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BALZAC
ET LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
(1833-1913)
DU MEME AUTEUR
Pour paraître prochainement
LA
MAISON DE BALZAC
Hier et Aujourd'hui
(Histoire — Description — Catalogue)
avec de nombreuses figures
tirées du Musée Balzac
LOUIS DE ROYAUMONT
BALZAC
ET LA SOCIÉTÉ
DES GENS DE LETTRES
(1833-1913)
h^
DORBON-AINE
19, BOULEVARD HAUSSMANN, I9
PARIS
PREAMBULE
Le 5 juillet 19 13, en une séance solen-
nelle tenue à la Sorbonne, en présence du
Gouvernement, la Société des Gens de
Lettres a commémoré le 75^ anniversaire
de sa constitution légale.
M. Georges Lecomte, son président, a
prononcé un discours où il a rappelé les
origines de cette Société. En voici quelques
passages :
Ce printemps, il y a eu trois quarts de siècle
que, sur l'initiative intelligente et hardie de
Louis Desnoyers, romancier dont la fantaisie
s'alliait au plus ingénieux bon sens, des écri-
vains célèbres s'unirent pour que désormais les
littérateurs ne fussent plus tout à fait des parias
dans un monde que, par leurs livres, ils exaltent,
émeuvent, charment, divertissent.
En des pages d'une logique éloquente, Balzac,
de tous le plus qualifié pour mettre en relief le
dérisoire contraste entre les trésors nés du
talent et les spoliations paradoxales dont histo-
riens, romanciers, poètes, critiques, étaient
alors victimes, fit appel à la sagesse de ses
confrères et à la justice de l'opinion.
Après que Villemain l'eût constituée, c'est
Victor Hugo qui devint son président, à peu
près vers l'époque où y fut agréé notre cher
doyen François Fertiault qui a fêté lui-même
son centenaire, ses soixante-dix ans de sociéta-
riat en publiant, la quinzaine passée, un nou-
— 1 —
veau recueil de vers et dont nous avons la joie
de saluer sur cette estrade la forte et lucide
vieillesse.
En sa personne rendons hommage à cette géné-
ration de fondateurs qui, à l'appel de Balzac,
sous la direction de Victor Hugo, grâce aux per-
sévérants efforts d'hommes tels qu'Alexandre
Dumas, Augustin Thierry, Lamennais, François
Arago, Léon Gozlan, Frédéric Soulié, Nisard,
Villemain, Eugène Sue, Félix Pyat, Granier de
Cassagnac, Hippolyte Lebas, contribuèrent
brillamment à faire admettre que la propriété
de l'écrivain sur son œuvre n'est pas moins
respectable que toute autre propriété, que les
frontières ne doivent pas l'annuler, et que,
après avoir ému ou enchanté la foule, traduit
ses fièvres, ses espérances ou ses colères, aidé
à une époque à prendre connaissance d'elle-
même et préparé l'avenir, les écrivains ont bien
quelques droits à la sympathie de l'opinion
autour de leurs efforts pour se préserver eux-
— 8 —
mêmes d'une vieillesse sans pain et pour se
donner la consolante certitude que, après eux,
dans les yeux des chères, des vaillantes compa-
gnes de leur labeur, les larmes de détresse ne
s'ajouteront pas aux larmes de chagrin.
Si, parmi tant d'incertitudes et de luttes, la
Société des Gens de Lettres a pu, sans jamais
s'avilir par l'agressive bassesse de l'égoïsme
professionnel, réaliser peu à peu les désirs
exprimés par Balzac dans son impressionnant
appel Pro aris et focis, quels devoirs encore la
solidarité confraternelle nous impose !
La date que rappelle cette cérémonie est
celle de la réunion première du premier
groupement et de la rédaction du premier
contrat constitutif d'une association légale
entre gens de lettres. Ce contrat, cette réu-
nion étaient la suite donnée, après cinq ans
d'efforts occultes et de préparation, à un pro-
jet exposé par Honoré de Balzac, dès 1833.
9 —
Cest si Ton veut l'accouchement après la
longue parturition, suite du geste féconda-
teur,
Nous espérons l'avoir démontré dans les
pages qui suivent.
I
Si la littérature aujourd'hui nourrit à peu
près son monde, c'est au principe de l'as-
sociation qu'on le doit. Or, le premier, le
principal organisme de cet affranchissement
économique des professionnels, a été la
Société des Gens de Lettres. Montrer que
Balzac en fut l'instigateur et par là même
le véritable créateur, c'est rappeler aux gens
de lettres ce qu'ils doivent à Balzac.
L'heure est favorable à cette constatation,
où l'on célèbre solennellement les origines
de cette puissante association.
12
Les souffrances de l'inventeur ! c'est un
thème qui domine la vie et l'œuvre de
Balzac, et, par inventeur, il entend le génie
qui crée, dans quelques branches de l'acti-
vité humaine que ce soit, l'inventeur qui
enrichit l'humanité et qui en meurt, à qui
l'humanité fait chèrement payer un laurier
qui ne fleurira que sur son tombeau. Le
Chef d' œuvre inconnu, la Recherche de l'Absolu,
Eve et David, Gambara, les Ressources de
Quinola, dix autres épisodes de la Comédie
Humaine témoignent de cette hantise.
C'est que sous les traits du peintre, du
chimiste, de l'imprimeur, du musicien, du
mécanicien, c'est toujours soi que Balzac a
mis en scène. C'est lui l'inlassable inventeur
d'idées, inlassablement dépouillé par les fre-
lons qui vivent, sous le couvert des lois, de
l'invention d'autrui. Il n'a pas produit seule-
ment dans son œuvre littéraire ses protesta-
— 13 —
tions contre un dol pour ainsi dire endémi-
que et perpétuel, il a eu l'occasion de vivre
personnellement ce rôle de dupe et de plai-
der, en cette qualité, devant Topinion, la
cause de tous ses confrères, victimes comme
lui d'un état voisin du brigandage. Et c'est
de ce procès étendu du particulier au général
qu'est sortie la Société des Gens de Lettres.
