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Full text of "Balzac: jurisconsulte et criminaliste"

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FERNAND      ROUX 


BALZAC 

Jurisconsulte 

et 

Criminaliste 


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PARIS 
DUJARRIC    ET    Ci^,    ÉDITEURS 

50.    RUE    DES    SAlNTS-PÈKhS,    5O 
1906 


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BALZAC 


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FERNAND      ROUX 


BALZAC 

Jurisconsulte 

et 

Criminaliste 


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PARIS 

DUJARRIC    ET    Cie,    ÉDITEURS 

50,    RUE    DES    SAINTS  PÈRES,    >0 


1906       /f^   SABLE 

COLLECTION 

SABLE 


AVANT-PROPOS 


Dans  les  jardins  abandonnés,  plantes  et  arbustes 
débordent  des  plates-bandes  et  entreprennent  sur  les 
allées  ;  la  verdure  s'attache  aux  troncs  noueux  des 
arbres;  les  halliers  se  transforment  en  impénétrables 
fourrés.  La  nature,  un  moment  contenue,  s'échappe 
de  toute  part  et  s'épuise  en  efforts  irraisonnés.  Un 
dessin  général  subsiste  cependant  ;  on  trouve  encore 
de  l'ordre  dans  ce  chaos. 

Il  en  est  ainsi  de  l'œuvre  de  Balzac  :  même  plan  que 
les  images,  les  idées,  grandies  sous  la  chaleur  de  l'ins- 
piration, ont  dérangé  ;  même  puissance  débordée  ; 
par  endroits  même  charme  d'abandon. 

Ajoutez  que  sur  ce  parterre  ont  accouru  des  person- 
nages nombreux  et  hétérogènes  :  nobles  et  petites  gens, 
paysans  et  bourgeois,  ministres  et  employés,  juges  et 
criminels,  lorettes  et  grandes  dames,  tous  étonnants  de 
vie,  typiques,  inoubliables.  Chacun  d'eux  a  construit  à 
son  gré  sa  demeure.  C'est  une  confusion  sans  exemple 
de  végétation,  d'architecture,  de  mœurs,  de  gestes  et  de 
langages. 

L'auteui-  de  la  Comédie  humaine  ne  pouvait  souffrir 


VI  AVANT-PROPOS 

l'éloge  de  fécondité  que  lui  prodiguaient  méchamment, 
à  l'exclusion  de  tout  autre,  les  critiques  de  son  temps. 
Malice  irrévérencieuse  à  part,  l'afTirmation  réduite  à 
elle-même  est  exacte.  Ses  amis,  ses  disciples  sont 
contraints  d'avouer  que  la  lecture  trop  rapide  de  ses 
œuvres  aboutit  au  vertige  :  on  ne  fait  pas  impunément 
((  concurrence  à  l'état  civil .  » 

Les  intrigues  de  ses  romans  sont  complexes  ;  avec 
quelque  attention,  on  s'y  peut  cependant  reconnaître. 
Mais,  à  travers  les  récits,  ont  poussé,  comme  des  bran- 
ches folles  sur  un  arbre  mal  émondé,  des  digressions 
humoristiques,  philosophiques,  littéraires,  juridiques, 
industrielles,  commerciales. 

Le  travail  serait  prodigieux  pour  drainer  la  pensée  de 
l'écrivain.  Impossible  de  la  canaliser,  de  l'enfermer  en 
des  formules  simples.  A  chaque  instant,  vous  la  croyez 
saisir,  elle  vous  échappe.  Vous  la  voyez  briller  tour  à 
tour  d'éclats  différents  et  fugitifs;  les  événements  lui 
servent  de  prismes,  la  décomposent,  la  brisent  en  cou- 
leurs variées,  insaisissables. 

Cette  inconsistance  s'aggrave  des  retouches  incessan- 
tes pratiquées  par  Balzac  sur  son  propre  texte. 

Gérard  de  Nerval  avait  proclamé  nécessaire,  pour 
bien  comprendre  ce  Protée  des  lettres,  de  «  s'enfermer 
pendant  six  moix,  à  étudier  scrupuleusement  dans  les 
moindres  détails,  comme  l'exigerait  l'étude  d'une 
langue  ardue,  —  non  seulement  la  Comédie  humaine,  — 
mais  toutes  les  éditions  de  ses  romans.  »  (i)  Un  grand 

(i)  L'Artiste,  18  octobre  18/iG. 


AVANT-PROPOS  VII 

esprit,  disait-il,  les  relierait  peut-être,  au  prix  de  cet 
effort,  en  une  vaste  synthèse. 

Les  recherches  préalables  de  documentation,  qui, 
d'après  l'auteur  des  Filles  de  feu,  devaient  exiger  le 
labeur  de  dix  savants,  sont  faites  et  bien  faites  aujour- 
d'hui. Après  M.  de  Spoelberch  de  Lovenjoul,  il  n'est  rien 
à  tenter  (  i  ). —  Malgré  des  essais  méritoires,  le  commen- 
taire n'existe  pas  (2). 

L'étude  ici  entreprise,  n'a  d'autre  but  que  l'analyse 
d'une  partie  restreinte  de  cette  œuvre  immense  ;  elle 
n'ose  prétendre  à  la  critique,  même  sur  un  point  limité. 
Gérard  de  Nerval  n'a-t-il  pas  affirmé,  avec  quelque  exa- 
gération sans  doute,  mais  avec  trop  de  vérité,  hélas  ! 
que  pour  bien  comprendre  et  discuter  les  opinions  de 
l'illustre  romancier,  il  faudrait  déployer  «  une  intelli- 
gence égale  à  celle  de  l'artiste  ?  » 

(i)  Charles  de  Spoelberch  de  Lwenjoul,  Histoire  des  œuvres  de 
Balzac. 
(2)  Marcel  Barrière,  L'œuvre  de  H.  de  Bahar. 
P.  Flat,  Essais  sur  Balzac  et  Seconds  Essais. 
Le  Breton,  Balzac,  l'homme  et  son  œuvre. 
Ferdinand  Brlnetière,  Honoré  de  Balzac. 


CHAPITRE  PREMIER 


BALZAC 

l'homme,  le  philosophe,  l'artiste 


Balzac 

Sur  les  marches  conduisant  au  foyer  du  Théâtre- 
Français,  un  buste  arrête  les  visiteurs  et  s'impose  à 
leur  admiration. 

Balzac  est  là,  au  premier  palier  de  repos,  symbole  de 
sa  carrière  dramatique  restée  elle  aussi  à  mi-chemin. 

Si  impressionnante  que  soit  pour  nous  cette  œuvre 
d'art,  elle  a  déçu  tous  ceux  qui  ont  connu  le  modèle. 

Le  marbre  demeure  inerte  ;  la  vie  bouillonnait  en 
l'homme,  débordait. 

La  force,  semblable  à  la  vapeur  fuyant  par  les  fissu- 
res d'une  machine  surchauffée,  s'échappait  de  ce  visage 
large,  de  ces  muscles  robustes,  de  ces  joues  cuivrées 
et  passées  aux  flammes,  humectait  ces  lèvres  rouges 
et  charnues,  ruisselait  dans  ces  cheveux  abondants, 

1 


2  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

durs,  longs  et  noirs,  flottait  comme  un  nuage  sur  ce 
vaste  front.  Le  nez,  —  ce  nez  qu'il  disait  être  un  monde, 
—  énorme,  u  carré  du  bout  »,  «partagé  en  deux  lobes  », 
«  aux  narines  bien  ouvertes  »,  aspirait  et  refoulait  l'air 
puissamment. 

Ses  yeux,  selon  Gautier,  flambaient,  pareils  à  «  deux 
diamants  noirs  qu'éclairaient  par  instants  de  riches 
reflets  d'or  :  c'étaient  des  yeux  à  faire  baisser  la  pru- 
nelle aux  aigles,  à  lire  à  travers  les  murs  et  les  poitri- 
nes, à  foudroyer  une  bête  fauve  furieuse,  des  yeux  de 
souverain,  de  voyant,  de  dompteur»  (i). 

Un  «  col  d'athlète  ou  de  taureau,  rond  comme  un 
tronçon  de  colonne,  sans  muscles  apparents  »,  (2)  ratta- 
chait le  visage  à  un  petit  corps  ramassé  et  trapu.  Le 
cœur,  d'un  seul  coup,  élevait  le  sang,  le  jetait  en  abon- 
dance au  cerveau.  Dans  ces  vastes  poumons,  la  com- 
bustion se  faisait  rapide,  totale. 

La  joie  physique  éclatait  bruyante  chez  Balzac.  «  Sa 
poitrine  s'enflait,  ses  épaules  dansaient  sous  son  men- 
ton réjoui...  Nous  croyions,  déclare  son  ami  Gozlan, 
voir  Rabelais  à  la  Manse  de  l'abbaye  de  Thé- 
lème.  11  se  fondait  de  bonheur,  surtout  à  l'explosion 
d'un  calembour  bien  niais,  bien  stupide  »  (3).  C'était 
un  ((  sanglier  joyeux  »,  dit  Champfleury  (4).  La  vie  ani- 
male abondait  en  lui. 

Disciple  de  Lavater,  l'auteur  de  la  Comédie  humaine 


(i)  Th.  Gaitier,  Portraits  contemporains:  Balzac. 
(a)  Tli.  Gaitieu,  Portraits  contemporains:  Balzac. 
(3)  Léon  GozL.vN,   Balzac  intime. 
(/i)  CnAMPKLELRY,  Aotcs  historiqiies. 


L  HOMME,    LE    PHILOSOPHE,    L  ARTISTE  6 

ne  pouvait  se  méprendre  sur  les  penchants  révélés  par 
l'épaisseur  de  ses  lèvres  et  le  développement  excessif  de 
ses  mâchoires.  11  aurait  souri  de  la  ressemblance  qu'on 
lui  a  si  souvent  attribuée  avoc  les  faunes  et  les  satyres, 
car  il  aurait  pu  être  «  le  plus  fat  des  hommes,  s'il 
n'avait  pas  été  le  plus  discret  »  (  i  ) . 

La  force  se  manifestait  encore  chez  l'écrivain 
((  par  une  voix  pleine,  sonore,  cuivrée,  d'un  timbre 
riche  et  puissant  qu'il  savait  modérer  et  rendre  douce  au 
besoin  »  (2). 

La  mimique  et  le  geste  le  rendaient  irrésistible.  Sa 
conversation  tenait  du  prodige.  Quant  il  parlait,  a  tout 
un  carnaval  de  fantoches  extravagants  et  réels 
vous  cabriolait  devant  les  yeux,  se  jetant  sur  l'é- 
paule une  phrase  bariolée,  se  mouchant  avec  bruit  dans 
un  adverbe,  se  frappant  d'une  batte  d'antithèses,  vous 
tirant  par  le  pan  de  votre  habit,  et  vous  disant  vos 
secrets  à  l'oreille  d'une  voix  déguisée  et  nasillarde, 
pirouettant,  tourbillonnant  au  milieu  d'une  scintillation 
de  lumières  et  de  paillettes  »  (3).  Aussi,  dans  un  salon,  la 
parole  lui  restait-elle  :  la  discussion  se  réduisait  bien- 
tôt au  monologue,  et  quel  monologue  !  A  table,  il  dis- 
courait encore,  charmait,  inquiétait  ;  son  esprit  jetait 
plus  d'étincelles  que  l'argenterie  et  les  cristaux. 

Cette  vie  intense  attirait  et  absorbait  toutes  les  vo- 
lontés. Edouard  Ourliac,  Lassailly,  Gérard  de  Nerval, 
Laurent  Jan  proclament  sa  puissance  de  fascination. 

(  1  )  M""  >L  RviLLE,  Balzac,  sa  vie  et  ses  œuvres. 

(2)  Th.  Gautier,  Portraits  contemporains:  Balzac. 

(3)  Gautier.  Portraits  contemporains. 


4  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Ses  collaborateurs  d'occasion,  emportés  d'abord  par 
son  entraînante  imagination,  incapables  de  se  mainte- 
nir à  la  hauteur  d'enthousiasme  où  il  les  avait  élevés, 
retombaient  bientôt,  épouvantés,  et  se  sauvaient  à 
toutes  jambes.  Les  critiques  les  moins  bien  disposés  à 
son  endroit  ne  manquaient  pas  d'indiquer  son  ascen- 
dant naturel  u  comme  le  charme  particulier  n  de  son 
talent  (i). 

Qui  n'a  uni  les  noms  de  Rabelais  et  de  Balzac,  les 
associant,  les  expliquant  tous  deux  par  leur  patrie 
commune,  la  Touraine  ? 

Dût  la  théorie  des  races  en  souffrir,  on  est  obligé  de 
renoncer  à  l'appliquer  ici.  L'erreur  est  certes  répandue. 
Gautier  lui-même  vante  la  pureté  du  sang  tourangeau 
de  son  illustre  ami.  Il  n'en  passa  pourtant  pas  une  goutte 
dans  les  veines  de  l'auteur  cV Eugénie  Grandet.  Son 
père,  né  à  La  Nougaïrié,  hameau  des  environs  d'Albi, 
avait  atteint  sa  quatorzième  année  quand  il  arriva 
à  Tours.  Sa  mère  était  parisienne.  Il  reçut  d'eux  des 
nerfs  douloureux  et  vibrants,  brûlés  par  le  soleil  ou 
tendus  à  se  briser  par  le  surmenage  excessif  de  la 
grande  ville.  Son  épaisse  enveloppe,  sa  grosse  joie  ne 
lui  venaient  pas  de  la  terre  de  Rabelais  ou  des  vins 
capiteux  des  bords  de  la  Loire  :  sa  charpente  était  celle 
des  laboureurs  du  Tarn  ;  sa  gaieté  trop  éclatante  reflé- 
tait celte  lumière  éperdue  du  Midi  où  semble  palpiter 
et  crier  l'allégresse. 

Le  père  de  Balzac,  petit  paysan  déraciné  du  sol  na- 

(i)  De  Pomm.vutin,  Causeries  Ultéraires. 


L  HOMME,    LE    PHILOSOPHE,    L  ARTISTE  5 

tal,  sut  se  faire  une  place  clans  le  monde  lourmenté  où 
sa  destinée  le  conduisit.  Venu  à  Paris,  il  n'y  exerça  pas, 
comme  l'a  prétendu  M'""  Surville,  la  charge  aristocra- 
tique d'avocat  au  conseil  du  roi  (i)  ;  —  l'ancien  régime 
ne  connaissait  pas  d'aussi  rapides  fortunes.  La  profes- 
sion plus  humble  et  mal  définie  d'homme  de  loi  abon- 
dait alors  en  Figaros  de  la  basoche  auxquels  la  Révolu- 
tion a  généralement  profité  parce  qu'elle  les  a  trouvés 
sans  trop  de  scrupules,  actifs  et  prêts  à  tout. 

L'enfant  de  La  Nougaïiié  ne  laissa  pas  fuir  l'occasion. 
M.  Edmond  Biré,  auquel  rien  n'échappe,  a  retrouvé  son 
nom  sur  les  listes  des  officiers  municipaux  de  la  capi- 
tale pour  l'année  1 798  !  La  Terreur  disparue,  le  sans-cu- 
lotte oublia  habilement  son  heure  de  gloire.  Chargé  des 
subsistances  dans  les  armées,  puis  directeur  du  grand 
hôpital  de  Tours,  ce  révolutionnaire  a  fini  sa  vie  dans 
l'admiration  de  la  royauté  et  de  la  religion  rétablies. 

On  ne  poursuit  pas  sa  route  à  travers  de  telles  aven- 
tures, sans  persévérance,  sans  ténacité  même.  Ces  qua- 
lités, qui  lui  venaient  de  la  longue  lignée  des  ancêtres 
roturiers  de  La  Nougaïrié,  acharnés  pendant  des  siècles 
à  la  glèbe,  furent  le  plus  net  de  l'héritage  que  recueillit 
le  romancier  {2).  La  mère  de  l'auteur  de  la  Comédie  hu- 
maine aurait  transmis  de  son  côté  à  son  enfant,  au  dire 
de  M'"^  Surville,  une  imagination  plus  vive,  une  intelli- 
gence plus  déliée,  puis  encore  et  toujours  de  l'énergie, 
de  cette  énergie  inlassable  qui  se  transformera  en  travail 


{ I  )  Edmond  Biré,  Honoré  de  Balzac. 

(2)  M""  Slrville,  Balzac,  sa  vie  et  ses  œuvres. 


6  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

opiniâtre,  et,  malgré  les  plus  grandes  difficultés  d'exis- 
tence et  de  milieu,  fera  sortir  d'une  nature  rebelle  un 
écrivain  et  un  artiste. 

II 

lutellî^eiice  de  Balzac 

D'aucuns  choisissent  avec  soin  leurs  aliments,  s'em- 
parent des  plus  délicats,  se  détournent  avec  dégoût  des 
plus  grossiers;  d'autres  se  jettent  sur  toute  nourriture, 
dévorent  plutôt  qu'ils  ne  mangent,  sensibles  seulement 
à  la  lourde  ivresse  des  digestions  embarrassées.  Intellec- 
tuellement, Balzac  n'est  pas  un  gourmet,  mais  un 
glouton. 

Il  fuit  les  études  d'avoués  et  de  notaires  pour  se  con- 
sacrer aux  lettres  :  vous  concluez  que  le  droit  lui  dé- 
plaît. Erreur  !  Il  retourne  sans  cesse  à  ce  qu'il  vient  de 
quitter,  éprouve  la  nostalgie  de  la  procédure,  compulse 
d'imaginaires  dossiers,  souille  son  langage  d'artiste  des 
rudes  barbarismes  de  l'argot  du  Palais. 

AfTaires,  critique,  politique,  philosophie  le  tentent 
tour  à  l^ur. 

Il  ne  se  borne  pas  à  écrire  des  livres,  il  en  imprime 
et  en  édite. 

La  librairie  le  rebute,  il  court  en  Sardaigne  rechercher 
des  mines  d'argent  abandonnées  depuis  la  civilisation 
romaine  ;  sans  l'indiscrétion  qui  le  dépouilla,  le  mys- 
tique auteur  de  Séraphila  eût  dirigé  des  fouilles  et 
arraché  au  sol  ses  trésors  cachés. 


l'homme,  le  philosophe,  l'artiste  7 

A  peine  en  France,  il  reprend  la  plume,  se  pré- 
sente successivement  dans  cinq  circonscriptions,  s'en- 
gage dans  la  polémique  des  partis. 

Le  commencement  du  XLV  siècle  oppose  au  sen- 
sualisme de  la  période  qui  le  précède,  un  spiritualisme 
rajeuni.  C'est  la  grande  époque  où  Royer-Collard  et 
Cousin  entraînent  les  âmes  enthousiastes  dans  les  pro- 
fondeurs métaphysiques.  Balzac  laisse  là  les  affaires,  la 
politique,  ses  études  de  mœurs  elles-mêmes  et  se  jette 
à  plein  corps  dans  le  courant.  Louis  Lambert,  la  Peau 
de  chagrin  naissent  de  cette  ardeur.  Une  syntlièsc  entre 
le  spiritualisme  triomphant  et  le  matérialisme  en  dé- 
route est  tentée  par  cet  infatigable  penseur.  N'était-il 
pas  en  mesure  de  s'assimiler  l'une  et  l'autre  philoso- 
phies  ? 

Cuvieret  Geoffroy  Saint-IIilaire  discutent  sur  «  l'unité 
de  composition  )).  L'écrivain  prend  parti  pour  le  second, 
et,  glorieux,  offre  son  œuvre  comme  une  application  à 
l'homme  social  de  la  thèse  du  naturaliste.  —  Un  génie 
auquel  les  lettres,  la  politique,  les  affaires  son  familiè- 
res ne  peut-il  prétendre  aux  sciences  ? 

Entre  temps,  il  se  passionne  pour  les  antiquités, 
encombre  son  appartement  de  vieux  meubles,  gratte 
de  vieilles  toiles  aux  couleurs  ternies,  s'improvise 
collectionneur.  Mais  l'homme  d'affaires  reparaît  bientôt, 
voit  dans  ce  goût  ruineux  un  moyen  de  s'enrichir. 

Court-il  en  Russie  auprès  de  M'""  Hanska,  ses  im- 
pressions de  voyage,  ses  amoureux  desseins  ne  le 
détoiuTient  pas  de  la  spéculation.  Le  désir  lui  vient 
d'exploiter  les  forêts  qu'il  rencontre.  Il  s'enquiert  des 


8  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALTSTE 

prix  d'abatage,  de  transport  et  de  vente.  Les  préoccu- 
pations de  l'intérêt  ne  gênent  pas  ,en  lui  celles  du 
cœur. 

Aussi,  Balzac  ne  croit-il  pas  manquer  beaucoup  à 
la  modestie  en  écrivant  à  sa  sœur  :  «  Si  je  suis  un 
gaillard...  je  puis...  un  jour  ajouter  au  titre  de  grand 
écrivain  celui  de  grand  citoyen  »  (i).  Plus  tard,  il 
explique  ainsi  sa  pensée  :  u  La  France  est  le  pays  où 
se  trouvent  le  plus  d'hommes  universels,  parce  qu'elle 
est  le  pays  où  il  y  a  le  plus  d'écrivains.  Elle  est  dévorée 
par  les  hommes  dits  spéciaux  auxquels  on  se  fie.  Un 
homme  spécial  ne  peut  jamais  faire  un  homme  d'Etat, 
il  ne  peut  être  qu'an  rouage  de  la  machine  et  non  le 
moteur»  (2). 

La  prétention  à  l'universalité  paraît  aujourd'hui  in- 
supportable. Nous  avons  pour  les  esprits  souverains 
l'ironie  envieuse  du  lilliputien  à  l'endroit  des  géants. 
Dix-huit  cent  trente  affichait  des  principes  différents  ; 
c'était  l'ère  des  royautés  littéraires. 

De  telles  intelligences,  —  et  il  en  existe,  —  dispersent 
leur  attention  sur  un  grand  nombre  d'objets,  s'éten- 
dent de  façon  à  embrasser  l'ensemble  des  connaissances 
humaines  ;  c'est  le  procédé  des  encyclopédistes  (3). 
D'autres  se  rétrécissent  volontairement,  se  concentrent 
sur  un  point  ;  les  spécialistes  (4)  modernes  font  ainsi. 

[1)  M"'  Sluville,  Balzac,  sa  vie  et  ses  œuvres. 

(u)  Bévue  parisienne. 

(8)  Taine,  Nouveaux  Essais  de  critique  et  (V histoire  :  Etude  sur 
Balzac. 

(/i)  Tai>e,  Nouveaux  Essais  de  critiijue  et  d'histoire  :  Etude  sur 
Balzac. 


l'itomme,  le  philosophe,  l  artiste  9 

Aux  premiers  appartient  l'ampleur,  aux  seconds  la  pré- 
cision des  jugements.  Par  une  loi  de  notre  être  moral, 
la  pensée  perd  souvent  en  netteté  ce  qu'elle  gagne  en 
étendue. 


Si  les  esprits  encyclopédistes  s'exposent  à  ce  danger, 
ils  découvrent  parfois  entre  les  choses  des  rapports  im- 
prévus et  réalisent  d'heureuses  synthèses. 

Balzac  se  croit  universel  ;  ne  vous  étonnez  donc  pas 
qu'écrivain  d'imagination,  il  prétende  donner  une 
portée  scientifique  à  ses  écrits.  Rien  de  plus  naturel 
pour  lui  que  d'appliquer  à  la  fiction  les  lois  de  la  réa- 
lité. 

Par  cette  confusion  apparente  de  deux  aptitudes 
opposées,  il  transforme  le  roman. 

Avant  lui,  le  récit  devait  amuser,  toucher  ou  servir 
de  prétexte  à  de  courts  et  piquants  développements  phi- 
losophiques. Désormais,  il  faudra  expliquer,  instruire 
et  narrer  tout  ensemble.  Quelques  études  psychologi- 
ques suffisaient  ;  physiologie,  ethnographie,  phréno- 
logie,  sociologie,  philosophie,  sciences  trouveront  leur 
place  dans  le  genre  renouvelé. 


On  oppose  volontiers  la  méthode  du  savant  et  celle 
de  l'artiste.  Le  premier  regarde  attentivement  et  con- 
clut, le  second  imagine  et  construit.  Leurs  moyens  pour 
parvenir  à  la  connaissance  restent  pourtant  sembla- 

1. 


lO  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

bles.  Tous  deux  partent  du  même  point  :  l'observation. 
Celui-ci  saisit  d'un  regard  le  monde  sensible  et  le  refait 
anssitôt  à  sa  guise  ;  celui-là  s'y  attarde,  dégage  lente- 
ment les  qualités  essentielles  et  ne  généralise  quà  coup 
sûr  ;  l'un  sépare  pour  classer  ;  l'autre  assemble  pour 
créer. 

Telle  est  la  différence  fondamentale,  mais  que  de 
degrés  entre  les  termes  !  Ce  savant  s'astreint  au  minu- 
tieux labeur  des  recherches  complexes,  n'avance  des 
lois  qu'après  les  avoir  éprouvées,  use  de  l'hypothèse 
pour  tâtonner,  comme  l'aveugle  de  son  bâton.  Cet  autre 
enfourche  un  hippogriffe  et  se  laisse  emporter  dans  les 
cieux.  Donnez-lui  le  mouvement,  il  en  fait  sortir  la 
lumière,  le  son,  la  matière,  la  vie  ;  il  ne  demande  pas 
davantage  pour  refaire  le  monde.  Le  philosophe  s'em- 
pare à  son  tour  de  ces  résultats,  prend  la  plume,  et 
écrit  en  prose  les  plus  beaux  rêves  de  l'homme,  ceux 
de  la  raison.  Le  poète,  insoucieux  de  ces  fortes  pensées, 
écoute  en  lui  et  cadence  des  chants  au  cliquetis  des 
mots,  harmonieux  échos  de  la  réalité. 

Bacon  disait  que  toute  u  science  est  une  pyramide 
dont  l'observation  forme  la  base.  »  Cette  formule  s'ap- 
plique à  chacun  des  modes  de  l'activité  intellectuelle. 
La  surface  de  base  est  plus  ou  moins  étendue,  voilà 
tout. 

Si  nous  voulions  cependant  préciser  les  qualités  qui 
modifient  la  commune  nature  et  font  le  savant,  le  phi- 
losophe, l'artiste,  au  premier  nous  attribuerions  la 
patience,  au  second  la  hardiesse  spéculative,  au  troi- 
sième la  spontanéité. 


L  HOMME ^    LE    PHILOSOPHE,    L  AUTISTE  H 

Une  intelligence  impulsive,  jugeant  par  à-coup, 
semble  seule  s'harmoniser  exactement  avec  le  tempé- 
rament et  le  caractère  de  Balzac.  Voici  pourtant  ce  que 
dit  Taine  :  a  II  commençait  à  la  façon  non  des  artistes, 
mais  des  savants...  Il  n'entrait  pas  du  premier  saut  et 
violemment,  comme  Shakespeare  et  Saint-Simon,  dans 
l'àme  des  personnages  ;  il  tournait  autour  d'eux  patiem- 
ment, pesamment,  en  anatomiste,  levant  un  muscle, 
puis  un  os,  puis  une  veine,  puis  un  nerf,  n'arrivant  au 
cerveau  et  au  cœur  qu'après  avoir  parcouru  le  cercle 
entier  des  organes  et  des  fonctions  »  (i). 

Ce  sont  là  les  procédés  lents  et  sûrs  de  la  science  ;  le 
romancier  les  emploie  par  instants.  Ses  portraits  sont  si 
minutieusement  exacts  qu'ils  paraissent  dus  à  la 
plume  de  quelque  anatomiste  ;  ses  mémoires,  ses  bi- 
lans, ses  inventaires  si  longs  qu'on  les  croirait  libellés 
par  un  commissaire  priseur  ou  par  un  commerçant 
scrupuleux. 

Mais  les  nerfs  de  l'écrivain  vibraient  trop  fortement 
pour  que  son  cerveau  pût  conserver  le  calme  propre 
aux  déductions  abstraites.  Aussi  bien,  ceux  qui  ont 
vécu  à  ses  côtés  n'ont  pas  pris  au  sérieux  ses  prétentions 
à  l'exactitude  raisonnée  ;  le  titre  de  a  docteur  ès- 
sciences  sociales  »,  qu'il  s'octroyait  avec  tant  de  complai- 
sance, ne  saurait  faire  illusion  à  près  d'un  siècle  de 
distance. 

Philarète  Chastes  (2)  a  remarqué  en  lui  «  une  faculté 

(i)  ÏAOE,  Nouveaux  Essais  de  critique  et  d'histoire:  Etude  sur 
Balzac. 

(2)  Dictionnaire  de  la  Conversation,  Article  de  Philarète  Chasles. 


12  BALZAC    JURISCONSULTE    Eï    CRLMINALISTE 

d'observation  organique  fonctionnant  sans  qu'il  y  parut 
et  le  plus  souvent  à  son  insu  )).  —  On  n'est  pas  savant 
par  instinct.  —  ïh.  Gautier  lui  attribue  le  don  d'avatar 
du  dieu  indien  Vichnou  qui  s'incarnait  dans  les 
corps  à  volonté.  —  Et  c'est  l'a  un  procédé  que  les  natu- 
ralistes n'ont  pas,  pour  l'instant,  adoj^té.  —  Balzac, 
d'après  le  créateur  du  Capitaine  Fracasse,  ne  copiait  pas 
ses  personnages,  «  il  les  vivait  idéalement...  revêtait 
leurs  habits,  contractait  leurs  habitudes,  s'entourait  de 
leur  milieu,  était  eux-mêmes  tout  le  temps  nécessaire  n. 
((  C'était  un  voyant  »  (i),  «  un  dormeur  éveillé  »  dira 
plus  tard  Zola  (2).  «  Son  œil  lui  sert  de  verre  grossis- 
sant »,  écrivait  Pontmartin  (3).  Son  imagination  élabo- 
rait, en  effet,  promptement  les  matériaux  recueillis.  La 
i>erception  subissait  dans  son  cerveau  une  multiplica- 
tion instantanée  :  on  eût  dit  que,  dans  l'inertie  des 
((  réducteurs  de  l'image  »,  l'observation  dégénérait  en 
hallucination,  prenait  des  allures  fantastiques  du  rêve. 

Nous  voici  décidément  bien  loin  de  la  science. 
L'étude  de  ses  œuvres  ne  nous  y  ramènera  pas. 

Le  bonhomme  Grandet,  devient  une  sorte  d'Harpagon 
dantesque  ;  Goriot,  père  trop  faible,  crucifié  morale- 
ment par  ses  filles,  souffre  avec  la  résignation  d'un 
a  Christ  de  la  paternité  »  ;  la  cousine  Bette,  paysanne 
envieuse  et  mauvaise,  atteint  au  monstre;  Vautrin 
cesse  d'être  un  forçat,  il  est  le  crime. 

La  folle  du  logis  u  s'exaltait  par  sa  propre  puissance, 


(i)  Th.  Gàltier,  Portraits  contemporains. 
(a)  E.  ZoLV,  Les  fiomanciers  naturalistes. 
(3)  HK  Pontmartin.  Causeries  du  samedi. 


i/iroMME,  LE  PHILOSOPHE,  l'autiste  i3 

s'enivrait  d'elle-même,  et,  peu  à  peu,  sans  que  l'auteur 
s'en  doutât,  substituait  à  la  vérité  si  finement  observée, 
un  je  ne  sais  quoi  où  le  vrai  et  le  faux  se  mêlaient  et 
s'exagéraient  au  milieu  des  fumées  vertigineuses,  comme 
sous  le  soufflet  d'un  alchimiste  ;)  (i). 

Au  début  du  roman,  la  vision  des  objets  et  des  carac- 
tères, toujours  artistique  et  en  relief,  demeure  juste  ;  à 
la  fin,  les  conceptions  délirantes  violentent  la  nature. 
Les  récits  commencent  bien,  ils  se  terminent  mal  (2). 

Un  tel  résultat,  s'il  ne  s'expliquait  déjà  par  le  tempé- 
rament du  romancier,  serait  la  conséquence  fatale  de 
ses  habitudes  de  travail.  L'auteur  de  la  Comédie  humaine 
écrivait  surtout  la  nuit,  à  ces  heures  où  l'imagination  la 
plus  calme  s'ébranle  involontairement,  où  elle  crée  des 
fantômes,  où  l'être  tressaille  au  moindre  bruit,  où,  en 
l'absence  de  toute  perception  présente,  l'hallucination, 
comme  une  cloche  au  milieu  de  l'absolu  silence,  sonne 
dans  une  âme  de  cristal.  Pour  chasser  le  sommeil,  il 
recourait  aux  excitants,  abusait  du  café  ainsi  que 
Musset  de  l'absinthe,  irritait,  affolait  ses  nerfs. 


* 
*  * 


Zola  cherchant  un  précurseur  à  son  école  a  cru  le 
trouver  en  Balzac  (3).  Le  capricieux  écrivain  des  Scènes 
de  la  vie  privée  devient,  sous  la  plume  du  chef  des 
réalistes,  un  robuste  tâcheron   des   lettres,   travailleur 

(  I  )  DE  PoNTMARTiN,  Caiiserics  du  samedi. 

(3)  E.  Faguet,  Etude  sur  Balzac. 

(3)  Emile  Zola,  Les  Romanciers  naturalistes. 


l4  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

méthodique  et  patient,  abattant  chaque  jour  sa  besogne. 
Certes,  on  ne  peut  nier  le  prodigieux  effort  qui  a  eu  pour 
résultat  la  création  d'un  monde  véritable  ;  pourtant  de 
quels  à-coup  ce  labeur  était-il  traversé  ?  La  nécessité 
aiguillonnait  Balzac,  exaspérait,  gâtait,  faussait  son 
inspiration.  Sa  vie  n'a  été  qu'une  lutte  sans  répit  contre 
la  dette.  Au  début,  une  faillitte  le  menace,  il  l'évite; 
mais  la  liquidation  de  son  imprimerie  alourdit  d'un 
gros  passif  son  avenir. 

Partout,  désormais,  il  traînera  ce  poids  comme  un 
boulet.  Veut-il  se  reposer,  un  créancier  le  harcèle. 
Veut-il,  suivant  le  précepte  de  Boileau,  polir  une  der- 
nière fois  son  œuvre,  l'huissier  se  présente.  Il  est  obligé 
de  produire  à  la  hâte  et  beaucoup. 

Le  moyen  d'observer  et  de  raisonner  avec  exactitude 
dans  ce  tumulte  P  Sa  volonté  aura  beau  s'appliquer, 
elle  ne  recueillera  que  des  images  et  des  pensées  venues 
par  grandes  ondes  imprévues. 

Zola  et  ïaine,  trompés  par  les  apparences,  illusionnés 
par  leurs  tendances  propres,  ont  fait  de  ce  littérateur 
un  savant  qui  doute,  examine  les  objets  sous  toutes 
leurs  faces,  classe  avec  minutie,  tremble  avant  de  con- 
clure. Il  suffît  cependant  de  le  connaître  un  peu  pour 
voir  en  lui  un  enthousiaste  qui  brouille,  s'en  rapporte  à 
son  intuition,  généralise  hors  de  propos,  et  comme  la 
Pythonisse  se  livre  au  dieu. 

Singulier  réaliste,  qui  juge  u  l'imagination  tou- 
jours fumante  »  et  «  par  coups  d'enthousiasme  »  (i)  ! 

(i)  E.  Zola,  Les  nomancirrs  naturalistes. 


L  HOMME,    LE    PHILOSOPHE,    L  ARTISTE  l5 

Etrange  positiviste,  qui  donne  sa  foi  aux  préjugés  les 
plus  choquants  et  aux  superstitions  les  plus  grossières, 
court  à  Neuilly  consulter  quelque  dame  Fontaine  (i),  et, 
avec  des  précautions  infinies,  afin  de  ne  pas  dissiper  les 
effluves,  envoie  des  lambeaux  de  sa  llanelle  à  l'analyse 
d'un  charlatan  (2)  ! 

A  peine  de  vagues  observations  sont-elles  faites, 
Balzac  les  donne  pour  des  lois  immuables.  Lavater, 
Gall,  Mesmer,  émettent  des  théories  qu'ils  déclarent 
eux-mêmes  incertaines  ;  l'auteur  de  Seraphita  se  les 
approprie  et  les  place  au  rang  des  sciences. 

Un  tel  homme  possède-t-il  une  curiosité  et  une  ouver- 
ture d'esprit  universelles,  une  prodigieuse  faculté 
((  d'observation  orgai^ique  »,  un  u  don  d'avatar  «même 
ne  lui  épargneront  pas  les  plus  grandes  erreurs.  Tou- 
jours exact  dans  la  description  des  objets  sensibles,  il 
deviendra  un  guide  suspect  au  seuil  de  la  généralisa- 
tion. Dans  son  cerveau,  le  monde  des  idées  ne  corres- 
pondra pas  à  celui  des  faits  ;  l'erreur  y  grandira  avec 
l'abstraction. 

III 

Philosophie  de  Balzac 

Toute  philosophie  se  réduit  à  une  grandiose  hypo- 
thèse. Les  monades  de  Leibniz,  les  principes  formels 
de  Kant,  l'évolutionnisme  de  Spencer  ne  sont  pas  autre 

(i)  Léon  GozLAN,  Balzac  intime. 

(2)  E.  Zola,  Les  Pomanciers  naturalistes. 


l6  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

chose.  Mais,  avant  de  hasarder  son  système,  Leib- 
niz épuisait  les  mathématiques  de  son  temps,  pouvait 
se  dire  en  mesure  de  construire  le  monde  avec  des  ato- 
mes et  de  la  force  ;  Kant  ne  se  décidait  à  parler  du  nou- 
mène  qu'après  avoir  soumis  la  raison  pure  à  la  plus 
rigoureuse  analyse  ;  Spencer  atteignait  l'âge  mûr  sans 
avoir  trouvé  ses  premiers  principes. 

Balzac  possède  aussi  une  métaphysique  propre  ;  elle 
lui  a  coûté  moins  de  peine. 

Matérialisme  et  spiritualisme  opposent  leurs  argu- 
ments et  leurs  méthodes,  il  s'en  embarrasse  peu.  u  Ils 
expriment,  dit-il,  les  deux  côtés  d'uh  seul  et  même 
fait  ))  (i),  et  il  entreprend  aussitôt  de  fondre  les  deux 
systèmes  a  autour  desquels  ont  tourné  tant  de  beaux 
génies  ».  Rassuré  par  sa  propre  afQrmation,  échauffé 
par  l'enthousiasme  suscité  par  une  aussi  grande  œuvre, 
il  ne  cherche  pas  longtemps  son  axiome  initial. 

L'impétuosité  de  sa  nature,  la  surabondance  de  sa 
vie  intellectuelle  et  physiologique  lui  imposent  sa 
doctrine  dès  le  collège,  —  Louis  Lambert  est,  en  effet, 
une  autobiographie  (2)  ;  —  le  bouillonnement  de  sa  pen- 
sée, ses  excès  de  travail,  l'abus  des  excitants,  d'inces- 
sants retours  d'exaltation,  l'établissent  définitivement 
en  l'homme. 

Une  force  mystérieuse  semble  se  jouer  librementdans 
son  corps  et  sous  son  crâne,  agir  par  poussées  subites, 
spontanées,  échapper  même  parfois  au  contrôle  de  la 


(1)  Louis  Lambert. 

(a)  M"'    Slrville,    Bahac,    sa    vie    et    ses    œuvres  et  Correspon- 
dance de  liahac. 


L  HOMME,    LE    PHILOSOPHE,    L  ARTISTE  I7 

raison.  11  croit  cette  force  la  substance  universelle.  Tout 
est  le  produit  de  ce  fluide  immatériel,  éthéré. 

((  Louis,  lisons-nous,  avait  été  conduit  invinciblement 
à  reconneTÎtre  la  matérialité  de  la  pensée  ».  Et  on  peut 
tenir  pour  constant  que  sa  «  théorie  considérait  les  phé- 
nomènes de  l'âme  comme  les  produits  des  organes  au 
centre  desquels  ils  se  manifestent  (i)  ».  «  Le  cerveau, 
selon  ce  philosophe  précoce,  est  le  matras  où  l'animal 
transporte  ce  que,  suivant  la  force  de  cet  appareil,  les 
diverses  organisations  peuvent  absorber  de  cette  sub- 
stance et  d'où  elle  sort  transformée  en  volonté. . .  Le  cou- 
rant de  ce  roi  des  fluides  suivant  la  haute  pression  de  la 
pensée  ou  du  sentiment,  s'épanche  à  flots,  ou  s'amoin- 
drit et  s'efRle,  puis  s'amasse  pour  jaillir  en  éclairs». 
La  volonté  et  l'intelligence  sont  donc  le  résultat  de  l'é- 
laboration physiologique  de  la  substance.  La  colère,  le 
fanatisme,  la  passion,  les  sentiments,  apparaissent 
comme  des  forces  vives  détournées  de  l'infini. 

Il  résulte  de  cette  donnée  que  l'appareil  cérébral  com- 
munique avec  le  principe  même  de  la  substance.  Si, 
par  un  effort,  en  refoulant  son  être,  l'homme  parvient 
à  remonter  le  courant,  dépasse  la  volonté  et  la  pensée, 
entre  dans  le  principe  universel ,  il  atteint  à  la  connai  ssance 
directe,  cette  quadrature  du  cercle  des  métaphysiciens. 

Le  pressentiment,  le  rêve,  le  génie,  l'extase  sont  les 
manifestations  de  ce  phénomène  extraordinaire  (2). 

Une  semblable  philosophie  (3),  —  si  ce  nom  peut 


(i)  p.  Flat,  Seconds  Essais  sur  Balzac. 

(2)  Louis  Lambert. 

(3)  Louis  Lambert. 


l8  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIXALISTE 

convenir  à  un  tel  système,  —  n'est  que  l'illusion  d'un 
tempérament  puissant. 

Elle  n'en  produit  pas  moins  des  effets  importants. 
Elle  légitime  d'abord  un  procédé  cher  à  l'écrivain,  celui 
de  juger  par  à-coup,  par  intuitions  subites.  Enfin,  du 
côté  religieux,  ce  dynamisme  aboutit  au  mysticisme  le 
plus  incohérent  et  le  plus  vague  ;  du  côté  social,  à  la 
plus  précise  des  psychologies,  à  une  sorte  de  matéria- 
lisme et  de  mécanique  des  sentiments. 


Artiste,  Balzac  possède  une  ardente  imagination  sym- 
l^athique.  Il  a  le  don  de  sauter  à  l'instant  dans  l'in- 
térieur des  êtres.  Les  sentiments  les  plus  déli- 
cats, comme  les  plus  grossiers,  se  réfléchissent  donc 
et  revivent  en  lui.  Mais,  —  et  c'est  là  un  trait  caractéris- 
tique tout  à  fait  conforme  à  ses  doctrines  mystico-ma- 
térialistes,  —  ils  se  réduisent,  même  alors  qu'ils  parais- 
sent immatériels,  à  des  forces  physiques  et  agissantes. 

L'amour  offre  dans  son  œuvre  un  exemple  significa- 
tif de  cette  règle. 

Les  critiques  ne  sont  pas  encore  tombés  d'accord  sur 
le  caractère  que  le  romancier  lui  a  donné.  Pour  les  uns, 
il  relève  seulement  de  la  physiologie  ;  pour  d'autres,  il 
est  d'essence  élhérée.  Les  arguments  ne  manquent  pas 
des  deux  côtés. 

Parcourez  les  Dizains,  les  joies  libertines  de  l'accou- 
plement des  sexes  éclatent  dans  une  langue  jeune, 
souple,  nerveuse,  chatoyante,  aux  mots  de  caresse  qui 


L  HOMME,    LE    PHILOSOPHE,    L  ARTISTE  I9 

irritent  les  sens,  montrent  jusqu'à  l'efllorescence  du  dé- 
sir. Ouvrez  la  Comédie  humaine,  les  attachements  de 
M"'"  de  Maufrigneuse,  de  miss  ArabcUe,  de  M'""  de 
Beauséant,  de  M'""  de  Sérizy,  de  tant  d'autres  !  dif- 
fèrent peu  de  ceux  des  Coralie,  des  Esther,  des  Va- 
lérie MarnefTe,  des  Béatrix.  Us  sont  du  même  ordre, 
c'est-à-dire  d'épiderme. 

Mais  voici  que  Louise  de  Chaulieu,  Hénarez,  Marie- 
Gaston,  M.  de  Sérizy,  M.  de  Bauvan  montrent  la  gravité 
de  leur  bonheur  ou  le  sublime  de  leur  peine.  M'°^  de 
Mortsauf  triomphe  d'elle-même.  Ursule  Mirouët,  Véro- 
nique Sauviat,  Modeste  Mignon,  Marguerite  Claës 
éprouvent  les  premiers  troubles  des  sens  sans  que  leur 
pureté  soit  altérée.  La  chair  pourtant  entre  encore  ici 
pour  une  bonne  part.  L'émotion  qui  éclaire  tout  à  coup 
le  visage  de  Véronique  Sauviat,  qui  empourpre  celui 
de  Modeste  Mignon,  qui  fait  chanceler  Ursule  Mirouët, 
qui  roule  du  feux  dans  les  veines  de  M™"  de  Mortsauf, 
relève  de  la  physiologie. 

Sur  les  montagnes  glacées  du  Falberg,  Séraphita  spi- 
ritualise  le  désir,  le  transforme  en  idéal  ;  u  Conçois-tu 
maintenant,  dit-elle  à  Wilfrid,  avec  quelle  ardeur  je 
voudrais  te  savoir  quitte  de  cette  vie  qui  te  pèse  et  te 
savoir  plus  près  du  monde  où  l'on  aime  toujours  ? 
N'est-ce  pas  souffrir  que  d'aimer  pour  une  vie  seule- 
ment ?  N'as-tu  pas  senti  le  goût  des  éternelles  amours  ?. . . 
Je  voudrais  avoir  des  ailes,  Wilfrid,  pour  t'en  couvrir, 
avoir  de  la  force  à  te  donner,  pour  te  faire  entrer  par 
avance  dans  le  monde  où  les  plus  pures  joies  du  plus  pur 
attachement  qu'on  éprouve  sur  terre  feraient  une  ombre 


20  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

dans  le  jour  qui  vient  incessamment  éclairer  et  réjouir 

les  cœurs Cours,  vole,  jouis  un  moment  des  ailes 

que  tu  conquerras  quand  l'amour  sera  si  complet  en 
toi  que  tu  n'auras  plus  de  sens,  que  tu  seras  tout  intelli- 
gence et  tout  amour!  »  (i)  Voilà  le  revers  mystique  du 
sentiment,  sa  signifiance  céleste. 

Pourtant,  même  noble,  même  pure,  même  éthérée, 
même  supra-sensible,  l'inclination  des  sexes  reste  pour 
Balzac  une  force. 

Le  romancier  se  complaît  à  la  voir  naître,  s'aug- 
menter, absorber  l'âme  entière.  Chez  Louise  de  Chau- 
lieu,  la  passion  tue  la  fille,  l'amie,  détruit  l'instinct 
de  la  maternité  pourtant  si  profond  à  l'ordinaire.  Chez 
la  comtesse  Ferraud,  elle  abolit  jusqu'à  l'humanité, 
jusqu'à  la  pitié.  Marie-Gaston,  en  proie  à  une  sorte  d'hyp- 
nose, cesse  d'appartenir  à  la  société  pour  se  consacrer 
tout  entier  à  son  bonheur.  Hénarez,  avant  lui,  meurt 
du  mal  d'aimer,  comme  d'autres  sont  emportés  par  une 
fièvre  aiguë.  M'"'  de  Restaud  dissi^^e  sa  fortune,  oublie 
son  enfant,  scelle  la  tombe  de  son  mari  joour  conserver 
Maxime  de  Trailles,  Calyste  du  Guénic  débute  dans  la 
vie  sentimentale  par  le  meurtre  et  finit  par  le  parjure. 
La  violence  du  remords  de  M™'  Graslin  nous  découvre 
la  puissance  de  l'ardeur  qui  l'a  poussée  au  crime. 

Bien  que  le  principe  de  cette  force  soit  intérieur,  il 
paraît  d'ordre  physique.  Balzac  parle  souvent  du 
magnétisme  des  amants.  Le  regard  d'Hénarez  cause 
à  Louise  de  Chaulieu  «  une  terreur  profonde  ».  La  vo- 

(i)  Scraphita. 


l'homme,    le    philosophe,    l'artiste  3  1 

lonté  silencieuse  de  lord  Grenville  hypnotise  à  la  lon- 
gue Julie  d'Aiglemont,  comme  tout  à  coup  le  corsaire 
envoûtera  Hélène,  a  Vous  me  voyez  pour  la  centième 
fois,  dit  le  mystique  AVilfrid  lui-même,  abattu,  brisé 
pour  avoir  été  jouer  avec  le  monde  hallucinatoire  que 
porte  en  elle  cette  jeune  fille,  douce  et  frêle  pour  vous 
deux,  mais  pour  moi  la  magicienne  la  plus  dure  ».  Cer- 
taines femmes  sont,  d'après  l'auteur  de  César  Birot- 
teau,  envahies  en  un  instant  par  l'amour  u  sous  l'em- 
pire d'une  sympathie  explicable  aujourd'hui  par  les 
fluides  magnétiques  ».  Celles-là  mêmes  qui  ne  se  déter- 
minent que  lentement,  sur  des  témoignages  de  ten- 
dresse constante  et  ((  des  miracles  d'affection  »,  cèdent  à 
une  sorte  de  suggestion,  comme  Césarine  que  gagne 
peu  à  peu  l'adoration  muette  d'Anselme  Popinot. 

L'amour  est  pour  Balzac  une  réserve  d'énergie  qu'at- 
tire une  énergie  contraire. 

Dans  la  Comédie  humaine,  toutes  les  apirations  vio- 
lentes de  l'âme  se  comportent  à  leur  tour  en  forces 
aveugles. 

Grandet  est  moins  un  être  qu'un  mouvement  recti- 
ligne  :  en  lui  se  sont  éteints  les  sentiments  qui  au- 
raient pu  résister  à  l'impulsion  dominante.  11  n'est  ni 
père,  ni  époux,  ni  parent,  ni  ami  ;  il  est  l'avarice  bru- 
tale, éhontée. 

L'affection  paternelle  ravage  et  tue  Goriot  comme  fait 
sur  son  passage  un  torrent  débordé.  En  dehors  de  sa 
passion,  le  bonhomme  reste  stupide  :  c'est  un  somnam- 
bule mené  par  une  idée  fixe.  Les  moqueries  des  pension, 
naires  de  la  maison  Yauquer  le  laissent   indifférent  ; 


22  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

à  vrai  dire,  il  ne  les  entend  pas.  Il  se  réveille  pour 
parler  aussitôt  de  ses  filles  ;  sa  vie  se  confond  avec  leur 
bonheur.  Voici,  en  quels  termes,  il  décrit  à  Rastignac 
le  plaisir  qu'il  éprouve,  dans  son  dénuement  personnel, 
à  les  voir  traverser  en  carrosse  les  Champs-Elysées  : 
u  Je  les  attends  au  passage  ;  le  cœur  me  bat  quand  les 
voitures  arrivent  ;  je  les  admire  dans  leur  toilette  :  elles 
me  jettent  en  passant  un  petit  rire  qui  me  dore  la  na- 
ture, comme  s'il  y  tombait  un  rayon  de  quelque  beau 
soleil...  J'aime  les  chevaux  qui  les  traînent  et  je  vou- 
drais être  le  petit  chien  qu'elles  ont  sur  leurs  genoux. . .  » 
Cet  homme  est  possédé. 

On  n'aurait  pas  de  peine  à  trouver  dans  le  sentiment 
de  l'honneur,  si  vivement  ressenti  par  certains  person- 
nages de  la  Comédie  humaine,  le  marquis  d'Espard  no- 
tamment, un  orgueil  instinctif  de  la  race,  un  calcul 
secret  de  sa  conservation,  une  énergie  constitutionnelle 
héréditaire. 

Dans  le  système  de  l'écrivain,  seuls,  peut-être,  l'effort 
esthétique  et  le  travail  intellectuel  peuvent  prétendre  à 
quelque  immatérialité.  Mais  le  génie  lui-même  est  une 
impulsion  dont  l'origine  nous  échappe. 


L'âme  pour  Balzac  est  donc  une  combinaison  de  for- 
ces. Ces  forces  ne  passent  pas  dans  l'homme  sans  lais- 
ser de  traces.  La  métaphysique  qui  manquait  aux  théo- 
ries de  Lavater  est  désormais  trouvée. 

Nous  ne  reflétons  certes  pas  extérieurement  le  moin- 


l'homme,  le  philosophe,  l'artisle  23 

dre  nuage  qui  traverse  notre  ciel  intérieur,  mais  les  émo- 
tions violentes  agissent  sur  notre  être  physique. 

Sous  la  pression  de  nos  sentiments,  notre  corps  se 
dresse  avec  fierté  ou  se  rapetisse  humblement  ;  nos  bras 
se  lèvent  d'étonnement,  s'abaissent  avec  tristesse  ;  nos 
mains  s'ouvrent  pour  accueillir  ou  se  ferment  pour 
menacer  ;  nos  lèvres  tremblent  de  colère,  s'épanouis- 
sent de  gaieté. 

Isolées,  les  sensations  glissent  sur  nous  comme  des 
cygnes  sur  une  eau  tranquille  :  leur  sillage  s'efFace  vile  ; 
mais  en  se  répétant,  elles  marquent,  à  la  longue,  le 
chemin  suivi,  détruisent  l'harmonie  primitive.  L'habi- 
tude rend  le  visage  enjoué  ou  sévère,  bon  ou  dur.  La 
pureté  et  le  vice  pénètrent  notre  épiderme  et  en  trans- 
forment le  tissu. 

Traits,  regards,  gestes,  manies  ont  alors  une  signi- 
fiance  profonde.  Ils  se  gravent  dans  certains  cerveaux 
plus  sensibles,  comme  sur  une  plaque  photographique, 
s'animent  et  vivent  dans  l'imagination  sous  l'influence 
du  talent. 

Si  l'artiste  a  sur  les  rapports  du  physique  et  du  moral 
les  opinions  de  Fauteur  de  la  Comédie  humaine,  il  fera 
tenir  une  vie  dans  un  portrait. 

A  l'observateur  exclusif  de  la  physionomie,  risque- 
ront cependant  d'échapper  les  sentiments  les  plus  déli- 
cats. La  bonté  ne  lui  apparaîtra  que  quand  elle  brillera 
à  travers  l'opacité  des  chairs,  semblable  à  une  douce 
lumière  enfermée  dans  une  porcelaine  légère.  La  pureté 
de  la  baronne  Hulot,  la  sainteté  du  juge  Popinot,  la 
piété    de    M'""    de    la    Chanterie    et    la    ferveur    des 


24  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Frères   de  la  Consolation  n'irradient-elles  pas  ainsi? 

Mais,  si  nos  jugements  peuvent  sur  ces  indices  exté- 
rieurs être  incomplets  ou  manquer  de  vérité,  quel  pit- 
toresque recèle  cette  physiologie  morale  ! 

Les  grands  courants  de  l'âme  roulent  visibles,  comme 
des  torrents  débordés.  Les  violences  de  l'intérêt,  de  l'é- 
goïsme,  de  la  passion,  du  vice,  se  calculent  sur  les  ra- 
vages constatés  ;  la  beauté  habituelle  des  sentiments  se 
marque  dans  l'attitude  ;  la  finesse  filtre  dans  le  regard 
ou  l'expression  ;  l'aridité  intellectuelle  a  sa  flore  ap- 
pauvrie :  les  manies  et  les  tics. 

Sainte-Beuve  loue  Balzac  pour  sa  façon  de  peindre  les 
petites  gens.  Bourgeois,  paysans,  concierges,  employés 
semblent  moulés  vifs  et  jetés  dans  l'œuvre.  C'est  que, 
pour  les  bien  connaître,  il  suffit  au  romancier  de  les 
regarder.  L'éducation,  chez  eux,  ne  refoule  pas  les  sen- 
timents ;  aussi,  les  explosions  en  sont  elles  plus  fortes, 
la  trace  plus  durable.  Leurs  passions,  pour  ainsi  dire 
organiques,  se  voient  ;  leurs  pensées,  en  quelque  sorte 
matérielles,  s'impriment  sur  leurs  corps. 

Avec  quel  relief  saillent  encore  dans  la  Comédie  hu- 
maine les  signes  extérieurs  de  la  profession  !  Costumes, 
gestes  trahissent  à  chaque  instant  le  métier.  Sur  les 
lèvres  du  parfumeur  César  Birotteau,  erre  u  le  sourire 
de  bienveillance  que  prennent  les  marchands  quand  vous 
entrez  chez  eux  ».  Le  voici  juge  consulaire  !  a  Sa  figure 
offre  une  sorte  d'assurance  comique,  de  fatuité  mêlée  de 
bonhomie  »  (i).  Le  père  Fourchon,  paysan  ivrogne  et 

(i)  Grandeur  et  décadence  de  César  Birotteau. 


l'homme,  le  philosophe,  l'artiste  25 

vagabond,  présente  la  rigidité  de  tissu  propre  aux  gens 
vivant  en  plein  air.  Ses  joues  se  creusent,  continuant  sa 
bouche,  et  dessinent  (de  mouvement  de  déglutition  du  bu- 
veur » .  Ses  yeux  expriment  à  la  fois  «  la  ruse  et  la  paresse  » . 
Le  Maréchal  Moncornet  montre  dans  ses  gestes  et  dans 
son  allure  u  la  défiance  naturelle  à  l'homme  sans  cesse 
en  péril  »  et  «  la  coutume  du  commandement  »  (i). 

Passions  et  vices  cristallisent  de  même. 

Le  baron  Hulot,  un  des  plus  beaux  hommes  de  l'ar- 
mée révolutionnaire,  droit  et  fort,  la  gloire  à  la  face, 
montre  dans  sa  vieillesse  abjecte,  sous  des  cheveux  en- 
tièrement blancs,  un  nez  rougi  par  le  froid  ornant  une 
figure  de  femme.  Son  courage  et  sa  chair  d'homme  ont 
fondu  au  grand  incendie  de  sa  vie  de  débauche. 

Sa  sœur,  cette  virago  lorraine,  «  maigre  et  brune  » ,  les 
sourcils  fournis,  «  réunis  en  bouquet,  les  bras  longs  et 
forts,  les  pieds  épais,  quelques  verrues  dans  sa  face 
longue  et  simiesque  »,  la  voix  aigre  et  mauvaise,  symbo- 
lise bien  l'envie  paysanne.  Corps  et  âme  s'harmonient 
chez  la  cousine  Bette.  Ils  s'accordent  aussi  chez  tous  ces- 
misérables  de  la  Comédie  hiimaine  tourmentés  par  l'in- 
térêt, l'ambition  et  les  vices. 

Ici  encore,  Balzac  généralise  à  l'excès. 

Geoflioy  Saint-Hilaire  venait  d'avancer  que  l'orga- 
nisme des  animaux  présente  un  fond  commun  dont  les- 
modifications  ont  donné  les  espèces. 

Le  romancier  s'empare  aussitôt  de  la  doctrine,  l'appli- 
que à  l'humanité. 

(i)  Les  Paysans. 


20  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

((  La  société,  écrit-il,  ne  fait-elle  pas  de  l'homme,  sui- 
vant les  milieux  où  son  action  se  déploie,  autant  d'hom- 
mes différents  qu'il  y  a  de  variétés  en  zoologie  ?...  Les 
différences  entre  un  soldat,  un  ouvrier,  un  administra- 
teur, un  avocat,  un  oisif,  un  savant,  un  homme  d'Etat, 
un  commerçant,  un  marin,  un  poète,  un  pauvre,  un 
prêtre,  sont,  quoique  plus  difficiles  à  saisir,  aussi  consi- 
dérables que  celles  qui  distinguent  le  loup,  le  lion,  l'âne, 
le  corbeau,  le  requin,  le  veau  marin,  la  brebis  (i)  ». 

C'est  la  théorie  des  types  professionnels,  reprise  de 
nos  jours  par  M.  Tarde. 

Mais  on  s'exposerait  à  commettre  une  erreur  grave 
en  donnant,  comme  le  fait  Taine,  à  l'assertion  de  Bal- 
zac l'importance  qu'elle  prendrait  sous  la  plume  d'un 
savant.  Michel  Chrestien,  Niseron,  la  Fosseuse,  Eve  et 
David  Séchard,  tous  ces  êtres  supérieurs  à  leurs  milieux, 
protestent  contre  la  doctrine,  du  reste  tardive,  de  leur 
créateur  (2).  Le  moyen  d'abstraire  le  type  professionnel 
de  l'avoué  entre  les  portraits  contradictoires  de  Derville 
et  de  Desroches,  de  l'avocat  entre  La  Peyrade  et  Albert 
Savarus,  du  notaire  entre  Mathias  et  Solonet,  du  ma- 
gistrat entre  Popinot,  Blondet,  Camusot  et  Gran- 
ville  ? 

Les  lois  avancées  par  l'auteur  de  la  Comédie  humaine 
demeurent  toujours  sujettes  à  révision,  démenties 
qu'elles  sont,  à  chaque  instant,  en  fait,  par  sa  vision 


(i)  Préface  de  la  Comédie  humaine  de  i8'i:?. 

(3)  La  préface  de  Balzac  qui  s'approprie  la  doctrine  de  (u;of- 
FROY  Saint-Hilaiue  cst  dc  18/12.  Les  deux  tiers  au  moins  de 
la  Comédie  humaine  avaient  déjà  paru. 


L  HOMME,    LE    PHILOSOPHE,    L  ARTISTE  27 

d'artiste,  en  théorie,  par  le  miracle  installé  au  centre 
môme  de  son  système. 


Cette  conception  dynamistc  de  la  psychologie  de 
l'homme  a  eu  pour  résultat  de  faire  de  Balzac  «  le  pein- 
tre énergique  des  forces  simples.  » 

Les  personnages  d'une  seule  pièce,  les  types  géné- 
raux abondent  dans  la  Comédie  humaine.  On  y  découvre 
((  le  luxurieux  »,  ((  le  vaniteux  »,  «  l'avare  »,  «  l'en- 
vieux »  (  I  ) . 

Pour  le  romancier,  en  dehors  d'une  communion 
inexpliquée  et  rare  avec  Dieu,  l'intérêt  et*les  passions 
sollicitent  uniquement  la  vok)nté.  Voici  donc  l'huma- 
nité ordinairement  abandonnée  à  toutes  les  impulsions 
païennes  :  la  sensualité,  l'avarice,  le  plaisir,  la  vanité, 
l'ambition  surtout. 

((  Conflits  d'égoïsmes  »  (2),  de  passions,  jeu  de  ten- 
dances, d'habitudes,  de  manies  différentes  :  tel  est  le 
spectacle  qu'offre  la  Comédie  humaine.  Une  vue  sembla- 
ble du  monde  aboutit  nécessairement  au  scepticisme. 
Pour  avoir  longtemps  voyagé,  Charles  Grandet  ne 
croyait  plus  auxprincipes directeurs  delaconsciencequi, 
dans  son  enfance,  vivifiaient  et  affermissaient  son  âme. 
La  diversité  des  religions,  des  mœurs  et  des  coutumes 
avait  tari  en  lui  la  foi,  la  générosité,  l'enthousiasme. 


(i)  Faouet,  Etude  sur  Bal:ac. 

(2)  Taine,  Nouveaux  Essais  de  critique  et   d'histoire  :  Etude   sur 
Balzac. 


28  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Balzac  a,  lui  aussi,  beaucoup  appris,  et  à  étudier  sur 
les  visages  la  manifestation  des  «  forces  simples  »,  une 
désillusion  lui  est  venue.  11  pense  avec  l'usurier  Gob- 
seck, philosophe  cynique,  qu'il  n'est  rien  ici-bas  en 
dehors  des  conventions  sociales  variant  avec  les  climats. 
Les  sentiments  mauvais  crèvent  à  chaque  instant  la 
couche  légère  que  les  religions,  les  philosophies,  les 
lois  ont  déposée  sur  l'homme.  La  raison  est  impuis- 
sante contre  un  tel  effort  ;  elle  ne  permet  même  pas  de 
discerner  la  vérité.  Qui,  sans  un  secours  divin,  peut  voir 
au  fond  des  choses  ?  Les  actions,  en  elles-mêmes,  ne 
sont  rationnellement  ni  bonnes,  ni  mauvaises.  L'usure, 
dites-vous  avec  tout  le  monde,  est  un  mal,  la  charité 
un  bien.  En  y  réfléchissant,  l'usure,  par  sa  dureté 
même,  pousse  à  l'énergie,  son  résultat  est  préférable  (i). 
L'observation  des  lois  pénales  est,  assure-t-on,  le  plus 
impératif  des  devoirs.  Les  bienfaiteurs  de  l'humanité 
n'ont-ils  pas  foulé  bien  souvent  aux  pieds  les  prescrip- 
tions du  Code  ? 

La  vertu  est-elle  autre  chose  que  la  compagne  du 
bien-être?  Admettons,  si  vous  le  voulez,  que  la  nature 
par  caprice,  se  permette  u  de  faire  çà  et  là  d'honnêtes 
gens  et  des  caissiers  ».  «  Les  honnêtes  gens  ont  presque 
toujours  de  légers  soupçons  de  leur  situation  ;  ils  se 
croien-t  dupés  au  grand  marché  delà  vie  (a)  .» 

Voilà  où  son  mysticisme  matérialiste  a  conduit  l'écri- 
vain. 

Croyez-vous  qu'il  va  demeurer  incertain  et  railleur  ou 

(i)  Les  petits  Bourgeois. 
(2)  Melnwlh  réconcilié. 


l'homme,  le  philosophe,  l  artiste  29 

s'abîmer  dans  le  pessimisme  ?  La  logique  pure  le  vou- 
drait. Un  tempérament,  un  esprit  si  ardents  qu'ils  font, 
en  dépit  de  tout,  naître  la  joie  et  l'enthousiasme,  s'y 
opposent.  La  métaphysique  de  l'écrivain  vient  au 
secours  de  sa  psychologie  et  le  sauve. 


Le  philosophe  sceptique  flotte  éternellement  ;  il  se 
défie  de  la  raison  et  cependant  sait  qu'en  dehors  d'elle 
il  reste  incapable  de  rien  connaître.  Le  mystique  peut 
tout  laisser  au  doute,  l'objet  de  sa  religion  excepté. 

Nos  sens  sont  bornés,  trompeurs  peut-être;  qu'im- 
porte i^  Il  est  en  l'homme  une  force  vitale,  obscurcie 
plus  souvent,  qui  participe  de  l'absolu  ;  elle  dépose 
mystérieusement  dans  son  cœur  et  dans  son  esprit  les 
vérités  éternelles. 

Passions,  vices,  intérêts,  ambitions  sont  autant  de 
forces  fidèles  à  leurs  directions  terrestres  ;  d'autres 
voies  existent,  célestes  celles-là,  que  prendra  l'âme 
humaine. 

S'étonnera-t-on,  à  présent,  que  Balzac  s'abandonne 
sans  souci  à  la  contemplation  des  incertitudes  de  la 
morale  et  de  la  raison  ?  Les  contradictions,  désormais, 
loin  d'atteindre  son  système,  ne  pourront  que  l'afTer- 
mir  ;  elles  se  rejoignent  dans  le  principe  universel  où 
l'aperception  directe  les  découvre. 

Répétez,  tant  qu'il  vous  plaira,  après  MM.  ïaine  et 
Caro,  que  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  manque  de 
sens  moral.  Vous  concevez  autrement  le  même  objet  et 

2. 


3o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

VOUS  ne  sauriez  vous  entendre.  Tous  opposez  le  droit  à  la 
force  ;  ils  se  confondent  pour  Fécrivain  comme  dans 
les  plîilosophies  brumeuses  d'outre-Rhin. 

Le  cerveau  de  Balzac,  lourd  de  connaissances,  res- 
semble par  endroits  à  un  cerveau  d'allemand. 

Les  idées  s'y  heurtent,  s'y  combinent  de  façon  inat- 
tendue. Les  choses  sont  pour  le  littérateur  français, 
comme  pour  les  continuateurs  germains  de  Kant,  les 
images  sensibles  de  certains  phénomènes  de  la  subs- 
tance insaisissable. 

Croyez-donc  bien  que  cet  adorateur  de  la  force 
voyait  plus  ou  moins  distinctement  en  elle  le  symbole 
de  la  justice. 

La  moralité  courante,  issue  de  nos  facultés  impar- 
faites, forcément  précaire  aux  yeux  de  Balzac,  est 
tout  pour  nous.  Il  en  existe  une  seconde,  pour  lui 
seule  importante.  La  première  est  en  quelque  sorte 
mécanique  ;  son  secret  tient  en  un  mot  :  l'ordre 
social.  La  deuxième  échappe  même  aux  définitions. 
Une  sorte  de  grâce  manifeste  celle-ci  ;  notre  raison 
chancelante  et  des  mœurs  variables  établissent  celle- 
là. 

Le  génie,  qui  voit  à  la  fois  dans  l'absolu  et  dans  le 
réel,  les  connaît  toutes  deux.  Il  garde  pour  lui  la  loi 
divine  ;  à  ses  semblables,  il  applique  la  loi  humaine 
qu'il  pénètre  peu  à  peu  de  vérité  suj^érieure. 

Pour  Balzac,  comme  pour  Carlyle,  l'histoire  est  une 
longue  nuit  sillonnée  par  les  rares  éclairs  du  génie. 
('  Le  héros,  dit  Carlyle,  est  un  messager  envoyé  du  fond 
du  mystérieux  Infini  avec  des  nouvelles  pour  nous...  Il 


l'homme,  le  philssophe,  l'artiste  3i 

vient  de  la  substance  intérieure  des  choses...  Il  vient  du 
cœur  du  monde,  de  la  réalité  primordiale  ;  l'inspiration 
du  Tout-Puissant  lui  donne  l'intelligence,  et  vérita- 
blement ce  qu'il  prononce  est  une  sorte  de  révéla- 
tion »  (  I  ) . 

L'auteur  de /a  Comédie  humaine  n  eût  pas  parlé  autre- 
ment. 


IV 
Style  de  Balzac  —  Jugement  d'ensemble 

Buffon  concluait  avec  raison  du  style  à  l'homme 
même  :  Balzac  est  tout  entier  dans  sa  façon  d'écrire. 

Ouvrez  un  de  ses  livres,  la  première  impression  res- 
sentie sera  celle  de  la  puissance. 

La  phrase  ne  se  borne  pas,  suivant  les  préceptes 
classiques,  à  exprimer  une  seule  idée,  son  contexte  en 
renferme  plusieurs  ;  la  pensée  principale  se  gonfle  de 
subordonnées  ;  les  pages  trop  pleines  débordent.  Par- 
tout, dans  la  proposition  craquant  sous  la  poussée  trop 
forte  des  mots,  dans  la  période  crevant  d'incidentes, 
dans  le  chapitre  bourré  de  détails,  de  réflexions,  d'ob- 
servations, se  manifeste  le  pléthore. 

Les  raisons  ne  s'engendrent  pas  méthodiquement 
l'une  de  l'autre  ;  elles  affluent  à  la  fois  au  cerveau  et 
jaillissent  en  même  temps. 

(i)  ÏAiNE,  Histoire  de  la  littérature  anglaise:  Etude  sur  Carlyle. 


32  BALZA^C    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Un  sujet  s'ofîre-t-il  à  son  esprit,  Balzac  voit  aussitôt 
le  développement  dans  son  ensemble  et  ses  parties.  Il 
court  à  sa  chambre,  s'enferme,  se  jette  sur  une  chaise, 
se  penche  fiévreux  sur  sa  table.  La  plume  grince  déjà, 
crie  haut  la  joie  de  la  création  facile,  se  précipite,  court, 
court  encore,  sans  se  reposer  jamais,  jusqu'au  moment 
où,  à  bout  de  forces,  la  main  qui  la  soutient  la  laisse 
enfin  tomber.  Les  procès  avec  les  éditeurs  ont  beau  se 
multiplier  pour  retard  dans  la  livraison  promise,  l'au- 
teur de  la  Comédie  humaine  ne  se  corrige  pas  de  ses 
constantes  illusions.  Si  rapide  est  le  mécanisme  de  son 
intelligence,  que,  dès  l'abord,  le  récit  se  déroule  en  lai 
avec  le  cortège  de  ses  scènes  successives.  Chacun  de 
ses  personnages  se  présente,  parle  sa  langue  propre, 
obéit  à  sa  nature,  à  ses  passions,  à  ses  manies.  Ce  n'est 
pas  une  conception,  mais  une  hantise,  parfois  un  cau- 
chemar. Son  roman  se  trouve  fait  à  l'instant.  11  en  suit 
des  yeux  les  titres,  les  chapitres,  les  paragraphes.  Ses 
propres  images  l'obsèdent  au  point  qu'il  les  confond 
avec  le  monde  sensible.  Lui  donne-t-on  les  nouvelles 
d'un  malade  ?  «  Revenons,  s'écrie-t-il,  à  la  réalité  et  par- 
lons un  peu  d'Eugénie  Grandet  ».  Une  hallucination 
obstinée  s'est  installée  dans  son  esprit.  La  fiction  pos- 
sède déjà  une  existence  objective  ;  elle  est  imprimée 
d'avance  dans  son  cerveau.  Qu'il  laisse  la  bride  à  son 
génie,  l'étape  sera  vite  franchie,  quelques  mois,  quel- 
ques semaines,  quelques  jours  y  suffiront  ! 

Taine  réduit  le  talent  à  une  reviviscence  d'images 
ou  de  sentiments  aboutissant  à  l'expression  (i).  Si  ce 

(i)  p.  Fl.vt,  Seconds  Essais  sur  Bahac. 


l'homme,  le  philosophe,  l'artiste  33 

critère  devait  être  accepte  sans  reserve,  il  n'existerait 
pas  de  plus  grand  artiste  que  Balzac. 

Mais  il  faut  distinguer  les  faces  externe  et  interne 
de  l'art.  Les  tendances  dont  parle  le  philosophe  se  ren- 
contrent, et  souvent  à  un  degré  très  vif,  chez  ces  poètes, 
éternels  rêveurs  d'œuvres  inachevées,  vivant,  racontant 
leurs  songes,  avec  tant  de  séduction  parfois  !  Un  tel 
état  d'esprit  est  assurément  intéressant,  mais  il  échappe 
ordinairement  aux  hommes  ;  seule,  sa  manifestation 
extérieure  nous  est  connue.  Alors,  à  l'eflbrt  vers  l'ex- 
pression, s'ajoute  le  pouvoir  de  la  réaliser,  d'adapter  la 
conception  à  toutes  les  intelligences,  de  la  traduire  en 
un  langage  accessible  au  plus  grand  nombre,  de  la  cla- 
rifier, de  l'ordonner,  car  l'émotion  ressentie  par  l'é- 
crivain doit  être  exactement  communiquée. 

Il  est  assurément  permis  d'emprunter  à  une  profes- 
sion, à  une  science  spéciale,  quelques-uns  de  ses  termes 
propres,  à  la  condition  toutefois  de  choisir  les  plus 
connus,  avec  mesure,  sans  affectation.  L'écrivain  ne 
parle  pas  pour  des  initiés,  mais  pour  tout  le  monde.  Si 
le  lecteur  est  obligé  de  se  munir  d'un  dictionnaire,  de 
s'arrêter  à  chaque  mot,  la  sensation  d'art  est  à  jamais 
perdue  pour  lui.  Entraîné  par  le  courant  de  phrase, 
poursuit-il  malgré  les  obstacles,  un  vertige  le  saisit. 
L'intention  esthétique  subsiste  assurément,  mais  elle 
lui  échappe  à  travers  le  cliquetis  des  mots.  Certes,  il 
est  pris  par  le  mouvement  de  la  phrase  et  devine  celui 
de  la  pensée.  Bercé  par  le  rythme,  il  éprouve  une 
impression  approximative  ;  sa  raison  demeure  insa- 
tisfaite. 


34  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 


* 
*  * 


Dans  Grandeur  et  Décadence  de  César  Birotteau,  Balzac 
insère  un  ATai  traité  sur  la  faillitte,  ne  fait  grâce  d'aucune 
disposition  du  Code  de  commerce  ;  —  les  profession- 
nels résistent  à  peine  à  l'abondance  des  détails  techni- 
ques contenus  dans  le  roman.  —  Dans  Louis  Lambert,  il 
emploie  le  langage  de  la  métaphysique  ;  ds(ns  Séraphita, 
celui  du  mysticisme  swedenborgien  ;  dans  la  Recherche 
de  l'Absolu,  celui  de  la  science  ;  dans  le  Cousin  Pons  et 
la  Peau  de  Chagrin,  il  ne  nous  épargne  aucune  de  ses 
observations  d'antiquaire.  La  fatigue  possible  de  ses 
lecteurs  ne  le  préoccupe  pas.  Met-il  en  scène  les  crimi- 
nels, il  abuse  de  l'argot.  Saisit-il,  avec  une  singulière 
prestesse  d'imitation,  le  parler  tudesque  de  Nucingen, 
il  en  rebat  nos  oreilles  à  nous  faire  crier.  Partout  se 
manifeste  une  prédilection  excessive  pour  les  idiomes 
spéciaux. 

Voici  qui  est  plus  grave  :  les  termes  empruntés  à  des 
technologies  diverses  se  mélangent,  s'amalgament, 
forment  les  combinaisons  les  plus  inattendues,  parfois 
les  plus  choquantes.  Les  expressions  de  droit  sont  de- 
meurées familières  au  romancier,  il  s'en  sert  à  chaque 
instant,  souvent  hors  de  propos. 

Parle-t-il  d'une  de  ces  coquettes  dont  le  but  est  d'être 
désirées  et  le  jeu  de  paraître  s'offrir  pour  se  refuser  en 
fin  de  compte  :  u  Elles  ont  transigé  avec  la  nature, 
dit-il.  La  jurisprudence  de  la  paroisse  leur  a  presque 
tout  permis  moins  le  péché  positif.  »  Vient-il  de  tracer 
d'une    main    délicatement   amoureuse  et    doucement 


l'homme,  le  philosophe,  l'artiste  35 

émue  le  portrait  de  Véronique  Graslin,  sans  penser 
que  cette  locution  de  procédure  détonne,  il  n'hésite 
pas  à  écrire  que  la  beauté  de  son  héroïne  a  acquis  «  son 
plein  et  entier  efTet.  » 

Un  humoriste  pourra  imprimer  :  u  La  femme  est  une 
propriété  que  l'on  acquiert  par  contrat.  ))  Seul,  Balzac 
poussera  l'ironique  comparaison  en  faisant  un  jolus 
large  emprunt  au  Code  civil  :  u  Elle  est  mobilière,  car 
la  possession  vaut  titre.  » 

S'agit-il  d'un  viveur  obligé  de  renoncer,  en  raison  de 
son  âge,  à  une  existence  déplaisir  :  u  Les  cheveux  blancs 
lui  font  leurs  sommations  respectueuses.  »  M'^'de  Listo- 
mère,  mondaine  et  dévote,  dévient  l'image  de  la  légalité. 

ïaine  marque  plaisamment  l'étonnement  d'un 
homme  du  monde,  lisant  la  Comédie  humaine,  et  tom- 
bant sur  ce  passage  :  u  Nulle  créature  du  genre  féminin 
n'était  plus  capable  que  M""^  Sophie  Gamard  de  formu- 
ler la  nature  élégiaquc  de  la  vieille  fille».  «  Créature 
genre  féminin,  genre  élégiaque  :  suis-je  au  muséum 
d'histoire  naturelle  ?  interroge  le  patient.  11  poursuit  ; 
ses  yeux  s'arrêtent  sur  cette  singulière  réflexion  : 
((  Telle  était  la  substance  des  phrases  jetées  en  avant 
par  les  tuyaux  capillaires  du  grand  conciliabule 
femelle  ».  «  Effectivement,  c'est  un  cours  de  bota- 
nique !  (i)  » 

Quelques  traits  suffisent  à  l'ordinaire  au  relief  d'une 
figure.  Balzac  n'a  pas  le  loisir  de  rayer  les  mots  super- 
flus. Voici  pour  les  seuls  yeux  de  Camille  Maupin  bien  des 

(i)  Tai>e,  Nouveaux  Essais  de  critique  et  d'histoire. 


36  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

coups  de  crayon  :  u  L'axe  des  sourcils  tracé  vigoureuse- 
ment, s'étend  sur  deux  yeux  dont  la  flamme  scintille 
par  moment  comme  celle  d'une  étoile  fixe.  Le  blanc  de 
l'œil  n'est  ni  bleuâtre,  ni  semé  de  fils  rouges,  ni  d'un 
blanc  pur  :  il  a  la  consistance  de  la  corne,  mais  il  est 
d'un  ton  chaud.  La  prunelle  est  bordée  d'un  cercle 
orange.  C'est  du  bronze  entouré  d'or,  mais  de  l'or 
vivant,  du  bronze  animé.  Cette  prunelle  a  de  la  pro- 
fondeur. Elle  n'est  pas  doublée,  comme  dans  certains 
yeux,  par  une  espèce  de  tain  qui  renvoie  la  lumière  et 
les  fait  ressembler  aux  yeux  des  tigres  ou  des  chats  : 
elle  n'a  pas  cette  inflexibilité  qui  cause  un  frisson  aux 
gens  sensibles  :  mais  cette  profondeur  a  son  infini,  de 
même  que  l'éclat  des  yeux  à  miroir  a  son  absolu.  Le 
regard  de  l'observateur  peut  se  perdre  dans  cette  âme 
qui  se  concentre  et  se  retire  avec  autant  de  rapidité 
qu'elle  jaillit  de  ces  yeux  veloutés.  Dans  un  moment  de 
passion,  l'œil  de  Camille  Maupin  est  sublime  ;  l'or  de 
son  regard  allume  le  blanc  jaune,  et  tout  flambe,  mais 
au  repos,  il  est  terne,  la  torpeur  de  la  méditation  lui 
prête  souvent  l'apparence  de  la  niaiserie  ;  quand  la  lu- 
mière de  l'âme  y  manque,  les  lignes  du  visage  s'attris- 
tent également.  Les  cils  sont  courts,  mais  fournis  et 
noirs  comme  des  queues  d'hermines.  Les  paupières  sont 
brunes  et  semées  de  fibrilles  rouges  qui  leur  donnent  à 
la  fois  de  la  grâce  et  de  la  force,  deux  qualités  difficiles 
à  réunir  chez  la  femme.  Le  tour  des  yeux  n'a  pas  la 
moindre  flétrissure  ni  la  moindre  ride  1  »  (  i) 

(i)  Béatrix.    . 


l'homme,  le  philosophe,  l'artiste  37 

De  tels  détails  ne  font-ils  pas  oublier  l'ensemble  ? 

Sachons  gré  au  romancier  de  s'être  montré  un  peu 
plus  sobre  pour  le  nez.  «  Le  nez,  mince  et  droit,  est 
coupé  de  narines  obliques  assez  passionnément  dilatées 
pour  laisser  voir  le  rose  lumineux  de  leur  délicate  dou- 
blure. Ce  nez  continue  bien  le  front  auquel  il  s'unit  par 
une  ligne  délicieuse,  il  est  parfaitement  blanc  à  sa  nais- 
sance comme  au  bout,  et  ce  bout  est  doué  d'une  sorte 
de  mobilité  qui  fait  merveille  dans  les  moments  où 
Camille  s'indigne,  se  courrouce,  se  révolte.  Là  surtout, 
comme  l'a  remarqué  Talma,  se  peint  la  colère  ou 
l'ironie  des  grandes  âmes.  L'immobilité  des  narines 
accuse  une  sorte  de  sécheresse.  Jamais  le  nez  d'un 
avare  n'a  vacillé  ;  il  est  contracté  comme  la  bouche  ; 
tout  est  clos  dans  son  visage  comme  chez  lui.  )) 

C'est  déjà  beaucoup,  dites-vous,  et  nous  sommes 
loin  de  la  douce  évocation  d'une  figure  de  femme. 
Qu'allez- vous  prétendre  ?  si  l'auteur,  sans  se  soucier  du 
poids  ajouté  à  sa  page,  continue  par  cette  observation  de 
physiognomonie  :  «  La  bouche  arquée  à  ses  coins  est 
d'un  rouge  vif,  le  sang  y  abonde,  il  y  fournit  ce  mi- 
nium vivant  et  penseur  (?)  qui  donne  tant  de  séduction 
à  cette  bouche  et  peut  rassurer  l'amant  que  la  gravité 
du  visage  effrayerait.  »  Vraiment  !  cet  écrivain  ne  sait  se 
borner.  Notez  qu'aux  puissantes  conceptions  de  l'artiste, 
s'ajoutent  à  chaque  instant  chez  Balzac  les  réflexions  du 
philosophe,  du  jurisconsulte,  du  savant,  de  l'historien, 
de  l'érudit.  Elles  se  manifestent  ensemble,  sorties  en 
un  même  cortège  de  son  cerveau  en  travail.  Après  une 
plaisanterie,  une  observation  grave  ;  après  une  image, 

3 


38  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

une  idée  abstraite  ;  de  la  poésie,  à  côté  de  quelque 
maxime  brutale. 

