble à leur malheur, il les laisse ensemble.
Là, ils se reprochent avec fureur, l'un à l'autre, les crimes
qu'ils ont faits, et qui sont cause de leur chute : ils se trou-
vent sans espérance de revoir jamais Salente, condamnés à
vivre loin de leurs femmes et de leurs enfants ; je ne dis pas
loin de leurs amis, car ils n'en avaient point6. On les menait
dans une terre inconnue, où ils ne pouvaient plus avoir d'au-
tre ressource pour vivre que leur travail, eux qui avaient
passé tant d'années dans les délices et dans le faste 7. Sembla-
bles à deux bêtes farouches, ils étaient toujours prêts à se dé-
chirer l'un l'autre.
Cependant Hégésippe demanda en quel lieu de l'île demeu-
rait Philoclès. On lui dit qu'il demeurait assez loin de la ville,
sur une montagne où une grotte lui servait de maison. Tout
le monde lui parla avec admiration de cet étranger. Depuis
qu'il est dans cette île, lui disait-on, il n'a offensé personne :
chacun est touché de sa patience, de son travail 8, de sa tran-
quillité; n'ayant rien, il paraît toujours content. Quoiqu'il soit
i. C'est là ce qui s'appelle, en matière
de poésie dramatique, une péripétie, un
changement soudain et saisissant dans la
situation des personnages. Celle-ci est
très-forte.
I. Ac Teluti montis saxum de vertice prs-
[ceps,
Quum ruit aTulsum vento.
(Yiaa.,^n.,l. XII, y . 684.)
■ Ainsi se précipite du sommet d'un mont,
■ un rocher déraciné par les vents. »
— La prose de Fénelou se rapproche ici
du latin; les mots français sont placés
avec un art tout pittoresque.
3. Verbes qui s'accumulent, dont la
force va en croissant et dont chacun
forme un tableau.
4. Belle antithèse, non de mots, mais
de pensées et d'images.
5. • Brouillé, » expression familière
et très-ordinaire, qui ne signifie pas rup-
ture entre deux amis, mais indique un
mécontentement passager.
6. 11 y a un sens marqué et très- ex-
pressif dans cette restriction.
7. « Faste, » ce qui brille (?iw;.
9, De son assiduité au travail.
244
TELÉMAQUE.
ici loin des affaires, sans bien et sans autorité, il ne laisse pas
d'obliger l ceux qui le méritent, et il a mille industries a dout
faire plaisir à tous ses voisins.
llégésippe s'avance vers cette grotte, il la trouve vide et ou-
verte ; car la pauvreté et la simplicité3 des mœurs de Philo-
dès faisaient qu'il n'avait, en sortant, aucun besoin de formel
sa porte. Une natte * de jonc grossier lui servait de lit. Rare-
ment il allumait du feu, parce qu'il ne mangeait rien de
cuit : il se nourrissait, pendant l'été, de fruits nouvellement
cueillis, et, en hiver, de dattes 5 et de figues sèches. Une claire
fontaine, qui faisait une nappe6 d'eau en tombant d'un
rocher, le désaltérait. Il n'avait daus sa grotte que les instru-
ments nécessaires à la sculpture, et quelques livres qu'il lisait
à certaines heures; non pour orner son esprit, ni pour con-
tenter sa curiosité 7, mais pour s'instruire en se délassant de
ses travaux, et pour apprendre à être bon. Pour la sculpture,
il ne s'y appliquait que pour exercer son corps, fuir l'oisiveté,
et gagner sa vie sans avoir besoin de personne8.
Hégésippe,en entrant dans la grotte, admira les ouvrages qui
étaient commencés. Il remarqua un Jupiter, dont le visage
serein était si plein de majesté, qu'on le reconnaissait aisément
pour le père des dieux et des nommes. D'un autre côté parais-
sait Mars avec une fierté rude et menaçante. Mais ce qui
était de plus touchant, c'était une Minerve qui animait les arts;
son visage était noble et doux, sa taille grande et libre ; elle
était dans une action si vive, qu'on aurait pu croire qu'elle
allait marcher •.
llégésippe, ayant pris plaisir à voir ces statues, sortit de la
1. « Obliger,» verbe d'un beau sens;
celui qui rend service oblige, obligat, il
«lie» par la reconnaissance.
2. « Mille industries, » mille moyens,
mille secrets. Ainsi employé, ce pluriel
n'est guère d'usage.
3. • Simplicité » s'applique très-bien
aux « mœms » pour marquer qu'elles
sont sans pli {sine plica), sans détour.
4. « Natte, » tissu de jonc ou de paille ;
lat. natta.
5. Le fruit du palmier, appelé aussi
dattier, que l'on explique par ââxxiAoç
(doigt), à cause de la forme de ses
feuilles.
6. « Nappe,» lat. mappa, autre exem-
ple du m initial changé en n.
7. Le motif principal de la lecture est
bien celui de s'instruire et de devenir
meilleur; mais on ne doit pas écarter
celui « d'orner » son esprit et de « con-
tenter une curiosité » bien placée.
8. Pourquoi ne pas admettre que la
culture des arts, ayant pour objet l'ex-
pression du beau, est une chose bonne
en soi, un plaisir légitime et digne d'être
recherché?
9. Il ne faut pas prendre tout cela au
pied de la lettre. L'art gr*>c, au temps
de la guerre de Troie, n'avait certaine-
ment pas cette perfection. La statuaire
se développe en Grèce et altei t une
certaine grandeur dans l'école d'Egine,
à l'époque qui précéda celle de Periclès.
Ce qui manquait surtout, dans ces temps
reculés, aux productions du ciseau, c'é-
tait précisément le mérite que tendon
attribue aux ouvrages de Philoclès, « l'ac-
tion, la taille grande et libre. » Le mou-
vement, l'allure, la liberté ne vivifieront
les statues que bien plus lard.
LIVRE ONZIEME.
245
grotte, et vit de loin, sous un grand arbre, Philoclès, qui lisait
sur le gazon : il va vers lui, et Philoclès, qui l'aperçoit, ne sait
que croire. « N'est-ce point là, dit-il en lui-môme, Hégésippe,
avec qui j'ai si longtemps vécu en Crète? Mais quelle appa-
rence qu'il vienne dans une île si éloignée? Ne serait-ce point
son ombre qui viendrait après sa mort des rives du Sty*\ *?,>
Pendant qu'il était dans ce doute, Hégésippe arriva si proche
de lui, qu'il ne put s'empêcher de le reconnaître et de l'em-
brasser. « Est-ce donc vous, dit-il, mon cher et ancien ami?
quel hasard, quelle tempête vous a jeté sur ce rivage?
pourquoi avez-vous abondonné l'île de Crète? est ce une dis-
grâce semblable à la mienne qui vous a arraché à notre
patrie? »
Hégésippe lui répondit : « Ce n'est point une disgrâce; au
contraire, c'est la faveur des dieux qui m'amène ici. » Aussitôt il
lui raconta la longue tyrannie de Protésilas; ses intrigues avec
Timocrate; les malheurs où 2 ils avaient précipilé Idoménée;
la chute de ce prince ; sa fuite su»* les côtes d'Italie, la fondation 3
de Salente; l'arrivée de Mentor et de Télémaque; les sages
maximes dont Mentor avait rempli l'esprit * du roi, et la dis-
grâce des deux traîtres. 11 ajouta qu'il-les avait menés à Samos,
pour y souffrir l'exil 5 qu'ils avaient fait souffrir à Philoch s;
et il finit en lui disant qu'il avait ordre de le conduire à Sa-
lente où le roi, qui connaissait son innocence, voulait lui confier
ses affaires, et le combler de biens.
« Voyez- vous, lui répondit Philoclès, cette grotte, pluspro-
» pre à cacher des bâtes sauvages qu'à être habitée par des
» hommes; j'y ai goûté depuis tant d'années plus de douceur
» et de repos, que dans les palais dorés de l'île de Crète. Les
» hommes ne me trompent plus , car je ne vois plus les homme?,
» je n'entends plus leurs discours flatteurs et empoisonnés;
» je n'ai plus besoin d'eux; mes mains, endurcies au travail,
» me donnent facilement la nourriture simple qui m'est né-
» cessaire : il ne me faut, comme vous voyez, qu'une légère
» étoffe pour me couvrir. N'ayant plus de besoins, jouissant
» d'un calme profond et d'une douce liberté, dont la sagesse
» de mes livres m'apprend à faire un bon usage, qu"irais-je
i. Des sombres bords, des régions
infernales arrosées par le Styx.
2. « Où, » c'est-à-dire dans lesquels.
Cet adverbe de lieu est peu autorisé eu
pareil cas; » les malheurs» ne sauraient
être imaginés comme un lieu.
3. « Fondation ; • l'idée de fonder
est cellt' d'établir un édifice, super fun-
dum, sur un fond, sur une base,
4. t L'esprit i
qui « s'emplit »
verse.
est comparé à un va.-e
de la science qu'on \
5. t Exil, » ex silitcm (ex solum), ac-
tion de sortir du sol, du pays qu'on ha-
bite.
246
TÉLÉMAQUE.
» encore chercher parmi les hommes jaloux, trompeurs et
» inconstants *? Non, non, mon cher Hégésippe, ne m'enviez
» point mon bonheur. Protésilas s'est trahi lui-môme, voulant
» trahir le roi et me perdre. Mais il ne m'a fait aucun mal;
» au contraire; il m'a fait le plus grand des biens, il m'a do-
rt livré du tumulte et de la servitude des affaires ~ : je lui dois
» ma chère solitude, et tous les plaisirs innocents que j'y
» goûte.
» Retournez, ô Hégésippe, retournez vers le roi; aidez-lui à
» supporter les misères de la grandeur, et faites auprès de lui
» ce que vous voudriez que je fisse. Puisque ses yeux, si long-
» temps fermés à la vérité, ont été enfin ouverts par cet homme
» sage que vous nommez Mentor, qu'il le retienne auprès de
» lui. Pour moi, après mon naufrage, il ne me convient pas de
» quitter le port où la tempête m'a heureusement jeté, pour
» me remettre à la merci des flots 3. O que les rois sont à
» plaindre! ô que ceux qui les servent sont dignes de compas-
» sion! S'ils sont méchants, combien font-ils souffrir les hom-
» mes! et quels tourments leur sont préparés dans le noir
«Tartare! S'ils sont bons, quelles difficultés n'ont-ils pas à
» vaincre! quels pièges à éviter! quels maux à souffrir! En-
» core une fois, Hégésippe, laissez moi dans mon heureuse
» pauvreté *. »
Pendant que Philoclès parlait ainsi avec beaucoup de véhé-
mence 5 Hégésippe le regardait avec étonnement. Il l'avait vu
autrefois en Crète, lorsqu'il gouvernait les plus grandes af-
faires, maigre, languissant et épuisé; c'est que son na-
turel ardent et austère le consumait dans le travail; il ne
pouvait voir sans indignation le vice impuni; il voulait dans
les affaires une certaine exactitude qu'on n'y trouve jamais :
ainsi ses emplois détruisaient sa santé délicate. Mais, à Samos,
Hégésippe le voyait gras et vigoureux; malgré les ans, la jeu-
nesse fleurie s'était renouvelée sur son visage 6; une vie
1. Comme ces trois épithètes caracté-
risent tristement, mais arec vérité, la
généralité des hommes !
2. Vraie «servitude» (esclavage), eu
effet, et rude aux yeux d'un homme libre,
qui voudrait vivre pour lui-même et
pour la vertu, pour vaquer à l'amour
des choses éternellesl
3. Kcmarquei cette suite de mots :
«naufrage, port, tempête, ûots ; » a lé-
gorie des agitations de la vie mondaine,
des troubles de l'ambition. Ce passage
rappelle les célèbres vers de La Fontaine
dans son élégie aux Nymphes de Vaux:
Lorsque sur celte mer on vogue à pleines
[voiles,
Qu'on croit avoir pour soi les vents et les
[étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs:
Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs.
4. « Heureuse, » quoique non dorée,
comme celle d'Horace.
5. «Véhémence, » vivacité, entraîne-
ment, de vehere ; idée d'être traîné diut
un char.
6. Expression vive et r-hoisie, tout
plein d'élégance.
LIVRE ONZIÈME.
2Ï7
sobre », tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nou-
veau tempérament 8.
« Vous êtes surpris de me voir si changé, dit alors Philoclès
») en souriant; c'est ma solitude qui m'a donné cette fraîcheur
,i et cette santé parfaite : mes ennemis m'ont donné ce qoae
» je n'aurais jamais pu trouver dans la plus grande fortune.
» Voulez-vous que je perde les vrais biens pour courir après
» les faux, et pour me replonger dans mes anciennes misères?
» Ne soyez pas plus cruel que Protésilas; du moins ne m'en-
» viez pas le bonheur que je liens de lui. »
Alors Ilégésippe lui représenta, mais inutilement, tout ce
qu'il crut propre à le toucher. « Ètes-vous donc, lui disait-il,
» insensible au plaisir de revoir vos proches et vos amis, qui
» soupirent après votre retour, et que la seule espérance de
» vous embrasser comble de joie? Mais vous, qui craignez les
» dieux, et qui aimez votre devoir, comptez-vous pour rien de
» servir votre roi, de l'aider dans tous les biens qu'il veut faire,
» et de rendre tant de peuples heureux? Est-il permis des'a-
» bandonner à une philosophie 3 sauvage, de se préférer à
» tout le reste du genre humain, et d'aimer mieux son repos
» que le bonheur de ses concitoyens? Au reste, on croira que
» c'est par ressentiment, que vous ne voulez plus voir le roi.
d S'il vous a voulu faire du mal, c'est qu:il ne vous a point
» connu : ce n'était pas le véritable, le bon, le juste Philoclès
» qu'il a voulu faire périr; c'était un homme bien différent de
» vous qu'il voulait punir. Mais maintenant qu'il vous connaît,
» et qu'il ne vous prend plus pour un autre, il sent toute son
» ancienne amitié revivre dans son cœur : il vous attend4; déjà
» il vous tend les bras pour vous embrasser ; dans son impa-
» tience, il compte les jours et les heures. Aurez-vous le
» cœur assez dur pour être inexorable à votre roi et à tous vos
» plus tendres amis? »
Philoclès, qui avait d'abord été attendri en reconnaissant
Ilégésippe, reprit son air austère en écoulant ce discours.
1. « Sobre, « dans le sens littéral, sine
ebrieiate, sans ivresse.
2. «Tempérament,» compleiion, cons-
titution du corps, qui doit résulter de la
manière dont les divers éléments de la
vie sont associés ensemble pour marcher
avec harmonie.
3. « Philosophie, i amour de la sa-
gesse, la science des êtres spirituels,
Dieu et l'homme. Dans le sens général,
comme Ici. philosophie signifie la fer-
meté de l'âme, la sagesse pratique. Du
reste, au temps d'Idoméuée, le composé
«piXoaoïpta, amour de la sagesse, n'existait
pas; c'est un mot sorti, bien plus tard,
de l'école de Pytha^ore.
4. « Attendre » {tendere ad), tendre
vers quelqu'un ou quelque chose par le
cœur, et figurément par les bras, comme
on le voit ici. C'est un beau sens, mais
le latin exspectare est plus expressif
encore; il marque l'idée d'un homme
qui regarde, d'un lieu élevé, si celu
qu'il désire viendra.
218 TÉLÉMAQUE.
Semblable à un rocher contre lequel les vents combattent en
vain, et où toutes les vagues vont se briser en gémissant, il
demeurait immobile1; et les prières ni les raisons ne trou-
vaient aucune ouverture pour entrer dans son cœur*. Mais, au
moment où Hégésippe commençait à désespérer de le vaincre,
Philoclès, ayant consulté les dieux, découvrit, parle vol des oi-
seaux, parles entrailles des victimes, et par divers autres présa-
ges 3, qu'il devait suivre Hégésippe. Alors il ne résista plus, il se
prépara à partir; mais ce ne fut pas sans regretter le désert
où il avait passé tant d'années. « Hélas 1 disait il, faut-il
» que je vous quitte, 0 aimable grotte, où le sommeil paisi-
» ble venait toutes les nuits me délasser des travaux du jour !
» Ici les Parques me filaient, au milieu de ma pauvreté, des
» jours d'or et de soie4.» Il se prosterna, en pleurant, pour ado-
rer la naïade 5 qui l'avait si longtemps désaltéré par son onde
claire, et les nymphes qui habitaient dans toutes les mon-
tagnes voisines. Écho 6 entendit ses regrets, et, d'une triste
voix, les répéta à toutes les divinités champêtres.
Ensuite Philoclès vint à la ville avec Hégésippe pour s'em-
barquer. Il crut que le malheureux Protésilas, plein de honte
et de ressentiment, ne voudrait point le voir : mais il se
trompait; caries hommes corrompus n'ont aucune pudeur,
1. Cette belle comparaison est a peu
près la même que celle du livre VI,
p. 112; elle est empruntée à Homère :
'H'/.iffaTOç. (Aifâ^T) , icoXûjÇ â*6? tTT^ï
[loûffa,
"Hti (livtt \\.-{Lo>v àviiAuv >.anj.i!pà xtXtvOa,
Kû|J.a-:à te TpoçôevTa, xi xt Tcpo<xeptv>ï«ai
[aùrriv
*ûî Aavao't Tfwaç |ilvov ï^weSov, oùSc.
\Iliade, XV, y. 618-622.) I***"™-
s Comme une roche escarpée, sur les
o bords de la mer blanchissante, de-
4 meure, soutenant le choc des aquilons
» et le9 grandes vagues qui se brisent
» sur ses flancs, ainsi les Grecs résis-
» taient aux Troyen9, et ne fuyaient pas.»
Et Virgile :
Ille, velut pelagi rupes immota resistit :
Ut pelagi mpes, magno veniente fragore,
(jnœ sese multis circum latrantibus undis,
Mole tenet : scopuli nequiclqiiam et spuniea
[circnm
Saxa freinunt, laterique illisa refunditur
(^£n., 1. VII, v. 586.) [alga.
• Il résiste à leurs clameurs comme une
» roche immobile, comme une roche au
* milieu des mers, assaillie d'une grande
» tempête, se soutient par sa masse con-
» Ire l'effort des vagues mugissantes ; en
» vain les ecueils et les rochers écumeux
» frémissent à l'entour; en vain les al-
» gués arrachées sont refoulées sur ses
» flancs. > La phrase de Féuelon est
loin d'être é^ale à cette grande poésie;
néanmoins il faut remarquer cette épi-
thète «immobile,» produisant image à
la fin de la phrase.
2. Autre figure plus sévère, mais non
moins expressive.
3. Le vol des oiseaux, les entrailles
des victimes, c'est-a-dire la science des
augures et celle des aruspices, étaient
des présages usités plutôt chez les Ro-
mains que chez les Grecs, et générale-
ment empruntés aux Étrusques.
4. Les Parques filaient la destinée des
mortels; elles étaient censées se servir
de fil de soie ou d'or pour les destinées
heureuses. Ce souvenir mythologique a
toujours été fort employé pour marquer
une vie prospère.
5. « Naiaiie, » nymphe des rivières et
îles fontaines.
6. Personnification poétique de l'écho
une nymphe, condamnée par Juuon,
qu'elle avait trompée, à ne plus parler
qu'après être interrogée et en répelant
les derniers accents des mots.
LIVRE ONZIÈME. 249
el ils sont toujours prêts à toutes sortes de bassesses. Philoclès
se cachait modestement, de peur d'être vu par ce misérable;
il craignait d'augmenter sa misère en lui montrant la prospé-
rité d'un ennemi qu'on allait élever sur ses ruines â. Mais Pro-
tésilas cherchait avec empressement Philoclès; il voulait lui
faire pitié, et l'engager à demander au roi qu'il pût relourncr
à Salente. Philoclès était trop sincère pour lui promettre de
travailler à le faire rappeler; car il savait mieux que personne
combien son retour eût été pernicieux : mais il lui parla fort
doucement, lui témoigna de la compassion, tâcha de le conso-
ler, l'exhorta à apaiser les dieux par des mœurs pures et par
une grande patience dans ses maux 2. Comme il avait appris
que le roi avait ôté à Protésilas lous ses biens injustement ac-
quis, il lui promit deux choses, qu'il exécuta fidèlement dans
la suite : l'une, fut de prendre soin de sa femme et de ses en-
fants, qui étaient demeurés à Salente, dans une affreuse pau-
vreté, exposés à l'indignation publique 3; l'autre était d'en-
voyer à Protésilas, dans cette île éloignée *, quelques secours
d'argent pour adoucir sa misère.
Cependant les voiles s'enflent d'un vent favorable. Hégé-
sippe, impatient, se hâte de faire partir Philoclès. Protésilas
les voit embarquer : ses yeux demeurent attachés et immobi-
les sur le rivage ; ils suivent le vaisseau qui fend les ondes,
et que le vent éloigne toujours. Lors môme qu il ne peut plus
le voir, il en repeint5 encore l'image dans son esprit. Enfin,
troublé 6, furieux, livré à son désespoir, il s'arrache les che-
veux, se roule sur le sable, reproche aux dieux leur rigueur,
appelle en vain à son secours la cruelle Mort qui, sourde à ses
prières, ne daigne le délivrer de tant de maux, et qu'il n'a pas
le courage de se donner lui-môme 7.
Cependant le vaisseau, favorisé de Neptune et des vents,
arriva bientôt à Salente. On vint dire au roi qu'il entrait déjà
dans le port : aussitôt il courut au-devant de Philoclès avec
Mentor; il l'embrassa tendrement, lui témoigna un sensible
1 . Image forte et pleine de seus.
2. Fénelon a fait de Philoclès un
type chrétien ; ce héros grec est un
modèle du pardon des injures.
3. Il eût été mieux de promettre à
Protésilas de lui envoyer sa famille.
4. Samos était une île où Protésilai
pouvait se resigner à vivre : mais Fé-
nelon Ta tout à fait avili; il a cru de-
voir donner à cet orgueilleux la bas-
sesse d'un mendiant.
5. « Il en repeint, • expression qui ne
s'emploie guère aiusi qu'au figuré.
6. « Trouble, • agité; sans complé-
ment, se prend toujours au moral.
7. La mort étant personnifiée, • se la
donner • n'a plus de sens, du moins en
tant qu'image. — Il eût été peut-être
plus vraisemblable de peindre Protésilas.
farouche, irrite, et ne voulant pas être
témoin du retour de Philoclès. Au heu
d'exciter l'indignation, ce tableau excite
le mépris et la pitié.
250
TÉLÉMAQUE.
rc-retde l'avoir persécuté avec tant d'injustice. Cet aveu, bien
loin de paraître une faiblesse dans un roi, fut regardé par
tous les Salentins comme l'elïort d'une grande Time, qui s'élève
au-dessus de ses propres fautes, en les avouant avec courage
pour les réparer. Tout le monde pleurait de joie de revoir
l'homme de bien qui avait toujours aimé le peuple, et d'enten-
dre le roi parler avec tant do sagesse et de bonté. Philoclès,
avec un air respectueux et modeste, recevait les caresses du
roi, et avait impatience de se dérober aux acclamations du
peuple; il suivit le roi au palais. Bientôt Mentor et lui furent
dans la même confiance que s'ils avaient passé leur vie en-
semble, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus ; c'est que les dieux,
qui ont refusé aux méchants des yeux pour connaître les bons,
ont donné aux bons de quoi * se connaître les uns les autres.
Ceux qui ont de la vertu ne peuvent être ensemble sans êire
unis par la vertu qu'ils aiment.
IV. Bientôt Philoclés demanda au roi de se retirer, auprès
de Salente, dans une solitude, où il continua à vivre pauvre-
ment comme il avait vécu à Samos 2. Le roi allait avec Mentor
le voir presque tous les jours dans son désert. C'est là qu'on
examinait les moyens d'affermir les lois, et de donner une
forme solide au gouvernement pour le bonheur public.
Les deux principales choses qu'on examina furent l'éducation
des enfants, et la manière de vivre pendant la paix. Pour les
enfants, Mentor disait : «Ils appartiennent moins à leurs parents
qu'à la république; ils sont les enfants du peuple, ils en sont
l'espérance et la force; il n'est pas temps de les corriger
quand ils se sont corrompus. C'est peu que de les exclure des
emplois, lorsqu'on voit qu'ils s'en sont rendus indignes; il vaut
bien mieux prévenir le mal que d'être réduit à le punir. Le
roi, ajoutait-il, qui est le père de tout son peuple, est encore
plus particulièrement le père de toute la jeunesse, qui est la
fleur de toute la nation 3. C'est dans la tleur qu'il faut prépa-
rer les fruits : que le roi ne dédaigne donc pas de veiller et
de faire veiller sur l'éducation qu'on donne aux enfants; qu'il
tienne ferme pour faire observer les lois de Minos, qui ordon-
nent qu'on élève les enfants dans le mépris de la douleur et de
la mort; qu'on mette l'honneur à fuir les délices et les riches-
1. « Ont donné de quoi, » cette ex-
presMon serait aujourd'hui réputée iné-
légante.
2. Philoclès, étant premier ministre,
se pouvait guère t? livrer à son goût
pour la retraite, et se retirer dans « une
solitude, » dans un désert.
3. « La fleur de la nation, » ou le prin-
temps de l'année, comme disait un an-
cien.
LIVRE ONZIEME. 251
ses; que l'injustice, le mensonge, l'ingratitude et la moliesse
passent pour des vices infâmes ; qu'on leur apprenne, dès leur
tendre enfance, à chanter les louanges des héros qui ont été
aimes des dieux, qui ont fait des actions généreuses pour leur
patrie, et qui ont fait éclater leur courage dans les combats;
que le charme de la musique saisisse leurs âmes pour rendre
leurs mœurs douces et pures; qu'ils apprennent à être ten-
dres pour leurs amis, fidèles à leurs alliés, équitables pour
tous les hommes, môme pour leurs plus cruels ennemis; qu'ils
craignent moins la mort et les tourments, que le moindre re-
proche de leurs consciences1. Si, de bonne heure, on remplit
les enfants de ces maximes, et qu'on les fasse entrer dans leur
cœur par la douceur du chant *, il y en aura peu qui ne s'en-
flamment de l'amour de la gloire et de la vertu.»
Mentor ajoutait qu'il était capital d'établir des écoles pu-
bliques pour accoutumer la jeunesse aux plus rudes exercices
du corps, et pour éviter la mollesse et l'oisiveté, qui corrom-
pent les plus beaux naturels; il voulait une grande variété de
jeux et de spectacles qui animassent tout le peuple, mais surtout
qui exerçassent les corps pour les rendre adroits, souples et
vigoureux 8 : il ajoutait des prix pour exciter une noble ému-
lation. Mais ce qu'il souhaitait le plus pour les bonnes mœurs,
c'est que les jeunes gens se mariassent de bonne heure, et que
leurs parents, sans aucune vue d'intérêt, leur laissassent
choisir des femmes agréables de corps et d'esprit, auxquelles
ils pussent s'attacher.
Mais pendant qu'on préparait ainsi les moyens de conserver
la jeunesse pure, innocente, laborieuse, docile, et passionnée
pour la gloire, Philoclès, qui aimait la guerre, disait à Mentor :
« En vain vous occuperez les jeunes gens à tous ces exercices,
si vous les laissez languir dans une paix continuelle, où ils
n'auront aucune expérience de la guerre, ni aucun besoin de
s'éprouver sur la valeur. Par là vous affaiblirez insensiblement
la nation; les courages s'amolliront; les délices corrompront
les mœurs : d'autres peuples belliqueux n'auront aucune
peine à les vaincre ; et, pour avoir voulu éviter les maux que
la guerre entraîne après elle, ils tomberont dans une affreuse
servitude. »
1. On reconnaît dans tous ces détails
sur l'éducation quelque chose des lois
lacédémoniennes, et aussi le souvenir de
l'éducation des Perses sdon Xénophou,
dans la Cyropédie, toutefois avec une
morale plus pure et même chrétienne,
djns lo dernier trait, par exemple.
2. Fénelon attache encore ici une
grande importance à la musique, au
chant, comme popularisant les maximes
de la vertu. C'est une idée grecque, sur
laquelle on peut consulter le Voyage
d'Anacharsis, c. xxviii.
3. Cette grande importance atlrihnée
aux exercices du corps est tout à fait
dans les idées antique».
252
TÉLÉMAQUE.
Mentor lui répondit : « Les maux de la guerre sont encore
plus horribles que vous ne pensez. La guerre épuise un État,
et le met toujours en danger de périr, lors même qu'on rem-
porte les plus grandes victoires. Avec quelques avantages
qu'on la commence, on n'est jamais sûr de la finir sans Otre
exposé aux plus tragiques renversements de fortune f. Avec
quelque supériorité de force qu'on s'engage dans un combat,
le moindre mécompte, une terreur panique, un rien vous ar-
rache la victoire qui était déjà dans vos mains, et la trans-
porte chez vos ennemis. Quand môme on tiendrait dans son
camp la victoire comme enchaînée a, on se détruit soi-même,
en détruisant ses ennemis ; on dépeuple son pays ; on laisse les
terres presque incultes; on trouble le commerce; mais, ce
qui est bien pis, on affaiblit les meilleures lois, et on laisse
corrompre les mœurs : la jeunesse ne s'adonne plus aux let-
tres; le pressant besoin fait qu'on souffre une licence perni-
cieuse dans les troupes; la justice, la police, tout souffre de ce
désordre. Un roi qui verse le sang de tant d'hommes, et qui
cause tant de malheurs pour acquérir un peu de gloire, ou
pour étendre les bornes de son royaume, est indigne de la
gloire qu'il cherche, et mérite de perdre ce qu'il possède,
pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas 8.
» Mais voici le moyen d'exercer le courage d'une nation en
temps de paix. Vous avez déjà vu les exercices du corps que
nous établissons, les prix qui exciteront l'émulation, les maxi-
mes de gloire et de vertu dont on remplira les âmes des en-
fants, presque dès le berceau, par le chant des grandes actions
des héros ; ajoutez à ces secours celui d'une vie sobre et la-
borieuse. Mais ce n'est pas tout : aussitôt qu'un peuple allié
de votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de
votre jeunesse, surtout ceux en qui on remarquera le génie
de la guerre, et qui seront les plus propres à profiter de l'expé-
rience. Par là, vous conserverez une haute réputation chez
vos alliés : votre alliance sera recherchée, on craindra de la
perdre : sans avoir la guerre chez vous et à vos dépens, vous
aurez toujours une jeunesse aguerrie et intrépide *. Quoique
vous ayez la paix chez vous, vous ne laisserez pas de traiter
1. «Tragiques renversements,! grandes
catastrophes, comme daus les tragédies.
2. Image forte et belle.
3. Antithèse d'un grand sens et alte-
rnent exprimée. Fénelon ne laisse échap-
per aucune oceisiuu de combattre l'a-
mour de la guerre et la soif des conquêtes.
4. Erreur grave: ce n'est pas le moyen
d'avoir la paii. Ou n'envoie guère des
alliés à un peuple en guerre contre un
autre, sans aveir éa part de solidarité,
que l'on accepte alors et avec toutes lei
suites qui en réstiltéroLt.
LIVRE ONZIÈME.
253
avec degrands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre :
car le vrai moyen d'éloigner la guerre et de conserver une
longue paix, c'est de cultiver les armes, c'est d'honorer les
hommes qui excellent dans cette profession; c'est d'en avoir
toujours qui s'y soient exercés dans les pays étrangers, et qui
connaissent les forces, la discipline militaire et les manières
de faire la guerre des peuples voisins; c'est d'être également
incapable et de faire la guerre par ambition, et de la craindre
par mollesse *. Alors étant toujours prêt à la faire pour la né-
cessité, on parvient à ne l'avoir presque jamais.
» Pour les alliés, quand ils sont prêts à se faire la guerre les
uns aux autres, c'est à vous à vous rendre médiateur. Par là
vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle des
conquérants2; vous gagnez l'amour et l'estime des étrangers;
ils ont tous besoin de vous : vous régnez sur eux par la con-
fiance , comme vous régnez sur vos sujets par l'autorité ; vous
devenez le dépositaire des secrets; l'arbitre des traités, le maî-
tre des cœurs 8; votre réputation vole dans tous les pays les
plus éloignés; votre nom est comme un parfum délicieux qui
s'exhale de pays en pays chez les peuples les plus reculés.
En cet état, qu'un peuple voisin vous attaque contre les rè-
gles de la justice, il vous trouve aguerri, préparé; mais, ce
qui est bien plus fort, il vous trouve aimé et secouru ; tous vos
voisins s'alarment pour vous, et sont persuadés que votre con-
servation fait la sûreté publique. Voilà un rempart bien plus
assuré que toutes les murailles des villes *, et que toutes les
places les mieux fortifiées; voilà la véritable gloire. Mais qu'il
y a peu de rois qui sachent la chercher, et qui ne s'en éloi-
gnent point! Ils courent après une ombre trompeuse, et lais-
sent derrière eux le vrai honneur 5, faute de le connaître. »
Après que Mentor eut parlé ainsi, Philoclès étonné le regar-
dait; puis il jetait les yeux sur le roi, et était charmé de voir
avec quelle avidité Idoménée recueillait au fond de son cœur
toutes les paroles qui sortaient, comme un fleuve de sagesse 8,
de la bouche de cet étranger.
1. EncoTe un précepte excellent, en
matière de guerre, comme eu toute au-
tre : ne désir tr ni craindre.
2. Expression très-belle et moins an-
tique que chrétienne.
3. Gradation bieu marquée et d'un
beau style.
4. Métaphore expressive; le bon roi
est le « rempart • le plus assuré de sou
royaume,
5. • Honneur. • honor. Cf. avivai,
adjuvo; cette origine est difficile à ac-
cepter; il y trop de différence entre
le sens moral exprimé par le mot hones-
tum et le sens d'utilité marque par le
verbe grec, pour admettre aisément
cette assimilation.
6. « Fleuve de sagesse, i tour antique,
flumen sapientiœ, la sagesse qui s'écoule
(fluit) comme un fleuve. C'est une méta-
phore, que les auciens employaient
aussi, avec un autre verbe, pour ca-
ractériser la rhétorique, de (JU>, couler.
254 TÉLÉMAQUE.
Minerve, sous la figure de Mentor, établissait ainsi dans Sa-
lenle toutes les meilleures lois et les plus utiles maximes du
gouvernement, moins pour faire fleurir le royaume d'idomé-
née ' que pour montrer à Télémaque, quand il reviendrait, un
exemple sensible de ce qu'un sage gouvernement peut faire
pour rendre les peuples heureux, et pour donner a un bon roi
une gloire durable.
Observations générales sur le onzième livre. — Ce livre, qui con-
tient le récit des fautes d'idoménée, abonde en grands enseignements.
Le roi de Salente raconte à Mentor comment il a été vingt-cinq ans
la victime des perfidies de Protésiias, ce ministre artificieux et pervers,
et comment, à l'instant même où il parle, il est encore sous ce joug
que l'habitude a formé et qu'il n'a pu briser. Mentor écoute avec une
sévérité mêlée de douceur les aveux d'idoménée, et il trouve là l'oc-
casion d'écrire d'excellents conseils à l'usage des rois.
Comme Massillon, Fénelon estime que l'adulation est l'écueil fatal
de toutes les vertus. Les rois les plus vertueux, s'ils souffrent la flat-
terie des courtisans, ne tardent pas à devenir des princes avilis et
dégradés.
« Gâtés par les louanges, on n'oserait plus leur parler le langage de
la vérité : eux seuls ignorent dans leur État ce qu'eux seuls devraient
connaître ; ils envoient des ministres pour être informés de ce qui se
passe déplus secret dans les cours et dans les royaumes les plus éloi-
gnés, et personne n'oserait leur apprendre ce qui se passe dans leur
royaume propre; les discours flatteurs assiègent leur trône, s'empa-
rent de toutes les avenues, et ne laissent plus d'action à la vérité.
Ainsi le souverain est seul étranger au milieu de ses peuples; il croit
manier les ressorts les plus secrets de l'empire, et il en ignore les évé-
nements publics : on lui cache ses pertes, on lui grossit ses avantages,
on lui diminue les misères publiques ; on le joue à force de le respecter:
il ne voit plus rien tel qu'il est; tout lui parait tel qu'il le souhaite..
Oui, quiconque flatte ses maîtres les trahit 1 » (Massillon. — Sermon
sur les tentations des grands.)
Nous nous sommes permis, dans ce onzième livre, quelques cri-
tiques. Le caractère d'idoménée, si indécis et incapable d'une action
sérieuse, également prompt à donner et à retirer ses faveurs, avouant
naïvement ses torts et les réparant sans discernement, a pourtant un
mérite, celui de ne pas repousser les conseils qui lui sont donnés par
Mentor : mais le caractère de Protésilas, mélange d'insolence et de
bassesse, est peut être un peu chargé.
1. « Moins pour faire fleurir le I vent de transition pour revenir à Télé
royaume d'idoménée. » Ces mots ser- | maque qui va reparaître en scène.
LIVRE DOUZIEME
255
LIVRE DOUZIÈME.
Sommaire. — I. Pendant son séjour chez les alliés, Télémaque gagne
l'affection des principaux chefs, en particulier celle de Philoetète,
d'abord indisposé contre lui, à cause d'Ulysse son père. Philoetète
lui fait le récit de ses aventures en commençant par la mort d'Her-
cule. — II. Il lui apprend comment il obtint de ce héros les flèches
sans lesquelles Troie ne pouvait être prise, et comment il fut puni
d'avoir trahi le secret de la mort du héros par les maux qu'il souf-
frit dans l'île de Lemnos. — III. Ulysse se sert de Néoptolème pour
le décider à se rendre au siég<; de Troie; longue résistance de Phi-
loetète ; à l'instigation d'Ulysse, Néoptolème lui ravit ses flèches ;
son désespoir. — IV. Enfin, il raconte comment, déterminé par l'in-
tervention d'Hercule, il se décide à se rendre au siège de Troie, où
il est guéri de sa blessure par les fils d'EscuIape.
I. Cependant Télémaque montrait son courage dans les périls
de la guerre. En partant de Salente, il s'appliqua à gagner l'af-
fection des vieux capitaines, dont la réputation et l'expérience
étaient au comble. Nestor, qui l'avait déjà vu à Pylos, et qui
avait toujours aimé Ulysse, le traitait comme s'il eût été son
propre fils. Il lui donnait des instructions qu'il appuyait de di-
vers exemples; il lui racontait toutes les aventures de sa jeu-
nesse, et tout ce qu'il avait vu faire de plus remarquable aux
héros de l'âge passé. La mémoire de ce sage vieillard, qui
avait vécu trois âges d'hommes l, était comme une histoire des
anciens temps gravée sur le marbre et sur l'airain.
Philoetète n'eut pas d'abord la même inclination que Nestor
pour Télémaque : la haine qu'il avait nourrie si longtemps dans
son cœur contre Ulysse l'éloignait de son fils : et il ne pouvait
voir qu'avec peine tout ce qu'il semblait que les dieux prépa-
raient en faveur de ce jeune homme, pour le rendre égal aux
héros qui avaient renversé la ville de Troie. Mais enfin la mo-
dération de Télémaque vainquit tous les ressentiments de Phi-
loetète ; il ne put se défendre d'aimer cette vertu douce et mo-
deste. Il prenait souvent 2 Télémaque, et lui disait : « Mon Gl?
1 • Tw S'tjSt] Sûo (ilv vivtat jxtf •i'nwv àvOp«î>-
[itwv
[l{£' i'J'tvOVTO.
(Ikn , Ilia<!e, 1.1, t. 250.)
«Déjà s'étaient écoulées deux généra-
» tions d'hommes qui avaient été nourris
» et avaient vécu avec lui dans la dmaî
» Pylos. »
2. « Il prenait! en particulier.
256
TÉLÉMAQUE.
» (car je ne crains plus de vous nommer ainsi), votre père et
» moi, je l'avoue, nous avons été longtemps ennemis l'un de
» l'autre : j'avoue môme qu'après que nous eûmes fait tomber
» la superbe ville de Troie, mon cœur n'était point encore
» apaisé ; et quand je vous ai vu, j'ai senti de la peine à aimer
» la vertu dans le fils d'Ulysse l. Je me le suis souvent reproché.
» Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple 2, ingénue
» et modeste, surmonte tout. » Ensuite Philoctète s'engagea
insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son
cœur tant de haine contre Ulysse.
« 11 faut, dit-il, reprendre mon histoire de plus haut. Je sui-
vais partout le grand Hercule, qui a délivré la terre de tant de
monstres, et devant qui les autres héros n'étaient que comme
sont les faibles roseaux auprès d'un grand chêne, ou comme
les moindres oiseaux en présence de l'aigle. Ses malheurs et
les miens vinrent d'une passion qui cause tous les désastres les
plus affreux, c'est l'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de
monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse3; et le cruel
enfant Cupidon * se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir,
sans rougir de honte, qu'il avait autrefois oublié sa gloire jus-
qu'à filer auprès d'Omphale5, reine de Lydie 6, comme le plus
lâche et le plus efféminé de tous les hommes ; tant il avait été
entraîné par un amour aveugle. Cent fois il m'a avoué que cet
endroit de sa vie avait terni sa vertu, et presque effacé la gloire
de tousses travaux.
» Cependant, ô dieux ! telle est la faiblesse et l'inconstance
des hommes, ils se promettent tout d'eux-mêmes, et ne résis-
tent à rien. Hélas! le gnnd Hercule retomba dans les pièges
de l'Amour qu'il avait si souvent détesté ; il aima Dôjanire '.
Trop heureux s'il eût été constant dans cette passion pour une
femme qui fut son épouse ! Mais bientôt la jeunesse d'iole, sur
le visage de laquelle les Grâces étaient peintes, ravit son cœur*.
Déjanire brûla de jalousie ; elle se ressouvint de celte fatale tu-
nique que le centaure Nessus lui avait laissée, en mourant,
1. C'est une grande victoire rempor-
tée sur nous-mêmes, que d'être parve-
nus à aimer la vertu dans ceux dont,
pour une cause ou pour une autre, nous
n'aimons pas la personne.
2. Une vertu t simple •, sans détour,
sans faste, sans pli, selon l'étymologie;
c'est le vrai caractère de la vertu.
3. Il est moins glorieux de vaincre
l'univers entier que de se vaincre soi-
même.
4. Le fils de Vénus; de cupido, désir.
5. « Omphale, » reine de Lydie, avait
acheté Hercule des mains de Mercure.
Hercule filant aux pieds d'Omphale est
resté proverbial, pour marquer l'état
d'avilissement et «le ridicule auquel la
passion peut réduire une naiure héroïque.
6. i Lydie, » dans l'Asie Mineure,
entre l'Asie et la Carie: capitale, Sardes,
"d'Etolie, et femme
d'Hercule.
7. Fille d'Œnée,roi<
8. Hercule, ayant pris Œchalie, en-
leva Iole, fille d'Eurytus, roi de cette
ville, et l'emmena àTrachiue.
LIVRE DOUZIEME.
2o7
comme un moyen assuré de réveiller l'amour d'Hercule toutes
las fois qu'il paraîtrait la négliger pour en aimer quelque au-
tre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du centaure, ren-
fermait le poison des flèches dont ce monstre avait été percé *.
Vous savez que les flèches d'Hercule, qui tua ce perfide cen-
taure, avaient été trempées dans le sang de l'hydre do Lerne*,
et que ce sang empoisonnait ses flèches, en sorte que toutes les
blessures qu'elles faisaient étaient incurables.
Hercule, s'élant revêtu de celte tunique, sentit bientôt le
feu dévorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os8:
il poussait des cris horribles, dont le mont OEta* résonnait, et
faisait retentir toutes les profondes vallées5; la mer même en
paraissait émue; les taureaux les plus furieux, qui auraient
mugi dans leurs combats, n'auraient pas fait un bruit aussi
affreux. Le malheureux Lichas6, qui lui avait apporté de la
part de Déjanire celte tunique, avant osé s'approcher de lui,
Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouet-
ter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre
qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas7, lancé du haut de la
montagne par la puissante main d'Hercule, tombait dans les
flots de la mer, où il fut changé tout à coup en un rocher qui
1 . Déjanire, voulant ramener Hercule,
lui avait envoyé cette tunique. La reine
en ignorait les fatales propriétés, dont
l'origine est assez confusément indiquée
dans ce passage. Avant de mourir sous
les flèches d'Hercule, le centaure Nessus,
sachant que les flèches du héros étaient
empoisonnées, avait eu l'idée de tremper
une tunique dans son sang, et de l'en-
voyer a Déjan:re en l'engageant à revê-
tir Hercule de cette robe.
2. Serpent redoutable tué par Hercule
dans le marais de Lerne, en Argolide;
c'est le souvenir mythologique d'un ma-
rais pestilentiel desséché par les soins
d'Hercule.
3. I^fùç àvVjtt xpoul, xa\ *po<mxû<i<rtxai
izkivfaÏGiv àpxixoXXoç, ûio-ct xtxxovoç,
jrtxùv dércav xax' ipôpov' YJX9e S' iaxitav
à&a-fiî.Q{ àvcLarai-ioç.
(Soph., Trachin., y. 769.)
< Lorsqu'il a revêtu la tunique, la sueur
• coule de sou corps, la tunique s'attache
• à ses flancs et se colle sur sa chair ,
• comme lesdraperiesd'une statue adliè-
> rent aux membres ; une douleur cui-
• saute pénètre jusqu'à la moelle de ses
» os. ■ — Ici recommencent les em-
prunts a Sophocle.
t. Montagne et chaîne de montagnes
qui séparaient la Phocide de la Thessa-
lie. Entre l'une des croupes de l'Œ'a se
trouve le passade des Thermopyles, si
célèbre par l'héroïsme de Léonidas.
5. Ear.âto fàp niSovît xa\ (AExâpaxoç
poûv, liÇwv àjxyi 5 èxxiirojv i:£xpai
Aoxpûv ôpetoi itftôvc;, Eùfjoiaç x' âxpai.
(Soph., Trachin., v. 788.)
• Car il se roulait à terre, puis se re-
i levait en poussant des cris aigus qui
» faisaient retentir les ro hers d'alentour,
» les montagnes escarpées des Locriens
» et les promontoires de l'Eubée. •
6. Serviteur d'Hercule, son héraut.
7. Màpia; itoSéç viv, ipflpov vj /.'jyîÇeTai,
fHnxêt xcpàç à[A^ix>.v»<Txov Ix ndvxou ittxpav.
(Sopn., ibid., v. 781.)
« Il le prend par le pied, !à où s'attache
i l'articulation, et le lance contre un ro-
s eder battu par les flots. • Et Ovide :
Corripit Alcides, et terque qualerqne rotaltim
Miltit in Eubolcas tormento forliu' undas.
Metam., I. IX, v. 262.)
t Alcide le saisit, le fait tourner trois ou
» quatre fois, et le lance dans le-> Il »ts
» eubéens plus fortement qu'avec une
» fronde. »
258 TÊLÉMAQUE.
garde encore la figure humaine, et qui, étar.t toujours battu
par les vagues irritées, épouvante de loin les lages pilotes1.
» Apres ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus
nie fier à Hercule; je songeais à me cacher dans les cavernes
les plus profondes. Je le voyais déraciner sans peine d'une
main les hauts sapins et les vieux chênes qui, depuis plu-
sieurs siècles, avaient méprisé les vents et les tempêtes. De
l'autre main il tâchait en vain d'arracher de dessus son dos la
fatale tunique; elle s'était collée sur sa peau et comme in-
corporée à ses membres2. A mesure qu'il la déchirait, il déchi-
rait aussi sa peau et sa chair; son sang ruisselait et trempait
la terre. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur, il s'écria: « Tu
» vois, ô mon cher Philoctéle, les maux que les .dieux me font
» souffrir : ils sont justes; c'est moi qui les ai offensés; j'ai
» violé l'amour conjugal. Après avoir vaincu tant d'ennemis,
» je me suis lâchement laissé vaincre par l'amour d'une beauté
» étrangère: je péris; et je suis content de périr pour apaiser
» les dieux3. Mais, hélas 1 cher ami, où est-ce que tu fuis?
» L'excès de la douleur m'a fait commettre, il est vrai, contre
» ce misérable Lichas, une cruauté que je me reproche : il n'a
» pas su quel poison il me présentait: il n'a point mérité ce
» que je lui ai fait souffrir: mais crois-tu que je puisse ou-
» blier l'amitié que je te dois, et vouloir t'arracher la vie?
» Non, non, je ne cesserai point d'aimer Philoctète, Philoctète
» recevra dans son sein mon âme prête à s'envoler : c'est lui
» qui recueillera mes cendres. Où es-tu donc, ô mon cher
» Philoctète! Philoctète, la seule espérance qui me reste
» ici-bas? »
A ces mots, je me hâte de courir vers lui; il me tend les
bras, et veut m'embrasser ; mais il se retient, dans la crainte
d'allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-môme
brûlé*. « Hélas! dit-il, cette consolation même ne m'est plus
permise. » En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu'il
vient d'abattre; il en fait un bûcher sur le sommet de la mon-
tagne ; il monte tranquillement sur le bûcher; il étend la peau
du lion de Némée6, qui avait si longtemps couvert ses épaules
i. Metam., 1. IX, t.
n conatur sci
liitur, trahit i!
(76td.,v.i66.)
2. Lelhiferam conatur scindere vestem,
Qui trahitur, trahit ilia cutem.
« Il fait de vains efforts pour déchirer la
» fatale tunique; il déchire en même
» temps sa peau et sa chair. »
3. Ces nobles sentiments ne sont plus
une imitation de l'antiquité, ils sont
chrétiens.
4. Vaincu par la douleur et par le re-
pentir, Hercule est désormais plein de
délicatesse dans ses sentiments; c'est un
tendre ami qui s'oublie pour épargner
ceux qu'il aime.
5. Un lion qui désolait le pays de Né-
mée, dans l'Argolide ; Hercule le tua et
se vêtit ensuite de sa peau. Cet exploit
LIVRE DOUZIÈME.
259
Lorsqu'il allait d'un bout de la terre à l'autre abattre les mons-
tres, et délivrer les malheureux; il s'appuie sur sa massue, et
il m'ordonne d'allumer le feu du bûcher. Mes mains, trem-
blantes et saisies d'horreur1, ne purent lui refuser ce cruel of-
fice; caria vie n'était plus pour lui un présent des dieux, tant
elle lui était funeste ! Je craignis môme que l'excès de ses dou-
leurs ne le transportât jusqu'à faire quelque chose d'indigne
de cette vertu2 qui avait étonné l'univers. Comme il vit que la
flamme commençait à prendre au bûcher : « C'est maintenant,
.) s'écria-t-il, mon cher Philoctcte, que j'éprouve ta véritable
» amitié; car tu aimes mon honneur plus que ma vie. Que les
» dieux te le rendent! Je te laisse ce que j'ai de plus précieux
» sur la terre, ces flèches (rempées dans le sang de l'hydre de
» Lerne. Tu sais que les blessures qu'elles font sont incura-
» blés; par elles tu seras invincible, comme je l'ai été, et aucun
mortel n'osera combattre contre toi. Souviens-toi que je
meurs fidèle à notre amitié, et n'oublie jamais combien lu
m'as été cher. Mais, s'il est vrai que tu sois touché de mes
maux, tu peux me donner une dernière consolation ; pro-
mets-moi de ne découvrir jamais à aucun mortel ni ma mort
ni le lieu où tu auras caché mes cendres.» Je le lui promis,
hélas! je le jurai même, en arrosant soi bûcher de mes lar-
mes. Un rayon de joie parut dans ses yeux; mais tout à coup
un tourbillon de flammes qui l'enveloppa étouffa sa voix, et le
déroba presque à ma vue. Je le voyais encore un peu néan-
moins au travers des flammes, avec un visage aussi serein que
s'il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums, dans la
joie d'un festin délicieux, au milieu de tous ses amis 3.
II.» Le feu consuma bientôt tout ce qu'il y avait de terrestre
et de mortel en lui. Bientôt il ne lui resta rien de tout ce qu'il
avait reçu, dans sa naissance, de sa mère Alcmène*; mais il
conserva, par l'ordre de Jupiter, cette nature subtile et immor-
telle, cet! e flamme céleste qui est le vrai principe de vie, et qu'il
fut un de ses douze travaux. Les jeux
Néméens furent institués en souvenir de
cet événement.
1. a Mains saisies d'horreur, i exprès,
sion un peu forcée.
2. « De cette vertu, > de ce courage,
sens propre de virtus.
S. Haud alio vultu, quara si contita jacerei
Inter plena ineri redimitus pocula sertis.
(Or., Afetam., I. IX, y. 235.)
• Avec le même visage que si tu étais
» couché, heureux convive, parmi des
■ coupes remplies de vin, le front ceint
• de guirlandes. • La phrase de Féuelon
est d'un effet plus beau que les vers
d'Ovide.
4. • Alcmène, » épouse d'Amphitryon,
roi de Thèbes.et mère d'Hercule : elle
avait un culte à Athènes.
260
TËLÉMAQUE.
avait reçue du père des dieux1. Ainsi il alla avec eux, sous les
voûtes dorées du brillant Olympe, boire le nectar,où les dieux
lui donnèrent pour épouse l'aimable Hébé'2, qui est la déesse
de la jeunesse, et qui versait le nectar dans la coupe du grand
Jupiter, avant que Ganyrnôde3 eût reçu cet honneur.
» Pour moi, je trouvai une source inépuisable de douleurs
dans ces flèches qu'il m'avait données pour m'élever au-dessus
de tous les héros. Bientôt les rois ligués entreprirent de venger
Ménélas de l'infâme Paris, qui avait enlevé Hélène, et de ren-
verser l'empire de Priam. L'oracle d'Apollon* leur fît entendre
qu'ils ne devaient point espérer de finir heureusement cette
guerre, à moins qu'ils n'eussent les flèches d'Hercule.
» Ulysse votre père, qui était toujours le plus éclairé et le
plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me per-
suader d'aller avec eux au siège de Troie, et d'y apporter ces
flèches qu'il croyait que j'avais. Il y avait déjà longtemps
qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre : on n'entendait plus
parler d'aucun nouvel exploit de ce héros; les monstres et les
scélérats recommençaient à paraître impunément. Les Grecs
ne savaient que croire de lui; les uns disaient qu'il était mort;
d'autres soutenaient qu'il était allé jusque sous l'Ourse glacée5,
dompter les Scythes6. Mais Ulysse soutint qu'il était mort, et en-
treprit de me le faire avouer. Il vint me trouver dans un temps
où je ne pouvais encore me consoler d'avoir perdu le grand
Alcide7. Il eut une extrême peine à m'aborder, car je ne pou-
vais plus voir les hommes: je ne pouvais souffrir qu'on m'ar-
rachât des déserts du mont OKla, où j'avais vu périr mon ami;
je ne songeais qu'à me repeindre l'image de ce héros, et qu'à
pleurer à la vue de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante
persuasion était sur les lèvres de votre père: il parut presque
1. Interea quodeumque fuit populabile
[llamma,
Mulciber abstulerat ; nec cognoscenda remansit
Uerculis effigies; nec quidquam ab imagine
[duclum
ttatris h ibet: tantumque Jovis vestigia servat.
(Ov.t Alétam., I. IX, v. 262.)
« Cependant, Vulcain avait enlevé tout ce
> que la flamme pouvait dévorer. La figure
» d'Hercule demeura méconnaissable, il
» n'a plus rien des traits qu'il recul
■ de sa mère, et il garde seulement ce
■ qu'il tient de Jupiter. »
2. Déesse de la jeunesse, chargée de
verser aux dieux le nectar, qui leur
donnait lajeuuesse immortelle.
3. Enfant que Jupiter enleva et trans-
porta au ciel» pour le substituer à Hébé
dans l'emploi d'échanson aux banquets
des dieux.
4. Les anciens ne formaient aucune
grande entreprise sans consulter l'oracle
des dieux, et surtout celui d'Apollon à
Delphes.
5. La Grande Ourse, constellation po-
laire, amas d'étoiles voisines du pôle
arctique (iuctoç, ours).
6. «Scythes; » c'était la dénomination
générale attribuée sous les Romains aux
peuples noma<les qui habitaient les ré-
gions plus ou moins inconnues à l'orient
et au nord de l'Europe.
7. « Alciile. » nom d'Hercule, petit-
fils d'Alcée, ou peut-être un surnom, de
akxi, force.
LIVRE DOUZIEME. 261
aussi affligé que moi; il versa des larmes; il sut gagner insen-
siblement mon cœur et attirer ma confiance; il m'attendrit
pour les rois grecs qui allaient combattre pour une juste cause
et qui ne pouvaient réussir sans moi. Il ne put jamais néan-
moins m'arraeher le secret de la mort d'Hercule, que j'avais
juré de ne dire jamais; mais il ne doutait point qu'il ne fût
mort, et il me pressait de lui découvrir le lieu où j'avais caché
ses cendres '.
» Hélas! j'eus horreur de faire un parjure * en lui disant un
secret que j'avais promis aux dieux de ne dire jamais; mais
j'eus la faiblesse d'éluder mon serment, n'osant le violer ; les
dieux m'en ont puni : je frappai du pied la terre à l'endroit
où j'avais mis les cendres d'Hercule. Ensuite j'allai joindre les
rois ligués, qui me reçurent avec la même joie qu'ils auraient
reçu Hercule même. Comme je passais dans l'île de Lemnos 3,
je voulus montrer à tous les Grecs ce que mes flèches pouvaient
faire. Me préparant à percer un daim qui s'élançait dans un
bois, je laissai, par mégarde, tomber la flèche de l'arc sur
mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore.
Aussitôt j'éprouvai les mômes douleurs qu'Hercule avait souf-
fertes; je remplissais nuit et jour l'île de mes cris : un sang
noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l'air et répan-
dait dans le camp des Grecs une puanteur capable de suffoquer
les hommes les plus vigoureux 4. Toute l'armée eut horreur
de me voir dans cette extrémité; chacun conclut que c'était
un supplice qui m'était envoyé par les justes dieux.
» Ulysse, qui m'avait engagé dans cette guerre, fut le pre-
mier à m'abandonner B. J'ai reconnu, depuis, qu'il l'avait fait
parce qu'il préférait l'intérêt commun de la Grèce, et la vic-
toire, à toutes les raisons d'amitié ou de bienséance particu-
lière 6. On ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l'horreur
de ma plaie, son infection, et la violence de mes cris troublaient
1. Fénelon ici cesse de côtoyer les manquent de choix et le style est négligé;
Trachiniennes, et il va suivre de très- « puanteur » est un mot qu'il faut tou-
près le Pliiloctète, une pièce admirable
et qui peut être regardée comme le
chef-d'œuvre de Sophocle. Nous indi-
querons les passages imités par Fénelon.
2. « Parjure.» perfidie qui consiste à
passer par delà la chose jurée, per jura-
tum, à la trahir.
3. Ile de la mer Egée, près de Samo-
thrace, renommée par ses nombreux
volcans; on en a fait le séjour du dieu
du feu.
4. Cette peinture est. comme on dirait
aujourd'hui, trop réaliste; les détails
jours éviter.
cfJf'.yav a\<r/oûç u»S' tpï)[iov.
(Som., Phil., v. 264.)
f Les deux chefs les Atrides) et le roi
• des Cephallenieus (Ulysse) m'ont aban-
• donné honteusement sur ces bords. »
6. • Bienséance. ■ expression faible ;
on ne saurait admettre que l'obligation
de ne pas trahir un ami puisse être fon-
dée sur un motif de « bienséance. •
202
TELEMAQUE.
toute l'armée !. Mais au moment où je me vis abandonne* de
tous les Grecs par le conseil d'Ulysse, cette politique me parut
pleine de la plus horrible inhumanité et de la plus noire tra-
hison. Hélas! j'étais aveugle, et je ne voyais pas qu'il était
juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de môme
que les dieux que j'avais irrités.
» Je demeurai, presque pendant tout le siège de Troie, seul,
sans secours, sans espérance, sans soulagement, livré à d'hor-
ribles douleurs, dans cette île déserte et sauvage, où je n'en-
tendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient
contre les rochers a. Je trouvai, au milieu de cette solilude,
une caverne vide dans un rocher qui élevait vers le ciel deux
pointes semblables à deux tètes : de ce rocher sortait une
fontaine claire 3. Cette caverne était la retraite des bêtes farou-
ches, à la fureur desquelles j'étais exposé nuit et jour. J'amas-
sai quelques feuilles pour me coucher. 11 ne me restait, pour
tout bien, qu'un pot de bois grossièrement travaillé, et quel-
ques habits déchirés, dont j'enveloppais ma plaie pour arrêter
le sang, et dont je me servais aussi pour la nettoyer*. Là, aban-
donné des hommes, et livré à la colère des dieux, je passais
mon temps à percer de mes flèches les colombes et les autres
oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j'avais tué
quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traî-
nasse contre terre avec douleur pour aller ramasser ma
proie ; ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir5. »
» 11 est vrai que les Grecs, en partant, me laissèrent quel-
ques provisions6; mais elles durèrent peu. J'allumai du feu
avec des cailloux 7. Cette vie, toute affreuse qu'elle est, m'eût
paru douce loin des hommes ingrats et trompeurs, si la dou-
leur ne m'eût accablé, et si je n'eusse sans cesse repassé dans
mon esprit ma triste aventure. « Quoi ! disais-je, tirer un
homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse ven-
1 . 3t oute Xoiffïj? i^jxtv, ouTt 0'J[iâTwv
itapTJv txii'Xotç itpo<j9iY&tv aXV à^taiç
xaTtT^' àtl itâv ffTpatômSov $u<rcpT)[jûaiç,
Potôv, (TTtvàÇtDV.
(Soph., Phil., v. 8.)
« Nous ne pouvions plus offrir eu paix
i aux dieux ni libations ni parfums;
> sans cesse il remplissait le camp de
> gémissements, de cris sauv; ges et de
a funestes augures. •
2. Sophocle, dans un beau chœur de
Philoctète, développe ce que Féuelon
marque ici.
Tô Si 6aû|j.' tft\ \nt,
foôîuv (xôvoç xXûfrov, icûç âpo
itavSâxpuxov oÛtio (Sioxàv xâtta^ev.
{Jbid., v. 687.)
« J'admire comment it a pu, seul, et
* n'entendant que le fracas des vagues
» qui se brisaient contre les rochers,
» supporter une vie si lamentable. •
3 . "lSoiç icotôv xpijvaîov.
« Tu verrais une fontaine limpide. ■
(/fa'd., v. 21.)
4. V. 35-8.
5. V. 285-292.
6. V. 273-275.
7. Y. 295-297.
LIVRE DOUZIÈME. 263
ger ia Grèce, et puis l'abandonner dans cette île de'serte pen-
dant son sommeil!» car ce fut pendant mon sommeil que les
Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise, et combien je
versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux
fendre les ondes K Hélas ! cherchant de tous côtés dans cette
île sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur 8. Dans
cette île, il n'y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni
hommes qui y abordent volontairement. On n'y voit que les
malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n'y peut es-
pérer de société que par des naufrages : encore même ceux
qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me rame-
ner; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs.
III. » Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la
faim; je nourrissais une plaie qui me dévorait ; l'espérance
même était éteinte dans mon cœur 3. Tout à coup, reve-
nant de chercher des plantes médicinales pour ma plaie *,
j'aperçus dans mon antre un jeune homme beau et gracieux,
mais fier, et d'une taille de héros. Il me sembla que je voyais
Achille, tant il en avait les traits, les regards et la démarché ;
son âge seul me fit comprendre que ce ne pouvait être lui.
Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et
l'embarras : il fut touché de voir avec quelle peine et quelle
lenteur je me traînais 8; les cris perçants et douloureux
dont je faisais retentir les échos de tout ce rivage attendrirent
son cœur 6.
« 0 étranger I lui dis je d'assez loin, quel malheur t'a con-
» duit dans cette île inhabitée? je reconnais l'habit grec, cet
» habit qui m'est encore si cher. 0 qu'il me tarde d'entendre
» ta voix, et de trouver sur tes lèvres cette langue que j'ai
» apprise dès l'enfance, et que je ne puis parler à per-
i. ïù &TJ, tixvov, itotav (*.' àvâfftaffiv
[Soxtïç,
ojtiôv jkStîiTcov, l£ ôrvov <r-ï,vai tàtt ;
Iloi' Ix'îaxpûaai ; toi' eMtoiv.(ô!|ai xaxâ,
ôpûvca u.»v vaûç, âç fytov ivauffréXouv,
{Phil., t. 276.)
« Mais toi, mon fils, figure-toi l'horreur
» de mon réveil, lorsque, après leur dé-
• part, je me reveillai. Quels furent mes
i pleurs, mes cris de desespoir, quand
i je vis les navires, qui naguère volaient
» sous mes ordres, tous partis, i
2. Ilav-.a Si OXOicûv,
•wjkxxov oùSàv iûtjv àviâffOou itapov.
{Ibid.,y. liï.)
« Et cherchant de toutes parts, je ne
» trouvai rien devant mes yeux, excepté
■ des sujets de m'affliger. »
3. Tout ce détail est plutôt imité que
traduit par Fénelon (▼. 301-312).
4. V. 43-4.
5. HàXku, {SâVXei (*.' l?û|«.a çOoyfd
■cou «niÇou xat" àvàfxav
Îotsvtoî.
(Ibid., t. 205.)
« Les paroles qu'il fait entendre sont
» celles d'un homme qui se traîne arec
• effort. >
«. V. 187-».
204
TÉLÉMAQUE.
» sonne depuis si longtemps dans celte solitude ! Ne sois point
» effrayé de voir un homme si malheureux ; tu dois en avoir
» pitié l. »
» A peine Néoptolème * m'eut dit : « Je suis Grec 8, » que je
m'écriai : « 0 douce parole, après tant d'années de silence et
» de douleur sans consolation! 0 mon fils! quel malheur,
» quelle tempête, ou plutôt quel vent favorable t'a conduit ici *
o pour finir mes maux?— Il me répondit : «Je suis de l'île de
» Scyros; j'y retourne ; on dit que je suis fils d'Achille : tu sais
» tout 6. »
» Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité;
je lui dis : « 0 fils d'un père que j'ai tant aimé ! cher nourrisson
» de Lycomède, comment viens-tu donc ici? d'où viens-tu6? »
— Urne répondit qu'il venait du siège de Troie 7. « Tu n'étais
» pas, lui dis-je, de la première expédition8. » « Et toi, me dit-il,
» en'élais-tu9 ? » Alors je lui répondis : « Tu ne connais, je
» le vois bien, ni le nom de Philoctète,ni ses malheurs. Hélas!
«infortuné que je suisl mes persécuteurs m'insultent dans
» ma misère : la Grèce ignore ce que je souffre : ma douleur
» augmente l0. Les Atrides m'ont mis en cet état ; que les dieux
» le leur rendent " 1 a
1. Fénelon s'est tenu ici foit près du
texte grec :
xlvt.; itox' l« TV T15v^t »«*&«? ^«T
xattaït-c', oûx' tuop^ov, oûx' olxou-
y^v;
œwvTir S' àxoûoat poUop.ai. Kal p) |a
[ôxvw
[f/lil., v. 219.)
« 0 étrangers, qui êtes-vous, vous qui
i d'une rame agile êtes venus sur ce n-
> vage inabordable et désert? Je veux
> entendre votre voix. Que mon aspect
i sauvage ne vous inspire ni surprise m
2. Néoptolème ou Pyrrhus, fils d'A-
chille, vint tout jeune au siège de Troie;
sou histoire, très-connue chez les poètes,
est postérieure à Homère. Voir Virgile,
au Ill< livre de {'Enéide; Euripide dans
Andromaque, et Racine dans la pièce
du même nom.
3. V. 232-3.
4. Tû «pftxaxov <f(ôvi)na ; <f tû ; xè xai
icp<5ff<p9EYH-a xoioûS' àvSpô? lv xp<$vo> |xaxpw.
Ttç, <t\ w xlxvov, itçofftffXL *U «000^0^1
ïpda : xt« 6pi«i ; xi; àvi^iov 6 çaxaxoç ;
X? (lbid.,y. 234.)
t 0 douce parole, quelle joie d'entendre
• la voix d'un tel guerrier après un si
i long temps! Mais, ô mon fils, qui t'a-
> mène ici, quelle nécessité, quel des-
» sein,quelventpourmoisi favorable...»
5. V. 239-42.
6. V. 242-4.
7. V. 243.
8. V. 246.
9. V. 248.
10. TÛ xixvov, où Y«f otoOâ (*', éVctv
lilaopwç;...
OùS' o6vo|a', oùSl xûv l(J.Ov xaxûv x'Xloç...
jiaOou nox' oùSiv, oîç Ifù» o\w).M|Ai)v ;
i£ïiz6\'k' Ifù (aoxOtipôî, J mxpôç 8eoi«,
o5 V.H&1 *^ï)£îov S> S' fyovxoî o'xao't,
\M.r,S' 'E\\à.io<; rfs |Ar,o\x|i.oi7 $i*ilti «ou;
'Xl\' ol |i.èv, IxôaXôvxeçàvoai'w; ipi,
ftlZai o-Tty' tjrovxtç- V) £" t[t») véffo;
4n x»8»p\t, xiirt mtÇov ipy^xat.
[Phil., v. 249.)
< 0 mou fils, tu ne connais donc pas
» celui que tu vois. Quoi, ni mon nom
■ ni le bruit de mes maux n'est venu
i jusqu'à toi. Infortuné que je suis, ob«
o jet de la haine des dieux, la renommée
» du triste état où je suis n'esi pas même
» parvenue ni dans ma patrie ni dans au-
» cune contrée de la Grèce. Cependant
i ceux qui m'ont rejeté d'une manière
, impie rient en silence, et mon mal
, s'accroît et grandit chaque jour. »
ti. V. 314-16.
LIVRE DOUZIÈME. 265
i» Ensuite je lui racontai de quelle manière les Grecs m'a-
vaient abandonné. Aussitôt qu'il eut écouté mes plaintes, il
me fit les siennes. « Après la mort d'Achille, me dit-il... » —
« D'abord je l'interrompis, en lui disant : « Quoi! Achille est
» mort! Pardonne-moi, mon fils, si je trouble ton récit par
» les larmes que je dois à ton père *. » Néoptolème me répon-
» dit : «Vous me consolez en m'interrompant; qu'il m'est doux
» de voir Philoclète pleurer mon père! »
» Néoptolème, reprenant son discours, me dit : « Après la
» la mort d'AchilJe, Ulysse et Phénix8 me vinrent chercher,
» assurant qu'on ne pouvait sans moi renverser la ville de
» Troie. Us n'eurent aucune peine à m'emmener; car la dou-
» leur de la mort d'Achille, et le désir d'hériter de sa gloire
» dans cette célèbre guerre, m'engageaient assez à les suivre.