C'était en 1833, Honoré de Balzac avait
alors 34 ans. Après ses débuts obscurs
comme romancier anonyme ou pseudonyme,
après son infructueuse tentative commer-
ciale de la rue Visconti, et la liquidation de
son imprimerie-fonderie, il s'était jeté à
corps perdu dans le travail. Il était allé
d'abord en Bretagne et il en était revenu
avec cette épopée Le dernier Chouan, où il
égalait du premier coup Walter Scott, dans
un genre où il allait bientôt le surpasser.
Le succès fut nul.
— 14 —
Balzac comprend que le talent ne suffit
pas pour violenter l'opinion, faire brèche
dans la masse et s'imposer. Il faut tirer le
canon. Il sort donc des cartons sa Physiolo-
gie du mariage, œuvre due à l'inspiration
paternelle et qui contient des pages nom-
breuses du père Bernard Balzac. Cette fois
ce fut le succès de scandale, mais le
succès.
Là-dessus Balzac publie (1830) ses pre-
mières scènes de la Vie Privée : La Vendetta,
Le Bal de Sceaux, La Paix du Ménage, La
Maison du chat qui pelote, etc.
Les femmes que la Physiologie du mariage
avait scandalisées prirent ces ouvrages pour
une réparation, une amende honorable de
l'auteur. Ils étaient en effet aussi flatteurs
pour elles que le précédent livre avait été
cruel. En un moment Balzac fut à la mode.
Les journaux s'arrachèrent sa copie, car ces
— 15 —
débuts coïncident heureusement avec l'éclo-
sion subite et prodigieuse de la presse quo-
tidienne, et tout en satisfaisant à une colla-
boration multiple, il publiait de nouveaux
chefs-d'œuvre : Lotds Lambert, Eugénie
Grandet, le Colonel Chahert, la Peau de Cha-
grin, le Médecin de Campagne, etc.
La puissance du génie qui se dévoilait ici
ameute la critique : c'est la consécration de
la gloire pour un débutant. Mais il en subit
en même temps une autre conséquence.
Comme il jette dans la circulation de nom-
breuses idées neuves, les produits d'une
inspiration prodigue, les requins de la litté-
rature se précipitent sur l'œuvre, sur les
idées du jeune romancier. On le pille effron-
tément et légalement puisqu'à cette date il
n'y a pas de propriété littéraire.
Ne voit-il pas son Colonel Chahert utilisé
commercialement sous ses yeux par deux
— i6 —
auteurs dramatiques, Jacques Arago et Louis
Lurine, et transformé en un infâme vaude-
ville !
A la date du i^r août 1833 il écrit à
Mme Hanska :
« L'Europe littéraire a cité la vie de Napo-
léon récitée par un soldat de la garde impé-
riale dans une grange à des paysans, un des
morceaux capitaux du Médecin de Campagne,
Bah ! voici des spéculateurs qui depuis huit
jours me volent, l'impriment sans ma per-
mission, et voici vingt mille exemplaires de
ce fragment vendus. Ils ne disent ni mon
nom ni celui de mon œuvre, ils m'assas-
sinent et se taisent, ils me volent ma gloire
et mon pécule, à moi, pauvre ! »
On comprend l'irritation qui couve au
cœur de cet inventeur d'ailleurs très sen-
sible, très facilement irritable. Est-il donc
vrai qu'il soit sans défense^ lui et ses
confrères?
Hélas !
Quelle était en effet la situation des litté-
rateurs en face de leurs œuvres ? la plus
misérable sans doute, la plus aléatoire, celle
de producteurs auxquels on conteste la pro-
priété de leurs productions !
Tout ce quiin auteur livre au public devient
propriété publique avait décrété la Consti-
tuante !
Mais quoi ! faut-il se soumettre sans luttes
et sans espoir à cet ostracisme ? n'y a-t-il
rien à faire, rien à dire ?
Balzac est trop ardent, trop volontaire, il
y a en lui trop d'énergie pour qu'il accepte
le sort qui lui est fait, sort commun à tous
les gens de lettres.
Et comme pour lui il n'y a qu'un pas de
la résolution à l'action, il lance dans la
— i8 —
Revue de Paris son admirable Lettre aux
Ecrivains français du XIX^ siècle (novem-
bre 1833).
Il est nécessaire d'en rappeler le début,
qui expose nettement, éloquemment la
situation des auteurs au commencement du
xix« siècle.
II
A nulle époque, dit-il, l'artiste ne fut moins
protégé ; nul siècle n'a eu de masses plus intel-
ligentes ; en aucun temps la pensée n'a été si
puissante ; jamais l'artiste n'a été individuelle-
ment si peu de chose. La Révolution française,
qui se leva pour faire reconnaître tant de droits
méconnus, vous a plongés sous l'empire d'une
loi barbare. Elle a déclaré vos œuvres propriétés
publiques, comme si elle eût prévu que la litté-
rature et les arts allaient émigrer. Certes, il
existe une grande idée dans cette loi. Sans
doute, il était beau de voir la Société dire au
20
génie : Tu nous enrichiras et tu resteras pauvre.
Ainsi les choses allaient-elles depuis long-
temps , mais, depuis longtemps aussi, les rois
ou les peuples se permettaient des ovations et
des honneurs tardifs que la Révolution n'ad-
mettait point pour les hommes supérieurs.
Ainsi, messieurs, vous poètes, vous musi-
ciens, vous dramatistes, vous prosateurs, tout
ce qui vit par la pensée, tout ce qui travaille
pour la gloire du pays, tout ce qui doit pétrir
le siècle ; et ceux qui s'élancent du sein de la
misère pour aller respirer au soleil de la gloire,
et ceux qui, pleins de volonté triomphent, tous
sont déclarés inhabiles à se succéder à eux-
mêmes. La loi, pleine de respect pour les ballots
du marchand, pour les écus acquis par un tra-
vail en quelque sorte matériel, et souvent à
force d'infamie, la loi protège la terre, elle pro-
tège la maison du prolétaire qui a sué ; elle
confisque l'ouvrage du poète qui a pensé.