L'abondance,  la  force  font  pour  lui  tout  le  talent  ;  il 
tient  pour  peu  de  chose  la  qualité  des  produits.  «  Claude 
Yignon  se  contemple,  dit-il  ironiquement,  dans  l'éten- 
due de  son  royaume  intellectuel  et  abandonne  sa  forme 
avec  une  insouciance  diogénique.  Satisfait  de  tout 
pénétrer,  de  tout  comprendre,  il  méprise  les  matéria- 
lités ;  mais  atteint  par  le  doute  dès  qu'il  s'agit  de 
créer,  il  voit  les  obstacles  sans  être  ravi  des  beautés,  et 
à  force  de  discuter  les  moyens,  il  demeure  les  bras  pen- 
dants, sans  résultat.  C'est  le  Turc  de  l'intelligence 
endormi  par  la  méditation.  La  critique  est  son  opium, 
et  son  harem  de  livres  faits  l'a  dégoûté  de  toute  œuvre 
à  faire...  11  esl  trop  préoccupé  de  l'envers  du  gé- 
nie ))  (i). 

Loin  de  Balzac  cette  inquiétude  !  Il  ne  s'attarde  pas 
à  tracer  un  plan,  à  en  disposer  les  parties  ;  il  crée,  il 
crée  tout  de  suite  et  beaucoup.  Les  idées  en  fusion 
bouillonnent  en  son  cerveau  ;  la  chaleur  qu'il  ressent 
lui  paraît  garantir  la  trempe  future  du  métal.  Aussi 
bien,  de  puissantes  et  solides  coulées  qu'il  n'a  ni  cana- 
lisées, ni  dirigées,  remplissent  l'œuvre  entière. 

Tout  déborde  pêle-mêle  :  ((  la  chimie  explique 
l'amour;  la  cuisine  touche  à  la  politique  ;  la  musique 
ou  l'épicerie  sont  parentes  de  la  philosophie  »  (2).  Pour 
passer  de  l'une  à  l'autre,  l'auteur  de  la  Comédie  hu- 

(i)  Béatrix. 

(3)  Voir  les   curieux  exemples   de   celte   habituelle    confusion 
cités  par  P.  Flat,  Seconds  Essais  sur  Balzac. 


l'homme,  le  philosophe,  l'artiste  39 

maine  ne  prend  pas  la  peine  d'aller  à  la  ligne  ;  il  n'a 
même  pas  le  temps  d'achever  sa  phrase. 

Encore  humide,  la  page  est  portée  à  l'impression 
sans  être  relue.  Elle  revient,  à  l'ordinaire,  sous  forme 
d'immense  placard  ;  de  larges  blancs  sont  ménagés 
pour  recevoir  les  corrections.  Vous  trouvez  sage  cette 
précaution  des  marges  chez  un  écrivain  trop  pressé  de 
laisser  échapper  le  premier  jet.  Balzac,  pensez-vous,  va 
faire  disparaître  les  bavures,  efTacer  les  images  trop 
brutales  ou  mal  venues,  mettre  plus  d'harmonie  dans 
son  style,  biffer  tout  ce  qui  alourdit  le  récit.  Point. 
L'espace  libre  se  remplit  d'idées  surajoutées.  Ce  sont 
des  renvois,  des  arabesques,  des  hiéroglyphes  indéchif- 
frables, désespoir  des  protes.  Le  cratère  s'est  rouvert  et 
lance  encore  la  lave  en  ignition. 

Nous  sommes  loin  de  la  belle  ordonnance  du  style 
classique,  et  vraiment  il  existait  chez  l'écrivain  quelque 
confusion. 


((  La  méthode  de  Telsfendrœk,  dit  Carlyle  en  parlant 
d'un  personnage  dans  lequel  il  se  peint  lui-même,  n'est 
jamais  de  la  vulgaire  logique  des  écoles,  où  toutes  les 
vérités  sont  rangées  en  file,  chacune  tenant  le  pan  de 
l'habit  de  l'autre,  mais  celle  de  la  raison  pratique  pro- 
cédant par  de  larges  intuitions,  qui  embrassent  des 
groupes  et  des  royaumes  entiers  systématiques  ;  ce  qui 
fait  régner  une  noble  complexité,  presque  pareille  à 
celle  de  la  nature,  un  fouillis  grandiose  qui  pourtant 
n'est  pas  dépourvu  de  plan.  » 


4o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Le  jugement  s'applique  exactement  à  Balzac. 

Un  sang  riche  affluant  par  coups  pressés  à  des  muscles 
courts  ;  un  esprit  ouvert  à  toutes  les  curiosités,  prompt 
à  conclure,  n'attendant  pas  toujours  d'être  bien  informé 
pour  le  faire,  sautant  tout  à  coup  dans  l'intérieur  des 
choses,  et,  une  fois  qu'il  y  a  pénétré,  épuisant  l'analyse; 
un  don  d'observation  matérielle  qui  découvre,  d'un  re- 
gard, la  tendance  dominante  de  l'homme,  ses  passions 
surtout  ;  un  cerveau  puissant,  mais  surmené,  où  la 
pensée  tourbillonne  sans  cesse  ;  le  vertige  de  l'intelli- 
gence s'ajoutant  à  l'ivresse  causée  par  la  surabondance 
de  la  joie  physique  ;  un  besoin  de  foi  s'alliant  au  désir 
de  tout  connaître  et  amalgamant  les  contraires  en  un 
mysticisme  dynamiste  :  tel  apparaît  Balzac. 

C'est  un  mage  de  Ghaldée  ou  un  brahme  des  Indes, 
ignorant  et  profond,  un  alchimiste  de  la  pensée  quin- 
tessenciée.  On  ne  saurait  lui  refuser  sans  injustice  les 
heureuses  rencontres  de  cette  méditation  concentrée, 
de  cette  exaltation  de  l'intelligence  active  qui,  chez  les 
occultistes,  synthétisent,  parfois  si  heureusement,  les 
connaissances. 


CHAPITRE  II 


PHILOSOPHIE  SOCIALE  DE  BALZAC 

LA    POLITIQUE,    LE    DROIT 


Politique  de  Balzac 

Admettre  les  citoyens  à  participer  à  la  souverai- 
neté, c'est  leur  marquer  une  confiance  bien  grande. 
Si  vous  avez  d'eux  une  opinion  mauvaise,  vous  serez 
enclin  au  despotisme;  vous  tremblerez  de  dénouer  les 
liens  nécessaires  à  la  répression  de  forces  antiso- 
ciales ;  vous  ne  verrez  de  sûreté  que  dans  un  pou- 
voir irrésistible. 

Balzac,  —  il  suffît  de  parcourir  la  Comédie  humaine 
pour  s'en  convaincre,  —  ne  croit  pas  à  la  bonté  origi- 
nelle de  notre  espèce  :  c  L'homme  n'est  ni  bon,  ni  mé- 
chant, dit-il  dans  une  préface  programme  (i),  il  naît 

(i)  Préface  de  18^2. 


42  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

avec  des  instincts  et  des  aptitudes  ;  la  société,  loin  de  le 
dépraver  comme  l'a  prétendu  Rousseau,  le  perfectionne, 
le  rend  meilleur  ;  mais  l'intérêt  développe  aussi  ses 
penchants  mauvais.  » 

C'est,  en  apparence,  la  théorie  de  la  table  rase  ;  en 
réalité,  l'écrivain  dissimule  sa  véritable  pensée. 

L'intérêt,  l'ambition,  l'argent,  le  vice,  tiennent  la 
plus  grande  place  dans  son  œuvre  ;  la  vertu  s'y  réduit  à 
une  habitude,  parfois  un  peu  niaise.  Balzac,  poussé  à 
bout,  obhgé  de  reconnaître  l'impression  produite  par 
son  petit  monde,  pose,  en  désespoir  de  cause,  cette  ques- 
tion à  ses  contradicteurs  :  u  Dans  la  société,  les  mau- 
vaises actions  ne  sont-elles  pas  plus  communes  que  les 
bonnes?  »  L'optimisme  plaisant  de  Candide  répondrait, 
avouons-le,  d'une  façon  insuffisante  à  l'indirecte  objec- 
tion ;  il  faut,  pour  en  triompher,  reporter  dans  la  race 
nos  espérances,  s'attacher  à  la  réconfortante  contem- 
plation du  progrès. 

Ce  pessimiste,  qui  n'avait  pas  notre  foi  consolatrice 
en  l'avenir,  se  proclamait  hautement  chrétien,  et,  bien 
que  ses  théories  ne  fussent  pas  toujours  très  orthodoxes, 
il  entendait  être  tenu  pour  catholique.  A  ces  divers 
titres,  il  devait  admettre  le  pouvoir  personnel,  car  le 
Christianisme  a  toujours  été  pénétré  *  des  tendances 
égoïstes  du  cœur  humain,  cet  esclave  du  péché  ori- 
ginel, et  l'Eglise  romaine,  par  sa  hiérarchie,  s'est 
constamment  montrée  un  puissant  auxiliaire  de  do- 
mination. ((  J'écris,  proclamait,  en  conséquence,  Balzac, 
à  la  lueur  de  deux  vérités  éternelles  :  la  religion,  la 
monarchie.  » 


PHILOSOPHIE  SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       43 

Des  doutes  peuvent-ils  subsister  ? 

MM.  Poitou  (i),  Taine  (2),  Biré  (3),  n'en  ont  aucun. 
Comment  en  conserveraient-ils  après  d'aussi  nettes  pa- 
roles ?  Hélas  !  quel  auteur  défendra  jamais  ses  convic- 
tions les  plus  chères  contre  l'audace  des  paradoxes  ? 

D'après  M.  Anatole  de  la  Forge,  Balzac,  en  créant 
Z.  Marcas,  a  d'avance  peint  Gambetta.  Tenons  cette  affir- 
mation pour  exacte,  que  conclure  ?  L'écrivain  a  pro- 
phétisé exactement,  rien  de  plus.  Mais,  sur  une  simple 
rencontre,  faire  de  ce  légitimiste  inébranlable  un  dé- 
mocrate est  assurément  excessif.  Ouvrons  le  livre  : 
Z.  Marcas  vit  ;  son  noble  désintéressement  touche. 
L'ouvrage  fermé,  impossible  de  résumer  la  doctrine 
et  les  principes  de  cet  homme  de  gouvernement.  Tous 
les  partis  le  peuvent  avec  autant  de  raison  réclamer. 

Plus  de  sympathie  pour  la  cause  républicaine  s'indui- 
rait de  la  belle  figure  de  Michel  Chresticn.  Le  souvenir 
d'Armand  Carrel  ne  fut  pas,  dit-on,  étranger  à  sa  con- 
ception. Une  âme  de  feu,  religieuse  et  chrétienne,  un 
cœur  plein  u  d'illusions  et  d'amour  »,  une  intelligence 
ferme  et  probe,  une  noble  ardeur,  une  mort  cou- 
rageuse sur  une  barricade  inutile  rendent  fort  tou- 
chant ce  jeune  héros.  Mais  l'absolutiste  D'Arthez 
domine  de  sa  haute  taille  et  de  son  génie  le  fier  révolté, 
son  ami. 

M.  E.  Pelletan  ne  pouvant  nier,  plaisante.  Royaliste 
et  catholique  Balzac  !   La  bouflbnne  atrirmation   !  Le 

(i)  Revue  des  Deux-Mondes,  année  i85G. 

(2)  Taine,  Nouveaux  Essais  de  critique  et  d'histoire. 

(3)  Edmond  Biré,  Honoré  de  Balzac. 


l\l\  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

fantaisiste  romancier  affichait  ses  principes  politiques, 
comme  il  portait  un  froc  de  moine  dans  sa  chambre, 
((  pour  rétrangeté  du  fait  seulement  »  (i).  On  a  vu, 
assure-t-on,  dans  les  milieux  politiques,  des  convic- 
tions de  cette  sorte.  Bien  qu'il  en  ait  eu  l'ambition, 
l'écrivain  ne  pénétra  pas  dans  ce  monde  du  scepti- 
cisme ;  laissons-lui  le  bénéfice  de  ses  insuccès  électo- 
raux. Pendant  plus  de  vingt  ans,  d'ailleurs,  n'a-t-il  pas 
été  exactement  fidèle  aux  opinions  exprimées,  tour  à 
tour,  dans  ses  romans,  dans  ses  études,  dans  ses  lettres 
intimes  P  Tandis  que  tout  changeait  autour  de  lui,  que 
la  légitimité  faisait  place  à  la  royauté  populaire  et 
celle-ci  à  la  république,  ses  convictions  demeuraient 
immuables.  Hugo,  Lamartine  sacrifiaient  aux  nouveaux 
dieux  ;  c'est  toujours  à  la  même  divinité  qu'il  portait 
ses  offrandes.  L'ironie  n'est  pas  de  mise  à  son  endroit. 

Après  l'avoir  déclaré  républicain,  affecter  de  le  croire 
socialiste,  paraît  une  gageure  insupportable.  M.  Bernier 
a  voulu  la  tenir  (2). 

Michel  Chrestien,  dans  son  rêve  de  fédéralisme  euro- 
péen, laisse  entendre,  sans  doute,  des  doctrines  aujour- 
d'hui fort  répandues  ;  il  fait  fi  volontiers  des  théories 
bourgeoises,  ((  des  affreuses  idées  de  liberté  indéfinie 
proclamées  par  les  jeunes  insensés  qui  se  portent  les 
héritiers  de  la  Convention  ».  Peut-on  conclure  de  ce 
passage  à  une  secrète  sympathie  pour  le  socialisme 
d'Etat  ?  Si  Balzac  manifeste  son  désir  de  faire  arriver 


(t)  Eugène  Pelletan,  Heures  de  travail. 

(a)  Bévue  socialiste,  189A  :    Balzac  socialiste,   par  Robert  Dernier. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       45 

((  le  plus  d'hommes  possible  à  l'état  d'aisance  »,  pour 
les  rendre  conservateurs  du  reste,  il  ajoute  aussitôt  que 
((  le  peuple  doit  être  laissé  sous  le  joug  le  plus  puissant  ». 
Son  intransigeance  n'admet  pas  de  compromis  sur  ce 
point. 

Êtes-vous  insuffisamment  convaincus,  écoutez  encore 
son  langage  :  «  Les  ouvriers,  sachez-le  bien,  sont  les 
sous-officiers  tout  formés  de  l'armée  des  prolétaires.  » 
((  Les  ouvriers  sont  l'avant-garde  des  barbares.  »  Certes, 
voilà  un  adepte  de  la  guerre  des  classes,  mais  son 
drapeau  n'est  pas  celui  des  humbles. 

Balzac  n'en  a  pas  moins  été  vivement  revendiqué 
comme  sien  par  le  parti  démocratique.  La  raison  de  ce 
fait  inattendu  se  trouve  dans  le  sentiment  très  vif  qu'il 
avait  des  conditions  de  la  vie  moderne.  Ses  portraits  des 
nobles  et  des  riches  sont  souvent  des  satires  ;  il  trempe 
à  leur  intention  ses  pinceaux  dans  l'acide.  La  fortune 
use  pour  se  former,  se  conserver  et  s'accroître,  de  pro- 
cédés blâmables,  parfois  criminels.  A  côté,  petits  bour- 
geois, ouvriers,  paysans  peinent,  passent  en  théories 
héroïques,  frappant  le  sol  de  leurs  gros  souliers,  exté- 
nués de  travail,  avilis  par  la  misère,  chair  souffrante 
aux  muscles  douloureux  et  forts  (i).  D'instinct,  la 
sympathie  se  fixe  sur  eux. 

Cette  vue  de  la  société,  juste  d'ailleurs,  flatte  nos 
conceptions  politiques  actuelles  ;  gardons-nous  pour- 
tant de  prêter  au  romancier  des  sentiments  qui  ne 
sauraient  être  les  siens. 

(i)  Le  Médecin  de  campagne,  le  Curé  de  village,  les  petits  Bourgeois, 
Grandeur  et  décadence  de  César  Birotteau,  etc. 

3. 


46  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 


*  * 


Balzac  a  sur  l'autorité  des  opinions  bien  arrêtées  et 
les  exprime  sans  détour.  Voici  comment  parle  un  des 
personnages  du  Médecin  de  campagne  :  «  Les  pouvoirs 
discutés  n'existent  pas.  Imaginez-vous  une  société  sans 
pouvoirs  ?  Eh  bien  !  qui  dit  pouvoir  dit  force  :  La  force 
doit  reposer  sur  des  choses  jugées  »  (i).  Le  raisonne- 
ment pourrait  être  mieux  enchaîné,  les  idées  plus  logi- 
quement déduites.  N'entendez-vous  pas  le  ton  de  l'affir- 
mation ?  Ne  voyez -vous  pas  le  geste  qui  commande  ? 

Rien  de  plus  liaïssable,  au  gré  de  l'écrivain,  que  la 
liberté  de  mettre  sans  cesse  en  discussion  les  principes 
du  gouvernement.  La  monarchie  et  la  légitimité  coupent 
court  à  ces  querelles,  il  se  range  de  leur  côté. 

Le  i6  août  i83o,  Balzac,  confondu  dans  la  foule, 
regardait  s'éloigner  de  Cherbourg  le  vaisseau  qui 
emportait  Charles  X.  ((  Là-bas,  s'ccriait-il  en  montrant 
le  navire,  est  le  droit  et  la  logique  ;  hors  de  cet  esquif 
sont  les  tempêtes.  »  Risquant  la  prophétie,  il  disait  aux 
Français  :  u  Dans  quelques  mois,  vous  saurez  que 
même  en  méprisant  les  rois,  nous  devons  mourir  sur 
le  seuil  de  leurs  palais,  en  les  protégeant,  parce  qu'un 
roi,  c'est  nous-même  ;  un  roi  c'est  la  patrie  incarnée  ; 
lin  roi  héréditaire  est  le  sceau  de  la  propriété,  le  contrat 
vivant  qui  lie  entre  eux  tous  ceux  qui  possèdent  contre 
ceux  qui  ne  possèdent  pas.  »  L'admirable  collectiviste  ! 
n'est-il  pas  vrai  ?  u  Un  roi  est  la  clef  delà  voûte  sociale  : 

(  I  )  jLc  Médecin  de  campagne. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       ^7 

un  roi,  vraiment  roi,  est  la  force,  le  principe,  la  pensée 
de  l'Etat,  et  les  rois  sont  des  conditions  essentielles  à  la 
vie  de  cette  vieille  Europe,  qui  ne  peut  maintenir  sa 
suprématie  sur  le  monde  que  par  le  luxe,  les  arts  et  la 
pensée.  Tout  cela  ne  vit,  ne  naît  et  ne  prospère  que 
sous  un  immense  pouvoir...  »  (i). 

Une  autorité  temporelle,  si  puissante  soit-elle, 
demeure  incomplète  sans  une  autorité  morale.  Les  gou- 
vernements absolus  l'ont  bien  senti  ;  aucun  n'a  osé 
professer  l'athéisme.  De  toutes  les  religions,  celle  de 
Rome  est  la  plus  disciplinée,  la  mieux  assise,  la  moins 
contestée.  Si  Napoléon  l'a  restaurée  au  prix  de  sacrifices 
qui  ont  dû  cependant  coûter  à  son  absolutisme,  n'est-ce 
pas  parce  qu'il  la  croyait  la  plus  propre  à  consacrer  et  à 
affermir  sa  puissance  ?  Le  romancier  jugeait  de  même. 
«  Le  Christianisme,  dit-il,  et  surtout  le  catholicisme, 
étant  un  système  complet  de  répression  des  tendances 
dépravées  de  l'homme,  est  le  plus  grand  élément  de 
l'ordre  social.  » 

La  Révolution  attendait  tout  de  la  raison;  Balzac  est 
plein  de  défiance  à  son  endroit  :  «  Si  la  pensée  est  l'élé- 
ment social,  elle  en  est  aussi  l'élément  destructeur  )), 
écrit-il. 

Cet  apophtegme  nous  cho([ue.  Un  libéralisme,  au 
moins  partiel,  a  pénétré  aujourd'hui  les  plus  réfrac- 
taires.  11  n'est  personne  qui  ne  croie,  en  masse  tout  au 
moins,  à  l'excellence  de  l'activité  humaine.  Rien  ne 
nous  répugne  comme  de  la  contraindre  sans  nécessité. 

(i)  Le  Départ.  V.  sur  ce  point,  Edmond  Biré,  Honoré  de  Balzac. 


48  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIIVALISTE 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine  n'éprouve  ni  cet  opti- 
misme, ni  ce  scrupule  ;  il  parle  sans  ambages  :  ((  On 
ne  donne,  affîrme-t-il,  de  longévité  aux  peuples  qu'en 
modérant  leur  action  vitale  »  (i). 

Voilà  le  grand  mot  lâché  !  L'action  vitale  sans  frein, 
c'est  le  crime,  —  c'est  Vautrin.  Il  n'est  pas  trop  pour 
la  contenir  d'une  religion  autoritaire  et  d'un  gouverne- 
ment absolu.  Le  salut  n'existe  que  ((  dans  une  société 
religieuse  régulière,  assise  sur  un  droit  incontes- 
table »  (2). 

* 

Balzac,  objectera-t-on,  n'était  pas  hostile  au  parle- 
mentarisme, qui  contient  en  germe  toutes  les  innova- 
tions modernes.  Voici,  en  effet,  ce  qu'il  confie  à 
M""^  Zulma  Carraud  :  «  La  France  doit  être  une  monar- 
chie constitutionnelle,  avoir  une  famille  royale  hérédi- 
taire, une  chambre  des  pairs  extraordinairement  puis- 
sante, qui  représente  la  propriété,  etc.  ;  avec  toutes  les 
garanties  possibles  d'hérédité  et  des  privilèges  donl  la 
nature  doit  être  discutée  ;  puis,  une  seconde  assemblée 
élective  qui  représente  tous  les  intérêts  de  la  masse 
intermédiaire,  qui  sépare  les  hautes  positions  sociales 
de  ce  qui  s'appelle  le  peuple  »  (3). 

Bien  qu'entourée  de  restrictions,  la  concession  est 
réelle.  Le  malheur  veut  qu'elle  paraisse  intéressée. 
M'"®  Zulma  Carraud  n'a  pas  dû  se  méprendre  longtemps 

(1)  Préface  de  la  Comédie  humaine  de  18ù2. 
(3)  Préface  de  la  Comédie  humaine  de  18^2. 
(3)  Lettre  à  M"""  Zulma  Cauuald,  i83o,  Correspondance  de  Balzac. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       49 

sur  la  pensée  de  son  ami.  u  11  y  a  des  vocations  aux- 
quelles il  faut  obéir  et  quelque  chose  d'irrésistible 
m'entraîne  vers  la  gloire  et  le  pouvoir  »  (i),  lui  écri- 
vait-il un  peu  plus  tard.  Cette  seconde  lettre  explique 
la  première.  L'artiste  sentait  en  lui  bouillonner  l'élo- 
quence; il  était  né  orateur.  Sa  facilité  d'assimilation, 
son  élocution  rapide  et  claire,  le  timbre  harmonieux  de 
sa  voix,  son  ascendant  naturel  sur  les  hommes,  ne 
laissent  aucun  doute  :  la  tribune  l'attirait.  Ne  cédait-il 
pas,  en  concluant  en  faveur  de  deux  assemblées  politi- 
ques, à  un  calcul  secret? 

Ce  libéralisme  relatif  est,  en  tout  cas,  demeuré 
dans  ses  œuvres  comme  une  exception  dispa- 
rate. 

Loin  de  professer,  pour  ce  qu'on  est  convenu  d'appe- 
ler ((  le  quatrième  pouvoir  )),  la  tendresse  des  Royer- 
CoUard  ou  des  Benjamin  Constant,  il  se  montrait 
intraitable  à  son  endroit.  Son  opinion  sur  la  presse 
tient  en  quelques  mots  :  u  Si  elle  n'existait  pas,  il  fau- 
drait ne  pas  l'inventer»  (2).  Il  n'attend  pas,  à  l'exemple 
d'autocrates  moins  ardents,  que  cette  redoutable  puis- 
sance se  tue  ou  se  déshonore  par  ses  propres  excès  ;  il 
pense  avec  le  curé  Bonnet  qu'il  est  urgent  de  lui  ôter 
((  son  action  venimeuse  en  ne  lui  laissant  que  le  droit 
d'être  utile  ))  (3).  LaMonographie  de  la  presse  parisienne^ 
si  cruelle  pour  les  folliculaires  de  son  temps,  se  ter- 
mine par  cette  menace  significative  :   «  Pour  subsister, 

(i)  LettrcàM""' Zulma  Carraud,  tSSa.  Correspondance  de  Balzac. 

(2)  Le  Curé  de  village, 

(3)  Monographie  de  la  presse  parisienne . 


5o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMLXALISTE 

le  gouvernement  actuel  devra  se  sauver^  par  deux  lois, 
là  où  Charles  X  a  péri  par  deux  ordonnances  »  (i). 

Les  sympathies  d'un  artiste  livrent  souvent  son  se- 
cret. Celles  de  Balzac  éclairent  sa  pensée. 

Qu'avec  des  principes  autoritaires,  l'auteur  de  la 
Comédie  humaine  admire  Napoléon  et  plus  encore, 
Louis  XIV,  rien  déplus  naturel;  mais  qu'il  manifeste 
un  certain  penchant  pour  Robespierre  terroriste,  cela 
surprend,  stupéfie  même.  Le  paradoxal  écrivain  va 
plus  loin  ;  il  entreprend  un  long  éloge  de  Catherine 
de  Médicis  (2)  et,  au  lieu  d'atténuer  les  fautes  de 
cette  reine,  il  les  commente,  les  explique,  les  exalte. 
Comme  d'autres  élèvent  des  monuments  à  la  concorde, 
il  dresse  la  statue  sanglante  de  l'astucieuse  et  cruelle 
italienne,  propose  cette  image  de  l'intolérance,  de  la 
duplicité,  du  fanatisme  à  l'admiration,  à  la  véné- 
ration des  peuples.  L'unité  du  pouvoir,  celle  des 
croyances  ne  lui  paraissent  pas  achetées  trop  cher  au 
prix  de  véritables  crimes.  En  politique,  le  mot  ni  la 
chose  ne  l'effrayent. 

Il 
Philosophie  Jaridiqiie  de  Balzac 

Les  penseurs  grecs  ou  romains,  sans  se  piquer 
d'athéisme,  séparent  la  justice  de  la  religion,  ils  la  con- 

(i)  Monographie  de  la  presse  parisienne . 
(2)  Le  Martyr  calviniste. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       5l 

fondent,  au  contraire,  avec  l'équilibre  de  la  cité.  Platon 
veut  que  la  belle  ordonnance  de  sa  république  pénètre 
dans  l'âme  de  chaque  citoyen  pour  s'y  réfléchir  en 
vertu.  Aristote  n'est  pas  éloigné  dune  telle  opinion, 
à  cette  différence  près  que  les  tendances  naturelles  de 
notre  être  lui  paraissent  converger  d'elles-mêmes  au 
but  de  l'Etat  ;  nulle  intervention  des  dieux. 

La  législation  de  Rome,  plus  pratique,  précise  le  do- 
maine des  lois.  Sous  l'influence  des  idées  philosophi- 
ques, les  jurisconsultes  aboutissent  à  une  belle  formule  : 
((  Vivre  honnêtement,  ne  faire  de  tort  à  personne,  don- 
ner à  chacun  son  dû  »  (i). 

L'abstraction  peut  suffire  aux  sociétés  avancées  ;  elle 
n'a  aucune  prise  sur  les  peuples  neufs.  La  doctrine  du 
Christ,  rapidement  adoptée  par  les  barbares,  efface 
bientôt  dans  la  mémoire  des  derniers  romains  cet  idéal 
léger,  fleur  délicate  d'une  civilisation  déjà  lasse.  La 
nouvelle  religion,  tout  intérieure  et  morale,  transforme 
le  droit  et  le  revêt  d'un  caractère  divin.  Le  juste  se  con- 
fond désormais  avec  les  commandements  de  l'homme 
Dieu.  Le  prétoire  et  l'auter n'ont  plus  de  limites  pré- 
cises. Le  roi  doit  conquérir  ses  pouvoirs  judiciaires  con- 
tre les  incessantes  entreprises  du  clergé. 

Au  XYIIP  siècle,  échoit  l'honneur  d'avoir  définitive- 
ment séparé  le  droit  du  dogme. 

Rousseau  proclame  la  bonté  originelle  de  l'homme, 
et,  de  cette  hypothèse,  qui  risque  d'être  tout  simple- 
ment une  contre-vérité  historique,  tire  une  heureuse 

(i)  Ulpien. 


52  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

conséquence  :  les  hommes  semblables  par  nature,  doi- 
vent être  pareillement  traités. 

Plus  tard,  le  philosophe  de  Kœnigsberg  prête  l'ap- 
pui de  sa  métaphysique  à  l'œuvre  émancipatrice  de 
l'auteur  du  Contrat  social.  L'âme  rayonne  encore  des 
concepts  universels  d'où  il  l'a  retirée.  Plein  de  respect, 
il  s'incline.  «  La  dignité  de  la  personne  humaine  »  lui 
est  apparue.  La  liberté  et  l'égalité  du  citoyen  se  fon- 
dent désormais  sur  sa  grandeur  morale  et  sur  sa  légi- 
time fierté. 

Le  monde,  de  son  côté,  sent  confusément  ce  que  Kant 
proclame  du  haut  de  ses  abstractions.  La  Révolution 
affirme  solennellement  dans  le  premier  article  de  sa 
déclaration  :  a  Les  hommes  naissent  et  demeurent 
libres  et  égaux  en  droits.  »  Déjà,  le  peuple,  guidé  par 
un  instinct  admirable,  avait  deviné  le  vrai  fondement 
de  la  justice  ;  mélancolique,  il  chantait  sa  lamentable 
plainte  au  passage  des  grands  : 

«  Nous  sommes  hommes  comme  ils  sont, 
<(  Des  membres  comme  nous  ils  ont, 
«  Tout  autant  souffrir  nous  pouvons, 
«  Un  aussi  grand  cœur  nous  avons.  » 

Avouons-lcv  sans  crainte,  l'égalité  est  le  mot  essentiel 
du  verbe  révolutionnaire,  celui  dont  le  succès  a  été  le 
plus  prompt,  non  parce  qu'il  flatte,  comme  on  l'insi- 
nue sournoisement,  quelques  prétentions  ridicules  ou 
déchaîne  l'envie,  mais  parce  qu'il  suppose  un  sentiment 
très  vif  de  l'honneur  individuel  devenu  le  mobile  des 
actions  humaines . 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA   POLITIQUE,    LE    DROIT       53 

Dieu  cesse  d'être  Tunique  principe  des  sociétés.  Le 
droit  devient  un  rapport  d'identité  entre  les  hommes, 
et  ceux-là  mêmes  qui  ne  croient  pas  au  libre  arbitre 
adoptent  cette  équivalence  à  titre  d'expédient.  Littré  et 
Spencer  ne  s'y  peuvent  soustraire,  malgré  leur  positi- 
visme. Renouvier,  Fouillée,  Bourgeois,  Jaurès,  repre- 
nant de  nos  jours  la  tradition  kantienne  et  révolution- 
naire, fondent  à  nouveau  la  justice  sur  le  respect  de  la 
personne. 

Ce  postulat  admis,  le  problème  se  précise.  Les 
citoyens  ont  la  même  aptitude  à  la  liberté,  puis- 
qu'ils sont  égaux  en  dignité;  ils  seront  donc  as- 
treints à  des  prestations  correspondantes.  La  morale 
et  la  loi  s'efforceront  de  rechercher,  dans  un  mutuel 
échange  de  services,  un  équilibre  de  concessions 
réciproques.  Les  hommes  disposeront  leurs  devoirs  et 
leurs  droits  u  comme  les  abeilles  construisent  leurs 
rayons  »  (i). 

* 

*  * 

Pour  Balzac,  les  institutions  politiques  et  les  faits 
de  la  conscience,  ont  une  seule  origine  :  Dieu,  prin- 
cipe et  aboutissement  de  toute  chose.  Ne  nous  éton- 
nons donc  pas  si  chez  lui  le  droit  ne  repose  sur  aucune 
base  rationnelle  ou  philosophique  (2). 

Aux  yeux  de  ce  mystique,  notre  conscience  est  aussi 

(i)  Fouillée,  Idée  moderne  du  droit. 

(3)  M.  Lucien  Brun,  professeur  à  la  faculté  catholique  de  Lyon 
et  sénateur,  a  enseigné  récemment  encore  la  subordination  du 
droit  civil  au  droit  religieux. 


54  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

impuissante  à  trouver  le  juste  que  notre  esprit  à  distin- 
guer le  vrai.  Les  hommes  ne  parviennent  à  les  connaître 
que  par  intuition.  Dieu  communique,  en  effet,  avec  eux, 
comme  ill'entend,  et  toujours  obscurément.  Il  lui  plaît 
de  dicter,  de  temps  à  autre,  de  bonnes  législations  à  des 
êtres  exceptionnels,  mais  les  conceptions  de  ces  génies 
inspirés  peuvent,  à  l'instar  de  celles  de  Marsay,  cho- 
quer notre  cœur  et  bouleverser  notre  entendement.  Si 
nos  intelligences  restent  interdites  devant  ces  révéla- 
tions, c'est  qu'il  a  convenu  au  créateur  de  manifester  la 
véritéparaperception,nonpar  raison  :  expliquons  ce  qui 
le  peut  être  ;  ne  nous  étonnons  pas  des  contradictions  • 

Le  droit  n'est  plus  ainsi  ni  la  conséquence  de  l'éga- 
lité, ni  celle  du  libre  arbitre.  Egalité!  libre  arbitre! 
voilà  des  concepts  de  l'esprit  humain.  Vous  les  croyez 
sublimes,  ils  sont  inQrmes  ou  malfaisants. 

En  vain,  la  démocratie  en  a-t-elle  chatouillé  l'orgueil 
des  foules,  l'auteur  de  Louis  Lambert  les  rejette  avec 
dédain.  Vous  faites  de  l'homme  une  fin  ;  pour  Balzac, 
rien  ne  compte  au  regard  de  la  volonté  universelle. 

Dans  un  semblable  système,  la  morale  ne  se  sépare 
pas  de  la  religion.  La  religion  commande  le  dévoue- 
ment sans  mesure,  le  pardon  sans  cesse  renouvelé  ;  là 
sera  le  bien  idéal.  Ses  règles  prescrivent  de  s'abîmer 
dans  la  prière  ou  de  se  consacrer  à  ses  semblables  ; 
l'extase  aaîtra,  les  ordres  hospitaliers,  charitables,  con- 
templatifs se  constitueront.  Tout  soufTrir,  tout  excuser, 
aimer  et  secourir  chacun  :  tel  est  l'enseignement  divin, 
générateur  de  la  vraie  justice. 

Le  droit  positif  passe  au   rang  d'un  expédient  gros- 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       55 

sier  imposé  par  l'impiété,  par  l'obstination  des  hommes 
dans  le  mal. 

Ne  parlez  donc  pas  d'égalité  !  Il  est  nécessaire  que 
quelques  êtres  supérieurs  conduisent  leurs  semblables 
inhabiles  ou  méchants,  réfrènent  leurs  instincts  mau- 
vais, imposent  un  bien  chancelant  et  précaire.  «  La 
légitimité...  dit  Balzac,  découle  de  Fimpossibilité  de 
gouverner  le  peuple  quand  l'Etat  reconnaît  des  droits 
égaux  à  celui  qui  ne  possède  rien  comme  à  celui  qui 
possède  beaucoup,  à  celui  qui  n'a  point  d'idées  comme 
à  celui  qui  a  conquis  une  puissance  intellectuelle  n  (i). 
Sa  pensée  se  résume  en  ces  mots  :  pas  d'égalité  de  fait, 
pas  d'égalité  de  droits. 


Pour  s'élever  au  concept  démocratique,  il  est  néces- 
saire d'abstraire  ;  l'imagination  de  l'artiste  s'y  refusait. 

Sans  doute,  nous  sommes  différents  d'inteUigence,  de 
cœur,  comme  nous  le  sommes  de  force,  de  stature,  d'a- 
dresse. Mais,  en  chacun  de  nous,  il  est  quelque  chose 
d'immuable,  digne  d'un  égal  respect, que  nous  appelons, 
la  personne. 

Rousseau  plaçait  dans  le  passé,  à  l'origine  des  socié- 
tés, le  point  de  perfection  de  ces  attributs  humains.  Plus 
justement,  M.  Fouillée  le  projette  dans  l'avenir,  en  fait 
un  idéal  lointain  ;  nos  fils  recueilleront  ce  fruit  mi'iri 
de  l'arbre  du  progrès. 

Vous  vous  récriez   de  cette  témérité  ?  Les  Godes  de 

(i)  Le  Curé  de  village. 


56  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tous  les  peuples  modernes  reposent  sur  cet  aventureux 
concept,  réalité  qui  sert  d'assises  aux  sociétés  contem- 
poraines. Nos  législations  pénales  ne  touchent  à  l'acte 
volontaire  qu'en  tremblant,  lorsqu'il  est  manifestement 
contraire  à  l'intérêt  général  ;  nos  institutions  civiles 
assurent  religieusement  le  développement  spontané  de 
notre  activité.  Une  foi  indestructible  en  la  liberté  indi- 
viduelle, en  sa  bonté,  attache  les  nations  à  ces  princi- 
pes et  à  ces  pratiques  juridiques. 

Sans  se  prononcer  formellement  sur  le  libre  arbitre 
philosophique,  Balzac  le  traite  de  «  théorie  douteuse  )>  ; 
on  le  voit  constamment  en  garde  contre  les  conséquen- 
ces pratiques  de  ce  postulat  psychologique,  u  Dans  la 
famille,  écrit-il,  au  collège,  dans  le  prolétariat,  dans  la 
politique,  en  toute  chose,  au  lieu  de  contenir  les  intérêts 
privés,  on  les  a  déchaînés,  en  faisant  arriver  la  doctrine 
du  libre  arbitre  à  ses  conséquences  extrêmes  »  (i).  Il  en 
vient  même  à  une  négation  absolue  au  profit  de  l'Etat. 
u  L'homme  social,  afQrme-t-il,  n'a  pas  de  libre  arbi- 
tre ».  11  conteste  expressément  au  citoyen  le  droit 
«  de  professer  le  dogme  de  la  liberté  de  conscience  », 
lui  refuse  la  jouissance  u  de  la  liberté  politique  »  (aj, 
maudit  la  France  parce  qu'elle  a  adopté  ces  funestes 
nouveautés. 

Se  doutait-il  qu'en  parlant  ainsi,  il  allait  jusqu'à 
ruiner  nos  législations  criminelles  et  civiles  aussi 
bien  que  nos  institutions  publiques  ?  C'est  fort  pro- 


(i)  Le  Curé  de  village. 
(3)  Le  Martyr  calviniste. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       67 

probable;  il  n'était  pas  homme  à  reculer  devant  ces 
conséquences. 

On  discute,  aujourd'hui,  le  point  de  savoir  si  un 
système  de  pénalité  peut  s'établir,  abstraction  faite  de  la 
responsabilité  humaine, —  et  peut-être  n'est-il  pas  au- 
dessus  des  forces  de  notre  intelligence  d'imaginer,  à 
grand  effort,  une  législation  répressive  déterministe  (i)  ; 
mais  l'hypothèse  du  libre  arbitre  aura,  longtemps  encore, 
l'avantage  de  la  clarté.  La  croyance  à  la  liberté  morale 
semble  nécessaire  au  langage,  comme  le  sont  les  no- 
tions d'espace,  de  temps,  de  cause,  d'identité,  de  réalité 
objective  sur  lesquelles  disputent  éternellement  les 
philosophes,  sans  aboutir  au  moindre  changement  dans 
nos  façons  de  parler  ou  de  raisonner.  Les  législateurs 
ne  l'ont  jamais  mise  en  doute.  Leur  consentement  est 
encore  universel  en  pratique.  Toutes  les  théories  des 
contrats,  des  obligations,  de  la  faute  supposent  admis 
cet  axiome. 

L'ensemble  de  la  doctrine  de  Balzac  contredit  l'opi- 
nion dominante. 

Dans  son  œuvre,  vice  pour  les  petits  est  souvent  vertu 
pour  les  grands.  L'homme  politique  n'est  pas  seulement 
un  ((  scélérat  abstrait  )),  11  en  arrive,  comme  de  Marsay 
ou  Catherine  de  Médicis,  à  commettre  des  actes  crimi- 
nels concrets.  Pour  juger  ses  héros,  l'auteur  fait  appel 
au  mysticisme  et  les  absout  ;  il  ne  supporte  pas  la  pen- 
sée qu'on  puisse  leur  appliquer  la  commune  mesure. 

Ne  va-t-il  pas,  d'autre  part,  jusqu'à  regretter,   à  l'é- 

(i)  Tarde,  Philosophie  pénale. 


58  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

gard  du  peuple,  cette  dureté  de  mœurs  qui  faisait  peser 
sur  la  famille,  de  génération  en  génération,  le  crime  com- 
mis par  un  de  ses  membres  ?  (i). 

De  quel  œil  méprisant  voit-il  notre  misérable  équité  î 

Les  hommes  sont  égaux  en  dignité  et  en  responsabi- 
lité ;  ils  doivent  l'être  devant  laloi,  disons-nous  ;  ils  sont 
inégaux  en  fait  et  le  demeurent  en  droit,  répond  l'écri- 
vain. Le  mérite  est  personnel,  afRrmons-nous,  le  démé- 
rite aussi.  La  noblesse  est  héréditaire,  réplique-t-il,  la 
honte  de  même. 

D'après  Montesquieu,  d'après  Kant,  d'après  la  Révo- 
lution française,  l'Etat  a  la  mission  d'assurer  la  liberté 
de  chaque  citoyen  en  tant  qu'elle  ne  nuit  pas  à  la  liberté 
de  ses  semblables  :  tel  est  le  commandement  de  la  cons- 
cience. En  dehors  de  toute  préoccupation  morale,  l'évo- 
lutionnisme  aboutit  à  poser  le  même  principe  ;  à  défaut 
de  cette  règle  sociale,  les  individus  et  l'espèce  cessent  de 
se  développer  normalement  ;  sans  énergie,  sans  activité 
spontanées,  pas  d'intégration,  pas  de  différenciation 
possibles. 

Quelle  que  soit  son  origine,  celte  donnée  suffit  pour 
construire  le  monde  légal,  en  dehors  d'elle  tout  chancelle. 

Admettons-la,  l'individu  nous  apparaît  ne  relevant 
que  de  lui  même  quand  il  ne  lèse  pas  autrui,  sujet  et 
objet  d'obligations  et  dé  droits  équivalents,  se  dressant 
l'égal  de  l'Etat  et  défendant  contre  lui,  c'est-à-dire  con- 
tre tous,  son  imprescriptible  domaine.  Nos  conceptions 
juridiques  tiennent  en  ces  quelques  mots.   L'idée  maî- 

(i)  Le  Curé  de  village.  ' 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       69 

tresse  acceptée,  il  ne  restera  plus  qu'à  promulguer  des  lois 
précises,  à  instituer  des  magistrats  capables  et  indépen- 
dants. 

Aux  yeux  de  Balzac,  la  justice  n'est  qu'un  mode  de 
gouvernement  inspiré  comme  les  autres  par  Dieu. 
L'homme  a  des  devoirs  d'obéissance,  pas  de  droits. 


Berger  mystique  des  peuples,  l'auteur  de  la  Comédie 
humaine  n'a  que  des  sourires  de  pitié  pour  notre  servile 
application  des  textes,  forme  scrupuleuse,  cependant, 
de  notre  respect  des  personnes. 

Ce  dédain  le  conduit  à  une  comparaison  inatten- 
due : 

«  La  marquise  de  Listomère,  dit-il,  est  une  de  ces 
jeunes  femmes  élevées  dans  l'esprit  de  la  Restauration. 
Elle  a  des  principes,  elle  fait  maigre,  elle  communie  et 
va  très  parée  au  bal,  aux  Bouffons,  à  l'Opéra;  son  direc- 
teur lui  permet  d'allier  le  profane  et  le  sacré.  Toujours 
en  règle  avec  l'Eglise  et  le  monde,  elle  offre  une  image 
du  temps  présent,  qui  semble  avoir  le  mot  de  Légalité 
pour  épigramme  »  (i). 

La  loi,  en  effet,  comme  le  confesseur  de  la  grande 
dame,  règle,  parfois  hypocritement,  la  marche  de  nos 
sociétés  modernes.  Ne  se  borne-t-elle  pas  par  exemple, 
à  punir  le  mari  pour  entretien  de  concubine  au  domicile 
conjugal,  fermant  les  yeux  sur  son  dévergondage  au 

(i)  Etude  de  femme. 


60  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

dehors  (i)  ?  Ne  se  contente-t-elle  pas  trop  souvent  de 
simples  pratiques  extérieures  ?  La  justice  a  son  phari- 
saïsme. 

L'écrivain  s'exalte,  pousse  tout  au  pire,  o  Convenons 
entre  nous,  s'écrie-t-il  dans  Pierrette,  que  la  légalité 
serait  pour  les  friponneries  sociales  une  belle  chose, 
si  Dieu  n'existait  pas  n  (2).  Et  il  montre  une  enfant  per- 
sécutée par  le  jeu  de  cette  institution  de  générosité  ju- 
ridique :  l'adoption. 

La  Comédie  humaine  abonde  en  exemples  semblables. 
La  marquise  d'Espard  tente  de  commettre  un  crime, 
grâce  à  une  procédure  particulière,  l'interdiction 
de  son  mari  sain  d'esprit  (3).  Le  baron  de  Nucingen 
s'enrichit  par  ses  suspensions  de  paiement  et  ses  con- 
cordats successifs.  Philippe  Bridau  capte  un  héritage 
par  des  procédés  de  forban  en  règle  avec  les  Codes. 

Le  Curé  de  Tours  est  si  régulièremeat  dépouillé  que 
les  ressources  de  la  loi  ne  peuvent  le  sauver.  Ainsi  du 
reste  (4). 

Le  droit  se  juxtapose  mal  à  la  réalité.  «  Un  homme 
peut  avoir  raison  en  équité,  tort  en  justice,  sans  que  le 
juge  soit  accusable.  Entre  la  conscience  et  le  fait,  il  est 
un  abîme  de  raisons  déterminantes  qui  sont  inconnues 
au  juge,  et  qui  condamnent  légitimement  un  fait.  Un 
juge  n'est  pas  Dieu,  son  devoir  est  d'adapter  les  faits 
aux  principes,   déjuger  des  espèces  variées  à  l'infini, 


(1)  Article  336  du  Gode  pénal. 

(2)  Pierrette. 

(3)  L'Interdiction. 

(It)  Les  Célibataires  :  le  Curé  de  Tours. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       6l 

en  se  servant  d'une  mesure  déterminée.  Si  le  juge  avait 
le  pouvoir  de  lire  dans  la  conscience  et  de  démêler  les 
motifs  de  rendre  d'équitables  arrêts,  chaque  juge  serait 
un  grand  homme.  La  France  a  besoin  d'environ  six 
mille  juges;  aucune  génération  n'a  six  mille  grands 
hommes  à  son  service,  à  plus  forte  raison  ne  peut-elle 
les  trouver  pour  sa  magistrature  ))  (i). 

On  ne  saurait  mieux  justifier  l'imperfection  fatale  de 
nos  tribunaux.  Après  d'aussi  sages  paroles,  pourquoi 
se  révolter  contre  une  nécessité  ?  Le  magistrat  est 
homme  ;  à  ce  titre,  il  est  de  raison  incertaine.  On  lui 
fixe  des  règles  par  crainte  qu'il  ne  se  trompe,  et  leur 
interprétation  devient  parfois  chance  d'erreur. 

Les  préceptes  delà  morale  n'ont-ils  pas,  par  leurs  ren- 
contres dans  les  faits,  donné  naissance  à  la  casuistique? 
Cette  doctrine,  de  fâcheux  souvenir,  consistait,  on  le 
sait,  dans  l'application  anticipée  à  des  espèces  parti- 
culières de  principes  généraux  parfois  opposés. 

Comment  s'étonner  que  les  hommes,  cédant  à  un  im- 
périeux besoin  de  certitude  povu-  la  détermination  de 
leur  conduite  juridique,  aient  désiré  réduire  en  for- 
mules résolvant  tous  les  cas  les  commandements  de 
leurs  lois  civiles  (2)  ?  De  cette  nécessité  est  sortie  la  ju- 
risprudence. 

Après  l'échec  lamentable  des  casuistes,  l'impuissance 
partielle  des  juristes  pourrait-elle  surprendre?  Mais, 
tandis  que  la  casuistique  demeurait  secrète,  employait 


(i)  L'Interdiction. 

(3)  De  l'Interprétation,  Caron,   discours  de  rentrée    de  la  Cour 
d'appel  de  Riom. 


62  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

sa  subtilité  à  excuser,  dans  le  mystère  du  confession- 
nal, tout  ce  qui  tournait  à  l'avantage  de  l'entreprenante 
compagnie  de  Jésus,  la  jurisprudence,  dans  des  au- 
diences publiques,  fait  appel  à  la  logique  et  au  bon 
sens,  s'appuie  sur  les  faits,  non  sur  les  intentions  ; 
l'une  a  mérité  de  disparaître,  l'autre  vivra. 

Sans  doute,  l'homme  borné  par  nature  ne  saurait 
concevoir  l'ambition  de  rendre  une  justice  sans  défaut  ; 
erreur,  cependant,  que  de  croire  à  l'inanité  de  ses 
efforts.  Balzac  ne  recule  pourtant  pas  devant  cette  at- 
tristante conclusion.  Peut-être  doit-on  voir  là  le  résultat 
d'une  innocente  plaisanterie  de  jeunesse. 

En  un  mordant  pamphlet  (i),  l'écrivain,  encore  à 
ses  débuts,  s'égaye.  L'audace  des  voleurs  contraste, 
par  sa  brutale  franchise,  avec  la  couardise  menteuse 
de  prétendus  honnêtes  gens  ;  pressez  l'antithèse,  la 
sympathie  va  aux  premiers.  Honnêtes  gens  !  ces  mar- 
chands qui  trompent  leur  clientèle,  ces  négociants  que 
leurs  faillites  enrichissent,  ces  frères  qui  dépouillent 
leurs  familles  ?  voleurs  eux  aussi  !  mais  hypocrites,  que 
leur  observation  sournoise  de  la  légalité,  leur  respec- 
tabilité de  surface  rendent  plus  odieux. 

Ces  idées,  développées  pendant  des  pages,  ne  font 
illusion  à  personne  ;  c'est  pure  réjouissance.  A  ce  long 
persiflage,  l'amuseur  seul  finit  par  se  laisser  prendre. 
Plus  tard,  il  écrit,  le  plus  sérieusement  du  monde,  ce  dont 
il  riait  autrefois. 

Faut-il  s'en  féliciter  ou  s'en  plaindre  ?  Le  paradoxe 

(i)  Le  Code  des  honnêtes  gens. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       63 

du  génie  renferme  toujours  une  part  de  vérité.  Dans  les 
ténèbres  mêmes  de  certains  cerveaux,  flotte  je  ne  sais 
quelle  phosphorescence  dont  la  clarté  indécise  tient  lieu 
de  lumière  aux  autres  hommes.  Combien  de  lecteurs 
se  sont-ils  écriés  après  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  : 
«  Etrange  civilisation  !  La  société  décerne  à  la  vertu 
cent  louis  de  rente  pour  sa  vieillesse,  un  second  étage, 
du  pain  à  discrétion,  quelques  foulards  neufs,  et  une 
vieille  femme  accompagnée  de  ses  enfants.  Quant  au 
vice,  s'il  a  quelque  hardiesse,  s'il  peut  tourner  habile- 
ment un  article  du  Code  comme  Turenne  tournait  Mon- 
tecucuUi,  la  société  légitime  ses  miUions  volés,  lui  jette 
des  rubans,  le  farcit  d'honneurs  et  l'accable  de  considé- 
ration »  (i).  Pauvre  justice,  qui  excuse  «  les  crimes  com- 
mis le  Code  à  la  main,  ce  qu'on  appelle  en  Norman- 
die se  tirer  d'affaire  comme  on  peut  »  (2)  !  Voici  à  quelle 
conclusion  aboutissent  ses  principes  :  «  Savoir  brûler 
un  testament  et  vivre  en  honnête  homme,  aimé,  consi- 
déré, au  lieu  de  voler  une  montre  en  récidive,  avec  les 
cinq  circonstances  aggravantes  et  d'aller  mourir  en 
place  de  grève  haï  et  déshonoré  »  (3). 

L'initiateur  a  ménagé  à  ses  disciples  les  plus  enivrantes 
satisfactions  d'orgueil.  Quelle  douceur  !  de  lire  en  initié 
des  phrases  comme  celle-ci:  «  Les  moralistes  déploient 
ordinairement  leur  verve  sur  les  abominations  trans- 
cendantes. Pour  eux,  les  crimes  sont  à  la  Cour  d'assises 
ou  à  la  police  correctionnelle,  mais  les  finesses  sociales 

(1)  Melmoth  réconcilié. 
(a)  Modeste  Mignon. 
(3)  La  Peau  de  chagrin. 


64  BA^LZAC    JURISCONSULTE    ET    CFUMINALISTE 

leur  échappent  ;  l'habileté  qui  triomphe  sous  les  armes 
du  Code  est  au-dessus  ou  au-dessous  d'eux;  ils  n'ont  ni 
loupe,  ni  longue  vue;  il  leur  faut  de  bonnes  grosses  hor- 
reurs bien  visibles  »  (i)  !  Quelle  joie  de  posséder,  enfin 
de  compte,  une  psychologie  si  rare  et  si  pénétrante  ! 

Le  nouvel  adepte  flatté  laissera  avec  dédain  le  souci  de 
la  légalité  a  aux  grands  hommes  d'arrondissement»  (2), 
il  mettra  son  espérance  dans  quelque  tyran  admirable- 
ment renseigné,  afin  que  a  l'arbitraire  sauve  les  peuples 
en  venant  au  secours  delà  justice  »  (3). 

De  telles  doctrines  impliquent  une  fausse  vision  du 
monde. 

Si  le  mal  est  un  fait  social,  le  bien  en  est  un  au  même 
titre.  Encore  qu'il  s'en  défende,  cette  vérité  a  échappé 
en  partie  à  Balzac.  Il  est  inexact  de  prétendre  qu'il  ne 
se  rencontre  pas  dans  la  Comédie  humaine  de  personna- 
ges vertueux,  —  nous  en  trouverons  dans  le  seul  monde 
judiciaire,  et  de  parfaits  ;  —  mais  ces  héros  restent  dans 
l'œuvre  des  exceptions  inexpliquées,  fleurs  maladives 
et  douces,  poussées  au  milieu  de  plantes  vivaces  et 
i(  nocives  )). 

Les  hommes  ne  sont  pas  uniquement  occupés  à 
tourner  les  prescriptions  des  Codes  ;  ils  ne  dépensent 
pas  à  cet  objet  le  talent  stratégique  des  grands  capitai- 
nes. Quelques-uns  y  tâchent,  il  est  vrai,  et  y  réussissent 
parfois;  mais  le  plus  grand  nombre  restent  contenus 
par  les  lois . 

(i)  Les  Employés. 

(2)  La  Maison  Nucingen. 

(3)  La  Maison  Nucingen. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       65 

L'ordre  social  est  au  prix  de  cette  justice  impar- 
faite. 

Venons-nous  à  désespérer,  regardons  le  passé.  Au 
milieu  des  passions  déchaînées  jusqu'à  être  barbares, 
Condorcet,  près  du  tombe.iu,  se  consolait  à  une  telle 
contemplation.  Nous  n'avons  pas  à  souffrir  d'aussi  tra- 
giques destinées  ;  raffermissons  donc  notre  courage. 

Sans  quitter  l'objet  de  notre  étude,  peut-on  nier  que 
le  crime,  s'il  subsiste,  devient  tous  les  jours  moins 
brutal  ?  Peut-on  contester  que  nos  lois  civiles  ne 
gagnent,  à  chaque  remous  de  l'histoire,  en  humanité 
et  en  douceur  ?  Peut-on  douter  que  nos  Codes  plus 
parfaits  ne  soient  mieux  appliqués  ?  Comment  n'en 
résulterait-il  pas  une  moralité  meilleure  ? 

L'angoisse  de  Balzac  au  spectacle  de  la  légalité,  encore 
si  lointaine  de  l'équité  véritable,  n'est-elle  pas,  d'ailleurs, 
un  symptôme  de  la  fièvre  de  croissance  qui  brûle  inces- 
samment l'humanité  ? 

Les  lois  nous  apparaissent  comme  la  raison  appliquée 
aux  relations  sociales,  aidant  à  l'évolution  des  peuples  ; 
leur  action  persistante,  seule,  prévaut,  à  la  longue,  sur 
nos  sauvages  instincts.  Elles  représentent  la  sagesse 
accumulée,  cristallisée  des  nations.  De  combien  d'expé- 
riences superposées,  de  combien  d'idées  sont-elles 
l'aboutissement  ? 

Leur  forme  même  a  été  débattue  longuement,  avec 
prudence.  La  phrase,  comme  une  lame  sans  défaut,  a 
été  fondue,  refondue,  plusieurs  fois  mise  à  la  forge, 
jusqu'à  ce  que  le  métal,  pur  de  toute  souillure,  ait  brillé 
de  son  éclat  propre.   Stendhal,    toujours  si  précis,  ne 

4. 


66  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

lisait-il  pas  chaque  matin  quelques  articles  du  Code 
pour  donner  à  sa  pensée  plus  de  netteté  et  de  tranchant  ? 

On  peut  fonder  sur  ces  données  un  traditionalisme 
rationnel,  compatible  avec  les  transformations  progres- 
sives de  l'humanité,  et  qui  a  pour  première  règle  l'ob- 
servation exacte  de  la  légalité.  La  loi  n'y  est  pas  reçue 
comme  une  révélation  divine,  à  la  façon  de  de  Bonald  ou 
de  Balzac;  elle  a  l'autorité  d'une  présomption  de  vérité 
sociale  et  cède  à  une  présomption  inverse  prudemment 
établie.  L'imperfection  de  notre  nature  nous  condamne 
à  un  perpétuel  tâtonnement. 

La  conscience  n'est  malheureusement  pas  une  pierre 
de  touche  marquant,  au  simple  contact,  le  degréde  bonté 
ou  de  méchanceté  des  actions.  D'inépuisables  disputes 
s'élèvent,  au  contraire,  entre  les  hommes  au  sujet  de 
leur  conduite.  Livrer  le  juge  à  ces  incertitudes  serait 
l'exposer  à  se  perdre.  Les  guides  si  complets  qu'on  lui 
a  donnés  ne  le  sauvent  pas  toujours  de  l'erreur,  des 
caprices  et  des  passions. 

III 
Principes  juridiques  de  Balzac 

LA    FAMILLE.    LA    PROPRIÉTÉ 

On  a  longuement  discuté  sur  le  fondement  de  la  jus- 
tice humaine.  Le  jurisconsulte  s'embarrasse  peu  de  ces 
dissertations:  il  constate  les  droits  existants,  indique,  à 
la  façon  de  Montesquieu,  les  règles  d'une  législation 
harmonieuse,  marque  à  peine  ses  préférences.  Si  vous 
le  pressez,  il  prononcera  les  mots  de  «  libre  arbitre  »♦ 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       67 

de  ((  contrat  ))  (i),  de  «  quasi-contrat  »  (2)  ;  mais  il  re- 
tournera bien  vite  à  l'étude  des  lois  écrites,  des  mœurs, 
des  coutumes  ;  il  ne  poussera  pas  au  delà  des  tendances 
certaines  de  l'homme,  du  processus  historique  des 
peuples.  Tout  au  plus,  découvrant  dans  les  faits  so- 
ciaux, comme  dans  les  phénomènes  physiques,  des 
rapports  constants,  se  hasardera-t-il  à  dire,  avec  lillus- 
tre  président  à  mortier  du  XVllP  siècle,  que  les  lois 
humaines  dérivent  «  de  la  nature  des  choses  ».  Il  trem- 
blera aussitôt  de  son  audace:  une  telle  généralisation  lui 
paraîtra  dépasser  les  bornes  de  son  ordinaire  domaine. 

Pour  aller  plus  loin,  il  faudra  abandonner  les  textes, 
fermer  les  Codes,  et,  avec  les  philosophes,  attaquer  les 
plus  hardis  problèmes  proposés  à  la  pensée.  Le  droit 
a-t-il  son  origine  dans  la  force,  comme  le  prétend 
Hobbes?  dans  l'intérêt  bien  entendu,  comme  le  soutient 
Bentham  ?  Une  abstraction  à  priori,  en  donne-t-elle  la 
raison,  ainsi  que  le  veut  Kant  ?  Y  doit-on  voir  avec 
Littré  une  simple  opération  de  logique,  l'affirmation  de 
l'axiome  d'identité?  Faut-il  concédera  Spencer  que  la 
loi  de  l'évolution  l'explique  ? 

Rarement,  un  avocat,  un  juge,  un  avoué  ou  un 
notaire  se  poseront  de  telles  questions.  Elles  sont  ré- 
volutionnaires, et  ils  vivent  de  ce  qui  est.  Ils  accep- 
teront les  Codes  comme  ils  les  trouveront .  A  peine  se 
permettront-ils  quelques  critiques  de  détail,  rejetant 


(1)  Rousseau,  Le  Contrat  social.  Celte  {généralisation  d'une  insti- 
tution juridique  a  été  adoptée  d'enthousiasme  par  les  législateurs 
révolutionnaires  presque  tous  jurisconsultes. 

(3)  Léon  Bourgeois,  La  Solidarité. 


68  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

certaines  exceptions  comme  compromettant  les  princi- 
pes essentiels,  blâmant,  par  exemple,  dans  un  pays  de 
liberté,  une  disposition  tyrannique,  dans  un  gouverne- 
ment absolu,  l'affaiblissement  du  ressort  central.  Les 
juristes  sont  peu  souvent  novateurs. 

Balzac  avait  quelques  notions  et  même  une  certaine 
pratique  du  droit.  Il  était  porté,  à  ce  titre,  à  ne  pas  dis- 
cuter la  législation  existante. 

Son  mysticisme  l'inclinait  aussi  à  l'acceptation  du 
passé  :  admettre  que  les  institutions  humaines  ont  été 
révélées  aboutit  à  s'interdire  de  les  discuter. 

Ce  serait,  de  nos  jours,  s'exposer  au  ridicule  que 
de  croire  à  des  lois  dictées  sur  quelque  Sinaï.  Mais, 
pour  le  romancier,  les  confidents  de  la  pensée  di- 
vine, s'ils  n'ont  plus  la  taille  de  Moïse,  n'en  sont  pas 
moins  exceptionnels.  Ils  se  succèdent  dans  l'histoire, 
auréolés  de  gloire  ;  notre  ignorance  déconcertée  a 
inventé  un  mot  à  leur  usage  :  le  génie.  Ces  messagers 
providentiels  organisent  la  famille,  règlent  les  relations 
des  citoyens,  affermissent  les  propriétés.  Une  telle  con- 
ception conduit  l'écrivain  à  la  vénération  des  systèmes 
juridiques  établis.  Ses  réserves  ne  portent  que  sur  des 
points  de  détail,  sur  la  pauvreté  de  notre  interprétation 
des  textes.  En  ce  sens,  on  a  pu  dire  justement  de  lui  : 
«  Il  accepte  les  idées  reçues  :  il  s'en  tient  au  Code  civil, 
il  ne  croit  pas  à  la  nécessité,  à  l'efQcacité  d'une  ré- 
forme ))  (i). 


(i)  Blondel,  Du   Droit  et  de  la  procédure  dans  Honoré  de  Balzac. 
Discours  de  rentrée. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT        69 

Loin  de  s'efforcer  à  les  ruiner,  on  le  voit  constam- 
ment occupé  à  restaurer  les  règles  vieillies  que  la  com- 
plaisance des  pouvoirs  et  la  douceur  des  mœurs  ont 
énervées. 

Nos  théâtres  ont  retenti  des  protestations  égoïstes  de 
quelques  âmes  meurtries  par  les  dispositions  des  Godes  ; 
nos  romans  ont  fait  verser  bien  des  larmes  au  même 
spectacle.  Erreur  que  tout  cela!  Le  pouvoir  a  le  droit 
d'enchaîner  la  chair  humaine  dans  les  lois  «  inflexibles 
et  muettes  »,  au  risque  même  de  la  meurtrir.  L'ordre 
social,  d'abord  !  Arrière,  la  pitié  anarchiste  !  elle  voile  à 
nos  yeux  la  Révolution,  cette  grande  coupable,  qui  a 
«  décalcifié  »  notre  législation  au  point  qu'il  est  néces- 
saire aujourd'hui  de  fortifier,  de  durcir  à  tout  prix 
son  ossature  amollie. 

Deux  pièces  maîtresses  sont  seules  capables  pour 
l'auteur  de  la  Comédie  humaine  de  soutenir  la  charpente 
de  nos  sociétés  :  la  famille  et  la  propriété.  Aussi,  les 
voudrait-il  puissantes  et  solidement  accotées. 

IV 
La  puissance  paternelle 

Dans  sa  célèbre  préface  de  1842,  Balzac  déclare  tenir 
((  la  famille  et  non  l'individu  comme  le  véritable  élé- 
ment social.  ))  Souventil  se  lamente  de  voir  triompher 
une  opinion  contraire,  u  Nos  lois  ont  brisé  les  maisons, 
les  héritages,  la  pérennité  des  exemples  et  des  tradi- 
tions, ))  s'écrie-t-il  dans  la  Femme  de  trente  ans.  «  Le 


70  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

penseur  aux  choses  de  l'avenir  voit  l'esprit  de  famille 
détruit,  là  où  les  rédacteurs  du  nouveau  Code  ont  admis 
le  libre  arbitre  et  l'égalité.  La  famille  sera  toujours  la 
base  des  sociétés.  » 

L'écrivain  a  sur  ce  point  l'âme  romaine.  Il  parle  avec 
un  soupir  de  l'ancienne  puissance  paternelle,  u  ce  pou- 
voir qui  constituait  jadis  le  seul  tribunal  où  ressortis- 
saient  les  crimes  domestiques.  »  Il  s'exprime  de  même 
par  la  bouche  du  docteur  Benassis  :  u  Yus  dans  toutes 
leurs  conséquences,  l'esprit  de  famille  et  le  pouvoir 
paternel  sont  deux  principes  encore  peu  développés 
dans  notre  système  législatif»  (i). 

Si  vous  l'eussiez  pressé,  il  n'aurait  pas  manqué  de 
se  réclamer  de  ces  coutumes  qui  prolongeaient  jus- 
qu'à la  dissolution  du  mariage  les  attributs  entiers  du 
chef  de  famille  (2).  Tout  au  moins  aurait-il  proposé  de 
reculer  l'époque  de  la  majorité  ou  d'organiser  l'obéis- 
sance des  enfants  arrivés  à  l'âge  d'homme.  Une  fois 
encore  u  l'arbitraire  seraitvenu  au  secours  de  la  justice», 
et  les  lettres  de  cachet  auraient  maintenu  l'autorité  pa- 
ternelle comme  avant  1789. 

Les  fortes  paroles  de  Bossuet  le  hantaient.  «  Dieu, 
a  dit  le  grand  orateur,  ayant  mis  dans  nos  parents, 
comme  étant  en  quelque  sorte  les  auteurs  de  notre  vie, 
une  image  de  la  puissance  par  laquelle  il  a  tout 
fait,  il  leur  a  aussi  transmis  une  image  de  la  puissance 
qu'il  a  sur  ses  œuvres  ».  Comment  le   chrétien  n'au- 

(i)  Le  Médecin  de  campagne. 

(3)  Coutumes,  Amiens  136,  Artois  15i,  Dreux,  Chartres,  Château- 
neuf. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA.    POLITIQUE,    LE    DROIT       7I 

rait-il  pas  approuvé  ce  langage  ?  «  Les  hommes 
naissent  tous  sujets,  a  continué  l'illustre  prélat,  et 
l'empire  paternel  qui  les  accoutume  à  obéir,  les 
accoutume  en  même  temps  à  n'avoir  qu'un  chef  »  (i). 
Ici,  l'absolutiste  était  bien  contraint  d'applaudir. 

Admirateur  instinctif,  zélateur  de  toute  énergie, 
Balzac  devait  inévitablement  prôner  celle  du  groupe 
familial  uni  sous  une  même  volonté. 

«  En  perdant  la  solidarité  des  familles,  déclare  un  des 
personnages  du  Curé  de  village,  la  société  a  perdu 
cette  force  fondamentale  que  Montesquieu  avait  décou- 
verte et  nommée  l'honneur.  Elle  a  tout  isolé  pour  tout 
affaiblir.  Elle  règne   sur   des  unités,  sur  des   chiffres 

agglomérés  comme  des  grains  de  blé  dans  un  tas » 

((  Les  intérêts  demande-t-il  en  terminant,  peuvent-ils 
remplacer  la  famille  ?»  (2) 

La  question  gêne  tout  d'abord.  Trop  attendre  de  ce 
zèle  civique  appelé  vertu  par  le  philosophe  de  VEsprit 
des  lois  exposerait  à  des  mécomptes.  Ce  ressort  de 
l'âme  éprouve  encore,  après  un  siècle  de  liberté,  je  ne 
sais  quelle  difficulté  d'être.  L'honneur,  conserve,  au 
contraire,  toute  sa  vitalité.  Il  stimule,  à  n'en  pas  douter, 
les  hommes  d'Etat,  les  soldats,  les  fonctionnaires  de 
notre  Troisième  République.  Ne  voit-on  pas  les  citoyens 
de  nos  démocraties  a  assoiffés  »  de  distinctions,  prêts 
à  sacrifier  leur  dignité  pour  l'obtention  d'un  bout  de 
ruban,  témoignage  éclatant  que  le  regard  du  pouvoir 
s'est  un  instant  posé  sur  eux  ? 

(1)  BossLET,  La  Politique  tirée  des  propres  paroles  de  l'Ecriture  Sainte. 

(2)  Le  Curé  de  village. 


72  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Quant  à  notre  conduite,  quelle  intelligence  sufïira  à 
sa  détermination  ?  Les  mœurs  y  pourvoient  tant  bien 
que  mal,  en  silence,  et  la  famille  sert  de  dépôt  aux  tra- 
ditions. Revenons  donc  à  l'expérience  et  même  aux 
préjugés,  insinue-t-on,  plutôt  que  de  trop  espérer  de 
vagues  abstractions. 

Cette  doctrine  a  été  enseignée  avec  éclat  par  de  Bonald, 
en  haine  de  la  pratique  révolutionnaire  qui  se  plaisait 
aux  nouveautés  et  les  réalisait  dès  qu'elles  agréaient 
au  plus  grand  nombre. 

Nous  donnons  aujourd'hui  moins  de  prise  aux  cri- 
tiques du  polémiste  conservateur.  Si  le  peuple  ne  se 
voit  plus  contester  la  souveraineté,  par  suite  le  droit  de 
changer  la  Constitution  et  les  lois,  du  moins  a-t-il  ap- 
pris à  n'user  de  ses  pouvoirs  qu'avec  circonspection. 

Les  études  historiques  n'ont  pas  été  étrangères  à  ce 
résultat  ;  elles  nous  ont  permis  de  découvrir  la  raison 
du  passé  ;  elles  ont  mis  à  jour  la  solidarité  qui  unit  les 
générations  présentes  à  celles  d'autrefois . 

La  pratique  de  chaque  jour  a  eu  sur  la  vie  privée  une 
action  parallèle.  L'homme,  comme  le  citoyen,  a  jeté  sa 
gourme,  et,  après  avoir  abusé  de  la  liberté  à  ses  dépens, 
il  contrôle  et  affermit  sa  raison  par  l'expérience  de  ses 
semblables.  Ces  correctifs  rendent  sans  danger  l'appli- 
cation des  principes  individualistes  de  nos  Codes. 


Les  philosophes,  partis  des  points  les  plus  opposés 
de  la  pensée,  ont  tour  à  tour  approuvé  ce  que  les  légis- 
ateurs  révolutionnaires  et  ceux  dei8o3  avaient  consacré. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       -jS 

Prétendent-ils  comme  Herbert  Spencer,  faire  de  la 
sociologie  le  prolongement  des  sciences  de  la  vie,  ils 
recherchent,  afin  d'établir  les  droits  et  les  devoirs  réci- 
proques des  parents  et  des  enfants,  les  lois  de  préser- 
vation et  de  perpétuité  de  l'espèce  (i).  La  justice  entre 
citoyens  se  résout,  pour  ces  positivistes,  au  libre  épa- 
nouissement de  chaque  activité  humaine  ;  la  sélection 
par  la  concurrence  vitale  est,  à  leur  avis,  une  nécessité 
naturelle  et  bienfaisante.  A  l'ordinaire,  ils  ne  s'in- 
quiètent pas  des  faibles,  victimes  sacrifiées  d'avance 
dans  le  combat  pour  l'existence  ;  mais,  par  une  règle 
qu'observent  les  animaux  mêmes,  les  adultes  doivent  se 
consacrer  à  la  sustentation  de  leur  progéniture  afin  de 
conserver  la  race. 

Herbert  Spencer  étend  le  principe,  le  précise,  déduit 
les  conséquences  qu'il  comporte  :  «  L'enfant,  d'après  le 
philosophe  Anglais,  a  un  titre  légitime  à  la  subsistance^ 
au  vêtement,  à  labri  et  aux  autres  auxiliaires  de  son 
développement,  mais  il  n'a  pas  de  droit  à  la  direction 
de  soi  qui  s'associe  à  l'auto-sustentation  ».  Ainsi,  jus- 
qu'à ce  qu'il  soit  en  mesure  de  pourvoir  lui-même  à  sa 
nourriture,  de  lutter  victorieusement  pour  l'existence, 
le  mineur  ne  saurait  être  livré  à  ses  propres  forces. 
Pour  obtenir  la  pleine  liberté,  il  lui  faudra  atteindre  le 
développement  complet  de  sa  personne  physique,  celui 
de  son  intelligence,  la  plénitude  de  son  jugement.  Alors 
seulement,  l'égal  de  ses  aînés,  il  pourra  prendre  part 
aux  batailles  sociales  incessantes  où  triomphent,  au 

(i)  Herbert  Spencer,  La  Justice. 


74  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

grand  bénéfice  du  progrès,  les  mieux  constitués,  c'est- 
à  dire  les  plus  dignes.  C'est  là  tout  un  programme  de 
protection  efficace,  d'éducation,  de  croissant  abandon 
de  l'enfant  à  lui-même,  de  limitation  des  pouvoirs  du 
père  ;  rien  de  plus  rationnel,  rien  de  plus  conforme 
aux  données  de  l'observation  (i). 

Les  conclusions  de  la  philosophie  spiritualiste  abou- 
tissent à  leur  tour  à  la  consécration  de  l'état  de  choses 
actuel. 

L'homme,  par  la  réflexion  qui  précède  ses  actes  et 
règle  sa  conduite,  par  la  subordination  consciente  de 
son  activité  à  la  fin  lointaine  et  idéale  qu'il  se  propose, 
est  pénétré  du  sentiment,  vague  d'abord,  chaque  jour 
plus  précis,  de  sa  propre  dignité.  Ce  respect  de  soi- 
même,  par  une  généralisation  inéluctable,  il  l'étend  à 
ses  semblables.  La  morale  est,  dès  lors,  fondée.  Pour 
régler  le  sort  de  l'enfant,  il  suffira  de  le  considérer  non 
comme  une  dignité  actuelle,  mais  comme  une  dignité 
future  ;  de  son  côté,  tous  les  droits,  du  côté  des  parents, 
tous  les  devoirs  (2).  L'autorité  tutélaire,  dans  un  tel 
système,  est  plutôt  une  charge  qu'un  avantage.  Nous 
sommes  loin  des  législations  primitives  où  le  chef 
de  famille  était  le  propriétaire,  le  maître  absolu  de  ses 
descendants,  où  il  pouvait  les  tuer,  les  échanger,  les 
vendre,  les  réduire  en  esclavage  (3).  La  puissance  pater- 


(1)  Herbert  Spencer,  La  Justice. 

(2)  Renouvier,  Science  de  la  morale. 

(3)  Les  seuls  avantages  du  père  sont  :  1°  le  droit  de  jouissance 
légale  des  biens  de  son  enfant,  art.  38^  C.  c  ;  2°  le  louage  de  ses 
services  ou  l'utilisation  de  sa  main-d'œuvre. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT        76 

nelle  confère  simplement  aujourd'hui  le  ((  droit  de  gou- 
verner la  personne  et  les  biens  de  ses  enfants  jusqu'à  ce 
qu'ils  soient  en  âge  de  se  gouverner  eux-mêmes  ». 

Un  penseur,  qui  apporte  dans  l'examen  et  l'exposé  des 
théories  juridiques  la  douceur  d'âme  et  l'harmonie  de 
style  deFénelon,  propose,  pour  fixer  les  limites  de  ce 
pouvoir,  d'interroger  la  mère  sur  l'application  qu'il  faut 
en  faire.  c(  Nous  apprendrons  qu'elle  veut  l'employer  tout 
entier  pour  l'éducation,  pour  la  conservation,  pour  le 
bonheur  de  ceux  qui  lui  doivent  le  jour  et  qu'elle  ne 
comprend  pas  qu'on  puisse  l'employer  à  un  autre 
usage.  Déshériter  son  enfant,  le  dépouiller,  le  tenir 
toute  sa  vie  en  tutelle,  le  soumettre  à  l'orgueil  et  à  la 
dominai  ion  du  père,  lui  paraîtra  une  prétention  mons- 
trueuse et  inintelligible,  celle  d'un  ennemi,  non  celle 
d'un  père  »  (i).  Nos  législations  modernes  ont,  elles 
aussi,  pour  les  mineurs,  des  entrailles  de  mère.  Doit-on 
les  en  blâmer  ? 

A  vingt  et  un  ans,  le  fils  se  dresse  aujourd'hui  l'égal  du 
père  ;  l'afTection  seule  les  unit  ;  la  piété  n'en  continue 
pas  moins  à  courber  le  plus  jeune  front. 

Les  enfants  aiment  leurs  parents  autrement,  sans 
doute,  mais  plus  sincèrement  que  sous  l'empire  de  la 
contrainte,  comme  les  citoyens  de  nos  Etats  libres  ché- 
rissent leur  patrie  avec  plus  d'ardeur  que  les  sujets. 

Les  liens  familiaux  ont  été  relâchés  par  la  loi  :  le  sen 
timent  de  la  liberté  a  pénétré  les  caractères.   Les  fils, 
aujourd'hui    plus    indépendants,    manquent-ils    plus 

(1)  Frak(;k,  Philosophie  du  droit  civil. 


76  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

qu'autrefois  à  leurs  devoirs  ?  11  y  a  moins  de  crainte,  de 
respect  peut-être  au  foyer,  une  chaude  tendresse  n'y 
couve-t-elle  pas  comme  un  feu  endormi  sous  les 
cendres  ?  Les  vieillards  ont  de  tout  temps  regretté  le 
passé,  qu'ils  continuent  à  voir  avec  les  yeux  ravis  de 
leur  jeunesse.  Quoi  d'étonnant,  s'ils  soupirent  encore 
à  notre  époque  ?  Se  penchent-ils  plus  moroses  sur 
leurs  tombeaux  prochains  ?  Leur  tristesse  s'est-elle 
changée  en  amertume  ? 

Avec  une  famille  moins  fortement  organisée,  la  société 
continue  à  se  développer  sans  accuser  un  trouble  moral 
profond. 


Les    Successions 


LE    DROIT    d'aînesse 


Dans  l'Envers  de  l'Histoire  contemporaine  y  le  baron  de 
Bourlac,  ancien  procureur  général,  frappé  des  hautes 
vues  politiques  qui  déterminent  les  hommes  d'Etat  de 
la  Restauration  à  proposer  le  rétablissement  du  droit 
d'aînesse,  réfléchit  ;  et,  de  la  discussion  parlementaire 
soulevée,  naît,  en  ce  second  Montesquieu,  la  conception 
de  son  long  ouvrage  :  l'Esprit  des  Lois  nouvelles. 

Un  jurisconsulte  blanchi  dans  la  procédure  ne  se 
décide  pas  ainsi.  A  moins  de  se  vouer  à  la  seule  méca- 
nique de  son  métier,  il  n'attend  pas  la  fin  de  sa  carrière 
pour  méditer  sur  la  philosophie  des  Codes.  Un  débat 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA.    POLITIQUE,    LE    DROIT       77 

retentissant  fixe,  au  contraire,  très  naturellement,  l'at- 
tention changeante  d'un  ancien  clerc  d'avoué  ou  de 
notaire  en  rupture  de  dossiers  et  déjà  versé  dans  les 
lettres,  comme  l'était  alors  Balzac.  Ces  sentiments, 
inexplicables  chez  un  magistrat  expérimenté,  valent  une 
confession  autobiographique. 

Tel  est  assurément  le  point  de  départ  des  conceptions 
sociales  de  Balzac. 

Le  projet  du  gouvernement  de  Charles  X  fut  vivement 
attaqué  ;  il  donna  lieu  à  des  polémiques  ardentes  ;  le 
jeune  écrivain  y  prit  part. 

Nul  doute  qu'en  publiant  sa  brochure  sur  le  droit 
d'aînesse,  l'auteur,  encore  à  l'âge  des  illusions,  n'ait  es- 
péré éblouir  le  monde  par  l'éclat  de  son  génie  politique 
et  soulager  du  même  coup,  grâce  à  l'actualité  du  sujet,  sa 
détresse  pécuniaire.  Cependant,  il  ne  signa  pas  cet  écrit, 
ménager  qu'il  était  de  sa  future  renommée  littéraire. 

Son  étude  témoigne  pourtant  d'un  effort  conscien- 
cieux et  marque  de  réelles  dispositions.  Elle  ne  pouvait 
nuire  à  sa  gloire.  Le  style  est  abondant,  la  phrase  a  de 
l'ampleur,  le  développement  reste  cependant  sobre. 

S'attacher  à  une  question,  la  tourner,  la  retourner, 
l'envisager  sous  toutes  ses  faces,  la  reprendre  à  nouveau, 
en  exprimer  avec  soin  la  substance  est  le  propre  d'un 
esprit  mûri,  replié  déjà  sur  sa  pensée.  La  jeunesse  se 
précipite  plus  volontiers  sur  un  des  côtés  du  problème, 
le  plus  séduisant  de  préférence,  l'examine,  le  pare  au 
gré  de  sa  fantaisie,  jette  sa  gourme  gaiement. 

Balzac  s'est  efforcé  de  maintenir  son  imagination;  en 
dépit  de  son  âge,  il  est  demeuré  grave.  Dans  cette  œuvre 


78  BALZAC   JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

de  début,  aucune  période  brillante,  aucune  prétention  à 
l'effet,  la  simplicité  de  la  raison.  Il  part  de  Montesquieu, 
le  commente,  emprunte  sa  méthode.  On  peut  lui  repro- 
cher néanmoins  de  ne  pas  serrer  la  discussion,  de  s'y 
dérober  par  endroits. 


Avec  l'ancien  président  à  mortier,  le  philosophe 
improvisé  place  l'origine  du  droit  d'aînesse  dans  le  fief, 
cette  dotation  en  vue  d'un  service  public,  viagère  d'a- 
bord, héréditaire  ensuite,  pour  assurer  la  perpétuité  de 
la  fonction  sans  investiture  nouvelle. 

L'exclusion  des  femmes,  le  choix  entre  les  enfants 
mâles  s'expliquaient,  dans  l'institution  féodale,  par  des 
nécessités  de  gouvernement.  Aujourd'hui,  les  Etats  ont 
une  police  bien  faite,  une  armée  disciplinée,  une  justice 
organisée,  et  ne  paraissent  pas  devoir  recourir  à  de  tels 
expédients  ;  il  est  toutefois  des  besoins  collectifs  aux- 
quels ne  saurait  répondre  aucune  de  nos  administra- 
tions. 

S'ils  sont  tous  égaux,  quels  hommes  occuperont  les 
premières  places,  quels  surtout  s'y  prépareront  ?  En 
créant  les  majorats,  Napoléon,  qui,  des  couches  sociales 
les  plus  profondes,  savait  cependant  tirer  des  maré- 
chaux, des  administrateurs,  des  diplomates,  a  cru 
devoir  recourir  à  laconstitution  d'importantes  richesses 
familiales,  comme  au  meilleur  moyen  d'assurer  à  sa 
dynastie  le  dévouement  dé  serviteurs  destinés  à  com- 
mander aux  autres.  Les  grands  patrimoines  ont,  d'ail- 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT        79 

leurs,  leur  utilité  propre.  Même  chez  les  démocraties 
les  plus  rigoureuses,  UQ  besoin  instinctif  de  patronat 
se  manifeste,  des  clientèles  volontaires  se  créent.  Les 
peuples  ainsi  que  les  soldats  veulent  être  encadrés  ;  il 
leur  faut  des  points  de  ralliement,  et  les  plus  naturels 
sont  assurément  les  fortunes  foncières.  La  méconnais- 
sance de  cette  observation  aboutit  à  l'éparpillement,  à 
l'énervement  des  forces  communes. 