» J'arrive à Sigée 3; l'armée s'assemble autour de moi : chacun
» jure qu'il revoit Achille; mais, hélas! il n'était plus. Jeune
» el sans expérience, je croyais pouvoir tout espérer de ceux
» qui me donnaient tant de louanges. D'abord je demande aux
» Atiïdes les armes de mon père; ils me répondent cruelle-
» ment : Tu auras le reste de ce qui lui appartenait; mais pour
» ses armes, elles sont destinées à Ulysse. Aussitôt je me trou-
» ble, je pleure, je m'emporte ; mais Ulysse, sans s'émouvoir,
» me disait : Jeune homme, tu n'étais pas avec nous dans les
» périls de ce long siège; tu n'as pas mérité de telles armes;
» tu parles déjà trop fièrement ; jamais tu ne les auras. Dé-
» pouillé injustement par Ulysse, je m'en retourne dans l'île
» de Scyros *, moins indigné contre Ulysse que contre les Atri-
» des. Que quiconque est leur ennemi puisse être l'ami des
» dieux ! 0 Philoctète, j'ai tout dit 5. »
« Alors je demandai à Néoptolème comment Ajax Télamo-
nien 6 n'avait pas empêché cette injustice. « Il est mort, »
me répondit-il. — 11 est mort! m'écriai-jc ; et Ulysse ne meurt
point ! au contraire, il fleurit dans l'armée. Ensuite je lui de-
mandai des nouvelles d'Antiloque, fils du sage Nestor 7 , et
1. V. 332-33.
2. « Phénix, » précepteur d'Achille,
accompagna son élève à la guerre de
Troie, et lit de vains efforts pour calmer
son courroux.
3. «Sigée, » promontoire de la Troade,
célèbre dans Y Iliade et dans Y Enéide,
Achille, chez Lycomède, roi de cette île.
5. Tout ce détail est raconté avec plus
de développement dans Sophocle, vers
343 et suiv.
6. Fils de Télamon, roi de Salamine,
qu'il ne faut pas confondre avec Ajax,
fils d'Oïlée, roi des Locriens, lequel fut
dans la mer Egée, à l'entrée du golfe si fameux par son impiété. Sophocle dit
de Gallipoli. On croit y voir encore les du TeLrooniea: « Comment le plu»
tombeaux d'Achille et de Patrocle. grand des Ajax a-t-il pu supporter de
4-, «Scyros, » île de la mer Egée, non telles injustices. » (V. 409.)
loin deNégrepont (Eubée), où fut élevé ! 7. V. 410 et s-iiv.
TÉLÉMAQDB. 1 \1
266
TÉLEMAQUE.
de Palrocle !, si chéri par Achille. « Ils sont morts aussi, »
me dit-il. Aussitôt je m'écriai encore : « Quoi, morts ! Hélas l
» que me dis-tu ? La cruelle guerre moissonne les bons, et
» épargne les méchants2. Ulysse est donc en vie? Thersite •
» l'est aussi sans doute ? voilà ce que font les dieux ; et nous
» les louerions encore M »
» Pendant que j'étais dans cette fureur contre votre père,
Néoptolème continuait à me tromper : il ajouta ces tristes pa-
roles : « Loin de l'armée grecque, où le mal prévaut sur le
» bien, je vais vivre content dans la sauvage île de Scyros.
a Adieu : je pars. Que les dieux vous guérissent5!» Aussitôt
je lui dis : « 0 mou fils, je te conjure, par les mânes de ton
» pure, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher sur la
» terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois.
» Je n'ignore pas combien je le serai à charge ; mais il y aurait
» de la honte à m' abandonner : jette- moi à la proue, à la poupe,
» dans la sentine même, partout où je t'incommoderai le
» moins. Il n'y a que les grands cœurs qui sachent combien il
» y a de gloire à être bon. Ne me laisse point en un désert où
» il n'y a aucun vestige d'homme : mène moi dans ta patrie,
» ou dans l'Eubéè, qui n'est pas loin du mont OEta, de Tra-
» chine6, et des bords agréables du fleuve Sperchius7: rends-
o moi à mon père. Hélas ! je crains qu'il ne soit mort ! Je lui
» avais mandé de m'envoyer un vaisseau : ou il est mort, ou
» bien ceux qui m'avaient promis de le lui dire ne l'ont pas
» fait. J'ai recours à toi, ô mon fils ! souviens-toi de la fragilité
» des choses humaines. Celui qui est dans la prospérité doit
» craindre d'en abuser, et secourir les malheureux 8. »
Voilà ce que l'excès de la douleur me faisait dire à Néop-
tolème ; il me promit de m'emmener 9. Alors je m'écriai
encore: « O heureux jour 1 ô aimable Néoptolème, digne delà
i. « Patrocle, » ami le plus fidèle
d'Achille; ne pouvant le déterminer à
• combattre, Patrocle lui emprunta ses ar-
mes et fut tué par Hector. Pour venger
son ami, Achille revint parmi les Grecs.
2. nàkt\t.o<; où&tv' àvSp" Ixtliv
a'pti irovr,pbv, à)Aà -toùç ;/>{>t)<j-coùç Aei.
[Phil., v. 436.)
« La guerre enlève à regret les mé-
> chants, elle prend toujours les bous. »
3 f Thersite, » un Grec insolent et
lâche, qui joue un certain rôle au
le livre de V Iliade.
4. Sophocle dit comme Fénelon: t Si
je Yeux louer les actes des dieux, ils me
semblent injustes. » Le paganisme accu-
sait les dieux, dès qu'il voyait l'homme
vertueux exposé aux traits du sort
5. V. 458-63.
6. « Trachine» ou Trachis, ville de
Thessalie, au pied du mont Œta, où les
poètes ont placé la mort d'Hercule.
7. Le Sperchius, fleuve de Tbessalie,
se jetait dans la mer Egée, au golfe Wa-
liaque. Virgile s'en souvient «'ans un
beau passage des Géorg., 1. II, ▼. 2.
8. Le discours de Philoctète (v. 4C3-
507) pour toucher Néoptolème est d'un
pathétique admirable. Fénelon suit d'as-
sez près Sophocle, en l'abi é^ean' un peu.
9. V. 526.
LIVRE DOUZIÈME.
267
» gloire de son père ! Cher compagnon de ce voyage, souffrez
» que je dise adieu à cette triste demeure. Voyez où j'ai vécu,
» comprenez ce que j'ai souffert : nul autre n'eût pu le souf-
» frir : mais la nécessité m'avait instruit, et elle apprend aux
» hommes ce qu'ils ne pourraient jamais savoir autrement.
» Ceux qui n'ont jamais souffert ne savent rien ; ils ne connais-
» sent ni les biens ni les maux; ils s'ignorent eux-mêmes1. »
Après avoir parlé ainsi, je pris mon arc et mes flèches.
» Néoptolème me pria de souffrir qu'il les baisât, ces armes
si célèbres, et consacrées par l'invincible Hercule8. Je lui ré-
pondis : « Tu peux tout ; c'est toi, mon fils, qui me rends au-
» jourd'hui la lumière, ma patrie, mon père accablé de vieil-
» lesse, mes amis, moi-même : tu peux toucher ces armes, et
» te vanter d'être le seul d'entre les Grecs qui ait mérité de
» les toucher 8. » Aussitôt Néoptolème entre dans ma grotte
pour admirer mes armes.
» Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble,
je ne sais plus ce que je fais : je demande un glaive tranchant
pour couper mon pied *; je m'écrie : « 0 mort tant désirée !
» que ne viens-tu ? 0 jeune homme ! brûle-moi tout à l'heure
» comme je brûlai le fils de Jupiter 5. 0 terre I ô terre ! reçois
» un mourant qui ne peut plus se relever 9. » De ce transport
de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans
un assoupissement profond; une grande sueur commença à
me soulager; un sang noir et corrompu coula de ma plaie7.
Pendant mon sommeil, il eût été facile à Néoptolème d'em-
i. *Io>[«v, 5 uoû, itfOffxûffavteç tï|v Itco
aotxov dffoîxijffiv, ûç jjie xal 1**8*1?,
àœ' ûv o\sÇwv, ûç t' 'éçuv eùxàp&oç.
Oiyai fào oùS' 3v5[A(J.affiv |aôvyiv 6£<xv
iWov XaSôvra, WXtjv l^oû, T^îjvai tâoV
àyà> £' àvâ-fx») itpoôjJt.aôov atlçytiv xaxâ.
{Phil., v. 533.)
■ Partons, mon fils, après avoir dit
> adieu à cette terre inhospitalière, pour
» que tu saches de quoi j'ai vécu, et ce
» qu'il m'a fallu de courage. Nul autre
> que moi, je pense, n'aurait pu même
» en supporter la vue, mais la nécessité
» m'a appiis à aimer jusqu'à mou mal-
» heur. >
2. V. 656.
3. 0ccp<m. riaflffTGU
taû-iâ dot xal
xal S6vti Soûvai, xà£EicEÛ£a<r0ai {ipotwv
àpE-tr,; cxati, twv5' litnl»ayo-ai (aôvov.
(76id., v. 667.)
Fénelon a traduit ces vers exactement.
4. V. 747-9.
5. Le poëte grec est plus développé et
plus expressif que Féuelou :
Tfl Savate, OâvaTe, nûç àtl xa)o6|Atvoç
oÛto) xat' i^nap, où 8vvr\ [aoXûv izoti ;
û t£xvov, oj Y^waiov, àXkà aiA).a£ùv
toi Ayjjjlvuu tÇS' àvaxaXoujiivu icmo!
ïlAitpTjffOv , û ytwaXf xâfii toi note
tàv xoû Aibç icaî&', àvel •cûvo'e tûv onXwv,
<£ vûv <xù o-diÇtiç, roûV imiiwaa o"f3v.
(Phil., v. 796.)
« 0 mort, ô mort, comment, toujours et
» chaque jour appelée, ne viens-tu pas ?
» 0 mon fils, ô ami généreux, prends-
■ moi, lance-moi dans les flammes de
» Lemnos qui m'environnent; moi aussi,
» autrefois, j'ai consenti à rendre ce
• service au fris de Jupiter, lorsqu'il
i m'eut donné ces armes que tu garde»
a maintenant. »
6. V. 819-20.
1. Y. 821.
268
TÉLËMAQUE.
porter mes armes, et de partir ; mais il était fils d'Achille, et
n'était pas né pour tromper. En m'éveillant, je reconnus son
embarras : il soupirait comme un homme qui ne sait pas dis-
simuler, et qui agit contre son cœur. « Me veux-tu surprendre?
» lui dis je : qu'y a-t-il donc l ? — Il faut, me répondit-il, que
» vous me suiviez au siège de Troie. » Je repris aussitôt : «Ah !
» qu'as-tu dit, mon fils 2 ? Rends-moi cet arc ; je suis trahi ! ne
» m'arrache pas la vie. Hélas! il ne me répond rien; il me re-
» garde tranquillement ; rien ne le touche. 0 rivage ! ô pro-
» montoires de cette île ! ô botes farouches ! ô rochers escar-
» pés ! c'est à vous que je me plains ; car je n'ai que vous à
» qui je puisse me plaindre : vous êtes accoutumés à mes gé-
» missements. Faut-il que je sois trahi par le fils d'Achille ! il
» m'enlève l'arc sacré d'Hercule ; il veut me traîner dans le
» camp des Grecs pour triompher de moi ; il ne voit pas que
» c'est triompher d'un mort, d'une ombre, d'une image vaine.
» Oh ! s'il m'eût attaqué dans ma force ! mais encore à présent,
» ce n'est que par surprise. Que ferai-je ? Rends, mon fils,
» rends : sois semblable à ton père, semblable à toi-même.
» Que dis-tu?... Tu ne dis rien ! O rocher sauvage! je reviens
» à toi, nu, misérable, abandonné, sans nourriture; je mourrai
» seul dans cet antre : n'ayant plus mon arc pour tuer des bêtes,
» les bêtes me dévoreront ; n'importe. Mais, mon fils, tu ne
» parais pas méchant : quelque conseil te pousse ; rends mes
» armes, va-t'en 3. »
»> Néoplolème, les larmes aux yeux, disait tout bas : « Piût
aux dieux que je ne fusse jamais parti de Scyros* ! » Cependant
je m'écrie : « Ah ! que vois-je ? n'est-ce pas Ulysse ? » Aussitôt
j'entends sa voix, et il me répond: « Oui, c'est moi. » Si le
sombre royaume de Pluton se fût entr'ouvert, et que j'eusse
vu le noir Tartare, que les dieux mômes craignent d'entrevoir,
i. V. 914.
2. V. 915.
3. Cette scène où Philoctète supplie
Néoptolème de lui rendre son arc, est
encore un des plus beaux endroits de
la pièce grecque ; l'énelon a dû l'af-
faiblir en l'abrégeant. Elle va du vers
933 au v. 962 ; en voici un beau passage :
Tft a/^a. itétpaç SiiwXov, auOiç au icakiv
tï<re'.(u irpoç ai tjuXôç, oùx t£*>v Tpocptjv
àXV aùavoû(i.ai tw5' tv aùXiiu |j.6voî,
OÙ HTTjVOV ÔfVlV, OX)Sè 6^p' ÔptlSà-CYJV
■toÇoii; àvaipuiv roiffiS'* àXV aùtôç TaX«ç,
OavwM, itap£i;a> Saîô', ùip' ûv lcpefÇ6[j.,«)v,
xoù [a', oûç tÔTJptuv icpôa8e, 6ir)pà<TOU<p. vûv
ipôvov <p6vou Si pùaiov fiait) -tàXaç,
•kooç toû Soxoûvxoç où&iv el&£vat xaxôv.
(Phil., v. 952.)
• 0 grotte sauvage, je reviens à toi, privé
» de mes armes, sans moyen de vivre ; je
» me consumerai seul dans cet antre, je
» n'ai plus mes flèches pour tuer les oi-
» seaux ou les bêtes farouches ; moi-
» même je servirai de pâture à ces bêtes
» sauvages dont je me nourrissais, et
• moi qui les chassais, je deviendrai leur
• proie. Elles verseront mon sang par
» représailles, grâce à cet homme qui
• semblait ignorer le mal. » — Cette
dernière idée, les oiseaux qui se vengent,
est un peu recherchée, et Fénelon n'a
pas eu tort de l'écarter.
4. V. 969-70.
LIVRE DOUZIEME.
269
je n'aurais pas été saisi, je l'avoue, d'une plus grande horreur.
Je m'écriai encore : « 0 terre de Lemnos ! je te prends à témoin!
» 0 soleil, tu le vois, et tu le souffres * ! » Ulysse me répondit
sans s'émouvoir : « Jupiter le veut et je l'exécute.» — «Oscs-tu,
lui disais-je, nommer Jupiter *? Vois-tu ce jeune homme
qui n'était point né pour la fraude, et qui soutire en exécu-
tant ce que tu l'obliges de faire 3 ?» — « Ce n'est pas pour vous
tromper, me dit Ulysse, ni pour vous nuire, que nous venons;
c'est pour vous délivrer, vous guérir, vous donner la gloire
de renverser Troie, et vous ramener dans votre patrie. C'est
» vous, et non pas Ulysse, qui êtes l'ennemi de Philoclcte k. »
» Alors je dis à votre père tout ce que la fureur pouvait
m'inspirer. « Puisque tu m'as abandonné sur ce rivage, lui
» disais-je, que ne m'y laisses-tu en paix 5 ? Va chercher la
» gloire des combats et tous les plaisirs : jouis de ton bonheur
» avec les Atrides: laisse-moi ma misère et ma douleur. Pour-
» quoi m'enlever ? Je ne suis plus rien; je suis déjà mort 6.
» Pourquoi ne crois-tu pas encore aujourd'hui, comme tu le
» croyais autrefois, que je ne saurais partir; que mes cris et
» l'infection de ma plaie troubleraient les sacrifices7 ?0 Ulysse,
n auteur de mes maux, que les dieux puissent te ! Mais les
» dieux ne m'écoutent point 8; au contraire, ils excitent mon
» ennemi. 0 terre de ma patrie, que je ne reverrai jamais !...
» 0 dieux, s'il en reste encore quelqu'un d'assez juste pour
» avoir pitié de moi, punissez, punissez Ulysse; alors je me
» croirai guéri 9. »
IV. » Pendant que je parlais ainsi, votre père, tranquille,
me regardait avec un air de compassion, comme un homme
qui, loin d'être irrité, supporte et excuse le trouble d'un mal-
1. V. 976-7.
2. V. 936-7.
3. V. 989-92.
4. V. 1007-12.
5. V. 1095.
6. Sophocle est plus beau, plus éner-
gique dans ses invectives contre le ravis-
seur.
Koù vûv £(*.', Zi &Û<tty)ve, ffUvSïiaaî, votlç
iytiv dit' ctxTïi<; tt,<t$', iv tj [xe ■npoùSàXouJ
âçiXov, Êp-f]|j.ov, âroAiv, iv Çûaiv vsxpôv...
21» («v fÉYlûaç Ç&v, ^T" &' àXYÛvo|*.ai
toW goO' oit Çû, ijùv xaxoTç iwVàoïç to^ocç,
YeXtjjJLevoç «f o; <tgû te xai tûv Aipéuiç
OiffiTûv dTpaxKiYwv, oTç a'j xaûô' utcyjçi e-ceïç...
Kal vûv -ii [*' ôL-fiTe ; xi ja' àizd^Ks^t ; toû fà.% iv :
Sç oûStv (fu.1, xoù t48wjx' ÙjaIv uà^at.
{Phil., V. 1016.)
« Et maintenant, ô misérable, tu m'as
» chargé de liens et tu songes à m'arra-
» cher de ce rivage, où tu me jetas sans
» ressource, sans amis, sans patrie, mort
i parmi les vivants. ..Tu jouis des dou-
» ceurs de la vie, et moi je souffre en
» proie à mille maux, exposé à tes in-
• suites et à celles des Atrides dont tu
• es le ministre... Et maintenant, pour-
» quoi me faire prisonnier, pourquoi
» m'emmener sur votre navire? à quoi
» bon ? moi qui ne suis plus rien, et qui
» depuis longtemps suis mort pour vous?
7. V. 103-1-4.
8. V. 1019-20.
9. V. 1010-14.
270
TÉLÉMAQUE.
heureux que la fortune a aigri. Je le voyais semblable à un
rocher, qui sur le sommet d'une montagne, se joue de la
fureur des vents, et laisse épuiser leur rage, pendant qu'il
demeure immobile. Ainsi votre père, demeurant dans le si-
lence, attendait que m i colère fût e'puisée; car il savait qu'il
ne faut attaquer les passions des hommes, pour les réduire à
la raison, que quand elles commencent à s'affaiblir par une-
espèce de lassitude. Ensuite il me dit ces paroles : « 0 Philoc-
» tète, qu'avez-vous fait de vofre raison et de votre courage ?
» voici le moment de vous en servir. Si vous refusez de nous
» suivre pour remplir les grands desseins de Jupiter sur
» vous, adieu; vous êtes indigne d'être le libérateur de la
» Grèce et le destructeur de Troie. Demeurez à Lemnos ; ces
» armes, que j'emporte, me donneront une gloire qui vous
» était destinée. Néoptolème, partons ; il est inutile de lui
» parler i : la compassion pour un seul homme ne doit pas
» nous faire abandonner le salut de le Grèce entière. »
» Alors je me sentis comme une lionne à qui on vient d'ar-
racher ses petits : elle remplit les forêts de ses rugissements.
« 0 caverne, disais-je, jamais je ne te quitterai ; tu seras mon
tombeau î 0 séjour de ma douleur, plus de nourriture, plus
d'espérance 2! qui me donnera un glaive pour me percer 8?
0 ! si les oiseaux de proie pouvaient m'enlever !... Je ne les
percerai plus de mes flèches M 0 arc précieux, arc consacré
par les mains du fils de Jupiter ! 0 cher Hercule, s'il te reste
encore quelque sentiment, n'es-tu pas indigné? Cet arc n'est
» plus dans les mains de ton fidèle ami ; il est dans les mains
» impures et trompeuses d'Ulysse B. Oiseaux de proie, bêtes
|. V. 1060-2.
2. Ce trait est développé par Sophocle
dans un passage lyrique d'une grande
beauté.
^iî xoiAaç itéxpaç paTvOv
Oepuôv xal naYETôiSsç, ûç
a' oùx t[u7-Xov âp' <u iù.\a^,
■Xê'hIeiv oùSêhot', àXkâ u,ot
xal ÔvïiffxovTt ouvolcei.
Tfl iilïjfÉcrtaTOv aûXiov
Xûitai; ià.î aie' iu-oû xâXav.
•eî-nx' au |Aot tî» xa-c' î|(Aaç
tffTat ; toù icoxe ueûiou.ai
<tuovÔ(aov (AiXeoç ; icoflev t).iû$oç ;
{Phil., v. 1081.)
« 0 caverne, mon asile contre les cha-
» leurs de l'été et contre les frimas 1 Je
» devais donc ne jamais te quitter 1 Mal-
» heureux I mais tu seras mon refuge
» après ma mort. Hélas, hélas 1 ô séjour
b rempli des tristes accents de ma dou-
• leur, quelle sera désormais ma nour-
» riture de chaque jour ? ou trouverai-je
i de quoi soutenir ma vie? d'où tiret
■ quelque espérance? »
3. V. 1204-5.
4. V. 1093-4.
5. V. 1128-39. Dans Sophocle, c'est
une apostrophe touchante de Philoctète
à sou arc, qui a dû frémir de courroux
en passant entre les mains d'Ulysse.
XXVlv y.naXka-jâ.
itoXv|J.Tj£âvou àvSpàç Içlvau,
éfôiv u,iv atajçpàç àitàxaç,
orufvàv 8l «pût' ijfôoSoiïov
(tupi' aie' atffjtpûv àvaTtMovô', 5<r' if'
tiu.1v xax' èp^o-a-co.
{Ibid.v. 1134.)
« Mais, en passant dans les mains d'un
» autre maître, tu es manié par un
» homme artificieux, dont tu vois les
■ fraudes honteuses, un mortel odieux
■ qui a machiné contre nous des trames
» innombrables. »
LIVRE DOUZIÈME.
271
» farouches, ne fuyez plus cette caverne, mes mains n'ont plus
» de flèches1. Misérable, je ne puis vous nuire, venez m'enlever*
» ou plutôt que la foudre de l'impitoyable Jupiter m'écrase !»
» Votre père ayant tenté tous les autres moyens pour me per-
suader, jugea enfin que le meilleur était de me rendre mes
armes: il fit signe à iNéoptolème, qui me les rendit aussitôt.
Alors je lui dis: « Digne fils d'Achille, tu montres que tu l'es ;
» mais laisse-moi percer mon ennemi. » Aussitôt je voulus
tirer une flèche contre votre père; mais Néop-lolème m'arrêta,
en me disant : «La colère vous trouble, et vous empêche de voir
l'indigne action que vous voulez faire 2. » Pour Ulysse, il parais-
sait aussi tranquille contre mes flèches que contre mes injures.
Je me sentis touché de cette intrépidité et de cette patience.
J'eus honte d'avoir voulu/dans ce premier transport, me servir
de mes armes pour tuer celui qui me les avait fait rendre ;
mais comme mon ressentiment n'était pas encore apaisé,
j'étais inconsolable de devoir mes armes à un homme que je
haïssais tant. Cependant INéoptolème me disait: « Sachez que
» le divin Hélénus8, fils de Priam, étant sorti de la ville de Troie
» par l'ordre et par l'inspiration des dieux, nous a dévoilé l'a-
» venir. La malheureuse Troie tombera, a-t-il dit ; mais elle ne
» peut tomber qu'après qu'elle aura été attaquée par celui qui
» tient les flèches d'Hercule *: cet homme ne peut guérir que
D quand il sera devant les murailles de Troie: les enfants d'Es-
» culape le guériront 6. »
» En ce moment je sentis mon cœur partagé; j'étais touché
de la naïveté de Néoptolème, et de la bonne foi avec laquelle
il m'avait rendu mon arc ; mais je ne pouvais me résoudre à
voir encore le jour, s'il fallait céder à Ulysse ; et une mauvaise
honte me tenait en suspens. Me verra-t-on,disais-je en moi-
même, avec Ulysse et avec les Atrides « ? Que croira-t-on de
moi.
» Pendant que j'étais dans cette incertitude, tout à coup j'en-
tends une voix plus qu'humaine: je vois Hercule dans un
nuage, éclatant; il était environné de rayons de gloire. Je re-
connus facilement ses traits un peu rudes, son corps robuste et
ses manières simples; mais il avait une hauteur et une ma-
1. V. 1146-9.
2. V. 1304-4.
3. « Hélénus, » dont il est parlé au
Vl« et du VII" livre de YJliade, était
devin; pris par Ulysse, il découvrit aux
Grecs la nécessité d'aller chercher Phi-
loctète à Lemnos.
4. V. 1409-44.
5. 1329-47. Le dieu de la médecine,
qui avait le talent de ressusciter les
morts, et fut foudroyé par Jupiter. Il
avait au siège de Troie ses deux Dis,
Machaon et Podalyre, dont il est parle
plus haut.
6. V. 1354-7.
272
TÉLÊMAQUE.
jesté qui n'avait jamais paru si grande en lui quand il domp-
tait les monstres. Il me dit: « Tu entends, tu vois Hercule. J'ai
» quitté le haut Olympe pour t'annoncer les ordres de Jupiter.
» Tu sais par quels travaux j'ai acquis l'immortalité : il faut que
» tu ailles avec le fils d'Achille, pour marcher sur mes traces
» dans le chemin de la gloire. Tu guériras, tu perceras de mes
» flèches Paris, auteur de tant de maux. Après la prise de Troie,
» tu enverras de riches dépouilles à Péan ! ton père, sur le mont
» QEtu ; ces dépouilles seront mises sur mon tombeau comme un
» monument de la victoire due à mes flèches. Et toi, ô fils d'A-
rt chille ! je te déclare que tu ne peux vaincre sans Philoctète,
» ni Philoctète sans toi. Allez donc comme deux lions qui
» cherchent ensemble leur proie. J'enverrai Esculape à Troie
» pour guérir Philoctète. Surtout, ô Grecs, aimez et observez
» la religion : le reste meurt; elle jamais 2. »
» Après avoir entendu ces paroles, je m'écriai : « O heureux
» jour, douce lumière, tu te montres enfin après tant d'an-
» nées ! Je t'obéis3 , je pars après avoir salué ces lieux. Adieu,
» cher antre. Adieu, nymphes de ces prés humides. Je n'en-
» tendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu,
»> rivage où tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu,
» promontoire où Écho répéta tant de fois mes gémissements.
» Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô
» terre de Lemnos ; laisse-moi partir heureusement, puisque
» je vais où m'appelle la volonté des dieux et de mes amis4 U
1. Pœan ou Paeas, un dis chefs des
Argonautes, dans l'expédition qui eut
lieu pour la conquête de la Toison d'or.
2. Le discours d'Herculeest très-beau.
On devra aussi le comparer avec soin
avec le texte de Sophocle, qui est plus
long; et plus solennel. Fénelon a sim-
plifié, abrégé, mais gardé les principaux
traits; on peut en juger:
*AXV <I>î Xiovte «TUvvé^w çp'vAâffffexov
ouxoç al, xal <yù tôvS'. E-(ù S' À7xXi|ittOv
itaufftTJf a ittjJi^u) «rîjç vâaou ■Kpôç 'IXiov.
Ta &eîtTtpov fàp tolç l|xoT( aùtîjv X?E"V
a<5£oiç âXûvai. Toûto S' IvvoùoO', ôxav
itpoffOïJTt falav, tiaeêtïv ià upôç Otouç.
'À; TaXX' itcavTa SeÛTep' ^-feVcai ica-cvjp
Ztùç* -f\ f^P tùirtSeia eruvOv^axti Ppo-coTç,
xàv Çôifft, xàv Gâvioaiv, où» àitôXXu?at.
(Phil. V. 1435.)
t Allez donc, comme deux lions qui
» cherchent ensemble leur proie, veillez
» mutuellement l'un sur l'autre. Pour
> moi, j'enverrai Esculape devant Troie,
> pour te délivrer de ton mal; car une
» seconde fois les destins ont réservé à
• mes flèches la chute d'Ilion. Mais sou-
• venez-vous en ravageant cette contrée
» de respecter le culte des dieux ; à tout
» le reste Jupiter préfère la piété. Elle
• suit les mortels au delà du tombeau ;
» qu'ils vivent ou qu'ils meurent, elle ne
» périt jamais. * — Admirables paroles
du poëte antique sur la vertu et sur
l'immortalité qui la couronne. Sophocle
connaît la religion, la piété et il la re-
commande aux mortels.
3. Tfl fOi-fn» iwôeivov ljAo!ic£i><{<aç,
Xpôviôî Tt «pavelç,
oùx àiu8i5<r<u -cotç (rotç [iû6ot;.
{Ibid,, v. 1415.)
« O voix désirée, héros qui m'apparais
» après un si long temps 1 j'obéirai à
• tes ordres. » — Cf. En., 1. II, l'ap-
parition d'Hector à Euée et les tendres
paroles de celui-ci :
Quibus, Hector, ab oris,
Exspectate, venis?
4. Les paroles de Philoctète sont tou-
chantes et vraies ; on peut concevoir
quelque attachement pour le lieu qui a
été témoin de nos souffrances. «Je quittai
ma prison avec un soupir, toit h a siqhy*
LIVRE DOUZIÈME.
273
» Ainsi nous partîmes : nous arrivâmes au siège de Troie.
Machaon et Podalyre, par la divine science de leur pure Escu-
lape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l'état où
vous me voyez. Je ne souffre plus ; j'ai retrouvé toute ma vi-
gueur : mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Paris comme
un jeune faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits.
Bientôt Ilion fut réduite en cendres; vous savez le reste. J'avais
néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse,
par le souvenir de mes maux ; et sa vertu ne pouvait apaiser
ce ressentiment : mais la vue d'un fils qui lui ressemble, et
que je ne puis m'empécher d'aimer, m'attendrit le cœur pour
le père même. »
Observations sur le douzième livre. — Avec le douzième livre nous
quittons la politique et nous rentrons dans la poésie, et particulière
meut dans la poésie antique. Fénelon va s'attacher au Philoctète de
Sophocle et, pas à pas, il suivra le poète grec, tantôt pour le traduire
avec son élégance accoutumée, tantôt pour l'imiter comme Fénelon
savait imiter, c'est-à-dire « librement. » C'est qu'aucun moderne n'a
possédé l'antiquité comme Fénelon : du moins n'y eut-il jamais de
poète qui ait su mieux s'assimiler le génie antique. Il était impossible
de suivre une œuvre ancienne d'une manière plus continue, avec
moins d'effort, et d'obtenir un résultat plus achevé.
Fénelon procède, il est vrai, plutôt par imitation que par traduction
scrupuleuse; mais, s'il imite, il reste toujours dans le ton et la couleur;
s'il traduit, c'est avec une justesse d'expression qu'il faut admirer. Il
suit l'original, scène par scène, observe toutes les péripéties d'un
drame si émouvant, si animé et si simple à la fois. Son style même
est partout plus soigné, plus ferme que dans les livres précédents.
Et cependant, quelles difficultés Fénelon avait à vaincre I Cette
histoire si pathétique de Philoctète, il était forcé de la mettre en récit
dans la bouche même du héros, tandis que la pièce grecque, elle,
est une scène toute vive qui se déroule dans sa beauté et dans sa
dit le prisonnier de Chillon chez le poëte
anglais Byron. Ici Philoctète s'arrache à
ce site où il passa des jours si tristes, et
rienu'est plus poétique que ces vers :
Xaïp'< ù jAiXaôpov Çûjicppoupov IfAOl,
Nùjxipai V tvu^poi ).£i|itijvià<ïe;,
«ai xtûiwç if(TT,v uivtou itpoSo^ïjç...
NOv <$' ut xprjvai, •{kiixi.ôv te itotbv,
AEl'lW[AEV û|Aâç, ).ei7CO[Aev r[Si).
Xalp", u> AyÎjavou itt'îov à[xipla'Xov,
■/.ai. y.' cùicXoia itt^ov àu.£;.vrtTOJî,
iv8' i) (xe-fo^1) noifa xo|xi.Çet
âaL|j.uv, oç Taût' Inéxpavcv.
(Ibid., v. 1453.;
« Adieu, cher antre, mon asile ! adieu,
» nymphes des eaux qui arrosent ces
» prairies 1 Adieu, bruit retentissant de
» la mer brisée contre les rochers, et
» vous aussi, fontaines, je vais donc
• vous quitter. Adieu, terre de Lemnos
• de toutes parts baignée par les flois!
» Qu'un vent favorable me porte vers ces
» lieux où m'appelle le destin, le vœu
» de mes amis,et le dieu maître de tout,
■ qui a décrété ces événements. • — En-
core un sentiment religieux qui termine
ce chef-d'œuvre antique. Fénelon a jugé
avec raison qu'il était dilûcile d'accor-
der, en les distinguant, la volonté du
Destin et celle de Jupiter, et il a sup-
primé le Destin.
12.
274 TÉI.ÉMAQUE.
grandeur. Après nous avoir émus par la peinture de l'homme juste et
malheureux, victime des hommes et du Destin, le poëte grec relevait
son héros aux yeux des spectateurs affligés, et le chœur antique s'é-
criait : « Le voilà, ce Philoctète. Il a rencontré le fils de braves héros;
il sortira de ces maux heureux et grand. Néoptolème le mènera,
après tant de mois, sur son vaisseau qui parcourt la mer, dans sa
patrie, dans la terre des nymphes Méliades, près des bords du Sper-
chios, où Hercule, le héros au bouclier d'airain, est allé rejoindre l'as-
semblée des dieux, tout brillant d'un feu divin, sur les sommets de
l'OEta. » Au contraire, le Philoctète de Fénelon ne fait que se souve-
nir et raconter; en abrégeant les scènes, l'auteur français en a affai-
bli l'effet : de là moins d'animation, moins de couleur et de vie.
La Harpe, notre célèbre critique, avait assez heureusement imité
la pièce de Sophocle. Philoctète^ tragédie en trois actes, qu'il fit
représenter en 17 83, obtint quelque succès.
Nous avons eu soin d'indiquer les passages qui ont été imitésou tra-
duits par l'auteur français; de plus, nous avons cité textuellement les
pages les plus remarquables. Ces textes, ainsi reproduits avec la tra-
duction, fourniront aux élèves des rapprochements pleins d'intérêt
et un sujet d'utiles explications aux maîtres; ils feront goûter davantage
cette poésie qui resplendit de tant de beauté. Quelques notes jointes
aux passages cités par nous, feront voir aux élèves comment Fénelon
s'est soutenu auprès de son modèle, l'égalant parfois, mais ne le
surpassant jamais.
LIVRE TREIZIÈME.
275
LIVRE TREIZIEME.
Sommaire. — I. Différend survenu entre Télémaque et Phalante, chef
des Lacéde'moniens, au sujet de quelques prisonniers faits sur les
Dauniens; conduite d'Hippias, frère de Phalante ; comment il s'em-
pare des prisonniers pour les emmener à Tarente. Télémaque, irrité,
attaque Hippias avec fureur, et le terrasse dans un combat singu-
lier ; honteux de son emportement, il cherche à le réparer. —II.
Le roi des Dauniens Adraste, mettant à profit la division qui existe
dans l'armée des alliés, tombe sur eux à l'improviste, s'empare de
cent de leurs vaisseaux, s'en sert pour arriver au camp, puis les
brûle et attaque les alliés; il tue Hippias et son frère Phalante. —
III. Alors Télémaque, revêtu de ses armes divines, s'élance hors du
camp, rassemble autour de lui l'armée des alliés, se montre plein
de prudence et de valeur, et repousse en peu de temps l'ennemi
victorieux; une tempête sépare les deux armées et met fin au com-
bat. — IV. Télémaque visite le champ de bataille ; il donne des sou-
lagements aux blessés, prend un soin particulier de Phalante et
s'occupe des funérailles d'Hippias.
1. Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses aventures,
Télémaque était demeuré comme suspendu et immobile. Ses
yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes
les passions différentes qui avaient agité Hercule, Philoctète,
Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour à tour sur le visage naïf
de Télémaque, à mesure qu'elles étaient représentées dans
la suite de cette narration. Quelquefois il s'écriait, et inter-
rompait1 Philoctète sans y penser ; quelquefois il paraissait
rêveur comme un homme uui Dense profondément à la suite
des affaires. Quand Philoctète dépeignit l'embarras de Néopto-
lème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le
môme embarras ; et dans ce moment on l'aurait pris pour
Néoptolème.
Cependant l'armée des alliés marchait en bon ordre contre
Adraste, roi des Dauniens, qui méprisait les dieux 2 et qui ne
cherchait qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva de
grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux
I . « Interrompre, • briser le discours
et rompre, en «e jetant à la trarerse
(inter).
2. Fénelon a emprunté au caractère
de Méxence, contemptor divum {/En.%
L VII, t. 648), plusieurs des traits qu'il
a donné» à son Adraste.
276
TÉLÉMAQUE.
les uns des autres. Il fallait ne se rendre suspect à aucun, et
se faire aimer de tous. Son naturel était bon et sincère, mais
peu caressant ; il ne s'avisait guère de ce qui pouvait faire
plaisir aux autres : il n'était point attaché au\ richesses, mais
il ne savait point donner. Ainsi, avec un cœur noble et porté
au bien, il ne paraissait ni obligeant, ni sensible à l'amitié,
ni libéral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour lui,
ni attentif à distinguer le mérite1. Il suivait son goût sans ré-
flexion. Sa mère Pénélope l'avait nourri, malgré Mentor, dans
une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu'il y avait
de plus aimable en lui. 11 se regardait comme étant d'une autre
nature que le reste des hommes ; les autres ne lui semblaient
mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le
servir, pour prévenir tous ses désirs, et pour rapporter tout
à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était,
selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le ser-
vaient2. 11 ne fallait jamais rien trouver d'impossible quand il
s'agissait de le contenter ; et les moindres retardements irri-
taient son naturel ardent 3.
Ceux qui l'auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugé
qu'il était incapable d'aimer autre chose que lui-même, qu'il
n'était sensible qu'à sa gloire et à son plaisir ; mais cette in-
différence pour les autres et cette attention continuelle sur
lui-même ne venait que du transport continuel où il était
jeté par la violence de ses passions. 11 avait été flatté par sa
mère dès le berceau, et il était un grand exemple du malheur
de ceux qui naissent dans l'élévation. Les rigueurs de la For-
tune, qu'il sentit dès sa première jeunesse, n'avaient pu mo-
dérer cette impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout,
abandonné, exposé à tant de maux, il n'avait rien perdu de sa
fierté ; elle se levait toujours, comme la palme souple se re-
lève sans cesse d'elle-même, quelque effort qu'on fasse pour
l'abaisser * .
Pendant que Télémaque était avec Mentor, ces défauts ne
1. On voit que c'est ici un portrait
d'après nature : le naturel de Télémaque
a peu d'amabilité. Féuekm pouvait don-
ner à son héros des traits moraux plus
intéressants; mais son livre étant avant
tout une œuvre pratique d'éducation,
il a voulu que le duc de Bourgogne, son
royal élève, eût devant lui son propre
portrait, d'ailleurs peu flatté.
2. Un sophisme que les enfants des
rois sont portés à se faire promptement,
en se voyant, dès le berceau, entou-
rés de tant d'hommages et destinés à
commander à tous. L'égoïsme, si ordi-
naire à la nature de l'homme, éprouve
par là même une tentation toujours
prochaine.
3. C'était le caractère bien connu du
duc de Bourgogne, caractère que son
illustre précepteur sut comprendre, et
changer complètement (voir page 303).
4. Comparaison juste et bien exprimée;
la phrase a du ressort et ne laisse pas
d'être imitative.
LIVRE TREIZIEME.
277
paraissaient point, et ils se diminuaient1 tous les jours. Sem-
blable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prai-
ries, que ni les rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents
n'arrêtent, qui ne connaît que la voix et la main d'un seul
homme capable de le dompter, Télémaque, plein d'une noble
ardeur, ne pouvait être retenu que par le seul Mentor 2. Mais
aussi un de ses regards l'arrêtait tout à coup dans sa plus
grande impétuosité : il entendait d'abord ce que signifiait ce
regard ; il rappelait d'abord dans son cœur tous les sentiments
de vertu 3. La sagesse rendait en un moment son visage doux
et serein. Neptune, quand il élève son trident et qu'il menace
les flots soulevés, n'apaise point plus soudainement les noires
tempêtes*.
Quand Télémaque se trouva seul, toutes ces passions, sus-
pendues comme un torrent arrêté par une for(e digue, repri-
rent leur cours : il ne put souffrir l'arrogance des Lacédémo-
niens, et de Phalante qui était à leur tête. Cette colonie,
qui était venue fonder Tarente, était composée de jeunes
hommes nés pendant le siège de Troie, qui n'avaient eu au-
cune éducation : leur naissance illégitime, le dérèglement de
leurs mères, la licence dans laquelle ils avaient été élevés,
leur donnaient je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils
ressemblaient plutôt à une troupe de brigands qu'à une colo-
nie grecque.
Phalante, en toute occasion, cherchait à contredire Téléma-
que ; souvent il l'interrompait dans les assemblées, méprisant
ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience :
il en faisait des railleries, le traitant de faible et d'efféminé ;
il faisait remarquer aux chefs de l'armée ses moindres fautes5.
11 tâchait de semer partout la jalousie, et de rendre la fierté
de Télémaque odieuse à tous les alliés.
Un jour, Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques
prisonniers, Phalante prétendit que ces captifs devaient lui
appartenir parce que c'était lui, disait-il, qui, à la tête de ses
1 . On dirait maintenant, t Ils dimi-
nuaient ; • mais il faut remarquer que le
tour ancien est plus juste ; l'actif, que
nous employons, n'est pas une forme
logique; en latiD, ce serait le passif,
minuebantur .
2. Bonne gradation, style plein de mou-
\ement,incisesrapideset brisées à propos.
3. L'empire qu'exerce un regard ver-
tueux sur une nature impétueuse, mais
bonne, ne pouvait être peint par un
trait plus vif.
4. Sic ait, et dicto citius tumida xquora
[plaçât
(JSn., I. I,v. 142.)
a II dit, et, plus prompt que la parole
» il apaise les flots soulevés. »
5. Fénelon veut soumettre Télémaque
à de grandes épreuves. Pour les faire
comprendre au lecteur, il a commencé
par établir le caractère difficile de sou
héros, avant de faire connaître les
mortifications très-réelies qu'il avait à
éprouver de la part des autres chefs.
278
TÊLËMAQUE.
Lacédémoniens, avait défait cette troupe d'ennemis ; et que
Télémaque, trouvant les Dauniens déjà vaincus et mis en fuite,
n'avait eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de
les mener dans le camp. Télémaque soutenait, au contraire,
que c'était lui qui avait empoché Phalante d'être vaincu et
qui avait remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allèrent
tous deux défendre leur cause dans l'assemblée des rois alliés.
Télémaque s'y emporta jusqu'à menacer Phalante ; ils se fussent
battus sur-le-champ, si on ne les eût arrêtés.
Phalante avait un frère nommé Hippias, célèbre dans toute
l'armée par sa valeur, par sa force et par son adresse. Pollux,
disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste ; Cas-
tor1 n'eût pu le surpasser pour conduire un cheval; il avait
presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'armée le crai-
gnait; car il était encore plus querelleur et plus brutal qu'il
n'était fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec quelle hauteur
Télémaque avait menacé son frère, va à la hâte prendre les
prisonniers pour les emmener à Tarente2, sans attendre le
jugement de l'assemblée. Télémaque, à qui on vint le dire en
secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu'un sanglier écu-
mant qui cherche le chasseur par lequel il a été blessé, on
le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi,
et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le ren-
contre; et, en le voyant, sa fureur se redouble. Ce n'était
plus ce sage Télémaque instruit par Minerve sous la figure de
Mentor, c'était un frénétique ou un lion furieux.
Aussitôt il crie à Hippias : « Arrête, ô le plus lâche de tous
» les hommes! arrête; nous allons voir si tu pourras m'enle-
» ver les dépouilles de ceux que j'ai vaincus. Tu ne les con-
» duiras point à Tarente; va, descends tout à l'heure dans les
» rives sombres du Styx. s II dit, et il lança son dard; mais i1
le lança avec tant de fureur, qu'il ne put mesurer son coup;
le dard ne toucha point Hippias. Aussitôt Télémaque prend
son épée, dont la garde était d'or, et que Laërte3 lui avait
donnée, quand il partit d'Ithaque, comme un gage de sa ten-
dresse. Laërte s'en était servi avec beaucoup de gloire,
pendant qu'il était jeune; et elle avait été teinte du sang de
plusieurs fameux capitaines des Epirotes*, dans une guerre où
Laërte fut victorieux5. A peine Télémaque eut tiré cette épée,
i. Castor et Pollux, fils de Jupiter et
de Léda, étaient deux jumeaux, célèbres
par leur amitié fraternelle. Ils excel-
laient dans les exercicesdu corps; Pollux
était redouté dans le combat du ceste,
la combat à coups de poing, avec le gan-
telet. Son frère domptait les chevaux.
2. f Tarente, > ville du midi de l'Italie.
3. Son aïeul.
4. « Kpirotes, » habitants de l'Epire,
patrie d'Achille et de son fils Pyrrhus.
5. Cette digression sur ï'Anée de Télé-
LIVRE TREIZIÈME.
279
qu'Hippias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se
jeta pour l'arracher des mains du jeune fils d'Ulysse. L'épée
se rompt dans leurs mains; ils se saisissent et se serrent l'un
l'autre. Les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à
se déchirer; le feu brille dans leurs yeux; ils se raccour-
cissent; ils s'allongent, ils s'abaissent, ils se relèvent, ils
s*élancent, ils sont altérés de sang1. Les voilà aux prises, pied
contre pied, main contre main : ces deux corps entrelacés
semblaient n'en faire qu'un. Mais Hippias, d'un âge plus
avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre
jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'ha-
leine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant
ébranlé, redoublait ses efforts. C'était fait du fils d'Ulysse;
il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement,
si Minerve, qui veillait de loin sur lui, et qui ne le laissait
dans cette extrémité de péril que pour l'instruire, n'eût
déterminé la victoire en sa faveur.
l^lle ne quitta point le palais de Salente; mais elle envoya
Iris, la prompte messagère des dieux2. Celle-ci, volant d'une
aile légère, fendit les espaces immenses des airs, laissant
après elle une longue trace de lumière qui peignait un nuage
de mille diverses couleurs3. Elle ne se reposa que sur le ri-
vage de la mer où était campée l'armée innombrable des
alliés : elle voit de loin la querelle, l'ardeur et les efforts des
deux combattants; elle frémit à la vue du danger où était
le jeune Télémaque; elle s'approche, enveloppée d'un nuage
clair qu'elle avait formé de vapeurs subtiles. Dans le mo-
ment où Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux,
elle couvrit le jeune nourrisson* de Minerve de l'égide que la
sage déesse lui avait confiée. Aussitôt Télémaque, dont les
maque est dans l'usage des descriptions
homériques; le poëte grec interrompt
son récit pour faire l'histoire d'un objet;
ainsi, au second livre de l'Iliade, Homère
fait l'histoire du sceptre d'Agamemnon.
1. Cette peinture du combat singulier
est vive, ardente; il n'est pas un mouve-
ment qui ne se fasse remarquer et sen-
tir. Quelle justesse de 6ens dans chacun
de ces verbes multipliés! Comme ce sens
croît, comme chaque expressiou enchérit
sur l'autre, pour montrer un aspect dif-
férent de la scène du combat; enfin,
comme le dernier trait, tout moral :
i Us sont altérés de sang » est plein
d'énergie 1
2. i Iris, » ou l'arc-en-ciel, était la
messagère des dieux; fille du centaure
Thaumaset d'Electre, elle avait été mise
au rang des dieux, en récompense de
services rendus à Jupiter.
3. Ergo Iris croceis per coelum ro?cir1a
[permis
Mille trahens varios adverso sole colores,
Devolat.
{^En., I. IV, v. 700.)
* Iris, déployant dans les cieux ses ai!e
» d'or, humides de rosée, et traînant
» mille couleurs que frappe le soleil.
* prend son vol. » L'imitation de Féne-
lon n'égale pas l'éclat des vers de Vir-
gile. Et que devient cette belle épithèle,
pour peindre la matinale Iris, roscida ?
4. «Nourrisson; » expression poéti-
que, signifie élève des Muses, celui qui
a été nourri, abreuvé aux sources d<;
la sagesse.
280
TÉLÉMAQUE.
forces étaient épuisées, commence à se ranimer. A mesure
qu'il se ranime, Hippias se trouble; il sent je ne sais quoi
de divin1 qui l'étonné et qui l'accable. Télémaque le presse et
l'attaque, tantôt dans une situation, tantôt dans une autre; il
l'ébranlé, il ne lui laisse aucun moment pour se rassurer;
enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chêne
du mont Ida, que la hache a coupé par mille coups dont
toute la forêt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en
tombant; la terre en gémit"; tout ce qui l'environne en est
ébranlé2.
Cependant la sagesse était revenue avec la force au dedans
de Télémaque. A peine Hippias fut-il tombé sous lui, que le
fils d'Ulysse comprit la faute qu'il avait faite d'attaquer ainsi
le frère d'un des rois alliés qu'il était venu secourir : il rap-
pela en lui-même, avec confusion, les sages conseils de Men-
tor : il eut honte de sa victoire, et comprit combien il avait
mérité d'être vaincu. Cependant Phalante, transporté de
fureur, accourait au secours de son frère : il eût percé Télé-
maque d'un dard qu'il portait, s'il n'eût craint de percer aussi
Hippias, que Télémaque tenait sous lui dans la poussière. Le
fils d'Ulysse eût pu sans peine ôter la vie à son ennemi; mais
sa colère était apaisée, et il ne songeait plus qu'à réparer sa
faute en montrant de la modération3. Il se lève en disant :
« 0 Hippias! il me suffit de vous avoir appris à ne mépriser
«jamais ma jeunesse; vivez : j'admire votre force et votre
o courage. Les dieux m'ont protégé; cédez à leur puissance :
» ne songeons plus qu'à combattre ensemble contre les Dau-
» niens. »
Pendant que Télémaque parlait ainsi, Hippias se relevait
couvert de poussière et de sang, plein de honte et de rage3.
Phalante n'osait ôter la vie à celui qui venait de la donner si
généreusement à son frère; il était en suspens et hors de lui-
même. Tous les rois alliés accourent : ils mènent d'un côté Té-
lémaque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa
fierté, n'osait lever les yeux. Toute l'armée ne pouvait assez
1 . Ce je ne sais quoi de divin (nescio
quid divini, tour latin), c'était la pré-
sence de la déesse assistant Télémaque.
2. Cette comparaison est empruntée à
Virgile:
...Graviterque ad terram pondère vasto
Concidit, ut quondam cava concidit aut Ery-
[mantho,
Aut Ida in magnâ, radicibus eruta pinus.
[jEn., 1. r, t. 447.)
i II tombe pesamment dans l'arène, tel
» que parfois tombe, sur PErymanthe ou
■ sur le grand Ida, un pin creusé par le
» temps et arraché de ses racines.»
3. Les divers sentiments de Télémaque
sont très-bien rendus ici ; c'est un ca-
ractère changeant, irritable, mais prompt
au repentir. Télémaque est ici un per-
sonnage héroïque; il offre une partie des
traits que possède l'Achille d'Homère,
il est selon la remarque d'Horace : ira-
cundus, acer.
LIVRE TREIZIÈME.
281
s'étonner que Télémaque, dans un Age si tendre, où les hom-
mes n'ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hip-
pias, semblable en force et en grandeur à ces Géants, enfants
de la Terre, qui tentèrent autrefois de chasser de l'Olympe les
Immortels1.
Mais le fils d'Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de
cette victoire. Pendant qu'on ne pouvait se lasser de l'admi-
rer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute, et ne pou-
vant plus se supporter lui-môme. 11 gémissait de sa prompti-
tude ; il reconnaissait combien il était injuste et déraisonnable
dans ses emportements; il trouvait je ne sais quoi de vain, de
faible et de bas, dans cette hauteur démesurée 2. Il reconnais-
sait que la véritable grandeur n'est que dans la modération,
la justice, la modestie et l'humanité : il le voyait; mais il
n'osait espérer de se corriger après tant de rechutes; il était
aux prises avec lui-môme, et on l'entendait rugir comme un
lion furieux.
11 demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pou-
vant se résoudre à se rendre dans aucune société, et se pu-
nissant soi-même. « Hélas! disait-il, oserai-je revoir Mentor?
» Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patient 3 des
» hommes? Suis-je venu porter la division et le désordre dans
» l'armée des alliés? est-ce leur sang ou celui des Dauniens
» leurs ennemis, que je dois répandre? J'ai été téméraire; je
» n'ai pas môme su lancer mon dard ; je me suis exposé dans
» un combat avec Hippias à forces inégales; je n'en devais at-
» tendre que la mort, avec la honte d'être vaincu. Mais qu'im-
» porte? je ne serais plus ; non, je ne serais plus ce téméraire
» Télémaque, ce jeune insensé qui ne profite d'aucun conseil :
» ma honte finirait avec ma vie. Hélas ! si je pouvais au moins
» espérer de ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir fait?
» trop heureux! trop heureux! mais peut-être qu'avant la fin
» du jour je ferai et voudrai faire encore les mômes fautes
» dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. 0 funeste»
1. Titan, fils aîné (TUranus (le Ciel),
ayant cédé à Saturne, son frère, l'em-
pire du monde, exigea que ce même
Saturne adoptât son neveu Titan pour
lui succéder. Saturne ayant violé sa pro-
messe, il en résulta la révolte de ses
neveux les Titans, ou les « Géants. » Ou
sait comment Jupiter, étant venu au se-
cours de son père, vainquit les Titans et
les foudroya.
2. Télémaque imite Achille dans son
désespoir, mais 11 y a ici plus de mora-
lité. La douleur d'Achille ne provient
que du dépit et du ressentiment ; chez
Télémaque, c'est le repentir d'une faute
que d'ailleurs les mœurs des temps hé-
roïques auraient pu justifier.
3. Ou a vu plus haut Télémaque, dans
l'accès de sa passion, « rugir comme un
lion.» Mais ici ses démonstrations sont
pleines d'intérêt et de dignité ; il ne peut
se consoler de son emportement, résultat
de la faiblesse d'un cœur inhaoile à se
dompter lui-même.
2S2
TÉLÉMAQUE.
» victoire! ô louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de
» cruels reproches de ma folie M »
Pendant qu'il était seul et inconsolable, Nestor et Philoctète
le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il
avait; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientôt la désola-
tion du jeune homme, changea ses graves remontrances en
des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir.
Les princes alliés étaient arrêtés par cette querelle; et ils
ne pouvaient marcher vers les ennemis, qu'après avoir récon-
cilié Télémaque avec Phalante et Ilippias. On craignait à
toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les
cent jeunes Cretois qui avaient suivi Télémaque dans celle
guerre : tout était dans le trouble par la faute du seul Télé-
maque, et Télémaque, qui voyait tant de maux présents et de
périls pour l'avenir, dont il était l'auteur, s'abandonnait à une
douleur amôre 2. Tous les princes étaient dans un extrême em-
barras, ils n'osaient faire marcher l'armée, de peur que dans
la marche les Cretois de Télémaque et les Tarentins de Pha-
lante ne combattissent les uns contre les autres 3. On avait bien
de la peine à les retenir au dedans du camp, où ils étaient
gardés de près. Nestor et Philoctète allaient et venaient sans
cesse de la tente de Télémaque à celle de l'implacable Pha-
lante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence
de Nestor et l'autorité du grand Philoctète ne pouvaient modé-
rer ce cœur farouche, qui était encore sans cesse irrité par
les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque
était bien plus doux ; mais il était abattu par une douleur que
rien ne pouvait consoler.
II. Pendant que les princes étaient dans cette agitation,
toutes les troupes étaient consternées ; tout le camp parais-
sait comme une maison qui vient de perdre un père de famille,
l'appui de tous ses proches et la douce espérance de ses petits
enfants*. Dans ce désordre et cette consternation 5 de l'armée,
1. Les plaintes de Télémaque sont
touchantes ; il ne s'épargne pas les re-
proches, même les invectives. Ce qui
l'afflige surtout, ce n'est pas le souvenir
de sa faute, c'est le regret de ne pas se
voir de suite en position de la réparer.
2. t Douleur amère; » cetteépithète
s'applique ordinairement à la douleur
qui provient du ressentiment ou du re-
pentir; ce n'est point la métaphore d'un
dard qui transperce, mais bien ce lie
d'une liqueur qui se déverse et remplit
le cœur d'amertume.
3. Les soldats de chacun des deux
chefs auraient pris parti pour leur chef
respectif; de là serait résultée une colli-
sion.
4. On voit peu la justesse de cette
comparaison. Ce n'est pas la mort d'IIip-
pias qui permet de comparer la désola-
tion de l'armée à celle d'une famille qui
a perdu son père ou son aïeul.
5. « Consternation » (rac. sternere),
renverser.
LIVRE TREIZIÈME.
283
on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d'ar-
mes, de hennissements de chevaux, de cris d'hommes, les uns
vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, ou
mourants, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un
épais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp.
Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troublai!
l'air, et qui ôtait la respiration. On entendait un bruit sourd,
semblable à celui des tourbillons de flamme que le mont Etna
vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain,
avec ses Cyclopes, forge des foudres pour le père des dieux.
L'épouvante saisit les cœurs *.
Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés ; il
leur avait caché sa marche, et il était instruit de la leur. Pen-
dant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour
faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les
alliés avaient saisi tous les passages. Tenant ces défilés, ils se
croyaient en pleine sûreté, et prétendaient même pouvoir, par
ces passages qu'ils occupaient, tomber sur l'ennemi derrière la
montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur se-
raient venues. Adraste, qui répandait l'argent à pleines mains
pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur résolu-
tion; car Nestor et Philoctète, ces deux capitaines d'ailleurs si
sages et si expérimentés, n'étaient pas assez secrets 2 dans leurs
entreprises. Nestor, dans le déclin de l'âge, se plaisait trop à
raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange 3 : Philoctè !e
naturellement parlait moins ; mais il était prompt, et, si peu
qu'on excitât sa vivacité, on lui faisait dire ce qu'il avait résolu
de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son cœur
pour en tirer les plus importants secrets. On n'avait qu'à l'ir-
riter : alors, fougueux et hors de lui-même, il éclatait par des
menaces; il se vantait d'avoir des moyens sûrs de parvenir à
ce qu'il voulait. Si peu qu'on parût douter de ces moyens, il se
hâtait de les expliquer inconsidérément; et le secret le plus
intime échappait du fond de son cœur. Semblable à un vase
précieux, mais fêlé, d'où s'écoulent toutes les liqueurs les plus
délicieuses, le cœur de ce grand capitaine ne pouvait rien
garder. Les traîtres, corrompus par l'argent d'Adraste, ne
manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils
1, Mortalia corda
Per gentes humilia stravit pavor.
(Virg., Géorg., 1. 1, v. 330.)
• L'épouvante se répand parmi les mor-
t tels et consterne les cœurs. i La courte
phrase de Fénelon, sans égaler le vers
de Virgile, lui ressemble pour l'effet et
pour le nombre.
2. t Secrets, » c'est-à-dire discrets.
3. On regrette que Féuelon n'ait pas
conservé à Nestor toute la dignité qu'il a
dans Homère. Le poëte grec relève de
tant de grandeur la faiblesse vaniteuse
du sage roi de Pylos !
284
TELEMAQUE.
flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rap-
pelaient ses victoires passées, admiraient sa prévoyance, ne
se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre côté, ils tendaient
des pièges continuels à l'humeur impatiente de Philoctète; ils
ne lui parlaient que de difficultés, de contre-temps, de dan-
gers, d'inconvénients, de fautes irrémédiables. Aussitôt que ce
naturel prompt était enflammé, sa sagesse l'abandonnait, et il
n'était plus le même homme.
Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien
plus prudent pour garder un secret : il y était accoutumé par
ses malheurs, et par la nécessité où il avait été dès son enfance
de cacher ses desseins aux amants de Pénélope. Il savait taire
un secret sans dire aucun mensonge : il n'avait point même
un certain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens
secrets ; il ne paraissait point chargé du poids du secret qu'il
devait garder; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert,
comme un homme qui a son cœur sur ses lèvres1. Mais en di-
sant tout ce qu'on pouvait dire sans conséquence, il savait
s'arrêter précisément et sans affectation aux choses qui pou-
vaient donner quelque soupçon et entamer son secret : par
là son cœur était impénétrable et inaccessible. Ses meilleurs
amis mêmes ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur dé-
couvrir pour en tirer de sages conseils, et il n'y avait que le
seul Mentor pour lequel il n'avait aucune réserve. 11 se confiait
à d'autres amis, mais à divers degrés, et à proportion de ce
qu'il avait éprouvé leur amitié et leur sagesse.
Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du
conseil se répandaient un peu trop dans le camp; il en avait
averti Nestor et Philoctète. Mais ces deux hommes si expéri-
mentés ne firent pas assez d'attention à un avis si salutaire :
la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient
comme enchaînée; elle n'a presque plus de ressource contre
ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux
s'est durci par le nombre des années, et ne peut plus se
redresser, les hommes, à un certain âge, ne peuvent presque
plus se plier eux-mêmes contre certaines habitudes qui ont
vieilli avec eux, et qui sont entrées jusque dans la moelle de
leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard ; ils en gé-
missent en vain : et la tendre jeunesse est le seul âge où
l'homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.
1. t Le cœur sur ses lèvres, » encore
une familière métaphore, comme t la
clef du cœur » Ou a le cœur sur les lè-
vres, quand les paroles sont naturelles,
sans détour, et quand elles portent en
quelque sorte le cœur avec elles.
LIVRE TREIZIEME. 285
Il y avait dans l'armée un Dolope1, nommé Eurymaque, flat-
teur insinuant, sachant s'accommoder à tous les goûts et à
toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour
trouver de nouveaux moyens de leur plaire. A l'entendre, rien
n'était jamais difficile. Lui demandait-on son avis, il devinait
celui qui serait le plus agréable. Il était plaisant, railleur con-
tre les faibles, complaisant pour ceux qu'il craignait, habile
pour assaisonner une louange délicate qui fût bien reçue des
hommes les plus modestes. 11 était grave avec les graves, en-
joué avec ceux qui étaient d'une humeur enjouée : il ne lui
coûtait rien de prendre toutes sortes de formes 2. Les hommes
sincères et vertueux, qui sont toujours les mêmes, et qui s'as-
sujettissent aux règles de la vertu3, ne sauraient jamais être
aussi agréables aux princes que leurs passions dominent.
Eurymaque savait la guerre; il était capable d'affaires : c'é-
tait un aventurier qui s'était donné à Nestor, et qui avait ga-
gné sa confiance. 11 tirait du fond de son cœur, un peu vain
et sensible aux louanges, tout ce qu'il en voulait savoir *. Quoi-
que Philoctète ne se confiât point à lui, la colère et l'impa-
tience faisaient en lui ce que la confiance faisait dans Nestor.
Eurymaque n'avait qu'à le contredire, en l'irritant il décou-
vrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d'Adraste
pour lui mander tous les desseins des alliés. Ce roi des Dau-
niens avait dans l'armée un certain nombre de transfuges qui
devaient l'un après l'autre s'échapper du camp des alliés et re-
tourner au sien. A mesure qu'il y avait quelque affaire impor-
tante à faire savoir à Adraste, Eurymaque faisait partir un de
ces transfuges. La tromperie ne pouvait pas être facilement
découverte, parce que ces transfuges5 ne portaient point de let-
tres. Si on les surprenait, on ne trouvait rien qui pût rendre
Eurymaque suspect. Cependant Adraste prévenait toutes les
entreprises des alliés. A peine une résolution était-elle prise
dans le conseil, que les Dauniens faisaient précisément ce qui
était nécessaire pour en empêcher le succès. Télémaque ne se
lassait point d'en chercher la cause, et d'exciter la défiance de
Nestor et de Philoctète : mais son soin était inutile; ils étaient
aveuglés.
1. «LesDolopes,» peuple deThessalie. ' 3. On dit plutôt les/otsque les trèglesi
Pelée, père d'Achille, leur avait donné
pour chef Phénix, gouverneur de son
Bis.
2. Portrait vif, ingénieux, marqué d'un
trait ferme, et dout L'original est assez
fréquent dans ce monde, où les intri-
gants occupent trop de place.
de la vertu.
4. Voilà le sage Nestor qui tombe,
sans résister, dans les pièges de « l'aveu-
turier. » Le Nestor d'Homèie n'est pas
dupe à ce point.
5. « Trausluges ; • de transfugere,
celui qui fuit au delà (des frontières),
qui passe d'uu parti à un autre.
286 TÉLÉMAQL'E.
On avait résolu, dans le conseil, d'attendre les troupes nom-
breuses qui devaient venir, et on avait fait avancer secrète-
ment pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus prom-
ptement ces troupes , depuis une côte de mer très-rude,
où elles devaient arriver, jusqu'au lieu où l'armée campait.
Cependant on se croyait en sûreté, parce qu'on tenait avec des
troupes les détroits de la montagne voisine, qui est une côte
presque inaccessible de l'Apennin f. L'armée était campée sur
les bords du fleuve Galèse2,- assez près de la mer. Cette cam-
pagne délicieuse est abondante en pâturages et en tous les
fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste était derrière
la montagne, et on comptait qu'il ne pouvait passer; mais
comme il sut que les alliés étaient encore faibles, qu'ils atten-
daient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l'arrivée
des troupes qui devaient venir, et que l'armée était divisée
par la querelle de Télémaque avec Phalante,il se hâta de faire
un grand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur le bord de
la mer, et passa par des chemins qu'on avait toujours crus
absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obs-
tiné surmontent les plus grands obstacles; ainsi il n'y a pres-
que rien d'impossible à ceux qui savent oser et souffrir3; ainsi
ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont
impossibles 4, méritent d'être surpris et accablés.
Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui
appartenaient aux alliés. Comme ces vaisseaux étaient mal
gardés, et qu'on ne se défiait de rien, il s'en servit pour
transporter ses troupes, avec une incroyable diligence 5, à l'em-
bouchure du Galèse; puis il remonta très-promptement le
long du fleuve. Ceux qui étaient dans les postes avancés autour
du camp, vers la rivière, crurent que ces vaisseaux leur ame-
naient les troupes qu'on attendait; on poussa d'abord de
grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant
qu'on pût les reconnaître : ils tombent sur les alliés, qui ne se
défient de rien ; ils les trouvent dans un camp tout ouvert,
sans ordre, sans chefs, sans armes.
i. « L'Apennin,» chaîne de montagnes
détachée des Alpes, s'étend jusqu'aux
extrémités méridionales de l'Italie.
2. « Le fleuve Galèse, » arrose la Ca-
labre et se jette dans le golfe de Tarente.
Il est renommé dans la poésie par l'épi-
sode du vieillard dont Virgile (Géorg.,
1. IV, v. 125) décrit la vie si douce et si
pure sur les bords de ce même fleuve.
3. « Oser et souffrir; • admirable
maxime. Avec ces deux mots, que ne
fait-on pas? Courage pour agir, résigna-
tion pour souffrir. Une grande partie de
l'homme moral est là.
4. • Impossibles. » On a dit: impos-
sible est un mot qui n'est pas français.
On peut dire, du moins, qu'impossible
n'existe pas dans l'ordre moral ; il n'est
pas permis de regarder comme impos-
sible le devoir, quelque difficile qu'il
puisse être.
5. • Diligence;» de diligere ; aimer,
prendre soin, s'empresser, se hâter.
LIVRE TREIZIEME,
287
Le côté du camp qu'il attaqua d'abord fut celui des Taren-
tins, où commandait Phalante. Les Dauniens y entrèrent avec
tant de vigueur, que cette jeunesse lacédémonienne, étant
surprise, ne put résister. Pendant qu'ils cherchent leurs ar-
mes, et qu'ils s'embarrassent les uns les autres dans cette con-
fusion, Adraste fait mettre le feu au camp ' . Aussitôt la flamme
s'élève des pavillons, et monte jusqu'aux nues ; le bruit du feu
est semblable à celui d'un torrent qui inonde toute une. cam-
pagne, et qui entraîne par sa rapidité les grands chênes avec
leurs profondes racines, les moissons, les granges, les étables
et les troupeaux2. Le vent pousse impétueusement la flamme
de pavillon en pavillon8, et bientôt tout le camp est comme
une vieille forêl qu'une étincelle de feu a embrasée *.
Phalante, qui voit le péril de plus près qu'un autre, ne peut
y remédier. Il comprend que toutes les troupes vont périr
dans cet incendie, si on ne se hâte d'abandonner le camp ; mais
il comprend aussi combien le désordre de cette retraite est
à craindre devant un ennemi victorieux : il commence à faire
sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi désarmée.
Mais Adraste ne les laisse point respirer : d'un côté, une troupe
d'archers adroits perce de flèches innombrables les soldats de
Phalante: de l'autre, des frondeurs jettent une grêle de grosses
pierres5. Adraste lui-même, l'épée à la main, marchant à la
tête d'une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, pour-
suit, à la lueur du feu, les troupes qui s'enfuient. 11 moissonne
par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu; il nage dans
le sang, et il ne peut s'assouvir de carnage : les lions et les ti-
gres n'égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec
leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le
courage les abandonne : la pâle Mort, conduite par une Furie
infernale dont la tête est hérissée de serpents, glace le sang de
leurs veines; leurs membres engourdis se raidissent, et leurs
genoux chancelants leur ôtent même l'espérance de la fuite6.
1. « Camp, » le même que champ, la
plaine où' les troupes sont réunies et
exercées, où elles se préparent à com-
battre; le latin castra (castellum) im-
plique l'idée de lieu retranché, fortifié.
8. Àut rapiilus niontano
[flumine torrens
Sternit agros, sternit sata laela, boumque
[labore3,
Praecipitesque trahit ?ylva«.
