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Full text of "Aventures de Télémaque : suivies des Aventures d'Aristonoüs"

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TÉEÉMAOUE 


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A.     M AZURE 


PARIS 

UBRAIRIE  CLASSIQUE   T.U        7    RELiN 


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DUKE  UNIVERSITY 


LIBRARY 


The  Glenn  Negley  Collection 
of  Utopian  Literature 


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AVENTURES 

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TELEMAQUE 


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AVENTURES 


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TÉLÉMAQUE 


DES  AVENTURES  D'ARISTONOÛS 


NOUVELLE    ÉDITION 

Aveo  des  notes  historiques,  mythologiques,  géographiques 
philologiques  et  littéraires 

LES   PASSAGES  DES  AUTEURS  ANCIENS 

TRADUITS  OU  IMITÉS  PAR  FÉNELON 

ET  DES  OBSERVATIONS  GÉNÉRALES  SUR  CHAQUE  LIV8I 

PAR  M.  A.  MAZURE 

ANCIEN     INSPECTEUR     d'aCADÉMIB 


PARIS 

LIBRAIRIE    CLASSIQUE   EUGÈNE    BELIN 
BEH.HNT     FRÈRES 

RUE  DE  VAUGIRARD,  b'2 


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Toutes  nos  éditions  sont  revêtues  de  notre  griffe. 


SAINT-CLOUI).    —    KM1M*. I.MHKIli:    bELIN    I  HliltES. 


PREFACE 


Fénelon  était  âgé  d'environ  cinquante  ans  quand  parut  le  Télêmaque 
en  1699.  Les  dix  années  qui  venaient  de  se  passer  avaient  été  marquée* 
par  les  principaux  événements  de  sa  vie  et  aussi  par  de  grandes  agi- 
tations. Nommé  membre  do  l'Académie  française  en  1693,  archevêque 
de  Cambrai  en  1695,  il  tomba  dans  la  disgrâce  de  la  cour,  à  cause 
du  parti  qu'il  avait  embrassé  dans  la  question  du  Quiétisme  ;  enfin, 
éloigné  du  duc  de  Bourgogne,  son  élève,  et  relégué  dans  son  diocèse, 
il  vit  son  livre  des  Maximes  des  saints  condamné  en  1697.  Après  avoir 
donné,  dans  ces  circonstances,  un  exemple  admirable  de  soumission,  en 
montant  dans  la  chaire  de  sa  cathédrale  pour  y  faire  connaître  sa  con- 
damnation et  s'humilier  devant  le  jugement  de  l'Église,  Fénelon  se 
livra  de  plus  en  plus  à  la  pratique  des  vertus  et  des  devoirs  de  son 
ministère.  Néanmoins,  il  chercha,  il  poursuivit  dans  la  culture  des  lettres 
un  adoucissement  à  ses  ennuis,  un  délassement  à  ses  travaux,  et  ce 
fut  dans  ce  temps  qu'il  composa  son  Télêmaque  '. 

On  sait  que  cet  ouvrage  ne  fut  pas  publié  par  Fénelon  lui-même, 
mais  bien  par  un  serviteur  infidèle,  qu'il  avait  chargé  d'en  faire  des 
ropies  et  qui  le  vendit,  à  l'insu  de  l'auteur,  à  la  veuve  du  libraire  Bar- 
bin.  Fénelon  ne  l'avait  pas  destiné  à  l'impression  ;  il  le  dit  formelle- 
ment dans  une  note  en  date  de  1 710  :  «  Je  n'ai  songé  qu'à  instruira 
M.  le  duc  de  Bourgogne  en  l'amusant,  et  sans  vouloir  jamais  donner  cet 
ouvrage  au  public.  »  Son  dessein  était  do  l'offrir  à  son  ancien  élève, 
dans  l'espoir  que  ce  prince,  qui  semblait  promettre  un  grand  règne  à 
la  France,  y  trouverait  un  complément  de  son  éducation.  La  colère  du 
roi  et  de  toute  la  cour  fut  extrême  à  la  publication  du  Télêmaque: 
l'ouvrage  fut  saisi  avant  que  l'impression  fût  achevée,  mais  des  copies 
manuscrites  se  répandirent,  puis  des  éditions  successives  eurent  lieu 
en  Hollande.  La  disgrâce  de  Fénelon  à  la  cour  fut  irrévocable ,  car 
Louis  XIV  avait  cru  se  reconnaître  dans  certains  traits  du  caractère 
d'Idoménée.  «  Je  savais,  aurait  dit  à  cette  occasion  le  Grand  Roijesavais 
que  M  de  Cambray  était  un  esprit  chimérique,  mais  je  n'aurais  jamais 
cru  qu'il  eût  un  mauvais  cœur.  »  Le  public  jugea  différemment  du  mé- 
rite d'un  tel  ouvrage,  et  le  succès  du  livre  fut  immense. 

Le  Télêmaque  a  un  double  objet,  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  et 
qu'il  est  nécessaire  de  distinguer  :  c'est  un  livre  de  morale,  mais  c'est 
aussi  un  poëme.  Concilier  l'œuvre  didactique  et  le  poëme  épique,  le  mo- 
raliste et  le  poëte,  offrait  à  l'auteur  une  difficulté,  que  souvent  il  a  su 
vaincre,  mais  dont  il  n'a  pas  été  partout  le  maître. 

Comme  moraliste,  Fénelon  ne  se  renferme  pas  toujours  dans  d'é- 
troites limites,  il  ne  se  défend  peut-être  pas  assez  des  longs  développe- 

1.  Les  œuvres  littéraires  de  Fénelon  temps  que  le  Télêmaque;  le  Traité  de 

se  succédèrent  dans  la  dernière  époque  l'existence  de  Dieu  a  paru  en  1711  ;   la 

de  sa  Tie;  le  Dialogue  sur  l'éloquence  Lettre  sur  les  occupations  de  l'Acadé» 

paraît  avoir  été  composé   vers  le  même  mie,  en  1714. 


vi  TËLÊMAQUE. 

ments  ;  parfois  même  il  est  diffus,  mais  son  livre  plaît  toujours,  parce  qu'il 
est  plein  d'une  solide  instruction  ;  l'auteur  émeut  et  charme  ses  lecteurs 
par  la  sûreté  et  l'élévation  des  préceptes  qu'il  donne,  par  la  nouveauté 
de  l'expression,  par  sa  profonde  observation  du  cœur  humain,  par  la 
sensibilité  enfin  qui  nulle  part  ne  lui  fait  défaut.  Sans  doute  il  lui  ar- 
rive de  s'engager  dans  des  utopies  qui  font  comprendre  que  Louis  XIV 
ait  surnommé  Fénelon  un  «bel  esprit  chimérique»;  nous  avons,  en  plus 
d'une  rencontre,  relevé  ces  illusions  d'un  noble  esprit  ;  mais,  il  faut  le 
reconnaître,  la  politique  du  Télémaque  est  élevée,  généreuse,  éta- 
blie sur  les  principes  les  plus  sûrs  :  Fénelon  pressent  beaucoup  de 
vérités  que  notre  siècle  a  vues  se  réaliser,  et  pour  lesquelles  celui  dans 
lequel  il  écrivait  était  loin  d'être  mûr. 

A  côté  du  moraliste  il  y  a  le  poëte,  et  certes  un  véritable  poète.  On 
s'est  souvent  demandé  si  une  œuvre  en  prose,  comme  le  Télémaque, 
pouvait  être  décorée  du  nom  de  poëme.  Nous  croyons  cette  question 
toute  de  mots  et  facile  à  résoudre.  Si,  en  effet,  dans  une  œuvre  comme 
celle-ci,  on  rencontre  le  souffle  intérieur,  le  spiritus  intics,  si  l'âme  s'y 
révèle,  si  le  style  a  toutes  les  qualités  du  langage  poétique,  le  choix  des 
tours,  celui  des  images,  la  couleur;  si  la  phrase  supplée  à  la  mesure 
du  vers  par  la  cadence,  par  l'harmonie  générale,  et  môme,  dans  l'occa- 
sion, par  l'harmonie  imitative,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'un  tel  style, 
étant  vraiment  poétique  dans  le  meilleur  sens  du  mot,  l'œuvre  sera  un 
poëme,  si  d'ailleurs,  en  ce  qui  regarde  la  composition,  les  qualités  es- 
sentielles à  ce  genre  de  poésie  ne  font  pas  défaut. 

Il  est  donc  impossible  de  ne  pas  regarder  le  Télémaque  comme  un 
poëme,  car  ce  livre  offre  en  effet  toutes  les  conditions  du  poëme  épique. 
Il  a  son  début  in  médias  res,  début  vif,  plein  d'intérêt,  de  passion,  du 
sentiment  de  la  nature.  Après  ce  début,  l'auteur,  suivant  le  procédé 
des  poëtcs  épiques,  fait  connaître  par  un  récit  mis  dans  la  bouche  du 
héros,  les  événements  antérieurs  ;  ensuite  s'engage  l'action  même  du 
poëme;  le  jeune  prince,  élevé  par  Minerve,  instruit  par  ses  chutes,  se 
gouverne  enfin  par  son  expérience,  corrige  en  lui  de  grands  défauts  et  de- 
vient un  prince  accompli.  Il  y  a  donc  dans  ce  poëme  une  parfaite  unité, 
et  cette  qualité  se  montre  encore  dans  la  subordination  du  Télémaque 
à  l'Odyssée.  Et  cela  est  tellement  vrai  que,  dans  les  premières  éditions, 
l'œuvre  avait  pour  titre  :  La  suite  du  VIe  livre  de  l'Odyssée,  ou  les 
Aventures  de  Télémaque,  fils  d'Ulysse,  Aussi  Télémaque,  son  voyage 
achevé,  arrive  chez  Eumée,  où  il  retrouve  Ulysse,  et  va  contribuer  par 
ses  propres  efforts  à  reconquérir  l'État  paternel.  Ainsi  le  Télémaque 
est  comme  un  affluent  de  YOdyssée,  il  en  sort  et  il  y  rentre.  Par  un 
privilège  singulier,  il  a  dans  le  fleuve  homérique  sa  source  et  son  em- 
bouchure ;  et,  de  plus,  il  a  son  cours  particulier  à  travers  les  champs 
et  les  bocages,  où  abondent  les  fleurs  et  tous  les  trésors  d'une  na- 
ture aussi  riche  que  bienfaisante. 

Ce  que  l'on  admire  en  particulier  dans  le  Télémaque  considéré  comme 
poëme,  c'est  le  caractère  antique.  Fénelon  est  un  imitateur  d'Homère 
et  de  Virgile  :  mais  quelle  liberté  dans  son  imitation,  quelle  abondance 
et  quelle  charmante  facilité  1  il  fond  la  substance  de  ces  grands  poëtcs 


FREFACE.  tîi 

dans  la  sienne  propre  ;  et  s'il  est  vrai  qu'il  leur  dérobe  leurs  couleurs, 
avouons  au  moins  que  c'est  avec  un  art  consommé  qu'il  place  leurs 
broderies  dans  le  tissu  de  sa  propre  toile.  Le  Têlémaque  participe  des 
deux  poëmes  d'Homère  :  comme  ['Iliade,  il  est  un  poëme  de  combats; 
comme  l'Odyssée,  il  est  un  poëme  d'aventures.  Ce  n'est  pas  qu'il  pos- 
sède la  grandeur  homérique  :  ce  serait  une  imprudence  que  de  parler 
ainsi  ;  mais  il  est  certainement  de  la  famille  des  grands  poëmes  épi- 
ques. Admirablement  conduit,  il  le  serait  mieux  encore,  si  l'auteur  n'a- 
vait pas  été  obligé  d'interrompre  son  récit  poétique  pour  reprendre,  à 
chaque  instant,  son  œuvre  de  moraliste,  et  enseigner  le  jeune  prince 
à  l'éducation  duquel  il  s'était  voué.  Les  épisodes  sont  nombreux,  va- 
riés, épiques;  mais  on  voit  que  l'auteur  n'a  pas  eu  uniquement  pour 
objet  de  multiplier  les  inventions  poétiques,  car  la  pensée  qui  préside 
au  choix  de  ces  épisodes  est  avant  tout  une  pensée  morale  et,  qu'ils 
sont  généralement  liés  à  l'action  ;  ils  concourent  à  faire  du  poëme 
une  représentation  dramatique  de  la  vie,  à  montrer  que  l'existence 
entière  est  une  épreuve,  et  que  la  vraie  destinée  de  l'homme  vertueux 
est  de  se  perfectionner,  en  traversant  avec  courage  toutes  les  vicissitudes. 

La  conception  du  poëme  est  plus  morale  encore  que  celles  des  épo- 
pées antiques.  Je  n'en  rappellerai  qu'un  exemple  :  le  combat  de  Têlé- 
maque contre  Adraste.  Dans  l'Iliade  et  dans  l'Enéide,  le  beau  rôle  n'est 
ni  celui  d'Achille  ni  celui  d'Énée  ;  il  appartient  à  Hector  et  à  Turnus, 
qui  défendent  leur  patrie,  leur  famille,  leurs  droits.  Adraste,  qui  meurt 
sous  la  main  de  Têlémaque,  est  un  guerrier  perfide  et  cruel,  sa  mort 
est  juste;  Hector,  au  contraire,  immolé  par  Achille,  vaut  mieux  quo 
celui  qui  le  tue;  il  est  le  vrai  héros  de  l'Iliade, celui  que  l'on  aime  et  que 
l'on  soutient  de  ses  vœux.  S'il  paraît  troublé  devant  son  vainqueur,  s'il 
fuit,  c'est  parce  que  les  dieux  ne  sont  pas  pour  lui  ;  mais  son  cœur  de- 
meure ferme,  car  il  sait  qu'il  n'a  pas  failli  au  devoir,  à  la  vertu.  Dans 
le  combat  de  Têlémaque  et  d'Adraste  n'est-ce  pas  le  remords  de  ses 
crimes  qui  trouble  le  roi  des  Dauniens,  au  moment  où  il  reconnaît 
que  l'heure  est  venue  de  les  expier,  et  ne  sent-il  pas  «  qu'une  main 
céleste  et  invisible  est  sur  lui,  qu'il  sort  du  fond  de  l'abîme  une  voix 
sourde  qui  l'appelle  dans  le  noirTartare?  »  Têlémaque  n'immole  donc 
pas  Adraste  comme  un  ennemi  qui  se  venge,  mais  comme  le  ministre  de 
la  justice  des  dieux,  qui  ont  condamné  ce  mauvais  roi.  Ainsi,  chaque 
épisode  du  livre  n'a  d'autre  objet  que  de  fournir  une  leçon  intéressante. 

Le  plus  éloquent  des  critiques  contemporains,  Villemain,a,  dans  une 
belle  notice  sur  Fénelon,  apprécié  ainsi  le  Têlémaque  : 

«  En  considérant  le  Têlémaque  comme  une  inspiration  des  muses 
grecques,  il  semble  que  le  génie  de  Fénelon  en  reçoive  une  force  qui 
ne  lui  était  pas  naturelle.  Fénelon,  épris  des  beautés  de  Virgile  et 
d'Homère,  y  cherche  ces  traits  d'une  vérité  naïve  et  passionnée,  qu'il 
trouvait  surtout  dans  Homère,  et  qu'il  appelle  lui-môme  «  cette  aimable 
simplicité  du  monde  naissant  ».  Quoique  la  belle  antiquité  paraisse 
avoir  été  moissonnée  tout  entière  pour  composer  le  Têlémaque,  il  reste 
à  l'auteur  un  mérite  d'invention  qu'il  serait  injuste  de  méconnaître. 
Rien  n'est  plus  beau  que  l'ordonnance  de  Têlémaque;  et  l'on  ne  trouve 


vin  TÊLEMAQUE. 

pas  moins  de  grandeur  dans  l'idée  générale  que  de  goût  et  do  dexté- 
rité dans  la  réunion  et  le  contraste  des  épisodes.  Gomme  ce  livre 
est  surtout  un  livre  de  morale  politique,  ce  que  l'auteur  peint  avec  le 
plus  de  force,  c'est  l'ambition,  cette  maladie  des  rois,  qui  fait  mourir 
les  peuples  :  l'ambition  grande  et  généreuse  dans  Sésostris,  l'ambition 
imprudente  dans  Idoménée,  l'ambition  tyrannique  et  misérable  dans 
Pygmalion,  l'ambition  barbare,  hypocrite,  impie,  dans  Adraste.  Cette 
invention  des  personnages  n'est  pas  moins  rare  que  l'invention  générale 
du  plan.  Mais  le  caractère  le  plus  heureux,  dans  cette  variété  de 
portraits,  c'est  celui  de  Télémaque.  Dans  l'âge  des  passions,  il  est 
sous  la  garde  de  la  Sagesse,  qui  le  laisse  souvent  faillir,  parce  que  les 
•fautes  sont  l'éducation  des  hommes;  mais  il  se  relève,  il  ne  cesse  de 
grandir,  et  son  histoire  réunit  tout  ce  qui  peut  surprendre,  instruire, 
attacher.  » 

A.  M. 


PORTRAIT  DE  FÉNELON 


Ce  prélat  étoit  un  grand  homme  maigre,  bien  fait,  pâle,  avec 
un  grand  nez,  des  yeux  dont  le  feu  et  l'esprit  sortoient  comme 
un  torrent,  et  une  physionomie  telle  que  je  n'en  ai  point  vu 
qui  y  ressemblât,  et  qui  ne  se  pouvoit  oublier  quand  on  ne  l'au- 
roit  vue  qu'une  fois*.  Elle  rassembloit  tout,  et  les  contraires  ne 
s'y  combattoient  point.  Elle  avoit  de  la  gravité  et  de  la  galan- 
terie (1  ),  du  sérieux  et  de  la  gaieté  ;  elle  sentoit  également  le  doc- 
teur, l'évêque  et  le  grand  seigneur;  ce  qui  y  surnageoit,  ainsi 
que  dans  toute  sa  personne,  c'étoit  la  finesse,  l'esprit,  les  grâ- 
ces, la  décence,  et  surtout  la  noblesse.  Il  falloit  effort  pour 
cesser  de  le  regarder.  Tous  ses  portraits  sont  parlants,  sans 
toutefois  avoir  pu  attraper  la  justesse  de  l'harmonie  qui  frap- 
poit  dans  l'original,  et  la  délicatesse  de  chaque  caractère 
que  ce  visage  rassembloit.  Ses  manières  y  répondoient  dans  la 
même  proportion,  avec  une  aisance  qui  en  donnoit  aux  autres, 
et  cet  air  et  ce  bon  goût  qu'on  ne  tient  que  de  l'usage  de  la 
meilleure  compagnie  et  du  grand  monde,  qui  se  trouvoit  ré- 
pandu de  soi-même  dans  toutes  ses  conversations  ;  avec  cela  une 
éloquence  naturelle,  douce,  fleurie;  une  politesse  insinuante, 
■mais  noble  et  proportionnée  (2);  une  élocution  facile,  nette, 
agréable  ;  un  air  de  clarté  et  de  netteté  (3)  pour  se  faire  entendre 
dans  les  matières  les  plus  embarrassées  et  les  plus  dures  ;  avec 
cela  un  homme  qui  ne  vouloit  jamais  avoir  plus  d'esprit  que 
ceux  à  qui  il  parloit,  qui  se  metloit  à  la  portée  de  chacun  sans 
le  faire  jamais  sentir,  qui  les  mettoit  à  l'aise  et  qui  sembloit 
enchanter;  de  façon  qu'on  ne  pouvoit  le  quitter,  ni  s'en  dé- 
fendre, ni  ne  pas  chercher  à  le  retrouver.  C'est  ce  talent  si 
rare,  et  qu'il  avoit  au  dernier  degré,  qui  lui  tint  tous  ses  amis 
si  entièrement  attachés  toute  sa  vie,  malgré  sa  chute,  et  qui, 

(1)  C'est-à-dire  «exprimait  une  politesse  attentive,  avait  quelque  chose  d'aimable.i 

(2)  Proportionnée  à  la  condition  de  chacun  des  auditeurs. 

(3)  1  La  netteté,  a  dit  Vauvenargues,  est  le  vernis  des  maîtres.  » 


j  TÊLÊ.MAQUE. 

dans  leur  dispersion,  les  réunissoit  pour  se  parler  de  lui,  pour 
le  regretter,  pour  le  désirer,  pour  se  tenir  de  plus  en  plus  à  lui, 
comme  les  Juifs  pour  Jérusalem,  et  soupirer  après  son  retour, 
et  l'espérer  toujours,  comme  ce  malheureux  peuple  attend 
encore  et  soupire  après  le  Messie.  C'est  aussi  par  cette  autorité 
de  prophète,  qu'il  s'étoit  acquise  sur  les  siens,  qu'il  s'étoit  ac- 
coutumé à  une  domination  qui,  dans  sa  douceur,  ne  vouloit 
point  de  résistance.  Aussi  n'auroit-il  pas  longtemps  souffert  de 
compagnon  s'il  fût  revenu  à  la  cour,  et  entré  dans  le  conseil, 
qui  fut  toujours  son  grand  but;  et  une  fois  ancré  et  hors  des 
besoins  des  autres,  il  eût  été  bien  dangereux,  non-seulement 
de  lui  résister,  mais  de  n'être  pas  toujours  pour  lui  dans  la 
souplesse  et  dans  l'admiration  (t). 

Retiré  dans  son  diocèse,  il  y  vécut  avec  la  piété  et  l'appli- 
cation d'un  pasteur,  avec  l'art  et  la  magnificence  d'un  homme 
qui  n'a  renoncé  à  rien,  qui  se  ménage  tout  le  monde  et  toutes 
les  choses. 

Ses  aumônes,  ses  visites  épiscopales  réitérées  plusieurs  fois 
l'année,  et  qui  lui  firent  connoître  par  lui-môme  à  fond  toutes 
les  parties  de  son  diocèse,  la  sagesse  et  la  douceur  de  son  gou- 
vernement, ses  prédications  fréquentes  dans  la  ville  et  dans  les 
villages,  la  facilité  de  son  accès,  son  humanité  avec  les  petits, 
sa  politesse  avec  les  autres,  ses  grAces  naturelles  qui  rehaus- 
soient  le  prix  de  tout  ce  qu'il  disoit  et  faisoit,  le  firent  adorer  de 
son  peuple;  et  les  prêtres  dont  il  se  déclaroit  le  père  et  le  frère, 
et  qu'il  traitoit  tous  ainsi,  le  portoient  tous  dans  leurs  cœurs. 
Parmi  tant  d'art  et  d'ardeur  de  plaire,  et  si  générale,  rien  de 
bas,  de  commun,  d'affecté,  de  déplacé;  toujours  en  convenance 
à  l'égard  de  chacun;  chez  lui,  abord  facile,  expédition  prompte 
et  désintéressée;  un  même  esprit,  inspiré  par  le  sien,  en  tous 
ceux  qui  travailloient  sous  lui  dans  ce  grand  diocèse  ;  jamais 
de  scandale  ni  rien  de  violent  contre  personne;  tout  en 
lui  et  chez  lui  dans  la  plus  grande  décence.  Ses  matinées  se 
passoient  en  affaires  de  diocèse.  Comme  il  avoit  le  génie 
élevé  et  pénétrant,  qu'il  y  (2)  résidoit  toujours,  qu'il  ne  passoit 
pas  de  jour  qu'il  ne  réglât  ce  qui  se  présentoit,  c'étoit  cha- 


(i)  Cette  phrase,  comme  celle  qui  termine  ce  Portrait  de  Féneîon,   est    peu 
oienveillante.  Voir  plus  loin  notre  note  sur  Saiut-Simon. 
(2)  Qu'il  résidait  toujours  dans  son  diocèse.  —  L'adverbe  est  placé  trop  loin. 


PORTRAIT  DE  FÉNELON.  xi 

que  jour  une  occupation  courte  et  légère.  Il  recevoit  après 
qui  le  vouloit  voir,  puis  alloit  dire  la  messe,  et  il  y  étoit 
prompt;  c'étoit  toujours  dans  sa  chapelle,  hors  les  jours  qu'il 
officioit,  ou  que  quelque  raison  particulière  l'cngageoit  à  l'aller 
dire  ailleurs.  Revenu  chez  lui,  il  dînoit  avec  la  compagnie 
toujours  nombreuse,  mangeoit  peu  et  peu  solidement,  mais 
demeuroit  longtemps  à  table  pour  les  autres,  et  les  charmoit 
par  l'aisance,  la  variété,  le  naturel,  la  gaieté  de  sa  conversa- 
tion, sans  jamais  descendre  à  rien  qui  ne  fût  digne  et  d'un 
évêque  et  d'un  grand  seigneur;  sortant  de  table  il  demeuroit 
peu  avec  la  compagnie.  Il  l'avoit  accoutumée  à  vivre  chez  lui 
sans  contrainte,  et  à  n'en  pas  prendre  pour  elle.  Il  entroit  dans 
son  cabinet  et  y  travailloit  quelques  heures,  qu'il  prolongtoit 
s'il  faisoit  mauvais  temps,  et  qu'il  n'eût  rien  à  faire  hors  de 
chez  lui. 

Au  sortir  de  son  cabinet  il  alloit  faire  des  visites  ou  se  pro 
mènera  pied  hors  la  ville.  Il  aimoit  fort  cet  exercice  et  Talion- 
geoit  volontiers  ;  et,  s'il  n'y  avoit  personne  de  ceux  qu'il  logeoit, 
ou  quelque  personne  distinguée,  il  prenoit  quelque  grand  vi- 
caire et  quelque  autre  ecclésiastique,  et  s'entretenoit  avec  eux 
du  diocèse,  de  matières  de  piété  ou  de  savoir  :  souvent  il  y 
mèloil  des  parenthèses  agréables (1).  Les  soirs,  il  les  passoit  avec 
ce  qui  logeoit  2)  chez  lui,  soupoit  avec  les  principaux  de  ces  pas- 
sages d'armée  quand  il  en  arrivoit,  et  alors  sa  table  étoit  servie 
comme  le  matin.  Il  mangeoit  encore  moins  qu'a  dîner,  et  se 
couchoit  toujours  avant  minuit.  Quoique  sa  table  fût  magnifi- 
que cl  délicate,  et  que  tout  chez  lui  répondît  à  l'état  d'un  grand 
seigneur,  il  n'y  avoit  rien  néanmoins  qui  ne  sentît  l'odeur  de 
l'épiscopat  et  de  la  règle  la  plus  exacte,  parmi  la  plus  honnête 
et  la  plus  douce  liberté.  Lui-môme  étoit  un  exemple  toujours 
présent,  mais  auquel  on  ne  pouvoit  atteindre;  partout  un  vrai 
prélat,  partout  aussi  un  grand  seigneur,  partout  encore  l'au- 
teur du  Tèlémaqu".  Jamais  un  mot  sur  la  cour,  sur  les  affaires, 
quoi  que  ce  soit  qui  pût  être  repris,  ni  qui  sentît  le  moins  du 
monde  bassesse,  regrets,  flatterie;  jamais  rien  qui  pût  seule- 
ment laisser  soupçonner  ni  ce  qu'il  avoit  été,  ni  ce  qu'il  pou- 
voit encore  être.  Parmi  tant  de  grandes  parties,  un  grand  ordre 

(1)  C'est-à-dire  «  il  traitait  aussi  de  sujets  agréables.  » 

\i)  Ce  qui  logeait  est  une  '-ipressiou  qui  sent  son  grand  seigneur. 


ni  TÊLÊMAQUE. 

dans  ses  affaires  domestiques,  et  une  grande  règle  dans  son 
diocèse;  mais  sans  petitesse,  sans  pédanterie,  sans  avoir  jamais 
importuné  personne  d'aucun  état  sur  la  doctrine. 

Il  mourut  à  Cambrai  le  septième  jour  de  l'année  1715,  au 
milieu  des  regrets  intérieurs,  et  à  la  porte  du  comble  de  ses 
désirs.  Il  savoit  l'état  tombant  du  roi,  il  savoit  ce  qui  le  regar- 
doit  après  lui.  Il  étoit  déjà  consulté  du  dedans  cl  recourtisô  du 
dehors,  parce  que  le  goût  du  soleil  levant  avoit  déjà  percé.  Que 
de  puissants  motifs  de  regretter  la  vie!  et  que  la  mort  est 
amère  dans  des  circonstances  si  parfaites  et  si  à  souhait  de 
tous  côtés!  Toutefois  il  n'y  parut  pas.  Soit  amour  de  la  réputa- 
tion, qui  fut  toujours  un  objet  auquel  il  donna  toute  préférence, 
soit  grandeur  d'Ame  qui  méprise  enfin  ce  qu'elle  ne  peut  at- 
teindre, soit  dégoût  du  monde  si  continuellement  trompeur 
pour  lui,  et  de  sa  figure  qui  passe,  et  qui  alloit  lui  échapper, 
soit  piété  ranimée  par  un  long  usage,  et  ranimée  peut-être 
par  ces  tristes  mais  puissantes  considérations,  il  paru  t  insensible 
à  tout  ce  qu'il  quittoit  et  uniquement  occupé  de  ce  qu'il  alloit 
trouver,  avec  une  tranquillité,  une  paix  qui  n'excluoit  que  le 
trouble,  et  qui  embrassoit  la  pénitence,  le  détachement, 
le  soin  unique  des  choses  spirituelles  de  son  diocèse,  enfin  avec 
une  confiance  qui  ne  faisoit  que  surnager  à  l'inutilité  et  à  la 
crainte. 

Saint-Simon  (1). 

(i)  t  Louis  de  Rouvroy,  duc  de  Saint-Simon,  naquit  en  1675.  Il  eut  pour  par- 
rain et  marraine  Louis  XIV  et  Marie-Thérèse.  De  bonne  heure  il  témoigna  sa 
passion  pour  l'histoire,  j'entends  pour  l'histoire  destinée  à  la  postérité  et  cachée 
aux  contemporains  sous  les  plus  sûres  serrures.  Il  prit  du  service  ;  se  distingua  à 
Fleurus  et  à  Nerwimle;  se  maria,  abandonna  la  carrière  militaire,  succéda  à  son 
père  dans  le  gouvernement  de  Blaye  et  se  voua  à  la  diplomatie.  Il  se  lia  avec  le 
duc  de  Beauvilliers;  s'atlacha  au  duc  de  Bourgogne,  puis  au  duc  d'Orléans,  et 
après  la  mort  du  régent  se  retira  dans  ses  terres.  Il  travailla  à  ses  A/e»ioi>es,'qu'il 
avait  commencés  en  1694.   Le  style  sent  le  gentilhomme;  Saint-Simon  burine   les 

[>oi traits,  mais  il  les  fait  plutôt  d'après  sa  rancune  ou  ses  sympathies  que  d'après 
a  réalité.  •   Sasdras,  Littérature  française,  Eug.  Belin,  éditeur. 


LES  AVENTURES 

DE   TÉLÉMAQUE 


LIVRE  PREMIER 

Sommaire.— I.Télémaque,  conduit  par  Minerve, sous  la  figure  de  Mentor, 
aborde,après  un  naufrage,  dans  l'île  de  Calypso;  description  de  la  grotte 
de  la  déesse  ;  accueil  fait  au  fils  d'Ulysse.  —  II.  Il  raconte  ses  aventu- 
res :  son  voyage  à  Pylos,  à  Lacédémone  ;  son  naufrage  sur  les  côtes 
de  Sicile,  sa  rencontre  avec  les  Troyens  ;  comment  il  est  reçu  par 
Aceste.  —  III.  Télémaqueet  Mentor  sur  le  point  d'être  immolés;  com- 
ment ils  échappent  au  danger  ;  exploits  de  Télémaque,  sa  délivrance. 

I.  Calypso1  ne  pouvait  se  consoler  du  départ  d'Ulysse.  Dans 
sa  douleur,  elle  se  trouvait  malheureuse  d'être  immortelle  *. 
Sa  grotte  ne  résonnait  plus  de  son  chant  :  les  nymphes  qui  la 
servaient  n'osaient  lui  parler.  Elle  se  promenait  souvent  seule 
sur  les  gazons  fleuris  dont  un  printemps  éternel  bordait  son 
île  ;  mais  ces  beaux  lieux,  loin  de  modérer  sa  douleur,  ne  fai- 
saient que  lui  rappeler  le  triste  souvenir  d'Ulysse,  qu'elle  y 
avait  vu  tant  de  fois  auprès  d'elle.  Souvent  elle  demeurait  im- 
mobile sur  le  rivage  de  la  mer,  qu'elle  arrosait  de  ses  larmes; 
et  elle  était  sans  cesse  tournée  vers  le  côté  où  le  vaisseau 
d'Ulysse,  fendant  les  ondes,  avait  disparu  à  ses  yeux  3.  Tout  à 
coup  elle  aperçut  les  débris  d'un  navire  qui  venait  de  faire 
naufrage,  des  bancs  de  rameurs  mis  en  pièces,  des  rames  écar- 
tées ça  et  là  sur  le  sable,  un  gouvernail,  un  mât,  des  corda- 
ges flottants  sur  la  côte  :  puis  elle  découvre  de  loin  deux 
hommes,  dont  l'un  paraissait  âgé;  l'autre,  quoique  jeune,  res- 
semblait à  Ulysse  *.   Il  avait  sa  douceur  et  sa  fierté,  avec  sa 


1.  Le  séjour  d'Ulysse  chez  Calypso, 
fil  le  de  l'Océan  et  de  Téthys,  est  raconté 
au  cinquième  chant  de  Y 0'lyssée  :  on  y 
voit  comment  cette  déesse,  ayant  reçu 
dans  son  île  le  héros  grec,  s'était  vai- 
nement efforcée  de  le  retenir  en  lui  pro- 
mettant une  vie  immortelle.  —  L'île  de 
Calypso,  Ogygie,  parait  être  l'île  de  Malte, 
comme  beaucoup  d'auteurs  le  supposent. 

2.  Ce  trait  est  imité  d'Ovide  : 

Nec  finire  licet  tantos  mihi  morte  dolores, 
Sed  nocet  esse  deura. 

(Métamoq  ho^es,  liv.  II,  v.  661.) 
Mon  trépas  ne  peut  mettre  un  terme  à 


de  si  grandes  douleurs;  il  m'est  nui- 
sible d'être  un  dieu,  i  L'expression  fran- 
çaise est  plus  simple,  pfus  contenue;  il 
ne  s'agit  pas  précisément  d'être  dieu, 
mais  d'être  t  immortel» .—  «Elle  se  trou- 
vait malheureuse  i  est  un  tour  moins  sec 
et  plus  expressif  que  le  verbe  latin  no- 
cet. 

3.  Tout  ce  tableau  est  plein  de  fraî- 
cheur, d'éloquence  et  de  poésie;  remar- 
quez aussi  comment  la  mise  en  scène  est 
admirable.  Le  poëme  est  engagé  d'une 
manière  vive,  m  médias  res. 

4.  C'est  une  règle  du  récit  épique  de 
présenter  les  détads  dans  l'ordre  inverse 


14  TÊLÉMAQUE. 

taille  et  sa  démarche  majestueuse.  La  déesse  comprit  que  c'était 
Télémaque,  fils  de  ce  héros.  Mais,  quoique  les  dieux  surpassent 
de  loin  en  connaissance  (ous  les  nommes,  elle  ne  put  découvrir 
qui  était  cet  homme  vénérable  dont  Télémaque  était  accom- 
pagné :  c'est  que  les  dieux  supérieurs  cachent  aux  inférieurs 
tout  ce  qui  leur  plaît;  et  Minerve,  qui  accompagnait  Téléma- 
que sous  la  figure  de  Mentor,  ne  voulait  pas  être  connue  de 
Calypso  l.  Cependant  Calypso  se  réjouissait  d'un  naufrage  qui 
mettait  dans  son  île  le  fils  d'Ulysse,  si  semblable  à  son  pure. 
Elle  s'avance  vers  lui;  et,  sans  faire  semblant  de  savoir  qui  il 
est:  «  D'où  vous  vient,  lui  dit-elle,  cette  témérité  d'aborder  en 
»  mon  île?  Sachez,  jeune  étranger,  qu'on  ne  vient  point  impu- 
»  nément  dans  mon  empire.  »  Elle  tâchait  de  couvrir  sous  ces 
paroles  menaçantes  la  joie  de  son  cœur,  qui  éclatait  malgré  elle 
sur  son  visage. 

Télémaque  lui  répondit  :  «  0  vous,  qui  que  vous  soyez,  mor- 
»  telle  ou  déesse  (quoique  à  vous  voir  on  ne  puisse  vous  pren- 
»  dreque  pour  une  divinité2),  seriez-vous  insensible  au  mal- 
»  heur  d'un  fils,  qui,  cherchant  son  père  à  la  merci  des  vents 
»  etdes  flots,  a  vu  briser  son  navire  contre  vos  rochers? — Quel 
»  est  donc  votre  père  que  vous  cherchez?  reprit  la  déesse.  —  11 
»  se  nomme  Ulysse,  dit  Télémaque;  c'est  un  des  rois  qui  ont, 
»  après  un  siège  de  dix  ans,  renversé  la  fameuse  Troie3.  Son  nom 
»  fut  célèbre  dans  toute  la  Grèce  et  dans  toute  l'Asie,  par  sava- 
»>  leur  dans  les  combats,  et  plus  encore  par  sa  sagesse  dans  les 
»  conseils.  Maintenant,  errant  dans  toute  l'étendue  des  mers, 
»  il  a  parcouru  tous  les  écueils  les  plus  terribles.  Sa  patrie 
»  semble  fuir  devant  lui  \  Pénélope,  sa  femme,  et  moi  qui  suis 

|       «  De  quel  nom  t'appelU-rai-je, ô  vierge? 

I  »  ton  visage  n'est  pas  celui  d'une  mor- 
»  telle;  la  voix  n'est  pascelle  de  l'homme. 
•  Tu  es  donc  une  déesse  !  » 

Il  y  a  plus  tle  simplicité  dans  la  prose 
de  Eeuelon  que  dans  les  beaux  vers  de 
Virgile  ;  nec  vox  hominem  sonat  n'est 
pas  sans  quelque  recherche  d'expression. 
—  Voir  aussi  (Odyssée,  I.  VI,  v.  149,1, 
Ulysse  abordant  Nausicaa,  et  lui  disant  : 
a  0  reine,  je  t'implore,  déesse  immor- 
»  telle.  • 

3.  La  ville  de  Troie,  si  célèbre  dans 
l'antiquité,  par  les  poëmes  d'Homère, 
et  capitale  de  la  Troade  ,  était  située 
sur  le  reveis  occidental  de  l'Ida,  à  un 
peu  plus  de  deux  lieues  du  bord  de  la 
mer  Egée.  Son  nom  lui  venait  de  Tros, 
un  de  ses  anciens  rois.  Les  Grecs  s'é- 
taient emparés  de  Troie  après  un  siép* 
de  dix  ans. 

4.  Les  dieux,  après  la  prise  de  Troie, 


de  leur  importance.  Ici  on  voit  les  dé- 
bris du  navire  avant  les  naufragés,  et  de 
ceux-ci  on  nomme  le  tils  d'Ulysse  en  se- 
cond lieu. 

1.  Ceci  se  rapporte  au  premier  livre  de 
VOilysst'e.  Féuelon  a  supposé  que  le 
voyage  de  Télémaque  à  la  recherche  de 
son  père  s'est  singulièrement  prolongé  ; 
qu'il  a  visité  bien  des  pays  au  delà  de 
la  Grèce,  et  jusqu'à  de  vastes  empires, 
tels  que  l'Egypte.  Le  poëme  débute  par 
l'arrivée  du  jeune  prince  dans  l'île  de 
Calypso  ;  mais  Télémaque  a  eu  précé- 
demment teaucoup  d'aventures  qu'il  ra- 
.■o  niera. 

2.  Imité  de  Virgile  : 

0,  quam  te   memorem,  virgo  ?  namque  haud 

[tibi  vultus 

Mortalis,  nec  vox   hominem    sonat;    o   Dea 

[cerlè. 

(jEh.,  1.  I,  y.  327.) 


LIVRE  PREMIER. 


15 


»  son  fils,  nous  avons  perdu  l'espérance  de  le  revoir.  Je  cours, 
»  avec  les  mômes  dangers  que  lui,  pour  apprendre  où  il  est. 
»  Mais,que  dis  je1?  peut-étrequ'il  est  maintenant  ensevelidans 
»  les  profonds  abîmes  de  la  mer  a.  Ayez  pitié  de  nos  malheurs; 
»  et  si  vous  savez,  ô  déesse,  ce  que  les  destinées  ont  fait  pour 
»  sauver  ou  pour  perdre  Ulysse,  daignez  en  instruire  son  fils 
»  Télémaque  3.  » 

Calypso,  étonnée  et  attendrie4  de  voir  dans  une  si  vive  jeu- 
nesse tant  de  sagesse  et  d'éloquence,  ne  pouvait  rassasier  ses 
yeux  en  le  regardant;  et  elle  demeurait  en  silence.  Enfin  elle 
lui  dit  :  «  Télémaque,  nous  vous  apprendrons  ce  qui  est  arrivé 
»  à  votre  père.  Mais  l'Ilisloire  en  est  longue  :  il  est  temps  de 
»  vous  délasser  de  tous  vos  travaux  5.  Venez  dans  ma  demeure, 
»  où  je  vous  recevrai  comme  mon  fils  :  venez;  vous  serez  ma 
»  consolation  dans  celle  solitude;  et  je  ferai  votre  bonheur, 
»  pourvu  que  vous  sachiez  en  jouir.  » 

Télémaque  suivait  la  déesse  accompagnée  d'une  foule  de  jeu- 
nes nymphes6,  au-dessus  desquelles  elle  s'élevait  de  toute  la 
tète7,  comme  un  grand  chêne  dans  une  forêt  élève  ses  branches 
épaisses  au-dessus  de  lous  les  arbres  qui  l'environnent.  Il  ad- 
mirait l'éclat  de  sa  beauté,  la  riche  pourpre  de  sa  robe  longue 
et  flottante,  ses  cheveux  noués  par  derrière  négligemment 
mais  avec  grâce,  le  feu  qui  sortait  de  ses  yeux,  et  la  douceur 
qui  tempérait  cette  vivacité8.  Mentor,  les  yeux  baissés,  gardant 
un  silence  modeste,  suivait  Télémaque. 


avaient  envoyé  de  grandes  infortunes  aux 
vainqueurs.  Ulysse,  l'un  de  ces  chefs,  er- 
rait depuis  pies  de  dix  ans  et  courait 
mille  aventures  qui  sont  racontées  dans 
l'Odyssée.  —  «.  Sa  patrie  semble  fuir  de- 
vant lui.  »  Virg.  dit  mieux  encore  : 

Dum  per  mnre  mapnnm 
ltaliam  seqnimnr  rugientem  et  volvimur 
(Jïn.,  1.  V,  V.  628.)  [un. lis. 

•  Tandis  que  sur  la  vaste  mer  nous 
poursuivons  l'Italie  qui  semble  fuir,  et 
que  nous  roulons  sur  les  flots.  » 

1 .  «  Unis  que  dis-je  ?»  —  Mouvement 
vif  et  touchant.' 

2.  t  Enseveli  dans  les  profonds...,  » 
expression  riche,  phrase  nombreuse. 

3.  Hclle  suspension  dans  ce  mot  :  «  son 
fils  Télémaque,  »  si  bien  rejeté  à  la  fin 
du  discours.  —  Il  faut  voir,  au  premier 
livre  de  l'Odyssée,  comment  Télémaque, 
ne  pouvant  résister  aux  insolences  des 
prétendants,  se  décide  à  aller  lui-même 
à  la  recherche  de  son  père. 

4.  «  Etonnée  et  attendrie  ;»  juste  gra- 
dation dans  ces  deux  mots;  l'étounement, 


qui  est  une  pensée,  prépare  l'âme  à  l'at- 
tendrissement, qui  est  une  émoi  ion. 

5.  C'était  l'usage  dans  l'antiquité  ;  avant 
de  demander  ou  d'écouter  les  aventures 
de  l'étranger,  on  devait  l'accueillir  selon 
toutes  les  lois  d'une  généreuse  hospita- 
lité. 

6.  Calypso  était  une  déesse  servie  par 
des  nymphes,  filles  de  l'Océan  et  de  Té- 
thys,  et  divinités  d'un  ordre  inférieur. 

[|x£rojita. 

7.  Daodiuv     5'    ûittp    ^yi     xàft)     t/ti    tjSà 

(IIom.,  Ôd.,  I.  VI,  v.  107.) 

*  Elle  élevait  au-dessus  de  toutes  les 
»  autres  sa  tète  et  son  front.  »  Fénelon  a 
évité  le  pléonasme  homérique,  «  la  tète 
et  le  front,  »  et  il  a  ajouté  la  belle  com- 
paraison du  ■  grand  chêne.  i  —  Virgile 
[jEn.,  I.  VII,  v.  784)  avait  dit  aussi 
simplement  :  Et  toto  vprtice  supra  est  ; 
et  Ovide  (A/etam.,  I.  III,  v.  lai)  :  Collo- 
que tenus  superemmet  omnes,  t  elle  les 
surpasse  tous  de  la  tête.  • 

8.  Voir  aussi  {/En.,  I.  I,  t.  320)  Véuui 
apparaissant  à  son  fils  Euée. 


16  TELËMAQUE. 

On  arriva  à  la  porte  de  la  grotte  de  Calypso,  où  Télémaque 
fat  surpris  de  voir,  avec  une  apparence  de  simplicité  rustique, 
des  objets  propres  à  charmer  les  yeux.  Il  est  vrai  qu'on  n'y 
voyait  ni  or,  ni  argent,  ni  marbres,  ni  colonnes,  ni  tableaux,  ni 
statues  :  mais  cette  grotte  était  taillée  dans  le  roc,  en  voùle 
pleine  de  rocaillcs  et  de  coquilles;  elle  était  tapissée  d'une 
jeune  vigne  qui  étendait  ses  branches  souples  également  de 
tous  côtés.  Les  doux  zéphyrs  conservaient  en  ce  lieu,  malgré 
les  ardeurs  du  soleil,  une  délicieuse  fraîcheur  :  des  fontaines, 
coulant  avec  un  doux  murmure  sur  des  prés  semés  d'ama- 
rantes et  de  violettes,  formaient  en  divers  lieux  des  bainsaussi 
purs  et  aussi  clairs  que  le  cristal  :  mille  fleurs  naissantes  émail- 
laient  les  tapis  verts  dont  la  grotte  était  environnée.  Là,  on 
trouvait  un  bois  de  ces  arbres  touffus  qui  portent  des  pommes 
d'or,  et  dont  la  fleur,  qui  se  renouvelle  dans  toutes  les  saisons, 
répand  le  plus  doux  de  tous  les  parfums;  ce  bois  semblait  cou- 
ronner ces  belles  prairies,  et  formait  une  nuit  que  les  rayons 
du  soleil  ne  pouvaient  percer.  Là,  on  n'entendait  jamais  que  le 
chant  des  oiseaux  ou  le  bruit  d'un  ruisseau,  qui,  se  précipi- 
tant du  haut  d'un  rocher,  tombait  à  gros  bouillons  pleins  d'é- 
cume et  s'enfuyait  au  travers  de  la  prairie  ». 

La  grotte  de  la  déesse  était  sur  le  penchant  d'une  colline. 
De  là  on  découvrait  la  mer,  quelquefois  claire  et  unie  comme 
une  glace,  quelquefois  follement2  irritée  contre  les  rochers,  où 
elle  se  brisait  en  gémissant,  et  élevant  ses  vagues  comme  des 
montagnes.  D'un  autre  côté,  on  voyait  une  rivière  où  se  formaient 
des  îles  bordées  de  tilleuls  fleuris  et  de  hauts  peupliers  qui 
portaient  leurs  têtes  superbes  jusque  dans  les  nues  3.  Les  di- 


1.  Il  est  impossible  de  ne  pas  sentir 
ce  qu'il  y  a  de  frais  et  de  poétique  dans 
cette  description  de  la  grotte  de  Calypso. 
Le  poëte  commence  par  énumérer  tout 
ce  qui  est  opposé  à  la  «  simplicité,  rus- 
tique; »  puis  il  aborde  la  description. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  la  grotte 
qui  est  ici  décrite,  ce  sont  les  alentours, 
et  rien  n'y  manque:  les  zépbirs,  les  fon- 
taines, les  fleurs,  les  arbres  touffus,  les 
bois  toujours  verts;  puis,  pour  terminer 
l'illusion,  on  entend  le  chaut  des  oiseaux 
et  le  bruit  de  l'oude. 

Tenuis  fugiens  per  gramina  mus. 

i  Un  petit  ruisseau  qui  fuit  à  travers 
*  le  gazon,  »  dit  Virgile  (Géorg.,  1.  IV, 
v.  19). 

On  trouve  encore  Ici  une  imitation 
d'Homère  fort  marquée  : 


'HS'  aÙTOÛ,  zïibwoto  ittpi  arcriiou;  y**-- 
[ip'jpoto 
'H|j.eplç  ïj6ô>ti)ffa,  xtGïiXtt  Si  «rtaou^uiv... 
'A[xç i  Si  Xiiu.ûvEç  jxaXaxoi  tou  tjdt  <re).tvou 
Q-^iov.  (Od.,  I.  V,  v.  68,  72.) 

•  Là  s'étendait,  autour  de  la  grotte 
1  spacieuse,  une  jeune  vigne  toute  (lo- 
«  lissante  et  couverte  de  raisins...  Tout 
«  à  l'entour  de  molles  prairies  émailloes 
«  d'ache  et  de  violettes.  ■  —  Emaillée9 
n'est  pas  dans  le  texte;  c'est  Fénelou 
qui  a  ajouté  ce  participe  élégant. 

2.  liemarquons  une  très-belle  hypo- 
typose,  dans  ces  mots  «  follement  irri- 
tée; »  Virgile  a  dit  aussi  :  Insani  feriant 
sine  li'lora  fluctus  (Egl.  IX,  v.  43)  : 
1  Laisse  les  flots  battre  follement  leuri 
rivages.» 

3.  «  Tètes  superbe»,  >  dans  le  sens  la- 


LIVRE  PREMIER. 


vers  canaux  qui  formaient  ces  îles  semblaient  se  jouer  dans  la 
campagne  :  les  uns  roulaient  leurs  eaux  claires  avec  rapidité; 
d'autres  avaient  une  eau  paisible  et  dormante  ;  d'autres,  par  de 
longs  détours,  revenaient  sur  leurs  pas,  comme  pour  remonter 
vers  leur  source,  et  semblaient  ne  pouvoir  quitter  ces  bords 
enchantés  *.  On  apercevait  de  loin  des  collines  et  des  monta' 
gnes  qui  se  perdaient  dans  les  nues,  et  dont  la  figure  bizarre 
formait  un  horizon  à  souhait  pour  le  plaisir  des  yeux.  Les  mon- 
tagnes voisines  étaient  couvertes  de  pampre  vert  qui  pendait 
en  festons  :  le  raisin,  plus  éclatant  que  la  pourpre,  ne  pouvait 
se  cacher  sous  les  feuilles,  et  la  vigne  était  accablée  sous  son 
fruit.  Le  figuier,  l'olivier,  le  grenadier  et  tous  les  autres  ar- 
bres couvraient  la  campagne,  et  en  faisaient  un  grand  jardin  *. 

Calypso,  ayant  montré  à  Télémaquc  toutes  ces  beautés  na- 
turelles, lui  dit:  «Reposez-vous;  vos  habits  sont  mouillés, 
»  il  est  temps  que  vous  en  changiez  :  ensuite  nous  nous  rever- 
»  rons,  et  je  vous  raconterai  des  histoires  dont  votre  cœur  sera 
»  touché.  »  En  môme  temps  elle  le  fit  entrer  avec  Mentor  dans 
le  lieu  le  plus  secret  et  le  plus  reculé  d'une  grotte  voisine  de 
celle  où  la  déesse  demeurait.  Les  nymphes  avaient  eu  soin  d'al- 
lumer en  ce  lieu  un  grand  feu  de  bois  de  cèdre,  dont  la  bonne 
odeur  se  répandait  de  tous  côtés 3,  et  elles  y  avaient  laissé  des 
habits  pour  les  nouveaux  hôtes. 

Télémaque,  voyant  qu'on  lui  avait  destiné  une  tunique  d'une 
laine  fine  dont  la  blancheur  effaçait  celle  de  la  neige,  et  une 
robe  de  pourpre  avec  une  broderie  d'or,  prit  le  plaisir  qui  est 
naturel  à  un  jeune  homme,  en  considérant  cette  magnificence. 
Mentor  lui  dit  d'un  ton  grave  :  «  Est-ce  donc  là,  ô  Télémaque, 
»  les  pensées  qui  doivent  occuper  le  cœur  du  fils  d'Ulysse  ? 
»  Songez  plutôt  à  soutenir  la  réputation  de  votre  père,  et  à 
»  vaincre  la  fortune  qui  vous  persécute.  Un  jeune  homme  qui 


tin,  superbas  cenices,  leurs  tètos   or- 
gueilleuses. 

1.  Ces  images  avaient  été  rendues  par 
Ovide  avec  plus  d'esprit  que  de  poésie  : 
Non  secus  ac  liquidus  Phrygiis  Maeandrus  in 
[arvis 
Ludit,  et  ambigno  lapsu  refluitque  fluitque; 
Et  nunc  ad  fontes,  nunc  in  mare  versus  aperlura 
Incertas  exercet  aquas. 

[Métam.,  I.  VIII,  y.  162.) 

t  Ainsi  dans  le  champ  phrygien,  le 
t  Méandre  s'ébat,  et  par  une  chute  in- 
•  certaine  tour  à  tour  coule  et  revient 
t  sur  lu'-niome.  Tantôt  remontant  vers 
t  sa  source,  tantôt  courant  à  la  mer,  il 
«  fatigue  ses  ondes  incertaines.  ■ 

S.  Tout  à  l'heure  c'était  la  grotte  et 


ses  alentours  immédiats;  ici,  dans  celte 
seconde  description,  le  tablrau  s'agran- 
dit, et  1'imaginalion  le  contemple  tout 
entier  jusqu'aux  limites  de    l'horizon. 

3.  Le  cèdre  est  un  arbre  trcs-élevé, 
odoriférant,  et  dont  le  bois  passait  pour 
incorruptible.  Homère  en  fait  mention  : 

IlOp  (Atv  tu'  lu^apôçiv  (itY*  **ii*o,   TTj).ô9t 

£'    0&}JI.T) 

KtîfO'j    t'     lùxtâxoio   9'jov   t*     à/à      vijffov 
6£i»5u. 
{Od.,  I.  V,  v.  59.) 

•  Un  grand  feu  brûlait  dans  le  foyer; 
t  paitout,  dans  l'île  entière,  s'exhalait 
t  l'odeur  du  cèdre  et  du  thuya  fendus  en 
«  éclats.  • 


18 


rÉLÊMAQUE. 


»  aime  à  se  parer  vainement,  comme  une  femme,  est  indigne 
»  ;le  la  sagesse  et  de  la  gloire  :  la  gloire  n'est  due  qu'à  un  cœur 
»>  qui  sait  souffrir  la  peine  et  fouler  aux  pieds  les  plaisirs1.  » 
Téiémaque  répondit  en  soupirant  :  «  Que  les  dieux  me  fas- 
»  sent  périr  plutôt  que  de  souffrir  que  la  mollesse  et  la  volupté 


»  sera  jamais  vaincu  par  les  charmes  d'une  vie  lâche  et  effé- 
»  minée.  Mais  quelle  faveur  du  ciel  nous  a  fait  trouver,  après 
»  notre  naufrage,  cette  déesse  ou  cette  mortelle  qui  nous  com- 
»  ble  de  biens?  » 

«  Craignez,  repartit  Mentor,  qu'elle  ne  vous  accable  de  maux; 
»  craignez  ses  trompeuses  douceurs  plus  que  les  écueils  qui 
»  ont  brisé  votre  navire:  le  naufrage  et  la  mort  sont  moins 
t>  funestes  que  les  plaisirs  qui  attaquent  la  vertu  3.  Gardez-vous 
»  bien  de  croire  ce  qu'elle  vous  racontera.  I.a  jeunesse  eslpré- 
»  somptueuse*,  elle  se  promet  tout  d'elle-même  :  quoique fra- 
)>  gile5,elle  croit  pouvoir  tout,  etn'avoir  jamais  rien  à  craindre; 
»  elle  se  confie  légèrement  et  sans  précaution  6.  Cardez-vous 
»>  d'écouter  les  paroles  douces  et  flatteuses  de  Calypso,  qui  se 
»  glisseront  comme  un  serpent  sous  les  fleurs  ;  craignez  le  poi- 
»  son  caché7;  défiez- vous  de  vous-même  8,  et  attendez  toujours 
»  mes  conseils.  » 

Ensuite  ilsrctournèrent  auprès  deCalypso,  qui  les  attendait. 
Les  nymphes,  avec  leurs  cheveux  tressés,  et  des  habits  blancs, 


1.  Il  faut  bien  comprendre  le  person- 
nage de  Jlcnior.  C'était  un  vieil  ami  d'U- 
Ixsse,  un  lihacien;  dans  la  fiction,  c'est 
Minerve,  c'est-à-dire  la  déesse  de  la  sa- 
gesse, qui  accompagne  Téiémaque  et  le 
dirige  dans  sa  conduite.  Il  y  a  là-dessous 
une  grande  pensée  indiquée  par  Homère, 
mais  que  Fénelon  a  tenu  à  présenter 
dans  le  sens  chrétien.  En  effet,  le  poëme 
entier  offre  l'image  de  l'homme  que 
guide  la  1'rovidence,  la  sagesse  de  Dieu. 
Malheureux  quand  il  ferme  son  cœur  à 
la  voix  divine;  heureux  et  vertueux  s'il 
lui  est  docile.  Ici  commence  ce  long 
cours  de  morale  que  Mentor  fera  à  Té- 
iémaque et  pour  lequel  tous  les  é\éne- 
meuts  du  poëme  sont  préparés.  —  «  Un 
cœur  qui  f.iule  aux  pieds,  »  métaphore 
peu  heureuse,  que  les  élèves  se  garde- 
ront d'imiter. 

2.  On  reconnaît  à  chaque  instant  que, 
sous  l'apparence  d'une  fiction  païenne, 
c'est  une  morale  toule  chrétienne  qui  est 


enseignée 


dans  ce  livre.  Jamais  un  heu 


antique  n'aurait  aussi  fortement  marqué 
Sii  résistance  à  l'encontre  des  plaisirs  et 
des  passions  sensuelles. 


3.  Remarquez  cette  suite  de  méta- 
phores :  «  Le  naufrage,  les  écueils,  le 
navire  brisé.  »  L'auteur  compare  la  vie 
humaine  à  une  navigation  :  des  dangers 
de  toutes  sortes,  le  naufrage  et  la  mort 
y  attendent  le  naulonier. 

4.  a  La  jeunesse  est  présomptueuse,  » 
sûre  d'elle-même,  elle  prend  d'avance 
possession  [prœ  sumit)  de  tout  ce  qu'elle 
espère. 

5.  «Fragile,  i  de  frangere,  se  dit  très- 
bien  au  moral  :  la  jeunesse  est  fragile, 
elle  se  heurte  imprudemment  et  elle  se 
brise. 

6.  *  Précaution  »  (prœ  cavere),  l'action 
de  prendre  garde  avant  de  «  se  confier.  » 

7.  «  Le  serpent  sous  les  fleurs,  le  poi- 
son caché;  »  l'élégance  du  langage  re- 
lève ici  la  solidité  du  fond.  C'est  aussi 
uu  souvenir  de  Virgile  :  Latet  anguis  in 
herba  (EgL,  111,  v.  93).  «  Un  serpent  est 
»  cache  sous  l'herbe.  » 

8.  «  Déliez-vous  de  vous-même;  » 
tout  est  dans  cette  maxime,  complément 
de  cette  autre  d'un  sage  antique  :  «  Con- 
nais-toi toi-même.  » 


LIVRE  PREMIER. 


19 


servirent  d'abord  un  repas  simple,  mais  exquis  pour  le  goût  et 
la  propreté.  On  n'y  voyait  aucune  autre  viande  que  celle  des 
oiseaux  qu'elles  avaient  pris  dans  des  filets,  ou  des  bêtes  qu'elles 
avaient  percées  de  leurs  flèches  à  la  chasse:  un  vin  plus  doux- 
que  le  nectar  coulait  des  grands  vases  d'argent  dans  des  tasses 
d'or  couronne'es  de  fleurs.  On  apporta  dans  des  corbeilles  tous 
les  fruits  que  le  printemps  promet,  et  que  l'automne  répand 
sur  la  terre1.  En  même  temps,  quatre  jeunes  nymphes  se 
mirent  à  chanter.  D'abord  elles  chaulèrent  le  combat  des  dieux 
contre  lesGc'ants2,  puis  les  amours  de  Jupiter  et  de  Sémélé3, 
la  naissance  de  Bacchusetson  éducation  conduite  par  le  vieux 
Silène  *,  la  course  d'Atalante  et  dllippomène  5,  qui  fut  vain- 
queur par  le  moyen  des  pommes  d'or  venues  du  jardin  îles  Iles- 
pérides6;  enfin  la  guerre  de  Troie  fut  aussi  chantée,  les 
combats  d'Ulysse  et  sa  sagesse  furent  élevés  jusqu'aux  cieux7. 
La  première  des  nymphes,  qui  s'appelait  Leucolhoé,  joignitles 
accords  de  sa  lyre  aux  douces  voix  de  toutes  les  autres.  Quand 
Télémaque  entendit  le  nom  de  son  père,  les  larmes  qui  coulè- 
rent de  ses  joues  donnèrent  un  nouveau  lustre  à  sa  beauté  8. 
Mais  comme  Calypso  aperçut  qu'il  ne  pouvait  manger,  et  qu'il 
était  saisi  de  douleur,  elle  fit  signe  aux  nymphes.  A  l'instant, 
on  chanta  le  combat  des  Centaures  avec  les  Lapilhes  9,  et  la 


i .  Ce  détail  est  fort  poétique  ;  le  prin- 
temps ne  donne  pas,  il  promet  ;  l'automne 
répand   les  fruits.  Quand  le  printemps, 

Frimam  tempus,  a  donné  les  fleura,  que 
été  a  fourni  les  moissons,  vient  l'au- 
tomne, aiitumnus  {auctwnnus,  de  auge- 
ré),  qui  est  l'accroissement  de  la  nature; 
il  apporte  le  raisin  et  les  fruits  durables 
pour  l'hiver.  On  voit  ici  le  progrès  de 
l'année  et  comment  la  Providence  en 
dispetise  les  trésors. 

2.  Les  Géants,  fils  de  Titan,  entrepri- 
rent d'escalader  le  ciel  pour  renverser 
Jupiter  du  trône;  mais  ce  dieu  les  fou- 
droya et  les  ensevelit  sous  leurs  monta- 
gnes amoncelées. 

3.  Sémélé,  fille  de  Cadmus  et  mère  de 
Bacchus,  ayant  demandé  à  Jupiter  de  se 
montrer  à  elle  sous  sa  forme  divine,  pé- 
rit lors  de  l'incendienlu  palais  où  le  dieu 
était  entré  dans  sa  gloire. 

4.  C'était  le  père  nourricier  de  Bac- 
chus, qu'il  accompagna  dans  son  expé- 
dition de  l'Inde.  Rien  n'est  plus  connu 
que  le  type  du  vieux  Silène  monté  sur 
an  âne  et  ivre. 

5.  Atalante,  611e  de  l'Arcadien  Jasus, 
était  recherchée  par  plusieurs  princes. 
Son  père,  ayant  déclare  qu'il  donnerait 
la  fille  à   celui  des    prétendant?  qui    la 


vaincrait  à  la  course,  Hippomène  triom- 
pha en  jetant  des  pommes  d'or  dans  la 
carrière  ;  Atalante,  au  lieu  de  courir, 
s'amusait  à  les  ramasser  et  fut  vaincue. 

6.  Il  y  avait  trois  HespériJes  (fil- 
les d'Hesper);  elles  possédaient  un  jar- 
din abondant  en  pommes  d'or.  Hercule 
tua  le  dragon  préposé  à  la  garde  de  ces 
beaux  fruits  et  les  cueillit. 

7.  Les  i  combats  d'Ulysse  »    sonLfré 
quents  dans  V Iliade;  son  princ, 
ploit  est  d'avoir,  de  concert 
mède,  tué   Rhésus,  roi    de    Thrac" 

|  enlevé   ses  chevaux.  —    Il  soutint  a 
j  des  combats  d'un  autre  orjj^  lorsqu'il 
gagna  le    prix^de  la  courî^^ux    funé- 
railles   de    Patroclè,    et    lorsqu'il    lutta 
contre  Ajax  et  obtint  les  armes  d'Achille. 

8.  Dans  ï Odyssée  (l.  VI  II,  v.  925), 
I  Ulysse,  écoutant  l'aède  (chanteur)  De- 
\  modocus,  verse  des  pleurs;  mais  le  ta- 
bleau d'Ulysse  pleurant  est  bien  supé- 
rieur à  ce  pafesage  de  Fénelon;  on  ne 
trouverait  pas  dans  Homère  une  observa- 
tion de  cette  nature  :  t  Ses  larmes  doo 

i  nent  un  nd^k^u   lustre  à  sa  beauté*.  • 

9.  Les  CeSAres,  «.tIu,  je  pique,  o' 
Ttrjpo;,  tatir^Jfcarce  que  les  centaures 
prenaient  les  tannSgui  à  la  course.  Les 
centaures,  êtres  fabuleux  moitié  hommes 


20 


TÉLÉMAQUE. 


descente  d'Orphée  aux   enfers   pour  en  retirer    Eurydice  K 
Quand  le  repas  fut  fini,  la  déesse  prit  Télémaque  et  lui  parla 
ainsi  :  «  Vous  voyez,  fils  du  grand  Ulysse,  avec  quelle  faveur  je 
»  vous  reçois.  Je  suis  immortelle  2  :  nul  mortel  ne  peut  entrer 
»  dans  cette  île  sans  être  puni  de  sa  témérité;  et  votre  naufrage8 
»  même  ne  vous  garantirait  pas  de  mon  indignation  v,  si  d'ail- 
»  leurs  je  ne  vous  aimais.  Votre  père  a  eu  le  môme  bonheur 
»  que  vous  ;  mais,  hélas  !  il  n'a  pas  su  en  profiler.  Je  l'ai  gardé 
»  longtemps  dans  cette  île  :  il  n'a  tenu  qu'à  lui  d'y  vivre  avec 
moi  dans  un  état  immortel  ;  mais  l'aveugle  passion  de  retour- 
ner dans  sa  misérable  patrie  lui  fit  rejeter  tous  ces  avantages. 
Vous  voyez  tout  ce  qu'il  a  perdu  pour  Ithaque  B,  qu'il  n'a  pu 
revoir.  11  voulut  me  quitter  :  il  partit;  et  je  fus  vengée  par  la 
tempête:  son   vaisseau,  après  avoir  été  le  jouet  des  vents  6, 
fut  enseveli  dans  les  ondes.  Profitez  d'un  si  triste   exem- 
ple. Après  son  naufrage,  vous  n'avez  plus  rien  à  espérer,  ni 
»  pour  le  revoir,  ni  pour  régner  jamais  dansl'ile  d'Ithaque  après 
»  lui;  consolez-vous  de  l'avoir  perdu,  puisque  vous  trouvez  ici 
»  une  divinité  prête  à  vous  rendre  heureux,  et  un  royaume 
»  qu'elle  vous  offre.  » 

La  déesse  ajouta  à  ces  paroles  de  longs  discours7  pour  mon- 
trer combien  Ulysse  avait  été  heureux  auprès  d'elle  :  elle  ra- 
conta ses  aventures  dans  la  caverne  du  cyclope  Polyphème  8, 
et  chez    Antiphates,   roi  des  Lestrigons;  elle    n'oublia   pas 


et  moitié  chevaux,  étaient  issus  d'Ixion  et 
d'une  nue;  ils  habitaient,  disait-on,  en 
Thessalie,  aux  environs  de  l'Ossa  etdu  Pé- 
lion.  Invités  aux  noces  d'Hippodamie  et 
de  l'irithoiis,ils  voulurent  enlever  Ilippo- 
damie  et  furent  chassés  par  les  Lapithes, 
peuple  thessalien  des  bords  du  Penée. 

1  :  Eurydice,  dryade,  épouse  du  musi- 
cien t-hraee  Orphée,  était  morte  de  la 
piqûre  d'un  serpent.  Orphée  descendit 
aux  enfers  pour  la  redemander  à  Plu- 
ton, et  ce  dieu,  touché  de  ses  accents,  lui 
rendit  Eurydice,  à  condition  qu'il  ne  re- 
garderait pasderrièreluijusqu'à  la  sortie 
du  séjour  infernal.  Orphée,  ne  pouvant 
contenir  son  impatience,  tourna  la  tête, 
regarda  6on  épouse  et  la  perdit  de  nou- 
veau. Cette  histoire  fabuleuse  a  été  l'ob- 
jet de  l'un  des  plus  beaux  épisodes  de  la 
poésie  antique,  au  quatrième  livre  des 
Géorq.  de  Virgile. 

ï.  immortel,  qui  n'est  pas  destiné  à  la 
moR,  au  partage  de  tous  (mors,  de  notpw, 
divido). 

3.  t  Naufrage,  d  idée  du  vaisseau  qui 
e  brise  (navis  fracta). 

4.  «Indignation,  «  sentiment  d'irritation 
qui  est  toujours  moral  et  fondé  sur  l'in- 


dignité de  l'objet  (non  dignus),  qui  n'a 
pas  mérité  l'estime. 

5.  Ithaque,  la  patrie  d'Ulysse  et  de 
Télémaque,  aujourd'hui  Téaki,  une  île  de 
la  mer  Ionienne,  ayant  peu  d'étendue  et 
peu  de  fertilité. 

6.  Expression  toute  classique  :  ludi- 
bria  vends,  dans  Virgile  (-SEn.  VI,  75), 

7.  «  Discours  »  (discurrere),  idée  d'en- 
tretiens où  l'on  court  sur  tous  les  points 

8.  Calypso  rappelle  les  aventures  qu'U- 
lysse avait  pu  lui  raconter;  dans  le  fait, 
Ulysse  les  raconte  au  roi  des  Phéiciens, 
dans  les  livres  IX,  X  et  XII  de  \'0<lyssée. 

Polyphème  n'avait  qu'un  œil  au  mi- 
lieu du  front.  Ulysse  raconte  par 
quel  artifice  ce  monstre  ayant  dévoré 
une  partie  de  ses  compagnons,  il  lui 
échappe,  après  l'avoir  enivré  et  lui 
avoir  crevé  un  œil  avec  un  pieu  em- 
brasé. Cette  aventure  a  fourni  égale- 
ment au  poëte  Euripide  le  sujet  d'une 
pièce  :  le  Cyclope. 

Les  Lestrigons,  peuple  de  Sicile,  dé- 
voraient les  étrangers.  Ils  coulèrent 
bas  tous  les  navires  d'Ulysse,  excepté 
celui  que  montait  ce  héros.  Antiphates, 


LIVRE    PREMIER. 


21 


ce  qui  lui  était  arrivé  dans  l'Ile  de  Circé  *,  fille  du  Soleil,  ni  les 
dangers  qu'il  avait  courus  entre  Scylla  et  Charybde  8.  Elle  re- 
présenta la  dernière  tempête  que  Neptune  avait  excitée  contre 
lui,  quand  il  partit  d'auprès  d'elle.  Elle  voulut  faire  en- 
tendre qu'il  était  péri  dans  ce  naufrage,  et  elle  supprima  son 
arrivée  dans  l'île  des  Phéaeiens  3. 

Télémaque,  qui  s'élait  d'abord  abandonné  trop  promptemenl 
à  la  joie  d'être  si  bien  traité  de  Calypso,  reconnut  enfin  son  ar- 
tifice et  la  sagesse  des  conseils  que  Mentor  venait  de  lui  donner. 
11  répondit  en  peu  de  mots  :  «  0  déesse,  pardonnez  à  ma  dou- 
»  leur  :  maintenant  je  ne  puis  que  m'altliger  ;  peut-être  que 
»  dans  la  suite  j'aurai  plus  de  force  pour  goûter  la  fortune 
»  que  vous  m'ofl'rez;  laissez-moi  en  ce  moment  pleurer  mon 
»  père;  vous  savez  mieux  que  moi  combien  il  mérite  d'être 
»  pleuré.  » 

Calypso  n'osa  d'abord  le  presser  davantage  :  elle  feignit 
même  d'entrer  dans  sa  douleur  *  et  de  s'attendrir  pour  Ulysse. 
Mais,  pour  mieux  connaître  les  moyens  de  toucher  le  cœur  du 
jeune  homme,  elle  lui  demanda  comment  il  avait  fait  naufrage, 
et  par  quelles  aventures  il  était  sur  ces  côtes.  «  Le  récit  de 
»  mes  malheurs,  dit-il,  serait  trop  long.  —  Non,  non,  répondit- 
»  elle  ;  il  me  tarde  de  les  savoir,  hâtez-vous  de  me  les  raconter.  » 
Elle  le  pressa  longtemps.  Enfin  il  ne  put  lui  résister,  et  il 
parla  ainsi  : 

II.  «  J'étais  parti  d'Ithaque  pour  aller  demander  aux  autres 
lois  revenus  du  siège  de  Troie  des  nouvelles  de  mon  père.  Les 
amants  de  ma  mère  Pénélope5  furent  surpris  de  mon  départ  : 
j'avais  pris  soin  de  le  leur  cacher,  connaissant  leur  perfidie. 

tempête  le  jeta  sur  la  côte  de  l'île  des 
Phéaeiens  (aujourd'hui  Corfou;  chez  les 
anciens,  Corcyre).  Là,  introduit  par  la 
princesse  Nausicaa  chez  Alciuoiïs,  Ulysse 
reçut  de  ce  roi  une  touchante  hos- 
pitalité [Od.,  I.  V  et  VI).  Calypso  vou- 
lait laisser  croire  à  Télémaque  que  son 
père  était  mort,  afin  de  le  fixer  auprès 
d'elle,  en  le  détournant  de  continuer  une 
recherche  inutile.  —  «  Était  péri  »  ue 
se  dirait  plus. 

4.  Forte  expression  :  «  Entrer  dans  la 
douleur,  •  comme  sur  un  terrain. 

5.  •  Les   amants  de  Pénélope,  »   prin- 
cipaux  citoyens    d'Ithaque  et   des  îles 

|  voisines,  voulaient  épouser  Pénélope, 
!  qu'ils  supposaient  veuve,  et  s'emparer 
|  de  la  fortune  d'Ulysse.  Ils  pressaient  là 
I  reine  de  se  choisir  un  époux  parmi  eu», 
;  et  en  attendant  ils  dissipaient  le  bien 
I  de  son   Bis.  L'Odyssée  a  pour  sujet  le 


leur  roi,  avait   mangé  un    des    compa- 
gnons d'Ulysse. 

1 .  Circé,  magicienne  et  fille  du  Soleil, 
avait  changé  en  pourceaux  les  compa- 
gnons d'Ulysse;  mais  celui-ci  échappa  à 
ses  enchantements. 

2.  Scylla  est  un  écueil  dans  le  détroit 
de  Sicile,  avec  un  gouffre  tourbillonnant 
à  l'eutour;' Charybde  est  un  autre  gouffre 
à  peu  de  distance  du  premier.  Ulysse 
perdit  dans  Charybde  et  Scylla  douze  de 
ses  compagnons.  La  mylho'ogie  supposait 
que  Scylla  était  une  S  cilienne  changée 
en  rocher  par  Circé  et  fixée  dans  la  mer 
avec  six  chiens  qui  l'entouraient  et  ne 
cessaent  d'aboyer.  —  t  Tomber  de  Cha- 
rybde eu  Scylla  »  est  un  proverbe  très- 
connu  pour  marquer  une  alternative  de 
périls. 

3.  C'est  la  grande  tempête  éprouvée  par 
Ulysse,  eu  quittant  l'île  de  Calypso;  cette 


22  TËLÊMAQUE. 

Nestor  \9  que  je  vis  à  Pylos,  ni  Mcnélas  *,  qui  me  reçut  avec 
amitié  dans  Lacédémone,  ne  purent  m'apprendre  si  mon  itère 
était  encore  en  vie.  Lassé  de  vivre  toujours  en  suspens  et  dans 
l'incertitude,  je  me  résolus  d'aller  dans  la  Sicile,  où  j'avais  ouï 
dire  que  mon  père  avait  été  jeté  par  les  vents.  Mais  le  sage  Men- 
tor, que  vous  \oycz  ici  présent,  s'opposait  à  ce  téméraire 
dessein  :  il  me  représentait,  d'un  côté,  les  Cyclopcs  3,  géanls 
monstrueux  qui  dévorent  les  hommes  ;  de  l'autre,  la  flotte 
d'Huée  et  des  Troyens  qui  était  sur  ces  côtes.  «  Ces  Troyens, 
»  disait-il,  sont  animés  conlre  tous  les  Grecs  ;  mais  surtout  ils 
»  répandraient  avec  plaisir  le  sang  du  fils  d'Ulysse  *.  Retournez, 
»  continuait-il,  en  Ithaque  5  :  peut-être  que  votre  père,  aimé 
»  des  dieux,  y  sera  aussitôt  que  vous.  Mais  si  les  dieux  ont  ré- 
»  solu  sa  perle,  s'il  ne  doit  jamais  revoir  sa  patrie,  du  moins  il 
»  faut  que  vous  alliez  le  venger,  délivrer  votre  mère,  montrer 
»  votre  sagesse  à  tous  les  peuples,  et  faire  voir  en  vous  à  toute 
»  la  Grèce  un  roi  aussi  digne  de  régner  que  le  fut  jamais 
»  Ulysse  lui  même.  » 

«  Ces  paroles  étaient  salutaires,  mais  je  n'étais  pas  assez 
prudent  pour  les  écouter;  je  n'écoutais  que  ma  passion.  Le 
sage  Mentor  m'aima  jusqu'à  me  suivre  dans  un  voyage  témé- 
raire que  j'entreprenais  contre  ses  conseils,  et  les  dieux  permi- 
rent que  je  fisse  une  faute  qui  devait  servir  à  me  corriger  de 
ma  présomption  6.  » 

Pendant  qu'il  parlait,  Calypso  regardait  Mentor.   Elle  était 


triomphe  d'Ulysse  sur  ses  rivaux,  par 
son  courage  et  par  la  protection  de  Mi- 
nerve. 

1.  Nestor,  le  plus  âgé  des  chefs  grecs, 
était  roi  <Je  Pylos,  aujourd'hui  Navarin 
(Morée). 

2.  Ménélas,  roi  de  Sparte  et  frère 
d'Agameninon,  erra  aussi  sur  les  mers 
après  la  prise  de  Troie  et  revint  à 
Sparte  avec  Hélène,  sa  femme,  la  fatale 
princesse  qui,  ravie  par  Paris,  avait  al- 
lumé la  guerre  entre  les  deux  natbns. 
—  Sparte  est  située  à  une  demi-lieue  de 
Misitra,  dans  la  Morée,  l'ancien  Pélopo- 
nèse. 

3.  Les  Cyclopes  (V.  plushnut),  forge- 
rons habitant  la  Sicile  ou  l'île  de  Lem- 
nos  ;  Vulc;tin  était  leur  chef  et  ils  travail- 
laient aux   foudres  de  Jupiter. 

4.  L'auteur  rapproche  son  sujet  de  ce- 
lui de  Virgile.  La  flotte  d'Enée,  comme 
on  le  voit  dans  le  troisième  livre  de  VE- 
néide,  croisait  en  Sicile  à  l'époque  où 
Fénelon  suppose  que  Téiémaque  voulait 
•e    rendre  dans  cette  île.  Les  Troyens, 


sous  la  conduite  d'Enée,  prince  troyen, 
erraient  de  leur  côté  sur  ces  mers,  pour 
aller  fonder  un  loyanme  eu  Italie  où  les 
appelait  le  destin.  Fénelon  a  une  idée 
fort  heureuse;  si  elle  était  venue  à  Vir- 
gile, c'eût  été  un  fort  bel  épisode  que 
celui  du  fils  d'Ulysse  tombe  entre  ies 
mains  du  prince  troyen.  —  Remarquez 
•  je  me  résolus  d'aller,  »  tour  en  usage 
au  temps  de  Fénelon,  et  qui  ne  s'em- 
ploierait plus  aujourd'hui. 

5.  Fénelon  marque  ici  le  lien  de  son 
poëme  avec  celui  d'Homère.  Chez  le 
poète  grec,  en  effet,  le  fils  d'Ulysse  re- 
vient à  Ithaque  après  avoir  visité  Pylos 
et  Sparte  (liv.  Il,  III,  IV).  L'auteur  fran- 
çais a  supposé  qu'au  lieu  de  revenir  » 
Ithaque,  le  jeune  Grec  avait  continué  son 
voyage,  aiusi  qu'on  le  voit  ici.  De  cette 
sorte,  tout  ce  qu'il  va  raconter  à  Calypso 
est  entièrement  étranger  au  récit  ho« 
mérique. 

6.  Félix  culpa.  —  Idée  chrétienne, 
celle  de  Dieu  humiliant  l'homme  par 
le  spectacle  de  sa  faiblesse. 


LIVRE   PREMIER. 


23 


étonnée:  elle  croyait  sentir  en  lui  quelque  chose  de  divin  ;  mais 
elle  ne  pouvait  démêler  ses  pensées  confuses  ;  ainsi  elle  demeu- 
rait pleine  de  crainte  et  de  défiance  à  la  vue  de  cet  inconnu. 
Alors  elle  appréhenda  de  laisser  voir  son  trouble  '.  «  Continuez, 
»  dit-elle  à  Télémaque,  et  satisfaites  ma  curiosité.  »  Téléma- 
que  reprit  ainsi  : 

«  Nous  eûmes  assez  longtemps  un  vent  favorable  pour  aller 
en  Sicile  ;  mais  ensuite  une  noire  tempête  déroba  le  ciel  à  nos 
yeux,  et  nous  fûmes  enveloppés  dans  une  profonde  nuit2.  A  la 
lueur  des  éclairs,  nous  aperçûmes  d'autres  vaisseaux  exposés 
au  même  péril,  et  nous  reconnûmes  bientôt  que  c'étaient  les 
vaisseaux  d'Énée;  ils  n'étaient  pas  moins  à  craindre  pour  nous 
que  les  rochers.  Alors  je  compris,  mais  trop  tard,  ce  que  l'ar- 
deur d'une  jeunesse  imprudente  m'avait  empoché  de  consi- 
dérer attentivement.  Mentor  parut  dans  ce  danger,  non-seule- 
ment ferme  et  intrépide,  mais  encore  plus  gai  qu'a  l'ordinaire; 
c'était  lui  qui  m'encourageait;  je  sentais  qu'il  m'inspirait  une 
force  invincible  8.  11  donnait  tranquillement  tous  les  ordres, 
pendant  que  le  pilote  était  troublé.  Je  lui  disais:  «  Mon  cher 
n  Mentor, pourquoi  ai-je  refusé  de  suivre  vos  conseils!  Nesuis-je 
»  pas  malheureux  d'ayoir  voulu  me  croire  moi-même,  dans 
»  un  âge  où  l'on  n'a  ni  prévoyance  de  l'avenir,  ni  expérience 

ménager  le  présent  *!  Oh!  si 


du  passé,  ni  modération  pour 


»  jamais  nous  échappons  de  cette  tempête,  je  me  défierai  de 
»  moi-même  comme  de  mon  plus  dangereux  ennemi  :  c'est 
»  vous,  Mentor,  que  je  croirai  toujours.  » 

«  Mentor,  en  souriant,  me  répondait:  «  Je  n'ai  garde  de  vous 
»  reprocher  la  faute  que  vous  avez  faite;  il  suffit  que  vous  la 
»  sentiez  et  qu'elle  vous  serve  à  être  une  autre  fois  plus  mo- 
rt déré  dans  vos  désirs.  Mais  quand  le  péril  sera  passé,  la  pré- 


1 .  Tout  cela  est  imité  de  Virgile  ;  Enée 
raconte  aussi  ses  aventures  à  bidon  (liv. 
il.  111  ;  mais  quelle  supériorité  de  génie 
peetique  cnez  le  poëte  romain  1 

2.  Voici  les  principaux  traits  de  la 
tenipèle  dans  Virgile  (  /En.),  liv.  I,  v.  88  : 

K ri p t ii n t  subito  nubes  cœlumque  dienique 
Teucrurum  ex  oculis  :  ponlo  nox  incubât  alra. 
InloiniLTt  poli,  et  crebiis  micat  ignibus  xiher. 

•  Les  nuages  dérobent  aux  yeux  des 
»  Troycns  le  ciel  et  le  jour;  la  uuit  pre- 
»   fou. le    s'étend  sur  la    mer  ;  les  cieux 

•  tonnent,  Cellier  bride  des  feux  redou- 

•  blés  de  l'éclair.  i  La  phrase  de  Féue- 
bni  ne  contient  pas  toutes  les  beaules  du 
teiic  latio,  mais  elle  eu  approche.  Panto 


tiox  incubât  ntra  est  bien  rendu  par 
ce  membre  de  phrase  :  •  enveloppés 
dans  une  profonde  nuit.  » 

3.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  Mentor 
e:>l  dans  ce  poëine  une  personnification 
île  la  sagesse  divine.  Il  est  à  croire  que 
FéneloD  avait  dans  sa  pensée  le  passade 
evangélique  dans  lequel  le  Maître  re- 
proche aux  disciples  de  trembler  à  l'as- 
pect de  ia  tempête.  —  .  Il  m'inspirait 
une  force  invincible.  »  Dominus  forti- 
t  ,do  mea,  quidtimebo  ?  P&alm. 

4.  Il  y  a  ici  une  parfaite  justesse  daLS 
les  termes.  Que  faut-il  pour  gouverner 
le  présent  ?  la  modération,  avec  l'expé- 
rience du  passe  et  la  prévoyance  de  l'a- 
venir. 


u 


TÉLÉMAQUE. 


»  somption  reviendra  peut-être.  Maintenant  il  faut  se  soutenir 
»  par  le  courage.  Avant  que  de  se  jeter  dans  le  péril,  il  faut  le. 
»  prévoir  et  le  craindre;  mais,  quand  on  y  est,  il  ne  reste  plus 
»  qu'à  le  mépriser.  Soyez  donc  le  digue  fils  d'Ulysse;  mon- 
»  Irez  un  cœur  plus  grand  que  tous  les  maux  qui  vous  mc- 
»  nacent  '.  » 

«  La  douceur  et  le  courage  du  sage  Mentor  me  charmèrent, 
mais  je  fus  encore  bien  plus  surpris  quand  je  vis  avec  quelle 
adresse  il  nous  délivra  des  Troyens.  Dans  le  moment  où  le  ciel 
commençait  à  s'éclaircir  et  où  les  Troyens,  nous  voyant  de  prés, 
n'auraient  pas  manqué  de  nous  reconnaître,  il  remarqua  un 
de  leurs  vaisseaux  qui  était  presque  semblable  au  nôtre  et  que 
la  tempête  avait  écarté.  I.a  poupe  en  était  couronnée  de  cer- 
taines fleurs  ;  il  se  hâta  de  mettre  sur  notre  poupe  des  couron- 
nes de  fleurs  semblables;  il  les  attacha  lui  même  avec  des  ban- 
delettes de  la  môme  couleur  que  celles  des  Troyens  :  il  ordonna 
à  tous  nos  rameurs  de  se  baisser  le  plus  qu'ils  pourraient  le 
long  de  leurs  bancs,  pour  n'être  point  reconnus  des  ennemis. 
1 : 1 1  cet  état,  nous  passâmes  au  milieu  de  leur  flotte  ;  ils  poussè- 
rent des  cris  de  joie  en  nous  voyant,  comme  en  revoyant  des 
compagnons  qu'ils  avaient  crus  perdus  *.  Nous  fûmes  même 
contraints,  par  la  violence  de  la  mer,  d'aller  assez  longtemps 
avec  eux;  enfin,  nous  demeurâmes  un  peu  derrière,  et,  pen- 
dant que  les  vents  impétueux  les  poussaient  vers  l'Afrique, 
nous  finies  les  derniers  efforts  pour  aborder,  à  force  de  rames, 
sur  la  côte  voisine  de  Sicile  s. 

«  Nous  arrivâmes  en  effet.  Mais  ce  que  nous  cherchions  n'é- 
tait guère  moins  à  craindre  que  la  flotte  qui  nous  faisait  fuir. 
Noms  trouvâmes  sur  cette  côte  de  Sicile  d'autres  Troyens,  en- 
nemis des  Grecs.  C'était  là  que  régnait  le  vieux  Acestc,  sorti 
de  Troie  *.  A  peine  fûmes-nous  arrivés  sur  ce  rivage,  que  les 


1.  On  reconnaît  le  beau  vers  Je  Vir- 
gile» /En.W.  95. 

Tu,  ne  cède  malis,  sed  contra  audentior  ilo. 

•  Toi,  ne  cède  pas  au  malheur  ;  marche 
•  contre  lui  avec  un  courage  plus  grand.  • 

2.  l'assage  faible.  Les  Troyens  vc- 
nrent  de  subir  une  trop  horrible  tem- 
pèle  pour  s'occuppr  du  navire  qui 
passait  devant  leur  flotte  dispersée.  — 
Ajoutez  l'inviaiseinblance  de  ces  fleurs 
dont  on  pare  le  navire.  Où  Irouvait-on 
ces  fleurs  en  pleine  mer  ?  —  Enfin,  puis- 
que Fcnelon  avait  eu  cette  idée  de  mettre 
en  présence  les  Troyens  et  les  Grecs  à 
1r  suite    d'un  commun  naufrage,  il  nous 


semble    qu'il  aurait    pu  tirer  de  cette 
situation  un  effet  plus  dramatique. 

3.  El  I.ibyae  vertuntur  ad  oras. 

(Vma.,  &n.,  \,  v.  159.) 

Les  Troyens  étaient  poussés  vers  l'A- 
frique, en  Libye,  c'est-à-dire  à  Carthage, 
chei  la  reine  Uidon;  Télémaque  les  rem- 
place eu  Sicile. 

4.  Ici  Féi.elon  se  plaît  à  suivre  Vir- 
gile. Aceste  est  un  roi  de  Sicile  qui 
joue  un  rôle  dans  l' Enéide  (Ve  livre)  ; 
parent  et  ami  d'Énée,  il  a  reçu  les  Troyens 
avec  une  touchante  hospitalité.  A  usai 
Télémaque  n'aborde  pas  sans  péril  dauf 
les  Etats  de  ce  roi. 


LIVRE  PREMIER. 


C5 


habitants  crurent  que  nous  étions  ou  d'autres  peuples  de  l'île, 
armés  pour  les  surprendre,  ou  des  étrangers  qui  venaient 
s'emparer  de  leurs  terres.  Ils  brûlent  notre  vaisseau;  dans  le 
premier  emportement,  ils  égorgent  tous  nos  compagnons,  ils 
ne  réservent  que  Mentor  et  moi  pour  nous  présenter  à  Aceste, 
afin  qu'il  pût  savoir  de  nous  quels  étaient  nos  desseins  et  d'où 
nous  venions.  Nous  entrons  dans  la  ville,  les  mains  liées  der- 
rière le  dos,  et  notre  mort  n'était  retardée  que  pour  nous  faire 
servir  de  spectacle  à  un  peuple  cruel,  quand  on  saurait  que 
nous  étions  Grecs1. 

«  On  nous  présenta  d'abord  à  Aceste,  qui,  tenant  son  sceptre 
d'or  en  main  2,  jugeait  les  peuples  et  se  préparait  à  un  grand 
sacrifice.  Il  nous  demanda,  d'un  ton  sévère,  quel  était  notre 
pays  et  le  sujet  de  notre  voyage.  Mentor  se  hâta  de  répondre, 
et  lui  dit  :  «  Nous  venons  des  côtes  de  la  Grande  Hespérie  3,  et 
notre  patrie  n'est  pas  loin  de  là.  »  Ainsi  il  évita  de  dire  que 
nous  étions  Grecs  *.  Mais  Aceste,  sans  l'écouter  davantage,  et 
nous  prenant  pour  des  étrangers  qui  cachaient  leur  dessein, 
ordonna  qu'on  nous  envoyât  dans  une  foret  voisine,  où  nous 
servirions  en  esclaves  sous  ceux  qui  gouvernaient  ses  trou- 
peaux. 

«Celte  condition  me  parut  plus  dure  que  la  mort.  Je  m'é- 
criai: «  0  roi,  faites-nous  mourir  plutôt  que  de  nous  traiter  si 
»  indignement;  sachez  que  je  suis  Télémaque,  fils  du  sage 
»  Ulysse,  roi  des  Ithaciens.  Je  cherche  mon  père  dans  toutes 
»  les  mers;  si  je  ne  puis  le  trouver,  ni  retourner  dans  ma 
»  patrie,  ni  éviter  la  servitude,  ôtez-moi  la  vie,  que  je  ne  sau- 
»  rais  supporter.  » 

«  A  peine  eus-je  prononcé  ces  mots,  que  tout  le  peuple  ému 
s'écria  qu'il  fallait  faire  périr  le  fils  de  ce  cruel  Ulysse,  dont 
les  artifices  avaient  renversé  la  ville  de  Troie B.  «  0  fils  d'Ulvsse  ! 


1.  Souvenir  de  Virgile,  au  IIe  livre  de 
V Enéide,  v.  57. 

Ecce  raanus  juvenem  interea  post  terga  re- 
[vinctum, 

l'a4ores  nugno  ad  regem  clamore  trahebant. 

•  Cependant  des  bergers  traînaient  avec 
»  de  grands  cris,  vers  le  roi,  un  jeune 
•  homme  lié  les  mains  derrière  le  dos.  » 

2.  Cette  circonstance  du  <»  sceptre  d'or 
en  main  »  est  une  image  fréquente  dans 
Homère. 

3.  Les  Grecs  appelaient  du  nom  d'Hes- 
péiie,  c'est-à-dire  région  de  l'occident, 
l'Italie  et  l'Espagne.  Ce  mot  vient  de 
Vesper,  planète  qui  parait  au  couchant. 
Les  Grecs,  qui  faisaient  des  fictions  de 
toutes  choses,  avaient  personnifié  Vesper, 

TÉLÉMAQUE.     1. 


l'étoile  du  soir,  et  supposé  qu'un  prince  de 
ce  nom,  chassé  de  l'Afrique  par  sou  frère 
Atlas,  s'était  réfugié  en  Espjgne.  —  Ici 
Télémaque  désigne  les  côtes  d'Italie. 

4.  En  effet,  les  détours  imagines  par 
Télémaque  et  par  son  compagnon,  n'é- 
taient guère  de  nature  à  en  imposer  aux 
Siciliens.  Puis,  pourquoi  ce  mensouge 
peu  digne, et  qui  De  devait  pas  les  garan- 
tir? Télémaque  se  relève  par  sa  réponse 
généreuse. 

5.  Ulysse  était  en  effet  le  principal  au- 
teur de  la  ruine  de  Troie.  11  avait  fait 
construire  le  cheval  de  bois  dans  lequel 
les  Grecs  s'étaient  enfermes,  afin  de  pé- 
nétrer dans  les  murs  de  Troie  et  de  s'em- 
parer de  la  ville  durant  la  nuit. 

•2 


26 


TÉLÉMAQUE. 


»  me  dit  Aceste,je  ne  puis  refuser  volrc  sang  au*  mines  de  tant 
»  deTroycns  que  voire  ptNre  a  précipités  surlea  rivages  du  noir 
»  Cocyte1;  vous  et  celui  qui  vous  mène,  vous  périrez.  »  V.n 
même  temps,  un  vieillard  de  la  troupe  proposa  au  roi  de  nous 
immoler  sur  le  tombeau  d'Anchise  2.  «  Leur  sang,  disait-il, 
»  sera  agréable  à  l'ombre  3  de  ce  héros.  Énée  môme,  quand  il 
»  saura  un  tel  sacrifice,  sera  touché  de  voir  combien  vous  aimez 
)>  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  au  monde.  » 

III.  «  Tout  le  peuple  applaudit  à  cette  proposition  et  on  ne 
songea  plus  qu'à  nous  immoler.  Déjà  on  nous  menait  sur  le 
tombeau  d'Anchise;  on  y  avait  dressé  deux  autels,  où  le  feu 
sacré  était  allumé;  le  glaive  qui  devait  nous  percer  était  devant 
nos  yeux;  on  nous  avait  couronnés  de  fleurs  *,  et  nulle  com- 
passion ne  pouvait  garantir  notre  vie;  c'était  fait  de  nous, 
quand  Mentor  demanda  tranquillement  à  parler  au  roi.  Il 
lui  dit  : 

«  0  Aceste,  si  le  malheur  du  jeune  Télémaque,  qui  n'a  ja- 
»  mais  porté  les  armes  contre  les  Troyens,  ne  peut  vous  tou- 
»  cher,  du  moins  que  votre  propre  intérêt  vous  touche.  La 
»  science  que  j'ai  acquise  des  présages  et  de  la  volonté  des 
»  dieux  me  fait  connaître  qu'avant  que  trois  jours  soient 
«écoulés  vous  serez  attaqué  par  des  peuples  barbare?,  qui 
»  viennent  comme  un  torrent,  du  haut  des  montagnes,  pour 
»  inonder  votre  ville  et  pour  ravager  tout  votre  pays,  llatez- 
»  vous  de  les  prévenir;  mettez  vos  peuples  sous  les  armes,  et 
»  ne  perdez  pas  un  moment  pour  retirer  au  dedans  de  vos  mu- 
»  railles  les  riches  troupeaux  que  vous  avez  dans  la  campagne. . 
»  Si  ma  prédiction  est  fausse,  vous  serez  libre  de  nous  immoler 
»  dans  trois  jours;  si,  au  contraire,  elle  est  véritable,  souve- 
»  nez-vous  qu'on  ne  doit  pas  ôter  la  vie  à  ceux  de  qui  on  la 
»  lient 5.  » 

«Aceste  fut  étonné  de  ces  paroles,  que  Mentor  lui  disait  avec 
une  assurance  qu'il  n'avait  jamais  trouvée  en  aucun  homme. 


1 .  Le  Cocyte,  un  des  fleuves  infernaux, 
Douve  des  pleurs  (xwxûw). 

2.  Anchise,  père  d'Éuée,  était  mort 
en  Sicile  pendant  le  séjour  des  Troyens 
endette  île.  Pour  plaire  à  An:hise  mortel 
à  Énée  vivant,  un  sage  sicilien  propose 
d'immoler  Telémnque. 

3.  ■  L'ombre  »  est  le  mort  apparaissant 
bous  une  forme  sensible. 

4.  La  victime  était  prêle  et  de  fleurs  cou- 

ronnée. 
(Volt.,  Mérope,  act.  V.) 


Et  Virgile,  au  2»  livre,  quand  Sinon  eil 
6ur  le  point  d'être  immolé  : 

Jamque  dies  infamla  aderat,  etc. 

Mentor  exerce  la  patience  et  le  oourage 
de  son  élevé;  il  sait  bien  que  le  fa laL 
sacrifice  n'aura  pas  lieu,  mais  il  n'inter- 
vient qu'au  dernier  instant. 

5.  C'est  là  ce  que  Ton  appelle,  dans  la 
poésie  dramatique  et  la  poé=ie  épique,  uni 
péripétie,  un  changement  de  gituation. 


LIVRE  PREMIER. 


2"; 


«  Je  vois  bien,  répondit-il,  ô  étranger,  que  les  dieux,  qui  vous 
»  ont  si  mal  partage  pour  tous  les  dons  de  la  fortune,  vous  ont 
»  accordé  une  sagesse  qui  est  plus  estimable  que  tontes  les 
»  prospérités.  »  En  même  temps,  il  retarda  le  sacrifice,  et 
donna  avec  diligence  les  ordres  nécessaires  pour  prévenir  l'at- 
taque dont  Mentor  l'avait  menacé  l.  On  ne  voyait  de  tous  côtés 
que  des  femmes  tremblantes,  des  vieillards  courbés,  de  petits 
enfants,  les  larmes  aux  yeux,  qui  se  reliraient  dans  la  ville, 
f.es  bœufs  mugissants  et  les  brebis  bêlantes  venaient  en  foule, 
quittant  les  gras  pâturages,  et  ne  pouvant  trouver  assez  d'é- 
tables  pour  être  mis  à  couvert.  C'étaient,  de  toutes  parts,  des  cris 
confus  de  gens  qui  se  poussaient  les  uns  les  autres,  qui  ne 
pouvaient  s'entendre,  qui  prenaient  dans  ce  trouble  un  inconnu 
pour  leur  ami,  et  qui  couraient  sans  savoir  où  tendaient  leurs 
pas  2.  Mais  les  principaux  de  la  ville,  se  croyant  plus  snges  que 
les  autres,  s'imaginaient  que  Mentor  était  un  imposteur  qui 
avait  fait  une  fausse  prédiction  pour  sauver  sa  vie. 

«  Avant  la  un  du  troisième  jour,  pendant  qu'ils  étaient  pleins 
de  ces  pensées,  on  vit  sur  le  penchant  des  montagnes  voisines 
un  tourbillon  de  poussière;  puis  on  aperçut  une  troupe  in- 
nombrable de  Barbares  armés:  c'étaient  les  Ilimériens3,  peu- 
ples féroces,  avec  les  nations  qui  habitent  sur  les  monts  JNé- 
brodes  4,  et  sur  les  sommets  d'Acragas3,  où  règne  un  hiver  que 
les  zéphyrs  8  n'ont  jamais  adouci.  Ceux  qui  avaient  méprisé  la 
prédiction  de  Mentor  perdirent  leurs  esclaves  et  leurs  trou- 
peaux. Le  roi  dit  à  Mentor:  «  J'oublie  que  vous  èles  des  Grecs; 
»  nos  ennemis  deviennent  nos  amis  fidèles.  Les  dieux  vous  ont 
»  envoyés  pour  nous  sauver  :  je  n'attends  pas  moins  de  votre 
»  valeur  que  de  la  sagesse  de  vos  conseils;  hâtez- vous  de  nous 
»  secourir.  » 

«  Mentor  montre  dans  ses  yeux  une  audace  qui  étonne  les 
plus  fiers  combattants  7.  Il  prend  un  bouclier,  un  casque,  une 
épée,  une  lance;  il  range  les  soldats  d'Aceste;  il  marche  à  leur 


1.  Acesle,  dans  sa  rigueur  comme  dans 
sa  clémence,  montre  assez  de  légèreté. 
Il  fait  de  grands  éloges  à  Mentor  qu'il 
all.iii  faire  mourir,  et  loue  sa  prudence 
sans  l'avoir  mise  à  l'épreuve. 

2.  Ce  tableau  du  trouble  répandu  dans 
la  ville,  apiès  la  fatale  nouvelle  apportée 
pai  Mentor,  est  tracé  de  main  de  maître; 
on  voit  dans  une  égale  desolatioD,  tous 
les  êtres  vivants. 

3.  Himère,  sur  la  côte  nord  de  Sicile, 
était  une  ville  importante  qui  fut  plus  tard 
détruite  par  les  Carthaginois. 


4.  Les  monts  Nébrodes  ou  Nébrides, 
au  nord  de  la  Sicile. 

5.  L'Acragas,  montagne  voisine  de 
l'antique  Agngente  (aujourd'hui  Gir- 
genti). 

6.  Zéphyrs,  vent  d'ouest;  par  extension, 
un  vent  agréable  ;  et  par  personnification 
mythologique,  le  fils  d'Éole  et  de  l'Au- 
rore. 

7.  Minerve,  sous  la  figure  de  Mentor, 
n'oublie  pas  qu'elle  est  la  déesse  de  la 
sagesse  et  de  la  suerre. 


2x 


TELEMAQUE. 


tête  et  s'avance  en  bo.i  ordre  vers  les  ennemis.  Aeeste,  quoique 
plein  de  courage,  ne  peut,  dans  sa  vieillesse,  le  suivre  que  de 
loin  *.  Je  le  suis  de  plus  près,  niais  je  ne  puis  égaler  sa  valeur. 
Sa  cuirasse  ressemblait,  dans  le  combat,  à  l'immortelle  égide2. 
La  mort  courait  de  rang  en  rang  partout  sous  ses  coups.  Sem- 
blable à  un  lion  deNumidie  que  la  cruelle  faim  dévore,  et  qui 
entre  dans  un  troupeau  de  faibles  brebis,  il  déchire,  il  égorge, 
il  nage  dans  le  sang;  et  les  bergers,  loin  Je  secourir  le  trou- 
peau, fuient,  tremblants,  pour  se  dérober  à  sa  fureur3. 

«  Ces  Barbares,  qui  espéraient  de  surprendre  la  ville,  furent 
eux-mêmes  surpris  et  déconcertés  \  Les  sujets  d'Aceste,  ani- 
més par  l'exemple  et  par  les  ordres  de  Mentor,  eu  ;ent  une 
vigueur  dont  ils  ne  se  croyaient  point  capables.  De  ma  lance  je 
renversai  le  fils  du  roi  de  ce  peuple  ennemi.  11  était  de  mou 
âge,  mais  il  était  plus  grand  que  moi;  car  ce  peuple  venait 
d'une  race  de  géants  qui  étaient  de  la  même  origine  que  les 
Cyclopes.  Il  méprisait  un  ennemi  aussi  faible  que  moi  :  mais, 
sans  m'élonner  de  sa  force  prodigieuse,  ni  de  son  air  sauvage 
et  brutal,  je  poussai  ma  lance  contre  sa  poitrine,  et  je  lui  fis  vo- 
mir, en  expirant,  des  torrents  d'un  sang  noir.  11  pensa  m'écra- 
ser.  Dans  sa  chute,  le  bruit  de  ses  armes  retentit  jusques  aux 
montagnes.  Je  pris  ses  dépouilles,  et  je  revins  trouver  Aceste  B. 
Mentor,  ayant  achevé  de  mettre  les  ennemis  en  désordre,  les 


1.  Le  vieux  Nestor,  dans  Homère,  est 
un  soldat  intrépide  et  le  plus  sage  des 
chefs. 

2.  L'égide,  le  bouclier  de  Jupiter,  ainsi 
nommé  parce  qu'il  était  recouvert  arec 
la  peau  de  la  chèvre  Amalthée  (a'Ç,  y6ç). 
Jupiter  le  donna  à  Pallas ,  et  cette 
déesse  y  plaça  la  tête  de  Méduse  qui 
changeait  en  pierre  tous  ceux  qui  la  re- 
gardaient. 

3.  Fénelon  a  imité  dans  ce  passage 
deux  textes  antiques  bien  connus,  l'un 
d'Homère,  l'autre  de  Virgile. 

'Qç  Si  'Ucov    lv  poual  8opùv  II  aù^lva  ij-^ 
nâp-uoç  +.i  (iooç,  Çvïo^ov  xâta  poffxo(xtvàwv. 
(Iliade,  liv.  V,  v.  161.) 

i  Ainsi  qu'un  lion  qui  s'élance  sur  un 

*  troupeau   de   bœufs,  et   brise    le  cou 
i  d'une  génisse  ou  d'un  bœuf  qui  pais- 

*  saieut  dans  l'épaisseur  d'un  bois.  »  — 
Et  Virgile  {;En.,  liv.  IX,  v.  339)  : 

inpa&tus  eeu  plena  leo  per  ovilia  turbans 
rS'JiJ'.t   enim     vesana    Lmes)  ,   manditque 

[trahitque 
V.'iVu  pecui   mutumque   metu  ,  frémit   ore 

[cruento. 


i  Ainsi  qu'un  lion  jetant  le  trouble  à 
»  travers  une  nombreuse  bergerie  (car  il 

•  est  poussé  par  la  rage  de  la  faim)  ravit 

•  et  entraîne  l'innocente  brebis,  muette 

•  de  peur;  il  frémit  et  sa  gueule  ruisselle 
»  de  sang.  »  —  Le  tableau  de  l'auteur 
français  est  d'une  touche  faible  auprès 
des  grands  traits  des  poètes  antiques.  On 
remarquera  dans  le  grec  l'image  paisible 
et  contrastante  de  po?xo|xtyàuv,  sur  la- 
quelle les  yeux  se  prolongent.  Dans  Vir- 
gile, la  peinture  est  d'une  ardente  cou- 
leur; elle  exprime  la  terreur  et  le  sang. 
Ce  quNl  y  a  de  mieux  dans  Fénelon,  c'est 
ce  trait  :  «  il  déchire,  il  égorge,  il  nage 
dans  le  sang.  •  —  «  Pour  se  dérober  à 
sa  fureur,  »  ce  dernier  trait  du  tableau 
ne  peint  rien. 

4.  «  Déconcertés,  »  qui  ne  savent  plus 
quel  parti  prendre,  comment  se  rallier. 
—  Concert,  concentus  (par  le  change- 
ment, rare,  de  n  en  r),  est  l'idée  d'accord 
en  matière  de  chants,  puis  d'harmonie 
au  sens  moral. 

5.  Ce  détail  de  la  victoire  de  Téléma- 
que  sur  le  fils  du  roi,  est  raconté  par  le 
jeune  héros  avec  modestie,  mais  d'une 
manière  vive  et  pittoresque  ;  les  détails 


LIVRE  PREMIER. 


29 


taiUa  en  pièces,  et  poussa  les  fuyards  jusque  dans  les  forêts. 
«  Un  succès  si  inespéré  fit  regarder  Mentor  comme  un 
homme  chéri  et  inspiré  des  dieux.  Aceste,  touché  de  recon- 
naissance, nous  avertit  qu'il  craignait  tout  pour  nous,  si  les 
vaisseaux  d'Énée  revenaient  en  Sicile  :  il  nous  en  donna  un 
pour  retourner  sans  retardement  en  notre  pays,  nous  combla 
de  présents,  et  nous  pressa  de  partir  pour  prévenir  lous  les 
malheurs  qu'il  prévoyait  ;  mais  il  ne  voulut  nous  donner  ni  un 
pilote  ni  des  rameurs  de  sa  nation,  de  peur  qu'ils  ne  fussent 
trop  exposés  sur  les  côtes  de  la  Grèce  l.  11  nous  donna  des 
marchands  phéniciens,  qui,  étant  en  commerce  avec  tous  les 
peuples  du  monde,  n'avaient  rien  à  craindre,  et  qui  devaient 
ramener  le  vaisseau  à  Aceste  quand  ils  nous  auraient  laissés  à 
Ithaque  2.  Mais  les  dieux,  qui  se  jouent  des  desseins  des  hom- 
mes, nous  réservaient  à  d'autres  dangers 3.  » 

Observations  sur  le  premier  livre.  —  Fénelon  est  évidemment 
inférieur  à  Homère  et  à  Virgile,  ses  deux  maîtres  dans  la  poésie  épi- 
que, mais  il  fai-t  cependant  admirer  l'art  avec  lequel  il  conduit  son 
poëme.  D'abord  c'est  la  belle  description  de  la  grotte  de  la  déesse; 
puis  l'arrivée  des  deux  principaux  personnages,  dessines  chacun  avec 
les  traits  qui  lui  conviennent.  Alors,  selon  la  loi  imposée  au  poète  épi- 
que, qui  doit  débuter  en  se  jetant  au  milieu  des  événements,  et 
faire  connaître  ensuite,  à  l'aide  d'un  récit,  les  faits  passés,  Telémaque 
commence  ce  récit  intéressant  dont  nous  venons  de  voir  la  première 
partie  —  Le  caractère  essentiellement  moral  du  poëme  apparaît  déjà. 
Télcmaque  possède  de  brillantes  qualités,  mais  aussi  de  séiieux  dé- 
fauts; ceux-ci  tiennent  à  son  inexpérience  et  à  quelque  présomption 
dont  il  n'est  pas  exempt.  On  comprend  qu'au  fond  l'ouvrage  n'est 
autre  chose  qu'un  traité  de  morale  politique  destiné  à  l'éducation  d'un 
jeune  prince.  —  Remarquons  surtout  dans  ce  livre  trois  principes  de 
morale  excellents  :  1°  comment  il  ne  faut  pas  être  épris  des  vaines 
parures;  —  2"  inexpérience  de  la  jeunesse,  qui  a  besoin  d'être  conseil- 
lée et  dirigée;  —  3°  rôle  de  la  Providence  dans  la  direction  des  choses 
humaines,  et  dans  la  conduite  de  chaque  homme  en  particulier. 


s'en  retrouveraient  épars  dans  les  batail- 
les de  Virgile. 

1.  Parce  que  les  Grecs  auraient  pu 
reconnaître  les  Troyens. 

2.  Les  Phéniciens  habitaient  entre  la 
chaîne  du  Liban  et  la  Méditerranée,  une 
côte  étroite,  bande  de  terrain  resserrée 
entre  le  Liban  et  la  nier.  Aussi,  furent- 
ils  dés  I  ur  origine  un  peuple  de  naviga- 


teurs et  de  commerçants;  ils  avaient  des 
comptoirs  sur  beaucoup  de  points  de 
l'ancien  monde.  Leurs  principales  villes 
étaient  Tyret  Sidon;  leur  plus  célèbre  co- 
lonie était  Carthage,  sur  la  côte  d'Afrique. 
3.  Un  ancien  avait  dit  aussi  :  ■  Les 
hommes  sont  entre  les  mains  des  Dieux 
comme  des  paumes;  »  —  DU  nos  garni 
pilas  habent. 


30 


TÉLÉMAQUE. 


*-  LIVRE  DEUXIÈME. 


Sommaire.—  I.  Le  vaisseau  que  montaitTélémaqucest  pris  par  les  sujets 
de  Sésostris  ;  le  fils  d'Ulysse  est  emmené  captif  en  Egypte;  descrip- 
tion de  ce  pays.  —  II.  Tonilié  dans  la  disgiâce  du  roi,  il  est  envoyé 
en  Ethiopie  ;  épisode  de  Termosiris  ;  heureuse  existence  des  bergers. 
—  III.  Sésostris  veut  renvoyer  Telémaque  à  Ithaque  ;  nouveaux 
revers  ;  enfermé  dans  une  tour,  il  est  témoin  du  combat  dans  lequel 
pi'rit  le  tyran  Bocchoris. 

I.  «  Les  Tyriens,  parleur  fierté,  avaient  irrité  contre  eux  le 
grand  roi  Sésostris,  qui  régnait  en  Egypte,  et  qui  avait  con- 
quis tant  de  royaumes  l.  Les  richesses  qu'ils  ont  acquises  par 
le  commerce,  et  la  force  de  l'imprenable  ville  de  Tyr2,  située 
dans  la  mer 3,  avaient  enflé  le  cœur  de  ces  peuples  *.  Ils  avaient 
refusé  de  payer  à  Sésostris  le  tribut  qu'il  leur  avait  imposé 
en  revenant  de  ses  conquêtes  ;  et  ils  avaient  fourni  des  troupes 
à  son  frère,  qui  avait  voulu,  à  son  retour,  le  massacrer  au 
milieu  des  réjouissances  d'un  grand  festin5. 

«  Sésostris  avait  résolu,  pour  abattre  leur  orgueil,  de  troubler 
leur  commerce  dans  toutes  les  mers.  Ses  vaisseaux  allaient  de 
tous  côtés  cherchant  les  Phéniciens  6.Uhe  flotte  égyptienne  nous 
rencontra,  comme  nous  commencions  à  perdre  de  vue  les 
montagnes  de  la  Sicile.  Le  port  et  la  terre  semblaient  fuir 
derrière  nous,  et  se  perdre  dans  les  nues 7.  En  même  temps 


1.  Sésostris,  roi  d'Egypte,  avait  soumis 
l'Asie  occidentale,  l'Inde  et  la  Bcythie 
jusqu'au  Tanaïs.  Hérodote  raconte  ce 
que  les  Grecs  savaient  de  son  histoi:  e  ; 
mais  le  conquérant  est  maintenant  mieux 
connu.  Son  véritable  nom  était  Rham- 
sès  II.  L'Egypte  des  Pharaons  a  été  ré- 
cemment étudiée  par  Champolliou  dans 
6es  monuments,  dans  ta  langue,  dans 
l'explication  de  ses  hiéroglyphes,  dans  sa 
religion,  dans  son  histoire.  Ainsi,  il  existe 
au  musée  égyptien,  au  Louvre,  un  certain 
nombre  de  monuments  qui  rappellent  le 
souvenir  de  RhamsèsII.  C'est  à  lui  qu'on 
parait  attribuer  l'obélisque  de  Luxor, 
dressé  sur  la  place  de  la  Concorde  à  Paris. 
Rhamsès  II  vivait  vers  le  temps  de  Moïse. 
On  pense  que  ce  fut  sous  lerègne  de  son 
fils  que  les  Israélites  quittèrent  l'Egypte 
et  passèrent  la  mer  Rouge. 

2,  Tyr,  foedée  par  les  Sidoniens,  daas 
une  île,  à  peu  de  distance  de  la  côte  de 
Fhénicie,  est  maintenant  un  village  turc 


sous  le  nom  de  Sour.  Alexandre,  par 
ses  travaux  de  siège,  la  réunit  au  conti- 
nent. 

3.  «  Située  dans  la  mer.  «  Le  prophète 
Ezéchiel  (xxm,  3)  s'exprime  ainsi  :  •  0 
Tyr,  tu  as  dit:  Je  suis  une  ville  magni- 
Dque  et  située  au  cœur  de  la  mer.  » 

4.  «Enflé  le  cœur,  •  est  une  expression 
figurée  et  fort  énergique.  Corneille  [Cid, 
act.  I,s.  tu) l'emploie  dans  le  même  sens: 

Et  le  nouvel  éclat  de  votre  dignité 

Lui  doit  enfler  le  cœur  d'une  autre  vanité. 

Remarquez  ici  que  cette  expression  «  en- 
flé de  vanité»  est  très-juste;  l'enflure  ue 
contient  rien,  nescio  quid  vani. 

5.  Fénelon  a  emprunté  ce  détail  à 
l'historien  grec  Hérodote  (III,  107). 

6.  Aller,  suivi  d'un  participe  présent, 
est  un  tour  fort  usité   aujourd'hui. 

7.  Virgile  a  suggéré  cette  image  à  Fé- 
nelon : 


LIVRE  DEUXIÈME. 


31 


nous  voyons  approcher  les  navires  des  Égyptiens,  semblables  à 
une  ville  flottante  l.  Les  Phéniciens  les  reconnurent,  et  voulu- 
rent s'en  éloigner  :  mais  il  n'était  plus  temps  :  leurs  voiles 
étaient  meilleures  que  les  nôtres  ;  le  vent  les  favorisait  ;  leurs 
rameurs  étaient  en  plus  grand  nombre  :  ils  nous  abordent, 
nous  prennent,  et  nous  emmènent  prisonniers  en  Egypte  2. 

«  En  vain,  je  leur  représentai  que  nous  n'étions  pas  Phéni- 
ciens ;  à  peine  daignerent-ils  m'écouler  :  ils  nous  regardèrent 
comme  des  esclaves  dont  les  Phéniciens  trafiquaient  ;  et  ils  ne 
songèrent  qu'au  profit  d'une  telle  prise.  Déjà  nous  remarquons 
les  eaux  de  la  mer  qui  blanchissent  par  le  mélange  de  celles  du 
Nil,  et  nous  voyons  la  côte  d'Egypte  3  presque  aussi  basse  que 
la  mer.  Ensuite  nous  arrivons  à  l'île  de  Pharos  \  voisine  de  la 
ville  de  No  5  :  de  là  nous  remontons  le  Nil  jusques  à  Memphis  6. 

«  Si  la  douleur  de  notre  captivité  ne  nous  eût  rendus  insen- 
sibles à  tous  les  plaisirs,  nos  yeux  auraient  été  charmés  de  voir 
cette  terre  fertile  d'ÉgypIe,  semblable  à  un  jardin  délicieux  ar- 
rosé d'un  nombre  infini  de  canaux.  Nous  ne  pouvions  jeter  les 
yeux  sur  les  deux  rivages  sans  apercevoir  des  villes  opulentes, 
des  maisons  de  campagne  agréablement  siluées,  des  terres  qui 
se  couvraient  tous  les  ans  d'une  moisson  dorée  sans  se  reposer 
jamais,  des  prairies  pleines  de  troupeaux,  des  laboureurs  qui 
élaient  accablés  sous  le  poids  des  fruits  que  la  terre  épanchait 
de  son  sein,  des  bergers  qui  faisaient  répéter  les  doux  sons  de 
leurs  flûtes  et  de  leurs  chalumeaux  à  tous  les  échos  7  d'alentour. 


Piovchimur  portu,  terracque  urbesque  rece- 
[dunt. 
[jEn.,\.  III,  v.  72.) 
•  Nous  voguons  loin  du  port,  les  terres 
i  et  les  villes  reculent  devant  nous.  »  Le 
trait  de  l'auteur  français  «  et  se  perdre 
dans  les  nues»  ajoute  à  l'image. 

1.  Voltaire,  daus  Alzire,  a  une  com- 
paraison très-clépante  et  qui  rappelle 
les  a  villes  flottantes»  de  Fénelon,  quand, 
pour  marquer  l'étonnement  des  Indiens 
qui  n'avaient  jamais  vu  de  navire,  il 
s'exprime  ainsi  : 

L'appareil  inouï  pour  ces  mortels  nouveaux, 
De  no;  châteaux  ailés  qui  volaient  sur  les  eaux. 

2.  Fénelon  donne  ici  un  exemple  de 
la  rapidité  exigée  pour  les  récits  épiques. 
Il  pouvait  s'arrêter  à  décrire  le  combat 
et  la  prise  du  vaisseau  phénicien;  il  a 
préfère  satisfaire  au  précepte  d'Horace: 
srm/ter  ad  eventum  festinnt. 

3.  L'Egypte,  vaste  région  située  au 
nord-est  de  l'Afrique,  est  arrosée  par  le 
Nil.  Ce  grand  fleuve  cause  la  fertilité  de 
l'Egypte  par  ses  débordements  périodi- 
ques :  il  couvre  le  sol  de  limon. 


4.  L'île  de  Pharos,  située  en  face  d'A- 
lexandrie, a  été  jointe  au  continent  par 
le  travail  des  Ptulémées,  285  ans  av.  J.-C 
Sur  une  tour  élevée  à  Pharos,  dés  feux 
étaient  allumés  la  nuit  pour  montrer  la 
route  aux  vaisseaux  et  les  préserver  des 
écueils.  De  là  le  nom  général  de  phare, 
mot  qui    est  devenu    français. 

5.  La  ville  de  No  paraît  avoir  servi  aux 
fondations  d'Alexandrie. 

6.  Memphis,  capitale  de  la  Basse  Egypte 
sur  le  Nil,  a  été  ruinée  par  les  Arabes  et 
remplacée  par  le  Caire,qu\  est  maintenant 
la  capitale  de  tout  le  pays.  Les  ruines  de 
Memphis,  dans  le  voisinage  du  Caire,  ex- 
citent l'admiration  des  voyageurs;  c'est 
dans  le  désert  qui  environne  Memphis 
que  l'on  voit  les  Pyramides. 

7.  Cette  brillante  et  poétique  descrip- 
tion de  la  fertilité  et  du  bonheur  de  l'an- 
cienne Egypte,  est  conflrmée  par  l'étude 
desmouumeuts  hiéroglyphiqueset  parl'in- 
terprétation  des  peintures  que  la  6cience 
moderne  ne  cesse  de  relever  dans  lei 
palais  et  les  hypogées. 


3Î 


TÉLÉMAQUE. 


«  Heureux,  disait  Mentor,  le  peuple  qui  est  conduit  par  un 
»  sage  roi  !  Il  est  dans  l'abondance  ;  il  vit  heureux,  et  aime  ce- 
»  lui  à  qui  il  doit  tout  son  bonheur.  C'est  ainsi,  ajoutait-il, 
«  ô  Télémaque,  que  vous  devez  régner  et  faire  la  joie  de  vos 
»  peuples,  si  jamais  les  dieux  vous  font  posséder  le  royaume  de 
)>  votre  pore  Aimez  vo?  peuples  comme  vos  enfants  ;  goûtez 
»  le  plaisir  d'être  aimé  d'eux  ;  et  faites  qu'ils  ne  puissent  jamais 
»  sentir  la  paix  et  la  joie  sans  se  ressouvenir  que  c'est  un  bon 
»  roi  qui  leur  a  fait  ces  riches  présents  ' .  Les  rois  qui  ne  son- 
»  gent  qu'à  se  faire  craindre,  et  qu'à  abattre  leurs  sujets  pour 
»  les  rendre  plus  soumis,  sont  les  fléaux  du  genre  humain  2. 
»  Ils  sont  craints  comme  ils  le  veulent  être  ;  m  is  ils  sont  haïs, 
»  détestés3;  et  ils  ont  encore  plus  à  craindre  de  leurs  sujets, 
»  que  leurs  sujets  n'ont  à  craindre  d'eux ■*.  » 

«  Je  répondais  à  Mentor  :  «  Hélas  !  il  n'est  pas  question  de 
»  songer  5  aux  maximes  suivant  lesquelles  on  doit  régner:  il 
»  n'y  a  plus  d'Ithaque  pour  nous.;  nous  ne  reverrons  jamais  ni 
»  notre  patrie  ni  Pénélope:  et  quand  même  Ulysse  retournerait 
»  plein  de  gloire  dans  son  royaume,  il  n'aura  jamais  la  joie  de 
»  m'y  voir  ;  jamais  je  n'aurai  celle  de  lui  obéir  pour  apprendre 
»  à  commander  6 .  Mourons,  mon  cher  Mentor  ;  nulle  aufre 
»  pensée  ne  nous  est  plus  permise  :  mourons,  puisque  les  dieux 
»  n'ont  aucune  pitié  de  nous.  » 

«  En  parlant  ainsi,  de  profonds  soupirs  entrecoupaient  tou- 
tes mes  paroles.  Mais  Mentor,  qui  craignait  les  maux  avant 
qu'ils  n'arrivassent,  ne  savait  plus  ce  que  c'était  que  de  les 
craindre  dès  qu'ils  étaient  arrivés.  «  Indigne  fils  T  du  sage 
»  Ulysse  1  s'écriait-il,  quoi  donc  !  vous  vous  laissez  vaincre  à 


1.  0  Melibœe,  Deusnobis  liaec  otia  fecit. 

{Virg.,  1"  egl.) 

•  0  Mclibée,  un  Dieu  nous  a  fait  ces  loi- 
»  sirs.»  Fcuélon  a  imité  ce  trait  ;mais  pour 
le  chrétien,  le  mouarque  bienfaisant  est 
loin  d'être  un  Dieu,  comme  il  l'est  chez 
le  poëte  païen. 

2.  Il  y  a  un  parfait  rapport  entre  ces 
mots  «  abattre,  soumis,  fléau  ;  d  les  su- 
jets sont  abattus  comme  le  blé;  ils  sont 
soumis,  mis  sous  les  coups,  comme  l'épi 
sous  le  fléau.  —  Cette  expression,  c  les 
fléaux  du  genre  humain,»  est  pleine  de 
sens. C'est  par  une  semblable  image  qu'At- 
tila avait  été  appelé  t  le  fléau  de  Dieu,» 
c'est-à-dire  le  fléau  dans  la  main  de  Dieu 
pour  frapper,  pour  abattre  les  peuples, 
comme  la  moisson  dans  l'aire. 

3.  «  Haïs,  détestés,  »  il  y  a  gradation 
dans  ces  deux  mots  :  la  haine  n'est  que  le 
f  entimeut  d'aversion  ;  la  détestation  porte 


l'aversion  jusqu'à  l'horreur,  du  latiu  <1e- 
testari;  dans  l'imprécation,  il  semble 
qu'on  atteste  le  Dieu  vengeur. 

4.  Celte  morale  politique  est  saine, 
généreuse  et  doucement  exprimée. 

5.  «  Songer,  ■  est  pris  dans  le  sens 
général  et  positif  de  penser;  dans  sm 
sens  étymologique  {somniare)  il  veut 
seulement  dire  «  rêver  »  . 

6.  Un  noble  axiome  dans  la  bimrlie 
d'un  jeune  prince  :  «  obéir  pour  appren- 
dre à  commander.»  Le  commandement 
est  une  science  à  acquérir. 

7.  «  Indigne  fils.  »  Il  y  aurait  dans 
cette  expression  une  invective  trop  forte 
contre  Télémaque,  si  sa  portée  n'était 
adoucie  par  les  mots  «  du  sage  Ulysse.  » 
Il  n'est  pas  dit  qVil  est  un  fils  indigne 
d'Ulysse,  mais  seulement  qu'il  est  b;en 
loin  de  l'égaler  en  sagesse.  Il  faut  bien 
saisir  ces  nuances. 


LIVRE  DEUXIÈME. 


33 


»  votre  malheur1  !  Sachez  que  vous  reverrez  un  jour  l'île  d'I- 
»  thaque  et  Pénélope.  Vous  verrez  même  dans  sa  première 
»  gloire  celui  que  vous  n'avez  point  connu,  l'invincible  Ulysse, 
»  que  la  fortune  ne  peut  abattre  a  et  qui,  clans  ses  malheurs, 
»  encore  plus  grands  que  les  vôtres,  vous  apprend  à  ne  vous 
»  décourager  jamais  !  Oh  1  s'il  pouvait  apprendre,  dans  les  ler- 
»  res  éloignées  où  la  tempête  l'a  jeté,  que  son  fils  ne  sait  imi- 
»  ter  ni  sa  patience  ni  son  courage  8,  cette  nouvelle  l'accable- 
»  rait  de  honle,  et  lui  serait  plus  rude  que  tous  les  malheurs 
»  qu'il  souffre  depuis  si  longtemps.  » 

«  Ensuite  Mentor  me  faisait  remarquer  la  joie  et  l'abondance 
répandues  dans  toute  la  campagne  d'Egypte,  où  l'on  comptait 
jusqu'à  vingt-deux  mille  villes  *.  Il  admirait  la  bonne  police 
de  ces  villes6;  la  justice  exercée  en  faveur  du  pauvre  contre 
le  riche;  la  bonne  éducation  des  enfants,  qu'on  accoutumait 
à  l'obéissance,  au  travail,  à  la  sobriété,  à  l'amour  des  arts  ou 
des  lettres  8;  l'exactitude  pour  toutes  les  cérémonies  de  reli- 
gion ;  le  désintéressement,  le  désir  de  l'honneur,  la  fidélité 
pour  les  hommes,  et  la  crainte  pour  les  dieux,  que  chaque  père 
inspirait  à  ses  enfants.  11  ne  se  lassait  point  d'admirer  ce  bel 
ordre.  «  Heureux,  me  disait-il  sans  cesse,  le  peuple  qu'un 
»  sage  roi  conduit  ainsi  !  mais  encore  plus  heureux  le  roi  qui 
»  fait  le  bonheur  de  tant  de  peuples,  et  qui  trouve  le  sien  dans 
»  sa  vertu  !  11  tient  les  hommes  par  un  lien  cent  fois  plus  fort 
»  que  celui  de  la  crainte,  c'est  celui  de  l'amour.  Non-seule- 
»  ment  on  lui  obéit,  mais  encore  on  aime  à  lui  obéir.  11  règne 
»  dans  tous  les  cœurs  :  chacun,  bien  loin  de  vouloir  s'en  dé- 


1.  i  Vaincre  à  votre  malheur,  »  c.-à-d. 
par  votre  malheur;  tour  antique,  le  datif 
au  lieu  de  l'ablatif. 

2.  Horace  avait  exprimé  la  même  pen- 
sée par  une  autre  image. 

Aspera  raulta 
Pertulit,  aJversis  rerum  immenabilis  undis. 
[Epist.  I,  II,  v.  21. 
»  Il  souffrit  beaucoup  de  malheurs  sans 
•  être  submergé  par  les  flots  de  l'adver- 
j  site.  »  Le  vers  d'Horace  est  très-beau, 
même  sublime;  c'est  l'idée  du  navire 
qui  sombre;  dans  Féuelon  c'est  celle 
d'une  force  qui  résiste  aux  coups. 

3.  La  patience  ressemble  au  courage; 
mais  elle  n'en  est  qu'un  aspect;  elle  e»t 
le  courage  passif. 

.4.  Tout  ce  tableau  île  la  prospérité  de 
l'Egypte  sous  les  Pharaons  est  conforme 
à  ce  qui  >  st  rapporté  dans  Hérodote  et 
dans  Diodore  de  Sicile;  Bossuet,  dans 
sou  Discours  sur  l'hist.  unio.  (3«  part., 
eh.  3),  &  tracé  à  grands  traits  un  tableau 


que  l'on  peut  rapprocher  de  celui-ci.— 
Les  vingt-deux  mille  villes  soot  un  chiffre 
bien  élevé,  mais  indiqué  néanmoins  par 
Hérodote,  I.  II,  ch.  177. 

5.  «  La  bonne  police  de  ces  villes.  »  Ce 
mot,  dont  l'acception  est  maintenant  res- 
treinte, signifiait  alors  l'administration* 
le  gouvernement,  dans  le  sens  du  grec 
no).iTtlo.  Bossuet  l'entend  dans  le  mémo 
sens:  «  L'Egypte  est  la  source  de  toute 
bonne  police .  » 

6.  t  L'amour  des  arts  ou  des  lettres,  c 
L'éclat  litiëraire qui  a  brillé  dans  l'Egypte 
sous  les  Ptolémécs  était  purement  grec. 
Les  lettres,  les  arts  indigènes  avaient  eu 
déjà  leur  période  d'éclat  sous  les  Pha- 
raons. On  peut  en  croire  les  monuments 
d'un  art  tres-avaucé  qui  nous  restent  du 
temps  de  Sesostris;  et  quant  aux  lettres, 
on  trouve  maintenant  dans  les  hypogées 
de  vraies  bibliothèques,  des  papyrus  sur 
tous  les  sujets  de  science,  et  même  des 
poëmesremon'jintàcette  époque  reculée. 


34 


TELEUAQUE 


b  faire,  craint  de  le  perdre,  et  donnerait  sa  vie  pour  lui  '.  »  Je 
remarquais  ce  que  disait  Mentor,  et  je  sentais  renaître  mon 
courage  au  fond  de  mon  cœur,  à  mesure  que  ce  sage  ami  me 
Darlait  8. 

«  Aussitôt  que  nous  fûmes  arrivés  à  Memphis,  ville  opulente 
ti  magnifique,  le  gouverneur  ordonna  que  nous  irions  jusqu'à 
Thcbes  3  pour  être  présentés  au  roi  Sésostris,  qui  voulait  exa- 
miner les  choses  par  lui-môme,  et  qui  était  fort  animé  contre 
les  Tyricns.  Nous  remontâmes  donc  encore  le  Nil,  jusqu'à  cette 
fameuse  Thebcs  à  cent  portes,  où  habitait  ce  grand  roi.  Celte 
ville  nous  parut  d'une  étendue  immense,  et  plus  peuplée  que 
les  plus  florissantes  villes  de  Grèce.  La  police  y  est  parfaite 
pour  la  propreté  des  rues,  pour  le  cours  des  eaux,  pour  la 
commodité  des  bains,  pour  la  culture  des  arts  et  pour  la  sûreté 
publique4.  Les  places  sont  ornées  de  fontaines  et  d'obélisques D; 
les  temples  sont  de  marbre,  et  d'une  architecture  simple,  mais 
majestueuse  8.  Le  palais  du  prince  est  lui  seul  comme  une 
grande  ville  :  on  n'y  voit  que  colonnes  de  marbre,  que  pyra- 
mides7 et  obélisques,  que  statues  colossales,  que  meubles  d'or 
et  d'argent  massif. 

«  Ceux  qui  nous  avaient  pris  dirent  au  roi  que  nous  avions 
été  trouvés  dans  un  navire  phénicien.  Il  écoutait  chaque  jour, 
à  certaines  heures  réglées,  tous  ceux  de  ses  sujets  qui  avaient 
ou  des  plaintes  à  lui  faire,  ou  des  avis  à  lui  donner.  Il  ne  mé- 
prisait ni  ne  rebutait  personne,  et  ne  croyait  être  roi  que  pour 


1 .  Fénelon  ne  cesse  de  rappeler  à  son 
élève  la  nécessité  de  se  faire  aimer  de 
ses  peuples;  il  y  aurait  quelque  monoto- 
nie dans  ces  répétitions,  si  l'on  ne  devait 
pas  savoir  gré  à  l'auteur  du  motif  élevé 
qui  l'inspire. 

2.  Le  sentiment  chrétien  et  les  allusions 
de  cet  ordre  sont  toujours  sensibles  chez 
Fénelon,  sous  ses  voiles  mythologiques. 
«  Ne  sentions-nous  pas,  disent  les  disci- 

•  pies  d'Emmaiis,  notre  cœur   enflammé 

•  à  mesure  qu'il   nous  parlait  ?  » 

3.  Tbelies,  capitale  de  la  Thébaïde  ou 
Haute  Egypte,  lâtie  sur  les  deux  rives 
ilu  Nil,  était  célèbre  par  sa  magnificence 
et  son  étendue  ;  son  enceinte  était,  dit-on, 
fermée  par  cent  portes.  Les  ruines  de 
Thèbes  sont  d'une  incomparable  gran- 
deur. Le  village  de  Luxor  est  établi  sur 
remplacement  de  Tlièbes,  et  c'est  des 
ruines  île  cette  antique  cité  que  nous  est 
venu  l'obélisque  de  Sésostris,  connu  sous 
le  i.om  d'obélisque  de  Luxor. 

4.  Les  ruinesdeThèbes,lesmagnifiques 
objets  en  marbre,  bronze,  orfèvrerie,  qui 
•meut  les  musées  de  l'Europe  et  celui  du 


Louvre  en  particulier,  prouvent  assez  à 
quel  degré  de  civilisation  et  même  de 
raffinement  était  parvenue  l'Egypte  au 
temps  de  Rhamsès  II,  sous  la  dix-ueu- 
vième  dynastie. 

5.  Les  obélisques  (56t).oî,  aiguille)  ont 
leur  place  parmi  les  plus  anciens  monu- 
ments de  l'architecture  des  Égyptiens. 
La  plupart  sont  taillés  d'un  seul  bloc  de 
granit  rose.  Us  étaient  placés  en  longues 
lignes  parallèles  devant  les  temples. 

6.  Il  reste  des  débris  encore  impo- 
sants du  grand  temple  de  Thèbes,  et  l'on 
en  peut  comprendre  l'ordonnance;  c'est, 
comme  le  dit  Fénelon,  le  type  «  d'une 
architecture  simple,  mais  majestueuse.  • 

7.  Les  pyramides,  immenses  construc- 
tions à  bases  carrées  ou  rectangulaires,  et 
dont  les  quatre  arêtes  se  réunissent  en 
un  sommet  commun.  On  les  trouve  dans 
la  plaine  voisine  du  Caire;  leur  construc- 
tion remonte  à  la  quatrième  dynastie, 
à  une  époque  antérieure  à  toutes  les 
traditions  de  l'histoire  profane  :  elles 
ont  servi  de  sépulture  aux  plus  ancien» 
rois. 


A 


LIVRE   DEUXIEME. 


3o 


faire  du  bien  à  tous  ses  sujets,  qu'il  aimait  comme  ses  enfants. 
Pour  les  étrangers,  il  les  recevait  avec  bonté,  et  voulait  les 
voir ,  parce  qu'il  croyait  qu'on  apprenait  toujours  quelque 
chose  d'utile  en  s'instruisant  des  mœurs  et  des  maximes  des 
peuples  éloignés.  Cette  curiosité  du  roi  fit  qu'on  nous  présenta 
à  lui.  Il  était  sur  un  trône  d'ivoire,  tenant  en  main  un  sceptre 
d'or.  Il  était  déjà  vieux,  mais  agréable,  plein  de  douceur  ef  de 
majesté  :  il  jugeait  tous  les  jours  les  peuples  avec  une  patience 
et  une  sagesse  qu'on  admirait  sans  flatterie.  Après  avoir  tra- 
vaillé toute  la  journée  à  régler  les  affaires  et  à  rendre  une 
exacte  justice,  il  se  délassait  le  soir  à  écouler  des  hommes 
savants  ',  ou  à  converser  avec  les  plus  honnêtes  gens  2,  qu'il  sa- 
vait bien  choisir  pour  les  admettre  dans  sa  familiarité.  On  ne 
pouvait  lui  reprocher  en  toute  sa  vie  que  d'avoir  triomphé 
avec  trop  de  faste  des  rois  qu'il  avait  vaincus,  et  de  s'être 
confié  à  un  de  ses  sujets  que  je  vous  dépeindrai  tout  à 
l'heure. 

«  Quand  il  me  vit,  il  fut  louché  de  ma  jeunesse  el  de  ma  dou- 
leur; il  me  demanda  ma  patrie  et  mon  nom.  Nous  fûmes  éton- 
nés de  la  sagesse  qui  parlait  par  sa  bouche.  Je  lui  répondis  : 
«  0  grand  roi,  vous  n'ignorez  pas  le  siège  de  Troie,  qui  a  duré 
»  dix  ans,  et  sa  ruine,  qui  a  coûté  tant  de  sang  à  toute  la 
»  Grèce.  Ulysse,  mon  porc,  a  été  un  des  principaux  rois  qui  ont 
»  ruiné  celte  ville  :  il  erre  sur  toutes  les  mers,  sans  pouvoir 
»  retrouver  File  d'Ithaque,  qui  est  son  royaume.  Je  le  cher- 
»  che  ;  et  un  malheur  semblable  au  sien  fait  que  j'ai  été  pris, 
o  Rendez-moi  à  mon  père  et  à  ma  patrie.  Ainsi  puissent  les 
»  dieux  vous  conservera  vos  enfants,  et  leur  faire  sentir  la  joie 
»  de  vivre  sous  un  si  bon  père3  !  » 

a  Sésostris  continuait  à  me  regarder  d'un  œil  de  compassion; 
niais,  voulant  savoir  si  ce  que  je  disais  était  vrai,  il  nous  ren- 
voya à  un  de  ses  officiers,  qui  fut  chargé  de  savoir  de  ceux  qui 
avaient  pris  notre  vaisseau  si  nous  étions  effectivement  ou  Grecs 
ou  Phéniciens.  —  S'ils  sont  Phéniciens,  dit  leroi,ilfautdouble- 


i.  Ce  tableau  de  la  veitu  de  Sésostris 
n'a  pas  d'autre  objet  que  d'offrir  au 
Djuphiu  une  intéressante  leçon  sur  les 
vertus  qui  font  les  grands  rois.  En  nom- 
mant tes  vertus,  Fénelon  n'oublie  pas  le 
«  goût  de  l'élude  et  le  plaisir  de  se  dé- 
Jasser  le  soir  à  é'.outer  des  hommes  sa- 
vants. • 

2.  «  Les  honnêtes  gens;  »  ce  mot,  au 
xvue  siècle,  signifiait  «  gens  distingués,  • 
fionesti  viri;  l'usage  l'a  restreint  à  la  si- 
gnification d* «  homme  probe  »,sans  une 


valeur  morale  bien  marquée.  Sésostris 
aimait  «à  converser  avec  eux,  »  non  pas 
seulement  à  causer,  à  s'entretenir,  mais 
à  vivre  avec  eux,  à  les  admettre  dans  sa 
familiarité,  selon  la  portée  du  verbe 
latiu  conversari. 

3.  «  Rendez-moi  à  mon  père  et  à  ma 
patrie.  »  Mouvement  noble  et  pathéti- 
que :  le  sentiment  qui  suit  ne  l'est  pas 
moins,  f  Pulssiez-vous,  en  récompense, 
•  fètre  un  heureux  père,  comme  vous  le 
■  méritez!  » 


36 


TET.EMAQUE. 


ment  les  punir,  pourcHre  nos  ennemis,  et  plus  encore  pour  avoir 
voulu  nous  tromper  par  un  lAcbe  mensonge  :  si,  au  contraire, 
ils  sont  Grecs,  je  veux  qu'on  les  traite  favorablement,  et  qu'on 
les  renvoie  dans  leur  pays  sur  un  de  mes  vaisseaux  ;  car  j'aime 
la  Grèce;  plusieurs  Égyptiens  y  ont  donné  des  lois.  Je  connais 
la  vertu  d'Hercule;  la  gloire  d'Achille  est  parvenue  jusqu'à 
nous;  et  j'admire  ce  qu'on  m'a  raconté  de  la  sagesse  du  mal- 
heureux Ulysse  :  tout  mon  plaisir  est  de  secourir  la  vertu  mal- 
heureuse1. 

«  L'officier  auquel  le  roi  renvoya  l'examen2  de  notre  affaire 
avait  1  âme  aussi  corrompue3  et  aussi  artificieuse  que  Scsostris 
était  sincère*  et  généreux6.  Cet  officier  se  nommait Méto;>his; 
il  nous  interrogea  pour  tâcher  de  nous  surprendre,  et  comme 
il  vit  que  Mentor  répondait  avec  plus  de  sagesse  que  moi,  il  le 
regarda  avec  aversion  6  et  avec  défiance;  car  les  méchants  s'ir- 
ritent contre  les  bons.  11  nous  sépara;  et,  depuis  ce  moment,  je 
ne  sus  point  ce  qu'était  devenu  Mentor.  Cette  séparation  fut  un 
coup  de  foudre  pour  moi.  Métophis  espérait  toujours  qu'en 
nous  questionnant  séparément,  il  pourrait  nous  faire  dire  des 
choses  contraires7;  surtout  il  croyait  m'éblouir8  par  ses  pro- 
messes flatteuses  et  me  faire  avouer  ce  que  Mentor  lui  aurait 
caché.  Enfin,  il  ne  cherchait  pas  de  bonne  foi  la  vérité;  mais  il 
voulait  trouver  quelque  prétexte9  de  dire  au  roi  que  nous  étions 
des  Phéniciens,  pour  nous  faire  ses  esclaves.  En  effet,  malgré 
notre  innocence  et  malgré  la  sagesse  du  roi,  il  trouva  le  moyea 
de  le  tromper. 

«  Mêlas  !  à  quoi  les  rois  sont  ils  exposés  1  les  plus  sages 
mêmes  sontsouvenl  surpris10.  Des  hommes  artificieuxelintéi  es- 


1.  I.e  discours  de  Sésostris  m-mque  as- 
surément de  la  couleur  locale.  Le  roi  d'E- 
gypte parle  ici  comme  un  Grec  familier 
avec  les  idées  grecques.  H  devait  cepen- 
dant se  préoccuper  assez  peu  d'Achille, 
d'Ulysse  et  des  autres  vainqueurs  de 
Troie.  De  plus,  il  n'aurait  pas  émis  celte 
phrase  sentimentale:  «Tout  mou  plaisir 
est...  »  —  Danaûs,  qui  régna  à  Argos; 
féorops,  qui  fonda  le  royaume  d'Athè- 
nes,  passent  pour  Egyptiens. 

2.  «  Examen,  »  action  de  mettre  dans 
la  balance,  in  examine,  et  de  peser. 

3.  La  corruption  est  une  dissolution; 
les  parties  ne  se  tiennent  plus  et  se 
rompent,  rumpuntur. 

4.  «  Sincère, •  sine  cera.  Un  vase  qui 
contient  l'eau,  qui  n'ait  pas  de  fente  que 
l'on  ait  été  obligé  de  boucher  avec  de  U 
cire. 


5.  «  Généreux,  •  sentiments  nobles  et 
qui  sortent  d'une  bonne  nature,  quand 
yenus,  le  fo  ids  originel,  est  bou. 

6.  t  Avers  on,  i  haine  qui  fait  qu'on 
se  détourne  avec  dégoût. 

7.  Nous  mettre  en  contradiction. 

8.  «  Eblouir,  »  faire  voir  des  bluettes; 
cette  origine  est  petite,  mais  le  mot  a 
pris  son  rang  dans  le  style  élevé. 

9.  «  Prétexte,  »  ce  que  l'on  étend  de- 
vant les  yeux,  comme  une  toile,  un  tissu 
(prœ  trxlum),  pour  intercepter  la  vérité. 

10.  Racine,  dans Athalie {*ct.  III),  dit 
aussi  eu  parlant  des  flatteurs  : 

Hélas  1  ils  ont  des  rois  égaré  le  plus  sage. 

«  Surpris  »  exprime  une  idée  de  plus 
qu'égare,  la  facilité  avec  laquelle  celui 
qui  n'est  pas  sur  ses  gardes,  se  laisse 
surprendre  aux  pièges  de  l'adulation. 


LIVRE   DEUXIEME. 


37 


ses  les  environnent !  ;  les  bons  se  retirent,  parce  qu'ils  ne  sont  ni 
empressés  ni  flatteurs:  les  bons  attendent  qu'on  les  cherche2, 
et.  les  princes  ne  savent  guère  les  aller  chercher  ;  au  contraire, 
les  méchants  sont  hardis,  trompeurs,  empressés  à  s'insinuer3 
et  à  plaire,  adroits  à  dissimuler4,  prêts  à  tout  faire  contre  l'hon- 
neur et  la  conscience  *  pour  contenter  les  passions  de  celui  qui 
règne.  Oh  !  qu'un  roi  est  malheureux  d'être  exposé  aux  arti- 
fices des  méchants  !  Il  est  perdu  s'il  ne  repousse  la  flatterie  et 
s'il  n'aime  ceux  qui  disent  hardiment  la  vérité.  —  Voilà  les 
réflexions  que  je  faisais  dans  mon  malheur,  et  je  rappelais  loui 
ce  que  j'avais  ouï  dire  à  Mentor  6.  Cependant  Métophis  m'en- 
voya vers  les  montagnes  du  désert  d'Oasis 7,  avec  ses  esclaves, 
afin  que  je  servisse  avec  eux  à  conduire  ses  grands  troupeaux.  »> 

11.  En  cet  endroit,  Calypso  interrompit  Télémaque,  disant  : 
«  Eh  bien  1  que  fîtes-vous  alors,  vous  qui  aviez  préféré  8  en  Si- 
cile la  mort  à  la  servitude?»  Télémaque  répondit:  «  Mon 
malheur  croissait  toujours;  je  n'avais  plus  la  misérable  conso- 
lation 9  de  choisir  entre  la  servitude  et  la  mort,  il  fallut  être 
esclave  et  épuiser  pour  ainsi  dire  toutes  les  rigueurs  de  la  for- 
tune. 11  ne  me  restait  plus  aucune  espérance,  et  je  ne  pouvais 
pas  même  dire  un  mot  pour  travailler  à  me  délivrer.  Mentor 
m'a  dit  depuis  qu'on  l'avait  vendu  à  des  Éthiopiens,  et  qu'il 
les  avait  suivis  en  Ethiopie  10. 

«  Pour  moi,  j'arrivai  dans  des  déserts  affreux  :  on  y  voit  des 
sables  brûlants  au  milieu  des  plaines;  des  neiges  qui  ne  se  fon- 
dent u  jamais  font  un  hiver  perpétuel  sur  le  sommet  des  mon- 
tagnes; et  on  trouve  seulement,  pour  nourrir  les  troupeaux, 
des  pâturages  parmi  des  rochers,  vers  le  milieu  du  penchant 


1.  « Environner,  »  tourner  à  l'entour, 
du  latin  gyrus. 

2.  «  Chercher,  d  au  même  sens,  aller 
à  l'entour,  circa. 

3.  «  S'iusinuer,  •  se  glisser,  comme  à 
travers  les  plis,  in  sinus. 

4.  •  Dissimuler,  »  paraître  différent, 
dis  similis. 

5.  «  Conscience,  »  la  science  inté- 
rieure, cum  scieritiâ.  Ce  n'est  pas,  à 
proprement  parler,  le  sentiment,  c'est  le 
jugement  de  moralité  ou  d'immoralité 
que  nous  portons  sur  nos  actions. 

6.  €  Je  rappelais  1  pour  «je  me  rap- 
pelais;» cette  ellipse  ne  s'emploierait 
plus  aujourd'hui. 

7.  •  Oasis,  i  sorte  d'île  de  verdure  au 
milieu  du  désert;  il  y  en  avait  deux  prin- 


cipales en  Egypte,  l'oasis  de  Thèbes  et 
celle  d'Ammon,  sur  la  frontière  de  Libye, 
dont  il  est  parlé  dans  ce  passage. 

8.  «  Préférer,  »  prœ  ferre,  porter  en 
avant. 

9.  «  Consolation.  »  Consoler,  cowo- 
lari,  c'est  rendre  la  lumière  du  soleil. 

10.  Le  pays  qui  s'étendait  au  sud  de 
l'Egypte;  AlOLo-mç,  les  brûles  (du  suleil). 
Les  Éthiopiens  sont  devenus  plus  tard  un 
peuple  déterminé.  Cher  les  anciens,  on 
désignait  sous  cette  dénomination  assez 
vague  les  peuples  habitant  les  vastes 
coutrées  situées  au  sud  de  l'Egypte. 

11.  «Se  fondre.  »  La  neige  se  fond;  le 
soleil  fond  la  neige;  ce  verbe  est  donc  à 
la  fois  réfléchi  et  actif  selon  la  uiaiiicre 
de  l'employer. 


38  TÉLÉMAQUE. 

de  ces  montagnes  escarpées1:  les  vallées  y  sont  si  profonde 
qu'à  peine  le  soleil  y  peut  faire  luire  ses  rayons. 

«  Je  ne  trouvai  d'autres  hommes  en  ce  pays  que  des  bergers 
aussi  sauvages  que  le  pays  même.  Là,  je  passais  les  nuits  a  dé- 
plorer mon  malheur,  et  les  jours  à  suivre  un  troupeau  pour 
éviter  la  fureur  brutale  d'un  premier  esclave,  qui,  espérant 
d'obtenir  sa  liberté,  accusait  sans  cesse  les  autres  pour  faire 
valoir  à  son  maître  son  zèle  et  son  attachement  à  ses  intérêts2. 
Cet  esclave  se  nommait  Buthis.  Je  devais  succomber  en  cette 
occasion  :  la  douleur  me  pressant,  j'oubliai  un  jour  mon  trou- 
peau et  je  m'étendis  sur  l'herbe  auprès  d'une  caverne  où  j'at- 
tendais la  mort,  ne  pouvant  plus  supporter  mes  peines. 

«  En  ce  moment,  je  remarquai  que  toute  la  montagne  trem- 
blait :  les  chines  et  les  pins  semblaient  descendre  du  sommet 
de  la  montagne;  les  vents  retenaient  leurs  haleines;  une  voix 
mugissante  sortit  de  la  caverne  et  me  fit  entendre  ces  pa- 
roles :  «  Fils  du  sage  Ulysse,  il  faut  que  lu  deviennes,  comme 
»  lui,  grand  par  la  patience:  les  princes  qui  ont  toujours  été 
»  heureux  ne  sont  guère  dignes  de  l'être;  la  mollesse  les  cor- 
»  rompt,  l'orgueil  les  enivre  3.  Que  lu  seras  heureux  si  tu  sur- 
»  montes  tes  malheurs  et  si  tu  ne  les  oublies  jamais  !  Tu  rêver* 
»  ras  Ithaque,  et  ta  gloire  montera  jusqu'aux  astres4.  Quand 
»  tu  seras  le  maître  des  autres  hommes,  souviens-loi  que  tu  as 
»  été  faible,  pauvre  et  souffrant  comme  eux  5,  prends  plaisir  à 
»  les  soulager;  aime  ton  peuple,  déteste  la  flatterie,  et  sache 
»  que  tu  ne  seras  grand  qu'autant  que  tu  seras  modéré  et  cou- 
»  rageux  pour  vaincre  tes  passions.  »> 

«  Ces  paroles  divines  entrèrent  jusqu'au  fond  de  mon  cœur; 
elles  y  firent  renaître  la  joie  et  le  courage.  Je  ne  sentis  point 
cetle  horreur  qui  fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tête  et  qui 
glace  le  sang  dans  les  veines  quand  les  dieux  se  communiquent 
aux  mortels  ;  je  me  levai   tranquille  6,  j'adorai  à  genoux,  les 


1.  «  Escarpées,  »  escarpement,  pente 
rapide  mais  roiiie.  C'est  un  mot  d'origine 
germanique.  Angl.  sharp  ;  en  htin  prœ- 
rupti montes,  des  monts  escarpés,  c'esl- 
à  dire  brisés  et  à  pic. 

2.  o  Intérêt,  d  ce  qui  importe,  ce  qui 
touche  de  près  à  la  personne,  quod  inte- 
rest. 

3.  Style  parfait.  —  Changez  les  verbes 
de  place,  et  dites  :  •  la  moliesse  les  eni- 
vre, l'orgueil  les  corrompt;  •  toute  la 
justesse  de  l'expression  aura  disparu. 
La  mollesse  conduit  au  vice,  elle  cor^ 
rompt  ;  l'orgueil   fait  perdre  ia  raison^ 

il  enivre. 

4.  Ce  langage  emphatique  est  pour  la 


couleur  locale  :  super  œthera  not'is,  dit 
Virg.  Si  Fénelon  n'eût  pas  été  lié  par 
son  cadre  mythologique,  il  eût  sansdoute 
fait  tenir  à  Télémaque  un  langage  plus 
modeste  et  plus  chrétien. 

5.  On  retrouve  ici,  pour  le  sentiment, 
ces  beaux  vers  de  Racine  (AM.,  a.  IV, 
s.  m)  : 

Entre  le  pauvre  et  vous,  vou«  prendrez  Dieu 

[pour  juge, 

Vous  souvenant,  mon  fds,  que,  caché  sous  ce 

[lin, 

Comme  eux  vous  fûtes  pauvre,  et  comme  eux 

[orphelin. 

6.  «  Je  me  levai  tranquille,  »  pour 
tranquillement  ;   tour  classique. 


LIVRE  DEUXIEME. 


:>9 


mains  levées  vers  le  ciel,  Minerve,  à  qui  je  crus  devoir  cet 
oracle.  En  même  temps,  je  me  trouvai  un  nouvel  homme  ';  la 
sagesse  éclairait  mon  esprit 2,  je  sentais  une  douce  force  pour 
modérer  toutes  mes  passions  et  pour  arrêter  l'impétuosité  de 
ma  jeunesse.  Je  me  fis  aimer  de  tous  les  bergers  du  désert  ;  ma 
douceur,  mapatience,  mon  exactitude,  apaisèrent  enfin  le  cruel 
Bulhis,  qui  était  en  autorité  sur  les  autres  esclaves  et  qui  avail 
voulu  d'abord  me  tourmenter. 

«  Pour  mieux  supporter  l'ennui  de  la  captivité  et  de  la  soli- 
tude, je  cherchai  dos  livres3,  car  j'étais  accablé  de  tristesse 
faute  de  quelque  instruction  qui  pût  nourrir  mon  esprit  et  le 
soutenir  \  Heureux,  disais  je^  ceux  qui  se  dégoûtent  des  plai- 
sirs violents  et  qui  savent  se  contenter  des  douceurs  d'une  vie 
innocente!  Heureux  ceux  qui  se  divertissent  en  s'instruisanl5, 
et  qui  se  plaisent  à  cultiver  leur  esprit  par  les  sciences!  Eu 
quelque  endroit  que  la  fortune  ennemie  les  jette,  ils  portent 
toujours  avec  eux  de  quoi  s'entretenir  6,  et  l'ennui,  qui  dévore 
les  autres  hommes  au  milieu  même  des  délices,  est  inconnu  à 
ceux  qui  savent  s'occuper  par  quelque  lecture  ! 

«  Pendant  que  ces  pensées  roulaient 7  dans  mon  esprit,  je 
m'enfonçai  dans  une  sombre  forêt,  où  j'aperçus  tout  à  coup  un 
vieillard  qui  tenait  dans  sa  main  un  livre.  Ce  vieillard  avait  un 
grand  front  <  hauve  et  un  peu  ridé  ;  une  barbe  blanche  pendait 
jusqu'à  sa  ceinture  ;  sa  taille  était  haute  et  majestueuse,  son 
teint  était  encore  frais  et  vermeil,  ses  yeux  vifs  et  perçants,  sa 
voix  douce,  ses  paroles  simples  et  aimables.  Jamais  je  n'ai  vu 
un  si  vénérable  vieillard  :  il  s'appelait  Termosiris,  et  il  était  prê- 
tre d'Apollon  8,  qu'il  servait  dans  un  temple  de  marbre  que  les 
rois  d'Egypte  avaient  consacré  à  ce  dieu  dans  cette  forêt.  Le 
livre  qu'il  tenait  était  un  recueil  d'hymnes  en  l'honneur  des 
dieux.  11  m'aborde  avec  amitié;  nous  nous  entretenons.  Il  ra- 


i.  Idée  chrétienne  du  nouvel  homme, 
qu'il  faut  substituer  à  l'ancieu,  afin  de 
vivre  dans  la  perfection, 

2.  Fénelon  montre  la  sagesse  comme 
une  céleste  lumière  qui  t  éclaire  »  l'es- 
prit, lux  illuminons. 

3.  Hérodote  nous  parle  en  effet  de  la 
bibliothèque  d'Osymamtias.  Ajoutons  que 
des  papyrus  d'une  origine  fort  ancienne 
ont  été  trouvés  dans  les  tombeaux  égyp- 
tiens. 

4.  Les  aliments  nourrissent  le  corps; 
il  en  est  de  même  de  l'étude  et  de  la 
lecture,  sans  lesquelles  l'âme  ne  se  sou- 
tient plus  et  meurt  faute  d'aliment. 

5.  Comme  dit  Horace,  delectando  pa~ 
riterque  monendo. 


6.  ■  S'eutretenir  ,  »  entretenir  leur 
force  et  leur  richesse  intérieure. 

7.  <  Mes  pensées  roulaient,  »  comme 
des  flots;  expression  métaphorique  fré- 
quente dans  Virgile  :  Talia  volvebat 
flammato  pectore  ;  mais  ici  ce  sont  des 
tourbillons  de  feu  ;  ailleurs  et  plus 
souveut  ce  sont  les  flots  agités  d'un 
fleuve. 

8.  Apollon,  un  des  douze  dieux  de 
l'Olympe  grec,  fils  de  Laione  et  de  Ju- 
piter, ne  dans  l'île  de  Uélos.  Personnifi- 
cation du  soleil,  Apollon  était  aussi  le 
dieu  de  la  musique  et  de  la  poésie,  le 
protecteur  des  Muses  ;  il  est  le  type 
de  la  beauté  et  de  la  jeunesse  éter- 
nelle. 


40 


TELÉMAQUE. 


contait  si  bien  les  choses  passées,  qu'on  croyait  les  voir;  mais 
il  les  racontait  courlemenl,  et  jamais  ses  histoires  ne  m'ont 
lassé.  11  prévoyait  l'avenir  par  la  profonde  sagesse  qui  lui  fai- 
sait connaître  les  hommes  et  les  desseins  dont  ils  sont  capa- 
bles. Avec  tant  de  prudence,  il  était  gai,  complaisant :;  et  la  jeu- 
nesse la  plus  enjouée  n'a  point  autant  de  grâces  qu'en  avait 
cet  homme  dans  une  vieillesse  si  avancée  :  aussi  aimait-il 
les  jeunes  gens,  quand  ils  étaient  dociles  -  et  qu'ils  avaient  ie 
goût  de  la  vertu. 

«  Bientôt  il  m'aima  tendrement  et  me  donna  des  livres  pour 
tne  consoler  :  il  m'appelait:  «Mon  fils.  »  Je  lui  disais  souvent  : 
«Mon  père,  les  dieux  qui  m'ont  ôté  Mentor  ont  eu  pitié  de 
»  moi;  ils  m'ont  donné  en  vous  un  autre  soutien.»  Cet  homme, 
semblable  à  Orphée  ou  à  Linus3,  était  sans  doute  inspiré  des 
dieux  :  il  me  récitait  les  vers  qu'il  avait  faits,  et  me  donnait 
ceux  de  plusieurs  excellents  poêles  favorisés  des  Muses  k.  Lors- 
qu'il était  revêtu  de  sa  longue  robe  d'une  éclatante  blancheur, 
et  qu'il  prenait  en  main  sa  lyre  d'ivoire,  les  tigres,  les  lions  et 
les  ours  venaient  le  flatter  et  lécher  ses  pieds  ;  les  Satyres  sor- 
taient des  forêts  pour  danser  autour  de  lui5;  les  arbres  même 
paraissaient  émus  ;  et  vous  auriez  cru  que  les  rochers  attendris 
allaient  descendre  du  haut  des  montagnes  au  charme  de  ses 
doux  accents6.  11  ne  chantait  que  la  grandeur  des  dieux,  la 
vertu  des  héros  et  la  sagesse  des  hommes  qui  préfèrent  la  gloire 
aux  plaisirs. 

«  Il  me  disait  souvent  que  je  devais  prendre  courage,  et  que 


1.  «  Complaisant,  1  qui  aime  à  plaire, 
mais  avec  désintéressement.  Le  plus 
souvent  on  aime  à  plaire  dans  l'unique 
but  de  s'attirer  des  suffrages  ;  l'homme 
complaisant  veut  plaire  pour  êlre   utile. 

2.  «  Dociles,  »  docilis  (ducilis),  facile 
à  conduire. 

3.  Orphée  était  le  disciple  du  musicien 
Linus  réputé  l'inventeur  du  la  mélodie  et 
durhythtne.  Linus,  disait-on,  futaussi  le 
maître  d'Hercule.  Mais  ce  dernier  n'était 
pas  un  disciple  soumis;  comme  il  ob- 
servait mal  la  mesure,  Linus  le  frappa, 
et  l'élève  à  son  tour  tua  le  maître  en 
le  frappant  de  sa  lyre. 

4.  Filles  de  Jupiter  et  de  Mnémosyne 
(déesse  de  Mémoire),  les  neuf  Muses  pré- 
sidaient aux  sciences  et  aux  arts;  cha- 
que .Muse  avait  son  attribut.  Klles  habi- 
taient avec  Apollon  trois  montagnes  cé- 
lèbres :  l'Hélicon,  le  Piude  et  le  Par- 
nasse en  Thessalie. 

5.  Les  Satyres  étaient  des  dieux  rus- 
tiques, ayant  des  oreilles  et  des  jambes 
de  bouc-,  ils  habitaient  les  forêts  et  se 


distinguaient  peu  des  Faunes  et  des  Syl- 
vaius. 

6.  Telles  sont  les  merveilles  que  l'an- 
tiquité attribue  à  la  lyre  d'Oi  pliee.  Elle 
apprivoisait  les  bètes  féroces  et  atten- 
drissait les  arbres  et  les  rochers.  Lefranc 
de  Pompignan,àdit,daus  une  belle  ode  : 

Et  dans  les  autres  qui  gémirent 
Le  lion  répandit  de9  pleurs. 

Du  reste,  ce  passage  de  Fénelou  n'est 
qu'une  imitation  de  Virgile  [Egl.,  VI)  : 

Tuin  vero  in  numerum  Faunosque  ferasque  vi 

[deres 

Ludere,  tura  rigidas  motare  cacuinina  quercus. 

«  Alors  vous  eussiez  vu  les  Faunes  et  les 
»  bêtes  sauvages  jouer  en  cadence,  et 
»  les  chênes  inflexibles  agiter  leurs  som- 
»  mets,  •  Les  Grecs,  auteurs  de  ces  fic- 
tions, pensaient  que  rien  ne  pouvait  ré- 
sister à  la  poésie:  Amphion,  disaient- 
ils,  a  construit  les  murs  de  Thèbes  au 
sou  de  la  lyre. 


LIVRE  DEUXIEME. 


41 


les  dieux  n'abandonneraient  ni  Ulysse  ni  son  fils.  Enfin  il  m'as- 
sura que  je  devais,  à  Fexemple  d'Apollon,  enseigner  aux  ber- 
gers à  cultiver  les  Muses.  —  «  Apollon,  disait-il,  indigné  de  ce 
que  Jupiter  par  ses  foudres  troublait  le  ciel  dans  ses  plus  beaux 
jours,  voulut  s'en  venger  sur  les  Cyclopes  qui  forgeaient  les 
foudres,  et  il  les  perça  de  ses  flèches.  Aussitôt  le  mont  Etna1 
cessa  de  vomir  des  tourbillons  de  flammes;  on  n'entendit  plus 
les  coups  des  terribles  marteaux  qui,  frappant  l'enclume, 
faisaient  gémir  les  profondes  cavernes  de  la  terre  et  les  abîmes 
de  la  mer  ;  le  fer  et  l'airain,  n'étant  plus  polis  par  les  Cy- 
clopes, commençaient  à  se  rouiller.  Vulcain  furieux  sort  de  sa 
fournaise  2  :  quoique  boiteux,  il  monte  en  diligence  vers  l'O- 
lympe3; il  arrive,  suant  et  couvert  d'une  noire  poussière,  darts 
l'assemblée  des  dieux  ;  il  fait  des  plaintes  amères.  Jupiter  s'ir- 
rite contre  Apollon,  le  chasse  du  ciel  et  le  précipite  sur  la 
terre.  Son  char  vide  faisait  de  lui-même  son  cours  ordinaire, 
pour  donner  aux  hommes  les  jours  et  les  nuits  avec  le  change- 
ment régulier  des  saisons.  Apollon,  dépouillé  de  tous  ses 
rayons,  fut  contraint  de  se  faire  berger  et  de  garder  les  trou- 
peaux du  roi  Admète  *.  Il  jouait  de  la  flûte;  et  tous  les  autres 
bergers  venaient  à  l'ombre  des  ormeaux,  sur  le  bord  d'une 
claire  fontaine,  écouter  ses  chansons.  Jusque-là  ils  avaient 
mené  une  vie  sauvage  et  brutale  ;  ils  ne  savaient  que  con- 
duire leurs  brebis,  les  tondre,  traire  leur  lait  et  faire  des  fro- 
mages :  toute  la  campagne  était  comme  un  désert  affreux. 

«  Bientôt  Apollon  montra  à  tous  ces  bergers  les  arts  qui 
peuvent  rendre  leur  vie  agréable.  Il  chantait  les  fleurs  dont  le 
printemps  se  couronne,  les  parfums  qu'il  répand,  et  la  verdure 
qui  naît  sous  ses  pas.  Puis  il  chantait  les  délicieuses  nuits  de 
l'été,  où  les  zéphyrs  rafraîchissent  les  hommes,  et  où  la  rosée 
désaltère  la  terre  5.  Il  mêlait  aussi  dans  ses  chansons  les  fruits 
dorés  dont  l'automne  récompense  les  travaux  des  laboureurs, 
et  le  repos  de  l'hiver,  pendant  lequel  la  jeunesse  folâtre  danse 
auprès  du  i'eu.  Enfin  il  représentait  les  forêts  sombres  qui  cou- 


i.  L'Elna, •volcan  situé  en  Sicile.  C'est 

maintenant  le  moût  Gibel.  Les  furges  de 

r  ulcain  étaient,   au    dire   des  myiholo- 

^ lies,  placées  dans  les  profondeurs  de 

Etna.  ' 

2.  Vulcain,  fils  de  Jupiter  et  de  Junon, 
•'tait  le  dieu  du  feu.  11  était  représenté 
Ijoiteux,  parce  que  son  père,  indigné  de 
sa  difformité,  l'avait,  au  moment  de  sa 
naissance,  précipité  du  haut  du  ciel  dans 
l'île  de  Lemuos. 

3.  L'Olympe  est  une    montagne    tres- 


élevée,  entre  la  Thessalic  et  la  Macédoi- 
ne, où  les  poètes  ont  imaginé  de  placer 
la  demeure  des  dieux. 

4.  Admète,  roi  de  Phères  en  Thessa- 
lie.  —  Cette  histoire  des  motifs  qui 
conduisirent  Apollon  à  se  faire  berger, 
est  une  allégorie  de  la  civilisation,  à  la- 
quelle ont  tant  de  part  la  culture  des 
champs  et  la  poésie. 

5.  t  Désaltère  la  terre  ;  »  ce  con- 
cours de  mauvais  sous  pouvait  être 
évité. 


42 


TELÊMAQUE. 


vrent  les  montagnes,  et  les  creux  vallons  où  les  rivières,  par 
mille  détours,  semblent  se  jouer  au  milieu  des  riantes  prai- 
ries l.  Il  apprit  ainsi  aux  bergers  quels  sont  les  charmes  de  la 
vie  champêtre,  quand  on  sait  goûter  ce  que  la  simple  nature 
a  de  merveilleux.  Bientôt  les  bergers,  avec  leurs  flûtes,  se 
virent  plus  heureux  que  les  rois  ;  et  leurs  cabanes  attiraient 
en  foule  les  plaisirs  purs  qui  fuient  les  palais  dorés.  Les  jeux, 
les  ris,  les  grâces  suivaient  partout  les  innocentes  bergères. 
Tous  les  jours  étaient  des  jours  de  fête  :  on  n'entendait  plus 
que  le  gazouillement  des  oiseaux,  ou  la  douce  haleine  des  zé- 
phyrs qui  se  jouaient  dans  les  rameaux  des  arbres,  ou  le  mur- 
mure d'une  onde  claire  qui  tombait  de  quelque  rocher,  ou  les 
chansons  que  les  Muses  inspiraient  aux  bergers  qui  suivaient 
Apollon.  Ce  dieu  leur  enseignait  à  remporter  le  prix  de  la 
course,  et  à  percer  de  flèches  les  daims  et  les  cerfs.  Les  dieux 
mêmes  devinrent  jaloux  des  bergers;  cette  vie  leur  p:\rut  plus 
douce  que  toute  leur  gloire,  et  ils  rappelèrent  Apollon  dans 
l'Olympe  2. 

«  Mon  fils,  cette  histoire  doit  vous  instruire.  Puisque  vous 
»  êtes  dans  l'étal  où  fut  Apollon,  défrichez  cette  terre  sauvage; 
»  faites  fleurir  comme  lui  le  désert 3;  apprenez  à  tous  ces  ber- 
»  gers  quels  sont  les  charmes  de  l'harmonie4;  adoucissez  les 
»  cœurs  farouches;  monlrez-leur  l'aimable  vertu  :  faites-leur 
»  sentir  combien  il  est  doux  de  jouir,  dans  la  solitude,  des  plai- 
»  sirs  innocents  que  rien  ne  peut  ôter  aux  bergers.  Un  jour, 
»  mon  tils,  un  jour  les  peines  et  les  soucis  cruels  qui  environ- 
»  nent  les  rois,  vous  feront  regretter  sur  le  trône  la  vie  paslo- 
»  raie.  » 

«  Ayant  ainsi  parlé 5,  Termosiris  me  donna  une  flûte  si  douce 
que  les  échos  de  ces  montagnes,  qui  la  firent  entendre  de  tous 


1 .  a  Le  printemps  qui  se  couronne  de 
fleurs,  —  la  verdure  qui  naît  sous  les 
pas,  —  les  fruits  dorés,  —  les  rivières 
qui  se  jouent:  »  toutes  ces  figures,  mé- 
taphores ou  hyperboles,  constituent  l'é- 
légance du  style  tempéré. 

2.  Ce  tableau  du  séjour  d'Apollon  parmi 
les  bergers  est  un  détail  plein  des  sou- 
venirs de  l'antiquité  ;  on  y  trouverait 
l'âge  d'or,  tel  que  le  raconte  Ovide.  Il 
y  a  aussi  des  traits  de  Virgile  et  d'Ho- 
race. «  Le  gazouillement  des  oiseaux  et 
le  murmure  de  l'eau,  »  est  une  phrase 
sans  doute  inspirée  par  les  vers  suivants: 

I.abuntur  altis  intérim  ripis  aquae, 

Queruntnr  in  silvis  aves, 
Fontcsque  lymphis  obstrepunl  manantiruï, 

Somnos  quod  invitet  lèves. 

(Hon.,  Epod. ,u,  v.  25.) 


«  Cependant  les  flots  roulent  dans  un  lit 
«  profond,  les  oiseaux  se  plaignent  dans 
•  les  bois,  les  fontaines  épanchent  leurs 
«  eaux  avec  un  murti.ure  qui  invite  au 
i  doux  sommeil.  » 

3.  «  Faire  fleurir  le  désert,»  expression 
charmante, 

4.  «  L'harmonie,  »  c'est-à-dire  les 
charmes  de  l'union,  du  bon  accord,  de 
la  boflne  intelligence.  Conf.  avec  ces 
vers  de  Rousseau  : 

Le  secret  d'établir  entre  eux 
Une  mutuelle  harmonie. 

5.  Ces  paroles  de  Termosiris  sont  tou- 
chantes, mais  dépourvues  de  vraisem- 
blance. Il  n'y  avait  pas  de  prêtre  d'Apol- 
lon à  Memphis  ou  à  Thèbes. 


LIVRE  DEUXIEME. 


43 


celés,  attirèrent  bientôt  autour  de  nous  tous  les  bergers  voi- 
sins. Ma  voix  avait  une  harmonie  divine  ;  je  me  sentais  ému  et 
comme  hors  de  moi-même  pour  chanter  les  grâces  dont  la 
nature  a  orné  la  campagne.  Nous  passions  les  jours  entiers  et 
une  partie  des  nuits  à  chanter  ensemble.  Tous  les  bergers, 
oubliant  leurs  cabanes  et  leurs  troupeaux,  étaient  suspendu- 
et  immobiles  autour  de  moi  pendant  que  je  leur  donnais  des 
leçons1:  il  semblait  que  ces  déserts  n'eussent  plus  rien  de 
sauvage,  tout  y  était  devenu  doux  et  riant  ;  la  politesse  des  ha- 
bitante semblait  adoucir  la  terre. 

«  Nous  nous  assamblions  souvent  pour  offrir  des  sacrifices 
dans  ce  temple  d'Apollon  où  Termosiris  était  prêtre.  Les  ber- 
gers y  allaient  couronnés  de  lauriers  en  l'honneur  du  dieu2. 
Les  bergères  y  allaient  aussi  en  dansant,  avec  des  couronnes  de 
:lenr%  et  portant  sur  leurs  têtes,  dans  des  corbeilles,  les  dons 
sacrés3.  Après  le  sacrifice,  nous  faisions  un  festin  champêtre: 
nos  plus  doux  mets  étaient  le  lait  de  nos  chèvres  et  de  nos 
brebis,  que  nous  avions  soin  de  traire  nous-mêmes,  avec  les 
fruits  fraîchement  cueillis  de  nos  propres  mains,  tels  que  les 
dattes,  les  figues  et  les  raisins  ;  nos  sièges  étaient  les  gazons; 
les  arbres  touffus  nous  donnaient  une  ombre  plus  agréable 
que  les  lambris  dorés  des  palais  des  rois. 

«  Mais  ce  qui  acheva  de  me  rendre  fameux  parmi  nos  ber- 
gers, c'est  qu'un  jour  un  lion  affamé  vint  se  jeter  sur  mon  trou- 
peau: déjà  il  commençait  un  carnage  affreux  4;  je  n'avais  eu 
main  que  ma  houlette,  je  m'avance  hardiment 5.  Le  lion  hé- 
risse sa  crinière,  me  montre  ses  dents  et  ses  griffes,  ouvre  une 
gueule  sèche  et  enflammée6.  Ses  yeux  paraissent  pleins  de  sangY 
et  de  feu  ;  il  bat  ses  flancs  avec  sa  longue  queue  8.  Je  le  terrasse  : 
la  petite  cotte  de  mailles  dont  j'étais  revêtu,  selon  la  coutume 
des  bergers  d'Egypte,  l'empêcha  de  me  déchirer.  Trois  fois  je 
l'abattis;  trois  fois  il  se  releva;  il  poussait  des  rugissements 
qui  faisaient  retentir  toutes  les  forêts.  Enfin,  je  l'étouffai  entre 


i.  t  Suspendus  et  immobiles,  •  ex- 
pression virgilienne: 

Pendet...  narrantis  ah  ore. 

{JZn.,  l.IV,79.) 

2.  Le  laurier  était  consacré  à  Apol- 
lon. 

3.  Phrase  heureusement  coupée  et- 
d'un  effet  pittoresque. 

4.»  Il  commençait  uncarnageaffreux...» 
On  n'emploierait  plus  aujourd'hui  un 
semblable  tour  de  phrase. 

5.  Ce  combat  de  Telémaque  contre 
le  lion   est  d'une  beauté   remarquable; 


les  préludes  surtout  sont  dignes  d'éloge. 

6.  f  Le  lion  hérisse...  sèche  et  en- 
flammée ;  »  c'est  une  hypotypose,  une 
peinture  vive,  et  toujours  le  "mot  final 
produisant  son  effet. 

7.  «  Les  yeux  phins  de  sang;  »  suf- 
fecti  sanguine  et  iipri,  dit  Virgile  en 
parlant  des  serpents  qui  apportent  l'au- 
gure fatal  aux  Troyens,  après  l'oflrande 
du  cheval  de  bois. 

8.  «  Il  bat  ses  flancs  avec  sa  lorgue 
queue,  »  ces  mots  rappellent  la  Fon- 
taine dans  le  Lion  et  le  Moucheron. 


M 


TELEMAQUE. 


mes  bras  ;  et  les  bergers,  témoins  de  ma  victoire,  voulurent  que 
je  me  revêtisse  de  la  peau  de  ce  terrible  lion  l. 

III.  «Le  bruit  de  cette  action  et  celui  du  beau  changement  de 
tous  nos  bergers  se  répandit  dans  toute  l'Egypte  ;  il  parvint 
mcme  jusqu'aux  oreilles  de  Sésostris.  11  sut  qu'un  de  ces  deux 
captifs,  qu'on  avait  pris  pour  des  Phéniciens,  avait  ramené  l'âge 
d'or  dans  ces  déserts  presque  inhabilables  '.  11  voulut  me  voir, 
car  il  aimait  les  Muses,  et  tout  ce  qui  peut  instruire  les  hom- 
mes touchait  son  grand  cœur.  11  me  vit  ;  il  m'écouta  avec 
plaisir;  il  découvrit  que  Métophis  l'avait  trompé  par  avarice; 
il  le  condamna  à  une  prison  perpétuelle  et  lui  ô-la  toutes  les 
richesses  qu'il  possédait  injustement.  «  Oh  !  qu'on  est  malheu- 
»  reiix,  disait-il,  quand  on  est  au-dessus  du  reste  des  liom- 
»  mes  !  souvent  on  ne  peut  voir  la  vérité  par  ses  propres 
»  yeux  :  on  est  environné  de  gens  qui  l'empochent  d'arriver 
»  jusqu'à  celui  qui  commande  ;  chacun  est  intéressé  à  le  trom- 
»  per  ;  chacun,  sous  une  apparence  de  zèle,  cache  son  ambi- 
»  tion.  On  fait  semblant  d'aimer  le  roi,  et  on  n'aime  que  les 
»  richesses  qu'il  donne  :  on  l'aime  si  peu,  que,  pour  obtenir 
»  ses  faveurs,  on  le  flatte  et  on  le  trahit.  » 

«  Ensuite  Sésostris  me  traita  avec  une  tendre  amitié,  et  ré- 
solut de  me  renvoyer  en  Ithaque  avec  des  vaisseaux  et  des  trou- 
pes pour  délivrer  Pénélope  de  tous  ses  amants.  La  flotte  était 
déjà  prête  ;  nous  ne  songions  qu'à  nous  embarquer.  J'admi- 
rais les  coups  de  la  fortune,  qui  relève  tout  à  coup  ceux 
qu'elle  a  le  plus  abaissés  \  Cette  expérience  4  me  faisait  espé- 
rer qu'Ulysse  pourrait  bien  revenir  enfin  dans  son  royaume 
après  quelque  longue  souffrance.  Je  pensais  aussi  en  moi-môme 
que  je  pourrais  encore  revoir  Mentor,  quoiqu'il  eût  été  em- 
mené dans  les  pays  les  plus  inconnus  de  l'Ethiopie  B.  Pendant 
que  je  retardais  un  peu  mon  départ,  pour  tâcher  d'en  savoir 
des  nouvelles,  Sésostris,  qui  était  fort  âgé,  mourut  subite- 


1.  Ce  détail  est  plus  poétique  que 
vraisemblable. 

2.  Les  anciens  avaient  imaginé  les 
quatre  âges:  d'or,  d'argent,  d'airain  et 
ue  fer;  allégorie  des  conditions  plus  ou 
moins  malheureuses  de  l'espèce  hu- 
maine. 

3.  Souvenir  d'Iloiace  : 

...Valet  iiua  summis 
Mutare,  et  insiguem  atténuât  D«ui, 
Obscura  promtng.... 

(L.  I,  ode  28.) 
■  Dieu  peut  changer  la  grandeur  en  fai- 


»  blesse,  humilier  celui  qui  brille,  et 
•  produire  au  grand  jour  ce  qui  était 
»  obscur.  »  Les  paroles  de  Féntlon 
n'ont  pas  la  beauté  des  vers  d'Horace  ; 
mais  il  était  préoccupé  sans  dou'.e  d'une 
parole  plus  simple  :  deposu.it  po tentes  de 
sede  et  exaltavit  humilis. 

4.  Cette  épreuve  de  la  fortune,  qui 
avait  du  l'instruire. 

5.  Mentor,  ou  plutôt  Minerve,  avait 
abandonné  Télémaque  pour  lui  appren- 
dre à  se  passer  d'un  guide,  et  à  mettre 
en  pratique  les  conseils  qu'il  avait  reçui 
de  la  Sagesse, 


LIVRE  DEUXIEME.  45 

ment,  et  sa  mort  me  replongea  dans  de  nouveaux  malheurs. 

«Toute  l'Egypte  parut  inconsolable  dans  cette  perte;  chaque 
famille  croyait  avoir  perdu  son  meilleur  ami,  son  protecteur, 
son  pore.  Les  vieillards,  levant  les  mains  au  ciel,  s'écriaient  : 
«Jamais  l'Egypte  n'eut  un  si  bon  roi  !  jamais  elle  n'en  aura  de 
»  semblable  I  0  dieux  !  il  fallait  ou  ne  le  montrer  point  aux  hom- 
»  mes,  ou  ne  le  leur  ôler  jamais  ;  pourquoi  fuut-il  que  nous  sur- 
»  vivions  au  grand  Sésostris  !»  Les  jeunes  gens  disaient  :  «L'es- 
»  pérance  de  l'Egypte  est  détruite:  nos  pères  ont  été  heureux  de 
»  passer  leur  vie  sous  un  si  bon  roi;  pour  nous,  nous  ne  l'avons 
»  vu  que  pour  sentir  sa  perte.»  Ses  domestiques  pleuraient  nuit 
et  jour  '.  Quand  ou  fit  les  funérailles  du  roi,  pendant  quarante 
jours  tous  les  peuples  les  plus  reculés  y  accoururent  en  foule  : 
chacun  voulait  voir  encore  une  fois  le  corps  de  Sésostris,  cha- 
cun voulait  en  conserver  l'image;  plusieurs  voulurent  être 
mis  avec  lui  dans  le  tombeau 2. 

<•  Ce  qui  augmenta  encore  la  douleur  de  sa  perte,  c'est  que 
son  fils  Bocchoris  n'avait  ni  humanité  pour  les  étrangers,  ni 
curiosité  3  pour  les  sciences,  ni  estime  pour  les  hommes  ver- 
tueux, ni  amour  de  la  gloire.  La  grandeur  de  son  père  avait 
contribué  à  le  rendre  si  indigne  de  régner.  Il  avait  été  nourri 
dans  la  mollesse  et  dans  une  fierté  brutale  *;  il  comptait  pour 
rien  les  hommes,  croyant  qu'ils  n'étaient  faits  que  pour  lui,  et 
qu'il  était  d'une  autre  nature  qu'eux5  :  il  ne  songeait  qu'à 
contenter  ses  passions,  qu'à  dissiper  les  trésors  immenses  que 
son  père  avait  ménagés  avec  tant  de  soin,  qu'à  tourmenter  les 
peuples  et  qu'à  sucer  le  sang  des  malheureux 6;  enfin  qu'à  sui- 
vre les  conseils  flatteurs  des  jeunes  insensés  qui  l'environnaient, 
pendant  qu'il  écartait  avec  mépris  tous  les  sages  vieillards  qui 
avaient  eu  la  confiance  de  son  père.  C'était  un  monstre7,  et  non 
pas  un  roi.  Toute   l'Egypte  gémissait;  et  quoique   le  nom  de 


i.  «  Ses  domestiques,  •  c'est-à-dire 
les  hommes  de  sa  maison  ,  ses  fami- 
liers. 

2.  L'auteur  veut  montrer  comment  les 
bons  rois  sont  aimés  de  leurs  sujets  pen- 
dant leur  vie,  et  regrettés  après  leur 
mort.  Mais   il   ignorait  complètement   si 


4.  «  Nourri  dans  la  mollesse,  »  méta- 
phore juste  ;  nourri,  pour  «  élevé,  i  deux 
idées  qui  se  correspondent  et  souvent 
sontprises  l'une  pour  l'autre  ;  ainsi  parle- 
t-on  très-bien  des  t  aliments  de  l'âme.  • 

5.  Les  peuples  ue  smit  pas  faits  ponr 
les  rois;  au  contraire,  ce  sont  les  chefs 


Sésostris  avait  été  pleuré;  on  peut  d'ail-  qui  sont  institues  pour  les  mitions, 
leurs  en  donter,  car  Sésostris,  précisé-  6.  Expression  commune  et  peu  choi 
ment  pour  effectuer  sesconquètes  et  cou-  sie,  forcée  même  (our  caractériser  la 
vrirl'Egyptede  monuments  impérissables,  tyrannie  des  mauvais  rois, 
avait  dû  pressurer  ses  peuples  et  épuiser  7.  Ce  mot  «  monstre  »  n'a  pas  par 
son  royaume  d'hommes  et  d'argent.  En-  lui-même  de  sens  bien  déterminé  ;  mons- 
fiu,  il  y  a  quelque  exagération  dans  ce  j  trum,  quod  rnonstratur,  ce  qui  est  en 
dernier  trait.  |  vue  ;   il  est  pris  ordinairement,   comme 

3.  Ce  mot  signifie  ici  goût  pour  lesscien-    ici,  dans  le  sens  d'un  prodige  de  cruau- 
ces,  soin,  recherche  curieuse  ;  de  cura.    té. 


4G  TELÉMAQUE. 

Sésoslris,  si  cher  aux  Egyptiens,  leur  fit  supporter  la  con- 
duite lâche  et  cruelle  de  son  fils,  le  fils  courait  à  sa  perle, 
et  un  prince  si  indigne  du  trône  ne  pouvait  longtemps  régner. 

«  11  ne  me  fut  plus  permis  d'espérer  mon  retour  en  Ithaque. 
Je  demeurai  donc  dans  une  tour,  sur  le  bord  de  lamer,  auprès  de 
Péluse  !,  où  notre  embarquement  devait  se  faire  si  Sésostris  ne 
fût  pas  mort.  Métophis  avait  eu  l'adresse  de  sortir  2  de  prison 
et  de  se  rétablir  auprès  du  nouveau  roi  :  il  m'avait  fait  ren- 
fermer dans  celte  tour3,  pour  se  venger  de  la  disgrâce  que  je 
lui  avais  causée.  Je  passais  les  jours  et  les  nuits  dans  une  pro- 
fonde tristesse  :  tout  ce  que  ïennosiris  m'avait  prédit,  et  tout 
ce  que  j'avais  entendu  dans  la  caverne  ne  me  paraissait  plus 
qu'un  songe;  j'étais  abîmé  dans  la  plus  amere  douleur*.  Je 
voyais  les  vagues  qui  venaient  battre  le  pied  de  la  tour  où 
j'étais  prisonnier;  souvent  je  m'occupais  à  considérer  des  vais- 
seaux agités  par  la  tempête,  qui  étaient  en  danger  de  se  bri- 
ser contre  les  rochers  sur  lesquels  la  tour  était  bâtie.  Loin  de 
plaindre  ces  hommes  menacés  du  naufrage,  j'enviais  leur  sort, 
bientôt,  disais-je  en  moi-même,  ils  finiront  les  malheurs  de 
leur  vie,  ou  ils  arriveront  en  leur  pays.  Hélas  !  je  ne  puis  es- 
pérer ni  l'un  ni  l'autre. 

«  Pendant  que  je  me  consumais  ainsi  en  regrets  inutiles, 
j'aperçus  comme  une  forêt  de  mâts  de  vaisseaux.  La  mer  était 
couverte  de  voiles  que  les  vents  enflaient  ;  l'onde  était  écu- 
mante  sous  les  coups  des  rames  innombrables6.  J'entendais  de 
toutes  parts  des  cris  confus;  j'apercevais  sur  le  rivage  une 
partie  des  Égyptiens  effrayés  qui  couraient  aux  armes,  et  d'au- 
tres qui  semblaient  aller  au-devant  de  cette  flotte  qu'on  voyait 
arriver.  Bientôt  je  reconnus  que  ces  vaisseaux  étrangers  étaient 
les  uns  de  Phénicie,  et  les  autres  de  l'île  de  Chypre6  ;  car  mes 
malheurs  commençaient  â  me  rendre  expérimenté  sur  ce  qui 
regarde  la  navigation.  Les  Égyptiens  me  parurent  divisés  entre 
eux  :  je  n'eus  aucune  peine  à  croire  que  l'insensé  lîocchoris 
avait,  par  ses  violences,  causé  une  révolte  de  ses  sujets  et  al- 


i.  Ville  importante  de  la  Basse  Egypte, 
maintenant  Tineh,  sur  l'une  des  Louches 
Ju  Nil;  il  eu  existe  de  très-belles  rui- 
nes. 

2.  a  Sortir,  >  aller  hors,  foris  ;  le  / 
rîhîii^é  eu 


4.  a  Abîmé,  *  plongé  dans  l'abîme; 
ce  mot  s'explique  par  le  grec  à  priv.  et 
pûu,  fermer;  ce  qui  est  toujours  ouvert, 
béant;   ainsi  «  l'abîme  infernal.  » 

5.  Métaphore.  La  partie  prise  pour  le 
tout,    i  Couverte  de  voiles,  »    c.-a-d.  de 


3.    «  Tour,  *  turris,  iciippç,  s'explique  vaisseaux  avec  leurs  voiles. 

par   l'allemand    berg,  montagne;   l'idée  6.  Ile  dans  la  Méditerranée,  près  des 

de  la    tour  est  celle  d'un  lieu  élevé  et  côtes  de   Syrie;  .elle  était  consacée  à 

fortifié.   Dans  ce  sens  se  prend  le  nom  Vénus;  on  y  construisait  beaucoup  de  na- 

<\r.  Pergame,  la  citadelie  de  Troie  dres-  vires.  Trabe  cypria,  des  vaisseaux  fauri- 

see  sur  la  hauteur.  qués  avec  des  bois  cypriens,  dit  Horace. 


LIVRE  DEUXIEME.  47 

lumé  la  guerre  civile.  Je  fus,  du  haut  de  cette  tour,  spectateur 
d'un  sanglant  combat.  Les  Egyptiens  qui  avaient  appelé  à  leur 
secours  les  étrangers,  après  avoir  favorisé  leur  descente,  atta- 
quèrent les  autres  Egyptiens,  qui  avaient  le  roi  à  leur  tôle.  Je 
voyais  ce  roi  qui  animait  les  siens  par  son  exemple  ;  il  parais- 
sait comme  le  dieu  Mars1  :  des  ruisseaux  de  sang  coulaient 
autour  de  lui;  les  roues  de  son  char  étaient  teintes  d'un  sang 
noir,  épais  et  écumanl  :  à  peine  pouvaient-elles  passer  sur  des 
tas  de  corps  morts  écrasés.  Ce  jeune  roi,  bien  fait,  vigoureux, 
d'une  mine  haute  et  fière  2,  avait  dans  ses  yeux  la  fureur  et 
le  désespoir:  il  était  comme  un  beau  cheval  qui  n'a  point  de 
bouche  3  ;  son  courage  le  poussait  au  hasard,  et  la  sagesse  ne 
modérait  point  sa  valeur.  Il  ne  savait  ni  réparer  ses  fautes,  ni 
donner  des  ordres  précis,  ni  prévoir  les  maux  qui  le  mena- 
çaient, ni  ménager  les  gens  dont  il  avait  le  plus  grand  besoin. 
Ce  n'était  pas  qu'il  manquât  de  génie  *,  ses  lumières  égalaient 
son  courage  :  mais  il  n'avait  jamais  été  instruit  par  la  mau- 
vaise fortune;  ses  maîtres  avaient  empoisonné  par  la  flatterie 
son  beau  naturel.  Il  était  enivré  de  sa  puissance  et  de  son  bon- 
heur; il  croyait  que  tout  devait  céder  à  ses  désirs  fougueux  : 
la  moindre  résistance  enflammait  sa  colère.  Alors  il  ne  raison- 
nait plus  ;  il  était  comme  hors  de  lui  même  :  son  orgueil  fu- 
rieux en  faisait  une  béte  farouche  ;  sa  bonté  naturelle  etsa  droite 
raison  l'abandonnaient  en  un  instant  :  ses  plus  fidèles  servi- 
teurs étaient  réduits  à  s'enfuir;  il  n'aimait  plus  que  ceux  qui 
flattaient  ses  passions.  Ainsi  il  prenait  toujours  des  partis 
extrêmes  contre  ses  véritables  intérêts,  et  forçait  tous  les  gens 
de  bien  à  détester  sa  folle  conduite  5. 

«  Longtemps  sa  valeur  le  soutint  contre  la  multitude  de  ses 
ennemis;  mais  enfin  il  fut  accablé.  Je  le  vis  périr  :  le  dard  d'un 


1.  C'est  un  Ti;rs  d'Homère: 

OToç  5t  ppoioTuip;  ^pi)î  i«Ae[i.6vSe  pl-zuaiv. 
{IL,  L  XIII    v.  298.) 

f  Tel  le  fléau  des  mortels,  Mars  s'a- 
■  vance  dans  la  mêlée.  »La  phrase  de  Fé- 
nelon  .est  moins  imagée,  il  lui  manque 
l'ornement,  eu  quelque  sorte  l'aigretie 
homériqucj'entendsl'épithèteppoToXoiYOî. 

?.  «  Mine  haute,  »  visage  hautain.  Ce 
mot,  aujourd'hui  familier,  était  plus  no- 
ble autrefois.  —  Comparez  l'angl.  mien, 
maintien,  et  laracine  celtique  minn. 

3.  Dont  la  bouche  n'est  pas  6ne,  qui 
ne  sent  pas  le  mors,  et  n'est  pas  docile 
à  l'impulsion  qu'on  lui  communique. 

4.  «  Génie.  >  Ce  mot  n'est  pas  pris 
dans  le  sens  ordinaire  du  mot  français, 


quelque  chose  de  supérieur  et  qui  crée; 
mais  simplement  dans  le  sens  d'une  na- 
ture intelligente  et  bien  pourvue  en 
naissant,  ingenium;  de  genus,  race. 

5.  L'intention  de  Fénelou  dans  tout  ce 
passage  est  très-claire.  C'est  directement 
au  duc  de  Bourgogne,  son  élève,  qu'il 
s'adresse.  Ce  jeune  prince,  dont  l'éduca- 
tion fut  le  chef-d'œuvre  de  Fénelou,  était, 
par  tempérament,  fier,  emporté  ;  Féne- 
lon  lui  montre  ici  l'exemple  des  excès, 
des  malheurs  auxquels  l'habitude  d'é- 
couter les  flatteurs  peut  entraîner  un 
prince  d'ailleurs  bien  doué.  Bocchoris 
est  représenté  comme  un  odieux  tyran; 
mais,  pour  que  l'enseignement  fût  plus 
moral,  l'auteur  a  donné  à  ce  prince  une 
nature  primitivement  bonne  et  élevée, 
et  surtout  un  grand  courage. 


TÊLÉMAQUE. 

Phénicien  perça  sa  poitrine.  Les  rênes  lui  échappèrent  des 
mains;  il  tomba  de  son  char  sous  les  pieds  des  chevaux.  Un 
soldat  de  l'île  de  Chypre  lui  coupa  la  tête  ;  et,  la  prenant  par 
les  cheveux,  il  la  montra,  comme  en  triomphe,  à  toute  l'armée 
victorieuse. 

«  Je  me  souviendrai  toute  ma  vie  d'avoir  vu  celle  tête  qui 
nageait  dans  le  sang;  ces  yeux  fermés  et  éteints  !;  eu  visage 
paie  et  défiguré  ;  cette  bouche  entrouverte  qui  semblait  vouloir 
encore  achever  des  paroles  commencées;  cet  air  superbe  et 
menaçant,  que  la  mort  même  n'avait  pu  effacer.  Toute  ma  vie 
il  sera  peint  devant  mes  yeux;  et,  si  jamais  les  dieux  me  fai- 
saient régner,  je  n'oublierais  point,  après  un  si  funeste  exem- 
ple, qu'un  roi  n'est  digne  de  commander  et  n'est  heureux 
dans  sa  puissance,  qu'autant  qu'il  la  soumet  à  la  raison.  Ilél 
quel  malheur  pour  un  homme  destiné  à  faire  le  bonheur  pu- 
blic, de  n'être  le  maître  de  tant  d'hommes  que  pour  les  ren- 
dre malheureux  I  » 

Observations  générales  sdr  le  deuxième  LivnE.  —  Il  y  a,  à  propos 
de  ce  deuxième  livre,  trois  observations  à  faire. 

Termosiris,  un  sage  et  un  poêle,  nous  enseigne  comment  on  peut 
c're-  heureux  dans  une  humble  condition,  au  milieu  des  champs,  avec 
le  continuel  spectacle  des  beautés  de  la  nature. 

La  description  de  l'Egypte  est  insuffisante  et  quelquefois  inexacte, 
car  la  science  moderne  a  mieux  fait  connaître.cctte  célèbre  contrée  ; 
mais  les  pages  de  Fénelon  sont  néanmoins  pleines  d'intérêt,  et  l'ima- 
gination de  l'auteur  y  brille  dans  toute  sa  vivacité. 

L'histoire  de  Bocchoris  est  celle  d'une  nature  généreuse,  gâtée  par 
la  tyrannie. 

Enfin,  les  diverses  notes  de  la  gamme  poétique  sont  mises  en  jeu 
dans  ce  chant;  il  s'ouvre  par  une  scène  de  bergerie,  et  il  se  clôt  par 
une  scène  de  combats  et  par  le  tableau  d'une  tète  sanglante  montrée 
pour  épouvanter  et  pour  instruire.  —  Quanta  la  moralité,  elle  est  très- 
marquée  :  résistez  à  l'adversité  ;  aimez  l'étude,  c'est  elle  qui  soutient 
et  qui  affermit. 


1.  •  Ces  yeux  ferméset éteints,  ce  visage 
pâle  et  défiguré,  cette  bouche  entr'ou- 
verte,  etc.  »  Tout  cela  est  d'un  effet  saisis- 
sant. Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  quelques 
traits  un  peu  forcés  ;  par  exemple,  «  la  tête 


nageait  dans  le  sang,  »  image  qui  ne  sau- 
rait être  acceptée  puisque  latète  était  te- 
nuedanslamaindu  vainqueur.  Si  les  cou- 
leurs de  ce  tableau  sont  chargées,  c'est 
que  Féuélon  a  voulu  inspirer  l'horreur 


LIVRE  TROISIÈME.  49 


LIVRE  TROISIÈME. 

Sommaire.  —  I.  Télémaque  est  envoyé  àTyr  sur  le  vaisseau  de  Narbal; 
entretiens  de  ce  Phénicien  et  de  Télémaque  sur  la  puissance  de  Tyr  ; 
Narbal  dépeint  Pygmalion,  prince  avare  et  cruel.  —  II.  Séjour  à  Tyr. 
Description  du  pays,  de  la  ville;  son  commerce;  les  causes  de  sa 
prospérité.  — III.  Télémaque  veut  s'embarquer  pour  l'île  de  Chy- 
pre; arrêté  par  l'ordre  de  Pygmalion  comme  n'élant  pas  Cypriote, 
il  est  sauvé  pnr  Astarbé  qui  lui  substitue  un  jeune  homme  objet  de 
son  ressentiment. 

l.Calypso  écoutait  avec  étonnement  des  paroles  si  sages.  Ce 
qui  la  charmait  le  plus  était  de  voir  que  Télémaque  racontait 
ingénument1  les  fautes  qu'il  avait  faites  par  précipitation  et  en 
manquant  de  docilité  pour  le  sage  Mentor  :  elle  trouvait  une  no- 
blesse et  une  grandeur  d'âme  étonnante  dans  ce  jeune  homme 
qui  s'accusait  lui-môme,  et  qui  paraissait  avoir  si  bien  profité  de 
ses  imprudences  pour  se  rendre  sage,  prévoyant  et  modéré.  — 
Continuez,  disait-elle,  mon  cher  Télémaque,  il  me  tarde  de  sa- 
voir comment  vous  sortîtes  de  l'Egypte,  et  où  vous  avez  retrouvé 
le  sage  Mentor,  dont  vous  aviez  senti  la  perle  avec  tant  de  raison. 

Télémaque  reprit  ainsi  son  discours  :  «  Les  Égyptiens  les 
plus  vertueux  et  les  plus  fidèles  au  roi  étant  les  plus  faibles, 
et  voyant  le  roi  mort,  furent  contraints  de  céder  aux  autres  : 
on  établit  un  autre  roi  nommé  Termulis.  Les  Phéniciens,  avec 
les  troupes  de  l'île  de  Chypre,  se  retirèrent  après  avoir  fait 
alliance  avec  le  nouveau  roi.  Celui-ci  rendit  tous  les  prison- 
niers phéniciens;  je  fus  compté  comme  étant  de  ce  nombre. 
On  me  fit  sortir  de  la  tour;  je  m'embarquai  avec  les  autres,  et 
l'espérance  commença  à  reluire  au  fond  de  mon  cœur  *.  Un 
vent  favorable  remplissait  déjà  nos  voiles3;  les  rameurs  fen- 
daient les  ondes  écumantes,  la  vaste  mer  était  couverte  de  na- 
vires; les  mariniers  poussaient  des  cris  de  joie;  les  rivages 
d'Egypte  s'enfuyaient  loin  de  nous;  les  collines  et  les  monta- 
gnes s'aplanissaient  peu  à  peu  k.  Nous  commencions  à  ne  voir 
plus  que  le  ciel  et  l'eau,  pendant  que  le  soleil,  qui  se  levait, 
semblait  faire  sortir  du  sein  de  la  mer  ses  feux  étincelants  : 
ses  rayons  doraient  le  sommet  des  montagnes  que  nous  dé- 


1.  «Ingénument,»  avec  simplicité, 
sans  chercher  à  déguiser  ses  fautes  en 
exagérant  sa  vertu. 

2.  «  L'espérance  reluit  ;  »  c'est  une 
clarté,  un  rayon  qui  clisse  dans  l'obscu- 
rité d'une  prison  et  a  travers  les  bar- 
reaux. 

TÉLÉMAQUE.     1. 


3.  «  Remplissait  nos  voiles:  »  ce  verbe 
fait  image  ;  la  voile  gonflée  est  comme 
creusée  et  remplie  par  le  vent. 

4.  Toute  cette  peinture  du  navire  qui 
s'éloigne  et  de  la  fuite  successive  de  tous 
les  objets  du  rivage  est  fidèlement  ren 
due  ;  ce  style  coupé  est  à  propos;  il  dé- 


50 


TÉLÉMAQUE. 


couvrions  encore  un  peu  sur  l'horizon,  el  tout  le  ciel,  peint 
d'un  sombre  azur,  nous  promettait  une  heureuse  navigation  l. 

«  Quoiqu'on  m'eût  renvoyé  comme  étant  Phénicien,  aucun 
des  Phéniciens  avec  qui  j'étais  ne  me  connaissait.  Narbal,  qui 
commandait  dans  le  vaisseau  où  l'on  me  mit,  me  demanda  mon 
nom  et  ma  patrie.  «  De  quelle  ville  de  Phénicie  ètes-vous?  me 
»  dit-il.  —  Je  ne  suis  point  de  Phénicie,  lui  dis- je;  mais  les 
»  Egyptiens  m'avaient  pris  sur  la  mer  dans  un  vaisseau  de 
»  Phénicie  :  j'ai  demeuré  longtemps  captif  en  Egypte  2  comme 
»  un  Phénicien;  c'est  sous  ce  nom  quej'ai  longtemps  souffert; 
»  c'est  sous  ce  nom  qu'on  m'a  délivré.  —  De  quel  pays  ôtes- 
»  vous  donc?  »  reprit  Narbal.  —  Alors  je  lui  parlai  ainsi  :  «  Je 
»  suis  Télémaque,  fils  d'Ulysse,  roi  d'Ithaque  en  Grèce.  Mon 
»  père  s'est  rendu  fameux  entre  tous  les  rois  qui  ont  assise 
»  la  ville  de  Troie  :  mais  les  dieux  ne  lui  ont  pas  accordé  de 
»  revoir  sa  patrie.  Je  l'ai  cherché  en  plusieurs  pays;  la  fortune 
»  me  persécute  comme  lui  :  vous  voyez  un  malheureux  qui 
»  ne  soupire  qu'après  le  bonheur  de  retourner  parmi  les  siens 
»  et  de  trouver  son  père  3.  » 

«  Narbal  me  regardait  avec  étonnement,etil  crut  apercevoir 
en  moi  je  ne  sais  quoi  d'heureux  qui  vient  des  dons  du  ciel  *, 
et  qui  n'est  point  dans  le  commun  des  hommes.  11  était  natu- 
rellement sincère  et  généreux;  il  fut  touché  de  mon  malheur, 
et  me  parla  avec  une  confiance  que  les  dieux  lui  inspirèrent 
pour  me  sauver  d'un  grand  péril. 

«  Télémaque,  je  ne  doute  point,  me  dit-il,  de  ce  que  vous 
»  me  dites,  et  je  ne  saurais  en  douter;  la  douleur  et  la  vertu 
»  peintes  sur  votre  visage  ne  me  permettent  pas  de  me  défier 
»  de  vous  :  je  sens  même  que  les  dieux,  que  j'ai  toujours  servis, 


tache  les  objels  avant  de  les  montrer  qui 
disparaissent.  —  «  Ecumantes,  s'en- 
fuyaient, s'aplanissaient.  »  Ces  mots,  à 
la  fin  des  incises,  sont  d'un  effet  pitto- 
resque. 

1.  Quel  magnifique  lever  du  soleil  en 
mer!  Ici  encore  Féuelon  a  heureusement 
imité  Virgile  : 
Postera   vix    summos   spargebat    himine 
Orta  dies.    (Ain.,  1.  XII,  v.  113.)     [montes 
■  Le  jour  en  se  levant  dorait  de  ses 
■  feux  le  faîte  des  montagnes.»  L'auteur 
français  nous  montre  le  navire  nageant 
entre  le  ciel   et  l'eau  ;  c'est  Virgile  en- 
core :  «  de  toutes  parts  le  ciel,  de  toutes 
parts  la  mer:  »  cœlum  undique  et  undi- 
quepontus  ( Mn.,  1.  III,  193).  Et  Homère  : 

"KW  o'te  $%  -c»)v  VTjaoviXiiitotii.iv,  oùSi  -et;  àXXg 
♦  fci'vito  Y«i&«)V,  «XV  oûoavbç  i)$iOâ~ka.oaa. 

{Odys.  XII,  403.) 


«  Mais  quand  nous  eûmes  quitté  l'ile, 
»  et  qu'aucune  terre  n'était  plus  en  vue, 
•  mais  seulement  le  ciel  et  la  terre.  * 

2.  »  J'ai  demeuré  captif;  »  j'ai  pour 
je  swî's.Onne  s'exprimerait  plus  ainsi  au- 
jourd'hui. 

3.  La  réponse  de  Télémaque  est  d'une 
touchante  simplicité  :  «  Le  bonheur  de 
retourner  parmi  les  siens  et  de  trouver 
son  père,  i  Les  héros  antiques,  amené* 
à  dire  ce,  qu'ils  sont,  se  glorifient  eux- 
mêmes.  Énée  dans  Virgile  : 

Sum  pius^neas...  fama  super  œthera  notus. 

{Mn.,  h  v.  378-9.) 
«  Je  suis  le  pieux  Enée,  dont  la  renom- 
»  méo  s'étend  jusqu'au  ciel.  »  Télémaque 
ne  parle  pas  ainsi  ;  quand  on  lui  demande 
qui  il  est,  il  répond  en  se  gloriliant  non 
de  lui-même,  mais  d'Ulysse,  son  père. 

4.  Tour  de  phrase  élégant. 


LIVRE  TROISIÈME. 


51 


»  vous  aiment,  et  qu'ils  veulent  que  je  vous  aime  aussi  comme 
»  si  vous  étiez  mon  fils.  Je  vous  donnerai  un  conseil  salutaire; 
»  et  pour  récompense  je  ne  vous  demande  que  le  secret1.  — 
»  Ne  craignez  point,  lui  dis-je,  que  j'aie  aucune  peine  à  me 
»  taire  sur  les  choses  que  vous  voudrez  me  confier  :  quoique 
»  je  sois  si  jeune,  j'ai  déjà  vieilli  dans  l'habitude  2  de  ne  dire 
»  jamais  mon  secret,  et  encore  plus  de  ne  trahir  jamais  3,  soui 
»  aucun  prétexte,  le  secret  d'autrui.  —  Comment  avez-vous 
»  pu,  me  dit-il,  vous  accoutumer  au  secret  dans  une  si  grande 
»  jeunesse?  Je  serai  ravi  *  d'apprendre  par  quel  moyen  vous 
»  avez  acquis  cette  qualité5,  qui  est  le  fondement  de  la  plus  sage 
»  conduite,  et  sans  laquelle  tous  les  talents  sont  inutiles.  » 

«  Quand  Ulysse,  lui  dis-je,  partit  pour  aller  au  siège  de  Troie, 
»  il  me  prit  sur  ses  genoux  et  entre  ses  bras6 (c'est  ainsi  qu'on 
»  me  l'a  raconté)  :  après  m'avoir  baisé  tendrement,  il  me  dit 
»  ces  paroles,  quoique  je  ne  pusse  les  entendre  :  —  0  mon  fils! 
»  que  les  dieux  me  préservent  de  te  revoir  jamais;  que  plutôt 
»  le  ciseau  de  la  Parque  tranche  le  fil  de  tes  jours  lorsqu'il  est 
»  à  peine  formé  7,  de  môme  que  le  moissonneur  tranche  de  sa 
»  faux  une  tendre  fleur  qui  commence  à  éclore  8;  que  mes  en- 
»  ncmis  te  puissent  écraser  aux  yeux  de  ta  mûre  et  aux  miens, 
»  si  tu  dois  un  jour  te  corrompre  et  abandonner  la  vertu9! 
»  0  mes  amis!  continua- t-il,  je  vous  laisse  ce  fils  qui  m'est  si 
»  cher;  ayez  soin  de  son  enfance  :  si  vous  m'aimez,  éloignez  de 
»  lui  la  pernicieuse  flatterie;  enseignez-lui  à  se  vaincre;  qu'il 
o  soit  comme  un  jeune  arbrisseau  encore  tendre,  qu'on  plie 


1 .  i  Secret,  »  secretum,  de  secerno, 
xplvu,  idée  de  ce  qui  est  mis  à  part;  se 
pour  seorsum. 

2.  ■  Habitude,  »  manière  d'èlre,  de  se 
posséder,  ratio  se  habendi. 

3.  •  Trahir,  *  livrer,  tradere. 

4.  «  Havi  ;  s  regardez  comme  les  mots 
•ont  devenus  hyperboliques  dans  l'u?age; 
on  est  ravi d'une  chose,  c'est-à-dire  éga- 
ré de  joie,  emporté  hors  de  soi  ;  et,  dans 
le  fait,  c'est  une  simple  formule  de  poli- 
tesse. 

5.  •  Cette  qualité,  »  le  secret,  dans 
le  sens  de  «  discrétion.  > 

6.  *  Il  me  prit  sur  ses  genoux  ;  t  sou- 
venir de  l'adieu  d'Andromaque  et  d'Hec- 
tor, quand  le  héros  troyen  prend  son  fils 
Astyanax  entre  ses  brag,  «f.M  t»  y-»-p»«v. 
f/J.,'VI.) 

7.  Il  y  avait    trois  Parques  :  Clotho, 
Lachesis,   Atropos;    elles  habitaient  les 
enfers  où  elles  filaient  avec  la  quenouille  I 
la  vie  de  chaque  mortel.  C'est  Atropos 
qui  tenait  le  ciseau  et  coupait  le  fil  fatal.  | 


8.  Virgile,    sur    Euryale   mort  [En., 
1.  IX,  v.  435)  : 

Purpureus  yeluti  cum  flos  succisus  aratro. 

«  Comme  une  fleur  pourprée  a  été  tran- 
*  chée  par  la  charrue.  ■  Dans  Virgile  il 
s'agit  d'un  jeune  homme,  d'un  héros  déjà 
dans  sa  force,  dans  sa  floraison;  aussi 
l'épi thè te  purpureus  est-elle  d'un  grand 
effet .  Dans  Fénelon  la  situation  n'est 
pas  la  même;  il  s'agit  d'un  jeune  enfant, 
«  une  tendre  fleur  qui  vient  d'éclore.  » 

9.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  parlent  les 
héros  homériques.  Ils  disent  à  leur  fils: 
«  Puissé-je  être  mort,  enseveli  sous  la 
terre,  plulôtque  te  voir  infidèle  àtagloire 
ou  à  la  mienne!  •  ils  ne  disent  pas  :  plu- 
tôt que  de  te  voir  t  te  corrumpre  et 
abandonner  la  vertu.  »  Ce  langage  d 
Fénelon  est  chrétien;  c'est  la  reine  BlaDr 
che  disant  :  <  Mou  fils,  j'aimerais  mieu^ 
vous  voir  mort  que  chargé  d'un  seul  pé- 
ché mortel.  • 


52  TbXÉMAQUL. 

»>  pour  le  redresser.  Surtout  n'oubliez  rien  pour  le  rendre 
»  juste,  bienfaisant,  sincère,  et  fidèle  à  garder  un  secret.  Qui- 
»  conque  est  capable  de  mentir  est  indigne  d'être  compte  au 
»  nombre  des  hommes;  et  quiconque  ne  sait  pas  se  taire  ed 
»  indigne  de  gouverner  » 

«  Je  vous  rapporte  ces  paroles,  parce  que  mon  père  a  dû  me 
les  répéter  souvent,  et  qu'elles  ont  pénétré  jusqu'au  fond  de 
mon  cœur;  je  me  les  redis  souvent  à  moi-môme.  Les  amis  de 
mon  père  eurent  soin  de  m'exercer  de  bonne  heure  au  se- 
cret :  j'étais  encore  dans  la  plus  tendre  enfance,  et  ils  me  con- 
fiaient déjà  toutes  les  peines  qu'ils  ressentaient,  voyant  ma 
mère  exposée  à  un  grand  nombre  de  téméraires  qui  voulaient 
l'épouser.  Ainsi,  on  me  traitait  dès  lors  comme  un  homme  rai- 
sonnable et  sûr1;  on  m'entretenait  secrètement  des  plus  gran- 
des affaires;  on  m'instruisait  de  tout  ce  qu'on  avait  résolu 
pour  écarter  ces  prétendants.  J'étais  ravi  qu'on  eût  en  moi 
cette  confiance  :  par  là  je  me  croyais  déjà  un  homme  fait. 
Jamais  je  n'en  ai  abusé  ;  jamais  il  ne  m'a  échappé  2  une  seule 
parole  qni  pût  découvrir  le  moindre  secret.  Souvent  les  pré- 
tendants tâchaient  de  me  faire  parler,  espérant  qu'un  enfant 
qui  pourrait  avoir  vu  ou  entendu  quelque  chose  d'impor- 
tant ne  saurait  pas  se  retenir;  mais  je  savais  bien  leur  répon- 
dre sans  mentir,  et  sans  leur  apprendre  ce  que  je  ne  devais 
pas  dire. 

Alors  Narbal  me  dit  :  «Vous  voyez,  Télémaque,  la  puissance 
»  des  Phéniciens;  ils  sont  redoutables  à  toutes  les  nations  voi- 
»  sines,  parleurs  innombrables  vaisseaux  :  le  commerce,  qu'ils 
»  font  jusqu'aux  colonnes  d'Hercule  8,  leur  donne  des  ri- 
»  chessesqui  surpassent  celles  des  peuples  les  plus  florissants. 

•  Le  grand  roi  Sésostris,  qui  n'aurait  jamais  pu  les  vaincre  par 
»  mer,  eut  bien  de  la  peine  à  les  vaincre  par  terre,  avec  ses 
»  armées  qui  avaient  conquis  tout  l'Orient;  il  nous  imposa  un 
a  tribut  que  nous  n'avons  pas  longtemps  payé  *  :  les  Phéniciens 
»  se  trouvaient  trop  riches  et  trop  puissants  pour  porter  pa- 

•  tiemment  le  joug  de  la  servitude  5;  nous  reprîmes  notre  li- 
ft berté.  La  mort  ne  laissa  pas  à  Sésostris  le  temps  de  finir  la 

deux  colonnes;  selon  la  Fable,  autrefois 
elles  ne  formaient  qu'un  seul  bloc,  et 
Hercule  les  avait  partagées,  pour  creu- 
ser ainsi  le  détroit  de  Gales  (Gibraltar) 
et  joindre  l'Ocàao  à  la  Méditerranée. 

4.  «  Un  tribut,  »  trxbulum,  ce  que  cha- 
cun paye,  tribuit.  l!'\m\  ôt,  chez  les  Ro- 
mains, se  répartissait  par  tribus,  pet 
tribus,  d'où  le  verbe  tribuere. 

5.  La  peine  infamante,  chay  les  Ro- 


1.  t  Sûr,  *  à  qui  Ton  pouvait  se  fier, 
offrant  toute  sécurité. 

2.  Locution  aujourd'hui  inusitée  et  in- 
correcte; ondirait  :  «ilnem'estéchappé.i 

3.  Ce  sont  deux  rochers:  le  premier 
est  le  mont  Calpé,  aujourd'hui  Gibraltar, 
à  la  pointe  de  l'Espagne;  le  second  est 
le  mont  Abyla,  en  Afrique.  On  a  trouvé 
que  ces  deux  montagnes,  qui  semblent 
fermer  le  détroit,  ressemblaient  assez  à 


LIVRE   TROISIÈME.  53 

»  guerre  contre  nous.  Il  est  vrai  que  nous  avions  tout  à  crain- 
»  dre  de  sa  sagesse  encore  plus  que  de  sa  puissance  :  mais,  sa 

*  puissance  passant  dans  les  mains  de  son  fils,  dépourvu  de 
»  toute  sagesse,  nous  conclûmes  que  nous  n'avions  plus  rien  à 
»  craindre.  En  effet,  les  Égyptiens,  bien  loin  de  rentrer 
»  les  armes  à  !a  main  dans  notre  pays  pour  nous  subjuguer 
»  encore  une  fois,  ont  été  contraints  de  nous  appeler  à  leur 
»  secours  pour  les  délivrer  f  de  ce  roi  impie  et  furieux.  Nous 
»  avons  été  leurs  libérateurs.  Quelle  gloire  ajoutée  à  la  liberté 
»  et  à  l'opulence  des  Phéniciens! 

•  »  Mais  pendant  que  nous  délivrons  les  autres,  nous  sommes 
»  esclaves  nous-mêmes.  0  Télémaque,  craignez  de  tomber 
»  dans  les  mains  de  Pygmalion  notre  roi  :  il  les  a  trempées, 
»  ces  mains  cruelles,  dans  le  sang  de  Siehée,  mari  de  Didon  sa 
»  sœur.  Didon,  pleine  du  désir  de  la  vengeance,  s'est  sauvée  de 
»  Tyr  avec  plusieurs  vaisseaux.  La  plupart  de  ceux  qui  aiment 
»  la  vertu  et  la  liberté  l'ont  suivie  :  elle  a  fondé  sur  la  côte 
»  d'Afrique  une  superbe  ville  qu'on  nomme  Carthage  2.  Pyg- 
»  malion,  tourmenté  par  une  soif  insatiable  des  richesses 3,  se 
»>  rend  de  plus  en  plus  misérable  et  odieux  à  ses  sujets.  C'est 
»  un  crime  à  Tyr  que  d'avoir  de  grands  biens  ;  l'avarice  le  rend 
»  défiant,  soupçonneux,  cruel;  il  persécute  les  riches,  et  il 
»  craint  les  pauvres.  C'est  un  crime  encore  plus  grand  à  Tyr 
»  d'avoir  de  la  vertu  ;  car  Pygmalion  suppose  que  les  bons  ne 
»  peuvent  souffrir  ses  injustices  et  ses  infamies  :  la  vertu  le 
»  condamne,  il  s'aigrit  et  s'irrite  contre  elle.  Tout  l'agite, 
»  l'inquiète,  le  ronge;  il  a  peur  de  son  ombre;  il  ne  dort 
»  ni  nuit  ni  jour  :  les  dieux,  pour  le  confondre,  l'accablent 
»  de  trésors  dont  il  n'ose  jouir.  Ce  qu'il  cherche  pour  être 
»  heureux  est  précisément  ce  qui  l'empêche  de  l'être.  Il  re- 
»  grette  tout  ce  qu'il  donne,  et  craint  toujours  de  perdre  ;  il  se 


mains,  était  de  passer  sous  le  joug  :  une 
poutre  transversale  sur  deux  pieux.  De 
là  cette  niétaphore  si  souvent  employé' 
dans  l'antiquiié  et,  par  suite,  chez  les 
modernes,  t  subjuguer,  »  mettre  sous  le 
joug,  assujettir. 

1.  i  Délivrer,  libérateur,  »  lat.  libe- 
rare,  libertas,  dont  l'origine  est  libra, 
balance,  réduction  de  l'idée  de  liberté  à 
celle  d'équilibre.  Peut-être  aussi  est-ce 
l'impersonnel  libet,  idée  de  faire  ce  qui 
plaît. 

2.  C'est  l'histoire  imaginée  par  Virgile 
à  l'aide  d'un  anachronisme.  Énée  arrive 
chez  Didon,  qui  venait  de  fonder  Car- 
thage. On  croit  que  cette  'ville  avait  été 
bàlie  par  les  Tyriens  avant  la  fuite  de 
Didoa,    laquelle,    selon    les    historiens, 


n'aurait  régné  à  Carthage  qu'au  ixe  siè- 
cle, environ  deux  cents  ans  après  la 
guerre  de  Troie.  —  Carthage  a  été  quel- 
que temps  la  premifre  ville  de  l'ancien 
monde,  avant  la  prééminence  de  Rome. 
Elle  fut  reuversée  par  le  second  Scipion 
l'Africain,  deux  cents  ans  avant  Jésus- 
Christ.  Rebâiie  eusuite,  elle  eut  de  l'im- 
portance sous  l'empire  et  fut  détruite, 
au  vu»  siècle,  par  l'invasion  des  Arabes. 
Ses  mines  sont  situées  à  douze  kilom. 
de  Tunis. 

3.  «  Soif  des  richesses.  »  Pourquoi  la 
soif  plus  que  la  faim?  parce  que  l'amour 
des  richesses  est  comme  un  enivrement. 
Cependant  Virgile  a  dit  :  auri  sacra  fa- 
més, non  pas  la  soif,  mais  «  la  faim  de 
l'or.  ■  Cela  est  peut-être  plus  expressif. 


54  TELBJAQUE. 

»  tourmente  pour  gagner.  On  ne  le  voit  presque  jamais;  il  est 
»  seul,  triste,  abattu  au  fond  de  son  palais  :  ses  amis  mômes 
»  n'osent  l'aborder,  de  peur  de  lui  devenir  suspects.  Une  garde 
»  terrible  tient  toujours  des  épées  nues  et  des  piques  levées 
»  autour  de  sa  maison.  Trente  chambres  qui  communiquent  les 
»  unes  aux  autres,  et  dont  chacune  a  une  porte  de  fer  avec  six 
»  gros  verrous,  sont  le  lieu  où  il  se  renferme  ;  on  ne  sait  ja- 
»  mais  dans  laquelle  de  ces  chambres  il  couche,  et  on  assure 
n  qu'il  ne  couche  jamais  deux  nuits  de  suite  dans  la  même,  de 
»  peur  d'y  être  égorgé.  Il  ne  connaît  ni  les'doux  plaisirs,  ni 
»  l'amitié  encore  plus  douce,  et  si  on  lui  parle  de  chercher  la 
»  joie,  il  sent  qu'elle  fuit  loin  de  lui  et  qu'elle  refuse  d'entrer 
»  dans  son  cœur.  Ses  yeux  creux  sont  pleins  d'un  feu  âpre  et 
»  farouche;  ils  sont  sans  cesse  errants  de  tous  côtés:  il  prête 
»  l'oreille  au  moindre  bruit,  et  se  sent  tout  ému;  il  est  pale, 
»  défait,  et  les  noirs  soucis  sont  peints  sur  son  visage  toujours 
»  ridé.  Il  se  lait,  il  soupire,  il  tire  de  son  cœur  de  profonds  gé- 
»  missements,  il  ne  peut  cacher  les  remords  qui  déchirent  ses 
»  entrailles.  Les  mets  les  plus  exquis  le  dégoûtent.  Ses  enfants, 
»  loin  d'être  son  espérance,  sont  le  sujet  de  sa  terreur  :  il  en  a 
»  fait  ses  plus  dangereux  ennemis.  Il  n'a  eu  toute  sa  vie  aucun 
»  moment  d'assuré  ;  il  ne  se  conserve  qu'à  force  de  répandre  le 
»  sang  de  tous  ceux  qu'il  craint.  Insensé,  qui  ne  voit  pas  que 
»  sa  cruauté,  à  laquelle  il  se  confie,  le  fera  périr  !  Quelqu'un  de 
»  ses  domestiques,  aussi  défiant  que  lui,  se  hâtera  de  délivrer 
»  le  monde  de  ee  monstre  l. 

»  Pour  moi,  je  crains  les  dieux  :  quoi  qu'il  m'en  coûte,  je  serai 
»  fidèle  au  roi  qu'ils  m'ont  donné  :  j'aimerais  mieux  qu'il  me 
»  fît  mourir,  que  de  lui  ôter  la  vie,  et  môme  que  de  manquer 
»  à  le  défendre  2.  Pour  vous,  ô  Téîémaque,  gardez-vous  bien  de 
»  lui  dire  que  vous  ôtes  le  fais  cl  Ulysse  ;  il  espérerait  qu'Ulysse, 


1 .  Ce  portrait  de  Pygmalion  est  re- 
nommé; aucun  des  traits  de  l'avarice  ne 
semble  avoir  été  oublié.  Quelle  énergie 
dans  ces  mots  :  «  Tout  l'agite,  l'inquiète,  le 
ronge;  il  a  peur  de  son  ombre.»  Et  dans 
ceux-ci  :  «  Il  regrette  tout  ce  qu'il  donne.  » 
Puis  cette  peinture  :  t  II  est  6eul,  triste, 
abattu,  au  fond  de  son  palais.  •  On  peut 
voir  ici  une  gradation  marquée;  la  tris- 
tesse est  un  sentiment  habituel,  mais  ra- 
battement a  une  cause  prochaine.  —  Un 
rayon  soudain  interrompt  ces  terreurs, 
dans  cette  phrase:  «  Il  ne  connaît  ni  les 
doux  plaisirs...»  —  C'est  un  langage  très- 
élégant  quecelui-ci:  t  La  joie  refuse  d'en- 
trer dans  son  cœur.  »  Ensuite  reviennent 


et  le  style  va  croissant  d'énergie  jusqu'à 
la  fin.  —  Pour  ce  trait  :  «  Il  ne  se  con- 
serve qu'à  force  de  répandre  le  sang  de 
ceux  qu'il  craint,  »  voyez  Racine  dans 
Britannicus  (act.  IV,  se.  m)  ;  il  s'agit  de 
Néron  : 

Il  vous  faudra,  seigneur,  courir  de  crime  en 
[crime, 

Soutenir  vos  rigueurs  par  d'autres  cruautés, 

Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  ensanglantes. 
L'expression  du    poète  tragique  est  uue 
image  qui  touche  au  sublime. 

2.  L'opinion  soutenue  ici  par  Fénelon 
est  que  le  roi  légitime,  quelque  grands 
que  soient  ses  forfaits,  tenant  la  puissance 
de  Dieu,  est  au-dessus  des  lois  et  des  ré- 


)es  images  effrayantes  :  «  Ses  yeux  creux    bellions,  et  que  ses  sujets  doivent  le  dé- 
»out  pleins  d'un  feu  âpre  et  faroucher  »  !  fendre  quand  même. 


LIVRE  TROISIEME.  55 

»  retournant  à  Ithaque,  lui  payerait  quelque  grande  somme 
»  pour  vous  racheter,  et  il  vous  tiendrait  en  prison.  » 

II.  «Quand  nous  arrivâmes  à  Tyr,  je  suivis  le  conseil  de  Narbal, 
et  je  reconnus  la  vérité  de  tout  ce  qu'il  m'avait  raconté.  Je  ne 
pouvais  comprendre  qu'un  homme  pût  se  rendre  aussi  misé- 
rable que  Pygmalion  me  le  paraissait.  Surpris  d'un  spectacle  si 
affreux  et  si  nouveau  pour  moije  disais  en  moi-même  :— Voilà  un 
homme  qui  n'a  cherché  qu'à  se  rendre  heureux  ;  il  a  cru  y  par- 
venir par  les  richesses  et  par  une  autorité  absolue  :  il  possède 
tout  ce  qu'il  peut  désirer,  et  cependant  il  est  misérable  par  ses 
richesses  et  par  son  autorité  môme.  S'il  était  berger,  comme 
je  l'étais  naguère,  il  serait  aussi  heureux  que  je  l'ai  été,  il 
jouirait  des  plaisirs  innocents  de  la  campagne  et  en  jouirait 
sans  remords  ;  il  ne  craindrait  ni  le  fer  ni  le  poison,  il  aime- 
rait les  hommes,  il  en  serait  aimé  :  il  n'aurait  point  ces  grandes 
richesses  qui  lui  sont  aussi  inutiles  que  du  sable,  puisqu'il 
n'ose  y  toucher,  mais  il  jouirait  librement  des  fruits  de  la  terre, 
et  ne  souffrirait  aucun  véritable  besoin.  Cet  homme  paraît  faire 
tout  ce  qu'il  veut,  mais  il  s'en  faut  bien  qu'il  ne  le  fasse  :  il 
fait  tout  ce  que  veulent  ses  passions  féroces;  il  est  toujours 
entraîné  par  son  avarice,  par  sa  crainte,  par  ses  soupçons.  Il 
paraît  maître  de  tous  les  autres  hommes;  mais  il  n'est  pas 
maître  de  lui-même,  car  il  a  autant  de  maîtres  et  de  bourreaux 
qu'il  a  de  désirs  violents  !. 