Maintenez  le  droit  d'aînesse,  et  l'honneur  des  famil- 
les fournira  des  hommes  publics,  remplira  les  campa- 
gnes de  protecteurs  naturels  et  de  guides  ;  des  maisons 
puissantes  offriront  aux  artistes,  comme  autrefois  aux 
troubadours,  des  asiles  agréables  et  sûrs,  préférables 
pour  ces  imprévoyants  à  l'organisation  égalitaire  du 
travail  dans  nos  démocraties  laborieuses.  Au  lieu  d'être 
permise  à  tous,  l'ambition  sera  réservée  à  quelques-uns. 
On  évitera  ainsi,  autant  qu'il  se  pourra,  les  troubles 
inhérents  à  la  concurrence  vitale.  Cette  vérité  de  bon 
sens,  qu'il  y  a  «  vingt  millions  d'êtres  »  destinés  à 
rester  u  en  stagnation  morale  et  politique  »,  s'infiltrera, 
telle  une  eau  bienfaisante,  dans  toutes  les  classes  de  la 
société  ;  la  résignation  en  naîtra. 

L'agrégat  social  élémentaire  subsistera,  d'ailleurs, 
après  la  disparition  de  son  chef  naturel  :  le  père.  Les 
cadets  dépouillés  bénéficieront  ainsi  de  leur  propre 
exhérédation.  Au  point  d'attache,  chez  l'aîné,  ils  trou- 
veront, quoiqu'il  arrive,  un  secours  immédiat,  un 
refuge  en  cas  d'infortune  ;  ils  participeront  à  la 
gloire  familiale.  Un  même  frisson  d'orgueil  secouera 
tous  les  enfants  lorsque  le  lourd  souffle  d'été  inclinera 


8o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

la  richesse  blonde  des  épis  et  fera  jaser  les  feuilles  des 
chênes  séculaires.  La  fortune  commune  semblera 
flamber  au  grand  soleil  ou  cacher  sa  puissance  dans  la 
profondeur  des  forêts.  Le  sillon  sera  plus  long,  le 
champ  plus  large,  la  futaie  plus  haute.  On  respirera 
plus  à  l'aise.  Ne  sentez-vous  pas  qu'on  étoufTe  dans  nos 
propriétés  morcelées? 

*  * 

La  thèse  du  jeune  publiciste  se  retrouve  dans  l'œuvre 
du  romancier.  Les  principaux  héros  de  la  Comédie  hu- 
maine tombent  d'accord  sur  le  droit  d'aînesse. 

Un  personnage  de  la  Femme  de  trente  ans  s'écrie  : 
((  Je  nie  la  famille  dans  une  société,  qui,  à  la  mort  du 
père  ou  de  la  mère,  partage  les  biens  entre  ses  enfants 
ou  dit  à  chacun  d'eux  d'aller  de  son  côté.  » 

Le  duc  de  Ghaulieu  persuade  sa  fille  de  renoncer  à 
ses  droits  au  profit  de  son  frère  auquel  il  veut  constituer 
un  majorât  (i).  —  Montesquieu  ne  parle  pas  mieux  de 
l'honneur  et  du  rôle  de  la  noblesse.  —  Louise  de  Ghau- 
lieu est  personnelle;  elle  ne  se  rend  pas  moins  aux 
raisons  qui  lui  sont  données.  Son  amie,  M"'  de  lEsto- 
rade,  la  gourmanderait  au  besoin  en  cas  de  résistance, 
elle  qui,  penchée  sur  le  berceau  de  son  premier  né, 
rêve  déjà  pour  lui  une  immense  fortune  et  la  pairie. 
N'a-t-elle  pas,  d'ailleurs,  accompli  le  même  sacrifice?  Le 
second  de  ses  frères  ne  s'est-il  pas,  lui  aussi,  volontaire- 
ment dépouillé?   Henriette  de  Mortsauf,   tendre  mère 

(i)  Mémoires  de  deux  jeunes  mariées. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       8l 

cependant,  n'éprouve,  de  son  côté,  aucun  scrupule  à 
destiner  tous  les  biens  de  la  famille  à  son  fils,  et,  en  plein 
XÏX'  siècle,  sans  que  l'auteur  se  récrie  de  cet  anachro- 
nisme, se  repose  sur  le  roi  du  soin  de  doter  sa  fille  (i). 
Les  grandes  dames  de  Balzac  sont  gagnées  au  double 
privilège  de  masculinité  et  d'aînesse. 

Quant  aux  hommes,  que  ne  feraient-ils  pas  pour  assu- 
rer son  triomphe?  M.  de  laBaudraye  pousse  l'ambition 
familiale  jusqu'à  constituer,  en  connaissance  de  cause, 
un  majorât  au  fils  adultérin  de  sa  femme.  L'auteur  ne 
s'indigne  pas  ;  pour  lui,  son  héros  a  socialement 
raison  (3).  Le  juge  de  paix  Clousier  constate,  en  bas,  ce 
que  les  grands  voient  en  haut.  «  La  cause  du  mal,  dit-il 
à  son  tour,  gît  dans  le  titre  des  successions  du  Code 
civil,  qui  ordonne  le  partage  égal  des  biens.  Là  est  le 
pilon  dont  le  jeu  perpétuel  émiette  le  territoire,  indivi- 
dualise les  fortunes...  »  (3).  Ce  magistrat  philosophe, 
rêve,  comme  du  reste  le  duc  de  Chaulieu,  d'une  aris- 
tocratie territoriale  destinée  à  défendre  dans  nos  Parle- 
ments les  intérêts  de  la  propriété.  Pour  lui,  sans  le 
droit  d'aînesse,  u  le  système  représentatif  devient  une 
folie  »,  particulièrement  en  France  où  u  la  vanité  empê- 
che de  reconnaître  le  mérite  »  (4). 


Personne    ne  songe  plus  aujourd'hui  à  défendre  ce 
privilège,  mais  beaucoup,  en  se  prononçant  pour  la 

(i)  Le  Lys  dans  la  vallée. 

(2)  La  Muse  du  département. 

(3)  Le  Curé  de  village, 
(A)  Le  Curé  de  village. 


82  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

liberté  de  tester,  organisent  une  faveur  moins  aveugle, 
du  même  ordre  pourtant. 

Montesquieu  résumait  son  sentiment  sur  le  droit 
de  succession  par  une  opposition  :  «  La  loi  natu- 
relle, a  t-il  écrit,  ordonne  aux  pères  de  nourrir  leurs 
enfants,  mais  elle  ne  les  oblige  pas  de  les  faire  héri- 
tiers. ))  Lorsque  le  père  a  rempli  son  unique  devoir, 
qu'il  a  mis  entre  les  mains  de  son  fils  un  métier  lui 
permettant  de  se  sustenter  seul,  la  loi  ne  saurait  exiger 
davantage. 

Cette  thèse  est  acceptée  de  nos  jours  par  les  esprits 
les  plus  opposés. 

Fidèle  au  génie  de  sa  patrie,  attentif  au  libre  déve- 
loppement de  l'activité  humaine,  condition  de  l'évolu- 
tion de  la  race,  convaincu  que  la  propriété  sans  res- 
triction, même  étendue  au  delà  delà  mort,  est  nécessaire 
pour  l'assurer,  persuadé,  d'ailleurs,  que  le  père,  s'inspi- 
rantde  l'exemple  de  la  nature,  favorisera  le  plus  digne. 
Spencer  accorde  à  l'homme  le  droit  absolu  de  disposer 
de  ses  biens  par  testament.  Conséquent  avec  son  système, 
il  attribue  seulement  une  part  du  patrimoine  paternel 
à  ceux  des  rejetons  trop  jeunes  pour  pouvoir  s'adapler 
aux  sociétés  modernes  et  y  vivre  sans  secours  (i). 

M.  Renouvier  conclut  à  peu  près  de  même,  encore 
qu'il  parte  d'idées  bien  différentes  (2).  Son  respect  pour 
la  personne  ne  lui  permet  de  souffrir  aucune  limitation 
arbitrsfire  de  la  volonté.  La  libre  disposition  des  biens 
est  pour  lui  un  principe  intangible  de  justice.  Chez  le 

(  I  )  Herbert  Spencer,  La  Justice. 
(a)  Renouvier,  Science  de  la  morale. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIOUE,    LE    DROIT       83 

criticiste  français,  la  réserve  héréditaire  se  trouve 
presque  supprimée.  La  part  assurée  au  fils  et  à 
la  fille  dans  la  fortune  de  leurs  parents  est  réduite  par 
lui  au  ((  minimum  de  propriété  des  instruments  de 
travail  dont  l'emploi  assure  l'indépendance  à  quicon- 
que sait  et  veut  s'en  servir  »  (i). 

La  liberté  de  tester  demeure  commune  aux  deux  pen- 
seurs et  semble  assise  par  eux  sur  des  bases  difle- 
rentes,  mais  très  fermes. 

Pour  légitimer  l'égalité  des  partages,  il  faudra  éta- 
blir des  principes  contraires.  M.  Franck  invoquera  en 
vain  une  virtuelle  communauté  familiale,  d'ailleurs  sans 
existence  de  fait  du  vivant  du  père,  et  qui  ne  saurait 
par  suite  prendre  consistance  à  sa  mort.  Il  parlera, 
sans  résultat  décisif,  de  l'attente,  des  prévisions  de 
l'enfant,  qui  ne  doivent  pas  être  déçues,  et  ne  parvien- 
dra pas  à  transformer  ce  qu'on  appelle  tristement  des 
espérances  en  un  droit  véritable  (2). 

Le  système  de  notre  Gode  civil,  adopté  par  presque 
tous  les  peuples  civilisés,  n'a  d'autre  explication  que 
celle  donnée  dédaigneusement  par  Balzac  :  le  désir 
d'assurer  une  exacte  égalité  de  fait  entre  les  enfants  d'un 
même  père  ou  d'une  même  mère.  «  L'intérêt  politique, 
dit-il  durement,  doit  l'emporter  sur  l'intérêt  privé  et  en 
commander  le  sacrifice.  »  Aussi,  ne  s'arrête-t-il  pas  à  ce 
qu'il  qualifie  ((  une  image  séduisante  d'équité.  » 

Après  son  succès  dans  le  monde,  on  serait  mal  vemi 
à  nier  aujourd'hui  l'attrait  puissant  de  notre  législation 

(i)  Renouvier,  Science  de  la  morale. 
(2)  Franck,  Philosophie  du  droit  civil. 


84  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

sur  ce  point.  L'égalité  des  partages  n'a  pas,  comme  le 
croit  Balzac,  l'inconsistance  d'une  vague  sentimentalité, 
mais  la  ténacité  d'un  axiome.  C'est  l'irrésistible  appli- 
cation aux  faits  humains  du  principe  d'identité.  L'équité 
se  trouve,  en  effet,  réalisée  ici  à  la  façon  d'un  rapport 
mathématique.  Cette  justice  est  la  seule  qui  satisfasse 
vraiment  les  commandements  de  notre  esprit,  celle  à 
laquelle  tendent,  malgré  les  divergences  d'écoles,  toutes 
les  doctrines  communistes,  ces  logiciennes  de  la  ten- 
dresse universelle.  Impossible  de  méconnaître  sa  force. 
La  Révolution  française  l'a  réalisée  entièrement  en  cas 
de  succession  ab  intestat,  et  n'a  permis  au  père  de 
famille  et  aux  ascendants  d'y  faire  brèche  par  testament 
que  dans  des  limites  restreintes.  Notre  conscience  et 
notre  pensée  se  sont  attachées  à  ces  dispositions  légis- 
latives ;  on  arracherait  difficilement  des  cœurs  le  sen- 
timent qui  les  a  inspirées.  L'inégalité  des  conditions 
contredit  en  nous  l'équivalence  que  nous  attribuons 
instinctivement  aux  personnes  en  raison  de  leur  même 
dignité,  elle  nous  paraît  odieuse  entre  frères  et  sœurs, 
parce  qu'en  eux,  l'égalité  abstraite  se  double  d'une 
réelle  égalité  physique  et  morale,  consacrée  par  une 
afiection  réciproque.  C'est  pourquoi,  selon  l'heureuse 
expression  de  M.  Jaurès,  les  hommes,  si  timides  par- 
tout ailleurs,  ont  hardiment  «  socialisé  les  devoirs  » 
dans  le  groupe  familial  (i). 

L'expérience  n'a  pas  démontré  le  mal  fondé  de  notre 
système  successoral. 

(  I  )  Jean  Jaurès,  Etudes  socialistes. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA.    POLITIQUE,    LE    DROIT       85 

L'activité  prodigieuse  que  montre  le  monde  moderne, 
ses  conquêtes,  ses  progrès,  ne  seraient-ils  pas,  dans  une 
certaine  mesure,  le  résultat  de  l'émulation  établie  entre 
des  unités  pareilles,  sorties  des  mêmes  milieux,  égale- 
ment armées  pour  la  lutte  (i)  ? 

L'Etat  gagnerait-il,  tout  au  moins,  à  l'établissement 
du  droit  d'aînesse,  au  point  de  vue  de  l'ordre  ?  L'auteur 
de  la  Comédie  humaine  le  pense  :  la  persistance  de  la 
famille  est  à  ses  yeux  le  premier  élément  de  discipline 
sociale.  11  oublie  que  les  inégalités,  mal  supportées  par 
les  hommes,  causent  souvent  des  troubles  profonds,  et 
que  le  sentiment  d'une  équité  absolue  assure  aux  peu- 
ples une  tranquillité  durable  et  sans  à-coup.  Mieux  vaut 
qu'il  y  ait  moins  d'autorité  dans  la  famille,  s'il  y  existe 
aussi  moins  de  causes  de  désaffection. 

De  tous  les  privilèges,  le  droit  d'aînesse  apparaît 
assurément  comme  le  plus  insupportable.  Il  ne  tient 
compte  ni  des  aptitudes,  ni  des  besoins,  ni  du  mérite. 
Tandis  que  nos  sociétés  semblent  poursuivre  la  récom- 
pense du  plus  digne,  il  consacre,  au  milieu  des  délicates 
affections  du  foyer,  la  plus  aveugle  des  faveurs.  Il  fausse 
révolution  naturelle  ;  son  adoption  risque  de  prolonger 
malencontreusement  la  puissance  des  incapables  et  de 
retarder  le  développement  des  activités  bienfaisantes. 
Cette  conséquence  déterminerait  à  le  repousser,  si  la 
conscience  ne  suffisait  à  cette  tâche.  La  rapidité  avec 
laquelle  l'égalité  des  parts  héréditaires  des  enfants  dans 

(i)  V.  en  ce  sens,  Rossi,  Cours  d'économie  politique.  —  Cour- 
colIes-Seneuil,  Traité  théorique  et  pratique  d'économie  politique.  — 
M.  de  Lavergne,  Economie  rurale. 


86  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

la  succession  de  leurs  père  et  mère  a  été  législative- 
ment  réalisée  par  la  presque  unanimité  des  nations 
civilisées,  montre  que  la  justice  est  par  elle-même  une 
force  dont  il  importe  de  tenir  compte  dans  le  gouverne- 
ment des  peuples. 

IV 

Le  Mariage 

L'œuvre  est  incomplète,  si,  après  avoir  établi  solide- 
ment la  puissance  paternelle  et  assuré,  par  le  droit 
d'aînesse,  le  maintien  du  groupe  familial,  même  après 
la  mort  de  son  chef,  le  législateur  laisse  sans  consis- 
tance le  lien  conjugal. 

Balzac  l'a  bien  compris  ;  mais,  dans  ses  écrits,  les  faits 
s'opposent  souvent  à  la  théorie. 

((Lemariageindissolubleestindispensableaux  sociétés 
européennes  »,  dit-il  dans  la  préface  d'un  roman  où  il 
montre  ledanger  des  liaisons  extra-légales  (i),  et  il  consa- 
cre plusieurs  volumes  à  ridiculiser  l'union  des  époux  (a)* 
Cette  contradiction  n'en  est  pas  une  pour  l'écrivain. 

Il  importe  peu  à  cet  absolutiste  que  des  cas  indivi- 
duels s'accommodent  mal  des  principes  posés  :  les  souf- 
frances de  quelques-uns  sont  indifférentes  au  bien  géné- 
ral. La  famille  est  socialement  nécessaire  ;  en  dehors 
du  mariage,  impossible  de  la  créer,  il  suffit  :  les  époux 
seront  unis  par  la  loi,  rien  ne  saurait  les  séparer. 

(i)  La  Ral^ouilleuse. 

(a)  Physiologie  du  mariage.  Petites  Misères  de  la  vie  conjugale. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       87 

Pour  ce  philosophe,  le  mariage  relève  de  la  raison, 
non  de  la  passion,  car  l'amour  flambe  vite  et  la  famille 
doit  durer.  L'attrait  des  sexes  a  ses  caprices  ;  la  vie 
commune  ne  subsiste  que  par  la  constance.  La  loi,  très 
sagement,  assure  la  société  contre  les  orages  de  la  chair 
et  les  ((  attirances  insaisissables  de  Tâme  en  créant  des 
liens  perpétuels.  »  Poètes,  qui  rêvez  tendresses  ou  dé- 
lires, méditez  cette  forte  parole  :  «  Dans  l'instabilité  de  la 
passion,  gît  la  raison  du  mariage  ». 

Pour  avoir  méconnu  cette  vérité,  Louise  de  Chaulieu 
enlève  successivement  deux  hommes  à  la  société,  les 
conduit  au  malheur  et  se  déchire  elle-même  ;  tandis 
que  la  calme  affection  conjugale  de  M""'  de  l'Estorade 
assure  la  fortune  d'un  mari  médiocre  et  le  bonheur  d'une 
famille  (i). 

Ne  cherchez  pas  un  conseiller  matrimonial  plus  avisé 
que  le  célèbre  romancier.  Jeunes  gens,  méfiez -vous  de  la 
beauté  !  elle  est  souvent  un  piège.  Dieu  s'est  amusé,  pour 
vous  perdre,  à  créer  des  démons  aux  figures  d'ange. 
Ecoutez  plutôt  les  vieux  notaires  expérimentés  et  hon- 
nêtes, ils  vous  mettront  en  garde  contre  les  aimables 
escrocs  du  cœur  (2). 

Ne  vous  hâtez  pas,  jeunes  filles  !  Méditez,  —  car  il 
vaut  un  prône  de  carême,  —  le  prudent  discours  du 
docteur  Mifioret  à  sa  chère  pupille  :  ((  Les  sens  peuvent 
pour  ainsi  dire  s'appréhender  et  les  idées  être  en 
désaccord...  Au  contraire,  souvent  les  caractères  s'ac- 
cordent et  les  personnes  se  déplaisent.  Ces  deux  phéno- 

(i)  Mémoires  de  deux  jeunes  mariées. 
(a)  Le  Contrat  de  mariage. 


88  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

mènes  différents  qui  rendraient  raison  de  bien  des  mal- 
heuis,  démontrent  la  sagesse  des  lois  qui  laissent  aux 
parents  la  haute  main  sur  le  mariage  de  leurs  enfants. 

((  Ecoute-moi  :  quand  même  il  t'aimerait,  quand  sa 
mère  me  demanderait  ta  main  pour  lui,  je  ne  consenti- 
rais à  ce  mariage  qu'après  avoir  soumis  Savinien  à  un 
long  et  mûr  examen  »  (  i  ). 

Bas  bleus,  nous  avons  réponse  à  vos  propos. 

((  Ne   sortons   pas    du   monde  artiste   et  poétique 

papa ,   dit  la  précieuse  Modeste  Mignon,  qui  vient 

de  commettre  les  plus  grandes  imprudences.  Nous  autres 
jeunes  filles  françaises,  nous  sommes  livrées  par  nos 
familles  comme  des  marchandises,  à  trois  mois,  quelque 
fois  fin  courant,  comme  mademoiselle  Yilquin  ;  mais 
en  Angleterre,  en  Suisse,  en  Allemagne,  on  se  marie  à 

peu  près  d'après  le  système  que  j'ai  suivi Qu'avez- 

vous  à  répondre  ?  Ne  suis-je  pas  un  peu  allemande  ?  » 
u  Enfant,  s'écrie  le  colonel  en  regardant  sa  fille,  la 
supériorité  de  la  France  vient  de  son  bon  sens,  de  la 
logique  à  laquelle  sa  belle  langue  y  condamne  l'esprit  ; 
elle  est  la  raison  du  monde  !  L'Angleterre  et  l'Allemagne 
sont  romanesques  en  ce  point  de  leurs  mœurs  ;  et  en- 
core, les  grandes  familles  y  suivent-elles  nos  lois.  Vous 
ne  voudrez  donc  jamais  penser  que  vos  parents  à  qui  la 
vie  est  bien  connue,  ont  la  charge  de  vos  âmes  et  de 
votre  bonheur,  qu'ils  doivent  vous  faire  éviter  les  écueils 
du  monde  »  (2). 

Et  le  père  de  détourner  l'étourdie  du  choix  de  Canalis, 

(i)  Ursule  Mirou'ét. 
(2)  Modeste  Mignon. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       89 

le  littérateur,  le  politique  célèbre,  mais  personnel  et 
plein  d'orgueil,  pour  indiquer  le  secrétaire  du  grand 
personnage,  plus  humble,  sincèrement  épris.  Voici 
comment  il  présente  le  candidat  de  son  choix  :  Ernest 
de  la  Brière  «  n'est  pas  gentilhomme  ;  mais  c'est  un  de 
ces  hommes  ordinaires,  à  vertus  positives,  d'une  mora- 
lité sûre  qui  plaisent  aux  parents  »  (i).  L'avenir  donne 
raison  à  cette  prudence. 

Le  langage  est  nouveau  chez  un  romancier.  L'amour 
foulant  aux  pieds  les  conventions  sociales,  les  pères  trom- 
pés, les  tuteurs  bafoués  par  des  innocences  sournoises  : 
telle  est  la  tradition  nationale,  celle  qui  excite  encore 
notre  verve  gauloise,  bien  qu'elle  serve  depuis  des  siècles. 
Rabelais,  Molière,  La  Fontaine,  avant  et  après  eux  bien 
d'autres,  ont  exploité  l'inépuisable  veine.  A  la  jeunesse, 
la  grâce  et  le  triomphe  ;  à  la  vieillesse,  l'humeur  maus- 
sade, le  ridicule  grondeur  !  Unissez-vous,  couples 
amoureux,  en  dépit  de  l'envie  impuissante  et  riez  d'elle, 
la  plaisanterie  nous  agréera  toujours. 

En  plein  romantisme,  ne  faut-il  pas  quelque  audace 
pour  oser  affirmer  que  le  mariage  est  chose  de  raison, 
ne  pas  oublier  le  contrat  pécuniaire,  plaider  en  faveur 
du  consentement  des  parents? 

Certes,  ceux  qui  battent  bruyamment  des  mains  aux 
comédies  de  Molière,  ceux  qui  s'enthousiasment  aux 
drames  d'Hugo,  adoptent  en  secret,  pour  leur  usage,  les 
opinions  du  colonel  de  la  Bastie  ;  mais  ils  ne  les  souffrent 
ni  au  théâtre,  ni  dans  le  Uvre. 

(i)  Modeste  Mignon. 


go  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

Etrange  contradiction  !  Nous  ne  pouvons  supporter  le 
reproche  d'irréflexion  à  l'occasion  de  la  plus  insigni- 
fiante des  affaires  ;  mais  pour  l'acte  le  plus  important 
de  notre  existence,  nous  nous  piquons  volontiers  de 
folie.  Le  bon  sens  prend  sa  revanche,  en  silence,  dans 
les  faits. 

Le  Code  organise  avec  méthode  une  association  à  vie  ; 
pour  prévenir  les  surprises,  il  fixe  les  modes  du  consen- 
tement, exige  le  concours  des  ascendants  à  l'acte,  règle 
les  devoirs  et  les  droits  de  chacun,  prévoit  la  fin  de  la 
société  et  sa  liquidation.  Le  monde,  si  romanesque  en 
ses  propos,  s'accommode  à  merveille  de  telles  disposi- 
tions. Il  parle  de  sentiment,  d'instinct;  propose  à  l'ad- 
miration un  mélange  déconcertant  de  brutalité  et 
d'idéal  ;  puis,  au  moment  d'agir,  en  appelle  secrètement 
à  la  raison,  moralise  par  elle  la  passion,  quand  il  ne 
Tavilitpas  par  les  calculs  de  l'intérêt. 

* 
*  » 

Si  elle  ne  l'impose  pas,  comme  proposait  de  le  faire 
récemment  une  commission  extra-parlementaire,  la 
loi  n'exclut  pas  l'amour  dans  le  mariage  ;  elle  est  moins 
hypocrite  et,  bien  que  toujours  positive,  souvent  moins 
pessimiste  que  les  hommes.  Le  serment  de  fidélité 
qu'elle  exige  n'est-il  pas  celui  que  murmurent  tendre- 
ment les  lèvres  ardentes  des  amants,  la  promesse  qu'elles 
demandent  en  échange  avec  anxiété  ?  La  perpétuité  que 
le  Code  assigne  à  l'union  conjugale  (i),  n'est-elle  pas 

(i)  La  séparation  de  corps  et  le  divorce  ne  sont  que  des  excep- 
tions au  principe  de  l'immutabilité  de  l'union  conjugale. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       9I 

le  simple  écho  de  cette  passion  qui,  toute  à  elle  même, 
oublie  un  moment  le  temps  et  la  mobilité  humaine 
et  prononce  sans  se  lasser  le  mot  :  toujours  ?  Que  le  choix 
ne  soit  pas  simplement  impulsif,  que  l'intelligence 
reste  claire  pour  juger  de  l'objet  même  de  l'affection, 
pour  prévenir  l'organisation  de  la  famille,  pour  assurer 
son  avenir,  il  est  satisfait  au  vœu  du  législateur.  Rien 
n'empêche  de  faire  à  l'idéal  sa  bonne  et  véritable  part. 

Le  bel  élan  enthousiaste  de  Michelet  ne  va  pas  à  ren- 
contre de  nos  institutions  juridiques  quand  il  le  déter- 
mine à  s'écrier  :  «  La  famille  s'appuie  sur  l'amour,  et  la 
société  sur  la  famille.  Dans  un  monde  où  tout  remue, 
il  faut  avoir  un  point  fixe  où  l'on  puisse  bien  s'appuyer. 
Or,  ce  point,  c'est  le  foyer.  Le  foyer  n'est  pas  une  pierre, 
comme  on  le  dit  souvent,  c'est  un  cœur  et  c'est  le  cœur 
d'une  femme  »  (i). 

Cette  poésie  est  inconnue  à  Balzac.  Pour  lui,  le  ma- 
riage n'a  d'autre  but  que  la  procréation  et  le  développe- 
ment de  la  famille.  C'est  pourquoi  le  romancier  fait 
intervenir  les  parents  de  ses  nouveaux  époux  pour  au- 
torisation (2),  discute  longuement  les  conditions  du 
contrat  (3),  prohibe  tout  sentiment  trop  vif  qui  trouble- 
rait l'harmonie  de  l'union  conjugale  (4).  Tout  au  plus 
tolère-t-il  une  affection  calme,  encens  qui  brûle  lente- 
ment sur  l'autel  de  l'hyménée.  Cette  part  de  tendresse 
est  celle  de  toutes  ses  véritables  épouses  et  mères. 


(i)  Michelet,  L'amour. 

(a)  Modeste  Mignon. 

(3)  Ursule  Mirouët,  Le  Contrat  de  mariage,  La  Recherche  de  l'absolu. 

(Il)  Mémoires  de  deux  jeunes  mariées. 


92  BALZAC    JURISCONSULTE   ET    CRIMINALISTE 

L'amour  banni  du  mariage  déborde  inévitablement 
au  dehors.  Il  est  généralement  d'espèce  inférieure. 

Malgré  son  blason,  la  duchesse  de  Maufrigneuse  se 
conduit  en  courtisane.  Dans  ses  lettres  à  Lucien  de  Ru- 
bempré,  elle  célèbre  effrontément  la  gloire  de  l'homme, 
comme  certains  amants  chantent,  dans  les  leurs,  le 
triomphe  de  la  femme  (i).  Elle  dissimule  ses  fautes 
par  point  d'honneur,  non  par  pudeur.  Aux  frissons 
des  sens,  la  grande  dame  ajoute,  il  est  vrai,  les  plaisirs 
plus  déhcats  de  VinteUigence.  Les  grecs,  à  cette  aurore 
naissante  des  siècles  qui  baignait  tout  de  lumière 
légère,  l'auraient  honorée  à  l'égal  d'une  Aspasie  ou 
d'une  Thaïs. 

M"**  des  Touches  semble  encore  plus  sensuelle  ; 
M"'  de  Rochefîde  tombe  au  rang  des  filles. 

M""  de  Sérizy,  plus  lointaine  dans  l'œuvre,  vaut-elle 
mieux  ? 

Ne  demandez  pas  quelles  satisfactions  attendent 
M™^  de  Nucingen  dans  le  petit  appartement  que  son 
père  choisit  et  meuble  pour  Rastignac.  Bourgeoise,  elle 
ne  prend  même  pas  la  peine  de  cacher  ses  faiblesses 
sous  des  airs  de  reine.  Inutile  de  chercher  longtemps 
quel  pouvoir  soumet  sa  sœur,  M""  de  Restaud,  à  ce 
Don  Juan  intéressé,  Maxime  de  Trailles. 

Le  lys  de  la  vallée  n'est  même  pas  sans  tache.  Les 
lèvres  ardentes  d'un  jeune  adolescent,  enivré  par  son 
premier  bal,  se  sont  posées  sur  les  épaules  nues  de 
M'"^  de  Mortsauf  ;  un  seul  baiser  a  profondément  ému 

(i)  Splendeurs  et  mishres  des  courtisanes. 


PHILOSOPHIE   SOCIALE,    LA.    POLITIQUE,    LE    DROIT       ^3 

cette  femme  vertueuse,  a  mis  dans  ses  veines  un  feu, 
qui,  gagnant  le  cœur  par  degrés,  la  consumera  toute. 

De  telles  passions  diffèrent,  par  leur  seule  violence, 
du  badinage  sensuel  du  Mariage  de  Figaro.  L'amour 
duXVIIP  siècle  est  un  bambin  charnu,  espiègle  et  sans 
honte.  Celui  de  Balzac  est  encore  effronté,  mais  plus 
sournois,  mauvais  presque.  Le  romancier  de  i83o  ne 
répudie  pas  la  tradition  du  siècle  de  Louis  XV  ;  il  la 
reprend  avec  moins  de  grâce. 


* 
*  * 


Les  maris  malheureux  de  la  Comédie  humaine  sup- 
portent, avec  la  philosophie  des  grands  seigneurs  d'au- 
trefois, leurs  infortunes  conjugales.  D'aucuns  en  profi- 
tent, Des  Grieux  du  mariage.  Les  complaisances  de 
M.  de  Sérizy  et  du  duc  de  Grandlieu,  pour  être  désin- 
téressées, ne  sont  pas  moins  grandes  que  celles  des 
Nucingen,  des  Restaud,  des  La  Baudraye,  des  Marneffe 
même.  Balzac  admire  l'humeur  de  ces  infortunés  ;  et 
on  doit  reconnaître  qu'elle  ne  manque  pas  de  noblesse 
par  l'effort  d'âme  qu'elle  suppose.  Mais,  si  nous  admet- 
tons le  pardon  de  la  faute  unique,  nous  supportons  mal 
aujourd'hui  une  absolution  chaque  jour  renouvelée, 
excusant  d'avance  l'avenir.  Cette  magnanimité  prolon- 
gée nous  paraît  exclure  le  respect  de  soi-même,  impli- 
quer une  secrète  lâcheté. 

Pour  Balzac,  le  mariage  est  un  bien  social,  car  il 
constitue  la  famille  et  assure  sa  continuité.  Cela  seul 
importe.  Que  chacun  des  conjoints  cherche,  en  dehors 


94  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

de  l'union  légale,  la  joie  des  sens,  puisque  aussi  bien 
la  chair  commande,  impérieusement  parfois  !  Ce  mal 
est  grand,  mais  inévitable.  11  suffira,  pour  y  porter 
remède,  d'assurer  au  logis  une  association  sérieuse  et 
immuable. 

Ne  réservez  pas  au  manque  de  foi  conjugale  les  sévè- 
res rigueurs  d'une  morale  intransigeante.  Accordez-lui 
un  sourire  moqueur,  le  pli  railleur  décoché  au  défaut 
d'usage  ou  à  un  oubli  des  convenances.  Notre  goût  ata- 
vique pour  les  plaisanteries  grivoises  vous  permet 
même  de  risquer  un  mot  égrillard.  Pudibonderie  hypo- 
crite que  de  s'indigner  !  Un  préjugé  ridicule  a  arraché 
aux  législateurs  des  peines  contre  l'adultère  ;  cepen- 
dant «  il  est  peu  déjuges  qui  ne  voudraient  avoir  com- 
mis le  délit  contre  lequel  ils  déploient  la  foudre  bonasse 
de  leurs  considérants  ». 

Ces  théories  s'éclairent  par  le  dévergondage  vérita- 
ble de  la  Comédie  humaine,  et  aboutissent  à  des  consé- 
quences opposées  à  celles  que  souhaitait  l'auteur. 

Une  telle  licence  dans  les  mœurs  brise  le  mariage, 
tend  à  instituer  comme  idéal  u  un  partage  égal  des 
cœurs,  un  état  où  chaque  membre  de  la  société 
parfaite  aurait  part  aux  saintes  caresses  de  l'autre 
sexe  »  (i). 


L'infidélité  de  la   femme  risque  d'avoir  des  consé- 
quences graves  dans  la  filiation. 

Balzac  se  préoccupe  peu  de  ce  désordre  possible .  Pas 

(i)  Renouvier.  Science  de  la  morale. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       QD 

une  de  ses  belles  et  nobles  pécheresses  qui  se  tourmente 
à  la  pensée  d'introduire  au  foyer  domestique  un  enfant 
étranger  au  mari,  perpétuant  l'ofFense  et  détruisant  la 
race  !  Seule,  la  Femme  de  trente  ans  expie  une  pareille 
faute.  M"""  de  Maufrigneuse,  la  duchesse  de  Grandlieu, 
la  comtesse  de  Montcornet,  et  tant  d'autres  !  n'ont  ni 
ces  soucis,  ni  ces  remords.  Quant  à  M""*  de  La  Baudraye, 
donner  un  fils  adultérin  à  son  mari  la  sauve,  en  lui 
méritant  son  pardon. 

La  tradition  religieuse  a  enlevé  à  l'écrivain  ses  derniers 
scrupules.  Le  christianisme  se  montre  très  indulgent 
pour  la  femme  coupable .  La  touchante  légende  de  Marie 
de  Magdala  est  significative.  Un  mouvement  de  repentir 
sincère  vaut  à  la  pécheresse  le  pardon  de  Jésus.  Balzac 
relève  à  son  tour  les  adultères  éplorées,  mais  avec  une 
galanterie  suspecte  :  «  Vous  êtes  tout  ce  qu'il  y  a  de 
bon  et  de  beau  dans  l'humanité,  leur  dit-il,  car  vous 
n'êtes  jamais  coupables  de  vos  fautes  ;  elles  viennent 
toujours  de  nous  ))  (i). 

L'auteur  n'est  pas  seulement  chrétien,  mais  catholi- 
que, et  la  religion  romaine  ajoute  encore  des  facilités 
au  pardon.  Une  confession  murmurée  rapidement  à 
l'oreille  d'un  prêtre  inattentif  ou  trop  faible,  quelques 
prières  familières  expédiées  rapidement  lavent  aussitôt 
la  souillure.  A  peine  sortie  de  l'église,  la  belle  pénitente 
court  plus  pure  au  rendez- vous  prochain.  Un  léger 
remords  de  la  faute,  relevé  d'un  peu  de  sacrilège,  sert 
de  condiment  au  plaisir. 

(i)  Madame  Firmiani. 


96  BALZAC   JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

L'opinion  définitive  de  Balzac  se  résume  en  quelques 
mots  :  à  l'imitation  de  l'Eglise,  que  le  Code  et  les  juges 
soient  indulgents  !  Effaçons  les  dispositions  pénales  et 
conservons  la  présomption  légale  de  paternité  du  mari. 
L'adultère  est  cause  de  désordre  ;  mais  n'exagérons  pas 
sa  gravité;  il  ne  menace  pas  l'ordre  public.  Impossible, 
d'ailleurs,  de  l'éviter.  Le  mieux  est  de  l'accepter 
comme  un  accident  fâcheux,  et  de  demander  au  ma- 
riage, non  l'amour  pour  lequel  il  n'est  pas  fait,  mais 
des  avantages  sociaux  précis. 

*  * 

La  femme,  dans  la  Comédie  /iMmam^,  sort  librement, 
va  dans  le  monde,  s'y  conduit  à  sa  guise,  très  souvent 
fort  mal.  Aussi,  supporte-t-elle  sans  impatience  ce 
que  la  tradition  romaine  a,  dans  notre  législation, 
laissé  d'autorité  au  mari.  Elle  ne  se  révolte  pas  contre 
sa  situation  juridique,  car  il  lui  est  possible  de  prendre, 
à  l'occasion,  contre  son  seigneur  et  maître  des  revan- 
ches sournoises. 

Ldi  Physiologie  du  mariage  énumère  complaisamment 
ses  habiles  machinations.  A  quoi  bon  disputer  à  son 
conjoint  l'avantage  de  la  force  et  celui  de  la  loi  puis- 
qu'elle est  assez  souple  pour  se  soustraire  à  leurs  effets? 
Sa  nature  l'incline,  d'ailleurs,  à  cet  abandon  :  l'amour, 
la  vie  sentimentale  font  l'objet  de  sa  préoccupation 
essentielle,  et  les  droits  comptent  pour  peu  dans  le 
triomphe  de  la  passion. 

La  fantaisie  ne  lui  vient  pas  de  méditer  un  89  en 
jupons.  Si  elle  est  mariée  à  quelque  soudard  par  trop 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT       97 

brutal,  comme  Julie  d'Aiglemont,  elle  trouve  vite  de 
consolantes  tendresses.  Parfois,  comme  M""  de  Bauvan 
et  M""'  de  Serizy,  elle  n'a  d'autre  excuse  à  sa  trahison 
que  des  convenances  ou  des  antipathies  d'épiderme. 
Souvent  elle  court  simplement,  à  l'instar  de  M"""  de 
Maufrigneuse,  après  l'émotion  rare. 

La  dissimulation  est  son  arme  habituelle  ;  mais 
elle  y  joint  parfois  l'intelligence  étendue  et  la  rai- 
son froide  de  l'homme.  Camille  Maupin  ordonne  avec 
réflexion  son  existence  d'artiste  curieux  des  choses  du 
cœur,  et  M"""  d'Espard  apprécie  avec  le  coup  d'œil  avisé 
d'un  sportsman  la  perfection  des  formes  de  Lucien  de 
Rubempré. 

M.  Paul  Fiat  affirme  que  Balzac  a  montré,  dans  les 
classes  élevées  de  la  société,  «  la  femme  inférieure  à 
l'homme  qui  la  domine  par  la  hauteur  de  ses  vues,  la 
portée  de  son  intelligence  et  cet  ensemble  de  fa- 
cultés créatrices  dont  il  semble  avoir  été  seul 
doué.  » 

La  cruelle  marquise  d'Espard  qui  s'entend  si  bien  à 
conduire  les  injustes  procès,  M"""  de  Bargeton  plus  apte 
que  son  second  mari  à  administrer  la  province.  M"""  Ca- 
musot  qui  bouleverse  avec  un  si  bel  entrain  les  procé- 
dures du  juge  d'instruction,  Camille  Maupin,  cet 
artiste  complet,  M"'"  de  Mortsauf,  ce  Bernardin  de 
Saint-Pierre  pratique,  Louise  de  Chaulieu  qui  dépense 
du  génie  à  épuiser  l'amour,  l'ambitieuse  et  sage  M'""  de 
l'Estorade  qui  pousse  un  mari  sans  valeur  aux  premiers 
emplois  de  l'Etat,  contredisent  une  telle  affirmation.  11 
n'est  pas  jusqu'à  cette  créature  de  caresses,   M'"°  de 

6 


gS  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

Maufiigneuse,  qui  ne  se  hausse  sur  la  pointe  de  ses 
jolis  pieds  pour  avoir  le  droit  d'embrasser  d'Arthez, 
comme  il  doit  l'être,  au  front. 

Dans  la  Comédie  humaine,  la  femme  a  ses  qualités 
propres,  différentes  de  celles  de  l'homme.  Elle  se  dis- 
tingue de  son  compagnon  par  une  finesse  nerveuse 
plus  grande,  une  intelligence  plus  bornée  et  cependant 
plus  prompte.  Appliquées  aux  choses  voisines  qui  l'en- 
tourent, ses  pensées  ont  moins  d'étendue,  mais  plus 
de  clarté.  Passive  par  nature,  traditionaliste  par  ins- 
tinct, religieuse  par  tempérament,  elle  accepte  facile- 
ment l'autorité  du  chef  de  famille.  Lors  même  qu'il  se 
trompe,  et  son  tact,  son  bon  sens  souvent  l'avertissent, 
elle  ne  résiste  pas  à  sa  volonté. 

M""'  Birotteau  s'emporte,  mais  se  résigne  vite.  César 
lui  parle-t-il  de  ses  ambitions  politiques  :  «  Tiens,  Bi- 
rotteau, interrompt-elle,  sais-tu  ce  que  je  pense  en 
t'écoutant?  Eh  bien,  tu  me  fais  l'effet  d'un  homme  qui 
cherche  midi  à  quatorze  heures.  Souviens-toi  de  ce  que 
je  t'ai  conseillé  quand  il  a  été  question  de  te  nommer 
maire:  ta  tranquillité  avant  tout.  Tu  es  fait,  t'ai-je  dit, 
pour  être  en  évidence,  comme  mon  bras  pour  faire  une 
aile  de  moulin.  Les  grandeurs  seraient  ta  perte.  »  Mais 
elle  n'insiste  pas,  souffre  dans  la  maison  les  dépenses 
folles  qui  doivent  consommer  la  ruine  de  la  famille. 

L'orgueilleux  parfumeur  lui  explique-t-il  sa  lamen- 
table spéculation  sur  les  terrains  :  «  Voilà  donc  les 
beaux  projets  que  tu  roules  dans  la  caboche  depuis  deux 
mois  sans  vouloir  m'en  rien  dire.  Je  viens  de  me  voir 
en  mendiante  à  ma  porte  :   quel  avis  du  ciel  !   Dans 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT        99 

quelque  temps,  il  ne  nous  restera  que  nos  yeux  pour 
pleurer.  Jamais  tu  ne  feras  ça,  moi  vivante,  entends-tu 
César  ?  Il  se  trouve  là-dessous  quelque  manigance  que 
tu  n'aperçois  pas.  Tu  es  trop  probe  et  trop  loyal  pour 
soupçonner  des  friponneries  chez  les  autres.  Tiens  ces 
gens-là  veulent  ton  argent...  »  Ce  ton  laisserait  croire 
à  quelque  irritation.  Sur  les  observations  de  son  mari, 
elle  se  soumet  à  l'instant  :  «  Allons,  calme-toi,  tu  es  le 
le  maître,  après  tout.  Cette  fortune  tu  l'as  bien  gagnée, 
n'est  ce  pas  ?  Elle  est  à  toi,  tu  peux  la  dépenser.  Nous 
serions  réduites  à  la  dernière  misère,  ni  moi  ni  ta  fille 
ne  te  ferions  un  seul  reproche.  » 

La  catastrophe  venue,  à  l'annonce  de  la  fatale  nou- 
velle, elle  défaille  un  instant,  paraît  sur  le  point  d'ou- 
blier sa  sublime  promesse.  «  Mon  rcve  est  accompli, 
dit  la  pauvre  femme  en  se  laissant  tomber  sur  sa  cau- 
seuse au  coin  de  son  feu,  pâle,  blême,  épouvantée. 
J'avais  prévu  tout.  Je  te  l'ai  dit  dans  cette  fatale  nuit, 
dans  notre  ancienne  chambre  que  tu  as  démolie,  il  ne 
nous  restera  que  nos  yeux  pour  pleurer.  Ma  pauvre 
Césarine  !  je...  n  Un  mot  de  Birotteau  la  relève,  lui  rap- 
pelle son  devoir  : 

—  u  Allons,  te  voilà.  Ne  vas-tu  pas  m'ôter  le  courage 
dont  j'ai  besoin. 

—  ))  Pardon,  mon  ami,  dit  Constance  en  prenant  la 
main  de  César  et  la  lui  serrant  avec  une  tendresse  qui 
alla  jusqu'au  cœur  du  pauvre  homme.  J'ai  tort,  voilà 
le  malheur  venu,  je  serai  muette,  résignée  et  pleine  de 
force.  Non,  tu  n'cntcndrasjamais  une  plainte.  )>  Elle  se 
jeta  dans  les  bras  de  César  et  y  dit  en  pleurant  :  u  Cou- 


lOO  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

rage,  mon  ami,  courage.  J'en  aurais  pour  deux  s'il  en 
était  besoin.  » 

Elle  tient  parole,  abandonne  aux  créanciers  sa  for- 
tune personnelle,  jusqu'à  ses  bijoux,  communique  son 
énergie  au  failli,  fait  les  démarches  nécessaires  pour 
lui  trouver  un  emploi,  travaille  elle-même,  prépare  la 
réhabilitation.  C'est  a  la  femme  forte  de  l'Évangile,  » 
suivant  l'expression  de  M.  P.  Fiat  citant  quelques-uns 
de  ces  passages. 

Une  telle  résignation  ne  se  rencontre  pas  dans  la 
petite  bourgeoisie  seulement.  Voici  les  sublimes  con- 
seils que  M""^  Hulot  donne  à  sa  fdle  :  «  Imite-moi,  mon 
enfant...  Sois  douce  et  sois  bonne,  et  tu  auras  la  cons- 
cience paisible  ;  au  lit  de  mort,  un  homme  se  dit  :  «  Ma 
femme  ne  m'a  jamais  causé  la  moindre  peine  !  »  et 
Dieu,  qui  entend  ces  derniers  soupirs  là,  nous  les 
compte.  Si  je  m'étais  livrée  à  des  fureurs  comme  toi, 
que  serait-il  arrivé?...  Ton  père  se  serait  aigri,  peut- 
être  m'aurait-il  quittée,  et  il  n'aurait  pas  été  retenu  par 
la  crainte  de  m'affliger;  notre  ruine,  aujourd'hui  con- 
sommée, l'aurait  été  dix  ans  plus  tôt,  nous  aurions 
offert  le  spectacle  d'un  mari  et  d'une  femme  vivant 
chacun  de  son  côté.  Scandale  afTreux,  désolant,  car 
c'est  la  mort  delà  famille...  Je  l'ai  tenu  pendant  vingt- 
trois  ans,  ce  rideau  derrière  lequel  je  pleurais,  sans 
mère,  sans  confident,  sans  autre  secours  que  celui  de  la 
religion,  et  j'ai  procuré  vingt-trois  ans  d'honneur  à  la 
famille...  » 

Dans    l'aristocratie,    M™^   de   Mortsauf   résistant  à 


l'amour  et  dirigeant  secrètement  la  maison  au  lieu  et 


■t) 


r^i 


PHILOSOPHIE   SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     ICI 

place  du  mari  incapable,  tout  en  laissant  croire  qu'il 
ordonne  encore,  M""  de  l'Estorade,  si  adroite  et  si  sage 
compagne,  offrent  à  leur  tour  un  spectacle  touchant. 
Dans  l'œuvre  de  Balzac,  la  femme  mariée  accepte  son 
infériorité  juridique  ;  elle  s'y  résigne  ou. . .  s'en  accom- 
mode comme  Caroline  (i). 


L'existence  d'un  écrivain  est  souvent  l'application 
de  sa  doctrine.  S'il  faut  en  croire  les  sous-entendus  de 
sa  sœur,  Balzac  s'est  bien  des  fois  rendu  complice  du 
délit  pour  lequel  il  se  montrait  si  indulgent.  Dans  ses 
détresses  pécuniaires,  reprenant  et  exagérant  brutale- 
ment sa  conception  pratique  du  mariage,  il  songe  à 
une  veuve  un  peu  mure  qui  voudrait  bien  de  lui,  écrit 
même  son  rêve  intéressé  (2).  Plus  tard,  quand  un  long 
attachement  extra-conjugal  va  bientôt  aboutir  à  une 
légitime  union,  il  laisse  entendre  à  ses  proches  qu'il 
est  sur  le  point  «  d'arriver  »  (3).  Nerveux,  craignant 
de  voir  s'effondrer  l'édifice  de  bonheur  qu'il  a  si  péni- 
blement élevé,  il  gourmande  les  siens  de  leurs  inces- 
santes sollicitations  de  parents  pauvres.  Il  craint  que 
ces  récriminations  n'eirarouchent  la  grande  dame.  11  y 
a  là  une  pusillanimité  un  peu  ridicule,  non  des  calculs 
odieux  :  Balzac  éprouvait  pour  celle  qui  devait  porter  son 
nom  une  affection  profonde  qui  couvre  tout.  Ce  diable 
d'homme  poétisait  le  gros  bon  sens,  l'intérêt  même. 

(i)  Petites  Mishres  de  la  vie  conjugale. 

(2)  Lettre  à  Madame  Ziilma  Carraud.  Les  Jardies  i838. 

(3)  Lettre  à  M"*  Surville.  Vierzchownia  i8/i8. 


102  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Convenances  de  fortune,  harmonie  d'humeur,  sympa- 
thie mutuelle,  estime  réciproque,  voilà  ce  qu'implique 
le  mariage  raisonnable,  ordinaire,  bourgeois,  et  c'est 
celui  que  du  moins  il  croit  faire  (i). 

Dans  la  pensée  du  romancier  entre  malheureusement 
une  trop  grande  part  de  pessimisme.  L'auteur  de  la 
Comédie  humaine  dit  avec  son  héros  de  Marsay  :  «  Les 
deux  sexes  doivent  être  enchaînés,  comme  des  bêtes 
féroces  qu'ils  sont,  dans  les  lois  fatales,  sourdes  et 
muettes  ))  (2),  et  il  croit  fortement  à  cette  parole 
désenchantée.  Je  ne  suis  même  pas  bien  sûr  que  la  ré- 
flexion suivante  d'Adolphe  ne  résume  sa  propre  opi- 
nion :  ((  Le  mieux,  en  ménage,  est  d'avoir  l'un  pour  l'au- 
tre une  indulgence  plénière,  à  la  condition  de  garder  les 
apparences  »  (3). 

C'est  la  légalité  comprise  comme  M™^  de  Listomère 
entend  la  religion,  côté  forme  seulement,  un  lien  social, 
une  fiction  juridique  nécessaire  pour  maintenir  unis  les 
égoïsmes  divergents  de  l'homme   et  de  la  femme. 

Toujours  même  cause  d'erreur  :  une  opinion  mau- 
vaise de  la  nature  humaine,  la  négation  de  la  volonté 
réfléchie,  la  conviction  que  la  contrainte  seule  est  effi 
cace  pour  la  conduite  des  individus.  La  raison  a  cepen- 
dant suffi  à  Balzac  pour  préciser  les  conditions  d'har- 
monie et  de  durée  de  l'union  conjugale.  Pourquoi  les 

(i)  L'a-t-il  fait  ?  11  suffît  de  lire  Un  roman  d'amour  de  M.^de 
Spoelberch  de  Lovenjoul  pour  comprendre  le  contraire.  Peut- 
être  le  grand  écrivain  avait-il  manqué  de  sincérité  à  l'éarard  de 
M""  llanska.  Sa  correspondance  permet  de  le  supposer. 

(2)  Une  Étude  de  femme. 

(3)  Petites  Misères  de  la  vie  conjugale. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     Io3 

hommes  n'agiraient-ils  pas  avec  une  prudence  égale  ? 
Pourquoi  ne  se  serviraient-ils  pas  de  leur  force  morale 
pour  réprimer  les  instincts  désordonnés  des  sens  et 
cesser  d'être  des  «  bêtes  féroces  )),  même  en  amour  ? 

Si  vous  estimez  qu'ils  le  peuvent,  —  et  comment  ne 
l'admettre  pas  au  spectacle  de  tant  de  mères  impec- 
cables ?  —  vous  aboutissez  à  une  noble  conception  du 
mariage  :  un  choix  librement  et  sagement  formé  ;  les 
sympathies  physiques  et  morales  pesées  ;  la  fortune 
examinée  ;  puis,  la  volonté  s'appliquant  à  l'observation 
de  promesses  solennelles,  toujours  possibles  à  tenir, 
avec  beaucoup  de  circonspection  et  de  fermeté  ;  en  cas 
de  déloyauté  de  l'un  des  époux,  la  séparation  de  corps  ou 
le  divorce  ;  l'indissolubilité  de  l'union  en  principe, 
afin  d'assurer  l'accomplissement  de  l'œuvre  familiale, 
la  révocation  du  contrat  par  exception,  pour  empêcher 
l'oppression  des  plus  scrupuleux.  Telle  est  la  loi  au- 
jourd'hui. 

VIT 

La  propriété  foncière 

Balzac  a  montré  un  goût  d'artiste  pour  la  grande  pro- 
priété. Il  aimait  le  balancement  des  ormeaux  séculaires, 
les  eaux  claires  et  vives  murmurant  sous  le  mystère 
des  bois,  jetant  çà  et  là  dans  le  silence  un  rire  moqueur. 

Les  naïades  craintives,  effrayées  par  le  tumulte  de 
nos  civilisations,  se  sont  enfuies  sous  les  forêts  pro- 
fondes ;  seule,  l'onde  qu'elles  y  trouvent  est  restée  assez 


I04  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

pure  pour  caresser  et  rafraîchir  leurs  corps  de  vierges. 
A  côté  de  la  grâce,  la  force.  Quelle  puissante  réserve 
d'énergie  dans  ces  hautes  futaies,  dans  ces  vastes 
et  grasses  prairies  où  de  gros  bœufs  repus  se 
couchent  pesamment  !  La  déesse  qui  préside  à  la  mois- 
son dans  ces  champs  spacieux  est  une  Cérès  lourde, 
gonflée  de  nourriture. 

Qu'importe  si  d'envahissantes  racines  épuisent  le 
maigre  coin  de  terre  du  paysan  condamné  à  l'inutile 
effort  ?  Mieux  vaut  quelques  grands  courants  d'activité 
que  sa  dispersion  infinie. 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine  ne  se  scandalise  pas 
de  l'inégalité  entre  les  hommes.  Nous  nous  insurgeons 
contre  elle,  il  s'y  attache.  La  propriété  la  développe  ; 
nous  nous  lamentons,  il  se  réjouit.  Où  vont  ces  mondes 
sans  justice,  demandons-nous  anxieux  ?  Vers  Dieu  qui 
les  a  créés  et  les  appelle  mystérieusement  à  lui,  répond 
Balzac.  Notre  incrédulité  inquiète  n'eût  pas  troublé  son 
assurance. 


Il  faut,  en  effet,  une  conviction,  une  foi  bien  pro- 
fondes pour  détourner  les  sympathies  des  plus  faibles 
et  les  reporter  sur  les  forts,  pour  établir  économique- 
ment les  raisons  de  cette  préférence,  les  déduire  rude- 
ment sans  qu'un  mouvement  de  pitié  détruise  cet  in- 
flexible système.  Balzac  entreprend,  implacable,  sa 
démonstration  (  i  ).  La  grande  propriété  est  nécessaire, le 

(i)  Voir  en  sens  contraire,  Balzac,  ses  idées  sociales,  par  l'abbé 
Charles  Galippc. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA.    POLITIQUE,    LE    DROIT     Io5 

morcellement  de  la  terre  fâcheux  :  u  Le  paysan  proprié- 
taire n'a  que  des  vaches,  il  en  tire  sa  nourriture,  il 
vend  les  veaux,  il  vend  même  le  beurre  ;  il  ne  s'avise 
pas  d'élever  des  bœufs,  encore  moins  des  chevaux  ; 
mais  comme  il  ne  récolte  jamais  assez  de  fourrage  pour 
soutenir  une  année  de  sécheresse,  il  envoie  sa  vache  au 
marché  quand  il  ne  peut  plus  la  nourrir.  »  Consé- 
quence :  ((  En  i85o,  dans  vingt  ans  d'ici,  Paris,  qui 
payait  la  viande  sept  et  onze  sous  la  livre  en  i8[4,  la 
payera  vingt  sous  »  (i).  Les  prophéties  sont  générale- 
ment obcures;  elles  ont  ainsi  plus  de  chances  de  passer 
pour  véritables.  Celle-ci  est  fort  claire;  elle  s'est  réalisée. 
Les  variations  de  la  valeur  d'échange,  l'importation, 
l'accroissement  delà  fortune  mobilière,  l'augmentation 
générale  du  bien-être  ont  modifié  les  données  du  pro- 
blème. Ces  facteurs  nouveaux  ont  aidé  au  résultat  ac- 
quis. Il  serait  donc  bien  difficile  de  déterminer  l'in- 
fluence que  l'émiettement  de  la  propriété  a  pu  avoir 
sur  l'élévation  des  prix  de  la  boucherie.  Tenons-le,  ce- 
pendant, pour  une  cause  partielle.  Ajoutons  que  le 
régime  de  la  grande  propriété  tire  un  meilleur  parti 
des  méthodes  extensives  de  culture,  augmente  d'une 
façon  générale  la  production,  diminue  le  prix  de  re- 
vient, permet  certains  aménagements  du  sol.  L'union 
des  petits  coins  de  terre  ne  pourrait  elle  pas  donner  un 
jour  des  effets  semblables?  Balzac  ne  soupçonne  même 
pas  ce  problème.  Il  a  contre  le  morcellement  de  la 
terre  une  haine  aveugle  qui  s'attache  surtout  à   son 

(i)  Le  Curé  de  village. 


106  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMOALISTE 

auteur,  le  paysan.  Dans  sa  colère,  il  va  jusqu'aux  gros 
mots.  «  Ver  rongeur!  »  crie-t-11  d'abord  à  l'adversaire. 
L'injure  ne  lui  suffît  pas.  Son  imagination  émue  grandit 
son  ennemi  ;  le  termite  devient  un  monstre  :  u  Une 
fois  que  cet  ogre  a  pris  un  morceau  de  terre  dans  sa 
gueule  toujours  béante^  il  le  subdivise  tant  qu'il  y  a 
trois  sillons.  Encore,  alors  ne  s'arrête-t-il  pas.  Il  par- 
tage les  trois  sillons   dans  leur  longueur  »  (i). 

Cet  amour  pour  les  moindres  parcelles  du  sol  pro- 
duit des  désordres  graves.  «  Le  paysan  choisit  sa  terre 
à  l'avance  ;  il  la  guette  et  l'attend,  il  ne  place  jamais  ses 
capitaux.  »  Un  des  personnages  du  Curé  de  village  se 
livre  là-dessus  à  des  calculs  plus  curieux  que  justes. 
Voici  sa  conclusion  :  «  Le  prolétariat  se  prive  lui-même 
en  42  ans  de  six  cents  millions  »,...  qui  en  représentent, 
par  les  bénéfices  manquants,  «  environ  douze  cents  ». 

Nous  avons  vécu  sur  d'autres  idées  :  l'esprit  d'écono- 
mie de  nos  campagnes  a  permis  à  notre  pays  d'entre- 
prendre des  efforts  trop  considérables  pour  être  oubliés. 

Il  est  vrai,  cependant,  que  le  petit  tâcheron  agricole, 
heureux  de  pouvoir  accéder  à  la  pleine  propriété,  a, 
depuis  la  Révolution,  donné  trop  de  prix  à  la  terre,  et 
que  renchérissement  résultant  de  ce  fait  est  pour  beau- 
coup dans  nos  mécomptes  actuels. 


Voici  un  reproche  plus  vif  :  la  division  extrême  du  sol 
«  rend  le  Code  inapplicable  )),  car  où  il  n'y  a  rien,  tout  au 

(i)  Les  Paysans. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     IO7 

moins  pas  assez  pour  payer  les  frais  de  saisie  et  d'expro- 
priation, a  l'Etat  perd  ses  droits  ».  «  La  procédure  même 
est  annulée  par  la  division  de  la  terre  ».  «  La  propriété 
arrive  à  quelque  chose  qui  est  et  qui  n'est  pas.  » 

Un  livre  entier  est  consacré  à  cette  démonstration. 

Le  paysan,  debout  sur  son  maigre  et  court  sillon, 
regarde  la  terre  voisine.  Un  sourire  sournois  plisse  ses 
lèvres  envieuses.  Des  épis  nombreux  et  pleins  tombent 
là-bas  sous  les  faucilles,  mais  le  glanage  est  proche  :  sa 
part  lui  est  assurée  ;  la  complaisance  des  métayers  et 
celle  des  gardes  la  feront  grande. 

Le  noble  chasseur  galope  insoucieux  sous  les  halliers  ; 
riiallebotage  permettra  au  pauvre  d'entrer  à  son  tour 
dans  la  forêt.  La  meute  aboie,  l'hallali  sonne  ;  l'homme 
aussi  aura  sa  curée.  Le  coin  de  terre  est  perdu  dans  les 
belles  prairies  ;  l'enclave  crée  un  droit  de  passage  :  la 
vache,  les  moutons  ou  les  chèvres,  dressés  au  pillage 
rapide,  prendront  furtivement  sur  leur  route  de  bonnes 
lippées  d'herbe.  La  moisson  n'entrera  pas  entière  dans 
les  greniers  du  riche  ;  le  pauvre  prélèvera  sa  dîme .  Les 
plus  beaux  arbres  sournoisement  blessés  jauniront 
d'abord,  puis  mourront.  L'hiver  venu,  leurs  branches 
répandront  sous  le  chaume  une  clarté  chaude  et  joyeuse. 
En  regardant  les  flammes  monter  dans  l'âtre,  s'étirer, 
se  tordre,  disparaître  comme  des  ballerines  chatoyantes, 
possédées,  irréelles,  le  paysan  croira  voir  les  fées  de  la 
forêt  s'ébattre  dans  son  foyer.  Sur  chaque  côté  du  beau 
domaine,  une  main  mystérieuse,  insaisissable,  déplace 
peu  à  peu  les  bornes  :  le  petit  champ  s'augmente  du 
sillon  perdu  par  le  grand. 


I08  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Dans  les  pays  bien  ordonnés,  objecte-t-on,  une  police 
vigilante  met  un  terme  à  de  tels  abus.  Hélas  !  les  gen- 
darmes sont  loin,  les  délinquants  nombreux.  Gardes  et 
pandores,  pas  de  zèle  intempestif  !  Chaque  soir,  dans 
le  fourré  plein  d'ombre,  un  fusil  de  braconnier  ouvre 
sur  vous  sa  gueule  menaçante.  Un  mouvement  de  colère 
et  il  crache  la  mort.  Fermez  les  yeux  et  soyez  sans 
crainte  !  Vous  ne  serez  pas  suspectés  :  les  plus  miséra- 
bles se  feront  prendre  ;  leur  patrimoine  est  trop  minime 
pour  qu'on  puisse  songer  à  le  saisir.  Résultat  :  le  garde 
touchera  la  prime  de  son  maître,  l'amende  restera 
impayée  et  le  voleur  en  prison  sera  nourri  aux  frais  de 
sa  victime  ou  de  l'Etat. 

Déchiré  de  tous  côtés,  le  J^eau  domaine  des  Aiguës 
tombe  en  lambeaux.  Le  comte  de  Montcornet  essaye  d'y 
mettre  ordie.  Il  obtient  126  jugements  ;  greffiers  et 
huissiers  les  expédient,  les  signifient.  Au  dernier 
moment,  la  crainte  d'accumuler  les  haines  coupe  court 
à  ce  bel  élan  d'énergie  ;  la  grâce  royale  intervient. 
Coût  :  onze  cents  francs  de  primes,  cinq  mille  de  procé- 
dure. 

Quels  remèdes  l'écrivain  propose-t-il  à  cet  état  de 
choses  ?  Rendre  à  la  propriété  toute  sa  vigueur.  Plus  de 
glanage  !  Plus  d'hallebotage  !  Il  n'existe  de  droit  pour 
personne  sur  le  bien  d'autrui. 

Le  possesseur  de  la  vigne  ou  du  champ  ne  peut, 
d'après  la  Cour  de  cassation,  grapiller,  ni  glaner  lui- 
même.  Une  tellejurisprudence  eût  indigné  Balzac.  Pour 
cet  esprit  absolu,  la  propriété  est  une,  comme  est 
entière  la  famille,  comme  est  indissoluble  le  mariage. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     IO9 

Les  lois,  les  mœurs  ne  doivent  pas  fléchir  ;  l'homme 
n'a  que  trop  de  dispositions  à  écarter  ce  qui  le  gêne. 

Supprimez  ou  diminuez  les  droits  de  passage  ;  ne 
vous  apitoyez  pas  sur  le  sort  de  l'enclavé  :  au  lieu 
d'être  étouffé,  il  opprime.  «  Le  dixième  des  procès  por- 
tés devant  les  tribunaux  de  paix  a  pour  cause  d'injustes 
servitudes  »  (i).  Vous  pouvez  en  croire  l'expérience  du 
juge  de  paix  Glousier. 


Cet  exposé  vous  paraît  dur.  Ecoutez  le  langage  d'un 
ancien  militaire,  le  garde  Michaud  (2)  :  u  Le  paysan 
doit  obéir  comme  les  soldats  obéissent  ;  il  doit  avoir  la 
probité  du  soldat,  son  respect  pour  les  droits  acquis, 
et  tâcher  de  devenir  officier,  loyalement,  par  son  travail 
et  non  par  le  vol.  » 

Le  régime  féodal  se  trouvait  historiquement  et  phi- 
losophiquement trop  près  de  la  pensée  de  Balzac  pour 
qu'il  n'en  ait  pas  introduit  quelques  débris  dans  son 
système  social. 

Le  détenteur  du  sol  reste,  pour  le  romancier,  le  con- 
quérant d'hier.  11  apporte  àladéfense  decequ'ilaacquis, 
la  bravoure  et  la  discipline  du  soldat  ;  il  exerce  sur  ses 
voisins  une  légitime  autorité,  ce  qui  suppose  des  devoirs. 

((  Vous  n'êtes,  dit  l'abbé  Brossettes  à  M""'  deMontcor- 
net,  que  les  dépositaires  du  pouvoir  que  donne  la  for- 
tune, et,  si  vous  n'obéissez  pas  à  ses  charges,  vous  ne 
la  transmettrez  pas  à  vos  enfants  comme  vous  l'avez 

(1)  Le  Curé  de  village. 

(2)  Les  Paysans. 


IIO  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINA LISTE 

reçue!,..  Faire  le  bien  obscurément  dans  un  coin  de 

terre,  comme  Rigou  y  fait  le  mal  ! Ah  !   voilà  des 

prières  en  action.  Si  dans  chaque  commune,  trois  êtres 
voulaient  le  bien ,  notre  beau  pays  serait  sauvé  de  l'abîme .  » 

Ce  discours  est  fort  bien  placé  dans  la  bouche  d'un 
prêtre  et  M.  l'abbé  Calippe  en  fait,  à  bon  droit,  l'éloge. 
Mais  seule,  une  sainte,  M""^  Grashn,  conduite  par  un 
vénérable  prélat,  se  conformera  à  cet  idéal.  Le  pays 
vers  lequel  elle  accourt  était  pauvre,  elle  le  fécondera 
par  la  contagion  d'une  intelligente  activité;  ses  habitants 
manquaient  de  ressources,  elle  les  enrichira  grâce  à  des 
leçons  appropriées  ;  leurs  mœurs  étaient  mauvaises, 
elle  les  changera  par  l'ascendant  de  l'exemple. 

La  législation  terrienne  chère  à  Balzac,  toujours  ten- 
due, rarement  indulgente,  malgré  cet  élan  de  charité, 
formerait  peut-être  à  la  longue  un  peuple  discipliné  et 
fort  :  elle  rappelle  celle  de  l'ancienne  Rome. 

Nous  sommes  loin,  à  l'heure  actuelle,  d'une  telle  con- 
ception ;  on  dirait  que  nous  ne  pouvons  nous  défendre 
de  voir  dans  la  possession  du  sol  une  usurpation  tout 
au  moins  partielle.  L'eau  et  l'air,  indispensables  à  la 
vie,  demeurent  communs  à  tous  les  hommes.  Pourquoi 
n'en  est-il  pas  de  même  de  la  terre  ?  A-t-elle  été  don- 
née plus  spécialement  à  quelques-uns  ?  Quel  titre  peut 
donc  invoquer  le  premier  occupant  ?  Pour  la  plupart 
des  philosophes  contemporains,  MM.  Spencer  et  Re- 
nouvier  notamment,  le  produit  de  son  activité  propre 
appartient  seul  de  droit  naturel  à  chaque  individu. 
La  division  des  héritages  ne  se  légitime  que  par 
le   travail   eflectué   sur  le   fonds.    On    sent,   dans   les 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     III 

théories  modernes,  un  léger  fléchissement  du  principe 
de  la  propriété  foncière  (i).  En  présence  de  ces  tendan- 
ces, l'étrange  est  d'en  découvrir,  comme  nous  venons 
de  le  faire,  de  diamétralement  opposées,  de  se  heurter 
à  la  volonté  manifeste  d'établir  plus  solidement  les 
riches. 

De  même  qu'il  sacrifie  au  premier  né  les  frères  et 
sœurs  plus  jeunes,  Balzac  s'oppose  au  morcellement 
des  immeubles  fonciers.  Arboriculteur  méthodique,  il 
émonde  impitoyablement  les  rejetons  tard  venus  et 
laisse  se  développer  la  tige  maîtresse  seule. 


VIII 

La  Propriété  mobilière 

Balzac  a  beau  s'affubler  de  titres  et  de  particules,  il 
n'en  consacre  pas  moins  au  labeur  sa  vie  entière  ;  ce 
mystique  est  un  apôtre  de  l'énergie,  ce  théoricien  de 
l'inspiration  poétique  un  «  forçat  des  lettres  »,  peinant, 
s'épuisant  à  l'œuvre.  Aussi,  sent-il  instinctivement  le 
mérite  du  travail.  S'il  donne  à  l'art,  surtout  à  l'art 
d'écrire,  le  premier  rang,  il  admire  l'activité  humaine 
dans  toutes  ses  manifestations  et  entend  qu'elle  soit 
toujours  rémunérée.  Entre-t-il  dans  la  boutique  d'un 
parfumeur,  il  se  réjouit  de  voir  ce  commerçant  s'enri- 
chir, peu  à  peu,  par  la  vente  de   la  pâte  des  sultanes, 

(i)  Fouillée,  La  Propriété  el  la  démocratie. 


I  1 2  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

pleure  lorsqu'une  sotte  vanité  bourgeoise  conduit  à  la 
faillite  son  nouvel  ami  (i). 

L'imagination  emporte  le  romancier  jusqu'à  lui 
cacher  les  grossièretés  ordinaires  du  négoce.  Pour  inté- 
ressantes que  soient  les  affaires,  elles  contentent  rare- 
ment notre  goût  esthétique.  Ceux  qui  s'y  livrent  con- 
tractent à  la  longue  un  pli  professionnel  insupportable 
aux  délicats.  Le  voyageur  de  commerce  est  tout  parti- 
culièrement malmené  par  la  littérature.  La  pesanteur 
de  sa  parole  fait  de  lui  le  béotien  moderne  ;  ses  plaisan- 
teries, —  car  il  est  très  gai,  —  ne  portent  pas  la  marque 
du  plus  pur  atticisme.  Balzac  l'aime  pourtant,  le  fête  à 
l'occasion.  Il  se  plaît  aux  discours  macaroniques  de 
Gaudissart,  se  fond  de  joie  aux  explosions  subites  de 
ses  calembours  inattendus,  finit  par  adopter  sa  dé- 
plorable manie.  11  applaudit  à  la  souplesse  de  l'homme 
assez  adroit  pour  prôner,  tour  à  tour,  un  chapeau 
d'homme  à  forme  étourdissante,  une  gracieuse  coifTure 
de  femme  ;  pour  vanter  la  délicatesse  de  certains  parfums 
et  l'efficacité  de  quelque  drogue  ;  pour  glisser  adroite- 
ment un  livre,  imposer  un  journal,  exposer  un  système 
d'assurances  et  se  révéler,  sur  la  fin,  directeur  de  théâtre 
avisé.  Il  admet  tous  les  moyens  de  s'enrichir  qui  ne 
contrarient  pas  le  minimum  de  probité  essentiel  à  la 
vie  sociale.  Encore  ne  se  montre-t-il  pas  très  exigeant. 

Les  spéculations  de  bourse  répugnent  à  nos  conscien- 
ces ;  elles  consacrent  le  triomphe  de  la  force  ou  de 
l'industrie  déshonnête.  Le  romancier  n'a  pour  elles  au- 

(i)  Grandeur  et  décadenee  de  César  Birotteau. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     II 3 

cune  mésestime  (i).  La  hardiesse  de  certains  placements 
lui  paraît  digne  de  récompense.  Sa  vie  ne  s'est-elle  pas 
passée  à  rêver  fortunes  subites  ? 

L'énergie  est  pour  lui  la  vraie  mesure  du  mérite. 
Qu'elle  ne  manque  pas  aux  lois  de  la  probité,  il  s'incline 
devant  elle,  tout  en  redoutant  que  ses  scrupules  ne  la 
gênent;  qu'elle  soit  malfaisante  avec  audace,  elle  éveille 
en  son  cœur  une  secrète  tendresse.  Nucingen,  Merca- 
det,  Rastignac,  Vautrin  même,  comme  de  Marsay, 
Catherine  de  Médicis  et  Robespierre,  malgré  leurs  fau- 
tes, malgré  leurs  crimes,  l'ont  trouvé  plein  d'indulgence. 

La  richesse  est  donc,  pour  Balzac,  la  juste  récompense 
de  l'activité  humaine,  patiente  et  continue,  ou  même 
impulsive  et  violente.  Sa  conception  se  trouve  proche 
de  l'idéal  commun.  Mais  le  respect  dû  à  la  propriété 
lui  échappe,  parce  qu'il  ne  voit  pas  en  elle  un  moyen 
de  défense  de  l'individu  contre  les  entreprises  de  ses 
semblables  et  de  l'Etat  (2),  un  retranchement  naturel 
de  l'indépendance.  11  ne  pense  pas  non  plus  à  la  limi- 
ter, car  il  ne  craint  pas  qu'elle  devienne  oppressive.  Son 
culte  de  la  puissance,  sa  méconnaissance  de  la  per- 
sonnalité s'unissent  pour  lé  déterminer  à  n'admettre 
ici  encore  aucun  échec  au  principe  posé. 

(r)  Pour  soutenir  le  contraire,  M.  Charles  Calippc  cite  deux  pas- 
sages relatifs  à  des  aif^^refins  qui  relèvent  manifestement  de  la 
police  correctionnelle,  Claparon  et  Diard.  Mais  la  façon  admira- 
tive  dont  Balzac  parle  de  Mucingen  et  de  Mercadet  rend  ces 
exemples  peu  concluants. 

(a)  Rexouvieb,  Science  de  la  morale.  E.  Franck,  Philosophie  du 
droit  civil. 


Il4  BALZAC    JURISCO^ïSULTE    ET    CRIMI>'AL1STE 


*  * 


Balzac  défendait  aussi,  auprès  de  la  commission  de  la 
Chambre  des  députés,  le  développement  infini  de  la 
propriété  littéraire.  Et,  sur  bien  des  points,  il  avait  en- 
entièrement  raison. 

Son  insistance  pour  que  le  livre  fût  protégé  au  delà 
des  frontières  ne  manquait  pas  de  fondement.  La  con- 
trefaçon, dont  il  a  lui-même  souffert  de  la  part  des 
éditeurs  étrangers,  pourrait,  à  elle  seule,  motiver  sa 
proposition.  Les  traités  intervenus  depuis  entre  nations 
ont  presque  entièrement  mis  fin  aui  abus  dont  il  se 
plaignait. 

Mais,  contrairement  à  son  avis,  notre  législation 
laisse  toujours  tomber  les  œuvres  d'art  dans  le  domaine 
public,  cinquante  ans  après  la  mort  de  leurs  auteurs. 

La  pensée,  disaient  les  membres  de  la  commission, 
naît  de  la  langue,  des  observations  acquises,  des  scien- 
ces, des  philosophies,  des  vérités  transmises  par  les 
ancêtres  :  venue  de  tous,  il  importe  qu'elle  retourne  à 
tous,  comme  une  eau  captée  est  rendue  à  son  cours  na- 
turel après  avoir  communiqué  sa  force  à  l'usine  et  ac- 
tionné ses  rouages. 

Pour  le  romancier,  cette  socialisation  aflTaiblissait, 
hors  de  propos,  la  propriété  individuelle. 

Croyez- vous  que  cet  apologiste  de  l'aristocratie,  si 
souvent  frustré  par  l'avidité  des  libraires  et  par  la 
déloyauté  de  la  contrefaçon  étrangère,  n'ait  pas  rêvé  la 
constitution  de  majorais  de  droits  d'auteurs  ?  Cette  no- 
blesse, avouons-le,  en  vaudrait  bien  une  autre. 


PHILOSOPHIE    SOCLiLE,    L.V    POLITIQUE,    LE    DROIT     Il5 

Sur  ce  point,  comme  sur  tant  d'autres,  les  opinions 
de  Balzac  restent  absolues,  conformes  aux  tendances 
générales  de  son  esprit  ;  elles  consacrent  une  fois  en- 
core le  triomphe  des  grandes  forces. 

IX 
Les  contrats 

Entre  les  hommes  réunis  en  société,  s'établissent  né- 
cessairement des  échanges  de  services.  Celui-ci  possède 
un  champ  qu'il  ne  peut  cultiver,  il  le  loue  à  qui  manque 
de  terre.  Celui-là  se  trouve  avoir  en  trop  certains  ob- 
jets.  il  les  vend  pour  s'en  procurer  d'autres.  La  spécia- 
lisation des  fonctions  économiques  multiplie  à  l'infini 
ces  relations . 

Le  droit  s'empare  de  ces  prestations  réciproques,  les 
règle,  assure  l'exécution  des  promesses  faites. 

Quel  principe  va-t-on  d'abord  poser?  Le  plus  simple 
se  trouve  le  suivant  :  les  hommes,  libres  par  nature, 
peuvent  enchaîner  mutuellement  leurs  volontés.  En 
conséquence,  un  des  premiers  objets  des  lois  sera  de 
fixer  les  conditions  de  validité  du  consentement. 
Pour  s'engager  juridiquement,  chacun  des  stipulants 
devra  être  sain  d'esprit,  avoir  atteint  l'âge  de  raison, 
s'être  décidé  en  connaissance  de  cause.  Afin  d'appeler 
l'attention  des  parties  en  présence,  les  législations  pri- 
mitives auront  recours  à  des  pratiques  formalistes  en 
dehors  desquelles  elles  ne  sanctionneront  pas  les  con- 
trats. Plus  tard,   les  solennités  tomberont  comme   des 


Il6  BALZA.G    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

entraves  gênantes  ;  le  lien  de  droit  se  formera  plus 
simplement,  mais  la  loi  examinera  de  près  la  nature 
des  conventions,  les  prohibera  si  elles  lui  paraissent  con- 
traires aux  préceptes  essentiels  de  la  morale  ou  de 
l'ordre  public  (i),  ordonnera  aux  juges  de  s'assurer  par 
tous  les  moyens  de  preuve  que  la  participation  à  l'acte 
n'a  été  surprise  ni  par  le  dol,  ni  par  la  fraude  (2). 

Accorder  ainsi  aux  personnes,  à  quelques  restrictions 
près,  sans  aucun  souci  des  différences  de  situation  exis- 
tant entre  elles,  la  liberté  de  contracter,  devait  produire 
dans  les  faits  des  résultats  inhumains.  Des  lois  socia- 
les, presque  aussi  inéluctables  que  celles  du  monde 
physique,  pèsent  sur  les  plus  faibles,  détruisent  dans  la 
réalité  cet  équilibre  qui  constitue  l'idéale  justice,  et, 
s'appliquant  mêmeà  cette  marchandise  digne  cependant 
d'une  protection  particulière,  le  travail  de  l'homme, 
donnent  naissance  aux  pires  abus.  Balzac  accepte  le 
principe  et  ses  résultats. 

Parfois,  nous  croyons  voir  poindre  dans  ses  récits 
quelque  compassion  pour  les  êtres  broyés  par  une  lé- 
galité sans  entrailles.  Prenons  garde  cependant  à  ne 
pas  confondre  la  sensibilité  de  l'artiste  et  la  théorie  du 
philosophe.  Jenny  Malvaut,  la  courageuse  ouvrière,  se 
soumet  aux  exigences  de  Gobseck,  et,  pour  les  avoir 
stoïquement  subies,  elle  s'élève  peu  à  peu.  Dans  les  Pe- 
tits Bourgeois^  l'auteur  ne  va-t-il  pas  jusqu'à  prétendre 
que  l'œuvre  des  prêteurs  à  la  petite  semaine  est  préfé- 


li)Art.  :  ii3i  et  ii33  Code  civil. 
(2)  Art.  :   II 16  Code  civil. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     II7 

rable  socialement  à  celle  de  la  charité  ?  A  n'en  pas  dou- 
ter, la  cruelle  loi  de  l'offre  et  de  la  demande  paraissait 
au  romancier  une  source  d'énergie  économique  ?  Pour 
cet  adorateur  delà  force,  cela  suffisait. 


Le  contrat,  librement  débattu  et  librement  accepté, 
est  le  fondement  même  du  commerce,  qu'on  pourrait 
définir  juridiquement  :  un  échange  constant  de  presta- 
tions. Les  industriels,  les  négociants  et  les  banquiers 
passent  nombreux  dans  la  Comédie  humaine.  D' aucuns, 
comme  Birotteau,  ont  la  religion  de  leur  parole;  leurs 
obligations  affectent  dans  leurs  consciences  une  sorte 
de  caractère  sacré  :  ils  ne  supportent  pas  la  pensée 
d'y  manquer.  Ne  vous  trompez  pas  toutefois  au  spec- 
tacle de  la  douloureuse  épopée  de  l'infortuné  parfu- 
meur. César  et  les  siens  sont  de  petites  gens  à  l'intelli- 
gence bornée.  Leur  vertu  est  faite  d'habitudes  pusil- 
lanimes. 

Nucingen,  le  Napoléon  de  la  banque^  ne  s'embarrasse 
pas  de  ces  misérables  scrupules.  11  s'enrichit  en 
avouant  cyniquement  ce  que  Birotteau  meurt  de  honte 
à  constater  :  la  suspension  forcée  de  ses  paiements.  Il 
étale  complaisamment,  exagère  sa  détresse,  afin  d'obte- 
nir un  concordat  avantageux.  Mercadet  use  son  génie, 
—  il  en  possède  vraiment,  —  à  se  soustraire  aux  échéan- 
ces. Sa  prodigieuse  habileté  pour  se  dérober  aux  enga- 
gements contractés  reçoit  sa  récompense  :  la  fortune 
fond  miraculeusement  sur  lui  avant  que  le  rideau   ne 

7. 


Il8  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tombe.  L'écrivain  a,  d'ailleurs,  conçu  son  héros  sym- 
pathique. 

S'il  faut  en  croire  les  indiscrètes  confidences  de  Léon 
Gozlan,  Balzac  aurait  pratiqué  lui-même  l'art  d'échap- 
per aux  créanciers.  Changer  furtivement  de  logement, 
vivre  sous  un  nom  d'emprunt,  ne  sortir  que  la  nuit  ou 
les  jours  fériés,  afin  d'échapper  à  l'exercice  de  la  con- 
trainte par  corps,  étaient  chez  lui  choses  courantes. 
Le  terrible  ami  ne  conte-t-il  pas,  avec  humour,  une 
course  folle  dans  la  forêt  de  ville  d'Avray,  pour 
éviter  un  garde  auquel  le  romancier  avait  réussi  à  em- 
prunter une  modique  somme  d'argent  ?  Gela,  certes,  est 
lamentable.  Dans  la  correspondance  de  Balzac,  revient, 
à  chaque  instant,  cet  éternel  refrain  des  désordonnés  : 
((  N'ai-je  pas  assez  payé  de  traites?  N'ai-je  pas  assez 
travaillé?  » 

* 

Les  probités  véritables  sont  rares  dans  la  Comédie 
humaine  ;  elles  se  trouvent  unies,  à  plusieurs  reprises, 
à  de  formelles  opinions  républicaines. 

La  même  fierté  d'âme  qui  fait  prétendre  Pillerault, 
l'oncle  de  Birotteau,  et  le  paysan  Niseron  à  la  direction 
de  la  chose  publique,  les  soumet  à  l'observation  stricte 
de  leur  parole.  Le  martyr  calviniste,  ce  jacobin  avant  la 
lettre,  montre  ailleurs  la  même  noblesse  et  la  même 
honnêteté. 

Tenir  ses  engagements,  c'est,  pour  un  citoyen,  se 
soumettre  à  une  loi  volontairement  acceptée.  Eclairé 
par  l'expérience,  mû  par  son  altruisme  humanitaire,  il 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     II  9 

pourra  s'efforcer  d'atténuer  dans  l'avenir  la  rigueur 
trop  grande  de  certains  contrats,  mais  à  la  condition 
que  ses  opinions  ne  paraîtront  pas  une  excuse  à  sa  né- 
gligence ou  à  son  mauvais  vouloir.  S'il  lui  arrive  de 
souffrir  de  quelque  abus  de  légalité,  il  ne  lui  viendra 
pas  à  la  pensée  d'user  de  réciprocité  à  l'égard  de  ses 
semblables.  Les  échanges  de  services  ou  de  biens  seront 
toujours  loyaux  de  son  côté  :  à  l'exemple  de  Pillerault, 
il  prélèvera  sur  ses  opérations  un  bénéfice  raisonnable 
et  uniforme  de  7  0/0. 