(ViRG.,^£n., u, t. 305.)
i Comme un torrent rapide, grossi par
» les eaux de la montagne, ravage les
• champs, détruit les fertiles ensemeu-
» céments et les travaux des bœufs, déra-
» cine les forêts et les entraîne.»
3. A travers les tentes, dans le camp.
4- In segelem veluti cum flarama furentibus
Incidit. [Austris
[Ibicl., v.304.)
« Ainsi lorsque l'Auster irrité porte la
» flamme au milieu des moissons. » —
L'avantage est au poëte latin.
5. Ceux qui se servaient de l'arc et de
la pierre lancée avec la corde, occupaient
une place importante dans les armées,
clans la stratégie antique.
6. La pesanteur des mots, la raideur
288 TELÉMAQUE.
Phalanle, à qui la honte et le désespoir donnent encore un
reste de force et de vigueur, élève les mains et les yeux vers
le ciel; il voit tombera ses pieds son frère Hippias, sous les
coups de la main foudroyante ' d'Adraste. Hippias2, étendu par
terre, se roule dans la poussière; un sang noir et bouillonnant
sort comme un ruisseau de la profonde blessure qui lui tra-
verse le côté; ses yeux se ferment à la lumière; son âme fu-
rieuse, s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-môme, tout
couvert du sang de son frereret ne pouvant le secourir, se voit
enveloppé par une foule d'ennemis qui s'efforcent de le ren-
verser ; i;on bouclier est percé de mille traits ; il est blessé en
plusieurs endroits de son corps; il ne peut plus rallier ses
troupes fugitives : les dieux le voient, et ils n'en ont aucune
pitié.
Jupiter, au milieu de toutes les divinités célestes, regardait
du haut de l'Olympe ce carnage des alliés. En môme temps il
consultait les immuables Destinées 8, et voyait tous les chefs
dont la trame devait ce jour-là être tranchée par le ciseau de
la Parque*. Chacun des dieux était attentif pour découvrir
sur le visage de Jupiter quelle serait sa volonté. Mais le pore
des dieux et des hommes leur dit d'une voix douce et majes
tueuse : « Vous voyez en quelle extrémité sont réduits les alliés ;
» vous voyez Adraste qui renverse tous ses ennemis : mais ce
» spectacle est bien trompeur, la gloire et la prospérité des mé-
» chants5 est courte 6 : Adraste, impie et odieux par sa mauvaise
» foi, ne remportera point une entière victoire. Ce malheur
» n'arrive aux alliés, que pour leur apprendre à se corriger, et
» à mieux garder le secret de leurs entreprises. Ici la sage Mi-
» nerve prépare une nouvelle gloire à son jeune Télémaque,
» dont elle fait ses délices. » Alors Jupiter cessa de parler. Tous
les dieux en silence continuaient à regarder le combat.
Cependant Nestor et Philoctète furent avertis qu'une partie
du camp était déjà brûlée; que la flamme, poussée par le vent,
de la phrase sont fort sensibles ici, et
l'effet est imitatif.
I. « Foudroyante, » fulminea; hyper-
bole. C'est Dieu seul qui lance la foudre.
Par extension, le poëte met la foudre
aux mains du guerrier.
et pourtant il a au-dessus de lui et supé-
rieures à sa volonté, les Destinées, les
Parques.
4. La fiction allégorique des Parques,
chargées de filer et de trancher le fil
des destinées humaines, est entrée dans
l'usage assez ordinaire du discours. Ou
1. Hippias est un des principaux chefs dii . pfilep>heureux jours.
a \Javttiaa u ina* I auront* aurait rt n t»q- .. . *
de l'armée alliée; l'auteur aurait pu ra-
conter avec plus de détails son combat
contre Adraste, et ne pas le faire dispa-
raître si brusquement.
3. « Destinées. » Dans la mythologie,
Jupiter est le maître de toutes choses,
5. Racine :
Le bonheur des mécnants comme un torrent
[s'écoule
6. « Courte. » — a La sagesse humaine
est toujours courte par quelque eadroit,»
dit Bossuet.
LIVRE TREIZIÈME. 280
s'avançait toujours; que leurs troupes étaient en désordre, et
que Phalante ne pouvait plus soutenir l'effort des ennemis. A
peine ces funestes paroles frappent leurs oreilles, et déjà ils
courent aux armes, assemblent les capitaines, et ordonnent
qu'on se hâte de sortir du camp pour éviter cet incendie.
III. Télémaque, qui était abattu et inconsolable, oublie sa
douleur: il prend ses armes, dons précieux de la sage Minerve,
qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les
avoir reçues d'un excellent ouvrier de Salente, mais qui les
avait fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes du mont
Etna l.
Ces armes étaient polies comme une glace, et brillantes
comme les rayons du soleil. On y voyait * Neptune et Pallas qui
disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom
à une ville naissante 8. Neptune de son trident frappait la terre,
et on en voyait sortir un cheval fougueux: le feu sortait de ses
yeux, et l'écume de sa bouche; ses crins flottaient au gré du
vent; ses jambes souples et nerveuses se repliaient avec vi-
gueur et légèreté. 11 ne marchait point, il sautait à force de
reins, mais avec tant de vitesse, qu'il ne laissait aucune trace
de ses pas ; on croyait l'entendre hennir.
De l'autre côté, Minerve donnait aux habitants de sa nou-
velle ville l'olive, fruit de l'arbre qu'elle avait planté : le ra-
meau auquel pendait son fruit représentait la douce paix avec
l'abondance, préférables aux troubles de la guerre, dont ce
cheval était l'image. La déesse demeurait victorieuse par ses
dons simples et utiles, et la superbe Athènes portait son nom *.
On voyait aussi Minerve assemblant autour d'elle tous les
Beaux-Arts, qui étaient des enfants tendres et ailés 5 ; ils se ré-
fugiaient autour d'elle, étant épouvantés des fureurs brutales
de Mars, qui ravage tout, comme les agneaux bêlants se ré-
fugient autour de leur mère à la vue d'un loup affamé, qui
d'une gueule béante et enflammée s'élance pour les dévorer.
Minerve, d'un visage dédaigneux et irrité, confondait par
l'excellence de ses ouvrages la folle témérité d'Arachné 6, qui
1. C'est dans les cavernes du mont
Etna que Vulcain était supposé tenir ses
ateliers. La flamme du volcan n'était que
la fumée du feu intérieur qui alimentait
les forges du dieu.
2. L'auteur oublie de spécifier que
c'est sur le bouclier que sont ciselés, en
divers compartiments, les tableaux qui
vont suivre.
3. Voir la dispute de Minerve et de
Neptune, dans Ovide, Alétam., liv. vi,
vers 70. '
4. i Athènes, ■ 'aôijvt), à la fois le
nom de la déesse et celui de la ville qui
lui était consacrée.
5. L'art est inconstant; il a des ailes,
et se laisse emporter au souffle de la
fantaisie.
6. Elle était née à Colophon, en Lycie.
Minerve, irritée et jalouse, la frappa de
TELEMAQUE- 1 13
290
TELÊMAQUE.
avait osé disputer avec elle pour la perfection des tapisseries
On voyait celle malheureuse dont lous les membres exténués
se défiguraient et se changeaient en araignée.
Auprès de cet endroit paraissait encore Minerve, qui, dans
la guerre des Géants, servait de conseil à Jupiter môme, et
soutenait tous les autres dieux étonnés. Elle était aussi repré-
sentée avec sa lance et son égide sur les bords du Xanthe et du
Simoïs l. menant Ulysse par la.main, ranimant les troupes fu-
gitives des Grecs, soutenant les efforts des plus vaillants capi-
taines troyens et du redoutable Hector môme; enfin introdui-
sant Ulysse dans cette fatale machine 2qui devait en une seule
nuit renverser l'empire de Priam.
D'un autre côté, ce bouclier représentait Cérès dans les fer-
tiles campagnes d'Enna3, qui sont au milieu de la Sicile. On
voyait la déesse qui rassemblait les peuples épars çà et là,
cherchant leur nourriture par la chasse, ou cueillant les fruits
sauvages qui tombaient des arbres. Elle montrait à ces hommes
grossiers l'art d'adoucir la terre et de tirer de son sein fé-
cond leur nourriture. Elle leur présentait une charrue et y
faisait atteler les bœufs. On voyait la terre s'ouvrir en sillons
par le tranchant de la charrue; puis on apercevait les mois-
sons dorées qui couvraient ces fertiles campagnes : le moisson-
neur, avec sa faux, coupait les doux fruits de la terre et se
payait de toutes ses peines. Le fer, destiné ailleurs à tout dé-
truire, ne paraissait employé en ce lieu qu'à préparer l'abon-
dance et qu'à faire naître tous les plaisirs*.
Les Nymphes, couronnées de fleurs, dansaient ensemble
dans une prairie, sur le bord d'une rivière, auprès d'un bo-
cage: Pan 5 jouait de la flûte, les Faunes et les Satyres 6 folâ-
tres sautaient dans un coin. Bacchusy paraissait aussi, cou-
ronné de lierre, appuyé d'une main sur son thyrse7, et tenant
de l'autre une vigne ornée de pampres et de plusieurs grappes
sa navette et la changea en araignée,
èsàjyn, le nom grec d'Arachué.
t .' >< Du Xanthe et du Simoïs. > Ces
deux fleuves de la Troade sortaient éga-
lement du mont Ida. Le Xanthe, appelé
aussi le Scamandre, recevait le Simoïs,
et se déversait dans ia mer Egée, près
du cap Sigée.
2. Le cheval de bois, construit par les
Grecs pour y renfermer l'élite de leurs
guerriers, et pénétrer ainsi dans les
r m parts de la ville, qu'ils prirent par
l.tte ruse.
3. Où la déesse des moissons était par-
eil i ère meut honorée.
4. Dans cette fiu de phrase, le style
s'adoucit, comme l'idée.
5. Le dieu des champs, et par exten-
sion, de la nature; puis, par une der-
nière extension de l'idée, la nature uni-
verselle, le tout, x6 itàv.
6. Les Faunes et les Satyres, divinités
champêtres, aux cornes et aux pieds de
bouc.
7. Le « thyrse, » une lance entourée
de lierre et de feuilles de vigne, attri-
but que les poètes mettent aux mains de
Bacchus.
LIVRE TREIZIÈME.
291
de raisin. C'était une beauté molle, avec je ne sais quoi de
noble, de passionné et de languissant: il était tel qu'il parut à
la malheureuse Ariadne !, lorsqu'il la trouva seule, abandonnée
et abîmée dans la douleur, sur un rivage inconnu.
Enfin, on voyait de toutes parts un peuple nombreux, des
vieillards qui allaient porter dans les temples les prémices de
leurs fruits; de jeunes hommes qui revenaient vers leurs
épouses, lassés du travail de la journée: les femmes allaient
au-devant d'eux, menant par la main leurs petits enfants
qu'elles caressaient. On voyait aussi des bergers qui paraissaient
chanter, et quelques-uns dansaient au son du chalumeau.
Tout représentait la paix, l'abondance, les délices; tout pa-
raissait riant et heureux. On voyait même dans les pâturages
les loups se jouer au milieu des moutons: le lion et le tigre,
ayant quitté leur férocité, étaient paisiblement avec les tendres
agneaux *; un petit berger les menait ensemble sous sa hou-
lette 3; et cette aimable peinture * rappelait tous les charmes
de l'âge d'or 5.
Télémaque, s'étant revêtu de ses armes divines, au lieu de
prendre son baudrier ordinaire, prit la terrible égide que
Minerve lui avait envoyée, en la confiant à Iris, prompte mes-
sagère des dieux. Iris lui avait enlevé son baudrier sans qu'il
s'en aperçût, et lui avait donné en la place cette égide redou-
table aux dieux mômes 6.
En cet état, il court hors du camp pour en éviter les flam-
mes ; il appelle à lui, d'une voix forte, tous les chefs de l'armée,
et cette voix ranime déjà tous les alliés éperdus. Un feu divin
étincelle dans les yeux du jeune guerrier7. Il paraît toujours
doux, toujours libre8 et tranquille, toujours appliqué à donner
les ordres, comme pourrait faire un sage vieillard appliqué à
régler sa famille et à instruire ses enfants 9. Mais il est prompt
i. Ariadne, fille de Minos,roi de Crète,
et de Pasiphaé, fournit à Thésée le moyeu
de sortir du labyrinthe et de vaincre le
Minotaure; elle suivit le roi d'Athènes,
puis, délaissée par lui dans l'île de Naxos,
elle fut rencontrée par Bacchus, qui l'é-
pousa.
2. Ce passage semble un souvenir
d'isaïe: • Le loup habitera avec l'a-
gneau, et un petit enfant les chass ra
devant lui. i (Isaïe. XI, v. 6.)
3. « Houlette, » bâton de houx, le
sceptre pastoral.
4. Ce n'était pas une • peinture; ■ il
s'agit de ciselures autour du bouclier;
peinture, ici, est pris dans le sens de re-
présentation.
5. « L'âge d'or, • le premier des
quatre âges, celui du bonheur primitif;
souvenir indistinct de l'état de l'homme
avant le péché.
6. Le baudrier est l'écharpe qui porte
l'épée; l'égide, peau de chèvre que Mi-
nerve plaçait sur sa cuirasse, pouvait
servir de baudrier; c'est pourquoi la
déesse a enlevé à Télémaque cette partie
désormais ioutile de son équipement.
7. Peinture vive; l'œil du guerrier jst
enflammé, il «étincelle. »
8. t Libre » de toute inquiétade la
position naturelle du héros, calme et
maître de lui au milieu du péril.
9. Cette comparaison n'est pas heu-
reuse; on ne saurait guère assimiler le
2D2
TÉLÉMAQUE.
et rapide dans l'exécution : semblable à un fleuve impétueux
qui non-seulement roule avec précipitation ses flots écumeux,
mais qui entraîne encore dans sa course les plus pesants vais-
seaux dont il est chargé.
Philoctôte, Nestor, les chefs des Manduriens et des autres
nations, sentent dans le fils d'Ulysse je ne sais quelle autorité
à laquelle il faut que tout cède : l'expérience des vieillards leur
manque; le conseil et la sagesse sont ôtés à tous les comman-
dants; la jalousie même, si naturelle aux hommes, s'éteint
dans les cœurs1: tous se taisent, tous admirent Télémaque;
tous se rangent pour lui obéir, sans y faire de réflexion, et
comme s'ils y eussent été accoutumés2. Il s'avance, et monte
sur une colline, d'où il observe la disposition des ennemis:
puis tout à coup il juge qu'il faut se hâter de les surprendre
dans le désordre où ils se sont mis en brûlant le camp des
alliés. 11 fait le tour en diligence, et tous les capitaines les plus
expérimentés le suivent. 11 attaque les Dauniens par derrière,
dans un temps où ils croyaient l'armée des alliés enveloppée
dans les flammes de l'embrasement. Cette surprise les trouble ;
ils tombent sous la main de Télémaque, comme les feuilles,
dans les derniers jours de l'automne, tombent des forêts, quand
un fier aquilon, ramenant l'hiver, fait gémir les troncs des
vieux arbres, et en agite toutes les branches. La terre est cou-
verte des hommes que Télémaque fait tomber. De son dard il
perça le cœur d'iphiclès, le plus jeune des enfants d'Adrasle;
celui-ci osa se présenter contre lui au combat, pour sauver la
vie de son père, qui pensa être surpris par Télémaque. Le fils
d'Ulysse et Iphiclès étaient tous deux beaux, vigoureux, pleins
d'adresse et de courage 8, de la môme taille, de la même dou-
ceur, du même âge, tous deux chéris de leurs parents ; mais
Iphiclès était comme une fleur qui s'épanouit dans un champ,
et qui doit être coupée par le tranchant de la faux du mois-
sonneur *. Ensuite Télémaque renverse Euphorion, le plus cé-
lèbre de tous les Lydiens venus en Étrurie. Lnfin, son glaive
perce Cléomènes, nouveau marié, qui avait promis à son épouse
calme du jeune guerrier dans les com-
bats à celui du vieillard t occupé à ins-
truire ses enfants. >
1. La jalousie est une passion qui
brûle ; on peut dire poétiquement qu'elle
s'allume dans le cœur et qu'elle t s'é-
teint. »
2. Est-il bien vraisemblable que ces
chefs expérimentés, et qui, devant Troie,
ont fait preuve, à la fois, de leur cou-
rage et de leur orgueil, t se taisent et
obéissent » de cette façon au jeune fils
d'Ulysse?
3. Le poète nous intéresse à Iphiclès
pour relever la victoire de Télémaque.
4. Comparaison fréquente chez les
poètes épiques; l'expression française
est très-élégante ; l'image est douce,
ainsi que le mouvement de la phrase;
c'«6t l'art des contrastes, si important en
ma' i ère de description poétique.
LIVRE TREIZIÈME.
293
de lui porter les riches dépouilles des ennemis, et qui ne de-
vait jamais la revoir.
Adraste frémit de rage, voyant la mort de son cher fils, celle
de plusieurs capitaines, et la victoire qui échappe de ses mains.
Phalante, presque abattu à ses pieds, est comme une victime
à demi égorgée qui se dérobe au couteau sacré, et qui s'en-
fuit loin de l'autel 1. 11 ne fallait plus à Adraste qu'un moment
pour achever la perte du Lacédémonien. Phalanle, noyé dans
son sang et dans celui des soldats qui combattent avec lui,
entend les cris de Télémaque qui s'avance pour le secourir.
En ce moment la vie lui est rendue; un nuage 8 qui couvrail
déjà ses yeux se dissipe. Les Dauniens, sentant cette attaque
imprévue, abandonnent Phalante pour aller repousser un plus
dangereux ennemi. Adraste est tel qu'un tigre à qui des ber-
geis assemblés arrachent sa proie qu'il était prôt à dévorer8.
Télémaque le cherche dans la mêlée, et veut finir tout à coup
la guerre, en délivrant les alliés de leur implacable ennemi.
Mais Jupiter ne voulait pas donner au fils d'Ulysse une vic-
toire si prompte et si facile : Minerve même voulait qu'il eût
à souffrir des maux plus longs, pour mieux apprendre à gou-
verner les hommes *. L'impie Adraste fut donc conservé par le
père des dieux, afin que Télémaque eût le temps d'acquérir
plus de gloire et plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla
dans les airs sauva les Dauniens; un tonnerre effroyable déclara
la volonté des dieux : on aurait cru que les voûtes éternelles
du haut Olympe allaient s'écrouler sur les têtes des faibles
mortels B; les éclairs fendaient la nue de l'un à l'autre pôle;
et dans l'instant où ils éblouissaient les yeux par leurs feux
perçants, on retombait dans les affreuses ténèbres de la nuit.
Une pluie abondante qui tomba dans l'instant servit encore à
séparer les deux armées.
Adraste profita du secours des dieux, sans être touché de
\eur pouvoir, et mérita, par cette ingratitude, d'être réservé à
une plus cruelle vengeance. Il se hâta de faire passer ses trou-
pes entre le camp à demi brûlé et un marais qui s'étendait
1 . Fugit quum saucius aram
Taurus etinceitam excussit cervice securim.
(Viro., uEn.< liv. II, v. 223.)
« Quand le taureau blessé a fui de
■ l'autel, et secoue de sa tète la hacbe
• mal assurée. »
2. • Un nuage; • c'est un symptôme
de mort, toujours observé et reproduit
par les poètes. Phèdre mourante dans
Racine :
Déjà je ne vois plus qu'à tra»ers un nuage.
3. Ce verbe ainsi placé fait image.
4. Les anciens n'auraient jamais donné
à leur déesse un motif si élevé.
5. Il faut remarquer ici l'artifice du
style, l'éclat des images, le uombre et la
gradation des mots dans cette longue
phrase si bien close par ces expressions:
c des faibles mortels. >
294 TÉLÉMAQUE.
jusqu'à la rivière : il le fit avec tant d'industrie et de prompti-
tude, que cette retraite montra combien il avait de ressource
et de présence d'esprit. Les alliés, animés par Télémaque, vou-
laient le poursuivre; mais, à la faveur de cet orage, il leur
échappa, comme un oiseau d'une aile légère échappe aux filets
des chasseurs.
Les alliés ne songèrent plus qu'à rentrer dans leur camp, et
qu'à réparer leurs pertes. En y rentrant, ils virent ce que la
guerre a de plus lamentable : les malades et les blessés, man-
quant de force pour se traîner hors des tentes, n'avaient pu se
garantir du feu ; ils paraissaient à demi brûlés, poussant vers
le ciel, d'une voix plaintive et mourante », des cris douloureux.
Le cœur de Télémaque en fut percé : il ne put retenir ses lar-
mes; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant saisi d'horreur
et de compassion: il ne pouvait ?oir sans frémir ces corps
encore vivants, et dévoués à une longue et cruelle mort; ils
paraissaient semblables à la chair des victimes qu'on a brûlées
sur les autels, et dont l'odeur se répand de tous côtés.
« Hélas ! s'écriait Télémaque, voilà donc les maux que la
» guerre entraîne après elle ! Quelle fureur aveugle pousse les
» malheureux mortels ! ils ont si peu de jours à vivre sur la
» terre ! ces jours sont si misérables ! pourquoi précipiter une
» mort déjà si prochaine? pourquoi ajouter tant de désolations
» affreuses à l'amertume dont les dieux ont rempli cette vie
» si courte? Les hommes sont tous frères 8, et ils s'entre-déchi-
» rent: lesbétes farouches sont moins cruelles qu'eux. Les lions
» ne font point la guerre aux lions, ni les tigres aux tigres: ils
» n'attaquent que les animaux d'espèce différente: l'homme
» seul, malgré sa raison, fait ce que les animaux sans raison
» ne firent jamais 3. Mais encore, pourquoi ces guerres? N'y
» a-t-il pas assez de terres dans l'univers pour en donner a
» tous les hommes plus qu'ils n'en peuvent cultiver? Combien
» y a-t-il de terres désertes î le genre humain ne saurait les
» remplir. Quoi donc ! une fausse gloire, un vain titre de con-
» quérant qu'un prince veut acquérir, allume la guerre * dans
» des pays immenses ! Ainsi un seul homme, donné au monde
i. « D'une voix plaintive et mou-
rante..» Encore le mot mis à sa place,
une incise qui coupe heureusement la
phrase et la prolonge avec beaucoup
d'harmonie.
2. La doctrine delà fraternité humaine
n'appartient pas à l'antiquité; elle est
chrétienne : un héros grec ne se regarde
pas comme l'égal d'.un pauvre et le frère
d'un esclave.
8. L'ours a-t-il dans les bois la guerre avec
fies ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les
[vautours ?
L'homme seul, l'homme seul, en sa fureur
[extrême
Met un brutal honneur à s'égorger soi-
[même.
(Boilbau, Sat. VIII, v. 120.)
4. • Allumer la guerre ; • la guerre est
LIVRE TREIZIÈME.
205
i> par la colère des dieux, sacrifie brutalement tant d'autres
» hommes à sa vanité : il faut que tout périsse, que tout nage
» dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, que ce
» qui échappe au fer et au feu ne puisse échapper à la faim,
» encore plus cruelle, afin qu'un seul homme, qui se joue de
» la nature humaine entière, trouve dans cette destruction gé-
» nérale son plaisir et sa gloire! Quelle gloire monstrueuse!
» Peut-on trop abhorrer et trop mépriser des hommes qui ont
» tellement oublié l'humanité l1 Non, non: bien loin d'être
» des demi-dieux, ce ne sont pas môme des hommes ; et ils
» doivent être en exécration à tous les siècles dont ils ont cru
» êlre admirés 8. 0 que les rois doivent prendre garde aux
>i guerres qu'ils entreprennent! Elles doivent ôtre justes: ce
» n'est pas assez; il faut qu'elles soient nécessaires pour le
» bien public. Le sang d'un peuple ne doit être versé que pour
» sauver ce peuple dans les besoins extrêmes. Mais les conseils
» flatteurs, les fausses idées de gloire, les vaines jalousies, l'in-
» juste avidité qui se couvrent de beaux prétextes, enfin les
» engagements insensibles 3 entraînent presque toujours les
» rois dans des guerres où ils se rendent malheureux, où ils
» hasardent tout sans nécessité, et où ils font autant de mal à
» leurs sujets qu'à leurs ennemis. » Ainsi raisonnait Télé-
înaque.
IV. Mais il ne se contentait pas de déplorer les maux de la
guerre; il tâchait de les adoucir. On le voyait aller dans les
tentes secourir lui-même les malades et les mourants : il leur
donnait de l'argent et des remèdes; il les consolait et les en-
courageait par des discours pleins d'amitié; il envoyait visiter
ceux qu'il ne pouvait visiter lui-même.
Parmi les Cretois qui étaient avec lui, il y avait deux vieil-
lards, dont l'un se nommait Traumaphile *, et l'autre Noso-
un embrasement ; elle « s'allume» entre
les nations.
1. « L'humanité; oublier « l'huma-
nité, • c'est-à-dire mettre en oubli le
sentiment qui oblige l'homme à respecte?
l'homme.
2. Compare* ces belles paroles de Fé-
nelon avec le passage suivant de Massil-
lon, se rapportant aux rois animés de
2'esprit de conquête :
• Esprits vastes, mais inquiets et tur-
• bulents, capables de tout soutenir, hors
» le repos; qui tournent sans cesse autour
i du pivot même qui les fixe et qui les
• attache ; et qui semblables à Samson,
■ sans être animés de son esprit, aiment
» encore mieux ébranler l'édifice, et
» être écrasés sous ses ruines, que de ne
» pas s'agiter et faire usage de leurs ta-
» lents et de leur force. Malheur au
» siècle qui produit de ces hommes rares
* et merveilleux! Et chaque nation a eu
» là-dessus ses leçons et ses exemples do-
it mestiques. ■
3. Les guerres arrivent souvent sans
qu'on sache leur cause, * par des enga-
gements insensibles, » dit Fénelon avec
beaucoup de sens.
4. « Traumaphile, » qui aime les bles-
sures, afin de les guérir, sans doute. —
« Nosophuge,» qui fait fuir les maladies.
Le premier est le chirurgien, le second
le médecin.
296
TÉLÊMAQUE.
phuge. Traumaphile avait été au siège de Troie avec Idoménée,
et avait appris des enfants d'Esculape l'art divin ' de guérir les
plaies. Il répandait dans les blessures les plus profondes et les
plus envenimées une liqueur odoriférante, qui consumait les
chairs mortes et corrompues, sans avoir besoin de faire aucune
incision, et qui formait promptement de nouvelles chairs plus
saines et plus belles que les premières.
Pour Nosophuge, il n'avait jamais vu les enfants d'Esculape-,
mais il avait eu, par le moyen de Mérione *, un livre sacré et
mystérieux qu'Esculape avait donné à ses enfants. D'ailleurs
Nosophuge était ami des dieux; il avait composé des hymnes
en l'honneur des enfants de Latone 3; il offrait tous les jours
le sacrifice d'une brebis blanche et sans tache à Apollon, par
lequel il était souvent inspiré. A peine avait-il vu un malade,
qu'il connaissait à ses yeux, à la couleur de son teint, à la
conformation de son corps, et à sa respiration, la cause de sa
maladie *. Tantôt il donnait des remèdes qui faisaientsuer, et il
montrait, par le succès des sueurs, combien la transpiration
facilitée ou diminuée, déconcerte 8 ou rétablit toute la machine
du corps; tantôt il donnait, pour les maux de langueur, cer-
tains breuvages qui fortifiaient peu à peu les parties nobles 6,
et qui rajeunissaient les hommes en adoucissant leur sang.
Mais il assurait que c'était faute de vertu et de courage, que
les hommes avaient si souvent besoin de la médecine. « C'est
une honte, disait- il, pour les hommes, qu'ils aient tant de ma-
ladies, car les bonnes mœurs produisent la santé. Leur intem-
pérance, disait-il encore, change en poisons mortels les ali-
ments destinés à conserver la vie. Les plaisirs, pris sans
modération, abrogent plus les jours des hommes, que les re-
mèdes ne peuvent les prolonger. Les pauvres sont moins sou-
vent malades, faute de nourriture, que les riches ne le devien-
nent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop le
goût, et qui font manger au delà du besoin, empoisonnent au
lieu de nourrir. Les remèdes sont eux-mêmes de véritables
maux qui usent la nature, et dont il ne faut se servir que dans
i. Les anciens regardaient comme
transmis directement par les dieux les
principes da fart de guérir. « Le mé-
decin, a dit le poète grec, est un homme
supérieur à beaucoup d'autres, etc. t
2. • Mérione, « dont il est parlé dans
Homère, avait été l'écuyer d'Idoménée
au siège de Troie.
3. « Latone, » mère d'Apollon et de
Diane, qu'elle avait mis au jour dans Pile
de Déios.
4. On voit ici une partie importante de
la science médicale, appelée séméioti-
que, art déjuger de la situation du ma-
lade par les signes extérieurs.
5. «Déconcerte,! dérange le concert,
l'harmonie entre les diverses fonctions
organiques.
6. « Les parties nobles, » les parties
■ans lesquelles l'existence paraît être im-
possible; le cœur, le poumon.
LIVRE TREIZIÈME. 297
les pressants besoins. Le grand remède, qui est toujours d'un
usage utile, c'est la sobriété, c'est la tempérance dans tous les
plaisirs, c'est la tranquillité de l'esprit, c'est l'exercice du corps.
Par là on fait un sang doux et tempéré, et on dissipe toutes
les humeurs superflues1. Ainsi le sage Nosophuge était moins
admirable par ses remèdes, que par le régime qu'il conseillait
pour prévenir les maux et pour rendre les remèdes inutiles 2.
Ces deux hommes étaient envoyés par Télémaque pour
visiter tous les malades de l'armée. Us en guérirent beaucoup
par leurs remèdes, mais ils en guérirent bien davantage par
le soin qu'ils prirent pour les faire servir à propos; car ils
s'appliquaient à les tenir proprement, à empêcher le mauvais
air par cette propreté, et à leur faire garder un régime de
sobriété exacte dans leur convalescence2. Tous les soldats,
touchés de ces secours, rendaient grâces aux dieux d'avoir en-
voyé Télémaque dans l'armée des alliés.
« Ce n'est pas un homme, disaient-ils, c'est sans doute quel-
» que divinité bienfaisante sous une figure humaine. Du moins,
» si c'est un homme, il ressemble moins au reste des hom-
» mes qu'aux dieux; il n'est sur la terre que pour faire du
» bien; il est encore plus aimable par sa douceur et par sa
» bonté, que par sa valeur. Oh ! si nous pouvions l'avoir pour
m roi ! Mais les dieux le réservent pour quelque peuple plus
» heureux qu'ils chérissent, et chez lequel ils veulent renou-
» vêler l'âge d'or. »
Télémaque, pendant qu'il allait la nuit visiter les quartiers
du camp3, par précaution contre les ruses d'Adraste, enten-
dait ces louanges, qui n'étaient point suspectes de flatterie,
comme celles que les flatteurs donnent souvent en face aux
princes, supposant qu'ils n'ont ni modestie ni délicatesse,
et qu'il n'y a qu'à les louer sans mesure pour s'emparer de
leur faveur. Le fils d'Ulysse ne pouvait goûter que ce qui était
vrai; il ne pouvait souffrir d'autres louanges que celles qu'on
lui donnait en secret loin de lui, et qu'il avait véritablement
méritées. Son cœur n'était pas insensible à celles-là; il sentait
ce plaisir si doux et si pur que les dieux ont attaché à la seule
vertu*, et que les méchants, faute de l'avoir éprouvé, ne peu-
1. C'était le grand principe de la mé-
decine au il» siècle, « adoucir, tempérer
le sang * et expulser les humeurs ; de là,
saigner et purger.
2. Tout est là, c'est la garantie d'une
santé que rien n'altère ; entretenir le
coi -pa de manière que tous ies maux soient
prévus et t prévenus, • et que tes remè-
des s lient « inutiles. » Cet art d'entrete-
nir la santé a pris le nom à'hygiène.
3. Les diverses parties du camp.
4. La vertu a des joies que le méchant
ignore, et qui sont pour l'homme de bien
non pas le motif supérieur, mais les
justes encouragemeuts pour la pratiquer.
13.
208 TÉLÉMAQUE.
vent ni concevoir ni croire; mais il ne s'abandonnait point
à ce plaisir1 : aussitôt revenaient en foule dans son esprit
toutes les fautes qu'il avait faites; il n'oubliait point sa hau-
teur naturelle, et son indifférence pour les hommes; il avait
une honte secrète d'être né si dur, et de paraître si humain *.
Il renvoyait à la sage Minerve toute la gloire qu'on lui
donnait, et qu'il ne croyait pas mériter3.
« C'est vous, disait-il, ô grande déesse, qui m'avez donné
d Mentor pour m'instruire et pour corriger mon mauvais natu-
» rel; c'est vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes
» fautes pour me défier de moi-môme: c'est vous qui retenez
» mes passions impétueuses; c'est vous qui me faites sentir
o le plaisir de soulager les malheureux : sans vous je serais
» haï, et digne de l'être; sans vous je ferais des fautes
» irréparables; je serais comme un enfant, qui, ne sentant
» pas sa faiblesse, quitte sa mère, et tombe dès le premier
» pas 4.»
Nestor et Philoctète étaient étonnés de voir Télémaque
devenu si doux, si attentif à obliger lès hommes, si officieux,
si secourable, si ingénieux pour prévenir tous les besoins : ils
ne savaient que croire, ils ne reconnaissaient plus en lui le
même homme. Ce qui les surprit davantage fut le soin qu'il
prit des funérailles d'Hippias; il alla lui-même retirer son
corps sanglant et défiguré de l'endroit où il était caché sous un
monceau de corps morts: il versa sur lui des larmes pieuses5 ;
il dit : « O grande ombre 6, tu le sais maintenant combien
» j'ai estimé ta valeur! il est vrai que ta fierté m'avait irrité;
» mais tes défauts venaient d'une jeunesse ardente; je sais
» combien cet âge a besoin qu'on lui pardonne. Nous eus-
» sions dans la suite été sincèrement unis; j'avais tort de mon
» côté. O dieux, pourquoi me le ravir avant que j'aie pu le
» forcer de m'aimer? »
1. C'est la vertu par excellence : faire
le sacrifice de la louange même, se
préoccuper de ses fautes et ne pas croire
à son mérite, parce qu'on le sent impar-
fait.
2. Ainsi ce caractère de Télémaque
est mêlé de lumière et d'ombre; sa vertu,
liien que très-grande, n'est exempte ni
d'orgueil ni de dureté.
3. On sent le christianisme sous cette
expression mythologique; mettez Dieu à
la place du mot « Minerve» et vous aurez
la formule chrétienne: Deo soli honor I 6. L'expression est exagérée; Télé-
ctgloria. | maque doit pardonner à Hippias, se re-
4. Cette prière, dégagée de gon voile ] pentir même à son égard, mais non le
poétique, serait tics-belle; on y recon- j déifier.
naît, surtout dans les tendres paroles
qui la terminent, la manière et le style
des Lettres spirituelles, par l'auteur du
Télémaque.
5. « Pieuses, » le mot pieux, pius, prê-
tas, a un sens très-étendu. Il ne se dit
pas seulement du sentiment envers la
divinité, mais aussi des sentiments de
vénération envers les hommes dans les
moments solennels, comme ici, après la
mort.
LIVRE TREIZIÈME.
299
Ensuite Télémaque fit laver le corps dans des liqueurs odo-
riférantes; puis on prépara par son ordre un bûcher. Les
grands pins, gémissant sous les coups des haches, tombent en
roulant du haut des montagnes. Les chênes, ces vieux enfants
de la terre, qui semblaient menacer le ciel; les hauts peu-
pliers; les ormeaux, dont les têtes sont si vertes et si ornées
d'un épais feuillage; les hêtres, qui sont l'honneur des forêts,
viennent tomber sur les bords du fleuve Galèse '. Là s'élève
avec ordre un bûcher qui ressemble à un bâtiment régulier;
la flamme commence à paraître, un tourbillon de fumée
monte jusqu'au ciel 2.
Les Lacédémoniens s'avancent d'un pas lent et lugubre,
tenant leurs piques renversées, et les yeux baissés; la dou-
leur amère est peinte sur ces visages si farouches, et les lar-
mes coulent abondamment. Puis on voyait venir Phérécide,
vieillard moins abattu par le nombre des années, que par la dou-
leur de survivre à Hippias qu'il avait élevé depuis son enfance.
Il levait vers le ciel ses mains et ses yeux noyés de larmes.
Depuis la mort d'Hippias, il refusait toute nourriture; le doux
sommeil n'avait pu appesantir ses paupières, ni suspendre un
moment sa cuisante peine : il marchait d'un pas tremblant,
suivant la foule, et ne sachant où il allait. Nulle parole ne
sortait de sa bouche, car son cœur était trop serré : c'était un
silence de désespoir et d'abattement; mais, quand il vit le
bûcher allumé, il parut tout à coup furieux, et il s'écria :
« 0 Hippias, Hippias, je ne te verrai plus! Hippias n'est plus,
» et je vis encore! 0 mon cher Hippias, c'est moi qui t'ai
» donné la mort; c'est moi qui t'ai appris à la mépriser! Je
» croyais que tes mains fermeraient mes yeux, et que tu re-
» cueillerais mon dernier soupir. 0 dieux cruels, vous prolon-
» gez ma vie pour me faire voir la mort d'Hippias! 0 cher
» enfant que j'ai nourri, et qui m'as coûté tant de soins, je
» ne te verrai plus; mais je verrai ta mère, qui mourra de
» tristesse en me reprochant ta mort; je verrai la jeune épouse
» frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux; et j'en serai
» cause ! 0 chère ombre, appelle-moi sur les rives du Slyx ; la
» lumière m'est odieuse : c'est toi seul, mon cher Hippias, que
» je veux revoir. Hippias 1 Hippias! ô mon cher Hippias! je ne
I.Onva procéder à la sépulture d'Hip-
pias, cérémonie funèbre à laquelle pré-
sidera Télémaque. Les poètes ont tous
fait leur description des funérailles:
Homère a celles de Patrocle(//. Î.XX1I1 :
Virgile, celles du fili d'Evandre {jEn.,
I. XI). Fénelon a pris des traits à l'un et
à l'autre de ces deux grands portes.
2. Voir, au xxute livre de ['Iliade, la
construction du bûcher de Patrocle ; puis
le corps du héros grec placé sur ce bû-
cher et réduit en cendres.
300
TÉLÉMAQUE.
» vis encore que pour rendre à (es cendres le dernier devoir1.»
Cependant, on voyait le corps du jeune Ilippias étendu,
qu'on portait dans un cercueil orné de pourpre, d'or et d'ar-
gent. La mort, qui avait éteint ses yeux, n'avait pu effacer
toute sa beauté, et les grâces étaient encore à demi peintes
sur son visage pâle. On voyait flotter autour de son cou, plus
blanc que la neige, mais penché sur l'épaule, ses longs che-
veux noirs, plus beaux que ceux d'Atys 2 ou de Ganymède 3,
qui allaient être réduits en cendres. On remarquait dans le
côté la blessure profonde, par où tout son sang s'était écoulé,
et qui l'avait fait descendre dans le royaume sombre de Plnton.
Télémaque, triste et abattu, suivait de près le corps, et lui
jetait des fleurs. Quand on fut arrivé au bûcher, le jeune fils
d'Ulysse ne put voir la flamme pénétrer les étoffes qui enve-
loppaient le corps, sans répandre de nouvelles larmes. « Adieu,
» dit-il, ô magnanime Hippias! car je n'ose te nommer mon
» ami : apaise- toi, ô ombre qui as mérité tant de gloire ! Si je
» ne t'aimais, j'envierais ton bonheur; tu es délivré des mise-
» res où nous sommes encore *, et tu en es sorti par le che-
» min le plus glorieux. Hélas! que je serais heureux de finir
» de même! Que le Slyx n'arrête point ton ombre; que les
» Champs Élysées lui soient ouverts; que la Renommée con-
» serve ton nom dans tous les siècles, et que tes cendres re-
» posent en paix 5! »
A peine eut-il dit ces paroles entremêlées de soupirs, que
toute l'armée poussa un cri : on s'attendrissait sur Hippias,
dont on racontait les grandes actions; et la douleur de sa mort,
rappelant toutes ses bonnes qualités, faisait oublier les défauts
qu'une jeunesse impétueuse et une mauvaise éducation lui
avaient donnés. Mais on était encore plus touché des senti-
ments tendres de Télémaque. « Est-ce donc là, disait-on, ce
» jeune Grec si fier, si hautain, si dédaigneux, si intraitable?
» Le voilà devenu doux, humain, tendre. Sans doute Minerve,
» qui a tant aimé son père, l'aime aussi; sans doute elle lui a
« fait le plus précieux don que les dieux puissent faire aux
n hommes, en lui donnant, avec sa sagesse, un cœur sensible
» à l'amitié. »
4. Les anciens ne parlaient guère d'une
manière abstraite et générale des « mi-
sères de la vie, » surtout au milieu des
batailles et par la bouche d'un jeune
vainqueur; c'est le sentiment plus pro-
fond et plus chrétien des vanités de
l'existence et de l'aspiration à un monde
meilleur qui a surtout inspiré Féneloo.
5. Formule chrétienne.
1. Ainsi pleure Androrvaque devant
les restes d'Hector, au mv« liv. de
l'Iliade.
2. • Atys, » jeune Phrygien, que la
déesse Cybele changea en piu parce qu'il
l'avait offensée.
3. « Ganymède,» fils deTros,fut trans-
porté au ciel par l'aigle de Jupiter ; il
remplaça Hébé comme échansoo.
LIVRE TREIZIÈME. 301
Le corps était déjà consumé par les flammes. Télémaque
lui-môme arrosa de liqueurs parfumées les cendres encore fu-
mantes; puis il les mit dans une urne d'or qu'il couronna de
fleurs, et il porta cette urne à Phalante. Celui-ci était étendu,
percé de diverses blessures; et, dans son extrême faiblesse, il
entrevoyait près de lui les portes sombres des enfers.
DéjàTraumaphile et Nosophuge, envoyés parle fils d'Ulysse,
lui avaient donné tous les secours de leur art : ils rappelaient
peu à peu son àme prête à s'envoler ; de nouveaux esprits l le
ranimaient insensiblement; une force douce et pénétrante, un
baume de vie s'insinuait de veine en veine jusqu'au fond de
son cœur; une chaleur agréable le dérobait aux mains glacées
de la Mort. En ce moment, la défaillance cessant, la douleur
succéda; il commença à sentir la perte de son frère, qu'il
n'avait point été jusqu'alors en état de sentir. « Hélas! disait-
» il, pourquoi prend-on de si grands soins de me faire vivre!
» ne vaudrait-il pas mieux mourir, et suivre mon cher Hip-
» pias? Je l'ai vu périr tout auprès de moi! 0 Hippias, la dou-
» ceur de ma vie, mon frère, mon cher frère, tu n'es plus! je
» ne pourrai donc plus ni te voir, ni t'entendre, ni t'embrasser,
» ni te dire mes peines, ni te consoler dans les tiennes ! 0 dieux
» ennemis des hommes ! il n'y a plus d'Hippias pour moi ! est-
» il possible? Mais n'est-ce point un songe? Non, il n'est que
» trop vrai. 0 Hippias, je t'ai perdu : je t'ai vu mourir, et il
» faut que je vive encore autant qu'il sera nécessaire pour te
» venger; je veux immoler à les mânes le cruel Adraste teint
» de ton sang. »
Pendant que Phalante parlait ainsi, les deux hommes divins
tâchaient d'apaiser sa douleur, de peur qu'elle n'augmentât
ses maux, et n'empêchât l'effet des remèdes. Tout à coup il
aperçoit Télémaque qui se présente à lui. D'abord son cœur fut
combattu par deux passions contraires. 11 conservait un res-
sentiment de tout ce qui s'était passé entre Télémaque et Hip-
pias; la douleur de la perte d'Hippias rendait ce ressentiment
encore plus vif : d'un autre côté, il ne pouvait ignorer qu'il
devait la conservation de sa vie à Télémaque, qui l'avait tiré
sanglant et à demi mort des mains d'Adraste. Mais quand il vit
l'urne d'or où étaient renfermées les cendres si chères de son
frère Hippias, il versa un torrent de larmes : il embrassa
d'abord Télémaque sans pouvoir lui parler *, et lui dit enfin
d'une voix languissante et entrecoupée de sanglots :
I. « Esprit, i dans un des sens du mot I semblaient renaître.
latin, spiritus, des souffles dévie qui I 2. Tous ces détails sont touchants ; les
302
TELÉMAQUE.
« Digne fils d'Ulysse, voire vertu me force à vous aimer , ; je
» \ous dois ce reste de vie qui va s'éteindre : mais je vous dois
» quelque chose qui m'est bien plus cher. Sans vous, le corpi
» de mon frère aurait été la proie des vautours; sans vous,
» son ombre, privée de la sépulture, serait malheureusement
» errante sur les rives du Styx, et toujours repoussée par l'im-
» pitoyable Charon. Faut-il que je doive tant à un homme que
» j'ai tant haï ! 0 dieux, récompensez-le, et délivrez-moi d'une
» vie si malheureuse 1 Pour vous, ô Télémaque, rendez-moi les
» derniers devoirs que vous avez rendus à mon frère, afin que
» rien ne manque à votre gloire. »
A ces paroles, Phalante demeura épuisé et abattu d'un ex-
cès de douleur. Télémaque se tint auprès de lui sans oser lui
parler, et attendant qu'il reprît ses forces. Bientôt Phalante,
revenant de cette défaillance, prit l'urne des mains de Télé-
maque, la baisa plusieurs fois, l'arrosa de ses larmes, et dit :
« 0 chères, ô précieuses cendres, quand est-ce que les mien-
» nés seront renfermées avec vous dans cette même urne? 0
» ombre d'Ilippias, je te suis dans les enfers : Télémaque nous
» vengera tous deux. »
Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par
les soins des deux hommes qui avaient la science d'Esculape ».
Télémaque était sans cesse avec eux auprès du malade, pour
les rendre plus attentifs à avancer sa guérison; et toute l'ar-
mée admirait bien plus la bonté de cœur avec laquelle il se-
courait son plus grand ennemi, que la valeur et la sagesse qu'il
avait montrées, en sauvant, dans la bataille, l'armée des
alliés K
En même temps, Télémaque se montrait infatigable dans
les plus rudes travaux de la guerre; il dormait peu, et son
sommeil était souvent interrompu, ou par les avis qu'il rece-
vait à toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la
visite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faisait jamais
deux fois de suite aux mêmes heures, pour mieux surprendre
ceux qui n'étaient pas assez vigilants. 11 revenait souvent dans
sa tente couvert de sueur et de poussière : sa nourriture
diverses émotions par lesquelles passent
ces guerriers sont exprimées d'une ma-
nière achevée. Télémaque a ici une
6gure tout à fait poétique, héroïque.
1 . On regrette cette habitude du vous,
si peu antique, si contraire à la couleur
locale, mais dont la rigueur formaliste
du siècle de Louis XIV ne pouvait se
départir, même dans les sujets qui sem-
blaient l'exclure.
2. C'est là une heureuse péri] étie. Ou
s'attendait à la mort de Phalante, mais
le poète a compris qu'il ue fallait pas
multiplier les funérailles; que la pré-
sence des deux médecins aurait été une
invention sans but, s'ils n'avaient pas
guéri le chef des alliés; c'est pourquoi,
après avoir montré Phalante aux portes
du tombeau, il le rend à la vie et à de
nouveaux exploita.
LIVRE TREIZIEME.
3 on
était simple; il vivait comme les soldais, pour leur donner
l'exemple de la sobriété et de la patience. L'armée ayant peu
de vivres dans ce campement, il jugea nécessaire d'arrêter les
murmures des soldats, en souffrant lui-même volonlairement
les mêmes incommodités qu'eux1. Son corps, loin de s'affai-
blir dans une vie si pénible, se fortifiait et s'endurcissait cha-
que jour : il commençait à n'avoir plus ces grfices si tendres
qui sont comme la fleur de la première jeunesse; son teint
devenait plus brun et moins délicat, ses membres moins mous
et plus nerveux2.
Observations sur le treizième livre. Dans le livre précédent on a
vu le drame; ici c'est l'épopée, avec toutes les qualités de ce genre,
l'invention, le pathétique, la grandeur. La conception principale est la
lutte de Télémaque contre Hippias. L'auteur a trouvé l'occasion de
tracer à grands traits et avec beaucoup d'énergie le caractère de son
héros; c'est un contraste de qualités opposées, de bonnes qualités qui
ont leur ombre, c'est-à-dire les défauts qui leur correspondent. Téléma-
que est intrépide, généreux; mais aussi il est emporté, fier et dédai-
gneux. En écrivant ces pages, Fénelon avait en vue de répéter au duc
de Bourgogne, une fois de plus, ce qu'il lui avait dit si souvent, alors
qu'il était son maitre : « Gardez-vous de votre humeur. » Le jeune
prince était, dans son enfance, d'un caractère fantasque, et de plus,
orgueilleux à l'excès. On pouvait sans crainte lui appliquer ce que
Fénelon a dit de Télémaque : « Il se regardait comme étantd'une autre
nature que le reste des hommes. Le bonheur de le servir était, selon
lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. » Ce ne
fut pas sans peine que Fénelon parvint à le corriger :
«M. le duc de Bourgogne, dit Saint-Simon, naquit terrible, et sa
première jeunesse fit trembler. Dur et colère jusqu'aux derniers em-
portements et jusque contre les choses inanimées ; impétueux avec
fureur, incapable de souffrir la moindre résistance même des heures
et des éléments sans entrer dans des fougues à faire craindre que
tout ne se rompît dans son cor.ps; opiniâtre à l'excès, passionné
pour tous les plaisirs, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique
avec une sorte de ravissement, et le jeu encore où il ne pouvait sup-
porter d'être vaincu et où le danger avec lui était extrême; souvent
farouche, naturellement porté à la cruauté, barbare en raillerie, sai-
sissant les ridicules avec une justesse qui assommait; de la hauteur des
cieux, il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il
i. Fénelon a donné à Télémaque
toutes les qualités du vaillant guerrier
unies à celles du cœur le plus généreux.
Ici, il le représente comme un capitaine
expérimenté, -vigilant, voyant tout, et
sachant souffrir avec le soldat.
2. Cette phrase est ferme comme l'idée
qu'elle exprime ; elle ajoute aussi de
la vraisemblance au portrait de Télé-
maque. Le poëte a pensé qu'avec tant
de qualités viriles, il devait aussi donner
au visage de son jeune héros quelque
chose de plus énergique et qui mani-
festât l'homme mûr avant le temos.
304 TELEMA.QUE.
n'avait aucune ressemblance, quels qu'ils fussent; à peine MM. ses
frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain..
De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient,
modeste, et quelquefois au delà de ce que son état pouvait com-
porter, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs, et
les comprenant immenses, il ne pensa plus qu'à allier les devoirs de
fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyait destiné. »
C'est donc dans ce livre treizième que le caractère de Télémaque est
plus particulièrement étudié. £)n y voit comment un jeune homme,
abondamment doué pour le bien et pour le mal, placé dans des cir-
constances grandes et difficiles, peut se corriger, devenir héroïque et
toucher à la perfection.
Télémaque intéresse dans ses regrets après sa querelle contre Hip-
pias, et surtout dans son généreux désespoir après la mort du frère de
Phalantc II y a cependant dans les remords du fils d'Ulysse, dans l'ex-
pression de son excessive douleur, dans l'ascendant qu'il exerce sur
les autres chefs, quelque exagération, et nous avons dû le noter. — La
mêlée qui a lieu, et dans laquelle est tué Hippias, est courte, mais
elle rappelle, bien qu'à distance, les combats de l'épopée antique. Il en
est de même des funérailles; nous y trouvons une description, infé-
rieure sans doute à celles que l'on admire dans Homère et dans
Virgile, mais où brillent cependant d'éclatantes beautés. On a pu re-
marquer aussi, comme une invention épique empruntée aux anciens,
la description du bouclier de Télémaque, une suite de tableaux où les
détails pacifiques et champêtres contrastent avec le trouble des ba-
tailles et reposent l'esprit fatigué. Fénelon avait laissé une variante de
cette description; il avait écrit l'histoire héroïque et poétique des Lab-
dacides et de leurs infortunes héréditaires, depuis l'abaudon d'OEdipe
par son père Laïus jusqu'à la mort des frères ennemis, Etéocle et Poly-
nice devant Thèbes. Mais ce morceau, d'ailleurs fort brillant, est loin
d'offrir l'intérêt et la vraisemblance des gracieux tableaux par lesquels
Fénelon l'a remplacé.
LIVRE QUATORZIÈME. 305
LIVRE QUATORZIÈME.
Sommaire. — I. Télémaque, persuadé que son père n'est plus sur 'a
(erre, prend la résolution de le chercher dans les enfers. Parti du-
rant la nuit avec deux Ciétois, il se rend à la caverne d'Acheron-
tia. 11 arrive aux Lords du Styx, et il est reçu dans la barque de
Charon; épisode de Nabopharsan. — II. Pluton, devant lequel il se
présente, lui permet de chercher son père dans l'empire infernal.
Télémaque traverse d'abord le Tartare, et voit les tourments que
souffrent les ingrats, les parjures, les impies, les hypocrites, et sur-
tout les mauvais rois. — 111. Entré dans les Champs Élysées, il voit
la félicité dont jouissent les hommes justes. — IV. Reconnu par son
bisaïeul Arcésius, il apprend que son père est vivant, qu'il revien-
dra bientôt en Ithaque où Télémaque îe retrouvera et régnera après
lui. — V. Arcésius donne au fils d'Ulysse, de sages instructions en
lui montrant la récompense des bons rois da^s les Champs Élysées.
Après cet entretien, Télémaque sort de l'empire de Pluton, et re-
tourne au camp des alliés.
I. Cependant Adraste, dont les troupes avaient été considé-
rablement affaiblies dans le combat, s'était retiré derrière la
montagne d'Aulon1, pour attendre divers secours, et pour
tâcher de surprendre encore une fois ses ennemis : semblable
à un lion affamé, qui, ayant été repoussé d'une bergerie, s'en
retourne dans les sombres forêts, et rentre dans sa caverne,
où il aiguise ses dents et ses griffes, attendant le moment
favorable pour égorger tous les troupeaux9.
Télémaque, ayant pris soin de mettre une exacte disci-
pline dans tout le camp, ne songea plus qu'à exécuter un
dessein qu'il avait conçu, et qu'il cacha à tous les chefs de
l'armée. 11 y avait déjà longtemps qu'il était agité, pendant
toutes les nuits, par des songes qui lui représentaient son
père Ulysse. Cette chère image revenait toujours sur la fin de
la nuit, avant que l'Aurore vînt chasser du ciel, par ses feux
1. t Aulon, » dans la Calabre ullé- ito^voûxat, eUxtov Si t* ïfrq ànô (xtaffaûXoto.
rieure, porte aussi le nom de Caulon ou
Caulonia ; une ville du même nom est
bâlie au pied de cette montagne.
2. watt Atç T)Ci-]f4vttoç,
Sv pa xuveç xi xoX ivSptç àiti ffT<x6(«.oîo
*TXe<xt xal îwvfi" *°v &' *• ? P10** «**l|*0v îjxof
(Hom., //., 1. XVII, v. 109.
« Tel un lion à l'épaisse crinière, que la
» *oix des chiens, et la lance des chas-
• seurs repoussent de la bergerie; son
» cœur intrépide se gonfle dans son sein,
» et malgré lui, il s'éloigne de l'étable.i
306
TÉLÉMAQUE,
naissants, les inconstantes Étoiles1, et de dessus la terre,, le
doux sommeil, suivi des Songes voltigeants. Tantôt il croyait
voir Ulysse nu, dans une île fortunée, sur la rive d'un fleuve,
dans une prairie ornée de fleurs, et environné de nymphes qui
lui jetaient des habits pour se couvrir; tantôt il croyait
l'entendre parler dans un palais tout éclatant d'or et d'i-
voire, où des hommes couronnés de fleurs l'écoutaient avec
plaisir et admiration2. Souvent Ulysse lui apparaissait tout à
coup dans des festins où la joie éclatait parmi les délices, et
où Ton entendait les tendres accords d'une voix avec une lyre
plus douce que la lyre d'Apollon et que les voix de toutes les
Muses8.
Télémaque, en s'éveillant, s'attristait de ces songes si
agréables. « 0 mon père, ô mon cher père Ulysse, s'écriait-il,
» les songes les plus affreux me seraient plus doux! Ces images
» de félicité me font comprendre que vous êtes déjà descendu
» dans le séjour des âmes bienheureuses, que les dieux récom-
» pensent de leur vertu par une éternelle tranquillité. Je crois
» voir les Champs Élysées. Oh ! qu'il est cruel de n'espérer plus !
» Quoi donc, ô mon cher père, je ne vous verrai jamais! ja-
» mais je n'embrasserai celui qui m'aimait tant, et que je
» cherche avec tant de peine ! jamais je n'entendrai parler cette
» bouche d'où sortait la sagesse! jamais je ne baiserai ces
» mains, ces chères mains, ces mains victorieuses qui ont
» abattu tant d'ennemis! elles ne puniront point les insensés
» amants de Pénélope, et Ithaque ne se relèvera jamais de sa
» ruine! O dieux ennemis de mon père! vous m'envoyez ces
» songes funestes pour arracher toute espérance de mon cœur ;
» c'est m'arracher la vie. Non, je ne puis plus livre dans cette
» incertitude. Que dis-je? hélas! je ne suis que trop certain
» que mon père n'est plus. Je vais chercher son ombre jusque
» dans les enfers. Thésée y est bien descendu; Thésée, cet
» impie qui voulait outrager les divinités infernales; et moi,
» j'y vais conduit par la piété. Hercule y descendit : je ne suis
» pas Hercule; mais il est beau d'oser l'imiter*. Orphée a bien
1. Siderccs Aurora fugaverat ignés.
(Ov., Met., xv, 665.)
« L'Aurore avait mis en fuite les Étoiles
» du ciel. »
2. Fénelon suppose que Télémaque
voyait en songe les aventures de son père
dans le temps même où elles avaient
lieu. Ici, c'est l'arrivée d'Ulysse, après
son naufrage, dans l'île des Pliéacieus, et
Son séjour auprès d'Alcinoiis. OJys., 1.
VI, VU, VIII.
3 . Tous ces détails sont d'une élégance
achevée.
4. Plusieurs détails sont empruntés à
Virgile. Ce poète cite aussi Thésée et Her-
cule comme ayaut visité les enfers,
Quid Thesea magnum,
Quid memorem Alciden ?
{/En., 1. VI, v. 122.)
« Dois je rappeler Thésée et le grand
i Alcide? »
LIVRE QUATORZIÈME.
307
» touché, par le récit de ses malheurs, le cœur de ce dieu
» qu'on dépeint comme inexorable : il obtint de lui qu'Eury-
» dice retournât parmi les vivants1. Je suis plus digne de
» compassion qu'Orphée; car ma perte est plus grande. Qui
» pourrait comparer une jeune fille, semblable à cent autres,
«avec le sage Ulysse, admiré de toute la Grèce? Allons!
» mourons s'il le faut. Pourquoi craindre la mort quand on
» souffre tant dans la vie2! 0 Pluton, ô Proserpino, j'éprouve-
» rai bientôt si vous êtes aussi impitoyables qu'on le dit3! 0
» mon père ! après avoir parcouru en vain les terres et les
» mers pour vous trouver, je vais enfin voir si vous n'Otes point
» dans la sombre demeure des morts. Si les dieux me refusent
» de vous posséder sur la terre et à la lumière du soleil, peut-
» être ne me refuseront-ils pas de voir au moins votre ombre
» dans le royaume de la nuit*. »
En disant ces paroles, Télémaque arrosait son lit de ses
larmes : aussitôt il se levait, et cherchait, par la lumière, à
soulager la douleur cuisante que ces songes lui avaient causée;
mais c'était une flèche qui avait percé son cœur, et qu'il por-
tait partout avec lui. Dans cette peine, il entreprit de des-
cendre aux enfers par un lieu célèbre qui n'était pas éloigné
du camp. On l'appelait Achérontia5, à cause qu'il y avait en
ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur les
rives de l'Achéron6, par lequel les dieux mômes craignent
de jurer7. La ville était sur un rocher, posée comme un nid
sur le haut d'un arbre : au pied de ce rocher on trouvait
la caverne, de laquelle les timides mortels n'osaient ap-
procher; les bergers avaient soin d'en détourner leurs trou-
peaux. La vapeur soufrée du marais stygien8, qui s'exhalait
sans cesse par cette ouverture, empestait l'air. Tout autour
il ne croissait ni herbe ni fleurs ; on n'y sentait jamais les doux
zéphyrs ni les grâces naissantes du printemps, ni les riches
1. Si potuit mânes arcessere conjugis Or-
[pheus.
{Ibid.y v. 119.)
■ Si Orphée a pu ramener des enfers les
• mânes d'Eurydice. »
2. Est-ce un si grand malheur que de cesser
[de vivre ?
La morl au malheureux ne cause point
[d'effroi.
(Rac, Phèdre, acte III, se. m.)
3. L'éloquence de Télémaque est dif-
luse, elle s'épanche et ne sait pas assez
s'arrêter.
4. « le royaume de la nuit : » expres-
sion poétique.
5. Aujourd'hui Acerenza, dans la Ba
silicate, province de l'ancien royaume de
Naples, à l'est.
6. « L'Achéron, » fleuve des douleurs
(ipç). On pense que c'était un fleuve
d'Epire, ainsi que le Cocyte, et que les
eaux noires et amères de ces deux fleu-
ves avaient fait placer le Tartare dais
leur voisinage.
7. Ce n'est pas par l'Achéron, c'est
par le Styx, autre fleuve infernal, qu<:
ies dieux i craignaient de jurer. •
8. «Le marais stygien, le Styx,» dont
les ondes étaient marécageuses et comme
stagnantes.
308
TÉLÉMAQUE.
dons de l'automne : la terre aride y languissait; on y voyait
seulement quelques arbustes dépouillés et quelques cyprès
funestes1. Au loin même, tout à l'entour, Cérès refusait
aux laboureurs ses moissons dorées; Bacchus semblait en vain
y promettre ses doux fruits; les grappes de raisin se des-
séchaient au lieu de mûrir. Les Naïades2, tristes, ne faisaient
point couler une onde pure; leurs flots étaient toujours amers
et troublés. Les oiseaux ne chantaient jamais dans cette terre
hérissée de ronces et d'épines, et n'y trouvaient aucun bo-
cage pour se retirer; ils allaient chanter leurs amours sous un
ciel plus doux. Là, on n'entendait que le croassement des
corbeaux et la voix lugubre des hiboux : l'herbe môme
y était amère, et les troupeaux qui la paissaient ne sen-
taient point la douce joie qui les fait bondir. Le taureau
fuyait la génisse; et le berger, tout abattu, oubliait sa mu-
sette et sa flûte.
De cette caverne sortait, de temps en temps, une fumée
noire et épaisse, qui faisait une espèce de nuit au milieu du
jour. Les peuples voisins redoublaient alors leurs sacrifices
pour apaiser les divinités infernales; mais souvent les hommes,
à la fleur de leur âge et dès leur plus tendre jeunesse, étaient
les seules victimes que ces divinités cruelles prenaient plaisir
à immoler par une funeste contagion3.
C'est là que Télémaque résolut de chercher le chemin de la
sombre demeure de Pluton. Minerve, qui veillait sans cesse sur
lui et qui le couvrait de son égide, lui avait rendu Pluton fa-
vorable. Jupiter même, à la prière de Minerve, avait ordonné
à Mercure, qui descend chaque jour aux enfers pour livrer à
Charon un certain nombre de morts, de dire au roi des ombres
qu'il laissât entrer le fils d'Ulysse dans son empire.
Télémaque se dérobe du camp pendant la nuit; il marche
à la clarté de la lune, et il invoque cette puissante divinité,
qui étant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre
la chaste Diane, est aux enfers la redoutable Hécate *. Cette di-
vinité écouta favorablement ses vœux, parce que son cœur
était pur, et qu'il était conduit par l'amour pieux qu'un fils doit
à son père. A peine fut-il auprès de l'entrée de la caverne,
qu'il entendit l'empire souterrain mugir. La terre tremblait
1. «Funestes, » ici dans le sens éty-
mologique (funus) : le cyprès convient
aux funérailles.
2. Les divinités attachées aux fontaines
et aux rivières.
3. « Immoler, contagion ; » l'idée d'im-
moler suppose la mort par le fer, et s'ac-
corde peu avec celle de la mort par la
peste.
4. Diane avait trois noms et trois attri-
buts : au ciel, la Lune; sur terre, Diane
chasseresse; aux enfers, Hécate. C'est
sous ce dernier nom qu'elle est invoquée
Ici.
LIVRE QUATORZIÈME.
309
sous ses pas * ; le ciel s'arma d'éclairs et de feux qui semblaient
tomber sur la terre. Le jeune fils d'Ulysse sentit son cœur
ému, et tout son corps était couvert d'une sueur glacée; mais
son courage se soutint : il leva les yeux et les mains au ciel.
« Grands dieux, s'écria-t-il, j'accepte ces présages que je crois
heureux; achevez votre ouvrage!» Il dit, et redoublant ses
pas, il se présente hardiment.
Aussitôt la fumée épaisse qui rendait l'entrée de la caverne
funeste à tous les animaux, dus qu'ils en approchaient, se dis-
sipa; l'odeur empoisonnée cessa pour un peu de temps. Télé-
maque entre seul; car quel autre mortel eût osé le suivre!
Deux Cretois, qui l'avaient accompagné jusqu'à une certaine
distance de la caverne, et auxquels il avait confié son dessein,
demeurèrent tremblants et à demi morts assez loin de là, dans
un temple, faisant des vœux, et n'espérant plus de revoir Té-
Lémaque.
Cependant le fils d'Ulysse, 1 épée à la main*, s'enfonce dans
les ténèbres horribles. Bientôt il aperçoit une faible et sombre
lueur8, telle qu'on la voit pendant la nuit sur la terre : il re-
marque les ombres légères qui voltigent autour de lui 4 ; et il
les écarte avec son épée; ensuite il voit les tristes bords du
fleuve marécageux dont les eaux bourbeuses et dormantes ne
font que tournoyer. Il découvre sur ce rivage une foule innom-
brable de morts privés de la sépulture 6, qui se présentent en
vain à l'impitoyable Charon. Ce dieu, dont la vieillesse éter-
nelle est toujours triste et chagrine, mais pleine de vigueur,
les menace, les repousse, et admet d'abord dans la barque le
jeune Grec6. En entrant, Télémaque entend les gémissements
d'une ombre qui ne pouvait se consoler.
« Quel est donc, lui dit-il, votre malheur? qui étiez-vous
» sur la terre? » — « J'étais, lui répondit cette ombre, Nabo-
1. Sub pedibus mugire solum, et juga cœpta
[moveri
Sjlvarum.
(Vibo., JEn., VI, t. 256.)
« Le sol mugit sous ses pieds, et les fo-
» rets s'agitent sur la cime des monts. »
2. Corripit hic subilâ trepidus formidine
[ferrum.
(V. 290.)
i Emu d'une soudaine terreur, il saisit
» son épée. ■
3. Quale per incertain lunam sub luce malignî
Est iter in lilvis.
(V. 270.)
■ Tel on traverse les forêts à la trom-
» peuse clarté de la lune. »
4. ... tenues sine corpore vitas
... volitare cava sub imagine formœ.
(V. 293.)
« Et que ce sont des fantômes sans corps
> qui voltigent autour de lui. ■
5. Hue omnis turba ad ripas effu<a ruebat...
Haec omnis, quani cernis, ineps inhumataque
turba est.
(V. 305, 325.)
• Là se précipitait la foule des ombres...
»> cette foule ce sont les malheureux res-
• tés sans sépulture. »
6. Simul accipit alreo
Ingentem ^Enean...
i II reçoit dans son esquif le grand Enée.a
Fénelon s'est borné à dire ici ce que Vir-
gile a peint d'un trait admirable.
310 TÉLÉMAQUE.
» pharsan, roi de la superbe Babylone l. Tous les peuples de
» l'Orient tremblaient au seul bruit de mon nom ; je me fai-
» sais adorer par les Babyloniens, dans un temple de marbre,
» où j'étais représenté par une statue d'or, devant laquelle on
» brûlait nuit et jour les plus précieux parfums de l'Ethiopie a.
