Skip to main content

Full text of "Balzac et la Société des gens de lettres, 1833-1913"

See other formats


^  ^B 

-^  ^^H 

1^1 

IL^^sl 

^B 

-^— ^rn      ^^^K 

•C^ 


co 


-.,-.     ■^&'  -' 


^tv> 


*4i-^J 


.0  -f' 

'    ^\r.-^'^       *^- 

ri   V  ■'-P 

..^l'-^^'^Q^^ 

.:;.„*   i^je: 

^<¥   ' 


M' 


BALZAC 

ET  LA  SOCIÉTÉ  DES  GENS  DE  LETTRES 
(1833-1913) 


DU    MEME    AUTEUR 


Pour  paraître  prochainement 
LA 

MAISON  DE  BALZAC 

Hier  et  Aujourd'hui 

(Histoire  —  Description  —  Catalogue) 

avec   de   nombreuses   figures 

tirées  du  Musée  Balzac 


LOUIS   DE  ROYAUMONT 


BALZAC 

ET  LA  SOCIÉTÉ 
DES    GENS    DE    LETTRES 

(1833-1913) 


h^ 


DORBON-AINE 

19,    BOULEVARD    HAUSSMANN,    I9 
PARIS 


PREAMBULE 


Le  5  juillet  19 13,  en  une  séance  solen- 
nelle tenue  à  la  Sorbonne,  en  présence  du 
Gouvernement,  la  Société  des  Gens  de 
Lettres  a  commémoré  le  75^  anniversaire 
de  sa  constitution  légale. 

M.  Georges  Lecomte,  son  président,  a 
prononcé  un  discours  où  il  a  rappelé  les 
origines  de  cette  Société.  En  voici  quelques 
passages  : 


Ce  printemps,  il  y  a  eu  trois  quarts  de  siècle 
que,  sur  l'initiative  intelligente  et  hardie  de 
Louis  Desnoyers,  romancier  dont  la  fantaisie 
s'alliait  au  plus  ingénieux  bon  sens,  des  écri- 
vains célèbres  s'unirent  pour  que  désormais  les 
littérateurs  ne  fussent  plus  tout  à  fait  des  parias 
dans  un  monde  que,  par  leurs  livres,  ils  exaltent, 
émeuvent,  charment,  divertissent. 

En  des  pages  d'une  logique  éloquente,  Balzac, 
de  tous  le  plus  qualifié  pour  mettre  en  relief  le 
dérisoire  contraste  entre  les  trésors  nés  du 
talent  et  les  spoliations  paradoxales  dont  histo- 
riens, romanciers,  poètes,  critiques,  étaient 
alors  victimes,  fit  appel  à  la  sagesse  de  ses 
confrères  et  à  la  justice  de  l'opinion. 

Après  que  Villemain  l'eût  constituée,  c'est 
Victor  Hugo  qui  devint  son  président,  à  peu 
près  vers  l'époque  où  y  fut  agréé  notre  cher 
doyen  François  Fertiault  qui  a  fêté  lui-même 
son  centenaire,  ses  soixante-dix  ans  de  sociéta- 
riat en  publiant,  la  quinzaine  passée,  un  nou- 


—  1  — 

veau  recueil  de  vers  et  dont  nous  avons  la  joie 
de  saluer  sur  cette  estrade  la  forte  et  lucide 
vieillesse. 

En  sa  personne  rendons  hommage  à  cette  géné- 
ration de  fondateurs  qui,  à  l'appel  de  Balzac, 
sous  la  direction  de  Victor  Hugo,  grâce  aux  per- 
sévérants efforts  d'hommes  tels  qu'Alexandre 
Dumas,  Augustin  Thierry,  Lamennais,  François 
Arago,  Léon  Gozlan,  Frédéric  Soulié,  Nisard, 
Villemain,  Eugène  Sue,  Félix  Pyat,  Granier  de 
Cassagnac,  Hippolyte  Lebas,  contribuèrent 
brillamment  à  faire  admettre  que  la  propriété 
de  l'écrivain  sur  son  œuvre  n'est  pas  moins 
respectable  que  toute  autre  propriété,  que  les 
frontières  ne  doivent  pas  l'annuler,  et  que, 
après  avoir  ému  ou  enchanté  la  foule,  traduit 
ses  fièvres,  ses  espérances  ou  ses  colères,  aidé 
à  une  époque  à  prendre  connaissance  d'elle- 
même  et  préparé  l'avenir,  les  écrivains  ont  bien 
quelques  droits  à  la  sympathie  de  l'opinion 
autour  de  leurs  efforts  pour  se  préserver  eux- 


—  8  — 

mêmes  d'une  vieillesse  sans  pain  et  pour  se 
donner  la  consolante  certitude  que,  après  eux, 
dans  les  yeux  des  chères,  des  vaillantes  compa- 
gnes de  leur  labeur,  les  larmes  de  détresse  ne 
s'ajouteront  pas  aux  larmes  de  chagrin. 

Si,  parmi  tant  d'incertitudes  et  de  luttes,  la 
Société  des  Gens  de  Lettres  a  pu,  sans  jamais 
s'avilir  par  l'agressive  bassesse  de  l'égoïsme 
professionnel,  réaliser  peu  à  peu  les  désirs 
exprimés  par  Balzac  dans  son  impressionnant 
appel  Pro  aris  et  focis,  quels  devoirs  encore  la 
solidarité  confraternelle  nous  impose  ! 

La  date  que  rappelle  cette  cérémonie  est 
celle  de  la  réunion  première  du  premier 
groupement  et  de  la  rédaction  du  premier 
contrat  constitutif  d'une  association  légale 
entre  gens  de  lettres.  Ce  contrat,  cette  réu- 
nion étaient  la  suite  donnée,  après  cinq  ans 
d'efforts  occultes  et  de  préparation,  à  un  pro- 
jet exposé  par  Honoré  de  Balzac,  dès  1833. 


9  — 


Cest  si  Ton  veut  l'accouchement  après  la 
longue  parturition,    suite  du  geste  féconda- 


teur, 


Nous  espérons  l'avoir  démontré  dans  les 
pages  qui  suivent. 


I 


Si  la  littérature  aujourd'hui  nourrit  à  peu 
près  son  monde,  c'est  au  principe  de  l'as- 
sociation qu'on  le  doit.  Or,  le  premier,  le 
principal  organisme  de  cet  affranchissement 
économique  des  professionnels,  a  été  la 
Société  des  Gens  de  Lettres.  Montrer  que 
Balzac  en  fut  l'instigateur  et  par  là  même 
le  véritable  créateur,  c'est  rappeler  aux  gens 
de  lettres  ce  qu'ils  doivent  à  Balzac. 

L'heure  est  favorable  à  cette  constatation, 
où  l'on  célèbre  solennellement  les  origines 
de  cette  puissante  association. 


12 


Les  souffrances  de  l'inventeur  !  c'est  un 
thème  qui  domine  la  vie  et  l'œuvre  de 
Balzac,  et,  par  inventeur,  il  entend  le  génie 
qui  crée,  dans  quelques  branches  de  l'acti- 
vité humaine  que  ce  soit,  l'inventeur  qui 
enrichit  l'humanité  et  qui  en  meurt,  à  qui 
l'humanité  fait  chèrement  payer  un  laurier 
qui  ne  fleurira  que  sur  son  tombeau.  Le 
Chef  d' œuvre  inconnu,  la  Recherche  de  l'Absolu, 
Eve  et  David,  Gambara,  les  Ressources  de 
Quinola,  dix  autres  épisodes  de  la  Comédie 
Humaine  témoignent  de  cette  hantise. 