Le  bilan  du  marchand  de  fer  se  résout  à  cette  propor- 
tion mathématique,  preuve  manifeste  de  sa  modéra- 
tion en  affaires.  «  La  seule  tache  de  son  caractère,  dit 
Balzac  en  parlant  de  son  héros,  était  l'importance  qu'il 
attachait  à  sa  conquête,  l'émancipation  du  peuple  ;  il 
tenait  à  ses  droits,  à  la  liberté,  aux  fruits  de  la  Révolu- 
tion. )) 

Comment  un  aussi  puissant  psychologue  témoigne- 
t-il  un  tel  regret?  Comment  ne  comprend-il  pas  que 
c'est  là  le  ressort  secret  qui  tend  cette  âme  honnête,  la 
fait  si  droite?  Pillerault  réclame  la  liberté,  et,  comme  le 
paysan  Niseron,  il  pense  que  pour  la  conserver,  les 
pauvres  doivent  s'en  montrer  dignes,  «  donner  aux 
riches  l'exemple  des  vertus  civiques  et  de  Vhonneur.  » 

La  probité  naît  donc,  chez  ces  républicains,  du  même 
souci  qui  provoque  les  scrupules  du  marquis  d'Espard. 
Mais  ce  sentiment  est  ici  plus  humble,  assurément 
moins  exclusif.  La  vertu  du  grand  seigneur  se  confond 
avec  la  préoccupation  de  préserver  de  toute  souillure  la 
pvireté  de  sa  race  ;  chez  le  démocrate,  le  respect  de  soi 


I20  BALZAC    JUKISGO.NSULTE    ET    GRIMINALISTE 

se  double    toujours    du   respect  de    son    semblable. 

Qui  ne  tient  compte  de  cette  transformation  et  aussi 
de  cette  généralisation  de  l'honneur  ne  comprend  pas  la 
véritable  grandeur  de  nos  sociétés  contemporaines. 
Sans  doute,  le  Christ  avait  magnifiquement  parlé  du 
prochain,  mais  au  nom  de  l'amour  et  non  du  respect 
qu'on  lui  doit.  Pour  qui  observe  impartialement  nos 
démocraties,  une  légitime  fierté  pénètre  toutes  les  cou- 
ches sociales,  en  même  temps  que  les  envahissent  une 
plus  vive  compréhension  du  droit  d'aulrui  et  une  sym- 
pathie plus  grande  pour  l'universalité  humaine. 

Tenir  ses  engagements,  observer  la  légalité  présente, 
en  préparer  pour  l'avenir  une  meilleure  :  tel  est  l'idéal  de 
conduite  du  citoyen  moderne.  11  accepte  les  lois  comme 
elles  sont  ;  mais  il  s'efforce  de  les  rapprocher  de  l'équité. 

Parmi  tous  les  contrats,  un  seul,  celui  de  société,  lui 
paraît  se  plier  à  la  véritable  justice  ;  il  voudrait  y  ra- 
mener tous  les  autres,  organiser  grâce  à  lui  une  égale 
rémunération  des  services  sociaux (i).  La  condition  du 
salarié  l'émeut  surtout.  N'est-ce  pas,  à  l'occasion  du 
travail,  que  les  variations  de  l'offre  et  de  la  demande 
font  le  plus  durement  sentir  leur  inhumanité  ?  ÎNe  se- 
rait-il pas  désirable  de  régler  équitablement  les  parts 
respectives  du  capital,  de  la  pensée  et  du  labeur  corpo- 
rel ?  Les  législateurs  du  monde  civilisé  peinent  à  cette 
œuvre.  Déjà,  les  lois  sur  les  accidents  (2),  sur  les  syn- 
dicats  professionnels   (3),   bientôt,   1  organisation  des 

(i)  Renouvier,  Science  de  la  morale. 
(2)  Loi  du  i"  Avril  1898. 
(0)  Loi  du  21  Marp  i88/|. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     131 

retraites  ouvrières  donnent  et  donneront  plus  encore 
consistance  à  cette  aspiration  moderne  ;  elles  n'achève- 
ront pas  l'œuvre  entreprise.  Le  cœur  de  l'homme  ré- 
clamera sans  relâche  une  égale  rétribution  de  l'effort, 
jusqu'à  ce  que  l'univers  s'organise  enfin  en  une  im- 
mense association,  proposée  à  notre  enthousiasme  par 
les  utopistes,  ces  réalistes  de  l'avenir. 

Balzac,  tout  entier  à  son  pessimisme,  aurait  traité 
de  folie  les  tentatives  d'aujourd  hui.  Convaincu  que  les 
hommes  ne  peuvent  se  dégager  de  leur  égoïsme  de  na- 
ture, il  voulait  les  immobiliser  dans  des  institutions 
autoritaires,  les  contraindre  à  l'observation  d'une  disci- 
pline sociale  simple,  mais  rigoureuse,  les  fixer  dans  ces 
pratiques  professionnelles  mesquines  qu'il  domine  de 
trop  haut  pour  ne  pas  les  mépriser  secrètement. 

Il  était  bien  loin  de  croire  possible  la  moralisation  de 
la  propriété,  l'organisation  de  l'équité  dans  la  famille, 
l'introduction  obligatoire  de  la  vraie  justice  dans  les 
conventions.  Il  faut  pour  cela  avoir  foi  en  la  tendance 
spontanée  de  l'homme  vers  le  bien  et  sinon  en  sa  bonté 
actuelle,  tout  au  moins  en  sa  bonté  future. 


X 

Résumé  et  origine  des  opinions  jnridiqnes  et 
politiques  de  Balzac 

La  famille  forte,  la  puissance  paternelle  sans  entra- 
ves, le  droit  d'aînesse  rétabli  et  prolongeant  l'autorité 
domestique,  la  grande  propriété  immobilière  domina- 


122  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

triée,  les  droits  d'auteurs  sans  restriction,  réconomie  et 
l'activité  assurées  du  produit  de  leurs  efforts,  même 
suspects  :  en  ces  quelques  mots,  se  résume  la  vie  civile 
dans  la  pensée  du  romancier. 

Vous  voyez  qu'il  n'est  pas  besoin  de  textes  compli- 
qués. Les  paroles  nombreuses  affaiblissent  l'idée. 
((  Un  peuple  qui  a  4o.ooo  lois  n'a  pas  de  lois  »  (  i  ). 

Des  principes  fermes  à  la  place  de  lois  multipliées  ; 
une  discipline  sociale  plutôt  qu'une  législation  ;  des 
mœurs  plus  rigoureuses  et  moins  de  tribunaux;  pour 
assurer  l'ordre  et  par  instants  la  justice,  un  tyran  de 
génie  admirablement  renseigné  ;  les  droits  politiques  et 
la  liberté  en  déroute  devant  une  aristocratie  triomphante  ; 
au  lieu  des  tourments  de  la  vanité,  la  quiétude  d'une  foi 
naïve  qui  apaise  le  peuple  et  rassure  les  grands  :  telle 
est  la  conception  juridique  et  politique  de  Balzac. 

Des  chocs  répétés  de  cet  idéal  avec  la  réalité,  ont 
jailli  la  plupart  des  drames  de  la  Comédie  humaine, 
œuvre  immense,  qu'on  a  crue  contradictoire  pour 
n'avoir  pas  su  ou  voulu   découvrir  sa  profonde  unité. 

Les  convictions  de  Balzac  datent  de  sa  jeunesse.  Au 
moment  même  où  la  frivolité  de  ses  écrits  permettrait 
de  supposer  quelque  légèreté  d'esprit,  de  courtes  pro- 
ductions, sérieuses  celles-là,  le  Droit  d'aînesse,  Y  His- 
toire impartiale  des  jésuites,  le  Code  des  gens  honnêtes, 
montrent  que  sa  pensée  a  déjà  pris  consistance.  Le 
surprenant  est  que  d'aussi  précoces  opinions  soient 
demeurées  définitives,  qu'on  ne  puisse  relever,  dans  la 

(i)  Le  Médecin  de  campagne. 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     ia3 

longue  carrière  du  romancier,  aucune  infidélité  à  leur 
égard. 

Quand  les  idées  générales  sur  la  société  sont  sitôt 
formées  en  nous,  elles  procèdent  rarement  d'une  exacte 
observation.  En  religion  et  en  politique,  les  jeunes 
gens  jugent  d'enthousiasme,  ou,  s'ils  se  piquent  de  sa- 
gesse, leurs  convictions  leur  viennent  du  milieu  am- 
biant et  des  circonstances.  A  peine,  faut-il  considérer 
comme  nées  de  l'expérience,  les  réflexions  émises  timi- 
dement par  quelques  vieillards  philosophes,  le  soir, 
les  portes  closes,  autour  du  foyer  familial,  dans  un 
petit  cercle  d'amis,  en  dehors  de  toute  préoccupation 
d'intérêt  ou  d'amour-propre,  au  cours  d'un  des  rares 
instants  de  sincérité  vraie. 

Dans  un  pays  sollicité  par  toutes  les  idées  modernes 
et  subissant  des  tendances  ataviques,  traversé  par  des 
courants  passionnés,  où  l'instabilité  présente  se  double 
des  variations  de  l'histoire,  demander  à  un  jeune  homme 
de  vingt-cinq  ans  d'ouvrir  les  yeux  sur  le  monde  et 
d'en  formuler  impartialement  les  lois,  est  folie.  Sa  pen- 
sée obéira  aux  règles  ordinaires  de  l'imitation  ou  de  la 
vanité.  S'il  répond,  ce  sera  pour  exprimer  un  caprice, 
développer  une  thèse  paradoxale,  sacrifier  à  la  mode, 
réciter  les  leçons  de  son  maître  ou  les  enseignements 
de  sa  famille. 

Honoré  Balzac  était  le  fils  d'un  ancien  membre  de  la 
Commune  de  98,  qui,  après  avoir  accepté  le  régime 
impérial,  se  découvrait,  par  une  métamorphose  nou- 
velle, des  sentiments  du  plus  pur  royalisme.  L'ancien 
collègue  de  l'iconoclaste    Hébert    professait  pour  la 


124  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

leligion  romaine  un  respect  d'autant  plus  absolu  qu'il 
se  manifestait  tard.  Légitimité  et  catholicisme  étaient 
poussés  dans  la  maison  aux  limites  extrêmes  de  l'or- 
thodoxie, j'allais  écrire  du  fanatisme.  On  n'y  prononçait 
certains  noms  de  l'histoire  qu'en  se  signant,  et  quand, 
l'imagination  encore  émue,  le  père  décrivait  quel- 
ques figures  infernales  de  la  Révolution,  il  omettait  sans 
doute  d'indiquer  qu'il  les  avait  vues  dans  l'intimité 
bruyante  des  assemblées  politiques,  au  milieu  du  tu- 
multe de  l'Hôtel  de  ville,  le  cœur  serré  aux  coups  de 
cloche  du  tocsin,  avec  l'angoisse  d'une  responsabilité 
partagée.  Que  si  le  souvenir  revenait  par  instants, 
l'erreur  passée  attachait  plus  fortement  à  la  vérité  si 
durement  acquise. 

La  vie  du  chef  de  famille  paraissait,  après  tout,  résu- 
mer l'expérience  d'une  génération. 

Tandis  que  l'aristocratie  et  la  bourgeoisie  du  XVIIP 
siècle  se  ralliaient  hardiment  aux  idées  nouvelles, 
lisaient  Voltaire  et  méditaient  Rousseau,  lamajorité  de- 
meurait dévote  et  monarchique.  Qu'on  le  veuille  ou  non, 
quelques  années  plus  tard,  en  98,  la  France  coiffait  le 
bonnet  lougeet  dansait  la  carmagnole.  Enfin,  devenue 
guerrière,  elle  embouchait,  sous  l'Empire,  le  clairon 
des  Césars  ;  puis,  les  malheurs  aidant,  repentante,  elle 
rentrait  dans  l'Église,  des  fleurs  de  lys  aux  mains. 
C'était  l'époque  où  le  pays  élisait  la  Chambre  introuva- 
ble et  embarrassait  Louis  XYIll  par  l'ardeur  de  son 
royalisme,  où  de  Maislre  flagellait  la  liberté  de  ses  sar- 
casmes et  concluait  bruyamment  au  despotisme  aristo- 
cratique, où  de  Bonald  maltraitait  la  raison  et  faisait 


PHILOSOPHIE    SOCIALE,    LA    POLITIQUE,    LE    DROIT     125 

réloge  du  préjugé  qu'il  disait  être  le  langage  de  Dieu, 
OÙ  Chateaubriand  poétisait  la  religion  du  Christ  et  la 
mariait  à  un  monarque  modéré.  Comment  un  jeune 
homme  se  soustrairait-il  aux  suggestions  de  la  famille, 
aux  entraînements  de  la  mode,  aux  contagions  du 
génie?  Il  en  fallait,  certes,  bien  moins  pour  emporter 
l'imagination  ardente  de  Balzac,  pour  le  rendre  reli- 
gieux et  royaliste  à  l'exemple  des  trois  grands  écrivains, 
absolutiste  comme  de  Maistre,  traditionaliste  comme 
de  Bonald.  Sa  pensée  avait  coulé  dans  un  moule  tout 
prêt  ;  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  l'éprouver  au  contact 
de  la  réalité. 

L'étudiant  en  droit,  le  clerc  de  notaire  et  d'avoué  a 
choisi  naturellement  le  Code  et  la  chicane  pour  champ 
d'expériences. 


CHAPITRE  III 


LES  HOMMES  DE  LOI 


Balzac  clerc  d'avoué 

C'est  une  pitoyable  faiblesse  chez  Balzac  que  d'avoir 
sournoisement  ajouté  une  particule  au  nom  corrigé  du 
laboureur  du  Tarn,  Bernard,  François  Baissa,  son 
aïeul.  C'est  aussi  de  l'ingratitude. 

Une  haute  naissance,  des  parentés  illustres,  celle  des 
Entraigues  par  exemple,  des  fonctions  nobles  exercées 
par  le  père  de  l'écrivain  à  la  Cour  de  Louis  XVI,  et  la 
Restauration  n'aurait  pas  laissé  une  telle  famille  aux 
prises  avec  la  misère.  La  Comédie  humaine  eût  été 
menacée  dans  son  existence,  car  elle  est  née,  peut-on 
dire,  au  jour  le  jour,  des  déconfitures  successives  de 
son  auteur. 

Supposez  Balzac  trop  imbu  des  préjugés  de  caste 
pour  se  résoudre,  même  au  prix  de  la  vie,  à  des  beso- 
gnes dégradantes,  nous  avions  peut-être  le  législa- 
teur mystique,  le  chrétien  aristocrate,  le  spiritualiste 
dynamiste   que  nous  connaissons,  mais   nous   étions 


LES    HOMMES    DE    LOI  I27 

privés  du  littérateur  accomplissant  fiévreusement  sa 
tâche  quotidienne.  Rendons  aussi  hommage  aux  agri- 
culteurs de  la  Nougaïrié  qui  avaient  appris  et  s'étaient 
transmis,  de  génération  en  génération,  cette  savante 
diplomatie  paysanne  dont  les  finesses  valent  peut-être 
celles  de  bien  des  congrès  internationaux  et  qui  pré- 
pare admirablement  aux  luttes  juridiques. 

Le  paysan  fait  bonne  garde  autour  de  son  champ  ; 
il  éprouve  un  penchant  secret  pour  la  science  qui  le 
fixe  sur  ce  qu'il  peut  légalement  entreprendre,  lui  per- 
met de  défendre  le  sol  auquel  il  est  si  attaché.  L'habi- 
tude delà  chicane  en  plus,  tel  était  resté  sans  doute 
l'homme  de  loi  de  Tours,  le  premier  déraciné  de  cette 
race  de  laboureurs .  Gomme  un  vieux  soldat  rêve  aux 
épaulettes  de  son  enfant,  il  souhaitait  pour  Honoré  un 
bon  office  d'avoué  ou  de  notaire. 

Dès  que  Balzac  eut  achevé,  suivant  le  noble  mot  de 
l'époque,  ses  humanités,  son  père  le  conduisit  à  l'école 
de  droit. 

Parfumé  de  poésie  antique,  un  peu  vain  de  réthori- 
que,  tranchant  comme  un  théorème,  embrumé  de  phi- 
losophie, le  jeune  échappé  de  collège,  voué  par  les 
siens  à  la  procédure,  demeure,  à  l'ordinaire,  stupéfait 
en  présence  des  dispositions  précises  des  Godes .  D'au- 
cuns s'étonnent  à  la  première  leçon,  désespèrent  à  la 
seconde  et  renoncent  à  la  troisième  ;  d'autres  s'obsti- 
nent, et  nombreux,  qui  auraient  dû  s'arrêter. 

Si,  comme  Balzac,  le  jeune  homme  a  déj'i  des 
haines  d'auteur  ;  s'il  n'a  pas  cessé  de  maudire  le  régent 
sans  pitié  qui  confisqua  un  jour  entre   ses  mains   un 


128  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

manuscrit  philosophique,  —  une  théorie  nouvelle  de  la 
volonté^  s'il  vous  plaît  !  —  si  la  muse  tentatrice  a  conti- 
nué à  lui  sourire  derrière  l'épaule  du  cuistre  de  collège, 
le  miracle  serait  qu'il  ouvrît,  dès  l'abord,  le  digeste, 
feuilletât  le  Code  et  compulsât  les  arrêts. 

Une  discipline  ferme  s'impose  à  ce  moment.  Elle  ne 
manqua  pas  au  futur  romancier. 

L'école  de  droit,  certes,  doit  être  fréquentée;  mais, 
située  sur  l'Aventin  littéraire,  il  est  à  côté  d'elle  trop  de 
buissons  à  battre.  Le  praticien  sait  des  maîtres  modes- 
tes à  ne  pas  néghger  :  les  avoués  et  les  notaires.  Ici, 
pleine  sécurité  !  Il  n'est  pas  d'Egérie  que  l'odeur  du 
papier  timbré  n'incommode  et  ne  mette  en  fuite.  Quelle 
prétention  au  style  résisterait  à  six  mois  de  placets,  de 
requêtes  ou  de  conclusions  grossoyées  ? 

Celui  qui  devait  atteindre  à  une  si  haute  renommée 
littéraire  fut  placé,  en  qualité  de  clerc,  chez  M'Guillon- 
net-Merville,  avoué. 

Des  fées  protectrices  veillent,  sans  doute,  sur  les 
poètes  éphèbes  et  s'amusent  à  confondre  leurs  parents 
philistins.  La  chaise  sur  laquelle  allait  s'asseoir  le  nou- 
veau basochien  venait  d'être  désertée  par  Scribe,  et, 
s'il  faut  en  croire  Mirecourt,  le  petit  clerc  qui  mystifia, 
selon  la  coutume,  le  provincial  à  peine  descendu  de  la 
dihgence,  s'appelait  Jules  Janin  !  Etude  vraiment  mal 
choisie  !  Son  titulaire  était  homme  d'esprit  à  laisser 
croire  qu'il  avait,  lui  aussi,  dans  quelque  tiroir  secret, 
une  pièce  de  théâtre  non  jouée  ou  le  manuscrit  d'un 
roman  ébauché.  A  son  amateur  Scribe,  rencontré  un 
jour  au  bal,  le  c/ier  patron  décochait  cette  fine  épi- 


LES    HOMMES    DE    LOI  I  29 

gramme  :  «  Passez  donc  à  l'étude,  je  vous  assure  qu'il 
y  a  de  l'ouvrage  !  »  Balzac  rapporte  l'anecdote  avec  trop 
de  gaieté  pour  n'avoir  jamais  encouru  une  admonesta- 
tion semblable.  Tenez  pour  certain  que  M"  Guillonnet- 
Merville  ne  faisait  pas  main  basse  sur  la  copie  extra- 
juridique de  ses  clercs. 

Epoque  heureuse,  dont  l'écrivain,  rarement  opti- 
miste, a  conservé  le  plus  joyeux  souvenir  ! 

Après  l'avoué,  le  notaire;  la  main  qui  a  écrit  la 
Comédie  humaine  a  minuté  les  actes  de  M**  Passez.  Ne 
nous  étonnons  pas  si  elle  court  sans  effort  pour  pein- 
dre la  basoche. 


II 
La  basoche  dans  la  Comédie  humaine 

Sous  la  dictée  du  troisième  clerc  de  l'avoué  Derville, 
quatre  plumes  crient  «  sur  le  papier  timbré  faisant 
dans  l'étude  le  bruit  de  cent  hannetons  enfermés  par 
des  écoliers  dans  des  cornets  de  papier  »  (i). 

L'auteur  de  la  minute  psalmodie  une  lourde  phrase, 
gonflée  de  sottise  verbeuse,  interminable.  A  peine  par- 
vient-on à  comprendre  qu'il  s'agit  d'une  demande  en 
restitution  de  biens  d'émigrés.  La  clarté  n'est  pas  indis- 
pensable dans  des  conclusions  grossoyées  ;  le  nombre 
des  pages  fixe  seul  les  honoraires  ! 

(i)  Balzac,  Le  Colonel  Chabert. 


l3o  BA^LZA-C    JURISCONSULTE    ET    CRIMINA-LISTE 

{(  Allons  !  encore  notre  vieux  carrick  !  »  La  voix  per- 
çante du  saute-ruisseau  fait  un  trou  dans  cette  éloquence 
de  grimoire. 

Debout  près  de  la  fenêtre,  le  gamin  de  la  basoche  a 
vu  pénétrer  dans  la  cour,  un  de  ces  plaideurs  minables, 
la  proie  ordinaire  des  mauvaises  plaisanteries  des  clercs. 
Cet  âge  reste  insensible  aux  souffrances  que  cachent  les 
haillons  traînés  en  de  tels  lieux  !  D'une  main  adroite, 
l'enfant  jette  sur  le  chapeau  de  l'inconnu  une  boulette 
de  mie  de  pain  arrachée  au  morceau  qu'il  mange. 

Le  colonel  Chabert,  —  car  c'est  lui,  —  traverse  la  cour 
et  monte  l'escalier.  La  période  s'allonge,  s'orne  de  points 
d'exclamation  et  de  suspension,  se  grossit  d'incidentes 
inattendues,  continue  à  se  traîner  invertébrée,  lamenta- 
ble sur  le  papier  rugueux  de  l'Etat,  pendant  que  la 
malice  des  jeunes  gens  s'ébat  bruyante  et  joyeuse  en  un 
projet  de  mystification.  Quand  le  vieux  militaire  frappe 
à  la  porte,  la  procédure  s'est  enrichie  de  quelques  lignes 
et  la  conspiration  est  formée. 

Cinq  clercs  «  bien  endentés  »,  aux  yeux  vifs  et  rail- 
leurs, aux  têtes  crépues,  lèvent  le  nez  vers  la  porte  après 
avoir  tous  crié  d'une  voix  de  chantre  :  u  Entrez  !  » 

L'étude  qu'ils  ne  voyaient  pas,  penchés  qu'ils  étaient 
sur  leur  étrange  besogne,  et  ne  regardent  même  pas 
maintenant,  par  accoutumance  des  choses  familières, 
offre  un  spectacle  inquiétant.  C'est  bien  l'antre  inhospi- 
talier du  monstre  chicane,  «  cette  grande  pièce  ornée  du 
poêle  classique  dont  les  tuyaux  traversaient  diago- 
nalement  la  chambre  et  rejoignaient  une  cheminée  sur 
le  marbre  de  laquelle  se  voyaient  divers   morceaux  de 


LES    HOMMES    DE    LOI  l3l 

pain,  des  triangles  de  fromage  de  Brie,  des  côtelettes  de 
porc  frais,  des  verres,  des  bouteilles,  et  la  tasse  de  cho- 
lat  du  maître  clerc  ».  L'odeur  de  ces  comestibles  «  s'a- 
malgamait »  avec  «  la  puanteur  du  poêle  chaufté  sans 
mesure,  avec  le  parfum  particulier  aux  bureaux  et  aux 
paperasses. . .  Le  plancher  était  déjà  couvert  de  fange  et 
de  neige  apportées  par  les  clercs...  L'étude  avait  pour 
tout  ornement  ces  grandes  affiches  jaunes  qui  annon- 
cent des  saisies  immobilières,  des  ventes,  des  licitations, 
des  adjudications...  la  gloire  des  études  !  Derrière  le 
maître  clerc,  était  un  énorme  casier  qui  garnissait  le 
mur  de  haut  en  bas,  et  dont  chaque  comparti- 
liment  était  bourré  de  liasses  d'où  pendaient  un  nom- 
bre infini  d'étiquettes  et  de  bouts  de  fil  rouge  qui  don- 
nent une  physionomie  spéciale  aux  dossiers  de  procé- 
dure. Les  rangs  inférieurs  du  casier  étaient  pleins  de 
cartons  jaunis  par  l'usage,  bordés  de  papier  bleu,  et 
sur  lesquels  se  lisaient  les  noms  des  gros  clients  dont 
les  afPairesjuteuses  se  cuisinaient  en  ce  moment.  Les  sales 
vitres  de  la  croisée  laissaient  peu  de  jour. . .  »  Le  mobi- 
lier, transmis  d'avoué  à  avoué  «  avec  un  scrupule  reli- 
gieux )),  était  crasseux.  «  Ni  l'avoué  ni  les  clercs  ne 
tiennent  à  l'élégance  d'un  endroit  qui,  pour  les  uns  est 
une  classe,  pour  les  autres  un  passage,  pour  le  maître 
un  laboratoire.  » 

L'importun  va  être  éconduit  et  de  belle  sorte  ! 

Le  petit  clerc  auquel  le  malheureux  s'adresse  simule 
la  surdité.  L'orateur  interrompu  prend  sa  voix  de  céré- 
monie :  M'  Derville,  accablé  d'affaires,  ne  reçoit  ses 
clients  qu'à  une  heure  du  matin.  D'une  voix  brève,  le 


l32  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Principal  confirme  le  renseignement  :  il  a  flairé  une 
mauvaise  pratique. 

A  peine  l'étranger  a-t-il  franchi  la  porte,  un  pari  s'en- 
gage. Le  colonel  Chabert  ?  Est-ce  donc  l'officier  supé- 
rieur mort  à  Eylau  ?  On  appelle  le  patient  :  c'est  lui- 
même.  Et  tandis  qu'il  s'éloigne  encore,  «  c'est  un  torrent 
de  cris,  de  rires,  d'exclamations,  à  la  peinture  duquel 
on  userait  toutes  les  onomatopées  de  la  langue.  » 

Le  calme  se  rétablit  tant  bien  que  mal,  et  la  phrase 
poursuit  sa  marche  de  couleuvre  hydropique.  Mais,  à 
un  nom,  le  Principal  bondit,  arrache  les  copies  com- 
mencées. Les  impudents  ne  se  sont-ils  pas  avisés  d'en- 
treprendre cette  littérature  ampoulée  et  lucrative  dans 
une  affaire  suivie,  à  forfait,  pour  une  autre  étude  ! 
Un  bout  de  placet  suffira  ;  les  requêtes  serviront  pour 
une  procédure  analogue  ! 

La  toilette  savante  de  la  comtesse  Ferraud  n'en  im- 
pose pas  à  cette  impertinente  jeunesse. 

Ecoutez  ce  que  les  mêmes  clercs  murmurent  dans  le 
sillage  harmonieux  de  la  grande. dame. 

((  Dites  donc,  Boucard. . .  Voilà  une  femme  qui  peut 
aller  les  jours  pairs  chez  le  comte  Ferraud  et  les  jours 
impairs  chez  le  comte  Chabert. 

—  ))  Dans  les  années  bissextiles  le  compte  y  sera.  » 

C'est  le  chœur  antique  transposé  dans  le  roman  et 
singulièrement  modernisé. 

La  basoche  est  peinte  là  à  l'écorclié,  avec  sa  gaieté 
cruelle,  son  égoïsme  avisé  déjà,  son  désenchantement 
précoce.  Singulier  petit  monde  ! 

La  boue  de  Paris  produit  de  ces  fleurs  étranges, 


LES    HOMMES    DE    LOI  l33 

tachées  en  bouton  :  le  rat  à  l'opéra,  le  rapin  dans  l'ate- 
lier, le  gamin  dans  la  rue.  Le  fumier  de  la  procédure 
fait  pousser  la  sienne  :  le  clerc. 


La  réalité  a  plusieurs  faces  ;  il  faut,  pour  la  bien 
connaître,  la  retourner  en  tous  sens. 

Balzac  n'y  manque  pas.  Un  autre  point  de  vue  du 
même  objet  apparaît  avec  Un  Début  dans  la  vie.  L'idée 
de  cette  nouvelle  est  due  à  la  sœur  de  l'écrivain, 
^|me  Surville.  On  y  sent  palpiter  je  ne  sais  quelle  solli- 
citude inquiète  et  attendrie  de  mère. 

Oscar  Husson,  jeune  homme  pauvre  et  sans  appui 
s'aliène  M.  de  Sérizy  par  des  propos  inconsidérés  tenus 
dans  une  diligence,  et,  parles  mêmes  bavardages,  cause 
la  perte  d'un  ami  de  sa  mère,  régisseur  du  comte. 

A  son  premier  pas  dans  le  monde,  l'indiscret  ren- 
verse l'édifice  chancelant  de  sa  propre  fortune  et  com- 
promet celle  des  siens. 

Pour  le  former  à  la  pratique  de  la  vie,  on  le  place 
chez  l'avoué  Desroches.  L'apprentissage  est  rude. 

Logé  dans  une  étroite  mansarde,  nourri  à  la  table  du 
patron,  le  temps  lui  est  mesuré  pour  aller  à  l'école  de 
droit  et  en  revenir.  11  apprend  le  Gode,  prépare  ses 
examens,  et,  pour  combler  ses  rares  loisirs,  on  lui 
donne  des  auteurs  à  lire.  Le  premier  clerc,  Godeschal, 
le  même  qui  chez  Derville  dictait  de  laborieuses  conclu- 
sions, veille  sur  sa  personne.  Les  deux  jeunes  gens  se 
lèvent  à  cinq  heures,  descendent  à  l'étude,  et  le  travail 
commence.   Cours,  procédure,  commissions  au  Palais 

8 


l34  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

remplissent  la  première  partie  du  jour,  terminée  par  un 
repas  frugal,  u  Après  le  dîner,  Godeschal  et  Oscar 
rentrent  à  l'étude  et  y  travaillent  jusqu'au  soir.  )) 

Ce  genre  d'existence  comporte  une  tenue.  Gomme 
vestiaire,  «  un  bon  clerc  doit  avoir  deux  habits  noirs 
(un  neuf  et  un  vieux),  un  pantalon  noir,  des  bas  noirs 
et  des  souliers.  Les  bottes  coûtent  trop  cher.  On  a  des 
bottes  quand  on  est  avoué.  Un  clerc  ne  doit  pas  dépen- 
ser en  tout  plus  de  sept  cents  francs  ».  a  Godeschal,  qui 
parlait  ainsi,  professait  les  principes  les  plus  stricts  sur 
l'honneur,  sur  la  probité,  il  les  pratiquait  sans  emphase, 
comme  il  respirait,  comme  il  marchait.  )> 

A  cette  dure  discipline,  Oscar  devient  presque  rai- 
sonnable. Elevé  au  grade  de  troisième  clerc,  il  pour- 
suit avec  succès  ses  études.  On  est  content  de  lui.  «  Au 
contact  des  affaires,  il  a  fini  par  mesurer  l'étendue  de 
la  faute  commise  durant  son  fatal  voyage  en  coucou.  » 
Il  sait  désormais  le  prix  du  silence.  Les  affaires  lui 
découvrent  le  monde  et  ses  lois. 

L'affection  de  Godeschal,  qui  fait  bonne  garde,  s'in- 
quiète pourtant.  Malgré  ces  signes  d'amendement,  l'or- 
phelin laisse  paraître  une  certaine  propension  au  plaisir 
et  une  envie  de  briller  dangereuse  :  «  Oscar  n'a  pas 
l'esprit  à  être  avoué,  j'en  ai  peur.  Il  parle  assez  bien 
cependant,  il  pourrait  être  avocat,  il  plaiderait  les 
affaires  bien  préparées...  »  Et  le  jeune  mentor  résiste 
aux  sollicitations  de  son  pupille  désireux  d'être  présenté 
à  sa  sœur,  la  danseuse  Mariette  Godeschal;  il  ne  le  croit 
pas  encore  assez  fort  pour  résister  aux  séductions. 

Les  plus  sages  précautions  sont  souvent  déjouées  par 


LES    HOMMES    DE    LOI  t35 

le  hasard.  Un  quatrième  clerc  entre  à  l'étude,  Frédéric 
Marest,  fils  de  famille  qui  se  destine  à  la  magistrature. 
Un  registre,  contenant  d'imaginaires  et  réjouissants 
procès-verbaux  de  dîners  de  bienvenue  offerts,  depuis 
un  temps  immémorial,  par  les  nouveaux  arrivants 
à  leurs  camarades,  est  mis  à  la  place  qu'il  doit  occuper. 
Trois  clercs  se  sont  déjà  laissés  prendre  à  cette  mysti- 
fication. Frédéric  Marest  s'exécute  de  bonne  grâce. 
Rendez-vous  est  pris  pour  un  jour  prochain  au  Rocher 
de  Cancale  ;  le  repas  sera  suivi  d'une  soirée  dans  le 
monde  de  Mariette. 

La  seule  pensée  de  cette  réjouissance  trouble  Oscar  : 
il  rêve  déjà  conquêtes,  —  ce  qui  lui  vaut  d'être  rabroué 
par  Godeschal.  L'étourdi  perd  d'avance  la  tête  au 
point  de  ne  pas  rapporter  du  Palais  l'expédition  d'un 
jugement  qu'il  y  va  chercher. 

Il  se  rend  trop  bien  mis  au  Rocher  de  Cancale,  et  a  le 
tort  d'emporter  chez  Florine  cinq  cents  francs  qui  lui 
ont  été  confiés  pour  les  affaires  de  l'étude.  On  joue. 
Godeschal,  qui  a  disparu  après  le  repas,  n'est  plus  là 
pour  le  retenir.  L'orgueilleux,  désormais  sans  forces,  ne 
résiste  pas  à  la  gracieuse  invite  et  au  sourire  d'une 
«  acteuse  ».  11  gagne  d'abord  ;  l'honneur  le  cloue  en 
place.  Les  cinq  cents  francs  disparaissent  ensuite  avec 
mille  autres  prêtés  par  Mariette.  Oscar  tombe  sur  un 
canapé,  foudroyé  de  désespoir  et  d'ivresse  :  il  s'endort. 
A  son  réveil,  son  oncle  Cardot,  amant  de  Florine,  est 
devant  lui  ;  le  malheureux  perd  son  dernier  appui.  La 
générosité  de  Florine  et  celle  de  Mariette  arrivent  trop 
tard.  Desroches  a  tout  su  ;  il  renvoie  son  clerc. 


l36  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMI>ALISTE 

Dans  le  Colonel  Chabert,  les  gaietés  de  l'étude  sont 
un  avant-propos  comique  :  l'existence  des  clercs  est  le 
sujet  même  du  Début  dans  la  vie.  On  est  touché  de  la 
première  faute  d'Oscar.  Le  lecteur,  avec  Godeschal, 
prend  pitié  de  Torphelin,  le  devine  faible,  voudrait  le 
sauver  ;  il  éprouve  les  pressentiments  de  sa  mère  et 
tremble  avec  elle  de  le  savoir  à  cette  école  redoutable  : 
une  étude  d'avoué  ;  il  voit,  avec  mélancolie,  tomber  une 
à  une  ses  illusions  de  jeunesse.  Au  moins,  pense-t-il, 
le  spectacle  du  conflit  des  passions  et  des  intérêts  l'assa- 
gira, lui  montrera  le  triomphe  de  la  raison  agis- 
sante. Point.  Une  nouvelle  bouffée  d'orgueil,  jointe  aux 
fumées  de  l'ivresse,  l'affole  :  sa  chute  est  lamentable. 

La  discipline  mih taire  pourra  seule  apprendre  à  ce 
vaniteux  ((  la  hiérarchie  sociale  et  l'obéissance  au  sort.  » 

La  leçon  est  délicate,  le  conte  agréable.  Une  vue  du 
monde  s'y  trouve  qui  aboutit  à  la  détermination  de  la 
conduite  :  pas  de  revendication  des  droits  individuels, 
pas  de  révolte,  une  soumission  complète  aux  lois  so- 
ciales, l'acceptation  de  l'inégalité  des  conditions,  par- 
dessus tout,  le  silence,  la  discrétion,  cette  reconnais- 
sance de  la  franc-maçonnerie  des  passions  humaines, 
la  probité  observée  comme  un  enseignement  de  bon 
sens,  comme  l'extension  d'une  règle  de  sagesse  prati- 
que. 

Le  maniement  des  affaires  apprend,  en  effet,  à  qui  sait 
observer  les  lois  de  l'accoutumance  à  son  milieu,  la  né- 
cessité d'acquérir  les  goûts  propres  à  sa  classe.  La  va- 
nité qui  perd  Oscar,  orphelin  et  pauvre,  aurait  assuré  sa 
fortune,  s'il  eût  été  riche  et  puissant.  Godeschal  nous 


LES    HOMMES   DE    LOI  1$"] 

le  dit  :  rameur  propre  excessif  fait  l'avocat,  il  ruine 
l'avoué  plus  modeste.  Vertus  et  vices  jouent  aux  quatre 
coins  et  se  volent  leurs  places.  Vérité  patiemment  et 
sûrement  acquise  dans  les  études  d'avoués  et  de  no- 
taires ! 

Cruauté  de  jeunesse,  gaieté  naturelle,  probité  d'habi- 
tude, discrétion  absolue,  travail  sans  relâche,  pauvreté 
touchante:  tels  sont  les  caractères  de  la  jeune  basoche 
de  la  Comédie  humaine,  et  tels  sont  aussi  les  traits  géné- 
raux de  l'espèce  dans  la  réalité. 


*  * 


Certains  artistes  méditent  longuement  leurs  créa- 
tions, et,  dans  un  tableau  unique,  par  une  synthèse 
puissante,  entendent  communiquer  l'émotion  totale  res- 
sentie par  eux.  D'autres  notent  d'un  coup  de  crayon 
hâtif  leurs  impressions  diverses  :  il  est  dans  leurs  œu- 
vres moins  d'unité  et  plus  de  richesse  ;  moins  de  force 
concentrée  et  plus  de  vérité  éparse.  A  côté  d'une  grande 
toile,  ils  suspendent  volontiers  des  croquis. 

Se  piquent-ils  de  science,  en  face  du  type  normal, 
ils  montrent  le  dégénéré.  Ainsi  fait  Balzac  ;  après  la 
jeunesse  bien  portante,  celle  qui  soufTre. 

Butscha,  enfant  naturel  abandonné,  a  été  recueilli 
par  Latournelle,  notaire  au  Havre.  Le  maître  est  bon, 
le  clerc  fidèle.  Sans  naissance,  sans  fortune,  repoussé 
par  la  société  et  disgracié  par  Dieu,  —  car  Butscha 
est  infirme,  —  le  malheureux  met  au  service  de 
ceux  qui  le  recueillent,  l'attachement  d'un  chien,  le 

8. 


l38  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

cœur  reconnaissant  d'un  pauvre,  l'esprit  d'un  bossu. 

L'ofïîcier  public  fréquente  la  famille  Mignon  :  Butscha 
voit  Modeste.  L'avorton  s'éprend  de  la  jeune  fille 
aux  formes  admirables,  lui,  dont  l'âme  est  flétrie  parle 
souffle  de  la  misère  et  l'haleine  empestée  des  affaires, 
garde  en  sa  conscience  un  sentiment  exquis  ;  son  cœur 
comme  une  onde  sans  tache,  réfléchit  sans  cesse  la 
blanche  et  pure  image. 

Modeste,  tel  un  papillon  vers  la  lumière,  vole  à  toutes 
les  lueurs  d'amour.  Butscha,  plus  avisé,  a  vu  briller  la 
clarté  douce  qui  éclairera  sa  vie,  et  se  dirige  uniquement 
vers  elle.  L'étourdie  va  se  brûler  les  ailes,  il  la  retient. 
Les  ruses  de  la  jeune  fille  sont  vite  découvertes  par  le 
nain  amoureux.  La  passion  de  Butscha  est  d'ailleurs 
désintéressée:  ne  pouvant  devenir  l'auteur  de  la  félicité 
de  Modeste,  le  jeune  bossu  aspire  seulement  à  diriger 
son  affection. 

Canalis,  poète  adulé  et  politique  renommé,  étalera  en 
vain  les  séductions  qui  lui  ont  valu  le  cœur  d'une 
duchesse  ;  auprès  de  Modeste,  il  est  un  clerc  qui  veille. 
Butscha  devine  l'égoïsme  du  littérateur  célèbre  et.  d'un 
coup  d'épingle,  crève  sa  générosité  de  parade.  LaBrière 
a  beau  s'effacer,  il  plaît  à  l'orphelin  de  le  choisir  ;  c'est 
sur  lui  que  s'arrêteront,  en  définitive,  les  yeux  de  la 
belle  et  riche  jeune  fille. 

Un  bas  bleu  sauvé  par  un  enfant  infirme  et  malheu- 
reux, un  rôle  de  père  noble,  les  deux  rivaux  indispen- 
sables !  Le  roman  est  donc  de  George  Sand  ?  Non. 
Dans  la  peinture  de  Canalis,  se  manifeste  une  haine  de 
mâle  ;  le  pinceau  ne  caresse  pas,  il  fouette.  Butscha 


LES    HOMMES    DE    LOI  iSq 

appartient  incontestablement  à  la  basoche  par  son  lan- 
gage, par  ses  mœurs,  par  ses  façons  de  penser,  et  cela 
vaut  signature.  Aussi  bien,  la  tendresse  féminine  éparse 
dans  l'œuvre  s'explique  :  l'exécution  est  de  Balzac,  mais 
l'idée  appartient  à  M"*"  Hanska. 

Goupil  (i)  fait  le  mal,  comme  Butsclia  le  bien.  L'un 
aime  Modeste  Mignon  et  la  sauve,  l'autre  convoite  et 
persécute  Ursule  Mirouët.  Le  clerc  de  notaire  du  Havre 
est  difforme,  mais  noble  d'âme,  celui  de  Nemours  a 
l'échiné  droite  et  «  la  bosse  en  dedans.  »  L'infirmité  de 
Butscha  le  rend  touchant,  elle  attire  ;  la  laideur  de 
Goupil  est  moins  accusée,  mais  elle  repousse,  u  Les 
jambes  sont  grêles  et  courtes,  le  buste  trop  grand  », 
la  face  large  et  brouillée  de  teint  «  comme  un  ciel  avant 
l'orage  )),  a  les  mains  grasses,  crochues  et  sales.  » 
La  chevelure  rare  et  roussâtre  est  absente  par  places. 
«  Les  souliers  éculés  »,  «  les  vêtements  usés  jusqu'à 
la  corde  »,  «  les  boutons  qui  manquent  de  moule  » 
recouvrent  de  misère  sans  honte  un  cynisme  sans 
pudeur.  Minoret-Levrault  commet  un  crime  et  se 
repent  ;  Goupil  le  pousse  et  n'a  pas  de  remords.  Ce 
futur  tabellion  prend  plaisir  à  la  souffrance  d'autrui.  11 
éprouve,  à  sentir  sa  victime  prise  dans  ses  machina- 
tions, la  joie  d'un  jeune  chat  essayant  ses  griffes  dans 
la  chair  pantelante  d  une  souris. 

A  côté  du  monstre  du  bien,  prend  donc  place  celui  du 
mal.  Une  ressemblance  existe  cependant  entre  les  deux 
jeunes  gens,  elle  leur  vient  de  la  même  pratique  profes- 

(i)  Ursule  Mirouët. 


l4o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

sionnelle,  l'acuité  du  coup  d'oeil,  et,  dès  l'enfance,  la 
vision  pessimiste  des  hommes. 

Balzac  aurait-il  pénétré  comme  eux  les  secrets  de 
notre  égoïsme  en  minutant  des  actes  ? 

III 
Les  Avoués 

Les  clercs  ont  été  ainsi  disposés  par  groupes  :  l'ar- 
tiste les  a  dessinés,  d'un  trait,  avec  un  sourire  ;  il  a  jeté 
sur  le  papier  ses  souvenirs  joyeux  et  sa  tendresse  émue: 
à  peine  une  frimousse  inquiétante  grimace-t-elle  çà 
et  là. 

Devant  une  toile,  on  respire  librement,  on  halette,  on 
étouffe,  suivant  que  la  lumière,  cette  atmosphère  des 
tableaux,  est  abondante,  également  répartie  ou  retirée 
de  l'œuvre.  A  la  lecture  d'un  ouvrage,  un  phénomène 
analogue  se  produit.  En  dehors  des  images,  du  style, 
du  rythme,  quelque  chose  d'insaisissable  épand  de  la 
tendresse,  de  la  joie,  du  mystère,  de  l'horreur.  Ici,  le 
ton  vient  d'une  philosophie  pratique  :  la  soumission  au 
sort,  le  travail  continu,  une  probité  exacte,  une  gaieté 
courageuse  distribuée  également.  On  aspire  tout  cela 
en  lisant  le  Colonel  Chabert  et  Un  Début  dans  la  vie.  Nul 
apprêt  !  nulle  violence  !  Le  résultat  a  été  atteint  sans 
effort.  L'auteur  a  observé  les  choses  de  si  près  qu'elles 
sont  entrées  naturellement  dans  ses  écrits. 

Balzac  a  moins  bien  vu  les  maîtres  de  ce  petit  monde, 
—  l'amateur  n'a  pas  toujours  accès  dans  le  cabinet  du 


LES   HOMMES   DE   LOI  l4l 

patron,  — et,  pour  combler  les  lacunes  de  l'observation, 
le  romancier  n'a  pas  constamment  le  loisir  ou  le  goût 
d'aller  aux  renseignements. 

Un  philosophe  prend  la  plume  lorsque  sa  pensée 
s'offre  à  lui  complète,  suivie  de  tous  ses  attributs.  Il 
manie  les  idées  générales,  et  ses  abstractions  sont  le 
produit  d'expériences  concrètes  nombreuses,  toutes 
présentes  à  son  esprit.  La  règle  traîne  après  elle  la  série 
des  faits  qu'elle  engendre. 

Un  artiste  patiente  moins  longtemps  ;  il  lui  importe 
peu  d'être  partiellement  inexact.  Le  monde  sensible  le 
harcèle  ;  il  doit  le  jeter  hors  de  lui,  tel  qu'il  le  conçoit  à 
l'instant,  sauf  à  hasarder,  si  ses  tendances  intellectuelles 
l'y  poussent,  quelques  opinions  de  circonstance,  à  for- 
muler des  lois  approximatives  ;  il  complétera,  il  préci- 
sera plus  tard... 

Quoique  fort  bien  venus,  les  officiers  ministériels  de 
Balzac  se  ressentent  de  cette  hâte . 

*  * 

L'avoué  Derville  est  chronologiquement  un  des  pre- 
miers héros  de  la  Comédie  humaine  (i).  C'est  presque 
le  nom  et  assurément  le  portrait  de  ce  Guillonnet-Mer- 
ville  chez  lequel  l'écrivain  a  travaillé.  Balzac,  en  pleine 
possession  de  son  talent,  pressé  de  réaliser  son  oeuvre,  — 
la  longue  liste  de  ses  productions  en  i83o  l'indique,  — 
a  regardé  autour  de  lui.  II  a  choisi  son  ancien  maître, 
toujours  aimé  et  respecté,  pour  lui  confier  un  rôle  assez 

(i)  Gobseck,   26  février  i83o. 


l42  BALZAC    JURISCONSULTE   ET    CRIMINALISTE 

semblable  à  celui  de  ces  personnages  de  théâtre  qui, 
par  dessus  la  rampe,  expriment  les  opinions  de  l'au- 
teur ;  et  cette  sympathique  figure,  apparaissant  dans  le 
premier  de  ses  récits  judiciaires,  est  un  piquant  dé- 
menti donné  par  Balzac  à  son  ordinaire  pessimisme. 

Derville  doit  être  mis  au  nombre  des  brillants  cau- 
seurs qui  abondent  dans  l'œuvre  du  romancier.  Il  a 
moins  d'esprit  que  Bixiou,  moins  de  brutalité  dédai- 
gneuse que  de  Marsay,  moins  de  finesse  que  Blondet, 
moins  d'imprévu  que  Lousteau.  Son  élocution  est  calme, 
comme  ces  eaux  dormantes  dont  la  masse  et  la  profon- 
deur maintiennent  l'immobilité. 

Dès  son  entrée  en  scène,  il  prend  la  parole.  Dans  le 
spacieux  salon  des  Grandlieu,  au  milieu  du  cercle  fa- 
milial, sa  pensée  se  déroule  harmonieuse  et  de  trame 
solide.  L'ombre  nous  dérobe  les  traits  de  l'orateur  ; 
nous  l'entendons  sans  le  voir.  Une  autre  circonstance 
immatérialise  encore  le  héros  de  Balzac.  Le  respect  des 
convenances,  que  Derville  a  raison  d'observer  en  un 
tel  lieu,  le  fait  glisser  légèrement  sur  ses  origines,  dis- 
simuler sous  une  bonne  humeur  affectée  la  dureté  du 
sort  à  son  endroit.  Le  monde  est  froissé,  comme  d'un 
manque  de  bienséance,  par  le  récit  trop  franc  d'une 
infortune  personnelle,  par  une  plaie  brutalement  éta- 
lée. 

L'officier  ministériel  se  conforme  à  cette  loi.  Nous 
apprenons,  au  cours  du  récit,  qu'il  est  le  septième  en- 
fant d'un  petit  bourgeois  de  Noyon,  —  et  la  misère  de 
sa  famille  pauvre  et  nombreuse  nous  reste  cachée  ;  — 
qu'il  a  fait  péniblement  ses  études,  logeant  dans  une 


LES    HOMMES    DE    LOI  l43 

maison  infâme  de  la  rue  des  Grès,  —  et  nous  ne  l'y 
voyons  pas  souffrir  ;  —  qu'avocat  il  s'est  assis  à  la  table 
frugale  d'un  ancien  procureur  au  Parlement,  devenu 
avoué, —  et  malgré  la  modicité  du  salaire,  nous  ne  dé- 
couvrons rien  de  dégradant  dans  de  tels  débuts. 

Une  seule  exception  à  cette  réserve  :  Derville  déclare 
que  Jenny  Malvaut,  l'ouvrière  courageuse  et  pure,  op- 
posée au  désordre  de  la  comtesse  de  Restaud,  est  deve- 
nue sa  femme. 

«  Le  pauvre  garçon,  dit  la  Comtesse,  avouerait 
cela  devant  vingt  personnes  avec  sa  franchise  ordi- 
naire. 

))  Je  le  crierais  à  tout  l'univers  »,  réplique  l'avoué. 

La  beauté  du  sentiment  fait  plus  qu'excuser  le  man- 
que de  discrétion. 

Le  portrait  d'un  usurier  tracé  dans  une  telle  maison, 
devant  une  jeune  fille  :  a  Voilà  bien  une  faute  contre  le 
goût  )),  dira-t-on. 

L'ampleur  et  la  force  de  la  pensée  la  rachètent  aisé- 
ment. 

Gobseck  a  la  netteté  d'une  hallucination.  Ses  gestes, 
ses  attitudes,  ses  paroles  sont  notés  comme  ses  rides, 
comme  les  plis  de  ses  lèvres  mystérieuses. 

Ce  philosophe  cynique,  moins  être  vivant  que  sym- 
bole, concentre  les  diverses  passions  humaines  en  son 
amour  de  l'or,  qui  les  résume  toutes  ;  il  incarne 
l'égoïsme  et  la  dureté  sociale.  Derville  le  subit  ainsi  que 
la  nécessité. 

Quinze  pour  cent,  tel  est  le  taux  d'ami  que  l'avare 
impose  au  futur  avoué  pour  l'avance  du  prix  de  son 


l44  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

étude.  Au  contact  de  ce  maudit,  Derville  n'a  perdu  au- 
cune des  grâces  de  son  âme,  mais  il  a  acquis  cette  juste 
expérience  des  hommes  qui  empêche  d'être  dupe. 

Le  voici  pourvu  d'un  office  !  Malgré  les  conseils  de 
Gobseck,  il  ne  rattrape  pas,  en  frais  frustratoires,  les 
intérêts  excessifs  qui  lui  sont  imposés.  Sa  conscience 
ne  lui  permet  d'autre  moyen  de  s'enrichir  que  le  dé- 
vouement à  ses  mandants  et  le  travail. 

Le  patrimoine  de  la  famille  de  Grandlieu  a  été  dis- 
persé par  la  Révolution  ;  le  jeune  patricien  s'attache  à 
le  reconstituer.  11  découvre  des  vices  de  forme  dans 
certaines  ventes  de  propriétés  comme  bien  nationaux, 
et  les  fait  annuler  ;  il  parvient  à  revendiquer  utilement 
d'autres  immeubles  tombés  dans  le  domaine  public. 
Pour  l'écrivain  royaliste,  ce  sont  là  les  plus  légitimes 
procès. 

La  notoriété  qui  s'attache  à  ces  succès  et  remplit  de 
clients  l'étude  du  nouvel  officier  ministériel  est  la  ré- 
compense méritée  d'aussi  louables  efforts. 

Derville  partage  les  sentiments  politiques  de  Balzac. 
Le  sujet  de  son  monologue  est  l'histoire  du  sauvetage 
d'une  autre  fortune  aristocratique  contre  un  ennemi 
non  moins  redoutable  que  le  jacobinisme  de  98,  la  pas- 
sion de  M"'  de  Restaud  pour  Maxime  de  Trailles. 

L'avoué  défend,  à  l'occasion,  des  causes  plus  humai- 
nement justes.  Le  colonel  Chabert,  l'homme  au  carrick, 
a  été  laissé  pour  mort  à  Eylau.  Jeté  sans  connaissance 
dans  la  fosse  commune,  il  a  percé  la  couche  de  terre 
et  de  neige  qui  le  recouvrait.  Au  bout  de  quelques  an- 
nées, il  parvient  à  Paris,  méconnaissable. 


LES    HOMMES    DE    LOI  l45 

Le  malheureux  a  conservé  en  sa  chair  meurtrie  le 
souvenir  de  sa  jeune  épouse.  Son  cœur  ne  s'est  pas 
glacé  au  contact  de  la  mort. 

Oublieuse  et  se  croyant  veuve,  elle  s'est  donnée  à  un 
autre  qui  l'a  prise  entière.  Son  premier  mariage  a  été 
infécond  ;  elle  a  deux  enfants  du  second.  La  fortune  du 
mari  disparu  constitue  la  dot  de  la  nouvelle  union. 

Seul  désormais,  le  colonel  Chabert,  hôte  gênant  pour 
tout  le  monde,  est  à  lui-même  un  objet  d'horreur.  Il 
a  été  enseveli  sous  des  morts  ;  mais  maintenant  il  l'est 
sous  des  vivants,  sous  des  actes,  sous  des  faits,  «  sous 
la  société  »  qui  le  voudrait  dans  la  tombe.  Ses  récla- 
mations se  heurtent  à  une  indifférence  ou  à  un  mauvais 
gré  universels.  Il  est  pauvre,  celle  qu'il  poursuit  est 
heureuse  et  puissante,  elle  s'appelle  la  comtesse  Fer- 
raud  ! 

Les  hommes  de  loi  repoussent  l'infortuné,  u  soit  avec 
cet  air  froidement  poli  qu'ils  savent  prendre  pour  se 
débarrasser  d'un  malheureux,  soit  brutalement,  en 
gens  qui  croient  rencontrer  un  intrigant  ou  un  fou  »  ; 
les  clercs  de  Derville,  pour  éviter  une  importunité  inu- 
tile à  leur  maître,  le  renvoient  par  dérision  à  une 
heure  du  matin. 

Le  colonel  se  rend  à  la  plaisante  invite  ;  la  misère  est 
toujours  exacte.  Chose  inattendue,  c'est  bien  l'heure  des 
consultations  les  plus  sérieuses  du  jeune  procédurier. 

Les  journées  de  l'officier  ministériel  sont  prises  ;  le 
matin  appartient  aux  clients  qu'on  ne  peut  faire  atten- 
dre, l'après-midi  aux  conférences  et  au  Palais,  le  soir  au 
monde  :  entretenir  ses  relations  est,  pour  un  avoué,  une 

0 


l46  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMOALISTE 

nécessité  professionnelle.  Dervilleu  n'a  donc  que  la  nuit 
pour  creuser  ses  procès,  fouiller  les  arsenaux  du  Code  et 
faire  des  plans  de  bataille.  »  C'est  à  ce  moment  de  tra- 
vail ignoré  qu'arrive  l'ancien  soldat.  L'écrivain  nous 
montre,  avec  complaisance,  ce  débris  mutilé  et  lamen- 
table des  armées  napoléoniennes. 

Derville,  encore  une  fois  dans  la  pénombre,  reste 
mystérieux  ;  nous  entrevoyons  ses  gestes,  son  attitude; 
nous  ne  distinguons  jamais  ses  traits.  Est-ce  discré- 
tion ?  désir  d'éviter  une  ressemblance  tapageuse,  de 
fuir  l'apparence  même  d'une  réclame  indélicate  ?  ou 
bien  s'agit  il  moins  d'un  homme  réel  que  d'un  idéal  ? 
Une  telle  imprécision  est  assez  rare  chez  Balzac  pour 
mériter  d'être  signalée. 

((  Après  avoir  fait  asseoir  son  singulier  client,  le  jeune 
homme  s'assied  lui-même;  mais  tout  en  prêtant  son 
attention  au  discours  du  feu  colonel,  il  feuillette  le 
dossier.  »  Quel  plaideur  ne  reconnaîtrait  le  geste? 

Cependant,  ce  blasé  de  la  chicane  est  bouleversé  par 
la  douleur  poignante  de  cette  voix,  qui,  naguère,  sur 
les  champs  de  bataille,  retentissait  triomphante,  mê- 
lée aux  sons  des  fanfares  victorieuses,  ou  faisait 
osciller,  dans  les  parades,  les  longues  files  de  soldats, 
et  qui,  maintenant,  clame  une  détresse  profonde,  la 
chute  de  la  gloire  dans  la  tombe,  son  réveil  dans 
l'horreur  et  dans  la  boue  glacée. 

u  II  n'est  peut-être  pas  coutume  qu'un  avoué  paraisse 
s'émouvoir.  »  Pour  cacher  son  trouble,  Derville  sort 
brusquement  et  ((  revient  avec  une  lettre  non  cachetée 
qu'il  remet  au  comte  Chabert.  »  Le  malheureux  sent 


LES    HOMMES    DE    LOI  \[\^ 

deux  pièces  d'or,  à  travers  le  papier.  L'homme  d'affaires 
a  compassion  de  son  client  ;  au  risque  d'être  dupe  de 
quelque  habile  comédien,  il  lui  assure  d'abord  des  se- 
cours. 

A  peine  le  singulier  personnage  est-il  parti,  que  Der- 
ville  exprime  à  son  premier  clerc  sa  crainte  d'avoir  cédé 
à  un  mouvement  inconsidéré  de  sensibilité.  Trois  mois 
après,  il  s'excuse,  en  ces  termes,  auprès  du  notaire 
Crottat  :  «  Ma  philanthropie  n'ira  pas  au  delà  de 
vingt-cinq  louis.  »  Un  avoué  se  doit  à  lui-même  d'être 
méfiant,  il  met  son  point  d'honneur  à  n'être  pas  trompé. 

La  finesse  de  cette  psychologie  fait  oublier  la  fai- 
blesse de  la  consultation.  «  Dans  votre  cause,  dit  le  ju- 
risconsulte plus  compatissant  qu'expérimenté,  le  point 
de  droit  est  en  dehors  du  Code  et  ne  peut  être  jugé  par 
les  juges  que  suivant  les  lois  de  la  conscience,  comme 
fait  le  jury  dans  les  questions  délicates  que  présentent 
les  bizarreries   sociales  de  quelques  procès  criminels. 
Or,  vous  n'avez  pas  eu  d'enfants  de  votre  mariage,  et 
M.  le  comte  Ferraud  en  a  deux  du  sien  ;  les  juges  peu- 
vent déclarer  nul  le  mariage  où  se  rencontrent  les  liens 
les  plus  faibles,  au  profit  du   mariage  qui  en  comporte 
de  plus  forts,  du  moment  qu'il  y  a  eu  bonne  foi  chez 
les  contractants.  » 

Il  n'est  pas  exact  de  prétendre  que  la  loi  est  muette 
sur  ce  point.  Voici  comment  s'exprime  l'article  ii8 
du  Code  civil  :  ((  L'époux  au  préjudice  duquel  a  été 
contracté  un  second  mariage,  peut  en  demander  la 
nullité,  du  vivant  même  de  l'époux  qui  était  engagé 
avec  lui.  »  Et  déjà,  sans  distinguer  entre  les  cas,  le  lé- 


l48  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

gislateur  avait  dit  :  «  On  ne  peut  contracter  un  mariage 
avant  la  dissolution  du  premier  »  (i).  Ce  langage  pa- 
raît très  clair.  Les  articles  201  et  202  du  Gode  civil  rè- 
glent les  conséquences  de  cette  situation  exceptionnelle 
à  l'égard  des  enfants  et  des  conjoints  successifs. 

Même  en  dehors  de  textes  formels,  le  juge  ne  s'aban- 
donne pas  à  ses  seules  impressions  ;  il  va  chercher  dans 
le  droit  ses  principes  directeurs.  A  sa  raison  incertaine 
et  à  sa  sensibilité  changeante,  il  préfère  les  données  de 
la  conscience  générale,  immuablement  fixées  par  la 
jurisprudence.  Les  arrêts  laissent  aujourd'hui  peu  de 
place  à  l'hésitation,  non  pas  seulement  sur  la  solution 
de  la  question  principale  qui  ne  présente  pas  de  diffi- 
culté, mais  même  sur  la  méthode  à  employer  pour  ré- 
gler le  sort  des  parties  en  présence . 

La  transaction  en  ces  matières  serait  surprenante  ;  pro- 
posée par  Derville,  elle  confond.  Un  officier  ministériel 
n'en  rédigerait  pas,  sans  imprudence,  de  semblable. 

Le  colonel  devait  gagner  son  procès.  Incriminer  la  loi 
à  ce  propos  est  donc  pure  injustice.  Aucune  institution 
ne  pouvait  empêcher  le  malheureux  de  succomber 
comme  il  l'a  fait,  par  son  renoncement  et  son  silence. 

La  comtesse  Ferraud  pleure,  et  le  vieux  soldat  l'aime 
encore.  Faible  devant  cette  femme,  l'infortuné  mari 
s'immole  à  son  bonheur,  prêt  à  disparaître  dans  la 
tombe  d'où  le  sort  n'aurait  jamais  dû  le  tirer. 

La  victoire  juridique  ne  demeure  pas  aux  natures 
trop  délicates.   Cette    conclusion   du   récit    peut   être 

(1)  Article  147  du  Code  civiL 


LES    HOMMES    DE    LOI  ï/lQ 

acceptée  sans  scandale  :  la  société  n'a  pas  pour  mis- 
sion d'imposer  le  bon  droit  à  qui  n'en  a  que  faire  ;  elle 
a  simplement  le  devoir  de  le  proclamer  quand  on 
s'adresse  à  elle.  Il  est  odieux  assurément,  de  la  part  de 
la  comtesse  Ferraud,  de  laisser  échouer  sur  les  bancs  de 
la  police  correctionnelle,  puis  mourir  à  Bicêtre  celui 
qui  autrefois  l'a  tirée  de  la  honte  du  Palais-Royal  ; 
mais  encore  ce  martyr  veut-il  être  tel. 

Ces  réserves  faites,  combien  mélancoliques  et  tou- 
chantes sont  les  réflexions  échangées  par  Derville  et 
son  successeur  Godeschal  à  cette  sixième  chambre  du 
tribunal  de  la  Seine  où  se  termine  le  roman  ! 

«  Savez-vous,  mon  cher,  reprit  Derville  après  une 
pause,  qu'il  existe  dans  notre  société  trois  hommes,  le 
prêtre,  le  médecin  et  l'homme  de  justice,  qui  ne  peu- 
vent pas  estimer  le  monde?  Ils  ont  des  robes  noires, 
peut-être  parce  qu'ils  portent  le  deuil  de  toutes 
les  vertus,  de  toutes  les  illusions...  Nous  autres 
avoués,  nous  voyons  se  répéter  les  mêmes  senti- 
ments mauvais,  rien  ne  les  corrige  ;  nos  études  sont 
des  égouts  qu'on  ne  peut  pas  curer.  Combien  de  choses 
n'ai-je  pas  apprises  en  exerçant  ma  charge  !...  Je  ne 
puis  vous  dire  tout  ce  que  j'ai  vu,  car  j'ai  vu  des  crimes 
contre  lesquels  la  justice  est  impuissante.  Enfin,  toutes 
les  horreurs  que  les  romanciers  croient  inventer  sont 
toujours  au-dessous  de  la  vérité.  Vous  allez  connaître 
ces  jolies  choses-là,  vous  ;  moi,  je  vais  vivre  à  la  cam- 
pagne avec  ma  femme.  Paris  me  fait  horreur.  » 

u  J'en  ai  bien  vu  chez  Desroches  »,  répondit  Godes- 
chal. )) 


l5o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 


Si  nous  voulons  être  exactement  renseignés  sur  la 
criminalité  secrète  et  légale  de  la  Comédie  humaine, 
pénétrons  à  notre  tour  dans  cette  nouvelle  étude . 

Derville  réprouve  et  déjoue  les  mauvaises  actions  ; 
Desroches  vit  au  milieu  d'elles  sans  en  être  incommodé  : 
il  a  cet  égoïsme  froid,  cette  avidité  indélicate  que  l'au- 
teur du  Code  des  gens  honnêtes  reprochait  déjà  aux 
avoués. 

Gobseck  et  le  Colonel  Chabert  avaient  paru  depuis 
longtemps,  que  Desroches  était  à  peine  connu  de  nom 
des  lecteurs  de  Balzac.  Quatre  ans  seulement  après 
la  publication  du  Colonel  Chabert  (i)^  six  ans  après  celle 
de  Gobseck  (2),  le  juge  Popinot  met,  pour  la  première 
fois,  le  public  en  garde  contre  lui.  ((  Desroches,  dit-il, 
un  petit  faiseur  d'affaires,  un  homme  mal  vu  du  tribu- 
nal et  de  ses  confrères  »  (3)  !  Encore  s'agit-il  d'une 
réputation  de  Palais,  rumeur  hostile  plutôt  qu'accusa- 
tion précise. 

Rien,  dans  le  court  récit  de  ce  procès  nouveau,  ne  jus- 
tifie une  telle  opinion.  A  peine  peut-on  faire  grief  à 
l'avoué  de  conseiller  cette  femme  à  la  mode,  polie  et 
froide  comme  l'acier,  et  de  ne  pas  retirer  la  main  au 
contact  glacé  de  la  perfide  couleuvre  :  la  mondaine  a 
d'autres  complices  moins  excusables.  Tout  au  plus  est- 
on  autorisé  à  le  soupçoriner  d'avoir  indiqué  à  sa  cliente 

(i)  Février-mars  iSSa. 

(a)  Janvier  i83o. 

(3)  L'Interdiction,  1836. 


i 


LES    HOMMES    DE    LOI  l5l 

la  manœuvre  déloyale  qui  doit  aboutir  à  la  récusation 
du  magistrat  impartial.  Le  jugement  tombé  de  la  bouche 
de  Popinot  n'en  est  pas  moins  sans  appel  pour  Balzac. 

Quelques  mois  après  la  mise  en  vente  de  rinterdic- 
/ion,  le  journaliste  Couture  compare  Desroche  «  au  tigre 
sorti  du  Jardin  des  Plantes  »  ;  il  nous  le  montre  «  mai- 
gre, à  cheveux  roux,  les  yeux  tabac  d'Espagne,  un  teint 
aigre,  l'air  froid  et  flegmatique,  mais  âpre  à  la  veuve, 
tranchant  sur  l'orphelin,  travailleur,  la  terreur  de  ses 
clercs  qui  ne  devaient  pas  perdre  leur  temps,  instruit, 
retors,  doublé  d'une  élocution  mielleuse,  ne  s'empor- 
tant  jamais,  haineux  à  la  manière  de  l'homme  judi- 
ciaire ))  (i). 

Blondet  s'empare  du  portrait  et  le  complète  par  un 
parallèle  :  u  A  Paris,  l'avoué  n'a  que  deux  nuances  :  if 
n'y  a  que  l'avoué  honnête  homme  qui  demeure  dans 
les  termes  de  la  loi,  pousse  les  procès,  ne  court  pas  lea 
affaires,  ne  néglige  rien,  conseille  les  clients  avec  loyauté, 
les  fait  transiger  sur  les  points  douteux,  un  Derville 
enfin.  Puis  il  y  a  l'avoué  famélique  à  qui  tout  est  bon 
pourvu  que  les  frais  soient  assurés  ;  qui  ferait  battre, 
non  pas  des  montagnes,  il  les  vend,  mais  des  planètes  ; 
qui  se  charge  du  triomphe  d'un  coquin  sur  un  honnête 
homme,  quand  par  hasard  l'honnête  homme  ne  s'est 
pas  mis  en  règle.  Desroches,  notre  ami  Desroches,  a 
compris  ce  métier  assez  pauvrement  fait  par  de  pauvres 
hères  ;  il  a  acheté  des  causes  aux  gens  qui  trcm])laient 
de  les  perdre,  il  s'est  rué  sur  la    chicane  en   liomme 

(i)  La  Maison  Nucingcn. 


l52  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

déterminé  à  sortir  de  la  misère...  11  a  trouvé  des  protec- 
teurs dans  les  hommes  politiques  en  sauvant  leurs 
affaires  embarrassées,  comme  pour  notre  cher  des 
Lupeaulx  dont  la  position  était  très  compromise.  » 

Balzac  revient  plus  tard  sur  cette  esquisse.  Pour  ses 
portraits,  pour  ses  créations,  comme  pour  son  style, 
il  procède  par  additions,  par  retouches  successives, 
incessantes. 

Dans  la  Rabouilleuse,  il  raconte  les  origines  de 
Desroches,  son  enfance  malheureuse  sous  la  férule 
d'un  père  besogneux  et  dur.  La  mère  de  son  héros, 
retenue  tout  le  jour  à  son  bureau  de  papier  timbré,  n'a 
pu  réchauffer  un  cœur  qui  peu  à  peu  s'est  glacé. 

Comment,  dans  la  suite,  l'avoué  n'assisterait-il  pas 
impassible  au  triomphe  de  l'égoïsme  ? 

Renseigné  sur  les  premières  années  de  sa  jeunesse,  je 
ne  suis  plus  surpris  qu'il  sacrifie  l'honnête  Rabourdin  ; 
qu'il  facilite  entre  le  secrétaire  d'Etat  des  Lupeaulx  et 
ses  créanciers,  une  transaction  dont  la  place  de  Direc- 
teur, bien  due  pourtant  au  mérite  du  chef  de  bureau, 
est  le  prix  (i)  ;  qu'il  multiplie  sans  nécessité  la  procé- 
dure pour  faire  échec  aux  poursuites  exercées  contre 
Lucien  de  Rubempré. 

L'improbité-de  Desroches  s'accuse  dans  Un  Homme 
d'affaires  :  on  y  devine  ses  fréquentations  suspectes  ; 
dans  les  petits  Bourgeois  (2),  il  s'encanaille  tout  à 
fait. 


(i)  Les  Employés. 

(2)  Les  petits   Bourgeois  n'ont  été  publiés  qu'après   la  mort  de 
Balzac. 


LES    HOMMES   DE    LOI  l53 


A  Paris,  le  nombre  des  procès,  «  la  grandeur  des 
intérêts,  l'étendue  des  questions  confiées,  »  empêchent 
les  officiers  ministériels  de  ne  voir  dans  la  procédure 
qu'un  objet  de  lucre  .  Elle  est,  à  leurs  yeux,  une  arme 
offensive  et  défensive  ;  tout  à  l'ardeur  du  combat,  ils 
négligent  les  accessoires,  ce  qu'on  appelle  la  Broutille, 
((  cette  foule  de  petits  actes  qui  surchargent  les  mémoi- 
res et  consomment  du  papier  timbré  )).  Ces  bagatelles 
occupent  leurs  confrères  de  province,  qui  «  voient  des 
frais  à  faire  »  là  où  ils  ne  se  préoccupent  eux-mêmes 
u  que  des  honoraires.  » 

L'avoué  de  la  capitale,  confiné,dans  la  procédure  écrite, 
ne  se  grise  pas  des  mots  qu'il  prononce,  et,  «  à  force  de 
parler,  ne  finit  pas  par  croire  ce  qu'il  dit  )) .  Celui  de 
petite  ville  est  autorisé  à  plaider  devant  les  tribunaux 
où  les  avocats  ne  suffisent  pas  à  la  tâche,  il  devient  ba- 
vard, use  sa  raison  en  paroles,  et,  en  soutenant  le  pour 
et  le  contre,  perd  la  rectitude  de  son  jugement. 

Aussi  quel  personnage  insupportable  que  M®  Pierre 
Petit-Claud,  d'Angoulême  ! 

((  Son  visage  offrait  une  de  ces  colorations  à  teintes 
sales  et  brouillées  qui  accusent  d'anciennes  maladies,  et 
presque  toujours  des  sentiments  mauvais...  Sa  voix 
fêlée  s'harmoniait  à  l'aigreur  de  sa  face,  à  son  air  grêle 
et  à  la  couleur  indécise  de  son  œil  de  pie. . .  Il  ne  man- 
quait pas  d'une  certaine  supériorité,  rare  en  province, 
mais  dont  le  principe  était  dans  la  haine  »  (i). 

(i)  Illusions  perdues, 

9. 


l54  BALZA.C    JURISCONSULTE    ET    CRIMIXALISTE 

Cointet,  l'adversaire  fortuné  de  son  malheureux 
client,  David  Séchard,  lui  demande  de  multiplier  les 
frais  :  acculé  à  la  faillite  et  à  la  honte,  le  petit  impri- 
meur restera  à  la  merci  de  son  concurrent  plus  riche. 
Petit-Claud  est  l'homme  de  cette  trahison.  Un  instant 
de  remords  le  dépeint  mieux  encore.  Il  ne  lui  vient 
même  pas  à  la  pensée  de  tout  dévoiler  à  David,  son 
camarade  d'enfance  pourtant.  Afin  de  conjurer  l'injus- 
tice prochaine,  il  songe  un  instant  à  tromper  l'un  et 
l'autre  plaideurs.  Ce  bon  mouvement,  —  relatif,  —  dure 
peu.  Servir  le  plus  puissant  paraît  plus  sûr  à  cette  âme 
vénale. 

Alors,  entre  les  deux  avoués  en  cause,  s'engage  une 
lutte  qui  tient  de  l'épopée.  La  page  est  piquante  et 
vaut  d'être  citée  : 

((  Comme  toutes  les  choses  humaines,  la  procédure 
française  a  des  vices  ;  néanmoins,  de  même  qu'une  arme 
à  deux  tranchants,  elle  sert  aussi  bien  à  la  défense  qu'à 
l'attaque.  En  outre,  elle  a  cela  de  plaisant,  que  si  deux 
avoués  s'entendent  (et  ils  peuvent  s'entendre  sans  avoir 
besoin  d'échanger  deux  mots,  ils  se  comprennent  par 
la  seule  marche  de  leur  procédure  !)  un  procès  ressemble 
alors  à  la  guerre  comme  la  faisait  le  maréchal  Biron  à  qui 
son  fils  proposait,  au  siège  de  Rouen,  un  moyen  de  pren- 
dre la  ville  en  deux  jours.  —  u  Tu  es  donc  bien  pressé, 
lui  dit-il,  d'aller  planter  nos  choux.  »  —  Deux  généraux 
peuvent  éterniser  une  guerre  en  n'arrivant  à  rien  de 
décisif  et  en  ménageant  leurs  troupes,  selon  la  méthode 
des  généraux  Autrichiens  que  le  Conseil  Aulique  ne 
réprimande  jamais  d'avoir  fait  manquer  une  combinai- 


LES    HOMMES    DE    LOI  l55 

son  pour  laisser  manger  la  soupe  à  leurs  soldats  «  Maîtres 
Gachan,  Petit-Claud  et  Doublon  se  comportèrent  encore 
mieux  que  les  généraux  autrichiens,  ils  se  modelèrent 
surun  autrichien  de  l'antiquité,  sur  Fabius  Cunctator.  » 

Continuant  la  guerrière  comparaison,  Balzac  imite  le 
laconisme  héroïque  «  du  style  desbulletins  de  la  Grande 
Armée  ».  Et  c'est  plaisir  d'entendre  crépiter,  comme 
des  feux  de  file,  assignations,  jugements,  significations, 
oppositions,  appels,  commandements,  saisies,  inter- 
ventions ;  la  veine  est  bonne,  l'écrivain  l'épuisé  (i). 

Gette  gaieté  couvre  bien  des  tristesses  ;  ici  encore,  la 
légalité  assure  le  triomphe  du  puissant  indélicat  contre 
le  scrupuleux  plus  faible.  Petit-Glaud  est  récompensé 
de  sa  mauvaise  action  par  un  mariage  riche  et  par  une 
nomination  à  un  poste  de  substitut.  L'auteur  nous 
laisse  entrevoir  une  brillante  carrière,  un  large  horizon 
politique  ouverts  devant  cette  souplesse  cauteleuse,  ac- 
tive, sans  frein  moral. 

Balzac  voulait-il,  par  les  antithèses  répandues  à  pro- 
fusion dans  ses  œuvres,  imiter  la  complexité  du  monde 
réel?  L'avoué  de  Melun,  Bongrand,  est  en  tout  point 
contraire  à  son  confrère  d'Angoulême,  Petit-Glaud.  11 
entre  à  son  tour,  sur  le  tard,  dans  la  magistrature,  et 
nous  saurons  quel  juge  de  paix  modeste  et  bienfaisant 
il  devient  !  Ges  deux  hommes  s'opposent  comme  les 
types  extrêmes  d'une  même  espèce  sociale.  D'un  unique 
paysage,  s'élèvent  pour  le  peintre,  suivant  les  dispositions 
de  son  esprit  ou  les  jeux  capricieux  de  la  lumière,  lan- 

(  I  )  lilusions  perdues. 


l56  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tôt  un  hymne  d'allégresse,  tantôt  une  mélancolique 
symphonie.  Une  profession  ne  peut-elle,  à  son  tour, 
selon  les  circonstances,  être  différemment  appréciée  par 
un  psychologue  doublé  d'un  poète  ?  Avec  les  années,  la 
pensée  de  Balzac,  toujours  diverse,  s'assombrit. 


IV 

Les  Notaires 

Les  procès  constituent  l'état  de  guerre  juridique  ;  les 
conventions,  comme  les  traités  diplomatiques,  assurent 
la  paix,  mais  une  paix  armée,  où  les  intérêts  ne  peuvent 
se  relâcher  d'une  incessante  surveillance.  Les  notaires, 
à  l'instar  des  rédacteurs  de  chancellerie,  ont  mission 
d'arrêter  les  termes  des  contrats,  d'éviter  les  équivo- 
ques, d'éclairer  les  parties  sur  les  conséquences  de  leurs 
engagements.  Tandis  que  nous  nous  laissons  emporter 
par  nos  sentiments,  ils  calculent  tout,  installent  la  mé- 
fiance où  nous  agissons  d'enthousiasme. 

Pour  répondre  à  l'attente  du  législateur,  la  probité  et 
la  loyauté  de  ces  conseillers  patentés  doivent  être  abso- 
lues. 


Dans  une  scène  bien  connue,  où  il  use,  avec  un  rare 
bonheur,  de  son  habituel  procédé  d'opposition,  Balzac 
met  en  présence  deux  types  contraires  de  cette  espèce 
professionnelle. 


LES    HOMMES    DE    LOI  ibj 

Le  comte  Paul  de  Manerville  aime  M"'  Natalie  Evan- 
gelista,  fille  d'une  étrangère,  intrigante  et  prodigue. 
Une  immense  fortune  a  déjà  fondu  dans  les  n\ains  de 
la  veuve  espagnole  :  la  ruine  est  proche.  Tandis  que 
Paul  de  Manerville,  en  demandant  la  main  de  la  jeune 
fille,  cède  à  son  cœur,  sa  fiancée,  à  l'instigation  de 
sa  mère,  poursuit,  dans  l'union  projetée,  un  but  inté- 
ressé. 

M'  Mathias  et  M'  Solonet,  appelés  par  leurs  clients 
respectifs,  débattent  les  conditions  du  contrat  dans  le 
salon  de  M'""'  Evangelista.  M"  Mathias,  le  conseil  du 
comte,  ((  était  un  vieux  bonhomme  âgé  de  soixante-neuf 
ans,  et  qui  se  faisait  gloire  de  ses  vingt  années  d'exer- 
cice en  sa  charge.  Ses  grps  pieds  de  goutteux  étaient 
chaussés  de  souliers  ornés  d'agrafes  en  argent  et  termi- 
naient ridiculement  des  jambes  si  menues,  à  rotules  si 
saillantes  que,  quand  il  les  croisait,  vous  eussiez  dit  les 
deux  os  gravés  au-dessus  du  ci-gît.  Les  petites  cuisses 
maigres,  perdues  dans  de  larges  culottes  noires  à  bou- 
cles, semblaient  plier  sous  le  poids  d'un  ventre  rond  et 
d'un  torse  développé  comme  l'est  le  buste  des  gens  de 
cabinet,  une  grosse  boule  toujours  empaquetée  dans  un 
habit  vert  à  basques  carrées,  que  personne  ne  se  souve- 
nait d'avoir  vu  neuf.  Les  cheveux  bien  tirés  et  poudrés 
se  réunissaient  en  une  petite  queue  de  rat,  toujours 
logée  entre  le  collet  de  l'habit  et  celui  de  son  gilet  blanc 
à  fleurs.  Avec  sa  tête  ronde,  sa  figure  colorée  comme 
une  feuille  de  vigne,  ses  yeux  bleus,  le  nez  en  trom- 
pette, une  bouche  à  grosses  lèvres,  un  menton  doublé, 
ce  cher  petit  homme  excitait,  partout  où  il  se  montrait 


l58  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMOALISTE 

sans  être  connu,  le  rire  généreusement  octroyé  par  le 
Français  aux  créations  falotes  que  se  permet  la  nature, 
que  l'art  s'amuse  à  charger,  et  que  nous  nommons  cari- 
catures. Mais,  chez  M'  Mathias,  l'esprit  avait  triomphé 
de  la  forme,  les  qualités  de  l'âme  avaient  vaincu  les' 
bizarreries  du  corps.  La  plupart  des  Bordelais  lui  témoi- 
gnaient un  respect  amical,  une  déférence  pleine  d'es- 
time. La  voix  du  notaire  gagnait  le  cœur  en  y  faisant 
résonner  l'éloquence  de  la  probité. 

«  Pour  toute  ruse,  il  allait  droit  au  fait  en  culbutant 
les  mauvaises  pensées  par  des  interrogations  précises. 
Son  coup  d'œil  prompt,  sa  grande  habitude  des  affai- 
res lui  donnaient  ce  sens  divinatoire  qui  permet  d'aller 
au  fond  des  consciences  et  d'y  lire  les  pensées...  Maître 
Mathias  était  un  noble  et  respectable  débris  de  ces  no- 
taires, grands  hommes  obscurs,  qui  ne  donnaient  pas 
de  reçu  en  acceptant  des  millions,  mais  les  rendaient 
dans  les  mêmes  sacs  ficelés  de  la  même  ficelle  ;  qui 
s'intéressaient  comme  des  seconds  pères  aux  intérêts 
de  leurs  clients  ;  barraient  quelquefois  le  chemin  de- 
vant les  dissipateurs,  et  à  qui  les  familles  confiaient 
leurs  secrets...  » 

Solonet,  le  confrère  de  ce  patriarcal  tabcUion, 
((  mince  et  blond,  frisé,  parfumé,  botté  comme  un 
jeune  premier  du  Vaudeville,  vêtu  comme  un  dandy 
dont  l'affaire  la  plus  importante  est  un  duel  »,  offre  le 
type  de  «  ce  jeune  notaire  qui  arrive  en  fredonnant, 
affecte  un  air  léger,  prétend  que  les  affaires  se  font  aussi 
bien  en  riant  qu'en  gardant  son  sérieux  ;  le  notaire 
capitaine  dans  la  garde  nationale,  qui  se  fâche  d'être 


LES    HOMMES    DE    LOI  l59 

pris  pour  un  notaire,  et  postule  la  croix  de  la  Légion 
d'honneur,  qui  a  sa  voiture  et  laisse  vérifier  les  pièces 
à  ses  clercs  ;  le  notaire  qui  va  au  bal,  au  spectacle, 
achète  des  tableaux  et  joue  à  l'écarté,  qui  a  une  caisse 
où  se  versent  les  dépôts  et  rend  en  billets  de  banque  ce 
qu'il  a  reçu  en  or  ;  le  notaire  qui  marche  avec  son  épo- 
que et  risque  les  capitaux  en  placements  douteux,  spé- 
cule et  veut  se  retirer  riche  de  trente  mille  livres  de 
rente  après  dix  ans  de  notariat  ;  le  notaire  dont  la 
science  vient  de  sa  duplicité,  mais  que  beaucoup  de 
gens  craignent  comme  un  complice  qui  possède  leurs 
secrets  ;  enfin,  ce  notaire  qui  voit  dans  sa  charge  un 
moyen  de  se  marier  avec  quelque  héritière  en  bas 
bleus  »  (i). 