» Jamais personne n'osa me contredire sans être aussitôt puni :
» on inventait chaque jour de nouveaux plaisirs pour me ren-
» dre la vie plus délicieuse: J'étais encore jeune et robuste;
» hélas! que de prospérités ne me restait-il pas encore à
») goûter sur le trône ? Mais une femme que j'aimais, et qui ne
» m'aimait pas, m'a bien fait sentir que je n'étais pas dieu ; elle
» m'a empoisonné : je ne suis plus rien. On mit hier, avec
» pompe, mes cendres dans une urne d'or; on pleura; on s'ar-
» rac-ha les cheveux; on fit semblant de vouloir se jeter dans
» les flammes de mon bûcher pour mourir avec moi ; on va
» encore gémir au pied du superbe tombeau où l'on a mis mes
» cendres : mais personne ne me regrette ; ma mémoire est
» en horreur même dans ma famille; et ici-bas, je souffre déjà
» d'horribles traitements. »
Télémaque, touché de ce spectacle, lui dit : « Étiez-vous ve-
rt ritablement heureux pendant votre règne ?sentiez-vous cette
» douce paix sans laquelle le cœur demeure toujours serré et
» flétri au milieu des délices ? — Non, répondit le Babylonien ;
» je ne sais même ce que vous voulez dire. Les sages vantent
» cette paix comme l'unique bien : pour moi, je ne l'ai jamais
» sentie; mon cœur était sans cesse agité de désirs nouveaux
» de crainte et d'espérance. Je tâchais de m'étourdir moi-
» môme par l'ébranlement de mes passions; j'avais soin d'en-
» tretenir cette ivresse pour la rendre continuelle : le moindre
» intervalle de raison tranquille m'eût été trop amer. Voilà la
» paix dont j'ai joui3; toute autre me paraît une fable et un
» songe : voilà les biens que je regrette. »
En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme
lâche qui a été amolli parles prospérités, et qui n'est point ac-
coutumé à supporter constamment un malheur. Il avait au-
près de lui quelques esclaves qu'on avait fait mourir pour
honorer ses funérailles* : Mercure les avait livrés à Charon
i. Babylone t superbe, » grande en ; l'Egypte et de la Libye. — AïOwiuç, les
splendeur et en orgueil. Capitale du plus brûlés (aû0u>).
ancien empire du monde, fondée par N u . .. (p } t Raci
Nemrod, et dont il ne reste plus que des ■"«"«y y \ »
ruines dans l'Asie centrale. Ce person- Pas de Paix Pour r»«P>«; " la cherche, elle
nage fictif appartenait à l'époque du pre- •■ U1 '
uiier empire avant Sardanapale. 4. Ce fut toujours un usage barbare
2. Partie de l'Afrique située au sud de dans tout l'Orient, et même chez les Grecs;
LIVRE QUATORZIEME,
3H
avec leur roi, et leur avait donné une puissance absolue sur ce
roi qu'ils avaient servi sur la terre. Ces ombres d'esclaves ne
craignaient plus l'ombre de Nabopharsan; elles la tenaient en-
chaînée, et lui faisaient les plus cruelles indignités. L'un lui
disait : « N'étions-nous pas hommes aussi bien que toi? com-
» ment étais-tu assez insensé pour te croire un dieu ? et ne
» fallait il pas te souvenir que tu étais de la race des autres
» hommes? » Un autre, pour lui insulter, disait : « Tu avais
raison de ne vouloir pas qu'on te prît pour un homme; car
lu étais un monstre sans humanité. »
Un autre lui disait : « Hé bien! où sont maintenant tes flat-
teurs? Tu n'as plus rien à donner, malheureux! tu ne peux
plus faire aucun mal; te voilà devenu esclave de tes esclaves
» mêmes : les dieux ont été lents à faire justice; mais enfin ils
» la font l. »
A ces dures paroles, Nabopharsan se jetait te visage contre
terre, arrachant ses cheveux dans un excès de rage et de dé-
sespoir. Mais Charon disait aux esclaves : « Tirez-le par sa
» chaîne ; relevez-le malgré lui; il n'aura pas même la conso-
b lation de cacher sa honte; il faut que toutes les ombres du
» Styx en soient témoins, pour justifier les dieux, qui ont souf-
» fert si longtemps que cet impie régnât sur la terre. Ce n'est
» encore là, ô Babylonien, que le commencement de tes dou-
» leurs ; prépare-toi à être jugé par l'inflexible Minos, juge des
» enfers *. »
II. Pendant ce discours du terrible Charon, la barque tou-
chait déjà le rivage de l'empire de Pluton : toutes les ombres
accouraient pour considérer cet homme vivant qui paraissait
au milieu de ces morts dans la barque : mais, dans le moment
où Télémaque mit pied à terre, elles s'enfuirent, semblables
aux ombres de la nuit que la moindre clarté du jour dissipe.
Charon, montrant au jeune Grec un front moins ridé et des
on le voit dans Ilomère aux funérailles
de Patrocle.On croyait envoyer au mort
des esclaves pour le servir daus le séjour
des ombres. Du reste, Féneloa a déjà
rappelé deux fois celte coutume, pour la
mort d'Aceste, au livre I", et pour celle
de Sésostris, au livre II.
1. Tuut cela est beau, dranatique, et
d'une haute morale. Il ue faut pas oublier
que Fénelon écrit pour l'instruction d'un
prince, voilà pourquoi il met toujours des
rois eu scène pour servir d'exemple. Ici,
te sont préférableinent de mauvais rois
qui sont châtiés, et de la main de ceux
qui leur appartinrent, dont ils avaieut
été les tyrans sur la terre.
2. On a pensé que par Nabopharsan
Fénelon a voulu signifier Nabuchodono-
sor 11, dit le Grand, le même qui fit la
guerre aux Assyriens et aux Egyptiens,
s'empara de Jérusalem, fit jeter les com-
pagnons de Daniel daus la fournaise, et
fut changé en bête; mais la chronolo-
gie est loin de faire coïucider la prise de
Jérusalem avec celle de Troie.
312
TÊLÉMAQUE.
yeux moins farouches qu'à l'ordinaire, lui dit : « Mortel chéri
des dieux, puisqu'il t'est donné d'entrer dans ce royaume de
la Nuit, inaccessible aux autres vivants, hâte-toi d'aller où
les Destins t'appellent; va, par ce chemin sombre, au palais
de Pluton, que tu trouveras sur son trône; il te permettra
d'entrer dans les lieux dont il m'est défendu de te découvrir
le secret. »
Aussitôt Télémaque s'avance à grands pas : il voit de tous
côtés voltiger des ombres, plus nombreuses que les grains de
sable qui couvrent les rivages de la mer; et, dans l'agitation
de cette multitude infinie, il est saisi d'une horreur divine,
observant le profond silence de ces vastes lieux *. Ses cheveux
se dressent sur sa tête quand il aborde le noir séjour de l'im-
pitoyable Pluton; il sent ses genoux chancelants ; la voix lui
manque 2 ; et c'est avec peine qu'il peut prononcer au dieu ces
paroles : « Vous voyez, ô terrible divinité, le fils du malheu-
» reux Ulysse; je viens vous demander si mon père est des-
» cendu dans votre empire, ou s'il est encore errant sur la
» terre. »
Pluton était sur un trône d'ébène : son visage était pâle et
sévère ; ses yeux, creux et étincelants ; son front, ridé et mena-
çant : la vue d'un homme vivant lui était odieuse, comme la
lumière offense les yeux des animaux qui ont accoutumé de ne
sortir de leurs retraites que pendant la nuit8. A son côté pa-
raissait Proserpine, qui attirait seule ses regards, et qui sem-
blait un peu adoucir son cœur : elle jouissait d'une beauté
toujours nouvelle ; mais elle paraissait avoir joint à ces grâces
divines je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux*.
Aux pieds du trône était la Mort, pâle et dévorante, avec sa
faux tranchante qu'elle aiguisait sans cesse. Autour d'elle vo-
laient les noirs Soucis, les cruelles Défiances ; les Vengeances,
toutes dégoûtantes de sang, et couvertes de plaies; les Haines
injustes; l'Avarice, qui se ronge elle-même; le Désespoir, qui
se déchire de ses propres mains ; l'Ambition forcenée, qui ren-
verse tout; la Trahison, qui veut se repaître de sang, et qui
ne peut jouir des maux qu'elle a faits; l'Envie, qui verse son
1. Loca nocte «ilentia laie.
(V. 264.)
f Vaste séjour de la nuit et du silence, d
S. Sleteruntque comae, et vox faucibus haesit.
{jEn., 1. ii, v. 774.)
« Mes cheveux se dressent et la parole
» expire sur mes lèvres. »
3. La peinture des deux souverains des
enfers est énergique et d'une haute cou-
leur de style.
4. Proserpine, ou Persephone, fille de
Cérès, enlevée par Plutou dans les plai-
nes d'Enna en Sicile, fut longtemps cher-
chée par sa mère et obtint de passer six
mois de l'année auprès d'elle. Proserpine
est l'emblème du blé qui demeure tour
à tour sous la terre et à sa surface.
LIVRE QUATORZIÈME. 313
venin mortel autour d'elle, et qui se tourne en rage, dans
l'impuissance où elle est de nuire; l'Impiété, qui se creuse
elle-même un abîme sans fond, où elle se précipite sans espé-
rance; les Spectres hideux; les Fantômes, qui représentent les
morts pour épouvanter les vivants; les Songes affreux ; les In-
somnies, aussi cruelles que les tristes songes. Toutes ces ima-
ges funestes environnaient le flerPluton, et remplissaient le
palais où il habite. 11 répondit à Télémaque d'une voix basse
qui fit gémir le fond de l'Érèbe ! :
«Jeune mortel, les Destins t'ont fait violer cet asile sacré
» des ombres : suis ta haute destinée :je ne te dirai point où e.-t
» ton père; il suffit que tu sois libre de le chercher. Puisqu'il
» a été roi sur la terre, tu n'as qu'à parcourir, d'un côté,
» l'endroit du noir Tartare où les mauvais rois sont punis; de
» l'autre, les Champs-Elysées, où les bons rois sont récompen-
» ses. Mais tu ne peux aller d'ici dans les Champs-Elysées
» qu'après avoir passé par le Tartare; hâte-toi d'y aller et de
» sortir de mon empire. »
A l'instant Télémaque semble voler dans ces espaces vicies
et immenses; tant il lui tarde de savoir s'il verra son père, et
de s'éloigner de la présence horrible du tyran qui lient en
crainte les vivants et les morts. 11 aperçoit bientôt assez près
de lui le noir Tartare : il en sortait une fumée noire et épaisse,
dont l'odeur empestée donnerait la mort, si elle se répandait
dans la demeure des vivants. Cette fumée couvrait un fleuve
de feu2 et des tourbillons de flamme, dont le bruit, semblable
à celui des torrents les plus impétueux quand ils s'élancent
des plus hauts rochers dans le fond des abîmes, faisait qu'on
ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux.
Télémaque, secrètement animé par Minerve, entre sans
crainte dans ce gouffre. D'abord il aperçut un grand nombre
d'hommes qui avaient vécu dans les plus basses conditions, et
qui étaient punis pour avoir cherché les richesses par des frau-
des, des trahisons et des cruautés. Il y remarqua beaucoup
d'impies hypocrites, qui, faisant semblant d'aimer la religion,
s'en étaient servis comme d'un beau prétexte pour contenter
leur ambition, et pour se jouer des hommes crédules ; ces
hommes, qui avaient abusé de la vertu même , quoiqu'elle
soit le plus grand don des dieux, étaient punis comme les plus
scélérats de tous les hommes. Les enfants qui avaient égorgé
leurs pères et leurs mères, les épouses qui avaient trempé les
1. a L'Erèbe; » issu du Chaos et des i 2. Ce fleuve de feu était le Phlégé-
Téi êtres, père de la Nuit: pris daus le thon, du grec ï\iT£9ouai (çM-rw), brûler,
sens de l'eufer lui-même. \
TÉLÉilAQUli 14
314 TÉLÉMAQUE.
mains dans le sang de leurs époux, les traîtres qui avaient livré
leur patrie après avoir violé tous les serments, souffraient des
peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des
enfers1 l'avaient ainsi voulu ; et voici leur raison : c'est que
les hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme lo
reste des impies; ils veulent encore passer pour bons, et font,
par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plusse fier à la
véritable. Les dieux, dont ils se sont joués, et qu'ils ont rendus
méprisables aux hommes, prennent plaisir à employer toute
leur puissance pour se venger de leurs insultes.
Auprès de ceux-ci paraissaient d'autres hommes que le vul-
gaire ne croit guère coupables, et que la vengeance divine
poursuit impitoyablement : ce sont les ingrats, les menteurs,
les flatteurs qui ont loué le vice; les critiques malins qui ont
tâché de flétrir la plus pure vertu; enfin, ceux qui ont juge
témérairement des choses sans les connaître à fond, et qui par
là ont nui à la réputation des innocents2. Mais, parmi toutes
les ingratitudes, celle qui était punie comme la plus noire,
c'est celle où l'on tombe contre les dieux. « Quoi donc! disait
» Minos, on passe pour un monstre quand on manque de rc-
» connaissance pour son père, ou pour son ami de qui on a
j» reçu quelques secours; et on fait gloire d'être ingrat envers
» les dieux, de qui on tient la vie et tous les biens qu'elle ren-
» terme! Ne leur doit-on pas sa naissance plus qu'au père
» môme de qui on est né 3? Plus tous ces crimes sont impunis
» et excusés sur la terre, plus ils sont dans les enfers Fobjet
» d'une vengeance implacable à qui rien n'échappe. »
Télémaque, voyant les trois juges qui étaient assis et qui
condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient *es
crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s'écria : « Je
» n'ai jamais fait aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir à faire
» du bien; j'ai été magnifique, libéral, juste, compatissant: que
» peut on me reprocher? » Alors Minos lui dit : « On ne te rc-
» proche rien à l'égard des hommes; mais ne devais-tu pas
» moins aux hommes qu'aux dieux ? Quelle est donc cette jus-
» tice dont lu te vantes ? Tu n'as manqué à aucun devoir envers
» les hommes, qui ne sont rien; tu as été vertueux : mais tu
1. Minos, roi de Crèle ; Éaque, aïeul | ments téméraires dont les effets peuvent
d'Achille ; Rhadamaute, frère de Mi- j être si funestes.
3. Là se trouvent punis ceux qui ont
négligé la religion, les ingrats qui ont
méconnu ce qu'ils doivent à Dieu. Vir-
gile, dans l'épisode de Salmonée, avait
bien puni la révolte, mais non pas le
manquement aux devoirs relatifs au
culte.
nos.
2. Fénelon va plus loin que ses de-
vanciers dans la recherche des crimes
et des vices. Il mentionne ici non pas
seulement la calomnie, mais encore la
médisance en matière grave , les juge-
LIVRE QUATORZIÈME.
315
» as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui
» te l'avaient donnée; car tu voulais jouir du fruit de la pro-
» pre vertu, et te renfermer en toi-même : tu as été ta divi-
» nité. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui n'ont rien fait
» que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs dioifs : tu
» lésas oubliés, ils t'oublieront; ils te livreront à toi-même,
» puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche
donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton pro-
pre cœur1. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels
tu as voulu plaire ; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton
idole : apprends qu'il n'y a point de véritable vertu sans le
respect et l'amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse
» vertu, qui a longtemps ébloui les hommes faciles*à tromper,
» va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des
» vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont
» aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière di-
» vine renverse tous leurs jugements superficiels, elle con-
» damne souvent ce qu'ils admirent et justifie ce qu'ils con-
» damnent8. »
A ces mots ce philosophe, comme frappé d'un coup de fou-
dre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu'il
avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage,
et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue
de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son supplice 3 :
il se voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la vanité des
jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans loutes
ses actions : il se fait une révolution universelle de tout ce qui
est au dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses en-
trailles; il ne se trouve plus le même : tout appui lui manque
dans son cœur; sa conscience, dont le témoignage lui avait
été si doux, s'élève contre lui, et lui reproche amèrement
l'égarement et l'illusion de toutes ses vertus, qui n'ont point eu
le culte de la divinité pour principe et pour fin : il est troublé,
consterné, plein de honte, de remords et de désespoir. Les
Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur suffit de
l'avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge assez
les dieux méprisés. 11 cherche les lieux les plus sombres
pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-
i. Ce langage est chrétien, la sa-
gesse païenne se contente des vertus de
l'honnête homme; elle ne s'inquiète pas
de donner a ses vertus le couronnement
de la piété.
2. Saint Augustin, parlant des vertueux
sans religion, a dit ce mot : mercedem
suam receperunt, vani,vcnam, «vains, ils
ont reçu leur récompense, vaine comme
eux.»
3. Pensée profonde : le coupable,
après le jugement, voit son propre cœur,
et il trouve en cela son supplice; son pre-
mier tourment est «de se voir toujours.»
31G
TELÉMAQUE.
même; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver: une
lumière importune le poursuit partout; partout les rayons
perçants de la vérité vont venger la vérité qu'il a négligé de
suivre. Tout ce qu'il a aimé lui devient odieux, comme étant
la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir, il dit en
lui-même : « 0 insensé ! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les
hommes, ni moi-même! Non, je n'ai rien connu, puisque je
n'ai jamais aimé l'unique et véritable bien : tous mes pas ont
été des égarements; ma sagesse n'était que folie; ma vertu n'é-
tait qu'un orgueil impie et aveugle : j'étais moi-même mon
idole *. »
Enfin, Télémaque aperçut les rois qui étaient condamnés
pour avoir abusé de leur puissance. D'un côté, une Furie ven-
geresse leur présentait le miroir, qui leur montrait toute la
difformité de leurs vices : là, ils voyaient et ne pouvaient s'em-
pêcher de voir leur vanité grossière et avide des plus ridicules
louanges, leur dureté pour les hommes, dont ils auraient dû
faire la félicité; leur insensibilité pour la vertu; leur crainte
d'entendre la vérité; leur inclination pour les hommes lâches
et flatteurs; leur inapplication, leur mollesse, leur indolence,
leur défiance déplacée, leur faste, et leur excessive magnifi-
cence fondée sur la ruine des peuples ; leur ambition pour
acheter un peu de vaine gloire par le sang de leurs citoyens;
enfin, leur cruauté qui cherche chaque jour de nouvelles
délices parmi les larmes et le désespoir de tant de malheureux.
Ils se voyaient sans cesse dans ce miroir : ils se trouvaient plus
horribles et plus monstrueux que ni la Chimère* vaincue par
Bellérophon8, ni l'hydre de Lerne4 abattue par Hercule, ni
Cerbère8 même, quoiqu'il vomisse, de ses trois gueules béan-
tes, un sang noir et venimeux, qui est capable d'empester
toute la race des mortels vivants sur la terre.
En même temps, d'un autre côté, une autre Furie leur ré-
pétait avec insulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur
avaient données pendant leur vie, et leur présentait un autre
miroir, où ils se voyaient tels que la flatterie les avait dé-
peints : l'opposition de ces deux peintures, si contraires, était
1. « J'étais moi-même mon idole; »
s'adorer soi-même, le dernier degré de
l'admiration de soi.
2. « La Chimère, » née du géant Ty-
phon et d'Echidna, avait la tète d'un lion,
la queue d'un dragon, et le corps d'une
chèvre; elle vomissait des flammes.
3. Roi d'Epire, qui tua la Chimère.
4. Serpenta sept têtes, qui renaissaient
à mesure qu'elles étaient coupées. Sou«
venir du lac ou marais de ce nom, situé
dans l'Argolide, et qu'Hercule avait des-
séché.
5. Cerbère, le chien des enfers, qui
en gardait l'entrée, avait trois gueules.
Ceite phrase s'allonge péniblement et
sur un détail qui est inutile en cet en-
droit. L'image est empruntée à Horace.
LIVRE QUATORZIÈME.
317
le supplice de leur vanité. On remarquait que les plus mé-
chants d'entre ces rois étaient ceux à qui on avait donné les
plus magnifiques louanges pendant leur vie, parce que les
méchants sont plus craints que les bons, et qu'ils exigent sans
pudeur les lâches flatteries des poètes et des orateurs de leur
temps.
On les entend gémir dans ces profondes ténèbres, où ils ne
peuvent voir que les insultes et les dérisions qu'ils ont à souf-
frir; ils n'ont rien autour d'eux qui ne les repousse, qui ne
les contredise, qui ne les confonde. Au lieu que, sur la terre,
ils se jouaient de la vie des hommes, et prétendaient que tout
était fait pour les servir; dans le Tartare, ils sont livrés à lou
les caprices de certains esclaves qui leur font sentir à leur tour
une cruelle servitude : ils servent avec douleur, et il ne leur
reste aucune espérance de pouvoir jamais adoucir leur capti-
viié; ils sont sous les coups de ces esclaves, devenus leurf
tyrans impitoyables, comme une enclume est sous les coups
des marteaux des Cyelopes, quand Vulcaiu les presse de tra-
vailler dans les fournaises ardentes du mont Etna.
Là, Télémaque aperçut des visages pâles, hideux et conster-
nés. C'est une tristesse noire qui ronge ces criminels; ils ont
horreur d'eux-mêmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer
de cette horreur que de leur propre nature. Ils n'ont point
besoin d'autre châtiment de leurs fautes, que leurs fautes
mêmes; ils les voient sans cesse dans toute leur énormité;
elles se présentent à eux comme des spectres horribles; elles
les poursuivent *. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort
plus puissante que celle qui les a séparés de leurs corps. Dans le
désespoir où ils sont, ils appellent à leur secours une mort qui
puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux;
ils demandent aux abîmes de les engloutir 2 pour se dérober
aux rayons vengeurs de la Vérité qui les persécute : mais ils
sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte,
et qui ne tarira jamais. La Vérité qu'ils ont craint de voir fait
I. Fénelon n'a pas cherché à repro-
duire les tableaux de supplices sensibles
infligés aux coupables dans le Tartare,
supplices qui dans Homère et Virgile ont
donné iieu à des vers si effrayants et si
beaux; il s'est attaché de préférence au
6upplice moral, au désespoir qu'éprou-
vent ces âmes, en considérant le bonheur
qu'elles ont perdu, i Rien n'est plus
terrible, dit Villemain, dans sou Essai
sur Fénelon, que les tortures mora-
les qu'il place dans le cœur de* cotisa
blés; et, pour rendre ces inexprimables
dou'eurs, son style acquiert un degré
d'énergie que l'on n'attendait pas de
lui, et que l'on ne trouve dans aucun
autre. »
2. Imitation évidente des livres
saints. Les coupables voudraient mourir,
mais en vain. Ils demandent inutilement
aux abîmes de les engloutir : * Monta
gnes, tombez sur nous. 1 Ils vivent e&
ils vivront toujours pour leur supplice:
u«i\»iis aarum non morilur.
318 TÊLÉMAUUE.
leur supplice; ils la voient, et n'ont des yeux que pour la voir
s'élever contre eux; sa vue les perce, les déchire, les arrache
à eux-mêmes : elle est comme la foudre; sans rien détruire
au dehors, elle pénètre jusqu'au fond des entrailles. Semblable
à un métal dans une fournaise ardente, l'Ame est comme fon-
due par ce feu vengeur l; il ne laisse aucune consistance, et ne
consume rien : il dissout jusqu'aux premiers principes de la
vie, et on ne peut mourir. On' est arraché à soi ; on n'y peut
plus trouver ni appui ni repos pour un seul instant : on ne vit
plus que par la rage qu'on a contre soi-même, et par une perle
de toute espérance qui rend forcené.
Parmi ces objets, qui faisaient dresser les cheveux de Télc-
maque sur sa tête, il vit plusieurs des anciens rois de Lydie 2,
qui étaient punis pour avoir préféré les délices d'une vie molli:
au travail qui doit être inséparable de la royauté pour le sou-
lagement des peuples.
Ces rois se reprochaient les uns aux autres leur aveugle-
ment. L'un disait à l'autre, qui avait été son fils : « Ne vous
» avais-je pas recommandé souvent, pendant ma vieillesse et
» avant ma mort, de réparer les maux que j'avais faits par
» ma négligence?» Le fils répondait :« 0 malheureux père ! c'est
» vous qui m'avez perdu! c'est votre exemple qui m'a accou-
rt tumé au faste, à l'orgueil, à la volupté, à la dureté pour les
» hommes! En vous voyant régner avec tant de mollesse, avec
» tant de lâches flatteurs autour de vous, je me suis accoutumé
n à aimer la flatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste des
» hommes était, à l'égard des rois, ce que les chevaux et les
» autres bêtes de charge sont à l'égard des hommes, c'est-à-
» dire des animaux dont on ne fait cas qu'autant qu'ils ren-
» dent des services, et qu'ils rendent de commodités3. Je l'ai
» cru; c'est vous qui me l'avez fait croire; et maintenant
» je souffre tant de maux pour \ ous avoir imité ! » A ces repro-
ches, ils ajoutaient les plus affreuses malédictions, et parais-
saient animés de rage pour s'entre-déchirer.
Autour de ces rois voltigeaient encore, comme des hiboux
dans la nuit, les cruels Soupçons, les vaines Alarmes, les Dé-
fiances, qui vengent les peuples de la dureté de leurs rois,
la Faim insatiable des richesses, la Fausse Gloire toujours
tyrannique, et la Mollesse lâche qui redouble tous les
1. Comparaison d'une force singulière. | 3. Beaux sentiments sur l'égalité pri-
2. Avant Crcsus, qui fut, au temps de mitive des hommes, depuis le roi jus-
C\rus, le dernier roi de cette région de | qu'à l'esclave.
rÂ-ie Mineure.
LIVRE QUATORZIÈME.
319
maux qu'on soufTre, sans pouvoir jamais donner de solides
plaisirs.
On voyait plusieurs de ces rois sévèrement punis, non pour
les maux qu'ils avaient faits, mais pour les biens qu'ils auraient
dû faire. Tous les crimes des peuples, qui viennent de la né-
gligence avec laquelle on fait observer les lois, étaient impu-
tés aux rois, qui ne doivent régner qu'afin que les lois régnent
par leur ministère. On leur imputait aussi tous les désordres
qui viennent du faste, du luxe, de tous les autres excès qui
jettent les hommes dans un état violent, et dans la tentation
de mépriser les lois pour acquérir du bien. Surtout on traitait
rigoureusement les rois qui, au lieu d'être de boni et vigi-
lants pasteurs des peuples ', n'avaient songé qu'à ravager le
troupeau comme des loups dévorants.
Mais, ce qui consterna davantage Télémaque, ce fut de voir,
dans ceJ abîme de ténèbres et de maux, un grand nombre de
rois qui avaient passé sur la terre pour des rois assez bons.
Ils avaient été condamnés aux peines du Tartare, pour s'être
laissé gouverner par des hommes méchants et artificieux. Ils
étaient punis par les maux qu'ils avaient laissé faire par leur
autorité. De plus, la plupart de ces rois n'avaient été ni bons
ni méchants, tant leur faiblesse avait été grande; ils n'avaient
jamais craint de ne connaître point la vérité ; ils n'avaient
point eu le goût de la vertu, et n'avaient pas mis leur plaisir
à faire du bien 2.
Lorsque Télémaque sortit de ces lieux, il se sentit soulagé,
comme si on avait ôté une montagne de dessus sa poitrine :
il comprit, par ce soulagement, le malheur de ceux qui y
étaient renfermés sans espérance d'en sortir jamais. 11 était
effrayé de voir combien les rois étaient plus rigoureusement
tourmentés que les autres coupables. « Quoi! disait-il, tant de
» devoirs, tant de périls, tant de pièges, tant de difficulté de
» connaître la vérité pour se défendre contre les autres et
» contre soi-même; enfin, tant de tourments horribles dans
» les enfers; après avoir été si agité, si envié, si traversé dans
» une vie courte ! Oh ! insensé celui qui cherche à régner! Heu-
» reux celui qui se borne à une condition privée et paisible,
» où la vertu lui est moins difficile. »
1. Selon l'expression grecque, si fré-
quente dans Homèie, itoî|<.tvc; \aû>v. —
« Vigilants» est uue juste epithète. Fé-
nelon, comme nous lavons déjà vu, ne
perd jamais l'occasion de rappeler à sou
élève que les rois sont faits pour les peu-
ples, et non les peuples pour les rois.
2. Morale très-haute. Il ne suffît pas
de ne pas faire de mal, il faut faire le
bien; ce n'est pas assez de ne pas violer
la vertu, il faut l'aimer en avoir i le
goût. 1
320
TELEMAQUE.
Ea faisant ces réflexions, il se troublait au dedans de lui-
môme : il frémit, et tomba dans une consternation qui loi
fit sentir quelque chose du désespoir de ces malheureux qu'il
venait de considérer. Mais, à mesure qu'il s'éloigna de ce
triste séjour des ténèbres, de l'horreur et du désespoir, son
courage commença peu à peu à renaître : il respirait, et
entrevoyait déjà de loin la douce et pure lumière du séjour
des héros '.
III. C'est dans ce lieu qu'habitaient tous les bons rois qui
avaient jusqu'alors gouverné sagement les hommes: ils étaient
séparés du reste des justes. Comme les méchants princes souf-
fraient, dans le Tartare, des supplices infiniment plus rigou-
reux que les autres coupables d'une condition privée, aussi les
bons rois jouissaient, dans les Champs Ëlysées, d'un bonheur
infiniment plus grand que celui du reste des hommes qui
avaient aimé la vertu sur la terre8.
Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bo-
cages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleu-
ris; mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux
lieux, et y faisaient sentir une délicieuse fraîcheur; un nom-
bre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leur
doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps
qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'au-
tomne qui pendaient des arbres. Là, jamais on ne ressentit les
ardeurs de la furieuse Canicule ; là, jamais les noirs Aquilons
n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la
Guerre altérée de sang, ni la cruelle Envie qui mord d'une
dent venimeuse, et qui porte des vipères entortillées dans son
sein et autour de ses bras, ni les Jalousies, ni les Détiances, ni
la Crainte, ni les vains Désirs n'approchent jamais de cet heu-
reux séjour de la paix 3. Le jour n'y finit point, et la nuit,
avec ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure et
douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les
environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lu-
mière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire
les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres;
1 . Transition heureusement ménagée ;
Télémaque, sortant du Tartare, ne voit
pas de suite la lumière, il « l'entrevoit «
seulement.
2. Tout cela n'est pas sans quelque
exagération. Pourquoi montrer les rois
plus durement châtiés ou jouissant, après
>eur vie, d'un bonheur infiniment plus
grand que celui des autres hommes ?
3. Avant de peindre le bonheur des
justes, Kénelon représente le lieu de
délices dans lequel ils vivent; c'est un
bocage, un jardin, le souvenir de l'Eden.
On peut comparer ce passage avec la
description du Paradis terrestre dans
MiltoD.
LIVRE QUATORZIÈME.
321
c'est plutôt une gloire céleste 1 qu'une lumière : elle pénè-
tre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons
du soleil ne pénètrent le plus pur cristal : elle n'éblouit ja-
mais; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le
fond de L'âme je ne sais quelle sérénité; c'est d'elle seule
que ces hommes bienheureux sont nourris ; elle sort d'eux
et elle y entre; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme
les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent,
ils la respirent; elle fait naître en eux une source intaris-
sable de paix et de joie : ils sont plongés dans cet abime de
joie, comme les poissons dans la mer 2. ils ne veulent plus
rien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure
apaise la faim de leur cœur3, tous leurs désirs sont rassasiés,
et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hom-
mes vides et affamés* cherchent sur la terre: toutes les délices
qui les environnent ne sont rien, parce que le comble de leur
félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment
pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels
que les dieux, qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne dai-
gneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur pré-
senterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous
les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles : la Mort, la
Maladie, la Pauvreté, la Douleur, les Regrets, les Remords, les
Craintes, les Espérances mêmes, qui coûtent souvent autant de
peines que les Craintes, les Divisions, les Dégoûts, les Dépits, ne
peuvent y avoir aucune entrée.
Les hautes montagnes de Thrace, qui de leur front couvert
de neige et de glace depuis l'origine du monde, fendent les
nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre
de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient
pas môme être émus 5. Seulement ils ont pitié des misères
qui accablent les hommes vivants dans le monde ; mais c'est
une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable
1. t Une gloire céleste, » une auréole;
idée et expression chrétiennes.
2. Tout cet idéal de la lumière qui
pénètre les corps glorieux de ces justes
et qui est leur aliment, est de la plus
grande beauté : le style aussi est pur,
transparent comme le cristal ; il brille, il
rayonne d'une ineffable clarté.
3. « La faim de leur cœur. • Il faut,
enseigne le Sauveur, avoir • faim et soif
> de la justice. »
4. t Hommes vides et affamés, i vides
de vertus et qui en ont faim.
5. Cette phrase a toujours été admi-
rée pour la sublime sérénité dont elle
porte l'empreinte, et aussi pour l'art pit-
toresque de sa construction. Elle rap-
pelle, sous quelques rapports, les vers si
connus d'Horace :
Juslum et lenacera propositi virum...
Si fractus illabatur oi bis,
Impavidum lerient ruina.
(Orf.,1. III, m.)
« L'homme juste et ferme dans ses pro-
• jets n'est jamais ébranlé; si le monde
» s'écroule sur sa tète, les débris le frap-
» peront sans l'effrayer.
14.
322
TÉLÉMAQUE.
félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une
gloire toute divine est peinte sur leurs visages ; mais leur joie
n'a rien de folâtre ni d'indécent; c'est une joie douce, noble,
pleine de majesté ; c'est un goût sublime de la vérité et de la
vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, à chaque
moment, dans le môme saisissement de cœur où est une more
qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie,
qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de
ces hommes; jamais elle ne languit un instant ; elle est tou-
jours nouvelle pour eux : ils ont le transport de l'ivresse, sans
en avoir le trouble et l'aveuglement *.
Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce
qu'ils goûtent : ils foulent à leurs pieds les molles délices et
les vaines grandeurs de leur ancienne condition qu'ils déplo-
rent ; ils repassent 2 avec plaisir ces tristes, mais courtes années
où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre
le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons; ils ad-
mirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par
la main, à la vertu, au travers de tant de périls a. Je ne sais
quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs,
comme un torrent de la divinité môme qui s'unit à eux * ; ils
voient, ils goûtent; ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront
toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux,
et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pen-
sée un seul cœur : une même félicité fait comme un flux et
reflux dans ces âmes unies.
Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapide-
ment que les heures parmi les mortels; et cependant mille et
mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nou-
velle et toujours entière. Ils régnent tous ensemble, non sur
des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en
eux-mêmes, avec une puissance immuable5; car ils n'ont plus
besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un
peuple vil et misérable. Ils ne portent plusecsvains diadèmes
dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis : les dieux
1 . La beauté de ces images et leur su-
blimité va croissant. Jamais les poètes
anciens n'auraient trouvé de telles idées.
2. a Ils repassent, s dans leur mé-
moire.
3. Toute invention profane a disparu
ici. Fénelon est bien loin des Champs
Elyséeset de l'Olympe; c'est le Ciel des
chrétiens qu'il célèbre, et dont il essaye
de faire pressentir les joies.
4. Réminiscence des Livres saints.
« En Dieu nous vivons, en Dieu nous
sommes, » notre auteur se souvient de
ce passage de l'Écriture quand il décrit
ce « torrent de la divinité qui coule dans
le cœur » des justes.
5. Remarquez la beauté de ce nombre,
si calme et si majestueux; l'artifice des
vers pourrait-il rien ajouter à celte
prose?
LIVRE QUATORZIEME.
323
mêmes les ont couronnés de leurs propres mains, avec des
couronnes que rien ne peut flétrir '.
Télémaque, qui cherchait son père, et qui avait craint de le
trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goût de paix et
de félicité, qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait
d'être contraint lui-même de retourner ensuite dans la so-
ciété des mortels. «C'est ici, disait-il, que la véritable vie se
trouve, et la nôtre n'est qu'une mort 2. » Mais ce qui l'étonnait
était d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare, et d'en voir
si peu dans les Champs Élysées. Il comprit qu'il y a peu de
rois assez fermes et assez courageux pour résister à leur pro-
pre puissance, et pour rejeter la flatterie de tant de gens
qui excitent toutes leurs passions. Ainsi, les bons rois sont
très-rares; et la plupart sont si méchants, que les dieux ne
seraient pas justes, si, après avoir souffert qu'ilsaient abusé de
leur puissance pendant la vie, ils ne les punissaient après leur
mort.
IV. Télémaque ne voyant point son père Ulysse parmi tous ces
rois, chercha du moins des yeux le divin Laërte 8, son grand-
père. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard
vénérable et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieillesse
ne ressemblait point à celle des hommes que le poids des
années accable sur la terre; on voyait seulement qu'il avait
été vieux avant sa mort : c'était un mélange de tout ce que la
vieillesse a de grave, avec toutes les grâces de la jeunesse * ;
car ces grâces renaissent même dans les vieillards les plus
caducs, au moment où ils sont introduits dans les Champs-
Elysées. Cet homme s'avançait avec empressement, et regar-
dait Télémaque avec complaisance, comme une personne qui
lui était fort chère. Télémaque, qui ne le reconnaissait point,
était en peine et en suspens.
a Je te pardonne, ô mon cher fils, lui dit le vieillard, de ne
» me point reconnaître; je suis Arcésius, père de Laërte. J'a-
» vajs fini mes jours un peu avant qu'Ulysse, mon petit-fils,
» partît pour aller au siège de Troie ; alors tu étais encore un
1 . On ne sait ce qu'il faut le plus ad-
mirer, ou de la splendeur des images ou
de la pénétrante harmonie qui se fait
sentir dans cette phrase.
2. Ce que Cicéron appelle quelque
part, vila vere vitalis, la seule vie qui
soit digne d'être appelée de ce uom,
d être vécue.
3. L^ërle n'était pas mort; il vivait
dans Ithaque, et il devait voir réunis
son fils et son petit-lils.
4. L'auteur suppose que les caraclè'
res de l'âge persistent chez les morts,
qui sont vieux ou jeunes, selon l'époque
à laquelle ils sont arrivés. Une telle sup-
position paraît nécessaire pour la poésie.
Dans tous les cas, il idéalise d'une ma-
nière admirable les vieillards que la
vertu a couronnés.
324
TELÊMAQUE.
» petit enfant entre les bras de ta nourrice : dus lors j'avais
» conçu de toi de grandes espérances; elles n'ont point été
» trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume
» de Pluton pour chercher ton père, et que les dieux te sou-
» tiennent dans celte entreprise. 0 heureux enfant, les dieux
» t'aiment, et le préparent une gloire égale à celle de (on
» père ! 0 heureux moi-même de te revoir 1 Cesse de chercher
» Ulysse en ces lieux, il vit encore, et il est réservé pour re-
» lever notre maison dans l'île d'Ithaque. Laërte même, quoi-
» que le poids des années l'ait abattu, jouit encore de la lu-
» mière, et attend que son fils revienne lui fermer les yeux,
» Ainsi les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouis-
» sent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds.
» Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes
» d'un fleuve rapide: rien ne peut arrêter le Temps, qui en-
» traîne après lui tout ce qui parait le plus immobile *. Toi-
» même, ô mon fils ! mon cher fils ! loi-même, qui jouis main-
» tenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs,
» souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera
* presque aussitôt séchée qu'éclose 2. Tu te verras changer
» insensiblement : les grâces riantes, les doux plaisirs, la
» force, la santé, la joie, s'évanouiront comme un songe; il
» ne t'en restera qu'un triste souvenir : la vieillesse languis-
» santé et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, cour-
» ber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton
» cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire
» craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la
» douleur 3. Ce temps te paraît éloigné: hélas ! tu te trompes,
» mon fils; il se hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec
» tant de rapidité n'est pas loin de toi ; et le présent qui s'en-
» fuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment
» que nous parlons *, et ne peut plus se rapprocher. Ne
» compte donc jamais, mon fils, sur le présent; mais sou-
» tiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue
» de l'avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l'amour
» delà justice, une place dans cet heureux séjour de la paix.
i . On a souvent comparé les généra-
tions des hommes à des fleurs ou aux
ondes d'un fleuve rapide ; mais nulle
part avec plus d'élégance et de charme
mélancolique que dans ces lignes de
Fénelon.
2. Élégance exquise, tendresse sereine
et charmante 1
3. Succession d'incises d'un admirable
sens, harmonie croissante, gradation dans
les idées, énergique restriction dans ce
trait: « excepté à la douleur. »
4. Fugit hora ; hoc quod loquor inde est.
(Pkhsb, sat. V. v 153.)
i L'heure fuit; ce que je dis est déjà
o loin. » Et Boileau :
Le moment où je parle est déjà loin de moi,
(Ep. m.)
LIVRE QUATORZIEME.
325
» Tu verras enfin bientôt ton père reprendre l'autorité
» dans Ithaque. Tu es né pour re'gner après lui ; mais, hélas !
» ô mon fils, que la royauté est trompeuse ! ! Quand on la
» regarde de loin, on ne voit que grandeur, éclat et délices;
» mais de près tout est épineux. Un particulier peut, sans
» déshonneur, mener une vie douce et obscure. Un roi ne
» peut, sans se déshonorer, préférer une vie douce et oisive
» aux fonctions pénibles du gouvernement : il se doit à
» tous les hommes qu'il gouverne ; il ne lui est jamais per-
» mis d'être à lui-même : ses moindres fautes sont d'une con-
> séquence infinie, parce qu'elles causent le malheur des
» peuples, et quelquefois pendant plusieurs siècles : il doit
» réprimer l'audace des méchants, soutenir l'innocence,
» dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de ne faire
» aucun mal; il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont
» l'État a besoin. Ce n'est pas assez de faire le bien par soi-
» môme; il faut encore empêcher tous les maux que d'autres
«feraient, s'ils n'étaient retenus. Crains donc, mon fils,
» crains une condition si périlleuse : arme-toi de courage
» contre toi-même2, contre tes passions, et contre les flat-
» teurs. »
En disant ces paroles, Arcésius paraissait animé d'un feu
divin, et montrait à Télémaqueun visage plein de compassion
pour les maux qui accompagnent la royauté. «Quand elle est
» prise, disait-il, pour se contenter soi-même, c'est une mons-
» trueuse tyrannie; quand elle est prise pour remplirses devoirs
» et pour conduire un peuple innombrable comme un père
» conduit ses enfants, c'est une servitude accablante qui de-
» mande un courage et une patience héroïque. Aussi est-il
» certain que ceux qui ont régné avec une sincère vertu
» possèdent ici tout ce que la puissance des dieux peut donner
» pour rendre une félicité complète. »
Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, ses paroles entraient
jusqu'au fond du cœur de Télémaque : elles s'y gravaient
comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'airain les
figures ineffaçables qu'il veut montrer aux yeux de la plus
reculée postérité. Ces sages paroles étaient comme une flamme
subtile qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque;
il se sentait ému et embrasé ; je ne sais quoi de divin sem-
1. Arcésius, après avoir dit ces paroles,
qui s'adressent à la jeunesse de toutes
les conditions, recommence à parler à
Télémaque comme à ua fils de roi,
comme à un homme destiné à régner.
2. Vincere se ipsum; une maxime qui
n'était pas étrangère à la sagesse an-
tique.
326
TÉLÉMAQUE.
blnit fondre son cœur au dedans de lui '. Ce qu'il portait dans
la partie la plus intime de lui-même le consumait secrèle-
ment ; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résis-
ter à une si violente impression : c'était un sentiment vif et
délicieux, qui était mêlé d'un tourment capable d'arracher la
vie.
Ensuite Télémaque commença à respirer plus librement.
Il reconnut dans le visage d'Arcésius une grande ressemblance
avec I.aërte ; il croyait même se ressouvenir confusément d'a-
voir vu en Ulysse, son père, des traits de cette même ressem-
blance, lorsque Ulysse partit pour le siège de Troie. Ce ressou-
venir attendrit son cœur; des larmes douces et mêlées de joie
coulèrent de ses yeux: il voulut embrasser une personne si
chère; plusieurs fois il l'essaya inutilement: celte ombre vaine
échappa à ses embrassements, comme un songe trompeur se
dérobe à l'homme qui croit en jouir. Tantôt la bouche altérée
de cet homme dormant poursuit une eau fugitive; tantôt ses
lèvres s'agitent pour former des paroles que sa langue engour-
die ne peut proférer; ses mains s'étendent avec effort, et ne
prennent rien : ainsi Télémaque ne peut contenter sa tendresse ;
il voit Arcésius, il l'entend, il lui parle, il ne peut le loucher.
Enfin il lui demande qui sont ces hommes qu'il voit autour de
lui.
V. « Tu vois, monfilSjlui répondit le sage vieillard, les hom-
mes qui ont été l'ornement de leurs siècles, la gloire et le
bonheur du genre humain. Tu vois le petit nombre de rois qui
ont été dignes de l'être, et qui ont fait avec fidélité la fonction
des dieux sur la terre. Ces autres que tu vois assez près
d'eux, mais séparés par ce petit nuage, ont une gloire beau-
coup moindre : ce sont des héros à la vérité ; mais la récom-
pense de leur valeur et de leurs expéditions militaires ne
peut être comparée avec celle des rois sages, justes etbienfai-
sanls.
» Parmi ces héros 2, tu vois Thésée, qui a le visage un peu
(riste : il a ressenti le malheur d'être trop créTdule pour une
1. Imitation de l'Écriture. « Ne sen-
tiez-vous pas, quand il vous parlait, votre
cœur embrasé?» s'écrient les disciples
après avoir quitté le Maître à Emmaiis.
2. Fénelon va passer eu revue tous les
héros qui se sont signalés avant Télé-
maque par leurs exploits ou par leurs
vertus pacifiques. Cette revue n'a pas la
magnificence de celle de Virgile; mais
elle l'emporte en ce que, dans Virgile,
les personnages qu'Auchise fait connaî-
tre à Enée n'ont pas eu la vie, et ne sont
que les images ou les âmes procréées de
ceux qui vivront aptes lui, et doivent
être ses descendants. Cela n'est ni aussi
vraisemblable ni aussi intéressant que
de voir, comme ici, ceux qui ont vécu et
qui ont reçu leur récompense.
LIVRE QUATORZIÈME. 327
femme artificieuse, etilest encore affligé d'avoir si injustement
demandé à Neptune la mort cruelle de son fils Hippolyte:
heureuxs'il n'eût point été si piompt, et si facile à irriter1 !
Tu vois aussi Achille appuyé sur sa lance à cause de celle
blessure qu'il recul au talon, de la main du lâche Paris, et
qui finit sa vie 2. S'il eût été aussi sage, jusle et modéré, qu'il
était intrépide, les dieux lui auraient accordé un long règne;
mais ils ont eu pitié desl'hthiolcs et des Dolopes3, sur lesquels
il devait naturellement régner après Pelée * : ils n'ont pas
voulu livrer tant de peuples à la merci d'un homme fougueux,
et plus facile à irriter que la mer la plus orageuse. Les Par-
ques ont accourci le fil de ses jours; il a été comme une fleur
à peine éclose que le tranchant de la charrue coupe, et qui
tombe avant la fin du jour où on l'avait vue naîlre. Les dieux
n'ont voulu s'en servir que comme des torrents et des tem-
pêtes, pour punir les hommes de leurs crimes 8; ils ont fait
servir Achille à abattre les murs de Troie, pour "venger le par-
jure de Laomédon 6 et les injustes amours de Paris 7. Après
avoir employé ainsi cet instrument de leurs vengeances, ils
se sont apaisés, et ils ont refusé aux larmes de Thétis de lais-
ser plus longtemps sur la terre ce jeune héros, qui n'y était
propre qu'à troubler les hommes, qu'à renverser les villes et
les royaumes.
» Mais vois-tu cet autre avec ce visage farouche? c'est Ajax,
fils de Télamon et cousin d'Achille : tu n'ignores pas sans doute
quelle fut sa gloire dans les combats ? Après la mort d'Achille,
il prétendit qu'on ne pouvait donner ses armes à nul autre
qu'à lui ; ton père ne crut pas les lui devoir céder : les Grecs
jugèrent en faveur d'Ulysse. Ajax se tua de désespoir 8; l'indi-
gnation et la fureur sont encore peintes sur son visage. N'ap-
proche pas de lui, mon fils; car il croirait que tu voudrais lui
1. « Une femme artificieuse. » Phèdre
est ici désignée. Thésée, roi d' Athènes,
avait, sur l'aceusilion de Phèdre, son
épouse, 'déniante et obtenu de Neptune
la mort de son fils Hippolyte, lequel fut
ensuite ressuscité par Esculape.
2. On sait qu'Achille, étant invulné-
rable par tout le corps, excepté au talon,
mourut à la suite d'une blessure qu'il
reçut à cette partie, de la main de Pâtis.
3. « Les Phthiotes et les Dolopes, »
peuples de Thessalie, soumis au sceptre
de Pelée, père d'Achille. La capitale
était Phthia ; non loin était la célèbre
vilie de Pharsale.
4. Pelée, fils d'Éaque, épousa la déesse
Thétis, la plus belle des Néréides, dont
il eut Achille.
5. Idée chrétienne.
6. « Laomédon, » père de Priain. Nep-
tune et Apollon lui ayant piété leur se-
cours pour bâtir les murs de Troie, il
refusa de les payer. Hercule le punit de
ce parjure; il prit la ville et tua le roi.
7. Paris, fils de Priam, enlève Hélène,
épouse de Menélas, roi de Spar e, dont
il était l'hôte, et il cause ainsi la guerre
et la ruine de Troie.
8. Ajax, fils de Télamon, qu'il ne faut
pas confondre avec Ajax, fils d'Oïiee.
Après la mort d'Achille il mit fin à ses
jours, désespéré de n'avoir pu obtenir
les armes de ce héros.
328
ÏÊLEMAQUE.
insulter dans son malheur, et il est juste de le plaindre : ne
remarques-tu pas qu'il nous regarde avec peine, et qu'il entre
brusquement dans ce sombre bocage, parce que nous lui som-
mes odieux? Tu vois de cet autre côté Hector1, qui eût clé
invincible si le fils de Tbélis n'eût point été au monde dans le
même temps. Mais voilà Agamemnon2 qui passe, et" qui porte
encore sur lui les marques de la perfidie de Clylemnestre3. 0
mon fils! je frémis en pensant aux malheurs de cette famille
de l'impieTantale.Ladivision des deux frères Atrée et Thyeste*
a rempli cette maison d'horreur et de sang. Hélas ! combien
un crime en attire-t-il d'autres ! Agamemnon revenant, à la
tête des Grecs, du siège de Troie, n'a pas eu le temps de jouir
en paix de la gloire qu'il avait acquise. Telle est la destinée
de presque tous les conquérants. Tous ces hommes que tu vois
ont été redoutables dans la guerre ; mais ils n'ont point été
aimables et vertueux : aussi ne sont-ils que dans la seconde
demeure des Champs-Elysées.
» Pour ceux-ci, ils ont régné avec justice, et ont aimé leurs
peuples: ils sont les amis des dieux ; pendant qu'Achille et
Agamemnon, pleins de leurs querelles et de leurs combats,
conservent encore ici leurs peines et leurs défauts naturels;
pendant qu'ils regrettent en vain la vie qu'ils ont perdue, et
qu'ils s'affligent de n'être plus que des ombres impuissantes et
vaines5, ces rois justes, étant purifiés par la lumière divine
dont ils sont nourris, n'ont plus rien à désirer pour leur bon-
heur. Ils regardent avec compassion les inquiétudes des mor-
tels; et les plus grandes affaires qui agitent les hommes am-
bitieux leur paraissent comme des jeux d'enfants : leurs
cœurs sont rassasiés de la vérité et de la vertu, qu'ils puisent
dans la source. Ils n'ont plus rien à souffrir ni d'autrui ni
d'eux-mêmes ; plus de désirs, plus de besoins, plus de crain-
tes : tout est fini pour eux, excepté leur joie, qui ne peut
finir6.
1. «Hector, » fils de Priam, défenseur
d'Ilion ; le véritable héros, ou du moins
le plus intéressant, le plus noble de
l' Iliade.
2. « Agamemnon, d roi d'Argos et de
Mycèncs. petit fils d'Atrée, le roi des
rois dans l'expéa'ition des Grecs contre
les Troyens.
3. Femme d'Agamemnon ; d'accord
avec Egisthe, elle tua son époux, immé-
diatement après le retourde ce dernier
dans Argos.
4. c Atrée et Thyeste,» fils de Pélops,
frères célèbres parleur haine; Atrée
ayant été offensé par Thyeste, tua le fils
de celui ci, Clisthène, et le servit à
Thyeste dans un festin.
5. « Des ombres impuissantes et
vaines.» Fénelon n'a pas donné à ses rois
guerriers et conquérants un bonheur en-
tier; comme Achille dans Homère, ils
regrettent la vie.
6. Antithèse pleine de sens, expres-
sive surtout par la simplicité des termes.
LIVRE QUATORZIÈME.
329
» Considère, mon fils, cet ancien roi Inachus1 qui fonda le
royaume d'Argos. Tu le vois avec cette vieillesse si douce et si
majestueuse : les fleurs naissent sous ses pas ; sa démarche
légère ressemble au vol d'un oiseau ; il tient dans sa main uiie
lyre d'ivoire, et, dans un transport éternel, il chante les mer-
veilles des dieux. Il sort de son cœur et de sa bouche un par-
fum exquis ; l'harmonie de sa lyre et de sa voix ravirait les
hommes et les dieux. 11 est ainsi récompensé pour avoir aimé
le peuple qu'il assembla dans l'enceinte de ses nouveaux murs,
et auquel il donna des lois
» De l'autre côté, tu peux voir, entre ces myrtes, Cécrops,
Égyptien, qui le premier régna dans Athènes, ville consacrée
à la sage déesse dont elle porte le nom. Cécrops, apportant
des lois utiles de l'Egypte, qui a élé pour la Grèce la source des
lettres et des bonnes mœurs, adoucit les naturels farouches
des bourgs de l'Attique, et les unit par les liens de la société.
11 fut juste, humain, compatissant : il laissa les peuples dans
l'abondance, et sa famille dans la médiocrité ; ne voulant point
que ses enfants eussent l'autorité après lui, parce qu'il jugeait
que d'autres en étaient plus dignes 2.
» Il faut que je te montre aussi, dans cette petite vallée,
Érichthon3, qui inventa l'usage de l'argent pour la monnaie:
il le fit en vue de faciliter le commerce entre les îles de la
Grèce ; mais il prévit l'inconvénient attaché à cette invention*.
Appliquez-vous, disait-il à tous les peuples, à multiplier chez
vous les richesses naturelles, qui sont les véritables : cultivez
la terre pour avoir une grande abondance de blé, de vin,
d'huile et de fruits ; ayez des troupeaux innombrables qui vous
nourrissent de leur lait, et qui vous couvrent de leur laine :
par là vous vous mettrez en état de ne craindre jamais la pau-
vreté. Plus vous aurez d'enfants, plus vous serez riches,
pourvu que vous les rendiez laborieux; car la terre est iné-
puisable, et elle augmente sa fécondité à proportion du nombre
de ses habitants qui ont soin de la cultiver : elle les paye tous
libéralement de leurs peines ; au lieu qu'elle se rend avare et
ingrate pourceuxquila cultivent négligemment. Attachez-vous
donc principalement aux véritables richesses qui satisfont aux
vrais besoins de l'homme. Pour l'argent monnayé, il ne faut
1. Phénicien, fondateur du royaume
d'Arcos à une époque que l'histoire ne
saurait guère déterminer.
2 . Fenelon brode un peu sur le thème
de Cécrops, dont on ne sait rien, sinon
qu'il fut Egyptien, et qu'il fonda Athènes
à une époque également incertaine.
3. Troisième roi d'Athènes. Il inventa
la monnaie, et, dit-on, les chars. Placé
parmi les astres, il devint la constellation
du Bootès,et plus récemment du Chariot.
4. « Invention i [venire in), arrivera
l'objet cherché.
330
TÉLÉMAQUE.
en faire aucun cas, qu'autant gu'il est nécessaire, ou pour les
guerres inévitables qu'on a à soutenir au dehors, ou pour le
commerce des marchandises nécessaires qui manquent dans
votre pays; encore serait-il à souhaiter qu'on laissât tomber
le commerce à l'égard de toutes les choses qui ne servent qu'à
entretenir le luxe, la vanité et la mollesse l.
» Ce sage Éiïehthon disait souvent : Je crains bien, mes en-
fants, de vous avoir fait un présent funeste en vous donnant
l'invention de la monnaie. Je prévois qu'elle excitera l'avarice,
l'ambition, le faste; qu'elle entretiendra une infinité d'arts
pernicieux, qui ne vont qu'à amollir et à corrompre les mœurs;
qu'elle vous dégoûtera de l'heureuse simplicité, qui fait tout
le repos et toute la sûreté de la vie; qu'enfin elle vous fera
mépriser l'agriculture, qui est le fondement de la vie humaine
et la source de tous les vrais biens : mais les dieux sont té-
moins que j'ai eu le cœur pur en vous donnant cette invention
utile en elle-môme 2. Enfin, quand Érichthon aperçut que l'ar-
gent corrompait les peuples, comme il l'avait prévu, il se retira
de douleur sur une montagne sauvage, où il vécut pauvre et
éloigné des hommes, jusqu'à une extrême vieillesse, sans vou-
loir se mêler du gouvernement des villes.
» Peu de temps après lui, on vit paraître dans la Grèce le fa-
meux Triptolème3, à qui Cérès avait enseigné l'art de cultiver
les terres, et de les couvrir tous les ans d'une moisson dorée.
Ce n'est pas que les hommes ne connussent déjà le blé, et la
manière de le multiplier en le semant : mais ils ignoraient la
perfection du labourage; et Triptolème, envoyé par Cérès,
vint, la charrue en main,, offrir les dons de la déesse à tous les
peuples qui auraient assez de courage pour v*aincre leur pa-
resse naturelle, et pour s'adonner à un travail assidu. Bientôt
Triptolème apprit aux Grecs à fendre la terre, et à la fertiliser
en déchirant son sein : bientôt les moissonneurs ardents et in-
fatigables firent tomber, sous leurs faucilles tranchantes, les
jaunes épis qui couvraient les campagnes: les peuples mêmes,
sauvages et farouches, qui couraient épars çà et là dans les
forêts d'Épire et d'iitolie* pour se nourrir de gland5, adouci-
1 . L'auteur a cédé, ici, au désir de mo-
raliser eu matière politique.
2. Dans le fait, l'invention de la mon-
naie est une des plus heureuses et des
plus nécessaires à l'existence du com-
merce entre les hommes, au maintien,
au propres de la société. Fénelon est
enclin à idéaliser les temps sauvages.
3.11 était d'Eleusis, où il institua les
mystères. Ce fut lui qui propagea l'agri-
culture, qu'il avait apprise de Cérès.
4. « L'Etoile, • au centre de la Grèce
bornée par l'Acaruauie, le mont l'amasse
et la Phocide. Les Etoliens passèren
longtemps pour barbares.
5. C'était une tradition bien établie
qu'avant que Cérès eût enseigné l'art de
cultiver le blé, dans ces temps primitif
LIVRE QUATORZIÈME.
331
rrnt leurs mœurs, et se soumirent à des lois, quand ils eurent
appris à faire croître des moissons et à se nourrir de pain.
Triploleme fit sentir aux Grecs le plaisir qu'il y aànedevoirses
richesses qu'à son travail, et à trouver dans son champ tout
ce qu'il faut pour rendre la vie commode et heureuse1. Celte
abondance si simple et si innocente, qui est attachée à l'agri-
culture, les fit souvenir des sages conseils d'Érichthon. Ils mé-
prisèrent l'argent et toutes les richesses artificielles, qui ne
sont richesses qu'en imagination, qui tentent les hommes de
chercher des plaisirs dangereux, et qui les détournent du tra-
vail, où ils trouveraient tous les biens réels, avec des mœurs
pures, dans une pleine liberté. On comprit donc qu'un champ
fertile et bien cultivé est le vrai trésor d'une famille assez sage
pour vouloir vivre frugalement comme ses pères ont vécu.
Heureux les Grecs, s'ils étaient demeurés fermes dans ces
maximes, si propres à les rendre puissants, libres, heureux,
et dignes de l'être par une solide vertu! Mais, hélas ! ils com-
mencent a admirer les fausses richesses, ils négligent peu à
peu les vraies, et ils dégénèrent de cette merveilleuse sim-
plicité2.
» 0 mon fils, tu régneras un jour; alors souviens-toi de ra-
mener les hommes à l'agriculture, d'honorer cet art, de sou-
lager ceux qui s'y appliquent, et de ne souffrir point que les
hommes vivent ni oisifs, ni occupés à des arts qui entretien-
nent le luxe et la mollesse 3. Ces deux hommes, qui ont été si
sages sur la terre, sont ici chéris des dieux. Remarque, mon
fils, que leur gloire surpasse autant celle d'Achille et des autres
héros qui n'ont excellé que dans les combats, qu'un doux prin-
temps est au-dessus de l'hiver glacé, et que la lumière du so-
leil est plus éclatante que celle de la lune *. »
Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, il aperçut que Té-
lémaque avait toujours les yeux arrêtés du côté d'un petit bois
de lauriers et d'un ruisseau bordé de violettes, de roses, de
lis, et de plusieurs autres fleurs odoriférantes, dont les vives
couleurs ressemblaient à celles d'Iris, quand elle descend du
ciel sur la terre pour annoncer à quelque mortel les ordres
des dieux. C'était le grand roi Sésoslris, que Télémaque re-
où les forêts couvraient le monde, les
hommes, encore sauvages, se nourris-
saient du fruit des chênes.
1. Ce développement sur les avantages
et Us progrès de l'agriculture est iuié-
ressant et d'un beau style.
2. Doctrine contestable. Fénelon tend
Ici, comme ailleurs, à déprécier le mou-
vement du commerce et de l'industrie.
3. « Le luxe et la mollesse • ne sont
pas entretenus par les arts ; il n'est pas
exact de dire que l'agriculture seule
doive être encouragée; il faudrait donc
croire qu'il n'y a pas d'autre but pour
l'homme ici-bas que celui de se nourrir.
4. Comparaison faible.
332 TÉLÉMAQUE.
connul dans ce beau lieu; il était mille fois plus majestueux
qu'il ne l'avait jamais été sur son trône d'Egypte. Des rayons
d'une lumière douce sortaient de ses yeux, et ceux de Télé-
maque en étaient éblouis. A le voir, on eût cru qu'il était
enivré de nectar, tant l'esprit divin l'avait mis dans un trans-
port au-dessus de la raison humaine, pour récompenser ses
vertus.
Télémaque dit à Arcésius ; « Je reconnais, ô mon pore, Sé-
sostris, ce sage roi d'Egypte, que j'ai vu il n'y a pas longtemps.
— Le voilà, répondit Arcésius ; et tu vois, par son exemple, com-
bien les dieux sont magnifiques * à récompenser les bons rois.
Mais il faut que tu saches que toute cette félicité n'est rien en
comparaison de celle qui lui était destinée, si une trop grande
prospérité ne lui eût fait oublier les règles de la modération et
de la justice. La passion de rabaisser l'orgueil et l'insolence
des Tyriens rengagea à prendre leur ville. Cette conquête lui
donna le désir d'en faire d'autres: il se laissa séduire par la
vaine gloire des conquérants; il subjugua, ou, pour mieux
dire, il ravagea toute l'Asie. A son retour en Egypte, il trouva
que son frère s'était emparé de la royauté, et avait altéré, par
un gouvernement injuste, les meilleures lois du pays. Ainsi ses
grandes conquêtes ne servirent qu'à troubler son royaume.
Mais ce qui le rendit plus inexcusable, c'est qu'il fut enivré de
sa propre gloire : il fit atteler à un char les plus superbes
d'entre les rois qu'il avait vaincus 2. Dans la suite, il reconnut
sa faute, et eut honte d'avoir été si inhumain. Tel fut le fruit
de ses victoires. Voilà ce que les conquérants font contre leurs
Etals et contre eux-mêmes, en voulant usurper ceux de leurs
voisins. Voilà ce qui fit déchoir un roi d'ailleurs si juste et si
bienfaisant ; et c'est ce qui diminue la gloire que les dieux lui
avaient préparée.
» Ne vois- tu pas cet autre, mon fils, dont la blessure paraît
si éclatante? C'est un roi de Carie 3, nommé Dioclides, qui se
dévoua pour son peuple dans une bataille, parce que l'oracle
avait dit que, dans la guerre des Cariens et des Lyciens *, la
nation dont le roi périrait serait victorieuse B.
» Considère cet autre; c'est un sage législateur, qui, ayant
1. • Magnifique ; » ce mot est em-
ployéici dansle sens de généreux, libéral.
2. On pourrait voir quelque contra-
diction entre la récompense éternelle
attribuée à Sesostris et les crimes de son
ambition et de son orgueil que rapporte
ici Féuelon. Aussi l'auteur a-t-il supposé
que le conquérant s'était repenti.
3. • La Carie,» en Asie Mineure, ayant
au nord la Lydie, au sud la mer E^ée,
la Méditerranée; sa capitale était Hali-
carnasse, patrie d'Hérodote.
4. Ce^ l'histoire attribuée à Codrus,
dernier roi d'Athènes.
5. Peuple de la Lycie, dans l'Asie Mi-
neure.
LIVRE QUATORZIÈME.
333
donné à sa nation des lois propres à les rendre bons et heu-
reux, leur fit jurer qu'ils ne violeraient aucune de ces lois
pendant son absence; après quoi il partit, s'exila lui-même de
sa patrie, et mourut pauvre dans une terre étrangère, pour
obliger son peuple, par ce sentent, à garder à jamais des lois
si utiles '.
» Cet autre, que tu vois, est Eune'syme, roi des Pyliens, et
un des ancêtres du sage Nestor. Dans une peste qui ravageait
la terre, et qui couvrait de nouvelles ombres les bords de
l'Achéron, il demanda aux dieux d'apaiser leur colère, en
payant, par sa mort, pour tant de milliers d'hommes inno-
cents. Les dieux l'exaucèrent, ils lui firent trouver ici la vraie
royauté, dont toutes celles de la terre ne sont que de vaines
ombres *.
» Ce vieillard, que tu vois couronné de fleurs, est le fameux
Bélus 3: il régna en Egypte, et il épousa Anchinoé, fille du
dieu Nilus *, qui cache la source de ses eaux, et qui enrichit
les terres qu'il arrose par des inondations. Il eut deux
fils : Danaûs 5, dont tu sais l'histoire; et Égyptus, qui donna
son nom à ce beau royaume. Bélus se croyait plus riche par
l'abondance où il mettait son peuple, et par l'amour de ses
sujets pour lui, que par tous les tributs qu'il aurait pu leur
imposer. Ces hommes, que tu crois morts, vivent, mon fils : et
c'est la vie qu'on traîne misérablement sur la terre qui n'est
qu'une mort, les noms seulement sont changés. Plaise aux
dieux de te rendre assez bon pour mériter cette vie heureuse
que rien ne peut plus finir ni troubler! Hâte-toi, il en est
temps, d'aller chercher ton père. Avant que de le trouver,
hélas! que tu verras répandre de sang! Mais quelle gloire
t'attend dans les campagnes de l'Hespérie 6! Souviens-toi des
1. Fénelon ne pouvant placer dans
l'Elysée ni Codrus ni Lycurgue, qui
avaient vécu longtemps après la guerre de
Troie, attribue leurs grandes actions à
des personnages fictifs. Lycurgue, en
effet, s'était exilé de Lacédémoiîe après
avoir donné ses lois.
2. « Ombres, » dans le sens d'appa-
rences. Il y a beaucoup plus de spiritua-
lisme dans l'Elysée de Feuelon que dans
celui des anciens poêles; ici-l>as, d.ns
la vie, sont les ombres: la réalité est au
delà.
3 II y a quelque confusion dans les
temps primitifs sur le nom de Bélus.
I) alord un Bélus fut le plus ancien roi
d A.iyrie, père de Ninus. Celui dont il
est parlé ici fut roi de Phénicie, et passa
en Egypte, ou il régna.
4. Personnification du Nil, dont les
eaux disparaissent en plusieurs endroits
sous les sables, et dont la source étai
inconnue.
5. ■ Danaiis, • fils de Bélus, ayant été
chassé, d'Egypte, où il régnait, par sou
frère Egyptus (après le meurtre commis
par ses cinq uaute tilles sur leurs cinquante
époux, fils d'Égyptus), s'enfuit à Argot
où il devint le roi d'une nouvelle dynas
lie.
6. f En Italie, où tu vas retourner, et
où tu remporteras beaucoup de gloire ; ■
aliusion aux exploits de Télémaque, qui
vont être racontés dans le livre suivant.
3?i tell:maque.
conseils du sage Mentor; pourvu que lu les suives, Ion nom
sera grand parmi tous les peuples et dans les siècles. »
Il dit; et aussitôt il conduisit Télémaque vers la porte d'i-
voire, par où l'on peut sortir du ténébreux empire de Platon.
Télémaque, les larmes aux yeux, le quitta sans pouvoir J'c.n-
brasser ; et, sortant de ces sombres lieux, il retourna en dili-
gence vers le camp des alliés, après avoir rejoint, sur le che-
min, les deux jeunes Cretois qui l'avaient accompagné
jusques auprès de la caverne, et qui n'espéraient plus de le
revoir.
Observations sur le quatorzième livre. — Les poètes épiques, im-
patients de franchir leslimiles du monde sensible, ont abordé le monde
surnaturel : ils ont entrepris de décrire les royaumes mystérieux où
les hommes vont recevoir la sanction de leur vie, ta récompense ou le
châtiment. Avant Fénelon, Homère et Virgile avaient déjà traité ce sujet,
mais les conceptions morales de ces poètes étaient faibles, leurs dog-
mes incertains, et ils échouaient surtout dans la peinture du bonheur
obtenu par les âmes justes. L'Elysée, dans Homère, est triste; ses
lic'ros pleurent d'être condamnés à une apparence de félicité, et ils
regrettent la terre. Virgile, quoique supérieur à son devancier, n'a
pourtant donné à ses justes, dans la peinture de l'Elysée païen, que
de monotones plaisirs, la lutte, la course, la lyre, les chants et les
chœurs de danse.
Plus tard, Dante Alighieri a composé la trilogie du monde invisible,
le poème de l'éternité, il a donné, « en poète chrétien, » le tableau des
douleurs et des joies qui attendent les âmes au séjour des morts.
Venu après ces poètes, Fénelon se trouvait dans une situation parti-
culière; il lui fallait, en restant dans les limites de l'épopée antique, in-
troduire dans son œuvre les idées de la spiritualité chrétienne. Après
avoir suivi assez fidèlement les anciens, Virgile surtout, Fénelon sort
enfin de ces errements dans la description de l'Elysée. A cet endroit
de son poème, l'archevêque de Cambrai ne se laisse captiver par au-
cun lien classique; il est entré à toute voile dans la vérité. Aussi fait-il
entendre des accents d'une incomparable beauté. « On entend, dit
Villemain, dans son Essai sur Fénelon, des sons que la voix humaine
n'a jamais égalés, et quelque chose de céleste s'échappe de cette âme
enivrée de la joie qu'elle décrit. Ces idées-là sont absolument étran-
gères au génie antique; c'est l'extase de la charité chrétienne ; c'est
une religion toute d'amour interprétée par l'âme douce et tendre de
Fénelon; c'est le pur amour donné pour récompense aux justes dans
l'Elysée mythologique. *
LIVRE QUINZIÈME.