C'est  que  sous  les  traits  du  peintre,  du 
chimiste,  de  l'imprimeur,  du  musicien,  du 
mécanicien,  c'est  toujours  soi  que  Balzac  a 
mis  en  scène.  C'est  lui  l'inlassable  inventeur 
d'idées,  inlassablement  dépouillé  par  les  fre- 
lons qui  vivent,  sous  le  couvert  des  lois,  de 
l'invention  d'autrui.  Il  n'a  pas  produit  seule- 
ment dans  son  œuvre  littéraire  ses  protesta- 


—  13  — 

tions  contre  un  dol  pour  ainsi  dire  endémi- 
que et  perpétuel,  il  a  eu  l'occasion  de  vivre 
personnellement  ce  rôle  de  dupe  et  de  plai- 
der, en  cette  qualité,  devant  Topinion,  la 
cause  de  tous  ses  confrères,  victimes  comme 
lui  d'un  état  voisin  du  brigandage.  Et  c'est 
de  ce  procès  étendu  du  particulier  au  général 
qu'est  sortie  la  Société  des  Gens  de  Lettres. 
C'était  en  1833,  Honoré  de  Balzac  avait 
alors  34  ans.  Après  ses  débuts  obscurs 
comme  romancier  anonyme  ou  pseudonyme, 
après  son  infructueuse  tentative  commer- 
ciale de  la  rue  Visconti,  et  la  liquidation  de 
son  imprimerie-fonderie,  il  s'était  jeté  à 
corps  perdu  dans  le  travail.  Il  était  allé 
d'abord  en  Bretagne  et  il  en  était  revenu 
avec  cette  épopée  Le  dernier  Chouan,  où  il 
égalait  du  premier  coup  Walter  Scott,  dans 
un  genre  où  il  allait  bientôt  le  surpasser. 
Le  succès  fut  nul. 


—  14  — 

Balzac  comprend  que  le  talent  ne  suffit 
pas  pour  violenter  l'opinion,  faire  brèche 
dans  la  masse  et  s'imposer.  Il  faut  tirer  le 
canon.  Il  sort  donc  des  cartons  sa  Physiolo- 
gie du  mariage,  œuvre  due  à  l'inspiration 
paternelle  et  qui  contient  des  pages  nom- 
breuses du  père  Bernard  Balzac.  Cette  fois 

ce  fut  le  succès de   scandale,   mais   le 

succès. 

Là-dessus  Balzac  publie  (1830)  ses  pre- 
mières scènes  de  la  Vie  Privée  :  La  Vendetta, 
Le  Bal  de  Sceaux,  La  Paix  du  Ménage,  La 
Maison  du  chat  qui  pelote,  etc. 

Les  femmes  que  la  Physiologie  du  mariage 
avait  scandalisées  prirent  ces  ouvrages  pour 
une  réparation,  une  amende  honorable  de 
l'auteur.  Ils  étaient  en  effet  aussi  flatteurs 
pour  elles  que  le  précédent  livre  avait  été 
cruel.  En  un  moment  Balzac  fut  à  la  mode. 
Les  journaux  s'arrachèrent  sa  copie,  car  ces 


—  15  — 

débuts  coïncident  heureusement  avec  l'éclo- 
sion  subite  et  prodigieuse  de  la  presse  quo- 
tidienne, et  tout  en  satisfaisant  à  une  colla- 
boration multiple,  il  publiait  de  nouveaux 
chefs-d'œuvre  :  Lotds  Lambert,  Eugénie 
Grandet,  le  Colonel  Chahert,  la  Peau  de  Cha- 
grin, le  Médecin  de  Campagne,  etc. 

La  puissance  du  génie  qui  se  dévoilait  ici 
ameute  la  critique  :  c'est  la  consécration  de 
la  gloire  pour  un  débutant.  Mais  il  en  subit 
en  même  temps  une  autre  conséquence. 
Comme  il  jette  dans  la  circulation  de  nom- 
breuses idées  neuves,  les  produits  d'une 
inspiration  prodigue,  les  requins  de  la  litté- 
rature se  précipitent  sur  l'œuvre,  sur  les 
idées  du  jeune  romancier.  On  le  pille  effron- 
tément et  légalement  puisqu'à  cette  date  il 
n'y  a  pas  de  propriété  littéraire. 

Ne  voit-il  pas  son  Colonel  Chahert  utilisé 
commercialement  sous  ses  yeux  par  deux 


—  i6  — 

auteurs  dramatiques,  Jacques  Arago  et  Louis 
Lurine,  et  transformé  en  un  infâme  vaude- 
ville ! 

A  la  date  du  i^r  août  1833  il  écrit  à 
Mme  Hanska  : 

«  L'Europe  littéraire  a  cité  la  vie  de  Napo- 
léon récitée  par  un  soldat  de  la  garde  impé- 
riale dans  une  grange  à  des  paysans,  un  des 
morceaux  capitaux  du  Médecin  de  Campagne, 
Bah  !  voici  des  spéculateurs  qui  depuis  huit 
jours  me  volent,  l'impriment  sans  ma  per- 
mission, et  voici  vingt  mille  exemplaires  de 
ce  fragment  vendus.  Ils  ne  disent  ni  mon 
nom  ni  celui  de  mon  œuvre,  ils  m'assas- 
sinent et  se  taisent,  ils  me  volent  ma  gloire 
et  mon  pécule,  à  moi,  pauvre  !  » 

On  comprend  l'irritation  qui  couve  au 
cœur  de  cet  inventeur  d'ailleurs  très  sen- 
sible, très  facilement  irritable.  Est-il  donc 


vrai  qu'il  soit  sans  défense^  lui  et  ses 
confrères? 

Hélas  ! 

Quelle  était  en  effet  la  situation  des  litté- 
rateurs en  face  de  leurs  œuvres  ?  la  plus 
misérable  sans  doute,  la  plus  aléatoire,  celle 
de  producteurs  auxquels  on  conteste  la  pro- 
priété de  leurs  productions  ! 

Tout  ce  quiin  auteur  livre  au  public  devient 
propriété  publique  avait  décrété  la  Consti- 
tuante ! 

Mais  quoi  !  faut-il  se  soumettre  sans  luttes 
et  sans  espoir  à  cet  ostracisme  ?  n'y  a-t-il 
rien  à  faire,  rien  à  dire  ? 

Balzac  est  trop  ardent,  trop  volontaire,  il 
y  a  en  lui  trop  d'énergie  pour  qu'il  accepte 
le  sort  qui  lui  est  fait,  sort  commun  à  tous 
les  gens  de  lettres. 

Et  comme  pour  lui  il  n'y  a  qu'un  pas  de 
la   résolution  à  l'action,  il   lance    dans  la 


—  i8  — 

Revue  de  Paris  son  admirable  Lettre  aux 
Ecrivains  français  du  XIX^  siècle  (novem- 
bre 1833). 

Il  est  nécessaire  d'en  rappeler  le  début, 
qui  expose  nettement,  éloquemment  la 
situation  des  auteurs  au  commencement  du 
xix«  siècle. 


II 


A  nulle  époque,  dit-il,  l'artiste  ne  fut  moins 
protégé  ;  nul  siècle  n'a  eu  de  masses  plus  intel- 
ligentes ;  en  aucun  temps  la  pensée  n'a  été  si 
puissante  ;  jamais  l'artiste  n'a  été  individuelle- 
ment si  peu  de  chose.  La  Révolution  française, 
qui  se  leva  pour  faire  reconnaître  tant  de  droits 
méconnus,  vous  a  plongés  sous  l'empire  d'une 
loi  barbare.  Elle  a  déclaré  vos  œuvres  propriétés 
publiques,  comme  si  elle  eût  prévu  que  la  litté- 
rature et  les  arts  allaient  émigrer.  Certes,  il 
existe  une  grande  idée  dans  cette  loi.  Sans 
doute,  il  était  beau  de  voir  la  Société  dire  au 


20    

génie  :  Tu  nous  enrichiras  et  tu  resteras  pauvre. 
Ainsi  les  choses  allaient-elles  depuis  long- 
temps ,  mais,  depuis  longtemps  aussi,  les  rois 
ou  les  peuples  se  permettaient  des  ovations  et 
des  honneurs  tardifs  que  la  Révolution  n'ad- 
mettait point  pour  les  hommes  supérieurs. 

Ainsi,  messieurs,  vous  poètes,  vous  musi- 
ciens, vous  dramatistes,  vous  prosateurs,  tout 
ce  qui  vit  par  la  pensée,  tout  ce  qui  travaille 
pour  la  gloire  du  pays,  tout  ce  qui  doit  pétrir 
le  siècle  ;  et  ceux  qui  s'élancent  du  sein  de  la 
misère  pour  aller  respirer  au  soleil  de  la  gloire, 
et  ceux  qui,  pleins  de  volonté  triomphent,  tous 
sont  déclarés  inhabiles  à  se  succéder  à  eux- 
mêmes.  La  loi,  pleine  de  respect  pour  les  ballots 
du  marchand,  pour  les  écus  acquis  par  un  tra- 
vail en  quelque  sorte  matériel,  et  souvent  à 
force  d'infamie,  la  loi  protège  la  terre,  elle  pro- 
tège la  maison  du  prolétaire  qui  a  sué  ;  elle 
confisque  l'ouvrage  du  poète  qui  a  pensé. 