«  Je  raisonnais  ainsi  de  Pygmalion  sans  le  voir;  car  on  ne  le 
voyait  point,  et  on  regardait  seulement  avec  crainte  ces  hautes 
tours  qui  étaient  nuit  et  jour  entourées  de  gardes,  où  il  s'était 
mis  lui-môme  comme  en  prison,  se  renfermant  avec  ses  tré- 
sors. Je  comparais  ce  roi  invisible  avec  Sésostris  si  doux,  si 
accessible,  si  affable,  si  curieux  de  voir  les  étrangers,  si  atten- 
tif à  écouter  tout  le  monde  et  à  tirer  du  cœur  des  hommes  la 
vérité  qu'on  cache  aux  rois.  Sésostris,  disais-je,  ne  craignait 
rien  et  n'avait  rien  à  craindre;  il  se  montrait  à  tous  ses  sujets 
comme  à  ses  propres  enfants  :  celui-ci  craint  tout  et.  a  tout  à 
craindre.  Ce  méchant  roi  est  toujours  exposé  à  une  mort  fu- 
neste, môme  dans  son  palais  inaccessible,  au  milieu  de  ses 
gardes;  au  contraire,  le  bon  roi  Sésostris  était  en  sûreté  au 
milieu,  de  la  foule  des  peuples,  comme  un  bon  père  dans  sa 
maison,  environné  de  sa  famille  2. 


1.  Tout  à  l'heure  il  a  décrit  la  cruauté 
du  tyran;  ici  il  trace  un  tableau  de  son 
infortune  : 

Toujours    punir,    toujours    trembler  dans    tos 
[projets, 


Et  pour  vos  ennemis  compter  tous  tos  sujets. 
(Rac,  ibid.) 
2.  On  ne  peut  le  nier,  il  y   a  Ici    des 
longueurs;  l'auteur  revient  sur  lui-même 
au  sujet  de  la  tyrannie  de  Pygmalion. 


56  TÉLEMAQUE. 

«  Pygmalion  donna  ordre  de  renvoyer  les  troupes  de  l'Ile  de 
Chypre  qui  étaient  venues  secourir  les  siennes  à  cause  de  l'al- 
liance qui  était  entre  les  deux  peuples.  Narbal  prit  cette  occa- 
sion de  me  mettre  en  liberté  :  il  me  fit  passer  en  revue  parmi 
les  soldats  chyprîens,  car  le  roi  était  ombrageux  jusque  dans 
les  moindres  choses.  Le  défaut  des  princes  trop  faciles  cl  inap- 
pliqués est  de  se  livrer  avec  une  aveugle  confiance  à  des  favo- 
ris artificieux  et  corrompus.  Le  défaut  de  celui-ci  était,  au 
contraire,  de  se  défier  (les  plus  honnêtes  gens  :  il  ne  savait 
point  discerner  les  hommes  droits  et  simples  qui  agissent  sans 
déguisement;  aussi  n'avait-il  jamais  vu  de  gens  de  bien,  car 
de  telles  gens  ne  vont  point  chercher  un  roi  si  corrompu.  D'ail- 
leurs il  avait  vu  depuis  qu'il  était  sur  le  trône,  dans  les  hom- 
mes dont  il  s'était  servi,  tant  de  dissimulation,  de  perfidie  et 
de  vices  affreux  déguisés  sous  les  apparences  de  la  vertu, 
qu'il  regardait  tous  les  hommes,  sans  exception,  comme  s'ils 
eussent  été  masqués.  11  supposait  qu'il  n'y  a  aucune  sincère 
vertu  sur  la  terre  :  ainsi  il  regardait  tous  les  hommes  comme 
étant  à  peu  prés  égaux.  Quand  il  trouvait  un  homme  faux  et 
corrompu,  il  ne  se  donnait  point  la  peine  d'en  chercher  un 
autre,  comptant  qu'un  autre  ne  serait  pas  meilleur.  Les  bons 
lui  paraissaient  pires  que  les  méchants  les  plus  déclarés,  parce 
qu'il  les  croyait  aussi  méchants  et  plus  trompeurs  *. 

«  Pour  revenir  à  moi,  je  fus  confondu  avec  lesChypriens,  et  j'é- 
chappai à  la  défiance  pénétrante  du  roi.  Narbal  tremblait,  dans 
la  crainte  que  je  ne  fusse  découvert  :  il  lui  en  eût  coûté  la  vie,  et 
à  moi  aussi.  Son  impatience  de  nous  voir  partir  était  incroyable  : 
mais  les  vents  contraires  nous  retinrent  assez  longtemps  à  Tyr. 

«  Je  profitai  de  ce  séjour  pour  connaître  les  mœurs  des  Phé- 
niciens, si  célèbres  clans  toutes  les  nations  connues.  J'admirais 
l'heureuse  situation  de  celte  grande  ville,  qui  est  au  milieu  de 
la  mer,  dans  une  île.  La  côte  voisine  est  délicieuse  par  sa  fer- 
tilité, par  les  fruits  exquis  qu'elle  porte,  par  le  nombre  des  vil- 
les et  des  villages  qui  se  touchent  presque,  enfin  par  la  dou- 
ceur de  son  climat  ;  car  les  montagnes  mettent  cette  côte  à 
l'abri  des  vents  brûlants  du  midi,  et  elle  est  rafraîchie  par  le 
vent  du  nord  qui  souffle  du  côté  de  la  mer  '.  Ce  pays  est  an 

1.  Il  y  a  de  la  profondeur  dans  ces 
réflexions.  Si  les  rois  sont  cruels  et 
défiants,  c'est  que,  accoutumés  à  l'a- 
dulation, ils  ont  appris  à  mépriser  les 
hommes.  Ils  voient,  comme  le  dit  Féne- 
lon  avec  énergie,  •  un  masque  sur  les 
■  traits  d*  tous  ceux  qui  les  approchent,» 
et  cela  «sans  exception.  »  l'our  eux,  il 
u'y  a  potst  de  gens  honnêtes  et  vertueux . 


Puur  trouver  de  telles  gens,  il  fau  Irait 
les  chercher  eu  dehors  de  la  foule  qui  se 
presse  pour  aduler  le  tyran.  Dans  un 
homme  bon  ils  ne  voient  qu'un  pervers 
jouant  la  bonté,  «  aussi  méchant  et  plus 
trompeur.  » 

2.  On  a  toujours  cité  ce  tableau  de 
l'ancienne  Tyr  comme  un  chef-d'œuvre 
de  style  descriptif. 


LIVRE   TROISIEME. 


57 


pied  du  Liban,  dont  le  sommet  fend  les  nues  et  va  toucher  les 
astres  f  ;  une  glace  éternelle  couvre  son  front  ;  des  fleuves  pleins 
de  neige  tombent,  comme  des  torrents,  des  pointes  des  rochers 
qui  environnent  sa  tète  2.  Au-dessous,  on  voit  une  vaste  forêt 
de  cèdres  antiques,  qui  paraissent  aussi  vieux  que  la  terre  où 
ils  sont  plantés,  et  qui  portent  leurs  branches  épaisses  jusque 
vers  les  nues  3.  Celte  forêt  a  sous  ses  pieds  de  gras  pâturages 
dans  la 'pente  de  la  montagne.  C'est  là  qu'on  voit  errer  les  tau- 
reaux qui  mugissent,  les  brebis  qui  bêlent,  avec  leurs  tendres 
agneaux  qui  bondissent  sur  l'herbe  fraîche  :  là  coulent  mille 
divers  ruisseaux  d'une  eau  claire,  qui  distribuent  l'eau  partout. 
Enfin  on  voit  au-dessous  de  ces  pâturages  le  pied  de  la  monta- 
gne qui  est  comme  un  jardin  :  le  printemps  et  l'automne  y 
régnent  ensemble  pour  y  joindre  les  fleurs  et  les  fruits.  Jamais 
ni  le  souffle  empesté  du  midi,  qui  sèche  et  qui  brûle  tout,  ni 
le  rigoureux  aquilon,  n'ont  ose  effacer  les  vives  couleurs  qui 
ornent  ce  jardin  *. 

«  C'est  auprès  de  cette  belle  côte  que  s'élève  dans  la  mer 
l'île  où  est  bâtie  la  ville  de  Tyr.  Cette  grande  ville  semble  na- 
ger au-dessus  des  eaux,  et  être  la  reine  de  toute  la  mer.  Les 
marchands  y  abordent  de  toutes  les  parties  du  monde,  et  ses 
habitants  sont  eux-mêmes  les  plus  fameux  marchands  qu'il  y 
ait  dans  l'univers.  Quand  on  entre  dans  cette  ville,  on  croit 
d'abord  que  ce  n'est  point  une  ville  qui  appartienne  à  un  peu- 
ple particulier,  mais  qu'elle  est  la  ville  commune  de  tous  les 
peuples  et  le  centre  de  leur  commerce.  Elle  a  deux  grands 
mules  6,  semblables  à  deux  bras,  qui  s'avancent  dans  la  mer,  et 
qui  embrassent  un  vaste  port  où  les  vents  ne  peuvent  entrer*. 
Dans  ce  port  on  voit  comme  une  forêt  de  mâts7  de  navires,  et 
ces  navires  sont  si  nombreux  qu'à  peine  peut-on  découvrir 
la  mer  qui  les  porte.  Tous  les  citoyens  s'appliquent  au  com- 


1 .  Le  Liban  est  une  chaîne  de  monta- 
gnes en  Syrie,  dans  la  direction  d'Alep, 
Damas,  Tripoli  et  Acre;  Tyr  était  à  l'ex- 
trémité de  la  chaîne,  un  peu  en  dehors. 
Elle  a  des  sommets  très-élevés. 

2.  On  dit  que  les  plus  hautes  crêtes  du 
Liban  s'élèvent  à  près  de  5,000  mètres. 
C'e>t  une  région  très-pittoresque,  où  l'on 
trouve  en  effet  des  neiges,  des  ruisseaux 
qui  se  précipitent,  et  tous  les  accidents 
d'une  nature  alpestre. 

3.  Les  pentes  du  Liban  sont  le  pa\s 
des  cèdres;  c'est  du  Liban  que  Salomon 
fit  venir  les  bois  employés  à  la  construc- 
tion du  temple  de  Jérusalem. 

4.  Fénelon  ne  se  lasse  jamais  quand  il 
faut  décrire  des  sites  champêtres;  il  avait 


un  sentiment  admirable  de  la  nature  et 
il  excellait  à  lapeindre.  CettedescriptioD 
des  plus  beaux  sites  du  Liban  se  rapporte 
a-sez  à  la  campagne  qui  environne  Da- 
mas, et  dont  les  beautés  ont  été  décrites 
par  un  grand  nombre  de  voyageurs. 

5.  f  Un  môle,  »  du  latin  moles,  masse 
On  appelle  ainei  uue  jetée  eu  pierres  qui 
se  prolonge  dans  la  mer,  et  coulre  la- 
quelle les  flots  viennent  se  briser  dans 
les  gros  temps. 

6.  Le  mouvement  commercial  de  la 
ville  de  Tyr  est  supérieurement  peint 
dans  ce  passage, d'ai^Curs  tout  à  fait  con- 
forme aux  traditions  historiques. 

7.  i  Mât,  »  un  mot  germ.  angl.  mast 


S 


58 


TÊLÉMAQUE. 


merce,  et  leurs  grandes  richesses  ne  les  dégoûtent  jamais  du 
I  riva  il  nécessaire  pour  les  augmenter.  On  y  voit  de  tous  côtés 
le  fin  lin  d'Egypte,  et  la  pourpre  tyrienne  deux  fois  teinte1, 
d'un  éclat  merveilleux;  cette  double  teinture  est  si  vive,  que 
le  temps  ne  peut  l'effacer:  on  s'en  sert  pour  des  laines  Unes, 
qu'on  rehausse  d'une  broderie  d'or  et  d'argent2.  Les  Phéni- 
ciens font  le  commerce  de  tous  les  peuples  jusqu'au  détroit  de 
Gades  3,  et  ils  ont  même  pénétré  dans  le  vaste  océan  qui  envi- 
ronne toute  la  terre.  Ils  ont  fait  aussi  de  longues  navigations 
sur  la  mer  Rouge  *;  et  c'est  par  ce  chemin  qu'ils  vont  cher- 
cher, dans  des  îles  inconnues/ de  l'or,  des  parfums  et  divers 
animaux  qu'on  ne  voit  point  ailleurs 5. 

«  Je  ne  pouvais  rassasier  mes  yeux  du  spectacle  magnifique 
de  cette  grande  ville  où  tout  était  en  mouvement.  Je  n'y  voyais 
point,  comme  dans  les  villes  de  la  Grèce,  des  hommes  oisifs  et 
curieux,  qui  vont  chercher  des  nouvelles  dans  la  place  publi- 
que, ou  regarder  les  étrangers  qui  arrivent  sur  le  port 6.  Les 
hommes  y  sont  occupés  à  décharger  leurs  vaisseaux,  à  transporter 
leurs  marchandises  ou  à  les  vendre;  à  ranger  leurs  magasins,  et 
à  tenir  un  compte  exact  de  ce  qui  leur  est  dû  par  les  négociants 
étrangers  7.  Les  femmes  ne  cessent  jamais  ou  de  filer  les  laines, 
ou  de  faire  des  dessins  de  broderie,  ou  de  plier  les  riches  étoffes. 

«  D'où  vient,  disais  je  à  Narbal,  que  les  Phéniciens  se  sont 
»>  rendus  les  maîtres  du  commerce  de  toute  la  terre,  et  qu'ils 
»  s'enrichissent  ainsi  aux  dépens  de  tous  les  autres  peuples? 
»  —  Vous  le  voyez,  me  répondit-il  ;  la  situation  de  Tyr  est  heu- 
»  reuse  pour  le  commerce.  C'est  notre  patrie  qui  a  la  gloire 

4.  Grand  golfe,  appelé  aussi  golfe  Ara 
bique  parce  qu'il  est  situèeotre  l'Egypte 
et  l'Arabie.  A  son  extrémité  nord  se 
trouve  l'isthme  de  Suez  qui  le  se  pan;  de 
la  Méditerranée.  Depuis  que  l'isthme  de 
Suez  a  elè  ouvert,  la  mer  Rouge  e>l 
devenue  le  grand  canal  des  deux  mers. 

5.  U  est  diflicile  de  déterminer  tous 
les  lieux  où  les  Phéniciens  avaient  des 
comptoirs;  on  sait  seulement  qu'ils  en 
possédaient  sur  les  cotes  d'Afrique,  aux 
Canaries  (Hespérides),  et  sur  les  côtes  de 
l'océan  Atlantique. 

6.  Évidente  allusion  à  un  passage  de 
la  1">  Pliilippique,  où  l'orateur  (Démo- 
sthene)  raille  amèrement  et  eloquemmetit 
les  Athéniens  de  leurs  habitudes  de  pro- 
meneurs et  de  nouvellistes  sur  l'Agor*. 

7.  Les  différentes  occupations  du  com- 
merce sont  bien  déterminées  ici  :  achats 
et  transports,  ventes,  tenue  des  livres 
de  commerce. 


l.o  Et  la  pourpre  tyrienne  deux  fois 
teinte.  • 

lmiuerat  Tyrio  bis  tnctara  murice  lanam. 
(Ov.,  Fast.,  I.  H,  v.  107.) 
«  Il  avait  revêtu  un  manteau  de  laine  deux 
»  fois  teinte  dans  la  pourpre  de  Tyr.  » 
—  La  pourpre,  liqueur  colorante  prove- 
nant d'une  coquille  que  Les  anciens  ap- 
pelaient murex.  Tyr  faisait  un  grand 
commerce  de  pourpre.  —  De  nos  jours  ou 
obtient  la  couleur  pourpre  (rouge  foncé) 
au  moyen  d'autres  substances. 

2.  i  Rehaussé  d'une  broderie  d'or,  > 
parce  qu'en  elfe  la  broderie  forme  com- 
me un  relief  sur  l'étoffe.  —  L'art  de  la 
broderie  est  très-ancien.  On  en  voit  des 
exemples  dans  Homère,  où  il  est  parlé 
plus  d'une  fois  de  péplum  brodé. 

3.  Le  détroit  de  Gadès,  maintenant 
Gibraltar.  Gadès  est  l'ancien  nom  de 
Cadix,  dans  une  petite  île,  près  du  con- 
tinent, sur  l'embouchure  du  Guadalqui- 
vir,  ancien  fleuve  Bétis. 


LIVRE  TROISIÈME. 


$9 


»  d'avoir  inventé  la  navigation  :  les  Tyriens  furent  les  premiers, 
»  s'il  en  faut  croire  ce  qu'on  raconte  de  la  plus  obscure  anti- 
»  quité,  qui  domptèrent  les  flots,  longtemps  avant  l'âge  de  Ti- 
»  pliys  et  des  Argonautes  tant  vantés  dans  la  Grèce  l;  ils  fu- 
»  rent,  dis-je,  les  premiers  qui  osèrent  se  mettre  dans  un  frêle 
»  vaisseau  à  la  merci  des  vagues  et  des  tempêtes  2,  qui  son- 
»  durent  les  abîmes  de  la  mer,  qui  observèrent  les  astres  loin 
»  de  la  terre,  suivant  la  science  des  Égyptiens  et  des  B;ibylo- 
»  niens 3,  entin  qui  réunirent  tant  de  peuples  que  la  mer  avait 
»  séparés*.  Les  Tyriens  sont  industrieux  5,  patients,  laborieux, 
»  propres,  sobres 6  et  ménagers  7;  ils  ont  une  exacte  police;  ils 
»  sont  parfaitement  d'accord  entre  eux  ;  jamais  peuple  n'a  été 
»  plus  constant,  plus  sincère,  plus  fidèle,  plus  sûr,  plus  com- 
»  mode  8à  tous  les  étrangers.  Voilà,  sans  aller  chercher  d'au- 
»  très  causes,  ce  qui  leur  donne  l'empire  de  la  mer ,  et  qui  fait 
»  fleurir  dans  leurs  ports  un  si  utile  commerce 9.  Si  la  division 
»  et  la  jalousie  se  mettaient  entre  eux;  s'ils  commençaient  à 
»  s'amollir  dans  les  délices  et  dans  l'oisiveté  ;  si  les  premiers 
»  de  la  nation  méprisaient  le  travail  et  l'économie  ;  si  les  arts 
»  cessaient  d'être  en  honneur  dans  leur  ville;  s'ils  manquaient 
»  de  bonne  foi  envers  les  étrangers  ;  s'ils  altéraient  tant  soit 
\>  peu  les  règles  d'un  commerce  libre  ;  s'ils  négligeaient  leurs 
»  manufactures,  et  s'ils  cessaient  de  faire  les  grandes  avances 
»  qui  sont  nécessaires  pour  rendre  leurs  marchandises  parfai- 
»  les,  chacune  dans  son  genre,  vous  verriez  bientôt  tomber 
»  cette  puissance  que  vous  admirez10.  » 


1 .  Les  Argonaute?,  sous  la  conduite  de 
Jasou,  allèrent  en  Colchide,à  laconquète 
de  la  Toison  d'or.  Leur  nom  vient  du  na- 
vire Argo,  dont  Tiphys  était  le  pilote. 

2.  C'est  encore  un  passage  d'Horace 
qui  a  inspiré  cette  phrase  de  Fénelon  : 

Illi  robur  et  aes  triplex 
Circa  pectus  erat,  qui  fra^Uem  truci 
Commisit  pelago  ralem. 

(L.  I,  Od.  m.) 
•  Il  avait  un  chêne  et  un  triple  airaiu 
•  autour  de  la  poitrine,  celui  qui,  le  pre- 
»  mier,  confia  un  fragile  vaisseau  aux 
»  périls  de  la  mer.  »  Mais  la  pensée  de 
Fénelon  est  plus  grave  que  celle  du  poète 
antiq.ue.  En  effet,  il  n'y  a,  dans  les  vers 
d'Horace,  qu'une  invective  poétique  et 
sans  portée  contre  la  navigation.  Féne- 
lon, au  contraire,  admire  les  Phéniciens 
dans  leur  témérité  même;  ils  ont  ouvert 
les  voies  à  la  civilisation  du  monde,  non- 
seulement  en  plaçant  des  vaisseaux  sur 
les  mers  pour  des  voyages  de  long  cours, 
mais  en  soumettant  les  abîmes  et  le  ciel 
à  leurs  calcul». 


3 .  Les  Egyptiens  et  les  Babylonieus  sont 
regardés, particulièrement  dans  Hérodote, 
comme  les  inventeurs  de  l'astronomie. 

4.  Horace  aussi  appelle  l'Océan  dis- 
sociabilis,  qui  sépare  les  régions  ;  Féne- 
lon associe  les  deux  idées  contradictoi- 
res :  l'Océan  réunit  et  sépare. 

5.  t  Industrieux.  »  industrie  habileté, 
activité  ;  de  indu  struere  ;  l'idée  de  l'in- 
dustrie est  celle  de  dresser  sur  le  sol, 
chez  soi,  indu. 

6.  «  Sobre,  »  sobrius,  sine  ebrietate, 
c'est  l'idée  principale  de  la  sobriété. 

7.  <  Ménager,  »  qui  sait  bieti  conduire 
sa  maison  ;  basse  latinité,  mainadgium, 
mansionem  agere. 

8.  «  Commode,  »  facile  à  vivre,  corn- 
modus,  idée  de  modération,  de  mesure 
dans  la  conduite  de  la  vie. 

9.  «  Le  commerce  qui  fleurit  dans  lo 
port,  »  image  faible. 

10.  Fénelon  aborde  toutes  lesquestionfc 
d'administration  politique;  ici  il  traite 
du  commerce  et  des  lois  qui  doivent  le 
régir.  Ce  grand  penseur  est  le  partisan 


60 


TÊLÉMAQUE. 


«  Mais  expliquez-moi,  lui  disais-je,  les  vrais  moyens  d'établir 
»  un  jour  à  Ithaque  un  pareil  commerce.  —  Faites,  me  répon 
»>  dit- il,  comme  on  fait  ici  ;  recevez  bien  et  facilement  tous  1rs 
»  étrangers;  faites-leur  trouver  dans  vos  ports  la  sûreté,  la  corn- 
»  modilé,  la  liberté  entière;  ne  vous  laissez  jamais  entraîner 
»  ni  par  l'avarice  ni  par  l'orgueil.  Le  vrai  moyen  de  gagner 
»  beaucoup  est  de  ne  vouloir  jamais  trop  gagner,  et  de  savoir 
»  perdre  à  propos l.  Faites- vous  aimer  par  tous  les  étrangers  ; 
»  souffrez  même  quelque  chose  d'eux;  craignez  d'exciter  leur 
»  jalousie  par  votre  hauteur:  soyez  constant  dans  les  règles  du 
»  commerce;  qu'elles  soient  simples  et  faciles;  accoutumez 
»  vos  peuples  à  les  suivre  inviolablement  ;  punissez  sévèrement 
»  la  fraude,  et  même  la  négligence  ou  le  faste  des  marchands 
»  qui  ruinent  le  commerce  en  ruinant  les  hommes  qui  le  font. 
»  Surtout  n'entreprenez  jamais  de  gêner  le  commerce  pour  le 
»  tourner  selon  vos  vues.  Il  faut  que  le  prince  ne  s'en  mêle 
»  point,  de  peur  de  le  gêner,  et  qu'il  en  laisse  tout  le  profit  à 
»  ses  sujets  qui  en  ont  la  peine;  autrement  il  les  découragera  : 
»  il  en  tirera  assez  d'avantages  par  les  grandes  richesses  qui 
»  entreront  dans  ses  États.  Le  commerce  est  comme  certaines 
»  sources  :  si  vous  voulez  détourner  leur  cours,  vous  les  faites 
»  tarir8.  Il  n'y  a  que  le  profit  et  la  commodité  qui  attirent  les 
»  étrangers  chez  vous;  si  vous  leur  rendez  le  commerce  moins 
»  commode  et  moins  utile,  ils  se  retirent  insensiblement  et  ne 
»  reviennent  plus,  parce  que  d'autres  peuples,  profitant  de 
»  votre  imprudence3,  les  attirent  chez  eux  et  les  accoutument 
»  à  se  passer  de  vous.  Il  faut  môme  vous  avouer  que  depuis 
»  quelque  temps  la  gloire  de  Tyr  est  bien  obscurcie.  Oh!  si  vous 
»  l'aviez  vue,  mon  cher  Télémaque,  avant  le  règne  de  Pygma- 
»  lion,  vous  auriez  été  bien  plus  étonné!  Vous  ne  trouvez  plus 
»  maintenant  ici  que  les  tristes  restes  d'une  grandeur  qui  me- 
»  nace  ruine.  0  malheureuse  Tyr  1  en  quelles  mains  es-tu  tom- 
»  bée!  autrefois  la  mer  t'apportait  le  tribut  de  tous  les  peuples 
»  de  la  terre  4. 

«  Pygmalion  craint  tout,  et  des  étrangers  et  de  ses  sujets.  Au 

absolu  de  la  liberté  du  commerce  :  il  ue 
veut  pas  que  le  t  prince  s'en  mèle.i  C'est 
le  système  de  la  lihre  conçu rrerice, du  pro- 
grès indéfini  de  la  production.  Il  conclut 
que,  pour  uu  peuple  commerçant,  toute 
la  puissance  consiste  dans  la  constante 
supériorité  de  ses  produits.  —  Faut- 
il  croire  que,  dans  ce  bel  idéal  de  la 
conduite  d'un  gouvernement  par  rap- 
port au  commerce,  Fénelon  ait  eu  en  vue 
ies  Hollandais,  qui  étaient  les  Tyriens 
du  xtii«  siècle,  et  qu'il  ait  combattu  le  mo- 


nopole,  syslème  adopté  par  l'Espagne  ? 

1.  C'est  la  une  maxime  non  plus  d'é- 
conomie politique,  mais  d'excellente  pra- 
tique dans  le  détail  du  commerce. 

2.  t  Sources,  cours,  tarir;  »  images 
suivies  comme  une  allégorie,  et  qui  s'ap- 
pliquent très-bien  au  commerce  qui  eu 
effet  est  le  canal  de  la  richesse  publique. 

3.  «  Imprudent,  1  le  même  qu'impré- 
voyant ;  imprudens  pour  improvidens. 

4.  Mouvement  patriotique  ;  grande 
image  et  noble  idée. 


LIYHE    TROISIEME. 


61 


»  lieu  d'ouvrir,  suivant  noire  ancienne  coutume,  ses  ports  à 
»  loutcs  les  nalions  les  plus  éloignées,  dans  une  entière  liberté, 
»  il  veut  savoir  le  nombre  des  vaisseaux  qui  arrivent,  leur  pays, 
»  les  noms  des  hommes  qui  y  sont,  leur  genre  de  commerce,  la 
»  nature  et  le  prix  de  leurs  marchandises  et  le  temps  qu'ils 
»  doivent  demeurer  ici.  Il  fait  encore  pis,  car  il  use  de  super- 
»  chérie  pour  surprendre  les  marchands  et  pour  confisquer 
»  leurs  marchandises.  Il  inquiète  les  marchands  qu'il  croit  les 
»  plus  opulents;  il  établit,  sous  divers  prétextes,  de  nouveaux 
»  impôts.  11  veut  entrer  lui-même  dans  le  commerce,  et  tout  le 
»  monde  craint  d'avoir  quelque  affaire  avec  lui.  Ainsi  le  eom- 
»  merce  languit;  les  étrangers  oublient  peu  à  peu  le  chemin 
»  de  Tyr,  qui  leur  était  autrefois  si  doux  :  et,  si  Pygmalion  ne 
»  change  de  conduite,  notre  gloire  et  notre  puissance  seront 
»  bientôt  transportées  à  quelque  autre  peuple  mieux  gouverné 
»  que  nous  4.  » 

«  Je  demandai  ensuite  à  Narbal  comment  les  Tyriens  s'étaient 
rendus  si  puissants  sur  la  mer  :  car  je  voulais  n'ignorer  rien  de 
tout  ce  qui  sert  au  gouvernement  d'un  royaume.  —  a  Nous 
»  avons,  me  répondit-il,  les  forêts  du  Liban  qui  fournissent  le 
»  bois  des  vaisseaux;  et  nous  les  réservons  avec  soin  pour  cet 
»  usage  :  on  n'en  coupe  jamais  que  pour  les  besoins  publics. 
»  Pour  la  construction  des  vaisseaux,  nous  avons  l'avantage 
»  d'avoir  des  ouvriers  habiles.  —  Comment,  lui  disais-je,  avez- 
»  vous  pu  faire  pour  trouver  ces  ouvriers?  » 

«  11  me  répondait  :  «  Ils  se  sont  formés  peu  à  peu  dans  le  pays. 
»  Quand  on  récompense  bien  ceux  qui  excellent  dans  les  arts, 
»  on  est  sûr  d'avoir  bientôt  des  hommes  qui  les  mènent  à  leur 
»  dernière  perfection  ;  car  les  hommes  qui  ont  le  plus  de  sa- 
»  gesse  et  de  talent  ne  manquent  point  de  s'adonner  aux  arts 
»  auxquels  les  grandes  récompenses  sont  attachées.  Ici  on 
»  traite  avec  honneur  tous  ceux  qui  réussissent  dans  les  arts  et 
o  dans  les  sciences  utiles  à  la  navigation.  On  considère  un  bon 
»  géomètre;  on  estime  2  fort  un  habile  astronome,  on  comble 
»  de  biens  un  pilote  qui  surpasse  les  autres  dans  sa  fonction  :  on 
»  ne  méprise  point  un  bon  charpentier  ;  au  contraire,  il  est 


1.  On  ne  pouvait  mieux  marquer  le 
rapport  d'un  bon  commerce  et  d'un  bou 
gouvernement.  L'auteur  fait  très-bien 
voir  les  moyens  par  lesquels  un  gouver- 
nement soupçonneux  et  tyrannique  peut 
tarir  les  sources  du  commerce,  ou  du 
moins  le  faire  languir,  en  lui  fermant 
l'impoi  tatiou  ou  l'exportation.  11  est  fort 
possible  que  ce  passage  ait  été  un  de 
ceux  qui    ont  pu   déplaire    le   plus    à 


Louis  XIV  et  qui  faisaient  appeler  le 
grand  écrivain  un  bel  esprit  chimérique. 
2.  f  On  considère,  »  c.-à-d.  on  estime. 
Considerare,  regarder  les  astres, sidéra  ; 
souvenirs  de  l'ancienne  astrologie,  l'ac- 
tion de  chercher  sa  science  dans  l'étude 
des  astres,  d'où  le  sens  général  d'exami- 
ner. —  «  Estimer,  œstimure  (aes),  donner 
son  prix,  sa  valeur  en  argent,  pris  au 
sens  moral. 


52 


TELEMAQIE. 


»  bien  payé  et  bien  traité  l.  Les  bons  rameurs  milme  ont  des 
»  récompenses  sûres  et  proportionnées  à  leurs  services;  on  les 
»  nourrit  bien;  on  a  soin  d'eux  quand  ils  sont  malades;  en 
»  leur  absence,  on  a  soin  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  : 
»  s'ils  périssent  dans  un  naufrage,  on  dédommage  leurs  famil- 
»  les  ;  on  renvoie  chez  eux  ceux  qui  ont  servi  un  cerlain  (emps. 
»  Ainsi  on  en  a  autant  qu'on  en  veut  :  le  père  est  ravi  d'élever 
»  son  fils  dans  un  si  bon  métier2;  et,  dés  sa  plus  tendre  jeu- 
»  nesse,  il  se  hâte  de  lui  enseigner  à  manier  la  rame,  à  tendre 
»  les  cordages,  a  mépriser  les  tempêtes.  C'est  ainsi  qu'on  mène 
»  les  hommes,  sans  contrainte,  par  la  récompense  et  par  le 
»  bon  ordre  3.  L'autorilé  seule  ne  fait  jamais  bien  ;  la  soumis- 
»  sion  des  inférieurs  ne  suffit  pas  :  il  faut  gagner  les  cœurs  *, 
»  el  faire  trouver  aux  hommes  leur  avantage  pour  les  choses 
»  où  l'on  veut  se  servir  de  leur  industrie.  » 

111.  «  Après  ce  discours,  Narbal  me  mena  visiter  tous  les  ma- 
gasins, les  arsenaux  6,  et  tous  les  métiers  6  qui  servent  à  la 
construction 7  des  navires.  Je  demandais  le  détail  des  moindres 
choses,  et  j'écrivais  tout  ce  que  j  avais  appris,  de  peur  d'ou- 
blier8 quelque  circonstance  utile. 

«  Cependant  Narbal,  qui  connaissait  Pygmalion  et  qui  m'ai- 
mait, attendait  avec  impatience  mon  départ,  craignant   que 


\.  Ici  l'auteur  entre  dans  tous  les  dé- 
tails d'une  bonne  administration.  Il  veut 
qu'on  relève,  quon  honore  les  savants, 
les  artistes  et  même  les  artisans.  *  On 
ne  méprise  point  un  bon  charpentier;  il 
est  bien  payé  et  bien  traité.  »  Le  char- 
pentier, carpentarius,  celui  qui,  dans  l'o- 
rigine, faisait  des  chars,  carpenta.  Ce  mot 
a  été  ensuite  pris  dans  le  sens  de  tiyna- 
rius,  l'ouvrier  qui  travaillait  le  gros  bois 
et  s'occupait  plus  généralement  de  ce 
qui  regarde  les  charpentes  de  la  toiture 
des  maisons. 

2.  Le  système  égyptien  qui  forçait  les 
fils  de  succéder  à  l'elat  de  leur  pèi  e  était 
violent  et  faux;  toutefois  il  est  raisonnable 
d'encourager  les  fils  à  suivre  la  profession 
de  leurs  parents.  Le  fils  a  plus  de  chance 
de  réussir  dans  l'état  paternel  que  dans 
une  autre  condition.  L'esprit  de  famille 
s'entretient  aussi  beaucoup  mieux  quand 
le  père,  au  lieu  d'engager  son  fils  dans 
une  profession  qu'il  ignore,  est  heureux 
de  lui  enseigner  celle  qu'il  connaît. 

3.  Trois  rnnvens  pour  gouverner  ies 
hommes:  1°  «  ■>  contrainte,  »  avec  la- 
quelle on  pousse  sans  conduire;  2°  «  la 
récompense,»  qui  attire,  qui  encourage 


et  donne  des  ailes;  3°  «  le  bon  ordre,  » 
le  sentiment  du  devoir  et  la  nécessité  de 
remplir  son  emploi  dans  la  société,  qud 
parte  locatus  es  in  re,  dit  un  poète  la- 
tin: quelle  que  soit  la  position  dans  la- 
quelle Dieu  a  pu  vous  placer.  —  Re- 
marquez «  récompense,  »  ce  qui  sert  de 
compensation  au  travail;  la  récompense 
est  donc  chose  due,  une  dette  à  payer 
(à  peser,  pensare). 

4.  t  L'autorité  seule  ne  fait  jamais 
bien;  »  idée  chère  à  Fénelon.Que  faut-il 
encore?   «gagner  les  cœurs.  » 

5.  «  Magasins,  aisenaux;»  dépôts  de 
marchandises  et  dépôts  de  guerre  ;  deux 
mots  arabes. 

6.  «  Métiers,»  emploi,  le  même  mot 
que  ministère,  par  contraction  de  mi- 
nisterium. 

7.  «Construction,  »  action  de  dresser, 
slruere,  avec  le  concours  d'ouvriers  plus 
ou  moins  nombreux  (mm). 

8.  «  Oublier,  »  oblivisci,  effacer  de  la 
mémoire  {ob  linire).  Les  mots  fiançai?, 
quand  onse  donne  la  peiued'étudier  eur 
étymologie,  c'est-à-dire  le  sens  propre 
du  mot  d'où  ils  viennent,  paraisseut 
pleins  d'images  et  de  sens. 


LIV11E    TROISIÈME. 


63 


je  ne  fusse  découvert  par  les  espions  du  roi l,  qui  allaient  nuit 
et  jour  par  toute  la  ville;  mais  les  vents  ne  nous  permettaient 
point  encore  de  nous  embarquer.  Pendant  que  nous  étions 
occupés  à  visiter  curieusement  le  port  et  à  interroger  divers 
marchands,  nous  vîmes  venir  à  nous  un  officier  de  Pygmalion, 
qui  dit  à  Narbal  :  «  Le  roi  vient  d'apprendre  d'un  des  capitaines 
»  de  vaisseaux  qui  sont  revenus  d'Egypte  avec  vous,  que  vous 
»  avez  mené  d'Egypte  un  étranger  qui  passe  pour  Chyprien;  le 
»  roi  veut  qu'on  L'arrête  et  qu'on  sache  certainement  de  quel 
»  pays  il  est  2;  vous  en  répondrez  sur  votre  tête  3.  »  Dans  ce 
moment,  je  m'étais  un  peu  éloigné  *  pour  regarder  8  de  plus 
près  les  proportions  que  les  Tyriens  avaient  gardées  dans  la 
construction  d'un  vaisseau  presque  neuf,  qui  était,  disait-on, 
par  cette  proportion  si  exacte  de  toutes  ses  parties,  le  meilleur 
voilier6  qu'on  eût  jamais  vu  dans  le  port;  et  j'interrogeais 
l'ouvrier  qui  avait  réglé  ces  proportions7. 

«  Narbal,  surpris  et  effrayé,  répondit:  «  Je  vais  chercher  cet 
»  étranger,  qui  est  de  l'île  de  Chypre.  »  Quand  il  eut  perdu  de 
vue  cet  officier,  il  courut  vers  moi  pour  m'avertit-  du  danger8 
où  j'étais.  «  Je  ne  l'avais  que  trop  prévu,  me  dit-il,  mon  cher 
»  Télémaque,  nous  sommes  perdus!  Le  roi,  que  sa  défiance 
»  tourmente  9  jour  et  nuit,  soupçonne  que  vous  n'êtes  pas  de 
»  l'île  de  Chypre  ;  il  ordonne  qu'on  vous  arrête  ;  il  veut  me  faire 
»  périr  10  si  je  ne  vous  mets  entre  ses  mains.  Que  ferons-nous? 
»  0  dieux,  donnez  nous  la  sagesse  pour  nous  tirer  de  ce  péril. 
»  11  faudra,  Télémaque,  que  je  vous  mène  au  palais  du  roi. 
»  Vous  soutiendrez  que  vous  êtes  Chyprien,  de  la  ville  d'Ama- 
»  thonte,  fils  d'un  statuaire  de  Vénus  ll.  Je  déclarerai  que  j'ai 


1.  «Espions,»  1.  speculatores  ;  a  n  ^  1 . 
spy,  ceux  qui  examinent  ce  qui  se  passe. 
L'initiale  sp,  dans  le  sens  de  voir,  de 
regarder,  est  dans  toutes  les  langues  du 
vaste  ïameau  auquel  appartient  la  langue 
française. 

2  «Pays,»  du  latin  pagus,  bourg;  d'où 
le  mot  «  paysan,  »  habitant  des  cam- 
pagnes, le  pays  est  primitivement  la 
campagne  eu  général  ;  et,  par  restric- 
tion, le    lieu  de  naissance. 

3.  «  Sur  votre  tête.  »  Votre  tête  sera  le 
gage;- et  si  vous  trahissez,  elle  tombera. 

4.  «Eloigné,»  longinquus  ;  on  disait 
anciennement,  élongné. 

5.  «  Regarder;  "  ail.  warten,  angl. 
gnard  ;  d'où  les  mots  garant,  garantir; 
l'idée  première  est  celle  de  «  faire  at- 
tention veiller  à.   » 

6.  «  Bon  voilier,  »  vaisseau  qui  porte 
bien  la  voile,  qui  va  vite  et  sans  lutter 
contre  le  vent. 


7.  «  Proportion,  »  l'ordre  qu'obser- 
vent entre  elles  les  portions,  les  parties. 

8.  «  Avertir  du  danger,  »  tourner  mon 
esprit  du  côté  du  danger;  ad  verlere. 
•  Danger,  »  de  damnum  gerere,  ce  qui 
peut  causer  du  dommage. 

9.  «  Tourmenter,  »  tormenlum,  idée 
de  supplice  qui  fait  tourner  sans  laisser 
de  repos  {(orquere),  par  extension,  au 
moral,  tourment;  l'esprit  est  tourmenté 
quand  les  soucis  l'enserrent  comme  d'un 
tourbillon. 

10.  «  Périr,»  perire,  quel  est  ce  mot? 
aller  à  travers...,  il  faut  suppléer  un 
complément  vague,  qui  n'est  autre  que 
la  mort.  Etymologiquement,  périr  est  le 
même  que  «  péril.  » 

1 1 .  «  Amaiboute,  »  ville  située  dans  l'île 
de  Chypre  et  bâtie  par  les  Phéniciens. 
Elle  était  renommée  pour  son  temple  con- 
sacré à  Vénus,  comme  Paphos  et  ldalie, 
autres  villes  de   la  même  île.  —  Vénus 


Gi 


rÉLÉMAQUE. 


»  connu  autrefois  votre  père,  et  peut-être  que  le  roi,  sans  ap- 
»  jirofondir  davantage,  vous  laissera  partir.  Je  ne  vois  plus 
d  d'autre  moyen  de  sauver  votre  vie  et  la  mienne.  » 

«Je  répondis  à  Narbal:  «Laissez  périr  un  malheureux  que 
&  le  destin  '  \c\il  perdre.  Je  sais  mourir,  Narbal,  et  je  vous 
»  dois  trop  pour  vouloir  vous  entraîner  dans  mon  malheur.  Je 
>;  ne  puis  me  résoudre  2  à  mentir  3;  je  ne  suis  pas  Chyprien,ct 
»  je  ne  saurais  dire  que  je  le  suis.  Les  dieux  voient  ma  sinec- 
.0  rite  :  c'est  à  eux  à  conserver  ma  vie  parleur  puissance,  s'ils  le 
i>  veulent,  mais  je  ne  veux  point  la  sauver  par  un  mensonge.  » 

«  Narbal  me  répondit:  «  Ce  mensonge,  Télémaque,  n'a  rien 
»  qui  ne  soit  innocent;  les  dieux  mômes  ne  peuvent  le  con- 
n  damner  :  il  ne  fait  aucun  mal  à  personne;  il  sauve  la  vie  à 
d  deux  innocents;  il  ne  trompe  le  roi  que  pour  l'empêcher  de 
»  taire  un  grand  crime.  Vous  poussez  trop  loin  l'amour  de  la 
»  \crtu  et  la  crainte  de  blesser  la  religion.  » 

«  Il  suffit,  lui  disais  je,  que  le  mensonge  soit  mensonge,  pour 
»  nôtre  pas  digne  d'un  homme  qui  parle  en  présence  des 
»  dieux  et  qui  doit  tout  à  la  vérité.  Celui  qui  blesse  la  vérité 
»  offense  les  dieux  et  se  blesse  soi-même,  car  il  parle  contre  sa 
»  conscience.  Cessez,  Narbal,  de  me  proposer  ce  qui  est  indigne 
«  de  vous  et  de  moi.  Si  les  dieux  ont  pitié  *  de  nous,  ils  sau- 
••>  ront  bien  nous  délivrer;  s'ils  veulent  nous  laisser  périr,  nous 
»  ocrons,  en  mourant,  les  victimes  de  la  vérité  5,  et  nous  laissc- 
»  ions  aux  hommes  l'exemple  de  préférer  la  vertu  sans  tache  à 
»  une  longue  vie:  la  mienne  n'est  déjà  que  trop  longue,  étant 
û  si  malheureuse.  C'est  vous  seul,  ô  mon  cher  Narbal,  pour  qui 
»  mon  cœur  s'attendrit.  Fallait-il  que  votre  amitié  pour  un 
o  malheureux  étranger  vous  fût  si  funeste  6  ?  » 


l-renait,  de  l'île  de  Chypre,  le  nom  de 
Cypris. 

1.  «  Destin,!  les  Latins  disaient  fatum, 
ce  qui  a  été  dit  et  demeure  irrévocable. 
ht  mot  français  a  emprunté  le  latin 
rttstinare,  idée  du  but  arrêté,  qui  doit 
être  atteint  nécessairement;  rac.  stare, 
ce  qui  demeure  et  ne  saurait  être  ren- 
versé, guod  stat. 

2.  t  Me  résoudre.!  Que  signifie  ce  mot 
dans  son  étymologie  ?  Resolvere,  action 
de  délier  les  difficultés,  les  objections. 

3.  «  Mentir,  »  de  mens,  esprit;  celui- 
là  ment  qui  a  dans  l'esprit  autre  chose 
qae  ce  qu'il  dit. 

4.  Les  Latins  donnaient  à  leur  mot 
pietas  le  double  sens  de  pitié  et  de  pieté, 
pensant  que  la  pitié  envers  les  hommes 
était  un  acte  de  piété  envers  les  dieux. 
—  La  charité  chrétienne  a  aussi  double 


hommes;  mais  la  religion  a  relevé  et 
manifesté  ce  qui  n'était  qu'un  soupçon 
dans  l'antiquité. 

5.  «  Victime  de  la  vérité;  »  on  dirait 
très-bien:  les  martyrs  de  la  vérité;  mais 
ce  mot  est  chrétien  et  ne  peut  s'emp'oyer 
que  par  assimilation  avec  les  martyrs  du 
christianisme  ;iu  temps  des  persécutions. 
(Martyrs,  c.-à-d.  les  témoins,  ceux  qui 
attestaient  la  vérité  de  la  religion  par 
leur  sang  versé.)  Victime  est  un  mot 
d'origine  païenne,  qui  a  passé  dans  l'usage 
moderne.  Dans  l'origine,  on  a  offert  aux 
dirux  des  victimes  humaines,  c'est-à-dirtf 
des  ennemis  vaincus,  victima,  res  victa 
On  dit:  être  victime  de  son  dévouement, 
de  sa  vertu,  etc.  Ce  mot  emporte  tou- 
jours l'idée  du  sacrifice  corporeiou  moral. 

6.  L'enseignement  moral  est  ici  très- 
élevé.  Les  anciens  n'étaient  pas  aussi 
ej»rnn,iV"T  ■    <'i~c    llnmAro,    TIIvspp  nf> 


LIVRE  TROISIEME.  65 

«  Nous  demeurâmes  longtemps  dans  cette  espèce  de  combat  ; 
mais  enfin  nous  vîmes  arriver  un  homme  qui  courait  hors 
d'haleine;  c'était  un  autre  officier  du  roi,  qui  venait  de  la  par» 
d'Astarbé*.  Cette  femme  était  belle  comme  une  déesse;  elle 
joignait  aux  charmes  du  corps  tous  ceux  de  l'esprit;  elle  était 
enjouée,  flatteuse,  insinuante.  Avec  tant  de  charmes  trom- 
peurs, elle  avait,  comme  les  Sirènes  ',  un  cœur  cruel  et  plein 
de  malignité;  mais  elle  savait  cacher  ses  sentiments  corrom- 
pus, par  un  profond  artifice.  Elle  avait  su  gagner  le  cœur  de 
Pygmalion  par  sa  beauté,  par  son  esprit,  par  sa  douce  voix  et 
par  l'harmonie  de  sa  lyre  2.  Pygmalion,  aveuglé  par  un  violent 
amour  pour  elle,  avait  abandonné  la  reine  Topha,  son  épouse. 
Il  ne  songeait  qu'à  contenter  toutes  les  passions  de  l'ambitieuse 
Astarbé;  l'amour  de  cette  femme  ne  lui  était  guère  moins 
funeste  3  que  son  infâme  avarice*.  Mais,  quoiqu'il  eût  tant  de 
passion  pour  elle,  elle  n'avait  pour  lui  que  du  mépris  et  du 
dégoût;  elle  cachait  ses  vrais  sentiments  et  elle  faisait  sem- 
blant de  ne  vouloir  vivre  que  pour  lui,  dans  le  même  temps 
où  elle  ne  pouvait  le  souffrir. 

«  Il  y  avait  à  Tyr  un  jeune  Lydien  nommé  Malachon  B,  d'une 
merveilleuse  beauté,  mais  mou,  efféminé,  noyé  dans  les  plai- 
sirs. Il  ne  songeait  qu'à  conserver  la  délicatesse  de  son  teint, 
qu'à  peigner  ses  cheveux  blonds  flottants  sur  ses  épaules,  qu'à 
se  parfumer,  qu'à  donner  un  tour  gracieux  aux  plis  de  sa 
robe,  enfin  qu'à  chanter  ses  amours  sur  sa  lyre.  Astarbé  le 
vit;  elle  l'aima  et  devint  furieuse.  Il  la  méprisa  parce  qu'il 
était  passionné  pour  une  autre  femme;  d'ailleurs  il  craignit 
de  s'exposer  à  la  cruelle  jalousie  du  roi.  Astarbé,  se  sentant 
méprisée,  s'abandonna  à  son  ressentiment  6.  Dans  son  déses- 

craint  pas  d'échapper  à  Tolyphème  par  3.  «  Funeste,  •  ce  qui  est  désastreux 
un  mensonge.  Féuelon,  partant  d'une  I  et  peut  produire  la  mort  ;  funeslus, 
tout  autre  morale,  veut  enseigner  à  son  funus,  s'explique  par  funis,  cord-,  à 
élève  le  haut  prix  de  la  vertu,  et  corn-  !  cause  de  la  matière  de  chanvre  dont 
ment  il  ne  faut  pas  la  trahir  pour  sauver  6ont  formés  les  flambeaux  que  l'on  porta 
6a  propre  vi«.  |  aux  funérailles.  On  vuit  comme  les  mots 

t.  Les  Sirène?,  filles  d'Achélous  du  sens  le  plus  vaste  peuvent  avoir  une 
étaient  des  divinités  marines    que    l'on     singulière  origine. 

supposait  habiter  entre   le  golfe  de  Ta-  j      4.  «  Infâme,  »  in f amis  {in  fari),  que 
rente  et  la  mer  d'Etrurie;  elles  enchan-  :  l'on  ne  saurait  dire, 
(aient  par  la  douceur  de  leurs  chants  les  j      5.  «  Malachon  »  parait  être  un  mot  fa- 
navi^ateurs,  au  point  qu'ils  se  jetaient  à    briqué  par  Féuelon  du  grec  (xaXaxôî,  mou, 
la  mer  où  ils  perdaient  la  vie.  ,  efféminé. 

2.  «  Lalyre»  fut  le  premier  instrument  6.  «Ressentiment.  •  C'est  le  préfixe 
à  cordes  inventé  par  les  anciens.  Elle  était  re  qui  donne  à  ce  mot  sa  signification 
montée  avec  des  cordes  de  lia  ou  de  spéciale  de  haine  ayant  pour  cause  le 
boyau;  sa  forme  était  simpleet  plus  tard  tortqui  a  été  fait  sciemment  à  quelqu'un, 
devint  variée;  la  lyre  en  effet  n'eut  d'à-  ,  (.'est  un  sentiment  gardé  profondement, 
bord  que  trois  cordes,  mais  elle  se  per-  en  arrière;  repostum,  dit  Virgile,  telle 
fectionua  par  les  progrès  de  la  musique.  [  est  la  valeur  de  re,  rétro. 


66  TELEMAQUE. 

poir,  elle  s'imagina !  qu'elle  pouvait  faire  passer  Malachon  pour 
1  étranger  que  le  roi  faisait  chercher  et  qu'on  disait  qui  cl  ai  l 
venu  avec  Narbal.  En  effet,  elle  le  persuada  à  Pygmalion  et 
corrompit  tous  ceux  qui  auraient  pu  le  détromper.  Comme  il 
n'aimait  point  les  hommes  vertueux  et  qu'il  ne  savait  point  les 
discerner,  il  n'était  environné  que  de  gens  intéressés,  artifi- 
cieux, prêts  à  exécuter  ses  ordres  injustes  et  sanguinaires.  De 
telles  gens  craignaient  l'autorité  d'Astarbé,  et  ils  lui  aidaient 
à  tromper  le  roi,  de  peur  de  déplaire  à  cette  femme  hautaine 
qui  avait  toute  sa  confiance.  Ainsi,  Malachon,  quoique  connu 
pour  Lydien  2  dans  toute  la  ville,  passa  pour  le  jeune  étranger 
que  Narbal  avait  emmené  d'Egypte;  il  fut  mis  en  prison. 

«  Aslarbé,  qui  craignit  que  Narbal  n'allât  parler  au  roi  et 
ne  découvrît  son  imposture,  envoyait  en  diligence  à  Narbal 
cet  officier,  qui  lui  dit  ces  paroles  :  «  Astarbé  vous  défend  de 
»  découvrir  au  roi  quel  est  votre  étranger;  elle  ne  vous  de- 
»  mande  que  le  silence,  et  elle  saura  bien  faire  en  sorte  que  le 
»  roi  soit  content  de  vous;  cependant,  hâtez-vous  de  faire  em- 
»>  barquer  avec  les  Chypriens  le  jeune  étranger  que  vous  avez 
»  emmené  d'Egypte,  afin  qu'on  ne  le  voie  plus  dans  la  ville.  » 
Narbal,  ravi  de  pouvoir  ainsi  sauver  sa  vie  et  la  mienne,  promit 
de  se  taire,  et  l'officier,  satisfait  d'avoir  obtenu  ce  qu'il  deman- 
dait, s'en  retourna  rendre  compte  à  Astarbé  de  sa  commission. 

«Narbal  et  moi  nous  admirâmes  la  bonté  des  dieux  qui  ré- 
compensaient notre  sincérité  et  qui  ont  un  soin  si  touchant  de 
ceux  qui  hasardent  tout  pour  la  vertu.  Nous  regardions  avec 
horreur  un  roi  livré  à  l'avarice  et  à  la  volupté.  Celui  qui  craint 
avec  tant  d'excès  d'être  trompé,  disions-nous,  mérite  de  l'être, 
et  l'est  presque  toujours  grossièrement.  Il  se  défie  des  gens  de 
bien,  et  il  s'abandonne  à  des  scélérats;  il  est  le  seul  qui  ignore 
ce  qui  se  passe.  Voyez  Pygmalion:  il  est  le  jouet  d'une  femme 
sans  pudeur.  Cependant  les  dieux  se  servent  du  mensonge 
des  méchants  pour  sauver  les  bons,  qui  aiment  mieux  perdre 
la  vie  que  de  mentir. 

«  En  même  temps,  nous  aperçûmes  que  les  vents  changeaient 
et  qu'ils  devenaient  favorables  aux  vaisseaux  de  Chypre.  «  Les 
»  dieux  se  déclarent,  s'écria  Narbal;  ils  veulent,  mon  cher  Té- 
»  lémaque,  vous  mettre  en  sûreté:  fuyez  cette  terre  cruelle 
»  et  maudite!  Heureux  qui  pourrait  vous  suivre  jusque  dans 
»  les  rivages  les   plus  inconnus  1  heureux  qui  pourrait  vivre 


i 


S'il 


une 


imaginer,  »    se  faire 
gion,  mettre  dans  son  esprit  une  image  à 
la  place  d'une  réalité. 
2.  f  La  Lydie,»  province  do  l'Asie  Mi- 


neure, est  maintenant  une  partie  de  l'A- 

natolie;on  la  confondait  avec  la  Mé 

Les  Lydiens  eurent  leurs  jours  de  pros- 
périté, de  puissance,  sous  Crésus. 


LIVRE    TROISIEME. 


ùl 


»  et  mourir  avec  vous!  Mais  un  destin  sévère  m'attache  à  celte 
»  malheureuse  patrie;  il  faut  souffrir  avec  elle;  peut-être 
»  faudra-t  il  être  enseveli  dans  ses  ruines;  n'importe,  pourvu 
»  que  je  dise  toujours  la  vérité  et  que  mon  cœur  n'aime  que 
»  la  justice.  Pour  vous,  ô  mon  cher  Télémaque,  je  prie  les 
»  dieux,  qui  vous  conduisent  comme  par  la  main,  de  vous  ac- 
»  corder  le  plus  précieux  de  tous  leurs  dons,  qui  est  la  vertu 
»  pure  et  sans  tache,  jusqu'à  la  mort.  Vivez,  retournez  enltba- 
»  que,  consolez  Pénélope,  délivrez-la  de  ses  téméraires  amants. 
»  Que  vos  yeux  puissent  voir,  que  vos  mains  puissent  embras- 
»  ser  le  sage  Ulysse,  et  qu'il  trouve  en  vous  un  fils  qui  égale  sa 
»  sagesse!  Mais,  dans  votre  bonheur,  souvenez-vous  du  mal- 
»  heureux  Narbal,  et  ne  cessez  jamais  de  m'aimer  !.  » 

«  Quand  il  eut  achevé  ces  paroles,  je  l'arrosai  de  mes  larmes 
sans  lui  répondre;  de  profonds  soupirs  m'empochaient  de 
parler  :  nous  nous  embrassions  en  silence.  Il  me  mena  jus- 
qu'au vaisseau:  il  demeura  sur  le  rivage,  et  quand  le  vaisseau 
fut  parti  nous  ne  cessions  de  nous  regarder  tandis  que  nous 
pûmes  nous  voir  9.  » 

Observations  sur  le  troisième  livre.  —  Le  troisième  livre  sert  de 
contraste  au  second.  Après  le  tableau  de  la  vie  champêtre  on  voit 
les  agitations  de  la  vie  civile:  le  tableau  de  la  cité  commerçante  et 
celui  d'une  cour  vicieuse  et  cruelle.  L'auteur  a  mêlé,  avec  un  grand 
art  et  une  singulière  variété  de  style,  les  descriptions  de  Tyr,  du  Li- 
ban, de  la  vaste  mer,  aux  considérations  qui  tiennent  à  une  science 
qu'on  peut  regarder  comme  postérieure  à  Fénelon,  l'économie  poli- 
tique. —  La  morale  occupe  aussi  une  grande  place  dans  ce  livre,  ou 
plutôt  tout  s'y  rapporte.  Les  principales  vertus  qui  y  sont  recomman- 
dées sont  la  discrétion,  la  simplicité  du  cœur,  la  générosité,  cette  vertu 
royale  qui  est  ici  enseignée  comme  contraste  de  l'avarice  dePygmalion, 
enfin  l'amour  de  la  vérité.  Les  hommes  n'ont  pas  le  droit  de  racheter 
leur  vie  au  prix  d'un  mensonge. 


1 .  On  sent  tout  ce  qu'il  y  a  de  pathétique 
dans  ces  adieux  de  Narbal  au  fils  d'U- 
lysse; du  reste, tout  cela  est  chrétien  :  Nar- 
bal ne  souhaite  pas  seulement  le  bonheur 
au  jeune  prince,  il  lui  souhaite  surtuut  la 
vertu, couronnée  par  la  persévérance  «jus- 
qu'à la  mort.  »  Fénelon  reste   toujours 


chrétien  malgré  ses  fictions  païennes. 
2.  On  ne  pouvait  pas  mieux  peindre 
le  tendre  sentiment  de  deux  amis,  dont 
l'un  demeure  sur  le  rivage  tandis  que 
l'autre  vogue  déjà  sur  la  mer.  Il  y  a  du 
charme  dans  l'opposition  d<'  ces  deux 
verbes  :  t  regarder,  voir.  » 


08  TÉLÉMAQUE. 


LIVRE  QUATRIÈME. 

Sommaire.  —  I.  Prudents  conseils  de  Mentor;  Télémaque  continue 
son  récit.  —  II.  Traversée,  songe  de  Télémaque;  tempête,  Telé- 
maqne sauve  le  navire  ;  arrivée  en  Chypre.  —  III.  Description  de 
celle  île  et  du  temple  de  Venus;  le  fils  d  Ulysse  retrouve  Mentor, 
qui  est  devenu  l'esclave  du  Syrien  II  izacl.  —  IV.  Départ  pour  la 
Crète;  entretiens  sublimes  d'ilazaël  et  de  Mentor;  triomphe  d'Ain 
philriie. 

1.  Calypso,  qui  avait  été  jusqu'à  ce  moment  immobile  !  et 
transportée  de  plaisir  en  écoulant  les  aventures  de  Télémaque, 
l'interrompit  pour  lui-  faire  prendre  quelque  repos.  «  Il  est 
»  temps,  lui  dit-elle,  que  vous  alliez  goûter  la  doueeur  dusom- 
»  meil  après  tant  de  travaux.  Vous  n'avez  rien  à  craindre  ici  ; 
»  tout  vous  est  favorable.  Abandonnez-vous  donc  à  la  joie  ; 
»>  goûlez  la  paix  el  tous  les  autres  dons  des  dieux,  dont  vous 
»  allez  être  comblé.  Demain,  quand  l'Aurore  avec  ses  doigts  de 
»  roses  entr'ouvtira  les  portes  dorées  de  l'Orient  2  et  que  les 
»  chevaux  du  Soleil,  sortant  de  l'onde  amère,  répandront  les 
»  flammes  du  jour  3  pour  chasser  devant  eux  toutes  les  étoiles 
»  du  ciel,  nous  reprendrons,  mon  cher  Télémaque,  l'histoire 
»  de  vos  malheurs.  Jamais  votre  père  n'a  égalé  votre  sagesse 
»  et  votre  courage  :  ni  Achille  vainqueur  d'Hector,  ni  Thésée  re- 
»  venu  des  enfers,  ni  môme  le  grand  Alcide  qui  a  purgé  la 
»  terre  de  tant  de  monstres,  n'ont  fait  voir  autant  de  force  et 
»  de  vertu  que  vous  *.  Je  souhaite  qu'un  profond  sommeil  vous 
»  rende  cette  nuit  courte.  Mais,  hélas  !  qu'elle  sera  longue 
»  pour  moi  1  qu'il  me  tardera  de  vous  revoir,  de  vous  entendre, 


1.  t  Immobile;  »  imité  de  Virgile  : 

Intentique  ora  tenebant. 

•  Attentifs,  ils  tenaient  leurs  visages 
(immobiles). «Ailleurs,  le  poëte  latin  re- 
présenle  la  reine  ayant  les  yeux  fixés  sur 
le  héros,  drfixa  oculos,  et  tout  entière 
au  récit  qu'elle  écoute. 

2.  Les  poètes  antiques  avaient  per- 
sonnifié l'aurore  ;  ils  en  faisaient  la  mes- 
sagère du  soleil;  elle  présidait  à  la  nais- 
sance du  jour.  —  Les  «  doigts  de  roses,  » 
expression  poétique  que  l'on  rencontre 
fréquemment  dans  Homère. 

(Od.,  II,  1.) 
■  Lorsque  parut  l'Aurore  matinale,  aux 
»  doigts  de  roses;  »  ainsi  nommée  parce 
qu'elle  sème  les  roses  sur  sa  route.  — 


«  Les  portes  dorées  de  l'Orient  ;»  image 
plus  moderne  et  non  moins  vive. 

3.  Selon  les  idées  antiques,  le  Soleil 
était  sur  un  char  traîné  par  quatre  cour- 
siers vomissant  des  ûammes;  il  chassait 
les  Ténèbres,  et  le  soir  se  retirait  dans 
les  flots  auprès  de  son  épouse,  la  déesse 
Thétis. 

4.  Les  éloges  de  Calypso  sont  à  des- 
sein exagérés,  et  Mentor  ne  manquera 
pas  de  les  réduire  à  leur  juste  valeur. 
Télémaque  ne  saurait  consentir  à  se 
placer  au-dessus  de  son  père,  au-dessng 
d'Achille,  de  Thésée  et  d'Hercule.  — Voir 
plus  haut  notre  note  sur  Achille  et  celle 
sur  Hercule,  nommé  aussi  Alcide,  petit- 
fils  d'Alcée,  de  i\*i,  force.  —  Thésée, 
fils  d'Egée,  réunit  les  douze  bourgades  de 
l'Attique  et  fonda  le  royaume  d'Athènes; 
il  fut  mis  au  rang  des  demi-dieux. 


LIVRE   OUATRIÊME. 


C9 


»  de  vous  faire  redire  ce  que  je  sais  déjà,  et  de  vous  demander 
»  ce  que  je  ne  sais  pas  encore  !  Allez,  mon  cher  Télémaque, 
»  avec  le  sage  Mentor,  que  les  dieux  vous  ont  rendu  ;  allez  dans 
»  cetle  grotte  écartée,  où  tout  est  préparé  pour  votre  repos.  Je 
»  prie  Morphée  i  de  répandre  ses  plus  doux  charmes  sur  vos 
»  paupières  appesanties,  de  faire  couler  une  vapeur  divine  2 
»  dans  tous  vos  membres  fatigués,  et  de  vous  envoyer  des  son- 
o  ges  légers,  qui,  voltigeant  autour  de  vous,  flattent  vos  sens 
»  par  les  images  les  plus  riantes,  et  repoussent  loin  de  vous  tout 
»  ce  qui  pourrait  vous  réveiller  trop  promptement.  » 

La  déesse  conduisit  elle-même  Télémaque  dans  celte  grottô 
séparée  de  la  sienne.  Elle  n'était  ni  moins  rustique  ni  moins 
agréable.  Une  fontaine,  qui  coulait  dans  un  coin,  y  faisait  un 
doux  murmure  qui  appelait  le  sommeil  3.  Les  nymphes  y 
avaient  préparé  deux  lits  d'une  molle  verdure,  sur  lesquels 
elles  avaient  étendu  deux  grandes  peau.v,  l'une  de  lion  pour 
Télémaque,  et  l'autre  d'ours  pour  Mentor  *.  » 

Avant  que  de  laisser  fermer  ses  yeux  au  sommeil,  Mentor 
parla  ainsi  à  Télémaque  :  «  Le  plaisir  de  raconter  vos  histoires 
»  vous  a  entraîné  ;  vous  avez  charmé  la  déesse  en  lui  expliquant 
»  les  dangers  dont  votre  courage  et  votre  industrie  vous  ont 
»  tiré  :  par  là,  vous  n'avez  fait  qu'enflammer  davantage  son 
»  cœur,  et  que  vous  préparer  une  plus  dangereuse  captivité. 
»  Comment  espérez-vous  qu'elle  vous  laisse  maintenant  sortir 
»  de  son  île,  vous  qui  l'avez  enchantée  par  le  récit  de  vos  aven- 
»  tures  ?  L'amour  d'une  vaine  gloire  vous  a  fait  parler  sans  pru- 
»  dence.  Elle  s'était  engagée  à  vous  raconter  des  histoires  et  à 
»  vous  apprendre  quelle  a  été  la  destinée  d'Ulysse;  elle  a 
»  trouvé  moyen  de  parler  longtemps  sans  rien  dire  ;  et  elle  vous 
»  a  engagé  à  lui  expliquer  tout  ce  qu'elle  désire  savoir  :  tel  est 


1.  Morjihée,  dieu  du  sommeil,  prési- 
dait aux  songes,  aux  illusions  revêtue* 
de  formi'S  sensibles  ;  p.op<j>ti,  forma. 

2.  «  Les  vapeurs  divines  »  du  sommeil 
sout  une  image  naturelle, ordinaire  dans 
la  poésie  antique.  On  la  retrouve  dans 
Virgile  : 

Tempns  erat   quo  prima  quies  mortalibus  œgris 
lucipit.  et  dono  divum  gralissima  serpit. 
[jEn.%  1.  II,  v.  268.) 

■  C'était  le  temps  où  le  doux  sommeil, 
i  par  un  présent  des  dieux,  se  glisse 
i  dans  les  membres  des  mortels  fati- 
»  gués  *  L'idée  de  la  vapeur  est  implici- 
tement exprimée  dans  le  verbe  serpit, 
s'insinue. 

3.  Imité  d'Ovide  : 


Cura  murmure  labens 
InTitat  lomnos  crepitantibus  unda  lapilli». 
(Ovid.,  Met.,  1.  XI,  v.  604.) 

«  Une  onde  qui  tombe  avec  un  doux 
»  murmure,  sur  uu  lit  de  cailloux...  • 
Mais  Fénelon  est  resté  inférieur  au  poêle 
latin,  surtout  à  cause  de  ce  trait  inélé- 
gant :  «  qui  coulait  dans  un  coin.  » 

4.  Dans  VOdyssêe,  à  la  fin  du  premier 
livre,  Homère  décrit  la  couche  de  Télé- 
maque préparée  par  sa  nourrice  Eury- 
clée.  Il  y  a  là  un  détail  plein  de  naïveté  : 

«  Le  héros  ouvre  la  porte  de  sa  ch;im- 

■  bre  solidement  construite,  s'assied  sur 
»  sa  couche  et  se  dépouille  de  sa  tunique 
»  moelleuse.  11  la  remet  entre  les  mains 

■  de  la  prudente  vieille,  qui  la  plie  et  la 
»  suspend  à  une  cheville  près  du  lit.  i 


70  TÉLÉMAQUE. 

»  l'art  des  femmes  flatteuses  et  passionnée?.  Quand  est-ce,  ô 
»  Télémaque,  que  vous  serez  assez  sage  pour  ne  parler  jamais 
»  par  vanité,  et  que  vous  saurez  taire  tout  ce  qui  vous  est 
»  avantageux,  quand  il  n'est  pas  utile  à  dire  ?  Les  autres  adini- 
»  rent  voire  sagesse'  dans  un  âge  où  il  est  pardonnable  d'en 
»  manquer  :  pour  moi,  je  ne  puis  vous  pardonner  rien,  je  suis 
»  le  seul  qui  vous  connais  et  qui  vous  aime  assez  pour  vous 
»  avertir  de  toutes  vos  fautes.  Combien  ôtes-vous  encore  éloi- 
»  gné  de  la  sagesse  de  votre  père  '  !  » 

—  «  Quoi  donc  !  répondit  Télémaquc,  pouvais-je  refuser  à 
»  Calypso  de  lui  raconter  mes  malheurs  ?  —  Non,  reprit  Mentor, 
»  il  fallait  les  lui  raconter  :  mais  vous  deviez  le  faire  en  ne  lui 
»  disant  que  ce  qui  pouvait  lui  donner  de  la  compassion.  Vous 
»  pouviez  dire  que  vous  aviez  été,  tantôt  errant,  tantôt  captif 
»  en  Sicile,  et  puis  en  Egypte.  C'était  lui  dire  assez,  et  tout  le 
»  reste  n'a  servi  qu'à  augmenter  le  poison  qui  brûle  déjà  son 
»  cœur.  Plaise  aux  dieux  que  le  vôtre  puisse  s'en  préserver!  — 
»  Mais  que  ferai-je  donc?  continua  Télémaque,  d'un  ton  modéré 
»  et  docile.  —  Il  n'est  plus  temps,  repartit  Mentor,  de  lui  cacher 
»  ce  qui  reste  de  vos  aventures  :  elle  en  sait  assez  pour  ne  pou- 
»  voir  être  trompée  sur  ce  qu'elle  ne  sait  pas  encore  ;  votre 
»  réserve  2  ne  servirait  qu'à  l'irriter.  Achevez  donc  demain  de 
»  lui  raconter  tout  ce  que  les  dieux  ont  fait  en  votre  faveur,  et 
»  apprenez  une  autre  fois  à  parler  plus  sobrement  de  tout  ce 
»  qui  peut  vous  attirer  quelque  louange  3.  »  Télémaque  reçut 
avec  amitié  un  si  bon  conseil,  et  ils  se  couchèrent. 

Aussitôt  que  Phébus  eut  répandu  ses  premiers  rayons  sur  la 
terre  *,  Mentor,  entendant  la  voix  de  la  déesse  qui  appelait  ses 
nymphes  dans  le  bois,  éveilla  Télémaque.  «  Il  est  temps,  lui- 
»  dit-il,  de  vaincre  le  sommeil.  Allons  retrouver  Calypso  :  mais 
»  défiez  vous  de  ses  douces  paroles  ;  ne  lui  ouvrez  jamais  votre 
»  cœur;  craignez  le  poison  flatteur  de  ses  louanges.  Hier  elle 
»  vous  élevait  au  dessus  de  votre  sage  père,  de  l'invincible 
»  Achille,  du  fameux  Thésée,  d'Hercule  devenu  immortel.  Sen- 
»  tîtes-vous  combien  cette  louange  est  excessive?  Crûtes-vous 
»  ce  qu'elle  disait?  Sachez  qu'elle  ne  le  croit  pas  elle-même  : 
»  elle  ne  vous  loue  qu'à  cause  qu'elle  vous  croit  faible,  et  assez 


1.  Que  ces  paroles  de  Mentor  sont  no- 
bles, graves,  instructives,  et  quelles  excel- 
lentes leçons  pour  un  prince  si  facile- 
ment accessible  à   la  flatterie! 

2.  «  Réserve,  »  action  de  garder  à 
part  soi. 

3.  On  voit  ici  l'éducation  en  pratique; 


un  jeune  homme  imprudent,  mais  qui 
aime  son  gouverneur,  ne  repousse  jamais 
les  leçons,  même  sévères. 

4.  «  Phébus,  »  surnom  d1  Apollon,  si- 
gniûe  proprement  le  dieu  éclatant  ;  ^1- 
Ço<,  éclatant. 


LIVRE  QUATRIEME. 


7, 


»  vain  pour  vous  laisser  tromper  par  des  louanges  dispropor- 
»  tionnées  à  vos  actions.  » 

Après  ces  paroles,  ils  allèrent  au  lieu  où  la  déesse  les  atten- 
dait. Elle  sourit  en  les  voyant,  et  cacha,  sous  une  apparence 
de  joie,  la  crainte  et  l'inquiétude  qui  troublaient  son  cœur, 
car  elle  prévoyait  que  Télémaque,  conduit  par  Mentor,  lui 
échapperait  de  môme  qu'Ulysse.  «  Hâtez-vous,  dit-elle,  mon 
»  cher  Télémaque,  de  satisfaire  ma  curiosité  :  j'ai  cru,  pendant 
»  toute  la  nuit,  vous  voir  partir  de  Phénicie  et  chercher  une 
»  nouvelle  destinée  dans  l'île  de  Chypre.  Dites-nous  donc  quel 
»  fut  ce  voyage,  et  ne  perdons  pas  un  moment.  »  Alors  on 
s'assit  sur  l'herbe  semée  de  violettes,  à  l'ombre  d'un  bocage 
épais  1. 

Calypso  ne  pouvait  s'empêcher  de  jeter  sans  cesse  des  re- 
gards tendres  et  passionnés  sur  Télémaque,  et  de  voir  avec 
indignation  que  Mentor  observait  jusqu'aux  moindres  mouve- 
ments de  ses  yeux.  Cependant  toutes  les  nymphes  en  silence  se 
penchaient  pour  prêter  l'oreille,  et  faisaient  une  espèce  de 
demi-cercle  pour  mieux  voir  et  pour  mieux  écouter  :  les  yeux 
de  toute  l'assemblée  étaient  immobiles  et  attachés  sur  le  jeune 
homme  8.  Télémaque,  baissant  les  yeux  et  rougissant  avec 
beaucoup  de  grâce,  reprit  ainsi  la  suite  de  son  histoire  : 

II.  «  A  peine  le  doux  souffle  d'un  vent  favorable  avait  rempli 
nos  voiles  3,  que  la  terre  de  Phénicie  disparut  à  nos  yeux. 
Comme  j'étais  avec  les  Chypriens,  dont  j'ignorais  les  mœurs, 
je  me  résolus  de  me  taire,  de  remarquer  tout  et  d'observer 
toutes  les  règles  de  la  discrétion  pour  gagner  leur  estime.  Mais, 
pendant  mon  silence,  un  sommeil  doux  et  puissant  vint  me 
saisir  :  mes  sens  étaient  liés  et  suspendus  ;  je  goûtais  une  paix 
et  une  joie  profonde  qui  enivrait  mon  cœur  *. 

«  Tout  à  coup  je  crus  voir  Vénus  qui  fendait  les  nues  dans 
<on  char  volant  conduit  par  deux  colombes.  Elle  avait  cette 
éclatante  beauté,  cette  vive  jeunesse,  ces  grâces  tendres  qui  pa- 
rurent en  elle  quand  elle  sortit  de  l'écume  de  l'Océan  et  qu'elle 


1.  L'auteur  suspend  à  prooosson  récit 
pour  rappeler  au  lecteur  lb  aituation  ac- 
tuelle, Télémaque  dans  l'île  de  Calypso 
et  le  péril  qu'il  y  court. 

ï.  La  déesse  et  ses  nymphes,  formant 
un  demi-cercle  pour  t  mieux  voir  et 
mieux  écouter,  •  tableau  plein  de  grâce. 

>.  Neptunui  vends  implevit  vêla  tecundii. 

UBn.,1.  V. 


«  Neptune  a  rempli  les  voiles  d'un 
veut  favorable.  »  C'est  la  même  expres- 
sion pittoresque  et  vraie. 

4.  Les  effets  du  sommeil  sont  ici  heu- 
reusement exprimes.  Les senssont  «  liés,  • 
ne  sont  pas  libres  ;  «  suspendus,  »  par 
suite  du  lien  qui  arrête  leur  mouvement 
naturel.  —  «  Profonde,  •  qui  va  jusqu'au 
foud  du  cœur,  le  pénètre  tout  entier,  et 
i  l'enivre.  »  Beau  langage. 


n 


TELÈMAQUE. 


éblouit  les  yeux  de  Jupiter  môme  '.  FJle  descendit  tout  à  coup 
d'un  vol  rapide  jusqu'auprès  de  moi,  me  mit  en  souriant  la 
main  sur  1  épaule,  et,  me  nommant  par  mon  nom,  prononça 
ces  paroles:  «  Jeune  Grec,  tu  vas  entrer  dans  mon  empire;  tu 
»  arriveras  bientôt  dans  cette  île  fortunée  où  les  plaisi  rs ,  les  ris 
»  et  les  jeux  folâtres  naissent  sous  mes  pas.  Là,  tu  brûleras  des 
»  parfums  sur  mes  autels;  la,  jeté  plongerai  dans  un  fleuve  de 
»  délices.  Ouvre  ton  cœur  aux  plus  douces  espérances,  et  garde- 
»  toi  bien  de  résister  à  la  plus  puissante  de  toutes  les  déesses, 
»  qui  veut  te  rendre  heureux.  » 

«  En  même  temps  j'aperçus  l'enfant  Cupidon,  dont  les  peti- 
tes ailes  s'a gi tant  le  faisaient  voler  autour  de  sa  mère2.  Quoi- 
qu'il eût  sur  son  visage  la  tendresse,  les  grAces  et  l'enjouement 
de  l'enfance,  il  avait  je  ne  sais  quoi  dans  ses  yeux  perçants  qui 
me  faisait  peur.  Il  riait  en  me  regardant  ;  son  ris  était  malin, 
moqueur  et  cruel.  Il  lira  de  son  carquois  d'or  la  plus  aiguë  de 
ses  flèches,  il  banda  son  arc  et  allait  me  percer,  quand  Minerve 
se  montrasoudainemen  t  pour  me  couvrir  de  son  égide.  Le  visage 
de  cette  déesse  n'avait  point  cette  beauté  molle  et  cette  langueur 
passionnée  que  j'avais  remarquées  dans  le  visage  et  dans  la 
posture  de  Vénus.  C'était  au  contraire  une  beauté  simple,  né- 
gligée, modeste;  tout  était  grave,  vigoureux,  noble,  plein  de 
force  et  de  majesté.  La  flèche  de  Cupidon,  ne  pouvant  percer 
l'égide,  tomba  par  terre.  Cupidon,  indigné,  en  soupira  amère- 
ment; il  eut  honte  de  se  voir  vaincu  3.  «  Loin  d'ici,  s'écria  Mi- 
»  nerve,  loin  d'ici,  téméraire  enfant  l  tu  ne  vaincras  jamais  que 
»  des  ûmes  lâches,  qui  aiment,  mieux  tes  honteux  plaisirs  que 
»  la  sagesse,  la  vertu  et  la  gloire  *.  »  A  ces  mots,  l'Amour  ir- 
rité s'envola;  et  Vénus  remontant  vers  l'Olympe,  je  vis  longtemps 
son  char  avec  ses  deux  colombes  dans  une  nuée  d'or  et  d'azur: 
puis  elle  disparut.  En  baissant  mes  yeux  vers  la  terre,  je  ne 
retrouvai  plus  Minerve. 

«  11  me  sembla  que  j'étais  transporté  dans  un  jardin  déli- 
cieux, tel  qu'on  dépeint  les  Champs-Elysées.  En  ce  lieu  je  re- 
connus Mentor,  qui  me  dit  :  «  Fuyez  cette  cruelle  terre,  cette 


1.  Vénus,  la  déesse  de  la  beauté,  était 
en  effet  représentée  sur  un  chir  traîné 
par  des  colombes;  on  la  supposait  sor- 
tie de  l'écume  de  la  mer,  et  c'est  pour 
cela  qu'elle  était  appelée  Aphrodite 
(dfp6(,  écume).  Elle  était  Bile  du  Ciel, 
le  plus  ancien  dieu  avant  Jupiter  et  Sa- 
turne. 

2.  Le  fils  de  Vénus,  la  personnification 
de  l'amour  sensible,  cupvlo,  désir;  il 
était  représenté  les  yeux  baudes,  portant 


un  carquois  et  des  flèches,  avec  un  ara 
dans  les  mains. 

3.  Scène  mythologique  et  allégorique, 
écrite   avec    une  rare   distinction. 

4.  Cette  morale  est  belle;  cependant 
elle  est  resserrée  dans  des  limites  assez 
étroites  par  la  fiction  mythologique.  La 
vraie  sagesse  ne  donnerait  pas  la  gloire 
humaine,  cette  grande  vanité,  comme  le 
motif  le  plus  fort  de  combattre  et  de 
vaincre  les  passion*. 


LIVRE  QUATRIÈME.  73 

«  île  empestée  où  l'on  ne  respire  que  la  volupté.  La  vertu  la 
«  plus  courageuse  y  doit  trembler,  et  ne  se  peut  sauver  qu'en 
«  fuyant.  »  Dus  que. je  le  vis,  je  voulus  me  jeter  à  son  cou  pour 
l'embrasser;  mais  je  sentais  que  mes  pied-  ne  pouvaient  se 
mouvoir,  que  mes  genou  'baient  sous  moi,  et  que  mes 

mains,  s'eflbrçant  de  saisir  Y  I  r,  cherchaient  une  ombre 
vaine  qui  m'échappait  toujoi  cet  effort,  je  m'éveillai 

et  je  sentis  que  ce  songe  nrysl  rieux  était  un  avertissement, 
divin.  Je  me  sentis  plein  de  courage  contre  les  plaisirs,  et  de 
défiance  contre  moi-même  pour  détester  la  vie  molle  desChy- 
priens.  Mais  ce  qui  me  perça  le  cœur  fut  que  je  crus  que 
Mentor  avait  perdu  la  vie,  et  qu'ayant  pa>sé  les  ondes  du  Slyx, 
il  habitait  l'heureux  séjour  des  Ames  justes. 

«  Cette  pensée  me  fit  répandre  un  torrent  de  larmes.  On  me 
demanda  pourquoi  je  pleurais.  «  Les  larmes,  répondis-jc,  ne 
»  conviennent  que  trop  à  un  malheureux  étranger  qui  erre  sans 
»  espérance  de  revoir  sa  patrie.  »  Cependant  tous  les  Chypriens 
qui  étaient  dans  le  vaisseau  s'abandonnaient  à  une  folle  joie. 
Les  rameurs,  ennemis  du  travail,  s'endormaient  sur  leurs 
rames;  le  pilote,  couronné  de  fleurs,  laissait  le  gouvernail  ei 
tenait  à  sa  main  une  grande  cruche  de  vin  qu'il  avait  presque 
vidée;  lui  et  tous  les  autres,  troublés  par  la  fureur  de  Bac- 
chus,  chantaient,  en  l'honneur  de  Vénus  et  de  Cupidon,  des 
vers  qui  devaient  faire  horreur  à  tous  ceux  qui  aiment  la 
vertu. 

«  Pendant  qu'ils  oubliaient  ainsi  les  dangers  de  la  mer,  une 
soudaine  tempête  troubla  le  ciel  et  la  mer.  Les  vents  déchaînés 
mugissaient  avec  fureur  dans  les  voiles8;  les  ondes  noi^ 
taient  les  flancs  du  navire  qui  gémissait  sous  leurs  coup 


1.    Toute    celte    histoire    est    donnée 
comme  un  rêve.  Il  a  commencé  par  dire: 

•  Je  crus  voir  Venus,  1  puis  il  s'imagine 
être  transporté  aux  Champs  Élysees,  où 
se  passe  la  seconde  partie  du  songe; 
Mentor  fuit  et  lui  échappe  comme  une 
ombre  vame,  parce  que  dans  la  réalité 
ce  persounage  est  une  fiction,  et  qu'il  n'y 
a  pas  d'autre  Mentor  que  la  déesse  agis- 
sant sius  une  forme  humaine.  —  Ovide 
a  exprimé  une  image  pareille  à  celle  qui' 
est  ici  : 

Nibil  nisi  cedentea  infelix  arripit  aura* 

{Met.,  I.   X,  v.  59.) 
«  Il  ne   saisit  rien,   l'infortuné,  sinon 

•  les  airs  qui  cèdent  à  soneffurt.»  Voir 
aussi,  au  sixième  livre  de  Y  Enéide,  Euée 
voulant  saisir  l'ombre  d'Anchise.  Voir  en- 
core l'épisode  de  Creuse,  1.  II,  v.  79J. 

TÉLÉMAQUE.    1. 


2.  Plusieurs  traits  de  cette  te.mré!e 
sont  empruntes  aux  anciens  : 

Stridens  aquilone   procelli 
Vélum  adversa  fcrit. 

[jBn.,  1.  I,  v.  10i.) 

•  La  tempête  précipitée  par  l'aquilon, 

»  frappe  de  front  la  voile  avec  un  horri- 
»  ble  sifflement.  » 

Remarquez,  dans  Féuelon,  •  les  vents 
déchaînés,  •  circonstance  à  la  fois  poé- 
tique et  mythologique;  les  vents,  dans 
le  premier  livre  de  {'Enéide,  sout  tenus 
enchaînes  dans  une  prison,  sous  le  scep- 
tre d'Eole. 

S.  Sxpe  dat  ingentem  Quctu  latut  ida  (Va - 
Lgoiem 

(Ou:,  AI  et.,  \.  XI,  v.  508.) 

4 


74  TÉLÉMAQUE. 

Tantôt  nous  montions  sur  le  dos  des  vagues  enflées;  tantôt  la 
mer  semblait  se  dérober  sous  le  navire  et  nous  précipiter  dans 
l'abîme  l.  Nous  apercevions  auprès  de  nous  des  rochers  contre 
lesquels  les  flots  irrités  se  brisaient  avec  un  bruit  horrible. 
Alors  je  compris  par  expérience  ce  que  j'avais  souvent  ouï  dire 
à  Mentor,  que  les  hommes  mous  et  abandonnés  aux  plaisirs 
manquent  de  courage  dans  les  dangers.  Tous  nos  Chypriens 
abattus  pleuraient  comme  des  femmes;  je  n'entendais  que  des 
cris  pitoyables,  que  des  regî  ets  sur  les  délices  de  la  vie,  que  de 
vaines  promesses  aux  dieux  pour  leur  faire  des  sacrifices,  si 
on  pouvait  arriver  au  porM  Personne  ne  conservait  assez  de 
présence  d'esprit,  ni  pour  ordonner  les  manœuvres,  ni  pour 
les  faire.  Il  me  parut  que  je  devais,  en  sauvant  ma  vie,  sauver 
celle  des  autres.  Je  pris  le  gouvernail  en  main,  parce  que  le 
pilote,  troublé  par  le  vin  comme  une  bacchante,  était  hors 
d'état  de  connaître  le  danger  du  vaisseau.  J'encourageai  les 
matelots  effrayés,  je  leur  fis  abaisser  les  voiles,  ils  ramèrent 
vigoureusement  :  nous  passâmes  au  travers  des  écueils  et  nous 
vîmes  de  près  toutes  les  horreurs  de  la  mort  *~ 

«  Cette  aventure  parut  comme  un  songe  à  tous  ceux  qui  me 
devaient  la  conservation  de  leurs  vies;  ils  me  regardaient  avec 
étonnement.  Nous  arrivâmes  dans  l'Ile  de  Chypre  au  mois  du 
printemps  qui  est  consacré  à  Vénus.  Cette  saison  3,  disent  les 
Chypriens,  convient  à  cette  déesse;  car  elle  semble  ranimer 
toute  la  nature,  et  faire  naître  les  plaisirs  comme  les  fleurs  *. 

111.  «  En  arrivant  dans  l'île 5,  je  sentis  un  air  doux  qui  rendait 
les  corps  lâches  et  paresseux,  mais  qui  inspirait  une  humeur 
enjouée  et  folâtre.  Je  remarquai  que  la  campagne,  naturelle- 
ment fertile  et  agréable,  était  presque  inculte,  tant  les  habi- 
tants étaient  ennemis  du  travail.  Je  vis  de  tous  côtés  des 
femmes  et  de  jeunes  filles,  vainement  parées,  qui  allaient,  en 
chantant  les  louanges  de  Vénus,  se  dévouer  à  son  temple.  La 
beauté,  les  grâces,  la  joie,  les  plaisirs  éclataient  également  sur 
leurs  visages  :  mais  les  grâces  y  étaient  affectées  ;  on  n'y  voyait 

2.  Prœsontemque  viris  intentant  omnia 
[ino:  tcui. 
{sEii.,  1.  I,  v.  91.) 
«  Tout  présente  aux  guerriers  l'image 
•  d'une  mort  inévitable.  » 

3.  «  Saison,  »  du  lat.  statio,  de  stare; 
station  de  l'année. 

4.  Quelle  élégance  dans  ce  style,  et 
comme  cette  phrase  est  nombreuse  et 

•  Les  uns  sonx  Buspenuus  but  i«  cime     cadencée  1 

des  vagues,  les  autres  voient  la  terre        5.  Sur  l'ile  de  Chypre,  voir  plus  haut, 

à  travers  les  flots  qui  •'entr'ouvrent.  I  p.  35. 


•  Plug  d'une  fois  les  flancs  du  navire 
»  sont  frappés  par  les  flots  avec  un  grand 
»  bruit.  > 

1.  Ei  summo  in  fluctu  pendant;  his  unda 
[dehiscens 
Terram  inter  fluctus  aperit. 

(^n.,  1.  I,  ▼.  i08.) 


LIVRE  QUATRIEME.  75 

point  une  noble  simplicité,  et  une  pudeur  aimable  qui  fait  le 
plus  grand  charme  de  la  beauté.  L'air  de  mollesse,  l'art  de  com- 
poserleurs  visages â,  leur  parure  vaine,  leur  démarche  languis- 
sante, leurs  regards  qui  semblaient  chercher  ceux  des  hommes, 
leur  jalousie  entre  elles  pour  allumer  de  grandes  passions,  en 
un  mot,  tout  ce  que  je  voyais  dans  ces  femmes  me  sem- 
blait vil  et  méprisable  :  à  force  de  vouloir  plaire,  elles  me  dé- 
goûtaient 2. 

«  On  me  conduisit  au  temple  de  la  déesse  :  elle  en  a  plusieurs 
dans  celte  île,  car  elle  est  particulièrement  adorée  à  Cylhère,  à 
Idalie  et  à  Paphos.  C'est  à  Cythère  que  je  fus  conduit.  Le 
temple  est  tout  de  marbre  :  c'est  un  parfait  péristyle  3;  les  co- 
lonnes sont  d'une  grosseur  et  d'une  hauteur  qui  rendent  cet 
édifice  très-majestueux  :  au-dessusde  l'architrave  *  et  de  la  frise 5 
sont,  à  chaque  face,  de  grands  frontons 6  où  l'on  voit  en  bas-reliefs7 
toutes  les  plus  agréables  aventures  de  la  déesse  8.  A  la  porte  du 
temple  est  sans  cesse  une  foule  de  peuples  qui  viennent  faire 
leurs  offrandes  9.  On  n'égorge  jamais  dans  l'enceinte  du  lieu 
sacré  aucune  victime;  on  n'y  brûle  point,  comme  ailleurs,  la 
graisse  des  génisses  et  des  taureaux;  on  ne  répand  jamais  leur 
sang  :  on  présente  seulement  devant  l'autel  les  bêtes  qu'on 
offre,  et  on  n'en  peut  offrir  aucune  qui  ne  soit  jeune,  blanche, 
sans  défaut  et  sans  tache.  On  les  couvre  de  bandelettes  de 
pourpre  brodées  d'or  ;  leurs  cornes  sont  dorées,  et  ornées  de 
bouquets  des  fleurs  les  plus  odoriférantes.  Après  qu'elles  ont 
été  présentées  devant  l'autel,  on  les  renvoie  dans  un  lieu 
écarté,  où  elles  sont  égorgées  pour  les  festins  des  prêtres  de  la 
déesse. 

«  On  offre  aussi  toute  sorte  de  liqueurs  parfumées,  et  du  vin 


1.  i  Composer  son  visage  ;  »  lui  don- 
ner une  expression;  Racine,  dans  Bru 
tannievs,  emploie  ce  mot  avec  un  grand 
sens';  il  montre  tous  les  courtisans 

Sur  les  yeux  de  César  composant  leur  visage. 

2.  Fénelon,  ne  l'oublions  pas,  écrit 
pour  un  jeune  prince  exposé  à  la  séduc- 
tion des  cours  ;  et  s'il  emploie  de  ces 
peintures  fortes,  c'est  qu'il  désire  sur 


5.  La  frise  est  une  pièce  entre  l'ar- 
chitrave et  la  corniche. 

6.  On  appelle  fronton,  l'espace  réservé 
entre  la  frise  et  la  corniche,  ornement 
en  triangle  sur  le  frontispice  ou  face 
principale  de  la  construction. 

1.  t  Bas-reliefs;  *  on  appelle  ainsi 
certaines  sculptures  qui  sont  adhérentes 
au  fond  et  ont  face  de  saillie. 

8.  Fénelon  vient  de  rappeler  les  prin- 


tout  inspirera  son  élève  la  défiance  de  c'paux  termes  de  l'architect.'jre  grec 
mille  artifices  auxquels  les  princes  sont  <Jue'  Ajoutons  la  corniche,  ornement  ou 
exposes  |  saillie  au-<1e>sus  de  la  frise,  et  servant 

3.  Le  péristyle  est  une  suite  de  co-  j  trnlTlT'T^  'T^  chf  P|tea^  Partie 

lonnes  formant  une  galène  soit  en  face,     orn,ï  "g        ?    °'T  arch,trafve  i 

soit  autour  de  l'édifice.  ^il  i  "^  '    '    °ï    ?  T  "wf*  en 

saillie  du   mur  sur   le   toit,  architrave, 

4.  L'architrave  est  la  partie  qui  repose     frise  et  corniches  réunies. 

sur  les  colonnes,  et  qui  a  la  forme  d'une  9.  «  Offrandes,  »  quod  fertur  ob}  ce 
poutre  transversale.  que  l'on  porte  devant  soi,  pour  donner. 


*JP 


76  TÉLÉMAQUE. 

plus  doux  que  le  neclar  l.  Les  prêtres*  sont  revêtus  de  longues 
robes  blanches,  avec  des  ceintures  d'or  et  des  franges  de  même 
au  bas  de  leurs  robes.  On  brûle  nuit  et  jour,  sur  les  autels,  les 
parfums  les  plus  exquis  de  l'Orient,  et  ils  forment  une  espèce 
de  nuage  qui  monte  vers  le  ciel.  Toutes  les  colonnes  du  temple 
soûl  ornées  de  festons  pendants 8  :  tous  les  vases  qui  servent  aux 
sacrifices  sont  d'or  ;  un  bois  sacré  de  myrte  environne  le  bâti- 
ment. Il  n'y  a  que  de  jeunes  garçons  et  de  jeunes  filles  d'une 
rare  beauté  qui  puissent  présenter  les  victimes  aux  prêtres,  et 
osent  allumer  le  feu  des  autels.  Mais  l'impudence  et  la  dis- 
so  ution  *  déshonorent  un  temple  si  magnifique. 

«  D'abord,  j'eus  horreur  de  tout  ce  que  je  voyais  :  mais  insen- 
siblement je  commençais  à  m'y  accoutumer.  Le  vice  ne  m'ef- 
frayait plus,  toutes  les  compagnies  m'inspiraient  je  ne  sais 
quelle  inclination  pour  le  désordre:  on  se  moquait  démon 
innocence;  ma  retenue  et  ma  pudeur  servaient  de  jouet  à  ces 
peuples  effrontés.  On  n'oubliait  rien  pour  exciter  toutes  mes 
passions  5,  pour  me  tendre  des  pièges,  et  pour  réveiller  en  moi 
le  goût  des  plaisirs.  Je  me  sentais  affaiblir  tous  les  jours;  la 
bonne  éducation  que  j'avais  reçue  ne  me  soutenait  presque 
plus;  toutes  mes  bonnes  résolutions  s'évanouissaient  6.  Je  ne 
me  sentais  plus  la  force  de  résister  au  mal 7  qui  me  pres- 
sait de  tous  côtés;  j'avais  même  une  mauvaise  honte  de  la 
vertu.  J'étais  comme  un  homme  qui  nage  dans  une  rivière  pro- 
fonde et  rapide  :  d'abord  il  fend  les  eaux,  et  remonte  contre  le 
torrent  ;  mais  si  les  bords  sont  escarpés,  et  s'il  ne  peut  se  re- 
poser sur  le  rivage,  il  se  lasse  enfin  peu  à  peu  ;  sa  force  l'aban- 
donne, ses  membres  épuisés  s'engourdissent,  et  le  cours  du 
fleuve  l'entraîne-8.  Ainsi,  mes  yeux  commençaient  à  s'obscurcir, 

1 .  Les  vins  de  Chypre  avaient  un  très-  1      5.  «  Passions.  »  Nous  appelons  passions, 
grand  renom,   qu'ils  ont   conservé.  Fé-  j  dit  Foutenelle,  les  affections  déréglées 
n«lon  dit  qu'ils  sont  •  plus  doux  que  le 
nectar,  i  breuvage  des  dieux. 

2.  •  Prêtres  ;  i  dans  l'origine  étymolo- 
gique, les  vieillards,  du  grec  icptfffrx;  ;  les 
Romains  avaient  un  terme  plus  significa- 
tif, sacerdotes,  ceux  qui  sont  adonnés  aux 
choses  sacrées;  d'où  le  mot  «sacerdoce.! 

3.  «  Festons,  »  faisceau  de  branches 
entremêlées  de  LVurs  et  de  fruits,  for- 
mant diverses  ondulatiuns  le  long  d'une 
surface  d'architecture;  —  «  pendants,» 
parce  que  les  festons,  suspendus  aux 
extrémités,  retomhent  par  le  milieu. 

4.  «  Impudence,  »  absence  de  pu- 
deur, c.-à-d.  quand  il  n'y  a  plus  de  honte, 
que  l'on  ne  rougit  plus.  —  «  Dissolution,  » 
lorsqu'il  n'y  a  plus  de  frein,  que  l'on 
s'est  délié  de  toute  retenue,  dissolutui. 


de  l'âme;  et  quand  nous  voulons  douner 
à  ce  mot  uue  acception  favorable,  nous 
y  joignons  toujours  une  épithète  qui  le 
relève  et  le  corrige,  comme  ui.e  passion 
noble,  louable,  légitime. 

6.  «S'évanouir,»  disparaître,  se  réduire 
à  rien,  vanescere,  devenir  vaines.  Se 
dit  très-bien  des  résolutions  faibles. 

7.  «  Résister  au,  »  6e  tenir  eu  arrière, 
(re  sisiere),  afiu  d'être  plus  ferme  contre 
le  choc. 

8.  On  peut  reconnaître  ici  une  imita- 
tion de  Virgile  : 
Non  aliter  quam  qui  adverio  vix  flumine  lem- 

[bum 
Remigiis  subigit,  si  brachia  forte  remisit, 
Atque   illum  in  praceps  prono    rapit   alveui 
[nmnj. 

{Gtorg.y  1.  I,  ▼.  toi.) 


LIVRE  QUATRIEME, 


77 


mon  cœur  tombait  en  défaillance  ;  je  ne  pouvais  plus  rappeler 
ni  ma  raison,  ni  le  souvenir  des  vertus  de  mon  père.  Le  songe 
où  je  croyais  avoir  vd  le  sage  Mentor  descendu  aux  Champs» 
Elysées  achevait  de  me  décourager  :  une  secrète  et  douce  lan- 
gueur s'emparait  de  moi  ;  j'aimais  déjà  le  poison  flatteur  qui  se 
glissait  de  veine  en  veine  et  qui  pénétrait  jusqu'à  la  moelle 
de  mes  os.  Je  poussais  néanmoins  encore  de  profonds  soupirs; 
je  versais  des  larmes  amères  ;  je  rugissais  comme  un  lion  dans 
ma  fureur.  0  malheureuse  jeunesse!  disais-je  :  ô  dieux,  qui 
vous  jouez  cruellement  des  hommes,  pourquoi  les  fuites-' 
passer  par  cet  âge,  qui  est  un  temps  de  folie  et  de  fièvre  ar- 
dente! Oh '.que  ne  suis-je  couvert  de  cheveux  blancs,  courbé,  et 
proche  du  tombeau,  comme  Laërte,  mon  aïeul  1  !  La  mort  me 
serait  plus  douce  que  la  faiblesse  honteuse  où  je  me  vois5. 

«  A  peine  avais-je  ainsi  parlé  que  ma  douleur  s'adoucissait, 
et  que  mon  cœur,  enivré  d'une  folle  passion,  secouait  presque 
toute  pudeur;  puis  je  me  voyais  replongé  dans  un  abîme  de 
remords 3.  Pendant  ce  trouble,  je  courais  errant  çà  et  là  dans 
le  sacré  bocage,  semblableà  une  biche  que  le  chasseur  a  blessée: 
elle  court  au  travers  des  vastes  forêts  pour  soulager  sa  douleur; 
mais  la  flèche  qui  l'a  percée  dans  le  flanc  la  suit  partout;  elle 
porte  partout  avec  elle  le  trait  meurtrier  \  Ainsi  je  courais  en 
vain  pour  m'oublier  moi-môme,  et  rien  n'adoucissait  la  plaie 
de  mon  cœur. 

«  En  ce  moment  j'aperçus  assez  loin  de  moi,  dans  l'ombre 
épaisse  de  ce  bois,  la  figure  du  sage  Mentor;  mais  son  visage 
me  parut  si  pâle,  si  triste,  si  austère,  que  je  ne  pus  en  res- 
sentir aucune  joie  5.  «  Est-ce  donc  vous,  m'écriai-je,  ô  mon 


t  Tel  est  le  nautonier  qui  remonte 
»  une  rivière  à  force  de  rames;  si  ses  bras 
»  se  ralentissent,  aussitôt  le  courant  du 
•  fleuve  l'entraîne  dans  sa  pente  rapide.» 
Le  fiançais  est  plus  complet  et  plus 
expressif. 

i.  Le  père  d'Ulysse,  qui  vivait  encore 
au  retour  de  celui-ci,  retiré  dans  ses 
jardins.  La  reconnaissance  d'Ulysse  et 
de  Laërte  est  un  des  plus  beaux  épiso- 
des de  1*  Odyssée. 

2.  Toute  celte  peinture  des  périls  aux- 
quels ou  est  exposé  par  la  fréquentation 
du  vice,  est  tracée  de  main  de  maître. 
11  y  a  une  profonde  observation  du  cœur 
humain  dans  ce  tableau  des  fluctuations 
et  des  déchirements  d'un  cœur  qui  s  at- 
tache .  à  la  vertu  et  qui  se  sent  en- 
traîné. 

3.  «  Remords,  »  morsure  de  la  con- 
science. Le  repentir  est  le  sentiment  du 
mal  commis,  avec  désir  de  l'effacer;  le 


remords  est  de  plus  un  châtiment,  une 
douleur,  il  suit  immédiatement  la  faute 
et  s'ajoute  au  repentir. 

* Qualis  conjecta  cerva  sagitta, 

Quam   procul  incautara  nemora  inter  Cre«i« 
[ûxit 
Pastor  agens  telis,  liquilque  volatile  ferrum 
Nescius  ;  illa  fuga  silvas  saltusque  peragrat 
Diclaeoa  ;  haeret  laleri  letalis  arundo. 

[jEn.t  1.1V,  v.  69.) 

«  Telle  qu'une  biche  atteinte  de  !ciu 
»  d'une  flèche  légère  par  un  berger  qui 
■  l'a  surprise  dans  les  forêts  de  Crète, 
i  et  qui,  sans  le  savoir,  a  laissé  dans  la 

>  plaie  le  fer  meurtrier;  l'animal  par- 
»  court,  d'une  fuite  rapide, les  forêts  du 
i   Dictys;  mais  le  trait  mortel  re*te  at- 

>  taché  à  ses  flancs.  ■  Fénelon  suit  de 
près  son  modèle,  surtout  vers  la  fiu,  mais 
sans  l'égaler. 

5.  Mentor,  personnification  de  la  sa 


•8  TÉLÉMAQUE. 

»  cher  ami,  mon  unique  espérance!  est-ce  vous?  quoi  donc! 
»  est-ce  vous-même?  une  image  trompeuse  ne  vient-elle  point 
»  abuser  mes  yeux  ?  est-ce  vous,  Mentor?  n'est-ce  point  votre 
»  ombre  encore  sensible  à  mes  maux?  n'êtes-vous  point  au 
»  rang  des  âmes  heureuses  qui  jouissent  de  leur  vertu,  et  à  qui 
»  les  deux  donnent  des  plaisirs  purs  dans  une  éternelle  paix 
»  aux  Champs  Elysées?  Parlez,  Mentor,  vivez-vous  encore? 
»  Suis-je  assez  heureux  pour  vous  posséder,  ou  bien  n'est-ce 
»  qu'une  ombre  de  mon  ami  ?  »  En  disant  ces  paroles,  je  courais 
vers  lui,  tout  transporté,  jusqu'à  perdre  la  respiration  ;  il 
m'attendait  tranquillement  sans  faire  un  pas  vers  moi.  0  dieux, 
vous  le  savez,  quelle  fut  ma  joie  quand  je  sentis  que  mes  mains 
le  touchaient!  «  Non,  ce  n'est  pas  une  vaine  ombre  !je  le  tiens  ! 
»  je  l'embrasse,  mon  cher  Mentor  !  »  C'est  ainsi  que  je  m'écriai. 
J'arrosai  son  visage  d'un  torrent  de  larmes;  je  demeurais  atta- 
ché à  son  cou  sans  pouvoir  parler.  11  me  regardait  tristement 
avec  des  yeux  pleins  d'une  tendre  compassion. 

«  Fnfin'je  lui  dis  :  «  Hélas  !  d'où  venez-vous?en  quels  dangers 
»  ne  m'avez-vous  point  laissé  pendant  votre  absence  1  et  que 
»>  ferais-je  maintenant  sans  vous?  »  Mais,  sans  répondre  à  mes 
questions  :  «  Fuyez  !  me  dit-il  d'un  ton  terrible  ;  fuyez!  hâtez- 
»  vous  de  fuir  !  Ici  la  terre  ne  porte  pour  fruit  que  du  poison  ; 
»  l'air  qu'on  y  respire  est  empesté  ;  les  hommes  contagieux  ne 
»  se  parlent  que  pour  se  communiquer  un  venin  mortel l.  La 
»  volupté  lâche  et  infâme,  qui  est  le  plus  horrible  des  maux 
»  sortis  de  la  boîte  de  Pandore,  amollit  tous  les  cœurs  et  ne 
»  souffre  ici  aucune  vertu2.  Fuyez!  que  tardez-vous? ne  regar- 
»  d  z  pas  même  derrière  vous  en  fuyant  ;  effacez  jusqucs  au 
»  moindre  souvenir  de  celle  île  exécrable.  » 

«  11  dit,  et  aussitôt  je  sentis  comme  un  nuage  épais  qui  se 

gesse  divine,  a  laissé  Télémaque  aban-    •  si  longtemps  attendu?  »  —  Et  la  ré- 


donné pendant  un  certain  temps  a  ses 
propres  force»,  afio  de  l'éprouver;  mais 
il  reparait  au  moment  où  le  combat  est 
le  plus  terrible,  et  quand  le  fils  d'Ulysse 
est  dans  le  plus  grand  péril  de  suc- 
comber. 

i.  Racine  a  dit  aussi  en  employant  le 
mot  venin  : 


Pourquoi   nourrissex-vous  le  venin  qui  vous 
4  [tue  t 


ponse  : 

Heu  1  fuge,  nate  deî,  teque  his,  ait,  eripe 
[Qainmis . 

(V.  289.) 

«Fuis,  fils  d'une  déesse,  et  arrache-toi 
à  ces  flammes.  » 


2    Pandore  ayant  été  formée  du  limon 

terrestre  par  Vulcain, chacun  des  dieux  lui 

Il  y  a  ici,  pour  le  mouvement,  quelques     fit  un  présent  (d'où  son  nom,  itfiv  Sûpov) . 

souveuirsde  l'apparition  d'Hector  à  Eace    Jupiter  lui  donna  une  boîte  dans  laquelle 

au  IIe  livre.  étaient  renfermes  tous  les  maux.  Epimé- 

Quibus,  Hector,  ai^oris,     thée,  son  époux,  ouvrit  la  boîte  et  tous 

Eipeclate,  venis?  I  les  maux  s'échappèrent;  mais  l'espérance 

(L.  II,  t.  282.)       i  s'y  trouvait  et  demeura.  Hésiode  a  conté 

«  De  quels  bords  viens- tu,  Hector,  toi  '  dans  ses  vers  cette  antique  histoire. 


LIVRE  QUATRIÈME.  79 

dissipait  sur  mes  yeux,  et  qui  me  laissait  voir  la  pure  lumière *  : 
une  joie  douce  et  pleine  d'un  ferme  courage  renaissait  dans 
mon  cœur.  Celte  joie  était  bien  différente  de  cette  autre  joie 
molle  et  folâtre  don  l  mes  sens  avaient  été  d'abord  empoisonnés  : 
l'une  est  une  joie  d'ivresse  et  de  trouble,  qui  est  entrecoupée 
de  passions  furieuses  et  de  cuisants  remords  ;  l'autre  est  une 
joie  de  raison,  qui  a  quelque  chose  de  bienheureux  et  de  cé- 
leste ;  elle  est  toujours  pure  et  égale,  rien  ne  peut  l'épuiser; 
plus  on  s'y  plonge,  plus  elle  est  douce  ;  elle  ravit  l'âme  sans  la 
troubler2.  Alors  je  versai  des  larmes  de  joie,  et  je  trouvais  que 
rien  n'était  si  doux  que  de  pleurer  ainsi.  0 heureux,  disais  je, 
les  hommes  à  qui  la  vertu  se  montre  dans  toute  sa  beauté  !  peut- 
on  la  voir  sans  l'aimer!  peut-on  l'aimer  sans  être  heureux  M 

jw  Mentor  me  dit  :  «  Il  faut  que  je  vous  quitte  ;  je  pars  dans  ce 
»  moment,  il  ne  m'est  pas  permis  de  m'arrêter.  —  Où  allcz- 
»  vous  donc  ?  lui  répondis-je  :  en  quelle  terre  inhabitable  ne 
»  vous  suivrai-je  point  ?  Ne  croyez  pas  pouvoir  m'échapper,  je 
»  mourrai  plutôt  sur  vos  pas*.  »  En  disant  ces  paroles,  je  le 
tenais  serré  de  toute  ma  force.  «  C'est  en  vain,  me  dit-il,  que 
»  vous  espérez  me  retenir.  Le  cruel  Métophis  me  vendit  à  des 
»  Éthiopiens  ou  Arabes.  Ceux-ci,  étant  allés  à  Damas  en  Syrie5, 
»  pour  leur  commerce,  voulurent  se  défaire  de  moi,  croyant  en 
»  tirer  une  grande  somme  d'un  nommé  Hazaël,  qui  cherchait  un 
»  esclave  grec  pour  connaître  les  mœurs  de  la  Grèce  et  pour 
»  s'instruire  de  nos  sciences. 

«  En  effet,  Hazaël  m'acheta  chèrement.  Ce  que  je  lui  ai  appris 
»  de  nos  mœurs  lui  a  donné  la  curiosité  de  passer  dans  l'Ile  de 
»  Crète  6  pour  étudier  les  sages  lois  de  Mi  nos  7.  Pendant  notre 
»  navigation,  les  vents  nous  ont  contraints  de  relâcher  dans  l'île 
»  de  Chypre.  En  attendant  un  vent  favorable,  il  est  venu  faire 
»  ses  offrandes  au  temple  :  le  voilà  qui  en  sort;  les  vents  nous 

1.  Adspice,   namque  omnem,  qnae  nunc  ob-  i  ancienne,   et  qui    fut   la  capitale   de   la 
[ducta  tuenti     Syrie  avant  la  fondation  d'Antioche,  au 


Morlales  hebetat  visus  tibi,  et  huinida  circum 
Caligat,  nubem  eripiam. 

{j£n.,  I.  II,  v.  604). 
t  Regarde,  car  je  vaisdissiper  le  nuage 
■  qui  couvre  tes  yeux,  et  dont  l'humide 
»  vapeur  voile  ta  paupière.  » 

2.  La  joie  de  l'âme  est  ici  merveilleu- 
sement exprimée  ;  elle  ravit  et  ne  trou- 
ble pas. 

3.  Ici  les  sentiments  sont  tout  chré- 
tiens;  le  paganisme  n'aime  pas  ainsi. 

4.  Aut  moriere  simul.  JEn.y  I.  II,  v.  524. 
«  Ou  nous  mourrons  ensemble.  » 

5.  Damas  est  une  grande  ville,  très- 


quatrième  siècle  avant  Jésus-Christ.  Elle 
est  la  capitale  du  pachahek  de  ce  nom, 
et  comprend  Jérusalem  dan^  sou  ressort. 
On  ne  lui  donne  pas  moins  de  200,000 
habitants. 

6.  La  Crète,  aujourd'hui  Candie, 
grande  île  entre  la  mer  Egée  et  la  mer 
de  Libye,  était  célèbre  dans  l'antiquité 
par  ses  cent  villes  ou  bourgs,  par  le 
mont  Ida  et  le  fameux  Labyrinthe. 

7.  Minos  fonda,  dit-on,  le  royaume 
de  Crète,  et  le  dota  de  sages  lois;  la 
mythologie  a  fait  de  Minos  un  des  juges 
des  enfer*. 


80 


TÉLÉMAQUE. 


»  appellent;  déjà  nos  voiles  s'enflent.  Adieu,  cher  Télémaque: 
»  un  esclave  qui  craint  les  dieux  doit  suivre  fidèlement  son  maî- 
»  tre.  Les  dieux  ne  me  permettent  plus  d'être  à  moi  :  si  j'étais 
»  à  moi,  ils  le  savent,  je  ne  serais  qu'à  vous  seul.  Adieu  :  souve- 
»  nez-vous  des  travaux  d'Ulysse  et  des  larmes  de  Pénélope; 
souvenez-vous  des  justes  dieux.  0  dieux,  protecteurs  de 
l'innocence,  en  quelle  terre  suis-je  contraint  de  laisser  Télé- 
maque! 

«  —  Non,  non,  lui  dis-je,  mon  cher  Mentor,  il  ne  dépendrapas 
de  vous  de  me  laisser  ici  :  plutôt  mourir  que  de  vous  voir 
partir  sans  moi.  Ce  maître  syrien  est-il  impitoyable  ?  est-ce 
»  une  tigresse  dont  il  a  sucé  les  mamelles  dans  son  enfance1  ? 
»  voudra-t-il  vous  arracher  d'entre  mes  bras  ?  Il  faut  qu'il  me 
»  donne  la  mort,  ou  qu'il  souffre  que  je  vous  suive.  Vous  m'ex- 
»  hortez  vous-même  à  fuir,  et  vous  ne  voulez  pas  que  je  fuie  en 
»  suivant  vos  pas!  Je  vais  parler  à  Hazaël;  il  aura  peut-ôtre  pitié 
»  de  ma  jeunesse  et  de  mes  larmes  :  puisqu'il  aime  la  sagesse 
»  et  qu'il  va  si  loin  la  chercher,  il  ne  peut  avoir  un  cœur  féroce 
»  et  insensible.  Je  me  jetterai  à  ses  pieds,  j'embrasserai  ses 
»  genoux,  je  ne  le  laisserai  point  aller  qu'il  ne  m'ait  accordé  de 
»  vous  suivre.  Mon  cher  Mentor,  je  me  ferai  esclave  avec  vous  ; 
»  je  lui  offrirai  de  me  donner  à  lui  :  s'il  me  refuse,  c'est  fait  de 
»  moi,  je  me  délivrerai  de  la  vie  *.  » 

«  Dans  ce  moment  Hazaël  appela  Mentor;  je  me  prosternai 
devant  lui.  11  fut  surpris  de  voir  un  inconnu  en  cette  posture. 
«  Que  voulez-vous  ?  me  dit-il.  —  La  vie,  répondis-je;  car  je  ne 
»  puis  vivre  si  vous  ne  souffrez  que  je  suive  Mentor,  qui  est  à 
»  vous.  Je  suis  le  fils  du  grand  Ulysse,  le  plus  sage  des  rois  de  la 
»  Grèce  qui  ont  renversé  la  superbe  ville  de  Troie,  fameuse 
»>  dans  toute  l'Asie.  Je  ne  vous  dis  point  ma  naissance  pour  me 
»  vanter,  mais  seulement  pour  vous  inspirer  quelque  pitié  de 
»  mes  malheurs.  J'ai  cherché  mon  père  par  toutes  les  mers, 
»  ayant  avec  moi  cet  homme,  qui  était  pour  moi  un  autre  père. 
»  La  fortune,  pour  comble  de  maux, me  l'a  enlevé,  elle  l'a  fait 
»  votre  esclave:  souffrez  que  je  le  sois  aussi.  S'il  est  vrai  que 
»  vous  aimiez  la  justice  et  que  vous  alliez  en  Crète  pour 
»  apprendre  les  lois  du  bon  roi  Mjnos,  n'endurcissez  point  votre 
»  cœur  contre  mes  soupirs  et  contre  mes  larmes.  Vous  voyez  le 
»  fils  d'un  roi,  qui  est  réduit  à  demander  la  servitude  comme 


1.  Hircanaeque  admôrunt  ubera  tigres? 

(^n.,  1.  IV,  v.  367.) 
■  As-tu  donc  été   nourri   par  des  ti- 
■  gresses  d'Hyrcanie?  » 
1.  Le  caractère  de  Télémaque  ne  se 


dément  pas;  il  est  toujours  emporté,  ex- 
cessif, même  dans  ses  bons  sentiments. 
L'attachement  le  plus  vertueux  ne  doit 
pas  aller  jusqu'à  la  pensée  du  suicide 
en  cas  de  séparation. 


LIVRE  QUATRIEME.  81 

»  son  unique  ressource.  Autrefois,  j'ai  voulu  mourir  en  Sicile 
»  pouréviler  l'esclavage  ;  mais  mes  premiers  malheurs  n'étaient 
»  que  de  faibles  essais  des  outrages  de  la  fortune:  maintenant 
»  je  crains  de  ne  pouvoir  être  reçu  parmi  vos  esclaves.  Odieux, 
»  voyez  mes  maux  ;  ô  Hazaël,  souvenez-vous  de  Minos  dont 
»  vous  admirez  la  sagesse,  et  qui  nous  jugera  tous  deux  dans 
»  le  royaume  de  Pluton1.  » 

«  Hazaël,  me  regardant  avec  un  visage  doux  et  humain,  me 
tendit  la  main  et  me  releva.  «  Je  n'ignore  pas,  me  dit-il,  la 
»  sagesse  et  la  vertu  d'Ulysse  2;  Mentor  m'a  raconté  souvent 
»  quelle  gloire  il  a  acquise  parmi  les  Grecs;  et  d'ailleurs  la 
»  prompte  Renommée  a  fait  entendre  son  nom  à  tous  les  peu- 
»  pies  de  l'Orient  s.  Suivez-moi,  fils  d'Ulysse  ;  je  serai  votre 
«  perejusqu'àceque  vous  ayez  retrouvé  celui  qui  vous  adonné 
»  la  vie.  Quand  môme  je  ne  serais  pas  touché  de  la  gloire  de 
»  votre  père,  de  ses  malheurs  et  des  vôtres,  L'amitié  que  j'ai  pour 
»  Mentor  m'engagerait  à  prendre  soin  de  vous.  11  est  vrai  que  je 
»  l'ai  acheté  comme  esclave,  mais  je  le  garde  comme  un  ami 
»  fidèle;  l'argent  qu'il  m'a  coûté  m'a  acquis  le  plus  cher  et  le 
»  plus  précieux  ami  que  j'aie  sur  la  terre.  J'ai  trouvé  en  lui  la 
»  sagesse;  je  lui  dois  tout  ce  que  j'ai  d'amour  pour  la  vertu. 
»  Dès  ce  moment  il  est  libre  :  vous  le  serez  aussi;  je  ne  vous 
»  demande,  à  l'un  et  à  l'autre,  que  votre  cœur.  » 

«  En  un  instant,  je  passai  de  la  plus  amère  douleur  à  la  plus 
vive  joie  que  les  mortels  puissent  sentir.  Je  me  voyais  sauvé 
d'un  horrible  danger,  je  me  rapprochais  de  mon  pays,  je  trou- 
vais un  secours  pour  y  retourner;  je  goûtais  la  consolation 
d'être  auprès  d'un  homme  qui  m'aimait  déjà  par  le  pur  amour 
de  la  vertu;  enfin  je  trouvais  tout,  en  retrouvant  Mentor  pour 
ne  plus  le  quitter. 

IV.  «  Hazaël  s'avance  sur  le  sable  du  rivage,  nous  le  suivons; 
on  entre  dans  le  vaisseau,  les  rameurs  fendent  les  ondes  paisi- 
bles; un  zéphyr  léger  se  joue  de  nos  voiles,  il  anime  tout  le 
vaisseau  et  lui  donne  un  doux  mouvement;  l'île  de  Chypre 
disparaît  bientôt.  Hazaël,  qui  avait  impatience  de  connaître 
mes  sentiments,  me  demanda  ce  que  je  pensais  des  mœurs  de 
cette  île.  Je  lui  dis  ingénument  en  quel  danger  ma  jeunesse 


1.  11  est  peu  vraisemblable  qu'un  sup- 
pliant menace  celui  à  qui  il  s'adresse, 
de  la  justice  divine.  —  Pluton,  frère  de 
Jupiter,  était  le  dieu  des  funérailles  et 
de  la  mort;  il  régnait  sur  les  enfers  (m- 
feriores,  infernï),  les  lieux  bas. 

1.  iLa  sagesse  et  la  vertu.  »  Les  qua- 


lités de  l'esprit  et  celles  du  cœur.  Virtus, 
vis,  la  force,  proprement  le  courage. 

3.  Les  anciens  avaient  personnifié  la 
Renommée;  ils  lui  donnaient  des  ailes 
et  cent  bouches.  Voir  la  description  de 
la  Renommée  dans  Virg.  (^En.,  1.  IV. 
v.  1  3). 

4. 


82 


TÊLÊMAQUE. 


a\ait  été  exposée,  et  le  combat  que  j'avais  soufTert  au  dedans 
de  moi.  11  fut  touché  de  mon  horreur  pour  le  vice,  et  dit  ces 
paroles:  «  0  Vénus,  je  reconnais  votre  puissance  et  celle  de 
»  voire  fils  ;  j'ai  brûlé  de  l'encens  sur  vos  autels 1  ;  mais  souf- 
»  fiez  que  je  déteste  l'infftmc  mollesse  des  habitants  de  votre 
»  île,  et  l'impudence  brutale  avec  laquelle  ils  célèbrent  *  vos 

»)  fêtes8. »X 

«  ensuite,  il  s'entretenait  avec  Mentor  de  cette  première 
puissance  qui  a  formé  le  ciel  et  la  terre*;  de  cette  lumière5 
simple,  infinie  et  immuable,  qui  se  donne  à  tous  sans  se  par- 
tager ;  de  cette  vérité  souveraine6  et  universelle  qui  éclaire 
tous  les  esprits,  comme  le  soleil  éclaire  tous  les  corps.  «  Celui, 
>»  ajoutait-il,  qui  n'a  jamais  vu  cette  lumière  pure  est  aveugle 
»  comme  un  aveugle- né;  il  passe  sa  vie  dans  une  profonde 
»  nuit,  comme  les  peuples  que  le  soleil  n'éclaire  point  pen- 
»  dant  plusieurs  mois  de  l'année  ;  il  croit  être  sage,  et  il  est 
»  insensé;  il  croit  tout  voir,  et  il  ne  voit  rien  ;  il  meurt,  n'ayant 
»  jamais  rien  vu;  lout  au  plus  il  aperçoit  de  sombres  et  fausses 
»  lueurs,  de  vaines  ombres,  des  fantômes  qui  n'ont  rien  de 
»  réel.  Ainsi  sont  tous  les  hommes,  entraînés  par  le  charme 
»>  de  l'imagination.  Il  n'y  a  point  sur  la  terre  de  véritables 
»  hommes,  excepté  ceux  qui  consultent,  qui  aiment,  qui  sui- 
»  vent  cette  raison  éternelle  :  c'est  elle  qui  nous  inspire  quand 
»  nous  pensons  bien  ;  c'est  elle  qui  nous  reprend  quand  nous 
»  pensons  mal.  Nous  ne  tenons  pas  moins  d'elle  la  raison  que 
»  la  vie.  Elle  est  comme  un  grand  océan  de  lumière;  nos  es- 
»  prits  sont  comme  de  petits  ruisseaux  qui  en  sortent,  et  qui  y 
»  retournent  pour  s'y  perdre7.  » 

«  Quoique  je  ne  comprisse  point  encore  parfaitement  la  pro- 
fonde sagesse  de  ces  discours,  je  ne  laissais  pas  d'y  goûter  je 


|.  «  Encens,  »  parfum  oriental,  qui 
est  fait  pour  être  brûlé,  incensus,  et  ne 
donne  pas  son  odeur  autrement. 

2.  «  Célébrer,  i  de  xllo^,  gloire,  le 
même  que  gloria  ;  racine  commune, 
k<x).£u>,  appeler;  la  célébrité,  la  gloire 
est  un  vain  bruit. 

3.  «  Fètp,  i  feslus  dies,  jour  brillant, 
•dw. 

4.  Tout  ce  passage  contient  une  phi- 
losophie remarquable  et  qui  demande 
quelque  explication.  Hazaël  dit  que  Dieu 
a  «  formé  le  ciel  et  la  terre,  ■  et  non  pas 
créé,  parce  que  l'idée  de  la  création  est 
exclusivement  révélée;  les  anciens  ne 
croyaient  qu'à  une  formation  de  l'uni- 


vers, dont  les  éléments  leur  semblaient 
éternels. 

5.  «  De  cette  lumière.  »  Ici  ce  mot  est 
pris  dans  le  sens  de  la  vérité  infinie, 
immuable,  qui  ne  change  pas. 

6.  Fénelon  s'est  souvenu  de  la  parole 
de  saint  Jean  :  lux  illuminant  omnem 
hominem  venientem  in  hune  mundum. 
—  L'idée  de  l'homme,  moralement  aveu- 
gle, qui  voit  et  ne  voit  pas,  est  un  sou- 
venir de  Platon:  ce  philosophe  compare 
les  hommes  à  des  captifs  enchaînés  dans 
une  caverne,  qui  verraient  des  images 
se  dessiner  sur  le  mur,  et  qui  prendraient 
ces  images,  ces  pures  apparences,  pour 
des  réalités. 

7.  Nous  sortons  tous  d'elle  «comme  do 


LIVRE  QUATRIÈME.  83 

ne  sais  quoi  de  pur  *  et  de  sublime  *  ;  mon  cœur  en  était 
échauffé,  et  la  vérité  me  semblait  reluire  dans  toutes  ces  pa- 
roles. Ils  continuèrent  à  parler  de  l'origine  des  dieux,  des  hé- 
ros, des  poètes,  de  l'âge  d'or,  du  déluge,  des  premières  histoi- 
es  du  genre  humain,  du  fleuve  d'oubli  où  se  plongent  les 
dmes  des  morts  8,  des  peines  éternelles  préparées  aux  impies 
dans  le  gouffre  noir  du  Tartare  *,  et  de  cette  heureuse  paix 
dont  jouissent  les  justes  dans  les  Champs-Elysées,  sans  crainte 
de  pouvoir  la  perdre. 

«  Pendant  qu'Hazaël  et  Mentor  parlaient,  nous  aperçûmes 
des  dauphins  couverts  d'une  écaille  qui  paraissait  d'or  et  d'a- 
zur. En  se  jouant,  ils  soulevaient  les  flots  avec  beaucoup  d'é- 
cume. Après  eux  venaient  les  Tritons,  qui  sonnaient  de  la 
trompette  avec  leurs  conques  recourbées.  Ils  environnaient  le 
char  d'Amphitrite,  traîné  par  des  chevaux  marins  plus  blancs 
que  la  neige,  et  qui,  fendant  l'onde  salée,  laissaient  loin  derrière 
eux  un  vaste  sillon  dans  la  mer.  Leurs  yeux  étaient  enflammés 
et  leurs  bouches  étaient  fumantes.  Le  char  de  la  déesse  était 
une  conque  d'une  merveilleuse  figure  ;  elle  était  d'une  blan- 
cheur plus  éclatante  que  l'ivoire,  et  les  roues  étaient  d'or.  Ce 
char  semblait  voler  sur  la  surface  des  eaux  paisibles.  Une 
troupe  de  nymphes  couronnées  de  fleurs  nageaient  en  foule 
derrière  le  char  ;  leurs  beaux  cheveux  pendaient  sur  leurs 
épaules  et  flottaient  au  gré  du  vent.  La  déesse8  tenait  d'une 
main  un  sceptre  d'or  pour  commander  aux  vagues,  de  l'autre 
elle  portait  sur  ses  genoux  le  petit  dieu  Palémon  6,  son  fils, 
pendant  à  sa  mamelle.  Elle  avait  un  visage  serein  et  une  douce 
majesté  qui  faisait  fuir  les  vents  séditieux  et  toutes  les  noires 
tempêtes.  Les  Tritons7  conduisaient  les  chevaux,  et  tenaient 
les  rênes  dorées  ;  une  grande  voile  de  pourpre  flottait  dans 
l'air  au-dessus  du  char  ;  elle  était  à  demi  enflée  par  le  souffle 

petits  ruisseaux,»  maisparvoie  de  créa-  (supplices  infligés  aux  méchants,  comme 
tien,  et  non  pas  fatalement  et  par  éma-  les  Champs-Elysées  étaient  le  séjour  des 
nation.  Il  ne  faut  pas  dire  uon  plus  que  [  bienheureux. 

nous  retournons  en  elle  «  pour  nous  y  5>  Amphitrite,  déesse  de  la  mer,  fille 
perdre.  .  Ce  serait  se  rapprocher  du  de  NérétT  ou  d^  ,.0céaD,  et  de  Dons, 
panthéisme,  doctrine  philosophique  qui     élait  Fé  de  Ne  tuDe.0n  la  confond 


ne   distingue  pas  le  fini  d'avec   l'infia 
l'homme  d'avec  Dieu. 

1.  «  Pur,  i  purus,  de  nûp,  feu,  ce 
qu'il  y  a  au  monde  de  plus  pur  eu  effet. 

2.  «  Sublime,  •  super  limum,  ce  qui 
est  élevé  au-dessus  du  limon,  au-dessus 
de  la  terre. 

3.  •  Le  fleuve  d'oubli,  le  Léthé,  ).^It) 
(oubli), que  lésâmes  des  morts  buvaient 
pour  oublier  ce  qu'elles  avaient  vu  sur 
la  terre. 

4.  «  Le  Tartare,  »    était  le   Heu  des 


souvent  avec  Thélis. 

6  Palémon,  fils  d'Athamas  et  d'Ino, 
s'était  précipité  dans  la  mer  pour  éviter 
la  fureur  de  son  père,  et  avait  été  changé 
en  dieu  marin;  Fénelon  le  suppose  fils 
d'Amphitrite. 

7.  Les  Tritons,  dieux  marins  ayant  un 
corps  d'homme  et  une  queue  de  poisson; 
leur  fonction  était  d'escorter  les  dieux 
marins  en  soufflant  dans  les  *  conques  t 
{concha,  "oquillage). 


84  TÊLÊMAQUE. 

d'une  multitude  de  petits  zéphyrs  *  qui  s'efforçaient  de  la  pous- 
ser par  leurs  haleines.  On  voyait  au  milieu  des  airs  Kole  *,  em- 
pressé, inquiet  et  ardent.  Son  visage  ridé  et  chagrin,  sa  voix 
menaçante,  ses  sourcils  épais  et  pendants,  ses  yeux  pleins  d'un 
fou  sombre  et  austère  tenaient  en  silence  les  fiers  aquilons  et 
repoussaient  tous  les  nuages.  Les  immenses  baleines  et  tous 
les  monstres  marins,  faisant  avec  leurs  narines  un  flux  et  re- 
flux de  l'onde  amère,  sortaient  à  la  hâte  de  leurs  grottes  pro- 
fondes pour  voir  la  déesse 8.  » 

Observations  sur  le  quatrième  livre.  Ce  livre  e?t  très-beau,  très- 
varié.  Le  voyage  à  l'île  de  Chypre, la  tempête,  la  peinture  des  mœurs 
efféminées  des  Chypriens,  le  bonheur  de  Télémaque  retrouvant  son 
gu ide,  les  sublimes  entretiens  de  Mentor  et  d'Hazaël,  et  enfin  le  triomphe 
d'Amphitrite  forment  une  suite  de  beautés  épiques  d'un  ordre  très- 
élevé. 

Xénophon  a  rapporté, d'après  Prodicus,  un  apologue  fort  célèbre  dans 
l'antiquité;  Hercule,  dit-on,  fut  un  jo-ur  placé  entre  la  Volupté  et  la 
Vertu,  qui  lui  adressèrent  chacune  un  éloquent  discours  pour  le  pous- 
ser au  mal  ou  pour  l'affermir  dans  le  bien.  Fénelon  a  mis  en  action 
cette  allégorie  antique.  Il  a  même  reproduit  très-poétiquement  la 
fable  de  Prodieus,  quand  Vénus,  avec  l'Amour  armé  de  ses  flèches, 
d'une  part,  et  de  l'autre,  Minerve  avec  l'égide,  lui  apparaissent  dans 
un  songe  et  se  disputent  l'empire  de  son  cœur. 

Les  préceptes  de  morale  pratique  enseignés  dans  ce  livre  peuvent  se 
ramener  à  trois  points  :  1°  Mettre  ses  fautes  à  profit  pour  se  corriger, 
et  marcher  plus  sûrement  au  bien  par  l'expérience  de  sa  faiblesse; 
5e  utilité  des  épreuves  :  fortifions  notre  âme,  exeiçons-nous  à  vaincre; 
3e  bonheur  de  posséder  un  sage  ami,  un  vertueux  guide.  —  Ajoutez 
à  ces  préceptes  moraux  les  hautes  considérations  d'Hazaël  sur  la  vé- 
rité éternelle  qui  éclaire  les  âmes. 

1.  €  Zéphyrs;  •  (Çwij,  vie;  «ptpuv,  por-  '  quelle  poésie  peut  surpasser  celle  du 
ter)  qui  porte  la  vif.  ;  ce  sont  les  vents  poète  latin!  Quoi  de  plus  achevé  que  ce 
d'occident  personuitiés  ;    de    même,  les     vers: 

aquilons,  vents  du  nord,  sont  ainsi  appe-    GaJruleo  per  summa  ievis  volat  œquora  curru, 
lés  a  cause  de  la  rapidité  de  leur  vol 
(aquila,  aigle  . 

2.  Éole,  dieu  des  vents. 

3.  Il  faut  remarquer  comme  dans  cette 
admirable  description  l'effet  va  croissant 
jusqu'au  dernier  trait,  tout  à  fait  pitto- 
resque et  poétique.  —  Virgile,  livre  V, 
v.  815  et  sqq.  a  fourni  à  Fénelon  les 
éléments  de  ce  riche  tableau  ;  ici,  ce  qui 
est  asse»  rare,  on  peut  estimer  que  l'a- 
vantage est  à  l'auteur  français,  j'entends 
pour    l'ensemble;    car,    pour  le  détail, 


(L.  V,  v.  819.) 

«  Sur  son  char  azuré,  elle  rase  la  sur- 
»  face  des  flots.  »  —  Le  texte  français: 
»  les  vents  séditieux  et  les  noires  tem- 
»  pétes,  »  est  aussi  un  souvenir  d'ua 
autre  vers: 
Luctantes  ventos  tempestatesque  sonoras. 
(L.   I,   v.  53.) 

t  Les  vents  déchaînés  et  les  tempètei 
•  retentissantes.  ■ 


LIVRE  CINQUIÈME. 


85 


LIVRE  CINQUIÈME. 

Sommaire.  —  I.  Arrivée  en  Crète  ;  Idoménée,  roi  de  cette  île,  ayant  im- 
molé son  fils  pour  accomplir  un  vœu  indiscret,  est  chassé  du  pays. 
—  II.  Télémaqué,  admis  dans  l'assemblée  pour  l'élection  du  roi,  rem- 
porte les  prix  et  résout  les  questions  proposées.  —  III.  Il  refuse  'a 
couronne  de  Crète  ;  Mentor  propose  Aristodème.  —  IV.  Départ  pour 
Ithaque;  tempête  ;  ils  abordent  à  l'ile  de  Calypso. 

f.  «  Après  que  nous  eûmes  admiré  ce  spectacle,  nous  com- 
mençâmes à  découvrir  les  montagnes  de  Crète  que  nous  avions 
encore  assez  de  peine  à  distinguer  des  nuées  du  ciel  et  des  flots 
de  la  mer.  Bientôt  nous  vîmes  le  sommet  du  mont  Ida  iJ  qui 
s'élève  au-dessus  des  autres  montagnes  de  l'île,  comme  un  vieux 
cerf,  dans  une  forât,  porte  son  bois  rameux  au-dessus  des  têtes 
des  jeunes  faons  dont  il  est  suivi  2.  Peu  à  peu  nous  vîmes  plus 
distinctement  les  côtes  de  cette  île,  qui  se  présentaient  à  nos 
yeux  comme  un  amphithéâtre  8.  Autant  que  la  terre  de  Chypre 
nous  avait  paru  négligée  et  inculte,  autant  celle  de  Crète  se 
montrait  ornée  de  tous  les  fruits  par  le  travail  de  ses  habitants. 
De  tous  côtés  nous  remarquions  des  villages  bien  bâtis,  des 
bourgs  qui  égalaient  des  villes,  et  des  villes  superbes.  Nous  ne 
trouvions  aucun  champ  où  la  main  du  diligent  laboureur  ne  fût 
imprimée  ;  partout  la  charrue  avait  laissé  de  creux  sillons  :  les 
ronces,  les  épines  et  toutes  les  plantes  qui  occupent  inutile- 
ment la  terre  sont  inconnues  en  ce  pays  *.  Nous  considérions 
avec  plaisir  les  creux  vallons  où  les  troupeaux  de  bœufs  mugis- 
saient dans  les  gras  herbages  le  long  des  ruisseaux;  les  mou- 
tons paissant  sur  le  penchant  d'une  colline;  les  vastes  campa- 
gnes couvertes  de  jaunes  épis,  riches  dons  de  la  féconde  Cé- 
rès;  enfin  les  montagnes  ornées  de  pampre,  et  de  grappes 


1.  Il  ne  faut  pas  confondre  le  mont 
Ida  de  Crète  avec  le  mont  Ida  de  Ptary- 
gie,  non  loin  de  Troie,  et  dont  il  est 
beaucoup  parlé  dans  Homère  et  dans 
Virgile.  C'est  sur  le  mont  Ida  de  Crète 
que  Jupïter  avait  élé  élevé. 

2.  «  Rameux  »  (expression  peu  fran- 
çaise aujourd'hui),  qui  a  des  rameaux. 
Virgile  l'emploie  dans  le  même  sens: 

Et  ramo9a  Mycon  vivacis  cornua  cervi. 

{Egl.,  VII,  v.  30.) 

•  Mycon  t'offre  le  bois  rameux  d'un 


>  vieux  cerf.  •     —  La    comparaison  est 
belle  et  d'un  langage  très-choisi. 

3.  Se  présentaient  en  amphithéâtre, 
s'élevaient  comme  des  gradins.  —  Am- 
phithéâtre, lieu  d'où  l'on  peut  voir  de 
toutes  parts,  àp<f i  6iâo|xai. 

4.  La  pensée  de  Fenelon,  dans  tout  cet 
ouvrage,  est  de  montrer  le  contraste  du 
vice  et  de  la  vertu;  comment  la  vertu 
est  non-seulement  le  devoir  qu'il  faut 
accomplir  sans  aucun  calcul,  mais  encore 
comment  elle  est  le  meilleur  moyen,  pour 
un  peuple  comme  pour  un  individu, 
d'obtenir  le  progrès  et  le  bonheur. 


86 


TÉLÉMAQUE. 


d'un  raisin  déjà  coloré  qui  promettait  aux  vendangeurs  les  doux 
présents  de  Bacchus,  pour  charmer  les  soucis  des  hommes  f. 

«  Mentor  nous  dit  qu'il  avait  été  autrefois  en  Crète ,  et  il  nous 
expliqua  ce  qu'il  en  connaissait.  «Cette  île,  disait-il,  admirée 
de  tous  les  étrangers  et  fameuse  par  ses  cent  villes,  nourrit 
sans  peine  tous  ses  habitants,  quoiqu'ils  soient  innombrables  a. 
C'est  que  la  terre  ne  se  lasse  jamais  de  répandre  ses  biens  sur 
ceux  qui  la  cultivent;  son  sein  fécond  ne  peut  s'épuiser.  Plus  il 
y  a  d'hommes  dans  uu  pays,  pourvu  qu'ils  soient  laborieux,  plus 
ils  jouissent  de  l'abondance.  Ils  n'ont  jamais  besoin  d'ûtre 
jaloux  les  uns  des  autres  :  la  terre,  celte  bonne  mère,  multi- 
plie ses  dons  selon  le  nombre  de  ses  enfants  qui  méritent  ses 
fruits  par  leur  travail.  L'ambition  et  l'avarice  des  hommes  sont 
les  seules  sources  de  leur  malheur  :  les  hommes  veulent  tout 
avoir,  et  ils  se  rendent  malheureux  par  le  désir  du  superflu  3. 
S'ils  voulaient  vivre  simplement,  et  se  contenter  de  satisfaire 
aux  vrais  besoins,  on  verrait  partout  l'abondance,  la  joie,  la 
paix  et  l'union. 

«  C'est  ce  que  Minos,  le  plus  sage  et  le  meilleur  de  tous  les  rois, 
avait  compris.  Tout  ce  que  vous  verrez  de  plus  merveilleux  dans 
cette  île  est  le  fruit  de  ses  lois.  L'éducation  qu'il  faisait  donner 
aux  enfants  rend  les  corps  sains  et  robustes:  on  les  accoutume 
d'abord  à  une  vie  simple,  frugale  et  laborieuse;  on  suppose  que 
toute  volupté  amollit  le  corps  et  l'esprit;  on  ne  leur  propose 
jamais  d'autre  plaisir  que  celui  d'Otre  invincibles  parla  vertu 
et  d'acquérir  beaucoup  de  gloire.  On  ne  met  pas  seulement  ici 
le  courage  à  mépriser  la  mort  dans  les  dangers  de  la  guerre, 
mais  encore  à  fouler  aux  pieds  les  trop  grandes  richesses  et  les 
plaisirs  honteux.  Ici  on  punit  trois  vices  qui  sont  impunis  chez 
les  autres  peuples  :  l'ingratitude,  la  dissimulation  et  l'avarice. 

«  Pour  le  faste  et  la  mollesse,  on  n'a  jamais  besoin  de  les  ré- 
primer, car  ils  sont  inconnus  en  Crète.  Tout  le  monde  y  travaille, 
et  personne  ne  songe  à  s'y  enrichir;  chacun  se  croit  assez  payé 
de  son  travail  par  une  vie  douce  et  réglée,  où  l'on  jouit  en  paix 
et  avec  abondance  de  tout  ce  qui  est  véritablement  nécessaire 


1.  Dans  le  langage  de  la  mythologie 
on  emploie  volontiers  ces  locutions: 
«  les  présents  de  Cérès,  de  Bacchus,  • 
pour  le  pain  et  le  vin.  Cela  vient  de  ce 
que  Cérès  préside  à  l'agriculture  et 
Bacchus  aux  vendange*. 

2.  Ce  passage  est  un  souvenir  d'Ho- 
mère : 

Kp^Tt)    ttç   -(O.V    l»rl,    (xiffto  ivl  oîvoiti  ic6viv>, 
KaXi)   xal  itlttpa,  iwplpputoî'  Iv    S'    iv9pwnei 


noVXol,  àiteiplffiot,  xal    évvijxovTa  itô'Xïjtç- 

(0tf.,  I.XLX,  v.  172.) 

«  La  Crète,  au  milieu  de  la  mer 
o  azurée,  est  une  terre  riche  et  fertile, 
»  baignée  de  tous  côtés  par  les  flots; 
»  elle  contient  une  multitude  d'hommes, 
»  et  quatre-vingt-dix  villes.  » 

3.  Ce  qui  surabonde,  qui  coule  sur 
les  rives,  super/luit. 


LIVRE  CINQUIÈME. 


87 


à  la  vie.  On  n'y  souffre  ni  meubles  précieux,  ni  habits  magnifi- 
ques, ni  festins  délicieux,  ni  palais  dore's.  Les  habits  sont  de 
laines  fines  et  de  belles  couleurs,  mais  tout  unis  et  sans  brode- 
ries. Les  repas  y  sont  sobres;  on  y  boit  peu  de  vin  :  le  bon  pain 
en  fait  la  principale  partie,  avec  les  fruits,  que  les  arbres  offrent 
comme  d'eux-mêmes,  et  le  lait  des  troupeaux.  Tout  au  plus  on 
y  mange  un  peu  de  grosse  viande  sans  ragoût;  encore  môme 
a-ton  soin  de  reserver  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  les  grands 
troupeaux  de  bœufs  pour  faire  fleurir  l'agriculture.  Les  mai- 
sons y  sont  propres,  commodes,  riantes,  mais  sans  ornements. 
La  superbe  architecture  n'y  est  pas  ignorée;  mais  elle  est  ré- 
servée pour  les  temples  des  dieux  ;  et  les  hommes  n'oseraient 
avoir  des  maisons  semblables  à  celles  des  immortels.  Les  grands 
biens  des  Cretois  sont  la  santé,  la  force,  le  courage,  la  paix  et 
l'union  des  familles,  la  liberté  de  tous  les  citoyens,  l'abondance 
des  choses  nécessaires,  le  mépris  des  superflues,  l'habitude  du 
travail  et  l'horreur  de  l'oisiveté,  l'émulation  pour  la  vertu,  la 
soumission  aux  lois  et  la  crainte  des  justes  dieux  !.  » 

«  Je  lui  demandai  en  quoi  consistait  l'autorité  du  roi  ;  et  il  me 
répondit  :  —  Il  peut  tout  sur  les  peuples, mais  les  lois  peuvent 
tout  sur  lui.  Il  a  une  puissance  absolue  pour  faire  le  bien,  et  les 
mains  liées  dès  qu'il  veut  faire  le  mal.  Les  lois  lui  confient  les 
peuples  comme  le  plus  précieux  de  tous  les  dépôts,  à  condition 
qu'il  sera  le  père  de  ses  sujets.  Elles  veulent  qu'un  seul  homme 
serve,  par  sa  sagesse  et  par  sa  modération,  à  la  félicité  de 
tant  d'hommes;  et  non  pas  que  tant  d'hommes  servent,  par 
leur  misère  et  par  leur  servitude  lâche,  à  flatter  l'orgueil  et 
la  mollesse  d'un  seul  homme.  Le  roi  ne  doit  rien  avoir  au- 
dessus  des  autres,  excepté  ce  qui  est  nécessaire,  ou  pour  le 
soulager  dans  ses  pénibles  fonctions,  ou  pour  imprimer  aux 
peuples  le  respect  de  celui  qui  doit  soutenir  les  lois.  D'ailleurs, 
le  roi  doit  être  plus  sobre,  plus  ennemi  de  la  mollesse,  plus 
exempt  de  faste  et  de  hauteur  qu'aucun  autre.  Il  ne  doit  point 
avoir  plus  de  richesses  et  de  plaisirs,  mais  plus  de  sagesse,  de 
vertu  et  de  gloire,  que  le  reste  des  hommes.  Il  doit  être  au 
dehors  le  défenseur  de  la  patrie,  en  commandant  les  armées; 
et  au  dedans,  le  juge  des  peuples,  pour  les  rendre  bons,  sages 
et  heureux.  Ce  n'est  point  pour  lui-même  que  les  dieux  l'ont 
fait  roi;  il  ne  l'est  que  pour  être  l'homme  des  peuples  :  c'e^t 


1 .  Rien  n'affirme  que  les  Cretois  eus- 
sent un  état  de  civilisation  si  parfait. 
Mais  Fénelon,  voulant  instruire  son 
élève  et  le  préparer  à  la  royauté,  saisit 
toutes  les  occasions  d'établir  Icb  princi- 


pes d'une  politique  généreuse  et  eir 
progrès  pour  son  temps.  —  Conférez  di- 
vers  passages  de  la  Cyropédie  de  Xéno- 
phon,  sur  l'éducation  et  le  gouverne- 
ment des  Perses. 


TÉLÉMAQUE. 


aux  peuples  qu'il  doit  tout  son  temps,  tous  ses  soins,  toute  son 
affection;  et  il  n'est  digne  de  la  royauté,  qu'autant  qu'il  s'ou- 
blie lui-même  pour  se  sacrifier  au  bien  public  l.  Minos  n'a 
voulu  que  ses  enfants  régnassent  après  lui,  qu'à  condition  qu'ils 
régneraient  suivantces  maximes:  il  aimait  encore  plus  son  peu- 
ple que  sa  famille.  C'est  par  une  telle  sagesse,  qu'il  a  rendu  la 
Crète  si  puissante  et  si  heureuse;  c'est  par  cette  modération 
qu'il  a  effacé  la  gloire  de  tous  les  conquérants  qui  veulent  faire 
servir  les  peuples  à  leur  propre  grandeur,  c'est  à-dire  à  leur 
vanité  2;  enfin,  c'est  par  sa  justice  qu'il  a  mérité  d'être  aux 
enfers  le  souverain  juge  des  morts. 

«Pendantque  Mentor  faisait  ce  discours,  nous  abordâmes  dans 
l'île.  Nous  vîmes  le  fameux  labyrinthe,  ouvrage  des  mains  de 
l'ingénieux  Dédale,  et  qui  était  une  imitation  du  grand  labyrin- 
the que  nous  avions  vu  en  Egypte  8.  Pendant  que  nous  consi- 
dérions ce  curieux  édifice,  nous  vîmes  le  peuple  qui  couvrait  le 
rivage,  et  qui  accourait  en  foule  dans  un  lieu  assez  voisin  du  bord 
delà  mer.  Nous  demandâmes  la  cause  de  leur  empressement; 
et  voici  ce  qu'un  Cretois,  nommé  Nausicrate,  nous  raconta: 

«  Idoménée,  fils  de  Deucalion  et  petit-fils  de  Minos,  dit-il, 
était  allé,  comme  les  autres  rois  delà  Grèce,  au  siège  de  Troie. 
Après  la  ruine  de  cette  ville,  il  fit  voile  pour  revenir  en  Crète; 
mais  la  tempête  fut  si  violente,  que  le  pilote  de  son  vaisseau 
et  tous  les  autres,  qui  étaient  expérimentés  dans  la  navigation, 
crurent  que  leur  naufrage  était  inévitable.  Chacun  avait  la 
mort  devant  les  yeux;  chacun  voyait  les  abîmes  ouverts  pour 
l'engloutir-,  chacun  déplorait  son  malheur,  n'espérant  pas 
même  le  triste  repos  des  ombres  qui  traversent  le  Styx  après 
avoir  reçu  la  sépulture  *.  Idoménée,  levant  les  yeux  et  les  mains 


1.  A  ce  tableau  irréprochable  de  ce 
que  doit  être  un  bon  roi,  il  ne  saurait 
être  rien  retranché,  rien  ajouté.  On  re- 
connaît ici  que  les  rois  sont  faits  pour 
les  peuples,  et  non  les  peuples  pour  les 
rois.  C'est  la  doctrine  favorite  de  Féne- 
lon.  «  Un  seul  doit  servir  à  la  félicité  de 
»  tant  d'himmes.  »  Les  lois  sont  au- 
dessus  du  roi;  ainsi  le  prince  diffère 
seulement  des  autres  hommes  en  ce 
que  sa  charge  est  plus  grande;  il  est 
*  l'homme  des  peuples,  •  et  il  leur  doit 
tout  ce  qui  est  de  lui.  Féuelon  a  tracé 
l'idéal  du  pouvoir  monarchique. 

2.  Les  conquérants  font  servir  les 
peuples  à  leur  grandeur.  «Non,»  dit  ex- 
cellemment Féuelon  se  reprenant  :  •  à 
>  leur  vanité.  » 

3.  Le  labyrinthe  de  Crète,  assemblage 
de  chambres  disposées  de  telle  sorte  qu'il 


était  presque  impossible  d'en  sortir 
quand  on  y  était  entré.  C'est  dans  ce 
labyrinthe  que  vivait  le  monstre  moi- 
tié homme  et  moitié  taureau,  connu 
sous  le  nom  de  Minotaure.  L'architecte 
du  labyrinthe  était  l'Athénien  Dédale, 
auquel  les  Grecs  durent  les  premières 
inventions  de  la  mécanique.  C'était  aussi 
le  premier  statuaire.  Renfermé  dans  le 
labyrinthe,  il  s'en  échappa  avec  des  ailes. 
Sou  fils  Icare,  ne  sachant  pas  gouver- 
ner les  siennes,  tomba  dans  la  mer  qui 
fut  depuis  la  nier  Icarienue.  —  Le  la- 
byrinthe d'Egypte  était  d'une  plus 
grande  dimension  que  celui  de  Crète  ; 
on  en  trouvera  une  description  dans  le 
Discours  sur  l'Histoire  universelle,  de 
Bossuet,  3»  part.,  ch.  m. 

4.  Les  âmes  erraient  duract  cent  ans  sur 
les  bords  du  Styx, quand  les  cy»rps  n'avaient 


LIVRE  CINQUIÈME. 


89 


vers  le  ciel,  invoquait  Neptune  :  «  0 puissant  dieu,  s'écriait-il, 
»  toi  qui  tiens  l'empire  des  ondes,  daigne  écouter  un  malheu- 
»  reux  !  Si  tu  me  fais  revoir  l'île  de  Crète,  malgré  la  fureur 
»  des  vents,  je  t'immolerai  la  première  tête  qui  se  présentera 
»  à  mes  yeux  *.  » 

a  Cependant,  son  fils,  impatient  de  revoir  son  père,  se  hfitait 
d'aller  au-devant  de  lui  pour  l'embrasser  :  malheureux  qui  ne 
savait  pas  que  c'était  courir  à  sa  perte  !  Le  père,  échappé  à  la 
tempête,  arrivait  dans  le  port  désiré;  il  remerciait  Neptune 
d'avoir  écouté  ses  vœux  :  mais  bientôt  il  sentit  combien  ses 
vœux  lui  étaient  funestes.  Un  pressentiment  de  son  malheur 
lui  donnait  un  cuisant  repentir  de  son  vœu  indiscret  2;  il  crai- 
gnait d'arriver  parmi  les  siens,  et  il  appréhendait  de  revoir  ce 
qu'il  avait  de  plus  cher  au  monde.  Mais  la  cruelle  Némésis  3, 
déesse  impitoyable  qui  veille  pour  punir  les  hommes  et  sur- 
tout les  rois  orgueilleux,  poussait  d'une  main  fatale  et  invisi- 
ble Idoménée.  Il  arrive:  à  peine  ose-t-il  lever  les  yeux  ;  il  voit 
son  (ils  !  il  recule,  saisi  d'horreur4.  Ses  yeux  cherchent,  mais 
en  vain,  quelque  autre  tète  moins  chère  qui  puisse  lui  servir  de 
victime. 

«  Cependant  le  fils  se  jette  à  son  cou,  et  est  tout  étonné  que 
son  père  réponde  si  mal  à  sa  tendresse;  il  le  voit  fondant  en 
larmes.  «0  mon  père,  dit-il,  d'où  vient  cette  tristesse?  Après  une 
»  si  longue  absence,  êtes-vous  fâché  de  vous  retoir  dans  votre 
»  royaume,  et  de  faire  la  joie  de  votre  fils?  Qu'ai-je  fait  ?  vous 
»  détournez  vos  yeux  de  peur  de  me  voir  M  »  Le  père,  accablé 
de  douleur,  ne  répondait  rien.  Enfin,  après  de  profonds  sou- 
pirs, il  dit  :  «  0  Neptune,  que  t'ai-je  promis  !  à  quel  prix  m'as-tu 
»  garanti  du  naufrage  1  rends-moi  aux  vagues  et  aux  rochers, 
»  qui  devaient,  en  me  brisant,  finir  ma  triste  vie  ;  laisse  vivre 
»  mon  fils  10  dieu  cruel!  tiens,  voilà  mon  sang,  épargne  le  sien.» 


pas  obtenu  la  sépulture  ;  on  disait  que 
Caron,  n'ayant  pas  reçu  l'obole,  refusait 
de  les  transporter. 

1.  Cet  épisode  rappelle  Agamcnmon 
immolant  sa  fille  lphigénie,  pour  ob- 
tenir une  favorable  navigation  aux  vais- 
seaux grecs  faisant  voile  pour  le  siège 
de  Troie. 

2.  •  Indiscret,  »  c.-à-d.  imprudent, 
dont  il  n'avait  pas  discerné  la  consé- 
quence. Du  latin  in  dis  cerner e,  ce  qui 
signifie  ne  pas  voir  des  divers  côtés. 

3.  Némésis,  fille  de  Jupiter  et  de  la 
Nécessité,  déesse  de  la  vengeance  ;  elle 
«▼ait  des  ailes,  des  flambeaux  et  des  ser- 


pents avec  lesquels  elle  poursuivait  les 
criminels.  C'était  une  personnification 
du  remords. 

4.  Forte  situation,  vivement  exprimée 
par  ces  incises  redoublées. 

5.  Le  récit  est  ici  fort  pathétique  ;  on 
ne  sait  lequel  est  le  plus  à  plaindre  du 
fils  qui  doit  mourir,  ou  du  père  insensé 
qui  veut  l'immoler.  —  Les  paroles  du 
fils  d'Idoménée,  ignorant  de  son  sort, 
rappellent  tout  à  fait  celles  d'Iphigénie: 

Seigneur,  où  courex-vous?  et  quels  empresse- 
[mentj 
Vous  dérobent  sitôt  à  nos  embrassements? 
(A.  II,  8.  II.) 


«.10  TÉLÊMAQUE. 

En  parlant  ainsi,  il  tira  son  épée  pour  se  percer  ;  mais  ceux 
qui  étaient  autour  de  lui  arrêtèrent  sa  main.  » 

«  Le  vieillard  Sophronyme,  interprèle  des  volontés  des  dieux, 
lui  assura  qu'il  pouvait  contenter  Neptune  sans  donner  la  mort 
à  son  fils .  «  Votre  promesse,  disait-il,  a  été  imprudente  :  les 
»  dieux  ne  veulent  point  être  honorés  par  la  cruauté  ;  gardez- 
»  vous  bien  d'ajouter  à  la  faute  de  votre  promesse  celle  de  l'ac- 
»  complir  contre  les  lois  de  la  nature  :  offrez  cent  taureaux  plus 
»  blancs  que  la  neige  à  Neptune  ;  faites  couler  leur  sang  aulour 
»  de  son  autel  couronné  de  fleurs  ;  faites  fumer  un  doux  en- 
»  cens  en  l'honneur  de  ce  dieu  K  » 

«  Idoménée  écoutait  ce  discours,  la  tête  baissée,  et  sans  ré- 
pondre :  la  fureur  était  allumée  dans  ses  yeux  ;  son  visage 
pâle  et  défiguré  changeait  à  tout  moment  de  couleur;  on  voyait 
ses  membres  tremblants.  Cependant  son  fils  lui  disait  :  «  Me 
»  voici,  mon  père;  votre  iils  est  prêta  mourir  pour  apaiser  le 
»  dieu;  n'attirez  pas  sur  vous  sa  colère  :  je  meurs  content, 
»  puisque  ma  mort  vous  aura  garanti  de  la  vôtre.  Frappez,  mon 
»  père  !  ne  craignez  point  de  trouver  en  moi  un  fils  indigne  de 
»  vous,  qui  craigne  de  mourir  2.  » 

«  En  ce  moment,  Idoménée,  tout  hors  de  lui  et  comme  dé- 
chiré par  les  Furies  infernales3,  surprend  tous  ceux  qui  l'ob- 
servent de  près;  il  enfonce  son  épée  dans  le  cœur  de  cet  en- 
fant :  il  la  retire  toute  fumante  et  pleine  de  sang,  pour  la 
plonger  dans  ses  propres  entrailles  ;  il  est  encore  une  fois  retenu 
par  ceux  qui  l'environnent.  L'enfant  tombe  dans  son  sang;  ses 
yeux  se  couvrent  des  ombres  de  la  mort  :  il  les  entr'ouvreàla 
lumière,  mais  à  peine  l'a-t-il  trouvée  qu'il  ne  peut  plus  la 
supporter  *.  Tel  qu'un  beau  lis  au  milieu  des  champs,  coupé 


1.  Les  cent  taureaux  immolés  for- 
maient ce  que  l'on  appelait  uue  héca- 
tombe. Depuis,  le  mot  est  resté  pour 
exprimer  un  sacrifice  moins  somptueux. 


sis,  elles  poursuivaient  le  meurtrier 
ici-bas.  Dans  les  Euménides,  une  tragé- 
die d'Eschyle,  on  voit  ces  divinités  in- 
fernales poursuivant  Oreste  le  parricide, 


—  »  Encens,  »  un  parfum  d'Arabie  qui  j  jusqu'au  temple  de  Minerve  à  Athènes, 
ne  donne  son  odeur  que  quand  il  est  I  où  il  est  délivré  de  l'obsession.  •  Eumé- 
brûlé,  inceyisus.  «  nides  »  veut  dire  les  bonues,  les  bieu- 

2.  Iphigénie  (a.  IV,  s.  îv)  dit  aussi:       veillantes  déesses;  elles    sont  appelées 

ainsi,  par  antiphrase. 
Ne  craignei  rien;  mon  cœur,  de  votre  honneur  I       4.    Virgile  (jfân  7  1.  IV,  v.    691)    ex- 
fjaloux,  I  prime   la  mort  de    Didon    par  un  trait 
Ne  fera  point  rougir  un  père  tel  que  vous.         |  semblable  : 

Et  la  fille  de  Jephté  :   «  Mon  père,  ac-  '  _         „    Ocujisque  errantibus  alto 
.  complissez   le   vœu   de    ma  personne,     Quasml  cœlo  lucem,  inge.nu.lque  reperta.  _ 
i  que  vous  avez  fait  au  Seigneur,  pour         •  Ses  yeux   errants  cherchent  la  lu- 
■  le  remercier  de  vous  avoir  accordé  de    »  mière  du  ciel,  et  elle  gémit  après  l'a- 

vaincre  vos  enuemis.  •  t  voir  trouvée,  »    Fénelon    dit  :    •  qu'il 

3.  Les  Furies,  ou  Euménides,  char-  ne  peut  plus  la  supporter.  >  Ce  n'est 
gées  de  tourmenter  les  coupables  dans  '  pas  expressif,  à  mon  sens,  comme  le 
le  Tartare.  Souvent  aussi,  comme  Némé-  .  latin.  Didon  s'est  donné  la  mort  par  un 


LIVRE  CINQUIEME. 


91 


dans  sa  racine  par  le  tranchant  de  la  charrue,  languit  et  ne  se 
soutient  plus  '  ;  il  n'a  point  encore  perdu  cette  vive  blancheur 
et  cet  éclat  qui  charment  les  yeux,  mais  la  terre  ne  le  nourrit  plus, 
etsa  vie  est  éteinte  :  ainsi  le  fils  d'Idoménée,  comme  une  jeune 
et  tendre  fleur,  est  cruellementmoissonné  dès  son  premier  Age. 
Le  pore,  dans  l'excès  de  sa  douleur,  devient  insensible  ;  il  ne 
sait  où  il  est,  ni  ce  qu'il  a  fait,  ni  ce  qu'il  doit  faire  ;  il  marche 
chancelant  vers  la  ville,  et  demande  son  fils. 

«  Cependant  le  peuple,  touché  de  compassion  pour  l'enfant 
et  d'horreur  pour  l'action  barbare  du  père,  s'écrie  que  les  dieux 
justes  l'ont  livré  aux  Furies.  La  fureur  leur  fournit  des  armes; 
ils  prennent  des  bâtons  et  des  pierres8;  la  Discorde  souffle  dans 
tous  les  cœurs  un  venin  mortel.  Les  Cretois,  les  sages  Cretois 
oublient  la  sagesse  qu'ils  ont  tant  aimée;  ils  ne  reconnaissent 
plus  le  petit  fils  du  sage  Minos.  Les  amis  d'Idoménée  ne  trou- 
vent plus  de  salut  pour  lui,  qu'en  le  ramenant  vers  ses  vais- 
seaux :  ils  s'embarquent  avec  lui;  ils  fuient  à  la  merci  des  ondes. 
Idoménée,  revenant  à  soi3,  les  remercie  de  l'avoir  arraché  d'une 
terre  qu'il  a  arrosée  du  sang  de  son  fils*  etqu'il  ne  saurait  plus 
habiter.  Les  vents  les  conduisent  vers  l'Hespérie  B,  et  ils  vont 
fonder  un  nouveau  royaume  dans  le  pays  des  Salentins  6. 

«  Cependant  les  Cretois,  n'ayant  plus  de  roi  pour  les  gouver- 
ner, ont  résolu  d'en  choisir  un  qui  conserve  dans  leur  pureté 
les  lois  établies.  Voici  les  mesures  qu'ils  ont  prises  pour  faire 
ce  choix.  Tous  les  principaux  citoyens  des  cent  villes  sont  as- 
semblés ici.  On  a  déjà  commencé  par  des  sacrifices  ;  on  a  as- 
semblé tous  les  sages  les  plus  fameux  des  pays  voisins,  pour 
examiner  la  sagesse  de  ceux  qui  paraîtront  dignes  décomman- 
der. On  a  préparé  des  jeux  publics,  où  tous  les  prétendants  com- 
battront; car  on  veut  donner  pour  prix  la  royauté  à  celui  qu'on 


crime  irréparable;  en  voyant  une  der- 
nière fois  la  lumière,  elle  pousse  un  gé- 
missement de  regret  et  de  remords.  Ici 
la  situation  est  toute  différente;  le  fils 
d'Idoménée  n'est  que  victime. 

1.  La  même  comparaison  se  trouve 
également  dans  Virgile,  ^En.t  1.  IX, 
v.  435  (la  mort  d'Euryale)  : 

Purpureus  veluti  cum  flos  succisus  aratro 
Languescit  moriens. 

t  Telle  qu'une  brillante  fleur  couleur 
•  de  pourpre,  coupée  par  la  charrue, 
t  languit  et  meurt.  •  On  sent  que  la 
phrase  «  et  ne  se  soutient  plus,  »  est 
loin  de  valoir,  pour  le  sentiment,  le 
languescit  moriens  du  poète  latin.  Ce- 
pendant les  traits  ajoutés  à  la  comparai- 
ton  par  l'auteur  français  sont  heureux. 


—  Du  reste,  «  la  terre  ne  le  nourrit  plus,» 
ce  trait  est  aussi  emprunté  à  un  autre  vers 
de  Virgile.    Voyez  y£"/?.,    1.  XI,  v.  71. 

2.  Jaraque  faces  et  saxa  volant;  furor  arma 

[ministrat. 
[JUn.,  1,  v.  150.) 
«  Déjà  volent  les  torches  et  les  pier- 
»  res  ;   la  fureur  fournit  les  armes.  > 

3.  On  dit  mieux:  revenant  à  lui  ;  à 
soi,  est  la  forme  latine,  ad  se  ipsum. 

4.  Hyperbole  fréquemment  employée 
parles  poètes. 

5.  Il  n'est  pas  question  ici  de  l'Espa- 
gne, mais  de  l'Italie. 

o.  Maintenant  la  terre  d'Otrante  ,  à 
l'extrémité  orientale  de  l'Italie.  Voir, 
pour  l'établissement  d'Idoménée  chei 
les  Salentins,  l'Enéide,  1.  III,  v.  400. 


92 


TÉLÉMAQUE. 


jugera  vainqueur  de  tous  les  autres  et  pour  l'esprit  et  pour  le 
corps.  On  veut  un  roi  dont  le  corps  soit  fort  et  adroit  *,  et  dont 
l'âme  soit  ornée  de  la  sagesse  et  de  la  vertu.  On  appelle  ici 
tous  les  étrangers. 

«  Après  nous  avoir  raconté  toute  cette  histoire  étonnante, 
Nausicrate  nous  dit  :  «  Hâtez-vous  donc,  ô  étrangers,  de  venir 
»  dans  notre  assemblée  :  vous  combattrez  avec  les  autres;  et  si 
»  les  dieux  destinent  la  victoire  à  l'un  de  vous,  il  régnera  en 
»  ce  pays.  »  Nous  le  suivîmes,  sans  aucun  désir  de  vaincre,  mais 
par  la  seule  curiosité  de  voir  une  chose  si  extraordinaire. 

II.  «  Nous  arrivâmes  à  uneespèce  de  cirque  très  vaste,  envi- 
ronné d'une  épaisse  forêt 2:  le  milieu  du  cirque  était  une  arène 
préparée  pour  les  combattants;  elle  était  bordée  par  un  grand 
amphithéâtre  d'un  gazon  frais  sur  lequel  était  assis  et  rangé 
un  peuple  innombrable.  Quand  nous  arrivâmes,  on  nous  reçut 
avec  honneur;  car  les  Cretois  sont  les  peuples  du  monde  qui 
exercent  le  plus  noblement  et  avec  le  plus  de  religion  l'hospi- 
talité3. On  nous  fit  asseoir  et  on  nous  invita  à  combattre.  Men- 
tor s'en  excusa  sur  son  âge,  et  Hazaôl  sur  sa  faible  santé.  Ma 
jeunesse  et  ma  vigueur  m'ôtaient  toute  excuse;  je  jetai  néan- 
moins un  coup  d'œil  sur  Mentor  pour  découvrir  sa  pensée,  et 
j'aperçus  qu'il  souhaitait  que  je  combattisse.  J'acceptai  donc 
l'offre  qu'on  me  faisait  :  je  me  dépouillai  de  mes  habits;  on 
fit  couler  des  flots  d'huile  douce  et  luisante  sur  tous  les  mem- 
bres de  mon  corps*,  et  je  me  mêlai  parmi  les  combattants.  On 
dit  de  tous  côtés  que  c'était  le  fils  d'Ulysse  qui  était  venu  pour 
tâcher  de  remporter  les  prix,  et  plusieurs  Cretois  qui  avaient 
été  à  Ithaque  pendant  mon  enfance,  me  reconnurent. 

«  Le  premier  combat  fut  celui  de  la  lutte.  Un  Rhodien  d'en- 
viron trente-cinq  ans  surmonta  tous  les  autres  qui  osèrent  se 
présenter  à  lui.  Il  était  encore  dans  toute  la  vigueur  de  la  jeu- 
nesse: ses  bras  étaient  nerveux  et  bien  nourris;  au  moindre 
mouvement  qu'il  faisait,  on  voyait  tous  ses  muscles  :  il  était 
également  souple  et  fort.  Je  ne  lui  parus  pas  digne  d'être 
vaincu;  et,  regardant  avec  pitié  ma  tendre  jeunesse,  il  voulut 


1.  Les  anciens  ne  séparaient  guère 
les  qualités  du  corps  d'avec  celles  de 
l'âme  dans  l'idée  qu'ils  se  formaient 
d'un  roi  accompli. 

2.  Le  cirque  dans  lequel  se  célèbrent 
les  jeux,  au  cinquième  livre  de  l'Enéide, 
est  aussi  entouré  de  forêts. 

Quem  collibus  undique  eurvis 
Cingebant  silvœ. 

IV.  187.) 


i  De  vastes  forêts  qui  couvraient  le 
»  flanc  arrondi  des  collines,  l'environ- 
»  naient  (le  cirque)  de  toutes  parts.  » 

3.  «  Religion  :  §  ici  scrupule,  idée  de 
lieu,  religio,  religare. 

k.  Nudatosque  numéros  oleo  perfusa  nitescit. 
(L.  V,  v.  135.) 

c  L'huile  est  répandue  sur  leurs  épau- 
*  les  luisantes.  > 


LIVRE  CINQUIÈME. 


93 


se  retirer  :  mais  je  me  présentai  à  lui.  Alors  nous  nous  sai- 
sîmes l'un  Tautre  '  ;  nous  nous  serrâmes  à  perdre  la  respira- 
tion. Nous  étions  épaule  contre  épaule,  pied  contre  pied 2,  tous 
les  nerfs  tendus  et  les  bras  entrelacés  comme  des  serpents, 
chacun  s'efforçant  d'enlever  de  terre  son  ennemi.  Tantôt  il 
essayait  de  me  surprendre  en  me  poussant  du  côté  droit  ;  tantôt 
il  s'efforçait  de  me  pencher  du  côté  gauche.  Pendant  qu'il  me 
tâtait  ainsi,  je  le  poussai  avec  tant  de  violence  que  ses  reins 
plièrent  :  il  tomba  sur  l'arène  et  m'entraîna  sur  lui.  En  vain 
il  tacha  de  me  mettre  dessous;  je  le  tins  immobile  sous  moi; 
tout  le  peuple  cria  :  «  Victoire  au  fils  d'Ulysse  !  »Et  j'aidai  au 
Rhodicn  confus  à  se  relever. 

«  Le  combat  du  teste  3  fut  plus  difficile.  Le  fils  d'un  riche 
citoyen  de  Samos  avait  acquis  une  haute  réputation  dans  ce  genre 
de  combat.  Tous  les  autres  lui  cédèrent;  il  n'y  eut  que  moi 
qui  espérai  la  victoire.  D'abord  il  me  donna  dans  la  tête,  et  puis 
dans  l'estomac,  des  coups  qui  me  firent  vomir  le  sang  et  qui 
répandirent  sur  mes  yeux  un  épais  nuage.  Je  chancelai:  il  me 
pressait,  el  je  ne  pouvais  plus  respirer  ;  mais  je  fus  ranimé  par 
la  voix  de  Mentor,  qui  me  criait:  «  0  fils  d'Ulysse,  seriez-vous 
vaincu?  »  La  colore  me  donna  de  nouvelles  forces  *;  j'évitai  plu- 
sieurs coups  dont  j'aurais  été  accablé.  Aussitôt  que  le  Samien 
m'avait  porté  un  faux  coup,  et  que  son  bras  s'allongeait  en 
vain,  je  le  surprenais  dans  cette  posture  penchée:  déjà  il  re- 
culait, quand  je  haussai  mon  ceste  pour  tomber  sur  lui  avec 
plus  de  force:  il  voulut  esquiver  et,  perdant  l'équilibre,  il  me 
donna  le  moyen  de  le  renverser.  A  peine  fut-il  étendu  par 
terre  que  je  lui  tendis  la  main  pour  le  relever.  Il  se  redressa 
lui-même,  couvert  de  poussière  et  de  sang:  sa  honte  fut 
extrême,  mais  il  n'osa  renouveler  le  combat. 

«  Aussitôt  on  commença  les  courses  des  chariots,  que  l'on 
distribua  au  sort.  Le  mien  se  trouva  le  moindre  pour  la  légè- 
reté des  roues  et  pour  la  vigueur  des  chevaux.  Nous  partons: 
un  nuage  de  poussière  vole,  et  couvre  le  ciel  5.  Au  commen- 


I .  Àfxàî  S' àMujXwv  Xa6tii)v  %tço\  ariSapfj - 

[<rtv. 

(Hom.,  //.,  1.  «m,  ▼.  711.) 

•  De  leurs  robustes  bras,  tous  les  deux 

a  se  saisirent  par  le  milieu  du  corps.  » 

1.  ...  Haeret  pede  pei. 

(Vmo.,  ^n.,l.X,361.) 
«Pied  contre  pied.»  Et  Ovide: 
Cum  pede  pes  junclus. 

{Mètam.y  1.  x,  t.  43.) 


3.  Le  ceste  était  un  gantelet  de  cuir 
garni  de  métal. 

4.  Acriorad  pugnam  redit,ac  vim  suscitai  ira 

(Liv.  V,  v.  454.) 
«  Il  revient  plus  ardent  „u  combat,  et 
»  la  colère  lui  donue  des  forces.  » 

m    ' ••**^     ^*    «rtipvoiffi    XOVÎ1) 

to-tat'   ieipouivi),    à™   ytoo^   tjl  Oûitta. 

(//.,1.  XXllI,  v.  365.) 
«  Soulevée  sous  la  poitrine   (des  chc- 
»  vaux),  la  poussière  demeura  comme  un 


P4  TÊLËMAQUE. 

cernent,  je  laissai  les  autres  passer  devant  moi.  Un  jeune  Lacé- 
démonien,  nommé  Crantor,  laissait  d'abord  tous  les  autres 
derrière  lui.  Un  Cretois,  nommé  Polyclète,  le  suivait  de  près. 
Hippomaque,  parent  d'Idoménée,  qui  aspirait  à  lui  succéder, 
lâchant  les  rênes  à  ses  chevaux  fumants  de  sueur,  était  tout 
penché  sur  leurs  crins  flottants1;  et  le  mouvement  des  roues 
de  son  chariot  était  si  rapide,  qu'elles  paraissaient  immobiles 
comme  les  ailes  d'un  aigle  qui  fend  les  airs  2.  Mes  chevaux  s'a- 
nimèrent, et  se  mirent  peu  à  peu  en  haleine;  je  laissai  loin 
derrière  moi  presque  tous  ceux  qui  étaient  partis  avec  tant 
d'ardeur.  Hippomaque,  parent  d'Idoménée,  poussant  trop  ses 
chevaux,  le  plus  vigoureux  s'abattit,  et  ôta  par  sa  chute  à  son 
maître  l'espérance  de  régner.  Polyclète,  se  penchant  trop  sur 
ses  chevaux,  ne  put  se  tenir  ferme  dans  une  secousse;  il  tomba: 
les  rénes  lui  échappèrent,  et  il  fut  trop  heureux  de  pouvoir  en 
tombant  éviter  la  mort.  Crantor,  voyant  avec  des  yeux  pleins 
d'indignation  que  j'étais  tout  auprès  de  lui 3,  redoubla  son  ar- 
deur :  tantôt  il  invoquait  les  dieux,  et  leur  promettait  de  riches 
offrandes;  tantôt  il  parlait  à  ses  chevaux  pour  les  animer  *:  il 
craignait  que  je  ne  passasse  entre  la  borne  et  lui;  car  mes  che- 
vaux, mieux  ménagés  que  les  siens,  étaient  en  état  de  le  de- 
vancer :  il  ne  lui  restait  plus  d'autre  ressource  que  celle  de 
me  fermer  le  passage.  Pour  y  réussir,  il  hasarda  de  se  briser 
contre  la  borne  ;  il  y  brisa  effectivement  sa  roue 8.  Je  ne  songeai 
qu'à  faire  promptement  le  tour,  pour  n'être  pas  engagé  dans 
son  désordre;  et  il  me  vit  un  moment  après  au  boiu*  de  la  car- 
rière. Le  peuple  s'écria  encore  une  fois:  «Victoire  au  fils  d'U- 
lysse! c'est  lui  que  les  dieux  destinent  à  régner  sur  nous6.» 

«  Cependant  les  plus  illustres  et  les  plus  sages  d'entre  les 
Cretois  nous  conduisirent  dans  un  bois  antique  et  sacré,  reculé 
de  la  vue  des  hommes  profanes  7,  où  les  vieillards  que  Minos 


i  nuage  ou  un  tourbillon.  »  Fénelon  dit  : 

■  la  poussière  vole.  »  Chez  Homère,  la 
poussière  est  condensée,  elle  s'arrête 
connue  immobile  dans  l'air. 

1    Et  proni  danl  lora. 

{Georg.,  III,  v.  107.) 
«  Penchés  sur  leurs  coursiers  ils  leur 

■  abandonnent  les  rèues.  » 

2.  Grande  et  forte  image,  belle   com- 
paratsou. 

3.  Respicit  instantem  tergoet  propiora  tenen- 

[tera. 
(Vmo.,  jEn.,\.  V,  v.  168.) 
•  Il  le  voit  derrière  lui  qui  le  serre  de 
a  près  et  prend  la  route  la  plus  courte.  » 

4.  Achille,  poursuivant  Hector,  parle 
i  ses  coursiers  et  les  encourage.  Voir 


cet  admirable  passage  du  poëte  grfc, 
I.  XIX,  v.  400.  —  Au  ch.  XXIII,  v.  402, 
Antiloque  aussi  apostrophe  les  chevaux 
de  son  père. 

5.  L'habileté  consistait  à  éviter  la 
borne,  qui  ne  laissait  qu'un  passage  assez 
étroit  pour  le  char,  souvent  réduit  à  s'y 
briser. 

6.  Fénelon  a  hâte  d'arriver  aux  éprou- 
ves morales;  il  vient  de  raconter  en 
traits  rapides  mais  brillants  les  trois 
combats  :  la  lutte,  le  ceste  et  la  course 
des  chars.  Homère  aux  funérailles  de 
Patrocle  (1.  XXIII),  Virgile  aux  jeux  fu- 
nèbres du  V«  livre,  ont  donné  de  ces 
luttes  héroïques  d'incomparables  récits. 

7.  Ceux  qui  ne  participent  pas  aux 
mystères,  aux  rites  de  la  religion- 


LIVRE  CINQUIÈME.  95 

ivait  établis  juges  du  peuple  et  gardes  des  lois,  nous  assem- 
blèrent. Nous  étions  les  mêmes  qui  avions  combattu  dans  les 
jeux  :  nul  autre  ne  fut  admis.  Les  sages  ouvrirent  le  livre  où 
toutes  les  lois  de  Minos  sont  recueillies.  Je  me  sentis  saisi  de 
respect  et  de  honte,  quand  j'approchai  de  ces  vieillards  que 
l'âge  rendait  vénérables,  sans  leur  ôter  la  vigueur  de  l'esprit. 
Us  étaient  assis  avec  ordre  et  immobiles  dans  leurs  places  : 
leurs  cheveux  étaient  blancs;  plusieurs  n'en  avaient  presque 
plus.  On  voyait  reluire  sur  leurs  visages  graves  une  sagesse 
douce  et  tranquille;  ils  ne  se  pressaient  point  de  parler;  ils 
ne  disaient  que  ce  qu'ils  avaient  résolu  de  dire.  Quand  ils 
étaient  d'avis. différents,  ils  étaient  si  modérés  à  soutenir  ce 
qu'ils  pensaient  de  part  et  d'autre,  qu'on  aurait  cru  qu'ils  étaient 
tous  d'une  même  opinion.  La  longue  expérience  des  choses 
passées  et  l'habitude  du  travail  leur  donnaient  de  grandes  vues 
sur  toutes  choses  :mais  ce  qui  perfectionnait  le  plus  leur  raison, 
c'était  le  calme  de  leur  esprit  délivré  des  folles  passions  et  des 
caprices  de  la  jeunesse.  La  sagesse  toute  seule  agissait  en  eux, 
et  le  fruit  de  leur  longue  vertu  était  d'avoir  si  bien  dompté 
leurs  humeurs,  qu'ils  goûtaient  sans  peine  le  doux  et  noble 
plaisir  d'écouter  la  raison.  En  les  admirant,  je  souhaitai  que 
ma  vie  pût  s'accourcir  pour  arriver  tout  à  coup  à  une  si  esti- 
mable vieillesse.  Je  trouvais  la  jeunesse  malheureuse  d'être  si 
impétueuse,  et  si  éloignée  de  celte  vertu  si  éclairée  et  si  tran- 
quille i. 

\<  Le  premier  d'entre  ces  vieillards  ouvrit  le  livre  des  lois  de 
Minos.  C'était  un  grand  livre  qu'on  tenait  d'ordinaire  renfermé 
dans  une  cassette  d'or  avec  des  parfums 2.  Tous  ces  vieillards  le 
baisèrent  avec  respect,  car  ils  disent  qu'après  les  dieux,  de  qui 
les  bonnes  lois  viennent,  rien  ne  doit  être  si  sacré  aux  hommes 
que  les  lois  destinées  à  les  rendre  bons,  sages  et  heureux.  Ceux 
qui  ont  dans  leurs  mains  les  lois  pour  gouverner  les  peuples 
doivent  toujours  se  laisser  gouverner  eux-mêmes  par  les  lois. 
C'est  la  loi,  et  non  pas  l'homme,  qui  doit  régner.  Tel  est  le  dis- 
cours de  ces  sages.  Ensuite,  celui  qui  présidait  proposa  trois 
questions,  qui  devaient  être  décidées  par  les  maximes  de  Minos. 

«  La  première  question  est  de  savoir  quel  est  le  plus  libre 
de  tous  les  hommes.  Les  uns  répondirent  que  c'était  un  roi 
qui  avait  sur  son  peuple  un  empire  absolu,  et  qui  était  victo- 
rieux de  tous  ses  ennemis.  D'autres  soutinrent  que  c'était  un 

1.  Ce  portrait  des  sages  crétois  est  i  2.  Souvenir  d'Alexandre  le  Grand,  qui 
beau,  et  d'un  style  «doux  et  tranquille,  •  I  conservait  les  poèmes  d'Homère  dan» 
plein  de  majcite.  |  une  cassette  d'or,  et  les  portait  avec  lut. 


96 


TÉLÉMAQUE. 


homme  si  riche,  qu'il  pouvait  contenter  tous  ses  désirs.  D'au- 
tres dirent  que  c'était  un  homme  qui  ne  se  mariait  point,  et 
qui  voyageait  pendant  toute  sa  vie  en  divers  pays,  sans  être  ja- 
mais assujetti  aux  lois  d'aucune  nation.  D'autres  s'imaginèrent 
que  c'était  un  Barbare,  qui,  vivant  de  sa  chasse  au  milieu  des 
bois,  était  indépendant  de  toute  police  et  de  tout  besoin.  D'au- 
tres crurent  que  c'était  un  homme  nouvellement  affranchi, 
parce  qu'en  sortant  des  rigueurs  de  la  servitude  il  jouissait 
plus  qu'aucun  autre  des  douceurs  de  laliberté. D'autres,  enfin, 
s'avisèrent  de  dire  que  c'était  un  homme  mourant,  parce  que 
la  mort  le  délivrait  de  tout,  et  que  tous  les  hommes  ensemble 
n'avaient  plus  aucun  pouvoir  sur  lui.  Quand  mon  rang  fut 
venu,  je  n'eus  pas  de  peine  à  répondre,  parce  que  je  n'avais  pns 
oublié  ce  que  Mentor  m'avait  dit  souvent.  —  Le  plus  libre  de 
tous  les  hommes,  répondis-je,  est  celui  qui  peut  être  libre  dans 
l'esclavage  même.  En  quelque  pays  et  en  quelque  condition 
qu'on  soit,  on  est  très-libre,  pourvu  qu'on  craigne  les  dieux, 
et  qu'on  ne  craigne  qu'eux  K  En  un  mot,  l'homme  véritable- 
ment libre  est  celui  qui,  dégagé  de  toute  crainte  et  de  tout  désir, 
n'est  soumis  qu'aux  dieux  et  à  sa  raison 2.  —  Les  vieillards  s'en- 
tre-regardèrent  en  souriant,  et  fuient  surpris  de  voir  que  ma 
réponse  fût  précisément  celle  de  Minos 3. 

«  Ensuite  on  proposa  la  seconde  question  en  ces  termes  :  — 
Quel  est  le  plus  malheureux  de  tous  leshommes  ? — Chacun  disait 
ce  qui  lui  venait  dans  l'esprit.  L'un  disait: «C'est  un  homme  qui 
n'a  ni  biens,  ni  santé,  ni  honneur.  »  Un  autre  disait  :  «  C'est  un 
homme  qui  n'a  aucun  ami.»  D'autres  soutenaient  que  c'est  un 
homme  qui  a  des  enfants  ingrats  et  indignes  de  lui.  11  vint  un 
sage  de  l'île  de  Lesbos  *,  qui  dit  :  «  Le  plus  malheureux  de  tous 
les  hommes  est  celui  qui  croit  l'être;  car  le  malheur  dépend 
moins  des  choses  qu'on  souffre,  que  de  l'impatience  avec  la- 
quelle on  augmente  son  malheur.»  A  ces  mots  toute  l'assemblée 
se  récria;  on  applaudit,  et  chacun  crut  que  ce  sage  Lesbien 
remporterait  le  prix  sur  cette  question.  Mais  on  me  demanda 
ma  pensée,  et  je  répondis ,  suivant  les  maximes  de  Mentor  : 
«Le  plus  malheureux  de  tous  les  hommes  est  un  roi  qui  croit 


1.  Je  crains  Dieu,  cher  Abner,  et  n'ai  point 

[d'autre  crainte. 

(Rac,  Aih.,&.  I,  s.  i.) 

2.  Haute  définition  de  laliberté. 

3.  Il  y  a  là  une  haute  morale,  et  no- 
blement exprimée.  L'intérêt  croît  avec 
les  réponses  des  prétendants,  qui  toutes 
se  rapprochent  plus  ou  moins  de  la  vé- 
rité, mais  qui   ne  sont  pas  la    réponse 


exacte,  ceile  que  Télémaque,  inspiré  par 
la  sagesse  divine,  apporte  *  la  ques- 
tion proposée.  Au  lieu  de  «  soumis  aux 
dieux,  »  supposez  qu'il  y  ait  «  à  Dieu,  * 
l'enveloppe  mythologique  aura  dispara, 
et  cette  réponse  sera  celle  d'un  chrétien. 
4.  Lesbos,  île  de  la  mer  Ionienne,  dont 
Mitylèue  était  la  capitale.  Elle  eut  une 
très-ancienne  école  de  poésie,  célèbre 
surtout  par  Sapho. 


LIVRE  CINQUIÈME.  97 

être  heureux  en  rendant  les  autres  hommes  misérables  :  il  est 
doublement  malheureux  par  son  aveuglement  :  ne  connais- 
sant pas  son  malheur,  il  ne  peut  s'en  guérir;  il  craint  même 
de  le  connaître.  La  vérité  ne  peut  percer  la  foule  des  flatteurs 
potfr  aller  jusqu'à  lui.  11  est  tyrannisé  par  ses  passions  ;  il  ne 
connaît  point  ses  devoirs;  il  n'a  jamais  goûté  le  plaisir  de  faire 
le  bien,  ni  senti  les  charmes  de  la  pure  vertu.  Il  est  malheu- 
reux, et  digne  de  l'être  :  son  malheur  augmente  tous  les  jours; 
il  court  à  sa  perte,  et  les  dieux  se  préparent  à  le  confondre 
par  une  punition  éternelle  l.  Toute  l'assemblée  avoua  que  j'a- 
vais vaincu  le  sage  Lesbien,  et  les  vieillards  déclarèrent  que 
j'avais  rencontré  le  vrai  sens  de  Minos. 

«  Pour  la  troisième  question,  on  demanda  lequel  des  deux 
est  préférable:  d'un  côté,  un  roi  conquérant  et  invincible  dans 
la  guerre  ;  de  l'autre,  un  roi  sans  expérience  de  la  guerre, 
mais  propre  à  policer  sagement  les  peuples  dans  la  paix.  La 
plupart  répondirent  que  le  roi  invincible  dans  la  guerre  était 
préférable.  A  quoi  sert,  disaient-ils,  d'avoir  un  roi  qui  sache 
bien  gouverner  en  paix,  s'il  ne  sait  pas  défendre  le  pays  quand 
la  guerre  vient?  Les  ennemis  le  vaincront  et  réduiront  son 
peuple  en  servitude.  D'autres  soutenaient,  au  contraire,  que 
le  roi  pacifique  serait  meilleur,  parce  qu'il  craindrait  la 
guerre  et  l'éviterait  par  ses  soins.  D'autres  disaient  qu'un  roi 
conquérant  travaillerait  à  la  gloire  de  son  peuple  aussi  bien 
qu'à  la  sienne,  et  qu'il  rendrait  ses  sujets  maîtres  des  autres 
nations,  au  lieu  qu'un  roi  pacifique  les  tiendrait  dans  une  hon- 
teuse lâcheté. 

«On  voulut  savoir  mon  sentiment.  Je  répondis  ainsi:  —  Un  roi 
qui  ne  sait  gouverner  que  dans  la  paix  ou  dans  la  guerre,  et 
qui  n'est  pas  capable  de  conduire  son  peuple  dans  ces  deux 
états,  n'est  qu'à  demi  roi.  Mais  si  vous  comparez  un  roi  qui  ne 
sait  que  la  guerre,  à  un  roi  sage  qui,  sans  savoir  la  guerre,  est 
capable  de  la  soutenir  dans  le  besoin  par  ses  généraux,  je  le 
trouve  préférable  à  l'autre.  Un  roi  entièrement  tourné  à  la 
guerre  voudrait  toujours  la  faire  :  pour  étendre  sa  domination 
et  sa  gloire  propre,  il  ruinerait  ses  peuples.  A  quoi  sert-il  à  un 
peuple  que  son  roi  subjugue  d'autres  nations,  si  on  est  mal- 
heureujflsous  son  règne?  D'ailleurs,  les  longues  guerres  entraî- 
nent toujours  après  elles  beaucoup  de  désordres;  les  victorieux 


I.  La  réponse  du  Lesbieu  quoique 
inexacte  offrait  une  apparence  de  vérité. 
En  effet,  on  est  quelquefois  malheureux 
parce  que  l'on  croit  l'être  ;  mais  cette 
réponse    était    insuffisante.  Télémaque 

TÉLÉMAQUE.     1. 


donne  la  solutiun  cherchée.  Le  malheu- 
reux est  l'homme,  roi  ou  simple  parti- 
culier, qui  est  aveuglé  par  ses  passions 
et  tyrannisé  par  elles.  €  Passion  »  vient 
de  part,  paiior,  souffrir,  subir. 

5 


08  TÊLEMAQUE. 

mêmes  se  dérèglent  pendant  ces  temps  de  confusion.  Voyez  ce 
qu'il  en  coûta  à  la  Grèce  pour  avoir  triomphé  de  Troie  ;  elle  a 
été  privée  de  ses  rois  pendant  plus  de  dix  ans.  Lorsque  tout  est 
en  feu  par  la  guerre,  les  lois,  l'agriculture,  les  arts  languissent. 
Les  meilleurs  princes  mêmes,  pendant  qu'ils  ont  une  guerre  à 
soutenir,  sont  contraints  de  faire  le  plus  grand  des  maux,  qui 
est  de  tolérer  la  licence  et  de  se  servir  des  méchants.  Combien 
y  a-t-il  de  scélérats  qu'on  punirait  pendant  la  paix,  et  dont  on 
a  besoin  de  récompenser  l'audace  dans  les  désordres  de  la 
guerre!  Jamais  aucun  peuple  n'a  eu  un  roi  conquérant,  sans 
avoir  beaucoup  à  souffrir  de  son  ambition.  Un  conquérant, 
enivré  de  sa  gloire,  ruine  presque  autant  sa  nation  victorieuse 
que  les  nations  vaincues.  Un  prince  qui  n'a  point  les  qualités  né- 
cessaires pour  la  paix,  ne  peut  faire  goûter  à  ses  sujets  les  fruits 
d'une  guerre  heureusement  finie  :  il  est  comme  un  homme 
qui  défendrait  son  champ  contre  son  voisin  et  qui  usurperait 
celui  du  voisin  même,  mais  qui  ne  saurait  ni  labourer,  ni  se- 
mer pour  recueillir  aucune  noisson.  Un  tel  homme  semble 
né  pour  détruire,  pour  ravager,  pour  renverser  le  monde,  et 
non  pour  rendre  un  peuple  heureux  par  un  sage  gouverne- 
ment. 

«  Venons  maintenant  au  roi  pacifique.  11  est  vrai  qu'il  n'est 
pas  propre  à  de  grandes  conquêtes,  c'est-à-dire  qu'il  n'est  pas 
né  pour  troubler  le  bonheur  de  son  peuple,  en  voulant  vain- 
cre les  autres  peuples  que  la  justice  ne  lui  a  pas  soumis  ;  mais 
s'il  est  véritablement  propre  à  gouverner  en  paix,  il  a  toutes 
les  qualités  nécessaires  pour  mettre  son  peuple  en  sûreté  con- 
tre ses  ennemis.  Voici  comment:  il  est  juste,  modéré  et  com- 
mode à  l'égard  de  ses  voisins  ;  il  n'entreprend  jamais  contre 
eux  rien  qui  puisse  troubler  sa  paix  ;  il  est  fidèle  dans  ses 
alliances.  Ses  alliés  l'aiment,  ne  le  craignent  point,  et  ont  une 
entière  confiance  en  lui.  S'il  a  quelque  voisin  inquiet,  hautain 
et  ambitieux,  tous  les  autres  rois  voisins,  qui  craignent  ce 
voisin  inquiet  et  qui  n'ont  aucune  jalousie  du  roi  pacifique, 
se  joignent  à  ce  bon  roi  pour  l'empêcher  d'être  opprimé.  Sa 
probité,  sa  bonne  foi,  sa  modération,  le  rendent  l'arbitre  de 
tous  les  Ltats  qui  environnent  le  sien.  Pendant  que  le  roi  en- 
treprenant est  odieux  à  tous  les  autres,  et  sans  cesse  exposé  à 
leurs  ligues,  celui-ci  a  la  gloire  d'être  comme  le  père  et  le  tu- 
teur de  tous  les  autres  rois.  Voilà  les  avantages  qu'il  a  au  de- 
hors. Ceux  dont  il  jouit  au  dedans  sont  encore  plus  solides. 
Puisqu'il  est  propre  à  gouverner  en  paix,  je  dois  supposer  qu'il 
gouverne  par  les  plus  sages  lois.  Il  retranche  le  faste,  la  mol- 


LIVRE  CINQUIÈME. 


69 


»,  et  tous  les  arts  qui  ne  servent  qu'à  flatter  les  vices  ;  il 
fait  fleurir  les  autres  arts  qui  sont  utiles  aux  véritables  besoins 
de  la  vie  ;  surtout  il  applique  ses  sujets  à  l'agriculture.  Par  là, 
il  les  met  dans  l'abondance  des  choses  nécessaires.  Ce  peuple 
laborieux,  simple  dans  ses  mœurs,  accoutumé  à  vivre  de  peu, 
gagnant  facilement  sa  vie  par  la  culture  de  ses  terres,  se  mul- 
tiplie à  l'infini.  Voilà  dans  ce  royaume  un  peuple  innombra- 
ble, mais  un  peuple  sain,  vigoureux,  robuste,  qui  n'est  point 
amolli  parles  voluptés,  qui  est  exercé  à  la  vertu,  qui  n'est  point 
attaché  aux  douceurs  d'une  vie  lâche  et  délicieuse,  qui  sait 
mépriser  la  mort,  qui  aimerait  mieux  mourir  que  perdre  celte 
liberté  qu'il  goûte  sous  un  sage  roi  appliqué  à  ne  régner  que 
pour  faire  régner  la  raison.  Qu'un  conquérant  voisin  attaque 
ce  peuple,  il  ne  le  trouvera  peut-être  pas  assez  accoutumé 
à  camper,  à  se  ranger  en  bataille,  ou  à  dresser  des  machines 
pour  assiéger  une  ville;  mais  il  le  trouvera  invincible  par  sa 
multitude,  par  son  courage,  par  sa  patience  dans  les  fatigues, 
par  son  habitude  de  souffrir  la  pauvreté,  par  sa  vigueur  dans 
les  combats,  et  par  une  vertu  que  les  mauvais  succès  mêmes 
ne  peuvent  abattre.  D'ailleurs,  si  le  roi  n'est  point  assez  expé- 
rimenté pour  commander  lui-même  ses  armées,  il  les  fera 
commander  par  des  gens  qui  en  seront  capables,  et  il  saura 
s'en  servir  sans  perdre  son  autorité.  Cependant  il  tirera  du  se- 
cours de  ses  alliés  :  ses  sujets  aimeront  mieux  mourir  que  de 
passer  sous  la  domination  d'un  autre  roi  violent  et  injuste  : 
les  dieux  mômes  combattront  pour  lui.  Voyez  quelles  ressour- 
ces il  aura  au  milieu  des  plus  grands  périls.  Je  conclus  donc 
que  le  roi  pacifique  qui  ignore  la  guerre  est  un  roi  très-impar- 
fait, puisqu'il  ne  sait  point  remplir  une  de  ses  plus  grandes  fonc- 
tions, qui  est  de  vaincre  ses  ennemis  ;  mais  j'ajoute  qu'il  est 
néanmoins  infiniment  supérieur  au  roi  conquérant  qui  man- 
que des  qualités  nécessaires  dans  la  paix,  et  qui  n'est  propre 
qu'à  la  guerre  *. 

«  J'aperçus  dans  l'assemblée  beaucoup  de  gens  qui  ne  pou- 
vaient goûter  cet  avis  ;  car  la  plupart  des  hommes,  éblouis  par 
les  choses  éclatantes,  comme  les  victoires  et  les  conquêtes,  les 


i.  On  a,  demandé  lequel  était  préfé- 
rable, un  roi  pacifique  ou  un  roi  con- 
quérant. Telémaque  répond  que  le  vrai 
roi  est  celui  qui  aime  la  paix  et  la  main- 
tient, et  qui  cependant  sait  faire  la 
guerre;  mais  que,  s'il  faut  choisir,  le 
pacifique  est  préférable,  parce  qu'il  s'at- 
tache à  la  prospérité  de  son  État,  et 
qu'en  cas  d'agression  injuste,  il  peut  ré- 


sister, à  l'aide  d'habiles  généraux.  Ce 
long  plaidoyer  en  faveur  des  arts  de  la 
paix,  et  contre  les  dangers  de  l'esprit  de 
conquête  chez  un  roi,  n'était  autre  chose 
qu'un  blâme  sévère  de  la  politique  de 
Louis  XIV.  On  conçoit  aisément  qu'avec 
de  tels  principes  donnes  à  l'héritier  du 
trône,  Fénelon  ait  pu  déplaire  à  uu  mo- 
narque absolu  et  conquérant. 


100  TÉLLMAQUË. 

préfèrent  à  ce  qui  est  simple,  tranquille  et  solide,  comme  la 
paix  et  la  bonne  police  des  peuples.  Mais  tous  les  vieillards 
déclarèrent  que  j'avais  parlé  comme  Minos. 

9  Le  premier  de  ces  vieillards  s'écria  :  «  Je  vois  l'accomplis- 
»  sèment  d'un  oracle  d'Apollon,  connu  dans  toute  notre  île. 
»  Minos  avait  consulté  le  dieu,  pour  savoir  combien  de  temps 
»  sa  race  régnerait  suivant  les  lois  qu'il  venait  d'établir.  Le 
»  dieu  lui  répondit  :  —  Les  tiens  cesseront  de  régner  quand  un 
»  étranger  entrera  dans  ton  île  pour  y  faire  régner  tes  lois.  — 
»  Nous  avions  craint  que  quelque  étranger  ne  vînt  faire  la 
»  conquête  de  l'île  de  Crète  ;  mais  le  malheur  d'Idoménée,  et 
»  la  sagesse  du  fils  d'Ulysse,  qui  entend  mieux  que  nul  autre 
»  mortel  les  lois  de  Minos,  nous  montrent  le  sens  de  l'oracle. 
»  Que  tardons-nous  à  couronner  celui  que  les  destins  nous 
»  donnent  pour  roi  ?»  N 

III.  «  Aussitôt  les  vieillards  sortent  de  l'enceinte  du  bois  sa- 
cré ;  et  le  premier,  me  prenant  par  la  main,  annonce  au  peu- 
ple, déjà  impatient  dans  l'attente  d'une  décision,  que  j'avais 
remporté  le  prix.  A  peine  acheva-t-il  de  parler,  qu'on  enten- 
dit un  bruit  confus  de  toute  l'assemblée.  Chacun  pousse  des 
cris  de  joie. Tout  le  rivage  et  toutes  les  montagnes  voisines  re- 
tentissent de  ce  cri:  «  Que  le  fils  d'Ulysse,  semblable  à  Minos, 
»  règne  sur  les  Cretois  !  » 

«  J'atlendis  un  moment,  et  je  faisais  signe  de  la  main  pour 
demander  qu'on  m'écoutât.  Cependant  Mentor  me  disait  à  l'o- 
reille :  «  Renoncez-vous  à  votre  patrie?  l'ambition  de  régner 
»  vous  fera-telle  oublier  Pénélope,  qui  vous  attend  comme  sa 
»  dernière  espérance,  et  le  grand  Ulysse,  que  les  dieux  avaient 
»>  résolu  de  vous  rendre  ?  »  Ces  paroles  percèrent  mon  cœur, 
et  me  soutinrent  contre  le  vain  désir  de  régner. 

«  Cependant  un  profond  silence  de  toute  cette  tumultueuse 
assemblée  me  donna  le  moyen  de  parler  ainsi  :  «  0  illustres 
»  Cretois,  je  ne  mérite  point  de  vous  commander.  L'oracle 
»  qu'on  vient  de  rapporter  marque  bien  que  la  race  de  Minos 
»  cessera  de  régner  quand  un  étranger  entrera  dans  celte  île, 
»  et  y  fera  régner  les  lois  de  ce  sage  roi  ;  mais  il  n'est  pas  dit 
»  que  cet  étranger  régnera.  Je  veux  croire  que  je  suis  cet 
»  étranger  marqué  par  l'oracle.  J'ai  accompli  la  prédiction  ;  je 
»  suis  venu  dans  cette  île  ;  j'ai  découvert  le  vrai  sens  des  lois,  et 
»  je  souhaite  que  mon  explication  serve  à  les  faire  régner  avec 
»  i'homme  que  vous  choisirez.  Pour  moi,  je  préfère  ma  patrie, 
»  la  pauvre,  la  petite  île  d'Ithaque,  aux  cent  villes  de  Crète,  à 
»  la  gloire  et  à  l'opulence  de  ce  beau  royaume.  Souffrez  que  je 


LIVRE  CINQUIÈME. 


101 


»  suive  ce  que  les  destins  ont  marqué.  Si  j'ai  combattu  dans  vos 
»  jeux,  ce  n'était  pas  dans  l'espérance  de  régner  ici;  c'était 
»  pour  mériter  votre  estime  et  votre  compassion  ;  c'était  afin 
»  que  vous  me  donnassiez  les  moyens  de  retourner  prompte- 
»  ment  au  lieu  de  ma  naissance  :  j'aime  mieux  obéir  à  mon  père 
»  Ulysse,  et  consoler  ma  mère  Pénélope,  que  régner  sur  tous 
»  les  peuples  de  l'univers.  0  Cretois,  vous  voyez  le  fond  de  mon 
»  cœur  :  il  faut  que  je  vous  quilte  ;  mais  la  mort  seule  pourra 
»  finir  ma  reconnaissance.  Oui,  jusques  au  dernier  soupir,  Té- 
»  lémaque  aimera  les  Cretois  et  s'intéressera  à  leur  gloire 
»  comme  à  la  sienne  propre.  » 

«  A  peine  eus-je  parlé  qu'il  s'éleva  dans  toute  l'assemblée  un 
bruit  sourd,  semblable  à  celui  des  vagues  de  la  mer  qui  s'en- 
tre-choquent  dans  une  tempête.  Les  uns  disaient  :  «  list-ce 
»  quelque  divinité  sous  une  ligure  humaine  ?  »  D'autres  soute- 
naient qu'ils  m'avaient  vu  en  d'autres  pays,  et  qu'ils  me  recon- 
naissaient. D'autres  s'écriaient  :  «  Il  faut  le  contraindre  de  ré- 
»  gner  ici.  »  Enfin,  je  repris  la  parole,  et  chacun  se  hâfa  de  se 
taire,  ne  sachant  si  je  n'allais  point  accepter  ce  que  j'avais  re- 
fusé d'abord.  Voici  les  paroles  que  je  leur  dis  : 

«  Souffrez,  ô  Cretois,  que  je  vous  dise  ce  que  je  pense.  Vous 
»  êtes  le  plus  sage  de  tous  les  peuples  ;  mais  la  sagesse  de- 
»  mande,  ce  me  semble,  une  précaution  qui  vous  échappe. 
»  Vous  devez  choisir,  non  pas  l'homme  qui  raisonne  le  mieux 
»  sur  les  lois,  mais  celui  qui  les  pratique  avec  la  plus  constante 
»  vertu.  Pour  moi,  je  suis  jeune,  par  conséquent  sans  expé- 
»  rience,  exposé  à  la  violence  des  passions,  et  plus  en  état  de 
»  m'instruire  en  obéissant,  pour  commander  un  jour,  que  de 

commander  maintenant.  Ne  cherchez  donc  pas  un  homme 
»  qui  ait  vaincu  les  autres  dans  ces  jeux  d'esprit  et  de  corps, 
»  mais  qui  se  soit  vaincu  lui-même  :  cherchez  un  homme  qui 
»  ait  vos  lois  écrites  dans  le  fond  de  son  cœur,  et  dont  toute 
»>  la  vie  soit  la  pratique  de  ces  lois;  que  ses  actions,  plutôt  que 
»  ses  paroles,  vous  le  fassent  choisir  *. 

«  Tous  les  vieillards,  charmés  de  ce  discours  et  voyant  tou- 
jours croître  les  applaudissements  de  l'assemblée,  me  dirent: 
«  Puisque  les  dieux  nous  ôtent  l'espérance  de  vous  voir  régner 
»  au  milieu  de  nous,  du  moins  aidez-nous  à  trouver  un  roi  qui 


i.  Cette  situation  est  belle,  et  la  ré- 
ponse de  Télémaque  refusant  le  trône 
de  Crète  est  une  réponse  généreuse. 
C'est  une  véritable  victoire  remportée 
•ur  l'ambition.  Régner  sur  la  Crète  était 
une  position  plus  enviable  que  de  possé- 


der la  pauvre  Ithaque,  île  sablonneuse, 
en  proie  aux  factions;  mais  le  devoir 
rappelait  Télémaque  dans  sa  patrie,  et 
de  plus  il  avait  une  mission  à  remplir, 
dont  il  ne  devait  pas  s'écarter;  il  lui  fallait 
chercher  son  père. 


102  TÉLÉMAQUE. 

»  fasse  régner  nos  lois.  Connaissez-vous  quelqu'un  qui  puisse 
»  commander  avec  cette  modération? —  Je  connais,  leur  dis-je 
»  d'abord,  un  homme  de  qui  je  tiens  tout  ce  que  vous  avez  es- 
»  timé  en  moi; c'est  sa  sagesse,  et  non  pas  la  mienne,  qui  vient 
»  de  parler;  il  m'a  inspiré  toutes  les  réponses  que  vous  venez 
»  d'entendre.  » 

«  En  même  temps  toute  l'assemblée  jeta  les  yeux  sur  Mentor, 
que  je  montrais,  le  tenant  par  la  main.  Je  racontais  les  soins 
qu'il  avait  eus  de  mon  enfance,  les  périls  dont  il  m'avait  déli- 
vré, les  malheurs  qui  étaient  venus  fondre  sur  moi  dès  que 
j'avais  cessé  de  suivre  ses  conseils. 

«  D'abord  on  ne  l'avait  point  regardé,  à  cause  de  ses  habits 
simples  et  négligés,  de  sa  contenance  modeste,  de  son  silence 
presque  continuel,  de  son  air  froid  et  réservé.  Mais  quand  on 
s'appliqua  à  le  regarder,  on  découvrit  dans  son  visage  je  ne 
sais  quoi  de  ferme  et  d'élevé:  on  remarqua  la  vivacité  de  ses 
yeux,  et  la  vigueur  avec  laquelle  il  faisait  jusqu'aux  moindres 
actions.  On  le  questionna,  il  fut  admiré:  on  résolut  de  le  faire 
roi.  Il  s'en  défendit  sans  s'émouvoir  :  il  dit  qu'il  préférait  les 
douceurs  d'une  vie  privée  à  l'éclat  de  la  royauté;  que  les  meil- 
leurs rois  étaient  malheureux  en  ce  qu'ils  ne  faisaient  presque 
jamais  les  biens  qu'ils  voulaient  faire,  et  qu'ils  faisaient  sou- 
vent, par  la  surprise  des  flatteurs,  les  maux  qu'ils  ne  voulaient 
pas.  Il  ajouta  que  si  la  servitude  est  misérable,  la  royauté  ne 
l'est  pas  moins,  puisqu'elle  est  une  servitude  déguisée.  «  (Juand 
»  on  est  roi,  disait  il,  on  dépend  de  tous  ceux  dont  on  a  besoin 
»  pour  se  faire  obéir.  Heureux  celui  qui  n'est  point  obligé  de 
»  commander  !  Nous  ne  devons  qu'à  notre  seule  patrie,  quand 
»  elle  nous  confie  l'autorité,  le  sacrifice  de  notre  liberté  pour 
»  travailler  au  bien  public.  » 

^«  Alors  les  Cretois,  ne  pouvant  revenir  de  leur  surprise-,  lui 
demandèrent  quel  homme  ils  devaient  choisir.  «  Un  homme, 
»  répondit-il,  qui  vous  connaisse  bien,  puisqu'il  faudra  qu'il 
»  vous  gouverne,  et  qui  craigne  de  vous  gouverner.  Celui  qui 
»  désire  la  royauté  ne  la  connaît  pas  ;  et  comment  en  rempli- 
»  ra-t-il  les  devoirs,  ne  les  connaissant  point?  Il  la  cherche 
»  pour  lui;  et  vous  devez  désirer  un  homme  qui  ne  l'accepte 
»  que  pour  l'amour  de  vous.  » 

«  Tous  les  Cretois  furent  dans  un  étrange  étonnement  de 
voir  deux  étrangers  qui  refusaient  la  royauté,  recherchée  par 
tant  d'autres:  ils  voulurent  savoir  avec  qui  ils  étaient  venus. 
Nausicrate,  qui  1er  avait  conduits  depuis  le  port  jusques  au 
cirque  où  l'on  célébrait  les  jeux,  leur  montra  Hazaèl,  avec 


LIVRE  CINQUIEME. 


103 


lequel  Mentor  et  moi  jious  étions  venus  de  l'île  de  Chypre.  Mais 
leur  étonnement  fut  encore  bien  plus  grand,  quand  ils  surent 
que  Mentor  avait  été  esclave  d'Hazaël;  qu'Hazaël,  touché  de  la 
sagesse  et  de  la  vertu  de  son  esclave,  en  avait  fait  son  conseil 
et  son  meilleur  ami  ;  que  cet  esclave  mis  en  liberté  était  le 
môme  qui  venait  de  refuser  d'être  roi,  et  qu'Hazaël  était  venu 
de  Damas  en  Syrie,  pour  s'instruire  des  lois  de  Minos,  tant 
l'amour  de  la  sagesse  remplissait  son  cœur. 

«  Les  vieillards  dirent  à  Hazaël  :  «  Nous  n'osons  vous  prier  de 
»  nous  gouverner;  car  nous  jugeons  que  vous  avez  les  mômes 
»  pensées  que  Mentor.  Vous  méprisez  trop  les  hommes  pour 
»  vouloir  vous  charger  de  les  conduire  :  d'ailleurs  vous  êtes  trop 
»  détaché  des  richesses  et  de  l'éclat  de  la  royauté,  pour  vouloir 
»  acheter  cet  éclat  par  les  peines  attachées  au  gouvernement 
»  des  peuples.  »  Hazaël  répondit  :  «  Ne  croyez  pas,  ô  Cretois, 
»  que  je  méprise  les  hommes.  Non,  non  :  je  sais  combien  il  est 
»  grand  de  travailler  à  les  rendre  bons  et  heureux  ;  mais  ce 
»  travail  est  rempli  de  peines  et  de  dangers.  L'éclat  qui  y  est 
»  attaché  est  faux,  et  ne  peut  éblouir  que  des  âmes  vaines.  La 
»  vie  est  courte  ;  les  grandeurs  irritent  pius  les  passions  qu'elles 
»  ne  peuvent  les  contenter  :  c'est  pour  apprendre  à  me  passer 
»  de  ces  faux  biens,  et  non  pas  pour  y  parvenir,  que  je  suis 
»  venu  de  si  loin.  Adieu.  Je  ne  sonçe  qu'à  retourner  dans  une 
»  vie  paisible  et  retirée,  où  la  sagesse  nourrisse  mon  cœur,  et 
»  où  les  espérances  qu'on  tire  de  la  vertu  pour  une  autre  meil- 
»  leure  vie  après  la  mort  me  consolent  dans  les  chagrins  de 
»  la  vieillesse.  Si  j'avais  quelque  chose  à  souhaiter,  ce  ne 
»  serait  pas  d'être  roi,  ce  serait  de  ne  me  séparer  jamais  de  ces 
»  deux  hommes  que  vous  voyez  K 

«Enfin  les  Cretois  s'écrièrent,  parlant  à  Mentor:  «Dites-nous, 
»  ô  le  plus  sage  et  le  plus  grand  de  tous  les  mortels,  dites-nous 
»  donc  qui  est-ce  que  nous  pouvons  choisir  pour  notre  roi  :  nous 
»  ne  vous  laisserons  point  aller  que  vous  ne  nous  ayez  appris 
»  le  choix  que  nous  devons  faire.  »  Il  leur  répondit  :  «  Pendant 
»  que  j'étais  dans  la  foule  des  spectateurs,  j'ai  remarqué  un 
»  homme  qui  ne  témoignait  aucun  empressement  :  c'est  un 
»  vieillard  assez  vigoureux.  J'ai  demandé  quel  homme  c'était; 
»  on  m'a  répondu  qu'il  s'appelait  Aristodème.  Ensuite  j'ai  en- 
»  tendu  qu'on  lui  disait  que  ses  deux  enfants  étaient  au  nombre 


1.  Remarquez  comme  ce  récit  est 
habilement  conduit.  Déjà  nous  nous 
intéressons  à  Hazaël  pour  sa  sagesse 
et  sa  •vertu.  L'auteur  a  grandi  ce  per- 
sonnage épisodique  en  le  peignant  comme 


un  sage  qui  refuse  un  trône  et  n'as- 
pire qu'à  vivre  dans  la  solitude,  à 
nourrir  son  cœur  de  la  sagesse,  et  à  se 
préparer  «  pour  une  meilleure  yie  après 
la  mort.  » 


104 


TÉLÉMAQUE. 


»  de  ceux  qui  combattaient;  il  a  paru  n'en  avoir  aucune  joie  ; 
»  il  a  dit  que  pour  l'un  il  ne  lui  souhaitait  point  les  périls 
»  de  la  royauté,  et  qu'il  aimait  trop  la  patrie  pour  consentir 
»  que  Fautre  régnât  jamais.  Par  là  j'ai  compris  que  ce  père 
»  aimait  d'un  amour  raisonnable  l'un  de  ses  enfants  qui  a  de 
»  la  vertu,  et  qu'il  ne  flattait  point  l'autre  dans  ses  dérégle- 
»  ments.  Ma  curiosité  augmentant,  j'ai  demandé  quelle  a  clé 
»  la  vie  de  ce  vieillard.  Un  de  vos  citoyens  m'a  répondu  :  Il  a 
»  longtemps  porté  les  armes,  et  il  est  couvert  de  blessures  ; 
»  mais  sa  vertu  sincère  et  ennemie  de  la  flatterie  l'avait  rendu 
»  incommode  à  Idoménée.  C'est  ce  qui  empocha  ce  roi  de  s'en 
»  servir  dans  le  siège  de  Troie  :  il  craignit  un  homme  qui  lui 
»  donnerait  de  sages  conseils  qu'il  ne  pourrait  se  résoudre  à 
»  suivre  ;  il  fut  même  jaloux  de  la  gloire  que  cet  homme  ne 

*  manquerait  pas  d'acquérir  bientôt;  il  oublia  tous  ses  servi- 
»  ces  ;  il  le  laissa  ici  pauvre,  méprisé  des  hommes  grossiers  et 
»  lâches  qui  n'estiment  que  les  richesses.  Mais,  content  dans  sa 
»  pauvreté,  il  vit  gaiement  dans  un  endroit  écarté  de  l'île,  où 
»  il  cultive  son  champ  de  ses  propres  mains.  Un  de  ses  fils  tra- 

*  vaille  avec  lui;  ils  s'aiment  tendrement;  ils  sont  heureux. 
»  Par  leur  frugalité  et  par  leur  travail,  ils  se  sont  mis  dans  l'a- 
»  bondance  des  choses  nécessaires  à  une  vie  simple.  Le  sage 
»  vieillard  donne  aux  pauvres  malades  de  son  voisinage  tout 
»  ce  qui  lui  reste  au  delà  de  ses  besoins  et  de  ceux  de  son  lils. 
»  Il  fait  travailler  tous  les  jeunes  gens  ;  il  les  exhorte,  il  les 
»  instruit  ;  il  juge  tous  les  différends  de  son  voisinage  ;  il  est  le 
»  père  de  toutes  les  familles.  Le  malheur  de  la  sienne  est 
»  d'avoir  un  second  fils  qui  n'a  voulu  suivre  aucun  de  ses 
»  conseils.  Le  père,  après  l'avoir  longtemps  souffert  pour  lâcher 
»  de  le  corriger  de  ses  vices,  l'a  enfin  chassé  :  il  s'est  abandonné 
»  à  une  folle  ambition  et  à  tous  les  plaisirs  1 . 

«  Voilà,  ô  Cretois,  ce  qu'on  m'a  raconté  :  vous  devez  savoir 
»  si  ce  récit  est  véritable.  Mais  si  cet  homme  est  tel  qu'on  le 
»  dépeint,  pourquoi  faire  des  jeux?  pourquoi  assembler  tant 
»  d'inconnus?  Vous  avez  au  milieu  de  vous  un  homme  qui 
»  vous  connaît  et  que  vous  connaissez;  qui  sait  la  guerre;  qui 
»  a  montré  son  courage  non-seulementcontre  les  flèches  et  con- 

*  tre  les  dards,  mais  eontre  l'affreuse  pauvreté  ;  qui  a  méprisé 


1 .  L'intérêt  est  parfaitement  gradué  dans 
cette  scène.  On  suit  les  péripéties  par  les- 
quelles passent  les  vieillards  de  Crète,  qui 
cherchent  un  roi,  et  vont  touràtnurdeTé- 
lémaque,à  Mentor,  à  Hazaël,  pour  s'arrê- 
ter enfin  à  un  homme  qui  leur  convient  à 


tous  les  égards.  Ils  ont  choisi  un  sage 
comme  Hazaël,  mais  non  un  sage  contem- 
platif; c'est  un  homme  d'action, un  Cretois, 
vivantdans  la  retraite,  mais  prêt  à  quitter 
ses  occupations  habituelles  pour  travail- 
lera lagloire  et  à  la  prospérité  du  pays. 


LIVRE  CINQUIEME. 


io;; 


»  les  richesses  acquises  par  la  flatterie  ;  qui  aime  le  travail  ;  qui 
»  sait  combien  l'agriculture  est  utile  à  un  peuple  ;  qui  déteste 
»  le  faste  ;  qui  ne  se  laisse  point  amollir  par  un  amour  aveugle 
»  de  ses  enfants;  qui  aime  la  vertu  de  l'un,  et  qui  condamne 
»  le  vice  de  l'autre  ;  en  un  mot,  un  homme  qui  est  déjà  le  pore 
»  du  peuple.  Voilà  votre  roi,  s'il  est  vrai  que  vous  désiriez  de 
»  faire  régner  chez  vous  les  lois  du  sage  Minos.  » 

«  Tout  le  peuple  s'écria  :  «  Il  est  vrai,  Aristodeme  est  tel  que 
»  vous  le  dites  :  c'est  lui  qui  est  digne  de  régner.  »  Les  vieil- 
lards le  firent  appeler  :  on  le  chercha  dans  la  foule,  où  il  était 
confondu  avec  les  derniers  du  peuple.  Il  parut  tranquille.  On 
lui  déclara  qu'on  le  faisait  roi.  Il  répondit:  «  Je  n'y  puis  con- 
»  sentir  qu'à  trois  conditions  :  la  première,  que  je  quitterai  la 
»  royauté  dans  deux  an?,  si  je  ne  vous  rends  meilleurs  que  vous 
»  n'êtes,  et  si  vous  résistez  aux  lois;  la  seconde,  que  je  serai 
»  libre  de  continuer  une  vie  simple  et  frugale;  la  troisième, 
»  que  mes  enfants  n'auront  aucun  rang,  et  qu'après  ma  mort 
»  on  les  traitera  sans  distinction,  selon  leur  mérite,  comme  le 
»  reste  des  citoyens1.  » 

«  A  ces  paroles,  il  s'éleva  dans  l'air  mille  cris  de  joie.  Le  dia- 
dème fut  mis  par  le  chef  des  vieillards  gardes  des  lois  sur  la 
tète  d'Aristodème.  On  fit  des  sacrifices  à  Jupiter  et  aux  autres 
grands  dieux.  Aristodeme  nous  fit  des  présents,  non  pas  avec  la 
magnificence  ordinaire  aux  rois,  mais  avec  une  noble  simpli- 
cité. 11  donna  à  Hazaël  les  lois  de  Minos  écrites  de  la  main  de 
Minos  même;  il  lui  donna  aussi  un  recueil  de  toute  l'histoire 
de  Crète,  depuis  Saturne  et  l'âge  d'or2;  il  fit  mettre  dans  son 
vaisseau  des  fruits  de  toutes  les  espèces  qui  sont  bonnes  en 
Crète  et  inconnues  dans  la  Syrie,  et  lui  offrit  tous  les  secours 
dont  il  pourrait  avoir  besoin. 

«  Comme  nous  pressions  notre  départ,  il  nous  fit  préparer  un 
vaisseau  avec  un  grand  nombre  de  bons  rameurs  et  d'hommes 


i.  Aristodeme  n'est  point  ambitieux, 
mais  il  a  la  conscience  de  son  aptitude, 
ii  sait  qu'il  peut  suffire  à  cette  grande 
tâche  et  qu'il  fera  le  bien  du  peuple  Cre- 
tois. C'est  pourquoi  il  accepte  le  trône, 
et  il  fait  ses  conditions  ;  elles  sont  nobles 
et  montrent  son  désintéressement.  D'au- 
tres diraient  :  «  Je  veux  èirc  roi  et  le  de- 
meurer à  tout  prix;  »  pour  lui,  il  demande 
à  descendre  du  trône,  si  l'on  ne  se  con- 
duit pas  comme  il  le  désire.  D'autres 
chercheraient  les  jouissances  et  le  luxe 
d'une  vie  royale  ;  Aristodeme  veut  vivre 
d'une  manière  frugale,  comme  un  sim- 
ple particulier.  D'autres  enfin  voudraient 
fonder  une  dynastie,  c'est-à-dire  assurer 


le  trône  à  leurs  descendants;  lui,  au 
contraire,  sachant  que  l'un  de  ses  fils  est 
indigne  du  trône,  ne  veut  pas  que  ses 
enfants  régnent  après  lui.  C'est  en  quel- 
que sorte  un  système  de  monarchie  élec- 
tive. 

2.  Saturne,  père  de  Jupiter,  était  dans 
la  réalité  la  représentation  d'un  culte 
antérieur  à  Jupiter,  et  que  celui-ci  avait 
renversé.  C'était  le  dieu  des  Pélasges. 
antérieurs  aux  Hellènes,  et  à  ce  cullo 
devaient  se  rattacher  aussi  les  Italiens. 
Ces  peuples  avaient  conservé  le  souve- 
nir de  Saturne,  et  c'est  à  son  règra 
qu'ils  attribuèrent  l'âge  d'or,  cet  âge  de 
félicité  dont  parle  Fénelon. 


106 


TÉLÉMAQUE, 


armés;  il  y  fit  mettre  des  habits  pour  nous  et  des  provisions. 
A  l'instant  même  il  s'éleva  un  vent  favorable  pour  aller  a  Itha- 
que :  ce  vent,  qui  était  contraire  à  Hazaël,  le  contraignit  d'at- 
tendre. Il  nous  vit  partir  ;  il  nous  embrassa  comme  des  amis 
qu'il  ne  devait  jamais  revoir.  «  Les  dieux  sont  justes,  disa.it- 
»  il;  ils  voient  une  amitié  qui  n'est  fondée  que  sur  la  vertu: 
»  un  jour  ils  nous  réuniront;  et  ces  champs  fortunés,  où  l'on  dit 
»  que  les  justes  jouissent  après  la  mort  d'une  paix  éternelle, 
»  verront  nos  Times  se  rejoindre  pour  ne  se  séparer  jamais.  Oh  I 
»  si  mes  cendres  pouvaient  aussi  être  recueillies  avec  les  vo- 
»  très!...  »  Un  prononçant  ces  mots,  il  versait  des  torrents  de 
larmes,  et  les  soupirs  étouffaient  sa  voix.  Nous  ne  pleurions 
pas  moins  que  lui  :  et  il  nous  conduisit  au  vaisseau. 

a  Pour  Aristodème,  il  nous  dit  :  «  C'est  vous  qui  venez  de  me 
»  faire  roi  ;  souvenez- vous  des  dangers  où  vous  m'avez  mis.  De- 
»  mandez  aux  dieux  qu'ils  m'inspirent  la  vraie  sagesse,  et  que 
»  je  surpasse  autant  en  modération  les  autres  hommes,  que  je 
«  les  surpasse  en  autorité  l.  Pour  moi,  je  les  prie  de  vous  con- 
»  duire  heureusement  dans  votre  patrie,  d'y  confondre  l'inso- 
»  lence  de  vos  ennemis,  et  de  vous  y  faire  voir  en  paix  Ulysse 
»  régnant  avec  sa  chère  Pénélope.  Télémaque,  je  vous  donne 
»  un  bon  vaisseau  plein  de  rameurs  et  d'hommes  armés;  ils 
b  pourront  vous  servir  contre  ces  hommes  injustes  qui  persé- 
»  cutent  votre  mère.  0  Mentor,  votre  sagesse,  qui  n'a  besoin  de 
»  rien,  ne  me  laisse  rien  à  désirer  pour  vous.  Allez  tous  deux, 
»>  vivez  heureux  ensemble  ;  souvenez-vous  d'Aristodème  :  et,  si 
»  jamais  les  llhaciensont  besoin  des  Cretois,  comptez  sur  moi 
»  jusqu'au  dernier  soupir  de  ma  vie.  »  Il  nous  embrassa,  et 
nous  ne  pûmes,  en  le  remerciant,  retenir  nos  larmes. 

IV.  «  Cependant  le  vent  qui  enflait  nos  voiles  nous  promettait 
une  douce  navigation  2.  Déjà  le  mont  Ida  n'était  plus  à  nos  yeux 
que  comme  une  colline;  tous  les  rivages  disparaissaient;  les 
côtes  du  Péloponnèse  semblaient  s'avancer  dans  la  mer  pour  ve- 
nir au  devant  de  nous.  Tout  à  coup  une  noire  tempête  enve- 
loppa le  ciel3,  et  irrita  toutes  les  ondes  de  la  mer.  Le  jour  se 

2.  Il  faut  admirer  avec  quel  art  Fé« 
nelou  sait  entremêler  les  description*  les 
plus  brillantes  parmi  lessévèresenseiK'ie 
ineuts  et  les  discussions  de  morale  et  de 
politique.  Voici  maintenant  le  tableau 
d'une  grande  tempête  ou  l'on  trouve  de 
fréquentes  imitations  de  l'antiquité. 

3.  Involvêre    diera    niinbi,  et   nox    humid» 
Abstulit.  [cœluia 

(jEn.,  1.  III,  ▼.  198.) 
«  Les  nuages  enveloppèrent  le  jour, 


1.  Aristodème  est  aussi  un  sape;  les 
honneurs  ne  l'ont  pas  ébloui.  Il  sait  que 
les  biens  de  la  terre  ne  sont  rien  sans 
la  vertu. 