335
LIVRE QUINZIEME
Sommaire. — I. Télémaque, dans une assemblée des chefs de l'armée,
combat la fausse politique qui leur inspirait le dessein de surpren-
dre Vcnuse, que les deux partis étaient convenus de laisser en dé-
pôt entre les mains des Lucaniens. — II. Il montre sa sagesse à
l'occasion de deux transfuges dont l'un, nommé Acanthe, était
chargé par Adraste de l'empoisonner ; l'autre, nommé Dioseore, of-
frait aux alliés la tête d'Adraste. — III. Dans le combat qui s'en-
gage ensuite, Télémaque excite l'admiration universelle par sa va-
leur et sa prudence : il porte de tous côtés la mort sur son passage,
eu cherchant Adraste dans la mêlée. — IV. Adraste, à son tour, le
cherche environné de l'élite de ses troupes, et lait un horrible carnage
des alliés et de leurs plus vaillants capitaines. — V. A celte vue,
Télémaque s'élance contre Adraste, le terrasse et le réduit à de-
mander la vie. — VI. Télémaque la lui accorde généreusement;
mais comme Adraste, à peine relevé, cherchait à le surprendre, Té-
lémaque le perce de son glaive. Alors les Dauniens tendent les
mains aux alliés en signe de réconciliation et demandent pour
unique condition de paix qu'on leur permette de choisir un roi de
leur nation, pour effacor le souvenir d'Adraste et de ses cruautés.
i. Cependant les chefs de l'armée s'assemblèrent pour déli-
bérer s'il fallait s'emparer de Venuse l. Celait une ville forte,
qu'Adrasle avait autrefois usurpée sur ses voisins, les Apu-
liens-Peucètes2. Ceux-ci étaient entrés contre lui dans la ligue,
pour demander justice sur cette invasion. Adraste, pour les
apaiser, avait mis celte ville en dépôt entre les mains des Lu-
caniens3: mais il avait corrompu par argent et la garnison
lucanienne, et celui qui la commandait; de façon que la na-
tion des Lucaniens avait moins d'autorité effective que lui dans
Venuse; et les Apuliens, qui avaient consenti que la garnison
lucanienne gardât Venuse, avaient été trompés dans cette né-
gociation.
Un citoyen de Venuse, nommé Démophante, avait offert se-
i. • Venuse, • ville du pays de Naples, Daunie et Peucélie ; les Peucètes étaient
célèbre surtout pour avoir été la patrie voisins de l'Adriatique,
du poète Horace; elle avait été bâtie et 3. La Lucarne, autre partie de la Ca
consacrée à Vénus par Diomède. labre, possédait des villes autrefois fa-
meuses : l'œslum, Sybaris, Héraclée (sur
2. c Les Apulieus-Peucètes; » l'Apu- le golfe de Tarente, où Pyrrhus battit
lie, à Test de la Campante, se divisait en |es Romains).
336 TÉLÉMAQUE.
crètement aux alliés de leur livrer, la nuit, une des portes de
la ville. Cet avantage était d'autant plus grand, qu'Adraste
avait mis toutes ses provisions de guerre et de bouche dans un
chfiteau voisin de Venuse, qui ne pouvait se défendre si Ve-
nuse était prise. Philoctète et Nestor avaient déjà opiné qu'il
fallait profiter d'une si heureuse occasion. Tous les chefs, en-
traînés par leur autorité et éblouis par l'utilité d'une si facile
entreprise, applaudissaient à.ce sentiment; mais Télémaque,
à son retour, fit les derniers efforts pour les en détourner.
« Je n'ignore pas, leur dit-il, que si jamais un homme a
mérité d'être surpris et trompé, c'est Adraste, lui qui a si sou-
vent trompé tout le monde. Je vois bien qu'en surprenant Ve-
nuse, vous ne feriez que vous mettre en possession d'une ville
qui vous appartient, puisqu'elle est aux Apuliens, qui sont un
des peuples de votre ligue. J'avoue que vous le pourriez faire
avec d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste, qui
a mis cette ville en dépôt, a corrompu le commandant et la
garnison, pour y entrer quand il le jugera à propos. Entin, je
comprends, comme vous, que, si vous preniez Venuse, vous
seriez maîtres, dés le lendemain, du chAteau où sont tous les
préparatifs de guerre qu'Adraste y a assemblés, et qu'ainsi
vous finiriez en deux jours cette guerre si formidable. Mais ne
vaut-il pas mieux périr que de vaincie par de tels moyens ?
Faut-il repousser la fraude par la fraude? Sera- 1- il dit que
tant de rois, ligués pour punir l'impie Adraste de ses trompe-
ries, seront trompeurs comme lui? S'il nous est permis de
faire comme Adraste, il n'est point coupable, et nous avons
tort de vouloir le punir. Quoi ! l'Hespérie entière, soutenue
de tant de colonies grecques et de héros revenus du siège de
Troie, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie et les
parjures d'Adrasle, que la perfidie et le parjure?
» Vous avez juré, par les choses les plus sacrées, que vous
laisseriez Venuse en dépôt dans les mains des Lucaniens. La
garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l'argent
d'Adrastc. Je le crois comme vous : mais cette garnison est
toujours à la solde des Lucaniens; elle n'a point refusé de leur
obéir; elle a gardé, du moins en apparence, la neutralité.
Adraste ni les siens ne sont jamais entrés dans Venuse : le
traité subsiste ; votre serment n'est point oublié des dieux. Ne
gardera-t-on les paroles données, que quand on manquera
de prétextes plausibles pour les violer? Ne sera-t-on fidèle et
religieux pour les serments, que quand on n'aura rien à ga-
gner en -violant la foi? Si l'amour de la vertu et la craints des
LIVRR QUINZIÈME,
337
dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touche's de votre
réputation et de votre intérêt. Si vous montrez au monde cet
exemple pernicieux, de manquer de parole, et de violer votre
serment pour terminer une guerre, quelles guerres n'excite-
rez-vous point par cette conduite impie 1 Quel voisin ne sera
pas contraint de craindre tout de vous, et de vous détester? Qui
pourra désormais, dans les nécessités les plus pressantes, se
lier à vous? Quelle sûreté pourrez-vous donner quand vous
voudrez être sincères, et qu'il vous importera de persuader à
vos voisins votre sincérité ? Sera-ce un traité solennel? vous
en aurez foulé un aux pieds. Sera ce un serment? hé! ne sau-
ra-t-on pas que vous comptez les dieux pour rien, quand vous
espérez tirer du parjure quelque avantage ? La paix n'aura
donc pas plus de sûreté que la guerre à votre égard. Tout ce
qui viendra de vous sera reçu comme une guerre, ou feinte,
ou déclarée : vous serez les ennemis perpétuels de tous ceux
qui auront le malheur d'être vos voisins; toutes les affaires
qui demandent de la réputation de probité, et de la confiance,
vous deviendront impossibles: vous n'aurez plus de ressource
pour faire croire ce que vous promettez. Voici, ajouta Télé-
maque, un intérêt encore plus pressant qui doit vous frapper,
s'il vous reste quelque sentiment de probité et quelque pré-
voyance sur vos intérêts: c'est qu'une conduite si trompeuse
attaque par le dedans toute la ligue, et va la ruiner; votre par-
jure va faire triompher Adraste !. »
A ces paroles, toute l'assemblée émue lui demandait com-
ment il osait dire qu'une action qui donnerait une victoire
certaine à la ligue pouvait les ruiner. « Comment, leur répon-
dit-il, pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois
vous rompez l'unique lien de la société et de la confiance, qui
est la bonne foi? Après que vous aurez posé pour maxime,
qu'on peut violer les règles de la probité et de la fidélité pour
un grand intérêt, qui d'entre vous pourra se fier à un autre,
quand cet autre pourra trouver un grand avantage à lui man-
quer de parole et à le tromper? Où en serez-vous? Quel est
I. Le discours de Télémaque est uu
modèle d'éloquence déliberative,dans le
genre des harangues dont les historiens
antiques nous oui laissé des chefs-d'œu-
vre.
« Attaquer Venuse , dit l'orateur,
pourrait être utile, mais ce serait une
perfidie, un attentat contre le droit des
gens; il ne faut pas suivre l'exemple
donné par l'ennemi, et trahir comme
lui. • Sur ces nobles considérations, Té-
TÉLÉMAQUE. 1
lémaque s'exprime avec uu style plein
de pathétique et de grandeur, son cœur
est ému par le sentiment de la justice:
• Ne sera-t-on Adèle et religieux pour
» les serments que quand ou n'aura rien
• à gagner en violant sa foi? • Puis il
considère le perd qui résulte d'une con-
duite déloyale; on s'enlève la confiance,
l'affection, ou rend la paix impossible.
On trouve dans ce discours les meilleure!
doctrines sur le droit des gens*
13
338 TÉLÊMAQUE.
celui d'entre vous qui ne voudra point prévenir les artifices
de son voisin par les siens? Que devient une ligue de tant de
peuples, lorsqu'ils sont convenus entre eux, par une délibéra-
tion commune, qu'il est permis de surprendre son voisin, et
de violer la foi donnée? Quelle sera votre défiance mutuelle,
voire division, votre ardeur à vous détruire les uns les autres!
Ailrasle n'aura plus besoin de vous attaquer; vous vous déchi-
rerez assez vous-mêmes; vous justifierez ses perfidies '.
» 0 rois sages et magnanimes, ô vous qui commandez avec
tant d'expérience sur des peuples innombrables, ne dédaignez
pas d'écouter les conseils d'un jeune homme! Si vous tombiez
dans les plus affreuses extrémités où la guerre précipite quel-
quefois les hommes, il faudrait vous relever par votre vigi-
lance et par les efforts de votre vertu 2; car le vrai courage
ne se laisse jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu
la barrière de l'honneur et de la bonne foi, cette perte est irré-
parable; vous ne pourriez plus rétablir ni la confiance néces-
saire aux succès de toutes les affaires importantes, ni ramener
les hommes aux principes de la vertu, après que vous leur au-
riez appris à les mépriser. Que craignez-vous? N'avez-vous pas
assez de courage pour vaincre sans tromper? Votre vertu,
jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas?
Combattons, mourons s'il le faut, plutôt que de vaincre si in-
dignement3. Adraste, l'impie Adiaste est dans nos mains, pour-
vu que nous ayons horreur d'imiter sa lâcheté et sa mauvaise
foi. »
Lorsque Télémaque acheva ce discours, il sentit que ladouce
persuasion avait coulé de ses lèvres 4, et avait passé jusqu'au
fond des cœurs. 11 remarqua un profond silence de l'assem-
blée ; chacun pensait, non à lui ni aux grâces de ses paroles,
mais à la force de la vérité qui se faisait sentir dans la suite de
son raisonnement: rétonnement était peint sur les visages.
Enfin', on entendit un murmure sourd qui se répandait peu à
peu dans l'assemblée : les uns regardaient les autres, et n'osaient
parler les premiers; on attendait que les chefs de l'armée se
déclarassent; et chacun avait de la peine à retenir ses senti-
ments. Enfin le grave Nestor prononça ces paroles:
1. Telémaque développe, par des ar-
guments Nouveaux et plus expressifs, les
principes qu'il a posés.
t. • De votre vertu, • de votre cou-
rage, le sens primitif de virtus.
3. Politique honnête, trop rarement
mise en pratique même <ie nos jours;
c'est un grand honneur à Fénelon de IV
voir propagée ainsi, dans un siècle où
l'esprit de conquête avait occupé tant
de place. N'oublions pas que Louis XIV
vivait encore.
4. Expressiou fréquente dans Homère,
et qui s'applique particulièrement à l'é-
loquence de Nestor. — La persuasion
coule des lèvres : c'est la vraie rhétori-
que (Jiu).
LIVRE QUINZIÈME. 339
«Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait parler; et Minerve,
qui a tant de fois inspiré votre père, a mis dans votre cœur U
conseil sage et généreux que vous avez donné. Je ne regarde
point votre jeunesse; je ne considère que Minerve dans tout
ce que vous venez de dire. Vous avez parlé pour la vertu; sans
elle les plus grands avantages sont de vraies pertes; sans elle
on s'attire bientôt la vengeance de ses ennemis, la défiance de
ses alliés, l'horreur de tous les gens de bien, et la juste colère
des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens,
et ne songeons plus qu'a vaincre Adroste par notre cou-
rage. »
11 dit, et toute rassemblée applaudit à ces sages paroles ;
mais, en applaudissant, chacun étonné tournait les yeux vers
le fils d'Ulysse, et on croyait voir reluire en lui la sagesse de
Minci ve, qui l'inspirait.
II. Il s'éleva bientôt une autre question dans le conseil des
rois, où il n'acquit pas moins de gloire. Adraste, toujours cruel
et perfide, envoya dans le camp un transfuge nommé Acanthe,
qui devait empoisonner les plus illustres chefs de l'armée:
surtout il avait ordre de ne rien épargner pour faire mourir
le jeune Télémaque, qui était déjà la terreur des Dauniens.
Télémaque, qui avait trop de courage et de candeur pour être
enclin à la défiance, reçut sans peine avec amitié ce malheu-
reux qui avait vu Ulysse en Sicile, et qui lui racontait 1rs aven-
tures de ce héros. Il le nourrissait, et tachait de le consoler
dans son malheur; car Acanthe se plaignait d'avoir été trompé
et traité indignement par Adraste. Mais c'était nourrir et ré-
chauffer dans son sein une vipère venimeuse toute prête à
faire une blessure mortelle.
On surprit un autre transfuge, nommé Arion, qu'Acanthe
envoyait vers Adraste pour lui apprendre l'état du camp des
alliés, et pour lui assurer qu'il empoisonnerait, le lendemain,
les principaux rois avec Télémaque, dans un fjstin que celui-
ci leur devait donner. Arion pris avoua sa trahison. On soup-
çonna qu'il était d'intelligence avec Acanthe1, parce qu'ils
étaient bons amis; mais Acanthe, profondément dissimulé et
intrépide, se défendait avec tant d'art, qu'on ne pouvait le
convaincre, ni découvrir le fond de la conjuration.
Plusieurs des lois furent d'avis qu'il fallait, dans le doute,
sacrifier Acanthe à la sûreté publique. « Il faut, disaient-ils,
» le faire mourir; la vie d'un seul homme n'est rien quand il
1. Atiiithe, ix.o.vta, épine.
340 TÉLÉMAQUE.
« s'agit d'assurer celle de tant de rois. Qu'importe qu'un in-
» nocent périsse, quand il s'agit de conserver ceux qui repré-
» sentent les dieux au milieu des hommes? »
— « Quelle maxime inhumaine! quelle politique barbare ! ré-
» pondait Télémaque. Quoi ! vous êtes si prodigues du sang hu-
v main, ô vous qui êtes établis les pasteurs des hommes, et
» qui ne commandez sur eux que pour les conserver, comme
ô un pasteur conserve son troupeau ! Vous êtes donc les loups
» cruels, et non pas les pasteurs ; du moins vous n'êtes pas-
» leurs que pour tondre et pour écorcher le troupeau, au lieu
« de le conduire dans les pâturages. Selon vous, on est coupa-
» ble dès qu'on est arcusé; un soupçon mérite la mort ; les
»> innocents sont à la merci des envieux et des calomniateurs :
» à mesure que la défiance tyrannique croîtra dans vos cœurs,
» il faudra aussi vous égorger plus de victimes *.
Télémaque disait ces paroles avec une autorité et une véhé-
mence qui entraînaient les cœurs, et qui couvraient de honte
les auteurs d'un si lâche conseil. Ensuite, se radoucissant, il
leur dit: « Pour moi, je n'aime pas assez la vie pour vouloir
» vivre à ce prix ; j'aime mieux qu'Acanthe soit méchant que
» si je l'étais ; et qu'il m'arrache la vie par une trahison, que
» si je le faisais périr injustement, dans le doute. Mais écoutez,
» ô vous qui, étant établis rois, c'est-à-dire juges des peuples,
» devez savoir juger les hommes avec justice, prudence et mo-
rt dération, laissez-moi interroger Acanthe en votre présence.»
Aussitôt il interroge cet homme sur son commerce avec
Arion; il le presse sur une infinité de circonstances; il fait
semblant plusieurs fois de le renvoyer à Adraste comme un
transfuge digne d'être puni, pour observer s'il aurait peur
d'être ainsi renvoyé, ou non ; mais le visage et la voix d'Acanthe
demeurèrent tranquilles : et Télémaque en conclut qu'Acanthe
pouvait n'être pas innocent. Enfin, ne pouvant tirer la vérité
du fond de son cœur, il lui dit : « Donnez-moi votre anneau,
je veux l'envoyer à Adraste. » A cette demande de son anneau,
Acanthe pâlit, et fut embarrassé. Télémaque, dont les yeux
étaient toujours attachés sur lui, l'aperçut ; il prit cet anneau.
« Je m'envais, lui dit-il, l'envoyer à Adraste par les mains d'un
» Lucanien nommé Pelytrope, que vous connaissez, et qui
» paraîtra y aller secrètement de votre part. Si nous pouvons
» découvrir par cette voie votre intelligence avec Adraste, on
1. La juste indignation de Télémaque I tégrité ne faut-il pas aux juges dans la
se montre en traits éloquents dans ce conduite des procès criminels!
discours. Quelle prudence, quelle in- I
LIVRE QUINZIEME.
•Ui
» vous fera périr impitoyablement par les tourments les plus
» cruels: si, au contraire, "vous avouez dès à présent votre
» faute, on vous la pardonnera, et on se contentera de vous
» envoyer dans une île de la mer, où vous ne manquerez de rien . »
» Alors Acanthe avoua tout : et Télémaque obtint des rois qu'on
lui donnerait la vie, parce qu'il la lui avait promise. On l'en-
voya dans une des îles Échinades t, où il vécut en paix.
Peu de temps après, un Daunien d'une naissance obscure,
mais d'un esprit violent et hardi, nommé Dioscore, vint la nuit
dans le camp des alliés leur offrir d'égorger dans sa tente le
roi Adraste. 11 le pouvait, car on est maître de la vie des autres
quand on ne compte plus pour rien la sienne. Cet homme ne
respirait que la vengeance, parce que Adraste lui avait enlevé
sa femme, qu'il aimait éperdument, et qui était égale en beauté
à Vénus môme. 11 était résolu, ou de faire périr Adraste et de
reprendre sa femme, ou de périr lui-môme. Il avait des intel-
ligences secrètes pour entrer la nuit dans la tente du roi, et
pour être favorisé dans son entreprise par plusieurs capitaines
dauniens; mais il croyait avoir besoin que les rois alliés atta-
quassent en môme temps le camp d'Adraste, afin que, dansco
trouble, il pût plus facilement se sauver et enlever sa femme.
Il était content de périr, s'il ne pouvait l'enlever après avoir
tué le roi2.
Aussitôt que Dioscore eut expliqué aux rois son dessein, tout
le monde se tourna vers Télémaque, comme pour lui deman-
der une décision. « Les dieux, répondit-il, qui nous ont préser-
» vés des traîtres nous défendent de nous en servir. Quand
» môme nous n'aurions pas assez de vertu pour détester la
» trahison, notre seul intérêt suffirait pour la rejeter; dès que
» nous l'aurons autorisée par notre exemple, nous mériterons
» qu'elle se tourne contre nous : dès ce moment, qui d'entre
» nous sera en sûreté? Adraste pourra bien éviter le coup qui
» le menace, et le faire retomber sur les rois alliés. La guerre
» ne sera plus une guerre ; la sagesse et la vertu ne seront plus
» d'aucun usage : on ne verra plus que perfidie, trahison et
» assassinats. Nous en ressentirons nous-mômes les funestes
» suites, et nous le mériterons puisque nous aurons autorisé
» le plus grand des maux. Je conclus donc qu'il faut renvoyer
» le traître à Adraste 3. J'avoue que ce roi ne le mérite pas;
1. Groupe d'îles de la nier Ionienne,
à l'entrée du golfe de Corinthe, à l'em-
bouchure de l'Achéloiis.
ï. Toutes ces histoires d'Acanthe,
Ariou, Polytrope et Dioscore, imaginées
pour faire ressortir la sagesse et la gé-
nérosité de Télémaque, sont par elles-
mêmes de peu d'intérêt et d'une faible
invention.
3. Il ue fallait pas « renvoyer le traître
342
TÉLÉMAQUE.
» mais toute l'Hespérie et toute la Grèce, qui ont les yeux sur
» nous, méritent que nous tenions cette conduite pour Ctre
» estimés. Nous nous devons à nous-mêmes, et plus encore
» aux justes dieux, cette horreur de la perfidie. »
Aussitôt on envoya Dioscore à Adraste, qui frémit du pe'ril
où il avait été, et qui ne pouvait assez s'étonner de la généro-
sité de ses ennemis; car les méchants ne peuvent comprendre
la pure vertu1. Adraste admirait, malgré lui, ce qu'il venait de
voir, et n'osait le louer. Cette action noble des alliés rappelait
un honteux souvenir de toutes ses tromperies et de toutes ses
cruautés. 11 cherchait à rabaisser la générosité de ses ennemis,
et était honteux de paraître ingrat, pendant qu'il leur devait la
vie : mais les hommes corrompus s'endurcissent bientôt contre
tout ce qui pourrait les toucher. Adraste, qui vit que la réputa-
tion des alliés augmentait tous les jours, crut qu'il était pressé8
de faire contre eux quelque action éclatante: comme il n'en
pouvait faire aucune de vertu, il voulut du moins lâcher de
remporter quelque grand avantage sur eux par les armes, et
il se hâta de combattre.
III. Le jour du combat étant venu, à peine l'Aurore ouvrait
au Soleil les portes de l'orient, dans un chemin semé de roses,
que le jeune Télémaque, prévenant par ses soins la vigilance
des plus vieux capitaines, s'arracha d'entre les bras du doux
Sommeil, et mit en mouvement tous les officiers. Son casque,
couvert de crins flottants, brillait déjà sur sa tête, et sa cui-
rasse sur son dos éblouissait les yeux de toute l'armée : l'ouvra-
ge de Vulcain avait, outre sa beauté naturelle, l'éclat de l'égide
qui y était cachée. Il tenait sa lance d'une main, de l'autre il
montrait les divers postes qu'il fallait occuper. Minerve avait
mis dans ses yeux un feu divin, et sur son visage une majesté
fiére qui promettait déjà la victoire. Il marchait; et tous les
rois, oubliant leur Age et leur dignité, se sentaient entraînés
par une force supérieure qui leur faisait suivie ses pas. La fai-
ble3 jalousie ne peut plus entrer dans les cœurs: tout cède à
celui que Minerve conduit invisiblement parla main. Son ac-
tion n'avait rien d'impétueux ni de précipité; il était doux,
à Adraste, » d'abord parce que Dioscore
s'était confié lui-même aux alliés, et que
l'on ne doit pas livrer même un traître
qui s'est réfugié près de vous et vous a
ouvert son secret. Enfin, Dioscore avait
été cruellement offensé par Adraste, et,
en le renvoyant à ce roi, on fournissait
à ce dernier l'occasion de commettre un
nouveau crime.
1 . « La pure vertu,» la vertu désinté-
ressée, recherchée pour elle-mèm^.
2. Crut qu'il était urgent de, etc.
3. i Faible; » le propre des passiont ,
qui sont toutes plus or moins des fa>
blesses.
LIVRE QUINZIÈME.
343
tranquille, patient, et toujours prêt à écouter les autres et à pro-
ti ter de leurs conseils ; mais actif, prévoyant, attentif aux be-
soins les plus éloignés, arrangeant toutes choses à propos,
ne s'embarrassant de rien, et n'embarrassant point les au-
tres; excusant les fautes, réparant les mécomptes, prévenant
les difficultés, ne demandant jamais rien de trop cà personne,
inspirant partout la liberté et la confiance1. Donnait-il un or-
dre, c'était dans les termes les plus simples et les plus clairs.
11 le répétait pour mieux instruire celui qui devait l'exécuter ;
il voyait dans ses yeux s'il l'avait bien compris ; il lui faisait
ensuite expliquer familièrement comment il avait compris ses
paroles, et le principal but de son entreprise. Quand il avait
ainsi éprouvé le bon sens de celui qu'il envoyait, et qu'il l'avait
fait entrer dans ses vues, il ne le faisait partir qu'après lui
avoir donné quelque marque d'estime et de confiance pour l'en-
courager2. Ainsi, tous ceux qu'il envoyait étaient pleins d'ar-
deur pour lui plaire et pour réussir: mais ils n'étaient point
gênés par la crainte qu'il leur imputerait les mauvais succès ;
car il excusait toutes les fautes qui ne venaient point de mau-
vaise volonté8.
L'horizon paraissait rouge et enflammé par les premiers
rayons du soleil; la mer était pleine des feux du jour naissant.
Toute la côte était couverte d'hommes, d'armes, de chevaux,
et de chariots en mouvement : c'était un bruit confus, sem-
blable a celui des flots en courroux, quand Neptune excite, au
fond de ses abîmes, les noires Tempêtes. Ainsi Mars commen-
çait, par le bruit des armes et par l'appareil frémissant 4 de la
guerre, à semer la rage dans tous les cœurs. La campagne
était pleine de piques hérissées, semblables aux épis qui cou-
vrent les sillons fertiles dans le temps des moissons. Déjà s'éle-
vait un nuage de poussière qui dérobait peu à peu aux yeux
des hommes la terre et le ciel. La Confusion, l'Horreur, le
Carnage, l'impitoyable Mort s'avançaient.
A peine les premiers traits étaient jetés, que Télémaquc,
levant les yeux et les mains vers le ciel, prononça ces paroles :
« 0 Jupiter, père des dieux et des hommes, vous voyez de
» notre côté la justice et la paix que nous n'avons point eu
» honte de chercher. C'est à regret que nous combattons ; nous
1. Avec quelle abondance, quelle fa-
cilité, sont ici rappelés tous les mérites
d'un chef d'armée réunis ainsi dans Té-
iémaque !
2. Oliservation très-ûne.
8. Toutes les fautes qui ne viennent
pas de mauvaise, volonté ne sont pas ex-
cusables ; ou peut encore être fort blâ-
mable quand on pèche par inhabileté ou
imprudence.
4. « L'appareil frémissant ; » peinture
énergique et de haute poésie.
'Ah
TÉLÉMAQUE.
» voudrions épargner le sang des hommes ; nous ne haïssons
» point cet ennemi môme, quoiqu'il soit cruel, perfide et sa-
» erilége '. Voyez et décidez entre lui et nous : s'il faut mourir,
» nos vies sont dans vos mains : s'il faut délivrer l'Hespérie et
» abattre le tyran, ce sera votre puissance et la sagesse de Mi-
» nerve, votre fille, qui nous donnera la victoire; la gloire
» vous en sera due. C'est vous qui, la balance en main, réglez
» !e sort des combats : nous combattons pour vous; et, puis-
» que vous êtes juste, Adraste est plus votre ennemi que le
» nôtre. Si votre cause est victorieuse, avant la fin du jour le
j) sang d'une hécatombe entière ruissellera sur vos autels. »
Il dit, et à l'instant il poussa ses coursiers fougueux et écu-
mants dans les rangs les plus pressés des ennemis. 11 rencontra
d'abord Périandre, Locrien2, couvert de la peau d'un lion qu'il
avait tué dans la Cilicie 3, pendant qu'il y avait voyagé : il
était armé, comme Hercule, d'une massue énorme ; sa taille et
sa force le rendaient semblable aux Géants. Dès qu'il vit Télé-
maque, il méprisa sa jeunesse et la beauté de son visage. «C'est
bien à toi, dit-il, jeune efféminé, à nous disputer la gloire des
combats ! va, entant, va parmi les ombres chercher ton père.»
En disant ces paroles, il lève sa massue noueuse, pesante, ar-
mée de pointes de fer ; elle paraît comme un mât de navire :
chacun craint le coup de sa chute. Elle menace la tête du fils
d'Ulysse ; mais il se détourne du coup, et s'élance sur Périandre
avec la rapidité d'un aigle qui fend les airs. La massue, en tom-
bant, brise une roue d'un char auprès de celui de Télémaque.
Cependant le jeune Grec perce d'un trait Périandre à la gorge ;
le sang qui coule à gros bouillons de sa large plaie étoutï'e sa
voix : ses chevaux fougueux, ne sentant plus sa main défail-
lante, et les rênes tloltant sur leur cou, s'emportent çà et là :
il tombe de dessus son char, les yeux déjà fermés à la lumière,
et la pâle mort étant déjà peinte sur son visage défiguré. Té-
lémaque eut pitié de lui : il donna aussitôt son corps à ses do-
mestiques, et garda, comme une marque de sa victoire, la
pejiu du lion avec la massue.
Ensuite il cherche Adraste dans la mêlée ; mais, en le cher-
chant, il précipite dans les enfers une foule de combattants :
Ililée, qui avait attelé à son char deux coursiers semblables ù
1. Sentiment chrétien: pardonnera
6es ennemis ; ne point rendre la haine
pour la haine.
2. La Locride était située le lonç de la
côte nord du golfe de Corinlhe, qui com-
munique à la mer de Sicile par un détroit.
3. t La Cilicie, » dans l'Asie Mineure,
bordée au nord par le Taurus; on y
trouve le Cyduus et Issus, un fleuve et
une ville célèbres dans l'histoire des con-
quêtes d'Alexandre.
LIVRE QUINZIÈME.
3'to
ceux du Soleil, et nourris dans les vastes prairies qu'arrore
l'Aufide ' ; Démoléon, qui, dans la Sicile, avait autrefois pres-
que égalé Éryx1 dans les combats du ceste ; Crantor, qui avait
été hôte et ami d'Hercule, lorsque ce fils de Jupiter, passant
dans l'Hespérie, y ôta la vie à l'infâme Cacus 3 ; Ménécrale, qui
ressemblait, disait-on, à Pollux dans la lutte ; Ilippocoon, Sa-
lapien *, qui imitait l'adresse et la bonne grâce de Castor pour
mener un cheval; le fameux chasseur Eurymède, toujours
teint du sang des ours et des sangliers qu'il tuait dans les som-
mets couverls de neige du froid Apennin, et qui avait été, di-
sait-on, si cher à Diane, qu'elle lui avait appris elle-même à
tirer des flèches; Nicostrate, vainqueur d'un Géant qui vomis-
sait le feu dans les rochers du mont Gargan5; Clranthe, qui
devait épouser la jeune Pholoé, fille du fleuve Liris6. Elle avait
été promise par son père à celui qui la délivrerait d'un serpent
ailé qui était né sur les bords du fleuve, et qui devait la dévorer
dans peu de jours, suivant la prédiction d'un oracle. Ce jeune
homme, par un excès d'amour, se dévoua pour tuer le mons-
tre ; il réussit : mais il ne put goûter le fruit de sa victoire ;
et pendant que Pholoé, se préparant à un doux hyménée, at-
tendait impatiemment Cléanthe, elle apprit qu'il avait suivi
Adraste dans les combats, et que la Parque avait cruellement
tranché ses jours. Elle remplit de ses gémissements les bois et
les montagnes qui sont auprès du fleuve ; elle noya ses yeux de
larmes, arracha ses beaux cheveux blonds, oublia les guirlan-
des de fleurs qu'elle avait accoutumé de cueillir, et accusa le
ciel d'injustice. Comme elle ne cessait de pleurer nuit et jour,
les dieux, touchés de ses regrets, et pressés par les prières du
fleuve, mirent fin à sa douleur. A force de verser des larmes,
elle fut tout à coup changée en fontaine, qui, coulant dans le
sein du fleuve, va joindre ses eaux à celles du dieu son père;
mais l'eau de cette fontaine est encore amère ; l'herbe du ri-
vage ne fleurit jamais, et on ne trouve d'autre ombrage que
celui des cyprès, sur ces tristes bords 7.
1. L'AuGde, fleuve de l'Apulie; au-
jourd'hui ['Ofanto, dans la Terre de
Bari.
2. « Éry\,i roi de Sicile, défiait les
passants au combat, et les tuait ; Her-
cule le tua à son tour et l'ensevelit sous
la montagne qui porte sou nom (Voir
En.,\. V.)
3. Brigaod qui désolait les environs
du mont Aventin, et déroba les génisses
d'Hercule : il fut mis à mort par ce hé-
ros. Voir le Vlll» livre de l'Enéide.
4. De Salapia, ville de l'Apulie, au-
jourd'hui Salpi, à l'embouchure de
['Ofan/o, près de l'ancienne Cannes.
5. Chaîne de montagnes, au nord de
la Daunie, formant un promontoire à
l'extrémité sud de l'Italie.
6. Aujourd'hui Garigliano; se jette
dans le golfe de Gaëte, près de l'autique
Minturnes.
7. Charmant épisode, auquel il ne
manque que la beauté des vers pour
égaler ceux de Virgile.
!"
346
TÉLÉMAQUE.
IV. Cependant Adraste, qui apprit que Télémaque répandait
de tous côtés la terreur, le cherchait avec empressement. Il
espérait de vaincre facilement le fils d'Ulysse dans un âgo
encore si tendre, et il menait autour de lui trente Dauniens
d'une force, d'une adresse, et d'une audace extraordinaire,
auxquels il avait promis de grandes récompenses, s'ils pou-
vaient, dans le combat, faire périr Télémaquc, de quelque ma-
nière que ce pût être. S'il l'eût rencontré dans ce commence-
ment du combat, sans doute ces trente bommes, environnant
le char de Télémaque, pendant qu'Adraste l'aurait attaqué de
front, n'auraient eu aucune peine à le tuer : mais Minerve les
fit égarer l.
Adraste crut voir et entendre Télémaque 2 dans un endroit
de la plaine enfoncé, au pied d'une colline, où il y avait une
foule de combattants ; il court, il vole, il veut se rassasier de
sang : mais au lieu de Télémaque il aperçoit le vieux Neslor,
qui, d'une main tremblante, jetait au hasard quelques traits
inutiles. Adraste, dans sa fureur, veut le percer : mais une
troupe de Pyliens se jeta autour de Nestor. Alors une nuée de
traits obscurcit l'air et couvrit tous les combattants ; on n'en-
tendait que les cris plaintifs des mourants, et le bruit des
armes de ceux qui tombaient dans la mêlée : la terre gémissait
sous un monceau de morts; des ruisseaux de sang coulaient
de toutes parts. Bellone et Mars, avec les Furies infernales,
vêtues de robes toutes dégouttantes de sang, repaissaient leurs
yeux cruels de ce spectacle, et renouvelaient sans cesse la rage
dan=> les cœurs. Ces divinités ennemies des hommes repous-
saient loin des deux partis la Pitié généreuse, la Valeur mo-
dérée, la douce Humanité. Ce n'était plus, dans cet amas
confus d'hommes acharnés les uns sur les autres, que massa-
cre, vengeance, désespoir et fureur brutale ; la sage et invin-
cible Pallas elle-même, l'ayant vu, frémit, et recula d'horreur 8.
Cependant Philoctète, marchant à pas lents, et tenant dans
ses mains les flèches d'Hercule, se hâtait d'aller au secours de
Nestor. Adraste, n'ayant pu atteindre le divin vieillard, avait
lancé ses traits sur plusieurs Pyliens, auxquels il avait fait
mordre la poudre. Déjà il avait abattu Ctésilas, si léger à la
1. Lisfz : « s'égarer. *
2. Avar.tile placer Télémaque en pré-
sence d'A;lraste, l'auteur a soin de nous
intéresser au jeune héros et de mouler
f imagination du lecteur par le bruit de
ses premiers exploits.
3. Tableau des fureurs de la mêlée;
images brillantes et colorées. Le der-
nier trait est surtout remarquable : le
carnage est si grand, et telle est la rage
des combattants, que la déesse des com-
bats elle-même « frémit et recule d'hor-
reur. ■
LIVRE QUINZIÈME.
347
course qu'à peine il imprimait la trace de ses pas dans le sable
et qu'il devançait en son pays les plus rapides flots de FEuro-
tas ' et de l'Alphee2. A ses pieds étaient tombés Eutyphron,plus
beau qu'Hylas, aussi ardent chasseur qu'Hippolyte: Ptérélas,.
qui avait suivi Nestor au siège de Troie, et qu'Achille même
avait aimé h cause de son courage et de sa force ; Aristogilon,
qui, s'étant baigné, disait-on, dans les ondes du fleuve Aclic-
loùs3, avait reçu secrètement de ce dieu la vertu de prendr
toutes sortes de formes. En effet, il était si souple et si prompt
dans tous ses mouvements, qu'il échappait aux mains les plus
fortes : mais Adraste, d'un coup de lance, le rendit immobile4;
et son âme s'enfuit d'abord avec son sang.
Nestor, qui voyait tomber ses plus vaillants capilaines sous
la main du cruel Adraste, comme les épis dorés, pendant la
moisson, tombent sous la faux tranchanle d'un infatigable
moissonneur, oubliait le danger où il exposait inutilement sa
vieillesse. Sa sagesse l'avait quitté ; il ne songeait plus qu'àsui-
vre des yeux Pisistrate son fils, qui, de son côté, soutenait avec
ardeur le combat pour éloigner le péril de son pure. Mais le
moment fatal était venu où Pisistrate devait faire sentir à Nes-
tor combien on est souvent malheureux d'avoir trop vécu.
Pisistrate porta un coup si violent contre Adraste, que le
Daunien devait succomber : mais il l'évita; et pendant que Pi-
sistrate, ébranlé du faux coup qu'il avait donné, ramenait sa
lance, Adraste le perça d'un javelot au milieu du ventre. Ses
entrailles commencèrent d'abord à sortir avec un ruisseau de
sang; son teint se flétrit comme une fleur que la main d'une
nymphe a cueillie dans les prés5 ; ses yeux étaient déjà presque
éteints, et sa voix défaillante. Alcée, son gouverneur, q;i
était auprès de lui, le soutint comme il allait tomber, et n'eut
le temps que de le mener entre les bras de son père. Lï, il vou-
lut parler, et donner les dernières marques de sa tendresse;
mais en ouvrant la bouche il expira.
1. t L'Eurotas, » fleuve de Laconie,
qui coulait près de Sparte, ayant sa
source dans les montagnes de l'Arcadie.
Ses bords étaient ornés d'une riche vé-
gétation.
2. « L'Alphee • traversait l'Élide et
air vriit à la mer Ionienne ;i[>rès s'être
perdu sous la terre. Il arrosait Pise et
0 ympie, en Elid-c, et il en est f.iit men-
tion [dus d'une fois dans les odes de
Pindare.
3. i L'Achcluiïs • venait du Pinde ; il
coulait entre l'Etolie et l'Acarnanie. Il
est célèbre par sa lutte contre Hercule,
dans laquelle il prit tour à tour la forme
d'un serpent et celle d'un taureau, ce
qui veut dire que ce fleuve était sinueux
et qu'il dévastait les campagnes par de?
inondations.
4. t Le rendit immobile; » le tua;
forte ima^e.
5. Qualein virgineo demissum pollice florem
Seu mollis viola: seu languentis liyacinthi.
(JSn., l.XI, v. 68.)
i Semblable à la tendre violette ou à la
» pâle hyacinthe, qu'une main virginale
» vient de cueillir. »
348 TÉLÉMAQUE. •
Pendant que Philoctèle répandait autour de lui le carnage et
l'horreur pour repousser les efforts d'Adraste, Nestor tenait
serré entre ses bras le corps de son fils: il remplissait l'air de
ses cris, et ne pouvait souffrir la lumière. « Malheureux, disait-
» il, d'avoir été père, et d'avoir vécu si longtemps! Hélas!
» cruelles Destinées, pourquoi n'avez-vous pas fini ma vie, ou
» à la chasse du sanglier de Calydon1, ou au voyage de Col-
» chos, ou au premier siège .de Troie? Je serais mort avec
» gloire et sans amertume. Maintenant je traîne une vieillesse
» douloureuse, méprisée et impuissante; je ne vis plus que
» pour les maux; je n'ai plus de sentiment que pour la tris-
» tesse. 0 mon fils ! ô mon fils 1 ô cher Pisistrale ! quand je per-
» dis ton frère Antiloque, je t'avais pour me consoler : je ne
» t'ai plus; je n'ai plus rien, et rien ne me consolera ; tout est
» fini pour moi. L'espérance, seul adoucissement des peines
» des nommes, n'est plus un bien qui me regarde. Antiloque,
» Pisistrate, ô chers enfants, je crois que c'est aujourd'hui que
» je vous perds tous deux ; la mort de l'un rouvre la plaie que
» l'autre avait faite au fond de mon cœur2. Je ne vous verrai
» plus! qui fermera mes yeux? qui recueillera mes cendres? O
» Pisistrate ! lu es mort, comme ton frère, en homme coura-
» geux; il n'y a que moi qui ne puis mourir3. »
En disant ces paroles, il voulut se percer lui-môme d'un dard
qu'il tenait ; mais on arrêta sa main : on lui arracha le corps de
son fils ; et comme cet infortuné vieillard tombait en défaillance,
on le porta dans sa tente, où, ayant un peu repris ses forces, il
voulut retourner au combat; mais on le retint malgré lui.
Cependant Adraste et Philoctèle se cherchaient *; leurs yeux
étaient étincelanls comme ceux d'un lion et d'un léopard qui
cherchent à se déchirer l'un l'autre dans les campagnes qu'ar-
rose le Caïstre5. Les menaces, la fureur guerrière, et la cruelle
vengeance, éclatent dans leurs yeux farouches; ils portent une
mort certaine partout où ils lancent leurs traits; tous les com-
battants les regardent avec effroi. Déjà ils se voient l'un l'autre,
1. Ville d'Etolie, sur l'Evenus. Ce fut I » pour survivre à mon fils I »
dans les bois qui l'avoisiuent que Mé- | 4. Le moment est venu de la rencon-
léagre tua le fameux sanglier envoyé
par Diane et qui désolait la contrée.
2. Sentiment très juste. Une douleur
se renouvelle par une autre.
3. Contra ego viveruio vici mea fata supers-
[les
Restarem ut genitor.
{jEn., I. xi, v. 160.)
« Malheureux père, j'ai prolongé mes
«jours au delà de mes destins, hélas !
tre des deux chefs. Des exploits ont été
accomplis de part et d'autre; Adraste
vient de tuer un guerrier illustre, le
courroux de Télémaque est excite, tout
est prêt pour la lutte définitive. Dans
cette gradation de l'intérêt, Fénelon suit
de près les maîtres de l'épopée.
S. « Le Caïstre » avait sa source en
Lydie et se jetait dans la mer Egée, en-
tre Colophon et Ephèse.
LIVRE QUINZIEME. 3*9
et Philoctète tient en main une de ces flèches terribles qui
n'ont jamais manqué leur coup dans ses mains, et dont les
blessures sont irrémédiables: mais Mars, qui favorisait le cruel
et intrépide Adraste, ne put souffrir qu'il pérît si (ôt; il vou-
lait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre, et multiplier
les carnages. Adraste était encore dû àlajuslice des dieux pour
punir les hommes et pour verser leur sang.
Dans le moment où Philoctète veut l'attaquer, il est blessé
lui-même par un coup de lance que lui donne Amphimaque,
jeune Lucanien, plus beau que le fameux ISirée, dont la beauté
ne cédait qu'à celle d'Achille parmi tous les Grecs qui combat-
tirent au siège de Troie. A peine Philoctète eut reçu le coup,
qu'il tira sa flèche contre Amphimaque : elle lui perça le cœur.
Aussitôt ses beaux yeux noirs s'éteignirent, et furent couverts
des ténèbres de la mort : sa bouche, plus vermeille que les
roses dont l'Aurore naissante sème l'horizon, se flétrit ; une
pâleur affreuse ternit ses joues ; ce visage si tendre et si gra-
cieux se défigura tout à coup. Philoctète lui-même en eut
pitié. Tous les combattants gémirent, en voyant ce jeune
homme tomber dans son sang, où il se roulait, et ses cheveux,
aussi beaux que ceux d'Apollon, traînés dans la poussière
Philoctète, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se re-
tirer du combat ; il perdait son sang et ses forces; son ancienne
blessure même, dans l'effort du combat, semblait prête à se
rouvrir, et à renouveler ses douleurs : car les enfants d'Escu-
lape, avec leur science divine, n'avaient pu le guérir entière-
ment. Le voilà prêt à tomber dans un monceau de corps san-
glants qui l'environnent. Archidame) leplusfier et le plus adroit
de tous lesŒbaliens * qu'il avait menés avec lui pour fonder
Pétilie, l'enlève du combat dans le moment où Adraste l'aurait
abattu sans peine à ses pieds. Adraste ne trouve plus rien qui
ose lui résister ni retarder sa victoire. Tout tombe, tout s'en-
fuit; c'est un torrent qui, ayant surmonté ses bords, entraîne,
par ses vagues furieuses, les moissons, les troupeaux, les ber-
gers et les villages.
V. Télémaque entendit de loin les cris des vainqueurs, et il vit
le désordre des siens, qui fuyaient devant Adraste comme une
troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois,
les- montagnes, les fleuves même les plus rapides, quand ils
sont poursuivis par des chasseurs2. Télémaque gémit; l'indi-
1. c Les Œbaliens * habitaient une
tontrée de la Laoonie, du nom d'Œba-
Uus, héros lacédémouien des premiers
temps.
2. Suivant la coutume des poètes
épiques, Fénelon exalte les exploits d'un
de ses héros pour rendre plus grande la
gloire de celui qui sera le vainqueur.
350
TÊL£MA?TTE.
gnation paraît dans ses yeux : il quitte les lieux où il a com-
battu longtemps avec tant de danger et de gloire. Il court pour
soutenir les siens ; il s'avance tout couvert du sang d'une mul-
titude d'ennemis qu'il a étendus sur la poussière. De loin, il
pousse un cri qui se fait entendre aux deux armées1.
Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix,
dont les montagnes voisines retentirent. Jamais Mars, dans la
Thrnce, n'a fait entendre plus fortement sa cruelle voix,
quand il appelle les Furies infernales, la Guerre et la Mort. Ce
cri de ïélémaque porte le courage et l'audace dans le cœur
des siens; il glace d'épouvante les ennemis: Adraste môme a
honte de se sentir troublé. Je ne sais combien de funestes pré-
sages le font frémir; et ce qui l'anime est plutôt un désespoir
qu'une valeur tranquille. Trois fois ses genoux tremblants
commencèrent à se dérober sous lui ; trois fois il recula sans
songer à ce qu'il faisait. Une pâleur de défaillance et une sueur
froide se répandirent dans tous ses membres; sa voix enrouée
et hésitante ne pouvait achever aucune parole; ses yeux, pleins
d'un feu sombre et étincelant, paraissaient sortir de sa tète ;
on le voyait, comme Oreste, agité par les Furies2; tousses mou-
vements étaient convulsifs. Alors il commença à croire qu'il y
a des dieux ; il s'imaginait les voir irrités, et entendre une voix
sourde qui sortait du fond de l'abîme pour l'appeler dans le
noir Tartare : tout lui faisait sentir une main céleste et invisible
suspendue sur sa tête, qui allait s'appesantir pour le frapper.
I/espérance était éteinte au fond de son cœur; son audace se
dissipait, comme la lumière du jour disparaît quand le soleil
se couche dans le sein des ondes, et que la terre s'enveloppe
des ombres de la nuit.
L'impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, trop
longtemps, si les hommes n'eussent eu besoin d'un tel châti-
ment; l'impie Adraste touchait à sa dernière heure. 11 court
forcené au-devant de son inévitable destin ; l'Horreur, les cui-
sants Remords, la Consternation, la Fureur, la Hage, le Déses-
poir, marchent avec lui3. A peine voit-il Télémaque, qu'il croit
voir l'Averne * qui s'ouvre et les tourbillons de flammes qui
t. Gradation pleine d'effet; Télémaque
brille aux yeux, il retentit aux oreilles;
il est toujours présent; on ne voit que
lui, on n'entend que lui.
2. Oreste fut « agile par les Furies 1
pour avoir immolé sa mère Clytemnestre,
afin de venger le meurtre d'Agamemnon,
son père.
3. « Marchent avec lui. » Cette grande
peinture se prolonge; rien d'effrayant
comme ces personnifications qui mar-
chent avec ie coupable au moment où
il va subir son châtiment.
4. ■ L'Averne, » lac fameux situé dans
la Campanie, au fond du golfe de Baïa,
près de Naples : il était regardé comme
l'une des entrées des enfers. Les oiseaux,
disait-on, ne pouvaient pas vivre dans les
vapeurs empestées qui s'en exhalaient
(littér. : sans oiseaux, A épvtç).
LIVRE- QUINZIÈME. 351
sortent du noir Phlégéton prêtes a le dévorer. Il s'écrie, et sa
bouche demeure ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune
parole : tel qu'un homme dormant, qui, dans un songe affreux,
ouvre la bouche, et fait des efforts pour parler; mais la parole
lui manque toujours, et il la cherche en vain. D'une main
tremblante et précipitée Adrasle lance son dard contre Télé-
maque. Celui-ci, intrépide comme l'ami des dieux, se couvre
de son bouclier; il semble que la Victoire, le couvrant de ses
ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tête :
le courage doux et paisible reluit dans ses yeux; on le pren-
drait pour Minerve même, tant il paraît sage et mesuré au
milieu des plus grands périls. Le dard lancé par adresse est
repoussé par le bouclier. Alors Ad ras te se hfite de tirer son
épée, pourôter au fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard à
son tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la main, se hâte
de la mettre aussi, et laisse son dard inutile.
Quand on les vit ainsi tous deux combattre de prés, tous les
autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les
regarder attentivement, et on attendit de leur combat la déci-
sion de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les
éclairs d'où partent des foudres, se croisent plusieurs fois, et
portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en reten-
tissent. Les deux combattants s'allongent, se replient, s'abais-
sent, se relèvent tout à coup, et enfin se saisissent l. Le lierre,
en naissant au pied d'un ormeau, n'en serre pas plus étroite-
ment le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacés jus-
qu'aux plus hautes branches de l'arbre, que ces deux combat-
tants se serrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu
de sa force ; Télémaque n'avait pas encore toute la sienne.
Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et
pour l'ébranler. Il tâche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en
vain : dans le moment où il la cherche, Télémaque l'enlève de
terre, et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait tou-
jours méprisé les dieux, montre une lAche crainte de la mort;
il a honte de demander la vie, et il ne peut s'empêcher de té-
moigner qu'il la désire : il Lâche d'émouvoir la compassion de
Télémaque. «Fils d'Ulysse, dit-il, enfin c'est maintenant que je
» connais les justes dieux; ils me punissent comme je l'ai mé-
» rite : il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes
» pour voir la vérité; je la vois, elle me condamne. Mais qu'un
ques
1. Grâce à. l'heureux emploi de quel- i lignes un tableau d'une admirable tiva-
verbes, l'auteur a su faire en deui I cité.
352
TÉLÉMAQUE.
■ roi malheureux vous fasse souvenir de votre père qui est loin
» d'Ithaque, et touche votre cœur l. »
VI. Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive
déjà levé pour lui# percer la gorge, répondit aussitôt : « Je n'ai
» voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu
» secourir; je n'aime point à répandre le sang. Vivez donc, ô
» Adraste; mais vivez pour réparer vos fautes : rendez tout ce
» que vous avez usurpé; rétablissez le calme et la justice sur
» la côte de la grande Ilespérie,que vous avez souillée par tant
» de massacres et de trahisons : vivez, et devenez un autre
» homme. Apprenez, par votre chute, que les dieux sont justes;
» que les méchants sont malheureux; qu'ils se trompent en
» cherchant la félicité dans la violence, dans l'inhumanité et
» dans le mensonge; et qu'enfin rien n'est si doux ni si heu-
» reux, que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour
» otage votre fils Métrodore, avec douze des principaux de votre
» nation. »
A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste, et lui lend la
main, sans se défier de sa mauvaise foi; mais aussitôt Adraste
lui lance un second dard fort court, qu'il tenait caché. Le dard
était si aigu, et lancé avec tant d'adresse, qu'il eût percé les
armes de Télémaque, si elles n'eussent été divines. En même
temps Adraste se jette derrière un arbre pour éviter la pour-
suite du jeune Grec. Alors celui-ci s'écrie : « Dauniens, vous le
» voyez, la victoire est à nous; l'impie ne se sauve que par la
» trahison. Celui qui ne craint point les dieux, craint la mort;
« au contraire, celui qui les craint ne craint qu'eux 2. »
En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens, et fait
signe aux siens, qui étaient de l'autre côté de l'arbre, de couper
le chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'être surpris, fait
semblant de retourner sur ses pas, et veut renverser les Cre-
tois qui se présentent à son passage ; mais tout à coup Télé-
maque, prompt comme là foudre que la main du pure des dieux
lance du haut de l'Olympe sur les têtes coupables, vient fondre
sur son ennemi ; il le saisit d'une main victorieuse; il le ren-
verse comme le cruel Aquilon abat les tendres moissons qui
1. Ce sont les paroles de Priam aux
pieds d'Achille pour obtenir le corps de
son fils :
'AXi*«c5tïo©Eoùç, Aj^iXe
p.vqaâjj.eyo; eroû itatpôç.
, aùfdv t ' iXll)<TOV,
(Hom., Iliad., liv. XXIV, v. 503.
« Respecte les dieux, Achille, et prends
• pitié de moi, te souvenant de ton
» père. » — Dans Homère ces paroles
sont sincères. Dans la bouche d'Adraste,
elles sont l'expression d'un cœur hypo-
crite et lâche.
t. Je crains Dieu, cher Aimer, et n'ai pas
[d'autre crainte.
(FUc, Ath., act. I, se i.)
i
LIVRE QUINZIÈME. 353
dorent la campagne. Il ne l'écoute plus, quoique l'impie ose
encore une fois essayer d'abuser de la bonté de son cœur : il
enfonce son glaive, et le précipite dans les flammes du noir
Tartare, digne châtiment de ses crimes.
A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de dé-
plorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de
leur délivrance; ils tendirent les maius aux alliés en signe de
paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son père
avait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et
d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de
ses infamies et de ses cruautés, qu'il avait affranchi et comblé
d<î biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu'aie
trahir pour son propre intérêt : il le tua par derrière pendant
qu'il fuyait, lui coupa la tête, et la porta dans le camp des alliés,
espérant une grande récompense d'un crime qui finissait la
guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir.
Télémaque, ayant vu la tête de Métrodore, qui était un jeune
homme d'une merveilleuse beauté, et d'un naturel excellent,
que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne
put retenir ses larmes. « Hélas ! s'écria-t-il, voilà ce que fait
» le poison de la prospérité d'un jeune prince : plus il a d'élé-
» vation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de toutsen-
» liment de vertu. Et maintenant je serais peut-être de même
» si les malheurs où je suis né, grâces aux dieux, et les ins-
» tructions de Mentor, ne m'avaient appris à me modérer. »
Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l'unique con-
dition de paix, qu'on leur permît de faire un roi de leur nation
qui pût effacer par ses vertus l'opprobre dont l'impie Adraste
avait couvert la royauté. Ils remerciaientles dieux d'avoir frappé
le tyran ; ils venaient en foule baiser la main de Télémaque
qui avait été trempée dans le sang de ce monstre; et leur défaite
était pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment,
sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les
autres dans l'Hespérie, et qui faisait trembler tant dépeuples.
Semblable à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles,
mais que, l'on sape peu à peu par-dessous : longtemps on so
moque du faible travail qui en attaque les fondements; rien
ne paraît affaibli, tout est uni, rien ne s'ébranle; cependant
tous les soutiens souterrains sont détruits peu à peu, jusqu'au
moment où tout a coup le terrain s'affaisse, et ouvre un abîme.
Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité
qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-même un pré-
cipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peu à peu
354 TÊLÉMAQUE.
tous les plus solides fondements de l'autorité illégitime ; on
l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au mo-
ment où elle n'est déjà plus ; elle tombe de son propre poids, et
rien ne peut la relever, parce qu'elle a détruit de ses propres
uiaiiis les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui
attirent l'amour et la confiance.
Observations mjr le quinzième livre. — Fénelon, après avoir mon-
tré les imperfections de son héros et ses luttes contre les passions, nous
le fait voir enfin arrivé à la perfection. Il le place dans les plus difficiles
situations,, comme lts personnages des célèbres épopées; mais il lui
donne une supériorité morale inconnue aux personnages antiques.
Au commencement du livre, Télémaque fait admirer la droiture de
ses sentiments en môme temps que sa prudence ; il gagne tous les
chefs en donnant les plus sages conseils sur le devoir de garder la
loyauté même envers ses ennemis, et de préférer une défaite, s'il le
faut, à un succès obtenu par l'injustice. « Ce qui fait, dit Télémaque,
la sûreté des alliés, c'est la justice même de leur cause, la droiture
de leurs intentions. Aussi doivent-ils se garder de repousser la fraude
par la fraude. La Justice, c'est le salut des alliés : Hœc-arx inaccessa,
hoc inexpugnabile munimentum. » Ce précepte était une des doctrines
favorites de Fénelon. « Croyez- vous, a-t-il dit ailleurs, qu'il soit per-
mis de repousser la fraude par la fraude? Vous justifiez un malhon-
nête homme en l'imitant. Dès qu'une tromperie en attire ui\e autre,
il n'y a rren d'assuré parmi les hommes, et ies suites funestes de cet
engagement vont à l'infini. Le plus sûr est de ne vous venger du
trompeur, qu'en repoussant toutes ses ruses sans le tromper. (Dialogues
des morts, passim.)
Ensuite s'ouvre, dans ce livre, la grande arène des combats : ceux
qui ont précédé la mort d'Hippias n'ont été que le prélude ; ici la
scène est entière, c'est une grande bataille oui est livrée sous les yeux
du lecteur. Télémaque, héros accompli, n'est pas, comme Achille, em-
porté par la haine et la fureur, et marchant avec la seule pensée de
tout exterminer pour venger la mort de son ami ; il n'est pas non
plus mesuré et prudent, il ne tue pas son ennemi froidement et sans
motif, comme Énée immolant Turnus. Il a la grandeur des héros
d'Homère. 11 cherche Adraste dans la mêlée, il l'atteint, il le renverse,
il lui tend la main. On croirait voir et entendre Hector, fils de Priam,
criant à Ajax Télamonien : « Quelque fort que tu sois, je ne veux pas
te frapper e:i lâche ; je te frapperai en face, si je parviens à t'at-
teindre.
'A\V où yâpo'IOéXti) SaXéetv toioutov I(5vt<x
MQp-ri ômTTeuaaç, àXV àp-^aSov, al'xe xu^wai.
{Iliade, efi. VII, 242.)
Signalons enfin la belle page qui termine le livre quinzième, et
dans laquelle Fénelon proclame une fois de plus ces grands principes,
qu'il était si rare d'entendre affirmer hautement au xvn« siècle;
les dernières lignes sont surtout remarquables :
LIVRE QUINZIÈME. 355
« Une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu'elle se
» procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses
» pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peu à peu tous les p'us soli-
» des fondements de l'autorité illégitime ; on l'admire, on la craint, on
» tremble devant elle, jusqu'au moment où elle n'est déjà plus; elle
t> tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu'elle
.» a détruit de ses propres mains les vrais soutiens de la Bonne Foi et
s de la Justice, qui attirent l'amour et la confiance. »
356
TÉLÉMAQUE.
LIVRE SEIZIEME.
Sommaire. — I. Les chefs de l'armée alliée s'assemblent pour délibé-
rer sur la demande des Dauniens. — Derniers devoirs donnés à Pi-
sistrate, fils de Nestor. — II. On propose de partager le pays des
Dauniens et de donner à Télémaque la contrée d'Arpine. —III. Dio-
mède, alors poursuivi avec ses compagnons, par la colère de Vé-
nus qu'il avait blessée au siège de Troie, arrive dans le camp des
alliés.— IV. Télémaque conseille à ceux-ci de laisser aux Dauniens
leur pays en entier, avec le sage et vaillant Polydamas pour roi.—
V. Les Dauniens, charmés de cette proposition, donnent la contrée
d'Arpine à Diomède. Les troubles apaisés, les princes se séparent
pour s'en retourner chacun dans son pays.
I. Les chefs de l'armée s'assemblèrent, dès le lendemain,
pour accorder un roi aux Dauniens. On prenait plaisir à voir
les deux camps confondus par une amitié si inespérée, et les
deux armées qui n'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne
put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur, jointe à
la vieillesse, avait flétri son cœur, comme la pluie abat et fait
languir, le soir, une fleur qui était, le matin, pendant la nais-
sance de .l'Aurore i, la gloire et l'ornement des vertes campa-
gnes. Ses yeux étaient devenus deux fontaines de larmes qui
ne pouvaient tarir 2 : loin d'eux s'enfuyait le doux sommeil,
qui charme les plus cuisantes peines. L'espérance, qui est la
vie du cœur de l'homme 3, était éteinte en lui. Toute nourri-
ture était amère à cet infortuné vieillard; la lumière même
lui était odieuse : son âme ne demandait plus qu'à quitter son
corps, et qu'à se plonger dans l'éternelle nuit de l'empire de
Pluton. Tous ses amis lui parlaient en vain: son cœur, en
défaillance, était dégoûté de toute amitié, comme un malade
est dégoûté des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvait
lui dire de plus touchant, il ne répondait que par des gémis-
sements et des sanglots. De temps en temps on l'entendait
dire : « 0 Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'ap-
» pelles! Je te suis: Pisistrate, tu me rendras la mort douce.
1. « La naissance de l'Aurore. » L'Au-
rore et le Soleil, dans les idées mytho-
logiques, ne naissent pas, ils se lèvent,
après s'être couchés la veille dans l'em-
pire de Thétis.
2. Qui changera mes jeux en deux sources
[de larmes,
Pour pleurer ton malheur ?
(Rac, Athalie.)
3. « La vie du cœur de l'homme ; »
vive détermination de l'espérance, la vie
du cœur, par qui le cœur respire.
LIVRE SEIZIEME. 357
» 0 mon cher fils! je ne désire plus, pour tout bien, que de te
» revoir sur les rives du Styx. » Il passait des heures entières
sans prononcer aucune parole, mais gémissant, et levant les
mains et les yeux noyés de larmes vers le ciel.
Cependant les princes assemblés attendaient Télémaque,
qui était auprès du corps de Pisistrate : il répandait sur son
corps des fleurs à pleines mains; il y ajoutait des parfums
exquis, et versait des larmes amères. « 0 mon cher compa-
» gnon, disait-il, je n'oublierai jamais de t'avoir vu à Pylos i,
» de t'avoir suivi à Sparte, de t'avoir retrouvé sur les bords de
» la grande Hespérie; je te dois mille soins: je t'aimais, tu
» m'aimais aussi. J'ai connu ta valeur ; elle aurait surpassé
» celle de plusieurs Grecs fameux. Hélas! elle t'a fait périr
» avec gloire, mais elle a dérobé au monde une vertu nais-
» santé qui eût égalé celle de ton père : oui, ta sagesse et ton
» éloquence, dans un cage mûr, auraient été semblables à celles
» de ce vieillard, admiré de toute la Grèce. Tu avais déjà cette
» douce insinuation à laquelle on ne peut résister quand il
» parle, ces manières naïves de raconter, cette sage modéra-
» tionqui est un charme pour apaiser les esprits irrités, cette
» autorité qui vient de la prudence et de la force des bons
» conseils. Quand tu parlais , tous prêtaient l'oreille, tous
» étaient prévenus, tous avaient envie de trouver que tu avais
» raison : ta parole, simple et sans faste, coulait doucement
» dans les cœurs, comme la rosée sur l'herbe naissante. Hélas !
» tant de biens que nous possédions, il y a quelques heures,
» nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai embrassé ce
» matin, n'est plus; il ne nous en reste qu'un douloureux sou-
» venir. Au moins si tu avais fermé les yeux de Nestor avant
» que nous eussions fermé les tiens, il ne verrait pas ce qu'il
» voit, il ne serait pas le plus malheureux de tous les pères. »
Après ces paroles, Télémaque fit laver la plaie sanglante
qui était dans le côté de Pisistrate; il le fit étendre dans un lit
de pourpre, où sa tète penchée, avec la pâleur de la mort,
ressemblait à un jeune arbre, qui, ayant couvert la terre de
son ombre, et poussé vers le ciel des rameaux fleuris, a été
entamé par le tranchant de la cognée d'un bûcheron : il ne
tient plus à sa raeine nia la terre, mère féconde qui nourrit
les tiges dans son sein; il languit, sa verdure s'efface ; il ne
peut plus se soutenir, il tombe : ses rameaux, qui cachaient
le ciel, traînent sur la poussière, flétris et desséchés ; il n'est
1. « A Pylos, à Sparte. » Voir dans I lémaque et son séjour dans ces deux
l'Odyssée, 1. 111 et IV, le \oyage de Té- | Tille».
358
TÉLÉMAQUE.
plus qu'un tronc abattu et dépouillé de toutes ses grâces !.
Ainsi Pisistrate, en proie à la mort, était déjà emporlé par
ceux qui devaient le mettre dans le bûcher fatal. Déjà la
flamme montait vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux
baissés et pleins de larmes, leurs armes renversées, le condui-
saient lentement. Le corps est bientôt brûlé : les cendres sont
mises dans une urne d'or; et Télémaque, qui prend soin de
tout, contie cette urne, comme un grand trésor, àCallimaque,
qui avait été le gouverneur de Pisistrate. « Gardez, lui dit-il,
ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez
aime; gardez-les pour son père : mais attendez à 2 les lui don-
ner, quand il aura assez de force pour les demander ; ce qui
irrite la douleur en un temps, l'adoucit en un aufre. »
II. Ensuite Télémaque entra dans l'assemblée des rois ligués,
où chacun garda le silence pour l'écouter dès qu'on l'aperçut;
il en rougit, et on ne pouvait le faire parler. Les louanges
qu'on lui donna, par des acclamations publiques, sur tout ce
qu'il venait de faire, augmentèrent sa honte; il aurait voulu
se pouvoir cacher 3; ce fut la première fois qu'il parut embar-
rassé et incertain. Enfin, il demanda comme une grflee qu'on
ne lui donnât plus aucune louange. « Ce n'est pas, dit-il, que
je ne les aime, surtout quand elles sont données par de si
bons juges de la vertu; mais c'est que je crains de les aimer
trop; elles corrompent les hommes; elles les remplissent
d'eux-mêmes; elles les rendent vains et présomptueux. 11
faut les mériter et les fuir 4: les meilleures louanges ressem-
blent aux fausses. Les plus méchants de tous les hommes, qui
sont les tyrans, sont ceux qui se sont fait le plus louer par des
flatteurs. Quel plaisir y a-t-il à être loué comme eux ? Les
bonnes louanges sont celles que vous me donnerez en mon
absence, si je suis assez heureux pour en mériter. Si vous me
croyez véritablement bon, vous devez croire aussi que je veux
être modeste et craindre la vanité: épargnez-moi donc, si vous
m'estimez, et ne me louez pas comme un homme amoureux
des louanges. »
Après avoir parlé ainsi, Télémaque ne répondit plus rien à
ceux qui continuaient de l'élever jusqu'au ciel; et, par un
1. Cette comparaison si élégante est
une imitation d'Homère. (Voy. Iliade,
liv. IV, v. 482.)
2. « A, » User : pour.
3. Il y a ici quelque exagération ; Té-
lémaque, chef de l'expédition, ne saurait
être modeste ou timide jusqu'à vouloir
« se cacher.»
4. « Les mériter -et les fuir; » grande
vérité : telle est la conduite à suivie par
rapport aux louanges.
LIVRE SEIZIÈME.
359
air d'indifférence, il arrêta bientôt les éloges qu'on lui donnait.
On commença à craindre de le fâcher en le louant : ainsi les
louanges finirent ; mais l'admiration augmenta '. Tout le
monde sut la tendresse qu'il avait témoignée à Pisïstrate, et
les soins qu'il avait pris de lui rendre les derniers devoirs.
Toute l'armée fut plus touchée des marques de la bonté de
son cœur, que de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui
vidaient d'éclater en lui. Il est sage, il est vaillant, se disaien!-
ils en secret les uns aux autres; il est l'ami des dieux, et le
vrai héros de notre âge; il est au dessus de l'humanité: mais
tout cela n'est que merveilleux, tout cela ne fait que nous
étonner. 11 est humain, il est bon2, il est ami fidèle et tendre;
il est compatissant, libéral, bienfaisant, et tout entier à ceux
qu'il doit aimer : il est les délices de tous ceux qui vivent avec
lui : il s'est défait de sa hauteur, de son indifférence et de sa
fierté : voilà ce qui est du sage, voilà ce qui touche les cœurs,
voilà ce qui nous attendrit pour lui, et qui nous rend sensibles
à toutes ses vertus; voilà ce qui fait que nous donnerions tous
nos vies pour lui 3.
A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se hâta de parler
de la nécessité de donner un roi aux Dauniens. La plupart des
princes qui étaient dans le conseil opinaient qu'il fallait par-
tager entre eux ce pays, comme une terre conquise. On offrit
à Iclémaque, pour sa part, la fertile contrée d'Arpine * qui
porte deux fois l'an les riches dons de Cérès, les doux présents
de Bacchus, et les fruits toujours verts de l'olivier consacré à
Minerve6. Celte terre, lui disait on, doit vous faire oublier la
pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Du-
lichie6, et les bois sauvages de Zacynthe7. Ne cherchez plus ni
votre père, qui doit être péri 8 dans les flots au promontoire
de Capharée 9, par la vengeance de Nauplius 10 et par la colère
i. Télémque, discutant sur son plus
ou moins d'amour de la gloire, est peut-
êlre uu peu subtil ; sa modestie semble
un peu trop occupée d'elle-même.
2. « Il est humam, il est bon. » L'bu-
manité est un sentiment général de bien-
veillance qui embrasse tous les hommes,
même les ennemis; la bonté est plus ex-
pansée, et se porte plus particulière-
ment sur les personnes avec lesquelles
on e>t en relation.
3. Il ne faut jamais oublier, pour ac-
cepter ces longueurs, que Fénelon, dans
le Télémaque, a écrit un livre de mo-
rale, et en même temps de politique,
pour l'éducation d'un prince.
4. «Arpiue, » pays dont la ville d'Arpi,
dans la Fouille, est la capitale. Arpi est
une abrogation d'Argyripa, ou Argos
Hippium. Elle avait été bâtie, disait-on,
par Diomède , en souvenir d' Argos, sa
patrie.
5. Au figuré, pour dire qu'Arpî était
fertile en b é, en vin et en oliviers.
6. Dulichium, petite île dugrnupe des
Echinades, aujourd'hui Néochori, vis-
à-vis l'embouchure de l'Acheloiis ; ell^
faisait partie du royaume d'Ithaque.
7. Zacyn'he, aujourd'hui Zante, île
dans le golfe de Patras; Virgile l'appelle
nemorosa Zacynthosf(lm ni, v. 270).
8. « Être péri; • ne se dit ait plus au-
jourd'hui.
9. Le promontoire de « Capharée, » a
la pointe méridionale de l'ile d'Eu bée.
lu. « Xauplius. • roi d'Eubée, était le
360
TÉLÉMAQUE.
de Neptune; ni votre mère, que ses amants possèdent depuis
votre départ; ni votre patrie, dont la terre n'est point favo-
risée du ciel comme celle que nous vous offrons.