Mathias  énumère  la  fortune  de  Paul  en  style  d'in- 
ventaire, ponctue  consciencieusement  chaque  article 
du  traditionnel  item.  Solonet  met  moins  d'empresse- 
ment et  de  clarté  à  établir  les  droits  de  Natalie.  Le 
vieillard  devine  enfin  la  vérité  cachée  sous  les  formules 
tortueuses  du  jeune  praticien. 

Dans  la  pièce  voisine,  M^^*  Evangelista,  délicieuse- 
ment vêtue,  provoque  son  fiancé,  donne,  suivant  son 
expression,  «  un  petit  coup  de  cravache  pour  que 
Favori  saute  la  barrière  »,  et  stimule  si  bien 
son  amant  qu'il  en  arrive  à  concevoir  «  la  frénésie 
qui  nous  pousse  à  payer  un  plaisir  par  notre 
mort.  )) 

A  ce  moment,  le  prosaïque  Mathias  prend  à  part  son 

(  I  )  Le  Contrat  de  mariage. 


l6ô  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

client  :  «  Monsieur  le  comte,  dit  le  bonhomme,  il  n'y  a 
pas  un  sou  de  dot.  » 

Cette  révélation  abat  Paul  de  Manerville,  mais  n'at- 
teint pas  son  amour.  L'avisé  notaire  se  rend  compte  à 
l'instant  d'un  tel  état  d'esprit  ;  il  en  prévoie  les  consé- 
quences ;  et,  se  déterminant  aussitôt  à  une  brusque  at- 
taque, oblige  M""'  Evangelista  à  cédera  sa  fille  tout  ce 
qu'elle  possède  ;  la  contraint  d'accepter  la  constitution 
d'un  majorât  qui  frappera  d'inaliénabilité  les  biens 
des  futurs  époux  et  assurera  le  jeune  homme  contre 
les  entraînements  de  son  propre  cœur.  11  tire  de  la  si- 
tuation tout  le  parti  possible.  Son  peu  scrupuleux  ad- 
versaire et  les  deux  coquettes,  pourtant  si  dangereuses, 
ne  peuvent  résister  à  sa  logique  impitoyable  et  à  sa 
probité  bourrue. 

Dans  l'ardeur  de  la  discussion,  l'honnête  officier  pu- 
blic, outré  du  piège  tendu  à  son  client,  se  laisse  aller 
à  prononcer  cette  parole  :  u  Ne  croyez  pas,  madame, 
que  je  vous  fasse  solidaire  des  idées  de  mon  confrère, 
je  vous  tiens  pour  une  honnête  femme,  une  grande 
dame  qui  ne  savez  rien  des  affaires.  » 

((  Merci,  mon  cher  confrère  )),  souligne  aigrement 
Solonet. 

u  Vous  savez  bien  qu'entre  nous  il  n'y  a  jamais  d'in- 
jure )),  réplique  le  bonhomme  avec  sa  rondeur  ordinaire. 
Accoutumé  qu'il  est  au  maniement  des  intérêts,  son 
émotion  dure  peu .  Son  être  a  subi  les  altérations  pro- 
fessionnelles inévitables  ;  dans  l'espèce  humanité,  il 
appartient  au  genre  notaire. 

((  En  découvrant,  dit  plus  loin  Balzac,  dans  l'âme  de 


LES    HOMMES    DE    LOI  l6l 

celle  femme  (M"""  E^angelista)  des  intentions  qui,  sans 
tenir  à  la  scélératesse,  au  crime,  au  vol,  à  la  supercherie, 
à  l'escroquerie,  à  aucun  sentiment  mauvais  ni  à  rien  de 
blâmable,  comportaient  néanmoins  toutes  les  crimina- 
lités en  germe,  maître  Mathias  n'éprouva  ni  douleur, 
ni  généreuse  indignation.  Il  n'était  pas  le  Misanthrope, 
il  était  un  vieux  notaire  habitué  par  son  métier  aux 
adroits  calculs  des  gens  du  monde,  à  ces  habiles  traî- 
trises plus  funestes  que  ne  l'est  un  franc  assassinat 
commis  sur  la  grande  route  par  un  pauvre  diable  guil- 
lotiné en  grand  appareil.  Pour  la  société,  ces  passages 
de  la  vie,  ces  congrès  diplomatiques  sont  comme  des 
petits  coins  honteux  où  chacun  jette  des  ordures.  » 

On  ne  peut  être  constamment  mêlé  à  des  scènes  pa- 
reilles sans  que  la  sensibilité  s'émousse. 

La  froideur  naturelle  de  Solonet  lui  a  vite  permis 
d'atteindre  à  une  impassibilité  absolue. 

Aussi,  en  dépit  de  leur  divergence  de  caractère,  le 
jeune  et  le  vieux  notaires  s'entendent-ils  bien  vite.  Ils 
étaient  tout  à  l'heure  aux  prises  ;  ils  se  retirent  mainte- 
nant, enchantés  l'un  de  l'autre.  Ils  ressemblent  à  des 
((acteurs  qui  se  donnent  la  main  dans  les  coulisses  après 
avoir  joué  sur  le  théâtre  une  scène  de  provocations 
haineuses  ». 

((  Vous  avez  réponse  à  tout,  mon  ancien,  dit  Solonet 
en  riant.  Vous  avez  été  surprenant  ce  soir,  vous  nous 
avez  battus. 

—  Pour  un  vieux  qui  ne  s'attendait  pas  à  vos  batte- 
ries chargées  à  la  mitraille,  ce  n'était  pas  mal,  hein  ? 


t62  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMI>ALISTE 

—  Ha  !  ha  !  fit  Solonet. 

La  lutte  odieuse  où  le  bonheur  d'une  famille  avait 
été  si  périlleusement  risqué  n'était  plus  pour  eux  qu'une 
question  de  polémique  notariale. 

—  Nous  n'avons  pas  pour  rien  quarante  ans  de  bricole? 
dit  Mathias.  Ecoutez,  Solonet,  reprit-il,  je  suis  bon 
homme,  vous  pourrez  assister  au  contrat  de  vente  des 
terres  à  joindre  au  majorât. 

—  Merci,  mon  bon  Mathias.  A  la  première  occasion, 
vous  me  trouverez  tout  à  vous.  » 

Et  ils  vont  ((  paisiblement,  sans  autre  émotion  qu'un 
peu  de  chaleur  à  la  gorge.  » 

Le  métier,  en  eux,  a  fait  reculer  l'homme  . 


Cette  différenciation  produite  par  l'exercice  de  hi 
profession  est  marquée  ailleurs  de  façon  délicate. 

Voici  dans  /a  Recherche  de  l'absolu  un  portrait  signi- 
ficatif : 

((  Pierquin  était  de  taille  moyenne,  ni  gros,  ni  mai- 
gre, d'une  figure  vulgairement  belle  et  qui  exprimait 
une  tristesse  plus  chagrine  que  mélancolique,  une  mé- 
lancolie plus  indéterminée  que  pensive,  il  passait  pour 
niisanthrope,  mais  il  était  trop  intéressé,  pour  que 
son  divorce  avec  le  monde  fut  réel.  Son  regard,  habi- 
tuellement perdu  dans  le  vide,  son  attitude  indiflo- 
rentc,  son  silence  affecté  semblaient  accuser  de  la  pro- 
fondeur, et  couvraient  en  réalité  le  vide  et  la  nullité 
d'un  notaire  exclusivement  occupé  d'intérêts  humains, 


LES    lIOiMiMES    DE    LOI  1 03 

mais  qui  se  trouvait  encore  assez  jeune  pour  être  en- 
vieux. »  Ce  tabellion  célibataire  est  en  âge  de  se 
marier.  Y  songe-t-il  ?  c'est  pour  se  livrer  à  d'odieux 
calculs. 

Balthazar  Glaës,  chimiste  prodigue,  dissipe  sa  très 
grande  fortune  en  de  géniales  et  folles  recherches.  A 
la  mort  de  sa  femme,  sa  situation,  déjà  compromise, 
n'est  pas  perdue  cependant  ;  il  paraît  «  bon  pour  rem- 
plir ses  enfants,  si  la  liquidation  ne  l'acquitte  pas  en- 
vers eux.  ))  Aussi,  M'^**  Claës  reste-t-elle  dans  l'esprit  de 
Pierquin  ((  une  fille  de  4oo.ooo  francs».  Mais,  réflé- 
chit le  cupide  notaire,  «  si  elle  ne  se  marie  pas  promp- 
tement,  ce  qui  l'émanciperait,  et  permettrait  de  lici ter 
la  forêt  de  Waignies,  de  liquider  la  part  des  mineurs  et 
de  l'employer  de  manière  à  ce  que  le  père  n'y  touche 
pas,  M.  Claës  est  un  homme  à  ruiner  ses    enfants. . .  » 

Il  faut  donc  hâter  la  solution.  Pour  arriver  à  ses  fins, 
le  singulier  amoureux  avance  au  vieillard  embarrassé 
quelques  billets  de  mille  francs  et  compte  sur  la  re- 
connaissance de  la  famille  en  deuil.  Hélas  !  sa  généro- 
sité ne  produit  pas  l'effet  qu'il  en  attend  :  la  souffrance 
de  Marguerite  et  celle  de  son  père  sont  «  trop  exclusi- 
ves ))  pour  qu'ils  pensent  à  l'argent. 

Ce  manque  de  psychologie  du  héros  sert  à  faire  res- 
sortir la  finesse  de  celle  de  l'auteur,  qui  termine  par 
la  spirituelle  remarque  suivante  :  ((  Dans  cette  cir- 
constance, Pierquin  déployait  la  bonté  qui  lui  était 
propre,  la  bonté  du  notaire  qui  se  croit  aimant  quand 
il  sauve  les  écus.  » 

Plus  tard,  le  maladroit  instruit  sans  ménagements  la 


l64  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

jeune  fille  des  malheurs  pécuniaires  qui  la  menacent, 
engage  avec  elle  une  conversation  d'intérêts,  la  conjure 
d'empêcher  Glaës  de  vendre  les  bois  de  la  forêt  de  Wai- 
gnies  ;  et,  comme  il  la  trouve  inattentive  ou  hostile, 
toute  à  sa  douleur,  il  éclate  :  ((  Cousine,  s'écrie  t-il,  avec 
la  conviction  d'un  homme  d'argent  qui  voit  perdre  une 
fortune,  vous  vous  suicidez,  vous  jetez  à  l'eau  la  suc- 
cession de  votre  mère.  » 

Qu'une  âme  de  vierge  est  donc  inconnue  aux  ma- 
nieurs d'affaires  ! 

((  Oh  !  Monsieur,  dit  Marguerite,  en  regardant  le  no- 
taire», qui,  quarante-cinq  jours  après  le  décès,  propose 
de  faire  inventaire,  «  comment  pouvez-vous.. .  ?  )) 

Le  malheureux  s'excuse  en  vain  :  «  Mais  ma  cousine, 
nous  sommes  forcés  nous  autres  de  compter  les  délais 
fixés  par  la  loi  ».  Ses  efforts  pour  plaire  resteront  inu- 
tiles :  le  geste  de  métier  est  trop  apparu.  S'avise-t-il  de 
((  regarder  sa  cousine  d'un  air  tendre  »,  cette  expression 
contraste  u  si  bien  avec  la  rigidité  de  ses  yeux  habitués  à 
parler  d'argent  »,  que  Marguerite  u  croit  apercevoir  du 
calcul  dans  cette  tendresse  improvisée.  »  L'entoure-t-il 
de  soins  et  d'attentions  galantes,  il  cache  mal  «  les 
manières  despotiques  d'un  homme  habitué  à  trancher 
les  plus  hautes  questions  relatives  à  la  vie  des  famil- 
les. »  11  prononce,  «  pour  la  consoler,  de  ces  lieux  com- 
muns familiers  aux  gens  de  profession,  lesquels  passent 
en  colimaçons  sur  les  douleurs,  et  y  laissent  une  traînée 
de  paroles  sèches  qui  en  déflorent  la  sainteté .  » 

Le  plus  piquant  est  que  Marguerite  Claës  accepte 
plus  tard  d'écouter   les  mêmes  propos.   Il   suffît  qu'ils 


LES   HOMMES    DE    LOI  l65 

lui  soient  présentés  enveloppés  de  sentiment.  Elle  cher- 
che laborieusement  avec  un  autre  ce  que  l'expérience 
de  Pierquin  offrait  de  lui  dévoiler  trop  brutale- 
ment. 

((  Marguerite,  dit  Balzac,  se  fit  expliquer  de  nouveau 
les  dispositions  de  la  loi  qu'elle  ne  pouvait  comprendre 
tout  d'abord.  Ce  fut  une  scène  neuve  que  celle  des 
deux  amants  étudiant  le  Gode  dont  s'était  muni  Emma- 
nuel pour  apprendre  à  sa  maîtresse  les  lois  qui  régis- 
sent les  biens  des  mineurs  ;  elle  en  eut  bientôt  saisi 
l'esprit,  grâce  à  la  pénétration  naturelle  aux  fem- 
mes, et  que  l'amour  aiguisait  encore.  » 

C'est  le  cœur  qu'il  fallait  d'abord  attaquer,  épais  ta- 
bellion !  Le  bon  sens  pratique  n'aurait  pas  tardé  à  ré- 
pondre à  vos  souhaits.  Emmanuel  de  Solis  et  Margue- 
rite ne  trouvent-ils  pas,  à  eux  deux,  un  moyen  pour 
primer  les  créanciers  hypothécaires  de  leur  père,  faire 
opposition  sur  le  prix  à  revenir  sur  les  ventes  de  bois 
et  ((  tirer  leur  révérence  aux  créanciers  chirographaires  »  ? 
Voilà  qui  promet  ! 

Nous  prêtons  tous  Toreille  aux  sollicitations  de 
l'intérêt  ;  mais,  tandis  que,  chez  quelques-uns,  de 
nobles  pensées  enveloppent  et  dissimulent  les  préoccu- 
pations personnelles,  chez  d'autres,  chez  les  profes- 
sionnels surtout,  l'égoïsme  se  montre  à  nu. 

Pierquin  amoureux  se  voit  en  rêve  «  un  homme  de 
cin-quan-te-mil-le  li-vres-de-ren-te.  » 

Pour  venir  au  secours  de  Marguerite,  il  offre  de  lui 
prêter  à  5  o/o  d'intérêt  !  Le  malheureux  a  chiffre  naï- 
vement toutes  les  choses  de  la  vie.  » 


l66  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIN'ALISTE 


Pour  ne  pas  tenir  compte  des  sentiments  déposés 
lentement  au  fond  de  nos  cœurs  par  des  siècles  de  civi- 
lisation, ne  faut-il  pas,  en  effet,  une  certaine  ingénuité  ? 

Les  hommes  attachés  à  la  défense  des  intérêts  ma- 
tériels réduisent  la  vie  à  quelques  combinaisons  légales 
auxquelles  s'appliquent  les  règles  les  plus  simples  de 
l'arithmétique.  Hors  de  là,  tout  leur  demeure  étranger. 
Quelles  immensités  leur  échappent  ! 

Balzac  souligne  avec  humour  cette  pensée. 

Pierquin  lui-même  en  arrive  à  se  juger  trop  tabellion. 
Il  commence  à  croire  au  dévouement  désintéressé, 
mais  involontairement  le  regarde  encore  ((  comme  une 
excellente  spéculation.  »  Ses  soins,  ses  peines  devien- 
nent une  mise  de  fonds  qu'il  ne  veut  plus  épargner. 
Bien  qu'il  soit  le  résultat  d'un  calcul  assez  grossier, 
l'auteur  récompense,  avec  un  sourire,  ce  retour  aux 
ordinaires  impulsions  de  la  sympathie  :  après  avoir 
refusé  à  son  héros  la  main  de  Marguerite,  il  lui  accorde 
celle  de  sa  sœur  Félicie. 

Une  candeur  analogue  se  découvre  chez  un  notaire 
de  Paris,  le  bonhomme  Gardot. 

Ce  nouvel  officier  public,  (f  honnêtement  niais,  ne 
voit  que  des  actes  dans  la  vie.  » 

Charles  de  Vandenesse  et  Juliette  d'Aiglemont  ont 
envoyé  les  enfants  et  le  mari  de  la  jeune  femme  au 
spectacle  afin  de  rester  seuls.  Gardot  les  trouve  en 
tête-à-tête,  s'obstine  à  prolonger  sa  visite,  impose 
aux  deux  amants  sa  présence  importune,  parle  afTaires 


LES    HOMMES    DE    LOI  167 

hors  de  propos,  appuie  sans  le  savoir  sur  le  mal  secret 
qui  ronge  la  famille,  et,  un  peu  rudoyé  par  le  vicomte,  se 
retire  en  grommelant  :  «Ma  foi,  il  me  recommande 
d'avoir  plus  de  circonspection,  je  n'en  manque  pas.  Hé  ! 
diantre  !  je  suis  notaire  et  membre  de  ma  chambre.  » 

Madame  Cardot,  une  honnête  bourgeoise,  perspi- 
cace en  amour  comme  toutes  les  femmes,  parvient  à 
peine  à  l'éclairer. 


* 


Pas  plus  qu'il  ne  l'a  fait  pour  les  avoués,  Balzac  ne 
montre,  à  l'endroit  des  notaires,  un  pessimisme  ab- 
solu. Certes,  son  ironie  implique  quelque  dédain,  nul- 
lement de  la  mésestime.  Solonet,  Cardot  (i)  et  ce  Ro- 
guin  lui-même  qui  s'enfuit  emportant  les  économies  de 
César  Birotteau,  ne  sauraient  faire  oublier  Mathias  et  la 
noble  conduite  de  Chesnel  sacrifiant  jusqu'à  sa  fortune 
personnelle  pour  sauver  l'honneur  de  la  maison  d'Es- 
grignon  (2). 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine,  qui  avait  sur  la 
vertu  et  les  passions  des  théories  si  mécaniques,  a  natu- 
rellement mis  en  rehef  les  qualités  et  les  défauts  de 
métier,  le  pli  professionnel  spécial. 

La  sensibilité  émoussée  par  la  pratique  des  conflits 
d'intérêt,  la  ruse  compensée  par  la  loyauté  rigoureuse 
en  affaires,  la  droiture  unie  à  la  méfiance,  la  probité 
imposée  par  le  spectacle  quotidien  des  indélicatesses  et 

(  I  )  La  Peau  de  chagrin. 
(a)  Le  Cabinet  des  antiques. 


l68  BA.LZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

de  ses  suites,  une  naïveté  étrange  pour  tout  ce  qui  se 
trouve  en  dehors  des  prises  de  la  loi  :  telle  apparaît,  avec 
raison,  à  Balzac,  la  déformation  d'espèce  nécessaire- 
ment subie  par  les  avoués  et  les  notaires. 

Parmi  eux,  à  côté  de  quelques  activités  malfaisantes 
comme  Desroches  et  Solonet,  des  natures  indulgentes 
et  bien  renseignées  installent,  sur  le  tard,  dans  la  cen- 
dre des  passions  éteintes,  une  philosophie  avisée,  et  jet- 
tent sur  les  plaies  humaines  découvertes  un  baume  de 
bonté  souriante.  Bongrand,  Derville,  Mathias,  Ches- 
nel  atteignent  à  cette  sagesse.  Elle  aurait  pu  servir  de 
conclusion  morale  à  la  Comédie  humaùie,  puisqu'aussi 
bien  son  auteur  se  trouve  un  ancien  clerc  d'avoué  et  de 
notaire  auquel  n'ont  pas  manqué  les  enseignements 
de  la  procédure  et  du  droit. 

Mais,  pour  l'adopter,  il  eût  fallu  au  romancier,  au 
lieu  d'un  mysticisme  brouillon ,  la  notion  optimiste  et 
patiente  du  progrès,  moins  de  foi  en  l'inconnu,  plus  de 
confiance  en  la  raison  humaine  se  guidant  à  tâtons  dans 
la  nuit  des  siècles,  parcourant,  à  force  de  patience, 
d'étape  en  étape,  la  route  immense  de  l'histoire,  faisant 
une  moralité  meilleure,  grâce  aux  règles  extraites  d'une 
législation  trop  souvent  imparfaite,  et  transformant 
une  justice  précaire  en  une  équité  logique  et  idéale. 


LES    HOMMES    DE    LOI  169 


Les  hommes  d'affaires 

En  lisant  les  œuvres  de  Balzac  dans  leur  ordre  chro- 
nologique, on  les  voit  s'assombrir  par  degrés.  Cette 
remarque  s'applique  surtout  au  monde  de  la  procé- 
dure. 

Tandis  que  les  notaires  se  succèdent,  tantôt  médio- 
cres, tantôt  pires,  et,  sur  la  fin,  franchement  mau- 
vais, parmi  les  avoués,  Derville  apparaît  d'abord, 
conseiller  découragé,  mais  probe (i),  puis  Desroches, 
cœur  dur,  observateur  de  la  légalité  plutôt  que  de  la 
justice  (2),  Petit-Glaud  hypocrite  et  sans  scrupule  (3)  ; 
les  hommes  d'affaires,  sinistres  habitants  de  l'enfer  so- 
cial, viennent  enfin,  au  moment  où  la  mort  va  faire 
tomber  la  plume  des  mains  de  l'écrivain  (4). 

* 
*  * 

Les  usuriers,  qui  pullulent  dans  la  Comédie  humaine, 
possèdent  déjà  les  traits  essentiels  de  ces  êtres  maudits. 

Gobseck  est  admirablement  instruit  des  lois  et  de 
leur  application  aux  faits.  Il  se  sert  du  contrat  pour' 
étrangler  légalement  l'ouvrière,  la  comtesse,    le  com- 

(i)  Gobseck,  i83o.  Le  Colonel  Chabert,  iSSa. 

(a)  L'Interdiction,  i83G.  La  Rabouilleuse,  iSt\2.  Les  petits  Bourgeois 
commencés  en  i8^/i,  publiés  après  la  mort  de  Balzac. 

(3)  Illusions  perdues,  i83G-i8/i3. 

(It)  LeCousin  Pons,  i846.  Un  Homme  d'affaires,  i846.  Les  petits  Bour- 
geois. Les  Paysans. 

10 


170  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMLNALISTE 

merçant,  le  dissipateur,  pour  faire  fructifier,  tour  à 
tour,  le  vice,  l'amour,  le  désordre,  le  mérite  ;  mais  il  a 
trop  de  philosophie,  il  est  trop  volontairement  excep- 
tionnel, pour  ne  pas  demeurer  un  symbole.  Si  l'on  frémit 
en  sa  présence,  on  se  rassure  en  le  quittant  :  ses  pareils 
ne  sauraient  être  nombreux . 

Ce  personnage  odieux  rencontre  quelques-uns  de 
ses  semblables  —  qui  prononcerait  à  son  propos  le  mot 
d'ami  ?  —  au  café  Thémis .  x\  regarder  «  leurs  têtes  de 
camées,  froides  et  impassibles  »  (i)  se  détachant  sur  le 
jaune  vif  des  boiseries,  on  devine  que  le  sang  s'est  glacé 
dans  leurs  veines,  que  toute  ardeur  désintéressée  s'est 
éteinte  en  leurs  âmes. 

Thémis  est  bien  la  divinité  qui  convient  à  ce  lieu.  Un 
vrai  conseil  de  juristes  s'y  rassemble.  On  y  connaît  le 
Gode,  la  valeur  des  engagements,  les  mystères  de  l'hy- 
pothèque ;  on  sait  les  droits  du  créancier  et  les  ruses  du 
débiteur.  La  déesse  n'y  voit  pas  son  culte  méprisé  ;  ses 
commandements  sont  suivis  à  la  lettre. 

Ces  pharisiens  de  la  justice  ne  cherchent  pas  dans  les 
lois  l'expression  de  l'intérêt  général,  mais  une  arme 
offensive  et  défensive.  L'état  de  guerre  subsiste  pour 
eux,  transformé  simplement  en  pratique  juridique.  La 
Thémis  qu'ils  adorent  a  l'humeur  belliqueuse. 

A  ceux  qui  ne  tiennent  pas  leurs  promesses,  point  de 
quartier  !  Dans  la  pensée  de  ces  banquiers  sans  pitié, 
l'esclavage  pour  dettes  n'est  pas  aboli  :  la  loi  moderne 
l'a  entouré  de  modalités  complexes,   voilà  tout.   Les 

(  I  )  Les  Employés. 


LES    HOMMES    DE    LOI  I71 

épingles  du  prêt  consenti  seront,  suivant  les  circons- 
tances, l'abandon  des  intérêts  du  trésor  à  leur  profit, 
un  poste  de  directeur,  la  croix  de  la  Légion  d'hon- 
neur (i).  Une  fois  maîtres  d'un  homme,  ils  n'admettent 
pas  de  résistance  à  leurs  désirs  ;  l'Etat  lui-même  est 
parfois  contraint  à  leur  payer  tribut. 

Leur  cause  émeut  en  eux  je  ne  sais  quel  chauvinisme 
secret . 

Sachez-les,  d'ailleurs,  bien  organisés  pour  la  lutte. 
Mitral,  ancien  huissier,  se  trouve  naturellement  «  fort 
en  chicanes,  et  en  précautions  judi:iaires.  »  Gobseck  a, 
par  contrat,  acquis  la  science  de  Derville.  Gigonnet, 
Métivier,  Chaboisseau  ne  manquent  pas  d'une  cer- 
taine pratique  de  procédure. 

Les  vices  en  plus,  Rigou  appartient  à  la  même  es- 
pèce sociale.  Autres  lieux,  autres  moyens!  Plus  dissi- 
mulé que  ses  émules  parisiens,  sa  diplomatie  d'ancien 
prêtre  le  sert  auprès  des  paysans.  11  sait  se  faire  enten- 
dre sans  se  compromettre,  pratiquer  presque  ouverte- 
ment l'usure  en  restant  populaire.  Son  cynisme  ferait 
scandale  au  village,  il  le  cache  soigneusement. 

Les  campagnards  aiment  la  force  ;  il  en  dispose, 
mais  en  cachette,  de  façon  à  ne  pas  donner  prise  à 
l'envie.  Le  juge  de  paix,  le  tribunal,  la  gendarmerie 
lui  obéissent  ;  il  paraît  l'ignorer.  On  ne  le  prend 
pas  au  dépourvu  ;  des  espions  volontaires  veillent 
pour  lui.  Il  a  des  conseillers  nombreux  :  tous  les 
procéduriers  de  la  province,  voire  même  les  magistrats. 

(i)  Les  Employés. 


172  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Qui  frappe  à  sa  porte  trouve  le  boisseau  de  blé,  la 
somme  d'argent,  le  conseil  désirés  ;  il  se  fait  payer  sans 
doute  :  tout  service  mérite  salaire.  Pas  de  délicatesse 
grondeuse,  une  bonhomie  goguenarde;  l'indulgence 
pour  les  faiblesses  d'autrui,  à  la  condition  de  n'en  pas 
souffrir  !  Maire  d'une  toute  petite  commune  rurale,  il 
devient,  parle  maniement  des  passions  et  des  intérêts,  le 
roi  du  pays.  Il  exerce,  d'ailleurs,  tous  les  droits  de  la  sou- 
veraineté, y  compris  ceux  d'un  sultan  sur  son  harem. 

# 
*  * 

Gomme  l'usurier,  l'homme  d'affaires  professe,  parfois 
presque  ouvertement,  l'abus  de  la  légalité  ;  il  emploie,  à 
l'occasion,  des  moyens  plus  blâmables  encore.  Il  est  à 
la  justice  ce  que  u  l'homme  de  lettres  est  à  la  littéra- 
ture, un  dépréciatif  ))  (i). 

Son  rôle  social  consiste  à  mettre  le  Code  «  de  plain- 
pied  avec  la  pratique  des  rues  ».  «  Les  gens  du  peuple 
ont  peur  des  ofQciers  ministériels  comme  ils  ont  peur 
du  restaurant  fashionable.  Ils  s'adressent  à  des  gens 
d'affaires  comme  ils  vont  boire  au  cabaret.  »  Dans  le 
cabinet  de  ces  procéduriers  au  rabais,  pas  de  luxe,  pas 
de  confortable,  pas  même  de  propreté,  une  misère  dé- 
sordonnée qui  rassure  le  petit  monde  !  «  Les  cartonniers 
sont  en  bois  noirci  »,  «  les  dossiers  si  vieux  qu'ils  ont 
de  la  barbe  » .  ((  Des  ficelles  rouges  pendent  d'une  façon 
lamentable  »  ;  ((  les  cartons  sentent  les  ébats  des  souris  »  ; 
((  le  plancher  est  gris  de  poussière  et  le  plafond  jaune  de 

{i)  Le  Cousin  Pons. 


LES    HOMMES    DE    LOI  l'jS 

fumée  ))  ;  «  les  chenets  en  fonte  supportent  une  bûche 
économique  ».  «  Sur  la  cheminée  une  pendule  en  mar- 
queterie, valant  soixante  francs,  des  flambeaux  en  zinc 
dont  la  peinture  est  tombée  par  endroits  »  clament  une 
profonde  détresse.  Telle  est  du  moins  la  pièce  où  Frai- 
sier donne  ses  consultations  (i).  Cérizet  et  Glaparon 
s'installent  d'abord  ainsi,  rue  Chabanais,  de  façon  plus 
hideuse  ensuite,  faubourg  Saint-Jacques  (2). 

Les  locataires  se  montrent  dignes  des  taudis  qu'ils 
habitent.  Un  sang  brûlé  par  de  basses  débauches  a  laissé 
sur  leurs  visages  les  traces  visibles  de  leurs  vices.  Les 
baisers  de  la  Vénus  des  égouts  ont  marqué  sur  eux  leurs 
empreintes  infâmes.  A  leur  sujet,  Balzac  rivalise  de 
réalisme  avec  le  musée  Dupuytren . 

Tristes  épaves  sociales,  jetées  en  marge  de  la  vie  ré- 
gulière, ces  conseillers  de  la  misèren'hésitent  pas  à  gui- 
der leurs  clients  vers  les  écueils  dangereux  où  ils  ont 
eux-mêmes  échoué. 

Fraisier  est  un  ancien  avoué  destitué  de  Mantes.  Sa 
probité,  bonne  fille,  s'efTarouche  toujours  un  peu  tard. 
Découvre-t-il  un  crime  commis  par  ses  clients,  il 
porte  allègrement  le  poids  du  secret  professionnel.  Ne 
laisse-t-il  pas  entendre  à  la  Cibot,  après  avoir  excité 
ses  convoitises,  comment  elle  doit  s'y  prendre  pour  me- 
ner «  grand  train  »  le  malade  confié  à  ses  soins  et 
hâter    l'ouverture   d'une   succession  ? 

Il  est  parfois  l'âme  du  crime,  le  bras  jamais. 


(  I  )  Le  Cousin  Pons. 

(3)  Les  petits  Bourgeois. 


10. 


174  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Ne  cherchez  pas  à  le  compromettre  ;  ses  menées  res- 
tent impénétrables.  Au  premier  mot  de  son  complice,  il 
se  drape  dans  sa  fausse  dignité.  Le  soupçonner,  lui  !  un 
homme  de  loi  ! 

Cet  être  de  ténèbres  rêve  au  grand  jour,  cette  canaille 
à  la  considération. 

Au  nom  de  Camusot  de  Marville,  il  dresse  aussitôt 
l'oreille.  Sa  résolution  est  prompte  :  la  belle  collection  du 
cousin  Pons  n'ira  pas,  selon  la  volonté  du  mourant,  au 
doux  mélomane  Schmucke  ;  c'est  aussi  une  proie  trop 
délicate  pour  l'avidité  grossière  d'une  concierge;  elle 
sera  mieux  placée  chez  un  président  de  chambre  puissam- 
ment allié.  Ce  haut  personnage  fera  facilement  d'un  an- 
cien officier  ministériel  disgracié,  un  juge  de  paix  à  Paris, 
un  magistrat  plus  important  ensuite,  un  homme  politi- 
que un  jour  :  tout  est  possible  au  crédit  et  à  la  faveur  ! 

Ne  croyez  pas  Fraisier  assez  sot  pour  exposer  ses 
projets  à  Camusot  :  il  sait  observer  certaines  convenan- 
ces. D'ailleurs,  l'intelligence  et  l'âpreté  de  M""'  de  Mar- 
ville garantissent  mieux  le  succès. 

Pons  habilement  expédié  par  la  Cibot,  les  tracasse- 
ries contre  le  musicien  commencent.  L'ancien  avoué 
requiert,  au  nom  des  héritiers,  l'apposition  des  scellés  ; 
et  le  légataire  universel  d'une  fortune  considérable, 
menacé  de  se  voir  contester  sa  mise  en  possession, 
inapte  à  la  lutte  légale,  pressé  par  l'immédiat  besoin 
de  nutrition,  transige  pour  un  morceau  de  pain  qu'on 
n'aura  même  pas  la  peine  de  lui  donner,  car  il  meurt 
de  honte  dès  qu'il  a  accepté. 

L'audace  hypocrite  triomphe  légalement  une  fois  en- 


LES    HOMMES    DE    LOI  176 

core,  grâce  à  l'homme  d'affaires,  de  la  probité  craintive. 
Fraisier  revêt  enfin  la  simarre  convoitée.  Il  condam- 
nera désormais  les  Cérizet  et  les  Claparon,  ses  pareils 
moins  adroits. 


Cérizet,  ouvrier  typographe,  commence  la  série  de 
ses  mauvaises  actions  par  la  trahison  de  son  maître, 
David  Séchard  (i). 

La  plus  honorable  période  de  sa  vie  est  assurément 
celle,  où,  gérant  d'une  feuille  anti-gouvernementale,  il 
accumule  sur  sa  tête  les  peines  privatives  de  liberté.  La 
reconnaissance  de  son  parti  victorieux  lui  permet  de 
fonder  une  banque.  Associé  à  un  escroc,  qui  fait  d'abord 
affluer  les  espèces  à  sa  caisse  par  l'emploi  de  cartes 
biseautées,  il  ferme  bientôt  ses  guichets. 

La  Monarchie  de  Juillet  devait  une  récompense  au 
courageux  pamphlétaire  ;  elle  le  nomme  sous-préfet. 
Mais  l'administration,  effarouchée  de  ses  manières, 
ne  peut  se  résoudre  à  ses  services  :  il  est  rendu  au  jour- 
nalisme. Sa  feuille  devient  désormais  l'organe  du  parti 
extrême  ;  pourtant  il  accepte  d'être  secrètement  rétribué 
par  ses  anciens  maîtres. 

Après  de  tels  exploits,  la  constitution  d'une  société 
fictive  est  un  jeu  :  l'affaire  qu'il  combine  se  dissout 
devant  la  police  correctionnelle.  Cérizet  retourne  en 
prison,  sans  gloire  cette  fois. 

lien  sort  avec  Claparon,   banquier  véreux,   u  bouc 

(i)  Illusions  perdues. 


176  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

émissaire  »  des  vols  de  du  Tillet   et  de  Nucingen,  il 
ouvre  avec  lui  un  cabinet  d'affaires. 

Balzac  prend  d'abord  la  chose  en  gaieté.  Cessionnai- 
res  de  créances  douteuses,  c'est  plaisir  de  les  voir  riva- 
liser de  ruses  légales  avec  le  comte  Maxime  de  Trailles, 
étrange  et  peu  moral  théoricien  de  la  dette. 

La  nouvelle  fournirait  le  canevas  d'une  jolie  scène  de 
théâtre,  si  la  procédure  des  voies  d'exécution  pouvait 
être  accommodée  au  feu  de  la  rampe. 

La  guerre,  —  ainsi  que  dans  Homère,  —  commence 
par  un  défi.  Le  dialogue  de  Maxime  et  de  Gérizet  est  un 
véritable  duel.  Le  noble  hautain  porte  ses  coups  de 
haut  ;  le  vilain  obséquieux  charge  le  fer  baissé.  Suprême 
injure  !  Le  créancier  salit  de  ses  bottes  boueuses,  le 
tapis  luxueux  du  débiteur. 

Après  l'échec  de  tous  les  moyens  indiqués  par  le 
Gode,  Gérizet  grimé,  parvient,  en  exploitant  la  passion 
de  Maxime  pour  une  beauté  facile,  à  vendre  à  son 
adversaire  un  mobilier  propre  aux  voluptueux  ébats. 
Nanti  du  prix,  il  se  démasque,  refuse  au  comte  la  livrai- 
son des  marchandises,  et,  invoquant  sa  créance  anté- 
rieure, oppose  ce  que  la  loi  appelle:  u  la  confusion  ». 
((  La  confusion  du  débiteur  »  !  s'écrie  une  voix  plus 
séduisante  que  vertueuse  (i). 

Ce  lever  de  rideau  divertit  ;  avec  les  petits  Bourgeois, 
le  drame  commence. 

(i)  Un  Homme  d'affaires. 


LES    HOMMES    DE    LOI  I77 


De  la  rue  Ghabanais,  la  triste  officine  a  été  transférée 
rue  Saint-Jacques. 

Atroce  société  que  celle  formée  par  l'avocat  des  pau- 
vres, La  Peyrade,  philanthrope  ambitieux,  par  Dutocq, 
greffier  de  la  justice  de  paix,  par  Cérizet  et  Claparon, 
usuriers  de  la  misère  ! 

Gomment  les  co-associés  se  volent-ils  réciproque- 
ment le  produit  des  escroqueries  commises  au  préju- 
dice d'un  ancien  employé  au  ministère  des  finances  ?  Il 
faudrait  pour  le  raconter  exposer  dans  son  entier  la 
théorie  des  ordres  judiciaires. 

Quelques  officiers  ministériels  tarés  voisinent  avec 
ces  écumeurs  d'affaires.  Desroches,  assez  adroit  pour 
échapper  à  la  chambre  de  discipline,  les  sert  sans  se 
découvrir.  D'autres,  plus  imprudents  ou  besogneux, 
courent  à  la  destitution. 

Avoués,  greffiers  et  notaires  sont  là  par  accident. 
Surveillés  par  leurs  pairs  et  par  le  parquet,  moins  à 
l'aise  que  Gérizet  et  Glaparon,  ils  abandonnent  aux 
mains  de  ces  aigrefins  les  dépouilles  de  la  chicane.  En 
cette  compagnie,  malheur  à  qui  s'engage  étourdiment 
dans  une  position  où  on  peut  aisément  l'atteindre.  G'est 
l'enfer  de  la  procédure  !  Balzac  vieilli  semble  avoir 
voulu  rivaliser  avec  Dante.  Poètes  tous  deux  ! 


178  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

VI 

Les  Avocats 

Notaires  et  avoués,  hommes  d'affaires  et  magistrats 
allaient  et  venaient  déjà  dans  la  Comédie  humaine  qu  3lu- 
cun  avocat  n'y  avait  encore  paru. 

Derville,  avec  son  honnêteté  scupuleuse,  instrumentait 
loyalement,  aucune  parole  probe  et  mâle  ne  le  soutenait , 
foudroyant  les  perfides  insinuations  de  Desroches.  Les 
salles  d'audience  où  siégeait  Popinot  restaient  silen- 
cieuses et  vides. 

Dans  sa  fièvre  de  production,  Balzac  court  au  plus 
pressé,  lia  vu  de  près,  comme  clerc,  avoués  et  notai- 
res ;  il  les  laisse  tomber  de  sa  mémoire  dans  ses  romans. 

L'ancien  amateur  de  M^  Guillonnet-Merville  a  rencon- 
tré aussi  des  avocats  au  Palais  ;  il  ne  les  a  pas  fréquentés  ; 
à  peine,  dans  une  affaire  personnelle,  s'est-il  trouvé  une 
fois  à  leur  côté,  mais,  comme  il  a  pris  lui-même  la  pa- 
role, encore  s'est-il  écouté  plus  qu'il  ne  les  a  entendus . 

De  vagues  souvenirs  de  jeunesse  lui  reviennent  ;  il 
les  utilise  tant  bien  que  mal.  Dans  sa  vie  de  forçat  des 
lettres,  comment  trouver  une  heure  pour  fuir  son  ba- 
gne et  aller  étudier  ce  qu'il  soupçonne  sans  le  connaî- 
tre ?  La  chaîne  est  là,  la  forge  allumée,  le  fer  rouge  :  il 
faut  prendre  le  marteau  et  frapper  sur  l'enclume.  La 
misère,  sinistre  garde-chiourme,  menace  le  patient  de 
ses  rudes  étrivières . 

Un  Palais,  sans  avocat  !  c'est  un  royaume  dépouillé 


LES    HOMMES    DE    LOI  I79 

de  son  roi,  car  l'avocat  règne  dans  le  templedeThémis  ; 
il  fait  résonner  les  voûtes  solennelles  des  accents  de  son 
éloquence  ;  il  prend  part  aux  assauts  d'armes,  parade  gra- 
vement dans  les  combats  livrés  en  l'honneur  de  la  déesse  ; 
seul,  il  a  le  verbe  et  la  vie.  Sa  domination  se  montre  ja- 
louse et  tracassière  comme  celle  des  prêtres.  N'est-il  pas 
le  pontife  du  lieu  comme  il  en  est  le  paladin  ?  S'il  livre 
des  assauts,  ne  célèbre-t-il  pas  des  offices  à  la  barre? 

Balzac  a  prévu  ce  reproche.  A  la  hâte,  il  a  dessiné 
quelques  silhouettes  sans  parvenir  à  donner  au  barreau 
la  place  qu'il  occupe  dans  la  réalité. 

Malgré  l'affirmation, —  assurémentde  circonstance,— 
d'un  jeune  maître  (i),  le  romancier,  à  l'ordinaire  si  bien 
renseigné  sur  les  choses  de  la  justice,  ne  possède  sur 
cette  profession  que  des  indications  très  vagues. 

En  1845,  cinq  ans  seulement  avant  sa  mort,  il  écrit  à 
jyjme  jjanska,  à  propos  d'une  partie  de  Splendeurs  et  mi- 
sères descouriisanes,  mûiulée  alors  Une  Instruction  cri- 
minelle, qu'en  visitant  la  Conciergerie  et  le  Palais,  il  a  eu 
la  curiosité  d'entrer  à  la  Cour  d'assises  :  ((  Je  n  avais  ja- 
mais entendu  plaider,  remarque-t-il,  et  je  suis  resté 
pour  entendre  Crémieux  qui  a  fort  bien  parlé.  Ma  foi  !  » 

L'affirmation  est  formelle  ;  l'étonnement  qui  la  suit 
la  souligne  :  l'exclamation  marque  un  préjugé  violem- 
ment heurté  de  front. 

Antérieurement,  de  18/40  à  i845,  quatre  ou  cinq 
avocats  ont  pris  place  cependant  dans  la  Comédie  hu- 

(1)  Henry  Bréal.  Le  Monde  judiciaire  dans  Bahac.  Discours  de 
rentrée  de  la  conférence  des  avocats  près  la  Cour  d'appel  de 
Paris. 


l8o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

maine.  Ils  ont  soutenu  des  procès  criminels  (i),  intro- 
duit et  développé  des  référés  (a),  Indiqué  et  livré  leurs 
méthodes  (3). 

Qu'on  décrive  avoués  et  notaires  avec  les  seuls  souve- 
nirs d'un  clerc  amateur,  passe,  si  Ion  veut  :  il  est  des 
cerveaux  qui  retiennent  jusqu'aux  gestes  entrevus, 
complètent,  grâce  à  leur  imagination  et  à  la  rectitude 
de  leur  raison,  des  notions  par  trop  succinctes,  et  ju- 
gent ensuite  à  peu  près  sainement.  Au  moins,  l'artiste 
a-t-il  observé  quelques  points  de  repère  lui  permettant 
de  se  retrouver.  Quelle  audace  pour  un  écrivain  qui  n^a 
jamais  entendu  plaider  de  vouloir  peindre  le  barreau  ! 
Ainsi  procède  le  romancier  sacré  par  Zola  le  précurseur 
du  réalisme  !  Les  zélaleurs  les  plus  passionnés  de  Balzac 
conviendront  ici  de  sa  légèreté  ;  mais  cette  faute  même 
augmente  notre  étonnement  et  notre  admiration. 

* 
*  * 

Paméla  Giraud  est  la  première  œuvre  de  l'écrivain 
où  se  rencontre  un  avocat  (4). 

Le  caractère  de  M^  Dupré  reste  assez  incertain.  C'est 


(i)  Granville  dans  une  ténébreuse  Affaire^  i8iii.  Duprc  dans 
Paméla  Giraud,  1842. 

(3)  Vinct  dans  Pierrette,  18/I0. 

(3)  Albert  Savarus,  18/12.  Hulot  fils,  dans  La  Cousine  Bette,  i8/i6. 

(h)  Paméla  Giraud  a  été  représentée  pour  la  première  fois  au 
théâtre  de  la  Gaité,  le  26  septembre  i8/i3  ;  mais  d'après 
M.  Edmond  Birc,  elle  a  été  composée  en  i83/j  ou  i838.  M.  de  Spoel- 
berch  de  Lovenjoul  qui  possède  le  manuscrit  de  Balzac  croit 
qu'elle  a  été  écrite  de  i835  à  1837.  Son  premier  titre  est  :  Paméla 
Giraud  ou  l'Avocat  misanthrope. 


LES    HOMMES    DE    LOI  t8i 

un  de  ces  personnages  de  comédie,  dont  Dunnas 
fils  a  si  souvent  abusé,  qui  conduisent  l'action,  la  com- 
mentent, font  part  au  public  des  réflexions  de  l'au- 
teur. 

Dupré  ressemble  à  un  Derville  plus  en  dehors  ;  son 
scepticisme  tourne  brusquement  vers  l'émotion  et  sa 
sentimentalité  fuse  souvent  en  un  éclat  de  rire  ;  il  y  a, 
dans  cet  homme  intelligent  et  désenchanté  par  les  affai- 
res, le  lyrisme  naïf  d'une  femme  du  peuple  :  son  ironie 
gouailleuse  se  mouille  vite  de  larmes. 

Jules  Rousseau,  fils  de  famille  mêlé  à  une  conspira- 
tion assez  mal  précisée,  lui  confie  sa  défense.  Le  jeune 
homme  aime  une  ouvrière  sans  fortune,  absolument 
digne  de  sa  tendresse.  Ses  parents,  en  bourgeois  égoïs- 
tes, s'opposent  à  cette  union. 

Dupré  sauve  son  client  par  un  de  ces  artifices  que 
même  l'illusion  de  la  rampe  ne  rend  pas  acceptables. 
Le  procédé  est  des  plus  simples  :  il  risque  de  coûter 
quelques  mois  de  prison  à  Paméla,  sans  compter  son 
honneur,  et  de  mériter  la  radiation  au  singulier  maî- 
tre qui  le  conseille.  La  jeune  fille  affirmera  que  Geor- 
ges était  auprès  d'elle  la  nuit  du  crime.  Quel  juré  ne  se 
laisserait  prendreà  un  pareil  stratagème  ?  Quels  parents, 
—  seraient-ils  banquiers,  —  ne  céderaient  devant  un  si 
beau  dévouement  ? 

Le  public  seul  n'a  pas  compris  :  la  pièce  est  tombée. 


11 


[8a  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 


Vers  i838,  Balzac  commence  donc  à  rêver  du  barreau, 
car  c'est  bien  là  un  simple  songe.  En  1889,  il  prend 
presque  contact  avec  lui. 

Le  notaire  Peytel,  un  instant  journaliste,  comparaît 
devant  la  cour  d'assises  de  l'Ain,  convaincu  d'avoir 
assassiné  sa  femme  et  son  domestique  dans  une  pensée 
de  lucre.  Le  romancier  a  connu  l'accusé  à  Paris  dans  le 
monde  si  mêlé  de  la  presse  ;  il  ne  peut  croire  à  sa  culpa- 
bilité. 

Balzac  a  le  don  du  verbe  ;  sa  parole  facile  ne  manque 
ni  d'autorité  ni  de  charme.  Ne  pourrait-il  pas  sauver 
Peytel  en  l'assistant  à  l'audience  ?  Quel  piédestal  pour 
,  un  orateur  cette  affaire  parisienne  où  se  trouve  mêlé 
le  nom  de  Lamartine  !  La  droiture  de  son  jugement 
le  détourne  pourtant  d'un  aussi  dangereux  projet.  Il 
s'abstient  ;  mais  la  condamnation  intervenue,  rien  ne 
l'arrête  :  il  part  pour  Bourg  en  compagnie  de  Gavarni. 
Tandis  que  son  compagnon  crayonne  des  croquis  des- 
tinés à  émouvoir  le  gros  public,  il  se  livre  à  une  en- 
quête. 

La  faculté  d'assimilation,  de  divination  était  incroya- 
ble chez  l'auteur  de  la  Comédie  humaine. 

Le  mémoire  en  faveur  de  Peytel  diffère  en  tous 
points  du  pamphlet.  Là  où  Voltaire  aurait  décoché 
mille  flèches,  Balzac  débute,  la  parole  grave.  C'est  bien 
le  ton  d'un  avocat,  qui,  par  l'ampleur  de  son  exorde, 
élargit  la  base  sur  laquelle  il  a  assis  sa  propre  convic- 
tion et  veut  faire  reposer  celle  de  ses  auditeurs. 


LES    HOMMES    DE    LOI  1 83 

En  i83o,  l'éloquence  lançait  la  foudre;  c'était,  sur 
une  mer  démontée,  un  ciel  de  tempête  rayé  d'éclairs  et 
déchiré  par  le  tonnerre.  L'ouragan  devait  emporter 
l'argumentation  de  l'adversaire,  comme  il  arrache,  dans 
sa  colère,  le  mât  trop  faible  du  navire.  Rien  de  tel 
cependant  dans  cette  défense  écrite.  De  petits  trous 
piqués  dans  la  trame  solide  de  l'accusation  par  où» 
tout  à  l'heure,  s'infiltrera  le  doute;  la  verve  du  pari- 
sien acharnée  sur  la  province  jusqu'à  la  rendre  res- 
ponsable du  crime  ;  une  discussion  claire  de  la 
fortune  comparative  des  époux  Peytel  et  par  suite 
du  mobile  ;  quelques  réflexions  élevées  sur  les  devoirs 
de  l'accusation  opposés  à  ses  abus  :  tel  est  ce  plai- 
doyer. Pénétrez  aujourd'hui  à  la  cour  d'assises  de  la 
Seine,  vous  n'entendrez  pas  autre  chose,  la  forme  en 
moins.  A  la  barre,  Balzac  aurait  été  un  précur- 
seur. 

Une  explication  confuse  du  drame  trahit,  il  est  vrai, 
en  terminant,  l'hésitation  et  l'embarras.  Maladresse  de 
début  !  Pour  entraîner  les  assemblées,  il  faut  savoir 
oser  l'affirmation. 

Balzac  indique  que,  a  dès  l'abord,  la  brutalité  de  l'acte 
d'accusation  »  l'a  frappé.  Le  magistrat  qui  a  rédigé  cette 
pièce  de  procédure  connaissait,  sans  nul  doute,  la  loi 
ignorée  du  littérateur  :  il  n'avait  pas  ses  scrupules  de 
goût  et  peut-être,  hélas  !  de  conscience.  Aussi,  combien 
l'écrivain  triomphe-t-il  aisément  du  style  de  ce  réqui 
sitoire  !  Encore,  le  fait-il  avec  réserve. 

Quelques  citations  permettront  d'établir  la  justesse  et 
la  modération  de  ses  critiques.   Le   langage  du  pro- 


l84  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

cureur  général  de  Lyon  est,  il  faut  le  reconnaître, 
((  approprié  merveilleusement  aux  passions  de  la  masse 
curieuse».  «  Les  périodes  ampoulées  »  du  document 
officiel  se  déroulent  avec  une  sorte  «  d'emphase  judi- 
ciaire )).  Ce  singulier  morceau  d'éloquence  écrite  ne 
comprend  pas  moins  de  27  grandes  pages  serrées  !  Il 
débute  ainsi  : 

((  De  tous  les  événements  graves  qui,  dans  ces  der- 
niers temps,  ont  affligé  le  département  de  l'Ain,  il  n'en 
est  aucun  qui  ait  causé  une  sensation  plus  profonde 
et  plus  vive  que  la  mort  tragique  de  la  dame  Félicité 
Alcazar,  épouse  de  Sébastien  Peytel,  notaire  à  Belley.  » 

Cela  promet  !  Le  récit  se  poursuit  avec  une  redon- 
dance de  phrases  inutiles  dont  les  anneaux  se  dérou- 
lent complaisamment,  en  un  balancement  prétentieux. 
C'est  l'œuvre  d'un  Godeschal  qui  aurait  revêtu  la  robe 
rouge.  L'auteur  évoque  tour  à  tour  le  «  repentir  qui 
pleure  »  et  le  «  crime  qui  s'accuse  »  !  Peytel  s'entend  re- 
procher d'avoir  u  foulé  aux  pieds  le  corps  de  son  do- 
mestique expirant  et  fermant  l'oreille  à  sa  voix  sup- 
pliante, broyé  sa  tête  sous  une  main  de  fer  >).  —  Cette 
métaphore  désigne  simplement  un  marteau  ! 

Voici,  certes  !  un  beau  mouvement  d'apostrophe 
indirecte  qu'on  ne  saurait  trop  admirer  : 

((  De  quoi  pourrait-il  donc  se  plaindre  lui  qui,  devenu 
l'époux  d'une  enfant,  substituait,  dès  le  premier  jour, 
la  discorde  aux  caresses  et  lui  ofTrait  la  paix  en  échange 
d'un  testament;  lui  qui,  le  i"  novembre,  entourant 
Féliciede  ses  soins  et  donnant  aux  étrangers,  sur  tous 
les  lieux  de  son  passage,  le  spectacle  hypocrite  de  l'o- 


LES    HOMMES    DE    LOI  l85 

bligeance  la  plus  empressée  faisaitporterquelques  heures 
après  ses  tristes  dépouilles  dans  sa  voiture  et  sans  songer 
à  chercher  sur  ses  lèvres  un  dernier  souffle  de  vie,  dé- 
tournant loin  d'elle  ses  yeux  égarés,  la  laissait  froide, 
mouillée,  demi-nue,  reposer  sa  tête  sur  un  étranger. . .  » 

((  Oh  !  qu'en  termes  galants  ces  choses-là  sont 
dites  !  »  et  combien  délicat  l'hommage  suivant  rendu 
publiquement  à  la  magistrature  par  un  magistrat  : 

((  Que  maintenant  il  proclame,  à  son  aise,  l'ignorance 
des  experts  et  l'injuste  partialité  des  magistrats  ins- 
tructeurs ;  ils  ne  s'en  étonneront  pas,  car  c'est  grâce  à 
leur  zèle,  à  leur  intelligence,  à  leur  dévouement  que 
le  masque  du  crime  est  tombé  et  qu'un  grand  exemple 
est  demandé  à  la  justice  du  pays.  » 

Jugez  de  l'effet  que  doit  produire  un  greffier  lisant 
cette  péroraison  avec  l'accent  qui  convient  : 

«  Mais  la  justice  a  déchiré  le  voile  dont  se  couvrait 
une  main  impie  ;  déjà,  dans  la  nuit  du  i"'  novem- 
bre, on  croyait  lavoir  reconnue,  à  cette  agitation  sans 
mesure,  à  ces  soins  d'un  empressement  si  tardif,  à  cette 
douleur  si  bruyante  et  à  ces  élans  calculés  que  ne  con- 
naît pas  la  nature  ;  le  coupable  que  la  conscience  pu- 
blique avait  pressenti,  celui  dont  l'instruction  a  lente- 
ment mis  à  nu  l'affreuse  combinaison  et  détruit  pas  à 
pas  le  système  mensonger,  le  meurtrier  à  qui  une 
famille  éplorée  et  la  société  tout  entière  demandent 
compte  aujourd'hui  du  sang  d'une  épouse,  ce  meurtrier, 
c'est  Peytel  !  »  (i). 

(i)  Ces  citations  sont  empruntées  au  dossier  de  la  procédure 
suivie  contre  Peytel. 


l86  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Voilà  comment  le  zèle  et  le  penchant  déclamatoire 
des  magistrats  d'alors  interprêtaient  l'article  241  du 
Gode  d'instruction  criminelle  dont  le  sage  libellé  con- 
traste avec  les  accès  de  cette  fureur  vengeresse.  «  L'acte 
d'accusation  exposera  :  1°  la  nature  du  délit  qui  forme 
la  base.de  l'accusation;  2°  le  fait  et  toutes  les  circons- 
tances qui  peuvent  aggraver  ou  diminuer  la  peine  ;  le 
prévenu  y  sera  clairement  désigné  »  (i). 

Le  législateur  a  voulu  un  récit  calme,  impartial  et 
humain  au  seuil  même  des  débats.  N'est-ce  pas  trahir 
sa  volonté  que  d'y  instituer  une  sorte  de  frénésie  ?  Il  a 
prescrit  la  discussion.  Lui  obéit-on  en  procédant  par 
affirmations  solennelles  ?  On  doit  convaincre  le  jury, 
non  le  violenter  à  coups  d'autorité. 

Sans  renoncer,  comme  il  aurait  dû,  à  toute  prétention 
au  beau  style,  l'acte  d'accusation  est  aujourd'hui  plus 
simple,  plus  court.  Croyez  qu'il  n'a  rien  perdu  à  cette 
modification. 

Sachons  gré  à  Balzac  de  ne  triompher  de  cette  insup- 
portable fatuité  littéraire  que  par  la  pureté  donnée  à  son 
mémoire.  Il  lui  eut  été  facile  de  vaincre  bruyam- 
ment. 

La  Cour  de  cassation  ne  s'émut  pas  à  la  lecture 
du  plaidoyer  mesuré  de  l'écrivain  ;  les  dessins  deGavarni 
la  laissèrent  insensible.  Et  pour  cause!  Peytel était  cou- 
pable. Les  témoignages  recueillis,  les  efforts  mala- 
droits de  son  défenseur  l'attestent,  aujourd'hui  encore, 
au  lecteur  impartial  du  dossier. 

(7)  Article  a/ji  du  Code  d'inslriiclion  criminelle. 


LES    HOMMES   DE    LOI  187 

Cet  échec  honorable  suffisait  pour  que  la  pensée  de 
l'obstiné  qu'était  Balzac  se  portât  vers  cette  barre  qu'il 
avait  failli  pétrir  de  ses  mains  dans  la  chaleur  d'une 
ardente  et  inutile  conviction. 


*  * 


Sans  doute,  pensez-vous,  instruit  par  l'expérience,  le 
romancier  va  désormais  se  documenter.  Une  imagina- 
tion impatiente  se  moque  de  votre  prudence.  A  l'oc- 
casion de  sa  polémique  judiciaire,  n'a-t-il  pas  trouvé, 
par  une  sorte  d'intuition,  presque  toutes  les  ressour- 
ces de  la  plaidoirie?  N'a-t-il  pas  formulé  avec  jus- 
tesse, (i)  —  et  les  compliments  ne  durent  pas  man- 
quer, —  certaines  règles  essentielles  de  notre  droit  cri- 
minel ? 

Quelques  semaines  plus  tard,  dans  Pierrette,  (2)  l'au- 
teurde  la  Comédie  humaine  trace  leportraitd'un  avocat, 
le  fait  agir,  le  montre  à  la  barre.  Avait-il  gardé  de  son 
aventure  quelque  rancune  contre  le  Palais  ?  Il  ne  mé- 
nage ni  la  magistrature,  ni  ceux  qui  l'approchent. 
M^  Vinet  pousse  si  loin  la  friponnerie  légale  que 
l'écrivain,  en  terminant,  confie  à  Dieu  le  soin  de  le  châ- 
tier. 

Ce  nouvel  avocat   n'est  pas  effacé,  lointain,  comme 

(i)  Lire  la  lettre  de  M.  Moreau-Christophe,  ancien  inspecteur 
général  des  prisons,  dans  l'Histoire  des  œuvres  de  Balzac,  par  M.Ch. 
de  Spoelbercii  de  Lovenjoul. 

(2)  Pierrette  datée  de  novembre  1 83ç)  a  été  publiée  pour  la  première 
fois  par  le  Siècle  du  i/»  au  ^7  janvier  i84o.  Le  mémoire  sur  le 
procès  Peytel  est  de  septembre  1889. 


l88  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Dupré.  Il  vit.  Sur  le  relief  tourmenté  du  portrait,  mar- 
que le  doigt  fiévreux  de  l'artiste.  Ce  n'est  pas  cependant 
un  type  original.  Balzac  a  trouvé  sans  effort  son  mo- 
dèle. 

Vinet,  ((  long  et  maigre,  avait  ses  opinions  libérales 
pour  tout  talent  et,  pour  seul  revenu,  les  produits  assez 
minces  de  son  cabinet.. .  Rongé  d'ambition...  il  cachait 
une  sombre  rage. . .  Quelques  personnes  étaient  parfois 
effrayées  au  tribunal  en  voyant  sa  figure  de  vipère  à 
tête  plate,  sa  bouche  fendue,  ses  yeux  éclatants  à  tra- 
vers des  lunettes  ;  en  entendant  sa  petite  voix  aigre  et 
persistante  et  qui  attaquait  les  nerfs.  Son  teint  brouillé, 
plein  de  teintes  maladives,  jaunes  et  vertes  par  place, 
annonçait  son  ambition  rentrée,  ses  continuels  mé- 
comptes et  ses  misères  cachées.  11  savait  ergoter, 
parler  ;  il  ne  manquait  ni  de  traits,  ni  d'images  ;  il  était 
instruit,  retors.  Accoutumé  à  tout  concevoir  par  son 
désir  de  parvenir,  il  pouvait  devenir  un  homme  politi- 
que »  (i). 

Un  avocat  obscur  qui  se  hausse  à  la  taille  d'un 
homme  d'Etat,  une  voix  sifflante,  des  dents  à  venin,  un 
sang  aigri  de  jalousie,  des  joues  tachées  d'humeurs 
contenues,  la  nature  a  déjà  montré  cet  insupportable 
assemblage. 

Un  nom  ne  vient-il  pas  sur  vos  lèvres  ?  Voici 
Yinet,  ses  souhaits  une  fois  satisfaits,  dans  toute  sa 
gloire  de  tribun  champenois  :  «11  avait  alors  de  jolies 
besicles  à  branches  d'or,  un  pantalon  noir,  des  bottes 

(i)  Pierrette, 


LES    HOMMES    DE    LOI  189 

fines  et  un  habit  noir  fait  à  Paris,  une  montre  d'or,  une 
chaîne.  Au  lieu  de  l'ancien  Vinet,  pâle  et  maigre,  il 
montrait  dans  le  Vinet  actuel  une  tenue  d'homme  poli- 
tique; il  marchait  sûr  de  sa  fortune,  avec  la  sécurité 
particulière  à  l'homme  du  Palais  qui  connaît  les  caver- 
nes du  droit...  L'aigreur  et  la  haine  qui  l'animaient  na- 
guère avaient  tourné  en  une  douceur  perfide.  » 

Hésitez-vous  encore  ?  L'auteur  va  vous  renseigner, 
la  copie  est  si  proche  du  modèle  qu'il  a  bien  garde 
de  cacher  l'origine  de  son  inspiration  :  «  Sa  petite  tête 
rusée,  ajoute-t-il,  était  si  bien  peignée,  son  menton 
bien  rasé  lui  donnait  un  air  si  mignard,  quoique  froid, 
qu'il  paraissait  agréable  dans  le  genre  de  Robespierre.  » 

Ces  passages  accusent,  certes,  le  talent  de  l'écrivain, 
mais  dénoncent  aussi  l'imperfection  de  sa  méthode. 
Vinet  saille  du  livre,  braque  insolemment  sur  nous 
ses  lunettes  d'or,  attaque  vraiment  nos  nerfs  de  sa  pa- 
role acide.  Le  portrait  a  malheureusement  subi  de  nom- 
breuses et  apparentes  retouches  qui  lui  ont  enlevé  son 
unité.  L'avocat  de  Provins  doit  avoir,  dans  la  première 
pensée  du  romancier,  «  ses  opinions  libérales  pour  tout 
talent  »  :  sauver  un  Rogron  n'exige  pas  de  génie. 
Balzac,  dans  son  dénuement  d'observation,  cherche 
dans  la  littérature  ou  l'histoire  un  type  approprié. 
Le  souvenir  de  la  Convention  lui  fournit  Robes- 
pierre. Il  le  diminue  d'abord,  le  proportionne  à  Ihum- 
ble  tribunal.  La  plume  court,  et,  insensiblement, 
sous  l'infliience  du  modèle,  l'image  grossit.  Ce  petit 
praticien  ose  prétendre  à  la  vie  politique,  entre  dans 
les  assemblées  parlementaires  où  il  se  distingue,  occupe 

11. 


190  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMllNALISTE 

les  plus  hauts  rangs    de  la  magistrature,   paraît  à  la 
Cour  «  le  plus  agréable  des  courtisans.  )) 

On  a  beau  être  poète  et  se  laisser  emporter  par  sa 
fantaisie,  il  est  parfois  nécessaire  de  toucher  terre.  Cet 
avocat  existe,  il  doit  plaider.  Comment  faire  ?  Le  temps 
presse.  Impossible  d'aller  se  renseigner  à  l'audience  ! 
Les  créanciers  sont  intraitables,  le  libraire  exigeant. 
L'ancien  clerc  de  M^  Guillonnet-Merville  consulte  sa  mé- 
moire. Il  a  jadis  accompagné  son  patron  ou  le  principal 
aux  audiences  de  référé.  Parfois,  —  il  s'en  souvient,  — 
un  avocat  présentait  au  juge  une  courte  observa 
tion.  Aussitôt,  il  imagine  cette  procédure,  rédige  une  re- 
quête etnous  conduit  devant  le  magistrat.  Deux  lignes 
montrent  Vinet  à  la  barre.  Solennel,  il  «  lève  vers 
le  président  sa  face  froide  en  assurant  ses  besicles 
sur  ses  yeux  verts  »,  puis  il  parle  «  de  sa  voix  aigre  et 
persistante.  » 

Jamais  cause  plus  mauvaise  ne  fut'confiée  à  un  plus 
adroit  défenseur. 

Pierrette  adoptée  par  deux  célibataires,  le  frère  et  la 
sœur  Rogron,  d'abord  choyée  et  caressée  par  eux,  de- 
vient bientôt  leur  domestique,  plus  tard  leur  martyre. 

L'avocat  a  revêtu  sa  robe  pour  soutenir  les  intérêts 
des  deux  célibataires,  auxquels  une  pauvre  et  bonne 
grand'mère  demande  compte  de  leurs  brutalités. 
Audacieux,  Vinet  prend  l'offensive  :  Rogron  est  le  tu- 
teur de  Pierrette,  il  réclame  le  retour  de  sa  pupille 
qu'on  lui  a  enlevée  par  surprise. 

Un  procès  s'engage,  interminable.  Avant  que  la  jus- 
tice ait  eu  le  temps  de  faire  son  œuvre,  l'enfant  meurt 


LES    HOMMES    DE    LOI  IQl 

des  privations  qu'elle  a  supportées  et  d'un  coup  qu'elle 
a  reçu.  Yinet  multiplie  les  incidents  de  procédure, 
pousse  la  barbarie  jusqu'à  disputer  le  cadavre  de  l'or- 
pheline à  la  douleur  de  ceux  qui  la  pleurent  :  il  sait 
que  les  honnêtes  gens  succombent  dans  de  telles 
luttes.  La  sensibilité  qui  lui  refuse  l'autopsie  de  Pierrette 
arrête  en  effet  les  magistrats. 

La  fortune  du  futur  tribun  s'édifie  sur  cette  triste 
affaire.  Le  président  Tiphaine,  un  instant  indigné, 
transige  avec  un  aussi  redoutable  rival.  La  voie  est  dé- 
sormais ouverte  au  dangereux  hypocrite. 


L'indigence  de  documents  aboutit  à  la  pauvreté 
d'invention.  Comme  un  maçon,  pour  construire,  a 
besoin  de  pierres  et  de  mortier,  il  faut  des  maté- 
riaux à  l'artiste.  La  génération  spontanée  n'existe  ni 
dans  le  monde  physique,  ni  dans  le  monde  intellec- 
tuel. 

Pour  n'être  pas  exactement  renseigné,  Balzac  se  ré- 
pète. 

La  Peyrade  est  un  Vinet  jeté  sans  fortune  et  sans 
naissance  sur  le  pavé  parisien.  L'un  a  le  libéralisme 
pour  manteau,  l'autre  la  religion. 

L'avocat  champenois  montre  moins  de  spontanéité  et 
plus  de  malice  que  son  confrère  parisien,  et  celui-ci, 
provençal  d'origine,  plus  de  passion  et  aussi  plus  de 
souplesse  pour  la  dissimuler.  Impossible  de  ne  pas 
trouver  entre  eux,  malgré  des  différences  voulues,  un 


Tga 


BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 


air  de  famille.  Ils  le  tiennent  sans  doute  de  leur  ancêtre 
commun,  l'illustre  conventionnel  de  l'Artois. 

La  Peyrade  montrait  «  un  ton  de  chair  sans  éclat,  ni 
livide,  ni  mat,  ni  coloré,  mais  gélatineux  ».  a  Les 
yeux  d'un  bleu  pâle  exprimaient,  à  l'état  ordinaire,  une 
espèce  de  mélancolie  trompeuse  »  ;  ils  brillaient  soudain, 
sous  l'empire  de  l'émotion,  ainsi  que  ceux  de  Yinet 
à  travers  ses  lunettes.  La  voix  de  Théodore,  «  presque 
suave  dans  le  médium  »,  vibrait  dans  les  notes  hautes 
((  comme  le  son  d'un  gond  ».  «  Le  nez,  exactement  celui 
d'un  chien  de  chasse,  épaté,  fendu  du  bout,  curieux, 
intelligent,  chercheur  et  toujours  au  vent,  au  lieu  d'a- 
voir une  expression  de  bonhomie  était  ironique  et  mo- 
queur. » 

Depuis  la  rêverie  apparente  jusqu'à  l'insolence  cou- 
tumière,  ces  traits  du  triste  héros  des  petits  Bour- 
geois ne  sont-ils  pas  empruntés  à  Robespierre  ? 
L'affectation  de  philanthropie  de  l'égoïste  Lapeyrade, 
((  l'avocat  des  pauvres  »,  fait  pendant  aux  élégies 
sentimentales  du  cruel  pourvoyeur  de  la  guillo- 
tine. 

Ambition  doucereuse,  hypocrisie,  sécheresse  de 
cœur,  esprit  railleur,  âme  glacée  :  tel  est  le  fâ- 
cheux assemblage  dont  la  légende  et  l'histoire  offrent 
l'exemple  dans  le  célèbre  conventionnel  d'Arras.  Le 
romancier  en  dote  à  son  tour  les  membres  du  bar- 
reau. 

Rien  n'interdit  de  tels  emprunts  ;  mais  au  moins 
doit-on  éviter  les  répétitions.  Vinet  et  La  Peyrade  ne 
sont   pas    seulement   proches   par  leur   ressemblance 


LES   HOMMES    DE    LOI  1 98 

physique  et  morale  ;  ils  usent  encore  des  mêmes  pro- 
cédés pour  parvenir.  Le  premier  séduit  M*'"  de  Charge- 
bœuf,  le  second  essaye  d'obtenir,  par  ruse,  la  filleule 
d'un  bourgeois  enrichi.  Leurs  situations  sont  iden- 
tiques :  intelligents  tous  deux,  ils  besognent  égale- 
ment pour  vivre.  Vraiment  l'excès  apparaît,  et  il  importe 
peu  que,  pour  rompre  la  monotonie,  leurs  destinées 
diffèrent,  que  Vinet  réussisse  et  participe  avec  éclat  au 
gouvernement,  que  La  Peyrade  succombe  et  serve 
obscurément  dans  la  police. 


A  ces  avocats  antipathiques,  on  doit  ajouter  Simon 
Giguet,  dessiné  par  l'auteur  de  la  Comédie  humaine 
avec  une  verve  endiablée.M.deSpoelberchdeLovenjoul 
déclare  que  la  première  partie  du  Député  d'Arcis  est  do 
la  main  de  Balzac.  Les  manuscrits  manqueraient-ils, 
le  texte  suffirait  pour  autoriser  cette  affirmation,  car  la 
griffe  du  maître  se  voit.  La  présomption  et  la  vanité  de 
la  province  ne  sont-elles  pas  tout  entières  dans  ces 
quelques  lignes? 

Simon  Giguet  «  s'écoutait  parler,  il  prenait  la  parole 
à  tout  propos,  il  dévidait  solennellement  les  phrases 
filandreuses  et  sèches  qui  passaient  pour  de  l'éloquence 
dans  la  haute  bourgeoisie  d'Arcis.  Ce  pauvre  garçon 
appartenait  à  ce  genre  d'ennuyeux  qui  prétendent  tout 
expliquer,  même  les  choses  les  plus  simples.  Il  expli- 
quait la  pluie  ;  il  expliquait  les  causes  de  la  révolution 
de  juillet  ;  il  expliquait  aussi  les  choses  impénétrables  ; 


194  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

il  expliquait  Louis-Philippe  ;  il  expliquait  M.  Odilon 
Barrot;  il  expliquait  M.  Thiers;  il  expliquait  la  Cham- 
pagne; il  expliquait  1789;  il  expliquait  le  tarif  des 
douanes  et  les  humanitaires,  le  magnétisme  et  l'éco- 
nomie de  la  liste  civile. 

((  Ce  jeune  homme  maigre,  au  teint  bilieux  —  en- 
core !  —  d'une  taille  assez  élevée. . .  outrait  le  puritanisme 
des  gens  de  l'extrême  gauche. . .  Toujours  vêtu  de  noir, 
il  portait  la  cravate  blanche  qu'il  laissait  descendre  au 
bas  de  son  cou.  Aussi,  sa  figure  semblait-elle  sortir 
d'un  cornet  de  papier  blanc...  Son  pantalon,  ses  habits 
paraissaient  toujours  être  trop  larges.  Il  avait  ce  qu'on 
nomme  en  province  de  la  dignité,  c'est-à-dire  qu'il  se 
tenait  raide  —  un  nouveau  trait  de  Robespierre  —  et 
qu'il  était  ennuyeux  ;  Antonin  Goulard,  son  ami,  l'ac- 
cusait de  singer  M.  Dupin.  En  effet,  l'avocat  se  chaus- 
sait un  peu  trop  de  souliers  et  de  gros  bas  en  fîloselle 
noire.  » 

Vous  devinez  son  genre  d'éloquence.  Certaines  facili- 
tés mécaniques  répandent  sur  les  auditeurs  un  brouillard 
qui  gagne  de  proche  en  proche.  Le  front  de  l'orateur 
s'embrume  le  premier  ;  la  salle  s'emplit  ensuite  de  té- 
nèbres. C'est  sa  manière.  Au  cours  d'une  réunion  élec- 
torale, l'esprit  d'un  notaire  malicieux  perce  facilement 
cette  faconde  boursouflée  ;  l'ennui  achève  la  déroute. 

Voyez-vous  Simon  Giguet  noyé  dans  une  définition 
du  progrès,  se  débattant  désespérément  dans  le  flux  et 
le  reflux  incessants  de  ses  périodes  et  de  ses  péri- 
phrases? 

Pour  réveiller  l'auditoire,  il  faut  le  prestigieux  jaillis- 


LES    HOMMES    DE    LOI  FQO 

sèment  des  images,  les  fusées  étincelantes  du  sculpteur 
Sallenauve,  son  concurrent . 

Sallenauve  représente  l'art,  Giguetle  métier. 


Balzac  a  cependant  uni  le  génie  naturel  et  l'exercice  de 
la  profession  d'avocat. 

Il  venait  à  peine  de  publier  Pierrette  et,  par  suite,  de 
créer  Vinet,  qu'il  traçait  le  portrait  de  Z.  Marcas,  ce 
grand  homme  méconnu,  précurseur  de  ces  talents  tour- 
mentés qui,  par  le  choc  de  leurs  ambitions  réciproques, 
ont  créé  le  monde  moderne.  Ame  de  feu,  éternellement 
vouée  à  l'obscurité,  Z.  Marcas  a  passé,  comme  le  ro- 
mancier, par  la  dure  école  de  l'étude  d'avoué.  L'adversité 
arrivée,  il  vit  dans  une  mansarde  du  produit  de  l'expé- 
dition de  quelques  procédures. 

Pourquoi  ne  revêt-il  pas  la  robe  d'avocat?  L'auteur  de 
la  Comédie  humaine  veut-il  insinuer  que  certaines 
intelligences  sont  incapables  de  s'astreindre  aux  exi- 
gences d'un  métier?  Mystère  ! 

M.  de  la  Forge  se  récrie  justement  d'admiration  de- 
vant ce  héros  dont  les  allures  de  tribun  du  peuple,  la 
stature,  les  gestes,  le  verbe  éloquent,  le  génie,  ont  été 
depuis  observés  dans  Gambetta. 

Le  barreau  compte  quelques  hommes  de  cette  taille. 
Danton  tient  parmi  eux  le  premier  rang.  Ces  puissan- 
tes natures,  trop  impatientes  pour  s'accoutumer  au 
caquetage  de  métier,  trop  à  l'étroit  au  Palais,  y  passent 
sans  s'arrêter.  Elles  restent  étrangères  au  monde  judi- 
ciaire. 


196  BALZA.C    JURISCONSULTE   ET    GRIMINALISTE 


* 


Bien  qu'il  ait  exercé,  —  et  exercé  en  province,  —  tel 
semble  être  aussi  le  cas  d'Albert  Savarus. 

A  quarante  ans,  au  sommet  de  cette  montagne  que 
l'homme  monte  en  se  jouant  et  descend  plein  d'an- 
goisse, Balzac  s'est  attardé  à  reporter  sa  pensée  vers  les 
professions  aperçues  dans  sa  jeunesse  et  qui  auraient 
pu  le  tenter.  11  a  même  pris  plaisir  à  se  contempler 
dans  l'exercice  de  l'une  d'elles. 

En  1842,  il  idéalise  le  récit  de  sa  propre  existence  afin 
d'en  offrir  le  spectacle  à  M""'  Hanska  et  lui  peindre  indirec- 
tement son  amour.  Bien  entendu,  il  dissimule  avec  soin 
sa  personnalité.  Seule,  l'initiée  pourra  la  reconnaître. 

La  carrière  d'avocat  se  présentait  à  lui  au  début  de 
la  vie,  il  s'y  engage. 

C'est  bien  Balzac  qui  plaide  à  Besançon  sous  le  nom 
d'Albert  Savarus.  A  lire  le  portrait,  on  ne  s'y  peut  trom- 
per, encore  qu'il  soit  flatté. 

((  Oui,  proclame,  dans  les  salons  deM^^deWatteville, 
le  vicaire-général  dépeignant  l'inconnu  qui  intrigue  la 
petite  ville  par  sa  manière  d'être  mystérieuse,  une  tête 
superbe:  cheveux  noirs,  mélangés  déjà  de  quelques  che- 
veux blancs,  des  cheveux  comme  en  ont  les  Saint-Pierre 
et  les  Saint-Paul  de  nos  tableaux,  à  boucles  touflues  et 
luisantes,  des  cheveux  durs  comme  des  crins;  un  cou 
blanc  et  rond  comme  celui  d'une  femme;  un  front  ma- 
gnifique séparé  par  ce  sillon  puissant  que  les  grands 
projets,  les  grandes  pensées,  les  fortes  méditations  ins 


LES    HOMMES   DE    LOI  I97 

crivent  au  front  des  grands  hommes  ;  un  teint  olivâtre, 
marbré  de  taches  rouges  ;  un  nez  carré;  des  yeux  de 
feu  ;  puis  les  joues  creusées,  marquées  de  deux  rides 
longues  et  pleines  de  souffrances  ;  une  bouche  à  sourire 
sarde  et  un  petit  menton,  mince  et  trop  court;  la  patte 
d'oie  aux  tempes,  les  yeux  caves,  roulant  sous  les  sourci- 
lières  deux  globes  ardents  ;  mais  malgré  tous  ces  indices 
de  passion  violente,  un  air  calme  profondément  résigné  ; 
la  voix  d'une  douceur  pénétrante  et  qui  m'a  surpris  au 
Palais,  par  sa  facilité,  la  vraie  voix  de  lorateur,  tantôt 
pure  et  rusée,  tantôt  insinuante,  et  tonnant  quand  il  le 
faut,  puis  se  pliant  au  sarcasme  et  devenant  alors  inci- 
sive. )) 

Admirables  qualités  naturelles  que  Balzac  possédait! 
A  son  instar  encore,  Savarus  est  un  laborieux;  il 
réduit  à  rien  le  sommeil.  A-t-il  quelque  importante 
affaire,  comme  l'auteur  de  la  Comédie  humaine,  il 
«  passe  cinq  ou  six  nuits  de  suite,  dévore  les  liasses, 
les  dossiers,  a  sept  ou  huit  conférences  de  plusieurs 
heures  avec  son  client.  »  C'est  le  Pantagruel  de  la  pro- 
cédure enfanté  parle  Gargantua  du  roman. 

Les  ressources  de  ce  travailleur  géant  sont  un  peu 
grosses  et  ses  exploits  trop  bruyants.  Ses  finesses  pour 
délivrer  un  pâturage  des  illégitimes  entreprises  de  l'im- 
probité  paysanne  peuvent  faire  pâmer  d'admiration  une 
jeune  fille  énamourée,  elles  n'imposent  pas  au  juris- 
consulte. 

Quant  à  ses  tours  de  force  aux  assises,  ils  ressem- 
blent vraiment  trop  à  ceux  que  les  colosses  de  foire 
exécutent  dans  les  rues,  le  cou  gonflé,  les  reins  tendus. 


igS     BALZAC  JURISCONSULTE  ET  CRIMINALISTE 

les  muscles  en  boule.  Le  Premier  Président  —  pour- 
quoi pas  simplement,  comme  à  l'ordinaire,  le  président 
des  assises  ?  —  lui  confîe-t-il,  dans  une  pensée  malveil- 
lante, la  défense  de  quelque  paysan  stupide,  accusé  de 
faux  et  condamné  d'avance?  «  M.  Savarus  fait  acquit- 
ter ce  pauvre  homme  en  prouvant  son  innocence 
et  en  démontrant  qu'il  avait  été  l'instrument  des 
vrais  coupables.  Non  seulement  son  système  a  triom- 
phé, mais  il  a  nécessité  l'arrestation  de  deux  témoins, 
qui,  reconnus  coupables,  ont  été  condamnés.  »  Quoi? 
séance  tenante  ?  On  ne  tord  pas  avec  plus  d'aisance  les 
actes  d'accusation  et  le  Code  d'instruction  criminelle. 
Savarus  ne  cherche  cependant  pas  à  Besançon  une 
nombreuse  clientèle  ;  il  attend  des  électeurs  un  siège  au 
Parlement.  Gomment  son  plan  de  bataille,  admirable- 
ment conçu,  échoue-t-il  contre  l'imbécillité  des  intrigues 
provinciales  ?  Comment  l'amour  d'une  méchante  en- 
fant trouble -t-il  l'entente  de  deux  cœurs  pleins  de  leur 
bonheur  prochain  et  met-il  sottement  fm  à  un  rêve 
ébauché  ?  Comment,  trompé  dans  ses  affections,  déçu 
dans  ses  espérances,  écœuré  de  sa  profession,  Sa- 
varus s'ensevelit-il  vivant  dans  une  cellule  de  Char- 
treux ?  il  importe  peu  à  cette  étude.  A  retenir  simple- 
ment, que  l'air  du  Palais  est  irrespirable  pour  ses  pou- 
mons d'acier  ;  que  les  idées  y  volent  au  ras  du  sol  et 
que  les  siennes  ont  besoin  d'espace  ;  que  les  mesquines 
préoccupations  des  affaires  ne  sulBsent  pas  à  son 
enthousiasme,  foyer  généreux  où  flambent  les  nobles 
passions.  Son  éloquence  n'est  pas  de  celles  qu'on 
tarife  à  volonté  ;  elle  sort  u  bouillonnante  du  cœur.  » 


LES    HOMMES    DE    LOI  I99 


* 

*  * 


Vous  entendez  bien  que  pour  Balzac  on  ne  la  rencon- 
tre pas  telle  au  barreau,  a  Rarement  l'avocat  y  déploie 
les  forces  réelles  de  l'âme,  autrement  il  en  périrait  en 
quelques  années  ))  (i). 