Ces  paroles  d'Aristodème  sont  moins 
antiques  que  chrétiennes.  C'est  Celui  par 
qui  les  rois  régnent  qui  leur  donne  l'es- 
prit de  sagesse,  et  leur  apprend  à  user 
de  leur  puissance  t  avec  modération,  > 
et  pour  le  bien  des  peuples.  La  morale 
de  l'auteur  est  ici  très-élevée. 


LIVRE  CINQUIEME, 


107 


changea  en  nuit  *,  et  la  mort  se  présenta  à  nous.  0  Neptune, 
c'est  vous  qui  excitâtes,  par  votre  superbe  trident' ,  toutes  les 
eaux  de  votre  empire  !  Vénus,  pour  se  venger  de  ce  que  nous 
l'avions  méprisée  jusque  dans  son  temple  de  Cythère,  alla  trou- 
ver ce  dieu  ;elle  lui  parla  avec  douleur;  ses  beaux  yeux  étaient 
baignés  de  larmes  :  du  moins  c'est  ainsi  que  Mentor,  instruit 
des  choses  divines,  me  l'a  assuré.  «  Souffrirez-vous,  Neptune, 
»  disait-elle,  que  ces  impies  se  jouent  impunément  de  ma  puis- 
»  sance?  Les  dieux  mêmes  la  sentent;  et  ces  téméraires  mor- 
»  tels  ont  osé  condamner  tout  ce  qui  se  fait  dans  mon  île!  Ils  se 
»  piquent  d'une  sagesse  à  toute  épreuve,  et  ils  traitent  l'amour 
»  de  folie.  Avez-vous  oublié  que  je  suis  née  dans  votre  empire  ? 
»  Que  tardez-vous  à  ensevelir  dans  vos  profonds  abîmes  ces  deux 
»  hommes  que  je  ne  puis  souffrir  3?  » 

«  A  peine  avait-elle  parlé,  que  Neptune  souleva  les  flots  jus- 
qu'au ciel  :  et  Vénus  rit,  croyant  notre  naufrage  inévitable. 
Notre  pilote,  troublé,  s'écria  qu'il  ne  pouvait  plus  résister  aux 
vents  qui  nous  poussaient  avec  violence  vers  des  rochers  :  un 
coup  de  vent  rompit  notre  mât;  et,  un  moment  après,  nous 
entendîmes  les  pointes  des  rochers  qui  entr'ouvraient  le  fond 
du  navire.  L'eau  entre  de  tous  côtés  ;  le  navire  s'enfonce; tous 
nos  rameurs  poussent  de  lamentables  cris  vers  le  ciel.  J'em- 
brasse Mentor,  et  je  lui  dis  :  «Voici  îa  mort,  il  faut  la  rece- 
»  voir  avec  courage.  Les  dieux  ne  nous  ont  délivrés  de  tant  de 
»  périls  que  pour  nous  faire  périr  aujourd'hui.  Mourons,  Men- 
»  tor,  mourons.  C'est  une  consolation  pour  moi  de  mourir  avec 
»>  vous  ;  il  serait  inutile  de  disputer  notre  vie  contre  la  tem- 
»  pête.  » 

«Mentor  me  répondit  :  «  Le  vrai  courage  trouve  toujours 
»  quelque  ressource.  Ce  n'est  pas  assez  d'être  prêta  recevoir 
»  tranquillement  la  mort;  il  faut,  sans  la  craindre,  faire  tous 
»  ses  efforts  pour  la  repousser.  Prenons,  vous  et  moi,  un  de  ces 
»  grands  bancs  de  rameurs.  Tandis  que  cette  multitude  d'hom- 
»  mes  timides  et  troublés  regrettent  la  vie  sans  chercher  les 
»  moyens  de  la  conserver,  ne  perdons  pas  un  moment  pour  sau- 
»  ver  la  nôtre.  »  Aussitôt  il  prend  une  hache,  il  achève  decou- 


»  et  une  Duit  humide  déroba  le  ciel  aux 
»  regards.  »  Féuelon  n'a  conservé  qu'un 
trait,  celui  de  la  tempête  qui  enveloppe 
«  le  ciel.  »  Involvêre. 
1.  Virgile  a  encore  ici  la  supériorité  : 
Ponto  nox  incubât  atra. 

(L.  I,  v.  89.) 
«  Une  nuit  profonde  s'étend  (se  cou- 
»  che)  sur  la  mer.  • 


2.  Le  trident,  la  fourche  à  trois  dents, 
sceptre  de  Neptune. 

3.  Selon  les  procédés  de  l'épopée  an- 
tique, les  dieux  prennent  parti  pour  ou 
contre  les  mortels.  Vénus  est  l'implaca- 
ble ennemie  de  Télémaque,  parce  q»e 
celui-ci  est  le  favori  de  Minerve. 
Voir  au  I«  livre  de  VEn.,  v.  43,  les  in- 
vcetiYCi  de  Jupon  contre  Enée. 


108 


TELÉMAQUE, 


per  le  mât  qui  était  ddjà  rompu,  et  qui,  penchant  dans  la  mer, 
avait  mis  le  vaisseau  sur  le  côté:  il  jette  le  mat  hors  du  vais- 
seau, et  s'élance  dessus  au  milieu  des  ondes  furieuses  ;  il  m'ap- 
pelle par  mon  nom,  et  m'encourage  pour  le  suivre  l.  Tel  qu'un 
grand  arbre  que  tous  les  vents  conjurés  attaquent,  et  qui  de- 
meure immobile  sur  ses  profondes  racines,en  sorte  que  la  tem- 
pête ne  fait  qu'agiter  ses  feuilles  ■;  demême  Mentor,  non-seu- 
lement ferme  et  courageux,  mais  doux  et  tranquille,  semblait 
commander  aux  vents  et  à  la  mer.  Je  le  suis.  Et  qui  aurait  pu 
ne  le  pas  suivre,  étant  encouragé  par  lui  ? 

«  Nous  nous  conduisions  nous-mêmes  sur  ce  mât  flottant. 
C'était  un  grand  secours  pour  nous,  car  nous  pouvions  nous 
asseoir  dessus;  et,  s'il  eût  fallu  nager  sans  relâche,  nos  forces 
eussent  été  bientôt  épuisées.  Mais  souvent  la  tempête  faisait 
tourner  cette  grande  pièce  de  bois,  et  nous  nous  trouvions  en- 
foncés dans  la  mer  :  alors  nous  buvions  l'onde  amère,  qui  cou- 
lait de  notre  bouche,  de  nos  narines  et  de  nos  oreilles  ;  nous 
étions  contraints  de  disputer  contre  les  flots  pour  rattraper 
le  dessus  de  ce  mât.  Quelquefois  aussi  une  vague  haute  comme 
une  montagne  venait  passer  sur  nous;  et  nous  nous  tenions 
fermes,  de  peur  que,  dans  cette  violente  secousse,  le  mât,  qui 
était  notre  unique  espérance,  ne  nous  échappât. 

«  Pendant  que  nous  étions  dans  cet  état  affreux,  Mentor, 
aussi  paisible  qu'il  l'est  maintenant  sur  ce  siège  de  gazon,  me 
disait  :  «  Croyez-vous,  Télémaque,  que  votre  vie  soit  aban- 
»  donnée  aux  vents  et  aux  flots?  Croyez-vous  qu'ils  puissent 
»  vous  faire  périr  sans  l'ordre  des  dieux?  Non,  non  :  les  dieux 
»  décident  de  tout.  C'est  donc  les  dieux,  et  non  pas  la  mer, 
»  qu'il  faut  craindre.  Fussiez-vous  au  fond  des  abîmes,  la  main 
»  de  Jupiter  pourrait  vous  en  tirer.  Fussiez-vous  dans  l'O- 
»  lympe,  voyant  les  astres  sous  vos  pieds3,  Jupiter  pourrait 
»  vous  plonger  au  fond  de  l'abîme,  ou  vous  précipiter  dans  les 
»  flammes  du  noir  Tarlare*.  »  J'écoutais  et  admirais  ce  dis- 


1.  Ulysse  aussi  se  met  à  cheval  sur 
une  pièce  de  bois  •  qu'il  pousse  sur  les 
flots  comme  un  cheval,  »  xO.T,8'  ûç  îiwwv 
ttaivuv  [Odyssée,  I.  V,  v.  371  ).  Il  est  ainsi 
errant  neuf  jours  sur  la  mer.  Kénelon  a 
corrigé  cette  impossibilité. 

2.  Cette  belle  comparaison  est  imitée 
deVirgile(^n.IV,v.44i).Desdeuxparts 
on  compare  le  calme  du  guerrier  àce- 
lui  d'uu  arbre  qui  résiste  à  la  tempête; 
mais  dans  Virgile  les  traits  sont  plus 
nombreux,  plus  variés.  Fénelon  a  très- 
bien  décrit  la  résistance  opposée  par 
l'arbre  immobile,  et  dont  la  tempête  ne 


fait  t  qu'agiter  le  feuillage.  •  Virgile  a 
un  trait  de  plus  : 

Con?t(Tnunt  terram,  eoncusso  stipite,  fronde*; 
Ipsa  hxret  scopuli»... 

t  Sa  racine  est  ébranlée,  ses  feuilles 
»  jonchent  la  terre;  mais  lui  demeure 
.  immobile  sur  son  roc.  i 

3    Sub  pedibusqne  videt  nubes  et  sidéra... 

i  II  voit  sous  ses  pieds  les  nuages  et 
»  les  astres.  » 

(Vins.,  Egl.,  V,  v.  57.) 

4.  Ce  ti'est  pas  Jupiter,  c'est  Jéhovab 


LIVRE  CINQUIEME. 


109 


cours,  qui  me  consolait  un  peu;  mais  je  n'avais  pas  l'esprit 
assez  libre  pour  lui  répondre.  Il  ne  me  voyait  point  ;  je  ne  pou- 
vais le  voir.  Nous  passâmes  toute  la  nuit,  tremblants  de  froid 
et  demi-morts,  sans  savoir  où  la  tempête  nous  jetait.  Enfin  les 
vents  commencèrent  à  s'apaiser  ,  et  la  mer  mugissante  ressem- 
blait à  une  personne  qui,  ayant  été  longtemps  irritée,  n'a  plus 
qu'un  reste  de  trouble  et  d'émotion,  étant  lasse  de  se  mettre 
en  fureur;  elle  grondait  sourdement,  et  ses  flots  n'étaient 
presque  plus  que  comme  les  sillons  qu'on  trouve  dans  un 
champ  labouré  f. 

«  Cependant  l'Aurore  vint  ouvrir  au  Soleil  les  portes  du  ciel, 
et  nous  annonça  un  beau  jour.  L'orient  était  tout  en  feu;  et 
les  étoiles2,  qui  avaient  été  si  longtemps  cachées,  reparurent, 
et  s'enfuirent  à  l'arrivée  de  Phébus.  Nous  aperçûmes  de  loin 
la  terre,  et  le  vent  nous  en  approchait  :  alors  je  sentis  l'espé- 
rance renaître  dans  mon  cœur.  Mais  nous  n'aperçûmes  aucun 
de  nos  compagnons  :  selon  les  apparences,  ils  perdirent  cou- 
rage, et  la  tempête  les  submergea  tous  avec  le  vaisseau.  Quand 
nous  fûmes  auprès  de  la  terre,  la  mer  nous  poussait  contre 
des  pointes  de  rochers  qui  nous  eussent  brisés  ;  mais  nous  tâ- 
chions de  leur  présenter  le  bout  de  notre  mât  ;  et  Menlor  fai- 
sait de  ce  mât  ce  qu'un  sage  pilote  fait  du  meilleur  gouvernail. 
Ainsi  nous  évitâmes  ces  rochers  affreux,  et  nous  trouvâmes 
enfin  une  côle  douce  et  unie  où,  nageant  sans  peine,  nous 
abordâmes  sur  le  sable.  C'est  là  que  vous  nous  vîtes,  ô  grande 
déesse  qui  habitez  cette  île;  c'est  là  que  \ous  daignâtes  nous 
recevoir.  » 

Observations  sur  le  cinquième  livre.  —  Le  cinquième  livre  a  sur- 
tout pour  objet  d'offrir,  par  un  contraste  frappant  avec  le  précédent, 
le  tableau  des  mœurs  viriles  et  pures  des  Cretois,  après  celui  des 
mœurs  efféminées  des  Cypriotes.  Tout  est  noble  dans  ce  livre,  tout 
y  respire  la  vertu.  Il  faut  citer  surtout  deux  belles  descriptions  :  celle 
des  jeux  publics  et  celle  du  naufrage.  Nous  avons  vu,  à  ce  sujet,  ce 
que  Fénelon  avait  emprunté  aux  anciens,  sans  toutefois  les  égaler; 
mais  ce  qui  appartient  en  propre  à  Fénelon,  c'est  la  peinture  de  la 
révolution  Cretoise,  après  l'acte  cruel  d'Idoménée. 

On  trouve  un  grand  intérêt  à  celte  recherche  de  la  solution  des 
questions  de  morale  politique  proposées  par  les  sages  Cretois,  et  à  en- 
tendre les  réponses  de  Télémaque;  enfin,  la  noble  conduite  de  ces  trois 
étrangers   qui  refusent  un   trône,  et  la  généreuse   ambition  du   Cretois 

dont  la  puissance  est  décrite  ici  avec  des  ici,  la  mer  est  comparée  à  une  personne 

traits  empruntés  à  la  Bible.  qui,  de  sa  colère,  n'a  conservé   «  qu'un 

1.  Admirable  peinture  de  l'aspect  de  reste  de  trouble  et  d'émotion.  » 

la  mer  après  la  tempête.  On  compare  t.   •  Etoile,  »    autrefois    •   estelle,    • 

ordinairement  les  personnes  aux  choses  ;  de  Stella. 


HO  TÉLÉMAQUE. 

qui  l'accepte,  dans  le  seul  but  d'être  utile  à  ses  concitoyens,  tout  cela 
nous  touche  et  nous  émeut. 

Fénelon  tient  avant  tout  à  inspirer  à  son  élève  l'amour  de  la  vertu, 
ï'éloignement  de  la  vanité.  Un  roi  se  doit  tout  entier  à  ses  sujets  ;  il  ne 
doit  rien  faire  par  ambition  :  il  doit  être  homme  de  paix,  s'il  veut 
rendre  ses  peuples  heureux.  Il  est  même  intéressant  de  relire  ici  l'o- 
pinion d'un  autre  grand  génie,  Massillon,  sur  les  rois  conquérants  qui 
ruinent  les  nations  pour  le  seul  plaisir  de  satisfaire  leur  orgueil  in- 
sensé. 

«Qu'est-ce  qu'un  souverain  né  avec  une  valeur  bouillante ?  Un  astre 

»  nouveau  et  malfaisant  qui  n'annonce  que  des  calamités  à  la  terre. 
»  Plus  il  croîtra  dans  cette  science  funeste,  plus  les  misères  publiques 
»  croîtront  avec  lui  :  les  entreprises  les  plus  téméraires  n'offriront 
»  qu'une  faible  digue  à  l'impétuosité  de  sa  course;  il  croira  effacer 
»  par  l'éclat  de  ses  victoires  leur  témérité  ou  leur  injustice;  l'espé- 
»  rance  du  succès  sera  le  seul  titre  qui  justifiera  l'équité  de  ses 
»  armes  ;  tout  ce  qui  lui  paraîtra  glorieux  deviendra  légitime;  il  re- 
»  gardera  les  moments  d'un  repos  sage  et  majestueux  comme  une  oi- 
»  siveté  honteuse  et  des  moments  qu'on  dérobe  à  sa  gloire  ;  ses  voi- 
»  sins  deviendront  ses  ennemis  dès  qu'ils  pourront  devenir  sa  cort- 
»  quête  ;  ses  peuples  eux-mêmes  fourniront  de  leurs  larmes  et  de  leur 
»  sang  la  triste  matière  de  ses  triomphes  ;  il  épuisera  et  renversera 
»  ses  propres  États  pour  en  conquérir  de  nouveaux  ;  il  armera  contre 
»  lui  les  peuples  et  les  nations  ;  il  troublera  la  paix  de  l'univers  :  il 
>  se  rendra  célèbre  en  faisant  des  millions  de  malheureux.  Quel  fléau 
d  pour  le  genre  humain  !  et  s'il  y  a  un  peuple  sur  la  terre,  capable  de 
a  lui  donner  des  éloges,  il  n'y  a  qu'à  lui  souhaiter  un  tel  maître.  » 

Enfin,  le  roi  doit  être  l'homme  des  peuples,  leur  chargé  d'affaires  ; 
il  doit  travailler  pour  eux.  On  retrouve  ces  mêmes  doctrines  dans  tous 
les  autres  écrits  de  Fénelon.  —  «  11  faut  vouloir  être  le  père,  et  non  le 
maître.  11  ne  faut  pas  que  tous  soient  à  un  seul  ;  mais  un  seul  doit  être  à 
tous  pour  faire  leur  bonheur.  (Avril  17  \\.  Manuscrits.)  Et  dans  un  autre 
passage  :  «Ce  n'est  point  en  épargnant  ebaque  jour  au  roi  la  vue  de 
quelques  détails  épineux  et  affligeants,  qu'on  travaille  solidement  à  le 
soulager  et  à  le  conserver;,  les  épines  renaîtront  sous  ses  pas  à  toute 
les  heures  ;  il  ne  peut  se  soulager  qu'en  travaillant,  qu'en  s'exécutant 
d'abord  à  toute  rigueur.  (1712.  Manuscrits.)  Ailleurs  encore,  il  écrit 
au  duc  de  Bourgogne  :  u  II  faut  écarter  les  flatteurs,  s'en  délier,  dis- 
»  tinguer  le  mérite,  le  chercher,  le  prévenir,  apprendre  à  le  mettre 
d  en  œuvre,  écouter  tout,  ne  croire  rien  sans  preuve,  et  se  rendre  supé- 
»  rieur  à  tous,  puisqu'on  se  trouve  au-dessus  de  tous.  »  (1711.  Lettre  au 
Dauphin.) 


LIVRE  SIXIÈME. 


111 


LIVRE  SIXIÈME. 

Sommaire.  —  I.  Calypso  conçoit  une  violente  passion  pour  Télémaque  -, 
ses  artifices  ;  Venus,  avec  son  fils  Cupidon  armé  de  ses  flèches,  se 
rend  dans  l'île. —  II.  Télémaque  et  la  nymphe  Eucharis  ;  jalousie  de 
Calypso.  —  III.  Calypso  engage  Mentor  à  construire  un  navire  pour 
emmener  Télémaque.  —  IV.  Agitation  et  désespoir  du  fils  d'Ulysse; 
remontrances  que  lui  fait  Mentor.  —  V.  Les  nymphes,  conduites  par 
Cupidon,  incendient  le  vaisseau  ;  Mentor  précipite  Télémaque  dans 
la  mer  et  s'y  jette  après  lui. 

I.  Quand  Télémaque  eut  achevé  ce  discours,  toutes  les  nym- 
phes, qui  avaient  été  immobiles,  les  yeux  attachés  sur  lui,  se 
regardèrent  les  unes  les  autres.  Elles  se  disaient  avec  étonne- 
ment  :  «  Quels  sont  donc  ces  deux  hommes  si  chéris  des  dieux? 
a-t-on  jamais  ouï  parler  d'aventures  si  merveilleuses?  Le  fils 
d'Ulysse  le  surpasse  déjà  en  éloquence,  en  sagesse  et  en  valeur. 
Quelle  mine  I  quelle  beauté  !  quelle  douceur  !  quelle  modestie  ! 
mais  quelle  noblesse  et  quelle  grandeur  l  !  Si  nous  ne  savions 
qu'il  est  fils  d'un  mortel,  on  le  prendrait  aisément  pour  Bac- 
chus,  pour  Mercure,  ou  même  pour  le  grand  Apollon.  Mais 
quel  est  ce  Mentor  qui  paraît  un  homme  simple  2,  obscur,  et 
d'une  médiocre  condition  3?  Quand  on  le  regarde  de  près,  on 
trouve  en  lui  je  ne  sais  quoi  au-dessus  de  l'homme.  » 

Calypso  écoutait  ces  discours  avec  un  trouble  qu'elle  ne 
pouvait  cacher  :  ses  yeux  errants  allaient  sans  cesse  de  Mentor 
à  Télémaque,  et  rie  Télémaque  à  Mentor.  Quelquefois  elle  vou- 
lait que  Télémaque  recommençât  cette  longue  histoire  de  ses 
aventures;  puis  tout  à  coup  elle  s'interrompait  elle-même. 
Enfin,  se  levant  brusquement,  elle  mena  Télémaque  seul  dans 
un  bois  de  myrtes,  où  elle  n'oublia  rien  pour  savoir  de  lui  si 
Mentor  n'était  point  une  divinité  cachée  sous  la  forme  d'un 
homme.  Télémaque  ne  pouvait  le  lui  dire;  car  Minerve,  en 


1.  Didoo,  elle  aussi,  ne  cesse  d'admi- 
rer Enee  après  le  récit  de  ses  aventures  : 
Quis  novm  hic  nostris    successit  sedibus  hos- 
[pes  ! 
Quem  sese  ore  ferensîquam  forti  peclore  et 
(armis  : 
Credo   equidem,   nec   vana  fides,  genus    esse 
[Deorum> 

(^n.,  1.  1Y,  T.   10.) 
•  Quel  bote  extraordinaire  est  entré 
•  dans  ce    palais!  quelle   noblesse  dans 


»  son  air  1  quel  courage,  quels  exploitai 
»  Oui,  je  le  crois,  je  n'en  saurais  douter, 
»  il  est  du  sang  des  dieux.  »  Feneluu  a 
exagère  Virgile.  La  reiue  de  Carthage  ne 
dit  nas  :  ■  Il  est  Apollon,  ou  Bacchus,  ou 
Mercure;»  elle  est  dans  la  réalité  en  di- 
sant :  ■  Il  est  de  la  race  des  dieux.  > 

2.  Simplex,  sine  plica,   saus  pli;  au 
moral,  signifie  «  sans  détour.  > 

3.  ■  Condition;  »  res condita,  la  chose 
fondée,  établie. 


H2 


TÉLÊMAQUE. 


l'accompagnant  "  sous  la  forme  de  Mentor,  ne  s'était  point  dé- 
couverte à  lui  à  cause  de  sa  grande  jeunesse.  Elle  ne  se  fiait 
pas  encore  assez  à  son  secret  *  pour  lui  confier  ses  desseins. 
D'ailleurs  elle  voulait  l'éprouver  par  les  plus  grands  dangers; 
et,  s'il  eût  su  que  Minerve  était  avec  lui,  un  tel  secours  l'eût 
trop  soutenu;  il  n'aurait  eu  aucune  peine  à  mépriser  les  acci- 
dents les  plus  affreux.  Il  prenait  donc  Minerve  pour  Mentor;  et 
tous  les  artifices  de  Calypso  furent  inutiles  pour  découvrir  ce 
qu'elle  désirait  savoir. 

Cependant  toutes  les  nymphes,  assemblées  autour  de  Mentor, 
prenaient  plaisir  à  le  questionner.  L'une  lui  demandait  les 
circonstances  de  son  voyage  d'Ethiopie  ;  l'autre  voulait  savoir 
ce  qu'il  avait  vu  à  Damas;  une  autre  lui  demandait  s'il  avait 
connu  autrefois  Ulysse  avant  le  siège  de  Troie.  11  répondait  à 
toutes  avec  douceur;  et  ses  paroles,  quoique  simples,  étaient 
pleines  de  grâces. 

Calypso  ne  les  laissa  pas  longtemps  dans  cette  conversation  ; 
elle  revint  :  et,  pendant  que  ses  nymphes  se  mirent  à  cueillir 
des  fleurs  en  chantant  pour  amuser  Télémaque,  elle  prit  à  l'é- 
cart Mentor  pour  le  faire  parler.  La  douce  vapeur  du  sommeil 
ne  coule  pas  plus  doucement  dans  les  yeux  appesantis  et  dans 
tous  les  membres  fatigués  d'un  homme  abattu,  que  les  paroles 
flatteuses  de  la  déesse  s'insinuaient  pour  enchanter  le  cœur  de 
Mentor,  mais  elle  sentait  toujours  je  ne  sais  quoi  qui  repous- 
sait tous  ses  efforts,  et  qui  se  jouait  de  ses  charmes  3.  Sembla- 
ble à  un  rocher  escarpé  qui  cache  son  front  dans  les  nues  et 
qui  se  joue  de  la  rage  des  vents'*,  Mentor,  immobile  dans  ses 
sages  desseins,  se  laissait  presser  par  Calypso.  Quelquefois 
même  il  lui  laissait  espérer  qu'elle  l'embarrasserait  par  ses 
questions,  et  qu'elle  tirerait  la  vérité  du  foud  de  son  cœur. 
Mais,  au  moment  où  elle  croyait  satisfaire  sa  curiosité,  ses  es- 
pérances s'évanouissaient  :    tout   ce   qu'elle    s'imaginait    tenir 


i.  Le  verbe  «  accompagner,  »  est  une 
formation  toute  française,  bien  qu'avec 
des  mots  latins  {ad  cum  partis)  ;  être 
compagnon,  celui  qui  partage  le  pain  ou 
qui  le  mange  avec  un  autre;  le  sens  pri- 
mitif s'est  singulièrement  modifié. 

i.  «  Secret,  »  ici  discrétion;  ne  se 
dirait  plus  dans  ce  sens. 

3.  «  Gliarmes  »  est  pris  dans  les  deux 
sens  :  le3  attraits  de  Calypso  sont  des 
charmes  en  quelque  sorte  magiques.  — 
De  carmina,  parce  que  les  paroles  ma- 
giques étaient  en  vers. 

4.  Cette  comparaison  est  empruntée 
à  Virgile  : 


Ille  (velut  rupos  vastum  <juœ  proriit  in  requor, 
Obvia  veiitoiuii)  furiis,  expostaque  ponto, 
Vim  cunctain  atque  minas  perfert  cœliijue 
[marisque, 
Ipsa  iinmota  manens). 

[JBn.t  1.  X,  v.  693.) 

«  Semblablo  à  une  roche  qui  s'avance 
»  dans  la  vaste  mer,  exposée  à  la  fureur 
»  des  vents  et  à  celle  de  la  mer,  9uppor- 
»  tant  tout  l'effort  du  ciel  et  de  la  mer, 
»  et  elle-même  demeurant  immobile.  » 
Fénelon  a  bien  affaibli  Virgile;  il  n'y  a 
pas  de  trace  du  trait  sublime  qui  termine 
ie  texte  latin. 


LIVRE  SIXIÈME. 


113 


lui  échappait  tout  à  coup  ;  et  une  réponse  courte  de  Mentor  la 
replongeait  dans  ses  incertitudes.  Elle  passait  ainsi  les  jour- 
nées, tantôt  flattant  Télémaque,  tantôt  cherchant  les  moyens 
de  le  détacher  de  Mentor,  qu'elle  n'espérait  plus  de  l  faire  par- 
ler. Elle  employait  ses  plus  belles  nymphes  à  faire  naître  les 
feux  de  l'amour  dans  le  cœur  du  jeune  Télémaque,  et  une 
divinité  plus  puissante  qu'elle  vint  à  son  secours  pour  y  réus- 
sir8. 

Vénus,  toujours  pleine  de  ressentiment  du  mép  ris  que  Men- 
tor et  Télémaque  avaient  témoigné  pour  le  culte  qu'on  lui  ren- 
dait dans  l'île  de  Chypre,  ne  pouvait  se  consoler  de  voir  que  ces 
deux  téméraires  mortels  eussent  échappé  aux  vents  et  à  la  mer 
dans  la  tempête  excitée  par  Neptune.  Elle  en  fit  des  plaintes 
amôres  à  Jupiter  :  mais  le  père  des  dieux,  souriant,  sans  vou- 
loir lui  découvrir  que  Minerve,  sous  la  figure  de  Mentor,  avait 
sauvé  le  fils  d'Ulysse,  permit  à  Vénus  de  chercher  les  moyens 
de  se  venger  de  ces  deux  hommes s.  Elle  quitte  l' Olympe,  elle 
oublie  les  doux  parfums  qu'on  brûle  sur  ses  autels  à  Paphos,  à 
Cythère  et  à  Idalie  ;  elle  vole  dans  son  char  attelé  de  colombes  ; 
elle  appelle  son  fils;  et,  la  douleur  répandant  sur  son  visage 
de  nouvelles  grâces,  elle  parla  ainsi  : 

«  Vois-tu,  mon  fils,  ces  deux  hommes  qui  méprisent  ta  puis- 
»  sance  et  la  mienne  ?  Qui  voudra  désormais  nous  adorer  *  ?  Va, 
»  perce  de  tes  flèches  ces  deux  cœurs  insensibles  :  descends 
»  avec  moi  dans  cette  île;  je  parlerai  à  Calypso.  »  Elle  dit  ;  et, 
fendant  les  airs  dans  un  nuage  tout  doré,  elle  se  présenta  à 
Calypso,  qui,  dans  ce  moment,  était  seule  au  bord  d'une  fon- 
taine assez  loin  de  sa  grotte. 

«  Malheureuse  déesse,  lui  dit-elle,  l'ingrat  Ulysse  vous  a  mé- 
»  prisée  ;  son  fils,  encore  plus  dur  que  lui,  vous  prépare  un 
»  semblable  mépris  ;  mais  l'Amour  vient  lui-même  pour  vous 
»  venger.  Je  vous  le  laisse  :  il  demeurera  parmi  vos  nymphes, 
»  comme  autrefois  l'enfant  Bacchus  fut  nourri  par  les  nym- 
»  phes  de  l'île  de  Naxos5.  Télémaque  ie  verra  comme  un  enfant 


1  •  De  »  ne  s'emploierait  plus  en  pa- 
reil cas.  Il  y  a  un  bel  exemple  de  cetle 
façon  de  parler  dans  les  vers  de  Racine 
si  connus  : 

Non,  tous   n'espérez  plus   de  nous  revoir  en- 

[cor, 

Sacrés  murs  que  n'a  pu  conserver  mon  Hector. 

2.  «  Réussir,  »  idée  de  sortir  avec 
avantage  d'une  difficulté  ;  s'explique  par 
l'italien  uscire,  sortir. 

3.  Cette  mythologie  ne  sort  pas  des 
conceptions  de   la  poésie  antique  :  le 


père  des  dieux  est  encore  ici  le  jouet 
de  toutes  les  passions  des  autres  divini- 
tés. 

4.  Dans  VEnéide,  c'est  Junon,  ennemie 
d'Éuée,  qui  parle  ainsi  : 

.  .  Et  quisquam  numen  Junonis  adorât 
Praelerea,  aut  supplex  aris  imponet  honorera? 

(L.  I,  v.  48.) 
«  Et  qui  désormais  adorera  la  divinité 
»  de  Juuou,  ou,   suppliant,  placera   des 
o  offrandes  sur  ses  autels?  ■ 

5.  Naxos,    une   des  Cyclades    dans  la 


m 


TÉLÊMAQIE. 


»  ordinaire;  il  ne  pourra  s'en  défier,  et  il  sentira  bientôt  son 
»  pouvoir.  »  Elle  dit;  et,  remontant  dans  ce  nuage  doré  d'où 
elle  était  sortie,  elle  laissa  après  elle  une  odeur  d'ambroisie 
dont  tous  les  bois  de  Calypso  furent  parfumés  *. 

L'Amour  demeura  entre  les  bras  de  Calypso.  Quoique  déesse, 
elle  sentit  la  flamme  qui  coulait  déjà  dans  son  sein.  Pour  se 
soulager,  elle  le  donna  aussitôt  à  la  nymphe  qui  était  auprès 
d'elle,  nommée  Eucharis.  Mais,  hélas  !  dans  la  suite,  combien 
de  fois  se  repentit-elle  de  l'avoir  fait!  D'abord,  rien  ne  parais- 
sait plus  innocent,  plus  duux,  plus  aimable,  plus  ingénu  et 
plus  gracieux  que  cet  enfant.  A  le  voir  enjoué,  flatteur,  tou- 
jours riant,  on  aurait  cru  qu'il  ne  pouvait  donner  que  du  plai- 
sir :  mais  à  peine  s'était-on  fié  à  ses  caresses,  qu'on  y  sentait 
je  ne  sais  quoi  d'empoisonné.  L'enfant  malin  et  trompeur  ne 
caressait  que  pour  trahir;  et  il  ne  riait  jamais  que  des  maux 
cruels  qu'il  avait  faits,  ou  qu'il  voulait  faire.  11  n'osait  appro- 
cher de  Mentor,  dont  la  sévérité  l'épouvantait;  et  il  sentait 
que  cet  inconnu  était  invulnérable,  en  sorte  qu'aucune  de  ses 
flèches  n'aurait  pu  le  percer.  Pour  les  nymphes,  elles  sentirent 
bientôt  les  feux  que  cet  enfant  trompeur  allume;  mais  elles 
cachaient  avec  soin  la  plaie  profonde  qui  s'envenimait  dans 
leurs  cœurs  '. 

II .  Cependant  Télémaque,  voyant  cet  enfant  qui  se  jouait  avec 
les  nymphe-,  fut  surpris  de  sa  douceur  ei  de  sa  beauté.  Il  l'em- 
brasse, il  le  prend  tantôt  sur  ses  genoux,  tantôt  entre  ses 
bras;  il  sent  en  lui-même  une  inquiétude3  dont  il  ne  peut 
trouver  la  cause.  Plus  il  cherche  à  se  jouer  innocemment,  plus 
il  se  trouble  et  s'amollit.  «  Voyez-vous  ces  nymphes?  disait-il 
o  à  Mentor:  combien  sont-elles  dirïere'.ites  de  ces  femmes  de 
»  l'île  de  Chypre,  dont  la  beauté  était  <  hoquante  à  cause  de 
»  leur  immodestie  !  Ces  beautés  immortelles  montrent  une  in- 
»  nocence,  une  modestie,  une  simplicité  qui  charme.»  Parlant 
ainsi,  il  rougissait  sans  savoir  pourquoi.  Il  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  parler;  mais  à  peine  avait-il  commencé,  qu'il  ne  pou- 
vait continuer;  ses  paroles  étaient  entrecoupées,  obscures,  et 
quelquefois  elles  n'avaient  aucun  sens v. 


mer  Egée.  Jupiter,  voulant  dérober  Bac- 
clius  a  la  haine  de  Junon,  avait  caché  le 
ieuûe  dieu  dans  cette  île. 

1.  Aliment  à  l'usape  des  dieux.  Il  s'ap- 
pliquait  aussi  à    l'idée  d'un  parfum  cé- 
leste. Ainsi  dans  Virgile  : 
H*c  ait.  et  liquidum  ambrosiae  difludit  odorem- 
[Geury.,  1.  IV,  v.  414.) 

t  Elle  dit.  et  répandit  sur  son  fils  une 
»  essence  d  ambroisie.  » 


2.  Tout  cet  épisode  de  l'Amour  placé 
par  Venus  entre  les  bras  de  CalypS"  et  de 
ses  nymphes,  est  renouvelé  de  Virgile. 
Cette  invention  a  dans  le  poète  latin  un 
plu»  grand  caractère,  grâce  au  tableau 
de  la  passion  si  tragique  de  Didun. 

3.  «  Inquieiude,  »  dans  le  sens  étymo- 
logique; agitation,  absence  de  repos, 
mens  inquiéta. 

4.  La  passion  se  révèle  par  une  sorte 


LIVRE  SIXIÈME. 


115 


Mentor  lui  dit:  «  0  Télémaque,  les  dangers  de  l'île  de  Chy- 
»  pre  n'étaient  rien,  si  on  les  compare  à  ceux  dont  vous  ne 
»  vous  défiez  pas  maintenant.  Le  vice  gros?ier  fait  horreur; 
»  l'impudence  brutale  donne  de  l'indignation;  mais  la  beauté 
»  modeste  est  bien  plus  dangereuse:  en  l'aimant,  on  croit  n'ai- 
»  mer  que  la  vertu  ;  et  insensiblement  on  se  laisse  aller  aux  ap- 
»  pas1  trompeurs  d'une  passion  qu'on  n'aperçoit  que  quand  il 
»  n'est  presque  plus  temps  de  l'éteindre.  Fuyez,  ô  mon  cher 
»  Télémaque,  fuyez  ces  nymphes,  qui  ne  sont  si  discrètes2  que 
» 
» 
» 

» 

» 


pour  vous  mieux  tromper;  fuyez  les  dangers  de  votre  jeu- 
nesse: mais  surtout  fuyez  cet  enfant  que  vous  ne  connaissez 
pas.  C'est  l'Amour,  que  Vénus,  sa  mère,  est  venue  apporter 
dans  cette  île,  pour  se  venger  3  du  mépris  que  vous  avez  té- 
moigné *  pour  le  culte  qu'on  lui  rend  à  Cythère  :  il  a  blessé  le 
cœur  de  la  déesse  Calypso;  elle  est  passionnée  pour  vous  :  il  a 
brûlé  toutes  les  nymphes  qui  l'environnent  ;  vous  brûlez  vous- 
même,  ô  malheureux  jeune  homme,  presque  sans  le  savoir.  » 
Télémaque  interrompait  souvent  Mentor,  en  lui  disant: 
Pourquoi  ne  demeurerions-nous  pas  dans  cette  île?  Ulysse  ne 
vit  p'us;  il  doit  être  depuis  longtemps  enseveli5  dans  les  on- 
des ;  Pénélope,  ne  voyant  revenir  ni  lui  ni  moi,  n'aura  pu 
résistera  tant  de  prétendants:  son  père  Icare6  l'aura  con- 
trainte d'accepter  un  nouvel  époux.  Retournerai-je  à  Itha- 
que, pour  la  voir  engagée  dans  de  nouveaux  liens  et  man- 
quant à  la  foi  qu'elle  avait  donnée  à  mon  père  ?  Les  Itha- 
ciens  ont  oublié  Ulysse.  Nous  ne  pourrions  y  retourner  que 
»  pour  chercher  une  mort  assurée,  puisque  les  amants  de  Pé- 
»  nélope  ont  occupé  toutes  les  avenues  du  port7,  pour  mieux 
»  assurer  notre  perte  à  notre  retour.  » 

Mentor  répondait  :«  Voilà  l'effet  d'une  aveugle  passion8.  On 
»  cherche  avec  subtilité  toutes  les  raisons  qui  la  favorisent,  et 
»  on  se  détourne  de  peur  de  voir  toutes  celles  qui  la  condam- 


d'égarement  ;  la  peusée  fuit,  elle  cherche 
son  expression.  Virgile  avait  dit  : 

Incipit  effart,  mediaque  in  voce  resislit. 
{^En.,  I.  IV,  v.  76.) 

t  Elle  commence  à  parler,  et  s'arrête 
a  au  milieu  de  son  discours,  t 

1.  i  Appas,  »  du  verbe  pasci,  or; 
nourriture  dont  on  veut  se  repaître  et  qui 
trahit;  l'appât  que  l'on  offre  aux  pois- 
sons. —  Au  pluriel,  comme  ici,  il  se 
prend  fij^urém^nt,  et  signifie  «  ce  qui 
est  livré  en  pâture  à  la  passion,  ce  qui 
Séduit.  » 

2.  t  Discrète!;  i  celui-là  est  discret 
qui  garde  à  part  ce  qu'il  pense,  ce  qu'il 
voit  (qui  dis  cernit). 


3.  «  Venger,  »  de  vindicare,  littér., 
garantir  sa  propriété,  son  droit,  son 
honneur,  en  punissant  l'offenseur. 

4.  «  Témoigné,  »  déclaré  publique- 
ment, en  présence  de  témoins. 

5.  «  Enseveli,  i  sepultus,sepulchrum; 
l'idée  d'être  entouré  d'une  barrière, 
d'une  haie,  sepes. 

6.  Ne  pas  confondre  le  père  de  Péné- 
lope avec  le  fils  de  Dédale,  si  célèbre  par 
sa  chute  dans  la  mer  qui  fut  appelée  la 
mer  Icarienne. 

7.  ■  Port,  •  de  portare,  l'endroit  où  les 
marchandises  sont  apportées,débarquées. 

8.  C'est  une  métonymie  :  la  passion 
n'est  pas  aveugle,  elle  rend  tel. 


116  TÉLÉMAQUE. 

d  nent.  On  n'est  plus  ingénieux  que  pour  se  tromper,  et  pour 
»  étouffer  ses  remords.  Avez-vous  oublié  tout  ce  que  les  dieux 
»  ont  fait  pour  vous  ramener  dans  votre  patrie?  Comment 
»  ôtes-vous  sorti  de  la  Sicile?  Les  malheurs  que  vous  avez  éprou- 
»  vés  en  Egypte  ne  se  sont-ils  pas  tournés  tout  ;'i  coup  en  pros- 
»  pérités?  Quelle  main  inconnue  vous  a  enlevé  à  tous  les  dan- 
»  gers  qui  menaçaient  votre  tête  dans  la  ville  de  Tyr  ?  Après 
»  tant  de  merveilles,  ignorez-vous  encore  ce  que  les  destinées 
»  vous  ont  préparé?  Mais,  que  dis-je?  vous  en  êtes  indigne  ! 
»  Pour  moi,  je  pars,  et  je  saurai  bien  sortir  de  cette  île.  Lâ- 
»  che  fils  d'un  père  si  sage  et  si  généreux  !  menez  ici  une  vie 
»  molle  et  sans  honneur  au  milieu  des  femmes  ;  faites,  malgré 
»  les  dieux,  ce  que  votre  père  Crut  indigne  de  lui l.  » 

Ces  paroles  de  mépris  percèrent  Télémaque  jusqu'au  fond 
du  cœur|ll  se  sentait  attendri  pour  Mentor;  sa  douleur  était 
mêlée  de  honte:  il  craignait  l'indignation  et  le  départ  de  cet 
homme  si  sage  à  qui  il  devait  tant  :  mais  unepassion  naissante, 
et  qu'il  ne  connaissait  pas  lui-môme,  faisait  qu'il  n'était  plus 
le  même  homme.  «  Quoi  donc,  disait-il  à  Mentor,  les  larmes 
»  aux  yeux,  vous  ne  comptez  pour  rien  l'immortalité  qui  m'est 
»  offerte  par  la  déesse?  »  «  Je  compte  pour  rien,  répondait 
,)  Mentor,  tout  ce  qui  est  contre  la  vertu  et  contre  les  ordres 
»  des  dieux.  La  vertu  vous  rappelle  dans  votre  patrie  pourre- 
»  voir  Ulysse  et  Pénélope  ;  la  vertu2  vous  défend  de  vous  aban- 
»  donner  à  une  folle  passion.  Les  dieux,  qui  vous  ont  délivré 
»  de  tant  de  périls  pour  vous  préparer  une  gloire  égale  à  celle 
»  de  votre  père,  vous  ordonnent  de  quitter  cette  île.  L'amour 
»  seul,  ce  honteux  tyran,  peut  vous  y  retenir.  Hé  1  que  feriez- 
»  vous  d'une  vie  immortelle,  sans  liberté,  sans  vertu,  sans 
»  gloire?  Cette  vie  serait  encore  plus  malheureuse,  en  ce  qu'elle 
»  ne  pourrait  finir.  » 

Télémaque  ne  répondait  à  ce  discours  que  par  des  soupirs. 
Quelquefois  il  aurait  souhaité  que  Mentor  l'eût  arraché  malgré 
lui  de  cette  île  ;  quelquefois  il  lui  tardait  que  Mentor  fût  parti, 
pour  n'avoir  plus  devant  ses  yeux  cet  ami  sévère  3  qui  lui  re- 
prochait sa  faiblesse.  Toutes  ces  pensées  contraires  agitaient 
tour  à  tour  son  cœur,  et  aucune  n'y  était  constante*:  son 


1.  Le  discours  de  Mentor  est  à  la  fois 
indigné  et  tendre;  les  motifs  vont  crois- 
sant, selon  les  règles  de  la  rhétorique. 
Le  dernier  trait  est  le  plus  pénétrant, 
et  l'auteur  l'a  justement  réservé  pour  la 
fin.  Il  y  a  sur  ce  sujet  un  très-beau  dé- 
tail dansHomère;  au  livre  V  de  l'Odyssée 
Calypso  oflre  à  Ulysse  l'immortalité,  mais 
le  héros  grec  lui  déclare  qu'il  aime  mieux 


revoir  la  fumée  de  sa  pauvre  ville  d'I- 
thaque. 

2.  La  t  vertu  •  est  ici  prise  dans  le 
sens  de  courage,  force,  virtus,  dont  la 
racine  est  vis. 

3.  «  Sévère,  »  s'explique  par  verus  et 
l'initiale  intensive  se;  l'homme  sévère 
est  le  rigidus  verx  satelles. 

4.  «  Constante  ;  »    un  cœur  constant. 


LIVRE  SIXIÈME. 


117 


cœur  était  comme  la  mer,  qui  est  le  jouet  de  lous  les  vents 
contraires.  Il  demeurait  souvent  étendu  et  immobile  sur  le  ri- 
vage de  la  mer,  souvent  dans  le  fond  de  quelque  bois  sombre, 
versant  des  larmes  *  amères  et  poussant  des  cris  semblables  aux 
rugissements  d'un  lion.  Il  était  devenu  maigre,  ses  yeux  creux 
étaient  pleins  d'un  feu  dévorant8;  aie  voir  pâle,  abattu  et  dé- 
figuré, on  aurait  cru  que  ce  n'était  point  Télémaque.  Sa  beauté, 
son  enjouement,  sa  noble  fierté,  s'enfuyaient  loin  de  lui.  Il  pé- 
rissait :  tel  qu'une  fleur  qui,  étant  épanouie  le  matin,  répan- 
dait ses  doux  parfums  dans  la  campagne  et  se  flétrit  peu  à  peu 
vers  le  soir;  ses  vives  couleurs  s'effacent;  elle  languit,  elle  se 
desséche,  et  sa  belle  tête  se  penche,  ne  pouvant  plus  se  soute- 
nir 3:  ainsi  le  fils  d'Ulysse  était  aux  portes  de  la  mort. 

Mentor,  voyant  que  Télémaque  ne  pouvait  résister  à  la  vio- 
.lence  de  sa  passion,  conçut  un  dessein  plein  d'adresse  pour  le 
délivrer  d'un  si  grand  danger.  11  avait  remarqué  que  Calypso 
aimait  éperdument*  Télémaque,  et  que  Télémaque  n'aimait  pas 
moins  la  jeune  nymphe  Eucharis;  car  le  cruel  Amour,  pour 
tourmenter  les  mortels,  fait  qu'on  n'aime  guère  la  personne 
dont  on  est  aimé.  Mentor  résolut  d'exciter  la  jalousie  de  Ca- 
lypso  6.  Eucharis  devait  emmener  Télémaque  dans  une  chasse. 
Mentor  dit  à  Calypso:  «J'ai  remarqué  dans  Télémaque  une 
»  passion  pour  la  chasse  que  je  n'avais  jamais  vue  en  lui;  ce 
»  plaisir  commence  à  le  dégoûter  de  tout  autre:  il  n'aime  plus 
»  que  les  forOts  et  les  montagnes  les  plus  sauvages.  Est-ce  vous, 
ï>  ô  déesse,  qui  lui  inspirez  cette  grande  ardeur  ?  » 

Calypso  sentit  un  dépit  cruel  en  écoutant  ces  paroles,  et 
elle  ne  put  se  retenir.  «  Ce  Télémaque,  répondit-elle,  qui  a 
»  méprisé  tons  les  plaisirs  de  l'île  de  Chypre,  ne  peut  résister 
»  à  la  médiocre  beauté  d'une  de  mes  nymphes.  Comment  ose- 
»  t  il  se  vanter  d'avoir  fait  tant  d'actions  merveilleuses,  lui 
»  dont  le  cœur  s'amollit  lâchement  par  la  volupté,  et  qui  ne 
»  semble  né  que  pour  passer  une  vie  obscure  au  milieu  des 
»  femmes?  »  Mentor,  remarquant  avec  plaisir  combien  la  ja- 
lousie troublait  le  cœur  de  Calypso,  n'en  dit  pas  davantage, 


qui  stat  secum,  qui  demeure  debout, 
ferme  avec  lui-même. 

1 .  «  Larmes.  •  lacrymœ,  le  même  que 
Sàxç'j,  «lu  verbe  Sàxvw,  Sôxw,  mordeo. 

ï.  Racine,  dans  Phèdre,  a  dit  avec 
moins  d'énergie  : 

Chwgéi  d'un  feu  secret  vos  yeux  s'appesan- 
tissent. 

3.  On  reconnaît  encore  Ici  un  souvenir 
do  Virgile  dans  l'épisode  de  la  mort 
d'Euryale  : 


...  Lassove  papavera  collo 
Demisere  caput,  pluvia  cum  forte  gravantur. 

(L.  IX,  v.  436.) 

•  Ainsi  des  pavots  courbent  leurs  têtes 
»  fatiguées  par  la  plnie.  » 

4.  Aimer  «  éperdument,  »  de  manière 
à  perdre  la  raison,  le  bon  sens. 

5.  Il  espérait,  eu  excitant  la  jalousie 
de  Calypso,  déterminer  la  déesse  à  reu- 
vover  Télémaque. 


M8 


TÉLÉMAQUE. 


de  peur  de  la  mettre  en  défiance  de  lui;  il  lui  montrait  seule- 
ment un  visage  triste  et  abattu.  La  déesse  lui  découvrait  ses 
peines  sur  toutes  les  choses  qu'elle  voyait,  et  elle  faisait  sans 
cesse  des  plaintes  nouvelles.  Cette  chasse  dont  Mentor  l'avait 
avertie  acheva  de  la  mettre  en  fureur.  Elle  sut  que  Téléma- 
que  n'avait  cherché  qu'à  se  dérober  aux  autres  nymphes  pour 
parlera  Eucharis.  On  proposait  môme  déjà  une  seconde  chasse, 
où  elle  prévoyait  qu'il  ferait  comme  dans  la  première.  Pour 
rompre  les  mesures  deTélémaque,  elle  déclara  qu'elle  en  vou- 
lait ûtre.  Puis,  tout  à  coup,  ne  pouvant  plus  modérer  son  res- 
sentiment, elle  lui  parla  ainsi: 

«  Est-ce  donc  ainsi,  ô  jeune  téméraire,  que  tu  es  venu  dans 
»  mon  île  pour  échapper  au  juste  naufrage  que  Neptune  te 
»  préparait,  et  à  la  vengeance  des  dieux?  N'es-tu  entré  dans 
»  cette  île,  qui  n'est  ouverte  à  aucun  mortel,  que  pour  mépri* 
»  ser  ma  puissance  et  l'amour  que  je  t'ai  témoigné?  O  divinités 
»  de  l'Olympe  et  du  Styx,  écoutez  une  malheureuse  déesse  ! 
»  Hâtez-vous  de  confondre  ce  perfide,  cet  ingrat,  cet  impie. 
»  Puisque  tu  es  encore  plus  dur  et  plus  injuste  que  ton  père, 
»  puisses-tu  souffrir  des  maux  encore  plus  longs  et  plus  cruels 
»  que  les  siens!  Non,  non,  que  jamais  tu  ne  revoies  ta  patrie, 
»  cette  pauvre  et  misérable  Ithaque  que  tu  n'as  point  eu  honte 
»  de  préférer  à  l'immortalité!  ou  plutôt  que  tu  périsses,  en 
»  la  voyant  de  loin,  au  milieu  de  la  mer,  et  que  ton  corps, 
»  devenu  le  jouet  des  flots,  soit  rejeté,  sans  espérance  de  sé- 
»  pulture  l,  sur  le  sable  de  ce  rivage!  Que  mes  yeux  le  voient 
»  mangé  par  les  vautours!  Celle  que  tu  aimes  le  verra  aussi  : 
»  elle  le  verra;  elle  en  aura  le  cœur  déchiré;  et  son  désespoir 
»  fera  mon  bonheur8!  » 

En  parlant  ainsi,  Calypso  avait  les  yeux  rouges  et  enflam- 
més: ses  regards  ne  s'arrêtaient  jamais  en  aucun  endroit;  ils 
avaient  je  ne  sais  quoi  de  sombre  et  de  farouche.  Ses  joues 
tremblantes  étaient  couvertes  de  taches  noires  et  livides  3;  elle 
changeait  à  chaque  moment  de  couleur.  Souvent  une  pâleur 
mortelle  se  répandait  sur  tout  son  visage:  ses  larmes  ne  cou- 


i.  La  plus  cruelle  menace  chei  le9  an- 
ciens, c'était  d'être  privé  de  sépulture, 
et  par  suite  d'errer  cent  ans  sur  les  bords 
du  Styx.  (Voy.  Enéide,  VI,  329J. 

2.  Ce  discours  de  Calypso  est  l'expres- 
*ou  d'une  ardente  passion  ;  il  est  imité 
ne  Virgile  pour    les    invectives   que   le 

foëte  met  dans  la  bouche  de  Didon  au 
V«  livre  de  l'Enéide.  Mais  dans  l'E- 
néide   la  situation    est   différente  ;   la 


reine  de  Carthase    ae  voit  pas  d'autre 
parti  à  prendre  que  celui  de  mourir. 

3.  Sanguineam    volvens   aciem,    maculisqne 
[treraectai 
Interfusa  gênas 

{^n.,  IV,  y.  643.) 

t  Roulant  des  yeux  sanglants,  les  jou&i 
»  tremblantes  et  semées  de  taches.  ■ 


LIVRE  SIXIÈME. 


119 


laient  plus  comme  autrefois  avec  abondance  ;  la  rage  et  le  dé- 
sespoir semblaient  en  avoir  tari  la  source,  et  à  peine  en  cou- 
lait-il quelqu'une  sur  ses  joues.  Sa  voix  était  rauque,  tremblante 
et  entrecoupée. 

Mentor  observait  tous  ses  mouvements,  et  ne  parlait  plus  à 
Télémaque.  Il  le  traitait  comme  un  malade  désespéré  qu'on 
abandonne .-iljetaitsouventsur  lui  des  regards  de  compassion. 

Télémaque  sentait  combien  il  était  coupable  et  indigne 
de  l'amitié  de  Mentor.  Il  n'osait  lever  les  yeux,  de  peur  de  ren- 
contrer ceux  de  son  ami,  dont  le  silence  môme  le  condamnait. 
Quelquefois  il  avait  envie  d'aller  se  jeter  à  son  cou,  et  de  lui 
témoigner  combien  il  était  touché  de  sa  faute:  mais  il  était  re- 
tenu, tantôt  par  une  mauvaise  honte,  et  tantôt  par  la  crainte 
d'aller  plus  loin  qu'il  ne  voulait  pour  se  tirer  du  péril;  carie 
péril  lui  semblait  doux,  et  il  ne  pouvait  encore  se  résoudre  à 
vaincre  sa  folle  passion. 

NI.  Les  dieux  et  les  déesses  de  l'Olympe,  assemblés  dans  un 
profond  silence,  avaient  les  yeux  attachés  sur  l'île  de  Calypso, 
pour  voir  qui  serait  victorieux,  ou  de  Minerve  ou  de  l'Amour. 
L'Amour,  en  se  jouant  avec  les  nymphes,  avait  mis  tout  en  feu 
dans  l'île.  Minerve,  sous  la  figure  de  Mentor,  se  servait  de  la  ja- 
lousie, inséparable  de  l'Amour,  contre  l'amour  même.  Jupiter 
avait  résolu  d'être  le  spectateur  de  ce  combat,  et  de  demeurer 
neutre l. 

Cependant  Eucharis  2,  qui  craignait  que  Télémaque  ne  lui 
échappât,  usait  de  mille  artifices  pour  le  retenir  dans  ses  liens. 
Déjà  elle  allait  partir  avec  lui  pour  la  seconde  chasse,  et  elle 
était  vêtue  comme  Diane.  Vénus  et  Cupidon  avaient  répandu 
sur  elle  de  nouveaux  charmes  ;  en  sorte  que  ce  jour-là  sa 
beauté  effaçait  celle  de  la  déesse  Calypso  même.  Calypso,  la 
regardant  de  loin,  se  regarda  en  môme  temps  dans  la  plus  claire 
de  ses  fontaines;  et  elle  eut  honte  de  se  voir.  Alors  elle  se  ca- 
cha au  fond  de  sa  grotte,  et  parla  ainsi  toute  s*eule  : 

«  Il  ne  me  sert  donc  de  rien  d'avoir  voulu  troubler  ces  deux 
»  amants,  en  déclarant  que  je  veux  être  de  cette  chasse!  En 
»  serai-je?Irai-je  la  faire  triompher,  et  faire  servir  ma  beauté 
»  à  relever  la  sienne?  Faudra-t-il  que  Télémaque,  en  me 
»  voyant,  soit  encore  plus  passionné  pour  son  Eucharis  ?  0  mal- 
•  heureuse  !  qu'ai-je  fait?  Non,  je  n'y  irai  pas,  ils  n'y  iront  pas 

1 .  Homère  et  Virgile  montrent  souvent  2.  Eucharis,  nom  fort  poétique  et  d'un» 

aussi  les  dieux  «ie  l'Olympe  contemplant  éjéKante  erécilé   sienifie  «  la  eracieuse 

avec  curiosité  les  combats  et  les  passions  eieS^^  grecite,  signme  «  la  grac.euse, 

des  mortels.  la  belle.  » 


120 


TÉLÉMÀQUE. 


»  eux-mêmes,  je  saurai  bien  les  en  empêcher.  Je  vais  trouver 
»  Mentor;  je  le  prierai  d'enlever  Télémaque  :  il  le  remmènera 
»  à  Ithaque.  Mais  que  dis-je  ?  et  que  deviendrai-je,  quand  Télé- 
t  maque  sera  parti?  Oùsuis-je?  Que  reste-t-il  à  faire?  0 
»  cruelle  Vénus  I  Vénus,  vous  m'avez  trompée  I  ô  perfide  pré- 
»  sent  que  vous  m'avez  fait!  Pernicieux  enfant  1  Amour  em- 
»  pesté  M  je  ne  t'avais  ouvert  mon  cœur  que  dans  l'espérance 
»  de  vivre  heureuse  avec  Télémaque,  et  tu  n'as  porté  dans  ce 
»  cœur  que  trouble  et  que  désespoir  s  !  Mes  nymphes  sont  ré- 
»  voilées  contre  moi.  Ma  divinité  ne  me  sert  plus  qu'à  rendre 
»  mon  malheur  éternel 3.  Oh  1  si  j'élais  libre  de  me  donner  la 
»  mort  pour  finir  mes  douleurs!  Télémaque,  il  faut  que  tu 
»  meures,  puisque  je  ne  puis  mourir!  Je  me  vengerai  de  les 
»  ingratitudes  :  ta  nymphe  le  verra  ,  je  te  percerai  à  ses 
o  yeux.  Mais  je  m'égare.  O  malheureuse  Calypso!  que  veux-tu? 
»  Faire  périr  un  innocent  que  tu  as  jeté  toi  même  dans  cet 
»  abîme  de  malheurs?  C'est  moi  qui  ai  mis  le  flambeau  fatal 
»  dans  le  sein  du  chaste  Télémaque.  Quelle  innocence  !  quelle 
»  vertu!  quelle  horreur  du  vice!  quel  courage  contre  leshon- 
»  teux  plaisirs!  Fallait-il  empoisonner  son  cœur?  Il  m'eût  quit- 
»  tée!...  Hé  bien  !  ne  faudra -t-il  pas  qu'il  me  quitte,  ou  que  je 
»  le  voie,  plein  de  mépris  pour  moi,  ne  vivant  plus  que  pour 
»  ma  rivale?  Non,  non,  je  ne  souffre  que  ce  que  j'ai  bien  mé- 
»  rite.  Pars,  Télémaque,  va- t'en  au  delà  des  mers  :  laisse  Ca- 
»  lypso  sans  consolation,  ne  pouvant  supporter  la  vie,  ni  trou- 
»  ver  la  mort  :  laisse-la  inconsolable,  couverte  de  honte,  dé- 
»  sespérée,  avec  ton  orgueilleuse  *  Eucharis.  » 

Elle  parlait  ainsi  seule  dans  sa  grotte B  :  mais  tout  à  coup  elle 
sort  impétueusement.  «  Où  êtes-vous,  ô  Mentor?  dit-elle.  Est- 
»  ce  ainsi  que  vous  soutenez  Télémaque  contre  le  vice  auquel 
»  il  succombe?  Vous  dormez,  pendant  que  l'Amour  veille  con- 
»  tre  vous  6.  Je  nepuis  souffrir  plus  longtemps  cette  lâche  indif- 
»  férence  que  vous  témoignez.  Verrez-vous  toujours  tranquille- 
»  ment  le  fils  d'Ulysse  déshonorer  son  père,  et  négliger  sa 
»  haute  destinée?  Est-ce  à  vous  ou  à  moi  que  ses  parents  ont 


i.  Expression  asseï  singulière  et  peu 
choisie. 

2.  Juste  gradation  :  rien  n'est  au- 
dessous  du  «  désespoir  ;  «  le  «  trouble  • 
n'en  saurait  être  que  le  prélude. 

3.  Calypso  n'excite  guère  la  pitié. 
Après  le  départ  d'Ulysse,  «  elle  se  trou- 
vait malheureuse  d'être  immortelle.  » 
Ici  elle  dit  la  même  chose  au  sujet  de 
Télémaque.  —  Cette  passion  de  Calypso 
est  une  assez  faible  invention  poétique. 


4.  Eucharis  ayant  triomphé  de  Télé* 
maque,  Calypso  suppose  que  sa  rivale 
est  orgueilleuse  d'avoir  été  plus  fort* 
que  la  déesse. 

5.  Dans  ce  discours  si  violent,  si  pas- 
sionué,  on  retrouve  Didon  et  Phèdre, 
mais  avec  bien  moins  de  vérité  et  d'éner- 
gie. 

6.  Au  figuré  :  Vous  êtes  en  repos,  et 
votre  ennemi  prépare  des  armes  contre 
voua. 


LIVRE  SIXIÈME.  121 

»  confié  sa  conduite  ?  C'est  moi  qui  cherche  les  moyens  de 
»  guérir  son  cœur;  et  vous,  ne  ferez-vous  rien?  Il  y  a,  dans 
»  le  lieu  le  plus  reculé  de  celte  forêt,  de  grands  peupliers  pro- 
»  près  à  conslruire  un  vaisseau  ;  c'est  là  qu'Ulysse  fit  celui 
»  dans  lequel  il  sortit  de  cette  île.  Vous  trouverez  au  môme  en- 
»  droit  une  profonde  caverne,  où  sont  tous  les  instruments1  nc- 
»  cessaires  pour  tailler  et  pour  joindre  toutes  les  pièces  d'un 
»  vaisseau.  » 

A  peine  eut-elle  dit  ces  paroles,  qu'elle  s'en  repentit.  Mentor 
ne  perdit  pas  un  moment  :  il  alla  dans  cette  caverne,  trouva 
les  instruments,  abattit  les  peupliers,  et  mit  en  un  seul  jour 
un  vaisseau  en  étal  de  voguer.  C'est  que  la  puissance  et  l'in- 
dustrie de  Minerve  n'ont  pas  besoin  d'un  grand  temps  pour 
achever  les  plus  grands  ouvrages. 

Calypso  se  trouva  dans  une  horrible  peine  d'esprit  :  d'un 
côté,  elle  voulait  voir  si  le  travail  de  Mentor  s'avançait;  de  l'au- 
tre, elle  ne  pouvait  se  résoudre  à  quitter  la  chasse,  où  Euclia- 
ris  aurait  été  en  pleine  liberté  avec  Télémaque.  La  jalousie 
ne  lui  permit  jamais  de  perdre  de  vue  les  deux  amants  :  mais 
elle  lâchait  de  tourner  la  chasse  du  côté  où  elle  savait  que 
Mentor  faisait  le  vaisseau.  Elle  entendait  les  coups  de  hache 
et  de  marteau  :  elle  prêtait  l'oreille;  chaque  coup  la  faisait 
frémir.  Mais,  dans  le  moment  même,  elle  craignait  que  cette 
rêverie  ne  lui  eût  dérobé  quelque  signe  ou  quelque  coup  d'oeil 
de  Télémaque  à  la  jeune  nymphe. 

Cependant  Eueharis  disait  à  Télémaque  d'un  ton  moqueur  : 
«  Ne  craignez-vous  point  que  Mentor  ne  vous  blâme  d'être 
«venu  à  la  chasse  sans  lui?  Oh!  que  vous  êtes  à  plaindre  de  vi- 
»  vre  sous  un  si  rude  maître  !  Rien  ne  peut  adoucir  son  auslé- 
»  rite  :  il  affecte  d'être  ennemi  de  tous  les  plaisirs;  il  ne  peut 
»  souffrir  que  vous  en  goûtiez  aucun  ;  il  vous  fait  un  crime 
»  des  choses  les  plus  innocentes.  Vous  pouviez  dépendre  de 
»  lui,  pendant  que  vous  étiez  hors  d'état  de  vous  conduire 
«vous-même;  mais,  après  avoir  montré  tant  de  sagesse, 
»  vous   ne  devez  plus   vous  laisser  traiter  en  enfant.  » 

Ces  paroles  artificieuses  perçaient  le  cœur  de  Télémaque,  et 
le  remplissaient  de  dépit  contre  Mentor,  dont  il  voulait  secouer 
le  joug.  Il  craignait  de  le  revoir,  et  ne  répondait  rien  à  Eucha- 
ris,  tant  il  était  troublé  2.  Enfin,  vers  le  soir,  la  chasse  s'étant 
passée  de  part  et  d'autre  dans  une  contrainte  perpétuelle,  on 

1.  •  Instruments»  [in  struere),  objets  i  2.  L'auteur  veut  montrer  ici  l'entraî- 
>vec  lesquels  on  travaille,  on  construit,  nement  des  passions.  Voici  le  fils  d'U- 
on  dresse  les  objets  dans  le  but  qu'on  |  lysse  porté  à  l'ingratitude  pour  son  pro- 
s'est  proposé.  tecteur  et  son  guide,  dans  lequel  il  a  dû 

TF.l.KMAQrF.      I.  G 


122 


TÉLÉMAQUE. 


revint  par  un  coin  de  la  forât  assez  voisin  du  lieu  où  Mentor 
avait  travaillé  tout  le  jour.  Calypso  aperçut  de  loin  le  vaisseau 
achevé  ;  ses  yeux  se  couvrirent  à  l'instant  d'un  épais  nuage,  sem- 
blable à  celui  de  la  mort.  Ses  genoux  tremblants  se  dérobaient 
sous  elle;  une  froide  sueur  courut  par  tous  les  membres  de 
son  corps  1  ;  elle  fut  contrainte  de  s'appuyer  sur  les  nymphes 
qui  l'environnaient;  et  Eucharis  lui  tendant  la  main  pour  la 
soutenir,  elle  la  repoussa  en  jetant  sur  elle  un  regard  ter- 
rible '. 

IV.  Télémaque,  qui  vit  ce  vaisseau,  mais  qui  ne  vit  point 
Mentor  parce  qu'il  s'était  déjà  retiré,  ayant  fini  son  travail, 
demanda  à  la  déesse  à  qui  était  ce  vaisseau,  et  à  quoi  on  le 
destinait.  D'abord  elle  ne  put  répondre  ,  mais  enfin  elle  dit  : 
«C'est  pour  renvoyer  Mentor  que  je  l'ai  fait  faire;  vous  ne 
»  serez  plus  embarrassé  par  cet  ami  sévère,  qui  s'oppose  à  votre 
»  bonheur,  et  qui  serait  jaloux  si  vous  deveniez  immortel.  » 

«  Mentor  m'abandonne!  c'est  fait  de  moi!  s'écria  Téléma- 
que. 0  Eucharis,  si  Mentor  me  quitte,  je  n'ai  plus  que  vous!  » 
Ces  paroles  lui  échappèrent  dans  le  transport  de  sa  passion.  11 
vit  le  tort  qu'il  avait  eu  en  les  disant  ;  mais  il  n'avait  pas  été 
libre  de  penser  au  sens  de  ses  paroles.  Toute  la  troupe  étonnée 
demeura  dans  le  silence.  Eucharis,  rougissant  et  baissant  tes 


trer.  Mais  pendant  que  la  honte  était  sur  son  visage,  la  joie 
était  au  fond  de  son  cœur.  Télémaque  ne  se  comprenait  plus 
lui-même,  et  ne  pouvait  croire  qu'il  eût  parlé  si  indiscrète- 
ment. Ce  qu'il  avait  fait  lui  paraissait  comme  un  songe,  mais 
r.n  songe  dont  il  demeurait  confus  et  troublé. 

Calypso,  plus  furieuse  qu'une  lionne  à  qui  on  a  enlevé  ses 
petits,  courait  au  travers  de  la  forêt,  sans  suivre  aucun  chemin, 
et  ne  sachant  où  elle  allait  s.  Enfin,  elle  se  trouva  à  l'entrée  de 
la  grotte,  où  Mentor  l'attendait.  «  Sortez  de  mon  île,  dit-elle, 
»  ô  étrangers,  qui  êtes  venus  troubler  mon  repos  :  loin  de  moi 
»  ce  jeune  insensé!  Et  vous,  imprudent  vieillard,  vous  sentirez 
»  ce  que  peut  le  courroux  d'une  déesse,  si  vous  ne  l'arrachez 
»  d'ici  tout  à  l'heure.  Je  ne  veux  plus  le  voir  ;  je  ne  veux  plus 
»»  souffrir  qu'aucune  de  mes  nymphes  lui  parle  ni  le  regarde. 


nourtant  soupçonner  plus  d'une  fois  la 
présence  d'une  divinité. 

1.  Imitation  de  Virgile. 

Tum  gelidus  loto  inanibal  corpore  ludor 
[jEn.,  I.   m,  v.   175.) 

«  Une  sueur  froide  coulait  tur  tout 
sou  corps.  • 


2.  Tableau  vif  et  pittoresque. 

3.  Cette  comparaison  est  plus  éner- 
gique dans  Homère.  Yoyei  //.,  I.  xyki, 
v.  318,  iff-ci  \\i  ipïlviio-,,  etc.,  cinq  vers 
admirables. 


LIVRE  SIXIÈME. 


123 


»  J'en  jure  par  les  ondes  du  Slyx,  serment  qui  fail  trembler 
»  les  dieux  mômes  f.  Mais  apprends,  Télémaque,  que  tes  maux 
»  ne  sont  pas  finis  :  ingrat,  tu  ne  sortiras  de  mon  île,  que  pour 
»  être  en  proie  à  de  nouveaux  malheurs.  Je  serai  vengée;  tu  rc- 
»  grelteras  Calypso,  mais  en  vain.  Neptune,  encore  irrite  contre 
»  ton  père,  qui  l'a  offensé  en  Sicile,  et  sollicité  par  Vénus,  que 
»  tu   as  méprisée  dans  l'île  de  Chypre,  te  prépare  d'autres 
»  lempêles.  Tu  verras  ton  père,  qui  n'est  pas  mort;  mais  tu  !e 
verras  sans  le  connaître.  Tu  ne  te  réuniras  avec  lui  en  Itha- 
que, qu'après  avoir  été  le  jouet  de  la  plus  cruelle  fortune. 
Va  :  je  conjure  les  puissances  célestes  de  me  venger!  Puuscs- 
lu,  au  milieu  des  mers,  suspendu  aux  pointes  d'un  rocher  et 
frappé  de  la  foudre,  invoquer  en  vain  Calypso,  que  ton  sup- 
»  plice  comblera  de  joie  *  I  » 

Ayant  dit  ces  paroles,  son  esprit  agité  était  déjà  prêt  à  pren- 
dre des  résolutions  contraires.  L'Amour  rappela  dans  son 
cœur  le  désir  de  retenir  Télémaque.  «  Qu'il  vive,  disait-elle  en 
»  elle-même,  qu'il  demeure  ici;  peut-être  qu'il  sentira  enfin 
»  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui.  Eucharis  ne  saurait,  comme 
»  moi,  lui  donner  l'immortalité.  0  trop  aveugle  Calypso!  lu 
»  t'es  trahie  loi-même  par  ton  serment  :  te  voilà  engagée;  et 
»  les  ondes  du  Styx,  par  lesquelles  tu  as  juré,  ne  te  permet- 
»  tenl  plus  aucune  espérance.  »  Personne  n'entendait  ces  paro- 
les :  mais  on  voyait  sur  son  visage  les  Furies  peintes  3,  et  tout  le 
venin  empesté  du  noir  Cocyte  semblait  s'exhaler  de  son  cœur. 
Télémaque  en  fut  saisi  d'horreur.  Elle  le  comprit;  car 
qu'est-ce  que  l'amour  jaloux  ne  devine  pas  *?  et  l'horreur  de 
Télémaque  redoubla  les  transports  de  la  déesse.  Semblable  à 
une  Bacchante,  qui  remplit  l'air  de  ses  hurlements,  et  qui  en 
fait  retentir  les  hautes  montagnes  de  Thrace6,  elle  court  au 
travers  des  bois  avec  un  dard  en  main,  appelant  toutes  ses  nym- 


1.  'It-<*  vûv  tôSi    Tala.  xa't  Oùpavô;    tùpù; 

[ûittpBi, 

Kai   tô    xotti6ô(Jitvov    Zrjfôî    ûStup,    Sffrt 

Opxoç     $llv6taTâ{     ti      ni/>u     uaxaiîirai 
[Otoîotv,... 

(Hom.,  OJyss.,  1.  t,  v.  184.) 

•  J'en  atteste  la  Terre  et  le  vaste  Ciel 
»  au-dessus  de  nos  têtes,  et  les  oudes  du 
»  Styx  qui  roulent  sous  la  Terre,  le  ser- 
■  ment  le  plus  grand,  le  plus  terrible 
»  pour  les  dieux  immortels.  »  C'est  ud 
souvenir  du  culte  antique  des  Pélasues, 
la  Terre,  le  Ciel,  le  Styx,  l'adoration  de 
la  Nature  sans  symbole  ou  personnifica- 
tion mythologique. 


t.  Spero  equidem  mediis,  si  quid  pia  Numina 

[po?«unt, 

Supplicia  hausurum  scopulis.et  nomme  Dido 

Saepe  vocatirrum. 

fy^n.,  1.  it,  T.  382.) 
«  J'espère,  s'il   est  des  dieux  vengeurs, 
»  que  tu    trouveras  au    milieu    des  flots 

•  un  supplice  mérité,  et  qu'en  périssant 

•  tu  répéteras  le  nom  de  Didon.  • 

3.  L'expression  d'une  passion  furieuse. 

4.  Qui!  fallere  possit  amantem  ? 

(;En.,  1.  it,  v.  296.) 

•  Qui  pourrait  tromper  une  amante?» 

5.  Quilis  commotis  excita  sacris 
Thvia-,  ubi  andito  stimulant   trieterica  Haccb.0 
Orgia  nocturnusque  vocal  ctampre  Citbsron. 

(jEn„  1,   iv..  >    301.) 


124  TÉLÉMAQUE. 

phes,  et  menaçant  de  percer  toutes  celles  qui  ne  la  suivront 
pas.  Elles  courent  en  foule,  effrayées  de  celte  menace.  Eucharis 
môme  s'avance  les  larmes  aux  yeux,  et  regardant  de  loin  Té- 
lémaque,  à  qui  elle  n'ose  plus  parler.  La  déesse  frémit  en  la 
voyant  auprès  d'elle  ;  et,  loin  de  s'apaiser  par  la  soumission  de 
celle  nymphe,  elle  ressent  une  nouvelle  fureur,  voyant  que 
l'affliction  augmente  la  beauté  d'Eucharis. 

Cependant  Téîémaque  élait  demeuré  seul  avec  Mentor.  Il 
embrasse  ses  genoux  (car  il  n'osait  l'embrasser  autrement,  ni 
le  regarder);  il  verse  un  torrent  de  larmes;  il  veut  parler,  la 
\oix  Lui  manque;  les  paroles  lui  manquent  encore  davantage  : 
il  ne  sait  ni  ce  qu'il  doit  faire,  ni  ce  qu'il  fait,  ni  ce  qu'il  veut. 
Enfin  il  s'écrie  :  «  0  mon  vrai  père!  ô  Mentor  !  délivrez-moi  de 
»>  tanlde  maux!  je  ne  puis  ni  vous  abandonner,  ni  vous  suivre. 
»  Délivrez-moi  de  tant  de  maux,  délivrez-moi  de  moi-même; 
»  donnez  moi  la  mort  .  » 

Mentor  l'embrasse,  le  console,  l'encourage  8,  lui  apprend  à 
se  supporter  lui-même,  sans  flatter  sa  passion,  et  lui  dit  : 
«  Fils  du  sage  Ulysse,  que  les  dieux  ont  tant  aimé,  et  qu'ils 
»  aiment  encore,  c'est  par  un  effet  de  leur  amour,  que  vous 
»  souffrez  des  maux  si  horribles.  Celui  qui  n'a  point  senti  sa 
»  faiblesse,  et  la  violence  de  ses  passions,  n'est  point  encore 
»  sage;  car  il  ne  se  connaît  point  encore,  et  ne  sait  point  se 
»  défier  de  soi.  Les  dieux  vous  ont  conduit  comme  par  la  main 
»  jusqu'au  bord  de  l'abîme,  pour  vous  en  montrer  toute  la  pro- 
»  fondeur,  sans  vous  y  laisser  tomber3.  Comprenez  maintenant 
»  ce  que  vous  n'auriez  jamais  compris  si  vous  ne  l'aviez  éprouvé. 
»  On  vous  aurait  parlé  des  trahisons  de  l'Amour,  qui  flatte  pour 
»  perdre,  et  qui,  sous  une  apparence  de  douceur,  cache  les 
»  plus  affreuses  amertumes.  Il  est  venu,  cet  enfant  plein  de 
»  charmes,  parmi  les  Ris,  les  Jeux  et  les  Grâces  !  Vous  l'avez 
»  vu;  il  a  enlevé  votre  cœur,  et  vous  avez  pris  plaisir  à  le  lui 
»  laisser  enlever.  Vous  cherchiez  des  prétextes  pour  ignorer  la 
»  plaie  de  votre  cœur  ;  vous  cherchiez  à  me  tromper,  et  à  vous 
»  flatter  vous-même:  vous  ne  craigniez  rien.  Voyez  le  fruit  de 
»  votre  témérité  :  vous  demandez  maintenant  la  mort,  et  c'est, 
»  pensez-vous,  l'unique  espérance  qui  vous  reste.  La  déesse 
»  troublée   ressemble  à  une  Furie  infernale;  Eucharis  brûle 


«  Telle  qu'une  bacchante  saisie  des  fu- 
•  reurs  de  Bacchus,  au  premier  signal 
■  des  fêtes  de  ce  dieu,  lorsque  la  troi- 
»  6ième  année  ramène  les  orgies,  et  fait 
«  retentir  de  cris  nocturnes  le  Cithéron.  ■ 
1, Phrases  entrecoupées,  stjle  imitatif. 


2.  Encourager  est  un  beau  mot  fran- 
çais; inspirer  du  courage,  donner  du 
cœur. 

3.  Métaphore  prolongée  qui  peut  être 
regardée  comme  une  allégorie,  et  doul 
les  membres  sont  parfaitement  lié». 


LIVRE  SIXIÈME.  <25 

»  d'un  feu  plus  cruel  que  toutes  les  douleurs  de  la  mort  ;  toutes 
o  ces  nymphes  jalouses  sont  prêtes  à  s'entre  déchirer  :  et  voilà 
»  ce  que  fait  le  traître  Amour,  qui  paraît  si  doux  M  Rappelez 
»  tout  votre  courage.  A  quel  point  les  dieux  vous  aiment-ils, 
»  puisqu'ils  vous  ouvrent  un  si  beau  chemin  pour  fuir  l'Amour, 
»  et  pour  revoir  votre  chère  patrie!  Calypso  elle-même  est  con- 
»  trainle  de  vous  chasser.  Le  vaisseau  est  tout  prêt;  que  tar- 
»  dons-nous  à  quitter  cette  île,  où  la  vertu  ne  peut  habiter?  » 

En  disant  ces  paroles,  Mentor  le  prit  par  la  main,  et  l'entraî- 
nait vers  le  rivage:  Télémaque  suivait  à  peine,  regardant  tou- 
jours derrière  lui.  Il  considérait  Eucharis,  qui  s'éloignait  de  lui. 
Ne  pouvant  voir  son  visage,  il  regardait  ses  beaux  cheveux 
noués,  ses  habits  flottants,  et  sa  noble  démarche.  Il  aurait 
voulu  pouvoir  baiser  les  traces  de  ses  pas.  Lors  môme  qu'il  la 
perdit  de  vue,  il  prêtait  encore  l'oreille,  s'imaginant  entendre 
sa  voix.  Quoique  absente,  il  la  voyait  2  ;  elle  était  peinte  et 
comme  vivante  devant  ses  yeux;  il  croyait  même  parler  a 
elle,  ne  sachant  plus  où  il  était  et  ne  pouvant  écouter  Mentor. 

Enfin,  revenant  à  lui  comme  d'un  profond  sommeil,  il  dit  à 
Mentor  :  «  Je  suis  résolu  de  vous  suivre,  mais  je  n'ai  pas  encore 
»  dit  adieu  à  Eucharis.  J'aimerais  mieux  mourir  que  de  l'aban- 
»  donner  ainsi  avec  ingratitude.  Attendez  que  je  la  revoie 
»  encore  une  dernière  ibis  pour  lui  faire  un  éternel  adieu.  Au 
»  moins  souffrez  que  je  lui  dise  :  «  O  nymphe,  les  dieux  cruels, 
»  les  dieux  jaloux  de  mon  bonheur  me  contraignent  de  partir; 
»  mais  ils  m'empêcheront  plutôt  de  vivre,  que  de  me  souvenir 
»  à  jamais  de  vous 3.  O  mon  père  !  ou  laissez-moi  cette  dernière 
»  consolation,  qui  est  si  juste,  ou  arrachez-moi  la  vie  dans  ce 
»  moment.  Non,  je  ne  veux  ni  demeurer  dans  cette  île,  ni 
»  m'abandonner  à  l'amour.  L'amour  n'est  point  dans  mon 
»  cœur;  je  ne  sens  que  de  l'amitié  et  de  la  reconnaissance  pour 
»  Eucharis.  Il  me  suffit  de  le  lui  dire  encore  une  fois,  et  je  pars 
»  avec  vous  sans  retardement.  » 

—  «  Que  j'ai  pitié  de  vous!  répondait  Mentor  :  votre  passion 
».est  si  furieuse  que  vous  ne  la  sentez  pas.  Vous  croyez  être 


i.  L'élégance  du  langage  adoucit  l'aus- 
térité de  ce  discours  et  sa  longueur. 

2.  Illum  absens  absentem  audilque,  videtque. 
[Mn.,  I.  îv,  v.  83.) 

•  Absente,  elle    le  voit;  elle   l'entend, 


Dum  memor  ipse  mei,  dum  spiritus  hos  reget 
[artos. 
(/6i'd.,v.335.) 

Je  ne  cesserai  pas  de  garder  la  mé- 
moire de  Didon,  tant  que  je  me  sou- 
■  viendrai    de    moi-même,    tant    qu'un 


•  tout  absent  qu'il  est!»  I  •  souffle  de  vie  animera  mon  corps, 

3.  Encore  Virgile  :  ~~  Comme    les   expressions    de   Virgile 

sont  vives!  Dum   memor  ipse  mei,  est 
Nec  me  meminisse  pigebit  Eliss»,  !  d'une  grande  beauté* 


126  TÉLÉMAQUE. 

»  tranquille,  et  vous  demandez  la  mort!  Vous  osez  dire  que 
»  vous  n'êtes  point  vaincu  par  l'amour,  et  vous  ne  pouvez  vous 
»  arracher  à  la  nymphe  que  vous  aimez  !  Vous  ne  voyez,  vous 
»  n'entendez  qu'elle  ;  vous  êtes  aveugle  et  sourd  à  tout  ie  reste. 
»  Un  homme  que  la  fièvre  rend  frénétique  1  dit  :  «  Je  ne  suis 
»  point  malade  !»0  aveugle  Télémaque!  vous  étiez  prêt  àrenon- 
»  cer  à  Pénélope  qui  vous  attend,  à  Ulysse  que  vous  venez,  à 
»  Ithaque  où  vous  devez  régner,  à  la  gloire  et  à  la  haute  desli- 
»  née  que  les  dieux  vous  ont  promise  par  tant  de  merveilles 
»  qu'ils  ont  faites  en  votre  faveur  :  vous  renonciez  à  tous  ces 
»  biens  pour  vivre  déshonoré  auprès  d'iùicharis  !  Direz-vous 
»  encore  que  l'amour  ne  vous  attache  point  à  elle?  Qu'est-ce 
»  donc  qui  vous  trouble?  pourquoi  voulez-vous  mourir?  pour- 
»  quoi  avez-vous  parlé  devant  la  déesse  avec  tant  de  transport? 
»  Je  ne  vous  accuse  point  de  mauvaise  foi,  mais  je  déplore 
»  votre  aveuglement.  Fuyez,  Télémaque,  fuyez!  on  ne  peut 
»  vaincre  l'amour  qu'en  fuyant.  Contre  un  tel  ennemi,  le  vrai 
»  courage  consiste  à  craindre  et  à  fuir  ;  mais  à  fuir  sans  délibé- 
»  rer,  et  sans  se  donner  à  soi-même  le  temps  de  regarder  ja- 
»  mais  derrière  soi.  Vous  n'avez  pas  oublié  les  soins  que  vous 
»  m'avez  coûtés  depuis  votre  enfance,  et  les  périls  dont  vous 
»  êtes  sorti  par  mes  conseils  :  ou  croyez-moi,  ou  souffrez  que 
»  je  vous  abandonne.  Si  vous  saviez  combien  il  m'est  doulou- 
»  reuv  de  vous  voir  courir  à  votre  perte  !  Si  vous  saviez  tout  ce 
»  que  j'ai  souffert  pendant  que  je  n'ai  osé  vous  parler  !  la  mère 
»  qui  vous  mit  au  monde  souffrit  moins  dans  les  douleurs  do 
»  l'enfantement.  Je  me  suis  tu  ;  j'ai  dévoré  ma  peine  ;  j'ai  étouffé 
»  mes  soupirs,  pour  voir  si  vous  reviendriez  à  moi.  Oraon  lilsl 
»  mon  cher  fils  !  soulagez  mon  cœur;  rendez-moi  ce  qui  m'est 
»  plus  cher  que  mes  entrailles;  rendez-moi  Télémaque,  que 
»  j'ai  perdu  ;  rendez-vous  à  vous-même.  Si  la  sagesse  en  vous 
»  surmonte  l'amour,  je  vis,  et  je  vis  heureux;  mais  si  l'a- 
»  mour  vous  entraîne  malgré  la  sagesse,  Mentor  ne  peut  plus 
»  vivre  2.  » 

Pendant  que  Mentor  parlait  ainsi,  il  continuait  son  chemin 
vers  la  mer;  et  Télémaque,  qui  n'était  pas  encore  assez  fort 
pour  le  suivre  de  lui-même,  l'était  déjà  assez  pour  se  laisser 
mener  sans  résistance.  Minerve,  toujours  cachée  sous  la 
Qgure  de  Mentor,  couvrant  invisiblement  Télémaque  de  son 
égide,  et  répandant  autour  de  lui  un  rayon  divin,  lui  fit  sentir 
un  courage  qu'il   n'avait  point  encore  éprouvé  depuis   qu'il 

1.  «Frénétique,»  esprit  égaré  ;de^».  I  gré  les   longueurs  et  les  répétitions,  est 

I  pathétique  et  bien  inspiré  '.la  fia  surtout 

2.  Ce  dernier  discour»  de  Mentor,  mal-  |  est  remarquable. 


LFVRE  SIXIEME.  ,27 

était  dans  cette  île.  Enfin,  ils  arrivèrent  dans  un  endroit  de 
l'île  où  le  rivage  de  la  mer  était  escarpé;  c'était  un  rorher  tou- 
jours battu  par  l'onde  écumante.  Ils  regardèrent  de  cette  hau- 
teur si  le  vaisseau  que  Mentor  avait  préparé  était  encore  dans 
la  môme  place,  mais  ils  aperçurent  un  triste  spectacle. 

L'Amour  était  vivement  piqué  de  voir  que  ce  vieillard  inconnu 
non-seulement  était  insensible  à  ses  traits,  mais  encore  lui 
enlevait  Télémaque  :  il  pleurait  de  dépit,  et  il  alla  trouver  Ca- 
lypso  errante  dans  les  sombres  forêts.  Elle  ne  put  le  voir  sans 
gémir,  et  elle  sentit  qu'il  rouvrait  toutes  les  plaies  de  son  cœur. 
L'Amour  lui  dit  :  a  Vous  êtes  déesse,  et  vous  vous  laissez  vaincre 
»  par  un  faible  mortel  qui  est  captif  dans  votre  île  !  pourquoi  le 
»  laissez-vous  sortir?  —  0  malheureux  Amour,  répondit-elle, 
»  je  neveux  plus  écouter  tes  pernicieux  conseils  :  c'est  toi  qui 
»  m'as  tirée  d'une  douce  et  profonde  paix,  pour  me  précipiter 
»  dans  un  abîme  de  malheurs.  C'en  est  fait  :  j'ai  juré  par  les 
»  ondes  du  Styx  que  je  laisserais  partir  Télémaque.  Jupiter 
»  même,  le  père  des  dieux,  avec  toute  sa  puissance,  n'oserait  con- 
»  trevenir  à  ce  redoutable  serment;  Télémaque  sort  de  mon  île  : 
»  sors  aussi,  pernicieux  enfant,  tu  m'as  fait  plus  de  mal  que 
»  lui.  » 

L'Amour,  essuyant  ses  larmes,  fit  un  souris  moqueur  et  ma- 
lin. «  En  vérité,  dit-il,  voilà  un  grand  embarras!  laissez-moi 
»>  faire;  suivez  votre  serment  ;  ne  vous  opposez  point  au  départ 
»  de  Télémaque.  Ni  vos  nymphes  ni  moi  n'avons  juré  par  les 
»  ondes  duStyx  de  le  laisser  partir.  Je  leur  inspirerai  le  dessein 
»  de  brûler  ce  vaisseau  que  Mentor  a  fait  avec  tant  deprécipi- 
»  tation.  Sa  diligence,  qui  nous  a  surpris,  sera  inutile.  Il  sera 
»  surpris  lui-même  à  son  tour;  et  il  ne  lui  restera  plus  aucun 
»  moyen  de  vous  arracher  Télémaque.  » 

V.Ces  paroles  flatteuses  firent  glisserl'espérance  et  la  joie  jus- 
qu'au fond  des  entrailles1  de  Calypso.  Ce  qu'un  zéphyr  fait  par  sa 
fraîcheur  sur  le  bord  d'un  ruisseau,  pour  délasser  les  troupeaux 
languissants  que  l'ardeur  de  l'été  consume,  ce  discours  le  fit 
pour  apaiser  le  désespoir  de  la  déesse.  Son  visage  devint  serein, 
ses  yeux  s'adoucirent,  les  noirs  soucis  qui  rongeaient  son  cœur 
s'enfuirent  pour  un  moment  loin  d'elle  :  elle  s'arrêta,  elle  sou- 
rit, elle  flatta  le  folâtre  Amour;  et,  en  le  flattant,  elle  se  pré- 
para de  nouvelles  douleurs  *. 

L'Amour,  content  de  l'avoir  persuadée,  alla  pour  persuader 
aussi  les  nymphes,  qui  étaient  errantes  et  dispersées  sur  toutes 

1.  Encore  cette  expression  :  •  leg  en-  i  2,  Cette  peinture,  relevée  par  la  corn- 
trailles;  t  le  «cœur  »    aurait  suffi.        |  paraigon  qui  précède,  est  très-vive;  et 


128 


TÉLÉMAQUE. 


les  montagnes,  comme  un  troupeau  de  moutons  que  la  rage  des 
loups  affamés  a  mis  en  fuite  loin  du  berger.  L'Amour  les  ras- 
semble, et  leur  dit  :  «  Télémaque  est  encore  en  vos  mains;  hft- 
»  tez-vous  de  brûler  ce  vaisseau  que  le  téméraire  Mentor  a  fait 
»  pour  s'enfuir.  »  Aussitôt  elles  allument  des  (lambeaux;  elles 
accourent  sur  le  rivage;  elles  frémissent;  elles  poussent  des 
hurlements;  elles  secouent  leurs  cheveux  épars  comme  des 
Bacchantes.  Déjà  la  flamme  vole  ;  elle  dévore  le  vaisseau,  qui  est 
d'un  bois  sec  et  enduit  de  résine;  des  tourbillons  de  fumée  et 
de  flamme  s'élèvent  dans  les  nues  '■ 

Télémaque  et  Mentor  aperçoivent  ce  feu  de  dessus  le  rocher, 
et  entendent  les  cris  des  nymphes.  Télémaque  fut  tenté  de  s'en 
réjouir,  car  son  cœur  n'était  pas  encore  guéri  ;  et  Mentor  re- 
marquait que  sa  passion  était  comme  un  feu  mal  éteint,  qui 
sort  de  temps  en  temps  de  dessous  la  cendre,  et  qui  repousse 
de  vives  étincelles.  «  Me  voilà  donc,  dit  Télémaque,  rengagé 
»  dans  mes  liens  !  Il  ne  nous  reste  plus  aucune  espérance  de 
»  quitter  cette  île.  » 

Mentor  vit  bien  que  Télémaque  allait  retomber  dans  toutes 
ses  faiblesses,  et  qu'il  n'y  avait  pas  un  seul  moment  à  perdre. 
Il  aperçut  de  loin  au  milieu  des  flots  un  vaisseau  arrêté  qui 
n'osait  approcher  de  l'île,  parce  que  tous  les  pilotes  connais- 
saient que  l'île  de  Calypso  était  inaccessible  à  tous  les  mortels. 
Aussitôt  le  sage  Mentor,  poussant  Télémaque  qui  était  assis 
sur  le  bord  du  rocher,  le  précipite  2  dans  la  mer,  et  s'y  jette  avec 
lui.  Télémaque,  surpris  de  cette  violente  chute,  but  l'onde 
amère,  et  devint  le  jouet  des  flots.  Mais  revenant  à  lui,  et  voyant 
Mentor  qui  lui  tendait  la  main  pour  lui  aider  à  nager,  il  ne  son- 
gea plus  qu'à  s'éloigner  de  l'île  fatale  8. 

Les  nymphes,  qui  avaient  cru  les  tenir  captifs,  poussèrent 
des  cris  pleins  de  fureur,  ne  pouvant  plus  empocher  leur  fuite. 
Calypso,  inconsolable,  rentra  dans  sa  grotte,  qu'elle  remplit  de 
ses  hurlements.  L'Amour,  qui  vit  changer  son  triomphe  en  une 
honteuse  défaite,  s'éleva  au  milieu  de  l'air  en  secouant  ses  ailes, 
et  s'envola  dans  le  bocage  d'Idalie,  où  sa  cruelle  mère  l'atten- 


lt   dernier    trait    est    plein   de   force. 

1.  Cet  épiec-'le  de  l'incendie  du  navire 

de  Mentor  est  emprunté  à  {'Enéide,  où 

les  Troyeuues  mettent  le  feu  aux  navires 

d'Euée  : 

Pars  spoliant  aras,  frondem  ac  virgulta  faces- 

[que 

Conjiciunt.  Furit  immissis  Vulcanus  habenis 

Transira  per  et  remos,  et  pictas  abiele  pup- 

[pes. 

(L.  Y,  ▼.  661.) 


«  Elles  dépouillent  les  aulels,  et  jettent 
«  à  la  flamme  le  feuillage,  la  ramée  et 
»  les  bois  résineux.  La  flamme,  aban- 
»  donnée  à  sa  fureur,  dévure  en  liberté 
»  les  bancs,  les  rames  et  les  poupes  or- 
»  nées  de  peintures.  » 

2.  «  Précipiter,  »  jeter  la  tète  la  pre- 
mière ;  prœ  caput. 

S.  Peinture  vive  et  rapide. 


LIVRE  SIXIÈME.  129 

dait.  L'enfant,  encore  plus  cruel,  ne  se  consola  qu'en  riant  avec 
elle  de  tous  les  maux  qu'il  avait  faits. 

A  mesure  que  Télémaque  s'éloignait  de  l'île,  il  sentait  avec 
plaisir  renaître  son  courage,  et  son  amour  pour  la  vertu. 
«  J'éprouve,  s'écriait-il,  parlant  à  Mentor,  ce  que  vous  me  di- 
»  siez,  et  que  je  ne  pouvais  croire,  faute  d'expérience  :  on  ne 
»  surmonte  le  vice  qu'en  le  fuyant.  0  mon  père,  que  les  dieux 
»  m'ont  aimé  en  me  donnant  votre  secours  !  Je  méritais  d'en 
»  être  privé  et  d'être  abandonné  à  moi-même.  Je  ne  crains 
»  plus  ni  mer,  ni  vents,  ni  tempêtes  ;  je  ne  crains  plus  que  mes 
»  passions.  L'amour  est  lui  seul  plus  à  craindre  que  tous  les 
»  naufrages  *.  » 

Observations  générales  sur  le  sixième  livre.  —  Fénelon,  écrivant  un 
cours  d'éducation  pour  un  jeune  prince,  a  dû  placer  le  principal  person- 
nage de  son  livre  dans  toutes  les  alternatives  qu'entraînent  avec  elles  les 
passions.  De  là  cette  peinture  de  l'amour  inspiré  par  Télémaque  à  la 
déesse,  et  de  celui  que  le  jeune  homme  éprouve  à  son  tour  pour  Eucharis. 
Cet  épisode,  dont  les  détails  sont  empruntés  surtout  à  Virgile,  offre  des 
imitations  nombreuses  de  ce  dernier  poëte.  Mais,  dans  Fénelon,  l'intention 
d'instruire  est  surtout  marquée,  et  c'est  là  (j'entends  la  moralité),  ce  qui 
fait  le  caractère  propre  de  son  œuvre.  Télémaque  n'est  qu'agité  par  la 
passion,  il  n'est  pas  coupable  :  Fénelon  a  évité  d'intéresser  son  lecteur 
à  Calypso  et  à  Eucharis,  comme  Virgile  intéresse  le  sien  à  la  reine  de  Car- 
tilage. Le  plus  souvent  l'auteur  français  le  cède,  il  est  vrai,  au  poète  latin 
pour  l'invention,  néanmoins,  il  ajoute  à  son  récit  certaines  circonstances 
qui  n'étaient  point  d;ins  Virgile,  et,  en  général,  il  sait  les  choisir  assez 
heureusement.  Cependant  on  rencontre  encore,  dans  le  Télémaque,  plus 
d'un  détail  romanesque  dont  on  aurait  pu  se  passer. 

La  morale  pratique  de  ce  livre  sixième  peut  être  ramenée  aux  deux 
observations  suivantes  :  1°  la  jeunesse,  prompte  à  se  laisser  séduire,  ne 
sait  pas  distinguer  l'artifice  de  la  vérité;  2°  la  vertu  suprême  est  de  se 
combattre  soi-même  et  de  dompter  ses  passions. 

4.  La  passion  s'éloigne  et  le  calme  I  l'occasion  prochaine.  Cela  est  très-moral 
renaît,  à  mesure  que  le  danger  fuit  avec  j  et  justement  observé. 


130  TÉLÉMAQUE. 


LIVRE  SEPTIÈME. 


I.  Mentor  et  Télémaque  sont  recueillis  dans  un  vaisseau  phénicien 
commandé  par  Adoam,  frère  de  Narbal  ;  Adoam  raconte  ce  qui 
s'est  passé  à  Tyr,  depuis  leur  départ.  —  II.  Astarbé  a  fait  mourir 
son  époux,  le  tyran  Pygmalion.  —  III.  Baléazar,  élevé  au  trône,  a 
vengé  la  mort  de  Pygmalion  par  celle  d'Astarbé.  —  IV.  A  son  tour, 
Télémaque  fait  connaître  ses  aventures  depuis  le  même  temps.  — 
V.  Festin  donné  par  Adoam- à  Télémaque  et  à  Mentor;  le  clianteur 
Achitoas  assemble  autour  du  navire  les  divinités  de  la  mer  ;  Mentor 
joue  de  la  lyre  mieux  qu' Achitoas,  dont  il  excite  la  jalousie.  —  VI. 
Adoam  décrit  le3  merveilles  de  la  Bétique. 

I.  Le  vaisseau  qui  était  arrêté,  et  vers  lequel  ils  avan- 
çaient, était  un  vaisseau  phénicien  qui  allait  dans  l'Épire  '.  Ces 
Phéniciens  avaient  vu  Télémaque  au  voyage  d'Egypte,  mais  ils 
n'avaient  garde  de  le  reconnaître  au  milieu  des  flots.  Quand 
Mentor  fut  assez  près  du  vaisseau  pour  faire  entendre  sa  voix,  il 
s'écria  d'une  voix  forte,  en  élevant  sa  tête  au-dessus  de  l'eau  : 
«  Phéniciens,  sisecourables  à  toutes  les  nations,  ne  refusez  pas 
»  la  vie  à  deux  hommes  qui  l'attendent  de  votre  humanité 2.  Si 
»  le  respect  des  dieux  vous  touche,  recevez-nous  dans  votre 
»  vaisseau,  nous  irons  partout  où  vous  irez.  »  Celui  qui  com- 
mandait répondit  :  «  Nous  vous  recevrons  avec  joie;  nous 
»  n'ignorons  pas  ce  qu'on  doit  faire  pour  des  inconnus  qui 
»  paraissent  si  malheureux.  »  Aussitôt  on  les  reçoit  dans  le 
vaisseau. 

A  peine  y  furent-ils  entrés,  que,  ne  pouvant  plus  respirer,  ils 
demeurèrent  immobiles;  car  ils  avaient  nagé  longtemps  et  avec 
effort  pour  résister  aux  vagues.  Peu  à  peu  ils  reprirent  leurs 
forces  :  on  leur  donna  d'autres  habits,  parce  que  les  leurs 
élaient  appesantis  par  l'eau  qui  les  avait  pénétrés,  et  qui  cou- 
lait de  tous  côtés 3.  Lorsqu'ils  furent  en  état  de  parler,  tous  ces 

1.   ■  L'Épire,!  cmlrée  de  la  Grèce  oc-  [      2.   «Humanité,»  un  mot  dont  le  s>>ns 

cideutale,  élait  bornée  au  nord  par  l'Il-  est   assez  vague;  la  religion  a  mis  à  la 

lyrie,  à  l'ouest,  par    la   mer    Ionienne,  place  la  charité  {caritas,  amour).— Un  mot 

C'était  la  patrie  d'Achille  et  de.  son  fils  de  composition  grecque  (philanthropie) 

Pyrrhus.  Bien  plus  tard,  après  Alexan-  signifie  expressément  «  l'amour  des  hom- 

clre,  l'Epire    devint    un    royaume    grec  mes.  »  Le  latin  humanitas  avait  un  sens 

dont  le    roi,   Pyrrhus,   fit  la  guerre  aux  d'un  autre  ordre  que  son  dérivé  français. 


Romains.  C'est  en  Epire  qu'est  situé  le 
promontoire  d'Actium,  où  se  livra  la 
bataille  qui  décida  de  l'empire  du 
monde    entre    Antoine   et  Octave. 


3.  Mailida  ctnn  veste  gravatum. 

[jEn.,  1.  VI,  v.  359.) 
«  Appesauti  par  ses  vêtements  mouillés.  » 


LIVRE  SEPTIÈME. 


131 


Phéniciens,  empressés  autour  d'eux,  voulaient  savoir  leurs 
aventures.  Celui  qui  commandait  leur  dit  :  «  Comment  avcz- 
»  vous  pu  entrer  dans  cette  île  d'où  vous  sortez  ?  Elle  est,  di  - 
»  on,  possédée  par  une  déesse  cruelle,  qui  ne  souffre  jamais 
*  qu'on  y  aborde.  Elle  est  môme  bordée  de  rochers  affreux, 
»  contre  lesquels  la  mer  va  follement  combattre,  et  on  ne  pour- 
»  rait  en  approcher  sans  faire  naufrage.  —  Au?si  est-ce  par  un 
»  naufrage,  répondit  Mentor,  que  nous  y  avons  été  jetés.  Nous 
»  sommes  Grecs  :  notre  patrie  est  l'île  d'Ithaque,  voisine  de 
n  l'Épire,  où  vous  allez.  Quand  môme  vous  ne  voudriez  pas  re- 
»  lâcher  en  Ithaque,  qui  est  sur  votre  route,  il  nous  suffirait 
»  que.  vous  nous  menassiez  dans  l'Épire;  nous  y  trouverons  des 
»  amis  qui  auront  soin  de  nous  faire  faire  le  court  trajet  1  qui 
»  nous  restera,  et  nous  vous  devrons  à  jamais  la  joie  de  revoir 
»  ce  que  nous  avons  de  plus  cher  au  monde.  » 

Ainsi  c'était  Mentor  qui  portait  la  parole  ;  et  Télémaque,  gar- 
dant le  silence,  le  laissait  parler  :  car  les  fautes  qu'il  avait  faites 
dans  l'île  de  Calypso  augmentèrent  beaucoup  sa  sagesse.  Il  se 
défiait 2  de  lui-même;  il  sentait  le  besoin3  de  suivre  toujours  les 
sages  conseils  de  Mentor;  et  quand  il  ne  pouvait  lui  parler  pour 
lui  demander  ses  avis  4,  du  moins  il  consultait  ses  yeux,  et  ta- 
chait de  deviner6  toutes  ses  pensées. 

Le  commandant  phénicien,  arrêtant  ses  yeux  sur  Télémaque, 
croyait  se  souvenir  de  l'avoir  vu  ;  mais  c'était  un  souvenir  con- 
çus qu'il  ne  pouvait  démêler.  «  Souffrez,  lui  dit-il,  que  je  vous 
»  demande  si  vous  vous  souvenez  de  m'avoir  vu  autrefois,  comme 
»  il  me  semble  que  je  me  souviens  de  vous  avoir  vu.  Votre  vi- 
»  sage  ne  m'est  point  inconnu,  il  m'a  d'abord  frappé;  mais  je 
»  ne  sais  où  je  vous  ai  vu6  :  votre  mémoire  aidera  peut-être 
»  la  mienne.  » 

Alors  Télémaque  lui  répondit  avec  un  étonnement  mêlé  de 
joie  :  «  Je  suis,  en  vous  voyant,  comme  vous  êtes  à  mon  égard  : 
»  je  vous  ai  vu,  je  vous  reconnais;  mais  je  ne  puis  me  rappeler 
»  si  c'est  en  Egypte,  ou  à  Tyr.  »  Alors  ce  Phénicien,  tel  qu'un 
homme  qui  s'éveille  le  matin,  et  qui  rappelle  peu  à  peu  de  loin 
le  songe  fugitif  qui  a  disparu  à  son  réveil ,  s'écria  tout  à  coup  : 
«  Vous  êtes  Télémaque,  que  Narbal  prit  en  amitié  lorsque  nous 


1 .  «  Trajet,  >  trajectus,  trajicere, 
l'action  de  jeter,  de  lancer  iiu  delà, 
trans. 

2.  Se  défier;  fairele  contraire  de  «  se 
fier;  ■  ce  mot  dit  plus  que  se  méfier, 
lequel  signifie  se  mal  fier. 

3.  «  Besoin,  ■  parait  se  ramener  à 
l'anglais  business,  affaire. 


4.  «  Avis,  ■  donner  un  avis,  dire  ce 
qu'il  y  a  à  voir,  à  décider. 

5.  «  Deviner,  »  juger  par  conjecture; 
le  sens  premier  est  «  faire  le  métier  de 
de\r'n,  »  divinare,  prétendre  à  la  connais- 
sance des  choses  divines. 

6.  Style  négligé,  abus  de  la  répéO 
tion 


32 


TÉLÉMAQUE. 


»  revînmes  d'Egypte.  Je  suis  son  frère,  dont  il  vous  aura  sans 
»  doule  parlé  souvent.  Je  vous  laissai  entre  ses  mains  après 
»  l'expédition  1  d'Egypte  :  il  me  fallut  aller  au  delà  de  toutes 
»  les  mers  dans  la  fameuse  Bétique2,  auprès  des  colonnes  d'Hcr- 
»  cnle.  Ainsi  je  ne  fis  que  vous  voir,  et  il  ne  faut  pas  s'étonner 
»  si  j'ai  eu  tant  de  peine  à  vous  reconnaître  d'abord.  » 

«  Je  vois  bien,  répondit  Télémaque,  que  vous  êtes  Adoam.  Je 
»  ne  fis  presque  alors  que  vous  entrevoir  ;  mais  je  vous  ai  connu 
»  par  les  entretiens  de  Narbal.  Oh  !  quelle  joie  de  pouvoir  appren- 
>  dre  par  vous  des  nouvelles  d'un  homme  qui  me  sera  toujours 
,»  si  cher!  Est-il  toujours  àTyr?  ne  souffre-l-il  point  quelque 
»  cruel  traitement  du  soupçonneux  et  barbare  Pygmalion?  » 
Adoam  répondit  en  l'interrompant  :  «  Sachez,  Télémaque,  que 
»  la  fortune  favorable  vous  confie  à  un  homme  qui  prendra 
»  toules  sortes  de  soins  de  vous.  Je  vous  ramènerai  dans  l'île 
»  d'Ithaque  avant  que  d'aller  en  Épire,  et  le  frère  de  Narbal 
»  n'aura  pas  moins  d'amitié  pour  vous  que  Narbal  môme.  » 

Ayant  parlé  ainsi,  il  remarqua  que  le  vent  qu'il  attendait 
commençait  à  souffler;  il  fit  lever  les  ancres,  mettre  les  voiles, 
et  fendre  la  mer  à  force  de  rames.  Aussitôt  il  prit  à  part  Télé- 
maque et  Mentor  pour  les  entretenir. 


II.  «Je  vais,  dit  il,  regardant  Télémaque,  satisfaire  votre  cu- 
riosité. Pygmalion  n'est  plus  :  les  justes  dieux  en  ont  délivré  la 
terre.  Comme  il  ne  se  fiait  à  personne,  personne  ne  pouvait  se 
fier  à  lui.  Les  bons  se  contentaient  de  gémir,  et  de  fuir  ses 
cruautés,  sans  pouvoir  se  résoudre  à  lui  faire  aucun  mal;  les 
méchants  ne  croyaient  pouvoir  assurer  leurs  vies  qu'en  finis- 
sant la  sienne;  il  n'y  avait  point  de  Tyrien  qui  ne  fût  chaque 
jour  en  danger  d'être  l'objet  de  ses  défiances.  Ses  gardes  mômes 
étaient  plus  exposés  que  les  autres  :  comme  sa  via  était  entre 
leurs  mains,  il  les  craignait  plus  que  tout  le  reste  des  hommes: 
sur  le  moindre  soupçon,  il  les  sacrifiait 8  à  sa  sûreté.  Ainsi,  à 
force  de  chercher  sa  sûreté,  il  ne  pouvait  plus  la  trouver. 
Ceux  qui  étaient  les  dépositaires  de  sa  vie  étaient  dans  un  péril 
continuel  par  sa  défiance,  et  ils  ne  pouvaient  se  tirer  d'un  état 
si  horrible,  qu'en  prévenant,  par  la  mort  du  tyran,  ses  cruels 
soupçons. 


1.  e  Expédition,  >  action  de  se  mettre 
en  campagne  ;  idée  de  départ,  ex  pede. 

2.  Ancienne  prorince  d'Espagne,  qui 
répond  à  l'Andalousie  et  à  l'ancien 
royaume  de  Grenade.  Son  nom  lui  venait 


du  Guadalquivir ,  autrefois  le  Bétis. 
3.  «  Sacrifier,  »  faire  un  sacrifice  à  la 
divinité;  par  extension,  immoler  quel- 
qu'un ou  dévouer  quelque  objet  à  un 
motif  quelconque  ;  ici,  sacrifier  aui  in- 
térêts de  sa  propre  sûreté. 


LIVRE  SEPTIÈME, 


133 


»  I.'impie  Astarbé,  dont  vous  avez  ouï  parler  si  souvent,  fut 
la  première  à  résoudre  la  perte  du  roi.  Elle  aima  passionné- 
ment un  jeune  Tyrien  fort  riche,  nommé  Joazar;  elle  espéra  de 
le  mettre  sur  le  trône.  Pour  réussir  dans  ce  dessein,  elle  per- 
suada au  roi  que  l'aîné  de  ses  deux  fils,  nommé  Phadaël,  impa- 
tient de  succéder  à  son  père,  avait  conspiré  contre  lui  :  elle 
trouva  de  faux  témoins  pour  prouver  la  conspiration  '.  Le  mal- 
heureux roi  fît  mourir  son  fils  innocent.  Le  second,  nommé 
Baléazar,  fut  envoyé  à  Samos,  sous  prétexte  d'apprendre  les 
mœurs  et  les  sciences  de  la  Grèce  a:  mais,  en  effet,  parce  qu'As- 
tarbé  fit  entendre  au  roi  qu'il  fallait  l'éloigner,  de  peur  qu'il 
ne  prît  des  liaisons  avec  les  mécontents.  A  peine  fut-il  parti, 
que  ceux  qui  conduisaient  le  vaisseau,  ayant  été  corrompus 
par  cette  femme  cruelle,  prirent  leurs  mesures  3  pour  faire 
naufrage  pendant  la  nuit;  ils  se  sauvèrent  en  nageant  jusqu'à 
des  barques  étrangères  qui  les  attendaient,  et  ils  jetèrent  le 
jeune  prince  au  fond  de  la  mer  *. 

«  Cependant  les  amours  d'Astarbé  n'étaient  ignorés  que  de 
Pygmahon,  et  il  s'imaginait  qu'elle  n'aimerait  jamais  que  lui 
seul.  Ce  prince  si  défiant  était  ainsi  plein  d'une  aveugle  con- 
fiance pour  cette  méchante  femme  :  c'était  l'amour  qui  l'aveu- 
glait jusqu'à  cet  excès.  En  môme  temps  l'avarice  5  lui  fit  cher- 
cher des  prétextes  pour  faire  mourir  Joazar,  dont  Astarbé  était 
si  passionnée;  il  ne  songeait  qu'à  ravir  les  richesses  de  ce  jeune 
homme. 

«  Mais  pendant  que  Pygmalion  était  en  proie  à  la  défiance,  à 
l'amour  et  à  l'avarice,  Astarbé  se  hâta  de  lui  ôter  la  vie.  Elle 
crut  qu'il  avait  peut-être  découvert  quelque  chose  de  ses  in- 
fâmes6 amours  avec  ce  jeune  homme.  D'ailleurs,  elle  savait  que 
l'avarice  seule  suffirait  pour  porter  le  roi  à  une  action  cruelle 
contre  Joazar;  elle  conclut  qu'il  n'y  avait  pas  un  moment 7  à 
perdre  pour  le  prévenir.  Elle  voyait  les  principaux  officiers  du 
palais  prêts  à  tremper  leurs  mains  dans  le  sang  du  roi 8  ;  elle  en- 


1.  ■  Conspirer,  •  former  un  complot; 
littéralement  :  respirer  ensemble,  cum 
spirare,  avoir  le  même  sentiment. 

2.  Cependant.à  cette  époque  i  les  mœurs 
et  les  sciences  de  la  Grèce  i  n'étaient  pas 
avancées  comme  elles  le  furent  plus  tard. 

3.  Faire  certaines  dispositions,  «  me- 
surer »  en  quelque  sorte  le  temps  et 
l'espace. 

4.  11  faut  remarquer  l'art  avec  lequel 
Fénelon  sait  intéresser  les  lecteurs  au 
récit;  il  quitte,  il  est  vrai,  Baléazar  au 
moment  décisif,  mais  pour  le  retrouver 
uu  peu  plus  loiu. 


5.  L  avare  est  celui  qui  désire  toujours, 
qui  semper  avet. 

6.  «  Infâmes,  »  tellement  horribles 
qu'on  ne  saurait  l'exprimer;  in f amis  , 
in,  négatif,  et  fari,  parler. 

7.  t  Moment,  »  momentum,  pour  mo- 
vimentum,  le  temps  de  se  mouvoir. 

8.  t  Tremper  ses  mains,»  hyperbole 
poétique  d'un  fréquent  usage  ;  on  trempe 
ses  mains  dans  le  sang  quand  on  se  fa- 
miliarise avec  le  meurtre.  Racine,  dans 
Britannicus,  a  dit  avec  plus  d'énergie  : 

Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  eusaugluuté». 


34 


TÉLÉMAQUE, 


tendait  parler  tous  les  jours  de  quelque  nouvelle  conjuration  lj 
mais  elle  craignait  de  se  confier  à  quelqu'un  par  qui  elle  serait 
trahie. Enfin,  il luiparutplusassuré8 d'empoisonner  Pygmalion. 

«  Il  mangeait  le  plus  souvent  tout  teul  avec  elle,  et  apprêtait 
lui-même  tout  ce  qu'il  devait  manger,  ne  pouvant  se  fier  qu'à 
ses  propres  mains.  Il  se  renfermait  dans  le  lieu  le  plus  reculé 
de  son  palais,  pour  mieux  cacher  sa  défiance,  et  pour  n'être 
jamais  observé  quand  il  préparerait  ses  repas;  il  n'osait  plus 
chercher  aucun  des  plaisirs  de  la  table;  il  ne  pouvait  se  résou- 
dre à  manger  d'aucune  des  choses  qu'il  ne  savait  pas  apprêter 
lui-même.  Ainsi  non-seulement  toutes  les  viandes  cuites  avec 
des  ragoûts3  par  des  cuisiniers,  mais  encore  le  vin,  le  pain,  le 
sel,  l'huile,  le  lait,  et  tous  les  autres  aliments  ordinaires,  ne 
pouvaient  être  de  son  usage  :  il  ne  mangeait  que  des  fruits  qu'il 
avait  cueillis  lui-même  dans  son  jardin,  ou  des  légumes  qu'il 
avait  semés,  et  qu'il  faisait  cuire.  Au  reste,  il  ne  buvait  jamais 
d'autre  eau  que  celle  qu'il  puisait  lui-même  dans  une  fontaine 
qui  était  renfermée  dans  un  endroit  de  son  palais,  dont  il  gar- 
dait toujours  la  clef.  Quoiqu'il  parût  si  rempli  de  confiance 
pour  Astarbé,  il  ne  laissait  pas  de  se  précautionner  contre  elle  ; 
il  la  faisait  toujours  manger  et  boire  avant  lui  de  tout  ce  qui 
devait  servir  à  son  repas,  afin  qu'il  ne  pût  point  être  empoi- 
sonné sans  elle,  et  qu'elle  n'eût  aucune  espérance  de  vivre  plus 
longtemps  que  lui  4.  Mais  elle  prit  du  contre-poison,  qu'une 
vieille  femme,  encore  plus  méchante  qu'elle,  et  qui  était  la 
confidente  de  ses  amours,  lui  avait  fourni  :  après  quoi  elle  ne 
craignit  plus  d'empoisonner  le  roi. 

«  Voici  comment  elle  y  parvint.  Dans  le  moment  ou  ils 
allaient  commencer  leur  repas,  cette  vieille  dont  j'ai  parlé  fit 
tout  à  coup  du  bruit  à  une  porte.  Le  roi,  qui  croyait  toujours 
qu'on  allait  le  tuer,  se  trouble,  et  court  à  celle  porte  pour  voir 
si  elle  est  assez  bien  fermée 6.  La  vieille  se  retire  :  le  roi  demeure 
interdit,  et  ne  sachant  ce  qu'il  doit  croire  de  ce  qu'il  a  entendu: 
il  n'ose  pourtant  ouvrir  la  porte  pour  s'éclaircir.  Astarbé  le 
rassure,  le  flatte,  et  le  presse  de  manger;  elle  avait  déjà  jeté 
du  poison  dans  sa  coupe  d'or  pendant  qu'il  était  allé  à  la 
porte.  Pygmalion,  selon  sa  coutume,  la  fit  boire  la  première; 
elle  but  sans  crainte,  se  fiant  au  contre-poison.   Pygmalion 


!  .  ■  Conjuration,  »  dit  plus  que  con- 
tptration  ;  non-seulement  on  est  d'accord 
pour  le  complot,  mais  on  s'est  lié  comme 
car  serment. 

2.  On  dirait  aujourd'hui  :  plus  sûr. 

8.  «  Ragoût,  >  mets  qui  relève  le  goût. 


4.  Triste  tableau  des  précautioni 
dont  s'entoure  la  tyrannie. 

5.  «Fermée,»  de  firmare;  une  porte 
bien  fermée,  firmata,  garantie  contre 
ceux  qui  voudraient  entrer  de  force. 


LIVRE  SEPTIÈME. 


135 


but  aussi,  et  peu  de  temps  après  il  tomba  dans  une  défaillance. 

«  Astarbé,  qui  le  connaissait  capable  de  la  tuer  sur  le  moindre 
soupçon,  commença  à  déchirer  ses  habits;  à  arracher  ses  che- 
veux, et  à  pousser  des  cris  lamentables;  elle  embrassait  le  roi 
mourant;  elle  le  tenait  serré  entre  ses  bras;  elle  l'arrosait 
d'un  torrent  1  de  larmes,  car  les  larmes  ne  coûtaient  rien  à 
cette  femme  artificieuse.  Enfin,  quand  elle  vit  que  les  forces  du 
roi  étaient  épuisées  2,  et  qu'il  était  comme  agonisant 3,  dans  la 
crainte  qu'il  ne  revînt  et  qu'il  ne  voulût  la  faire  mourir  avec 
lui,  elle  passa  des  caresses  et  des  plus  tendres  marques  d'ami- 
tié à  la  plus  horrible  fureur;  elle  se  jeta  sur  lui  et  l'étouffa4. 
Ensuite  elle  arracha  de  son  doigt  5  l'anneau  royal,  lui  ota  le 
diadème  6,  et  fit  entrer  Joazar,  à  qui  elle  donna  l'un  et  l'autre. 
Elle  crut  que  tous  ceux  qui  avaient  été  attachés  à  elle  ne  man- 
queraient pas  de  suivre  sa  passion,  et  que  son  amant  serait 
proclamé  roi.  Mais  ceux  qui  avaient  été  les  plus  empressés  à 
lui  plaire  étaient  des  esprits  bas  et  mercenaires  7,  qui  étaient 
incapables  d'une  sincère  affection:  d'ailleurs,  ils  manquaient  de 
courage,  et  craignaient  les  ennemis  qu'Astarbé  s'était  attirés; 
enfin  ils  craignaient  encore  plus  la  hauteur,  la  dissimulation 
et  la  cruauté  de  celte  femme  impie  :  chacun,  pour  sa  propre 
sûreté,  désirait  qu'elle  périt. 

«  Cependant  tout  le  palais  est  plein  d'un  tumulte  affreux;  on 
entend  partout  les  cris  de  ceux  qui  disent:  «  Le  roi  est  mort!  » 
Les  uns  sont  effrayés;  les  autres  courent  aux  armes  :  tous  pa- 
raissent en  peine  des  suites,  mais  ravis  de  cettfc  nouvelle.  La 
Renommée  la  fait  voler  de  bouche  en  bouche  dans  toute  la 
grande  ville  de  Tyr,  et  il  ne  se  trouve  pas  un  seul  homme  qui 
regrette  8  le  roi  ;  sa  mort  est  la  délivrance  et  la  consolation  de 
tout  le  peuple. 

III.  «Narbal,  frappé  d'un  coup  si  terrible,  déplora  en  homme 
de  bien  le  malheur  9  de  Pygmalion,  qui  s'était  trahi  lui-même 
en  se  livrant  à  l'impie  Astarbé,  et  qui  avait  mieux  aimé  être  un 


i.  «  Torrent,  »  ce  qui  coule  avec  im- 
pétuosité et  passe  v  te;  de  torrere,  brû- 
ier,  parce  que  le  torrent  est  le  cours 
d'eau  desséché,  biûlé  par  le  soleil. 

2.  «  Epuise,  »  quand  il  n'y  a  plus 
d'eau  à  force  de  puiser,  de  tirer  du 
puits. 

3.  Luttant  contre  la  mort;  c'est  le  sens, 
primitivement  grec,   d'agonie,  combat. 

4.  Un  mot  imitatif,  d'origine  germa- 
nique, se  retrouve  dans  étuve,  allemand 
itube,  angl.  stove. 


5.  «  Doigt,  «  digitus,  gr.  Seïxuj,  mon- 
trer ;  on  indique  avec  le  doigt. 

6.  Lien  autour  de  la  tête,  Sii,  8tu, 
signe  de  la  royauté,  ainsi  que  «  l'anneau 
royal.  » 

7.  Attachés  pour  le  salaire,  pro  mer- 
cede. 

8.  «  Regretter,  »  avoir  de  la  peiue  pour 
la  perte  d'une  chose  qui  était  à  gré, 
agréable. 

9.  •  Malheur,  i  la  mauvaise  heure, 
l'heure  fatale,  mala  hora, 


136  TÉLÉMAQUE. 

tyran  monstrueux,  que  d'ôtre,  selon  le  devoir  d'un  roi,  le  père 
de  son  peuple.  Il  songea  au  bien  de  l'État,  et  se  hâta  de  rallier 
tous  les  gens  de  bien,  pour  s'opposer  à  Astarbé,  sous  laquelle  on 
aurait  eu  un  rogne  encore  plus  dur  que  celui  qu'on  voyait  finir. 

«  Narbal  savait  que  Raléazar  *  ne  s'était  point  noyé J,  quand  on 
le  jeta  dans  la  mer.  Ceux  qui  assurèrent  à  Astarbé  qu'il  élait 
mort  parlèrent  ainsi  croyant  qu'il  l'était  :  mais,  à  la  faveur  de 
la  nuit,  il  s'élait  sauvé  en  nageant  ;  et  des  marchands  de  Crète, 
touchés  de  compassion,  l'avaient  reçu  dans  leurs  barques.  Il 
n'avait  pas  osé  retourner  dans  le  royaume  de  son  père,  soup- 
çonnant qu'on  avait  voulu  le  faire  périr,  et  craignant  autant  la 
cruelle  jalousie  de  Pygmalion  que  les  artifices  d'Astarbé.  11  de- 
meura longtemps  errant  et  travesti 8  sur  les  bords  de  la  mer, 
en  Syrie,  où  les  marchands  crétois  l'avaient  hissé;  il  fut  môme 
obligé  de  garder  un  troupeau  pour  gagner  sa  vie.  Enfin,  il 
trouva  moyen  de  faire  savoir  à  Narbal  l'état  où  il  était;  il  crut 
pouvoir  confier  son  secret  et  sa  vie  à  un  homme  d'une  vertu  si 
éprouvée.  Narbal,  maltraité  par  le  père,  ne  laissa  pas  d'aimer  le 
fils  et  de  veiller  pour  ses  intérêts  :  mais  il  n'en  prit  soin  que 
pour  l'empêcher4  de  manquer  jamais  à  ce  qu'il  devait  à  son  père, 
et  il  l'engagea  à  souffrir  patiemment  sa  mauvaise  fortune. 

«  Baléazar  avait  mandé  à  Narbal  :  «  Si  vous  jugez  que  je 
»  puisse  aller  vous  trouver,  envoyez-moi  un  anneau  d'or,  et  je 
»  comprendrai  aussitôt  qu'il  sera  temps  de  vous  aller  joindre.  » 
Narbal  ne  jugea  point  à  propos,  pendant  la  vie  de  Pygmalion, 
de  faire  venir  Baléazar;  il  aurait  tout  hasardé  pour  la  vie  du 
prince  et  pour  la  sienne  propre  :  tant  il  était  difficile  de 
se  garantir  des  recherches  rigoureuses  de  Pygmalion.  Mais 
aussitôt  que  ce  malheureux  roi  eut  fait  une  fin  digne  de  ses  cri- 
mes, Narbal  se  hâta  d'envoyer  l'anneau  d'or  à  Baléazar.  Baléa- 
zar partit  aussitôt,  et  arriva  aux  portes  de  Tyr  dans  le  temps 
que  toute  la  ville  était  en  trouble  pour  savoir  qui  succéderait 
à  Pygmalion.  Baléazar  fut  aisément  reconnu  par  les  principaux 
Tyriens  et  par  tout  le  peuple  5.  On  l'aimait,  non  pour  l'amour 
du  feu  roi 6  son  père,  qui  était  haï  universellement,  mais  à  cause 
de  sa  douceur  et  de  sa  modération.  Ses  longs  malheurs  mêmes 
lui  donnaient  je  ne  sais  quel  éclat  qui  relevait  toutes  ses  bon- 


i.  On  retrouve   ici    Baléazar,  que  le 
ecteur   pouvait   croire  mort,  et  qui  va 
jouer  un  rôle  important. 

2.  «  Noyer,  »    de   necare,  tuer,   sans 
spécifier  le  genre  de  mort. 

3.  i  Travesti,  »     e'est-à-dire    ayant 
changé  de  vêtements,  déguisé. 

*.  Empêcher,    impedire,   mettre  de» 
entraves  dans  les  pieds. 


5.  Ce  récit  est  un  peu  traînant  et  diffus. 

6.  «  Du  feu  roi.  ■  Feu  n'est  que  fuit, 
prétérit  du  verbe  sum  ;  rex  gui  fuit.  On 
dit  d'une  manière  abusive,  la  feue  reine, 
en  transformant  le  verbe  eu  adjectif.  La 
forme  reste  invariable,  si  l'on  dit  :  <  feu 
la  reine.  »  Du  reste,  île  feu  roi  »  est  un 
tour  moderne,  qu'il  faudrait  éviter  dans 
un  suiet  antiaue. 


LIVRE  SEPTIEME. 


137 


nés  qualités  *  et  qui  attendrissait  tous  les  Tyriens  en  sa  faveur. 

«  Narbal  assembla  les  chefs  du  peuple,  les  vieillards  qui  for- 
maient le  conseil  et  les  prêtres  de  la  grande  déesse  de  Phénicie*. 
Ils  saluèrent  Baléazar  comme  leur  roi,  et  le  firent  proclamer 
par  des  hérauts  8.  I.e  peuple  répondit  par  mille  acclamations 
de  joie*  :  Astarbé  les  entendit  du  fond  du  palais,  où  elle  était 
renfermée  avec  son  lâche5  et  infâme  Joazar.  Tous  les  méchants 
dentelle  s'était  servie  pendant  la  vie  de  Pygmalion  l'avaient 
abandonnée;  car  les  méchants  craignent  les  méchants,  s'en 
défient,  et  ne  souhaitent  point  de  les  voir  en  crédit  6.  Les  hom- 
mes corrompus  connaissent  combien  leurs  semblables  abuse- 
raient de  l'autorité,  et  quelle  serait  leur  violence.  Mais  pour 
les  bons,  les  méchants  s'en  accommodent  mieux,  parce  qu'au 
moins  ils  espèrent  de  trouver  en  eux  de  la  modération  et  de 
l'indulgence.  Il  ne  restait  plus  autour  d'Astarbé  que  certains 
complices  7  de  ses  crimes  les  plus  affreux,  et  qui  ne  pouvaient 
attendre  que  le  supplice  8. 

«  On  força  le  palais  :  ces  scélérats  9  n'osèrent  pas  résister 
longtemps,  et  ne  songèrent  qu'à  s'enfuir.  Astarbé,  déguisée  en 
esclave  10,  voulut  se  sauver  dans  la  foule;  mais  un  soldat  ll  la 
reconnut  :  elle  fut  prise,  et  on  eut  bien  de  la  peine  à  empêcher 
qu'elle  ne  fût  déchirée  par  le  peuple  en  fureur.  Déjà  on  avait 
commencé  à  la  traîner  dans  la  boue;  mais  Narbal  la  tira  des 
mains  de  la  populace.  Alors  elle  demanda  à  parler  à  Baléazar, 
espérant  de  l'éblouir  par  ses  charmes,  et  de  lui  faire  espérer 
qu'elle  lui  découvrirait  des  secrets  importants.  Baléazar  ne  put 
refuser  de  l'écouter.  D'abord  elle  montra,  avec  sa  beauté,  une 
douceur  et  une  modestie  capables  de  toucher  les  cœurs  les 


i.  Racine  a  exprimé  la  même  idée  : 

Tel  malheurs  te  prêtaient  encor  de  nouveaux 
[charmes. 
{Phèdre,  act.  II,  se.  v.). 

Et  Bossuet  a  dit  mieux  encore  :  «  Ce  je 
»  ne  sais  quoi  d'achevé  que  le  malheur 
■  ajoute  à  la  vertu.  » 

2.  C'était  Astarté,  la  Vénus  phéni- 
cienne. 

3.  Mot  allemand,  herald  ;  celui  qui  est 
chargé  des  publications  et  messages 
ayant  de  la  solennité.  Chez  les  Romains, 
c'était  le  fécial  ;  dans.  Homère,  c'est  le 
xtipuÇ,  crieur  public. 

4.  «  Joie,  i  ital.  gioia  ;  se  rapporte 
au  latin  gaudium. 

5.  t  Lâche,  i  lat.  laxus  ;  littéralement  : 
dont  la  ceinture  est  lâche,  qui  ne  l'a  pas 
serrée  pour  courir  au  combat  ;  par  exten- 
sion, sans  courage. 


6.  •  En  crédit,  »  pouvant  inspirer  de 
la  confiance,  à  qui  l'ou  pourrait  se  fier, 
se  credere. 

7.  «  Complice,  »  qui  participe  au 
crime,  qui  entre  daus  ses  plis  (plicare). 

8.  t  Supplice,  •  se  rapportant  à  sup~ 
plier,  parce  que  le  supplice  est  l'exécu- 
tion du  suppliant,  de  celui  qui  demande 
la  vie. 

9.  i  Scélérat,  ■  de  scelus,  crime; 
pr.  «oXièç,  oblique,  qui  est  hors  de  la 
ligne  droite. 

10.  •  Esclave,  »  le  servus  antique; 
terme  moderne  dont  on  attribue  l'ori- 
gine à  quelque  peuple  slave  assujetti,  à 
une  époque  obscure,  par  les  Germains. 
Des  latinistes  disent  à  tort  :  ex  clavet 
l'homme  qui  dépend  de  la  clef. 

ll.i  Soldat,  »  l'homme  solde'  qui  re- 
çoit le  sot  (sou). 


138 


TÉLÉMAQIE. 


plus  irrités.  Elle  flatta  Baléaiar  par  les  louanges  les  plus  déli- 
cates et  les  plus  insinuantes  :  elle  lui  représenta  combien  Pyg- 
malion  l'avait  aimée;  elle  le  conjura  par  ses  cendres  '  d'avoir 
pitié  d'elle;  elleinvoqua  les  dieux,  comme  si  elle  les  eût  sincère^ 
ment  adorés;  elle  versa  des  torrents  de  larmes;  elle  se  jeta  aux 
genoux  du  nouveau  roi  :  mais  ensuite  elle  n'oublia  rien  pour 
lui  rendre  suspects  et  odieux  tous  ses  serviteurs  les  plus  affec- 
tionnés. Elle  accusa  Narbal  d'être  entré  dans  une  conjuration 
contre  Pygmalion,  et  d'avoir  essayé  de  suborner  les  peuples 
pour  se  faire  roi  au  préjudice  de  Baléazar  :  elle  ajouta  qu'il 
voulait  empoisonner  ce  jeune  prince.  Elle  inventa  de  sembla- 
bles calomnies  *  contre  tous  les  autres  Tyriens  qui  aiment  la 
vertu;  elle  espérait  de  trouver  dans  le  cœur  de  Baléazar  la 
même  défiance  et  les  mêmes  soupçons  qu'elle  avait  vus  dans 
celui  du  roi  son  père.  Mais  Baléazar,  ne  pouvant  plus  souffrir 
la  noire  malignité  de  cette  femme,  l'interrompit,  et  appela  des 
gardes.  On  la  mit  en  prison;  les  plus  sages  vieillards  furent 
commis  pour  examiner  3  toutes  ses  actions. 

»  On  découvrit  avec  horreur  qu'elle  avait  empoisonné  et 
étouffé  Pygmalion  :  toute  la  suite  de  sa  vie  parut  un  enchaîne- 
ment conlinuel  de  crimes  monstrueux.  On  allait  la  condamner 
au  supplice  qui  est  destiné  à  punir  les  grands  crimes  dans  la 
Phénicie;  c'est  d'être  brûlé  à  petit  feu  :  mais  quand  elle  com- 
prit qu'il  ne  lui  restait  plus  aucune  espérance,  elle  devint  sem- 
blable à  une  Furie  sortie  de  l'enfer  ;  elle  avala  du  poison  qu'elle 
portait  toujours  sur  elle,  pour  se  faire  mourir,  en  cas  qu'on 
voulût  lui  faire  souffrir  de  longs  tourments.  Ceux  qui  la  gar- 
dèrent aperçurent  qu'elle  souffrait  une  violente  douleur:  ils 
voulurent  la  secourir;  mais  elle  n-e  voulut  jamais  leur  répon- 
dre, et  elle  fit  signe  qu'elle  ne  voulait  aucun  soulagement.  On 
lui  parla  des  justes  dieux,  qu'elle  avait  irrités  :  au  lieu  de  té- 
moigner la  confusion  et  le  repentirque  ses  fautes  méritaient, 
elle  regarda  le  ciel  avec  mépris  et  arrogance,  comme  pour  insul- 
ter aux  dieux.  La  rage  et  l'impiété  étaient  peintes  sur  son  visage 
mourant  :  on  ne  voyait  plus  aucun  reste  de  cette  beauté  qui 
avait  fait  le  malheur  de  tant  d'hommes.  Toutes  ses  grâces  étaient 
effacées  :  ses  yeux  éteints  roulaient  dans  sa  lu  te.  et  jetaient 
des  regards  farouches;  un  mouvement  convulsif  agitait  ses 
lèvres,  et  tenait  sa  bouche  ouverte  d'une,  horrible  grandeur; 
tout  son  visage,  tiré  et  rétréci,  faisait  des  grimaces  hideuses; 


1.  Les  peuples  anciens  brûlaient  leg 
morts  et  conservaient  pieusement  les 
cendres. 

2.  Calomnier  quelqu'un,  le  priver  de 


son  honneur;  lat.  calumniari,  de  l'anc. 
calvo,  frustrer. 

3.  Les  mettre  dans  la  balance,  in  exa- 
tniniê 


LIVRE  SEPTIEME. 


139 


une  pâleur  livide  et  une  froideur  mortelle  avaient  saisi  toul 
son  corps.  Quelquefois  elle  semblait  se  ranimer,  mais  ce  n'é- 
tait que  pour  pousser  des  hurlements.  Enfin  elle  expira,  lais- 
sant remplis  d'horreur  et  d'effroi  tous  ceux  qui  la  virent  l.  Ses 
mânes2  impies  descendirent  sans  doute  dans  ces  tristes  lieux  8 
où  les  cruelles  Danaïdes*  puisent  éternellement  de  l'eau  dans 
des  vases  percés,  où  Ixion  5  tourne  à  jamais  sa  roue,  où  Tan- 
tale6, brûlant  de  soif,  ne  peut  avaler  l'eau  qui  s'enfuit  de  ses 
lèvres,  où  Sisyphe  7  roule  inutilement  un  rocher  qui  retombe 
sans  cesse;  et  oùTitye8  sentira  éternellement,  dans  ses  en- 
trailles toujours  renaissantes,  un  vautour  qui  les  ronge*. 

«  lîaléazar,  délivré  de  ce  monstre,  rendit  grâces  aux  dieux 
par  d'innombrables  sacrifices.  Il  a  commencé  son  règne  par 
une  conduite  tout  opposée  à  celle  de  Pygmalion.  Il  s'est  ap- 
pliqué à  faire  refleurir  le  commerce,  qui  languissait  tous  les 
jours  de  plus  en  plus  :  il  a  pris  les  conseils  de  Narbal  pour  les 
principales  affaires,  et  n'est  pourtant  point  gouverné  par  lui; 
car  il  veut  tout  voir  par  lui-môme  :  il  écoule  tous  les  différents 
avis  qu'on  veut  lui  donner,  et  décide  ensuite  sur  ce  qui  lui  pa- 
raît le  meilleur.  Il  est  aimé  des  peuples.  En  possédant  les 
cœurs,  il  possède  plus  de  trésors  que  son  père  n'en  avait  amassé 
par  son  avarice  cruelle;  car  il  n'y  a  aucune  famille  qui  ne  lui 
donnât  tout  ce  qu'elle  a  de  bien,  s'il  se  trouvait  dans  une  pres- 
sante nécessité  :  ainsi,  ce  qu'il  leur  laisse  est  plus  à  lui  que 
s'il  le  leur  ôtait  10.  Il  n'a  pas  besoin  de  se  précautionner  pour 
la  sûreté  de  sa  vie  ;  car  il  a  toujours  autour  de  lui  la  plus  sûre 
garde,  qui  est  l'amour  des  peuples.  Il  n'y  a  aucun  de  ses  su- 
jets "  qui  ne  craigne  de  le  perdre,  et  qui  ne  hasardât  sa  pro- 
pre vie  pour  conserver  celle  d'un  si  bon  roi.  Il  vit  heureux,  et 
tout  son  peuple  est  heureux  avec  lui  :  il  craint  de  charger  trop 
ses  peuples;  ses  peuples  craignent  de  ne  lui  offrir  pas  une 
assez  grande  partie  de   leurs  biens  :  il  les  laisse  dans  l'abon- 


i.  Quelle   énergie  dans  ce  tableau! 

2.  Son  âme  revêtue  d'une  apparence 
de  corps. 

3.  Le  Tartare,  où  les  méchants  étaient 
punis. 

4.  Les  cinquante  filles  de  Danaiis,  roi 
d'Argos  ;  elles  tuèrent  chacune  leur  mari, 
à  IVxeep'ion  d'Hypermnestre ;  de  là  leur 
châtiment. 

5.  Ixion,  roi  de  Thessalie,  condamné 
à  un  éternel  supplice  pour  avoir  offensé 
Jupiter  dans  la  personne  de  Junou. 

6.  Roi  de  Lydie,  ainsi  puni  pour  avoir 
servi  aux  dieux  les  membres  de  son  fils 
Péleps. 


7.  C'était  un  fils  d'Éole,  condamné, 
comme  on  le  voit  ici,  pour  ses  brigan- 
dages. 

8.  Ce  géant,  qui  avait  insulté  Latone, 
fut  tué  par  Apollon,  et  ensuite  exposé  au 
vautour. 

9.  Fénelon  résume  ici  les  supplices  cé- 
lèbres dans  l'antiquité  classique,  et  qui 
sont  décrits  d'une  manière  admirable 
dans  Homère,  Odyssée,  1.  XI. 

10.  Belle  maxime  de  politique. 

11.  i  Sujets,  »  subjecti,  les  soumis, 
ceux  qui  sont  placés  (jetés^  sous  un 
maître. 


: 


140  TÉLÉMAQUE. 

dance  f,  et  cette  abondance  ne  les  rend  ni  indociles  ni  inso- 
lents2 ;  car  ils  sont  laborieux,  adonnés  au  commerce,  fermes  à 
conserver  la  pureté  des  anciennes  lois.  La  Phénicie  est  re- 
montée au  plus  haut  point  de  sa  grandeur  et  de  sa  gloire. 
C'est  à  son  jeune  roi  qu'elle  doit  tant  de  prospérités.  Narbàl 
gouverne  sous  lui. 

«  0  Télémaque,  s'il  vous  voyait  maintenant,  avec  quelle  joie 
vous  comblerait-il3  de  présenlsIQuel  plaisir  serait-ce  pour  lui 
de  vous  renvoyer  magnifiquement  dans  votre  patrie  !  Ne  suis-je 
pas  heureux  de  faire  ce  qu'il  voudrait  pouvoir  faire  lui-môme, 
et  d'aller  dans  l'île  d'Ithaque  mettre  sur  le  trône  le  fils  d'Ulysse 
afin  qu'il  règne  *  aussi  sagement  que  Baléazar  régne  a  Tyr  ' 


IV.  Après  qu'Adoameut  parlé  ainsi,  Télémaque,  charmé  de 
Thistoire  que  ce  Phénicien  venait  de  raconter,  et  plus  encore 
des  marques  d'amitié  qu'il  en  recevait  dans  son  malheur,  l'em- 
brassa tendrement.  Ensuite  Adoam  lui  demanda  par  quelle 
aventure  il  était  entré  dans  l'île  de  Calypso.  Télémaque  lui  fit, 
a  son  tour,  l'histoire  de  son  départ  de  Tyr;  de  son  passage 
dans  l'île  de  Chypre;  de  la  manière  dont  il  avait  retrouvé 
.Mentor;  de  leur  voyage  en  Crète  ;  des  jeux  publics  pour  l'élec- 
tion d'un  roi  après  la  fuite d'Idoménée;  de  la  colère  de  Vénus; 
de  leur  naufrage;  du  plaisir  avec  lequel  Calypso  les  avait  re- 
çus; de  la  jalousie  de  cette  déesse  contre  une  de  ses  nymphes; 
et  de  l'action  de  Mentor,  qui  avait  jeté  son  ami  dans  la  mer  dès 
qu'il  vit  le  vaisseau  phénicien. 

V.  Après  ces  entretiens,  Adoam  fit  servir  un  magnifique  re- 
pas :  et,  pour  témoigner  une  grande  joie,  il  rassembla  tous  les 
plaisirs  dont  on  pouvait  jouir.  Pendant  le  repas,  qui  fut  servi 
par  de  jeunes  Phéniciens  vêtus  de  blanc  et  couronnés  de  fleurs, 
on  brûla  les  plus  exquis  parfums  de  l'Orient 6.  Tous  les  bancs 
de  rameurs  étaient  pleins  de  joueurs  de  flûtes.  Achiloas  les  in- 
terrompait de  temps  en  temps  par  les  doux  accords 6  de  sa  voix 
et  de  sa  lyre,  dignes  d'être  entendus  à  la  table  des  dieux,  et  de 


I.  «  Abondance,  »  ce  qui  coule  comme 
de  source,  ab  unda. 

ï.  t  Insolents,  »  injurieux  à  l'excès,  au 
delà  de  la  coutume,  in  solere. 

3.  Combler,  mettre  en  monceau,  in 
eumulum. 

4.  Kégner,  regnare,  regere  ;  la  vraie 
idée  de  la  domination  royale, c'est  celle 
de  régir,  de  gouverner  selon  ce  qui  est 
de  droit,  quod  est  rectum. 


5.  «  L'Orient,  •  la  région  de  la  terre 
qui  correspond  à  la  partie  du  ciel  où  le 
soleil  semble  se  lever;  du  lat.  oriri. 
Pour  l'Kurope,  l'Orient  est  plus  particu- 
lièrement l'Asie. 

6.  •  Accord,  •  dans  le  sens  musical  ; 
on  pourrait  peut-être  expliquer  ce  mot 
par  ad  chordam,  qui  est  en  harmonie 
avec  la  corde  (de  la  lyre). 


LIVRE  SEPTIÈME, 


141 


ravir  les  oreilles  d'Apollon  même.  Les  Tritons  >,  les  Néréides, 
toutes  les  divinités  qui  obéissent  à  Neptune  ■,  les  monstres 
marins  même,  sortaient  de  leurs  grottes  humides  et  profondes 
pour  venir  en  foule  autour  du  vaisseau  3,  charmés  par  cette 
mélodie.  Une  troupe  de  jeunes  Phéniciens  d'une  rare  beauté, 
et  vêtus  de  fin  lin  plus  blanc  que  la  neige,  dansèrent  long- 
temps les  danses  de  leur  pays,  puis  celles  d'Egypte,  et  enfin 
celles  de  la  Grèce.  De  temps  en  temps  des  trompettes  faisaient 
retentir  l'onde  jusqu'aux  rivages  éloignés.  Le  silence  de  la  nuit, 
le  calme  de  la  mer,  la  lumière  tremblante  de  la  lune  répandue 
sur  la  face  des  ondes  *,  le  sombre  azur  du  ciel  semé  de  bril- 
lantes étoiles,  servaient  à  rendre  ce  spectacle  encore  plus  beau6. 
Télémaque,  d'un  naturel  vif  et  sensible,  goûtait  tous  ces 
plaisirs;  mais  il  n'osait  y  livrer  son  cœur.  Depuis  qu'il  avait 
éprouvé  avec  tant  de  honte,  dans  l'île  de  Calypso,  combien  la 
jeunesse  est  prompte  à  s'enflammer,  tous  les  plaisirs,  même 
les  plus  innocents,  lui  faisaient  peur  ;  tout  lui  était  suspect. 
11  regardait  Mentor  ;  il  cherchait  sur  son  visage  et  dans  ses  yeux 
ce  qu'il  devait  penser  de  tous  ces  plaisirs. 

Mentor  était  bien  aise  de  le  voir  dans  cet  embarras,  et  ne 
faisait   pas  semblant  de  le  remarquer.  Enfin,  touché    de   la 
modération  de  Télémaque,  il  lui  dit  en  souriant  :  «  Je  com- 
»  prends  ce  que  vous  craignez  :  vous  êtes  louable  de  cette 
»  crainte,  mais  il  ne  faut  pas  la  pousser  trop  loin.  Personne 
ne  souhaitera  jamais  plus  que  moi  que  vous  goûtiez  des  plai- 
sirs qui  ne  vous  passionnent  ni  ne  vous  amollissent  point.  11 
vous  faut  des  plaisirs  qui  vous  délassent,  et  que  vous  goûtiez 
en.  vous  possédant,  mais  non  pas  des  plaisirs  qui  vous  en- 
traînent 6.  Je  vous  souhaite  des  plaisirs  doux  et  modérés,  qui 
ne  vous  ôtent  point  la  raison,  et  qui  ne  vous  rendent  jamais 
semblable  à  une  bête  en  fureur.  Maintenant  il  est  à  propos 
de  vous  délasser  de  toutes  vos  peines.  Goûtez  avec  complai- 
sance pour  Adoam  les  plaisirs  qu'il  vous  offre  ;  réjouissez- 
vous,  Télémaque,  réjouissez-vous.  La  sagesse  n'a  rien  d'aus- 


1.  •  Les  Tritons,  •  sortes  de  dieux 
marins,  allaient,  sonnant  de  la  conque 
devant  Neptune  et  Amphitrite. 

2.  Il  est  parlé  plus  haut  des  Néréides 
et  de  Neptune. 

3.  f  Vaisseau;  >  littéralement  :  grand 
vase,  vasum  ;  se  dit  aussi  d'une  église, 
de  ce  qui  est  fait  pour  contenir. 

4.  Splendet  treraulo  sub  lunune  pontus. 

[^En.,  1.  VII,  v.  9). 


t  La  mer  réfléchit  la  lumière  trero. 
blante.  » 

5.  Celte  peinture  est  d'une  douceur 
de  tons  charmante,  et  rappelle  tout  à  fait 
l'antiquité. 

6.  Tous  ces  verbes  sont  à  leur 
place.  Il  faut  chercher  des  plaisirs 
qui  «  délassent,  »  qui  donnent  de  n  u- 
velles  forces  pour  de  nouvelles  fatigues, 
et  non  des  plaisirs  qui  vous  t  possèdent,  ■ 
tellement  qu'ils  vous  ravissent  votre  li- 
berté, ou  des  plaisirs  qui  vous  «  en- 
traînent »  à  la  perdition. 


142  TELÉMAQUE. 

o  1ère  *  ni  d'affecté  :  c'est  elle  qui  donne  les  vrais  plaisirs,  elle 
»  seule  les  sait  a^s.Li^on ner  2  pour  les  rendre  purs  et  durables  ; 
»  elle  sait  mêler  les  jeux  et  les  ris  avec  les  occupations  graves 
»  et  sérieuses 3;  elle  prépare  le  plaisir  par  le  travail,  et  elle  dé- 
»  lasse  du  travail  par  le  plaisir.  La  sagesse  n'a  point  de  honte 
»  de  paraître  enjouée  quand  il  le  faut 4.  » 

En  disant  ces  paroles,  Mentor  prit  une  lyre,  et  en  joua  avec 
tant  d*art,  qu'Achitoas,  jaloux,  laissa  tomber  la  sienne  de  dépit; 
ses  yeux  s'allumèrent,  son  visage  troublé  changea  de  couleur  : 
tout  le  monde  eût  aperçu  sa  peine  et  sa  honte,  si  la  lyre  de 
Mentor  n'eût  enlevé  l'âme  de  tous  les  assistants.  A  peine  osait- 
on  respirer,  de  peur  de  troubler  le  silence,  et  de  perdre  quel- 
que chose  de  ce  chant  divin  :  on  craignait  toujours  qu'il  ne 
finît  trop  tôt.  La  voix  de  Mentor  n'avait  aucune  douceur  effé- 
minée; mais  elle  était  flexible,  forte,  et  elle  passionnait  jus- 
qu'aux moindres  choses. 

,  11  chanta  d'abord  les  louanges  de  Jupiter,  père  et  roi  des 
\eux  et  des  hommes5,  qui  d'un  signe  de  sa  tête  ébranle  l'uni- 
vers 6.  Puis  il  représenta  Minerve  qui  sort  de  sa  tête,  c'est- 
à-dire  la  Sagesse,  que  ce  dieu  forme  au  dedans  de  lui-môme, 
et  qui  sort  de  lui  pour  instruire  les  hommes  dociles.  Mentor 
chanta  ces  vérités  d'une  voix  si  touchante,  et  avec  tant  de  re- 
ligion, que  toute  l'assemblée  crut  être  transportée  au  plus  haut 
de  l'Olympe,  à  la  face  de  Jupiter,  dont  les  regards  sont  plus 
perçants  que  son  tonnerre.  Ensuite  il  chanta  le  malheur  du 
jeune  Narcisse  ',  qui,  devenant  follement  amoureux  de  sa  pro- 
pre beauté,  qu'il  regardait  sans  cesse  au  bord  d'une  fontaine, 
se  consuma  lui-même  de  douleur,  et  fut  changé  en  une  fleur 
qui  porte  son  nom.  Enfin  il  chanta  aussi  la  funeste  mort  du  bel 
Adonis,  qu'un  sanglier  déchira,  et  que  Vénus,  passionnée  pour 
lui,  ne  put  ranimer  en  faisant  au  ciel  des  plaintes  amères  8. 

Tous  ceux  qui  l'écoutèrent  ne  purent  retenir  leurs  larmes, 
et  chacun  sentait  je  ne  sais  quel  plaisir  en  pleurant.  Quand  il 


1.  «  Austère,  »  aride,  de  aûu,  dessé- 
cher. 

2.  «  Assaisonner,  »  ajouter  les  ingré- 
dients selon  les  saisons. 

3.  •  Sérieuses,  »  de  sera,  soir;  le  mo- 
ment où  les  esprits  sont  plus  sérieui, 
plus  portés  à  réfléchir. 

4.  «  Sagesse  enjouée,  »  alliance  de 
mots  simple  et  juste. 

5.      Divuni  pater  atque  hominum  rex. 
(Jffrt.,  L  U,  ▼.  648.) 

Le  père  desdieux  etleroi  des  hommes.» 


I.      Qui  nutu  concutit  orbem. 

(Ov.,  Métam.  I,  v.  849.) 

f  Qui,  d'un  signe  de  sa  tête,  ébranle  le 
monde.  • 

7.  Personnage  mythologique  qui  s'éprit 
de  lui-même  en  se  regardant  au  bord 
d'une  fontaine,  et  se  noya. 

8.  Venus  obtint  de  l'roserpioe,  dis.iit- 
ou,  qu'Adonis  revînt  à  la  vie  et  séjourna» 
tour  à  tour  sur  la  terre  et  dans  les  en- 
fers. Le  culte  d'Adonis  était  surtout  ré- 
pandu en  Syrie,  où  l'on  célébrait  de 
granles  fêles  en  son  honneur. 


LIVRE  SEPTIÈME. 


H? 


eut  cessé  de  chanter,  les  Phéniciens  étooncs  se  regardaient  les 
uns  les  autres. L'un  disait  :  «C'est  Orphée  !  c'est  ainsi  qu'avec 
une  lyre  il  apprivoisait  les  bêtes  farouches,  et  enlevait  les  bois 
et  les  rochers;  c'est  ainsi  qu'il  enchanta  Cerbère1,  qu'il  sus- 
pendit les  tourments  d'Ixion  et  des  Danaïdes,  et  qu'il  toucha 
l'inexorable  Pluton,  pour  tirer  des  enfers  la  belle  Eurydice  !  » 
Un  autre  s'écriait  :  «  Non,  c'est  Linus,  fils  d'Apollon.  »  Un  autre 
répondait:  «Vous  vous  trompez, c'est  Apollon  lui-même.»  Télé- 
maque  n'était  guère  moins  surpris  que  les  autres,  car  il  n'avait 
jamais  cru  que  Mentor  sût,  avec  tant  de  perfection,  chanter  et 
jouer  de  la  lyre. 

Achitoas,  qui  avait  eu  le  loisir  de  cacher  sa  jalousie,  commença 
à  donner  des  louanges  à  Mentor;  mais  il  rougit  en  le  louant, 
et  il  ne  put  achever  son  discours.  Mentor,  qui  voyait  son  trouble, 
prit  la  parole,  comme  s'il  eût  voulu  l'interrompre,  et  tâcha  de  le 
consoler,  en  lui  donnant  toutes  les  louanges  qu'il  méritait.  Achi- 
toas ne  fut  point  consolé;  car  il  sentit  que  Mentor  le  surpassait 
encore  plus  par  sa  modestie,  que  par  les  charmes  de  sa  voix. 


/ 


VI.  Cependant  Télémaque  dit  à  Adoam  :  «  Je  me  souviens  que 
»  vous  m'aviez  parlé  d'un  voyage  que  vous  fîtes  dans  la  Bé- 
»  tique  depuis  que  nous  fûmes  partis  d'Egypte.  La  Bétique  est 
»  un  pays  dont  on  raconte  tant  de  merveilles  qu'à  peine  peut-on 
n  les  croire.  Daignez  m'apprendre  si  tout  ce  qu'on  en  dit  est 
»  vrai.  —  Je  serai  fort  aise,  répondit  Adoam,  de  vous  dépeindre 
»  ce  fameux  pays,  digne  de  votre  curiosité,  et  qui  surpasse 
»  tout  ce  que  la  renommée  en  publie.  »  Aussitôt  il  commença 
ainsi  : 

«  Le  fleuve  Bétis  coule  dans  un  pays  fertile*,  et  sous  un 
ciel  doux,  qui  est  toujours  serein.  Le  pays  a  pris  le  nom  du 
fleuve,  qui  se  jette  dans  le  grand  Océan,  assez  près  des  colonnes 
d'Hercule,  et  de  cet  endroit  où  la  mer  furieuse,  rompant  se^ 
digues,  sépara  autrefois  la  terre  de  Tharsis8  d'avec  la  grand»1 
Afrique.  Ce  pays  semble  avoir  conservé  les  délices  de  l'âge  d'or. 
Les  hivers  y  sont  tiedes,  et  les  rigoureux  aquilons  n'y  souf- 
flent jamais*.  L'ardeur  de  l'été  y  est  toujours  tempérée  par 


i.  Le  chien  à  trois  têtes  qui  gardait 
le  palais  de  Pluton  et  la  porte  des  enfers. 

2.  «  Fertile,  »  abondant,  qui  fert,  qui 
produit  des  fruits. 

3.  «  Tharsiiiou  Tartessus, île  célèbre 
dans  l'antiquité  par  son  commerce  ;  elle 
était  située  entre  deux  bras  que  le  Bétis 
formait  à  son  embouchure.  Tartessus  a 
disparu  par  suite  des  dessèchements  opé- 
rés sur  le  bras  méridional  du  fleuve. 


4.    OÙ      Vt^tTÔî,   °V*'    *?    X^t"-''''*    1C'>XîlÇ,      O'Jtl 

[tzoz'  5|Al?pOç, 
XXV  altl  Ztcp'jpoto  XfpltvelovTaç  àijiaç 
'Qxcavô;  àvLrjffiv,  àva<iûyetv  àvSpûiwuç. 
(Ho*.,  Ody*8.t  I.  IV,  v.  566.) 

«  On  n'y  connaît  point  les  neiges,  les 
»  longs  hivers  et  les  pluies  ;  mais  toujours 
»  l'Océan,  pour  rafraîchir  les  mortels, 
»  envoie  les  douces  haleines  du  léphyr.  • 


144 


TÉLÉMAQUE. 


des  zéphyrs  rafraîchissants,  qui  viennent  adoucir  l'air  vers  le 
milieu  du  jour.  Ainsi  toute  l'année  n'est  qu'un  heureux  hymen 
du  Printemps  et  de  l'Automne1,  qui  semblent  se  donner  la 
main.  La  terre,  dans  les  vallons  et  dans  les  campagnes  uniesr 
y  porte  chaque  année  une  double  moisson.  Les  chemins  y  son\ 
bordés  de  lauriers,  de  grenadiers,  de  jasmins,  et  d'autres  arbres 
toujours  verts  et  toujours  fleuris.  Los  montagnes  sont  couvertes 
de  troupeaux,  qui  fournissent  des  laines  fines  recherchées  de 
toutes  les  nations  connues.  Il  y  a  plusieurs  mines  d'or  et  d'argent 
dans  ce  beau  pays8;  mais  les  habitants,  simples  et  heureux  dans 
leur  simplicité,  ne  daignent  pas  seulement  compter  l'or  et  l'ar- 
gent parmi  leurs  richesses*,  ils  n'estiment  que  ce  qui  sert  vé- 
ritablement aux  besoins  de  l'homme. 

«  Quand  nous  avons  commencé  à  faire  notre  commerce  chez 
ces  peuples,  nous  avons  trouvé  l'or  et  l'argent  parmi  eux  em- 
ployés aux  mômes  usages  que  le  fer;  par  exemple,  pour  des 
socs  de  charrue3.  Comme  ils  ne  faisaient  aucun  commerce  au 
dehors,  ils  n'avaient  besoin  d'aucune  monnaie*.  Ils  sont  pres- 
que tous  bergers  ou  laboureurs.  On  voit  en  ce  pays  peu  d'ar- 
tisans :  car  ils  ne  veulent  souffrir  que  les  arts  qui  servent  aux 
véritables  nécessités  des  hommes  ;  encore  même  la  plupart  des 
hommes  en  ce  pays,  étant  adonnés  à  l'agriculture  ou  à  conduire 
des  troupeaux,  ne  laissent  pas  d'exercer  les  arts  nécessaires 
pour  leur  vie  simple  et  frugale  B. 

«  Les  femmes  filent  cette  belle  laine,  et  en  font  des  étoffes 
fi  nés  d'une  merveilleuse  blancheur  :  elles  font  le  pain,  apprêtent 
à  manger  ;  et  ce  travail  leur  est  facile,  car  on  vit  en  ce  pays  de 
fruit  ou  de  lait,  et  rarement  de  viande.  Llles  emploient  le  cuir  de 
leurs  moutons  à  faire  une  chaussurelégere  pour  elles, pour  leurs 
maris  et  pour  leurs  enfants;  elles  font  des  tentes,  dont  les  unes 
sont  de  peaux  cirées  et  les  autres  d'écorces  d'arbres  ;  elles  font 
et  lavent  tous  les  habits  de  la  famille,  et  tiennent  les  maisons 
dans  un  ordre  et  une  propreté  admirables.  Leurs  habils  sont 
aisés  à  faire;  car,  en  ce  doux  climat,  on  ne  porte  qu'une  pièce 
d'étoffe  fine  et  légère,  qui  n'est  point  taillée  et  que  chacun  met 


1.  Automne  devrait  toujours  être  du 
masculin,  comme  le  latin  autumnus  ;  il 
est  employé  dans  les  deux  genres;  mais 
du  temps  de  Fénelon,  il  était  féminin.  De 
là  le  mariage  poétique  de  l'Automne  avec 
le  Printemps. 

ï.  Voir,  pour  la  fertilité  de  l'ancienne 
Bétique,  Strabon,  Géogr.,  I.  III. 

3.  Bien  qu'il  y  ait  eu  autrefois,  en  Es- 
pagne, des  mines  d'or  qu'on  n'y  retrouve 


plus,  il  doit  y  avoir  quelque  exagération 
dans  ces  détails. 

4.  «  Monnaie,  •  lat.  moneta,  nom  sous 
lequel  Junon  avait  un  temple  à  Home  , 
dans  ce  temple  on  fabriquait  la  pecunia^ 
appelée  aussi,  de  cette  circonstance,  mo* 
neta. 

5.  «Frugal,  »  de  frui,  celui  qui  jouit 
des  biens  de  la  nature,  mais  qui  en  jouit 
sans  excès. 


LIVRE  SEPTIÈME.  145 

à  longs  plis  autour  de  son  corps  pour  la  modestie,  lui  donnant 
la  forme  qu'il  veut. 

«  Les  hommes  n'ont  d'autres  arts  à  exercer,  outre  la  culture 
des  terres  et  la  conduite  des  troupeaux,  que  l'art  de  mettre  le 
bois  et  le  fer  en  œuvre;  encore  même  ne  se  servent  ils  guère 
du  fer,  excepté  pour  les  instruments  nécessaires  au  labourage. 
Tous  les  arts  qui  regardent  l'architecture  leur  sont  inutiles  ;  car 
ils  ne  bâtissent  jamais  de  maisons.  C'est,  disent-ils,  s'attacher 
trop  à  la  terre,  que  de  s'y  faire  une  demeure  qui  dure  beaucoup 
plus  que  nous;  il  suffit  de  se  défendre  des  injures  de  l'air.  Pour 
tous  les  autres  arts  estimés  chez  les  Grecs,  chez  les  Egyptien*, 
et  chez  tous  les  autres  peuples  bien  policés,  ils  les  délestent, 
comme  des  inventions  de  la  vanité  et  de  la  mollesse  i. 

«  Quand  on  leur  parle  des  peuples  qui  ont  l'art  de  faire  des 
bâtiments  superbes,  des  meubles  d'or  et  d'argent,  des  étoffes 
ornées  de  broderies  et  de  pierres  précieuses,  des  parfums 
exquis,  des  mets  délicieux,  des  instruments  dont  l'harmonie 
charme,  ils  répondent  en  ces  termes  :  «  Ces  peuples  sont  bien 
»  malheureux  d'avoir  employé  tant  de  travail  et  d'industrie  à 
»  se  corrompre  eux-mêmes  !  Ce  superflu  amollit,  enivre,  tour- 
»  mente  ceux  qui  le  possèdent  :  il  tente  ceux  qui  en  sont  pri- 
»  vés  de  vouloir  l'acquérir  par  l'injustice  et  par  la  violence. 
»  Peut  on  nommer  bien,  un  superflu  qui  ne  sert  qu'à  rendre 
«  les  hommes  mauvais?  Les  hommes  de  ces  pays  sont-ils  plus 
»  sains  et  plus  robusles  que  nous?  vivent-ils  plus  longtemps  ? 
»  sont-ils  plus  unis  entre  eux?  mènent-ils  une  vie  plus  libre, 
»  plus  tranquille,  plus  gaie?  Au  contraire,  ils  doivent  êlre  ja- 
»  loux  les  uns  des  autres,  rongés  par  une  noire  et  lâche  envie, 
»  toujours  agités  par  l'ambition,  par  la  crainte,  par  l'avarice, 
»  incapables  des  plaisirs  purs  et  simples,  puisqu'ils  sont  es- 
»  claves  de  tant  de  fausses  nécessités  dont  ils  font  dépendre 
»  tout  leur  bonheur2.  » 

«  C'est  ainsi,  continuait  Adoam,  que  parlent  ces  hommes  sa- 
ges, qui  n'ont  appris  la  sagesse  qu'en  étudiant  la  simple  na- 
ture. Ils  ont  horreur  de  notre  politesse  ;  et  il  faut  avouer  que 
la  leur  est  grande  dans  leur  aimable  simplicité.  Ils  vivent  tous 
ensemble  sans  partager  les  terres  ;  chaque  famille  est  gou- 
vernée par  son  chef,  qui  en  est  le  véritable  roi.  Le  pète  de 


i.  Il  ne  faudrait  pas  accepter  à  la  lettre 
l'admiration  de  Fénelon  pour  ces  peuples 
primitifs  dépourvus  «te  toute  civilisation, 
n'ayant  même  pas  l'art  de  construire  des 
maisons.  C'est  tout  simplement  l'état 
sauvage. 

2.  L'utopie  se  prolonge  ;  des  hommes 
TÉLÉMAQUE.    |, 


•i  ignorants  des  arts  de  la  vie  ne  pour- 
raient avoir  tant  d'esprit  et  un  si  haut 
sentiment  de  la  moralité.  C'est  sans 
■'oute  pour  de  tels  passages  que  le  roi 
Louis  XIV appelait  l'archevêque  de  Cam- 
brai, non  sans  quelque  raison,  «  un  bel 
"«sprit  cb  mérique.  » 


146 


TÉLEMAQUE. 


famille  est  en  droit  de  punir  chacun  de  ses  enfants  ou  petits- 
enfants  qui  fait  une  mauvaise  action  ;  mais,  avant  que  de  le 
punir,  il  prend  les  avis  du  reste  de  la  famille.  Ces  punitions 
n'arrivent  presque  jamais;  car  l'innocence  des  mœurs,  la  bonne 
foi,  l'obéissance,  et  l'horreur  du  vice,  habitent  dans  cette  heu- 
reu-e  terre.  Il  semble  qu'Astrée1,  qu'on  dit  qui  est  retirée  dans 
le  ciel,  est  encore  ici-bas  cachée  parmi  ces  hommes.  Il  ne  faut 
point  de  juges  parmi  eux,  car  leur  propre  conscience  les  juge. 
Tous  les  biens  sont  communs2  :  les  fruits  des  arbres,  les  lé- 
gumes de  la  terre,  le  lait  des  troupeaux,  sont  des  richesses  si 
abondantes,  que  des  peuples-si  sobres  et  si  modérés  n'ont  pas 
besoin  de  les  parlager.  Chaque  famille,  errante  dans  ce  beau 
pays,  transporte  ses  tentes  d'un  lieu  en  un  autre,  quand  elle  a 
consumé  les  fruits  et  épuisé  les  pâturages  de  l'endroit  où  elle 
s'était  mise.  Ainsi,  ils  n'ont  point  d'intérêts  à  soutenir  les  uns 
contre  les  autres,  et  ils  s'aiment  tous  d'un  amour  fraternel 
que  rien  ne  trouble.  C'est  le  retranchement  des  vaines  riches- 
ses et  des  plaisirs  trompeurs  qui  leur  conserve  cette  paix,  cette 
union  et  cette  liberté.  Ils  sont  tous  libres  et  tous  égaux3.  On  ne 
voit  parmi  eux  aucune  distinction,  que  celle  qui  vient  de  l'ex- 
périence des  sages  vieillards,  ou  de  la  sagesse  extraordinaire 
de  quelques  jeunes  hommes  qui  égalent  les  vieillards  con- 
sommés en  vertu.  La  fraude,  la  violence,  le  parjure,  les  pro- 
cès, les  guerres  ne  font  jamais  entendre  leur  voix  cruelle  et 
empestée,  dans  ce  pays  chéri  des  dieux.  Jamais  le  sang  hu- 
main n'a  rougi  cette  terre;  à  peine  y  voit-on  couler  celui  des 
agneaux.  Quand  on  parle  à  ces  peuples  des  batailles  sanglan- 
tes, des  rapides  conquêtes,  des  renversements  d'États  qu'on 
voit  dans  les  autres  nations,  ils  ne  peuvent  assez  s'étonner.  — 
Quoi  1  disent-ils,  les  hommes  ne  sont-ils  pas  assez  mortels, 
sans  se  donner  les  uns  aux  autres  une  mort  précipitée?  La  vie 
est  si  courte  !  et  il  semble  qu'elle  leur  paraisse  trop  longue  ! 
Sont-ils  sur  la  terre  pour  se  déchirer  les  uns  les  autres,  et 
pour  se  rendre  mutuellement  malheureux*? 

«  Au  reste,  ces  peuples  de  la  Bétique  ne  peuvent  compren- 
dre qu'on  admire  tant  les  conquérants   qui   subjuguent  les 


i.  •  Astrée,  »  fiile  de  Jupiter  et  de 
rbémis.  Klle  présidait  à  la  justice,  et  les 
poètes  snppo-eiit  qu'elle  habitait  sur  la 
terre  au  siècle  d'or,  mais,  les  hommes  s'é- 
tant  pervertis,  Astrée  était  retournée  au 
ciel. 

2.  Chimère  impossible.  Atcc  la  com- 
munauté des  biens,  doivent  se  montrer, 
d'après   les   tendances  de   la  nature  hu- 


maine, les  jalousies,  les  luttes,  les  guer- 
res de  tous  conue  tous. 

3.  «Ils  sont  tous  libres  et  tous  égaux;» 
néanmoins  il  existe  entre  eux  des  dis* 
tinctions.  Il  n'y  a  pas  en  cela  de  contra- 
diction; l'égalité  peut  exister  en  principe, 
avec  des  distinctions  fondées  sur  l'âge  et 
le  mérite. 

4.  Un  peuple  à  la  fois  sauvage  et  phi- 
losophe !  chose  rare. 


LIVRE  SEPTIEME. 


147 


grands  empires. — Quelle  folie,  disent-ils,  de  mettre  son  bonheur 
à  gouverner  les  autres  hommes,  dont  le  gouvernement  donne 
tant  de  peine,  si  on  veut  les  gouverner  avec  raison,  et  suivant 
la  justice!  Mais  pourquoi  prendre  plaisir  à  les  gouverner  mal- 
gré eux?  C'est  tout  ce  qu'un  homme  sage  peut  faire,  que  de 
vouloir  s'assujettir  à  gouverner  '  un  peuple  docile  dont  les 
dieux  l'ont  chargé,  ou  un  peuple  qui  le  prie  d'être  comme  son 
pète  et  son  pasteur  2. Mais  gouverner  les  peuples  contre  leur 
volonté,  c'est  se  rendre  trés-misérable,  pour  avoir  le  faux  hon- 
neur de  les  tenir  dans  l'esclavage .  Un  conquérant  est  un 
homme  que  les  dieux,  irrités  contre  le  genre  humain,  on(  donné 
à  la  terre  dans  leur  colore,  pour  ravager  les  royaumes,  pour 
répandre  partout  l'effroi,  la  misère,  le  désespoir,  et  pour  faire 
autant  d'esclaves  qu'il  y  a  d'hommes  libres3.  Un  homme  qui 
cherche  la  gloire  ne  la  trouve-t-il  pas  assez  en  conduisant 
avec  sagesse  ce  que  les  dieux  ont  mis  dans  ses  mains?  Croit-il 
ne  pouvoir  mériter  des  louanges  qu'en  devenant  violent,  in- 
juste, hautain4,  usurpateur  5  et  tyrannique  sur  tous  ses  voi- 
sin6 ?  Il  ne  faut  jamais  songer  à  la  guerre,  que  pour  défendre 
sa  liberté.  Heureux  celui  qui,  n'étant  point  esclave  d'autrui, 
n'a  point  la  folle  ambition  de  faire  d'autrui  son  esclave  !  Ces 
grands  conquérants  qu'on  nous  dépeint  avec  tant  de  gloire, 
ressemblent  à  ces  fleuves  débordés  qui  paraissent  majestueux, 
mais  qui  ravagent  toutes  les  fertiles  campagnes  qu'ils  devraient 
seulement  arroser7.» 

Après  qu'Adoam  eut  fait  cette  peinture  de  la  Bétique,  Télé- 
maque,  charmé,  lui  fit  diverses  questions  curieuses.  «  Ces  peu- 
ples, lui  dit-il,  boivent-ils  du  vin? —  Ils  n'ont  garde  d'en  boire, 
reprit  Adoam,  car  ils  n'ont  jamais  voulu  en  faire.  Ce  n'est  pas 
qu'ils  manquent  de  raisins;  aucune  terre  n'en  porte  de  plus 
délicieux;  mais  ils  se  contentent  de  manger  le  raisin  comme 


i .  «  Gouverner;  »  six  fois  ce  verbe  en 
quelques  lignes.  —  L'idée  première  de 
gouverner  est  celle  de  conduire  un  navire 
comme  pilote,  xufftpvfv.  Une  société  est 
un  navire  porté  sur  l'océan  de  la  vie  hu- 
maine. 

2.  «  Tasteur  ;  »  père  et  pasteur,  ce 
sont  les  deux  grands  caractères  du  roi 
dans  sa  conception  la  plus  hautv.  Le  roi 
est  héritier  du  pouvoir  paternel,  et  il 
conduit  les  hommes  comme  le  bercer 
fait  ses  troupeaux.  Le  litre  le  plus  ordi- 
Jaire  donné  aux  rois  daus  Homère  est 
celui  de  «  pasteurs  d«s  peuples.  • 

3.  t  Phrase  admirable  par  la  hauteur 
de  la  pensée  et  l'énergie  de  l'expression. 

4.  «  HautaiD.  «  Un  caractère  de  l'or- 


gueil est  de  porter  la  tète  haute. 

5.  «  Usurpateur,  »  gui  usum  arripit, 
celui  qui  prend  l'usage  de  ce  qui  n'esl 
pas  à  lui,  qui,  sans  droit,  s'empare  du 
pouvoir. 

6.  *  Voisin,  >  de  vicus,  bourg;  qui  es/ 
du  même  bourg. 

7.  Massillon  dit  aussi  très-bien  :    ■  Il 

•  (le  conquérant)  aura  passé  comme  un 

•  torrent  pour  ravager  la  terre,  et  non 
«  comme  un  fleuve  majestueux  pour  por- 
«  ter  ia  joie  et  l'abondance.  »  Petit  Ca- 
rême, 1"  dimanche.  —  Ce  tableau  dus 
ravages  causes  par  l'esprit  de  conquête 
et  l'injustice  des  conqueracts  offrait  un 
blâme  assez  direct  de  îa  politique  de 
Louis  XIV. 


H8  TÉLÉMAQUE. 

les  autres  fruits,  et  ils  craignent  le  vin  comme  le  corrupteur 
des  hommes. —  C'est  une  espèce  de  poison,  disent-ils,  qui  met 
en  fureur;  il  ne  fait  pas  mourir  l'homme,  mais  il  le  rend  hôte. 
Les  hommes  peuvent  conserver  leur  santé  et  leur  force  sans 
vin  ;  avec  le  vin,  ils  courent  risque  de  ruiner  leur  santé,  et  de 
perdre  les  bonnes  mœurs  !.  » 

Télémaque  disait  ensuite  :  «  Je  voudrais  bien  savoir  quelles 
lois  règlent  les  mariages  dans  cette  nation.  —  Ch  ique  homme, 
répondait  Adoam,  ne  peut  avoir  qu'une  femme,  et  il  faut 
qu'il  la  garde  tant  qu'elle  vit.  L'honneur  des  hommes,  dans  ce 
pays,  dépend  autant  de  leur  fidélité  à  l'égard  de  leurs  femmes, 
que  l'honneur  des  femmes  dépend,  chez  les  autres  peuples, 
de  leur  fidélité  pour  leurs  maris.  Jamais  peuple  ne  fut  si 
honnête,  ni  si  jaloux  de  la  pureté.  Les  femmes  y  sont  belles 
et  agréables,  mais  simples,  modestes  et  laborieuses.  Les  ma- 
riages y  sont  paisibles,  féconds,  sans  tache.  Le  mari  et  la 
femme  semblent  n'être  plus  qu'une  seule  personne  en  deux 
corps  différents.  Le  mari  et  la  femme  partagent  ensemble 
tous  les  soins  domestiques  :  le  mari  règle  toutes  les  affaires 
du  dehors;  la  femme  se  renferme  dans  son  ménage  :  elle 
soulage  son  mari;  elle  paraît  n'être  faite  que  pour  lui  plaire; 
elle  gagne  sa  confiance,  et  le  charme  moins  par  sa  beauté 
que  par  sa  vertu.  Ce  vrai  charuie  de  leur  société  dure  autant 
que  leur  vie.  La  sobriété,  la  modération  et  les  mœurs  pures 
de  ce  peuple  lui  donnent  une  vie  longue  et  exempte  de  mala- 
dies. On  y  voit  des  vieillards  de  cent  et  de  six  vingts  ans", 
qui  ont  encore  de  la  gaieté  et  de  la  vigueur.  » 

—  11  me  reste,  ajoutait  Télémaque,  à  savoir  comment  ils  font 
pour  éviter  la  guerre  avec  les  autres  peuples  voisins.  —  «  La 
nature,  dit  Adoam,  les  a  séparés  des  autres  peuples  d'un  côté 
par  la  mer,  et  de  l'autre  par  de  hautes  montagnes  du  côté  du 
nord3.  D'ailleurs,  les  peuples  voisins  les  respectent  à  cause  de 
leur  vertu.  Souvent  les  autres  peuples,  ne  pouvant  s'accorder 
entre  eux,  les  ont  pris  pour  juges  de  leurs  différends,  et  leur 
ont  confié  les  terres  et  les  villes  qu'ils  disputaient*  entre  eux. 
Comme  cette  sage  nation  n'a  jamais  fait  aucune  violence, 
personne  ne  se  défie  d'elle.  Ils  rient  quand  on  leur  parle 
des  rois  qui  ne  peuvent  régler  entre  eux  les  frontières  de  leurs 

i.  Tout  cela  est  faux  et  sophistique,  j  vingt,  comme   dans  quatre-vingts  honi- 


Le  vin  est  utile,  et  1  abus  que  l'on  en  peut 
faire  n'en  détruit  pas  pour  cela  l'uti- 
lité. 

2.  Ancienne  locution;  six    fois   vingt 
ans,  cent  vingt  ans.  Remarquez  le  s  à 


mes. 

3.  D'un  côté   la    mer  Atlantique,  de 
l'autre  les  Pyrénées. 

4.  «    Disputer,  »   penser  diversement 
dis  pu  lare,  être  d'avis  opposé. 


LIVRE   SEPTIEME. 


149 


Étais.  —  Peut-on  craindre,  disent-ils,  que  la  lerre  manque  aux 
hommes?  il  y  en  aura  toujours  plus  qu'ils  n'en  pourront  cul- 
tiver. Tandis  qu'il  restera  des  terres  libres  et  incultes,  nous  ne 
voudrions  pas  même  défendre  les  nôtres  contre  des  voisins  qui 
viendraient  s'en  saisir. —  On  ne  trouve,dans  tous  les  habitants 
de  la  Bétique,  ni  orgueil,  ni  hauteur,  ni  mauvaise  foi,  ni  envie 
d'étendre  leur  domination.  Ainsi  leurs  voisins  n'ont  jamais 
rien  à  craindre  d'un  tel  peuple,  et  ils  ne  peuvent  espérer  de 
s'en  faire  craindre;  c'est  pourquoi  ils  les  laissent  en  repos.  Ce 
peuple  abandonnerait  son  pays,  ou  se  livrerait  à  la  mort,  plu- 
tôt que  d'accepter  la  servitude  :  ainsi  il  est  autant  difficile  à 
subjuguer,  qu'il  est  incapable  de  vouloir  subjuguer  les  autres. 
C'est  ce  qui  fait  une  paix  profonde  entre  eux  et  leurs  voisins.  » 

Adoam  finit  ce  discours  en  racontant  de  quelle  manière 
les  Phéniciens  faisaient  leur  commerce  dans  la  Bétique.  «  Ces 
peuples,  disait-il,  furent  étonnés  quand  ils  virent  venir,  au 
travers  des  ondes  de  la  mer,  des  hommes  étrangers  qui  venaient 
de  si  loin.  Ils  nous  laissèrent  fonder  une  ville  dans  l'île  de 
Gadès1;  ils  nous  reçurent  môme  chez  eux  avec  bonté,  et  nous 
firent  part  de  tout  ce  qu'ils  avaient,  sans  vouloir  de  nous  au- 
cun payement.  De  plus,  ils  nous  offrirent  de  nous  donner  libé- 
ralement tout  ce  qu'il  leur  resterait  de  leurs  laines,  après  qu'ils 
en  auraient  fait  leur  provision  pour  leur  usage  :  et,  en  effet, 
ils  nous  en  envoyèrent  un  riche  présent.  C'est  un  plaisir  pour 
eux  que  de  donner  aux  étrangers  leur  superflu. 

»  Pour  leurs  mines,  ils  n'eurent  aucune  peine  à  nous  les 
abandonner;  elles  leur  étaient  inutiles.  11  leur  paraissait  que 
les  hommes  n'étaient  guère  sages  d'aller  chercher  par  tant  de 
travaux,  dans  les  entrailles  de  la  terre,  ce  qui  ne  peut  les 
rendre  heureux,  ni  satisfaire  à  aucun  vrai  besoin.  Ne  creusez 
point,  nous  disaient-ils,  si  avant  dans  la  terre  :  contentez-vous 
de  lalabourer;  elle  vous  donnera  de  véritables  biens  qui  vous 
nourriront;  vous  en  tirerez  des  fruits  qui  valent  mieux  que 
l'or  et  que  l'argent,  puisque  les  hommes  ne  veulent  de  l'or 
et  de  l'argent,  que  pour  en  acheter  les  aliments  qui  soutien- 
nent leur  vie  2. 

»  Nous  avons  souvent  voulu  leur  apprendre  la  navigation, 
et  mener  les  jeunes  hommes  de  leur  pays  dans  la  Phénicie  ; 
mais  ils  n'ont  jamais  voulu  que  leurs  enfants  apprissent  à 


1.  Gadès  (Cadix),  à  la  fuis  une  île  et 
une  cité,  fondée  par  les  Phéniciens  à 
l'embouchure  du  Bétis. 

1.  Si  l'on  prenait  au  pied  de  la  lettre 


toute  cette  sagesse  des  habitants  de  la 
Bétique,  il  faudrait  renoncer  à  tuua  les 
avantages  de  l'industrie,  au  travail  enfin, 
qui  est  l'une  des  lois  imposées  par  Dieu 
même  à  l'homme. 


150 


TÈLÉMAQUE. 


vivre  comme  nous. —  Ils  apprendraient,  nous  disaient-ils, à  avoir 
besoin  de  foules  les  choses  qui  vous  sont  devenues  nécessai- 
res :  ils  voudraient  les  avoir  ;  ils  abandonneraient  la  vertu  pour 
les  obtenir  par  de  mauvaises  industries.  Ils  deviendraient  comme 
un  homme  qui  a  de  bonnes  jambes,  et  qui,  perdant  l'habitude 
de  marcher,  s'accoutume  enfin  au  besoin  d'être  toujours 
porté  comme  un  malade1.— Pour  la  navigation,  ils  l'admirent  à 
cause  de  l'industrie  de  cet  art;  mais  ils  croient  que  c'est  un 
art  pernicieux. — Si  ces  gens-la,  disent-ils,ont  suffisamment  en 
leur  pays  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie,  que  vont-ils  chercher 
en  un  autre?  Ce  qui  suffit  aux  besoins 'de  la  nature  ne  leur 
suffit-il  pas?  Ils  mériteraient  de  faire  naufrage,  puisqu'ils  cher- 
chent la  mort  au  milieu  des  tempêtes,  pour  assouvir  l'avarice 
des  marchands,  et  pour  flatter  les  passions  des  autres  hom- 
mes2. » 

Télémaque  était  ravi  d'entendre  ces  discours  d'Adoam, 
et  il  se  réjouissait  qu'il  y  eût  encore  au  monde  un  peuple 
qui,  suivant  la  droite  nature,  fût  si  sage  et  si  heureux  tout  en- 
semble. «  Oh  !  combien  ces  mœurs,  disait-il,  sont-elles  éloignées 
des  mœurs  vaines  et  ambitieuses  des  peuples  qu'on  croit  les 
plus  sages!  Nous  sommes  tellement  gâtés,  qu'à  peine  pouvons- 
nous  croire  que  cette  simplicité  si  naturelle  puisse  être 
véritable3.  Nous  regardons  les  mœurs  de  ce  peuple  comme 
une  belle  fable,  et  il  doit  regarder  les  nôtres  comme  un  songe 
monstrueux  !  » 


Observations  sur  le  septième  livre.—  Ce  livre  est  un  des  meilleurs 
et  des  plus  variés  de  tout  le  poème.  Il  contient  deux  parties,  deux 
épisodes  distincts:  1°  la  mort  de  Pygmalion  et  d'Astarbé  ;  2#  la  descrip- 
tion de  la  Betique. 

Fénelon  nous  avait  montré,  dans  un  livre  précédent,  Pygmalion,  ce 
roi  malheureux  autant  que  cruel;  ici  il  ajoute  des  traits  énergiques  au 
sombre  tableau  de  la  tyrannie,  et  il  fait  le  récit  d'une  révolution  de 
palais  terminée  par  le  meurtre  du  tyran.  Mais  la  justice  ne  pouvait 
être  satisfaite  après  la  mort  de  Pygmalion  ;  le  tyran  est  disparu,  mais 
le  meurtrier  doit  être  puni.  La  chute  d'Astarbé  et  son  supplice  sont  des 
scènes  traitées  avec  un  art  supérieur,  et  qui  offrent  un  intérêt  crois- 
sant.   Par  la  loi  des   contrastes,  l'auteur  a   soin  de   nous  montrer 


1.  L'industrie  n'est  pas  un  moyen  d'oi- 
siveté, c'est  plutôt  un  motif  d'activité 
pour  tous. 

2.  Déclamation  fréquente  chez  les  poë- 
tes,  et  sans  importance.  Voir  Horace,  1. 1, 
Od.  III. 

3.  i  Cette  simplicité  »  se  trouve  seule- 


ment dans  une  nature  factice,  en  dehor» 
de  la  réalité.  Il  y  a  quelque  affinité  entre 
cette  doctrine  et  celle  de  J.-J.  Rous- 
seau disant  :  «  Tout  est  bien  sortant  des 
t  mains  de  l'Auteur  des  choses,  tout  dé- 
«  génère  entre  les  mains  de  l'homme.  • 
—  Fénelon  ne  se  déûe  pas  toujours  as- 
sez de  son  imagination. 


LIVRE  SEPTIEME.  151 

l'Etat  Je  Tyr  devenu  heureux  et  florissant  sons  le  sceptre  d'un  roi 
clément  et  pacifique. 

La  seconde  partie,  renfermant  la  description  ae  la  Bétique,  est  fort 
célèbre.  Nous  avons  consigné  dans  les  notes  nos  observations  sur  cette 
remarquable  co/nposilion.  Nous  avons  dû  aussi  indiquer  en  passant  les 
sentiments  généreux  qui  animent  Fénelou,  et  signaler  le  courage  avec 
lequel,  en  présence  de  Louis  XIV,  il  censure  la  manie  des  conquêtes. 
«  Ces  grands  conquérants,  dit-il,  qu'on  nous  dépeint  avec  tant  de 
gloire,  ressemblent  à  ces  fleuves  débordés  qui  paraissent  majestueux, 
mais  qui  ravagent  toutes  les  fertiles  campagnes,  qu'ils  devraient  seu- 
lement arroser.  »  Fénelon  condamne  formellement  l'esprit  de  con- 
quête :  «<  Il  ne  faut  jamais  songer  à  la  guerre  que  pour  défend?^  sa 
liberté.  »  Cette  morale  si  élevée,  il  ne  cessa  jamais  de  la  prêcher  au  duc 
de  Bourgogne.  C'est  à  dessein  que  nous  nous  servons  de  ce  mot,  afin 
de  bien  marquer  l'intention  arrêtée,  immuable,  qu'avait  l'auteur  du 
Télêmaqve  de  faire  du  petit-fils  de  Louis  XIV  non-seulement  un  grand 
roi,  mais  un  honnête  homme  :  «  Avant  que  d'être  grand  homme,  il  faut 
être  honnête  homme,  »  fait-il  dire  ailleurs,  aux  héros  de  ses  Dialogues 
des  morts.  C'est  toujours  la  même  morale  répétée  dans  un  langage  plus 
familier  que  celui  du  Télèmaque  :  «  11  n'y  a  rien  de  si  solide  que  d'être 
bon ,  juste,  modéré,  aimé  des  peuples.  A  la  vérité,  on  n'a  point  d'encens, 
on  ne  passe  point  pour  immortel;  maison  règne  longtemps  sans  trouble, 
et  l'on  fait  beaucoup  de  bien  aux  hommes  qu'on  gouverne.  »  {Dialogues 
des  morts.) 

Et,  remarquons-le,  Fénelon  ne  raisonne  pas  ainsi  au  point  de  vue 
de  Yutile  :  ce  n'est  pas  en  vue  de  sa  propre  utilité  ou  de  sa  réputation, 
que  le  prince  doit  en  agir  ainsi  à  l'égard  de  ses  peuples,  il  doit  faire  le 
bien  pour  le  bien  lui-même  :  «  Ceux  qui  font  le  bien  par  ambition  sont 
toujours  mécontents  ;  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  la  fortune  les 
trahit,  et  les  hommes  sont  ingrats  pour  eux.  Mais  quand  on  fait  le 
bien  par  amour  de  la  vertu,  la  vertu  qu'on  aime  récompense  toujours 
assez  par  le  plaisir  qu'il  y  a  à  la  suivre,  et  elle  fait  mépriser  toutes  les 
au  très  récompenses  dont  on  est  privé.  »  (Dialogues  des  morts,  passim.) 

On  peut  tirer  de  la  lecture  de  ce  livre  septième  le  plus  grand  profit. 
On  y  voit  1°  les  excès  de  la  tyrannie,  et  sa  chute  toujours  inévitable; 
2°  le  renversement  et  la  mort  des  mauvais  princes,  qui  sont,  il  est  vrai, 
des  actes  de  justice,  mais  des  actes  que  Dieu  seul  a  le  droit  d'exercer  ; 
3°  un  bon  prince  fait  prospérer  l'État  et  répare  les  désastres  causés  par 
la  tyrannie  ;  4°  les  dangers  de  l'esprit  de  conquête  ;  5°  enfin,  malgré  les 
rêveries  qui  se  trouvent  dans  la  description  de  la  Détique,  il  est  per- 
mis de  supposer  que  les  nations  sont  plus  heureuses  par  la  pratique 
d'une  vie  rude  et  vertueuse  que  par  les  excès  d'une  civilisation  raf- 
finée. 


152  TÉLÉMAQUE. 


LIVRE  HUITIEME 


I.  Vénus  irritée  demande  à  Jupiter  la  perte  de  Télémaque  ;  niais  l«s 
destins  ne  permettent  pas  qu'il  périsse,  et  la  déesse  va  solliciter  de 
Neptune  les  moyens  de  l'éloigner  d'Ithaque  où  le  conduit  Adoam.— 
II.  Neptune  envoie  aussitôt  au  pilote  Acharna*  une  divinité  trom- 
peuse, qui  enchante  ses  sens  et  le  fait  entrer  à  pleines  voiles  dans 
le  port  de  Salenle,  au  moment  où  il  croyait  arriver  à  Ithaque.  Ido- 
rrxmée,  roi  des  Salentins,  fait  l'accueil  le  plus  fnvorable  à  Mentor  et 
à  Télémaque  ;  il  les  conduit  au  temple  de  Jupiter,  où  il  avait  or- 
donné un  sacrifice  pour  le  succès  d'une  guerre  contre  les  Mandu- 
riens.  —  III.  Le  sacrificateur  ayant  consulté  les  entrailles  des  vic- 

^  times,  fait  tout  espérer  à  ldoménée  et  l'assure  qu'il  devra  sou 
bonheur  à  ses  nouveaux  hôtes. 

I.  Pendant  que  Télémaque  et  Adoam  s'entretenaient  de  la 
sorte,  oubliant  le  sommeil,  et  n'apercevant  pas  que  la  nuit 
était  déjà  au  milieu  de  sa  course,  une  divinité  ennemie  et 
trompeuse  les  éloignait  d'Ithaque,  que  leur  pilote  Acharnas  f 
cherchait  en  vain.  Neptune,  quoique  favorable  aux  Phéniciens, 
ne  pouvait  supporter  plus  longtemps  que  Télémaque  eût 
échappé  à  la  tempête  qui  l'avait  jeté  contre  les  rochers  de  l'île 
de  Calypso.  Vénus  était  encore  plus  irritée  de  voir  ce  jeune 
homme  qui  triomphait,  ayant  vaincu  l'Amour  et  tous  ses  char- 
mes. Dans  le  transport  de  sa  douleur,  elle  quitta  Cythere,  Pa- 
phos,  Idalie,  et  tous  les  honneurs  qu'on  lui  rend  dans  l'île  de 
Chypre  :  elle  ne  pouvait  plus  demeurer  clans  ces  lieux  où  Té* 
lémaque  avait  méprisé  son  empire.  Elle  monte  vers  l'éclatant 
Olympe  2,  où  les  dieux  étaient  assemblés  auprès  du  trône  de 
Jupiter.  De  ce  lieu,  ils  aperçoivent  les  astres  qui  roulent  sous 
leurs  pieds  :  ils  voient  le  globe  de  la  terre  comme  un  petit 
amas  de  boue;  les  mers  immenses  ne  leur  paraissent  que 
comme  des  gouttes  d'eau  dont  ce  morceau  de  boue  est  un  peu 
détrempé  :  les  plus  grands  royaumes  ne  sont  à  leurs  yeux  qu'un 
peu  de  sable  qui  couvre  la  surface  de  celte  boue  ;  les  peuples 
innombrables  et  les  plus  puissantes  armées  ne  sont  que  comme 
des   fourmis  qui   se  disputent  les  unes  aux  autres  un   brin 

1.  Le  manuscrit  original  porte  aussi  j  montagne  de  Thessalie,  portant  le  nom 
Acharnas  ;  il  faudrait  dire  Acamas  ;  de  d'Olympe,  base  du  ciel  et  séjour  des 
4  priv.,  et  xâjjivw  (infatigable).  dieux,  est  supposée  s'élever  dans  la  ré- 

2.  «  Éclatant,  i  épithète  poétique;  la  |  gion  lumineuse,  dans  l'éther. 


LIVRE  HUITIÈME, 


153 


d'herbe  sur  ce  morceau  de  boue.  Les  immortels  rient  des 
affaires  les  plus  sérieuses  qui  agitent  les  faibles  mortels,  et 
elles  leur  paraissent  des  jeux  d'enfants.  Ce  que  les  hommes 
appellent  grandeur,  gloire,  puissance,  profonde  politique,  ne 
paraît  à  ces  suprêmes  divinités  que  misère  et  faiblesse. 

C'est  dans  cette  demeure,  si  élevée  au-dessus  de  la  terre, 
que  Jupiter  a  posé  son  trône  immobile.  Ses  yeux  percent 
jusque  dans  l'abîme  \  et  éclairent  jusque  dans  les  derniers  re- 
plis des  cœurs2  :  ses  regards  doux:  et  sereins  répandent  le 
calme  cl  la  joie  dans  tout  l'univers  3.  Au  contraire,  quand  il 
secoue  sa  chevelure,  il  ébranle  le  ciel  et  la  terre  \  Les  dieux 
mûmes,  éblouis  des  rayons  de  gloire  qui  l'environnent,  ne  s'en 
approchent  qu'avec  tremblement. 

Toutes  les  divinités  célestes  étaient  dans  ce  moment  auprès 
de  lui.  Vénus  se  présenta  avec  tous  les  charmes  qui  naissent 
dans  son  sein;  sa  robe  flottante  avait  plus  d'éclat  que  toutes 
les  couleurs  dont  Iris  se  pare  au  milieu  des  sombres  nuage?, 
quand  elle  vient  promettre  aux  mortels  effrayés  la  fin  des  tem- 
pêtes, et  leur  annoncer  le  retour  du  beau  temps.  Sa  robe  était 
nouée  par  cette  fameuse  ceinture  sur  laquelle  paraissent  les 
grâces  5  ;  les  cheveux  de  la  déesse  étaient  atta  chés  par  derrière 
négligemment  avec  une  tresse  d'or  6.  Tous  les  dieu\  furent 
surpris  de  sa  beauté,  comme  s'ils  ne  l'eussent  jamais  vue;  et 
leurs  yeux  en  furent  éblouis,  comme  ceux  des  mortels  le  sont, 
quand  Phébus,  après  une  longue  nuit,  vient  les  éclairer  par  ses 
rayons.  Ils  se  regardaient  les  uns  les  autres  avec  étonnemenl, 


1.  «  Abîme,  »  mot  d'origine  grecque 
(«  priv.,  et  pûu,  fermer),  ce  qui  ne  se 
terme  pas,  gouffre  toujours  ouvert,  au 
physique  et  au  moral. 

t.  Encore  un  trait  par  lequel  Fé- 
nelon  s'e.ève  au-d<ssus  de  la  conception 
païenne,  et  nous  montre  le  Dieu  qui  voit 
d'un  même  regard  le  monde  entier  et 
«  les  replis  des  cœurs,»  ce  que  le  cœur 
cache  dans  ses  ahimes.  —  «  Eclairent  » 
est  ici  pris  dans  le  sens  neutre. 

3.  Vultu  quo   cœlum   tempestatesque  sere- 
[nat. 
sEn.,   1 


(Virg. 


I.,  v.   25b.) 


t  De  ce  regard  par  lequel  il  dissipe  les 
i  tempêtes  et  rend  au  ciel  sa  sérénité,  i 
—  t  La  joie  »  est  ici  une  idée  moins  clas- 
sique que  biblique  :  exsultant  cœli. 

4.     C'est    Homère,  le    premier,   qui  a 
exprimé  cette  grande  image  : 

U.xo'l  xuavtfloiv  in'  ô^pùm  vtûoi  Kpovucv. 

*Ajxffp6oiai  S'  âpa  ^aUcii  iittpptWav-to  âvax- 

[toç 


KpaTèç    à*'    à6avoiTOto-    fiiyav    S'  frftiÇtt 
['OXujmcov. 
(Hom.,  IL,  1.  I,  v.  528.) 

«  Ainsi  parla  Jupiter,  et  il  fit  un  sig>  e 
«  de  ses  noirs  sourcils.  Les  cheveux^iu 
«  roi  des  dieux    s'ai:i tèrei;t  sur    sa  tète 

•  immortelle,  et  il  ébranla  le  grand 
a  Olympe,  d  Et  Virgile  : 

Annuit,  et  totum  nutu  tremefecit  Olymptim, 

{^En.,  I.X,  v.  115.) 

•  Il  fit  un  signe  de    sa    tête  et,    par  ce 

•  mouvement,  il  fit  trembler  l'Olympe 
«  tout  entier.  .  —  Voyez  aussi  Ovide, 
M é tara.,  I.  I,  v.  179. 

5.  Sur  la  ceinture  de  Vénus,  voir  Ho- 
mère, Jl.t  1.  XIV,  v.  214. 

6.        Crines  nodantur  in  aurum. 

(jEn.,i.  IV,  v.  138.) 

«  Ses  cheveux  sont  noués  d'une  tresse 
i  d'or.  » 

7. 


154 


TÉLÉMAQUE. 


et  leurs  yeux  revenaient  toujours  sur  Vénus;  mais  ils  aperçu- 
rent que  les  yeux  de  celte  déesse  étaient  baignés  de  larmes,  et 
qu'une  douleur  amère  était  peinte  sur  son  visage. 

Cependant  elle  s'avançait  vers  le  trône  de  Jupiter,  d'une  dé- 
marche douce  et  légère  comme  le  vol  rapide  d'un  oiseau  qui 
fend  l'espace  immense  des  airs  x .  Il  la  regarda  avec  complai- 
sance; il  lui  fit  un  doux  souris;  et,  se  levant,  il  l'embrassa  ». 
k  Ma  chère  fille,  lui  dit-il,  quelle  est  votre  peine  8?  Je  ne  puis 
»  voir  vos  larmes  sans  en  être  touché  :  ne  craignez  point  de 
»  m'ouvrir  votre  cœur  *;  vous  connaissez  ma  tendresse  et  ma 
»  complaisance.  » 

Vénus  lui  répondit  d'une  voix  douce,  mais  entrecoupée  de 
profonds  soupirs  :  «  0  père  des  dieux  et  des  hommes,  vous  qui 
»  voyez  tout,  pouvez-v^us  ignorer  ce  qui  fait  ma  peine?  Mi- 
»  nerve  ne  s'est  pas  contentée  d'avoir  renversé  jusqu'aux  fon- 
))  déments  la  superbe  ville  de  Troie,  que  je  défendais,  et  de 
»  s'être  vengée  de  Paris,  qui  avait  préféré  ma  beauté  à  la  sienne; 
»  elle  conduit  par  toutes  les  terres  et  par  toutes  les  mers  le  fils 
»  d'Ulysse,  ce  cruel  destructeur  de  Troie.  Télémaque  est  ac- 
»  compagne  par  Minerve;  c'est  ce  qui  empêche  qu'elle  ne  pa- 
rt raisse  ici  en  son  rang  avec  les  autres  divinités.  Elle  a  conduit 
»  ce  jeune  téméraire  dans  l'île  de  Chypre  pour  m'outrager.  11 
»  a  méprisé  ma  puissance  ;  il  n'a  pas  daigné  seulement  brûler 
»  de  l'encens  sur  mes  autels  :  il  a  témoigné  avoir  horreur  des 
»  fêtes  que  l'on  célèbre  en  mon  honneur;  il  a  fermé  son  cœur 
»  à  tous  mes  plaisirs.  En  vain  Neptune,  pour  le  punir,  à  ma 
»  prière,  a  irrité  les  vents  et  les  flots  contre  lui  :  Télémaque, 
•>  jeté  par  un  naufrage  horrible  dans  l'île  de  Calypso,  a  triom- 
»  phé  de  l'Amour  même,  que  j'avais  envoyé  dans  cette  île  pour 
»  attendrir  le  cœur  de  ce  jeune  Grec.  Ni  sa  jeunesse,  ni  les 
»>  charmes  de  Calypso  et  de  ses  nymphes,  ni  les  traits  enflam- 
o  mes  de  l'Amour,  n'ont  pu  surmonter  les  artifices  de  Minerve. 


I.  Cette  phrase  est  imitative,et  Homère, 
qui  a  fourni  à  Fénelon  cette  comparaison, 
la  prolonge  avec  un  grand  art  : 

Ssûat'  ïittu'  Ik\  xû(ia,  Xotpto  ôpvifti  îoixûç, 
"Oate  xarà  îtwoùç  xiftitouç  âXèç  ôxpu-fiToio 
*I^8iJj    AYptoff<ru>v,     uuxivâ     ittipà    £iûitou 

{Odys.  V.  51-53.) 
c  II  s'élance  sur  les  flots,  semblable  à 
■  un  oiseau  de  mer,  qui,  péchant  les 
t  poissons  le  long  des  golfes  rtdoutabVs 
»  de  la  mer  agitée,  ne  cesse  de  bnigiier 
i  ses  ailes  dans   les  flots  amers.  > 


2.  OUi  subride ns  hominum  sator  atque  Heo- 
[rn« 
Oscula  libavit  nalœ. 

(^•n.,1.  I,  v.  254,) 
i  I.e  père  des  dieux  et  des  hommes,  sou» 
«  riant  à  sa  fille,  l'embrassa.  »  —  Oc 
voit  par  tous  ces  rapprochements,  commt 
Fénelon,  dans  les  fictions  mythologiques, 
suit  de  près  Homère  et  Virtrile. 

3.  Le  vous,  dans  la  traduction  et  l'imi- 
tation des  anciens,  a  quelque  chose  de 
faux,  et  qui  fait  disparaître  la  couleur  lo- 
cale. 

4.  «  Ouvrir  son  cœur  »  est  une  ex 
pression  moderne. 


LIVRE  HUITIÈME.  155 

»  Elle  Ta  arraché  de  cette  île  :  me  voilà  confondue;  un  enfant 
»  triomphe  de  moi  1  »  Jupiter,  pour  consoler  Vénus,  lui  dit  : 
»  11  est  vrai,  ma  fille,  que  Minerve  défend  le  cœur  de  ce  jeune 
»  Grec  contre  toutes  les  flèches  de  votre  fils,  et  qu'elle  lui 
»  prépare  une  gloire  que  jamais  jeune  homme  n'a  méritée.  Je 
»  suis  friche  qu'il  ait  méprisé  vos  autels;  mais  je  ne  puis  le 
»  soumettre  à  votre  puissance.  Je  consens,  pour  l'amour  de 
»  vous,  qu'il  soit  encore  errant  par  mer  et  par  terre,  qu'il  vive 
»  loin  de  sa  patrie,  exposé  à  toutes  sortes  de  maux  et  de  dan- 
»  gcrs;  mais  les  Destins  ne  permettent,  ni  qu'il  périsse,  ni  que 
»  sa  vertu  succombe  dans  les  plaisirs  dout  vous  flattez  les  hom- 
»  mes.  Consolez-vous  donc,  ma  fille;  soyez  contente  de  tenir 
»  dans  votre  empire  tant  d'autres  héros  et  tant  d'immor- 
»  tels.  » 

En  disant  ces  paroles,  il  fit  à  Vénus  un  souris  plein  de  grâce 
et  de  majesté.  Un  éclat  de  lumière,  semblable  aux  plus  per- 
çants éclairs,  sortit  de  ses  yeux.  En  baisant  Vénus  avec  ten- 
dresse, il  répandit  une  odeur  d'ambroisie  dont  tout  l'Olympe 
fut  parfumé.  La  déesse  ne  put  s'empôcher  d'être  sensible  à 
cette  caresse  *  du  plus  grand  des  dieux  :  malgré  ses  larmes  et 
sa  douleur,  on  vit  la  joie  se  répandre  sur  son  visage  ;  elle  baissa 
son  voile  pour  cacher  la  rougeur  de  ses  joues,  et  l'embarras  où 
elle  se  trouvait.  Toute  l'assemblée  des  dieux  applaudit  aux 
paroles  de  Jupiter;  et  Vénus,  sans  perdre  un  moment,  alla 
trouver  Neptune  pour  concerter  avec  lui  les  moyens  de  se  ven- 
ger de  Télémaque. 

Elle  raconta  à  Neptune  ce  que  Jupiter  lui  avait  dit.  «  Je  savais 
»  déjà,  répondit  Neptune,  l'ordre  immuable  des  Destins  :  mais 
»  si  nous  ne  pouvons  abîmer  Télémaque  dans  les  flots  de  la 
»  mer,  du  moins  n'oublions  rien  pour  le  rendre  malheureux, 
»  et  pour  retarder  son  retour  à  Ithaque.  Je  ne  puis  consentir 
r  à  faire  périr  le  vaisseau  phénicien  dans  lequel  il  est  embar- 
»  que.  J'aime  les  Phéniciens,  c'est  mon  peuple;  nulle  autre 
»  nation  de  l'univers  ne  cultive  comme  eux  mon  empire.  C'est 
»  par  eux  que  la  mer  est  devenue  le  lien  de  la  société  de  tous 
»  les  peuples  de  la  terre.  Ils  m'honorent  par  de  continuels  sa- 
»  crifices  sur  mes  autels  ;  ils  sont  justes,  sages  et  laborieux  dans 
»  le  commerce;  ils  répandent  partout  la  commodité  et  l'abon- 
»  dance.  Non,  déesse,  je  ne  puis  souffrir  qu'un  de  leurs  vais- 
»  seaux  fasse  naufrage  :  mais  je  ferai  que  le  pilote  perdra  sa 
»  route,  et  qu'il  s'éloignera  d'Ithaque  où  il  veut  aller  *.  » 

1.  •  Caresses,*  de  carus,  marque  ex-  I     2.  Le   principe  de  la  conduite  de  }«l 
térieure  d'une  tendresse  joyeuse.  |  dieux,   c'est   l'égoïsoae  :  ils    ai&eût    on 


156 


TÉLÉMAQUE. 


Vénus,  contente  de  cette  promesse,  rit  avec  malignité,  et 
retourna  dans  son  char  volant  sur  les  prés  fleuris  d'idalie,  où 
les  Grâces,  les  Jeux  et  les  Ris  l  témoignèrent  leur  joie  de  la 
revoir,  dansant  autour  d'elle  sur  les  fleurs  qui  parfument  ce 
charmant  séjour. 

II.  Neptune  envoya  aussitôt  une  divinité  trompeuse,  sem- 
blable aux  Songes,  excepté  que  les  Songes  ne  trompent  que 
pendant  le  sommeil,  au  lieu  que  cette  divinité  enchante  les 
s*ens  des  hommes  qui  veillent.  Ce  dieu  malfaisant,  environné 
d'une  foule  innombrable  de  M-ensonges  ailés  qui  voltigent  au- 
tour de  lui,  vint  répandre  une  liqueur  subtile  et  enchantée  sur 
les  yeux  du  pilote  Acharnas,  qui  considérait  attentivement  à  la 
clarté  de  la  lune  le  cours  des  étoiles,  et  le  rivage  d'Ithaque, 
dont 2  il  découvrait  déjà  assez  près  de  lui  les  rochers  escarpés. 
Dans  ce  même  moment,  les  yeux  du  pilote  ne  lui  montrèrent 
plus  rien  de  véritable.  Un  faux  ciel  et  une  terre  feinte  se  pré- 
sentèrent à  lui.  Les  étoiles  parurent  comme  si  elles  avaient 
changé  leur  course,  et  qu'elles  fussent  revenues  sur  leurs  pas; 
tout  l'Olympe  semblait  se  mouvoir  par  des  lois  nouvelles.  La 
terre  même  était  changée  :  une  fausse  Ithaque  se  présentait 
toujours  au  pilote  pour  l'amuser,  tandis  qu'il  s'éloignait  de  la 
véritable.  Plus  il  s'avançait  vers  cette  image  trompeuse  du  ri- 
vage de  l'île,  plus  celle  image  reculait  ;  elle  fuyait  toujours  de- 
vant lui,  et  il  ne  savait  que  croire  de  celte  fuite.  Quelquefois 
il  s'imaginait3  entendre  déjà  le  bruit  qu'on  fait  dans  un  port. 
Déjà  il  se  préparait,  selon  l'ordre  qu'il  en  avait  reçu,  à  aller 
aborder  secrètement  dans  une  petite  île  qui  est  auprès  de  la 
grande,  pour  dérober  aux  amants  de  Pénélope  conjurés  contre 
Télémaque,  le  retour  de  celui-ci.  Quelquefois  il  craignait  les 
écueils  4  dont  cette  côte  de  la  mer  est  bordée,  et  il  lui  semblait 
entendre  l'horrible  mugissement 5  des  vagues  qui  vont  se  bri- 
ser "  contre  ces  écueils  :  puis  tout  à  coup  il  remarquait  que  la 
terre  paraissait  encore  éloignée.  Les  montagnes  n'étaient  «à  ses 
yeux,  dans  cet  éloignement,  que  comme  de  petits  nuages  qui 


baissent  selon  que  les  mortels  sont  plus 
ou  moins  dévoués  à  leur  culte  particu- 
lier. La  question,  du  vice  ou  de  la  vertu 
D'existé  pas. 

I.  Divinités  allégoriques. 

î    Phrase  trop  chargée  d'incises. 

3.  L'imagination  ne  consiste  pas  seu- 
lemenl  à  rappeler  des  images,  mais  à  les 
combiner,  et  à  créer  en  quelque  sorte  ce 
qu'on  n'a  pas  vu. 

4    'Écueils.  i  II  est  assez  difficile  de 


reconnaître  dans  ce  mot  le  latin  scopu- 
lus  ;  du  grec  exoiziui,  voir,  ce  qui  se  mon- 
tre, ce  qui  apparaît  au  dessus  des  Qots. 

5.  «  Mugissement.  •  Voyez  la  fora 
d'une  seule  lettre  initiale,  pour  former 
une  onomatopée  ;  substituez  r  à  m,  vous 
avez  le  rugissement,  non  plus  le  cri  de 
la  vache,  mais  celui  du  lion  :  muyilus, 
rugitus. 

6.  «  Briser;  ■     un  mot    germanique; 
angl.  break. 


LIVRE  HUITIEME. 


15' 


obscurcissent  quelquefois  l'horizon  *  pendant  que  le  soleil  se 
couche  2.  Ainsi  Acharnas  était  étonné;  et  l'impression  de  la  di- 
vinité trompeuse  qui  charmait  ses  yeux,  lui  faisait  éprouver 
un  certain  saisissement  qui  lui  avait  été  jusqu'alors  inconnu. 
Il  élait  même  tenté  de  croire  qu'il  ne  veillait  pas,  et  qu'il  était 
dans  l'illusion  3  d'un  songe  4.  Cependant  Neptune  command 
au  vent  d'Orient  de  souffler  pour  jeter  le  navire  sur  les  côtes 
de  l'Hespérie  8.  Le  vent  obéit  avec  tant  de  violence,  que  le 
navire  arriva  6  bientôt  sur  le  rivage  que  Neptune  avait  mar- 
qué. 

Déjà  l'Aurore  annonçait  le  jour;  déjà  les  Étoiles,  qui  craignent 
les  rayons  du  Soleil,  et  qui  en  sont  jalouses,  allaient  cacher  dans 
l'Océan  leurs  sombres  feux  7,  quand  le  pilote  «s'écria  :  «  Enfin, 
»  je  n'en  puis  plus  douter,  nous  touchons  presque  à  l'île  d'itha- 
»  quel  Télémaque,  réjouissez-vous;  dans  une  heure  vouspour- 
»  rez  revoir  Pénélope,  et  peut-être  trouver  Ulysse  remonté  sur 
»  son  trône  !»  A  ce  cri,  Télémaque,  qui  était  immobile  dans 
les  bras  du  sommeil,  s'éveille,  se  lève,  monte  au  gouvernail, 
embrasse  le  pilote,  et  de  ses  yeux  encore  à  peine  ouverts  regarde 
fixement  la  côte  voisine9.  11  gémit,  ne  reconnaissant  point  les 
rivages  de  sa  patrie.  «  Hélas  !  où  sommes-nous  ?  dit-il;  ce  n'est 
»  point  là  ma  chère  Ithaque  !  Vous  vous  êtes  trompé,  Acharnas, 
»  vous  connaissez  mal  cette  côte,  si  éloignée  de  votre  pays.  — 
»>  Non,  non,  répondit  Acharnas,  je  ne  puis  me  tromper  en  con- 
»  sidérant  les  bords  de  cette  île.  Combien  de  fois  suis-je  entré 
»  dans  votre  port  !  j'en  connais  jusques  aux  moindres  rochers  ;  le 
»  rivage  de  Tyr  n'est  guère  mieux  dans  ma  mémoire  t0.  Recon- 
»  naissez  cette  montagne  qui  avance;  voyez  ce  rocher  quis'é- 
»  lève  comme  une  tour;  n'entendez-vous  pas  la  vague  qui  se 
«  rompt  contre  ces  autres  rochers  lorsqu'ils  semblent  menacer 
»  la  mer  par  leur  chute?  Mais  ne  remarquez-vous  pas  le  temple 


i .  «  Horizon  »  (de  épiÇw,  borner);  cette 
partie  de  la  surface  terrestre  où  le  ciel 
et  la  terre  semblent  se  joindre  ;  la  li- 
mite du  regard. 

i.  t  Se  couche.  »  Dans  toutes  les  lan- 
gues ou  est  porté  à  croire  que  le  soleil 
se  lève,  se  couche;  la  personnification 
de  l'astre  du  jour  est  universelle  ;  de  là  la 
tendance  de*  peuples  primitifs  à  l'ado- 
rer. 

3.  «  Illusion,  »  ilée  d'une  chose  qui 
nous  joue  ;  illudii. 

4.  Celte  peinture  du  trouble  qui  s'em- 
pare du  pilote,  à  la  vue  du  mirage 
qui  s'opère  à  ses  regards,  est  pleine 
de  relief  et  de  mouvement  Les  inci- 
tes sont  multipliées,  le  style  est  agité 
comme  le  navire  sur  les  flots  et  comme 


l'imagination    égarée    du    pilote. 

5.  Ici  l'Italie. 

6.  •  Arriver;  »  le  même  primitivement 
qu'aborder,  venir  sur  la  rive,  et  par  ex- 
tension, venir  au  but,  sans  idée  de  navi- 
gation. 

7.  Corneille  avait  dit,  par  une  alliance 
de  mots  analogue  à  celle-ci  : 

Cette  obscure  clarté  qui  tombe  des  étoile». 
{Le  Cid,  act.  IV,  se.  m.) 

8.  «Pilote,»  gouverneur  du  navire, 
qui  sonde  la  mer  avec  le  gros  pieu  ap- 
pelé «pilot.» 

9.  Tout  ce  détail  est  plein  de  style  et 
de  mouvement. 

10.  t  Mémoire,  »  memoria,  memor% 
l**ào|Mu;  radical  (xjjv,  esprit. 


158 


TÉLÉMAQUE.  ^ 


»  de  Minerve  qui  fend  la  nue?  Voilà  la  forteresse,  et  la  maison 
»  d'Ulysse  votre  pore.  » 

«  Vous  vous  trompez,  ô  Acharnas,  répondit  Télémaque;  je 
»  vois  au  contraire  une  côte  assez  relevée,  mais  unie  ;  j'aperçois 
»  une  ville  qui  n'est  point  Ithaque.  O  dieux!  est-ce  ainsi  que 
w  vous  vous  jouez  des  hommes  *  ?  » 

Pendant  qu'il  disait  ces  paroles,  tout  à  coup  les  yeux  d'Acha- 
mas  furent  changés.  Le  charme  se  rompit2;  il  vit  le  rivage 
tel  qu'il  était  véritablement,  et  reconnut  son  erreur  8.  «  Je  l'a- 
»  voue,  ô  Télémaque,  s'écria-t-il;  quelque  divinité  ennemie 
»  avait  enchanté  *  mes  yeux;  je  croyais  voir  Ithaque,  et  son 
»  image  tout  entière  se  présentait  à  moi;  mais  dans  ce  mo- 
»  ment  elle  disparaît  comme  un  songe.  Je  vois  une  autre  ville  ; 
»  c'est  sans  doute  Salente  5,  qu'ldoménôe,  fugitif  de  Crète  8, 
»  vient  de  fonder  dans  l'Hespérie  :  j'aperçois 7  des  murs  qui  s'élè- 
»  vent,  et  qui  ne  sont  pas  encore  achevés  ;  je  vois  un  port  qui 
»  n'est  pas  encore  entièrement  fortifié.  » 

Pendant  qu'Acharnas  remarquait  les  divers  ouvrages  nouvel- 
lement faits  dans  cette  ville  naissante,  et  que  Télémaque  dé- 
plorait son  malheur,  le  vent  que  Neptune  faisait  souffler  les  fit 
entrer  à  pleines  voiles  dans  une  rade  8  où  ils  se  trouvèrent  à 
l'abri 9,  et  tout  auprès  du  port. 

Mentor,  qui  n'ignorait  ni  la  vengeance  de  Neptune,  ni  le 
cruel  artifice  de  Vénus,  n'avait  fait  que  sourire  de  l'erreur 
d' Acharnas.  Quand  ils  furent  dans  cette  rade,  Mentor  dit  à  Té- 
lémaque 10:  «  Jupiter  vous  éprouve  ;  mais  il  ne  veut  pas  votre 
»  perte  :  au  contraire,  il  ne  vous  éprouve  que  pour  vous  ouvrir 
»  le  chemin  de  la  gloire.  Souvenez-vous  !1  des  travaux  d'Her- 


1.  Cette  illusion,  qui  se  produit  sur- 
tout dans  le  désert,  où  l'on  voit  appa- 
raître au  milieu  des  sables  une  campagne, 
une  cité,  est  un  phénomène  connu  sous  le 
nom  de  m\rage{mirari,  voir,  contempler). 

2.  «  Le  charme  se  rompit;  »  charme, 
île  carmen,  \ers,  chant,  parce  que  le 
charme,  opération  de  magie  ou  de  sor- 
cellerie, se  faisait  avec  des  chants,  des 
vers,  et  qu'il  se  rompait  (cessait  d'avoir 
lieu)  au  moyen  d'autres  paroles. 

3.  •  Erreur;  »  error,  errare,  primiti- 
vement l'idée  physique  de  s'égarer,  sor- 
tir de  la  droite  lijjne,  et,  au  moral,  s'é- 
carter du  chemin  de  la  vérité.  La  racine 
doit  être  ex,  ire  :  par  les  lois  de  l'étymo- 
loçie,  s  se  change  aisément  en  r, 

4.  •  Enchanté,  »  charmé.  Par  son 
sens  étymologique,  l'enchantement  est 
le  même  que  le  charme  ;  l'un  et  l'au- 
tre mot  ont  pris  ensuite  de  l'extension 
et    signifié ,  par    une  catachrèse  assez 


usitée,    un    attrait    vif    et     puissant. 

5.  Salente,  que  l'on  croit  trouver  dans 
Saleto,  uu  bourg  de  la  terre  d'Otrante, 
dans  l'ancienne  Grande-Grèce. 

6.  Ou  a  vu  l'histoire  du  roi  de  Crète,  Ido- 
ménée,  chassé  de  la  Crète  par  ses  sujets. 

7.  t  J'aperçois,  •  {ad,  per,  capio),  ac- 
tion de  s'approcher  et  de  saisir  l'objet 
en  entier  par  le  regard. 

8.  ■  Rade,  >  enfoncement  dans  les 
terres  où  les  vaisseaux  sont  à  l'abri  ;  an- 
glais road. 

9.  «  Abri,  ■  in  aprico,  dans  un  lieu 
découvert;  on  est  à  l'abri  quand  on  a 
gagné  les  champs,  et  que  l'on  fuit. 

10.  C'est  avec  beaucoup  d'habileté  que 
Fénelon  corrige  ici  la  mythologie,  en 
attribuant  au  roi  des  dieux  l'idée  de 
susciter  des  infortunes  aux  hommes  ver- 
tueux pour  les  éprouver  :  l'épreuve  est 
la  loi  de  l'existence  morale. 

11.  «  Se  souvenir;  »  oa  beau  root, ac- 


LIVRE  HUITIEME.  159 

»  cule;  ayez  toujours  devant  vos  yeux  ceux  de  votre  père.  Qui- 
»  conque  ne  sait  point  souffrir  n'a  point  un  grand  cœur.  Il 
»  faut,  par  votre  patience  et  par  votre  courage,  lasser  la 
»  cruelle  1  Fortune  qui  se  plaît  à  vous  persécuter  s.  Je  crains 
»  moins  pour  vous  les  plus  affreuses  disgrâces  de  Neptune,  que 
»  je  ne  craignais  les  caresses  flatteuses  de  la  déesse  qui  vous 
»  retenait  dans  son  île.  Que  tardons-nous?  entrons  dans  ce 
»  port  :  voici  un  peuple  ami;  c'est  chez  les  Grecs  que  nous  ar- 
»  rivons:  Idoménée,  si  maltraité  par  la  Fortune,  aura  pitié  des 
»  malheureux  3.  »  Aussitôt  ils  entrèrent  dans  le  port  de  Sa- 
lente,  où  le  vaisseau  phénicien  fut  reçu  sans  peine,  parce  que 
les  Phéniciens  sont  en  paix  et  en  commerce  avec  tous  les  peu- 
ples de  l'univers. 

Télémaque  regardait  avec  admiration  cette  ville  naissante, 
semblable  à  une  jeune  plante,  qui,  ayant  été  nourrie  par  la 
douce  rosée  de  la  nuit,  sent,  dès  le  matin,  les  rayons  du  soleil 
qui  viennent  l'embellir  ;  elle  croît,  elle  ouvre  ses  tendres  bou- 
tons, elle  étend  ses  feuilles  vertes,  elle  épanouit* ses  fleurs  odo- 
riférantes avec  mille  couleurs  nouvelles;  à  chaque  moment 
qu'on  la  voit,  on  y  trouve  un  nouvel  éclat B.  Ainsi  fleurissait  la 
nouvelle  ville  d'Idoménée  sur  le  rivage  de  la  mer;  chaque 
jour,  chaque  heure,  elle  croissait  avec  magnificence,  et  elle 
montrait  de  loin  aux  étrangers  qui  étaient  sur  la  mer.  de  nou- 
veaux ornements  d'architecture  qui  s'élevaient  jusques  6  au 
ciel  7.  Toute  la  côte  retentissait  des  cris  des  ouvriers  et  des 
coups  de  marteau  ;  les  pierres  étaient  suspendues  en  l'air  par 
des  grues8  avec  des  cordes.  Tous  les  chefs  animaient  le  peu- 
ple au  travail  dès  que  l'aurore  paraissait;  et  le  roi  Idoménée, 

tion  d'une  pensée  qui  vient  en  dessous.  Malheureuse,  j'appris  à  plaindre  le  malheur. 
Un   mot   encore    plus    beau,  et  que    le 

français    n'a  pas  pris,  c'est  le  verbe  re-  Cependant    «  plaindre  »  n'a  pas  le  sens 

eordari   (rursùs  in  corde),   la  mémoire  de  succurrere  ;  beaucoup  savent  plain- 

du    cœur.    Les   Utins    disaient   aussi  :  dre  qui  ne  savent  pas  secourir. 

mihi  succurrit,  qui  esta  peu  près  :  «il  4.    •  Epanouir,  »   epandere,   élargir 

me  souvient,  •    avec  plus  d'intensité,  et  donner  tout   son   développement;  d'où 

marquant   la  rapidité  du  souvenir,  qui  expansion,  au  sens  moral  et  figuré. 

>e  glisse  et  accourt.  5.  Cette  comparaison,  ainsi  dévelop- 
' .  «Cruelle,  >  ce  mot  crudelis  est-il  en  !  pée,  est  très-belle,  f  t  ne  paraît  pas  être 


rapport  avec  cruor,  sang  versé,  ou  bien 
avec  xpûoç,  froidl  Etymologie  douteuse. 

8.  Quidquid   erit,  superanda  omnis  fortuna 
[ferendo  est. 
(/£n.,  I.  V,  v.   710.) 
■  Quoi  qu'il  arrive,  il   faut   dompter  la 
«foi  tune  en  la  supportant.  » 
3.    Non  ignara  mali,  miseris  succurrere  disco. 
{JEn.,  I.  I,  v.  630.) 
Un   beau  vers  que  Delille  a  rendu  par 
ces  mots  : 


un  emprunt  a  1  antiquité.  Fénelon  a  en 
en  propre  L'idée  de  montrer  une  cité 
nouvelle  s'épanouissant  en  quelque  sorte 
comme  une  fleur,  sous  l'influence  de  la 
rosée  et  du  soleil  matinal. 

6.  «Jusques,»  on  ne  voit  pas  pour- 
quoi Vs  final  ;  il  n'y  en  a  pas  de  trace 
dans  le  latin  usgue  ad. 

7.  Hyperbole  poétique,  «jusqu'au ciel,» 
vers  les  nues. 

8.  «  Grue,  »  machine  pour  élever  les 
pierres  à  bâtir  :  elle  est  ainsi  appelée  à 


iliO 


TÉLÊMAQUE. 


donnant  partout  les  ordres  lui-môme,  faisait  avancer  les  ou- 
vrages avec  une  incroyable  diligence  l. 

A  peine  le  vaisseau  phénicien  fut  arrivé,  que  les  Cretois  * 
donnèrent  à  Télémaque  et  à  Mentor  toutes  les  marques  d'ami- 
tié sincère.  On  se  hâta  d'avertir  Idoménée  de  l'arrivée  du  fils 
l'Ulysse.  «  Le  fils  d'Ulysse  !  s'écria- t-il ;  d'Ulysse,  ce  cher  ami  ! 
»  de  ce  sage  héros,  par  qui  nous  avons  enfin  renversé  la  ville 
»  de  Troie 3  !  Qu'on  le  mène  ici  4,  et  que  je  lui  montre  combien 
o  j'ai  aimé  son  père!»  Aussitôt  on  lui  présente  Télémaque, 
qui  lui  demande  l'hospitalité6,  en  lui  disant  son  nom. 

Idoménée  lui  répondit  ft  avec  un  visage  doux  et  riant: 
«  Quand  même  on  ne  m'aurait  pas  dit  qui  vous  Oies,  je  crois 
•>  que  je  vous  aurais  reconnu.  Voilà  Ulysse  lui-même;  voilà  ses 
»  yeux  pleins  de  feu,  et  dont  le  regard  était  si  ferme  7;  voilà 
»  son  air,  d'abord  froid  et  réservé  8  qui  cachait  tant  de  vivacité 
»  et  de  grâces  ;  je  reconnais  même  ce  sourire  fin,  celte  action 
»  négligée,  cette  parole  douce,  simple  et  insinuante,  qui  per- 
»  suadait  sans  qu'on  eût  le  temps  de  s'en  défier9.  Oui,  vous 
»  êtes  le  fils  d'Ulysse;  mais  vous  serez  aussi  le  mien10. 0  mon 
»  fils,  mon  cher  fils  !  quelle  aventure  vous  mène  sur  ce  rivage  ? 
»  Est-ce  pour  chercher  votre  père?  Hélas!  je  n'en  ai  aucune 
»  nouvelle.  La  Fortune  nous  a  persécutés  lui  et  moi:  il  a  eu 
»  le  malheur  de  ne  pouvoir  retrouver  sa  patrie,  et  j'ai  eu  celui 
»  de  retrouver  la  mienne  pleine  de  la  colère  des  dieux  u  con- 
»  tre  moi  ia.  »  Pendant  qu'ldoménée  disait  ces  paroles,  il  re- 
gardait fixement  Mentor,  comme  un  homme  dont  le  visage  ne 
lui  était  pas  inconnu,  mais  dont  il  ne  pouvait  retrouver  le  nom. 


cause  de  quelque  ressemblance  qu'elle  a 
avec  L'oiseau  dont  elle  porte  le  nom.  De 
même  la  chèvre,  autre  machine  à  élever 
les  fardeaux,  et  qui  est  habituellement 
placée  sur  le  sommet  des  édifices  en  con- 
struction, a  été  ainsi  nommée  parce  que 
la  chèvre  aime  à  gravir  les  pentes  escar- 
pées, le  sommet  des  coteaux. 