S'il est au monde une propriété sacrée, s'il
— 21
est quelque chose qui puisse appartenir à
l'homme, n'est-ce pas ce que l'homme crée
entre le ciel et la terre, ce qui n'a de racine que
dans l'intelligence, et qui fleurit dans tous les
cœurs ?
Les lois divines et humaines, les humbles lois
du bon sens, toutes les lois sont pour nous ; il
a fallu les suspendre toutes pour nous dépouil-
ler. Nous apportons à un pays des trésors qu'il
n'aurait pas, des trésors indépendants et du sol
et des transactions sociales et, pour prix du plus
exorbitant de tous les labeurs, le pays en con-
fisque les produits.
Le tableau se poursuit pendant douze
cents lignes sur ce ton, avec des précisions
juridiques qui font souvenir que Balzac est
un fils de la Basoche.
Mais ce n'est pas seulement pour formu-
ler tout haut un sentiment général inex-
primé jusque-là que Balzac a pris la plume ;
— 22 —
il a son idée. Au mal il propose un remède.
Quel est-il ?
Ce mot Société, dit-il, est une transition natu-
relle pour arriver aux moyens de défense que
nous croyons avoir trouvés, et qu'il est urgent
d'employer contre les oppressions légales, contre
les oppressions de l'étranger, contre les oppres-
sions intimes que nous signalons
N'attendez pas du gouvernement qu'il fasse une
enquête sur l'état de la littérature, considérée
comme intérêt matériel, comme produit énorme,
comme moyen d'imposer à l'Europe, de régner
sur l'Europe par la pensée, au lieu de régner
par les armes. Non le gouvernement ne fera rien.
Notre salut est en nous-mêmes. Il est dans
une entente de nos droits, dans une reconnais-
sance mutuelle de notre force. Il est donc du
plus haut intérêt pour nous tous que nous nous
— 23 —
assemblions, gue nous formions une société,
comme les auteurs dramatiques ont formé la
leur.
Enfin ! Balzac a prononcé le mot, amorcé
et préconisé l'idée, le mode unique de salut.
En écrivant cette phrase, Balzac a fondé
La Société des Gens de Lettres.
Il a fait davantage encore, il a précisé et
défini le rôle qu'il entendait donner à
l'association dont il demande la création.
La dernière page de la Lettre aux Ecrivains
Français est tout entière à citer :
L'auteur de cette lettre connaît assez le
monde pour ne pas avoir la prétention de vous
imposer ses idées, il veut seulement vous les
exposer, afin qu'elles en fassent naître de meil-
leures, si elles n'étaient pas adoptées
— 24 —
Notre société pourrait avoir encore l'influence
de régénérer la librairie ; mais aucun bien n'est
possible sans le concours de toutes nos volontés
vers un résultat qui doit augmenter le bien être
de tous, et qui sera le salut d'un commerce
chancelant. Notre société constituée saura
demander de nouvelles lois sur la propriété
littéraire, saura faire fixer les questions pen-
dantes, et empêchera toute contrefaçon étran-
gère. Les moyens dont nous nous sommes
occupé, et que nous croyons efficaces, néces-
sitent cette association, qui seule pourra faire
les démarches utiles au succès ; démarches
d'ailleurs peu coûteuses. Sans doute il serait
beau de voir la république des lettres avoir ses
ambassadeurs, envoyer dans les pays voisins
des hommes éminents entourés de plus d'éclat
que n'en ont les plénipotentiaires, et traiter ses
intérêts de langue à langue, en rendant à ce
mot le sens qu'y attachait l'ordre de Malte. . .
— 25 —
Chaque profession a son association philan-
thropique, et l'hôpital n'existe ni pour nos im-
primeurs ni pour nos relieurs. Il n'est pas d'ou-
vrier qui n'ait sa société maternelle qui lui
donne aide et assistance dans ses moments de
détresse. Nous seuls artistes, écrivains, sommes
sans un lien commun
Réunis, nous sommes au-dessus des lois, car
les lois sont dominées par les mœurs. Ne
constatons nous pas les mœurs ? La civilisation
n'est rien sans expression. Nous sommes, nous
savants, nous écrivains, artistes, nous poètes,
chargés de l'exprimer. Nous sommes les nou-
veaux pontifes d'un avenir inconnu, dont nous
préparons l'œuvre. Cette proposition, le xviii*
siècle l'a prouvée. Réunis, nous sommes à la
hauteur du pouvoir qui nous tue individuelle-
ment.
Réunissons-nous donc pour lui faire recon-
naître les droits et les majestés de la pensée.
iG
Ainsi nous pourrons tendre la main au génie
méconnu, dès que nous aurons conquis un tré-
sor commun, en reconquérant nos droits. Disons-
le bien haut, il faut aide et secours au talent.
Ne sera-ce pas ménager la fierté des hommes
jeunes et déjà grands, que de faire accourir près
d'eux la république entière pour les saluer, pour
veiller à leur début, pour consoler leur vieil-
lesse si le malheur voulait qu'ils trouvassent
l'infortune au déclin de la vie ? Mais notre
assemblée dût-elle se dissoudre après avoir
fait cesser les maux de la contrefaçon, celui du
timbre, et obtenu de nouvelles lois sur la pro-
priété littéraire, elle aurait assez fait et pour le
présent et pour l'avenir.
Nous attendrons quelques adhésions pour pour-
suivre une œuvre juste que nous n'abandonne-
rons jamais.
Une réunion préparatoire sera nécessaire pour
prendre quelques précautions d'ordre
— 27 -
Comme les marchands du moyen âge, qui
laissaient leurs différents à la porte de leur
parlouère, nous laisserons nos opinions, nos
antipathies, nos vanités à la porte, pour ne nous
occuper que de la chose publique, et peut-être ne
reprendrons-nous pas toujours tout en sortant.