S'il  est  au  monde  une  propriété  sacrée,  s'il 


—    21    

est  quelque  chose  qui  puisse  appartenir  à 
l'homme,  n'est-ce  pas  ce  que  l'homme  crée 
entre  le  ciel  et  la  terre,  ce  qui  n'a  de  racine  que 
dans  l'intelligence,  et  qui  fleurit  dans  tous  les 
cœurs  ? 

Les  lois  divines  et  humaines,  les  humbles  lois 
du  bon  sens,  toutes  les  lois  sont  pour  nous  ;  il 
a  fallu  les  suspendre  toutes  pour  nous  dépouil- 
ler. Nous  apportons  à  un  pays  des  trésors  qu'il 
n'aurait  pas,  des  trésors  indépendants  et  du  sol 
et  des  transactions  sociales  et,  pour  prix  du  plus 
exorbitant  de  tous  les  labeurs,  le  pays  en  con- 
fisque les  produits. 

Le  tableau  se  poursuit  pendant  douze 
cents  lignes  sur  ce  ton,  avec  des  précisions 
juridiques  qui  font  souvenir  que  Balzac  est 
un  fils  de  la  Basoche. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  pour  formu- 
ler tout  haut  un  sentiment  général  inex- 
primé jusque-là  que  Balzac  a  pris  la  plume  ; 


—    22    — 

il  a  son  idée.  Au  mal  il  propose  un  remède. 
Quel  est-il  ? 

Ce  mot  Société,  dit-il,  est  une  transition  natu- 
relle pour  arriver  aux  moyens  de  défense  que 
nous  croyons  avoir  trouvés,  et  qu'il  est  urgent 
d'employer  contre  les  oppressions  légales,  contre 
les  oppressions  de  l'étranger,  contre  les  oppres- 
sions intimes  que  nous  signalons 

N'attendez  pas  du  gouvernement  qu'il  fasse  une 
enquête  sur  l'état  de  la  littérature,  considérée 
comme  intérêt  matériel,  comme  produit  énorme, 
comme  moyen  d'imposer  à  l'Europe,  de  régner 
sur  l'Europe  par  la  pensée,  au  lieu  de  régner 
par  les  armes.  Non  le  gouvernement  ne  fera  rien. 

Notre  salut  est  en  nous-mêmes.  Il  est  dans 
une  entente  de  nos  droits,  dans  une  reconnais- 
sance mutuelle  de  notre  force.  Il  est  donc  du 
plus  haut  intérêt  pour  nous  tous  que  nous  nous 


—   23   — 

assemblions,  gue  nous  formions  une  société, 
comme  les  auteurs  dramatiques  ont  formé  la 
leur. 

Enfin  !  Balzac  a  prononcé  le  mot,  amorcé 
et  préconisé  l'idée,  le  mode  unique  de  salut. 
En  écrivant  cette  phrase,  Balzac  a  fondé 
La  Société  des  Gens  de  Lettres. 

Il  a  fait  davantage  encore,  il  a  précisé  et 
défini  le  rôle  qu'il  entendait  donner  à 
l'association  dont  il  demande  la  création. 
La  dernière  page  de  la  Lettre  aux  Ecrivains 
Français  est  tout  entière  à  citer  : 


L'auteur  de  cette  lettre  connaît  assez  le 
monde  pour  ne  pas  avoir  la  prétention  de  vous 
imposer  ses  idées,  il  veut  seulement  vous  les 
exposer,  afin  qu'elles  en  fassent  naître  de  meil- 
leures, si  elles  n'étaient  pas  adoptées 


—   24  — 

Notre  société  pourrait  avoir  encore  l'influence 
de  régénérer  la  librairie  ;  mais  aucun  bien  n'est 
possible  sans  le  concours  de  toutes  nos  volontés 
vers  un  résultat  qui  doit  augmenter  le  bien  être 
de  tous,  et  qui  sera  le  salut  d'un  commerce 
chancelant.  Notre  société  constituée  saura 
demander  de  nouvelles  lois  sur  la  propriété 
littéraire,  saura  faire  fixer  les  questions  pen- 
dantes, et  empêchera  toute  contrefaçon  étran- 
gère. Les  moyens  dont  nous  nous  sommes 
occupé,  et  que  nous  croyons  efficaces,  néces- 
sitent cette  association,  qui  seule  pourra  faire 
les  démarches  utiles  au  succès  ;  démarches 
d'ailleurs  peu  coûteuses.  Sans  doute  il  serait 
beau  de  voir  la  république  des  lettres  avoir  ses 
ambassadeurs,  envoyer  dans  les  pays  voisins 
des  hommes  éminents  entourés  de  plus  d'éclat 
que  n'en  ont  les  plénipotentiaires,  et  traiter  ses 
intérêts  de  langue  à  langue,  en  rendant  à  ce 
mot  le  sens  qu'y  attachait  l'ordre  de  Malte.    .    . 


—  25  — 

Chaque  profession  a  son  association  philan- 
thropique, et  l'hôpital  n'existe  ni  pour  nos  im- 
primeurs ni  pour  nos  relieurs.  Il  n'est  pas  d'ou- 
vrier qui  n'ait  sa  société  maternelle  qui  lui 
donne  aide  et  assistance  dans  ses  moments  de 
détresse.  Nous  seuls  artistes,  écrivains,  sommes 
sans  un  lien  commun 

Réunis,  nous  sommes  au-dessus  des  lois,  car 
les  lois  sont  dominées  par  les  mœurs.  Ne 
constatons  nous  pas  les  mœurs  ?  La  civilisation 
n'est  rien  sans  expression.  Nous  sommes,  nous 
savants,  nous  écrivains,  artistes,  nous  poètes, 
chargés  de  l'exprimer.  Nous  sommes  les  nou- 
veaux pontifes  d'un  avenir  inconnu,  dont  nous 
préparons  l'œuvre.  Cette  proposition,  le  xviii* 
siècle  l'a  prouvée.  Réunis,  nous  sommes  à  la 
hauteur  du  pouvoir  qui  nous  tue  individuelle- 
ment. 

Réunissons-nous  donc  pour  lui  faire  recon- 
naître les  droits  et  les  majestés  de  la  pensée. 


iG 


Ainsi  nous  pourrons  tendre  la  main  au  génie 
méconnu,  dès  que  nous  aurons  conquis  un  tré- 
sor commun,  en  reconquérant  nos  droits.  Disons- 
le  bien  haut,  il  faut  aide  et  secours  au  talent. 

Ne  sera-ce  pas  ménager  la  fierté  des  hommes 
jeunes  et  déjà  grands,  que  de  faire  accourir  près 
d'eux  la  république  entière  pour  les  saluer,  pour 
veiller  à  leur  début,  pour  consoler  leur  vieil- 
lesse si  le  malheur  voulait  qu'ils  trouvassent 
l'infortune  au  déclin  de  la  vie  ?  Mais  notre 
assemblée  dût-elle  se  dissoudre  après  avoir 
fait  cesser  les  maux  de  la  contrefaçon,  celui  du 
timbre,  et  obtenu  de  nouvelles  lois  sur  la  pro- 
priété littéraire,  elle  aurait  assez  fait  et  pour  le 
présent  et  pour  l'avenir. 

Nous  attendrons  quelques  adhésions  pour  pour- 
suivre une  œuvre  juste  que  nous  n'abandonne- 
rons jamais. 

Une  réunion  préparatoire  sera  nécessaire  pour 
prendre  quelques  précautions  d'ordre 


—   27  - 

Comme  les  marchands  du  moyen  âge,  qui 
laissaient  leurs  différents  à  la  porte  de  leur 
parlouère,  nous  laisserons  nos  opinions,  nos 
antipathies,  nos  vanités  à  la  porte,  pour  ne  nous 
occuper  que  de  la  chose  publique,  et  peut-être  ne 
reprendrons-nous  pas  toujours  tout  en  sortant. 