Sans  doute,  la  parole  de  l'avocat  ne  roule  pas  toujours  à 
flots  pressés  les  émotions  profondes  et  les  larges  pensées. 
Son  talent  est  fait  de  solides  qualités  :  la  clarté,  la  pro- 
bité dans  la  discussion  et  l'étude.  Si  ses  discours  sentent 
l'huile,  ce  n'est  pas  pour  avoir  peiné,  comme  Démos- 
thènes,  à  donner  du  brillant  à  ses  phrases,  mais  parce 
que,  sous  l'impropriété  des  termes  ou  le  chevauchement 
des  mots,  un  travail  sérieux  se  devine.  D'après  le  roman- 
cier lui-même,  Victorin  Hulot  honorait  ainsi  le  barreau. 
((  Doué  d'une  parole  sage,  d'ime  probité  sévère,  il  était 
écouté  par  les  juges  et  par  les  conseillers  ;  il  étudiait 
les  affaires,  il  ne  disait  rien  qu'il  ne  pût  prouver,  il  ne 
plaidait  pas  indifféremment  toutes  les  causes.  » 

Gomment  l'écrivain  n'a-t-il  pas  compris  qu'une  telle 
honnêteté  d'intelligence,  une  telle  rectitude  de  cons- 
cience doivent  souffrir  au  contact  des  iniquités  quoti- 
diennement soumises  aux  tribunaux  ?  Le  barreau  use 
vite,  dit-on .  Le  mot  ne  s'entend  pas  seulement  des  for- 
ces physiques,  mais  aussi  de  celles  de  l'âme. 

Pour  modeste  qu'elle  soit,  cette  profession  a  sa  gran- 
deur. 

(i)  Albert  Savarus. 


200  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Quelles  tristesses  parfois  et  quelles  angoisses  sous  la 
robe! 

Ne  croyez  pas  qu'elles  aient  complètement  échappé  à 
l'intuition  de  Balzac.  On  les  trouve  indiquées  partielle- 
ment dans  Une  ténébreuse  Affaire  (i). 

En  vain,  pendant  de  longues  heures,  l'avoué  Bordin, 
ancien  piocureui  au  Châtelet,  et  le  jeune  avocat  de  Gran- 
ville  tâchent-ils  d'arracher  au  jury  de  l'Aube  Michu  et 
les  frères  de  Simeuse,  innocents  de  la  séquestration  sup- 
posée du  sénateur  Malin.  Leur  clairvoyance  a  beau  dé- 
couvrir le  point  faible  de  l'accusation,  leur  logique 
acérée  y  porter  des  coups,  les  efforts  des  défenseurs 
restent  impuissants  contre  une  machination  trop  bien 
ourdie. 

A  la  famille  impatiente  de  ses  malheureux  clients,  le 
procédurier  blanchi  dans  les  discussions  du  Palais  ne 
dissimule  pas  les  tristes  enseignements  de  sa  longue 
carrière  :  a  Sur  cent  affaires  criminelles,  dit-il,  il  n'y  en 
a  pas  dix  que  la  justice  développe  dans  toute  leur 
étendue,  et  il  y  en  a  peut-être  un  bon  tiers  dont  le 
secret  lui  est  inconnu.  La  vôtre  est  du  nombre  de 
celles  qui  sont  indéchiffrables  pour  les  accusés  et 
pour  les  accusateurs,  pour  la  justice  et  pour  le  pu- 
blic. )) 

Bordin  troublé  installe,  à  vrai  dire,  un  peu  trop  faci- 
lement le  mystère  dans  le  prétoire  de  nos  cours  d'assi- 
ses. Sur  cent  affaires,  quatre-vingt-dix  au  moins  sont 
très  claires.  Le  doute  peut  porter  sur  quelques-unes  ; 

(i)  Une  ténébreuse  Affaire  esi  de  i84i. 


LES    HOMMES    DE    LOI  20I 

certains  points  des  drames  judiciaires  restent  parfois 
obscurs,  mais  on  ne  juge  pas,  à  l'ordinaire,  dans  les 
ténèbres.  Ce  prétendu  avis  de  l'expérience,  trahit  préci- 
sément son  contraire. 

Les  craintes  de  l'avoué  sont  plus  légitimes  lorsqu'il 
parle  de  l'inaptitude  du  jury  à  démêler  les  complexités 
de  certaines  causes.  Le  jeune  de  Granville,  de  son 
côté,  insiste  amèrement  sur  ce  point,  déguisant,  sous  le 
mordant  de  la  satire,  sa  tristesse  réelle  :  «  Si  nous 
pouvons  le  sauver,  ce  sera  parce  que  M.  d'Haute- 
serre  a  dit  à  Michu  de  réparer  un  des  poteaux  de  la  bar- 
rière du  chemin  creux  et  qu'un  loup  a  été  vu  dans  la 
forêt  ;  car  tout  dépend  des  débats  dans  une  cause  crimi- 
nelle, et  les  débats  rouleront  sur  de  petites  choses  que 
vous  verrez  devenir  immenses.  » 

La  réflexion  est  vraiment  surprenante  chez  un  homme 
qui  n'a  jamais  assisté  jusqu'au  bout  à  un  débat  criminel. 
Les  spécialistes  ne  démentiront  pas  l'importance  qu'y 
prend  un  incident.  Un  magistrat  fort  distingué  n'a 
pas  craint  de  signaler  ce  fâcheux  penchant  des  jurés  (i). 

Depuis  deux  ans,  Balzac  a  réfléchi  aux  lacunes  du 
mémoire  Peytel  ;  il  en  éviterait  aujourd'hui  les  mala- 
dresses. «  Le  devoir  de  la  défense,  dit  il,  est  d'opposer 
un  roman  probable  au  roman  improbable  de  l'accusa- 
tion. ))  Les  logiciens  du  barreau  appliquent  journelle- 
ment cette  maxime.  En  face  des  hiatus  de  la  réalité,  ils 
placent  la  belle  ordonnance,  la  trame  continue  de  leurs 
inventions. 

(i)  Cruppi,  Le  Jury  de  la  Seine. 


202  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

L'accusation,  moins  méthodique,  car  elle  est  obligée 
de  ne  pas  quitter  un  seul  instant  les  faits,  devient,  sous 
les  efforts  de  leur  raison  critique,  une  fable.  L'auteur 
de  la  Comédie  humaine  l'a  pressenti  ;  il  faut  parfois 
aux  professionnels  des  années  pour  s'en  convaincre. 

Gomment  ce  littérateur,  qui  est  peut-être  entré  une 
seule  fois  dans  une  salle  d'assises,  a-t-il  pu  voir  un 
avocat  se  lever  à  propos  d'un  incident  sans  importance, 
et  terminer  une  audience  par  cette  apostrophe  au  mi- 
nistère public  :  ((  Bien,  vous  avez  plus  fait  pour  la  dé- 
fense de  mon  client  que  tout  ce  que  je  pouvais  dire  »  ? 

Ces  petites  scènes  sont  courantes  devant  la  justice 
criminelle  de  notre  pays.  Balzac  ne  les  avait  pas  cons- 
tatées lui-même  ;  mais  une  simple  observation  psycho- 
logique, —  l'assurance  impose  aux  hommes  assem- 
blés, —  lui  a  permis  de  trouver  l'accent  et  le  geste  de  la 
pratique.  N'est-ce  pas  une  remarque  du  même  genre  qui 
lui  fait  écrire  :  u  La  conviction  de  l'innocence  des  accusés 
est  un  des  plus  puissants  véhicules  de  la  parole  »  ? 

M.  de  Granville,  qui  a  cette  force  d'illusion,  est 
assurément  pour  Balzac  l'orateur  judiciaire  parfait. 
L'analyse  de  sa  harangue  est  entière  dans  le  roman. 
L'écrivain  nous  apprend  qu'elle  a  été  prononcée  u  avec 
cet  entrain  d'éloquence  »  admiré  chez  Berryer. 

Au  début,  un  beau  récit  de  la  vie  de  Michu,  «  où  son- 
nent les  plus  grands  sentiments  »,  éveille  les  sympa- 
thies ;  puis  la  discussion  serrée,  logique,  pièce  à  pièce, 
renverse  l'accusation,  enfin  l'hypothèse,  qui  exige  — 
Balzac  a  conservé  le  souvenir  de  son  échec  —  une  u  ha- 
bileté merveilleuse  »,  satisfait  au  besoin  impérieux  que 


LES    HOMMES    DE    LOI  2o3 

nous  avons  de  tout  connaître.  Les  arguments,  les  insi- 
nuations, les  échappées  sur  les  explications  possibles  du 
crime,  réunis  à  la  fin  en  un  seul  bloc,  oppriment  les 
jurés,  font  naître,  en  ces  magistrats  temporaires,  l'irré- 
sistible désir  de  libérer  leurs  consciences. 

A  peine  l'inexpérience  du  débutant  se  trahit-elle,  à  la 
réplique,  après  un  incident  d'audience  désastreux  pour 
la  défense.  Granville  paraît  «  accablé,  moins  des  nou- 
veaux témoignages  recueillis  que  de  la  manifeste  convie 
tion  des  jurés.  »  Une  lourde  atmosphère  de  sentiments 
hostiles  pèse  sur  lui. 

L'orateur  a  son  courage  propre.  Souvent,  armé  de  sa 
seule  raison,  il  doit  résister  à  l'entraînement  de  tous. 
Pour  que  son  talent  grandisse  avec  les  difficultés,  il 
lui  faut  une  organisation  spéciale,  des  poumons  assez 
puissants,  assez  profonds  pour  respirer  là  où  d'autres 
étouffent,  au  milieu  des  colères,  des  haines,  des  mena- 
ces. A  ses  débuts,  le  cœur  du  jeune  homme  défaille. 


* 
*  * 


Ne  dirait-on  pas  que  Balzac  parle  ici  en  profes- 
sionnel ? 

Cette  peinture  du  barreau  est  pourtant,  — suivant  le 
langage  expressif  des  atehers,  —    faite  de  chic. 

Contrairement  à  l'affirmation  intéressée  de  Zola, 
l'auteur  de  la  Comédie  humaine  ne  soumettait  pas  tou- 
jours ses  écrits  aune  rigoureuse  méthode  d'observation, 
et  il  faut  convenir  que  ce  prétendu  créateur  du  réa- 
lisme en  prenait  à   son  aise  avec  la   réalité,  mais  il 


204  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMOALISTE 

possédait  un  sens  si  exact  des  choses,  une  psychologie  à 
la  fois  si  subtile  et  si  simple  que  les  personnages  tracés 
au  hasard  des  circonstances  se  conduisent,  malgré 
quelques  fautes,  comme  ils  doivent  le  faire. 

N'y  aurait-il  pas,  après  tout,  deux  façons  de  voir  le 
monde,  l'une  au  dehors,  l'autre  au-dedans  ?  La  première 
serait  celle  de  Taine,  de  Zola,  de  Flaubert  ;  la  seconde, 
celle  de  Balzac.  Toutes  deux  sont  profitables  à  l'art, 
pourvu  que  les  êtres  créés  vivent  avec  leur  sang,  leurs 
nerfs  et  leurs  cerveaux,  dans  des  milieux  normaux,  au 
lieu  de  se  mouvoir  en  automates,  dans  des  pays  de 
rêve,  tirés  par  le  fil  de  quelque  raisonnement  à  priori. 

Un  petit  nombre  de  données  suffisent  à  Balzac  pour 
s'identifier  à  un  personnage,  reproduire  cérébralement 
son  existence,  exercer  en  imagination  sa  profession ,  mais 
encore  faut-il  que  ces  notions  indispensables  ne  lui 
manquent  pas.  Le  dieu  Vichnou  lui-même  doit  con- 
naître ceux  en  qui  il  désire  s'incarner.  Admirablement 
renseigné  lorsqu'il  s'agit  des  clercs,  ses  anciens  cama- 
rades, des  avoués  et  des  notaires,  ses  anciens  patrons, 
le  romancier  a  pu  facilement  ressusciter  dans  ses  œu- 
vres leurs  mœurs,  leur  mentalité  propre,  jusqu'à  leurs 
tics  habituels,  mais  les  avocats  lui  sont  demeurés 
étrangers.  Nous  ne  les  voyons  pas  se  mouvoir  dans  la  Co- 
médie humaine,  avec  leurs  gestes,  leurs  plis  de  métier. 
L'écrivain  n'ose  même  pas  étudier  chez  eux  cette  défor- 
mation du  jugement,  née  de  l'abus  de  la  parole,  qu'il  si- 
gnale quelque  part  à  propos  des  avoués  de  province.  A 
plus  forte  raison,  ne  sait-il  pas  leur  souplesse  de  talent, 
leur  vif  sentiment  de  la  justice  qui  résiste  à  l'habitude 


LES   HOMMES    DE    LOI  3o5 

et  aux  désillusions  quotidiennes.  Aussi,  en  est-il  réduit 
à  se  représenter  les  membres  du  barreau  sur  les  qua- 
lités et  les  défauts  que  la  légende  autant  que  l'histoire 
attribuent  à  Robespierre,  cet  avocat  d'académie  provin- 
ciale. L'idée  est  assez  pauvre,  et  quelques  trouvailles, 
—  si  heureuses  soient-elles,  —  ne  rachètent  pas  cette 
indigence  originelle. 

La  pyramide  qui,  d'après  Bacon,  représente  chacune 
de  nos  connaissances,  est  ici  renversée  ;  elle  repose  sur 
la  pointe.  Donc  rien  d'étonnant  si  les  pensées  de  Balzac 
manquent  à  cet  endroit  de  solidité. 


12 


CHAPITRE   IV 


LA    MAGISTRATURE 


Deux  Juges 

D'après  l'auteur  de  la  Comédie  humaine,  une  volonté 
égoïste  parvient  facilement  à  couvrir  de  formes  légales 
les  agressions  mauvaises  de  l'intérêt;  une  certaine  déli- 
catesse d'âme  répugne  au  contraire  à  de  tels  calculs.  Le 
plaideur  avisé  sera  donc  tenu  en  suspicion.  Les  juris- 
consultes latins  avaient  dit  :  u  Les  droits  appartiennent 
aux  plus  diligents  ».  Le  romancier  retourne  l'antique 
dage. 

Les  lois  primitives  étaient  peu  nombreuses.  Balzac 
aurait  fait  tenir  celles  de  son  choix,  simples  formules 
de  principes  très  généraux,  dans  les  douze  tables  qui 
suffisaient  aux  institutions  de  la  vieille  Rome. 

Notre  législation  est  assurément  bien  éloignée  d'un  tel 
laconisme.  De  plus,  à  l'exemple  de  la  jurisprudence  du 


LA    MAGISTRATURE  207 

Bas-Empire,  qui  s'enflait  au  cours  des  siècles  jusqu'à 
composer  ces  gros  volumes  destinés  de  nos  jours  à 
aiguiser  la  subtilité  de  nos  jeunes  étudiants,  les  arrêts 
s'ajoutent  aux  lois,  les  glossaires  aux  décisions  de  jus- 
tice. Le  plaideur  mal  intentionné  trouve  trop  aisément 
un  article  ou  un  précédent  pour  s'embusquer  derrière  et 
tirer  sur  son  adversaire  sans  défiance. 

Décider  en  droit,  c'est,  pour  notre  écrivain,  s'exposer 
à  trahir  l'équité.  Loin  du  juge  un  tel  judaïsme  !  Sous  la 
lettre,  parfois  contre  elle,  il  doit  chercher  l'esprit. 

Pour  éviter  la  multiplication  infinie  des  procès,  pour 
parer  aux  dangers  des  erreurs  de  fait,  si  faciles  à  com- 
mettre, nos  Codes  ont  adopté  un  système  légal  de  preu- 
ves. A  nous  de  faire  constater,  comme  il  convient,  l'exis- 
tence de  nos  droits.  Voilà  de  quoi  indigner  Balzac  !  car 
c'est  le  triomphe  assuré  de  l'égoïsme  vigilant  sur  la  géné- 
rosité ordinairement  insoucieuse.  Il  n'admet  pas  qu'un 
magistrat  se  puisse  astreindre  à  de  telles  règles.  Un  peu 
de  psychologie  et  quelques  notions  de  physiognomonie 
suppléent  avantageusement  à  cet  échafaudage  gothique. 

A  un  acte  en  bonne  et  due  forme,  préférez  un  des 
stigmates  découverts  par  Lavater.  Une  convention  est 
libellée  par  devant  notaire?  La  belle  aflaire!  Celui  qui 
l'invoque  a  l'œil  d'une  pie,  signe  d'improbité,  condam- 
nez. M'""  d'Espard  a  bon  estomac,  inutile  de  l'entendre  :  le 
grand  Bianchon  a  découvert  que  la  bonté  était  une  ma- 
ladie du  tube  digestif.  La  marquise  digère  bien  ;  elle 
est,  en  conséquence,  dure  et  perverse;  ne  vous  embar- 
rassez pas  de  sa  requête. 

Ces  données  lui  suffisent  pour  la  conduite  de  son 


208 


BALZAC    JURISCONSULTE    El 


petit  monde.  Comme  ses  obseï 
fines  et  profondes,  le  lecteur  pasj 
déconcertante  de  certaines  de  ses 
consentirait  à  laisser  apprécier  j 
mode  aussi  aventureux  ?  L'intell 
maître  se  serait-elle  miraculeus 
à  tous  les  membres  des  cours  ( 
nous  ne  serions  pas  encore  rassui 
Pour  hasarder  de  semblables 
être  Dieu  lui-même,  un  grand  h 
Les  deux  mots  sont  de  Balzac,  q 
tendance  à  tout  préciser,  chiffré  l'c 
a  besoin  d'environ  six  mille  jug( 
n'a  six  mille  grands  hommes  à  s( 
raison  ne  peut-elle  les  trouver  pc 
L'écrivain  veut  bien  adapter  son 
naires  :  il  se  contentera  de  magi: 
au  courant  de  la  vie,  dont  la  ] 
profonde,  —  à  l'exemple  de  la 
les  consciences.  Soumis  aux  loij 
pas  leurs  esclaves.  Joignez  à  leu 
scepticisme,  une  certaine  bonté 
flocons  de  neige  sur  leurs  têtes,  e 


LA    MAGlSTIiA'JURE 


Ce  type,  déduit  à  priori  des  principes  forr 
l'écrivain,  existe  dans  son  œuvre. 

Tel  était  en  effet  lejugePopinot  :  «  Sacharpe 
des  lignes  heurtées.  Ses  gros  genoux,  ses  gran 
ses  larges  mains  contrastaient  avec  une  figure 
taie  qui  ressemblait  vaguement  à  une  tête  de  ve 
jusqu'à  la  fadeur,  mal  éclairée  par  des  yeu> 
dénuée  de  sang,  fendue  par  un  nez  droit  et 
montée  d'un  front  sans  protubérance,  décoré 
immenses  oreilles  qui  fléchissaient  sans  grâce 
veux  grêles  et  rares  laissaient  voir  son  crâne 
sieurs  sillons  irréguliers.  » 

On  dirait  une  caricature,  mais  le  rire  est 
de  l'attendrissement. 

«  Un  seul  trait  recommandait  ce  visage  ai 
nomiste.  Cet  homme  avait  une  bouche  sur  les 
laquelle  respirait  une  bonté  divine.  C'étaient  ( 
grosses  lèvres  rouges,  à  mille  plis,  sinueuses,  m 
dans  lesquelles  la  nature  avait  exprimé  de  bec 
monts  !  dos  lovros  nui  imrlniont  nii  roMir  o\.  an 


2IO  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

rouges  ou  luisantes  qui  dénonçaient  une  avarice  sordide 
ou  la  pauvreté  la  plus  insoucieuse.  Ses  gros  bas  de  laine 
grinçaient  dans  ses  souliers  déformés.  Son  linge  avait 
ce  ton  roux  contracté  dans  l'armoire  par  un  long  sé- 
jour...  L'habit  et  le  gilet  du  magistrat  étaient  en  har- 
monie avec  le  pantalon,  les  souliers,  les  bas  et  le  linge, . . 
Le  bonhomme  attendait  que  sa  cuisinière  le  prévint  de 
la  vétusté  de  son  chapeau  pour  le  renouveler.  Sa  cravate 
était  toujours  tordue  sans  apprêt,  et  jamais  il  ne  réta- 
blissait le  désordre  que  son  rabat  de  juge  avait  mis  dans 
le  col  de  sa  chemise  recroquevillé.  11  ne  prenait  aucun 
soin  de  sa  chevelure  grise,  et  ne  se  faisait  la  barbe  que 
deux  fois  par  semaine.  Il  ne  portait  jamais  de  gants  et 
fourrait  habituellement  ses  mains  dans  ses  goussets 
vides  dont  l'entrée  salie,  presque  toujours  déchirée, 
ajoutait  un  trait  de  plus  à  sa  personne.  » 

Un  tel  assemblage  de  naïveté,  de  clairvoyance  et  de 
bonté  laisse  pressentir  l'homme  intérieur. 

Cet  Aristide  moderne  ne  sollicite  pas.  Inaccoutumées 
aux  gants,  ses  grosses  mains  emprisonnées  paraîtraient 
ridicules  ;  dans  l'embarras  de  leur  importune  enveloppe, 
elles  ne  sauraient  retenir  le  chapeau  trop  récemment  re- 
nouvelé. 

Comment  donc  est-il  parvenu  à  s'asseoir  sur  les  sièges 
du  tribunal  de  la  Seine  ?  Aucun  gouvernement  n'a  encore 
mis  en  pratique  cette  pensée  subversive  qu'il  appartient 
aux  plus  dignes  de  juger  leurs  semblables  ;  la  faveur 
ou  la  naissance  ont  désigné  de  tout  temps  le  magistrat. 
Il  existe  pourtant  quelques  heureuses  époques  où  les 
circonstances  laissent  plus  de  liberté  de  bien  faire  aux 


LA    MAGISTRATURE  2  I  I 

détenteurs  de  la  puissance.  Le  héros  de  Balzac  vivait  à 
une  de  ces  rares  périodes  de  l'histoire. 

De  fortes  études  de  droit  avaient  si  bien  indiqué  Po- 
pinot  à  l'attention  des  réorganisateurs  delà  justice  que, 
sur  l'avis  de  Gambacérès,  il  fut  inscrit  un  des  premiers 
pour  un  poste  de  conseiller  à  la  cour  im2:)ériale.  Mais  il 
«  ne  mit  jamais  les  pieds  ni  chez  le  chancelier  ni  chez 
le  grand  juge  )).  Aussi,  «  à  chaque  nouvelle  sollicitation, 
le  ministre  reculait  Popinot...  De  la  cour  il  fut  exporté 
sur  les  listes  du  tribunal,  puis  repoussé  au  dernier  éche- 
lon par  les  intrigues  des  gens  actifs  et  remuants.  Il  fut 
nommé  juge  suppléant  ». 

Voici  qui  achève  de  le  peindre  :  «  Un  cri  général 
s'éleva  au  Palais  :  «  Popinot  juge  suppléant  !  n  Cette  in- 
justice frappa  le  monde  judiciaire,  les  avocats,  les  huis- 
siers, tout  le  monde,  excepté  Popinot  qui  ne  se  plaignit 
point.  La  première  clameur  passée,  chacun  trouva  que 
tout  était  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes 
possibles...  »  Il  fallut  la  volonté  et  le  cœur  «  du  plus 
célèbre  des  Gardes  des  Sceaux  »  de  la  Restauration  pour 
en  faire  un  juge  titulaire. 

L'auteur  marque,  par  toutes  ces  précautions,  qu'il 
s'agit  d'un  caractère  d'exception.  Les  qualités  profes- 
sionnelles de  ce  personnage  sont  donc  celles  qu'aux 
yeux  de  Balzac  les  magistrats  devraient  avoir  ;  rien  dans 
ses  écrits  ne  laisse  entendre  qu'à  son  avis  nos  juges  les 
possèdent.  Quelques-unes  d'entre  elles  leur  seraient 
cependant  nécessaires. 

La  perspicacité  est  indispensable  à  qui  doit  prononcer 
sur  les  actions  humaines  :  les  Godes  peuvent  établir  des 


'J12  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

règles  de  preuve,  ils  ne  sauraient  empêcher  les  tribu- 
naux d'apprécier  souvent  directement.  Popinot  voit  très 
à  fond  dans  les  âmes  :  «  Aidé  de  sa  seconde  vue  Judi- 
ciaire, il  perçait  l'enveloppe  de  double  mensonge  sous 
lequel  les  plaideurs  cachent  l'intérieur  des  procès.  Juge 
comme  l'illustre  Desplein  était  chirurgien,  il  pénétrait 
les  consciences  comme  ce  savant  pénétrait  les  corps.  Sa 
vie  et  ses  mœurs  l'avaient  conduit  à  l'appréciation  exacte 
des  pensées  les  plus  secrètes  par  l'examen  des  faits.  11 
creusait  un  procès  comme  Cuvier  fouillait  l'humus  du 
globe.  Comme  ce  grand  penseur,  il  allait  de  déductions 
en  déductions  avant  de  conclure,  et  reproduisait  le  passé 
de  la  conscience  comme  Cuvier  reconstruisait  un  ano- 
plothérium.  A  propos  d'un  rapport,  il  s'éveillait  souvent 
la  nuit,  surpris  par  un  filon  de  vérité  qui  brillait  sou- 
dain dans  sa  pensée.  Frappé  des  injustices  profondes 
qui  couronnaient  ces  luttes  où  tout  dessert  Vhonnête 
homme,  où  tout  profite  aux  Jripons,  il  concluait  souvent 
contre  le  droit  en  faveur  de  l'équité,  dans  toutes  les 
causes  où  il  s'agissait  de  questions  en  quelque  sorte 
divinatoires.  >> 

Remonter  scientifiquement  des  faits  aux  actions  hu- 
maines est  le  devoir  rigoureux  des  magistrats,  ils  n'y 
peuvent  échapper.  Entrer  dans  les  consciences  est  par- 
fois leur  mission,  mais  ici  l'incertitude  des  résultats 
leur  commande  la  réserve.  Souvent  la  loi  interdit.  — 
comme  inutile  ou  dangereuse,  —  une  telle  recherche. 
Le  Code  et  le  bon  sens  proscrivent,  en  tout  cas,  de  pro- 
céder autrement  que  par  voie  de  déductions  rigou- 
reuses, solidement  appuyées  sur  des  constatations  cer- 


LA    MAGISTRATURE  2l3 

taines.  Il  faut  voir  dans  les  considérants  d'un  jugement 
autre  chose  «  qu'une  foudre  bonasse  »  (i).  Les  cours 
d'appel  et  de  cassation  les  soumettent  à  une  sévère 
critique.  Le  «  bon  style  judiciaire  )>  est  celui  où 
le  raisonnement  se  montre  à  nu.  Il  tient  sa  seule 
beauté  de  la  liaison  des  idées,  de  la  solidité  de  sa  lo- 
gique. 

La  loi  ni  la  pratique  ne  mettent,  à  l'exemple  de  Balzac, 
la  ((  seconde  vue  »,  la  u  divination  »,  au  nombre  des 
procédés  à  employer  pour  la  découverte  de  la  vérité. 
Ces  expressions,  souvent  répétées,  suffiraient  à  montrer, 
—  en  dépit  des  affirmations  de  Zola  et  de  Taine,  —  que 
l'auteur  de  la  Comédie  humaine,  malgré  quelques  pré- 
tentions et  peut-être  quelques  tendances,  se  souciait  peu 
des  méthodes  scientifiques.  Une  telle  propension  à  tout 
deviner  d'instinct,  par  intuition  subite,  naturelle  à  l'ar- 
tiste impatient,  doit  demeurer  étrangère  à  la  procédure, 
comme  elle  l'est  à  toutes  nos  connaissances  posi- 
tives. 

Rien  de  surprenant  à  ce  que  Popinot  ait  passé  pour 
peu  pratique  auprès  de  ses  collègues.  L'étonnement  du 
romancier  trahit  la  même  inaptitude  d'esprit.  Inutile 
d'aller  chercher  à  cette  réputation  le  motif  plaisant  que 
((  ses  raisons  longuement  déduites  allongeaient  les  déli- 
bérations ».  Une  imagination  trop  prompte  légitime  à 
elle  seule  une  telle  restriction  dans  l'éloge. 

Les  qualités,  et  peut-être  aussi  les  défauts  de  ce  ma- 
gistrat, lui  ont  valu  d'être  placé  dans  ce  que  l'écrivain 

(i)  Honorine. 


2  1 4  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIN ALTSTE 

appelle  dédaigneusement  une  «  certaine  catégorie  de 
jugerie  ».  a  Comme  son  génie  d'appréciation  était  frap- 
pant, que  son  jugement  était  lucide  et  sa  pénétration 
profonde,  il  fut  regardé  comme  possédant  une  aptitude 
spéciale  pour  les  fonctions  déjuge  d'instruction  ».  Dans 
la  recherche  des  coupables,  il  faut  en  effet  supposer 
avant  de  trouver,  recourir  aux  hypothèses,  sauf  à  les 
vérifier  ensuite.  La  seconde  vue,  la  divination,  le  génie 
commencent,  la  raison  contrôle. 

Etudier  les  causes,  percer  leur  mystère  ne  suffit  pas  ; 
la  justice  doit  aussi  décider.  A  la  délibération,  succède  un 
acte  de  volonté.  Une  intelligence  droite  doit  donc  se  dou- 
bler d'une  probité  sûre.  Le  docteur  Bianchon  parle  de  son 
oncle  Popinot  dans  un  style  dont  l'imprévu  et  la  négli- 
gence ont  pour  excuse  la  liberté  d'une  conversation  fami- 
lière, mais  qui  rend  de  façon  pittoresque  cette  pensée  : 
((  Toutes  les  truffes,  toutes  les  duchesses,  toutes  les 
poulardes,  et  tous  les  couteaux  de  la  guillotine  seraient 
là  dans  la  grâce  de  leur  séduction  (?)  ;  le  roi  lui  promet- 
trait la  pairie,  le  bon  Dieu  lui  donnerait  l'investiture  du 
paradis  et  les  revenus  du  purgatoire  ;  aucun  de  ces  pou- 
voirs n'obtiendrait  de  lui  faire  passer  un  fétu  d'un  pla- 
teau de  sa  balance  à  l'autre.  Il  est  juge  comme  la  mort 
est  la  mort  ».  Enlevez  à  la  louange  ce  qu'elle  a  d'étrange, 
présentée  plus  simplement,  elle  caractérisera  l'incorrup- 
tibilité des  juges.  Chaque  jour,  à  toute  heure,  le  magis- 
trat doit  se  montrer  inaccessible  aux  flatteries  des  puis- 
sants, aux  caresses  des  gens  en  place,  aux  sourires  du 
pouvoir.  Pratique-t-il  cette  vertu  professionnelle,  ce 
sera  sans  gloire.  Les  intérêts  humains  dédaignés  peu- 


LA    MAGISTRATURE  3l5 

vent  l'abattre,  s'opposer  en  tout  cas'  à  son  élévation.  Y 
manque-t-il,  les  mêmes  passions  flattées  assurent  sa 
fortune.  A  défaut  de  conscience,  dites  où  son  intérêt  le 
conduit.  Gamusot  nous  l'apprendra. 

Ne  croyez  pas  que,  pour  être  ferme,  Popinot  aille  jus- 
qu'à l'insensibilité.  La  Restauration  et  la  monarchie  de 
Juillet  ne  connaissaient  pas  les  bons  juges.  Balzac  a 
créé  la  chose  sans  prononcer  le  mot  et  sans  outrer  l'idée. 
((  La  bonté  de  son  cœur,  écrit-il,  le  mettait  constamment 
à  la  torture,  et  il  était  pris  entre  sa  conscience  et  sa  pitié 
comme  dans  un  étau...  Parfois,  son  greffier  remettait 
au  prévenu  de  l'argent  pour  acheter  du  tabac  ou  pour 
avoir  chaud  en  hiver,  en  le  reconduisant  du  cabinet  du 
juge  à  la  souricière...  (i)  Il  savait  être  juge  inflexible  et 
homme  charitable.  Aussi  nul  n'obtenait-il  plus  faci- 
lement des  aveux  sans  recourir  aux  ruses  judiciaires.  » 

La  générosité  se  passe  d'explications.  Balzac  a  cru 
devoir  en  donrxcr  une  à  celle  de  son  héros  :  elle  est 
pleine  d'enseignements. 

En  1816,  pendant  le  séjour  des  étrangers  en  France, 
au  milieu  de  la  disette,  Popinot  fut  nommé  président 
de  la  commission  extraordinaire  chargée  de  distribuer 
les  secours.  Il  connut  de  près  la  misère  ;  après  avoir  vu 
le  crime  dans  ses  fonctions  judiciaires,  l'exercice  de  la 
charité  lui  en  découvrit  la  cause.  «  En  étudiant  les  né- 
cessités cruelles  qui  conduisent  graduellement  les  pau- 
vres à  des  actions  blâmables,  en  mesurant  enfin  leurs 

(i)  Le  greffier  n'est  jamais  chargé  d'un  tel  service  confié  aux 
agents  de  la  force  publique  et  aux  huissiers.  Cet  exemple  montre 
une  fois  encore  le  défaut  de  documentation  ordinaire  à  Balzac. 


2l6  BALZAC    JI/rISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

longues  luttes,  il  fut  saisi  de  compassion.  Ce  juge  de- 
vint alors  le  Saint- Vincent-de-Paul  de  ces  grands  en- 
fants, de  ces  ouvriers  souffrants.  » 

Touchant  spectacle  que  celui  de  ce  vieillard,  «  un 
bonnet  de  coton  roussâtre  sur  la  tête  »,  a  la  figure  fati- 
guée avec  l'expression  de  demi-stupidité  que  donne  la 
préoccupation  )),  u  la  bouche  ramassée  comme  une 
bourse  dont  on  a  serré  les  cordons  »,  consentant  des 
prêts  charitables,  distribuant  des  aumônes  dans  le  froid 
rez-de-chaussée  de  sa  maison,  rue  Fouarre  !  Il  fouille 
au  Palais,  dans  les  consciences,  pour  y  trouver  la  pensée 
mauvaise  dont  l'action  délictueuse  est  la  conséquence, 
mais  il  tressaille  chez  lui  à  la  moindre  lueur  qui  an- 
nonce l'aurore  du  relèvement. 

L'exemple  de  ce  saint  ne  saurait  être  eCQcacement 
proposé  au  magistrat  moderne. 

L'augmentation  du  prolétariat,  le  développement  de 
la  population  urbaine  ont  rendu  illusoires  aujourd'hui 
les  efforts  de  la  charité  privée  que  la  fierté  du  pauvre, 
inséparable  de  toute  démocratie,  supporte,  d'ailleurs, 
avec  impatience.  Mais  une  nouvelle  conception  de 
l'équité,  appelée  par  un  philosophe  a  la  justice  répara- 
tive  )),  se  fait  jour  à  travers  l'amoncellement  de  nos 
œuvres  d'assistance  publique.  Pourquoi  ne  pas  confier 
aux  mêmes  hommes  le  soin  de  rendre  ces  deux  jus- 
tices ?  Les  mains  qui  distribuent  les  peines  ne  sau- 
raient-elles pas  ordonner  les  bienfaits  ?  u  Celui  qui  juge 
prend  un  péché  sur  son  âme  »,  dit  un  touchant  pro- 
verbe russe.  Que  ne  permettrait-on  à  ce  maudit  de  se 
racheter  ? 


LA    MAGISTRATURE  ÙIJ 


Dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  Popinot  répond  bien 
à  notre  attente.  Seul,  le  jurisconsulte  aurait  droit  par- 
fois à  faire  des  réserves. 

Le  marquis  d'Espard  se  ruine  par  des  largesses  faites 
à  une  femme  du  peuple,  la  dame  Jean  Renaud,  âgée, 
commune,  sans  agrément.  C'est  folie,  soutient  M""  d'Es- 
pard qui  poursuit  l'interdiction  de  son  mari. 

Le  juge  de  la  rue  Fouarre  est  commis  par  le  tribunal 
pour  interroger  le  gentilhomme,  procéder  à  une  en- 
quête et  faire  son  rapport. 

Tous  ces  actes  sont,  à  la  vérité,  prévus  par  le  Gode 
civil  et  le  Gode  de  procédure,  mais  la  loi  les  sépare  soi- 
gneusement :  d'abord,  requête  au  président  du  tribunal 
civil  ;  nomination  par  ce  magistrat  d'un  juge  pour 
exposer  la  demande  en  Ghambre  du  conseil  et  opiner 
sur  son  admissibilité  ;  jugement  décidant  l'interroga- 
toire du  défendeur  et  désignant  un  juge  pour  y  procé- 
der, si  l'intéressé  ne  peut  se  présenter  au  tribunal,  — 
ce  qui  n'est  pas  le  cas  du  marquis  ;  —  nouveau  juge- 
ment ordonnant  enquête,  quand  cela  paraît  nécessaire  ; 
débat  en  audience  publique,  sans  rapport  cette  fois; 
décision  (i). 

Balzac  simplifie  donc  les  formalités.  Est-ce  igno- 
rance ?  LTnc  réponse  affirmative  risque  de  faire  scan- 


(i)  Articles  :  'igS,  '19O,   '198    du  Code  civil,  890,  891,  898  du    Code 
de  procédure  civile. 

13 


2l8      BALZAC  JURISCONSULTE  ET  CRLMINALISTE 

dale.  M""'  Surville  déclare  sérieusement  qu'un  avoué 
lui  a  désigné  Grandeur  et  décadence  de  César  Birot- 
teau  comme  le  guide  pratique  indispensable  en  ma- 
tière de  faillite.  Des  auteurs  graves  approuvent,  sans 
soupçonner  dans  cet  éloge  la  plus  légère  ironie  ;  si 
bien  que  cette  opinion,  au  moins  flatteuse,  a  fini  par 
acquérir  l'autorité  de  la  chose  jugée,  et  a  valu  au 
romancier  une  réputation  de  juriste  un  peu  facile- 
ment octroyée.  Icf,  malheureusement,  les  erreurs  abon- 
dent. 

Vraiment,  quel  singulier  interrogatoire  que  celui  du 
marquis  d'Espard  !  Contrairement  aux  prescriptions 
formelles  de  l'article  496  du  Code  civil,  le  ministère 
public  n'y  assiste  pas.  Bien  mieux,  le  juge  congé- 
die son  greffier.  Pour  lui  seul,  les  révélations  du  plai- 
deur ! 

Popinot  est  par  trop  dégagé  des  scrupules  légaux. 

Il  ne  se  montre  pas  non  plus  très  soucieux  des  con- 
venances lorsque,  cédant  aux  instances  de  son  séduisant 
neveu,  le  docteur  Bianchon,  il  se  rend  chez  la  mar- 
quise. Mais  le  moyen  de  lui  en  garder  rigueur?  Quelle 
scène  admirable  dans  le  délicieux  boudoir  de  cette  per- 
sonne à  la  mode  ! 

Lourd  d'aspect,  l'air  effaré,  pareil  à  un  oiseau  de  nuit 
ébloui  par  la  lumière,  il  va  devenir,  semble-t-il,  la  risée 
de  cette  coquette  et  des  jeunes  hommes  qui  l'entourent. 
Son  esprit  butera  maladroitement  contre  les  délicates 
paroles  qui  lui  seront  adressées,  comme  ses  membres 
heurtent  les  meubles  fragiles  du  salon. 

Non.  Parti  de  l'éléphant  doré  qui  soutient  le  pendule. 


LA    MAGISTRATURi:  219 

il  suppute  avec  habileté  la  dépense  de  la  maison,  dé- 
couvre l'intérêt  caché  «  sous  le  roman  judiciaire  »  signé 
par  M"  Desroches,  et  lit  sans  peine  les  sentiments 
cupides  blottis  au  fond  de  ces  consciences  mondai- 
nes. 

Sa  bonhomie  et  son  langage  un  peu  gros  livrent  pas- 
sage à  la  pensée  la  plus  déliée.  Son  humeur  interro- 
gante,  résultat  d'une  habitude  professionnelle,  ne  tombe 
pas  dans  le  ridicule  de  Bridoison.  Des  questions  entre- 
choquées jaillit  la  lumière.  C'est  la  méthode  de  Socrate 
appliquée  non  plus  à  la  spéculation  philosophique,  mais 
aux  faits  humains. 

Môme  procédé  couronné  de  succès  avec  la  dame  Jean 
Renaud.  La  finesse  baisse  seulement  d'autant  de  degrés 
qu'on  en  a  descendus  dans  l'échelle  sociale. 

Le  marquis  d'Espard  livre  son  secret  sans  combat, 
mais  d'homme  à  homme,  non  de  justiciable  à  magistrat. 
Un  scrupule  de  conscience  explique  son  apparente  dis- 
sipation. Le  grand  seigneur,  sous  des  prodigalités  sans 
cause  apparente,  restitue  à  une  famille  protestante  les 
biens  dont  elle  a  été  injustement  dépouillée  par  ses  an- 
cêtres. 

Au  moment  où  le  juge  ainsi  éclairé  arrive  au  Palais, 
prêt  à  lire  son  rapport,  le  président  du  tribunal  le 
mande  à  son  cabinet.  Popinot  a  accepté  du  thé  chez 
M""**  d'Espard  ;  il  doit  se  récuser  :  a  Je  suis  persuadé 
d'avance,  lui  dit  le  haut  magistrat,  que  vous  avez  ap- 
porté dans  cette  alTaire  la  plus  stricte  indépendance. 
Moi-même,  en  province,  simple  juge,  j'ai  souvent  pris 
plus  d'une  tasse  de  thé  avec  les  gens  que  j'avais  à  juger  ; 


2  30  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

mais  il  suffit  que  le  Garde  des  Sceaux  en  ait  parlé,  que 
l'on  puisse  causer  de  vous  pour  que  le  tribunal  évite 
une  discussion  à  ce  sujet.  Tout  conflit  avec  l'opinion 
publique  est  toujours  dangereux  pour  un  corps  consti- 
tué, même  quand  il  a  raison  contre  elle,  parce  que  les 
armes  ne  sont  pas  égales.  Le  journalisme  peut  tout 
dire,  tout  supposer  ;  et  notre  dignité  nous  interdit  tout, 
même  la  réponse.  D'ailleurs,  j'en  ai  conféré  avec  votre 
président  et  M.  Camusot  vient  d'être  commis,  sur  la 
récusation  que  vous  allez  donner.  C'est  une  chose  arran- 
gée en  famille.  Enfin,  je  vous  demande  votre  récusation 
comme  un  service  personnel  ;  en  revanche,  vous  aurez 
la  croix  de  la  Légion  d'honneur  qui  vous  est  bien  due, 
j'en  fais  mon  affaire  ». 

Que  d'hypocrisie  dans  ce  patelinage  amical  si  proche, 
par  la  forme,  de  la  réalité  ! 

La  toile  tombe  au  bon  moment  :  Popinot  diminuerait 
h  nos  yeux,  si  la  promesse  était  tenue. 

Mais,  avant  la  fin  du  spectacle,  une  magistrature  nou- 
velle nous  est  apparue,  intrigante,  ambitieuse,  coutu- 
micre  des  compromissions,  capable  même  de  déni  de 
justice.  A  la  porte  du  président,  le  juge  delà  rue  Fouarre 
croise  celui  de  ses  collègues  auquel  vont  être  confiés 
l'interrogatoire,  le  rapport  et  l'enquête.  Ce  jeune  homme 
blond  et  pâle  est  «  prêt  à  pendre  et  à  dépendre,  au  bon 
plaisir  des  rois  de  la  terre,  les  innocents  aussi  bien  que 
les  coupables.  »  Dans  le  va-et-vient  de  pendule  qu'est 
souvent  l'art,  et  surtout  l'art  dans  ia  Comédie  humaine, 
à  un  portrait  succède  aussitôt  son  antithèse.  Au  lecteur 
(le  calculer  l'ampleur  d'oscillation. 


LA    M  VGISTUA  II  IlE  22  1 


* 


Si  rccrivaia  s'est  complu  à  dessiner  le  portrait  de  Po- 
pinot,  si  sa  verve  a  jailli  d'un  seul  jet,  il  semble  avoir 
hésité  en  présence  du  personnage  destiné  à  lui  faire 
opposition.  A  plusieurs  reprises,  il  est  revenu  sur  sa 
première  esquisse  ;  son  crayon  timide  n'a  trouvé  qu'une 
image  incertaine  (i). 

Dans  le  Cabinet  des  antiques,  nous  voyons  agir  Ca- 
musot,  alors  juge  d'instruction  à  Alençon  et  au  début 
de  sa  carrière,  sans  mieux  distinguer  ses  traits  qu'à  son 
entrée  chez  le  président  du  tribunal  de  la  Seine.  G'  a  était 
un  homme  d'environ  trente  ans,  petit,  déjà  gros,  blond, 
à  chair  molle,  à  teint  livide  comme  celui  de  presque 
tous  les  magistrats  qui  vivent  enfermés  dans  leurs  salles 
d'audience.  Il  avait  de  petits  yeux  jaune-clair,  pleins 
de  cette  défiance  qui  passe  pour  de  la  ruse.  » 

Son  caractère  est  aussi  peu  précis  que  sa  physionomie. 

((  Fils  de  la  première  femme  d'un  marchand  de  soie- 
ries de  la  rue  des  Bourdonnais  )),  l'âme  du  commerçant 
reparaît  chez  le  juge  :  une  intelligence  sans  horizon, 
quelque  adresse  professionnelle,  une  ambilion  qui  se 
traîne  à  terre. 

Pour  arriver,  il  saisit  les  moyens  qui  se  trouvent  à  la 
portée  de  son  insuffisance.  11  s'assure  u  la  protection 
sourde,  mais  cfricace  »  d'un  huissier  du  cabinet  du 
roi,  en  épousant  la  lille  de  ce  domestique. 

(i)  Le  Cabinet  des  anli(incs,  iS'S-.  Splendeurs  cl  misères  des  courti- 
sanes, iS.^ft,  Le  Cousin  Pons,  18 '17.  La  dernière  Incarnation  de  Vautrin. 


2  32  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

\/[iie  xhirion  apporte  à  son  mari  le  concours  d'une 
intelligence  vive,  un  désir  de  s'élever  exacerbé  par  le 
long  voisinage  des  Grands,  une  dextérité  et  une  com- 
plaisance empressée  de  femme  de  chambre.  Elle  lui 
insuffle  la  vie,  lui  communique  son  ardeur  de  parvenir, 
prête  à  l'homme  incertain  sa  décision  de  femme  cu- 
pide, son  activité  de  parisienne  besognant  elle-même 
pour  augmenter  son  bien-être  et  son  luxe.  Enlevez 
M"'^  Camusot,  le  juge  reste  sans  expression,  sans 
âme. 

Balzac  a  dépouillé  le  mari  de  toute  volonté  pour  en 
doter  sa  compagne,  et  atténuer  sans  doute  ainsi  l'hor- 
reur que  risquait  d'inspirer  son  héros. 

L'ouvrage  y  perd  assurément  en  puissance  drama- 
tique ;  mais  nous  y  gagnons  une  instructive  étude  de 
femme. 

A  côté  du  portrait  effacé  du  juge,  voici,  en  relief,  celui 
de  son  épouse  :  a  M'"*"  Camusot  était  une  petite  femme, 
grasse,  fraîche,  blonde,  ornée  d'un  front  très  busqué, 
d'une  bouche  rentrée,  d'un  menton  relevé,  traits  que  la 
jeunesse  rendait  supportables,  mais  qui  devaient  lui 
donner  de  bonne  heure  un  air  vicieux.  Ses  yeux  vifs  et  spi- 
rituels, mais  qui  exprimaient  un  peu  trop  son  innocente 
envie  de  parvenir,  et  la  jalousie  que  lui  causait  son  infé- 
riorité présente,  allumaient  comme  deux  lumières  dans 
sa  figure  commune  et  la  relevaient  par  une  certaine 
force  de  sentiment  que  le  succès  devait  éteindre  plus 
tard.  Elle  usait  de  beaucoup  d'industrie  pour  sa  toi- 
lette, elle  inventait  des  garnitures,  elle  se  les  brodait, 
elle  méditait  ses  atours  avec  sa  femme  de  chandjre  ve- 


LA    MAGISTRATURE  2  23 

nue  avec  elle  de  Paris,  et  maintenait  ainsi  la  réputation 
des  parisiennes  en  province.  Sa  causticité  la  rendait 
redoutable,  elle  n'était  pas  aimée.  » 

L'apercevcz-vous  s'appliquant,  a  avec  cet  esprit  fin  et 
investigateur  qui  distingue  les  femmes  inoccupées  »,  à 
deviner  les  pensées  secrètes  des  magistrats  du  tribunal  ") 

La  voyez-vous  tisonnant  l'ambition  vacillante  de  son 
mari  ? 

Gamusot  découvre-t-il  prématurément  sa  pensée,  la 
futée  le  réprimande.  Hésite-t-il,  elle  le  détermine.  Y 
voit-il  mal,  elle  l'éclairé. 

Rien  de  plus  mesquin,  mais  aussi  de  plus  âpre  que 
l'envie  de  parvenir  qui  aiguillonnece  ménage.  Un  échelon 
de  la  hiérarchie  gravi,  c'est  un  volant  ajouté  à  la  robe, 
une  plume  au  chapeau,  un  plat  au  maigre  menu  de 
famille.  Curieuse  collaboration  que  celle  des  deux 
époux  !  Dans  le  cabinet  du  magistrat,  on  respire  des 
relents  de  cuisine  ;  la  femme  y  accommode  les  procé- 
dures, la  main  leste,  le  cœur  solide,  en  ménagère  faite 
aux  odeurs  des  sauces  et  du  fourneau. 

Grandie  près  de  la  cour,  M"°  ïhirion  a  «  adopté  le 
dogme  de  l'obéissance  absolue  au  pouvoir».  Son  ins- 
tinct de  domesticité  lui  tient  lieu  de  décision. 

Le  jeune  d'Esgrignon  vient  de  commettre  un  faux. 
Elle  empêche  son  mari  de  se  joindre  à  la  conspiration 
destinée  à  perdre  l'insensé.  L'important  pour  le  juge 
d'instruction  saisi  de  laiTaire  n'est,  à  ses  yeux,  ni  de 
bien  décider,  ni  de  se  jeter  sans  réflexion  dans  une 
aventure  électorale,  mais  de  plaire  à  la  duchesse  de 
Maufrigneuse,    maîtresse    de  cet    écervelé.    Pour    ce 


2  24  BALZAC    JLRISCO>SULTE    ET    CRIMINALISTE 

politique     en    jupons,    ravancement     se    trouve    là. 

Le  vieux  notaire  Chesnel  ne  peut  fléchir  le  juge  qui 
résiste,  objectant  aux  raisons  sentimentales  qu'on  lui 
donne  :  u  II  ne  s'agit  pas  de  tout  cela,  il  s'agit  de  savoir 
si  M.  le  comte  d'Esgrignon  a  converti  le  bas  d'une 
lettre  que  lui  adressait  du  Groisier  en  une  lettre  de 
cliange.  » 

u  Eh  !  il  le  pouvait,  s'écria  tout  à  coup  M'"'  Camusot 
qui  entra  vivement,  suivie  du  bel  inconnu.  M.  Chesnel 
avait  remis  les  fonds...  Elle  se  pencha  vers  son  mari  : 
tu  seras  juge  suppléant  à  Paris  à  la  première  vacance, 
tu  sers  le  roi  lui-même  dans  cette  affaire,  j'en  ai  la  cer- 
titude, on  ne  t'oubliera  pas,  lui  dit-elle  à  l'oreille.  Tu 
vois  dans  ce  jeune  homme  la  duchesse  de  Maufrigneuse, 
tâche  de  ne  jamais  dire  que  tu  l'as  vue  et  fais  tout  pour 
le  jeune  comte  hardiment.  »  Le  juge  d'instruction 
craint-il  de  n'être  pas  suivi  par  ses  collègues  du  tribu- 
nal :  u  Ta,  ta,  ta,  réplique-t-elle,  va  voir  toi-même  ce 
matin  M.  Michu...  Michu  est  de  Paris,  lui  !  et  lu  con- 
nais son  dévouement  pour  la  noblesse.  Bon  chien  chasse 
de  race.  » 

On  parle  d'attendre  l'arrivée  du  procureur  du  roi 
absent  :  u  Quand  le  procureur  du  roi  viendra,  dit  avec 
feu  la  petite  Madame  Camusot,  il  doit  trouver  tout  fini. 
Oui,  mon  cher,  oui,  dit-elle  en  regardant  son  mari  stu- 
péfait )). 

Prenant  part  elle-même  à  l'action,  elle  se  i)récipile 
chez  un  collègue  de  son  époux,  horticulteur  passionné  : 
((  Je  vais  aller  retourner  les  semis  au  père  lUondeL 
s'écrie-t-elle.  » 


LA    M.VGISTUA  rUKE  '2'JJ 

Avec  quel  zèle,  o(Tre-t-elle  en  holocauste  sa  réputation 
de  femme  à  la  sécurité  de  la  ducliesse  !  Afin  de  détour- 
ner les  soupçons,  elle  affecte  de  se  promener  dans  les 
chemins  peu  fréquentés  au  brasdeM""'deMaufrigneuse 
toujours  déguisée.  Le  faux  jeune  homme  passera 
auprès  des  cuisinières  et  des  domestiques  pour  un  sien 
amant  venu  de  Paris. 

M'""  Camusot  est  une  servante  de  Molière,  au  désinté- 
ressement près,  la  Suzanne  de  Beaumarchais,  mais  sans 
grâce,  prête  à  sacrifier  son  honneur  pour  sauver  celui 
de  sa  maîtresse  ;  elle  était  née  pour  ouvrir  la  porte  aux 
favoris  de  quelque  grande  dame  libertine,  sauf  à  les 
cacher  dans  sa  chambre  à  l'approche  du  seigneur  ou- 
tragé. 

La  duchesse  de  Maufrigneuse  ne  se  contraint  pas 
avec  sa  créature.  Parée  pour  le  bal,  demi-nue,  elle 
lui  livre  ses  secrets  (i)  :  «  Ma  petite,  entre  nous,  deux 
mots  suffisent.»  La  phrase  se  passe  du  ton.  M'"'  Ca- 
musot a  d'ailleurs  pour  la  duchesse  des  flatteries  de 
proxénète:  u  Vous  êtes  la  plus  belle  femme  que  j'aie 
vue  )),  dit-elle  en  baisant  le  genou  fin  et  poli  de  sa  gra- 
cieuse protectrice  qu'elle  vient  de  chausser. 

Amélie  Thirion  a  quelque  fraîcheur  ;  elle  peut  passer 
pour  agréable  aux  yeux  d'un  homme  sans  àme.  Aussi, 
son  ascendant  sur  son  mari  est-il  absolu.  Le  juge  d'ins- 
truction n'a  rien  de  caché  pour  elle.  Les  notes  de  police 
apprennent-elles  à  Camusot  les  circonstances  de  la 
mort  d'Eslher  et  les  dessous  de  l'affaire  Herrcra-Uu- 

(i)  Splendcmn  cl  tniscrcs  des  courtisanes. 

13. 


2  20  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

bempré,  il  en  informe  sa  compagne  ;  puis,  en  esprit 
faible  auquel  une  confidence  a  été  arrachée,  demande 
le  silence  :  u  As  tu  besoin  de  me  répéter  cela  ?  »  riposte 
M""^  Camusot. 

((  Lucien  est  coupable,  reprit  le  juge,  mais  de  quoi  ? 

))  —  Un  homme  aimé  par  la  duchesse  de  Maufri- 
gneuse,  i)ar  la  comtesse  de  Sérizy,  par  Clolilde  de 
Grandlieu,  n'est  pas  coupable,  répondit  Amélie;  l'autre 
doit  avoir  tout  fait. 

))  —  Mais  Lucien  est  complice  !  s'écria  Camusot. 

»  —  Veux-tu  m'en  croire,  dit  Amélie.  Rends  le  prélre 
à  la  diplomatie  dont  il  est  le  plus  bel  ornement,  inno- 
cente ce  petit  misérable,  et  trouve  d'autres  coupables... 

»  —  Comme  tu  y  vas  !  répondit  le  juge  en  souriant. 
Les  femmes  tendent  au  but  à  travers  les  lois,  comme 
les  oiseaux  que  rien  n'arrête  dans  l'air. 

))  —  Mais,  reprit  Amélie,  diplomate  ou  forçat,  l'abbé 
Carlos  te  désignera  quelqu'un  pour  se  tirer  d'affaire. 

))  —  Je  ne  suis  qu'un  bonnet,  tu  es  la  tète,  dit  Camu- 
sot à  sa  femme. 

»  —  Eh  bien  !  la  délibération  est  close,  viens  embras- 
ser ta  Mélie,  il  est  une  heure.  )> 

Ce  ton  de  vaudeville  sauve  l'odieux  des  propos. 
L'étourderie  d'une  femme,  l'hérédité  servile  de  M"*  ïhi- 
rion  pouvaient  seules  rendre  supportables  un  abandon 
aussi  formel  des  devoirs  du  magistrat,  l'organisation 
projetée  d'une  erreur  judiciaire  volontaire.  Un  juge 
souffrant  un  tel  langage  inspire  un  mépris  mêlé  de  com- 
passion :  supposons  le  agissant  spontanément,  nous  au- 
rons peine  à  contenir  la  violence  de  notre  réprobation. 


LA    MAGISTRATURE  227 

Puis,  quelle  trouvaille  !  Cette  ambition  honteuse  et 
passive  peut  s'ou])lier  par  instants. 

Dans  son  cabinet,  Camu§ot  appartient  d'abord  à  sa 
profession.  S'il  n'a  pas  de  conscience  native,  il  s'en  est 
fait  une  de  métier.  En  dépit  de  ses  intentions  secrètes, 
il  questionne  habilement  Lucien  u  par  honneur  de  ma- 
gi-strat...  Le  service  à  rendre,  son  avancement,  tout 
passait  alors  chez  Camusot  après  le  désir  de  savoir  la 
vérité,  de  la  deviner,  quitte  à  la  taire.  » 

Sottise,  au  point  de  vue  de  ses  seuls  intérêts,  que  cet 
interrogatoire  qui  arrache  son  secret  à  Lucien  de  Ru- 
bempré  !  Par  des  éloges  ironiques,  le  procureur  général 
marquera,  tout  à  riieure,  son  mécontentement  au  juge 
trop  zélé.  Les  Maufrigneuse,  les  Sérizy,  les  Grandlieu, 
sont  compromis  par  sa  maladroite  habileté. 

Sa  méprise  découverte,  avec  quelle  joie  secrète,  cachée 
sous  une  tristesse  d'apparence,  Camusot  voit-il  un  joli 
caprice  de  femme  lui  arracher  des  mains  et  jeter  au  feu 
les  malencontreux  procès-verbaux  ! 

Le  procureur  général  Granville  n'est  pas  dupe  de 
ses  efforts,  à  dessein  impuissants,  pour  disputer  aux 
flammes  les  restes  de  la  malencontreuse  procédure. 

«  Ah  !  M.  Camusot  résistait?...  dit-il  en  riant,  il  est 
très  fort.  » 

Mais  voici  que  Lucien  de  Rubempré  se  pend  et  que 
M'"*  de  Sérizy  devient  folle.  Ce  double  coup  abat  le  juge 
«  Je  n'avancerai  jamais  )),  gémit-il. 

Amélie  a  plus  de  ressort.  Elle  regarde  ((  son  mari 
d'un  air  railleur,  en  sentant  la  nécessité  de  rendre  l'éner- 
gie à  l'homme  qui  portait  son  ambition  ».  —  u  Et  pour- 


228  BALZVC    JURISCONSULTE    ET    CRIMUSALISTE 

quoi  n'avancerais-tu  pas  ')  »  lui  dit-elle.  Puis,  elle  règle 
la  conduite  à  tenir  «  de  manière  à  contenter  tout  le 
monde  ».  Une  seule  crainte  l'obsède  :  u  l'affaire  devient 
si  grave  qu'elle  pourrait  bien  leur  être  volée  ».  Une  for- 
faiture à  commettre  est  pour  elle  un  bien  précieux  qu'il 
faut  garder  soigneusement. 

La  lourdeur  d'esprit  de  Gamusot  compromet  souvent 
l'avancement  désiré,  l'adresse  d'Amélie  l'assure. 

Quelle  jolie  théorie  émet,  sur  cette  collaboralion  con- 
jugale, l'impertinente  duchesse  de  Maufrigneusc  ! 

((  Il  n'y  a  qu'en  France,  cher  Monsieur  Chesnel,  que 
l'on  voit  les  femmes  si  bien  épouser  leurs  maris  qu'elles 
en  épousent  les  fonctions,  le  commerce  et  les  travaux. 
En  Italie,  en  Angleterre,  en  Espagne,  les  femmes  se  font 
un  point  d'honneur  de  laisser  leurs  maris  se  débattre 
avec  les  affaires  ;  elles  mettent  à  les  ignorer  la  même 
persévérance  que  nos  bourgeoises  françaises  déploient 
pour  être  au  fait  des  affaires  de  la  communauté.  iN  est-ce 
pas  ainsi  que  vous  appelez  cela  judiciaircmenl  ?  D'une 
jalousie  incroyable,  en  fait  de  politique  conjugale,  les 
Françaises  veulent  tout  savoir.  Aussi,  dans  les  moindres 
difficultés  de  la  vie  en  France,  sentez-vous  la  main  de 
la  femme  qui  conseille,  qui  guide,  éclaire  son  mari.  La 
plupart  des  hommes  ne  s'en  trouvent  pas  mal,  en  vé- 
rité. En  Angleterre,  un  homme  marié  pourrait  être  mis 
vingt-quatre  heures  en  prison  pour  dettes,  sa  femme,  à 
son  retour,  lui  ferait  une  scène  de  jalousie  (i).  » 

Aussi  bien,  Amélie  réussil-cUc  à  faire  franchir  à  un 

(i)  Le  (jibiiu'l  (les  aiUiqucs. 


LA.    MAGISTRATL'RE  '22Ç) 

mari  plus  que  médiocre,  tous  les  degrés  de  la  hiérar- 
chie judiciaire.  Juge  à  Alençon,  président  à  Mantes,  juge, 
conseiller,  président  de  chamhre  à  Paris,  l'insutïisancc 
de  Camusot  ne  l'arrête  qu'à  la  dernière  marche,  la  Cour 
de  cassation. 

La  plaisanterie  coupe  court  à  l'indignation.  Camusot 
est  un  magistrat  complaisant,  mais  il  est  aussi  un  époux 
henét  ;  sur  le  point  de  se  fâcher,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  sourire. 

Simple  précaution  d'écrivain  pour  ne  pas  heurter  de 
front  les  lecteurs,  car,  au  spectacle  des  faiblesses  de 
Camusot,  Balzac  ne  souffre  pas.  Ses  principes,  plus 
élevés  assurément  que  ceux  de  M'''  ïhirion,  ne  leur 
sont  pas  contraires.  Les  Grands  doivent,  à  ses  yeux, 
êtres  préservés  de  l'atteinte  des  lois  comme  du  contact 
des  vilains.  Avec  la  fille  de  l'huissier  du  roi,  il  pense 
qu'un  marquis  d'Esgrignon  ne  saurait  s'asseoir  en 
accusé  sur  les  bancs  d'une  cour  d'assises,  et  qu'un 
jeune  jDoète,  assez  beau  pour  plaire  à  M'""  de  Maufri- 
gneuse,  à  M'"''  de  Sérizy  et  à  Clotilde  de  Grandlieu,  n'est 
jamais  coupable.  Le  procureur  général  Granville,  un 
des  héros  les  plus  sympathiques  de  l'écrivain,  formule 
des  théories  bien  proches  de  celle-ci  et  s'accommode  à 
merveille  des  faiblesses  de  son  juge  d'instruction. 

La  complaisance  des  magistrats  fait  partie  intégrante 
du  système  politique  de  la  Comédie  humaine. 


23o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

II 

Les  Tribnuaux 

Des  tribunaux  complets  apparaissent,  se  réunissent, 
délibèrent  dans  la  Comédie  humaine.  Ouvrez  le  Cabinet 
des  antiques,  et  vous  connaîtrez  celui  d'Alençon. 

Le  procureur  du  roi  est  absent.  N'en  soyez  pas  sur- 
pris :  membre  du  Parlement,  il  n'accourt  que  si  quelque 
gros  scandale  menace  la  dynastie  ou  ses  plus  illustres 
soutiens. 

Son  premier  substitut,  M.  Sauvager,  u  était  un  jeune 
homme  de  vingt-cinq  ans,  maigre  et  grand,  à  figure 
longue  et  olivâtre,  à  cheveux  noirs  et  crépus,  les  yeux 
enfoncés  et  bordés  en  dessous  d'un  large  cercle  brun 
répété  au-dessus  par  ses  paupières  ridées  et  bistrées.  Il 
avait  un  nez  d'oiseau  de  proie,  une  bouche  serrée,  les 
joues  laminées  par  l'étude  et  creusées  par  l'ambition.  11 
offrait  le  type  de  ces  êtres  secondaires  à  l'affût  des  cir- 
constances, prêts  à  tout  faire  pour  parvenir,  mais  en 
se  tenant  dans  les  limites  du  possible  et  dans  le  déco- 
rum de  la  légalité.  Son  air  important  annonçait  admira- 
blement sa  faconde  servile  (i)  )). 


(i)  Balzac  semble  allaolicr  ici  quelque  prix  à  riiulépeiulatice 
du  magistral  ;  il  en  lait  ])on  marché  ailleurs  :  il  écarle  la  com- 
plaisance lors<[u'elle  naît  du  seul  intérêt  de  carrière,  mais  il 
l'admet  dès  qu'elle  résulte  d'une  conception  saine,  selon  lui,  du 
gouvernement  aristocratique. 


LA    MAGISTRATURE  23 1 

Ce  profil  de  substitut  semble  tracé  par  quelque  sati- 
riste contemporain. 

Le  président  du  Ronceret  n'est  pas  non  plus  inconnu 
à  notre  époque  :  «  C'était  un  grand  homme  sec  et  mince, 
à  front  fuyant,  à  cheveux  grêles  et  châtains,  aux  yeux 
vairons,  à  teint  couperosé,  aux  lèvres  serrées.  Sa  voix 
éteinte  faisait  entendre  le  sifflement  gros  de  l'asthme.  » 
Voulez-vous  éprouver  une  sensation  plus  nette  de  la 
médiocrité  de  ce  magistrat?  Jetez  les  yeux  sur  sa  com- 
pagne, ((  une  grande  créature  solennelle  et  dégingandée 
qui  s'affublait  des  modes  les  plus  ridicules  et  se  parait 
excessivement  ».  Regardez-la  pénétrer  dans  la  salle  de 
bal,  ((  avec  des  airs  de  reine  »,  a  la  tête  ornée  d'un  de  ces 
turbans,  si  cher  aux  Anglaises,  et  que  la  province  cul- 
tive avec  amour  ».  Le  grotesque  de  la  femme  com- 
plète le  portrait  du  mari  ;  il  est  la  lumière  qui 
réclaire. 

Un  vieux  juge  est  l'âme  de  ce  tribunal,  u  M.  Blondet, 
une  de  ces  curieuses  figures  enfouies  en  province, 
comme  de  vieilles  médailles  dans  une  crypte,  avait 
alors  environ  soixante-sept  ans  ;  il  portait  bien  son  âge, 
il  était  de  haute  taille,  et  son  encolure  rappelait  les  cha- 
noines du  bon  temps.  Son  visage  percé  de  mille  trous 
de  petite  vérole,  qui  lui  avait  déformé  le  nez  en  le  lui 
tournant  en  vrille,  ne  manquait  pas  de  physionomie, 
il  était  coloré  très  également  d'une  teinte  rouge,  et 
animé  par  deux  petits  yeux  vifs,  habituellement  sardo- 
niques,  et  par  un  certain  mouvement  satirique  de  ses 
lèvres  violacées.  Avocat  avant  la  Révolution,  il  avait  été 
fait  accusateur  public  ;  mais  il  fut  le  plus  doux  de  ces 


232  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

terribles  fonctionnaires.  Le  bonhomme  Blondet,  on 
l'appelait  ainsi,  avait  amorti  l'action  révolutionnaire  en 
consentant  à  tout  et  en  n'exécutant  rien.  » 

Ecarté  par  l'Empereur,  en  raison  de  son  passé  poli- 
tique, pour  le  poste  de  président,  l'archi-chancelier  le 
maintint  juge  dans  l'intérêt  de  la  justice.  Son  talent, 
«  ses  connaissances  dans  l'ancien  droit  et  plus  tard  dans 
la  nouvelle  législation,  eussent  dû  le  mener  fort  loin  : 
mais,  semblable  en  ceci  à  quelques  grands  esprits,  il 
méprisait  prodigieusement  ses  connaissances  judiciaires 
et  s'occupait  presque  exclusivement  d'une  science  étran- 
gère à  sa  profession,  et  pour  laquelle  il  réservait  ses 
prétentions.  Le  bonhomme  aimait  passionnément  l'hor- 
ticulture, il  était  en  correspondance  avec  les  plus  célè- 
bres amateurs...  Gomme  tous  les  fleuristes,  il  avait  sa 
prédilection  pour  une  plante  choisie  entre  toutes,  et  sa 
favorite  était  le  pélargonium... 

((  L'intégrité  du  juge  égalait  sa  passion  pour  les  lleurs, 
il  ne  connaissait  que  le  Droit.  Il  recevait  les  plaideurs, 
les  écoutait,  causait  avec  eux  et  leur  montrait  ses  ileurs  ; 
il  acceptait  d'eux  des  graines  précieuses,  mais,  sur  le 
siège,  il  devenait  le  juge  le  plus  impartial  du  monde... 
Il  vivait  avec  une  simplicité  digne  des  héros  de  Plular- 
que.  Le  soir,  il  examinait  les  procès,  le  matin  il  soignait 
ses  lleurs  et  pendant  le  jour  il  jugeait.  » 

Blondet  est  le  type  ])rovincial  de  Popinot.  Mais,  sur 
les  traits  de  celui-ci.  Hotte  une  lumière  mystique,  rien 
de  tel  sur  le  visage  de  celui-là.  L'un  est  un  saint,  lautre 
est  lui  homme.  Popinot  a  la  chasteté  d'un  prêtre  ;  la 
chair  de  Blondet  a  été  meurtrie  par  la  trahison  d'une 


LA    MAGISTRATURE  233- 

femme,  et  il  a  fallu  les  caresses  d'une  accorte  servante 
pour  guérir  ses  blessures.  T.e  magistrat  parisien  ne 
montre  aucune  faiblesse  à  l'endroit  du  beau  sexe. 
M""  Popinot  était  bonnête,  mais  sans  cliarmes  ;  le  pas- 
sage de  deux  jolies  péclieresses  dans  la  vie  du  magis- 
trat d'Alençon,  les  soins  donnés  aux  fleurs  accusent  un 
penchant  marqué  pour  la  tendresse.  La  charité  et  la  foi 
dirigent  Popinot,  fixent  sa  bonté.  L'équité  jaillira,  sans 
doute,  dans  le  cœur  de  Blondet,  de  cet  élan  altruiste 
que  le  positiviste  Littré  croira  plus  tard  découvrir  au- 
fond  de  la  mutuelle  attirance  des  sexes. 

Les  termes  de  l'éternel  problème  moral  se  trouvent 
admirablement  posés  dans  l'antithèse  de  ces  deux 
hommes,  si  voisins  l'un  de  l'autre  et  pourtant  si^ 
différents  :  une  conscience  chrétienne  et  une  âme 
païenne  P 

Pour  Blondet,  la  justice  est  peut-être,  comme  pour 
Platon,  de  l'ordre  réalisé,  ou  Ijien,  à  la  façon  des  sensua- 
listes  du  XVIIP  siècle  auxquels  ce  personnage  semble 
avoir  emprunté  sa  philosophie,  le  résultat  d'une  cer- 
taine finesse  de  nerfs,  nécessairement  liée  à  la  délica- 
tesse des  sentiments.  Elle  est  autre  chose  assurément 
pour  Popinot  :  la  préoccupation  d'une  ame  assoiflee 
d'idéal  divin.  Son  fondement  est  placé  par  le  révolu" 
tionnaire  dans  l'organisme  et  la  raison  ;  ne  doutez  pas- 
que  le  magistrat  religieux  ne  la  rattache  à  Dieu. 

Le  génie  de  l^alzac  est  un  génie  bi-frons,  cliaque  chose 
a  pour  lui  deux  faces  (ju'il  montre  tour  à  tour  :  côté 
mystique, côlé  réel.  Delà,  bien  souvent,  le  haut  intérêt 
et  la  puissante  portée  de  son  œuvre. 


234  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Près  de  Blondet,  le  juge  suppléant  Michu  apporte  au 
tribunal  le  concours  «  d'un  esprit  supérieur  qui  avait 
étudié  à  Paris  )). 

Le  juge  d'instruction  Camusot  nous  est  déjà  connu. 

Ce  sont  là  des  individualités  bien  diverses  ;  le  lecteur 
resterait  incertain  entre  elles,  si  l'auteur  n'avait  soin  de 
le  guider.  Dans  l'ensemble  des  variétés  du  genre,  Balzac 
détermine  les  espèces. 

Le  critère  de  différenciation  qu'il  choisit  est  loin 
d'être  scientifique,  mais  il  apour  lui  l'opinion.  «  Lesjuges 
et  les  gens  du  roi  forcés  de  commencer  leur  carrière  en 
province  où  s'agitent  les  ambitions  judiciaires,  voient 
tous  Paris  à  leur  début,  tous  aspirent  à  briller  sur  ce 
vaste  théâtre  où  s'élèvent  les  grandes  causes  politiques, 
où  la  magistrature  est  liée  aux  intérêts  palpitants  de  la 
société.  Mais  ce  paradis  des  gens  de  justice  admet  peu, 
et  les  neuf  dixièmes  des  magistrats  doivent,  tôt  ou  tard, 
se  caser  pour  toujours  en  province.  Ainsi  tout  tribunal, 
toute  cour  royale  de  province  offrent  deux  partis  bien 
tranchés,  celui  des  ambitions  lassées  d'espérer,  con- 
tentes de  l'excessive  considération  accordée  en  province 
au  rôle  qu'y  jouent  les  magistrats,  ou  endormies  par 
une  vie  tranquille  ;  puis  celui  des  jeunes  gens  et  des 
vrais  talents  auxquels  l'envie  de  parvenir  que  nulle  dé- 
ception n'a  tempérée,  ou  que  la  soif  de  parvenir  aiguil- 
lonne sans  cesse,  donne  une  sorte  de  fanatisme  pour 
leur  sacerdoce,  n 

Le  président  du  Ronceret,  le  juge  Blondet  «  représen- 
taient ces  magistrats  résignés  à  n'être  que  ce  qu'ils  sont 
et  casés  pour  toujours  dans  leur  ville.  Le  parti  jeune  et 


LA    MAGISTRATURE  335 

ambitieux  comptait  M.  Camusot,  juge  d'instruction,  et 
M.  Michu  )).  Balzac  oublie  sans  doute  le  substitut  Sau- 
vager. 

Cette  distinction  entre  les  magistrats  qui  ont  renoncé 
à  l'avancement. et  ceux  qui  l'espèrent,  n'a  jamais  cessé 
d'être  vraie,  sans  qu'aucun  gouvernement  ait  songé  à 
supprimer  ou  à  atténuer,  dans  l'ensemble  de  la  compa- 
gnie, les  scandales  quotidiens  de  la  concurrence  pour 
parvenir. 

Entre  deux  théories  défendables  et  âprement  débat- 
tues, combien,  lorsque  la  balance  oscille,  jettent  adroi- 
tement dans  un  des  plateaux  l'intérêt  du  juge,  avec 
l'espoir  de  rompre  l'équilibre  à  leur  profit  ! 

L'ambition  exclusive  et  violente  détruit  vite  l'harmo- 
nie de  l'âme.  Si  elle  s'insinue  dans  un  cœur'  ne  parlez 
plus  d'indépendance,  pas  même  de  conscience.  C'est 
une  maîtresse  exigeante  qui  ne  souffre  aucun  partage. 
Sans  doute,  on  la  doit  accepter  comme  une  des  lois  de 
la  vie,  mais  il  en  faut,  à  tout  prix,  éloigner  le  magistrat. 
Les  tribunaux  sont  institués  pour  adoucir  ou  pour 
régler  les  brutalités  du  combat  pour  l'existence.  Quelle 
contradiction  pitoyable  que  d'organiser  entre  ses  mem- 
bres des  rivalités  mesquines,  de  tolérer  les  sollicitations 
dégradantes  ! 

Le  mal  de  l'avancement,  on  le  voit,  ne  date  pas  d'hier; 
il  a  sévi  sous  la  Restauration  avec  une  particulière  vio- 
lence. A  cette  époque,  comme  aujourd'hui,  l'immixtion 
des  parlementaires  dans  le  gouvernement,  faisait 
souvent  attribuer  à  la  faveur  ce  qui  revenait  au  mé- 
rite; toutefois,  à  cette  cause   de   trouble,   s'en  ajou- 


236  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tait  une  autre  :  l'action  plus  dissolvante  encore  de  la 
Cour,  de  ses  courtisans  et  de  ses  femmes.  La  Répu- 
blique se  doit,  semble-t-il,  d'écarter  définitivement  de 
la  magistrature  la  faveur,  de  tout  accorder  au  mérite. 
Sa  raison  d'être  échappe,  si  elle  ne  s'applique  pas  sur- 
tout à  assurer  la  justice.  Son  premier  devoir  consiste, 
en  conséquence,  à  ne  pas  la  corrompre  à  sa  source,  et 
cela,  ostensiblement,  devant  le  peuple  qui  aujourd'hui 
sait  tout  (i). 


Le  tribunal  d'Alençon  n'est  pas  une  exception  dans 
la  Comédie  humaine  ;  celui  de  Provins  (2)  présente  avec 
lui  de  nombreux  traits  communs. 

Le  procureur  du  roi  d'Alençon  fait  partie  du  Parle- 
ment; le  président  de  Provins  besogne  à  devenir  député 
et  il  est  élu.  Dans  l'Orne,  M'"""  Gamusot  assure,  avec  une 
adresse  de  camériste,  la  fortune  de  son  mari  ;  en  Seine- 
et-Marne,  la  belle  M'""  Tiphaine  gagne,  par  ses  bonnes 
grâces,  le  collège  électoral  de  l'arrondissement.  M.  Blon- 
det  se  console  de  rester  simple  juge  en  soignant  des 
pélargoniums,  et  l'avancement  lui  vient,  tout  à  coup, 
d'avoir  compati  aux  peines  d'une  marquise  fort  osée, 
qui,  un  beau  matin,  a  fait  irruption  dans  sa  serre. 
M.  Desfondrilles  demande  de  son  coté  à  l'archéologie 


(i)   Malepeyue,   La  Ma(]istrotinr  en   France  et  i>rojt't  de  reforme 
(a)   Pierrette. 


LA    MAGISTRATURE  287 

l'oubli  de  ses  déceptions  de  carrière,  mais  d'esprit  mé- 
diocre et  de  cœur  insensible,  sa  vie  n'est  pas  éclairée 
par  une  aussi  gracieuse  apparition  ;  il  se  mêle,  sans 
grand  profit,  aux  pauvres  intrigues  de  la  politique  locale. 
Les  pensées  du  romancier  se  succèdent  en  ondes 
concentriques,  toujours  semblables  et  toujours  diverses. 
L'imagination  de  l'artiste  laisse  à  chaque  page  une  par- 
celle de  vérité,  comme  le  flux  et  le  reflux  de  la  mer  dé- 
posent et  entassent  sur  la  grève  les  débris  de  la  roche 
qu'ils  creusent. 

Ainsi  qu'à  Provins  et  à  Alençon,  se  rencontrent  à  San- 
cerre  chez  le  président  Boisrouge,  si  grossier  d'allures, 
chez  le  procureur  de  Clagny,  possédé  d'amour  pour 
la  Muse  du  département,  ambitieux  2:>our  plaire  à  son 
idole,  les  mêmes  jalousies  de  clocher,  le  même  espion- 
nage réciproque,  la  même  intempérance  d'ambition.  Il 
n'existe  presque  pas  de  Scènes  de  la  vie  de  Province  où 
une  juridiction  entière,  quelques  juges  ou  procureurs 
tout  au  moins  ne  donnent  le  spectacle  attristant  de  leurs 
préoccupations  intéressées,  de  leur  zèle  servile  et  de  leurs 
mesquines  intrigues  (i).  La  magistrature  est,  aux  yeux 
de  Balzac,  le  complément  nécessaire,  le  symbole  de  la 


(i)  Ursule  Mirouët,  avec  Bonjçrand,  Lcvrault,  Miiioret,  etc. 

Eugénie  Grandet,  avec  le  président  Crucliot  de  lîon fonds. 

Pierrette,  avec  Tiphaine,  Desfrondrilles,  I.osourd,  Niiiet. 

La  Muse  du  département,  avec  le  président  lîoisron^^e  et  le  procu- 
reur de  Clagny. 

La  vieille  Fille,  avec  le  président  du  Ronceret . 

Le  Cabinet  des  antiques,  avec  le  président  du  Ronceret,  Blondet 
Camusot,  Micliu,  Sauvager. 

Illusions  perdues,  avec  Petil-Claud. 

Dans  le    Curé  de   Tours,   la    magistrature   est   toute    proche,  et 


238  BALZA.C    JURISCONSULTE    Eï    CRIMINALISTE 

province  inoccupée,  jalouse,  étroite  d'idées,  routinière, 
telle  que  la  dépeint,  d'après  lui,  le  philosophe  Taine; 
elle  constitue  l'ordinaire  ornement  de  ces  salons,  «  où 
les  gens  hébétés  par  le  métier  et  par  l'oisiveté  viennent, 
en  habits  fripés  et  en  cravates  raides,  causer  des  suc- 
cessions ouvertes  et  du  temps  qu'il  fait  ;  sortes  d'étouf- 
foirs  où  toute  idée  périt  ou  moisit,  où  les  préjugés  se 
hérissent,  où  les  ridicules  s'étalent,  où  la  cupidité  et 
l'amour-propre,  aigris  par  l'attente,  s'acharnent  par  cent 
vilenies  et  mille  tracasseries,  à  la  conquête  d'une  pré- 
séance ou  d'une  place  (i).  » 

Lorsque  M.  de  Glagny  arrache  un  cri  d'admiration  à 
Canalis  par  ses  «  manœuvres  pour  le  sauvetage  de  Ihon- 
neur  de  M"*  de  la  Baudraye  » ,  il  est  devenu  parisien  et 
a  eu  le  temps  de  dépouiller  la  niaiserie  de  sa  petite 
ville. 

La  province  se  transforme-t-elle,  les  magistrats  évo- 
luent avec  elle  ;  ils  suivent  ses  opinions  comme  ses 
modes.  Tout  dévoués  à  la  noblesse  sous  la  Restauration, 
ils  passent  à  la  bourgeoisie  victorieuse  sous  la  monar- 
chie de  Juillet. 

Le  tribunal  de  la  Yille-aux-Fayes  est  acquis  à  quel- 


dans  la   Rabouilleuse,  elle    apparaît    avec    ie   juge    d'instruction. 

Seul,  le   Lys  dans   la   vallée,  fait    complclcnicnt    échec    à   notre 
l'ègle,  mais    ce  récit  d'amour,   par  la  noblesse  même  de  ses  per 
sonnages  et  leurs  airmités  parisiennes,  appartient  peu  au  j^roupe 
dans  lequel  le  romancier  l'a  placé. 

Balzac,  au  cours  de  son  œuvre,  revient-il  à  la  province,  qu'aus- 
sitôt se  montrent  de  nouveaux  magistrats.  Il  s'en  rencontre  dans 
le  Député  d'Àrcis,  dans  le  Curé  de  village,  dans  les  Paysans. 

(i)  Taine.  Nouveaux  Essais  de  eritique  et  d'histoire:  Etude  sW 
Balzac. 


LA    MAGISTRATURE  289 

qiies  intrigants.  Chacun  de  ses  membres  se  trouve  affilié 
au  syndical  roturier  qui  a  su  s'emparer  de  l'arrondisse- 
ment. Caclic  à  tous  les  yeux,  ce  pouvoir  mystérieux 
n'est  que  plus  redoutable  ;  il  s'exerce  obscurément  sur 
les  magistrats  [)ar  le  jeu  de  la  solidarité  étroite  qui  unit 
les  membres  des  familles  bourgeoises. 

Grouper  les  intérêts,  les  maintenir  sans  divergence: 
telles  sont  les  deux  préoccupations  essentielles  des 
politi(jues.  Le  gouvernement  secret  de  la  Ville-aux- 
Fayes,  après  avoir  appliqué  avec  adresse  le  premier  de 
ces  principes,  ne  manque  pas  d'observer  le  second.  Voici 
comment  il  sait  unir  son  petit  monde  judiciaire  :  «  Sou- 
dry,  le  procureur  du  roi,  devait  passer  avocat  général  à 
la  Cour  royale,  et  le  riche  juge  d'instruction  Guerbet 
attendait  un  siège  de  conseiller.  Ainsi,  l'occupation  de 
ces  places,  loin  d'être  oppressive,  garantissait  de  l'avan- 
cement à  Vigor,  le  juge  suppléant,  à  François  Yallat,  le 
substitut,  cousin  de  M'"'  Sarcus-le-Riche,  enfin  aux  jeunes 
ambitieux  de  la  ville,  et  conciliait  à  la  coalition  l'amitié 
des  familles  postulantes.  » 

Le  triumvirat  local,  lligou,  Gaubertin,  Soudry,  — 
ligue  mesquine  et  cependant  formidable,  —  monopolise 
tous  les  services  publics,  suce  le  pays,  tyrannise  ses 
habitants,  assujettit  ses  magistrats. 