Messieurs les faiseurs de lois, protégez-donc
les arts et la langue, car, quand vos intérêts
matériels n'existeront plus, vous vivrez par nos
pensées qui seront debout, et qui, si le pays
pouvait disparaître, diraient : Là fut la France !
Comme on le voit, chaque paragraphe de
cet appel aux gens de lettres trace et jalonne
à l'avance la route que la future société va
suivre avec tant de succès.
Mais elle ne se constitue pas tout de suite.
Ces adhésions que Balzac attendait, qu'il
espérait sûrement, ne viennent pas. Quelque
pressant que soit l'intérêt ne faut-il pas
2« —
compter avec l'inertie naturelle des intéres-
sés, avec la jalousie professionnelle? On
voudrait bien marcher, mais pas derrière
Balzac. Un homme de moins de génie,
mais de savoir-faire, réussira mieux.
Louis Desnoyers allait être cet homme là.
III
« Le plus grand malheur d'un homme de let-
tres — a dit Voltaire en son Dictionnaire philoso-
phique — n'est pas d'être l'objet de la jalousie de
ses confrères, la victime de la cabale, du mépris
des puissants du monde, c'est d'être jugé par
les sots,.... Son grand malheur encore est ordi-
nairement de ne tenir à rien. Un bourgeois
achète un petit office et le voilà soutenu par ses
confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve
aussitôt des défenseurs. L'homme de lettres est
sans secours, il ressemble aux poissons volants ;
s'il s'élève un peu les oiseaux le dévorent ; s'il
plonge les poissons le mangent. » — Et Voltaire
— 30 —
ajoute : « — L'homme de lettres est descendu
pour ses plaisirs dans l'arène, il s'est lui-même
condamné aux bêtes. »
Cest en 1755 que l'auteur de Candide
publiait ces lignes. Soixante-dix-huit ans
après, Balzac demandait que les individua-
lités fissent un groupe et devinssent une
force.
Il le demanda et il l'obtint.
Mais admirons la logique imperturbable
du destin. Cette idée très noble et très
humaine et très simple en même temps,
Balzac s'en verra dépouillé aussi. Il en a
déposé le germe au hasard, un autre la
recueillera, la couvera, la reproduira comme
sienne, et Louis Desnoyers sera, pour l'his-
toire, le fondateur de la Société des Gens de
Lettres, l'Americ Vespuce de notre Chris-
tophe Colomb.
I —
— Eh quoi, dira-t-on, ce brave Des-
noyers n'était-il pas capable d'avoir la même
idée que Balzac et, de plus n'a-t-il pas le
mérite de l'avoir mise sur pied ?
Sans doute, il en eût pu être capable,
mais nous n'en avons aucun indice, tandis
que de l'initiative de Balzac, de la priorité de
son idée, nous avons la proclamation, nous
avons l'évidence.
— Mais l'idée n'est rien, dit-on, tant
qu'elle n'est pas réalisée!
C'est l'argument de tous les spoliateurs
d'idées.
Ecoutons la leçon que fait Claparon à
César Birotteau en pensant à Balzac :
Il y a l'homme à idées qui n'a pas le sou,
comme tous les gens à idées. Ces gens-là pen-
sent et dépensent sans faire attention à rien.
Figurez-vous un cochon qui vague dans un bois
— 32 —
à truffes ! Il est suivi par un gaillard, l'homme
d'argent, qui attend le grognement excité par
la trouvaille. Quand l'homme à idées a rencon-
tré quelque bonne affaire, l'homme d'argent lui
donne alors une tape sur l'épaule et lui dit :
« Qu'est-ce que c'est que ça ? Vous vous mettez
dans la gueule d'un four, mon brave, vous
n'avez pas les reins assez forts ; voilà mille
francs, et laissez-moi mettre en scène cette
affaire. »
Bon ! le banquier convoque alors les indus-
triels. « Mes amis, à l'ouvrage ! des prospectus !
la blague à mort ! » On prend des cors de
chasse et on crie à son de trompe : « Cent mille
francs pour cinq sous ! » ou cinq sous pour
cent mille francs, des mines d'or, des mines de
charbon... Enfin tout 1' « esbrouffe » du com-
merce. On achète l'avis des hommes de science
ou d'art, la parade se déploie, le public entre,
il en a pour son argent, la recette est dans nos
mains. Le cochon est chambré sous son toit
— 33 —
avec des pommes de terre, et les autres se cha-
friolent dans les billets de banque. Voilà, mon
cher monsieur. Entrez dans les affaires. Que
voulez-vous être? Cochon, dindon, paillasse
ou millionnaire ?
(César Birotteau.)
Un homme pauvre qui trouve une bonne
idée m'a toujours fait l'effet d'un morceau de
pain dans un vivier : chaque poisson vient lui
donner un coup de dent.
(Les Ressources de Quinola.)
La vérité est que le tort (si tort il y a) des
inventeurs c'est d'avoir des idées à jet con-
tinu et de ne pouvoir ainsi les suivre, les
mettre toutes au point, pratiquement, en un
mot, les réaliser, tandis que l'homme d'af-
faires qui a recueilli une idée consacre tous
ses soins, toute sa science, à celle-là seule,
et en accumulant sur elle son énergie, son
— 34 -
temps et ses ressources, il ne peut manquer
de mener à la pleine maturité le germe qu'il
a... disons : adopté.
Entraîné par la surproduction fiévreuse
que nous connaissons, Balzac pouvait-il
donner à son idée de société la forme et la
formule pratiques ?
Evidemment non, il a jeté son idée aux
vents, s'en fiant à eux d'en déposer le germe
dans le cœur de chacun de ses confrères, et
il a attendu, assuré de l'avenir...
... L'avenir!... c'était Louis Desnoyers.