1.  Voir  Virgile  décrivant  les  construc- 
tions de  Carthage  par  les  soins  de  Didon  ; 
instant  operi,  1.  1,  v.  50t. 

2.  Les  Salentins,  venus  de  l'île  de  Crète. 

3.  Au  moyen  du  cheval  de  bois,  dont 
l'idée  avait  été  suggérée  par  Ulysse. 

4.  On  dirait  aujourd'hui  :  «  qu'on  l'a- 
mène. » 

5.  «Hospitalité;»  hôte,  hospes,  si- 
gnifie d'abord  étranger  :  tout  étranger 
admi9  sous  un  toit  a  droit  d'être  traité  en 
ami;  delà  l'idée  des  droits  de  l'hospita- 
lité, si  bien  établis  dans  les  temps  an- 
tiques. D'un  autre  côté,  hostis  aussi 
voulait  dire   «  étranger,  »  mais  étranger 


en    guerre,    et    par    suite,    ennemi. 

6.  «  Répondre,  »  respondere  ;  c'est 
une  espèce  de  devoir  rendu,  de  prumesse 
faite  et  remplie  (re  spondere). 

7.  Sic  oculos,  sic  ille  nianus,  sic  ora  fereb.it. 

(Viiig.,^?/*.,  I.  HI,v.i90. 
»Ce  sontses yeux, ses  mains,  son  visage.» 

8.  «  Réservé,  •  gardé  pour  plus  lard 
(re  servare). 

9.  Cela  s'appelle  une  prosopogrnp/iie, 
description  du  visage,  de  l'extérieur;  le 
dernier  trait  surtout  est  heureux  :  «  Nous 
nous  défions  trop  aisément  de  ceux  qui 
veulent  nous  persuader.  » 

10.  Expression  d'une  tendresse  Mncère, 
sans  exagération;  doux  souvenir  d  nn 
longue  amitié,  que  le  héros  grec  se  plaît 
à  reporter  du  père  sur  le  fils. 

11.  «  La  patrie  pleine  de  la  colère  des 
dieux  ;  •  expression  heureuse. 

12.  On  reconnaît  ici  le  caractère  que 
Fénelon  donne  à  Idoménée  :  uu  prince 
d'un  naturel  expans  if  et  léger. 


LIVRE  HUITIÈME.  161 

Cependant  Téléraaque  lui  répondait  les  larmes  aux  yeux  : 
«  0  roi,  pardonnez-moi  la  douleur  que  je  ne  saurais  vous  ca- 
»  cher  dans  un  temps  où  je  ne  devrais  vous  témoigner  que  de 
»  la  joie  et  de  la  reconnaissance  pour  vos  bontés.  Par  le  regret 
»  que  vous  témoignez  de  la  perte  d'Ulysse,  vous  m'apprenez  ! 
d  vous-même  à  sentir  le  malheur  de  ne  pouvoir  trouver  mon 
»  père.  Il  y  a  déjà  longtemps  que  je  le  cherche  dans  toutes  les 
»  mers.  Les  dieux  irrités  ne  me  permettent  ni  de  le  revoir,  ni 
»  de  savoir  s'il  a  fait  naufrage,  ni  de  pouvoir  retourner  à  Itha- 
»  que,  où  Pénélope  languit  dans  le  désir  d'être  délivrée  doses 
»  amants.  J'avais  cru  vous  trouver  dans  l'île  de  Crète:  j'y  ai 
»  su  votre  cruelle  destinée,  et  je  ne  croyais  pas  devoir  jamais 
»  approcher  de  l'ilespérie,  où  vous  avez  fondé  un  nouveau 
»  royaume.  Mais  la  Fortune,  qui  se  joue  des  hommes,  et  qui  me 
»  tient  errant  dans  tous  les  pays  loin  d'Ithaque,  m'a  enfin 
»  jeté  sur  vos  côtes.  Parmi  tous  les  maux  qu'elle  m'a  faits,  c'est 
»  celui  que  je  supporte  le  plus  volontiers.  Si  elle  m'éloigne  de 
»  ma  patrie,  du  moins  elle  me  fait  connaître  le  plus  généreux 
»  de  tous  les  rois.  » 

A  ces  mots,  Idoménée  embrassa  tendrement  Télémaque  ;  et, 
le  menant  dans  son  palais,  lui  dit:  «  Quel  est  donc  ce  prudent 
»  vieillard  qui  vous  accompagne  ?  il  me  semble  que  je  l'ai  sou- 
»  vent 8  vu  autrefois.  —  «  C'est  Mentor,  répliqua  Télémaque, 
»  Mentor,  ami  d'Ulysse,  à  qui  il  avait  confié  mon  enfance.  Qui 
»  pourrait  vous  dire  tout  ce  que  je  lui  dois  I  » 

Aussitôt  Idoménée  s'avance,  et  tend  la  main  à  Mentor: 
«  Nous  nous  sommes  vus,  dit-il,  autrefois.  Vous  souvenez-vous 
»  du  voyage  que  vous  fîtes  en  Crète,  et  des  bons  conseils  que 
»  vous  me  donnâtes?  Mais  alors  l'ardeur  de  la  jeunesse  et  le 
»  goût  des  vains  plaisirs  m'entraînaient.  11  a  fallu  que  mes 
)>  malheurs  m'aient  instruit,  pour  m'apprendre  ce  que  je  ne 
»  voulais  pas  croire  3.  Plût  aux  dieux  que  je  vous  eusse  cru,  ô 
»  sage  vieillard  I  Mais  je  remarque  avec  étonnement  que  vous 
»  n'êtes  presque  point  changé  depuis  tant  d'années;  c'est  la 
»  même  fraîcheur  de  visage,  la  même  vigueur:  vos  cheveux 
»  seulement  ont  un  peu  blanchi  *.  » 

«  Grand  roi6,  répondit  Mentor,  si  j'étais  flatteur,  je  vous  di- 


i.  i  Apprendre,  »  action  de  saisir, 
avec  l'esprit. 

2.  t  Souvent,  »  quod  subvenit,  ce  qui 
arrive  fréquemment,  sans  qu'on  le  re- 
marque ;  ou  de  subinde,  sans  disconti- 
nuer. 

3.  Idoménée  reconnaît  ses  torts.  Dans 
ce  nouvel  épisode  de  sa  vie,  il  sera  loin 
d'être    un   prince    accompli;  du   moins 


aura-t-il  le  sentiment  du  juste  et  de  l'in- 
juste. 

4.  Tout  ce  détail  est  aimable,  pracieux, 
de  couleur  antique,  et  tout  à  fait  con- 
forme à  l'accueil  hospitalier  que  l'on 
avait  coutume  de  faire  aux  étrangers 
dans  les  temps  antiques. 

5.  C'est  ici  un  langage  de  cour  rap- 
pelant moins  Idoménée  que  le  monarque 


162  TËLÉMAQUE. 

»  rais  de  môme  que  vous  avez  conservé  celte  fleur  de  jeunesse 
»  qui  éclatait  sur  votre  visage  avant  le  siège  de  Troie  ;  mais 
»  j'aimerais  mieux  vous  déplaire  que  de  blesser  la  vérité  ,. 
»  D'ailleurs  je  vois,  par  votre  sage  discours,  que  vous  n'aimez 
»  pas  la  flatterie,  et  qu'on  ne  hasarde  rien  en  vous  parlant 
»  avec  sincérité.  Vous  êtes  bien  changé,  et  j'aurais  eu  de  la 
»  peine  à  vous  reconnaître.  J'en  conçois  clairement  la  cause; 
»  c'est  que  vous  avez  beaucoup  souffert  dans  vos  malheurs: 
»  mais  vous  avez  bien  gagné  en  souffrant,  puisque  vous  avez 
»  acquis  la  sagesse.  On  doit  se  consoler  aisément  des  rides  qui 
»  viennent  sur  le  visage,  pendant  que  le  cœur  s'exerce  et  se 
»  fortifie  dans  la  vertu  8.  Au  reste,  sachez  que  les  rois  s'usent 
»  toujours  plus  que  les  autres  hommes.  Dans  l'adversité  s,  les 
n  peines  de  l'esprit  et  les  travaux  du  corps  les  font  vieillir* 
»  avant  le  temps.  Dans  la  prospérité,  les  délices  d'une  vie  molle 
»  les  usent  bien  plus  encore  que  tous  les  travaux  de  la  guerre. 
»  Rien  n'est  si  malsain  que  les  plaisirs  où  l'on  ne  peut  se  mo- 
»  dérer.  De  là  vient  que  les  rois,  et  en  paix  et  en  guerre,  ont 
»  toujours  des  peines  et  des  plaisirs  qui  font  venir  la  vieillesse 
»  avant  l'âge  où  elle  doit  venir'naturellement.  Une  vie  sobre, 
»  modérée,  simple,  exempte  d'inquiétudes  et  de  passions, 
»  réglée  et  laborieuse,  retient  dans  les  membres  d'un  homme 
»  sage  la  vive  jeunesse6,  qui,  sans  ces  précautions,  est  toujours 
»  prête  à  s'envoler  sur  les  ailes  du  Temps 7.  » 

III.  Idoménée,  charmé  du  discours  de  Mentor,  l'eût  écouté 
longtemps,  si  on  ne  fût  venu  l'avertir  pour  un  sacrifice  qu'il 
devait  faire  à  Jupiter.  Télémaque  et  Mentor  le  suivirent,  envi- 
ronnés d'une  grande  foule  de  peuple,  qui  considérait  avec  em- 
pressement et  curiosité  ces  deux  étrangers.  Les  Salentins  se 
disaient  les  uns  aux  autres:  «  Ces  deux  hommes  sont  bien  dif- 
férents 1  Le  jeune  a  je  ne  sais  quoi  de  vif  et  d'aimable  ;  toutes 
les  grâces  de  la  beauté  et  de  la  jeunesse  sont  répandues  sur 

dout  Fénelon  était  préoccupé,  et  que  l'on  ■      4.  «Vieux,  »  vetulus;  Cf.  pour  rac.  veta. 

appelait  par  excellence  «  le  grand  roi,  »  5.  U  y  a  ici  quelque  longueur;  mais 

1.  Mentor  est  la  Sagesse  sous  les  traits  il  faut  voir  que  le   but   de  Fénelon  est 

d'uu  mortel;  il  n'a  pas  dû  vieillir,  car  il  surtout    de  moraliser.    D'ailleurs   ou  ne 

cache  sous  une  forme  d'emprunt  uue  jeu-  doit  pas  oublier  que  Mentor  est  la   sa- 

nesse  immortelle.  Idoménée  a  subi  les  at-  gesse  en  personne.    Minerve  profile  de 

teintes  du  temps;  aussi  Mentor  ne  peut-il  toutes  les  circonstances  pour  enseigner 

lui  renvoyer  le  compliment  ;  seulement  il  i0n  élève. 

adoucit  avec  grâce  l'austère  vérité.  ft    Vividajuventus,  expression  antique. 

t.   Les   mots  abstraits   sont   aisément  —  Nobles  paroles,  et  qui    honorent  la 


pris  au    figuré,    daus  les   habitudes  du 
langage;  le  crur  ici  est  personnifié. 

3.  «  Adversité;  •  ce  mot  est  très-bien 
expliqué  par  fortune  contraire,  adversa, 
tournée  contre  nous. 


vieillesse  dignement  portée. 

7.  La  Fontaine,  l.  VI,  fable  xxi,  a  dit 
avec  la  même  élégance  : 

Sur  Ici  ailes  du  Temps  la  trUUn«  i'tovele. 


LIVRE  HUITIEME.  103 

son  visage  et  sur  tout  son  corps  :  mais  cette  beauté  n'a  rien  de 
mou  ni  d'efféminé  ;  avec  cette  fleur  si  tendre  *  de  la  jeunesse, 
il  paraît  vigoureux,  robuste',  endurci  au  travail.  Mais  cet 
autre,  quoique  bien  plus  Agé,' n'a  encore  rien  perdu  de  sa 
force:  sa  mine3  paraît  d'abord  moins  haute,  et  son  visage 
moins  gracieux;  mais,  quand  on  le  regarde  de  près,  on  trouve 
dans  sa  simplicité  des  marques  de  sagesse  et  de  vertu,  avec 
une  noblesse  qui  étonne  *.  Quand  les  dieux  sont  descendu^ 
sur  la  terre  pour  se  communiquer  5  aux  mortels,  sans  doulo, 
qu'ils  ont  pris  de  telles  figures  d'étrangers  et  de  voyageurs  8. 
Cependant  on  arrive  dans  le  temple  de  Jupiter,  qu'Idoménée, 
du  sang  de  ce  dieu7,  avait  orné  avec  beaucoup  de  magnifi- 
cence. Il  était  environné  d'un  double  rang  de  colonnes  de 
marbre  jaspé  8  :  les  chapiteaux9  étaient  d'argent.  Le  temple 
était  tout  incrusté  de  marbre,  avec  des  bas-reliefs»0 qui  repré- 
sentaient Jupiter  changé  en  taureau,  le  ravissement  d'Europe11, 
et  son  passage  en  Crète  au  travers  des  flots:  ils  semblaient 
respecter  Jupiter,  quoiqu'il  fût  sous  une  forme  étrangère.  On 
voyait  ensuite  la  naissance  et  la  jeunesse  de  Minos  ;  enfin,  ce 
sage  roi  donnant,  dans  un  âge  plus  avancé,  des  lois  à  toute 
son  île  pour  la  rendre  à  jamais  florissante  la.  Télémaque  y  re- 
marqua aussi  les  principales  aventures  du  siège  de  Troie,  où 
Idoménée  avait  acquis  la  gloire  d'un  grand  capitaine.  Parmi 
ces  représentations  de  combats,  il  chercha  son  pure;  il  le  re- 
connut, prenant  les  chevaux  de  Rhésus  que  Diomède  venait  de 
tuer,  ensuite  disputant  avec  Ajax  les  armes  d'Achille  devant 
tous  les  chefs  de  l'armée  grecque  assemblés,  enfin  sortant  du 
cheval  fatal  pour  verser  le  sang  de  tant  de  citoyens  l3. 

7.  Son  aïeul  Minos,  petit-fils  de  Jupiter. 

8.  Le  jaspe,  pierre  dure  et  opaque  qui 
ressemble  à  l'agate,  et  dont  leg  couleurs 
variées  sont  susceptibles  de  recevoir 
un  beau  poli. 

9.  «Chapiteau»  vient  du  latin  capitn- 
lum,  diminutif  de  caput,  tète.  Le  cha- 
piteau est  la  partie  de  la  colonne  qu' 
repose  sur  le  fût,  ou  plus  simplement, 
c'est  la  partie  de  la  colonne  qui  coi- 
ronne  un  pilastre,  une  colonne. 

10.  On  nomme  bas-reliefs  les  sculptu- 
tures  formant  saillie  sur  un  fond. 

6.  K«  TtecoiÇtlvounv  Iouôt.ç  àXXo*««i«v       ."■  ,«.  Ravinement,  »   enlèvement.  Ju- 
na«oïoi«ueovTtc,  t«i*™,a<n  iréW.  !  P»er  s  était  change  en  taureau  pour  enle 


1.  «  Si  tendre,»  c.-à-d.  que  le  moin- 
dre choc  peut  faire  tomber. 

2.  «  Robuste,  »  comme  un  chètie  ;  ro- 
bustus,  en  effet,  vient  de  ro6ur,  qui  veut 
dire  «  chêne,  »  et  par  extension  «  force  » . 

3.  t  Mine,  »  augl.  mien,  maintien, 
attitude. 

4.  i  Les  grâces  de  la  jeunesse  »  ont 
leur  prix,  mais  elles  n'ont  de  vraie 
beauté  qu'autant  qu'elles  sont  relevées 
par  les  qualités  fortes  et  viriles. 

5.  «  Communiquer  »  (cum  munia)  ; 
échanger  les  attributions. 


kv6e^u,v  Sgplv  -ce  «ai  .ivoVïv  l-ooûmç.  !  y.er  '*  «yrophe  Europe,  fi  |  e  d'Agenor,  ro 
,n  /-ij     i    vvit        ÏJL  \  de  Phéuicie.  C  est  un  mythe  rappelant    a 

(Hom,  Od.,  1.  XVII,  v.  485.)         J  tiatiilion  de  lEurupe  pï  uplee  £Jr  1>Asie> 

•  Les  dieux  se  rendent  semblables  à  des  !      12.  Minos  était  regardé   comme  juge 

•  étrangers  et  parcourent  ainsi  les  cités,  !  des  enfers,  à  cause  des  sages  lois  qu'il 

•  observant  l'injustice  des  hommes  ou  avait  portées  dans  son  royaume  de  Crète. 
«  leur  équité.  »  —  Voir  dans  Ovide  la  |  13.  Rhésus  était  un  roi  de  Thrace  venu 
belle  histoire  de  Philémon  et  Baucip.  1  au  secours  de  Priam.  Ulvsse,  avec  Dio- 


164 


TÉLÉMAQUE. 


Télémaque  le  reconnut  d'abord  à  ces  fameuses  actions, 
dont  il  avait  souvent  ouï  '  parler,  et  que  Nestor  môme  lui  avait 
racontées.  Les  larmes  coulèrent  de  ses  yeux.  11  changea  de 
couleur8;  son  visage  parut  troublé.  Idoménée  l'aperçut,  quoi- 
que Télémaque  se  détournât  pour  cacher  son  trouble.  «  N'ayez 
»  point  de  honte,  lui  dit  Idoménée,  de  nous  laisser  voir  com- 
»  bien  vous  êtes  touché  de  la  gloire  et  des  malheurs  de  votre 
»)  père.  » 

Cependant  le  peuple  s'assemblait  en  foule  sous  les  vastes 
portiques  formés  par  le  double  rang  de  colonnes  qui  environ- 
naient le  temple.  Il  y  avait  deux  troupes  de  jeunes  garçons  et 
de  jeunes  filles  qui  chantaient  des  vers  à  la  louange  du  dieu 
qui3  tient  dans  ses  mains  la  foudre.  Ces  enfants,  choisis  de  la 
figure  la  plus  agréable,  avaient  de  longs  cheveux  flottants  sur 
leurs  épaules.  Leurs  têtes  étaient  couronnées  de  roses,  et  par- 
fumées; ils  étaient  tous  vêtus  de  blanc.  Idoménée  faisait  à 
Jupiter  un  sacrifice  de  cent  taureaux  *  pour  se  le  rendre  favo- 
rable dans  une  guerre  qu'il  avait  entreprise  contre  ses  voisins. 
Le  sang  des  victimes  fumait  de  tous  côtés  ;  on  le  voyait  ruisse- 
ler dans  les  profondes  coupes  d'or  et  d'argent. 

Le  vieillard  Théophane,  ami 5  des  dieux  et  prêtre  du  temple, 
tenait,  pendant  le  sacrifice,  sa  tête  couverte  d'un  bout  de  sa 
robe  de  pourpre  6  :  ensuite  il  consulta  les  entrailles  des  victi- 
mes qui  palpitaient  encore  7;  puis,  s'étant  mis  sur  le  trépied 
sacré  8  :  «  0  dieux,  s'écria-t-il,  quels  sont  donc  ces  deux  étran- 
gers que  le  ciel  envoie  en  ces  lieux  ?  Sans  eux,  la  guerre  en- 
treprise nous  serait  funeste,  et  Salente  tomberait  en  ruine 
avant  que  d'achever9  d'être  élevée  sur  ses  fondements.  Je 
vois  un  jeune  héros  que  la  Sagesse  mène  par  la  main.  Il  n'est 
pas  permis  à  une  bouche  mortelle  d'en  dire  davantage  I0.  » 
En  disant  ces  paroles,  son  regard  était  farouche  et  ses  yeux 


mède,  roi  d'Etolie,  lui  enleva  ses  che- 
vaux, à  la  possession  desquels  on  croyait 
attachées  les  destinées  de  Troie.  Iliade, 
liv.  X. 

1.  a  Ouï;  •  de  audire,  t  ouïr,  §  -vieux 
mot  remplacé  par  notre  verbe  «  enten- 
dre. ■ 

2.  •  Il  change  de  couleur  ;  » 
Subito  non  tuHus,  non  color  unus. 

(Viro.,  Mn.%  1.  VI,  v.  47.) 

3.  «  Qui,   qui  ;  »   répétition   vicieuse. 

4.  L'immo  alion  de  cent  taureaux  con- 
stituait uue  hécatombe. 

5.  •  Ami  ;  »  dans  le  sens  d'aimé. 

6.  C'était  une  clause  du  rituel  des  sa- 


crifices; les  prêtres,  afin  de  s'isoler  du 
bruit,  tiraient  un  bout  de  leur  robe  sur 
leur  tête. 

7.  On  ouvrait  les  entrailles  de  la  vic- 
time sitôt  qu'elle  était  abattue,  au  pied 
même  de  l'autel  ;  et  d'après  I  aspect  et 
l'état  des  entrailles,  les  prêtres  tiraient 
de  bons  ou  de  mauvais  présages. 

8.  Le  prêtre  s'asseyait  sur  le  trépied 
sacré  (siège  à  trois  pieds),  et  là  était 
censé  recevoir  l'inspiration. 

9.  Ces  prédictions  sont  assez  dans  le 
goût  de  la  poésie  antique,  où  les  devins 
tiennent  toujours  une  place. 

10.  «  Avant  que  de,  •  tour  pénible  et 
qui  a  vieilli;  on  dit  :  Avant  de. 


LIVRE  HUITIÈME. 


165 


étincelant  s l  ;  il  semblait  voir  d'autres  objets  que  ceux  qui  parais- 
saient devant  lui; son  visage  était  enflammé;  il  était  troublé  et 
hors  de  lui-même  ;  ses  cheveux  étaient  hérissés,  sa  bouche  écu- 
mante,  ses  bras  levés  et  immobiles.  Sa  voix  émue  était  plus  forte 
qu'aucuue  voix  humaine;  il  était  hors  d'haleine,  et  ne  pouvait 
tenir  renfermé  au  dedans  de  lui  l'esprit  divin  qui  l'agitait  *. 

«  0  heureux  Idoménée  !  s'éci  ia-t-il  encore  ;  que  vois-je  !  quels 
»  malheurs  évités  !  quelle  douce  paix  au  dedans  !  Mais,  au 
»  dehors,  quels  combats!  quelles  victoires  1  0  Télémaque  !  tes 
»  travaux  surpassent  ceux  de  ton  père;  le  fier  ennemi  gémit 
»  dans  la  poussière  sous  ton  glaive;  les  portes  d'airain,  les 
»  inaccessibles  remparts  tombent  à  tes  pieds.  0  grande  déesse, 
»  que  son  père...  0  jeune  homme,  tu  verras  enfin...  »  A  ces 
mots,  la  parole  meurt  dans  sa  bouche,  et  il  demeure,  comme 
malgré  lui,  dans  un  silence  plein  d'étonnement 3. 

Tout  le  peuple  est  glacé  de  crainte  *.  Idoménée,  tremblant  ■, 
n'ose  lui  demander  qu'il  achève.  Télémaque  même,  surpris, 
comprend  à  peine  ce  qu'il  vient  d'entendre;  à  peine  peut-il 
croire  qu'il  ait  entendu  ces  hautes  prédictions.  Mentor  est  le 
seul  que  l'esprit  divin  n'a  point  étonné.  «  Vous  entendez,  dit-il 
»  à  Idoménée,  le  dessein  des  dieux.  Contre  quelque  nation  que 
»  vous  ayez  à  combattre,  la  victoire  sera  dans  vos  mains,  et 
»  vous  devrez  au  jeune  fils  de  votre  ami  le  bonheur  de  vos 
»  armes.  N'en  soyez  point  jaloux;  profitez  seulement  de  ce  que 
»  les  dieux  vous  donnent  par  lui.  » 

Idoménée,  n'étant  pas  encore  revenu  de  son  étonnement, 
cherchait  en  vain  des  paroles;  sa  langue  demeurait  immobile. 


i.  On  voit  ici  la  distinction  et  en  même 
temps  le  rapport  des  «  regards  »  et  des 
•  yeux  ;  •  le  regard  est  l'expression,  il 
est  «  farouche  ;  ■  l'œil  est  l'organe  d'où 
émane  le  regard,  il  «  étincelle.  » 

2.  La  description  de  cette   fureur,  de 
cette  agitation  divine,  est  empruntée  aux 
anciens  et  particulièrement  a  Virgile  : 
Gui  talia  fanti 

Ante  fores,  subito  non  vultus,  non  cotor  unus, 

Non  compta)  mansere  comae  ;  sed  peclus  an- 
[helans, 

Et  rabie  fera  corda  tument,   majorque  videri, 

Nec  mortale  sonans. 

(JEn.,  1.  VI,  v.  46.) 
«  Tandis  qu'elle  parle  ainsi  devant  les 
»  portes  du  temple,  on  voit  s'altérer  ses 
»  traits  et  sa  couleur;  ses  cheveux  en 
»  désordre  se  hérissent;  son  cœur  fa- 
•  rouche  est  soulevé  par  la  fureur,  sa 
»  taille  semble  s'être  agrandie,  sa  voix 
»  n'est  plus  la  voix  d'une  mortelle.  *  — 
Fénelon  n'atteint  pas  à  la  beauté  de  cette 
description,     t  Sa  voix  émue  est  plus 


forte.  »  Ce  trait  est  loin  de  valoir,  pour 
l'énergie,  nec  mortale  sonans.  —  Et  plus 
bas  (v.  80),  le  poète  caractérise  la  puis- 
sance du  dieu  qui  «  presse  et  façonne  ■ 
la  Pythie. —  Voyez  aussi  J.-B.  Rousseau, 
au  début  de  l'ode  au  comte  de  Luc. 

3.  •  D'étonnement,!  de  stupeur, 
étonner,  de  tonare,  être  comme  atteint 
de  la  foudre. 

4.  Virgile  encore  : 

Gelidus  Teucris  per  dura  cucnrrit 
Ossa  tremor. 

{jEn.,\.  VI,  v.  $4.) 

«  Les  Troyens  sentent  courir  dans  leurs 
t  os  une  terreur  qui  les  glace.  » 

5.  Qui  reconnaîtrait  dans  «craindre» 
et  dans  «trembler»  le  môme  mot?  Eu 
effet,  craindre  vient  de  tremere;  on  a 
d'abord  dit  cremer,  en  changeant  le  / 
en  c;  puis,  par  contraction,  craindre; 
quant  à  «  trembler,  »  c'est  un  mot  de  la 
basse  latinité,  tremulare,  fréquentatif  de 
tremere. 


f06  TÉLÉMAQUE. 

Télémaque,  plus  prompt,  dit  à  Mentor  :  «  Tant  de  gloire  pro- 
s  mise  ne  me  touche  point  ;  mais  que  peuvent  donc  signifier  ces 
•»  dernières  paroles  :  Ta  verras...  ?  est-ce  mon  père,  ou  seule- 
»  ment  Ithaque  ?  Hélas  !  que  n'a-t-il  achevé  !  il  m'a  laissé  plus 
»  en  doute  que  je  n'étais.  0  Ulysse  !  ô  mon  père,  serait-ce 
»  vous,  vous-même  que  je  dois  voir?  serait-il  vrai  ?  Mais  je 
»  me  flatte.  Cruel  oracle!  tu  prends  plaisir  à  te  jouer  d'un 
»  malheureux;  encore  une  parole,  et  j'étais  au  comble  du 
»  bonheur.  » 

Mentor  lui  dit  :  «  Respectez  ce  que  les  dieux  découvrent,  et 
»  n'entreprenez  point  de  découvrir  ce  qu'ils  veulent  cacher. 
»  Une  curiosité  téméraire  mérite  d'être  confondue.  C'est  par 
»  une  sagesse  pleine  de  bonté  que  les  dieux  cachent  aux 
»  faibles  hommes  leur  destinée  dans  une  nuit  impénétrable.  Il 
»  est  utile1  de  prévoir  ce  qui  dépend  de  nous,  pour  le  bien 
»  faire  ;  mais  il  n'est  pas  moins  utile  d'ignorer  ce  qui  ne  dé- 
»  pend  pas  de  nos  soins,  et  ce  que  les  dieux  veulent  faire  de 
»  nous.  »  Télémaque,  touché  de  ces  paroles,  se  retint  avec 
beaucoup  de  peine. 

Idoménée,qui  était  revenu  de  son  étonnement,  commença  île 
son  côté  à  louer  le  grand  Jupiter2,  qui  lui  avait  envoyé  le  jeu  ne 
Télémaque  et  le  sage  Mentor,  pour  le  rendre  victorieux  de  ses 
ennemis.  Après  qu'on  eut  fait  un  magnifique  repas,  qui  suivit 
le  sacrifice,  il  parla  ainsi  en  particulier  aux  deux  étrangers  : 

«  J'avoue  que  je  ne  connaissais  point  encore  assez  l'art  de 
»  régner  quand  je  revins  en  Crète,  après  le  siège  de  Troie. 
»  Vous  savez,  chers  amis,  les  malheurs  qui  m'ont  privé  de 
»  régner  dans  cette  grande  île,  puisque  vous  m'assurez  que 
d  vous  y  avez  été  depuis  que  j'en  suis  parti.  Encore  trop  heu- 
»  reux  si  les  coups  les  plus  cruels  de  la  Fortune  ont  servi  à 
»  m'instruire,  et  à  me  rendre  plus  modéré  !  Je  traversai  les 
»  mers  comme  un  fugitif  que  la  vengeance  des  dieux  et  des 
»  hommes  poursuit  :  toute  ma  grandeur  passée  ne  servait  qu'à 
»  me  rendre  ma  chute  plus  honteuse  et  plus  insupportable.  Je 
a  vins  réfugier  mes  dieux  pénates  3  sur  cette  côte  déserte  *,  où 

protecteurs  particuliers  des  familles  et 
des  cités;  ils  différaient  des  Lares,  sim- 
ples génies  domestiques,  généralement 
les  âmes  des  ancêtres.  Les  «  Pénates  » 
avaient  été  ainsi  appelés  par  les  Ro- 
mains, parce  qu'on  plaçait  leurs  sta- 
tuettes dans  la  partie  de  la  maison  la 
plus  seci  ète  in  penitissima  œdium  parla. 
4.  «  Déserte,  »  abandonnée;  de,  né- 
gatif, et  serere,  sertum,  entrelacer,  où  il 
n'y  a  plus  rien  qui  s'associe,  pas  d'arbres, 
pas  d'hommes. 


1.  •  Utile,  »  ce  dont  on  peut  se  ser- 
vir; uti. 

2.  C'était  l'usage  des  anciens  de  com- 
mencer toute  chose  en  louant  les  dieux, 
et  surtout  le  roi  des  dieux,  Jupiter  ;  ab 
Jove  principinm,  disaient-ils. 

3.  L?s  fugitifs  emportaient  les  dieux  de 
leur  foyer,  leurs  dieux  domestiques  {Pé- 
nates), et  leur  cherchaient  un  asile.  La 
conservation  de  leurs  divinités  était  la 
garantie  de  leur  réussite.  Les  Pénates 
étaient  quelques-uns  des  grands  dieux, 


LIVRE  HUITIÈME. 


167 


»  je  ne  trouvai  que  des  terres  incultes,  couvertes  de  ronces 
i  et  d'épines,  des  forêts  aussi  anciennes  que  la  terre  i,  des 
i)  rochers  presque  inaccessibles  où  se  retiraient  les  bêtes  fa- 
»  rouches.  Je  fus  réduit  à  me  réjouir  de  posséder  *,  avec  un 
»  petit  nombre  de  soldats  et  de  compagnons  qui  avait  bien 
.)  voulu  me  suivre  dans  mes  malheurs,  cette  terre  sauvage  3,  et 
»  d'en  faire  ma  patrie,  ne  pouvant  plus  espérer  de  revoir  ja- 
»>  mais   cette  île  fortunée  où  les  dieux  m'avaient  fuit  naître 
s  pour  y  régner.  Hélas  !  disais-je  en  moi-même,  quel  change- 
»  ment!  Quel  exemple  terrible  ne  suis-je  point  pour  les  rois  ! 
»  il  faudrait  me   montrer  à  tous  ceux  qui  régnent  dans  le 
»  monde,  pour  les  instruire  par  mon  exemple.  Ils  s'imaginent 
»  n'avoir  rien  à  craindre,  à  cause  de  leur  élévation  au-dessus 
du  reste  des  hommes  :  hé  !  c'est  leur  élévation  même  qui  fait 
qu'ils  ont  tout  à  craindre  !  J'étais  craint  de  mes  ennemis,  et 
aimé  de  mes  sujets;  je  commandais  à  une  nation  puissante 
et  belliqueuse  :  la  renommée  avait  porté  mon  nom  dans  les 
pays  les  plus  éloignés  :  je  régnais  dans  une  île  fertile  et  dé- 
licieuse ;  cent  villes  me  donnaient  chaque  année  un  tribut 
de  leurs  richesses  :  ces  peuples  me  reconnaissaient  pour  être 
du  sang  de  Jupiter  né  dans  leur  pays;  ils  m'aimaient  comme 
»  le  petit-fils  du  sage  Minos,  dont  les  lois  les  rendent  si  puis- 
»  sants  et  si  heureux.  Que  manquait-il  à  mon  bonheur,  sinon 
»  d'en  savoir  jouir  avec  modération?  Mais  mon  orgueil,  et  la 
»  flatterie  que  j'ai  écoutée,  ont  renversé  mon  trône  \  Ainsi 
»  tomberont  tous  les  rois  qui  se  livreront  à  leurs  désirs,  et  aux 
»  conseils  des  esprits  flatteurs  5.  » 

«  Pendant  le  jour  je  tâchais  de  montrer  un  visage  gai  et  plein 
d'espérance,  pour  soutenir  le  courage  de  ceux  qui  m'avaient 
suivi.  «  Faisons,  leur  disais-je,  une  nouvelle  ville,  qui  nous 
»  console  de  tout  ce  que  nous  avons  perdu.  Nous  sommes  en- 
»  vironnés  de  peuples  qui  nous  ont  donné  un  bel  exemple  pour 
»  cette  entreprise.  Nous  voyons  Tarente  6,  qui  s'élève  assez 
»  près  de  nous.  C'est  Phalante  7,  avec  ses  Lacédémoniens,  qui 


1.  Des  forêts  vierges,  comme  on  a 
coutume  de  les  appeler. 

2.  i  Posséder,  >  potis  sedere,  être  assis, 
maître  chez  soi. 

3.  «Sauvage,  •  sylvestris,  couvert  de 
bois. 

4.  Idoménée  reconnaît  volontiers  ses 
fautes,  mais  il  fait  peu  d'efforts  pour  les 
réparer.  Tel  est  le  caractère  de  ce  per- 
sonnage, caractère  très-bien  tracé,  et 
dont  il  importe  de  suivre  le  développe- 
ment. 


5.  Les  regrets  d'Idoménée,  sou  repen- 
tir, sont  exprimés  ici  d'une  manière  pa- 
thétique et  éloquente,  avec  quelque  dif- 
fusion toutefois .  C'est  aussi  un  des 
passages  dans  lesquels  Féneloo  a  pu  faire 
allusion  à  l'ambition  qui  avait  égaré  le 
grand  roi.  La  phrase  qui  termine  ce 
morceau  est  d'une  haute  portée. 

6.  Une  ville  encore  debout  au  fond 
du  golfe  de  ce  nom,  à  l'extrémité  de  la 
Calabie. 

7.  Phalante  était  le  chef  des    Parthé- 


168 


TÉLÉMAQUE. 


a  fondé  ce  nouveau  royaume.  Philoctète  *  donne  le  nom  de 

:ilie  *,  à  une  grande  ville  qu'il  bâtit  sur  la  môme  côte.  Mé- 

o  lapon  te  8  est  encore  une  semblable  colonie*.  Ferons-nous 

d  moins  que  tous  ces  étrangers  errants  comme  nous?  La  For- 

d  tune  ne  nous  est  pas  rigoureuse.  » 

«  Pendant 5  que  je  lâchais  d'adoucir  par  ces  paroles  les  peines 
»  de  mes  compagnons,  je  cachais  au  fond  de  mon  cœur  une 
»  douleur  mortelle.  C'était  une  consolation  pour  moi,  que  la 

lumière  du  jour  me  quittât,  et  que  la  nuit  vînt  m'envelopper 
o  de  ses  ombres  pour  déplorer  en  liberté  ma  misérable  des- 
»  tinée.  Deux  torrents  6  de  larmes  amures  coulaient  de  mes 
d  yeux  ;  et  le  doux  sommeil  leur  était  inconnu.  Le  lendemain, 
»  je  recommençais  mes  travaux  avec  une  nouvelle  ardeur.  Voilà, 
a  Mentor,  ce  qui  fait  que  vous  m'avez  trouvé  si  vieilli7.  » 


Après  qu'Idoménée  eut  achevé  de  raconter  ses 
demanda  à  Téiémaque  et 

où  il  se  trouvait  engagé. 


peines,  il 
à  Mentor  leur  secours  dans  la  guerre 
«  Je  vous  renverrai,  leur  disait-il,  à 


»  Ithaque,  dés  que  la  guerre  sera  finie.  Cependant,  je  ferai 

i  partir  des  vaisseaux  vers  toutes  les  côtes  les  plus  éloignées, 

pour  apprendre  des  nouvelles  d'Ulysse.  En  quelque  endroit 

des  terres  connues  que  la  tempête  ou  la  colère  de  quelque 

divinité  l'ait  jeté,  je  saurai  bien  l'en  tirer.  Plaise  aux  dieux 

qu'il  soit  encore  vivant!  Pour  vous,  je  vous  renverrai  avec 

les  meilleurs  vaisseaux  qui  aient  jamais  été  construits  dans 

l'île  de  Crète;  ils  sont  fails  du  bois  coupé  sur  le  véritable 

mont  Ida  8,  où  Jupiter  naquit.  Ce  bois  sacré  ne  saurait  périr 

dans  les  flots;  les  vents  et  les  rochers  le  craignent  et  le  res- 

»  peclent.  Neptune  même,  dans  son  plus  grand  courroux,  n'ose- 

»  rail  soulever  les  vagues  contrelui.  Assurez- vous  donc  que  vous 

p  retournerez  heureusement  à  Ithaque  s;mspeine,etqu'aucune 

»  divinité  ennemie  ne  pourra  plus  vous  faire  errer  sur  tant  de 

»  mers;   le  trajet    est  court   et  facile.   Renvoyez  le  vaisseau 

»  phénicien  qui  vous   a  portés  jusqu'ici,  et  ne  songez  qu'à 


li  moniéni  nés   dans 

la   première   guerre   de  Ueuénie,  aveo 

-  il  fonda  Tarente, 

i .  Nom  verront  plui  loin,  au  livre  XII, 

l'histoire  de  ce  héros  ^rec,  délaissé  tluns 

l'île  de  Lemnot. 

1.  Ville  situ  c  prés  de  Crolone,  dans 
l'ancien  Brutium. 

3.  Ville  autrefois  as=ez  importante, 
aujourd'hui  Torre  di  Mare,  près  du 
golfe  de  Tarente,  à  l'est. 

4.  On  appelait  et  on  appelle  encore 
•  colonie  ■  (  de  colère,  cultiver),  un  sol 
étranger  où  quelque  ville  puissante  en- 


voyait le  trop-plein  de  sa  population;  la 
colonie  dépendait  de  la  métropole,  de 
Il  lit  qui  l'avait  fondée. 

5.  t  Pendant;  •  {re)  pendente. 

6.  Expression  un  peu  forcée. 

7.  On  remarquera  qu'Idoménée,  tout 
en  avouant  ses  torts  avec  une  sorte  d'a- 
handon,  aimerait  à  éblouir  Mentor.  C'est 
une  nuance  de  ce  caractère,  délicate- 
ment et  finement  observée  par  l'au- 
teur. 

8.  Il  y  avait  le  mont  Ida  de  Phrygie, 
célèbre  dans  V Iliade,  et  le  mont  Ida  de 
Crète,  où  Jupiter  avait  été  élevé. 


LIVRE  HUITIÈME.  1C.9 

»  acquérir  la  gloire  d'établir  le  nouveau  royaume  d'Idoménéct 
»  pour  réparer  tous  ses  malheurs.  C'est  à  ce  prix,  ô  fils  d'U- 
»  lysse,  que  vous  serez  jugé  digne  de  votre  père.  Quand  mOme 
»  les  destinées  rigoureuses  l'auraient  déjà  fait  descendre  dans 
»  le  sombre  royaume  de  Pluton,  toute  la  Grèce  charmée  croira 
»>  le  revoir  en  vous. 

A  ces  mots,  Télémaquc  interrompit  Idoménée  :  «  Rcn- 
»  voyons,  dit  il.  le  vaisseau  phénicien.  Que  tardons-nous  <ï  pren- 
»  dre  les  armes  pour  attaquer  vos  ennemis  2?  Ils  sont  devenus 
n  les  nôtres.  Si  nous  avons  été  victorieux  en  combattant  dans 
»  la  Sicile  pour  Aceste,  Troyen  et  ennemi  de  la  Grèce,  ne  se- 
»  rons-nous  pas  encore  plus  ardents  et  plus  favorisés  des  dieux 
»  quand  nous  combattrons  pour  un  des  héros  grecs  qui  ont 
»  renversé  la  ville  de  Priani?  L'oracle  que  nous  venons  d'en- 
»  tendre  ne  nous  permet  pas  d'en  douter.  » 

Observations  sur  le  huitième  livre.  —  Le  huitième  livre  s'ouvre 
par  un  conseil  ou  assemblée  des  dieux  de  l'Olympe,  fiction  poétique 
assez  fréquente  chez  les  anciens;  traitant  un  pareil  sujet,  Fénclon 
ne  pouvait  donc  que  reproduire  les  idées  du  monde  païen  sur  la  di- 
vinité: il  a  dû  attribuer  aux  immortels  les  vices  et  les  passions  hu- 
maines. De  temps  à  autre,  cependant,  il  essaye  de  jeter  un  peu  de 
lumière  parmi  ces  ténèbres  en  ajoutant  à  ces  notions  si  fausses  ou  si 
imparfaites  quelques  idées  plus  justes.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'à 
propos  de  la  fiction,  si  absurde  en  soi,  de  Vénus  allant  se  plaindre  à 
Jupiter,  Fénelon  s'empresse  d'établir  ce  grand  principe  que  les  malheurt 
de  la  vie  sont  </o?/»^  à  l'homme  pour  éprouver  sa  vertu. 

Il  faut  citer,  dans  le  8e  livre,  le  songe  d'Achamas,  page  éciite  avec 
une  rare  distinction.  Mais  la  partie  importante  de  ce  livre  est  celle  qui 
traite  delà  rencntred'IdoménéeàSalenteet  quidonnela  description  de 
celte  ville  naissante.  L'auteur  montre  dans  Idoménée  un  prince  éprouvé  et 
rendu  meilleur  par  l'adversité.  Il  fait  voir  comment  la  prospérité  est 
souvent  funeste  aux  rois,  et  comment  ils  doivent  mettre  à  profit  les 
leçons  du  malheur  pour  acquérir  la  modération  et  mettre  un  frein  à 
leurs  désirs  ambitieux;  enfin,  il  fait  ressortir  cette  considération  de 
haute  morale,  que  Dieu  nous  laisse,  avec  pleine  sagesse,  incertains  de 
l'avenir. 

1.  Il  y  a  ici  une  certaine  exagération i prompte  autant  qu'intrépide;  Féne'on 
dans  les  compliments,  asseï  conforme  a>«  > a  dunué  des  défauts  à  son  héros,  mais  il 
goût  antique,  comme  ou  peut  le  rema'r-  a  senti  qu'il  devait  lui  attribuer  aussi  les 
quer  chez  les  poètes.  (qualités  héroïques. 

2.  La    réponse    de    Télémaque    est! 


TÉLÉMAQUE.    1, 


170  TÊLÉMAQUE. 


LIVRE  NEUVIÈME. 

I.  Idoménée  fait  connaître  à  Mentor  le  sujet  de  la  guerre  contre  les 
Mandnriens  ;  conseils  de  Mentor.  —  II.  Pendant  cet  entretien,  les 
Manduriens  se  présentent  aux  portes  de  Salente  avec  une  armée  de 
peuples  voisins  confédérés  et  commandes  par  Nestor.  Proposition 
fa'-te  par  Mentor  de  terminer  la  guerre  sans  combattre.  —  111  Télé- 
maque  rejoint  Mentor,  et  tous  deux  s'offrent  de  rester  comme  otages 
auprès  des  Manduriens,  pour  répondre  de  la  fidélité  d'Idoménée  à 
observer  le  traité;  acceptation  des  Manduriens,  et  confirmation  du 
traité  par  Idoménée.  —  IV.  Otages  réciproquement  donnés;  sacri- 
fices en  commun  pour  sceller  l'alliance;  rentrée  d'Idoménée  dans 
Salente  avec  les  principaux  chefs  des  Manduriens. 

I.  Mentor,  regardant  d'un  œil  doux  et  tranquille  Télemaque, 
qui  était  déjà  plein  d'une  noble  ardeur  pour  les  combats,  prit 
ainsi  la  parole  :  «  Je  suis  bien  aise,  fils  d'Ulysse,  de  voir  en  vous 
»  une  si  belle  passion  pour  la  gloire;  mais  souvenez-vous  que 
»  votre  père  n'en  a  acquis  une  si  grande  parmi  les  Grecs,  au 
»  siège  de  Troie,  qu'en  se  montrant  le  plus  sage  et  le  plus  mo- 
»  déré  d'entre  eux.  Achille,  quoique  invincible  et  invulnéra- 
»  blc,  quoique  sûr  de  porter  la  terreur  et  la  mort  partout  où 
»  il  combattait,  n'a  pu  prendre  la  ville  de  Troie  :  il  est  tombé 
0  lui-môme  au  pied  des  murs,  de  cette  ville1  et  elle  a  triom- 
»>  plié  du  vainqueur  d'Hector.  Mais  Ulysse,  en  qui  la  prudence 
H  conduisait  la  valeur,  a  porté  la  flamme  et  le  fer  au  milieu 
»  des  Troyens  ;  et  c'est  à  ses  mains  qu'on  doit  la  chute  de  ces 
d  hautes  et  superbes  tours,  qui  menacèrent  pendant  dix  ans 
»  toute  la  Grèce  conjurée  '.  Autant  que  Minerve  est  au-des- 
»  sus  de  Mars,  autant  une  valeur  discrète  et  prévoyante  sur- 
»  passe-t-elle  un  courage  bouillant  et  farouche.  Commençons 
>,  donc  par  nous  instruire  des  circonstances  de  celte  guerre 
»  qu'il  faut  soutenir.  Je  ne  refuse  aucun  péril  :  mais  je  crois,  ô 
»  Idoménée.  que  vous  devez  nous  expliquer  premièrement  si 
a  votre  guerre  est  juste;  ensuite,  contre  qui  vous  la  faites;  et 
»  enfin,  quelles  sont  vos  forces  pour  en  espérer  un  heureux 
»  succès  8.» 

1.  Le6  eaux  du  Styx  rendaient  iuvul-  i  2.  C'est  l'expression  d'Horace: 
nérables  ceux  qui  y  étaient  plongés,  j  Conjurata  tuas  ruinpere  nuplias. 
Thétis  avait  baigné  Son  fils  dans  ces 
eaux  infernales;  mais,  comme  elle  le 
tenait  par  le  talon,  cette  partie  du  cor[  s 
était  restée  vulnérable:  c'est  à  cet  endroit 
même  qu'Achille  fut  atteint  par  la  flèche 
de  Paris. 


(Uv.  I,  od.  xv.) 
*  La   Grèce   conjurée  pour    rompre  tes 
»  noces.» 

3.  Voilà  bien  les  trois  objets  qu'il  est 
nécessaire  de  considérer  en  matière  de 
guerre. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


17! 


Idoménée  lui  répondit  :  «  Quand  nous  arrivâmes  sur  celte 
côle,  nous  y  trouvâmes  un  peuple  sauvage  qui  errait  dans  les 
forêts,  vivant  de  sa  chasse  et  des  fruits  que  les  arbres  portent 
d'eux-mêmes.  Ces  peuples,  qu'on  nomme  les  Manduriens1,  fu- 
rent épouvantés,  voyant  nos  vaisseaux  et  nos  armes;  ils  se  re- 
tirèrent dans  les  montagnes.  Mais  comme  nos  soldats  furent 
curieux  de  voir  le  pays,  et  voulurent  poursuivre  des  cerfs, 
ils  rencontrèrent  ces  sauvages  fugitifs.  Alors  les  chefs  de  ces 
sauvages  leur  dirent  :  «  Nous  avons  abandonné  les  doux  ri- 
»  vages  de  la  mer  pour  vous  les  céder  ;  il  ne  nous  reste  que 
»  des  montagnes  inaccessibles;  du  moins  est-il  juste  que  vous 
»  nous  y  laissiez  en  paix  et  en  liberté.  Nous  vous  trouvons 
»  errants,  dispersés,  et  plus  faibles  que  nous  •,  il  ne  tiendrait 
»  qu'à  nous  de  vous  égorger,  et  d'ôter  môme  à  vos  compa- 
»  gnons  la  connaissance  de  votre  malheur  :  mais  nous  ne  vou- 
»  Ions  point  tremper  nos  mains  dans  le  sang  de  ceux  qui  sonl 
»  hommes  aussi  bien  que  nous.  Allez  ;  souvenez-vous  que 
»  vous  devez  la  vie  à  nos  sentiments  d'humanité.  N'oubliez 
»  jamais  que  c'est  d'un  peuple  que  vous  nommez  grossier  et 
»  sauvage  que  vous  recevez  cette  leçon  de  modération  et  de 
»  générosité 8.  » 

«  Ceux  d'entre  les  nôtres  qui  furent  ainsi  renvoyés  par  ces 
barbares3  revinrent  dans  le  camp,  et  racontèrent  ce  qui  leur 
était  arrivé.  Nos  soldats  en  furent  émus  ;  ils  eurent  honte  que 
des  Cretois  dussent  la  vie  à  cette  troupe  d'hommes  fugitifs, 
qui  leur  paraissaient  ressembler  plutôt  à  des  ours  qu'à  des 
hommes  :  ils  s'en  allèrent  à  la  chasse  en  plus  grand  nombre 
que  les  premiers,  et  avec  toutes  sortes  d'armes.  Bientôt  ils 
rencontrèrent  les  sauvages  et  les  attaquèrent.  Le  combat  fut 
cruel.  Les  traits  volaient  de  part  et  d'autre,  comme  la  grôle 
tombe  dans  une  campagne  pendant  un  orage  *.  Les  sauvages 
furent  contraints  de  se  retirer  dans  leurs  montagnes  escar- 
Dées,  où  les  nôtres  n'osèrent  s'engager. 

«^Peu  de  temps  après,  ces  peuples  envoyèrent  vers  moi 
deux  de  leurs  plus  sages  vieillards,  qui  venaient  me  demander 
la  paix.  Ils  m'apportèrent  des  présents  :  c'étaient  des  peaux  de 


1.  Peuple  de  l'Apulie,  non  loin  de 
Tarente;  son  nom  lui  venait  du  lac  An- 
dorio,  dont  les  eaux  salées  n'augmentent 
ni  ne  diminuent  jamais,  selon  Pline. 
Aujourd'hui  Mandolea. 

t.  On  peut  remarquer  la  tendance  de 
Fénelon  à  idéaliser  l'état  sauvage,  à  le 
regarder  comme  le  plus  parfait  et  le  plus 
moral. 


3.  *  Barbares.  •  Les  Romains  et  les 
Grecs  appelaient  ainsi  les  étrangers;  ils 
attachaient  à  ce  nom  non  pas  l'idée  de 
barbarie,  de  férocité,  mais  seulement 
celle  de  peuple  moins  civilisé. 

4.  «  Orage  ;•  on  a  dit  autrefois  au* 
rage,  de  aura,  souffle  du  vent.  L'orage 
est  un  troubl-e  dans  l'atmosphère,  et, 
par  extension,  dans  l'âme. 


172 


TÉLÉMAQUE. 


botes   farouches  qu'ils  avaient  tuées,  et  des  fruits  du  pays. 
Après  m'avoir  donné  leurs  présents,  ils  parlèrent  ainsi  : 

«  0  roi,  nous  tenons,  comme  tu  vois,  dans  une  mainl'épée, 
n  et  dans  l'autre  une  branche  d'olivier'.  (En  effet,  ils  tenaient 
»  l'une  et  l'autre  clans  leurs  mains.)  Voilà  la  paix  et  la  guerre: 
n  choisis.  Nous  aimerions  mieux  la  paix  ;  c'est  pour  l'amour 
»  d'elle  que  nous  n'avons  point  eu  de  honte  de  te  céder  le 
»  doux  rivage  de  la  mer,  où  le  soleil  reud  la  terre  fertile,  et 
»  produit  tant  de  fruits  délicieux.  La  paix  est  plus  douce  que 
»  tous  ces  fruits  :  c'est  pour  elle  que  nous  nous  sommes  retirés 
»>  dans  ces  hautes  montagnes  toujours  couvertes  de  glace  et  de 
u  neige,  où  l'on  ne  voit  jamais  ni  les  fleurs  du  printemps,  ni 
»  les  riches  fruits  de  l'automne.  Nous  avons  horreur  de  cette 
»  brutalité,  qui,  sous  de  beaux  noms  d'ambition  et  de  gloire, 
»  va  follement  ravager  les  provinces,  et  répand  le  sang 
»  des  hommes,  qui  sont  tous  frères 2.  Si  celte  fausse  gloire  te 
n  touche,  nous  n'avons  garde  de  te  l'envier  :  nous  te  plai- 
»  gnons,  et  nous  prions  les  dieux  de  nous  préserver  d'une 
»  semblable  fureur.  Si  les  sciences  que  les  Grecs  apprennent 
»)  avec  tant  de  soin,  et  si  la  politesse  dont  ils  se  piquent, ne  leur 
»  inspirent  que  cette  détestable  injustice,  nous  nous  croyons 
»  trop  heureux  de  n'avoir  point  ces  avantages. Nous  nous  ferons 
»  gloire  d'être  toujours  ignorants  et  barbares,  mais  justes3,  hu- 
«  mains,  fidèles,  désintéressés,  accoutumés  à  nous  contenter  de 
»  peu,  et  à  mépriser  la  vaine  délicatesse  qui  fait  qu'on  a  be- 
»  soin  d'avoir  beaucoup*.  Ce  que  nous  estimons,  c'est  la 
»  santé,  la  frugalité,  la  liberté,  la  vigueur  de  corps  et  d'es- 
»  prit;  c'est  l'amour  de  la  vertu,  la  crainte  des  dieux,  le  bon 
n  naturel5  pour  nos  proches,  l'attachement  à  nos  amis,  lafidé- 
»  lilé  pour  tout  le  monde,  la  modération  dans  la  prospérité  6, 
»  la  fermeté  dans  les  malheurs,  le  courage  pour  dire  toujours 
»  hardiment  la  vérité,  l'horreur  de  la  flatterie.  Voilà  quels  sont 
»  les  peuples  que  nous  t'offrons  pour  voisins  et  pour  alliés.  Si 
»  les  dieux  irrités  t'aveuglent  jusqu'à  te  faire  refuser  la  paix,  tu 
»  apprendras,  mais  trop  tard,  que  les  gens  qui  aiment  par  modé- 
»  ration  la  paix,  sont  les  plus  redoutables  dans  la  guerre  7.  » 


1.  «  l.'olivier,  »  symbole  de  la  paix, 
que  portaient  en  main  ceux  qui  venaient 
implor-T  l'ennemi. 

2.  •  Qui  sont  tous  frères  !»  —  Ni  les 
peuples  sauvages  de  l'antiquité,  ni  les 
plus  civilisés,  tels  que  les  Grecs,  n'au- 
raienj  ainsi  formulé  ceUs  maxime,  toute 
chrétienne. 

3.  «Juste,»  couforme  au  droit,  secun- 
dumjus. 


4.  Ces  principes  so^t  beaux,  et  noble- 
ment exprimés,  mais  la  situation  est  in- 
vraisemblable. Des  sauvages  ne  tien- 
draient pas  un  tel  langage. 

5.  <  Bon  naturel,  »  bonnes  disposi- 
tions, celles  qui  sont  inspirées  par  la 
nature. 

6.  «  Prospérité;  »  pro  spe,  ce  qui  est 
conforme  à  l'espérance. 

7.  Ce   discours  est   irréprochable;  ou 


LIVRE  NEUVIÈME. 


173 


«  Pendant  que  ces  vieillards  me  parlaient  ainsi,  je  ne  pou- 
vais me  lasser  de  les  regarder.  Ils  avaient  la  barbe  longue  et 
négligée,  les  cheveux  plus  courts,  mais  blancs;  les  sourcils 
épais,  les  yeux  vifs,  un  regard  et  une  contenance  fermes, 
une  parole  grave  et  pleine  d'autorité,  des  manières  simples  et 
ingénues  l.  Les  fourrures  qui  leur  servaient  d'habits,  étant 
nouées  sur  l'épaule,  laissaient  voir  des  bras  plus  nerveux  et 
des  muscles  mieux  nourris  que  ceux  de  nos  athlètes  -.  Je  ré- 
pondis à  ces  deux  envoyés,  que  je  désirais  la  paix.  Nous  ré- 
glâmes ensemble  de  bonne  foi  plusieurs  conditions;  nous  en 
prîmes  tous  les  dieux  à  témoin,  et  je  renvoyai  ces  hommes 
chez  eux  avec  des  présents. 

«  Mais  les  dieux,  qui  m'avaient  chassé  du  royaume  de  mes  an- 
cêtres 3,  n'étaient  pas  encore  lassés  de  me  persécuter  *.  Nos 
chasseurs,  qui  ne  pouvaient  pas  être  sitôt  avertis  de  la  paix  que 
nous  venions  de  faire,  rencontrèrent  le  môme  jour  une  grande 
troupe  de  ces  barbares  qui  accompagnaient  leurs  envoyés  lors- 
qu'ils revenaient  de  notre  camp  :  ils  les  attaquèrent  avec  fu- 
reur, en  tuèrent  une  partie,  et  poursuivirent  le  reste  dans  les 
bois.  Voilà  la  guerre  rallumée.  Ces  barbares  croient  qu'ils  ne 
peuvent  plus  se  fier  ni  à  nos  promesses  ni  à  nos  serments 5. 

«  Pour  ôtre  plus  puissants  contre  nous,  ils  appellent  à  xeur 
secours   les  Locriens  6,  les  Apuliens  7,   les  Lucaniens8,  les 


pourrait  l'analyser  selon  les  règles  de  la 
rhétorique.  —  L'exotde  est  de  ceux 
qu'on  nomme  ex  abrupto;  il  n'y  a  rien 
d'insinuant  dans  ce  début  :  «  Voilà  la 
paix  et  la  guerre  :  choisis.»  L'insinua- 
tion apparaît,  il  est  vrai,  mais  plus 
loin  dans  la  suite  du  discours,  quand  les 
députes,  avec  beaucoup  de  douceur,  ex- 
posent les  avantages  de  la  paix,  et  le 
devoir  de  la  chercher  plutôt  qu'une 
gloire  souillée  de  saflg.  Il  y  a  peu  de 
vraisemblance  dans  l  euumération  fas- 
tueuse que  fout  les  Mandurieus  des  ver- 
tus qui  leur  sont  propres  et  qu'ils  préfè- 
rent à  toutes  les  conquêtes.  —  Le  corps 
du  discours  est  le  développement  de  ce 
syllogisme:  Ton  intérêt  est  de  t'allier 
avec  ceux  qui  De  sont  pas  mus  par  l'am- 
bition, qui  n'aiment  que  la  paix  et  ne 
poursuivent  que  la  vertu  ;  or  nous  som- 
mes un  tel  peuule;  donc,  etc.  —  La  der- 
nière phrase  forme  la  péroraison  ;  elle 
se  borne  à  conclure,  et  D'est  poiut  pa- 
thétique; les  Manduriens  viennent  de- 
mander la  paix  ;  ils  le  fout  noblement, 
sans  s'humilier  en  suppliant.  Si  Idomenee 
refuse  la  paix,  ce  sera  à  son  grand  péril  ; 
c'est  que  «  tes  dieux  l'aurout  aveuglé.  » 
Ce  langage  est  d'une  baute  dignité  ;  il 


rappelle    le    discours    des    Scythes     à 
Alexandre. 

t.  L'ingénuité  ajoute  à  l'idée  de  sim- 
plicité celle  de  naïveté  sans  déguisement. 

2.  «  Athlètes,  •  ceux  qui  combattaient 
dans  les  jeux  de  la  Grèce  ;  ilftoî,  com- 
bat, iflXov,  prix  du  combat.  Les  athlètes 
luttaient  pour  le  prix,  pour  la  gloire. 

3.  «  Ancêtres,  •  ante  cessores,  les 
aïeux  les  plus  anciens,  à  partir  de  l'ori- 
gine de  la  race. 

4.  <  Persécuter»  (persequi)  dans  son 
sens  premier,  signifie  poursuivre,  avec 
l'idée  d'acharnement. 

5.  La  promesse  est  une  bonne  volonté 
que  l'on  envoie  devant  soi,  quod  prœ  ou 
pro  mittitur,  qui  précède  l'actioD  et  la 
garantit. 

«  Serments,  »  sacramentumy  chose  sa- 
crée, promesse  jurée. 

6.  Peuples  de  la  Locride,  dans  la 
Grande-Grèce;  ils  paraissent  être  venus 
en  Italie,  à  une  époque  postérieure  à 
celle  dont  il  était  ici  question. 

7.  Ceux  de  l'Apuiie,  aujourd'hui  la 
Pouille,  et  dont  faisaient  paitie  les  Alan» 
duriens. 

8.  De  la  Lucanie,  entre  le  Brutiun  ni 
le  Samnium,  sur  le  golfe  de  Tarente. 


174 


TLLLMAQLE. 


Drutiens  *,  les  peuples  de  Croîone  *,  de  Nêrite  5,  de  Mes- 
sapie  *  et  de  Brindes  5.  Les  Lucaniens  viennent  avec  des 
chariots  armés  de  faux  tranchantes.  Parmi  le?  Apuliens,  chacun 
est  couvert  de  quelque  peau  debeHe  farouche  qu'il  a  tuée;  ils 
portent  des  massues  pleines  de  gros  nœuds  garnies  de  pointes 
de  fer  ;  ils  sont  presque  de  la  taille  des  Géants,  et  leurs  corps  se 
rendent  si  robustes,  par  les  exercices  pénibles  auquels  ils  s'a- 
donnenl,  que  leur  seule  vue  épouvante.  Les  Locriens,  venus 
de  la  Grèce,  sentent  encore  leur  origine,  et  sont  plus  humains 
que  les  autres;  mais  ils  ont  joint  à  l'exacte  discipline  des  trou- 
pes grecques  la  vigueur  des  Barbares,  et  l'habitude  de  mener 
une  vie  dure,  ce  qui  les  rend  invincibles.  Ils  portent  des  bou- 
cliers légers,  qui  sont  faits  d'un  tissu  d'osier,  et  couverts  de 
peaux;  leurs  épées  sont  longues.  Les  Brutiens  sont  légers  à  la 
course  comme  les  cerfs  et  comme  les  daims.  On  croirait  que 
l'herbe  môme  la  plus  tendre  n'est  point  foulée  sous  leurs 
pieds;  à  peine  laissent-ils  dans  le  sable  quelque  trace  de  leurs 
pas.  On  les  voit  tout  à  coup  fondre  sur  leurs  ennemis,  et  puis 
disparaître  avec  une  égale  rapidité  6.  Les  peuples  de  Crotone 
sont  adroits  à  tirer  des  Mèches.  Un  homme  ordinaire  parmi  les 
Grecs  ne  pourrait  bander  un  arc  tel  qu'on  en  voit  communé- 
ment chez  les  Crotoniates;  et  si  jamais  ils  s'appliquent  à  nos 
jeux,  ils  y  remporteront  les  prix.  Leurs  flèches  sont  trempées 
dans  le  suc  de  certaines  herbes  venimeuses  7,  qui  viennent, 
dit-on,  des  bords  de  l'Averne,  et  dont  le  poison  est  mortel. 
Pour  c*'ux  de  Nérite,  de  Brindes  et  de  Messapie,  ils  n'ont  en 
partage  que  la  force  du  corps  et  une  valeur  sans  art.  Les  cris 
qu'ils  poussent  jusqu'au  ciel,  à  la  vue  de  leurs  ennemis, 
sont  alïïeux.  Ils  se  servent  assez  bien  de  la  fronde,  et  ils  obs- 
curcissent l'air  par  une  grêle  de  pierres  lancées;  mais  ils 
combattent8  sans  ordre.  Voilà,  Mentor,  ce  que  vous  désirez 


1.  Le  Brutium,  pays  des  Brutiens,  est 
aujourd'hui  la  Calabre. 

2.  Crotone  était  située  dans  le  Bru- 
tium, à  l'extrémité  occidentale  du  golfe 
de  Tarente,  sur  le  bord  de  la  mer  ; 
cette  ville,  qui  de  nos  jours  porte  le  nom 
de  Crotona,  fut  surtout  célèbre,  dans 
l'antiquité,  par  Py I  hagore,  qui  y  tint  son 
école  et  par  l'athlète  Milon. 

3.  Aujourd'hui  Nardo,  dans  la  terre 
d'Otrante. 

4.  Contrée  dans  la  même  région  et 
eur  l'Adriatique. 

5.  Même  région  ;  Rrundusium  existe 
encore  sous  le  nom  de  Brindisi:  elle  fp», 


toujours  un  excellent  port.    Virgile  y 
mourut. 

6.  La  «  rapidité  »  des  Brutiens  est  dé- 
peinte ici  en  style  imitatif.  Les  syllabes 
courent,  et  la  phrase  se  brise  sur  le 
dernier  mot. 

7.  «  Venimeuses;  »  ne  se  dirait  plus, 
pour  exprimer  les  poisons  végétaux  ;  au- 
jourd'hui on  emploierait  l'adjectif  «  vé- 
néneux. » 

8.  Toutes  ces  circonstances  relatives 
aux  peuples  de  la  confédération  italienne 
dans  les  temps  anciens  sont  bien  étu- 
diées. L'auteur  a  suivi  Denys  d'Halicar- 
nasse  (Antinuités  romaines). 


LIVRE  NEUVIEME. 


175 


de f  savoir  :  vous  connaissez  maintenant  l'origine  de  cette 
guerre,  et  quels  sont  nos  ennemis.  » 

Après  cet  éclaircissement,  Télémaque,  impatient  de  com- 
battre, croyait  n'avoir  plus  qu'à  prendre  les  armes.  Mentor  le 
retint  encore,  et  parla  ainsi  à  Idoménée  :  «  D'où  vient  donc 
»  que  les  Locriens  mômes,  peuples  sortis  de  la  Grèce,  s'unis- 
»  sent  aux  Barbares  contre  les  Grecs  ?  D'où  vient  que  tant  de 
»  colonies  grecques  fleurissent 2  sur  cette  côte  de  la  mer,  sans 
»  avoir  les  mômes  guerres  à  soutenir  que  vous  ?  0  Idoménée, 
»  vous  dites  que  les  dieux  ne  sont  pas  encore  las  de  vous  per- 
»  séculer,  et  moi,  je  dis  qu'ils  n'ont  pas  encore  achevé  de 
»  vous  instruire  3.  Tant  de  malheurs  que  vous  avez  soufferts 
»  ne  vous  ont  pas  encore  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour  pré- 
»  venir  la  guerre.  Ce  que  vous  racontez  vous-même  de  la  bonne 
»  foi  de  ces  barbares  suffit  pour  montrer  que  vous  auriez  pu 
»  vivre  en  paix  avec  eux ,  mais  la  hauteur  et  la  fierté  *  attirent 
»  les  guerres  les  plus  dangereuses.  Vous  auriez  pu  leur  donner 
»  des  otages,  et  en  prendre  d'eux.  11  eût  été  facile  d'envoyer 
»  avec  leurs  ambassadeurs5 quelques-uns  de  vos  chefs  pour  les 
»  reconduire  avec  sûreté.  Depuis  cette  guerre  renouvelée,  vous 
»  auriez  dû  encore  les  apaiser,  en  leur  représentant  qu'on  les 
»  avait  attaqués  faute  de  savoir  l'alliance  qui  venait  d'être 
»  jurée.  Il  fallait  leur  offrir  toutes  les  sûretés  qu'ils  auraient 
»  demandées,  et  établir  des  peines  rigoureuses  contre  tous 
»  ceux  de  vos  sujets  qui  auraient  manqué  à  l'alliance.  Mais 
»  qu'est-il  arrivé  depuis  ce  commencement  de  guerre  ?  » 

—  «  Je  crus,  répondit  Idoménée,  que  nous  n'aurions  pu  sans 
»  bassesse  rechercher  ces  barbares,  qui  assemblèrent  à  la  hâte 
»  tous  leurs  hommos  en  âge  de  combattre,  et  qui  implorèrent 
»  le  secours  de  tous  les  peuples  voisins,  auxquels  ils  nous 
»  rendirent  suspects  6  et  odieux  7.  Il  me  parut  que  le  parti  le 


1.  «  De  »  après  «  désirer  *  pourrait 
être  retranché  sans  difficulté. 

2.  Métaphore  prise  d'un  arbre  trans- 
planté. 

3.  Paroles  chrétiennes.  La  douleur  ici- 
bas  a  pour  motif  l'épreuve;  l'homme  qui 
souffre  peut  s'irriter  et  croire  que  la 
main  de  Dieu  le  persécute;  mais,  selon 
le  christianisme,  cette  main  souveraine 
ne  fait  que  l'éprouver  et  t  l'instruire.  • 
Et  nunc,  reges,  intelligite,  «  instruisez- 
vous,  ô  rois,  i  dit  le  Psalmiste.  Sur  ce 
beau  texte,  Bossueta  composé  son  Orai- 
son funèbre  de  la  reine  d'Angleterre, 
montrant  comment  ces  grands  coups  que 
Dieu  a  frappes  alors,  ont  eu  pour  objet 
principal,   dans   les  vues   de  la    Provi- 


dence, i  d'instruire  »  les  rois  et  les  peu- 
ples. 

4.  «  Hauteur  et  fierté;  •  synonymes 
avec  des  nuances;  la  hauteur  est  plutôt 
un  effet  de  la  vanité,  elle  se  contente 
d'exiger  les  hommages  ;  la  fierté  a  quel- 
que chose  de  farouche  {férus),  elle  tient 
plus  de  l'orgueil  que  de  la  van  te. 

5.  Tout  cela  est  d'une  politique  pré- 
voyante. Idoménée  a  besoin  d'être  di- 
rige ;  devenu  vertueux,  il  est  resté  inha- 
bile. 

6.  «  Suspects,»  dont  on  se  doute; 
suspecti^  que  l'on  regarde  en  dessous, 
avec  denauce. 

7.  «  Odieux  »  (odium),  dignes  de  haine. 


TÊLÉMAQUE. 


»  plus  assuré  était  de  s'emparer  promptement  de  certains 
»  passages  dans  les  montagnes,  qui  étaient  mal  gardes.  Nous 
»  les  prîmes  sans  peine,  et  par  là  nous  nous  sommes  mis  en 
»  étal  de  désoler  ces  barbares  K  J'y  ai  fait  élever  des  tours  d'où 
»  nos  troupes  peuvent  accabler  de  traits  tous  les  ennemis  qu/ 
»  viendraient  des  montagnes  dans  notre  pays.  Nous  pouvons 
»  entrer  clans  le  leur,  et  ravager  a,  quand  il  nous  plaira,  leurs 
»  principales  habitations  3.  Par  ce  moyen,  nous  sommes  en 
»  élat  de  résister,  avec  des  forces  inégales,  à  cette  mullilude 
»  innombrable  d'ennemis  qui  nous  environnent.  Au  reste,  la 
»  paix  entre  eux  et  nous  est  devenue  très  difficile.  Nous  ne 
»  saurions  leur  abandonner  ces  tours  sans  nous  exposer  *  à 
»  leurs  incursions  ;  et  ils  les  regardent  comme  des  citadelles 
«  dont  nous  voulons  nous  servir  pour  les  réduire  en  servi- 
»  tude.  » 

Mentor  répondit  ainsi  à  Idoménée  :  «  Vous  êtes  un  sage  roi,  et 
»  vous  voulez  qu'on  vous  découvre  la  vérité  sans  aucun  adou- 
»  c  issement.  Vous  n'êtes  point  comme  ces  hommes  faibles  qui 
»  craignent  de  la  voir,  et  qui,  manquant  de  courage  pour  se  cor- 
»  riger,  n'emploient  leur  autorité  qu'à  soutenir  les  fautes  qu'ils 
»  ont  faites.  Sacbez  donc  que  ce  peuple  barbare  vous  a  donné 
»  une  merveilleuse  leçon  quand  il  est  venu  vous  demander  la 
n  paix.  Etait-ce  par  faiblesse  qu'il  la  demandait  ?  Manquait-il 
de  courage,  ou  de  ressources  contre  vous  ?  Vous  voyez  bien 
que  non,  puisqu'il  est  si  aguerri  et  soutenu  par  tant  de 
voisins  redoutables.  Que  n'imitez-vous  sa  modération  ?  Mais 
une  mauvaise  honte  et  une  fausse  gloire  vous  ont  jeté  dans 
ce  malheur.  Vous  avez  craint  de  rendre  l'ennemi  trop  fier; 
»  et  vous  n'avez  pas  craint  de  le  rendre  trop  puissant,  en  réunis- 
»  saut  tant  de  peuples  contre  vous  par  une  conduite  hautaine 
»  et  jnjiisle.  A  quoi  servent  ces  tours  que  vous  vantez  tant, 
»  sinon  à  mettre  tous  vos  voisins  dans  la  nécessité  de  périr, 
»  ou  de  vous  faire  périr  vous-même  ,  pour  se  préserver 
»  d'une  servitude  prochaine?  Vous  n'avez  élevé  ces  tours  que 
»  pour  votre  sûreté;  et  c'est  par  ces  tours  que  vous  êtes 
»  dans  un  si  grand  péril.  Le  rempart  5  le  plus  sûr  d'un  État 
»  est  la  justice,  la  modération,  la  bonne  foi,    et  l'assurance 


1.  •  Désoler,  t  chasser  ces  barbares, 
Leur  faire  tout  le  mal   passible. 

2.  •  llavager,  »  sorle  de  fréquentatif 
de  ravir. 

3.  «  Habitations,  »  habiter  hnbitare. 
Ce  rerbe  latin  est  un  fréquentatif  de  ha- 
Lere  ;  habiter  est  la  manière  dont  ui.e 
personne  se  tient,  se  habet,  existe, 
eu  ud  mot. 


4.  «Exposer,»  exponere,  placer  en  de- 
hors de  son  lieu  ordinaire,  dans  un  en- 
droit public,  et  pour  attirer  les  regards. 

5.  «Rempart.»  L'emploi  métaphori- 
que de  ce  mot  est  motivé  et  préparé  par 
le  mot  a  tour  »  qui  précède,  et  qui  est 
pris  dans  son  sens  positif,  ce  qni  permet 
île  prendre  «  rempart  »  dans  le  6eni 
abstrait. 


LIVRE  NEUVIEME. 


177 


»  où  sont  vos  voisins  que  vous  êtes  incapable  d'usurper  leurs 
»  terres.  Les  plus  fortes  murailles  peuvent  tomber  par  divers 
»  accidents  imprévus  ;  la  fortune  est  capricieuse  et  inconstante 
»  dans  la  guerre  ;  mais  l'amour  et  la  confiance  de  vos  voisins, 
»  quand  ils  ont  senti  votre  modération,  font  que  votre  État  ne 
»  peut  être  vaincu,  et  n'est  presque  jamais  attaqué  l.  Quand 
»  même  un  voisin  injuste  l'attaquerait,  tous  les  autres,  intéressés 
»  à  sa  conservation,  prennent  aussitôt  les  armes  pour  le  dé- 
»  fendre.  Cet  appui  de  tant  de  peuples,  qui  trouvent  leurs 
»  véritables  intérêts  à  soutenir  les  vôtres,  vous  aurait  rendu 
»  bien  plus  puissant  que  ces  tours  2,  qui  vous  rendent  vos 
»  maux  irrémédiables.  Si  vous  aviez  songé  d'abord  à  éviter  la 
»  jalousie  de  tous  vos  voisins,  votre  ville  naissante  fleurirait 
»  dans  une  heureuse  paix,  et  vous  seriez  l'arbitre  de  toutes  les 
»  nations  de  l'Hespérie  s. 

»  Retranchons-nous  *  maintenant  à  examiner  comment  on 
»  peut  réparer  5  le  passé  par  l'avenir.  Vous  avez  commencé  à 
»  me  dire  qu'il  y  a  sur  cette  côte  diverses  colonies  grecques. 
»  Ces  peuples  doivent  être  disposés  à  vous  secourir.  Ils  n'ont 
»  oublié  ni  le  grand  nom  de  Minos,  fils  de  Jupiter,  ni  vos 
»  travaux  au  siège  de  Troie,  où  vous  vous  êtes  signalé  tant  de  fois 
»  entre  les  princes  grecs  pour  la  querelle  commune  de  toute  la 
»  Grèce.  Pourquoi  ne  songez-vous  pas  à  mettre  ces  colonies 
»  dans  votre  parti 6  ?  » 

—  m  Elles  sont  toutes,  répondit  Idoménée,  résolues  à  demeurei 
»  neutres.  Ce  n'est  pas  qu'elles  n'eussent  quelque  inclination 
»  à  me  secourir;  mais  le  trop  grand  éclat  que  cette  ville  a  eu 
»  dès  sa  naissance  les  a  épouvantées.  Ces  Grecs,  aussi  bien 
»  que  les  autres  peuples,  ont  craint  que  nous  n'eussions 
»  des  desseins  sur  leur  liberté.  Ils  ont  pensé  qu'après  avoir 
»  subjugué  les  barbares  des  montagnes,  nous  pousserions  plus 
»  loin  notre  ambition.  En   un  mot,  tout  est  contre  nous.  Ceux 


1.  Style  poétique,  mais  plein  de  déci- 
sion et  de  fermeté;  l'expression  est  tou- 
jours juste  et  précise. 

2.  «  Ces  tours.  »  Mentor  répète  ce  mot 
dans  un  sens  ironique  :  t  Ces  tours  sur 
lesquelles  vous  comptez  si  bien  et  dont 
vous  faîtes  tant  de  bruit.  » 

3.  Il  faut  admirer  la  haute  sagesse  de 
celte  politique  internationale.  Pour  as- 
surer la  paix  avec  ses  voisins,  ce  n'est 
pas  la  défiance  et  les  précautions  hostiles 
qu'il  faut  employer,  mais  •  la  bonne  foi, 
la  modération  i  armée,  il  est  vrai,  mais 
sans  menace  et  sans  caractère  offensif. 

4.  c    Retranchons-nous,  *    bornons- 


nou^,  expression  empruntée  au  langage 
de  la  guerre,  se  mettre  comme  à  l'abri 
dans  un  retranchement. 

5.  i  Réparer.  »  reparare,  préparer  de 
nouveau,  remettre  en  ordre. 

6.  iMentor  veut  faire  comprendre  à 
Idoménée  celte  venté,  qu'un  faible  État 
ne  peut  s'établir  dans  une  région  incon- 
nue, qu'en  évitant  les  guerres  avec  les 
races  étrangères  et  en  se  faisant  des  al- 
liés naturels  des  peuples  de  même  Ori- 
gine qui  peuvent  se  rencontrer  dans  le 
voisinage.  Il  y  avait  des  colons  grecs 
dans  le  pays  où  Idoménée  était  venu 
s'établir  :  pourquoi  n'a-t-il  pas  su  s'en 
faire  des  amis? 


«78 


TLLKMAQUE, 


»  mêmes  qui  ne  nous  font  pas  une  guerre  ouverte  désirent 
»  notre  abaissement,  et  la  jalousie  ne  nous  laisse  aucun  allié.  » 

— «  Étrange  extrémité1!  reprit  Mentor:  pour  vouloir  paraître 
»  trop  puissant,  vous  ruinez  votre  puissance,  et,  pendant  que 
«  vous  êtes  au  dehors  l'objet  de  la  crainte  et  de  la  haine  de 
»  vus  voisins,  vous  vous  épuisez  au  dedans  par  les  efforts  né- 
n  cessaires  pour  soutenir  une  telle  guerre.  0  malheureux,  et 
»  doublement  malheureux  Idoménée,  que  le  malheur  môme 
»  n'a  pu  instruire  qu'à  demi  !  aurez-vous  encore  besoin  d'une 
w  seconde  chute  pour  apprendre  à  prévoir  les  maux  qui 
»  menacent  les  plus  grands  rois'1?  Laissez-moi  faire,  et  raconlez- 
»  moi  seulement  en  détail  quelles  sont  donc  ces  villes  grecques 
»  qui  refusent  votre  alliance.  » 

—  «  La  principale,  lui  répondit  Idoménée,  est  la  ville  deTa- 
»  rente  ;  Phal.inte  l'a  fondée  depuis  trois  ans.  11  ramassa  dans 
»  la  Laconie  3  un  grand  nombre  de  jeunes  hommes  nés  des 
»  femmes  qui  avaient  oublié  leurs  maris  absents  pendant  la 
»  guerre  de  Troie.  Quand  les  maris  revinrent,  ces  femmes 
»  ne  songèrent  qu'à  les  apaiser,  et  qu'à  désavouer  leurs 
»  fautes.  Cette  nombreuse  jeunesse,  qui  était  née  hors 
»  du  mariage,  ne  connaissant  plus  ni  pure  ni  mère,  vécut 
d  avec  une  licence  sans  bornes.  La  sévérité  des  lois  réprima 
»  leurs  désordres.  Us  se  réunirent  sous  Phalante,  chef  hardi, 
»  intrépide,  ambitieux,  et  qui  sait  gagner  les  cœurs  par  ses 
»  artifices.  11  est  venu  sur  ce  rivage  avec  ces  jeunes  Laconiens; 
»  ils  ont  fait  de  Tarente  une  seconde  Lacédémone  *.  D'un  autre 
»  côté,  Philoctète,  qui  a  eu  une  si  grande  gloire  au  siège  de 
»  Troie  en  y  portant  les  flèches  d'Hercule,  a  élevé  dans  ce 
»)  voisinage  les  murs  de  PctiHe,  moins  puissante  à  la  vérité, 
»  niais  plus  sagement  gouvernée  que  Tarente.  Enfin,  nous 
»  avons  ici  près  la  ville  de  Métaponte,  que  le  sage  Nestor  a 
d  fondée  avec  ses  Pyliens.  » 

—  «  Quoil  repril  Mentor,  vous  avez  Nestor  dans  l'Hespérie, 
»  et  vous  n'avez  pas  su  l'engager  dans  vos  intérêts  !  Nestor  qui 
»  vous  a  vu  tant  de  fois  combattre  contre  les  Troyens,  et  dont 
»  vous  aviez  l'amitié  !  —  Je  l'ai  perdue,  répliqua  Idoménée,  par 


f.  L'auteur   développera   savamment 
i  liés  pour  la  guerre, 
i  ii  prévenant  ou  en  dissipant  les  jalousies 
el  les  défiances. 

I,  Mouvement  touchant,  et  qu'un  peut 
citer  comme  un  modèle  de  l'art  de  mè- 

pathétique    h 
discussions  politiqui  u-aclère 

de  l'éioqueuce  délibéralive,  elle  blâme 


et  encourage  tour  à  tour  ;  sa  discussion 
doit  être  toujours  vive,  mais  émue. 

3.  Le  pays  dontla  capitale  étaitSparte 
ou  Lacédémone,  dans  le  Péloponrse. 

4.  La  fondation  de  Tarente  par  Pha- 
lante, au  temps  de  la  guerre  de  Troie, 
est  une  tradition  plus  que  douteuse. 
Tarento  a  été  fondée  a  une  époque  fort 
postérieure. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


179 


»  l'artifice  de  ces  peuples  qui  n'ont  rien  de  barbare  que  le 
»  nom  :  ils  ont  eu  l'adresse  de  lui  persuader  que  je  voulais 
»  me  rendre  le  tyran  de  l'Hespérie.  — Nous  le  détromperons, 
»  dit  Mentor.  Télémaque  le  vit  à  Pylos,  avant  qu'il  fût  venu  fon- 
»  der  sa  colonie,  et  avant  que  nous  eussions  entrepris  nos 
»  grands  voyages  pour  chercher  Ulysse  :  il  n'aura  pas  encore 
»  oublié  ce  héros,  ni  les  marques  de  tendresse  qu'il  donna  à  son 
»  fils  Télémaque.  Mais  le  principal  est  de  guérir1  sa  défiance: 
»  c'est  par  les  ombrages  donnés  à  tous  vos  voisins  que  cette 
»  guerre  s'est  allumée  f;  et  c'est  en  dissipant  ces  vains  ombra- 
»  ges3,  que  cette  guerre  peut  s'éteindre.  Encore  un  coup,  lais- 
»  sez-moi  faire.  » 

A  ces  mots,  Idoménée,  embrassant  Mentor,  s'attendrissait  et 
ne  pouvait  parler.  Enfin  il  prononça  à  peine  ces  paroles  :  «  0 
»  sage  vieillard  envoyé  par  les  dieux  pour  réparer  toutes  mes 
»  fautes!  j'avoue  que  je  me  serais  irrité  contre  tout  autre 
»  qui  m'aurait  parlé  aussi  librement  que  vous;  j'avoue  qu'il 
»  n'y  a  que  vous  seul  qui  puissiez  m'obliger  à  rechercher  la 
»  paix  4.  J'avais  résolu  de  périr,  ou  de  vaincre  tous  mes  enne- 
»  mis  ;  mais  il  est  juste  de  croire  vos  sages  conseils  plutôt  que 
»  ma  passion.  0  heureux  Télémaque,  qui  ne  pourrez  jamais 
»  vous  égarer  comme  moi,  puisque  vous  avez  un  tel  guide  ! 
»  Mentor,  vous  êtes  le  maître  ;  toute  la  sagesse  des  dieux  est 
»  en  vous.  Minerve  même  ne  pourrait  me  donner  de  plussalu- 
»  taires  conseils.  Allez,  promettez,  concluez,  donnez  tout  ce 
»  qui  est  à  moi  ;  Idoménce  approuvera  tout  ce  que  vous  juge- 
»  rez  à  propos  de  faire.  » 

II. Pendant  qu'ils  raisonnaient  ainsi,  on  entendit  tout  à  coup 
un  bruit  confus  de  chariots,  de  chevaux  hennissants,  d'hommes 
qui  poussaient  des  hurlements  épouvantables,  et  de  trompettes 
qui  remplissaient  l'air  d'un  son  belliqueux.  On  s'écrie  :  «  Voilà 
»  les  ennemis,  qui  ont  fait  un  grand  détour  pour  éviter  les  pas- 
»  sages  gardés  !  les  voilà  qui  viennent  assiéger  Salente  !  »  Les 
vieillards  et  les  femmes  paraissaient  consternés.  «  Hélas  !  di- 
»  saient-ils,   fallait-il   quitter  notre  chère  patrie,  la   fertile 


1.  «Guérir.  »  On  fait  venir  ce  mot  de 
curare,  mais  l'analogie  devrait  donner 
quérer  et  non  guérir.  Les  récents  éty- 
mologistes  proposent  l'allem.  bewahren, 
garder. 

2.  Juste  métaphore.  La  guerre  t  s'al- 
lume, i  elle  dévore  une  région,  comme 
un  incendie;  de  même  aussi  peut-elle 
•  s'éteindre,!   eu  perdant  ses  aliments. 


3.  •  Ombrages,!  ce  mot  est  employé 
ici  au  figuré.  Il  a  la  signification  de 
«  sujets  de  défiance,  !  qui  jettent  une 
ombre  dans  le  jour  des  bonnes  relations. 

4.  Idoménée  subit  l'influence  de  la 
Sagesse  qui  lui  parle  par  la  bouche  de 
Mentor.  Autrement,  aurait-il  montré 
une  docilité  si  empressée  aux  observa* 
lions  sévères  de  cet  étranger  ? 


180 


TÉLÉMAQUE. 


m  Crète,  et  suivre  un  roi  malheureux  au  travers  de  tant  de  mers 
»  pour  fonder  une  ville  qui  sera  mise  en  cendres  comme  Troie  '.»» 
On  voyait  de  dessus  les  murailles  nouvellement  bâties,  dans  la 
vaste  campagne,  briller  au  soleil  les  casques,  les  cuirasses  et 
les  boucliers  des  *  ennemis  ;  les  yeux  en  étaient  éblouis.  On 
voyait  aussi  les  piques  hérissées  qui  couvraient  la  terre,  comme 
elle  est  couverte  par  une  abondante  moisson  s  que  Gérés  pré- 
pare dans  les  campagnes  d'Enna4  en  Sicile,  pendant  les  clia- 
leurs  de  l'été,  pour  récompenser  le  laboureur  de  lonles  ses  pei- 
nes. Déjà  on  remarquait  les  chariots  armés  de  faux  tranchai!  les5; 
on  distinguait  facilement  chaque  peuple  venu  à  cette  guerre. 

Mentor  monlasur  une  haute  tour  pour  les  mieux  découvrir. 
Idoménéû  et  Télémaque  le  suivirent  de  près.  A  peine  y  fut-il 
arrivé,  qu'il  aperçut  d'un  côté  Philoclète,  et  de  l'autre  Nestor 
avec  Pisistrate  son  fils.  Nestor  était  facile  à  reconnaître  à  sa 
vieillesse  vénérable.  «  Quoi  donc  !  s'écria  Mentor,  vous  avez  cru, 
»  ô  Idoménée,  que  Philoclète  et  Nestor  se  contentaient  de  ne 
»  vous  point  secourir;  les  voilà  qui  ont  pris  les  armes  conlre 
»  vous  ;  et  si  je  ne  nu  trompe,  ces  autres  troupes  qui  mar- 
»  client  en  si  bon  ordre  avec  tant  de  lenteur,  sont  les  troupes 
»  lacédémoniennes,  commandées  par  Phalante.  Tout  est  contre 
»  vous;  il  n'y  a  aucun  voisin  de  cette  côte  dont  vous  n'ayez 
»  fait  un  ennemi,  sans  vouloir  le  faire.  » 

En  disant  ces  paroles,  Mentor  descend  à  la  hâte  de  cette 
tour;  il  s'avance  vers  une  porte  de  la  ville  du  côté  par  où  les 
ennemis  s'avançaient  :  il  la  fait  ouvrir  ;  et  Idoménée,  surpris 
de  la  majesté  avec  laquelle  il  fait  ces  choses,  n'ose  pas  même 
lui  demander  quel  est  son  dessein  6.  Mentor  fait  signe  de  la 

Sole  laceisila,  et  lucem  sub  nnbila  jaclant. 
(y£"H.,  !.  vu,  v.  525.) 
•  Une  horrible  moisson  d'épées  nues 
i  se  hérisse  dans  la  plaine;  l'airain 
»  des  boucliers,  frappé  par  ie  soleil, 
»  renvoie  la  lumière  dans  les  nues.  » 
Et  ailleurs  : 

Tuin  laie  ferreus  haslis 
Horret  ager,  caninique  armis   siiblunibti?  ar- 
[deilL 
[AZn.,  1,  xi,  v.  601.) 

«  La  plaine  se  hérisse  du  Ecr  des  lances, 
■  et  les  arnvs  dressées  jettent  leui  s  ft-ux 
»  dans  les  campagnes.  » 

4.    Ancienne    ville   de   Sicile,  vers   le 
milieu  de    l'île,  aujourd'hui    Castroyia- 


1.  Lis  reproches  des  femmes  Cre- 
toises, qui  s'accusent  d'avoir  suivi  Idomé- 
née, rappellent  le  désespoir  des  Troyen- 
ues,  a.i  ve  livre  de  l'Enéide: 

O  misera;,  quas  non  manus,  inquit,  Achaica 

[belle 

Traxeril  ad  letlium,   patriœ  sub  mœnibus  !  ô 

[gens 

Infelix,  cui  te  exitio  fortuna  réservât  1 

(v.   623.) 

«Infortunées,  disent-elles,    que  n'avons- 

■  nous  été    traînées  à    la   mort  par  les 

*  Grecs,  au  pied  des  murs  de  notre  pa- 
«  trie  !  l'euple  malheureux  1  à  quel  der- 
i  nier    malheur   la  fortune    te    réserve- 

■  t-elli-  encore  !  ■ 

2.  •  Houcliers,  »    ainsi  nommés  de  la  I  vanni.  Crrè.«,  déesse  des  moissons,  était 
boucle,  liucula    (en  basse  lat,),    qui  sert  !  particuliei  ement    honorée  à  F.inia  ;   l'i  o- 

•  attacher  aux  bras  cette  aime  défensive,     serpine  y  avait  aussi  un  temple. 

3  Alraque  laie  5"  Les  chdlio,s    de   guerre  armés    de 

Uorrescit  stnctis  seges  ensibui,  «raque  fui-     l"au*,  en  usage  chez  les  anciens. 

Igent        6.   Il  y  a  beaucoup  de  solennité  dans 


LIVRE  NEUVIÈME.  181 

main  afin  que  personne  ne  songe  à  le  suivre.  Il  va  au-devant 
des  ennemis,  étonnés  de  voir  un  seul  homme  qui  se  présente  à 
eux.  Il  leur  montra  de  loin  une  branche  d'olivier  en  signe  de 
paix1;  et,  quand  il  fut  à  portée  de  se  faire  entendre,  il  leur 
demanda  d'assembler  tous  les  chefs.  Aussitôt  les  chefs  s'as- 
semblèrent, et  il  parla  ainsi  : 

«  0  hommes  généreux,  assemblés  de  tant  de  nations2  qui  fleu- 
»  rissent  dans  la  riche  He.spérie3,  je  sais  que  vous  n'êtes  venus 
»  ici  que  pour  l'intérêt  commun  de  la  liberté*.  Je  loue  voire 
»  zèle;  mais  souffrez  que  je  vous  représente  un  moyen  facile  de 
»  conserver  la  liberté  et  la  gloire  de  tous  vos  peuples,  sans  ré- 
»  pandre  le  sang  humain.  0  Nestor,  sage  Nestor,  que  j'aperçois 
»  dans  cette  assemblée,  vous  n'ignorez  pas  combien  la  guerre 
»  est  funeste  à  ceux  mêmes  qui  l'entreprennent  avec  justice,  et 
»  sous  la  protection  des  dieux,  [.a  guerre  est  le  plus  grand  des 
»  maux  dont  les  dieux  affligent  les  hommes.  Vous  n'oublierez 
»  jamais  ce  que  les  Grecs  ont  souffert  pendant  dix  ans  devant  la 
»  malheureuse  Troie.  Quelles  divisions  entre  les  chefs!  quels 
»  caprices5  de  la  fortune!  quels  carnages  des  Grecs  par  la  main 
»  d'Heclor!  quels  malheurs  dans  toutes  les  villes  les  plus  puis- 
»  santés,  causés  par  la  guerre,  pendant  la  longue  absence  de 
»  leurs  rois!  Au  retour,  les  uns  ont  fait  naufrage  au  promon- 
»  loire  de  Capliarée6;  les  autres7  ont  trouvé  une  mort  funeste 
»  dans  le  sein  même  de  leurs  épouses.  0  dieux,  c'est  dans  votre 
»  colère  que  vous  armâtes  les  Grecs  pour  cette  éclatante  expe- 
»  dition.  0  peuples  hespériens  !  je  prie  les  dieux  de  ne  vous 
»  donner  jamais  une  victoire  si  funeste8.  Troie  est  en  cendres, 
»  il  est  vrai;  mais  il  vaudrait  mieux  pour  les  Grecs  qu'elle  fût 
»  encore  dans  toute  sa  gloire,  et  que  le  lâche  Paris  jouît  en- 
»  core  en  paix  de  ses  infâmes  amours  avec  Hélène9.  Philoclète, 


ces  lignes.  On  voit  que  Mentor  est 
une  divinité,  rien  ne  s'oppose  à  ses  des- 
seins; Idoménée  est  troublé  et  oublie 
qu'il  est  roi. 

1.  Pacifera?<pie  manu    ramum   prœtendit 

/En.,  1.  vin,  v.  116.)        [olivse. 

«  Et  il  offrit  de  sa  main  une  branche  de 
t  l'uliviev  qui  porte  la  paix.  » 

2.  «  Assemblés  de  tant  de  nations;  » 
on  dirait  plutôt  rassemblés.  Racine  : 

Rassemblez-vous  des  bouts  de  l'univers. 

3.  L'image  de  fleurir  peut  s'appliquer 
aux  nations,  qui  croissent  comme  des 
arbres  dans  un  verger,  et  «  fleurissent  » 
par  la  civilisation,  parla  bonne  culture. 

4.  L'indépendance  nationale,  menacée 
par  un  voisin  qu'ils  jugeaient  ambitieux. 


5.  «  Caprices,  »  mot  français  em- 
prunté de  capra,  chèvre,  par'allusion 
aux  bonds  inconsidérés  de  cet  animal. 

6.  Promontoire  de  1  ile  d'Eubee  (Né- 
grepont),  dans  les  parages  duquel  la 
flotte  grecque,  au  retour  de  Troie,  fut 
dispersée. 

7.  Agamemnon,  le  roi  des  rois,  tué  à 
Argos,  par  Clytemnestre,  sa  femme. 

8.  Cet  exorde  du  dis  ours  de  Mentor, 
sur  les  périls  et  les  malheurs  de  la 
guerre,  est  insinuant,  pathétique,  et 
d'une  morale  très-élevée. 

9.  Pour  tous  ces  mots  :  Troie,  Hector, 
Paris,  Hélène,  et  pour  l'ile  de  Lemnos, 
voir  plus  haut  pass/m,  aux  notes.  De 
même  pour  Nestor,  roi  de  Pylos,  le  plus 
âgé  et  le  plus  sage  héros  de  l'armée 
grecque. 


482 


TÉLEMAQUE. 


»  si  longtemps  malheureux  et  abandonné  dans  l'île  de  Lem- 
»  nos,  ne  craignez-vous  point  de  retrouver  de  semblables  mal- 
»  heurs  dans  une  semblable  guerre  ?  Je  sais  que  les  peuples  de 
»  la  Laconio  ont  senti  aussi  les  troubles  causés  par  la  longue 
>»  absence  des  princes,  des  capitaines  et  des  soldats  qui  allè- 
»  rent  contre  les  Troyens.  0  Grecs,  qui  avez  passé  dans  l'Hes- 
»  périe,  vous  n'y  avez  tous  passé  que  par  une  suite  des  malheurs 
»  que  causa  la  guerre  de  Troie  '  !  » 

Après  avoir  parlé  ainsi,  Mentor  s'avança  vers  les  Pyliens*- 
et  Nestor,  qui  l'avait  reconnu,  s'avança  aussi  pour  le  saluer. 
«  0  Mentor,  lui  dit-il,  c'est  avec  plaisir  que  je  vous  revois.  Il  j 
»  a  bien  des  années  que  je  vous  vis3,  pour  la  première  fois,  dans 
n  la  Phocide  *  ;  vous  n'aviez  que  quinze  ans,  et  je  prévis  dès 
»  lors  que  vous  seriez  aussi  sage  que  vous  l'avez  été  dans  la 
»>  suite8.  Mais  par  quelle  aventure  avez- vous  été  conduit  en  ces 
»  lieux  ?  Quels  sont  donc  les  moyens  que  vous  avez  de  finir 
»  cette  guerre  ?  Idoménée  nous  a  contraints  de  l'attaquer.  Nous 
»  ne  demandions  que  la  paix  ;  chacun  de  nous  avait  un  intérêt 
»  pressant  de  la  désirer;  mais  nous  ne  pouvions  plus  trouver 
»  aucune  sûreté  avec  lui.  11  a  violé  toutes  ses  promesses  à 
»  l'égard  de  ses  plus  proches  voisins.  La  paix  avec  lui  ne  serait 
»  point  une  paix;  elle  lui  servirait  seulement  à  dissiper  notre 
»  ligue,  qui  est  notre  unique  ressource.  Il  a  montré  à  tous  les 
»  peuples  son  dessein  ambitieux  de  les  mettre  dans  l'esclavage, 
»  et  il  ne  nousa  laissé  aucun  moyen  de  défendre  notreliberté, 
»  qu'en  tâchant  de  renverser  son  nouveau  royaume.  Par  sa 
»  mauvaise  foi,  nous  sommes  réduits  à  le  faire  périr,  ou  à  re- 
»  cevoir  de  lui  le  joug  de  la  servitude.  Si  vous  trouvez  quelque 
»  expédient  pour  faire  en  sorte  qu'on  puisse  se  confiera  lui, 
»  et  s'assurer  d'une  bonne  paix,  tous  les  peuples  que  vous  voyez 
»  ici  quitteront  volontiers  les  armes,  et  nous  avouerons  avec 
»  joie  que  vous  nous  surpassez  en  sagesse.  » 

Mentor  lui  répondit  :  «  Sage  Nestor,  vous  savez  qu'Ulysse  m'a- 
«  vait  confié  son  fils  Télémaque.  Ce  jeune  homme,  impatient9 


1.  C'est  un  discours  digne  d'Homère 
par  le  mouvement  et  pour  le  style, 
avec  quelque  chose  de  plus  intime 
et  de  plus  pénétrant  en  fait  de  moralité. 
Mentor  emploie  les  vrais  arguments  pour 
engager  les  princes  grecs  à  l'union  ;  ils 
ont  appris  par  une  cruelle  expérience, 
après  la  prise  de  Troie,  tous  les  périls 
qui'résiiltent  d'une  guerre,  lors  même 
qu'elle  est  couronnée  de  succès. 

2.  Pylos,  dans  la  Messénie,  aujour- 
d'hui Zonchio. 

3.  Dans   ce  début,  doux  et  insinuant, 


du  roi  des  Pyliens,  on  retrouve  l'ex- 
cellent vieillard  si  bien  décrit  dans  Ho- 
mère, ce  Nestor,  orateur  que  personne 
n'égalait  pour  la  sagesse  et  la  douceur. 

4.  La  Phocide,  dans  l'Achaïe  moderne, 
où  se  trouvait  le  mont  Parnasse,  ainsi 
que  Delphes  et  son  célèbre  temple. 

5.  Le  vieux  Nestor  est  toujours  cau- 
seur, comme  dans  Homère. 

6.  «  Impatient,  »  impatiens  (in  nég. 
et  pati,  souffrir),  qui  ne  peut  souffrir  les 
délais  ou  les  ennuis. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


183 


»  de  découvrir  la  destinée  de  son  père,  passa  chez  vous  à  Pylos, 
»  et  vous  le  reçûtes  avec  tous  les  soins  qu'il  pouvait  attendre 
»  d'un  fidèle  ami  de  son  père l  ;  vous  lui  donnâtes  même  votre 
»  fils  pour  le  conduire2.  Il  entreprit  ensuite  de  longs  voyages 
»  sur  la  mer;  il  a  vu  la  Sicile,  l'Egypte,  l'île  de  Chypre,  celle 
»  de  Crète.  Les  vents,  ou  plutôt  les  dieux  3,  l'ont  jeté  sur  cette 
»  côte  comme  il  Voulait  retourner  à  Ithaque.  Nous  sommes  ar- 
»  rivés  ici  tout  à  propos  pour  vous  épargner  les  horreurs  d'une 
»  cruelle  guerre.  Ce  n'est  plus  Idoménée,  c'est  le  fils  du  sage 
»  Ulysse,  c'est  moi  qui  vous  réponds  de  toutes  les  choses  qui 
»  vous  seront  promises.  » 

Pendant  que  Mentor  parlait  ainsi  avec  Nestor,  au  milieu  des 
troupes  confédérées,  Idoménée  et  Télémaque,  avec  tous  les 
Cretois  armés,  les  regardaient  du  haut  des  murs  de  Salente  ; 
ils  étaient  attentifs  pour  remarquer  comment  les  discours  de 
Mentor  seraient  reçus  ;  et  ils  auraient  voulu  pouvoir  entendre 
les  sages  entretiens  de  ces  deux  vieillards.  Nestor  avait  toujours 
passé  pour  le  plus  expérimenté  et  le  plus  éloquent  de  tous  les 
rois  de  la  Grèce.  C'était  lui  qui  modérait,  pendant  le  siège  de 
Troie,  le  bouillant  courroux  d'Achille,  l'orgueilM'Agamemnon, 
la  fierté  d'Ajax,  et  le  courage  impétueux  de  Diomède.  La  douce 
persuasion  coulait  de  ses  lèvres  comme  un  ruisseau  de  miel 5: 
sa  voix  seule  se  faisait  entendre  à  tous  ces  héros  ;  tous  se 
taisaient  dès  qu'il  ouvrait  la  bouche;  et  il  n'y  avait  que  lui  qui 
pût  apaiser  dans  le  camp  la  farouche  discorde.  Il  commençait 
à  sentir  les  injures  de  la  froide  vieillesse  ;  mais  ses  paroles 
étaient  encore  pleines  de  force  et  de  douceur  :  il  racontait  les 
choses  passées,  pour  instruire  la  jeunesse  par  ses  expériences6, 
mais  il  racontait  avec  grâce,  quoique  avec  un  peu  de  len- 
teur. Ce  vieillard,  admiré  de  toute  la  Grèce,  sembla  avoir 
perdu  toute  son  éloquence  et  toute  sa  majesté7  dès  que  Mentor 
parut  avec  lui.  Sa  vieillesse  paraissait  flétrie  et  abattue  auprès 


1.  C'est  une  heureuse  itice  que  d'in- 
téresser Nestor  à  la  cause  d'idoménée 
par  l'entremise  de  Télémaque,  avec  le- 
quel l'aucien  roi  de  fylos  avait  con- 
tracté des  liens  d'hospitalité  encore  ré- 
cents. 

2.  Pour'  ces  détails,  voir  au  m*  livre 
de  {'Odyssée. 

3.  Exemple  de  la  figure  appelée  cor- 
rection, car  laquelle  on  se  corrige  soi- 
même,  en  donnant  à  sa    pensée   plus  de 

éiité  et  plus  de  jour. 

4.  «  Orgueil,  »  un  a  fait  venir,  à  tort, 
Ce  mot  de  é^r,,  colore  ;  d'antres  pré- 
fèrent le  rapporter  à  rogare,  d'où  ar- 
rogant. Du  reste,  il  y  a  une  racine  cel- 


tique rog,  qui  a  à  peu  près  le  même 
sens  que  «  orgueil,  »  et  d'où  le  familier 
rogne. 

5.  To\3  xa\  àr.b  y^<!»<t<tt)î  \il\i-coi  fVjxit,» 
(HOM.,  11.,  I.  1,  v.   2i9.)  [pitv  ave^. 

«Et  la  parole  coulait  de  ses  lèvres  plu* 
«  douce  que  le  miel.  i 

6.  Ou  n'emploierait  plus  le  pluriel 
dans  ce  sens;  on  fait  des  «expériences» 
de  phy>ique,  et  l'on  cite  l'expérience  d'un 
vieillard. 

7.  L'idée  de  la  majesté  est  celle  de  la 
supériorité  {magis),  de  la  grandeur  re- 
connue, prééminente  et  possédant  le 
caractère  de  la  royauté. 


184 


TELKMAUUfcl. 


de  celle  de  Mentor,  en  qui  les  ans  semblaient  avoir  respecté 
la  force  et  la  vigueur1  du  tempérament.  Les  paroles  de  Mentor, 
quoique  graves  et  simples,  avaient  une  vivacité  et  une  autorité 
qui  commençait .)  manquer  à  l'autre.  Tout  ce  qu'il  disait  était 
court,  précis  et  nerveux.  Jamais  il  ne  faisait  aucune  redite  ; 
jamais  il  ne  racontait  que  le  fait  nécessaire  pour  l'affaire  qu'il 
fallait  décider.  S'il  était  obligé  de  parler  plusieurs  fois  d'une 
même  chose,  pour  l'inculquer,  ou  pour  parvenir  à  la  persua- 
sion, c'était  toujours  par  des  tours  nouveaux  et  par  des  com- 
paraisons sensibles.  Il  avait  môme  je  ne  sais  quoi  de  com- 
plaisant et  d'enjoué,  quand  il  voulait  se  proportionner  aux 
besoins  des  autres,  et  leur  insinuer  quelque  vérité2.  Ces  deux 
hommes  si  vénérables  furent  un  spectacle  touchant  à  tant  de 
peuples  assemblés. 

Pendant  que  tous  les  alliés  ennemis  de  Salente  se  jetaient 
en  foule  les  uns  sur  les  autres  pour  les  voir  de  plus  près,  et 
pour  tâcher  d'entendre  leurs  sages  discours,  Idoménée  et  tous 
les  siens  s'efforçaient  de  découvrir,  par  leurs  regards  avides  et 
empressés,  ce  que  signifiaient  leurs  gestes  3  et  l'air  de  leurs  vi- 
sages. 


III.  Cependant  Télémaque,  impatient,  se  dérobe  à  la  multi- 
tude qui  l'environne  :  il  court  à  la  porte  par  où  Mentor  était 
sorti  ;  il  se  la  fait  ouvrir  avec  autorité.  Bientôt  Idoménée,  qui 
le  croit  à  ses  côtés,  s'étonne  de  le  voir  qui  court  au  milieu  de 
la  campagne,  et  qui  est  déjà  auprès  de  Nestor.  Nestor  le  recon- 
naît, et  se  hâte,  mais  d'un  pas  pesant  et  tardif,  de  l'aller  re- 
cevoir. Télémaque  saute  à  son  cou,  et  le  tient  serré  entre  ses 
bras  sans  parler.  Enfin  il  s'écrie  :  «  0  mon  père  !  je  ne  crains 
»  pas  de  vous  nommer  ainsi  ;  le  malheur  de  ne  retrouver 
»  point  mon  véritable  père,  et  les  bontés  que  vous  m'avez 
»  fait  sentir,  me  donnent  le  droit  de  me  servir  d'un  nom 
»  si  tendre  :  mon  père,  mon  cher  père,  je  vous  revois  !  ainsi 
»  puissé-je  voir  Ulysse  1  Si  quelque  chose  pouvait  me  con- 
»  soler  d'en  être  privé,  ce  serait  de  trouver  en  vous  un  au- 
»  tre  lui-même  *.  » 

Nestor  ne  put,  à  ces  paroles,  retenir  ses  larmes  ;  et  il  (ut 


1.  «  La  force  »  est  la  puissance  de 
résister  au  choc;  t  la  Vigueur ■  est  celle 
de  croître  et  de  se  soutenir  pur  sa  nature 
même. 

2.  Ces  détails  sur  l'éloquence  per- 
suasive de  Nestor  sont  a^sez  en  rap- 
port avec  les  fréquents  discours  qu'il 
prononce  dans  Vlliade,  par  exemple  au 
litre   i»r,  dans  la  q'tprrlfp  entre  AfhiMp 


et  Agamemnon.  Cependant  Fénelon  a 
singulièrement  ajouté  aux  qualités  de 
cette  éloquence. 

3  <  Gestes,  >  actes,  signes  produits, 
gesta,  gerere  (quo  modo  quis  se  geril), 
comme  on  se  comporte,  comme  ou  agit. 

4.  Nobles  paroles  de  Télémaque,  ci 
ruines  d'une  tendre  effusion. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


185 


touché  d'une  secrète  joie,  voyant  celles  qui  coulaient  avec  une 
merveilleuse  grâce1  sur  les  joues  de  Télémaque.  La  beauté, 
la  douceur,  et  la  noble  assurance  '  de  ce  jeune  inconnu  qui 
»  traversait  sans  précaution  tant  de  troupes  ennemies,  étonna 
tous  les  alliés.  «  N'est-ce  pas, disaient-ils,  le  fils  de  ce  vieillard 
»  qui  est  venu  parlera  Nestor  ?  Sans  doute,  c'est  la  môme  sa- 
»  gesse  dans  les  deux  âges  les  plus  opposés  de  la  vie.  Dans 
»  l'un,  elle  ne  fait  encore  que  fleurir  ;  dans  l'autre,  elle  porte 
y>  avec  abondance  les  fruits  les  plus  mûrs  3.  » 

Mentor,  qui  avait  pris  plaisir  à  voir  la  tendresse  avec  laquelle 
Nestor  venait  de  recevoir  Télémaque,  profita  de  cette  heureuse 
disposition.  «  Voilà,  lui  dit-il,  le  fils  d'Ulysse,  si  cher  à  toute 
»  la  Grèce,  et  si  cher  à  vous-même,  ô  sage  Nestor  !  le  voilà,  je 
»  vous  le  livre  comme  un  otage  * ,  et  comme  le  gage  5  le  plus 
»  précieux  qu'on  puisse  vous  donner  de  la  fidélité  des  pro- 
»  messes  d'idoménée.  Vous  jugez  bien  que  je  ne  voudrais  pas 
»)  que  la  perte  du  fils  suivît  celle  du  père,  et  que  la  malheu- 
»  reuse  Pénélope  pût  reprocher  à  Mentor  qu'il  a  sacrifié  son 
»  fils  à  l'ambition  du  nouveau  roi  de  Salente.  Avec  ce  gage, 
»  qui  est  venu  de  lui-même  s'offrir,  et  que  les  dieux,  amateurs 
»  de  la  paix,  vous  envoient,  je  commence,  ô  peuples  assem- 
»  blés  de  tant  de  nations,  à  vous  faire  des  propositions  pour 
»  établir  à  jamais  une  paix  solide.  » 

A  ce  nom  de  paix,  en  entend  un  bruit  confus  de  rang  en 
rang.  Toutes  ces  différentes  nalions  frémissaient  de  courroux  « 
et  croyaient  perdre  tout  le  temps  où  l'on  retardait  le  combat; 
ils  s'imaginaient  qu'on  ne  faisait  tous  ces  discours  que  pour 
ralentir  leur  fureur  et  pour  faire  échapper  leur  proie.  Sur- 
tout les  Manduriens  soufflaient  impatiemment  qu'ldoménée 
espérât  de  les  tromper  encore  une  fois.  Souvent  ils  entrepri- 
rent d'interrompre  Mentor  ;  car  ils  craignaient  que  ses  dis- 
cours pleins  de  sagesse  ne  détachassent  leurs  alliés.  Ils  com- 
mençaient à  se  défier  de  tous  les  Grecs  qui  étaient  dans  rassem- 
blée. Mentor,  qui  l'aperçut,  se  hâta  d'augmenter  cette  défiance , 
pour  jeter  la  division  dans  les  esprits  de  tous  ces  peuples7. 


1.  Larmes  qui  coulent  avec  une  mer- 
veilleuse grâce  sur  les  joues  du  jeune 
homme  ;  ici  faffectatiou  est  voisine  du 
précieux. 

2.  «  Assurance,  t  non  pas  l'orgueil 
de  la  présomption,  mais  le  sent  ment  de 
la  justice  et  de  la  force. 

3.  •  Les  fleurs  et  les  fruits  mûrs.  » 
Ces  mots  expriment  parfaitement  les  di- 
vers caractères  de  la  sagesse  selon  les 
éges,  dans  la  jeunesse  et  dans  l'âge 
a\ancé. 


4.  t  Otage,  i  osta^e,  de  hospes,  ùù; 
l'otage  devient  l'hôte  du  peuple  à  qui  il 
est  remis. 

5.  Gage,  basse  latinité,  vadium,  de 
vas,  dis,  s'expliquant  par  vado,  aller  ; 
celui  qui  a  donné  un  gage  est  libre,  il 
s'en  va,  vadit. 

6.  «  Courroux,»  vient  de  cœur,  comme 
courage.  Le  courroux  est  une  colère  qui 
vient  d'un  cœur  justement  irrité. 

7.  La  morale  politique  de  ce  ix»  livre 
du  Télémaque  est  excellente  :  elle  apprend 


I8ê  TÉLÉMAQUE. 

«  J'avoue,  disait-il,  que  les  Manduriens  ont  sujet  de  se 
»  plaindre,  et  de  demander  quelque  réparation  des  torts 1  qu'ils 
»  ont  soufferts;  mais  il  n'est  pas  juste  aussi  que  les  Grecs, 
»  qui  font  sur  cette  côte  des  colonies,  soient  suspects  et  odieux 
»  aux  anciens  peuples  du  pays*.  Au  contraire,  les  Grecs  doi- 
»  vent  être  unis  entre  eux,  et  se  faire  bien  traiter  par  les  au« 
»  très;  il  faut  seulement  qu'ils  soient  modérés,  et  qu'ils  n'en" 
»  treprennent  jamais  d'usurper  les  terres  de  leurs  voisins.  Jo 
»  sais  qu'Idoménée  a  eu  le  malheur  de  vous  donner  des  om- 
»  brages3;  mais  il  est  aisé  de. guérir  toutes  vos  défiances.  Télé- 
»  maque  et  moi,  nous  nous  offrons  à  être  des  otages  qui  vous 
»  répondent  de  la  bonne  foi  d'Idoménée.  Nous  demeurerons 
»  entre  vos  mains  jusqu'à  ce  que  les  choses  qu'on  vous  pro- 
»  mettra  soient  fidèlement  accomplies.  Ce  qui  vous  irrite, 
»  ô  Manduriens,  s'écria-t-il,  c'est  que  les  troupes  des  Cretois 
»  ont  saisi  les  passages  de  vos  montagnes  par  surprise,  et  que 
»  par  là  ils  sont  en  état  d'entrer  malgré  vous,  aussi  souvent 
»  qu'il  leur  plaira,  dans  le  pays  où  vous  vous  êtes  retirés,  pour 
»  leur  laisser  le  pays  uni  *  qui  est  sur  le  rivage  de  la  mer. 
»  Ces  passages,  que  les  Cretois  ont  fortifiés  par  de  hautes  tours 
»  pleines  de  gens  armés,  sont  donc  le  véritable  sujet  de  la 
m  guerre.  Répondez-moi;  y  en  a-t-il  encore  quelque  autre?  » 

Alors  le  chef  des  Manduriens  s'avança  et  parla  ainsi  :  «  Que 
»  n'avons- nous  pas  fait  pour  éviter  cette  guerre!  Les  dieux 
»  nous  sont  témoins  que  nous  n'avons  renoncé  5  à  la  paix, 
»  que  quand  la  paix  nous  a  échappé  sans  ressources6  par 
»  l'ambition7  inquiète  des  Cretois,  et  par  l'impossibilité  où  ils 
»  nous  ont  mis  de  nous  fier  à  leurs  serments.  Nation  insensée  ! 
»  qui  nous  a  réduits  malgré  nous  à  l'affreuse  nécessité  8  de 

aux  chefs  à  6e  gouverner  dans  les  cir-  |  3.  Encore  une  figure  de  rhétorique, 
constances  difficiles  ;  enfin  l'auteur  en-  la  concession.  On  accorde  quelque  chose 
seigne  comment  le  priuce  peut  se  faire  j  à  son  adversaire  pour  avoir  raison  contre 


des  alliés  et  affaiblir  ses  ennemis  sans  les 
combattre. 

1.  i  Torts,  »  le  contraire  de  ce  qui  est 
droit,  au  moral   et   au  physique. 

2.  Fénelon  se  montre  ici  orateur  poli- 
tique, il  paraît  posséder  à  un  haut  degré 


lui  en  résultat. 

4.  «  Le  pays  uni,  »  le  pays  plat,  la 
rase  campagne. 

5.  «Renoncer,»  re  nuntiare,  annon- 
cer, dire  qu'on  ne  veut  plus  d'une 
chose. 


l'art  de  la  discussion    Là  aussi,   comme  |      6     ,  Ressource    ,  80urce    eu  arrière, 
dans  les  passages^ poet.ques  .la  parfaie-en    r-  t    ^    ,         Ue  u| 

mâiiH;)  />mi  pur  np      fin     n        P       :pct         IP.  .  l 


ment  la  couleur  de  l'antiquité.  Cest  Tite- 
Live  expo.-ant  avec  clarté  les  causes 
d'une  guerre  et  les  moyens  d'arriver 
à  la  paix;  ou  plutôt,  par  la  gravité  des 
paroles,  c'est  Thucydide  dans  quelques- 
uns  de  ces  discours  énergiques  que  l'on 
trouve  au  commencement  de  son  histoire, 
dans  les  préludes  de  la  guerre  du  Pélo- 
ponnèse. 


puiser. 

7.  «  Ambition;»  de  ambitus  ;  c'était 
l'usage  où  étaient  les  candidats  aux  di- 
gnités à  Rome,  de  parcourir  le  Forum 
en  sollicitant;  de  là  ambitio,  idée  mo- 
rale et  générale  d'ambition. 

8.  «  Nécessité  »  (ne  cessare),  ce  qu'il 
faut  faire  sans  balancer. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


187 


»  prendre  un  parti  de  désespoir  contre  elle,  et  de  ne  pouvoir 
»  plus  chercher  notre  salut  que  dans  sa  perte1!  Tandis  qu'ils 
»  conserveront  ces  passages,  nous  croirons  toujours  qu'ils  veu- 
»  lent  usurper  nos  terres,  et  nous  mettre  en  servitude.  S'il 
b  était  vrai  qu'ils  ne  songeassent  plus  qu'à  vivre  en  paix  avec 
»  leurs  voisins,  ils  se  contenteraient  de  ce  que  nous  leur  avons 
»  cédé  sans  peine,  et  ils  ne  s'attacheraient  pas  à  conserver  des 
»  entrées  dans  un  pays  contre  la  liberté  duquel  ils  ne  forme- 
»  raient  aucun  dessein  ambitieux.  Mais  vous  ne  les  connaissez 
»  pas,  ô  sage  vieillard.  C'est  par  un  grand  malheur  que  nous 
»  avons  appris  à  les  connaître.  Cessez,  ô  homme  aimé  des 
»  dieux,  de  retarder  une  guerre  juste  et  nécessaire,  sans  la- 
»  quelle  l'Hespérie  ne  pourrait  jamais  espérer  une  paix  cons- 
»  tante.  O  nation  ingrate,  trompeuse  et  cruelle,  que  les  dieux 
»  irrités  ont  envoyée  auprès  de  nous  pour  troubler  notre  paix, 
»  et  pour  nous  punir  de  nos  fautes  !  Mais  après  nous  avoir  pu- 
»  nis,  ô  dieux  1  vous  nous  vengerez;  vous  ne  serez  pas  moins 
»  justes  contre  nos  ennemis  que  contre  nous2.  » 

A  ces  paroles,  toute  l'assemblée  parut  émue;  il  semblait 
que  Mars  et  Bellone8  allaient  de  rang  en  rang  rallumant  dans 
les  cœurs  la  fureur  des  combats,  que  Mentor  tachait  d'étein- 
dre*. Il  reprit  ainsi  la  parole  : 

«  Si  je  n'avais  que  des  promesses  à  vous  faire,  vous  pour- 
»  riez  refuser  de  vous  y  fier;  mais  je  vous  offre  des  choses 
»  certaines  et  présentes.  Si  vous  n'êtes  pas  contents  d'avoir 
»  pour  otages  Télémaque  et  moi,  je  vous  ferai  donner  douze 
»  des  plus  nobles  et  des  plus  vaillants  Cretois.  Mais  il  est  juste 
»  aussi  que  vous  donniez  de  votre  côté  des  otages,  car  Idomé- 
»  née,  qui  désire  sincèrement  la  paix,  la  désire  sans  crainte 
»  et  sans  bassesse.  Il  désire  la  paix  comme  vous  dites  vous- 
»  mêmes  que  vous  l'avez  désirée5,  par  sagesse  et  par  modéra* 
»  tion,  mais  non  par  l'amour  d'une  vie  molle,  ou  par  faiblesse 
»  a  la  vue  des  dangers  dont  la  guerre  menace  les  hommes.  Il 
»  est  prêt  à  périr  ou  à  vaincre;  mais  il  aime  mieux  la  paix  que 
»  la  victoire  la  plus  éclatante.  Il  aurait  honte  de  craindre 
»  d'être  vaincu;  mais  il  craint  d'être  injuste6,  et  il  n'a  point 


1.  Una  salus  victis  nullam  sperare  salutem. 

[JEn.t  l.  h,  v.  354.) 
«  L'unique  salut  pour  les  vaiucus  est 
de  n'en  point  espérer.  » 

2.  Les  Maniluri^ns  ont  pour  eux  la 
justice  ;  on  le  seut  à  leurs  discours  no- 
blement indignés.  L'auteur  a  heureuse- 
ment prévenu  la  monotonie  de  ces  dé- 
tails politiques  par  cette  vive  et  chaleu- 
reuse interruption. 


^  3.  «  Bellone,  »  divinité  allégorique, 
que  l'on  ne  saurait  confondre  avec  Pallas, 
vraie  déesse  de  la  guerre. 

4.  La  fureur,  comme  la  guerre,  est  un 
feu,  «'elle  s'éteint.  » 

5.  Autre  figure,  la  communication, 
par  laquelle  on  prend  6on  adversaire  à 
partie  en  établissant  qu'il  pense  comme 
vous  sur  uu  point. 

6.  Belle  maxime,  et  qui    doit   être  le 


188  TÉLÉMAQUË. 

»  de  honte  de  vouloir  réparer  ses  fautes'.  Les  armes  à  la 
i»  main  il  vous  offre  la  paix;  il  ne  veut  point  en  imposer  les 
i)  conditions  avec  hauteur;  car  il  ne  fait  aucun  cas  d'une  paix 
»  forcée.  11  veut  une  paix  dont  tous  les  partis  soient  contents, 
»  qui  finisse  toutes  les  jalousies,  qui  apaise  tous  les  ressenti- 
»  ments,  et  qui  guérisse  toutes  les  défiances.  En  un  mot,  Ido- 
»  menée  est  dans  les  sentiments  où  je  suis  sûr  que  vous 
»  voudriez  qu'il  fût8.  Il  n'est  question  que  de  vous  en  persua- 
»  der.  La  persuasion  ne  sera  pas  difficile,  si  vous  voulez  m'é- 
»  coûter  avec  un  esprit  dégagé  et  tranquille. 

»  Écoutez  donc,  ô  peuples  remplis  de  valeur,  et  vous,  ô 
»  chefs  si  sages  et  si  unis3;  écoutez  ce  que  je  vous  offre  de  la 
»  part  d'Idoménée.  11  n'est  pas  juste  qu'il  puisse  entrer  dans 
»  les  terres  de  ses  voisins  :  il  n'est  pas  juste  aussi  que  ses 
»  voisins  puissent  entrer  dans  les  siennes.  11  consent  que  les 
»  passages*  qu'on  a  fortifiés  par  de  hautes  tours  soient  gardés 
»  par  des  troupes  neutres.  Vous,  Nestor,  et  vous,  Philoctète, 
»  vous  êtes  Grecs  d'origine  :  mais  en  cette  occasion  vous  vous 
»  êtes  déclarés  contre  Idoménée  :  ainsi  vous  ne  pouvez  être 
»  suspects  d'être  trop  favorables  à  ses  intérêts.  Ce  qui  vous 
»  touche,  c'est  l'intérêt  commun  de  la  paix  et  de  la  liberté  de 
»  l'Ilespérie.  Soyez  vous-mêmes  les  dépositaires  5  et  les  gar- 
»  diens  de  ces  passages  qui  causent  la  guerre.  Vous  n'avez  pas 
»  moins  d'intérêt  à  empêcher  que  les  anciens  peuples  d'Hespé- 
»  rie  ne  détruisent  Salente,  nouvelle  colonie  des  Grecs,  scmbla- 
»  ble  à  celles  que  vous  avez  fondées,  qu'à  empêcher  qu'ldomé- 
»  née  n'usurpe  les  terres  de  ses  voisins.  Tenez  l'équilibre8 
»  entre  les  uns  et  les  autres.  Au  lieu  de  porter  le  fer  et  le 
»  feu  chez  un  peuple  que  vous  devez  aimer,  réservez-vous  la 
»  gloire  d'être  les  juges  et  les  médiateurs7.  Vous  me  direz  que 
»  ces  conditions  vous  paraîtraient  merveilleuses 8,  si  vous  pou- 
principe  de  tout  guerrier  à  la  fois  juste!  4  «  Les  passages,  »  les  défilés,  les 
et  brave.  endroits  par  lesquels  les  voisins  auraienî 

1.  Que  de  princes  ne  veulent  pas  re-  pu  se  glisser  et  pénétrer  dans  le 
venir  sur  leurs  décisions,  lorsmême  qu'ils  j  royaume. 

reconnaissent  leurs  torts;  que  de  gens  ne  5.  Les  alliés  peuvent  être  «  gardiens,  ■ 
craigneut  qu'une  chose  ,  se  déjuger,  mais  non  «  dépositaires  •  de  ces  «  pas- 
comme   l'ou  dit  !  sages.  »    L'expression    manque    de  jus- 

2.  Mentor  connaît  les  fautes  d'idomé-  tesse. 

née;  mais,  parlant  aux  ennemis,  il  le  re-  6.  «   L'équilibre,  •    la  balance  égale, 

lève.   Si,  plus    loin,  il  avoue    les  torts  7.  Tout  cela  est  juste  et  conforme  aux 

de  ce   prince,  il  en  tirera   avantage   en  règles  du  droit  des  gens, 

déclarant  la  disposition  où  est  Idoménée  8.  «Merveilleux;   »    un  mot  que  Fé- 

de  réi^rer  ses  fautes.  nelon  emploie  très-volontiers,  et  qui  est 

3.  Éloges  modères  adressés  à  ses  ad-  redevenu  asser  à  la_  mode  (de  l'italien 
versaires  dans  un  but  de  conciliation;  miraviglioso)\  le  même  que  «  miracu- 
c'est  un  des  préceptes  de  l'éloquence  leux,  i  mais  dans  un  sens  moins  haut, 
politique.  Rac.  mirari  ;ce  qui  se  fait  admirer. 


LIVRE  iNEUVIÊME. 


»>  viez  vous  assurer  qu'Idoménée  les  accomplirait  de  bonne 
»  foi;  mais  je  vais  vous  satisfaire. 

»  Il  y  aura,  pour  sûreté  réciproque  !,  les  otages  dont  je  vous 
»  ai  parlé,  jusqu'à  ce  que  tous  les  passages  soient  mis  en  dépôt 
»  dans  vos  mains.  Quand  le  salut  de  l'Hcspérie  entière,  quand 
»  celui  de  Salente  et  d'Idoménée  sera  à  votre  discrétion2,  se- 
rt rcz-vous  contents?  De  qui  pourrez-vous  désormais  vous  dé- 
»  fier?  Sera-ce  de  vous-mêmes3?  Vous  n'osez- vous  fier  à  Mo- 
rt menée;  et  Idoménée  est  si  incapable  de  vous  tromper,  qu'il 
»  veut  se  fier  à  vous.  Oui,  il  veut  vous  confier  le  repos,  la  li- 
berté, la  vie  de  tout  son  peuple  et  de  lui-même.  S'il  est  vrai 
que  vous  ne  désiriez  qu'une  bonne  paix,  la  voilà  qui  se  pré- 
sente à  vous,  et  qui  vous  ôte  tout  prétexte  de  reculer.  En- 
core une  fois,  ne  vous  imaginez  pas  que  la  crainte  réduise 
Idoménée  à  vous  faire  ces  ollïes  *  ;  c'est  la  sagesse  et  la  jus- 
tice qui  l'engagent  à  prendre  ce  parti,  sans  se  mettre  en 
peine  si  vous  imputerez  à  faiblesse  ce  qu'il  fait  par  vertu. 
Dans  les  commencements  il  a  fait  des  fautes,  et  il  met  sa 
»>  gloire  à  les  reconnaître  par  les  offres  dont  il  vous  prévient. 
»  C'est  faiblesse,   c'est  vanité,  c'est  ignorance  grossière  de  son 
»  propre  intérêt,  que  d'espérer  de  pouvoir  cacher  ses  fautes 
en  affectant   de  les  soutenir  avec  fierté   et  avec  hauteur. 
Celui  qui  avoue  ses  fautes  à  son  ennemi,  et  qui  offre  de  les 
réparer,  montre  par  là  qu'il  est  devenu  incapable  d'en  com- 
mettre, et  que  l'ennemi  a  tout  à  craindre  d'une  conduite  si 
sages!  si  ferme,  à  moins  qu'il  ne  fasse  la  paix5.  Gardez-vous 
»  bien  de  souffrir  qu'il  vous  mette  à  son  tour  dans  le  tort.    Si 
»  vous  refusez  la  paix  et  la  justice  qui  viennent  à  vous,  la  paix 
»  et  la  justice  seront  vengées6.  Idoménée,  qui  devait  craindre 
»  de  trouver  les  dieux  irrités  contre  lui,  les  tournera  pour  lui 
»  contre  vous.  Télémaque  et  moi  nous  combattrons  pour  la 
»  bonne  eau  se.  Je  prends  tous  les  dieux  du  ciel  et  des  enfers  7  a 
»  témoin  des  justes  propositions  que  je  viens  de  vous  faire  8.» 
En  achevant  ces  mots,  Mentor  leva  son  bras,  pour  montrer 


1.  «Sûreté,»  abrégé  de  sécurité. 

2.  «  Discrétion,  1  pour  en  agir  selon 
son  discernement,  selon  son  gré;  un 
sens  qui  s'explique  très-bien  par  l'éty- 
mologie  (dis  cemere), 

3.  L'interrogation,  ainsi  accumulée, 
est   une    forme  vive   du    raisonnement. 

4.  «  Offres,  •  oflrir,  offerre,  idée  de 
porter  devant  soi  des  présents  ou  des 
conditions. 

5.  Cette  argumentation  est  pressée; 
l'orateur  demande  la  paix,  mais  avec 
noblesse,  et   en  sauvegardant  la  dignité 


d'Idoménée;  de  plus,  il  prend  les  con- 
fédérés par  leur  propre  intérêt. 

6.  Personnification.  «  La  Justice  et  \\ 
Miséricorde  se  sont  embrassées,  »  dit  le 
Psalmiste. 

7.  Le  paganisme  ne  se  contentait  pas 
de  prendre  à  témoin  le  maître  suprême, 
le  dieu  du  ciel,  il  attestait  les  dieux  des 
enfers. 

8.  Quel  accent  de  vérité  et  de  noble 
courage  dans  ce  discours,  et  en  parti«u> 
lier  dans  cette  péroraison  1 


190 


TÉLÉMAQUE. 


à  tant  de  peuples  le  rameau  d'olivier !  qui  était  dans  sa  main 
le  signe  pacifique.  Les  chefs,  qui  le  regardaient  de  près,  fu- 
rent étonnés  et  éblouis*  du  feu  divin  qui  éclatait  dans  ses 
yeux.  11  parut  avec  une  majesté  et  une  autorité  qui  est  au- 
dessus  de  tout  ce  qu'on  voit  dans  les  plus  grands  d'entre  les 
mortels.  Le  charme  de  ses  paroles  douces  et  fortes  enlevait  les 
cœurs  ;  elles  étaient  semblables  à  ces  paroles  enchantées  qui 
tout  à  coup,  dans  le  profond  silence  de  la  nuit,  arrêtent  au 
milieu  de  l'Olympe  la  lune  et  les  étoiles3  ,  calment  la  mer  ir- 
ritée, font  taire  les  vents  et  les  flots,  et  suspendent  le  cours  des 
fleuves  rapides.  Mentor  était  au  milieu  de  ces  peuples  furieux, 
comme  Bacchus  lorsqu'il  était  environné  des  tigres,  qui,  ou- 
bliant leur  cruauté,  venaient,  par  la  puissance  de  sa  douce 
voix,  lécher  ses  pieds 4,  et  se  soumettre  par  leurs  caresses.  D'a- 
bord il  se  fit  un  profond  silence  dans  toute  l'armée.  Les  chefs 
se  regardaient  les  uns  les  autres,  ne  pouvant  résister  à  cet 
homme,  ni  comprendre  qui  il  était.  Toutes  les  troupes,  immo- 
biles, avaient  les  yeux  attachés  sur  lui.  On  n'osait  parler,  de 
peur  qu'il  n'eût  encore  quelque  chose  à  dire,  et  qu'on  ne 
l'empêchât  d'être  entendu.  Quoiqu'on  ne  trouvât  rien  à  ajouter 
aux  choses  qu'il  avait  dites,  ses  paroles  avaient  paru  courtes, 
et  on  aurait  souhaité  qu'il  eût  parlé  plus  longtemps.  Tout  ce 
qu'il  avait  dit  demeurait  comme  gravé  dans  tous  les  cœurs.  En 
parlant,  il  se  faisait  aimer,  il  se  faisait  croire;  chacun  était 
avide,  et  comme  suspendu,  pour  recueillir  jusqu'aux  moin- 
dres paroles  qui  sortaient  de  sa  bouche  6. 

Enfin,  après  un  assez  long  silence,  on  entendit  un  bruit 
sourd  qui  se  répandait  peu  à  peu.  Ce  n'était  plus  ce  bruit  con- 
fus des  peuples  qui  frémissaient  dans  leur  indignation;  c'était, 
au  contraire,  un  murmure  doux  et  favorable  6 .  On  découvrait 


i.  Dans  l'antiquité  le  rameau  d'olivier 
a  été  le  symbole  de  la  paix,  comme  le 
laurier  a  été  celui  du  triomphe  à  la 
guerre. 

2.  «  Éblouis,  »  de  bleu,  comme  si  l'on 
apercevait  desbluettes, étincelles  bleues; 
ce  verbe  a,  comme  on  le  voit,  une  ori- 
gine assez  humble. 

3.  Quae   sidéra    excantata    voce    Thessala 
Lunamque  cœlo  deripit.    . 
(Hou.,  Epod.,v,  v.  45.) 
c  Qui  de  sa  voix  de  Thessalienne  détache 
i  du  ciel  la  lune  et  les  astres  enchantés.! 
4.  Autre  souvenir  d'Horace: 
Te  vidit  insons  Cerberus  aureo 
Cornu  décorum,  leniter  attensni 
Caudam,   et  recedentis  trilingui 
Ore  pedes  tetigitque  crura. 
(Lib.  II,  od.  xvi,  v.  29J 


«  Cerbère  te  vit  avec  tes  cornes  d'or,  ô 
»  Bacchus  ;  déposant  sa  fureur,  il  agita 
»  doucement  sa  queue,  et,  quand  tu  t'é- 

■  loignas,  il  lécha  de  sa  triple  langue 
»  tes  jambes  et  tes  pieds.  » 

Fénelon  applique  à  Bacchus  conqué- 
rant de  l'Inde,  et  aux  tigres,  ce  qu'Ho- 
race dit  de  Cerbère  et  de  Bacchus  des- 
cendu aux  sombres  bords. 

5.  Imitation  du   poète  latin 

Pendet  narrantis  ab  ore. 

(VinG.,y£"H.,  îv,  v.  79.) 

t  Elle  est  suspendue  aux  lèvres  du   bé« 

■  ros  qui  raconte.  ■ 

6.  Si  l'on  étudie  cette  phrase,  on   'ui 


LIVRE  NEUVIEME. 


191 


déjà  sur  les  visages  je  ne  sais  quoi  de  serein  et  de  radouci.  Les 
Manduriens,  si  irrités,  sentaient  que  les  armes  leur  tombaient 
des  mains.  Le  farouche  Phalante,  avec  ses  Lacédémoniens, 
fut  surpris  de  trouver  ses  entrailles  de  fer  *  attendries.  Les 
autres  commencèrent  à  soupirer  après  cette  heureuse  paix 
qu'on  venait  leur  montrer.  Philoctète,  plus  sensible  qu'un 
autre  par  l'expérience  de  ses  malheurs,  ne  put  retenir  ses 
larmes.  Nestor  ne  pouvant  parler,  dans  le  transport  où  ce 
discours  venait  de  le  mettre,  embrassa  tendrement  Mentor,  et 
tous  ces  peuples  à  la  fois,  comme  si  c'eût  été  ur  signal,  s'é- 
crièrent  aussitôt  :  «  0  sage  vieillard,  vous  nous  ûésarmez  1  la 
paix  !  la  paix  2  !  » 

Nestor,  un  moment  après,  voulut  commencer  un  discours  ; 
mais  toutes  les  troupes,  impatientes,  craignirent  qu'il  ne 
voulût  représenter  quelque  difficulté.  «  La  paix  !  la  paix  !  »  s'é- 
crièrent-elles encore  une  fois.  On  ne  put  leur  imposer  silence, 
qu'en  faisant  crier  avec  eux  par  tous  les  chefs  de  l'armée  :  «  La 
paix  !  la  paix  !  » 

Nestor,  voyant  bien  qu'il  n'était  pas  libre  de  faire  un  discours 
suivi,  se  contenta  de  dire  :  «  Vous  voyez,  ô  Mentor,  ce  que 
»  peut  la  parole  d'un  homme  de  bien.  Quand  la  sagesse  et  la 
»  vertu  parlent,  elles  calment  toutes  les  passions.  Nos  justes 
»  ressentiments  se  changent  en  amitié,  et  en  désir  d'une  paix 
»  durable.  Nous  l'acceptons  telle  que  vous  nous  l'offrez.  »  En 
même  temps,  tous  les  chefs  tendirent  les  mains  en  signe  de 
consentement. 

Mentor  courut  vers  la  porte  de  la  ville  pour  faire  ouvrir, 
et  pour  mander  à  Idoménée,  de  sortir  de  Salente  sans  pré- 
caution3. Cependant  Nestor  embrassait  Télémaque  *,  disant  : 
«  O  aimable  fils  du  plus  sage  de  tous  les  Grecs,  puis.<iez-vous 
»  être  aussi  sage  et  plus  heureux  que  lui  !  N'avez-vous  rien  dé- 
»  couvert  sur  sa  destinée  ?  Le  souvenir  de  votre  père,  à  qui  vous 
»  ressemblez,  a  servi  à  étouffer  notre  indignation.  »  Phalante, 
quoique  dur  et  farouche 5 ,  quoiqu'il  n'eût  jamais  vu  Ulysse,  ne 
laissa  pas  dêtre  touché  de  ses  malheurs  et  de  ceux  de  son  fils. 


trouvera  un  caractère  très-marqué  d'har- 
monie imitative  ;  le  style  s'entle  ou  s'a- 
baisse à  propos. 

1.  On  trouve  des  expressions  analogues 
chez  les  anciens,  ferrea  corda,  pectus 
ahenum,  cœur  de  fer,  cœurs  d'airain  ; 
«  entrailles.  » 

2. Ce  changement  de  dispositions  dans 
les  armées  confédérées  est  présenté  arec 
beaucoup  d'art. 

3.  Pour  ne  pas  mécontenter  les  nou- 
veaux alliés  par  des  marques  de  défiance. 


4.  Nestor,  attentif  à  ce  qui  se  passait, 
n'avait  pas  encore  répondu  à  la  tendre 
démonstration  de  Télémaque;  cttte  ré- 
ponse se  fait  en  ce  moment,  l'accord 
étant  survenu.  Il  faut  remarquer  comme 
le  récit  de  Fénelon  est  plein  de  nuances, 
de  variété  et  d'à-propos. 

5.  Fénelon  a  donné  à  Phalante  le  ca- 
ractère ■  dur  et  farouche,  »  qui  était 
celui  des  Lacédémoniens  plus  que  des 
autres  peuples  grecs. 


192 


TÉLÉMAQUE. 


Déjà  on  pressait  Télémaque  de  raconter  ses  aventures,  lorsque 
Menlor  revint  avec  Idoménée  et  toute  la  jeunesse  Cretoise  qui 
le  suivait. 


IV.  A  la  vue  d'Idoménée,  les  alliés  sentirent  que  leur  cour- 
roux se  rallumait;  mais  les  paroles  de  Mentor  éteignirent  ce  feu 
prêt  à  éclater:  «  Que  tardons-nous,  dit-il,  à  conclure  cette 
»  sainte  ■  alliance,  dont  les  dieux  seront  les  témoins  et  les 
»  défenseurs?  Qu'ils  la  vengent,  si  jamais  quelque  impie  ose 
»  la  violer;  et  que  tous  les  maux  horribles  de  la  guerre,  loin 
»  d'accabler  les  peuples  fidèles  et  innocents,  retombent  sur  la 
»  tète  parjure  et  exécrable  2  de  l'ambitieux  qui  foulera  aux 
»  pieds  les  droits  sacrés  de  cette  alliance.  Qu'il  soit  détesté 
»  des  dieux  et  des  hommes;  qu'il  ne  jouisse  jamais  du  fruit  de 
»  sa  perfidie;  que  les  Furies  infernales,  sous  les  figures  les 
»  plus  hideuses,  viennent  exciter  sa  rage  et  son  désespoir8; 
»  qu'il  tombe  mort  sans  aucune  espérance  de  sépulture;  que 
»  son  corps  soit  la  proie  des  chiens  et  des  vautours  ;  et  qu'il 
»  soit  aux  enfers,  dans  le  profond  abîme  du  Tartare,  tourmenté 
»  à  jamais  plus  rigoureusement  que  Tantale,  Ixion,  et  les  Da- 
»  naïdes  M  Mais  plutôt,  que  cette  paix  soit  inébranlable  comme 
»  les  rochers  d'Atlas  qui  soutient  le  ciel5;  que  tous  les  peu- 
»  pies  la  révèrent,  et  goûtent  ses  fruits,  de  génération  en  gé- 
»  nération  ;  que  les  noms  de  ceux  qui  l'auront  jurée  soient 
»  avec  amour  et  vénération  dans  la  bouche  de  nos  derniers 
»  neveux;  que  cette  paix,  fondée  6  sur  la  justice  et  sur  la 
»  bonne  foi,  soit  le  modèle7  de  toutes  les  paix  qui  se  feront 
»  à  l'avenir  chez  toutes  les  nations  de  la  terre;  et  que  tous  les 
»  peuples  qui  voudront  se  rendre  heureux  en  se  réunissant, 
»  songent  à  imiter  le  peuple  de  l'Hespérie  8!» 

A  ces  paroles,  Idoménée  et  les  autres  rois  jurent  la  paix  aux 


1.  «Sainte,  »  parce  qu'elle  est  établie 
sur  les  bases  de  la  justice,  et  que  les 
die  ix  en  seront  les  «  témoins.  » 

2.  «  Exécrable,  »  exsecrari,  déclarer 
en  dehors  des  choses  sacrées,  en  dehors 
de  la  participation  aux  sacrifices. 

3.  Allusion  aux  Euniénides  ou  Furies 
qui  avaient  poursuivi  Oreste,  meurtrier 
de  sa  mère,  jusqu'au  temple  de  Delphes 
où  il  avait  obtenu  sa  délivrance. 

4.  Criminels  célèbres  dans  l'antiquité, 
cités  comme  exemples  des  supplices  ré- 
servés aux  impies  dans  les  enfers.  Voir 
plus  haut,  passim. 

5.  ïi  tan  changé  en  montagne  par  P.  r- 
sée,  qui  avait  fait  briller  à  ses  yeux  la 
tête  de  Méduse.  La  chaîne  de  l'Atlas 


s'étend  au  nord  de  l'Afrique,  qu'il  tra- 
verse presque  dans  toute  sa  longueur. 
Les  poètes  disaient  qu'Atlas  avait  été 
condamné  à  porter  le  ciel  sur  ses 
épaules. 

.  6.  La  jus1  ice  est  comme  le  terrain  sur 
lequel  est  fondé  l'édifice  de  la  paix. 

7.  i  Modèle,  »  modus,  la  manière  dont 
il  faut  se  conduire,  en    imitant   autrui. 

8.  On  voit  dans  ce  morceau  un  exem- 
ple des  imprécations  qui  ont  été  faites 
dans  tons  les  temps  contre  les  violateurs 
de  la  foi  jurée.  Mais  il  faut  remarquer 
comment,  par  un  sentiment  plus  chré- 
tien, Féneloo  sait  ajouter  des  paroles 
d'espérance  et  prévoir  un  meilleur  ave- 
nir. 


LIVRE    NEUVIÈME. 


193 


conditions  marquées.  On  donne  de  part  et  d'autre  douze  otages. 
Télémaque  veut  être  du  nombre  des  otages  donnés  par  Ido- 
ménée;  mais  on  ne  peut  consentir  que  Menlor  en  soit,  parce 
que  les  alliés  veulent  qu'il  demeure  auprès  d'idoménée,  pour 
répondre  de  sa  conduite  et  de  celle  de  ses  conseillers,  jusqu'à 
l'entière  exécution  des  choses  promises  *,  On  immola  s,  entre 
la  ville  et  l'armée  ennemie,  cent  génisses  blanches  comme  la 
neige,  et  autant  de  taureaux  de  même  couleur,  dont  les  cornes 
étaient  dorées  et  ornées  de  festons 3.  On  entendait  retentir,  jus- 
que dans  les  montagnes  voisines,  le  mugissement  affreux  des 
victimes  qui  tombaient  sous  le  couteau  sacré.  Le  sang  fumant 
ruisselait  de  toutes  parts.  On  faisait  couler  avec  abondance  un 
vin  exquis  pour  les  libations  *.  Les  aruspices  F  consultaient  les 
entrailles  qui  palpitaient  encore.  Les  sacrificateurs  brûlaient 
sur  les  autels  un  encens  qui  formait  un  épais  nuage,  et  dont 
la  bonne  odeur  parfumait  toute  la  campagne  fl. 

Cependant  les  soldats  des  deux  partis,  cessant  de  se  regarder 
d'un  œil  ennemi,  commençaient  à  s'entretenir  sur  leurs  aven- 
tures. Ils  se  délassaient  déjà  de  leurs  travaux,  et  goûtaient  par 
avance  les  douceurs  de  la  paix  7.  Plusieurs  de  ceux  qui  avaient 
suivi  Idoménée  au  siège  de  Troie  reconnurent  ceux  de  Nestor 
qui  avaient  combattu  dans  la  même  guerre.  Ils  s'embrassaient 
avec  tendresse,  et  se  racontaient  mutuellement  tout  ce  qui  leur 
était  arrivé  depuis  qu'ils  avaient  ruiné  la  superbe  ville  qui  était 
l'ornement  de  toute  l'Asie.  Déjà  ils  se  couchaient  sur  l'herbe, 
se  couronnaient  de  fleurs,  et  buvaient  ensemble  le  vin  qu'on  ap- 
portait de  la  ville  dans  de  grands  vases,  pour  célébrer  une  si 
heureuse  journée  8. 

Tout  à  coup  Mentor  dit  aux  rois  et  aux  capitaines  assem- 
blés :  «  Désormais,  sous  divers  noms  et  sous  divers  chefs,  vous 


1.  Hommage  rendu  à  Mentor,  à  sa 
bonne  foi  ;  ou  ne  craignait  pas  de  le 
laisser  auprès  de  l'ennemi,  et  néanmoins 
Ton  se  défiait  encore  d'idoménée. 

2.  L'immolation  était,  à  proprement 
parler,  l'acte  par  lequel  on  plaçait  un 
gâteau  salé,  mola,  sur  la  tête  de  la  vic- 
time avant  de  la  frapper. 

3.  Les  victimes  étaient  ainsi  offertes 
aux  dieux,  parées  d'or,  de  fleurs  et  de 
festons. 

4.  Le  prêtre,  après  avoir  goûté  le  vin, 
le  répandait  sur  la  tète  de  la  victime  ; 
c'était  la  libation  (XiiSa-,  verser). 

5.  Les  •  aruspices  »  étaient  les  prêtres 
chargés  de  préparer  la  victime  immolée 
et  de  consulter  les  entrailles;  c'était  une 
institution    plus  romaine  que   grecque. 

6.  Voir  daDS  V Iliade  (1.  ni,  v.  290)  la 

TKLÉMAQUE.     t. 


description  d'un  sacrifice  pour  garantir 
la  trêve  entre  les  deux  armées,  et  les 
conditions  qui  doivent  présider  au  com- 
bat singulier  de  Ménélas  et  de  Paris. 

7.  C'est  l'usage  des  poètes  épiques, 
après  avoir  raconté  les  événements  re- 
latifs aux  chefs,  de  montrer  la  multitude 
dans  les  diverses  circonstances  de  la  vie 
héroïque;  cela  donne  du  mouvement  et 
de  la  vérité  au  récit. 

8.  Discurrunt,  variantque  vices,  fusiqne  per 

[herbam, 

Indulgent  vino,  et  vertunt  crateras  ahenos. 

(Virg.,^«.,  1.  ix,  v.  164.) 

«  Ils  se  partagent,  ils  vont  à  leurs  postes» 
«  et  se  relèvent  tour  à  tour  ;  puis,  cou" 
t  chés  sur  l'herbe,  ils  se  plaisent  à  boire, 
«  à  vider  les  cratères  d'airain.  » 


194  TÉLÉMAQUE. 

»  no  ferez  plus  qu'un  seul  peuple.  C'est  ainsi  que  les  jusles 
»  dieux,  amateurs  *  des  hommes,  qu'ils  ont  formés,  veulent 
»  être  le  lieu  éternel  de  leur  parfaite  concorde  2.  Tout  le 
»  génie  humain  n'est  qu'une  famille  dispersée  sur  la  face  de 
»  toute  la  terre.  Tous  les  peuples  sont  frères,  et  doivent  s'ai- 
>>  nier  comme  tels.  Malheur  à  ces  impies  qui  cherchent  une 
»  gloire  cruelle  dans  le  sang  de  leurs  frères,  qui  est  leur 
»  propre  sang!  La  guerre  est  quelquefois  nécessaire,  il  est 
»  vrai;  mais  c'est  la  honte  du  genre  humain,  qu'elle  soit 
»  inévitable  en  certaines  occasions  3.  0  rois,  ne  dites  point 
»  qu'on  doit  la  désirer  pour  acquérir  de  la  gloire  :  car  la 
»  vraie  gloire  ne  se  trouve  point  hors  de  l'humanité  *.  Qui- 
»  conque  préfère  sa  propre  gloire  aux  sentiments  de  l'huma- 
»  nité  est  un  monstre  d'orgueil,  et  non  pas  un  homme  :  il  ne 
»  parviendra  même  qu'à  une  fausse  gloire;  car  la  vraie  ne  se 
»  trouve  que  dans  la  modération  et  dans  la  bonté.  On  pourra 
»  le  flatter  pour  contenter  sa  vanité  folle;  mais  on  dira  tou- 
»  jours  de  lui  en  secret,  quand  on  voudra  parler  sincère- 
»  ment:  «  11  a  d'autant  moins  mérité  la  gloire,  qu'il  l'a  désirée 
»  avec  une  passion  injuste.  Les  hommes  ne  doivent  point  l'es- 
»  timer,  puisqu'il  a  si  peu  estimé  les  hommes,  et  qu'il  a  prodi- 
»  gué  leur  sang  par  une  brutale  vanité  5.  »  Heureux  le  roi  qui 
»  aime  son  peuple,  qui  en  est  aimé,  qui  se  confie  en  ses  voi- 
»  sins,  et  qui  a  leur  confiance  ;  qui,  loin  de  leur  faire  la  guerre, 
»  les  empêche  de  l'avoir  entre  eux,  et  qui  fait  envier  à  toutes 
»  les  nations  étrangères  le  bonheur  qu'ont  ses  sujets  de  l'avoir 
»  pour  roi  6Î  Songez  donc  à  vous  rassembler  de  temps  en 
»  temps,  ô  vous  qui  gouvernez  les  puissantes  villes  de  l'iles- 
»  périe.  Faites  de  trois  ans  en  trois  ans  une  assemblée  géné- 
»  raie,  où  tous  les  rois  qui  sont  ici  présents  se  trouvent  pour 
d  renouveler  l'alliance  par  un  nouveau  serment,  pour  raf- 
»  fermir  l'amitié  promise,  et  pour  délibérer  sur  tous  les  in- 


1.  «  Amateurs,  amis.  « 

î.  Cette  morale  politique  est  très-belle, 
mais  elle  est  toute  chrétienne.  C'est  Dieu 
qui  est  •  Le  lien  éternel  »  de  la  concorde 
entre  les  peuples.  Dieu  aime  ces  hommes 
qu'il  a  «  formés,  »  c'est-à-dire  créés  et 
ornés  pour  la  vie.  Mentor  enseigne  la 
fraternité  ''u  genre  humain;  tous  les 
peuples  sont  frères  et  doivent  s'aimer.  La 
charité  évangelique  a  proclamé  ce  prin- 
cipe. Les  anciens  n'auraient  pas,  dans  un 
poëme,  suppose  que  tous  les  hommes  sont 
une  famille  «  dispersée  »  sur  la  face  de 
la  terre 


on  y  voit  la  guerre  regardée  comme 
une  ■  honte  »  pour  le  genre  humain,  et 
l'espérance,  ou  du  moins  le  vœu  de  sa 
suppression  définitive. 

4.  t  Humanité.  •  Cette  expression  si- 
gnifie ici  le  sentiment  du  devoir,  le  res- 
pect de  l'homme  et  de  ce  qui  est  dû  à  sa 
condition 

5.  Cette  véhémente  sortie  contre  la 
guerre,  et  contre  l'ambition,  n'est  pas 
exempte  de  diffusion,  mais  la  pensée  est 
noble  e    l'expression  éloquente. 

6.  Ce  n'est  pas  aux  Sa  entins  que 
Mentor  adresse  ces  belles  paroles,  c'est 
au  duc  de  Bourgogne,  pour  l'engager  à 


3.  Toutes  ces  idées  sont  très-avancées   |  ne  pas  imiter  la  politique  de  son  aïeul. 


LIVRE  NEUVIÈME. 


195 


»  lérôts  communs  l.  Tandis  que  vous  serez  unis,  vous  aurez 
»  au  dedans  de  ce  beau  pays  la  paix,  la  gloire  et  l'abondance  :  au 
»  dehors  vous  serez  toujours  invincibles.  11  n'y  a  que  la  Dis- 
»  corde  2,  sortie  de  l'enfer  pour  tourmenter  les  hommes  in- 
»  sensés,  qui  puisse  troubler  la  félicité  3  que  les  dieux  vous 
»  préparent.  » 

Nestor  lui  répondit  :  «  Vous  voyez,  par  la  facilité  avec  la- 
»  quelle  nous  faisons  la  paix,  combien  nous  sommes  éloignes 
»  de  vouloir  faire  la  guerre  par  une  vaine  gloire,  ou  par 
»  l'injuste  avidité  de  nous  agrandir  au  préjudice  *  de  nos 
»  voisins.  Mais  que  peut- on  faire  quand  on  se  trouve  auprès 
»  d'un  prince  violent  qui  ne  connaît,  d'autre  loi  que  son  inté- 
»  rôt,  et  qui  ne  perd  aucune  occasion  d'envahir5  les  terre? 
»  des  autres  États? Ne  croyez  pas  que  je  parle  d'Idoménée;  non, 
»  je  n'ai  plus  de  lui  cette  pensée:  c'est  Adraste,  roi  des  Dau- 
»  niens  6,  de  qui  nous  avons  tout  à  craindre.  Il  méprise  les 
»  dieux,  et  croit  que  tous  les  hommes  qui  sont  sur  la  terre  ne 
»  sont  nés  que  pour  servir  à  sa  gloire  7  par  leur  servitude.  Il  ne 
»  veut  point  de  sujets  dont  il  soit  le  roi  et  le  père  ;  il  veut  des 
»  esclaves  et  des  adorateurs;  il  se  fait  rendre  les  honneurs 
»  divins8.  Jusqu'ici  l'aveugle  Fortune  a  favorisé  ses  plus  injus- 
»  tes  entreprises.  Nous  nous  étions  hûtés  de  venir  attaquer 
»  Salente,  pour  nous  défaire  du  plus  faible  de  nos  ennemis, 
»  qui  ne  commençait  qu'à  s'établir  sur  cette  côte,  afin  de  tour- 
»  ner  ensuite  nos  armes  contre  cet  autre  ennemi  plus  puis- 
»  sant.  Il  a  déjà  pris  plusieurs  villes  de  nos  alliés.  Ceux  de 
»  Crotone  ont  perdu  contre  lui  deux  batailles.  Il  se  sert  de 
»  toutes  sortes  de  moyens  pour  contenter  son  ambition  :  la 
»  force  et  l'artifice,  tout  lui  est  égal,  pourvu  qu'il  accable  ses 
»  ennemis.  Il  a  amassé  de  grands  trésors;  ses  troupes  sont  dis- 
»  ciplinées  et  aguerries;  ses  capitaines  sont  expérimentés;  il 
»  est  bien  servi;  il  veille  lui-môme  sans  cesse  sur  tous  ceux  qui 
»  agissent  par  ses  ordres.  Il  punit  sévèrement  les  moindres 
»  fautes,  et  récompense  avec  libéralité  les  services  qu'on  lui 


1.  C'est  une  fédération  italienne  que 
la  sagesse  de  Mentor  propose  d'établir. 

2.  Divinité  allégorique,  fille  de  la  Nuit, 
et  sœur  de  Némesis,  îles  Parques  et  de 
la  Mort.  Jupiter  l'avait,  disait  on,  chassée 
de  fOlympe. 

3.  La  «  félicité»  est  le  bonheur  per- 
manent; elle  diffère  du  plaisir,  qui  passe, 
et  de  la  joie,  qui  en  est  le  résultat. 

4.  t  Préjudice  »  est  le  même,  étymo- 
logiquemeut,  que  préjugé  ;  c'est  par  ex- 
tension qu'il  signifie  dommage,  détri- 
ment. 


5.  «  Envahir,  »  invadere,  marcher 
contre  ;  le  d  a  disparu  et  a  été  remplacé 
par  l'A. 

6.  Autre  peuple  de  l'anci-enne  Apulie, 
sur  les  côtes  de  l'Adriatique. 

7.  «Servira  sa  gloire,  »  expression 
énergique,  an  tour  latin  :  Servire  to« 
luptati,  vatetudini,  gloriœ. 

8.  Ces  deux  mots,  ainsi  réunis,  consti- 
tuent les  deux  derniers  termes  de  la 
tyrannie,  qui  arrive  à  ne  voir  dans  les 
hommes  que  des  esclaves  et  des  étrei 
prosternés  qui  adorent  le  maître. 


196  TÉLÉMAQUE. 

»  rend.  Sa  valeur  soutient  et  anime  celle  de  toutes  ses  troupes. 
»  Ce  serait  un  roi  accompli,  si  la  justice  et  la  bonne  foi  ré- 
»  glaient  sa  conduite;  mais  il  ne  craint  ni  les  dieux,  ni  le  re- 
»  proche  de  sa  conscience  l.  Il  compte  même  pour  rien  la  rc- 
»  putation  ;  il  la  regarde  comme  un  vain  fantôme  qui  ne  doit 
»  arrêter  que  les  esprits  faibles.  Il  ne  compte  pour  un  bien 
»  solide  et  réel,  que  l'avantage  de  posséder  de  grandes  riehes- 
»  ses,  d'être  craint,  et  de  fouler  à  ses  pieds  tout  le  genre  hu- 
»  main2.  Bientôt  son  armée  paraîtra  sur  nos  terres;  et  si  l'u- 
»  nion  de  tant  de  peuples  ne  nous  met  en  état  de  lui  résister, 
»  toute  espérance  de  liberté  nous  sera  ôtée.  C'est  l'intérêt  d'!- 
»  doménée,  aussi  bien  que  le  nôtre,  de  s'opposer  à  ce  voisin, 
»  qui  ne  peut  souffrir  rien  de  libre  dans  son  voisinage.  Si  nous 
»>  étions  vaincus,  Salente  serait  menacée  du  même  malheur. 
»  Hâtons-nous  donc  tous  ensemble  de  le  prévenir.  » 

Pendant  que  Nestor  parlait  ainsi,  on  s'avançait  vers  la  ville, 
car  Idoménée  avait  prié  tous  les  rois  et  tous  les  principaux 
chefs  d'y  entrer  pour  y  passer  la  nuit. 

Observations  générales  sur  le  neuvième  livre.  —  Le  principal  ob- 
jet de  ce  livre  était  de  montrer  le  mal  qui  résulte  des  guerres  injustes. 
C'est  en  quelque  sorte  un  traité  du  droit  des  gens.  On  y  voit  claire- 
ment déterminées,  par  la  sage  parole  de  Mentor,  toutes  les  circonstances 
qui  font  reconnaître  qu'une  guerre  est  injuste,  et  le  jeune  duc  de  Bour- 
gogne, en  lisant  ce  livre  neuvième  du  Télémaque,  s'instruisait  de  ses 
devoirs  de  roi.  Les  Manduriens,  peuple  sauvage, dont  les  mœurs  ver- 
tueuses sont  décrites  ici  avec  une  complaisance  voisine  de  l'exagéra* 
tion,  se  montrent  observateurs  scrupuleux  de  la  justice  et  du  droit;  la 
docilité  d'idoménée  aux  conseils  de  Àlentor  est  digne  d'éloges,  et  il  est 
beau  de  voir  comment  les  peuples  se  rendent  aux  conseils  de  la  Sagesse. 
Les  confédérés,  malgré  l'irritation  qu'ils  éprouvent  contre  Idoménée, 
obéissent  à  Mentor;  une  paix  honorable  aux  deux  partis,  une  alliance 
est  conclue.  Voilà  pour  la  politique  de  ce  chant:  elle  se  résume  dan 
cette  phrase:  «  Le  rempart  le  plus  sûr  d'un  État,  c'est  la  justice,  c'est- 
à-dire  le  «  respect  du  d toit  ;  »  les  armes,  au  contraire,  provoquent  les  ar 
mes,  arma  armis  irritantur.  » 

A  mesure  qu'on  avance  dans  la  lecture  du  Télémaque,  on  reconnaît  que 
ce  poëme  dut  être  accueilli  avec  quelque  déplaisir  par  un  roi  qui  avait 
trouvé  moins   de  vraie  gloire  que  de  désastres  dans  ses  guerres. 

\.  «  Conscience,  »  conscientia  (setre  ,  I  habile  est  tracé  de  main  de  maître;  il 
cum),  science  intérieure,  connaissance  I  intéresse  déjà  le  lecteur  à  la  guerre  qui 
de  soi  ;  nil  conscire  sibi,  dit  Horace.        I  aura  lieu,  et  dans  laquelle  Adraste  sera 

î.  Ce  portrait  du  tyran  intrépide  et  '  un  redoutable  adversaire  de  Télémaque. 


LIVRE    DIXIEME. 


197 


LIVRE  DIXIÈME. 


Sommaire.  —  I.  Les  alliés,  par  la  parole  de  Mentor,  demandent  à  IJo- 
ménée  d'entrer  dans  leur  ligue  contre  les  Dauniens  ;  Idoménée  y 
consent,  mais,  suivant  les  conseils  plus  sages  de  Mentor,  il  se  con- 
tente d'envoyer  à  l'armée  confédérée  Telémaque  et  cent  jeunes  Cre- 
tois. —  II.  Regrets  de  Telémaque  en  se  séparant  de  Mentor;  juge- 
ment inconsidéré  qu'il  porte  ;  paroles  que  Mentor  lui  adresse  à  ce  sujet. 
—  III.  Après  le  départ  du  fils  d'Ulysse,  Mentor  examine  en  détail 
la  ville  et  le  royaume  de  Salente,  l'état  du  commerce  et  autres  par- 
ties de  l'administration;  il  engage  Idoménée  à  partager  le  peuple 
en  classes,  et  à  distinguer  les  rangs  par  la  diversité  des  costumes  ; 
il  fait  porter  des  règlements  utiles  contre  le  luxe.  —  IV.  Il  veut 
qu'on  encourage  les  arts  utiles,  le  commerce,  l'agriculture  surtout 
qu'il  fait  remettre  en  honneur.  —  V.  Résultats  heureux  de  ces  ré- 
formes. 

I.  Cependant  toute  l'armée  des  alliés  dressait  ses  tentes  ',  et 
la  campagne  était  déjà  couverte  de  riches  pavillons2  de  tou- 
tes sortes  de  couleurs,  où  les  Hespériens  fatigués  attendaient 
le  sommeil.  Quand  les  rois,  avec  leur  suite,  furent  entrés  dans 
la  ville,  ils  parurent  étonnés  qu'en  si  peu  de  temps  on  eût  pu 
faire  tant  de  bâtiments  3  magnifiques,  et  que  l'embarras  d'une 
si  grande  guerre  n'eût  point  empêché  cette  ville  naissante  de 
croître  et  de  s'embellir  tout  à  coup. 

On  admira  la  sagesse  et  la  vigilance  d'Idoménée,  qui  avait 
fondé  un  si  beau  royaume  *:  et  chacun  concluait  que,  la  paix 
étant  faite  avec  lui,  les  alliés  seraient  bien  plus  puissants  s  il 
entrait  dans  leur  ligue  contre  les  Dauniens.  On  proposa  L  Ido- 
ménée d'y  entrer;  il  ne  put  rejeter  une  si  juste  proposition,  et 
il  promit  des  troupes.  Mais  comme  Mentor  n'ignorait  rien  de 
tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  rendre  un  État  florissant 5, 
il  comprit  que  les  forces  d'Idoménée  ne  pouvaient  pas  être 
aussi  grandes  qu'elles  le  paraissaient  :  il  le  prit  en  particulier, 
et  lui  parla  ainsi  : 

i.   «  Tente,  •  habitation  en  toile,  dans  | 
un  camp,  ou  pour  des  voyageurs  en  rase 
campague,  ou  dans  le  désert;  ainsi  ap- 
pelée parce  qu'elle  est  tendue. 

2.  t  Pavillon,  »  tente  ronde  ou  carrée, 
qui  se  termine  en  pointe  par  en  haut. 

3.  •  Faire  des  bâtiments;  »  encore  un 
exemple  de  l'emploi  peu  élégant  du 
verbe  faire;  il  est  mieux  de  préférer 
l'emploi  de  termes  moins  généraux  et 
qui  spécialisent  l'objet  ;  ainsi,  au  lieu  de 


«  faire»  des  bâtiments,  on  les  élève,  on  les 
construit. 

4.  On  s'étonne  de  voir  les  alliés  ad- 
mirer ainsi  t  la  sagesse  et  la  vigilance  » 
d'un  roi  si  peu   vigilant  et  si  peu  sage. 

5.  «  Florissant.  »  L'idée  de  fleurir  a 
toujours  elé  prise  pour  une  similitude 
s'appliquent  à  ce  qui  est  fort,  vigoureux, 
fait  pour  croître  et  se  développer;  elle 
caractérise  bien  une  société  eu  procréa. 


198 


TÉI.ÉMAQUE. 


«  Vous  voyez  que  nos  soins  ne  vous  ont  pas  été  inutiles.  Sa- 
»  lente  est  garantie  des  malheurs  qui  la  menaçaient.  Il  ne 
»  tient  plus  qu'à  vous  d'en  élever  jusqu'au  ciel  la  gloire,  et 
»  d'égaler  la  sagesse  de  Minos,  votre  aïeul,  dans  le  gouverne- 
»  ment  de  vos  peuples.  Je  continue  à  vous  parler  librement, 
»  supposant  que  vous  le  voulez,  et  que  vous  détestez  toute  flat- 
»  terie  1.  Pendant  que  ces  rois  ont  loué  votre  magnificence,  je 
»  pensais  en  moi-même  à  la  témérité  de  votre  conduite.  » 
A  ce  mot  de  témérité,  Idoménée  changea  de  visage,  ses  yeux 
se  troublèrent,  il  rougit,  et  peu  s'en  fallut  qu'il  n'interrompît 
Mentor  pour  lui  témoigner  son  ressentiment.  Mentor  lui  dit 
d'un  ton  modeste  et  respectueux,  mais  libre  et  hardi  2  :  «  Ce 
»  mot  de  témérité  vous  choque,  je  le  vois  bien  :  tout  autre  que 
»  moi  aurait  eu  tort  de  s'en  servir:  car  il  faut  respecter  les 
»  rois,  et  ménager  leur  délicatesse,  môme  en  les  reprenant. 
»  La  vérité  par  elle-même  les  ble?se  assez,  sans  y  ajouter  des 
»  termes  forts,  mais  j'ai  cru  que  vous  pourriez  souffrir  que 
»  je  vous  parlasse  sans  adoucissement  pour  vous  découvrir 
»  votre  faute3.  Mon  dessein  a  été  de  vous  accoutumer  à  enten- 
»  dre  nommer  les  choses  par  leur  nom,  et  à  comprendre  que 
»  quand  les  autres  vous  donneront  des  conseils  sur  votre  con- 
»  duite,  ils  n'oseront  jamais  vous  dire  tout  ce  qu'ils  penseront. 
»  Il  faudra,  si  vous  voulez  n'y  être  point  trompé,  que  vous 
»  compreniez  toujours  plus  qu'ils  ne  vous  diront  sur  les  cho- 
»  ses  qui  vous  seront  désavantageuses.  Pour  moi,  je  veux  bien 
»  adoucir  mes  paroles  selon  votre  besoin;  mais  il  vous  est  utile 
»  qu'un  homme  sans  intérêt  et  sans  conséquence  *  vous  parle 
»  en  secret  un  langage  dur.  Nul  autre  n'osera  jamais  vous  le 
»  parler  :  vous  ne  verrez  la  vérité  qu'à  demi,  et  sous  de  belles 
»  enveloppes.  » 

A  ces  mots,  Idoménée,  déjà  revenu  de  sa  première  prompti- 
tude, parut  honteux  de  sa  délicatesse.  «  Vous  voyez,  dit-il  à 
»  Mentor,  ce  que  fait  l'habitude  d'être  flatté.  Je  vous  dois  le 
»  salut  de  mon  nouveau  royaume,  il  n'y  a  aucune  vérité  que  je 
«  ne  me  croie  heureux  d'entendre  de  votre  bouche  ;  mais  ayez 


i.  Cela  semble  une  ironie.  Idoménée 
vit  depuis  plus  de  vingt  ans  sous  le  ré- 
gime de  la  flatterie,  comme  on  le  verra 
plus  loin  par  la  chute  de  ses  deux  mi- 
nistres. 

2.  Voici  des  alliances,  ou  plutôt  des 
antithèses  de  mots  et  d'idées  qui  sont 
pleines  de  6ens.  Pour  être  moralement 
utile  à  un  roi,  il  faut  être  à  la  fois  «  res- 
pectueux et  hardi.  » 

3.  C'est  une  divinité    qui  parle,   son 


langage  s'élève,  elle  t'exprime  avec  au- 
torité ;  Moraénée,  bien  que  son  orgueil 
en  souffre,  se  soumet  et  cèile  à  l'ascen- 
dant que  Mentor  exerce  sur  lui. 

4.  Sans  importance,  «lont  les  actions 
ou  les  pensées  ne  sauraient  avoir  de 
■  conséquence,!  de  suite. C'est  une  faute 
choquante  que  d'employer  l'adjectif  •con. 
séqueut  »  d«ns  le  sens  d'important.  — Au 
fond  tout  ce  passage  n'est  qu'une  leçon  du 
précepteur  à  l'usage  de  son  royal  disciple. 


LIVRE  DIXIÈME. 


199 


o  pitié  d'un  roi  que  la  flatterie  avait  empoisonné,  et  qui  n'a 
»  pu,  môme  dans  ses  malheurs,  trouver  des  hommes  assez  gc- 
»  néreux  pour  lui  dire  la  vérité.  Non,  je  n'ai  jamais  trouvé 
»  personne  qui  m'ait  assez  aimé  pour  vouloir  me  déplaire  en 
»  me  disant  la  vérité  tout  entière  *,  » 

En  disant  ces  paroles,  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux,  et  il 
embrassait  tendrement  Mentor.  Alors  ce  sage  vieillard  lui  dit  : 
«  C'est  avec  douleur  que  je  me  vois  contraint  de  vous  dire  des 
»  choses  dures  ;  mais  puis-je  vous  trahir  en  vous  cachant  la 
»  vérité?  Mettez-vous  en  ma  place.  Si  vous  avez  été  trompé 
»  jusqu'ici,  c'est  que  vous  avez  bien  voulu  l'être;  c'est  que 
»  vous  avez  craint  des  conseillers  trop  sincères.  Avez-vous  cher- 
»  ché  les  gens  les  plus  désintéressés,  et  les  plus  propres  à  vous 
»  contredire?  Avez-vous  pris  soin  de  faire  parler  les  hommes 
»  les  moins  empressés  à  vous  plaire,  les  plus  désintéressés 
»  dans  leur  conduite,  les  plus  capables  de  condamner  vos  pas- 
»  sions  et  vos  sentiments  injustes?  Quand  vous  avez  trouvé 
»  des  flatteurs,  les  avez-vous  écartés?  vous  en  êtes^vous  défié? 
»  Non,  non,  vous  n'avez  point  fait  ce  que  font  ceux  qui  aiment 
»  la  vérité,  et  qui  méritent  de  la  connaître.  Voyons  si  vous 
»  aurez  maintenant  le  courage  de  vous  laisser  humilier  par  la 
»  vérité  qui  vous  condamne  *. 

»  Je  disais  donc  que  ce  qui  vous  attire  tant  de  louanges  ne 
»  mérite  que  d'être  blâmé  3.  Pendant  que  vous  aviez  au  dehors 
»  tant  d'ennemis  qui  menaçaient  votre  royaume  encore  mal 
»  établi,  vous  ne  songiez,  au  dedans  de  votre  nouvelle  ville,  qu'à 
»  y  faire  des  ouvrages  magnifiques.  C'est  ce  qui  vous  a  coûté 
»  tant  de  mauvaises  nuits,  comme  vous  me  l'avez  avoué  vous- 
»  même.  Vous  avez  épuisé  vos  richesses  ;  vous  n'avez  songé  ni 
»  à  augmenter  votre  peuple,  ni  à  cultiver  les  terres  fertiles  de 
»  cette  côte.  Ne  fallait-il  pas  regarder  ces  deux  choses  comme 
»  les  deux  fondements  essentiels  de  votre  puissance  :  avoir 
»  beaucoup  de  bons  hommes  *,  et  des  terres  bien  cultivées  pour 
»  les  nourrir  5?  11  fallait  une  longue  paix  dans  ces  commence- 


1.  Fénelon  a  voulu  peindre  dans  Ido- 
ménée  une  nature  faible,  irritable,  sans 
génie,  mais  sachant,  non  sans  quelque 
effort,  accepter  les  conseils  d  autrui. 
Mcutor  le  forcera  d'avouer,  de  recon- 
naître son  impuissance. 

2.  Il  ne  faut  pas  oublier,  pour  eicuser 
ces  longueurs,  que  le  Télémaque  est  eu 
grande  partie  un  traité  de  morale  politi- 
que à  l'usage  d'un  prince  appelé  à  ré- 
gner. 

3.  Qui  verraitd&us  «  blâmer  (blasmer)  » 


le  même  mot,  étymologiquement  et  par 
contraction,  que  blasphémer?  C'est  un 
exemple  de  la  manière  dont  les  mots  se 
modifient  dans  leur  passage  à  travers  les 
â^es  tout  en  gardant  quelque  chose  de 
leur  sens  primitif. 

4.  Dans  le  sens  du  latin  boni,  braves, 
utiles,  bons  dans  la  guerre  et  dans  la 
paix. 

5.  Tou  test  là.  Ce  sont  deux  condition! 
essentielles  en  matière  d'économie  poli- 
tique pour  assurer  la  force  d'un  Etat. 


200  TÉLÉMAOUE. 

»  mcnts,  pour  favoriser  la  multiplication  de  votre  peuple.  Vous 
»  ne  deviez  songer  qu'à  l'agriculture  et  à  l'établissement  des 
o  plus  sages  lois.  Une  vaine  ambition  vous  a  poussé  jusques 
a  au  bord  du  précipice.  A  force  de  vouloir  paraître  grand,  vous 
»  avez  pensé  ruiner  votre  véritable  grandeur  l.  Hàtez-vous  de 
y>  réparer  ces  fautes:  suspendez  tous  vos  grands  ouvrages;  re- 
n  noncez  à  ce  faste  qui  ruinerait  votre  nouvelle  ville;  laissez 
»  en  paix  respirer  vos  peuples;  appliquez-vous  à  les  mettre 
»  dans  l'abondance,  pour  faciliter  les  mariages.  Sachez  que 
»  vous  n'êtes  roi  qu'autant  que  vous  avez  des  peuples  à  gou- 
»  verner,  et  que  votre  puissance  doit  se  mesurer,  non  par 
»  l'étendue  des  terres  que  vous  occuperez,  mais  par  le  nombre 
»  des  hommes  qui  habiteront  ces  terres,  et  qui  seront  attachés 
»  à  vous  obéir.  Possédez  une  bonne  terre,  quoique  médiocre 
»  en  étendue;  couvrez-la  de  peuples2 innombrables,  laborieux 
»  et  disciplinés3;  faites  que  ces  peuples  vous  aiment  :  vous  Otes 
»  plus  puissant,  plus  heureux,  plus  rempli  de  gloire,  que  tous 
»  les  conquérants  qui  ravagent  tant  de  royaumes.  » 

—  «Queferai-je  doncàl'égarddecesrois?réponditIdoménée; 
»  leur  avouerai-je  ma  faiblesse?  Il  est  vrai  que  j'ai  négligé  l'a- 
»  griculture,  et  même  le  commerce,  qui  m'est  si  facile  sur 
»  cette  côte  :  je  n'ai  songé  qu'à  faire  une  ville  magnifique. 
»  Faudra-t-il  donc,  mon  cher  Mentor,  me  déshonorer  dans 
»  l'assemblée  de  tant  de  rois,  et  découvrir  mon  imprudence  4? 

S'il  le  faut,  je  le  veux;  je  le  ferai  sans  hésiter,  quoi  qu'il 
m'en  coûte  ;  car  vous  m'avez  appris  qu'un  vrai  roi,  qui  est 
fait  pour  ses  peuples  et  qui  se  doit  tout  entier  à  eux,  doit 
préférer  le  salut  de  son  royaume  à  sa  propre  réputa- 
tion 5.  » 

—  «Ce sentiment  est  digne  du  père  despeuples, reprit  Mentor; 
»  c'est  à  cette  bonté,  et  non  à  la  vaine  magnificence  de  votre 
»  ville,  que  je  reconnais  en  vous  le  cœur  d'un  vrai  roi*.  Mais 
»  il  faut  ménager  votre  honneur,  pour  l'intérêt  môme  de  votre 


1.  Pour  embellir  Salente,  le  roi  n'a- 
xait rien  épirgné,  mais  il  avait  négligé 
l'agriculture  et  l'établissement  de  lois 
sages  :  aussi  Mentor  lui  reproche  d'avoir 
eu  le  goût  du  faste  plus  que  celui  d'une 
véritable  grandeur.  Toutes  ces  critiques 
'levaient  évidemment  déplaire  au  roi 
Louis  XIV. 

2.  «  Couvrez-la  de  peuples  ;  »  expres- 
sion forte  ;  la  terre  doit  être  couverte  de 
peuples  comme  de  mobsons. 

3.  «Discipliné,  »  qui  se  soumet  à  la 
règ'e,  comme  à  l'école,  et  consent  à 
apprendre,  discere. 


4.  La  réclamation  d'Uloménée  est 
juste  ;  déjà  Mentor  y  a  eu  égard  en  par- 
lant aux  alliés. 

5.  «  Réputation,  »  ce  que  l'on  pense 
d'une  personne,  en  arrière  d'elle  {repu- 
tare);  s'applique  au  bien  et  au  mal,  et 
dit  moins  que  célébrité. 

6.  Mentor  ne  veut  pas  décourager 
celui  à  qui  il  adresse  ces  remontrances, 
d'ailleurs  assezdures;  il  reconnaît  qu'Ido- 
ménée  possède  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau, 
la  vertu  avec  laquelle  on  peut  tout  ré- 
parer, «le  cœur  d'un   vrai  roi.» 


LIVRE  DIXIÈME. 


201 


»  royaume.  Laissez-moi  faire  ;  je  vais  foire  entendre  à  ces  rois 
»  que  vous  vous  êtes  engigé  à  rétablir  Ulysse,  s'il  est  encore 
»  vivant,  ou  du  moins  son  fils,  dans  la  puissance  royale,  a 
»  Ithaque,  et  que  vous  voulez  en  chasser  par  force  tous  les 
»  amants  de  Pénélope.  Ils  n'auront  pas  de  peine  à  comprendre 
»  que  cette  guerre  demande  des  troupes  nombreuses.  Ainsi, 
»  ils  consentiront  que  vous  ne  leur  donniez  d'abord  qu'un  fui- 
»  ble  secours  contre  les  Dauniens.  » 

A  ces  mots,  Idoménée  parut  comme  un  homme  qu'on  soulage 
d'un  fardeau  accablant.  «  Vous  sauvez,  cher  ami,  dit-il  à  Men- 
»  tor,  mon  honneur,  et  la  réputation  de  celte  ville  naissante, 
a  dont  vous  cacherez  l'épuisement  à  tous  mes  voisins.  Mais 
»  quelle  apparence  '  de  dire  que  je  veux  envoyer  des  troupes  à 
»  Ithaque  pour  y  rétablir  Ulysse,  ou  du  moins  Télémaque  son 
»  fils,  pendant  que  Télémaque  lui-même  est  engagé  à  aller  à 
»  la  guerre  contre  les  Dauniens  2.  » 

—  »  Ne  soyez  point  en  peine,  répliqua  Mentor;  je  ne  dirai  rien 
»  que  de  vrai.  Les  vaisseaux  que  vous  enverrez  pour  l'établis- 
»  sèment  de  votre  commerce  iront  sur  la  côte  d'Upire3;  ils  fe- 
»  ront  à  la  fois  deux  choses  :  l'une,  de  rappeler  sur  votre  côte 
»  les  marchands  étrangers,  que  les  trop  grands  impôts  éloi- 
»  gnaient  de  Salente  ;  l'autre,  de  chercher  des  nouvelles  d'U- 
»  lysse\  S'il  est  encore  vivant,  il  faut  qu'il  ne  soit  pas  loin  de 
»  ces  mers  qui  divisent  la  Grèce  d'avec  l'Italie5;  et  on  assure 
i)  qu'on  Ta  vu  chez  les  Phéaciens  6.  Quand  même  il  n'y  aurait 
«  plus  aucune  espérance  de  le  revoir,  vos  vaisseaux  rendront 
»  un  signalé  service7  à  son  fils  :  ils  répandront  dans  Ithaque  et 
»  dans  tous  les  pays  voisins  la  terreur  du  nom  du  jeune  Télc- 
»  maque,  qu'on  croyait  mort  comme  son  père.  Les  amants  de 
»  Pénélope  seront  étonnés  d'apprendre  qu'il  est  prêt  à  revenir 
»  avec  le  secours  d'un  puissant  allié.  Les  Ithaciens  n'oseront 
»  secouer  le  joug.  Pénélope  sera  consolée,  et  refusera  toujours 
a  de  choisir  un  nouvel  époux.  Ainsi  vous  servirez  Télémaque, 
»  pendant  qu'il  sera  en  votre  place  avec  les  alliés  de  celle  côlo 
»  d'Italie  contre  les  Dauniens 8.  » 


1.  Quel  moyen  d'être  cru  quand  je 
dirai... 

2.  On  peut  douter,  en  effet,  qu'une 
expédition  du  roi  de  Salente,  pour  rétablir 
Ulysse  ou  Télémaque  dans  leur  île,  fût 
d'une  bonne  politique,  et  meilleure  que 
d'affermir  en  Italie,  par  des  alliances,  un 
État  naissant. 

3.  «  Épire,  i  de  yÏ«ciooî,  continent.  L'É- 
pite  est  située  au  norû  de  la  Grèce. 

4.  Il  semble  difficile  de  faire  com- 


prendre aux  Salenlins  la  nécessité  J'une 
expédition  à  la  recherche  d  Ulysse. 

5.  La  mer  Adriatique  et  la  mer  Io- 
nienne. 

6.  On  a  parlé  plus  haut  des  Phéaciens 
(habitants de  Corcyre),  ainsi  nommés  de 
Phéax,  père  d'Alcinoiïs,  qui  doonal'hospi- 
talité  à  Ulysse. 

7.  «  Service  signalé,  »  c'est-à-dire 
rendu  aux  yeux  de  tous. 

8.  Il  y  avait  autre  chose  de  plus  pressé 


202 


TELEMAQUE 


A  ces  mots,  Idoménée  s'écria  :  «  Heureux  le  roi  qui  est  sou- 
»  tenu  par  de  sages  conseils!  Un  ami  sage  et  fidèle  vaut  mieux 
a  à  un  roi  que  des  armées  victorieuses.  Mais  doublement  heu- 
»  reux  le  roi  qui  sent  son  bonheur,  et  qui  en  sait  profiter  par 
a  le  bon  usage  des  sages  conseils  !  car  souvent  il  arrive  qu'on 
»  éloigne  de  sa  confiance  les  hommes  sages  et  vertueux  dont 
»  on  craint  la  vertu,  pour  prêter  l'oreille  à  des  flatteurs  dont 
»  on  ne  craint  point  la  trahison1.  Je  suis  moi-môme  tombé  dans 
«  cette  faute,  et  je  vous  raconterai  tous  les  malheurs  qui  me 
»  sont  venus  par  un  faux  ami,  qui  flattait  mes  passions  dans 
»  l'espérance  que  je  flatterais  à  mon  tour  les  siennes2.  » 

Mentor  fit  aisément  entendre  aux  rois  alliés  qu'Idoménée 
devait  se  charger  des  affaires  de  Télémaque,  pendant  que  ce- 
lui-ci irait  avec  eux.  Ils  se  contentèrent  d'avoir  dans  leur  armée 
le  jeune  fils  d'Ulysse  avec  cent  jeunes  Cretois  qu'Idoménée  lui 
donna  pour  l'accompagner  ;  c'était  la  fleur  de  la  jeune  nobles- 
se que  ce  roi  avait  emmenée  de  Crète.  Mentor  lui  avait  con- 
seillé de  les  envoyer  dans  cette  guerre.-  «  11  faut,  disait-il,  avoir 
»  soin,  pendant  la  paix,  de  multiplier  le  peuple  ;  mais,  de  peur 
»  que  toute  la  nation  ne  s'amollisse,  et  ne  tombe  dans  l'igno- 
»  rance  de  la  guerre,  il  faut  envoyer  dans  les  guerres  étrangè- 
»  res  la  jeune  noblesse3.  Ceux-là  suffisent  pour  entretenir 
«  toute  la  nation  dans  une  émulation  de  gloire4,  dans  l'amour 
»  des  armes,  dans  le  mépris  des  fatigues  et  de  la  mort  môme. 
»  enfin  dans  l'expérience  de  l'art  militaire.  » 

II.  Les  rois  alliés  partirent  de  Salente  contents  d'Idoménée,  et 
charmés  de  la  sagesse  de  Mentor  :  ils  étaient  pleins -de  joie  de 
ce  qu'ils  emmenaient  avec  eux  Télémaque.  Celui-ci  ne  put  mo- 
dérer sa  douleur  quand  il  fallut  se  séparer  de  son  ami.  Pen- 
dant que  les  rois  alliés  faisaient  leurs  adieux,  et  juraient  à 
Idoménée  qu'ils  garderaient  avec  lui  une  éternelle  alliance, 
Mentor  tenait  Télémaque  serré  entre  ses  bras,  et  se  sentait  ar- 
rosé de  ses  larmes5 .  «  Je  suis  insensible,  disait  Télémaque,  à 


que  «  de  servir  Télémaque  »  par  une 
guerre  d'aventure  et  qui  pouvait  offrir 
beaucoup  de  périls.  Fenelon  veut  que  le 
roi  se  donne  tout  entier  au  bien  de  ses 
peuples  ;  pour  cela  il  ne  doit  former  que 
des  entreprises  d'une  saine  politique, 
i.  t  La  vertu,  la  trahison,  »  antithèse 
d'un  style  ferme. 

2.  Les  paroles  de  Minerve  produi- 
sent leur  effet  sur  Idoméuée,  il  reconnaît 
toutes  ses  erreurs,  il  eu  fera  l'aveu 
complet. 

3.  Terme  bien  moderne  pour  un  sujet 


antique.  —  Sous  Louis  XIV,  «  la  jeune  no- 
ble-.se  »  était  seule  appelée  à  fournir  dus 
oflieiers  pour  la  guerre. 

4.  «  Emulation,  »  rivalité,  avec  une 
nuance  marquée;  l'émulation  admire  les 
actions  louables  et  s'efforce  de  les  imi- 
ter. 

5.  «  Arrosé  de  ses  larmes.  »  Les  héros 
anciens  pleurent  aisément,  témoin  Achille 
dans  l' Iliade.  L'expression  employée  ici 
par  Fenelon  est  un  exemple  de  la  figure 
appelée  hyperbole,  figure  dont  il  faut 
user  sobrement  parce  qu'elle  fait  tourner 


LIVRE  DIXIÈME.  203 

©  la  joie  d'aller  acquérir  de  la  gloire,  et  je  ne  suis  touché  que 
»  de  la  douleur  de  notre  séparation.  Il  me  semble  que  je  vois 
»  encore  ce  temps  infortuné  *  ,  où  les  Égyptiens  m'arrachè- 
.»  rent  d'entre  vos  bras,  et  m'éloignèrent  de  vous  sans  me  lais- 
»  ser  aucune  espérance  de  vous  revoir.  » 

Mentor  répondait  à  ces  paroles  avec  douceur,  pour  le  con- 
soler. «  Voici,  lui  disait-il,  une  séparation  bien  différente  : 
»  elle  est  volontaire,  elle  sera  courte  ;  vous  allez  chercher  la 
»  victoire.  Il  faut,  mon  fils,  que  vous  m'aimiez  d'un  amour 
»  moins  tendre,  et  plus  courageux2  :  accou!umez-vous  à  mon 
»  absence;  vous  ne  m'aurez  pas  toujours  :  il  faut  que  ce  soit  la 
»  sagesse  et  la  vertu,  plutôt  que  la  présence  de  Mentor,  qui 
»  vous  inspirent  ce  que  vous  devez  faire.  » 

En  disant  ces  mots,  la  déesse,  cachée  sous  la  figure  de  Men- 
tor, couvrait  Télémaque  de  son  égide;  elle  répandait  au  de- 
dans de  lui  l'esprit  de  sagesse  et  de  prévoyance,  la  valeur  in- 
trépide et  la  douce  modération,  qui  se  trouvent  si  rarement 
ensemble.  «  Allez,  disait  Mentor,  au  milieu  des  plus  grands 
»  périls,  toutes  les  fois  qu'il  sera  utile  que  vous  y  alliez.  Un 
»  prince  se  déshonore  encore  plus  en  évitant  les  dangers  dans 
»  les  combats,  qu'en  n'allant  jamais  à  la  guerre.  Il  ne  fau', 
»  point  que  le  courage  de  celui  qui  commande  aux  autres 
»  puisse  être  douteux.  S'il  est  nécessaire  à  un  peuple  de  con- 
»  server  son  chef  ou  son  roi,  il  lui  est  encore  plus  nécessaire 
»  de  ne  le  voir  point  dans  une  réputation  douteuse  sur  la  va- 
»  leur3  .  Souvenez-vous  que  celui  qui  commande  doit  être  le 
»  modèle  de  tous  les  autres  :  son  exemple  doit  animer  toute 
»  l'armée.  Ne  craignez  donc  aucun  danger,  ô  Télémaque,  et 
»  périssez  dans  les  combats  plutôt  que  de  faire  douter  de  votre 
»  courage  * .  Les  flatteurs  qui  auront  le  plus  d'empressement 
»  pour  vous  empêcher  de  vous  exposer  au  péril  dans  les  occa- 
»  sions  nécessaires,  seront  les  premiers  à  dire  en  secret  que 
»  vous  manquez  de  cœur,  s'ils  vous  trouvent  facile  à  arrêter 
»  dans  ces  occasions. 

»  Mais  aussi  n'allez  pas  chercher  les  périls  sans  utilité  5  .  La 


le  style  à  l'exagération,  à  l'emphase,  et 
qui  n'est  acceptable,  comme  ici,  que  si 
le  lecteur  réduit  naturellement  le  sens 
du  mot  aux  justes  limites  de  l'idée. 

1.  •Infortuné»  ne  s'applique  guère 
qu'aux  personnes;  «  malheureux  ■  a  plus 
d'extension. 

2.  La  démonstration  de  Télémaque 
donne  à  Mentor  l'occasion  de  rappeler  son 
élève  à  la  fermeté,  à  la  dignité,  même  dans 
l'effusion  des  sentiments  tendres  et  légi- 
time». Minerve  va  lui  faire  comprendre 


qu'il  ne  faut  pas  être  dévoué  aux  siens 
par  sentiment,  mais  par  vertu  et  avec 
courage. 

3.  Tous  doivent  être  courageux,  le 
chef  surtout  ;  on  ne  doit  jamais  le  so  up- 
çonner  de  crainte;  sa  confiance  fait  en 
grande  partie  celle  de  son  armée. 

4.  Ce  sont  de  nobles  con-eils  don- 
nés au  jeune  prince,  dont  Télémaque, 
dans  la  pensée  de  Fénelon,  est  une  per- 
sonnification. 

5.  Le  conseil  est  double,  et  il  y  «  deux 


204 


TÉLÉMAQUE. 


»  valeur  ne  peut  être  une  vertu,  qu'autant  qu'elle  est  réglée 
^  par  la  prudence  :  autrement,  c'est  un  mépris  insensé  de  la 
»  vie,  et  une  ardeur  brutale.  La  valeur  emportée  n'a  rien  de 
»  sûr l  :  celui  qui  ne  se  possède  point  dans  les  dangers  est  plu- 
»  tôt  fougueux  2  que  brave  ;  il  a  besoin  d'être  hors  de  lui  pour 
»  se  mettre  au-dessus  de  la  crainte,  parce  qu'il  ne  peut  la  sur- 
»  monter  par  la  situation  naturelle  de  son  cœur3.  En  cet 
»  état,  s'il  ne  fuit  pas,  du  moins  il  se  trouble  ;  il  perd  la  li- 
»  berté  de  son  esprit,  qui  lui  serait  nécessaire  pour  donner 
»  de  bons  ordres,  pour  profiter  des  occasions,  pour  renverser 
»  les  ennemis,  et  pour  servir  sa  patrie.  S'il  a  toute  l'ardeur 
»  d'un  soldat,  il  n'a  point  le  discernement  d'un  capitaine.  En- 
»  core  môme  n'a-t-il  pas  le  vrai  courage  d'un  simple  soldat  ; 
»  car  le  soldat  doit  conserver  dans  le  combat  la  présence  d'es- 
»  prit4  et  la  modération  nécessaires  pour  obéir  5 .  Celui  qui 
»  s'expose  témérairement  trouble  l'ordre  et  la  discipline  des 
»>  troupes,  donne  un  exemple  de  témérité,  et  expose  souvent 
»  l'armée  entière  à  de  grands  malheurs  *  .  Ceux  qui  préfèrent 
»  leur  vaine  ambition  7  à  la  sûreté  de  la  cause  commune,  mé- 
»  ritent  des  châtiments,  et  non  des  récompenses. 
»  Gardez- vous  donc  bien,  mon  cher  fils,  de  chercher  la 
gloire  avec  impatience.  Le  vrai  moyen  de  la  trouver  est  d'at- 
tendre tranquillement  l'occasion  favorable.  La  vertu  se  fait 
d'autant  plus  révérer  8,  qu'elle  se  montre  plus  simple,  plus 
modeste,  plus  ennemie  de  tout  faste.  C'est  à  mesure  que  la 
nécessité  de  s'exposer  au  péril  augmente,  qu'il  faut  aussi  do 
nouvelles  ressources  de  prévoyance  et  de  courage  qui  ail- 
»  lent  toujours  croissant  •  .  Au  reste,  souvenez-vous  qu'il  ne 


parties  dans  ce  discours  :  d'un  côté,  il 
faut  montrer  une  valeur  à  toute  épreuve; 
de  l'autre,  cette  valeur  ne  doit  pas  être 
inutile  et  perdue,  mais  réglée  par  la 
prudence  et  la  nécessité. 

1.  Vis  consilii  eipers  mole  mit  sua. 

(Hor.,  Od.,  1.  III,  tv, v.  65.) 
•  La  force  dépourvue  de  prudence  se 
>  précipite  par  son  propre  poids.  » 

2.  «  Fougueux,  »  qui  a  du  feu  ;  focus. 

3.  «  La  situation  naturelle  du  cœur;  » 
belle  et  juste  expression.  Celui  dorrt  la 
valeur  est  emportée,  n'étant  pas  maître 
de  lui,  n'a  pas  le  cœur  dans  sa  vraie 
situation. 

4.  f  Présence  d'esprit,  »  loculion  fran- 
çaise excellente;  l'esprit  est  mobile,  il 
réside  ou  il  voyage,  il  est  présent  ou 
absent.  Il  faut  veiller  avec  une  grande 
attention  à  tenir  son  esprit  présent,  à  le 


préserver  de  la  divagation,  de  l'absence. 
5.  Tout  ce  que  dit  ici  Fénelon  se  rap- 
porte à  la  valeur  emportée,  et  non  pas 
au  vrai  courage,  qu'il  a  caractérisé  plus 
haut. 

6.  Il  y  a  dans  l'histoire,  et  particuliè- 
rement dans  l'histoire  romaine,  plus  d'un 
exemple  d'actions  d'éclat  accomplies  mal- 
gré la  discipline,  et  punies  plutôt  que  ré- 
compensées. 

7 .  «  Ambition,  »  a  ici  le  sens  de  désir; 
l'emportement  du  courage  vient  d'une 
ambition,  d'un  désir  de  gloire  inconsi- 
dérés. 

8.  «  Révérer,  »  revereri  ;  idée  du  res- 
pect mêlé  de  crainte,  vereri,  avec  l'idée 
accessoire  de  se  reculer  avec  respect, 
marquée  par  le  préfixe  re. 

9.  Fénelon  insiste  sur  la  nécessité  pour 
un  chef  d'armée  de  modérer  sa  valeur  ou 


LIVRE  DIXIEME. 


20o 


»  faut  s'attirer  l'envie  de  personne  '  .  De  votre  côté,  ne  soyez 
»  point  jaloux  du  succès  des  autres.  Louez-les  pour  tout  ce  qui 
»  mérite  quelque  louange  ;  mais  louez  avec  discernement: 
»  disant  le  bien  avec  plaisir,  cachez  le  mal,  et  n'y  pensez  qu'a- 
»  vec  douleur.  Ne  décidez  point  devant  ces  anciens  capitaines 
»  qui  ont  toute  l'expérience  que  vous  ne  pouvez  avoir  :  écou- 
»  tez-les  avec  déférence  ;  consultez-les  ;  priez  les  plus  habi- 
»  les  de  vous  instruire  ;  et  n'ayez  point  de  honte  d'attribuer 
»  à  leurs  instructions  tout  ce  que  vous  ferez  de  meilleur. 
»  Enfin,  n'écoutez  jamais  les  discours  par  lesquels  on  voudra 
«exciter  votre  défiance  ou  votre  jalousie  contre  ces  autres 
»  chefs.  Parlez-leur  avec  confiance  et  ingénuité.  Si  vous 
»  croyez  qu'ils  aient  manqué  à  votre  égard,  ouvrez-leur  vo- 
»  tre  cœur,  expliquez-leur  toutes  vos  raisons.  S'ils  sont  ca- 
»  pables  de  sentir  la  noblesse  de  cette  conduite,  vous  les  char- 
»  merez,  et  vous  tirerez  d'eux  tout  ce  que  vous  aurez  sujet 
»  d'en  attendre.  Si  au  contraire  ils  ne  sont  pas  assez  rai- 
»  sonnables  pour  rentrer  dans  vos  sentiments,  vous  serez  ins- 
»  truit  par  vous-même  de  ce  qu'il  y  aura  en  eux  d'injuste  à 
»  souffrir  ;  vous  prendrez  vos  mesures  pour  ne  vous  plus  com- 
»  mettre  jusqu'à  ce  que  la  guerre  finisse,  et  vous  n'aurez  rien 
»  à  vous  reprocher.  Mais  surtout  ne  dites  jamais  à  certains 
»  flatteurs,  qui  sèment  la  division,  les  sujets  de  peine  que 
o  vous  croirez  avoir  contre  les  chefs  de  l'armée  où  vous  serez2. 
»  Je  demeurerai  ici,  continua  Mentor,  pour  secourir  Ido- 
»  menée  dans  le  besoin  où  il  est  de  travailler  au  bonheur  de 
»  ses  peuples,  et  pour  achever  de  lui  faire  réparer  les  fautes 
»  que  les  mauvais  conseils  et  les  flatteurs  lui  ont  fait  com- 
»  mettre  dans  l'établissement  de  son  nouveau  royaume.  » 

Alors  Télémaque  ne  put  s'empêcher  de  témoignera  Mentor 
quelque  surprise,  et  même  quelque  mépris,  pour  la  conduite 
d'idoménée.  Mais  Mentor  l'en  reprit  d'un  ton  sévère.  «  Èles- 
vous  étonné,  lui  dit-il,  de  ce  que  les  hommes  les  plus  esti- 
mables sont  encore  hommes,  et  montrent  encore  quelques 
restes  des  faiblesses  de  l'humanité  parmi  les  pièges  innom- 
brables et  les  embarras  inséparables  de  la  royauté  3?  Idomé- 


du  moins  d'éviter  l'intrépidité  bouillante 
etsaus  règle.  En  France,  il  faut  gouverner 
la  valeur  plus  que  l'exciter. 

I.  Ici  Mentor  change  de  sujet;  après 
des  leçons  sur  la  valeur  et  son  ju^te  em- 
ploi, il  va  donner  des  conseils  de  pru- 
dence, et  apprendre  à  un  jeune  chef 
comment  il  doit  se  comporter  avec  les 
•  anciens  capitaines  »  ayant  pour  eux  les 
leçons  de  l'expérience. 


2.  C'e^t  en  effet  un  ensemble  assez 
complet  des  devoirs  d'un  chef  à  l'égard 
des  capitaines  placés  sous  ses  ordres. 

3.  Mentor  a  relevé  fortement  les  dé- 
fauts d'idoménée,  en  parlant  à  ce  roi 
lui-même  et  dans  le  but  de  le  corriger; 
mais  il  donne  aux  conseillers  des  rois 
un  haut  enseignement,  ils  doivent  ca- 
cher aux  hommes  les  défauts  qu'ils 
combattent  dans  le  prince;  ils  doivent  le 


20* 


TÉLEMAUO 


oée,  il  e«t  vrai,  a  été  nourri  sar^s  des  idées  du  faste  ei  J.3 
hauteur  ;  mais  quel  philosophe  pourrait  se  défendre  de  la  flat- 
terie, s'il  avait  été  en  sa  place  ?  il  est  vrai  qu'il  s'es(  laissé  trop 
prévenir  par  ceux  qui  ont  eu  sa  confiance  ;  mais  les  plus  sages 
rois  sont  souvent  trompés,  quelques  précautions  qu'ils  pien- 
nent  pour  nel'Otre  pas1.  Un  roi  ne  peut  se  passer  de  ministres' 
qui  le  soulagent  et  en  qui  il  se  confie,  puisqu'il  ne  peut  tout 
Caire.  D'ailleurs,  un  roi  connaît  beaucoup  moins  que  les  par- 
ticuliers les  hommes  qui  l'environnent  :  on  est.  toujours  mas- 
qué auprès  de  lui  3;  on  épuise  toutes  sortes  d'artifices  pour  le 
tromper.  Hélas  !  cher  Télémaque,  vous  ne  l'éprouverez  que  trop! 
On  ne  trouve  point  dans  les  hommes  ni  les  vertus  ni  les  talents 
qu'on  y  cherche.  On  a  beau  les  étudier  et  les  approfondir,  on 
s'y  mécompte  tous  les  jours.  On  ne  vient  même  jamais  à  bout 
de  faire,  des  meilleurs  hommes,  ce  qu'on  aurait  besoin  d'en 
faire  pour  le  bien  public.  Ils  ont  leurs  entêtements,  leurs  in- 
compatibilités, leurs  jalousies.  On  ne  les  persuade  ni  on  ne  les 
corrige  guère. 

»  Plus  on  a  de  peuples  à  gouverner,  plus  il  faut  de  ministres, 
pour  faire  par  eux  ce  qu'on  ne  peut  faire  soi-môme  ;  et  plus 
on  a  besoin  d'hommes  à  qui  on  confie  l'autorité,  plus  on  est 
exposé  à  se  tromper  dans  de  tels  choix.  Tel  critique  aujour- 
d'hui impitoyablement  les  rois,  qui  gouvernerait  demain  beau- 
coup moins  bien  qu'eux,  et  qui  ferait  les  mômes  fautes  *,  avec 
d'autres  infiniment  plus  grandes,  si  on  lui  confiait  la  même  puis- 
sance. La  condition  privée,  quand  on  y  joint  un  peu  d'esprit 
pour  bien  parler,  couvre  tous  les  défauts  naturels,  relève  des 
talents  éblouissants,  et  fait  paraître  un  homme  digne  de  toutes 
les  places  dont  il  est  éloigné.  Mais  c'est  l'autorité  qui  met  tous 
les  talents  à  une  rude  épreuve,  et  qui  découvre  de  grands  dé- 
fauts8. 


soutenir,  et  plaider  en  sa  faveur  auprès 

de  ceux  qui  sout  trop  prompts  à  ne  voir 

que  le  mal. 
1.  Voltaire,  dans  sa  tragédie  de  Bru- 

tus,  a  de  beaux  vers  sur  celte  idée  : 
Et  quand  il  serait  vrai  que  l'absolu  pouvoir 
Eût  emporté  Tarquin  par  delà  son  devoir, 
Qu'il  en  eût  trop  suivi  l'amorce  enihante- 
[r*sse, 
Quel  peuple  est  «ans  erreur  et  quel  roi  «an» 
[faiblesse  ? 

Voir  aussi,  dans  VAthalie  de  Racine,  les 

conseils  de  Joad  au  jeune  Joas  (act.  IV, 

se.  m)  : 
De    l'absolu  pouvoir  vous   ignorex   l'ivresse, 
Et  des  IXchet  flatuurs  la  voix  enchanteras**. 


t.  Le  sens  littéral  de  «  ministre  »  est 
celui  d'inférieur  (minus)  ;  le  sens  réel  est 
celui  d'intermédiaire,  pour  l'exercice  de 
la  souveraineté,  entre  le  monarque  et 
les  sujets. 

3.  Ceux  qui  s'offrent  à  lui  ont  •  le 
masque  »  de  la  sincérité  ;  leur  vraie  li- 
gure est  celle  du  trompeur. 

4.  •  Fautes  »  dit  moins  que  crimes, 
attentats  ;  c'est,  à  proprement  parler,  le 
manquement  à  quelque  loi  ;  de  fallere. 

5.  C'est  ce  qui  peut  être  allégué  à  taût 
de  gens  critiquant  le  pouvoir,  et  fort 
embarrassés  si  on  leur  demande  ce  qu'il 
y  a  à  faire. 


LIVRE   DIXIÈME.  207 

»  La  grandeur  est  comme  certains  verres  qui  grossissent  tous 
les  objets  *.  Tous  les  défauts  paraissent  croître  dans  ces  hautes 
places,  où  les  moindres  choses  ont  de  grandes  conséquences,  et 
où  les  plus  légères  fautes  ont  de  violents  contre-coups  *.  Le 
monde  entier  est  occupé  à  observer  un  seul  homme  à  toute 
heure,  et  à  le  juger  en  toute  rigueur.  Ceux  qui  le  jugent  n'ont 
aucune  expérience  de  l'état  où  il  est.  Ils  n'en  sentent  point  les 
difficultés,  et  ils  ne  veulent  plus  qu'il  soit  homme,  tant  ils 
exigent  de  perfection  de  lui.  Un  roi,  quelque  bon  et  sage  qu'il 
soit,  est  encore  homme.  Son  esprit  a  des  bornes,  et  sa  vertu 
en  a  aussi.  11  a  de  l'humeur,  des  passions,  des  habitudes,  dont 
il  n'est  pas  tout  à  fait  le  maître.  Il  est  obsédé  3  par  des  gens  in- 
téressés et  artificieux;  il  ne  trouve  point  les  secours  qu'il  cher- 
che. 11  tombe  chaque  jour  dans  quelque  mécompte,  tantôt  par 
ses  passions  et  tantôt  par  celles  de  ses  ministres.  A  peine  a- 
t-il  réparé  une  faute,  qu'il  retombe  dans  une  autre*.  Telle  est 
la  condition  des  rois  les  plus  éclairés  et  les  plus  vertueux. 

»  Les  plus  longs  et  les  meilleurs  règnes  sont  trop  courts  et 
trop  imparfaits,  pour  réparer  à  la  fin  ce  qu'on  a  gâté  5,  sans  le 
vouloir,  dans  les  commencements.  La  royauté  porte  avec  elle 
toutes  ces  misères  :  l'impuissance  humaine  succombe  sous  un 
fardeau  si  accablant.  Il  faut  plaindre  les  rois  et  les  excuser.  Ne 
sont-ils  pas  à  plaindre  d'avoir  à  gouverner  tant  d'hommes, 
dont  les  besoins  sont  infinis,  et  qui  donnent  tant  de  peines  à 
ceux  qui  veulent  les  bien  gouverner  ?Pour  parler  franchement, 
les  hommes  sont  fort  à  plaindre  d'avoir  à  être  gouvernés  par 
un  roi  qui  n'est  qu'homme  semblable  à  eux;  car  il  faudrait  des 
dieux  pour  redresser  les  hommes.  Mais  les  rois  ne  sont  pas 
moins  à  plaindre,  n'étant  qu'hommes,  c'est-à-dire  faibles  et 
imparfaits,  d'avoir  à  gouverner  cette  multitude  innombrable 
d'hommes  corrompus  et  trompeurs  6.  » 

Télémaque  répondit  avec  vivacité  :  «  Idoménée  a  perdu, 
»  par  sa  faute,  le  royaume  de  ses  ancêtres  en  Crète;  et,  sans 
.)  vos  conseils,  il  en  aurait  perdu  un  second  à  Salente.  » 

—  «  J'avoue,  reprit  Mentor,  qu'ila  fait  degrandesfaules;  mnis 
cherchez  dans  la  Grèce,  et  dans  tous  les  autres  pays  les  mieux 
policés,,  un  roi  qui  n'en  ait  point  fait  d'inexcusables.  Les  plus 


1.  Comparaison    ingénieuse    et    dont 
'exactitude  est  sensible  aux  yeux. 

2.  «  Contre-coup;    »   le   coup  frappé 
iur  un  corps  se  fait  sentir  sur  un  aulre. 

3.  «  Obsédé,  »  assiégé,  obseisus. 

4.  Horace  dit  : 

In  vitiura  ducit  cujpae  fug». 

(Ars  poet.v.  31.) 


Et  Boileau  : 
SouTent  la  peur  d'un  mal    nous  conduit  dans 
[un  pire. 

5.  t  Gâté  ;  »  du  mot  allemand  wasten, 
se  rapportant  à  vastare  et  à  l'idée  de 
dévaster,  rendre  vaste. 

6.  Quelle  vérité  dans  ce  tableau  des 
difficultés  et  des  périls  qui  se  rencontrent 
dans  l'exercice  de  la  royauté  ! 


208 


TÊLÉMAQUE. 


grands  hommes  ont,  dans  leur  tempérament  et  dans  le  carac- 
tère de  leur  esprit,  des  défauts  qui  les  entraînent;  et  les  plus 
louables  sont  ceux  qui  ont  le  courage  de  connaître  et  de  répa- 
rer kurs  égarements.  Pensez-vous  qu'Ulysse,  le  grand  Ulysse, 
votre  père,  qui  est  le  modèle  des  rois  de  la  Grèce,  n'ait  pas 
aussi  ses  faiblesses  et  ses  défauts  l?  Si  Minerve  ne  l'eût  conduit 
pas  à  pas,  combien  de  fois  aurait-il  succombé  dans  les  périls 
et  dans  les  embarras  où  la  Fortune  s'est  jouée  de  luil  Combien 
de  fois  Minerve  l'a-t-elle  retenu  ou  redressé,  pour  le  conduire 
toujours  à  la  gloire  par  le  chemin  de  la  vertu 2  !  N'attendez  pas 
mémo,  quand  vous  le  verrez  régner  avec  tant  de  gloire  à  Itha- 
que, de  le  trouver  sans  imperfections  ;  vous  lui  en  verrez,  sans 
doute.  La  Grèce,  l'Asie,  et  toutes  les  îles  des  mers,  l'ont  admiré 
malgré  ces  défauts;  mille  qualités  merveilleuses  les  font  ou- 
blier. Vous  serez  trop  heureux  de  pouvoir  l'admirer  aussi,  et 
de  l'étudier  sans  cesse  comme  votre  modèle. 

»  Accoutumez-vous  donc,  ô  Télémaque,  à  n'attendre  des  plus 
grands  hommes,  que  ce  que  l'humanité  est  capable  de  faire  s. 
La  jeunesse,  sans  expérience,  se  livre  à  une  critique  présomp- 
tueuse, qui  la  dégoûte  de  tous  les  modèles  qu'elle  a  besoin  de 
suivre,  et  qui  la  jette  dans  une  indocilité  incurable.  Non-seule- 
ment vous  devez  aimer,  respecter,  imiter  votre  père,  quoiqu'il 
ne  soit  point  parfait;  mais  encore  vous  devez  avoir  une  haute 
estime  pour  Idoménée,  malgré  tout  ce  que  j'ai  repris  en  lui.  Il 
est  naturellement  sincère,  droit,  équitable,  libéral  *,  bienfai- 
sant; sa  valeur  est  parfaite;  il  déteste  la  fraude  quand  il  la 
connaît,  et  qu'il  suit  librement  la  véritable  pente  5  de  son  cœur. 
Tous  ses  talents  extérieurs  sont  grands  et  proportionnés  à  sa 
place.  Sa  simplicité  à  avouer  son  tort;  sa  douceur,  sa  patience 
pour  se  laisser  dire  par  moi  les  choses  les  plus  dures  ;  son  cou- 
rage contre  lui-même  pour  réparer  publiquement  ses  fautes, 
et  pour  se  mettre  par  là  au-dessus  de  toute  la  critique  des 
hommes,  montrent  une  ame  véritablement  grande.  Le  bonheur 
ou  le  conseil  d'autrui  peuvent  préserver  de  certaines  fautes  un 
homme  très-médiocre;  mais  il  n'y  a  qu'une  vertu  extraordi- 
naire qui  puisse  engager  un  roi,  si  lontemps   séduit  par  la 


i.  Il  est  permis  de  remarquer  les  dé- 
fauts de  ceux  qu'on  respecte,  afin  de 
s'en  défendre  soi-même,  et  à  condition 
qu'on  rendra  témoignage  à  leurs  vraies 
qualités. 

t.  «Conduire,  chemin,  ■  deux  termes 
positifs;  •  gloire,  vertu,  »  termes  abs- 
traits ;  proportion  de  mots  qui  constitue 
le  langage  allégorique. 

3.  Ceux  qui  commandent,   à  quelque 


titre  que  ce  soit,  sont  portés  à  trop 
d'exigences  ;  de  là  la  sagesse  de  ces 
conseils  de  Mentor. 

4.  «Libéral,»  dans  le  sens  de  géné- 
reux; donner  sans  effort  et  largement 
est  un  noble  attribut  de  l'homme  libre. 

5.  «  Véritable,  »  c'est-à-dire  lorsqu'il 
suit  sa  propre  impulsion,  son  bon  na- 
turel, au  lieu  de  céder  à  la  vanité  ou 
aux  conseils  des  flatteurs. 


LIVRE  DIXIÈME. 


209 


flatterie,  à  réparer  son  tort.  Il  est  bien  plus  glorieux  de  se  re- 
lever ainsi,  que  de  n'être  jamais  tombé,  Idoménée  a  fait  les 
fautes  que  presque  tous  les  rois  font;  mais  presque  aucun  roi 
ne  fait,  pour  se  corriger,  ce  qu'il  vient  de  faire.  Pour  moi,  je 
ne  pouvais  me  lasser  de  l'admirer  dans  les  moments  mômes  où 
il  me  permettait  de  le  contredire.  Admirez-le  aussi,  mon  cher 
Télémaque  :  c'est  moins  pour  sa  réputation  que  pour  votre  uti- 
lité, que  je  vous  donne  ce  conseil  '.  » 

Mentor  fit  sentir  à  Télémaque,  par  ce  discours,  combien  il 
est  dangereux  d'être  injuste  en  se  laissant  aller  aune  critique 
rigoureuse  contre  les  autres  hommes,  et  surtout  contre  ceux 
qui  sont  chargés  des  embarras  et  des  difficultés  du  gouverne- 
ment. Ensuite  il  lui  dit  :  «  Il  est  temps  que  vous  partiez  ;  adieu  : 
»  je  vous  attendrai.  0  mon  cher  Télémaque,  souvenez-vous  que 
»  ceux  qui  craignent  les  dieux  n'ont  rien  à  craindre  des  hom- 
»  mes.  Vous  vous  trouverez  dans  les  plus  extrêmes  périls; 
»  mais  sachez  que  Minerve  ne  vous  abandonnera  point 2.  » 

A  ces  mots  Télémaque  crut  sentir  la  présence  de  la  déesse  3, 
et  il  eût  même  reconnu  que  c'était  elle  qui  parlait  pour  le  rem- 
plir de  confiance,  si  la  déesse  n'eût  rappelé  l'idée  de  Mentor, 
en  lui  disant  :«  %  'oubliez  pas,  mon  fils,  tous  les  soins  que  j'ai 
»  pris,  pendant  votre  enfance,  pour  vous  rendre  sage  et  cou- 
»  rageux  comme  votre  père.  Ne  faites  rien  qui  ne  soit  digne  de 
»  ses  grands  exemples,  et  des  maximes  de  vertu  que  j'ai  tâché 
»  de  vous  inspirer,  » 

III.  Le  soleil  se  levait  déjà,  et  dorait  le  sommet  des  monta- 
gnes, quand  les  rois  sortirent  de  Salente  pour  rejoindre  leurs 
troupes.  Ces  troupes,  campées  autour  de  la  ville,  se  mirent  en 
marche  sous  leurs  commandants.  On  voyait  de  tous  côtés  bril- 
ler le  fer  des  piques  hérissées;  l'éclat  des  boucliers  éblouissait 
les  yeux;  un  nuage  de  poussière  s'élevait  jusqu'aux  nues  *;  Ido- 
ménée, avec  Mentor,  conduisait  dans  la  campagne  les  rois  al- 


1.  Un  conseil  excellent  et  trop  rare- 
ment écouté,  que  celui  de  tenir  compte 
des  qualités  essentielles  qui  existent  dans 
un  homme,  alors  même  qu'on  est  le  plus 
frappé  de  certains  défauts  que  l'on  dé- 
couvre eu  lui. 

2.  C'est  Minerve  qui  parle;  elle  le  dit, 
mais  Télémaque  ne  peut  comprendre  6es 
paroles  d'adieu;  toutefois  sou  cœur  en 
est  doucement  troublé. 

3.  Télémaque  aussi,  dans  l'Odyssée, 
eroit  sentir    la    présence    de    Mintrve  : 


8âjA6i)<rev  xazà.  Ou^éy*  ôîffato  Y«p  8eôv  iTv<u. 
(Hom.,  Od.,  I.  i,  v.  322.) 

•  Mais  lui,  ayant  réfléchi  en  lui-même, 
»  fut  troublé  dans  son  cœur,  car  il  pen- 
»  sait  que  c'était  une  divinité.  » 

*.  Stant  pavidae  in   mûris  maires,   oculisqua 
[sequuntur 
PuWeream  nubem,  etfulgentes  aère  catervaj. 
(y£n.,  1.  vin,  v.   592.) 

t  Les  mères  se  tiennent  tremblantes  sur 
»  les  murs,  et  suivent  des  yeux  le  nuage 

•  de  poussière  et  les  escadrons  qui  bril- 

•  leut  sous  l'airain.  * 


210 


TÉLÉMAQUE. 


lies,  et  s'éloignait  des  murs  de  la  ville.  Enfin,  ils  se  séparèrent 
après  s'être  donné  de  part  et  d'autre  les  marques  d'une  vraie 
amitié  ;  et  les  alliés  ne  doutèrent  plus  que  la  paix  ne  fût  du- 
rable, lorsqu'ils  connurent  la  bonté  du  cœur  d'Idoménée, 
qu'on  leur  avait  représenté  bien  différent  de  ce  qu'il  était  : 
c'est  qu'on  jugeait  de  lui,  non  par  ses  sentiments  naturels, 
mais  par  les  conseils  flatteurs  et  injustes  auxquels  il  s'était 
livré. 

Après  que  l'armée  fut  partie,  Idoménée  mena  Mentor  dans 
tous  les  quartiers  de  la  ville.  «  Voyons,  disait  Mentor,  combien 
»  vous  avez  d'hommes  et  dans  la  ville  et  dans  la  campagne  voi- 
»  sine;  faisons-en  le  dénombrement.  Examinons  aussi  com- 
»  bien  vous  avez  de  laboureurs  parmi  ces  hommes.  Voyons 
»>  combien  vos  terres  portent,  dans  les  années  médiocres,  de 
»>  blé,  de  vin,  d'huile,  et  des  autres  choses  utiles  :  nous  saurons 
»  par  cette  voie  si  la  terre  fournit  de  quoi  nourrir  tous  ses  ha- 
»  bitants,  et  si  elle  produit  encore  de  quoi  faire  un  commerce 
»  utile  de  son  superflu  avec  les  pays  étrangers.  Examinons 
»  aussi  combien  vous  avez  de  vaisseaux  et  de  matelots;  c'est 
»  par  là  qu'il  faut  juger  de  votre  puissance.  »  Il  alla  visiter  le 
port,  et  entra  dans  chaque  vaisseau.  11  s'informa  des  pays  où 
chaque  vaisseau  allait  pour  le  commerce  ;  quelles  marchandises 
il  y  apportait;  celles  qu'il  prenait  au  retour;  quelle  était  la 
dépense  du  vaisseau  pendant  la  navigation;  les  prêts  que  les 
marchands  se  faisaient  les  uns  aux  autres;  les  sociétés  qu'ils 
faisaient  entre  eux  (pour  savoir  si  elles  étaient  équitables  et 
fidèlement  observées);  enfin,  les  hasards  des  naufrages  et  les 
autres  malheurs  du  commerce,  pour  prévenir  la  ruine  des  mar- 
chands, qui,  par  l'avidité  du  gain,  entreprennent  souvent  des 
choses  qui  sont  au  delà  de  leurs  forces  '. 

11  voulut  qu'on  punît  sévèrement  toutes  les  banqueroutes  2, 
parce  que  celles  qui  sont  exemptes  de  mauvaise  foi  ne  le  sont 
presque  jamais  de  témérité.  En  même  temps  il  fit  des  règles 
pour  faire  en  sorte  qu'il  fût  aisé  de  ne  faire  jamais  banque- 
route. 11  établit  des  magistrats  à  qui  les  marchands  rendaient 
compte  de  leurs  effets,  de  leurs  profits,  de  leur  dépense,  et  de 
leurs  entreprises.  Il  ne  leur  était  jamais  permis  de  risquer  le 
bien  d'aulrui,  et  ils  ne  pouvaient  même  risquer  que  la  moitié 


i.  Ce  sont  des  questions  d'économie 
politique,  une  science  qui  a  fait  beau- 
coup de  progrès  dans  les  temps  moder- 
nes. 

2.  «  Banqueroute,»  action  du  banquier 
ou  du  marchand  qui  ne  peut  plus  faire 
nonneur  à  ses  affaires,  payer  ses  billets. 
Voici  le  sens  propre  et  l'origine  de  ce 


mot  :  Au  mjyen  âge,  dans  certaines  vil- 
les italiennes,  les  préteurs  et  banquiers 
avaient  chacun  leur  place  marquée,  leur 
banc  sur  le  marché  puhlic;  si  l'un  d'eux 
se  trouvait  dans  l'impossibilité  de  satis- 
faire à  ses  engagements,  on  disait  qu'il 
avait  rompu  son  banc  (de  l'italien  banco 
rotto,  banc  rompu). 


LIVRE  DIXIÈME, 


211 


du  leur.  De  plus,  ils  faisaient  en  société  !  les  entreprises  qu'ils 
ne  pouvaient  faire  seuls;  et  la  police  de  ces  sociétés  était  in- 
violable, par  la  rigueur  des  peines  imposées  à  ceux  qui  ne  les 
Suivraient  pas.  D'ailleurs,  la  liberté  du  commerce  était  en- 
tière 2  :  bien  loin  de  le  gêner  par  des  impôts,  on  promettait 
une  récompense  à  tous  les  marchands  qui  pourraient  attirera 
Salente  le  commerce  de  quelque  nouvelle  nation. 

Ainsi  les  peuples  y  accoururent  bientôt  en  foule  de  toutes 
parts.  Le  commerce  de  cette  ville  était  semblable  au  flux  et 
au  reflux  de  la  mer.  Les  trésors  3  y  entraient  comme  les  flots 
viennent,  l'un  sur  l'autre  *,  Tout  y  était  apporté  et  tout  en  sor- 
tait librement.  Tout  ce  qui  entrait  était  utile;  tout  ce  qui 
sortait,  laissait,  en  sortant,  d'autres  richesses  en  sa  place. 
La  justice  sévère  présidait 5  dans  le  port,  au  milieu  de  tant  de 
nations.  La  franchise  6,  la  bonne  foi,  la  candeur  7,  semblaient, 
du  haut  de  ces  superbes  fours,  appeler  les  marchands  des  ter- 
res les  plus  éloignées  :  chacun  de  ces  marchands,  soit  qu'il 
vînt  des  rives  orientales 8  où  le  soleil  sort  chaque  jour  du  sein 
des  ondes,  soit  qu'il  fût  parti  de  cette  grande  mer9  où  le  soleil, 
lassé  de  son  cours,  va  éteindre  ses  feux,  vivait  paisible  et  en 
sûreté  dans  Salente  comme  dans  sa  patrie  10. 

Pour  le  dedans  de  la  ville,  Mentor  visita  tous  les  magasins, 
toutes  les  boutiques  M  d'artisans,  et  toutes  les  places  publi- 
ques. Il  défendit  toutes  les  marchandises  de  pays  étrangers 
qui  pouvaient  introduire  le  luxe  et  la  mollesse.  Il  régla  les 
habits,  la  nourriture,  les  meubles,  la  grandeur  et  l'ornement 
des  maisons,  pour  toutes  les  conditions  différentes.  11  bannit 
tous  les  ornements  d'or  et  d'argent;  et  il  dit  à  Idoménée  : 
«  Je  ne  connais  qu'un  seul  moyen  pour  rendre  votre  peuple 
modeste  dans  sa  dépense i%  :  c'est  que  vous  lui  en  donniez  vous- 


i.  t  Société,  »  societas,  socius  (com- 
pagnon), de  sequi, suivre,  hommes  qui  se 
suivent,  qui  vivent  ensemble. 

2.  La  t  liberté  du  commerce,»  une  des 
plus  graves  questions  de  l'économie  poli- 
tique, est  la  liberté  que  les  peuples 
peuvent  avoir  de  commercer  entre  eux 
sans  entrave,  ou  du  moins  eu  mettant  le 
moins  possible  «  d'impôts,  1  afin  d'en- 
courager i'imporlation  des  marchandises. 
Fénelon  est  partisan  de  la  liberté  illimi- 
tée «lu  commerce. 

3.  «  Trésor,  ■  6ii<xaypo<;,  richesses  gar- 
dées en  lieu  sûr,  déposées  (Uw). 

fc.  Ut  unda  impellitur  unda. 

(Ovid.,  Met  ,  1.  xv,  v.  181.) 
Comme  le  flot  est  poussé  par  le  flot.» 
6.  Personnification  :  la   Justice  prési- 


dait, était  assise  en  tète  ;   prœ  sedere. 

6.  «Franchise,  »  sincérité  dans  les 
transactions;  primitivement  l'idée  de  li- 
berté; le  nom  germanique  du  peuple 
français,  les  Francs,  les  libres. 

7.  La  blancheur  de  l'âme,  candor, 
candere. 

8.  Le  golfe  Arabique  et  la  mer  des 
Indes. 

9.  L'océan  Atlantique;  plus  particu- 
lièrement vers  le  détroit  de  Gades. 

10.11  est  à  croire  que  Salente  n'étai» 
pas  assez  renommée  pour  devenir  aussi 
promptetnent  le  centre  du  commerce  du 
monde  euiier. 

11. •  Boutique,  »  du  grec  àitôOijxa,  lieu 
où  l'on  dépose  les  marchandises    (6iu). 

12.  «  Modeste,»  ici,  modéré,  de  modus 


212 


TÉLÉMAQUE. 


même  l'exemple.  11  est  nécessaire  que  vous  ayez  une  certaine 
majesté  dans  votre  extérieur;  mais  votre  autorité  sera  assez 
marquée  par  vos  gardes,  et  par  les  principaux  officiers  qui 
vous  environnent.  Contentez-vous  d'un  habit  de  laine  Ires- 
fine,  teinte  en  pourpre  l;  que  les  principaux  de  l'État,  après 
vous,  soient  vêtus  de  la  môme  laine,  et  que  toute  la  différence 
ne  consiste  que  dans  la  couleur  et  dans  une  légère  broderie  d'or 
que  vous  aurez  sur  le  bord  de  votre  habit.  Les  différentes 
couleurs  serviront  à  distinguer  les  différentes  conditions  2, 
sans  avoir  besoin,  ni  d'or  ni  d'argent  ni  de  pierreries. 