Le  baron  de  Boiirlac  lui-môme,  ce  procureur  général 
façonné  par  la  rude  main  de  Napoléon,  barre  de  fer  dif- 
ficile à  plier,  se  courbe  doucement  sous  l'invisible 
étreinte.  Au  comte  de  Montcornet  qui  vient  se  plaindre 
des  déprédations  commises  à  son  préjudice  :  u  Certaine- 
ment, dit-il,  il  faut  que  force  reste  à  la  loi  ».  Mais  les 


aZiO  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

restrictions  dont  il  entoure  aussitôt  ce  courageux  apoph- 
tegme, laisseraient  entendre,  à  tout  autre  qu'à  un  mili- 
taire blanchi  dans  la  brutale  franchise  des  camps,  qu'il 
est  décidé  à  ne  rien  faire.  Un  signe  de  Sarcus-le-Riche 
a  suffi  pour  paralyser  sa  volonté  :  il  se  gardera  bien 
de  troubler  un  arrondissement  dévoué  à  la  royauté  et 
^u  ministère. 

u  Le  pays  et  la  localité,  assure  le  romancier,  triom- 
phent sur  des  questions  d'intérêt  général  ;  la  volonté  de 
la  centralisation  parisienne  est  souvent  écrasée  ;  la  vérité 
des  faits  est  travestie  et  la  province  se  moque  du  pou- 
voir. »  11  aurait  pu  ajouter  :  et  de  la  justice. 

Cette  observation  conserve  encore  une  bonne  part  de 
vérité.  Rien  de  plus  dangereux,  pour  un  magistrat,  que 
de  s'immobiliser  aux  mêmes  lieux,  de  s'affilier,  serait-ce 
involontairement,  aux  coteries  locales.  Le  changement 
de  résidence  du  juge  ne  devrait  pas  seulement  être  rendu 
possible  par  la  suppression  partielle  de  l'inamovibilité, 
mais  devenir  obligatoire  au  bout  d'un  certain  temps. 
Les  énergies  les  mieux  trempées  ne  résistent  pas  à  l'in- 
cessant et  invisible  enlisement  des  petites  villes.  Gomme 
le  voyageur  perdu  dans  les  sables  mouvants,  les  plus 
fermes  caractères  s'enfoncent  à  chacun  de  leurs  efforts 
pour  se  dégager,  tirés  par  un  vouloir  obscur  et  obstiné, 
jusqu'à  ce  que  l'ennui  et  l'humeur  envieuse  de  la  pro- 
vince, montant  toujours,  les  couvrent  à  tout  jamais. 

Balzac  a  eu  le  mérite  de  voir  ce  mal  et  le  courage  de 
le  dénoncer. 


LA    MAGISTRATURE  24  I 

m 

Les  Grands  magistrats 

Dans  la  Comédie  humaine,  justice  et  gouvernement  se 
confondent  souvent.  Les  grands  magistrats  qu'on  y  ren- 
contre, montrent,  avant  tout,  des  préoccupations  d'ad- 
ministrateurs. Les  principes  qui  les  guident  ne  sont  pas 
les  axiomes  de  la  conscience  universelle,  mais  bien  les 
préceptes  d'une  philosophie  sociale  personnelle,  celle  de 
l'auteur.  Leur  exposé  risquerait  de  faire  scandale  si  Balzac 
ne  le  tempérait  par  certaines  précautions.  Ceux  qu'il 
appelle  à  rendre  la  haute  justice  ont  tous  été  meurtris  par 
le  malheur.  «  La  poésie  de  la  douleur  »  a  répandu  son 
charme  sur  leur  noblesse  native. 

Touchante  et  fine  pensée  d'artiste  que  d'appeler  à 
juger  leurs  semblables  ceux  que  la  souffrance  a  visi- 
tés ! 


Très  élevé  dans  l'Etat,  vous  supposez  le  comte  de 
Bauvan,  président  de  chambre  à  Paris,  tout  à  ses  obli- 
gations d'homme  de  gouvernement,  de  magistrat  et 
d'orateur.  Vous  êtes  disposé  à  croire  le  romancier 
lorsqu'il  dit  de  son  héros  «  qu'il  voit  le  monde,  domine 
les  croyances,  écoute  les  plaintes,  doute  des  affections 
et  surtout  des  dévouements.  »  Cela  suffit,  pensez-vous, 

14 


242  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

à  expliquer  l'amertume  et  la  tristesse  répandues  sur  sa 
figure  ((  âpre  et  creusée  »,  l'hiver  qui,  prématurément,  a 
blanchi  sa  tête,  la  pensée  trop  active  qui  a  tourné  sans 
répit  sous  son  vaste  front  et  paraît  y  avoir  installé  le 
vertige. 

Un  mal  secret  le  ronge  cependant.  A  cette  volonté  qui 
semble  s'être  emparée  de  l'humanité,  sa  femme,  sa 
pupille,  presque  son  enfant  résiste.  Pour  mettre  la  main 
sur  cet  être  fragile,  sa  force  même  l'embarrasse  ;  une 
angoisse  l'étreint.  Sous  les  chairs  transparentes  d'Ho- 
norine, il  voit  vaciller  une  âme  comme  une  flamme  à 
travers  la  légère  porcelaine.  Mais  à  son  approche,  la 
lumière  s'éteint,  l'instinct  hostile  se  dresse.  L'ingrate 
adorée  l'abandonne,  cherchant  ailleurs  l'amour.  L'im- 
puissance afTole  ce  géant.  C'est  a  Vénus  tout  entière 
à  sa  proie  attachée  ». 

L'excès  de  cette  passion  nous  fait  concevoir  quelque 
crainte  sur  la  fermeté  de  son  caractère.  Si  la  sévérité 
du  magistrat  doit  se  mouiller  d'indulgence,  encore 
serait-il  désirable  que  sa  bonté  fût  exempte  de  faiblesse. 
Balzac  a  vu  l'écueil  ;  voici  comment  il  s'efforce  de 
l'éviter:  u  La  douleur  et  non  le  découragement,  écrit  il, 
habitait  cette  âme  vraiment  grande.  Le  comte  avait 
compris  que  l'action  est  la  loi  suprême  de  l'ordre 
social.  Aussi,  marchait-il  dans  sa  voie,  malgré  de 
secrètes  blessures,  en  regardant  l'avenir  d'un  œil  serein, 
comme  un  martyr  plein  de  foi.  » 

Un  tel  homme  juge  virilement  ses  actes.  Se  livrer 
sans  mesure  est  une  faute  :  il  l'a  commise  et  la  recon- 
naît,  u  J'ai,  dit-il,  fait  de  mon  cœur  un  tribunal,  en 


LA    MAGISTRATURE  3^3 

vertu  de  la  loi  ;  car  la  loi  constitue  un  juge  dans  un 
mari  :  j'ai  absous  ma  femme  et  je  me  suis  condamné. 
Mais  l'amour  prit  alors  chez  moi  la  forme  de  la  passion, 
de  cette  passion  lâche  et  absolue  qui  saisit  certains 
vieillards,  n 

C'est  là  une  confidence  échappée  dans  un  moment 
d'abandon.  A  l'ordinaire,  Octave  de  Bauvan  s'en  tient  à 
sa  devise  :  u  Je  souffre  et  je  me  tais.  »  Il  montre  dans 
la  vie  privée,  comme  au  Palais  sans  doute,  —  où  jamais 
Balzac  ne  le  conduit,  —  une  physionomie  impassible  et 
attristée. 


« 
*  « 


Le  comte  de  Granville  ne  possède  pas  cette  mâle  ré- 
signation. Sa  nature,  aussi  tendre  que  celle  de  son  ami, 
est  plus  proche  des  défaillances  : 

u  Grand,  mince,  pâle  et  vêtu  de  noir,  cet  homme, 
d'environ  quarante  ans,  avait  quelque  chose  de  solennel 
dans  la  démarche  et  le  maintien  ;  quand  son  œil  fauve 
et  perçant  rencontra  le  regard  terni  de  la  vieille,  il  la  fît 
trembler,  elle  lui  crut  le  don  ou  l'habitude  de  lire  au 
fond  des  cœurs,  et  son  abord  devait  être  aussi  glacial 
que  l'était  l'air  de  cette  rue...  Légèrement  creusées,  les 
joues  de  l'inconnu  gardaient  l'empreinte  du  sceau  avec 
lequel  le  malheur  marque  ses  sujets.  »  Le  front,  a  facile 
à  se  rider  »,  témoignait  u  d'une  longue  souffrance 
d'âme  »  (i). 

(i)  Une  double  Famille. 


244  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIXALISTE 

M.  de  Granville,  dès  son  inscription  au  barreau,  avait 
montré,  nous  l'avons  vu,  cet  «  entrain  d  éloquence  », 
qui  semblait  devoir  entraîner  les  foules  à  sa  suite  (i). 
Mais,  sous  l'élan  de  l'orateur,  le  grand  juge  Régnier 
et  l'archi-chancelier  Cambacérès,  devinèrent  la  fermeté 
et  la  réflexion  nécessaires  au  magistrat.  Au  moment  de 
la  reconstitution  des  tribunaux,  Napoléon,  sur  leur  de- 
mande, le  nomma  substitut  du  procureur  général  à 
Paris.  Le  talent  trouve  rarement  de  telles  circonstances. 
Noblesse,  aisance,  position  élevée  et  conforme  à  ses 
goûts,  M.  de  Granville  a  tout  pour  être  heureux. 

Ce  charmant  édifice  de  félicité  va  s'écrouler  bientôt. 

Sur  les  instances  de  son  père,  le  substitut  du  procu- 
reur général  consent  à  un  mariage  ((  aussi  pauvre  de 
bonheur  qu'il  est  riche  en  biens  »  ;  il  épouse  une  bigote. 
La  philosophie  épicurienne  un  peu  bien  matérialiste  du 
comte  a  raison  de  ses  hésitations.  Les  joies  païennes  que 
lui  refusera  une  femme  trop  rehgieuse  ne  les  trouvera- 
t-il  pas  au  dehors  ? 

Hélas  !  une  génération  sépare  ces  deux  hommes. 
Dès  les  premiers  jours,  M.  de  Granville  trouve  le 
confesseur  entre  sa  femme  et  lui.  Un  voltairianisme  in 
crédule,  appris  dès  l'enfance,  revient  à  sa  mémoire  ;  un 
grief  personnel  le  lui  fixe  désormais  au  cœur,  trans- 
forme le  scepticisme  badin  en  une  véritable  haine  anti- 
cléricale . 

Les  voluptés  que  ne  lui  donne  pas  le  mariage,  M.  de 
Granville,  suivant  la  prédiction  paternelle,  les  rencontre 

(i)  Une  ténébreuse  Affaire. 


LA    MAGISTRATURE  2/|5 

ailleurs.  Trop  sérieux  pour  les  rechercher,  il  s'y  laisse 
plutôt  aller  ;  mais  il  est  loin  de  la  légèreté  sensuelle  du 
XVIIP  siècle,  un  amour  de  rencontre  suffît  à  déchirer 
l'a  me  de  ce  romantique. 

L'idylle  est  d'abord  charmante.  Caroline  rafraîchit  un 
instant  le  cœur  altéré  du  magistrat. 

Mais,  trop  grand  pour  cette  pauvre  fdle,  il  se  voit  dé- 
laissé pour  un  escroc.  Après  le  départ  de  l'aimée,  le  regret 
de  ses  formes  adorées  le  tourmente;  ses  nuits  se  passent 
à  contempler  la  mansarde  préférée  auluxequ'il  donnait. 
Bouleversé  par  la  pensée  des  mauvais  traitements  Icnus 
pour  plus  agréables  que  ses  caresses,  une  rage  le  prend. 
Avec  un  riic  satanique,  il  tend  mille  francs  à  un  chif- 
fonnier :  ((  Prends  ceci,  lui  dit-il,  mais  songe  que  je  te 
le  donne  à  la  condition  de  le  dépenser  au  cabaret,  de  t'y 
enivrer,  de  t'y  disputer,  de  battre  ta  femme,  de  crever 
les  yeux  à  tes  amis.  Cela  fera  marcher  la  garde,  les  chi- 
rurgiens, les  pharmaciens,  peut-être  les  gendarmes,  les 
procureurs  du  roi,  les  juges  et  les  geôliers.  N-e  change 
rien  à  ce  programme,  ou  le  diable  saurait  tôt  ou  tard  se 
venger...  » 

Octave  de  Bauvan  ne  prononcerait  pas  de  telles 
paroles,  car  il  croit.  En  retirant  à  M.  de  Granville  le 
secours  de  la  foi,  le  romancier  lui  enlève  du  même 
coup  toute  conlîance  en  son  ministère  professionnel, 
puisqu'il  n'admet  pas  que  les  simples  postulats  de  la 
conscience  et  de  la  raison  puissent  servir  de  base  au 
droit.  Pour  l'intelligence  athée  du  héros  de  Balzac,  la 
justice  ne  revêt  plus  qu'un  caractère  de  pratique  gou- 
vernementale. Comme  ce  personnage  est,  à   la  façon 

14. 


246  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

de  récrivain,  un  aristocrate  et  un  absolutiste,  l'unique 
rôle  du  magistrat  consiste  pour  lui  à  réfréner  durement 
les  penchants  antisociaux. 

Lucien  de  Rubempré  précise  devant  lui  le  vrai  carac- 
tère du  procès  que  M"*^  d'Espard  fait  à  son  mari.  Le 
procureur  général  ne  s'indigne  pas  ;  il  en  réfère  simple- 
ment au  Garde  des  Sceaux.  L'un  et  l'autre  tremblent 
u  devant  la  Gazette  des  Tribunaux^  devant  le  scandale  », 
et  retirent  l'appui  qu'ils  avaient  jusque-là  prêté  à  la 
femme  à  la  mode.  Si  ((  la  marquise  a  eu  sur  les  doigts 
dans  les  motifs  du  jugement  qui  a  mis  fin  à  cette  hor- 
rible affaire  »,  ce  n'est  donc  pas  par  un  sursaut  de  cons- 
cience révoltée,  mais  par  prudence  politique. 

Lucien  est  incarcéré  à  la  suite  de  la  mort  d'Esther 
qu'il  est  soupçonné  d'avoir  empoisonnée.  Le  devoir  du 
magistrat  est  de  poursuivre  son  enquête  sans  égard 
pour  les  personnes.  Nous  en  jugeons  tout  au  moins 
ainsi  aujourd'hui  ;  notre  humeur  égali taire,  notre  aus- 
térité républicaine  poussent  les  choses  à  l'extrême, 
fouillent  avec  acharnement  les  dossiers  dans  l'horrible 
espérance  d'y  découvrir  les  traces  de  hautes  complicités 
morales.  M.  de  Granville  n'eût  pas  admis  cette  pra- 
tique. Au  lendemain  de  l'arrestation  de  l'auteur  des 
Marguerites,  il  se  place  à  dessein  sur  le  chemin  de  Ca- 
musot,  et,  par  d'adroites  paroles,  comme  en  savent 
trouver  les  prêtres  et  les  diplomates,  il  laisse  entendre 
au  juge  d'instruction  qu'il  désire  le  voir  échouer  dans 
sa  mission.  Lui  annonce-t-on  que,  malgré  ses  avis,  un 
zèle  intempestif  vient  d'arracher  des  aveux  au  détenu, 
il  se  lamente  :  u  Ah  !  se  dit-il  en  se  croisant  les  bras. 


LA    MAGISTRATURE  247 

autrefois,  le  pouvoir  avait  la  ressource  des  évocations... 
Notre  manie  d'égalité  (il  n'osait  dire  de  légalité  comme 
l'a  courageusement  avoué  dernièrement  un  poète  à  la 
Chambre)  tuera  ce  temps-ci  ».  11  rit  lorsque  M""'  de  Sé- 
rizy  déchire  les  procès-verbaux  du  malencontreux  inter- 
rogatoire. En  un  langage  singulier,  il  persuade  au  juge 
placé  sous  sa  haute  surveillance,  que  sa  conscience  et  sa 
dignité  n'ont  pas  à  souffrir  de  tels  procédés.  Puis,  pour 
cacher  le  tout  aux  yeux  de  l'opinion,  il  mande  un 
jeune  stagiaire,  rédacteur  à  la  Gazette  des  Tribunaux^ 
et  lui  dicte  un  communiqué  mensonger.  Comme 
prix  de  sa  discrétion  et  de  sa  complaisance,  il  promet 
au  journaliste  de  favoriser  son  entrée  dans  la  magis- 
trature. 

Nous  étonnerons-nous,  à  présent,  quand,  pour  sauver 
l'honneur,  déjà  fort  atteint,  de  deux  grandes  dames,  il 
accepte  de  pactiser  avec  un  criminel  méritant  cent  fois 
l'échafaud  ?  Préoccupé  sans  doute  de  la  nécessité  d'une 
sévère,  plutôt  que  d'une  équitable  répression,  sensible 
à  la  seule  force  qu'il  sent  en  Vautrin,  désireux  d'uti- 
liser socialement  son  énergie,  il  attache  ce  forban  à  la 
police,  donne  pour  collaborateur  à  la  justice  celui 
qu'elle  devrait  frapper. 

Il  nous  est  impossible  de  savoir  gré  à  M.  de  Gran- 
ville  des  émotions  qui  l'assaillent  au  moment  où 
il  va  signer  un  ordre  d'exécution.  La  seule  raison  mo- 
rale qu'il  indique  de  son  trouble  est  la  crainte  d'anéantir 
une  créature  de  Dieu,  et  cet  argument,  —  assez  inattendu 

(  I  )  Splendeurs  et  misères  des  courtisanes. 


248  BALZAC    JUI\1SC0>SULTE    ET    CRIMI.NALISTE 

chez  un  u  prétro-phobe  »,  —  paraît  un  peu  abstrait 
pour  nous  toucher.  Enfin,  il  se  mêle  à  ce  sentiment  un 
utilitarisme  d'homme  d  Etat  qui  le  gâte,  u  Jugez,  dit-il, 
en  parlant  du  condamné,  quel  coup  porté  à  la  magis- 
trature, si  quelque  jour  on  découvrait  que  le  crime  pour 
lequel  il  va  mourir  a  été  commis  par  un  autre  !  »  La 
confiance  des  jurés  en  serait  ébranlée  :  il  s'écrie,  désolé 
à  la  pensée  des  acquittements  futurs  :  u  Que  serait-ce 
si,  dans  notre  ressort,  à  Paris,  on  exécutait  un  inno- 
cent? ))  (i). 

M.  de    Granville    montre  l'inhumanité  de  l'homme 
d'Etat  jusque  dans  sa  pitié. 


» 


Le  baron  de  Bourlac,  procureur  général  de  l'Empire 
et  de  la  Restauration,  comprend  de  même  ses  fonctions. 
Il  ne  voit  dans  sa  profession  qu'une  manifestation  du 
pouvoir  et  fait  paraître  un  zèle  égal  pour  les  régimes 
qu'il  sert  tour  à  tour. 

Il  ne  se  borne  pas  à  défendre  l'Etat  contre  les  agressions 
des  malfaiteurs  ;  il  prend  en  main  la  cause  des  gouver- 
nements successifs  et  poursuit  sans  ménagements  leurs 
ennemis.  Son  ardeur  ne  lui  permet  pas  de  distinguer 
les  innocents.  Sur  ses  réquisitions,  M""  de  la  Chanterie, 
qui  n'a  pas  conspiré,  est  condamnée  aussi  bien  que  sa 
fille,  âme  du  complot.  Sentinelle  placée  par  rcmpercur 
ou  par  le  roi,  il  exécute  sa  consigne  sans  faiblesse» 

(i)  La  dernière  Incarnation  ife  ]'autrin. 


LA    MAGISTRATURE  249 

et  les  ordres  donnés  à  cette  époque  sont  implacables. 

Révoqué  sous  la  Restauration,  malgré  son  ardeur 
royaliste,  en  souvenir  de  son  dévouement  à  Napoléon, 
il  s'écrie  avec  naïveté  et  non  sans  justesse  :  u  Vous  voyez 
en  moi  l'un  des  plus  fermes  soutiens  du  gouvernement 
des  Bourbons  de  la  branche  aînée,  comme  je  le  fus  du 
pouvoir  impérial  et  je  suis  dans  la  misère  !  »  11  déplore 
qu'une  étroite  a  solidarité  ne  lie  pas  les  gouvernements 
quoique  différents,  semblable  à  celle  qui  unit  les  soldats 
autour  du  même  drapeau  quel  que  soit  le  chef  qui  com- 
mande »  (i).  On  ne  professe  pas  en  politique  de  doc- 
trine plus  éclectique. 

Le  malheur  s'appesantit  sur  le  baron  de  Bourlac,  mais 
ne  répand  pas  sur  sa  tête  cette  mélancolie  qui  poétise 
Octave  de  Bauvan  et  M.  de  Granville.  u  Sa  peau  dessé- 
chée se  collait  avec  ardeur  sur  les  os,  comme  si  elle  avait 
été  exposée  aux  feux  de  l'Afrique.  Le  front  haut  et  d'un 
aspect  menaçant  abritait  sous  sa  coupole  deux  yeux 
d'un  bleu  d'acier,  deux  yeux  froids,  durs,  sagaces  et 
perspicaces  comme  ceux  des  sauvages,  mais  meurtris 
par  un  cercle  noir  très  ridé.  Le  nez  grand,  long  et  mince, 
et  le  menton  très  relevé,  donnaient  à  ce  vieillard  une 
ressemblance  avec  le  masque  si  connu,  si  populaire 
attribué  à  Don  Quichotte  ;  mais  c'était  un  Don  Quichotte 
terrible...  La  bouche  était  éloquente  et  sérieuse.  Don 
Quichotte  se  compliquait  du  président  Montesquieu.  » 
Le  voici  pauvre  et  malheureux  !  Dieu  l'a  châtié  dans  son 
enfant  :  sa  fille  se  meurt  d'une  maladie  mystérieuse  et 

(t)  L'Envers  de  l'histoire  contemporaine. 


a5o  BALZAC    JURISCONSULTE   ET    CRIMINALISTE 

qui  semble  incurable.  Pour  soulager  les  souffrances  de 
la  patiente,  il  sacrifie  noblement  les  restes  d'une  an- 
cienne fortune. 

A  un  moment  d'extrême  détresse,  le  fils  de  la  mou- 
rante commet  un  vol  pour  se  procurer  les  honoraires 
exigés  par  un  célèbre  médecin  polonais  qui  se  fait  fort 
de  guérir  sa  mère.  Tandis  que  la  société  absout  le  cou- 
pable, et  qu'en  se  l'attachant  la  magistrature  montre  son 
émotion,  le  grand-père  reste  inflexible,  u  Quand  j'étais 
procureur  général,  dit-il,  je  ne  pardonnais  jamais.  »  Sa 
dureté  professionnelle  lui  interdit  toute  miséricorde  à 
l'égard  de  son  petit-fils.  Pourrait-on  imaginer  un  plus 
sévère  châtiment  ? 

Comme  tous  les  grands  personnages  de  la  Comédie 
humaine, — plus  âp rement  encore,  — lebarondeBourlac 
déclare  les  hommes  mauvais.  Que  si  un  mouvement 
généreux  vient  à  son  secours,  il  ne  veut  pas  se  rendre  à 
l'évidence  :  «  Dans  quel  intérêt  agissez-vous?  »  demande- 
t-il  à  son  bienfaiteur. 

Balzac  a  du  monde  une  opinion  semblable.  Ses  poli- 
tiques comme  ses  magistrats  aboutissent  à  la  même 
conclusion  ;  mais  il  échappe  personnellement  à  la  ri- 
gueur de  ce  pessimisme  par  une  foi  religieuse  très  vive, 
par  la  croyance  à  une  sorte  de  grâce  qui  nous  fait  subi- 
tement bons,  comme  la  nature  nous  crée  méchants.  Et 
c'est  aussi  bien  le  cas  de  ce  Godefroid  qui  passe  tout  à 
coup  de  la  vie  mondaine  à  la  dévotion,  de  l'égoïsme  à 
la  charité,  déconcerte  Bourlac  par  l'obstination  de  son 
altruisme.  Les  pensées  de  l'auteur  de  la  Comédie  hu- 
maine et  du  haut  magistrat  sont  pareilles  à  quelques 


LA    MAGISTRATURE  25  I 

degrés  de  foi  près.  Renforcer  la  propriété,  reconstituer 
l'aristocratie,  fortifier  le  pouvoir,  affermir  la  religion, 
réprimer  les  tendances  antisociales  de  l'homme  :  tel  est 
assurément  le  but  législatif  poursuivi  par  ce  nouveau 
Montesquieu.  Le  romancier  philosophe  ne  s'en  propose 
pas  d'autre. 

En  se  montrant  implacable  contre  toute  atteinte  aux 
lois,  en  s'instituant  le  défenseur  des  gouvernements 
successifs,  le  procureur  général  de  Bourlac  tire  de  leurs 
principes  absolutistes  communs  la  seule  conséquence 
logique.  Balzac  avait,  en  réalité,  un  seul  grief  contre  ce 
zèle  :  celui  de  ne  pas  s'être  constamment  employé  pour 
la  monarchie  légitime. 

En  tout  cas,  le  comte  de  Granville  et  le  baron  de 
Bourlac  apportent  dans  leurs  fonctions  les  mêmes  pré- 
occupations politiques  :  l'un  y  met  plus  d'âpreté,  l'autre 
plus  de  circonspection  ;  tous  deux  professent  un  secret 
dédain  pour  l'uniformité  de  traitement  établie  par  nos 
codes,  pour  notre  légalité  rigoureuse  exempte  des  soucis 
de  l'homme  d'Etat. 

Cette  singulière  disposition  aggrave  nécessairement 
les  désordres  que  l'ambition,  par  ses  complaisances 
envers  les  pouvoirs,  introduit  dans  l'œuvre  de  la  jus- 
tice. Elle  était  celle  des  magistrats  d'alors. 

Sauvager,  Camusot,  Tiphaine,  de  Bourlac  ne  sont  pas 
des  exceptions,  mais  des  types  communs  sous  la  Res- 
tauration. 

Les  membres  des  tribunaux,  poussés  par  l'espoir 
d'acquérir  des  titres  à  la  reconaissance  des  puissants, 
entraient  volontiers  dans  les  Cours  prévôtales,  une  de 


2  52  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

ces  juridictions  que  les  passions  politiques  instituent 
à  la  honte  de  l'humanité  ;  ils  y  montraient  une  ardeur 
mieux  couverte  par  d'hypocrites  formules,  mais  plus 
odieuse  que  celle  des  jurés  et  des  accusateurs  publics 
révolutionnaires.  Ces  derniers,  neufs  dans  les  fonctions 
que  les  événements  leur  avaient  inopinément  conférées, 
ignoraient  jusqu'aux  conditions  et  aux  formes  de  la 
justice,  tandis  qu'aux  juges  de  carrière,  leur  profession 
même  faisait,  de  l'humanité  et  de  la  sagesse,  un  de- 
voir. 

Au  moment  où  l'on  aurait  voulu  voir  la  magistrature 
modérer  tout  au  moins  la  Terreur  Blanche,  sinon  lui 
barrer  la  route,  il  n'était  pas  d'affaire  à  laquelle  le  désir 
de  parvenir  ne  donnât  les  apparences  d'une  cause  poli- 
tique. Le  parquet  de  Rodez  n'a-t-il  pas  failli  trans- 
former en  crime  de  faction  l'odieux  assassinat  de 
Fu aides  ? 

u  A  cette  époque,  dit  très  bien  Balzac,  le  royalisme 
animait  les  jeunes  magistrats  contre  les  ennemis  des 
Bourbons.  Le  moindre  substitut  rêvait  réquisitoires, 
appelait  de  tous  ses  vœux  un  de  ces  procès  politiques 
qui  mettaient  le  zèle  en  relief,  attiraient  l'attention  du 
ministère  et  faisaient  avancer  les  gens  du  roi.  Qui, 
parmi  les  parquets,  ne  jalousait  la  Cour  dans  le  ressort 
de  laquelle  éclatait  une  conspiration  bonapartiste  ?  Qui 
ne  souhaitait  trouver  un  Caron,  un  Berton,  une  levée 
de  boucliers?  »  (i). 

Comme  il  se  console  de  la  complaisance  de  Camusot 

(i)  Le  Cabinet  des  antiques. 


LA    MAGISTRATURE  253 

et  la  fait  servir  à  la  sécurité  de  ses  duchesses  compro- 
mises, l'auteur  de  la  Comédie  humaine  voit  assez  favo- 
rablement ce  servilisme.  ((  Ces  ardentes  ambitions, 
ajoute-t-il,  stimulées  par  la  grande  lutte  des  partis,  ap- 
puyées sur  la  raison  d'Etat  et  sur  la  nécessité  de  monar- 
chiser  la  France,  étaient  lucides,  prévoyantes,  perspi- 
caces ;  elles  faisaient  avec  rigueur  la  police,  espionnaient 
les  populations  et  les  poussaient  dans  la  voie  de  l'obéis- 
sance  d'où  elles  ne  doivent  pas  sortir.  La  justice  alors 
fanatisée  par  la  foi  monarchique  réparait  les  torts  des 
anciens  Parlements,  et  marchait  d'accord  avec  la  Reli- 
gion, trop  ostensiblement  peut-être.  » 

A  peine,  à  la  fin  de  cette  période,  un  vague  regret  se 
montre-t-il  qui  ressemble  à  un  conseil  d'hypocrisie  : 
«  Elle  (la  magistrature)  fut  alors  plus  zélée  qu'habile, 
elle  pécha  moins  par  machiavélisme  que  par  la  sincérité 
de  ses  vues  qui  parurent  hostiles  aux  intérêts  généraux 
du  pays,  qu'elle  essayait  de  mettre  à  l'abri  des  révolu- 
tions. » 

L'écrivain  connaît  le  but  poursuivi  :  catholicisme  et 
monarchie.  Aussi  ne  s'alarme-t-il  pas.  Que  la  magistra- 
ture s'écarte  de  ces  principes,  il  blâme  aussi tO)t  son 
ardeur.  Dans  les  Paysans,  il  s'impatiente  de  la  sentir 
aux  mains  d'une  bourgeoisie  qui  sape  les  bases  de  l'aris- 
tocratie et  de  la  grande  propriété  terrienne.  Ccsse-t-elle 
d'être  légitimiste,  il  éclate.  «  Prise  dans  son  ensemble, 
la  justice  contenait  encore  trop  d'éléments  bourgeois, 
elle  était  encore  trop  accessible  aux  passions  mesquines 
du  libéralisme.  )) 

Ne   croyez    pas    à    une    inconséquence    due   à    un 

15 


254  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

naïf  égoïsme  de  parti .  Si  Balzac  ne  supporte  pas  chez 
les  magistrats  des  tendances  libérales,  s'il  approuve,  au 
contraire,  leur  zèle  catholique  et  royaliste,  c'est  qu'à  ses 
yeux,  foi,  justice,  légitimité  sont  indissolublement 
liées.  Défendre  la  religion  orthodoxe  et  le  despotisme 
héréditaire  tout  puissant,  signifie  pour  lui  soutenir 
l'équité,  car  il  n'en   saurait  exister  en  dehors    d'eux. 

Un  historien,  pourtant  fort  mesuré,  décrit  à  son  tour, 
en  ces  termes,  les  mœurs  judiciaires  du  commencement 
du  siècle  dernier  :  u  Les  magistrats  donnaient  satisfac- 
tion à  leurs  passions  personnelles  en  saisissant  le 
moindre  prétexte  pour  lancer  leurs  anathèmes  contre  le 
parti  vaincu,  ou,  ce  qui  était  pis  encore,  ils  cherchaient, 
par  leurs  déclarations  fanatiques,  à  capter  la  faveur  du 
parti  victorieux  ))  (  i  ). 

L'éloge  indiscret  fait  par  Balzac  du  rôle  politique  de 
la  magistrature  ne  trouverait  plus,  à  notre  époque,  un 
seul  approbateur,  et  les  lecteurs  actuels  de  la  Comédie 
humaine  s'indignent  des  pratiques  qu'ils  y  rencontrent. 
Le  développement  d'une  idée  a  suffi  à  ce  résultat  ;  il 
est  bon  de  la  préciser. 

Montesquieu  a  formulé  un  certain  nombre  de  prin- 
cipes destinés  à  servir  au  gouvernement  des  peuples. 
Adoptés  par  la  Révolution,  Napoléon  lui-même  les  a 
respectés  dans  la  mesure  où  son  humeur  pouvait  les 
tolérer.  Ces  préceptes  se  trouvent  admis  aujourd'hui 
par  tous  comme  autant  d'axiomes  indiscutables.  On 
les  viole  encore  souvent  ;  on  se  garde  de  les  nier. 

(i)  Histoire  de  la  Restauration,  Vieil  Castel,  t.  IV,  ch.  XXI. 


LA    MAGISTRATURE  255 

Au  premier  rang  de  ces  sortes  de  postulats,  figure  la 
règle  de  la  séparation  des  pouvoirs  (i)  :  celui  qui  fait 
la  loi  ne  l'appliquera  pas,  celui  qui  l'exécute  ne  sera  pas 
juge.  Le  pouvoir  judiciaire  restera  distinct  et  indépen- 
dant du  gouvernement  et  du  corps  législatif  ;  sans  cette 
précaution,  aucune  garantie  contre  l'arbitraire  de  celui 
qui  prescrit,  agit  à  sa  guise  et  apprécie  souverainement 
les  actes  d'autrui.  Une  telle  doctrine  d'équilibre  n'était 
pas  de  nature  à  satisfaire  Balzac.  Soyez  certain  qu'on 
l'aurait  bien  surpris  en  lui  parlant  de  cette  conséquence 
nécessaire  du  principe  posé  par  l'illustre  président  à 
mortier  :  l'utilité  de  soustraire  le  juge  à  la  pression  des 
hommes  d'Etat. 

Encore  qu'une  telle  affirmation  risque  d'être  traitée 
de  paradoxale,  ce  prolongement  ultime  de  la  règle  n'a 
été  bien  compris  qu'à  notre  époque.  Les  lois,  les  pa- 
roles et,  quoi  qu'on  en  dise,  les  actes  mêmes  des  mi- 
nistres de  la  Troisième  République  ont  mieux  assuré 
l'indépendance  de  la  magistrature  que  n'avaient  fait  les 
gouvernements  antérieurs. 

Oh  !  je  sais  bien  qu'il  y  a  l'épuration  !  Mais  chaque 
changement  de  régime  n'a-t-il  pas  été  suivi  en  France 
d'un  renouvellement,  plus  ou  moins  franc,  plus  ou 
moins  hypocrite,  du  personnel  judiciaire  ?  De  nombreux 
esprits  gémissent  encore  des  quelques  mises  prématu- 
rées à  la  retraite  de  i883  et  n'ont  aucun  souci  des  héca- 
tombes de  la  Restauration  et  de  celles  du  Second  Em- 
pire. Nous  sommes  en  liberté,  on  en  use  !  Des  mesures 

U)  Montesquieu,  L'Esprit  des  lois.  Livre  XI,  chapitre  Vi. 


q56  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

plus  graves  ont  passé  sans  laisser  de  souvenir  dans  la 
même  nation,  alors  silencieuse.  Affirmer  qu'un  gouver- 
nement, —  celui  de  la  République,  —  a  le  droit  d'exiger 
de  n'être  pas  frondé  par  les  tribunaux,  passe  aujour- 
d'hui pour  une  hardiesse.  L'opposition  par  jugements 
et  par  arrêts  est  devenue  sacro-sainte. 

On  s'est  empressé,  —  afin  d'en  arriver  à  ces  excès 
théoriques,  —  d'oublier  le  passé.  On  a  vite  perdu  le  sou- 
venir de  ces  époques  où  la  loi,  elle-même,  mêlait  le 
magistrat  à  la  politique,  l'inféodait  étroitement  au  parti 
vainqueur. 

Ils  sont  nombreux  dans  Balzac,  les  présidents  ou  pro- 
cureurs qui  entrent  dans  les  assemblées  parlementaires 
pour  représenter  leurs  propres  justiciables,  ou  qui,  tout 
au  moins,  essayent  de  capter  leurs  suffrages.  La  Comédie 
humaine  exagérait  peut-être,  mais  elle  constatait  un  état 
de  choses  réel..  Magistrat  et  législateur,  juge  et  homme 
politique,  que  de  confusions  fâcheuses  devaient  néces- 
sairement résulter  de  cet  exercice  simultané  d'attri- 
buts différents  de  la  puissance  publique  !  Celui-là 
même  qui  discutait  la  loi  songeait  déjà  à  l'appli- 
quer, avec  ses  idées,  avec  ses  passions  encore  bouil- 
lonnantes ;  puis,  une  fois  dans  sa  circonscription,  en 
émoussait  ou  en  aiguisait  le  tranchant,  au  gré  de  sa 
clientèle  électorale.  De  tels  abus  se  trouvent  interdits 
aujourd'hui,  et  notre  humeur  démocratique,  si  cha- 
touilleuse au  sujet  de  son  indépendance,  a  prohibé  le 
€umul  des  fonctions  et  multiplié  les  cas  d'inéhgibilité 
des  membres  des  cours  et  des  tribunaux. 

D'autre  part,  sous  la  Restauration,  les  circulaires  de  la 


LA    MAGISTUATLUE  267 

Chancellerie  demandaient,  effrontément,  au  personnel 
judiciaire,  un  concours  politique  actif  et  déclaré  (  i  ).  Un 
tel  langage  ferait  maintenant  scandale  ;  à  peine  ose-t-on 
prononcer  les  mots  de  correction  et  de  fidélité.  La  grande 
ombre  de  Dufaure  hante  encore  le  palais  de  la  place 
Vendôme;  les  aphorismes  de  neutralité  du  Garde  des 
Sceaux  libéral  n'y  sont  discutés  qu'à  voix  basse  ;  les  bu- 
reaux, les  murs  mêmes  ont  gardé  le  souvenir  de  son 
humeur  et  de  sa  loyauté  grondeuses  que  ses  boutades 
sans  pitié  rendaient  si  redoutables.  Ses  successeurs  vou- 
draient-ils s'écarter  ostensiblement  du  chemin  qu'il 
leur  a  tracé,  qu'ils  craindraient  encore  son  spectre. 

Montesquieu,  —  ce  parlementaire  jaloux  de  son  droit 
de  remontrance,  —  serait  sans  doute  fort  étonné  des 
conclusions  extrêmes  de  ses  propres  disciples.  Il  aurait 
peine  à  reconnaître  l'orgueilleuse  justice  de  son  temps, 
dans  cette  femme,  assise  à  l'écart,  loin  des  grands  qui 
gouvernent  ou  des  puissants  qui  discutent,  fermant  les 
oreilles  aux  plus  innocents  propos,  revéche  à  force  d'être 
vertueuse,  effacée  parfois  jusqu'à  laisser  croire  qu'elle 
est  secrètement  complaisante,  honnête  fille,  mais  un 
peu  surannée  de  principes,  quémandeuse  par  nécessité, 
tendant  la  main,  dans  un  geste  humilié,  à  quelque  grand 
homme  d'arrondissement,  soupçonneuse  etfîère  au  fond 
du  cœur,  hostile  souvent,  par  désir  de  se  prouver  son 
indépendance. 

Balzac,  à  ce  spectacle,  demeurerait  confondu. 

(i)  Gillct,  aWi. 


258  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMOALISTE 

IV 
Les  jnges  de  paix 

Le  juge  de  paix  de  Soulanges,  Sarcus,  un  «  beau  petit 
vieillard,  gris  pommelé  »  (  i  ),  a  des  ridicules  nombreux  ; 
son  langage  est  d'un  pédantisme  insupportable  lorsque, 
pour  parler  de  législation  et  de  serre  chaude,  il  emploie 
les  mots  de  ïhémis  et  de  Flore.  Il  écrit  !  atteint,  comme 
son  greffier,  l'immortel  auteur  de  la  Bilboqiiéide  !  du 
mal  d'être  imprimé.  Tous  deux,  insensibles  à  a  l'odeur 
de  greffe  »  (a),  attendent  l'inspiration  : 

O  Muse  des  amours  et  des  jeux  et  des  Ris, 
Descends  jusqu'à  mon  toit,  où,  fidèle  à  Thémis, 
Sur  les  papiers  du  fisc,  j'espace  les  syllabes  (3). 

Si  l'heureux  poète  trouve  facilement  la  rime,  si,  sous 
sa  plume,  les  chants  s'ajoutent  rapidement  aux  chants, 
la  prose  est  rebelle  aux  efforts  du  juge.  Sarcus  méditait 
depuis  douze  ans  son  étude  sur  ï Histoire  de  VInstitiition 
des  Juges  de  paix,  qu'il  n'avait  trouvé  qu'une  seule  idée, 
d'apparence  par  trop  intéressée  :  «  Le  rôle  politique  et 
judiciaire  de  ces  magistrats  avait  eu  déjà  plusieurs 
phases,  disait-il,  car  ils  étaient  tout  pour  le  Gode  de 
Brumaire  an  YI  et  aujourd'hui  cette  institution  si  pré- 
cieuse au  pays  avait  perdu  sa  valeur,  Jaute  d appointe- 


(i)  Les  Paysans. 

(2)  ïaine,  Nouveaux  Essais  de  critique  et  d'histoire. 

(3)  Les  Paysans. 


LA    MAGISTRATURE  269 

ments  en  harmonie  avec  l'importance  des  fonctions,  qui 
devraient  être  inamovibles  » . 

Balzac  s'amuse  à  placer  de  telles  paroles  sur  les  lèvres 
de  Sarcus  ;  il  les  croit  vraies  cependant.  Dans  le  a  cata- 
logue des  ouvrages  que  devait  contenir  la  Comédie  hu- 
maine ))  (  I  ),  figure,  au  nombre  des  Scènes  de  la  vie  de 
campagne,  un  livre  que  la  mort  ne  lui  a  pas  permis  d'en- 
treprendre :  Le  Juge  de  paix.  A  n'en  pas  douter,  il 
avait  le  projet  de  mettre  en  roman  le  commentaire  de 
l'œuvre  tardigrade  du  magistrat  de  Soulanges. 

Notre  juridiction  inférieure  devait  forcément  agréer  à 
l'écrivain  :  n'applique-t-elle  pas  journellement  un  prin- 
cipe qu'il  eût  voulu  voir  se  généraliser  ?  Le  juge  de  paix 
n'est  pas  toujours  tenu  d'obéir  servilement  à  la  loi. 
Quand  il  statue  en  dernier  ressort,  il  peut  le  faire  en 
équité  plutôt  qu'en  droit.  Son  devoir  est  surtout  de  con- 
seiller les  plaideurs,  de  faire  à  tous  l'aumône  de  son 
savoir  et  de  son  expérience. 

Balzac  n'affectait  pas,  à  l'égard  de  la  répression  des 
délits  et  des  crimes,  cette  fausse  sensibilité  qui,  trop 
souvent  aujourd'hui,  répand,  sur  les  malfaiteurs,  les 
larmes  dues  à  leurs  victimes  ;  pourtant,  l'artiste  avait 
senti  que  la  bénignité  des  peines  dont  disposent  les 
magistrats  cantonaux,  donne  à  leurs  fonctions  une 
bonhomie  paternelle.  Il  les  a  presque  poétisés. 

(  I  )  M .  de  Spoclbcrch  de  Lovenjoul,  Histoire  des  œuvres  de  Balzac. 


260  BALZAC    JURISCONSULTE    Eï    CRIMINAUSTE 


Le  juge  de  paix  Dufau,  ancien  notaire,  «  un  grand 
homme  sec,  à  cheveux  gris  et  vêtu  de  noir,  »  est  le  col- 
laborateur du  docteur  Benassis  ;  il  s'associe  à  la  belle 
œuvre  d'assainissement  et  de  relèvement  de  la  vallée 
de  l'Isère  ;  il  inculque  à  ses  voisins  le  respect  de  la  pro- 
priété et  celui  de  la  loi  (  i  ). 

Son  collègue  de  Montégnac  (Haute-Vienne)  (2),  plus 
lourd  d'aspect,  ne  lui  cède  en  rien  pour  les  qualités 
de  l'esprit  et  du  cœur.  Le  «  teint  coloré  »,  il  ressemble, 
((  à  sa  redingote  près,  aux  fermiers  du  pays  ». 
((  Sa  voix  presque  éteinte  )),  par  suite  d'un  asthme, 
trouve  avec  peine  un  passage  au  travers  de  son  em- 
bonpoint. La  physionomie  de  ce  vieillard  u  se  recom- 
mande par  un  front  vaste  et  large  »,  qui  ne  trompe 
pas.  Inscrit  au  barreau  de  Limoges,  les  causes  l'ont  fui, 
parce  qu'il  a  voulu  u  mettre  en  pratique  ce  bel  axiome 
que  l'avocat  est  le  premier  juge  du  client  et  du  procès  ». 
Aussi,  a-t-il  sollicité  les  humbles  et  bienfaisantes  fonc- 
tions qu'il  exerce  et  qui  lui  conviennent  à  merveille. 
L'esprit  de  Clousier  est  clairvoyant,  sa  connaissance  des 
hommes  et  de  leurs  intérêts  parfaite.  De  u  hautes  médi- 
tations »  ne  l'empêchent  pas  de  donner  tous  ses  soins  à 
ses  justiciables,  d'accorder  leurs  différends  et  de  les 
conseiller  dans  lenrs  moindres  affaires. 

Ces  modestes  magistrats  ruraux  parcourent  les  cani- 

(i)  Le  Médecin  de  campagne. 
3)  Le  Curé  du  village. 


LA    MAGISTUATLRE  26  I 

pagnes  appuyés  sur  leurs  cannes,  semblables  à  ces  sages 
antiques  qui  faisaient  profiter  de  leurs  enseignements, 
au  hasard  des  rencontres,  les  humbles  comme  les  ri- 
ches. Pour  idéale  qu'elle  paraisse,  une  telle  conception 
n'est  pas  entièrement  ulopique.  On  voit  chaque  jour  des 
cantons  devenir  moins  processifs  ou  moins  batailleurs, 
plus  probes  même,  sous  l'inlluence  d'un  magistrat, 
homme  de  bien,  placé  à  leur  tête. 

Le  tout  est  de  choisir  heureusement  ces  modestes  et 
utiles  auxiliaires  de  la  justice.  Les  principes  que  le  ro- 
mancier prête  généreusement  aux  ministres  de  son 
temps  méritent  d'être  suivis.  Les  Gardes  des  Sceaux 
étaient,  à  l'en  croire,  ((heureux  de  confier  les  justices 
de  paix  à  des  praticiens  »  fatigués  des  combats  judi- 
ciaires, expérimentés,  prudents,  et  sur  qui  les  années 
avaient  répandu  la  sagesse  et  la  bonté.  Souhaitons  à  nos 
gouvernants  actuels  d'aussi  sages  préoccupations  ! 


Fidèle  à  cette  excellente  méthode  de  recrutement, 
Balzac  dote  la  petite  ville  de  Nemours  d'un  magistrat 
d'élite  que  dix  années  d'exercice  en  la  profession  d'avoué 
ont  admirablement  préparé  à  son  ministère. 

((  Le  père  Bongrand  ressemblait  assez  à  un  vieux  chef 
de  division  en  retraite  :  il  avait  cette  figure  moins  blême 
que  blêmie,  où  les  affaires,  les  mécomptes,  le  dégoût 
ont  laissé  leurs  empreintes,  ridée  par  la  réllexion  et 
aussi  par  les  continuelles  contractions  familières  aux 
gens  obligés  de  ne  pas  tout  dire  ;  mais  elle  était  souvent 

15. 


202  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMLNALISTE 

illuminée  par  des  sourires  particuliers  à  ces  hommes 
qui,  tour  à  tour,  croient  tout  et  ne  croient  rien,  habitués 
à  tout  voir  et  à  tout  entendre  sans  surprise,  à  pénétrer 
dans  les  abîmes  que  l'intérêt  ouvre  au  fond  des  cœurs  ». 
((  De  sa  bouche  fendue  comme  celle  des  grands  par- 
leurs »,  jaillissait  dans  la  conversation  «  des  étincelles 
blanches  ».  «  Quoiqu'il  fut  gai,  presque  jovial  même,  il 
se  donnait  un  peu  trop,  par  sa  contenance,  l'air  d'un 
homme  important.  Il  tenait  presque  toujours  ses  mains 
dans  les  poches  de  son  pantalon  et  ne  les  en  tirait  que 
pour  raffermir  ses  lunettes  par  un  mouvement  presque 
railleur,  qui  vous  annonçait  une  observation  fine  ou 
quelque  argument  victorieux  ». 

Une  simplicité  exquise  rachète  ce  pédantisme  pro- 
vincial. 

Quelle  généreuse  nature  !  La  nièce  du  docteur  Minoret 
sera  riche  :  elle  est  bonne,  sage  et  gracieuse  ;  il  caresse 
l'espoir  de  l'unir  à  son  fils,  mais  il  apprend  que  la  jeune 
fille  aime  Savinien  de  Portenduère,  et  son  dévouement 
aux  intérêts  de  l'orpheline  survit  à  la  ruine  de  ses  espé- 
rances paternelles.  Contre  la  cupidité  des  Minoret-Le- 
vrault,  contre  les  méchancetés  de  Goupil,  Ursule  n'a 
pas  de  plus  sûr  protecteur. 

La  sollicitude  du  noble  magistrat  s'étend  à  la  fortune 
compromise  de  l'heureux  rival  de  son  fils.  Les  immeu- 
bles du  jeune  comte  sont  grevés  d'hypothèques,  des 
poursuites  engagées,  il  fait  annuler  les  procédures  pour 
vice  de  forme  et  gagne  du  temps.  Les  fermiers  sont  à 
terme,  il  en  profite  pour  renouveler  les  baux.  Il  connaît 
les  mœurs  de  la  campagne  et  ne  néglige  pas  le  pot  de 


LA    MAGISTRATURE  203 

vin.  Bénéfice:  la  bagatelle  de  36.ooo  francs.  Nouveau 
Fabius,  il  traîne  les  choses  en  longueur,  remporte  çà  et 
là  quelques  avantages,  harcèle  l'ennemi,  oblige  les  Mi- 
noret-Levrault  à  acheter  200.000  francs  un  domaine  dont 
ils  prétendaient  s'emparer  de  force.  La  victoire  vient 
enfin,  complète. 

Pour  cette  bonne  œuvre,  Bongrand  dépense  autant 
d'adresse  que  d'autres  en  emploient  à  réaliser  d'odieux 
desseins. 

La  vie  du  juge  de  Nemours  se  passe  à  percer  les 
intrigues  du  monde  qui  l'entoure.  En  parcourant 
les  rues  de  la  petite  ville,  il  médite  les  procès  en  cours 
et  prévoit  les  difficultés  à  venir.  Qu'il  prenne  garde  ! 
le  commérage  le  guette  !  Fort  heureusement,  il  est  pers- 
picace, et  vous  pouvez  le  croire  bon.  Aux  plus  faibles 
et  aux  meilleurs,  —  les  deux  vont  souvent  ensemble, 

—  il  réserve  son  appui  ;  sa  patience  et  sa  persistante 
volonté  viennent  à  bout  des  activités  mauvaises  ;  il 
paraît  le  génie  tutélaire  du  lieu. 

De  l'expérience,  un  long  acquis  des  hommes  et  des 
choses,  une  finesse  de  psychologue,  des  idées  générales 
nourries  de  faits,  de  la  simplicité,  de  la  bonhomie  et 
mieux  de  la  bonté  :  telles  sont  les  qualités  que  l'auteur, 

—  à  l'exception  de  l'odieux  Fraisier,  —  donne  à  ses  juges 
de  paix.  De  tels  magistrats  conviendraient,  —  il  faut  le 
reconnaître,  —  à  notre  démocratie  ardemment  désireuse 
d'une  justice  plus  proche  et  plus  paternelle.  L'extension 
récente  de  la  compétence  des  juridictions  cantonales, 
manifestation  non  équivoque  de  cet  état  d'esprit, 
rendrait  leur  action  plus  bienfaisante  encore.  La  ren- 


264  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMLXALISTE 

contre  de  l'écrivain  conservateur  et  de  nos  aspira- 
tions populaires  s'explique  par  un  besoin  incontes- 
table de  nos  sociétés  modernes,  par  la  réaction  contre 
notre  pharisaïsme  judiciaire.  Elle  doit  nous  servir  d'en- 
seignement et  aboutir  à  un  conseil  fort  sage  :  «  Ne  pas 
livrer  les  magistratures  de  canton  aux  seuls  courtiers 
électoraux  »,  car  une  telle  pratique  substituerait  bientôt 
à  l'ancien  mal,  un  mal  plus  grave. 


Quelques  réflexions  sur  la  Justice 

On  a  souvent  comparé  Balzac  à  un  naturaliste.  Le 
célèbre  romancier  l'est  à  sa  façon.  Son  amour,  sa  ma- 
nie même  des  descriptions,  du  détail  précis,  des  classi- 
fications, lui  méritent  ce  titre.  Mais  il  est  avant  tout 
un  artiste. 

Le  monde  n'est  pas  mû,  selon  lui,  par  des  lois  ma- 
thématiques pures  ;  avec  Buffon,  cet  autre  curieux  des 
choses  de  la  vie,  il  se  sépare  de  Descaries. 

L'homme  est  bien,  à  ses  yeux,  une  mécanique,  mais 
cette  mécanique  a  une  âme  qui  agit  et  réagit  suivant 
ses  règles  propres,  saisissables  par  intuition  seulement. 

Nos  hommes  politiques  actuels  alTîchent  un  positi- 
visme absolu  ;  ils  tiennent  le  monde  social  pour  une 
machine  compliquée,  et  chacun  d'eux  prétend  en  pos- 
séder la  clef  ;  il  croient,  par  un  texte  de  loi,  imprimer 
aux  nations  la  direction  qu'ils  souhaitent,  comme  le 


LA    MAGISTRATURE  265 

pilote  jclte  à  droite  ou  à  gauche,  d'un  coup  de  gouver- 
nail, le  bateau  qu'il  conduit. 

Autres  sont  les  principes  de  l'auteur  de  la  (Comédie 
humaine.  «  Les  institutions,  écrit-il,  dépendent  entière- 
ment des  sentiments  que  les  hommes  y  attachent  et  des 
grandeurs  dont  elles  sont  revêtues  par  la  pensée  »  (i). 

Imaginez  un  système  extérieur  de  répression,  si  com- 
plet et  si  rigoureux  soit-il,  vous  n'aurez  encore  rien 
fait,  si  vous  ne  le  rendez  respectable  à  la  conscience. 
Une  opposition  intérieure  risquera  de  mettre  à  néant  la 
plus  apparente  des  soumissions.  Il  en  est  surtout  ainsi 
pour  la  magistrature  ;  le  mérite  de  l'organisation  judi- 
ciaire importe  moins  que  les  sentiments  qu'elle  inspire. 
u  Détruisez  l'institution,  dit  Balzac,  reconstruisez-la  sur 
d'autres  bases;  demandez,  comme  avant  la  Révolution, 
d'immenses  garanties  de  fortune,  mais  croyez-y.  »  (2) 
Groyez-y  aveuglément,  sans  discuter  chacune  de  ses 
décisions  :  une  impitoyable  analyse  détruit  partout  le 
respect.  «  Birotteau  acceptait  la  justice  pour  ce  qu'elle 
devrait  être  aux  yeux  des  hommes,  une  représentation 
de  la  société  même,  une  auguste  exj^jression  de  la  loi 
consentie,  indépendante  de  la  forme  sous  laquelle  elle 
se  produit.  ))  Cette  conception  pourrait  être  la  consé- 
quence de  l'idéal  républicain  librement  accepté,  l'au- 
teur indique  que  ce  sont  là  les  fruits  «  d'une  âme  nour- 
rie d'idées  rehgieuses  »  (3). 

Aussi,   ne  veut-il  pas  qu'on  soulève  légèrement  le 

(1)  Grandeur  et  décadence  de  César  Birotteau. 

(2)  Splendeurs  et  misères  des  courtisanes. 

(3)  Grandeur  et  décadence  de  César  Birotteau. 


266  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

voile  dont  les  plis  solennels  donnent  aux  choses 
humaines  une  apparence  de  majesté.  Il  approuve  que, 
pour  assurer  le  respect  de  la  justice,  les  gouvernements 
s'adressent  à  l'imagination. 

Il  n'existe  pas  de  tribunal  qui  n'ait  son  Palais,  —  et 
ce  Palais  affecte  la  forme  d'un  temple  ;  —  pas  de  juge 
qui  n'ait  sa  robe,  sa  simarre,  sa  toque  et  ses  fourrures 
comme  un  prêtre.  L'illusion  qui  en  résulte  est  bien- 
faisante à  ses  yeux. 


Si  Balzac  ne  considère  pas  comme  négligeable  ce  qui, 
extérieurement,  peut  rehausser  le  prestige  du  magistrat, 
il  cherche  aussi  à  grandir  ses  attributions.  Il  ne  discute 
pas,  en  tout  cas,  leur  étendue. 

Son  désir  n'est  pas  d'enchaîner  le  juge  dans  des 
règles  étroites,  mais  plutôt  de  l'affranchir  de  toutes 
entraves  légales  gênantes.  Quand  le  Code  lui  donne  des 
prérogatives  redoutables,  il  ne  s'alarme  pas. 

Il  reconnaît,  sans  hésitation,  que  le  pouvoir  conféré 
par  nos  lois  au  juge  d'instruction  est  a  exorbitant  >>  ;  il 
n'en  prend  pas  ombrage  cependant.  Tout  se  résout 
pour  lui  à  une  question  de  valeur  personnelle  :  tant 
vaut  l'homme,  semble-t-ildire,  tant  vaut  la  fonction. 

Il  n'aurait  pas,  soyez-en  sûr,  participe  aux  croisades 
qui  ont  abouti,  par  la  loi  du  8  décembre  1897,  à  sou- 
mettre le  représentant  de  la  justice  à  la  «  surveillance 
d'un  avocat  d'office  n.  L'idée  et  la  chose  l'eussent  in- 


LA    MAGISTRATURE  267 

digne.  «  Se  défier  de  la  magistrature,  s'écrie-t-il,  est  un 
commencement  de  dissolution  sociale  !  » 

Limiter  une  liberté  par  une  autre,  un  droit  par  son 
opposé,  une  puissance  par  sa  rivale  :  tel  est  le  jeu  par 
lequel  nous  prétendons  maintenir  l'équilibre  des  so- 
ciétés. 11  y  aura  peut-être  des  mécomptes,  car  les  cons- 
tructions trop  savantes  risquent  de  chanceler  à  la 
moindre  erreur  de  calcul.  Les  conceptions  d'un  autori- 
taire sont  plus  simples.  Sans  puissance,  il  n'existe  pour 
Balzac  aucun  bien  social.  Le  caractère  du  magistrat  est, 
selon  lui,  le  seul  tempérament  qu'on  puisse  apporter  à 
son  autorité.  Comment  méconnaître  que  cène  soit  là  la 
première  condition  de  la  sécurité  du  justiciable  ?  Mais 
elle  n'est  pas  la  seule  ;  il  faut  aussi  tenir  compte  des 
faiblesses  humaines,  même  chez  les  meilleurs. 


* 
*  * 


Aucun  procédé  n'assure  l'intégrité.  Celui  que  pro- 
pose l'auteur  de  Splendeurs  et  misères  des  courtisanes 
est  assurément  inefficace  : 

«  Aujourd'hui,  dit-il,  le  magistrat  payé  comme  un 
fonctionnaire,  pauvre  pour  la  plupart  du  temps,  a  tro- 
qué sa  dignité  d'autrefois  contre  une  morgue  qui 
semble  intolérable  à  tous  les  égaux  qu'on  lui  a  faits  ; 
car  la  morgue  est  une  dignité  qui  n'a  point  d'appui. 
Là  git  le  vice  de  l'institution  actuelle.  Si  la  France  était 
divisée  en  dix  ressorts,  on  pourrait  relever  la  magis- 
trature en  exigeant  d'elle  de  grandes  fortunes,  ce  qui 
devient  impossible  avec  vingt-six  ressorts.  )> 


268  BALZAC    JUUISCO.NSULTE    ET    CUIMLNALISTE 

Donner  la  fortune  comme  mesure  de  la  valeur  mo- 
rale, conslilue  une  singulière  impertinence,  démentie 
par  les  propres  récits  de  la  Comédie  humaine.  Qui  ose- 
rait soutenir  aujourd'hui  une  thèse  semblable?  La  pra- 
tique de  la  démocratie  nous  a  fourni  un  autre  critère 
du  mérite. 

*  * 

La  seule  condition  d'indépendance  pécuniaire  ne 
semble  d'ailleurs  pas  sulîisante  à  Balzac  pour  mériter 
aux  juges  le  respect,  il  y  ajoute  la  vieillesse.  M.  de 
Granville,  trouve,  dans  les  remords  causés  par  les 
désordres  de  sa  propre  existence,  un  idéal  professionnel 
un  peu  forcé,  mais  qui  ne  manque  pas  de  quelque 
majesté. 

«  Ah  !  dit-il,  les  magistrats  sont  bien  malheureux  ! 
Tenez,  ils  devraient  vivre  séparés  de  toute  société,  comme 
jadis  les  pontifes.  Le  monde  ne  les  verrait  que  sortant 
de  leurs  cellules  à  des  heures  fixes,  graves,  vieux,  véné- 
rables, jugeant  à  la  manière  des  grands  prêtres  dans  les 
sociétés  antiques,  qui  réunissaient  en  eux  le  pouvoir 
sacerdotal  !  On  ne  nous  trouverait  que  sur  nos  sièges... 
On  nous  voit  aujourd'hui  souffrant  ou  nous  amusant 
comme  les  autres  !...  On  nous  voit  dans  les  salons, 
en  famille,  citoyens,  ayant  des  passions,  et  nous  pou- 
vons être   grotesques   au   lieu  d'être  terribles   »   (i). 

Terrible,  personne  ne  songe  plus  à  l'être  ;  pas  plus 
qu'il  n'est  aujourd'hui  question  de  sacerdoce.  Mais  il  y 

(i)  Une  double  Famille. 


LA    MAG1STHATURE  269 

a,  dans  ces  quelques  lignes,  un  sentiment  très  vif  de  la 
dignité  du  magistrat.  C'est  une  règle  de  conduite  pru- 
dente pour  lui,  sinon  de  cacher,  tout  au  moins  d'efl'acer 
sa  vie  ;  à  lui  seul,  le  monde  interdit  jusqu'à  l'apparence 
d'une  faute  ou  d'une  méprise. 

Hélas!  trop  imbu  des  préjugés  aristocratiques,  au  lieu 
de  s'attacher  à  la  valeur  morale  du  juge,  Balzac  s'en 
tient  à  une  respectabilité  de  surface  :  le  costume  qui 
frappe  l'imagination,  la  fortune  qui  fait  préjuger  l'indé- 
pendance, l'éloignement  du  monde  qui  laisse  croire  à 
la  philosophie  ou  a  la  sainteté. 

«  La  justice  n'a  été  inventée  que  pour  les  pauvres  »; 
les  grands  jamais  n'y  croiront  ;  elle  n'est  pas  faite  pour 
eux  ;  une  illusion  sufQt  au  peuple.  Ainsi  pense  l'au- 
teur de  la  Comédie  humaine  !  11  est  loin  de  nos  géné- 
reuses conceptions  égalitaires,  disons  le  mot,  loin  de 
la  vraie  justice. 


CHAPITRE  V 


LES  CRIMINELS 


L'énergie  criminelle 

Les  mauvaises  actions  abondent  dans  la  Comédie  hu- 
maine ;  nous  les  avons  souvent  suivies  devant  les  tribu- 
naux civils  ;  nous  les  verrons  bientôt  aboutir  devant  les 
juridictions  répressives. 

D'après  une  opinion  fort  répandue,  Balzac  aurait 
complètement  échoué  sur  ce  nouveau  théâtre.  Voici 
quel  arrêt  sévère  a  laissé  tomber  de  son  siège  un  avo- 
cat général  : 

((  De  toutes  les  branches  du  droit,  celle  qui  se  prête 
avec  le  plus  de  flexibilité  à  la  structure  d'un  roman 
ou  d'un  drame,  est,  sans  contredit,  la  législation  crimi- 
nelle, et  Balzac  n'était  pas  homme  à  négliger  cette 
ressource. 

Tout  ce  qui  a  été  traité  par  Balzac,  vous  le  retrouveriez 
dans  la  littérature  moderne.  Feuilletonnistes  et  drama- 


LES    CRIMINELS  37 1 

turges,  s'en  sont  emparés  et  le  roman  judiciaire  au  point 
de  vue  pénal,  est  devenu  un  genre  si  rebattu,  que  vous 
me  permettrez  de  ne  pas  m'y  arrêter  plus  longtemps. 
Sur  ce  terrain,  Balzac  n'a  eu  qu'un  mérite;  il  a  été  le 
précurseur  »  (i  ). 

Ce  n'était  peut-être  là  qu'un  dédain  de  circonstance, 
une  de  ces  sentences  majestueusement  avancées  par 
les  orateurs  désireux  de  dissimuler  les  lacunes  de  leurs 
discours . 

M.  Faguet,  plus  précis,  n'est  pas  moins  dur  :  u  11 
(Balzac)  a  raconté  des  histoires  noires  de  forçats  étran- 
ges, des  associations  mystérieuses  et  criminelles,  des 
romans  de  cours  d'assises  qui  font  songer  à  Gaboriau. 
11  a  perdu  la  moitié  de  sa  vie  à  cela.  )>  D'un  ton  bref, 
réminent  critique  conclut  :  «  Il  y  a  en  lui  un  Eugène 
Sue,  un  Soulié  et  un  mauvais  élève  de  Ballanche.  » 
Voici  l'écrivain  dépouillé  même  du  mérite  de  l'inven- 
tion. 

ïaine  parle  d'une  autre  sorte  ;  il  ne  peut  retenir  son 
admiration  à  l'endroit  de  Philippe  Bridau,  ce  brutal  et 
habile  scélérat.  M.  Enrico  Ferri,  appelé  à  prononcer  le 
nom  de  l'auteur  de  la  Comédie  humaine,  ne  fait  paraître 
aucune  mésestime  de  criminologue  à  l'égard  du  ro- 
mancier (2). 

Cette  divergence  de  vues  vaut  bien  qu'on  s'y  arrête. 

Impossible  de  ne  pas  accordera  M.  Faguet  que  Vau- 
trin est  un  personnage  de  fantaisie,  hors  de  proportion 

(1)  Blondei.,  Du  Droit  et  de  la  procédure  dans  Honoré  de  Balzac. 
Discours  de  rentrée. 
(3)  Enrico  Ferri,  Les  Criminels  dans  l'art  et  la  littérature. 


272  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLML\ALISTE 

avec  toute  réalité,  —  encore  qu'il  y  ait  beaucoup  à  re- 
tenir dans  son  caractère.  Le  Parisien  et  Ferragus  ha- 
bitent, sans  aucun  doute,  le  monde  des  cauchemars,  et, 
heureusement  pour  les  honnêtes  gens,  les  associations 
de  malfaiteurs  n'ont  ni  la  puissance,  ni  la  profondeur 
de  vues  des  Fanandels  ou  des  Treize. 

Pour  quelques  écarts  d'une  imagination  en  travail, 
naturellement  portée  aux  extrêmes,  faut-il  donc  con- 
damner une  œuvre  immense  ou  une  de  ses  plus  im- 
portantes parties  ? 

Balzac,  il  est  vrai,  a  sinon  ouvert,  tout  au  moins 
élargi  la  voie  au  roman  judiciaire  ;  et  on  doit  bien  re- 
connaître que  des  abus  fâcheux  ont  justement  déprécié 
ce  genre  littéraire.  Mais,  fait  plus  inattendu  et  plus 
méritoire,  la  psychologie  de  l'homme  de  lettres  a  sou- 
vent devancé  celle  des  criminalistes.  Que  d'observations 
aujourd'hui  classiques,  informulées  alors,  se  trouvent 
en  germe  dans  ses  œuvres  ! 


* 


Quelques  impatiences  audacieuses  transgressent  les 
dispositions  des  Codes  qui  s'opposent  à  leurs  passions 
ou  à  leurs  convoitises,  mais  la  loi  elle-même  devient, 
dans  certaines  mains  plus  adroites  que  scrupuleuses, 
un  instrument  d'oppression  et  de  torture:  forfait  des 
deux  parts. 

Criminels  légaux  et  extra-légaux  ne  diffèrent  que 
par  la  prudence.  «  Celui  qui  a  estropié  Juvénal,  Horace 
et  les  vénérables  classiques  de  toutes  les  nations,  lit-on 


LES    ClUMINELS  278 

dans  le  Code  des  gens  honnêles,  doit  savoir  que,  de  tout 
temps,  l'argent  a  été  chéri  et  envié  avec  une  ardeur 
égale.  Chacun  cherche  en  soi  même  un  moyen  de  faire 
une  fortune  hrillante  et  rapide  parce  que  chacun  sait 
qu'une  fois  acquise,  personne  ne  s'en  plaindra.  Or,  le 
moyen  le  plus  commode  c'est  le  vol,  et  le  vol  est  com- 
mun. 

))  Un  marchand  qui  gagne  cent  pour  cent  vole  ;  un 
munitionnaire  qui  pour  nourrir  trente  mille  hommes 
à  dix  centimes  par  jour,  compte  les  absents,  gâte  les 
farines,  donne  de  mauvaises  denrées,  vole  ;  un  autre 
brûle  un  testament  ;  et  celui-là  embrouille  les  comptes 
d'une  tulelle  ;  celui-ci  invente  une  tontine  :  il  y  a  mille 
moyens  que  nous  dévoilerons.  Et  le  vrai  moyen  est  de 
cacher  le  vol  sous  une  apparence  de  légalité  :  on  a  hor- 
reur de  prendre  le  bien  d'autrui,  il  faut  qu'il  vienne  de 
lui-même  ;  là  est  tout  l'art. 

))  Mais  les  voleurs  adroits  sont  reçus  dans  le  monde, 
passent  pour  d'aimables  gens.  Si  par  hasard  on  trouve 
un  coquin  qui  ait  pris  tout  bonnement  de  l'or  dans  la 
caisse  d'un  avoué,  on  l'envoie  aux  galères,  c'est  un 
scélérat,  un  brigand.  Mais  si  un  procès  fameux  éclate, 
l'homme  comme  il  faut  qui  a  dépouillé  la  veuve  et 
l'orphelin,  trouvera  mille  avocats  dévoués. 

))  Que  les  lois  soient  sévères,  qu'elles  soient  douces,  le 
nombre  des  voleurs  ne  diminue  pas .  » 

Le  paradoxe  plaisamment  présenté  par  le  jeune 
homme  est  devenu  l'opinion  définitive  de  l'écrivain 
mûri.  Pendant  vingt  ans.  en  plein  talent,  l'auteur  l'a 
développée,  accolant  ces  deux  faces  du  crime,  burinant 


374  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

leurs  traits,  rendant  la  similitude  d'ensemble  plus  par- 
faite, nuançant  mieux  les  détails. 

Rien  d'étonnant  à  cela,  car,  si  elle  paraît  piquante, 
l'idée  ne  doit  pas  être  tenue  pour  inexacte. 

La  science  s'en  est  à  son  tour  emparée.  Au  congrès 
de  Rome,  le  docteur  Bénédickt  a  dénoncé  comme  un 
malfaiteur,  celui  qui  u  se  sert  des  formes  légales 
comme  d'un  cheval  de  bataille  pour  piétiner  sur  les 
justes.  )) 

L'objet  de  la  justice  civile  n'est  pas,  en  effet,  aussi 
opposé  qu'on  le  croit  généralement  à  celui  de  la  justice 
répressive.  Dans  les  instances  ordinaires,  ne  découvre- 
t-on  pas  souvent  les  germes  de  la  criminalité.^  Les 
nullités,  les  résiliations,  les  rescisions  de  contrats,  les 
restitutions,  les  indemnités,  les  dommages  et  intérêts 
supposent  presque  toujours  de  volontaires  mainmises 
sur  la  fortune  d'autrui.  Les  fraudes  commerciales,  les 
conventions  illicites,  les  captations,  les  détournements 
occultes,  les  dissimulations,  les  impôts  perçus  à  chaque 
instant  sur  la  simplicité  et  l'ignorance  sont  de  vérita- 
bles délits  impunis.  Un  philosophe,  M.  Henri  Joly,  en 
fait  la  remarque  dans  un  de  ses  meilleurs  écrits  (i). 
Voici  en  quels  termes  s'exprime  à  son  tour  un  magis- 
trat distingué  : 

«  Hélas  !  ces  passions  folles  qui  poussent  au  crime 
sont  partout  les  mêmes,  les  termes  seuls  sont  adoucis  : 
ici  la  fraude  remplace  la  violence,  la  cupidité  s'appelle 
l'intérêt;  mais  l'amour  des  plaisirs,  la  soif  de  paraître 

(i)  M.  Henri  Joly,  Le  Crime. 


LES    CRIMINELS  276 

suggèrent  les  mêmes  inspirations  que  là-bas  les  appé- 
tits et  les  instincts.  Sur  combien  de  dossiers  civils  ne 
pourrait-on  pas  mettre  comme  épigraphe  ces  vers  du 
poète  : 

«  Grâces  au  ciel,  nos  mains  ne  sont  pas  criminelles. 

«  Plut  aux  dieux  que  mon  cœur  fût  innocent  comme  elles.  »  (i) 

Etendant  une  comparaison  de  Benthain,  il  est  permis 
de  dire  que  la  justice  criminelle,  la  justice  civile  et  la 
morale  peuvent  être  figurées  par  trois  cercles  concentri- 
ques dont  le  second  contient  le  premier  et  le  troisième 
les  deux  autres. 


» 
*  * 


Malgré  sa  tournure  à  dessein  paradoxale,  le  pamphlet 
du  jeune  écrivain  nous  réserve  d'autres  enseigne- 
ments. 

Voici  l'ironique  et  séduisant  portrait  qu'il  contient 
du  malfaiteur  : 

«  Un  voleur  est  un  homme  rare  ;  la  nature  l'a  conçu 
en  enfant  gâté  ;  elle  a  rassemblé  sur  lui  toute  sorte  de 
perfections  :  un  sang-froid  imperturbable,  une  audace 
à  toute  épreuve,  l'art  de  saisir  l'occasion,  si  rapide  et  si 
lente,  la  prestesse,  le  courage,  une  bonne  constitution, 
des  yeux  perçants,  des  mains  agiles,  une  physionomie 
heureuse  et  mobile.  Tous  ces  avantages  ne  sont  rien 
pour  le  voleur  ;  ils  forment  cependant  déjà  la  somme  de 

(i)  BÉRAUD  DES  Glajeux,  Soiivcnirs  d'un  Président  d'assises. 


276  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

talents  d'un  Annibal,  d'un  Catilina,  d'un  Marins,  d'un 
César. 

))  Ne  faut-il  pas,  de  plus,  que  le  voleur  connaisse  les 
hommes,  leur  caractère,  leurs  passions;  qu'il  mente 
avec  adresse,  prévoie  les  événements,  juge  l'avenir,  pos- 
sède un  esprit  fin,  rapide  ;  qu'il  ait  la  conception 
prompte,  qu'il  soit  bon  comédien,  bon  mime  ;  qu'il 
puisse  saisir  le  ton  et  les  manières  des  classes  diverses 
de  la  société  ;  singer  le  commis,  le  banquier,  le  général, 
connaître  leurs  habitudes  et  revêtir  au  besoin  la  toge 
du  préfet  de  police  ou  la  culotte  jaune  du  gendarme; 
enfin,  chose  inouïe,  avantage  qui  donne  la  célébrité  aux 
Homère,  aux  Arioste,  à  l'auteur  tragique,  au  poète  co- 
mique, ne  lui  faut-il  pas  l'imagination,  la  brillante,  la 
divine  imagination  ?  Ne  doit-il  pas  inventer  perpétuelle- 
ment des  ressorts  nouveaux  ?  Pour  lui,  être  si  filé  c'est 
aller  aux  galères. 

»  Mais,  si  on  vient  à  songer  avec  quelle  tendre  amitié, 
avec  quelle  paternelle  sollicitude,  chacun  garde  ce  que 
cherche  le  voleur,  l'argent,  cet  autre  Protée  ;  si  l'on  voit 
de  sang-froid  comme  nous  le  couvons,  serrons,  garan- 
tissons, dissimulons,  on  conviendra  au  moins  que,  s'il 
employait  au  bien  les  exquises  perfections  dont  il  fait 
ses  complices, le  voleur  serait  un  être  extraordinaire,  et 
qu'il  n'a  tenu  qu'à  un  fil  qu'il  devînt  un  grand  homme. 

»  Quel  est  donc  cet  obstacle  ?  Ne  serait-ce  pas  que  ces. 
gens-là  sentant  en  eux  une  grande  supériorité,  mais 
avec  un  penchant  extrême  à  l'indolence,  caractère  ordi- 
naire des  talents,  pataugent  dans  la  misère  et  y  nour- 
rissent des  haines  fortes  contre  la  société  qui  méprise 


LES    CUIMINELS 


// 


leur  pauvreté  ;  n'ayant  pas  en  eux  assez  de  force  morale 
pour  dompter  l'audace  efTrénée  de  leur  désir  et  leur  soif 
de  vengeance,  secouent  violemment  leurs  chaînes  et 
leurs  devoirs,  et  ne  voient  plus  dans  le  vol  qu'un  prompt 
moyen  de  s'enrichir?  Entre  l'objet  désiré  avec  ardeur  et 
la  possession,  ils  n'aperçoivent  plus  rien;  ils  se  plon- 
gent avec  délices  dans  le  mal,  s'y  cantonnent,  s'y  habi- 
tuent et  se  font  des  idées  énergiques,  mais  bizarres  des 
conséquences  de  l'état  social.  » 

L'écrivain  sourit,  ses  pensées  sont  graves  pourtant. 
8ous  le  plaisant  éloge  de  l'héroïsme  du  voleur,  se  ca- 
chent de  sérieuses  réflexions.  Pour  dessiner  les  scélérats 
dont  foisonne  son  œuvre,  Balzac  se  contentera  de  re- 
prcndie  ces  quelques  traits.  Sur  ce  schéma  de  l'espèce, 
il  peindra  les  individus. 

C'est,  assurément,  unebiensingulièremaniequed'aller 
chercher  dans  les  prisons  l'exemple  du  courage  !  Le  monde 
du  crime  connaît  la  lâcheté  au  moins  autant  que  l'au- 
dace. Entre  les  malfaiteurs,  toutefois,  existe  une  ressem- 
blance constante  :  la  violence  de  l'égoïsme  et  des  pas- 
sions, leur  action  soudaine  et  décisive  sur  la  volonté  (i). 
Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  un  magistrat  :  «  Le  criminel 
est  un  liomme  qui  veut  accommoder  à  ses  appétits  et  à 
se?, passions  les  rapports  qu'il  lui  est  donné  d'entretenir 
avec  ses  semblables.  11  n'a  ni  le  courage  de  la  lutte 
loyale,  ni  celui  de  la  patience.  Il  ne  voudrait  ni  souffrir 
en  se  privant,  ni  souffrir  en  agissant  »  (2).  L'auteur  du 


(i)  Henri  Joly,  Le  Crime. 

(■2)  PuOAi-,  Le  Crime  et  la  peine. 


16 


278  BALZAC    JURISCO>SULTE    ET    GRIMINALISTE 

Code  des  gens  honnêtes  note  avec  exactitude  cette  inapti- 
tude pour  l'effort  continu,  cette  fièvre  du  désir,  cette 
impatience  de  sa  brusque  satisfaction. 

MM.  Henri  Joly  et  Louis  Proal  déclarent,  il  est  vrai, 
que  ((  ce  mélange  d'emportement  et  de  passion  »  (i)  est 
le  propre  des  faibles,  tandis  que  le  romancier  voit  en  lui 
l'indice  d'une  énergie  particulière.  D'accord  sur  les  faits, 
leurs  conclusions  diffèrent.  Pour  ces  deux  philosophes, 
disciples  plus  ou  moins  directs  de  Rant,  la  volonté  ne 
se  manifeste  que  par  l'obéissance  à  la  raison  et  à  la  loi 
morale.  La  puissance  du  mal,  si  grande  pourtant  que 
l'imagination  des  peuples  l'a  personnifiée  en  Satan  et 
parfois  opposée  victorieusement  à  Dieu,  compte  pour 
rien  dans  leur  système. 

A  qui  des  criminalistes  ou  du  littérateur  faut-il 
donner  raison  ? 

S'il  suffisait,  pour  les  départager,  d'une  autorité,  — 
si  haute  fut-elle,  —  peut-être  ce  passage  de  M.  Th. 
Ribot  serait-il  décisif  ?  «  Je  crois  inutile  de  mon- 
trer, écrit  ce  penseur,  que  tous  les  sentiments  qui 
produisent  un  arrêt,  crainte  ou  respect  des  person- 
nes, des  lois,  des  usages,  de  Dieu,  ont  été  à  l'ori- 
gine des  états  dépressifs  qui  tendent  à  diminuer  fac- 
tion »  (2). 

De  la  part  d'un  homme  dont  chaque  mot  repose  d'ha- 
bitude sur  un  fait  observé,  une  airirmation  si  nette  est 
au  moins  grave.  Comment  méconnaître,  en  effet,  que 


(i)  Henri  Joly,  Le  Crime. 

(2)  Tli.  Ribot,  Les  Maladies  delà  volonté. 


LES    CRIMINELS  279 

la  violence  de    l'appélit    augmente   naturellement   la 
tension  de  la  volonté  ? 

Le  désir  est-il  un  instant  contenu,  il  est  déjà  diminué. 
Derrière  ce  vitrage,  des  pièces  d'or,  complaisamment 
étalées  par  quelque  changeur,  sourient  tentatrices  aux 
malheureux  qui  passent.  Deux  hommes  s'arrêtent  et  re- 
gardent. Celte  petite  fortune  représente,  pour  le  premier, 
la  joie  et  le  bonheur  du  foyer.  La  pensée  lui  vient  de 
s'emparer  de  ce  trésor.  Déjà,  il  étend  le  l)ras,  mais  il  le 
retire:  la  morale  qu'on  lui  enseigna,  la  religion,  le  sen- 
timent de  l'honneur,  la  crainte  de  la  prison  l'arrêtent. 
La  tentation  aboutit  seulement  à  un  geste  vague.  D'un 
coup  de  poing,  le  second  brise  le  verre,  saisit  l'or  et 
s'enfuit  :  morale,  religion,  société,  sont  impuissantes 
à  le  retenir  ;  vm  désir  effréné  de  débauche,  une  cupidité 
aiguë  le  poussent  à  l'action.  Qui  des  deux  montre  le  plus 
d'énergie  ?  Assurément  le  voleur.  L'honnête  homme, 
demain,  aura  beau  se  remettre  à  l'œuvre,  peiner  à  la 
tâche,  user  ses  muscles  à  un  travail  continu  et  patient, 
ses  efforts  méritoires  ne  feront  pas  oublier  la  brutalité 
soudaine  et  farouche  du  malfaiteur,  saoul  à  cette  heure 
d'alcool  et  d'amour. 

Comment  ne  pas  voir  une  sorte  de  volonté  fulgurante 
dans  cette  résolution,  parfois  singulièrement  lucide,  de 
braver  la  société  dans  sa  morale,  dans  ses  sentiments, 
dans  ses  croyances,  dans  ses  lois?  Désirs  et  passions 
stimulent  le  vouloir  des  criminels  au  point  de  stupéfier 
les  honnêtes  gens. 

Cette  impulsivité  a  été  fort  bien  marquée  dans  le  Code 
des  gens  honnêtes.  La  phrase  du  pamplilct  se  précipite 


280  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

et  s'essouffle  à  suivre  la  rapidité  du  coup  d'œil  qui  per- 
çoit, la  promptitude  du  cerveau  qui  combine,  l'adresse 
des  mains  qui  exécutent. 

î]mettre,  cinquante  ans  à  l'avance,  sur  l'énergie  cri- 
minelle, une  théorie  acceptée  à  la  fin  de  ce  siècle  par  un 
philosophe  tel  que  M.  Ribot,  contestée  sans  doute,  mais 
en  tout  cas  fort  défendable  ;  résumer,  en  quelques  mots 
humoristiques  mais  heureux,  la  nature  exceptionnelle 
des  voleurs:  tels  sont  déjà  les  mérites  du  jeune  écrivain. 
L'étrange  serait  qu'arrivé  à  maturité,  il  se  fut  complè- 
tement abusé  là  où  il  semblait  devoir  si  bien  réussir. 


II 


Vautrin.  —  Philosophie  des  criiuiuels.  — 
Le  crime  et  le  ^énie 

La  part  du  crime  serait  déjà  considérable  dans  l'œu- 
vre de  Balzac  s'il  n'y  existait  que  le  seul  Vautrin.  Ce  fan- 
tastique personnage  unit  entre  eux  plusieurs  épisodes 
de  la  Comédie  humaine.  Obsédé  par  sa  propre  concep- 
tion, l'auteur  l'a  portée  au  théâtre  et  incarnée  en  Fre- 
derick Lemaître.  Un  dessinateur  qui  reviendrait  si  sou- 
vent sur  la  même  image,  risquerait  fort  de  l'empàtcr. 
Une  circonstance  particulière  augmentait  ici  le  danger. 