Messieurs  les  faiseurs  de  lois,  protégez-donc 
les  arts  et  la  langue,  car,  quand  vos  intérêts 
matériels  n'existeront  plus,  vous  vivrez  par  nos 
pensées  qui  seront  debout,  et  qui,  si  le  pays 
pouvait  disparaître,  diraient  :  Là  fut  la  France  ! 

Comme  on  le  voit,  chaque  paragraphe  de 
cet  appel  aux  gens  de  lettres  trace  et  jalonne 
à  l'avance  la  route  que  la  future  société  va 
suivre  avec  tant  de  succès. 

Mais  elle  ne  se  constitue  pas  tout  de  suite. 
Ces  adhésions  que  Balzac  attendait,  qu'il 
espérait  sûrement,  ne  viennent  pas.  Quelque 
pressant   que    soit  l'intérêt    ne    faut-il    pas 


2«    — 


compter  avec  l'inertie  naturelle  des  intéres- 
sés, avec  la  jalousie  professionnelle?  On 
voudrait  bien  marcher,  mais  pas  derrière 
Balzac.  Un  homme  de  moins  de  génie, 
mais  de  savoir-faire,  réussira  mieux. 

Louis  Desnoyers  allait  être  cet  homme  là. 


III 


«  Le  plus  grand  malheur  d'un  homme  de  let- 
tres —  a  dit  Voltaire  en  son  Dictionnaire  philoso- 
phique —  n'est  pas  d'être  l'objet  de  la  jalousie  de 
ses  confrères,  la  victime  de  la  cabale,  du  mépris 
des  puissants  du  monde,  c'est  d'être  jugé  par 
les  sots,....  Son  grand  malheur  encore  est  ordi- 
nairement de  ne  tenir  à  rien.  Un  bourgeois 
achète  un  petit  office  et  le  voilà  soutenu  par  ses 
confrères.  Si  on  lui  fait  une  injustice,  il  trouve 
aussitôt  des  défenseurs.  L'homme  de  lettres  est 
sans  secours,  il  ressemble  aux  poissons  volants  ; 
s'il  s'élève  un  peu  les  oiseaux  le  dévorent  ;  s'il 
plonge  les  poissons  le  mangent.  »  —  Et  Voltaire 


—  30  — 

ajoute  :  «  —  L'homme  de  lettres  est  descendu 
pour  ses  plaisirs  dans  l'arène,  il  s'est  lui-même 
condamné  aux  bêtes.  » 


Cest  en  1755  que  l'auteur  de  Candide 
publiait  ces  lignes.  Soixante-dix-huit  ans 
après,  Balzac  demandait  que  les  individua- 
lités fissent  un  groupe  et  devinssent  une 
force. 

Il  le  demanda  et  il  l'obtint. 

Mais  admirons  la  logique  imperturbable 
du  destin.  Cette  idée  très  noble  et  très 
humaine  et  très  simple  en  même  temps, 
Balzac  s'en  verra  dépouillé  aussi.  Il  en  a 
déposé  le  germe  au  hasard,  un  autre  la 
recueillera,  la  couvera,  la  reproduira  comme 
sienne,  et  Louis  Desnoyers  sera,  pour  l'his- 
toire, le  fondateur  de  la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  l'Americ  Vespuce  de  notre  Chris- 
tophe Colomb. 


I  — 


—  Eh  quoi,  dira-t-on,  ce  brave  Des- 
noyers n'était-il  pas  capable  d'avoir  la  même 
idée  que  Balzac  et,  de  plus  n'a-t-il  pas  le 
mérite  de  l'avoir  mise  sur  pied  ? 

Sans  doute,  il  en  eût  pu  être  capable, 
mais  nous  n'en  avons  aucun  indice,  tandis 
que  de  l'initiative  de  Balzac,  de  la  priorité  de 
son  idée,  nous  avons  la  proclamation,  nous 
avons  l'évidence. 

—  Mais  l'idée  n'est  rien,  dit-on,  tant 
qu'elle  n'est  pas  réalisée! 

C'est  l'argument  de  tous  les  spoliateurs 
d'idées. 

Ecoutons  la  leçon  que  fait  Claparon  à 
César  Birotteau  en  pensant  à  Balzac  : 

Il  y  a  l'homme  à  idées  qui  n'a  pas  le  sou, 
comme  tous  les  gens  à  idées.  Ces  gens-là  pen- 
sent et  dépensent  sans  faire  attention  à  rien. 
Figurez-vous  un  cochon  qui  vague  dans  un  bois 


—  32  — 

à  truffes  !  Il  est  suivi  par  un  gaillard,  l'homme 
d'argent,  qui  attend  le  grognement  excité  par 
la  trouvaille.  Quand  l'homme  à  idées  a  rencon- 
tré quelque  bonne  affaire,  l'homme  d'argent  lui 
donne  alors  une  tape  sur  l'épaule  et  lui  dit  : 
«  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  Vous  vous  mettez 
dans  la  gueule  d'un  four,  mon  brave,  vous 
n'avez  pas  les  reins  assez  forts  ;  voilà  mille 
francs,  et  laissez-moi  mettre  en  scène  cette 
affaire.   » 

Bon  !  le  banquier  convoque  alors  les  indus- 
triels. «  Mes  amis,  à  l'ouvrage  !  des  prospectus  ! 
la  blague  à  mort  !  »  On  prend  des  cors  de 
chasse  et  on  crie  à  son  de  trompe  :  «  Cent  mille 
francs  pour  cinq  sous  !  »  ou  cinq  sous  pour 
cent  mille  francs,  des  mines  d'or,  des  mines  de 
charbon...  Enfin  tout  1'  «  esbrouffe  »  du  com- 
merce. On  achète  l'avis  des  hommes  de  science 
ou  d'art,  la  parade  se  déploie,  le  public  entre, 
il  en  a  pour  son  argent,  la  recette  est  dans  nos 
mains.   Le  cochon  est  chambré  sous  son  toit 


—  33  — 

avec  des  pommes  de  terre,  et  les  autres  se  cha- 
friolent  dans  les  billets  de  banque.  Voilà,  mon 
cher  monsieur.  Entrez  dans  les  affaires.  Que 
voulez-vous   être?    Cochon,   dindon,   paillasse 

ou  millionnaire  ? 

(César  Birotteau.) 

Un  homme  pauvre  qui  trouve  une  bonne 
idée  m'a  toujours  fait  l'effet  d'un  morceau  de 
pain  dans  un  vivier  :  chaque  poisson  vient  lui 
donner  un  coup  de  dent. 

(Les  Ressources  de  Quinola.) 

La  vérité  est  que  le  tort  (si  tort  il  y  a)  des 
inventeurs  c'est  d'avoir  des  idées  à  jet  con- 
tinu et  de  ne  pouvoir  ainsi  les  suivre,  les 
mettre  toutes  au  point,  pratiquement,  en  un 
mot,  les  réaliser,  tandis  que  l'homme  d'af- 
faires qui  a  recueilli  une  idée  consacre  tous 
ses  soins,  toute  sa  science,  à  celle-là  seule, 
et  en  accumulant  sur  elle  son  énergie,  son 


—  34  - 

temps  et  ses  ressources,  il  ne  peut  manquer 
de  mener  à  la  pleine  maturité  le  germe  qu'il 
a...  disons  :  adopté. 

Entraîné  par  la  surproduction  fiévreuse 
que  nous  connaissons,  Balzac  pouvait-il 
donner  à  son  idée  de  société  la  forme  et  la 
formule  pratiques  ? 

Evidemment  non,  il  a  jeté  son  idée  aux 
vents,  s'en  fiant  à  eux  d'en  déposer  le  germe 
dans  le  cœur  de  chacun  de  ses  confrères,  et 
il  a  attendu,  assuré  de  l'avenir... 

...  L'avenir!...  c'était  Louis  Desnoyers. 