Mais il ne perd pas de vue son projet, il
poursuit sa campagne à toute occasion, et
sans reproduire tout ce qu'il a écrit à ce
sujet dans les années 1834 et 1835, en lais-
sant de côté la préface du Livre Mystique
(1835), la préface du Lys dans la Vallée
(1836), il y a lieu de citer comme typique
son article sur la « Propriété littéraire » du
— 35 -
30 octobre 1836 (dans la Chronique de Paris)
qui est pour ainsi dire la condensation de
la Lettre aux Ecrivains français et dont l'ar-
gument se retrouve dans le Manifeste qu'il
rédigea plus tard (1841) au nom de la
Société des Gens de Lettres.
L'idée d'association a donc fait son che-
min. Elle a pris corps grâce à Louis Des-
noyers, à qui nous ne refusons pas de rendre
justice pour son esprit pratique d'adapteur ;
à qui nous reprochons seulement de n'avoir
pas mis dès la première heure la société
nouvelle sous le patronage de son inspira-
teur, et semblant par là-même avoir voulu
garder pour soi seul le mérite de cette ini-
tiative. L'intermédiaire, indispensable sans
doute, ne doit pas éclipser l'inventeur.
Mais, écarté de la nouvelle société à la
première heure de sa fondation, Balzac ne
tarda pas d'y faire une entrée sensationnelle.
- 36 -
Suivons l'ordre des faits.
Le 10 décembre 1837, Louis Desnoyers
(il avait fondé le Journal des Enfants pour
lequel il écrivit Jean-Paul Choppart et que
Balzac a désigné dans VlUustre Gaudissart)
alors directeur du Siècle, réunit chez lui
14, rue de Navarin, un certain nombre de
rédacteurs littéraires des journaux de Paris.
Le projet qu'il soumit à ses collègues fut
approuvé, les bases d'une société furent
établies et une première assemblée tenue
le 31 décembre chez M. Pommier, ancien
avoué, rue de la Michaudière, déclara la
Société constituée de ce fait. Un comité
provisoire est nommé pour l'action à pour-
suivre et une première assemblée générale
a lieu le lé avril 1838, dans la salle de
l'Athénée des familles, passage Choiseul,
sous la présidence de Villemain. La Société
— 37 —
était créée. Elle avait reçu des adhésions
éminentes : Victor Hugo, Alexandre Dumas,
Frédéric Soulié, Léon Gozlan, Désiré Nisard,
etc.. et nous n'y voyons pas Balzac... C'est
son idée qui triomphe, sa propre conception
qui se réalise, et il n'est pas là ! On ne peut
faire que deux suppositions : ou Desnoyers
n'a pas sollicité Balzac ou Balzac, dont on
connaît la susceptibilité ombrageuse, n'a pas
été satisfait que l'œuvre fût mise en mouve-
ment sans qu'on l'eût inscrit en tête.
Il estime que Desnoyers lui vole son
projet et il boude. Mais il a trop d'esprit
pour bouder longtemps contre son ventre
et le 28 décembre 1838, il demande son
admission.
« M. de Bal:(ac demande à faire partie de
la Société. Il est admis » dit sèchement le
procès-verbal. N'importe, M. de Balzac est
dans la place et il y tient sa place. On sent
- 38 -
à la lecture des procès-verbaux des travaux
du comité, son activité, sa fécondité d'idées
qui choquent et bouleversent parfois le
groupe un peu plus rassis, un peu moins
enthousiaste.
En 1839, Villemain est appelé au minis-
tère de l'Instruction publique et c'est Balzac
qui est élu président. Si l'on considère que
Villemain avait été choisi surtout en consi-
dération de sa situation politique et parce
qu'il fallait un parlementaire comme parrain
et patron de la Société naissante, il .en
résulte que c'est bien Balzac qui en fut le
premier président réel en tant qu'écrivain.
Ses vices-présidents étaient Léon Gozlan et
Félix Pyat.
L'un des premiers actes du comité est la
publication d'un recueil auquel devaient
participer les membres de la nouvelle société.
— 39 —
Balzac y contribue par une nouvelle,
Pierre Grassou (i).
M. Jules Claretie lui attribue aussi la
rédaction de l'Introduction, mais le procès-
verbal affirme et le style confirme que c'est
Louis Reybaud qui en fut chargé. Néan-
moins c'est encore l'esprit de Balzac qui
domine en cette introduction, c'est sa for-
mule si non sa phrase.
On parle beaucoup, on s'occupe beaucoup
d'associations depuis quelques années — y est-
il dit — et dans l'état de luttes ou vivent nos
sociétés, ce n'est là ni un mot vide de sens, ni
une recherche vaine.
Même pour les esprits les plus dégagés des
théories aventureuses, la vie actuelle est loin de
réaliser toute la somme de biens possible et il
(i) Babel, publication de la Société des Gens de
Lettres, Paris, 1840. Renouard, éditeur.
— 40 —
reste évidemment quelque chose à faire soit
dans le monde des passions, soit dans le monde
des intérêts. Les désordres, qui, se traduisent
ici en rivalités politiques, là en concurrences
industrielles appellent, suivant les uns de pru-
dents palliatifs, suivant les autres un traitement
héroïque tous s'accordent à prononcer le même
mot : Association.
Malheureusement si le mot est trouvé, la
formule manque.
Mais si l'Association dans l'ordre matériel est
un problème dont l'inconnue n'est pas dégagée,
si elle invoque des formules mystérieuses,
multiples, incertaines encore, dans l'ordre
moral ces obstacles s'aplanissent, ces difficultés
disparaissent. Le lien entre les intérêts est
complexe ; le lien entre les intelligences est
simple et direct ; on refuse de mettre sa for-
tune au service d'une idée ; on n'hésite pas à y
mettre son temps et ses soins.
De là il résulte que l'association des senti-
— 41 —
ments précédera l'association des intérêts, et que
de petites communions partielles dans un rayon
purement affectif, signaleront comme autant
d'avant- coureurs la grande communion des
passions et des richesses générales. Quand
même ce serait là un rêve, il est trop beau et
trop consolant pour qu'on en repousse les
illusions.
La Société des Gens de Lettres se rattache
évidemment aux Associations qui procèdent
surtout du cœur.