Il écoutait patiemment ces discours; mais les rochers de
Thrace et de Thessalie ne sont pas plus sourds et plus insen-
sibles aux plaintes des amants désespérés, que Télémaque-
l'était à ces offres. « Pour moi, répondait-il, je ne suis touché
ni des richesses ni des délices: qu'importe de posséder une
plus grande étendue de terre, et de commander à un plus
grand nombre d'hommes? on n'en a que plus d'embarras, et
moins de liberté : la vie est assez pleine de malheurs pour les
hommes les plus sages et les plus modérés, sans y ajouter en-
core la peine de gouverner les autres hommes, indociles, in-
quiets, injustes, trompeurs et ingrats. Quand on veut être le
maître des hommes pour l'amour de soi-même, n'y regardant
que sa propre autorité, ses plaisirs et sa gloire, on est impie1,
on est tyran, on est le fléau du genre humain. Quand, au
contraire, on ne veut gouverner les hommes que selon les
vraies règles, pour leur propre bien, on est moins leur maître
que leur tuteur; on n'en a que la peine, qui est infinie, et on
est bien éloigné de vouloir étendre plus loin son autorité. Le
berger qui ne mange point le troupeau, qui le défend des
loups en exposant sa vie, qui veille nuit et jour pour le con-
duire dans les bons pâturages, n'a point d'envie d'augmenter
le nombre de ses moutons, et d'enlever ceux du voisin : ce
serait augmenter sa peine. Quoique je n'aie jamais gouverné,
ajoutait Télémaque, j'ai appris par les lois, et par les hommes
sages qui les ont faites, combien il est pénible de conduire les
villes et les royaumes. Je suis donc content de ma pauvre
Ithaque : quoiqu'elle soit petite et pauvre, j'aurai assez de
gloire, pourvu que j'y règne avec justice, piété et courage :
encore môme n'y régnerai-je que trop tôt. Plaise aux dieux
que mon père, échappé à la fureur des vagues, y puisse ré-
gner jusqu'à la plus extrême vieillesse, et que je puisse ap-
prendre longtemps sous lui comment il faut vaincre ses pas-
sions pour savoir modérer celles de tout un peuple2 1 »
Ensuite Télémaque dit : « Écoutez, ô princes assemblés ici,
ce que je crois vous devoir dire pour votre intérêt. Si vous
père de Palamèle; ayant voulu venger
son fils, mort devant Troie par les arti-
fices d'Ulysse, il avait allumé des feui
au milieu des écueils, près de Capbarée;
les vaisseaux du roi d Ithaque vinrent y
écbouer. Ulysse pourtant échappa au
piège ; Nauplius, voyant ses projets man-
ques, se jeta dans la mer. — De là ces
paroles de Virgile : ultorque Caphareus.
1. « Impie, » parce que c'est s'attri-
buer une puissance qui n'appartient qu'à
Dieu.
2. Cette page contre l'ambition des
rois est excellente.
LIVRE SEIZIÈME. 361
donnez aux Dauniens un roi juste, il les conduira avec jus-
tice, il leur apprendra combien il est utile de conserver la
bonne foi, et de n'usurper jamais le bien de ses voisins : c'est
ce qu'ils n'ont jamais pu comprendre sous l'impie Adraste.
Tandis qu'ils seront conduits par un roi sage et modéré, vous
n'aurez rien à craindre d'eux: ils vous devront ce bon roi que
vous leur aurez donne; ils vous devront la paix et la pros-
périté dont ilsjouiront : ces peuples, loin de vous attaquer,
vous béniront sans cesse ; et le roi et le peuple, tout sera l'ou-
vrage de vos mains. Si au contraire vous voulez partager leur
pays entre vous, voici les malheurs que je vous prédis: ce
peuple, poussé au désespoir, recommencera la guerre; il
combattra justement pour sa liberté, et les dieux, ennemis de
la tyrannie, combattront avec lui. Si les dieux s'en mêlent, tôt
ou tard vous serez confondus, et vos prospérités se dissiperont
comme la fumée ; le conseil et la sagesse seront ôlés à vos chefs,
le courage à vos armées, l'abondance à vos terres. Vous vous
flatterez; vous serez téméraires dans vos entreprises ; vous fe-
rez taire les gens de bien qui voudront dire la vérité : vous
tomberez tout à coup et on dira de vous: « Est-ce donc là ces
peuples florissants qui devaient faire la loi à toute la terre?
et maintenant ils fuient devant leurs ennemis; ils sont le jouet
des nations qui les foulent aux pieds: voilà ce que les dieux
ont fait: voilà ce que méritent les peuples injustes, superbes
et inhumains. » De plus, considérez que si vous entreprenez
de partager entre vous celte conquête, vous réunissez contre
vous tous les peuples voisins; votre ligue, formée pour dé-
fendre la liberté commune de l'IIespérie, contre l'usurpateur
Adraste, deviendra odieuse; et c'est vous-mêmes que tous les
peuples accuseront, avec raison, de vouloir usurper la tyran-
nie universelle.
» Mais je suppose que vous soyez victorieux et des Dauniens,
et de tous les autres peuples; cette victoire vous détruira:
voici comment. Considérez que cette entreprise vous désunira
tous: comme elle n'est point, fondée sur la justice, vous n'aurez
point de règle pour borner entre vous les prétentions de
chacun ; chacun voudra que sa part de la conquête soit pro-
portionnée à sa puissance, nul d'entre vous n'aura assez d'auto-
rité parmi les autres pour faire paisiblement ce partage: voilà
la source d'une guerre dont vos petits-enfants ne verront pas
la iin. Ne vaut-il pas bien mieux être juste et modéré, que
de suivre son ambition avec tant de péril, et au travers de
tant de malheurs inévitables ? La paix profonde, les plaisirs
TÉLÉmaque. i. 16
362
TtiLÉMAQUE.
doux et innocents qui l'accompagnent, l'heureuse abondance,
l'amitié de ses voisins, la gloire qui est inséparable de la jus-
tice, l'autorité qu'on acquiert en se rendant par sa bonne foi
l'arbitre de tous les peuples étrangers, ne sont-ce pas des biens
plus désirables que la folle vanité d'une conquête injuste? 0
princes! ô rois! vous voyez que je vous parle sans intérêt:
écoutez donc celui qui vous aime assez pour vous contredire,
et pour vous déplaire en vous représentant la vérité1. »
III. Pendant que Télémaque parlait ainsi, avec une autorité
qu'on n'avait jamais vue en nul autre, et que tous les princes,
étonnés et en suspens, admiraient la sagesse de ses conseils,
on entendit un bruit confus qui se répandit dans tout le camp,
et qui vint jusqu'au lieu où se tenait l'assemblée. Un étranger,
dit on, est venu aborder sur ces côtes avec une troupe
d'hommes armés : cet inconnu est d'une haute mine ; tout
paraît héroïque en lui; on voit aisément qu'il a longtemps
souffert, et que son grand courage l'a mis au-dessus de toutes
ses souffrances. D'abord les peuples du pays qui gardent la
eôle ont voulu le repousser comme un ennemi qui vient faire
une irruption ; mais, après avoir tiré son épée avec un air in-
trépide, il a déclaré qu'il saurait se défendre si on l'attaquait,
mais qu'il ne demandait que la paix et l'hospitalité. Aussitôt
il a présenté un rameau d'olivier, comme suppliant. On l'a
écouté; il a demandé à être conduit vers ceux qui gouvernent
dans cette côte de l'Hespérie, et on l'amène ici pour le faire
parler aux rois assemblés 2.
A peine ce discours fut-il achevé, qu'on vit entrer cet in-
connu avec une majesté qui surprit toute l'assemblée. On aurait
cru facilement que c'était le dieu Mars, quand il assemble sur
les montagnes de la Thrace ses troupes sanguinaires3. 11 com-
mença à parler ainsi :
« O vous, pasteurs des peuples, qui êtes sans doute assem-
» blés ici pour défendre la patrie contre ses ennemis, ou pour
» faire fleurir les plus justes lois, écoutez un homme que la
» fortune a persécuté. Fassent les dieux que vous n'éprouviez
1. Ce discours peut être regardé
comme un moilèle d'éloqueuce delibé-
rative. Le fils d'Ulysse développe sa tbèse
d'une manière solide; il emploie dans
toute sa force le double argument de
l'utilité et de la moralité. // n'y a d'u-
tile que ce qui est conforme à la justice,
c'esi-à-dire « au respect du droit d'au-
tiui. •
2. Sorte de suspension; on entretient
la curiosité, en caractérbaut le person-
nage qui entre en scène, avant de le
faire connaître.
3. Au nord de la Thrace habitaient
des peuples farouches, et c'est à leurs
mœurs belliqueuses que Féuelon ici fait
allusion.
LIVRE SEIZIÈME.
363
a jamais de semblables malheurs»! Je suis Diomède, roi
» d'Étolie *, qui blessai Vénus au siège de Troie. La vengeance
a de cetfe déesse me poursuit dans tout l'univers. Neptune, qui
» ne peut rien refuser à la divine fille de la Mer, m'a livre à la
» rage des vents et des flots, qui ont brisé p'usieurs fois mes
» vaisseaux contre les écueils. L'inexorable Vénus m'a ôté toute
» espérance de revoir mon royaume, ma famille, et cette douce
» lumière d'un pays où je commençai à voir le jour en nais-
» sant3. Non, je ne reverrai jamais tout ce qui m'a été le plus
» cher au monde. Je viens, après tant de naufrages, chercher
» sur ces rives inconnues un peu de repos, et une retraite as-
» surée. Si vous craignez les dieux, et surtout Jupiter, qui a
» soin des étrangers ; si vous êtes sensibles à la compassion, ne
» me refusez pas, dans ces vastes pays, quelque coin de terre
» infertile, quelques déserts, quelques sables ou quelques
» rochers escarpés, pour y fonder, avec mes compagnons, une
» ville qui soit du moins une triste image de notre patrie per-
» due*. Nous ne demandons qu'un peu d'espace qui vous soit
» inutile. Nous vivrons en paix avec vous dans une étroite al-
» liance; vos ennemis seront les nôtres; nous entrerons dans
» tous vos intérêts : nous ne demandons que la liberté de vivre
» selon nos lois '. »
Pendant que Diomède parlait ainsi, Télémaque, ayant les
yeux attachés sur lui, montra sur son visage toutes les diffé-
rentes passions. Quand Diomôde commença à parler de ses
longs malheurs, il espéra que cet homme si majestueux serait
son père 6. Aussitôt qu'il eut déclaré qu'il était Diomède, le
visage de Télémaque se flétrit comme une belle fleur que les
noirs aquilons viennent de ternir de leur souffle cruel. Ensuite
les paroles de Diomède, qui se plaignait de la longue colère
d'une divinité, l'attendrirent par le souvenir des mômes dis-
grâces souffertes par son père et par lui ; des larmes mêlées de
douleur et de joie coulèrent sur nés i<îues, et il se jeta tout à
coup sur Diomède pour l'embrasae*.
1 . Début insinuant, et tout homérique.
2. • Roi d'Étolie; » bornée au sud par
le golfe de Corinthe, au nord par la
Thessalié, i'Étolie, dont Diomède était
roi, fut toujours uu pays guerrier.
3. «Eu naissant;* pléonasme évident;
• où je commençai à voir le jour » de-
vait suffire.
4. Ce qu'Hélénus, dans Virgile, arait
fait en Épire, une image de Troie : Si-
muiataque magnis Pergama (liv. III,
t. 349).
5. Diomède, chef illustre, représenté
par Homère comme doué d'un courage
héroïque et d'un orgueil extrême, est ici
un peu trop humble dans ses préten-
tions et dans son langage.
6. C'est en effet à peu près de cette
façon qu'Ulysse, dans ['Iliade, se pré-
sente au roi des Phéaciens, mais dans
des circonstances pleines d'intérêt, et
qui ne permettent aucun rapport entre
»a situation et celle de Diomede.
3 ï4 TÊUEMAQUE.
« Je suis, dit-il, le fils d'Ulysse que vous avez connu, et qui
s ne vous fut pas inutile quand vous prîtes les chevaux fameux
» de Rhésus '. Les dieux l'ont traité" sans pitié, comme vous.
» Si les oracles de l'Krèbe ne sont pas trompeurs, il vit encore :
» mais, hélas ! il ne vi ' point pour moi. J'ai abandonné Ithaque
h pour le chercher ; je ne puis revoir maintenant ni Ithaque
.) ni lui ; jugez par mes malheurs de la compassion que j'ai pour
., les vôlres. C'est l'avantage qu'il y a d'ôlre malheureux, qu'on
» sait compatir aux peines d'autrui. Quoique je ne sois ici
.) qu'étranger, je puis, grand Diomcde (car, malgré les mi-
» scresqui ont accablé ma patrie dans mon enfance, je n'ai pas
» été assez mal élevé pour ignorer quelle est votre gloire
o dans les combats1, je puis, ô le plus invincible de tous les
» Grecs après Achille, vous procurer quelque secours. Ces
» princes que vous voyez sont humains ; ils savent qu'il n'y a
» ni vertu, ni vrai courage, ni gloire, sans l'humanité. Le
» malheur ajoute un nouveau lustre à la gloire des hommes ;
» il leur manque quelque chose quand ils n'ont jamais été mal-
» heureux 2 ; il manque dans leur vie des exemples de patience
» et de fermeté ; la vertu souffrante attendrit tous les cœurs
» qui ont quelque goût pour la vertu. Laissez-nous donc le
» soin de vous consoler : puisque les dieux vous mènent à nous,
.) c'est un présent qu'ils nous font, et nous devons nous croire
» heureux de pouvoir adoucir vos peines. »
Pendant qu'il parlait, Diomede étonné le regardait fixement,
et sentait son cœur tout ému. Ils s'embrassaient comme s'ils
avaient été longtemps liés d'une amitié étroite. « O digne fils
» du sage Ulysse ! disait Diomède, je reconnais en vous la dou-
» ceur de son visage, la grâce de ses discours, la force de son
» éloquence, la noblesse de ses sentiments, la sagesse de ses
» pensées. »
Cependant Philoctète embrasse aussi le grand fils de Tydée3;
ils se racontent leurs tristes aventures. Ensuite Philoctète lui
dit : « Sans doute vous serez bien aise de revoir le sage Nestor :
» il vient de perdre Pisistrate, le dernier de ses enfants ; il ne
» lui reste plus dans la vie qu'un chemin de larmes qui le
» mené vers le tombeau. Venez le consoler : un ami malheu-
1. « Rhésus, » chef thrace venu au
secours de Priam, et tué par Dinmède et
U'ysse le jour même de son arrivée. Il
possédait, avait dit l'oracle, des chevaux
b';mcs qui devaient remlre Troie impre-
nable s'ils pouvaient buire l'eau du
Xauthe : ces chevaux furent enlevés par
les deux héros grecs- I chyle
2. • Il manque dans leur vie...; >
pensée chrétienne, c'est la loi de l'é-
preuve.
3. » Tydée, » fils du roi de Calydon,
Œuée ; il fut l'un des sept chefs dans la
guerre contre Thèbes, célébrée par Es-
;
LIVRE SEIZIÈME.
365
» reux est plus propre qu'un autre à soulager son cœur. » Ils
allèrent aussitôt dans la tente de Nestor, qui reconnut à peine
Diomède, tant la tristesse abattait son esprit et ses sens. D'a-
bord Diomède pleura avec lui, et leur entrevue fut pour le
vieillard un redoublement de douleur ; mais peu à peu la pré-
sence de cet ami apaisa son cœur. On reconnut aisément que
ses maux étaient un peu suspendus par le plaisir de raconter
ce qu'il avait sou (Tort, et d'entendre à son tour ce qui était
arrivé à Diomède.
IV. Pendant qu'ils s'entretenaient, les rois assemblés avec
Télémaque examinaient ce qu'ils devaient faire. Télémaque
leur conseillait de donnera Diomède le pays d'Arpine l, et de
choisir pour roi des Dauniens Polydamas, qui était de leur
nation. Ce Polydamas était un fameux capitaine, qu'Adraste,
par jalousie, n'avait jamais voulu employer, de peur qu'on n'at-
tribuât à cet homme habile les succès dont il espérait d'avoir
seul toute la gloire. Polydamas l'avait souvent averti, en par-
ticulier, qu'il exposait trop sa vie et le salut de son État dans
cette guerre contre tant de nations conjurées ; il l'avait voulu
engager à tenir une conduite plus droite et plus modérée avec
ses voisins. Mais les hommes qui haïssent la vérité, haïssent
aussi les gens qui ont la hardiesse de la dire ; ils ve sont tou-
chés ni de leur sincérité, ni de leur zèle, ni de leur désin-
téressement. Une prospérité trompeuse endurcissait le cœur
d'Adraste contre les plus salutaires conseils ; en ne les suivant
pas, il triomphait tous les jours de ses ennemis : la hauteur,
la mauvaise foi, la violence, mettaient toujours la victoire
dans son parti ; tous les malheurs dont Polydamas l'avait si
longtemps menacé n'arrivaient point. Adraste se moquait d'une
sagesse timide qui prévoyait toujours des inconvénients; Poly-
damas lui était insupportable : il l'éloigna de toutes les char-
ges; il le laissa languir dans la solitude et dans la pauvreté.
D'abord Polydamas fut accablé de cette disgrAce ; mais elle
lui donna ce qui lui manquait, en lui ouvrant les yeux sur la
vanité des grandes fortunes : il devint sage à ses dépens; il
se réjouit d'avoir été malheureux; il apprit peu à peu à se
taire, à vivre de peu, à se nourrir tranquillement de la vérité,
à cultiver en lui les vertus secrètes, qui sont encore plus esti-
i. Le rôle de Diomède, qui n'arrive
au milieu des alliés que pour prendre
part au bénéfice dti la victoire, et sans
rien faire de remarquable, est un per-
sonnage peu intéressant. Dans VËnéidq
liv. XL, Diomède est déjà établi en Hespé
rie ; il refuse, dans un discours éloquent
de s'unir à Turnu? cotître Énéc.
366
TELEMAQUE.
mables que les éclatantes * ; enfin à se passer des hommes. Il
demeura au pied du mont Gargan, dans un désert, où un
rocher en demi-voûte lui servait de toit. Un ruisseau qui tom-
bait de la montagne apaisait sa soif; quelques arbres lui don-
naient leurs fruits : il avait deux esclaves qui cultivaient un petit
champ ;.il travaillait lui-même avec eux de ses propres mains :
la terre le payait de ses peines avec usure, et ne le laissait
manquer de rien. Il avait non-seulement des fruits et des légu-
mes en abondance, mais encore toutes sortes de fleurs odori-
férantes. Là il déplorait le malheur des peuples que l'ambition
insensée d'un roi entraîne à leur perte ; là il attendait chaque
jour que les dieux justes, quoique patients 8, fissent tomber
Adraste.Plus sa prospérité croissait, plus il croyait voir de près
sa chute irrémédiable; car l'imprudence heureuse dans ses
fautes, et la puissance montée jusqu'au dernier excès d'autorité
absolue 3, sont les avant-coureurs du renversement des rois
et des royaumes *. Quand il apprit la défaite et la mort
d'Adraste, il ne témoigna aucune joie ni de l'avoir prévue, ni
d'être délivré de ce tyran; il gémit seulement, par la crainte
de voir les Dauniens dans la servitude5.
Voilà l'homme queTélémaque proposa pour le faire régner.
11 y avait déjà quelque temps qu'il connaissait son courage et
sa vertu ; car Télémaque, selon les conseils de Mentor, ne
cessait de s'informer partout des qualités bonnes et mauvaises
de toutes les personnes qui étaient dans quelque emploi con-
sidérable, non-seulement parmi les nations alliées qu'il servait
en cette guerre, mais encore chez les ennemis. Son principal
soin était de découvrir et d'examiner partout les hommes qui
avaient quelque talent, ou une vertu particulière.
Les princes alliés eurent d'abord quelque répugnance à met-
tre Polydamas dans la royauté. « Nous avons éprouvé, disaient-
ils, combien un roi des Dauniens, quand il aime la guerre et
qu'il la sait faire, est redoutable à ,~çs voisins. Polydamas est
un grand capitaine, et il peut nous jeter dans de grands périls. »
Mais Télémaque leur répondait : « Polydamas, il est vrai-, sait
la guerre, mais il aime la paix; et voilà les deux choses qu'il
faut souhaiter. Un homme qui connaît les malheurs, les dan-
gers et les difficultés de la guerre, est bien plus capable de
i. Il faudrait : les vertus t éclatantes.»
2. Imitatiou de saint Augustin: t Pa-
tiens quia œternus. »
3. Partout où il en trouve l'occasion,
Fénelon combat l'autorité absolue.
4.... Cet esprit d'imprudence et d'erreur,
Delà chute des rois funeste avant-coureur.
(Rac, Ath.)
5. L'épisode de Polydamas, sa disgrâce
sous le tyran, et sa haute fortune après
lamortd'Adruste offrent quelque analogie
avec l'histoire de Philoclès, le ministre
d'idoménée, au livre XI.
LIVRE SEIZIÈME. 367
l'éviter, qu'un autre qui n'en a aucune expérience. Il a appris
à goûter le bonheur d'une vie tranquille ; il a condamné les
entreprises d'Adraste; il en a prévu les suites funestes. Un
prince faible, ignorant et sans expérience, est plus à craindre
pour vous, qu'un homme qui connaîtra et qui décidera tout
par lui-même. Le prince faible et ignorant ne verra que par les
yeux d'un favori passionné, ou d'un ministre flatteur, inquiet1
et ambitieux : ainsi ce prince aveugle s'engagera à la guerre
sans la vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous assurer de
lui, car il ne pourra être sûr de lui-mûme; il vous manquera
de parole; il vous réduira bienlotà cette extrémité, qu'il fau-
dra ou que vous le fassiez périr, ou qu'il vous accable. N'est-il
pas plus utile, plus sûr, et en môme temps plus juste et plus
noble2 de répo'ndre plus fidèlement à la confiance des Dau-
niens, et de leur donner un roi digne de commander ? »
Toute l'assemblée fut persuadée par ce discours. On alla pro-
poser Polydamas aux Dauniens, qui attendaient une réponse
avec impatience- Quand ils entendirent le nom de Polydamas,
ils répondirent : «Nous reconnaissons bien maintenant que les
princes alliés veulent agir de bonne foi avec nous, et faire une
paix éternelle, puisqu'ils nous veulent donner pour roi un
homme si vertueux, et si capable de nous gouverner. Si on
nous eût proposé un homme lâche, efféminé et mal instruit,
nous aurions cru qu'on ne cherchait qu'à nous abattre et qu'à
corrompre la forme de notre gouvernement; nous aurions
conservé en secret un vif ressentiment d'une conduite si dure
et si artificieuse : mais le choix de Polydamas nous montre une
véritable candeur3. Les alliés, sans doute, n'attendent rien de
nous que de juste et de noble, puisqu'ils nous accordent un
roi qui est incapable de faire rien contre la liberté * et contre
la gloire de notre nation : aussi pouvons-nous protester, à la
face des justes dieux, que les fleuves remonteront vers leur
source avant que nous cessions d'aimer des peuples si bienfai-
sants. Puissent nos derniers neveux se souvenir du bienfait
que nous recevons aujourd'hui, et renouveler, de génération
en génération, la paix de l'âge d'or dans toute la côte de
niespéiïc ! »
V. Télémaque leur proposa 6 ensuite de donner à Diomede les
1. c luquiet ■ sur sa position, qu'il
expose eu disant au maître la -vérité .
2. Accumulation d'adjectifs. On peut
dire ici ce qu'Horace a dit d'Homère :
Bonus dormitat.
3. » Candeur; « ce mot a modifié sa
nuance depuis le xyii« siècle; la candeur
convient surtout à une jeune fille, simple
et candide, candida, blanche d'esprit et
de cœur.
4. a Ne rieu faire contre la liberté, •
en parlant d'un roi; c'était une belle
parole alors.
5. c Leur proposa ; • aux Dauniens.
368 TÉLÉMAQUE.
campagnes d'Arpine, pour y fonder une colonie. Ce nouveau
peuple, leur disait-il, vous devra son établissement dans un
pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous que tous les
hommes doivent s'entr'aimer *; que la terre est trop vaste pour
eux; qu'il faut bien avoir des voisins, et qu'il vaut mieux en
avoir qui vous soient obligés de leur établissement. Soyez tou-
chés des malheurs d'un roi qui ne peut retourner dans son pays.
Polydamaset lui, étant unis ensemble par les liens de la justice
et de la vertu, qui sont les seuls durables, vous entretiendront
dans une paix profonde, et vous rendront redoutables à tous
les peuples voisins qui penseraient à s'agrandir. Vous voyez, ô
Dauniens, que nous avons donné à votre nation un roi capa-
ble d'en élever la gloire jusqu'au ciel : donnez aussi, puisque
nous vous le demandons 2, une terre qui vous est inutile, à un
roi qui est digne de toute sorte de secours. » •
Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvaient rien refuser à
Télémaque, puisque c'était lui qui leur avait procuré Polyda-
mas pour roi. Aussitôt ils partirent pour l'aller chercher dans
son désert, et pour le faire régner sur eux. Avant que de par-
tir, ils donnèrent les fertiles plaines d'Arpine à Diornède, pour
y fonder un nouveau royaume. Les alliés en furent ravis, parce
que cette colonie des Grecs pourrait secourir puissamment le
parti des alliés, si jamais les Dauniens voulaient renouveler les
usurpations dont Adraste avait donné le mauvais exemple 3.
Tous les princes ne songèrent plus qu'à se séparer. Téléma-
que, les larmes aux yeux, partit avec sa troupe, après avoir
embrassé tendrement le vaillant Diornède, le sage et inconso-
lable Nestor, et le fameux Philoctète, digne héritier des flèches
d'Hercule.
Observations sur le seizième livre.— Ainsi que l'a fait observer Vil-
lemain, tout ce qui existait d'idées pour les Grecs, depuis leur théogo-
nie la plus haute jusqu'aux arts industriels dont ils avaient l'usage, se
retrouve dans l' Iliade, le poëine épique par excellence. Depuis la morale
sublime qui respire dans la belle allégorie des Prières, jusqu'à l'industrie
de l'ouvrier qui, sur son enclume portative, battait les feuilles d'or, tout
ce que savait, tout ce que sentait la Grèce se retrouve dans l'épopée homéri-
que. Fénelon devait donc, pour obéir aux exigences du poëme épique, nous
Fcnélon a un tel respect de l'indépen-
dance des peuples que, même après la
victoire des alliés, il n'admet pas qu'on
détache une partie du territoire des
Dauniens sans leur aveu.
1. L'amour de l'humanité. .. enseigne-
ment chrétien.
2. « Puisque nous vous le demandons; •
grande modération, car ils pouvaient
l'exiger.
3. La pensée de Fénelon est qu'il con-
vient d'établir en Italie, ou du moins
dans le midi de l'Italie une sorte de
fédération.
LIVRE SEIZIEME. 360
décrire, après les funérailles d'Hippias, celles de Pisistrate, et nous donner
ainsi un exemple du respect, ou plutôt du culte, qu'avaient pour leurs
morts les peuples anciens. De même, dans Homère, assistons-nous aux
funérailles de Patrocle; de même aussi au livre VII, unldiscours d'Hector,
qui offre un singulier mélange de naïveté et de grandeur, montre quelle
importance les Grecs attachaient aux honneurs funèhres : « Écoutez,
» s'écrie Hector, écoulez, Troyeris et Grecs. Si mon adversaire me tue
>» d'un coup de pique, qu'il me dépouille de mes armes et les emporle
» dans ses vaisseaux, mais qu'il rende mon corps aux miens, afin que
» les Troyens et les épouses des Troyens m'accordent les honneurs du
» hûcher après ma mort. Si c'est moi qui le tue, et qu'Apollon me donne
» cette gloire, je lui arracherai ses armes, et les emporterai dans la
» ville sacrée d'Ilion pour les suspendre dans le temple d'Apollon.
» Mais je rendrai son corps aux Grecs, qui l'emporteront dans leurs
» vaisseaux ; et ks Grecs à la belle chevelure lui rendront les hon-
» neurs funèbres et lui élèveront un tombeau sur les bords du vaste
» Hellespont. Et, dans l'avenir, on dira, quand on traversera la sombre
» mer, sur un vaisseau aux nombreux bancs de rameurs : Voilà le
» tombeau d'un guerrier d'autrefois, qui combattit avec courage et
» tomba sous les coups du brillant Hector! — Voilà ce qu'on dira un
» jour, et ma gloire ne périra jamais. » {Iliade, liv. VII.) Enfin, dans
Sophocle, la pieuse Antigone condamnée à mort pour avoir rendu à son
frère les honneurs funèbres, fait à son juge cette noble réponse: « Com-
ment la mort me paraîtrait-elle une peine? C'en eût été pour moi une
bien cruelle, si j'avais laissé sans sépulture le corps de mon frère. Voilà
ce qui m'eût désespérée! le reste ne t n'afflige point. »
Mais ce que Fénelon nous montre surtout, dans ce XYT« livre,
c'est Télémaque, l'élève de Minerve, mettant à profit les leçons de sage
politique que lui a données la déesse. Vainqueur des Dauniens, le jeune
chef sait, chose rare, user de sa victoire avec modération : il veut assu-
rer la paix, la « paix durable, » comme dit Fénelon. Pour cela, il chan-
gera en alliés fidèles les peuples vaincus, car il les a respectés et il ga-
rantira leur liberté et leur indépendance. En vain offre-t-on à Téléma-
que, comme une récompense de la victoire, comme un butin justement
acquis, «cette fertile contrée d'Arpine, qui porte deux fois l'an les riches
dons de Cérès, les doux présents de Bacchus, et les fruits toujours
verts de l'olivier consacré à Minerve. » Rien ne saurait lui faire oublier
les leçons de Mentor : il préfère à ce nouveau royaume « la pauvre
Ithaque avec ses cabanes, les rochers affreux de Dulichie et les bois
sauvages de Zacynthe. » Il va plus loin, il nie jusqu'à un certain point
le droit de conquête. « Considérez, dit Télémaque, que si vous entre-
prenez de partager entre vous le pays des Dauniens, cette entreprise
vous désunira tous, car elle n'est point fondée sur la justice. »
Cette politique n'a rien qui nous étonne, et les héros de Fénelon em-
ploient, dans les Dialogues des morts, un langage analogue :
« Le peuple subjugué, disent ils, est toujours peuple; le droit de
» conquête est un droit moins fort que celui de l'humanité. Ce qu'on
»> appelle conquête devient le comble de la tyrannie et l'exécration du
» genre humain, à moins que le conquérant n'ait fait sa conquête par
16.
370 TÊLÉMAQUE.
» une guerre juste, et n'ait rendu heureux le peuple conquis en lui rion-
» nant de bonnes lois. Quelle horrible baibarie que de voir un peuple
• qui se joue de la vie d'un autre et qui compte pour rien ses mœurs et
» son repos.. 1 » i Dialogues des morts.)
Fe'nelon va plus loin encore; il affirme la solidarité des peuples, il
érige en devoir étroit l'amour de l'humanité, de la société générale, de
la «grande famille, » et, comme il ledit en termes éloquents : «Un peu-
» pie n'est pas moins un membre du genre humain, qui est la société
» générale, qu'une famille est un membre d'une nation particulière.
» Chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande pa-
» trie, qu'à la patrie particulière dans laquelle il est né ; il est donc in-
» finiment plus pernicieux de blesser la justice de peuple à peuple,
que de la blesser de famille à famille. » {Dialogues des morts, pas-
sim )
Quelques années encore, et Montesquieu, à son tour, s'exprimera sur
ce sujet avec la même autorité : « La conquête, dira-t-il, ne donne point
» un droit par elle-même. Le droit de conquête n'est point un droit.
» Une société ne peut être fondée que sur la volonté des as^ociéà ; si
» elle est détruite par la conquête, le peuple redevient libre : il n'y a
» plus de nouvelle société. Et si le vainqueur veut en former une.
» c'est une tyrannie. »
LIVRE DIX-SEPTIÈME. 371
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
Sommaire. — I. Télémaque, de retour à Salente, admire l'état floris-
sant de la campagne, et il s'étonne de ne pas voir la ville aussi ma-
gnifique qu'elle était au moment de son départ. Menlor lui donne
les raisons de ce changement ; il lui fait connaître les vraies richesses
d'un État et les maximes fondamentales de l'art de gouverner, et il
lui propose pour modèle Idoménée, qui a été instruit par l'expérience
et les conseils de la sagesse. — II. Inclination deTélémaque pour
Antiope, fille d'Idoménée ; Mentor approuve son choix, loue les
qualités solides de la jeune fille , et déclare à Télcmaque que
les dieux la lui destinent peur épouse; mais il lui recommande de
s'occuper de son voyage pour Iihaque. — III. Efforts d'Idoménée
pour retenir ses hôtes; il demande de nouveaux conseils à Mentor.
— IV. Il cherche à encourager les sentiments deTélémaque pour sa
fille ; description d'une partie de chasse, dans laquelle Télémaque,
par son adresse et son courage, sauve la vie d'Antiope, en la déli-
vrant d'un sanglier qui était sur le point de la déchirer. — V. Tris-
tesse d'Idoménée voyant qu'il ne peut plus retenir ses hôtes. Men-
tor le console et obtient enfin la permission de partir. Alors on se
quitte avec de vives marques d'estime et d'amitié.
I. Le jeune fils d'Ulysse brûlait d'impatience de retrouver Men-
tor à Salente, et de s'embarquer avec lui pour revoir Ithaque,
où il espérait que son père serait arrivé. Quand il s'approcha
de Salente, il fut bien étonné de voir toute la campagne des
enviions, qu'il avait laissée presque inculte et déserte, cultivée
comme un jardin, et pleine a ouvriers diligents : il reconnut
l'ouvrage de la sagesse de Meruor. Ensuite, entrant dans la
ville, il remarquaqu'il y avait beaucoup moins d'artisans pour
les délices de la vie, et beaucoup moins de magnificence. Il en
fut choqué; car il aimait naturellement toutes les choses qui
ont de l'éclat et delà politesse1. Mais d'autres pensées occupè-
rent aussitôt son cœur; il vit de loin venir à lui Idoménée avec
Mentor: aussitôt son cœur fut ému de joie et de tendresse.
Malgré tous les succès qu'il avait eus dans la guerre contre
Adraste, il craignait que Mentor ne fût pas content de lui ; et,
à mesure qu'il s'avançait, il cherchait dans les yeux de Mentor
pour voir s'il n'avait rien à se reprocher.
D'abord Idoménée embrassa Télémaque comme son propre
fils; ensuite Télémaque se jeta au cou de Mentor, et l'arrosa
1. « Politesse, i ici dans le aenu littéral: ce qui « polit • les mœurs; les arts
delà civilisation.
372
TELEMAQUE.
de ses larmes. Mentor lui dit: « Je suis content de vous: vous
avez fait de grandes fautes; mais elles vous ont servi à vous
connaître, et à vous défier de vous-même. Souvent on tire plus
de fruit de ses fautes, que de ses belles actions. Les grandes
actions enflent le cœur, et inspirent une présomption dange-
reuse; les fautes font rentrer l'homme en lui-môme, et lui ren-
dent la sagesse qu'il avait perdue dans les bons succès. Ce qui
vous reste à faire, c'est de louer les dieux, et de ne vouloir pas
que les hommes vous louent. Vous avez fait de grandes choses;
mais, avouez la vérité, ce n'est guère vous par qui elles ont
été faites : n'est-il pas vrai qu'elles vous sont venues comme
quelque chose d'étranger qui était mis en vous? n'étiez-vous
pas capable de les gâter par votre promptitude et par votre im-
prudence? Ne sentez- vous pas que Minerve vous a comme trans-
forme en un autre homme au-dessus de vous-même, pour faire
par vous ce que vous avez fait? Elle a tenu tous vos défauts en
suspens, comme Neptune, quanti il apaise les tempêtes, sus-
pend les flots irrités1. »
Pendant qu'ldoménée interrogeait avec curiosité les Cretois
qui étaient revenus de la guerre, Télémaque écoutait ainsi les
sages conseils de Mentor,, Ensuite il regardait de tous côtés avec
élonnement, et disait à Mentor: « Voici un changement dont
je ne comprends pas bien la raison. Est-il arrivé quelque cala-
mité à Salante pendant mon absence? d'où vient qu'on n'y re-
marque plus cette magnificence qui éclatait partout avant
mou départ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres pré-
cieuses; les habits sont simples; les bâtiments qu'on fait sont
moins vastes et moins ornés; les arts languissent; la ville est
devenue une solitude. »
Mentor lui répondit en souriant : « Avez-vous remarqué l'état
de la campagne autour de la ville ?» — « Oui, reprit Télémaque,
j'ai vu partout le labourage en honneur, et les champs défri-
ches.» - «Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe
en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée
et stérile; ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville
médiocre et modeste dans ses mœurs? Une grande ville fort
peuplée d'artisans occupés à amollir les mœurs par les délices
de la vie, quand elle est entourée d'un royaume pauvre et mal
cultivé, ressemble à un monstre dont la tète est d'une gros-
seur énorme, et dont tout le corps, exténué et privé de nour-
1. Mentor accueille Télémaque avec
des éloges mêlés de sévérité ; il lui rap-
uelle aies grandes faules • qu'il a com-
mis;» : allusion à sa querelle avec Hip-
pias. Il craint d'inspirer a son élève un
trop haut sentiment de son propre mérite.
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
373
riture, n'a aucune proportion avec celte tête. C'est le nombre
du peuple et l'abondance des aliments qui font la vraie force
et la vraie richesse d'un royaume. Idoménée a maintenant un
peuple innombrable, et infatigable dans le travail, qui remplit
toute l'étendue de son pays. Tout son pays n'est plus qu'une
seule ville; Salcnte n'en est que le centre. Nous avons trans-
porté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient
à la campagne, et qui étaient superflus dans la ville. De plus,
nous avons attiré dans ce pays beaucoup de peuples étrangers.
Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de
la terre par leur travail; cette multiplication si douce et si
paisible augmente plus un royaume qu'une conquête. On n'a
rejeté de celte ville que les arts superflus, qui détournent les
pauvres de la culture de la terre pour les vrais besoins, et qui
corrompt les riches en les jetant dans le faste et dans la mol-
lesse ; mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux-arts, ni aux
hommes qui ont un vrai génie1 pour les cultiver. Ainsi Ido-
ménée est beaucoup plus puissant qu'il ne l'était quand vous
admiriez sa magnificence. Cet éclat éblouissant cachait une
faiblesse et une misère qui eussent renversé son empire : main-
tenant il a un plus grand nombre d'hommes, et il les nourrit
plus facilement. Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine
et au mépris de la vie, par l'amour des bonnes lois, sont tous
prêts à combattre pour défendre ces terres cultivées de leurs
propres mains. Bientôt cet État, que vous croyez déchu, sera
la merveille de l'Hcspérie2.
» Souvenez-vous, ô Télémaque, qu'il y a deux choses perni-
cieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n'ap-
porte presque jamais aucun remède: la première est une auto-
rité injuste et trop violente dans les rois; la seconde est le luxe,
qui corrompt les mœurs3.
» Quand les rois s'accoutument à ne connaître plus d'autres
lois que leurs volontés absolues, et qu'ils ne mettent plus de
frein à leurs passions, ils peuvent tout : mais à force de tout
pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance; il n'ont
plus de règles certaines, ni de maximes de gouvernement;
chacun à l'envi les flatte; ils n'ont plus de peuple; il ne leur
reste que des esclaves, dont le nombre diminue chaque jour.
1. « Un vrai génie ; • ingeniutn, les
heureuses dispositions pour les arts et
les sciences.
2. On retrouve ici l'application des
théories de Mentor.
3. Mentor va démontrer qu'il est deux
périls pour ïes États : la tyrannie et le
luxe. Ce sera l'occasion d'un discours en
deux points bien marqués, qu'il va trai-
ter avec un grand soin et selon toute»
les règles oratoires.
d74
TÉLÉMAQL'E.
Qui leur dira la vérité? qui donnera des bornes à ce torrent.
Tout cède : les sages s'enfuient, se cachent, et gémissent. Il
n'y a qu'une révolution soudaine et violente qui puisse rame-
ner dans son cours naturel cette puissance débordée: souvent
même le coup qui pourrait la modérer l'abat sans ressource l.
Rien ne menace tant d'une chute funeste qu'une autorité qu'où
pousse trop loin : elle est semblable à un 'arc trop tendu, qui
se rompt enfin tout à coup si on ne le relâche: mais qui est-ce
qui osera le relâcher2? Idoménée était gâté jusqu'au fond du
cœur par cette autorité si flatteuse: il avait été renversé de
son trône; mais il n'avait pas été détrompé. Il a fallu que les
dieux nous aient envoyés ici pour le désabuser de cette puis-
sance aveugle et outrée qui ne convient point à des hommes;
encore a-t-il fallu des espèces de miracles pour lui ouvrir les
yeux.
» L'autre mal, presque incurable, est le luxe. Comme la trop
grande autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute
une nation. On dit que ce luxe sert à nourrir les pauvres aux
dépens des riches; comme si les pauvres ne pouvaient pas ga-
gner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la
terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté.
Toute une nation s'accoutume à regarder comme les nécessités
de la vie les choses les plus superflues : ce sont tous les jours
de nouvelles nécessités qu'on invente, et on ne peut plus se
passer des choses qu'on ne connaissait point trente ans aupa-
ravant. Ce luxe s'appelle bon goût, perfection des arts, et po-
litesse3 de la nation. Ce vice, qui en attire tant d'autres, est
loué comme une vertu; il répand sa contagion* depuis le roi
jusqu'aux derniers de la lie du peuple. Les proches parents
du roi veulent imiter sa magnificence; les grands, celle des
parents du roi; les gens médiocres veulent égaler les grands;
car qui est-ce qui se fait justice? les petits veulent passer pour
médiocres5 : tout le monde fait plus qu'il ne peut; les uns par
faste, et pour se prévaloir de leurs richesses; les autres par
mauvaise honte, et pour cacher leur pauvreté. Ceux mômes qui
1 . La première partie de cette phrase :
« ramener dans son cours cette puissance
débordée, » est excellente; le despo-
tisme se répand en effet comme un fleuve
hors de son lit : mais la seconde partie
laisse à désirer : on ne ramène pas uu
fleuve débordé par un • coup » qui
■ l'abat. »
2. • Relâcher Tare » de la tyrannie.
Qui 6e chargera de cette mission? Fé-
neloo échappe à la difficulté en faisant
intervenir les dieux.
3. « Politesse, » dans le sens élargi
qu'on a indiqué plus haut.
4. « Contagion, » mot très-bien appli»
que au vice, qui se propage comme une
peste.
5. La médiocrité est grandeur par rap-
port à ce qui est petit.
LIVRE DIX-SEPTIEME.
375
sont assez sages pour condamner un si grand désordre, ne le
sont pas assez pour oser lever la tête les premiers, et pour
donner des exemples contraires. Toute une nation se ruine,
toutes les conditions se confondent1. La passion d'acquérir du
bien pour soutenir une vaine dépense corrompt les âmes les
plus pures : il n'est plus question que d'être riche ; la pauvreté
est une infamie2. Soyez savant, habile, vertueux ; instruisez les
hommes ; gagnez des batailles ; sauvez la patrie; sacrifiez tous
vos intérêts; vous êtes méprisé si vos talents ne sont relevés
par le faste. Ceux mêmes qui n'ont pas de bien veulent pa-
raître en avoir ; ils en dépensent comme s'ils en avaient : on
emprunte, on trompe, on use de mille artifices indignes pour
parvenir. Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer le
goût et les habitudes de toute une nation ; il faut lui donner de
nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n'est un roi
philosophe3, qui sache, par l'exemple de sa propre modération,
faire honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse, et
encourager les sages qui seront bien aises d'être autorisés dans
une honnête frugalité*? »
Télémaque, écoutant ce discours, était comme un homme
qui revient d'un profond sommeil : il sentait la vérité de ces
paroles; et elles se gravaient dans son cœur, comme un sa-
vant sculpteur imprime les traits qu'il veut sur le marbra, en
sorte qu'il lui donne de la tendresse5, de la vie et du mouve-
ment. Télémaque ne répondait rien; mais, repassant tout ce
qu'il venait d'entendre, il parcourait des yeux les choses qu'on
avait changées dans la ville. Ensuite il disait à Mentor: « Vous
avez fait d'Jdoiiiéuce le plus sage de tous les rois; je ne le
connais plus, ni lui ni son peuple. J:avoue même que ce que
vous avez fait ici est infiniment plus grand que les victoires
que nous venons de remporter. Le hasard et la force ont beau-
coup de part aux succès de la guerre ; il faut que nous parta-
gions la gloire des combats avec nos soldats 6 : mais tout votre
ouvrage vient d'une seule tête ; il a fallu que vous ayez tra-
1. Le monde est plein de gens qui ne sont
[pas plus sages.
lout bourgeois veut bâtir comme les grands
[seigneurs.
(La Fontaine.)
2. Cl» tableau est sombre, mais il est vrai;
la vertu est rarement considérée, si elle
n'est relevée ou soutenue par la fortune.
Vais l'expression employée ici est bien
forte. Il est exagéré de dire que • la
pauvreté glorieuse est regardée comme
une infamie. »
3. • Un roi philosophe » Suivant Platon,
les États ne seront heureux que quand
les rois seront philosophes, ou quand les
philosophes seront rois.
4. Cette phrase manque de ressort, de
concision. 11 y a deux qui se rapportant
à deux sujets différents; ce qu'il faut
toujours éviter.
5. « De la tenlresse, • de l'émotion;
c'est uu granJ art au sculpteur que celui
d'attendrir le marbre, et de lui commu-
niquer le sentiment,, la vie, le mouve-
ment.
6. Vérité sans cesse oubliée par les
376
TLLËMAQUE.
vaille seul contre un roi, et contre tout son peuple !, pour les
corriger. Les succès de la guerre sont toujours funestes et
odieux : ici tout est l'ouvra .e d'une sagesse céleste; tout est
doux, tout est pur, tout est aimable; tout marque une auto-
rité qui est au-dessus de l'homme. Quand les hommes veulent
de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cette application à
['aire du bien ? Oh! qu'ils s'entendent mal en gloire 2, d'en es-
pérer une solide en ravageant la terre, et en répandant le sang
humain ! »
Mentor montra sur son visag,e une joie sensible devoirTélé-
maque si désabusé des victoires et des conquêtes, dans un Tige
où il était si naturel qu'il fût enivré de la gloire qu'il avait ac-
quise.
Ensuite Mentor ajouta- : « Il est vrai que tout ce que vous
voyez ici est bon et louable; mais sachez qu'on pourrait faire
des choses encore meilleures. Idoménée modère ses passions,
et s'applique à gouverner son peuple avec justice; mais il ne
laisse pas de faire encore bien des fautes qui sont les suites
malheureuses de ses fautes anciennes. Quand les hommes
veulent quitter le mal, le mal semble encore les poursuivre
longtemps : il leur reste de mauvaises habitudes, un naturel
affaibli, des erreurs invétérées, et des préventions presque
incurables. Heureux ceux qui ne se sont jamais égarés! ils
peuvent faire le bien plus parfaitement. Les dieux, ô Téléma-
que, vous demanderont plus qu'à Idoménée, parce que vous
avez connu la vérité, dès votre jeunesse, et que vous n'a-
vez jamais été livré aux séductions d'une trop grande pros-
périté 3.
» Idoménée, continuait Mentor, est sage et éclairé; mais il
s'applique trop au détail, et ne médite pas assez le gros de ses
affaires pour former des plans *. L'habileté d'un roi, qui est
au-dessus des autres hommes, ne consiste pas à faire tout par
lui-môme : c'est une vanité grossière que d'espérer d'en venir
à bout, ou de vouloir persuaderau monde qu'on en est capable.
Un roi doit gouverner en choisissant et en conduisant ceux
qui gouvernent sous lui : il ne faut pas qu'il fasse le détail,
car c'est faire la fonction de ceux qui ont à travailler sous lui ;
conquérants et les chefs d'armée. —
C'est du reste ce que Cicéron, parlant à
César, a parfaitement exprimé, à peu près
dans les mêmes termes que ceux de
Fénelon. (Voy. Cic, Pro Marcello, 2.)
1. Tâche immense imposée à un mi-
nistre; il doit savoir lutter et c corriger»
la volonté du t roi » et les préjugés du
■ peuple. »
2. • S'eutendre mal en gloire; » gai-
licisme, heureuse locution.
3. Idée chrétienne : Il sera demandé
en raison de ce qui aura été donné.
4. c Plan, » quod planum est, idée de
surface.
LIVRE DIX-SEPTIExME. 377
il doit seulement s'en faire rendre compte, et en savoir assez
pour entrer dans ce compte avec discernement. C'est merveil-
leusement gouverner que de choisir, et d'appliquer selon leur
(aient les gens qui gouvernent. Le suprême et le parfait gou-
vernement consiste à gouverner ceux qui gouvernent : il
faut les observer, les éprouver, les modérer, les corriger, les
animer, les élever, les rabaisser, les changer de places, et les
tenir toujours dans sa main '.
» Vouloir examiner tout par soi-môme, c'est défiance, c'est
petitesse, c'est se livrer à une jalousie pour les détails qui con-
sume le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour les gran-
des choses. Pour former de grands desseins, il faut avoir
l'esprit libre et reposé; il faut penser à son aise, dans un en-
tier dégagement de toutes les expéditions d'affaires épineu-
ses 2. Un esprit épuisé par le détail est comme la lie du vin,
qui n'a plus ni force ni délicatesse 3. Ceux qui gouvernent par
le détail sont toujours déterminés par le présent, sans étendre
leurs vues sur un avenir éloigné 4; ils sont toujours entraînés
par l'affaire du jour où ils sont; et cette affaire étant seule à
les occuper, elle les frappe trop, elle rétrécit leur esprit; car
on ne juge sainement des affaires que quand on les compare
toutes ensemble, et qu'on les place toutes dans un certain or-
dre, afin qu'elles aient de la suite et de la proportion 5. Man-
quer à suivre cette règle dans le gouvernement, c'est ressem-
bler à un musicien qui se contenterait de trouver des sons
harmonieux, et qui ne se mettrait point en peine de les unir
et de les accorder pour en composer une musique douce et
louchante. C'est ressembler aussi à un architecte qui croit
avoir tout fait pourvu qu'il assemble de grandes colonnes, et
beaucoup de pierres bien taillées, sans penser à l'ordre et à
la proportion des ornements de son édifice6. Dans le temps
qu'il fait un salon, il ne prévoit pas qu'il faudra faire un esca-
lier convenable ; quand il travaille au corps du bâtiment, il ne
songe nia la cour ni au portail. Son ouvrage n'est qu'un as-
semblage confus de parties magnifiques, qui ne sont point
1. rfLes tenir toujours dans sa main; »
forte expression et qui marque très-bien
ce qu'il y a d'effectif dans la puissance
d'un sage roi, qui, sans « faire le détail, »
gouverne pourtant par lui-même.
2. On ne peut guère admettre qu'un
roi soit dans « un entier dégagement des
affaires épineuses. »
3. Comparaison peu claire et forcée.
Il n'y a plus de bonne substance dans
i la lie du vin ; » il n'en est pas de même
d'un esprit fatigué.
4. Boileau dit très-bien :
Et loin dans le présent regarde l'avenir.
(Art poét.)
5. L'esprit de synthèse, qui complète
l'analyse; l'art de grouper, sans lequel
la science des détails est inutile ou con-
fuse.
6. Deux comparaisons justes dans
toutes leurs parties.
378
TÉLÉMAQUE.
faites les unes pour les autres; cet ouvrage, loin de lui faire
honneur, est un monument qui éternisera sa honte; car l'ou-
vrage fait voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez d'é-
tendue pour concevoir à la fois le dessein général de tout son
ouvrage : c'est un caractère d'esprit court * et subalterne.
Quand on est né avec ce génie borné au détail, on n'est pro-
pre qu'à exécuter sous autrui. N'en doutez pas, ô mon cher
Télémaque, le gouvernement d'un royaume demande une cer-
taine harmonie comme ja musique, et de justes proportions
comme l'architecture 2.
» Si vous voulez que je me serve encore de la comparaison de
ces arts, je vous ferai entendre combien les hommes qui gou-
vernent par le détail sont médiocres. Celui qui, dans un con-
cert, ne chante que certaines choses, quoiqu'il les chante par-
faitement, n'est qu'un chanteur; celui qui conduit tout le
concert, et qui en règle à la fois toutes les partit s, est le seul
maître de musique. Tout de même celui qui taille des co-
lonnes, ou qui élève un côté d'un bâtiment, n'est qu'un ma-
çon ; mais celui qui a pensé tout l'édifice, et qui en a toutes
les proportions dans sa tête, est le seul architecte. Ainsi ceux
qui travaillent, qui expédient, qui font le plus d'affaires, sont
ceux qui gouvernent le moins ; ils ne sont que les ouvriers-
subalternes. Le vrai génie qui conduit l'État, est celui qui ne
faisant rien fait tout faire, qui pense, qui invente, qui pénètre
dans l'avenir, qui retourne dans le passé; qui arrange, qui
proportionne, qui prépare de loin ; qui se roidit sans cesse
pour lutter contre la Fortune, comme un nageur contre le tor-
rent de l'eau3; qui est attentif nuit et jour pour ne laisser
rien au hasard. Croyez-vous, Télémaque, qu'un grand peintre
travaille assidûment depuis le matin jusqu'au soir, pour expé-
dier plus promptement ses ouvrages? Non : celte gène et ce
travail servile éteindraient tout le feu de son imagination ; il
ne travaillerait plus de génie *, il faut que tout se fasse irrégu-
lièrement et par saillies, suivant que son génie le mène, et
que son esprit l'excite 5. Croyez-vous qu'il passe son temps à
broyer des couleurs et à préparer des pinceaux? Non, c'est
1. t Un esprit court, » c'est-à-dire
qui n'a pas de souffle et s'arrête promp-
tement.
2. Ou peut comparer tous les travaux
de la vie, tant sociale que littéraire, à la
musique et à l'architecture, car tout se
ramène à ces deux lois : harmonie et
proportion. C'est ce que l'auteur a par-
taitemenl établi.
3. Cetic comparaison est de trop ; elle
lasse l'esprit, qui a bien assez à faire de
suivre les deux premières, d'ailleurs si
justes et p si précises, où l'on voit le
chef de l'État comparé avec le chef d'or-
chestre, d'une pari, et d'autre part avec
l'arcliitecte, le maître maçon.
4. « Travailler de génie; • d'inspira-
tion.
5. Le grand artiste ne s'occupe pas du
détail, qu'il laisse faire à ses élèves ;
LIVRE DIX-SEPTIËME.
370
l'occupation de ses élèves. Il se réserve le soin de penser ; il
ne songe qu'à faire des traits hardis qui donnent de la noblesse,
de la vie et de la passion à ses figures1. Il a dans la tête les
pensées et les sentiments des héros qu'il veut représenter ; il
se transporte dans leurs siècles, et dans toutes les circon-
stances où ils ont été. A cette espèce d'enthousiasme il faut
qu'il joigne une sagesse qui le retienne; que tout soit vrai,
correct, et proportionné l'un à l'autre. Croyez-vous, Téiéma-
que, qu'il faille moins d'élévation, de génie et d'effort de pen-
sée pour faire un grand roi, que pour faire un bon peintre *?
Concluez donc que l'occupation d'un roi doit être de penser,
de former de grands projets, et de choisir les hommes propres
à les exécuter sous lui 3. »
Télémaque lui répondit : « Il me semble que je comprends
tout ce que vous dites; mais si les choses allaient ainsi, un roi
serait souvent trompé, n'entrant point par lui-même dans le
détail.» — «C'est vous-même qui vous trompezrrepartitMentor:
ce qui empêche qu'on ne soit trompé, c'est la connaissance
générale du gouvernement. Les gens qui n'ont point de prin-
cipes dans les aiïaires, et qui n'ont point le vrai discernement
des esprits, vont toujours comme à tâtons; c'est un hasard
quand ils ne se trompent pas; ils ne savent, pas même précisé-
ment ce qu'ils cherchent, ni à quoi ils doivent tendre; ils ne
savent que se défier, et se défient plutôt des honnêtes gens qui
les contredisent, que des trompeurs qui les flattent. Au con-
traire, ceux qui ont des principes pour le gouvernement, et
qui se connaissent en hommes, savent ce qu'ils doivent cher-
cher en eux, et les moyens d'y parvenir; ils reconnaissent
assez, du moins en gros, si les gens dont ils se servent sont des
instruments propres à leurs desseins, et s'ils entrent dans leurs
vues pour tendre au but qu'ils se proposent. D'ailleurs, comme
ils ne se jettent point dans des détails accablants, ils ont l'es-
prit plus libre pour envisager d'une seule vue le gros de l'ou-
vrage, et pour observer s'il s'avance vers la fin principale. S'ils
sont trompés, du moins ils ne le sont guère dans l'essentiel.
D'ailleurs ils sont au-dessus des petites jalousies qui marquent
d'eUhétique, c'est-à-dire desprincipesdu
beau et du goût appliqués aux lettres et
au \ arts; on peut en juger par sa Lettre à
l'Académie ; ici, il insiste, bien que par
occasion, sur ces questions hautes et dé-
licates. Voir aus-i plusieurs de ses Dia-
logues des Morts.
3. Rien de plus ingénieux que celte
assimilation entre un t grand roi t et
un « bon peintre, t
il travaille à son heure, quand il sent le
souffle, l'enthousiasme, le Deus , ecce
Deus : « Est deus in nobis, agitante ca-
lescimus illo (Ovide). »
1. Cela est vrai, surtout du statuaire,
qui a son praticen, chargé de dégrossir
le marbre et d'ébaucher la statue, jus-
qu'à ce que l'artiste intervienne, et donne
« la passion et la vie à ses figures, t
2. Fénebn s'était beaucoup occupé
330
TÉLÉMAQUE.
un esprit borné et une âme basse : ils comprennent qu'on ne
peut éviter d'être trompé dans les grandes affaires, puisqu'il
faut s'y servir des hommes, qui sont si souvent trompeurs *. Ou
perd plus dans l'irrésolution où jette la défiance, qu'on ne per-
drait à se laisser un peu tromper2. On est trop heureux quand
on n'est trompé que dans des choses médiocres: les grandes
ne laissent pas de s'acheminer 8, et c'est la seule chose dont un
grand homme doit être en peine. Il faut réprimer sévèrement
la tromperie, quand on la découvre; mais il faut compter sur
quelque tromperie, si l'on ne veut point être véritablement
trompé. Un artisan, dans sa boutique, voit tout de ses pro-
pres yeux, et fait tout de ses propres mains; mais un roi^
dans un grand Elat, ne peut tout faire ni tout voir. 11 ne doit
faire que les choses que nul autre ne peut faire sous lui; il ne
doit voir que ce qui entre dans la décision des choses impor-
tantes4. »
Enfin Mentor dit à Télémaque : « Les dieux vous aiment, et
vous préparent un règne plein de sagesse. Tout ce que vous
voyez ici est fait moins pour la gloire d'idoménée, que pour
votre instruction. Tous ces sages établissements que vous
admirez dans Salente ne sont que l'ombre de ce que vous ferez
un jour à Ithaque, si vous répondez par vos vertus à votre
haute destinée. Il est temps que nous songions à partir d'ici;
Idoménée tient un vaisseau prêt pour notre retour. »
II. Aussitôt Télémaque ouvrit son cœur à son ami, mais
avec quelque peine5, sur un attachement qui lui faisait regret-
ter Salente. « Vous me blâmerez peut-être, lui dit-il, de pren-
dre trop facilement des inclinations dans les lieux où je passe;
mais mon cœur me ferait de continuels reproches, si je vous
cachais que j'aime Antiope, fille d'idoménée. Non, mon cher
Mentor, ce n'est point une passion aveugle comme celle dont
vous m'avez guéri dans l'île de Calypso : j'ai bien reconnu la
profondeur de la plaie que l'Amour m'avait faite auprès d'Eu-
charis; je ne puis encore prononcer son nom sans être troublé;
i. Triste mais profonde observation
ifi la nature de l'homme.
2. Pensée vraie et finement exprimée.
3. Les grandes affaires vont d'elles-
mêmes, elies t s'acheminent, » elles font
liur chemin toutes seules.
4. Il y avait un axiome dans l'admi-
nistration romaine : De minimis non
curât prœtor. Fénelon, quoique dans le
vrai, en général, et apportant de bonnes
raisons à l'appui de sa doctrine, exagère
peut-être un peu la nécessité où est le
roi de se tenir dans la haute région, et
de ne voir que « les choses importan-
tes. » Du reste, toute cette discussion
fut regardée, à tort ou à raison, comme
une allusion directe à Louis XIV.
5. Avec quelque embarras, à causr-
des souvenirs de l'île de Calypso.
LIVRE DIX-SEPTIEME.
381
le temps et l'absence n'ont pu l'effacer. Cette expérience
funeste m'apprend à me défier de moi-même. Mais pour
Antiope, ce que je sens n'a rien de semblable : ce n'est point
amour passionné; c'est goût, c'est estime, c'est persuasion que
je serais heureux, si je passais ma vie avec elle. Si jamais les
dieux me rendent mon père, et qu'il me permette de choisir
une femme, Antiope sera mon épouse. Ce qui me touche en
elle, c'est son silence, sa modestie, sa retraite, son travail as-
sidu, son industrie pour les ouvrages de laine et de broderie,
son application à conduire toute la maison de son père depuis
que sa mère est morte, son mépris des vaines parures, l'oubli
et l'ignorance même qui paraît en elle de sa beauté. Quand
Idoménée lui ordonne de mener les danses des jeunes Cretoises
au son des flûtes, on la prendrait pour la riante Vénus, qui est
accompagnée des Grâces. Quand il la mène avec lui à la chasse
dans les forêts, elle paraît majestueuse et adroite à tirer de
l'arc, comme Diane au milieu de ses nymphes : elle seule ne
le sait pas, et tout le monde l'admire. Quand elle entre dans
les temples des dieux, et qu'elle porte sur sa tête les choses sa-
crées dans des corbeilles1, on croirait qu'elle est elle-même la
divinité qui habite dans les temples. Avec quelle crainte et
quelle religion l'avons-nous vue offrir des sacrifices, et fléchir
la colère des dieux, quand il a fallu expier quelque faute ou
détourner quelque funeste présage"! Enfin, quand on la voit
avec une troupe de femmes, tenant en sa main une aiguille
d or, on croit que c'est Minerve même qui a pris sur la terre
une forme humaine3, et qui inspire aux hommes les beaux-
arts; elle anime les autres à travailler; elle leur adoucit le
travail et l'ennui parles charmes de sa voix, lorsqu'elle chante
toutes les merveilleuses histoires des dieux ; et elle surpasse la
plus exquise peinture par la délicatesse de ses broderies. Heu-
reux l'homme qu'un doux hymen unira avec elle ! il n'aura à
craindre que de la perdre et de lui survivre. »
Je prends ici, mon cher Mentor, les dieux à témoin que je
suis tout prêt à partir : j'aimerai Antiope tant que je vivrai,
mais elle ne relardera pas d'un moment mon retour à Itha-
que. Si un autre la devait posséder, je passerais le reste
de mes- jours avec tristesse et amertume; mais enfin je la
1. Ce que l'on appelait les canéphores
(les porteuses de corbeilles) dans les pro-
cessions religieuses à Athènes.
2. C'était le fond des cérémonies re-
ligieuses chez les anciens; le culte public
avait ce double objet: fléchir la colère
des dieux, et chercher à connaître l'avenir
par l'immolation des victimes.
3. Seu pingebatacn, scires à Pallade doctam.
(Ov., Met., 1. VI, v. 23.)
«Si elle peignait sur la to;le avec l'ai-
» guille, on voyait qu'elle avait été !:is-
» truite par Pallas. i
382
TtLÊMAQUE.
quitterais. Quoique je sache que l'absence peut me la faire
perdre, je ne veux ni lui parler, ni parler à son père de mon
amour; car je ne dois en parler qu'à vous seul, jusqu'à ce
qu'Ulysse, remonté sur son trône, m'ait déclaré qu'il y consent.
Vous pouvez reconnaître par là, mon cher Mentor, combien
cet attachement est différent de la passion dont vous m'avez vu
aveuglé pour Eucharis. »
Mentor répondit à Télémaque : « Je conviens de celte diffé-
rence. Anliope est douce, simple et sage; ses mains ne mépri-
sent point le travail; elle prévoit de loin; elle pourvoit à tout ;
elle sait se taire, et agir de suite sans empressement; elle est
à toute heure occupée, et ne s'embarrasse jamais, parce qu'elle
fait chaque chose à propos : le bon ordre de la maison de son
père est sa gloire; elle en est plus ornée que de sa beauté.
Quoiqu'elle ait soin de tout, et qu'elle soit chargée de corriger,
de refuser, d'épargner (choses qui font haïr presque toutes
les femmes), elle s'est rendue aimable à toute la maison : c'est
qu'on ne trouve en elle ni passion, ni entêtement, ni légèreté,
ni humeur, comme dans les autres femmes l. D'un seul regard
elle se fait entendre, et on craint de lui déplaire; elle donne
des ordres précis; elle n'ordonne que ce qu'on peut exécuter;
elle reprend avec bonté et, en reprenant, elle encourage. Le
cœur de son père se repose sur elle, comme un voyageur
abattu par les ardeurs du soleil se repose à l'ombre sur l'herbe
tendre2. Vous avez raison, Télémaque; Antiope est un trésor
digne d'être cherché dans les terres les plus éloignées3. Son
esprit, non plus que son corps, ne se pare jamais de vains
ornements; son imagination, quoique vive, est retenue par sa
discrétion : elle ne parle que pour la nécessité; et si elle
ouvre la bouche, la douce persuasion et les grâces naïves
coulent de ses lèvres. Dès qu'elle parle, tout le monde se lait,
et elle en rougit : peu s'en faut qu'elle ne supprime ce qu'elle
a voulu dire, quand elle aperçoit qu'on l'écoute si attentive-
ment*. A peine l'avons-nous entendue parler.
» Vous souvenez-vous, ô Télémaque, d'un jour que son père
1. Fénelon se souvient ici qu'il a écrit
le traité de ['Éducation des filles, et
qu'il a donné dans ce livre les meilleurs
préceptes d'éducation. Il résume en cet
endroit toutes les qualités qu'il veut voir
réunies dans une personne bien élevée ;
sa description rappelle l'admirable por-
trait de la femme forte, que l'on trouve
au xxxi» chapitre des Proverbes.
2. Expression charmante, dans laquelle
on voit toute la vie intérieure de la
jeune fille, ses occupations, ses vertus
paisibles, comment enfin l'assiduité à ses
devoir» -« famille répand autour d'elle
la sérénité et le bonheur.
3. Heureuse assimilation des « orne-
ments • de l'esprit et de ceux du corps.
La même expression se trouve plus haut ;
Anliope est plus • ornée » de l'ordre de
sa maison que de sa beauté.
4. Observation délicate, et simplement
rsûdue.
LIVRE DIX-SEPTIÊME.
383
la fit venir? Elle parut, les yeux baissés, couverte d'un grand
voile ; elle ne parla que pour modérer la colère d'idoménée
qui voulait faire punir rigoureusement un de ses esclaves :
d'abord elle entra dans sa peine ; puis elle le calma ; enfin elle
lui fit entendre ce qui pouvait excuser ce malheureux ; et, sans
faire sentir au roi qu'il s'était trop emporté, elle lui inspira
d s sentiments de justice et de compassion l. Thétis, quand
elle flatte le vieux Nérée, n'apaise pas avec plus de douceur
les flols irrités. Ainsi Antiope, sans prendre aucune autorité, et
sans se prévaloir de ses charmes, maniera un jour le cœur de
son époux, comme elle touche maintenant sa lyre, quand elle
en veut tirer les plus tendres accords2. Encore une fois, Télé-
maque, votre amour pour elle est juste ; les dieux vous la des-
tinent ; vous l'aimez d'un amour raisonnable ; il faut atlendre
qu'Ulysse vous la donne. Je vous loue de n'avoir point voulu
lui découvrir vos sentiments : mais sachez que, si vous eussiez
pris quelque détour pour lui apprendre vos desseins, elle les
aurait rejetés, et aurait cessé de vous estimer. Elle ne se pro-
mettra jamais à personne : elle se laissera donner par son père ;
elle ne prendra jamais pour époux qu'un homme qui craigne
les dieux, et qui remplisse toutes les bienséances 3. Avez-vous
observé, comme moi, qu'elle se montre encore moins, et qu'elle
baisse plus les yeux depuis votre retour? Elle sait tout ce qui
vous est arrivé d'heureux dans la guerre : elle n'ignore ni vo-
ire naissance, ni vos aventures, ni tout ce que les dieux ont
mis en vous : c'est ce qui la rend si modeste et si réservée *.
Allons, ïélémaque, allons vers Ithaque ; il ne me reste plus
qu'à vous faire trouver votre père, et qu'à vous mettre en état
d'obtenir une femme digne de l'âge d'or5 : fût-elle bergère
dans la froide Algide 6, au lieu qu'elle est fille du roi de Sa-
leute, vous seriez trop heureux de la posséder. »
III. Idoménée, qui craignait le départ de Télémaque et de
Mentor, ne songeait qu'à le retarder; il représenta à Mentor
qu'il ne pouvait régler, sans lui, un différend qui s'était élevé
entre Diophanes, prêtre de Jupiter Conservateur, et Héliodore,
1. Celexemple île l'aménité d'Antiope
et de la douce influence qu'elle exerce
dans la maison et sur le cœur du père,
est b'cn choisi; il ajoute de la précision
aux traits généraux qui précèdent.
2. t Manier les cœurs, toucher la
lyre ; • on sent la grâce et la justesje
de ce rapprochement. Le cœur de
l'homme est une lyre aux sons harmo-
nieux; ce qu'il faut, c'est qu'un habile
musicien sache en faire vi brer les cordes.
3. Qui ne manque ni aux devoirs ni
aux convenances de la vie.
4. Parce qu'elle sent que vous l'inté-
ressez et qu'elle craint de s'engager im-
prudemment.
5. L'âge d'innocence.
6. Gelido Algido, dit Horace (1. I,
od. xxi). L'Algide, haute montagne du
Latium.