Mais  il  ne  perd  pas  de  vue  son  projet,  il 
poursuit  sa  campagne  à  toute  occasion,  et 
sans  reproduire  tout  ce  qu'il  a  écrit  à  ce 
sujet  dans  les  années  1834  et  1835,  en  lais- 
sant de  côté  la  préface  du  Livre  Mystique 
(1835),  la  préface  du  Lys  dans  la  Vallée 
(1836),  il  y  a  lieu  de  citer  comme  typique 
son  article  sur  la  «  Propriété  littéraire  »  du 


—  35  - 

30  octobre  1836  (dans  la  Chronique  de  Paris) 
qui  est  pour  ainsi  dire  la  condensation  de 
la  Lettre  aux  Ecrivains  français  et  dont  l'ar- 
gument se  retrouve  dans  le  Manifeste  qu'il 
rédigea  plus  tard  (1841)  au  nom  de  la 
Société  des  Gens  de  Lettres. 

L'idée  d'association  a  donc  fait  son  che- 
min. Elle  a  pris  corps  grâce  à  Louis  Des- 
noyers, à  qui  nous  ne  refusons  pas  de  rendre 
justice  pour  son  esprit  pratique  d'adapteur  ; 
à  qui  nous  reprochons  seulement  de  n'avoir 
pas  mis  dès  la  première  heure  la  société 
nouvelle  sous  le  patronage  de  son  inspira- 
teur, et  semblant  par  là-même  avoir  voulu 
garder  pour  soi  seul  le  mérite  de  cette  ini- 
tiative. L'intermédiaire,  indispensable  sans 
doute,  ne  doit  pas  éclipser  l'inventeur. 

Mais,  écarté  de  la  nouvelle  société  à  la 
première  heure  de  sa  fondation,  Balzac  ne 
tarda  pas  d'y  faire  une  entrée  sensationnelle. 


-  36  - 
Suivons  l'ordre  des  faits. 

Le  10  décembre  1837,  Louis  Desnoyers 
(il  avait  fondé  le  Journal  des  Enfants  pour 
lequel  il  écrivit  Jean-Paul  Choppart  et  que 
Balzac  a  désigné  dans  VlUustre  Gaudissart) 
alors  directeur  du  Siècle,  réunit  chez  lui 
14,  rue  de  Navarin,  un  certain  nombre  de 
rédacteurs  littéraires  des  journaux  de  Paris. 
Le  projet  qu'il  soumit  à  ses  collègues  fut 
approuvé,  les  bases  d'une  société  furent 
établies  et  une  première  assemblée  tenue 
le  31  décembre  chez  M.  Pommier,  ancien 
avoué,  rue  de  la  Michaudière,  déclara  la 
Société  constituée  de  ce  fait.  Un  comité 
provisoire  est  nommé  pour  l'action  à  pour- 
suivre et  une  première  assemblée  générale 
a  lieu  le  lé  avril  1838,  dans  la  salle  de 
l'Athénée  des  familles,  passage  Choiseul, 
sous  la  présidence  de  Villemain.  La  Société 


—  37  — 

était  créée.  Elle  avait  reçu  des  adhésions 
éminentes  :  Victor  Hugo,  Alexandre  Dumas, 
Frédéric  Soulié,  Léon  Gozlan,  Désiré  Nisard, 
etc..  et  nous  n'y  voyons  pas  Balzac...  C'est 
son  idée  qui  triomphe,  sa  propre  conception 
qui  se  réalise,  et  il  n'est  pas  là  !  On  ne  peut 
faire  que  deux  suppositions  :  ou  Desnoyers 
n'a  pas  sollicité  Balzac  ou  Balzac,  dont  on 
connaît  la  susceptibilité  ombrageuse,  n'a  pas 
été  satisfait  que  l'œuvre  fût  mise  en  mouve- 
ment sans  qu'on  l'eût  inscrit  en  tête. 

Il  estime  que  Desnoyers  lui  vole  son 
projet  et  il  boude.  Mais  il  a  trop  d'esprit 
pour  bouder  longtemps  contre  son  ventre 
et  le  28  décembre  1838,  il  demande  son 
admission. 

«  M.  de  Bal:(ac  demande  à  faire  partie  de 
la  Société.  Il  est  admis  »  dit  sèchement  le 
procès-verbal.  N'importe,  M.  de  Balzac  est 
dans  la  place  et  il  y  tient  sa  place.  On  sent 


-  38  - 

à  la  lecture  des  procès-verbaux  des  travaux 
du  comité,  son  activité,  sa  fécondité  d'idées 
qui  choquent  et  bouleversent  parfois  le 
groupe  un  peu  plus  rassis,  un  peu  moins 
enthousiaste. 

En  1839,  Villemain  est  appelé  au  minis- 
tère de  l'Instruction  publique  et  c'est  Balzac 
qui  est  élu  président.  Si  l'on  considère  que 
Villemain  avait  été  choisi  surtout  en  consi- 
dération de  sa  situation  politique  et  parce 
qu'il  fallait  un  parlementaire  comme  parrain 
et  patron  de  la  Société  naissante,  il  .en 
résulte  que  c'est  bien  Balzac  qui  en  fut  le 
premier  président  réel  en  tant  qu'écrivain. 
Ses  vices-présidents  étaient  Léon  Gozlan  et 
Félix  Pyat. 

L'un  des  premiers  actes  du  comité  est  la 
publication  d'un  recueil  auquel  devaient 
participer  les  membres  de  la  nouvelle  société. 


—  39  — 

Balzac  y  contribue  par  une  nouvelle, 
Pierre  Grassou  (i). 

M.  Jules  Claretie  lui  attribue  aussi  la 
rédaction  de  l'Introduction,  mais  le  procès- 
verbal  affirme  et  le  style  confirme  que  c'est 
Louis  Reybaud  qui  en  fut  chargé.  Néan- 
moins c'est  encore  l'esprit  de  Balzac  qui 
domine  en  cette  introduction,  c'est  sa  for- 
mule si  non  sa  phrase. 

On  parle  beaucoup,  on  s'occupe  beaucoup 
d'associations  depuis  quelques  années  —  y  est- 
il  dit  —  et  dans  l'état  de  luttes  ou  vivent  nos 
sociétés,  ce  n'est  là  ni  un  mot  vide  de  sens,  ni 
une  recherche  vaine. 

Même  pour  les  esprits  les  plus  dégagés  des 
théories  aventureuses,  la  vie  actuelle  est  loin  de 
réaliser  toute  la  somme  de  biens  possible  et  il 


(i)  Babel,  publication   de   la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  Paris,  1840.  Renouard,  éditeur. 


—  40  — 

reste  évidemment  quelque  chose  à  faire  soit 
dans  le  monde  des  passions,  soit  dans  le  monde 
des  intérêts.  Les  désordres,  qui,  se  traduisent 
ici  en  rivalités  politiques,  là  en  concurrences 
industrielles  appellent,  suivant  les  uns  de  pru- 
dents palliatifs,  suivant  les  autres  un  traitement 
héroïque  tous  s'accordent  à  prononcer  le  même 
mot  :  Association. 

Malheureusement  si  le  mot  est  trouvé,  la 
formule  manque. 

Mais  si  l'Association  dans  l'ordre  matériel  est 
un  problème  dont  l'inconnue  n'est  pas  dégagée, 
si  elle  invoque  des  formules  mystérieuses, 
multiples,  incertaines  encore,  dans  l'ordre 
moral  ces  obstacles  s'aplanissent,  ces  difficultés 
disparaissent.  Le  lien  entre  les  intérêts  est 
complexe  ;  le  lien  entre  les  intelligences  est 
simple  et  direct  ;  on  refuse  de  mettre  sa  for- 
tune au  service  d'une  idée  ;  on  n'hésite  pas  à  y 
mettre  son  temps  et  ses  soins. 

De  là  il  résulte  que  l'association  des  senti- 


—   41   — 

ments  précédera  l'association  des  intérêts,  et  que 
de  petites  communions  partielles  dans  un  rayon 
purement  affectif,  signaleront  comme  autant 
d'avant- coureurs  la  grande  communion  des 
passions  et  des  richesses  générales.  Quand 
même  ce  serait  là  un  rêve,  il  est  trop  beau  et 
trop  consolant  pour  qu'on  en  repousse  les 
illusions. 

La  Société  des  Gens  de  Lettres  se  rattache 
évidemment  aux  Associations  qui  procèdent 
surtout  du  cœur. 