On lui a reproché avec plus d'aigreur que de
raison de ne s'être pas assez défendue contre
une tendance à la fiscalité littéraire, d'avoir
plaidé en faveur des travaux de l'esprit, la thèse
de l'ubiquité {i) du salaire et d'avoir ainsi exposé
les ouvriers de la pensée à de fâcheuses assimi-
lations. Le reproche serait juste et les gens de
lettres ne seraient pas exposés à l'encourir dans
une société autrement organisée que l'est la
(i) C'est la thèse de Sainte-Beuve.
— 42 —
EDÔtre, dans une société qui s€ touderait sur le
^sintéressement. Mais au milieu d'un monde
ou il n*y a de grâce pour personne, ou tout se
base sur le calcul, où tout se meut dans le
cercle d'un droit étroit et rigoureux, trancber
dcE giaïadi sdgBteur, se donner des airs de libé-
ralité, de dévcHiement, de détachement, d'abné-
gation héroïque, ce ne serait pas seulement une
folie, niais encore un ridicule. Le Stoïcisme ne
doit pas tourner en mystification.
« — Qui ne reconnaît là Balzac, ce théori-
cien de la force ? dit M. J. Qaretie. Mais il
ajoute bien vite, dieu merci, des arguments
mosaxEL a ces arguments matériels et après avoir
dédaié que la Société entend faire la ce police
de la coQtrefeçon intérieure », il ajoute que
c cette police ne doit-étre regardée que comme
un incident ftigitif dans la vie de la Société des
gens de lettres. »
« La pensée fondamentale qui a, dit-il, réuni
un si grand nombre d'écrivains, a une toute
— 45 —
autre eicvâtiun, une louic auire dignité !...
Notre famille littéraire s'en allait éparse dans les
mille sentiers de la publicité. On a voulu la
grouper, la constituer fortement, sagement,
dans des conditions d'unité imposante. On a
entendu créer un centre où les forts tendissent
la main aux faibles, où les ressources de Tasso-
ciation vinssent en aide aux misères de l'isole-
ment. Il est temps, concluait l'auteur de Vlntro-
ductiûn, de compter avec l'intelligence qui n'a
jamais su compter avec personne. »
IV
Le Comité, sous l'inspiration de Balzac,
déploie une activité fiévreuse. Léon Gozlan
proposait d'écrire un Dictionnaire de la
langue française, donnant l'histoire de
chaque mot ; projet grandiose et qui posait
la Société en rivale de l'Académie. Pour
examiner cette proposition et d'autres avec
elle, le comité nomme une commission de
trois membres composée de Hugo, Balzac et
Gozlan.
Cette commission se réunit aux Jardies, à
la table de Balzac, et Gozlan a laissé de cette
-~4é -
entrevue un récit amusant (Baî:(ac en pan-
toufles.) La lettre suivante de Balzac à Victor
Hugo pour l'y convier, est aussi à citer, car
elle montre comment le propriétaire des
Jardies entendait son rôle de président de la
Société des Gens de Lettres.
Paris, le 19 juillet 1839
Monsieur et cher collègue,
Nous avons l'honneur de vous annoncer que,
dans sa séance de ce jour, le comité vous a
nommé, ainsi que M. Gozlan et moi, pour
décider une chose grave relative à la littérature
et à notre Société. J'ai donc l'honneur de vous
proposer de venir déjeûner aux Jardies chez
moi à Sèvres, pour pouvoir mûrir à notre aise,
sous les ombrages des bois, ce projet qui est
immense. M. Gozlan a accepté.
Ainsi, sans réponse, je compterai sur vous ;
- 47 —
au cas contraire, ayez la complaisance de pré-
venir M. Gozlan du non.
Trouvez ici mes sincères hommages d'admi-
ration.
DE BALZAC.
P. -S. — Pour arriver aux Jardies, on prend
l'omnibus de Sèvres au Carrousel et on se fait
arrêter à l'arcade de Ville-d'Avray. Les Jardies
sont sur la route de Ville-d'Avray, après l'ar-
cade du chemin de fer.
Victor Hugo n'a parlé nulle part de cette
entrevue, Léon Gozlan, dans Balzac en pan-
toufles, n'en rapporta que les à-côté pitto-
resques mêlés de quelques galéjades. Sur le
fond même des questions littéraires qui y
furent débattues, il est muet, sans doute
parce que ses idées y furent combattues par
celles de Balzac. En fait c'est une véritable
- 48 -
séance du Comité qui se tient sur la terrasse
des Jardies en ce mois de juillet 1839.
Balzac est chargé du rapport, il écarte
l'idée d'un dictionnaire mais conclut à un
projet non moins grandiose.
M. Edouard Montagne (i), qui nous cite
le fait, néglige de dire en quoi consistait ce
projet bal:(aden.
Peut-être s'agit-il de l'expropriation appli-
quée à la littérature, idée que précisément
énonce et soutient sa Lettre au directeur de
la Presse du 17 août 1839 (notons en effet
la coïncidence des dates).
Balzac y décrit la ruine causée à la littéra-
ture française par la contrefaçon belge et
constate que cette contrefaçon ne s'exerce
pas sur les œuvres classiques tombées dans
le domaine public.
(i) Edouard Montagne : Histoire de la Société des
Gens de Lettres.
— 49 —
« Après tout, dit-il, que contrefait la Belgi-
que ? Les dix ou douze maréchaux de France
littéraires, selon la belle expression de M.
Victor Hugo, ceux qui font oeuvre, collection
et qui offrent à l'exploitation une certaine
surface commerciale.
« N'est-il pas prouvé qu'avec cinq ou six
millions l'Etat désintéresserait ces auteurs et
pourrait stipuler que, moyennant un certain
prix par volume, tous les deux ans, leurs pro-
ductions nouvelles tomberaient dans le domaine
public ? Certes, si la France exerce une prépon-
dérance en Europe, elle le doit surtout à ses
hommes d'intelligence.