»  Réglez  les  conditions  par  la  naissance.  Mettez  au  pre- 
mier rang  ceux  qui  ont  une  noblesse  plus  ancienne  et 
plus  éclatante.  Ceux  qui  auront  le  mérite  et  l'autorité  des 
emplois  seront  assez  contents  de  venir  après  ces  anciennes  et 
illustres  familles,  qui  sont  dans  une  si  longue  possession  des 
premiers  honneurs.  Les  hommes  qui  n'ont  pas  la  même  no- 
blesse leur  céderont  sans  peine,  pourvu  que  vous  ne  les  ac- 
coutumiez point  à  se  méconnaître  dans  une  trop  prompte  et 
trop  haute  fortune,  et  que  vous  donniez  des  louanges  à  la  mo- 
dération de  ceux  qui  seront  modestes  dans  la  prospérité.  La 
distinction  la  moins  exposée  à  l'envie  est  celle  qui  vient  d'une 
longue  suite  d'ancêtres 3.  Pour  la  vertu,  elle  sera  excitée,  et  on 
aura  assez  d'empressement  à  servir  l'État,  pourvu  que  vous 
donniez  des  couronnes  et  des  statues  aux  belles  actions,  et 
que  ce  soit  un  commencement  de  noblesse  pour  les  enfants  de 
ceux  qui  les  auront  faites. 

»  Les  personnes  du  premier  rang,  après  vous,  seront  vêtues 
de  blanc  avec  une  frange  d'or  4  au  bas  de  leurs  habits.  Ils  au- 
ront au  doigt  un  anneau  d'or,  et  au  cou  une  médaille  d'or  avec 
votre  portrait.  Ceux  du  second  rang  seront  vêtus  de  bleu;  ils 
porteront  une  frange  d'argent  avec  l'anneau,  et  point  de  mé- 
daille -,  les  troisièmes,  de  vert,  sans  anneau  et  sans  frange, 
mais  avec  la  médaille  d'argent;  les  quatrièmes  d'un  jaune 
d'aurore;  les  cinquièmes,  d'un  rouge  pâle  ou  de  rose;  les 
sixièmes,  de  gris  de  lin  ;  et  les  septièmes,  qui  seront  les  der- 
niers du  peuple,  d'une  couleur  mêlée  de  jaune  et  de  blanc. 
Voilà  les  habits  de  sept  conditions  différentes  pour  les  hommes 
libres  B.  Tous  les  esclaves  seront  vêtus  de  gris-brun.  Ainsi, 


1.  La  couleur  pourpre  a  toujours  élé 
la  couleur  royale. 

2.  <  Condition,  »  la  manière  dont  on 
est  fondé,  établi  dans  la  vie  (conditus), 

3.  Ces  idées,  admises  sous  Louis  XIV, 
se  sont  modifiées  avec  le  temps,  et  ont 
fait  place  à  d'autres  institutions  qui  ad- 


mettent tous  les  citoyens  aux  emplois, 
selon  le  mérite. 

4.  •  Frange,  ■  tissu  étroit,  à  filets 
pendants  et  comme  déchirés,  brisés 
(frangere),  pour  orner  les  vêtements. 

5.  Tout  cela  est  de  fantaisie.  Etablir 
huit  conditions  dans  l'Etat  et  distinguer 


LIVRE  DIXIÈME, 


213 


sans  aucune  dépense,  chacun  sera  distingué  suivant  sa  condi- 
tion, et  on  bannira  de  Salente  tous  les  arts  qui  ne  servent 
qu'à  entretenir  le  faste  *.  Tous  les  artisans  qui  seraient  em- 
ployés à  ces  arts  pernicieux  serviront,  ou  aux  arts  nécessai- 
res, qui  sont  en  petit  nombre,  ou  au  commerce,  ou  à  l'agri- 
culture. On  ne  souffrira  jamais  aucun  changement,  ni  pour 
la  nature  des  étoffes,  ni  pour  la  forme  des  habits;  car  il  est 
indigne  que  des  hommes  destinés  à  une  vie  sérieuse  et  noble, 
s'amusent  à  inventer  des  parures  affectées,  ni  qu'ils  permet- 
tent que  leurs  femmes,  à  qui  ces  amusements  seraient  moins 
honteux,  tombent  jamais  dans  cet  excès  2.  » 

Mentor,  semblable  à  un  habile  jardinier  qui  retranche  dans 
ses  arbres  fruitiers  le  bois  inutile,  tâchait  ainsi  de  retrancher 
le  faste  inutile  qui  corrompait  les  mœurs  ;  il  ramenait  toutes 
choses  à  une  noble  et  frugale  simplicité.  11  régla  de  même  la 
nourriture  des  citoyens  et  des  esclaves.  «  Quelle  honte,  disait- 
il,  que  les  hommes  les  plus  élevés  fassent  consister  leur  gran- 
deur dans  les  ragoûts,  par  lesquels  ils  amollissent  leurs  âmes, 
et  ruinent  insensiblement  la  santé  de  leurs  corps  1  Ils  doivent 
faire  consister  leur  bonheur  dans  leur  modération,  dans  leur 
autorité,  pour  faire  du  bien  aux  autres  hommes,  et  dans  la  ré- 
putation que  leurs  bonnes  actions  doivent  leur  procurer.  La 
sobriété  rend  la  nourriture  la  plus  simple  très-agréable.  C'est 
elle  qui  donne,  avec  la  santé  la  plus  vigoureuse,  les  plaisirs  les 
plus  purs  et  les  plus  constants.  Il  faut  donc  borner  vos  repas 
aux  viandes  les  meilleures,  mais  apprêtées  sans  aucun  ragoût. 
C'est  un  art  pour  empoisonner  les  nommes,  que  celui  d'irriter 
leur  appétit  au  delà  de  leur  vrai  besoin  s.  » 

Idoménée  comprit  bien  qu'il  avait  eu  tort  de  laisser  les  ha- 
bitants de  sa  nouvelle  ville  amollir  et  corrompre  leurs  mœurs, 
en  violant  toutes  les  lois  de  Minos  sur  la  sobriété;  mais  le  sage 
Mentor  lui  fit  remarquer  que  les  lois  mêmes,  quoique  renou- 
velées, seraient  inutiles,  si  l'exemple  du  roi  ne  leur  donnait 


toutes  ces  conditions  par  les  couleurs 
est  chose  impraticable.  Qui  voudrait 
et  qui  pourrait  diviser  une  société  en 
huit  classes,  distinguées  invariablement 
par  la  qualité  des  étoffes  et  la  forme  des 
vêtements? 

î .  Si  Fénelon  veut  caractériser  ici  les 
beaux-arts,  il  est  certainement  entraîné 
au  delà  de  sa  pensée.  Plus  loin,  en  effet, 
il  autorise  la  peinture  et  la  sculpture  ; 
mais  son  embarras  ou  même  son  incon- 
séquence viennent  de  ce  que,  proscri- 
vant le  luxe  d'une  manière  générale,  il 
ne  sait  que  faire  des  beaux-arts  qui  ne 


créent  aucun  objet  de  première  utilité. 

2.  La  question  du  luxe  ne  se  résout 
pas  si  aisément  :  dans  ses  excès,  la  mo- 
rale le  reprouve;  mais  dans  de  justes 
limites,  le  luxe  ajoute  par  les  arts  à  l'éclat 
de  la  société,  et  il  multiplie  les  ressources 
du  travail.  On  retrouve  ici  dans  Fénelon 
le  bel-esprit  chimérique,  l'utopiste  dont 
se    plaignait  Louis  XIV. 

3.  Ce  règlement  des  repas  est  un  sou- 
venir des  lois  de  Lycurgue  et  de  la  cou- 
tume lactdémonienne.  La  sobriété  doit 
être  réglée  par  les  mœurs  plus  que  par 
iei  lois. 


214 


TÉLÉMAQUE. 


une  autorité  qui  ne  pouvait  venir  d'ailleurs.  Aussitôt  Ido- 
menée  régla  sa  table,  où  il  n'admit  que  du  pain  excellent,  du 
vin  du  pays,  qui  est  fort  et  agréable,  mais  en  fort  petite  quan- 
tité, avec  des  viandes  simples,  telles  qu'il  en  mangeait  avec  les 
autres  Grecs  au  siège  de  Troie.  Personne  n'osa  se  plaindre 
d'une  règle  que  le  roi  s'imposait  lui-même;  et  chacun  se  cor- 
rigea de  la  profusion  et  de  la  délicatesse  où  l'on  commençait 
à  se  plonger  »  pour  les  repas. 

Mentor  retrancha  ensuite  la  musique  molle  et  efféminée, 
qui  corrompait  toute  la  jeunesse  2.  Il  ne  condamna  pas  avec 
une  moindre  sévérité  la  musique  bachique  3,  qui  n'enivre  pas 
moins  que  le  vin,  et  qui  produit  des  mœurs  pleines  d'empor- 
tement et  d'impudence  *.  11  borna  toute  la  musique  aux  fêles 
dans  les  temples,  pour  y  chanter  lés  louanges  des  dieux,  et 
des  héros  qui  ont  donné  l'exemple  des  plus  rares  vertus6.  Une 
permit  aussi  que  pour  les  temples  les  grands  ornements  d'ar- 
chitecture, tels  que  les  colonnes,  les  frontons,  les  portiques;  il 
donna  des  modèles  d'une  architecture  simple  et  gracieuse, 
pour  faire,  dans  un  médiocre  espace,  une  maison  gaie  et  com- 
mode pour  une  famille  nombreuse  ;  en  sorte  qu'elle  fût  tour- 
née à  un  aspect  sain,  que  les  logements  en  fussent  dégagés  les 
uns  des  autres,  que  l'ordre  et  la  propreté  s'y  conservassent  fa- 
cilement, et  que  l'entretien  fût  de  peu  de  dépense6. 

11  voulut  que  chaque  maison  un  peu  considérable  eût  un  sa- 
lon7 et  un  petit  péristyle,  avec  de  petites  chambres  pour  tou- 
tes les  personnes  libres.  Mais  il  défendit  très-sévèrement  la 
multitude  superflue  et  la  magnificence  des  logements.  Ces 
divers  modèles  de  maisons,  suivant  la  grandeur  des  familles, 
servirent  à  embellir  à  peu  de  frais  une  partie  de  la  ville,  et  à 
la  rendre  régulière;  au  lieu  que  l'autre  partie,  déjà  achevée 
suivant  le  caprice  et  le  faste  des  particuliers,  avait,  malgré  sa 
magnificence,  une  disposition  moins  agréable  et  moins  com- 
mode 8.  Cette  nouvelle  ville  fut  bâtie  en  très-peu  de  temps, 


i.  L'idée  de  «  se  plonger  »  est  une  fi- 
gure en  juste  rapport  étymologique  avec 
celle  de  «  profusion.  » 

2.  Cette  musique  efféminée  était  con- 
nue chu  les  Grecs  sous  le  nom  de  mu- 
Bique  Ijdienne,  c.-à-d.  exécutée  sur  le 
mode  lydien. 

3.  Telle  que  celle  qui  avait  lieu  dans 
les  orgies  ou  fêtes  de  Baerhus,  ou  sim- 
plment  la  musique  employée  aux  chants 
de  table. 

4  L'ivresse  physique  est  le  résultat 
d'un  excès  de  vin  ;  au  moral,  c'est  le 
produit  de  toute  passion   désordonnée. 

5.  La  musique   adoucit  les   mœurs; 


comme  elle  a  fait  beaucoup  de  propres, 
on  ^ent  de  plus  en  plus  la  nécessité  de 
la  propager,  d'en  rendre  l'usage  po- 
pulaire. 

6.  Ces  lois  somptuaires,  seulement 
appliquées  aux  édifices  publics,  sont 
parfaitement  justes. 

7.  «Salon.  »  Ce  mot  est  bien  moderne 
pour  l'appliquer  ici,  à  propos  des  institu- 
tions de  la  Grande-Grèce.  — Il  s'explique 
par  l'allemand  hall,  salle,  salon,  mot  con- 
servé exactement  dans  le  français  halle. 

8.  Un  tel  système  porterait  atteinte  à 
la  liberté  de  tous  les  habitants,  et  de  plus, 
il  produirait  une  monotone  uniformité. 


LIVRE  DIXIÈME. 


2*5 


parce  que  la  côte  voisine  de  la  Grèce  l  fournit  de  bons  archi- 
tectes, et  qu'on  fit  venir  un  très-grand  nombre  de  maçons  de 
l'Épire  et  de  plusieurs  autres  pays,  à  condition  qu'après  avoir 
achevé  leurs  travaux,  ils  'établiraient  autour  de  Salente,  y 
prendraient  des  terres  à  défricher,  et  serviraient  à  peupler  la 
campagne. 

La  peinture  et  la  sculpture  parurent  à  Mentor  des  arts  qu'il 
n'est  pas  permis  d'abandonner;  mais  il  voulut  qu'on  souffrît 
dans  Salente  peu  d'hommes  attachés  à  ces  arts.  11  établit  une 
école  où  présidaient  des  maîtres  d'un  goût  exquis,  qui  exa- 
minaient les  jeunes  élèves.  «  Il  ne  faut,  disait-il,  rien  de  bas 
et  de  faible  dans  ces  arts  qui  ne  sont  pas  absolument  néces- 
saires. Par  conséquent,  on  n'y  doit  admettre  que  des  jeunes 
gens  d'un  génie2  qui  promette  beaucoup,  et  qui  tendent  à 
la  perfection  3.Les  autres  sont  nés  pour  des  arts  moins  nobles, 
et  ils  seront  employés  plus  utilement  aux  besoins  ordinaires  de 
la  république  4.  11  ne  faut,  disait-il,  employer  les  sculpteurs 
et  les  peintres,  que  pour  conserver  la  mémoire  des  grands 
hommes  et  des  grandes  actions.  C'est  dans  les  bâtiments  publics, 
ou  dans  les  tombeaux,  qu'on  doit  conserver  des  représenta- 
tions de  tout  ce  qui  a  été  fait  avec  une  vertu  extraordinaire 
pour  le  service  de  la  patrie.  »  Au  reste,  la  modération  et  la 
frugalité  de  Mentor  n'empochèrent  pas  qu'il  n'autorisât  tous 
les  grands  bâtiments  destinés  aux  courses  de  chevaux  et  de 
chariots,  aux  combats  de  lutteurs,  à  ceux  du  ceste,  et  à  tous  les 
autres  exercices  qui  cultivent  les  corps  pour  les  rendre  plus 
adroits  et  plus  vigoureux. 

Il  retrancha  un  nombre  prodigieux5  de  marchands  qui  ven- 
daient des  étoffes  façonnées  des  pays  éloignés,  des  broderies 
d'un  prix  excessif6,  des  vases  d'or  et  d'argent  avec  des  figures 
de  dieux,  d  hommes  et  d'animaux;  enfin,  des  liqueurs  et  des 
parfums.  Il  voulut  même  que  les  meubles  de  chaque  maison 
fussent  simples,  et  faits  de  manière  à  durer  longtemps  ;  en 
sorte  que  les  Salentins,  qui  se  plaignaient  hautement  de  leur 
pauvreté,  commencèrent  à  sentir  combien  ils  avaient  de  ri- 
chesses superflues  :  mais  c'étaient  des  richesses  trompeuses 


i.  L' 111  y  rie. 

2.  ■  Génie.  »  Ce  mot  n'est  pas  em- 
ployé ici  dans  son  sens  le  plus  élevé, 
mais  dans  le  sens  premier,  ingenium, 
dispositions  naturelles,  de  genus. 

3.  «  Perfection,  »  ce  qu'il  y  a  de  plus 
achevé;  per,  comme  préfixe,  donne  au 
Terbe  une  idée  superlative. 

4.  «  République,  »   non  pas  la  forme 


de  gouvernement  que  ce  nom  rappelle, 
mais  res  publica,  la  chose  publique  en 
général,  sans  distinction  de  gouverne- 
ment. 

5.  f  Prodigieux,  d  ce  qui  agit,  ce  qui 
produit  au  loin  son  effet;  prodigium, 
pro  (pour  porro)  agere. 

6.  i  Excessif,  >  quod  excedit,  ce  qui 
sort  des  bornes. 


216 


TËLÉMAQUE. 


qui  les  appauvrissaient,  et  ils  devenaient  effectivement  riches 
à  mesure  qu'ils  avaient  le  courage  de  s'en  dépouiller.  C'est 
s'enrichir,  disaient-ils  eux-mêmes,  que  de  mépriser  de  telles 
richesses,  qui  épuisent  l'État,  et  que  de  diminuer  ses  besoins, 
en  les  réduisant  aux  nécessités  de  la  nature  '. 

Mentor  se  hâta  de  visiter  les  arsenaux  et  tous  les  magasins, 
pour  savoir  si  les  armes,  et  toutes  les  autres  choses  nécessaires 
à  la  guerre,  étaient  en  bon  état  ;  «  car  il  faut,  disait-il,  être 
toujours  prêt  à  faire  la  guerre,  pour  n'être  jamais  réduit 
au  malheur  de  la  faire  2.  »  Il  trouva  que  plusieurs  choses 
manquaient  partout.  Aussitôt  on  assembla  des  ouvriers  pour 
travailler  sur  le  fer8,  sur  l'acier  et  sur  l'airain.  On  voyait  s'é- 
lever des  fournaises  *  ardentes,  des  tourbillons  de  fumée  et  de 
flammes  semblables  à  ces  feux  souterrains  que  vomit  le  mont 
Etna.  Le  marteau  résonnait  sur  l'enclume,  qui  gémissait  sous 
les  coups  redoublés.  Les  montagnes  voisines  et  les  rivages  de 
la  mer  en  retentissaient;  on  eût  cru  être  dans  cette  île6  où 
Vulcain,  animant  les  Cyclopes,  forge  des  foudres  pour  le  père 
des  dieux;  et,  par  une  sage  prévoyance,  on  voyait  dans  une 
paix  profonde  tous  les  préparatifs  de  la  guerre. 

IV.  Ensnile  Mentor  sortit  de  la  ville  avec  Idoménée,  et 
trouva  une  grande  étendue  de  terres  fertiles  qui  demeuraient 
incultes:  d'autres  n'étaient  cultivées  qu'à  demi,  par  la  négli- 
gence et  par  la  pauvreté  des  laboureurs,  qui,  manquant 
d'hommes  et  de  bœufs,  manquaient  aussi  de  courage  et  de 
forces  de  corps  pour  mettre  l'agriculture  dans  sa  perfection. 
Mentor,  voyant  cette  campagne  désolée,  dit  au  roi  :  «  La  terre 
ne  demande  ici  qu'à  enrichir  ses  habitants;  mais  les  habitants 
manquent  à  la  terre.  Prenons  donc  tous  ces  artisans  su- 
perflus qui  sont  dans  la  ville,  et  dont  les  métiers  ne  servi- 
raient qu'à  dérégler  les  mœurs,  pour  leur  faire  cultiver  ces 
plaines  et  ces  collines.  Il  est  vrai  que  c'est  un  malheur, 
que  tous  ces  hommes  exercés  à  des  arts  qui  demandent  une 
vie  sédentaire  ne  soient  point  exercés  au  travail;  mais  voie: 
un  moyen  d'y  remédier.  11  faut  partager  entre  eux  les  ter/es 
vacantes,  et  appeler  à  leur  secours  des  peuples  voisins,  qui 
feront  sous  eux  le  plus  rude  travail.  Ces  peuples  le  feront, 


l  .  Encore  une  argumentation  contre  le 
luxe,  une  thèse  plus  juste  en  morale 
qu'en  politique. 

2.  Si  vis  pacem  para  bellum. 

3.  On  dit:  travailler  le  fer,  l'acier, 
mais  sans  employer  la  préposition  •  sur.» 

4.  La  «  fournaise  »  est  proprement  la 


flamme  dans  le  four,  on  ne  peut  guère  dire 
que  la  fournaise, ainsi  contenue,  «  s'élève.» 
5.  Une  des  îles  Lipnri,  dans  la  mer 
Tyrrhénienne,  au  nord  de  la  Sicile.  Ces 
îles  sont  nommées  Vulcanice  insulte,  à 
cause  des  volcans  dont  elles  portent  en- 
core les  traces. 


LIVRE  DIXIEME.  2i7 

pourvu  qu'on  leur  promette  des  récompenses  convenables  sur 
les  fruits  des  terres  mômes  qu'ils  défricheront  :  ils  pourront, 
dans  la  suite,  en  posséder  une  partie,  et  être  ainsi  incorporés 
à,  votre  peuple,  qui  n'est  pas  assez  nombreux.  Pourvu  qu'ils 
soient  laborieux  et  dociles  aux  lois,  vous  n'aurez  point  de 
meilleurs  sujets,  et  ils  accroîtront  votre  puissance.  Vos  arti- 
sans de  la  ville,  transplantés  dans  la  campagne,  élèveront  leurs 
enfants  au  travail  et  au  goût  de  la  vie  champêtre.  De  plus, 
lous  les  maçons  des  pays  étrangers,  qui  travaillent  à  bâtir  vo- 
tre ville,  se  sont  engagés  à  défricher  une  partie  de  vos  terres, 
et  à  se  faire  laboureurs:  incorporez-les  à  vos  peuples  dès  qu'ils 
auront  achevé  leurs  ouvrages  de  la  ville.  Ces  ouvriers  sont 
ravis  de  s'engager  à  passer  leur  vie  sous  une  domination  qui 
e*t  maintenant  si  douce.  Comme  ils  sont  robustes  et  laborieux, 
leur  exemple  servira  pour  exciter  au  travail  les  habitants 
transplantés  de  la  ville  à  la  campagne,  avec  lesquels  ils  seront 
mêlés.  Dans  la  suite,  tout  le  pays  sera  peuplé  de  familles 
vigoureuses  et  adonnées  à  l'agriculture  '. 

»  Au  reste,  ne  soyez  point  en  peins  de  la  multiplication  de 
ce  peuple;  il  deviendra  bientôt  innombrable,  pourvu  que 
vous  facilitiez  les  mariages.  La  manière  de  les  faciliter  est 
bien  simple  :  presque  tous  les  hommes  ont  l'inclination  de  se 
marier;  il  n'y  a  que  la  misère  qui  les  en  empêche.  Si  vous 
ne  les  chargez  point  d'impôts,  ils  vivront  sans  peine  avec  leurs 
femmes  et  leur;-  enfants  ;  car  la  terre  n'esl  jamais  ingrate,  elle 
nourrit  toujours  de  ses  fruits  ceux  qui  la  cultivent  soigneuse- 
ment8 ;  elle  ne  refuse  ses  biens  qu'à  ceux  qui  craignent  de  lui 
donner  leurs  peines.  Plus  les  laboureurs  ont  d'enfants,  plus  ils 
sont  riches,  si  le  prince  ne  les  appauvrit  pas;  car  leurs  en- 
fants, dès  leur  plus  tendre  jeunesse,  commencent  à  les  secou- 
rir. Les  plus  jeunes  conduisent  les  moutons  dans  les  pâtura- 
ges; les  autres,  qui  sont  plus  grands,  mènent  déjà  les  grands 
troupeaux;  les  plus  âgés  labourent  avec  leur  père.  Cependant 
la  mère  de  toute  la  famille  prépare  un  repas  simple  à  son 
époux  et  à  ses  chers  enfants,  qui  doivent  revenir  fatigués  du 
travail  de  la  journée3  :elle  a  soin  de  traire  ses  vaches  et  ses  bre- 
bis, et  on  voit  couler  des  ruisseaux  de  lait  *;  elle  fait  un  grand 


i.  C'est  un  excellent  système,  celui  de 
6xer  les  hommes  au  travail  de  la  terre 
eu  les  intéressant  à  sa  possession. 

2.  Fundlt  humo  facilem  victum  justissima 
[tellus. 
(Vibo.,  Georg.,  I.  H,  v.  460.) 

•  La  terre  justement  libérale  leur  pro- 
digue une  nourriture  facile.  • 


3.  Quod  si  pudica  mulier  in   parlem    juve 
Domum  atque  dulces  liberos... 

(Hoit.,  Epod.,  il,  v.  39. 
•  Que  si  une  chaste  épouse  prend  soin 
«  de  sa  maison  et  de  ses  chers  enfants...  • 

4.  Claudensque   textis  cratibus  laetum  pecus 
Distenta  siccet  ubera. 

(IbiJ.v.  45.) 
«  Et  que,  renfermant  dans  une  enceinte 
TÉLÉMAQUE.     1.  10 


218 


TELÉMAQUE. 


feu,  autour  duquel  toute  la  famille  innocente  et  paisible  prend 
plaisir  à  chanter  tout  le  soir  en  attendant  le  doux  sommeil1; 
elle  prépare  des  fromages,  des  châtaignes,  et  des  fruits  conser- 
vés dans  la  même  fraîcheur  que  si  on  venait  de  les  cueillir. 
Le  berger  revient  avec  sa  flûle,  et  chante  à  sa  famille  assem- 
blée les  nouvelles  chansons  qu'il  a  apprises  dans  les  hameaux 
voisins.  Le  laboureur  rentre  avec  sa  charrue;  et  ses  bœufs  fa- 
tigués marchent,  le  cou  penché,  d'un  pas  lent  et  tardif,  malgré 
l'aiguillon  qui  les  presse  2.  Tous  les  maux  du  travail  finissent 
avec  la  journée.  Les  pavots  que  le  Sommeil,  par  l'ordre  des 
dieux  3,  répand  sur  la  terre,'  apaisent  tous  les  noirs  soucis 
par  leurs  charmes,  et  tiennent  toute  la  nature  dans  un  doux 
enchantement  ;  chacun  s'endort,  sans  prévoir  les  peines  du 
lendemain  *. 

»  Heureux  ces  hommes  sans  ambition,  sans  défiance,  sans 
artifice,  pourvu  que  les  dieux  leur  donnent  un  bon  roi ,  qui 
ne  trouble  point  leur  joie  innocente  1  Mais  quelle  horrible 
inhumanité,  que  de  leur  arracher,  pour  des  desseins  pleins  de 
faste  et  d'ambition,  les  doux  fruits  de  leur  terre,  qu'ils  ne 
tiennent  que  de  la  libérale  nature  et  de  la  sueur  de  leur 
front  !  La  nature  seule  tirerait  de  son  sein  fécond  tout  ce 
qu'il  faudrait  pour  un  nombre  infini  d'hommes  modérés  et  la- 
borieux ;  mais  c'est  l'orgueil  et  la  mollesse  de  certains  hommes, 
qui  en  mettent  tant  d'autres  dans  une  affreuse  pauvreté.  » 

—  «  Que  ferai-je,  disait  Idoménce,  si  ces  peuples  que  je  ré- 
pandrai dans  ces  fertiles  campagnes  négligent  de  les  cultiver?  » 

—  «  Faites,  lui  répondait  Mentor,  tout  le  contraire  de  ce  qu'on 
fait  communément.  Les  princes  avides  et  sans  prévoyance  ne 
songent  qu'à  charger  d'impôts  ceux  d'entre  leurs  sujets  qui 


■  de  claies  un  joyeui  troupeau, elle  épuise 
t   la  mamelle  traînante  de  ses  brebis.  » 

1.  Sacrum  vetustis  exstruallignis  focum, 

Lassi  sub  advenlum  viri. 

{Ibid.v.  43.) 
»  Et  qu'en  attendant  le  retour  de    sou 
i  époux   fatigué,  elle  emplisse  le  foyer 
»  sacré  d'un  bois  sec.  » 

2.  lias  inler  epulas,  ut  juvat  pastas  oves 

Videre  properantes  domum  ; 

Videre  fessos  vomerem  inversum  boves 

Collo    tralicntes    languido  ! 

(Ibid.v.  Cl.) 

»   Qu'il  est  doux,  au  milieu  du  repas,  de 
»  voir  ses  brebis  rassasiées  accourir  vers 

•  la  bergerie,  de    voir   ses    bœufs   fati- 

•  gués  traîner   à   pas  lents  le  soc  ren- 

•  versé,  i  —  Comment  rendre   le  collo 
languido,  un  trait  si  pittoresque? 


3.  t  Par  l'ordre  des  dieux;  »  Virgile 
dit  mieux  ;  dono  divûm,  dans  sa  peinture 
du  sommeil  [JEn.,  I.  II,  y.  268). 

4.  Il  est  intéressant  de  comparer  cette 
prose  si  poétique  et  les  vers  d'Horace,  que 
Fénelon  a  certainement  imités.  Sans  doute 
notre  auteurn'atteint  pas  à  l'exquise  élé- 
gance du  lyrique  romain;  cependant  il 
a  aussi,  lui,  des  traits  remarquables.  Ho- 
race ne  parle  pas  des  chansons  de  la  fa- 
m  Ile,  et  Fénelon,  au  talileau  des  bœufs 
qui  marchent  le  cou  penché,  a  ajouté  ce 
trait  :  «  Malgré  l'aiguillon  qui  les  presse.» 
Enfin  les  charmes  du  sommeil  sont  ren- 
dus avec  des  expressions  particulières  à 
l'auteur  français.  Ce  trait  :  «  tiennent 
toute  la  nature  dans  un  doux  enchante- 
ment, ■  est  nombreux  comme  un  beau 
vers- 


LIVRE  DIXIÈME. 


219 


sont  les  plus  vigilants  et  les  plus  industrieux  pour  faire  valoir 
leurs  biens  ;  c'est  qu'ils  espèrent  en  être  payés  pius  facile- 
ment :  en  même  temps,  ils  chargent  moins  ceux  que  la  paresse 
rend  plus  misérables.  Renversez  ce  mauvais  ordre,  qui  ac- 
cable les  bons,  qui  récompense  le  vice,  et  qui  introduit  une 
négligence  aussi  funeste  au  roi  même  qu'à  tout  l'État.  Mettez 
des  taxes1,  des  amendes8,  et  même,  s'il  le  faut,  d'autres  pei- 
nes rigoureuses, sur  ceux  qui  négligeront  leurs  champs,  comme 
vous  puniriez  des  soldats  qui  abandonneraient  leurs  postes  dans 
la  guerre  :  au  contraire,  donnez  des  grâces  et  des  exemptions 
aux  familles  qui,  se  multipliant,  augmentent  à  proportion  la 
culture  de  leurs  terres 3.  Bientôt  les  familles  se  multiplieront, 
et  tout  le  monde  s'animera  au  travail  ;  il  deviendra  même 
honorable.  La  profession  de  laboureur  ne  sera  plus  méprisée, 
n'étant  plus  accablée  de  tant  de  maux.  On  reverra  la  charrue 
en  honneur,  maniée  par  des  mains  victorieuses  qui  auraient 
défendu  la  patrie.  11  ne  sera  pas  moins  beau  de  cultiver  l'hé- 
ritage reçu  de  ses  ancêtres,  pendant  une  heureuse  paix,  que 
de  l'avoir  défendu  généreusement  pendant  les  troubles  de 
la  guerre.  Toute  la  campagne  refleurira  :  Cérès  se  couronnera 
d'épis  dorés;  Bacchus*,  foulant  à  ses  pieds  les  raisins,  fera 
couler,  du  penchant  des  montagnes,  des  ruisseaux  de  vin  plus 
doux  que  le  nectar  ;  les  creux  vallons  retentiront  des  concerts 
des  bergers,  qui,  le  long  des  clairs  ruisseaux,  joindront  leurs 
voix  avec  leurs  flûte?,  pendant  que  leurs  troupeaux  bondis- 
sants paîtront  sur  l'herbe  et  parmi  les  fleurs,  sans  craindre  les 
loups5. 

»  Ne  serez-vous  pas  trop  heureux,  ô  ldoménée,  d'être  la 
source  de  tant  de  biens,  et  de  faire  vivre,  à  l'ombre  de  votre 
nom,  tant  de  peuples  dans  un  si  aimable  repos?  Cette  gloire 
n'est-elle  pas  plus  touchante  que  celle  de  ravager  la  terre, 
de  répandre  partout,  et  presque  autant  chez  soi,  au  milieu 
même  des  victoires,  que  chez  les  étrangers  vaincus,  le  carnage, 
le  trouble,  l'horreur,  la  langueur,  la  consternation,  la  cruelle 
faim,  et  le  désespoir6? 


i.  «.Taxes,»  sommes  à  payer,  et  qui 
sont  réglées  pour  chacun  d'après  les  lois 
de  l'impôt. 

2.  «Amendes,»  argent  que  l'on  est  obli- 
gé de  payer  comme  châtiment  d'un  délit. 

3.  Voici  un  système  d'impôt  assuré- 
ment bien  différent  des  privilèges  de  l'an- 
cienne monarchie. 

4.  Bacchus  et  Cérès,  personnifications 
mythologiques,  c.-à-d.  le  pain  et  le  vin 
ae  manqueront  jamais. 


6.      Ludit  herboso  pecu»  omne  carr.po, 
Inter  audaces  lupus  errât  agnos. 

(Hon.,  Od.,  1.  III,  ua) 

•  Les  troupeaux  se  jouent  dans  l'herbe 
»  de  la  prairie,  le  loup  erre  pat  mi  les 
»  agneaux  qui  le  bravent. •  —On  dirait, 
en  lisant  ces  pages,  que  le  sentiment 
de  la  campagne,  de  la  nature  cultivée, 
épanouit  le  cœur  de  Fénelon. 
6  .Accumulation  pleine  d'énergie  et  qui 


220 


TÉLÊMAQUE. 


»  0  heureux  le  roi  assez  aimé  dos  dieux,  et  d'un  cœut 
assez  grand,  pour  entreprendre  d'être  ainsi  les  délices  des 
peuples,  et  de  montrer  à  tous  les  siècles,  dans  son  règne,  un  si 
charmant  spectacle  !  La  terre  entière,  loin  de  se  défendre  de  sa 
puissance  par  des  combats,  viendrait  à  ses  pieds  le  prier  de  ré- 
gner sur  elle  '.  » 

Idoménée  lui  répondit:  «  Mais  quand  les  peuples  seront  ainsi 
dans  la  paix  et  dans  l'abondance,  les  délices  les  corrompront, 
et  ils  tourneront  contre  moi  les  forces  que  je  leur  aurai  don- 
nées. » 

—  «  Ne  craignez  point,  dit  Mentor,  cet  inconvénient  ;  c'est  un 
prétexte  qu'on  allègue  toujours  pour  flatter  les  princes  prodi- 
gues2 qui  veulent  accabler  leurs  peuples  d'impôts3.  Le  remède 
est  facile.  Les  lois  que  nous  venons  d'établir  pour  l'agriculture 
rendront  leur  vie  laborieuse;  et,  dans  leur  abondance,  ils 
n'auront  que  le  nécessaire,  parce  que  nous  retranchons  tous 
les  arts  qui  fournissent  le  superflu.  Cette  abondance  même 
sera  diminuée  par  la  facilité  des  mariages  et  par  la  grande 
multiplication  des  familles.  Chaque  famille,  étant  nombreuse 
et  ayant  peu  de  terre,  aura  besoin  de  la  cultiver  par  un  tra- 
vail sans  relâche.  C'est  la  mollesse  et  l'oisiveté  qui  rendent  les 
peuples  insolents  et  rebelles.  Us  auront  du  pain  à  la  vérité, 
et  assez  largement;  mais  ils  n'auront  que  du  pain  et  des  fruits 
de  leur  propre  terre,  gagnés  à  la  sneur  de  leur  visage*. 

»  Pour  tenir  votre  peuple5  dans  cette  modération,  il  faut  ré- 
gler, dès  à  présent,  l'étendue  de  terre  que  chaque  famille 
pourra  posséder.  Vous  savez  que  nous  avons  divisé  tout  votre 
peuple  en  sept  classes,  suivant  les  diiïérentes  conditions  ;  il 
ne  faut  permettre  à  chaque  famille,  dans  chaque  classe,  de 
pouvoir  posséder  que  l'étendue  de  terre  absolument  nécessaire 
pour  nourrir  le  nombre  de  personnes  dont  elle  sera  composée. 
Cette  règle  étant  inviolable,  les  nobles  ne  pourront  point  faire 
des  acquisitions  sur  les  pauvres:  tous  auront  des  terres; 
mais  chacun  en  aura  fort  peu,  et  sera  excité  par  là  à  la  bien 
cultiver6.  Si,  dans  une  longue  suite  de  temps,  les  terres  man- 


est  d'un  grand  slvle.Massillon  a  dit  avec 
oon  moins  de  force:  a  N'oubliez  jamais 
»  que.  dans  les  guerres  les  plus  ju»tes,  les 
»  victoires  traînent  toujours  après  elles 
»  autant  de  calamités  pour  un  État  que 
»  les  plus  sanglantes  défaites.  * 

1.  Idée  d'harmonie,  de  paix  univer- 
selle. 

2.  «  Prodigues  ;  o  comme  plus  haut,  dans 
■  prodigieux;  »  même  étymologie,  avec 
un  sens  différent  :  le  prodigue  jette  loin 


de  lui  ce  qui  est  dans  ses  mains,  pro  agit. 

3.  «  Impôt,  »  quod  imponitur ;  idée 
de  fardeau. 

4.  Le  sol  attache  ;  le  sentiment  de  ia 
possession  est  un  grand  élément  de  tra- 
vail et  de  moralité  pour  l'homme  dei 
campagnes. 

5.  •  Peuple  »  populus,  de  itoXûç,  nom- 
breux, avec  redoublement;  idée  d'une 
multitude. 

6.  Toutes  ces  lois   pour  régler  les  ii- 


LIVRE  DIXIÈME. 


221 


quaient  ici,  on  ferait  des  colonies  qui  augmenteraient  la  puis- 
sante de  cet  État. 

»  Je  crois  même  que  vous  devez  prendre  garde  à  ne  laisser 
jamais  le  vin  devenir  trop  commun  dans  votre  royaume.  Si  on 
a  planté  trop  de  vignes,  il  faul  qu'on  les  arrache  :  le  vin  est  la 
source  des  plus  grands  maux  parmi  les  peuples  ;  il  cause  les 
maladies,  les  querelles,  les  séditions ',  l'oisiveté,  le  dégoût  du 
travail,  le  désordre  des  familles.  Que  le  vin  soit  donc  réservé 
comme  une*  espèce  de  remède,  ou  comme  une  liqueur  très- 
rare,  qui  n'est  employée  que  pour  les  sacrifices  ou  pour  les 
fêles  extraordinaires.  Mais  n'espérez  point  de  faire  observer 
une  règle  si  importante,  si  vous  n'en  donnez  vous-même 
l'exemple  2. 

»  D'ailleurs  il  faut  faire  garder  inviolablement  les  lois  de 
Minos  pour  l'éducation3  des  enfants.  Il  faut  établir  des  écoles 
publiques,  où  Ton  enseigne  la  crainte  des  dieux,  l'amour  de 
la  patrie,  le  respect  des  lois,  la  préférence  de  l'honneur  aux 
plaisirs,  et  à  la  vie  même.  Il  faut  avoir  des  magistrats  qui  veil- 
lent sur  les  familles  et  sur  les  mœurs  des  particuliers  *.  Veil- 
lez vous-même,  vous  qui  n'êtes  roi,  c'est-à-dire  pasteur5  du 
peuple,  que  pour  veiller  nuit  et  jour  sur  votre  troupeau  :  par 
là  vous  préviendrez  un  nombre  infini  de  désordres  et  de  cri- 
mes ;  ceux  que  vous  ne  pourrez  prévenir6,  punissez-les  d'a- 
bord sévèrement.  C'est  une  clémence  que  de  faire  d'abord  des 
exemples  qui  anêtent  le  cours  de  l'iniquité.  Par  un  peu  de 
sang  répandu  à  propos7,  on  en  épargne  beaucoup  pour  la 
suite,  et  on  se  met  en  état  d'être  craint,  sans  user  souvent  de 
rigueur. 

»  Mais  quelle  détestable  maxime,  que8  de  ne  croire  trouver  sa 
sûreté  que  dans  l'oppression  de  ses  peuples  !  Ne  les  point  faire 
instruire9,  ne  les  point  conduire  à  la  vertu,  ne  s'en  faire  ja- 


mites  de  la  propriété  et  empêcher  l'ac- 
croissement des  fortunes  sont  purement 
chimériques.  Dans  l'idée  de  l'auteur,  la 
propriété  doit  être  assurée,  même  à  la  der- 
uière  classe  :  «  Tous  auront  des  terres.  • 

1.  a  Sédition,  t  révolte,  de  sedere,  ac- 
tion dé  s'asseoir,  en  quelque  sorte,  en 
refusant  d'obéir  et  d'agir. 

2.  L'abus  du  vin  est  uue  faute  qu'il 
faut  réprimer;  mais  V usage  u'en  saurait 
êtie  iulerdit  par  la  loi. 

3.  «  Éducation,  »  action  d'élever,  de 
tirer  des  voies  de  l'ignorance,  e  ducere, 
avec  la  forme  fréquentative,  ducare. 

•4.  Comme  les  censeurs  à  Rome.  Ce 
mode  d'inquisition  serait  asseï  mal  venu 
dans  les  temps  modernes. 


5.  «  Pasteur;  »  le  berger  qui  conduit 
ses  troupeaux  avec  douceur  et  dans  le* 
bons  pâluiages. 

6.  Se  préoccuper  plus  de  prévenir  les 
crimes  que  de  les  punir.  Sa^e  principe 
de  gouvernement. 

7.  •  A  propos  répandu  1  » — N'arrivera- 
t-on  pas  à  ce  que  la  justice  puisse  s'exer- 
cer, et  que  la  société  réprime  le  mal 
sans  qu'il  soit  nécessaire  de  verser  même 

t  t  un  peu  de  sang?« 

8.  On  supprimerait  avec  raison  ce 
quef  qui  n'est  pas  sans   dureté,   surtot* 

|  ainsi  redoublé. 

9.  Remarquez  que  Féuelon  veut  qu'on 
I  fasse  «  instruire  »  le  peuple,  pour  lui  faire 
I  bien  connaître  ses  droits  et  ses  devoirs* 


n-z 


TÉLÉMAQUE. 


mais  aimer,  les  pousser  par  la  terreur  jusqu'au  désespoir,  les 
mettre  dans  l'affreuse  nécessité  ou  de  ne  pouvoir  jamais  respirer 
librement,  ou  de  secouer  le  joug  de  votre  tyrannique  domina- 
tion :  est-ce  là  le  vrai  moyen  de  régner  sans  trouble  ?  est-ce 
là  le  vrai  chemin  qui  mène  à  la  gloire  ? 

»  Souvenez-vous  que  les  pays  où  la  domination  du  souverain 
est  plus  absolue  ',  sont  ceux  où  les  souverains  sont  moins  puis- 
sants. Ils  prennent,  ils  ruinent  tout,  ils  possèdent  seuls  tout 
l'État  :  mais  aussi  tout  l'État  languit  ;  les  campagnes  sont  en 
friche2  et  presque  désertes  ;  les  villes  diminuent  chaque  jour; 
le  commerce  tarit.  Le  roi,  qui  ne  peut  être  roi  tout  seul,  et 
qui  n'est  grand  que  par  ses  peuples3,  s'anéantit  lui-même 
peu  à  peu  par  l'anéantissement  insensible  des  peuples  dont  il 
tire  ses  richesses  et  sa  puissance.  Son  État  s'épuise  d'argent  et 
d'hommes  :  cette  dernière  perte  est  la  plus  grande  et  la  plus 
irréparable.  Son  pouvoir  absolu  fait  autant  d'esclaves  qu'il  a  de 
sujets.  On  le  flatte,  on  fait  semblant  de  l'adorer,  on  tremble  au 
moindre  de  ses  regards  ;  mais  attendez  la  moindre  révolution  : 
cette  puissance  monstrueuse,  poussée  jusqu'à  un  excès  Irop 
violent,  ne  saurait  durer  ;  elle  n'a  aucune  ressource  dans  le 
cœur  des  peuples  ;  elle  a  lassé  et  irrité  tous  les  corps  de  l'État, 
elle  contraint  tous  les  membres  de  ce  corps  de  soupirer  après 
un  changement.  Au  premier  coup  qu'on  lui  porte,  l'idole  se 
renverse,  se  brise  et  est  foulée  aux  pieds  *.  Le  mépris,  la  haine, 
le  ressentiment,  la  défiance,  en  un  mot  toutes  les  passions  se 
réunissent  contre  une  autorité  si  odieuse.  Le  roi  qui,  dans  sa 
vaine  prospérité,  ne  trouvait  pas  un  seul  homme  assez  hardi 
pour  lui  dire  la  vérité,  ne  trouvera,  dans  son  malheur,  aucun 
homme  qui  daigne  ni  l'excuser,  ni  le  défendre  contre  ses 
ennemis  \  » 

Après  ce  discours,  Idoménée,  persuadé  par  Mentor,  se  hâta 
de  distribuer  les  terres  vacantes,  de  les  remplir  de  tous  les  ar- 
tisans inutiles,  et  d'exécuter  tout  ce  qui  avait  été  résolu.  Il 
réserva  seulement  pour  les  maçons  les  terres  qu'il  leur  avait 


»  soluta  ab,  dégagée  de 
ici  de  toute  subordina- 


1.  «  Absolue, 
toute  relation, 
ti.n. 

2.  «  Terre  en  friche,»  terre  non  cul- 
tivée depuis  longtemps. 

3.  Parole  remarquable,  mais  qui  con- 
tenait une  critique  amère  de  la  politi- 
que et  du  gouvernement  de  Louis  XIV. 

4.  Injurio?o  ne  pede  proruas 
Stantem  columnam. 

(HoR.,l.l,od.XXIX,v.  13). 


«  De  peur  que  d'un  pied  injurieux  tu  ne 
•  renverses  la  colonne  de  leur  puis- 
d  sance.  »  —  Horace  dit  «  la  colonne  ;  » 
dans  Fénelon,  c'est  «  l'idole,  »  le  roi  ido- 
lâtré, qui  est  renversé  et  foulé  aux  pieds. 
5.  «  Ni,  ni  ;  »  il  faudrait  dire  :  l'excu- 
ser et  le  défendre  ;  après  ne  l'emploi  de 
ni  répété  est  une  faute.  —  Ce  tabieau  de 
la  tyrannie,  et  des  extrémités  où  elle 
conduit  un  peuple,  est  énergique  et 
tracé  de  main  de  maître. 


LIVRE  DIXIÈME.  223 

destinées,  et  qu'ils  ne  pouvaient  cultiver  qu'après  la  fin  da 
leurs  travaux  dans  la  ville. 

V.  Déjà  la  réputation  du  gouvernement  doux  et  modéré 
d'Idoménée  attire  en  foule,  de  tous  côtés,  des  peuples  qui  vien- 
nent s'incorporer  au  sien,  et  chercher  leur  bonheur  sous  une 
si  aimable  domination.  Déjà  ces  campagnes,  si  longtemps  cou- 
vertes de  ronces  et  d'épines,  promettent  de  riches  moissons  et 
des  fruits  jusqu'alors  inconnus.  La  terre  ouvre  son  sein  au 
tranchant  de  la  charrue,  et  prépare  ses  richesses  pour  récom- 
penser le  laboureur  :  l'espérance  J  reluit  de  tous  côtés.  On  voit 
dans  les  vallons  et  sur  les  collines  les  troupeaux  de  moutons 
qui  bondissent  sur  l'herbe,  et  les  grands  troupeaux  de  bœufs 
et  de  génisses  qui  font  retentir  les  hautes  montagnes  de  leurs 
mugissements2:  ces  troupeaux  servent  à  engraisser  les  campa- 
gnes. C'est  Mentor  qui  a  trouvé  le  moyen  d'avoir  ces  troupeaux. 
Mentor  conseilla  à  Idoménée  de  faire  avec  les  Peuectes3,  peu- 
ples voisins,  un  échange  de  toutes  les  choses  superflues  qu'on 
ne  voulait  plus  souffrir  dans  Salente,  avec  ces  troupeaux,  qui 
manquaient  aux  Salentins. 

En  même  temps,  la  ville  et  les  villages  d'alentour  étaient 
pleins  d'une  belle  jeunesse  qui  avait  langui  longtemps  dans 
la  misère,  et  qui  n'avait  osé  se  marier,  de  peur  d'augmenter 
leurs  maux*.  Quand  ils  virent  qu'Idoménée  prenait  des  senti- 
ments d'humanité,  et  qu'il  voulait  être  leur  père,  ils  ne  crai- 
gnirent plus  la  faim  et  les  autres  fléaux  par  lesquels  le  ciel 
afflige  la  terre5.  On  n'entendait  plus  que  des  cris  de  joie,  que 
les  chansons  des  bergers  et  des  laboureurs  qui  célébraient 
leurs  hyménées6.  On  aurait  cru  voir  le  dieu  Pan  avec  une  foule 
de  Satyres  et  de  Faunes  mêlés  parmi  les  nymphes,  et  dansant 
au  son  de  la  flûte  à  l'ombre  des  bois7.  Tout  était  tranquille  et 
riant  ;  mais  la  joie  était  modérée,  et  les  plaisirs  ne  servaient 

5.  Douce  et  vertueuse  chimère.  Féne- 
Ioq  pense  qu'étant  données  certaines 
formes  de  gouvernement,  on  cesserait  de 
craindre  «  les  fléaux  par  lesquels  le  ciel 
afflige  la  terre.  • 

6.  «  Hyraénée,  •  le  dieu  du  mariage. 
Le  mot  «hyménée  »  est  souvent  pris,  mais 
seulement  dans  le  langage  poétique,  pour 
le  mariage  lui-même. 

7.  Nympharumque  leyei    cira    Salyris 
[chori. 

(Hor.,  1.  L,  od.  i,  v.  31.) 
Les  danses  légères  des  Nymphes  avec 


1.  Expression  flgurée  et  très-élégaDte. 

2.  Aperçu  de  paysage,  parmi  tant  de 
détails  arides. 

3.  Peuples  de  la  Grande-Grèce,  sur 
les  côtes  de  l'Adriatique  et  au-dessus 
de  la  Calabre  ;  aujourd'hui  la  terre  de 
Bari. 

4.  «  Leurs  maux  ;  »  c'est  la  syllepse, 
l'emploi  du  pluriel  après  un  singulier 
collectif.  Ainsi  Racine,  dans  Alhalie  : 
«  Comme  eux  (le  pauvre)  vous  fûtes  or- 
phelin, »  —  mais  il  est  assez  difficile  de 
faire  accepter  la  phrase  de  Fenelon.  Le 
singulier  avait,  ne  devrait  pas  être  suivi 
presque  immédiatement  du  pluriel,  dans 
la  phrase  qui  vient  ensuite.  [  »   les  Satyres 


22  i 


TÉLÉMAQUE. 


qu'à  délasser  des  longs  travaux  ;  ils  en  étaient  plus  vifs  et 
plus  purs  *. 

I.e>  vieillards,  étonnés  de  voir  ce  qu'ils  n'avaient  osé  espérer 
dans  la  suite  d'un  si  long  âge,  pleuraient  par  un  excès  de  joie 
mêlée  de  tendresse  :  ils  levaient  leurs  mains  tremblantes  vers 
le  ciel.  «  Bénissez,  disaient-ils,  ô  grand  Jupiter,  le  roi  qui  vous 
»  ressemble,  et  qui  est  le  plus  grand  don  que  vous  nous  ayez 
»  fait.  Il  est  né  pour  le  bien  des  hommes  :  rendez-lui  tous  les 
»  biens  que  nous  recevons  de  lui.  Nos  arrière-neveux,  venus 
»  de  ces  mariages  qu'il  favorise,  lui  devront  tout,  jusqu'à  leur 
»>  naissance  ;  et  il  sera  véritablement  le  père  de  tous  ses  sujets.» 
Les  jeunes  hommes,  et  les  jeunes  filles  qu'ils  épousaient8,  ne 
laissaient  éclater  leur  joie  qu'en  chantant  les  louanges  de  ce- 
lui de  qui  cette  joie  si  douce  leur  était  venue.  Les  bouches, 
el  encore  plus  les  cœurs,  étaient  sans  cesse  remplis  de  son 
nom.  On  se  croyait  heureux  de  le  voir  ;  on  craignait  de  le 
perdre  :  sa  perte  eût  été  la  désolation  de  chaque  famille8. 

Alors  Idoménée  avoua  à  Mentor  qu'il  n'avait  jamais  senti  de 
plaisir  aussi  louchant,  que  celui  d'être  aimé  et  de  rendre  tant 
de  gens  heureux.  «  Je  ne  l'aurais  jamais  cru,  disait- il  :  il  me 
»  semblait  que  toute  la  grandeur  des  princes  ne  consistait  qu  à 
«  se  faire  craindre;  que  le  reste  des  hommes  était  fait  pour 
><  eux  ;  et  tout  ce  que  j'avais  ouï  dire  des  rois  qui  avaient  été 
«  l'amour  et  les  délices  de  leurs  peuples  me  paraissait  une  pure 
»  fable  :  j'en  reconnais  maintenant  la  vérité.  Mais  il  faut  que 
p  je  vous  raconte  comment  on  avait  empoisonné  mon  cœur,  dès 
»  ma  plus  tendre  enfance,  sur  l'autorité  des  rois.  C'est  ce  qui 
»  a  causé  tous  les  malheurs  de  ma  vie.  »  Alors  Idoménée  com- 
mença cette  narration. 

Observations  sur  le  dixième  livre.  —  L'enseignement  contenu 
dnns  ce  livre  est  presque  entièrement  politique.  C'est  surtout  dans 
les  règlements  pour  la  ville  de  Salente,  que  Fénelon  a.  émis  ses  idées 
sur  l'administration  d'un  État.  Nous  avons,  dans  les  notes,  dit  quel- 
ques mots  des  divers  points  de  sa  doctrine.  Ces  règlements  qu'il  propose 
sont,  excellents,  quant  à  leur  portée  morale;  ils  ont  surtout  un  caractère 
de  progrès  qu'il  faut  admirer,  quand  on  pense  combien  Fénelon  était, 
sous  ce  rapport,  en  avant  de  son  siècle,  et  que  de  choses  modernes 
il  a    désirées,  dans  un  temps  où   l'économie  polkMque  n'existait  pas 


1.  Voir,  pour  tout  ce  détail,  le  célèbre 
épisode  des  Géorgiques,  sur  les  joies  et 
les  fêtes  des  laboureurs,  1.    II,  v.  458. 

2.  «  Épouser,  •  de  spondere,  idée  de 
promesse,  accord. 


3.  Excellent  enseienement  donné  à  un 
jeune  prince,  que  ce  tableau  des  joies  e: 
des  bénédictions  d'un  peuple  heureux  : 
il  contraste  avec  celui  des  malédictions 
qui  poursuivent  le  tyran. 


LIVRE  DIXIÈME.  ï%n 

encore.  Mais  parmi  toutes  ces  réformes  il  y  a  beaucoup  d'idées  chimé- 
riques, singulières,  et  l'on  comprend  aisément  le  mauvais  eflet  u,ue 
ces  doctrines  produisirent  sur  l'esprit  de  Louis  XIV.  Aussi  Kent  0:1 
fut-il  tenu  éloigné  de  la  cour,  et  resta  jusqu'à  sa  mort  dans  son  ar- 
chevêché de  Cambrai. 

Les  caractères  de  Mentor,  d'Idoménée,  de  Télémaque  se  développent 
dans  ce  livre;  Idoménee  est  un  homme  faible,  imprudent,  mais  docile 
aux  conseils  de  Mentor  ;  Téiémaque  est  le  jeune  homme  emporté  qui 
excuse  difficilement  les  imperfections  qu'il  découvre  chez  les  autres 
hommes,  et  croit  \olontieis  qu'il  ne  saurait  tomber  dans  les  erreurs 
dont  il  est  témoin.  Mentor  relevant  avec  indulgence  les  défauts  d'Ido- 
ménée donne  un  exemple  admirable  de  l'art  de  persuader  en  enseignant. 


h 


ittô 


TÉLÉMAQUE. 


LIVRE  ONZIEME. 


Sommaire.  —  I.  Récit  d'Idoménée:  sa  confiance  aveugle  en  Protéai- 
las  a  été  la  cause  de  tous  ses  malheurs;  comment  les  artifices  de  ce 
favori  le  détournèrent  du  vertueux  Philoclès,  à  ce  point  que  le  roi, 
croyant  celui-ci  coupable  d'une  conspiration,  avait  donné  ordre  de 
le  faire  mourir.  La  trahison  de  Protésilas  est  dévoilée  par  Timocrate; 
justifié,  Philoclès  se  retire  dans  l'île  de  Samos.  —  II.  Aveuglement 
d'Idoménée,  qui  connaît  les  artifices  de  Protésilas  et  continue  de  se 
fier  à  lui  ;  sages  conseils  de  Mentor  pour  le  rappel  de  Philoclès.  — 
III.  Ce  dernier  ne  consent  qu'avec  peine  à  quitter  sa  solitude  et  à 
rentrer  à  la  cour;  motifs  qui  le  font  changer  d'avis;  comment  il 
est  reçu  par  Idoménée;  caractère  d'Hégésippe.  —  IV.  Philoclès  se 
relire  dans  la  solitude;  ses  entreliens  avec  Mentor. 

I.  «  Protésilas,  qui  est  un  peu  plus  ûgé  que  moi,  fut  celui 
de  tous  les  jeunes  gens  que  j'aimai  le  plus.  Son  naturel  vif  et 
hardi  était  selon  mon  goût  :  il  entra  dans  mes  plaisirs;  il  flatta 
mes  passions ,  il  me  rendit  suspect  un  autre  jeune  homme  que 
j'aimais  aussi,  et  qui  se  nommait  Philoclès.  Celui-ci  avait  la 
crainte  des  dieux1,  et  l'âme  grande,  mais  modérée  ;  il  mettait 
la  grandeur,  non  à  s'élever,  mais  à  se  vaincre,  et  à  ne  rien 
faire  de  bas.  11  me  parlait  librement  sur  mes  défauts;  et  lors 
môme  qu'il  n'osait  me  parier,  son  silence  et  la  tristesse  de  son 
visage  me  faisaient  assez  entendre  ce  qu'il  voulait  me  repro- 
cher2. Dans  les  commencements  cette  sincérité  me  plaisait; 
et  je  lui  protestais  souvent  que  je  l'écouterais  avec  confiance 
toute  ma  vie,  pour  me  préserver3  des  flatteurs.  11  me  disait 
tout  ce  que  je  devais  faire  pour  marcher  sur  les  traces  de  mon 
aïeul  Minos,  et  pour  rendre  mon  royaume  heureux.  Il  n'avait 
pas  une  aussi  profonde  sagesse  *  que  vous,  ô  Mentor;  mais  ses 
maximes  étaient  bonnes  :  je  le  reconnais  maintenant.  Peu  à 
peu  les  artifices  de  Protésilas,  qui  était  jaloux  5  et  plein  d'am- 
bition, me  dégoûtèrent  de  Philoclès.  Celui-ci  était  sans  em- 
presscme.it,  et  laissait  l'autre  prévaloir6;  il  se  contentait   de 


1.  «  La  cra.nle  des  dieux,  »  senti- 
ment chrétien,  uiitium  sapientiœ  timor 
Domini  (Ps.). 

i.  «  Reprocher,  »  reprobare,  désap- 
probation ;  cette  étymologie  est  un  exem- 
ple rare  du  changement  de  6  en  c. 

3.  «  Préserver,  »  garder  par  avance, 
prœservare. 

4.  «  Profonde  tagesse.  »  L'épithète  est 


juste  ;  la  vraie  sagesse  ne  se  borne  pas  à 
l'extérieur,  à  la  surface. 

5.  «  Jaloux,  »  dont  la  racine  est  zèle, 
se  prend  généralement  en  mauvaise  part, 
dans  le  sens  d'une  ardeur  envieuse.  Par- 
fois, cependant,  il  garde  son  sens  pri- 
mitif :  Soyez  jaloux  de  plaire  à  Dieu. 

6.  «  Prévaloir  »  (prœ  valere),  l'em- 
porter sur  d'autres,  être  plus  fort. 


LIVRE  ONZIÈME.  227 

me  dire  toujours  la  vérité  lorsque  je  voulais  l'entendre.  C'é- 
tait mon  bien  *,  et  non  sa  fortune  9,  qu'il  cherchait. 

»  Protésilas  me  persuada  insensiblement  que  c'était  un  es- 
prit chagrin  et  superbe  qui  critiquait  toutes  mes  actions  ;  qui 
ne  me  demandait  rien,  parce  qu'il  avait  la  fierté  de  ne  vouloir 
rien  tenir  de  moi,  et  d'aspirer  à  la  réputation  d'un  homme 
qui  est  au-dessus  de  tous  les  honneurs  :  il  ajouta  que  ce  jeune 
homme,  qui  me  parlait  si  librement  sur  mes  défauts,  en  par- 
lait aux  autres  avec  la  même  liberté  ;  qu'il  laissait  assez  enten- 
dre qu'il  ne  m'estimait  guère  3;  et  qu'en  rabaissant  ainsi  ma 
réputation  il  voulait,  par  l'éclat  d'une  vertu  austère,  s'ouvrir 
le  chemin  de  la  royauté. 

»  D'abord  je  ne  pus  croire  que  Philoclès  voulût  me  détrô- 
ner :  il  y  a  dans  la  véritable  vertu  une  candeur  et  une  ingé- 
nuité que  rien  ne  peut  contrefaire,  et  à  laquelle  on  ne  se  mé- 
prend point,  pourvu  qu'on  y  soit  attentif.  Mais  la  fermeté  de 
Philoclès  contre  mes  faiblesses  commençait  à  me  lasser.  Les 
complaisances  de  Protésilas,  et  son  industrie  *  inépuisable 
pour  m'inventer  de  nouveaux  plaisirs,  me  faisaient  sentir  en- 
core plus  impatiemment  l'austérité  de  l'autre. 

»  Cependant  Protésilas,  ne  pouvant  souffrir  que  je  ne  crusse 
pas  tout  ce  qu'il  me  disait  contre  son  ennemi,  prit  le  parti  de 
ne  m'en  parler  plus,  et  de  me  persuader  par  quelque  chose  de 
plus  fort  que  toutes  les  paroles.  Voici  comment  il  acheva  de 
me  tromper  :  il  me  conseilla  d'envoyer  Philoclès  commande! 
les  vaisseaux  qui  devaient  attaquer  ceux  de  Carpathie6,  et,  pour 
m'y  déterminer  6,  il  me  dit  :  a  Vous  savez  que  je  ne  suis  pas 
»  suspect7  dans  les  louanges  que  je  lui  donne  :  j'avoue  qu'il  a 
»  du  courage  et  du  génie  pour  la  guerre  ;  il  vous  servira  mieux 
»  qu'un  autre,  et  je  préfère  l'intérêt  de  votre  service  à  tous 
»  mes  ressentiments  contre  lui.  » 

»  Je  fus  ravi  de  trouver  cette  droiture  8  et  cette  équité  dans 

1.  t  Mon  bien;  »  aux  deux  sens,  le 
Lien  matériel  et  le  bien  moral  ou  perfec- 
tionnement. On  peut  regretter  que  deux 
idées  si  profondément  distinctes,  souvent 
si  opposées,  soient   exprimées    par  un 


même  mot,  bonum.  Les  philosophes  épi 
curieiis,  d'accord  avec  cette  confu-ion 
d'idées,  ne  font  pointde  distinction  entre 
le  bonheur  et  la  vertu. 

2.  t  Fortune,  »  ce  qui  est  amené  par 
hasard,  forte  ou  sorte,  comme  tiré  au 
sort. 

3.  •  Estimer,  œstimare  de  ces,  ris; 
l'idée  première  de  l'estime  serait  celle 
de  l'appréciation  en  argent. 

4.  «  Industrie,  »  activité,  dans  le  sens 
propre  du  latiD  industriel.  Racine  (Iphig., 


act.  1,  se.  i)  prend  ce  mot  dans  un  sens 
analogue  : 
Mais  bientôt  rappelant  sa  cruelle  industrie, 
11  me  représenta  l'honneur  de  la  patrie. 
5.  Ile  de  la  Méditerranée,  eutre 
Rhodes  et  la  Crète.  De  cette  île  (Carpa- 
thos),  aujourd'hui  Scarpanto,  est  vena 
le  nom  de    mer  «Carpathienne.  • 

6.  «  Déterminer,  >  engager,  mettre 
dans  un  terme  (terminus),  dans  une  li- 
mite qu'on  ne  saurait  franchir  avant 
d'avoir  pris  un  parti. 

7.  i  Suspect,  t  le  même  que  soup- 
çonné (sub  aspicere),  action  de  regar- 
der en  dessous,  avec  défiance. 

8.  t  Droiture,  •  radical  droit.  La 
vertu   est  comparée  à  une  ligne  droite. 


228  TELEMAQUE. 

le  cœur  de  Protésilas,  à  qui  j'avais  confié  l'admi  nistration  de  mes 
plus  grandes  affaires.  Je  l'embrassai  dans  un  transport  de  joie, 
et  je  me  crus  trop  heureux  d'avoir  donné  toute  ma  confiance  à 
un  homme  qui  me  paraissait  ainsi  au-dessus  de  toute  passion 
et  de  tout  intérêt.  Mais,  hélas!  que  les  princes  sont  clignes 
de  compassion  !  Cet  homme  me  connaissait  mieux  que  je  ne 
me  connaissais  moi-même  :  il  savait  que  les  rois  sont  d'ordi- 
naire défiants  et  inappliqués  :  défiants,  par  l'expérience  conti- 
nuelle qu'ils  ont  des  artifices  des  hommes  corrompus  dont  ils 
sont  environnés;  inappliqués,  parce  que  les  plaisirs  les  entraî- 
nent et  qu'ils  sont  accoutumés  à  voir  des  gens  chargés  de  pen- 
ser pour  eux  l,  sans  qu'ils  en  prennent  eux-mêmes  la  peine. 
11  comprit  donc  qu'il  n'aurait  pas  grand'peine  à  me  mettre  en 
défiance  et  en  jalousie  contre  un  homme  qui  ne  manquerait 
pas  de  faire  de  grandes  actions,  surtout  l'absence  lui  donnant 
une  entière  facilité  de  lui  tendre  des  pièges8. 

»  Philoclès,  en  partant,  prévit  ce  qui  lui  pouvait  arriver. 
«  Souvenez-vous,  me  dit-il,  que  je  ne  pourrai  plus  me  défen- 
»  die  ;  que  vous  n'écouterez  que  mon  ennemi;  et  qu'en  vous 
»  servant  au  péril  de  ma  vie,  je  courrai  risque  de  n'avoir  d'au- 
»  tre  récompense  que  votre  indignation.  —  Vous  vous  trom- 
»  pez,  lui  dis-je  :  Protésilas  ne  parle  point  de  vous  comme  vous 
»  parlez  de  lui;  il  vous  loue,  il  vous  estime,  il  vous  croit  di- 
»  gne  des  plus  importants  emplois  :  s'il  commençait  à  me  parler 
»  contre  vous, il  perdrait  ma  confiance.  Ne  craignez  rien;  allez, 
»  et  ne  songez  qu'à  me  trien  servir.  »  Il  partit  et  me  laissa 
dans  une  étrange  situation. 

»  11  faut  vous  l'avouer,  Mentor;  je  voyais  clairement  combien 
il  m'était  nécessaire  d'avoir  plusieurs  hommes  que  je  consul- 
tasse, et  que  rien  n'était  plus  mauvais,  ni  pour  ma  réputation, 
ni  pour  le  succès  des  affaires,  que  de  me  livrera  un  seul.  J'a- 
vais éprouvé  que  les  sages  conseils  de  Philoclès  m'avaient 
garanti  de  plusieurs  fautes  dangereuses  où  la  hauteur  de  Pro- 
tésilas m'aurait  fait  tomber.  Je  sentais  bien  qu'il  y  avait  dans 
Philoclès  un  fonds  de  probité  et  de  maximes  équitables,  qui 
ne  se  faisait  point  sentir  de  même  dans  Protésilas  ;  mais  j'avais 
laissé  prendre  à  Protésilas  un  certain  ton  décisif  auquel  je  ne 
pouvais  presque  plus  résister.  J'étais  fatigué  de  me  trouver 
toujours  entre  deux  hommes  que  je  ne  pouvais  accorder;  et, 
dans  cette  lassitude,  j'aimais  mieux,  par  faiblesse,  hasarder 


\ .  O  mot  exprime  parfaitement  l'idée 
de  Fénelon  :  aussi  donne-t-il  aux  princes 
le  conseil  de  gouverner,  de  régner  par 
eux-mêmes,  et  de  ne  charger  personne 


de  ce  soin. 

2.  «  Pièges,  »  rac.pted,  embûches  que 
l'on  tend  pour  saisir  les  pieds;  au  figuré 
«  pour  surprendre  l'esprit.  • 


LIVRE  ONZIEME.  229 

quelque  chose  aux  dépens  des  affaires,  et  respirer  en  liberté. 
Je  n'eusse  osé  me  dire  à  moi-même  une  si  honteuse  raison  du 
parti  que  je  venais  de  prendre  ;  mais  celle  honteuse  raison 
que  je  n'osais  développer,  ne  laissait  pas  d'agir  secrètement  au 
fond  de  mon  cœur,  et  d'être  le  vrai  motif  de  tout  ce  que  je 
faisais. 

»  Philoclès  surprit1  les  ennemis,  remporta8  une  pleine  vic- 
toire, et  se  hâtait  de  revenir  pour  prévenir  les  mauvais  oftices 
qu'il  avait  a  craindre  :  mais  Protésilas,  qui  n'avait  pas  encore 
eu  le  temps  de  me  tromper,  lui  écrivit  que  je  désirais  qu'il  fit 
une  descente  dans  l'île  de  Carpathie,  pour  profiler  de  la  vic- 
toire. En  effet,  il  m'avait  persuadé  que  je  pourrais  facilement 
faire  la  conquête  de  cette  île;  mais  il  fit  en  sorte  que  plusieurs 
choses  nécessaires  manquèrent  à  Philoclès  dans  cette  entre- 
prise, et  il  l'assujettit  à  certains  ordres  qui  causèrent  divers  con- 
tre-temps dans  l'exécution. 

»  Cependant  il  se  servit  d'un  domestique  très-corrompu 
que  j'avais  auprès  de  moi,  et  qui  observait  jusqu'aux  moindres 
choses  pour  lui  en  rendre  compte,  quoiqu'ils  parussent  ne  se 
voir  guère,  et  n'être  jamais  d'accord  en  rien.  Ce  domestique, 
nommé  Timocrate,  me  vint  dire  un  jour,  en  grand  secret, 
qu'il  avait  découvert  une  affaire  très-dangereuse.  «  Philoclès, 
»  me  dit-il,  veut  se  servir  de  votre  armée  navale  pour  se  faire 
»>  roi  de  l'île  de  Carpathie  :  les  chefs  des  troupes  sont  attachés 
»  à  lui  ;  tous  les  soldats  sont  gagnés  par  ses  largesses,  et  plus 
»  encore  par  la  licence  pernicieuse  où  il  laisse  vivre  les  trou- 
»  pes  :  il  est  enflé  de  sa  victoire.  Voilà  une  lettre  qu'il  écrit  à 
»  un  de  ses  amis  sur  son  projet  de  se  faire  roi;  on  n'en  peut 
»  plus  douter  après  une  preuve  si  évidente.  » 

»  Je  lus  cette  lettre;  et  elle  me  parut  de  la  main  de  Philo- 
clès. Mais  on  avait  parfaitement  imité  son  écriture;  et  c'était 
Protésilas  qui  l'avait  faite  avec  Timocrate.  Cette  lettre  me  jeta 
dans  une  étrange  3  surprise  :  je  la  relisais  sans  cesse,  et  ne 
pouvais  me  persuader  qu'elle  fût  de  Philoclès,  repassant  dans 
mon  esprit  troublé  toutes  les  marques  touchantes  qu'il  m'a- 
vait données  de  son  désintéressement  et  de  sa  bonne  foi. 
Cependant, que  pouvais-je  faire?  quel  moyen  de  résister  à  une 
lettre  où  je  croyais  être  sûr  de  reconnaître  l'écriture  de  Phi- 
loclès î 

Quand  Timocrate  vit  que  je  ne  pouvais  plus  résister  à  son 


1.  «  Surprit,  *  l'action  de  prendre  sur  I      3.  ■  Etrange  •  (extra),  en  dehors  do 
le  fait,  à  l'improviste.  I  ce  qui  est  ordinaire. 

2.  «  Remporta;  ■  re  préfixe  et  intensif.  • 


230 


TÊLÉMAQUE. 


artifice,  il  le  poussa  plus  loin.  «  Oserai-je,  me  dit-il  en  hési- 
»  tant,  vous  faire  remarquer  un  mot  qui  est  dans  cette  lettre  : 
»  Philoclès  dit  à  son  ami  qu'il  peut  parler  en  confiance  à  Pro- 
»  tésilas  sur  une  chose  qu'il  ne  désigne  que  par  un  chiffre1  : 
»  assurément  Protésilas  est  entré  dans  le  dessein  de  Philoclès, 
»  et  ils  se  sont  raccommodés  *  à  vos  dépens.  Vous  savez  que 
»  c'est  Protésilas  qui  vous  a  pressé  d'envoyer  Philoclès  contre 
»  les  Carpathiens.  Depuis  un  certain  temps  il  a  ce.-sé  de  vous 
»  parler  contre  lui,  comme  il  le  faisait  souvent  autrefois.  Au 
»  contraire,  il  le  loue,  il  l'excuse  en  toute  occasion  :  ils  se 
»  voyaient  depuis  quelque  temps  avec  assez  d'honnêteté3.  Sans 
»  doute  Protésilas  a  pris  avec  Philoclès  des  mesures  pour  par- 
»  tager  avec  lui  la  conquête  de  Carpathie.  Vous  voyez  même 
»  qu'il  a  voulu  qu'on  fît  cette  entreprise  contre  toutes  les 
»  règles,  et  qu'il  s'expose  à  faire  périr  votre  armée  navale, 
«  pour  contenter  son  ambition.  Croyez-vous  qu'il  voulût  ser- 
»  ?ir  ainsi  à  celle  de  Philoclès,  s'ils  étaient  encore  mal  ensem- 
»  ble.  Non,  non,  on  ne  peut  plus  douter  que  ces  deux  hommes 
ne  soient  réunis  pour  s'élever  ensemble  à  une  grande  au- 
torité, et  peut-être  pour  renverser  le  trône  où  vous  régnez. 
En  vous  parlant  ainsi,  je  sais  que  je  m'expose  à  leur  ressen- 
timent, si,  malgré  mes  avis  sincères,  vous  leur  laissez  en- 
core voire  autorité  dans  les  mains  :  mais  qu'importe,  pourvu 
que  je  vous  dise  la  vérité  4?  » 
»  Ces  dernières  paroles  de  Timocrate  firent  une  grande  im- 
pression sur  moi  :  je  ne  doutai  plus  de  la  trahison  de  Phi- 
loclès, et  je  me  défiai  de  Protésilas  comme  de  son  ami.  Ce- 
pendant Timocrate  me  disait  sans  cesse  :  «  Si  vous  attendez 
n  que  Philoclès  ait  conquis  l'île  de  Carpathie,  il  ne  sera  plus 
»  temps  d'arrêter  ses  desseins,  hâtez-vous  de  vous  en  assurer 
»  pendant  que  vous  le  pouvez.  »  J'avais  horreur  de  la  profonde 
dissimulation  des  hommes;  je  ne  savais  plus  à  qui  me  fier. 
Après  avoir  découvert  la  trahison  de  Philoclès,  je  ne  voyais 
plus  d'homme  sur  la  terre  dont  la  vertu  pût  me  rassurer. 
J'étais  résolu  de  faire  au  plus  tôt  périr  ce  perfide,  mais  je  crai- 
gnais Protésilas,  et  je  ne  savais  comment  faire  à  son  égard.  Je 
craignais  de  le  trouver  coupable,  et  je  craignais  aussi  de  me 


1 .  Une  écriture  dans  laquelle  un  chif- 
fre de  convention,  connu  de  ceux-là  seuls 
qui  s'écrivent,  correspond  à  chaque 
lettre  de  l'alphabet. 

2.  «  Raccommodés,  »  arrangés,  remis 
en  mesure  (re  cum  modoj. 

%.  Ce  mot  t  honnêteté  a  s'emploie  peu 


aujourd'hui  dans  le  sens  que  lui  donne 
ici  notre  auteur:  bons  procédés,  mar- 
ques d'amitié. 

4.  Pour  rendre  plus  sûre  la  chute  de 
Philoclès,  Protésilas  cousent  à  se  compro- 
mettre auprès  du  roi,  en  se  faisant  re- 
garder comme  complice  de  Philoclès!  On 
comûrend  mal  ce  système  de  fourberies 


LIVRE  ONZIEME.  231 

fier  à  lui.  Enfin,  dans  mon  trouble,  je  ne  pus  m'empôcher  de 
lui  dire  que  Philoclès  m'était  devenu  suspect.  11  en  parut 
surpris  ;  il  me  présenta  sa  conduite  droite  et  modérée;  il 
m'exagéra  l  ses  services;  en  un  mot,  il  fit  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  me  persuader  qu'il  était  trop  bien  avec  lui.  D'un  autre 
côté,  Timocrate  ne  perdait  pas  un  moment  pour  me  faire  re- 
marquer cette  intelligence,  et  pour  m'obliger  à  perdre  Phi- 
loclès pendant  que  je  pouvais  encore  m'assurer  de  lui.  Voyez, 
mon  cher  Mentor,  combien  les  rois  sont  malheureux,  et 
exposés  à  être  le  jouet  des  autres  hommes,  lors  môme  que  les 
autres  hommes  paraissent  tremblants  à  leurs  pieds! 

«  Je  crus  faire  un  coup  d'une  profonde  politique,  et  décon- 
certer Protésilas,  en  envoyant  secrètement  à  l'armée  navale 
Timocrate  pour  faire  mourir  Philoclès.  Protésilas  poussa  jus- 
qu'au bout  sa  dissimulation,  et  me  trompa  d'autant  mieux, 
qu'il  parut  plus  naturellement  comme  un  homme  qui  se  lais- 
sait tromper.  Timocrate  partit  donc,  et  trouva  Philoclès  assez 
embarrassé  dans  sa  descente  :  il  manquait  de  tout;  car  Pro- 
tésilas, ne  sachant  si  la  lettre  supposée  pourrait  faire  périr 
son  ennemi,  voulait  avoir  en  môme  temps  une  autre  ressource 
prête,  par  le  mauvais  succès  d'une  entreprise  dont  il  m'avait 
fait  tant  espérer,  et  qui  ne  manquerait  pas  de  m'irriter  contre 
Philoclès.  Celui-ci  soutenait  cette  guerre  si  difficile,  par  son 
courage,  par  son  génie,  et  par  l'amour  que  les  troupes  avaient 
pour  lui.  Quoique  tout  le  monde  reconnût  dans  l'armée  que 
celte  descente  était  téméraire  et  funeste  pour  les  Cretois,  cha- 
cun travaillait  à  la  faire  réussir,  comme  s'il  eût  vu  sa  vie  et 
son  bonheur  attachés  au  succès.  Chacun  était  content  de  ha- 
sarder sa  vie  à  toute  heure,  sous  un  chef  si  sage  et  si  appli- 
qué à  se  faire  aimer. 

»  Timocrate  avait  tout  à  craindre  en  voulant  faire  périr  ce 
chef  au  milieu  d'une  armée  qui  l'aimait  avec  tant  de  passion; 
mais  l'ambition  furieuse  est  aveugle.  Timocrate  ne  trouva  rien 
de  difficile  pour  contenter  Protésilas,  avec  lequel  il  s'imagi- 
nait me  gouverner  après  la  mort  de  Philoclès.  Protésilas  ne 
pouvait  souffrir  un  homme  de  bien  dont  la  seule  vue  était  un  • 
reproche  secret  de  ses  crimes,  et  qui  pouvait,  en  m'ouvrant 
les  yeux,  renverser  ses  projets. 

»  Timocrate  s'assura  de  deux  capitaines  qui  étaient  sans 
cesse  auprès  de  Philoclès;  il  leur  promit,  de  ma  part,  de  gran- 
des récompenses,  et  ensuite  il  dit  à  Philoclès  qu'il  était  venu 

1.  t  Exagérer  »  {agger),  mettre  en  monceau  ;  agere,  conduire  et  par  suite, 
élever. 


232  TÉLÉMAQUE. 

lui  dire  de  ma  part  des  choses  secrètes  qu'il  ne  devait  lui  con- 
fier qu'en  présence  de  ces  deux  capitaines.  Philoclès  se  ren- 
ferma avec  eux  et  avec  Timocrate.  Alors  Timocrate  donna  un 
coup  de  poignard  à  Philoclès.  Le  coup  glissa,  et  n'enfonça 
guère  avant.  Philoclès,  sans  s'étonner,  lui  arracha  le  poignard, 
s'en  servit  contre  lui  et  contre  les  deux  autres.  Lu  même 
temps,  il  cria  :  ou  accourut;  on  enfonça  la  porte;  on  dégagea 
Philoclès  des  mains  de  ces  trois  hommes  qui,  étant  troublés, 
l'avaient  attaqué  faiblement.  Ils  furent  pris  et  on  les  aurait 
d'abord  déchirés,  tant  l'indignation  de  l'armée  était  grande,  si 
Philoclès  n'eût  arrêté  la  multitude.  Ensuite  il  prit  Timocrate 
en  particulier,  et  lui  demanda  avec  douceur  ce  qui  l'avait 
obligé  à  commettre  une  action  si  noire. Timocrate,  qui  craignait 
qu'on  ne  le  fit  mourir,  se  hâta  de  montrer  l'ordre  que  je  lui 
avais  donné  par  écrit  de  tuer  Philoclès  ;  et,  comme  les  traîtres 
sont  toujours  lâches,  il  ne  songea  qu'à  sauver  sa  vie,  en  dé- 
couvrant à  Philoclès  toute  la  trahison  de  Protésilas. 

»  Philoclès,  effrayé  de  voir  tant  de  malice  dans  les  hommes, 
prit  un  parti  plein  de  modération  :  il  déclara  à  toute  l'armée 
que  Timocrate  était  innocent  ;  il  le  mit  en  sûreté,  le  renvoya 
en  Crète,  déféra  le  commandement  de  l'armée  à  Polymène, 
que  j'avais  nommé,  dans  mon  ordre  écrit  de  ma  main,  pour 
commander  quand  on  aurait  tué  Philoclès  l.  Enfin  il  exhorta 
les  troupes  à  la  fidélité  qu'elles  me  devaient,  et  passa  pendant 
la  nuit  dans  une  légère  barque,  qui  le  conduisit  dans  l'île  de 
Samos*,  où  il  vit  tranquillement  dans  la  pauvreté  et  dans  la 
solitude,  travaillant  à  faire  des  statues  pour  gagner  sa  vie,  ne 
voulant  plus  entendre  parler  des  hommes  trompeurs  et  injus- 
tes, mais  surtout  des  rois,  qu'il  croit  les  plus  malheureux  et  les 
plus  aveugles  de  tous  les  hommes.  » 

II.  En  cet  endroit,  Mentor  arrêta  Idoménée  :  —  «  Hé  bien  I 
dit-il,  fûtes-vous  longtemps  à  découvrir  la  vérité?  »  —  «  JNon, 
répondit  Idoménée  ;  je  compris  peu  à  peu  les  artifices  de  Proté- 
silas8  et  de  Timocrate  :  ils  se  brouillèrent  môme  ;  car  les  mé- 
chants ont  bien  de  la  peine  à  demeurer  unis.  Leur  division 
acheva  de  me  montrer  le  fond  de  l'abîme  où  ils  m'avaient 

1.  Philoclès  se  montre  encore  dévoué  |  de»  cotes  de  l'Asie  Mineure;  cette  île  a 
à  son  souverain   en    ne  divulguant  pas    couéervé  sou  aucien  nom. 


l'ordre  cruel  que  celui-ci  avait  donné 
contre  lui  ;  il  se  retire  obéissant  aux 
ordres  d'idoménée;  il  déclare  que  le  roi 
b  nommé  à  sa  place  Polymène,  eoim<e 
(KiifiBLaud&nt  des  troupes. 

2.  «  Samos,  »  île  de  la  mer  Egée,  près 


3.  Si  Idoménée  a  cru  aux  suppositions 
de  Timocrate  à  l'égard  de  Protésilas, 
comment  a-t-il  gardé  un  seul  jour  ce 
dernier  dans  sa  confiance  ?  Cela  passe 
les  bornes  de  la  faiblesse  chez  un  roi, 
mais  Fcnelon  nous  l'expliquera.  Voir 
lt  note  2  de  la  page  suivante. 


LIVRE  ONZIÈME.  233 

jeté.  —  lié  bien  !  reprit  Mentor,  ne  prîles-vous  point  le  parti  de 
vous  défaire  de  l'un  et  de  l'autre?»  —  «Hélas!  répondit  Idomé- 
née,  est-ce,  mon  cher  Mentor,  que  vous  ignorez  la  faiblesse 
et  l'embarras  des  princes?  Quand  ils  sont  une  fois  livrés  à  des 
hommes  corrompus  et  hardis  qui  ont  l'art  de  se  rendre  néces- 
saires, ils  ne  peuvent  plus  espérer  aucune  liberté.  Ceux  qu'ils 
méprisent  le  plus  sont  ceux  qu'ils  traitent  le  mieux  et  qu'ils 
comblent  de  bienfaits.  J'avais  horreur  de  Protésilas;  et  je  lui 
laissais  toute  l'autorité.  Étrange  illusion!  je  me  savais  bon  gré 
de  le  connaître;  et  je  n'avais  pas  la  force  de  reprendre  l'au- 
torilé  que  je  lui  avais  abandonnée.  D'ailleurs,  je  le  trouvais 
commode,  complaisant,  industrieux  pour  flatter  mes  passions, 
ardent  pour  mes  intérêts.  Enfin,  j'avais  une  raison  pour 
rn'excuser  moi-même  de  ma  faiblesse,  c'est  que  je  ne  con- 
naissais point  de  véritable  vertu  :  faute  d'avoir  su  choisir  des 
gens  de  bien  qui  conduisissent  mes  affaires,  je  croyais  qu'il 
n'y  en  avait  point  sur  la  terre,  et  que  la  probité  était  un  beau 
fantôme1. — Qu'importe,  disais-je,  de  faire  un  grand  éclat  pour 
sortir  des  mains  d'un  homme  corrompu,  et  pour  tomber  dans 
celles  de  quelque  autre  qui  ne  sera  ni  plus  désintéressé,  ni  plus 
sincère  que  lui? —  Cependant  l'armée  navale  commandée  par 
Polymène  revint.  Je  ne  songeai  plus  à  la  conquête  de  l'île  de 
Carpathie;  et  Protésilas  ne  put  dissimuler  si  profondément, 
que  je  ne  découvrisse  combien  il  était  affligé  de  savoir  que 
Philoclès  était  en  sûreté  dans  Samos.  » 

Mentor  interrompit  encore  Idoménée,  pour  lui  demander 
s'il  avait  continué,  après  une  si  noire  trahison,  à  confier  toutes 
ses  affaires  à  Protésilas.  «  J'étais,  lui  répondit  Idoménée,  trop 
ennemi  des  affaires,  et  trop  inappliqué,  pour  pouvoir  me 
tirer  de  ses  ma  ns  :  il  aurait  fallu  renverser  l'ordre  que  j'avais 
établi  pour  ma  commodité,  et  instruire  un  nouvel  homme: 
c'est  ce  que  je  n'eus  jamais  la  force  d'entreprendre.  J'aimai 
mieux  fermer  les  yeux  pour  ne  pas  voir  les  artifices  de  Proté- 
silas. Je  me  consolais  seulement  en  faisant  entendre  à  certai- 
nes personnes  de  confiance  que  je  n'ignorais  pas  sa  mauvaise 
foi.  Ainsi  je  m'imaginais  n'être  trompé  qu'à  demi,  puisque  je 
savais  que  j'étais  trompé  2.  Je  faisais  même  de  temps  en  temps 
sentir  à  Protésilas  que  je  supportais  son  joug  avec  impatience. 
Je  prenais  souvent  plaisir  à  le  contredire,  à  blâmer  publique- 
ment quelque  chose  qu'il  avait  fait,  à  décider  contre  son  sen- 


1.  t  Fantôme,  »  apparence,  illusion  ;  j  parce  qu'il  le  savait;  l'observation  est  In- 
çaivuj,  paraître.  génieuse  et  vraie,  le  roi  de  Salente  dev&ik 

2.  Il  s'imaginait    n'être   pas    trompé,  I  se  faire  une  telle  illusion. 


234 


TÉLÉMAQUE. 


timcnt;  mais,  comme  il  connaissait  ma  haï  leur  et  ma  pa- 
resse, il  ne  s'embarrassait  point  de  tous  mis  chagrins1.  Il 
revenait  opiniâtrement  à  la  charge;  il  usait  tantôt  de  ma- 
nières pressantes,  tantôt  de  souplesse  et  d'insinuation  :  sur- 
tout, quand  il  s'apercevait  que  j'étais  peiné  contre  lui,  il  redou- 
blait ses  soins  pour  me  fournir  de  nouveaux  amusements 
propres  à  m'amollir,  ou  pour  m'embarquer  *  dans  quelque 
affaire  où  il  eût  occasion  de  se  rendre  nécessaire,  et  de  faire 
valoir  son  zèle  pour  ma  réputation. 

«  Quoique  je  fusse  en  garde  contre  lui,  cette  manière  de 
(lutter  mes  passions  m'entraînait  toujours;  il  savait  mes  se- 
crets; il  me  soulageait  dans  mes  embarras  ;  il  faisait  trembler 
tout  le  monde  par  mon  autorité.  Enfin  je  ne  pus  me  ré- 
soudre à  le  perdre.  Mais,  en  le  maintenant  dans  sa  place, 
je  mis  tous  les  gens  de  bien  hors  d'état  de  me  représenter  mes 
véritables  intérêts-  Depuis  ce  moment  on  n'entendit  plus 
dans  mes  conseils  aucune  parole  libre;  la  vérité  s'éloigna  de 
moi;  l'erreur,  qui  prépare  la  chute  des  rois 8,  me  punit  d'a- 
voir sacrifié  Philoclès  à.  la  cruelle  ambition  de  Protésilas  : 
ceux  mômes  qui  avaient  le  plus  de  zèle  pour  l'État  et  pour 
ma  personne  se  crurent  dispensés  de  me  détromper,  après  un  si 
terrible  exemple.  Moi-môme,  mon  cher  Mentor,  je  craignais 
que  la  vérité  ne  perçât  le  nuage,  et  qu'elle  ne  parvînt  jus- 
qu'à moi  malgré  les  flatteurs;  car,  n'ayant  plus  la  force  de  la 
suivre,  sa  lumière  m'était  importune  *.  Je  sentais  en  moi- 
même  qu'elle  m'eût  causé  de  cruels  remords,  sans  pouvoii 
me  tirer  d'un  si  funeste  engagement.  Ma  mollesse  et  l'ascen- 
dant que  Protésilas  avait  pris  insensiblement  sur  moi  me 
plongeaient  dans  une  espèce  de  désespoir  de  rentrer  jamais  en 
liberté.  Je  ne  voulais  ni  voir  un  si  honteux  état,  ni  le  laisser 
voir  aux  autres.  Vous  savez,  cher  Mentor,  la  vaine  hauteur 
et  la  fausse  gloire  dans  laquelle  on  élève  les  rois  :  ils  ne 
veulent  jamais  avoir  tort.  Pour  couvrir  une  faute,  il  en  faut 
faire  cent.  Plutôt  que  d'avouer  qu'on  s'est  trompé,  et  que  de 
se  donner  la  peine  de  revenir  de  son  erreur,  il  faut  se  laisser 
tromper  teule  sa  vie.  Voilà  l'état  des  princes  faibles  et  inap- 
pliqués :  c'était  précisément  le  mien,  lorsqu'il  fallut  que  je  par 
tisse  pour  le  siège  de  Troie. 

»  En  partant,  je  laissai  Protésilas  maître  des  affaires;  il  les 


i.  «Chagrins,i  douleurs  morales. 

2.  «  Embarquer,  »  faire  entrer  dans 
une  affaire  comme  dans  une  barque  ;  idée 
d'une  mer  où  l'on  s'aventure. 

3.  Racine,  dans  Athalie  (act.  I,sc.  2)  : 


...Cet  esprit  d'imprudence  et  d'erreur, 
De  la  chute  des  rois  funeste  avant-coureur, 

4.  Les  métaphores  ici  accumulées, 
«  forcer  le  nuage,  suivre,  lumière  impor- 
tune, »    constituent  une  allégorie. 


LIVRE  ONZIÈME. 


235 


conduisit  en  mon  absence  avec  hauteur  et  inhumanité.  Tout 
le  royaume  de  Crète  gémissait  sous  sa  tyrannie  :  mais  per- 
sonne n'osait  me  mander  l'oppression1  des  peuples  ;  on  savait 
que  je  craignais  de  voir  la  vérité,  et  que  j'abandonnais  à  la 
cruauté  de  Protésilas  tous  ceux  qui  entreprenaient  de  parler 
contre  lui.  Mais  moins  on  osait  éclater,  plus  le  mal  était 
violent.  Dans  la  suite,  il  me  contraignit  de  chasser  le  vaillant 
Mérione  2,  qui  m'avait  suivi  avec  tant  de  gloire  au  siège  de 
Troie.  Il  en  était  devenu  jaloux,  comme  de  tous  ceux  que  j'ai- 
mais et  qui  montraient  quelque  vertu. 

»  11  faut  que  vous  sachiez,  mon  cher  Mentor,  que  tous  mes 
malheurs  sont  venus  de  là.  Ce  n'est  pas  tant  la  mort  de  mon 
fils  qui  causa  la  révolte  des  Cretois,  que  la  vengeance  des  dieux 
irrités  contre  mes  faiblesses,  et  la  haine  des  peuples,  que  Proté- 
silas m'avait  attirée.  Quand  je  répandis  le  sang  de  mon  fils 3 , 
les  Cretois,  lassés  d'un  gouvernement  rigoureux,  avaient 
épuisé  toute  leur  patience;  et  l'horreur  de  cette  dernière  ac- 
tion ne  fit  que  montrer  au  dehors  ce  qui  était  depuis  long- 
temps dans  le  fond  des  cœurs. 

»  Timocrate  me  suivit  au  siège  de  Troie,  et  rendait  compte 
secrètement  par  ses  lettres  à  Protésilas  de  tout  ce  qu'il  pouvait 
découvrir.  Je  sentais  bien  que  j'étais  en  captivité  ;  mais  je  tâ- 
chais de  n'y  penser  pas,  désespérant  d'y  remédier.  Quand  les 
Cretois,  à  mon  arrivée,  se  révoltèrent,  Protésilas  et  Timocrate 
furent  les  premiers  à  s'enfuir.  Ils  m'auraient  sans  doute 
abandonné,  si  je  n'eusse  été  contraint  de  m'enfuir  presque 
aussitôt  qu'eux.  Comptez,  mon  cher  Mentor,  que  les  hommes 
insolents  pendant  la  prospérité  sont  toujours  faibles  et  trem- 
blants dans  la  disgrâce.  La  tête  leur  tourne  aussitôt  que  l'auto- 
rité absolue  leur  échappe.  Ou  les  voit  aussi  rampants  qu'ils 
ont  été  hautains  ;  et  c'est  en  un  moment  qu'ils  passent  d'une 
extrémité  à  l'autre.  » 

»  Mentor  dit  à  Idoménée  :  «  Mais  d'où  vient  donc  que,  con- 
naissant à  fond  ces  deux  méchants  hommes,  vous  les  gardez 
encore  auprès  de  vous-comme  je  les  vois?  Je  ne  suis  pas  sur- 
pris qu'ils  vous  aient  suivi,  n'ayant  rien  de  meilleur  à  faire 
pour  leurs  intérêts  ;  je  comprends  môme  que  vous  avez  fait 
une  action  généreuse  de  leur  donner  un  asile  dans  votre  nou- 


I.  •  Oppression,  »  action  de  presser, 
défouler;  au  moral, et  appliqué  à  un 
toi,  signifie  «  exercice  de  la  tyrannie.» 

t.  V«ill  sui  Mérione,  cocher  d'iioin* 


née,  au   siège    de   Troie,  Homère,  /J., 
lir.  VIII  ;  et  Hor.  1.  II,  odesyi  et  x/. 

3 .  Li  pathétique  histoire  racontée  au 
livre  V. 


236  TÉLÉMAQUE. 

vel  établissement  :  mais  pourquoi  vous  livrer  encore  à  eux 
après  tant  de  cruelles  expériences l  ?  » 

—  «  Vous  ne  savez  pas,  répondit  Idoménée,  combien  toutes  les 
expériences  sont  inutiles  aux  princes  amollis  et  inappliqués  qui 
vivent  sans  réflexion.  Ils  sont  mécontents  de  tout,  et  ils  n'ont 
le  courage  de  rien  redresser.  Tant  d'années  d'habitude  étaient 
des  chaînes  de  fer  qui  me  liaient  à  ces  deux  hommes  ;  et  ils 
m'obsédaient  à  toute  heure.  Depuis  que  je  suis  ici,  ils  m'ont 
jeté  dans  toutes  les  dépenses  excessives  que  vous  avez  vues; 
ils  ont  épuisé  cet  État  naissant  ;  ils  m'ont  attiré  cette  guerre 
qui  allait  m'accabler  sans  vous.  J'aurais  bientôt  éprouvé  à 
Salente  les  mômes  malheurs  que  j'ai  sentis  en  Crète  ;  mais 
vous  m'avez  enfin  ouvert  les  yeux,  et  vous  m'avez  inspiré  le 
courage  qui  me  manquait  pour  me  mettre  hors  de  servitude  2. 
Je  ne  sais  ce  que  vous  avez  fait  en  moi  ;  mais  depuis  que  vous 
6 les  ici,  je  me  sens  un  autre  homme.  » 

Mentor  demanda  ensuite  à  Idoménée  quelle  était  la  con- 
duite de  Protésilas  dans  ce  changement  des  affaires.  «  Rien 
n'est  plus  artificieux,  répondit  Idoménée,  que  ce  qu'il  a  fait 
depuis  votre  arrivée.  D'abord  il  n'oublia  rien  pour  jeter  indi- 
rectement quelque  défiance  dans  mon  esprit.  Il  ne  disait  rien 
contre  vous  ;  mais  je  voyais  diverses  gens  qui  venaient  m'a- 
vertir  que  ces  deux  étrangers  étaient  fort  à  craindre.  L'un, 
disaient-ils,  est  le  fils  du  trompeur  Ulysse  ;  l'autre  est  un 
homme  caché  et  d'un  esprit  profond  :  ils  sont  accoutumés  a 
errer  de  royaume  en  royaume  ;  qui  sait  s'ils  n'ont  point  formé 
quelque  dessein  sur  celui-ci  ?  Ces  aventuriers  racontent  eux- 
mômes  qu'ils  ont  causé  de  grands  troubles  dans  tous  les  pays 
où  ils  ont  passé  :  voici  un  État  naissant  et  mal  affermi  ;  les 
moindres  mouvements  pourraient  le  renverser. 

»  Protésilas  ne  disait  rien,  mais  il  tâchait  de  me  faire  entre- 
voir le  danger  et  l'excès  de  toutes  ces  réformes  que  vous  me 
faisiez  entreprendre.  Il  me  prenait  par  mon  propre  intérêt.  — 
Si  vous  mettez,  me  disait-il,  les  peuples  dans  l'abondance,  ils 
ne  travailleront  plus;  ils  deviendront  fiers,  indociles,  et  seront 
toujours  prêts  à  se  révolter  :  il  n'y  a  que  la  faiblesse  et  la  mi- 
sère qui  les  rendent  souples,  et  qui  les  empêchent  de  résister 
à  l'autorité.  —Souvent  il  tâchait  de  reprendre  son  ancienne  au- 


1.  Quelle  apparence  cependant  que 
depuis  plus  de  vingtans, à  travers  toutes 
les  fortunes  diverses  de  la  vie  d'Idomé- 
née,  roi  de  Crète,  ces  deux  hommes  per- 
vers, si  bien  connus  rf  Idoménée,  aient  pu 
se  maintenir  en  faveur  et  qu'ils  y  soient 


tien  ?  Evidemment  il  y  a  invraisem- 
blance. Aussi  la  question  de  Mentor  est- 
elle  très  à  propos. 

2.  Pauvre  roi,  réduit  à  conspirer  avec 
des  étrangers   contre   le  ministre   qu'il 


encore  au  moment  où  se  passe  cet  entre-  |  n'ose  pas  renverser  ! 


LIVRE  ONZIEME.  237 

torité  pour  m'entraîner  ;  et  il  la  couvrait  d'un  prétexte  de  zèle 
pour  mon  service.  —  En  voulant  soulager  les  peuples,  me 
disait-il,  vous  rabaissez  la  puissance  royale;  et  par  la  vous  faites 
au  peuple  même  un  tort  irréparable,  car  il  a  besoin  qu'on  le 
tienne  bas  peur  son  propre  repos. 

»  A  tout  cela  je  répondais  que  je  saurais  bien  tenir  les  peu- 
ples dans  leur  devoir  en  me  faisant  aimer  d'eux  ;  en  ne  relâ- 
chant rien  de  mon  autorité,  quoique  je  les  soulageasse  ;  en 
punissant  avec  fermeté  tous  les  coupables  ;  enfin,  en  donnant 
aux  enfants  une  bonne  éducation,  et  à  tout  le  peuple  une 
exacte  discipline  pour  le  tenir  dans  une  vie  simple,  sobre  et 
laborieuse  !.  —  Hé  quoi  !  disais-je,  ne  peut-on  pas  soumettre 
un  peuple  sans  le  faire  mourir  de  faim?  Quelle  inhumanité  ! 
quelle  politique  brutale!  Combien  voyons-nous  de  peuples 
traités  doucement,  et  très- fidèles  à  leurs  princes  !  Ce  qui  cause 
les  révoltes,  c'est  l'ambition  et  l'inquiétude  des  grands  d'un 
État,  quand  on  leur  a  donné  trop  de  licence,  et  qu'on  a  laissé 
leurs  passions  s'étendre  sans  bornes  ;  c'est  la  multitude  des 
grands  et  des  petits  qui  vivent  dans  la  mollesse,  dans  le  luxe 
et  dans  l'oisiveté  ;  c'est  la  trop  grande  abondance  d'hommes 
adonnés  à  la  guerre,  qui  ont  négligé  toutes  les  occupations 
utiles  qu'il  faut  prendre  dans  les  temps  de  paix  ;  enfin;  c'est  le 
désespoir  des  peuples  maltraités;  c'est  la  dureté,  la  hauteur 
des  rois,  et  leur  mollesse,  qui  les  rend  incapables  de  veiller 
sur  tous  les  membres  de  l'Etat  pour  prévenir  les  troubles  2. 
Voilà  ce  qui  cause  les  révoltes,  et  non  pas  le  pain  qu'on  laisse 
manger  en  paix  au  laboureur,  après  qu'il  l'a  gagné  à  la  sueur 
de  son  visage. 

»  Quand  Protésilas  a  vu  que  j'étais  inébranlable  dans  ces 
maximes,  il  a  pris  un  parti  tout  opposé  à  sa  conduite  passée  : 
il  a  commencé  à  suivre  ces  maximes  qu'il  n'avait  pu  détruire  ; 
il  a  fait  semblant  de  les  goûter,  d'en  être  convaincu,  de  m'a- 
voir  obligation  de  l'avoir  éclairé  là-dessus.  11  va  au-devant  de 
tout  ce  que  je  puis  souhaiter  pour  soulager  les  pauvres  ;  il  e^t 
le  premier  à  me  représenter  leurs  besoins,  et  à  crier  contre 
les  dépenses  excessives.  Vous  savez  même  qu'il  vous  loue,  qu'il 
vous  témoigne  de  la  confiance,  et  qu'il  n'oublie  rien  pour  vous 
plaire.  Pour  Tinioerate,  il  commence  à  n'être  plus  si  bien  avec 
Protésilas  ;  il  a  songé  à  se  rendre  indépendant  :  Protésilas  en 
est  jaloux;  et  c'est  en  partie  par  leurs  différends  que  j'ai  décou- 
vert leur  perfidie  » 

\ .  Tout  cela  est  un  peu  Ion£,  et  même  I  tiques  ne  fait  guère  que  reproduire  lei 
diffus.  I  couseils  qui  6e  trouvent  plus  haut, 

2.  Celte  accumulation  de  yéiités  poli-  I 


238 


TÉLÉMAQUE. 


Mentor,  souriant,  répondit  ainsi  à  ldoménée  :  «  Quoi  donc  ! 
vous  avez  été  faible  jusqu'à  vous  laisser  tyranniser  pendant 
tant  d'années  par  doux  traîtres  dont  vous  connaissiez  la  trahi- 
son 1  »  —  «  Ah!  vous  ne  savez  pas.  répondit  ldoménée,  ce  que 
peuvent  les  hommes  artificieux  sur  un  roi  faible  et  inappli- 
qué *  qui  s'est  livré  à  eux  pour  toutes  ses  affaires 2.  D'ailleurs, 
je  vous  ai  déjà  dit  que  Protésilas  entre  maintenant  dans  toutes 
vos  vues  pour  le  bien  public3.  \>  —  Mentor  reprit  ainsi  le  dis- 
cours d'un  air  grave  :  «  Je  ne  vois  que  trop  combien  les  mé 
chants  prévalent  sur  les  bons  auprès  des  rois  ;  vous  en  Ctes 
un  terrible  exemple.  Mais  vous  dites  que  je  vous  ai  ouvert  les 
yeux  sur  Protésilas;  et  ils  sont  encore  fermés4  pour  laisser  le  gou- 
vernement de  vos  affaires  à  cet  homme  indigne  de  vivre  !  Sachez 
que  les  méchants  ne  sont  point  des  hommes  incapables  de 
faire  le  bien  ;  ils  le  font  indifféremment,  de  môme  que  le 
mal,  quand  il  peut  servir  à  leur  ambition.  Le  mal  ne  leur 
coule  rien  à  faire,  parce  qu'aucun  sentiment  de  bonté  ni  aucun 
principe  de  vertu  ne  les  retient  :  mais  aussi  ils  font  le  bien 
sans  peine,  parce  que  leur  corruption  les  porte  à  le  faire  pour 
paraître  bons,  et  pour  tromper  le  reste  des  hommes.  A  pro- 
prement parler,  ils  ne  sont  pas  capables  5  de  la  vertu,  quoi- 
qu'ils paraissent  la  pratiquer  ;  mais  ils  sont  capables  d'ajouter 
à  tous  leurs  autres  vices  le  plus  horrible  des  vices,  qui  est 
l'hypocrisie.  Tant  que  vous  voudrez  absolument  faire  le  bien, 
Protésilas  sera  prêt  à  le   faire   avec    vous,   pour  conserver 
l'autorité  ;  mais  si  peu  qu'il  sente  en  vous  de  facilité  à  vous 
relâcher,  il  n'oubliera  rien  pour  vous  faire  retomber  dans  l'é- 
garement, et  pour  reprendre  en  liberté  son  naturel  trompeur 
et  féroce.  Pouvez-vous  vivre  avec  honneur  et  en  repos,  pen- 
dant qu'un  tel  homme  vous  obsède  à  toute  heure8,  et  que  vous 
savez  le  sage  et  le  fidèle  Philoclès  pauvre  et  déshonoré  danb 
l'île  de  Samos 7? 


1 .  o  Inappliqué  ;  •  en  répétant  ce  mot, 
Fénelon  s'adresse  à  son  royal  élève  et 
veut  lui  faire  comprendre  le  prit  de 
i  l'application»  au  travail  du  gouverne- 
ment. 

2.  Mentor  et  ldoménée  répètent  exac- 
tement ce  qu'ils  viennent  de  dire  :  •  Mais 
d'où  vient  donc,  etc.  » 

3.  Voyant  que  le  crédit  de  Mentor 
l'emporte  sur  le  sien  auprès  du  roi,  Pro- 
tésilas cesse  de  lutter;  il  cherche  seu- 
lement à  se  maintenir  en  faveur,  et  pour 
cela,  il  entre  dans  toutes  les  vues  de 
Mentor. 

4. L'expression  n'est  pas  exacte;  ldo- 
ménée voit  parfaitement  quel  serait  son 


devoir,  mais  il  redoute  de  marcher  et 
d'agir.  —  <  Pour  laisser,  »  en  tant  que 
vous  laissez. 

5.  »  Capables  ;  »  vient  de  capax,qn\  con- 
tient ;  ils  pratiquent  la  vertu  eu  apparence, 
ils  ne  la  possèdent  pas,  ils  n'en  sont  pas  ca- 
paces;  ils  ne  sont  pas  davantage  en  état  de 
la  recevoir,  de  la  contenir  en  eux-mêmes. 
Plus  bas,  «  capables,  »  suivi  d'un  infinitif, 
n'a  plus  tout  à  fait  le  sens  étymologique. 

6.  «Obsède,»  assiège.  Ainsi,  Mathan, 
dans  Racine  : 

Plu»  méchant  qu'Athalie  à  toute  heure  l'assiégs. 

7.  f  Samos,  »  île  de  l'archipel  grec/ 
via-à-vis  du  promontoire  de  Mycale. 


LIVRE  ONZIÈME.  239 

»  Vous  reconnaissez  bien,  ô  Idoménée,  que  les  hommes  trom- 
peurs et  hardis  qui  sont  présents  entraînent  les  princes  faibles, 
mais  vous  devriez  ajouter  que  les  princes  ont  encore  un  autre 
malheur  qui  n'est  pas  moindre,  c'est  celui  d'oublier  facile- 
ment la  vertu  et  les  services  d'un  homme  éloigné.  La  multi- 
tude des  hommes  qui  environnent  les  princes  est  cause  qu'il 
n'y  en  a  aucun  qui  fasse  une  impression  profonde  sur  eux;  ils 
ne  sont  frappés  que  de  ce  qui  est  présent,  et  qui  les  flatte 
tout  le  reste  s'efface  bientôt.  Surtout  la  vertu  les  touche  peu. 
parce  que  la  vertu,  loin  de  les  flatter,  les  contredit  et  les  con- 
damne dans  leurs  faibless  s.  Faut-il  s'étonner  s'ils  ne  sont  point 
aimés,  puisqu'ils  ne  sont  point  aimables  *,  et  qu'ils  n'aiment 
rien  2,  que  leur  grandeur  et  leur  plaisir  ?  » 

Après  avoir  dit  ces  paroles,  Mentor  persuada  à  Idoménée 
qu'il  fallait  au  plus  tôt  chasser  Protésilas  et  Timocrate,  pour 
rappeler  Philoclès.  L'unique  difficulté  qui  arrêtait  le  roi,  c'est 
qu'il  craignait  la  sévérité  de  Philoclès.  «  J'avoue,  disait-il,  que 
je  ne  puis  m'empôcher  de  craindre  un  peu  son  retour,  quoi- 
que je  l'aime  et  que  je  l'estime.  Je  suis  depuis  ma  tendre 
jeunesse  accoutumé  à  des  louanges,  à  des  empressements  et 
à  des  complaisances,  que  je  ne  saurais  espérer  de  trouver  dans 
cet  homme.  Dès  que  je  faisais  quelque  chose  qu'il  n'approu- 
vait pas,  son  air  triste  me  marquait  assez  qu'il  me  condamnait. 
Quand  il  était  en  particulier  avec  moi,  ses  manières  étaient 
respectueuses  et  modérées,  mais  sèches.  » 

—  «Ne  voyez- vous  pas,  lui  répondit  Mentor,  que  les  princes 
gâtés  par  la  flatterie  trouvent  sec  et  austère  3  tout  ce  qui  est 
libre  et  ingénu*.  Ils  vont  même  jusqu'à  s'imaginer  qu'on  n'est 
pas  zélé  pour  leur  service,  et  qu'on  n'aime  pas  leur  autorité, 
dès  qu'on  n'a  point  l'âme  servile,  et  qu'on  n'est  pas  prêt  à  les 
flaller  clans  l'usage  le  plus  injuste  de  leur  puissance.  Toute 
parole  libre  et  généreuse  leur  paraît  hautaine,  critique  6  et  sé- 
ditieuse. Ils  deviennent  si  délicats6,  que  tout  ce  qui  n'est  point 
flatteur  les  blesse  et  les  irrite.  Mais  allons  plus  loin.  Je  sup- 
pose7 que  Philoclès   est  effectivement  sec  et  austère  :   son 

{ .  Si  vis  amari,  ama.  Ayez  un  grand  I  détours,  ajoute  ici  à  l'idée  de  «  liberté,  » 
cœur,  et  j'on  vous  aimera.  I  qualité  de  l'homme  courageux  ne  crai- 

l.  il  y  a  ici  une  sorte  de  rapide  sus-  j  gnant  pas  de  parler  devaut  les  rois. 
pension,  portant   sur    «rien;»  on  peut  i      5.    «  Critique,  »     parole    frondeuse, 
croire  la  phrase  terminée,  mais  le  sens  ab*  j  prompte  au  blâme;  adjectif  asseï  rare 
so'iu  se  relevé  et  s'achève  heureusement  '  dans  ce  sens. 

sur  le  dernier  trait,  «que  leur  grandeur1  6.  «  Délicat,  »  l'idée  première  de  la 
et  leur  plaisir.  »  Dans  ce  sens,  la  virgule,  délicatesse  est  de  tenir  dans  des  lacets, 
spres  «  rien,  o   est  placée  à  propos.  de  licere,  lacère;    les  gens   délicats,  au 

3.  Austère,  a'jw.sj'cco,  synonyme  de  sec,  |  sens  de  ce  passage,  ne  peuvent  sortir  de 
mais  exclusivement  appliqué  au  moral.!  ces  liens  subtils. 

4.  i  L'ingénuité,  »  qui  ignore  tous  les  I      7.  Exemple  de  concession  :  on  accorlê 


2  tO 


TÉLÈMAQUE. 


austérité  ne  vaut-elle  pas  mieu\  que  la  flatterie  pernicieuse 
de  vos  conseillers  ?  Où  trouverez-vous  un  homme  sans  défauts  '? 
et  le  défaut  de  vous  dire  trop  hardiment  la  vérité  n'est-il  pas 
celui  que  vous  devez  le  moins  craindre  ?  que  dis-je  1  !  n'est-ce 
pas  un  défaut  nécessaire  pour  corriger  les  vôtres,  et  pour 
vaincre  ce  dégoût  de  la  vérité  où  la  flatterie  vous  a  fait  tom- 
oer  2?  11  vous  faut  un  homme  qui  n'aime  que  la  vérité  et  vous; 
qui  vous  aime  mieux  que  vous  ne  savez  vous  aimer  vous- 
même  ;  qui  vous  dise  la  vérité  malgré  vous  ;  qui  force  tous  vos 
retranchements 3  :  et  cet  homme  nécessaire,  c'est  Philoclès. 
Souvenez-vous  qu'un  prince  est  trop  heureux  quand  il  naît  un 
seul  homme  sous  son  régne  avec  cette  générosité  ;  qu'il  est  le 
plus  précieux  trésor  de  l'Etat  ;  et  que  la  plus  grande  punition 
qu'il  doit  craindre  des  dieux,  est  de  perdre  un  tel  homme,  s'il 
s'en  rend  indigne  faute  de  savoir  s'en  servir  k. 

»  Pour  les  défauts  des  gens  de  bien,  il  faut  les  savoir8  con- 
naître, et  ne  laisser  pas  de  se  servir  d'eux.  Redressez-les  ; 
ne  vous  livrez  jamais  aveuglément  à  leur  zèle  indiscret  ;  mais 
écoutez-les  favorablement  ;  honorez  leur  vertu  ;  montrez  au 
public  que  vous  savez  la  distinguer  ;  surtout  gardez-vous  bien 
d'être  plus  longtemps  comme  vous  avez  été  jusqu'ici.  I-es 
princes  gâtés  comme  vous  l'étiez,  se  contentant  de  mépriser 
les  hommes  corrompus,  ne  laissent  pas  de  6  les  employer  avec 
confiance,  et  de  les  combler  de  bienfaits  :  d'un  autre  côté,  ils 
se  piquent  de  connaître  aussi  les  hommes  vertueux  ;  mais  ils 
ne  leur  donnent  que  de  vains  éloges,  n'osant  ni  leur  confier 
les  emplois,  ni  les  admettre  dans  leur  commerce  7  familier,  ni 
répandre  des  bienfaits  sur  eux.  » 

Alors  Idoménée  dit  qu'il  était  honteux  d'avoir  tant  tardé  à 
délivrer  l'innocence  opprimée,  et  à  punir  ceux  qui  l'avaient 
trompé.  Mentor  n'eut  même  aucune  peine  à  déterminer  le  roi 


quelque   chose   à   l'adversaire,  afin    de 
tourner  celte  concession  contre  lui. 

1.  «  Que  dis  je  !  »  </est  encore  un 
exemple  de  la  correction,  figure  de  rhé- 
torique, par  laquelle  l'auteur  se  reprend, 
se  corrige  lui-même,  comme  pour  se 
contredire,  mais  en  réalité  pour  donner 
plus  de  force  à  sa  pensée  en  y  ajoutant 
un  nouveau  trait. 

2.  Il  faut  bien  voir  la  portée  de  ces 
longs  conseils.  Le  plus  solide  enseigne- 
ment qui  puisse  être  donné  à  un  prince^ 
c'est  de  6e  défendre  de  tout  préjugé  a 
l'éfjard.des  hommes  utilesà  l'État  :  les  rois 
sont  en  effet  portés  à  las  tenir  à  dis- 
tance, parce  qu'ils  n'éprouvent  pour  eux 
aucune  sympathie. C'est que.trop souvent, 
les  rois  ne  cherchent  pas  des  ministres, 


mais  des  favoris  et  des  complaisants. 

3.  L'auteur  exprime  très-bien  ici  la  na- 
ture du  dévouement  que  le  prince  doit 
chercher  dans  un  ministre. 

4.  C'était  le  grand  art  de  Louis  XIV: 
trouver  les  hommes  et   s'en  servir. 

5.  «  Les  savoir;  »  mieux:  «  savoir  les.» 
De  même  aussi,  «  ne  laisser  pas  ;  »  on  di- 
rait mieux  :  «  ne  pas  laisser  de.  » 

6.  «  Ne  laissent  pas  de  ;»  ce  tour  se  trouve 
plusieurs  fois  répété  dans  ce  passée. 

7.  iCommerce,  »  idée  de  l'échange  de9 
marchandises  (cum  merx) .  Ce  mot  a  été 
pris,  par  une  grande  extension  d'idées, 
pour  les  •  relations  •  de  la  vie,  relations 
dans  lesquelles  les  avantages  mutuels 
sont  comme  des  marchandises  que  cha- 
cun vend  et  achète. 


LIVRE  ONZIÈME. 


241 


à  perdre  son  favori  ;  car  aussitôt  qu'on  est  parvenu  à  rendre 
les  favoris  suspects  et  importuns  à  leurs  maîtres,  les  princes, 
labsés  et  embarrasses,  ne  cherchent  plus  qua  s'en  défaire  : 
leur  amitié  s'évanouit,  les  services  sont  oubliés  ;  la  chute  des 
favoris  ne  leur  coule  rien,  pourvu  qu'ils  ne  les  voient  plus. 

III.  Aussitôt  le  roi  ordonna  en  secret  à  Hégésippe,  qui  était 
un  des  principaux  officiers  de  sa  maison,  de  prendre  Protési- 
las  et  Timocrate,  de  les  conduire  en  sûreté  dans  l'île  de  Sa- 
mos,  de  les  y  laisser,  et  de  ramener  Philoclôs  de  ce  lieu  d'exil. 
Hégésippe,  surpris  de  cet  ordre,  ne  put  s'empêcher  de  pleurer 
de  joie.  «  C'est  maintenant,  dit-il  au  roi,  que  vous  allez  char- 
mer vos  sujets.  Ces  deux  hommes  ont  causé  tous  vos  malheurs 
et  tous  ceux  de  vos  peuples  :  il  y  a  vingt  ans  qu'ils  font  gé- 
mir1 tous  les  gens  de  bien,  et  qu'à  peine  ose-ton  même  gé- 
mir, tant  leur  tyrannie  est  cruelle  ;  ils  accablent  tous  ceux  qui 
entreprennent  d'aller  à  vous  par  un  autre  canal 2  que  le  leur.» 
Ensuite  Hégésippe  découvrit  au  roi  un  grand  nombre  de  per- 
fidies et  d'inhumanités  commises  par  ces  deux  hommes,  dont 3 
le  roi  n'avait  jamais  entendu  parler,  parce  que  personne  n'o- 
sait les  accuser.  Il  lui  raconta  même  ce  qu'il  avait  découvert 
d'une  conjuration  secrète  pour  faire  périr  Mentor.  Le  roi  eut 
horreur  de  tout  ce  qu'il  voyait. 

Hégésippe  se  hâta  d'aller  prendre  Protésilas  dans  sa  maison  : 
elle  était  moins  grande,  mais  plus  commode  et  plus  riante  que 
celle  du  roi  ;  l'architecture  était  de  meilleur  goût  ;  Protésilas 
l'avait  ornée  avec  une  dépense  tirée  du  sang  des  misérables  *. 
Il  était  alors  dans  un  salon  de  marbre  auprès  de  ses  bains, 
couché  négligemment  sur  un  lit  de  pourpre  avec  une  broderie 
d'or  ;  il  paraissait  las  et  épuisé  de  ses  travaux  ;  ses  yeux  et  ses 
sourcils  montraient  je  ne  sais  quoi  d'agité,  de  sombre  et  de 
farouche5.  Les  plus  grands  de  l'Etat  étaient  autour  de  lui,  ran- 
gés sur  des  tapis  6,  composant  leurs  visages  sur  celui  de  Pro- 
tésilas, dont  ils  observaient  jusqu'au  moindre  clin  d'œil 7.  A 


i.  i  Gémir,  1  gemere,  fl^u,  être 
plein,  chargé j  on  gémit  sous  le  fardeau. 

2.  C'est-à-dire  'autrement  que  par  l'in- 
termédiaire des  ministres. 

3.  La  construction  de  cette  phrase  est 
■vicieuse.  Le  mot  dont  est  mal  placé.  A 
quoi  se  rapporte  t-il? 

4.  «  Misérables,»  non  pas  dans  le  mau- 
vais sens  dans  lequel  on  emploie  le  plus 
souvent  ce  mot,  mais  dans  le  sens  réel 
et  premier,  les  malheureux. 

5.  Heureuse  expression,  peinture  vive, 
«t  qui  laisse  voir  le  perfide  ministre  jus- 


qu'au fond  de  l'âme. 

6.  •  Sur  des  tapis;  »  comme  c'est  en- 
core l'usage  en  Orient,  où  l'on  s'assied 
par  terre,  sur  des   tapis  ou  des  nattes. 

7.  Mais  ceux  qui  de  la  cour  ont  un  plus  long 

[usage, 
Sur  les  veux  de  César  composent  leur  visage. 
(IUc,  Britann.,  act.  V,  se.  v.) 
Fénelon  a  rencontré  la  même  expression 
que  Hacine,  mais  l'un  et  t'au're  le  cèdent 
à  Tacite  peignant  les  courtisans  de  Né 
ron,  lesyeux'  fixés  sur  le  fratricide,  Ne 
ronem  intuentes, 

11 


242  TËLÉMAQUE. 

peine  ouvrait-il  la  bouche,  que  tout  le  monde  se  récriait  pour 
admirer  ce  qu'il  allait  dire  ».  Un  des  principaux  delà  troupe3 
lui  racontait  avec  des  exagérations  ridicules  ce  que  Protésilas 
lui-môme  avait  fait  pour  le  roi.  Un  autre  lui  assurait  que 
Jupiter,  ayant  trompé  sa  mère,  lui  avait  donné  la  vie,  et  qu'il 
était  iils  du  pore  des  dieux3.  Un  poète  venait  de  lui  chanter  des 
vers  où  il  assurait  que  Protésilas,  instruit  par  les  Muses,  avait 
égalé  Apollon  pour  tous  les  ouvrages  d'esprit.  Un  autre  poëte, 
encore  plus  lâche  et  plus  impudent,  l'appelait,  dans  ses  vers, 
l'inventeur  des  beaux-arts,  et  le  père  des  peuples,  qu'il  rendait 
heureux  ;  il  le  dépeignait  tenant  en  main  la  corne  d'abon- 
dance *. 

Protésilas  écoutait  toutes  ces  louanges  d'un  air  sec,  distrait 
et  dédaigneux,  comme  un  homme  qui  sait  bien  qu'il  en  mé- 
rite encore  de  plus  grandes,  et  qui  fait  trop  de  grâce  de  se 
laisser  louer  6.  Il  y  avait  un  flatteur  qui  prit  la  liberté  de  lui 
parler  à  l'oreille6,  pour  lui  dire  quelque  chose  de  plaisant  con- 
tre la  police  7  que  Mentor  tâchait  d'établir.  Protésilas  sourit  ; 
toute  l'assemblée  se  mit  aussitôt  à  rire,  quoique  la  plupart  ne 
pussent  point  encore  savoir  ce  qu'on  avait  dit.  Mais  Protésilas 
reprenant  bientôt  son  air  sévère  et  hautain,  chacun  rentra  dans 
la  crainte  et  dans  le  silence8.  Plusieurs  nobles  cherchaient  le 
moment  où  Protésilas  pourrait  se  tourner  vers  eux  et  les  écou- 
ter :  ils  paraissaient  émus  et  embarrassés  ;  c'est  qu'ils  avaient  à 
lui  demander  des  grâces  rieur  posture  suppliante  parlait  pour 
eux  :  ils  paraissaient  aussi  soumis  9  qu'une  mère  aux  pieds  des 
autels  lorsqu'elle  demande  aux  dieux  la  guérison  de  son  fils 
unique  10.  Tous  paraissaient  contents,  attendris,  pleins  d'admi- 
ration pour  Protésilas,  quoique  tous  eussent  contre  lui,  dans  le 
cœur,  une  rage  implacable11. 

Dans  ce  moment  ilégésippe  entre,  saisit  l'épée  de  Protésilas, 
et  lui  déclare,  de  la  part  du  roi,  qu'il  va  l'emmener  dans  l'île 

1.  Ce  trait  est   fort  spirituel.  Gilbert  |  à    quel     degré     d'impertinence    arrive 

l'homme  sous   le  régime  de  la  louange. 
6.  «  La  liberté  de  parler  à  l'oreille;» 
cela  est  dit  ironiquement. 
la  L'administration  de  l'État. 

8.  Tous  ces  contrastes  sont  remarqua- 
bles par  l'observation  dont  l'auteur  a  fait 
preuve. 

9.  i  Soumis,  «  dociles,  faciles  à  gou- 
verner,qui  se  met  soi-môme  sous  le  joug. 

10.  Par  ce  trait,  Fénelou  joint  l'indi- 
gnation au  sentiment  de  ridicule  qu'ins- 
pirent la  conduite  et  l'attitude  de  Pro- 
tésilas. 

11.  Le  tableau  s'achève  admirablement 
sur  ce  trait  plein  d'énergie. 


a  dit: 
On  répète  partout  les  vers  qu'il  fait  encore. 

2.  «Troupe;  *  terme  de  mépris  à  l'a- 
dresse  des  courtisans  de  Protésilas. 

3.  Basse  llatterie  qui  fut  faite  pour 
Alexandre,  et  que  le  fils  de  Philippe  ac- 
cepta et  propagea,  consentant  à  se  faire 
appeler  le  bis  de  Jupiter  Ammon. 

4.  Jupiter  ayant  été  allaité  par  la 
chèvre  Amalthée,  prit  l'une  de  ses  curnes 
e  la  plaça  dans  le  ciel;  les  poêles  en 
oit  fait  le  symbole  de  l'abondance,  la 
l'urce  de  tous  les  trésors. 

5.  Encore  un  trait  spirituel,  qui  montre 


LIVRE  ONZIÈME. 


243 


de  Saroos  '.  A  ces  paroles,  toute  l'arrogance  de  ce  favori 
tomba,  comme  un  rocher  qui  se  détache  du  sommet  d'une 
montagne  escarpée2.  Le  voilà  qui  se  jette  tremblant  et  troublé 
aux  pieds  d'Hégésippe;  il  pleure,  il  hésite,  il  bégaye,  il  trem- 
ble3; il  embrasse  les  genoux  de  cet  homme,  qu'il  ne  daignait 
pas,  une  heure  auparavant,  honorer  d'un  de  ses  regards  *. 
Tous  ceux  qui  l'encensaient,  le  voyant  perdu  sans  ressource, 
changèrent  leurs  flatteries  en  des  insultes  sans  pitié. 

Hégésippe  ne  voulut  lui  laisser  le  temps  ni  de  faire  ses  der- 
niers adieux  à  sa  famille,  ni  de  prendre  certains  écrits  secrets. 
Tout  fut  saisi  et  porté  au  roi.  Timocrate  fut  arrêté  dans  le 
même  temps  :  et  sa  surprise  fut  extrême  ;  car  il  croyait  qu'é- 
tant brouillé 5  avec  Protésilas  il  ne  pouvait  être  envoloppé  dans 
sa  ruine.  Ils  partent  dans  un  vaisseau  qu'on  avait  préparé.  On 
arrive  à  Samos.  Hégésippe  y  laisse  ces  deux  malheureux;  et, 
pour  mettre  le  comble  à  leur  malheur,  il  les  laisse  ensemble. 
Là,  ils  se  reprochent  avec  fureur,  l'un  à  l'autre,  les  crimes 
qu'ils  ont  faits,  et  qui  sont  cause  de  leur  chute  :  ils  se  trou- 
vent sans  espérance  de  revoir  jamais  Salente,  condamnés  à 
vivre  loin  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants  ;  je  ne  dis  pas 
loin  de  leurs  amis,  car  ils  n'en  avaient  point6.  On  les  menait 
dans  une  terre  inconnue,  où  ils  ne  pouvaient  plus  avoir  d'au- 
tre ressource  pour  vivre  que  leur  travail,  eux  qui  avaient 
passé  tant  d'années  dans  les  délices  et  dans  le  faste  7.  Sembla- 
bles à  deux  bêtes  farouches,  ils  étaient  toujours  prêts  à  se  dé- 
chirer l'un  l'autre. 

Cependant  Hégésippe  demanda  en  quel  lieu  de  l'île  demeu- 
rait Philoclès.  On  lui  dit  qu'il  demeurait  assez  loin  de  la  ville, 
sur  une  montagne  où  une  grotte  lui  servait  de  maison.  Tout 
le  monde  lui  parla  avec  admiration  de  cet  étranger.  Depuis 
qu'il  est  dans  cette  île,  lui  disait-on,  il  n'a  offensé  personne  : 
chacun  est  touché  de  sa  patience,  de  son  travail  8,  de  sa  tran- 
quillité; n'ayant  rien,  il  paraît  toujours  content.  Quoiqu'il  soit 


i.  C'est  là  ce  qui  s'appelle,  en  matière 
de  poésie  dramatique,  une  péripétie,  un 
changement  soudain  et  saisissant  dans  la 
situation  des  personnages.  Celle-ci  est 
très-forte. 

I.  Ac  Teluti    montis  saxum  de  vertice  prs- 
[ceps, 
Quum  ruit  aTulsum  vento. 
(Yiaa.,^n.,l.  XII,  y  .  684.) 

■  Ainsi  se  précipite  du  sommet  d'un  mont, 

■  un  rocher  déraciné  par  les  vents.  » 
—  La  prose  de  Fénelou  se  rapproche  ici 
du  latin;  les  mots  français  sont  placés 


avec  un  art  tout  pittoresque. 

3.  Verbes  qui  s'accumulent,  dont  la 
force  va  en  croissant  et  dont  chacun 
forme  un  tableau. 

4.  Belle  antithèse,  non  de  mots,  mais 
de  pensées  et  d'images. 

5.  •  Brouillé,  »  expression  familière 
et  très-ordinaire, qui  ne  signifie  pas  rup- 
ture entre  deux  amis,  mais  indique  un 
mécontentement  passager. 

6.  11  y  a  un  sens  marqué  et  très- ex- 
pressif dans  cette  restriction. 

7.  «  Faste,  »  ce  qui  brille  (?iw;. 
9,  De  son  assiduité  au  travail. 


244 


TELÉMAQUE. 


ici  loin  des  affaires,  sans  bien  et  sans  autorité,  il  ne  laisse  pas 
d'obliger  l  ceux  qui  le  méritent,  et  il  a  mille  industries a  dout 
faire  plaisir  à  tous  ses  voisins. 

llégésippe  s'avance  vers  cette  grotte,  il  la  trouve  vide  et  ou- 
verte ;  car  la  pauvreté  et  la  simplicité3  des  mœurs  de  Philo- 
dès  faisaient  qu'il  n'avait,  en  sortant,  aucun  besoin  de  formel 
sa  porte.  Une  natte  *  de  jonc  grossier  lui  servait  de  lit.  Rare- 
ment il  allumait  du  feu,  parce  qu'il  ne  mangeait  rien  de 
cuit  :  il  se  nourrissait,  pendant  l'été,  de  fruits  nouvellement 
cueillis,  et,  en  hiver,  de  dattes  5  et  de  figues  sèches.  Une  claire 
fontaine,  qui  faisait  une  nappe6  d'eau  en  tombant  d'un 
rocher,  le  désaltérait.  Il  n'avait  daus  sa  grotte  que  les  instru- 
ments nécessaires  à  la  sculpture,  et  quelques  livres  qu'il  lisait 
à  certaines  heures;  non  pour  orner  son  esprit,  ni  pour  con- 
tenter sa  curiosité  7,  mais  pour  s'instruire  en  se  délassant  de 
ses  travaux,  et  pour  apprendre  à  être  bon.  Pour  la  sculpture, 
il  ne  s'y  appliquait  que  pour  exercer  son  corps,  fuir  l'oisiveté, 
et  gagner  sa  vie  sans  avoir  besoin  de  personne8. 

Hégésippe,en  entrant  dans  la  grotte,  admira  les  ouvrages  qui 
étaient  commencés.  Il  remarqua  un  Jupiter,  dont  le  visage 
serein  était  si  plein  de  majesté,  qu'on  le  reconnaissait  aisément 
pour  le  père  des  dieux  et  des  nommes.  D'un  autre  côté  parais- 
sait Mars  avec  une  fierté  rude  et  menaçante.  Mais  ce  qui 
était  de  plus  touchant,  c'était  une  Minerve  qui  animait  les  arts; 
son  visage  était  noble  et  doux,  sa  taille  grande  et  libre  ;  elle 
était  dans  une  action  si  vive,  qu'on  aurait  pu  croire  qu'elle 
allait  marcher  •. 

llégésippe,  ayant  pris  plaisir  à  voir  ces  statues,  sortit  de  la 


1.  «  Obliger,»  verbe  d'un  beau  sens; 
celui  qui  rend  service  oblige,  obligat,  il 
«lie»  par  la  reconnaissance. 

2.  «  Mille  industries,  »  mille  moyens, 
mille  secrets.  Ainsi  employé,  ce  pluriel 
n'est  guère  d'usage. 

3.  •  Simplicité  »  s'applique  très-bien 
aux  «  mœms  »  pour  marquer  qu'elles 
sont  sans  pli  {sine  plica),  sans  détour. 

4.  «  Natte,  »  tissu  de  jonc  ou  de  paille  ; 
lat.  natta. 

5.  Le  fruit  du  palmier,  appelé  aussi 
dattier,  que  l'on  explique  par  ââxxiAoç 
(doigt),  à  cause  de  la  forme  de  ses 
feuilles. 

6.  «  Nappe,»  lat.  mappa,  autre  exem- 
ple du  m  initial  changé  en  n. 

7.  Le  motif  principal  de  la  lecture  est 
bien  celui  de  s'instruire  et  de  devenir 
meilleur;  mais   on  ne  doit  pas  écarter 


celui  «  d'orner  »  son  esprit  et  de  «  con- 
tenter une  curiosité  »  bien  placée. 

8.  Pourquoi  ne  pas  admettre  que  la 
culture  des  arts,  ayant  pour  objet  l'ex- 
pression du  beau,  est  une  chose  bonne 
en  soi,  un  plaisir  légitime  et  digne  d'être 
recherché? 

9.  Il  ne  faut  pas  prendre  tout  cela  au 
pied  de  la  lettre.  L'art  gr*>c,  au  temps 
de  la  guerre  de  Troie,  n'avait  certaine- 
ment pas  cette  perfection.  La  statuaire 
se  développe  en  Grèce  et  altei  t  une 
certaine  grandeur  dans  l'école  d'Egine, 
à  l'époque  qui  précéda  celle  de  Periclès. 
Ce  qui  manquait  surtout,  dans  ces  temps 
reculés,  aux  productions  du  ciseau,  c'é- 
tait précisément  le  mérite  que  tendon 
attribue  aux  ouvrages  de  Philoclès,  «  l'ac- 
tion, la  taille  grande  et  libre.  »  Le  mou- 
vement, l'allure,  la  liberté  ne  vivifieront 
les  statues  que  bien  plus  lard. 


LIVRE  ONZIEME. 


245 


grotte,  et  vit  de  loin,  sous  un  grand  arbre,  Philoclès,  qui  lisait 
sur  le  gazon  :  il  va  vers  lui,  et  Philoclès,  qui  l'aperçoit,  ne  sait 
que  croire.  «  N'est-ce  point  là,  dit-il  en  lui-môme,  Hégésippe, 
avec  qui  j'ai  si  longtemps  vécu  en  Crète?  Mais  quelle  appa- 
rence qu'il  vienne  dans  une  île  si  éloignée?  Ne  serait-ce  point 
son  ombre  qui  viendrait  après  sa  mort  des  rives  du  Sty*\  *?,> 
Pendant  qu'il  était  dans  ce  doute,  Hégésippe  arriva  si  proche 
de  lui,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  le  reconnaître  et  de  l'em- 
brasser. «  Est-ce  donc  vous,  dit-il,  mon  cher  et  ancien  ami? 
quel  hasard,  quelle  tempête  vous  a  jeté  sur  ce  rivage? 
pourquoi  avez-vous  abondonné  l'île  de  Crète?  est  ce  une  dis- 
grâce semblable  à  la  mienne  qui  vous  a  arraché  à  notre 
patrie?  » 

Hégésippe  lui  répondit  :  «  Ce  n'est  point  une  disgrâce;  au 
contraire,  c'est  la  faveur  des  dieux  qui  m'amène  ici.  »  Aussitôt  il 
lui  raconta  la  longue  tyrannie  de  Protésilas;  ses  intrigues  avec 
Timocrate;  les  malheurs  où  2  ils  avaient  précipilé  Idoménée; 
la  chute  de  ce  prince  ;  sa  fuite  su»*  les  côtes  d'Italie,  la  fondation 3 
de  Salente;  l'arrivée  de  Mentor  et  de  Télémaque;  les  sages 
maximes  dont  Mentor  avait  rempli  l'esprit  *  du  roi,  et  la  dis- 
grâce des  deux  traîtres.  11  ajouta  qu'il-les  avait  menés  à  Samos, 
pour  y  souffrir  l'exil  5  qu'ils  avaient  fait  souffrir  à  Philoch  s; 
et  il  finit  en  lui  disant  qu'il  avait  ordre  de  le  conduire  à  Sa- 
lente où  le  roi,  qui  connaissait  son  innocence,  voulait  lui  confier 
ses  affaires,  et  le  combler  de  biens. 

«  Voyez- vous,  lui  répondit  Philoclès,  cette  grotte,  pluspro- 
»  pre  à  cacher  des  bâtes  sauvages  qu'à  être  habitée  par  des 
»  hommes;  j'y  ai  goûté  depuis  tant  d'années  plus  de  douceur 
»  et  de  repos,  que  dans  les  palais  dorés  de  l'île  de  Crète.  Les 
»  hommes  ne  me  trompent  plus ,  car  je  ne  vois  plus  les  homme?, 
»  je  n'entends  plus  leurs  discours  flatteurs  et  empoisonnés; 
»  je  n'ai  plus  besoin  d'eux;  mes  mains,  endurcies  au  travail, 
»  me  donnent  facilement  la  nourriture  simple  qui  m'est  né- 
»  cessaire  :  il  ne  me  faut,  comme  vous  voyez,  qu'une  légère 
»  étoffe  pour  me  couvrir.  N'ayant  plus  de  besoins,  jouissant 
»  d'un  calme  profond  et  d'une  douce  liberté,  dont  la  sagesse 
»  de  mes  livres  m'apprend  à  faire  un  bon  usage,  qu"irais-je 


i.  Des  sombres  bords,  des  régions 
infernales  arrosées  par  le  Styx. 

2.  «  Où,  »  c'est-à-dire  dans  lesquels. 
Cet  adverbe  de  lieu  est  peu  autorisé  eu 
pareil  cas;  »  les  malheurs»  ne  sauraient 
être  imaginés  comme  un  lieu. 

3.  «  Fondation  ;  •  l'idée  de  fonder 
est  cellt'  d'établir  un  édifice,  super  fun- 


dum,  sur  un  fond,  sur  une  base, 


4.  t  L'esprit  i 
qui  «  s'emplit  » 
verse. 


est  comparé  à  un  va.-e 
de  la  science  qu'on  \ 


5.  t  Exil,  »  ex  silitcm  (ex  solum),  ac- 
tion de  sortir  du  sol,  du  pays  qu'on  ha- 
bite. 


246 


TÉLÉMAQUE. 


»  encore  chercher  parmi  les  hommes  jaloux,  trompeurs  et 
»  inconstants  *?  Non,  non,  mon  cher  Hégésippe,  ne  m'enviez 
»  point  mon  bonheur.  Protésilas  s'est  trahi  lui-môme,  voulant 
»  trahir  le  roi  et  me  perdre.  Mais  il  ne  m'a  fait  aucun  mal; 
»  au  contraire;  il  m'a  fait  le  plus  grand  des  biens,  il  m'a  do- 
rt livré  du  tumulte  et  de  la  servitude  des  affaires  ~  :  je  lui  dois 
»  ma  chère  solitude,  et  tous  les  plaisirs  innocents  que  j'y 
»  goûte. 

»  Retournez,  ô  Hégésippe,  retournez  vers  le  roi;  aidez-lui  à 
»  supporter  les  misères  de  la  grandeur,  et  faites  auprès  de  lui 
»  ce  que  vous  voudriez  que  je  fisse.  Puisque  ses  yeux,  si  long- 
»  temps  fermés  à  la  vérité,  ont  été  enfin  ouverts  par  cet  homme 
»  sage  que  vous  nommez  Mentor,  qu'il  le  retienne  auprès  de 
»  lui.  Pour  moi,  après  mon  naufrage,  il  ne  me  convient  pas  de 
»  quitter  le  port  où  la  tempête  m'a  heureusement  jeté,  pour 
»  me  remettre  à  la  merci  des  flots  3.  O  que  les  rois  sont  à 
»  plaindre!  ô  que  ceux  qui  les  servent  sont  dignes  de  compas- 
»  sion!  S'ils  sont  méchants,  combien  font-ils  souffrir  les  hom- 
»  mes!  et  quels  tourments  leur  sont  préparés  dans  le  noir 
«Tartare!  S'ils  sont  bons,  quelles  difficultés  n'ont-ils  pas  à 
»  vaincre!  quels  pièges  à  éviter!  quels  maux  à  souffrir!  En- 
»  core  une  fois,  Hégésippe,  laissez  moi  dans  mon  heureuse 
»  pauvreté  *.  » 

Pendant  que  Philoclès  parlait  ainsi  avec  beaucoup  de  véhé- 
mence 5  Hégésippe  le  regardait  avec  étonnement.  Il  l'avait  vu 
autrefois  en  Crète,  lorsqu'il  gouvernait  les  plus  grandes  af- 
faires, maigre,  languissant  et  épuisé;  c'est  que  son  na- 
turel ardent  et  austère  le  consumait  dans  le  travail;  il  ne 
pouvait  voir  sans  indignation  le  vice  impuni;  il  voulait  dans 
les  affaires  une  certaine  exactitude  qu'on  n'y  trouve  jamais  : 
ainsi  ses  emplois  détruisaient  sa  santé  délicate.  Mais,  à  Samos, 
Hégésippe  le  voyait  gras  et  vigoureux;  malgré  les  ans,  la  jeu- 
nesse fleurie  s'était   renouvelée  sur  son    visage     6;  une  vie 


1.  Comme  ces  trois  épithètes  caracté- 
risent tristement,  mais  arec  vérité,  la 
généralité  des  hommes  ! 

2.  Vraie  «servitude»  (esclavage),  eu 
effet,  et  rude  aux  yeux  d'un  homme  libre, 
qui  voudrait  vivre  pour  lui-même  et 
pour  la  vertu,  pour  vaquer  à  l'amour 
des  choses  éternellesl 

3.  Kcmarquei  cette  suite  de  mots  : 
«naufrage,  port,  tempête,  ûots  ;  »  a  lé- 
gorie  des  agitations  de  la  vie  mondaine, 
des  troubles  de  l'ambition.  Ce  passage 
rappelle  les  célèbres  vers  de  La  Fontaine 
dans  son  élégie  aux  Nymphes  de  Vaux: 


Lorsque  sur  celte  mer  on  vogue  à  pleines 
[voiles, 
Qu'on  croit  avoir  pour  soi  les  vents  et  les 
[étoiles, 
Il  est  bien  malaisé  de  régler  ses  désirs: 
Le  plus  sage  s'endort  sur  la  foi  des  zéphyrs. 

4.  «  Heureuse,  »  quoique  non  dorée, 
comme  celle  d'Horace. 

5.  «Véhémence,  »  vivacité,  entraîne- 
ment, de  vehere  ;  idée  d'être  traîné  diut 
un  char. 

6.  Expression  vive  et  r-hoisie,  tout 
plein  d'élégance. 


LIVRE  ONZIÈME. 


2Ï7 


sobre  »,  tranquille  et  laborieuse  lui  avait  fait  comme  un  nou- 
veau tempérament 8. 

«  Vous  êtes  surpris  de  me  voir  si  changé,  dit  alors  Philoclès 
»)  en  souriant;  c'est  ma  solitude  qui  m'a  donné  cette  fraîcheur 
,i  et  cette  santé  parfaite  :  mes  ennemis  m'ont  donné  ce  qoae 
»  je  n'aurais  jamais  pu  trouver  dans  la  plus  grande  fortune. 
»  Voulez-vous  que  je  perde  les  vrais  biens  pour  courir  après 
»  les  faux,  et  pour  me  replonger  dans  mes  anciennes  misères? 
»  Ne  soyez  pas  plus  cruel  que  Protésilas;  du  moins  ne  m'en- 
»  viez  pas  le  bonheur  que  je  liens  de  lui.  » 

Alors  Ilégésippe  lui  représenta,  mais  inutilement,  tout  ce 
qu'il  crut  propre  à  le  toucher.  «  Ètes-vous  donc,  lui  disait-il, 
»  insensible  au  plaisir  de  revoir  vos  proches  et  vos  amis,  qui 
»  soupirent  après  votre  retour,  et  que  la  seule  espérance  de 
»  vous  embrasser  comble  de  joie?  Mais  vous,  qui  craignez  les 
»  dieux,  et  qui  aimez  votre  devoir,  comptez-vous  pour  rien  de 
»  servir  votre  roi,  de  l'aider  dans  tous  les  biens  qu'il  veut  faire, 
»  et  de  rendre  tant  de  peuples  heureux?  Est-il  permis  des'a- 
»  bandonner  à  une  philosophie  3  sauvage,  de  se  préférer  à 
»  tout  le  reste  du  genre  humain,  et  d'aimer  mieux  son  repos 
»  que  le  bonheur  de  ses  concitoyens?  Au  reste,  on  croira  que 
»  c'est  par  ressentiment,  que  vous  ne  voulez  plus  voir  le  roi. 
d  S'il  vous  a  voulu  faire  du  mal,  c'est  qu:il  ne  vous  a  point 
»  connu  :  ce  n'était  pas  le  véritable,  le  bon,  le  juste  Philoclès 
»  qu'il  a  voulu  faire  périr;  c'était  un  homme  bien  différent  de 
»  vous  qu'il  voulait  punir.  Mais  maintenant  qu'il  vous  connaît, 
»  et  qu'il  ne  vous  prend  plus  pour  un  autre,  il  sent  toute  son 
»  ancienne  amitié  revivre  dans  son  cœur  :  il  vous  attend4;  déjà 
»  il  vous  tend  les  bras  pour  vous  embrasser  ;  dans  son  impa- 
»  tience,  il  compte  les  jours  et  les  heures.  Aurez-vous  le 
»  cœur  assez  dur  pour  être  inexorable  à  votre  roi  et  à  tous  vos 
»  plus  tendres  amis?  » 

Philoclès,  qui  avait  d'abord  été  attendri  en  reconnaissant 
Ilégésippe,  reprit  son  air  austère  en  écoulant  ce  discours. 


1.  «  Sobre,  «  dans  le  sens  littéral,  sine 
ebrieiate,  sans  ivresse. 

2.  «Tempérament,»  compleiion,  cons- 
titution du  corps,  qui  doit  résulter  de  la 
manière  dont  les  divers  éléments  de  la 
vie  sont  associés  ensemble  pour  marcher 
avec  harmonie. 

3.  «  Philosophie,  i  amour  de  la  sa- 
gesse, la  science  des  êtres  spirituels, 
Dieu  et  l'homme.  Dans  le  sens  général, 
comme  Ici.  philosophie  signifie  la  fer- 
meté de  l'âme,  la  sagesse  pratique.   Du 


reste,  au  temps  d'Idoméuée,  le  composé 
«piXoaoïpta,  amour  de  la  sagesse,  n'existait 
pas;  c'est  un  mot  sorti,  bien  plus  tard, 
de  l'école  de  Pytha^ore. 

4.  «  Attendre  »  {tendere  ad),  tendre 
vers  quelqu'un  ou  quelque  chose  par  le 
cœur,  et  figurément  par  les  bras,  comme 
on  le  voit  ici.  C'est  un  beau  sens,  mais 
le  latin  exspectare  est  plus  expressif 
encore;  il  marque  l'idée  d'un  homme 
qui  regarde,  d'un  lieu  élevé,  si  celu 
qu'il  désire  viendra. 


218  TÉLÉMAQUE. 

Semblable  à  un  rocher  contre  lequel  les  vents  combattent  en 
vain,  et  où  toutes  les  vagues  vont  se  briser  en  gémissant,  il 
demeurait  immobile1;  et  les  prières  ni  les  raisons  ne  trou- 
vaient aucune  ouverture  pour  entrer  dans  son  cœur*.  Mais,  au 
moment  où  Hégésippe  commençait  à  désespérer  de  le  vaincre, 
Philoclès,  ayant  consulté  les  dieux,  découvrit,  parle  vol  des  oi- 
seaux, parles  entrailles  des  victimes,  et  par  divers  autres  présa- 
ges 3,  qu'il  devait  suivre  Hégésippe.  Alors  il  ne  résista  plus,  il  se 
prépara  à  partir;  mais  ce  ne  fut  pas  sans  regretter  le  désert 
où  il  avait  passé  tant  d'années.  «  Hélas  1  disait  il,  faut-il 
»  que  je  vous  quitte,  0  aimable  grotte,  où  le  sommeil  paisi- 
»  ble  venait  toutes  les  nuits  me  délasser  des  travaux  du  jour  ! 
»  Ici  les  Parques  me  filaient,  au  milieu  de  ma  pauvreté,  des 
»  jours  d'or  et  de  soie4.»  Il  se  prosterna,  en  pleurant,  pour  ado- 
rer la  naïade  5  qui  l'avait  si  longtemps  désaltéré  par  son  onde 
claire,  et  les  nymphes  qui  habitaient  dans  toutes  les  mon- 
tagnes voisines.  Écho  6  entendit  ses  regrets,  et,  d'une  triste 
voix,  les  répéta  à  toutes  les  divinités  champêtres. 

Ensuite  Philoclès  vint  à  la  ville  avec  Hégésippe  pour  s'em- 
barquer. Il  crut  que  le  malheureux  Protésilas,  plein  de  honte 
et  de  ressentiment,  ne  voudrait  point  le  voir  :  mais  il  se 
trompait;  caries  hommes  corrompus  n'ont  aucune  pudeur, 


1.  Cette  belle  comparaison  est  a  peu 
près  la  même  que  celle  du  livre  VI, 
p.  112;  elle  est  empruntée  à  Homère  : 

'H'/.iffaTOç.     (Aifâ^T)  ,    icoXûjÇ    â*6?    tTT^ï 

[loûffa, 

"Hti    (livtt  \\.-{Lo>v  àviiAuv  >.anj.i!pà  xtXtvOa, 

Kû|J.a-:à  te  TpoçôevTa,  xi  xt  Tcpo<xeptv>ï«ai 

[aùrriv 

*ûî    Aavao't    Tfwaç    |ilvov     ï^weSov,    oùSc. 

\Iliade,  XV,  y.  618-622.)    I***"™- 

s  Comme  une  roche  escarpée,  sur  les 

o  bords  de   la  mer   blanchissante,  de- 

4  meure,  soutenant  le  choc  des  aquilons 

»  et  le9  grandes  vagues  qui  se  brisent 

»  sur  ses  flancs,  ainsi  les  Grecs  résis- 

»  taient  aux  Troyen9,  et  ne  fuyaient  pas.» 

Et  Virgile  : 

Ille,  velut  pelagi  rupes  immota  resistit  : 
Ut  pelagi  mpes,  magno  veniente  fragore, 
(jnœ  sese  multis  circum  latrantibus  undis, 
Mole  tenet  :  scopuli  nequiclqiiam  et  spuniea 
[circnm 
Saxa  freinunt,  laterique  illisa  refunditur 
(^£n.,  1.  VII,  v.  586.)  [alga. 

•  Il  résiste  à  leurs  clameurs  comme  une 
»  roche  immobile,  comme  une  roche  au 

*  milieu  des  mers,  assaillie  d'une  grande 
»  tempête,  se  soutient  par  sa  masse  con- 


»  Ire  l'effort  des  vagues  mugissantes  ;  en 
»  vain  les  ecueils  et  les  rochers  écumeux 
»  frémissent  à  l'entour;  en  vain  les  al- 
»  gués  arrachées  sont  refoulées  sur  ses 
»  flancs.  >  La  phrase  de  Féuelon  est 
loin  d'être  é^ale  à  cette  grande  poésie; 
néanmoins  il  faut  remarquer  cette  épi- 
thète  «immobile,»  produisant  image  à 
la  fin    de   la  phrase. 

2.  Autre  figure  plus  sévère,  mais  non 
moins  expressive. 

3.  Le  vol  des  oiseaux,  les  entrailles 
des  victimes,  c'est-a-dire  la  science  des 
augures  et  celle  des  aruspices,  étaient 
des  présages  usités  plutôt  chez  les  Ro- 
mains que  chez  les  Grecs,  et  générale- 
ment empruntés  aux  Étrusques. 

4.  Les  Parques  filaient  la  destinée  des 
mortels;  elles  étaient  censées  se  servir 
de  fil  de  soie  ou  d'or  pour  les  destinées 
heureuses.  Ce  souvenir  mythologique  a 
toujours  été  fort  employé  pour  marquer 
une  vie  prospère. 

5.  «  Naiaiie,  »  nymphe  des  rivières  et 
îles  fontaines. 

6.  Personnification  poétique  de  l'écho 
une  nymphe,  condamnée  par  Juuon, 
qu'elle  avait  trompée,  à  ne  plus  parler 
qu'après  être  interrogée  et  en  répelant 
les  derniers  accents  des  mots. 


LIVRE  ONZIÈME.  249 

el  ils  sont  toujours  prêts  à  toutes  sortes  de  bassesses.  Philoclès 
se  cachait  modestement,  de  peur  d'être  vu  par  ce  misérable; 
il  craignait  d'augmenter  sa  misère  en  lui  montrant  la  prospé- 
rité d'un  ennemi  qu'on  allait  élever  sur  ses  ruines  â.  Mais  Pro- 
tésilas  cherchait  avec  empressement  Philoclès;  il  voulait  lui 
faire  pitié,  et  l'engager  à  demander  au  roi  qu'il  pût  relourncr 
à  Salente.  Philoclès  était  trop  sincère  pour  lui  promettre  de 
travailler  à  le  faire  rappeler;  car  il  savait  mieux  que  personne 
combien  son  retour  eût  été  pernicieux  :  mais  il  lui  parla  fort 
doucement,  lui  témoigna  de  la  compassion,  tâcha  de  le  conso- 
ler, l'exhorta  à  apaiser  les  dieux  par  des  mœurs  pures  et  par 
une  grande  patience  dans  ses  maux  2.  Comme  il  avait  appris 
que  le  roi  avait  ôté  à  Protésilas  lous  ses  biens  injustement  ac- 
quis, il  lui  promit  deux  choses,  qu'il  exécuta  fidèlement  dans 
la  suite  :  l'une,  fut  de  prendre  soin  de  sa  femme  et  de  ses  en- 
fants, qui  étaient  demeurés  à  Salente,  dans  une  affreuse  pau- 
vreté, exposés  à  l'indignation  publique  3;  l'autre  était  d'en- 
voyer à  Protésilas,  dans  cette  île  éloignée  *,  quelques  secours 
d'argent  pour  adoucir  sa  misère. 

Cependant  les  voiles  s'enflent  d'un  vent  favorable.  Hégé- 
sippe,  impatient,  se  hâte  de  faire  partir  Philoclès.  Protésilas 
les  voit  embarquer  :  ses  yeux  demeurent  attachés  et  immobi- 
les sur  le  rivage  ;  ils  suivent  le  vaisseau  qui  fend  les  ondes, 
et  que  le  vent  éloigne  toujours.  Lors  môme  qu  il  ne  peut  plus 
le  voir,  il  en  repeint5  encore  l'image  dans  son  esprit.  Enfin, 
troublé  6,  furieux,  livré  à  son  désespoir,  il  s'arrache  les  che- 
veux, se  roule  sur  le  sable,  reproche  aux  dieux  leur  rigueur, 
appelle  en  vain  à  son  secours  la  cruelle  Mort  qui,  sourde  à  ses 
prières,  ne  daigne  le  délivrer  de  tant  de  maux,  et  qu'il  n'a  pas 
le  courage  de  se  donner  lui-môme  7. 

Cependant  le  vaisseau,  favorisé  de  Neptune  et  des  vents, 
arriva  bientôt  à  Salente.  On  vint  dire  au  roi  qu'il  entrait  déjà 
dans  le  port  :  aussitôt  il  courut  au-devant  de  Philoclès  avec 
Mentor;  il  l'embrassa  tendrement,  lui  témoigna  un  sensible 


1 .  Image  forte  et  pleine  de  seus. 

2.  Fénelon  a  fait  de  Philoclès  un 
type  chrétien  ;  ce  héros  grec  est  un 
modèle  du  pardon  des  injures. 

3.  Il  eût  été  mieux  de  promettre  à 
Protésilas  de  lui  envoyer  sa  famille. 

4.  Samos  était  une  île  où  Protésilai 
pouvait  se  resigner  à  vivre  :  mais  Fé- 
nelon Ta  tout  à  fait  avili;  il  a  cru  de- 
voir donner  à  cet  orgueilleux  la  bas- 
sesse d'un  mendiant. 


5.  «  Il  en  repeint,  •  expression  qui  ne 
s'emploie  guère  aiusi  qu'au  figuré. 

6.  «  Trouble,  •  agité;  sans  complé- 
ment, se  prend  toujours  au   moral. 

7.  La  mort  étant  personnifiée,  •  se  la 
donner  •  n'a  plus  de  sens,  du  moins  en 
tant  qu'image.  —  Il  eût  été  peut-être 
plus  vraisemblable  de  peindre  Protésilas. 
farouche,  irrite,  et  ne  voulant  pas  être 
témoin  du  retour  de  Philoclès.  Au  heu 
d'exciter  l'indignation,  ce  tableau  excite 
le  mépris  et  la  pitié. 


250 


TÉLÉMAQUE. 


rc-retde  l'avoir  persécuté  avec  tant  d'injustice.  Cet  aveu,  bien 
loin  de  paraître  une  faiblesse  dans  un  roi,  fut  regardé  par 
tous  les  Salentins  comme  l'elïort  d'une  grande  Time,  qui  s'élève 
au-dessus  de  ses  propres  fautes,  en  les  avouant  avec  courage 
pour  les  réparer.  Tout  le  monde  pleurait  de  joie  de  revoir 
l'homme  de  bien  qui  avait  toujours  aimé  le  peuple,  et  d'enten- 
dre le  roi  parler  avec  tant  do  sagesse  et  de  bonté.  Philoclès, 
avec  un  air  respectueux  et  modeste,  recevait  les  caresses  du 
roi,  et  avait  impatience  de  se  dérober  aux  acclamations  du 
peuple;  il  suivit  le  roi  au  palais.  Bientôt  Mentor  et  lui  furent 
dans  la  même  confiance  que  s'ils  avaient  passé  leur  vie  en- 
semble, quoiqu'ils  ne  se  fussent  jamais  vus  ;  c'est  que  les  dieux, 
qui  ont  refusé  aux  méchants  des  yeux  pour  connaître  les  bons, 
ont  donné  aux  bons  de  quoi  *  se  connaître  les  uns  les  autres. 
Ceux  qui  ont  de  la  vertu  ne  peuvent  être  ensemble  sans  êire 
unis  par  la  vertu  qu'ils  aiment. 

IV.  Bientôt  Philoclés  demanda  au  roi  de  se  retirer,  auprès 
de  Salente,  dans  une  solitude,  où  il  continua  à  vivre  pauvre- 
ment comme  il  avait  vécu  à  Samos  2.  Le  roi  allait  avec  Mentor 
le  voir  presque  tous  les  jours  dans  son  désert.  C'est  là  qu'on 
examinait  les  moyens  d'affermir  les  lois,  et  de  donner  une 
forme  solide  au  gouvernement  pour  le  bonheur  public. 

Les  deux  principales  choses  qu'on  examina  furent  l'éducation 
des  enfants,  et  la  manière  de  vivre  pendant  la  paix.  Pour  les 
enfants, Mentor  disait  :  «Ils  appartiennent  moins  à  leurs  parents 
qu'à  la  république;  ils  sont  les  enfants  du  peuple,  ils  en  sont 
l'espérance  et  la  force;  il  n'est  pas  temps  de  les  corriger 
quand  ils  se  sont  corrompus.  C'est  peu  que  de  les  exclure  des 
emplois,  lorsqu'on  voit  qu'ils  s'en  sont  rendus  indignes;  il  vaut 
bien  mieux  prévenir  le  mal  que  d'être  réduit  à  le  punir.  Le 
roi,  ajoutait-il,  qui  est  le  père  de  tout  son  peuple,  est  encore 
plus  particulièrement  le  père  de  toute  la  jeunesse,  qui  est  la 
fleur  de  toute  la  nation  3.  C'est  dans  la  tleur  qu'il  faut  prépa- 
rer les  fruits  :  que  le  roi  ne  dédaigne  donc  pas  de  veiller  et 
de  faire  veiller  sur  l'éducation  qu'on  donne  aux  enfants;  qu'il 
tienne  ferme  pour  faire  observer  les  lois  de  Minos,  qui  ordon- 
nent qu'on  élève  les  enfants  dans  le  mépris  de  la  douleur  et  de 
la  mort;  qu'on  mette  l'honneur  à  fuir  les  délices  et  les  riches- 


1.  «  Ont  donné  de  quoi,  »  cette  ex- 
presMon  serait  aujourd'hui  réputée  iné- 
légante. 

2.  Philoclès,  étant  premier  ministre, 
se  pouvait  guère    t?  livrer   à  son  goût 


pour  la  retraite,  et  se  retirer  dans  «  une 
solitude,  »  dans  un  désert. 

3.  «  La  fleur  de  la  nation,  »  ou  le  prin- 
temps de  l'année,  comme  disait  un  an- 
cien. 


LIVRE  ONZIEME.  251 

ses;  que  l'injustice,  le  mensonge,  l'ingratitude  et  la  moliesse 
passent  pour  des  vices  infâmes  ;  qu'on  leur  apprenne,  dès  leur 
tendre  enfance,  à  chanter  les  louanges  des  héros  qui  ont  été 
aimes  des  dieux,  qui  ont  fait  des  actions  généreuses  pour  leur 
patrie,  et  qui  ont  fait  éclater  leur  courage  dans  les  combats; 
que  le  charme  de  la  musique  saisisse  leurs  âmes  pour  rendre 
leurs  mœurs  douces  et  pures;  qu'ils  apprennent  à  être  ten- 
dres pour  leurs  amis,  fidèles  à  leurs  alliés,  équitables  pour 
tous  les  hommes,  môme  pour  leurs  plus  cruels  ennemis;  qu'ils 
craignent  moins  la  mort  et  les  tourments,  que  le  moindre  re- 
proche de  leurs  consciences1.  Si,  de  bonne  heure,  on  remplit 
les  enfants  de  ces  maximes,  et  qu'on  les  fasse  entrer  dans  leur 
cœur  par  la  douceur  du  chant  *,  il  y  en  aura  peu  qui  ne  s'en- 
flamment de  l'amour  de  la  gloire  et  de  la  vertu.» 

Mentor  ajoutait  qu'il  était  capital  d'établir  des  écoles  pu- 
bliques pour  accoutumer  la  jeunesse  aux  plus  rudes  exercices 
du  corps,  et  pour  éviter  la  mollesse  et  l'oisiveté,  qui  corrom- 
pent les  plus  beaux  naturels;  il  voulait  une  grande  variété  de 
jeux  et  de  spectacles  qui  animassent  tout  le  peuple,  mais  surtout 
qui  exerçassent  les  corps  pour  les  rendre  adroits,  souples  et 
vigoureux  8  :  il  ajoutait  des  prix  pour  exciter  une  noble  ému- 
lation. Mais  ce  qu'il  souhaitait  le  plus  pour  les  bonnes  mœurs, 
c'est  que  les  jeunes  gens  se  mariassent  de  bonne  heure,  et  que 
leurs  parents,  sans  aucune  vue  d'intérêt,  leur  laissassent 
choisir  des  femmes  agréables  de  corps  et  d'esprit,  auxquelles 
ils  pussent  s'attacher. 

Mais  pendant  qu'on  préparait  ainsi  les  moyens  de  conserver 
la  jeunesse  pure,  innocente,  laborieuse,  docile,  et  passionnée 
pour  la  gloire,  Philoclès,  qui  aimait  la  guerre,  disait  à  Mentor  : 
«  En  vain  vous  occuperez  les  jeunes  gens  à  tous  ces  exercices, 
si  vous  les  laissez  languir  dans  une  paix  continuelle,  où  ils 
n'auront  aucune  expérience  de  la  guerre,  ni  aucun  besoin  de 
s'éprouver  sur  la  valeur.  Par  là  vous  affaiblirez  insensiblement 
la  nation;  les  courages  s'amolliront;  les  délices  corrompront 
les  mœurs  :  d'autres  peuples  belliqueux  n'auront  aucune 
peine  à  les  vaincre  ;  et,  pour  avoir  voulu  éviter  les  maux  que 
la  guerre  entraîne  après  elle,  ils  tomberont  dans  une  affreuse 
servitude.  » 


1.  On  reconnaît  dans  tous  ces  détails 
sur  l'éducation  quelque  chose  des  lois 
lacédémoniennes,  et  aussi  le  souvenir  de 
l'éducation  des  Perses  sdon  Xénophou, 
dans  la  Cyropédie,  toutefois  avec  une 
morale  plus  pure  et  même  chrétienne, 
djns  lo  dernier  trait,  par  exemple. 

2.  Fénelon    attache    encore   ici  une 


grande  importance  à  la  musique,  au 
chant,  comme  popularisant  les  maximes 
de  la  vertu.  C'est  une  idée  grecque,  sur 
laquelle  on  peut  consulter  le  Voyage 
d'Anacharsis,  c.  xxviii. 

3.  Cette  grande  importance  atlrihnée 
aux  exercices  du  corps  est  tout  à  fait 
dans  les  idées  antique». 


252 


TÉLÉMAQUE. 


Mentor  lui  répondit  :  «  Les  maux  de  la  guerre  sont  encore 
plus  horribles  que  vous  ne  pensez.  La  guerre  épuise  un  État, 
et  le  met  toujours  en  danger  de  périr,  lors  même  qu'on  rem- 
porte les  plus  grandes  victoires.  Avec  quelques  avantages 
qu'on  la  commence,  on  n'est  jamais  sûr  de  la  finir  sans  Otre 
exposé  aux  plus  tragiques  renversements  de  fortune  f.  Avec 
quelque  supériorité  de  force  qu'on  s'engage  dans  un  combat, 
le  moindre  mécompte,  une  terreur  panique,  un  rien  vous  ar- 
rache la  victoire  qui  était  déjà  dans  vos  mains,  et  la  trans- 
porte chez  vos  ennemis.  Quand  môme  on  tiendrait  dans  son 
camp  la  victoire  comme  enchaînée  a,  on  se  détruit  soi-même, 
en  détruisant  ses  ennemis  ;  on  dépeuple  son  pays  ;  on  laisse  les 
terres  presque  incultes;  on  trouble  le  commerce;  mais,  ce 
qui  est  bien  pis,  on  affaiblit  les  meilleures  lois,  et  on  laisse 
corrompre  les  mœurs  :  la  jeunesse  ne  s'adonne  plus  aux  let- 
tres; le  pressant  besoin  fait  qu'on  souffre  une  licence  perni- 
cieuse dans  les  troupes;  la  justice,  la  police,  tout  souffre  de  ce 
désordre.  Un  roi  qui  verse  le  sang  de  tant  d'hommes,  et  qui 
cause  tant  de  malheurs  pour  acquérir  un  peu  de  gloire,  ou 
pour  étendre  les  bornes  de  son  royaume,  est  indigne  de  la 
gloire  qu'il  cherche,  et  mérite  de  perdre  ce  qu'il  possède, 
pour  avoir  voulu  usurper  ce  qui  ne  lui  appartient  pas  8. 

»  Mais  voici  le  moyen  d'exercer  le  courage  d'une  nation  en 
temps  de  paix.  Vous  avez  déjà  vu  les  exercices  du  corps  que 
nous  établissons,  les  prix  qui  exciteront  l'émulation,  les  maxi- 
mes de  gloire  et  de  vertu  dont  on  remplira  les  âmes  des  en- 
fants, presque  dès  le  berceau,  par  le  chant  des  grandes  actions 
des  héros  ;  ajoutez  à  ces  secours  celui  d'une  vie  sobre  et  la- 
borieuse. Mais  ce  n'est  pas  tout  :  aussitôt  qu'un  peuple  allié 
de  votre  nation  aura  une  guerre,  il  faut  y  envoyer  la  fleur  de 
votre  jeunesse,  surtout  ceux  en  qui  on  remarquera  le  génie 
de  la  guerre,  et  qui  seront  les  plus  propres  à  profiter  de  l'expé- 
rience. Par  là,  vous  conserverez  une  haute  réputation  chez 
vos  alliés  :  votre  alliance  sera  recherchée,  on  craindra  de  la 
perdre  :  sans  avoir  la  guerre  chez  vous  et  à  vos  dépens,  vous 
aurez  toujours  une  jeunesse  aguerrie  et  intrépide  *.  Quoique 
vous  ayez  la  paix  chez  vous,  vous  ne  laisserez  pas  de   traiter 


1.  «Tragiques renversements,!  grandes 
catastrophes,  comme  daus  les  tragédies. 

2.  Image  forte  et  belle. 

3.  Antithèse  d'un  grand  sens  et  alte- 
rnent exprimée.  Fénelon  ne  laisse  échap- 
per aucune  oceisiuu  de    combattre  l'a- 


mour de  la  guerre  et  la  soif  des  conquêtes. 
4.  Erreur  grave:  ce  n'est  pas  le  moyen 
d'avoir  la  paii.  Ou  n'envoie  guère  des 
alliés  à  un  peuple  en  guerre  contre  un 
autre,  sans  aveir  éa  part  de  solidarité, 
que  l'on  accepte  alors  et  avec  toutes  lei 
suites  qui  en  réstiltéroLt. 


LIVRE  ONZIÈME. 


253 


avec  degrands  honneurs  ceux  qui  auront  le  talent  de  la  guerre  : 
car  le  vrai  moyen  d'éloigner  la  guerre  et  de  conserver  une 
longue  paix,  c'est  de  cultiver  les  armes,  c'est  d'honorer  les 
hommes  qui  excellent  dans  cette  profession;  c'est  d'en  avoir 
toujours  qui  s'y  soient  exercés  dans  les  pays  étrangers,  et  qui 
connaissent  les  forces,  la  discipline  militaire  et  les  manières 
de  faire  la  guerre  des  peuples  voisins;  c'est  d'être  également 
incapable  et  de  faire  la  guerre  par  ambition, et  de  la  craindre 
par  mollesse  *.  Alors  étant  toujours  prêt  à  la  faire  pour  la  né- 
cessité, on  parvient  à  ne  l'avoir  presque  jamais. 

»  Pour  les  alliés,  quand  ils  sont  prêts  à  se  faire  la  guerre  les 
uns  aux  autres,  c'est  à  vous  à  vous  rendre  médiateur.  Par  là 
vous  acquérez  une  gloire  plus  solide  et  plus  sûre  que  celle  des 
conquérants2;  vous  gagnez  l'amour  et  l'estime  des  étrangers; 
ils  ont  tous  besoin  de  vous  :  vous  régnez  sur  eux  par  la  con- 
fiance ,  comme  vous  régnez  sur  vos  sujets  par  l'autorité  ;  vous 
devenez  le  dépositaire  des  secrets;  l'arbitre  des  traités,  le  maî- 
tre des  cœurs  8;  votre  réputation  vole  dans  tous  les  pays  les 
plus  éloignés;  votre  nom  est  comme  un  parfum  délicieux  qui 
s'exhale  de  pays  en  pays  chez  les  peuples  les  plus  reculés. 
En  cet  état,  qu'un  peuple  voisin  vous  attaque  contre  les  rè- 
gles de  la  justice,  il  vous  trouve  aguerri,  préparé;  mais,  ce 
qui  est  bien  plus  fort,  il  vous  trouve  aimé  et  secouru  ;  tous  vos 
voisins  s'alarment  pour  vous,  et  sont  persuadés  que  votre  con- 
servation fait  la  sûreté  publique.  Voilà  un  rempart  bien  plus 
assuré  que  toutes  les  murailles  des  villes  *,  et  que  toutes  les 
places  les  mieux  fortifiées;  voilà  la  véritable  gloire.  Mais  qu'il 
y  a  peu  de  rois  qui  sachent  la  chercher,  et  qui  ne  s'en  éloi- 
gnent point!  Ils  courent  après  une  ombre  trompeuse,  et  lais- 
sent derrière  eux  le  vrai  honneur  5,  faute  de  le  connaître.  » 

Après  que  Mentor  eut  parlé  ainsi,  Philoclès  étonné  le  regar- 
dait; puis  il  jetait  les  yeux  sur  le  roi,  et  était  charmé  de  voir 
avec  quelle  avidité  Idoménée  recueillait  au  fond  de  son  cœur 
toutes  les  paroles  qui  sortaient,  comme  un  fleuve  de  sagesse  8, 
de  la  bouche  de  cet  étranger. 


1.  EncoTe  un  précepte  excellent,  en 
matière  de  guerre,  comme  eu  toute  au- 
tre :  ne  désir tr  ni  craindre. 

2.  Expression  très-belle  et  moins  an- 
tique que  chrétienne. 

3.  Gradation  bieu  marquée  et  d'un 
beau  style. 

4.  Métaphore  expressive;  le  bon  roi 
est  le  «  rempart  •  le  plus  assuré  de  sou 
royaume, 

5.  •  Honneur.  •    honor.    Cf.  avivai, 


adjuvo;  cette  origine  est  difficile  à  ac- 
cepter; il  y  trop  de  différence  entre 
le  sens  moral  exprimé  par  le  mot  hones- 
tum  et  le  sens  d'utilité  marque  par  le 
verbe  grec,  pour  admettre  aisément 
cette  assimilation. 

6.  «  Fleuve  de  sagesse,  i  tour  antique, 
flumen  sapientiœ,  la  sagesse  qui  s'écoule 
(fluit)  comme  un  fleuve.  C'est  une  méta- 
phore, que  les  auciens  employaient 
aussi,  avec  un  autre  verbe,  pour  ca- 
ractériser la  rhétorique,  de  (JU>,   couler. 


254  TÉLÉMAQUE. 

Minerve,  sous  la  figure  de  Mentor,  établissait  ainsi  dans  Sa- 
lenle  toutes  les  meilleures  lois  et  les  plus  utiles  maximes  du 
gouvernement,  moins  pour  faire  fleurir  le  royaume  d'idomé- 
née '  que  pour  montrer  à  Télémaque,  quand  il  reviendrait,  un 
exemple  sensible  de  ce  qu'un  sage  gouvernement  peut  faire 
pour  rendre  les  peuples  heureux,  et  pour  donner  a  un  bon  roi 
une  gloire  durable. 

Observations  générales  sur  le  onzième  livre. —  Ce  livre,  qui  con- 
tient le  récit  des  fautes  d'idoménée,  abonde  en  grands  enseignements. 
Le  roi  de  Salente  raconte  à  Mentor  comment  il  a  été  vingt-cinq  ans 
la  victime  des  perfidies  de  Protésiias,  ce  ministre  artificieux  et  pervers, 
et  comment,  à  l'instant  même  où  il  parle,  il  est  encore  sous  ce  joug 
que  l'habitude  a  formé  et  qu'il  n'a  pu  briser.  Mentor  écoute  avec  une 
sévérité  mêlée  de  douceur  les  aveux  d'idoménée,  et  il  trouve  là  l'oc- 
casion d'écrire  d'excellents  conseils  à  l'usage  des  rois. 

Comme  Massillon,  Fénelon  estime  que  l'adulation  est  l'écueil  fatal 
de  toutes  les  vertus.  Les  rois  les  plus  vertueux,  s'ils  souffrent  la  flat- 
terie des  courtisans,  ne  tardent  pas  à  devenir  des  princes  avilis  et 
dégradés. 

«  Gâtés  par  les  louanges,  on  n'oserait  plus  leur  parler  le  langage  de 
la  vérité  :  eux  seuls  ignorent  dans  leur  État  ce  qu'eux  seuls  devraient 
connaître  ;  ils  envoient  des  ministres  pour  être  informés  de  ce  qui  se 
passe  déplus  secret  dans  les  cours  et  dans  les  royaumes  les  plus  éloi- 
gnés, et  personne  n'oserait  leur  apprendre  ce  qui  se  passe  dans  leur 
royaume  propre;  les  discours  flatteurs  assiègent  leur  trône,  s'empa- 
rent de  toutes  les  avenues,  et  ne  laissent  plus  d'action  à  la  vérité. 
Ainsi  le  souverain  est  seul  étranger  au  milieu  de  ses  peuples;  il  croit 
manier  les  ressorts  les  plus  secrets  de  l'empire,  et  il  en  ignore  les  évé- 
nements publics  :  on  lui  cache  ses  pertes,  on  lui  grossit  ses  avantages, 
on  lui  diminue  les  misères  publiques  ;  on  le  joue  à  force  de  le  respecter: 
il  ne  voit  plus  rien  tel  qu'il  est;  tout  lui  parait  tel  qu'il  le  souhaite.. 
Oui,  quiconque  flatte  ses  maîtres  les  trahit  1  »  (Massillon.  —  Sermon 
sur  les  tentations  des  grands.) 

Nous  nous  sommes  permis,  dans  ce  onzième  livre,  quelques  cri- 
tiques. Le  caractère  d'idoménée,  si  indécis  et  incapable  d'une  action 
sérieuse,  également  prompt  à  donner  et  à  retirer  ses  faveurs,  avouant 
naïvement  ses  torts  et  les  réparant  sans  discernement,  a  pourtant  un 
mérite,  celui  de  ne  pas  repousser  les  conseils  qui  lui  sont  donnés  par 
Mentor  :  mais  le  caractère  de  Protésilas,  mélange  d'insolence  et  de 
bassesse,  est  peut  être  un  peu  chargé. 

1.  «  Moins  pour  faire  fleurir  le  I  vent  de  transition  pour  revenir  à  Télé 
royaume  d'idoménée.  »   Ces   mots  ser-  |  maque  qui  va  reparaître  en  scène. 


LIVRE  DOUZIEME 


255 


LIVRE  DOUZIÈME. 


Sommaire.  —  I.  Pendant  son  séjour  chez  les  alliés,  Télémaque  gagne 
l'affection  des  principaux  chefs,  en  particulier  celle  de  Philoetète, 
d'abord  indisposé  contre  lui,  à  cause  d'Ulysse  son  père.  Philoetète 
lui  fait  le  récit  de  ses  aventures  en  commençant  par  la  mort  d'Her- 
cule. —  II.  Il  lui  apprend  comment  il  obtint  de  ce  héros  les  flèches 
sans  lesquelles  Troie  ne  pouvait  être  prise,  et  comment  il  fut  puni 
d'avoir  trahi  le  secret  de  la  mort  du  héros  par  les  maux  qu'il  souf- 
frit dans  l'île  de  Lemnos.  —  III.  Ulysse  se  sert  de  Néoptolème  pour 
le  décider  à  se  rendre  au  siég<;  de  Troie;  longue  résistance  de  Phi- 
loetète ;  à  l'instigation  d'Ulysse,  Néoptolème  lui  ravit  ses  flèches  ; 
son  désespoir.  —  IV.  Enfin,  il  raconte  comment,  déterminé  par  l'in- 
tervention d'Hercule,  il  se  décide  à  se  rendre  au  siège  de  Troie,  où 
il  est  guéri  de  sa  blessure  par  les  fils  d'EscuIape. 

I.  Cependant  Télémaque  montrait  son  courage  dans  les  périls 
de  la  guerre.  En  partant  de  Salente,  il  s'appliqua  à  gagner  l'af- 
fection des  vieux  capitaines,  dont  la  réputation  et  l'expérience 
étaient  au  comble.  Nestor,  qui  l'avait  déjà  vu  à  Pylos,  et  qui 
avait  toujours  aimé  Ulysse,  le  traitait  comme  s'il  eût  été  son 
propre  fils.  Il  lui  donnait  des  instructions  qu'il  appuyait  de  di- 
vers exemples;  il  lui  racontait  toutes  les  aventures  de  sa  jeu- 
nesse, et  tout  ce  qu'il  avait  vu  faire  de  plus  remarquable  aux 
héros  de  l'âge  passé.  La  mémoire  de  ce  sage  vieillard,  qui 
avait  vécu  trois  âges  d'hommes  l,  était  comme  une  histoire  des 
anciens  temps  gravée  sur  le  marbre  et  sur  l'airain. 

Philoetète  n'eut  pas  d'abord  la  même  inclination  que  Nestor 
pour  Télémaque  :  la  haine  qu'il  avait  nourrie  si  longtemps  dans 
son  cœur  contre  Ulysse  l'éloignait  de  son  fils  :  et  il  ne  pouvait 
voir  qu'avec  peine  tout  ce  qu'il  semblait  que  les  dieux  prépa- 
raient en  faveur  de  ce  jeune  homme,  pour  le  rendre  égal  aux 
héros  qui  avaient  renversé  la  ville  de  Troie.  Mais  enfin  la  mo- 
dération de  Télémaque  vainquit  tous  les  ressentiments  de  Phi- 
loetète ;  il  ne  put  se  défendre  d'aimer  cette  vertu  douce  et  mo- 
deste. Il  prenait  souvent 2  Télémaque,  et  lui  disait  :  «  Mon  Gl? 


1  •  Tw  S'tjSt]  Sûo  (ilv  vivtat  jxtf  •i'nwv  àvOp«î>- 
[itwv 

[l{£'     i'J'tvOVTO. 

(Ikn  ,  Ilia<!e,  1.1,  t.  250.) 


«Déjà  s'étaient  écoulées  deux  généra- 
»  tions  d'hommes  qui  avaient  été  nourris 
»  et  avaient  vécu  avec  lui  dans  la  dmaî 
»  Pylos.  » 

2.  «  Il  prenait!  en  particulier. 


256 


TÉLÉMAQUE. 


»  (car  je  ne  crains  plus  de  vous  nommer  ainsi),  votre  père  et 
»  moi,  je  l'avoue,  nous  avons  été  longtemps  ennemis  l'un  de 
»  l'autre  :  j'avoue  môme  qu'après  que  nous  eûmes  fait  tomber 
»  la  superbe  ville  de  Troie,  mon  cœur  n'était  point  encore 
»  apaisé  ;  et  quand  je  vous  ai  vu,  j'ai  senti  de  la  peine  à  aimer 
»  la  vertu  dans  le  fils  d'Ulysse  l.  Je  me  le  suis  souvent  reproché. 
»  Mais  enfin  la  vertu,  quand  elle  est  douce,  simple  2,  ingénue 
»  et  modeste,  surmonte  tout.  »  Ensuite  Philoctète  s'engagea 
insensiblement  à  lui  raconter  ce  qui  avait  allumé  dans  son 
cœur  tant  de  haine  contre  Ulysse. 

«  11  faut,  dit-il,  reprendre  mon  histoire  de  plus  haut.  Je  sui- 
vais partout  le  grand  Hercule,  qui  a  délivré  la  terre  de  tant  de 
monstres,  et  devant  qui  les  autres  héros  n'étaient  que  comme 
sont  les  faibles  roseaux  auprès  d'un  grand  chêne,  ou  comme 
les  moindres  oiseaux  en  présence  de  l'aigle.  Ses  malheurs  et 
les  miens  vinrent  d'une  passion  qui  cause  tous  les  désastres  les 
plus  affreux,  c'est  l'amour.  Hercule,  qui  avait  vaincu  tant  de 
monstres,  ne  pouvait  vaincre  cette  passion  honteuse3;  et  le  cruel 
enfant  Cupidon  *  se  jouait  de  lui.  Il  ne  pouvait  se  ressouvenir, 
sans  rougir  de  honte,  qu'il  avait  autrefois  oublié  sa  gloire  jus- 
qu'à filer  auprès  d'Omphale5,  reine  de  Lydie  6,  comme  le  plus 
lâche  et  le  plus  efféminé  de  tous  les  hommes  ;  tant  il  avait  été 
entraîné  par  un  amour  aveugle.  Cent  fois  il  m'a  avoué  que  cet 
endroit  de  sa  vie  avait  terni  sa  vertu,  et  presque  effacé  la  gloire 
de  tousses  travaux. 

»  Cependant,  ô  dieux  !  telle  est  la  faiblesse  et  l'inconstance 
des  hommes,  ils  se  promettent  tout  d'eux-mêmes,  et  ne  résis- 
tent à  rien.  Hélas!  le  gnnd  Hercule  retomba  dans  les  pièges 
de  l'Amour  qu'il  avait  si  souvent  détesté  ;  il  aima  Dôjanire  '. 
Trop  heureux  s'il  eût  été  constant  dans  cette  passion  pour  une 
femme  qui  fut  son  épouse  !  Mais  bientôt  la  jeunesse  d'iole,  sur 
le  visage  de  laquelle  les  Grâces  étaient  peintes,  ravit  son  cœur*. 
Déjanire  brûla  de  jalousie  ;  elle  se  ressouvint  de  celte  fatale  tu- 
nique que  le  centaure  Nessus  lui  avait  laissée,  en  mourant, 


1.  C'est  une  grande  victoire  rempor- 
tée sur  nous-mêmes,  que  d'être  parve- 
nus à  aimer  la  vertu  dans  ceux  dont, 
pour  une  cause  ou  pour  une  autre,  nous 
n'aimons  pas  la  personne. 

2.  Une  vertu  t  simple  •,  sans  détour, 
sans  faste,  sans  pli,  selon  l'étymologie; 
c'est  le  vrai  caractère  de  la  vertu. 

3.  Il  est  moins  glorieux  de  vaincre 
l'univers  entier  que  de  se  vaincre  soi- 
même. 

4.  Le  fils  de  Vénus;  de  cupido,  désir. 


5.  «  Omphale,  »  reine  de  Lydie,  avait 
acheté  Hercule  des  mains  de  Mercure. 
Hercule  filant  aux  pieds  d'Omphale  est 
resté  proverbial,  pour  marquer  l'état 
d'avilissement  et  «le  ridicule  auquel  la 
passion  peut  réduire  une  naiure  héroïque. 

6.  i    Lydie,  »  dans   l'Asie    Mineure, 


entre  l'Asie  et  la  Carie:  capitale,  Sardes, 
"d'Etolie,  et  femme 
d'Hercule. 


7.  Fille  d'Œnée,roi< 


8.  Hercule,  ayant  pris  Œchalie,  en- 
leva Iole,  fille  d'Eurytus,  roi  de  cette 
ville,  et  l'emmena  àTrachiue. 


LIVRE  DOUZIEME. 


2o7 


comme  un  moyen  assuré  de  réveiller  l'amour  d'Hercule  toutes 
las  fois  qu'il  paraîtrait  la  négliger  pour  en  aimer  quelque  au- 
tre. Cette  tunique,  pleine  du  sang  venimeux  du  centaure,  ren- 
fermait le  poison  des  flèches  dont  ce  monstre  avait  été  percé  *. 
Vous  savez  que  les  flèches  d'Hercule,  qui  tua  ce  perfide  cen- 
taure, avaient  été  trempées  dans  le  sang  de  l'hydre  do  Lerne*, 
et  que  ce  sang  empoisonnait  ses  flèches,  en  sorte  que  toutes  les 
blessures  qu'elles  faisaient  étaient  incurables. 

Hercule,  s'élant  revêtu  de  celte  tunique,  sentit  bientôt  le 
feu  dévorant  qui  se  glissait  jusque  dans  la  moelle  de  ses  os8: 
il  poussait  des  cris  horribles,  dont  le  mont  OEta*  résonnait,  et 
faisait  retentir  toutes  les  profondes  vallées5;  la  mer  même  en 
paraissait  émue;  les  taureaux  les  plus  furieux,  qui  auraient 
mugi  dans  leurs  combats,  n'auraient  pas  fait  un  bruit  aussi 
affreux.  Le  malheureux  Lichas6,  qui  lui  avait  apporté  de  la 
part  de  Déjanire  celte  tunique,  avant  osé  s'approcher  de  lui, 
Hercule,  dans  le  transport  de  sa  douleur,  le  prit,  le  fit  pirouet- 
ter comme  un  frondeur  fait  avec  sa  fronde  tourner  la  pierre 
qu'il  veut  jeter  loin  de  lui.  Ainsi  Lichas7,  lancé  du  haut  de  la 
montagne  par  la  puissante  main  d'Hercule,  tombait  dans  les 
flots  de  la  mer,  où  il  fut  changé  tout  à  coup  en  un  rocher  qui 


1 .  Déjanire,  voulant  ramener  Hercule, 
lui  avait  envoyé  cette  tunique.  La  reine 
en  ignorait  les  fatales  propriétés,  dont 
l'origine  est  assez  confusément  indiquée 
dans  ce  passage.  Avant  de  mourir  sous 
les  flèches  d'Hercule,  le  centaure  Nessus, 
sachant  que  les  flèches  du  héros  étaient 
empoisonnées,  avait  eu  l'idée  de  tremper 
une  tunique  dans  son  sang,  et  de  l'en- 
voyer a  Déjan:re  en  l'engageant  à  revê- 
tir Hercule  de  cette  robe. 

2.  Serpent  redoutable  tué  par  Hercule 
dans  le  marais  de  Lerne,  en  Argolide; 
c'est  le  souvenir  mythologique  d'un  ma- 
rais pestilentiel  desséché  par  les  soins 
d'Hercule. 

3.  I^fùç  àvVjtt  xpoul,  xa\  *po<mxû<i<rtxai 
izkivfaÏGiv  àpxixoXXoç,  ûio-ct  xtxxovoç, 
jrtxùv  dércav  xax'  ipôpov'  YJX9e  S'    iaxitav 
à&a-fiî.Q{  àvcLarai-ioç. 

(Soph.,  Trachin.,  y.  769.) 
<  Lorsqu'il  a  revêtu  la  tunique,  la  sueur 

•  coule  de  sou  corps,  la  tunique  s'attache 

•  à  ses  flancs  et  se  colle  sur  sa  chair  , 

•  comme  lesdraperiesd'une  statue  adliè- 
>  rent  aux  membres  ;  une  douleur  cui- 

•  saute  pénètre  jusqu'à  la  moelle  de  ses 
»  os.  ■  —  Ici  recommencent  les  em- 
prunts a  Sophocle. 

t.  Montagne  et  chaîne  de  montagnes 


qui  séparaient  la  Phocide  de  la  Thessa- 
lie.  Entre  l'une  des  croupes  de  l'Œ'a  se 
trouve  le  passade  des  Thermopyles,  si 
célèbre  par  l'héroïsme  de  Léonidas. 

5.  Ear.âto  fàp  niSovît  xa\  (AExâpaxoç 
poûv,  liÇwv   àjxyi  5    èxxiirojv  i:£xpai 
Aoxpûv  ôpetoi    itftôvc;,   Eùfjoiaç  x'  âxpai. 

(Soph.,  Trachin.,  v.  788.) 
•  Car  il  se  roulait  à  terre,  puis  se  re- 
i  levait  en  poussant  des  cris  aigus  qui 
»  faisaient  retentir  les  ro  hers  d'alentour, 
»  les  montagnes  escarpées  des  Locriens 
»  et  les  promontoires  de  l'Eubée.  • 

6.  Serviteur  d'Hercule,  son   héraut. 

7.  Màpia;   itoSéç  viv,   ipflpov    vj  /.'jyîÇeTai, 
fHnxêt  xcpàç  à[A^ix>.v»<Txov  Ix  ndvxou  ittxpav. 

(Sopn.,  ibid.,  v.  781.) 

«  Il  le  prend  par  le  pied,  !à  où  s'attache 
i  l'articulation,  et  le  lance  contre  un  ro- 
s  eder  battu  par  les  flots.  •  Et  Ovide  : 

Corripit  Alcides,  et  terque  qualerqne  rotaltim 
Miltit  in  Eubolcas  tormento  forliu'  undas. 

Metam.,  I.  IX,  v.  262.) 
t  Alcide  le  saisit,  le  fait  tourner  trois  ou 
»  quatre  fois,  et  le  lance  dans  le->  Il  »ts 
»  eubéens  plus  fortement  qu'avec    une 
»  fronde.  » 


258  TÊLÉMAQUE. 

garde  encore  la  figure  humaine,  et  qui,  étar.t  toujours  battu 
par  les  vagues  irritées,  épouvante  de  loin  les  lages  pilotes1. 

»  Apres  ce  malheur  de  Lichas,  je  crus  que  je  ne  pouvais  plus 
nie  fier  à  Hercule;  je  songeais  à  me  cacher  dans  les  cavernes 
les  plus  profondes.  Je  le  voyais  déraciner  sans  peine  d'une 
main  les  hauts  sapins  et  les  vieux  chênes  qui,  depuis  plu- 
sieurs siècles,  avaient  méprisé  les  vents  et  les  tempêtes.  De 
l'autre  main  il  tâchait  en  vain  d'arracher  de  dessus  son  dos  la 
fatale  tunique;  elle  s'était  collée  sur  sa  peau  et  comme  in- 
corporée à  ses  membres2.  A  mesure  qu'il  la  déchirait,  il  déchi- 
rait aussi  sa  peau  et  sa  chair;  son  sang  ruisselait  et  trempait 
la  terre.  Enfin,  sa  vertu  surmontant  sa  douleur,  il  s'écria:  «  Tu 
»  vois,  ô  mon  cher  Philoctéle,  les  maux  que  les  .dieux  me  font 
»  souffrir  :  ils  sont  justes;  c'est  moi  qui  les  ai  offensés;  j'ai 
»  violé  l'amour  conjugal.  Après  avoir  vaincu  tant  d'ennemis, 
»  je  me  suis  lâchement  laissé  vaincre  par  l'amour  d'une  beauté 
»  étrangère:  je  péris;  et  je  suis  content  de  périr  pour  apaiser 
»  les  dieux3.  Mais,  hélas  1  cher  ami,  où  est-ce  que  tu  fuis? 
»  L'excès  de  la  douleur  m'a  fait  commettre,  il  est  vrai,  contre 
»  ce  misérable  Lichas,  une  cruauté  que  je  me  reproche  :  il  n'a 
»  pas  su  quel  poison  il  me  présentait:  il  n'a  point  mérité  ce 
»  que  je  lui  ai  fait  souffrir:  mais  crois-tu  que  je  puisse  ou- 
»  blier  l'amitié  que  je  te  dois,  et  vouloir  t'arracher  la  vie? 
»  Non,  non,  je  ne  cesserai  point  d'aimer  Philoctète,  Philoctète 
»  recevra  dans  son  sein  mon  âme  prête  à  s'envoler  :  c'est  lui 
»  qui  recueillera  mes  cendres.  Où  es-tu  donc,  ô  mon  cher 
»  Philoctète!  Philoctète,  la  seule  espérance  qui  me  reste 
»  ici-bas?  » 

A  ces  mots,  je  me  hâte  de  courir  vers  lui;  il  me  tend  les 
bras,  et  veut  m'embrasser  ;  mais  il  se  retient,  dans  la  crainte 
d'allumer  dans  mon  sein  le  feu  cruel  dont  il  est  lui-môme 
brûlé*.  «  Hélas!  dit-il,  cette  consolation  même  ne  m'est  plus 
permise.  »  En  parlant  ainsi,  il  assemble  tous  ces  arbres  qu'il 
vient  d'abattre;  il  en  fait  un  bûcher  sur  le  sommet  de  la  mon- 
tagne ;  il  monte  tranquillement  sur  le  bûcher;  il  étend  la  peau 
du  lion  de  Némée6,  qui  avait  si  longtemps  couvert  ses  épaules 


i.  Metam.,  1.  IX,  t. 

n  conatur    sci 
liitur,  trahit  i! 

(76td.,v.i66.) 


2.  Lelhiferam  conatur    scindere  vestem, 
Qui  trahitur,  trahit  ilia  cutem. 


«  Il  fait  de  vains  efforts  pour  déchirer  la 
»  fatale   tunique;   il  déchire  en  même 
»  temps  sa  peau  et  sa  chair.  » 
3.  Ces  nobles  sentiments  ne  sont  plus 


une  imitation    de    l'antiquité,    ils   sont 
chrétiens. 

4.  Vaincu  par  la  douleur  et  par  le  re- 
pentir, Hercule  est  désormais  plein  de 
délicatesse  dans  ses  sentiments;  c'est  un 
tendre  ami  qui  s'oublie  pour  épargner 
ceux  qu'il  aime. 

5.  Un  lion  qui  désolait  le  pays  de  Né- 
mée, dans  l'Argolide  ;  Hercule  le  tua  et 
se  vêtit  ensuite  de  sa  peau.  Cet  exploit 


LIVRE  DOUZIÈME. 


259 


Lorsqu'il  allait  d'un  bout  de  la  terre  à  l'autre  abattre  les  mons- 
tres, et  délivrer  les  malheureux;  il  s'appuie  sur  sa  massue,  et 
il  m'ordonne  d'allumer  le  feu  du  bûcher.  Mes  mains,  trem- 
blantes et  saisies  d'horreur1,  ne  purent  lui  refuser  ce  cruel  of- 
fice; caria  vie  n'était  plus  pour  lui  un  présent  des  dieux,  tant 
elle  lui  était  funeste  !  Je  craignis  môme  que  l'excès  de  ses  dou- 
leurs ne  le  transportât  jusqu'à  faire  quelque  chose  d'indigne 
de  cette  vertu2  qui  avait  étonné  l'univers.  Comme  il  vit  que  la 
flamme  commençait  à  prendre  au  bûcher  :  «  C'est  maintenant, 
.)  s'écria-t-il,  mon  cher  Philoctcte,  que  j'éprouve  ta  véritable 
»  amitié;  car  tu  aimes  mon  honneur  plus  que  ma  vie.  Que  les 
»  dieux  te  le  rendent!  Je  te  laisse  ce  que  j'ai  de  plus  précieux 
»  sur  la  terre,  ces  flèches  (rempées  dans  le  sang  de  l'hydre  de 
»  Lerne.  Tu  sais  que  les  blessures  qu'elles  font  sont  incura- 
»  blés;  par  elles  tu  seras  invincible,  comme  je  l'ai  été,  et  aucun 
mortel  n'osera  combattre  contre  toi.  Souviens-toi  que  je 
meurs  fidèle  à  notre  amitié,  et  n'oublie  jamais  combien  lu 
m'as  été  cher.  Mais,  s'il  est  vrai  que  tu  sois  touché  de  mes 
maux,  tu  peux  me  donner  une  dernière  consolation  ;  pro- 
mets-moi de  ne  découvrir  jamais  à  aucun  mortel  ni  ma  mort 
ni  le  lieu  où  tu  auras  caché  mes  cendres.»  Je  le  lui  promis, 
hélas!  je  le  jurai  même,  en  arrosant  soi  bûcher  de  mes  lar- 
mes. Un  rayon  de  joie  parut  dans  ses  yeux;  mais  tout  à  coup 
un  tourbillon  de  flammes  qui  l'enveloppa  étouffa  sa  voix,  et  le 
déroba  presque  à  ma  vue.  Je  le  voyais  encore  un  peu  néan- 
moins au  travers  des  flammes,  avec  un  visage  aussi  serein  que 
s'il  eût  été  couronné  de  fleurs  et  couvert  de  parfums,  dans  la 
joie  d'un  festin  délicieux,  au  milieu  de  tous  ses  amis 3. 


II.»  Le  feu  consuma  bientôt  tout  ce  qu'il  y  avait  de  terrestre 
et  de  mortel  en  lui.  Bientôt  il  ne  lui  resta  rien  de  tout  ce  qu'il 
avait  reçu,  dans  sa  naissance,  de  sa  mère  Alcmène*;  mais  il 
conserva, par  l'ordre  de  Jupiter,  cette  nature  subtile  et  immor- 
telle, cet!  e  flamme  céleste  qui  est  le  vrai  principe  de  vie,  et  qu'il 


fut  un  de  ses  douze  travaux.  Les  jeux 
Néméens  furent  institués  en  souvenir  de 
cet  événement. 

1.  a  Mains  saisies  d'horreur,  i  exprès, 
sion  un  peu  forcée. 

2.  «  De  cette  vertu,  >  de  ce  courage, 
sens  propre  de  virtus. 

S.  Haud  alio  vultu,  quara  si  contita  jacerei 
Inter  plena  ineri  redimitus  pocula  sertis. 

(Or.,  Afetam.,  I.  IX,  y.  235.) 


•  Avec  le  même  visage  que  si  tu  étais 
»  couché,  heureux  convive,  parmi  des 
■  coupes  remplies  de  vin,  le  front  ceint 

•  de  guirlandes.  •  La  phrase  de  Féuelon 
est  d'un  effet  plus  beau  que  les  vers 
d'Ovide. 

4.  •  Alcmène,  »  épouse  d'Amphitryon, 
roi  de  Thèbes.et  mère  d'Hercule  :  elle 
avait  un  culte  à  Athènes. 


260 


TËLÉMAQUE. 


avait  reçue  du  père  des  dieux1.  Ainsi  il  alla  avec  eux,  sous  les 
voûtes  dorées  du  brillant  Olympe,  boire  le  nectar,où  les  dieux 
lui  donnèrent  pour  épouse  l'aimable  Hébé'2,  qui  est  la  déesse 
de  la  jeunesse,  et  qui  versait  le  nectar  dans  la  coupe  du  grand 
Jupiter,  avant  que  Ganyrnôde3  eût  reçu  cet  honneur. 

»  Pour  moi,  je  trouvai  une  source  inépuisable  de  douleurs 
dans  ces  flèches  qu'il  m'avait  données  pour  m'élever  au-dessus 
de  tous  les  héros.  Bientôt  les  rois  ligués  entreprirent  de  venger 
Ménélas  de  l'infâme  Paris,  qui  avait  enlevé  Hélène,  et  de  ren- 
verser l'empire  de  Priam.  L'oracle  d'Apollon*  leur  fît  entendre 
qu'ils  ne  devaient  point  espérer  de  finir  heureusement  cette 
guerre,  à  moins  qu'ils  n'eussent  les  flèches  d'Hercule. 

»  Ulysse  votre  père,  qui  était  toujours  le  plus  éclairé  et  le 
plus  industrieux  dans  tous  les  conseils,  se  chargea  de  me  per- 
suader d'aller  avec  eux  au  siège  de  Troie,  et  d'y  apporter  ces 
flèches  qu'il  croyait  que  j'avais.  Il  y  avait  déjà  longtemps 
qu'Hercule  ne  paraissait  plus  sur  la  terre  :  on  n'entendait  plus 
parler  d'aucun  nouvel  exploit  de  ce  héros;  les  monstres  et  les 
scélérats  recommençaient  à  paraître  impunément.  Les  Grecs 
ne  savaient  que  croire  de  lui;  les  uns  disaient  qu'il  était  mort; 
d'autres  soutenaient  qu'il  était  allé  jusque  sous  l'Ourse  glacée5, 
dompter  les  Scythes6.  Mais  Ulysse  soutint  qu'il  était  mort,  et  en- 
treprit de  me  le  faire  avouer.  Il  vint  me  trouver  dans  un  temps 
où  je  ne  pouvais  encore  me  consoler  d'avoir  perdu  le  grand 
Alcide7.  Il  eut  une  extrême  peine  à  m'aborder,  car  je  ne  pou- 
vais plus  voir  les  hommes:  je  ne  pouvais  souffrir  qu'on  m'ar- 
rachât des  déserts  du  mont  OKla,  où  j'avais  vu  périr  mon  ami; 
je  ne  songeais  qu'à  me  repeindre  l'image  de  ce  héros,  et  qu'à 
pleurer  à  la  vue  de  ces  tristes  lieux.  Mais  la  douce  et  puissante 
persuasion  était  sur  les  lèvres  de  votre  père:  il  parut  presque 


1.  Interea  quodeumque    fuit       populabile 

[llamma, 
Mulciber  abstulerat  ;  nec  cognoscenda  remansit 
Uerculis  effigies;    nec  quidquam    ab  imagine 

[duclum 
ttatris  h ibet:  tantumque  Jovis  vestigia  servat. 
(Ov.t  Alétam.,  I.  IX,  v.  262.) 

«  Cependant,  Vulcain  avait  enlevé  tout  ce 
>  que  la  flamme  pouvait  dévorer.  La  figure 
»  d'Hercule  demeura  méconnaissable,  il 
»  n'a   plus    rien    des   traits  qu'il   recul 

■  de  sa  mère,  et  il  garde  seulement  ce 

■  qu'il  tient  de  Jupiter.  » 

2.  Déesse  de  la  jeunesse,  chargée  de 
verser  aux  dieux  le  nectar,  qui  leur 
donnait  lajeuuesse  immortelle. 

3.  Enfant  que  Jupiter  enleva  et  trans- 
porta au  ciel»  pour  le  substituer  à  Hébé 


dans  l'emploi   d'échanson  aux  banquets 
des  dieux. 

4.  Les  anciens  ne  formaient  aucune 
grande  entreprise  sans  consulter  l'oracle 
des  dieux,  et  surtout  celui  d'Apollon  à 
Delphes. 

5.  La  Grande  Ourse,  constellation  po- 
laire, amas  d'étoiles  voisines  du  pôle 
arctique  (iuctoç,  ours). 

6.  «Scythes;  »  c'était  la  dénomination 
générale  attribuée  sous  les  Romains  aux 
peuples  noma<les  qui  habitaient  les  ré- 
gions plus  ou  moins  inconnues  à  l'orient 
et  au  nord  de  l'Europe. 

7.  «  Alciile.  »  nom  d'Hercule,  petit- 
fils  d'Alcée,  ou  peut-être  un  surnom,  de 
akxi,  force. 


LIVRE  DOUZIEME.  261 

aussi  affligé  que  moi;  il  versa  des  larmes;  il  sut  gagner  insen- 
siblement mon  cœur  et  attirer  ma  confiance;  il  m'attendrit 
pour  les  rois  grecs  qui  allaient  combattre  pour  une  juste  cause 
et  qui  ne  pouvaient  réussir  sans  moi.  Il  ne  put  jamais  néan- 
moins m'arraeher  le  secret  de  la  mort  d'Hercule,  que  j'avais 
juré  de  ne  dire  jamais;  mais  il  ne  doutait  point  qu'il  ne  fût 
mort,  et  il  me  pressait  de  lui  découvrir  le  lieu  où  j'avais  caché 
ses  cendres  '. 

»  Hélas!  j'eus  horreur  de  faire  un  parjure  *  en  lui  disant  un 
secret  que  j'avais  promis  aux  dieux  de  ne  dire  jamais;  mais 
j'eus  la  faiblesse  d'éluder  mon  serment,  n'osant  le  violer  ;  les 
dieux  m'en  ont  puni  :  je  frappai  du  pied  la  terre  à  l'endroit 
où  j'avais  mis  les  cendres  d'Hercule.  Ensuite  j'allai  joindre  les 
rois  ligués,  qui  me  reçurent  avec  la  même  joie  qu'ils  auraient 
reçu  Hercule  même.  Comme  je  passais  dans  l'île  de  Lemnos  3, 
je  voulus  montrer  à  tous  les  Grecs  ce  que  mes  flèches  pouvaient 
faire.  Me  préparant  à  percer  un  daim  qui  s'élançait  dans  un 
bois,  je  laissai,  par  mégarde,  tomber  la  flèche  de  l'arc  sur 
mon  pied,  et  elle  me  fit  une  blessure  que  je  ressens  encore. 
Aussitôt  j'éprouvai  les  mômes  douleurs  qu'Hercule  avait  souf- 
fertes; je  remplissais  nuit  et  jour  l'île  de  mes  cris  :  un  sang 
noir  et  corrompu,  coulant  de  ma  plaie,  infectait  l'air  et  répan- 
dait dans  le  camp  des  Grecs  une  puanteur  capable  de  suffoquer 
les  hommes  les  plus  vigoureux  4.  Toute  l'armée  eut  horreur 
de  me  voir  dans  cette  extrémité;  chacun  conclut  que  c'était 
un  supplice  qui  m'était  envoyé  par  les  justes  dieux. 

»  Ulysse,  qui  m'avait  engagé  dans  cette  guerre,  fut  le  pre- 
mier à  m'abandonner  B.  J'ai  reconnu,  depuis,  qu'il  l'avait  fait 
parce  qu'il  préférait  l'intérêt  commun  de  la  Grèce,  et  la  vic- 
toire, à  toutes  les  raisons  d'amitié  ou  de  bienséance  particu- 
lière 6.  On  ne  pouvait  plus  sacrifier  dans  le  camp,  tant  l'horreur 
de  ma  plaie,  son  infection,  et  la  violence  de  mes  cris  troublaient 


1.  Fénelon    ici  cesse  de  côtoyer   les    manquent  de  choix  et  le  style  est  négligé; 
Trachiniennes,  et   il  va  suivre  de  très-     «  puanteur  »  est  un  mot  qu'il  faut  tou- 


près  le  Pliiloctète,  une  pièce  admirable 
et  qui  peut  être  regardée  comme  le 
chef-d'œuvre  de  Sophocle.  Nous  indi- 
querons les  passages  imités  par  Fénelon. 

2.  «  Parjure.»  perfidie  qui  consiste  à 
passer  par  delà  la  chose  jurée,  per  jura- 
tum,  à  la  trahir. 

3.  Ile  de  la  mer  Egée,  près  de  Samo- 
thrace,  renommée  par  ses  nombreux 
volcans;  on  en  a  fait  le  séjour  du  dieu 
du  feu. 

4.  Cette  peinture  est.  comme  on  dirait 
aujourd'hui,  trop    réaliste;    les   détails 


jours  éviter. 

cfJf'.yav  a\<r/oûç  u»S'  tpï)[iov. 

(Som.,  Phil.,  v.  264.) 
f  Les  deux  chefs    les   Atrides)  et  le  roi 

•  des  Cephallenieus  (Ulysse)  m'ont  aban- 

•  donné  honteusement    sur  ces   bords.  » 

6.  •  Bienséance.  ■  expression  faible  ; 
on  ne  saurait  admettre  que  l'obligation 
de  ne  pas  trahir  un  ami  puisse  être  fon- 
dée sur  un  motif  de  «  bienséance.  • 


202 


TELEMAQUE. 


toute  l'armée  !.  Mais  au  moment  où  je  me  vis  abandonne*  de 
tous  les  Grecs  par  le  conseil  d'Ulysse,  cette  politique  me  parut 
pleine  de  la  plus  horrible  inhumanité  et  de  la  plus  noire  tra- 
hison. Hélas!  j'étais  aveugle,  et  je  ne  voyais  pas  qu'il  était 
juste  que  les  plus  sages  hommes  fussent  contre  moi,  de  môme 
que  les  dieux  que  j'avais  irrités. 

»  Je  demeurai,  presque  pendant  tout  le  siège  de  Troie,  seul, 
sans  secours,  sans  espérance,  sans  soulagement,  livré  à  d'hor- 
ribles douleurs,  dans  cette  île  déserte  et  sauvage,  où  je  n'en- 
tendais que  le  bruit  des  vagues  de  la  mer  qui  se  brisaient 
contre  les  rochers  a.  Je  trouvai,  au  milieu  de  cette  solilude, 
une  caverne  vide  dans  un  rocher  qui  élevait  vers  le  ciel  deux 
pointes  semblables  à  deux  tètes  :  de  ce  rocher  sortait  une 
fontaine  claire 3.  Cette  caverne  était  la  retraite  des  bêtes  farou- 
ches, à  la  fureur  desquelles  j'étais  exposé  nuit  et  jour.  J'amas- 
sai quelques  feuilles  pour  me  coucher.  11  ne  me  restait,  pour 
tout  bien,  qu'un  pot  de  bois  grossièrement  travaillé,  et  quel- 
ques habits  déchirés,  dont  j'enveloppais  ma  plaie  pour  arrêter 
le  sang,  et  dont  je  me  servais  aussi  pour  la  nettoyer*.  Là,  aban- 
donné des  hommes,  et  livré  à  la  colère  des  dieux,  je  passais 
mon  temps  à  percer  de  mes  flèches  les  colombes  et  les  autres 
oiseaux  qui  volaient  autour  de  ce  rocher.  Quand  j'avais  tué 
quelque  oiseau  pour  ma  nourriture,  il  fallait  que  je  me  traî- 
nasse contre  terre  avec  douleur  pour  aller  ramasser  ma 
proie  ;  ainsi  mes  mains  me  préparaient  de  quoi  me  nourrir5.  » 

»  11  est  vrai  que  les  Grecs,  en  partant,  me  laissèrent  quel- 
ques provisions6;  mais  elles  durèrent  peu.  J'allumai  du  feu 
avec  des  cailloux  7.  Cette  vie,  toute  affreuse  qu'elle  est,  m'eût 
paru  douce  loin  des  hommes  ingrats  et  trompeurs,  si  la  dou- 
leur ne  m'eût  accablé,  et  si  je  n'eusse  sans  cesse  repassé  dans 
mon  esprit  ma  triste  aventure.  «  Quoi  !  disais-je,  tirer  un 
homme  de  sa  patrie,  comme  le  seul  homme  qui  puisse  ven- 


1 .  3t  oute  Xoiffïj?  i^jxtv,  ouTt  0'J[iâTwv 
itapTJv  txii'Xotç  itpo<j9iY&tv  aXV  à^taiç 
xaTtT^'  àtl  itâv  ffTpatômSov  $u<rcpT)[jûaiç, 
Potôv,  (TTtvàÇtDV. 

(Soph.,  Phil.,  v.  8.) 
«  Nous   ne  pouvions  plus  offrir  eu   paix 
i  aux    dieux    ni   libations  ni    parfums; 

>  sans  cesse    il    remplissait  le  camp  de 

>  gémissements,  de  cris   sauv;  ges  et  de 
a  funestes  augures.  • 

2.  Sophocle,  dans  un  beau  chœur  de 
Philoctète,  développe  ce  que  Féuelon 
marque   ici. 

Tô  Si  6aû|j.'  tft\  \nt, 


foôîuv  (xôvoç  xXûfrov,  icûç  âpo 
itavSâxpuxov  oÛtio  (Sioxàv  xâtta^ev. 
{Jbid.,  v.  687.) 
«  J'admire  comment  it  a  pu,  seul,  et 
*  n'entendant  que  le  fracas  des  vagues 
»  qui  se  brisaient  contre  les  rochers, 
»  supporter  une  vie  si  lamentable.  • 

3 .  "lSoiç  icotôv  xpijvaîov. 
«  Tu  verrais  une  fontaine  limpide.  ■ 
(/fa'd.,  v.  21.) 

4.  V.  35-8. 

5.  V.  285-292. 

6.  V.  273-275. 

7.  Y.  295-297. 


LIVRE  DOUZIÈME.  263 

ger  ia  Grèce,  et  puis  l'abandonner  dans  cette  île  de'serte  pen- 
dant son  sommeil!»  car  ce  fut  pendant  mon  sommeil  que  les 
Grecs  partirent.  Jugez  quelle  fut  ma  surprise,  et  combien  je 
versai  de  larmes  à  mon  réveil,  quand  je  vis  les  vaisseaux 
fendre  les  ondes  K  Hélas  !  cherchant  de  tous  côtés  dans  cette 
île  sauvage  et  horrible,  je  ne  trouvai  que  la  douleur  8.  Dans 
cette  île,  il  n'y  a  ni  port,  ni  commerce,  ni  hospitalité,  ni 
hommes  qui  y  abordent  volontairement.  On  n'y  voit  que  les 
malheureux  que  les  tempêtes  y  ont  jetés,  et  on  n'y  peut  es- 
pérer de  société  que  par  des  naufrages  :  encore  même  ceux 
qui  venaient  en  ce  lieu  n'osaient  me  prendre  pour  me  rame- 
ner; ils  craignaient  la  colère  des  dieux  et  celle  des  Grecs. 

III.  »  Depuis  dix  ans  je  souffrais  la  honte,  la  douleur,  la 
faim;  je  nourrissais  une  plaie  qui  me  dévorait  ;  l'espérance 
même  était  éteinte  dans  mon  cœur  3.  Tout  à  coup,  reve- 
nant de  chercher  des  plantes  médicinales  pour  ma  plaie  *, 
j'aperçus  dans  mon  antre  un  jeune  homme  beau  et  gracieux, 
mais  fier,  et  d'une  taille  de  héros.  Il  me  sembla  que  je  voyais 
Achille,  tant  il  en  avait  les  traits,  les  regards  et  la  démarché  ; 
son  âge  seul  me  fit  comprendre  que  ce  ne  pouvait  être  lui. 
Je  remarquai  sur  son  visage  tout  ensemble  la  compassion  et 
l'embarras  :  il  fut  touché  de  voir  avec  quelle  peine  et  quelle 
lenteur  je  me  traînais  8;  les  cris  perçants  et  douloureux 
dont  je  faisais  retentir  les  échos  de  tout  ce  rivage  attendrirent 
son  cœur  6. 

«  0  étranger  I  lui  dis  je  d'assez  loin,  quel  malheur  t'a  con- 
»  duit  dans  cette  île  inhabitée?  je  reconnais  l'habit  grec,  cet 
»  habit  qui  m'est  encore  si  cher.  0  qu'il  me  tarde  d'entendre 
»  ta  voix,  et  de  trouver  sur  tes  lèvres  cette  langue  que  j'ai 
»  apprise  dès    l'enfance,    et  que  je    ne    puis  parler  à    per- 


i.     ïù    &TJ,     tixvov,    itotav     (*.'    àvâfftaffiv 
[Soxtïç, 
ojtiôv  jkStîiTcov,  l£  ôrvov  <r-ï,vai  tàtt  ; 
Iloi'  Ix'îaxpûaai  ;  toi'  eMtoiv.(ô!|ai  xaxâ, 
ôpûvca  u.»v  vaûç,  âç  fytov  ivauffréXouv, 

{Phil.,  t.  276.) 
«  Mais  toi,  mon  fils,  figure-toi  l'horreur 
»  de  mon  réveil,  lorsque,  après  leur  dé- 
•  part,  je  me  reveillai.  Quels  furent  mes 
i  pleurs,  mes  cris  de  desespoir,  quand 
i  je  vis  les  navires,  qui  naguère  volaient 
»  sous  mes  ordres,  tous  partis,  i 

2.  Ilav-.a   Si  OXOicûv, 

•wjkxxov  oùSàv  iûtjv  àviâffOou  itapov. 

{Ibid.,y.  liï.) 


«  Et  cherchant  de  toutes  parts,  je  ne 
»  trouvai  rien  devant  mes  yeux,  excepté 
■  des  sujets  de  m'affliger.  » 

3.  Tout  ce  détail  est  plutôt  imité  que 
traduit  par  Fénelon  (▼.  301-312). 

4.  V.  43-4. 

5.  HàXku,  {SâVXei  (*.'  l?û|«.a  çOoyfd 

■cou  «niÇou  xat"  àvàfxav 
Îotsvtoî. 

(Ibid.,  t.  205.) 

«  Les  paroles  qu'il    fait    entendre  sont 
»  celles  d'un  homme  qui  se  traîne  arec 
•  effort.  > 
«.  V.  187-». 


204 


TÉLÉMAQUE. 


»  sonne  depuis  si  longtemps  dans  celte  solitude  !  Ne  sois  point 
»  effrayé  de  voir  un  homme  si  malheureux  ;  tu  dois  en  avoir 

»  pitié  l.  » 

»  A  peine  Néoptolème  *  m'eut  dit  :  «  Je  suis  Grec 8,  »  que  je 
m'écriai  :  «  0  douce  parole,  après  tant  d'années  de  silence  et 
»  de  douleur  sans  consolation!  0  mon  fils!  quel  malheur, 
»  quelle  tempête,  ou  plutôt  quel  vent  favorable  t'a  conduit  ici  * 
o  pour  finir  mes  maux?—  Il  me  répondit  :  «Je  suis  de  l'île  de 
»  Scyros;  j'y  retourne  ;  on  dit  que  je  suis  fils  d'Achille  :  tu  sais 
»  tout 6.  » 

»  Des  paroles  si  courtes  ne  contentaient  pas  ma  curiosité; 
je  lui  dis  :  «  0  fils  d'un  père  que  j'ai  tant  aimé  !  cher  nourrisson 
»  de  Lycomède,  comment  viens-tu  donc  ici?  d'où  viens-tu6?  » 
—  Urne  répondit  qu'il  venait  du  siège  de  Troie  7.  «  Tu  n'étais 
»  pas,  lui  dis-je,  de  la  première  expédition8.  »  «  Et  toi,  me  dit-il, 
»  en'élais-tu9  ?  »  Alors  je  lui  répondis  :  «  Tu  ne  connais,  je 
»  le  vois  bien, ni  le  nom  de  Philoctète,ni  ses  malheurs.  Hélas! 
«infortuné  que  je  suisl  mes  persécuteurs  m'insultent  dans 
»  ma  misère  :  la  Grèce  ignore  ce  que  je  souffre  :  ma  douleur 
»  augmente l0.  Les  Atrides  m'ont  mis  en  cet  état  ;  que  les  dieux 
»  le  leur  rendent  " 1  a 


1.  Fénelon  s'est  tenu  ici  foit  près  du 
texte  grec  : 

xlvt.;    itox'  l«  TV  T15v^t    »«*&«?  ^«T 

xattaït-c',    oûx'     tuop^ov,    oûx'    olxou- 

y^v; 

œwvTir  S'  àxoûoat  poUop.ai.   Kal  p)    |a 

[ôxvw 

[f/lil.,  v.  219.) 
«  0  étrangers,  qui   êtes-vous,  vous   qui 
i  d'une  rame  agile  êtes  venus  sur  ce  n- 

>  vage  inabordable   et  désert?  Je  veux 

>  entendre  votre  voix.  Que  mon  aspect 
i  sauvage  ne  vous  inspire  ni  surprise  m 

2.  Néoptolème  ou  Pyrrhus,  fils  d'A- 
chille, vint  tout  jeune  au  siège  de  Troie; 
sou  histoire,  très-connue  chez  les  poètes, 
est  postérieure  à  Homère.  Voir  Virgile, 
au  Ill<  livre  de  {'Enéide;  Euripide  dans 
Andromaque,  et  Racine  dans  la  pièce 
du  même  nom. 

3.  V.  232-3. 

4.  Tû    «pftxaxov     <f(ôvi)na  ;   <f tû  ;    xè  xai 

icp<5ff<p9EYH-a  xoioûS'  àvSpô?  lv  xp<$vo>  |xaxpw. 

Ttç,  <t\  w  xlxvov,    itçofftffXL  *U  «000^0^1 

ïpda  :  xt«  6pi«i  ;   xi;  àvi^iov  6  çaxaxoç  ; 

X?  (lbid.,y.  234.) 

t  0  douce  parole,  quelle  joie  d'entendre 
•  la  voix  d'un  tel  guerrier  après   un   si 


i  long  temps!  Mais,  ô  mon  fils,  qui  t'a- 
>  mène  ici,  quelle  nécessité,  quel  des- 
»  sein,quelventpourmoisi  favorable...» 

5.  V.  239-42. 

6.  V.  242-4. 
7. V.  243. 

8.  V.  246. 

9.  V.  248. 

10.  TÛ    xixvov,    où  Y«f    otoOâ   (*',    éVctv 

lilaopwç;... 
OùS'    o6vo|a',   oùSl    xûv    l(J.Ov    xaxûv  x'Xloç... 
jiaOou  nox'  oùSiv,  oîç  Ifù»   o\w).M|Ai)v  ; 
i£ïiz6\'k'  Ifù  (aoxOtipôî,  J  mxpôç  8eoi«, 
o5  V.H&1  *^ï)£îov  S> S'  fyovxoî  o'xao't, 
\M.r,S'   'E\\à.io<;  rfs  |Ar,o\x|i.oi7  $i*ilti  «ou; 
'Xl\'  ol  |i.èv,  IxôaXôvxeçàvoai'w;  ipi, 
ftlZai  o-Tty'  tjrovxtç-  V)  £"   t[t»)  véffo; 
4n  x»8»p\t,  xiirt  mtÇov  ipy^xat. 

[Phil.,  v.  249.) 
<  0  mou  fils,  tu  ne  connais  donc  pas 
»  celui  que  tu  vois.  Quoi,  ni  mon  nom 
■  ni  le  bruit  de  mes  maux  n'est  venu 
i  jusqu'à  toi.  Infortuné  que  je  suis,  ob« 
o  jet  de  la  haine  des  dieux,  la  renommée 
»  du  triste  état  où  je  suis  n'esi  pas  même 
»  parvenue  ni  dans  ma  patrie  ni  dans  au- 
»  cune  contrée  de  la  Grèce.  Cependant 
i  ceux  qui  m'ont  rejeté  d'une  manière 
,  impie  rient  en  silence,  et  mon  mal 
,  s'accroît  et  grandit  chaque  jour.  » 
ti.  V.  314-16. 


LIVRE  DOUZIÈME.  265 

i»  Ensuite  je  lui  racontai  de  quelle  manière  les  Grecs  m'a- 
vaient abandonné.  Aussitôt  qu'il  eut  écouté  mes  plaintes,  il 
me  fit  les  siennes.  «  Après  la  mort  d'Achille,  me  dit-il...  »  — 
«  D'abord  je  l'interrompis,  en  lui  disant  :  «  Quoi!  Achille  est 
»  mort!  Pardonne-moi,  mon  fils,  si  je  trouble  ton  récit  par 
»  les  larmes  que  je  dois  à  ton  père  *.  »  Néoptolème  me  répon- 
»  dit  :  «Vous  me  consolez  en  m'interrompant;  qu'il  m'est  doux 
»  de  voir  Philoclète  pleurer  mon  père!  » 

»  Néoptolème,  reprenant  son  discours,  me  dit  :  «  Après  la 
»  la  mort  d'AchilJe,  Ulysse  et  Phénix8  me  vinrent  chercher, 
»  assurant  qu'on  ne  pouvait  sans  moi  renverser  la  ville  de 
»  Troie.  Us  n'eurent  aucune  peine  à  m'emmener;  car  la  dou- 
»  leur  de  la  mort  d'Achille,  et  le  désir  d'hériter  de  sa  gloire 
»  dans  cette  célèbre  guerre,  m'engageaient  assez  à  les  suivre. 
»  J'arrive  à  Sigée  3;  l'armée  s'assemble  autour  de  moi  :  chacun 
»  jure  qu'il  revoit  Achille;  mais,  hélas!  il  n'était  plus.  Jeune 
»  el  sans  expérience,  je  croyais  pouvoir  tout  espérer  de  ceux 
»  qui  me  donnaient  tant  de  louanges.  D'abord  je  demande  aux 
»  Atiïdes  les  armes  de  mon  père;  ils  me  répondent  cruelle- 
»  ment  :  Tu  auras  le  reste  de  ce  qui  lui  appartenait;  mais  pour 
»  ses  armes,  elles  sont  destinées  à  Ulysse.  Aussitôt  je  me  trou- 
»  ble,  je  pleure,  je  m'emporte  ;  mais  Ulysse,  sans  s'émouvoir, 
»  me  disait  :  Jeune  homme,  tu  n'étais  pas  avec  nous  dans  les 
»  périls  de  ce  long  siège;  tu  n'as  pas  mérité  de  telles  armes; 
»  tu  parles  déjà  trop  fièrement  ;  jamais  tu  ne  les  auras.  Dé- 
»  pouillé  injustement  par  Ulysse,  je  m'en  retourne  dans  l'île 
»  de  Scyros  *,  moins  indigné  contre  Ulysse  que  contre  les  Atri- 
»  des.  Que  quiconque  est  leur  ennemi  puisse  être  l'ami  des 
»  dieux  !  0  Philoctète,  j'ai  tout  dit 5.  » 

«  Alors  je  demandai  à  Néoptolème  comment  Ajax  Télamo- 
nien  6  n'avait  pas  empêché  cette  injustice.  «  Il  est  mort,  » 
me  répondit-il.  —  11  est  mort!  m'écriai-jc  ;  et  Ulysse  ne  meurt 
point  !  au  contraire,  il  fleurit  dans  l'armée.  Ensuite  je  lui  de- 
mandai des  nouvelles  d'Antiloque,  fils  du  sage  Nestor  7 ,  et 


1.  V.  332-33. 

2.  «  Phénix,  »  précepteur  d'Achille, 
accompagna  son  élève  à  la  guerre  de 
Troie,  et  lit  de  vains  efforts  pour  calmer 
son  courroux. 

3.  «Sigée,  »  promontoire  de  la  Troade, 
célèbre  dans  Y  Iliade  et  dans  Y  Enéide, 


Achille,  chez  Lycomède,  roi  de  cette  île. 

5.  Tout  ce  détail  est  raconté  avec  plus 
de  développement  dans  Sophocle,  vers 
343  et  suiv. 

6.  Fils  de  Télamon,  roi  de  Salamine, 
qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  Ajax, 
fils  d'Oïlée,  roi  des  Locriens,  lequel  fut 


dans  la  mer  Egée,  à  l'entrée  du  golfe  si  fameux  par  son  impiété.  Sophocle  dit 

de  Gallipoli.  On  croit  y  voir  encore  les  du   TeLrooniea:    «    Comment     le    plu» 

tombeaux  d'Achille  et  de  Patrocle.  grand  des   Ajax  a-t-il  pu    supporter  de 

4-,  «Scyros,  »  île  de  la  mer  Egée,  non  telles  injustices.  »   (V.  409.) 

loin  deNégrepont  (Eubée),  où  fut  élevé  !      7.  V.  410  et  s-iiv. 

TÉLÉMAQDB.    1  \1 


266 


TÉLEMAQUE. 


de  Palrocle  !,  si  chéri  par  Achille.  «  Ils  sont  morts  aussi,  » 
me  dit-il.  Aussitôt  je  m'écriai  encore  :  «  Quoi,  morts  !  Hélas  l 
»  que  me  dis-tu  ?  La  cruelle  guerre  moissonne  les  bons,  et 
»  épargne  les  méchants2.  Ulysse  est  donc  en  vie?  Thersite  • 
»  l'est  aussi  sans  doute  ?  voilà  ce  que  font  les  dieux  ;  et  nous 
»  les  louerions  encore  M  » 

»  Pendant  que  j'étais  dans  cette  fureur  contre  votre  père, 
Néoptolème  continuait  à  me  tromper  :  il  ajouta  ces  tristes  pa- 
roles :  «  Loin  de  l'armée  grecque,  où  le  mal  prévaut  sur  le 
»  bien,  je  vais  vivre  content  dans  la  sauvage  île  de  Scyros. 
a  Adieu  :  je  pars.  Que  les  dieux  vous  guérissent5!»  Aussitôt 
je  lui  dis  :  «  0  mou  fils,  je  te  conjure,  par  les  mânes  de  ton 
»  pure,  par  ta  mère,  par  tout  ce  que  tu  as  de  plus  cher  sur  la 
»  terre,  de  ne  me  laisser  pas  seul  dans  ces  maux  que  tu  vois. 
»  Je  n'ignore  pas  combien  je  le  serai  à  charge  ;  mais  il  y  aurait 
»  de  la  honte  à  m' abandonner  :  jette- moi  à  la  proue,  à  la  poupe, 
»  dans  la  sentine  même,  partout  où  je  t'incommoderai  le 
»  moins.  Il  n'y  a  que  les  grands  cœurs  qui  sachent  combien  il 
»  y  a  de  gloire  à  être  bon.  Ne  me  laisse  point  en  un  désert  où 
»  il  n'y  a  aucun  vestige  d'homme  :  mène  moi  dans  ta  patrie, 
»  ou  dans  l'Eubéè,  qui  n'est  pas  loin  du  mont  OEta,  de  Tra- 
»  chine6,  et  des  bords  agréables  du  fleuve  Sperchius7:  rends- 
o  moi  à  mon  père.  Hélas  !  je  crains  qu'il  ne  soit  mort  !  Je  lui 
»  avais  mandé  de  m'envoyer  un  vaisseau  :  ou  il  est  mort,  ou 
»  bien  ceux  qui  m'avaient  promis  de  le  lui  dire  ne  l'ont  pas 
»  fait.  J'ai  recours  à  toi,  ô  mon  fils  !  souviens-toi  de  la  fragilité 
»  des  choses  humaines.  Celui  qui  est  dans  la  prospérité  doit 
»  craindre  d'en  abuser,  et  secourir  les  malheureux  8.  » 

Voilà  ce  que  l'excès  de  la  douleur  me  faisait  dire  à  Néop- 
tolème ;  il  me  promit  de  m'emmener  9.  Alors  je  m'écriai 
encore:  «  O  heureux  jour  1  ô  aimable  Néoptolème,  digne  delà 


i.  «  Patrocle,  »  ami  le  plus  fidèle 
d'Achille;  ne  pouvant  le  déterminer  à 
•  combattre,  Patrocle  lui  emprunta  ses  ar- 
mes et  fut  tué  par  Hector.  Pour  venger 
son  ami,  Achille  revint  parmi  les  Grecs. 
2.  nàkt\t.o<;    où&tv'    àvSp"   Ixtliv 

a'pti  irovr,pbv,  à)Aà  -toùç  ;/>{>t)<j-coùç  Aei. 
[Phil.,  v.  436.) 
«  La  guerre  enlève  à  regret  les  mé- 
>  chants,  elle  prend  toujours  les  bous.  » 
3  f  Thersite,  »  un  Grec  insolent  et 
lâche,  qui  joue  un  certain  rôle  au 
le  livre  de  V Iliade. 