384
TÉLÉMAQUE.
prêtre d'Apollon, sur les présages qu'on tire du vol des oiseaux'
et des entrailles des victimes *.
« Pourquoi, lui répondit Mentor, vous mêleriez-vous des
choses sacrées? laissez-en la décision aux Étruriens *, qui ont
la tradition des plus anciens oracles, et qui sont inspirés pour
èlre les interprèles des dieux : employez seulement voire
autorité à étouffer ces disputes dès leur naissance. Ne montiez
ni partialité ni prévention ; contentez-vous d'appuyer la déci-
sion quand elle sera file : souvenez-vous qu'un roi doit être
soumis à la religion, et qu'il ne doit jamais entreprendre de la
régler. La religion vient des dieux, elle est au-dessus des rois.
Si les rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la
mettront en servitude. Les rois sont si puissants, et les autres
hommes sont si faibles, que tout sera en péril d'être altéré au
gré des rois, si on les fait entrer dans les questions qui regar-
dent les choses sacrées. Laissez donc en pleine liberté la déci-
sion aux amis des dieux, et bornez-vous à réprimer ceux
qui n'obéiraient pas à leur jugement quand il aura été pro-
noncé3.»
Ensuite Idoménée se plaignit de l'embarras où il élait sur
un grand nombre de procès entre divers particuliers, qu'un
le pressait déjuger. «Décidez, lui répondait Mentor, toutes les
questions nouvelles qui vont à établir des maximes générales
de jurisprudence4, et à interpréter les lois ;mais ne vous char-
gez jamais de juger les causes particulières 5. Llles viendraient
toutes en foule vous assiéger : vous seriez l'unique juge de
tout votre peuple; tous les autres juges, qui sont sous vous, de-
viendraient inutiles ; vous seriez accablé, et les petites affaires
vous déroberaient aux grandes, sans que vous pussiez suffire à
régler le détail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jeter
dans cet embarras; renvoyez les affaires des particuliers aux
juges ordinaires: ne faites que ce que nul autre ne peut faire
pour vous soulager; vous ferez alors les véritables fonctions
de roi. »
« On me presse encore, disait Idoménée, de faire certains
" 1. Ces présages tirés des entrailles des
victimes par les aruspices, sont une cé-
rémonie latine, étrusque, plutôt que
grecque.
2. Les Étrusques, Tusci, paraissent
avoir été une colonie de Lydiens établis
dans le centre de l'Italie, qu'ils disputè-
rent aui aborigènes. Leur civilisation si
avancée , connue par de très-nombreux
monuments, et leur langue surtout, sont
des objets sur lesquels la science qui,
depuis un demi-siècle, a éclairé tant de
parties obscures de l'antiquité, apporte ra
sans doute les lumières qui manquent.
3. Évidtnte allusion aux querelles ec-
clésiastiques qui avaient eu lieu sous
Louis XI V, particulièrement en ce qui
regarde l'Église gallicane.
4. Le droit, la science des lois.
5. Excellente maxime, et qui revient à
dire : n'influencez pas les tribunaux.
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
385
mariages. Les personnes d'une naissance distinguée qui m'ont
suivi dans toutes les guerres, et qui ont perdu de très-grands
biais en me servant, \oudraient trouver une espèce de récom-
pense en épousant certaines filles riches : je n'ai qu'un mot a
dire pour leur procurer ces établissements. — 11 est vrai, ré-
pondait Mentor, qu'il ne vous en coulerait qu'un mot; mais ce
mot lui-même vous coûterait trop cher. Voud riez-vous ôter
aux pères et aux mères la liberté et la consolation de choisir
leurs gendres, et par conséquent leurs héritiers *? Ce serait
mettre toutes les familles dans le plus rigoureux esclavage :
vous vous rendriez responsable de tous les malheurs domesti-
ques de vos citoyens. Les mariages ont assez d'épines, sans leur
donner encore cette amertume. Si vous avez des serviteurs
fidèles à récompenser, donnez-leur des terres incultes; ajou-
tez-y des rangs et des honneurs proportionnés à leur condition
et à leurs services ; ajoutez-y, s'il le faut, quelque argent pris
par vos épargnes sur les fonds destinés à votre dépense: mais
ne payez jamais vos dettes en sacrifiant les filles riches malgré
leurs parents. »
Idoménée passa bientôt de cette question à une autre. « Les
Sybarites*, disait-il, se plaignent de ce que nous avons usurpé
des terres qui leur appartiennent, et de ce que nous les avons
données, comme des champs à défricher, aux étrangers que
nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je à ces peuples ? Si
je le fais, chacun croira qu'il n'a qu'à former des prétentions
sur nous. — 11 n'est pas juste, répondit Mentor, de croire les
Sybarites dans leur propre cause ; mais il n'est pas juste aussi
de vous croire dans la vôtre.— Qui croirons-nous donc? repartit
Idoménée. — Il ne faut croire, poursuivit Mentor, aucune des
deux parties ; mais il faut prendre pour arbitre un peuple
voisin qui ne soit suspect d'aucun côté 3 : tels sont les Sipon-
tins ; ils n'ont aucun intérêt contraire aux vôtres. *»
«Mais suis-je obligé, répondait Idoménée, à croire quelque
arbitre ? ne suis-je pas roi ? Un souverain est-il obligea se sou-
mettre à des étrangers sur l'étendue desa domination ?» — Men-
1. Recommandation de laisser aux pè-
res de famille toute la liberté possible,
et de n'intervenir jamais dans leur gou-
vernement intérieur.
2. t Sybaris, » ville de la Grande-
Grèce, sur la frontière de i<i Lucanie et
du Brulium, près du golfe de Tarente.
Ce fut longtemps une Tille puissante,
réunissant sous sa loi des villes nom-
breuses. Ses habitants étaient renommés
par leur luxe et leur mollesse; elle fut
détruite par les Crotoniates. Le u>m de
TÈLÊMAQl'E. 1.
Sybarite, encore fréquemment employé,
est devenu un nom commun, pour indi-
quer un homme efféminé, mou à l'excès
3. Dans toutes les questions litigieuses
où le droit n'est pas évident, le moyen
des arbitres qui décident est le plus rai-
sonnable et le plus juste.
4. Les habitants de Sipuntum, aujour-
d'hui Alanfredona, ou même, selon l'an-
cien mot, Siponto, ville située au pied
du mont Gargan.
17
386 TÉLÉMAQUE.
tor reprit ainsi le discours: «Puisque vous voulez tenir ferme,
il faut que vous jugiez que votre droit est bon : d'un autre
côté, les Sybarites ne relâchent rien ; ils soutiennent que leur
droit est certain. Dans cette opposition de sentiment, il faut
qu'un arbitre, choisi par les parties, vous accommode, ou que
le sort des armes décide ; il n'y a point de milieu1. Si vous
entriez dans une république où il n'y eût ni magistrats ni ju-
ges, et où chaque famille se crût en droit de se faire justice à
elle-même, par violence, sur toutes ses prétentions contre ses
voisins, vous déploreriez le malheur d'une telle nation, et vous
auriez horreur de cet affreux désordre, où toutes les familles
s'armeraient les unes contre les autres. Croyez-vous que les
dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui est
la république universelle, si chaque peuple, qui n'y est que
comme une grande famille, se croit en plein droit de se faire,
par violence, justice à soi-même, sur toutes ses prétentions
contre les autres peuples voisins2? Un particulier qui possède
un champ, comme l'héritage de ses ancêtres, ne peut s'y main-
tenir que par l'autorité des lois, et par le jugement du magis-
trat ; il serait très-sévèrement puni comme un séditieux, s'il
voulait conserver par la force ce que la justice lui a donné.
Croyez-vous que les rois puissent employer d'abord la violence
pour soutenir leurs prétentions, sans avoir tenté toutes les voies
de douceur et d'humanité3? La justice n'est-elle pas encore
plus sacrée et plus inviolable pour les rois, par rapport à des
pays entiers, que pour les familles, par rapport à quelques
champs labourés4? Sera-t-on injuste et ravisseur, quand on ne
prend que quelques arpents de terre? sera-t-on juste, sera-
t-on héros, quand on prend des provinces ? Si on se prévient,
si on se flatte, si on s'aveugle dans les petits intérêts de par-
ticuliers, ne doit-on pas encore plus craindre de se flatter et
de s'aveugler sur les grands intérêts d'État ? Se croira-t-on soi-
même dans une matière où l'on a tant de raisons de se défier
de soi? ne craindra-t-on point de se tromper, dans des cas où
l'erreur d'un seul homme a des conséquences affreuses? L'er-
reur d'un roi qui se flatte sur ses prétentions cause souvent des
ravages, des famines, des massacres,, des pestes, des déprava-
tions de mœurs, dont les effets funestes s'étendent jusque dans
1 . Cela est clair, la contestation se
trouvaot entre deux peuples indépen-
dants l'un de l'autre.
2. Grande idée : Le monde entier est
i la république universelle; • les peuples
sont « des familles. ■
3. Deux dations, représentées par leurs
chefs, s'ont comme deux familles qui
peuvent avoir des différends, mais qui
doivent avant tout entreprendre de les
vider par « les voies de la douceur et de
l'humanité.»
4. Antithèse de mots, et surtout dl-
dées, très-nettement exprimée.
LIVRE DIX-SEPTIEME. 387
les siècles les plus reculés1. Un roi, qui assemble toujours tant
de flatteurs autour de lui, ne craindra-t-il point d'être flatté
en ces occasions? S'il convient de quelque arbitre pour termi-
ner le différend, il montre son équité, sa bonne foi, sa modé-
ration. Il publie les solides raisons sur lesquelles sa cause est
fondée. L'arbitre choisi est un médiateur amiable', et non un
juge de rigueur5. On ne se soumet pas aveuglément à ses dé-
cisions ; mais on a pour lui une grande déférence : il ne pro-
nonce pas une sentence en juge souverain ; mais il fait des pro-
positions, et on sacrifie quelque chose par ses conseils, pour
conserver la paix. Si la guerre vient, malgré tous les soin?
qu'un roi prend pour conserver la paix, il a du moins alors
pour lui le témoignage de sa conscience, l'estime de ses voi-
sins, et la juste protection des dieux*. Idoménée, touché de ce
discours, consentit que les Sipontins fussent médiateurs entre
lui et les Sybarites. »
IV. Alors le roi, voyant que tous les moyens de retenir les
deux étrangers lui échappaient, essaya de les arrêter par un
lien plus fort. Il avait remarqué que Télémaque aimait Antiope,
et il espéra de le prendre par cette passion. Dans cette vue, il
la fit chanter plusieurs fois pendant des festins. Elle le fit pour
ne désobéir pas à son père, mais avec tant de modestie et de
tristesse, qu'on voyait bien la peine qu'elle souffrait en obéis-
sant. Idoménée alla jusqu'à vouloir qu'elle chantât la victoire
remportée sur les Dauniens et sur Adraste : mais elle ne put
se résoudre à chanter les louanges de Télémaque ; elle s'en dé-
fendit avec respect, et son père n'osa la contraindre. Sa voix
douce et touchante pénétrait le cœur du jeune fils d'Ulysse;
il était tout ému. Idoménée, qui avait les yeux attachés sur lui,
jouissait du plaisir de remarquer son trouble5. Mais Télémnque
ne faisait pas semblant d'apercevoir les desseins du roi6 ; il ne
pouvait s'empêcher en ces occasions, d'être fort touché, mais
la raison était en lui au-dessus du sentiment 7 ; et ce n'était
plus ce même Télémaque qu'une passion tyrannique avait
1. t II y a, dit La Rochefoucauld, des | 4. Quelle sage politique, toute fondée
crimes qui deviennent glorieux par leur
éclat : de là vient que prendre des con-
quêtes injustement s'appelle faire des
' 'enquêtes. » Et Saint-Evremond : « L'u-
surpation d'une province à force ouverte
est revêtue du beau nom de con-
quête. »
2. « Un médiateur, » un intermédiaire;
« amiable, 1 un mot qui n'est autre que
le mot ■ aimable, » mais réservé à cet
ordre d'idées, la conciliation.
3. « De rigueur; » rigoureux.
sur la morale et la religion!
5. Mentor voyait avec plaisir l'incli-
nation de Télémaque pour Antiope ; il sa-
vait que cette jeune tille serait un jour
l'épouse du fils d'Ulysse.
6. Parce que le consentement du père
d'Antiope n'était rien pour Télémaque
s'il n'avait pas le consentement de son
père, à lui.
7. Maxime à retenir : Un sentiment est
bon quand la raison l'approuve et If
gouverne.
388
TÊLÉMAQUE.
autrefois captivé dans l'île de Calypso. Pendant qu'Antiope
chantait, il gardait un profond silence; dus qu'elle avait fini,
il se hâtait de tourner la conversation sur quelque autre ma-
tière.
Le roi, ne pouvant par cette voie réussir dans son dessein,
prit enfin la résolution de faire une grande chasse dont il
voulut, contre la coutume, donner le plaisir à sa fille. Antiope
pleura, ne voulant point y aller; mais il fallut exécuter l'ordre
absolu de son père. Elle monte un cheval écumant, fougueux,
et semblable à ceux que Castor * domptait pour les combats :
elle le conduit sans peine : une troupe de jeunes filles la suit
avec ardeur; elle paraît au milieu d'elles comme Diane dans
les forêts. Le roi la voit, et il ne peut se lasser de la voir ; en
la voyant, il oublie tous ses malheurs passés. Télémaque la
voit aussi, et il est encore plus touché de la modestie d'An-
tiope que de son adresse et de toutes ses grâces.
Les chiens poursuivaientunsanglierd'une grandeur énorme,
et furieux comme celui de Calydon2: ses longues soies étaient
dures et hérissées comme des dards; ses yeux élincelants
étaient pleins de sang et de feu; son souffle se faisait entendre
de loin, comme le bruit sourd des Vents séditieux, quand Éole
les rappelle dans son antre pour apaiser les tempêtes; ses
défenses, longues et crochues comme la faux tranchante des
moissonneurs, coupaient le tronc des arbres. Tous les chiens
qui osaient en approcher étaient déchirés : les plus hardis
chasseurs, en le poursuivant, craignaient de l'atteindre. An-
tiope, légère à la course comme les Vents, ne craignit point
de l'attaquer de près; elle lui lance un trait qui le perce au-
dessus de l'épaule. Le sang de l'animal farouche ruisselle et le
rend plus furieux; il se retourne vers celle qui l'a blessé. Aus-
sitôt le cheval d'Antiope, malgré sa fierté, frémit et recule; le
sanglier monstrueux s'élance contre lui, semblable aux pesantes
machines qui ébranlent les murailles des plus fortes villes 3.Le
coursier chancelle, et est abattu : Antiope se voit par terre,
hors d'état d'éviter le coup fatal de la défense du sanglier animé
contre elle.Maisïélémaque, attentif au danger d'Antiope, élait
déjà .descendu de cheval. Plus prompt que les éclairs, il se
jette entre le cheval abattu et le sanglier qui revient pour
1. « Castor, » le frère de Pollux, était
renommé pour sou art de dompter les
coursiers : Castor gaudet equis, dans
Horace.
2. « Calydon, n où se passa la plus cé-
lèbre chasse des temps héroïques, quaud
lieléagre tua le sanglier qui avait sa re-
traite daus cette forêt, en Élolie, et qui
désolait la contrée.
3. L'auteur fait allusion au bélier,
longue poudre ferrée qui, mue par un
mécanisme, servait à battre les murail-
les aén de faire brèche et pouvoir don-
ner l'assaut à la ville assiégée.
LIVKE DIX-SEPTIEME.
389
venger son sang; il lient dans ses mains un long dard, et l'en-
fonce presque tout entier dans le flanc de l'horrible animal,
qui lonibe plein de rage '.
A l'instant Télémaque en coupe la hure, qui fait encore peur
quand on la voit de près, et qui étonne tous les chasseurs. Il la
présente à Antiope : elle en rougit; elle consulte des yeux son
père, qui, après avoir été saisi de frayeur, est transporté de
;joie de la voir hors de péril, et lui fait signe qu'elle doit ac-
cepter ce don. En le prenant, elle dit à Télémaque: « Je reçois
» de vous avec reconnaissance un autre don plus grand, car je
» vous dois la vie. » A peine eut-elle parlé, qu'elle craignit
d'avoir trop dit; elle baissa les yeux ; et Télémaque, qui vit son
embarras, n'osa lui dire que ces paroles : « Heureux le fils
» d'Ulysse d'avoir conservé une vie si précieuse! mais plus heu-
» reux encore s'il pouvait passer la sienne auprès de vous! »>
Antiope, sans lui répondre, rentra brusquement dans la
troupe de ses jeunes compagnes, où elle remonta à cheval.
Idoménée aurait, dès ce moment, promis sa fille à Téléma-
que ; mais il espéra d'enflammer davantage sa passion en le
laissant dans l'incertitude, et crut même le retenir encore à
Salente parle désir d'assurer son mariage2. Idoménée raisonnait
ainsi en lui-même; mais les dieux se jouent de la sagesse des
hommes. Ce qui devait retenir Télémaque fut précisément ce
qui le pressa de partir : ce qu'il commençait à sentir le mit
dans une juste défiance de lui-môme. Mentor redoubla ses soins
pour lui inspirer un désir impatient de s'en retourner à
Ithaque; et il pressa en même temps Idoménée de le laisser
partir : le vaisseau était déjà prêt. Car Mentor, qui réglait tous
les moments de la vie de Télémaque, pour l'élever à la plus
haute gloire, ne l'arrêtait en chaque lieu, qu'autant qu'il le fal-
lait pour exercer sa vertu 8 et pour lui. faire acquérir de l'ex-
périence. Mentor avait eu soin de faire préparer le vaisseau
dès l'arrivée de Télémaque.
V. Mais Idoménée, qui avait eu beaucoup de répugnance à le
voir préparer, tomba dans une tristesse mortelle et dans une
désolation à faire pitié, lorsqu'il vit que ses deux hôtes, dont
1. Peinture admirable; aucune cir-
constance essentielle n'est omise; toutes
se détachent et sont sensibles à l'œil; le
dernier trait, la vue du sanglier qui
o tombe plein de rage. » forme ce que
la rhétorique appelle une hypotypose.
2. Idoménée est toujours le même,
dans sa famille comme dans l'État, sans
volonté forte, procédant par ruse et par
voies détournées; il veut retenir Télé-
maque, et tâche de lui faire oublier sou
devoir et la nécessité de son départ.
3. ■ Exercer sa vertu et acquérir de
F é ne Ion.
expérience. • Tel est le prétexte de
IjO
TÉLÉMAQUE.
il avait tiré tant de secours, allaient l'abandonner. II se ren-
fermait dans les lieux les plus secrets de sa maison: là, il sou-
lageait son cœur en poussant des gémissements et en versant
des larmes; il oubliait le besoin de se nourrir : le sommeil
n'adoucissait plus ses cuisantes peines; il se desséchait, il se
consumait par ses inquiétudes. Semblable à un grand arbre
qui couvre la terre de l'ombre do ses rameaux épais, et dont
un ver commence à ronger la tige dans les canaux déliés i où
la sève coule pour sa nourriture ; cet arbre, que les vents n'ont
jamais ébranlé, que la terre féconde se plaît à nourrir dans
son sein, et que la hache du laboureur a toujours respecté, ne
laisse pas de languir sans qu'on puisse découvrir la cause de
son mal; il se flétrit, il se dépouille de ses feuilles qui sont sa
gloire; il ne montre plus qu'un tronc couvert d'une écorce
entr'ouverte, et des branches sèches : tel parut Idoménée dans
sa douleur.
Télémaque attendri n'osait lui parler : il craignait le jour
du départ, il cherchait des prétextes pour le retarder; et il
serait demeuré longtemps dans cette incertitude, si Mentor ne
lui eût dit : « Je suis bien aise de vous voir si changé. Vous
étiez né dur et hautain ; votre cœur ne se laissait toucher que de
vos commodités et de vos intérêts ; mais vous êtes enfin devenu
homme, et vous commencez, par l'expérience de vos maux, à
compatir à ceux des autres 2. Sans cette compassion, on n'a ni
bonté, ni vertu, ni capacité pour gouverner les hommes: mais
il ne faut pas la pousser trop loin, ni tomber dans une amitié
faible 3. Je parlerais volontiers à Idoménée pour le faire con-
sentir à notre départ, et je vous épargnerais l'embarras d'une
conversation si ffteheuse; mais je ne veux point que la mau-
vaise honte et la timidité dominent votre cœur. Il faut que
vous vous accoutumiez à mêler le courage et la fermeté avec
une amitié tendre et sensible. Il faut craindre d'affliger les
hommes sans nécessité; il faut entrer dans leur peine, quand
on ne peut éviter de leur en faire, et adoucir le plus qu'on
peut le coup qu'il est impossible de leur épargner entière-
ment. « C'est pour chercher cet adoucissement, répondit
» Télémaque, que j'aimerais mieux qu'Idoménée apprît notre
» départ par vous que par moi. »
1. « Canaux déliés, » les pores.
2. L'ouvrage intitulé Télémaque n'est
çue le développement de celte idée.
• Non ignare mali, miseris sucenrrere disco.
{En., 1. I, v. 360.)
«N'ignorant pas le malheur, j'ai appris
* à secourir les malheureux. •
3. Toujours, dans cette sage éducation,
on voit recommandée la modération
même dans le bien. In vilium dmit
culpœ fuga, dit Horace. La force du ca-
ractère va à la rudesse; « la compas
sion i peut tomber dans ce que Fénclou
appelle « une amitié faible. »
LIVfŒ DIX SEPTIEME.
39!
Mentor lui dilaussitôt : «Vous vous (rompez, mon cher Télé*
maque; vous êtes né comme les enfants des rois nourris dans
la pourpre1, qui veulent que tout se fasse à leur mode, et que
toute la nature obéisse à leurs volontés2, mais qui n'ont la
la force de résister à personne en face. Ce n'est pas qu'ils se sou-
cient des honimes, ni qu'ils craignent par bonté de les affliger;
mais c'est que, pour leur propre commodité, ils ne veulent
point voir autour d'eux des visages tristes et mécontents. Les
peines et les misères des hommes ne les touchent point, pourvu
qu'elles ne soient pas sous leurs yeux; s'ils en entendent par-
ler, ce discours les importune et les attriste. Pour leur plaire,
il faut toujours dire que tout va bien: et pendant qu'ils sont
dans leurs plaisirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui
puisse interrompre leurs joies3. Faut-il reprendre, corriger,
détromper quelqu'un, résister aux prétentions et aux passions
injustes d'un homme importun, ils en donneront toujours
la commission à quelque autre personne : plulôt que de par-
ier eux-mêmes avec une douce fermeté dans ces occa-
sions, ils se laisseraient plutôt arracher les grâces les plus
injustes; ils gâteraient leurs affaires les plus importantes,
faute de savoir décider contre le sentiment de ceux aux-
qtiol<! ils ont affaire tous les jours. Cette faiblesse, qu'on
sel en eux, fait que chacun ne songe qu'à s'en prévaloir: on
les presse, on les importune, on les accable, et on réussit
en les accablant. D'abord on les flatte et on les encense pour
s'insinuer; mais dés qu'on est dans leur confiance, et qu'on
est auprès d'eux dans des emplois4 de quelque autorité, on
les mène loin, on leur impose le joug: ils en gémissent, ils
veulent sou\ent le secouer; mais ils le portent toute leur vie.
Ils sont jaloux de ne paraître point gouvernés, ils le sont tou-
jours; ils ne peuvent même se passer de l'être; car ils sont
semblables à ces faibles tiges de vigne, qui, n'ayant par elles-
mêmes aucun soutien, rampent toujours autour du tronc de
quelque grand arbre5. Je ne souffrirai point, ô Télémaque,
que vous tombiez dans ce défaut, qui rend un homme imbé-
1 . « Nourris, • a ici le sens d'élevés.
2. Ironie sur la puissance courte des
rois, si prompte à se briser contre l'im-
possible.
3. Remarque profonde sur l'ennui que
les hommes éprouvent au spectacle des
douleurs d'autrui.
4. « Emplois, » charges, fonctions lm
portantes.
Dans les emplois de Mars servant la répu-
blique.
(La Fontaine, 1. XII, fab. vin.)
5. L'auteur montre ici comment ceux
qui ayant autorite ne savent pas agir
avec décision, avec fermeté, aller de
front contre les obstacles, résister aux
influences de cour, sont toujours gouver-
nés, comme la vigne rampe si elle n'a
pas quelque arbre pour soutien.
392
TELEMAQUE.
cile1 pour le gouvernement. Vous qui Oies tendre* jusqu'à
n'oser parler à Idoménée, vous ne serez plus touché de ses
peines dès que vous serez sorti de Salenle ; ce n'est point sa
douleur qui vous attendrit, c'est sa présence qui vous embar-
rasse8. Allez parler vous-même à Idoménée ; apprenez en cette
occasion à être tendre et ferme tout ensemble: montrez-lui
votre douleur de le quitter; mais montrez- lui aussi d'un ton
décisif* la nécessité de notre départ. »
Télémaque n'osait ni résister à Mentor, ni aller trouver
Idoménée; il était honteux de sa crainte, et n'avait pas le
courage de la surmonter: il hésitait; il faisait deux pas, et
revenait incontinent pour alléguer à Mentor quelque nouvelle
raison de différer. Mais le seul regard de Mentor lui ôtait la
parole, et faisait disparaître tous ses beaux prétextes5. « Est-
» ce donc là, disait Mentor en souriant, ce vainqueur des Dau-
» niens, ce libérateur de la Grande Hespérie, ce fils du sage
» Ulysse, qui doit être après lui l'oracle de la Grèce6! Il n'ose
» dire à Idoménée qu'il ne peut plus retarder son retour dans
» sa patrie, pour revoir son père ! 0 peuples d'Ithaque, combien
» serez-vous malheureux un jour, si vous avez un roi que la
» mauvaise honte domine et qui sacrifie les plus grands inté-
» rets à ses faiblesses sur les plus petites choses! Voyez, Télé-
o maque, quelle différence il y a entre la valeur dans les com-
» bats et le courage dans les affaires: vous n'avez point craint
» les armes d'Adraste, et vous craignez la tristesse d'Idoménée.
» Voilà ce qui déshonore les princes qui ont fait les plusgran-
» des actions : après avoir paru des héros dans la guerre, ils se
» montrent les derniers des hommes clans les occasions com-
» munes, où d'autres se soutiennent avec vigueur. »
Télémaque, sentant la vérité de ces paroles, et piqué de ce
reproche, partit brusquement sans s'écouter lui-même. Mais
à peine commença-t-il à paraître dans le lieu où Idoménée
était assis, les yeux baissés, languissant et abattu de tristesse,
qu'ils se craignirent l'un l'autre, ils n'osaient se regarder; ils
s'entendaient sans se rien dire, et chacun craignait que l'autre
i. « Imbécile; » dans le sens étymo-
logique, imbecillus, sine baculo, faible,
Sans force, à qui manque le bâton pour
se soutenir.
2. « Tendre, » délicat, timide.
3. On est si porté à se payer de raisons
bonnes en apparence, mais fausses dans
l'application, pour se dispenser de quel-
que devoir pénible!
4. « Décisif, » tranchant (de cœdere,
couper).
5. • Prétexte, » un mot excellent par
sou étymologie ; sorte de tissu que l'on
met devant soi pour se dispenser de
passer outre et d'aller où il faudrait
(prœ texere) .
6. t L'oracle de la Grèce; • ces mots
forment à la fois une hyperbole et une
ellipse fort en usage; celui qui dit tou-
jours la vérité, que l'on consulte comme
vm oracle.
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
393
ne rompît le silence : ils se mirent tous deux à pleurer. Enfin
Idoménée, pressé d'un excès de douleur, s'écria: « A quoi sert
» de rechercher la vertu, si elle récompense si mal ceux qui
» l'aiment? Après m'avoir montré ma faiblesse, on m'aban-
» donne! hé bien! je vais retomber dans tous mes malheurs:
» qu'on ne me parle plus de bien gouverner; non, je ne puis
» le faire; je suis las des hommes ! Où voulez-vous aller, Téléma-
* que? Votre père n'est plus; vous le cherchez inutilement.
» Ithaque est en proie à vos ennemis; ils vous feront périr, si
» vous y retournez. Demeurez ici; vous serez mon gendre et
» mon héritier; vous régnerez après moi. Pendant ma vie
» même, vous aurez ici un pouvoir absolu; ma confiance en
» vous sera sans bornes. Que si vous êtes insensible à tous
» ces avantages, du moins laissez-moi Mentor, qui est toute
» ma ressource. Parlez; répondez-moi: n'endurcissez pas votre
» cœur; ayez pitié du plus malheureux de tous les hommes.
» Quoi! vous ne dites rien! Ah! je comprends combien les
» dieux me sont cruels1; je le sens encore plus rigoureusement
» qu'en Crète, lorsque je perçai mon propre fils.»
Enfin Téléinaque lui répondit d'une voix troublée et timide:
« Je ne suis point à moi; les Destinées me rappellent dans ma
» patrie. Mentor, qui a la sagesse des dieux, m'ordonne en
» leur nom de partir. Que voulez-vous que je fasse? Henon-
» cerai-je à mon père, à ma mère, à ma patrie, qui me doit
» être encore plus chère qu'eux? Étant né pour être roi,
» je ne suis pas destiné à une vie douce et tranquille, ni
» à suivre mes inclinations2. Votre royaume est plus riche
» et plus puissant que celui de mon père ; mais je dois préfé-
» rer ce que les dieux me destinent, à ce que vous avez la
» bonté de m'ofiïir. Je me croirais heureux si j'avais An-
» tiope pour épouse, sans espérance de votre royaume 3; mais,
» pour m'en rendre digne, il faut que j'aille où mes de-
» voira m'appellent, et que ce soit mon père qui vous la de-
» mande pour moi. Ne m'avez-vous pas promis de me ren-
» voyer à Ithaque? N'est-ce pas sur cette promesse que
» j'ai combattu pour vous contre Adraste avec les alliés 4? Il
1. De vaniteuxqu'il était, Idi menée est
devenu humble. Il se sent incapable de
gouverner, même après la visite de Men-
tor, si les conseils de ce sage viennent
à lui manquer.
2. Le contraire de ce que croit la
f'>ule, qui répète si volontiers le dicton:
Heureux comme un roi.
3. «Sans espéiance de votre royau-
me, > ellipse : quand même je n'aurais
pas l'espérance de posséder un jour votre
royaume comme votre héritier. L'idée
d'espérance jointe à celle d'hériter, a
quelque chose de fâcheux; Télémeque
abrège d'une façon très-heureuse l'ex-
pression de sa pen-ée.
4. Idoménée n'a rien à répliquer.
C'est une dette qu'il a contractée. Pour
prix des services rendus par Téléinaque,
il doit le renvoyer dans son ile.
17
334
TÉLÉMAQUE.
» est temps que je songe à réparer mes malheurs domestiques.
» Les dieux, qui m'ont donné à Mentor, ont aussi donné Mcn-
» tor au fils d'Ulysse pour lui faire remplir ses destinées.
» Voulez-vous que je perde Mentor, après avoir perdu tout
» le reste? Je n'ai plus ni biens, ni retraite, ni père, ni mère,
»> ni patrie assurée; il ne me reste qu'un homme sage et ver-
» tueux, qui est le plus précieux don de Jupiter: jugez vous-
a même si je puis y renoncer, et consentir qu'il m'abandonne.
» Non, je mourrais plutôt. Arrachez-moi la vie1; la vie n'est
» rien; mais ne m'arrachez pas Mentor. »
A mesure que Télémaque parlait, sa voix devenait plus
forte, et sa timidité disparaissait. Idoménéenesavait que repon-
dre et ne pouvait demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse
lui disait. Lorsqu'il ne pouvait plus parler, du moins il tâchait,
par ses regards et par ses gestes, de faire pitié2. Dans ce mo-
ment, il vit paraître Mentor, qui lui dit ces graves paroles:
« Ne vous affligez point : nous vous quittons ; mais la Sagesse,
» qui préside aux conseils des dieux, demeurera sur vous:
» croyez seulement que vous êtes trop heureux que Jupiter
» nous ait envoyés ici pour sauver votre royaume, et pour
» vous ramener de vos égarements8. Philoclcs, que nous vous
» avons rendu, vous servira fidèlement: la crainte des dieux, le
» goût de la vertu, l'amour des peuples, la compassion pour
» les misérables, seront toujours dans son cœur. Écoutez-le,
» servez vous de lui avec confiance et sans jalousie. Le plus
» grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger à
» vous dire tous vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi
» consiste le plus grand courage d'un bon roi, que* de cher-
» cher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes.
» Pourvu que vous ayez ce courage, notre abseni-e ne vous
» nuira point, et vous vivrez heureux: mais si la flatterie, qui
;> se glisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'à votre
» cœur, pour vous mettre en défiance contre les conseils désin-
» téressés, vous êtes perdu5. Ne vous laissez point abattre mol-
1. Le sentiment est bon et bien ex-
primé; seulement l'expression devient
exagérée dans cette antithèse, qui n'est
pas sans affectation : « Arrachez-moi
la vie, mais ne m'arrachez pas Mentor. »
Personne ne pense à lui arracher la
■vie.
2. « De faire pitié. » Cette locution
ne se prendrait plus qu'en mauvaise
part; faire pitié, emporte quelque idée
de mépris; ici, ces mots signifient : ex-
citer la compassion.
3. Mentor parle à Moménée avec in-
dulgence, avec douceur; la sagesse di-
vine est patiente, elle encourage le cœur
faible.
4. i Que de chercher de vrais amis. »
On n'emploierait plus ce tour pénible.
Une telle phrase serait réputée incor-
recte.
b. C'était le grand défaut et aussi le
grand péril d'idoménée; sur ce point
aussi portent les dernières recommanda-
tions de Mentor.
LIVRE DIX-SEPTIÈME. 395
» lement1 à la douleur; mais efforcez vous de suivre la vertu.
» J'ai dit à Philoclôs tout ce qu'il doit faire pour vous soulager,
» et pour n'abuser jamais de votre confiance; je puis vous
» répondre de lui : les dieux vous l'ont donné comme ils
» m'ont donné à Télémaqire. Chacun doit suivre courageuse-
» ment sa destinée; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous
» aviez besoin de mon secours, après que j'aurai rendu Télc-
maque à son père et à son pays, je reviendrais vous voir. Que
pourrais-je faire qui me donnât un plaisir plus sensible? je ne
cherche ni bien ni autorité sur la terre ; je neveux qu'aider
» ceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrais-je oublier
jamais la confiance et l'amitié que vous m'avez témoignées?))
A ces mots, Idoir.énée fut tout à coup changé ; il sentit
son cœur apaisé, comme Neptune, de son trident, apaise les
flots en courroux et les plus noires tempêtes: il restait seu-
lement en lui une douleur douce et paisible 8; c'était plutôt
une tristesse et un sentiment tendre, qu'une vive douleur.
Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des
dieux, commencèrent à renaître au dedans de lui.
« Hé bien! dit il, mon cher Mentor, il faut donc tout per-
» dre, et ne se point décourager! Du moins souvenez-vous
» d'Idoménée quand vous serez arrivés à Ithaque, où votre
» sagesse vous comblera de prospérités. N'oubliez pas que
» Salente fut votre ouvrage, et que vous y avez laissé un roi
» malheureux3 qui n'espère qu'en vous. Allez, digne fils d'U-
» lysse, je ne vous retiens plus; je n'ai garde de résister aux
» dieux, qui m'avaient prêté un si grand trésor. Allez aussi,
» Mentor, le plus grand et le plus sage de tous les hommes
» (si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous, et
» si vous n'êtes point une divinité sous une forme empruntée
» pour instruire les hommes faibles et ignorants) *, allez con-
» duire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'être
» le vainqueur d'Adraste. Allez tous deux : je n'ose plus par-
» 1er ; pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyez heureux
» ensemble ; il ne me reste plus rien au monde, que le sou-
» venir de vous avoir possédés ici. 0 beaux jours! trop heu-
1. C'est toujours la parole divine qui
se fait entendre ; de là cette autorité
dans le langasre prêté à Mentor.
2. «Une douleur douce; » alliance de
mots qui se comprend très-bien. Le
cœur resigne ne perd pas sa douleur,
mais il la sent s'adoucir, et il est, comme
3. Ce qui intéresse dans Idoménée,
c'est la parfaite conscience qu'il a de
son impuissance sans le secours de la sa-
gesse d'autrui.
4. Idoménée, au sentiment qu'il
éprouve, commence à pressentir que
dit Bossuet, « doux » envers elle, aussi Mentor pourrait bien être une divinité
bien qu'envers « la mort. » | cachée
390
TÉLÉMAUUE.
» reux jours ! jours dont je n'ai pas assez connu le prix ! jours
» trop rapidement écoulés! vous ne reviendrez jamais ! jamais
» mes yeux ne reverront ce qu'ils voient ! »
.Mentor prit ce moment pour le départ: il embrassa Philo-
clès, qui l'arrosa de ses larmes sans pouvoir parler. Téléma-
que- voulut prendre Mentor par la main pour le tirer de celle
d'idoménée; mais Idoménée, prenant le chemin du port, se
mit entre Mentor et Télémaque : il les regardait ; il gémissait;
il commençait des paroles entrecoupées, et n'en pouvait ache-
ver aucune l.
Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert
de matelots : on tend les cordages; le vent favorable se lève.
Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé
du roi. qui les tient longtemps serrés entre ses bras, et qui les
suit des yeux aussi loin qu'il le peut5.
Observations sur le dix-septième livre. — Ce livre appartient tout
entier à la morale et à la politique. Les événements épiques ont pris
fin; mais Télémaque, qui a fait ses preuves de courage et d'habileté
militaires, qui s'est corrigé par l'expérience et par ses fautes mêmes, a
encore à apprendre. Loin de s'enorgueillir de ses succès, il doit tout
rapporter à une sagesse supérieure à la sienne, et, malgré ses progrès
dans le bien, le jeune chef est loin de réaliser l'idéal de la vertu. Revenu
à Salente, où il retrouve Mentor, il reçoit des conseils qui achèveront
de faire de lui un homme accompli.
La partie la plus intéressante de ce livre est l'épisode d'Antiope. Il
est traité avec une grâce charmante et un art plein de réserve et de
simplicité : on reconnaît, dans ces pages, l'auteur du livre sur V Édu-
cation des filles. Le sujet de cet épisode est fort simple. L'auteur qui,
au début du poëme, avait représenté Télémaque agité par les passions,
le montre ici formant un engagement vertueux avec une jeune fille qui,
selon ce que l'on peut supposer, deviendra son épouse. Télémaque ne
subordonne pas son devoir à son affection ; il quitte la maison d'ido-
ménée pour retourner à Ithaque, où il retrouvera sa mère, et peut-être
lui sera-t-il donné de revoir Ulysse. Mais quel chef-d'œuvre que ce
portrait d'Antiope! quelle délicatesse et quel naturel en même temps
dans les comparaisons ! « Lé cœur d'idoménée se repose sur elle comme
un voyageur, abattu par les ardeurs du soleil, se repose à l'ombre, sur
l'herbe tendre. «C'est que Fénelon, comme Homère, excelle danslacom-
1,. . Sic memorans , humeros dextrasque
[lenebat
Amborum, et ïultum lacrjmis atque ora
[rigabat.
(Virg., J&n., 1. IX, v. 249.)
« En parlant ainsi, il leur serrait les
• mains, les pressait but son cœur, et
• baignait leur \isage de ses larmes. »
2. Dum licet, insequitur fugientem lumine
[pinum.
(Ovid., Met., 1. xi, v. 469.)
* Tant qu'il le peut, il suit de ses regards
» le vaisseau fuyant sur les ondes. »
LIVRE DIX-SEPTIÈME. 391
paraison ; toutefois ses figures ont quelque chose de plus doux, de moins
grand, de moins saisissant que celles du poète grec. Cependant, ajoutons-
le, il conserve toujours cette aimable simplicité qui, à chaque pago,
•rappelle au lecteur les beautés d'Homère, et qui faisait dire à Boileau,
à propos du Télémaqw : « Il y a de l'agrément dans ce livre, et uoe
» imitation de l'Odyssée que j'approuve fort. L'avidité avec laquelle on
» le lit fait bien voir que si on traduisait Homère en beaux mots, il
» ferait l'effet qu'il doit faire et qu'il a toujours fait. » (Lettre à Bros-
sette.) Et à propos de ce jugement de Boileau, Sainte-Beuve ajoute :
m Fénelon (qui en douterait?) eût excellé en elfet, comme Amyot, à
» traduire Homère, aux endroits surtout reposés et pacifiques, Homère
» moins le feu et le torrent. »
Quant à la politique, Mentor achève d'instruire Idoménée. Ses
longs entretiens, ses discours se répandent comme un fleuve bienfai-
sant ; il s'épanche sans déborder. Il dit les choses les plus érevées sur
la tyrannie, sur le luxe, sur la juste liberté, sur la fraternité qui doit
unir les hommes, les peuples, les familles, et sur les droits des na-
tions, droits qui doivent être reconnus et respectes par les rois.
Un roi, au dire de Fénelon, n'a pas le droit de se constituer juge dans
sa propre cause, soit, par exemple, dans ses différends avec un autre
peuple. Il doit convenir de quelque arbitre, de quelque médiateur
amiable pour terminer les contestations, et ainsi conserver la paix. Il
est même intéressant de rapprocher de cette page sur les devoirs des
rois, écrite par Fénelon, les lignes suivantes de Montesquieu :
« Les magistrats doivent rendre la justice decitoyen à citoyen : cha-
» que peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans
» cette seconde distribution de justice, on ne peut employer d'autres
» maximes que dans la première.
» De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger,
» parce que les sujets de dispute sont toujours clairs et faciles à termi-
» ner. Les intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés, qu'il
» ne faut qu'aimer la justice pour la trouver: on ne peut guère se
» prévenir dans sa propre cause.
» Il n'y a que deux sortes de guerres justes : les unes qui se font pour
» repousser un ennemi qui attaque, les autres pour secourir un allié
• qui est attaqué. »
Ce que Fénelon redoute surtout pour les rois (et ceci est très-remar-
quable), c'est précisément ce que les princes sontle plusportés à envier,
c'est-à-dire l'autorité absolue. L'archevêque de Cambrai parle toujours
à son élève de « règles certaines, » de « maximes de gouvernement, »
d'un p.euple qui souffre, et non d'esclaves et de flatteurs. Il s'exprimait
d'ailleurs, dans ses Dialogues des morts, avec la même énergie, contre
les princes qui tentent de se mettre au-dessus des lois : « Lorsque les
» rois, dit-il, sont encensés comme des idoles, ils ne sauraient être
» honnêtes gens, ni connaître la vérité; l'humanité ne peut soutenir
» avec modération une puissance aussi désordonnée que la leur. Ils
» s'imaginent que tout est fait pour eux; ils se jouent du bien, de
• l'honneur et de la vie des autres hommes. Bien ne marque tant de
» barbarie dans une nation que cette forme de gouvernement : car il
398 TÉLÉMAQUE.
» n'y a plus de lois; et la volonté d'un seul homme, dont on flatte
* toutes les passions, est la loi unique. »
Enfin Fénelon blâme, clans ce XVIIe livre, le luxe et les superbes bâ-
timents,les dépenses fastueuses et improductives qui servent à enrichir
quelques-uns aux dépens du plus grand nombre. Cette recommandation
de Mentor à son élève parut, aux contemporains de Fénelon, être une
amère critique du gouvernement de Louis XIV. Ne prétendait-on pas
que le roi avait coutume de répondre aux observations de Colbert par
ces mots : « Un prince fait l'aumône emdépensant beaucoup...» Aussi,
à l'apparition du Té/émaque,\e public s'empressa de voir Louis XIV dans
cet Idoménée qui « établissait le. luxe dans Salente et y oubliait le né-
cessaire, » et, dit Voltaire, les étrangers, à' leur tour, se firent une joie
de reconnaître le roi dans ce même Idoménée dont la hauteur révolte
tous ses voisins. En vain Fénelon objecta « qu'il avait composé le Télé-
maque dans un temps où il était charmé des marques de bonté et de
confiance dont le roi le comblait, » il ne fut pas écouté. Quant à nous,
il ne nous est pas possible de voir une satire dans un livre fait pour
enseigner la-vertu. La politique du Té/émaque ne diffère pas des maxi-
mes que contiennent les autres ouvrages de Fénelon. On a pu en juger
par les passages nombreux que nous avons cités, au cours de ce vo-
lume, et qui sont extraits des Dialogues des morts. Nous devons donc
croire Fénelon lorsqu'il dit lui-même de son livre : « Il est vrai que j'ai
mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour le gouverne-
ment, et tous les défauts qu'on peut avoir dansla puissance souveraine;
mais je n'en ai marqué aucun avec une affectation qui tende à aucun
portrait ni caractère. Plus on lira cet ouvrage, plus on verra que j'ai
voulu tout dire, sans peindre personne de suite. Je n'ai songé qu'à ins-
truire M. !e duc de Bourgogne en l'amusant. {Manuscrits.) »
LIVRE DIX-HUITIÈME.
399
LIVRE DIX-HUITIEME.
Sommaire. — I. Pendant la navigation, Télémaque et Mentor s'entre-
tiennent sur les principes d'u-n sage gouvernement; Mentor enseigne
comment il faut connaître les hommes, les chercher et employer
leurs talents dans l'intérêt de l'État. — II. Obligés de relâcher
dans une île, Télémaque rencontre un étranger auquel il parle sans
le connaître; c'est Ulysse, qui touche, lui aussi, à la fin de ses aven-
tures. Après l'avoir vu s'embarquer, Télémaque ressent un trouble
secret et qu'il ne peut s'expliquer. — Mentor lui fait connaître la
vérité ; c'est à Ulysse lui-même que Télémaque a parlé. — III. Agi-
tation de Télémaque; sa patience doit être encore éprouvée, et son
départ retardé par un sacrifice à Minerve. Enfin la déesse, si long-
temps cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme divine et
se fait connaître au fils d'Ulysse ; elle lui donne ses dernières in-
structions et disparaît. Télémaque se hâte de partir et arrive à
Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle Eiimée.
I. Déjà les voiles s'enflent, on lève les ancres ; la terre sem-
ble s'enfuir. Le pilote expérimenté aperçoit de loin la monta-
gne de Leucate *, dont la tête se cache dans un tourbillon de
frimas glacés, et les monts Acrocérauniens 2, qui montrent
encore un front orgueilleux au ciel, après avoir été si sou-
vent écrasés par la foudre.
Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor: «Je
crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement
que vous m'avez expliquées. D'abord elles me paraissaient
comme un songe; mais peu à peu elles se démêlent dans mon
esprit, et s'y présentent clairement; comme tous les objets
paraissent sombres et en confusion, le matin, aux premières
lueurs de l'aurore; mais ensuite ils semblent sortir comme
d'un chaos, quand la lumière, cmï croît insensiblement, leur
rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs naturelles.
Je suis très-persuadé que le point essentiel du gouvernement
est de bien discerner les différents caractères d'esprits, pour
I. « Leucate, » qu'on appelle aussi
Leucade, île de la mer Ionienne, main-
tenant Sainte-Maure. Au sud de l'île se
trouve le promontoire oi^satit de Leu-
cade, dont le pied est hérissé de bri-
sants ; c'est de ce lieu que se précipita
dans la mer la célèbre Sapho de Myti-
'"■le. qui fut appelée la dixième Muse.
2. On appelait ainsi une chaîne de
montagnes, en Épire, environnée d'é-
cueils. Horace les caractérise: Infâmes
scopuLos Acroceraunia, I. I, od. 111.
Maintenant les moniagnesde la Chimère,
en Albanie. Le nom de ces montagnes
âxpoç et xipauvoî indiquent qu'elles soûl
élevées et exposées à la foudre.
400 TELEMAQUE.
les choisir et pour les appliquer selon leurs talents : mais il
me reste à savoir comment on peut se connaître en hom-
mes. »
Alors Mentor lui répondit » : « 11 faut étudier les hommes
pour les connaître; et, pour les connaître, il en faut voir sou-
vent, et traiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs
sujets, les faire parler, les consulter, les éprouver par de pe-
tits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir
s'ils sont capables de plus hautes fonctions. Comment est-ce,
mon cher ïélémaque, que vous ave^ appris, à Ithaque, à vous
connaître on chevaux? c'est à force d'en voir et de remarquer
leurs défauts et leurs perfections avec des gens expérimentés.
Tout de même, parlez souvent des bonnes et des mauvaises
qualitésdes hommes, avec d'autres hommes sages et vertueux
qui aient longtemps étudié leurs caractères; vous apprendrez
insensiblement comment ils sont faits, et ce qu'il est permis
d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connaître les
bons et les mauvais poêles? c'est la fréquente lecture, et la
réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu'est-
ce qui vous a acquis du discernement sur la musique? c'est
la môme application à observer les divers musiciens. Comment
peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les
connaît pas? et comment les connaîtra-t-on, si on ne vit ja-
mais avec eux "2 ? Ce n'est pas vivre avec eux, que de les voir
tous en public, où l'on ne dit de part et d'autre que des cho-
ses indifférente» et préparées avec art : il est question de les
voir en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs toutes
les ressources secrètes qui y sont, de les lâter de tous côtés, de
les sonder pour découvrir leurs maximes. Mais, pour bien ju-
ger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doi-
vent être; il faut savoir ce que c'est que le vrai et solide
mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'en
ont pas.
» On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir
ce que c'est précisément que le mérile et la vertu. Ce ne sont
que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart
des hommes, qui se l'ont honneur d'en parlera toute heure.
Il faut avoir des principes certains de justice, de raison, de
(. Daui les divers épisode B relatifs à juger de tout<tgrandeur; il faut connaître
Idoménée, l'auteur n'a pas négligé ce le but de la vie pour savoir si les hoiu-
ratid point de l'éducation u'uu prince, "
connaître les hommes. »
*• Il faut s'être fait une mesure pour
lUUUlcilcc, lauicuL ua pas ucji;,». *-^ ic wufc uc la .t^ [^uw aw.vi» a. «v ^ M,
grand point de l'éducation u'uu prince, mes qu'on rencontre en sont plue M
» connaître les hommes. » I moins éloignés.
LIVRE DIX-HUITIÈME.
40!
verlu, pour connaître ceux qui sont raisonnables et vertueux.
Il faut savoir les maximes d'un bon et sage gouvernement,
pour connaître les hommes qui ont ces maximes, et ceux qui
s'en éloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour me-
surer plusieurs corps, il faut avoir une mesure fixe; pour
juger, il faut tout de même avoir des principes constants aux-
quels tous nos jugements se réduisent. Il faut savoir précisé-
ment quel est le but de la vie humaine, et quelle fin on doit
se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et es-
sentiel est de ne vouloir jamais l'autorité et la grandeur pour
soi; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'à satisfaire un
orgueil tyrannique : mais on doit se sacrifier, dans les peines
infinies du gouvernement, pour rendre les hommes bons et
heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant
toute la vie : on va comme un navire en pleine mer, qui n'a
point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à qui toutes
les côtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que nau-
frage *.
» Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la
vraie vertu, ne savent point ce qu'ils doivent chercher dans les
hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'âpre; elle
leur paraît trop austère et indépendante; elle les effraye
et les aigrit : ils se tournent vers la flatterie. Dès lors ils ne
peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu; dès lors ils
courent après un vain fantôme de fausse gloire, qui les rend
indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientôt à croire qu'il
n'y a point de vraie vertu sur la terre; car les bons connaissent
bien les méchants, mais les méchants ne connaissent point les
bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes
ne savent que se défier de tout le monde également : ils se ca-
chent; ils se renferment; ils sont jaloux sur les moindres
choses, ils craignent les hommes, et se font craindre d'eux. Ils
fuient la lumière; ils n'osent paraître dans leur naturel. Quoi-
qu'ils ne veuillent point être connus, ils ne laissent pas de
l'être; car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et de-
vine tout. Mais ils ne connaissent personne : les gens intéressés
qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles2. Un roi
inaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité : on noircit par
d'infâmes rapports, et on écarte de lui tout ce qui pourrait lui
1. Il faudrait dire: « il ne peut que
faire naufrage. »
2. Beaucoup de princes ne connaissent
pas les hommes qui les entourent, parce
que, les méprisant tous, ils ne prennent
pas la peine de les étudier; cela vient
de ce que ces princes, croyant peu à la
vertu par eux-mêmes, ne ïa cherchent
pas dans les autres. N'y auriit-il pas là
q'ielqie exagération?
402 TÉLÉMAQUE.
ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une
grandeur sauvage et farouche; ou, craignant sans cesse d'être
trompés, ils le sont toujours inévitablement, et méritent de
l'être. Dès qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens,
on s'engage à recevoir toutes leurs passions et tous leurs pré-
jugés : les bons mômes ont leurs défauts et leurs préventions.
De plus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et ma-
ligne, qui se nourrit de venin, qui empoisonne les choses inno-
centes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutôt que de
cesser de nuire; qui se joue, pour son intérêt, de la défiance
et de l'indigne curiosité d'un prince faible et ombrageux1.
» Connaissez donc, ô mon cher Télémaque, connaissez les
hommes; examinez-les, faites- les parler les uns sur les autres;
éprouvez-les peu à peu; ne vous livrez à aucun2. Profitez de
vos expériences, lorsque vous aurez été trompé dans vos juge-
ments : car vous serez trompé quelquefois; et les méchants
sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs
déguisements. Apprenez par là à ne juger promptement de
personne ni en bien ni en mal; l'un et l'autre sont très-dange-
reux : ainsi vos erreurs passées vous instruiront très-utilement.
Quand vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans un
homme, servez-vous-en avec confiance : car les honnêtes gens
veulent qu'on sente leur droiture; ils aiment mieux de l'estime
et de la confiance que des trésors. Mais ne les gâtez pas en leur
donnant un pouvoir sans bornes : tel eût été toujours vertueux,
qui ne l'est plus, parce que son maître lui a donné trop d'auto-
torité et trop de richesses. Quiconque est assez aimé des dieux
pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis,
d'une sagesse et d'une bonté constantes, trouve bientôt par eux
d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir les pla-
ces inférieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend
ce qu'on ne peut pas discerner par soi-même sur les autres
sujets. »
« Mais faut-il, disait Télémaque, se servir des méchants quand
ils sont habiles, comme je l'ai ouï dire souvent?»— «On est sou-
vent, répondait Mentor, dans la nécessité de s'en servir. Dans
une nation agitée et en désordre, on trouve souvent des gens
1. Du reste, ce point de vue donne
occasion à un beau développement sur
le devoir qu'ont les princes d'être affa-
bles, accessibles à leurs sujets, et sur-
tout d'écarter bieu loin t la nation des
rapporteurs, des délateurs,» cette peste
qui abonde dans les cours, où elle abuse
de c la curiosité d'un prince ombra-
geux. »
2. Féuélon évite toujours l'excès, et
corrige ce qu'il y aurait de trop absolu
dans ses conclusions. Soyez accessible
aux hommes afin de les connaître, mais
aussi « ne vous livrez à aucun. » Excel-
lent précepte; c'est dire aux prince»;
n'ayex pas de favorig.
LIVRE DIX-HUITIÈME. 403
injustes et artificieux, qui sont déjà en autorité; ils ont des
emplois importants qu'on ne peut leur ôter; ils ont acquis la
confiance de certaines personnes puissantes qu'on a besoin de
ménager : il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes scélé-
rats, parce qu'on les craint, et qu'ils peuvent tout bouleverser.
11 faut bien s'en servir pour un temps, mais il faut aussi avoir
en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vraie et intime
confiance, gardez-vous bien de la leur donner jamais; car ils
peuvent en abuser, et vous tenir ensuite malgré vous par votre
secret, chaîne plus difficile à rompre que toutes les chaînes de
fer. Servez-vous d'eux pour des négociations passagères ; trai-
tez-les bien; engagez-les par leurs passions mêmes à vous être
fidèles; car vous ne les tiendrez que par là : mais ne les met-
tez point dans vos délibérations les plus secrètes. Ayez toujours
un ressort prêt pour les remuer à \otre gré; mais ne leur don-
nez jamais la clef de votre cœur ni de vos affaires. Quand votre
État devient paisible, réglé, conduit par des hommes sages et
droits dont vous êtes sûr, peu à peu les méchants, dont vous
étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne
faut pas cesser de les bien traiter; car il n est jamais permis
d'être ingrat, même pour les méchants ; mais, en les traitant
bien, il faut tâcher de les rendre bons ; il est nécessaire de to-
lérer en eux certains défauts qu'on pardonne à l'humanité : il
faut néanmoins peu à peu relever l'autorité, et réprimer les
maux qu'ils feraient ouvertement si on les laissait faire. Après
tout, c'est un mal que le bien se fasse par les méchants, et,
quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut tendre néanmoins
peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que ie
bon ordre et la justice, parviendra, avec le temps, à se passer
des hommes corrompus et trompeurs; il en trouvera assez de
bons qui auront une habileté suffisante J.
Mais ce n'est pas assez de trouver de bons sujets dans une
nation, il est nécessaire d'en former de nouveaux. Ce doit être,
répondit Télémaque, un grand embarras. Point du tout, reprit
Mentor : l'application que vous avez à chercher des hommes
habiles et vertueux, pour les élever, excite et anime tous ceux
qui ont du talent et du courage; chacun fait des efforts. Com-
bien y a-t-il d'hommes qui languissent dans une oisiveté obs-
cure, et qui deviendraient de grands hommes, sil'émulation et
l'espérance du succès les animaient au travail ! combien y a-t-il
1. Peut-on admeitre la nécessité pour puissante, ceux qui sont ouvertement
on prince, de ménager, ou même de i « des méchants, des hommes scélé-
maiiiteuir dans une position haute et Irai»? »
404
TELEMAQUE.
d'hommes que la misère et l'impuissance de s'élever par la
vertu tentent1 de s'élever par le crime ! Si donc vous attachez
les récompenses et les honneurs au génie et à la vertu, com-
bien de sujets se formeront d'eux-mêmes ! Mais combien en for-
merez-vous en les faisant monter de degré en degré, depuis les
derniers emplois jusques aux premiers! Vous exercerez les ta-
lents; vous éprouverez l'étendue de l'esprit, et la sincérité de
la vertu. Les hommes qui parviendront aux plus hautes places
auront été nourris sous vos yeux dans les inférieures. Vous les
aurez suivis toute leur vie, de degré en degré; vous jugerez
d'eux, non par leurs paroles, mais par toute la suite de leurs
actions2. »
11. Pendant que Mentor raisonnait ainsi avec Télémaque, ils
aperçurent un vaisseau phéacien qui avait relâché dans une
petite île déserte et sauvage et bordée de rochers affreux. En
même temps les vents se turent; les plus doux zéphyrs même
semblèrent retenir leurs haleines; toute la mer devint unie
comme une glace ; les voiles abattues ne pouvaient plus animer
le vaisseau3; l'effort des rameurs, déjà fatigués, était inutile*:
il fallut aborder en cette île5, qui était plutôt un écueil qu'une
terre propre à être habitée par des hommes. En un autre
temps moins calme, on n'aurait pu y aborder sans un grand
péril.
Les Phéaciens, qui attendaient le vent, ne paraissaient pas
moins impatients que les Salentins de continuer leur naviga-
tion6. Télémaque s'avance vers eux sur ces rivages escarpés.
Aussitôt il demande au premier homme qu'il rencontre, s'il n'a
point vu Ulysse, roi d'Ithaque, dans la maison du roi Alcinoùs.
Celui auquel il s'était adressé par hasard n'était pas Phéa-
cien: c'était un étranger inconnu, qui avait un air majestueux,
mais triste et abattu; il paraissait rêveur, et à peine écouta-
t-il d'abord la question de Télémaque; mais enfin il lui répon-
dit : « Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi
1. t Tentent; » donnent la tentation
de; engagent à s'élever.
2. Utiliser tes hommes vertueux, les
encourager ou les récompenser, leur
assurer un avancement progressif, de
manière qu'ils n'arrivent aux hautes
charges qu'après avoir acquis toute l'ex-
périence nécessaire.
3. Fénelon revient à décrire; il peint
le calme de la mer, et la navigation trop
lente, par des incises courtes et multi-
pliées.
4. Et la rame mutila
Fatiguait vainement una mer iiurao-
Ibila.
(Rac, Iphig., act. I, se. i.)
5. L'île de Phorcyne {Od., 1. XIII).
6. L'auteur veut faire coïncider le re-
tour d'Ulysse à Ithaque avec celui de
son fils. On sait que, dans VOdyssée,
Ulysse reçoit un vaisseau d'Alciuoiïs, roi
des Phéaciens, et retourne dans sa pa-
trie sans autre accident qui interrompt
•on voyage.
LIVRE DIX-HUITIÈME.
405
» Alcinoûs, comme en un lieu où l'on craint Jupiter, et où
» l'on exerce l'hospitalité; mais il n'y est plus et vous l'y chcr-
» cheriez inutilement : il est parti pour revoir Ithaque, si les
> dieux apaisés souffrent enfin qu'il puisse jamais saluer ses
» dieux pénates . »
A peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles,
qu'il se jeta dans un petit bois épais sur le haut d'un rocher,
d'où il regardait tristement la mer l, fuyant les hommes qu'il
voyait, et paraissant affligé de ne pouvoir partir. Télémaque
le regardait fixement; plus il le regardait, plus il était ému et
étonné. « Cet inconnu, disait-il à Mentor, m'a répondu comme
» an homme qui écoute à peine ce qu'on lui dit, et qui est
» plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le
» suis; et je sens que mon cœur s'intéresse pour cet homme,
» sans savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu: à peine a-t-il
» daigné m'écouter et me répondre* :je ne puis cesser néan-
moins de souhaiter la fin de ses maux. »
Mentor, souriant3, répondit : « Voilà a quoi servent les mal-
heurs de la vie; ils rendent les princes modérés et sensibles
aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le
doux poison des prospérités, ils se croient des dieux ; ils
veulent que les montagnes s'aplanissent pour les conten-
ter * ; ils comptent pour rien les hommes ; ils veulent se jouer
de la nature entière. Quand ils entendent parler de souf-
france, ils ne savent ce que c'est; c'est un songe pour eux;
ils n'ont jamais vu la distance du bien et du mal. L'infortune
seule peut leur donner de l'humanité5, et changer leur cœur
de rocher en un cœur humain 6 : alors ils sentent qu'ils sont
hommes, et qu'ils doivent ménager les autres hommes qui
leur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié
» parce qu'il est, comme vous, errant sur ce rivage, combien
» devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d'Itha-
» que, lorsque vous le verrez un jour souffrir, ce peuple que
» les dieux vous auront confié comme on confie un troupeau
i. Iïivtov lit' à-efi-ft-oy Scpxiaxsio, £àxpua
[XtiSuv.
' (Hom., Od., I. V, v. 84.)
» Il regardait la mer immense et pleu-
i rait. >
Pontum aspectabant fientes.
(\mc..,sEn., I. V. v. 615.)
> Elles regardaient la mer en pleu-
rant. »
2. Pourquoi i cette amertume, » cette
tristesse sombre du courageux Ulysse à
l'instant où tout s'aplauit devant lui, et
où il doit croire qu'il touche au terme de
ses infortunes? Ou en •voit la raison plus
loin.
3. Il sourit, parce qu'il sait bien quel
est cet étranger.
4. Ils veulent l'impossible.
5. Forte et belle expression.
6. Homo sum : humani nil a me alie-
[num puto.
(Térence, Heautontim. A. I, se. i.)
• Je suis homme, et rien de ce qui est
i humain ne m'est étranger. • C'est en-
core le non ignara mali (JEn. I, 360).
*o« TÉLÊMAUUE.
» à un berger ; et que ce peuple sera peut-être malheureux par
» votre ambition, ou par votre faute, ou par votre imprudence 1
» car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois1, qui
» devraient veiller pour les empêcher de souffrir2. »
Pendant que Mentor parlait ainsi, Télémaque était plongé
dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui répondit enfin avec
un peu d'émotion : « Si toutes ces choses sont vraies, l'état
d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceux
auxquels il paraît commander : il est fait pour eux ; il se doit
tout entier à eux ; il est chargé de tous leurs besoins; il est
l'homme de tout le peuple, et de chacun en particulier. 11 faut
qu'il s'accommode à leurs faiblesses, qu'il les corrige en pure,
qu'il les rende sages et heureux. L'autorité qu'il paraît avoir
n'est point la sienne; il ne peut rien faire ni pour sa gloire
ni pour son plaisir ; son autorité est celle des lois; il faut qu'il
leur obéisse pour en donner l'exemple à ses sujets. A propre-
ment parler, il n'est que le défenseur des lois pour les faire ré-
gner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir:
il est l'homme le moins libre et le moins tranquille de son
royaume ; c'est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté
pour la liberté et la félicité 3. »
« Il est vrai, répondait Mentor, que le roi n'est roi que pour
avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau,
ou comme un père de sa famille : mais trouvez-vous, mon cher
Télémaque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien à faire à tant
de gens ! Il corrige les méchants par des punitions ; il encourage
les bons par des récompenses : il représente les dieux en con-
duisant ainsi à la vertu tout le genre humain *. N'a-t-il pas
assez de gloire à faire garder les lois? Celle de se mettre au-
dessus des lois est une gloire fausse qui ne mérite que de l'hor-
reur et du mépris. S'il est méchant, il ne peut être que malheu-
reux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions
et dans sa vanité : s'il est bon, il doit goûter le plus pur et le
plus solide de tous les plaisirs à travailler pour la vertu, et à
attendre des dieux une éternelle récompense5. »
1. Quidquid délirant reges, plectuntur
[Achivi.
(Hor., Ep.y 1. I, II, v. 14.)
« Toutes les folies des rois retombent sur
» les Grecs. »
t. Grand précepte adressé aux rois:
t Veillez, • pour que vos peuples ne
souffrent pas.
3. Télémaque est effrayé des grands
devoirs de la royauté, et il semble recu-
ler devant tant d'abnégation. Mais Mentor
va le relever, en lui montrant que si an
roi est « esclave, i cet esclavage fait sa
gloire, et en même temps sa félicité,
s'il comprend sa mission. — On peut lire
un beau développement sur les diffi-
ciles devoirs de la royauté dans les
Caractères de La Bruyère, c. x.
4. C'est l'idéal le plus élevé de la vrai*
grandeur des rois.
5, « La réeompeuse éternelle; » con-
sidération qui doit adoucir, et rendu
(teiles tous les sacrifices.
LIVRE DIX-HUITIÈME.
407
Télémaque, agité au dedans par une peine secrète, semblait
n'avoir jamais compris ces maximes, quoiqu'il en fût rempli,
et qu'il les eût lui-même enseignées aux autres. Une humeur
noire * lui donnait, contre ses véritables sentiments, un esprit
de contradiction et de subtilité2 pour rejeter les vérités que
Mentor expliquait. Télémaque opposait à ces raisons l'ingrati-
tude des hommes. «Quoi ! disait-il, prendre tant de peine pour
se faite aimer des hommes qui ne vous aimeront peut-être
jamais, et pour faire du bien à des méchants qui se serviront
de vos bienfaits pour vous nuire ! »
Mentor lui répondait patiemment 3 : « Il faut compter sur
l'ingratitude des hommes, et ne laisser pas de leur faire du
bien; il faut les servir moins pour l'amour d'eux que pour
l'amour des dieux, qui l'ordonnent 4. Le bien qu'on fait n'est
jamais perdu :"si les hommes l'oublient, les dieux s'en souvien-
nent et le récompensent 5. De plus, si la multitude est ingrate,
il y a toujours des hommes vertueux qui sont touchés de votre
vertu. La multitude môme, quoique changeante et capricieuse,
ne laisse pas de faire tôt ou tard une espèce de justice à la vé-
ritable vertu.
» Mais voulez-vous empêcher l'ingratitude des hommes? ne
travaillez point uniquement à les rendre puissants, riches,
redoutables par les armes, heureux par les plaisirs : cette
gloire, cette abondance et ces délices les corrompront; ils n'en
seront que plus méchants, et par. conséquent plus ingrats :
c'est leur faire un présent funeste; c'est leur offrir un poison
délicieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs mœurs, à leur
inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux, l'humanité,
la fidélité, la modération, le désintéressement : en les rendant
bons, vous les empêcherez d'être ingrats; vous leur donnerez
le véritable bien, qui est la vertu ; et la vertu, si elle est solide,
les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi,
en leur donnant les véritables biens, vous vous ferez du bien à
vous-même, et vous n'aurez point à craindre leur ingratitude.
Faut-il s'étonner que les nommes soient ingrats pour des
1 . t Une humeur noire, » le sens pro-
pre de mélancolie, bile noire.
2. « Esprit de subtilité,» que l'on
porte au fond de soi, et qui trouble
même les bons sentiments, par la pensée
de leur insuffisance, et par les combats
eiigés pour la pratique de la vertu.
3. • Patiemment ; » celui qui instruit
doit être patient , connaît le cœur hu-
main, il doit rabaisser les mouvements
d'orgueil et relever le découragement.
4. Précepte chrétien : Faire le bien,
servir les nommes, malgré leur ingrati-
tude, non pas pour eux-mêmes, mais
en vue de Dieu, i qui l'ordonne. »
6. Àt sperate Deos memores fandi atque
[nefandi.
[Mn.t\. I, v. 543.)
• Espérez dans les dieux, qui se sou*
i viennent du bien et du mal. »
♦08 TÉLÉMAQUE.
princes qui ne les ont jamais exercés qu'à l'injustice, qu'à
l'ambilion sans bornes, qu'à la jalousie contre leurs voisins,
qu'à l'inhumanité, qu'à la hauteur, qu'à la mauvaise foi ? Le
prince ne doit attendre d'eux, que ce qu'il leur a appris à faire.
Si au contraire il travaillait, par ses exemples et par son autorité,
à les rendre bons, il trouverait le fruit de son travail dans
leur vertu, ou du moins il trouverait dans la sienne et dans
l'amitié des dieux de quoi se consoler de tous les mécomptes *.
A peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s'avança
avec empressement vers les Phéaciens du vaisseau qui était
arrêté sur le rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux,
pour lui demander d'où ils venaient, où ils allaient, et s'ils n'a-
vaient point vu Ulysse. Le vieillard répondit : « Nous venons
» de notre île, qui est celle des Phéaciens ; nous allons cher-
» cher des marchandises vers l'Épire. Ulysse, comme on vous
» l'a déjà dit, a passé dans notre patrie; mais il en est parti.