« Aujourd'hui la plume a évidemment rem-
placé l'épée, et les veilles où l'on répand tant
de pensées sont bien moins reconnues que les
campagnes où l'on n'a versé que du sang. Beau-
coup de gens qui trouvent juste et naturel de
dépenser des millions pour loger les échan-
tillons de l'industrie, de commander pour trois
— 50 —
ou quatre millions par an à la peinture, à la
statuaire, de donner dix-huit cent mille francs
de primes à la pêche des morues, de venir en
aide pour dix millions à l'agriculture souffrante,
de racheter les usines à sucre, de jeter vingt
millions à l'architecture, ouvriront de grands
yeux à l'idée bizarre d'offrir cinq ou six millions
pour solder douze années de travaux à quelques
hommes pleins de gloire, mais voués à une
misérable existence intérieure ; cependant, ils
sont réservés à une plus grande stupéfaction, si
les plus sévères calculs trouvent grâce devant
eux et s'ils veulent, en descendant à l'applica-
tion, se convaincre ici que le trésor public
recouvrera promptement la somme qu'il aura
donnée. En quoi le désintéressement pour cause
d'utilité publique serait-il ridicule appliqué aux
produits de l'intelligence, qui sont un besoin
de tous, tandis qu'il est pratiqué sévèrement
pour les voies de communication et surtout
quand il est dans une proportion minime, com-
— 51 —
paré aux exigences des travaux publics et quand
les froissements d'intérêt privé n'y existent
point ? Un despote ferait cela demain. »
Cest bien là une idée à la Balzac^ au pre-
mier abord suffocante ! Aussi, ne nous
étonnons pas trop si Ed. Montagne en est
suffoqué. Il ne nous le cache pas : « Cet
écrivain de génie, dit-il, le plus grand obser-
vateur, le plus profond logicien de son
époque, traitait les affaires avec un tel défaut
de sens lîioral, que ses collègues effarés ne le
discutaient plus depuis longtemps, (i) »
Singulier phénomène ! Ils ne le discutaient
plus mais ils l'avaient nommé président,
mais ils le déléguaient dans une commission
d'études et ses collègues de cette commission
lui confiaient la rédaction du rapport !
M. Ed. Montagne ajoute :
(i) Histoire de la Société des Gens de Lettres.
— 52 —
« Ce fut assez qu'il offrit je ne sais quelle
combinaison à triple serrure pour qu'elle fut
exécutée par la question préalable. Cet échec
du romancier faillit même porter bonheur
à la question du dictionnaire que M. Léon
Gozlan parvint à ressusciter dans la séance
du 14 février 1840 et qui fut enterrée défi-
nitivement à la fin de la même année. »
Le témoignage de Montagne est curieux
en son genre, car c'est encore Balzac qui,
malgré son défaut de sens moral, va représen-
ter la Société à Rouen, dans la tribune où,
à côté de Berryer, il défend les droits de la
presse.
Balzac est aussi chargé de répondre au
nom du comité à l'article publié par Sainte-
Beuve dans la Revue des Deux Mondes sur la
Littérature industrielle. Cette lettre est à citer
car elle montre Thostilité que souleva à ses
débuts la Société nouvelle. Elle prouve par
— 53 -
surcroît la vertigineuse activité de Balzac et
son rôle pendant cette période de luttes.
A Monsieur Emile de Girardin
Rédacteur en chef de La Presse
Monsieur,
Dans le dernier numéro d'un recueil dont les
propriétaires ont été condamnés envers moi,
par le jugement du tribunal de première ins-
tance de la Seine, en date du 7 juin 1836, pour
avoir vendu à une autre publication les épreuves
incorrectes d'articles que, selon nos conven-
tions, ils s'étaient engagés à ne faire paraître
que dans leur revue, M. Sainte-Beuve a écrit
les lignes suivantes :
« Je ne puis m'ôter de la pensée que le spiri-
tuel académicien (M. Villemain) n'avait accepté
cette charge (la présidence des gens de lettres)
que pour avoir occasion, avec ce bon goût qui ne
— 54 —
l'abandonne jamais et avec ce courage d'esprit
dont il a donné tant de preuves dans toutes les
circonstances décisives, de rappeler et de main-
tenir, devant cette démocratie littéraire, les
vrais principes de l'indépendance et ^m bon goût,
« M. de Balzac, qui a été nommé président à
l'unanimité en remplacement de M. Villemain,
aidera peut-être au même résultat par des
moyens contraires. »
Si j'étais seul en cause ici, comme mes écrits
et ma personne y sont dans le cours de l'article
de M. Sainte-Beuve, je mépriserais, selon ma
coutume, les attaques, quelque injurieuses et
calomnieuses qu'elles pussent être ; mais par
respect pour ceux qui m'ont élu, je ne saurais
laisser imprimer impunément que la lâcheté
d'esprit et le mauvais goût, les seuls contraires
du bon goût et du courage d'esprit, seront, pour
la Société des Gens de Lettres le moyen de
connaître les vrais principes de l'indépendance
et du bon goût.
— 55 —
La seule réponse à faire à de pareilles asser-
tions est de leur procurer la publicité qui leur
manque ; je vous prie donc, Monsieur le rédac-
teur, d'insérer ma lettre dans votre prochain
numéro et d'agréer l'expression de mes senti-
ments les plus distingués.
Aux Jardies, 5 septembre 1838.
DE BALZAC.
Les idées de Balzac se multiplient : c'est
le projet d'un Annuaire littéraire (l'idée du
Bulletin actuel), puis c'est sa candidature à
l'Académie (comité du 23 octobre 1839)
dans laquelle il associe son nom à celui de
Hugo. C'est le projet d'établissement d'une
Banque au profit des membres de la Société,
laquelle escompterait le papier des socié-
taires et consentirait des avances sur les
manuscrits. « Pris en considération, ce
projet va s'éteindre dans les bras d'une
- 58 -
commission nommée pour la circonstance »
dit M. Edouard Montagne, dont la phrase
a vraiment ici le sourire.
Le i8 août 1840, Balzac donne lecture
de son Code littéraire qui est renvoyé à la
commission de la « propriété littéraire ».