4.  Sophocle  dit  comme  Fénelon:  t  Si 
je  Yeux  louer  les  actes  des  dieux,  ils  me 


semblent  injustes.  »  Le  paganisme  accu- 
sait les  dieux,  dès  qu'il  voyait  l'homme 
vertueux  exposé  aux  traits  du  sort 

5.  V.  458-63. 

6.  «  Trachine»  ou  Trachis,  ville  de 
Thessalie,  au  pied  du  mont  Œta,  où  les 
poètes  ont  placé  la  mort  d'Hercule. 

7.  Le  Sperchius,  fleuve  de  Tbessalie, 
se  jetait  dans  la  mer  Egée,  au  golfe  Wa- 
liaque.  Virgile  s'en  souvient  «'ans  un 
beau  passage  des  Géorg.,  1.  II,  ▼.  2. 

8.  Le  discours  de  Philoctète  (v.  4C3- 
507)  pour  toucher  Néoptolème  est  d'un 
pathétique  admirable.  Fénelon  suit  d'as- 
sez près  Sophocle,  en  l'abi  é^ean'  un  peu. 

9.  V.  526. 


LIVRE  DOUZIÈME. 


267 


»  gloire  de  son  père  !  Cher  compagnon  de  ce  voyage,  souffrez 
»  que  je  dise  adieu  à  cette  triste  demeure.  Voyez  où  j'ai  vécu, 
»  comprenez  ce  que  j'ai  souffert  :  nul  autre  n'eût  pu  le  souf- 
»  frir  :  mais  la  nécessité  m'avait  instruit,  et  elle  apprend  aux 
»  hommes  ce  qu'ils  ne  pourraient  jamais  savoir  autrement. 
»  Ceux  qui  n'ont  jamais  souffert  ne  savent  rien  ;  ils  ne  connais- 
»  sent  ni  les  biens  ni  les  maux;  ils  s'ignorent  eux-mêmes1.  » 
Après  avoir  parlé  ainsi,  je  pris  mon  arc  et  mes  flèches. 

»  Néoptolème  me  pria  de  souffrir  qu'il  les  baisât,  ces  armes 
si  célèbres,  et  consacrées  par  l'invincible  Hercule8.  Je  lui  ré- 
pondis :  «  Tu  peux  tout  ;  c'est  toi,  mon  fils,  qui  me  rends  au- 
»  jourd'hui  la  lumière,  ma  patrie,  mon  père  accablé  de  vieil- 
»  lesse,  mes  amis,  moi-même  :  tu  peux  toucher  ces  armes,  et 
»  te  vanter  d'être  le  seul  d'entre  les  Grecs  qui  ait  mérité  de 
»  les  toucher  8.  »  Aussitôt  Néoptolème  entre  dans  ma  grotte 
pour  admirer  mes  armes. 

»  Cependant  une  douleur  cruelle  me  saisit,  elle  me  trouble, 
je  ne  sais  plus  ce  que  je  fais  :  je  demande  un  glaive  tranchant 
pour  couper  mon  pied  *;  je  m'écrie  :  «  0  mort  tant  désirée  ! 
»  que  ne  viens-tu  ?  0  jeune  homme  !  brûle-moi  tout  à  l'heure 
»  comme  je  brûlai  le  fils  de  Jupiter  5.  0  terre  I  ô  terre  !  reçois 
»  un  mourant  qui  ne  peut  plus  se  relever 9.  »  De  ce  transport 
de  douleur,  je  tombe  soudainement,  selon  ma  coutume,  dans 
un  assoupissement  profond;  une  grande  sueur  commença  à 
me  soulager;  un  sang  noir  et  corrompu  coula  de  ma  plaie7. 
Pendant  mon  sommeil,  il  eût  été  facile  à  Néoptolème  d'em- 


i.  *Io>[«v,  5  uoû,  itfOffxûffavteç  tï|v  Itco 
aotxov    dffoîxijffiv,    ûç  jjie    xal    1**8*1?, 
àœ'  ûv    o\sÇwv,    ûç  t'  'éçuv  eùxàp&oç. 
Oiyai  fào  oùS'   3v5[A(J.affiv  |aôvyiv  6£<xv 
iWov  XaSôvra,  WXtjv  l^oû,  T^îjvai  tâoV 
àyà>  £'    àvâ-fx»)  itpoôjJt.aôov    atlçytiv   xaxâ. 

{Phil.,  v.  533.) 
■  Partons,    mon    fils,    après     avoir    dit 

>  adieu  à  cette  terre  inhospitalière,  pour 
»  que  tu  saches  de  quoi  j'ai  vécu,  et  ce 
»  qu'il  m'a  fallu  de  courage.  Nul  autre 

>  que  moi,  je  pense,  n'aurait  pu  même 
»  en  supporter  la  vue,  mais  la  nécessité 
»  m'a  appiis  à  aimer  jusqu'à  mou  mal- 
»  heur.  > 

2.  V.  656. 


3.     0ccp<m.    riaflffTGU 


taû-iâ    dot    xal 

xal  S6vti    Soûvai,    xà£EicEÛ£a<r0ai    {ipotwv 
àpE-tr,;  cxati,  twv5'  litnl»ayo-ai  (aôvov. 
(76id.,  v.  667.) 
Fénelon  a  traduit  ces  vers  exactement. 


4.  V.  747-9. 

5.  Le  poëte  grec  est  plus  développé  et 
plus  expressif  que  Féuelou  : 

Tfl  Savate,  OâvaTe,  nûç  àtl  xa)o6|Atvoç 
oÛto)  xat'  i^nap,  où  8vvr\  [aoXûv  izoti  ; 
û  t£xvov,  oj  Y^waiov,  àXkà  aiA).a£ùv 
toi  Ayjjjlvuu  tÇS'  àvaxaXoujiivu  icmo! 
ïlAitpTjffOv ,   û  ytwaXf  xâfii  toi  note 
tàv  xoû  Aibç  icaî&',  àvel  •cûvo'e  tûv  onXwv, 
<£  vûv  <xù  o-diÇtiç,  roûV  imiiwaa    o"f3v. 
(Phil.,  v.  796.) 
«  0  mort,  ô  mort,  comment,  toujours  et 
»  chaque  jour  appelée,  ne  viens-tu  pas  ? 
»  0  mon   fils,  ô  ami  généreux,  prends- 
■  moi,  lance-moi  dans  les  flammes  de 
»  Lemnos  qui  m'environnent;  moi  aussi, 
»  autrefois,   j'ai  consenti   à  rendre    ce 
•  service    au    fris    de  Jupiter,   lorsqu'il 
i  m'eut  donné  ces  armes  que  tu  garde» 
a  maintenant.  » 

6.  V.  819-20. 
1.  Y.  821. 


268 


TÉLËMAQUE. 


porter  mes  armes,  et  de  partir  ;  mais  il  était  fils  d'Achille,  et 
n'était  pas  né  pour  tromper.  En  m'éveillant,  je  reconnus  son 
embarras  :  il  soupirait  comme  un  homme  qui  ne  sait  pas  dis- 
simuler, et  qui  agit  contre  son  cœur.  «  Me  veux-tu  surprendre? 
»  lui  dis  je  :  qu'y  a-t-il  donc  l  ?  —  Il  faut,  me  répondit-il,  que 
»  vous  me  suiviez  au  siège  de  Troie.  »  Je  repris  aussitôt  :  «Ah  ! 
»  qu'as-tu  dit,  mon  fils 2  ?  Rends-moi  cet  arc  ;  je  suis  trahi  !  ne 
»  m'arrache  pas  la  vie.  Hélas!  il  ne  me  répond  rien;  il  me  re- 
»  garde  tranquillement  ;  rien  ne  le  touche.  0  rivage  !  ô  pro- 
»  montoires  de  cette  île  !  ô  botes  farouches  !  ô  rochers  escar- 
»  pés  !  c'est  à  vous  que  je  me  plains  ;  car  je  n'ai  que  vous  à 
»  qui  je  puisse  me  plaindre  :  vous  êtes  accoutumés  à  mes  gé- 
»  missements.  Faut-il  que  je  sois  trahi  par  le  fils  d'Achille  !  il 
»  m'enlève  l'arc  sacré  d'Hercule  ;  il  veut  me  traîner  dans  le 
»  camp  des  Grecs  pour  triompher  de  moi  ;  il  ne  voit  pas  que 
»  c'est  triompher  d'un  mort,  d'une  ombre,  d'une  image  vaine. 
»  Oh  !  s'il  m'eût  attaqué  dans  ma  force  !  mais  encore  à  présent, 
»  ce  n'est  que  par  surprise.  Que  ferai-je  ?  Rends,  mon  fils, 
»  rends  :  sois  semblable  à  ton  père,  semblable  à  toi-même. 
»  Que  dis-tu?...  Tu  ne  dis  rien  !  O  rocher  sauvage!  je  reviens 
»  à  toi,  nu,  misérable, abandonné,  sans  nourriture;  je  mourrai 
»  seul  dans  cet  antre  :  n'ayant  plus  mon  arc  pour  tuer  des  bêtes, 
»  les  bêtes  me  dévoreront  ;  n'importe.  Mais,  mon  fils,  tu  ne 
»  parais  pas  méchant  :  quelque  conseil  te  pousse  ;  rends  mes 
»  armes,  va-t'en 3.  » 

»>  Néoplolème,  les  larmes  aux  yeux,  disait  tout  bas  :  «  Piût 
aux  dieux  que  je  ne  fusse  jamais  parti  de  Scyros*  !  »  Cependant 
je  m'écrie  :  «  Ah  !  que  vois-je  ?  n'est-ce  pas  Ulysse  ?  »  Aussitôt 
j'entends  sa  voix,  et  il  me  répond:  «  Oui,  c'est  moi.  »  Si  le 
sombre  royaume  de  Pluton  se  fût  entr'ouvert,  et  que  j'eusse 
vu  le  noir  Tartare,  que  les  dieux  mômes  craignent  d'entrevoir, 


i.  V.  914. 

2.  V.  915. 

3.  Cette  scène  où  Philoctète  supplie 
Néoptolème  de  lui  rendre  son  arc,  est 
encore  un  des  plus  beaux  endroits  de 
la  pièce  grecque  ;  l'énelon  a  dû  l'af- 
faiblir en  l'abrégeant.  Elle  va  du  vers 
933  au  v.  962  ;  en  voici  un  beau  passage  : 

Tft  a/^a.  itétpaç  SiiwXov,    auOiç    au   icakiv 
tï<re'.(u  irpoç  ai  tjuXôç,  oùx  t£*>v  Tpocptjv 
àXV  aùavoû(i.ai  tw5'  tv  aùXiiu  |j.6voî, 

OÙ  HTTjVOV    ÔfVlV,   OX)Sè   6^p'    ÔptlSà-CYJV 

■toÇoii;  àvaipuiv  roiffiS'*  àXV  aùtôç  TaX«ç, 
OavwM,  itap£i;a>  Saîô',  ùip'  ûv  lcpefÇ6[j.,«)v, 
xoù  [a',  oûç  tÔTJptuv  icpôa8e,  6ir)pà<TOU<p.  vûv 
ipôvov  <p6vou  Si  pùaiov  fiait)  -tàXaç, 


•kooç  toû  Soxoûvxoç  où&iv  el&£vat  xaxôv. 
(Phil.,  v.   952.) 

•  0  grotte  sauvage,  je  reviens  à  toi,  privé 
»  de  mes  armes,  sans  moyen  de  vivre  ;  je 
»  me  consumerai  seul  dans  cet  antre,  je 
»  n'ai  plus  mes  flèches  pour  tuer  les  oi- 
»  seaux  ou  les  bêtes  farouches  ;  moi- 
»  même  je  servirai  de  pâture  à  ces  bêtes 
»  sauvages  dont  je   me    nourrissais,  et 

•  moi  qui  les  chassais,  je  deviendrai  leur 

•  proie.  Elles  verseront  mon  sang  par 
»  représailles,  grâce  à  cet   homme   qui 

•  semblait  ignorer  le  mal.  »  —  Cette 
dernière  idée,  les  oiseaux  qui  se  vengent, 
est  un  peu  recherchée,  et  Fénelon  n'a 
pas  eu  tort  de  l'écarter. 

4.  V.  969-70. 


LIVRE  DOUZIEME. 


269 


je  n'aurais  pas  été  saisi,  je  l'avoue,  d'une  plus  grande  horreur. 
Je  m'écriai  encore  :  «  0  terre  de  Lemnos  !  je  te  prends  à  témoin! 
»  0  soleil,  tu  le  vois,  et  tu  le  souffres  *  !  »  Ulysse  me  répondit 
sans  s'émouvoir  :  «  Jupiter  le  veut  et  je  l'exécute.»  —  «Oscs-tu, 
lui  disais-je,  nommer  Jupiter  *?  Vois-tu  ce  jeune  homme 
qui  n'était  point  né  pour  la  fraude,  et  qui  soutire  en  exécu- 
tant ce  que  tu  l'obliges  de  faire 3  ?»  —  «  Ce  n'est  pas  pour  vous 
tromper,  me  dit  Ulysse,  ni  pour  vous  nuire,  que  nous  venons; 
c'est  pour  vous  délivrer,  vous  guérir,  vous  donner  la  gloire 
de  renverser  Troie,  et  vous  ramener  dans  votre  patrie.  C'est 
»  vous,  et  non  pas  Ulysse,  qui  êtes  l'ennemi  de  Philoclcte  k.  » 
»  Alors   je  dis  à  votre  père  tout  ce  que  la  fureur  pouvait 
m'inspirer.  «  Puisque  tu  m'as  abandonné  sur  ce  rivage,   lui 
»  disais-je,  que  ne  m'y  laisses-tu  en  paix  5  ?  Va  chercher  la 
»  gloire  des  combats  et  tous  les  plaisirs  :  jouis  de  ton  bonheur 
»  avec  les  Atrides:  laisse-moi  ma  misère  et  ma  douleur.  Pour- 
»  quoi  m'enlever  ?  Je  ne  suis  plus  rien;  je  suis  déjà  mort 6. 
»  Pourquoi  ne  crois-tu  pas  encore  aujourd'hui,  comme  tu  le 
»  croyais  autrefois,  que  je  ne  saurais  partir;  que  mes  cris  et 
»  l'infection  de  ma  plaie  troubleraient  les  sacrifices7  ?0  Ulysse, 

n  auteur  de  mes  maux,  que  les  dieux  puissent  te !  Mais  les 

»  dieux  ne  m'écoutent  point  8;  au  contraire,  ils  excitent  mon 
»  ennemi.  0  terre  de  ma  patrie,  que  je  ne  reverrai  jamais  !... 
»  0  dieux,  s'il  en  reste  encore  quelqu'un  d'assez  juste  pour 
»  avoir  pitié  de  moi,  punissez,  punissez  Ulysse;  alors  je  me 
»  croirai  guéri 9.  » 


IV.  »  Pendant  que  je  parlais  ainsi,  votre  père,  tranquille, 
me  regardait  avec  un  air  de  compassion,  comme  un  homme 
qui,  loin  d'être  irrité,  supporte  et  excuse  le  trouble  d'un  mal- 


1.  V.   976-7. 

2.  V.  936-7. 

3.  V.  989-92. 

4.  V.   1007-12. 

5.  V.  1095. 

6.  Sophocle  est  plus  beau,  plus  éner- 
gique dans  ses  invectives  contre  le  ravis- 
seur. 

Koù  vûv  £(*.',  Zi  &Û<tty)ve,  ffUvSïiaaî,  votlç 
iytiv  dit'  ctxTïi<;  tt,<t$',   iv  tj  [xe  ■npoùSàXouJ 
âçiXov,  Êp-f]|j.ov,  âroAiv,  iv  Çûaiv  vsxpôv... 
21»  («v  fÉYlûaç  Ç&v,  ^T"  &'  àXYÛvo|*.ai 
toW   goO'    oit  Çû,  ijùv  xaxoTç  iwVàoïç  to^ocç, 
YeXtjjJLevoç  «f  o;  <tgû  te  xai  tûv  Aipéuiç 
OiffiTûv    dTpaxKiYwv,   oTç  a'j  xaûô'    utcyjçi e-ceïç... 
Kal  vûv  -ii  [*'  ôL-fiTe  ;  xi  ja'  àizd^Ks^t  ;  toû  fà.%  iv  : 
Sç  oûStv  (fu.1,  xoù  t48wjx'  ÙjaIv  uà^at. 
{Phil.,  V.   1016.) 


«  Et  maintenant,  ô  misérable,  tu  m'as 
»  chargé  de  liens  et  tu  songes  à  m'arra- 
»  cher  de  ce  rivage,  où  tu  me  jetas  sans 
»  ressource,  sans  amis,  sans  patrie,  mort 
i  parmi  les  vivants.  ..Tu  jouis  des  dou- 
»  ceurs  de  la  vie,  et  moi  je  souffre  en 
»  proie  à  mille  maux,  exposé  à  tes  in- 

•  suites  et  à  celles  des  Atrides  dont  tu 

•  es  le  ministre...  Et  maintenant,  pour- 
»  quoi  me  faire  prisonnier,  pourquoi 
»  m'emmener  sur  votre  navire?  à  quoi 
»  bon  ?  moi  qui  ne  suis  plus  rien,  et  qui 
»  depuis  longtemps  suis  mort  pour  vous? 

7.  V.  103-1-4. 

8.  V.  1019-20. 

9.  V.  1010-14. 


270 


TÉLÉMAQUE. 


heureux  que  la  fortune  a  aigri.  Je  le  voyais  semblable  à  un 
rocher,  qui  sur  le  sommet  d'une  montagne,  se  joue  de  la 
fureur  des  vents,  et  laisse  épuiser  leur  rage,  pendant  qu'il 
demeure  immobile.  Ainsi  votre  père,  demeurant  dans  le  si- 
lence, attendait  que  m  i  colère  fût  e'puisée;  car  il  savait  qu'il 
ne  faut  attaquer  les  passions  des  hommes,  pour  les  réduire  à 
la  raison,  que  quand  elles  commencent  à  s'affaiblir  par  une- 
espèce  de  lassitude.  Ensuite  il  me  dit  ces  paroles  :  «  0  Philoc- 
»  tète,  qu'avez-vous  fait  de  vofre  raison  et  de  votre  courage  ? 
»  voici  le  moment  de  vous  en  servir.  Si  vous  refusez  de  nous 
»  suivre  pour  remplir  les  grands  desseins  de  Jupiter  sur 
»  vous,  adieu;  vous  êtes  indigne  d'être  le  libérateur  de  la 
»  Grèce  et  le  destructeur  de  Troie.  Demeurez  à  Lemnos  ;  ces 
»  armes,  que  j'emporte,  me  donneront  une  gloire  qui  vous 
»  était  destinée.  Néoptolème,  partons  ;  il  est  inutile  de  lui 
»  parler  i  :  la  compassion  pour  un  seul  homme  ne  doit  pas 
»  nous  faire  abandonner  le  salut  de  le  Grèce  entière.  » 

»  Alors  je  me  sentis  comme  une  lionne  à  qui  on  vient  d'ar- 
racher ses  petits  :  elle  remplit  les  forêts  de  ses  rugissements. 
«  0  caverne,  disais-je,  jamais  je  ne  te  quitterai  ;  tu  seras  mon 
tombeau  î  0  séjour  de  ma  douleur,  plus  de  nourriture,  plus 
d'espérance  2!  qui  me  donnera  un  glaive  pour  me  percer  8? 
0  !  si  les  oiseaux  de  proie  pouvaient  m'enlever  !...  Je  ne  les 
percerai  plus  de  mes  flèches  M  0  arc  précieux,  arc  consacré 
par  les  mains  du  fils  de  Jupiter  !  0  cher  Hercule,  s'il  te  reste 
encore  quelque  sentiment,  n'es-tu  pas  indigné?  Cet  arc  n'est 
»  plus  dans  les  mains  de  ton  fidèle  ami  ;  il  est  dans  les  mains 
»  impures  et  trompeuses  d'Ulysse  B.  Oiseaux  de  proie,  bêtes 


|.  V.  1060-2. 

2.  Ce  trait  est  développé  par  Sophocle 
dans  un  passage  lyrique  d'une  grande 
beauté. 

^iî  xoiAaç  itéxpaç  paTvOv 

Oepuôv  xal  naYETôiSsç,  ûç 

a'  oùx  t[u7-Xov  âp'  <u  iù.\a^, 

■Xê'hIeiv    oùSêhot',    àXkâ  u,ot 

xal  ÔvïiffxovTt  ouvolcei. 

Tfl  iilïjfÉcrtaTOv  aûXiov 

Xûitai;  ià.î  aie'  iu-oû  xâXav. 

•eî-nx'  au  |Aot  tî»  xa-c'  î|(Aaç 

tffTat  ;  toù  icoxe  ueûiou.ai 

<tuovÔ(aov  (AiXeoç  ;  icoflev  t).iû$oç  ; 

{Phil.,  v.  1081.) 
«  0  caverne,  mon  asile  contre  les  cha- 
»  leurs  de  l'été  et  contre  les  frimas  1  Je 
»  devais  donc  ne  jamais  te  quitter  1  Mal- 
»  heureux  I  mais  tu  seras  mon  refuge 
»  après  ma  mort.  Hélas,  hélas  1  ô  séjour 
b  rempli  des  tristes  accents  de  ma  dou- 
•  leur,  quelle  sera  désormais  ma  nour- 


»  riture  de  chaque  jour  ?  ou  trouverai-je 
i  de   quoi   soutenir  ma  vie?  d'où    tiret 

■  quelque  espérance?  » 

3.  V.  1204-5. 

4.  V.  1093-4. 

5.  V.  1128-39.  Dans  Sophocle,  c'est 
une  apostrophe  touchante  de  Philoctète 
à  sou  arc,  qui  a  dû  frémir  de  courroux 
en  passant  entre  les  mains  d'Ulysse. 

XXVlv  y.naXka-jâ. 
itoXv|J.Tj£âvou  àvSpàç  Içlvau, 
éfôiv  u,iv  atajçpàç  àitàxaç, 
orufvàv  8l  «pût'  ijfôoSoiïov 
(tupi'  aie'  atffjtpûv  àvaTtMovô',  5<r'  if' 
tiu.1v  xax'  èp^o-a-co. 

{Ibid.v.   1134.) 
«  Mais,  en  passant  dans  les  mains  d'un 
»  autre  maître,    tu    es  manié   par    un 
»   homme  artificieux,  dont    tu  vois   les 

■  fraudes  honteuses,  un   mortel  odieux 

■  qui  a  machiné  contre  nous  des  trames 
»  innombrables.  » 


LIVRE  DOUZIÈME. 


271 


»  farouches,  ne  fuyez  plus  cette  caverne,  mes  mains  n'ont  plus 
»  de  flèches1.  Misérable,  je  ne  puis  vous  nuire,  venez  m'enlever* 
»  ou  plutôt  que  la  foudre  de  l'impitoyable  Jupiter  m'écrase  !» 

»  Votre  père  ayant  tenté  tous  les  autres  moyens  pour  me  per- 
suader, jugea  enfin  que  le  meilleur  était  de  me  rendre  mes 
armes:  il  fit  signe  à  iNéoptolème,  qui  me  les  rendit  aussitôt. 
Alors  je  lui  dis:  «  Digne  fils  d'Achille,  tu  montres  que  tu  l'es  ; 
»  mais  laisse-moi  percer  mon  ennemi.  »  Aussitôt  je  voulus 
tirer  une  flèche  contre  votre  père;  mais  Néop-lolème  m'arrêta, 
en  me  disant  :  «La  colère  vous  trouble, et  vous  empêche  de  voir 
l'indigne  action  que  vous  voulez  faire  2.  »  Pour  Ulysse,  il  parais- 
sait aussi  tranquille  contre  mes  flèches  que  contre  mes  injures. 
Je  me  sentis  touché  de  cette  intrépidité  et  de  cette  patience. 
J'eus  honte  d'avoir  voulu/dans  ce  premier  transport,  me  servir 
de  mes  armes  pour  tuer  celui  qui  me  les  avait  fait  rendre  ; 
mais  comme  mon  ressentiment  n'était  pas  encore  apaisé, 
j'étais  inconsolable  de  devoir  mes  armes  à  un  homme  que  je 
haïssais  tant.  Cependant  INéoptolème  me  disait:  «  Sachez  que 
»  le  divin  Hélénus8,  fils  de  Priam,  étant  sorti  de  la  ville  de  Troie 
»  par  l'ordre  et  par  l'inspiration  des  dieux,  nous  a  dévoilé  l'a- 
»  venir.  La  malheureuse  Troie  tombera,  a-t-il  dit  ;  mais  elle  ne 
»  peut  tomber  qu'après  qu'elle  aura  été  attaquée  par  celui  qui 
»  tient  les  flèches  d'Hercule  *:  cet  homme  ne  peut  guérir  que 
D  quand  il  sera  devant  les  murailles  de  Troie:  les  enfants  d'Es- 
»  culape  le  guériront 6.  » 

»  En  ce  moment  je  sentis  mon  cœur  partagé;  j'étais  touché 
de  la  naïveté  de  Néoptolème,  et  de  la  bonne  foi  avec  laquelle 
il  m'avait  rendu  mon  arc  ;  mais  je  ne  pouvais  me  résoudre  à 
voir  encore  le  jour,  s'il  fallait  céder  à  Ulysse  ;  et  une  mauvaise 
honte  me  tenait  en  suspens.  Me  verra-t-on,disais-je  en  moi- 
même,  avec  Ulysse  et  avec  les  Atrides  «  ?  Que  croira-t-on  de 
moi. 

»  Pendant  que  j'étais  dans  cette  incertitude,  tout  à  coup  j'en- 
tends une  voix  plus  qu'humaine:  je  vois  Hercule  dans  un 
nuage, éclatant;  il  était  environné  de  rayons  de  gloire.  Je  re- 
connus facilement  ses  traits  un  peu  rudes,  son  corps  robuste  et 
ses  manières  simples;  mais  il  avait  une  hauteur  et  une  ma- 


1.  V.  1146-9. 

2.  V.   1304-4. 

3.  «  Hélénus,  »  dont  il  est  parlé  au 
Vl«  et  du  VII"  livre  de  YJliade,  était 
devin;  pris  par  Ulysse,  il  découvrit  aux 
Grecs  la  nécessité  d'aller  chercher  Phi- 
loctète  à  Lemnos. 


4.  V.  1409-44. 

5.  1329-47.  Le  dieu  de  la  médecine, 
qui  avait  le  talent  de  ressusciter  les 
morts,  et  fut  foudroyé  par  Jupiter.  Il 
avait  au  siège  de  Troie  ses  deux  Dis, 
Machaon  et  Podalyre,  dont  il  est  parle 
plus  haut. 

6.  V.  1354-7. 


272 


TÉLÊMAQUE. 


jesté  qui  n'avait  jamais  paru  si  grande  en  lui  quand  il  domp- 
tait les  monstres.  Il  me  dit:  «  Tu  entends,  tu  vois  Hercule.  J'ai 
»  quitté  le  haut  Olympe  pour  t'annoncer  les  ordres  de  Jupiter. 
»  Tu  sais  par  quels  travaux  j'ai  acquis  l'immortalité  :  il  faut  que 
»  tu  ailles  avec  le  fils  d'Achille,  pour  marcher  sur  mes  traces 
»  dans  le  chemin  de  la  gloire.  Tu  guériras,  tu  perceras  de  mes 
»  flèches  Paris,  auteur  de  tant  de  maux.  Après  la  prise  de  Troie, 
»  tu  enverras  de  riches  dépouilles  à  Péan  !  ton  père,  sur  le  mont 
»  QEtu  ;  ces  dépouilles  seront  mises  sur  mon  tombeau  comme  un 
»  monument  de  la  victoire  due  à  mes  flèches.  Et  toi,  ô  fils  d'A- 
rt chille  !  je  te  déclare  que  tu  ne  peux  vaincre  sans  Philoctète, 
»  ni  Philoctète  sans  toi.  Allez  donc  comme  deux  lions  qui 
»  cherchent  ensemble  leur  proie.  J'enverrai  Esculape  à  Troie 
»  pour  guérir  Philoctète.  Surtout,  ô  Grecs,  aimez  et  observez 
»  la  religion  :  le  reste  meurt;  elle  jamais  2.  » 

»  Après  avoir  entendu  ces  paroles,  je  m'écriai  :  «  O  heureux 
»  jour,  douce  lumière,  tu  te  montres  enfin  après  tant  d'an- 
»  nées  !  Je  t'obéis3 ,  je  pars  après  avoir  salué  ces  lieux.  Adieu, 
»  cher  antre.  Adieu,  nymphes  de  ces  prés  humides.  Je  n'en- 
»  tendrai  plus  le  bruit  sourd  des  vagues  de  cette  mer.  Adieu, 
»>  rivage  où  tant  de  fois  j'ai  souffert  les  injures  de  l'air.  Adieu, 
»  promontoire  où  Écho  répéta  tant  de  fois  mes  gémissements. 
»  Adieu,  douces  fontaines  qui  me  fûtes  si  amères.  Adieu,  ô 
»  terre  de  Lemnos  ;  laisse-moi  partir  heureusement,  puisque 
»  je  vais  où  m'appelle  la  volonté  des  dieux  et  de  mes  amis4  U 


1.  Pœan  ou  Paeas,  un  dis  chefs  des 
Argonautes,  dans  l'expédition  qui  eut 
lieu  pour  la  conquête  de  la  Toison  d'or. 

2.  Le  discours  d'Herculeest  très-beau. 
On  devra  aussi  le  comparer  avec  soin 
avec  le  texte  de  Sophocle,  qui  est  plus 
long;  et  plus  solennel.  Fénelon  a  sim- 
plifié, abrégé,  mais  gardé  les  principaux 
traits;  on  peut  en  juger: 

*AXV  <I>î  Xiovte  «TUvvé^w  çp'vAâffffexov 
ouxoç   al,  xal  <yù  tôvS'.    E-(ù  S'  À7xXi|ittOv 
itaufftTJf  a  ittjJi^u)  «rîjç  vâaou  ■Kpôç    'IXiov. 
Ta  &eîtTtpov  fàp  tolç  l|xoT(  aùtîjv  X?E"V 
a<5£oiç  âXûvai.  Toûto  S'  IvvoùoO',  ôxav 
itpoffOïJTt  falav,  tiaeêtïv  ià  upôç  Otouç. 
'À;  TaXX'  itcavTa  SeÛTep'  ^-feVcai  ica-cvjp 
Ztùç*    -f\    f^P    tùirtSeia  eruvOv^axti  Ppo-coTç, 
xàv  Çôifft,  xàv  Gâvioaiv,  où»  àitôXXu?at. 
(Phil.  V.   1435.) 
t  Allez    donc,   comme    deux   lions    qui 
»  cherchent  ensemble  leur  proie,  veillez 
»  mutuellement    l'un  sur    l'autre.  Pour 

>  moi,  j'enverrai  Esculape  devant  Troie, 

>  pour  te  délivrer  de  ton  mal;  car  une 
»  seconde  fois  les  destins  ont  réservé  à 
•  mes  flèches  la  chute  d'Ilion.  Mais  sou- 


•  venez-vous  en  ravageant  cette  contrée 
»  de  respecter  le  culte  des  dieux  ;  à  tout 
»  le  reste  Jupiter  préfère  la  piété.   Elle 

•  suit  les  mortels  au  delà  du  tombeau  ; 
»  qu'ils  vivent  ou  qu'ils  meurent,  elle  ne 
»  périt  jamais.  *  —  Admirables  paroles 
du  poëte  antique  sur  la  vertu  et  sur 
l'immortalité  qui  la  couronne.  Sophocle 
connaît  la  religion,  la  piété  et  il  la  re- 
commande aux  mortels. 

3.  Tfl  fOi-fn»  iwôeivov  ljAo!ic£i><{<aç, 

Xpôviôî  Tt  «pavelç, 
oùx  àiu8i5<r<u  -cotç  (rotç  [iû6ot;. 

{Ibid,,  v.  1415.) 
«  O  voix  désirée, héros   qui    m'apparais 
»  après  un   si    long   temps  1  j'obéirai    à 

•  tes  ordres.  »  —  Cf.  En.,  1.  II,  l'ap- 
parition d'Hector  à  Euée  et  les  tendres 
paroles  de  celui-ci  : 

Quibus,  Hector,  ab  oris, 
Exspectate,  venis? 

4.  Les  paroles  de  Philoctète  sont  tou- 
chantes et  vraies  ;  on  peut  concevoir 
quelque  attachement  pour  le  lieu  qui  a 
été  témoin  de  nos  souffrances.  «Je  quittai 
ma  prison  avec  un  soupir,  toit  h  a  siqhy* 


LIVRE  DOUZIÈME. 


273 


»  Ainsi  nous  partîmes  :  nous  arrivâmes  au  siège  de  Troie. 
Machaon  et  Podalyre,  par  la  divine  science  de  leur  pure  Escu- 
lape,  me  guérirent,  ou  du  moins  me  mirent  dans  l'état  où 
vous  me  voyez.  Je  ne  souffre  plus  ;  j'ai  retrouvé  toute  ma  vi- 
gueur :  mais  je  suis  un  peu  boiteux.  Je  fis  tomber  Paris  comme 
un  jeune  faon  de  biche  qu'un  chasseur  perce  de  ses  traits. 
Bientôt  Ilion  fut  réduite  en  cendres;  vous  savez  le  reste. J'avais 
néanmoins  encore  je  ne  sais  quelle  aversion  pour  le  sage  Ulysse, 
par  le  souvenir  de  mes  maux  ;  et  sa  vertu  ne  pouvait  apaiser 
ce  ressentiment  :  mais  la  vue  d'un  fils  qui  lui  ressemble,  et 
que  je  ne  puis  m'empécher  d'aimer,  m'attendrit  le  cœur  pour 
le  père  même.  » 

Observations  sur  le  douzième  livre.  —  Avec  le  douzième  livre  nous 
quittons  la  politique  et  nous  rentrons  dans  la  poésie,  et  particulière 
meut  dans  la  poésie  antique.  Fénelon  va  s'attacher  au  Philoctète  de 
Sophocle  et,  pas  à  pas,  il  suivra  le  poète  grec,  tantôt  pour  le  traduire 
avec  son  élégance  accoutumée,  tantôt  pour  l'imiter  comme  Fénelon 
savait  imiter,  c'est-à-dire  «  librement.  »  C'est  qu'aucun  moderne  n'a 
possédé  l'antiquité  comme  Fénelon  :  du  moins  n'y  eut-il  jamais  de 
poète  qui  ait  su  mieux  s'assimiler  le  génie  antique.  Il  était  impossible 
de  suivre  une  œuvre  ancienne  d'une  manière  plus  continue,  avec 
moins  d'effort,  et  d'obtenir  un  résultat  plus  achevé. 

Fénelon  procède,  il  est  vrai,  plutôt  par  imitation  que  par  traduction 
scrupuleuse;  mais,  s'il  imite,  il  reste  toujours  dans  le  ton  et  la  couleur; 
s'il  traduit,  c'est  avec  une  justesse  d'expression  qu'il  faut  admirer.  Il 
suit  l'original,  scène  par  scène,  observe  toutes  les  péripéties  d'un 
drame  si  émouvant,  si  animé  et  si  simple  à  la  fois.  Son  style  même 
est  partout  plus  soigné,  plus  ferme  que  dans  les  livres  précédents. 

Et  cependant,  quelles  difficultés  Fénelon  avait  à  vaincre  I  Cette 
histoire  si  pathétique  de  Philoctète,  il  était  forcé  de  la  mettre  en  récit 
dans  la  bouche  même  du  héros,  tandis  que  la  pièce  grecque,  elle, 
est  une  scène  toute  vive  qui  se   déroule  dans  sa  beauté  et  dans  sa 


dit  le  prisonnier  de  Chillon  chez  le  poëte 
anglais  Byron.  Ici  Philoctète  s'arrache  à 
ce  site  où  il  passa  des  jours  si  tristes,  et 
rienu'est  plus  poétique  que  ces  vers  : 

Xaïp'<  ù  jAiXaôpov  Çûjicppoupov  IfAOl, 
Nùjxipai  V  tvu^poi  ).£i|itijvià<ïe;, 
«ai  xtûiwç  if(TT,v  uivtou  itpoSo^ïjç... 
NOv   <$'  ut  xprjvai,  •{kiixi.ôv  te  itotbv, 
AEl'lW[AEV   û|Aâç,  ).ei7CO[Aev  r[Si). 
Xalp",  u>  AyÎjavou  itt'îov  à[xipla'Xov, 
■/.ai.  y.'  cùicXoia  itt^ov  àu.£;.vrtTOJî, 
iv8'  i)  (xe-fo^1)   noifa  xo|xi.Çet 

âaL|j.uv,  oç  Taût'  Inéxpavcv. 

(Ibid.,  v.  1453.; 


«  Adieu,  cher  antre,  mon  asile  !  adieu, 
»  nymphes  des  eaux  qui  arrosent  ces 
»  prairies  1  Adieu,  bruit  retentissant  de 
»  la  mer  brisée  contre  les  rochers,  et 
»  vous  aussi,    fontaines,  je    vais    donc 

•  vous  quitter.  Adieu,  terre  de  Lemnos 

•  de  toutes  parts  baignée  par  les  flois! 
»  Qu'un  vent  favorable  me  porte  vers  ces 
»  lieux  où  m'appelle  le  destin,  le  vœu 
»  de  mes  amis,et  le  dieu  maître  de  tout, 
■  qui  a  décrété  ces  événements.  •  —  En- 
core un  sentiment  religieux  qui  termine 
ce  chef-d'œuvre  antique.  Fénelon  a  jugé 
avec  raison  qu'il  était  dilûcile  d'accor- 
der, en  les  distinguant,  la  volonté  du 
Destin  et  celle  de  Jupiter,  et  il  a  sup- 
primé le  Destin. 

12. 


274  TÉI.ÉMAQUE. 

grandeur.  Après  nous  avoir  émus  par  la  peinture  de  l'homme  juste  et 
malheureux,  victime  des  hommes  et  du  Destin,  le  poëte  grec  relevait 
son  héros  aux  yeux  des  spectateurs  affligés,  et  le  chœur  antique  s'é- 
criait :  «  Le  voilà,  ce  Philoctète.  Il  a  rencontré  le  fils  de  braves  héros; 
il  sortira  de  ces  maux  heureux  et  grand.  Néoptolème  le  mènera, 
après  tant  de  mois,  sur  son  vaisseau  qui  parcourt  la  mer,  dans  sa 
patrie,  dans  la  terre  des  nymphes  Méliades,  près  des  bords  du  Sper- 
chios,  où  Hercule,  le  héros  au  bouclier  d'airain,  est  allé  rejoindre  l'as- 
semblée des  dieux,  tout  brillant  d'un  feu  divin,  sur  les  sommets  de 
l'OEta.  »  Au  contraire,  le  Philoctète  de  Fénelon  ne  fait  que  se  souve- 
nir et  raconter;  en  abrégeant  les  scènes,  l'auteur  français  en  a  affai- 
bli l'effet  :  de  là  moins  d'animation,  moins  de  couleur  et  de  vie. 

La  Harpe,  notre  célèbre  critique,  avait  assez  heureusement  imité 
la  pièce  de  Sophocle.  Philoctète^  tragédie  en  trois  actes,  qu'il  fit 
représenter  en  17  83,  obtint  quelque  succès. 

Nous  avons  eu  soin  d'indiquer  les  passages  qui  ont  été  imitésou  tra- 
duits par  l'auteur  français;  de  plus,  nous  avons  cité  textuellement  les 
pages  les  plus  remarquables.  Ces  textes,  ainsi  reproduits  avec  la  tra- 
duction, fourniront  aux  élèves  des  rapprochements  pleins  d'intérêt 
et  un  sujet  d'utiles  explications  aux  maîtres;  ils  feront  goûter  davantage 
cette  poésie  qui  resplendit  de  tant  de  beauté.  Quelques  notes  jointes 
aux  passages  cités  par  nous,  feront  voir  aux  élèves  comment  Fénelon 
s'est  soutenu  auprès  de  son  modèle,  l'égalant  parfois,  mais  ne  le 
surpassant  jamais. 


LIVRE  TREIZIÈME. 


275 


LIVRE  TREIZIEME. 


Sommaire.  —  I.  Différend  survenu  entre  Télémaque  et  Phalante,  chef 
des  Lacéde'moniens,  au  sujet  de  quelques  prisonniers  faits  sur  les 
Dauniens;  conduite  d'Hippias,  frère  de  Phalante  ;  comment  il  s'em- 
pare des  prisonniers  pour  les  emmener  à  Tarente.  Télémaque,  irrité, 
attaque  Hippias  avec  fureur,  et  le  terrasse  dans  un  combat  singu- 
lier ;  honteux  de  son  emportement,  il  cherche  à  le  réparer.  —II. 
Le  roi  des  Dauniens  Adraste,  mettant  à  profit  la  division  qui  existe 
dans  l'armée  des  alliés,  tombe  sur  eux  à  l'improviste,  s'empare  de 
cent  de  leurs  vaisseaux,  s'en  sert  pour  arriver  au  camp,  puis  les 
brûle  et  attaque  les  alliés;  il  tue  Hippias  et  son  frère  Phalante.  — 
III.  Alors  Télémaque,  revêtu  de  ses  armes  divines,  s'élance  hors  du 
camp,  rassemble  autour  de  lui  l'armée  des  alliés,  se  montre  plein 
de  prudence  et  de  valeur,  et  repousse  en  peu  de  temps  l'ennemi 
victorieux;  une  tempête  sépare  les  deux  armées  et  met  fin  au  com- 
bat. —  IV.  Télémaque  visite  le  champ  de  bataille  ;  il  donne  des  sou- 
lagements aux  blessés,  prend  un  soin  particulier  de  Phalante  et 
s'occupe  des  funérailles  d'Hippias. 

1.  Pendant  que  Philoctète  avait  raconté  ainsi  ses  aventures, 
Télémaque  était  demeuré  comme  suspendu  et  immobile.  Ses 
yeux  étaient  attachés  sur  ce  grand  homme  qui  parlait.  Toutes 
les  passions  différentes  qui  avaient  agité  Hercule,  Philoctète, 
Ulysse,  Néoptolème,  paraissaient  tour  à  tour  sur  le  visage  naïf 
de  Télémaque,  à  mesure  qu'elles  étaient  représentées  dans 
la  suite  de  cette  narration.  Quelquefois  il  s'écriait,  et  inter- 
rompait1 Philoctète  sans  y  penser  ;  quelquefois  il  paraissait 
rêveur  comme  un  homme  uui  Dense  profondément  à  la  suite 
des  affaires.  Quand  Philoctète  dépeignit  l'embarras  de  Néopto- 
lème,  qui  ne  savait  point  dissimuler,  Télémaque  parut  dans  le 
môme  embarras  ;  et  dans  ce  moment  on  l'aurait  pris  pour 
Néoptolème. 

Cependant  l'armée  des  alliés  marchait  en  bon  ordre  contre 
Adraste,  roi  des  Dauniens,  qui  méprisait  les  dieux  2  et  qui  ne 
cherchait  qu'à  tromper  les  hommes.  Télémaque  trouva  de 
grandes  difficultés  pour  se  ménager  parmi  tant  de  rois  jaloux 


I .  «  Interrompre,  •  briser  le  discours 
et  rompre,  en  «e  jetant  à  la  trarerse 
(inter). 


2.  Fénelon  a  emprunté  au  caractère 
de  Méxence,  contemptor  divum  {/En.% 
L  VII,  t.  648),  plusieurs  des  traits  qu'il 
a  donné»  à  son  Adraste. 


276 


TÉLÉMAQUE. 


les  uns  des  autres.  Il  fallait  ne  se  rendre  suspect  à  aucun,  et 
se  faire  aimer  de  tous.  Son  naturel  était  bon  et  sincère,  mais 
peu  caressant  ;  il  ne  s'avisait  guère  de  ce  qui  pouvait  faire 
plaisir  aux  autres  :  il  n'était  point  attaché  au\  richesses,  mais 
il  ne  savait  point  donner.  Ainsi,  avec  un  cœur  noble  et  porté 
au  bien,  il  ne  paraissait  ni  obligeant,  ni  sensible  à  l'amitié, 
ni  libéral,  ni  reconnaissant  des  soins  qu'on  prenait  pour  lui, 
ni  attentif  à  distinguer  le  mérite1.  Il  suivait  son  goût  sans  ré- 
flexion. Sa  mère  Pénélope  l'avait  nourri,  malgré  Mentor,  dans 
une  hauteur  et  une  fierté  qui  ternissaient  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  aimable  en  lui.  11  se  regardait  comme  étant  d'une  autre 
nature  que  le  reste  des  hommes  ;  les  autres  ne  lui  semblaient 
mis  sur  la  terre  par  les  dieux  que  pour  lui  plaire,  pour  le 
servir,  pour  prévenir  tous  ses  désirs,  et  pour  rapporter  tout 
à  lui  comme  à  une  divinité.  Le  bonheur  de  le  servir  était, 
selon  lui,  une  assez  haute  récompense  pour  ceux  qui  le  ser- 
vaient2. 11  ne  fallait  jamais  rien  trouver  d'impossible  quand  il 
s'agissait  de  le  contenter  ;  et  les  moindres  retardements  irri- 
taient son  naturel  ardent 3. 

Ceux  qui  l'auraient  vu  ainsi  dans  son  naturel  auraient  jugé 
qu'il  était  incapable  d'aimer  autre  chose  que  lui-même,  qu'il 
n'était  sensible  qu'à  sa  gloire  et  à  son  plaisir  ;  mais  cette  in- 
différence pour  les  autres  et  cette  attention  continuelle  sur 
lui-même  ne  venait  que  du  transport  continuel  où  il  était 
jeté  par  la  violence  de  ses  passions.  11  avait  été  flatté  par  sa 
mère  dès  le  berceau,  et  il  était  un  grand  exemple  du  malheur 
de  ceux  qui  naissent  dans  l'élévation.  Les  rigueurs  de  la  For- 
tune, qu'il  sentit  dès  sa  première  jeunesse,  n'avaient  pu  mo- 
dérer cette  impétuosité  et  cette  hauteur.  Dépourvu  de  tout, 
abandonné,  exposé  à  tant  de  maux,  il  n'avait  rien  perdu  de  sa 
fierté  ;  elle  se  levait  toujours,  comme  la  palme  souple  se  re- 
lève sans  cesse  d'elle-même,  quelque  effort  qu'on  fasse  pour 
l'abaisser  * . 

Pendant  que  Télémaque  était  avec  Mentor,  ces  défauts  ne 


1.  On  voit  que  c'est  ici  un  portrait 
d'après  nature  :  le  naturel  de  Télémaque 
a  peu  d'amabilité.  Féuekm  pouvait  don- 
ner à  son  héros  des  traits  moraux  plus 
intéressants;  mais  son  livre  étant  avant 
tout  une  œuvre  pratique  d'éducation, 
il  a  voulu  que  le  duc  de  Bourgogne,  son 
royal  élève,  eût  devant  lui  son  propre 
portrait,  d'ailleurs  peu  flatté. 

2.  Un  sophisme  que  les  enfants  des 
rois  sont  portés  à  se  faire  promptement, 
en   se  voyant,  dès  le    berceau,    entou- 


rés de  tant  d'hommages  et  destinés  à 
commander  à  tous.  L'égoïsme,  si  ordi- 
naire à  la  nature  de  l'homme,  éprouve 
par  là  même  une  tentation  toujours 
prochaine. 

3.  C'était  le  caractère  bien  connu  du 
duc  de  Bourgogne,  caractère  que  son 
illustre  précepteur  sut  comprendre,  et 
changer  complètement  (voir  page  303). 

4.  Comparaison  juste  et  bien  exprimée; 
la  phrase  a  du  ressort  et  ne  laisse  pas 
d'être  imitative. 


LIVRE  TREIZIEME. 


277 


paraissaient  point,  et  ils  se  diminuaient1  tous  les  jours.  Sem- 
blable à  un  coursier  fougueux  qui  bondit  dans  les  vastes  prai- 
ries, que  ni  les  rochers  escarpés,  ni  les  précipices,  ni  les  torrents 
n'arrêtent,  qui  ne  connaît  que  la  voix  et  la  main  d'un  seul 
homme  capable  de  le  dompter,  Télémaque,  plein  d'une  noble 
ardeur,  ne  pouvait  être  retenu  que  par  le  seul  Mentor  2.  Mais 
aussi  un  de  ses  regards  l'arrêtait  tout  à  coup  dans  sa  plus 
grande  impétuosité  :  il  entendait  d'abord  ce  que  signifiait  ce 
regard  ;  il  rappelait  d'abord  dans  son  cœur  tous  les  sentiments 
de  vertu 3.  La  sagesse  rendait  en  un  moment  son  visage  doux 
et  serein.  Neptune,  quand  il  élève  son  trident  et  qu'il  menace 
les  flots  soulevés,  n'apaise  point  plus  soudainement  les  noires 
tempêtes*. 

Quand  Télémaque  se  trouva  seul,  toutes  ces  passions,  sus- 
pendues comme  un  torrent  arrêté  par  une  for(e  digue,  repri- 
rent leur  cours  :  il  ne  put  souffrir  l'arrogance  des  Lacédémo- 
niens,  et  de  Phalante  qui  était  à  leur  tête.  Cette  colonie, 
qui  était  venue  fonder  Tarente,  était  composée  de  jeunes 
hommes  nés  pendant  le  siège  de  Troie,  qui  n'avaient  eu  au- 
cune éducation  :  leur  naissance  illégitime,  le  dérèglement  de 
leurs  mères,  la  licence  dans  laquelle  ils  avaient  été  élevés, 
leur  donnaient  je  ne  sais  quoi  de  farouche  et  de  barbare.  Ils 
ressemblaient  plutôt  à  une  troupe  de  brigands  qu'à  une  colo- 
nie grecque. 

Phalante,  en  toute  occasion,  cherchait  à  contredire  Téléma- 
que ;  souvent  il  l'interrompait  dans  les  assemblées,  méprisant 
ses  conseils  comme  ceux  d'un  jeune  homme  sans  expérience  : 
il  en  faisait  des  railleries,  le  traitant  de  faible  et  d'efféminé  ; 
il  faisait  remarquer  aux  chefs  de  l'armée  ses  moindres  fautes5. 
11  tâchait  de  semer  partout  la  jalousie,  et  de  rendre  la  fierté 
de  Télémaque  odieuse  à  tous  les  alliés. 

Un  jour,  Télémaque  ayant  fait  sur  les  Dauniens  quelques 
prisonniers,  Phalante  prétendit  que  ces  captifs  devaient  lui 
appartenir  parce  que  c'était  lui,  disait-il,  qui,  à  la  tête  de  ses 


1 .  On  dirait  maintenant,  t  Ils  dimi- 
nuaient ;  •  mais  il  faut  remarquer  que  le 
tour  ancien  est  plus  juste  ;  l'actif,  que 
nous  employons,  n'est  pas  une  forme 
logique;  en  latiD,  ce  serait  le  passif, 
minuebantur . 

2. Bonne  gradation,  style  plein  de  mou- 
\ement,incisesrapideset  brisées  à  propos. 

3.  L'empire  qu'exerce  un  regard  ver- 
tueux sur  une  nature  impétueuse,  mais 
bonne,  ne  pouvait  être  peint  par  un 
trait  plus  vif. 


4.  Sic  ait,  et    dicto   citius  tumida  xquora 
[plaçât 
(JSn.,  I.  I,v.  142.) 
a  II  dit,  et,  plus  prompt  que  la  parole 
»  il  apaise  les  flots  soulevés.  » 

5.  Fénelon  veut  soumettre  Télémaque 
à  de  grandes  épreuves.  Pour  les  faire 
comprendre  au  lecteur,  il  a  commencé 
par  établir  le  caractère  difficile  de  sou 
héros,  avant  de  faire  connaître  les 
mortifications  très-réelies  qu'il  avait  à 
éprouver  de  la  part  des  autres  chefs. 


278 


TÊLËMAQUE. 


Lacédémoniens,  avait  défait  cette  troupe  d'ennemis  ;  et  que 
Télémaque,  trouvant  les  Dauniens  déjà  vaincus  et  mis  en  fuite, 
n'avait  eu  d'autre  peine  que  celle  de  leur  donner  la  vie  et  de 
les  mener  dans  le  camp.  Télémaque  soutenait,  au  contraire, 
que  c'était  lui  qui  avait  empoché  Phalante  d'être  vaincu  et 
qui  avait  remporté  la  victoire  sur  les  Dauniens.  Ils  allèrent 
tous  deux  défendre  leur  cause  dans  l'assemblée  des  rois  alliés. 
Télémaque  s'y  emporta  jusqu'à  menacer  Phalante  ;  ils  se  fussent 
battus  sur-le-champ,  si  on  ne  les  eût  arrêtés. 

Phalante  avait  un  frère  nommé  Hippias,  célèbre  dans  toute 
l'armée  par  sa  valeur,  par  sa  force  et  par  son  adresse.  Pollux, 
disaient  les  Tarentins,  ne  combattait  pas  mieux  du  ceste  ;  Cas- 
tor1 n'eût  pu  le  surpasser  pour  conduire  un  cheval;  il  avait 
presque  la  taille  et  la  force  d'Hercule.  Toute  l'armée  le  crai- 
gnait; car  il  était  encore  plus  querelleur  et  plus  brutal  qu'il 
n'était  fort  et  vaillant.  Hippias,  ayant  vu  avec  quelle  hauteur 
Télémaque  avait  menacé  son  frère,  va  à  la  hâte  prendre  les 
prisonniers  pour  les  emmener  à  Tarente2,  sans  attendre  le 
jugement  de  l'assemblée.  Télémaque,  à  qui  on  vint  le  dire  en 
secret,  sortit  en  frémissant  de  rage.  Tel  qu'un  sanglier  écu- 
mant  qui  cherche  le  chasseur  par  lequel  il  a  été  blessé,  on 
le  voyait  errer  dans  le  camp,  cherchant  des  yeux  son  ennemi, 
et  branlant  le  dard  dont  il  le  voulait  percer.  Enfin  il  le  ren- 
contre; et,  en  le  voyant,  sa  fureur  se  redouble.  Ce  n'était 
plus  ce  sage  Télémaque  instruit  par  Minerve  sous  la  figure  de 
Mentor,   c'était  un   frénétique  ou  un  lion  furieux. 

Aussitôt  il  crie  à  Hippias  :  «  Arrête,  ô  le  plus  lâche  de  tous 
»  les  hommes!  arrête;  nous  allons  voir  si  tu  pourras  m'enle- 
»  ver  les  dépouilles  de  ceux  que  j'ai  vaincus.  Tu  ne  les  con- 
»  duiras  point  à  Tarente;  va,  descends  tout  à  l'heure  dans  les 
»  rives  sombres  du  Styx.  s  II  dit,  et  il  lança  son  dard;  mais  i1 
le  lança  avec  tant  de  fureur,  qu'il  ne  put  mesurer  son  coup; 
le  dard  ne  toucha  point  Hippias.  Aussitôt  Télémaque  prend 
son  épée,  dont  la  garde  était  d'or,  et  que  Laërte3  lui  avait 
donnée,  quand  il  partit  d'Ithaque,  comme  un  gage  de  sa  ten- 
dresse. Laërte  s'en  était  servi  avec  beaucoup  de  gloire, 
pendant  qu'il  était  jeune;  et  elle  avait  été  teinte  du  sang  de 
plusieurs  fameux  capitaines  des  Epirotes*,  dans  une  guerre  où 
Laërte  fut  victorieux5.  A  peine  Télémaque  eut  tiré  cette  épée, 


i.  Castor  et  Pollux,  fils  de  Jupiter  et 
de  Léda,  étaient  deux  jumeaux,  célèbres 
par  leur  amitié  fraternelle.  Ils  excel- 
laient dans  les  exercicesdu  corps;  Pollux 
était  redouté  dans  le  combat  du  ceste, 
la  combat  à  coups  de  poing,  avec  le  gan- 


telet. Son  frère   domptait  les  chevaux. 

2.  f  Tarente,  >  ville  du  midi  de  l'Italie. 

3.  Son  aïeul. 

4.  «  Kpirotes,  »    habitants  de  l'Epire, 
patrie  d'Achille  et  de  son  fils  Pyrrhus. 

5.  Cette  digression  sur  ï'Anée  de  Télé- 


LIVRE  TREIZIÈME. 


279 


qu'Hippias,  qui  voulait  profiter  de  l'avantage  de  sa  force,  se 
jeta  pour  l'arracher  des  mains  du  jeune  fils  d'Ulysse.  L'épée 
se  rompt  dans  leurs  mains;  ils  se  saisissent  et  se  serrent  l'un 
l'autre.  Les  voilà  comme  deux  bêtes  cruelles  qui  cherchent  à 
se  déchirer;  le  feu  brille  dans  leurs  yeux;  ils  se  raccour- 
cissent; ils  s'allongent,  ils  s'abaissent,  ils  se  relèvent,  ils 
s*élancent,  ils  sont  altérés  de  sang1.  Les  voilà  aux  prises,  pied 
contre  pied,  main  contre  main  :  ces  deux  corps  entrelacés 
semblaient  n'en  faire  qu'un.  Mais  Hippias,  d'un  âge  plus 
avancé,  semblait  devoir  accabler  Télémaque,  dont  la  tendre 
jeunesse  était  moins  nerveuse.  Déjà  Télémaque,  hors  d'ha- 
leine, sentait  ses  genoux  chancelants.  Hippias,  le  voyant 
ébranlé,  redoublait  ses  efforts.  C'était  fait  du  fils  d'Ulysse; 
il  allait  porter  la  peine  de  sa  témérité  et  de  son  emportement, 
si  Minerve,  qui  veillait  de  loin  sur  lui,  et  qui  ne  le  laissait 
dans  cette  extrémité  de  péril  que  pour  l'instruire,  n'eût 
déterminé  la  victoire  en  sa  faveur. 

l^lle  ne  quitta  point  le  palais  de  Salente;  mais  elle  envoya 
Iris,  la  prompte  messagère  des  dieux2.  Celle-ci,  volant  d'une 
aile  légère,  fendit  les  espaces  immenses  des  airs,  laissant 
après  elle  une  longue  trace  de  lumière  qui  peignait  un  nuage 
de  mille  diverses  couleurs3.  Elle  ne  se  reposa  que  sur  le  ri- 
vage de  la  mer  où  était  campée  l'armée  innombrable  des 
alliés  :  elle  voit  de  loin  la  querelle,  l'ardeur  et  les  efforts  des 
deux  combattants;  elle  frémit  à  la  vue  du  danger  où  était 
le  jeune  Télémaque;  elle  s'approche,  enveloppée  d'un  nuage 
clair  qu'elle  avait  formé  de  vapeurs  subtiles.  Dans  le  mo- 
ment où  Hippias,  sentant  toute  sa  force,  se  crut  victorieux, 
elle  couvrit  le  jeune  nourrisson*  de  Minerve  de  l'égide  que  la 
sage  déesse  lui  avait  confiée.  Aussitôt  Télémaque,  dont  les 


maque  est  dans  l'usage  des  descriptions 
homériques;  le  poëte  grec  interrompt 
son  récit  pour  faire  l'histoire  d'un  objet; 
ainsi,  au  second  livre  de  l'Iliade,  Homère 
fait  l'histoire  du  sceptre  d'Agamemnon. 

1.  Cette  peinture  du  combat  singulier 
est  vive,  ardente;  il  n'est  pas  un  mouve- 
ment qui  ne  se  fasse  remarquer  et  sen- 
tir. Quelle  justesse  de  6ens  dans  chacun 
de  ces  verbes  multipliés!  Comme  ce  sens 
croît,  comme  chaque  expressiou  enchérit 
sur  l'autre,  pour  montrer  un  aspect  dif- 
férent de  la  scène  du  combat;  enfin, 
comme  le  dernier  trait,  tout  moral  : 
i  Us  sont  altérés  de  sang  »  est  plein 
d'énergie  1 

2.  i  Iris,  »  ou  l'arc-en-ciel,  était  la 
messagère  des  dieux;  fille  du  centaure 
Thaumaset  d'Electre,  elle  avait  été  mise 


au  rang  des  dieux,  en  récompense  de 
services  rendus  à  Jupiter. 

3.  Ergo  Iris    croceis  per   coelum    ro?cir1a 
[permis 
Mille  trahens  varios  adverso  sole  colores, 
Devolat. 

{^En.,  I.  IV,  v.  700.) 

*  Iris,  déployant  dans  les  cieux  ses  ai!e 
»  d'or,  humides  de  rosée,  et  traînant 
»  mille   couleurs  que    frappe    le   soleil. 

*  prend  son  vol.  »  L'imitation  de  Féne- 
lon  n'égale  pas  l'éclat  des  vers  de  Vir- 
gile. Et  que  devient  cette  belle  épithèle, 
pour  peindre  la  matinale  Iris,  roscida  ? 

4.  «Nourrisson;  »  expression  poéti- 
que, signifie  élève  des  Muses,  celui  qui 
a  été  nourri,  abreuvé  aux  sources  d<; 
la  sagesse. 


280 


TÉLÉMAQUE. 


forces  étaient  épuisées,  commence  à  se  ranimer.  A  mesure 
qu'il  se  ranime,  Hippias  se  trouble;  il  sent  je  ne  sais  quoi 
de  divin1  qui  l'étonné  et  qui  l'accable.  Télémaque  le  presse  et 
l'attaque,  tantôt  dans  une  situation,  tantôt  dans  une  autre;  il 
l'ébranlé,  il  ne  lui  laisse  aucun  moment  pour  se  rassurer; 
enfin  il  le  jette  par  terre  et  tombe  sur  lui.  Un  grand  chêne 
du  mont  Ida,  que  la  hache  a  coupé  par  mille  coups  dont 
toute  la  forêt  a  retenti,  ne  fait  pas  un  plus  horrible  bruit  en 
tombant;  la  terre  en  gémit";  tout  ce  qui  l'environne  en  est 
ébranlé2. 

Cependant  la  sagesse  était  revenue  avec  la  force  au  dedans 
de  Télémaque.  A  peine  Hippias  fut-il  tombé  sous  lui,  que  le 
fils  d'Ulysse  comprit  la  faute  qu'il  avait  faite  d'attaquer  ainsi 
le  frère  d'un  des  rois  alliés  qu'il  était  venu  secourir  :  il  rap- 
pela en  lui-même,  avec  confusion,  les  sages  conseils  de  Men- 
tor :  il  eut  honte  de  sa  victoire,  et  comprit  combien  il  avait 
mérité  d'être  vaincu.  Cependant  Phalante,  transporté  de 
fureur,  accourait  au  secours  de  son  frère  :  il  eût  percé  Télé- 
maque d'un  dard  qu'il  portait,  s'il  n'eût  craint  de  percer  aussi 
Hippias,  que  Télémaque  tenait  sous  lui  dans  la  poussière.  Le 
fils  d'Ulysse  eût  pu  sans  peine  ôter  la  vie  à  son  ennemi;  mais 
sa  colère  était  apaisée,  et  il  ne  songeait  plus  qu'à  réparer  sa 
faute  en  montrant  de  la  modération3.  Il  se  lève  en  disant  : 
«  0  Hippias!  il  me  suffit  de  vous  avoir  appris  à  ne  mépriser 
«jamais  ma  jeunesse;  vivez  :  j'admire  votre  force  et  votre 
o  courage.  Les  dieux  m'ont  protégé;  cédez  à  leur  puissance  : 
»  ne  songeons  plus  qu'à  combattre  ensemble  contre  les  Dau- 
»  niens.  » 

Pendant  que  Télémaque  parlait  ainsi,  Hippias  se  relevait 
couvert  de  poussière  et  de  sang,  plein  de  honte  et  de  rage3. 
Phalante  n'osait  ôter  la  vie  à  celui  qui  venait  de  la  donner  si 
généreusement  à  son  frère;  il  était  en  suspens  et  hors  de  lui- 
même.  Tous  les  rois  alliés  accourent  :  ils  mènent  d'un  côté  Té- 
lémaque, de  l'autre  Phalante  et  Hippias,  qui,  ayant  perdu  sa 
fierté,  n'osait  lever  les  yeux.  Toute  l'armée  ne  pouvait  assez 


1 .  Ce  je  ne  sais  quoi  de  divin  (nescio 
quid  divini,  tour  latin),  c'était  la  pré- 
sence de  la  déesse  assistant  Télémaque. 

2.  Cette  comparaison  est  empruntée  à 
Virgile: 

...Graviterque  ad  terram  pondère  vasto 
Concidit,  ut  quondam  cava  concidit  aut  Ery- 
[mantho, 
Aut  Ida  in  magnâ,  radicibus  eruta  pinus. 

[jEn.,  1.  r,  t.  447.) 
i  II  tombe  pesamment  dans  l'arène,  tel 


»  que  parfois  tombe,  sur  PErymanthe  ou 
■  sur  le  grand  Ida,  un  pin  creusé  par  le 
»  temps  et  arraché  de  ses  racines.» 

3.  Les  divers  sentiments  de  Télémaque 
sont  très-bien  rendus  ici  ;  c'est  un  ca- 
ractère changeant,  irritable,  mais  prompt 
au  repentir.  Télémaque  est  ici  un  per- 
sonnage héroïque;  il  offre  une  partie  des 
traits  que  possède  l'Achille  d'Homère, 
il  est  selon  la  remarque  d'Horace  :  ira- 
cundus,  acer. 


LIVRE  TREIZIÈME. 


281 


s'étonner  que  Télémaque,  dans  un  Age  si  tendre,  où  les  hom- 
mes n'ont  point  encore  toute  leur  force,  eût  pu  renverser  Hip- 
pias,  semblable  en  force  et  en  grandeur  à  ces  Géants,  enfants 
de  la  Terre,  qui  tentèrent  autrefois  de  chasser  de  l'Olympe  les 
Immortels1. 

Mais  le  fils  d'Ulysse  était  bien  éloigné  de  jouir  du  plaisir  de 
cette  victoire.  Pendant  qu'on  ne  pouvait  se  lasser  de  l'admi- 
rer,  il  se  retira  dans  sa  tente,  honteux  de  sa  faute,  et  ne  pou- 
vant plus  se  supporter  lui-môme.  11  gémissait  de  sa  prompti- 
tude ;  il  reconnaissait  combien  il  était  injuste  et  déraisonnable 
dans  ses  emportements;  il  trouvait  je  ne  sais  quoi  de  vain,  de 
faible  et  de  bas,  dans  cette  hauteur  démesurée  2.  Il  reconnais- 
sait que  la  véritable  grandeur  n'est  que  dans  la  modération, 
la  justice,  la  modestie  et  l'humanité  :  il  le  voyait;  mais  il 
n'osait  espérer  de  se  corriger  après  tant  de  rechutes;  il  était 
aux  prises  avec  lui-môme,  et  on  l'entendait  rugir  comme  un 
lion  furieux. 

11  demeura  deux  jours  renfermé  seul  dans  sa  tente,  ne  pou- 
vant se  résoudre  à  se  rendre  dans  aucune  société,  et  se  pu- 
nissant soi-même.  «  Hélas!  disait-il,  oserai-je  revoir  Mentor? 
»  Suis-je  le  fils  d'Ulysse,  le  plus  sage  et  le  plus  patient  3  des 
»  hommes?  Suis-je  venu  porter  la  division  et  le  désordre  dans 
»  l'armée  des  alliés?  est-ce  leur  sang  ou  celui  des  Dauniens 
»  leurs  ennemis,  que  je  dois  répandre?  J'ai  été  téméraire;  je 
»  n'ai  pas  môme  su  lancer  mon  dard  ;  je  me  suis  exposé  dans 
»  un  combat  avec  Hippias  à  forces  inégales;  je  n'en  devais  at- 
»  tendre  que  la  mort,  avec  la  honte  d'être  vaincu.  Mais  qu'im- 
»  porte?  je  ne  serais  plus  ;  non,  je  ne  serais  plus  ce  téméraire 
»  Télémaque,  ce  jeune  insensé  qui  ne  profite  d'aucun  conseil  : 
»  ma  honte  finirait  avec  ma  vie.  Hélas  !  si  je  pouvais  au  moins 
»  espérer  de  ne  plus  faire  ce  que  je  suis  désolé  d'avoir  fait? 
»  trop  heureux!  trop  heureux!  mais  peut-être  qu'avant  la  fin 
»  du  jour  je  ferai  et  voudrai  faire  encore  les  mômes  fautes 
»  dont  j'ai  maintenant  tant  de  honte  et  d'horreur.  0  funeste» 


1.  Titan,  fils  aîné  (TUranus  (le  Ciel), 
ayant  cédé  à  Saturne,  son  frère,  l'em- 
pire du  monde,  exigea  que  ce  même 
Saturne  adoptât  son  neveu  Titan  pour 
lui  succéder.  Saturne  ayant  violé  sa  pro- 
messe, il  en  résulta  la  révolte  de  ses 
neveux  les  Titans,  ou  les  «  Géants.  »  Ou 
sait  comment  Jupiter,  étant  venu  au  se- 
cours de  son  père,  vainquit  les  Titans  et 
les  foudroya. 

2.  Télémaque  imite  Achille  dans  son 
désespoir,  mais  11  y  a  ici  plus  de  mora- 


lité. La  douleur  d'Achille  ne  provient 
que  du  dépit  et  du  ressentiment  ;  chez 
Télémaque,  c'est  le  repentir  d'une  faute 
que  d'ailleurs  les  mœurs  des  temps  hé- 
roïques auraient  pu  justifier. 

3.  Ou  a  vu  plus  haut  Télémaque,  dans 
l'accès  de  sa  passion,  «  rugir  comme  un 
lion.»  Mais  ici  ses  démonstrations  sont 
pleines  d'intérêt  et  de  dignité  ;  il  ne  peut 
se  consoler  de  son  emportement,  résultat 
de  la  faiblesse  d'un  cœur  inhaoile  à  se 
dompter  lui-même. 


2S2 


TÉLÉMAQUE. 


»  victoire!  ô  louanges  que  je  ne  puis  souffrir,  et  qui  sont  de 
»  cruels  reproches  de  ma  folie  M  » 

Pendant  qu'il  était  seul  et  inconsolable,  Nestor  et  Philoctète 
le  vinrent  trouver.  Nestor  voulut  lui  remontrer  le  tort  qu'il 
avait;  mais  ce  sage  vieillard,  reconnaissant  bientôt  la  désola- 
tion du  jeune  homme,  changea  ses  graves  remontrances  en 
des  paroles  de  tendresse,  pour  adoucir  son  désespoir. 

Les  princes  alliés  étaient  arrêtés  par  cette  querelle;  et  ils 
ne  pouvaient  marcher  vers  les  ennemis,  qu'après  avoir  récon- 
cilié Télémaque  avec  Phalante  et  Ilippias.  On  craignait  à 
toute  heure  que  les  troupes  des  Tarentins  n'attaquassent  les 
cent  jeunes  Cretois  qui  avaient  suivi  Télémaque  dans  celle 
guerre  :  tout  était  dans  le  trouble  par  la  faute  du  seul  Télé- 
maque, et  Télémaque,  qui  voyait  tant  de  maux  présents  et  de 
périls  pour  l'avenir,  dont  il  était  l'auteur,  s'abandonnait  à  une 
douleur  amôre  2.  Tous  les  princes  étaient  dans  un  extrême  em- 
barras, ils  n'osaient  faire  marcher  l'armée,  de  peur  que  dans 
la  marche  les  Cretois  de  Télémaque  et  les  Tarentins  de  Pha- 
lante ne  combattissent  les  uns  contre  les  autres 3.  On  avait  bien 
de  la  peine  à  les  retenir  au  dedans  du  camp,  où  ils  étaient 
gardés  de  près.  Nestor  et  Philoctète  allaient  et  venaient  sans 
cesse  de  la  tente  de  Télémaque  à  celle  de  l'implacable  Pha- 
lante, qui  ne  respirait  que  la  vengeance.  La  douce  éloquence 
de  Nestor  et  l'autorité  du  grand  Philoctète  ne  pouvaient  modé- 
rer ce  cœur  farouche,  qui  était  encore  sans  cesse  irrité  par 
les  discours  pleins  de  rage  de  son  frère  Hippias.  Télémaque 
était  bien  plus  doux  ;  mais  il  était  abattu  par  une  douleur  que 
rien  ne  pouvait  consoler. 

II.  Pendant  que  les  princes  étaient  dans  cette  agitation, 
toutes  les  troupes  étaient  consternées  ;  tout  le  camp  parais- 
sait comme  une  maison  qui  vient  de  perdre  un  père  de  famille, 
l'appui  de  tous  ses  proches  et  la  douce  espérance  de  ses  petits 
enfants*.  Dans  ce  désordre  et  cette  consternation  5  de  l'armée, 


1.  Les  plaintes  de  Télémaque  sont 
touchantes  ;  il  ne  s'épargne  pas  les  re- 
proches, même  les  invectives.  Ce  qui 
l'afflige  surtout,  ce  n'est  pas  le  souvenir 
de  sa  faute,  c'est  le  regret  de  ne  pas  se 
voir  de  suite  en  position  de  la  réparer. 

2.  t  Douleur  amère;  »  cetteépithète 
s'applique  ordinairement  à  la  douleur 
qui  provient  du  ressentiment  ou  du  re- 
pentir; ce  n'est  point  la  métaphore  d'un 
dard  qui  transperce,  mais  bien  ce  lie 
d'une  liqueur  qui  se  déverse  et  remplit 


le  cœur  d'amertume. 

3.  Les  soldats  de  chacun  des  deux 
chefs  auraient  pris  parti  pour  leur  chef 
respectif;  de  là  serait  résultée  une  colli- 
sion. 

4.  On  voit  peu  la  justesse  de  cette 
comparaison.  Ce  n'est  pas  la  mort  d'IIip- 
pias  qui  permet  de  comparer  la  désola- 
tion de  l'armée  à  celle  d'une  famille  qui 
a  perdu  son  père  ou  son  aïeul. 

5.  «  Consternation  »  (rac.  sternere), 
renverser. 


LIVRE  TREIZIÈME. 


283 


on  entend  tout  à  coup  un  bruit  effroyable  de  chariots,  d'ar- 
mes, de  hennissements  de  chevaux,  de  cris  d'hommes,  les  uns 
vainqueurs  et  animés  au  carnage,  les  autres  ou  fuyants,  ou 
mourants,  ou  blessés.  Un  tourbillon  de  poussière  forme  un 
épais  nuage  qui  couvre  le  ciel  et  qui  enveloppe  tout  le  camp. 
Bientôt  à  la  poussière  se  joint  une  fumée  épaisse  qui  troublai! 
l'air,  et  qui  ôtait  la  respiration.  On  entendait  un  bruit  sourd, 
semblable  à  celui  des  tourbillons  de  flamme  que  le  mont  Etna 
vomit  du  fond  de  ses  entrailles  embrasées,  lorsque  Vulcain, 
avec  ses  Cyclopes,  forge  des  foudres  pour  le  père  des  dieux. 
L'épouvante  saisit  les  cœurs  *. 

Adraste,  vigilant  et  infatigable,  avait  surpris  les  alliés  ;  il 
leur  avait  caché  sa  marche,  et  il  était  instruit  de  la  leur.  Pen- 
dant deux  nuits,  il  avait  fait  une  incroyable  diligence  pour 
faire  le  tour  d'une  montagne  presque  inaccessible,  dont  les 
alliés  avaient  saisi  tous  les  passages.  Tenant  ces  défilés,  ils  se 
croyaient  en  pleine  sûreté,  et  prétendaient  même  pouvoir,  par 
ces  passages  qu'ils  occupaient,  tomber  sur  l'ennemi  derrière  la 
montagne,  quand  quelques  troupes  qu'ils  attendaient  leur  se- 
raient venues.  Adraste,  qui  répandait  l'argent  à  pleines  mains 
pour  savoir  le  secret  de  ses  ennemis,  avait  appris  leur  résolu- 
tion; car  Nestor  et  Philoctète,  ces  deux  capitaines  d'ailleurs  si 
sages  et  si  expérimentés,  n'étaient  pas  assez  secrets  2  dans  leurs 
entreprises.  Nestor,  dans  le  déclin  de  l'âge,  se  plaisait  trop  à 
raconter  ce  qui  pouvait  lui  attirer  quelque  louange 3  :  Philoctè  !e 
naturellement  parlait  moins  ;  mais  il  était  prompt,  et,  si  peu 
qu'on  excitât  sa  vivacité,  on  lui  faisait  dire  ce  qu'il  avait  résolu 
de  taire.  Les  gens  artificieux  avaient  trouvé  la  clef  de  son  cœur 
pour  en  tirer  les  plus  importants  secrets.  On  n'avait  qu'à  l'ir- 
riter :  alors,  fougueux  et  hors  de  lui-même,  il  éclatait  par  des 
menaces;  il  se  vantait  d'avoir  des  moyens  sûrs  de  parvenir  à 
ce  qu'il  voulait.  Si  peu  qu'on  parût  douter  de  ces  moyens,  il  se 
hâtait  de  les  expliquer  inconsidérément;  et  le  secret  le  plus 
intime  échappait  du  fond  de  son  cœur.  Semblable  à  un  vase 
précieux,  mais  fêlé,  d'où  s'écoulent  toutes  les  liqueurs  les  plus 
délicieuses,  le  cœur  de  ce  grand  capitaine  ne  pouvait  rien 
garder.  Les  traîtres,  corrompus  par  l'argent  d'Adraste,  ne 
manquaient  pas  de  se  jouer  de  la  faiblesse  de  ces  deux  rois.  Ils 


1,  Mortalia  corda 

Per  gentes  humilia   stravit  pavor. 

(Virg.,  Géorg.,  1.   1,  v.  330.) 
•  L'épouvante  se  répand  parmi  les  mor- 
t  tels  et  consterne  les  cœurs.  i  La  courte 
phrase   de  Fénelon,  sans  égaler  le  vers 
de  Virgile,  lui  ressemble  pour  l'effet  et 


pour  le  nombre. 

2.  t  Secrets,  »    c'est-à-dire  discrets. 

3.  On  regrette  que  Féuelon  n'ait  pas 
conservé  à  Nestor  toute  la  dignité  qu'il  a 
dans  Homère.  Le  poëte  grec  relève  de 
tant  de  grandeur  la  faiblesse  vaniteuse 
du  sage  roi  de  Pylos  ! 


284 


TELEMAQUE. 


flattaient  sans  cesse  Nestor  par  de  vaines  louanges;  ils  lui  rap- 
pelaient ses  victoires  passées,  admiraient  sa  prévoyance,  ne 
se  lassaient  jamais  d'applaudir.  D'un  autre  côté,  ils  tendaient 
des  pièges  continuels  à  l'humeur  impatiente  de  Philoctète;  ils 
ne  lui  parlaient  que  de  difficultés,  de  contre-temps,  de  dan- 
gers, d'inconvénients,  de  fautes  irrémédiables.  Aussitôt  que  ce 
naturel  prompt  était  enflammé,  sa  sagesse  l'abandonnait,  et  il 
n'était  plus  le  même  homme. 

Télémaque,  malgré  les  défauts  que  nous  avons  vus,  était  bien 
plus  prudent  pour  garder  un  secret  :  il  y  était  accoutumé  par 
ses  malheurs,  et  par  la  nécessité  où  il  avait  été  dès  son  enfance 
de  cacher  ses  desseins  aux  amants  de  Pénélope.  Il  savait  taire 
un  secret  sans  dire  aucun  mensonge  :  il  n'avait  point  même 
un  certain  air  réservé  et  mystérieux  qu'ont  d'ordinaire  les  gens 
secrets  ;  il  ne  paraissait  point  chargé  du  poids  du  secret  qu'il 
devait  garder;  on  le  trouvait  toujours  libre,  naturel,  ouvert, 
comme  un  homme  qui  a  son  cœur  sur  ses  lèvres1.  Mais  en  di- 
sant tout  ce  qu'on  pouvait  dire  sans  conséquence,  il  savait 
s'arrêter  précisément  et  sans  affectation  aux  choses  qui  pou- 
vaient donner  quelque  soupçon  et  entamer  son  secret  :  par 
là  son  cœur  était  impénétrable  et  inaccessible.  Ses  meilleurs 
amis  mêmes  ne  savaient  que  ce  qu'il  croyait  utile  de  leur  dé- 
couvrir pour  en  tirer  de  sages  conseils,  et  il  n'y  avait  que  le 
seul  Mentor  pour  lequel  il  n'avait  aucune  réserve.  11  se  confiait 
à  d'autres  amis,  mais  à  divers  degrés,  et  à  proportion  de  ce 
qu'il  avait  éprouvé  leur  amitié  et  leur  sagesse. 

Télémaque  avait  souvent  remarqué  que  les  résolutions  du 
conseil  se  répandaient  un  peu  trop  dans  le  camp;  il  en  avait 
averti  Nestor  et  Philoctète.  Mais  ces  deux  hommes  si  expéri- 
mentés ne  firent  pas  assez  d'attention  à  un  avis  si  salutaire  : 
la  vieillesse  n'a  plus  rien  de  souple,  la  longue  habitude  la  tient 
comme  enchaînée;  elle  n'a  presque  plus  de  ressource  contre 
ses  défauts.  Semblables  aux  arbres  dont  le  tronc  rude  et  noueux 
s'est  durci  par  le  nombre  des  années,  et  ne  peut  plus  se 
redresser,  les  hommes,  à  un  certain  âge,  ne  peuvent  presque 
plus  se  plier  eux-mêmes  contre  certaines  habitudes  qui  ont 
vieilli  avec  eux,  et  qui  sont  entrées  jusque  dans  la  moelle  de 
leurs  os.  Souvent  ils  les  connaissent,  mais  trop  tard  ;  ils  en  gé- 
missent en  vain  :  et  la  tendre  jeunesse  est  le  seul  âge  où 
l'homme  peut  encore  tout  sur  lui-même  pour  se  corriger. 


1.  t  Le  cœur  sur  ses  lèvres,  »  encore 
une  familière  métaphore,  comme  t  la 
clef  du  cœur   »  Ou  a  le  cœur  sur  les  lè- 


vres, quand  les  paroles  sont  naturelles, 
sans  détour,  et  quand  elles  portent  en 
quelque  sorte  le  cœur  avec  elles. 


LIVRE  TREIZIEME.  285 

Il  y  avait  dans  l'armée  un  Dolope1,  nommé  Eurymaque,  flat- 
teur insinuant,  sachant  s'accommoder  à  tous  les  goûts  et  à 
toutes  les  inclinations  des  princes,  inventif  et  industrieux  pour 
trouver  de  nouveaux  moyens  de  leur  plaire.  A  l'entendre,  rien 
n'était  jamais  difficile.  Lui  demandait-on  son  avis,  il  devinait 
celui  qui  serait  le  plus  agréable.  Il  était  plaisant,  railleur  con- 
tre les  faibles,  complaisant  pour  ceux  qu'il  craignait,  habile 
pour  assaisonner  une  louange  délicate  qui  fût  bien  reçue  des 
hommes  les  plus  modestes.  11  était  grave  avec  les  graves,  en- 
joué avec  ceux  qui  étaient  d'une  humeur  enjouée  :  il  ne  lui 
coûtait  rien  de  prendre  toutes  sortes  de  formes  2.  Les  hommes 
sincères  et  vertueux,  qui  sont  toujours  les  mêmes,  et  qui  s'as- 
sujettissent aux  règles  de  la  vertu3,  ne  sauraient  jamais  être 
aussi  agréables  aux  princes  que  leurs  passions  dominent. 

Eurymaque  savait  la  guerre;  il  était  capable  d'affaires  :  c'é- 
tait un  aventurier  qui  s'était  donné  à  Nestor,  et  qui  avait  ga- 
gné sa  confiance.  11  tirait  du  fond  de  son  cœur,  un  peu  vain 
et  sensible  aux  louanges,  tout  ce  qu'il  en  voulait  savoir  *.  Quoi- 
que Philoctète  ne  se  confiât  point  à  lui,  la  colère  et  l'impa- 
tience faisaient  en  lui  ce  que  la  confiance  faisait  dans  Nestor. 
Eurymaque  n'avait  qu'à  le  contredire,  en  l'irritant  il  décou- 
vrait tout.  Cet  homme  avait  reçu  de  grandes  sommes  d'Adraste 
pour  lui  mander  tous  les  desseins  des  alliés.  Ce  roi  des  Dau- 
niens  avait  dans  l'armée  un  certain  nombre  de  transfuges  qui 
devaient  l'un  après  l'autre  s'échapper  du  camp  des  alliés  et  re- 
tourner au  sien.  A  mesure  qu'il  y  avait  quelque  affaire  impor- 
tante à  faire  savoir  à  Adraste,  Eurymaque  faisait  partir  un  de 
ces  transfuges.  La  tromperie  ne  pouvait  pas  être  facilement 
découverte,  parce  que  ces  transfuges5  ne  portaient  point  de  let- 
tres. Si  on  les  surprenait,  on  ne  trouvait  rien  qui  pût  rendre 
Eurymaque  suspect.  Cependant  Adraste  prévenait  toutes  les 
entreprises  des  alliés.  A  peine  une  résolution  était-elle  prise 
dans  le  conseil,  que  les  Dauniens  faisaient  précisément  ce  qui 
était  nécessaire  pour  en  empêcher  le  succès.  Télémaque  ne  se 
lassait  point  d'en  chercher  la  cause,  et  d'exciter  la  défiance  de 
Nestor  et  de  Philoctète  :  mais  son  soin  était  inutile;  ils  étaient 
aveuglés. 

1.  «LesDolopes,»  peuple  deThessalie.  '      3.  On  dit  plutôt  les/otsque  les  trèglesi 


Pelée,  père  d'Achille,  leur  avait  donné 
pour  chef  Phénix,  gouverneur  de  son 
Bis. 

2.  Portrait  vif,  ingénieux,  marqué  d'un 
trait  ferme,  et  dout  L'original  est  assez 
fréquent  dans  ce  monde,  où  les  intri- 
gants occupent  trop  de  place. 


de  la  vertu. 

4.  Voilà  le  sage  Nestor  qui  tombe, 
sans  résister,  dans  les  pièges  de  «  l'aveu- 
turier.  »  Le  Nestor  d'Homèie  n'est  pas 
dupe  à  ce  point. 

5.  «  Trausluges  ;  •  de  transfugere, 
celui  qui  fuit  au  delà  (des  frontières), 
qui  passe  d'uu  parti  à  un  autre. 


286  TÉLÉMAQL'E. 

On  avait  résolu,  dans  le  conseil,  d'attendre  les  troupes  nom- 
breuses qui  devaient  venir,  et  on  avait  fait  avancer  secrète- 
ment pendant  la  nuit  cent  vaisseaux  pour  conduire  plus  prom- 
ptement  ces  troupes  ,  depuis  une  côte  de  mer  très-rude, 
où  elles  devaient  arriver,  jusqu'au  lieu  où  l'armée  campait. 
Cependant  on  se  croyait  en  sûreté,  parce  qu'on  tenait  avec  des 
troupes  les  détroits  de  la  montagne  voisine,  qui  est  une  côte 
presque  inaccessible  de  l'Apennin  f.  L'armée  était  campée  sur 
les  bords  du  fleuve  Galèse2,-  assez  près  de  la  mer.  Cette  cam- 
pagne délicieuse  est  abondante  en  pâturages  et  en  tous  les 
fruits  qui  peuvent  nourrir  une  armée.  Adraste  était  derrière 
la  montagne,  et  on  comptait  qu'il  ne  pouvait  passer;  mais 
comme  il  sut  que  les  alliés  étaient  encore  faibles,  qu'ils  atten- 
daient un  grand  secours,  que  les  vaisseaux  attendaient  l'arrivée 
des  troupes  qui  devaient  venir,  et  que  l'armée  était  divisée 
par  la  querelle  de  Télémaque  avec  Phalante,il  se  hâta  de  faire 
un  grand  tour.  Il  vint  en  diligence  jour  et  nuit  sur  le  bord  de 
la  mer,  et  passa  par  des  chemins  qu'on  avait  toujours  crus 
absolument  impraticables.  Ainsi  la  hardiesse  et  le  travail  obs- 
tiné surmontent  les  plus  grands  obstacles;  ainsi  il  n'y  a  pres- 
que rien  d'impossible  à  ceux  qui  savent  oser  et  souffrir3;  ainsi 
ceux  qui  s'endorment,  comptant  que  les  choses  difficiles  sont 
impossibles  4,  méritent  d'être  surpris  et  accablés. 

Adraste  surprit  au  point  du  jour  les  cent  vaisseaux  qui 
appartenaient  aux  alliés.  Comme  ces  vaisseaux  étaient  mal 
gardés,  et  qu'on  ne  se  défiait  de  rien,  il  s'en  servit  pour 
transporter  ses  troupes,  avec  une  incroyable  diligence 5,  à  l'em- 
bouchure du  Galèse;  puis  il  remonta  très-promptement  le 
long  du  fleuve.  Ceux  qui  étaient  dans  les  postes  avancés  autour 
du  camp,  vers  la  rivière,  crurent  que  ces  vaisseaux  leur  ame- 
naient les  troupes  qu'on  attendait;  on  poussa  d'abord  de 
grands  cris  de  joie.  Adraste  et  ses  soldats  descendirent  avant 
qu'on  pût  les  reconnaître  :  ils  tombent  sur  les  alliés,  qui  ne  se 
défient  de  rien  ;  ils  les  trouvent  dans  un  camp  tout  ouvert, 
sans  ordre,  sans  chefs,  sans  armes. 


i.  «  L'Apennin,»  chaîne  de  montagnes 
détachée  des  Alpes,  s'étend  jusqu'aux 
extrémités  méridionales  de  l'Italie. 

2.  «  Le  fleuve  Galèse,  »  arrose  la  Ca- 
labre  et  se  jette  dans  le  golfe  de  Tarente. 
Il  est  renommé  dans  la  poésie  par  l'épi- 
sode du  vieillard  dont  Virgile  (Géorg., 
1.  IV,  v.  125)  décrit  la  vie  si  douce  et  si 
pure  sur  les  bords  de  ce  même  fleuve. 

3.  «  Oser  et  souffrir;  •  admirable 
maxime.  Avec  ces  deux  mots,  que  ne 
fait-on  pas?  Courage  pour  agir,  résigna- 


tion pour  souffrir.  Une  grande  partie  de 
l'homme  moral  est  là. 

4.  •  Impossibles.  »  On  a  dit:  impos- 
sible est  un  mot  qui  n'est  pas  français. 
On  peut  dire,  du  moins,  qu'impossible 
n'existe  pas  dans  l'ordre  moral  ;  il  n'est 
pas  permis  de  regarder  comme  impos- 
sible le  devoir,  quelque  difficile  qu'il 
puisse  être. 

5.  •  Diligence;»  de  diligere  ;  aimer, 
prendre  soin,  s'empresser,  se  hâter. 


LIVRE  TREIZIEME, 


287 


Le  côté  du  camp  qu'il  attaqua  d'abord  fut  celui  des  Taren- 
tins,  où  commandait  Phalante.  Les  Dauniens  y  entrèrent  avec 
tant  de  vigueur,  que  cette  jeunesse  lacédémonienne,  étant 
surprise,  ne  put  résister.  Pendant  qu'ils  cherchent  leurs  ar- 
mes, et  qu'ils  s'embarrassent  les  uns  les  autres  dans  cette  con- 
fusion, Adraste  fait  mettre  le  feu  au  camp  ' .  Aussitôt  la  flamme 
s'élève  des  pavillons,  et  monte  jusqu'aux  nues  ;  le  bruit  du  feu 
est  semblable  à  celui  d'un  torrent  qui  inonde  toute  une.  cam- 
pagne, et  qui  entraîne  par  sa  rapidité  les  grands  chênes  avec 
leurs  profondes  racines,  les  moissons,  les  granges,  les  étables 
et  les  troupeaux2.  Le  vent  pousse  impétueusement  la  flamme 
de  pavillon  en  pavillon8,  et  bientôt  tout  le  camp  est  comme 
une  vieille  forêl  qu'une  étincelle  de  feu  a  embrasée  *. 

Phalante,  qui  voit  le  péril  de  plus  près  qu'un  autre,  ne  peut 
y  remédier.  Il  comprend  que  toutes  les  troupes  vont  périr 
dans  cet  incendie,  si  on  ne  se  hâte  d'abandonner  le  camp  ;  mais 
il  comprend  aussi  combien  le  désordre  de  cette  retraite  est 
à  craindre  devant  un  ennemi  victorieux  :  il  commence  à  faire 
sortir  sa  jeunesse  lacédémonienne  encore  à  demi  désarmée. 
Mais  Adraste  ne  les  laisse  point  respirer  :  d'un  côté,  une  troupe 
d'archers  adroits  perce  de  flèches  innombrables  les  soldats  de 
Phalante:  de  l'autre,  des  frondeurs  jettent  une  grêle  de  grosses 
pierres5.  Adraste  lui-même,  l'épée  à  la  main,  marchant  à  la 
tête  d'une  troupe  choisie  des  plus  intrépides  Dauniens,  pour- 
suit, à  la  lueur  du  feu,  les  troupes  qui  s'enfuient.  11  moissonne 
par  le  fer  tranchant  tout  ce  qui  a  échappé  au  feu;  il  nage  dans 
le  sang,  et  il  ne  peut  s'assouvir  de  carnage  :  les  lions  et  les  ti- 
gres n'égalent  point  sa  furie  quand  ils  égorgent  les  bergers  avec 
leurs  troupeaux.  Les  troupes  de  Phalante  succombent,  et  le 
courage  les  abandonne  :  la  pâle  Mort,  conduite  par  une  Furie 
infernale  dont  la  tête  est  hérissée  de  serpents,  glace  le  sang  de 
leurs  veines;  leurs  membres  engourdis  se  raidissent,  et  leurs 
genoux  chancelants  leur  ôtent  même  l'espérance  de  la  fuite6. 


1.  «  Camp,  »  le  même  que  champ,  la 
plaine  où'  les  troupes  sont  réunies  et 
exercées,  où  elles  se  préparent  à  com- 
battre; le  latin  castra  (castellum)  im- 
plique l'idée  de  lieu  retranché,  fortifié. 
8.  Àut  rapiilus    niontano 

[flumine  torrens 
Sternit  agros,  sternit  sata  laela,   boumque 
[labore3, 
Praecipitesque  trahit  ?ylva«. 

(ViRG.,^£n.,  u,  t.  305.) 
i  Comme  un  torrent  rapide,  grossi  par 
»  les  eaux  de  la  montagne,  ravage    les 
•  champs,  détruit  les  fertiles  ensemeu- 


»  céments  et  les  travaux  des  bœufs,  déra- 
»  cine  les  forêts  et  les  entraîne.» 

3.  A  travers  les  tentes,  dans  le  camp. 

4-  In  segelem  veluti  cum  flarama  furentibus 

Incidit.  [Austris 

[Ibicl.,  v.304.) 

«  Ainsi  lorsque  l'Auster  irrité  porte  la 

»  flamme  au  milieu  des  moissons.  »   — 

L'avantage  est  au  poëte  latin. 

5.  Ceux  qui  se  servaient  de  l'arc  et  de 
la  pierre  lancée  avec  la  corde,  occupaient 
une  place  importante  dans  les  armées, 
clans  la  stratégie  antique. 

6.  La  pesanteur  des  mots,   la  raideur 


288  TELÉMAQUE. 

Phalanle,  à  qui  la  honte  et  le  désespoir  donnent  encore  un 
reste  de  force  et  de  vigueur,  élève  les  mains  et  les  yeux  vers 
le  ciel;  il  voit  tombera  ses  pieds  son  frère  Hippias,  sous  les 
coups  de  la  main  foudroyante  '  d'Adraste.  Hippias2, étendu  par 
terre,  se  roule  dans  la  poussière;  un  sang  noir  et  bouillonnant 
sort  comme  un  ruisseau  de  la  profonde  blessure  qui  lui  tra- 
verse le  côté;  ses  yeux  se  ferment  à  la  lumière;  son  âme  fu- 
rieuse, s'enfuit  avec  tout  son  sang.  Phalante  lui-môme,  tout 
couvert  du  sang  de  son  frereret  ne  pouvant  le  secourir,  se  voit 
enveloppé  par  une  foule  d'ennemis  qui  s'efforcent  de  le  ren- 
verser ;  i;on  bouclier  est  percé  de  mille  traits  ;  il  est  blessé  en 
plusieurs  endroits  de  son  corps;  il  ne  peut  plus  rallier  ses 
troupes  fugitives  :  les  dieux  le  voient,  et  ils  n'en  ont  aucune 
pitié. 

Jupiter,  au  milieu  de  toutes  les  divinités  célestes,  regardait 
du  haut  de  l'Olympe  ce  carnage  des  alliés.  En  môme  temps  il 
consultait  les  immuables  Destinées  8,  et  voyait  tous  les  chefs 
dont  la  trame  devait  ce  jour-là  être  tranchée  par  le  ciseau  de 
la  Parque*.  Chacun  des  dieux  était  attentif  pour  découvrir 
sur  le  visage  de  Jupiter  quelle  serait  sa  volonté.  Mais  le  pore 
des  dieux  et  des  hommes  leur  dit  d'une  voix  douce  et  majes 
tueuse  :  «  Vous  voyez  en  quelle  extrémité  sont  réduits  les  alliés  ; 
»  vous  voyez  Adraste  qui  renverse  tous  ses  ennemis  :  mais  ce 
»  spectacle  est  bien  trompeur,  la  gloire  et  la  prospérité  des  mé- 
»  chants5  est  courte 6  :  Adraste,  impie  et  odieux  par  sa  mauvaise 
»  foi,  ne  remportera  point  une  entière  victoire.  Ce  malheur 
»  n'arrive  aux  alliés,  que  pour  leur  apprendre  à  se  corriger,  et 
»  à  mieux  garder  le  secret  de  leurs  entreprises.  Ici  la  sage  Mi- 
»  nerve  prépare  une  nouvelle  gloire  à  son  jeune  Télémaque, 
»  dont  elle  fait  ses  délices.  »  Alors  Jupiter  cessa  de  parler.  Tous 
les  dieux  en  silence  continuaient  à  regarder  le  combat. 

Cependant  Nestor  et  Philoctète  furent  avertis  qu'une  partie 
du  camp  était  déjà  brûlée;  que  la  flamme,  poussée  par  le  vent, 


de  la  phrase  sont  fort  sensibles  ici,  et 
l'effet  est  imitatif. 

I.  «  Foudroyante,  »  fulminea;  hyper- 
bole. C'est  Dieu  seul  qui  lance  la  foudre. 
Par  extension,  le  poëte  met  la  foudre 
aux  mains  du  guerrier. 


et  pourtant  il  a  au-dessus  de  lui  et  supé- 
rieures à  sa  volonté,  les  Destinées,  les 
Parques. 

4.  La  fiction  allégorique  des  Parques, 
chargées  de  filer  et  de  trancher  le  fil 
des  destinées  humaines,  est  entrée  dans 
l'usage  assez  ordinaire  du  discours.  Ou 


1.  Hippias  est  un  des  principaux  chefs     dii  .  pfilep>heureux  jours. 

a    \Javttiaa     u       ina*      I    auront*    aurait     rt  n     t»q-  ..      .  * 


de  l'armée  alliée;  l'auteur  aurait  pu  ra- 
conter avec  plus  de  détails  son  combat 
contre  Adraste,  et  ne  pas  le  faire  dispa- 
raître si  brusquement. 

3.  «  Destinées.  »  Dans    la  mythologie, 
Jupiter  est  le  maître  de   toutes  choses, 


5.  Racine  : 
Le  bonheur  des  mécnants  comme  un  torrent 

[s'écoule 

6.  «  Courte.  »  —  a  La  sagesse  humaine 
est  toujours  courte  par  quelque  eadroit,» 
dit  Bossuet. 


LIVRE  TREIZIÈME.  280 

s'avançait  toujours;  que  leurs  troupes  étaient  en  désordre,  et 
que  Phalante  ne  pouvait  plus  soutenir  l'effort  des  ennemis.  A 
peine  ces  funestes  paroles  frappent  leurs  oreilles,  et  déjà  ils 
courent  aux  armes,  assemblent  les  capitaines,  et  ordonnent 
qu'on  se  hâte  de  sortir  du  camp  pour  éviter  cet  incendie. 

III.  Télémaque,  qui  était  abattu  et  inconsolable,  oublie  sa 
douleur:  il  prend  ses  armes,  dons  précieux  de  la  sage  Minerve, 
qui,  paraissant  sous  la  figure  de  Mentor,  fit  semblant  de  les 
avoir  reçues  d'un  excellent  ouvrier  de  Salente,  mais  qui  les 
avait  fait  faire  à  Vulcain  dans  les  cavernes  fumantes  du  mont 
Etna  l. 

Ces  armes  étaient  polies  comme  une  glace,  et  brillantes 
comme  les  rayons  du  soleil.  On  y  voyait  *  Neptune  et  Pallas  qui 
disputaient  entre  eux  à  qui  aurait  la  gloire  de  donner  son  nom 
à  une  ville  naissante 8.  Neptune  de  son  trident  frappait  la  terre, 
et  on  en  voyait  sortir  un  cheval  fougueux:  le  feu  sortait  de  ses 
yeux,  et  l'écume  de  sa  bouche;  ses  crins  flottaient  au  gré  du 
vent;  ses  jambes  souples  et  nerveuses  se  repliaient  avec  vi- 
gueur et  légèreté.  11  ne  marchait  point,  il  sautait  à  force  de 
reins,  mais  avec  tant  de  vitesse,  qu'il  ne  laissait  aucune  trace 
de  ses  pas  ;  on  croyait  l'entendre  hennir. 

De  l'autre  côté,  Minerve  donnait  aux  habitants  de  sa  nou- 
velle ville  l'olive,  fruit  de  l'arbre  qu'elle  avait  planté  :  le  ra- 
meau auquel  pendait  son  fruit  représentait  la  douce  paix  avec 
l'abondance,  préférables  aux  troubles  de  la  guerre,  dont  ce 
cheval  était  l'image.  La  déesse  demeurait  victorieuse  par  ses 
dons  simples  et  utiles,  et  la  superbe  Athènes  portait  son  nom  *. 

On  voyait  aussi  Minerve  assemblant  autour  d'elle  tous  les 
Beaux-Arts,  qui  étaient  des  enfants  tendres  et  ailés 5  ;  ils  se  ré- 
fugiaient autour  d'elle,  étant  épouvantés  des  fureurs  brutales 
de  Mars,  qui  ravage  tout,  comme  les  agneaux  bêlants  se  ré- 
fugient autour  de  leur  mère  à  la  vue  d'un  loup  affamé,  qui 
d'une  gueule  béante  et  enflammée  s'élance  pour  les  dévorer. 
Minerve,  d'un  visage  dédaigneux  et  irrité,  confondait  par 
l'excellence  de  ses  ouvrages  la  folle  témérité  d'Arachné  6,  qui 


1.  C'est  dans  les  cavernes  du  mont 
Etna  que  Vulcain  était  supposé  tenir  ses 
ateliers.  La  flamme  du  volcan  n'était  que 
la  fumée  du  feu  intérieur  qui  alimentait 
les  forges  du  dieu. 

2.  L'auteur  oublie  de  spécifier  que 
c'est  sur  le  bouclier  que  sont  ciselés,  en 
divers  compartiments,  les  tableaux  qui 
vont  suivre. 

3.  Voir  la   dispute  de  Minerve  et  de 


Neptune,  dans  Ovide,  Alétam.,  liv.    vi, 
vers  70.  ' 

4.  i  Athènes,  ■  'aôijvt),  à  la  fois  le 
nom  de  la  déesse  et  celui  de  la  ville  qui 
lui  était  consacrée. 

5.  L'art  est  inconstant;  il  a  des  ailes, 
et  se  laisse  emporter  au  souffle  de  la 
fantaisie. 

6.  Elle  était  née  à  Colophon, en  Lycie. 
Minerve,  irritée  et  jalouse,  la  frappa  de 


TELEMAQUE-     1  13 


290 


TELÊMAQUE. 


avait  osé  disputer  avec  elle  pour  la  perfection  des  tapisseries 
On  voyait  celle  malheureuse  dont  lous  les  membres  exténués 
se  défiguraient  et  se  changeaient  en  araignée. 

Auprès  de  cet  endroit  paraissait  encore  Minerve,  qui,  dans 
la  guerre  des  Géants,  servait  de  conseil  à  Jupiter  môme,  et 
soutenait  tous  les  autres  dieux  étonnés.  Elle  était  aussi  repré- 
sentée avec  sa  lance  et  son  égide  sur  les  bords  du  Xanthe  et  du 
Simoïs  l.  menant  Ulysse  par  la.main,  ranimant  les  troupes  fu- 
gitives des  Grecs,  soutenant  les  efforts  des  plus  vaillants  capi- 
taines troyens  et  du  redoutable  Hector  môme;  enfin  introdui- 
sant Ulysse  dans  cette  fatale  machine  2qui  devait  en  une  seule 
nuit  renverser  l'empire  de  Priam. 

D'un  autre  côté,  ce  bouclier  représentait  Cérès  dans  les  fer- 
tiles campagnes  d'Enna3,  qui  sont  au  milieu  de  la  Sicile.  On 
voyait  la  déesse  qui  rassemblait  les  peuples  épars  çà  et  là, 
cherchant  leur  nourriture  par  la  chasse,  ou  cueillant  les  fruits 
sauvages  qui  tombaient  des  arbres.  Elle  montrait  à  ces  hommes 
grossiers  l'art  d'adoucir  la  terre  et  de  tirer  de  son  sein  fé- 
cond leur  nourriture.  Elle  leur  présentait  une  charrue  et  y 
faisait  atteler  les  bœufs.  On  voyait  la  terre  s'ouvrir  en  sillons 
par  le  tranchant  de  la  charrue;  puis  on  apercevait  les  mois- 
sons dorées  qui  couvraient  ces  fertiles  campagnes  :  le  moisson- 
neur, avec  sa  faux,  coupait  les  doux  fruits  de  la  terre  et  se 
payait  de  toutes  ses  peines.  Le  fer,  destiné  ailleurs  à  tout  dé- 
truire, ne  paraissait  employé  en  ce  lieu  qu'à  préparer  l'abon- 
dance et  qu'à  faire  naître  tous  les  plaisirs*. 

Les  Nymphes,  couronnées  de  fleurs,  dansaient  ensemble 
dans  une  prairie,  sur  le  bord  d'une  rivière,  auprès  d'un  bo- 
cage: Pan  5  jouait  de  la  flûte,  les  Faunes  et  les  Satyres 6  folâ- 
tres sautaient  dans  un  coin.  Bacchusy  paraissait  aussi,  cou- 
ronné de  lierre,  appuyé  d'une  main  sur  son  thyrse7,  et  tenant 
de  l'autre  une  vigne  ornée  de  pampres  et  de  plusieurs  grappes 


sa    navette   et  la   changea   en  araignée, 
èsàjyn,  le  nom  grec  d'Arachué. 

t .'  ><  Du  Xanthe  et  du  Simoïs.  >  Ces 
deux  fleuves  de  la  Troade  sortaient  éga- 
lement du  mont  Ida.  Le  Xanthe,  appelé 
aussi  le  Scamandre,  recevait  le  Simoïs, 
et  se  déversait  dans  ia  mer  Egée,  près 
du  cap  Sigée. 

2.  Le  cheval  de  bois,  construit  par  les 
Grecs  pour  y  renfermer  l'élite  de  leurs 
guerriers,  et  pénétrer  ainsi  dans  les 
r  m  parts  de  la  ville,  qu'ils  prirent  par 
l.tte  ruse. 

3.  Où  la  déesse  des  moissons  était  par- 
eil i  ère  meut    honorée. 


4.  Dans  cette  fiu  de  phrase,  le  style 
s'adoucit,  comme  l'idée. 

5.  Le  dieu  des  champs,  et  par  exten- 
sion, de  la  nature;  puis,  par  une  der- 
nière extension  de  l'idée,  la  nature  uni- 
verselle, le  tout,  x6  itàv. 

6.  Les  Faunes  et  les  Satyres,  divinités 
champêtres,  aux  cornes  et  aux  pieds  de 
bouc. 

7.  Le  «  thyrse,  »  une  lance  entourée 
de  lierre  et  de  feuilles  de  vigne,  attri- 
but que  les  poètes  mettent  aux  mains  de 
Bacchus. 


LIVRE  TREIZIÈME. 


291 


de  raisin.  C'était  une  beauté  molle,  avec  je  ne  sais  quoi  de 
noble,  de  passionné  et  de  languissant:  il  était  tel  qu'il  parut  à 
la  malheureuse  Ariadne  !,  lorsqu'il  la  trouva  seule,  abandonnée 
et  abîmée  dans  la  douleur,  sur  un  rivage  inconnu. 

Enfin,  on  voyait  de  toutes  parts  un  peuple  nombreux,  des 
vieillards  qui  allaient  porter  dans  les  temples  les  prémices  de 
leurs  fruits;  de  jeunes  hommes  qui  revenaient  vers  leurs 
épouses,  lassés  du  travail  de  la  journée:  les  femmes  allaient 
au-devant  d'eux,  menant  par  la  main  leurs  petits  enfants 
qu'elles  caressaient.  On  voyait  aussi  des  bergers  qui  paraissaient 
chanter,  et  quelques-uns  dansaient  au  son  du  chalumeau. 
Tout  représentait  la  paix,  l'abondance,  les  délices;  tout  pa- 
raissait riant  et  heureux.  On  voyait  même  dans  les  pâturages 
les  loups  se  jouer  au  milieu  des  moutons:  le  lion  et  le  tigre, 
ayant  quitté  leur  férocité,  étaient  paisiblement  avec  les  tendres 
agneaux  *;  un  petit  berger  les  menait  ensemble  sous  sa  hou- 
lette 3;  et  cette  aimable  peinture  *  rappelait  tous  les  charmes 
de  l'âge  d'or  5. 

Télémaque,  s'étant  revêtu  de  ses  armes  divines,  au  lieu  de 
prendre  son  baudrier  ordinaire,  prit  la  terrible  égide  que 
Minerve  lui  avait  envoyée,  en  la  confiant  à  Iris,  prompte  mes- 
sagère des  dieux.  Iris  lui  avait  enlevé  son  baudrier  sans  qu'il 
s'en  aperçût,  et  lui  avait  donné  en  la  place  cette  égide  redou- 
table aux  dieux  mômes  6. 

En  cet  état,  il  court  hors  du  camp  pour  en  éviter  les  flam- 
mes ;  il  appelle  à  lui,  d'une  voix  forte,  tous  les  chefs  de  l'armée, 
et  cette  voix  ranime  déjà  tous  les  alliés  éperdus.  Un  feu  divin 
étincelle  dans  les  yeux  du  jeune  guerrier7.  Il  paraît  toujours 
doux,  toujours  libre8  et  tranquille,  toujours  appliqué  à  donner 
les  ordres,  comme  pourrait  faire  un  sage  vieillard  appliqué  à 
régler  sa  famille  et  à  instruire  ses  enfants  9.  Mais  il  est  prompt 


i.  Ariadne,  fille  de  Minos,roi  de  Crète, 
et  de  Pasiphaé,  fournit  à  Thésée  le  moyeu 
de  sortir  du  labyrinthe  et  de  vaincre  le 
Minotaure;  elle  suivit  le  roi  d'Athènes, 
puis,  délaissée  par  lui  dans  l'île  de  Naxos, 
elle  fut  rencontrée  par  Bacchus,  qui  l'é- 
pousa. 

2.  Ce  passage  semble  un  souvenir 
d'isaïe:  •  Le  loup  habitera  avec  l'a- 
gneau, et  un  petit  enfant  les  chass  ra 
devant  lui.  i  (Isaïe.  XI,  v.  6.) 

3.  «  Houlette,  »  bâton  de  houx,  le 
sceptre  pastoral. 

4.  Ce  n'était  pas  une  •  peinture;  ■  il 
s'agit  de  ciselures  autour  du  bouclier; 
peinture,  ici,  est  pris  dans  le  sens  de  re- 
présentation. 


5.  «  L'âge  d'or,  •  le  premier  des 
quatre  âges,  celui  du  bonheur  primitif; 
souvenir  indistinct  de  l'état  de  l'homme 
avant  le  péché. 

6.  Le  baudrier  est  l'écharpe  qui  porte 
l'épée;  l'égide,  peau  de  chèvre  que  Mi- 
nerve plaçait  sur  sa  cuirasse,  pouvait 
servir  de  baudrier;  c'est  pourquoi  la 
déesse  a  enlevé  à  Télémaque  cette  partie 
désormais  ioutile  de  son  équipement. 

7.  Peinture  vive;  l'œil  du  guerrier  jst 
enflammé, il  «étincelle.  » 

8.  t  Libre  »  de  toute  inquiétade  la 
position  naturelle  du  héros,  calme  et 
maître  de  lui  au  milieu  du  péril. 

9.  Cette  comparaison  n'est  pas  heu- 
reuse; on  ne  saurait  guère  assimiler  le 


2D2 


TÉLÉMAQUE. 


et  rapide  dans  l'exécution  :  semblable  à  un  fleuve  impétueux 
qui  non-seulement  roule  avec  précipitation  ses  flots  écumeux, 
mais  qui  entraîne  encore  dans  sa  course  les  plus  pesants  vais- 
seaux dont  il  est  chargé. 

Philoctôte,  Nestor,  les  chefs  des  Manduriens  et  des  autres 
nations,  sentent  dans  le  fils  d'Ulysse  je  ne  sais  quelle  autorité 
à  laquelle  il  faut  que  tout  cède  :  l'expérience  des  vieillards  leur 
manque;  le  conseil  et  la  sagesse  sont  ôtés  à  tous  les  comman- 
dants; la  jalousie  même,  si  naturelle  aux  hommes,  s'éteint 
dans  les  cœurs1:  tous  se  taisent,  tous  admirent  Télémaque; 
tous  se  rangent  pour  lui  obéir,  sans  y  faire  de  réflexion,  et 
comme  s'ils  y  eussent  été  accoutumés2.  Il  s'avance,  et  monte 
sur  une  colline,  d'où  il  observe  la  disposition  des  ennemis: 
puis  tout  à  coup  il  juge  qu'il  faut  se  hâter  de  les  surprendre 
dans  le  désordre  où  ils  se  sont  mis  en  brûlant  le  camp  des 
alliés.  11  fait  le  tour  en  diligence,  et  tous  les  capitaines  les  plus 
expérimentés  le  suivent.  11  attaque  les  Dauniens  par  derrière, 
dans  un  temps  où  ils  croyaient  l'armée  des  alliés  enveloppée 
dans  les  flammes  de  l'embrasement.  Cette  surprise  les  trouble  ; 
ils  tombent  sous  la  main  de  Télémaque,  comme  les  feuilles, 
dans  les  derniers  jours  de  l'automne,  tombent  des  forêts,  quand 
un  fier  aquilon,  ramenant  l'hiver,  fait  gémir  les  troncs  des 
vieux  arbres,  et  en  agite  toutes  les  branches.  La  terre  est  cou- 
verte des  hommes  que  Télémaque  fait  tomber.  De  son  dard  il 
perça  le  cœur  d'iphiclès,  le  plus  jeune  des  enfants  d'Adrasle; 
celui-ci  osa  se  présenter  contre  lui  au  combat,  pour  sauver  la 
vie  de  son  père,  qui  pensa  être  surpris  par  Télémaque.  Le  fils 
d'Ulysse  et  Iphiclès  étaient  tous  deux  beaux,  vigoureux,  pleins 
d'adresse  et  de  courage  8,  de  la  môme  taille,  de  la  même  dou- 
ceur, du  même  âge,  tous  deux  chéris  de  leurs  parents  ;  mais 
Iphiclès  était  comme  une  fleur  qui  s'épanouit  dans  un  champ, 
et  qui  doit  être  coupée  par  le  tranchant  de  la  faux  du  mois- 
sonneur *.  Ensuite  Télémaque  renverse  Euphorion,  le  plus  cé- 
lèbre de  tous  les  Lydiens  venus  en  Étrurie.  Lnfin,  son  glaive 
perce  Cléomènes,  nouveau  marié,  qui  avait  promis  à  son  épouse 


calme  du  jeune  guerrier  dans  les  com- 
bats à  celui  du  vieillard  t  occupé  à  ins- 
truire ses  enfants.  > 

1.  La  jalousie  est  une  passion  qui 
brûle  ;  on  peut  dire  poétiquement  qu'elle 
s'allume  dans  le  cœur  et  qu'elle  t  s'é- 
teint. » 

2.  Est-il  bien  vraisemblable  que  ces 
chefs  expérimentés,  et  qui,  devant  Troie, 
ont  fait  preuve,  à  la  fois,  de  leur  cou- 
rage et  de  leur  orgueil,  t  se  taisent  et 


obéissent  »  de  cette  façon  au  jeune  fils 
d'Ulysse? 

3.  Le  poète  nous  intéresse  à  Iphiclès 
pour  relever  la  victoire  de  Télémaque. 

4.  Comparaison  fréquente  chez  les 
poètes  épiques;  l'expression  française 
est  très-élégante  ;  l'image  est  douce, 
ainsi  que  le  mouvement  de  la  phrase; 
c'«6t  l'art  des  contrastes,  si  important  en 
ma' i ère  de  description  poétique. 


LIVRE  TREIZIÈME. 


293 


de  lui  porter  les  riches  dépouilles  des  ennemis,  et  qui  ne  de- 
vait jamais  la  revoir. 

Adraste  frémit  de  rage,  voyant  la  mort  de  son  cher  fils,  celle 
de  plusieurs  capitaines,  et  la  victoire  qui  échappe  de  ses  mains. 
Phalante,  presque  abattu  à  ses  pieds,  est  comme  une  victime 
à  demi  égorgée  qui  se  dérobe  au  couteau  sacré,  et  qui  s'en- 
fuit loin  de  l'autel 1. 11  ne  fallait  plus  à  Adraste  qu'un  moment 
pour  achever  la  perte  du  Lacédémonien.  Phalanle,  noyé  dans 
son  sang  et  dans  celui  des  soldats  qui  combattent  avec  lui, 
entend  les  cris  de  Télémaque  qui  s'avance  pour  le  secourir. 
En  ce  moment  la  vie  lui  est  rendue;  un  nuage  8  qui  couvrail 
déjà  ses  yeux  se  dissipe.  Les  Dauniens,  sentant  cette  attaque 
imprévue,  abandonnent  Phalante  pour  aller  repousser  un  plus 
dangereux  ennemi.  Adraste  est  tel  qu'un  tigre  à  qui  des  ber- 
geis  assemblés  arrachent  sa  proie  qu'il  était  prôt  à  dévorer8. 
Télémaque  le  cherche  dans  la  mêlée,  et  veut  finir  tout  à  coup 
la  guerre,  en  délivrant  les  alliés  de  leur  implacable  ennemi. 

Mais  Jupiter  ne  voulait  pas  donner  au  fils  d'Ulysse  une  vic- 
toire si  prompte  et  si  facile  :  Minerve  même  voulait  qu'il  eût 
à  souffrir  des  maux  plus  longs,  pour  mieux  apprendre  à  gou- 
verner les  hommes  *.  L'impie  Adraste  fut  donc  conservé  par  le 
père  des  dieux,  afin  que  Télémaque  eût  le  temps  d'acquérir 
plus  de  gloire  et  plus  de  vertu.  Un  nuage  que  Jupiter  assembla 
dans  les  airs  sauva  les  Dauniens;  un  tonnerre  effroyable  déclara 
la  volonté  des  dieux  :  on  aurait  cru  que  les  voûtes  éternelles 
du  haut  Olympe  allaient  s'écrouler  sur  les  têtes  des  faibles 
mortels  B;  les  éclairs  fendaient  la  nue  de  l'un  à  l'autre  pôle; 
et  dans  l'instant  où  ils  éblouissaient  les  yeux  par  leurs  feux 
perçants,  on  retombait  dans  les  affreuses  ténèbres  de  la  nuit. 
Une  pluie  abondante  qui  tomba  dans  l'instant  servit  encore  à 
séparer  les  deux  armées. 

Adraste  profita  du  secours  des  dieux,  sans  être  touché  de 
\eur  pouvoir,  et  mérita,  par  cette  ingratitude,  d'être  réservé  à 
une  plus  cruelle  vengeance.  Il  se  hâta  de  faire  passer  ses  trou- 
pes entre  le  camp  à  demi  brûlé  et  un  marais  qui  s'étendait 


1 .  Fugit  quum  saucius  aram 
Taurus  etinceitam  excussit  cervice  securim. 

(Viro.,  uEn.<  liv.  II,  v.  223.) 
«  Quand    le   taureau   blessé   a  fui  de 
■  l'autel,  et  secoue  de  sa  tète  la  hacbe 
•  mal  assurée.  » 

2.  •  Un  nuage;  •  c'est  un  symptôme 
de  mort,  toujours  observé  et  reproduit 
par  les  poètes.  Phèdre  mourante  dans 
Racine  : 


Déjà  je  ne  vois  plus  qu'à  tra»ers  un   nuage. 

3.  Ce  verbe  ainsi  placé   fait  image. 

4.  Les  anciens  n'auraient  jamais  donné 
à  leur  déesse  un  motif  si  élevé. 

5.  Il  faut  remarquer  ici  l'artifice  du 
style,  l'éclat  des  images,  le  uombre  et  la 
gradation  des  mots  dans  cette  longue 
phrase  si  bien  close  par  ces  expressions: 
c  des  faibles  mortels.  > 


294  TÉLÉMAQUE. 

jusqu'à  la  rivière  :  il  le  fit  avec  tant  d'industrie  et  de  prompti- 
tude, que  cette  retraite  montra  combien  il  avait  de  ressource 
et  de  présence  d'esprit.  Les  alliés,  animés  par  Télémaque,  vou- 
laient le  poursuivre;  mais,  à  la  faveur  de  cet  orage,  il  leur 
échappa,  comme  un  oiseau  d'une  aile  légère  échappe  aux  filets 
des  chasseurs. 

Les  alliés  ne  songèrent  plus  qu'à  rentrer  dans  leur  camp,  et 
qu'à  réparer  leurs  pertes.  En  y  rentrant,  ils  virent  ce  que  la 
guerre  a  de  plus  lamentable  :  les  malades  et  les  blessés,  man- 
quant de  force  pour  se  traîner  hors  des  tentes,  n'avaient  pu  se 
garantir  du  feu  ;  ils  paraissaient  à  demi  brûlés,  poussant  vers 
le  ciel,  d'une  voix  plaintive  et  mourante  »,  des  cris  douloureux. 
Le  cœur  de  Télémaque  en  fut  percé  :  il  ne  put  retenir  ses  lar- 
mes; il  détourna  plusieurs  fois  ses  yeux,  étant  saisi  d'horreur 
et  de  compassion:  il  ne  pouvait  ?oir  sans  frémir  ces  corps 
encore  vivants,  et  dévoués  à  une  longue  et  cruelle  mort;  ils 
paraissaient  semblables  à  la  chair  des  victimes  qu'on  a  brûlées 
sur  les  autels,  et  dont  l'odeur  se  répand  de  tous  côtés. 

«  Hélas  !  s'écriait  Télémaque,  voilà  donc  les  maux  que  la 
»  guerre  entraîne  après  elle  !  Quelle  fureur  aveugle  pousse  les 
»  malheureux  mortels  !  ils  ont  si  peu  de  jours  à  vivre  sur  la 
»  terre  !  ces  jours  sont  si  misérables  !  pourquoi  précipiter  une 
»  mort  déjà  si  prochaine?  pourquoi  ajouter  tant  de  désolations 
»  affreuses  à  l'amertume  dont  les  dieux  ont  rempli  cette  vie 
»  si  courte?  Les  hommes  sont  tous  frères  8,  et  ils  s'entre-déchi- 
»  rent:  lesbétes  farouches  sont  moins  cruelles  qu'eux.  Les  lions 
»  ne  font  point  la  guerre  aux  lions,  ni  les  tigres  aux  tigres:  ils 
»  n'attaquent  que  les  animaux  d'espèce  différente:  l'homme 
»  seul,  malgré  sa  raison,  fait  ce  que  les  animaux  sans  raison 
»  ne  firent  jamais  3.  Mais  encore,  pourquoi  ces  guerres?  N'y 
»  a-t-il  pas  assez  de  terres  dans  l'univers  pour  en  donner  a 
»  tous  les  hommes  plus  qu'ils  n'en  peuvent  cultiver?  Combien 
»  y  a-t-il  de  terres  désertes  î  le  genre  humain  ne  saurait  les 
»  remplir.  Quoi  donc  !  une  fausse  gloire,  un  vain  titre  de  con- 
»  quérant  qu'un  prince  veut  acquérir,  allume  la  guerre  *  dans 
»  des  pays  immenses  !  Ainsi  un  seul  homme,  donné  au  monde 


i.  «  D'une  voix  plaintive  et  mou- 
rante..» Encore  le  mot  mis  à  sa  place, 
une  incise  qui  coupe  heureusement  la 
phrase  et  la  prolonge  avec  beaucoup 
d'harmonie. 

2.  La  doctrine  delà  fraternité  humaine 
n'appartient  pas  à  l'antiquité;  elle  est 
chrétienne  :  un  héros  grec  ne  se  regarde 
pas  comme  l'égal  d'.un  pauvre  et  le  frère 
d'un  esclave. 


8.  L'ours  a-t-il  dans  les  bois  la  guerre   avec 

fies  ours  ? 

Le  vautour  dans    les   airs  fond-il  sur  les 

[vautours  ? 

L'homme  seul,  l'homme  seul,  en  sa  fureur 

[extrême 

Met  un  brutal  honneur   à   s'égorger   soi- 

[même. 

(Boilbau,  Sat.  VIII,  v.  120.) 
4.  •  Allumer  la  guerre  ;  •  la  guerre  est 


LIVRE  TREIZIÈME. 


205 


i>  par  la  colère  des  dieux,  sacrifie  brutalement  tant  d'autres 
»  hommes  à  sa  vanité  :  il  faut  que  tout  périsse,  que  tout  nage 
»  dans  le  sang,  que  tout  soit  dévoré  par  les  flammes,  que  ce 
»  qui  échappe  au  fer  et  au  feu  ne  puisse  échapper  à  la  faim, 
»  encore  plus  cruelle,  afin  qu'un  seul  homme,  qui  se  joue  de 
»  la  nature  humaine  entière,  trouve  dans  cette  destruction  gé- 
»  nérale  son  plaisir  et  sa  gloire!  Quelle  gloire  monstrueuse! 
»  Peut-on  trop  abhorrer  et  trop  mépriser  des  hommes  qui  ont 
»  tellement  oublié  l'humanité  l1  Non,  non:  bien  loin  d'être 
»  des  demi-dieux,  ce  ne  sont  pas  môme  des  hommes  ;  et  ils 
»  doivent  être  en  exécration  à  tous  les  siècles  dont  ils  ont  cru 
»  êlre  admirés  8.  0  que  les  rois  doivent  prendre  garde  aux 
>i  guerres  qu'ils  entreprennent!  Elles  doivent  ôtre  justes:  ce 
»  n'est  pas  assez;  il  faut  qu'elles  soient  nécessaires  pour  le 
»  bien  public.  Le  sang  d'un  peuple  ne  doit  être  versé  que  pour 
»  sauver  ce  peuple  dans  les  besoins  extrêmes.  Mais  les  conseils 
»  flatteurs,  les  fausses  idées  de  gloire,  les  vaines  jalousies,  l'in- 
»  juste  avidité  qui  se  couvrent  de  beaux  prétextes,  enfin  les 
»  engagements  insensibles  3  entraînent  presque  toujours  les 
»  rois  dans  des  guerres  où  ils  se  rendent  malheureux,  où  ils 
»  hasardent  tout  sans  nécessité,  et  où  ils  font  autant  de  mal  à 
»  leurs  sujets  qu'à  leurs  ennemis.  »  Ainsi  raisonnait  Télé- 
înaque. 

IV.  Mais  il  ne  se  contentait  pas  de  déplorer  les  maux  de  la 
guerre;  il  tâchait  de  les  adoucir.  On  le  voyait  aller  dans  les 
tentes  secourir  lui-même  les  malades  et  les  mourants  :  il  leur 
donnait  de  l'argent  et  des  remèdes;  il  les  consolait  et  les  en- 
courageait par  des  discours  pleins  d'amitié;  il  envoyait  visiter 
ceux  qu'il  ne  pouvait  visiter  lui-même. 

Parmi  les  Cretois  qui  étaient  avec  lui,  il  y  avait  deux  vieil- 
lards, dont  l'un  se  nommait  Traumaphile  *,  et  l'autre  Noso- 


un embrasement  ;  elle  «  s'allume»  entre 
les  nations. 

1.  «  L'humanité;  oublier  «  l'huma- 
nité, •  c'est-à-dire  mettre  en  oubli  le 
sentiment  qui  oblige  l'homme  à  respecte? 
l'homme. 

2.  Compare*  ces  belles  paroles  de  Fé- 
nelon  avec  le  passage  suivant  de  Massil- 
lon,  se  rapportant  aux  rois  animés  de 
2'esprit  de  conquête  : 

•  Esprits  vastes,  mais  inquiets  et  tur- 

•  bulents,  capables  de  tout  soutenir,  hors 
»  le  repos;  qui  tournent  sans  cesse  autour 
i  du  pivot  même  qui  les  fixe  et  qui  les 

•  attache  ;  et  qui  semblables  à  Samson, 
■  sans  être  animés  de  son  esprit,  aiment 


»  encore  mieux  ébranler  l'édifice,  et 
»  être  écrasés  sous  ses  ruines,  que  de  ne 
»  pas  s'agiter  et  faire  usage  de  leurs  ta- 
»  lents  et  de  leur  force.  Malheur  au 
»  siècle  qui  produit  de  ces  hommes  rares 
*  et  merveilleux!  Et  chaque  nation  a  eu 
»  là-dessus  ses  leçons  et  ses  exemples  do- 
it mestiques.  ■ 

3.  Les  guerres  arrivent  souvent  sans 
qu'on  sache  leur  cause,  *  par  des  enga- 
gements insensibles,  »  dit  Fénelon  avec 
beaucoup  de  sens. 

4.  «  Traumaphile,  »  qui  aime  les  bles- 
sures, afin  de  les  guérir,  sans  doute.  — 
«  Nosophuge,»  qui  fait  fuir  les  maladies. 
Le  premier  est  le  chirurgien,  le  second 
le  médecin. 


296 


TÉLÊMAQUE. 


phuge.  Traumaphile  avait  été  au  siège  de  Troie  avec  Idoménée, 
et  avait  appris  des  enfants  d'Esculape  l'art  divin  '  de  guérir  les 
plaies.  Il  répandait  dans  les  blessures  les  plus  profondes  et  les 
plus  envenimées  une  liqueur  odoriférante,  qui  consumait  les 
chairs  mortes  et  corrompues,  sans  avoir  besoin  de  faire  aucune 
incision,  et  qui  formait  promptement  de  nouvelles  chairs  plus 
saines  et  plus  belles  que  les  premières. 

Pour  Nosophuge,  il  n'avait  jamais  vu  les  enfants  d'Esculape-, 
mais  il  avait  eu,  par  le  moyen  de  Mérione  *,  un  livre  sacré  et 
mystérieux  qu'Esculape  avait  donné  à  ses  enfants.  D'ailleurs 
Nosophuge  était  ami  des  dieux;  il  avait  composé  des  hymnes 
en  l'honneur  des  enfants  de  Latone  3;  il  offrait  tous  les  jours 
le  sacrifice  d'une  brebis  blanche  et  sans  tache  à  Apollon,  par 
lequel  il  était  souvent  inspiré.  A  peine  avait-il  vu  un  malade, 
qu'il  connaissait  à  ses  yeux,  à  la  couleur  de  son  teint,  à  la 
conformation  de  son  corps,  et  à  sa  respiration,  la  cause  de  sa 
maladie  *.  Tantôt  il  donnait  des  remèdes  qui  faisaientsuer,  et  il 
montrait,  par  le  succès  des  sueurs,  combien  la  transpiration 
facilitée  ou  diminuée,  déconcerte 8 ou  rétablit  toute  la  machine 
du  corps;  tantôt  il  donnait,  pour  les  maux  de  langueur,  cer- 
tains breuvages  qui  fortifiaient  peu  à  peu  les  parties  nobles  6, 
et  qui  rajeunissaient  les  hommes  en  adoucissant  leur  sang. 
Mais  il  assurait  que  c'était  faute  de  vertu  et  de  courage,  que 
les  hommes  avaient  si  souvent  besoin  de  la  médecine.  «  C'est 
une  honte,  disait- il,  pour  les  hommes,  qu'ils  aient  tant  de  ma- 
ladies, car  les  bonnes  mœurs  produisent  la  santé.  Leur  intem- 
pérance, disait-il  encore,  change  en  poisons  mortels  les  ali- 
ments destinés  à  conserver  la  vie.  Les  plaisirs,  pris  sans 
modération,  abrogent  plus  les  jours  des  hommes,  que  les  re- 
mèdes ne  peuvent  les  prolonger.  Les  pauvres  sont  moins  sou- 
vent malades,  faute  de  nourriture,  que  les  riches  ne  le  devien- 
nent pour  en  prendre  trop.  Les  aliments  qui  flattent  trop  le 
goût,  et  qui  font  manger  au  delà  du  besoin,  empoisonnent  au 
lieu  de  nourrir.  Les  remèdes  sont  eux-mêmes  de  véritables 
maux  qui  usent  la  nature,  et  dont  il  ne  faut  se  servir  que  dans 


i.  Les  anciens  regardaient  comme 
transmis  directement  par  les  dieux  les 
principes  da  fart  de  guérir.  «  Le  mé- 
decin, a  dit  le  poète  grec,  est  un  homme 
supérieur  à  beaucoup  d'autres,  etc.  t 

2.  •  Mérione,  «  dont  il  est  parlé  dans 
Homère,  avait  été  l'écuyer  d'Idoménée 
au  siège  de  Troie. 

3.  «  Latone,  »  mère  d'Apollon  et  de 
Diane,  qu'elle  avait  mis  au  jour  dans  Pile 
de  Déios. 


4.  On  voit  ici  une  partie  importante  de 
la  science  médicale,  appelée  séméioti- 
que,  art  déjuger  de  la  situation  du  ma- 
lade par  les  signes  extérieurs. 

5.  «Déconcerte,!  dérange  le  concert, 
l'harmonie  entre  les  diverses  fonctions 
organiques. 

6.  «  Les  parties  nobles,  »  les  parties 
■ans  lesquelles  l'existence  paraît  être  im- 
possible; le  cœur,  le  poumon. 


LIVRE  TREIZIÈME.  297 

les  pressants  besoins.  Le  grand  remède,  qui  est  toujours  d'un 
usage  utile,  c'est  la  sobriété,  c'est  la  tempérance  dans  tous  les 
plaisirs,  c'est  la  tranquillité  de  l'esprit,  c'est  l'exercice  du  corps. 
Par  là  on  fait  un  sang  doux  et  tempéré,  et  on  dissipe  toutes 
les  humeurs  superflues1.  Ainsi  le  sage  Nosophuge  était  moins 
admirable  par  ses  remèdes,  que  par  le  régime  qu'il  conseillait 
pour  prévenir  les  maux  et  pour  rendre  les  remèdes  inutiles  2. 

Ces  deux  hommes  étaient  envoyés  par  Télémaque  pour 
visiter  tous  les  malades  de  l'armée.  Us  en  guérirent  beaucoup 
par  leurs  remèdes,  mais  ils  en  guérirent  bien  davantage  par 
le  soin  qu'ils  prirent  pour  les  faire  servir  à  propos;  car  ils 
s'appliquaient  à  les  tenir  proprement,  à  empêcher  le  mauvais 
air  par  cette  propreté,  et  à  leur  faire  garder  un  régime  de 
sobriété  exacte  dans  leur  convalescence2.  Tous  les  soldats, 
touchés  de  ces  secours,  rendaient  grâces  aux  dieux  d'avoir  en- 
voyé Télémaque  dans  l'armée  des  alliés. 

«  Ce  n'est  pas  un  homme,  disaient-ils,  c'est  sans  doute  quel- 
»  que  divinité  bienfaisante  sous  une  figure  humaine.  Du  moins, 
»  si  c'est  un  homme,  il  ressemble  moins  au  reste  des  hom- 
»  mes  qu'aux  dieux;  il  n'est  sur  la  terre  que  pour  faire  du 
»  bien;  il  est  encore  plus  aimable  par  sa  douceur  et  par  sa 
»  bonté,  que  par  sa  valeur.  Oh  !  si  nous  pouvions  l'avoir  pour 
m  roi  !  Mais  les  dieux  le  réservent  pour  quelque  peuple  plus 
»  heureux  qu'ils  chérissent,  et  chez  lequel  ils  veulent  renou- 
»  vêler  l'âge  d'or.  » 

Télémaque,  pendant  qu'il  allait  la  nuit  visiter  les  quartiers 
du  camp3,  par  précaution  contre  les  ruses  d'Adraste,  enten- 
dait ces  louanges,  qui  n'étaient  point  suspectes  de  flatterie, 
comme  celles  que  les  flatteurs  donnent  souvent  en  face  aux 
princes,  supposant  qu'ils  n'ont  ni  modestie  ni  délicatesse, 
et  qu'il  n'y  a  qu'à  les  louer  sans  mesure  pour  s'emparer  de 
leur  faveur.  Le  fils  d'Ulysse  ne  pouvait  goûter  que  ce  qui  était 
vrai;  il  ne  pouvait  souffrir  d'autres  louanges  que  celles  qu'on 
lui  donnait  en  secret  loin  de  lui,  et  qu'il  avait  véritablement 
méritées.  Son  cœur  n'était  pas  insensible  à  celles-là;  il  sentait 
ce  plaisir  si  doux  et  si  pur  que  les  dieux  ont  attaché  à  la  seule 
vertu*,  et  que  les  méchants,  faute  de  l'avoir  éprouvé,  ne  peu- 


1.  C'était  le  grand  principe  de  la  mé- 
decine au  il»  siècle,  «  adoucir,  tempérer 
le  sang  *  et  expulser  les  humeurs  ;  de  là, 
saigner  et  purger. 

2.  Tout  est  là,  c'est  la  garantie  d'une 
santé  que  rien  n'altère  ;  entretenir  le 
coi -pa  de  manière  que  tous  ies  maux  soient 
prévus  et  t  prévenus,  •  et  que  tes  remè- 


des s  lient  «  inutiles.  »  Cet  art  d'entrete- 
nir la  santé  a  pris  le  nom  à'hygiène. 

3.  Les  diverses  parties  du  camp. 

4.  La  vertu  a  des  joies  que  le  méchant 
ignore,  et  qui  sont  pour  l'homme  de  bien 
non  pas  le  motif  supérieur,  mais  les 
justes  encouragemeuts  pour  la  pratiquer. 

13. 


208  TÉLÉMAQUE. 

vent  ni  concevoir  ni  croire;  mais  il  ne  s'abandonnait  point 
à  ce  plaisir1  :  aussitôt  revenaient  en  foule  dans  son  esprit 
toutes  les  fautes  qu'il  avait  faites;  il  n'oubliait  point  sa  hau- 
teur naturelle,  et  son  indifférence  pour  les  hommes;  il  avait 
une  honte  secrète  d'être  né  si  dur,  et  de  paraître  si  humain  *. 
Il  renvoyait  à  la  sage  Minerve  toute  la  gloire  qu'on  lui 
donnait,  et  qu'il  ne  croyait  pas  mériter3. 

«  C'est  vous,  disait-il,  ô  grande  déesse,  qui  m'avez  donné 
d  Mentor  pour  m'instruire  et  pour  corriger  mon  mauvais  natu- 
»  rel;  c'est  vous  qui  me  donnez  la  sagesse  de  profiter  de  mes 
»  fautes  pour  me  défier  de  moi-môme:  c'est  vous  qui  retenez 
»  mes  passions  impétueuses;  c'est  vous  qui  me  faites  sentir 
o  le  plaisir  de  soulager  les  malheureux  :  sans  vous  je  serais 
»  haï,  et  digne  de  l'être;  sans  vous  je  ferais  des  fautes 
»  irréparables;  je  serais  comme  un  enfant,  qui,  ne  sentant 
»  pas  sa  faiblesse,  quitte  sa  mère,  et  tombe  dès  le  premier 
»  pas  4.» 

Nestor  et  Philoctète  étaient  étonnés  de  voir  Télémaque 
devenu  si  doux,  si  attentif  à  obliger  lès  hommes,  si  officieux, 
si  secourable,  si  ingénieux  pour  prévenir  tous  les  besoins  :  ils 
ne  savaient  que  croire,  ils  ne  reconnaissaient  plus  en  lui  le 
même  homme.  Ce  qui  les  surprit  davantage  fut  le  soin  qu'il 
prit  des  funérailles  d'Hippias;  il  alla  lui-même  retirer  son 
corps  sanglant  et  défiguré  de  l'endroit  où  il  était  caché  sous  un 
monceau  de  corps  morts:  il  versa  sur  lui  des  larmes  pieuses5  ; 
il  dit  :  «  O  grande  ombre  6,  tu  le  sais  maintenant  combien 
»  j'ai  estimé  ta  valeur!  il  est  vrai  que  ta  fierté  m'avait  irrité; 
»  mais  tes  défauts  venaient  d'une  jeunesse  ardente;  je  sais 
»  combien  cet  âge  a  besoin  qu'on  lui  pardonne.  Nous  eus- 
»  sions  dans  la  suite  été  sincèrement  unis;  j'avais  tort  de  mon 
»  côté.  O  dieux,  pourquoi  me  le  ravir  avant  que  j'aie  pu  le 
»  forcer  de  m'aimer?  » 


1.  C'est  la  vertu  par  excellence  :  faire 
le  sacrifice  de  la  louange  même,  se 
préoccuper  de  ses  fautes  et  ne  pas  croire 
à  son  mérite,  parce  qu'on  le  sent  impar- 
fait. 

2.  Ainsi  ce  caractère  de  Télémaque 
est  mêlé  de  lumière  et  d'ombre;  sa  vertu, 
liien  que  très-grande,  n'est  exempte  ni 
d'orgueil  ni  de  dureté. 

3.  On  sent  le  christianisme  sous  cette 
expression  mythologique;  mettez  Dieu  à 
la  place  du  mot  «  Minerve»  et  vous  aurez 
la  formule    chrétienne:  Deo  soli  honor  I      6.    L'expression   est  exagérée;  Télé- 
ctgloria.  |  maque  doit  pardonner  à  Hippias,  se  re- 

4.  Cette  prière,  dégagée  de  gon  voile  ]  pentir  même  à  son  égard,  mais  non  le 
poétique,  serait  tics-belle;  on  y  recon-  j  déifier. 


naît,  surtout  dans  les  tendres  paroles 
qui  la  terminent,  la  manière  et  le  style 
des  Lettres  spirituelles,  par  l'auteur  du 
Télémaque. 

5.  «  Pieuses,  »  le  mot  pieux,  pius,  prê- 
tas, a  un  sens  très-étendu.  Il  ne  se  dit 
pas  seulement  du  sentiment  envers  la 
divinité,  mais  aussi  des  sentiments  de 
vénération  envers  les  hommes  dans  les 
moments  solennels,  comme  ici,  après  la 
mort. 


LIVRE  TREIZIÈME. 


299 


Ensuite  Télémaque  fit  laver  le  corps  dans  des  liqueurs  odo- 
riférantes; puis  on  prépara  par  son  ordre  un  bûcher.  Les 
grands  pins,  gémissant  sous  les  coups  des  haches,  tombent  en 
roulant  du  haut  des  montagnes.  Les  chênes,  ces  vieux  enfants 
de  la  terre,  qui  semblaient  menacer  le  ciel;  les  hauts  peu- 
pliers; les  ormeaux,  dont  les  têtes  sont  si  vertes  et  si  ornées 
d'un  épais  feuillage;  les  hêtres,  qui  sont  l'honneur  des  forêts, 
viennent  tomber  sur  les  bords  du  fleuve  Galèse  '.  Là  s'élève 
avec  ordre  un  bûcher  qui  ressemble  à  un  bâtiment  régulier; 
la  flamme  commence  à  paraître,  un  tourbillon  de  fumée 
monte  jusqu'au  ciel  2. 

Les  Lacédémoniens  s'avancent  d'un  pas  lent  et  lugubre, 
tenant  leurs  piques  renversées,  et  les  yeux  baissés;  la  dou- 
leur amère  est  peinte  sur  ces  visages  si  farouches,  et  les  lar- 
mes coulent  abondamment.  Puis  on  voyait  venir  Phérécide, 
vieillard  moins  abattu  par  le  nombre  des  années,  que  par  la  dou- 
leur de  survivre  à  Hippias  qu'il  avait  élevé  depuis  son  enfance. 
Il  levait  vers  le  ciel  ses  mains  et  ses  yeux  noyés  de  larmes. 
Depuis  la  mort  d'Hippias,  il  refusait  toute  nourriture;  le  doux 
sommeil  n'avait  pu  appesantir  ses  paupières,  ni  suspendre  un 
moment  sa  cuisante  peine  :  il  marchait  d'un  pas  tremblant, 
suivant  la  foule,  et  ne  sachant  où  il  allait.  Nulle  parole  ne 
sortait  de  sa  bouche,  car  son  cœur  était  trop  serré  :  c'était  un 
silence  de  désespoir  et  d'abattement;  mais,  quand  il  vit  le 
bûcher  allumé,  il  parut  tout  à  coup  furieux,  et  il  s'écria  : 
«  0  Hippias,  Hippias,  je  ne  te  verrai  plus!  Hippias  n'est  plus, 
»  et  je  vis  encore!  0  mon  cher  Hippias,  c'est  moi  qui  t'ai 
»  donné  la  mort;  c'est  moi  qui  t'ai  appris  à  la  mépriser!  Je 
»  croyais  que  tes  mains  fermeraient  mes  yeux,  et  que  tu  re- 
»  cueillerais  mon  dernier  soupir.  0  dieux  cruels,  vous  prolon- 
»  gez  ma  vie  pour  me  faire  voir  la  mort  d'Hippias!  0  cher 
»  enfant  que  j'ai  nourri,  et  qui  m'as  coûté  tant  de  soins,  je 
»  ne  te  verrai  plus;  mais  je  verrai  ta  mère,  qui  mourra  de 
»  tristesse  en  me  reprochant  ta  mort;  je  verrai  la  jeune  épouse 
»  frappant  sa  poitrine,  arrachant  ses  cheveux;  et  j'en  serai 
»  cause  !  0  chère  ombre,  appelle-moi  sur  les  rives  du  Slyx  ;  la 
»  lumière  m'est  odieuse  :  c'est  toi  seul,  mon  cher  Hippias,  que 
»  je  veux  revoir.  Hippias  1  Hippias!  ô  mon  cher  Hippias!  je  ne 


I.Onva  procéder  à  la  sépulture  d'Hip- 
pias, cérémonie  funèbre  à  laquelle  pré- 
sidera Télémaque.  Les  poètes  ont  tous 
fait  leur  description  des  funérailles: 
Homère  a  celles  de  Patrocle(//.  Î.XX1I1  : 
Virgile,  celles  du  fili  d'Evandre  {jEn., 


I.  XI).  Fénelon  a  pris  des  traits  à  l'un  et 
à  l'autre  de  ces  deux  grands  portes. 

2.  Voir,  au  xxute  livre  de  ['Iliade,  la 
construction  du  bûcher  de  Patrocle  ;  puis 
le  corps  du  héros  grec  placé  sur  ce  bû- 
cher et  réduit  en  cendres. 


300 


TÉLÉMAQUE. 


»  vis  encore  que  pour  rendre  à  (es  cendres  le  dernier  devoir1.» 
Cependant,  on  voyait  le  corps  du  jeune  Ilippias  étendu, 
qu'on  portait  dans  un  cercueil  orné  de  pourpre,  d'or  et  d'ar- 
gent. La  mort,  qui  avait  éteint  ses  yeux,  n'avait  pu  effacer 
toute  sa  beauté,  et  les  grâces  étaient  encore  à  demi  peintes 
sur  son  visage  pâle.  On  voyait  flotter  autour  de  son  cou,  plus 
blanc  que  la  neige,  mais  penché  sur  l'épaule,  ses  longs  che- 
veux noirs,  plus  beaux  que  ceux  d'Atys  2  ou  de  Ganymède  3, 
qui  allaient  être  réduits  en  cendres.  On  remarquait  dans  le 
côté  la  blessure  profonde,  par  où  tout  son  sang  s'était  écoulé, 
et  qui  l'avait  fait  descendre  dans  le  royaume  sombre  de  Plnton. 
Télémaque,  triste  et  abattu,  suivait  de  près  le  corps,  et  lui 
jetait  des  fleurs.  Quand  on  fut  arrivé  au  bûcher,  le  jeune  fils 
d'Ulysse  ne  put  voir  la  flamme  pénétrer  les  étoffes  qui  enve- 
loppaient le  corps,  sans  répandre  de  nouvelles  larmes.  «  Adieu, 
»  dit-il,  ô  magnanime  Hippias!  car  je  n'ose  te  nommer  mon 
»  ami  :  apaise- toi,  ô  ombre  qui  as  mérité  tant  de  gloire  !  Si  je 
»  ne  t'aimais,  j'envierais  ton  bonheur;  tu  es  délivré  des  mise- 
»  res  où  nous  sommes  encore  *,  et  tu  en  es  sorti  par  le  che- 
»  min  le  plus  glorieux.  Hélas!  que  je  serais  heureux  de  finir 
»  de  même!  Que  le  Slyx  n'arrête  point  ton  ombre;  que  les 
»  Champs  Élysées  lui  soient  ouverts;  que  la  Renommée  con- 
»  serve  ton  nom  dans  tous  les  siècles,  et  que  tes  cendres  re- 
»  posent  en  paix  5!  » 

A  peine  eut-il  dit  ces  paroles  entremêlées  de  soupirs,  que 
toute  l'armée  poussa  un  cri  :  on  s'attendrissait  sur  Hippias, 
dont  on  racontait  les  grandes  actions;  et  la  douleur  de  sa  mort, 
rappelant  toutes  ses  bonnes  qualités,  faisait  oublier  les  défauts 
qu'une  jeunesse  impétueuse  et  une  mauvaise  éducation  lui 
avaient  donnés.  Mais  on  était  encore  plus  touché  des  senti- 
ments tendres  de  Télémaque.  «  Est-ce  donc  là,  disait-on,  ce 
»  jeune  Grec  si  fier,  si  hautain,  si  dédaigneux,  si  intraitable? 
»  Le  voilà  devenu  doux,  humain,  tendre.  Sans  doute  Minerve, 
»  qui  a  tant  aimé  son  père,  l'aime  aussi;  sans  doute  elle  lui  a 
«  fait  le  plus  précieux  don  que  les  dieux  puissent  faire  aux 
n  hommes,  en  lui  donnant,  avec  sa  sagesse,  un  cœur  sensible 
»  à  l'amitié.  » 

4.  Les  anciens  ne  parlaient  guère  d'une 
manière  abstraite  et  générale  des  «  mi- 
sères de  la  vie,  »  surtout  au  milieu  des 
batailles  et  par  la  bouche  d'un  jeune 
vainqueur;  c'est  le  sentiment  plus  pro- 
fond et  plus  chrétien  des  vanités  de 
l'existence  et  de  l'aspiration  à  un  monde 
meilleur  qui  a  surtout  inspiré  Féneloo. 

5.  Formule  chrétienne. 


1.  Ainsi  pleure  Androrvaque  devant 
les  restes  d'Hector,  au  mv«  liv.  de 
l'Iliade. 

2.  •  Atys,  »  jeune  Phrygien,  que  la 
déesse  Cybele  changea  en  piu  parce  qu'il 
l'avait  offensée. 

3.  «  Ganymède,»  fils  deTros,fut  trans- 
porté au  ciel  par  l'aigle  de  Jupiter  ;  il 
remplaça  Hébé  comme  échansoo. 


LIVRE  TREIZIÈME.  301 

Le  corps  était  déjà  consumé  par  les  flammes.  Télémaque 
lui-môme  arrosa  de  liqueurs  parfumées  les  cendres  encore  fu- 
mantes; puis  il  les  mit  dans  une  urne  d'or  qu'il  couronna  de 
fleurs,  et  il  porta  cette  urne  à  Phalante.  Celui-ci  était  étendu, 
percé  de  diverses  blessures;  et,  dans  son  extrême  faiblesse,  il 
entrevoyait  près  de  lui  les  portes  sombres  des  enfers. 

DéjàTraumaphile  et  Nosophuge,  envoyés  parle  fils  d'Ulysse, 
lui  avaient  donné  tous  les  secours  de  leur  art  :  ils  rappelaient 
peu  à  peu  son  àme  prête  à  s'envoler  ;  de  nouveaux  esprits  l  le 
ranimaient  insensiblement;  une  force  douce  et  pénétrante,  un 
baume  de  vie  s'insinuait  de  veine  en  veine  jusqu'au  fond  de 
son  cœur;  une  chaleur  agréable  le  dérobait  aux  mains  glacées 
de  la  Mort.  En  ce  moment,  la  défaillance  cessant,  la  douleur 
succéda;  il  commença  à  sentir  la  perte  de  son  frère,  qu'il 
n'avait  point  été  jusqu'alors  en  état  de  sentir.  «  Hélas!  disait- 
»  il,  pourquoi  prend-on  de  si  grands  soins  de  me  faire  vivre! 
»  ne  vaudrait-il  pas  mieux  mourir,  et  suivre  mon  cher  Hip- 
»  pias?  Je  l'ai  vu  périr  tout  auprès  de  moi!  0  Hippias,  la  dou- 
»  ceur  de  ma  vie,  mon  frère,  mon  cher  frère,  tu  n'es  plus!  je 
»  ne  pourrai  donc  plus  ni  te  voir,  ni  t'entendre,  ni  t'embrasser, 
»  ni  te  dire  mes  peines,  ni  te  consoler  dans  les  tiennes  !  0  dieux 
»  ennemis  des  hommes  !  il  n'y  a  plus  d'Hippias  pour  moi  !  est- 
»  il  possible?  Mais  n'est-ce  point  un  songe?  Non,  il  n'est  que 
»  trop  vrai.  0  Hippias,  je  t'ai  perdu  :  je  t'ai  vu  mourir,  et  il 
»  faut  que  je  vive  encore  autant  qu'il  sera  nécessaire  pour  te 
»  venger;  je  veux  immoler  à  les  mânes  le  cruel  Adraste  teint 
»  de  ton  sang.  » 

Pendant  que  Phalante  parlait  ainsi,  les  deux  hommes  divins 
tâchaient  d'apaiser  sa  douleur,  de  peur  qu'elle  n'augmentât 
ses  maux,  et  n'empêchât  l'effet  des  remèdes.  Tout  à  coup  il 
aperçoit  Télémaque  qui  se  présente  à  lui.  D'abord  son  cœur  fut 
combattu  par  deux  passions  contraires.  11  conservait  un  res- 
sentiment de  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  Télémaque  et  Hip- 
pias; la  douleur  de  la  perte  d'Hippias  rendait  ce  ressentiment 
encore  plus  vif  :  d'un  autre  côté,  il  ne  pouvait  ignorer  qu'il 
devait  la  conservation  de  sa  vie  à  Télémaque,  qui  l'avait  tiré 
sanglant  et  à  demi  mort  des  mains  d'Adraste.  Mais  quand  il  vit 
l'urne  d'or  où  étaient  renfermées  les  cendres  si  chères  de  son 
frère  Hippias,  il  versa  un  torrent  de  larmes  :  il  embrassa 
d'abord  Télémaque  sans  pouvoir  lui  parler  *,  et  lui  dit  enfin 
d'une  voix  languissante  et  entrecoupée  de  sanglots  : 

I.  «  Esprit,  i  dans  un  des  sens  du  mot  I  semblaient  renaître. 
latin,  spiritus,  des  souffles  dévie  qui  I     2.  Tous  ces  détails  sont  touchants  ;  les 


302 


TELÉMAQUE. 


«  Digne  fils  d'Ulysse,  voire  vertu  me  force  à  vous  aimer  ,  ;  je 
»  \ous  dois  ce  reste  de  vie  qui  va  s'éteindre  :  mais  je  vous  dois 
»  quelque  chose  qui  m'est  bien  plus  cher.  Sans  vous,  le  corpi 
»  de  mon  frère  aurait  été  la  proie  des  vautours;  sans  vous, 
»  son  ombre,  privée  de  la  sépulture,  serait  malheureusement 
»  errante  sur  les  rives  du  Styx,  et  toujours  repoussée  par  l'im- 
»  pitoyable  Charon.  Faut-il  que  je  doive  tant  à  un  homme  que 
»  j'ai  tant  haï  !  0  dieux,  récompensez-le,  et  délivrez-moi  d'une 
»  vie  si  malheureuse  1  Pour  vous,  ô  Télémaque,  rendez-moi  les 
»  derniers  devoirs  que  vous  avez  rendus  à  mon  frère,  afin  que 
»  rien  ne  manque  à  votre  gloire.  » 

A  ces  paroles,  Phalante  demeura  épuisé  et  abattu  d'un  ex- 
cès de  douleur.  Télémaque  se  tint  auprès  de  lui  sans  oser  lui 
parler,  et  attendant  qu'il  reprît  ses  forces.  Bientôt  Phalante, 
revenant  de  cette  défaillance,  prit  l'urne  des  mains  de  Télé- 
maque, la  baisa  plusieurs  fois,  l'arrosa  de  ses  larmes,  et  dit  : 
«  0  chères,  ô  précieuses  cendres,  quand  est-ce  que  les  mien- 
»  nés  seront  renfermées  avec  vous  dans  cette  même  urne?  0 
»  ombre  d'Ilippias,  je  te  suis  dans  les  enfers  :  Télémaque  nous 
»  vengera  tous  deux.  » 

Cependant  le  mal  de  Phalante  diminua  de  jour  en  jour  par 
les  soins  des  deux  hommes  qui  avaient  la  science  d'Esculape  ». 
Télémaque  était  sans  cesse  avec  eux  auprès  du  malade,  pour 
les  rendre  plus  attentifs  à  avancer  sa  guérison;  et  toute  l'ar- 
mée admirait  bien  plus  la  bonté  de  cœur  avec  laquelle  il  se- 
courait son  plus  grand  ennemi,  que  la  valeur  et  la  sagesse  qu'il 
avait  montrées,  en  sauvant,  dans  la  bataille,  l'armée  des 
alliés  K 

En  même  temps,  Télémaque  se  montrait  infatigable  dans 
les  plus  rudes  travaux  de  la  guerre;  il  dormait  peu,  et  son 
sommeil  était  souvent  interrompu,  ou  par  les  avis  qu'il  rece- 
vait à  toutes  les  heures  de  la  nuit  comme  du  jour,  ou  par  la 
visite  de  tous  les  quartiers  du  camp,  qu'il  ne  faisait  jamais 
deux  fois  de  suite  aux  mêmes  heures,  pour  mieux  surprendre 
ceux  qui  n'étaient  pas  assez  vigilants.  11  revenait  souvent  dans 
sa  tente   couvert  de  sueur  et  de  poussière  :  sa  nourriture 


diverses  émotions  par  lesquelles  passent 
ces  guerriers  sont  exprimées  d'une  ma- 
nière achevée.  Télémaque  a  ici  une 
6gure  tout  à  fait  poétique,  héroïque. 

1 .  On  regrette  cette  habitude  du  vous, 
si  peu  antique,  si  contraire  à  la  couleur 
locale,  mais  dont  la  rigueur  formaliste 
du  siècle  de  Louis  XIV  ne  pouvait  se 
départir,  même  dans  les  sujets  qui  sem- 
blaient l'exclure. 


2.  C'est  là  une  heureuse  péri]  étie.  Ou 
s'attendait  à  la  mort  de  Phalante,  mais 
le  poète  a  compris  qu'il  ue  fallait  pas 
multiplier  les  funérailles;  que  la  pré- 
sence des  deux  médecins  aurait  été  une 
invention  sans  but,  s'ils  n'avaient  pas 
guéri  le  chef  des  alliés;  c'est  pourquoi, 
après  avoir  montré  Phalante  aux  portes 
du  tombeau,  il  le  rend  à  la  vie  et  à  de 
nouveaux  exploita. 


LIVRE  TREIZIEME. 


3  on 


était  simple;  il  vivait  comme  les  soldais,  pour  leur  donner 
l'exemple  de  la  sobriété  et  de  la  patience.  L'armée  ayant  peu 
de  vivres  dans  ce  campement,  il  jugea  nécessaire  d'arrêter  les 
murmures  des  soldats,  en  souffrant  lui-même  volonlairement 
les  mêmes  incommodités  qu'eux1.  Son  corps,  loin  de  s'affai- 
blir dans  une  vie  si  pénible,  se  fortifiait  et  s'endurcissait  cha- 
que jour  :  il  commençait  à  n'avoir  plus  ces  grfices  si  tendres 
qui  sont  comme  la  fleur  de  la  première  jeunesse;  son  teint 
devenait  plus  brun  et  moins  délicat,  ses  membres  moins  mous 
et  plus  nerveux2. 

Observations  sur  le  treizième  livre.  Dans  le  livre  précédent  on  a 
vu  le  drame;  ici  c'est  l'épopée,  avec  toutes  les  qualités  de  ce  genre, 
l'invention,  le  pathétique,  la  grandeur.  La  conception  principale  est  la 
lutte  de  Télémaque  contre  Hippias.  L'auteur  a  trouvé  l'occasion  de 
tracer  à  grands  traits  et  avec  beaucoup  d'énergie  le  caractère  de  son 
héros;  c'est  un  contraste  de  qualités  opposées,  de  bonnes  qualités  qui 
ont  leur  ombre,  c'est-à-dire  les  défauts  qui  leur  correspondent.  Téléma- 
que est  intrépide,  généreux;  mais  aussi  il  est  emporté,  fier  et  dédai- 
gneux. En  écrivant  ces  pages,  Fénelon  avait  en  vue  de  répéter  au  duc 
de  Bourgogne,  une  fois  de  plus,  ce  qu'il  lui  avait  dit  si  souvent,  alors 
qu'il  était  son  maitre  :  «  Gardez-vous  de  votre  humeur.  »  Le  jeune 
prince  était,  dans  son  enfance,  d'un  caractère  fantasque,  et  de  plus, 
orgueilleux  à  l'excès.  On  pouvait  sans  crainte  lui  appliquer  ce  que 
Fénelon  a  dit  de  Télémaque  :  «  Il  se  regardait  comme  étantd'une  autre 
nature  que  le  reste  des  hommes.  Le  bonheur  de  le  servir  était,  selon 
lui,  une  assez  haute  récompense  pour  ceux  qui  le  servaient.  »  Ce  ne 
fut  pas  sans  peine  que  Fénelon  parvint  à  le  corriger  : 

«M.  le  duc  de  Bourgogne,  dit  Saint-Simon,  naquit  terrible,  et  sa 
première  jeunesse  fit  trembler.  Dur  et  colère  jusqu'aux  derniers  em- 
portements et  jusque  contre  les  choses  inanimées  ;  impétueux  avec 
fureur,  incapable  de  souffrir  la  moindre  résistance  même  des  heures 
et  des  éléments  sans  entrer  dans  des  fougues  à  faire  craindre  que 
tout  ne  se  rompît  dans  son  cor.ps;  opiniâtre  à  l'excès,  passionné 
pour  tous  les  plaisirs,  la  bonne  chère,  la  chasse  avec  fureur,  la  musique 
avec  une  sorte  de  ravissement,  et  le  jeu  encore  où  il  ne  pouvait  sup- 
porter d'être  vaincu  et  où  le  danger  avec  lui  était  extrême;  souvent 
farouche,  naturellement  porté  à  la  cruauté,  barbare  en  raillerie,  sai- 
sissant les  ridicules  avec  une  justesse  qui  assommait;  de  la  hauteur  des 
cieux,  il  ne  regardait  les  hommes  que  comme  des  atomes  avec  qui  il 


i.  Fénelon  a  donné  à  Télémaque 
toutes  les  qualités  du  vaillant  guerrier 
unies  à  celles  du  cœur  le  plus  généreux. 
Ici,  il  le  représente  comme  un  capitaine 
expérimenté,  -vigilant,  voyant  tout,  et 
sachant  souffrir  avec  le  soldat. 

2.  Cette  phrase  est  ferme  comme  l'idée 


qu'elle  exprime  ;  elle  ajoute  aussi  de 
la  vraisemblance  au  portrait  de  Télé- 
maque. Le  poëte  a  pensé  qu'avec  tant 
de  qualités  viriles,  il  devait  aussi  donner 
au  visage  de  son  jeune  héros  quelque 
chose  de  plus  énergique  et  qui  mani- 
festât l'homme  mûr  avant  le  temos. 


304  TELEMA.QUE. 

n'avait  aucune  ressemblance,  quels  qu'ils  fussent;  à  peine  MM.  ses 
frères  lui  paraissaient-ils  intermédiaires  entre  lui  et  le  genre  humain.. 
De  cet  abîme  sortit  un  prince  affable,  doux,  humain,  modéré,  patient, 
modeste,  et  quelquefois  au  delà  de  ce  que  son  état  pouvait  com- 
porter, humble  et  austère  pour  soi.  Tout  appliqué  à  ses  devoirs,  et 
les  comprenant  immenses,  il  ne  pensa  plus  qu'à  allier  les  devoirs  de 
fils  et  de  sujet  avec  ceux  auxquels  il  se  voyait  destiné.  » 

C'est  donc  dans  ce  livre  treizième  que  le  caractère  de  Télémaque  est 
plus  particulièrement  étudié.  £)n  y  voit  comment  un  jeune  homme, 
abondamment  doué  pour  le  bien  et  pour  le  mal,  placé  dans  des  cir- 
constances grandes  et  difficiles,  peut  se  corriger,  devenir  héroïque  et 
toucher  à  la  perfection. 

Télémaque  intéresse  dans  ses  regrets  après  sa  querelle  contre  Hip- 
pias,  et  surtout  dans  son  généreux  désespoir  après  la  mort  du  frère  de 
Phalantc  II  y  a  cependant  dans  les  remords  du  fils  d'Ulysse,  dans  l'ex- 
pression de  son  excessive  douleur,  dans  l'ascendant  qu'il  exerce  sur 
les  autres  chefs,  quelque  exagération,  et  nous  avons  dû  le  noter.  —  La 
mêlée  qui  a  lieu,  et  dans  laquelle  est  tué  Hippias,  est  courte,  mais 
elle  rappelle, bien  qu'à  distance,  les  combats  de  l'épopée  antique.  Il  en 
est  de  même  des  funérailles;  nous  y  trouvons  une  description,  infé- 
rieure sans  doute  à  celles  que  l'on  admire  dans  Homère  et  dans 
Virgile,  mais  où  brillent  cependant  d'éclatantes  beautés.  On  a  pu  re- 
marquer aussi,  comme  une  invention  épique  empruntée  aux  anciens, 
la  description  du  bouclier  de  Télémaque,  une  suite  de  tableaux  où  les 
détails  pacifiques  et  champêtres  contrastent  avec  le  trouble  des  ba- 
tailles et  reposent  l'esprit  fatigué.  Fénelon  avait  laissé  une  variante  de 
cette  description; il  avait  écrit  l'histoire  héroïque  et  poétique  des  Lab- 
dacides  et  de  leurs  infortunes  héréditaires,  depuis  l'abaudon  d'OEdipe 
par  son  père  Laïus  jusqu'à  la  mort  des  frères  ennemis,  Etéocle  et  Poly- 
nice  devant  Thèbes.  Mais  ce  morceau,  d'ailleurs  fort  brillant,  est  loin 
d'offrir  l'intérêt  et  la  vraisemblance  des  gracieux  tableaux  par  lesquels 
Fénelon  l'a  remplacé. 


LIVRE  QUATORZIÈME.  305 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


Sommaire.  —  I.  Télémaque,  persuadé  que  son  père  n'est  plus  sur  'a 
(erre,  prend  la  résolution  de  le  chercher  dans  les  enfers.  Parti  du- 
rant la  nuit  avec  deux  Ciétois,  il  se  rend  à  la  caverne  d'Acheron- 
tia.  11  arrive  aux  Lords  du  Styx,  et  il  est  reçu  dans  la  barque  de 
Charon;  épisode  de  Nabopharsan.  —  II.  Pluton,  devant  lequel  il  se 
présente,  lui  permet  de  chercher  son  père  dans  l'empire  infernal. 
Télémaque  traverse  d'abord  le  Tartare,  et  voit  les  tourments  que 
souffrent  les  ingrats,  les  parjures,  les  impies,  les  hypocrites,  et  sur- 
tout les  mauvais  rois.  —  111.  Entré  dans  les  Champs  Élysées,  il  voit 
la  félicité  dont  jouissent  les  hommes  justes.  —  IV.  Reconnu  par  son 
bisaïeul  Arcésius,  il  apprend  que  son  père  est  vivant,  qu'il  revien- 
dra bientôt  en  Ithaque  où  Télémaque  îe  retrouvera  et  régnera  après 
lui.  —  V.  Arcésius  donne  au  fils  d'Ulysse,  de  sages  instructions  en 
lui  montrant  la  récompense  des  bons  rois  da^s  les  Champs  Élysées. 
Après  cet  entretien,  Télémaque  sort  de  l'empire  de  Pluton,  et  re- 
tourne au  camp  des  alliés. 

I.  Cependant  Adraste,  dont  les  troupes  avaient  été  considé- 
rablement affaiblies  dans  le  combat,  s'était  retiré  derrière  la 
montagne  d'Aulon1,  pour  attendre  divers  secours,  et  pour 
tâcher  de  surprendre  encore  une  fois  ses  ennemis  :  semblable 
à  un  lion  affamé,  qui,  ayant  été  repoussé  d'une  bergerie,  s'en 
retourne  dans  les  sombres  forêts,  et  rentre  dans  sa  caverne, 
où  il  aiguise  ses  dents  et  ses  griffes,  attendant  le  moment 
favorable  pour  égorger  tous  les  troupeaux9. 

Télémaque,  ayant  pris  soin  de  mettre  une  exacte  disci- 
pline dans  tout  le  camp,  ne  songea  plus  qu'à  exécuter  un 
dessein  qu'il  avait  conçu,  et  qu'il  cacha  à  tous  les  chefs  de 
l'armée.  11  y  avait  déjà  longtemps  qu'il  était  agité,  pendant 
toutes  les  nuits,  par  des  songes  qui  lui  représentaient  son 
père  Ulysse.  Cette  chère  image  revenait  toujours  sur  la  fin  de 
la  nuit,  avant  que  l'Aurore  vînt  chasser  du  ciel,  par  ses  feux 


1.  t   Aulon,  »    dans  la  Calabre  ullé-    ito^voûxat,  eUxtov  Si  t*  ïfrq  ànô  (xtaffaûXoto. 
rieure,  porte  aussi  le  nom  de  Caulon  ou 
Caulonia  ;  une  ville  du  même  nom  est 
bâlie  au  pied  de  cette  montagne. 

2.  watt   Atç    T)Ci-]f4vttoç, 
Sv    pa     xuveç   xi    xoX    ivSptç  àiti   ffT<x6(«.oîo 


*TXe<xt  xal  îwvfi"  *°v  &'  *•  ? P10**  «**l|*0v  îjxof 


(Hom.,  //.,  1.  XVII,  v.  109. 

«  Tel  un  lion  à  l'épaisse  crinière,  que  la 
»  *oix  des  chiens,  et  la  lance  des  chas- 
•  seurs  repoussent  de  la  bergerie;  son 
»  cœur  intrépide  se  gonfle  dans  son  sein, 
»  et  malgré  lui,  il  s'éloigne  de  l'étable.i 


306 


TÉLÉMAQUE, 


naissants,  les  inconstantes  Étoiles1,  et  de  dessus  la  terre,,  le 
doux  sommeil,  suivi  des  Songes  voltigeants.  Tantôt  il  croyait 
voir  Ulysse  nu,  dans  une  île  fortunée,  sur  la  rive  d'un  fleuve, 
dans  une  prairie  ornée  de  fleurs,  et  environné  de  nymphes  qui 
lui  jetaient  des  habits  pour  se  couvrir;  tantôt  il  croyait 
l'entendre  parler  dans  un  palais  tout  éclatant  d'or  et  d'i- 
voire, où  des  hommes  couronnés  de  fleurs  l'écoutaient  avec 
plaisir  et  admiration2.  Souvent  Ulysse  lui  apparaissait  tout  à 
coup  dans  des  festins  où  la  joie  éclatait  parmi  les  délices,  et 
où  Ton  entendait  les  tendres  accords  d'une  voix  avec  une  lyre 
plus  douce  que  la  lyre  d'Apollon  et  que  les  voix  de  toutes  les 
Muses8. 

Télémaque,  en  s'éveillant,  s'attristait  de  ces  songes  si 
agréables.  «  0  mon  père,  ô  mon  cher  père  Ulysse,  s'écriait-il, 
»  les  songes  les  plus  affreux  me  seraient  plus  doux!  Ces  images 
»  de  félicité  me  font  comprendre  que  vous  êtes  déjà  descendu 
»  dans  le  séjour  des  âmes  bienheureuses,  que  les  dieux  récom- 
»  pensent  de  leur  vertu  par  une  éternelle  tranquillité.  Je  crois 
»  voir  les  Champs  Élysées.  Oh  !  qu'il  est  cruel  de  n'espérer  plus  ! 
»  Quoi  donc,  ô  mon  cher  père,  je  ne  vous  verrai  jamais!  ja- 
»  mais  je  n'embrasserai  celui  qui  m'aimait  tant,  et  que  je 
»  cherche  avec  tant  de  peine  !  jamais  je  n'entendrai  parler  cette 
»  bouche  d'où  sortait  la  sagesse!  jamais  je  ne  baiserai  ces 
»  mains,  ces  chères  mains,  ces  mains  victorieuses  qui  ont 
»  abattu  tant  d'ennemis!  elles  ne  puniront  point  les  insensés 
»  amants  de  Pénélope,  et  Ithaque  ne  se  relèvera  jamais  de  sa 
»  ruine!  O  dieux  ennemis  de  mon  père!  vous  m'envoyez  ces 
»  songes  funestes  pour  arracher  toute  espérance  de  mon  cœur  ; 
»  c'est  m'arracher  la  vie.  Non,  je  ne  puis  plus  livre  dans  cette 
»  incertitude.  Que  dis-je?  hélas!  je  ne  suis  que  trop  certain 
»  que  mon  père  n'est  plus.  Je  vais  chercher  son  ombre  jusque 
»  dans  les  enfers.  Thésée  y  est  bien  descendu;  Thésée,  cet 
»  impie  qui  voulait  outrager  les  divinités  infernales;  et  moi, 
»  j'y  vais  conduit  par  la  piété.  Hercule  y  descendit  :  je  ne  suis 
»  pas  Hercule;  mais  il  est  beau  d'oser  l'imiter*.  Orphée  a  bien 


1.  Siderccs  Aurora  fugaverat  ignés. 

(Ov.,  Met.,  xv,  665.) 
«  L'Aurore  avait  mis  en  fuite  les  Étoiles 
»  du  ciel.  » 

2.  Fénelon  suppose  que  Télémaque 
voyait  en  songe  les  aventures  de  son  père 
dans  le  temps  même  où  elles  avaient 
lieu.  Ici,  c'est  l'arrivée  d'Ulysse,  après 
son  naufrage,  dans  l'île  des  Pliéacieus,  et 
Son  séjour  auprès  d'Alcinoiis.  OJys.,  1. 
VI,  VU,  VIII. 


3 .  Tous  ces  détails  sont  d'une  élégance 
achevée. 

4.  Plusieurs  détails  sont  empruntés  à 
Virgile.  Ce  poète  cite  aussi  Thésée  et  Her- 
cule comme  ayaut  visité  les  enfers, 

Quid  Thesea  magnum, 
Quid  memorem  Alciden  ? 

{/En.,  1.  VI,  v.  122.) 
«  Dois  je    rappeler  Thésée  et  le    grand 
i  Alcide?  » 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


307 


»  touché,  par  le  récit  de  ses  malheurs,  le  cœur  de  ce  dieu 
»  qu'on  dépeint  comme  inexorable  :  il  obtint  de  lui  qu'Eury- 
»  dice  retournât  parmi  les  vivants1.  Je  suis  plus  digne  de 
»  compassion  qu'Orphée;  car  ma  perte  est  plus  grande.  Qui 
»  pourrait  comparer  une  jeune  fille,  semblable  à  cent  autres, 
«avec  le  sage  Ulysse,  admiré  de  toute  la  Grèce?  Allons! 
»  mourons  s'il  le  faut.  Pourquoi  craindre  la  mort  quand  on 
»  souffre  tant  dans  la  vie2!  0  Pluton,  ô  Proserpino,  j'éprouve- 
»  rai  bientôt  si  vous  êtes  aussi  impitoyables  qu'on  le  dit3!  0 
»  mon  père  !  après  avoir  parcouru  en  vain  les  terres  et  les 
»  mers  pour  vous  trouver,  je  vais  enfin  voir  si  vous  n'Otes  point 
»  dans  la  sombre  demeure  des  morts.  Si  les  dieux  me  refusent 
»  de  vous  posséder  sur  la  terre  et  à  la  lumière  du  soleil,  peut- 
»  être  ne  me  refuseront-ils  pas  de  voir  au  moins  votre  ombre 
»  dans  le  royaume  de  la  nuit*.  » 

En  disant  ces  paroles,  Télémaque  arrosait  son  lit  de  ses 
larmes  :  aussitôt  il  se  levait,  et  cherchait,  par  la  lumière,  à 
soulager  la  douleur  cuisante  que  ces  songes  lui  avaient  causée; 
mais  c'était  une  flèche  qui  avait  percé  son  cœur,  et  qu'il  por- 
tait partout  avec  lui.  Dans  cette  peine,  il  entreprit  de  des- 
cendre aux  enfers  par  un  lieu  célèbre  qui  n'était  pas  éloigné 
du  camp.  On  l'appelait  Achérontia5,  à  cause  qu'il  y  avait  en 
ce  lieu  une  caverne  affreuse,  de  laquelle  on  descendait  sur  les 
rives  de  l'Achéron6,  par  lequel  les  dieux  mômes  craignent 
de  jurer7.  La  ville  était  sur  un  rocher,  posée  comme  un  nid 
sur  le  haut  d'un  arbre  :  au  pied  de  ce  rocher  on  trouvait 
la  caverne,  de  laquelle  les  timides  mortels  n'osaient  ap- 
procher; les  bergers  avaient  soin  d'en  détourner  leurs  trou- 
peaux. La  vapeur  soufrée  du  marais  stygien8,  qui  s'exhalait 
sans  cesse  par  cette  ouverture,  empestait  l'air.  Tout  autour 
il  ne  croissait  ni  herbe  ni  fleurs  ;  on  n'y  sentait  jamais  les  doux 
zéphyrs  ni  les  grâces  naissantes  du  printemps,  ni  les  riches 


1.  Si  potuit  mânes  arcessere    conjugis   Or- 

[pheus. 
{Ibid.y  v.  119.) 
■  Si  Orphée  a  pu  ramener  des  enfers  les 
•  mânes  d'Eurydice.  » 

2.  Est-ce  un  si  grand  malheur  que  de  cesser 

[de  vivre  ? 
La  morl    au    malheureux  ne   cause    point 
[d'effroi. 
(Rac,  Phèdre,  acte  III,  se.  m.) 

3.  L'éloquence  de  Télémaque  est  dif- 
luse,  elle  s'épanche  et  ne  sait  pas  assez 
s'arrêter. 

4.  «  le  royaume  de  la  nuit  :  »  expres- 
sion poétique. 


5.  Aujourd'hui  Acerenza,  dans  la  Ba 
silicate,  province  de  l'ancien  royaume  de 
Naples,  à  l'est. 

6.  «  L'Achéron,  »  fleuve  des  douleurs 
(ipç).  On  pense  que  c'était  un  fleuve 
d'Epire,  ainsi  que  le  Cocyte,  et  que  les 
eaux  noires  et  amères  de  ces  deux  fleu- 
ves avaient  fait  placer  le  Tartare  dais 
leur  voisinage. 

7.  Ce  n'est  pas  par  l'Achéron,  c'est 
par  le  Styx,  autre  fleuve  infernal,  qu<: 
ies  dieux  i  craignaient  de  jurer.  • 

8.  «Le  marais  stygien,  le  Styx,»  dont 
les  ondes  étaient  marécageuses  et  comme 
stagnantes. 


308 


TÉLÉMAQUE. 


dons  de  l'automne  :  la  terre  aride  y  languissait;  on  y  voyait 
seulement  quelques  arbustes  dépouillés  et  quelques  cyprès 
funestes1.  Au  loin  même,  tout  à  l'entour,  Cérès  refusait 
aux  laboureurs  ses  moissons  dorées;  Bacchus  semblait  en  vain 
y  promettre  ses  doux  fruits;  les  grappes  de  raisin  se  des- 
séchaient au  lieu  de  mûrir.  Les  Naïades2,  tristes,  ne  faisaient 
point  couler  une  onde  pure;  leurs  flots  étaient  toujours  amers 
et  troublés.  Les  oiseaux  ne  chantaient  jamais  dans  cette  terre 
hérissée  de  ronces  et  d'épines,  et  n'y  trouvaient  aucun  bo- 
cage pour  se  retirer;  ils  allaient  chanter  leurs  amours  sous  un 
ciel  plus  doux.  Là,  on  n'entendait  que  le  croassement  des 
corbeaux  et  la  voix  lugubre  des  hiboux  :  l'herbe  môme 
y  était  amère,  et  les  troupeaux  qui  la  paissaient  ne  sen- 
taient point  la  douce  joie  qui  les  fait  bondir.  Le  taureau 
fuyait  la  génisse;  et  le  berger,  tout  abattu,  oubliait  sa  mu- 
sette et  sa  flûte. 

De  cette  caverne  sortait,  de  temps  en  temps,  une  fumée 
noire  et  épaisse,  qui  faisait  une  espèce  de  nuit  au  milieu  du 
jour.  Les  peuples  voisins  redoublaient  alors  leurs  sacrifices 
pour  apaiser  les  divinités  infernales;  mais  souvent  les  hommes, 
à  la  fleur  de  leur  âge  et  dès  leur  plus  tendre  jeunesse,  étaient 
les  seules  victimes  que  ces  divinités  cruelles  prenaient  plaisir 
à  immoler  par  une  funeste  contagion3. 

C'est  là  que  Télémaque  résolut  de  chercher  le  chemin  de  la 
sombre  demeure  de  Pluton.  Minerve,  qui  veillait  sans  cesse  sur 
lui  et  qui  le  couvrait  de  son  égide,  lui  avait  rendu  Pluton  fa- 
vorable. Jupiter  même,  à  la  prière  de  Minerve,  avait  ordonné 
à  Mercure,  qui  descend  chaque  jour  aux  enfers  pour  livrer  à 
Charon  un  certain  nombre  de  morts,  de  dire  au  roi  des  ombres 
qu'il  laissât  entrer  le  fils  d'Ulysse  dans  son  empire. 

Télémaque  se  dérobe  du  camp  pendant  la  nuit;  il  marche 
à  la  clarté  de  la  lune,  et  il  invoque  cette  puissante  divinité, 
qui  étant  dans  le  ciel  le  brillant  astre  de  la  nuit,  et  sur  la  terre 
la  chaste  Diane,  est  aux  enfers  la  redoutable  Hécate  *.  Cette  di- 
vinité écouta  favorablement  ses  vœux,  parce  que  son  cœur 
était  pur,  et  qu'il  était  conduit  par  l'amour  pieux  qu'un  fils  doit 
à  son  père.  A  peine  fut-il  auprès  de  l'entrée  de  la  caverne, 
qu'il  entendit  l'empire  souterrain  mugir.  La  terre  tremblait 


1.  «Funestes,  »  ici  dans  le  sens  éty- 
mologique (funus)  :  le  cyprès  convient 
aux  funérailles. 

2.  Les  divinités  attachées  aux  fontaines 
et  aux  rivières. 

3.  «  Immoler,  contagion  ;  »  l'idée  d'im- 
moler suppose  la  mort  par  le  fer,  et  s'ac- 


corde peu  avec  celle  de  la  mort  par  la 
peste. 

4.  Diane  avait  trois  noms  et  trois  attri- 
buts :  au  ciel,  la  Lune;  sur  terre,  Diane 
chasseresse;  aux  enfers,  Hécate.  C'est 
sous  ce  dernier  nom  qu'elle  est  invoquée 
Ici. 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


309 


sous  ses  pas *  ;  le  ciel  s'arma  d'éclairs  et  de  feux  qui  semblaient 
tomber  sur  la  terre.  Le  jeune  fils  d'Ulysse  sentit  son  cœur 
ému,  et  tout  son  corps  était  couvert  d'une  sueur  glacée;  mais 
son  courage  se  soutint  :  il  leva  les  yeux  et  les  mains  au  ciel. 
«  Grands  dieux,  s'écria-t-il,  j'accepte  ces  présages  que  je  crois 
heureux;  achevez  votre  ouvrage!»  Il  dit,  et  redoublant  ses 
pas,  il  se  présente  hardiment. 

Aussitôt  la  fumée  épaisse  qui  rendait  l'entrée  de  la  caverne 
funeste  à  tous  les  animaux,  dus  qu'ils  en  approchaient,  se  dis- 
sipa; l'odeur  empoisonnée  cessa  pour  un  peu  de  temps.  Télé- 
maque  entre  seul;  car  quel  autre  mortel  eût  osé  le  suivre! 
Deux  Cretois,  qui  l'avaient  accompagné  jusqu'à  une  certaine 
distance  de  la  caverne,  et  auxquels  il  avait  confié  son  dessein, 
demeurèrent  tremblants  et  à  demi  morts  assez  loin  de  là,  dans 
un  temple,  faisant  des  vœux,  et  n'espérant  plus  de  revoir  Té- 
Lémaque. 

Cependant  le  fils  d'Ulysse,  1  épée  à  la  main*,  s'enfonce  dans 
les  ténèbres  horribles.  Bientôt  il  aperçoit  une  faible  et  sombre 
lueur8,  telle  qu'on  la  voit  pendant  la  nuit  sur  la  terre  :  il  re- 
marque les  ombres  légères  qui  voltigent  autour  de  lui 4  ;  et  il 
les  écarte  avec  son  épée;  ensuite  il  voit  les  tristes  bords  du 
fleuve  marécageux  dont  les  eaux  bourbeuses  et  dormantes  ne 
font  que  tournoyer.  Il  découvre  sur  ce  rivage  une  foule  innom- 
brable de  morts  privés  de  la  sépulture  6,  qui  se  présentent  en 
vain  à  l'impitoyable  Charon.  Ce  dieu,  dont  la  vieillesse  éter- 
nelle est  toujours  triste  et  chagrine,  mais  pleine  de  vigueur, 
les  menace,  les  repousse,  et  admet  d'abord  dans  la  barque  le 
jeune  Grec6.  En  entrant,  Télémaque  entend  les  gémissements 
d'une  ombre  qui  ne  pouvait  se  consoler. 

«  Quel  est  donc,  lui  dit-il,  votre  malheur?  qui  étiez-vous 
»  sur  la  terre?  »  —  «  J'étais,  lui  répondit  cette  ombre,  Nabo- 


1.  Sub  pedibus  mugire  solum,  et  juga  cœpta 

[moveri 
Sjlvarum. 

(Vibo.,  JEn.,  VI,  t.  256.) 
«  Le  sol  mugit  sous  ses  pieds,  et  les  fo- 
»  rets  s'agitent  sur  la  cime  des  monts.  » 

2.  Corripit   hic    subilâ    trepidus  formidine 

[ferrum. 
(V.  290.) 

i  Emu  d'une  soudaine  terreur,  il  saisit 
»  son  épée.  ■ 

3.  Quale  per  incertain  lunam  sub  luce  malignî 
Est  iter  in  lilvis. 

(V.  270.) 
■  Tel  on  traverse  les  forêts  à  la  trom- 
»  peuse  clarté  de  la  lune.  » 


4.  ...  tenues  sine  corpore  vitas 

...  volitare  cava  sub  imagine  formœ. 

(V.  293.) 
«  Et  que  ce  sont  des  fantômes  sans  corps 
>   qui  voltigent  autour  de  lui.  ■ 

5.  Hue  omnis   turba  ad  ripas  effu<a  ruebat... 
Haec  omnis,  quani   cernis,  ineps  inhumataque 

turba  est. 
(V.  305,  325.) 

•  Là  se  précipitait  la  foule  des  ombres... 
»>  cette  foule  ce  sont  les  malheureux  res- 

•  tés  sans  sépulture.  » 

6.  Simul    accipit  alreo 

Ingentem  ^Enean... 

i  II  reçoit  dans  son  esquif  le  grand  Enée.a 
Fénelon  s'est  borné  à  dire  ici  ce  que  Vir- 
gile a  peint  d'un  trait  admirable. 


310  TÉLÉMAQUE. 


»  pharsan,  roi  de  la  superbe  Babylone  l.  Tous  les  peuples  de 
»  l'Orient  tremblaient  au  seul  bruit  de  mon  nom  ;  je  me  fai- 
»  sais  adorer  par  les  Babyloniens,  dans  un  temple  de  marbre, 
»  où  j'étais  représenté  par  une  statue  d'or,  devant  laquelle  on 
»  brûlait  nuit  et  jour  les  plus  précieux  parfums  de  l'Ethiopie  a. 
»  Jamais  personne  n'osa  me  contredire  sans  être  aussitôt  puni  : 
»  on  inventait  chaque  jour  de  nouveaux  plaisirs  pour  me  ren- 
»  dre  la  vie  plus  délicieuse:  J'étais  encore  jeune  et  robuste; 
»  hélas!  que  de  prospérités  ne  me  restait-il  pas  encore  à 
»)  goûter  sur  le  trône  ?  Mais  une  femme  que  j'aimais,  et  qui  ne 
»  m'aimait  pas,  m'a  bien  fait  sentir  que  je  n'étais  pas  dieu  ;  elle 
»  m'a  empoisonné  :  je  ne  suis  plus  rien.  On  mit  hier,  avec 
»  pompe,  mes  cendres  dans  une  urne  d'or;  on  pleura;  on  s'ar- 
»  rac-ha  les  cheveux;  on  fit  semblant  de  vouloir  se  jeter  dans 
»  les  flammes  de  mon  bûcher  pour  mourir  avec  moi  ;  on  va 
»  encore  gémir  au  pied  du  superbe  tombeau  où  l'on  a  mis  mes 
»  cendres  :  mais  personne  ne  me  regrette  ;  ma  mémoire  est 
»  en  horreur  même  dans  ma  famille;  et  ici-bas,  je  souffre  déjà 
»  d'horribles  traitements.  » 

Télémaque,  touché  de  ce  spectacle,  lui  dit  :  «  Étiez-vous  ve- 
rt ritablement  heureux  pendant  votre  règne ?sentiez-vous  cette 
»  douce  paix  sans  laquelle  le  cœur  demeure  toujours  serré  et 
»  flétri  au  milieu  des  délices  ?  —  Non,  répondit  le  Babylonien  ; 
»  je  ne  sais  même  ce  que  vous  voulez  dire.  Les  sages  vantent 
»  cette  paix  comme  l'unique  bien  :  pour  moi,  je  ne  l'ai  jamais 
»  sentie;  mon  cœur  était  sans  cesse  agité  de  désirs  nouveaux 
»  de  crainte  et  d'espérance.  Je  tâchais  de  m'étourdir  moi- 
»  môme  par  l'ébranlement  de  mes  passions;  j'avais  soin  d'en- 
»  tretenir  cette  ivresse  pour  la  rendre  continuelle  :  le  moindre 
»  intervalle  de  raison  tranquille  m'eût  été  trop  amer.  Voilà  la 
»  paix  dont  j'ai  joui3;  toute  autre  me  paraît  une  fable  et  un 
»  songe  :  voilà  les  biens  que  je  regrette.  » 

En  parlant  ainsi,  le  Babylonien  pleurait  comme  un  homme 
lâche  qui  a  été  amolli  parles  prospérités,  et  qui  n'est  point  ac- 
coutumé à  supporter  constamment  un  malheur.  Il  avait  au- 
près de  lui  quelques  esclaves  qu'on  avait  fait  mourir  pour 
honorer  ses  funérailles*  :  Mercure  les  avait  livrés  à  Charon 

i.  Babylone  t  superbe,  »  grande  en  ;  l'Egypte  et  de  la  Libye.  — AïOwiuç,  les 

splendeur  et  en  orgueil.  Capitale  du  plus  brûlés  (aû0u>). 

ancien  empire   du   monde,  fondée    par  N  u             .      ..    (p   }     t  Raci 

Nemrod,  et  dont  il  ne  reste  plus  que  des  ■"«"«y           y      \      » 

ruines  dans  l'Asie  centrale.  Ce  person-  Pas  de   Paix  Pour  r»«P>«;  "  la  cherche,  elle 

nage  fictif  appartenait  à  l'époque  du  pre-  •■  U1  ' 

uiier  empire  avant  Sardanapale.  4.   Ce  fut  toujours  un  usage   barbare 

2.  Partie  de  l'Afrique  située  au  sud  de  dans  tout  l'Orient, et  même  chez  les  Grecs; 


LIVRE  QUATORZIEME, 


3H 


avec  leur  roi,  et  leur  avait  donné  une  puissance  absolue  sur  ce 
roi  qu'ils  avaient  servi  sur  la  terre.  Ces  ombres  d'esclaves  ne 
craignaient  plus  l'ombre  de  Nabopharsan;  elles  la  tenaient  en- 
chaînée, et  lui  faisaient  les  plus  cruelles  indignités.  L'un  lui 
disait  :  «  N'étions-nous  pas  hommes  aussi  bien  que  toi?  com- 
»  ment  étais-tu  assez  insensé  pour  te  croire  un  dieu  ?  et  ne 
»  fallait  il  pas  te  souvenir  que  tu  étais  de  la  race  des  autres 
»  hommes?  »  Un  autre,  pour  lui  insulter,  disait  :  «  Tu  avais 
raison  de  ne  vouloir  pas  qu'on  te  prît  pour  un  homme;  car 
lu  étais  un  monstre  sans  humanité.  » 
Un  autre  lui  disait  :  «  Hé  bien!  où  sont  maintenant  tes  flat- 
teurs? Tu  n'as  plus  rien  à  donner,  malheureux!  tu  ne  peux 
plus  faire  aucun  mal;  te  voilà  devenu  esclave  de  tes  esclaves 
»  mêmes  :  les  dieux  ont  été  lents  à  faire  justice;  mais  enfin  ils 
»  la  font l.  » 

A  ces  dures  paroles,  Nabopharsan  se  jetait  te  visage  contre 
terre,  arrachant  ses  cheveux  dans  un  excès  de  rage  et  de  dé- 
sespoir. Mais  Charon  disait  aux  esclaves  :  «  Tirez-le  par  sa 
»  chaîne  ;  relevez-le  malgré  lui;  il  n'aura  pas  même  la  conso- 
b  lation  de  cacher  sa  honte;  il  faut  que  toutes  les  ombres  du 
»  Styx  en  soient  témoins,  pour  justifier  les  dieux,  qui  ont  souf- 
»  fert  si  longtemps  que  cet  impie  régnât  sur  la  terre.  Ce  n'est 
»  encore  là,  ô  Babylonien,  que  le  commencement  de  tes  dou- 
»  leurs  ;  prépare-toi  à  être  jugé  par  l'inflexible  Minos,  juge  des 
»  enfers  *.  » 


II.  Pendant  ce  discours  du  terrible  Charon,  la  barque  tou- 
chait déjà  le  rivage  de  l'empire  de  Pluton  :  toutes  les  ombres 
accouraient  pour  considérer  cet  homme  vivant  qui  paraissait 
au  milieu  de  ces  morts  dans  la  barque  :  mais,  dans  le  moment 
où  Télémaque  mit  pied  à  terre,  elles  s'enfuirent,  semblables 
aux  ombres  de  la  nuit  que  la  moindre  clarté  du  jour  dissipe. 
Charon,  montrant  au  jeune  Grec  un  front  moins  ridé  et  des 


on  le  voit  dans  Ilomère  aux  funérailles 
de  Patrocle.On  croyait  envoyer  au  mort 
des  esclaves  pour  le  servir  daus  le  séjour 
des  ombres.  Du  reste,  Féneloa  a  déjà 
rappelé  deux  fois  celte  coutume,  pour  la 
mort  d'Aceste,  au  livre  I",  et  pour  celle 
de  Sésostris,  au  livre  II. 

1.  Tuut  cela  est  beau,  dranatique,  et 
d'une  haute  morale.  Il  ue  faut  pas  oublier 
que  Fénelon  écrit  pour  l'instruction  d'un 
prince,  voilà  pourquoi  il  met  toujours  des 
rois  eu  scène  pour  servir  d'exemple.  Ici, 
te  sont  préférableinent  de  mauvais  rois 


qui  sont  châtiés,  et  de  la  main  de  ceux 
qui  leur  appartinrent,  dont  ils  avaieut 
été  les  tyrans  sur  la  terre. 

2.  On  a  pensé  que  par  Nabopharsan 
Fénelon  a  voulu  signifier  Nabuchodono- 
sor  11,  dit  le  Grand,  le  même  qui  fit  la 
guerre  aux  Assyriens  et  aux  Egyptiens, 
s'empara  de  Jérusalem,  fit  jeter  les  com- 
pagnons de  Daniel  daus  la  fournaise,  et 
fut  changé  en  bête;  mais  la  chronolo- 
gie est  loin  de  faire  coïucider  la  prise  de 
Jérusalem  avec  celle  de  Troie. 


312 


TÊLÉMAQUE. 


yeux  moins  farouches  qu'à  l'ordinaire,  lui  dit  :  «  Mortel  chéri 
des  dieux,  puisqu'il  t'est  donné  d'entrer  dans  ce  royaume  de 
la  Nuit,  inaccessible  aux  autres  vivants,  hâte-toi  d'aller  où 
les  Destins  t'appellent;  va,  par  ce  chemin  sombre,  au  palais 
de  Pluton,  que  tu  trouveras  sur  son  trône;  il  te  permettra 
d'entrer  dans  les  lieux  dont  il  m'est  défendu  de  te  découvrir 
le  secret.  » 

Aussitôt  Télémaque  s'avance  à  grands  pas  :  il  voit  de  tous 
côtés  voltiger  des  ombres,  plus  nombreuses  que  les  grains  de 
sable  qui  couvrent  les  rivages  de  la  mer;  et,  dans  l'agitation 
de  cette  multitude  infinie,  il  est  saisi  d'une  horreur  divine, 
observant  le  profond  silence  de  ces  vastes  lieux  *.  Ses  cheveux 
se  dressent  sur  sa  tête  quand  il  aborde  le  noir  séjour  de  l'im- 
pitoyable Pluton;  il  sent  ses  genoux  chancelants  ;  la  voix  lui 
manque 2  ;  et  c'est  avec  peine  qu'il  peut  prononcer  au  dieu  ces 
paroles  :  «  Vous  voyez,  ô  terrible  divinité,  le  fils  du  malheu- 
»  reux  Ulysse;  je  viens  vous  demander  si  mon  père  est  des- 
»  cendu  dans  votre  empire,  ou  s'il  est  encore  errant  sur  la 
»  terre.  » 

Pluton  était  sur  un  trône  d'ébène  :  son  visage  était  pâle  et 
sévère  ;  ses  yeux,  creux  et  étincelants  ;  son  front,  ridé  et  mena- 
çant :  la  vue  d'un  homme  vivant  lui  était  odieuse,  comme  la 
lumière  offense  les  yeux  des  animaux  qui  ont  accoutumé  de  ne 
sortir  de  leurs  retraites  que  pendant  la  nuit8.  A  son  côté  pa- 
raissait Proserpine,  qui  attirait  seule  ses  regards,  et  qui  sem- 
blait un  peu  adoucir  son  cœur  :  elle  jouissait  d'une  beauté 
toujours  nouvelle  ;  mais  elle  paraissait  avoir  joint  à  ces  grâces 
divines  je  ne  sais  quoi  de  dur  et  de  cruel  de  son  époux*. 

Aux  pieds  du  trône  était  la  Mort,  pâle  et  dévorante,  avec  sa 
faux  tranchante  qu'elle  aiguisait  sans  cesse.  Autour  d'elle  vo- 
laient les  noirs  Soucis,  les  cruelles  Défiances  ;  les  Vengeances, 
toutes  dégoûtantes  de  sang,  et  couvertes  de  plaies;  les  Haines 
injustes;  l'Avarice,  qui  se  ronge  elle-même;  le  Désespoir,  qui 
se  déchire  de  ses  propres  mains  ;  l'Ambition  forcenée,  qui  ren- 
verse tout;  la  Trahison,  qui  veut  se  repaître  de  sang,  et  qui 
ne  peut  jouir  des  maux  qu'elle  a  faits;  l'Envie,  qui  verse  son 


1.    Loca  nocte  «ilentia  laie. 

(V.  264.) 

f  Vaste  séjour  de  la  nuit  et  du  silence,  d 

S.  Sleteruntque  comae,  et  vox  faucibus  haesit. 
{jEn.,  1.  ii,  v.  774.) 
«  Mes  cheveux  se  dressent  et  la  parole 
»  expire  sur  mes  lèvres.  » 

3.  La  peinture  des  deux  souverains  des 


enfers  est  énergique  et  d'une  haute  cou- 
leur de  style. 

4.  Proserpine,  ou  Persephone,  fille  de 
Cérès,  enlevée  par  Plutou  dans  les  plai- 
nes d'Enna  en  Sicile,  fut  longtemps  cher- 
chée par  sa  mère  et  obtint  de  passer  six 
mois  de  l'année  auprès  d'elle.  Proserpine 
est  l'emblème  du  blé  qui  demeure  tour 
à  tour  sous  la  terre  et  à  sa  surface. 


LIVRE  QUATORZIÈME.  313 

venin  mortel  autour  d'elle,  et  qui  se  tourne  en  rage,  dans 
l'impuissance  où  elle  est  de  nuire;  l'Impiété,  qui  se  creuse 
elle-même  un  abîme  sans  fond,  où  elle  se  précipite  sans  espé- 
rance; les  Spectres  hideux;  les  Fantômes,  qui  représentent  les 
morts  pour  épouvanter  les  vivants;  les  Songes  affreux  ;  les  In- 
somnies, aussi  cruelles  que  les  tristes  songes.  Toutes  ces  ima- 
ges funestes  environnaient  le  flerPluton,  et  remplissaient  le 
palais  où  il  habite.  11  répondit  à  Télémaque  d'une  voix  basse 
qui  fit  gémir  le  fond  de  l'Érèbe  !  : 

«Jeune  mortel,  les  Destins  t'ont  fait  violer  cet  asile  sacré 
»  des  ombres  :  suis  ta  haute  destinée  :je  ne  te  dirai  point  où  e.-t 
»  ton  père;  il  suffit  que  tu  sois  libre  de  le  chercher.  Puisqu'il 
»  a  été  roi  sur  la  terre,  tu  n'as  qu'à  parcourir,  d'un  côté, 
»  l'endroit  du  noir  Tartare  où  les  mauvais  rois  sont  punis;  de 
»  l'autre,  les  Champs-Elysées,  où  les  bons  rois  sont  récompen- 
»  ses.  Mais  tu  ne  peux  aller  d'ici  dans  les  Champs-Elysées 
»  qu'après  avoir  passé  par  le  Tartare;  hâte-toi  d'y  aller  et  de 
»  sortir  de  mon  empire.  » 

A  l'instant  Télémaque  semble  voler  dans  ces  espaces  vicies 
et  immenses;  tant  il  lui  tarde  de  savoir  s'il  verra  son  père,  et 
de  s'éloigner  de  la  présence  horrible  du  tyran  qui  lient  en 
crainte  les  vivants  et  les  morts.  11  aperçoit  bientôt  assez  près 
de  lui  le  noir  Tartare  :  il  en  sortait  une  fumée  noire  et  épaisse, 
dont  l'odeur  empestée  donnerait  la  mort,  si  elle  se  répandait 
dans  la  demeure  des  vivants.  Cette  fumée  couvrait  un  fleuve 
de  feu2  et  des  tourbillons  de  flamme,  dont  le  bruit,  semblable 
à  celui  des  torrents  les  plus  impétueux  quand  ils  s'élancent 
des  plus  hauts  rochers  dans  le  fond  des  abîmes,  faisait  qu'on 
ne  pouvait  rien  entendre  distinctement  dans  ces  tristes  lieux. 

Télémaque,  secrètement  animé  par  Minerve,  entre  sans 
crainte  dans  ce  gouffre.  D'abord  il  aperçut  un  grand  nombre 
d'hommes  qui  avaient  vécu  dans  les  plus  basses  conditions,  et 
qui  étaient  punis  pour  avoir  cherché  les  richesses  par  des  frau- 
des, des  trahisons  et  des  cruautés.  Il  y  remarqua  beaucoup 
d'impies  hypocrites,  qui,  faisant  semblant  d'aimer  la  religion, 
s'en  étaient  servis  comme  d'un  beau  prétexte  pour  contenter 
leur  ambition,  et  pour  se  jouer  des  hommes  crédules  ;  ces 
hommes,  qui  avaient  abusé  de  la  vertu  même  ,  quoiqu'elle 
soit  le  plus  grand  don  des  dieux,  étaient  punis  comme  les  plus 
scélérats  de  tous  les  hommes.  Les  enfants  qui  avaient  égorgé 
leurs  pères  et  leurs  mères,  les  épouses  qui  avaient  trempé  les 

1.  a  L'Erèbe;  »  issu  du  Chaos  et  des  i  2.  Ce  fleuve  de  feu  était  le  Phlégé- 
Téi  êtres,  père  de  la  Nuit:  pris  daus  le  thon,  du  grec  ï\iT£9ouai  (çM-rw),  brûler, 
sens  de  l'eufer  lui-même.  \ 

TÉLÉilAQUli  14 


314  TÉLÉMAQUE. 

mains  dans  le  sang  de  leurs  époux,  les  traîtres  qui  avaient  livré 
leur  patrie  après  avoir  violé  tous  les  serments,  souffraient  des 
peines  moins  cruelles  que  ces  hypocrites.  Les  trois  juges  des 
enfers1  l'avaient  ainsi  voulu  ;  et  voici  leur  raison  :  c'est  que 
les  hypocrites  ne  se  contentent  pas  d'être  méchants  comme  lo 
reste  des  impies;  ils  veulent  encore  passer  pour  bons,  et  font, 
par  leur  fausse  vertu,  que  les  hommes  n'osent  plusse  fier  à  la 
véritable.  Les  dieux,  dont  ils  se  sont  joués,  et  qu'ils  ont  rendus 
méprisables  aux  hommes,  prennent  plaisir  à  employer  toute 
leur  puissance  pour  se  venger  de  leurs  insultes. 

Auprès  de  ceux-ci  paraissaient  d'autres  hommes  que  le  vul- 
gaire ne  croit  guère  coupables,  et  que  la  vengeance  divine 
poursuit  impitoyablement  :  ce  sont  les  ingrats,  les  menteurs, 
les  flatteurs  qui  ont  loué  le  vice;  les  critiques  malins  qui  ont 
tâché  de  flétrir  la  plus  pure  vertu;  enfin,  ceux  qui  ont  juge 
témérairement  des  choses  sans  les  connaître  à  fond,  et  qui  par 
là  ont  nui  à  la  réputation  des  innocents2.  Mais,  parmi  toutes 
les  ingratitudes,  celle  qui  était  punie  comme  la  plus  noire, 
c'est  celle  où  l'on  tombe  contre  les  dieux.  «  Quoi  donc!  disait 
»  Minos,  on  passe  pour  un  monstre  quand  on  manque  de  rc- 
»  connaissance  pour  son  père,  ou  pour  son  ami  de  qui  on  a 
j»  reçu  quelques  secours;  et  on  fait  gloire  d'être  ingrat  envers 
»  les  dieux,  de  qui  on  tient  la  vie  et  tous  les  biens  qu'elle  ren- 
»  terme!  Ne  leur  doit-on  pas  sa  naissance  plus  qu'au  père 
»  môme  de  qui  on  est  né 3?  Plus  tous  ces  crimes  sont  impunis 
»  et  excusés  sur  la  terre,  plus  ils  sont  dans  les  enfers  Fobjet 
»  d'une  vengeance  implacable  à  qui  rien  n'échappe.  » 

Télémaque,  voyant  les  trois  juges  qui  étaient  assis  et  qui 
condamnaient  un  homme,  osa  leur  demander  quels  étaient  *es 
crimes.  Aussitôt  le  condamné,  prenant  la  parole,  s'écria  :  «  Je 
»  n'ai  jamais  fait  aucun  mal;  j'ai  mis  tout  mon  plaisir  à  faire 
»  du  bien;  j'ai  été  magnifique,  libéral,  juste,  compatissant:  que 
»  peut  on  me  reprocher?  »  Alors  Minos  lui  dit  :  «  On  ne  te  rc- 
»  proche  rien  à  l'égard  des  hommes;  mais  ne  devais-tu  pas 
»  moins  aux  hommes  qu'aux  dieux  ?  Quelle  est  donc  cette  jus- 
»  tice  dont  lu  te  vantes  ?  Tu  n'as  manqué  à  aucun  devoir  envers 
»  les  hommes,  qui  ne  sont  rien;  tu  as  été  vertueux  :  mais  tu 

1.  Minos,  roi  de  Crèle  ;  Éaque,  aïeul  |  ments  téméraires  dont  les  effets  peuvent 
d'Achille  ;    Rhadamaute,  frère    de  Mi-  j  être  si  funestes. 

3.  Là  se  trouvent  punis  ceux  qui  ont 
négligé  la  religion,  les  ingrats  qui  ont 
méconnu  ce  qu'ils  doivent  à  Dieu.  Vir- 
gile, dans  l'épisode  de  Salmonée,  avait 
bien  puni  la  révolte,  mais  non  pas  le 
manquement  aux  devoirs  relatifs  au 
culte. 


nos. 

2.  Fénelon  va  plus  loin  que  ses  de- 
vanciers dans  la  recherche  des  crimes 
et  des  vices.  Il  mentionne  ici  non  pas 
seulement  la  calomnie,  mais  encore  la 
médisance  en  matière  grave  ,  les  juge- 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


315 


»  as  rapporté  toute  ta  vertu  à  toi-même,  et  non  aux  dieux  qui 
»  te  l'avaient  donnée;  car  tu  voulais  jouir  du  fruit  de  la  pro- 
»  pre  vertu,  et  te  renfermer  en  toi-même  :  tu  as  été  ta  divi- 
»  nité.  Mais  les  dieux,  qui  ont  tout  fait,  et  qui  n'ont  rien  fait 
»  que  pour  eux-mêmes,  ne  peuvent  renoncer  à  leurs  dioifs  :  tu 
»  lésas  oubliés,  ils  t'oublieront;  ils  te  livreront  à  toi-même, 
»  puisque  tu  as  voulu  être  à  toi,  et  non  pas  à  eux.  Cherche 
donc  maintenant,  si  tu  le  peux,  ta  consolation  dans  ton  pro- 
pre cœur1.  Te  voilà  à  jamais  séparé  des  hommes,  auxquels 
tu  as  voulu  plaire  ;  te  voilà  seul  avec  toi-même,  qui  étais  ton 
idole  :  apprends  qu'il  n'y  a  point  de  véritable  vertu  sans  le 
respect  et  l'amour  des  dieux,  à  qui  tout  est  dû.  Ta  fausse 
»  vertu,  qui  a  longtemps  ébloui  les  hommes  faciles*à  tromper, 
»  va  être  confondue.  Les  hommes,  ne  jugeant  des  vices  et  des 
»  vertus  que  par  ce  qui  les  choque  ou  les  accommode,  sont 
»  aveugles  et  sur  le  bien  et  sur  le  mal  :  ici,  une  lumière  di- 
»  vine  renverse  tous  leurs  jugements  superficiels,  elle  con- 
»  damne  souvent  ce  qu'ils  admirent  et  justifie  ce  qu'ils  con- 
»  damnent8.  » 

A  ces  mots  ce  philosophe,  comme  frappé  d'un  coup  de  fou- 
dre, ne  pouvait  se  supporter  soi-même.  La  complaisance  qu'il 
avait  eue  autrefois  à  contempler  sa  modération,  son  courage, 
et  ses  inclinations  généreuses,  se  change  en  désespoir.  La  vue 
de  son  propre  cœur,  ennemi  des  dieux,  devient  son  supplice 3  : 
il  se  voit,  et  ne  peut  cesser  de  se  voir;  il  voit  la  vanité  des 
jugements  des  hommes,  auxquels  il  a  voulu  plaire  dans  loutes 
ses  actions  :  il  se  fait  une  révolution  universelle  de  tout  ce  qui 
est  au  dedans  de  lui,  comme  si  on  bouleversait  toutes  ses  en- 
trailles; il  ne  se  trouve  plus  le  même  :  tout  appui  lui  manque 
dans  son  cœur;  sa  conscience,  dont  le  témoignage  lui  avait 
été  si  doux,  s'élève  contre  lui,  et  lui  reproche  amèrement 
l'égarement  et  l'illusion  de  toutes  ses  vertus,  qui  n'ont  point  eu 
le  culte  de  la  divinité  pour  principe  et  pour  fin  :  il  est  troublé, 
consterné,  plein  de  honte,  de  remords  et  de  désespoir.  Les 
Furies  ne  le  tourmentent  point,  parce  qu'il  leur  suffit  de 
l'avoir  livré  à  lui-même,  et  que  son  propre  cœur  venge  assez 
les  dieux  méprisés.  11  cherche  les  lieux  les  plus  sombres 
pour  se  cacher  aux  autres  morts,  ne  pouvant  se  cacher  à  lui- 


i.  Ce  langage  est  chrétien,  la  sa- 
gesse païenne  se  contente  des  vertus  de 
l'honnête  homme;  elle  ne  s'inquiète  pas 
de  donner  a  ses  vertus  le  couronnement 
de  la  piété. 

2.  Saint  Augustin,  parlant  des  vertueux 
sans  religion,  a  dit  ce  mot  :  mercedem 


suam  receperunt,  vani,vcnam,  «vains,  ils 
ont  reçu  leur  récompense,  vaine  comme 
eux.» 

3.  Pensée  profonde  :  le  coupable, 
après  le  jugement,  voit  son  propre  cœur, 
et  il  trouve  en  cela  son  supplice;  son  pre- 
mier tourment  est  «de  se  voir  toujours.» 


31G 


TELÉMAQUE. 


même;  il  cherche  les  ténèbres,  et  ne  peut  les  trouver:  une 
lumière  importune  le  poursuit  partout;  partout  les  rayons 
perçants  de  la  vérité  vont  venger  la  vérité  qu'il  a  négligé  de 
suivre.  Tout  ce  qu'il  a  aimé  lui  devient  odieux,  comme  étant 
la  source  de  ses  maux,  qui  ne  peuvent  jamais  finir,  il  dit  en 
lui-même  :  «  0  insensé  !  je  n'ai  donc  connu  ni  les  dieux,  ni  les 
hommes,  ni  moi-même!  Non,  je  n'ai  rien  connu,  puisque  je 
n'ai  jamais  aimé  l'unique  et  véritable  bien  :  tous  mes  pas  ont 
été  des  égarements;  ma  sagesse  n'était  que  folie;  ma  vertu  n'é- 
tait qu'un  orgueil  impie  et  aveugle  :  j'étais  moi-même  mon 
idole  *.  » 

Enfin,  Télémaque  aperçut  les  rois  qui  étaient  condamnés 
pour  avoir  abusé  de  leur  puissance.  D'un  côté,  une  Furie  ven- 
geresse leur  présentait  le  miroir,  qui  leur  montrait  toute  la 
difformité  de  leurs  vices  :  là,  ils  voyaient  et  ne  pouvaient  s'em- 
pêcher de  voir  leur  vanité  grossière  et  avide  des  plus  ridicules 
louanges,  leur  dureté  pour  les  hommes,  dont  ils  auraient  dû 
faire  la  félicité;  leur  insensibilité  pour  la  vertu;  leur  crainte 
d'entendre  la  vérité;  leur  inclination  pour  les  hommes  lâches 
et  flatteurs;  leur  inapplication,  leur  mollesse,  leur  indolence, 
leur  défiance  déplacée,  leur  faste,  et  leur  excessive  magnifi- 
cence fondée  sur  la  ruine  des  peuples  ;  leur  ambition  pour 
acheter  un  peu  de  vaine  gloire  par  le  sang  de  leurs  citoyens; 
enfin,  leur  cruauté  qui  cherche  chaque  jour  de  nouvelles 
délices  parmi  les  larmes  et  le  désespoir  de  tant  de  malheureux. 
Ils  se  voyaient  sans  cesse  dans  ce  miroir  :  ils  se  trouvaient  plus 
horribles  et  plus  monstrueux  que  ni  la  Chimère*  vaincue  par 
Bellérophon8,  ni  l'hydre  de  Lerne4  abattue  par  Hercule,  ni 
Cerbère8  même,  quoiqu'il  vomisse,  de  ses  trois  gueules  béan- 
tes, un  sang  noir  et  venimeux,  qui  est  capable  d'empester 
toute  la  race  des  mortels  vivants  sur  la  terre. 

En  même  temps,  d'un  autre  côté,  une  autre  Furie  leur  ré- 
pétait avec  insulte  toutes  les  louanges  que  leurs  flatteurs  leur 
avaient  données  pendant  leur  vie,  et  leur  présentait  un  autre 
miroir,  où  ils  se  voyaient  tels  que  la  flatterie  les  avait  dé- 
peints :  l'opposition  de  ces  deux  peintures,  si  contraires,  était 


1.  «  J'étais  moi-même  mon  idole;  » 
s'adorer  soi-même,  le  dernier  degré  de 
l'admiration  de  soi. 

2.  «  La  Chimère,  »  née  du  géant  Ty- 
phon et  d'Echidna,  avait  la  tète  d'un  lion, 
la  queue  d'un  dragon,  et  le  corps  d'une 
chèvre;  elle  vomissait  des  flammes. 

3.  Roi    d'Epire,  qui   tua  la  Chimère. 

4.  Serpenta  sept  têtes, qui  renaissaient 


à  mesure  qu'elles  étaient  coupées.  Sou« 
venir  du  lac  ou  marais  de  ce  nom,  situé 
dans  l'Argolide,  et  qu'Hercule  avait  des- 
séché. 

5.  Cerbère,  le  chien  des  enfers,  qui 
en  gardait  l'entrée,  avait  trois  gueules. 
Ceite  phrase  s'allonge  péniblement  et 
sur  un  détail  qui  est  inutile  en  cet  en- 
droit. L'image  est  empruntée  à  Horace. 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


317 


le  supplice  de  leur  vanité.  On  remarquait  que  les  plus  mé- 
chants d'entre  ces  rois  étaient  ceux  à  qui  on  avait  donné  les 
plus  magnifiques  louanges  pendant  leur  vie,  parce  que  les 
méchants  sont  plus  craints  que  les  bons,  et  qu'ils  exigent  sans 
pudeur  les  lâches  flatteries  des  poètes  et  des  orateurs  de  leur 
temps. 

On  les  entend  gémir  dans  ces  profondes  ténèbres,  où  ils  ne 
peuvent  voir  que  les  insultes  et  les  dérisions  qu'ils  ont  à  souf- 
frir; ils  n'ont  rien  autour  d'eux  qui  ne  les  repousse,  qui  ne 
les  contredise,  qui  ne  les  confonde.  Au  lieu  que,  sur  la  terre, 
ils  se  jouaient  de  la  vie  des  hommes,  et  prétendaient  que  tout 
était  fait  pour  les  servir;  dans  le  Tartare,  ils  sont  livrés  à  lou 
les  caprices  de  certains  esclaves  qui  leur  font  sentir  à  leur  tour 
une  cruelle  servitude  :  ils  servent  avec  douleur,  et  il  ne  leur 
reste  aucune  espérance  de  pouvoir  jamais  adoucir  leur  capti- 
viié;  ils  sont  sous  les  coups  de  ces  esclaves,  devenus  leurf 
tyrans  impitoyables,  comme  une  enclume  est  sous  les  coups 
des  marteaux  des  Cyelopes,  quand  Vulcaiu  les  presse  de  tra- 
vailler dans  les  fournaises  ardentes  du  mont  Etna. 

Là,  Télémaque  aperçut  des  visages  pâles,  hideux  et  conster- 
nés. C'est  une  tristesse  noire  qui  ronge  ces  criminels;  ils  ont 
horreur  d'eux-mêmes,  et  ils  ne  peuvent  non  plus  se  délivrer 
de  cette  horreur  que  de  leur  propre  nature.  Ils  n'ont  point 
besoin  d'autre  châtiment  de  leurs  fautes,  que  leurs  fautes 
mêmes;  ils  les  voient  sans  cesse  dans  toute  leur  énormité; 
elles  se  présentent  à  eux  comme  des  spectres  horribles;  elles 
les  poursuivent  *.  Pour  s'en  garantir,  ils  cherchent  une  mort 
plus  puissante  que  celle  qui  les  a  séparés  de  leurs  corps.  Dans  le 
désespoir  où  ils  sont,  ils  appellent  à  leur  secours  une  mort  qui 
puisse  éteindre  tout  sentiment  et  toute  connaissance  en  eux; 
ils  demandent  aux  abîmes  de  les  engloutir  2  pour  se  dérober 
aux  rayons  vengeurs  de  la  Vérité  qui  les  persécute  :  mais  ils 
sont  réservés  à  la  vengeance  qui  distille  sur  eux  goutte  à  goutte, 
et  qui  ne  tarira  jamais.  La  Vérité  qu'ils  ont  craint  de  voir  fait 


I.  Fénelon  n'a  pas  cherché  à  repro- 
duire les  tableaux  de  supplices  sensibles 
infligés  aux  coupables  dans  le  Tartare, 
supplices  qui  dans  Homère  et  Virgile  ont 
donné  iieu  à  des  vers  si  effrayants  et  si 
beaux;  il  s'est  attaché  de  préférence  au 
6upplice  moral,  au  désespoir  qu'éprou- 
vent ces  âmes,  en  considérant  le  bonheur 
qu'elles  ont  perdu,  i  Rien  n'est  plus 
terrible,  dit  Villemain,  dans  sou  Essai 
sur  Fénelon,  que  les  tortures  mora- 
les qu'il  place  dans  le  cœur  de*  cotisa 


blés;  et,  pour  rendre  ces  inexprimables 
dou'eurs,  son  style  acquiert  un  degré 
d'énergie  que  l'on  n'attendait  pas  de 
lui,  et  que  l'on  ne  trouve  dans  aucun 
autre.  » 

2.  Imitation  évidente  des  livres 
saints.  Les  coupables  voudraient  mourir, 
mais  en  vain.  Ils  demandent  inutilement 
aux  abîmes  de  les  engloutir  :  *  Monta 
gnes,  tombez  sur  nous.  1  Ils  vivent  e& 
ils  vivront  toujours  pour  leur  supplice: 
u«i\»iis  aarum  non  morilur. 


318  TÊLÉMAUUE. 

leur  supplice;  ils  la  voient,  et  n'ont  des  yeux  que  pour  la  voir 
s'élever  contre  eux;  sa  vue  les  perce,  les  déchire,  les  arrache 
à  eux-mêmes  :  elle  est  comme  la  foudre;  sans  rien  détruire 
au  dehors,  elle  pénètre  jusqu'au  fond  des  entrailles.  Semblable 
à  un  métal  dans  une  fournaise  ardente,  l'Ame  est  comme  fon- 
due par  ce  feu  vengeur  l;  il  ne  laisse  aucune  consistance,  et  ne 
consume  rien  :  il  dissout  jusqu'aux  premiers  principes  de  la 
vie,  et  on  ne  peut  mourir.  On'  est  arraché  à  soi  ;  on  n'y  peut 
plus  trouver  ni  appui  ni  repos  pour  un  seul  instant  :  on  ne  vit 
plus  que  par  la  rage  qu'on  a  contre  soi-même,  et  par  une  perle 
de  toute  espérance  qui  rend  forcené. 

Parmi  ces  objets,  qui  faisaient  dresser  les  cheveux  de  Télc- 
maque  sur  sa  tête,  il  vit  plusieurs  des  anciens  rois  de  Lydie  2, 
qui  étaient  punis  pour  avoir  préféré  les  délices  d'une  vie  molli: 
au  travail  qui  doit  être  inséparable  de  la  royauté  pour  le  sou- 
lagement des  peuples. 

Ces  rois  se  reprochaient  les  uns  aux  autres  leur  aveugle- 
ment. L'un  disait  à  l'autre,  qui  avait  été  son  fils  :  «  Ne  vous 
»  avais-je  pas  recommandé  souvent,  pendant  ma  vieillesse  et 
»  avant  ma  mort,  de  réparer  les  maux  que  j'avais  faits  par 
»  ma  négligence?»  Le  fils  répondait  :«  0  malheureux  père  !  c'est 
»  vous  qui  m'avez  perdu!  c'est  votre  exemple  qui  m'a  accou- 
rt tumé  au  faste,  à  l'orgueil,  à  la  volupté,  à  la  dureté  pour  les 
»  hommes!  En  vous  voyant  régner  avec  tant  de  mollesse,  avec 
»  tant  de  lâches  flatteurs  autour  de  vous,  je  me  suis  accoutumé 
n  à  aimer  la  flatterie  et  les  plaisirs.  J'ai  cru  que  le  reste  des 
»  hommes  était,  à  l'égard  des  rois,  ce  que  les  chevaux  et  les 
»  autres  bêtes  de  charge  sont  à  l'égard  des  hommes,  c'est-à- 
»  dire  des  animaux  dont  on  ne  fait  cas  qu'autant  qu'ils  ren- 
»  dent  des  services,  et  qu'ils  rendent  de  commodités3.  Je  l'ai 
»  cru;  c'est  vous  qui  me  l'avez  fait  croire;  et  maintenant 
»  je  souffre  tant  de  maux  pour  \  ous  avoir  imité  !  »  A  ces  repro- 
ches, ils  ajoutaient  les  plus  affreuses  malédictions,  et  parais- 
saient animés  de  rage  pour  s'entre-déchirer. 

Autour  de  ces  rois  voltigeaient  encore,  comme  des  hiboux 
dans  la  nuit,  les  cruels  Soupçons,  les  vaines  Alarmes,  les  Dé- 
fiances, qui  vengent  les  peuples  de  la  dureté  de  leurs  rois, 
la  Faim  insatiable  des  richesses,  la  Fausse  Gloire  toujours 
tyrannique,    et   la   Mollesse    lâche   qui    redouble    tous    les 


1.  Comparaison  d'une  force  singulière.  |      3.  Beaux  sentiments  sur  l'égalité  pri- 

2.  Avant  Crcsus,  qui  fut,  au  temps  de     mitive    des   hommes,  depuis  le  roi  jus- 
C\rus,  le  dernier  roi  de  cette  région  de  |  qu'à   l'esclave. 

rÂ-ie  Mineure. 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


319 


maux  qu'on  soufTre,  sans  pouvoir  jamais  donner  de  solides 
plaisirs. 

On  voyait  plusieurs  de  ces  rois  sévèrement  punis,  non  pour 
les  maux  qu'ils  avaient  faits,  mais  pour  les  biens  qu'ils  auraient 
dû  faire.  Tous  les  crimes  des  peuples,  qui  viennent  de  la  né- 
gligence avec  laquelle  on  fait  observer  les  lois,  étaient  impu- 
tés aux  rois,  qui  ne  doivent  régner  qu'afin  que  les  lois  régnent 
par  leur  ministère.  On  leur  imputait  aussi  tous  les  désordres 
qui  viennent  du  faste,  du  luxe,  de  tous  les  autres  excès  qui 
jettent  les  hommes  dans  un  état  violent,  et  dans  la  tentation 
de  mépriser  les  lois  pour  acquérir  du  bien.  Surtout  on  traitait 
rigoureusement  les  rois  qui,  au  lieu  d'être  de  boni  et  vigi- 
lants pasteurs  des  peuples  ',  n'avaient  songé  qu'à  ravager  le 
troupeau  comme  des  loups  dévorants. 

Mais,  ce  qui  consterna  davantage  Télémaque,  ce  fut  de  voir, 
dans  ceJ  abîme  de  ténèbres  et  de  maux,  un  grand  nombre  de 
rois  qui  avaient  passé  sur  la  terre  pour  des  rois  assez  bons. 
Ils  avaient  été  condamnés  aux  peines  du  Tartare,  pour  s'être 
laissé  gouverner  par  des  hommes  méchants  et  artificieux.  Ils 
étaient  punis  par  les  maux  qu'ils  avaient  laissé  faire  par  leur 
autorité.  De  plus,  la  plupart  de  ces  rois  n'avaient  été  ni  bons 
ni  méchants,  tant  leur  faiblesse  avait  été  grande;  ils  n'avaient 
jamais  craint  de  ne  connaître  point  la  vérité  ;  ils  n'avaient 
point  eu  le  goût  de  la  vertu,  et  n'avaient  pas  mis  leur  plaisir 
à  faire  du  bien  2. 

Lorsque  Télémaque  sortit  de  ces  lieux,  il  se  sentit  soulagé, 
comme  si  on  avait  ôté  une  montagne  de  dessus  sa  poitrine  : 
il  comprit,  par  ce  soulagement,  le  malheur  de  ceux  qui  y 
étaient  renfermés  sans  espérance  d'en  sortir  jamais.  11  était 
effrayé  de  voir  combien  les  rois  étaient  plus  rigoureusement 
tourmentés  que  les  autres  coupables.  «  Quoi!  disait-il,  tant  de 
»  devoirs,  tant  de  périls,  tant  de  pièges,  tant  de  difficulté  de 
»  connaître  la  vérité  pour  se  défendre  contre  les  autres  et 
»  contre  soi-même;  enfin,  tant  de  tourments  horribles  dans 
»  les  enfers;  après  avoir  été  si  agité,  si  envié,  si  traversé  dans 
»  une  vie  courte  !  Oh  !  insensé  celui  qui  cherche  à  régner!  Heu- 
»  reux  celui  qui  se  borne  à  une  condition  privée  et  paisible, 
»  où  la  vertu  lui  est  moins  difficile.  » 


1.  Selon  l'expression  grecque,  si  fré- 
quente dans  Homèie,  itoî|<.tvc;  \aû>v.  — 
«  Vigilants»  est  uue  juste  epithète.  Fé- 
nelon,  comme  nous  lavons  déjà  vu,  ne 
perd  jamais  l'occasion  de  rappeler  à  sou 
élève  que  les  rois  sont  faits  pour  les  peu- 


ples, et  non  les  peuples  pour  les  rois. 
2.  Morale  très-haute.  Il  ne  suffît  pas 
de  ne  pas  faire  de  mal,  il  faut  faire  le 
bien;  ce  n'est  pas  assez  de  ne  pas  violer 
la  vertu,  il  faut  l'aimer  en  avoir  i  le 
goût.  1 


320 


TELEMAQUE. 


Ea  faisant  ces  réflexions,  il  se  troublait  au  dedans  de  lui- 
môme  :  il  frémit,  et  tomba  dans  une  consternation  qui  loi 
fit  sentir  quelque  chose  du  désespoir  de  ces  malheureux  qu'il 
venait  de  considérer.  Mais,  à  mesure  qu'il  s'éloigna  de  ce 
triste  séjour  des  ténèbres,  de  l'horreur  et  du  désespoir,  son 
courage  commença  peu  à  peu  à  renaître  :  il  respirait,  et 
entrevoyait  déjà  de  loin  la  douce  et  pure  lumière  du  séjour 
des  héros  '. 

III.  C'est  dans  ce  lieu  qu'habitaient  tous  les  bons  rois  qui 
avaient  jusqu'alors  gouverné  sagement  les  hommes:  ils  étaient 
séparés  du  reste  des  justes.  Comme  les  méchants  princes  souf- 
fraient, dans  le  Tartare,  des  supplices  infiniment  plus  rigou- 
reux que  les  autres  coupables  d'une  condition  privée,  aussi  les 
bons  rois  jouissaient,  dans  les  Champs  Ëlysées,  d'un  bonheur 
infiniment  plus  grand  que  celui  du  reste  des  hommes  qui 
avaient  aimé  la  vertu  sur  la  terre8. 