On  lui  a  reproché  avec  plus  d'aigreur  que  de 
raison  de  ne  s'être  pas  assez  défendue  contre 
une  tendance  à  la  fiscalité  littéraire,  d'avoir 
plaidé  en  faveur  des  travaux  de  l'esprit,  la  thèse 
de  l'ubiquité  {i)  du  salaire  et  d'avoir  ainsi  exposé 
les  ouvriers  de  la  pensée  à  de  fâcheuses  assimi- 
lations. Le  reproche  serait  juste  et  les  gens  de 
lettres  ne  seraient  pas  exposés  à  l'encourir  dans 
une  société   autrement   organisée  que  l'est  la 

(i)  C'est  la  thèse  de  Sainte-Beuve. 


—  42   — 

EDÔtre,  dans  une  société  qui  s€  touderait  sur  le 
^sintéressement.  Mais  au  milieu  d'un  monde 
ou  il  n*y  a  de  grâce  pour  personne,  ou  tout  se 
base  sur  le  calcul,  où  tout  se  meut  dans  le 
cercle  d'un  droit  étroit  et  rigoureux,  trancber 
dcE  giaïadi  sdgBteur,  se  donner  des  airs  de  libé- 
ralité, de  dévcHiement,  de  détachement,  d'abné- 
gation héroïque,  ce  ne  serait  pas  seulement  une 
folie,  niais  encore  un  ridicule.  Le  Stoïcisme  ne 
doit  pas  tourner  en  mystification. 

«  —  Qui  ne  reconnaît  là  Balzac,  ce  théori- 
cien de  la  force  ?  dit  M.  J.  Qaretie.  Mais  il 
ajoute  bien  vite,  dieu  merci,  des  arguments 
mosaxEL  a  ces  arguments  matériels  et  après  avoir 
dédaié  que  la  Société  entend  faire  la  ce  police 
de  la  coQtrefeçon  intérieure  »,  il  ajoute  que 
c  cette  police  ne  doit-étre  regardée  que  comme 
un  incident  ftigitif  dans  la  vie  de  la  Société  des 
gens  de  lettres.  » 

«  La  pensée  fondamentale  qui  a,  dit-il,  réuni 
un  si  grand  nombre  d'écrivains,  a  une  toute 


—    45    — 

autre  eicvâtiun,  une  louic  auire  dignité  !... 
Notre  famille  littéraire  s'en  allait  éparse  dans  les 
mille  sentiers  de  la  publicité.  On  a  voulu  la 
grouper,  la  constituer  fortement,  sagement, 
dans  des  conditions  d'unité  imposante.  On  a 
entendu  créer  un  centre  où  les  forts  tendissent 
la  main  aux  faibles,  où  les  ressources  de  Tasso- 
ciation  vinssent  en  aide  aux  misères  de  l'isole- 
ment. Il  est  temps,  concluait  l'auteur  de  Vlntro- 
ductiûn,  de  compter  avec  l'intelligence  qui  n'a 
jamais  su  compter  avec  personne.  » 


IV 


Le  Comité,  sous  l'inspiration  de  Balzac, 
déploie  une  activité  fiévreuse.  Léon  Gozlan 
proposait  d'écrire  un  Dictionnaire  de  la 
langue  française,  donnant  l'histoire  de 
chaque  mot  ;  projet  grandiose  et  qui  posait 
la  Société  en  rivale  de  l'Académie.  Pour 
examiner  cette  proposition  et  d'autres  avec 
elle,  le  comité  nomme  une  commission  de 
trois  membres  composée  de  Hugo,  Balzac  et 
Gozlan. 

Cette  commission  se  réunit  aux  Jardies,  à 
la  table  de  Balzac,  et  Gozlan  a  laissé  de  cette 


-~4é  - 

entrevue  un  récit  amusant  (Baî:(ac  en  pan- 
toufles.) La  lettre  suivante  de  Balzac  à  Victor 
Hugo  pour  l'y  convier,  est  aussi  à  citer,  car 
elle  montre  comment  le  propriétaire  des 
Jardies  entendait  son  rôle  de  président  de  la 
Société  des  Gens  de  Lettres. 


Paris,  le  19  juillet  1839 

Monsieur  et  cher  collègue, 

Nous  avons  l'honneur  de  vous  annoncer  que, 
dans  sa  séance  de  ce  jour,  le  comité  vous  a 
nommé,  ainsi  que  M.  Gozlan  et  moi,  pour 
décider  une  chose  grave  relative  à  la  littérature 
et  à  notre  Société.  J'ai  donc  l'honneur  de  vous 
proposer  de  venir  déjeûner  aux  Jardies  chez 
moi  à  Sèvres,  pour  pouvoir  mûrir  à  notre  aise, 
sous  les  ombrages  des  bois,  ce  projet  qui  est 
immense.  M.  Gozlan  a  accepté. 

Ainsi,  sans  réponse,  je  compterai  sur  vous  ; 


-  47  — 

au  cas  contraire,  ayez  la  complaisance  de  pré- 
venir M.  Gozlan  du  non. 

Trouvez  ici  mes  sincères  hommages  d'admi- 
ration. 

DE  BALZAC. 

P. -S.  —  Pour  arriver  aux  Jardies,  on  prend 
l'omnibus  de  Sèvres  au  Carrousel  et  on  se  fait 
arrêter  à  l'arcade  de  Ville-d'Avray.  Les  Jardies 
sont  sur  la  route  de  Ville-d'Avray,  après  l'ar- 
cade du  chemin  de  fer. 


Victor  Hugo  n'a  parlé  nulle  part  de  cette 
entrevue,  Léon  Gozlan,  dans  Balzac  en  pan- 
toufles, n'en  rapporta  que  les  à-côté  pitto- 
resques mêlés  de  quelques  galéjades.  Sur  le 
fond  même  des  questions  littéraires  qui  y 
furent  débattues,  il  est  muet,  sans  doute 
parce  que  ses  idées  y  furent  combattues  par 
celles  de  Balzac.  En  fait  c'est  une  véritable 


-  48  - 

séance  du  Comité  qui  se  tient  sur  la  terrasse 
des  Jardies  en  ce  mois  de  juillet  1839. 

Balzac  est  chargé  du  rapport,  il  écarte 
l'idée  d'un  dictionnaire  mais  conclut  à  un 
projet  non  moins  grandiose. 

M.  Edouard  Montagne  (i),  qui  nous  cite 
le  fait,  néglige  de  dire  en  quoi  consistait  ce 
projet  bal:(aden. 

Peut-être  s'agit-il  de  l'expropriation  appli- 
quée à  la  littérature,  idée  que  précisément 
énonce  et  soutient  sa  Lettre  au  directeur  de 
la  Presse  du  17  août  1839  (notons  en  effet 
la  coïncidence  des  dates). 

Balzac  y  décrit  la  ruine  causée  à  la  littéra- 
ture française  par  la  contrefaçon  belge  et 
constate  que  cette  contrefaçon  ne  s'exerce 
pas  sur  les  œuvres  classiques  tombées  dans 
le  domaine  public. 


(i)  Edouard  Montagne  :  Histoire  de  la  Société  des 
Gens  de  Lettres. 


—  49  — 

«  Après  tout,  dit-il,  que  contrefait  la  Belgi- 
que ?  Les  dix  ou  douze  maréchaux  de  France 
littéraires,  selon  la  belle  expression  de  M. 
Victor  Hugo,  ceux  qui  font  oeuvre,  collection 
et  qui  offrent  à  l'exploitation  une  certaine 
surface  commerciale. 

«  N'est-il  pas  prouvé  qu'avec  cinq  ou  six 
millions  l'Etat  désintéresserait  ces  auteurs  et 
pourrait  stipuler  que,  moyennant  un  certain 
prix  par  volume,  tous  les  deux  ans,  leurs  pro- 
ductions nouvelles  tomberaient  dans  le  domaine 
public  ?  Certes,  si  la  France  exerce  une  prépon- 
dérance en  Europe,  elle  le  doit  surtout  à  ses 
hommes  d'intelligence. 