En enregistrant, sans avoir le temps ni la
place pour les commenter, tous ces travaux
de Balzac en faveur de la corporation entière
des gens de lettres, n'oublions pas de remar-
quer qu'il se dépensait ainsi pour le bien
public dans le moment où il était pour son
propre compte le plus accablé de travail et
de soucis; que c'est en cette époque qu'il
écrivait Pierrette, Un Prince de la Bohême,
Un Grand homme de province à Paris, Ursule
Mirouet ; qu'il faisait représenter Vautrin;
qu'il tentait l'effort de la Revue Parisienne;
qu'il se débattait enfin contre les croquants
— 59 —
de Sèvres (i^, les entrepreneurs des Jardies
et ses créanciers, dont la coalition allait le
faire se réfugier dans l'ermitage de la rue
Basse à Passy. (Novembre 1840).
En 1841, il fait partie de la commission
chargée de la rédaction du Manifeste, par
lequel la Société des Gens de Lettres vou-
lait intervenir aux débats ouverts devant la
Chambre des députés sur la propriété litté-
(i) A M. Louis Desnoyers, Sèvres, vendredi soir,
1840.
Mon cher Desnoyers,
On m'a jeté, sans aucun égard à ma qualité de
membre de la Société des Gens de Lettres, dans une
ignoble prison à Sèvres, pour ne pas avoir été dans
les vignes voir si des échappés de Paris ne man-
geaient pas les raisins. Grave crime envers la garde
nationale rurale instituée pour préserver les ven-
danges ! Et j'en ai pour soixante-douze heures.
Il m'est impossible de me rendre à l'Assemblée,
et je vous explique le cas, afin qu'on n'y voie pas
autre chose que la difficulté de sortir. C'est absolu-
ment aussi rigoureux, et plus que si j'avais volé
quelques millions à des actionnaires.
Mille compliments,
DE BALZAC.
— 6o —
raire. Les lettres de Balzac que nous possé-
dons sur ces travaux semblent indiquer que
l'entente ne fut point parfaite entre les col-
laborateurs. Il n'y eut pas de Manifeste, mais
seulement une brochure où Balzac publia le
texte de ce qui était probablement son pro-
jet personnel, sous le titre de : Notes sur la
propriété littéraire (i).
A la même heure, Lamartine prononçait
à la Chambre un magnifique discours sur
les revendications de la littérature. L'un et
l'autre n'étaient-ils pas bien désignés pour
ce rôle d'avocat des poètes malheureux, ces
deux frères qui connurent l'un et l'autre le
poids écrasant de la dette !
Ces Notes sur la Propriété littéraire sont un
vigoureux et touchant complément de la
Lettre aux écrivains français. C'est dans ces
(i) Hetzel et Paulin, éditeurs, Mars i8^i.
— él —
Notes qu'il formule à l'adresse des députés
ce magnifique aphorisme trop peu connu :
« N'oubliez pas qu'un beau livre est une
victoire remportée tous les jours par la langue
française sur les autres pays ! »
Et il croyait toucher le cœur de ces poli-
ticiens en leur jetant le cri de son propre
cœur:
« Ceux de nous qui meurent entièrement
ont bien vécu, jamais la médiocrité n'a failli
à solder la médiocrité. Faites, Messieurs, que
le martyre de l'homme de génie profite à sa
famille : toute la question est là! »
Et pour lui la question débattue devant
la Chambre se résume en cette proposi-
tion :
« Si l'on accorde cinquante ans pourquoi
pas la perpétuité? (p. 314). Je demande
donc l'assimilation absolue de la propriété
— 62 —
littéraire à la propriété telle qu'elle est défi-
nie par le Code civil (p. 300) ».
On sait que la Chambre enterra proprement
le débat ; il fallait attendre 1852 pour obtenir
d'un despote (Balzac avait-il vu assez juste !)
la consécration légitime des débats de 1841.
Le décret de Napoléon III a été la réponse
due à Balzac, mais Balzac n'était plus là pour
jouir de son succès.
Peut-être la difficulté et l'insuccès de ces
travaux en collaboration avec des confrères
qui ne savaient pas s'élever aux mêmes
hauteurs pour étudier, pour définir, pour
embrasser ces vastes questions furent-ils une
des causes qui le déterminèrent à donner sa
démission (Octobre 1841). Cette démission
ne fut pas acceptée. Las, écœuré, Balzac
reste membre de la Société — malgré lui —
mais ne prend plus part à ses travaux. On
ne retrouve plus son nom dans les procès-
- 63 -
verbaux que pour y lire le 20 août 1850
ces simples mots : « On apprend la mort de
M. de Balzac »
Il resterait peut-être un sujet plus géné-
ral à traiter ici, c'est à savoir si, en assimilant
trop étroitement la Littérature à une carrière
industrielle, le mouvement d'émancipation
dont nous venons d'esquisser l'évolution a
profité vraiment à la Littérature en tant
qu'Art, et si d'autre part, en même temps
qu'il créait une bourgeoisie professionnelle
opulente, il ne constituait pas, par contre-
coup, un prolétariat intellectuel infiniment
plus malheureux que l'autre, car il multi-
plie ses souffrances par le jeu incessant de
son imagination ?
Mais ce sujet sortirait du cadre que nous
nous sommes tracé pour aujourd'hui, et qui
- é4 -
était de nous associer et d'associer le nom
de Balzac aux fêtes anniversaires de la fon-
dation de la Société des Gens de Lettres, et
d'établir que la Société a envers Balzac, du
fait du geste initial de 1833, une dette
qu'elle n'a pas acquittée par l'érection d'une
statue.
Qu'il nous soit permis de lui signaler
l'existence d'un monument digne de sa sol-
licitude et trop négligé d'elle : La Maison
de Bal:(ac. (i)
ROYAUMONT.
(i) La Maison de Balzac est située à Passy, 47, rue
Reynouard et 24, rue Berton.
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r. t A
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iV Royaumont, Louis de
2178 Balzac
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