Télémaque  s'avança  vers  ces  rois,  qui  étaient  dans  des  bo- 
cages odoriférants,  sur  des  gazons  toujours  renaissants  et  fleu- 
ris; mille  petits  ruisseaux  d'une  onde  pure  arrosaient  ces  beaux 
lieux,  et  y  faisaient  sentir  une  délicieuse  fraîcheur;  un  nom- 
bre infini  d'oiseaux  faisaient  résonner  ces  bocages  de  leur 
doux  chant.  On  voyait  tout  ensemble  les  fleurs  du  printemps 
qui  naissaient  sous  les  pas,  avec  les  plus  riches  fruits  de  l'au- 
tomne qui  pendaient  des  arbres.  Là,  jamais  on  ne  ressentit  les 
ardeurs  de  la  furieuse  Canicule  ;  là,  jamais  les  noirs  Aquilons 
n'osèrent  souffler,  ni  faire  sentir  les  rigueurs  de  l'hiver.  Ni  la 
Guerre  altérée  de  sang,  ni  la  cruelle  Envie  qui  mord  d'une 
dent  venimeuse,  et  qui  porte  des  vipères  entortillées  dans  son 
sein  et  autour  de  ses  bras,  ni  les  Jalousies,  ni  les  Détiances,  ni 
la  Crainte,  ni  les  vains  Désirs  n'approchent  jamais  de  cet  heu- 
reux séjour  de  la  paix  3.  Le  jour  n'y  finit  point,  et  la  nuit, 
avec  ses  sombres  voiles,  y  est  inconnue:  une  lumière  pure  et 
douce  se  répand  autour  des  corps  de  ces  hommes  justes,  et  les 
environne  de  ses  rayons  comme  d'un  vêtement.  Cette  lu- 
mière n'est  point  semblable  à  la  lumière  sombre  qui  éclaire 
les  yeux  des  misérables  mortels,  et  qui  n'est  que   ténèbres; 


1 .  Transition  heureusement  ménagée  ; 
Télémaque,  sortant  du  Tartare,  ne  voit 
pas  de  suite  la  lumière,  il  «  l'entrevoit  « 
seulement. 

2.  Tout  cela  n'est  pas  sans  quelque 
exagération.  Pourquoi  montrer  les  rois 
plus  durement  châtiés  ou  jouissant,  après 
>eur  vie,  d'un  bonheur  infiniment   plus 


grand  que  celui  des  autres  hommes  ? 
3.  Avant  de  peindre  le  bonheur  des 
justes,  Kénelon  représente  le  lieu  de 
délices  dans  lequel  ils  vivent;  c'est  un 
bocage,  un  jardin,  le  souvenir  de  l'Eden. 
On  peut  comparer  ce  passage  avec  la 
description  du  Paradis  terrestre  dans 
MiltoD. 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


321 


c'est  plutôt  une  gloire  céleste  1  qu'une  lumière  :  elle  pénè- 
tre plus  subtilement  les  corps  les  plus  épais,  que  les  rayons 
du  soleil  ne  pénètrent  le  plus  pur  cristal  :  elle  n'éblouit  ja- 
mais; au  contraire,  elle  fortifie  les  yeux,  et  porte  dans  le 
fond  de  L'âme  je  ne  sais  quelle  sérénité;  c'est  d'elle  seule 
que  ces  hommes  bienheureux  sont  nourris  ;  elle  sort  d'eux 
et  elle  y  entre;  elle  les  pénètre  et  s'incorpore  à  eux  comme 
les  aliments  s'incorporent  à  nous.  Ils  la  voient,  ils  la  sentent, 
ils  la  respirent;  elle  fait  naître  en  eux  une  source  intaris- 
sable de  paix  et  de  joie  :  ils  sont  plongés  dans  cet  abime  de 
joie,  comme  les  poissons  dans  la  mer  2.  ils  ne  veulent  plus 
rien;  ils  ont  tout  sans  rien  avoir,  car  ce  goût  de  lumière  pure 
apaise  la  faim  de  leur  cœur3,  tous  leurs  désirs  sont  rassasiés, 
et  leur  plénitude  les  élève  au-dessus  de  tout  ce  que  les  hom- 
mes vides  et  affamés*  cherchent  sur  la  terre:  toutes  les  délices 
qui  les  environnent  ne  sont  rien,  parce  que  le  comble  de  leur 
félicité,  qui  vient  du  dedans,  ne  leur  laisse  aucun  sentiment 
pour  tout  ce  qu'ils  voient  de  délicieux  au  dehors.  Ils  sont  tels 
que  les  dieux,  qui,  rassasiés  de  nectar  et  d'ambroisie,  ne  dai- 
gneraient pas  se  nourrir  des  viandes  grossières  qu'on  leur  pré- 
senterait à  la  table  la  plus  exquise  des  hommes  mortels.  Tous 
les  maux  s'enfuient  loin  de  ces  lieux  tranquilles  :  la  Mort,  la 
Maladie,  la  Pauvreté,  la  Douleur,  les  Regrets,  les  Remords,  les 
Craintes,  les  Espérances  mêmes,  qui  coûtent  souvent  autant  de 
peines  que  les  Craintes, les  Divisions,  les  Dégoûts,  les  Dépits,  ne 
peuvent  y  avoir  aucune  entrée. 

Les  hautes  montagnes  de  Thrace,  qui  de  leur  front  couvert 
de  neige  et  de  glace  depuis  l'origine  du  monde,  fendent  les 
nues,  seraient  renversées  de  leurs  fondements  posés  au  centre 
de  la  terre,  que  les  cœurs  de  ces  hommes  justes  ne  pourraient 
pas  môme  être  émus  5.  Seulement  ils  ont  pitié  des  misères 
qui  accablent  les  hommes  vivants  dans  le  monde  ;  mais  c'est 
une  pitié  douce  et  paisible  qui  n'altère  en  rien  leur  immuable 


1.  t  Une  gloire  céleste,  »  une  auréole; 
idée  et  expression  chrétiennes. 

2.  Tout  cet  idéal  de  la  lumière  qui 
pénètre  les  corps  glorieux  de  ces  justes 
et  qui  est  leur  aliment,  est  de  la  plus 
grande  beauté  :  le  style  aussi  est  pur, 
transparent  comme  le  cristal  ;  il  brille,  il 
rayonne  d'une  ineffable  clarté. 

3.  «  La  faim  de  leur  cœur.  •  Il  faut, 
enseigne  le  Sauveur,  avoir  •  faim  et  soif 
>  de  la  justice.  » 

4.  t  Hommes  vides  et  affamés,  i  vides 
de  vertus  et  qui  en  ont  faim. 

5.  Cette  phrase  a  toujours  été  admi- 


rée pour  la  sublime  sérénité  dont  elle 
porte  l'empreinte,  et  aussi  pour  l'art  pit- 
toresque de  sa  construction.  Elle  rap- 
pelle, sous  quelques  rapports,  les  vers  si 
connus  d'Horace  : 

Juslum  et  lenacera  propositi  virum... 
Si  fractus  illabatur  oi bis, 
Impavidum  lerient  ruina. 

(Orf.,1.  III,  m.) 

«  L'homme  juste  et  ferme  dans  ses  pro- 
•  jets  n'est  jamais  ébranlé;  si  le  monde 
»  s'écroule  sur  sa  tète,  les  débris  le  frap- 
»  peront  sans  l'effrayer. 

14. 


322 


TÉLÉMAQUE. 


félicité.  Une  jeunesse  éternelle,  une  félicité  sans  fin,  une 
gloire  toute  divine  est  peinte  sur  leurs  visages  ;  mais  leur  joie 
n'a  rien  de  folâtre  ni  d'indécent;  c'est  une  joie  douce,  noble, 
pleine  de  majesté  ;  c'est  un  goût  sublime  de  la  vérité  et  de  la 
vertu  qui  les  transporte.  Ils  sont  sans  interruption,  à  chaque 
moment,  dans  le  môme  saisissement  de  cœur  où  est  une  more 
qui  revoit  son  cher  fils  qu'elle  avait  cru  mort;  et  cette  joie, 
qui  échappe  bientôt  à  la  mère,  ne  s'enfuit  jamais  du  cœur  de 
ces  hommes;  jamais  elle  ne  languit  un  instant  ;  elle  est  tou- 
jours nouvelle  pour  eux  :  ils  ont  le  transport  de  l'ivresse,  sans 
en  avoir  le  trouble  et  l'aveuglement  *. 

Ils  s'entretiennent  ensemble  de  ce  qu'ils  voient  et  de  ce 
qu'ils  goûtent  :  ils  foulent  à  leurs  pieds  les  molles  délices  et 
les  vaines  grandeurs  de  leur  ancienne  condition  qu'ils  déplo- 
rent ;  ils  repassent 2  avec  plaisir  ces  tristes,  mais  courtes  années 
où  ils  ont  eu  besoin  de  combattre  contre  eux-mêmes  et  contre 
le  torrent  des  hommes  corrompus,  pour  devenir  bons;  ils  ad- 
mirent le  secours  des  dieux  qui  les  ont  conduits,  comme  par 
la  main,  à  la  vertu,  au  travers  de  tant  de  périls  a.  Je  ne  sais 
quoi  de  divin  coule  sans  cesse  au  travers  de  leurs  cœurs, 
comme  un  torrent  de  la  divinité  môme  qui  s'unit  à  eux  *  ;  ils 
voient,  ils  goûtent;  ils  sont  heureux,  et  sentent  qu'ils  le  seront 
toujours.  Ils  chantent  tous  ensemble  les  louanges  des  dieux, 
et  ils  ne  font  tous  ensemble  qu'une  seule  voix,  une  seule  pen- 
sée un  seul  cœur  :  une  même  félicité  fait  comme  un  flux  et 
reflux  dans  ces  âmes  unies. 

Dans  ce  ravissement  divin,  les  siècles  coulent  plus  rapide- 
ment que  les  heures  parmi  les  mortels;  et  cependant  mille  et 
mille  siècles  écoulés  n'ôtent  rien  à  leur  félicité  toujours  nou- 
velle et  toujours  entière.  Ils  régnent  tous  ensemble,  non  sur 
des  trônes  que  la  main  des  hommes  peut  renverser,  mais  en 
eux-mêmes,  avec  une  puissance  immuable5;  car  ils  n'ont  plus 
besoin  d'être  redoutables  par  une  puissance  empruntée  d'un 
peuple  vil  et  misérable.  Ils  ne  portent  plusecsvains  diadèmes 
dont  l'éclat  cache  tant  de  craintes  et  de  noirs  soucis  :  les  dieux 


1 .  La  beauté  de  ces  images  et  leur  su- 
blimité va  croissant.  Jamais  les  poètes 
anciens  n'auraient  trouvé  de  telles  idées. 

2.  a  Ils  repassent,  s  dans  leur  mé- 
moire. 

3.  Toute  invention  profane  a  disparu 
ici.  Fénelon  est  bien  loin  des  Champs 
Elyséeset  de  l'Olympe;  c'est  le  Ciel  des 
chrétiens  qu'il  célèbre,  et  dont  il  essaye 
de  faire  pressentir  les  joies. 


4.  Réminiscence  des  Livres  saints. 
«  En  Dieu  nous  vivons,  en  Dieu  nous 
sommes,  »  notre  auteur  se  souvient  de 
ce  passage  de  l'Écriture  quand  il  décrit 
ce  «  torrent  de  la  divinité  qui  coule  dans 
le  cœur  »  des  justes. 

5.  Remarquez  la  beauté  de  ce  nombre, 
si  calme  et  si  majestueux;  l'artifice  des 
vers  pourrait-il  rien  ajouter  à  celte 
prose? 


LIVRE  QUATORZIEME. 


323 


mêmes  les  ont  couronnés   de  leurs  propres  mains,   avec  des 
couronnes  que  rien  ne  peut  flétrir  '. 

Télémaque,  qui  cherchait  son  père,  et  qui  avait  craint  de  le 
trouver  dans  ces  beaux  lieux,  fut  si  saisi  de  ce  goût  de  paix  et 
de  félicité,  qu'il  eût  voulu  y  trouver  Ulysse,  et  qu'il  s'affligeait 
d'être  contraint  lui-même  de  retourner  ensuite  dans  la  so- 
ciété des  mortels.  «C'est  ici,  disait-il,  que  la  véritable  vie  se 
trouve,  et  la  nôtre  n'est  qu'une  mort 2.  »  Mais  ce  qui  l'étonnait 
était  d'avoir  vu  tant  de  rois  punis  dans  le  Tartare,  et  d'en  voir 
si  peu  dans  les  Champs  Élysées.  Il  comprit  qu'il  y  a  peu  de 
rois  assez  fermes  et  assez  courageux  pour  résister  à  leur  pro- 
pre puissance,  et  pour  rejeter  la  flatterie  de  tant  de  gens 
qui  excitent  toutes  leurs  passions.  Ainsi,  les  bons  rois  sont 
très-rares;  et  la  plupart  sont  si  méchants,  que  les  dieux  ne 
seraient  pas  justes,  si,  après  avoir  souffert  qu'ilsaient  abusé  de 
leur  puissance  pendant  la  vie,  ils  ne  les  punissaient  après  leur 
mort. 


IV.  Télémaque  ne  voyant  point  son  père  Ulysse  parmi  tous  ces 
rois,  chercha  du  moins  des  yeux  le  divin  Laërte  8,  son  grand- 
père.  Pendant  qu'il  le  cherchait  inutilement,  un  vieillard 
vénérable  et  plein  de  majesté  s'avança  vers  lui.  Sa  vieillesse 
ne  ressemblait  point  à  celle  des  hommes  que  le  poids  des 
années  accable  sur  la  terre;  on  voyait  seulement  qu'il  avait 
été  vieux  avant  sa  mort  :  c'était  un  mélange  de  tout  ce  que  la 
vieillesse  a  de  grave,  avec  toutes  les  grâces  de  la  jeunesse  *  ; 
car  ces  grâces  renaissent  même  dans  les  vieillards  les  plus 
caducs,  au  moment  où  ils  sont  introduits  dans  les  Champs- 
Elysées.  Cet  homme  s'avançait  avec  empressement,  et  regar- 
dait Télémaque  avec  complaisance,  comme  une  personne  qui 
lui  était  fort  chère.  Télémaque,  qui  ne  le  reconnaissait  point, 
était  en  peine  et  en  suspens. 

a  Je  te  pardonne,  ô  mon  cher  fils,  lui  dit  le  vieillard,  de  ne 
»  me  point  reconnaître;  je  suis  Arcésius,  père  de  Laërte.  J'a- 
»  vajs  fini  mes  jours  un  peu  avant  qu'Ulysse,  mon  petit-fils, 
»  partît  pour  aller  au  siège  de  Troie  ;  alors  tu  étais  encore  un 


1 .  On  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  ad- 
mirer, ou  de  la  splendeur  des  images  ou 
de  la  pénétrante  harmonie  qui  se  fait 
sentir  dans  cette  phrase. 

2.  Ce  que  Cicéron  appelle  quelque 
part,  vila  vere  vitalis,  la  seule  vie  qui 
soit  digne  d'être  appelée  de  ce  uom, 
d  être  vécue. 

3.  L^ërle   n'était  pas  mort;  il    vivait 


dans  Ithaque,  et  il  devait  voir    réunis 
son  fils  et  son  petit-lils. 

4.  L'auteur  suppose  que  les  caraclè' 
res  de  l'âge  persistent  chez  les  morts, 
qui  sont  vieux  ou  jeunes,  selon  l'époque 
à  laquelle  ils  sont  arrivés.  Une  telle  sup- 
position paraît  nécessaire  pour  la  poésie. 
Dans  tous  les  cas,  il  idéalise  d'une  ma- 
nière admirable  les  vieillards  que  la 
vertu  a  couronnés. 


324 


TELÊMAQUE. 


»  petit  enfant  entre  les  bras  de  ta  nourrice  :  dus  lors  j'avais 
»  conçu  de  toi  de  grandes  espérances;  elles  n'ont  point  été 
»  trompeuses,  puisque  je  te  vois  descendu  dans  le  royaume 
»  de  Pluton  pour  chercher  ton  père,  et  que  les  dieux  te  sou- 
»  tiennent  dans  celte  entreprise.  0  heureux  enfant,  les  dieux 
»  t'aiment,  et  le  préparent  une  gloire  égale  à  celle  de  (on 
»  père  !  0  heureux  moi-même  de  te  revoir  1  Cesse  de  chercher 
»  Ulysse  en  ces  lieux,  il  vit  encore,  et  il  est  réservé  pour  re- 
»  lever  notre  maison  dans  l'île  d'Ithaque.  Laërte  même,  quoi- 
»  que  le  poids  des  années  l'ait  abattu,  jouit  encore  de  la  lu- 
»  mière,  et  attend  que  son  fils  revienne  lui  fermer  les  yeux, 
»  Ainsi  les  hommes  passent  comme  les  fleurs  qui  s'épanouis- 
»  sent  le  matin,  et  qui  le  soir  sont  flétries  et  foulées  aux  pieds. 
»  Les  générations  des  hommes  s'écoulent  comme  les  ondes 
»  d'un  fleuve  rapide:  rien  ne  peut  arrêter  le  Temps,  qui  en- 
»  traîne  après  lui  tout  ce  qui  parait  le  plus  immobile  *.  Toi- 
»  même,  ô  mon  fils  !  mon  cher  fils  !  loi-même,  qui  jouis  main- 
»  tenant  d'une  jeunesse  si  vive  et  si  féconde  en  plaisirs, 
»  souviens-toi  que  ce  bel  âge  n'est  qu'une  fleur  qui  sera 
*  presque  aussitôt  séchée  qu'éclose  2.  Tu  te  verras  changer 
»  insensiblement  :  les  grâces  riantes,  les  doux  plaisirs,  la 
»  force,  la  santé,  la  joie,  s'évanouiront  comme  un  songe;  il 
»  ne  t'en  restera  qu'un  triste  souvenir  :  la  vieillesse  languis- 
»  santé  et  ennemie  des  plaisirs  viendra  rider  ton  visage,  cour- 
»  ber  ton  corps,  affaiblir  tes  membres,  faire  tarir  dans  ton 
»  cœur  la  source  de  la  joie,  te  dégoûter  du  présent,  te  faire 
»  craindre  l'avenir,  te  rendre  insensible  à  tout,  excepté  à  la 
»  douleur  3. Ce  temps  te  paraît  éloigné:  hélas  !  tu  te  trompes, 
»  mon  fils;  il  se  hâte,  le  voilà  qui  arrive  :  ce  qui  vient  avec 
»  tant  de  rapidité  n'est  pas  loin  de  toi  ;  et  le  présent  qui  s'en- 
»  fuit  est  déjà  bien  loin,  puisqu'il  s'anéantit  dans  le  moment 
»  que  nous  parlons  *,  et  ne  peut  plus  se  rapprocher.  Ne 
»  compte  donc  jamais,  mon  fils,  sur  le  présent;  mais  sou- 
»  tiens-toi  dans  le  sentier  rude  et  âpre  de  la  vertu,  par  la  vue 
»  de  l'avenir.  Prépare-toi,  par  des  mœurs  pures  et  par  l'amour 
»  delà  justice,  une  place  dans  cet  heureux  séjour  de  la  paix. 


i .  On  a  souvent  comparé  les  généra- 
tions des  hommes  à  des  fleurs  ou  aux 
ondes  d'un  fleuve  rapide  ;  mais  nulle 
part  avec  plus  d'élégance  et  de  charme 
mélancolique  que  dans  ces  lignes  de 
Fénelon. 

2.  Élégance  exquise,  tendresse  sereine 
et  charmante  1 

3.  Succession  d'incises  d'un  admirable 


sens,  harmonie  croissante,  gradation  dans 
les  idées,  énergique  restriction  dans  ce 
trait:  «  excepté  à  la  douleur.  » 

4.  Fugit  hora  ;  hoc  quod  loquor  inde  est. 
(Pkhsb,  sat.  V.  v  153.) 
i  L'heure  fuit;  ce  que  je    dis    est  déjà 
o  loin.  »  Et  Boileau  : 

Le  moment  où  je  parle  est  déjà  loin  de  moi, 

(Ep.  m.) 


LIVRE  QUATORZIEME. 


325 


»  Tu  verras  enfin  bientôt  ton  père  reprendre  l'autorité 
»  dans  Ithaque.  Tu  es  né  pour  re'gner  après  lui  ;  mais,  hélas  ! 
»  ô  mon  fils,  que  la  royauté  est  trompeuse  !  !  Quand  on  la 
»  regarde  de  loin,  on  ne  voit  que  grandeur,  éclat  et  délices; 
»  mais  de  près  tout  est  épineux.  Un  particulier  peut,  sans 
»  déshonneur,  mener  une  vie  douce  et  obscure.  Un  roi  ne 
»  peut,  sans  se  déshonorer,  préférer  une  vie  douce  et  oisive 
»  aux  fonctions  pénibles  du  gouvernement  :  il  se  doit  à 
»  tous  les  hommes  qu'il  gouverne  ;  il  ne  lui  est  jamais  per- 
»  mis  d'être  à  lui-même  :  ses  moindres  fautes  sont  d'une  con- 
>  séquence  infinie,  parce  qu'elles  causent  le  malheur  des 
»  peuples,  et  quelquefois  pendant  plusieurs  siècles  :  il  doit 
»  réprimer  l'audace  des  méchants,  soutenir  l'innocence, 
»  dissiper  la  calomnie.  Ce  n'est  pas  assez  pour  lui  de  ne  faire 
»  aucun  mal;  il  faut  qu'il  fasse  tous  les  biens  possibles  dont 
»  l'État  a  besoin.  Ce  n'est  pas  assez  de  faire  le  bien  par  soi- 
»  môme;  il  faut  encore  empêcher  tous  les  maux  que  d'autres 
«feraient,  s'ils  n'étaient  retenus.  Crains  donc,  mon  fils, 
»  crains  une  condition  si  périlleuse  :  arme-toi  de  courage 
»  contre  toi-même2,  contre  tes  passions,  et  contre  les  flat- 
»  teurs.  » 

En  disant  ces  paroles,  Arcésius  paraissait  animé  d'un  feu 
divin,  et  montrait  à  Télémaqueun  visage  plein  de  compassion 
pour  les  maux  qui  accompagnent  la  royauté.  «Quand  elle  est 
»  prise,  disait-il,  pour  se  contenter  soi-même,  c'est  une  mons- 
»  trueuse  tyrannie;  quand  elle  est  prise  pour  remplirses  devoirs 
»  et  pour  conduire  un  peuple  innombrable  comme  un  père 
»  conduit  ses  enfants,  c'est  une  servitude  accablante  qui  de- 
»  mande  un  courage  et  une  patience  héroïque.  Aussi  est-il 
»  certain  que  ceux  qui  ont  régné  avec  une  sincère  vertu 
»  possèdent  ici  tout  ce  que  la  puissance  des  dieux  peut  donner 
»  pour  rendre  une  félicité  complète.  » 

Pendant  qu'Arcésius  parlait  de  la  sorte,  ses  paroles  entraient 
jusqu'au  fond  du  cœur  de  Télémaque  :  elles  s'y  gravaient 
comme  un  habile  ouvrier,  avec  son  burin,  grave  sur  l'airain  les 
figures  ineffaçables  qu'il  veut  montrer  aux  yeux  de  la  plus 
reculée  postérité.  Ces  sages  paroles  étaient  comme  une  flamme 
subtile  qui  pénétrait  dans  les  entrailles  du  jeune  Télémaque; 
il  se  sentait  ému  et  embrasé  ;  je  ne  sais  quoi  de  divin  sem- 


1.  Arcésius,  après  avoir  dit  ces  paroles, 
qui  s'adressent  à  la  jeunesse  de  toutes 
les  conditions,  recommence  à  parler  à 
Télémaque  comme    à    ua    fils  de  roi, 


comme  à   un  homme  destiné  à  régner. 
2.  Vincere  se  ipsum;  une  maxime  qui 
n'était  pas  étrangère  à  la   sagesse    an- 
tique. 


326 


TÉLÉMAQUE. 


blnit  fondre  son  cœur  au  dedans  de  lui  '.  Ce  qu'il  portait  dans 
la  partie  la  plus  intime  de  lui-même  le  consumait  secrèle- 
ment  ;  il  ne  pouvait  ni  le  contenir,  ni  le  supporter,  ni  résis- 
ter à  une  si  violente  impression  :  c'était  un  sentiment  vif  et 
délicieux,  qui  était  mêlé  d'un  tourment  capable  d'arracher  la 
vie. 

Ensuite  Télémaque  commença  à  respirer  plus  librement. 
Il  reconnut  dans  le  visage  d'Arcésius  une  grande  ressemblance 
avec  I.aërte  ;  il  croyait  même  se  ressouvenir  confusément  d'a- 
voir vu  en  Ulysse,  son  père,  des  traits  de  cette  même  ressem- 
blance, lorsque  Ulysse  partit  pour  le  siège  de  Troie.  Ce  ressou- 
venir attendrit  son  cœur;  des  larmes  douces  et  mêlées  de  joie 
coulèrent  de  ses  yeux:  il  voulut  embrasser  une  personne  si 
chère;  plusieurs  fois  il  l'essaya  inutilement:  celte  ombre  vaine 
échappa  à  ses  embrassements,  comme  un  songe  trompeur  se 
dérobe  à  l'homme  qui  croit  en  jouir.  Tantôt  la  bouche  altérée 
de  cet  homme  dormant  poursuit  une  eau  fugitive;  tantôt  ses 
lèvres  s'agitent  pour  former  des  paroles  que  sa  langue  engour- 
die ne  peut  proférer;  ses  mains  s'étendent  avec  effort,  et  ne 
prennent  rien  :  ainsi  Télémaque  ne  peut  contenter  sa  tendresse  ; 
il  voit  Arcésius,  il  l'entend,  il  lui  parle,  il  ne  peut  le  loucher. 
Enfin  il  lui  demande  qui  sont  ces  hommes  qu'il  voit  autour  de 
lui. 

V.  «  Tu  vois,  monfilSjlui  répondit  le  sage  vieillard,  les  hom- 
mes qui  ont  été  l'ornement  de  leurs  siècles,  la  gloire  et  le 
bonheur  du  genre  humain.  Tu  vois  le  petit  nombre  de  rois  qui 
ont  été  dignes  de  l'être,  et  qui  ont  fait  avec  fidélité  la  fonction 
des  dieux  sur  la  terre.  Ces  autres  que  tu  vois  assez  près 
d'eux,  mais  séparés  par  ce  petit  nuage,  ont  une  gloire  beau- 
coup moindre  :  ce  sont  des  héros  à  la  vérité  ;  mais  la  récom- 
pense de  leur  valeur  et  de  leurs  expéditions  militaires  ne 
peut  être  comparée  avec  celle  des  rois  sages,  justes  etbienfai- 
sanls. 

»  Parmi  ces  héros  2,  tu  vois  Thésée,  qui  a  le  visage  un  peu 
(riste  :  il  a  ressenti  le  malheur  d'être  trop   créTdule  pour  une 


1.  Imitation  de  l'Écriture.  «  Ne  sen- 
tiez-vous pas,  quand  il  vous  parlait,  votre 
cœur  embrasé?»  s'écrient  les  disciples 
après  avoir  quitté  le  Maître  à  Emmaiis. 

2.  Fénelon  va  passer  eu  revue  tous  les 
héros  qui  se  sont  signalés  avant  Télé- 
maque par  leurs  exploits  ou  par  leurs 
vertus  pacifiques.  Cette  revue  n'a  pas  la 
magnificence  de  celle  de  Virgile;  mais 


elle  l'emporte  en  ce  que,  dans  Virgile, 
les  personnages  qu'Auchise  fait  connaî- 
tre à  Enée  n'ont  pas  eu  la  vie,  et  ne  sont 
que  les  images  ou  les  âmes  procréées  de 
ceux  qui  vivront  aptes  lui,  et  doivent 
être  ses  descendants.  Cela  n'est  ni  aussi 
vraisemblable  ni  aussi  intéressant  que 
de  voir,  comme  ici,  ceux  qui  ont  vécu  et 
qui  ont  reçu  leur  récompense. 


LIVRE  QUATORZIÈME.  327 

femme  artificieuse,  etilest  encore  affligé  d'avoir  si  injustement 
demandé  à  Neptune  la  mort  cruelle  de  son  fils  Hippolyte: 
heureuxs'il  n'eût  point  été  si  piompt,  et  si  facile  à  irriter1  ! 
Tu  vois  aussi  Achille  appuyé  sur  sa  lance  à  cause  de  celle 
blessure  qu'il  recul  au  talon,  de  la  main  du  lâche  Paris,  et 
qui  finit  sa  vie  2.  S'il  eût  été  aussi  sage,  jusle  et  modéré,  qu'il 
était  intrépide,  les  dieux  lui  auraient  accordé  un  long  règne; 
mais  ils  ont  eu  pitié  desl'hthiolcs  et  des  Dolopes3,  sur  lesquels 
il  devait  naturellement  régner  après  Pelée  *  :  ils  n'ont  pas 
voulu  livrer  tant  de  peuples  à  la  merci  d'un  homme  fougueux, 
et  plus  facile  à  irriter  que  la  mer  la  plus  orageuse.  Les  Par- 
ques ont  accourci  le  fil  de  ses  jours;  il  a  été  comme  une  fleur 
à  peine  éclose  que  le  tranchant  de  la  charrue  coupe,  et  qui 
tombe  avant  la  fin  du  jour  où  on  l'avait  vue  naîlre.  Les  dieux 
n'ont  voulu  s'en  servir  que  comme  des  torrents  et  des  tem- 
pêtes, pour  punir  les  hommes  de  leurs  crimes  8;  ils  ont  fait 
servir  Achille  à  abattre  les  murs  de  Troie,  pour  "venger  le  par- 
jure de  Laomédon  6  et  les  injustes  amours  de  Paris  7.  Après 
avoir  employé  ainsi  cet  instrument  de  leurs  vengeances,  ils 
se  sont  apaisés,  et  ils  ont  refusé  aux  larmes  de  Thétis  de  lais- 
ser plus  longtemps  sur  la  terre  ce  jeune  héros,  qui  n'y  était 
propre  qu'à  troubler  les  hommes,  qu'à  renverser  les  villes  et 
les  royaumes. 

»  Mais  vois-tu  cet  autre  avec  ce  visage  farouche?  c'est  Ajax, 
fils  de  Télamon  et  cousin  d'Achille  :  tu  n'ignores  pas  sans  doute 
quelle  fut  sa  gloire  dans  les  combats  ?  Après  la  mort  d'Achille, 
il  prétendit  qu'on  ne  pouvait  donner  ses  armes  à  nul  autre 
qu'à  lui  ;  ton  père  ne  crut  pas  les  lui  devoir  céder  :  les  Grecs 
jugèrent  en  faveur  d'Ulysse.  Ajax  se  tua  de  désespoir  8;  l'indi- 
gnation et  la  fureur  sont  encore  peintes  sur  son  visage.  N'ap- 
proche pas  de  lui,  mon  fils;  car  il  croirait  que  tu  voudrais  lui 


1.  «  Une  femme  artificieuse.  »  Phèdre 
est  ici  désignée.  Thésée,  roi  d' Athènes, 
avait,  sur  l'aceusilion  de  Phèdre,  son 
épouse,  'déniante  et  obtenu  de  Neptune 
la  mort  de  son  fils  Hippolyte,  lequel  fut 
ensuite  ressuscité  par  Esculape. 

2.  On  sait  qu'Achille,  étant  invulné- 
rable par  tout  le  corps,  excepté  au  talon, 
mourut  à  la  suite  d'une  blessure  qu'il 
reçut  à  cette  partie,  de  la  main  de  Pâtis. 

3.  «  Les  Phthiotes  et  les  Dolopes,  » 
peuples  de  Thessalie,  soumis  au  sceptre 
de  Pelée,  père  d'Achille.  La  capitale 
était  Phthia  ;  non  loin  était  la  célèbre 
vilie  de  Pharsale. 

4.  Pelée,  fils  d'Éaque,  épousa  la  déesse 


Thétis,  la  plus  belle  des  Néréides,  dont 
il  eut  Achille. 

5.  Idée  chrétienne. 

6.  «  Laomédon,  »  père  de  Priain.  Nep- 
tune et  Apollon  lui  ayant  piété  leur  se- 
cours pour  bâtir  les  murs  de  Troie,  il 
refusa  de  les  payer.  Hercule  le  punit  de 
ce  parjure;  il  prit  la  ville  et  tua  le  roi. 

7.  Paris,  fils  de  Priam,  enlève  Hélène, 
épouse  de  Menélas,  roi  de  Spar  e,  dont 
il  était  l'hôte, et  il  cause  ainsi  la  guerre 
et  la  ruine  de  Troie. 

8.  Ajax,  fils  de  Télamon,  qu'il  ne  faut 
pas  confondre  avec  Ajax,  fils  d'Oïiee. 
Après  la  mort  d'Achille  il  mit  fin  à  ses 
jours,  désespéré  de  n'avoir  pu  obtenir 
les  armes  de  ce  héros. 


328 


ÏÊLEMAQUE. 


insulter  dans  son  malheur,  et  il  est  juste  de  le  plaindre  :  ne 
remarques-tu  pas  qu'il  nous  regarde  avec  peine,  et  qu'il  entre 
brusquement  dans  ce  sombre  bocage,  parce  que  nous  lui  som- 
mes odieux?  Tu  vois  de  cet  autre  côté  Hector1,  qui  eût  clé 
invincible  si  le  fils  de  Tbélis  n'eût  point  été  au  monde  dans  le 
même  temps.  Mais  voilà  Agamemnon2  qui  passe,  et"  qui  porte 
encore  sur  lui  les  marques  de  la  perfidie  de  Clylemnestre3.  0 
mon  fils!  je  frémis  en  pensant  aux  malheurs  de  cette  famille 
de  l'impieTantale.Ladivision  des  deux  frères  Atrée  et  Thyeste* 
a  rempli  cette  maison  d'horreur  et  de  sang.  Hélas  !  combien 
un  crime  en  attire-t-il  d'autres  !  Agamemnon  revenant,  à  la 
tête  des  Grecs,  du  siège  de  Troie,  n'a  pas  eu  le  temps  de  jouir 
en  paix  de  la  gloire  qu'il  avait  acquise.  Telle  est  la  destinée 
de  presque  tous  les  conquérants.  Tous  ces  hommes  que  tu  vois 
ont  été  redoutables  dans  la  guerre  ;  mais  ils  n'ont  point  été 
aimables  et  vertueux  :  aussi  ne  sont-ils  que  dans  la  seconde 
demeure  des  Champs-Elysées. 

»  Pour  ceux-ci,  ils  ont  régné  avec  justice,  et  ont  aimé  leurs 
peuples:  ils  sont  les  amis  des  dieux  ;  pendant  qu'Achille  et 
Agamemnon,  pleins  de  leurs  querelles  et  de  leurs  combats, 
conservent  encore  ici  leurs  peines  et  leurs  défauts  naturels; 
pendant  qu'ils  regrettent  en  vain  la  vie  qu'ils  ont  perdue,  et 
qu'ils  s'affligent  de  n'être  plus  que  des  ombres  impuissantes  et 
vaines5,  ces  rois  justes,  étant  purifiés  par  la  lumière  divine 
dont  ils  sont  nourris,  n'ont  plus  rien  à  désirer  pour  leur  bon- 
heur. Ils  regardent  avec  compassion  les  inquiétudes  des  mor- 
tels; et  les  plus  grandes  affaires  qui  agitent  les  hommes  am- 
bitieux leur  paraissent  comme  des  jeux  d'enfants  :  leurs 
cœurs  sont  rassasiés  de  la  vérité  et  de  la  vertu,  qu'ils  puisent 
dans  la  source.  Ils  n'ont  plus  rien  à  souffrir  ni  d'autrui  ni 
d'eux-mêmes  ;  plus  de  désirs,  plus  de  besoins,  plus  de  crain- 
tes :  tout  est  fini  pour  eux,  excepté  leur  joie,  qui  ne  peut 
finir6. 


1.  «Hector,  »  fils  de  Priam,  défenseur 
d'Ilion  ;  le  véritable  héros,  ou  du  moins 
le  plus  intéressant,  le  plus  noble  de 
l' Iliade. 

2.  «  Agamemnon,  d  roi  d'Argos  et  de 
Mycèncs.  petit  fils  d'Atrée,  le  roi  des 
rois  dans  l'expéa'ition  des  Grecs  contre 
les  Troyens. 

3.  Femme  d'Agamemnon  ;  d'accord 
avec  Egisthe,  elle  tua  son  époux,  immé- 
diatement après  le  retourde  ce  dernier 
dans  Argos. 


4.  c  Atrée  et  Thyeste,»  fils  de  Pélops, 
frères  célèbres  parleur  haine;  Atrée 
ayant  été  offensé  par  Thyeste,  tua  le  fils 
de  celui  ci,  Clisthène,  et  le  servit  à 
Thyeste  dans  un  festin. 

5.  «  Des  ombres  impuissantes  et 
vaines.»  Fénelon  n'a  pas  donné  à  ses  rois 
guerriers  et  conquérants  un  bonheur  en- 
tier; comme  Achille  dans  Homère,  ils 
regrettent  la  vie. 

6.  Antithèse  pleine  de  sens,  expres- 
sive surtout  par  la  simplicité  des  termes. 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


329 


»  Considère,  mon  fils,  cet  ancien  roi  Inachus1  qui  fonda  le 
royaume  d'Argos.  Tu  le  vois  avec  cette  vieillesse  si  douce  et  si 
majestueuse  :  les  fleurs  naissent  sous  ses  pas  ;  sa  démarche 
légère  ressemble  au  vol  d'un  oiseau  ;  il  tient  dans  sa  main  uiie 
lyre  d'ivoire,  et,  dans  un  transport  éternel,  il  chante  les  mer- 
veilles des  dieux.  Il  sort  de  son  cœur  et  de  sa  bouche  un  par- 
fum exquis  ;  l'harmonie  de  sa  lyre  et  de  sa  voix  ravirait  les 
hommes  et  les  dieux.  11  est  ainsi  récompensé  pour  avoir  aimé 
le  peuple  qu'il  assembla  dans  l'enceinte  de  ses  nouveaux  murs, 
et  auquel  il  donna  des  lois 

»  De  l'autre  côté,  tu  peux  voir,  entre  ces  myrtes,  Cécrops, 
Égyptien,  qui  le  premier  régna  dans  Athènes,  ville  consacrée 
à  la  sage  déesse  dont  elle  porte  le  nom.  Cécrops,  apportant 
des  lois  utiles  de  l'Egypte,  qui  a  élé  pour  la  Grèce  la  source  des 
lettres  et  des  bonnes  mœurs,  adoucit  les  naturels  farouches 
des  bourgs  de  l'Attique,  et  les  unit  par  les  liens  de  la  société. 
11  fut  juste,  humain,  compatissant  :  il  laissa  les  peuples  dans 
l'abondance,  et  sa  famille  dans  la  médiocrité  ;  ne  voulant  point 
que  ses  enfants  eussent  l'autorité  après  lui,  parce  qu'il  jugeait 
que  d'autres  en  étaient  plus  dignes  2. 

»  Il  faut  que  je  te  montre  aussi,  dans  cette  petite  vallée, 
Érichthon3,  qui  inventa  l'usage  de  l'argent  pour  la  monnaie: 
il  le  fit  en  vue  de  faciliter  le  commerce  entre  les  îles  de  la 
Grèce  ;  mais  il  prévit  l'inconvénient  attaché  à  cette  invention*. 
Appliquez-vous,  disait-il  à  tous  les  peuples,  à  multiplier  chez 
vous  les  richesses  naturelles,  qui  sont  les  véritables  :  cultivez 
la  terre  pour  avoir  une  grande  abondance  de  blé,  de  vin, 
d'huile  et  de  fruits  ;  ayez  des  troupeaux  innombrables  qui  vous 
nourrissent  de  leur  lait,  et  qui  vous  couvrent  de  leur  laine  : 
par  là  vous  vous  mettrez  en  état  de  ne  craindre  jamais  la  pau- 
vreté. Plus  vous  aurez  d'enfants,  plus  vous  serez  riches, 
pourvu  que  vous  les  rendiez  laborieux;  car  la  terre  est  iné- 
puisable, et  elle  augmente  sa  fécondité  à  proportion  du  nombre 
de  ses  habitants  qui  ont  soin  de  la  cultiver  :  elle  les  paye  tous 
libéralement  de  leurs  peines  ;  au  lieu  qu'elle  se  rend  avare  et 
ingrate  pourceuxquila  cultivent  négligemment.  Attachez-vous 
donc  principalement  aux  véritables  richesses  qui  satisfont  aux 
vrais  besoins  de  l'homme.  Pour  l'argent  monnayé,  il  ne  faut 


1.  Phénicien,  fondateur  du  royaume 
d'Arcos  à  une  époque  que  l'histoire  ne 
saurait  guère  déterminer. 

2 .  Fenelon  brode  un  peu  sur  le  thème 
de  Cécrops,  dont  on  ne  sait  rien,  sinon 
qu'il  fut  Egyptien, et  qu'il  fonda  Athènes 
à  une  époque  également  incertaine. 


3.  Troisième  roi  d'Athènes.  Il  inventa 
la  monnaie,  et,  dit-on,  les  chars.  Placé 
parmi  les  astres,  il  devint  la  constellation 
du  Bootès,et  plus  récemment  du  Chariot. 

4.  «  Invention  i  [venire  in),  arrivera 
l'objet  cherché. 


330 


TÉLÉMAQUE. 


en  faire  aucun  cas,  qu'autant  gu'il  est  nécessaire,  ou  pour  les 
guerres  inévitables  qu'on  a  à  soutenir  au  dehors,  ou  pour  le 
commerce  des  marchandises  nécessaires  qui  manquent  dans 
votre  pays;  encore  serait-il  à  souhaiter  qu'on  laissât  tomber 
le  commerce  à  l'égard  de  toutes  les  choses  qui  ne  servent  qu'à 
entretenir  le  luxe,  la  vanité  et  la  mollesse  l. 

»  Ce  sage  Éiïehthon  disait  souvent  :  Je  crains  bien,  mes  en- 
fants, de  vous  avoir  fait  un  présent  funeste  en  vous  donnant 
l'invention  de  la  monnaie.  Je  prévois  qu'elle  excitera  l'avarice, 
l'ambition,  le  faste;  qu'elle  entretiendra  une  infinité  d'arts 
pernicieux,  qui  ne  vont  qu'à  amollir  et  à  corrompre  les  mœurs; 
qu'elle  vous  dégoûtera  de  l'heureuse  simplicité,  qui  fait  tout 
le  repos  et  toute  la  sûreté  de  la  vie;  qu'enfin  elle  vous  fera 
mépriser  l'agriculture,  qui  est  le  fondement  de  la  vie  humaine 
et  la  source  de  tous  les  vrais  biens  :  mais  les  dieux  sont  té- 
moins que  j'ai  eu  le  cœur  pur  en  vous  donnant  cette  invention 
utile  en  elle-môme 2.  Enfin,  quand  Érichthon  aperçut  que  l'ar- 
gent corrompait  les  peuples,  comme  il  l'avait  prévu,  il  se  retira 
de  douleur  sur  une  montagne  sauvage,  où  il  vécut  pauvre  et 
éloigné  des  hommes,  jusqu'à  une  extrême  vieillesse,  sans  vou- 
loir se  mêler  du  gouvernement  des  villes. 

»  Peu  de  temps  après  lui,  on  vit  paraître  dans  la  Grèce  le  fa- 
meux Triptolème3,  à  qui  Cérès  avait  enseigné  l'art  de  cultiver 
les  terres,  et  de  les  couvrir  tous  les  ans  d'une  moisson  dorée. 
Ce  n'est  pas  que  les  hommes  ne  connussent  déjà  le  blé,  et  la 
manière  de  le  multiplier  en  le  semant  :  mais  ils  ignoraient  la 
perfection  du  labourage;  et  Triptolème,  envoyé  par  Cérès, 
vint,  la  charrue  en  main,,  offrir  les  dons  de  la  déesse  à  tous  les 
peuples  qui  auraient  assez  de  courage  pour  v*aincre  leur  pa- 
resse naturelle,  et  pour  s'adonner  à  un  travail  assidu.  Bientôt 
Triptolème  apprit  aux  Grecs  à  fendre  la  terre,  et  à  la  fertiliser 
en  déchirant  son  sein  :  bientôt  les  moissonneurs  ardents  et  in- 
fatigables firent  tomber,  sous  leurs  faucilles  tranchantes,  les 
jaunes  épis  qui  couvraient  les  campagnes:  les  peuples  mêmes, 
sauvages  et  farouches,  qui  couraient  épars  çà  et  là  dans  les 
forêts  d'Épire  et  d'iitolie*  pour  se  nourrir  de  gland5,  adouci- 


1 .  L'auteur  a  cédé, ici,  au  désir  de  mo- 
raliser eu  matière  politique. 

2.  Dans  le  fait,  l'invention  de  la  mon- 
naie est  une  des  plus  heureuses  et  des 
plus  nécessaires  à  l'existence  du  com- 
merce entre  les  hommes,  au  maintien, 
au  propres  de  la  société.  Fénelon  est 
enclin  à  idéaliser  les  temps  sauvages. 

3.11  était  d'Eleusis,  où    il  institua  les 


mystères.  Ce  fut  lui  qui  propagea  l'agri- 
culture, qu'il  avait  apprise  de  Cérès. 

4.  «  L'Etoile,  •  au  centre  de  la  Grèce 
bornée  par  l'Acaruauie,  le  mont  l'amasse 
et  la  Phocide.  Les  Etoliens  passèren 
longtemps  pour  barbares. 

5.  C'était  une  tradition  bien  établie 
qu'avant  que  Cérès  eût  enseigné  l'art  de 
cultiver  le  blé, dans  ces  temps  primitif 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


331 


rrnt  leurs  mœurs,  et  se  soumirent  à  des  lois,  quand  ils  eurent 
appris  à  faire  croître  des  moissons  et  à  se  nourrir  de  pain. 
Triploleme  fit  sentir  aux  Grecs  le  plaisir  qu'il  y  aànedevoirses 
richesses  qu'à  son  travail,  et  à  trouver  dans  son  champ  tout 
ce  qu'il  faut  pour  rendre  la  vie  commode  et  heureuse1.  Celte 
abondance  si  simple  et  si  innocente,  qui  est  attachée  à  l'agri- 
culture, les  fit  souvenir  des  sages  conseils  d'Érichthon.  Ils  mé- 
prisèrent l'argent  et  toutes  les  richesses  artificielles,  qui  ne 
sont  richesses  qu'en  imagination,  qui  tentent  les  hommes  de 
chercher  des  plaisirs  dangereux,  et  qui  les  détournent  du  tra- 
vail, où  ils  trouveraient  tous  les  biens  réels,  avec  des  mœurs 
pures,  dans  une  pleine  liberté.  On  comprit  donc  qu'un  champ 
fertile  et  bien  cultivé  est  le  vrai  trésor  d'une  famille  assez  sage 
pour  vouloir  vivre  frugalement  comme  ses  pères  ont  vécu. 
Heureux  les  Grecs,  s'ils  étaient  demeurés  fermes  dans  ces 
maximes,  si  propres  à  les  rendre  puissants,  libres,  heureux, 
et  dignes  de  l'être  par  une  solide  vertu!  Mais,  hélas  !  ils  com- 
mencent a  admirer  les  fausses  richesses,  ils  négligent  peu  à 
peu  les  vraies,  et  ils  dégénèrent  de  cette  merveilleuse  sim- 
plicité2. 

»  0  mon  fils,  tu  régneras  un  jour;  alors  souviens-toi  de  ra- 
mener les  hommes  à  l'agriculture,  d'honorer  cet  art,  de  sou- 
lager ceux  qui  s'y  appliquent,  et  de  ne  souffrir  point  que  les 
hommes  vivent  ni  oisifs,  ni  occupés  à  des  arts  qui  entretien- 
nent le  luxe  et  la  mollesse  3.  Ces  deux  hommes,  qui  ont  été  si 
sages  sur  la  terre,  sont  ici  chéris  des  dieux.  Remarque,  mon 
fils,  que  leur  gloire  surpasse  autant  celle  d'Achille  et  des  autres 
héros  qui  n'ont  excellé  que  dans  les  combats,  qu'un  doux  prin- 
temps est  au-dessus  de  l'hiver  glacé,  et  que  la  lumière  du  so- 
leil est  plus  éclatante  que  celle  de  la  lune  *.  » 

Pendant  qu'Arcésius  parlait  de  la  sorte,  il  aperçut  que  Té- 
lémaque  avait  toujours  les  yeux  arrêtés  du  côté  d'un  petit  bois 
de  lauriers  et  d'un  ruisseau  bordé  de  violettes,  de  roses,  de 
lis,  et  de  plusieurs  autres  fleurs  odoriférantes,  dont  les  vives 
couleurs  ressemblaient  à  celles  d'Iris,  quand  elle  descend  du 
ciel  sur  la  terre  pour  annoncer  à  quelque  mortel  les  ordres 
des  dieux.  C'était  le  grand  roi  Sésoslris,  que  Télémaque  re- 


où  les  forêts  couvraient  le  monde,  les 
hommes,  encore  sauvages,  se  nourris- 
saient du  fruit  des  chênes. 

1.  Ce  développement  sur  les  avantages 
et  Us  progrès  de  l'agriculture  est  iuié- 
ressant  et  d'un  beau  style. 

2.  Doctrine  contestable.  Fénelon  tend 
Ici,  comme  ailleurs,  à  déprécier  le  mou- 


vement du  commerce  et  de  l'industrie. 

3.  «  Le  luxe  et  la  mollesse  •  ne  sont 
pas  entretenus  par  les  arts  ;  il  n'est  pas 
exact  de  dire  que  l'agriculture  seule 
doive  être  encouragée;  il  faudrait  donc 
croire  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  but  pour 
l'homme  ici-bas  que  celui  de  se  nourrir. 

4.  Comparaison  faible. 


332  TÉLÉMAQUE. 

connul  dans  ce  beau  lieu;  il  était  mille  fois  plus  majestueux 
qu'il  ne  l'avait  jamais  été  sur  son  trône  d'Egypte.  Des  rayons 
d'une  lumière  douce  sortaient  de  ses  yeux,  et  ceux  de  Télé- 
maque  en  étaient  éblouis.  A  le  voir,  on  eût  cru  qu'il  était 
enivré  de  nectar,  tant  l'esprit  divin  l'avait  mis  dans  un  trans- 
port au-dessus  de  la  raison  humaine,  pour  récompenser  ses 
vertus. 

Télémaque  dit  à  Arcésius  ;  «  Je  reconnais,  ô  mon  pore,  Sé- 
sostris,  ce  sage  roi  d'Egypte,  que  j'ai  vu  il  n'y  a  pas  longtemps. 
— Le  voilà,  répondit  Arcésius  ;  et  tu  vois,  par  son  exemple,  com- 
bien les  dieux  sont  magnifiques  *  à  récompenser  les  bons  rois. 
Mais  il  faut  que  tu  saches  que  toute  cette  félicité  n'est  rien  en 
comparaison  de  celle  qui  lui  était  destinée,  si  une  trop  grande 
prospérité  ne  lui  eût  fait  oublier  les  règles  de  la  modération  et 
de  la  justice.  La  passion  de  rabaisser  l'orgueil  et  l'insolence 
des  Tyriens  rengagea  à  prendre  leur  ville.  Cette  conquête  lui 
donna  le  désir  d'en  faire  d'autres:  il  se  laissa  séduire  par  la 
vaine  gloire  des  conquérants;  il  subjugua,  ou,  pour  mieux 
dire,  il  ravagea  toute  l'Asie.  A  son  retour  en  Egypte,  il  trouva 
que  son  frère  s'était  emparé  de  la  royauté,  et  avait  altéré,  par 
un  gouvernement  injuste,  les  meilleures  lois  du  pays.  Ainsi  ses 
grandes  conquêtes  ne  servirent  qu'à  troubler  son  royaume. 
Mais  ce  qui  le  rendit  plus  inexcusable,  c'est  qu'il  fut  enivré  de 
sa  propre  gloire  :  il  fit  atteler  à  un  char  les  plus  superbes 
d'entre  les  rois  qu'il  avait  vaincus  2.  Dans  la  suite,  il  reconnut 
sa  faute,  et  eut  honte  d'avoir  été  si  inhumain.  Tel  fut  le  fruit 
de  ses  victoires.  Voilà  ce  que  les  conquérants  font  contre  leurs 
Etals  et  contre  eux-mêmes,  en  voulant  usurper  ceux  de  leurs 
voisins.  Voilà  ce  qui  fit  déchoir  un  roi  d'ailleurs  si  juste  et  si 
bienfaisant  ;  et  c'est  ce  qui  diminue  la  gloire  que  les  dieux  lui 
avaient  préparée. 

»  Ne  vois- tu  pas  cet  autre,  mon  fils,  dont  la  blessure  paraît 
si  éclatante?  C'est  un  roi  de  Carie  3,  nommé  Dioclides,  qui  se 
dévoua  pour  son  peuple  dans  une  bataille,  parce  que  l'oracle 
avait  dit  que,  dans  la  guerre  des  Cariens  et  des  Lyciens  *,  la 
nation  dont  le  roi  périrait  serait  victorieuse  B. 

»  Considère  cet  autre;  c'est  un  sage  législateur,  qui,  ayant 


1.  •  Magnifique  ;  »  ce  mot  est  em- 
ployéici  dansle  sens  de  généreux,  libéral. 

2.  On  pourrait  voir  quelque  contra- 
diction entre  la  récompense  éternelle 
attribuée  à  Sesostris  et  les  crimes  de  son 
ambition  et  de  son  orgueil  que  rapporte 
ici  Féuelon.  Aussi  l'auteur  a-t-il  supposé 
que  le  conquérant  s'était  repenti. 


3.  •  La  Carie,»  en  Asie  Mineure,  ayant 
au  nord  la  Lydie,  au  sud  la  mer  E^ée, 
la  Méditerranée;  sa  capitale  était  Hali- 
carnasse,  patrie  d'Hérodote. 

4.  Ce^  l'histoire  attribuée  à  Codrus, 
dernier  roi  d'Athènes. 

5.  Peuple  de  la  Lycie,  dans  l'Asie  Mi- 
neure. 


LIVRE  QUATORZIÈME. 


333 


donné  à  sa  nation  des  lois  propres  à  les  rendre  bons  et  heu- 
reux, leur  fit  jurer  qu'ils  ne  violeraient  aucune  de  ces  lois 
pendant  son  absence;  après  quoi  il  partit,  s'exila  lui-même  de 
sa  patrie,  et  mourut  pauvre  dans  une  terre  étrangère,  pour 
obliger  son  peuple,  par  ce  sentent,  à  garder  à  jamais  des  lois 
si  utiles  '. 

»  Cet  autre,  que  tu  vois,  est  Eune'syme,  roi  des  Pyliens,  et 
un  des  ancêtres  du  sage  Nestor.  Dans  une  peste  qui  ravageait 
la  terre,  et  qui  couvrait  de  nouvelles  ombres  les  bords  de 
l'Achéron,  il  demanda  aux  dieux  d'apaiser  leur  colère,  en 
payant,  par  sa  mort,  pour  tant  de  milliers  d'hommes  inno- 
cents. Les  dieux  l'exaucèrent,  ils  lui  firent  trouver  ici  la  vraie 
royauté,  dont  toutes  celles  de  la  terre  ne  sont  que  de  vaines 
ombres  *. 

»  Ce  vieillard,  que  tu  vois  couronné  de  fleurs,  est  le  fameux 
Bélus  3:  il  régna  en  Egypte,  et  il  épousa  Anchinoé,  fille  du 
dieu  Nilus  *,  qui  cache  la  source  de  ses  eaux,  et  qui  enrichit 
les  terres  qu'il  arrose  par  des  inondations.  Il  eut  deux 
fils  :  Danaûs  5,  dont  tu  sais  l'histoire;  et  Égyptus,  qui  donna 
son  nom  à  ce  beau  royaume.  Bélus  se  croyait  plus  riche  par 
l'abondance  où  il  mettait  son  peuple,  et  par  l'amour  de  ses 
sujets  pour  lui,  que  par  tous  les  tributs  qu'il  aurait  pu  leur 
imposer.  Ces  hommes,  que  tu  crois  morts,  vivent,  mon  fils  :  et 
c'est  la  vie  qu'on  traîne  misérablement  sur  la  terre  qui  n'est 
qu'une  mort,  les  noms  seulement  sont  changés.  Plaise  aux 
dieux  de  te  rendre  assez  bon  pour  mériter  cette  vie  heureuse 
que  rien  ne  peut  plus  finir  ni  troubler!  Hâte-toi,  il  en  est 
temps,  d'aller  chercher  ton  père.  Avant  que  de  le  trouver, 
hélas!  que  tu  verras  répandre  de  sang!  Mais  quelle  gloire 
t'attend  dans  les  campagnes  de  l'Hespérie  6!  Souviens-toi  des 


1.  Fénelon  ne  pouvant  placer  dans 
l'Elysée  ni  Codrus  ni  Lycurgue,  qui 
avaient  vécu  longtemps  après  la  guerre  de 
Troie,  attribue  leurs  grandes  actions  à 
des  personnages  fictifs.  Lycurgue,  en 
effet,  s'était  exilé  de  Lacédémoiîe  après 
avoir  donné  ses  lois. 

2.  «  Ombres,  »  dans  le  sens  d'appa- 
rences. Il  y  a  beaucoup  plus  de  spiritua- 
lisme dans  l'Elysée  de  Feuelon  que  dans 
celui  des  anciens  poêles;  ici-l>as,  d.ns 
la  vie,  sont  les  ombres:  la  réalité  est  au 
delà. 

3  II  y  a  quelque  confusion  dans  les 
temps  primitifs  sur  le  nom  de  Bélus. 
I)  alord  un  Bélus  fut  le  plus  ancien  roi 
d  A.iyrie,  père  de  Ninus.  Celui  dont  il 


est  parlé  ici  fut  roi  de  Phénicie,  et  passa 
en  Egypte,  ou  il  régna. 

4.  Personnification  du  Nil,  dont  les 
eaux  disparaissent  en  plusieurs  endroits 
sous  les  sables,  et  dont  la  source  étai 
inconnue. 

5.  ■  Danaiis,  •  fils  de  Bélus,  ayant  été 
chassé, d'Egypte,  où  il  régnait,  par  sou 
frère  Egyptus  (après  le  meurtre  commis 
par  ses  cinq uaute  tilles  sur  leurs  cinquante 
époux,  fils  d'Égyptus),  s'enfuit  à  Argot 
où  il  devint  le  roi  d'une  nouvelle  dynas 
lie. 

6.  f  En  Italie,  où  tu  vas  retourner,  et 
où  tu  remporteras  beaucoup  de  gloire  ;  ■ 
aliusion  aux  exploits  de  Télémaque,  qui 
vont  être  racontés  dans  le  livre  suivant. 


3?i  tell:maque. 

conseils  du  sage  Mentor;  pourvu   que  lu  les  suives,    Ion  nom 
sera  grand  parmi  tous  les  peuples  et  dans  les  siècles.  » 

Il  dit;  et  aussitôt  il  conduisit  Télémaque  vers  la  porte  d'i- 
voire, par  où  l'on  peut  sortir  du  ténébreux  empire  de  Platon. 
Télémaque,  les  larmes  aux  yeux,  le  quitta  sans  pouvoir  J'c.n- 
brasser  ;  et,  sortant  de  ces  sombres  lieux,  il  retourna  en  dili- 
gence vers  le  camp  des  alliés,  après  avoir  rejoint,  sur  le  che- 
min, les  deux  jeunes  Cretois  qui  l'avaient  accompagné 
jusques  auprès  de  la  caverne,  et  qui  n'espéraient  plus  de  le 
revoir. 

Observations  sur  le  quatorzième  livre.  —  Les  poètes  épiques,  im- 
patients de  franchir  leslimiles  du  monde  sensible,  ont  abordé  le  monde 
surnaturel  :  ils  ont  entrepris  de  décrire  les  royaumes  mystérieux  où 
les  hommes  vont  recevoir  la  sanction  de  leur  vie,  ta  récompense  ou  le 
châtiment.  Avant  Fénelon,  Homère  et  Virgile  avaient  déjà  traité  ce  sujet, 
mais  les  conceptions  morales  de  ces  poètes  étaient  faibles,  leurs  dog- 
mes incertains,  et  ils  échouaient  surtout  dans  la  peinture  du  bonheur 
obtenu  par  les  âmes  justes.  L'Elysée,  dans  Homère,  est  triste;  ses 
lic'ros  pleurent  d'être  condamnés  à  une  apparence  de  félicité,  et  ils 
regrettent  la  terre.  Virgile,  quoique  supérieur  à  son  devancier,  n'a 
pourtant  donné  à  ses  justes,  dans  la  peinture  de  l'Elysée  païen,  que 
de  monotones  plaisirs,  la  lutte,  la  course,  la  lyre,  les  chants  et  les 
chœurs  de  danse. 

Plus  tard,  Dante  Alighieri  a  composé  la  trilogie  du  monde  invisible, 
le  poème  de  l'éternité,  il  a  donné,  «  en  poète  chrétien,  »  le  tableau  des 
douleurs  et  des  joies  qui  attendent  les  âmes  au  séjour  des  morts. 

Venu  après  ces  poètes,  Fénelon  se  trouvait  dans  une  situation  parti- 
culière; il  lui  fallait, en  restant  dans  les  limites  de  l'épopée  antique,  in- 
troduire dans  son  œuvre  les  idées  de  la  spiritualité  chrétienne.  Après 
avoir  suivi  assez  fidèlement  les  anciens,  Virgile  surtout,  Fénelon  sort 
enfin  de  ces  errements  dans  la  description  de  l'Elysée.  A  cet  endroit 
de  son  poème,  l'archevêque  de  Cambrai  ne  se  laisse  captiver  par  au- 
cun lien  classique;  il  est  entré  à  toute  voile  dans  la  vérité.  Aussi  fait-il 
entendre  des  accents  d'une  incomparable  beauté.  «  On  entend,  dit 
Villemain,  dans  son  Essai  sur  Fénelon,  des  sons  que  la  voix  humaine 
n'a  jamais  égalés,  et  quelque  chose  de  céleste  s'échappe  de  cette  âme 
enivrée  de  la  joie  qu'elle  décrit.  Ces  idées-là  sont  absolument  étran- 
gères au  génie  antique;  c'est  l'extase  de  la  charité  chrétienne  ;  c'est 
une  religion  toute  d'amour  interprétée  par  l'âme  douce  et  tendre  de 
Fénelon;  c'est  le  pur  amour  donné  pour  récompense  aux  justes  dans 
l'Elysée  mythologique.  * 


LIVRE  QUINZIÈME. 


335 


LIVRE  QUINZIEME 


Sommaire.  —  I.  Télémaque,  dans  une  assemblée  des  chefs  de  l'armée, 
combat  la  fausse  politique  qui  leur  inspirait  le  dessein  de  surpren- 
dre Vcnuse,  que  les  deux  partis  étaient  convenus  de  laisser  en  dé- 
pôt entre  les  mains  des  Lucaniens.  —  II.  Il  montre  sa  sagesse  à 
l'occasion  de  deux  transfuges  dont  l'un,  nommé  Acanthe,  était 
chargé  par  Adraste  de  l'empoisonner  ;  l'autre,  nommé  Dioseore,  of- 
frait aux  alliés  la  tête  d'Adraste.  —  III.  Dans  le  combat  qui  s'en- 
gage ensuite,  Télémaque  excite  l'admiration  universelle  par  sa  va- 
leur et  sa  prudence  :  il  porte  de  tous  côtés  la  mort  sur  son  passage, 
eu  cherchant  Adraste  dans  la  mêlée.  —  IV.  Adraste,  à  son  tour,  le 
cherche  environné  de  l'élite  de  ses  troupes,  et  lait  un  horrible  carnage 
des  alliés  et  de  leurs  plus  vaillants  capitaines.  —  V.  A  celte  vue, 
Télémaque  s'élance  contre  Adraste,  le  terrasse  et  le  réduit  à  de- 
mander la  vie.  —  VI.  Télémaque  la  lui  accorde  généreusement; 
mais  comme  Adraste,  à  peine  relevé,  cherchait  à  le  surprendre,  Té- 
lémaque le  perce  de  son  glaive.  Alors  les  Dauniens  tendent  les 
mains  aux  alliés  en  signe  de  réconciliation  et  demandent  pour 
unique  condition  de  paix  qu'on  leur  permette  de  choisir  un  roi  de 
leur  nation,  pour  effacor   le  souvenir  d'Adraste  et  de  ses  cruautés. 

i.  Cependant  les  chefs  de  l'armée  s'assemblèrent  pour  déli- 
bérer s'il  fallait  s'emparer  de  Venuse  l.  Celait  une  ville  forte, 
qu'Adrasle  avait  autrefois  usurpée  sur  ses  voisins,  les  Apu- 
liens-Peucètes2.  Ceux-ci  étaient  entrés  contre  lui  dans  la  ligue, 
pour  demander  justice  sur  cette  invasion.  Adraste,  pour  les 
apaiser,  avait  mis  celte  ville  en  dépôt  entre  les  mains  des  Lu- 
caniens3: mais  il  avait  corrompu  par  argent  et  la  garnison 
lucanienne,  et  celui  qui  la  commandait;  de  façon  que  la  na- 
tion des  Lucaniens  avait  moins  d'autorité  effective  que  lui  dans 
Venuse;  et  les  Apuliens,  qui  avaient  consenti  que  la  garnison 
lucanienne  gardât  Venuse,  avaient  été  trompés  dans  cette  né- 
gociation. 

Un  citoyen  de  Venuse,  nommé  Démophante,  avait  offert  se- 

i.  •  Venuse,  •  ville  du  pays  de  Naples,  Daunie  et  Peucélie  ;  les  Peucètes  étaient 

célèbre  surtout  pour  avoir  été  la  patrie  voisins  de  l'Adriatique, 
du  poète  Horace;  elle  avait  été  bâtie  et        3.  La  Lucarne,  autre  partie  de  la  Ca 

consacrée  à  Vénus  par  Diomède.  labre,  possédait  des  villes  autrefois  fa- 
meuses :  l'œslum,  Sybaris,  Héraclée  (sur 

2.  c  Les  Apulieus-Peucètes;  »  l'Apu-  le  golfe   de  Tarente,  où  Pyrrhus  battit 

lie,  à  Test  de  la  Campante,  se  divisait  en  |es  Romains). 


336  TÉLÉMAQUE. 

crètement  aux  alliés  de  leur  livrer,  la  nuit,  une  des  portes  de 
la  ville.  Cet  avantage  était  d'autant  plus  grand,  qu'Adraste 
avait  mis  toutes  ses  provisions  de  guerre  et  de  bouche  dans  un 
chfiteau  voisin  de  Venuse,  qui  ne  pouvait  se  défendre  si  Ve- 
nuse était  prise.  Philoctète  et  Nestor  avaient  déjà  opiné  qu'il 
fallait  profiter  d'une  si  heureuse  occasion.  Tous  les  chefs,  en- 
traînés par  leur  autorité  et  éblouis  par  l'utilité  d'une  si  facile 
entreprise,  applaudissaient  à.ce  sentiment;  mais  Télémaque, 
à  son  retour,  fit  les  derniers  efforts  pour  les  en  détourner. 

«  Je  n'ignore  pas,  leur  dit-il,  que  si  jamais  un  homme  a 
mérité  d'être  surpris  et  trompé,  c'est  Adraste,  lui  qui  a  si  sou- 
vent trompé  tout  le  monde.  Je  vois  bien  qu'en  surprenant  Ve- 
nuse, vous  ne  feriez  que  vous  mettre  en  possession  d'une  ville 
qui  vous  appartient,  puisqu'elle  est  aux  Apuliens,  qui  sont  un 
des  peuples  de  votre  ligue.  J'avoue  que  vous  le  pourriez  faire 
avec  d'autant  plus  d'apparence  de  raison,  qu'Adraste,  qui 
a  mis  cette  ville  en  dépôt,  a  corrompu  le  commandant  et  la 
garnison,  pour  y  entrer  quand  il  le  jugera  à  propos.  Entin,  je 
comprends,  comme  vous,  que,  si  vous  preniez  Venuse,  vous 
seriez  maîtres,  dés  le  lendemain,  du  chAteau  où  sont  tous  les 
préparatifs  de  guerre  qu'Adraste  y  a  assemblés,  et  qu'ainsi 
vous  finiriez  en  deux  jours  cette  guerre  si  formidable.  Mais  ne 
vaut-il  pas  mieux  périr  que  de  vaincie  par  de  tels  moyens  ? 
Faut-il  repousser  la  fraude  par  la  fraude?  Sera- 1- il  dit  que 
tant  de  rois,  ligués  pour  punir  l'impie  Adraste  de  ses  trompe- 
ries, seront  trompeurs  comme  lui?  S'il  nous  est  permis  de 
faire  comme  Adraste,  il  n'est  point  coupable,  et  nous  avons 
tort  de  vouloir  le  punir.  Quoi  !  l'Hespérie  entière,  soutenue 
de  tant  de  colonies  grecques  et  de  héros  revenus  du  siège  de 
Troie,  n'a-t-elle  point  d'autres  armes  contre  la  perfidie  et  les 
parjures  d'Adrasle,  que  la  perfidie  et  le  parjure? 

»  Vous  avez  juré,  par  les  choses  les  plus  sacrées,  que  vous 
laisseriez  Venuse  en  dépôt  dans  les  mains  des  Lucaniens.  La 
garnison  lucanienne,  dites-vous,  est  corrompue  par  l'argent 
d'Adrastc.  Je  le  crois  comme  vous  :  mais  cette  garnison  est 
toujours  à  la  solde  des  Lucaniens;  elle  n'a  point  refusé  de  leur 
obéir;  elle  a  gardé,  du  moins  en  apparence,  la  neutralité. 
Adraste  ni  les  siens  ne  sont  jamais  entrés  dans  Venuse  :  le 
traité  subsiste  ;  votre  serment  n'est  point  oublié  des  dieux.  Ne 
gardera-t-on  les  paroles  données,  que  quand  on  manquera 
de  prétextes  plausibles  pour  les  violer?  Ne  sera-t-on  fidèle  et 
religieux  pour  les  serments,  que  quand  on  n'aura  rien  à  ga- 
gner en  -violant  la  foi?  Si  l'amour  de  la  vertu  et  la  craints  des 


LIVRR  QUINZIÈME, 


337 


dieux  ne  vous  touchent  plus,  au  moins  soyez  touche's  de  votre 
réputation  et  de  votre  intérêt.  Si  vous  montrez  au  monde  cet 
exemple  pernicieux,  de  manquer  de  parole,  et  de  violer  votre 
serment  pour  terminer  une  guerre,  quelles  guerres  n'excite- 
rez-vous  point  par  cette  conduite  impie  1  Quel  voisin  ne  sera 
pas  contraint  de  craindre  tout  de  vous,  et  de  vous  détester?  Qui 
pourra  désormais,  dans  les  nécessités  les  plus  pressantes,  se 
lier  à  vous?  Quelle  sûreté  pourrez-vous  donner  quand  vous 
voudrez  être  sincères,  et  qu'il  vous  importera  de  persuader  à 
vos  voisins  votre  sincérité  ?  Sera-ce  un  traité  solennel?  vous 
en  aurez  foulé  un  aux  pieds.  Sera  ce  un  serment?  hé!  ne  sau- 
ra-t-on  pas  que  vous  comptez  les  dieux  pour  rien,  quand  vous 
espérez  tirer  du  parjure  quelque  avantage  ?  La  paix  n'aura 
donc  pas  plus  de  sûreté  que  la  guerre  à  votre  égard.  Tout  ce 
qui  viendra  de  vous  sera  reçu  comme  une  guerre,  ou  feinte, 
ou  déclarée  :  vous  serez  les  ennemis  perpétuels  de  tous  ceux 
qui  auront  le  malheur  d'être  vos  voisins;  toutes  les  affaires 
qui  demandent  de  la  réputation  de  probité,  et  de  la  confiance, 
vous  deviendront  impossibles:  vous  n'aurez  plus  de  ressource 
pour  faire  croire  ce  que  vous  promettez.  Voici,  ajouta  Télé- 
maque,  un  intérêt  encore  plus  pressant  qui  doit  vous  frapper, 
s'il  vous  reste  quelque  sentiment  de  probité  et  quelque  pré- 
voyance sur  vos  intérêts:  c'est  qu'une  conduite  si  trompeuse 
attaque  par  le  dedans  toute  la  ligue,  et  va  la  ruiner;  votre  par- 
jure va  faire  triompher  Adraste  !.  » 

A  ces  paroles,  toute  l'assemblée  émue  lui  demandait  com- 
ment il  osait  dire  qu'une  action  qui  donnerait  une  victoire 
certaine  à  la  ligue  pouvait  les  ruiner.  «  Comment,  leur  répon- 
dit-il, pourrez-vous  vous  confier  les  uns  aux  autres,  si  une  fois 
vous  rompez  l'unique  lien  de  la  société  et  de  la  confiance,  qui 
est  la  bonne  foi?  Après  que  vous  aurez  posé  pour  maxime, 
qu'on  peut  violer  les  règles  de  la  probité  et  de  la  fidélité  pour 
un  grand  intérêt,  qui  d'entre  vous  pourra  se  fier  à  un  autre, 
quand  cet  autre  pourra  trouver  un  grand  avantage  à  lui  man- 
quer de  parole  et  à   le   tromper?  Où  en  serez-vous?  Quel  est 


I.  Le  discours  de  Télémaque  est  uu 
modèle  d'éloquence  déliberative,dans  le 
genre  des  harangues  dont  les  historiens 
antiques  nous  oui  laissé  des  chefs-d'œu- 
vre. 

«  Attaquer  Venuse  ,  dit  l'orateur, 
pourrait  être  utile,  mais  ce  serait  une 
perfidie,  un  attentat  contre  le  droit  des 
gens;  il  ne  faut  pas  suivre  l'exemple 
donné  par  l'ennemi,  et  trahir  comme 
lui.  •  Sur  ces  nobles  considérations,  Té- 
TÉLÉMAQUE.    1 


lémaque  s'exprime  avec  uu  style  plein 
de  pathétique  et  de  grandeur,  son  cœur 
est  ému  par  le  sentiment  de  la  justice: 

•  Ne  sera-t-on  Adèle  et  religieux  pour 
»  les  serments  que  quand  ou  n'aura  rien 

•  à  gagner  en  violant  sa  foi?  •  Puis  il 
considère  le  perd  qui  résulte  d'une  con- 
duite déloyale;  on  s'enlève  la  confiance, 
l'affection,  ou  rend  la  paix  impossible. 
On  trouve  dans  ce  discours  les  meilleure! 
doctrines  sur  le  droit  des  gens* 

13 


338  TÉLÊMAQUE. 

celui  d'entre  vous  qui  ne  voudra  point  prévenir  les  artifices 
de  son  voisin  par  les  siens?  Que  devient  une  ligue  de  tant  de 
peuples,  lorsqu'ils  sont  convenus  entre  eux,  par  une  délibéra- 
tion commune,  qu'il  est  permis  de  surprendre  son  voisin,  et 
de  violer  la  foi  donnée?  Quelle  sera  votre  défiance  mutuelle, 
voire  division,  votre  ardeur  à  vous  détruire  les  uns  les  autres! 
Ailrasle  n'aura  plus  besoin  de  vous  attaquer;  vous  vous  déchi- 
rerez assez  vous-mêmes;  vous  justifierez  ses  perfidies  '. 

»  0  rois  sages  et  magnanimes,  ô  vous  qui  commandez  avec 
tant  d'expérience  sur  des  peuples  innombrables,  ne  dédaignez 
pas  d'écouter  les  conseils  d'un  jeune  homme!  Si  vous  tombiez 
dans  les  plus  affreuses  extrémités  où  la  guerre  précipite  quel- 
quefois les  hommes,  il  faudrait  vous  relever  par  votre  vigi- 
lance et  par  les  efforts  de  votre  vertu  2;  car  le  vrai  courage 
ne  se  laisse  jamais  abattre.  Mais  si  vous  aviez  une  fois  rompu 
la  barrière  de  l'honneur  et  de  la  bonne  foi,  cette  perte  est  irré- 
parable; vous  ne  pourriez  plus  rétablir  ni  la  confiance  néces- 
saire aux  succès  de  toutes  les  affaires  importantes,  ni  ramener 
les  hommes  aux  principes  de  la  vertu,  après  que  vous  leur  au- 
riez appris  à  les  mépriser.  Que  craignez-vous?  N'avez-vous  pas 
assez  de  courage  pour  vaincre  sans  tromper?  Votre  vertu, 
jointe  aux  forces  de  tant  de  peuples,  ne  vous  suffit-elle  pas? 
Combattons,  mourons  s'il  le  faut,  plutôt  que  de  vaincre  si  in- 
dignement3. Adraste,  l'impie  Adiaste  est  dans  nos  mains, pour- 
vu que  nous  ayons  horreur  d'imiter  sa  lâcheté  et  sa  mauvaise 
foi.  » 

Lorsque  Télémaque  acheva  ce  discours,  il  sentit  que  ladouce 
persuasion  avait  coulé  de  ses  lèvres 4,  et  avait  passé  jusqu'au 
fond  des  cœurs.  11  remarqua  un  profond  silence  de  l'assem- 
blée ;  chacun  pensait,  non  à  lui  ni  aux  grâces  de  ses  paroles, 
mais  à  la  force  de  la  vérité  qui  se  faisait  sentir  dans  la  suite  de 
son  raisonnement:  rétonnement  était  peint  sur  les  visages. 
Enfin',  on  entendit  un  murmure  sourd  qui  se  répandait  peu  à 
peu  dans  l'assemblée  :  les  uns  regardaient  les  autres,  et  n'osaient 
parler  les  premiers;  on  attendait  que  les  chefs  de  l'armée  se 
déclarassent;  et  chacun  avait  de  la  peine  à  retenir  ses  senti- 
ments. Enfin  le  grave  Nestor  prononça  ces  paroles: 


1.  Telémaque  développe,  par  des  ar- 
guments Nouveaux  et  plus  expressifs,  les 
principes  qu'il  a  posés. 

t.  •  De  votre  vertu,  •  de  votre  cou- 
rage, le  sens  primitif  de  virtus. 

3.  Politique  honnête,  trop  rarement 
mise  en  pratique  même  <ie  nos  jours; 
c'est  un  grand  honneur  à  Fénelon  de  IV 


voir  propagée  ainsi,  dans  un  siècle  où 
l'esprit  de  conquête  avait  occupé  tant 
de  place.  N'oublions  pas  que  Louis  XIV 
vivait  encore. 

4.  Expressiou  fréquente  dans  Homère, 
et  qui  s'applique  particulièrement  à  l'é- 
loquence de  Nestor.  —  La  persuasion 
coule  des  lèvres  :  c'est  la  vraie  rhétori- 
que (Jiu). 


LIVRE  QUINZIÈME.  339 

«Digne  fils  d'Ulysse,  les  dieux  vous  ont  fait  parler;  et  Minerve, 
qui  a  tant  de  fois  inspiré  votre  père,  a  mis  dans  votre  cœur  U 
conseil  sage  et  généreux  que  vous  avez  donné.  Je  ne  regarde 
point  votre  jeunesse;  je  ne  considère  que  Minerve  dans  tout 
ce  que  vous  venez  de  dire.  Vous  avez  parlé  pour  la  vertu;  sans 
elle  les  plus  grands  avantages  sont  de  vraies  pertes;  sans  elle 
on  s'attire  bientôt  la  vengeance  de  ses  ennemis,  la  défiance  de 
ses  alliés,  l'horreur  de  tous  les  gens  de  bien,  et  la  juste  colère 
des  dieux.  Laissons  donc  Venuse  entre  les  mains  des  Lucaniens, 
et  ne  songeons  plus  qu'a  vaincre  Adroste  par  notre  cou- 
rage. » 

11  dit,  et  toute  rassemblée  applaudit  à  ces  sages  paroles  ; 
mais,  en  applaudissant,  chacun  étonné  tournait  les  yeux  vers 
le  fils  d'Ulysse,  et  on  croyait  voir  reluire  en  lui  la  sagesse  de 
Minci ve,  qui  l'inspirait. 

II.  Il  s'éleva  bientôt  une  autre  question  dans  le  conseil  des 
rois,  où  il  n'acquit  pas  moins  de  gloire.  Adraste,  toujours  cruel 
et  perfide,  envoya  dans  le  camp  un  transfuge  nommé  Acanthe, 
qui  devait  empoisonner  les  plus  illustres  chefs  de  l'armée: 
surtout  il  avait  ordre  de  ne  rien  épargner  pour  faire  mourir 
le  jeune  Télémaque,  qui  était  déjà  la  terreur  des  Dauniens. 
Télémaque,  qui  avait  trop  de  courage  et  de  candeur  pour  être 
enclin  à  la  défiance,  reçut  sans  peine  avec  amitié  ce  malheu- 
reux qui  avait  vu  Ulysse  en  Sicile,  et  qui  lui  racontait  1rs  aven- 
tures de  ce  héros.  Il  le  nourrissait,  et  tachait  de  le  consoler 
dans  son  malheur;  car  Acanthe  se  plaignait  d'avoir  été  trompé 
et  traité  indignement  par  Adraste.  Mais  c'était  nourrir  et  ré- 
chauffer dans  son  sein  une  vipère  venimeuse  toute  prête  à 
faire  une  blessure  mortelle. 

On  surprit  un  autre  transfuge,  nommé  Arion,  qu'Acanthe 
envoyait  vers  Adraste  pour  lui  apprendre  l'état  du  camp  des 
alliés,  et  pour  lui  assurer  qu'il  empoisonnerait,  le  lendemain, 
les  principaux  rois  avec  Télémaque,  dans  un  fjstin  que  celui- 
ci  leur  devait  donner.  Arion  pris  avoua  sa  trahison.  On  soup- 
çonna qu'il  était  d'intelligence  avec  Acanthe1,  parce  qu'ils 
étaient  bons  amis;  mais  Acanthe,  profondément  dissimulé  et 
intrépide,  se  défendait  avec  tant  d'art,  qu'on  ne  pouvait  le 
convaincre,  ni  découvrir  le  fond  de  la  conjuration. 

Plusieurs  des  lois  furent  d'avis  qu'il  fallait,  dans  le  doute, 
sacrifier  Acanthe  à  la  sûreté  publique.  «  Il  faut,  disaient-ils, 
»  le  faire  mourir;  la  vie  d'un  seul  homme  n'est  rien  quand  il 

1.  Atiiithe,  ix.o.vta,  épine. 


340  TÉLÉMAQUE. 

«  s'agit  d'assurer  celle  de  tant  de  rois.  Qu'importe  qu'un  in- 
»  nocent  périsse,  quand  il  s'agit  de  conserver  ceux  qui  repré- 
»  sentent  les  dieux  au  milieu  des  hommes?  » 

—  «  Quelle  maxime  inhumaine!  quelle  politique  barbare  !  ré- 
»  pondait  Télémaque.  Quoi  !  vous  êtes  si  prodigues  du  sang  hu- 
v  main,  ô  vous  qui  êtes  établis  les  pasteurs  des  hommes,  et 
»  qui  ne  commandez  sur  eux  que  pour  les  conserver,  comme 
ô  un  pasteur  conserve  son  troupeau  !  Vous  êtes  donc  les  loups 
»  cruels,  et  non  pas  les  pasteurs  ;  du  moins  vous  n'êtes  pas- 
»  leurs  que  pour  tondre  et  pour  écorcher  le  troupeau,  au  lieu 
«  de  le  conduire  dans  les  pâturages.  Selon  vous,  on  est  coupa- 
»  ble  dès  qu'on  est  arcusé;  un  soupçon  mérite  la  mort  ;  les 
»>  innocents  sont  à  la  merci  des  envieux  et  des  calomniateurs  : 
»  à  mesure  que  la  défiance  tyrannique  croîtra  dans  vos  cœurs, 
»  il  faudra  aussi  vous  égorger  plus  de  victimes  *. 

Télémaque  disait  ces  paroles  avec  une  autorité  et  une  véhé- 
mence qui  entraînaient  les  cœurs,  et  qui  couvraient  de  honte 
les  auteurs  d'un  si  lâche  conseil.  Ensuite,  se  radoucissant,  il 
leur  dit:  «  Pour  moi,  je  n'aime  pas  assez  la  vie  pour  vouloir 
»  vivre  à  ce  prix  ;  j'aime  mieux  qu'Acanthe  soit  méchant  que 
»  si  je  l'étais  ;  et  qu'il  m'arrache  la  vie  par  une  trahison,  que 
»  si  je  le  faisais  périr  injustement,  dans  le  doute.  Mais  écoutez, 
»  ô  vous  qui,  étant  établis  rois,  c'est-à-dire  juges  des  peuples, 
»  devez  savoir  juger  les  hommes  avec  justice,  prudence  et  mo- 
rt dération, laissez-moi  interroger  Acanthe  en  votre  présence.» 

Aussitôt  il  interroge  cet  homme  sur  son  commerce  avec 
Arion;  il  le  presse  sur  une  infinité  de  circonstances;  il  fait 
semblant  plusieurs  fois  de  le  renvoyer  à  Adraste  comme  un 
transfuge  digne  d'être  puni,  pour  observer  s'il  aurait  peur 
d'être  ainsi  renvoyé,  ou  non  ;  mais  le  visage  et  la  voix  d'Acanthe 
demeurèrent  tranquilles  :  et  Télémaque  en  conclut  qu'Acanthe 
pouvait  n'être  pas  innocent.  Enfin,  ne  pouvant  tirer  la  vérité 
du  fond  de  son  cœur,  il  lui  dit  :  «  Donnez-moi  votre  anneau, 
je  veux  l'envoyer  à  Adraste.  »  A  cette  demande  de  son  anneau, 
Acanthe  pâlit,  et  fut  embarrassé.  Télémaque,  dont  les  yeux 
étaient  toujours  attachés  sur  lui,  l'aperçut  ;  il  prit  cet  anneau. 
«  Je  m'envais,  lui  dit-il,  l'envoyer  à  Adraste  par  les  mains  d'un 
»  Lucanien  nommé  Pelytrope,  que  vous  connaissez,  et  qui 
»  paraîtra  y  aller  secrètement  de  votre  part.  Si  nous  pouvons 
»  découvrir  par  cette  voie  votre  intelligence  avec  Adraste,  on 

1.  La  juste  indignation  de  Télémaque  I  tégrité  ne  faut-il  pas  aux  juges  dans  la 
se  montre    en    traits    éloquents  dans  ce    conduite  des  procès  criminels! 
discours.    Quelle  prudence,    quelle  in-  I 


LIVRE   QUINZIEME. 


•Ui 


»  vous  fera  périr  impitoyablement  par  les  tourments  les  plus 
»  cruels:  si,  au  contraire, "vous  avouez  dès  à  présent  votre 
»  faute,  on  vous  la  pardonnera,  et  on  se  contentera  de  vous 
»  envoyer  dans  une  île  de  la  mer,  où  vous  ne  manquerez  de  rien .  » 
»  Alors  Acanthe  avoua  tout  :  et  Télémaque  obtint  des  rois  qu'on 
lui  donnerait  la  vie,  parce  qu'il  la  lui  avait  promise.  On  l'en- 
voya dans  une  des  îles  Échinades  t,  où  il  vécut  en  paix. 

Peu  de  temps  après,  un  Daunien  d'une  naissance  obscure, 
mais  d'un  esprit  violent  et  hardi,  nommé  Dioscore,  vint  la  nuit 
dans  le  camp  des  alliés  leur  offrir  d'égorger  dans  sa  tente  le 
roi  Adraste.  11  le  pouvait,  car  on  est  maître  de  la  vie  des  autres 
quand  on  ne  compte  plus  pour  rien  la  sienne.  Cet  homme  ne 
respirait  que  la  vengeance,  parce  que  Adraste  lui  avait  enlevé 
sa  femme,  qu'il  aimait  éperdument,  et  qui  était  égale  en  beauté 
à  Vénus  môme.  11  était  résolu,  ou  de  faire  périr  Adraste  et  de 
reprendre  sa  femme,  ou  de  périr  lui-môme.  Il  avait  des  intel- 
ligences secrètes  pour  entrer  la  nuit  dans  la  tente  du  roi,  et 
pour  être  favorisé  dans  son  entreprise  par  plusieurs  capitaines 
dauniens;  mais  il  croyait  avoir  besoin  que  les  rois  alliés  atta- 
quassent en  môme  temps  le  camp  d'Adraste,  afin  que,  dansco 
trouble,  il  pût  plus  facilement  se  sauver  et  enlever  sa  femme. 
Il  était  content  de  périr,  s'il  ne  pouvait  l'enlever  après  avoir 
tué  le  roi2. 

Aussitôt  que  Dioscore  eut  expliqué  aux  rois  son  dessein,  tout 
le  monde  se  tourna  vers  Télémaque,  comme  pour  lui  deman- 
der une  décision.  «  Les  dieux,  répondit-il,  qui  nous  ont  préser- 
»  vés  des  traîtres  nous  défendent  de  nous  en  servir.  Quand 
»  môme  nous  n'aurions  pas  assez  de  vertu  pour  détester  la 
»  trahison,  notre  seul  intérêt  suffirait  pour  la  rejeter;  dès  que 
»  nous  l'aurons  autorisée  par  notre  exemple,  nous  mériterons 
»  qu'elle  se  tourne  contre  nous  :  dès  ce  moment,  qui  d'entre 
»  nous  sera  en  sûreté?  Adraste  pourra  bien  éviter  le  coup  qui 
»  le  menace,  et  le  faire  retomber  sur  les  rois  alliés.  La  guerre 
»  ne  sera  plus  une  guerre  ;  la  sagesse  et  la  vertu  ne  seront  plus 
»  d'aucun  usage  :  on  ne  verra  plus  que  perfidie,  trahison  et 
»  assassinats.  Nous  en  ressentirons  nous-mômes  les  funestes 
»  suites,  et  nous  le  mériterons  puisque  nous  aurons  autorisé 
»  le  plus  grand  des  maux.  Je  conclus  donc  qu'il  faut  renvoyer 
»  le  traître  à  Adraste  3.  J'avoue  que  ce  roi  ne  le  mérite  pas; 


1.  Groupe  d'îles  de  la  nier  Ionienne, 
à  l'entrée  du  golfe  de  Corinthe,  à  l'em- 
bouchure de  l'Achéloiis. 

ï.  Toutes  ces  histoires  d'Acanthe, 
Ariou,  Polytrope  et  Dioscore,  imaginées 


pour  faire  ressortir  la  sagesse  et  la  gé- 
nérosité de  Télémaque,    sont   par  elles- 
mêmes  de  peu  d'intérêt  et  d'une  faible 
invention. 
3.  Il  ue  fallait  pas  «  renvoyer  le  traître 


342 


TÉLÉMAQUE. 


»  mais  toute  l'Hespérie  et  toute  la  Grèce,  qui  ont  les  yeux  sur 
»  nous,  méritent  que  nous  tenions  cette  conduite  pour  Ctre 
»  estimés.  Nous  nous  devons  à  nous-mêmes,  et  plus  encore 
»  aux  justes  dieux,  cette  horreur  de  la  perfidie.  » 

Aussitôt  on  envoya  Dioscore  à  Adraste,  qui  frémit  du  pe'ril 
où  il  avait  été,  et  qui  ne  pouvait  assez  s'étonner  de  la  généro- 
sité de  ses  ennemis;  car  les  méchants  ne  peuvent  comprendre 
la  pure  vertu1.  Adraste  admirait,  malgré  lui,  ce  qu'il  venait  de 
voir,  et  n'osait  le  louer.  Cette  action  noble  des  alliés  rappelait 
un  honteux  souvenir  de  toutes  ses  tromperies  et  de  toutes  ses 
cruautés.  11  cherchait  à  rabaisser  la  générosité  de  ses  ennemis, 
et  était  honteux  de  paraître  ingrat,  pendant  qu'il  leur  devait  la 
vie  :  mais  les  hommes  corrompus  s'endurcissent  bientôt  contre 
tout  ce  qui  pourrait  les  toucher.  Adraste,  qui  vit  que  la  réputa- 
tion des  alliés  augmentait  tous  les  jours,  crut  qu'il  était  pressé8 
de  faire  contre  eux  quelque  action  éclatante:  comme  il  n'en 
pouvait  faire  aucune  de  vertu,  il  voulut  du  moins  lâcher  de 
remporter  quelque  grand  avantage  sur  eux  par  les  armes,  et 
il  se  hâta  de  combattre. 

III.  Le  jour  du  combat  étant  venu,  à  peine  l'Aurore  ouvrait 
au  Soleil  les  portes  de  l'orient,  dans  un  chemin  semé  de  roses, 
que  le  jeune  Télémaque,  prévenant  par  ses  soins  la  vigilance 
des  plus  vieux  capitaines,  s'arracha  d'entre  les  bras  du  doux 
Sommeil,  et  mit  en  mouvement  tous  les  officiers.  Son  casque, 
couvert  de  crins  flottants,  brillait  déjà  sur  sa  tête,  et  sa  cui- 
rasse sur  son  dos  éblouissait  les  yeux  de  toute  l'armée  :  l'ouvra- 
ge de  Vulcain  avait,  outre  sa  beauté  naturelle,  l'éclat  de  l'égide 
qui  y  était  cachée.  Il  tenait  sa  lance  d'une  main,  de  l'autre  il 
montrait  les  divers  postes  qu'il  fallait  occuper.  Minerve  avait 
mis  dans  ses  yeux  un  feu  divin,  et  sur  son  visage  une  majesté 
fiére  qui  promettait  déjà  la  victoire.  Il  marchait;  et  tous  les 
rois,  oubliant  leur  Age  et  leur  dignité,  se  sentaient  entraînés 
par  une  force  supérieure  qui  leur  faisait  suivie  ses  pas.  La  fai- 
ble3 jalousie  ne  peut  plus  entrer  dans  les  cœurs:  tout  cède  à 
celui  que  Minerve  conduit  invisiblement  parla  main.  Son  ac- 
tion n'avait  rien  d'impétueux  ni  de  précipité;  il  était  doux, 


à  Adraste,  »  d'abord  parce  que  Dioscore 
s'était  confié  lui-même  aux  alliés,  et  que 
l'on  ne  doit  pas  livrer  même  un  traître 
qui  s'est  réfugié  près  de  vous  et  vous  a 
ouvert  son  secret.  Enfin,  Dioscore  avait 
été  cruellement  offensé  par  Adraste,  et, 
en  le  renvoyant  à  ce  roi,  on  fournissait 


à  ce  dernier  l'occasion  de  commettre  un 
nouveau  crime. 

1 .  «  La  pure  vertu,»  la  vertu  désinté- 
ressée, recherchée  pour  elle-mèm^. 

2.  Crut  qu'il  était  urgent  de,  etc. 

3.  i  Faible;  »  le  propre  des  passiont , 
qui  sont  toutes  plus  or  moins  des  fa> 
blesses. 


LIVRE  QUINZIÈME. 


343 


tranquille,  patient,  et  toujours  prêt  à  écouter  les  autres  et  à  pro- 
ti ter  de  leurs  conseils  ;  mais  actif,  prévoyant,  attentif  aux  be- 
soins les  plus  éloignés,  arrangeant  toutes  choses  à  propos, 
ne  s'embarrassant  de  rien,  et  n'embarrassant  point  les  au- 
tres; excusant  les  fautes,  réparant  les  mécomptes,  prévenant 
les  difficultés,  ne  demandant  jamais  rien  de  trop  cà  personne, 
inspirant  partout  la  liberté  et  la  confiance1.  Donnait-il  un  or- 
dre, c'était  dans  les  termes  les  plus  simples  et  les  plus  clairs. 
11  le  répétait  pour  mieux  instruire  celui  qui  devait  l'exécuter  ; 
il  voyait  dans  ses  yeux  s'il  l'avait  bien  compris  ;  il  lui  faisait 
ensuite  expliquer  familièrement  comment  il  avait  compris  ses 
paroles,  et  le  principal  but  de  son  entreprise.  Quand  il  avait 
ainsi  éprouvé  le  bon  sens  de  celui  qu'il  envoyait,  et  qu'il  l'avait 
fait  entrer  dans  ses  vues,  il  ne  le  faisait  partir  qu'après  lui 
avoir  donné  quelque  marque  d'estime  et  de  confiance  pour  l'en- 
courager2. Ainsi,  tous  ceux  qu'il  envoyait  étaient  pleins  d'ar- 
deur pour  lui  plaire  et  pour  réussir:  mais  ils  n'étaient  point 
gênés  par  la  crainte  qu'il  leur  imputerait  les  mauvais  succès  ; 
car  il  excusait  toutes  les  fautes  qui  ne  venaient  point  de  mau- 
vaise volonté8. 

L'horizon  paraissait  rouge  et  enflammé  par  les  premiers 
rayons  du  soleil;  la  mer  était  pleine  des  feux  du  jour  naissant. 
Toute  la  côte  était  couverte  d'hommes,  d'armes,  de  chevaux, 
et  de  chariots  en  mouvement  :  c'était  un  bruit  confus,  sem- 
blable a  celui  des  flots  en  courroux,  quand  Neptune  excite,  au 
fond  de  ses  abîmes,  les  noires  Tempêtes.  Ainsi  Mars  commen- 
çait, par  le  bruit  des  armes  et  par  l'appareil  frémissant 4  de  la 
guerre,  à  semer  la  rage  dans  tous  les  cœurs.  La  campagne 
était  pleine  de  piques  hérissées,  semblables  aux  épis  qui  cou- 
vrent les  sillons  fertiles  dans  le  temps  des  moissons.  Déjà  s'éle- 
vait un  nuage  de  poussière  qui  dérobait  peu  à  peu  aux  yeux 
des  hommes  la  terre  et  le  ciel.  La  Confusion,  l'Horreur,  le 
Carnage,  l'impitoyable  Mort  s'avançaient. 

A  peine  les  premiers  traits  étaient  jetés,  que  Télémaquc, 
levant  les  yeux  et  les  mains  vers  le  ciel,  prononça  ces  paroles  : 
«  0  Jupiter,  père  des  dieux  et  des  hommes,  vous  voyez  de 
»  notre  côté  la  justice  et  la  paix  que  nous  n'avons  point  eu 
»  honte  de  chercher.  C'est  à  regret  que  nous  combattons  ;  nous 


1.  Avec  quelle  abondance,  quelle  fa- 
cilité, sont  ici  rappelés  tous  les  mérites 
d'un  chef  d'armée  réunis  ainsi  dans  Té- 
iémaque  ! 

2.  Oliservation  très-ûne. 

8.  Toutes  les  fautes  qui  ne  viennent 


pas  de  mauvaise,  volonté  ne  sont  pas  ex- 
cusables ;  ou  peut  encore  être  fort  blâ- 
mable quand  on  pèche  par  inhabileté  ou 
imprudence. 

4.  «  L'appareil  frémissant  ;  »  peinture 
énergique  et  de  haute  poésie. 


'Ah 


TÉLÉMAQUE. 


»  voudrions  épargner  le  sang  des  hommes  ;  nous  ne  haïssons 
»  point  cet  ennemi  môme,  quoiqu'il  soit  cruel,  perfide  et  sa- 
»  erilége  '.  Voyez  et  décidez  entre  lui  et  nous  :  s'il  faut  mourir, 
»  nos  vies  sont  dans  vos  mains  :  s'il  faut  délivrer  l'Hespérie  et 
»  abattre  le  tyran,  ce  sera  votre  puissance  et  la  sagesse  de  Mi- 
»  nerve,  votre  fille,  qui  nous  donnera  la  victoire;  la  gloire 
»  vous  en  sera  due.  C'est  vous  qui,  la  balance  en  main,  réglez 
»  !e  sort  des  combats  :  nous  combattons  pour  vous;  et,  puis- 
»  que  vous  êtes  juste,  Adraste  est  plus  votre  ennemi  que  le 
»  nôtre.  Si  votre  cause  est  victorieuse,  avant  la  fin  du  jour  le 
j)  sang  d'une  hécatombe  entière  ruissellera  sur  vos  autels.  » 
Il  dit,  et  à  l'instant  il  poussa  ses  coursiers  fougueux  et  écu- 
mants  dans  les  rangs  les  plus  pressés  des  ennemis.  11  rencontra 
d'abord  Périandre,  Locrien2,  couvert  de  la  peau  d'un  lion  qu'il 
avait  tué  dans  la  Cilicie  3,  pendant  qu'il  y  avait  voyagé  :  il 
était  armé,  comme  Hercule,  d'une  massue  énorme  ;  sa  taille  et 
sa  force  le  rendaient  semblable  aux  Géants.  Dès  qu'il  vit  Télé- 
maque,  il  méprisa  sa  jeunesse  et  la  beauté  de  son  visage.  «C'est 
bien  à  toi,  dit-il,  jeune  efféminé,  à  nous  disputer  la  gloire  des 
combats  !  va,  entant,  va  parmi  les  ombres  chercher  ton  père.» 
En  disant  ces  paroles,  il  lève  sa  massue  noueuse,  pesante,  ar- 
mée de  pointes  de  fer  ;  elle  paraît  comme  un  mât  de  navire  : 
chacun  craint  le  coup  de  sa  chute.  Elle  menace  la  tête  du  fils 
d'Ulysse  ;  mais  il  se  détourne  du  coup,  et  s'élance  sur  Périandre 
avec  la  rapidité  d'un  aigle  qui  fend  les  airs.  La  massue,  en  tom- 
bant, brise  une  roue  d'un  char  auprès  de  celui  de  Télémaque. 
Cependant  le  jeune  Grec  perce  d'un  trait  Périandre  à  la  gorge  ; 
le  sang  qui  coule  à  gros  bouillons  de  sa  large  plaie  étoutï'e  sa 
voix  :  ses  chevaux  fougueux,  ne  sentant  plus  sa  main  défail- 
lante, et  les  rênes  tloltant  sur  leur  cou,  s'emportent  çà  et  là  : 
il  tombe  de  dessus  son  char,  les  yeux  déjà  fermés  à  la  lumière, 
et  la  pâle  mort  étant  déjà  peinte  sur  son  visage  défiguré.  Té- 
lémaque eut  pitié  de  lui  :  il  donna  aussitôt  son  corps  à  ses  do- 
mestiques, et  garda,  comme  une  marque  de  sa  victoire,  la 
pejiu  du  lion  avec  la  massue. 

Ensuite  il  cherche  Adraste  dans  la  mêlée  ;  mais,  en  le  cher- 
chant, il  précipite  dans  les  enfers  une  foule  de  combattants  : 
Ililée,  qui  avait  attelé  à  son  char  deux  coursiers  semblables  ù 


1.  Sentiment  chrétien:  pardonnera 
6es  ennemis  ;  ne  point  rendre  la  haine 
pour  la  haine. 

2.  La  Locride  était  située  le  lonç  de  la 
côte  nord  du  golfe  de  Corinlhe,  qui  com- 
munique à  la  mer  de  Sicile  par  un  détroit. 


3.  t  La  Cilicie,  »  dans  l'Asie  Mineure, 
bordée  au  nord  par  le  Taurus;  on  y 
trouve  le  Cyduus  et  Issus,  un  fleuve  et 
une  ville  célèbres  dans  l'histoire  des  con- 
quêtes d'Alexandre. 


LIVRE  QUINZIÈME. 


3'to 


ceux  du  Soleil,  et  nourris  dans  les  vastes  prairies  qu'arrore 
l'Aufide  '  ;  Démoléon,  qui,  dans  la  Sicile,  avait  autrefois  pres- 
que égalé  Éryx1  dans  les  combats  du  ceste  ;  Crantor,  qui  avait 
été  hôte  et  ami  d'Hercule,  lorsque  ce  fils  de  Jupiter,  passant 
dans  l'Hespérie,  y  ôta  la  vie  à  l'infâme  Cacus 3  ;  Ménécrale,  qui 
ressemblait,  disait-on,  à  Pollux  dans  la  lutte  ;  Ilippocoon,  Sa- 
lapien  *,  qui  imitait  l'adresse  et  la  bonne  grâce  de  Castor  pour 
mener  un  cheval;  le  fameux  chasseur  Eurymède,  toujours 
teint  du  sang  des  ours  et  des  sangliers  qu'il  tuait  dans  les  som- 
mets couverls  de  neige  du  froid  Apennin,  et  qui  avait  été,  di- 
sait-on, si  cher  à  Diane,  qu'elle  lui  avait  appris  elle-même  à 
tirer  des  flèches;  Nicostrate,  vainqueur  d'un  Géant  qui  vomis- 
sait le  feu  dans  les  rochers  du  mont  Gargan5;  Clranthe,  qui 
devait  épouser  la  jeune  Pholoé,  fille  du  fleuve  Liris6.  Elle  avait 
été  promise  par  son  père  à  celui  qui  la  délivrerait  d'un  serpent 
ailé  qui  était  né  sur  les  bords  du  fleuve,  et  qui  devait  la  dévorer 
dans  peu  de  jours,  suivant  la  prédiction  d'un  oracle.  Ce  jeune 
homme,  par  un  excès  d'amour,  se  dévoua  pour  tuer  le  mons- 
tre ;  il  réussit  :  mais  il  ne  put  goûter  le  fruit  de  sa  victoire  ; 
et  pendant  que  Pholoé,  se  préparant  à  un  doux  hyménée,  at- 
tendait impatiemment  Cléanthe,  elle  apprit  qu'il  avait  suivi 
Adraste  dans  les  combats,  et  que  la  Parque  avait  cruellement 
tranché  ses  jours.  Elle  remplit  de  ses  gémissements  les  bois  et 
les  montagnes  qui  sont  auprès  du  fleuve  ;  elle  noya  ses  yeux  de 
larmes,  arracha  ses  beaux  cheveux  blonds,  oublia  les  guirlan- 
des de  fleurs  qu'elle  avait  accoutumé  de  cueillir,  et  accusa  le 
ciel  d'injustice.  Comme  elle  ne  cessait  de  pleurer  nuit  et  jour, 
les  dieux,  touchés  de  ses  regrets,  et  pressés  par  les  prières  du 
fleuve,  mirent  fin  à  sa  douleur.  A  force  de  verser  des  larmes, 
elle  fut  tout  à  coup  changée  en  fontaine,  qui,  coulant  dans  le 
sein  du  fleuve,  va  joindre  ses  eaux  à  celles  du  dieu  son  père; 
mais  l'eau  de  cette  fontaine  est  encore  amère  ;  l'herbe  du  ri- 
vage ne  fleurit  jamais,  et  on  ne  trouve  d'autre  ombrage  que 
celui  des  cyprès,  sur  ces  tristes  bords 7. 


1.  L'AuGde,  fleuve  de  l'Apulie;  au- 
jourd'hui ['Ofanto,  dans  la  Terre  de 
Bari. 

2.  «  Éry\,i  roi  de  Sicile,  défiait  les 
passants  au  combat,  et  les  tuait  ;  Her- 
cule le  tua  à  son  tour  et  l'ensevelit  sous 
la  montagne  qui  porte  sou  nom  (Voir 
En.,\.  V.) 

3.  Brigaod  qui  désolait  les  environs 
du  mont  Aventin,  et  déroba  les  génisses 
d'Hercule  :  il  fut  mis  à  mort  par  ce  hé- 
ros. Voir  le  Vlll»  livre  de  l'Enéide. 


4.  De  Salapia,  ville  de  l'Apulie,  au- 
jourd'hui Salpi,  à  l'embouchure  de 
['Ofan/o,  près  de  l'ancienne  Cannes. 

5.  Chaîne  de  montagnes,  au  nord  de 
la  Daunie,  formant  un  promontoire  à 
l'extrémité  sud  de  l'Italie. 

6.  Aujourd'hui  Garigliano;  se  jette 
dans  le  golfe  de  Gaëte,  près  de  l'autique 
Minturnes. 

7.  Charmant  épisode,  auquel  il  ne 
manque  que  la  beauté  des  vers  pour 
égaler  ceux  de  Virgile. 

!" 


346 


TÉLÉMAQUE. 


IV.  Cependant  Adraste,  qui  apprit  que  Télémaque  répandait 
de  tous  côtés  la  terreur,  le  cherchait  avec  empressement.  Il 
espérait  de  vaincre  facilement  le  fils  d'Ulysse  dans  un  âgo 
encore  si  tendre,  et  il  menait  autour  de  lui  trente  Dauniens 
d'une  force,  d'une  adresse,  et  d'une  audace  extraordinaire, 
auxquels  il  avait  promis  de  grandes  récompenses,  s'ils  pou- 
vaient, dans  le  combat,  faire  périr  Télémaquc,  de  quelque  ma- 
nière que  ce  pût  être.  S'il  l'eût  rencontré  dans  ce  commence- 
ment du  combat,  sans  doute  ces  trente  bommes,  environnant 
le  char  de  Télémaque,  pendant  qu'Adraste  l'aurait  attaqué  de 
front,  n'auraient  eu  aucune  peine  à  le  tuer  :  mais  Minerve  les 
fit  égarer  l. 

Adraste  crut  voir  et  entendre  Télémaque  2  dans  un  endroit 
de  la  plaine  enfoncé,  au  pied  d'une  colline,  où  il  y  avait  une 
foule  de  combattants  ;  il  court,  il  vole,  il  veut  se  rassasier  de 
sang  :  mais  au  lieu  de  Télémaque  il  aperçoit  le  vieux  Neslor, 
qui,  d'une  main  tremblante,  jetait  au  hasard  quelques  traits 
inutiles.  Adraste,  dans  sa  fureur,  veut  le  percer  :  mais  une 
troupe  de  Pyliens  se  jeta  autour  de  Nestor.  Alors  une  nuée  de 
traits  obscurcit  l'air  et  couvrit  tous  les  combattants  ;  on  n'en- 
tendait que  les  cris  plaintifs  des  mourants,  et  le  bruit  des 
armes  de  ceux  qui  tombaient  dans  la  mêlée  :  la  terre  gémissait 
sous  un  monceau  de  morts;  des  ruisseaux  de  sang  coulaient 
de  toutes  parts.  Bellone  et  Mars,  avec  les  Furies  infernales, 
vêtues  de  robes  toutes  dégouttantes  de  sang,  repaissaient  leurs 
yeux  cruels  de  ce  spectacle,  et  renouvelaient  sans  cesse  la  rage 
dan=>  les  cœurs.  Ces  divinités  ennemies  des  hommes  repous- 
saient loin  des  deux  partis  la  Pitié  généreuse,  la  Valeur  mo- 
dérée, la  douce  Humanité.  Ce  n'était  plus,  dans  cet  amas 
confus  d'hommes  acharnés  les  uns  sur  les  autres,  que  massa- 
cre, vengeance,  désespoir  et  fureur  brutale  ;  la  sage  et  invin- 
cible Pallas  elle-même,  l'ayant  vu,  frémit,  et  recula  d'horreur 8. 

Cependant  Philoctète,  marchant  à  pas  lents,  et  tenant  dans 
ses  mains  les  flèches  d'Hercule,  se  hâtait  d'aller  au  secours  de 
Nestor.  Adraste,  n'ayant  pu  atteindre  le  divin  vieillard,  avait 
lancé  ses  traits  sur  plusieurs  Pyliens,  auxquels  il  avait  fait 
mordre  la  poudre.  Déjà  il  avait  abattu  Ctésilas,  si  léger  à  la 


1.  Lisfz  :  «  s'égarer.  * 

2.  Avar.tile  placer  Télémaque  en  pré- 
sence d'A;lraste,  l'auteur  a  soin  de  nous 
intéresser  au  jeune  héros  et  de  mouler 
f  imagination  du  lecteur  par  le  bruit  de 
ses  premiers  exploits. 


3.  Tableau  des  fureurs  de  la  mêlée; 
images  brillantes  et  colorées.  Le  der- 
nier trait  est  surtout  remarquable  :  le 
carnage  est  si  grand,  et  telle  est  la  rage 
des  combattants,  que  la  déesse  des  com- 
bats elle-même  «  frémit  et  recule  d'hor- 
reur. ■ 


LIVRE  QUINZIÈME. 


347 


course  qu'à  peine  il  imprimait  la  trace  de  ses  pas  dans  le  sable 
et  qu'il  devançait  en  son  pays  les  plus  rapides  flots  de  FEuro- 
tas  '  et  de  l'Alphee2.  A  ses  pieds  étaient  tombés  Eutyphron,plus 
beau  qu'Hylas,  aussi  ardent  chasseur  qu'Hippolyte:  Ptérélas,. 
qui  avait  suivi  Nestor  au  siège  de  Troie,  et  qu'Achille  même 
avait  aimé  h  cause  de  son  courage  et  de  sa  force  ;  Aristogilon, 
qui,  s'étant  baigné,  disait-on,  dans  les  ondes  du  fleuve  Aclic- 
loùs3,  avait  reçu  secrètement  de  ce  dieu  la  vertu  de  prendr 
toutes  sortes  de  formes.  En  effet,  il  était  si  souple  et  si  prompt 
dans  tous  ses  mouvements,  qu'il  échappait  aux  mains  les  plus 
fortes  :  mais  Adraste,  d'un  coup  de  lance,  le  rendit  immobile4; 
et  son  âme  s'enfuit  d'abord  avec  son  sang. 

Nestor,  qui  voyait  tomber  ses  plus  vaillants  capilaines  sous 
la  main  du  cruel  Adraste,  comme  les  épis  dorés,  pendant  la 
moisson,  tombent  sous  la  faux  tranchanle  d'un  infatigable 
moissonneur,  oubliait  le  danger  où  il  exposait  inutilement  sa 
vieillesse.  Sa  sagesse  l'avait  quitté  ;  il  ne  songeait  plus  qu'àsui- 
vre  des  yeux  Pisistrate  son  fils,  qui,  de  son  côté,  soutenait  avec 
ardeur  le  combat  pour  éloigner  le  péril  de  son  pure.  Mais  le 
moment  fatal  était  venu  où  Pisistrate  devait  faire  sentir  à  Nes- 
tor combien  on  est  souvent  malheureux  d'avoir  trop  vécu. 

Pisistrate  porta  un  coup  si  violent  contre  Adraste,  que  le 
Daunien  devait  succomber  :  mais  il  l'évita;  et  pendant  que  Pi- 
sistrate, ébranlé  du  faux  coup  qu'il  avait  donné,  ramenait  sa 
lance,  Adraste  le  perça  d'un  javelot  au  milieu  du  ventre.  Ses 
entrailles  commencèrent  d'abord  à  sortir  avec  un  ruisseau  de 
sang;  son  teint  se  flétrit  comme  une  fleur  que  la  main  d'une 
nymphe  a  cueillie  dans  les  prés5  ;  ses  yeux  étaient  déjà  presque 
éteints,  et  sa  voix  défaillante.  Alcée,  son  gouverneur,  q;i 
était  auprès  de  lui,  le  soutint  comme  il  allait  tomber,  et  n'eut 
le  temps  que  de  le  mener  entre  les  bras  de  son  père.  Lï,  il  vou- 
lut parler,  et  donner  les  dernières  marques  de  sa  tendresse; 
mais  en  ouvrant  la  bouche  il  expira. 


1.  t  L'Eurotas,  »  fleuve  de  Laconie, 
qui  coulait  près  de  Sparte,  ayant  sa 
source  dans  les  montagnes  de  l'Arcadie. 
Ses  bords  étaient  ornés  d'une  riche  vé- 
gétation. 

2.  «  L'Alphee  •  traversait  l'Élide  et 
air  vriit  à  la  mer  Ionienne  ;i[>rès  s'être 
perdu  sous  la  terre.  Il  arrosait  Pise  et 
0  ympie,  en  Elid-c,  et  il  en  est  f.iit  men- 
tion [dus  d'une  fois  dans  les  odes  de 
Pindare. 

3.  i  L'Achcluiïs  •  venait  du  Pinde  ;  il 
coulait  entre  l'Etolie  et  l'Acarnanie.  Il 
est  célèbre  par  sa  lutte  contre  Hercule, 


dans  laquelle  il  prit  tour  à  tour  la  forme 
d'un  serpent  et  celle  d'un  taureau,  ce 
qui  veut  dire  que  ce  fleuve  était  sinueux 
et  qu'il  dévastait  les  campagnes  par  de? 
inondations. 

4.  t  Le  rendit    immobile;  »    le  tua; 
forte  ima^e. 

5.  Qualein  virgineo  demissum  pollice  florem 
Seu  mollis  viola:  seu  languentis  liyacinthi. 

(JSn.,   l.XI,  v.  68.) 

i  Semblable  à  la  tendre  violette  ou  à  la 
»  pâle  hyacinthe,  qu'une  main  virginale 
»  vient  de  cueillir.  » 


348  TÉLÉMAQUE.       • 

Pendant  que  Philoctèle  répandait  autour  de  lui  le  carnage  et 
l'horreur  pour  repousser  les  efforts  d'Adraste,  Nestor  tenait 
serré  entre  ses  bras  le  corps  de  son  fils:  il  remplissait  l'air  de 
ses  cris,  et  ne  pouvait  souffrir  la  lumière.  «  Malheureux,  disait- 
»  il,  d'avoir  été  père,  et  d'avoir  vécu  si  longtemps!  Hélas! 
»  cruelles  Destinées,  pourquoi  n'avez-vous  pas  fini  ma  vie,  ou 
»  à  la  chasse  du  sanglier  de  Calydon1,  ou  au  voyage  de  Col- 
»  chos,  ou  au  premier  siège  .de  Troie?  Je  serais  mort  avec 
»  gloire  et  sans  amertume.  Maintenant  je  traîne  une  vieillesse 
»  douloureuse,  méprisée  et  impuissante;  je  ne  vis  plus  que 
»  pour  les  maux;  je  n'ai  plus  de  sentiment  que  pour  la  tris- 
»  tesse.  0  mon  fils  !  ô  mon  fils  1  ô  cher  Pisistrale  !  quand  je  per- 
»  dis  ton  frère  Antiloque,  je  t'avais  pour  me  consoler  :  je  ne 
»  t'ai  plus;  je  n'ai  plus  rien,  et  rien  ne  me  consolera  ;  tout  est 
»  fini  pour  moi.  L'espérance,  seul  adoucissement  des  peines 
»  des  nommes,  n'est  plus  un  bien  qui  me  regarde.  Antiloque, 
»  Pisistrate,  ô  chers  enfants,  je  crois  que  c'est  aujourd'hui  que 
»  je  vous  perds  tous  deux  ;  la  mort  de  l'un  rouvre  la  plaie  que 
»  l'autre  avait  faite  au  fond  de  mon  cœur2.  Je  ne  vous  verrai 
»  plus!  qui  fermera  mes  yeux? qui  recueillera  mes  cendres?  O 
»  Pisistrate  !  lu  es  mort,  comme  ton  frère,  en  homme  coura- 
»  geux;  il  n'y  a  que  moi  qui  ne  puis  mourir3.  » 

En  disant  ces  paroles,  il  voulut  se  percer  lui-môme  d'un  dard 
qu'il  tenait  ;  mais  on  arrêta  sa  main  :  on  lui  arracha  le  corps  de 
son  fils  ;  et  comme  cet  infortuné  vieillard  tombait  en  défaillance, 
on  le  porta  dans  sa  tente,  où,  ayant  un  peu  repris  ses  forces,  il 
voulut  retourner  au  combat;  mais  on  le  retint  malgré  lui. 

Cependant  Adraste  et  Philoctèle  se  cherchaient  *;  leurs  yeux 
étaient  étincelanls  comme  ceux  d'un  lion  et  d'un  léopard  qui 
cherchent  à  se  déchirer  l'un  l'autre  dans  les  campagnes  qu'ar- 
rose le  Caïstre5.  Les  menaces,  la  fureur  guerrière,  et  la  cruelle 
vengeance,  éclatent  dans  leurs  yeux  farouches;  ils  portent  une 
mort  certaine  partout  où  ils  lancent  leurs  traits;  tous  les  com- 
battants les  regardent  avec  effroi.  Déjà  ils  se  voient  l'un  l'autre, 

1.  Ville  d'Etolie,  sur  l'Evenus.  Ce  fut  I  »   pour  survivre  à  mon  fils  I  » 
dans  les    bois  qui   l'avoisiuent  que  Mé- |      4.   Le  moment  est  venu  de  la  rencon- 


léagre    tua   le    fameux  sanglier  envoyé 
par  Diane  et  qui  désolait  la  contrée. 

2.  Sentiment  très  juste.   Une  douleur 
se  renouvelle  par  une  autre. 

3.  Contra  ego   viveruio  vici   mea  fata  supers- 

[les 
Restarem  ut  genitor. 

{jEn.,  I.  xi,  v.  160.) 
«  Malheureux    père,   j'ai    prolongé  mes 
«jours  au  delà    de  mes  destins,    hélas  ! 


tre  des  deux  chefs.  Des  exploits  ont  été 
accomplis  de  part  et  d'autre;  Adraste 
vient  de  tuer  un  guerrier  illustre,  le 
courroux  de  Télémaque  est  excite,  tout 
est  prêt  pour  la  lutte  définitive.  Dans 
cette  gradation  de  l'intérêt,  Fénelon  suit 
de  près  les  maîtres  de  l'épopée. 

S.  «  Le  Caïstre  »  avait  sa  source  en 
Lydie  et  se  jetait  dans  la  mer  Egée,  en- 
tre Colophon  et  Ephèse. 


LIVRE  QUINZIEME.  3*9 

et  Philoctète  tient  en  main  une  de  ces  flèches  terribles  qui 
n'ont  jamais  manqué  leur  coup  dans  ses  mains,  et  dont  les 
blessures  sont  irrémédiables:  mais  Mars,  qui  favorisait  le  cruel 
et  intrépide  Adraste,  ne  put  souffrir  qu'il  pérît  si  (ôt;  il  vou- 
lait, par  lui,  prolonger  les  horreurs  de  la  guerre,  et  multiplier 
les  carnages.  Adraste  était  encore  dû  àlajuslice  des  dieux  pour 
punir  les  hommes  et  pour  verser  leur  sang. 

Dans  le  moment  où  Philoctète  veut  l'attaquer,  il  est  blessé 
lui-même  par  un  coup  de  lance  que  lui  donne  Amphimaque, 
jeune  Lucanien,  plus  beau  que  le  fameux  ISirée,  dont  la  beauté 
ne  cédait  qu'à  celle  d'Achille  parmi  tous  les  Grecs  qui  combat- 
tirent au  siège  de  Troie.  A  peine  Philoctète  eut  reçu  le  coup, 
qu'il  tira  sa  flèche  contre  Amphimaque  :  elle  lui  perça  le  cœur. 
Aussitôt  ses  beaux  yeux  noirs  s'éteignirent,  et  furent  couverts 
des  ténèbres  de  la  mort  :  sa  bouche,  plus  vermeille  que  les 
roses  dont  l'Aurore  naissante  sème  l'horizon,  se  flétrit  ;  une 
pâleur  affreuse  ternit  ses  joues  ;  ce  visage  si  tendre  et  si  gra- 
cieux se  défigura  tout  à  coup.  Philoctète  lui-même  en  eut 
pitié.  Tous  les  combattants  gémirent,  en  voyant  ce  jeune 
homme  tomber  dans  son  sang,  où  il  se  roulait,  et  ses  cheveux, 
aussi  beaux  que  ceux  d'Apollon,  traînés  dans  la  poussière 

Philoctète,  ayant  vaincu  Amphimaque,  fut  contraint  de  se  re- 
tirer du  combat  ;  il  perdait  son  sang  et  ses  forces;  son  ancienne 
blessure  même,  dans  l'effort  du  combat,  semblait  prête  à  se 
rouvrir,  et  à  renouveler  ses  douleurs  :  car  les  enfants  d'Escu- 
lape,  avec  leur  science  divine,  n'avaient  pu  le  guérir  entière- 
ment. Le  voilà  prêt  à  tomber  dans  un  monceau  de  corps  san- 
glants qui  l'environnent.  Archidame)  leplusfier  et  le  plus  adroit 
de  tous  lesŒbaliens  *  qu'il  avait  menés  avec  lui  pour  fonder 
Pétilie,  l'enlève  du  combat  dans  le  moment  où  Adraste  l'aurait 
abattu  sans  peine  à  ses  pieds.  Adraste  ne  trouve  plus  rien  qui 
ose  lui  résister  ni  retarder  sa  victoire.  Tout  tombe,  tout  s'en- 
fuit; c'est  un  torrent  qui,  ayant  surmonté  ses  bords,  entraîne, 
par  ses  vagues  furieuses,  les  moissons,  les  troupeaux,  les  ber- 
gers et  les  villages. 

V.  Télémaque  entendit  de  loin  les  cris  des  vainqueurs,  et  il  vit 
le  désordre  des  siens,  qui  fuyaient  devant  Adraste  comme  une 
troupe  de  cerfs  timides  traverse  les  vastes  campagnes,  les  bois, 
les- montagnes,  les  fleuves  même  les  plus  rapides,  quand  ils 
sont  poursuivis  par  des  chasseurs2.  Télémaque  gémit;  l'indi- 


1.  c  Les  Œbaliens  *  habitaient  une 
tontrée  de  la  Laoonie,  du  nom  d'Œba- 
Uus,  héros  lacédémouien  des  premiers 
temps. 


2.  Suivant  la  coutume  des  poètes 
épiques,  Fénelon  exalte  les  exploits  d'un 
de  ses  héros  pour  rendre  plus  grande  la 
gloire  de  celui  qui   sera    le  vainqueur. 


350 


TÊL£MA?TTE. 


gnation  paraît  dans  ses  yeux  :  il  quitte  les  lieux  où  il  a  com- 
battu longtemps  avec  tant  de  danger  et  de  gloire.  Il  court  pour 
soutenir  les  siens  ;  il  s'avance  tout  couvert  du  sang  d'une  mul- 
titude d'ennemis  qu'il  a  étendus  sur  la  poussière.  De  loin,  il 
pousse  un  cri  qui  se  fait  entendre  aux  deux  armées1. 

Minerve  avait  mis  je  ne  sais  quoi  de  terrible  dans  sa  voix, 
dont  les  montagnes  voisines  retentirent.  Jamais  Mars,  dans  la 
Thrnce,  n'a  fait  entendre  plus  fortement  sa  cruelle  voix, 
quand  il  appelle  les  Furies  infernales,  la  Guerre  et  la  Mort.  Ce 
cri  de  ïélémaque  porte  le  courage  et  l'audace  dans  le  cœur 
des  siens;  il  glace  d'épouvante  les  ennemis:  Adraste  môme  a 
honte  de  se  sentir  troublé.  Je  ne  sais  combien  de  funestes  pré- 
sages le  font  frémir;  et  ce  qui  l'anime  est  plutôt  un  désespoir 
qu'une  valeur  tranquille.  Trois  fois  ses  genoux  tremblants 
commencèrent  à  se  dérober  sous  lui  ;  trois  fois  il  recula  sans 
songer  à  ce  qu'il  faisait.  Une  pâleur  de  défaillance  et  une  sueur 
froide  se  répandirent  dans  tous  ses  membres;  sa  voix  enrouée 
et  hésitante  ne  pouvait  achever  aucune  parole;  ses  yeux,  pleins 
d'un  feu  sombre  et  étincelant,  paraissaient  sortir  de  sa  tète  ; 
on  le  voyait,  comme  Oreste,  agité  par  les  Furies2;  tousses  mou- 
vements étaient  convulsifs.  Alors  il  commença  à  croire  qu'il  y 
a  des  dieux  ;  il  s'imaginait  les  voir  irrités,  et  entendre  une  voix 
sourde  qui  sortait  du  fond  de  l'abîme  pour  l'appeler  dans  le 
noir  Tartare  :  tout  lui  faisait  sentir  une  main  céleste  et  invisible 
suspendue  sur  sa  tête,  qui  allait  s'appesantir  pour  le  frapper. 
I/espérance  était  éteinte  au  fond  de  son  cœur;  son  audace  se 
dissipait,  comme  la  lumière  du  jour  disparaît  quand  le  soleil 
se  couche  dans  le  sein  des  ondes,  et  que  la  terre  s'enveloppe 
des  ombres  de  la  nuit. 

L'impie  Adraste,  trop  longtemps  souffert  sur  la  terre,  trop 
longtemps,  si  les  hommes  n'eussent  eu  besoin  d'un  tel  châti- 
ment; l'impie  Adraste  touchait  à  sa  dernière  heure.  11  court 
forcené  au-devant  de  son  inévitable  destin  ;  l'Horreur,  les  cui- 
sants Remords,  la  Consternation,  la  Fureur,  la  Hage,  le  Déses- 
poir, marchent  avec  lui3.  A  peine  voit-il  Télémaque,  qu'il  croit 
voir  l'Averne  *  qui  s'ouvre  et  les  tourbillons  de  flammes  qui 


t.  Gradation  pleine  d'effet;  Télémaque 
brille  aux  yeux,  il  retentit  aux  oreilles; 
il  est  toujours  présent;  on  ne  voit  que 
lui,  on  n'entend  que  lui. 

2.  Oreste  fut  «  agile  par  les  Furies  1 
pour  avoir  immolé  sa  mère  Clytemnestre, 
afin  de  venger  le  meurtre  d'Agamemnon, 
son  père. 

3.  «  Marchent  avec  lui.  »  Cette  grande 
peinture  se  prolonge;   rien  d'effrayant 


comme  ces  personnifications  qui  mar- 
chent avec  ie  coupable  au  moment  où 
il  va  subir  son  châtiment. 

4.  ■  L'Averne,  »  lac  fameux  situé  dans 
la  Campanie,  au  fond  du  golfe  de  Baïa, 
près  de  Naples  :  il  était  regardé  comme 
l'une  des  entrées  des  enfers.  Les  oiseaux, 
disait-on,  ne  pouvaient  pas  vivre  dans  les 
vapeurs  empestées  qui  s'en  exhalaient 
(littér.  :  sans  oiseaux,  A  épvtç). 


LIVRE- QUINZIÈME.  351 

sortent  du  noir  Phlégéton  prêtes  a  le  dévorer.  Il  s'écrie,  et  sa 
bouche  demeure  ouverte  sans  qu'il  puisse  prononcer  aucune 
parole  :  tel  qu'un  homme  dormant,  qui,  dans  un  songe  affreux, 
ouvre  la  bouche,  et  fait  des  efforts  pour  parler;  mais  la  parole 
lui  manque  toujours,  et  il  la  cherche  en  vain.  D'une  main 
tremblante  et  précipitée  Adrasle  lance  son  dard  contre  Télé- 
maque.  Celui-ci,  intrépide  comme  l'ami  des  dieux,  se  couvre 
de  son  bouclier;  il  semble  que  la  Victoire,  le  couvrant  de  ses 
ailes,  tient  déjà  une  couronne  suspendue  au-dessus  de  sa  tête  : 
le  courage  doux  et  paisible  reluit  dans  ses  yeux;  on  le  pren- 
drait pour  Minerve  même,  tant  il  paraît  sage  et  mesuré  au 
milieu  des  plus  grands  périls.  Le  dard  lancé  par  adresse  est 
repoussé  par  le  bouclier.  Alors  Ad  ras  te  se  hfite  de  tirer  son 
épée,  pourôter  au  fils  d'Ulysse  l'avantage  de  lancer  son  dard  à 
son  tour.  Télémaque,  voyant  Adraste  l'épée  à  la  main,  se  hâte 
de  la  mettre  aussi,  et  laisse  son  dard  inutile. 

Quand  on  les  vit  ainsi  tous  deux  combattre  de  prés,  tous  les 
autres  combattants,  en  silence,  mirent  bas  les  armes  pour  les 
regarder  attentivement,  et  on  attendit  de  leur  combat  la  déci- 
sion de  toute  la  guerre.  Les  deux  glaives,  brillants  comme  les 
éclairs  d'où  partent  des  foudres,  se  croisent  plusieurs  fois,  et 
portent  des  coups  inutiles  sur  les  armes  polies,  qui  en  reten- 
tissent. Les  deux  combattants  s'allongent,  se  replient,  s'abais- 
sent, se  relèvent  tout  à  coup,  et  enfin  se  saisissent l.  Le  lierre, 
en  naissant  au  pied  d'un  ormeau,  n'en  serre  pas  plus  étroite- 
ment le  tronc  dur  et  noueux  par  ses  rameaux  entrelacés  jus- 
qu'aux plus  hautes  branches  de  l'arbre,  que  ces  deux  combat- 
tants se  serrent  l'un  l'autre.  Adraste  n'avait  encore  rien  perdu 
de  sa  force  ;  Télémaque  n'avait  pas  encore  toute  la  sienne. 
Adraste  fait  plusieurs  efforts  pour  surprendre  son  ennemi  et 
pour  l'ébranler.  Il  tâche  de  saisir  l'épée  du  jeune  Grec,  mais  en 
vain  :  dans  le  moment  où  il  la  cherche,  Télémaque  l'enlève  de 
terre,  et  le  renverse  sur  le  sable.  Alors  cet  impie,  qui  avait  tou- 
jours méprisé  les  dieux,  montre  une  lAche  crainte  de  la  mort; 
il  a  honte  de  demander  la  vie,  et  il  ne  peut  s'empêcher  de  té- 
moigner qu'il  la  désire  :  il  Lâche  d'émouvoir  la  compassion  de 
Télémaque.  «Fils  d'Ulysse,  dit-il,  enfin  c'est  maintenant  que  je 
»  connais  les  justes  dieux;  ils  me  punissent  comme  je  l'ai  mé- 
»  rite  :  il  n'y  a  que  le  malheur  qui  ouvre  les  yeux  des  hommes 
»  pour  voir  la  vérité;  je  la  vois,  elle  me  condamne.  Mais  qu'un 


ques 


1.  Grâce  à. l'heureux  emploi  de  quel-  i  lignes  un  tableau  d'une  admirable  tiva- 
verbes,  l'auteur  a  su  faire  en  deui  I  cité. 


352 


TÉLÉMAQUE. 


■  roi  malheureux  vous  fasse  souvenir  de  votre  père  qui  est  loin 
»  d'Ithaque,  et  touche  votre  cœur  l.  » 

VI.  Télémaque,  qui,  le  tenant  sous  ses  genoux,  avait  le  glaive 
déjà  levé  pour  lui#  percer  la  gorge,  répondit  aussitôt  :  «  Je  n'ai 
»  voulu  que  la  victoire  et  la  paix  des  nations  que  je  suis  venu 
»  secourir;  je  n'aime  point  à  répandre  le  sang.  Vivez  donc,  ô 
»  Adraste;  mais  vivez  pour  réparer  vos  fautes  :  rendez  tout  ce 
»  que  vous  avez  usurpé;  rétablissez  le  calme  et  la  justice  sur 
»  la  côte  de  la  grande  Ilespérie,que  vous  avez  souillée  par  tant 
»  de  massacres  et  de  trahisons  :  vivez,  et  devenez  un  autre 
»  homme.  Apprenez,  par  votre  chute,  que  les  dieux  sont  justes; 
»  que  les  méchants  sont  malheureux;  qu'ils  se  trompent  en 
»  cherchant  la  félicité  dans  la  violence,  dans  l'inhumanité  et 
»  dans  le  mensonge;  et  qu'enfin  rien  n'est  si  doux  ni  si  heu- 
»  reux,  que  la  simple  et  constante  vertu.  Donnez-nous  pour 
»  otage  votre  fils  Métrodore,  avec  douze  des  principaux  de  votre 
»  nation.  » 

A  ces  paroles,  Télémaque  laisse  relever  Adraste,  et  lui  lend  la 
main,  sans  se  défier  de  sa  mauvaise  foi;  mais  aussitôt  Adraste 
lui  lance  un  second  dard  fort  court,  qu'il  tenait  caché.  Le  dard 
était  si  aigu,  et  lancé  avec  tant  d'adresse,  qu'il  eût  percé  les 
armes  de  Télémaque,  si  elles  n'eussent  été  divines.  En  même 
temps  Adraste  se  jette  derrière  un  arbre  pour  éviter  la  pour- 
suite du  jeune  Grec.  Alors  celui-ci  s'écrie  :  «  Dauniens,  vous  le 
»  voyez,  la  victoire  est  à  nous;  l'impie  ne  se  sauve  que  par  la 
»  trahison.  Celui  qui  ne  craint  point  les  dieux,  craint  la  mort; 
«  au  contraire,  celui  qui  les  craint  ne  craint  qu'eux  2.  » 

En  disant  ces  paroles,  il  s'avance  vers  les  Dauniens,  et  fait 
signe  aux  siens,  qui  étaient  de  l'autre  côté  de  l'arbre,  de  couper 
le  chemin  au  perfide  Adraste.  Adraste  craint  d'être  surpris,  fait 
semblant  de  retourner  sur  ses  pas,  et  veut  renverser  les  Cre- 
tois qui  se  présentent  à  son  passage  ;  mais  tout  à  coup  Télé- 
maque, prompt  comme  là  foudre  que  la  main  du  pure  des  dieux 
lance  du  haut  de  l'Olympe  sur  les  têtes  coupables,  vient  fondre 
sur  son  ennemi  ;  il  le  saisit  d'une  main  victorieuse;  il  le  ren- 
verse comme  le  cruel  Aquilon  abat  les  tendres  moissons  qui 


1.  Ce  sont  les  paroles  de  Priam  aux 
pieds  d'Achille  pour  obtenir  le  corps  de 
son  fils  : 


'AXi*«c5tïo©Eoùç,  Aj^iXe 
p.vqaâjj.eyo;  eroû  itatpôç. 


,  aùfdv  t  '  iXll)<TOV, 


(Hom.,  Iliad.,  liv.  XXIV,  v.  503. 
«  Respecte  les  dieux,  Achille,  et  prends 


•  pitié  de    moi,    te    souvenant   de    ton 
»  père.  »    —  Dans  Homère  ces    paroles 
sont  sincères.  Dans  la  bouche  d'Adraste, 
elles  sont  l'expression  d'un  cœur  hypo- 
crite et  lâche. 
t.  Je   crains  Dieu,   cher  Aimer,  et  n'ai  pas 
[d'autre  crainte. 
(FUc,  Ath.,  act.  I,  se  i.) 


i 


LIVRE  QUINZIÈME.  353 

dorent  la  campagne.  Il  ne  l'écoute  plus,  quoique  l'impie  ose 
encore  une  fois  essayer  d'abuser  de  la  bonté  de  son  cœur  :  il 
enfonce  son  glaive,  et  le  précipite  dans  les  flammes  du  noir 
Tartare,  digne  châtiment  de  ses  crimes. 

A  peine  Adraste  fut  mort,  que  tous  les  Dauniens,  loin  de  dé- 
plorer leur  défaite  et  la  perte  de  leur  chef,  se  réjouirent  de 
leur  délivrance;  ils  tendirent  les  maius  aux  alliés  en  signe  de 
paix  et  de  réconciliation.  Métrodore,  fils  d'Adraste,  que  son  père 
avait  nourri  dans  des  maximes  de  dissimulation,  d'injustice  et 
d'inhumanité,  s'enfuit  lâchement.  Mais  un  esclave,  complice  de 
ses  infamies  et  de  ses  cruautés,  qu'il  avait  affranchi  et  comblé 
d<î  biens,  et  auquel  il  se  confia  dans  sa  fuite,  ne  songea  qu'aie 
trahir  pour  son  propre  intérêt  :  il  le  tua  par  derrière  pendant 
qu'il  fuyait,  lui  coupa  la  tête,  et  la  porta  dans  le  camp  des  alliés, 
espérant  une  grande  récompense  d'un  crime  qui  finissait  la 
guerre.  Mais  on  eut  horreur  de  ce  scélérat,  et  on  le  fit  mourir. 
Télémaque,  ayant  vu  la  tête  de  Métrodore,  qui  était  un  jeune 
homme  d'une  merveilleuse  beauté,  et  d'un  naturel  excellent, 
que  les  plaisirs  et  les  mauvais  exemples  avaient  corrompu,  ne 
put  retenir  ses  larmes.  «  Hélas  !  s'écria-t-il,  voilà  ce  que  fait 
»  le  poison  de  la  prospérité  d'un  jeune  prince  :  plus  il  a  d'élé- 
»  vation  et  de  vivacité,  plus  il  s'égare  et  s'éloigne  de  toutsen- 
»  liment  de  vertu.  Et  maintenant  je  serais  peut-être  de  même 
»  si  les  malheurs  où  je  suis  né,  grâces  aux  dieux,  et  les  ins- 
»  tructions  de  Mentor,   ne  m'avaient  appris  à  me  modérer.  » 

Les  Dauniens  assemblés  demandèrent,  comme  l'unique  con- 
dition de  paix,  qu'on  leur  permît  de  faire  un  roi  de  leur  nation 
qui  pût  effacer  par  ses  vertus  l'opprobre  dont  l'impie  Adraste 
avait  couvert  la  royauté.  Ils  remerciaientles  dieux  d'avoir  frappé 
le  tyran  ;  ils  venaient  en  foule  baiser  la  main  de  Télémaque 
qui  avait  été  trempée  dans  le  sang  de  ce  monstre;  et  leur  défaite 
était  pour  eux  comme  un  triomphe.  Ainsi  tomba  en  un  moment, 
sans  aucune  ressource,  cette  puissance  qui  menaçait  toutes  les 
autres  dans  l'Hespérie,  et  qui  faisait  trembler  tant  dépeuples. 
Semblable  à  ces  terrains  qui  paraissent  fermes  et  immobiles, 
mais  que,  l'on  sape  peu  à  peu  par-dessous  :  longtemps  on  so 
moque  du  faible  travail  qui  en  attaque  les  fondements;  rien 
ne  paraît  affaibli,  tout  est  uni,  rien  ne  s'ébranle;  cependant 
tous  les  soutiens  souterrains  sont  détruits  peu  à  peu,  jusqu'au 
moment  où  tout  a  coup  le  terrain  s'affaisse,  et  ouvre  un  abîme. 
Ainsi  une  puissance  injuste  et  trompeuse,  quelque  prospérité 
qu'elle  se  procure  par  ses  violences,  creuse  elle-même  un  pré- 
cipice sous  ses  pieds.  La  fraude  et  l'inhumanité  sapent  peu  à  peu 


354  TÊLÉMAQUE. 

tous  les  plus  solides  fondements  de  l'autorité  illégitime  ;  on 
l'admire,  on  la  craint,  on  tremble  devant  elle,  jusqu'au  mo- 
ment où  elle  n'est  déjà  plus  ;  elle  tombe  de  son  propre  poids,  et 
rien  ne  peut  la  relever,  parce  qu'elle  a  détruit  de  ses  propres 
uiaiiis  les  vrais  soutiens  de  la  bonne  foi  et  de  la  justice,  qui 
attirent  l'amour  et  la  confiance. 

Observations  mjr  le  quinzième  livre.  —  Fénelon,  après  avoir  mon- 
tré les  imperfections  de  son  héros  et  ses  luttes  contre  les  passions,  nous 
le  fait  voir  enfin  arrivé  à  la  perfection.  Il  le  place  dans  les  plus  difficiles 
situations,,  comme  lts  personnages  des  célèbres  épopées;  mais  il  lui 
donne  une  supériorité  morale  inconnue  aux  personnages  antiques. 

Au  commencement  du  livre,  Télémaque  fait  admirer  la  droiture  de 
ses  sentiments  en  môme  temps  que  sa  prudence  ;  il  gagne  tous  les 
chefs  en  donnant  les  plus  sages  conseils  sur  le  devoir  de  garder  la 
loyauté  même  envers  ses  ennemis,  et  de  préférer  une  défaite,  s'il  le 
faut,  à  un  succès  obtenu  par  l'injustice.  «  Ce  qui  fait,  dit  Télémaque, 
la  sûreté  des  alliés,  c'est  la  justice  même  de  leur  cause,  la  droiture 
de  leurs  intentions.  Aussi  doivent-ils  se  garder  de  repousser  la  fraude 
par  la  fraude.  La  Justice,  c'est  le  salut  des  alliés  :  Hœc-arx  inaccessa, 
hoc  inexpugnabile  munimentum.  »  Ce  précepte  était  une  des  doctrines 
favorites  de  Fénelon.  «  Croyez- vous,  a-t-il  dit  ailleurs,  qu'il  soit  per- 
mis de  repousser  la  fraude  par  la  fraude?  Vous  justifiez  un  malhon- 
nête homme  en  l'imitant.  Dès  qu'une  tromperie  en  attire  ui\e  autre, 
il  n'y  a  rren  d'assuré  parmi  les  hommes,  et  ies  suites  funestes  de  cet 
engagement  vont  à  l'infini.  Le  plus  sûr  est  de  ne  vous  venger  du 
trompeur,  qu'en  repoussant  toutes  ses  ruses  sans  le  tromper.  (Dialogues 
des  morts,  passim.) 

Ensuite  s'ouvre,  dans  ce  livre,  la  grande  arène  des  combats  :  ceux 
qui  ont  précédé  la  mort  d'Hippias  n'ont  été  que  le  prélude  ;  ici  la 
scène  est  entière,  c'est  une  grande  bataille  oui  est  livrée  sous  les  yeux 
du  lecteur.  Télémaque,  héros  accompli,  n'est  pas,  comme  Achille,  em- 
porté par  la  haine  et  la  fureur,  et  marchant  avec  la  seule  pensée  de 
tout  exterminer  pour  venger  la  mort  de  son  ami  ;  il  n'est  pas  non 
plus  mesuré  et  prudent,  il  ne  tue  pas  son  ennemi  froidement  et  sans 
motif,  comme  Énée  immolant  Turnus.  Il  a  la  grandeur  des  héros 
d'Homère.  11  cherche  Adraste  dans  la  mêlée,  il  l'atteint,  il  le  renverse, 
il  lui  tend  la  main.  On  croirait  voir  et  entendre  Hector,  fils  de  Priam, 
criant  à  Ajax  Télamonien  :  «  Quelque  fort  que  tu  sois,  je  ne  veux  pas 
te  frapper  e:i  lâche  ;  je  te  frapperai  en  face,  si  je  parviens  à  t'at- 
teindre. 

'A\V  où  yâpo'IOéXti)  SaXéetv  toioutov  I(5vt<x 
MQp-ri  ômTTeuaaç,  àXV  àp-^aSov,  al'xe  xu^wai. 

{Iliade,  efi.  VII,   242.) 

Signalons  enfin  la  belle  page  qui  termine  le  livre  quinzième,  et 
dans  laquelle  Fénelon  proclame  une  fois  de  plus  ces  grands  principes, 
qu'il  était  si  rare  d'entendre  affirmer  hautement  au  xvn«  siècle; 
les  dernières  lignes  sont  surtout  remarquables  : 


LIVRE  QUINZIÈME.  355 

«  Une  puissance  injuste  et  trompeuse,  quelque  prospérité  qu'elle  se 
»  procure  par  ses  violences,  creuse  elle-même  un  précipice  sous  ses 
»  pieds.  La  fraude  et  l'inhumanité  sapent  peu  à  peu  tous  les  p'us  soli- 
»  des  fondements  de  l'autorité  illégitime  ;  on  l'admire,  on  la  craint,  on 
»  tremble  devant  elle,  jusqu'au  moment  où  elle  n'est  déjà  plus;  elle 
t>  tombe  de  son  propre  poids,  et  rien  ne  peut  la  relever,  parce  qu'elle 
.»  a  détruit  de  ses  propres  mains  les  vrais  soutiens  de  la  Bonne  Foi  et 
s  de  la  Justice,  qui  attirent  l'amour  et  la  confiance.  » 


356 


TÉLÉMAQUE. 


LIVRE  SEIZIEME. 

Sommaire.  —  I.  Les  chefs  de  l'armée  alliée  s'assemblent  pour  délibé- 
rer sur  la  demande  des  Dauniens.  —  Derniers  devoirs  donnés  à  Pi- 
sistrate,  fils  de  Nestor.  —  II.  On  propose  de  partager  le  pays  des 
Dauniens  et  de  donner  à  Télémaque  la  contrée  d'Arpine.  —III.  Dio- 
mède,  alors  poursuivi  avec  ses  compagnons,  par  la  colère  de  Vé- 
nus qu'il  avait  blessée  au  siège  de  Troie,  arrive  dans  le  camp  des 
alliés.—  IV.  Télémaque  conseille  à  ceux-ci  de  laisser  aux  Dauniens 
leur  pays  en  entier,  avec  le  sage  et  vaillant  Polydamas  pour  roi.— 
V.  Les  Dauniens,  charmés  de  cette  proposition,  donnent  la  contrée 
d'Arpine  à  Diomède.  Les  troubles  apaisés,  les  princes  se  séparent 
pour  s'en  retourner  chacun  dans  son  pays. 

I.  Les  chefs  de  l'armée  s'assemblèrent,  dès  le  lendemain, 
pour  accorder  un  roi  aux  Dauniens.  On  prenait  plaisir  à  voir 
les  deux  camps  confondus  par  une  amitié  si  inespérée,  et  les 
deux  armées  qui  n'en  faisaient  plus  qu'une.  Le  sage  Nestor  ne 
put  se  trouver  dans  ce  conseil,  parce  que  la  douleur,  jointe  à 
la  vieillesse,  avait  flétri  son  cœur,  comme  la  pluie  abat  et  fait 
languir,  le  soir,  une  fleur  qui  était,  le  matin,  pendant  la  nais- 
sance de  .l'Aurore  i,  la  gloire  et  l'ornement  des  vertes  campa- 
gnes. Ses  yeux  étaient  devenus  deux  fontaines  de  larmes  qui 
ne  pouvaient  tarir  2  :  loin  d'eux  s'enfuyait  le  doux  sommeil, 
qui  charme  les  plus  cuisantes  peines.  L'espérance,  qui  est  la 
vie  du  cœur  de  l'homme  3,  était  éteinte  en  lui.  Toute  nourri- 
ture était  amère  à  cet  infortuné  vieillard;  la  lumière  même 
lui  était  odieuse  :  son  âme  ne  demandait  plus  qu'à  quitter  son 
corps,  et  qu'à  se  plonger  dans  l'éternelle  nuit  de  l'empire  de 
Pluton.  Tous  ses  amis  lui  parlaient  en  vain:  son  cœur,  en 
défaillance,  était  dégoûté  de  toute  amitié,  comme  un  malade 
est  dégoûté  des  meilleurs  aliments.  A  tout  ce  qu'on  pouvait 
lui  dire  de  plus  touchant,  il  ne  répondait  que  par  des  gémis- 
sements et  des  sanglots.  De  temps  en  temps  on  l'entendait 
dire  :  «  0  Pisistrate,  Pisistrate!  Pisistrate,  mon  fils,  tu  m'ap- 
»  pelles!  Je  te  suis:  Pisistrate,  tu  me  rendras  la  mort  douce. 


1.  «  La  naissance  de  l'Aurore.  »  L'Au- 
rore et  le  Soleil,  dans  les  idées  mytho- 
logiques, ne  naissent  pas,  ils  se  lèvent, 
après  s'être  couchés  la  veille  dans  l'em- 
pire de  Thétis. 

2.  Qui  changera  mes  jeux  en  deux  sources 

[de  larmes, 


Pour  pleurer  ton  malheur  ? 

(Rac,  Athalie.) 

3.  «  La  vie  du  cœur  de  l'homme  ;  » 
vive  détermination  de  l'espérance,  la  vie 
du  cœur,  par  qui  le  cœur  respire. 


LIVRE  SEIZIEME.  357 

»  0  mon  cher  fils!  je  ne  désire  plus,  pour  tout  bien,  que  de  te 
»  revoir  sur  les  rives  du  Styx.  »  Il  passait  des  heures  entières 
sans  prononcer  aucune  parole,  mais  gémissant,  et  levant  les 
mains  et  les  yeux  noyés  de  larmes  vers  le  ciel. 

Cependant  les  princes  assemblés  attendaient  Télémaque, 
qui  était  auprès  du  corps  de  Pisistrate  :  il  répandait  sur  son 
corps  des  fleurs  à  pleines  mains;  il  y  ajoutait  des  parfums 
exquis,  et  versait  des  larmes  amères.  «  0  mon  cher  compa- 
»  gnon,  disait-il,  je  n'oublierai  jamais  de  t'avoir  vu  à  Pylos  i, 
»  de  t'avoir  suivi  à  Sparte,  de  t'avoir  retrouvé  sur  les  bords  de 
»  la  grande  Hespérie;  je  te  dois  mille  soins:  je  t'aimais,  tu 
»  m'aimais  aussi.  J'ai  connu  ta  valeur  ;  elle  aurait  surpassé 
»  celle  de  plusieurs  Grecs  fameux.  Hélas!  elle  t'a  fait  périr 
»  avec  gloire,  mais  elle  a  dérobé  au  monde  une  vertu  nais- 
»  santé  qui  eût  égalé  celle  de  ton  père  :  oui,  ta  sagesse  et  ton 
»  éloquence,  dans  un  cage  mûr,  auraient  été  semblables  à  celles 
»  de  ce  vieillard,  admiré  de  toute  la  Grèce.  Tu  avais  déjà  cette 
»  douce  insinuation  à  laquelle  on  ne  peut  résister  quand  il 
»  parle,  ces  manières  naïves  de  raconter,  cette  sage  modéra- 
»  tionqui  est  un  charme  pour  apaiser  les  esprits  irrités,  cette 
»  autorité  qui  vient  de  la  prudence  et  de  la  force  des  bons 
»  conseils.  Quand  tu  parlais ,  tous  prêtaient  l'oreille,  tous 
»  étaient  prévenus,  tous  avaient  envie  de  trouver  que  tu  avais 
»  raison  :  ta  parole,  simple  et  sans  faste,  coulait  doucement 
»  dans  les  cœurs,  comme  la  rosée  sur  l'herbe  naissante.  Hélas  ! 
»  tant  de  biens  que  nous  possédions,  il  y  a  quelques  heures, 
»  nous  sont  enlevés  à  jamais.  Pisistrate,  que  j'ai  embrassé  ce 
»  matin,  n'est  plus;  il  ne  nous  en  reste  qu'un  douloureux  sou- 
»  venir.  Au  moins  si  tu  avais  fermé  les  yeux  de  Nestor  avant 
»  que  nous  eussions  fermé  les  tiens,  il  ne  verrait  pas  ce  qu'il 
»  voit,  il  ne  serait  pas  le  plus  malheureux  de  tous  les  pères.  » 

Après  ces  paroles,  Télémaque  fit  laver  la  plaie  sanglante 
qui  était  dans  le  côté  de  Pisistrate;  il  le  fit  étendre  dans  un  lit 
de  pourpre,  où  sa  tète  penchée,  avec  la  pâleur  de  la  mort, 
ressemblait  à  un  jeune  arbre,  qui,  ayant  couvert  la  terre  de 
son  ombre,  et  poussé  vers  le  ciel  des  rameaux  fleuris,  a  été 
entamé  par  le  tranchant  de  la  cognée  d'un  bûcheron  :  il  ne 
tient  plus  à  sa  raeine  nia  la  terre,  mère  féconde  qui  nourrit 
les  tiges  dans  son  sein;  il  languit,  sa  verdure  s'efface  ;  il  ne 
peut  plus  se  soutenir,  il  tombe  :  ses  rameaux,  qui  cachaient 
le  ciel,  traînent  sur  la  poussière,  flétris  et  desséchés  ;  il  n'est 

1.  «  A  Pylos,  à  Sparte.  »  Voir  dans  I  lémaque  et  son  séjour  dans  ces  deux 
l'Odyssée,  1.  111  et  IV,  le  \oyage  de  Té-  |  Tille». 


358 


TÉLÉMAQUE. 


plus  qu'un  tronc  abattu  et  dépouillé  de  toutes  ses  grâces  !. 
Ainsi  Pisistrate,  en  proie  à  la  mort,  était  déjà  emporlé  par 
ceux  qui  devaient  le  mettre  dans  le  bûcher  fatal.  Déjà  la 
flamme  montait  vers  le  ciel.  Une  troupe  de  Pyliens,  les  yeux 
baissés  et  pleins  de  larmes,  leurs  armes  renversées,  le  condui- 
saient lentement.  Le  corps  est  bientôt  brûlé  :  les  cendres  sont 
mises  dans  une  urne  d'or;  et  Télémaque,  qui  prend  soin  de 
tout,  contie  cette  urne,  comme  un  grand  trésor,  àCallimaque, 
qui  avait  été  le  gouverneur  de  Pisistrate.  «  Gardez,  lui  dit-il, 
ces  cendres,  tristes  mais  précieux  restes  de  celui  que  vous  avez 
aime;  gardez-les  pour  son  père  :  mais  attendez  à  2  les  lui  don- 
ner, quand  il  aura  assez  de  force  pour  les  demander  ;  ce  qui 
irrite  la  douleur  en  un  temps,  l'adoucit  en  un  aufre.  » 

II.  Ensuite  Télémaque  entra  dans  l'assemblée  des  rois  ligués, 
où  chacun  garda  le  silence  pour  l'écouter  dès  qu'on  l'aperçut; 
il  en  rougit,  et  on  ne  pouvait  le  faire  parler.  Les  louanges 
qu'on  lui  donna,  par  des  acclamations  publiques,  sur  tout  ce 
qu'il  venait  de  faire,  augmentèrent  sa  honte;  il  aurait  voulu 
se  pouvoir  cacher  3;  ce  fut  la  première  fois  qu'il  parut  embar- 
rassé et  incertain.  Enfin,  il  demanda  comme  une  grflee  qu'on 
ne  lui  donnât  plus  aucune  louange.  «  Ce  n'est  pas,  dit-il,  que 
je  ne  les  aime,  surtout  quand  elles  sont  données  par  de  si 
bons  juges  de  la  vertu;  mais  c'est  que  je  crains  de  les  aimer 
trop;  elles  corrompent  les  hommes;  elles  les  remplissent 
d'eux-mêmes;  elles  les  rendent  vains  et  présomptueux.  11 
faut  les  mériter  et  les  fuir  4:  les  meilleures  louanges  ressem- 
blent aux  fausses.  Les  plus  méchants  de  tous  les  hommes,  qui 
sont  les  tyrans,  sont  ceux  qui  se  sont  fait  le  plus  louer  par  des 
flatteurs.  Quel  plaisir  y  a-t-il  à  être  loué  comme  eux  ?  Les 
bonnes  louanges  sont  celles  que  vous  me  donnerez  en  mon 
absence,  si  je  suis  assez  heureux  pour  en  mériter.  Si  vous  me 
croyez  véritablement  bon,  vous  devez  croire  aussi  que  je  veux 
être  modeste  et  craindre  la  vanité:  épargnez-moi  donc,  si  vous 
m'estimez,  et  ne  me  louez  pas  comme  un  homme  amoureux 
des  louanges.  » 

Après  avoir  parlé  ainsi,  Télémaque  ne  répondit  plus  rien  à 
ceux  qui  continuaient  de  l'élever  jusqu'au  ciel;    et,  par  un 


1.  Cette  comparaison  si  élégante  est 
une  imitation  d'Homère.  (Voy.  Iliade, 
liv.  IV,  v.  482.) 

2.  «  A,  »  User  :  pour. 

3.  Il  y  a  ici  quelque  exagération  ;  Té- 


lémaque, chef  de  l'expédition,  ne  saurait 
être  modeste  ou  timide  jusqu'à  vouloir 
«  se  cacher.» 

4.  «  Les  mériter -et  les  fuir;  »  grande 
vérité  :  telle  est  la  conduite  à  suivie  par 
rapport  aux  louanges. 


LIVRE  SEIZIÈME. 


359 


air  d'indifférence,  il  arrêta  bientôt  les  éloges  qu'on  lui  donnait. 
On  commença  à  craindre  de  le  fâcher  en  le  louant  :  ainsi  les 
louanges  finirent  ;  mais  l'admiration  augmenta  '.  Tout  le 
monde  sut  la  tendresse  qu'il  avait  témoignée  à  Pisïstrate,  et 
les  soins  qu'il  avait  pris  de  lui  rendre  les  derniers  devoirs. 
Toute  l'armée  fut  plus  touchée  des  marques  de  la  bonté  de 
son  cœur,  que  de  tous  les  prodiges  de  sagesse  et  de  valeur  qui 
vidaient  d'éclater  en  lui.  Il  est  sage,  il  est  vaillant,  se  disaien!- 
ils  en  secret  les  uns  aux  autres;  il  est  l'ami  des  dieux,  et  le 
vrai  héros  de  notre  âge;  il  est  au  dessus  de  l'humanité:  mais 
tout  cela  n'est  que  merveilleux,  tout  cela  ne  fait  que  nous 
étonner.  11  est  humain,  il  est  bon2,  il  est  ami  fidèle  et  tendre; 
il  est  compatissant,  libéral,  bienfaisant,  et  tout  entier  à  ceux 
qu'il  doit  aimer  :  il  est  les  délices  de  tous  ceux  qui  vivent  avec 
lui  :  il  s'est  défait  de  sa  hauteur,  de  son  indifférence  et  de  sa 
fierté  :  voilà  ce  qui  est  du  sage,  voilà  ce  qui  touche  les  cœurs, 
voilà  ce  qui  nous  attendrit  pour  lui,  et  qui  nous  rend  sensibles 
à  toutes  ses  vertus;  voilà  ce  qui  fait  que  nous  donnerions  tous 
nos  vies  pour  lui 3. 

A  peine  ces  discours  furent-ils  finis,  qu'on  se  hâta  de  parler 
de  la  nécessité  de  donner  un  roi  aux  Dauniens.  La  plupart  des 
princes  qui  étaient  dans  le  conseil  opinaient  qu'il  fallait  par- 
tager entre  eux  ce  pays,  comme  une  terre  conquise.  On  offrit 
à  Iclémaque,  pour  sa  part,  la  fertile  contrée  d'Arpine  *  qui 
porte  deux  fois  l'an  les  riches  dons  de  Cérès,  les  doux  présents 
de  Bacchus,  et  les  fruits  toujours  verts  de  l'olivier  consacré  à 
Minerve6.  Celte  terre,  lui  disait  on,  doit  vous  faire  oublier  la 
pauvre  Ithaque  avec  ses  cabanes,  et  les  rochers  affreux  de  Du- 
lichie6,  et  les  bois  sauvages  de  Zacynthe7.  Ne  cherchez  plus  ni 
votre  père,  qui  doit  être  péri 8  dans  les  flots  au  promontoire 
de  Capharée  9,  par  la  vengeance  de  Nauplius 10  et  par  la  colère 


i.  Télémque,  discutant  sur  son  plus 
ou  moins  d'amour  de  la  gloire,  est  peut- 
êlre  uu  peu  subtil  ;  sa  modestie  semble 
un  peu  trop  occupée  d'elle-même. 

2.  «  Il  est  humam,  il  est  bon.  »  L'bu- 
manité  est  un  sentiment  général  de  bien- 
veillance qui  embrasse  tous  les  hommes, 
même  les  ennemis;  la  bonté  est  plus  ex- 
pansée, et  se  porte  plus  particulière- 
ment sur  les  personnes  avec  lesquelles 
on  e>t  en  relation. 

3.  Il  ne  faut  jamais  oublier,  pour  ac- 
cepter ces  longueurs,  que  Fénelon,  dans 
le  Télémaque,  a  écrit  un  livre  de  mo- 
rale, et  en  même  temps  de  politique, 
pour  l'éducation  d'un  prince. 

4.  «Arpiue,  »  pays  dont  la  ville  d'Arpi, 
dans  la  Fouille,  est  la  capitale.  Arpi  est 


une  abrogation  d'Argyripa,  ou  Argos 
Hippium.  Elle  avait  été  bâtie,  disait-on, 
par  Diomède ,  en  souvenir  d' Argos,  sa 
patrie. 

5.  Au  figuré,  pour  dire  qu'Arpî  était 
fertile  en  b  é,  en  vin  et  en  oliviers. 

6.  Dulichium,  petite  île  dugrnupe  des 
Echinades,  aujourd'hui  Néochori,  vis- 
à-vis  l'embouchure  de  l'Acheloiis  ;  ell^ 
faisait  partie  du  royaume  d'Ithaque. 

7.  Zacyn'he,  aujourd'hui  Zante,  île 
dans  le  golfe  de  Patras;  Virgile  l'appelle 
nemorosa Zacynthosf(lm  ni,  v.  270). 

8.  «  Être  péri;  •  ne  se  dit  ait  plus  au- 
jourd'hui. 

9.  Le  promontoire  de  «  Capharée,  »  a 
la  pointe   méridionale  de   l'ile  d'Eu  bée. 

lu.  «  Xauplius.  •   roi  d'Eubée,  était  le 


360 


TÉLÉMAQUE. 


de  Neptune;  ni  votre  mère,  que  ses  amants  possèdent  depuis 
votre  départ;  ni  votre  patrie,  dont  la  terre  n'est  point  favo- 
risée du  ciel  comme  celle  que  nous  vous  offrons. 

Il  écoutait  patiemment  ces  discours;  mais  les  rochers  de 
Thrace  et  de  Thessalie  ne  sont  pas  plus  sourds  et  plus  insen- 
sibles aux  plaintes  des  amants  désespérés,  que  Télémaque- 
l'était  à  ces  offres.  «  Pour  moi,  répondait-il,  je  ne  suis  touché 
ni  des  richesses  ni  des  délices:  qu'importe  de  posséder  une 
plus  grande  étendue  de  terre,  et  de  commander  à  un  plus 
grand  nombre  d'hommes?  on  n'en  a  que  plus  d'embarras,  et 
moins  de  liberté  :  la  vie  est  assez  pleine  de  malheurs  pour  les 
hommes  les  plus  sages  et  les  plus  modérés,  sans  y  ajouter  en- 
core la  peine  de  gouverner  les  autres  hommes,  indociles,  in- 
quiets, injustes,  trompeurs  et  ingrats.  Quand  on  veut  être  le 
maître  des  hommes  pour  l'amour  de  soi-même,  n'y  regardant 
que  sa  propre  autorité, ses  plaisirs  et  sa  gloire,  on  est  impie1, 
on  est  tyran,  on  est  le  fléau  du  genre  humain.  Quand,  au 
contraire,  on  ne  veut  gouverner  les  hommes  que  selon  les 
vraies  règles,  pour  leur  propre  bien,  on  est  moins  leur  maître 
que  leur  tuteur;  on  n'en  a  que  la  peine,  qui  est  infinie,  et  on 
est  bien  éloigné  de  vouloir  étendre  plus  loin  son  autorité.  Le 
berger  qui  ne  mange  point  le  troupeau,  qui  le  défend  des 
loups  en  exposant  sa  vie,  qui  veille  nuit  et  jour  pour  le  con- 
duire dans  les  bons  pâturages,  n'a  point  d'envie  d'augmenter 
le  nombre  de  ses  moutons,  et  d'enlever  ceux  du  voisin  :  ce 
serait  augmenter  sa  peine.  Quoique  je  n'aie  jamais  gouverné, 
ajoutait  Télémaque,  j'ai  appris  par  les  lois,  et  par  les  hommes 
sages  qui  les  ont  faites,  combien  il  est  pénible  de  conduire  les 
villes  et  les  royaumes.  Je  suis  donc  content  de  ma  pauvre 
Ithaque  :  quoiqu'elle  soit  petite  et  pauvre,  j'aurai  assez  de 
gloire,  pourvu  que  j'y  règne  avec  justice,  piété  et  courage  : 
encore  môme  n'y  régnerai-je  que  trop  tôt.  Plaise  aux  dieux 
que  mon  père,  échappé  à  la  fureur  des  vagues,  y  puisse  ré- 
gner jusqu'à  la  plus  extrême  vieillesse,  et  que  je  puisse  ap- 
prendre longtemps  sous  lui  comment  il  faut  vaincre  ses  pas- 
sions pour  savoir  modérer  celles  de  tout  un  peuple2 1  » 

Ensuite  Télémaque  dit  :  «  Écoutez,  ô  princes  assemblés  ici, 
ce  que  je  crois  vous  devoir  dire  pour  votre  intérêt.  Si  vous 


père  de  Palamèle;  ayant  voulu  venger 
son  fils,  mort  devant  Troie  par  les  arti- 
fices d'Ulysse,  il  avait  allumé  des  feui 
au  milieu  des  écueils,  près  de  Capbarée; 
les  vaisseaux  du  roi  d  Ithaque  vinrent  y 
écbouer.  Ulysse  pourtant  échappa  au 
piège  ;  Nauplius, voyant  ses  projets  man- 


ques, se  jeta  dans  la  mer.  —  De   là  ces 
paroles  de  Virgile  :  ultorque  Caphareus. 

1.  «  Impie,  »  parce  que  c'est  s'attri- 
buer une  puissance  qui  n'appartient  qu'à 
Dieu. 

2.  Cette  page  contre  l'ambition  des 
rois  est  excellente. 


LIVRE  SEIZIÈME.  361 

donnez  aux  Dauniens  un  roi  juste,  il  les  conduira  avec  jus- 
tice, il  leur  apprendra  combien  il  est  utile  de  conserver  la 
bonne  foi,  et  de  n'usurper  jamais  le  bien  de  ses  voisins  :  c'est 
ce  qu'ils  n'ont  jamais  pu  comprendre  sous  l'impie  Adraste. 
Tandis  qu'ils  seront  conduits  par  un  roi  sage  et  modéré,  vous 
n'aurez  rien  à  craindre  d'eux:  ils  vous  devront  ce  bon  roi  que 
vous  leur  aurez  donne;  ils  vous  devront  la  paix  et  la  pros- 
périté dont  ilsjouiront  :  ces  peuples,  loin  de  vous  attaquer, 
vous  béniront  sans  cesse  ;  et  le  roi  et  le  peuple,  tout  sera  l'ou- 
vrage de  vos  mains.  Si  au  contraire  vous  voulez  partager  leur 
pays  entre  vous,  voici  les  malheurs  que  je  vous  prédis:  ce 
peuple,  poussé  au  désespoir,  recommencera  la  guerre;  il 
combattra  justement  pour  sa  liberté,  et  les  dieux,  ennemis  de 
la  tyrannie,  combattront  avec  lui.  Si  les  dieux  s'en  mêlent,  tôt 
ou  tard  vous  serez  confondus,  et  vos  prospérités  se  dissiperont 
comme  la  fumée  ;  le  conseil  et  la  sagesse  seront  ôlés  à  vos  chefs, 
le  courage  à  vos  armées,  l'abondance  à  vos  terres.  Vous  vous 
flatterez;  vous  serez  téméraires  dans  vos  entreprises  ;  vous  fe- 
rez taire  les  gens  de  bien  qui  voudront  dire  la  vérité  :  vous 
tomberez  tout  à  coup  et  on  dira  de  vous:  «  Est-ce  donc  là  ces 
peuples  florissants  qui  devaient  faire  la  loi  à  toute  la  terre? 
et  maintenant  ils  fuient  devant  leurs  ennemis;  ils  sont  le  jouet 
des  nations  qui  les  foulent  aux  pieds:  voilà  ce  que  les  dieux 
ont  fait:  voilà  ce  que  méritent  les  peuples  injustes,  superbes 
et  inhumains.  »  De  plus,  considérez  que  si  vous  entreprenez 
de  partager  entre  vous  celte  conquête,  vous  réunissez  contre 
vous  tous  les  peuples  voisins;  votre  ligue,  formée  pour  dé- 
fendre la  liberté  commune  de  l'IIespérie,  contre  l'usurpateur 
Adraste,  deviendra  odieuse;  et  c'est  vous-mêmes  que  tous  les 
peuples  accuseront,  avec  raison,  de  vouloir  usurper  la  tyran- 
nie universelle. 

»  Mais  je  suppose  que  vous  soyez  victorieux  et  des  Dauniens, 
et  de  tous  les  autres  peuples;  cette  victoire  vous  détruira: 
voici  comment.  Considérez  que  cette  entreprise  vous  désunira 
tous:  comme  elle  n'est  point,  fondée  sur  la  justice,  vous  n'aurez 
point  de  règle  pour  borner  entre  vous  les  prétentions  de 
chacun  ;  chacun  voudra  que  sa  part  de  la  conquête  soit  pro- 
portionnée à  sa  puissance,  nul  d'entre  vous  n'aura  assez  d'auto- 
rité parmi  les  autres  pour  faire  paisiblement  ce  partage:  voilà 
la  source  d'une  guerre  dont  vos  petits-enfants  ne  verront  pas 
la  iin.  Ne  vaut-il  pas  bien  mieux  être  juste  et  modéré,  que 
de  suivre  son  ambition  avec  tant  de  péril,  et  au  travers  de 
tant  de  malheurs  inévitables  ?  La  paix  profonde,  les  plaisirs 

TÉLÉmaque.   i.  16 


362 


TtiLÉMAQUE. 


doux  et  innocents  qui  l'accompagnent,  l'heureuse  abondance, 
l'amitié  de  ses  voisins,  la  gloire  qui  est  inséparable  de  la  jus- 
tice, l'autorité  qu'on  acquiert  en  se  rendant  par  sa  bonne  foi 
l'arbitre  de  tous  les  peuples  étrangers,  ne  sont-ce  pas  des  biens 
plus  désirables  que  la  folle  vanité  d'une  conquête  injuste?  0 
princes!  ô  rois!  vous  voyez  que  je  vous  parle  sans  intérêt: 
écoutez  donc  celui  qui  vous  aime  assez  pour  vous  contredire, 
et  pour  vous  déplaire  en  vous  représentant  la  vérité1.  » 

III.  Pendant  que  Télémaque  parlait  ainsi,  avec  une  autorité 
qu'on  n'avait  jamais  vue  en  nul  autre,  et  que  tous  les  princes, 
étonnés  et  en  suspens,  admiraient  la  sagesse  de  ses  conseils, 
on  entendit  un  bruit  confus  qui  se  répandit  dans  tout  le  camp, 
et  qui  vint  jusqu'au  lieu  où  se  tenait  l'assemblée.  Un  étranger, 
dit  on,  est  venu  aborder  sur  ces  côtes  avec  une  troupe 
d'hommes  armés  :  cet  inconnu  est  d'une  haute  mine  ;  tout 
paraît  héroïque  en  lui;  on  voit  aisément  qu'il  a  longtemps 
souffert,  et  que  son  grand  courage  l'a  mis  au-dessus  de  toutes 
ses  souffrances.  D'abord  les  peuples  du  pays  qui  gardent  la 
eôle  ont  voulu  le  repousser  comme  un  ennemi  qui  vient  faire 
une  irruption  ;  mais,  après  avoir  tiré  son  épée  avec  un  air  in- 
trépide, il  a  déclaré  qu'il  saurait  se  défendre  si  on  l'attaquait, 
mais  qu'il  ne  demandait  que  la  paix  et  l'hospitalité.  Aussitôt 
il  a  présenté  un  rameau  d'olivier,  comme  suppliant.  On  l'a 
écouté;  il  a  demandé  à  être  conduit  vers  ceux  qui  gouvernent 
dans  cette  côte  de  l'Hespérie,  et  on  l'amène  ici  pour  le  faire 
parler  aux  rois  assemblés  2. 

A  peine  ce  discours  fut-il  achevé,  qu'on  vit  entrer  cet  in- 
connu avec  une  majesté  qui  surprit  toute  l'assemblée.  On  aurait 
cru  facilement  que  c'était  le  dieu  Mars,  quand  il  assemble  sur 
les  montagnes  de  la  Thrace  ses  troupes  sanguinaires3.  11  com- 
mença à  parler  ainsi  : 

«  O  vous,  pasteurs  des  peuples,  qui  êtes  sans  doute  assem- 
»  blés  ici  pour  défendre  la  patrie  contre  ses  ennemis,  ou  pour 
»  faire  fleurir  les  plus  justes  lois,  écoutez  un  homme  que  la 
»  fortune  a  persécuté.  Fassent  les  dieux  que  vous  n'éprouviez 


1.  Ce  discours  peut  être  regardé 
comme  un  moilèle  d'éloqueuce  delibé- 
rative.  Le  fils  d'Ulysse  développe  sa  tbèse 
d'une  manière  solide;  il  emploie  dans 
toute  sa  force  le  double  argument  de 
l'utilité  et  de  la  moralité.  //  n'y  a  d'u- 
tile que  ce  qui  est  conforme  à  la  justice, 
c'esi-à-dire  «  au  respect  du  droit  d'au- 
tiui.  • 


2.  Sorte  de  suspension;  on  entretient 
la  curiosité,  en  caractérbaut  le  person- 
nage qui  entre  en  scène,  avant  de  le 
faire  connaître. 

3.  Au  nord  de  la  Thrace  habitaient 
des  peuples  farouches,  et  c'est  à  leurs 
mœurs  belliqueuses  que  Féuelon  ici  fait 
allusion. 


LIVRE  SEIZIÈME. 


363 


a  jamais  de  semblables  malheurs»!  Je  suis  Diomède,  roi 
»  d'Étolie  *,  qui  blessai  Vénus  au  siège  de  Troie.  La  vengeance 
a  de  cetfe  déesse  me  poursuit  dans  tout  l'univers.  Neptune,  qui 
»  ne  peut  rien  refuser  à  la  divine  fille  de  la  Mer,  m'a  livre  à  la 
»  rage  des  vents  et  des  flots,  qui  ont  brisé  p'usieurs  fois  mes 
»  vaisseaux  contre  les  écueils.  L'inexorable  Vénus  m'a  ôté  toute 
»  espérance  de  revoir  mon  royaume,  ma  famille,  et  cette  douce 
»  lumière  d'un  pays  où  je  commençai  à  voir  le  jour  en  nais- 
»  sant3.  Non,  je  ne  reverrai  jamais  tout  ce  qui  m'a  été  le  plus 
»  cher  au  monde.  Je  viens,  après  tant  de  naufrages,  chercher 
»  sur  ces  rives  inconnues  un  peu  de  repos,  et  une  retraite  as- 
»  surée.  Si  vous  craignez  les  dieux,  et  surtout  Jupiter,  qui  a 
»  soin  des  étrangers  ;  si  vous  êtes  sensibles  à  la  compassion,  ne 
»  me  refusez  pas,  dans  ces  vastes  pays,  quelque  coin  de  terre 
»  infertile,  quelques  déserts,  quelques  sables  ou  quelques 
»  rochers  escarpés,  pour  y  fonder,  avec  mes  compagnons,  une 
»  ville  qui  soit  du  moins  une  triste  image  de  notre  patrie  per- 
»  due*.  Nous  ne  demandons  qu'un  peu  d'espace  qui  vous  soit 
»  inutile.  Nous  vivrons  en  paix  avec  vous  dans  une  étroite  al- 
»  liance;  vos  ennemis  seront  les  nôtres;  nous  entrerons  dans 
»  tous  vos  intérêts  :  nous  ne  demandons  que  la  liberté  de  vivre 
»  selon  nos  lois  '.  » 

Pendant  que  Diomède  parlait  ainsi,  Télémaque,  ayant  les 
yeux  attachés  sur  lui,  montra  sur  son  visage  toutes  les  diffé- 
rentes passions.  Quand  Diomôde  commença  à  parler  de  ses 
longs  malheurs,  il  espéra  que  cet  homme  si  majestueux  serait 
son  père  6.  Aussitôt  qu'il  eut  déclaré  qu'il  était  Diomède,  le 
visage  de  Télémaque  se  flétrit  comme  une  belle  fleur  que  les 
noirs  aquilons  viennent  de  ternir  de  leur  souffle  cruel.  Ensuite 
les  paroles  de  Diomède,  qui  se  plaignait  de  la  longue  colère 
d'une  divinité,  l'attendrirent  par  le  souvenir  des  mômes  dis- 
grâces souffertes  par  son  père  et  par  lui  ;  des  larmes  mêlées  de 
douleur  et  de  joie  coulèrent  sur  nés  i<îues,  et  il  se  jeta  tout  à 
coup  sur  Diomède  pour  l'embrasae*. 


1 .  Début  insinuant,  et  tout  homérique. 

2.  •  Roi  d'Étolie;  »  bornée  au  sud  par 
le  golfe  de  Corinthe,  au  nord  par  la 
Thessalié,  i'Étolie,  dont  Diomède  était 
roi,  fut  toujours  uu  pays  guerrier. 

3.  «Eu  naissant;*  pléonasme  évident; 
•  où  je  commençai  à  voir  le  jour  »  de- 
vait suffire. 

4.  Ce  qu'Hélénus,  dans  Virgile,  arait 
fait  en  Épire,  une  image  de  Troie  :  Si- 
muiataque  magnis  Pergama  (liv.  III, 
t.  349). 


5.  Diomède,  chef  illustre,  représenté 
par  Homère  comme  doué  d'un  courage 
héroïque  et  d'un  orgueil  extrême,  est  ici 
un  peu  trop  humble  dans  ses  préten- 
tions et  dans  son  langage. 

6.  C'est  en  effet  à  peu  près  de  cette 
façon  qu'Ulysse,  dans  ['Iliade,  se  pré- 
sente au  roi  des  Phéaciens,  mais  dans 
des  circonstances  pleines  d'intérêt,  et 
qui  ne  permettent  aucun  rapport  entre 
»a  situation  et  celle  de  Diomede. 


3  ï4  TÊUEMAQUE. 

«  Je  suis,  dit-il,  le  fils  d'Ulysse  que  vous  avez  connu,  et  qui 
s  ne  vous  fut  pas  inutile  quand  vous  prîtes  les  chevaux  fameux 
»  de  Rhésus  '.  Les  dieux  l'ont  traité"  sans  pitié,  comme  vous. 
»  Si  les  oracles  de  l'Krèbe  ne  sont  pas  trompeurs,  il  vit  encore  : 
»  mais,  hélas  !  il  ne  vi '  point  pour  moi.  J'ai  abandonné  Ithaque 
h  pour  le  chercher  ;  je  ne  puis  revoir  maintenant  ni  Ithaque 
.)  ni  lui  ;  jugez  par  mes  malheurs  de  la  compassion  que  j'ai  pour 
.,  les  vôlres.  C'est  l'avantage  qu'il  y  a  d'ôlre  malheureux,  qu'on 
»  sait  compatir  aux  peines  d'autrui.  Quoique  je  ne  sois  ici 
.)  qu'étranger,  je  puis,  grand  Diomcde  (car,  malgré  les  mi- 
»  scresqui  ont  accablé  ma  patrie  dans  mon  enfance,  je  n'ai  pas 
»  été  assez  mal  élevé  pour  ignorer  quelle  est  votre  gloire 
o  dans  les  combats1,  je  puis,  ô  le  plus  invincible  de  tous  les 
»  Grecs  après  Achille,  vous  procurer  quelque  secours.  Ces 
»  princes  que  vous  voyez  sont  humains  ;  ils  savent  qu'il  n'y  a 
»  ni  vertu,  ni  vrai  courage,  ni  gloire,  sans  l'humanité.  Le 
»  malheur  ajoute  un  nouveau  lustre  à  la  gloire  des  hommes  ; 
»  il  leur  manque  quelque  chose  quand  ils  n'ont  jamais  été  mal- 
»  heureux  2  ;  il  manque  dans  leur  vie  des  exemples  de  patience 
»  et  de  fermeté  ;  la  vertu  souffrante  attendrit  tous  les  cœurs 
»  qui  ont  quelque  goût  pour  la  vertu.  Laissez-nous  donc  le 
»  soin  de  vous  consoler  :  puisque  les  dieux  vous  mènent  à  nous, 
.)  c'est  un  présent  qu'ils  nous  font,  et  nous  devons  nous  croire 
»  heureux  de  pouvoir  adoucir  vos  peines.  » 

Pendant  qu'il  parlait,  Diomede  étonné  le  regardait  fixement, 
et  sentait  son  cœur  tout  ému.  Ils  s'embrassaient  comme  s'ils 
avaient  été  longtemps  liés  d'une  amitié  étroite.  «  O  digne  fils 
»  du  sage  Ulysse  !  disait  Diomède,  je  reconnais  en  vous  la  dou- 
»  ceur  de  son  visage,  la  grâce  de  ses  discours,  la  force  de  son 
»  éloquence,  la  noblesse  de  ses  sentiments,  la  sagesse  de  ses 
»  pensées.  » 

Cependant  Philoctète  embrasse  aussi  le  grand  fils  de  Tydée3; 
ils  se  racontent  leurs  tristes  aventures.  Ensuite  Philoctète  lui 
dit  :  «  Sans  doute  vous  serez  bien  aise  de  revoir  le  sage  Nestor  : 
»  il  vient  de  perdre  Pisistrate,  le  dernier  de  ses  enfants  ;  il  ne 
»  lui  reste  plus  dans  la  vie  qu'un  chemin  de  larmes  qui  le 
»  mené  vers  le  tombeau.  Venez  le  consoler  :  un  ami  malheu- 


1.  «  Rhésus,  »  chef  thrace  venu  au 
secours  de  Priam,  et  tué  par  Dinmède  et 
U'ysse  le  jour  même  de  son  arrivée.  Il 
possédait,  avait  dit  l'oracle,  des  chevaux 
b';mcs  qui  devaient  remlre  Troie  impre- 
nable s'ils  pouvaient  buire  l'eau  du 
Xauthe  :  ces  chevaux  furent   enlevés  par 


les  deux  héros  grecs-  I  chyle 


2.  •  Il  manque  dans  leur  vie...;  > 
pensée  chrétienne,  c'est  la  loi  de  l'é- 
preuve. 

3.  »  Tydée,  »  fils  du  roi  de  Calydon, 
Œuée  ;  il  fut  l'un  des  sept  chefs  dans  la 
guerre  contre  Thèbes,  célébrée  par  Es- 


; 


LIVRE  SEIZIÈME. 


365 


»  reux  est  plus  propre  qu'un  autre  à  soulager  son  cœur.  »  Ils 
allèrent  aussitôt  dans  la  tente  de  Nestor,  qui  reconnut  à  peine 
Diomède,  tant  la  tristesse  abattait  son  esprit  et  ses  sens.  D'a- 
bord Diomède  pleura  avec  lui,  et  leur  entrevue  fut  pour  le 
vieillard  un  redoublement  de  douleur  ;  mais  peu  à  peu  la  pré- 
sence de  cet  ami  apaisa  son  cœur.  On  reconnut  aisément  que 
ses  maux  étaient  un  peu  suspendus  par  le  plaisir  de  raconter 
ce  qu'il  avait  sou  (Tort,  et  d'entendre  à  son  tour  ce  qui  était 
arrivé  à  Diomède. 

IV.  Pendant  qu'ils  s'entretenaient,  les  rois  assemblés  avec 
Télémaque  examinaient  ce  qu'ils  devaient  faire.  Télémaque 
leur  conseillait  de  donnera  Diomède  le  pays  d'Arpine  l,  et  de 
choisir  pour  roi  des  Dauniens  Polydamas,  qui  était  de  leur 
nation.  Ce  Polydamas  était  un  fameux  capitaine,  qu'Adraste, 
par  jalousie,  n'avait  jamais  voulu  employer,  de  peur  qu'on  n'at- 
tribuât à  cet  homme  habile  les  succès  dont  il  espérait  d'avoir 
seul  toute  la  gloire.  Polydamas  l'avait  souvent  averti,  en  par- 
ticulier, qu'il  exposait  trop  sa  vie  et  le  salut  de  son  État  dans 
cette  guerre  contre  tant  de  nations  conjurées  ;  il  l'avait  voulu 
engager  à  tenir  une  conduite  plus  droite  et  plus  modérée  avec 
ses  voisins.  Mais  les  hommes  qui  haïssent  la  vérité,  haïssent 
aussi  les  gens  qui  ont  la  hardiesse  de  la  dire  ;  ils  ve  sont  tou- 
chés ni  de  leur  sincérité,  ni  de  leur  zèle,  ni  de  leur  désin- 
téressement. Une  prospérité  trompeuse  endurcissait  le  cœur 
d'Adraste  contre  les  plus  salutaires  conseils  ;  en  ne  les  suivant 
pas,  il  triomphait  tous  les  jours  de  ses  ennemis  :  la  hauteur, 
la  mauvaise  foi,  la  violence,  mettaient  toujours  la  victoire 
dans  son  parti  ;  tous  les  malheurs  dont  Polydamas  l'avait  si 
longtemps  menacé  n'arrivaient  point.  Adraste  se  moquait  d'une 
sagesse  timide  qui  prévoyait  toujours  des  inconvénients;  Poly- 
damas lui  était  insupportable  :  il  l'éloigna  de  toutes  les  char- 
ges; il  le  laissa  languir  dans  la  solitude  et  dans  la  pauvreté. 

D'abord  Polydamas  fut  accablé  de  cette  disgrAce  ;  mais  elle 
lui  donna  ce  qui  lui  manquait,  en  lui  ouvrant  les  yeux  sur  la 
vanité  des  grandes  fortunes  :  il  devint  sage  à  ses  dépens;  il 
se  réjouit  d'avoir  été  malheureux;  il  apprit  peu  à  peu  à  se 
taire,  à  vivre  de  peu,  à  se  nourrir  tranquillement  de  la  vérité, 
à  cultiver  en  lui  les  vertus  secrètes,  qui  sont  encore  plus  esti- 


i.  Le  rôle  de  Diomède,  qui  n'arrive 
au  milieu  des  alliés  que  pour  prendre 
part  au  bénéfice  dti  la  victoire,  et  sans 
rien  faire  de  remarquable,  est  un  per- 


sonnage peu  intéressant.  Dans  VËnéidq 
liv.  XL,  Diomède  est  déjà  établi  en  Hespé 
rie  ;  il  refuse,  dans  un  discours  éloquent 
de  s'unir  à  Turnu?  cotître  Énéc. 


366 


TELEMAQUE. 


mables  que  les  éclatantes  *  ;  enfin  à  se  passer  des  hommes.  Il 
demeura  au  pied  du  mont  Gargan,  dans  un  désert,  où  un 
rocher  en  demi-voûte  lui  servait  de  toit.  Un  ruisseau  qui  tom- 
bait de  la  montagne  apaisait  sa  soif;  quelques  arbres  lui  don- 
naient leurs  fruits  :  il  avait  deux  esclaves  qui  cultivaient  un  petit 
champ  ;.il  travaillait  lui-même  avec  eux  de  ses  propres  mains  : 
la  terre  le  payait  de  ses  peines  avec  usure,  et  ne  le  laissait 
manquer  de  rien.  Il  avait  non-seulement  des  fruits  et  des  légu- 
mes en  abondance,  mais  encore  toutes  sortes  de  fleurs  odori- 
férantes. Là  il  déplorait  le  malheur  des  peuples  que  l'ambition 
insensée  d'un  roi  entraîne  à  leur  perte  ;  là  il  attendait  chaque 
jour  que  les  dieux  justes,  quoique  patients  8,  fissent  tomber 
Adraste.Plus  sa  prospérité  croissait,  plus  il  croyait  voir  de  près 
sa  chute  irrémédiable;  car  l'imprudence  heureuse  dans  ses 
fautes,  et  la  puissance  montée  jusqu'au  dernier  excès  d'autorité 
absolue  3,  sont  les  avant-coureurs  du  renversement  des  rois 
et  des  royaumes  *.  Quand  il  apprit  la  défaite  et  la  mort 
d'Adraste,  il  ne  témoigna  aucune  joie  ni  de  l'avoir  prévue,  ni 
d'être  délivré  de  ce  tyran;  il  gémit  seulement,  par  la  crainte 
de  voir  les  Dauniens  dans  la  servitude5. 

Voilà  l'homme  queTélémaque  proposa  pour  le  faire  régner. 
11  y  avait  déjà  quelque  temps  qu'il  connaissait  son  courage  et 
sa  vertu  ;  car  Télémaque,  selon  les  conseils  de  Mentor,  ne 
cessait  de  s'informer  partout  des  qualités  bonnes  et  mauvaises 
de  toutes  les  personnes  qui  étaient  dans  quelque  emploi  con- 
sidérable, non-seulement  parmi  les  nations  alliées  qu'il  servait 
en  cette  guerre,  mais  encore  chez  les  ennemis.  Son  principal 
soin  était  de  découvrir  et  d'examiner  partout  les  hommes  qui 
avaient  quelque  talent,  ou  une  vertu  particulière. 

Les  princes  alliés  eurent  d'abord  quelque  répugnance  à  met- 
tre Polydamas  dans  la  royauté.  «  Nous  avons  éprouvé,  disaient- 
ils,  combien  un  roi  des  Dauniens,  quand  il  aime  la  guerre  et 
qu'il  la  sait  faire,  est  redoutable  à  ,~çs  voisins.  Polydamas  est 
un  grand  capitaine,  et  il  peut  nous  jeter  dans  de  grands  périls.  » 
Mais  Télémaque  leur  répondait  :  «  Polydamas,  il  est  vrai-,  sait 
la  guerre,  mais  il  aime  la  paix;  et  voilà  les  deux  choses  qu'il 
faut  souhaiter.  Un  homme  qui  connaît  les  malheurs,  les  dan- 
gers et  les  difficultés  de  la  guerre,  est  bien  plus  capable  de 


i.  Il  faudrait  :  les  vertus  t  éclatantes.» 

2.  Imitatiou  de  saint  Augustin:  t  Pa- 
tiens  quia  œternus.  » 

3.  Partout  où   il   en  trouve  l'occasion, 
Fénelon  combat  l'autorité  absolue. 

4....  Cet  esprit  d'imprudence  et  d'erreur, 


Delà  chute  des  rois  funeste  avant-coureur. 
(Rac,  Ath.) 
5.  L'épisode  de  Polydamas,  sa  disgrâce 
sous  le  tyran,  et  sa  haute  fortune  après 
lamortd'Adruste  offrent  quelque  analogie 
avec  l'histoire  de  Philoclès,  le  ministre 
d'idoménée,   au  livre  XI. 


LIVRE  SEIZIÈME.  367 

l'éviter,  qu'un  autre  qui  n'en  a  aucune  expérience.  Il  a  appris 
à  goûter  le  bonheur  d'une  vie  tranquille  ;  il  a  condamné  les 
entreprises  d'Adraste;  il  en  a  prévu  les  suites  funestes.  Un 
prince  faible,  ignorant  et  sans  expérience,  est  plus  à  craindre 
pour  vous,  qu'un  homme  qui  connaîtra  et  qui  décidera  tout 
par  lui-même.  Le  prince  faible  et  ignorant  ne  verra  que  par  les 
yeux  d'un  favori  passionné,  ou  d'un  ministre  flatteur,  inquiet1 
et  ambitieux  :  ainsi  ce  prince  aveugle  s'engagera  à  la  guerre 
sans  la  vouloir  faire.  Vous  ne  pourrez  jamais  vous  assurer  de 
lui,  car  il  ne  pourra  être  sûr  de  lui-mûme;  il  vous  manquera 
de  parole;  il  vous  réduira  bienlotà  cette  extrémité,  qu'il  fau- 
dra ou  que  vous  le  fassiez  périr,  ou  qu'il  vous  accable.  N'est-il 
pas  plus  utile,  plus  sûr,  et  en  môme  temps  plus  juste  et  plus 
noble2  de  répo'ndre  plus  fidèlement  à  la  confiance  des  Dau- 
niens,  et  de  leur  donner  un  roi  digne  de  commander  ?  » 

Toute  l'assemblée  fut  persuadée  par  ce  discours.  On  alla  pro- 
poser Polydamas  aux  Dauniens,  qui  attendaient  une  réponse 
avec  impatience-  Quand  ils  entendirent  le  nom  de  Polydamas, 
ils  répondirent  :  «Nous  reconnaissons  bien  maintenant  que  les 
princes  alliés  veulent  agir  de  bonne  foi  avec  nous,  et  faire  une 
paix  éternelle,  puisqu'ils  nous  veulent  donner  pour  roi  un 
homme  si  vertueux,  et  si  capable  de  nous  gouverner.  Si  on 
nous  eût  proposé  un  homme  lâche,  efféminé  et  mal  instruit, 
nous  aurions  cru  qu'on  ne  cherchait  qu'à  nous  abattre  et  qu'à 
corrompre  la  forme  de  notre  gouvernement;  nous  aurions 
conservé  en  secret  un  vif  ressentiment  d'une  conduite  si  dure 
et  si  artificieuse  :  mais  le  choix  de  Polydamas  nous  montre  une 
véritable  candeur3.  Les  alliés,  sans  doute,  n'attendent  rien  de 
nous  que  de  juste  et  de  noble,  puisqu'ils  nous  accordent  un 
roi  qui  est  incapable  de  faire  rien  contre  la  liberté  *  et  contre 
la  gloire  de  notre  nation  :  aussi  pouvons-nous  protester,  à  la 
face  des  justes  dieux,  que  les  fleuves  remonteront  vers  leur 
source  avant  que  nous  cessions  d'aimer  des  peuples  si  bienfai- 
sants. Puissent  nos  derniers  neveux  se  souvenir  du  bienfait 
que  nous  recevons  aujourd'hui,  et  renouveler,  de  génération 
en  génération,  la  paix  de  l'âge  d'or  dans  toute  la  côte  de 
niespéiïc  !  » 

V.  Télémaque  leur  proposa 6  ensuite  de  donner  à  Diomede  les 


1.  c  luquiet  ■  sur  sa  position,  qu'il 
expose  eu  disant  au  maître  la  -vérité . 

2.  Accumulation  d'adjectifs.  On  peut 
dire  ici  ce  qu'Horace  a  dit  d'Homère  : 
Bonus  dormitat. 

3.  »  Candeur;  «  ce  mot  a  modifié  sa 
nuance  depuis  le  xyii«  siècle;  la  candeur 


convient  surtout  à  une  jeune  fille,  simple 
et  candide,  candida,  blanche  d'esprit  et 
de  cœur. 

4.  a  Ne  rieu  faire  contre  la  liberté,  • 
en  parlant  d'un  roi;  c'était  une  belle 
parole  alors. 

5.  c  Leur  proposa  ;  •    aux  Dauniens. 


368  TÉLÉMAQUE. 

campagnes  d'Arpine,  pour  y  fonder  une  colonie.  Ce  nouveau 
peuple,  leur  disait-il,  vous  devra  son  établissement  dans  un 
pays  que  vous  n'occupez  point.  Souvenez-vous  que  tous  les 
hommes  doivent  s'entr'aimer  *;  que  la  terre  est  trop  vaste  pour 
eux;  qu'il  faut  bien  avoir  des  voisins,  et  qu'il  vaut  mieux  en 
avoir  qui  vous  soient  obligés  de  leur  établissement.  Soyez  tou- 
chés des  malheurs  d'un  roi  qui  ne  peut  retourner  dans  son  pays. 
Polydamaset  lui,  étant  unis  ensemble  par  les  liens  de  la  justice 
et  de  la  vertu,  qui  sont  les  seuls  durables,  vous  entretiendront 
dans  une  paix  profonde,  et  vous  rendront  redoutables  à  tous 
les  peuples  voisins  qui  penseraient  à  s'agrandir.  Vous  voyez,  ô 
Dauniens,  que  nous  avons  donné  à  votre  nation  un  roi  capa- 
ble d'en  élever  la  gloire  jusqu'au  ciel  :  donnez  aussi,  puisque 
nous  vous  le  demandons 2,  une  terre  qui  vous  est  inutile,  à  un 
roi  qui  est  digne  de  toute  sorte  de  secours.  »     • 

Les  Dauniens  répondirent  qu'ils  ne  pouvaient  rien  refuser  à 
Télémaque,  puisque  c'était  lui  qui  leur  avait  procuré  Polyda- 
mas  pour  roi.  Aussitôt  ils  partirent  pour  l'aller  chercher  dans 
son  désert,  et  pour  le  faire  régner  sur  eux.  Avant  que  de  par- 
tir, ils  donnèrent  les  fertiles  plaines  d'Arpine  à  Diornède,  pour 
y  fonder  un  nouveau  royaume.  Les  alliés  en  furent  ravis,  parce 
que  cette  colonie  des  Grecs  pourrait  secourir  puissamment  le 
parti  des  alliés,  si  jamais  les  Dauniens  voulaient  renouveler  les 
usurpations  dont  Adraste  avait  donné  le  mauvais  exemple  3. 
Tous  les  princes  ne  songèrent  plus  qu'à  se  séparer.  Téléma- 
que, les  larmes  aux  yeux,  partit  avec  sa  troupe,  après  avoir 
embrassé  tendrement  le  vaillant  Diornède,  le  sage  et  inconso- 
lable Nestor,  et  le  fameux  Philoctète,  digne  héritier  des  flèches 
d'Hercule. 

Observations  sur  le  seizième  livre.—  Ainsi  que  l'a  fait  observer  Vil- 
lemain,  tout  ce  qui  existait  d'idées  pour  les  Grecs,  depuis  leur  théogo- 
nie la  plus  haute  jusqu'aux  arts  industriels  dont  ils  avaient  l'usage,  se 
retrouve  dans  l' Iliade,  le  poëine  épique  par  excellence.  Depuis  la  morale 
sublime  qui  respire  dans  la  belle  allégorie  des  Prières,  jusqu'à  l'industrie 
de  l'ouvrier  qui,  sur  son  enclume  portative,  battait  les  feuilles  d'or,  tout 
ce  que  savait, tout  ce  que  sentait  la  Grèce  se  retrouve  dans  l'épopée  homéri- 
que. Fénelon  devait  donc,  pour  obéir  aux  exigences  du  poëme  épique,  nous 


Fcnélon  a  un  tel  respect  de  l'indépen- 
dance des  peuples  que,  même  après  la 
victoire  des  alliés,  il  n'admet  pas  qu'on 
détache  une  partie  du  territoire  des 
Dauniens  sans  leur  aveu. 

1.  L'amour  de  l'humanité. ..  enseigne- 
ment chrétien. 


2.  «  Puisque  nous  vous  le  demandons;  • 
grande  modération,  car  ils  pouvaient 
l'exiger. 

3.  La  pensée  de  Fénelon  est  qu'il  con- 
vient d'établir  en  Italie,  ou  du  moins 
dans  le  midi  de  l'Italie  une  sorte  de 
fédération. 


LIVRE  SEIZIEME.  360 

décrire,  après  les  funérailles  d'Hippias,  celles  de  Pisistrate,  et  nous  donner 
ainsi  un  exemple  du  respect,  ou  plutôt  du  culte,  qu'avaient  pour  leurs 
morts  les  peuples  anciens.  De  même,  dans  Homère,  assistons-nous  aux 
funérailles  de  Patrocle;  de  même  aussi  au  livre  VII,  unldiscours  d'Hector, 
qui  offre  un  singulier  mélange  de  naïveté  et  de  grandeur,  montre  quelle 
importance  les  Grecs  attachaient  aux  honneurs  funèhres  :  «  Écoutez, 
»  s'écrie  Hector,  écoulez,  Troyeris  et  Grecs.  Si  mon  adversaire  me  tue 
>»  d'un  coup  de  pique,  qu'il  me  dépouille  de  mes  armes  et  les  emporle 
»  dans  ses  vaisseaux,  mais  qu'il  rende  mon  corps  aux  miens,  afin  que 
»  les  Troyens  et  les  épouses  des  Troyens  m'accordent  les  honneurs  du 
»  hûcher  après  ma  mort.  Si  c'est  moi  qui  le  tue,  et  qu'Apollon  me  donne 
»  cette  gloire,  je  lui  arracherai  ses  armes,  et  les  emporterai  dans  la 
»  ville  sacrée  d'Ilion  pour  les  suspendre  dans  le  temple  d'Apollon. 
»  Mais  je  rendrai  son  corps  aux  Grecs,  qui  l'emporteront  dans  leurs 
»  vaisseaux  ;  et  ks  Grecs  à  la  belle  chevelure  lui  rendront  les  hon- 
»  neurs  funèbres  et  lui  élèveront  un  tombeau  sur  les  bords  du  vaste 
»  Hellespont.  Et,  dans  l'avenir,  on  dira,  quand  on  traversera  la  sombre 
»  mer,  sur  un  vaisseau  aux  nombreux  bancs  de  rameurs  :  Voilà  le 
»  tombeau  d'un  guerrier  d'autrefois,  qui  combattit  avec  courage  et 
»  tomba  sous  les  coups  du  brillant  Hector!  —  Voilà  ce  qu'on  dira  un 
»  jour,  et  ma  gloire  ne  périra  jamais.  »  {Iliade,  liv.  VII.)  Enfin,  dans 
Sophocle,  la  pieuse  Antigone  condamnée  à  mort  pour  avoir  rendu  à  son 
frère  les  honneurs  funèbres,  fait  à  son  juge  cette  noble  réponse:  «  Com- 
ment la  mort  me  paraîtrait-elle  une  peine? C'en  eût  été  pour  moi  une 
bien  cruelle,  si  j'avais  laissé  sans  sépulture  le  corps  de  mon  frère.  Voilà 
ce  qui  m'eût  désespérée!  le  reste  ne  t n'afflige  point.  » 

Mais  ce  que  Fénelon  nous  montre  surtout,  dans  ce  XYT«  livre, 
c'est  Télémaque,  l'élève  de  Minerve,  mettant  à  profit  les  leçons  de  sage 
politique  que  lui  a  données  la  déesse.  Vainqueur  des  Dauniens,  le  jeune 
chef  sait,  chose  rare,  user  de  sa  victoire  avec  modération  :  il  veut  assu- 
rer la  paix,  la  «  paix  durable,  »  comme  dit  Fénelon.  Pour  cela,  il  chan- 
gera en  alliés  fidèles  les  peuples  vaincus,  car  il  les  a  respectés  et  il  ga- 
rantira leur  liberté  et  leur  indépendance.  En  vain  offre-t-on  à  Téléma- 
que, comme  une  récompense  de  la  victoire,  comme  un  butin  justement 
acquis,  «cette fertile  contrée d'Arpine,  qui  porte  deux  fois  l'an  les  riches 
dons  de  Cérès,  les  doux  présents  de  Bacchus,  et  les  fruits  toujours 
verts  de  l'olivier  consacré  à  Minerve.  »  Rien  ne  saurait  lui  faire  oublier 
les  leçons  de  Mentor  :  il  préfère  à  ce  nouveau  royaume  «  la  pauvre 
Ithaque  avec  ses  cabanes,  les  rochers  affreux  de  Dulichie  et  les  bois 
sauvages  de  Zacynthe.  »  Il  va  plus  loin,  il  nie  jusqu'à  un  certain  point 
le  droit  de  conquête.  «  Considérez,  dit  Télémaque,  que  si  vous  entre- 
prenez de  partager  entre  vous  le  pays  des  Dauniens,  cette  entreprise 
vous  désunira  tous,  car  elle  n'est  point  fondée  sur  la  justice.  » 

Cette  politique  n'a  rien  qui  nous  étonne,  et  les  héros  de  Fénelon  em- 
ploient, dans  les  Dialogues  des  morts,  un  langage  analogue  : 

«  Le  peuple  subjugué,  disent  ils,  est  toujours  peuple;  le  droit  de 
»  conquête  est  un  droit  moins  fort  que  celui  de  l'humanité.  Ce  qu'on 
»>  appelle  conquête  devient  le  comble  de  la  tyrannie  et  l'exécration  du 
»  genre  humain,  à  moins  que  le  conquérant  n'ait  fait  sa  conquête  par 

16. 


370  TÊLÉMAQUE. 

»  une  guerre  juste,  et  n'ait  rendu  heureux  le  peuple  conquis  en  lui  rion- 
»  nant  de  bonnes  lois.  Quelle  horrible  baibarie  que  de  voir  un  peuple 
•  qui  se  joue  de  la  vie  d'un  autre  et  qui  compte  pour  rien  ses  mœurs  et 
»  son  repos..  1  »  i  Dialogues  des  morts.) 

Fe'nelon  va  plus  loin  encore;  il  affirme  la  solidarité  des  peuples,  il 
érige  en  devoir  étroit  l'amour  de  l'humanité,  de  la  société  générale,  de 
la  «grande  famille,  »  et,  comme  il  ledit  en  termes  éloquents  :  «Un  peu- 
»  pie  n'est  pas  moins  un  membre  du  genre  humain,  qui  est  la  société 
»  générale,  qu'une  famille  est  un  membre  d'une  nation  particulière. 
»  Chacun  doit  infiniment  plus  au  genre  humain,  qui  est  la  grande  pa- 
»  trie,  qu'à  la  patrie  particulière  dans  laquelle  il  est  né  ;  il  est  donc  in- 
»  finiment  plus  pernicieux  de  blesser  la  justice  de  peuple  à  peuple, 
que  de  la  blesser  de  famille  à  famille.  »  {Dialogues  des  morts,  pas- 
sim  ) 

Quelques  années  encore,  et  Montesquieu,  à  son  tour,  s'exprimera  sur 
ce  sujet  avec  la  même  autorité  :  «  La  conquête,  dira-t-il,  ne  donne  point 
»  un  droit  par  elle-même.  Le  droit  de  conquête  n'est  point  un  droit. 
»  Une  société  ne  peut  être  fondée  que  sur  la  volonté  des  as^ociéà  ;  si 
»  elle  est  détruite  par  la  conquête,  le  peuple  redevient  libre  :  il  n'y  a 
»  plus  de  nouvelle  société.  Et  si  le  vainqueur  veut  en  former  une. 
»  c'est  une  tyrannie.   » 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME.  371 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME. 

Sommaire.  —  I.  Télémaque,  de  retour  à  Salente,  admire  l'état  floris- 
sant de  la  campagne,  et  il  s'étonne  de  ne  pas  voir  la  ville  aussi  ma- 
gnifique qu'elle  était  au  moment  de  son  départ.  Menlor  lui  donne 
les  raisons  de  ce  changement  ;  il  lui  fait  connaître  les  vraies  richesses 
d'un  État  et  les  maximes  fondamentales  de  l'art  de  gouverner,  et  il 
lui  propose  pour  modèle  Idoménée,  qui  a  été  instruit  par  l'expérience 
et  les  conseils  de  la  sagesse.  —  II.  Inclination  deTélémaque  pour 
Antiope,  fille  d'Idoménée  ;  Mentor  approuve  son  choix,  loue  les 
qualités  solides  de  la  jeune  fille  ,  et  déclare  à  Télcmaque  que 
les  dieux  la  lui  destinent  peur  épouse;  mais  il  lui  recommande  de 
s'occuper  de  son  voyage  pour  Iihaque.  —  III.  Efforts  d'Idoménée 
pour  retenir  ses  hôtes;  il  demande  de  nouveaux  conseils  à  Mentor. 
—  IV.  Il  cherche  à  encourager  les  sentiments  deTélémaque  pour  sa 
fille  ;  description  d'une  partie  de  chasse,  dans  laquelle  Télémaque, 
par  son  adresse  et  son  courage,  sauve  la  vie  d'Antiope,  en  la  déli- 
vrant d'un  sanglier  qui  était  sur  le  point  de  la  déchirer.  —  V.  Tris- 
tesse d'Idoménée  voyant  qu'il  ne  peut  plus  retenir  ses  hôtes.  Men- 
tor le  console  et  obtient  enfin  la  permission  de  partir.  Alors  on  se 
quitte  avec  de  vives  marques  d'estime  et  d'amitié. 

I.  Le  jeune  fils  d'Ulysse  brûlait  d'impatience  de  retrouver  Men- 
tor à  Salente,  et  de  s'embarquer  avec  lui  pour  revoir  Ithaque, 
où  il  espérait  que  son  père  serait  arrivé.  Quand  il  s'approcha 
de  Salente,  il  fut  bien  étonné  de  voir  toute  la  campagne  des 
enviions,  qu'il  avait  laissée  presque  inculte  et  déserte,  cultivée 
comme  un  jardin,  et  pleine  a  ouvriers  diligents  :  il  reconnut 
l'ouvrage  de  la  sagesse  de  Meruor.  Ensuite,  entrant  dans  la 
ville,  il  remarquaqu'il  y  avait  beaucoup  moins  d'artisans  pour 
les  délices  de  la  vie,  et  beaucoup  moins  de  magnificence.  Il  en 
fut  choqué;  car  il  aimait  naturellement  toutes  les  choses  qui 
ont  de  l'éclat  et  delà  politesse1.  Mais  d'autres  pensées  occupè- 
rent aussitôt  son  cœur;  il  vit  de  loin  venir  à  lui  Idoménée  avec 
Mentor:  aussitôt  son  cœur  fut  ému  de  joie  et  de  tendresse. 
Malgré  tous  les  succès  qu'il  avait  eus  dans  la  guerre  contre 
Adraste,  il  craignait  que  Mentor  ne  fût  pas  content  de  lui  ;  et, 
à  mesure  qu'il  s'avançait,  il  cherchait  dans  les  yeux  de  Mentor 
pour  voir  s'il  n'avait  rien  à  se  reprocher. 

D'abord  Idoménée  embrassa  Télémaque  comme  son  propre 
fils;  ensuite  Télémaque  se  jeta  au  cou  de  Mentor,  et  l'arrosa 

1.  «  Politesse,  i  ici  dans  le  aenu  littéral:  ce  qui  «  polit  •  les  mœurs;  les  arts 
delà  civilisation. 


372 


TELEMAQUE. 


de  ses  larmes.  Mentor  lui  dit:  «  Je  suis  content  de  vous:  vous 
avez  fait  de  grandes  fautes;  mais  elles  vous  ont  servi  à  vous 
connaître,  et  à  vous  défier  de  vous-même.  Souvent  on  tire  plus 
de  fruit  de  ses  fautes,  que  de  ses  belles  actions.  Les  grandes 
actions  enflent  le  cœur,  et  inspirent  une  présomption  dange- 
reuse; les  fautes  font  rentrer  l'homme  en  lui-môme,  et  lui  ren- 
dent la  sagesse  qu'il  avait  perdue  dans  les  bons  succès.  Ce  qui 
vous  reste  à  faire,  c'est  de  louer  les  dieux,  et  de  ne  vouloir  pas 
que  les  hommes  vous  louent.  Vous  avez  fait  de  grandes  choses; 
mais,  avouez  la  vérité,  ce  n'est  guère  vous  par  qui  elles  ont 
été  faites  :  n'est-il  pas  vrai  qu'elles  vous  sont  venues  comme 
quelque  chose  d'étranger  qui  était  mis  en  vous?  n'étiez-vous 
pas  capable  de  les  gâter  par  votre  promptitude  et  par  votre  im- 
prudence? Ne  sentez- vous  pas  que  Minerve  vous  a  comme  trans- 
forme en  un  autre  homme  au-dessus  de  vous-même,  pour  faire 
par  vous  ce  que  vous  avez  fait?  Elle  a  tenu  tous  vos  défauts  en 
suspens,  comme  Neptune,  quanti  il  apaise  les  tempêtes,  sus- 
pend les  flots  irrités1.  » 

Pendant  qu'ldoménée  interrogeait  avec  curiosité  les  Cretois 
qui  étaient  revenus  de  la  guerre,  Télémaque  écoutait  ainsi  les 
sages  conseils  de  Mentor,,  Ensuite  il  regardait  de  tous  côtés  avec 
élonnement,  et  disait  à  Mentor:  «  Voici  un  changement  dont 
je  ne  comprends  pas  bien  la  raison.  Est-il  arrivé  quelque  cala- 
mité à  Salante  pendant  mon  absence?  d'où  vient  qu'on  n'y  re- 
marque plus  cette  magnificence  qui  éclatait  partout  avant 
mou  départ?  Je  ne  vois  plus  ni  or,  ni  argent,  ni  pierres  pré- 
cieuses; les  habits  sont  simples;  les  bâtiments  qu'on  fait  sont 
moins  vastes  et  moins  ornés;  les  arts  languissent;  la  ville  est 
devenue  une  solitude.  » 

Mentor  lui  répondit  en  souriant  :  «  Avez-vous  remarqué  l'état 
de  la  campagne  autour  de  la  ville  ?»  —  «  Oui,  reprit  Télémaque, 
j'ai  vu  partout  le  labourage  en  honneur,  et  les  champs  défri- 
ches.» -  «Lequel  vaut  mieux,  ajouta  Mentor,  ou  une  ville  superbe 
en  marbre,  en  or  et  en  argent,  avec  une  campagne  négligée 
et  stérile;  ou  une  campagne  cultivée  et  fertile,  avec  une  ville 
médiocre  et  modeste  dans  ses  mœurs?  Une  grande  ville  fort 
peuplée  d'artisans  occupés  à  amollir  les  mœurs  par  les  délices 
de  la  vie,  quand  elle  est  entourée  d'un  royaume  pauvre  et  mal 
cultivé,  ressemble  à  un  monstre  dont  la  tète  est  d'une  gros- 
seur énorme,  et  dont  tout  le  corps,  exténué  et  privé  de  nour- 


1.  Mentor  accueille  Télémaque  avec 
des  éloges  mêlés  de  sévérité  ;  il  lui  rap- 
uelle   aies  grandes  faules  •  qu'il  a  com- 


mis;» :  allusion  à  sa  querelle  avec  Hip- 
pias.  Il  craint  d'inspirer  a  son  élève  un 
trop  haut  sentiment  de  son  propre  mérite. 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME. 


373 


riture,  n'a  aucune  proportion  avec  celte  tête.  C'est  le  nombre 
du  peuple  et  l'abondance  des  aliments  qui  font  la  vraie  force 
et  la  vraie  richesse  d'un  royaume.  Idoménée  a  maintenant  un 
peuple  innombrable,  et  infatigable  dans  le  travail,  qui  remplit 
toute  l'étendue  de  son  pays.  Tout  son  pays  n'est  plus  qu'une 
seule  ville;  Salcnte  n'en  est  que  le  centre.  Nous  avons  trans- 
porté de  la  ville  dans  la  campagne  les  hommes  qui  manquaient 
à  la  campagne,  et  qui  étaient  superflus  dans  la  ville.  De  plus, 
nous  avons  attiré  dans  ce  pays  beaucoup  de  peuples  étrangers. 
Plus  ces  peuples  se  multiplient,  plus  ils  multiplient  les  fruits  de 
la  terre  par  leur  travail;  cette  multiplication  si  douce  et  si 
paisible  augmente  plus  un  royaume  qu'une  conquête.  On  n'a 
rejeté  de  celte  ville  que  les  arts  superflus,  qui  détournent  les 
pauvres  de  la  culture  de  la  terre  pour  les  vrais  besoins,  et  qui 
corrompt  les  riches  en  les  jetant  dans  le  faste  et  dans  la  mol- 
lesse ;  mais  nous  n'avons  fait  aucun  tort  aux  beaux-arts,  ni  aux 
hommes  qui  ont  un  vrai  génie1  pour  les  cultiver.  Ainsi  Ido- 
ménée est  beaucoup  plus  puissant  qu'il  ne  l'était  quand  vous 
admiriez  sa  magnificence.  Cet  éclat  éblouissant  cachait  une 
faiblesse  et  une  misère  qui  eussent  renversé  son  empire  :  main- 
tenant il  a  un  plus  grand  nombre  d'hommes,  et  il  les  nourrit 
plus  facilement.  Ces  hommes,  accoutumés  au  travail,  à  la  peine 
et  au  mépris  de  la  vie,  par  l'amour  des  bonnes  lois,  sont  tous 
prêts  à  combattre  pour  défendre  ces  terres  cultivées  de  leurs 
propres  mains.  Bientôt  cet  État,  que  vous  croyez  déchu,  sera 
la  merveille  de  l'Hcspérie2. 

»  Souvenez-vous,  ô  Télémaque,  qu'il  y  a  deux  choses  perni- 
cieuses, dans  le  gouvernement  des  peuples,  auxquelles  on  n'ap- 
porte presque  jamais  aucun  remède:  la  première  est  une  auto- 
rité injuste  et  trop  violente  dans  les  rois;  la  seconde  est  le  luxe, 
qui  corrompt  les  mœurs3. 

»  Quand  les  rois  s'accoutument  à  ne  connaître  plus  d'autres 
lois  que  leurs  volontés  absolues,  et  qu'ils  ne  mettent  plus  de 
frein  à  leurs  passions,  ils  peuvent  tout  :  mais  à  force  de  tout 
pouvoir,  ils  sapent  les  fondements  de  leur  puissance;  il  n'ont 
plus  de  règles  certaines,  ni  de  maximes  de  gouvernement; 
chacun  à  l'envi  les  flatte;  ils  n'ont  plus  de  peuple;  il  ne  leur 
reste  que  des  esclaves,  dont  le  nombre  diminue  chaque  jour. 


1.  «  Un  vrai  génie  ;  •  ingeniutn,  les 
heureuses  dispositions  pour  les  arts  et 
les  sciences. 

2.  On  retrouve  ici  l'application  des 
théories  de  Mentor. 


3.  Mentor  va  démontrer  qu'il  est  deux 
périls  pour  ïes  États  :  la  tyrannie  et  le 
luxe.  Ce  sera  l'occasion  d'un  discours  en 
deux  points  bien  marqués,  qu'il  va  trai- 
ter avec  un  grand  soin  et  selon  toute» 
les  règles  oratoires. 


d74 


TÉLÉMAQL'E. 


Qui  leur  dira  la  vérité?  qui  donnera  des  bornes  à  ce  torrent. 
Tout  cède  :  les  sages  s'enfuient,  se  cachent,  et  gémissent.  Il 
n'y  a  qu'une  révolution  soudaine  et  violente  qui  puisse  rame- 
ner dans  son  cours  naturel  cette  puissance  débordée:  souvent 
même  le  coup  qui  pourrait  la  modérer  l'abat  sans  ressource  l. 
Rien  ne  menace  tant  d'une  chute  funeste  qu'une  autorité  qu'où 
pousse  trop  loin  :  elle  est  semblable  à  un 'arc  trop  tendu,  qui 
se  rompt  enfin  tout  à  coup  si  on  ne  le  relâche:  mais  qui  est-ce 
qui  osera  le  relâcher2?  Idoménée  était  gâté  jusqu'au  fond  du 
cœur  par  cette  autorité  si  flatteuse:  il  avait  été  renversé  de 
son  trône;  mais  il  n'avait  pas  été  détrompé.  Il  a  fallu  que  les 
dieux  nous  aient  envoyés  ici  pour  le  désabuser  de  cette  puis- 
sance aveugle  et  outrée  qui  ne  convient  point  à  des  hommes; 
encore  a-t-il  fallu  des  espèces  de  miracles  pour  lui  ouvrir  les 
yeux. 

»  L'autre  mal,  presque  incurable,  est  le  luxe.  Comme  la  trop 
grande  autorité  empoisonne  les  rois,  le  luxe  empoisonne  toute 
une  nation.  On  dit  que  ce  luxe  sert  à  nourrir  les  pauvres  aux 
dépens  des  riches;  comme  si  les  pauvres  ne  pouvaient  pas  ga- 
gner leur  vie  plus  utilement,  en  multipliant  les  fruits  de  la 
terre,  sans  amollir  les  riches  par  des  raffinements  de  volupté. 
Toute  une  nation  s'accoutume  à  regarder  comme  les  nécessités 
de  la  vie  les  choses  les  plus  superflues  :  ce  sont  tous  les  jours 
de  nouvelles  nécessités  qu'on  invente,  et  on  ne  peut  plus  se 
passer  des  choses  qu'on  ne  connaissait  point  trente  ans  aupa- 
ravant. Ce  luxe  s'appelle  bon  goût,  perfection  des  arts,  et  po- 
litesse3 de  la  nation.  Ce  vice,  qui  en  attire  tant  d'autres,  est 
loué  comme  une  vertu;  il  répand  sa  contagion*  depuis  le  roi 
jusqu'aux  derniers  de  la  lie  du  peuple.  Les  proches  parents 
du  roi  veulent  imiter  sa  magnificence;  les  grands,  celle  des 
parents  du  roi;  les  gens  médiocres  veulent  égaler  les  grands; 
car  qui  est-ce  qui  se  fait  justice?  les  petits  veulent  passer  pour 
médiocres5  :  tout  le  monde  fait  plus  qu'il  ne  peut;  les  uns  par 
faste,  et  pour  se  prévaloir  de  leurs  richesses;  les  autres  par 
mauvaise  honte,  et  pour  cacher  leur  pauvreté.  Ceux  mômes  qui 


1 .  La  première  partie  de  cette  phrase  : 
«  ramener  dans  son  cours  cette  puissance 
débordée,  »  est  excellente;  le  despo- 
tisme se  répand  en  effet  comme  un  fleuve 
hors  de  son  lit  :  mais  la  seconde  partie 
laisse  à  désirer  :  on  ne  ramène  pas  uu 
fleuve  débordé  par  un  •  coup  »  qui 
■  l'abat.  » 

2.  •  Relâcher  Tare  »  de  la  tyrannie. 
Qui  6e  chargera  de  cette  mission?  Fé- 


neloo  échappe  à  la  difficulté  en  faisant 
intervenir  les  dieux. 

3.  «  Politesse,  »  dans  le  sens  élargi 
qu'on  a  indiqué  plus  haut. 

4.  «  Contagion,  »  mot  très-bien  appli» 
que  au  vice,  qui  se  propage  comme  une 
peste. 

5.  La  médiocrité  est  grandeur  par  rap- 
port à  ce  qui  est  petit. 


LIVRE  DIX-SEPTIEME. 


375 


sont  assez  sages  pour  condamner  un  si  grand  désordre,  ne  le 
sont  pas  assez  pour  oser  lever  la  tête  les  premiers,  et  pour 
donner  des  exemples  contraires.  Toute  une  nation  se  ruine, 
toutes  les  conditions  se  confondent1.  La  passion  d'acquérir  du 
bien  pour  soutenir  une  vaine  dépense  corrompt  les  âmes  les 
plus  pures  :  il  n'est  plus  question  que  d'être  riche  ;  la  pauvreté 
est  une  infamie2.  Soyez  savant,  habile,  vertueux  ;  instruisez  les 
hommes  ;  gagnez  des  batailles  ;  sauvez  la  patrie;  sacrifiez  tous 
vos  intérêts;  vous  êtes  méprisé  si  vos  talents  ne  sont  relevés 
par  le  faste.  Ceux  mêmes  qui  n'ont  pas  de  bien  veulent  pa- 
raître en  avoir  ;  ils  en  dépensent  comme  s'ils  en  avaient  :  on 
emprunte,  on  trompe,  on  use  de  mille  artifices  indignes  pour 
parvenir.  Mais  qui  remédiera  à  ces  maux?  Il  faut  changer  le 
goût  et  les  habitudes  de  toute  une  nation  ;  il  faut  lui  donner  de 
nouvelles  lois.  Qui  le  pourra  entreprendre,  si  ce  n'est  un  roi 
philosophe3,  qui  sache,  par  l'exemple  de  sa  propre  modération, 
faire  honte  à  tous  ceux  qui  aiment  une  dépense  fastueuse,  et 
encourager  les  sages  qui  seront  bien  aises  d'être  autorisés  dans 
une  honnête  frugalité*?  » 

Télémaque,  écoutant  ce  discours,  était  comme  un  homme 
qui  revient  d'un  profond  sommeil  :  il  sentait  la  vérité  de  ces 
paroles;  et  elles  se  gravaient  dans  son  cœur,  comme  un  sa- 
vant sculpteur  imprime  les  traits  qu'il  veut  sur  le  marbra,  en 
sorte  qu'il  lui  donne  de  la  tendresse5,  de  la  vie  et  du  mouve- 
ment. Télémaque  ne  répondait  rien;  mais,  repassant  tout  ce 
qu'il  venait  d'entendre,  il  parcourait  des  yeux  les  choses  qu'on 
avait  changées  dans  la  ville.  Ensuite  il  disait  à  Mentor:  «  Vous 
avez  fait  d'Jdoiiiéuce  le  plus  sage  de  tous  les  rois;  je  ne  le 
connais  plus,  ni  lui  ni  son  peuple.  J:avoue  même  que  ce  que 
vous  avez  fait  ici  est  infiniment  plus  grand  que  les  victoires 
que  nous  venons  de  remporter.  Le  hasard  et  la  force  ont  beau- 
coup de  part  aux  succès  de  la  guerre  ;  il  faut  que  nous  parta- 
gions la  gloire  des  combats  avec  nos  soldats  6  :  mais  tout  votre 
ouvrage  vient  d'une  seule   tête  ;  il  a  fallu  que  vous  ayez  tra- 


1.  Le  monde  est  plein  de  gens  qui  ne  sont 

[pas  plus  sages. 

lout  bourgeois  veut  bâtir  comme  les  grands 

[seigneurs. 

(La  Fontaine.) 

2.  Cl»  tableau  est  sombre,  mais  il  est  vrai; 
la  vertu  est  rarement  considérée,  si  elle 
n'est  relevée  ou  soutenue  par  la  fortune. 
Vais  l'expression  employée  ici  est  bien 
forte.  Il  est  exagéré  de  dire  que  •  la 
pauvreté  glorieuse  est  regardée  comme 
une  infamie.  » 

3.  •  Un  roi  philosophe  »  Suivant  Platon, 


les  États  ne  seront  heureux  que  quand 
les  rois  seront  philosophes,  ou  quand  les 
philosophes  seront  rois. 

4.  Cette  phrase  manque  de  ressort,  de 
concision.  11  y  a  deux  qui  se  rapportant 
à  deux  sujets  différents;  ce  qu'il  faut 
toujours  éviter. 

5.  «  De  la  tenlresse,  •  de  l'émotion; 
c'est  uu  granJ  art  au  sculpteur  que  celui 
d'attendrir  le  marbre,  et  de  lui  commu- 
niquer le  sentiment,,  la  vie,  le  mouve- 
ment. 

6.  Vérité  sans  cesse   oubliée  par    les 


376 


TLLËMAQUE. 


vaille  seul  contre  un  roi,  et  contre  tout  son  peuple  !,  pour  les 
corriger.  Les  succès  de  la  guerre  sont  toujours  funestes  et 
odieux  :  ici  tout  est  l'ouvra  .e  d'une  sagesse  céleste;  tout  est 
doux,  tout  est  pur,  tout  est  aimable;  tout  marque  une  auto- 
rité qui  est  au-dessus  de  l'homme.  Quand  les  hommes  veulent 
de  la  gloire,  que  ne  la  cherchent-ils  dans  cette  application  à 
['aire  du  bien  ?  Oh!  qu'ils  s'entendent  mal  en  gloire  2,  d'en  es- 
pérer une  solide  en  ravageant  la  terre,  et  en  répandant  le  sang 
humain  !  » 

Mentor  montra  sur  son  visag,e  une  joie  sensible  devoirTélé- 
maque  si  désabusé  des  victoires  et  des  conquêtes,  dans  un  Tige 
où  il  était  si  naturel  qu'il  fût  enivré  de  la  gloire  qu'il  avait  ac- 
quise. 

Ensuite  Mentor  ajouta-  :  «  Il  est  vrai  que  tout  ce  que  vous 
voyez  ici  est  bon  et  louable;  mais  sachez  qu'on  pourrait  faire 
des  choses  encore  meilleures.  Idoménée  modère  ses  passions, 
et  s'applique  à  gouverner  son  peuple  avec  justice;  mais  il  ne 
laisse  pas  de  faire  encore  bien  des  fautes  qui  sont  les  suites 
malheureuses  de  ses  fautes  anciennes.  Quand  les  hommes 
veulent  quitter  le  mal,  le  mal  semble  encore  les  poursuivre 
longtemps  :  il  leur  reste  de  mauvaises  habitudes,  un  naturel 
affaibli,  des  erreurs  invétérées,  et  des  préventions  presque 
incurables.  Heureux  ceux  qui  ne  se  sont  jamais  égarés!  ils 
peuvent  faire  le  bien  plus  parfaitement.  Les  dieux,  ô  Téléma- 
que,  vous  demanderont  plus  qu'à  Idoménée,  parce  que  vous 
avez  connu  la  vérité,  dès  votre  jeunesse,  et  que  vous  n'a- 
vez jamais  été  livré  aux  séductions  d'une  trop  grande  pros- 
périté 3. 

»  Idoménée,  continuait  Mentor,  est  sage  et  éclairé;  mais  il 
s'applique  trop  au  détail,  et  ne  médite  pas  assez  le  gros  de  ses 
affaires  pour  former  des  plans  *.  L'habileté  d'un  roi,  qui  est 
au-dessus  des  autres  hommes,  ne  consiste  pas  à  faire  tout  par 
lui-môme  :  c'est  une  vanité  grossière  que  d'espérer  d'en  venir 
à  bout,  ou  de  vouloir  persuaderau  monde  qu'on  en  est  capable. 
Un  roi  doit  gouverner  en  choisissant  et  en  conduisant  ceux 
qui  gouvernent  sous  lui  :  il  ne  faut  pas  qu'il  fasse  le  détail, 
car  c'est  faire  la  fonction  de  ceux  qui  ont  à  travailler  sous  lui  ; 


conquérants  et  les  chefs  d'armée.  — 
C'est  du  reste  ce  que  Cicéron,  parlant  à 
César, a  parfaitement  exprimé,  à  peu  près 
dans  les  mêmes  termes  que  ceux  de 
Fénelon.  (Voy.  Cic,  Pro  Marcello,  2.) 
1.  Tâche  immense  imposée  à  un  mi- 
nistre; il  doit  savoir  lutter  et  c  corriger» 


la  volonté  du  t  roi  »  et  les  préjugés  du 
■  peuple.  » 

2.  •  S'eutendre  mal  en  gloire;  »   gai- 
licisme,  heureuse  locution. 

3.  Idée  chrétienne  :  Il  sera   demandé 
en  raison  de  ce  qui  aura  été  donné. 

4.  c  Plan,  »  quod  planum  est,  idée  de 
surface. 