«  Aujourd'hui  la  plume  a  évidemment  rem- 
placé l'épée,  et  les  veilles  où  l'on  répand  tant 
de  pensées  sont  bien  moins  reconnues  que  les 
campagnes  où  l'on  n'a  versé  que  du  sang.  Beau- 
coup de  gens  qui  trouvent  juste  et  naturel  de 
dépenser  des  millions  pour  loger  les  échan- 
tillons de  l'industrie,  de  commander  pour  trois 


—  50  — 

ou  quatre  millions  par  an  à  la  peinture,  à  la 
statuaire,  de  donner  dix-huit  cent  mille  francs 
de  primes  à  la  pêche  des  morues,  de  venir  en 
aide  pour  dix  millions  à  l'agriculture  souffrante, 
de  racheter  les  usines  à  sucre,  de  jeter  vingt 
millions  à  l'architecture,  ouvriront  de  grands 
yeux  à  l'idée  bizarre  d'offrir  cinq  ou  six  millions 
pour  solder  douze  années  de  travaux  à  quelques 
hommes  pleins  de  gloire,  mais  voués  à  une 
misérable  existence  intérieure  ;  cependant,  ils 
sont  réservés  à  une  plus  grande  stupéfaction,  si 
les  plus  sévères  calculs  trouvent  grâce  devant 
eux  et  s'ils  veulent,  en  descendant  à  l'applica- 
tion, se  convaincre  ici  que  le  trésor  public 
recouvrera  promptement  la  somme  qu'il  aura 
donnée.  En  quoi  le  désintéressement  pour  cause 
d'utilité  publique  serait-il  ridicule  appliqué  aux 
produits  de  l'intelligence,  qui  sont  un  besoin 
de  tous,  tandis  qu'il  est  pratiqué  sévèrement 
pour  les  voies  de  communication  et  surtout 
quand  il  est  dans  une  proportion  minime,  com- 


—  51  — 

paré  aux  exigences  des  travaux  publics  et  quand 
les  froissements  d'intérêt  privé  n'y  existent 
point  ?  Un  despote  ferait  cela  demain.  » 

Cest  bien  là  une  idée  à  la  Balzac^  au  pre- 
mier abord  suffocante  !  Aussi,  ne  nous 
étonnons  pas  trop  si  Ed.  Montagne  en  est 
suffoqué.  Il  ne  nous  le  cache  pas  :  «  Cet 
écrivain  de  génie,  dit-il,  le  plus  grand  obser- 
vateur, le  plus  profond  logicien  de  son 
époque,  traitait  les  affaires  avec  un  tel  défaut 
de  sens  lîioral,  que  ses  collègues  effarés  ne  le 
discutaient  plus  depuis  longtemps,  (i)  » 

Singulier  phénomène  !  Ils  ne  le  discutaient 
plus  mais  ils  l'avaient  nommé  président, 
mais  ils  le  déléguaient  dans  une  commission 
d'études  et  ses  collègues  de  cette  commission 
lui  confiaient  la  rédaction  du  rapport  ! 

M.  Ed.  Montagne  ajoute  : 

(i)  Histoire  de  la  Société  des  Gens  de  Lettres. 


—  52  — 

«  Ce  fut  assez  qu'il  offrit  je  ne  sais  quelle 
combinaison  à  triple  serrure  pour  qu'elle  fut 
exécutée  par  la  question  préalable.  Cet  échec 
du  romancier  faillit  même  porter  bonheur 
à  la  question  du  dictionnaire  que  M.  Léon 
Gozlan  parvint  à  ressusciter  dans  la  séance 
du  14  février  1840  et  qui  fut  enterrée  défi- 
nitivement à  la  fin  de  la  même  année.  » 

Le  témoignage  de  Montagne  est  curieux 
en  son  genre,  car  c'est  encore  Balzac  qui, 
malgré  son  défaut  de  sens  moral,  va  représen- 
ter la  Société  à  Rouen,  dans  la  tribune  où, 
à  côté  de  Berryer,  il  défend  les  droits  de  la 
presse. 

Balzac  est  aussi  chargé  de  répondre  au 
nom  du  comité  à  l'article  publié  par  Sainte- 
Beuve  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur  la 
Littérature  industrielle.  Cette  lettre  est  à  citer 
car  elle  montre  Thostilité  que  souleva  à  ses 
débuts  la  Société  nouvelle.  Elle  prouve  par 


—  53  - 

surcroît  la  vertigineuse  activité  de  Balzac  et 
son  rôle  pendant  cette  période  de  luttes. 

A  Monsieur  Emile  de  Girardin 
Rédacteur   en    chef  de   La   Presse 

Monsieur, 

Dans  le  dernier  numéro  d'un  recueil  dont  les 
propriétaires  ont  été  condamnés  envers  moi, 
par  le  jugement  du  tribunal  de  première  ins- 
tance de  la  Seine,  en  date  du  7  juin  1836,  pour 
avoir  vendu  à  une  autre  publication  les  épreuves 
incorrectes  d'articles  que,  selon  nos  conven- 
tions, ils  s'étaient  engagés  à  ne  faire  paraître 
que  dans  leur  revue,  M.  Sainte-Beuve  a  écrit 
les  lignes  suivantes  : 

«  Je  ne  puis  m'ôter  de  la  pensée  que  le  spiri- 
tuel académicien  (M.  Villemain)  n'avait  accepté 
cette  charge  (la  présidence  des  gens  de  lettres) 
que  pour  avoir  occasion,  avec  ce  bon  goût  qui  ne 


—  54  — 

l'abandonne  jamais  et  avec  ce  courage  d'esprit 
dont  il  a  donné  tant  de  preuves  dans  toutes  les 
circonstances  décisives,  de  rappeler  et  de  main- 
tenir, devant  cette  démocratie  littéraire,  les 
vrais  principes  de  l'indépendance  et  ^m  bon  goût, 

«  M.  de  Balzac,  qui  a  été  nommé  président  à 
l'unanimité  en  remplacement  de  M.  Villemain, 
aidera  peut-être  au  même  résultat  par  des 
moyens  contraires.  » 

Si  j'étais  seul  en  cause  ici,  comme  mes  écrits 
et  ma  personne  y  sont  dans  le  cours  de  l'article 
de  M.  Sainte-Beuve,  je  mépriserais,  selon  ma 
coutume,  les  attaques,  quelque  injurieuses  et 
calomnieuses  qu'elles  pussent  être  ;  mais  par 
respect  pour  ceux  qui  m'ont  élu,  je  ne  saurais 
laisser  imprimer  impunément  que  la  lâcheté 
d'esprit  et  le  mauvais  goût,  les  seuls  contraires 
du  bon  goût  et  du  courage  d'esprit,  seront,  pour 
la  Société  des  Gens  de  Lettres  le  moyen  de 
connaître  les  vrais  principes  de  l'indépendance 
et  du  bon  goût. 


—  55  — 

La  seule  réponse  à  faire  à  de  pareilles  asser- 
tions est  de  leur  procurer  la  publicité  qui  leur 
manque  ;  je  vous  prie  donc,  Monsieur  le  rédac- 
teur, d'insérer  ma  lettre  dans  votre  prochain 
numéro  et  d'agréer  l'expression  de  mes  senti- 
ments les  plus  distingués. 

Aux  Jardies,  5  septembre  1838. 

DE  BALZAC. 


Les  idées  de  Balzac  se  multiplient  :  c'est 
le  projet  d'un  Annuaire  littéraire  (l'idée  du 
Bulletin  actuel),  puis  c'est  sa  candidature  à 
l'Académie  (comité  du  23  octobre  1839) 
dans  laquelle  il  associe  son  nom  à  celui  de 
Hugo.  C'est  le  projet  d'établissement  d'une 
Banque  au  profit  des  membres  de  la  Société, 
laquelle  escompterait  le  papier  des  socié- 
taires  et  consentirait  des  avances  sur  les 
manuscrits.  «  Pris  en  considération,  ce 
projet    va    s'éteindre   dans    les    bras   d'une 


-  58  - 

commission  nommée  pour  la  circonstance  » 
dit  M.  Edouard  Montagne,  dont  la  phrase 
a  vraiment  ici  le  sourire. 

Le  i8  août  1840,  Balzac  donne  lecture 
de  son  Code  littéraire  qui  est  renvoyé  à  la 
commission  de  la  «  propriété  littéraire  ». 