» Quel est, ajouta aussitôt Télémaque, cet homme si triste qui
» cherche les lieux les plus déserts en attendant que votre
» vaisseau parte? C'est, répondit le vieillard, un étranger qui
» nous est inconnu : mais on dit qu'il se nomme Cléomènes ;
» qu'il est né en Phrygie ; qu'un oracle avait prédit à sa mère,
» avant sa naissance, qu'il serait roi, pourvu qu'il ne demeu-
» ràt point dans sa patrie, et que, s'il y demeurait, la colère
» des dieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste.
» Dès qu'il fut né, ses parents le donnèrent à des matelots, qui
» le portèrent clans l'Ile de Lesbos. Il y fut nourri en secret
» aux dépens de sa patrie, qui avait un si grand intérêt de le
» tenir éloigné. Hicntôt il devint grand, robuste, agréable et
» adroit à tous les exercices du corps; il s'appliqua même,
» avec beaucoup de goût et de génie, aux sciences et aux beaux-
» arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays: la prédic-
» tion faite sur lui devint célèbre ; on le reconnut bientôt par-
» tout où il alla ; partout les rois craignaient qu'il ne leur
» enlevât leurs diadèmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse,
» et il ne peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit libre
» de s'arrêter. Il a souvent passé chez des peuples fort éloi-
» gnés du sien ; mais à peine est-il arrivé dans une ville qu'on
» y découvre sa naissance, et l'oracle qui le regarde. Il a beau
» se cacher, et choisir en chaque lieu quelque genre de vie
» obscure ; ses talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, et
» pour la guerre et pour les lettres, et pour les affaires les
i. Tout ce détail n'est pas exempt de diffusion; Fénelon semble revenir sur ce
qu'ira développé.
LIVRE DIX-HUITIEME. 403
» plus importantes : il se présente toujours en chaque paya
\> quelque occasion imprévue qui l'entraîne, et qui le fait con-
» naître au public1.
» C'est son mérite qui fait son malheur ; il le fait craindre
» et l'exclut de tous les pays où il veut habiter. Sa destinée est
») d'être estime', aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes
» les terres connues. Il n'est plus jeune, et cependant il n'a pu
» trouver encore aucune côte, ni de l'Asie, ni de la Grèce, où
» l'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paraît
» sans ambition, et il ne cherche aucune fortune; il se trou-
», verait trop heureux que l'oracle ne lui eût jamais promis la
» royauté. Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais
» sa patrie; car il sait qu'il ne pourrait porter que le deuil
» et les larmes dans toutes les familles. La royauté même,
» pour laquelle il souffre, ne lui paraît point désirable; il
» court malgré lui après elle, par une triste fatalité, de
» royaume en royaume , et elle semble fuir devant lui 2, pour
» se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse. Funeste pré-
» sent des dieux, qui trouble tous ses plus beaux jours, et qui
» ne lui causera que des peines dans l'âge où l'homme in-
» firme3 n'a plus besoin que de repos ! Il s'en va, dit-il, cher-
» cher vers la ïhrace quelque peuple sauvage et sans lois,
» qu'il puisse assembler, policer et gouverner pendant quel-
» ques années ; après quoi, l'oracle étant accompli, on n'aura
» plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plus floris-
» sants : il compte de se retirer * alors en liberté dans un vil-
» lage de Carie5 où il s'adonnera à l'agriculture, qu'il aime
» passionnément. C'est un homme sage et modéré, qui craint
» les dieux, qui connaît bien les hommes, et qui sait vivre
» en paix avec eux sans les estimer. Voilà ce qu'on ra-
» conle de cet étranger dont vous me demandez des nou-
» velles. »
Pendant celte conversation, Télémaque retournait souvent
ses yeux vers la mer, qui commençait à être agitée. Le vent
soulevait les flots, qui venaient battre les rochers, les blanchis-
sant de leur écume. Dans ce moment, le vieillard dit à Télé-
maque :« Il faut que je parte; mes compagnons ne peuvent
» m'altendre. » En disant ces mots, il courut au rivage: on
3. «Infirme;» affaibli par l'â^e et lei
chagrins.
4. « 11 compte de se retirer; » au»
jourd' hui ou retrancherait ce de.
5. Province de l'Asie Mineure, à l'est
de la Lycie.
TÉLÉMAQUE. 18
1. 11 n'y a là aucun trait de la véri-
table histoire d'Ulysse, rien qui rappelle
le caractère du héros de V Odyssée.
2. Sequitur fugicntem; par un tour
hardi, ce n'e.-t pas Ithaque qui fuit de-
vant Ulysse, c'est la royauté, après la-
qui lie « il court » malgré lui.
410
.TÉLÉMAQUE.
s'embarque ; on n'entend que cris confus sur ce rivage, par
l'ardeur des mariniers impatients de partir.
Cet inconnu, qu'on nommait Cléomènes, avait erré quelque
temps dans le milieu de l'île, montant sur le sommet de tous
les rochers, et considérant de là les espaces immenses des mers
avec une tristesse profonde. Télémaque ne l'avait point perdu
de vue, et il ne cessait d'observer ses pas. Son cœur était at-
tendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destiné
aux plus grandes choses, et servant de jouet à une rigoureuse
fortune, loin de sa patrie. Au moins, disait-il en lui même,
peut-être rêver rai- je Ithaque; "mais ce Cléomènes ne peut ja-
mais revoir la Phrygie. L'exemple d'un homme encore plus
malheureux que lui adoucissait la peine de Télémaque. Enfin
cet homme, voyant son vaisseau prêt, était descendu de ces ro-
chers escarpés, avec autant de vitesse et d'agilité qu'Apollon,
dans les forêts de Lycie1, ayant noué ses cheveux blonds, passe
au travers des précipices pour aller percer de ses flèches les
cerfs et les sangliers2. Déjà cet inconnu est dans le vaisseau,
qui fend l'onde amère, et qui s'éloigne de la terre. Alors une
impression secrète de douleur saisit le cœur de Télémaque; il
s'afflige sans savoir pourquoi; les larmes coulent de ses yeux,
et rien ne lui est si doux que de pleurer.
En môme temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers
de Salente, couchés sur l'herbe et profondément endormis. Ils
étaient las et abattus: le doux sommeil s'était insinué dans
leurs membres, et tous les humides pavots de la nuit avaient
été répandus sur eux en plein jour par la puissance de Mi-
nerve. Télémaque est étonné de voir cet assoupissement uni-
versel des Salentins, pendant que les Phéaciens avaient été si
attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable. Mais
il est encore plus occupé à regarder le vaisseau phéacien prêt à
disparaître au milieu des flots, qu'à marcher vers les Salentins
pour les éveiller ; un étonnement et un trouble secrets tiennent
ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà parti, dont il ne voit
plus que les voiles qui blanchissent un peu dans l'onde azu-
rée. 11 n'écoute pas même Mentor qui lui parle, et il est tout
hors de lui-même, dans un transport semblable à celui des
Ménades 3, lorsqu'elles tiennent le thyrse en main et qu'elles
1. Au sud de la Phrygie, dans l'Asie
Mineure; la Lycie était particulièrement
consacrée au culte d'Apollon.
2. Ce vieillard peut-il, avec vraisem-
blance, être comparé à Apollon, « ayant
noué ses cheveux blonds, » et courant
au travers des précipices à la poursuite
c dts cerfs et des sangliers ? •
3. La même observation peut être faite
sur cette autre comparaison. La tristesse
de Télémaque, ses pressentiments, l'é«
motion secrète qu'il éprouve à la vue de
cet homme qu'il ne connaît pas, mais
qui est ce père tant aimé, tant cherché.
LIVRE DIX-HUITIEME.
411
font retentir de leurs cris insensés les rives de l'Hèbre * avec
les monts Rhodope et Ismare*.
Enfin, il revient un peu de cette espèce d'enchantement ; et
les larmes recommencent à couler de ses yeux. Alors Mentor
1 ii dit: « Je ne m'étonne point, mon cher Télémaque, de vous
» voir pleurer; la cause de votre douleur, qui vous est incon-
» nue, ne l'est pas à Mentor: c'est la nature qui parle, et qui
n se fait sentir ; c'est elle qui attendrit votre cœur. L'inconnu
» qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse :
» ce qu'un vieillard vous a raconté de lui, sous le nom de Cléo-
» mènes, n'est qu'une fiction faite pour cacher plus sûrement
» le retour de votre père dans son royaume. Il s'en va tout
» droit à Ithaque; déjà il est bien près du port, et il revoit
» enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeux l'ont vu,
» comme on vous l'avait prédit autrefois, mais sans le con-
» naître: bientôt vous le verrez, et vous le connaîtrez, et il
» vous connaîtra ; mais maintenant les dieux ne pouvaient
» permettre votre reconnaissance hors d'Ithaque. Son cœur
» n'a pas moins été ému que le vôtre; il est trop sage pour se
» découvrir à nul mortel dans un lieu où il pourrait être exposé
» à des trahisons, et aux insultes des cruels amants de Péné-
» lope. Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes;
» son cœur est comme un puits profond, on ne saurait y pui-
» ser son secret3. Il aime la vérité, et ne dit jamais rien qui
» la blesse: mais il ne la dit que pour le besoin; et la sagesse,
» comme un sceau, tient toujours ses lèvres fermées à toute
» parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant 1
» combien s'est-il fait de violence pour ne se point découvrir!
» que n'a-t-il pas souffert en vous voyant! Voilà ce qui le
» rendait triste et abattu. »
III. Pendant ce discours, Télémaque, attendri et troublé, ne
pouvait retenir un torrent de larmes; les sanglots Fempêchè-
rent môme longtemps de répondre; enfin il s'écria: « Hélas I
» mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais
» quoi qui m'attirait à lui et qui remuait toutes mes entrailles.
» Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit, avant son départ, qua
ne permettent guère de le comparer
i aux Monades, le thyrse en main, et
poussant des cris iusensés. • Ménades
ou bacchantes, compagnes de Bacchus
(iialvo(j.ai, être furieux).
1. L'Hèbre, fleuve de Thrace, qui se
jette dans ta mer Egée; il est célèbre.
chef les poètes, par les infortune»
d'Orphée.
2. « Rhodope et Ismare. » Deux
chaînes de montagnes en Thrace, se dé-
tachant de l'Hermus.
3. Belle pensée, et qui est fortement
exprimée. Le dernier mot, ainsi placé à
la lin, forme une heureuse suspension.
412
TÉLÈMAQUE.
» c'était Ulysse, puisque vous le connaissiez? Pourquoi l'avez-
» vous laissé partir sans lui parler et sans faire semblant de le
» connaître ? Quel est donc ce mystère? Serai-je toujours mal-
» heureux? Les dieux irrités me veulent-ils tenir comme Tan-
» taie altéré, qu'une onde trompeuse amuse, s'ent'uyant de ses
» lèvres *? Ulysse, Ulysse, m'avez-vous échappé pour jamais?
» Peut-être ne le verrai-je plus 1 peul-êtrc que les amants de
» Pénélope le feront tomber dans les embûches qu'ils me prcpa-
» raient! Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui !0
» Ulysse, ô Ulysse, si la tempête- ne vous rejette point encore
» contre quelque écueil (car j'ai tout à craindre de la Fortune
» ennemie), je tremble de peur que vous n'arriviez à Ithaque
» avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon à Mycènes. Mais
«pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié monbonheur?Main-
» tenant je l'embrasserais ; je serais déjà avec lui dans le port
» d'Ithaque ; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis. »
Mentor lui répondit en souriant: « Voyez, mon cher Téléma-
que, comment les hommes sont faits: vous voilà tout désolé,
parce que vous avez vu votre père sans le reconnaître. Que
n'eussiez-vous pas donné hier pour être assuré qu'il n'était
pas mort ? Aujourd'hui, vous en êtes assuré par vos propres
yeux ; et cette assurance, qui devrait vous combler de joie,
vous laisse dans l'amertume ! Ainsi le cœur malade des mor-
tels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dès
qu'il le possède, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce
qu'il ne possède pas encore. C'est pour exercer votre patience,
que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez
ce temps comme perdu; sachez que c'est le plus utile de votre
vie, car ces peines servent à vous exercer dans la plus néces-
saire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander.
11 faut être patient pour devenir maître de soi et des autres
hommes: l'impatience, qui paraît une force et une vigueur de
l'âme, n'est qu'une faiblesse et une impuissance de souffrir la
peine 2. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme
celui qui ne sait pas se taire sur un secret : l'un et l'autre
manquent de fermeté pour se retenir : comme un homme qui
court dans un chariot, et qui n'a pas la main assez ferme pour
arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux; ils n'obéis-
sent plus au frein, ils se précipitent: et l'homme faible, au-
quel ils échappent, est brisé dans sa chute. Ainsi l'homme im-
1. T.mlahis a labris tiliens fugientia captpt
Flumina.
(Hor., 1. Il sat. i. t. 68.)
• Tantale altéré poursuit l'onde qu
» fuit de ses lèvres. »
2. Observation fine et profonde.
' LIVRE DIX-HUITIÉME. 413
patient est entraîne', par sesde'sirs indompte's et farouches, dans
un abîme de malheurs : plus sa puissance est grande, plus son
impatience lui est funeste ; il n'attend rien, il ne se donne le
temps de rien mesurer ; il force toutes choses pour se conten*
ter; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il
soit mûr; il brise les portes, plutôt que d'attendre qu'on les
lui ouvre; il veut moissonner quand le sage laboureur sème :
tout ce qu'il fait à la hâte et à contre-temps est mal fait, et ne
peut avoir de durée, non plus que ses désirs volages. Tels sont
les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout, et qui
se livre à ses désirs impatients pour abuser de sa puissance.
C'est pour vous apprendre à être patient, mon cherTélémaque,
que les dieux exercent tant votre patience, et semblent se jouer
de vous dans la vie errante où ils vous tiennent toujours incer-
tain i. Les biens que vous espérez se montrent à vous, et s'en-
fuient comme un songe léger que le réveil fait disparaître,
pour vous apprendre que les choses mêmes qu'on croit tenir
dans ses mains, échappent dans l'instant. Les plus sages leçons
d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence,
et que les peines que vous souffrez en le cherchant. »
Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à
une dernière épreuve encore plus forte. Dans le moment où le
jeune homme allait avec ardeur presser les matelots pour hâter
le départ, Mentor l'arrêta tout à coup, et l'engagea à faire sur
le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec
docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon.
L'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse
des soupirs tendres vers le ciel; il reconnaît la puissante pro-
tection de la déesse.
A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les
routes sombres d'un petit bois voisin. Là, il aperçoit tout à coup
que le visage de son ami prend une nouvelle forme : les rides
de son front s'effacent, comme les ombres disparaissent, quand
l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient, et
enflamme tout Fhorizon; ses yeux creux et austères se chan-
gent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une
flamme divine ; sa barbe grise et négligée disparaît ; des traits
nobles et fiers, et mêlés de douceur et de grâce, se montrent
aux yeux de Télémaque ébloui 2. Il reconnaît un visage de
femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre : on y voit
la blancheur des lis mêlés de roses naissantes: sur ce visage
i. Beau développement sur la patience, I nation de Fénelon, parlant d'une ma-
sur la difficulté de régler ses désirs. I nière si charmante le langage de l'anti-
2. On retrouve ici la poétique imagi- | quité.
414
TÉLÉMAQUE.
fleurit une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et
négligée *. Une odeur d'ambroisie se répand de ses cheveux
flottants ' ; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont
le soleil, en se levant, peint les sombres voûtes du ciel et les
nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied
à terre ; elle coule légèrement dans l'air comme un oiseau le
l'end de ses ailes 3 : elle tient de sa puissante main une lance
brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les
plus guerrières; Mars même en serait effrayé. Sa voix est douce
et modérée, mais forte et insinuante ; toutes ses paroles sont
des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui
font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse. Sur son
casque paraît l'oiseau triste d'Athènes*, et sur sa poitrine
brille la redoutable égide. A ces marques, Télémaque reconnaît
Minerve 5.
« 0 déesse, dit il, c'est donc vous-même qui avez daigné
conduire le fils d'Ulysse pour l'amour de son père ?» Il voulait
en dire davantage; mais la voix lui manqua; ses lèvres s'ef-
forçaient en vain d'exprimer les pensées qui sortaient avec
impétuosité du fond de son cœur : la divinité présente l'acca-
blait, et il était comme un homme qui, dans un songe, est
oppressé jusqu'à perdre la respiration, et qui, par l'agitation
pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix.
Enfin Minerve prononça ces paroles : « Fils d'Ulysse, écoutez-
moi pour la dernière fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec
autant de soin que vous ; jn vous ai mené par la main au tra-
vers des naufrages, des terres inconnues, des guerres san-
glantes, et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de
l'homme. Je vous ai montré, par des expériences sensibles, les
vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner.
Vos fautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs :
car quel est l'homme qui peut gouverner sagement s'il n'a
jamais souffert, et s'il n'a jamais profité des souffrances où ses
fautes l'ont précipité ?
» Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers
de vos tristes aventures. Allez, vous êtes maintenant digne de
marcher sur ses pas. 11 ne vous reste plus qu'un court et facile
1. f Majesté simple;» heureuse al-
liance de mots. Fénelon aime à associer
l'idée de simplicité avec l'idée de ma-
.jesté.
I. Ambnmxqne cornac divinum vertice odo-
[rem
Spiravere.
(Viaa., JEn., 1. I, t. 403.)
« Ses cheveux exhalèrent l'odeur cé-
leste de l'ambroisie. »
3. Syllabes légères et coulantes, style
imitatif .
4. La chouette consacrée à Minerve.
5. On croit voir un nuage tomber et
la déesse apparaître.
LIVRE DIX-HUITIÈME. il 5
trajet jusquesà Ithaque, où il arrive dans ce moment : com-
battez avec lui; obéissez-lui comme le moindre de ses sujets;
donnez en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse
Anliope, et vous serez heureux avec elle, pour avoir moins
cherché la beauté que la sagesse et la vertu.
» Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renou-
veler l'ûge d'or : écoutez tout le monde ; croyez peu de gens;
gardez-vous bien de vous croire trop vous-même : craignez de
vous tromper, mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres
que vous avez été trompé.
» Aimez les peuples; n'oubliez rien pour en être aimé. La
crainte est nécessaire quand l'amour manque ; mais il la faut
toujours employer à regret, comme les remèdes les plus vio-
lents et les plus dangereux.
» Considérez louiours de loin toutes les suites de ce que vous
voudrez entreprendre; prévoyez les plus terribles inconvé-
nients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous
les périls, et à les mépriser quand ils deviennent nécessaires.
Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez de courage pour
en supporter tranquillement la vue : celui qui les voit tous
qui évite tous ceux qu'on peut éviter, et qui tente les autres
sans s'émouvoir, est le seul sage et magnanime.
» Fuyez la mollesse, le faste, la profusion ; mettez votre gloire
dans la simplicité; que vos vertus et vos bonnes actions soient
les ornements de votre personne et de votre palais; qu'elles
soient la garde qui vous environne, et que tout le monde ap-
prenne de vous en quoi consiste le vrai honneur. N'oubliez
jamais que les rois ne régnent point pour leur propre gloire,
mais pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font s'étendent
jusque dans les siècles les plus éloignés : les maux qu'ils font
se multiplient de génération en générationjusqu'à la postérité
la plus reculée. Un mauvais règne fait quelquefois la calamité
de plusieurs siècles.
» Surtout soyez en garde contre votre humeur : c'est un
ennemi que vous porterez partout, avec vousjusques à la mort;
il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l'écoulez.
L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes; elle
donne des inclinations et des aversions d'enfant, au préjudice
des plus grands intérêts; elle fait décider les plus grandes
affaires par les plus petites raisons; elle obscurcit tous les ta-
lents, rabaisse le courage, rend un homme inégal, faible, vil
et insupportable. Défiez vous de cet ennemi.
» Craignez les dieux, ô Télémaque ; celle crainte est le plus
4i6 TÉLE.MAQUE.
grand trésor du cœur de l'homme : avec elle, vous viendront la
sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie
liberté, la douce abondance, la gloire sans tache.
» Je vous quitte, ô (ils d'Ulysse; mais ma sagesse ne vous
quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous ne
pouvez rien sans elle *. 11 est temps que vous appreniez à
marcher tout seul. Je ne me suis séparée de vous, en Phéni-
cie et à Salente, que pour vous accoutumer à être privé de
cette douceur, comme on sevré les enfants lorsqu'il est temps
de leur ôter le lait pour leur donner des aliments solides. »
A peine la déesse eut achevé ce discours qu'elle s'éleva dans
les airs, et s'enveloppa d'un nuage d'or et d'azur, où elle dis-
parut, ïélémaque, soupirant, étonné et hors de lui-même, se
prosterna à terre, levant les mains au ciel ; puis il alla éveiller
ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque, et recon-
nut son pure chez le fidèle Eumée 2.
Observations sur le dix-huitième livre. — Dans ce dix-huitième
livre, Mentor reprend sa figure divine, et Minerve apparaît à Télémaque
sous les traits de la « Pallas Athéné » des anciens. Fénelon, dont la
vive et heureuse imagination sait embellir tous ses personnages, a
laissé à la déesse des beaux-arts sa forme grecque, son air majestueux
et grave : c'est bien la déesse aux yeux bleu-pers (yXavyc57uç), au regard
perçant, la divinité inventrice, industrieuse, féconde, mais avec un je
ne sais quoi de doux et de chrétien : ses paroles, résumé fidèle des
longs enseignements de Mentor, ont quelque chose de sentencieux et
de plusaustère encore.
Le dernier des conseils de Mentor, c'est-à-dire de Fénelon au duc
de Bourgogne, est celui-ci : « Soyez en garde contre votre humeur :
« c'est un ennemi que vous porterez partout avec vous jusqu'à la mort;
» l'humeur obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un
» homme inégal, faible, vil et insupportable. Déliez-vous de cet en-
» ne mi. » Comment, en lisant ces lignes, ne pas se souvenir de cette
page charmante, intitulée le Fantasque, écrite par Fénelon lorsqu'il était
le précepteur du duc de Bourgogne : on y voit à l'aise ce qu'était le
jeune prince lorsque l'abbé de Fénelon entreprit son éducation, et com-
ment l'enfant « faisait le démoniaque, » suivant la piquante expression
de son précepteur.
« Celte humeur étrange, écrivait l'abbé de Fénelon, s'en va comme
» elle vient. Quand elle le prend, on dirait que c'est un ressort de ma-
» chine qui se démonte tout à coup ; il est comme on dépeint les pos-
» sédés ; sa raison est comme à l'envers : c'est la déraison elle-même
1. «Pourvu que vous sentiez toujours l'humilité ; c'est encore une idée ché-
que vous ns pouvez rien sans elle,o j tienne que Fénelon place ici dans la
c.-à-d., pourvu que vous soyez humble, bouche de Minerve.
Le commencement delà sagesse, c'est J 2. Pasteur au service d'Ulysse.
LIVRE DIX-HUITIÈME. 417
» en personne. Poussez -le, vous lui ferez dire en plein jour qu'il est
» nuit ; car il n'y a plus ni jour ni nuit pour une tête démontée par son
» caprice. Quelquefois il ne peut s'empêcher d'être étonné de ses excès
» et de ses fougues. Malgré son chagrin, il sourit des paroles extrava-
» gantes qui lui ont échappé.
« Mais quel moyen de prévoir ces orages, et de conjurer la tempête ?
» Il n'y en a aucun ; point de bons almanachs pour prédire ce niau-
» vais temps. Gardez-vous bien de dire : Demain nous irons nous di-
» vertir dans un tel jardin ; l'homme d'aujourd'hui ne sera point celui
» de demain ; celui qui vous promet maintenant disparaîtra tantôt :
» vous ne saurez plus où le prendre pour le faire souvenir de sa pa-
ri rôle ; en sa place, vous trouverez un je ne sais quoi qui n'a ni forme
» ni nom, qui n'en peut avoir, et que vous ne sauriez définir deux in-
» stants de suite de la même manière. Étudiez-le bien, puis dites-en
» tout ce qu'il vous plaira ; il ne sera plus vrai le moment d'après que
» vous l'aurez dit. Ce je ne sais quoi veut et ne veut pas ; il menace,
» il tremble ; il mêle des hauteurs ridicules avec des bassesses indi-
» gnes. 11 pleure, il rit, il badine, il est furieux. »
II faut admirer aussi, dans ce livre dix-huitième, un incident qui ne
manque pas de grandeur, nous voulons parler de la rencontre de Télé-
maque avec Cléomènes le Phrygien. Il était nécessaire, en effet, que
le fils d'Ulysse apprit que le but de son voyage était rempli, et que
son père le devancerait à Ithaque ; et c'est cet incident qui relie le
Télémaque à V Odyssée.
On voit, par cet épisode, avec quel art discret Fénelon imite les
anciens : il ne touche que ce qu'il peut sûrement embellir. Dans cette
peinture d'Ulysse regrettant sa patrie, l'archevêque de Cambrai s'est
bien gardé de représenter Cléomènes le Phrygien s'abandonnant ou-
vertement à sa douleur. Fénelon dit simplement ces paroles : « Il re-
gardait tristement la mer. » Ces mots suffisent au lecteur ; cette dou-
leur muette nous émeut plus que ne le ferait une longue période ; l'Ulysse
du grand Ilomèie est vivant à nos yeux. C'est qu'en effet Ulysse n'est pas
seulement l'homme ingénieux, le chef dont l'esprit est fertile en ruses
et en expédienîs de toutes sortes, et dont Homère ne manque jamais de
nous faire admirer la sage-se pratique. Le caractère d'Ulysse nous touche
surtout et nous émeut, parce que de tous les héros grecs, le roi d'Ithaque
est celui qui aime le plus sa patrie et sa famille. Au pied des murs de
Troie, au fort même de la bataille, Homère représente encore Ulysse
gardant toujours présente à son esprit l'image de ceux qui lui sont
chers et qu'il a laissés à Ithaque. Au chant IV" de V Iliade, par exem-
ple/lorsque Agamemnon, voulant stimuler la valeur de Mnesthée et
d'Ulysse, éclate en reproches devant eux, Ulysse irrité se borne à ré-
pondre : « Quand nous engagerons avec l'ennemi un sanglant combat,
tu verras, si tu le veux et si tu y prends quelque intérêt, le père chéri
de Télémaque, confondu avec les premiers rangs des Troyens les plus
audacieux. Tu nous fais une vaine insulte. » Dans YOdyssée, ces mê-
mes traits du caractère d'Ulysse regrettant sa patrie sont beaucoup
plus frappants encore.
18.
418 TÉLÉMAQUE.
« Il contemplait la mer immense et pleurait, » dit le poète grec :
ttovtov è7i' àrf-ûyeTOv Sepy.ÉcxeTO Sàxpua Xetêcov.
Et ailleurs, comme il se lamente en songeant à la déesse qui lui a
prédit que, sur mer, avant d'arriver à la terre natale, « il remplira la
mesure de ses maux! » Nous le répétons, le personnage d'Ulysse est grand
surtout par l'amour qu'il porte à sa patrie, à sa famille, à ses dieux.
Qui ne songe, en lisant l'épisode de Cléomènes, à l'attendrissement
d'Ulysse écoutant à la table d'Alcinoûs, roi des Pliéaciens, les chants de
l'aède Démodocus. Ulysse au souvenir de ses compatriotes perdus, a"
souvenir des gloires passées, verse encore des larmes : quand verra-i-u
le jour du retour?
« Lorsqu'ils eurent satisfait icur désir de boire ei ae manger, la Muse
» inspira le chantre de chanter les gloires des héros, dans cette bran ■
» che de récit célèbre dont alors la renommée allait jusqu'au ciel, — la
» querelle d'Ulysse et d'Achille, Gis de Pelée, comment autrefois ils
» disputèrent dans le festin florissant des dieux1 avec des paroles fou-
» droyantes : et le roi des hommes, Àgamemnon, prenait tout bas plai-
» sir à voir disputer les meilleurs des Grecs... Voilà donc ce que chau-
» tait le chanteur très-illustre. Et Ulysse, prenant son grand manteau
» de pourpre de ses mains robustes, le tira sur sa tête et cacha son beau
» visage ; car il avait honte des Phéaciens, se sentant venir les larmes
» aux paupières. Et lorsque le divin chantre faisait trêve à ses chants,
» alors, ayantessuyé ses larmes, il tirait le manteau de dessus sa tête,
» et, prenant la coupe aux deux versants, il faisait des libations aux
» dieux. Puis, lorsque le chantre recommençait, et que les chefs des
» Phéaciens l'y invitaient, parce qu'ils prenaient plaisir à ces récits,
» derechef Ulysse, ramenant son manteau sur sa tête, se remettait à
» gémir. Il se dérobait ainsi à tous les autres en versant des larmes ;
» Alcinoùs seul s'en aperçut et le remarqua, étant assis près de lui, et
» il entendit ses profonds soupirs. » (Odyssée, ch. VIII. )
Avec ce dix-huitième livre finit le Télémaque. L'histoire du jeune
chef se continue naturellement dans VOdyssée, où on le retrouve pre-
».ant part avec son père aux événements qui les remettent l'un et l'au-
tre en possession de leur État. Fénelon se contente de nous dire : « 11
arriva à Ithaque et reconnut son père chez le Adèle Eumée. » Ces
quelques mots, comme ceux qui sont relatifs à la douleur de Cléomènes
le Phrygien, rappellent à l'esprit du lecteur une des scènes les plus at-
tendrissantes d'Homère :
« Télémaque, les bras répandus (circumfusus) autour de son noble
» père, se lamentait en versant des larmes : à tous deux leur vint un
» désir de sanglots, et ils pleuraient d'une manière perçante, à cris
» plus redoublés que des oiseaux, aigles ou vautours aux serres re-
» courbées, auxquels les paysans ont enlevé leurs petits avant qu'ils
» eussent des ailes. C'est ainsi qu'eux ils versaient de leurs paupières
a des larmes de pitié ; et, dans leurs lamentations, la clarté du soleil se
a serait couchée, si Télémaque n'y avait coupé court en adressant la
» parole à son père. » (Odyssée, ch. XVI.)
1. C'est-à-dire • le C-j»:d du sacri6ce. •
LES
AVENTURES D'ARISTONOUS.
Sommaire. — Rencontre d'Aristonoûs et de Sophronyme dans l'île de
Délos. Le premier raconte ses aventures ; comment, né à Clazomène,
il avait été vendu comme esclave au Lycien Alcine, qui le traita
comme son fils et l'envoya près du tyran de Samos. Histoire de l'an-
neau de Polycrate. Aristonoùs quitte Samos, retourne à Clazomène,
puis en Lydie, enfin il se rend à Délos pour y chercher le petit-fils
d'Alcinc. — Reconnaissance d'Aristonoûs et de Sophronyme, qui est
précisément celui qu'il cherche. Tous deux retournent en Lycie
dans la maison d'Alcine, qu'Aristonous a rachetée et qu'il laisse à
Sophronyme. Retiré dans sa patrie, il revient voir son ami tous les
ans Sa mort, sa métamorphose.
Sophronyme, ayant perdu les biens de ses ancêtres par des
naufrages et par d'autres malheurs, s'en consolait par sa vertu
dans l'îie de Délos 1. Là, il chantait sur une lyre d'or les mer-
veilles du dieu qu'on y adore : il cultivait les Muses, dont il
était aimé : il recherchait curieusement tous les secrets de la
nature, le cours des astres et des cieux, l'ordre des éléments,
la structure de l'univers qu'il mesurait de son compas ; la
vertu des plantes, la conformation des animaux : mais surtout
il s'étudiait lui-môme, et s'appliquait à orner son urne parla
vertu. Ainsi la Fortune, en voulant l'abattre, l'avait élevé à la
véritable gloire, qui est celle de la sagesse.
Pendant qu'il vivait heureux sans biens dans cette retraite,
il aperçut un jour, sur le rivage de la mer, un vieillard vénéra-
ble qui lui était inconnu; c'était un étranger qui venait d'abor-
der dans l'île. Ce vieillard admirait les bords de la mer, dans
laquelle il savait que cette île avait été autrefois flottante 2 ; il
considérait cette côte, où s'élevaient, au-dessus des sables ei
des rochers, de petites collines toujours couvertes d'un gazon
naissant et fleuri; il ne pouvait assez regarder les fontaines
1. Délos, d*ns la mer Egée, l'une des
Cyciades ; Apollon y naquit avec Diane,
et il y était particulièrement honoré.
avait, d'un coup de son trident, fait
sortir Délos du fond des mers, et Jupi-
ter avait fixé cette île flottante,
, _ . , , ... . „ retenant au moyen de chaînes de dia
ï. Suivant la mythologie, Neptune mant.
420
AR1STONOÙS.
pures et les ruisseaux rapides qui arrosaient cette délicieuse
campagne ; il s'avançait vers les bocages sacrés qui environ-
nent le temple du dieu ; il était étonné de voir cette verdure
que les aquilons n'osent jamais ternir x, et il considérait déjà le
temple d'un marbre deParos 2 plus blanc que la neige, envi-
ronné de hautes colonnes de jaspe. Sopbronyme n'était pas
inoins attentif a considérer ce vieillard: sa barbe blanche tom-
bait sur sa poitrine ; son visage ridé n'avait rien de difforme ;
i} était encore exempt des injures d'une vieillesse caduque;
;>os yeux montraient une douce vivacité ; sa taille était haute
et majestueuse, mais un peu courbée, et un bâton d'ivoire le
soutenait 3. « 0 étranger, lui dit Sophronyme 4, que cherchez-
» vous dans cette île, qui paraît vous être inconnue ? Si c'est
» le temple du dieu, vous le voyez de loin, et je m'offre de vous
» y conduire ; car je crains les dieux, et j'ai appris ce que Jupi-
» ter veut qu'on fasse pour secourir les étrangers. »
« J'accepte, répondit le vieillard, l'offre que vous me faites
» avec tant de marques de bonté; je prie les dieux de récom-
» penser votre amour pour les étrangers. Allons vers le temple.»
Dans le chemin, il raconta à Sophronyme le sujet de son voyage,
a Je m'appelle, dit il, Aristonoûs, natif de Clazomrne 5, ville
d'ionie, située sur cette côte agréable qui s'avance dans la mer,
et semble s'aller joindre à l'île de Chio 6, fortunée patrie d'Ho-
mère. Je naquis de parents pauvres, quoique nobles. Mon père,
nommé Polystrale, qui était déjà chargé d'une nombreuse fa-
mille, ne voulut point m'élever ; il me fît exposer par un de
ses amis de Téos 7. Une vieille femme d'Érylhre 8, qui avait
du bien auprès du lieu où l'on m'exposa, me nourrit de lait
de chèvre dans sa maison : mais comme elle avait à peine de
quoi vivre, dès que je fus en âge de servir elle me vendit à un
marchand d'esclaves qui me mena dans la Lycie 9. Il me vendit,
à Patare, à un homme riche et vertueux, nommé Alcine ; cet
1. Tout ce début, pittoresque et poé-
tique, rappelle les paysages du Poussin.
2. Paros, autre île de l'Archipel, entre
Naxos et Délos; célèbre par ses beauv
marbres blancs, si recherchés dans la
statuaire antique.
3. Ce portrait de Sophronyme est no-
ble, élevé; c'est ce que l'on appelle en
rhétorique une prosopographie.
4. Sophronyme et Aristonoûs, deux
noms significatifs; l'un signifie : nom
sa'jc ; l'autre : excellent esprit.
5. Clazomène, ville de Lydie, dans la
presqu'île du même nom, sur la côte de
l'Asie Mineure, entre Smyrne et Téos-
6. Chio, ville de l'Archipel au midi
de Lesbos; elle est séparée de la côte
d'Asie par un canal étroit.
7. Téos, dans la même région; patrie
du poëte Anacréou.
8. Érythre, ville d'ionie, au bord de
la mev, non loin de Clazomène.
9.LaLycie, dansl'AsieMineure, au midi
de la Phrygie; Apollon y était honoré
particulièrement. Ou croyait que ce dieu
passait l'hiver dans le temple qui lui
avait été élevé dans ce pays, à Patare.
D'où le surnom de Lycien fréquemment
donné à Apollon.
AHISTONOÛS. 421
Alcine eut soin de moi dans ma jeunesse. Je lui parus docile,
modéré, sincère, affectionné, et appliqué à toutes les choses
honnêtes dont on voulut m'instruire ; il me dévoua aux arts
qu'Apollon favorise: il me fit apprendre la musique, les exer-
cices du corps, et surtout l'art de guérir les plaies des hommes.
J'acquis bientôt une assez grande réputation dans cet art, qui
est si nécessaire ; et Apollon qui m'inspira me découvrit des
secrets merveilleux.
Alcine, qui m'aimait de plus en plus, et qui était ravi de voir
le succès de ses soins pour moi, m'affranchit et m'envoya à Poly-
crate, tyran de Samos l, qui, dans son incroyable félicité, crai-
gnait toujours que la Fortune, après l'avoir si longtemps flatté,
ne le trahît cruellement. Il aimait la vie, qui était pour lui
pleine de délices ; il craignait de la perdre, et voulait prévenir
les moindres apparences de maux : aussi il était toujours envi-
ronné des hommes les plus célèbres dans la médecine. Poly-
crate fut ravi que je voulusse passer ma vie auprès de lui :
pour m'y attacher, il me donna de grandes richesses/ et me
combla d'honneurs. Je demeurai longtemps à Samos, où je ne
pouvais assez m'étonner de voir que la Fortune semblait pren-
dre plaisir de le servir selon tous ses désirs : il suffisait qu'il
entreprît une guerre, la victoire suivait de près : il n'avait qu'à
vouloir les choses les plus difficiles, elles se faisaient d'abord
comme d'elles-mêmes : ses richesses immenses se multipliaient
tous les jours ; tous ses ennemis étaient à ses pieds; sa santé,
loin de diminuer, devenait chaque jour plus forte et plus
égale : il y avait déjà quarante ans que ce tyran, tranquille
et heureux, tenait la Fortune comme enchaînée, sans qu'elle
osât jamais le démentir en rien, ni lui causer le moindre mé-
compte dans tous ses desseins.
Une prospérité si inouïe parmi les hommes me faisait peur
pour lui : je l'aimais sincèrement, et je ne pus m'empêcher de
lui découvrir ma crainte : elle fit impression dans son cœur ;
car, encore qu'il fût amolli par les délices et enorgueilli de sa
puissance, il ne laissait pas d'avoir un peu d'humanité quand
on le faisait ressouvenir des dieux et de l'inconstance des
choses humaines. Il souffrit que je lui disse la vérité, et il fut
si touché de ma crainte pour lui, qu'enfin il résolut d'arrêter
le cours de ses prospérités par une perte qu'il voulait se pré-
parer lui-même. Je vois bien, me dit-il, qu'il n'y a point
d'homme qui ne doive en sa vie éprouver quelque disgrâce
t. Samos, ile située près des côtes de l'Asie Mineure
422
ARISTONOUS.
de la Fortune; plus on a été épargné d'elle, plus on a à crain-
dre quelque révolution aiïreuse : moi, qu'elle a comblé de biens
pendant tant d'années, je dois attendre des maux extrême?,
si je ne détourne ce qui semble me menacer; je veux donc me
bâter de prévenir les trahisons de cette Fortune flatteuse. En
disant ces paroles, il tira de son doigt son anneau, qui était
d'un très-grand prix, et qu'il aimait fort ; il le jeta en ma pré-
sence, du haut d'une tour, dans la mer, espérant par cette
perle d'avoir satisfait à la nécessité de subir, du moins une fois
en sa vie, les rigueurs de la Fortune; mais c'était un aveugle-
ment causé par sa prospérité : les maux qu'on choisit et qu'on
se fait soi-même, ne sont plus des maux; nous ne sommes
affligés que par les peines forcées et imprévues dont les dieux
nous frappent '. Polycrate ne savait pas que le vrai moyen de
prévenir la Fortune, était de se détacher par sagesse et par
modération de tous les biens fragiles qu'elle donne. La For-
tune, à laquelle il voulut sacrifier son anneau, n'accepta point
ce sacrifice ; et Polycrate, malgré lui, parut plus heureux que
jamais. Un poisson avait avalé l'anneau ; le poisson avait été
pris, porté chez Polycrate, préparé pour être servi à sa table;
et l'anneau, trouvé par un cuisinier dans le ventre du poisson,
fut rendu au tyran, qui pâlit à la vue d'une fortune si opi-
niâtre à le favoriser : mais le temps s'approchait où ses prospé-
rités devaient changer tout à coup en des adversités affreuses *.
Le grand roi de Perse, Darius, fils d'Hystaspe, entreprit la
guerre contre les Grecs ; il subjugua bientôt toutes les colonies
grecques de la côte d'Asie et des îles voisine? qui sont dans la
mer Egée. Samos fut prise, le tyran fut vaincu, et Oronte, qui
commandait pour le grand roi, ayant fait dresser une haute
croix, y fit attacher le tyran. Ainsi cet homme qui avait joui
d'une si prodigieuse prospérité, et qui n'avait pu même
éprouver le malheur qu'il avait cherché, périt tout à coup par
le plus cruel et le plus infâme de tous les supplices. Ainsi rien
ne menace tant les hommes de quelque grand malheur qu'une
trop gmide prospérité. Celte Fortune qui sejoue si cruellement
des hommes les plus élevés, tire aussi delà poussière ceux qui
étaient les plus malheureux : elle avait précipité Polycrate du
baut de la roue, et elle m'avait fait sortir de la plus misérable
de toutes les conditions, pour me donner de grands biens 8.
1. Assertion contestable. Il est égale-
ment difficile de se résigner aux coups
de la Fortune, quand on est soi-même
l'artisan de son malheur.
2. Cette histoire, d'ailleurs très-con-
nue, avait paru longue et on l'a suppri-
mée dans plusieurs éditions; c'est du
reste un modèle de narration.
3. On représente la Fortune debout
sur la roue d'un char, pour signifier
AHISTUN'OUS.
r23
I,os Perses ne me les ôtèrent point ; au contraire, ils firent
grand cas de ma science pour guérir les hommes, et de la
modération avec laquelle j'avais vécu pendant que j'étais en
faveur auprès du tyran : ceux qui avaient abusé de sa con-
fiance et de son autorité furent punis de divers supplices.
Comme je n'avais jamais fait de mal à personne, et que j'avais
au contraire fait tout le bien que j'avais pu faire, je demeurai
le seul que les victorieux épargnèrent et qu'ils traitèrent hono-
rablement : chacun s'en réjouit, car j'étais aimé, et j'avais
j.oui de la prospérité sans envie, parce que je n'avais montré ni
dureté, ni orgueil, ni avidité, ni injustice.
Je passai encore à Samos quelques années assez tranquille-
ment; mais je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie,
où j'avais passé si doucement mon enfance. J'espérais y retrou-
ver Alcine qui m'avait nourri, et qui était le premier auteur de
toute ma fortune. En arrivant dans ce pays, j'appris qu'Alcine
était mort après avoir perdu ses biens, et souffert avec beau-
coup de constance les malheurs de sa vieillesse. J'allai ré-
pandre des fleurs et des larmes sur ses cendres; je mis une
inscription honorable sur son tombeau, et je demandai ce
qu'étaient devenus ses enfants. On me dit que le seul qui était
resté, nommé Orciloque, ne pouvant se résoudre à paraître
sans biens dans sa patrie, où son père avait eu tant d'éclat,
s'était embarqué sur un vaisseau étranger, pour aller mener
une vie obscure dans quelque île écartée de la mer. On ajouta
que cet Orciloque avait fait naufrage peu de temps après vers
l'île de Garpathie1, et qu'ainsi il ne restait plus rien de la
famille de mon bienfaiteur Alcine. Aussitôt je songeai à acheter
la maison où il avait demeuré, avec les champs fertiles qu'il
possédait autour. J'étais bien aise de revoir ces lieux, qui mft
rappelaient le doux souvenir d'un âge si agréable et d'un si
bon maître: il me semblait que j'étais encore dans cette fleur
de mes premières années où j'avais servi Alcine.
A peine eus-je acheté de ses créanciers les biens de sa suc-
cession, que je fus obligé d'aller à Clazomène: mon père
Polvstrate et ma mère Phildie étaient morts. J'avais plusieurs
frères qui vivaient mal ensemble: aussitôt que je fus arrivé à
que l'homme heureux peut tomber à
chaque mouvemeut de la roue.
Valet una sumrais
Mntare, et insignem atténuai Deus,
OVriira pron-ens.
(Hor., 1. I, ode 2*.) —
Voir aussi 1. III, ode 23, v. 49.
« Dieu peut renver.-er ce qui s'élève,
éclipser ce qui brille, mettre au grand
jour ce qui se passait dans la nuit. »
Les livres sacrés ont dit avec plus de
grandeur encore : Deposuit potenles de
sede et exaltavit humiles.
1. Carpalhie, île de l'archipel grec,
auj. Scarpanto.
424
ARISTONOiJS.
Clazomène, je me présentai à eux avec un habit simple, comme
un homme dépourvu de biens, en leur montrant les marques
avec lesquelles vous savez qu'on a soin d'exposer les enfants.
Ils furent étonnés de voir ainsi augmenter le nombre des héri-
tiers de Polystrate, qui devaient partager sa petite succession :
ils voulurent même me contester ma naissance, et ils refusè-
rent devant les juges çle me reconnaître. Alors, pour punir
leur inhumanité, je déclarai que je consentais à être comme
un étranger pour eux'; et je demandai qu'ils fussent aussi
exclus pour jamais d'être mes héritiers. Les juges l'ordonnè-
rent: et alors je montrai les richesses que j'avais apportées
dans mon vaisseau ; je leur découvris que j'étais cet Aristonoûs
qui avait acquis tant de trésors auprès de Polyeralc, tyran de
Samos, et que je ne m'étais jamais marié.
» M,es frères se repentirent de m'avoir traité si injustement;
et, dans le désir 'de pouvoir être un jour mes héritiers, ils firent
les derniers efforts, mais inutilement, pour s'insinuer dans
mon amitié. Leur division fut cause que les biens de notre
père furent vendus; je les achetai ; et ils eurent la douleur de
voir tout le bien de notre père passer dans les mains de celui
à qui ils n'avaient pas voulu en donner la moindre partie:
ainsi ils tombèrent tous dans une affreuse pauvreté. Mais après
qu'ils eurent assez senti leur faute, je voulus leur montrer mon
bon naturel; je leur pardonnai, je les reçus dans ma maison,
je leur donnai à chacun de quoi gagner du bien dans le com-
merce de la mer; je les réunis tous : eux et leurs enfants de-
meurèrent ensemble paisiblement chez moi : je devins le père
commun de toutes ces différentes familles. Par leur union et
parleur application au travail ils amassèrent bientôt des ri-
chesses considérables.
Cependant la vieillesse, comme vous le voyez, est venue frap-
per à ma porte * : elle a blanchi mes cheveux et ridé mon vi-
sage; elle m'avertit que je ne jouirai pas longtemps d'une si
parfaite prospérité. Avant que de mourir, j'ai voulu voir en-
core une dernière fois cette terre qui m'est si chère, et qui
me touche plus que ma patrie même, cette Lycie où j'ai ap-
pris à être bon et sage sous la conduite du vertueux Alcine. lin
y repassant par mer, j'ai trouvé un marchand d'une des îles
Cyclades 2, qui m'a assuré qu'il restait encore à Délos un fils
1. Tour élégant, heureuse périphrase.
2. Les Cyclades, de xùx>oç /cercle), un
groupe d'îles de l'Archipel, le long des
cotes de la Grèce. Les auciens disaient
qu'un chœur de Nymphes, les Nymphes
Cyclades, avait été métamorphosé en îles
portant le même nom. Les Cyclades sont
groupées en cercle autour de Delos. On
compte cinquante-trois îles dans ce
groupe.
ARISTONOÙS. 425
d'Orciloque, qui Imitait la sagesse et la vertu de son grand-
père Alcine. Aussitôt j'ai quitté la route de Lycie, et je me suis
hâté devenir chercher, sous les auspices d'Apollon, dans son
île, ce précieux reste d'une famille à qui je dois tout. 11 me
reste peu de temps à vivre : la Parque, ennemie de ce doux
repos que les dieux accordent si rarement aux mortels, se
hâtera de trancher mes jours; mais je serai content de mourir,
pourvu que mes yeux, avant que de se- fermer à la lumière,
aient vu le petit-fils de mon maîtres Parlez maintenant, ô
vous qui habitez avec lui dans cette île: le connaissez-vous?
pouvez-vous me dire où je le trouverai? Si vous me le faites
voir, puissent les dieux, en récompense, vous faire voir sur vos
genoux les enfants de vos enfants jusqu'à la cinquième géné-
ration ! puissent les dieux conserver toute votre maison dans la
paix et dans l'abondance, pour fruit de votre vertu '. »
Pendant qu'Aristonoûs parlait ainsi, Sophronyme versait des
larmes mêlées de joie et de douleur. Enfin il se jette sans pou-
voir parler au cou du vieillard ; il l'embrasse, il le serre, et il
pousse avec peine ces paroles entrecoupées de soupirs : « Je
» suis, ô mon père, celui que vous cherchez; vous voyez So-
» phronyme, petit-fils de votre ami Alcine : c'est moi, et je ne
» puis douter, en vous écoutant, que les dieux ne vous aient
» envoyé ici pour adoucir mes maux. La reconnaissance, qui
» semblait perdue sur la terre, se retrouve en vous seul ! J'avais
» ouï dire, dans mon enfance, qu'un homme célèbre et riche,
» établi à Samos, avait été nourri chez mon grand-père; mais
» comme Orciloque mon père, qui est mort jeune, me laissa
»> au berceau, je n'ai su ces choses que confusément. Je n'ai
» osé aller à Samos dans l'incertitude, et j'ai mieux aimé de-
» meurer dans cette île, me consolant dans mes malheurs par
» le mépris des vaines richesses, et par le doux emploi de cul-
» liver les Muses dans la maison sacrée d'Apollon. La sagesse,
» qui accoutume les hommes à se contenter de peu et à être
» tranquilles, m'a tenu lieu jusqu'ici de tous les autres biens. »
En achevant ces paroles, Sophronyme, se voyant arrivé au
temple, proposa à Aristonoùs d'y faire sa prière et ses offrandes.
Ils firent au dieu un sacrifice de deux brebis plus blanches
que la neige, et d'un taureau qui avait un croissant sur le front
entre les deux cornes; ensuite ils chantèrent des vers en l'hon-
neur du dieu qui éclaire l'univers, qui règle les saisons, qui
préside aux sciences, et qui anime le chœur des neuf Muses.
Au sortir du temple, Sophronyme et Aristonoùs passèrent le
1. Déprécation qui rappelle le> formes d'Homère.
426 AUISTONOLÎS.
reste du jour à se raconter leurs aventures. Sophronyme reçut
chez lui le vieillard, avec la tendresse et le respect qu'il aurait
témoignés à Alcine niéme, s'il eût été encore vivant. Le lende-
main ils partirent ensemble et firent voile vers la Lycic. Aris-
tonoùs amena Sophronyme dans une fertile campagne sur le
bord du fleuve Xanthe l, dans les ondes duquel Apollon au re-
tour de la chasse, couvert de poussière, a tant de fois plongé
son corps et lavé ses beaux cheveux blonds. Ils trouvèrent, le
long de ce fleuve, des peupliers et des saules, dont la verdure
tendre et naissante cachait les nids d'un nombre infini d'oi-
seaux qui chantaient nuit et jour. Le fleuve, tombant d'un
rocher avec beaucoup de bruit et d'écume, brisait ses flots dans
un canal plein de petits cailloux ; toute la plaine était couverte
de moissons dorées; les collines, qui s'élevaient en amphi-
théâtre, étaient chargées de ceps de vignes et d'arbres fruitiers.
Là toute la nature était riante et gracieuse; le ciel était doux
et serein, et la terre toujours prête à tirer de son sein de nou-
velles richesses pour payer les peines du laboureur. En s'avan-
çant le long du fleuve, Sophronyme aperçut une maison simple
et médiocre, mais d'une architecture agréable, avec de justes
proportions. 11 n'y trouva ni marbre, ni or, ni argent, ni ivoire,
ni meubles de pourpre: tout y était propre, et plein d'agré-
ment et de commodité, sans magnificence. Une fontaine cou-
lait au milieu de la cour, et formait un petit canal le long-
d'un tapis vert. Les jardins n'étaient point vastes; on y voyait
des fruits et des plantes utiles pour nourrir les hommes : aux
deux côtés du jardin paraissaient deux bocages dont les arbres
étaient presque aussi anciens que la terre leur mère, et dont
les rameaux épais faisaient une ombre impénétrable aux
rayons du soleil.
Ils entrèrent dans un salon, où ils firent un doux repas des
mets que la nature fournissait dans les jardins, et on n'y voyait
rien de ce que la délicatesse des hommes va chercher si loin
et si chèrement dans les villes : c'était du lait aussi doux que
celui qu'Apollon avait soin de traire pendant qu'il était ber-
ger chez le roi Admète2; c'était du miel plus exquis que celui
des abeilles d'Hybla 3 en Sicile, ou du mont llymette * dans
1. Le Xanthe, fleuve de Lycie, qu'il
faut se garder de confondre avec celui
qui arrose la plaine de Troie, et qu'Ho-
mère a célébré dans les combats de l'I-
liade.
2. Roi de Phères, en Thessalie, était
l'époux d'Alceste, héroïne d'une des plus
3. Montagne sur la côte orientale de la
Sicile, renommée par son miel.
4. Le mont Hymette dans l'Attique,
non loin du golfe Saronique, était célè-
bre par ses carrières de marbre, et par
le miel exquis que fournissaient les
abeilles qui butinaient- aux environs.
belles tragé.lies d'Euripide. Un temple y avait été dédié à Jupiter.
ARISTUNOÏS. 427
l'Atfique; il y avait des légumes du jardin, et des fruits qu'on
venait de cueillir. Un vin plus délicieux que le nectar coulait
de grands vases dans des coupes ciselées. Pendant ce repas
frugal, mais doux et tranquille, Aristonoûs ne voulut point se
mettre à table. D'abord il fit ce qu'il put, sous divers prétextes,
pour cacher sa modestie; mais enfin, comme Sophronymc
voulut le presser, il déclara qu'il ne se résoudrait jamais à
manger avec le petit-fils d'Alcine, qu'il avait si longtemps
servi dans la môme salle. « Voilà, lui disait-il, où ce sage vieil-
lard avait accoutumé de manger; voilà où il conversait avec
ses amis ; voilà où il jouait à divers jeux ; voici où il se pro-
menait en lisant Hésiode1 et Homère2; voici où il se reposait
la nuit.» En rappelant ces circonstances, son cœur s'atten-
drissait, et les larmes coulaient de ses yeux. Après le repas, il
mena Sophronymc voir la belle prairie où erraient ses grands
troupeaux mugissants sur le bord du fleuve; puis ils aperçu-
rent les troupeaux de moutons qui revenaient des gras pâtu-
rages; les mères bêlantes et pleines de lait y étaient suivies
de leurs petits agneaux bondissants. On voyait partout les ou-
vriers empressés, qui aimaient le travail pour l'intérêt de leur
maître doux et humain, qui se faisait aimer d'eux, et leur
adoucissait les peines de l'esclavage.
Aristonoû?, ayant montré à Sophronyme cette maison, ces
esclaves, ces troupeaux et ces terres devenues si fertiles par
une soigneuse culture, lui dit ces paroles: « Je suis ravi de
i) vous voir dans l'ancien patrimoine de vos ancêtres; me voilà
» content, puisque je vous mets en possession du lieu où j'ai
» servi si longtemps Alcine. Jouissez en paix de ce qui était à
» lui, vivez heureux, et préparez- vous de loin par votre vigi-
» lance une fin plus douce que la sienne. » En même temps il
lui fait une donation de ces biens, avec toutes les solennités
prescrites par les lois; et il déclare qu'il exclut de sa succession
ses héritiers naturels, si jamais ils sont assez ingrats pour
contester la donation qu'il a faite au petit-fils d'Alcine son
bienfaiteur. Mais ce n'est pas assez pour contenter le cœur
d'Aristonoûs. Avant que de donner sa maison, il l'orne tout
entière de meubles neufs, simples et modestes à la vérité,
mais propres et agréables ; il remplit les greniers des riches
présents de Cérès, et les celliers d'un vin de Chio 3, digne d'è-
1. Hésiode, d'Ascra, en Béotie, poëte
didactique, vivait vers le ixe siècle avant
J. C. Il a écrit en vers sur l'agricul-
ture et la théogonie des anciens, etc.
auleur de l' Iliade el de ï'OJyssée, paraît
avoir vécu euviroo un siècle avant Hé-
siode.
3. « Chio, » dans la mer Egée, île
1. Homère, le plus grand des poètes, | renommée par ses vins.
428
ÀRISTONOUS.
tre servi par la main d'Hébé ou de Ganymède * à la table du
grand Jupiter; il y met aussi du vin pramménien ', avec une
abondante provision de miel d'Uymette et d'Hybla, et d'huile
d'Attique, presque aussi douce que le miel même 8. Enfin il
y ajoute d'innombrables toisons d'une laine fine et blanche
comme la neige, riche dépouille des tendres brebis qui pais-
saient sur les montagnes d'Arcadie* et dans les gras pâturages
de Sicile. C'est en cet état qu'il donne sa maison à Sophro-
nyme : il lui donne encore cinquante talents euboïques5, et
réserve à ses parents les biens qu'il possède dans la péninsule
de Clazomène, aux environs de Smyrne, de Lébédée, et de
Colophon 6, qui étaient d'un très-grand prix. La donation
étant faite, Aristonoûs se rembarque dans son vaisseau, pour
retourner dans l'Ionie. Sophronyme, étonné et attendri par
des bienfaits si magnifiques, l'accompagne jusqu'au vaisseau
les larmes aux yeux, le nommant toujours son père, et le ser-
rant entre ses bras. Aristonoûs arriva bientôt chez lui par une
heureuse navigation : aucun de ses parents n'osa se plaindre
de ce qu'il venait de donnera Sophronyme. « J'ai laissé, leur
» disait-il, pour dernière volonté dans mon testament, cet or-
» dre, que tous mes biens seront vendus et distribués aux pau-
» vies del'Ionie, si jamais aucun de vous s'oppose au don que
» je viens de faire au petit-fils d'Alcine. »
Le sage vieillard vivait en paix, et jouissait des biens que les
dieux avaient accordés à sa vertu. Chaque année, malgré sa
vieillesse, il faisait un voyage en Lycie pour revoir Sophro-
nyme, et pour aller faire un sacrifice sur le tombeau d'Alcine,
qu'il avait enrichi des plus beaux ornements de l'architecture
et de la sculpture. Il avait ordonné que ses propres cendres,
après sa mort, seraient portées dans le même tombeau, afin
qu'elles reposassent avec celles de son cher maître. Chaque
année, au printemps, Sophronyme, impatient de le revoir,
avait sans cesse les yeux tournés vers le rivage de la mer, pour
tlcher de découvrir le vaisseau d'Arislonous, qui arrivait dans
cette saison. Chaque année, il avait le plaisir de voir venir de
loin, au travers des ondes amères, ce vaisseau qui lui était si
i. Furent tous les deux successivement
les échansons de Jupiter. Mécontent
qu'Hébé eût épousé Hercule, Jupiter fit
enlever par son aigle le fils de Tros, Ga-
nymède, pour la remplacer.
2. Pr.imme était un bon vignoble de
l'île d'Icare, dans la mer Egée, non loin
de Samos.
3. L'Atlique est encore plantée d'oli-
viers. Le commerce des huiles est uae
des richesses de ce pays.
4. L'A rcadie, dans le Péloponcse, était
renommée par ses pâturages et lu feiti-
lité de ses montagnes.
5. Le talent de l'île d'Eubée, qui pa-
raît avoir valu environ cinq mille francs.
6. Ces trois villes étaient voisines dei
îles Ioniennes et situées sur la côte.
ARISTONOUS. 429
cher; et la venue de ce vaisseau lui était infiniment plus douce
que toutes les grâces de la nature renaissante au printemps,
après les rigueurs de l'affreux hiver.
Une année, il ne voyait point venir, comme les autres, ce
vaisseau tant désiré; il soupirait amèrement; la tristesse et la
crainte étaient peintes sur son visage; le doux sommeil fuyait
loin de ses yeux; nul mets exquis ne lui semblait doux : il était
inquiet, alarmé du moindre bruit ; toujours tourné vers le port,
il demandait à tous moments si on n'avait point vu quelque
vaisseau venu d'Ionie. Il en vit un ; mais, hélas ! Aristonoûs n'y
était pas, il ne portait que ses cendres dans une urne d'argent.
Amphiclès, ancien ami du mort, et à peu près du même Tige,
fidèle exécuteur de ses dernières volontés, apportait triste-
ment cette urne. Quand il aborda Sophronyme, la parole leur
manqua à tous deux, et ils ne s'exprimèrent que par leurs
sanglots. Sophronyme ayant baisé l'urne, et l'ayant arrosée
de ses larmes, parla ainsi : « 0 vieillard, vous avez fait le bom
» heur de ma vie, et vous me causez maintenant la plus cruelle
» de toutes les douleurs : je ne vous verrai plus ; la mort me
» serait douce pour vous voir et pour vous suivre dans les
» Champs Élysées, où votre ombre jouit de la bienheureuse
» paix que les dieux justes réservent à la vertu. Vous avez
» ramené en nos jours la Justice,.la Piété et la Reconnaissance
» sur la terre; vous avez montré dans un siècle de fer la bonté
» et l'innocence de l'ûge d'or. Les dieux, avant que de vous
» couronner dans le séjour des justes, vous ont accordé ici-bas
» une vieillesse heureuse, agréable et longue : mais, hélas !
» ce qui devrait toujours durer n'est jamais assez long. Je ne
» sens plus aucun plaisir à jouir de vos dons, puisque je suis
» réduit à en jouir sans vous. 0 chère ombre ! quand est-ce
» que je vous suivrai? Précieuses cendres, si vous pouvez sentir
» encore quelque chose, vous ressentirez sans doute le plaisir
» d'être mêlées à celles d'Alcine. Les miennes s'y mêleront
» aussi un jour. En attendant, toute ma consolation sera de
» conserver ces restes de ce que j'ai le plus aimé. 0 Arislonoùs !
» ô Aristonoûs! non, vous ne mourrez point, et vous vivrez
» toujours dans le fond de mon cœur. Plutôt m'oublier moi-
» même, que d'oublier jamais cet homme si aimable, qui m'a
» tant aimé, qui aimait tant la vertu, à qui je dois tout l ! >»
Après ces paroles, entrecoupées de profonds soupirs, So-
phronyme mit l'urne dans le tombeau d'Alcine; il immola
plusieurs victimes, dont le sang inonda les autels de gazon qui
i. Quelle tendre effusion dans ces parole» du fidèle ami d'Ari&tonoûs.
430
ARISTONOÙS.
environnaient le tombeau, il répandit des libations abondantes
de vin et de lait; il brûla des parfums venus du fond de l'O-
rient, et il s'éleva un nuage odoriférant au milieu des airs.
Sophronyme établit à jamais, pour toutes les années, et dans
la même saison, des jeux funèbres en l'honneur d'Alcine et
d'Aristonoûs. On y venait de la Carie ', heureuse et fertile
contrée ; des bords enchantés du Méandre 8, qui se joue par
tant de détours, et qui semble quitter à regret le pays qu'il
arrose; des rives toujours vertes du Caïstre 3; des bords du
Pactole4, qui roule sous ses flots un sable doré; de laPamphy-
lie 5, que Cérès, Pomone et Flore 6 ornent à l'envi ; enfin des
vastes plaines de la Gilicie7, arrosées comme un jardin par les
torrents qui tombent du mont Taurus 8 toujours couvert de
neige. Pendant cette fête si solennelle, les jeunes garçons et
les jeunes filles, vêtus de robes traînantes de lin, plus blan-
ches que les lis, chantaient des hymnes à la louange d'Alcine
et d'Aristonoûs; car on ne pouvait louer l'un sans l'autre, ni
séparer deux hommes si étroitement unis môme après leur
mort.
Ce qu'il y eut de plus merveilleux, c'est que dès le premier
jour, pendant que Sophronyme faisait les libations de vin et de
lait, un myrte d'une verdure et d'une odeur exquise naquit au
milieu du tombeau, et éleva tout à coup sa tête touffue pour
couvrir les deux urnes de ses rameaux et de son ombre : cha-
cun s'écria qu'Aristonoûs, en récompense de sa vertu, avait
été changé par les dieux en un arbre si beau9. Sophronyme
prit soin de l'arroser lui môme, et de l'honorer comme une
divinité. Cet arbre, loin de vieillir, se renouvelle de dix ans en
dix ans; et les dieux ont voulu faire voir, par cette merveille,
que la vertu, qui jette un si doux parfum dans la mémoire des
hommes, ne meurt jamais.
i. La Carie; province de l'Asie Mi-
neure, au sud-ouest.
2. Le Méandre, fleuve qui passait à
Antioche et à Milet; célèbre par son
cours sinueux. De son nom, on a fait le
substantif commun méandre, pour mar-
quer les sinuosités, les replis des eaux
courantes.
3. Le Castre, ou petit Méandre, en
Lydie; se j ■ t te dans la mer Egée, non
loin d'Éphèse; ses bords étaient fré-
quentés par ies cygnes.
4. Le Pactole était aussi une rivière
de Lydie, et se jetait dans l'IIermus. Le
roi Midas, qui, selon la Fable, changeait
en or tout ce qu'il avait touché, se lava
les mains daus le Pactole; depuis ce
temps, disait-on, le fleuve roulait des
paillettes d'or-
5. La Pamphylie, proviace de l'A«ie
Mineure, au sud; principale ville, Ter-
messus.
6. Déesses de& moissons, des fruits et
des fleurs. Flore était une divinité plutôt
romaine que grecque.
7. La Cilicie, également au sud, arro-
sée par le Cylnus, est remarquable par
ses villes de Tarse et d'Issus.
8. Haute chaîne de montagnes; borue
la Cilicie au nord.
9. Cette métamorphose, symbole du
parfum que répand la vertu autour
d'elle, est tout à fait dans le goût an»
tique.
ARISTONOUS. 431
Observations sur les aventures d'Aristonous. —Ce petit drame se
déroule comme un clair ruisseau sous le soleil; mais, tout paisible
qu'il est, il a néanmoins son mouvement et ses péripéties. La recon-
naissance des deux sages est le nœud de l'action. Aristonoûs, éprouvé
par l'adversité, a connu l'ingratitude, mais il n'en est pas moins dévoué
à la mission qu'il s'est donnée de faire du bien aux hommes; il ra-
conte avec une admirable simplicité sa vie, qui est un modèle de vertu
et de sacrifice. Dans ce puëme d'une sérénité si douce, règne un sen-
timent exquis de la nature, et en particulier de la nature grecque.
Quelle description de l'île de Délos, des plaines fertiles de l'Asie Mi-
neurel comme on s'attriste quand le vaisseau de Clazomène ne revient
plus en Lycie, et qu'on apprend la mort de l'homme excellent qui sa-
vait rendre le bien pour le mal, et dont la vie, dans les conditions de
fortune où il s'était trouvé, avait été un exemple de vertu privée et de
dévouement aux autres !
Cet opuscule rappelle le lecteur aux temps héroïques, et on peut
le regarder comme une des plus heureuses inspirations de Fénelon ; il
est plus soigné dans toutes ses parties qu'aucun des chants du Téléma-
que : l'élégance, la perfection du style n'y faiblit pas un instant. Et
quelle douce majesté dans le portrait de ces deux hommes qui savent
se consoler de leurs malheurs par la recherche de la vertu 1 Ils chan-
tent sur une lyre d'or les merveilles du dieu de Délos, qui éclaire l'u-
nivers, qui règle les saisons, qui préside aux Sciences, et qui anime
le chœur des neuf Muses. La vieillesse, qui a frappé à leur porie»
pourra blanchir leurs cheveux et rider leurs visages ; elle ne troublera
point leur prospérité ; car leur vie n'a qu'un but, la pratique de la vertu
et la vénération des Muses duns la maison sacrée d'Apollon.
On voit que l'auteur s'est complu dans ce portrait de Sophionyme
qui a perdu les biens de ses ancêtres et qui néanmoins sait se consoler
par sa vertu dans l'île de Délos. Malgré soi, on songe à Fénelon exi'é
à Cambrai, à Fénelon qui, lui aussi, honorait les « Muses » dont il était
aimé, et s'appliquait à orner son âme par la vertu. On se sent attendri
et poussé vers ce génie si pur, et volontiers on partage sa vénération
pour les « Muses chéries, » c'est-à-dire les « Belles-Lettres, » ces douces
et puissantes consolatrices, comme les appelle un contemporain, a De-
» puis que notre race a commencé à balbutier ce qu'elle sent et ce
» qu'elle pense, les Lettres ont comblé le monde de leurs bienfaits. Elles
» sont comme ces sources limpides, cachées à deux pas du chemin,
» sous de frais ombrages; celui qui les ignore continue à marcher d'un
» pas fatigué, ou tombe épuisé sur la route. Mais celui qui vous con-
» naît, Lettres bienfaisantes, accourt à vous, rafraîchit son front brû-
» lant, lave ses mains flétries, et rajeunit en vous son cœur. Vous
» êtes éternellement belles, éternellement pures, clémentes à qui vous
» revient, fidèles à qui vous honore. Vous nous donnez le repos, et si
» nous savons vous cultiver avec une âme reconnaissante et un esprit
» intelligent, vous y ajoutez par surcroit quelque gloire. Qu'il se lève
» d'entre les morts et qu'il vous accuse, celui que vous avez trompé I»
TABLE
Pages
Préface v
Portrait de Fénelon (Saint-Simon) îx
Aventures de Télémaque 13
Livre premier „., 13
Livre deuxième ' 30
Livre troisième 49
Livre quatrième 68
Livre cinquième 85
Livre sixième ......" ........ 111
Livre septième 130
Livre huitième 152
Livre neuvième 170
Livre dixième 197
Livre onzième 226
Livre douzième 255
Livre treizième 275
Livre quatorzième 305
Livre quinzième , , 335
Livre seizième 356
Livre dix-septième 371
Livre dix-huitième 399
Aventures d'Aristonous 419
X-03. — SAINT-CLOUD. — IMPRÎMERIC BELIN FRERES.