LIVRE  DIX-SEPTIExME.  377 

il  doit  seulement  s'en  faire  rendre  compte,  et  en  savoir  assez 
pour  entrer  dans  ce  compte  avec  discernement.  C'est  merveil- 
leusement gouverner  que  de  choisir,  et  d'appliquer  selon  leur 
(aient  les  gens  qui  gouvernent.  Le  suprême  et  le  parfait  gou- 
vernement consiste  à  gouverner  ceux  qui  gouvernent  :  il 
faut  les  observer,  les  éprouver,  les  modérer,  les  corriger,  les 
animer,  les  élever,  les  rabaisser,  les  changer  de  places,  et  les 
tenir  toujours  dans  sa  main  '. 

»  Vouloir  examiner  tout  par  soi-môme,  c'est  défiance,  c'est 
petitesse,  c'est  se  livrer  à  une  jalousie  pour  les  détails  qui  con- 
sume le  temps  et  la  liberté  d'esprit  nécessaires  pour  les  gran- 
des choses.  Pour  former  de  grands  desseins,  il  faut  avoir 
l'esprit  libre  et  reposé;  il  faut  penser  à  son  aise,  dans  un  en- 
tier dégagement  de  toutes  les  expéditions  d'affaires  épineu- 
ses 2.  Un  esprit  épuisé  par  le  détail  est  comme  la  lie  du  vin, 
qui  n'a  plus  ni  force  ni  délicatesse  3.  Ceux  qui  gouvernent  par 
le  détail  sont  toujours  déterminés  par  le  présent,  sans  étendre 
leurs  vues  sur  un  avenir  éloigné  4;  ils  sont  toujours  entraînés 
par  l'affaire  du  jour  où  ils  sont;  et  cette  affaire  étant  seule  à 
les  occuper,  elle  les  frappe  trop,  elle  rétrécit  leur  esprit;  car 
on  ne  juge  sainement  des  affaires  que  quand  on  les  compare 
toutes  ensemble,  et  qu'on  les  place  toutes  dans  un  certain  or- 
dre, afin  qu'elles  aient  de  la  suite  et  de  la  proportion  5.  Man- 
quer à  suivre  cette  règle  dans  le  gouvernement,  c'est  ressem- 
bler à  un  musicien  qui  se  contenterait  de  trouver  des  sons 
harmonieux,  et  qui  ne  se  mettrait  point  en  peine  de  les  unir 
et  de  les  accorder  pour  en  composer  une  musique  douce  et 
louchante.  C'est  ressembler  aussi  à  un  architecte  qui  croit 
avoir  tout  fait  pourvu  qu'il  assemble  de  grandes  colonnes,  et 
beaucoup  de  pierres  bien  taillées,  sans  penser  à  l'ordre  et  à 
la  proportion  des  ornements  de  son  édifice6.  Dans  le  temps 
qu'il  fait  un  salon,  il  ne  prévoit  pas  qu'il  faudra  faire  un  esca- 
lier convenable  ;  quand  il  travaille  au  corps  du  bâtiment,  il  ne 
songe  nia  la  cour  ni  au  portail.  Son  ouvrage  n'est  qu'un  as- 
semblage  confus  de  parties  magnifiques,  qui  ne   sont  point 


1.  rfLes  tenir  toujours  dans  sa  main;  » 
forte  expression  et  qui  marque  très-bien 
ce  qu'il  y  a  d'effectif  dans  la  puissance 
d'un  sage  roi,  qui,  sans  «  faire  le  détail,  » 
gouverne  pourtant  par  lui-même. 

2.  On  ne  peut  guère  admettre  qu'un 
roi  soit  dans  «  un  entier  dégagement  des 
affaires  épineuses.  » 

3.  Comparaison  peu  claire  et  forcée. 
Il  n'y  a  plus   de  bonne    substance   dans 


i  la  lie  du  vin  ;  »  il  n'en  est  pas  de  même 
d'un  esprit  fatigué. 

4.  Boileau  dit  très-bien  : 

Et  loin  dans  le  présent  regarde  l'avenir. 
(Art   poét.) 

5.  L'esprit  de  synthèse,  qui  complète 
l'analyse;  l'art  de  grouper,  sans  lequel 
la  science  des  détails  est  inutile  ou  con- 
fuse. 

6.  Deux  comparaisons  justes  dans 
toutes  leurs  parties. 


378 


TÉLÉMAQUE. 


faites  les  unes  pour  les  autres;  cet  ouvrage,  loin  de  lui  faire 
honneur,  est  un  monument  qui  éternisera  sa  honte;  car  l'ou- 
vrage fait  voir  que  l'ouvrier  n'a  pas  su  penser  avec  assez  d'é- 
tendue pour  concevoir  à  la  fois  le  dessein  général  de  tout  son 
ouvrage  :  c'est  un  caractère  d'esprit  court  *  et  subalterne. 
Quand  on  est  né  avec  ce  génie  borné  au  détail,  on  n'est  pro- 
pre qu'à  exécuter  sous  autrui.  N'en  doutez  pas,  ô  mon  cher 
Télémaque,  le  gouvernement  d'un  royaume  demande  une  cer- 
taine harmonie  comme  ja  musique,  et  de  justes  proportions 
comme  l'architecture  2. 

»  Si  vous  voulez  que  je  me  serve  encore  de  la  comparaison  de 
ces  arts,  je  vous  ferai  entendre  combien  les  hommes  qui  gou- 
vernent par  le  détail  sont  médiocres.  Celui  qui,  dans  un  con- 
cert, ne  chante  que  certaines  choses,  quoiqu'il  les  chante  par- 
faitement, n'est  qu'un  chanteur;  celui  qui  conduit  tout  le 
concert,  et  qui  en  règle  à  la  fois  toutes  les  partit  s,  est  le  seul 
maître  de  musique.  Tout  de  même  celui  qui  taille  des  co- 
lonnes, ou  qui  élève  un  côté  d'un  bâtiment,  n'est  qu'un  ma- 
çon ;  mais  celui  qui  a  pensé  tout  l'édifice,  et  qui  en  a  toutes 
les  proportions  dans  sa  tête,  est  le  seul  architecte.  Ainsi  ceux 
qui  travaillent,  qui  expédient,  qui  font  le  plus  d'affaires,  sont 
ceux  qui  gouvernent  le  moins  ;  ils  ne  sont  que  les  ouvriers- 
subalternes.  Le  vrai  génie  qui  conduit  l'État,  est  celui  qui  ne 
faisant  rien  fait  tout  faire,  qui  pense,  qui  invente,  qui  pénètre 
dans  l'avenir,  qui  retourne  dans  le  passé;  qui  arrange,  qui 
proportionne,  qui  prépare  de  loin  ;  qui  se  roidit  sans  cesse 
pour  lutter  contre  la  Fortune,  comme  un  nageur  contre  le  tor- 
rent de  l'eau3;  qui  est  attentif  nuit  et  jour  pour  ne  laisser 
rien  au  hasard.  Croyez-vous,  Télémaque,  qu'un  grand  peintre 
travaille  assidûment  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  pour  expé- 
dier plus  promptement  ses  ouvrages?  Non  :  celte  gène  et  ce 
travail  servile  éteindraient  tout  le  feu  de  son  imagination  ;  il 
ne  travaillerait  plus  de  génie  *,  il  faut  que  tout  se  fasse  irrégu- 
lièrement et  par  saillies,  suivant  que  son  génie  le  mène,  et 
que  son  esprit  l'excite 5.  Croyez-vous  qu'il  passe  son  temps  à 
broyer  des  couleurs  et  à  préparer  des   pinceaux?  Non,  c'est 


1.  t  Un  esprit  court,  »  c'est-à-dire 
qui  n'a  pas  de  souffle  et  s'arrête  promp- 
tement. 

2.  Ou  peut  comparer  tous  les  travaux 
de  la  vie,  tant  sociale  que  littéraire,  à  la 
musique  et  à  l'architecture,  car  tout  se 
ramène  à  ces  deux  lois  :  harmonie  et 
proportion.  C'est  ce  que  l'auteur  a  par- 
taitemenl  établi. 

3.  Cetic  comparaison  est  de  trop  ;  elle 


lasse  l'esprit,  qui  a  bien  assez  à  faire  de 
suivre  les  deux  premières,  d'ailleurs  si 
justes  et  p  si  précises,  où  l'on  voit  le 
chef  de  l'État  comparé  avec  le  chef  d'or- 
chestre, d'une  pari,  et  d'autre  part  avec 
l'arcliitecte,  le  maître  maçon. 

4.  «  Travailler  de  génie;  •   d'inspira- 
tion. 

5.  Le  grand  artiste  ne  s'occupe  pas  du 
détail,  qu'il    laisse  faire  à  ses  élèves  ; 


LIVRE  DIX-SEPTIËME. 


370 


l'occupation  de  ses  élèves.  Il  se  réserve  le  soin  de  penser  ;  il 
ne  songe  qu'à  faire  des  traits  hardis  qui  donnent  de  la  noblesse, 
de  la  vie  et  de  la  passion  à  ses  figures1.  Il  a  dans  la  tête  les 
pensées  et  les  sentiments  des  héros  qu'il  veut  représenter  ;  il 
se  transporte  dans  leurs  siècles,  et  dans  toutes  les  circon- 
stances où  ils  ont  été.  A  cette  espèce  d'enthousiasme  il  faut 
qu'il  joigne  une  sagesse  qui  le  retienne;  que  tout  soit  vrai, 
correct,  et  proportionné  l'un  à  l'autre.  Croyez-vous,  Téiéma- 
que,  qu'il  faille  moins  d'élévation,  de  génie  et  d'effort  de  pen- 
sée pour  faire  un  grand  roi,  que  pour  faire  un  bon  peintre  *? 
Concluez  donc  que  l'occupation  d'un  roi  doit  être  de  penser, 
de  former  de  grands  projets,  et  de  choisir  les  hommes  propres 
à  les  exécuter  sous  lui 3.  » 

Télémaque  lui  répondit  :  «  Il  me  semble  que  je  comprends 
tout  ce  que  vous  dites;  mais  si  les  choses  allaient  ainsi,  un  roi 
serait  souvent  trompé,  n'entrant  point  par  lui-même  dans  le 
détail.»  —  «C'est  vous-même  qui  vous  trompezrrepartitMentor: 
ce  qui  empêche  qu'on  ne  soit  trompé,  c'est  la  connaissance 
générale  du  gouvernement.  Les  gens  qui  n'ont  point  de  prin- 
cipes dans  les  aiïaires,  et  qui  n'ont  point  le  vrai  discernement 
des  esprits,  vont  toujours  comme  à  tâtons;  c'est  un  hasard 
quand  ils  ne  se  trompent  pas;  ils  ne  savent,  pas  même  précisé- 
ment ce  qu'ils  cherchent,  ni  à  quoi  ils  doivent  tendre;  ils  ne 
savent  que  se  défier,  et  se  défient  plutôt  des  honnêtes  gens  qui 
les  contredisent,  que  des  trompeurs  qui  les  flattent.  Au  con- 
traire, ceux  qui  ont  des  principes  pour  le  gouvernement,  et 
qui  se  connaissent  en  hommes,  savent  ce  qu'ils  doivent  cher- 
cher en  eux,  et  les  moyens  d'y  parvenir;  ils  reconnaissent 
assez,  du  moins  en  gros,  si  les  gens  dont  ils  se  servent  sont  des 
instruments  propres  à  leurs  desseins,  et  s'ils  entrent  dans  leurs 
vues  pour  tendre  au  but  qu'ils  se  proposent.  D'ailleurs,  comme 
ils  ne  se  jettent  point  dans  des  détails  accablants,  ils  ont  l'es- 
prit plus  libre  pour  envisager  d'une  seule  vue  le  gros  de  l'ou- 
vrage, et  pour  observer  s'il  s'avance  vers  la  fin  principale.  S'ils 
sont  trompés,  du  moins  ils  ne  le  sont  guère  dans  l'essentiel. 
D'ailleurs  ils  sont  au-dessus  des  petites  jalousies  qui  marquent 

d'eUhétique,  c'est-à-dire  desprincipesdu 
beau  et  du  goût  appliqués  aux  lettres  et 
au \  arts;  on  peut  en  juger  par  sa  Lettre  à 
l'Académie  ;  ici,  il  insiste,  bien  que  par 
occasion,  sur  ces  questions  hautes  et  dé- 
licates. Voir  aus-i  plusieurs  de  ses  Dia- 
logues des  Morts. 

3.  Rien  de  plus  ingénieux  que  celte 
assimilation  entre  un  t  grand  roi  t  et 
un  «  bon  peintre,  t 


il  travaille  à  son  heure,  quand  il  sent  le 
souffle,  l'enthousiasme,  le  Deus ,  ecce 
Deus  :  «  Est  deus  in  nobis,  agitante  ca- 
lescimus  illo  (Ovide).  » 

1.  Cela  est  vrai,  surtout  du  statuaire, 
qui  a  son  praticen,  chargé  de  dégrossir 
le  marbre  et  d'ébaucher  la  statue,  jus- 
qu'à ce  que  l'artiste  intervienne,  et  donne 
«  la  passion  et  la  vie  à  ses  figures,  t 

2.  Fénebn   s'était  beaucoup   occupé 


330 


TÉLÉMAQUE. 


un  esprit  borné  et  une  âme  basse  :  ils  comprennent  qu'on  ne 
peut  éviter  d'être  trompé  dans  les  grandes  affaires,  puisqu'il 
faut  s'y  servir  des  hommes,  qui  sont  si  souvent  trompeurs  *.  Ou 
perd  plus  dans  l'irrésolution  où  jette  la  défiance,  qu'on  ne  per- 
drait à  se  laisser  un  peu  tromper2.  On  est  trop  heureux  quand 
on  n'est  trompé  que  dans  des  choses  médiocres:  les  grandes 
ne  laissent  pas  de  s'acheminer  8,  et  c'est  la  seule  chose  dont  un 
grand  homme  doit  être  en  peine.  Il  faut  réprimer  sévèrement 
la  tromperie,  quand  on  la  découvre;  mais  il  faut  compter  sur 
quelque  tromperie,  si  l'on  ne  veut  point  être  véritablement 
trompé.  Un  artisan,  dans  sa  boutique,  voit  tout  de  ses  pro- 
pres yeux,  et  fait  tout  de  ses  propres  mains;  mais  un  roi^ 
dans  un  grand  Elat,  ne  peut  tout  faire  ni  tout  voir.  11  ne  doit 
faire  que  les  choses  que  nul  autre  ne  peut  faire  sous  lui;  il  ne 
doit  voir  que  ce  qui  entre  dans  la  décision  des  choses  impor- 
tantes4. » 

Enfin  Mentor  dit  à  Télémaque  :  «  Les  dieux  vous  aiment,  et 
vous  préparent  un  règne  plein  de  sagesse.  Tout  ce  que  vous 
voyez  ici  est  fait  moins  pour  la  gloire  d'idoménée,  que  pour 
votre  instruction.  Tous  ces  sages  établissements  que  vous 
admirez  dans  Salente  ne  sont  que  l'ombre  de  ce  que  vous  ferez 
un  jour  à  Ithaque,  si  vous  répondez  par  vos  vertus  à  votre 
haute  destinée.  Il  est  temps  que  nous  songions  à  partir  d'ici; 
Idoménée  tient  un  vaisseau  prêt  pour  notre  retour.  » 

II.  Aussitôt  Télémaque  ouvrit  son  cœur  à  son  ami,  mais 
avec  quelque  peine5,  sur  un  attachement  qui  lui  faisait  regret- 
ter Salente.  «  Vous  me  blâmerez  peut-être,  lui  dit-il,  de  pren- 
dre trop  facilement  des  inclinations  dans  les  lieux  où  je  passe; 
mais  mon  cœur  me  ferait  de  continuels  reproches,  si  je  vous 
cachais  que  j'aime  Antiope,  fille  d'idoménée.  Non,  mon  cher 
Mentor,  ce  n'est  point  une  passion  aveugle  comme  celle  dont 
vous  m'avez  guéri  dans  l'île  de  Calypso  :  j'ai  bien  reconnu  la 
profondeur  de  la  plaie  que  l'Amour  m'avait  faite  auprès  d'Eu- 
charis;  je  ne  puis  encore  prononcer  son  nom  sans  être  troublé; 


i.  Triste  mais  profonde  observation 
ifi  la  nature  de  l'homme. 

2.  Pensée  vraie  et  finement  exprimée. 

3.  Les  grandes  affaires  vont  d'elles- 
mêmes,  elies  t  s'acheminent,  »  elles  font 
liur  chemin  toutes  seules. 

4.  Il  y  avait  un  axiome  dans  l'admi- 
nistration romaine  :  De  minimis  non 
curât  prœtor.  Fénelon,  quoique  dans  le 
vrai,  en  général,  et  apportant  de  bonnes 


raisons  à  l'appui  de  sa  doctrine,  exagère 
peut-être  un  peu  la  nécessité  où  est  le 
roi  de  se  tenir  dans  la  haute  région,  et 
de  ne  voir  que  «  les  choses  importan- 
tes. »  Du  reste,  toute  cette  discussion 
fut  regardée,  à  tort  ou  à  raison,  comme 
une  allusion  directe  à  Louis  XIV. 

5.  Avec    quelque    embarras,  à    causr- 
des  souvenirs  de  l'île  de  Calypso. 


LIVRE  DIX-SEPTIEME. 


381 


le  temps  et  l'absence  n'ont  pu  l'effacer.  Cette  expérience 
funeste  m'apprend  à  me  défier  de  moi-même.  Mais  pour 
Antiope,  ce  que  je  sens  n'a  rien  de  semblable  :  ce  n'est  point 
amour  passionné;  c'est  goût,  c'est  estime,  c'est  persuasion  que 
je  serais  heureux,  si  je  passais  ma  vie  avec  elle.  Si  jamais  les 
dieux  me  rendent  mon  père,  et  qu'il  me  permette  de  choisir 
une  femme,  Antiope  sera  mon  épouse.  Ce  qui  me  touche  en 
elle,  c'est  son  silence,  sa  modestie,  sa  retraite,  son  travail  as- 
sidu, son  industrie  pour  les  ouvrages  de  laine  et  de  broderie, 
son  application  à  conduire  toute  la  maison  de  son  père  depuis 
que  sa  mère  est  morte,  son  mépris  des  vaines  parures,  l'oubli 
et  l'ignorance  même  qui  paraît  en  elle  de  sa  beauté.  Quand 
Idoménée  lui  ordonne  de  mener  les  danses  des  jeunes  Cretoises 
au  son  des  flûtes,  on  la  prendrait  pour  la  riante  Vénus,  qui  est 
accompagnée  des  Grâces.  Quand  il  la  mène  avec  lui  à  la  chasse 
dans  les  forêts,  elle  paraît  majestueuse  et  adroite  à  tirer  de 
l'arc,  comme  Diane  au  milieu  de  ses  nymphes  :  elle  seule  ne 
le  sait  pas,  et  tout  le  monde  l'admire.  Quand  elle  entre  dans 
les  temples  des  dieux,  et  qu'elle  porte  sur  sa  tête  les  choses  sa- 
crées dans  des  corbeilles1,  on  croirait  qu'elle  est  elle-même  la 
divinité  qui  habite  dans  les  temples.  Avec  quelle  crainte  et 
quelle  religion  l'avons-nous  vue  offrir  des  sacrifices,  et  fléchir 
la  colère  des  dieux,  quand  il  a  fallu  expier  quelque  faute  ou 
détourner  quelque  funeste  présage"!  Enfin,  quand  on  la  voit 
avec  une  troupe  de  femmes,  tenant  en  sa  main  une  aiguille 
d  or,  on  croit  que  c'est  Minerve  même  qui  a  pris  sur  la  terre 
une  forme  humaine3,  et  qui  inspire  aux  hommes  les  beaux- 
arts;  elle  anime  les  autres  à  travailler;  elle  leur  adoucit  le 
travail  et  l'ennui  parles  charmes  de  sa  voix,  lorsqu'elle  chante 
toutes  les  merveilleuses  histoires  des  dieux  ;  et  elle  surpasse  la 
plus  exquise  peinture  par  la  délicatesse  de  ses  broderies.  Heu- 
reux l'homme  qu'un  doux  hymen  unira  avec  elle  !  il  n'aura  à 
craindre  que  de  la  perdre  et  de  lui  survivre.  » 

Je  prends  ici,  mon  cher  Mentor,  les  dieux  à  témoin  que  je 
suis  tout  prêt  à  partir  :  j'aimerai  Antiope  tant  que  je  vivrai, 
mais  elle  ne  relardera  pas  d'un  moment  mon  retour  à  Itha- 
que. Si  un  autre  la  devait  posséder,  je  passerais  le  reste 
de  mes-  jours  avec  tristesse  et  amertume;  mais  enfin  je  la 


1.  Ce  que  l'on  appelait  les  canéphores 
(les  porteuses  de  corbeilles)  dans  les  pro- 
cessions religieuses  à  Athènes. 

2.  C'était  le  fond  des  cérémonies  re- 
ligieuses chez  les  anciens;  le  culte  public 
avait  ce  double  objet:  fléchir  la  colère 


des  dieux,  et  chercher  à  connaître  l'avenir 
par  l'immolation  des  victimes. 
3.  Seu  pingebatacn,  scires  à  Pallade  doctam. 
(Ov.,  Met.,  1.  VI,  v.  23.) 
«Si  elle  peignait  sur  la  to;le  avec  l'ai- 
»  guille,  on  voyait  qu'elle  avait  été  !:is- 
»  truite  par  Pallas.  i 


382 


TtLÊMAQUE. 


quitterais.  Quoique  je  sache  que  l'absence  peut  me  la  faire 
perdre,  je  ne  veux  ni  lui  parler,  ni  parler  à  son  père  de  mon 
amour;  car  je  ne  dois  en  parler  qu'à  vous  seul,  jusqu'à  ce 
qu'Ulysse,  remonté  sur  son  trône,  m'ait  déclaré  qu'il  y  consent. 
Vous  pouvez  reconnaître  par  là,  mon  cher  Mentor,  combien 
cet  attachement  est  différent  de  la  passion  dont  vous  m'avez  vu 
aveuglé  pour  Eucharis.  » 

Mentor  répondit  à  Télémaque  :  «  Je  conviens  de  celte  diffé- 
rence. Anliope  est  douce,  simple  et  sage;  ses  mains  ne  mépri- 
sent point  le  travail;  elle  prévoit  de  loin;  elle  pourvoit  à  tout  ; 
elle  sait  se  taire,  et  agir  de  suite  sans  empressement;  elle  est 
à  toute  heure  occupée,  et  ne  s'embarrasse  jamais,  parce  qu'elle 
fait  chaque  chose  à  propos  :  le  bon  ordre  de  la  maison  de  son 
père  est  sa  gloire;  elle  en  est  plus  ornée  que  de  sa  beauté. 
Quoiqu'elle  ait  soin  de  tout,  et  qu'elle  soit  chargée  de  corriger, 
de  refuser,  d'épargner  (choses  qui  font  haïr  presque  toutes 
les  femmes),  elle  s'est  rendue  aimable  à  toute  la  maison  :  c'est 
qu'on  ne  trouve  en  elle  ni  passion,  ni  entêtement,  ni  légèreté, 
ni  humeur,  comme  dans  les  autres  femmes  l.  D'un  seul  regard 
elle  se  fait  entendre,  et  on  craint  de  lui  déplaire;  elle  donne 
des  ordres  précis;  elle  n'ordonne  que  ce  qu'on  peut  exécuter; 
elle  reprend  avec  bonté  et,  en  reprenant,  elle  encourage.  Le 
cœur  de  son  père  se  repose  sur  elle,  comme  un  voyageur 
abattu  par  les  ardeurs  du  soleil  se  repose  à  l'ombre  sur  l'herbe 
tendre2.  Vous  avez  raison,  Télémaque;  Antiope  est  un  trésor 
digne  d'être  cherché  dans  les  terres  les  plus  éloignées3.  Son 
esprit,  non  plus  que  son  corps,  ne  se  pare  jamais  de  vains 
ornements;  son  imagination,  quoique  vive,  est  retenue  par  sa 
discrétion  :  elle  ne  parle  que  pour  la  nécessité;  et  si  elle 
ouvre  la  bouche,  la  douce  persuasion  et  les  grâces  naïves 
coulent  de  ses  lèvres.  Dès  qu'elle  parle,  tout  le  monde  se  lait, 
et  elle  en  rougit  :  peu  s'en  faut  qu'elle  ne  supprime  ce  qu'elle 
a  voulu  dire,  quand  elle  aperçoit  qu'on  l'écoute  si  attentive- 
ment*. A  peine  l'avons-nous  entendue  parler. 

»  Vous  souvenez-vous,  ô  Télémaque,  d'un  jour  que  son  père 


1.  Fénelon  se  souvient  ici  qu'il  a  écrit 
le  traité  de  ['Éducation  des  filles,  et 
qu'il  a  donné  dans  ce  livre  les  meilleurs 
préceptes  d'éducation.  Il  résume  en  cet 
endroit  toutes  les  qualités  qu'il  veut  voir 
réunies  dans  une  personne  bien  élevée  ; 
sa  description  rappelle  l'admirable  por- 
trait de  la  femme  forte,  que  l'on  trouve 
au  xxxi»  chapitre  des  Proverbes. 

2. Expression  charmante,  dans  laquelle 
on  voit  toute   la    vie   intérieure  de   la 


jeune  fille,  ses  occupations,  ses  vertus 
paisibles,  comment  enfin  l'assiduité  à  ses 
devoir»  -«  famille  répand  autour  d'elle 
la  sérénité  et  le  bonheur. 

3.  Heureuse  assimilation  des  «  orne- 
ments •  de  l'esprit  et  de  ceux  du  corps. 
La  même  expression  se  trouve  plus  haut  ; 
Anliope  est  plus  •  ornée  »  de  l'ordre  de 
sa  maison  que  de  sa  beauté. 

4.  Observation  délicate,  et  simplement 
rsûdue. 


LIVRE  DIX-SEPTIÊME. 


383 


la  fit  venir?  Elle  parut,  les  yeux  baissés,  couverte  d'un  grand 
voile  ;  elle  ne  parla  que  pour  modérer  la  colère  d'idoménée 
qui  voulait  faire  punir  rigoureusement  un  de  ses  esclaves  : 
d'abord  elle  entra  dans  sa  peine  ;  puis  elle  le  calma  ;  enfin  elle 
lui  fit  entendre  ce  qui  pouvait  excuser  ce  malheureux  ;  et,  sans 
faire  sentir  au  roi  qu'il  s'était  trop  emporté,  elle  lui  inspira 
d  s  sentiments  de  justice  et  de  compassion  l.  Thétis,  quand 
elle  flatte  le  vieux  Nérée,  n'apaise  pas  avec  plus  de  douceur 
les  flols  irrités.  Ainsi  Antiope,  sans  prendre  aucune  autorité,  et 
sans  se  prévaloir  de  ses  charmes,  maniera  un  jour  le  cœur  de 
son  époux,  comme  elle  touche  maintenant  sa  lyre,  quand  elle 
en  veut  tirer  les  plus  tendres  accords2.  Encore  une  fois,  Télé- 
maque,  votre  amour  pour  elle  est  juste  ;  les  dieux  vous  la  des- 
tinent ;  vous  l'aimez  d'un  amour  raisonnable  ;  il  faut  atlendre 
qu'Ulysse  vous  la  donne.  Je  vous  loue  de  n'avoir  point  voulu 
lui  découvrir  vos  sentiments  :  mais  sachez  que,  si  vous  eussiez 
pris  quelque  détour  pour  lui  apprendre  vos  desseins,  elle  les 
aurait  rejetés,  et  aurait  cessé  de  vous  estimer.  Elle  ne  se  pro- 
mettra jamais  à  personne  :  elle  se  laissera  donner  par  son  père  ; 
elle  ne  prendra  jamais  pour  époux  qu'un  homme  qui  craigne 
les  dieux,  et  qui  remplisse  toutes  les  bienséances  3.  Avez-vous 
observé,  comme  moi,  qu'elle  se  montre  encore  moins,  et  qu'elle 
baisse  plus  les  yeux  depuis  votre  retour?  Elle  sait  tout  ce  qui 
vous  est  arrivé  d'heureux  dans  la  guerre  :  elle  n'ignore  ni  vo- 
ire naissance,  ni  vos  aventures,  ni  tout  ce  que  les  dieux  ont 
mis  en  vous  :  c'est  ce  qui  la  rend  si  modeste  et  si  réservée  *. 
Allons,  ïélémaque,  allons  vers  Ithaque  ;  il  ne  me  reste  plus 
qu'à  vous  faire  trouver  votre  père,  et  qu'à  vous  mettre  en  état 
d'obtenir  une  femme  digne  de  l'âge  d'or5  :  fût-elle  bergère 
dans  la  froide  Algide  6,  au  lieu  qu'elle  est  fille  du  roi  de  Sa- 
leute,  vous  seriez  trop  heureux  de  la  posséder.  » 

III.  Idoménée,  qui  craignait  le  départ  de  Télémaque  et  de 
Mentor,  ne  songeait  qu'à  le  retarder;  il  représenta  à  Mentor 
qu'il  ne  pouvait  régler,  sans  lui,  un  différend  qui  s'était  élevé 
entre  Diophanes,  prêtre  de  Jupiter  Conservateur,  et  Héliodore, 


1.  Celexemple  île  l'aménité  d'Antiope 
et  de  la  douce  influence  qu'elle  exerce 
dans  la  maison  et  sur  le  cœur  du  père, 
est  b'cn  choisi;  il  ajoute  de  la  précision 
aux  traits  généraux  qui  précèdent. 

2.  t  Manier  les  cœurs,  toucher  la 
lyre  ;  •  on  sent  la  grâce  et  la  justesje 
de  ce  rapprochement.  Le  cœur  de 
l'homme  est  une  lyre  aux  sons  harmo- 
nieux; ce   qu'il   faut,  c'est  qu'un  habile 


musicien  sache  en  faire  vi  brer  les  cordes. 

3.  Qui  ne  manque  ni  aux  devoirs  ni 
aux  convenances  de  la  vie. 

4.  Parce  qu'elle  sent  que  vous  l'inté- 
ressez et  qu'elle  craint  de  s'engager  im- 
prudemment. 

5.  L'âge  d'innocence. 

6.  Gelido  Algido,  dit  Horace  (1.  I, 
od.  xxi).  L'Algide,  haute  montagne  du 
Latium. 


384 


TÉLÉMAQUE. 


prêtre  d'Apollon,  sur  les  présages  qu'on  tire  du  vol  des  oiseaux' 
et  des  entrailles  des  victimes  *. 

«  Pourquoi,  lui  répondit  Mentor,  vous  mêleriez-vous  des 
choses  sacrées?  laissez-en  la  décision  aux  Étruriens  *,  qui  ont 
la  tradition  des  plus  anciens  oracles,  et  qui  sont  inspirés  pour 
èlre  les  interprèles  des  dieux  :  employez  seulement  voire 
autorité  à  étouffer  ces  disputes  dès  leur  naissance.  Ne  montiez 
ni  partialité  ni  prévention  ;  contentez-vous  d'appuyer  la  déci- 
sion quand  elle  sera  file  :  souvenez-vous  qu'un  roi  doit  être 
soumis  à  la  religion,  et  qu'il  ne  doit  jamais  entreprendre  de  la 
régler.  La  religion  vient  des  dieux,  elle  est  au-dessus  des  rois. 
Si  les  rois  se  mêlent  de  la  religion,  au  lieu  de  la  protéger,  ils  la 
mettront  en  servitude.  Les  rois  sont  si  puissants,  et  les  autres 
hommes  sont  si  faibles,  que  tout  sera  en  péril  d'être  altéré  au 
gré  des  rois,  si  on  les  fait  entrer  dans  les  questions  qui  regar- 
dent les  choses  sacrées.  Laissez  donc  en  pleine  liberté  la  déci- 
sion aux  amis  des  dieux,  et  bornez-vous  à  réprimer  ceux 
qui  n'obéiraient  pas  à  leur  jugement  quand  il  aura  été  pro- 
noncé3.» 

Ensuite  Idoménée  se  plaignit  de  l'embarras  où  il  élait  sur 
un  grand  nombre  de  procès  entre  divers  particuliers,  qu'un 
le  pressait  déjuger.  «Décidez,  lui  répondait  Mentor,  toutes  les 
questions  nouvelles  qui  vont  à  établir  des  maximes  générales 
de  jurisprudence4,  et  à  interpréter  les  lois  ;mais  ne  vous  char- 
gez jamais  de  juger  les  causes  particulières 5.  Llles  viendraient 
toutes  en  foule  vous  assiéger  :  vous  seriez  l'unique  juge  de 
tout  votre  peuple;  tous  les  autres  juges,  qui  sont  sous  vous,  de- 
viendraient inutiles  ;  vous  seriez  accablé,  et  les  petites  affaires 
vous  déroberaient  aux  grandes,  sans  que  vous  pussiez  suffire  à 
régler  le  détail  des  petites.  Gardez-vous  donc  bien  de  vous  jeter 
dans  cet  embarras;  renvoyez  les  affaires  des  particuliers  aux 
juges  ordinaires:  ne  faites  que  ce  que  nul  autre  ne  peut  faire 
pour  vous  soulager;  vous  ferez  alors  les  véritables  fonctions 
de  roi.  » 

«  On  me  presse  encore,  disait  Idoménée,  de  faire  certains 


"  1.  Ces  présages  tirés  des  entrailles  des 
victimes  par  les  aruspices,  sont  une  cé- 
rémonie latine,  étrusque,  plutôt  que 
grecque. 

2.  Les  Étrusques,  Tusci,  paraissent 
avoir  été  une  colonie  de  Lydiens  établis 
dans  le  centre  de  l'Italie,  qu'ils  disputè- 
rent aui  aborigènes.  Leur  civilisation  si 
avancée  ,  connue  par  de  très-nombreux 
monuments,  et  leur  langue  surtout,  sont 
des  objets  sur  lesquels  la   science  qui, 


depuis  un  demi-siècle,  a  éclairé  tant  de 
parties  obscures  de  l'antiquité,  apporte  ra 
sans  doute  les   lumières  qui   manquent. 

3.  Évidtnte  allusion  aux  querelles  ec- 
clésiastiques qui  avaient  eu  lieu  sous 
Louis  XI  V,  particulièrement  en  ce  qui 
regarde  l'Église  gallicane. 

4.  Le  droit,  la  science  des  lois. 

5.  Excellente  maxime,  et  qui  revient  à 
dire  :  n'influencez  pas  les  tribunaux. 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME. 


385 


mariages.  Les  personnes  d'une  naissance  distinguée  qui  m'ont 
suivi  dans  toutes  les  guerres,  et  qui  ont  perdu  de  très-grands 
biais  en  me  servant,  \oudraient  trouver  une  espèce  de  récom- 
pense en  épousant  certaines  filles  riches  :  je  n'ai  qu'un  mot  a 
dire  pour  leur  procurer  ces  établissements.  —  11  est  vrai,  ré- 
pondait Mentor,  qu'il  ne  vous  en  coulerait  qu'un  mot;  mais  ce 
mot  lui-même  vous  coûterait  trop  cher.  Voud riez-vous  ôter 
aux  pères  et  aux  mères  la  liberté  et  la  consolation  de  choisir 
leurs  gendres,  et  par  conséquent  leurs  héritiers  *?  Ce  serait 
mettre  toutes  les  familles  dans  le  plus  rigoureux  esclavage  : 
vous  vous  rendriez  responsable  de  tous  les  malheurs  domesti- 
ques de  vos  citoyens.  Les  mariages  ont  assez  d'épines,  sans  leur 
donner  encore  cette  amertume.  Si  vous  avez  des  serviteurs 
fidèles  à  récompenser,  donnez-leur  des  terres  incultes;  ajou- 
tez-y des  rangs  et  des  honneurs  proportionnés  à  leur  condition 
et  à  leurs  services  ;  ajoutez-y,  s'il  le  faut,  quelque  argent  pris 
par  vos  épargnes  sur  les  fonds  destinés  à  votre  dépense:  mais 
ne  payez  jamais  vos  dettes  en  sacrifiant  les  filles  riches  malgré 
leurs  parents.  » 

Idoménée  passa  bientôt  de  cette  question  à  une  autre.  «  Les 
Sybarites*, disait-il,  se  plaignent  de  ce  que  nous  avons  usurpé 
des  terres  qui  leur  appartiennent,  et  de  ce  que  nous  les  avons 
données,  comme  des  champs  à  défricher,  aux  étrangers  que 
nous  avons  attirés  depuis  peu  ici.  Céderai-je  à  ces  peuples  ?  Si 
je  le  fais,  chacun  croira  qu'il  n'a  qu'à  former  des  prétentions 
sur  nous.  —  11  n'est  pas  juste,  répondit  Mentor,  de  croire  les 
Sybarites  dans  leur  propre  cause  ;  mais  il  n'est  pas  juste  aussi 
de  vous  croire  dans  la  vôtre.— Qui  croirons-nous  donc?  repartit 
Idoménée.  —  Il  ne  faut  croire,  poursuivit  Mentor,  aucune  des 
deux  parties  ;  mais  il  faut  prendre  pour  arbitre  un  peuple 
voisin  qui  ne  soit  suspect  d'aucun  côté  3  :  tels  sont  les  Sipon- 
tins  ;  ils  n'ont  aucun  intérêt  contraire  aux  vôtres.  *» 

«Mais  suis-je  obligé,  répondait  Idoménée,  à  croire  quelque 
arbitre  ?  ne  suis-je  pas  roi  ?  Un  souverain  est-il  obligea  se  sou- 
mettre à  des  étrangers  sur  l'étendue  desa  domination  ?»  —  Men- 


1.  Recommandation  de  laisser  aux  pè- 
res de  famille  toute  la  liberté  possible, 
et  de  n'intervenir  jamais  dans  leur  gou- 
vernement intérieur. 

2.  t  Sybaris,  »  ville  de  la  Grande- 
Grèce,  sur  la  frontière  de  i<i  Lucanie  et 
du  Brulium,  près  du  golfe  de  Tarente. 
Ce  fut  longtemps  une  Tille  puissante, 
réunissant  sous  sa  loi  des  villes  nom- 
breuses. Ses  habitants  étaient  renommés 
par  leur  luxe  et  leur  mollesse;  elle  fut 
détruite  par  les  Crotoniates.  Le  u>m  de 

TÈLÊMAQl'E.    1. 


Sybarite,  encore  fréquemment  employé, 
est  devenu  un  nom  commun,  pour  indi- 
quer un  homme  efféminé,  mou  à  l'excès 

3.  Dans  toutes  les  questions  litigieuses 
où  le  droit  n'est  pas  évident,  le  moyen 
des  arbitres  qui  décident  est  le  plus  rai- 
sonnable et    le  plus  juste. 

4.  Les  habitants  de  Sipuntum,  aujour- 
d'hui Alanfredona,  ou  même,  selon  l'an- 
cien mot,  Siponto,  ville  située  au  pied 
du  mont  Gargan. 

17 


386  TÉLÉMAQUE. 

tor  reprit  ainsi  le  discours:  «Puisque  vous  voulez  tenir  ferme, 
il  faut  que  vous  jugiez  que  votre  droit  est  bon  :  d'un  autre 
côté,  les  Sybarites  ne  relâchent  rien  ;  ils  soutiennent  que  leur 
droit  est  certain.  Dans  cette  opposition  de  sentiment,  il  faut 
qu'un  arbitre,  choisi  par  les  parties,  vous  accommode,  ou  que 
le  sort  des  armes  décide  ;  il  n'y  a  point  de  milieu1.  Si  vous 
entriez  dans  une  république  où  il  n'y  eût  ni  magistrats  ni  ju- 
ges, et  où  chaque  famille  se  crût  en  droit  de  se  faire  justice  à 
elle-même,  par  violence,  sur  toutes  ses  prétentions  contre  ses 
voisins,  vous  déploreriez  le  malheur  d'une  telle  nation,  et  vous 
auriez  horreur  de  cet  affreux  désordre,  où  toutes  les  familles 
s'armeraient  les  unes  contre  les  autres.  Croyez-vous  que  les 
dieux  regardent  avec  moins  d'horreur  le  monde  entier,  qui  est 
la  république  universelle,  si  chaque  peuple,  qui  n'y  est  que 
comme  une  grande  famille,  se  croit  en  plein  droit  de  se  faire, 
par  violence,  justice  à  soi-même,  sur  toutes  ses  prétentions 
contre  les  autres  peuples  voisins2?  Un  particulier  qui  possède 
un  champ,  comme  l'héritage  de  ses  ancêtres,  ne  peut  s'y  main- 
tenir que  par  l'autorité  des  lois,  et  par  le  jugement  du  magis- 
trat ;  il  serait  très-sévèrement  puni  comme  un  séditieux,  s'il 
voulait  conserver  par  la  force  ce  que  la  justice  lui  a  donné. 
Croyez-vous  que  les  rois  puissent  employer  d'abord  la  violence 
pour  soutenir  leurs  prétentions,  sans  avoir  tenté  toutes  les  voies 
de  douceur  et  d'humanité3?  La  justice  n'est-elle  pas  encore 
plus  sacrée  et  plus  inviolable  pour  les  rois,  par  rapport  à  des 
pays  entiers,  que  pour  les  familles,  par  rapport  à  quelques 
champs  labourés4?  Sera-t-on  injuste  et  ravisseur,  quand  on  ne 
prend  que  quelques  arpents  de  terre?  sera-t-on  juste,  sera- 
t-on  héros,  quand  on  prend  des  provinces  ?  Si  on  se  prévient, 
si  on  se  flatte,  si  on  s'aveugle  dans  les  petits  intérêts  de  par- 
ticuliers, ne  doit-on  pas  encore  plus  craindre  de  se  flatter  et 
de  s'aveugler  sur  les  grands  intérêts  d'État  ?  Se  croira-t-on  soi- 
même  dans  une  matière  où  l'on  a  tant  de  raisons  de  se  défier 
de  soi?  ne  craindra-t-on  point  de  se  tromper,  dans  des  cas  où 
l'erreur  d'un  seul  homme  a  des  conséquences  affreuses?  L'er- 
reur d'un  roi  qui  se  flatte  sur  ses  prétentions  cause  souvent  des 
ravages,  des  famines,  des  massacres,,  des  pestes,  des  déprava- 
tions de  mœurs,  dont  les  effets  funestes  s'étendent  jusque  dans 


1 .  Cela  est  clair,  la  contestation  se 
trouvaot  entre  deux  peuples  indépen- 
dants l'un  de  l'autre. 

2.  Grande  idée  :  Le  monde  entier  est 
i  la  république  universelle;  •  les  peuples 
sont  «  des  familles.  ■ 

3.  Deux  dations,  représentées  par  leurs 


chefs,  s'ont  comme  deux  familles  qui 
peuvent  avoir  des  différends,  mais  qui 
doivent  avant  tout  entreprendre  de  les 
vider  par  «  les  voies  de  la  douceur  et  de 
l'humanité.» 

4.  Antithèse  de  mots,  et  surtout  dl- 
dées,  très-nettement  exprimée. 


LIVRE  DIX-SEPTIEME.  387 

les  siècles  les  plus  reculés1.  Un  roi,  qui  assemble  toujours  tant 
de  flatteurs  autour  de  lui,  ne  craindra-t-il  point  d'être  flatté 
en  ces  occasions?  S'il  convient  de  quelque  arbitre  pour  termi- 
ner le  différend,  il  montre  son  équité,  sa  bonne  foi,  sa  modé- 
ration. Il  publie  les  solides  raisons  sur  lesquelles  sa  cause  est 
fondée.  L'arbitre  choisi  est  un  médiateur  amiable',  et  non  un 
juge  de  rigueur5.  On  ne  se  soumet  pas  aveuglément  à  ses  dé- 
cisions ;  mais  on  a  pour  lui  une  grande  déférence  :  il  ne  pro- 
nonce pas  une  sentence  en  juge  souverain  ;  mais  il  fait  des  pro- 
positions, et  on  sacrifie  quelque  chose  par  ses  conseils,  pour 
conserver  la  paix.  Si  la  guerre  vient,  malgré  tous  les  soin? 
qu'un  roi  prend  pour  conserver  la  paix,  il  a  du  moins  alors 
pour  lui  le  témoignage  de  sa  conscience,  l'estime  de  ses  voi- 
sins, et  la  juste  protection  des  dieux*.  Idoménée,  touché  de  ce 
discours,  consentit  que  les  Sipontins  fussent  médiateurs  entre 
lui  et  les  Sybarites.  » 

IV.  Alors  le  roi,  voyant  que  tous  les  moyens  de  retenir  les 
deux  étrangers  lui  échappaient,  essaya  de  les  arrêter  par  un 
lien  plus  fort.  Il  avait  remarqué  que  Télémaque  aimait  Antiope, 
et  il  espéra  de  le  prendre  par  cette  passion.  Dans  cette  vue,  il 
la  fit  chanter  plusieurs  fois  pendant  des  festins.  Elle  le  fit  pour 
ne  désobéir  pas  à  son  père,  mais  avec  tant  de  modestie  et  de 
tristesse,  qu'on  voyait  bien  la  peine  qu'elle  souffrait  en  obéis- 
sant. Idoménée  alla  jusqu'à  vouloir  qu'elle  chantât  la  victoire 
remportée  sur  les  Dauniens  et  sur  Adraste  :  mais  elle  ne  put 
se  résoudre  à  chanter  les  louanges  de  Télémaque  ;  elle  s'en  dé- 
fendit avec  respect,  et  son  père  n'osa  la  contraindre.  Sa  voix 
douce  et  touchante  pénétrait  le  cœur  du  jeune  fils  d'Ulysse; 
il  était  tout  ému.  Idoménée,  qui  avait  les  yeux  attachés  sur  lui, 
jouissait  du  plaisir  de  remarquer  son  trouble5.  Mais  Télémnque 
ne  faisait  pas  semblant  d'apercevoir  les  desseins  du  roi6  ;  il  ne 
pouvait  s'empêcher  en  ces  occasions,  d'être  fort  touché,  mais 
la  raison  était  en  lui  au-dessus  du  sentiment  7  ;  et  ce  n'était 
plus  ce   même  Télémaque  qu'une  passion  tyrannique   avait 

1.  t  II  y  a,  dit  La  Rochefoucauld,  des  |      4.  Quelle  sage  politique,  toute  fondée 


crimes  qui  deviennent  glorieux  par  leur 
éclat  :  de  là  vient  que  prendre  des  con- 
quêtes injustement  s'appelle  faire  des 
' 'enquêtes.  »  Et  Saint-Evremond  :  «  L'u- 
surpation d'une  province  à  force  ouverte 
est  revêtue  du  beau  nom  de  con- 
quête. » 

2.  «  Un  médiateur,  »  un  intermédiaire; 
«  amiable,  1  un  mot  qui  n'est  autre  que 
le  mot  ■  aimable,  »  mais  réservé  à  cet 
ordre  d'idées,  la  conciliation. 

3.  «  De  rigueur;  »  rigoureux. 


sur  la  morale  et  la  religion! 

5.  Mentor  voyait  avec  plaisir  l'incli- 
nation de  Télémaque  pour  Antiope  ;  il  sa- 
vait que  cette  jeune  tille  serait  un  jour 
l'épouse  du  fils  d'Ulysse. 

6.  Parce  que  le  consentement  du  père 
d'Antiope  n'était  rien  pour  Télémaque 
s'il  n'avait  pas  le  consentement  de  son 
père,  à  lui. 

7.  Maxime  à  retenir  :  Un  sentiment  est 
bon  quand  la  raison  l'approuve  et  If 
gouverne. 


388 


TÊLÉMAQUE. 


autrefois  captivé  dans  l'île  de  Calypso.  Pendant  qu'Antiope 
chantait,  il  gardait  un  profond  silence;  dus  qu'elle  avait  fini, 
il  se  hâtait  de  tourner  la  conversation  sur  quelque  autre  ma- 
tière. 

Le  roi,  ne  pouvant  par  cette  voie  réussir  dans  son  dessein, 
prit  enfin  la  résolution  de  faire  une  grande  chasse  dont  il 
voulut,  contre  la  coutume,  donner  le  plaisir  à  sa  fille.  Antiope 
pleura,  ne  voulant  point  y  aller;  mais  il  fallut  exécuter  l'ordre 
absolu  de  son  père.  Elle  monte  un  cheval  écumant,  fougueux, 
et  semblable  à  ceux  que  Castor  *  domptait  pour  les  combats  : 
elle  le  conduit  sans  peine  :  une  troupe  de  jeunes  filles  la  suit 
avec  ardeur;  elle  paraît  au  milieu  d'elles  comme  Diane  dans 
les  forêts.  Le  roi  la  voit,  et  il  ne  peut  se  lasser  de  la  voir  ;  en 
la  voyant,  il  oublie  tous  ses  malheurs  passés.  Télémaque  la 
voit  aussi,  et  il  est  encore  plus  touché  de  la  modestie  d'An- 
tiope  que  de  son  adresse  et  de  toutes  ses  grâces. 

Les  chiens  poursuivaientunsanglierd'une  grandeur  énorme, 
et  furieux  comme  celui  de  Calydon2:  ses  longues  soies  étaient 
dures  et  hérissées  comme  des  dards;  ses  yeux  élincelants 
étaient  pleins  de  sang  et  de  feu;  son  souffle  se  faisait  entendre 
de  loin,  comme  le  bruit  sourd  des  Vents  séditieux,  quand  Éole 
les  rappelle  dans  son  antre  pour  apaiser  les  tempêtes;  ses 
défenses,  longues  et  crochues  comme  la  faux  tranchante  des 
moissonneurs,  coupaient  le  tronc  des  arbres.  Tous  les  chiens 
qui  osaient  en  approcher  étaient  déchirés  :  les  plus  hardis 
chasseurs,  en  le  poursuivant,  craignaient  de  l'atteindre.  An- 
tiope, légère  à  la  course  comme  les  Vents,  ne  craignit  point 
de  l'attaquer  de  près;  elle  lui  lance  un  trait  qui  le  perce  au- 
dessus  de  l'épaule.  Le  sang  de  l'animal  farouche  ruisselle  et  le 
rend  plus  furieux;  il  se  retourne  vers  celle  qui  l'a  blessé.  Aus- 
sitôt le  cheval  d'Antiope,  malgré  sa  fierté,  frémit  et  recule;  le 
sanglier  monstrueux  s'élance  contre  lui,  semblable  aux  pesantes 
machines  qui  ébranlent  les  murailles  des  plus  fortes  villes  3.Le 
coursier  chancelle,  et  est  abattu  :  Antiope  se  voit  par  terre, 
hors  d'état  d'éviter  le  coup  fatal  de  la  défense  du  sanglier  animé 
contre  elle.Maisïélémaque,  attentif  au  danger  d'Antiope,  élait 
déjà  .descendu  de  cheval.  Plus  prompt  que  les  éclairs,  il  se 
jette  entre  le  cheval  abattu  et  le  sanglier  qui  revient  pour 


1.  «  Castor,  »  le  frère  de  Pollux,  était 
renommé  pour  sou  art  de  dompter  les 
coursiers  :  Castor  gaudet  equis,  dans 
Horace. 

2.  «  Calydon,  n  où  se  passa  la  plus  cé- 
lèbre chasse  des  temps  héroïques,  quaud 
lieléagre  tua  le  sanglier  qui  avait  sa  re- 


traite daus  cette  forêt,  en  Élolie,  et  qui 
désolait  la  contrée. 

3.  L'auteur  fait  allusion  au  bélier, 
longue  poudre  ferrée  qui,  mue  par  un 
mécanisme,  servait  à  battre  les  murail- 
les aén  de  faire  brèche  et  pouvoir  don- 
ner l'assaut  à  la  ville  assiégée. 


LIVKE  DIX-SEPTIEME. 


389 


venger  son  sang;  il  lient  dans  ses  mains  un  long  dard,  et  l'en- 
fonce presque  tout  entier  dans  le  flanc  de  l'horrible  animal, 
qui  lonibe  plein  de  rage  '. 

A  l'instant  Télémaque  en  coupe  la  hure,  qui  fait  encore  peur 
quand  on  la  voit  de  près,  et  qui  étonne  tous  les  chasseurs.  Il  la 
présente  à  Antiope  :  elle  en  rougit;  elle  consulte  des  yeux  son 
père,  qui,  après  avoir  été  saisi  de  frayeur,  est  transporté  de 
;joie  de  la  voir  hors  de  péril,  et  lui  fait  signe  qu'elle  doit  ac- 
cepter ce  don.  En  le  prenant,  elle  dit  à  Télémaque:  «  Je  reçois 
»  de  vous  avec  reconnaissance  un  autre  don  plus  grand,  car  je 
»  vous  dois  la  vie.  »  A  peine  eut-elle  parlé,  qu'elle  craignit 
d'avoir  trop  dit;  elle  baissa  les  yeux  ;  et  Télémaque,  qui  vit  son 
embarras,  n'osa  lui  dire  que  ces  paroles  :  «  Heureux  le  fils 
»  d'Ulysse  d'avoir  conservé  une  vie  si  précieuse!  mais  plus  heu- 
»  reux  encore  s'il  pouvait  passer  la  sienne  auprès  de  vous!  »> 
Antiope,  sans  lui  répondre,  rentra  brusquement  dans  la 
troupe  de  ses  jeunes  compagnes,  où  elle  remonta  à  cheval. 

Idoménée  aurait,  dès  ce  moment,  promis  sa  fille  à  Téléma- 
que ;  mais  il  espéra  d'enflammer  davantage  sa  passion  en  le 
laissant  dans  l'incertitude,  et  crut  même  le  retenir  encore  à 
Salente  parle  désir  d'assurer  son  mariage2.  Idoménée raisonnait 
ainsi  en  lui-même;  mais  les  dieux  se  jouent  de  la  sagesse  des 
hommes.  Ce  qui  devait  retenir  Télémaque  fut  précisément  ce 
qui  le  pressa  de  partir  :  ce  qu'il  commençait  à  sentir  le  mit 
dans  une  juste  défiance  de  lui-môme.  Mentor  redoubla  ses  soins 
pour  lui  inspirer  un  désir  impatient  de  s'en  retourner  à 
Ithaque;  et  il  pressa  en  même  temps  Idoménée  de  le  laisser 
partir  :  le  vaisseau  était  déjà  prêt.  Car  Mentor,  qui  réglait  tous 
les  moments  de  la  vie  de  Télémaque,  pour  l'élever  à  la  plus 
haute  gloire,  ne  l'arrêtait  en  chaque  lieu,  qu'autant  qu'il  le  fal- 
lait pour  exercer  sa  vertu  8  et  pour  lui. faire  acquérir  de  l'ex- 
périence. Mentor  avait  eu  soin  de  faire  préparer  le  vaisseau 
dès  l'arrivée  de  Télémaque. 

V.  Mais  Idoménée,  qui  avait  eu  beaucoup  de  répugnance  à  le 
voir  préparer,  tomba  dans  une  tristesse  mortelle  et  dans  une 
désolation  à  faire  pitié,  lorsqu'il  vit  que  ses  deux  hôtes,  dont 


1.  Peinture  admirable;  aucune  cir- 
constance essentielle  n'est  omise;  toutes 
se  détachent  et  sont  sensibles  à  l'œil;  le 
dernier  trait,  la  vue  du  sanglier  qui 
o  tombe  plein  de  rage.  »  forme  ce  que 
la  rhétorique  appelle   une  hypotypose. 

2.  Idoménée  est  toujours  le  même, 
dans  sa  famille  comme  dans  l'État,  sans 


volonté  forte,  procédant  par  ruse  et  par 
voies    détournées;  il  veut  retenir  Télé- 
maque, et  tâche  de  lui  faire  oublier  sou 
devoir  et  la  nécessité  de  son  départ. 
3.  ■  Exercer  sa  vertu  et   acquérir  de 


F  é  ne  Ion. 


expérience.    •    Tel  est   le  prétexte   de 


IjO 


TÉLÉMAQUE. 


il  avait  tiré  tant  de  secours,  allaient  l'abandonner.  II  se  ren- 
fermait dans  les  lieux  les  plus  secrets  de  sa  maison:  là,  il  sou- 
lageait son  cœur  en  poussant  des  gémissements  et  en  versant 
des  larmes;  il  oubliait  le  besoin  de  se  nourrir  :  le  sommeil 
n'adoucissait  plus  ses  cuisantes  peines;  il  se  desséchait,  il  se 
consumait  par  ses  inquiétudes.  Semblable  à  un  grand  arbre 
qui  couvre  la  terre  de  l'ombre  do  ses  rameaux  épais,  et  dont 
un  ver  commence  à  ronger  la  tige  dans  les  canaux  déliés i  où 
la  sève  coule  pour  sa  nourriture  ;  cet  arbre,  que  les  vents  n'ont 
jamais  ébranlé,  que  la  terre  féconde  se  plaît  à  nourrir  dans 
son  sein,  et  que  la  hache  du  laboureur  a  toujours  respecté,  ne 
laisse  pas  de  languir  sans  qu'on  puisse  découvrir  la  cause  de 
son  mal;  il  se  flétrit,  il  se  dépouille  de  ses  feuilles  qui  sont  sa 
gloire;  il  ne  montre  plus  qu'un  tronc  couvert  d'une  écorce 
entr'ouverte,  et  des  branches  sèches  :  tel  parut  Idoménée  dans 
sa  douleur. 

Télémaque  attendri  n'osait  lui  parler  :  il  craignait  le  jour 
du  départ,  il  cherchait  des  prétextes  pour  le  retarder;  et  il 
serait  demeuré  longtemps  dans  cette  incertitude,  si  Mentor  ne 
lui  eût  dit  :  «  Je  suis  bien  aise  de  vous  voir  si  changé.  Vous 
étiez  né  dur  et  hautain  ;  votre  cœur  ne  se  laissait  toucher  que  de 
vos  commodités  et  de  vos  intérêts  ;  mais  vous  êtes  enfin  devenu 
homme,  et  vous  commencez,  par  l'expérience  de  vos  maux,  à 
compatir  à  ceux  des  autres  2.  Sans  cette  compassion,  on  n'a  ni 
bonté,  ni  vertu,  ni  capacité  pour  gouverner  les  hommes:  mais 
il  ne  faut  pas  la  pousser  trop  loin,  ni  tomber  dans  une  amitié 
faible  3.  Je  parlerais  volontiers  à  Idoménée  pour  le  faire  con- 
sentir à  notre  départ,  et  je  vous  épargnerais  l'embarras  d'une 
conversation  si  ffteheuse;  mais  je  ne  veux  point  que  la  mau- 
vaise honte  et  la  timidité  dominent  votre  cœur.  Il  faut  que 
vous  vous  accoutumiez  à  mêler  le  courage  et  la  fermeté  avec 
une  amitié  tendre  et  sensible.  Il  faut  craindre  d'affliger  les 
hommes  sans  nécessité;  il  faut  entrer  dans  leur  peine,  quand 
on  ne  peut  éviter  de  leur  en  faire,  et  adoucir  le  plus  qu'on 
peut  le  coup  qu'il  est  impossible  de  leur  épargner  entière- 
ment. «  C'est  pour  chercher  cet  adoucissement,  répondit 
»  Télémaque,  que  j'aimerais  mieux  qu'Idoménée  apprît  notre 
»  départ  par  vous  que  par  moi.  » 


1.  «  Canaux  déliés,  »  les  pores. 

2.  L'ouvrage  intitulé  Télémaque  n'est 
çue   le    développement  de   celte  idée. 

•  Non  ignare  mali,  miseris  sucenrrere  disco. 

{En.,  1.  I,  v.   360.) 
«N'ignorant  pas  le  malheur,  j'ai  appris 
*  à  secourir  les  malheureux.  • 


3.  Toujours,  dans  cette  sage  éducation, 
on  voit  recommandée  la  modération 
même  dans  le  bien.  In  vilium  dmit 
culpœ  fuga,  dit  Horace.  La  force  du  ca- 
ractère va  à  la  rudesse;  «  la  compas 
sion  i  peut  tomber  dans  ce  que  Fénclou 
appelle  «  une  amitié  faible.  » 


LIVfΠ DIX  SEPTIEME. 


39! 


Mentor  lui  dilaussitôt  :  «Vous  vous  (rompez, mon  cher  Télé* 
maque;  vous  êtes  né  comme  les  enfants  des  rois  nourris  dans 
la  pourpre1,  qui  veulent  que  tout  se  fasse  à  leur  mode,  et  que 
toute  la  nature  obéisse  à  leurs  volontés2,  mais  qui  n'ont  la 
la  force  de  résister  à  personne  en  face.  Ce  n'est  pas  qu'ils  se  sou- 
cient des  honimes,  ni  qu'ils  craignent  par  bonté  de  les  affliger; 
mais  c'est  que,  pour  leur  propre  commodité,  ils  ne  veulent 
point  voir  autour  d'eux  des  visages  tristes  et  mécontents.  Les 
peines  et  les  misères  des  hommes  ne  les  touchent  point,  pourvu 
qu'elles  ne  soient  pas  sous  leurs  yeux;  s'ils  en  entendent  par- 
ler, ce  discours  les  importune  et  les  attriste.  Pour  leur  plaire, 
il  faut  toujours  dire  que  tout  va  bien:  et  pendant  qu'ils  sont 
dans  leurs  plaisirs,  ils  ne  veulent  rien  voir  ni  entendre  qui 
puisse  interrompre  leurs  joies3.  Faut-il  reprendre,  corriger, 
détromper  quelqu'un,  résister  aux  prétentions  et  aux  passions 
injustes  d'un  homme  importun,  ils  en  donneront  toujours 
la  commission  à  quelque  autre  personne  :  plulôt  que  de  par- 
ier eux-mêmes  avec  une  douce  fermeté  dans  ces  occa- 
sions, ils  se  laisseraient  plutôt  arracher  les  grâces  les  plus 
injustes;  ils  gâteraient  leurs  affaires  les  plus  importantes, 
faute  de  savoir  décider  contre  le  sentiment  de  ceux  aux- 
qtiol<!  ils  ont  affaire  tous  les  jours.  Cette  faiblesse,  qu'on 
sel  en  eux,  fait  que  chacun  ne  songe  qu'à  s'en  prévaloir:  on 
les  presse,  on  les  importune,  on  les  accable,  et  on  réussit 
en  les  accablant.  D'abord  on  les  flatte  et  on  les  encense  pour 
s'insinuer;  mais  dés  qu'on  est  dans  leur  confiance,  et  qu'on 
est  auprès  d'eux  dans  des  emplois4  de  quelque  autorité,  on 
les  mène  loin,  on  leur  impose  le  joug:  ils  en  gémissent,  ils 
veulent  sou\ent  le  secouer;  mais  ils  le  portent  toute  leur  vie. 
Ils  sont  jaloux  de  ne  paraître  point  gouvernés,  ils  le  sont  tou- 
jours; ils  ne  peuvent  même  se  passer  de  l'être;  car  ils  sont 
semblables  à  ces  faibles  tiges  de  vigne,  qui,  n'ayant  par  elles- 
mêmes  aucun  soutien,  rampent  toujours  autour  du  tronc  de 
quelque  grand  arbre5.  Je  ne  souffrirai  point,  ô  Télémaque, 
que  vous  tombiez  dans  ce  défaut,  qui  rend  un  homme  imbé- 


1 .  «  Nourris,  •  a  ici  le  sens  d'élevés. 

2.  Ironie  sur  la  puissance  courte  des 
rois,  si  prompte  à  se  briser  contre  l'im- 
possible. 

3.  Remarque  profonde  sur  l'ennui  que 
les  hommes  éprouvent  au  spectacle  des 
douleurs  d'autrui. 

4.  «  Emplois,  »  charges,  fonctions  lm 
portantes. 


Dans  les  emplois   de  Mars  servant  la   répu- 
blique. 
(La  Fontaine,  1.  XII,  fab.  vin.) 

5.  L'auteur  montre  ici  comment  ceux 
qui  ayant  autorite  ne  savent  pas  agir 
avec  décision,  avec  fermeté,  aller  de 
front  contre  les  obstacles,  résister  aux 
influences  de  cour,  sont  toujours  gouver- 
nés, comme  la  vigne  rampe  si  elle  n'a 
pas  quelque  arbre  pour  soutien. 


392 


TELEMAQUE. 


cile1  pour  le  gouvernement.  Vous  qui  Oies  tendre*  jusqu'à 
n'oser  parler  à  Idoménée,  vous  ne  serez  plus  touché  de  ses 
peines  dès  que  vous  serez  sorti  de  Salenle  ;  ce  n'est  point  sa 
douleur  qui  vous  attendrit,  c'est  sa  présence  qui  vous  embar- 
rasse8. Allez  parler  vous-même  à  Idoménée  ;  apprenez  en  cette 
occasion  à  être  tendre  et  ferme  tout  ensemble:  montrez-lui 
votre  douleur  de  le  quitter;  mais  montrez- lui  aussi  d'un  ton 
décisif*  la  nécessité  de  notre  départ.  » 

Télémaque  n'osait  ni  résister  à  Mentor,  ni  aller  trouver 
Idoménée;  il  était  honteux  de  sa  crainte,  et  n'avait  pas  le 
courage  de  la  surmonter:  il  hésitait;  il  faisait  deux  pas,  et 
revenait  incontinent  pour  alléguer  à  Mentor  quelque  nouvelle 
raison  de  différer.  Mais  le  seul  regard  de  Mentor  lui  ôtait  la 
parole,  et  faisait  disparaître  tous  ses  beaux  prétextes5.  «  Est- 
»  ce  donc  là,  disait  Mentor  en  souriant,  ce  vainqueur  des  Dau- 
»  niens,  ce  libérateur  de  la  Grande  Hespérie,  ce  fils  du  sage 
»  Ulysse,  qui  doit  être  après  lui  l'oracle  de  la  Grèce6!  Il  n'ose 
»  dire  à  Idoménée  qu'il  ne  peut  plus  retarder  son  retour  dans 
»  sa  patrie,  pour  revoir  son  père  !  0  peuples  d'Ithaque,  combien 
»  serez-vous  malheureux  un  jour,  si  vous  avez  un  roi  que  la 
»  mauvaise  honte  domine  et  qui  sacrifie  les  plus  grands  inté- 
»  rets  à  ses  faiblesses  sur  les  plus  petites  choses!  Voyez,  Télé- 
o  maque,  quelle  différence  il  y  a  entre  la  valeur  dans  les  com- 
»  bats  et  le  courage  dans  les  affaires:  vous  n'avez  point  craint 
»  les  armes  d'Adraste,  et  vous  craignez  la  tristesse  d'Idoménée. 
»  Voilà  ce  qui  déshonore  les  princes  qui  ont  fait  les  plusgran- 
»  des  actions  :  après  avoir  paru  des  héros  dans  la  guerre,  ils  se 
»  montrent  les  derniers  des  hommes  clans  les  occasions  com- 
»  munes,  où  d'autres  se  soutiennent  avec  vigueur.  » 

Télémaque,  sentant  la  vérité  de  ces  paroles,  et  piqué  de  ce 
reproche,  partit  brusquement  sans  s'écouter  lui-même.  Mais 
à  peine  commença-t-il  à  paraître  dans  le  lieu  où  Idoménée 
était  assis,  les  yeux  baissés,  languissant  et  abattu  de  tristesse, 
qu'ils  se  craignirent  l'un  l'autre,  ils  n'osaient  se  regarder;  ils 
s'entendaient  sans  se  rien  dire,  et  chacun  craignait  que  l'autre 


i.  «  Imbécile;  »  dans  le  sens  étymo- 
logique, imbecillus,  sine  baculo,  faible, 
Sans  force,  à  qui  manque  le  bâton  pour 
se  soutenir. 

2.  «  Tendre,  »  délicat,  timide. 

3.  On  est  si  porté  à  se  payer  de  raisons 
bonnes  en  apparence,  mais  fausses  dans 
l'application,  pour  se  dispenser  de  quel- 
que devoir  pénible! 

4.  «  Décisif,  »  tranchant  (de  cœdere, 
couper). 


5.  •  Prétexte,  »  un  mot  excellent  par 
sou  étymologie  ;  sorte  de  tissu  que  l'on 
met  devant  soi  pour  se  dispenser  de 
passer  outre  et  d'aller  où  il  faudrait 
(prœ  texere) . 

6.  t  L'oracle  de  la  Grèce;  •  ces  mots 
forment  à  la  fois  une  hyperbole  et  une 
ellipse  fort  en  usage;  celui  qui  dit  tou- 
jours la  vérité,  que  l'on  consulte  comme 
vm  oracle. 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME. 


393 


ne  rompît  le  silence  :  ils  se  mirent  tous  deux  à  pleurer.  Enfin 
Idoménée,  pressé  d'un  excès  de  douleur,  s'écria:  «  A  quoi  sert 
»  de  rechercher  la  vertu,  si  elle  récompense  si  mal  ceux  qui 
»  l'aiment?  Après  m'avoir  montré  ma  faiblesse,  on  m'aban- 
»  donne!  hé  bien!  je  vais  retomber  dans  tous  mes  malheurs: 
»  qu'on  ne  me  parle  plus  de  bien  gouverner;  non, je  ne  puis 
»  le  faire;  je  suis  las  des  hommes  !  Où  voulez-vous  aller,  Téléma- 
*  que?  Votre  père  n'est  plus;  vous  le  cherchez  inutilement. 
»  Ithaque  est  en  proie  à  vos  ennemis;  ils  vous  feront  périr,  si 
»  vous  y  retournez.  Demeurez  ici;  vous  serez  mon  gendre  et 
»  mon  héritier;  vous  régnerez  après  moi.  Pendant  ma  vie 
»  même,  vous  aurez  ici  un  pouvoir  absolu;  ma  confiance  en 
»  vous  sera  sans  bornes.  Que  si  vous  êtes  insensible  à  tous 
»  ces  avantages,  du  moins  laissez-moi  Mentor,  qui  est  toute 
»  ma  ressource. Parlez;  répondez-moi:  n'endurcissez  pas  votre 
»  cœur;  ayez  pitié  du  plus  malheureux  de  tous  les  hommes. 
»  Quoi!  vous  ne  dites  rien!  Ah!  je  comprends  combien  les 
»  dieux  me  sont  cruels1;  je  le  sens  encore  plus  rigoureusement 
»  qu'en  Crète,  lorsque  je  perçai  mon  propre  fils.» 

Enfin  Téléinaque  lui  répondit  d'une  voix  troublée  et  timide: 
«  Je  ne  suis  point  à  moi;  les  Destinées  me  rappellent  dans  ma 
»  patrie.  Mentor,  qui  a  la  sagesse  des  dieux,  m'ordonne  en 
»  leur  nom  de  partir.  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  Henon- 
»  cerai-je  à  mon  père,  à  ma  mère,  à  ma  patrie,  qui  me  doit 
»  être  encore  plus  chère  qu'eux?  Étant  né  pour  être  roi, 
»  je  ne  suis  pas  destiné  à  une  vie  douce  et  tranquille,  ni 
»  à  suivre  mes  inclinations2.  Votre  royaume  est  plus  riche 
»  et  plus  puissant  que  celui  de  mon  père  ;  mais  je  dois  préfé- 
»  rer  ce  que  les  dieux  me  destinent,  à  ce  que  vous  avez  la 
»  bonté  de  m'ofiïir.  Je  me  croirais  heureux  si  j'avais  An- 
»  tiope  pour  épouse,  sans  espérance  de  votre  royaume 3;  mais, 
»  pour  m'en  rendre  digne,  il  faut  que  j'aille  où  mes  de- 
»  voira  m'appellent,  et  que  ce  soit  mon  père  qui  vous  la  de- 
»  mande  pour  moi.  Ne  m'avez-vous  pas  promis  de  me  ren- 
»  voyer  à  Ithaque?  N'est-ce  pas  sur  cette  promesse  que 
»  j'ai  combattu  pour  vous  contre  Adraste  avec  les  alliés  4?  Il 


1.  De  vaniteuxqu'il  était,  Idi  menée  est 
devenu  humble.  Il  se  sent  incapable  de 
gouverner,  même  après  la  visite  de  Men- 
tor, si  les  conseils  de  ce  sage  viennent 
à  lui  manquer. 

2.  Le  contraire  de  ce  que  croit  la 
f'>ule,  qui  répète  si  volontiers  le  dicton: 
Heureux  comme  un  roi. 

3.  «Sans  espéiance  de  votre  royau- 
me, >  ellipse  :  quand  même  je  n'aurais 


pas  l'espérance  de  posséder  un  jour  votre 
royaume  comme  votre  héritier.  L'idée 
d'espérance  jointe  à  celle  d'hériter,  a 
quelque  chose  de  fâcheux;  Télémeque 
abrège  d'une  façon  très-heureuse  l'ex- 
pression de  sa  pen-ée. 

4.  Idoménée  n'a  rien  à  répliquer. 
C'est  une  dette  qu'il  a  contractée.  Pour 
prix  des  services  rendus  par  Téléinaque, 
il  doit  le  renvoyer  dans  son  ile. 

17 


334 


TÉLÉMAQUE. 


»  est  temps  que  je  songe  à  réparer  mes  malheurs  domestiques. 
»  Les  dieux,  qui  m'ont  donné  à  Mentor,  ont  aussi  donné  Mcn- 
»  tor  au  fils  d'Ulysse  pour  lui  faire  remplir  ses  destinées. 
»  Voulez-vous  que  je  perde  Mentor,  après  avoir  perdu  tout 
»  le  reste?  Je  n'ai  plus  ni  biens,  ni  retraite,  ni  père,  ni  mère, 
»>  ni  patrie  assurée;  il  ne  me  reste  qu'un  homme  sage  et  ver- 
»  tueux,  qui  est  le  plus  précieux  don  de  Jupiter:  jugez  vous- 
a  même  si  je  puis  y  renoncer,  et  consentir  qu'il  m'abandonne. 
»  Non,  je  mourrais  plutôt.  Arrachez-moi  la  vie1;  la  vie  n'est 
»  rien;  mais  ne  m'arrachez  pas  Mentor.  » 

A  mesure  que  Télémaque  parlait,  sa  voix  devenait  plus 
forte,  et  sa  timidité  disparaissait.  Idoménéenesavait  que  repon- 
dre et  ne  pouvait  demeurer  d'accord  de  ce  que  le  fils  d'Ulysse 
lui  disait.  Lorsqu'il  ne  pouvait  plus  parler,  du  moins  il  tâchait, 
par  ses  regards  et  par  ses  gestes,  de  faire  pitié2.  Dans  ce  mo- 
ment, il  vit  paraître  Mentor,  qui  lui  dit  ces  graves  paroles: 

«  Ne  vous  affligez  point  :  nous  vous  quittons  ;  mais  la  Sagesse, 
»  qui  préside  aux  conseils  des  dieux,  demeurera  sur  vous: 
»  croyez  seulement  que  vous  êtes  trop  heureux  que  Jupiter 
»  nous  ait  envoyés  ici  pour  sauver  votre  royaume,  et  pour 
»  vous  ramener  de  vos  égarements8.  Philoclcs,  que  nous  vous 
»  avons  rendu,  vous  servira  fidèlement:  la  crainte  des  dieux,  le 
»  goût  de  la  vertu,  l'amour  des  peuples,  la  compassion  pour 
»  les  misérables,  seront  toujours  dans  son  cœur.  Écoutez-le, 
»  servez  vous  de  lui  avec  confiance  et  sans  jalousie.  Le  plus 
»  grand  service  que  vous  puissiez  en  tirer  est  de  l'obliger  à 
»  vous  dire  tous  vos  défauts  sans  adoucissement.  Voilà  en  quoi 
»  consiste  le  plus  grand  courage  d'un  bon  roi,  que*  de  cher- 
»  cher  de  vrais  amis  qui  lui  fassent  remarquer  ses  fautes. 
»  Pourvu  que  vous  ayez  ce  courage,  notre  abseni-e  ne  vous 
»  nuira  point,  et  vous  vivrez  heureux:  mais  si  la  flatterie,  qui 
;>  se  glisse  comme  un  serpent,  retrouve  un  chemin  jusqu'à  votre 
»  cœur,  pour  vous  mettre  en  défiance  contre  les  conseils  désin- 
»  téressés,  vous  êtes  perdu5.  Ne  vous  laissez  point  abattre  mol- 


1.  Le  sentiment  est  bon  et  bien  ex- 
primé; seulement  l'expression  devient 
exagérée  dans  cette  antithèse,  qui  n'est 
pas  sans  affectation  :  «  Arrachez-moi 
la  vie,  mais  ne  m'arrachez  pas  Mentor.  » 
Personne  ne  pense  à  lui  arracher  la 
■vie. 

2.  «  De  faire  pitié.  »  Cette  locution 
ne  se  prendrait  plus  qu'en  mauvaise 
part;  faire  pitié,  emporte  quelque  idée 
de  mépris;  ici,  ces  mots  signifient  :  ex- 
citer la  compassion. 


3.  Mentor  parle  à  Moménée  avec  in- 
dulgence, avec  douceur;  la  sagesse  di- 
vine est  patiente,  elle  encourage  le  cœur 
faible. 

4.  i  Que  de  chercher  de  vrais  amis.  » 
On  n'emploierait  plus  ce  tour  pénible. 
Une  telle  phrase  serait  réputée  incor- 
recte. 

b.  C'était  le  grand  défaut  et  aussi  le 
grand  péril  d'idoménée;  sur  ce  point 
aussi  portent  les  dernières  recommanda- 
tions de  Mentor. 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME.  395 

»  lement1  à  la  douleur;  mais  efforcez  vous  de  suivre  la  vertu. 
»  J'ai  dit  à  Philoclôs  tout  ce  qu'il  doit  faire  pour  vous  soulager, 
»  et  pour  n'abuser  jamais  de  votre   confiance;  je    puis   vous 
»  répondre  de  lui  :  les  dieux  vous  l'ont    donné    comme  ils 
»  m'ont  donné  à  Télémaqire.   Chacun  doit  suivre  courageuse- 
»  ment  sa  destinée;  il  est  inutile  de  s'affliger.  Si  jamais  vous 
»  aviez  besoin  de  mon  secours,  après  que  j'aurai  rendu  Télc- 
maque  à  son  père  et  à  son  pays,  je  reviendrais  vous  voir.  Que 
pourrais-je  faire  qui  me  donnât  un  plaisir  plus  sensible?  je  ne 
cherche  ni  bien  ni  autorité  sur  la  terre  ;  je  neveux  qu'aider 
»  ceux  qui  cherchent  la  justice  et  la  vertu. Pourrais-je  oublier 
jamais  la  confiance  et  l'amitié  que  vous  m'avez  témoignées?)) 
A  ces  mots,  Idoir.énée    fut  tout  à  coup  changé  ;   il  sentit 
son  cœur  apaisé,  comme  Neptune,  de  son  trident,  apaise  les 
flots  en  courroux  et  les   plus  noires  tempêtes:  il  restait  seu- 
lement en  lui  une  douleur  douce  et  paisible  8;  c'était  plutôt 
une  tristesse  et  un  sentiment  tendre,    qu'une   vive  douleur. 
Le  courage,  la  confiance,  la  vertu,  l'espérance  du  secours  des 
dieux,  commencèrent  à  renaître  au  dedans  de  lui. 

«  Hé  bien!  dit  il,  mon  cher  Mentor,  il  faut  donc  tout  per- 
»  dre,  et  ne  se  point  décourager!  Du  moins  souvenez-vous 
»  d'Idoménée  quand  vous  serez  arrivés  à  Ithaque,  où  votre 
»  sagesse  vous  comblera  de  prospérités.  N'oubliez  pas  que 
»  Salente  fut  votre  ouvrage,  et  que  vous  y  avez  laissé  un  roi 
»  malheureux3  qui  n'espère  qu'en  vous.  Allez,  digne  fils  d'U- 
»  lysse,  je  ne  vous  retiens  plus;  je  n'ai  garde  de  résister  aux 
»  dieux,  qui  m'avaient  prêté  un  si  grand  trésor.  Allez  aussi, 
»  Mentor,  le  plus  grand  et  le  plus  sage  de  tous  les  hommes 
»  (si  toutefois  l'humanité  peut  faire  ce  que  j'ai  vu  en  vous,  et 
»  si  vous  n'êtes  point  une  divinité  sous  une  forme  empruntée 
»  pour  instruire  les  hommes  faibles  et  ignorants)  *,  allez  con- 
»  duire  le  fils  d'Ulysse,  plus  heureux  de  vous  avoir  que  d'être 
»  le  vainqueur  d'Adraste.  Allez  tous  deux  :  je  n'ose  plus  par- 
»  1er  ;  pardonnez  mes  soupirs.  Allez,  vivez,  soyez  heureux 
»  ensemble  ;  il  ne  me  reste  plus  rien  au  monde,  que  le  sou- 
»  venir  de  vous  avoir  possédés  ici.  0  beaux  jours!  trop  heu- 


1.  C'est  toujours  la  parole  divine  qui 
se  fait  entendre  ;  de  là  cette  autorité 
dans  le  langasre  prêté  à  Mentor. 

2.  «Une  douleur  douce;  »  alliance  de 
mots  qui  se  comprend  très-bien.  Le 
cœur  resigne  ne  perd  pas  sa  douleur, 
mais  il  la  sent  s'adoucir,  et  il  est,  comme 


3.  Ce  qui  intéresse  dans  Idoménée, 
c'est  la  parfaite  conscience  qu'il  a  de 
son  impuissance  sans  le  secours  de  la  sa- 
gesse d'autrui. 

4.  Idoménée,  au  sentiment  qu'il 
éprouve,    commence    à   pressentir   que 


dit  Bossuet,  «  doux  »  envers  elle,  aussi     Mentor  pourrait    bien  être  une  divinité 
bien  qu'envers  «  la  mort.  »  |  cachée 


390 


TÉLÉMAUUE. 


»  reux  jours  !  jours  dont  je  n'ai  pas  assez  connu  le  prix  !  jours 
»  trop  rapidement  écoulés!  vous  ne  reviendrez  jamais  !  jamais 
»  mes  yeux  ne  reverront  ce  qu'ils  voient  !  » 

.Mentor  prit  ce  moment  pour  le  départ:  il  embrassa  Philo- 
clès,  qui  l'arrosa  de  ses  larmes  sans  pouvoir  parler.  Téléma- 
que-  voulut  prendre  Mentor  par  la  main  pour  le  tirer  de  celle 
d'idoménée;  mais  Idoménée,  prenant  le  chemin  du  port,  se 
mit  entre  Mentor  et  Télémaque  :  il  les  regardait  ;  il  gémissait; 
il  commençait  des  paroles  entrecoupées,  et  n'en  pouvait  ache- 
ver aucune  l. 

Cependant  on  entend  des  cris  confus  sur  le  rivage  couvert 
de  matelots  :  on  tend  les  cordages;  le  vent  favorable  se  lève. 
Télémaque  et  Mentor,  les  larmes  aux  yeux,  prennent  congé 
du  roi.  qui  les  tient  longtemps  serrés  entre  ses  bras,  et  qui  les 
suit  des  yeux  aussi  loin  qu'il  le  peut5. 

Observations  sur  le  dix-septième  livre.  —  Ce  livre  appartient  tout 
entier  à  la  morale  et  à  la  politique.  Les  événements  épiques  ont  pris 
fin;  mais  Télémaque,  qui  a  fait  ses  preuves  de  courage  et  d'habileté 
militaires,  qui  s'est  corrigé  par  l'expérience  et  par  ses  fautes  mêmes,  a 
encore  à  apprendre.  Loin  de  s'enorgueillir  de  ses  succès,  il  doit  tout 
rapporter  à  une  sagesse  supérieure  à  la  sienne,  et,  malgré  ses  progrès 
dans  le  bien, le  jeune  chef  est  loin  de  réaliser  l'idéal  de  la  vertu.  Revenu 
à  Salente,  où  il  retrouve  Mentor,  il  reçoit  des  conseils  qui  achèveront 
de  faire  de  lui  un  homme  accompli. 

La  partie  la  plus  intéressante  de  ce  livre  est  l'épisode  d'Antiope.  Il 
est  traité  avec  une  grâce  charmante  et  un  art  plein  de  réserve  et  de 
simplicité  :  on  reconnaît,  dans  ces  pages,  l'auteur  du  livre  sur  V Édu- 
cation des  filles.  Le  sujet  de  cet  épisode  est  fort  simple.  L'auteur  qui, 
au  début  du  poëme,  avait  représenté  Télémaque  agité  par  les  passions, 
le  montre  ici  formant  un  engagement  vertueux  avec  une  jeune  fille  qui, 
selon  ce  que  l'on  peut  supposer,  deviendra  son  épouse.  Télémaque  ne 
subordonne  pas  son  devoir  à  son  affection  ;  il  quitte  la  maison  d'ido- 
ménée pour  retourner  à  Ithaque,  où  il  retrouvera  sa  mère,  et  peut-être 
lui  sera-t-il  donné  de  revoir  Ulysse.  Mais  quel  chef-d'œuvre  que  ce 
portrait  d'Antiope!  quelle  délicatesse  et  quel  naturel  en  même  temps 
dans  les  comparaisons  !  «  Lé  cœur  d'idoménée  se  repose  sur  elle  comme 
un  voyageur,  abattu  par  les  ardeurs  du  soleil,  se  repose  à  l'ombre, sur 
l'herbe  tendre.  «C'est  que  Fénelon,  comme  Homère,  excelle  danslacom- 


1,. .   Sic    memorans  ,   humeros    dextrasque 
[lenebat 

Amborum,    et    ïultum   lacrjmis  atque    ora 
[rigabat. 

(Virg.,  J&n.,  1.    IX,  v.  249.) 

«  En  parlant  ainsi,  il  leur  serrait  les 

•  mains,  les  pressait    but  son  cœur,  et 

•  baignait  leur  \isage  de  ses  larmes.  » 


2.  Dum  licet,    insequitur  fugientem   lumine 
[pinum. 

(Ovid.,  Met.,  1.  xi,  v.  469.) 

*  Tant  qu'il  le  peut,  il  suit  de  ses  regards 
»  le  vaisseau  fuyant  sur  les  ondes.  » 


LIVRE  DIX-SEPTIÈME.  391 

paraison  ;  toutefois  ses  figures  ont  quelque  chose  de  plus  doux,  de  moins 
grand, de  moins  saisissant  que  celles  du  poète  grec. Cependant,  ajoutons- 
le,  il  conserve  toujours  cette  aimable  simplicité  qui,  à  chaque  pago, 
•rappelle  au  lecteur  les  beautés  d'Homère,  et  qui  faisait  dire  à  Boileau, 
à  propos  du  Télémaqw  :  «  Il  y  a  de  l'agrément  dans  ce  livre,  et  uoe 
»  imitation  de  l'Odyssée  que  j'approuve  fort.  L'avidité  avec  laquelle  on 
»  le  lit  fait  bien  voir  que  si  on  traduisait  Homère  en  beaux  mots,  il 
»  ferait  l'effet  qu'il  doit  faire  et  qu'il  a  toujours  fait.  »  (Lettre  à  Bros- 
sette.)  Et  à  propos  de  ce  jugement  de  Boileau,  Sainte-Beuve  ajoute  : 
m  Fénelon  (qui  en  douterait?)  eût  excellé  en  elfet,  comme  Amyot,  à 
»  traduire  Homère,  aux  endroits  surtout  reposés  et  pacifiques,  Homère 
»  moins  le  feu  et  le  torrent.  » 

Quant  à  la  politique,  Mentor  achève  d'instruire  Idoménée.  Ses 
longs  entretiens,  ses  discours  se  répandent  comme  un  fleuve  bienfai- 
sant ;  il  s'épanche  sans  déborder.  Il  dit  les  choses  les  plus  érevées  sur 
la  tyrannie,  sur  le  luxe,  sur  la  juste  liberté,  sur  la  fraternité  qui  doit 
unir  les  hommes,  les  peuples,  les  familles,  et  sur  les  droits  des  na- 
tions, droits  qui  doivent  être  reconnus  et  respectes  par  les  rois. 

Un  roi,  au  dire  de  Fénelon,  n'a  pas  le  droit  de  se  constituer  juge  dans 
sa  propre  cause,  soit,  par  exemple,  dans  ses  différends  avec  un  autre 
peuple.  Il  doit  convenir  de  quelque  arbitre,  de  quelque  médiateur 
amiable  pour  terminer  les  contestations,  et  ainsi  conserver  la  paix.  Il 
est  même  intéressant  de  rapprocher  de  cette  page  sur  les  devoirs  des 
rois,  écrite  par  Fénelon,  les  lignes  suivantes  de  Montesquieu  : 

«  Les  magistrats  doivent  rendre  la  justice  decitoyen  à  citoyen  :  cha- 
»  que  peuple  la  doit  rendre  lui-même  de  lui  à  un  autre  peuple.  Dans 
»  cette  seconde  distribution  de  justice,  on  ne  peut  employer  d'autres 
»  maximes  que  dans  la  première. 

»  De  peuple  à  peuple,  il  est  rarement  besoin  de  tiers  pour  juger, 
»  parce  que  les  sujets  de  dispute  sont  toujours  clairs  et  faciles  à  termi- 
»  ner.  Les  intérêts  de  deux  nations  sont  ordinairement  si  séparés,  qu'il 
»  ne  faut  qu'aimer  la  justice  pour  la  trouver:  on  ne  peut  guère  se 
»  prévenir  dans  sa  propre  cause. 

»  Il  n'y  a  que  deux  sortes  de  guerres  justes  :  les  unes  qui  se  font  pour 
»  repousser  un  ennemi  qui  attaque,  les  autres  pour  secourir  un  allié 

•  qui  est  attaqué.  » 

Ce  que  Fénelon  redoute  surtout  pour  les  rois  (et  ceci  est  très-remar- 
quable), c'est  précisément  ce  que  les  princes  sontle  plusportés  à  envier, 
c'est-à-dire  l'autorité  absolue.  L'archevêque  de  Cambrai  parle  toujours 
à  son  élève  de  «  règles  certaines,  »  de  «  maximes  de  gouvernement,  » 
d'un  p.euple  qui  souffre,  et  non  d'esclaves  et  de  flatteurs.  Il  s'exprimait 
d'ailleurs,  dans  ses  Dialogues  des  morts,  avec  la  même  énergie,  contre 
les  princes  qui  tentent  de  se  mettre  au-dessus  des  lois  :  «  Lorsque  les 
»  rois,  dit-il,  sont  encensés  comme  des  idoles,  ils  ne  sauraient  être 
»  honnêtes  gens,  ni  connaître  la  vérité;  l'humanité  ne  peut  soutenir 
»  avec  modération  une  puissance  aussi  désordonnée  que  la  leur.  Ils 
»  s'imaginent  que  tout  est  fait  pour  eux;  ils  se  jouent  du   bien,  de 

•  l'honneur  et  de  la  vie  des  autres  hommes.  Bien  ne  marque  tant  de 
»  barbarie  dans  une  nation  que  cette  forme  de  gouvernement  :  car  il 


398  TÉLÉMAQUE. 

»  n'y  a  plus  de  lois;  et  la  volonté  d'un  seul  homme,  dont  on  flatte 
*  toutes  les  passions,  est  la  loi  unique.  » 

Enfin  Fénelon  blâme,  clans  ce  XVIIe  livre,  le  luxe  et  les  superbes  bâ- 
timents,les  dépenses  fastueuses  et  improductives  qui  servent  à  enrichir 
quelques-uns  aux  dépens  du  plus  grand  nombre.  Cette  recommandation 
de  Mentor  à  son  élève  parut,  aux  contemporains  de  Fénelon,  être  une 
amère  critique  du  gouvernement  de  Louis  XIV.  Ne  prétendait-on  pas 
que  le  roi  avait  coutume  de  répondre  aux  observations  de  Colbert  par 
ces  mots  :  «  Un  prince  fait  l'aumône  emdépensant  beaucoup...»  Aussi, 
à  l'apparition  du  Té/émaque,\e  public  s'empressa  de  voir  Louis  XIV  dans 
cet  Idoménée  qui  «  établissait  le. luxe  dans  Salente  et  y  oubliait  le  né- 
cessaire, »  et,  dit  Voltaire,  les  étrangers,  à' leur  tour,  se  firent  une  joie 
de  reconnaître  le  roi  dans  ce  même  Idoménée  dont  la  hauteur  révolte 
tous  ses  voisins.  En  vain  Fénelon  objecta  «  qu'il  avait  composé  le  Télé- 
maque  dans  un  temps  où  il  était  charmé  des  marques  de  bonté  et  de 
confiance  dont  le  roi  le  comblait,  »  il  ne  fut  pas  écouté.  Quant  à  nous, 
il  ne  nous  est  pas  possible  de  voir  une  satire  dans  un  livre  fait  pour 
enseigner  la-vertu.  La  politique  du  Té/émaque  ne  diffère  pas  des  maxi- 
mes que  contiennent  les  autres  ouvrages  de  Fénelon.  On  a  pu  en  juger 
par  les  passages  nombreux  que  nous  avons  cités,  au  cours  de  ce  vo- 
lume, et  qui  sont  extraits  des  Dialogues  des  morts.  Nous  devons  donc 
croire  Fénelon  lorsqu'il  dit  lui-même  de  son  livre  :  «  Il  est  vrai  que  j'ai 
mis  dans  ces  aventures  toutes  les  vérités  nécessaires  pour  le  gouverne- 
ment, et  tous  les  défauts  qu'on  peut  avoir  dansla  puissance  souveraine; 
mais  je  n'en  ai  marqué  aucun  avec  une  affectation  qui  tende  à  aucun 
portrait  ni  caractère.  Plus  on  lira  cet  ouvrage,  plus  on  verra  que  j'ai 
voulu  tout  dire,  sans  peindre  personne  de  suite.  Je  n'ai  songé  qu'à  ins- 
truire M.  !e  duc  de  Bourgogne  en  l'amusant.  {Manuscrits.)  » 


LIVRE  DIX-HUITIÈME. 


399 


LIVRE  DIX-HUITIEME. 


Sommaire.  —  I.  Pendant  la  navigation,  Télémaque  et  Mentor  s'entre- 
tiennent sur  les  principes  d'u-n  sage  gouvernement;  Mentor  enseigne 
comment  il  faut  connaître  les  hommes,  les  chercher  et  employer 
leurs  talents  dans  l'intérêt  de  l'État.  —  II.  Obligés  de  relâcher 
dans  une  île,  Télémaque  rencontre  un  étranger  auquel  il  parle  sans 
le  connaître;  c'est  Ulysse,  qui  touche,  lui  aussi,  à  la  fin  de  ses  aven- 
tures. Après  l'avoir  vu  s'embarquer,  Télémaque  ressent  un  trouble 
secret  et  qu'il  ne  peut  s'expliquer.  —  Mentor  lui  fait  connaître  la 
vérité  ;  c'est  à  Ulysse  lui-même  que  Télémaque  a  parlé.  —  III.  Agi- 
tation de  Télémaque;  sa  patience  doit  être  encore  éprouvée,  et  son 
départ  retardé  par  un  sacrifice  à  Minerve.  Enfin  la  déesse,  si  long- 
temps cachée  sous  la  figure  de  Mentor,  reprend  sa  forme  divine  et 
se  fait  connaître  au  fils  d'Ulysse  ;  elle  lui  donne  ses  dernières  in- 
structions et  disparaît.  Télémaque  se  hâte  de  partir  et  arrive  à 
Ithaque,  où  il  retrouve  son  père  chez  le  fidèle  Eiimée. 

I.  Déjà  les  voiles  s'enflent,  on  lève  les  ancres  ;  la  terre  sem- 
ble s'enfuir.  Le  pilote  expérimenté  aperçoit  de  loin  la  monta- 
gne de  Leucate  *,  dont  la  tête  se  cache  dans  un  tourbillon  de 
frimas  glacés,  et  les  monts  Acrocérauniens  2,  qui  montrent 
encore  un  front  orgueilleux  au  ciel,  après  avoir  été  si  sou- 
vent écrasés  par  la  foudre. 

Pendant  cette  navigation,  Télémaque  disait  à  Mentor:  «Je 
crois  maintenant  concevoir  les  maximes  de  gouvernement 
que  vous  m'avez  expliquées.  D'abord  elles  me  paraissaient 
comme  un  songe;  mais  peu  à  peu  elles  se  démêlent  dans  mon 
esprit,  et  s'y  présentent  clairement;  comme  tous  les  objets 
paraissent  sombres  et  en  confusion,  le  matin,  aux  premières 
lueurs  de  l'aurore;  mais  ensuite  ils  semblent  sortir  comme 
d'un  chaos,  quand  la  lumière,  cmï  croît  insensiblement,  leur 
rend,  pour  ainsi  dire,  leurs  figures  et  leurs  couleurs  naturelles. 
Je  suis  très-persuadé  que  le  point  essentiel  du  gouvernement 
est  de  bien  discerner  les  différents  caractères  d'esprits,  pour 


I.  «  Leucate,  »  qu'on  appelle  aussi 
Leucade,  île  de  la  mer  Ionienne,  main- 
tenant Sainte-Maure.  Au  sud  de  l'île  se 
trouve  le  promontoire  oi^satit  de  Leu- 
cade,  dont  le  pied  est  hérissé  de  bri- 
sants ;  c'est  de  ce  lieu  que  se  précipita 
dans  la  mer  la  célèbre  Sapho  de  Myti- 
'"■le.  qui  fut  appelée  la  dixième  Muse. 


2.  On  appelait  ainsi  une  chaîne  de 
montagnes,  en  Épire,  environnée  d'é- 
cueils.  Horace  les  caractérise:  Infâmes 
scopuLos  Acroceraunia,  I.  I,  od.  111. 
Maintenant  les  moniagnesde  la  Chimère, 
en  Albanie.  Le  nom  de  ces  montagnes 
âxpoç  et  xipauvoî  indiquent  qu'elles  soûl 
élevées  et  exposées  à  la  foudre. 


400  TELEMAQUE. 

les  choisir  et  pour  les  appliquer  selon  leurs  talents  :  mais  il 
me  reste  à  savoir  comment  on  peut  se  connaître  en  hom- 
mes. » 

Alors  Mentor  lui  répondit  »  :  «  11  faut  étudier  les  hommes 
pour  les  connaître;  et,  pour  les  connaître,  il  en  faut  voir  sou- 
vent,  et  traiter  avec  eux.  Les  rois  doivent  converser  avec  leurs 
sujets,  les  faire  parler,  les  consulter,  les  éprouver  par  de  pe- 
tits emplois  dont  ils  leur  fassent  rendre  compte,  pour  voir 
s'ils  sont  capables  de  plus  hautes  fonctions.  Comment  est-ce, 
mon  cher  ïélémaque,  que  vous  ave^  appris,  à  Ithaque,  à  vous 
connaître  on  chevaux?  c'est  à  force  d'en  voir  et  de  remarquer 
leurs  défauts  et  leurs  perfections  avec  des  gens  expérimentés. 
Tout  de  même,  parlez  souvent  des  bonnes  et  des  mauvaises 
qualitésdes  hommes,  avec  d'autres  hommes  sages  et  vertueux 
qui  aient  longtemps  étudié  leurs  caractères;  vous  apprendrez 
insensiblement  comment  ils  sont  faits,  et  ce  qu'il  est  permis 
d'en  attendre.  Qu'est-ce  qui  vous  a  appris  à  connaître  les 
bons  et  les  mauvais  poêles?  c'est  la  fréquente  lecture,  et  la 
réflexion  avec  des  gens  qui  avaient  le  goût  de  la  poésie.  Qu'est- 
ce  qui  vous  a  acquis  du  discernement  sur  la  musique?  c'est 
la  môme  application  à  observer  les  divers  musiciens.  Comment 
peut-on  espérer  de  bien  gouverner  les  hommes,  si  on  ne  les 
connaît  pas?  et  comment  les  connaîtra-t-on,  si  on  ne  vit  ja- 
mais avec  eux  "2  ?  Ce  n'est  pas  vivre  avec  eux,  que  de  les  voir 
tous  en  public,  où  l'on  ne  dit  de  part  et  d'autre  que  des  cho- 
ses indifférente»  et  préparées  avec  art  :  il  est  question  de  les 
voir  en  particulier,  de  tirer  du  fond  de  leurs  cœurs  toutes 
les  ressources  secrètes  qui  y  sont,  de  les  lâter  de  tous  côtés,  de 
les  sonder  pour  découvrir  leurs  maximes.  Mais,  pour  bien  ju- 
ger des  hommes,  il  faut  commencer  par  savoir  ce  qu'ils  doi- 
vent être;  il  faut  savoir  ce  que  c'est  que  le  vrai  et  solide 
mérite,  pour  discerner  ceux  qui  en  ont  d'avec  ceux  qui  n'en 
ont  pas. 

»  On  ne  cesse  de  parler  de  vertu  et  de  mérite,  sans  savoir 
ce  que  c'est  précisément  que  le  mérile  et  la  vertu.  Ce  ne  sont 
que  de  beaux  noms,  que  des  termes  vagues,  pour  la  plupart 
des  hommes,  qui  se  l'ont  honneur  d'en  parlera  toute  heure. 
Il  faut  avoir  des  principes  certains  de  justice,   de  raison,  de 


(.  Daui  les  divers  épisode  B  relatifs  à    juger  de  tout<tgrandeur;  il  faut  connaître 
Idoménée,  l'auteur  n'a  pas   négligé  ce     le  but  de  la  vie  pour  savoir  si  les  hoiu- 
ratid  point  de  l'éducation  u'uu  prince,     " 
connaître  les  hommes.  » 
*•  Il  faut  s'être  fait  une  mesure  pour 


lUUUlcilcc,     lauicuL     ua     pas     ucji;,».     *-^        ic   wufc    uc    la    .t^     [^uw    aw.vi»    a.     «v  ^    M, 

grand  point  de  l'éducation  u'uu  prince,     mes   qu'on    rencontre  en  sont  plue   M 
»  connaître  les  hommes.  »  I  moins  éloignés. 


LIVRE  DIX-HUITIÈME. 


40! 


verlu,  pour  connaître  ceux  qui  sont  raisonnables  et  vertueux. 
Il  faut  savoir  les  maximes  d'un  bon  et  sage  gouvernement, 
pour  connaître  les  hommes  qui  ont  ces  maximes,  et  ceux  qui 
s'en  éloignent  par  une  fausse  subtilité.  En  un  mot,  pour  me- 
surer plusieurs  corps,  il  faut  avoir  une  mesure  fixe;  pour 
juger,  il  faut  tout  de  même  avoir  des  principes  constants  aux- 
quels tous  nos  jugements  se  réduisent.  Il  faut  savoir  précisé- 
ment quel  est  le  but  de  la  vie  humaine,  et  quelle  fin  on  doit 
se  proposer  en  gouvernant  les  hommes.  Ce  but  unique  et  es- 
sentiel est  de  ne  vouloir  jamais  l'autorité  et  la  grandeur  pour 
soi;  car  cette  recherche  ambitieuse  n'irait  qu'à  satisfaire  un 
orgueil  tyrannique  :  mais  on  doit  se  sacrifier,  dans  les  peines 
infinies  du  gouvernement,  pour  rendre  les  hommes  bons  et 
heureux.  Autrement  on  marche  à  tâtons  et  au  hasard  pendant 
toute  la  vie  :  on  va  comme  un  navire  en  pleine  mer,  qui  n'a 
point  de  pilote,  qui  ne  consulte  point  les  astres,  et  à  qui  toutes 
les  côtes  voisines  sont  inconnues;  il  ne  peut  faire  que  nau- 
frage *. 

»  Souvent  les  princes,  faute  de  savoir  en  quoi  consiste  la 
vraie  vertu,  ne  savent  point  ce  qu'ils  doivent  chercher  dans  les 
hommes.  La  vraie  vertu  a  pour  eux  quelque  chose  d'âpre;  elle 
leur  paraît  trop  austère  et  indépendante;  elle  les  effraye 
et  les  aigrit  :  ils  se  tournent  vers  la  flatterie.  Dès  lors  ils  ne 
peuvent  plus  trouver  ni  de  sincérité  ni  de  vertu;  dès  lors  ils 
courent  après  un  vain  fantôme  de  fausse  gloire,  qui  les  rend 
indignes  de  la  véritable.  Ils  s'accoutument  bientôt  à  croire  qu'il 
n'y  a  point  de  vraie  vertu  sur  la  terre;  car  les  bons  connaissent 
bien  les  méchants,  mais  les  méchants  ne  connaissent  point  les 
bons,  et  ne  peuvent  pas  croire  qu'il  y  en  ait.  De  tels  princes 
ne  savent  que  se  défier  de  tout  le  monde  également  :  ils  se  ca- 
chent; ils  se  renferment;  ils  sont  jaloux  sur  les  moindres 
choses,  ils  craignent  les  hommes,  et  se  font  craindre  d'eux.  Ils 
fuient  la  lumière;  ils  n'osent  paraître  dans  leur  naturel.  Quoi- 
qu'ils ne  veuillent  point  être  connus,  ils  ne  laissent  pas  de 
l'être;  car  la  curiosité  maligne  de  leurs  sujets  pénètre  et  de- 
vine tout.  Mais  ils  ne  connaissent  personne  :  les  gens  intéressés 
qui  les  obsèdent  sont  ravis  de  les  voir  inaccessibles2.  Un  roi 
inaccessible  aux  hommes  l'est  aussi  à  la  vérité  :  on  noircit  par 
d'infâmes  rapports,  et  on  écarte  de  lui  tout  ce  qui  pourrait  lui 


1.  Il  faudrait  dire:  «  il  ne  peut  que 
faire  naufrage.  » 

2.  Beaucoup  de  princes  ne  connaissent 
pas  les  hommes  qui  les  entourent,  parce 
que,  les  méprisant  tous,  ils  ne  prennent 


pas  la  peine  de  les  étudier;  cela  vient 
de  ce  que  ces  princes,  croyant  peu  à  la 
vertu  par  eux-mêmes,  ne  ïa  cherchent 
pas  dans  les  autres.  N'y  auriit-il  pas  là 
q'ielqie  exagération? 


402  TÉLÉMAQUE. 

ouvrir  les  yeux.  Ces  sortes  de  rois  passent  leur  vie  dans  une 
grandeur  sauvage  et  farouche;  ou,  craignant  sans  cesse  d'être 
trompés,  ils  le  sont  toujours  inévitablement,  et  méritent  de 
l'être.  Dès  qu'on  ne  parle  qu'à  un  petit  nombre  de  gens, 
on  s'engage  à  recevoir  toutes  leurs  passions  et  tous  leurs  pré- 
jugés :  les  bons  mômes  ont  leurs  défauts  et  leurs  préventions. 
De  plus,  on  est  à  la  merci  des  rapporteurs,  nation  basse  et  ma- 
ligne, qui  se  nourrit  de  venin,  qui  empoisonne  les  choses  inno- 
centes, qui  grossit  les  petites,  qui  invente  le  mal  plutôt  que  de 
cesser  de  nuire;  qui  se  joue,  pour  son  intérêt,  de  la  défiance 
et  de  l'indigne  curiosité  d'un  prince  faible  et  ombrageux1. 

»  Connaissez  donc,  ô  mon  cher  Télémaque,  connaissez  les 
hommes;  examinez-les,  faites- les  parler  les  uns  sur  les  autres; 
éprouvez-les  peu  à  peu;  ne  vous  livrez  à  aucun2.  Profitez  de 
vos  expériences,  lorsque  vous  aurez  été  trompé  dans  vos  juge- 
ments :  car  vous  serez  trompé  quelquefois;  et  les  méchants 
sont  trop  profonds  pour  ne  surprendre  pas  les  bons  par  leurs 
déguisements.  Apprenez  par  là  à  ne  juger  promptement  de 
personne  ni  en  bien  ni  en  mal;  l'un  et  l'autre  sont  très-dange- 
reux :  ainsi  vos  erreurs  passées  vous  instruiront  très-utilement. 
Quand  vous  aurez  trouvé  des  talents  et  de  la  vertu  dans  un 
homme,  servez-vous-en  avec  confiance  :  car  les  honnêtes  gens 
veulent  qu'on  sente  leur  droiture;  ils  aiment  mieux  de  l'estime 
et  de  la  confiance  que  des  trésors.  Mais  ne  les  gâtez  pas  en  leur 
donnant  un  pouvoir  sans  bornes  :  tel  eût  été  toujours  vertueux, 
qui  ne  l'est  plus,  parce  que  son  maître  lui  a  donné  trop  d'auto- 
torité  et  trop  de  richesses.  Quiconque  est  assez  aimé  des  dieux 
pour  trouver  dans  tout  un  royaume  deux  ou  trois  vrais  amis, 
d'une  sagesse  et  d'une  bonté  constantes,  trouve  bientôt  par  eux 
d'autres  personnes  qui  leur  ressemblent,  pour  remplir  les  pla- 
ces inférieures.  Par  les  bons  auxquels  on  se  confie,  on  apprend 
ce  qu'on  ne  peut  pas  discerner  par  soi-même  sur  les  autres 
sujets.  » 

«  Mais  faut-il,  disait  Télémaque,  se  servir  des  méchants  quand 
ils  sont  habiles,  comme  je  l'ai  ouï  dire  souvent?»— «On  est  sou- 
vent, répondait  Mentor,  dans  la  nécessité  de  s'en  servir.  Dans 
une  nation  agitée  et  en  désordre,  on  trouve  souvent  des  gens 


1.  Du  reste,  ce  point  de  vue  donne 
occasion  à  un  beau  développement  sur 
le  devoir  qu'ont  les  princes  d'être  affa- 
bles, accessibles  à  leurs  sujets,  et  sur- 
tout d'écarter  bieu  loin  t  la  nation  des 
rapporteurs,  des  délateurs,»  cette  peste 
qui  abonde  dans  les  cours,  où  elle  abuse 
de  c  la  curiosité  d'un  prince  ombra- 
geux. » 


2.  Féuélon  évite  toujours  l'excès,  et 
corrige  ce  qu'il  y  aurait  de  trop  absolu 
dans  ses  conclusions.  Soyez  accessible 
aux  hommes  afin  de  les  connaître,  mais 
aussi  «  ne  vous  livrez  à  aucun.  »  Excel- 
lent précepte;  c'est  dire  aux  prince»; 
n'ayex  pas  de  favorig. 


LIVRE  DIX-HUITIÈME.  403 

injustes  et  artificieux,  qui  sont  déjà  en  autorité;  ils  ont  des 
emplois  importants  qu'on  ne  peut  leur  ôter;  ils  ont  acquis  la 
confiance  de  certaines  personnes  puissantes  qu'on  a  besoin  de 
ménager  :  il  faut  les  ménager  eux-mêmes,  ces  hommes  scélé- 
rats, parce  qu'on  les  craint,  et  qu'ils  peuvent  tout  bouleverser. 
11  faut  bien  s'en  servir  pour  un  temps,  mais  il  faut  aussi  avoir 
en  vue  de  les  rendre  peu  à  peu  inutiles.  Pour  la  vraie  et  intime 
confiance,  gardez-vous  bien  de  la  leur  donner  jamais;  car  ils 
peuvent  en  abuser,  et  vous  tenir  ensuite  malgré  vous  par  votre 
secret,  chaîne  plus  difficile  à  rompre  que  toutes  les  chaînes  de 
fer.  Servez-vous  d'eux  pour  des  négociations  passagères  ;  trai- 
tez-les bien;  engagez-les  par  leurs  passions  mêmes  à  vous  être 
fidèles;  car  vous  ne  les  tiendrez  que  par  là  :  mais  ne  les  met- 
tez point  dans  vos  délibérations  les  plus  secrètes.  Ayez  toujours 
un  ressort  prêt  pour  les  remuer  à  \otre  gré;  mais  ne  leur  don- 
nez jamais  la  clef  de  votre  cœur  ni  de  vos  affaires.  Quand  votre 
État  devient  paisible,  réglé,  conduit  par  des  hommes  sages  et 
droits  dont  vous  êtes  sûr,  peu  à  peu  les  méchants,  dont  vous 
étiez  contraint  de  vous  servir,  deviennent  inutiles.  Alors  il  ne 
faut  pas  cesser  de  les  bien  traiter;  car  il  n  est  jamais  permis 
d'être  ingrat,  même  pour  les  méchants  ;  mais,  en  les  traitant 
bien,  il  faut  tâcher  de  les  rendre  bons  ;  il  est  nécessaire  de  to- 
lérer en  eux  certains  défauts  qu'on  pardonne  à  l'humanité  :  il 
faut  néanmoins  peu  à  peu  relever  l'autorité,  et  réprimer  les 
maux  qu'ils  feraient  ouvertement  si  on  les  laissait  faire.  Après 
tout,  c'est  un  mal  que  le  bien  se  fasse  par  les  méchants,  et, 
quoique  ce  mal  soit  souvent  inévitable,  il  faut  tendre  néanmoins 
peu  à  peu  à  le  faire  cesser.  Un  prince  sage,  qui  ne  veut  que  ie 
bon  ordre  et  la  justice,  parviendra,  avec  le  temps,  à  se  passer 
des  hommes  corrompus  et  trompeurs;  il  en  trouvera  assez  de 
bons  qui  auront  une  habileté  suffisante  J. 

Mais  ce  n'est  pas  assez  de  trouver  de  bons  sujets  dans  une 
nation,  il  est  nécessaire  d'en  former  de  nouveaux.  Ce  doit  être, 
répondit  Télémaque,  un  grand  embarras.  Point  du  tout,  reprit 
Mentor  :  l'application  que  vous  avez  à  chercher  des  hommes 
habiles  et  vertueux,  pour  les  élever,  excite  et  anime  tous  ceux 
qui  ont  du  talent  et  du  courage;  chacun  fait  des  efforts.  Com- 
bien y  a-t-il  d'hommes  qui  languissent  dans  une  oisiveté  obs- 
cure, et  qui  deviendraient  de  grands  hommes,  sil'émulation  et 
l'espérance  du  succès  les  animaient  au  travail  !  combien  y  a-t-il 


1.  Peut-on  admeitre  la  nécessité  pour  puissante,  ceux  qui  sont  ouvertement 
on  prince,  de  ménager,  ou  même  de  i  «  des  méchants,  des  hommes  scélé- 
maiiiteuir  dans  une  position   haute     et  Irai»?  » 


404 


TELEMAQUE. 


d'hommes  que  la  misère  et  l'impuissance  de  s'élever  par  la 
vertu  tentent1  de  s'élever  par  le  crime  !  Si  donc  vous  attachez 
les  récompenses  et  les  honneurs  au  génie  et  à  la  vertu,  com- 
bien de  sujets  se  formeront  d'eux-mêmes  !  Mais  combien  en  for- 
merez-vous  en  les  faisant  monter  de  degré  en  degré,  depuis  les 
derniers  emplois  jusques  aux  premiers!  Vous  exercerez  les  ta- 
lents; vous  éprouverez  l'étendue  de  l'esprit,  et  la  sincérité  de 
la  vertu.  Les  hommes  qui  parviendront  aux  plus  hautes  places 
auront  été  nourris  sous  vos  yeux  dans  les  inférieures.  Vous  les 
aurez  suivis  toute  leur  vie,  de  degré  en  degré;  vous  jugerez 
d'eux,  non  par  leurs  paroles,  mais  par  toute  la  suite  de  leurs 
actions2.  » 

11.  Pendant  que  Mentor  raisonnait  ainsi  avec  Télémaque,  ils 
aperçurent  un  vaisseau  phéacien  qui  avait  relâché  dans  une 
petite  île  déserte  et  sauvage  et  bordée  de  rochers  affreux.  En 
même  temps  les  vents  se  turent;  les  plus  doux  zéphyrs  même 
semblèrent  retenir  leurs  haleines;  toute  la  mer  devint  unie 
comme  une  glace  ;  les  voiles  abattues  ne  pouvaient  plus  animer 
le  vaisseau3; l'effort  des  rameurs,  déjà  fatigués,  était  inutile*: 
il  fallut  aborder  en  cette  île5,  qui  était  plutôt  un  écueil  qu'une 
terre  propre  à  être  habitée  par  des  hommes.  En  un  autre 
temps  moins  calme,  on  n'aurait  pu  y  aborder  sans  un  grand 
péril. 

Les  Phéaciens,  qui  attendaient  le  vent,  ne  paraissaient  pas 
moins  impatients  que  les  Salentins  de  continuer  leur  naviga- 
tion6. Télémaque  s'avance  vers  eux  sur  ces  rivages  escarpés. 
Aussitôt  il  demande  au  premier  homme  qu'il  rencontre,  s'il  n'a 
point  vu  Ulysse,  roi  d'Ithaque,  dans  la  maison  du  roi  Alcinoùs. 

Celui  auquel  il  s'était  adressé  par  hasard  n'était  pas  Phéa- 
cien: c'était  un  étranger  inconnu,  qui  avait  un  air  majestueux, 
mais  triste  et  abattu;  il  paraissait  rêveur,  et  à  peine  écouta- 
t-il  d'abord  la  question  de  Télémaque;  mais  enfin  il  lui  répon- 
dit :  «  Ulysse,  vous  ne  vous  trompez  pas,  a  été  reçu  chez  le  roi 


1.  t  Tentent;  »  donnent  la  tentation 
de;  engagent  à  s'élever. 

2.  Utiliser  tes  hommes  vertueux,  les 
encourager  ou  les  récompenser,  leur 
assurer  un  avancement  progressif,  de 
manière  qu'ils  n'arrivent  aux  hautes 
charges  qu'après  avoir  acquis  toute  l'ex- 
périence nécessaire. 

3.  Fénelon  revient  à  décrire;  il  peint 
le  calme  de  la  mer,  et  la  navigation  trop 
lente,  par  des  incises  courtes  et  multi- 
pliées. 


4.  Et  la  rame  mutila 
Fatiguait   vainement   una    mer   iiurao- 

Ibila. 
(Rac,  Iphig.,  act.  I,  se.  i.) 

5.  L'île  de  Phorcyne  {Od.,  1.  XIII). 

6.  L'auteur  veut  faire  coïncider  le  re- 
tour d'Ulysse  à  Ithaque  avec  celui  de 
son  fils.  On  sait  que,  dans  VOdyssée, 
Ulysse  reçoit  un  vaisseau  d'Alciuoiïs,  roi 
des  Phéaciens,  et  retourne  dans  sa  pa- 
trie sans  autre  accident  qui  interrompt 
•on  voyage. 


LIVRE  DIX-HUITIÈME. 


405 


»  Alcinoûs,  comme  en  un  lieu  où  l'on  craint  Jupiter,  et  où 
»  l'on  exerce  l'hospitalité;  mais  il  n'y  est  plus  et  vous  l'y  chcr- 
»  cheriez  inutilement  :  il  est  parti  pour  revoir  Ithaque,  si  les 
>  dieux  apaisés  souffrent  enfin  qu'il  puisse  jamais  saluer  ses 
»  dieux  pénates  .  » 

A  peine  cet   étranger  eut  prononcé  tristement  ces  paroles, 
qu'il  se  jeta  dans  un  petit  bois  épais  sur  le   haut  d'un  rocher, 
d'où  il  regardait  tristement  la  mer  l,   fuyant  les  hommes  qu'il 
voyait,  et  paraissant  affligé  de  ne  pouvoir  partir.  Télémaque 
le  regardait  fixement;  plus  il  le  regardait,  plus  il  était  ému  et 
étonné.  «  Cet  inconnu,  disait-il  à  Mentor,  m'a  répondu  comme 
»  an  homme  qui  écoute  à  peine  ce  qu'on  lui  dit,  et  qui  est 
»  plein  d'amertume.  Je  plains  les  malheureux  depuis  que  je  le 
»  suis;  et  je  sens  que  mon  cœur  s'intéresse  pour  cet  homme, 
»  sans  savoir  pourquoi.  Il  m'a  assez  mal  reçu:  à  peine  a-t-il 
»  daigné  m'écouter  et  me  répondre*  :je  ne  puis  cesser  néan- 
moins de  souhaiter  la  fin  de  ses  maux.  » 
Mentor,  souriant3, répondit  :  «  Voilà  a  quoi  servent  les  mal- 
heurs de  la  vie;  ils  rendent  les  princes  modérés  et  sensibles 
aux  peines  des  autres.  Quand  ils  n'ont  jamais  goûté  que  le 
doux   poison  des  prospérités,   ils  se  croient  des  dieux  ;  ils 
veulent  que  les  montagnes  s'aplanissent  pour  les   conten- 
ter *  ;  ils  comptent  pour  rien  les  hommes  ;  ils  veulent  se  jouer 
de  la  nature  entière.  Quand  ils  entendent  parler  de  souf- 
france, ils  ne  savent  ce  que  c'est;  c'est  un  songe  pour  eux; 
ils  n'ont  jamais  vu  la  distance  du  bien  et  du  mal.  L'infortune 
seule  peut  leur  donner  de  l'humanité5,  et  changer  leur  cœur 
de  rocher  en  un  cœur  humain  6  :  alors  ils  sentent  qu'ils  sont 
hommes,  et  qu'ils  doivent  ménager  les  autres  hommes  qui 
leur  ressemblent.   Si  un   inconnu   vous  fait   tant  de   pitié 
»  parce  qu'il  est,  comme  vous,  errant  sur  ce  rivage,  combien 
»  devrez-vous  avoir  plus  de  compassion  pour  le  peuple  d'Itha- 
»  que,  lorsque  vous  le  verrez  un  jour  souffrir,  ce  peuple  que 
»  les  dieux  vous  auront  confié  comme  on  confie  un  troupeau 


i.  Iïivtov  lit'  à-efi-ft-oy  Scpxiaxsio,  £àxpua 
[XtiSuv. 
'    (Hom.,  Od.,  I.  V,  v.  84.) 
»  Il  regardait  la  mer  immense  et  pleu- 
i  rait.  > 

Pontum  aspectabant  fientes. 

(\mc..,sEn.,  I.  V.  v.  615.) 
>     Elles  regardaient  la    mer  en    pleu- 
rant. » 

2.  Pourquoi  i  cette  amertume,  »  cette 
tristesse  sombre  du  courageux  Ulysse  à 
l'instant  où  tout  s'aplauit  devant  lui,  et 
où  il  doit  croire  qu'il  touche  au  terme  de 


ses  infortunes?  Ou  en  •voit  la  raison  plus 
loin. 

3.  Il  sourit,  parce  qu'il  sait  bien  quel 
est  cet  étranger. 

4.  Ils  veulent  l'impossible. 

5.  Forte  et  belle  expression. 

6.  Homo  sum  :  humani  nil  a  me  alie- 

[num  puto. 
(Térence,  Heautontim.  A.  I,  se.  i.) 
•  Je  suis  homme,  et  rien  de  ce  qui  est 
i  humain  ne  m'est  étranger.  •  C'est  en- 
core le  non  ignara  mali  (JEn.  I,  360). 


*o«  TÉLÊMAUUE. 

»  à  un  berger  ;  et  que  ce  peuple  sera  peut-être  malheureux  par 
»  votre  ambition,  ou  par  votre  faute,  ou  par  votre  imprudence  1 
»  car  les  peuples  ne  souffrent  que  par  les  fautes  des  rois1,  qui 
»  devraient  veiller  pour  les  empêcher  de  souffrir2.  » 

Pendant  que  Mentor  parlait  ainsi,  Télémaque  était  plongé 
dans  la  tristesse  et  dans  le  chagrin.  Il  lui  répondit  enfin  avec 
un  peu  d'émotion  :  «  Si  toutes  ces  choses  sont  vraies,  l'état 
d'un  roi  est  bien  malheureux.  Il  est  l'esclave  de  tous  ceux 
auxquels  il  paraît  commander  :  il  est  fait  pour  eux  ;  il  se  doit 
tout  entier  à  eux  ;  il  est  chargé  de  tous  leurs  besoins;  il  est 
l'homme  de  tout  le  peuple,  et  de  chacun  en  particulier.  11  faut 
qu'il  s'accommode  à  leurs  faiblesses,  qu'il  les  corrige  en  pure, 
qu'il  les  rende  sages  et  heureux.  L'autorité  qu'il  paraît  avoir 
n'est  point  la  sienne;  il  ne  peut  rien  faire  ni  pour  sa  gloire 
ni  pour  son  plaisir  ;  son  autorité  est  celle  des  lois;  il  faut  qu'il 
leur  obéisse  pour  en  donner  l'exemple  à  ses  sujets.  A  propre- 
ment parler,  il  n'est  que  le  défenseur  des  lois  pour  les  faire  ré- 
gner; il  faut  qu'il  veille  et  qu'il  travaille  pour  les  maintenir: 
il  est  l'homme  le  moins  libre  et  le  moins  tranquille  de  son 
royaume  ;  c'est  un  esclave  qui  sacrifie  son  repos  et  sa  liberté 
pour  la  liberté  et  la  félicité  3.  » 

«  Il  est  vrai,  répondait  Mentor,  que  le  roi  n'est  roi  que  pour 
avoir  soin  de  son  peuple,  comme  un  berger  de  son  troupeau, 
ou  comme  un  père  de  sa  famille  :  mais  trouvez-vous,  mon  cher 
Télémaque,  qu'il  soit  malheureux  d'avoir  du  bien  à  faire  à  tant 
de  gens  !  Il  corrige  les  méchants  par  des  punitions  ;  il  encourage 
les  bons  par  des  récompenses  :  il  représente  les  dieux  en  con- 
duisant ainsi  à  la  vertu  tout  le  genre  humain  *.  N'a-t-il  pas 
assez  de  gloire  à  faire  garder  les  lois?  Celle  de  se  mettre  au- 
dessus  des  lois  est  une  gloire  fausse  qui  ne  mérite  que  de  l'hor- 
reur et  du  mépris.  S'il  est  méchant,  il  ne  peut  être  que  malheu- 
reux, car  il  ne  saurait  trouver  aucune  paix  dans  ses  passions 
et  dans  sa  vanité  :  s'il  est  bon,  il  doit  goûter  le  plus  pur  et  le 
plus  solide  de  tous  les  plaisirs  à  travailler  pour  la  vertu,  et  à 
attendre  des  dieux  une  éternelle  récompense5.  » 


1.        Quidquid    délirant    reges,   plectuntur 
[Achivi. 
(Hor.,  Ep.y  1.    I,  II,  v.  14.) 
«  Toutes  les  folies  des  rois  retombent  sur 
»  les  Grecs.  » 

t.  Grand  précepte  adressé  aux  rois: 
t  Veillez,  •  pour  que  vos  peuples  ne 
souffrent  pas. 

3.  Télémaque  est  effrayé  des  grands 
devoirs  de  la  royauté,  et  il  semble  recu- 
ler devant  tant  d'abnégation.  Mais  Mentor 
va  le  relever,  en  lui  montrant  que  si  an 


roi  est  «  esclave,  i  cet  esclavage  fait  sa 
gloire,  et  en  même  temps  sa  félicité, 
s'il  comprend  sa  mission.  —  On  peut  lire 
un  beau  développement  sur  les  diffi- 
ciles devoirs  de  la  royauté  dans  les 
Caractères  de  La  Bruyère,  c.  x. 

4.  C'est  l'idéal  le  plus  élevé  de  la  vrai* 
grandeur  des  rois. 

5,  «  La  réeompeuse  éternelle;  »  con- 
sidération qui  doit  adoucir,  et  rendu 
(teiles  tous  les  sacrifices. 


LIVRE  DIX-HUITIÈME. 


407 


Télémaque,  agité  au  dedans  par  une  peine  secrète,  semblait 
n'avoir  jamais  compris  ces  maximes,  quoiqu'il  en  fût  rempli, 
et  qu'il  les  eût  lui-même  enseignées  aux  autres.  Une  humeur 
noire  *  lui  donnait,  contre  ses  véritables  sentiments,  un  esprit 
de  contradiction  et  de  subtilité2  pour  rejeter  les  vérités  que 
Mentor  expliquait.  Télémaque  opposait  à  ces  raisons  l'ingrati- 
tude des  hommes.  «Quoi  !  disait-il,  prendre  tant  de  peine  pour 
se  faite  aimer  des  hommes  qui  ne  vous  aimeront  peut-être 
jamais,  et  pour  faire  du  bien  à  des  méchants  qui  se  serviront 
de  vos  bienfaits  pour  vous  nuire  !  » 

Mentor  lui  répondait  patiemment 3  :  «  Il  faut  compter  sur 
l'ingratitude  des  hommes,  et  ne  laisser  pas  de  leur  faire  du 
bien;  il  faut  les  servir  moins  pour  l'amour  d'eux  que  pour 
l'amour  des  dieux,  qui  l'ordonnent 4.  Le  bien  qu'on  fait  n'est 
jamais  perdu  :"si  les  hommes  l'oublient,  les  dieux  s'en  souvien- 
nent et  le  récompensent 5.  De  plus,  si  la  multitude  est  ingrate, 
il  y  a  toujours  des  hommes  vertueux  qui  sont  touchés  de  votre 
vertu.  La  multitude  môme,  quoique  changeante  et  capricieuse, 
ne  laisse  pas  de  faire  tôt  ou  tard  une  espèce  de  justice  à  la  vé- 
ritable vertu. 

»  Mais  voulez-vous  empêcher  l'ingratitude  des  hommes?  ne 
travaillez  point  uniquement  à  les  rendre  puissants,  riches, 
redoutables  par  les  armes,  heureux  par  les  plaisirs  :  cette 
gloire, cette  abondance  et  ces  délices  les  corrompront;  ils  n'en 
seront  que  plus  méchants,  et  par.  conséquent  plus  ingrats  : 
c'est  leur  faire  un  présent  funeste;  c'est  leur  offrir  un  poison 
délicieux.  Mais  appliquez-vous  à  redresser  leurs  mœurs,  à  leur 
inspirer  la  justice,  la  sincérité,  la  crainte  des  dieux,  l'humanité, 
la  fidélité,  la  modération,  le  désintéressement  :  en  les  rendant 
bons,  vous  les  empêcherez  d'être  ingrats;  vous  leur  donnerez 
le  véritable  bien,  qui  est  la  vertu  ;  et  la  vertu,  si  elle  est  solide, 
les  attachera  toujours  à  celui  qui  la  leur  aura  inspirée.  Ainsi, 
en  leur  donnant  les  véritables  biens,  vous  vous  ferez  du  bien  à 
vous-même,  et  vous  n'aurez  point  à  craindre  leur  ingratitude. 
Faut-il  s'étonner   que  les   nommes  soient  ingrats  pour  des 


1 .  t  Une  humeur  noire,  »  le  sens  pro- 
pre de  mélancolie,  bile  noire. 

2.  «  Esprit  de  subtilité,»  que  l'on 
porte  au  fond  de  soi,  et  qui  trouble 
même  les  bons  sentiments,  par  la  pensée 
de  leur  insuffisance,  et  par  les  combats 
eiigés  pour  la  pratique  de  la  vertu. 

3.  •  Patiemment  ;  »  celui  qui  instruit 
doit  être  patient ,  connaît  le  cœur  hu- 
main, il  doit  rabaisser  les  mouvements 
d'orgueil  et  relever  le  découragement. 


4.  Précepte  chrétien  :  Faire  le  bien, 
servir  les  nommes,  malgré  leur  ingrati- 
tude, non  pas  pour  eux-mêmes,  mais 
en  vue  de  Dieu,  i  qui  l'ordonne.  » 

6.  Àt   sperate    Deos  memores    fandi   atque 
[nefandi. 

[Mn.t\.  I,  v.  543.) 

•  Espérez  dans   les   dieux,    qui   se  sou* 
i  viennent  du  bien  et  du  mal.  » 


♦08  TÉLÉMAQUE. 

princes  qui  ne  les  ont  jamais  exercés  qu'à  l'injustice,  qu'à 
l'ambilion  sans  bornes,  qu'à  la  jalousie  contre  leurs  voisins, 
qu'à  l'inhumanité,  qu'à  la  hauteur,  qu'à  la  mauvaise  foi  ?  Le 
prince  ne  doit  attendre  d'eux,  que  ce  qu'il  leur  a  appris  à  faire. 
Si  au  contraire  il  travaillait,  par  ses  exemples  et  par  son  autorité, 
à  les  rendre  bons,  il  trouverait  le  fruit  de  son  travail  dans 
leur  vertu,  ou  du  moins  il  trouverait  dans  la  sienne  et  dans 
l'amitié  des  dieux  de  quoi  se  consoler  de  tous  les  mécomptes  *. 
A  peine  ce  discours  fut-il  achevé,  que  Télémaque  s'avança 
avec  empressement  vers  les  Phéaciens  du  vaisseau  qui  était 
arrêté  sur  le  rivage.  Il  s'adressa  à  un  vieillard  d'entre  eux, 
pour  lui  demander  d'où  ils  venaient,  où  ils  allaient,  et  s'ils  n'a- 
vaient point  vu  Ulysse.  Le  vieillard  répondit  :  «  Nous  venons 
»  de  notre  île,  qui  est  celle  des  Phéaciens  ;  nous  allons  cher- 
»  cher  des  marchandises  vers  l'Épire.  Ulysse,  comme  on  vous 
»  l'a  déjà  dit,  a  passé  dans  notre  patrie;  mais  il  en  est  parti. 
»  Quel  est,  ajouta  aussitôt  Télémaque,  cet  homme  si  triste  qui 
»  cherche  les  lieux  les  plus  déserts  en  attendant  que  votre 
»  vaisseau  parte?  C'est,  répondit  le  vieillard,  un  étranger  qui 
»  nous  est  inconnu  :  mais  on  dit  qu'il  se  nomme  Cléomènes  ; 
»  qu'il  est  né  en  Phrygie  ;  qu'un  oracle  avait  prédit  à  sa  mère, 
»  avant  sa  naissance,  qu'il  serait  roi,  pourvu  qu'il  ne  demeu- 
»  ràt  point  dans  sa  patrie,  et  que,  s'il  y  demeurait,  la  colère 
»  des  dieux  se  ferait  sentir  aux  Phrygiens  par  une  cruelle  peste. 
»  Dès  qu'il  fut  né,  ses  parents  le  donnèrent  à  des  matelots,  qui 
»  le  portèrent  clans  l'Ile  de  Lesbos.  Il  y  fut  nourri  en  secret 
»  aux  dépens  de  sa  patrie,  qui  avait  un  si  grand  intérêt  de  le 
»  tenir  éloigné.  Hicntôt  il  devint  grand,  robuste,  agréable  et 
»  adroit  à  tous  les  exercices  du  corps;  il  s'appliqua  même, 
»  avec  beaucoup  de  goût  et  de  génie,  aux  sciences  et  aux  beaux- 
»  arts.  Mais  on  ne  put  le  souffrir  dans  aucun  pays:  la  prédic- 
»  tion  faite  sur  lui  devint  célèbre  ;  on  le  reconnut  bientôt  par- 
»  tout  où  il  alla  ;  partout  les  rois  craignaient  qu'il  ne  leur 
»  enlevât  leurs  diadèmes.  Ainsi  il  est  errant  depuis  sa  jeunesse, 
»  et  il  ne  peut  trouver  aucun  lieu  du  monde  où  il  lui  soit  libre 
»  de  s'arrêter.  Il  a  souvent  passé  chez  des  peuples  fort  éloi- 
»  gnés  du  sien  ;  mais  à  peine  est-il  arrivé  dans  une  ville  qu'on 
»  y  découvre  sa  naissance,  et  l'oracle  qui  le  regarde.  Il  a  beau 
»  se  cacher,  et  choisir  en  chaque  lieu  quelque  genre  de  vie 
»  obscure  ;  ses  talents  éclatent,  dit-on,  toujours  malgré  lui,  et 
»  pour  la  guerre  et  pour  les  lettres,  et  pour  les  affaires  les 

i.  Tout  ce  détail  n'est  pas  exempt  de  diffusion;  Fénelon  semble   revenir  sur  ce 
qu'ira  développé. 


LIVRE   DIX-HUITIEME.  403 

»  plus  importantes  :  il  se  présente  toujours  en  chaque  paya 
\>  quelque  occasion  imprévue  qui  l'entraîne,  et  qui  le  fait  con- 
»  naître  au  public1. 

»  C'est  son  mérite  qui  fait  son  malheur  ;  il  le  fait  craindre 
»  et  l'exclut  de  tous  les  pays  où  il  veut  habiter.  Sa  destinée  est 
»)  d'être  estime',  aimé,  admiré  partout,  mais  rejeté  de  toutes 
»  les  terres  connues.  Il  n'est  plus  jeune,  et  cependant  il  n'a  pu 
»  trouver  encore  aucune  côte,  ni  de  l'Asie,  ni  de  la  Grèce,  où 
»  l'on  ait  voulu  le  laisser  vivre  en  quelque  repos.  Il  paraît 
»  sans  ambition,  et  il  ne  cherche  aucune  fortune;  il  se  trou- 
»,  verait  trop  heureux  que  l'oracle  ne  lui  eût  jamais  promis  la 
»  royauté.  Il  ne  lui  reste  aucune  espérance  de  revoir  jamais 
»  sa  patrie;  car  il  sait  qu'il  ne  pourrait  porter  que  le  deuil 
»  et  les  larmes  dans  toutes  les  familles.  La  royauté  même, 
»  pour  laquelle  il  souffre,  ne  lui  paraît  point  désirable;  il 
»  court  malgré  lui  après  elle,  par  une  triste  fatalité,  de 
»  royaume  en  royaume ,  et  elle  semble  fuir  devant  lui  2,  pour 
»  se  jouer  de  ce  malheureux  jusqu'à  sa  vieillesse.  Funeste  pré- 
»  sent  des  dieux,  qui  trouble  tous  ses  plus  beaux  jours,  et  qui 
»  ne  lui  causera  que  des  peines  dans  l'âge  où  l'homme  in- 
»  firme3  n'a  plus  besoin  que  de  repos  !  Il  s'en  va,  dit-il,  cher- 
»  cher  vers  la  ïhrace  quelque  peuple  sauvage  et  sans  lois, 
»  qu'il  puisse  assembler,  policer  et  gouverner  pendant  quel- 
»  ques  années  ;  après  quoi,  l'oracle  étant  accompli,  on  n'aura 
»  plus  rien  à  craindre  de  lui  dans  les  royaumes  les  plus  floris- 
»  sants  :  il  compte  de  se  retirer  *  alors  en  liberté  dans  un  vil- 
»  lage  de  Carie5  où  il  s'adonnera  à  l'agriculture,  qu'il  aime 
»  passionnément.  C'est  un  homme  sage  et  modéré,  qui  craint 
»  les  dieux,  qui  connaît  bien  les  hommes,  et  qui  sait  vivre 
»  en  paix  avec  eux  sans  les  estimer.  Voilà  ce  qu'on  ra- 
»  conle  de  cet  étranger  dont  vous  me  demandez  des  nou- 
»  velles.  » 

Pendant  celte  conversation,  Télémaque  retournait  souvent 
ses  yeux  vers  la  mer,  qui  commençait  à  être  agitée.  Le  vent 
soulevait  les  flots,  qui  venaient  battre  les  rochers,  les  blanchis- 
sant de  leur  écume.  Dans  ce  moment,  le  vieillard  dit  à  Télé- 
maque :«  Il  faut  que  je  parte;  mes  compagnons  ne  peuvent 
»  m'altendre. »  En  disant  ces  mots,  il  courut  au  rivage:  on 


3.  «Infirme;»  affaibli  par  l'â^e  et  lei 
chagrins. 

4.  «  11  compte    de  se  retirer;  »    au» 
jourd' hui  ou  retrancherait  ce  de. 

5.  Province  de  l'Asie  Mineure,  à  l'est 
de  la  Lycie. 

TÉLÉMAQUE.  18 


1.  11  n'y  a  là  aucun  trait  de  la  véri- 
table histoire  d'Ulysse,  rien  qui  rappelle 
le  caractère  du  héros  de  V Odyssée. 

2.  Sequitur  fugicntem;  par  un  tour 
hardi,  ce  n'e.-t  pas  Ithaque  qui  fuit  de- 
vant Ulysse,  c'est  la  royauté,  après  la- 
qui  lie  «  il  court  »  malgré  lui. 


410 


.TÉLÉMAQUE. 


s'embarque  ;  on  n'entend  que  cris  confus  sur  ce  rivage,  par 
l'ardeur  des  mariniers  impatients  de  partir. 

Cet  inconnu,  qu'on  nommait  Cléomènes,  avait  erré  quelque 
temps  dans  le  milieu  de  l'île,  montant  sur  le  sommet  de  tous 
les  rochers,  et  considérant  de  là  les  espaces  immenses  des  mers 
avec  une  tristesse  profonde.  Télémaque  ne  l'avait  point  perdu 
de  vue,  et  il  ne  cessait  d'observer  ses  pas.  Son  cœur  était  at- 
tendri pour  un  homme  vertueux,  errant,  malheureux,  destiné 
aux  plus  grandes  choses,  et  servant  de  jouet  à  une  rigoureuse 
fortune,  loin  de  sa  patrie.  Au  moins,  disait-il  en  lui  même, 
peut-être  rêver  rai- je  Ithaque;  "mais  ce  Cléomènes  ne  peut  ja- 
mais revoir  la  Phrygie.  L'exemple  d'un  homme  encore  plus 
malheureux  que  lui  adoucissait  la  peine  de  Télémaque.  Enfin 
cet  homme,  voyant  son  vaisseau  prêt,  était  descendu  de  ces  ro- 
chers escarpés,  avec  autant  de  vitesse  et  d'agilité  qu'Apollon, 
dans  les  forêts  de  Lycie1,  ayant  noué  ses  cheveux  blonds,  passe 
au  travers  des  précipices  pour  aller  percer  de  ses  flèches  les 
cerfs  et  les  sangliers2.  Déjà  cet  inconnu  est  dans  le  vaisseau, 
qui  fend  l'onde  amère,  et  qui  s'éloigne  de  la  terre.  Alors  une 
impression  secrète  de  douleur  saisit  le  cœur  de  Télémaque;  il 
s'afflige  sans  savoir  pourquoi;  les  larmes  coulent  de  ses  yeux, 
et  rien  ne  lui  est  si  doux  que  de  pleurer. 

En  môme  temps,  il  aperçoit  sur  le  rivage  tous  les  mariniers 
de  Salente,  couchés  sur  l'herbe  et  profondément  endormis.  Ils 
étaient  las  et  abattus:  le  doux  sommeil  s'était  insinué  dans 
leurs  membres,  et  tous  les  humides  pavots  de  la  nuit  avaient 
été  répandus  sur  eux  en  plein  jour  par  la  puissance  de  Mi- 
nerve. Télémaque  est  étonné  de  voir  cet  assoupissement  uni- 
versel des  Salentins,  pendant  que  les  Phéaciens  avaient  été  si 
attentifs  et  si  diligents  pour  profiter  du  vent  favorable.  Mais 
il  est  encore  plus  occupé  à  regarder  le  vaisseau  phéacien  prêt  à 
disparaître  au  milieu  des  flots,  qu'à  marcher  vers  les  Salentins 
pour  les  éveiller  ;  un  étonnement  et  un  trouble  secrets  tiennent 
ses  yeux  attachés  vers  ce  vaisseau  déjà  parti,  dont  il  ne  voit 
plus  que  les  voiles  qui  blanchissent  un  peu  dans  l'onde  azu- 
rée. 11  n'écoute  pas  même  Mentor  qui  lui  parle,  et  il  est  tout 
hors  de  lui-même,  dans  un  transport  semblable  à  celui  des 
Ménades  3,  lorsqu'elles  tiennent  le  thyrse  en  main  et  qu'elles 


1.  Au  sud  de  la  Phrygie,  dans  l'Asie 
Mineure;  la  Lycie  était  particulièrement 
consacrée  au  culte  d'Apollon. 

2.  Ce  vieillard  peut-il,  avec  vraisem- 
blance, être  comparé  à  Apollon,  «  ayant 
noué  ses  cheveux  blonds,  »  et  courant 
au  travers  des  précipices  à  la  poursuite 


c    dts    cerfs  et   des     sangliers  ?  • 

3.  La  même  observation  peut  être  faite 
sur  cette  autre  comparaison.  La  tristesse 
de  Télémaque,  ses  pressentiments,  l'é« 
motion  secrète  qu'il  éprouve  à  la  vue  de 
cet  homme  qu'il  ne  connaît  pas,  mais 
qui  est  ce  père  tant  aimé,  tant  cherché. 


LIVRE  DIX-HUITIEME. 


411 


font  retentir  de  leurs  cris  insensés  les  rives  de  l'Hèbre  *  avec 
les  monts  Rhodope  et  Ismare*. 

Enfin,  il  revient  un  peu  de  cette  espèce  d'enchantement  ;  et 
les  larmes  recommencent  à  couler  de  ses  yeux.  Alors  Mentor 
1  ii  dit:  «  Je  ne  m'étonne  point,  mon  cher  Télémaque,  de  vous 
»  voir  pleurer;  la  cause  de  votre  douleur,  qui  vous  est  incon- 
»  nue,  ne  l'est  pas  à  Mentor:  c'est  la  nature  qui  parle,  et  qui 
n  se  fait  sentir  ;  c'est  elle  qui  attendrit  votre  cœur.  L'inconnu 
»  qui  vous  a  donné  une  si  vive  émotion  est  le  grand  Ulysse  : 
»  ce  qu'un  vieillard  vous  a  raconté  de  lui,  sous  le  nom  de  Cléo- 
»  mènes,  n'est  qu'une  fiction  faite  pour  cacher  plus  sûrement 
»  le  retour  de  votre  père  dans  son  royaume.  Il  s'en  va  tout 
»  droit  à  Ithaque;  déjà  il  est  bien  près  du  port,  et  il  revoit 
»  enfin  ces  lieux  si  longtemps  désirés.  Vos  yeux  l'ont  vu, 
»  comme  on  vous  l'avait  prédit  autrefois,  mais  sans  le  con- 
»  naître:  bientôt  vous  le  verrez,  et  vous  le  connaîtrez,  et  il 
»  vous  connaîtra  ;  mais  maintenant  les  dieux  ne  pouvaient 
»  permettre  votre  reconnaissance  hors  d'Ithaque.  Son  cœur 
»  n'a  pas  moins  été  ému  que  le  vôtre;  il  est  trop  sage  pour  se 
»  découvrir  à  nul  mortel  dans  un  lieu  où  il  pourrait  être  exposé 
»  à  des  trahisons, et  aux  insultes  des  cruels  amants  de  Péné- 
»  lope.  Ulysse,  votre  père,  est  le  plus  sage  de  tous  les  hommes; 
»  son  cœur  est  comme  un  puits  profond,  on  ne  saurait  y  pui- 
»  ser  son  secret3.  Il  aime  la  vérité,  et  ne  dit  jamais  rien  qui 
»  la  blesse:  mais  il  ne  la  dit  que  pour  le  besoin;  et  la  sagesse, 
»  comme  un  sceau,  tient  toujours  ses  lèvres  fermées  à  toute 
»  parole  inutile.  Combien  a-t-il  été  ému  en  vous  parlant  1 
»  combien  s'est-il  fait  de  violence  pour  ne  se  point  découvrir! 
»  que  n'a-t-il  pas  souffert  en  vous  voyant!  Voilà  ce  qui  le 
»  rendait  triste  et  abattu.  » 

III.  Pendant  ce  discours,  Télémaque,  attendri  et  troublé,  ne 
pouvait  retenir  un  torrent  de  larmes;  les  sanglots  Fempêchè- 
rent  môme  longtemps  de  répondre;  enfin  il  s'écria:  «  Hélas I 
»  mon  cher  Mentor,  je  sentais  bien  dans  cet  inconnu  je  ne  sais 
»  quoi  qui  m'attirait  à  lui  et  qui  remuait  toutes  mes  entrailles. 
»  Mais  pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  dit,  avant  son  départ,  qua 


ne  permettent  guère  de  le  comparer 
i  aux  Monades,  le  thyrse  en  main,  et 
poussant  des  cris  iusensés.  •  Ménades 
ou  bacchantes,  compagnes  de  Bacchus 
(iialvo(j.ai,  être  furieux). 

1.  L'Hèbre,  fleuve  de  Thrace,  qui  se 
jette  dans  ta  mer  Egée;  il  est  célèbre. 


chef    les    poètes,    par    les    infortune» 
d'Orphée. 

2.  «  Rhodope  et  Ismare.  »  Deux 
chaînes  de  montagnes  en  Thrace,  se  dé- 
tachant de  l'Hermus. 

3.  Belle  pensée,  et  qui  est  fortement 
exprimée.  Le  dernier  mot,  ainsi  placé  à 
la  lin,  forme  une  heureuse  suspension. 


412 


TÉLÈMAQUE. 


»  c'était  Ulysse,  puisque  vous  le  connaissiez? Pourquoi  l'avez- 
»  vous  laissé  partir  sans  lui  parler  et  sans  faire  semblant  de  le 
»  connaître  ?  Quel  est  donc  ce  mystère?  Serai-je  toujours  mal- 
»  heureux? Les  dieux  irrités  me  veulent-ils  tenir  comme  Tan- 
»  taie  altéré,  qu'une  onde  trompeuse  amuse,  s'ent'uyant  de  ses 
»  lèvres  *?  Ulysse,  Ulysse,  m'avez-vous  échappé  pour  jamais? 
»  Peut-être  ne  le  verrai-je  plus  1  peul-êtrc  que  les  amants  de 
»  Pénélope  le  feront  tomber  dans  les  embûches  qu'ils  me  prcpa- 
»  raient!  Au  moins,  si  je  le  suivais,  je  mourrais  avec  lui  !0 
»  Ulysse,  ô  Ulysse,  si  la  tempête-  ne  vous  rejette  point  encore 
»  contre  quelque  écueil  (car  j'ai  tout  à  craindre  de  la  Fortune 
»  ennemie),  je  tremble  de  peur  que  vous  n'arriviez  à  Ithaque 
»  avec  un  sort  aussi  funeste  qu'Agamemnon  à  Mycènes.  Mais 
«pourquoi, cher  Mentor,  m'avez-vous  envié  monbonheur?Main- 
»  tenant  je  l'embrasserais  ;  je  serais  déjà  avec  lui  dans  le  port 
»  d'Ithaque  ;  nous  combattrions  pour  vaincre  tous  nos  ennemis.  » 
Mentor  lui  répondit  en  souriant:  «  Voyez,  mon  cher  Téléma- 
que,  comment  les  hommes  sont  faits:  vous  voilà  tout  désolé, 
parce  que  vous  avez  vu  votre  père  sans  le  reconnaître.  Que 
n'eussiez-vous  pas  donné  hier  pour  être  assuré  qu'il  n'était 
pas  mort  ?  Aujourd'hui,  vous  en  êtes  assuré  par  vos  propres 
yeux  ;  et  cette  assurance,  qui  devrait  vous  combler  de  joie, 
vous  laisse  dans  l'amertume  !  Ainsi  le  cœur  malade  des  mor- 
tels compte  toujours  pour  rien  ce  qu'il  a  le  plus  désiré,  dès 
qu'il  le  possède,  et  est  ingénieux  pour  se  tourmenter  sur  ce 
qu'il  ne  possède  pas  encore.  C'est  pour  exercer  votre  patience, 
que  les  dieux  vous  tiennent  ainsi  en  suspens.  Vous  regardez 
ce  temps  comme  perdu;  sachez  que  c'est  le  plus  utile  de  votre 
vie,  car  ces  peines  servent  à  vous  exercer  dans  la  plus  néces- 
saire de  toutes  les  vertus  pour  ceux  qui  doivent  commander. 
11  faut  être  patient  pour  devenir  maître  de  soi  et  des  autres 
hommes:  l'impatience,  qui  paraît  une  force  et  une  vigueur  de 
l'âme,  n'est  qu'une  faiblesse  et  une  impuissance  de  souffrir  la 
peine  2.  Celui  qui  ne  sait  pas  attendre  et  souffrir  est  comme 
celui  qui  ne  sait  pas  se  taire  sur  un  secret  :  l'un  et  l'autre 
manquent  de  fermeté  pour  se  retenir  :  comme  un  homme  qui 
court  dans  un  chariot,  et  qui  n'a  pas  la  main  assez  ferme  pour 
arrêter,  quand  il  le  faut,  ses  coursiers  fougueux;  ils  n'obéis- 
sent plus  au  frein,  ils  se  précipitent:  et  l'homme  faible,  au- 
quel ils  échappent,  est  brisé  dans  sa  chute.  Ainsi  l'homme  im- 


1.  T.mlahis  a  labris    tiliens  fugientia  captpt 
Flumina. 

(Hor.,  1.  Il  sat.  i.  t.  68.) 


•  Tantale     altéré    poursuit    l'onde  qu 
»  fuit  de  ses  lèvres.  » 

2.  Observation  fine  et  profonde. 


'      LIVRE  DIX-HUITIÉME.  413 

patient  est  entraîne',  par  sesde'sirs  indompte's  et  farouches,  dans 
un  abîme  de  malheurs  :  plus  sa  puissance  est  grande,  plus  son 
impatience  lui  est  funeste  ;  il  n'attend  rien,  il  ne  se  donne  le 
temps  de  rien  mesurer  ;  il  force  toutes  choses  pour  se  conten* 
ter;  il  rompt  les  branches  pour  cueillir  le  fruit  avant  qu'il 
soit  mûr;  il  brise  les  portes,  plutôt  que  d'attendre  qu'on  les 
lui  ouvre;  il  veut  moissonner  quand  le  sage  laboureur  sème  : 
tout  ce  qu'il  fait  à  la  hâte  et  à  contre-temps  est  mal  fait,  et  ne 
peut  avoir  de  durée,  non  plus  que  ses  désirs  volages.  Tels  sont 
les  projets  insensés  d'un  homme  qui  croit  pouvoir  tout,  et  qui 
se  livre  à  ses  désirs  impatients  pour  abuser  de  sa  puissance. 
C'est  pour  vous  apprendre  à  être  patient,  mon  cherTélémaque, 
que  les  dieux  exercent  tant  votre  patience,  et  semblent  se  jouer 
de  vous  dans  la  vie  errante  où  ils  vous  tiennent  toujours  incer- 
tain i.  Les  biens  que  vous  espérez  se  montrent  à  vous,  et  s'en- 
fuient comme  un  songe  léger  que  le  réveil  fait  disparaître, 
pour  vous  apprendre  que  les  choses  mêmes  qu'on  croit  tenir 
dans  ses  mains,  échappent  dans  l'instant.  Les  plus  sages  leçons 
d'Ulysse  ne  vous  seront  pas  aussi  utiles  que  sa  longue  absence, 
et  que  les  peines  que  vous  souffrez  en  le  cherchant.  » 

Ensuite  Mentor  voulut  mettre  la  patience  de  Télémaque  à 
une  dernière  épreuve  encore  plus  forte.  Dans  le  moment  où  le 
jeune  homme  allait  avec  ardeur  presser  les  matelots  pour  hâter 
le  départ,  Mentor  l'arrêta  tout  à  coup,  et  l'engagea  à  faire  sur 
le  rivage  un  grand  sacrifice  à  Minerve.  Télémaque  fait  avec 
docilité  ce  que  Mentor  veut.  On  dresse  deux  autels  de  gazon. 
L'encens  fume,  le  sang  des  victimes  coule.  Télémaque  pousse 
des  soupirs  tendres  vers  le  ciel;  il  reconnaît  la  puissante  pro- 
tection de  la  déesse. 

A  peine  le  sacrifice  est-il  achevé,  qu'il  suit  Mentor  dans  les 
routes  sombres  d'un  petit  bois  voisin.  Là,  il  aperçoit  tout  à  coup 
que  le  visage  de  son  ami  prend  une  nouvelle  forme  :  les  rides 
de  son  front  s'effacent,  comme  les  ombres  disparaissent,  quand 
l'Aurore,  de  ses  doigts  de  rose,  ouvre  les  portes  de  l'Orient,  et 
enflamme  tout  Fhorizon;  ses  yeux  creux  et  austères  se  chan- 
gent en  des  yeux  bleus  d'une  douceur  céleste  et  pleins  d'une 
flamme  divine  ;  sa  barbe  grise  et  négligée  disparaît  ;  des  traits 
nobles  et  fiers,  et  mêlés  de  douceur  et  de  grâce,  se  montrent 
aux  yeux  de  Télémaque  ébloui  2.  Il  reconnaît  un  visage  de 
femme,  avec  un  teint  plus  uni  qu'une  fleur  tendre  :  on  y  voit 
la  blancheur  des  lis  mêlés  de  roses  naissantes:  sur  ce  visage 

i.  Beau  développement  sur  la  patience,  I  nation   de   Fénelon,  parlant  d'une   ma- 
sur  la  difficulté  de  régler  ses  désirs.      I  nière  si  charmante  le  langage  de  l'anti- 
2.  On  retrouve  ici  la  poétique  imagi-  |  quité. 


414 


TÉLÉMAQUE. 


fleurit  une  éternelle  jeunesse,  avec  une  majesté  simple  et 
négligée  *.  Une  odeur  d'ambroisie  se  répand  de  ses  cheveux 
flottants  '  ;  ses  habits  éclatent  comme  les  vives  couleurs  dont 
le  soleil,  en  se  levant,  peint  les  sombres  voûtes  du  ciel  et  les 
nuages  qu'il  vient  dorer.  Cette  divinité  ne  touche  pas  du  pied 
à  terre  ;  elle  coule  légèrement  dans  l'air  comme  un  oiseau  le 
l'end  de  ses  ailes 3  :  elle  tient  de  sa  puissante  main  une  lance 
brillante,  capable  de  faire  trembler  les  villes  et  les  nations  les 
plus  guerrières;  Mars  même  en  serait  effrayé.  Sa  voix  est  douce 
et  modérée,  mais  forte  et  insinuante  ;  toutes  ses  paroles  sont 
des  traits  de  feu  qui  percent  le  cœur  de  Télémaque,  et  qui  lui 
font  ressentir  je  ne  sais  quelle  douceur  délicieuse.  Sur  son 
casque  paraît  l'oiseau  triste  d'Athènes*,  et  sur  sa  poitrine 
brille  la  redoutable  égide.  A  ces  marques,  Télémaque  reconnaît 
Minerve  5. 

«  0  déesse,  dit  il,  c'est  donc  vous-même  qui  avez  daigné 
conduire  le  fils  d'Ulysse  pour  l'amour  de  son  père  ?»  Il  voulait 
en  dire  davantage;  mais  la  voix  lui  manqua;  ses  lèvres  s'ef- 
forçaient en  vain  d'exprimer  les  pensées  qui  sortaient  avec 
impétuosité  du  fond  de  son  cœur  :  la  divinité  présente  l'acca- 
blait, et  il  était  comme  un  homme  qui,  dans  un  songe,  est 
oppressé  jusqu'à  perdre  la  respiration,  et  qui,  par  l'agitation 
pénible  de  ses  lèvres,  ne  peut  former  aucune  voix. 

Enfin  Minerve  prononça  ces  paroles  :  «  Fils  d'Ulysse,  écoutez- 
moi  pour  la  dernière  fois.  Je  n'ai  instruit  aucun  mortel  avec 
autant  de  soin  que  vous  ;  jn  vous  ai  mené  par  la  main  au  tra- 
vers des  naufrages,  des  terres  inconnues,  des  guerres  san- 
glantes, et  de  tous  les  maux  qui  peuvent  éprouver  le  cœur  de 
l'homme.  Je  vous  ai  montré,  par  des  expériences  sensibles,  les 
vraies  et  les  fausses  maximes  par  lesquelles  on  peut  régner. 
Vos  fautes  ne  vous  ont  pas  été  moins  utiles  que  vos  malheurs  : 
car  quel  est  l'homme  qui  peut  gouverner  sagement  s'il  n'a 
jamais  souffert,  et  s'il  n'a  jamais  profité  des  souffrances  où  ses 
fautes  l'ont  précipité  ? 

»  Vous  avez  rempli,  comme  votre  père,  les  terres  et  les  mers 
de  vos  tristes  aventures.  Allez,  vous  êtes  maintenant  digne  de 
marcher  sur  ses  pas.  11  ne  vous  reste  plus  qu'un  court  et  facile 


1.  f  Majesté  simple;»  heureuse  al- 
liance de  mots.  Fénelon  aime  à  associer 
l'idée  de  simplicité  avec  l'idée  de  ma- 
.jesté. 

I.  Ambnmxqne  cornac  divinum  vertice  odo- 
[rem 
Spiravere. 

(Viaa.,  JEn.,  1.  I,  t.  403.) 


«  Ses  cheveux  exhalèrent  l'odeur  cé- 
leste de  l'ambroisie.  » 

3.  Syllabes  légères  et  coulantes,  style 
imitatif . 

4.  La  chouette   consacrée  à  Minerve. 

5.  On  croit    voir  un  nuage    tomber  et 
la  déesse  apparaître. 


LIVRE  DIX-HUITIÈME.  il  5 

trajet  jusquesà  Ithaque,  où  il  arrive  dans  ce  moment  :  com- 
battez avec  lui;  obéissez-lui  comme  le  moindre  de  ses  sujets; 
donnez  en  l'exemple  aux  autres.  Il  vous  donnera  pour  épouse 
Anliope,  et  vous  serez  heureux  avec  elle,  pour  avoir  moins 
cherché  la  beauté  que  la  sagesse  et  la  vertu. 

»  Lorsque  vous  régnerez,  mettez  toute  votre  gloire  à  renou- 
veler l'ûge  d'or  :  écoutez  tout  le  monde  ;  croyez  peu  de  gens; 
gardez-vous  bien  de  vous  croire  trop  vous-même  :  craignez  de 
vous  tromper,  mais  ne  craignez  jamais  de  laisser  voir  aux  autres 
que  vous  avez  été  trompé. 

»  Aimez  les  peuples;  n'oubliez  rien  pour  en  être  aimé.  La 
crainte  est  nécessaire  quand  l'amour  manque  ;  mais  il  la  faut 
toujours  employer  à  regret,  comme  les  remèdes  les  plus  vio- 
lents et  les  plus  dangereux. 

»  Considérez  louiours  de  loin  toutes  les  suites  de  ce  que  vous 
voudrez  entreprendre;  prévoyez  les  plus  terribles  inconvé- 
nients, et  sachez  que  le  vrai  courage  consiste  à  envisager  tous 
les  périls,  et  à  les  mépriser  quand  ils  deviennent  nécessaires. 
Celui  qui  ne  veut  pas  les  voir  n'a  pas  assez  de  courage  pour 
en  supporter  tranquillement  la  vue  :  celui  qui  les  voit  tous 
qui  évite  tous  ceux  qu'on  peut  éviter,  et  qui  tente  les  autres 
sans  s'émouvoir,  est  le  seul  sage  et  magnanime. 

»  Fuyez  la  mollesse,  le  faste,  la  profusion  ;  mettez  votre  gloire 
dans  la  simplicité;  que  vos  vertus  et  vos  bonnes  actions  soient 
les  ornements  de  votre  personne  et  de  votre  palais;  qu'elles 
soient  la  garde  qui  vous  environne,  et  que  tout  le  monde  ap- 
prenne de  vous  en  quoi  consiste  le  vrai  honneur.  N'oubliez 
jamais  que  les  rois  ne  régnent  point  pour  leur  propre  gloire, 
mais  pour  le  bien  des  peuples.  Les  biens  qu'ils  font  s'étendent 
jusque  dans  les  siècles  les  plus  éloignés  :  les  maux  qu'ils  font 
se  multiplient  de  génération  en  générationjusqu'à  la  postérité 
la  plus  reculée.  Un  mauvais  règne  fait  quelquefois  la  calamité 
de  plusieurs  siècles. 

»  Surtout  soyez  en  garde  contre  votre  humeur  :  c'est  un 
ennemi  que  vous  porterez  partout, avec  vousjusques  à  la  mort; 
il  entrera  dans  vos  conseils,  et  vous  trahira,  si  vous  l'écoulez. 
L'humeur  fait  perdre  les  occasions  les  plus  importantes;  elle 
donne  des  inclinations  et  des  aversions  d'enfant,  au  préjudice 
des  plus  grands  intérêts;  elle  fait  décider  les  plus  grandes 
affaires  par  les  plus  petites  raisons;  elle  obscurcit  tous  les  ta- 
lents, rabaisse  le  courage,  rend  un  homme  inégal,  faible,  vil 
et  insupportable.  Défiez  vous  de  cet  ennemi. 

»  Craignez  les  dieux,  ô  Télémaque  ;  celle  crainte  est  le  plus 


4i6  TÉLE.MAQUE. 

grand  trésor  du  cœur  de  l'homme  :  avec  elle,  vous  viendront  la 
sagesse,  la  justice,  la  paix,  la  joie,  les  plaisirs  purs,  la  vraie 
liberté,  la  douce  abondance,  la  gloire  sans  tache. 

»  Je  vous  quitte,  ô  (ils  d'Ulysse;  mais  ma  sagesse  ne  vous 
quittera  point,  pourvu  que  vous  sentiez  toujours  que  vous  ne 
pouvez  rien  sans  elle  *.  11  est  temps  que  vous  appreniez  à 
marcher  tout  seul.  Je  ne  me  suis  séparée  de  vous,  en  Phéni- 
cie  et  à  Salente,  que  pour  vous  accoutumer  à  être  privé  de 
cette  douceur,  comme  on  sevré  les  enfants  lorsqu'il  est  temps 
de  leur  ôter  le  lait  pour  leur  donner  des  aliments  solides.  » 

A  peine  la  déesse  eut  achevé  ce  discours  qu'elle  s'éleva  dans 
les  airs,  et  s'enveloppa  d'un  nuage  d'or  et  d'azur,  où  elle  dis- 
parut, ïélémaque,  soupirant,  étonné  et  hors  de  lui-même,  se 
prosterna  à  terre,  levant  les  mains  au  ciel  ;  puis  il  alla  éveiller 
ses  compagnons,  se  hâta  de  partir,  arriva  à  Ithaque,  et  recon- 
nut son  pure  chez  le  fidèle  Eumée  2. 


Observations  sur  le  dix-huitième  livre.  —  Dans  ce  dix-huitième 
livre,  Mentor  reprend  sa  figure  divine,  et  Minerve  apparaît  à  Télémaque 
sous  les  traits  de  la  «  Pallas  Athéné  »  des  anciens.  Fénelon,  dont  la 
vive  et  heureuse  imagination  sait  embellir  tous  ses  personnages,  a 
laissé  à  la  déesse  des  beaux-arts  sa  forme  grecque,  son  air  majestueux 
et  grave  :  c'est  bien  la  déesse  aux  yeux  bleu-pers  (yXavyc57uç),  au  regard 
perçant,  la  divinité  inventrice,  industrieuse,  féconde,  mais  avec  un  je 
ne  sais  quoi  de  doux  et  de  chrétien  :  ses  paroles,  résumé  fidèle  des 
longs  enseignements  de  Mentor,  ont  quelque  chose  de  sentencieux  et 
de  plusaustère  encore. 

Le  dernier  des  conseils  de  Mentor,  c'est-à-dire  de  Fénelon  au  duc 
de  Bourgogne,  est  celui-ci  :  «  Soyez  en  garde  contre  votre  humeur  : 
«  c'est  un  ennemi  que  vous  porterez  partout  avec  vous  jusqu'à  la  mort; 
»  l'humeur  obscurcit  tous  les  talents,  rabaisse  le  courage,  rend  un 
»  homme  inégal,  faible,  vil  et  insupportable.  Déliez-vous  de  cet  en- 
»  ne  mi.  »  Comment,  en  lisant  ces  lignes,  ne  pas  se  souvenir  de  cette 
page  charmante,  intitulée  le  Fantasque,  écrite  par  Fénelon  lorsqu'il  était 
le  précepteur  du  duc  de  Bourgogne  :  on  y  voit  à  l'aise  ce  qu'était  le 
jeune  prince  lorsque  l'abbé  de  Fénelon  entreprit  son  éducation,  et  com- 
ment l'enfant  «  faisait  le  démoniaque,  »  suivant  la  piquante  expression 
de  son  précepteur. 

«  Celte  humeur  étrange,  écrivait  l'abbé  de  Fénelon,  s'en  va  comme 
»  elle  vient.  Quand  elle  le  prend,  on  dirait  que  c'est  un  ressort  de  ma- 
»  chine  qui  se  démonte  tout  à  coup  ;  il  est  comme  on  dépeint  les  pos- 
»  sédés  ;  sa  raison  est  comme  à  l'envers  :  c'est  la  déraison  elle-même 

1.  «Pourvu  que  vous  sentiez  toujours     l'humilité  ;  c'est  encore  une    idée  ché- 
que   vous  ns    pouvez    rien   sans    elle,o  j  tienne  que  Fénelon   place  ici   dans    la 
c.-à-d.,  pourvu  que  vous  soyez  humble,     bouche  de  Minerve. 
Le   commencement    delà  sagesse,  c'est  J      2.  Pasteur  au  service  d'Ulysse. 


LIVRE  DIX-HUITIÈME.  417 

»  en  personne.  Poussez -le,  vous  lui  ferez  dire  en  plein  jour  qu'il  est 
»  nuit  ;  car  il  n'y  a  plus  ni  jour  ni  nuit  pour  une  tête  démontée  par  son 
»  caprice.  Quelquefois  il  ne  peut  s'empêcher  d'être  étonné  de  ses  excès 
»  et  de  ses  fougues.  Malgré  son  chagrin,  il  sourit  des  paroles  extrava- 
»  gantes  qui  lui  ont  échappé. 

«  Mais  quel  moyen  de  prévoir  ces  orages,  et  de  conjurer  la  tempête  ? 
»  Il  n'y  en  a  aucun  ;  point  de  bons  almanachs  pour  prédire  ce  niau- 
»  vais  temps.  Gardez-vous  bien  de  dire  :  Demain  nous  irons  nous  di- 
»  vertir  dans  un  tel  jardin  ;  l'homme  d'aujourd'hui  ne  sera  point  celui 
»  de  demain  ;  celui  qui  vous  promet  maintenant  disparaîtra  tantôt  : 
»  vous  ne  saurez  plus  où  le  prendre  pour  le  faire  souvenir  de  sa  pa- 
ri rôle  ;  en  sa  place,  vous  trouverez  un  je  ne  sais  quoi  qui  n'a  ni  forme 
»  ni  nom,  qui  n'en  peut  avoir,  et  que  vous  ne  sauriez  définir  deux  in- 
»  stants  de  suite  de  la  même  manière.  Étudiez-le  bien,  puis  dites-en 
»  tout  ce  qu'il  vous  plaira  ;  il  ne  sera  plus  vrai  le  moment  d'après  que 
»  vous  l'aurez  dit.  Ce  je  ne  sais  quoi  veut  et  ne  veut  pas  ;  il  menace, 
»  il  tremble  ;  il  mêle  des  hauteurs  ridicules  avec  des  bassesses  indi- 
»  gnes.  11  pleure,  il  rit,  il  badine,  il  est  furieux.  » 

II  faut  admirer  aussi,  dans  ce  livre  dix-huitième,  un  incident  qui  ne 
manque  pas  de  grandeur,  nous  voulons  parler  de  la  rencontre  de  Télé- 
maque  avec  Cléomènes  le  Phrygien.  Il  était  nécessaire,  en  effet,  que 
le  fils  d'Ulysse  apprit  que  le  but  de  son  voyage  était  rempli,  et  que 
son  père  le  devancerait  à  Ithaque  ;  et  c'est  cet  incident  qui  relie  le 
Télémaque  à  V Odyssée. 

On  voit,  par  cet  épisode,  avec  quel  art  discret  Fénelon  imite  les 
anciens  :  il  ne  touche  que  ce  qu'il  peut  sûrement  embellir.  Dans  cette 
peinture  d'Ulysse  regrettant  sa  patrie,  l'archevêque  de  Cambrai  s'est 
bien  gardé  de  représenter  Cléomènes  le  Phrygien  s'abandonnant  ou- 
vertement à  sa  douleur.  Fénelon  dit  simplement  ces  paroles  :  «  Il  re- 
gardait tristement  la  mer.  »  Ces  mots  suffisent  au  lecteur  ;  cette  dou- 
leur muette  nous  émeut  plus  que  ne  le  ferait  une  longue  période  ;  l'Ulysse 
du  grand  Ilomèie  est  vivant  à  nos  yeux.  C'est  qu'en  effet  Ulysse  n'est  pas 
seulement  l'homme  ingénieux,  le  chef  dont  l'esprit  est  fertile  en  ruses 
et  en  expédienîs  de  toutes  sortes,  et  dont  Homère  ne  manque  jamais  de 
nous  faire  admirer  la  sage-se pratique.  Le  caractère  d'Ulysse  nous  touche 
surtout  et  nous  émeut,  parce  que  de  tous  les  héros  grecs,  le  roi  d'Ithaque 
est  celui  qui  aime  le  plus  sa  patrie  et  sa  famille.  Au  pied  des  murs  de 
Troie,  au  fort  même  de  la  bataille,  Homère  représente  encore  Ulysse 
gardant  toujours  présente  à  son  esprit  l'image  de  ceux  qui  lui  sont 
chers  et  qu'il  a  laissés  à  Ithaque.  Au  chant  IV"  de  V Iliade,  par  exem- 
ple/lorsque Agamemnon,  voulant  stimuler  la  valeur  de  Mnesthée  et 
d'Ulysse,  éclate  en  reproches  devant  eux,  Ulysse  irrité  se  borne  à  ré- 
pondre :  «  Quand  nous  engagerons  avec  l'ennemi  un  sanglant  combat, 
tu  verras,  si  tu  le  veux  et  si  tu  y  prends  quelque  intérêt,  le  père  chéri 
de  Télémaque,  confondu  avec  les  premiers  rangs  des  Troyens  les  plus 
audacieux.  Tu  nous  fais  une  vaine  insulte.  »  Dans  YOdyssée,  ces  mê- 
mes traits  du  caractère  d'Ulysse  regrettant  sa  patrie  sont  beaucoup 
plus  frappants  encore. 

18. 


418  TÉLÉMAQUE. 

«  Il  contemplait  la  mer  immense  et  pleurait,  »  dit  le  poète  grec  : 
ttovtov  è7i'  àrf-ûyeTOv  Sepy.ÉcxeTO  Sàxpua  Xetêcov. 

Et  ailleurs,  comme  il  se  lamente  en  songeant  à  la  déesse  qui  lui  a 
prédit  que,  sur  mer,  avant  d'arriver  à  la  terre  natale,  «  il  remplira  la 
mesure  de  ses  maux!  »  Nous  le  répétons,  le  personnage  d'Ulysse  est  grand 
surtout  par  l'amour  qu'il  porte  à  sa  patrie,  à  sa  famille,  à  ses  dieux. 

Qui  ne  songe,  en  lisant  l'épisode  de  Cléomènes,  à  l'attendrissement 
d'Ulysse  écoutant  à  la  table  d'Alcinoûs,  roi  des  Pliéaciens,  les  chants  de 
l'aède  Démodocus.  Ulysse  au  souvenir  de  ses  compatriotes  perdus,  a" 
souvenir  des  gloires  passées,  verse  encore  des  larmes  :  quand  verra-i-u 
le  jour  du  retour? 

«  Lorsqu'ils  eurent  satisfait  icur  désir  de  boire  ei  ae  manger,  la  Muse 
»  inspira  le  chantre  de  chanter  les  gloires  des  héros,  dans  cette  bran  ■ 
»  che  de  récit  célèbre  dont  alors  la  renommée  allait  jusqu'au  ciel,  —  la 
»  querelle  d'Ulysse  et  d'Achille,  Gis  de  Pelée,  comment  autrefois  ils 
»  disputèrent  dans  le  festin  florissant  des  dieux1  avec  des  paroles  fou- 
»  droyantes  :  et  le  roi  des  hommes,  Àgamemnon,  prenait  tout  bas  plai- 
»  sir  à  voir  disputer  les  meilleurs  des  Grecs...  Voilà  donc  ce  que  chau- 
»  tait  le  chanteur  très-illustre.  Et  Ulysse,  prenant  son  grand  manteau 
»  de  pourpre  de  ses  mains  robustes,  le  tira  sur  sa  tête  et  cacha  son  beau 
»  visage  ;  car  il  avait  honte  des  Phéaciens,  se  sentant  venir  les  larmes 
»  aux  paupières.  Et  lorsque  le  divin  chantre  faisait  trêve  à  ses  chants, 
»  alors,  ayantessuyé  ses  larmes,  il  tirait  le  manteau  de  dessus  sa  tête, 
»  et,  prenant  la  coupe  aux  deux  versants,  il  faisait  des  libations  aux 
»  dieux.  Puis,  lorsque  le  chantre  recommençait,  et  que  les  chefs  des 
»  Phéaciens  l'y  invitaient,  parce  qu'ils  prenaient  plaisir  à  ces  récits, 
»  derechef  Ulysse,  ramenant  son  manteau  sur  sa  tête,  se  remettait  à 
»  gémir.  Il  se  dérobait  ainsi  à  tous  les  autres  en  versant  des  larmes  ; 
»  Alcinoùs  seul  s'en  aperçut  et  le  remarqua,  étant  assis  près  de  lui,  et 
»  il  entendit  ses  profonds  soupirs.  »  (Odyssée,  ch.  VIII.  ) 

Avec  ce  dix-huitième  livre  finit  le  Télémaque.  L'histoire  du  jeune 
chef  se  continue  naturellement  dans  VOdyssée,  où  on  le  retrouve  pre- 
».ant  part  avec  son  père  aux  événements  qui  les  remettent  l'un  et  l'au- 
tre en  possession  de  leur  État.  Fénelon  se  contente  de  nous  dire  :  «  11 
arriva  à  Ithaque  et  reconnut  son  père  chez  le  Adèle  Eumée.  »  Ces 
quelques  mots,  comme  ceux  qui  sont  relatifs  à  la  douleur  de  Cléomènes 
le  Phrygien,  rappellent  à  l'esprit  du  lecteur  une  des  scènes  les  plus  at- 
tendrissantes d'Homère  : 

«  Télémaque,  les  bras  répandus  (circumfusus)  autour  de  son  noble 
»  père,  se  lamentait  en  versant  des  larmes  :  à  tous  deux  leur  vint  un 
»  désir  de  sanglots,  et  ils  pleuraient  d'une  manière  perçante,  à  cris 
»  plus  redoublés  que  des  oiseaux,  aigles  ou  vautours  aux  serres  re- 
»  courbées,  auxquels  les  paysans  ont  enlevé  leurs  petits  avant  qu'ils 
»  eussent  des  ailes.  C'est  ainsi  qu'eux  ils  versaient  de  leurs  paupières 
a  des  larmes  de  pitié  ;  et,  dans  leurs  lamentations,  la  clarté  du  soleil  se 
a  serait  couchée,  si  Télémaque  n'y  avait  coupé  court  en  adressant  la 
»  parole  à  son  père.  »  (Odyssée,  ch.  XVI.) 

1.  C'est-à-dire  •  le  C-j»:d  du  sacri6ce.  • 


LES 

AVENTURES  D'ARISTONOUS. 


Sommaire.  —  Rencontre  d'Aristonoûs  et  de  Sophronyme  dans  l'île  de 
Délos.  Le  premier  raconte  ses  aventures  ;  comment,  né  à  Clazomène, 
il  avait  été  vendu  comme  esclave  au  Lycien  Alcine,  qui  le  traita 
comme  son  fils  et  l'envoya  près  du  tyran  de  Samos.  Histoire  de  l'an- 
neau de  Polycrate.  Aristonoùs  quitte  Samos,  retourne  à  Clazomène, 
puis  en  Lydie,  enfin  il  se  rend  à  Délos  pour  y  chercher  le  petit-fils 
d'Alcinc.  —  Reconnaissance  d'Aristonoûs  et  de  Sophronyme,  qui  est 
précisément  celui  qu'il  cherche.  Tous  deux  retournent  en  Lycie 
dans  la  maison  d'Alcine,  qu'Aristonous  a  rachetée  et  qu'il  laisse  à 
Sophronyme.  Retiré  dans  sa  patrie,  il  revient  voir  son  ami  tous  les 
ans  Sa  mort,  sa  métamorphose. 

Sophronyme,  ayant  perdu  les  biens  de  ses  ancêtres  par  des 
naufrages  et  par  d'autres  malheurs,  s'en  consolait  par  sa  vertu 
dans  l'îie  de  Délos  1.  Là,  il  chantait  sur  une  lyre  d'or  les  mer- 
veilles du  dieu  qu'on  y  adore  :  il  cultivait  les  Muses,  dont  il 
était  aimé  :  il  recherchait  curieusement  tous  les  secrets  de  la 
nature,  le  cours  des  astres  et  des  cieux,  l'ordre  des  éléments, 
la  structure  de  l'univers  qu'il  mesurait  de  son  compas  ;  la 
vertu  des  plantes,  la  conformation  des  animaux  :  mais  surtout 
il  s'étudiait  lui-môme,  et  s'appliquait  à  orner  son  urne  parla 
vertu.  Ainsi  la  Fortune,  en  voulant  l'abattre,  l'avait  élevé  à  la 
véritable  gloire,  qui  est  celle  de  la  sagesse. 

Pendant  qu'il  vivait  heureux  sans  biens  dans  cette  retraite, 
il  aperçut  un  jour,  sur  le  rivage  de  la  mer,  un  vieillard  vénéra- 
ble qui  lui  était  inconnu;  c'était  un  étranger  qui  venait  d'abor- 
der dans  l'île.  Ce  vieillard  admirait  les  bords  de  la  mer,  dans 
laquelle  il  savait  que  cette  île  avait  été  autrefois  flottante  2  ;  il 
considérait  cette  côte,  où  s'élevaient,  au-dessus  des  sables  ei 
des  rochers,  de  petites  collines  toujours  couvertes  d'un  gazon 
naissant  et  fleuri;  il  ne  pouvait  assez  regarder  les  fontaines 


1.  Délos,  d*ns  la  mer  Egée,  l'une  des 
Cyciades  ;  Apollon  y  naquit  avec  Diane, 
et  il  y  était  particulièrement  honoré. 


avait,  d'un  coup  de  son  trident,  fait 
sortir  Délos  du  fond  des  mers,  et  Jupi- 
ter avait  fixé  cette  île  flottante, 


,     _   .       ,    ,  ...     .       „  retenant  au    moyen   de  chaînes  de  dia 

ï.   Suivant    la    mythologie,    Neptune     mant. 


420 


AR1STONOÙS. 


pures  et  les  ruisseaux  rapides  qui  arrosaient  cette  délicieuse 
campagne  ;  il  s'avançait  vers  les  bocages  sacrés  qui  environ- 
nent le  temple  du  dieu  ;  il  était  étonné  de  voir  cette  verdure 
que  les  aquilons  n'osent  jamais  ternir  x,  et  il  considérait  déjà  le 
temple  d'un  marbre  deParos 2  plus  blanc  que  la  neige,  envi- 
ronné de  hautes  colonnes  de  jaspe.  Sopbronyme  n'était  pas 
inoins  attentif  a  considérer  ce  vieillard:  sa  barbe  blanche  tom- 
bait sur  sa  poitrine  ;  son  visage  ridé  n'avait  rien  de  difforme  ; 
i}  était  encore  exempt  des  injures  d'une  vieillesse  caduque; 
;>os  yeux  montraient  une  douce  vivacité  ;  sa  taille  était  haute 
et  majestueuse,  mais  un  peu  courbée,  et  un  bâton  d'ivoire  le 
soutenait  3.  «  0  étranger,  lui  dit  Sophronyme  4,  que  cherchez- 
»  vous  dans  cette  île,  qui  paraît  vous  être  inconnue  ?  Si  c'est 
»  le  temple  du  dieu,  vous  le  voyez  de  loin,  et  je  m'offre  de  vous 
»  y  conduire  ;  car  je  crains  les  dieux,  et  j'ai  appris  ce  que  Jupi- 
»  ter  veut  qu'on  fasse  pour  secourir  les  étrangers.  » 

«  J'accepte,  répondit  le  vieillard,  l'offre  que  vous  me  faites 
»  avec  tant  de  marques  de  bonté;  je  prie  les  dieux  de  récom- 
»  penser  votre  amour  pour  les  étrangers.  Allons  vers  le  temple.» 
Dans  le  chemin,  il  raconta  à  Sophronyme  le  sujet  de  son  voyage, 
a  Je  m'appelle,  dit  il,  Aristonoûs,  natif  de  Clazomrne  5,  ville 
d'ionie,  située  sur  cette  côte  agréable  qui  s'avance  dans  la  mer, 
et  semble  s'aller  joindre  à  l'île  de  Chio  6,  fortunée  patrie  d'Ho- 
mère. Je  naquis  de  parents  pauvres,  quoique  nobles.  Mon  père, 
nommé  Polystrale,  qui  était  déjà  chargé  d'une  nombreuse  fa- 
mille, ne  voulut  point  m'élever  ;  il  me  fît  exposer  par  un  de 
ses  amis  de  Téos  7.  Une  vieille  femme  d'Érylhre  8,  qui  avait 
du  bien  auprès  du  lieu  où  l'on  m'exposa,  me  nourrit  de  lait 
de  chèvre  dans  sa  maison  :  mais  comme  elle  avait  à  peine  de 
quoi  vivre,  dès  que  je  fus  en  âge  de  servir  elle  me  vendit  à  un 
marchand  d'esclaves  qui  me  mena  dans  la  Lycie 9.  Il  me  vendit, 
à  Patare,  à  un  homme  riche  et  vertueux,  nommé  Alcine  ;  cet 


1.  Tout  ce  début,  pittoresque  et  poé- 
tique, rappelle  les  paysages  du  Poussin. 

2.  Paros,  autre  île  de  l'Archipel,  entre 
Naxos  et  Délos;  célèbre  par  ses  beauv 
marbres  blancs,  si  recherchés  dans  la 
statuaire  antique. 

3.  Ce  portrait  de  Sophronyme  est  no- 
ble, élevé;  c'est  ce  que  l'on  appelle  en 
rhétorique  une  prosopographie. 

4.  Sophronyme  et  Aristonoûs,  deux 
noms  significatifs;  l'un  signifie  :  nom 
sa'jc  ;    l'autre  :   excellent    esprit. 

5.  Clazomène,  ville  de  Lydie,  dans  la 
presqu'île  du  même  nom,  sur  la  côte  de 
l'Asie  Mineure,  entre  Smyrne  et  Téos- 


6.  Chio,  ville  de  l'Archipel  au  midi 
de  Lesbos;  elle  est  séparée  de  la  côte 
d'Asie  par  un  canal  étroit. 

7.  Téos,  dans  la  même  région;  patrie 
du  poëte  Anacréou. 

8.  Érythre,  ville  d'ionie,  au  bord  de 
la  mev,  non  loin  de  Clazomène. 

9.LaLycie,  dansl'AsieMineure,  au  midi 
de  la  Phrygie;  Apollon  y  était  honoré 
particulièrement.  Ou  croyait  que  ce  dieu 
passait  l'hiver  dans  le  temple  qui  lui 
avait  été  élevé  dans  ce  pays,  à  Patare. 
D'où  le  surnom  de  Lycien  fréquemment 
donné  à  Apollon. 


AHISTONOÛS.  421 

Alcine  eut  soin  de  moi  dans  ma  jeunesse.  Je  lui  parus  docile, 
modéré,  sincère,  affectionné,  et  appliqué  à  toutes  les  choses 
honnêtes  dont  on  voulut  m'instruire  ;  il  me  dévoua  aux  arts 
qu'Apollon  favorise:  il  me  fit  apprendre  la  musique,  les  exer- 
cices du  corps,  et  surtout  l'art  de  guérir  les  plaies  des  hommes. 
J'acquis  bientôt  une  assez  grande  réputation  dans  cet  art,  qui 
est  si  nécessaire  ;  et  Apollon  qui  m'inspira  me  découvrit  des 
secrets  merveilleux. 

Alcine,  qui  m'aimait  de  plus  en  plus,  et  qui  était  ravi  de  voir 
le  succès  de  ses  soins  pour  moi,  m'affranchit  et  m'envoya  à  Poly- 
crate,  tyran  de  Samos l,  qui,  dans  son  incroyable  félicité,  crai- 
gnait toujours  que  la  Fortune,  après  l'avoir  si  longtemps  flatté, 
ne  le  trahît  cruellement.  Il  aimait  la  vie,  qui  était  pour  lui 
pleine  de  délices  ;  il  craignait  de  la  perdre,  et  voulait  prévenir 
les  moindres  apparences  de  maux  :  aussi  il  était  toujours  envi- 
ronné des  hommes  les  plus  célèbres  dans  la  médecine.  Poly- 
crate  fut  ravi  que  je  voulusse  passer  ma  vie  auprès  de  lui  : 
pour  m'y  attacher,  il  me  donna  de  grandes  richesses/  et  me 
combla  d'honneurs.  Je  demeurai  longtemps  à  Samos,  où  je  ne 
pouvais  assez  m'étonner  de  voir  que  la  Fortune  semblait  pren- 
dre plaisir  de  le  servir  selon  tous  ses  désirs  :  il  suffisait  qu'il 
entreprît  une  guerre,  la  victoire  suivait  de  près  :  il  n'avait  qu'à 
vouloir  les  choses  les  plus  difficiles,  elles  se  faisaient  d'abord 
comme  d'elles-mêmes  :  ses  richesses  immenses  se  multipliaient 
tous  les  jours  ;  tous  ses  ennemis  étaient  à  ses  pieds;  sa  santé, 
loin  de  diminuer,  devenait  chaque  jour  plus  forte  et  plus 
égale  :  il  y  avait  déjà  quarante  ans  que  ce  tyran,  tranquille 
et  heureux,  tenait  la  Fortune  comme  enchaînée,  sans  qu'elle 
osât  jamais  le  démentir  en  rien,  ni  lui  causer  le  moindre  mé- 
compte dans  tous  ses  desseins. 

Une  prospérité  si  inouïe  parmi  les  hommes  me  faisait  peur 
pour  lui  :  je  l'aimais  sincèrement,  et  je  ne  pus  m'empêcher  de 
lui  découvrir  ma  crainte  :  elle  fit  impression  dans  son  cœur  ; 
car,  encore  qu'il  fût  amolli  par  les  délices  et  enorgueilli  de  sa 
puissance,  il  ne  laissait  pas  d'avoir  un  peu  d'humanité  quand 
on  le  faisait  ressouvenir  des  dieux  et  de  l'inconstance  des 
choses  humaines.  Il  souffrit  que  je  lui  disse  la  vérité,  et  il  fut 
si  touché  de  ma  crainte  pour  lui,  qu'enfin  il  résolut  d'arrêter 
le  cours  de  ses  prospérités  par  une  perte  qu'il  voulait  se  pré- 
parer lui-même.  Je  vois  bien,  me  dit-il,  qu'il  n'y  a  point 
d'homme  qui  ne  doive  en  sa  vie  éprouver  quelque  disgrâce 

t.  Samos,  ile  située  près  des  côtes  de  l'Asie  Mineure 


422 


ARISTONOUS. 


de  la  Fortune;  plus  on  a  été  épargné  d'elle,  plus  on  a  à  crain- 
dre quelque  révolution  aiïreuse  :  moi,  qu'elle  a  comblé  de  biens 
pendant  tant  d'années,  je  dois  attendre  des  maux  extrême?, 
si  je  ne  détourne  ce  qui  semble  me  menacer;  je  veux  donc  me 
bâter  de  prévenir  les  trahisons  de  cette  Fortune  flatteuse.  En 
disant  ces  paroles,  il  tira  de  son  doigt  son  anneau,  qui  était 
d'un  très-grand  prix,  et  qu'il  aimait  fort  ;  il  le  jeta  en  ma  pré- 
sence, du  haut  d'une  tour,  dans  la  mer,  espérant  par  cette 
perle  d'avoir  satisfait  à  la  nécessité  de  subir,  du  moins  une  fois 
en  sa  vie,  les  rigueurs  de  la  Fortune;  mais  c'était  un  aveugle- 
ment causé  par  sa  prospérité  :  les  maux  qu'on  choisit  et  qu'on 
se  fait  soi-même,  ne  sont  plus  des  maux;  nous  ne  sommes 
affligés  que  par  les  peines  forcées  et  imprévues  dont  les  dieux 
nous  frappent  '.  Polycrate  ne  savait  pas  que  le  vrai  moyen  de 
prévenir  la  Fortune,  était  de  se  détacher  par  sagesse  et  par 
modération  de  tous  les  biens  fragiles  qu'elle  donne.  La  For- 
tune, à  laquelle  il  voulut  sacrifier  son  anneau,  n'accepta  point 
ce  sacrifice  ;  et  Polycrate,  malgré  lui,  parut  plus  heureux  que 
jamais.  Un  poisson  avait  avalé  l'anneau  ;  le  poisson  avait  été 
pris,  porté  chez  Polycrate,  préparé  pour  être  servi  à  sa  table; 
et  l'anneau,  trouvé  par  un  cuisinier  dans  le  ventre  du  poisson, 
fut  rendu  au  tyran,  qui  pâlit  à  la  vue  d'une  fortune  si  opi- 
niâtre à  le  favoriser  :  mais  le  temps  s'approchait  où  ses  prospé- 
rités devaient  changer  tout  à  coup  en  des  adversités  affreuses  *. 
Le  grand  roi  de  Perse,  Darius,  fils  d'Hystaspe,  entreprit  la 
guerre  contre  les  Grecs  ;  il  subjugua  bientôt  toutes  les  colonies 
grecques  de  la  côte  d'Asie  et  des  îles  voisine?  qui  sont  dans  la 
mer  Egée.  Samos  fut  prise,  le  tyran  fut  vaincu,  et  Oronte,  qui 
commandait  pour  le  grand  roi,  ayant  fait  dresser  une  haute 
croix,  y  fit  attacher  le  tyran.  Ainsi  cet  homme  qui  avait  joui 
d'une  si  prodigieuse  prospérité,  et  qui  n'avait  pu  même 
éprouver  le  malheur  qu'il  avait  cherché,  périt  tout  à  coup  par 
le  plus  cruel  et  le  plus  infâme  de  tous  les  supplices.  Ainsi  rien 
ne  menace  tant  les  hommes  de  quelque  grand  malheur  qu'une 
trop  gmide  prospérité.  Celte  Fortune  qui  sejoue  si  cruellement 
des  hommes  les  plus  élevés,  tire  aussi  delà  poussière  ceux  qui 
étaient  les  plus  malheureux  :  elle  avait  précipité  Polycrate  du 
baut  de  la  roue,  et  elle  m'avait  fait  sortir  de  la  plus  misérable 
de  toutes  les  conditions,  pour  me   donner  de  grands  biens 8. 


1.  Assertion  contestable.  Il  est  égale- 
ment difficile  de  se  résigner  aux  coups 
de  la  Fortune,  quand  on  est  soi-même 
l'artisan  de  son  malheur. 

2.  Cette    histoire,  d'ailleurs  très-con- 


nue, avait  paru  longue  et  on  l'a  suppri- 
mée dans  plusieurs  éditions;  c'est  du 
reste  un  modèle  de  narration. 

3.  On   représente   la   Fortune   debout 
sur  la  roue  d'un   char,  pour   signifier 


AHISTUN'OUS. 


r23 


I,os  Perses  ne  me  les  ôtèrent  point  ;  au  contraire,  ils  firent 
grand  cas  de  ma  science  pour  guérir  les  hommes,  et  de  la 
modération  avec  laquelle  j'avais  vécu  pendant  que  j'étais  en 
faveur  auprès  du  tyran  :  ceux  qui  avaient  abusé  de  sa  con- 
fiance et  de  son  autorité  furent  punis  de  divers  supplices. 
Comme  je  n'avais  jamais  fait  de  mal  à  personne,  et  que  j'avais 
au  contraire  fait  tout  le  bien  que  j'avais  pu  faire,  je  demeurai 
le  seul  que  les  victorieux  épargnèrent  et  qu'ils  traitèrent  hono- 
rablement :  chacun  s'en  réjouit,  car  j'étais  aimé,  et  j'avais 
j.oui  de  la  prospérité  sans  envie,  parce  que  je  n'avais  montré  ni 
dureté,  ni  orgueil,  ni  avidité,  ni  injustice. 

Je  passai  encore  à  Samos  quelques  années  assez  tranquille- 
ment; mais  je  sentis  enfin  un  violent  désir  de  revoir  la  Lycie, 
où  j'avais  passé  si  doucement  mon  enfance.  J'espérais  y  retrou- 
ver Alcine  qui  m'avait  nourri,  et  qui  était  le  premier  auteur  de 
toute  ma  fortune.  En  arrivant  dans  ce  pays,  j'appris  qu'Alcine 
était  mort  après  avoir  perdu  ses  biens,  et  souffert  avec  beau- 
coup de  constance  les  malheurs  de  sa  vieillesse.  J'allai  ré- 
pandre des  fleurs  et  des  larmes  sur  ses  cendres;  je  mis  une 
inscription  honorable  sur  son  tombeau,  et  je  demandai  ce 
qu'étaient  devenus  ses  enfants.  On  me  dit  que  le  seul  qui  était 
resté,  nommé  Orciloque,  ne  pouvant  se  résoudre  à  paraître 
sans  biens  dans  sa  patrie,  où  son  père  avait  eu  tant  d'éclat, 
s'était  embarqué  sur  un  vaisseau  étranger,  pour  aller  mener 
une  vie  obscure  dans  quelque  île  écartée  de  la  mer.  On  ajouta 
que  cet  Orciloque  avait  fait  naufrage  peu  de  temps  après  vers 
l'île  de  Garpathie1,  et  qu'ainsi  il  ne  restait  plus  rien  de  la 
famille  de  mon  bienfaiteur  Alcine.  Aussitôt  je  songeai  à  acheter 
la  maison  où  il  avait  demeuré,  avec  les  champs  fertiles  qu'il 
possédait  autour.  J'étais  bien  aise  de  revoir  ces  lieux,  qui  mft 
rappelaient  le  doux  souvenir  d'un  âge  si  agréable  et  d'un  si 
bon  maître:  il  me  semblait  que  j'étais  encore  dans  cette  fleur 
de  mes  premières  années  où  j'avais  servi  Alcine. 

A  peine  eus-je  acheté  de  ses  créanciers  les  biens  de  sa  suc- 
cession, que  je  fus  obligé  d'aller  à  Clazomène:  mon  père 
Polvstrate  et  ma  mère  Phildie  étaient  morts.  J'avais  plusieurs 
frères  qui  vivaient  mal  ensemble:  aussitôt  que  je  fus  arrivé  à 


que    l'homme    heureux    peut    tomber  à 
chaque  mouvemeut  de  la  roue. 

Valet  una  sumrais 
Mntare,  et  insignem  atténuai  Deus, 
OVriira  pron-ens. 

(Hor.,  1.  I,  ode  2*.)  — 
Voir  aussi  1.  III,  ode  23,  v.  49. 


«  Dieu  peut  renver.-er  ce  qui  s'élève, 
éclipser  ce  qui  brille,  mettre  au  grand 
jour  ce  qui  se  passait  dans  la  nuit.  » 
Les  livres  sacrés  ont  dit  avec  plus  de 
grandeur  encore  :  Deposuit  potenles  de 
sede  et  exaltavit  humiles. 

1.  Carpalhie,  île  de  l'archipel  grec, 
auj.  Scarpanto. 


424 


ARISTONOiJS. 


Clazomène,  je  me  présentai  à  eux  avec  un  habit  simple,  comme 
un  homme  dépourvu  de  biens,  en  leur  montrant  les  marques 
avec  lesquelles  vous  savez  qu'on  a  soin  d'exposer  les  enfants. 
Ils  furent  étonnés  de  voir  ainsi  augmenter  le  nombre  des  héri- 
tiers de  Polystrate,  qui  devaient  partager  sa  petite  succession  : 
ils  voulurent  même  me  contester  ma  naissance,  et  ils  refusè- 
rent devant  les  juges  çle  me  reconnaître.  Alors,  pour  punir 
leur  inhumanité,  je  déclarai  que  je  consentais  à  être  comme 
un  étranger  pour  eux';  et  je  demandai  qu'ils  fussent  aussi 
exclus  pour  jamais  d'être  mes  héritiers.  Les  juges  l'ordonnè- 
rent: et  alors  je  montrai  les  richesses  que  j'avais  apportées 
dans  mon  vaisseau  ;  je  leur  découvris  que  j'étais  cet  Aristonoûs 
qui  avait  acquis  tant  de  trésors  auprès  de  Polyeralc,  tyran  de 
Samos,  et  que  je  ne  m'étais  jamais  marié. 

»  M,es  frères  se  repentirent  de  m'avoir  traité  si  injustement; 
et,  dans  le  désir 'de  pouvoir  être  un  jour  mes  héritiers,  ils  firent 
les  derniers  efforts,  mais  inutilement,  pour  s'insinuer  dans 
mon  amitié.  Leur  division  fut  cause  que  les  biens  de  notre 
père  furent  vendus;  je  les  achetai  ;  et  ils  eurent  la  douleur  de 
voir  tout  le  bien  de  notre  père  passer  dans  les  mains  de  celui 
à  qui  ils  n'avaient  pas  voulu  en  donner  la  moindre  partie: 
ainsi  ils  tombèrent  tous  dans  une  affreuse  pauvreté.  Mais  après 
qu'ils  eurent  assez  senti  leur  faute,  je  voulus  leur  montrer  mon 
bon  naturel;  je  leur  pardonnai,  je  les  reçus  dans  ma  maison, 
je  leur  donnai  à  chacun  de  quoi  gagner  du  bien  dans  le  com- 
merce de  la  mer;  je  les  réunis  tous  :  eux  et  leurs  enfants  de- 
meurèrent ensemble  paisiblement  chez  moi  :  je  devins  le  père 
commun  de  toutes  ces  différentes  familles.  Par  leur  union  et 
parleur  application  au  travail  ils  amassèrent  bientôt  des  ri- 
chesses considérables. 

Cependant  la  vieillesse,  comme  vous  le  voyez,  est  venue  frap- 
per à  ma  porte  *  :  elle  a  blanchi  mes  cheveux  et  ridé  mon  vi- 
sage; elle  m'avertit  que  je  ne  jouirai  pas  longtemps  d'une  si 
parfaite  prospérité.  Avant  que  de  mourir,  j'ai  voulu  voir  en- 
core une  dernière  fois  cette  terre  qui  m'est  si  chère,  et  qui 
me  touche  plus  que  ma  patrie  même,  cette  Lycie  où  j'ai  ap- 
pris à  être  bon  et  sage  sous  la  conduite  du  vertueux  Alcine.  lin 
y  repassant  par  mer,  j'ai  trouvé  un  marchand  d'une  des  îles 
Cyclades  2,  qui  m'a  assuré  qu'il  restait  encore  à  Délos  un  fils 


1.  Tour  élégant,  heureuse  périphrase. 

2.  Les  Cyclades,  de  xùx>oç  /cercle),  un 
groupe  d'îles  de  l'Archipel,  le  long  des 
cotes  de  la  Grèce.  Les  auciens  disaient 
qu'un  chœur  de  Nymphes,  les  Nymphes 


Cyclades,  avait  été  métamorphosé  en  îles 
portant  le  même  nom.  Les  Cyclades  sont 
groupées  en  cercle  autour  de  Delos.  On 
compte  cinquante-trois  îles  dans  ce 
groupe. 


ARISTONOÙS.  425 

d'Orciloque,  qui  Imitait  la  sagesse  et  la  vertu  de  son  grand- 
père  Alcine.  Aussitôt  j'ai  quitté  la  route  de  Lycie,  et  je  me  suis 
hâté  devenir  chercher,  sous  les  auspices  d'Apollon,  dans  son 
île,  ce  précieux  reste  d'une  famille  à  qui  je  dois  tout.  11  me 
reste  peu  de  temps  à  vivre  :  la  Parque,  ennemie  de  ce  doux 
repos  que  les  dieux  accordent  si  rarement  aux  mortels,  se 
hâtera  de  trancher  mes  jours;  mais  je  serai  content  de  mourir, 
pourvu  que  mes  yeux,  avant  que  de  se-  fermer  à  la  lumière, 
aient  vu  le  petit-fils  de  mon  maîtres  Parlez  maintenant,  ô 
vous  qui  habitez  avec  lui  dans  cette  île:  le  connaissez-vous? 
pouvez-vous  me  dire  où  je  le  trouverai?  Si  vous  me  le  faites 
voir,  puissent  les  dieux,  en  récompense,  vous  faire  voir  sur  vos 
genoux  les  enfants  de  vos  enfants  jusqu'à  la  cinquième  géné- 
ration !  puissent  les  dieux  conserver  toute  votre  maison  dans  la 
paix  et  dans  l'abondance,  pour  fruit  de  votre  vertu  '.  » 

Pendant qu'Aristonoûs  parlait  ainsi,  Sophronyme  versait  des 
larmes  mêlées  de  joie  et  de  douleur.  Enfin  il  se  jette  sans  pou- 
voir parler  au  cou  du  vieillard  ;  il  l'embrasse,  il  le  serre,  et  il 
pousse  avec  peine  ces  paroles  entrecoupées  de  soupirs  :  «  Je 
»  suis,  ô  mon  père,  celui  que  vous  cherchez;  vous  voyez  So- 
»  phronyme,  petit-fils  de  votre  ami  Alcine  :  c'est  moi,  et  je  ne 
»  puis  douter,  en  vous  écoutant,  que  les  dieux  ne  vous  aient 
»  envoyé  ici  pour  adoucir  mes  maux.  La  reconnaissance,  qui 
»  semblait  perdue  sur  la  terre,  se  retrouve  en  vous  seul  !  J'avais 
»  ouï  dire,  dans  mon  enfance,  qu'un  homme  célèbre  et  riche, 
»  établi  à  Samos,  avait  été  nourri  chez  mon  grand-père;  mais 
»  comme  Orciloque  mon  père,  qui  est  mort  jeune,  me  laissa 
»>  au  berceau,  je  n'ai  su  ces  choses  que  confusément.  Je  n'ai 
»  osé  aller  à  Samos  dans  l'incertitude,  et  j'ai  mieux  aimé  de- 
»  meurer  dans  cette  île,  me  consolant  dans  mes  malheurs  par 
»  le  mépris  des  vaines  richesses,  et  par  le  doux  emploi  de  cul- 
»  liver  les  Muses  dans  la  maison  sacrée  d'Apollon.  La  sagesse, 
»  qui  accoutume  les  hommes  à  se  contenter  de  peu  et  à  être 
»  tranquilles,  m'a  tenu  lieu  jusqu'ici  de  tous  les  autres  biens.  » 

En  achevant  ces  paroles,  Sophronyme,  se  voyant  arrivé  au 
temple,  proposa  à  Aristonoùs  d'y  faire  sa  prière  et  ses  offrandes. 
Ils  firent  au  dieu  un  sacrifice  de  deux  brebis  plus  blanches 
que  la  neige,  et  d'un  taureau  qui  avait  un  croissant  sur  le  front 
entre  les  deux  cornes;  ensuite  ils  chantèrent  des  vers  en  l'hon- 
neur du  dieu  qui  éclaire  l'univers,  qui  règle  les  saisons,  qui 
préside  aux  sciences,  et  qui  anime  le  chœur  des  neuf  Muses. 
Au  sortir  du  temple,  Sophronyme  et  Aristonoùs  passèrent  le 

1.  Déprécation  qui  rappelle  le>  formes  d'Homère. 


426  AUISTONOLÎS. 

reste  du  jour  à  se  raconter  leurs  aventures.  Sophronyme  reçut 
chez  lui  le  vieillard,  avec  la  tendresse  et  le  respect  qu'il  aurait 
témoignés  à  Alcine  niéme,  s'il  eût  été  encore  vivant.  Le  lende- 
main ils  partirent  ensemble  et  firent  voile  vers  la  Lycic.  Aris- 
tonoùs  amena  Sophronyme  dans  une  fertile  campagne  sur  le 
bord  du  fleuve  Xanthe  l,  dans  les  ondes  duquel  Apollon  au  re- 
tour de  la  chasse,  couvert  de  poussière,  a  tant  de  fois  plongé 
son  corps  et  lavé  ses  beaux  cheveux  blonds.  Ils  trouvèrent,  le 
long  de  ce  fleuve,  des  peupliers  et  des  saules,  dont  la  verdure 
tendre  et  naissante  cachait  les  nids  d'un  nombre  infini  d'oi- 
seaux qui  chantaient  nuit  et  jour.  Le  fleuve,  tombant  d'un 
rocher  avec  beaucoup  de  bruit  et  d'écume,  brisait  ses  flots  dans 
un  canal  plein  de  petits  cailloux  ;  toute  la  plaine  était  couverte 
de  moissons  dorées;  les  collines,  qui  s'élevaient  en  amphi- 
théâtre, étaient  chargées  de  ceps  de  vignes  et  d'arbres  fruitiers. 
Là  toute  la  nature  était  riante  et  gracieuse;  le  ciel  était  doux 
et  serein,  et  la  terre  toujours  prête  à  tirer  de  son  sein  de  nou- 
velles richesses  pour  payer  les  peines  du  laboureur.  En  s'avan- 
çant  le  long  du  fleuve,  Sophronyme  aperçut  une  maison  simple 
et  médiocre,  mais  d'une  architecture  agréable,  avec  de  justes 
proportions.  11  n'y  trouva  ni  marbre,  ni  or,  ni  argent,  ni  ivoire, 
ni  meubles  de  pourpre:  tout  y  était  propre,  et  plein  d'agré- 
ment et  de  commodité,  sans  magnificence.  Une  fontaine  cou- 
lait au  milieu  de  la  cour,  et  formait  un  petit  canal  le  long- 
d'un  tapis  vert.  Les  jardins  n'étaient  point  vastes;  on  y  voyait 
des  fruits  et  des  plantes  utiles  pour  nourrir  les  hommes  :  aux 
deux  côtés  du  jardin  paraissaient  deux  bocages  dont  les  arbres 
étaient  presque  aussi  anciens  que  la  terre  leur  mère,  et  dont 
les  rameaux  épais  faisaient  une  ombre  impénétrable  aux 
rayons  du  soleil. 

Ils  entrèrent  dans  un  salon,  où  ils  firent  un  doux  repas  des 
mets  que  la  nature  fournissait  dans  les  jardins,  et  on  n'y  voyait 
rien  de  ce  que  la  délicatesse  des  hommes  va  chercher  si  loin 
et  si  chèrement  dans  les  villes  :  c'était  du  lait  aussi  doux  que 
celui  qu'Apollon  avait  soin  de  traire  pendant  qu'il  était  ber- 
ger chez  le  roi  Admète2;  c'était  du  miel  plus  exquis  que  celui 
des  abeilles  d'Hybla  3  en  Sicile,  ou  du  mont  llymette  *  dans 


1.  Le  Xanthe,  fleuve  de  Lycie,  qu'il 
faut  se  garder  de  confondre  avec  celui 
qui  arrose  la  plaine  de  Troie,  et  qu'Ho- 
mère a  célébré  dans  les  combats  de  l'I- 
liade. 

2.  Roi  de  Phères,  en  Thessalie,  était 
l'époux  d'Alceste,  héroïne  d'une  des  plus 


3.  Montagne  sur  la  côte  orientale  de  la 
Sicile,  renommée  par  son  miel. 

4.  Le  mont  Hymette  dans  l'Attique, 
non  loin  du  golfe  Saronique,  était  célè- 
bre par  ses  carrières  de  marbre,  et  par 
le  miel  exquis  que  fournissaient  les 
abeilles  qui    butinaient-  aux   environs. 


belles  tragé.lies  d'Euripide.  Un  temple  y  avait   été  dédié  à  Jupiter. 


ARISTUNOÏS.  427 

l'Atfique;  il  y  avait  des  légumes  du  jardin,  et  des  fruits  qu'on 
venait  de  cueillir.  Un  vin  plus  délicieux  que  le  nectar  coulait 
de  grands  vases  dans  des  coupes  ciselées.  Pendant  ce  repas 
frugal,  mais  doux  et  tranquille,  Aristonoûs  ne  voulut  point  se 
mettre  à  table.  D'abord  il  fit  ce  qu'il  put,  sous  divers  prétextes, 
pour  cacher  sa  modestie;  mais  enfin,  comme  Sophronymc 
voulut  le  presser,  il  déclara  qu'il  ne  se  résoudrait  jamais  à 
manger  avec  le  petit-fils  d'Alcine,  qu'il  avait  si  longtemps 
servi  dans  la  môme  salle.  «  Voilà,  lui  disait-il,  où  ce  sage  vieil- 
lard avait  accoutumé  de  manger;  voilà  où  il  conversait  avec 
ses  amis  ;  voilà  où  il  jouait  à  divers  jeux  ;  voici  où  il  se  pro- 
menait en  lisant  Hésiode1  et  Homère2;  voici  où  il  se  reposait 
la  nuit.»  En  rappelant  ces  circonstances,  son  cœur  s'atten- 
drissait, et  les  larmes  coulaient  de  ses  yeux.  Après  le  repas,  il 
mena  Sophronymc  voir  la  belle  prairie  où  erraient  ses  grands 
troupeaux  mugissants  sur  le  bord  du  fleuve;  puis  ils  aperçu- 
rent les  troupeaux  de  moutons  qui  revenaient  des  gras  pâtu- 
rages; les  mères  bêlantes  et  pleines  de  lait  y  étaient  suivies 
de  leurs  petits  agneaux  bondissants.  On  voyait  partout  les  ou- 
vriers empressés,  qui  aimaient  le  travail  pour  l'intérêt  de  leur 
maître  doux  et  humain,  qui  se  faisait  aimer  d'eux,  et  leur 
adoucissait  les  peines  de  l'esclavage. 

Aristonoû?,  ayant  montré  à  Sophronyme  cette  maison,  ces 
esclaves,  ces  troupeaux  et  ces  terres  devenues  si  fertiles  par 
une  soigneuse  culture,  lui  dit  ces  paroles:  «  Je  suis  ravi  de 
i)  vous  voir  dans  l'ancien  patrimoine  de  vos  ancêtres;  me  voilà 
»  content,  puisque  je  vous  mets  en  possession  du  lieu  où  j'ai 
»  servi  si  longtemps  Alcine.  Jouissez  en  paix  de  ce  qui  était  à 
»  lui,  vivez  heureux,  et  préparez- vous  de  loin  par  votre  vigi- 
»  lance  une  fin  plus  douce  que  la  sienne.  »  En  même  temps  il 
lui  fait  une  donation  de  ces  biens,  avec  toutes  les  solennités 
prescrites  par  les  lois;  et  il  déclare  qu'il  exclut  de  sa  succession 
ses  héritiers  naturels,  si  jamais  ils  sont  assez  ingrats  pour 
contester  la  donation  qu'il  a  faite  au  petit-fils  d'Alcine  son 
bienfaiteur.  Mais  ce  n'est  pas  assez  pour  contenter  le  cœur 
d'Aristonoûs.  Avant  que  de  donner  sa  maison,  il  l'orne  tout 
entière  de  meubles  neufs,  simples  et  modestes  à  la  vérité, 
mais  propres  et  agréables  ;  il  remplit  les  greniers  des  riches 
présents  de  Cérès,  et  les  celliers  d'un  vin  de  Chio  3,  digne  d'è- 


1.  Hésiode,  d'Ascra,  en  Béotie,  poëte 
didactique,  vivait  vers  le  ixe  siècle  avant 
J.  C.  Il  a  écrit  en  vers  sur  l'agricul- 
ture et  la  théogonie  des  anciens,  etc. 


auleur  de  l' Iliade  el  de  ï'OJyssée,  paraît 
avoir  vécu  euviroo  un  siècle   avant  Hé- 
siode. 
3.    «  Chio,  »  dans  la  mer  Egée,    île 


1.  Homère,  le  plus  grand  des  poètes,  |  renommée  par  ses  vins. 


428 


ÀRISTONOUS. 


tre  servi  par  la  main  d'Hébé  ou  de  Ganymède  *  à  la  table  du 
grand  Jupiter;  il  y  met  aussi  du  vin  pramménien  ',  avec  une 
abondante  provision  de  miel  d'Uymette  et  d'Hybla,  et  d'huile 
d'Attique,  presque  aussi  douce  que  le  miel  même  8.  Enfin  il 
y  ajoute  d'innombrables  toisons  d'une  laine  fine  et  blanche 
comme  la  neige,  riche  dépouille  des  tendres  brebis  qui  pais- 
saient sur  les  montagnes  d'Arcadie*  et  dans  les  gras  pâturages 
de  Sicile.  C'est  en  cet  état  qu'il  donne  sa  maison  à  Sophro- 
nyme  :  il  lui  donne  encore  cinquante  talents  euboïques5,  et 
réserve  à  ses  parents  les  biens  qu'il  possède  dans  la  péninsule 
de  Clazomène,  aux  environs  de  Smyrne,  de  Lébédée,  et  de 
Colophon  6,  qui  étaient  d'un  très-grand  prix.  La  donation 
étant  faite,  Aristonoûs  se  rembarque  dans  son  vaisseau,  pour 
retourner  dans  l'Ionie.  Sophronyme,  étonné  et  attendri  par 
des  bienfaits  si  magnifiques,  l'accompagne  jusqu'au  vaisseau 
les  larmes  aux  yeux,  le  nommant  toujours  son  père,  et  le  ser- 
rant entre  ses  bras.  Aristonoûs  arriva  bientôt  chez  lui  par  une 
heureuse  navigation  :  aucun  de  ses  parents  n'osa  se  plaindre 
de  ce  qu'il  venait  de  donnera  Sophronyme.  «  J'ai  laissé,  leur 
»  disait-il,  pour  dernière  volonté  dans  mon  testament,  cet  or- 
»  dre,  que  tous  mes  biens  seront  vendus  et  distribués  aux  pau- 
»  vies  del'Ionie,  si  jamais  aucun  de  vous  s'oppose  au  don  que 
»  je  viens  de  faire  au  petit-fils  d'Alcine.  » 

Le  sage  vieillard  vivait  en  paix,  et  jouissait  des  biens  que  les 
dieux  avaient  accordés  à  sa  vertu.  Chaque  année,  malgré  sa 
vieillesse,  il  faisait  un  voyage  en  Lycie  pour  revoir  Sophro- 
nyme, et  pour  aller  faire  un  sacrifice  sur  le  tombeau  d'Alcine, 
qu'il  avait  enrichi  des  plus  beaux  ornements  de  l'architecture 
et  de  la  sculpture.  Il  avait  ordonné  que  ses  propres  cendres, 
après  sa  mort,  seraient  portées  dans  le  même  tombeau,  afin 
qu'elles  reposassent  avec  celles  de  son  cher  maître.  Chaque 
année,  au  printemps,  Sophronyme,  impatient  de  le  revoir, 
avait  sans  cesse  les  yeux  tournés  vers  le  rivage  de  la  mer,  pour 
tlcher  de  découvrir  le  vaisseau  d'Arislonous,  qui  arrivait  dans 
cette  saison.  Chaque  année,  il  avait  le  plaisir  de  voir  venir  de 
loin,  au  travers  des  ondes  amères,  ce  vaisseau  qui  lui  était  si 


i.  Furent  tous  les  deux  successivement 
les  échansons  de  Jupiter.  Mécontent 
qu'Hébé  eût  épousé  Hercule,  Jupiter  fit 
enlever  par  son  aigle  le  fils  de  Tros,  Ga- 
nymède, pour  la  remplacer. 

2.  Pr.imme  était  un  bon  vignoble  de 
l'île  d'Icare,  dans  la  mer  Egée,  non  loin 
de  Samos. 

3.  L'Atlique  est  encore  plantée  d'oli- 


viers. Le  commerce  des  huiles  est  uae 
des  richesses  de  ce  pays. 

4.  L'A rcadie,  dans  le  Péloponcse,  était 
renommée  par  ses  pâturages  et  lu  feiti- 
lité  de  ses  montagnes. 

5.  Le  talent  de  l'île  d'Eubée,  qui  pa- 
raît avoir  valu  environ  cinq  mille  francs. 

6.  Ces  trois  villes  étaient  voisines  dei 
îles  Ioniennes  et  situées  sur  la  côte. 


ARISTONOUS.  429 

cher;  et  la  venue  de  ce  vaisseau  lui  était  infiniment  plus  douce 
que  toutes  les  grâces  de  la  nature  renaissante  au  printemps, 
après  les  rigueurs  de  l'affreux  hiver. 

Une  année,  il  ne  voyait  point  venir,  comme  les  autres,  ce 
vaisseau  tant  désiré;  il  soupirait  amèrement;  la  tristesse  et  la 
crainte  étaient  peintes  sur  son  visage;  le  doux  sommeil  fuyait 
loin  de  ses  yeux;  nul  mets  exquis  ne  lui  semblait  doux  :  il  était 
inquiet,  alarmé  du  moindre  bruit  ;  toujours  tourné  vers  le  port, 
il  demandait  à  tous  moments  si  on  n'avait  point  vu  quelque 
vaisseau  venu  d'Ionie.  Il  en  vit  un  ;  mais,  hélas  !  Aristonoûs  n'y 
était  pas,  il  ne  portait  que  ses  cendres  dans  une  urne  d'argent. 
Amphiclès,  ancien  ami  du  mort,  et  à  peu  près  du  même  Tige, 
fidèle  exécuteur  de  ses  dernières  volontés,  apportait  triste- 
ment cette  urne.  Quand  il  aborda  Sophronyme,  la  parole  leur 
manqua  à  tous  deux,  et  ils  ne  s'exprimèrent  que  par  leurs 
sanglots.  Sophronyme  ayant  baisé  l'urne,  et  l'ayant  arrosée 
de  ses  larmes,  parla  ainsi  :  «  0  vieillard,  vous  avez  fait  le  bom 
»  heur  de  ma  vie,  et  vous  me  causez  maintenant  la  plus  cruelle 
»  de  toutes  les  douleurs  :  je  ne  vous  verrai  plus  ;  la  mort  me 
»  serait  douce  pour  vous  voir  et  pour  vous  suivre  dans  les 
»  Champs  Élysées,  où  votre  ombre  jouit  de  la  bienheureuse 
»  paix  que  les  dieux  justes  réservent  à  la  vertu.  Vous  avez 
»  ramené  en  nos  jours  la  Justice,.la  Piété  et  la  Reconnaissance 
»  sur  la  terre;  vous  avez  montré  dans  un  siècle  de  fer  la  bonté 
»  et  l'innocence  de  l'ûge  d'or.  Les  dieux,  avant  que  de  vous 
»  couronner  dans  le  séjour  des  justes,  vous  ont  accordé  ici-bas 
»  une  vieillesse  heureuse,  agréable  et  longue  :  mais,  hélas  ! 
»  ce  qui  devrait  toujours  durer  n'est  jamais  assez  long.  Je  ne 
»  sens  plus  aucun  plaisir  à  jouir  de  vos  dons,  puisque  je  suis 
»  réduit  à  en  jouir  sans  vous.  0  chère  ombre  !  quand  est-ce 
»  que  je  vous  suivrai?  Précieuses  cendres,  si  vous  pouvez  sentir 
»  encore  quelque  chose,  vous  ressentirez  sans  doute  le  plaisir 
»  d'être  mêlées  à  celles  d'Alcine.  Les  miennes  s'y  mêleront 
»  aussi  un  jour.  En  attendant,  toute  ma  consolation  sera  de 
»  conserver  ces  restes  de  ce  que  j'ai  le  plus  aimé.  0  Arislonoùs  ! 
»  ô  Aristonoûs!  non,  vous  ne  mourrez  point,  et  vous  vivrez 
»  toujours  dans  le  fond  de  mon  cœur.  Plutôt  m'oublier  moi- 
»  même,  que  d'oublier  jamais  cet  homme  si  aimable,  qui  m'a 
»  tant  aimé,  qui  aimait  tant  la  vertu,  à  qui  je  dois  tout   l  !  >» 

Après  ces  paroles,  entrecoupées  de  profonds  soupirs,  So- 
phronyme mit  l'urne  dans  le  tombeau  d'Alcine;  il  immola 
plusieurs  victimes,  dont  le  sang  inonda  les  autels  de  gazon  qui 

i.  Quelle  tendre  effusion  dans  ces  parole»  du  fidèle  ami  d'Ari&tonoûs. 


430 


ARISTONOÙS. 


environnaient  le  tombeau,  il  répandit  des  libations  abondantes 
de  vin  et  de  lait;  il  brûla  des  parfums  venus  du  fond  de  l'O- 
rient, et  il  s'éleva  un  nuage  odoriférant  au  milieu  des  airs. 
Sophronyme  établit  à  jamais,  pour  toutes  les  années,  et  dans 
la  même  saison,  des  jeux  funèbres  en  l'honneur  d'Alcine  et 
d'Aristonoûs.  On  y  venait  de  la  Carie  ',  heureuse  et  fertile 
contrée  ;  des  bords  enchantés  du  Méandre  8,  qui  se  joue  par 
tant  de  détours,  et  qui  semble  quitter  à  regret  le  pays  qu'il 
arrose;  des  rives  toujours  vertes  du  Caïstre  3;  des  bords  du 
Pactole4,  qui  roule  sous  ses  flots  un  sable  doré;  de  laPamphy- 
lie  5,  que  Cérès,  Pomone  et  Flore  6  ornent  à  l'envi  ;  enfin  des 
vastes  plaines  de  la  Gilicie7,  arrosées  comme  un  jardin  par  les 
torrents  qui  tombent  du  mont  Taurus  8  toujours  couvert  de 
neige.  Pendant  cette  fête  si  solennelle,  les  jeunes  garçons  et 
les  jeunes  filles,  vêtus  de  robes  traînantes  de  lin,  plus  blan- 
ches que  les  lis,  chantaient  des  hymnes  à  la  louange  d'Alcine 
et  d'Aristonoûs;  car  on  ne  pouvait  louer  l'un  sans  l'autre,  ni 
séparer  deux  hommes  si  étroitement  unis  môme  après  leur 
mort. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  merveilleux,  c'est  que  dès  le  premier 
jour,  pendant  que  Sophronyme  faisait  les  libations  de  vin  et  de 
lait,  un  myrte  d'une  verdure  et  d'une  odeur  exquise  naquit  au 
milieu  du  tombeau,  et  éleva  tout  à  coup  sa  tête  touffue  pour 
couvrir  les  deux  urnes  de  ses  rameaux  et  de  son  ombre  :  cha- 
cun s'écria  qu'Aristonoûs,  en  récompense  de  sa  vertu,  avait 
été  changé  par  les  dieux  en  un  arbre  si  beau9.  Sophronyme 
prit  soin  de  l'arroser  lui  môme,  et  de  l'honorer  comme  une 
divinité.  Cet  arbre,  loin  de  vieillir,  se  renouvelle  de  dix  ans  en 
dix  ans;  et  les  dieux  ont  voulu  faire  voir,  par  cette  merveille, 
que  la  vertu,  qui  jette  un  si  doux  parfum  dans  la  mémoire  des 
hommes,  ne  meurt  jamais. 


i.  La  Carie;  province  de  l'Asie  Mi- 
neure, au   sud-ouest. 

2.  Le  Méandre,  fleuve  qui  passait  à 
Antioche  et  à  Milet;  célèbre  par  son 
cours  sinueux.  De  son  nom,  on  a  fait  le 
substantif  commun  méandre,  pour  mar- 
quer les  sinuosités,  les  replis  des  eaux 
courantes. 

3.  Le  Castre,  ou  petit  Méandre,  en 
Lydie;  se  j  ■  t te  dans  la  mer  Egée,  non 
loin  d'Éphèse;  ses  bords  étaient  fré- 
quentés par  ies  cygnes. 

4.  Le  Pactole  était  aussi  une  rivière 
de  Lydie,  et  se  jetait  dans  l'IIermus.  Le 
roi  Midas,  qui,  selon  la  Fable,  changeait 
en  or  tout  ce  qu'il  avait  touché,  se  lava 
les  mains  daus  le    Pactole;   depuis   ce 


temps,  disait-on,  le   fleuve    roulait  des 
paillettes  d'or- 

5.  La  Pamphylie,  proviace  de  l'A«ie 
Mineure,  au  sud;  principale  ville,  Ter- 
messus. 

6.  Déesses  de&  moissons,  des  fruits  et 
des  fleurs.  Flore  était  une  divinité  plutôt 
romaine  que  grecque. 

7.  La  Cilicie,  également  au  sud,  arro- 
sée par  le  Cylnus,  est  remarquable  par 
ses  villes  de  Tarse  et  d'Issus. 

8.  Haute  chaîne  de  montagnes;  borue 
la  Cilicie  au  nord. 

9.  Cette  métamorphose,  symbole  du 
parfum  que  répand  la  vertu  autour 
d'elle,  est  tout  à  fait  dans  le  goût  an» 
tique. 


ARISTONOUS.  431 

Observations  sur  les  aventures  d'Aristonous.  —Ce  petit  drame  se 
déroule  comme  un  clair  ruisseau  sous  le  soleil;  mais,  tout  paisible 
qu'il  est,  il  a  néanmoins  son  mouvement  et  ses  péripéties.  La  recon- 
naissance des  deux  sages  est  le  nœud  de  l'action.  Aristonoûs,  éprouvé 
par  l'adversité,  a  connu  l'ingratitude,  mais  il  n'en  est  pas  moins  dévoué 
à  la  mission  qu'il  s'est  donnée  de  faire  du  bien  aux  hommes;  il  ra- 
conte avec  une  admirable  simplicité  sa  vie,  qui  est  un  modèle  de  vertu 
et  de  sacrifice.  Dans  ce  puëme  d'une  sérénité  si  douce,  règne  un  sen- 
timent exquis  de  la  nature,  et  en  particulier  de  la  nature  grecque. 
Quelle  description  de  l'île  de  Délos,  des  plaines  fertiles  de  l'Asie  Mi- 
neurel  comme  on  s'attriste  quand  le  vaisseau  de  Clazomène  ne  revient 
plus  en  Lycie,  et  qu'on  apprend  la  mort  de  l'homme  excellent  qui  sa- 
vait rendre  le  bien  pour  le  mal,  et  dont  la  vie,  dans  les  conditions  de 
fortune  où  il  s'était  trouvé,  avait  été  un  exemple  de  vertu  privée  et  de 
dévouement  aux  autres  ! 

Cet  opuscule  rappelle  le  lecteur  aux  temps  héroïques,  et  on  peut 
le  regarder  comme  une  des  plus  heureuses  inspirations  de  Fénelon  ;  il 
est  plus  soigné  dans  toutes  ses  parties  qu'aucun  des  chants  du  Téléma- 
que  :  l'élégance,  la  perfection  du  style  n'y  faiblit  pas  un  instant.  Et 
quelle  douce  majesté  dans  le  portrait  de  ces  deux  hommes  qui  savent 
se  consoler  de  leurs  malheurs  par  la  recherche  de  la  vertu  1  Ils  chan- 
tent sur  une  lyre  d'or  les  merveilles  du  dieu  de  Délos,  qui  éclaire  l'u- 
nivers, qui  règle  les  saisons,  qui  préside  aux  Sciences,  et  qui  anime 
le  chœur  des  neuf  Muses.  La  vieillesse,  qui  a  frappé  à  leur  porie» 
pourra  blanchir  leurs  cheveux  et  rider  leurs  visages  ;  elle  ne  troublera 
point  leur  prospérité  ;  car  leur  vie  n'a  qu'un  but,  la  pratique  de  la  vertu 
et  la  vénération  des  Muses  duns  la  maison  sacrée  d'Apollon. 

On  voit  que  l'auteur  s'est  complu  dans  ce  portrait  de  Sophionyme 
qui  a  perdu  les  biens  de  ses  ancêtres  et  qui  néanmoins  sait  se  consoler 
par  sa  vertu  dans  l'île  de  Délos.  Malgré  soi,  on  songe  à  Fénelon  exi'é 
à  Cambrai,  à  Fénelon  qui,  lui  aussi,  honorait  les  «  Muses  »  dont  il  était 
aimé,  et  s'appliquait  à  orner  son  âme  par  la  vertu.  On  se  sent  attendri 
et  poussé  vers  ce  génie  si  pur,  et  volontiers  on  partage  sa  vénération 
pour  les  «  Muses  chéries,  »  c'est-à-dire  les  «  Belles-Lettres,  »  ces  douces 
et  puissantes  consolatrices,  comme  les  appelle  un  contemporain,  a  De- 
»  puis  que  notre  race  a  commencé  à  balbutier  ce  qu'elle  sent  et  ce 
»  qu'elle  pense,  les  Lettres  ont  comblé  le  monde  de  leurs  bienfaits.  Elles 
»  sont  comme  ces  sources  limpides,  cachées  à  deux  pas  du  chemin, 
»  sous  de  frais  ombrages;  celui  qui  les  ignore  continue  à  marcher  d'un 
»  pas  fatigué,  ou  tombe  épuisé  sur  la  route.  Mais  celui  qui  vous  con- 
»  naît,  Lettres  bienfaisantes,  accourt  à  vous,  rafraîchit  son  front  brû- 
»  lant,  lave  ses  mains  flétries,  et  rajeunit  en  vous  son  cœur.  Vous 
»  êtes  éternellement  belles,  éternellement  pures,  clémentes  à  qui  vous 
»  revient,  fidèles  à  qui  vous  honore.  Vous  nous  donnez  le  repos,  et  si 
»  nous  savons  vous  cultiver  avec  une  âme  reconnaissante  et  un  esprit 
»  intelligent,  vous  y  ajoutez  par  surcroit  quelque  gloire.  Qu'il  se  lève 
»  d'entre  les  morts  et  qu'il  vous  accuse,  celui  que  vous  avez  trompé  I» 


TABLE 


Pages 

Préface v 

Portrait  de  Fénelon  (Saint-Simon) îx 

Aventures  de  Télémaque 13 

Livre  premier „.,  13 

Livre  deuxième ' 30 

Livre  troisième 49 

Livre  quatrième 68 

Livre  cinquième 85 

Livre  sixième ......" ........  111 

Livre  septième 130 

Livre  huitième 152 

Livre  neuvième 170 

Livre  dixième 197 

Livre  onzième 226 

Livre  douzième 255 

Livre  treizième 275 

Livre  quatorzième 305 

Livre  quinzième , , 335 

Livre  seizième 356 

Livre  dix-septième 371 

Livre  dix-huitième 399 

Aventures  d'Aristonous 419 


X-03.   —   SAINT-CLOUD.    —    IMPRÎMERIC   BELIN    FRERES.