En  enregistrant,  sans  avoir  le  temps  ni  la 
place  pour  les  commenter,  tous  ces  travaux 
de  Balzac  en  faveur  de  la  corporation  entière 
des  gens  de  lettres,  n'oublions  pas  de  remar- 
quer qu'il  se  dépensait  ainsi  pour  le  bien 
public  dans  le  moment  où  il  était  pour  son 
propre  compte  le  plus  accablé  de  travail  et 
de  soucis;  que  c'est  en  cette  époque  qu'il 
écrivait  Pierrette,  Un  Prince  de  la  Bohême, 
Un  Grand  homme  de  province  à  Paris,  Ursule 
Mirouet ;  qu'il  faisait  représenter  Vautrin; 
qu'il  tentait  l'effort  de  la  Revue  Parisienne; 
qu'il  se  débattait  enfin  contre  les  croquants 


—  59  — 

de  Sèvres  (i^,  les  entrepreneurs  des  Jardies 
et  ses  créanciers,  dont  la  coalition  allait  le 
faire  se  réfugier  dans  l'ermitage  de  la  rue 
Basse  à  Passy.  (Novembre  1840). 

En  1841,  il  fait  partie  de  la  commission 
chargée  de  la  rédaction  du  Manifeste,  par 
lequel  la  Société  des  Gens  de  Lettres  vou- 
lait intervenir  aux  débats  ouverts  devant  la 
Chambre  des  députés  sur  la  propriété  litté- 

(i)  A  M.  Louis  Desnoyers,  Sèvres,  vendredi  soir, 
1840. 

Mon  cher  Desnoyers, 

On  m'a  jeté,  sans  aucun  égard  à  ma  qualité  de 
membre  de  la  Société  des  Gens  de  Lettres,  dans  une 
ignoble  prison  à  Sèvres,  pour  ne  pas  avoir  été  dans 
les  vignes  voir  si  des  échappés  de  Paris  ne  man- 
geaient pas  les  raisins.  Grave  crime  envers  la  garde 
nationale  rurale  instituée  pour  préserver  les  ven- 
danges !  Et  j'en  ai  pour  soixante-douze  heures. 

Il  m'est  impossible  de  me  rendre  à  l'Assemblée, 
et  je  vous  explique  le  cas,  afin  qu'on  n'y  voie  pas 
autre  chose  que  la  difficulté  de  sortir.  C'est  absolu- 
ment aussi  rigoureux,  et  plus  que  si  j'avais  volé 
quelques  millions  à  des  actionnaires. 
Mille  compliments, 

DE  BALZAC. 


—  6o  — 

raire.  Les  lettres  de  Balzac  que  nous  possé- 
dons sur  ces  travaux  semblent  indiquer  que 
l'entente  ne  fut  point  parfaite  entre  les  col- 
laborateurs. Il  n'y  eut  pas  de  Manifeste,  mais 
seulement  une  brochure  où  Balzac  publia  le 
texte  de  ce  qui  était  probablement  son  pro- 
jet personnel,  sous  le  titre  de  :  Notes  sur  la 
propriété  littéraire  (i). 

A  la  même  heure,  Lamartine  prononçait 
à  la  Chambre  un  magnifique  discours  sur 
les  revendications  de  la  littérature.  L'un  et 
l'autre  n'étaient-ils  pas  bien  désignés  pour 
ce  rôle  d'avocat  des  poètes  malheureux,  ces 
deux  frères  qui  connurent  l'un  et  l'autre  le 
poids  écrasant  de  la  dette  ! 

Ces  Notes  sur  la  Propriété  littéraire  sont  un 
vigoureux  et  touchant  complément  de  la 
Lettre  aux  écrivains  français.  C'est  dans  ces 

(i)  Hetzel  et  Paulin,  éditeurs,  Mars  i8^i. 


—  él  — 

Notes  qu'il  formule  à  l'adresse  des  députés 
ce  magnifique  aphorisme  trop  peu  connu  : 

«  N'oubliez  pas  qu'un  beau  livre  est  une 
victoire  remportée  tous  les  jours  par  la  langue 
française  sur  les  autres  pays  !  » 

Et  il  croyait  toucher  le  cœur  de  ces  poli- 
ticiens en  leur  jetant  le  cri  de  son  propre 
cœur: 

«  Ceux  de  nous  qui  meurent  entièrement 
ont  bien  vécu,  jamais  la  médiocrité  n'a  failli 
à  solder  la  médiocrité.  Faites,  Messieurs,  que 
le  martyre  de  l'homme  de  génie  profite  à  sa 
famille  :  toute  la  question  est  là! » 

Et  pour  lui  la  question  débattue  devant 
la  Chambre  se  résume  en  cette  proposi- 
tion : 

«  Si  l'on  accorde  cinquante  ans  pourquoi 
pas  la  perpétuité?  (p.  314).  Je  demande 
donc  l'assimilation  absolue  de  la  propriété 


—    62    — 

littéraire  à  la  propriété  telle  qu'elle  est  défi- 
nie par  le  Code  civil  (p.  300)  ». 

On  sait  que  la  Chambre  enterra  proprement 
le  débat  ;  il  fallait  attendre  1852  pour  obtenir 
d'un  despote  (Balzac  avait-il  vu  assez  juste  !) 
la  consécration  légitime  des  débats  de  1841. 
Le  décret  de  Napoléon  III  a  été  la  réponse 
due  à  Balzac,  mais  Balzac  n'était  plus  là  pour 
jouir  de  son  succès. 

Peut-être  la  difficulté  et  l'insuccès  de  ces 
travaux  en  collaboration  avec  des  confrères 
qui  ne  savaient  pas  s'élever  aux  mêmes 
hauteurs  pour  étudier,  pour  définir,  pour 
embrasser  ces  vastes  questions  furent-ils  une 
des  causes  qui  le  déterminèrent  à  donner  sa 
démission  (Octobre  1841).  Cette  démission 
ne  fut  pas  acceptée.  Las,  écœuré,  Balzac 
reste  membre  de  la  Société  —  malgré  lui  — 
mais  ne  prend  plus  part  à  ses  travaux.  On 
ne  retrouve  plus  son  nom  dans  les  procès- 


-  63  - 

verbaux  que  pour  y  lire  le  20  août  1850 
ces  simples  mots  :  «  On  apprend  la  mort  de 
M.  de  Balzac  » 


Il  resterait  peut-être  un  sujet  plus  géné- 
ral à  traiter  ici,  c'est  à  savoir  si,  en  assimilant 
trop  étroitement  la  Littérature  à  une  carrière 
industrielle,  le  mouvement  d'émancipation 
dont  nous  venons  d'esquisser  l'évolution  a 
profité  vraiment  à  la  Littérature  en  tant 
qu'Art,  et  si  d'autre  part,  en  même  temps 
qu'il  créait  une  bourgeoisie  professionnelle 
opulente,  il  ne  constituait  pas,  par  contre- 
coup, un  prolétariat  intellectuel  infiniment 
plus  malheureux  que  l'autre,  car  il  multi- 
plie ses  souffrances  par  le  jeu  incessant  de 
son  imagination  ? 

Mais  ce  sujet  sortirait  du  cadre  que  nous 
nous  sommes  tracé  pour  aujourd'hui,  et  qui 


-  é4  - 

était  de  nous  associer  et  d'associer  le  nom 
de  Balzac  aux  fêtes  anniversaires  de  la  fon- 
dation de  la  Société  des  Gens  de  Lettres,  et 
d'établir  que  la  Société  a  envers  Balzac,  du 
fait  du  geste  initial  de  1833,  une  dette 
qu'elle  n'a  pas  acquittée  par  l'érection  d'une 
statue. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  lui  signaler 
l'existence  d'un  monument  digne  de  sa  sol- 
licitude et  trop  négligé  d'elle  :  La  Maison 
de  Bal:(ac.  (i) 

ROYAUMONT. 


(i)  La  Maison  de  Balzac  est  située  à  Passy,  47,  rue 
Reynouard  et  24,  rue  Berton. 


^ 


r.  t  A 


^é/\ 


iV  Royaumont,  Louis  de 

2178  Balzac 

R69 


> 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


1 


^w*- 


r  V' 


¥..wr 


î&^^„ 


't:S^