Les  écrivains,  seraient-ils  réalistes,  ne  peuvent  s'em- 
pêcher d'introduire  dans  leurs  récits  des  héros  de  con- 
vention chargés  do  développer  une  thèse  liardio.  mio 


LES    CRIMINELS  28  I 

opinion  pliisophique  oiilrancicre,  une  vue  personnelle 
du  monde,  de  donner  la  vie  à  une  idée  générale.  Tel 
était  assurément,  tout  d'aljoid,  le  rôle  de  Vautrin, 
symbole  du  crime,  placé,  à  dessein,  à  coté  d'une  lamen- 
table victime  de  l'alTection  paternelle  et  de  la  charmante 
jeunesse  de  la  maison  Yauquer,  pour  souiller  de  son 
haleine  empestée  les  plus  nobles  enthousiasmes,  les 
plus  touchantes  illusions.  (  i  ) 

Il  n'avait  donc  qu'une  utilité  d'antithèse,  et  devait  dis- 
paraître, était-on  fondé  à  croire,  avec  la  situation  qui 
avait  déterminé  son  entrée  en  scène. 

Pourtant,  sans  crainte  des  redites,  Balzac  confie  à 
Vautrin,  dans  Illusions  perdues,  un  rôle  identique 
au  précédent  ;  puis,  construisant  sur  sa  propre  allé- 
gorie, il  fait  de  cet  être  imaginaire,  inventé  pour  don- 
ner du  relief  à  sa  pensée,  le  personnage  principal  de 
Splendeurs  et  Misères  des  courtisanes  et  de  la  dernière 
Incarnation  ;  il  n'hésite  pas  à  le  porter  au  théâtre. 

Ce  singulier  forçat  n'a  pas  manqué  de  sembler  irréel 
à  la  critique.  M.  Faguet  le  met  au  premier  rang  des  ca- 
ractères factices  imaginés  par  le  romancier  (2).  M.  de 
Ponlmartin  s'exprime  à  son  sujet,  le  sourire  aux  lèvres  : 
«  Vautrin,  écrit-il,  est  le  mysticisme  du  crime,  c'est-à- 
dire  le  côté  superbe  et  fanfaron  par  où  le  crime  s'efforce 
de  se  dérober  à  sa  bassesse  pour  se  parer  d'un  faux 
héroïsme  et  tomber  en  gladiateur  devant  un  public 
ému  de  sa  fatale  grandeur  n  (3). 

(i)  Le  Père  Goriot. 

(3)  Faglet,  Etude  sur  Fialzac. 

(3)  DE  PoNTMARTi\-,  Causerii'S  du  samedi. 

16. 


282  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Ce  trop  romantique  assemblage  heurtait,  à  n'en  pas 
douter,  le  bon  sens  des  spectateurs  acharnés  à  siffler 
Frederick  Lemaître.  Là  où  l'auteur  croyait  intéresser  et 
passionner,  en  projetant,  à  travers  un  récit  d'imagi- 
nation, des  lueurs  sinistres  mais  profondes,  les  audi- 
teurs ne  trouvaient  qu'insupportable  paradoxe.  La  pen- 
sée de  Balzac  était  éclairée  par  l'atroce  incendie  de 
toutes  les  choses  que  l'humanité  vénère  ;  cette  tragi- 
que lumière  donnait  pour  lui  aux  objets  et  aux  êtres, 
les  dimensions  de  l'épopée.  Le  parterre,  qui  ne  voyait 
pas  avec  les  yeux  de  l'écrivain,  riait  ;  puis,  ne  compre- 
nant pas,  se  fâchait.  On  avait  paru  lui  montrer  la  lan- 
terne magique,  et  la  fantasmagorie  gigantesque  de  ce  jeu 
l'avait  un  instant  amusé,  mais  la  j^laisanterie  finissait 
mal  à  son  gré. 

Bien  des  responsabilités  sont  engagées  dans  ce  reten- 
tissant échec. 

Les  spectateurs  consentent  rarement  à  réfléchir  au 
théâtre  ;  ils  ne  supportent  surtout  pas  une  humeur  mo- 
rose qui  menace  leur  quiétude.  La  philosophie  pessi- 
miste, qu'on  tolérait  chez  le  romancier,  indisposa  chez 
le  dramaturge.  De  son  côté,  Frederick  Lemaître  renou- 
vela, hors  de  propos,  les  excentricités  qui  lui  avaient 
réussi  dans  l'Auberge  des  Adrets  ;  il  accentua  le  gro 
tesque  de  son  uniforme  de  général  mexicain,  coiffa  un 
chapeau  de  plumes  blanches  surmonté  en  panache 
d'un  oiseau  de  paradis,  revêtit  un  habit  bleu  de  ciel, 
passa  un  pantalon  blanc,  ceignit  son  corps  d'une 
écharpe  aurore,  laissa  traîner  à  ses  côtés  un  immense 
sabre  de  panoplie  ;  chose  j^lus  grave,  il  tenta  de  faire 


LES    CRIMINELS  283 

retomber  ce  grotesque  volontaire  sur  la  personne  de 
Louis-Philippe  en  ornant  sa  tête  du  légendaire  toupet. 

Balzac  n'avait-îl  pas  manqué  lui-même  au  goût,  ce 
tact  artistique  qui  donne  aux  choses  des  proportions 
justes?  N'avait-il  pas  adopté  une  thèse  extrême,  sans  se 
soucier  des  conventions  sociales,  des  préjugés  qui 
veulent  être  ménagés  comme  les  consciences  et  les  es- 
prits mal  assurés  ? 

Enfin,  la  première  condition  de  réussite  au  théâtre, 
c'est  la  vie  ;  il  faut  que  l'illusion  reste  aussi  proche 
que  possible  de  la  réalité  ou  bien  l'artifice  apparaît 
comme  les  fils  dans  un  spectacle  de  marionnettes.  Or, 
Vautrin  n'existe  pas  ;  il  est  tour  à  tour  trop  infâme  et 
trop  grand,  trop  noble  et  trop  trivial,  trop  philosophe 
et  trop  peuple. 

Nous  le  retrouverons  tel  dans  les  romans. 

Certains  dessinateurs  se  contentent  de  quelques  traits 
empruntés  au  monde  réel.  Regardez  leurs  œuvres,  elles 
ressemblent  à  l'original  et  en  différent  à  la  fois.  Il  n'y  a 
pas  juxtaposition  de  l'art  à  la  nature. 

D'autres  imposent  à  leurs  modèles  des  séances  inter- 
minables. Il  ne  leur  suffit  pas  de  reproduire  les  carac- 
tères essentiels,  l'attitude,  la  couleui-  ;  leurs  crayons 
s'obstinent  à  copier  chaque  ligne,  les  défauts  comme 
les  lumières,  —  c'est  le  travail  patient  du  mouleur  qui 
dispose  également  sa  pâle  pour  n'omettre  rien. 

Les  uns  ont  répandu  la  vie  sur  le  papier  à  grand  jets 
d'enthousiasme  et  de  volonté  ;  les  autres  l'y  ont  incor- 


284  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CIUMINALISTE 

porée  à  petits  coups  répétés,  obstinés  ;  mais  ils  l'y  ont 
si  bien  imprimée  qu'elle  semble  à  i:>résent  jaillir  de 
l'œuvre  même.  Balzac  emploie  l'une  etl'autre  méthodes. 

Le  voyez-vous  tourner  autour  d'un  de  ses  personna- 
ges, et  comme  un  employé  de  police  ou  de  greffe  libel- 
lant un  signalement,  le  décrire  patiemment,  s'arrêter 
aux  particularités  les  plus  insignifiantes,  procéder  à 
l'inventaire  de  ses  vêtements,  reproduire  jusqu'à  ses 
moindres  gestes,  continuez  votre  lecture,  vous  aurez 
plaisir  et  profit.  Vous  suivrez  le  héros  dans  sa  demeure, 
que  vous  verrez  exactement.  S'il  est  provincial,  sa 
petite  ville  vous  sera  bientôt  familière  ;  vous  enfonce- 
rez à  votre  tour  dans  le  lourd  ennui  où  il  croupit.  La 
lecture  pourtant  n'aura  pas  cessé  de  vous  plaire.  Vous 
éprouverez  toutes  les  joies  et  parfois  toutes  les  tristes- 
ses d'un  voyageur  curieux  et  attentif. 

Procède-t-il  autrement,  prenez  garde  !  Son  imagi- 
nation vous  emportera  bien  vite  dans  le  monde  des 
rêves  ou  des  cauchemars  ;  elle  vous  ouvrira  le  ciel 
devant  Séraphita  ou  les  enfers  devant  Vautrin  ;  vous  visi- 
terez des  pays  aux  contours  vagues  que  l'on  ne  voit 
qu'en  songe. 

Balzac  criminaliste  !  X  ces  mots,  la  pensée  évoque 
aussitôt  des  descriptions  exactes  d'anatomiste,  des  signes 
notés  à  la  façon  précise  et  subtile  de  La  vater,  lignominie 
marquée  sur  le  visage  par  des  stigmates  infamants, 
l'anthropologie  pressentie  un  demi-siècle  avant  que  ne 
soient  formulées  ses  lois.  Rien  de  cela  pourtant.  Seul 
peut-être  de  tous  les  portraits  de /a  Comédie  humaine^ 
celui  de  Vautrin  est  dépourvu  d'intérêt.  Les  mains, — ces 


LES    CRIMINELS  285 

mains  elles-mêmes  qui,  pour  Balzac,  décèlent  ordinai- 
rement tant  de  choses  !  —  n'indi([uent  chez  le  forçat 
qu'une  puissance  brutale. 

Dans  les  quatre  ou  cinq  volumes  où  Vautrin  apparaît, 
vous  chercheriez  en  vain  de  lui  un  croquis  quelque  peu 
net.  Sa  poitrine  velue,  ses  muscles  gros  et  courts  qui 
rappellent  ceux  de  l'Hercule  Farnèse,  la  puissance  de 
volonté  qui  s'échappe  de  son  regard,  constituent  des 
traits  généraux,  formulés  presque  en  termes  abstraits, 
insusceptibles  de  déterminer  une  individualité. 

Sans  doute,  dites-vous,  l'écrivain  s'est  mieux  appli- 
qué à  la  psychologie  du  personnage  ;  il  a  soigneuse- 
ment étudié  la  naissance  de  la  pensée  coupable,  scru- 
puleusement indiqué  ses  progrés.  Pas  davantage. 
Quand  le  malfaiteur  nous  est  présenté,  il  est  déjà  tel. 
Une  note  de  police  d'un  laconisme  suspect  nous  ren- 
seigne seule  sur  son  passé.  Elevé  par  sa  tante,  une 
marchande  à  la  toilette,  procureuse  à  l'occasion,  an- 
cienne maîtresse  de  Marat,puis  d'un  bandit  de  droit  com- 
mun, il  a  grandi  dans  le  mal.  Placé  chez  un  banquier, 
dès  sa  sortie  du  collège,  un  faux  lui  a  valu  une  pre- 
mière peine.  Fautes  et  condamnations  se  sont,  depuis 
lors,  succédé,  si  bien  qu'on  le  surnomme  à  présent 
le  ((  Napoléon  du  bagne  ». 

Contrairement  à  sa  coutume,  Balzac,  loin  de  procé- 
der des  faits,  a  mis  en  scène  une  abstraction  ;  il  a  rai- 
sonné ensuite  sur  clic  à  la  façon  des  métaphysiciens. 
Cette  partie  de  son  œuvre  constitue  de  la  littérature  à 
priori. 

Ah  !  s'il  s'agissait   d'un  personnage  réel,  l'écrivain 


286  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

suivrait  patiemment  la  marche  de  son  héros  ;  les  évé- 
nements sortiraient  des  caractères  et  des  circonstances, 
mais  un  symbole  exige  moins  de  ménagements.  Plus 
souple,  il  se  développe  au  cours  du  récit  et  quelles  que 
soient  les  aventures.  Inutile  de  se  mettre  le  cerveau  à 
mal  pour  trouver  l'intrigue.  A  nous,  les  récits  faciles, 
les  péripéties  imprévues,  les  scènes  d'horreur  qui  se- 
couent les  nerfs  et  attirent  le  gros  public  !  Des  filles, 
des  magistrats,  des  gendarmes,  des  débauches,  des 
crimes,  voilà  de  quoi  ébranler  les  imaginations  un  peu 
lourdes,  éveiller  les  curiosités  malsaines  !  N'ayons  pas 
de  scrupules  excessifs  :  les  esprits  délicats  savent  par- 
tout trouver  leur  bien., Ne  l'ont-ils  pas  découvert  jus- 
que dans  les  grossièretés  de  Rabelais  ? 

Tenter,  puis  retenir  les  bons  et  les  mauvais  lecteurs, 
—  toujours  les  plus  nombreux,  —  quel  rêve  pour  un 
auteur  succombant  sous  le  poids  de  la  dette  ! 


*  * 

Dans  une  pension  bourgeoise  du  quartier  latin,  —  la 
maison  Vauquer,  —  vivent  quelques  étudiants,  parmi 
eux,  Eugène  de  Rastignac.  A  table,  les  jeunes  gens 
trouvent  des  commensaux  d'un  autre  âge  :  le  père  Go- 
riot, commerçant  retiré  des  affaires,  silencieux,  abêti, 
et  un  énigmatique  personnage,  philosophe  cynique  et 
cependant  bon  enfant,  qui  égayé  ou  scandalise  les  con- 
vives par  ses  propos.  Sa  force,  son  entrain,  la  bru- 
talité de  sa  parole  lui  valent  l'admiration  secrète  des 
femmes.  11  a  nom  Vautrin. 


LES    CRIMINELS  287 

L'étudiant  en  droit  fait  ses  premiers  pas  dans  le 
monde.  Il  rencontre  au  bal  deux  charmantes  fem- 
mes, M"^  de  Restaud  et  M'""  de  Nucingen.  Quelle 
n'est  pas  sa  surprise  !  Ces  élégantes  parisiennes  sont 
les  filles  du  bonhomme  Goriot.  Le  malheureux  père 
s'est  dépouillé  pour  les  marier  brillamment,  et  les 
deux  coquettes,  toujours  à  court  d'argent,  arrachent  au 
vieillard  trop  faible  ses  dernières  ressources.  L'infor- 
tuné en  est  réduit  à  une  mansarde  et  à  l'ordinaire  de 
«  maman  Vauquer  n  ;  bientôt,  les  cruelles,  de  leurs 
petits  pieds  obstinés,  le  pousseront  sournoisement  dans 
la  tombe . 

Le  spectacle  de  cet  égoïsme  féroce  fane  les  illu- 
sions du  jeune  homme.  Vautrin  intervient  à  point  pour 
troubler  plus  encore  l'étudiant.  Sous  une  hypocrisie  de 
surface,  affirme  le  tentateur,  le  crime  est  partout. 
Rastignac  veut-il  s'enrichir,  la  chose  est  facile.  Il  lui  suf- 
fira de  courtiser  Victorine  Taillefer  qui,  d'ailleurs,  l'aime 
déjà.  Fille  d'un  riche  banquier,  réduite  par  son  père  à 
une  existence  misérable,  enterrée  vivante  dans  cet  hôtel 
de  propreté  et  de  moralité  douteuses,  Victorine  doit 
mourir  au  monde  pour  que  son  frère  recueille  un  jour 
le  patrimoine  entier  de  la  famille.  Un  condottiere  com- 
plaisant provoquera  et  tuera  l'héritier  préféré. 

Eugène  repousse  cette  fortune  tachée  de  sang,  mais 
retient  l'enseignement.  La  police  intervient  trop  tard. 
Le  meurtre  est  déjà  commis,  l'âme  du  jeune  homme 
souillée  par  une  complicité  refusée  du  bout  des  lèvres 
et  acceptée  au  fond  du  cœur.  Les  leçons  de  ce  singulier 
précepteur,  forçat  évadé,  chef  et  trésorier  d'une  associa- 


288  BALZA.G    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tion  formidable,  ont  porté  leurs  fruits  ;  moins  violent 
que  son  maître,  l'élève  dissimulera  mieux,  observera  la 
légalité,  voilà  tout. 

A  quelle  séduction  puissante  succombe  donc  secrète- 
ment Rastignac  et  cédera  ouvertement  Lucien  de  Ru- 
bempré  ? 

Une  énergie  prenante  paralyse  la  volonté  et  engourdit 
la  conscience  au  contact  de  Vautrin.  Rastignac  se  tait, 
proteste  même  ;  il  n'en  est  pas  moins  gagné  par  le 
malfaiteur.  Yeut-il  fuir,  un  seul  regard  rend  ses  jam- 
bes inertes.  Veut-il  frapper  le  scélérat,  une  main  de 
fer  saisit  son  bras  et  le  rend  immobile. 

Force  et  magnétisme,  telles  semblent  être  pour  l'écri- 
vain les  qualités  propres  du  crime.  11  importe  de  lais- 
ser à  Mesmer  et  aux  sciences  occultes  ce  que  Balzac 
leur  empruntait  imprudemment,  mais  il  reste  la  part 
de  résolution  prompte,  d'impulsivité  farouche  que  le 
Code  des  gens  honnêtes  attribuait  au  voleur  avec  plus  de 
mesure  et  de  justesse. 

Pour  conduire  les  hommes,  la  contrainte  est  souvent 
hasardeuse,  le  magnétisme  très  hypothétique  ;  les  rai- 
sons valent  mieux.  Vautrin  n'en  manque  pas  ;  ilj^os- 
sède  la  brutale  philosophie  du  mal  et  l'exprime  rude- 
ment. 

Sa  doctrine  repose  sur  un  véritable  nihilisme  moral  : 
la  souveraineté  des  désirs,  des  passions,  de  la  sympa- 
thie et  des  haines.  Voici  sa  hautaine  et  cynique  devise  : 
«  Que  suis-je  ?  Vautrin.  Que  fais-jc?  Ce  qui  me  plaît.  » 

Peu  lui  importent  les  moyens  :  u  11  est  bon  de  vous 
apprendre  que   je    me    soucie    de  tuer    un    homme 


I,ES    CRIMINELS  289 

comme   de  ça  !   dit-il  en  lançaiil  un  jet  de  salive.  )) 

C'est  le  ton  et  le  geste  de  la  crapule. 

Vautrin  cependant  se  proclame  artiste  ;  il  se  com- 
pare avec  fatuité  à  Benvenuto  Gellini.  L'orgueil  tend 
puissamment  les  ressorts  de  sa  forte  nature.  «  N'est-ce 
pas,  s'écrie-t-il,  une  belle  partie  à  jouer  que  d'être  seul 
contre  tous  les  hommes  eC  d'avoir  la  chance  ?  » 

Une  âme  ordinaire  ne  saurait  assurément  atteindre  à 
cette  audace.  M.  P.  Fiat  va  jusqu'à  concéder  à  ce  bandit 
la  qualité  de  poète,  mais  d'un  poète  qui  s'appliquerait 
au  réel.  11  en  fait  un  génie  à  la  façon  de  ce  manieur 
d'hommes,  Napoléon,  auquel  Balzac  compare  son  triste 
héros.  Si  on  peut  contester  à  Vautrin  le  beau  titre  d'ar- 
tiste, son  fils  naturel,  le  comte  de  Sallenauve,  le  reven- 
diquera justement  avec  fierté.  Il  y  a  là  quelque  phé- 
nomène secret  et  volontairement  indiqué  d'hérédité. 

Une  sorte  d'intuition,  bien  proche  en  effet  de  celle 
du  talent,  révèle  à  cet  être  singulier  les  combinaisons 
secrètes  des  intérêts  et  des  passions.  11  s'amuse  à  ce 
spectacle,  comme  il  rit  des  sentiments  involontaires  que 
lui  laisse  voir  le  cœur  de  cristal  de  son  interlocuteur. 

Sa  voix  familière  semble  intérieure  à  qui  l'écoute  : 
son  langage  est  celui  de  notre  égoïsme  caché. 

La  rondeur  de  sa  parole  déconcerte  l'étudiant.  Voici, 
en  quels  termes,  il  dépeint  au  jeune  homme  un 
avenir  d'honnêteté  :  «  Nous  avons  une  faim  de  loup, 
nos  quenottes  sont  incisives,  comment  nous  y  pren- 
drons-nous pour  approvisionner  la  marmite  ?  Nous 
avons,  d'abord,  le  Gode  à  manger,  ce  n'est  pas  amusant 
et  ça  n'apprend  rien  ! 

17 


290  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

))  Mais  il  le  faut,  soit.  Nous  nous  faisons  avocat  pour 
devenir  président  d'une  cour  d'assises,  envoyer  les 
pauvres  diables  qui  valent  mieux  que  nous  avec  T.  F. 
sur  l'épaule,  afin  de  prouver  aux  riches  qu'ils  peuvent 
dormir  tranquillement.  Ce  n'est  pas  drôle  et  puis  c'est 
long.  D'abord  deux  années  à  droguer  à  Paris,  à  regar- 
der, sans  y  toucher,    les  nanans   dont  nous   sommes 

friands Admettons  que  vous  soyez  sage,  que  vous 

buviez  du  lait  et  que  vous  fassiez  des  élégies,  il  faudra, 
généreux  comme  vous  l'êtes,  commencer,  après  bien 
des  ennuis  et  des  privations  à  rendre  un  chien  enragé, 
par  devenir  le  substitut  de  quelque  drôle,  dans  un  trou 
de  ville  où  le  gouvernement  vous  jettera  mille  francs 
d'appointements,  comme  on  jette  une  soupe  à  un  do- 
gue de  boucher.  Aboie  après  les  voleurs,  plaide  pour 
les  gens  riches,  fais  guillotiner  les  gens  de  cœur.  Bien 
obligé  !  Si  vous  n'avez  pas  de  protections,  vous  pourri- 
rez dans  votre  tribunal  de  province.  Vers  trente  ans, 
vous  serez  juge  à  douze  cents  francs  par  an,  si  vous 
n'avez  pas  encore  jeté  la  robe  aux  orties.  Quand  vous 
aurez  atteint  la  quarantaine,  vous  épouserez  quelque 
fille  de  meunier,  riche  d'environ  six  mille  de  rente. 
Merci.  Ayez  des  protections,  vous  serez  procureur  du 
roi  à  trente  ans,  avec  mille  écus  d'appointements,  et 
vous  épouserez  la  fille  du  maire.  Si  vous  faites  quel- 
ques-unes de  ces  bassesses  politiques,  comme  de  lire 
sur  un  bulletin  Villèle  au  lieu  de  Manuel,  (ça  rime,  ça 
met  la  conscience  en  repos),  vous  serez,  à  quarante 
ans,  procureur  général  et  pourrez  devenir  député.  Re- 
marquez, mon  cher   enfant,  que  nous  aurons  fait  des 


LES    GHIMINELS  39  I 

accrocs  à  notre  petite  conscience,  que  nous  aurons  eu 
vingt  ans  d'ennuis,  et  que  nos  sœurs  auront  coiffé 
Sainte-Catherine.  J'ai  Thonncur  de  vous  faire  observer 
de  plus,  qu'il  n'y  a  que  vingt  procureurs  généraux  en 
France,  et  que  vous  êtes  vingt  mille  aspirants  au  grade, 
parmi  lesquels  il  se  rencontre  des  farceurs  qui  ven- 
draient leur  famille  po\u-  monter  d'un  cran.  )> 

Cette  mordante  satire  de  la  magistrature  n'est  pas 
dépourvue  de  piquant  dans  la  bouche  d'un  forçat  en 
rupture  de  ban.  Le  barreau  ne  trouve  pas  grâce  devant 
cet  acerbe  critique,  u  Le  baron  de  Rastignac  veut-il 
être  avocat  ?  Oh  !  joli.  11  faut  pâlir  pendant  dix  ans, 
dépenser  mille  francs  par  mois,  avoir  une  bibliothèque, 
un  cabinet,  aller  dans  le  monde,  baiser  la  robe  d'un 
avoué  pour  avoir  des  causes,  balayer  le  Palais  avec  sa 
langue.  Si  ce  métier  vous  menait  à  bien,  je  ne  dirais 
pas  non  ;  mais  trouvez-moi  dans  Paris  cinq  avocats 
qui,  à  cinquante  ans,  gagnent  plus  de  cinquante  mille 
francs  par  an  !  Bah  !  plutôt  que  de  m'amoindrir  ainsi 
l'âme,  j'aimerais  mieux  me  faire  corsaire.  » 

Ce  révolté  prêche  la  lutte  sans  pitié,  comme  d'autres 
vantent  la  paix.  Ce  n'est  plus  la  théorie  de  la  concur- 
rence vitale,  mais  celle  du  combat  sans  merci  pour  par- 
venir. ((  Savez-vous  comment  on  fait  son  chemin?  dit- 
il  à  Rastignac.  Par  l'éclat  du  génie  ou  par  la  sagesse  de 
la  corruption.  Il  faut  entrer  dans  cette  masse  d'hom- 
mes comme  un  boulet  de  canon,  ou  s'y  glisser  comme 
une  peste. .. 

))  Que  croyez-vous  que  soit  l'honnête  homme?  A  Paris, 
l'honnête  homme  est  celui  qui  se  tait  ou  refuse  de  par- 


292  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tager.  Je  ne  parle  pas  de  ces  pauvres  ilotes  qui  partout 
font  la  besogne  sans  jamais  être  récompensés  de  leurs 
travaux  et  que  je  nomme  la  confrérie  des  savates  du 
bon  Dieu.  Certes,  là  est  la  vertu  dans  toute  la  fleur  de 
sa  bêtise,  mais  là  est  la  misère.  Je  vois  d'ici  la  grimace 
de  ces  braves  gens,  si  Dieu  nous  faisait  la  mauvaise 
plaisanterie  de  s'absenter  du  jugement  dernier.  »  L'o- 
rateur se  résume  en  ces  termes  :  il  n'y  a  pas  de  prin- 
cipes, il  n'y  aque  des  événements  ;  ((  il  n'y  a  pas  de  lois, 
il  n'y  a  que  des  circonstances.  L'homme  supérieur 
épouse  les  événements  et  les  circonstances  pour  les 
conduire  ». 

Vautrin  juge  le  monde  ainsi,  et,  comme  il  est  absolu 
en  morale,  son  horreur  de  l'hypocrisie,  la  violence  de  ses 
désirs  le  jettent  en  marge  de  la  société.  Ecoutons-le 
encore  : 

((  La  vertu,  mon  cher  étudiant,  ne  se  scinde  pas  :  elle  est 
ou  n'est  pas 

»  Pourquoi  deux  mois  de  prison  au  dandy  qui,  dans 
une  nuit,  ôte  à  une  enfant  la  moitié  de  sa  fortune,  et 
pourquoi  le  bagne  au  pauvre  diable  qui  vole  un  billet  de 
mille  francs  avec  les  circonstances  aggravantes  ?  Voilà 
vos  lois.  Il  n'y  a  pas  un  article  qui  n'arrive  à  l'ab- 
surde. L'homme  en  gants  et  à  paroles  jaunes  (?)  a  com- 
mis des  assassinats  où  l'on  ne  verse  pas  de  sang,  mais 
oii  l'on  en  donne  (?)  ;  l'assassin  a  ouvert  une  porte  avec 
un  monseigneur  :  deux  choses  nocturnes  (?)  !.  Entre  ce 
que  je  vous  propose  et  ce  que  vous  ferez  un  jour,  il  n'y 
a  que  le  sang  en  moins.  Vous  croyez  à  quelque  chose 
de  fixe  dans  ce  monde-là  !  Méprisez  donc  les  hommes 


LES    CRIMINELS  298 

et  voyez  les  mailles  par  où  l'on  peut  passer  à  travers  le 
réseau  du  Code.  Le  secret  des  grandes  fortunes  sans 
cause  apparente  est  un  crime  oublié,  parce  (piil  a  été 
proprement  fait  ». 

Le  pacte  repoussé  par  Rastignac,  Lucien  de  Uubem- 
pré  l'accepte  (i). 

Le  discours  de  l'abbé  Carlos  Herrera,  diplomate  Es- 
pagnol et  nouvelle  incarnation  du  bandit,  ne  diffère 
que  par  la  forme  de  celui  de  Vautrin  (2).  Nous  retrou- 
vons la  même  hypocrisie  dénoncée  sous  la  légalité,  la 
même  impatience  à  supporter  lepharisaïsme  mondain, 
la  vertu  tenue  pour  une  duperie,  la  passion  et  l'intérêt 
exaltés  comme  les  seules  forces  vives  et  grandes  de 
riiomme  ;  le  ton  est  simplement  haussé.  La  brutale 
théorie  de  l'égoïsme  prend  les  apparences  d'une  philo- 
sophie désabusée.  Au  lieu  d'être  empruntés  à  la  trivia- 
lité de  la  vie  bourgeoise,  les  arguments  et  les  exemples 
sont  pris  dans  ce  fond  d'anecdotes,  pour  nous  le  re- 
vers, mais  pour  les  chancelleries  mieux  ou  autrement 
informées,  le  vrai  côté  de  l'histoire  et  do  la  politique. 

C'est  là,  dites-vous,  une  doctrine  secrète,  bonne 
tout  au  plus  à  être  hasardée  dans  un  colloque  de  com- 
plices. Un  reste  de  pudeur  empêcherait  A  autrin  de  la 
produire  publiquement.  Détrompez-vous.  Une  seule 
chose  l'arrête  :  la  crainte  du  gendarme.  La  police  a-t- 
elle  posé  sa  dure  main  sur  lui,  il  devient  aussitôt  une 
imité  de  ce  peuple  «  sauvage,  logicpie,  brutal  et  souple  » 
(des  criminels),  un  poème  infernal  où  se  peignent  tous 

(i)  Illusion!^  iH'nlucs. 
(:?)  Ulusions  perdues. 


294  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

les  sentiments  humains,  moins  un  seul,  celui  du  re- 
pentir ».  ((  Son  regard  est  celui  de  l'archange  déchu  ». 
Son  mépris  de  l'humanité  se  double  de  vanité,  a  II  y  a 
du  bon  là,  dit-il  en  se  frappant  le  cœur  ;  je  n'ai  jamais 
trahi  personne  ».  Puis,  devant  l'horreur  qu'il  inspire  : 
((  Etes  vous  bêtes,  vous  autres  !  n'avez-vous  jamais  vu 
de  forçats?  Un  forçat  de  la  trempe  de  Collin,  ici  pré- 
sent, est  un  homme  moins  lâche  que  les  autres,  et  qui 
proteste  contre  les  profondes  déceptions  du  contrat  so- 
cial, comme  dit  Jean-Jacques,  dont  je  me  glorifie  d'être 
l'élève.  Enfin,  je  suis  seul  contre  le  gouvernement  avec 
son  tas  de  tribunaux,  de  gendarmes,  de  budgets,  et  je 
les  roule  ». 

Pour  être  exprimée  avec  trop  d'ampleur,  cette  philo- 
sophie du  bagne  n'est  pas  absolument  irréelle  :  chaque 
criminel  la  porte  en  lui,  plus  ou  moins  complète  et 
plus  ou  moins  consciente. 

Les  directeurs  de  prison  proclament  que  les  détenus, 
à  l'exemple  de  Vautrin,  se  montrent  à  la  fois  absolus 
en  morale  et  sensibles  à  la  moindre  inégalité  de  traite- 
ment. Le  bon  ordre  dans  les  établissements  péniten- 
tiaires dépend  bien  souvent  d'une  rigoureuse  impartia- 
lité. 

((  L'homme  est  un  dieu  tléclni  qui  se  soinienl  des  cieux.  » 

Cette  pensée  du  poète  s'applique  même  au  malfaiteur. 
La  susceptibilité  excessive  des  hôtes  des  maisons  cen- 
trales, leur  rigorisme  égalitaire,  s'ils  révèlent  une  con- 
science mécontente  d'elle-même  et  une  humeur  envieuse 
inquiétante,  supposent  aussi  un  réel  besoin  de  justice 


LES    CUIMlNEr.S  296 

rendu  très  irritable  par  la  honte  de  la  déchéance  en- 
courue. Dostoïevsky  raconte,  dans  ses  Souvenirs  de  la 
Maison  des  morts,  comment  un  de  ses  plus  redoutables 
co-détenus  condamna  à  mort  un  des  surveillants  qui 
l'avait,  croyait-il,  injustement  puni,  et  comment  le 
misérable  faillit  exécuter  sa  sauvage  sentence.  Encore 
que  Victor  Hugo  ait  à  tort  grandi  Claude  Gueux, 
j)eut-etre  son  gardien  avait-il  blessé  en  lui  le  sentiment 
de  celte  équité  terrible  et  mal  éclairée  du  bagne. 

Egoïstes  el  pourtant  fanfarons  de  générosité,  confus 
de  la  réprobation  dont  ils  souffrent  et  cependant 
((  enVoyablement  vaniteux  >»,  méprisants  et  susceptibles, 
les  condamnés  s'essayent  à  censurer  le  monde  qui  les 
rejette.  Voici  en  quels  termes,  s'exprime  M.  Tarde  : 

«  Est-ce  que  le  vice  et  le  crime  n'impliquent  pas, 
comme  toute  autre  conduite,  à  un  moindre  degré,  c'est 
possible,  une  certaine  théorie  de  la  vie,  sinon  de  l'uni- 
vers inoculée  au  malfaiteur?  Celui-ci,  même  lorsqu'il 
est  superstitieux,  comme  en  Italie,  a  son  positivisme 
et  son  pessimisme  à  lui,  très  anciens,  et  qui,  pour  n'a- 
voir rien  de  scientifique,  ne  sont  que  trop  logiques  ;  il 
ne  croit  qu'à  l'argent,  aux  plaisirs  des  sens,  à  la  force; 
il  ne  pratique  pas  seulement,  //  professe  le  droit  au 
meurtre  et  au  vol  comme  d'autres  le  droit  au  travail  et 
n'a  pas  attendu  l)ar\Nin  pour  se  représenter  la  vie 
comme  une  guerre  où  l'extermination  alterne  avec  le 
pillage.  )) 

S'il  fallait  en  croire  le  romancier  et  le  philosophe, 
les  malfaiteurs  constitueraient  une  vraie  secte  philoso- 
phique, avec  ses  préceptes  de  conduite,  sa  conception 


296  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMLNALISTE 

de  l'homme  et  du  monde.  Balzac,  par  sa  tendance  à 
créer  des  types  et  à  tout  grossir,  M.  Tarde,  par  cette 
fatale  nécessité  qui  oblige  l'écrivain  à  forcer  sa  pensée 
pour  la  faire  saillir  en  relief,  ont  exagéré  ou  déformé 
la  vérité. 

Les  anarchistes  font,  il  est  vrai,  retentir  les  voûtes 
de  nos  cours  d'assises  par  l'exposé  de  leurs  systèmes  ; 
et  il  est  possible  que  si  quelques  scélérats  couvrent 
leurs  attentats  de  ces  néfastes  opinions,  c'est  qu'elles 
paraissent  les  autoriser.  En  réalité,  peu  d'accusés  se 
montrent  capables  d'atteindre  aux  idées  générales  ;  on 
ne  les  voit  pas  se  réclamer  de  Rousseau  comme  Vau- 
trin ou  professer  le  droit  au  meurtre,  au  vol  et  à  la 
vengeance.  Ils  ne  s'attaquent  ouvertement  ni  à  la  mo- 
rale courante,  ni  même  à  la  religion.  M.  Tarde  cons- 
tate, —  nous  venons  de  le  voir,  —  qu'il  se  rencontre 
en  Italie  des  bandits  superstitieux  ;  M.  Paul  Bourget  a 
observé,  de  son  côté,  l'exemple  de  ce  condamné  des 
Etats-Unis  qui,  n'ayant  jamais  cessé  de  croire,  se  re- 
commandait à  Dieu  sur  le  gibet.  11  est  probable  que  la 
même  prière  sortait,  au  Moyen-Age,  avec  une  ferveur 
naïve,  des  lèvres  bleuies  et  tremljlantes  des  truands 
voués  à  être  pendus.  Villon  n"alliait-il  pas  à  ses  mau- 
vaises actions  la  pureté  de  sa  foi  chrétienne  ? 

Si  elle  ne  va  pas  jusqu'à  constituer  un  corps  de 
doctrines,  l'habitude  de  céder  à  leurs  passions  et  à  leurs 
désirs  étouffe  chez  les  criminels  tout  sentiment  de  dé- 
sintéressement et  de  pitié.  L'ébranlement  causé  par 
l'accomplissement  d'un  forfait  fausse  la  conscience  de 
son  auteur;  il  aboutit  en  lui  à  une  anirnialion  pratique. 


LES    CRIMINELS  297 

sorte  d'impératif  catégorique  ;  une  logique  secrète 
s'applique  à  ce  premier  postulat  et  en  tire,  à  la  longue, 
pour  chaque  espèce,  des  conséquences  appropriées. 

C'est  pourquoi,  il  est  impossible,  tout  au  moins  im- 
prudent, de  ramener  à  un  faisceau  de  règles  abstraites 
la  conduite  habituelle  et  les  pensées  des  malfaiteurs. 
Leur  empirisme  coutumier  ne  comporte  pas  de  géné- 
ralisation. 

Veut-il  atteindre  à  la  vérité,  le  romancier  doit  aban- 
donner pour  les  scélérats  toute  prétention  aux  idées  gé- 
nérales, les  montrer  non  pas  dissertant,  mais  agissant, 
mus  par  un  ressort  unique,  l'égoïsme.  Balzac  a  pro- 
cédé ainsi  à  l'égard  de  Taillcfer,  Philippe  Bridau, 
Biard,  Minoret  Lcvrault,  et  ses  études  approchent  du 
chef-d'œuvre. 

Un  observateur  du  plus  grand  mérite,  qui  a  passé  plu- 
sieurs années  au  bagne,  réduit  les  propos  tenus  autour 
de  lui  à  un  double  mouvement  de  colère  et  d'amour 
propre  :  a  Le  criminel  qui  s'est  révolté  contre  la  société 
la  hait  et  s'estime  toujours  dans  son  droit  ;  la  société 
a  tort,  lui  non.  N'a-t-il  pas  subi  sa  condamnation  ? 
Aussi  est-il  absous,  acquitté  à  ses  propres  yeux))(i). 
En  ces  quelques  mots,  se  résume  cette  prétendue  philo- 
sophie. Une  psychologie  rudimentaire  convient  à  ces  na- 
tures farouches,   logiques  et  brutales. 

C'était,  d'ailleurs,  l'opinion  de  Balzac  lui-même  lors- 
qu'il écrivait  plus  simplement  dans  le  Code  des  gens  hon- 
nêtes en  parlant  des  voleurs  :  u  Ils  se  plongent  avec  dé- 

(i)  DosTOÏEVSRY,  Souvenirs  de  la  maison  des  morts. 

17. 


298  BA.LZAG    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

lices  dans  le  mal,  s'y  établissent,  s'y  cantonnent,  s'y 
habituent  et  se  font  des  idées  énergiques,  mais  bi- 
zarres des  conséquences  de  l'état  social  ». 

C'est  à   elle  qu'il  reviendra  en   écrivant  l'Auberge 
rouge,  les  Marana,  la  Rabouilleuse. 


Le  malfaiteur  s'enorgueillit  de  lutter  seul  contre 
toutes  les  forces  sociales  ;  il  se  croit,  à  l'exemple  de 
Vautrin,  le  paladin  de  quelque  infernale  chevalerie. 
Balzac  a  outré  ce  sentiment  au  point  de  le  revêtir 
d'une  fausse  grandeur.  Le  réprouvé  devient  chez 
lui  un  être  supérieur.  Le  Code  des  gens  honnêtes  con- 
tient déjà  cet  aphorisme  :  «  11  n'a  tenu  qu'à  un  fd  que 
le  voleur  devînt  un  grand  homme.  »  A  propos  de  Jac- 
ques Gollin,  Fauteur  de  la  Comédie  humaine  emploie 
l'expression  de  génie.  Ailleurs,  il  s'apitoie  sur  «  les 
grands  hommes  manques  que  la  société  marque  d'a- 
vance au  fer  chaud,  en  les  appelant  des  mauvais  su- 
jets ))  (i).  11  hasarde,  en  parlant  de  deux  gredins,  dont 
l'un  va  jusqu'à  l'assassinat,  cette  étrange  théorie  phy- 
siologique :  ((  Tous  deux  étaient  doués  de  cette  organi- 
sation fébrile,  à  demi-féminine,  également  forte  pour 
le  bien  et  pour  le  mal  ;  mais  dont  il  peut  émaner,  sui- 
vant le  caprice  de  ces  différents  tempéraments,  un 
crime  aussi  bien  qu'une  action  généreuse,  un  acte  de 
grandeur  d'âme  ou  une  lâcheté.  Leur  sort  dépend  à 

(i)  Les  Marana. 


LES    CRIMINELS  QQQ 

tout  moment  de  la  pression  plus  ou  moins  vive  pro- 
duite sur  leur  appareil  nerveux,  par  des  passions  vio- 
lentes et  fugitives  »  (i).  Les  Treize  sont  «  des  criminels 
sans  doute,  mais  certainement  remarquables  par  quel- 
ques-unes des  qualités  qui  font  les  grands  hom- 
mes »  (  2  )  . 

Le  crime  proche  parent  du  génie  !  Aventureuse  as- 
sertion d'une  intelligence  en  travail,  portée  par  son 
exaltation  hors  de  toute  mesure  ! 

Mais  de  la  psychologie  brutale  des  criminels,  faire 
sortir  celle  des  hommes  d'Etat,  n'est-ce  pas,  semble-t-il, 
l'insupportable  gageure  d'un  esprit  enclin  à  l'étrange  ? 
Balzac  l'a  tenue.  11  est,  d'ailleurs,  incontestable  qu'une 
telle  opinion  était  l'aboutissement  logique  de  ses  idées 
générales,  non  un  paradoxe  inconsidérément  jeté  au 
cours  de  quelques  récits  d'imagination. 

L'intérêt  et  les  passions,  mobiles  exclusifs  des  ac- 
tions, la  force  partout  admirée,  la  vertu  souvent  méca- 
nique, presque  toujours  dupe  :  tel  est  le  spectable  que 
nous  offre  la  Comédie  humaine.  Leur  puissance  seule 
donne  un  rang  de  préférence  aux  égoïsmes  diver- 
gents. 

Pour  conduire  les  sociétés  ainsi  faites,  deux  procédés 
sont  seuls  possibles  :  la  contrainte  ou  la  ruse.  Le  gou- 
vernement atteint  son  but  par  les  mêmes  voies  que  le 
crime.  L'ambitieux  est  le  frère  éclairé  du  malfaiteur. 
Us    ont    tous    deux    la    même   vision    pessimiste    et 


(i)  Les  Marana. 

(a)  Histoire  des  Treize. 


30O  BALZAC    JUIllSGONSULTE    ET    CRIMINA LISTE 

juste  du  monde,  la  même  audace  de  pensée  et  la  même 
absence  de  scrupules  ;  par  là.  ils  s'élèvent  au-dessus  de 
la  pusillanimité  courante,  de  là  leur  vient  leur  supé- 
riorité commune,  leur  ressemblance  de  famille. 

Ne  nous  récrions  pas  trop  vite.  Un  philosophe  con- 
temporain est  bien  près  d'admettre  cette  parenté.  «  Si 
la  petite  industrie  criminelle,  qui  végète  dans  les  bas- 
fonds  de  nos  villes,  comme  tant  d'échoppes  où  se 
survit  une  fabrication  arriérée,  ne  fait  plus  que  du 
mal,  dit  M.  Tarde,  la  grande  industrie  criminelle  a 
eu  ses  jours  de  grande  et  terrible  utilité  dans  le 
passé,  sous  sa  forme  militaire  et  despotique,  et 
sous  sa  forme  financière,  on  prétend  qu'elle  rend 
des  services  appréciés.  Où  en  serions-nous  s'il  n'y 
avait  jamais  eu  d'heureux  criminels,  ardents  à  franchir 
scrupules  et  droits,  préjugés  et  coutumes,  à  pousser  le 
genre  humain  de  l'églogue  à  la  civilisation  h  ( i)  » 
.  Notre  bon  sens  répugne,  malgré  tout,  à  adopter  cette 
opinion  ! 

Troppmann  conduit  en  Alsace  un  de  ses  camarades, 
Jean  Rinck  ;  il  l'y  empoisonne.  Pour  s'emparer  de  la 
fortune  du  malheureux,  cet  attentat  ne  suffit  pas:  il 
prépare  d'avance  une  fosse  et  y  ensevelit,  après  les 
avoir  assassinés,  la  femme  de  sa  première  victime  et 
ses  six  enfants.  L'abbé  Grozes,  éperdu  de  tant  d'au- 
dace, s'écrie  :  «  C'est  un  génie  !  ». 

Napoléon  Bonaparte,  officier  sans  fortune,  végète 
obscurément.   L'occasion  se  présente  sous  forme  de 

(i)  Tarde,  Philosophie  pénale. 


LES    CRIMINELS  3oi 

révoliilion  démocratique,  il  coifTo  le  bonnet  rouge,  tro- 
que un  instant  son  uniforme  contre  la  carmagnole, 
flatte  Robespierre,  s'abaisse  à  cajoler  Barras  !  Plus  il 
s'élève,  plus  son  ambition  grandit.  Général  en  chef  et 
victorieux,  il  entend  n'obéir  à  personne.  Le  voici  con- 
sul, il  lui  faut  l'empire.  Une  fois  sur  le  trône,  la 
France  lui  paraît  trop  petite,  il  convoite  l'Europe  ; 
quelques  armées  de  plus,  et  le  monde  n'eût  pu  satis- 
faire sa  rage  d'appropriation   et  de  conquêtes. 

Tous  deux  sont  de  prodigieux  égoïstes  ;  l'empereur 
verse,  pour  la^  seule  satisfaction  de  son  orgueil,  le  sang 
de  ses  sujets,  assassine,  lui  aussi,  sous  les  murs  de 
Vincennes,  comme  ïroppmann  à  Pantin. 

Auraient-ils  déployé  une  énergie  égale  et  des  res- 
sources intellectuelles  identiques,  ils  différeraient 
encore  cependant.  L'un  s'est  replié  sur  lui-même, 
rétrécissant  le  monde  à  sa  personne.  L'autre  s'est 
identifié  à  sa  patrie,  a  élargi  son  moi  au  point  de 
confondre  le  plus  souvent  son  intérêt  avec  le  bien  de 
tous  ;  il  tue,  sur  les  champs  de  bataille  ou  par  mesure 
de  police,  pour  établir  sa  puissance;  mais  il  prend 
part  aux  délibérations  du  Conseil  d'Etat,  s'impose  un 
travail  de  dix-huit  heures  consécutives,  surmène  ses 
collaborateurs,  afin  d'assurer  aux  Français  l'égalité  des 
droits  si  désirée  par  eux,  les  lois  les  plus  propres  à 
maintenir  leur  tranquillité,  les  institutions  qu'il  juge 
bonnes  à  l'administration  du  pays.  Son  être  s'est  dé- 
gagé de  l'individuel. 

La  satisfaction  des  penchants  exclusivement  égoïstes 
ne  saurait  offrir  à  l'intelligence  de  bien  larges  horizons. 


302  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Pour  prendre  son  essor,  l'esprit  est  obligé  de  s'atta- 
cher à  l'espèce.  Kant  a  proposé  pour  critérium  de  la 
valeur  sociale  de  nos  actes  la  possibilité  de  les  ériger  en 
lois  universelles.  M.  Taine,  à  son  tour,  a  mesuré  la  mo- 
ralité de  nos  idées  à  leur  étendue.  «  Le  jugement  uni- 
versel, dit-il,  dépasse  en  grandeur  le  jugement  parti- 
culier..., donc  le  sentiment  et  le  motif  vertueux  surpas- 
seront en  grandeur  le  sentiment  affectueux  ou  intéressé; 
c'est  ce  que  l'expérience  confirme,  puisque  nous  ju- 
geons le  motif  vertueux  supérieur  en  dignité  et  en 
beauté.  »  Sans  entrer  dans  la  discussion  de  ces  systè- 
mes, il  est  permis  d'affirmer  qu'entre  l'abstraction  et 
le  bien,  des  rapports  existent.  C'est  pourquoi,  le  génie 
politique,  nécessairement  hanté  d'idées  générales,  peut 
commettre  des  crimes,  sa  pensée  génératrice  est  ail- 
leurs. Le  criminel  ne  dépasse  pas  les  limites  de  son 
moi. 

Sans  doute,  les  traits  du  chef  de  bande  primitif 
et  du  crinninel  peuvent,  à  plus  juste  titre,  être  com- 
parés. 

Gomme  les  malfaiteurs,  les  grands  hommes  d'au- 
trefois avaient  peu  de  concepts,  ils  étaient  personnels 
et  brutaux  ;  ils  incarnaient  cependant  déjà  une  patrie 
fragmentaire. 

M.  Tarde  a  nettement  montré  comment  le  crime 
détache  de  la  société  celui  qui  le  commet  ;  mais  il  sem- 
ble n'avoir  pas  vu  que  l'exercice  du  gouvernement 
rapproche  de  la  collectivité  humaine.  Le  malfaiteur, 
par  son  acte  même,  se  contraint  à  cacher  sa  vie.  Pour 
échapper  au  remords,  il  doit  arracher  de  son  cerveau 


LES    CRIMLNELS  3o3 

et  de  son  cœur  la  morale  sociale  acquise,  ?,' affranchir , 
ainsi  qu'il  le  dit  lui-même,  se  priver  du  secours  et  du 
réconfort  de  la  sympathie.  Loin  de  se  séparer  de  ses 
concitoyens,  l'homme  d'Etat  reste  en  contact  avec  eux; 
son  esprit  réfléchit  son  pays  avec  ses  aspirations 
altruistes,  ses  tendances,  ses  préjugés  et  ses  erreurs 
parfois.  11  trouve  sa  plus  haute  récompense  dans  la 
reconnaissance  de  ses  compatriotes. 

Seul,  l'exercice  du  pouvoir  absolu  désassimile  :  une 
autorité  sans  contrepoids  et  que  les  flatteurs  disent 
venir  de  Dieu,  le  caractère  sacré  conféré  à  la  personne 
du  monarque,  les  passions  développées  par  leur  faci- 
lité même  à  se  satisfaire  et  par  les  caresses  des  courti- 
sans, le  mépris  de  ce  menu  peuple  vu  de  trop  loin 
pour  être  tenu  pour  semblable  à  soi,  font  souvent  du 
souverain  omnipotent  le  monstre  moral  dont  parlait 
l'abbé  Grégoire. 

Admirez  combien  tout  se  tient  dans  l'esprit  systéma- 
tique de  Balzac.  En  dehors  du  gouvernement  absolu, 
pour  lui,  pas  de  société  possible.  Gomme  le  criminel,  le 
souverain  doit,  à  ses  yeux,  être  affranchi  ;  il  admet,  pro- 
fesse même,  que  les  politiques  doivent  être  des  scélérats 
abstraits.  Tel  est  l'aboutissement  logique  de  cette  dou- 
ble erreur  :  le  forçat  Vautrin  presque  grand  homme,  et 
de  Marsay,  l'homme  d'Etat  méritant  le  bagne  ;  le  crime 
se  haussant  au  génie  et  le  génie  tombant  et  se  souil- 
lant dans  le  crime. 

Gette  conception  répand  sur  les  malfaiteurs  de  la  Co- 
médie humaine  une  sombre  poésie.  Tandis  que  de 
farouches  lueurs  éclairent  le  front  de  l'homme  de  gou- 


3o4  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

vernement,  le  bandit  s'auréole  de  gloire.  Ce  n'est  plus 
l'individu  isolé,  dressé  contre  tous  avec  l'énergie  bru- 
tale, désespérée  et,  par  là  même,  tragique,  de  la  bête 
forcée,  mais  l'être  supérieur  dont  l'intelligence  égale 
l'audace,  dont  la  rage  roule  des  torrents  de  pensées. 
Vautrin  n'est  pas  une  exception  dans  l'œuvre  de  Balzac: 
il  est  presque  la  règle.  Le  romancier  voit  les  assassins 
avec  les  yeux  d'Hélène  d'Aiglemont,  il  aperçoit  en  eux 
((  ce  'mélange  de  lumière  et  d'ombre,  de  grandiose  et 
de  passion  »,  «  ce  poétique  chaos  qui  donnait  au  cor- 
saire l'apparence  de  Lucifer  se  relevant  de  sa  chute  ». 
Assemblage  plus  étrange  que  vrai  semblable  ^  très  éloi- 
gné de  toute  réalité  et  dont  le  romantisme  a  vécu  ! 
Mais  il  est,  chez  Balzac,  la  conséquence  obligée  d'une 
conception  personnelle  du  monde.  Au  moins,  dans  son 
système,  tout  se  tient-il. 


III 
Les  eomplices  de  Yantrin 

LES    CRIMINELS   d'hABITUDE 

Une  exagération  poétique  certaine  se  révèle  dans  la 
disposition  par  trop  esthétique  de  ce  groupe  de  cor- 
saires : 

u  A  voir  leur  posture  athlétique,  leurs  traits  anguleux, 
leurs  bras  nus  et  nerveux,  on  les  eût  pris  pour  des 
statues  de  bronze.  La  mort  les  aurait  tués  sans  les  ren- 
verser. Les  matelots,  bien  armés,  actifs,  lestes  et  vigou- 


LES    CRIMINELS  3o5 

reux  restaient  immobiles.  Toutes  ces  figures  énergi- 
ques étaient  fortement  basanées  par  le  soleil,  durcies 
par  les  travaux.  Leurs  yeux  brillaient  comme  autant  de 
pointes  de  feu,  et  annonçaient  des  intelligences  énergi- 
ques, des  joies  infernales...  Le  chef  était  au  pied  du 
grand  mât,  debout,  les  bras  croisés,  sans  armes  ;  seu- 
lement une  hache  se  trouvait  à  ses  pieds.  11  avait  sur  la 
tête,  pour  se  garantir  du  soleil,  un  chapeau  de  feutre  à 
grands  bords,  dont  l'ombre  lui  cachait  le  visage.  Sem- 
blables à  des  chiens  couchés  devant  leurs  maîtres, 
canonniers,  soldats  et  matelots  tournaient  alternative- 
ment les  yeux  sur  leur  capitaine  et  sur  le  navire  mar- 
chand» (i). 

Un  tel  spectacle  frappe  d'horreur  les  honnêtes  gens 
du  bateau  poursuivi  ;  une  lâche  torpeur  les  envahit, 
paralyse  leurs  membres,  stupéfie  leur  àme. 

Ce  tableau  est  purement  allégorique.  Il  oppose  à  la 
pusillanimité  des  consciences  respectueuses  des  droits 
d'autrui,  par  suite  timorées,  la  force  et  l'audace  du 
crime. 

Les  complices  de  Vautrin  paraissent,  à  leur  tour, 
coulés  en  bronze.  L'enfer  social  qu'ils  habitent  revêt  les 
couleurs  de  celui  du  Dante.  L'imagination  de  l'écri- 
vain a,  une  fois  encore,  outré  la  vérité. 

Peut-être  même  a-t-elle  caché  à  ce  physionomiste 
un  sujet  précieux  d'étude.  Vous  voyez,  à  l'ordinaire, 
Balzac  rechercher  sur  les  visages  les  stigmates  de  la 
ruse,   de  la  cupidité,  des  passions  violentes,  prévoir, 

(i)  La  Femme  de  (rente  ans. 


3o6  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIKALISTE 

grâce  à  elles,  les  abus  du  droit;  mais  il  semble  qu'au 
seuil  du  mal  légal,  sa  science  s'arrête  interdite,  que  son 
émotion  et  son  effroi  tarissent  en  lui  l'observation, 

Ce  n'est  pas  que  l'écrivain  abandonne  sa  physiogno  - 
monie  ordinaire,  il  l'expose  même  à  propos  de  Vautrin, 
mais  il  s'empresse  de  grimer  son  héros,  et,  contrairement 
à  son  habitude,  demeure  imprécis.  A  peine  fait-il  sur 
quelques  êtres  dégradés  des  réflexions  de  cette  sorte: 
((  La  vie  des  criminels,  qui  implique  la  faim  et  la  soif, 
les  nuits  passées  aux  bivouacs  des  quais,  des  berges, 
des  ponts  et  des  rues,  les  orgies  de  hqueurs  fortes  par 
lesquelles  on  célèbre  les  triom^ihes,  avait  mis  sur  ce 
visage  comme  une  couche  de  vernis.  » 

Ni  plus  ni  moins  que  chez  le  père  Fourchon,  on  dé- 
couvre seulement  sur  le  front  déprimé  d'Asie  Yhabilade 
de  la  rase.  Son  petit  pied  en  avant,  les  mains  dans  les 
poches  de  son  tablier,  l'accorte  Europe  inquiète  à  peine 
par  son  minois  de  belette,  son  nez  en  vrille,  sa  figure 
fatiguée  que  la  corruption  parisienne  a  flétrie.  Paccard 
cache  sa  scélératesse,  la  menace  de  ses  jarrets  et  de  ses 
bras  d'acier,  sous  son  allure  de  tambour-major  débon- 
naire. Fil  de  soie  montre  seul  une  face  de  loup,  éclairée 
par  des  yeux  de  renard. 

Ce  sont  là,  le  plus  souvent,  des  déformations  acquises 
et  non  congénitales,  une  nouvelle  manifestation  de  la 
théorie  favorite  de  Balzac,  l'incarnation  des  occupations 
habituelles,  indiquée  ici  avec  timidité,  avec  le  souci 
évident  de  n'en  pas  trop  dire. 

La  différenciation  des  criminels  se  produit,  en  effet, 
mais  elle  se  manifeste  ensemble  avec  celle  des  milieux 


LES    CRIMLNELS  807 

et  des  métiers.  Les  marques  distinctives  sont  même 
plus  légères  que  celles  des  professions,  car  les  malfai- 
teurs ne  sont  pas  dans  l'humanité  comme  le  genre  dans 
l'espèce,  ils  deviennent,  parmi  les  diverses  classes  so- 
ciales, des  spécialistes  du  mal,  rien  de  plus.  Le  créateur 
de  Vautrin  aurait  probablement,  en  observateur  attentif, 
relevé  sur  ce  point  les  erreurs  des  anthropologues  ou 

9 

des  criminalistes  modernes.  Vous  ne  l'eussiez  pas  assu- 
rément entendu  hasarder  cette  aventureuse  affirma- 
tion :  u  La  laideur  est,  en  somme,  le  caractère  le  plus 
prononcé  du  malfaiteur  »  (i).  Lucien  de  Rubempré, 
complice  de  Vautrin,  Marsay,  Rastignac,  Philippe  Bri- 
dau,  scélérats  légaux  ou  extra-légaux,  possèdent  la  plus 
touchante  et  la  plus  trompeuse  beauté.  La  grâce  de  la 
marquise  d'Espard  contraste  avec  l'anti-esthétisme  du 
juge  Popinot,  comme,  dans  l'histoire,  les  séduisantes 
Poppia,  Atria  Galla  et  la  Brinvilliers  s'opposent  physi- 
quement et  moralement  à  Socrate  et  à  Saint-Vincent-de- 
Paul. 

Selon  Balzac, — et  les  observations  des  spécialistes  con- 
temporains paraissent  avoir  confirmé  cette  opinion,  — 
les  criminels  sont  physiologiquement  semblables  aux 
autres  hommes  ;  ils  constituent  dans  la  société  une  petite 
nation  à  part,  pratiquant  une  industrie  particulière,  avec 
une  tendance  à  se  rapprocher  d'un  type  distinct  com- 
mun, à  adopter  une  conduite  et  presque  une  philosophie 
propres,  à  se  servir  d'un  idiome  particulier  ;  mais  cette 
transformation  s'accuse  surtout  au  moral. 

(i)  TAnDE,  La  Philosophie  pénale. 


3o8  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 


S'il  n'a  pas  de  traits  distinctifs,  ce  peuple  étrange  a 
son  langage. 

Les  malfaiteurs  parlent  dans  la  Comédie  humaine  un 
jargon  qui  reflète  leur  âme  grossière. 

On  a  beaucoup  disserté  sur  l'argot  des  prisons.  A-t-on 
rien  écrit  de  préférable  à  ce  qui  suit? 

((  Disons-le,  peut-être  à  l'étonnement  de  beaucoup 
de  gens,  il  n'est  pas  de  langue  plus  énergique,  plus 
colorée  que  celle  de  ce  monde  souterrain  qui,  depuis 
l'origine  des  empires  à  capitale,  s'agite  dans  les  caves, 
dans  les  sentines,  dans  le  troisième  dessous  des  so- 
ciétés  

»  Chaque  mot  de  ce  langage  est  une  image  brutale,  in- 
génieuse ou  terrible.  Une  culotte  est  une  montante  ; 
n'expliquons  pas  ceci.  Eu  argot,  on  ne  dort  pas,  on 
pionce.  Remarquez  avec  quelle  énergie  ce  verbe  exprime 
le  sommeil  particulier  à  la  béte  traquée,  fatiguée,  dé- 
fiante, appelée  voleur,  et  qui,  dès  qu'elle  est  en  sûreté, 
tombe  et  roule  dans  les  abîmes  d'un  sommeil  profond 
et  nécessaire,  sous  les  puissantes  ailes  du  soupçon  pla- 
nant toujours  sur  elle.  Affreux  sommeil,  semblable  à 
celui  de  l'animal  sauvage  qui  dort,  qui  ronfle,  et  dont 
néanmoins  les  oreilles  veillent  doublées  de  prudence.  )) 

Tout  est  farouche  dans  cet  idiome:  les  syllabes  qui 
commencent  ou  finissent  les  mots  pirouettent,  jettent 
une  note  aiguë  de  clarinette  ou  détonnent  lamentable- 
ment dans  les  sons  graves,  font  JÀ  la  parole  un  accompa- 


LES    CRIMIISELS  Sog 

gnement  de  carnaval,  u  Une  femme  est  une  largue.  Et 
quelle  poésie  !  La  paille  est  de  la  plume  de  Beauce.  Le 
mot  minuit  est  rendu  par  cette  périphrase:  douze  plom- 
bes crossenil  Ça  ne  donne-t-il  pas  le  frisson? /?mcer 
une  cambriole  veut  dire  dévaliser  une  chambre.  Qu'est- 
ce  que  l'expression  se  coucher,  comparée  à  se  piausser^ 
revêtir  une  autre  peau.  Quelle  vivacité  d'images  !  Jouer 
des  dominos,  signifie  manger;  comme  mangent  les 
gens  poursuivis.  » 

L'argot  suit  pas  à  pas  la  civilisation.  La  pomme  de 
terre  est  saluée  par  les  malfaiteurs  du  terme  «  d'orange 
à  cochon  ».  Guillotin  invente  sa  sinistre  machine:  u  iVus- 
sitôt  les  forçats,  les  ex  galériens,  examinent  cette  mécani- 
que placée  sur  les  confins  monarchiques  de  l'ancien  sys- 
tème et  sur  les  frontières  de  la  justice  nouvelle,  ils  l'appel- 
lent tout  à  coup  l'abbaye  de  Monte  à  regret!  Ils  étudient 
l'angle  décrit  par  le  couperet  d'acier,  et  trouvent  pour 
en  peindre  l'action,  le  \erhe  faucher  !  Quand  on  songe 
que  le  bagne  se  nomme  lepr^,  vraiment  ceux  qui  s'occu- 
pent de  linguistique  doivent  admirer  la  création  de  ces 
deux  vocables  eût  dit  Charles  Nodier.  » 

On  ne  saurait  mieux  souligner  le  cynisme  de  ces 
expressions  où  la  misère,  le  vice,  le  crime  se  mon- 
trent sans  retenue  et  sans  pudeur. 

Notre  admiration  ne  doit  pourtant  pas  s'égarer:  à 
cette  triste  énergie,  se  borne  le  mérite  de  l'idiome  du 
forçat.  L'argot  n'est  pas  à  vrai  dire  une  langue  ;  il  n'a 
pas  sa  syntaxe,  ses  règles,  ses  racines  propres.  Sous  le 
nom  de  slang  ou  de  cant  en  Angleterre,  sous  celui  de 
jerigonza  en  Espagne  et  de  hiantchang  en  Chine,  par- 


3lO  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

tout  OÙ  il  existe,  il  emprunte  les  lois  de  la  construction 
et  de  l'accord  au  parler  commun.  Seul,  le  vocabulaire 
diffère  partiellement.  Né  de  la  nécessité  de  s'entendre 
secrètement  entre  affiliés,  sa  recherche  principale  est 
d'échapper  à  la  surveillance  des  honnêtes  gens  ;  acci- 
dentellement, il  prend  un  aspect  propre  :  une  loi  uni- 
verselle veut  que  toute  œuvre  porte  l'empreinte  de  son 
auteur. 

Jaloux  de  ceux  qui  vivent  suivant  les  lois  de  la  société 
régulière,  les  criminels  s'efforcent  surtout  d'avilir  ce 
que  les  honnêtes  gens  vénèrent.  Aussi,  leurs  discours 
trahissent-ils  cette  constante  préoccupation.  Une  ironie 
perpétuelle  refoule  systématiquement  l'émotion;  une 
plaisanterie  forcée,  un  rire  outrageant  épouvantent 
et  mettent  en  fuite  le  sentiment.  Ils  placent  un  faux 
nez  sur  nos  idées  les  plus  nobles,  font  grimacer  à  des- 
sein les  mots  qui  les  expriment.  Vous  chercheriez  en 
vain  dans  ce  dialecte  singulier  une  expression  pour 
marquer  une  admiration  franche  ;  ceux  qui  l'emploient 
ont  trop  de  vanité  pour  jamais  s'étonner. 

L'obscénité  éclate  en  des  images  impudiques  qui 
ravalent  l'homme  au  rang  de  la  bête  ;  la  colère 
apporte  sur  les  lèvres  un  flux  inépuisable  d'injures  où 
la  haine  s'enivre  à  plaisir  ;  là  se  trouvent  les  vraies 
richesses  de  cette  langue.  L'orgueil  se  traduit,  à  chaque 
instant,  par  des  propos  d'une  outrecuidance  brutale, 
grossièrement  outrageante. 

Sous  ses  prétentions,  ce  jargon  cache  une  psychologie 
primitive  très  simple;  il  se  prête  mal  au  développement 
d'une  philosophie  aussi  étendue  que  celle  de  Vautrin  ; 


LES    CRIMINELS  3l  I 

on  peut  même  affirmer    qu'il  en  exclut  la   détestable 
perfection. 


* 

*  * 


Les  consonnances  finales  de  l'argot  ont  parfois  l'éclat 
du  clairon,  mais  sous  cette  allure  guerrière  se  devine 
quelque  jactance.  Balzac  ne  se  laisse  pas  prendre  à  ces 
airs  fanfarons. 

Son  imagination  l'a  un  instant  emporté  ;  il  a  créé  un 
criminel  irréel,  romantique,  inlernal  et  génial  à  la  fois; 
les  compagnons  de  ce  héros,  moins  grands  et  déjà  plus 
vrais,  ont  dû  cependant,  pour  l'encadrer  dignement, 
avoir  des  muscles  inlassables,  une  volonté  prompte  et 
sans  défaillance.  L'écrivain  pénètre-t-il  dans  une  vraie 
prison  et  vient-il  à  généraliser  ses  observations,  il 
s'exprime  autrement.  Voici  une  page  que  lui  envieraient 
bien  des  criminalistes  : 

«  A  part  quelques  exceptions  très  rares,  ces  gens  là 
sont  tous  lâches,  sans  doute  à  cause  de  la  peur  perpé- 
tuelle qui  leur  comprime  le  coeur.  Leurs  facultés  étant 
absolument  tendues  à  voler  et  à  l'exécution  d'un  coup 
exigeant  l'emploi  de  toutes  les  forces  de  la  vie,  une 
agilité  d'esprit  égale  à  l'aptitude  du  corps,  une  atten- 
tion qui  abuse  de  leur  moral,  ils  deviennent  stupides, 
hors  de  ces  violents  exercices  delà  volonté,  par  la  même 
raison  qu'une  cantatrice  ou  un  danseur  tombent  épuisés 
après  un  pas  fatigant  ou  un  de  ces  formidables  duos 
comme  en  infligent  au  public  les  compositeurs  moder- 
nes. Les  malfaiteurs  sont  en  effet  si  dénués  de  raison,  ou 


3l2  BALZAC    JURISCONSULTE   ET    GRIMINALISTE 

tellement  oppressés  par  la  crainte,  qu'ils  deviennent 
absolument  enfants.  Crédules  au  dernier  point,  la  plus 
simple  ruse  les  prend  dans  sa  glu.  Après  la  réussite 
d'une  affaire,  ils  sont  dans  un  tel  état  de  prostration 
que  livrés  immédiatement  à  des  débauches  nécessaires, 
ils  s'enivrent  de  vin,  de  liqueurs,  et  se  jettent  dans  les 
bras  de  leurs  femmes  avec  rage,  pour  retrouver  du 
calme  en  perdant  toutes  leurs  forces,  et  cherchent  l'ou- 
bli de  leur  raison.  Ces  hommes,  si  cruels ;  ces  co- 
losses d'adresse,  d'habileté,  chez  qui  l'action  de  la  main, 
la  rapidité  du  coup  d'œil,  les  sens  sont  exercés  comme 
chez  les  sauvages,  ne  deviennent  des  héros  de  malfai- 
sance  que  sur  le  théâtre  de  leurs  exploits.  Non  seulement, 
le  crime  commis,  les  embarras  commencent,  car  ils 
sont  aussi  hébétés  par  la  nécessité  de  cacher  les  pro- 
duits de  leur  vol  qu'ils  étaient  oppressés  par  la  mi- 
sère ;  mais  encore  ils  sont  affaiblis  comme  la  femme 
qui  vient  d'accoucher.  Energiques  à  effrayer  dans  leurs 
conceptions,  ils  sont  comme  des  enfants  après  la  réus- 
site. C'est,  en  un  mot,  le  naturel  des  bêtes  sauvages, 
faciles  à  tuer  quand  elles  sont  repues  »  (i). 

Les  criminologues  sont  unanimes  à  signaler,  chez  les 
malfaiteurs,  ces  passages  subits  de  la  fièvre  à  des  étals 
dépressifs.  Balzac  les  a  seulement  devancés. 

Les  scélérats  les  plus  audacieux  montrent,  en  effet, 
dans  les  intervalles  parfois  longs  de  leurs  actions,  une 
réelle  nonchalance.  Il  se  passe  dans  l'ame  de  ceux  que 
Dostoïevsky  appelle  deg^^ands  rêveurs  (a),  un  phénomène 

(i)  La  dernière  Incarnation  de  Vautrin. 

(a)  Dostoïevsky,  Souvenirs  de  la  maison  des  morts. 


LES    CRIMINELS  3lS 

comparable  à  celui  qui,  les  jours  d'orage,  accumule 
dans  un  nuage  les  masses  électriques  nécessaires  à  la 
foudre.  Le  crime  procède  par  décharges  subites  qui 
ravagent  le  cœur  et  le  laissent  épuisé. 

La  crise  passée,  celui  qui  l'a  subie  redevient,  à  peu 
de  chose  près,  ce  qu'il  était  auparavant,  comme  le 
malade  reprend  son  calme  après  l'attaque  violente  qui 
a  un  moment  secoué  ses  membres  et  agile  son  corps. 
Le  regard  exercé  du  médecin  discerne  seul  le  trouble 
persistant.  La  vie  a  repris,  en  apparence,  son  cours 
antérieur,  pourtant  très  légèrement  ralenti. 

L'auteur  si  perspicace  des  Souvenirs  de  la  maison  des 
morts  retrouve  en  réalité  au  bagne,  sous  cette  sponta- 
néité et  cette  irritabilité  nerveuses,  la  variété  des  carac- 
tères rencontrés  dans  le  monde.  Les  lâches  y  dominent,  il 
est  vrai.  Qui  décidera  de  leur  proportion  dans  les  socié 
lés  régulières?  L'écrivain  russe  distingue  môme,  parmi 
ses  co-détenus,  quelques  individus  u  vraiment  forts  », 
((  naturels  et  sincères,  d'un  caractère  de  fer,  endur- 
cis, intrépides,  habitués  à  se  commander  »,  exceptions 
là-bas,  comme  ils  le  sont  au  milieu  de  nous.  Ces  êtres 
d'élite  adoptent  une  conduite  «  en  tous  points  pleine 
de  dignité  »,  une  dignité  de  bagne,  sans  doute,  mais 
qui  impose  l'estime  autour  d'eux. 

Balzac  n'a  pu  appuyer  ses  réflexions  sur  une  expé- 
rience aussi  grande  ;  ici  encore,  cependant,  son  imagi- 
nation a  deviné  le  vrai.  Farrabesche,  forçat  repenti,  ex- 
plique à  M'""  Graslin  ce  qui  lui  a  valu  le  singulier 
respect  dont  l'entouraient  ses  compagnons  de  chaîne. 
Précédé  d'une  réputation,   d'ailleurs  imméritée,  d'as- 

18 


3l4  BALZA.C   JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

sassin,  son  silence  fît  croire  à  sa  férocité.  Il  lui  suffît, 
pour  atteindre  à  l'autorité,  de  suivre  honnêtement  les 
conventions  de  ce  peuple  infernal,  de  ne  jamais  refuser 
de  services  ou  de  ne  pas  témoigner  de  dégoût.  L'adop- 
tion et  la  pratique  des  lois  explicitement  ou  tacite- 
ment consenties  par  les  membres  d'un  même  groupe, 
soutenues  par  une  entière  égalité  d'àme,  imposent  dans 
toute  société  et  particulièrement  chez  les  criminels 
pour  qui  l'inconstance  d'humeur  se  trouve  chose  ha- 
bituelle, la  sûreté  des  relations  d'autant  plus  précieuse 
qu'elle  est  plus  exceptionnelle. 


# 
•  * 


L'auteur  de  la  Comédie  humaine  ne  borne  pas  à 
ces  observations,  souvent  heureuses,  sa  psychologie 
des  malfaiteurs.  Nouveau  Montesquieu,  il  essaye  de 
caractériser  les  lois  secrètement  reçues  par  ce  peuple 
étrange. 

Unis  par  la  nécessité  de  combattre  un  adversaire 
commun,  les  criminels  se  soumettent  à  certaines  rè- 
gles ;  proclament  le  droit  et,  en  quelque  façon,  la 
discipline  de  la  guerre  ;  restreignent  à  eux-mêmes 
l'observation  de  leurs  principes  sociaux  :  permettent 
tous  les  abus  en  pays  ennemi. 

Balzac,  — par  une  sorte  d'empirisme,  —  fait  sortir  de 
ces  pratiques  la  probité  du  voleur  d-nt  le  moindre 
manquement  est  payé  de  la  vie  :  la  mort  est  le  seul 
moyen  de  contrainte  dans  ces  Etats  rudiuientaires.  En- 


LES    CRIMINELS  3l5 

traîné  par  son  imagination,  il  élève  cette  vertu  farouche 
au-dessus  de  l'honnêteté  courante.  C'est  aller  un  peu 
vite  et  bien  loin.  Dostoïevsky,  plus  exactement  informé, 
se  garde  de  telles  affirmations,  il  a  noté,  au  contraire, 
le  penchant  des  forçats  à  se  dépouiller  entre  eux. 

Sur  la  foi  de  Royer-GoUard,  le  romancier  français 
admet  trop  facilement  l'exislence  d'une  morale  natu- 
relle, suivie  par  les  sauvages  préhistoriques  et  par  leurs 
représentants  actuels,  les  malfaiteurs.  Le  créateur  de 
Vautrin  fait  entrer  dans  cette  éthique  élémentaire  une 
loyauté  paradoxale.  Plus  justement,  il  y  place  la  reli- 
gion du  serment,  condition  indispensable  de  vie  pour 
cette  franc-maçonnerie  ténébreuse. 

Sur  le  champ  de  bataille,  la  trahison  est  toujours  ri- 
goureusement frappée,  car  elle  constitue  le  plus  re- 
doutable des  dangers.  Une  armée  constamment  en 
guerre,  sans  cesse  obligée  de  se  cacher,  ne  saurait  écar- 
ter cette  première  loi  de  solidarité  et  de  discipline, 
mais,  pour  les  soldats  qui  la  composent,  aucun  senti- 
ment n'est  sacré,  aucun  châtiment  absolument  efficace. 

On  a  encore  soutenu  de  nos  jours  (i),  après  Royer- 
Gollard  et  Balzac,  que  cet  agrégat  humain  possède 
un  minimum  de  probité  cl  de  pitié,  un  droit  na- 
turel ;  et  il  semble  hors  de  doute  que  les  criminels,  for- 
cément mêlés  aux  autres  hommes,  retiennent  incons- 
ciemment quelques-unes  de  leurs  lois.  Admettons  tout 
au  moins  cette  conclusion  à  titre  d'hypothèse  conso- 
lante, —  encore  que  l'absence  presque  générale  de  re- 

(i)  Gavoffalo. 


3l6  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

mords  et  la  perversité  sans  bornes  constatées  par  Dos- 
toïevsky  et  par  l'école  d'anthropologie  criminelle  dans 
bon  nombre  de  cas,  aillent  à  rencontre  d'une  telle  asser- 
tion, —  mais  n'exagérons  pas  la  consistance  de  ce 
résidu  d'honnêteté,  n'en  faisons  pas  une  vertu  plus 
active  que  celle  du  monde  légal. 

Les  criminels  organisent  parfois  entre  eux  de  vérita- 
bles coopérations,  et  il  semble  bien  que,  dans  l'exécution 
des  pactes  qui  les  lient,  les  bénéfices  devant  être  exac- 
tement répartis,  une  loyauté  réciproque  soit  indispen- 
sable. Même  sur  ce  point,  l'optimisme  pourrait  réserver 
des  mécomptes. 

Le  mot  de  société,  consacré  par  l'usage,  est,  en  efTet, 
trop  beau  pour  ces  agrégats  temporaires.  Le  législa- 
teur l'a  bien  compris,  et,  lorsqu'il  a  voulu  les  définir,  il 
a  senti  qu'il  ne  saurait  être  question  entre  malfaiteurs 
des  contrats  qui  unissent  à  l'ordinaire  les  honnêtes 
gens.  En  1898,  refondant  la  loi,  il  ajoutait  au  terme 
d'association  celui  «  d'entente  établie  pour  préparer  le 
crime  ».  L'ancien  article  26G  du  Code  pénal  précisait 
mieux  encore  :  «  Le  crime  —  d'association  de  malfai- 
teurs —  existe,  disait-il,  par  le  seul  fait  d'organisa- 
tion de  bandes  ou  de  correspondance  entre  elles  et 
leurs  chefs  ou  commandants,  ou  de  conventions  ten- 
dant à  rendre  compte  ou  à  faire  distribution  du  partage 
du  produit  des  méfaits.  » 

Ceux  qui  ont  étudié  ce  monde  infernal  (i)  se  plaisent 
à  reconnaître  le  caractère  occasionnel  de  ces  groupe- 

(i)  Henri  Joly.  Le  crime. 


LES    CRIMINELS  817 

ments  que  la  surveillance  sociale  refoule  incessamment. 
Le  concert  s'organisera,  le  plus  souvent,  soit  autour  de 
quelques  prostituées,  soit  dans  des  milieux  où  les 
pralicjues  contre  nature  établissent  entre  affiliés  une 
franc-maçonnerie  de  vices  honteux.  D'autres  fois,  la 
nécessité  d'un  concours  conduira  un  criminel  d'habi- 
tude à  solUciler  ceux  qu'il  croira  gagner  facilement  à 
ses  desseins.  Çà  et  là,  par  suite  de  l'inactivité  de  la  po- 
lice, dans  les  campagnes  mal  gardées,  s'organiseront 
des  bandes,  avec  leurs  chefs,  leur  discipline,  peuplades 
véritables,  semblables  à  celles  qui,  d'après  la  légende, 
formèrent  l'ancienne  Rome. 

Chaque  jour,  leur  nombre  et  leur  importance  dimi- 
nuent. Il  faut  des  troubles  profonds  pour  les  faire  revi- 
vre. La  Révolution  a  vu  s'organiser  des  sociétés  de 
chauffeurs  avec  leurs  parodies  du  mariage,  du  culte,  de 
tout  ce  que  nous  révérons.  Une  bonne  police  dissout 
vite  ces  assemblages  odieux  ;  elle  est  aidée  dans  son 
œuvre  par  les  associés  eux-mêmes. 

Le  respect  des  droits  d'autrui  est  généralement 
inconnu  à  ces  hordes  farouches  ;  on  n'y  applique  d'au- 
tre loi  du  partage  que  celle  du  lion  ;  les  vengeances, 
les  jalousies  qui  en  résultent,  livrent  les  déloyaux  et 
avec  eux  leurs  complices. 

Nous  voici  loin  de  ces  Fanandels  que  dompte  un  re- 
gard de  leur  chef  ;  de  ces  Treize  àowi  la  grandeur  d'àme 
mérite,  en  dépit  de  leiu's  forfaits,  d'être  proposée  en 
exemple  aux  lionnétes  gens.  En  créant  ces  organisations 
ténébreuses  et  formidables,  Balzac  a  fait  œuvre  non 
d'observateur,  mais  d'imaginatif. 

18. 


3l8  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 


# 
*  * 


Malgré  ces  quelques  erreurs,  les  criminels  de  la 
Comédie  /iumame  ne  manquent  pas  de  vérité. 

Ils  constituent  un  monde  à  part,  un  monde  dont  les 
membres  se  détachent,  peu  à  peu,  de  la  société  régulière. 
La  séparation  se  fait  d'abord  sur  un  point,  puis  sur 
d'autres  ;  un  fossé  se  creuse  enfin  qui  devient  infran- 
chissable. Le  malfaiteur  cesse  de  ressembler  aux  autres 
hommes  et  même  de  se  ressembler  à  lui-même  :  il  se 
désassimile  et  il  s  aliène  (i).  Si  ces  expressions  du  crimi- 
nologuene  se  trouvent  pas  chez  le  littérateur,  on  assiste, 
en  maints  endroits  de  son  œuvre,  à  cette  différenciation 
et  à  cette  intégration  progressives.  Gomme  ces  compa- 
gnons de  peine  qui  refusaient  à  Dostoïevsky  le  titre  de 
camarade  (2),  les  bandits  de  Balzac  ne  reconnaissent 
pas  les  honnêtes  gens  pour  leurs  semblables  ;  ils  ont 
leur  langage,  leurs  mœurs,  leurs  lois,  leurs  coutumes 
propres,  une  vision  particulière  du  monde,  et  ils  s'y  tien- 
nent avec  fierté.  Il  a  fallu  un  observateur  de  premier 
ordre  et  un  philosophe  des  plus  distingués  pour  établir 
ce  que  Balzac  avait,  bien  avant  eux,  pressenti. 


(i)  Tarde,  Philosophie  pénale, 

(2)  Dostoïevsky,  Souvenirs  de  la  maison  des  morts. 


LES    CRIMINELS  Sig 

lY 
Le  Crime 

Qu'est  donc  le  crime  pour  marquer  ainsi  dans  l'orga- 
nisme et  dans  l'âme?  A  défaut  d'explication  directe, 
M;  Tarde  se  sert  d'une  comparaison  ;  c'est,  dit-il,  une 
crise  physiologique,  une  de  ces  maladies  constitution- 
nelles (Toii  Vorganlsme  sort  refondu:  a  L'idée,  la  réso- 
lution, la  préparation,  l'exécution  d'un  crime  peuvent 
être  considérées  comme  la  marche  d'une  fièvre  innom- 
mée, comme  la  fermentation  cérébrale  d'une  image  à 
mettre  psychiquement  —  non  socialement  bien  entendu 
—  sur  le  même  rang  que  ces  autres  fermentations  inté- 
rieures appelées  l'impulsion  au  suicide,  l'amour,  l'ins- 
piration poétique  »(i). 

Les  manifestations  de  cet  état  morbide  ne  sont  nulle 
part  plus  exactement  notées  que  dans  le  court  récit  de 
V Auberge  rouge.  Stendhal,  dans  Le  Rouge  et  le  Noir, 
Dostoïevsky,  dans  Le  Crime  et  le  Châtiment,  ne  l'empor- 
tent sur  Balzac  que  par  la  longueur  du  développement 
et  l'abondance,  parfois  excessive,  des  détails. 

Un  banquier  allemand  raconte,  à  la  table  d'un  de  ses 
confrères  parisiens,  l'étrange  confidence  qu'il  reçut  au 
temps  des  guerres  de  la  Révolution.  Incarcéré  par  l'ar- 
mée victorieuse,  il  fit  en  prison  la  connaissance  d'un 

(i)  Tarde,  Philosophie  pénale. 


320  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

jeune  homme,  ProsperMagnan,  soupçonné  d'assassinat, 
jugé,  condamné  à  mortel  exécuté  malgré  son  innocence. 

Parti  de  Beauvais  avec  un  de  ses  amis,  étudiant  en 
médecine  comme  lui,  Prosper  Magnan  se  dirigeait  vers 
les  armées  pour  y  apprendre  la  pratique  de  la  chirurgie. 
Légers  d'argent  et  riches  d'illusions,  leurs  trousses  en 
sautoir,  les  deux  Picards  cheminaient  sans  se  plaindre 
des  longueurs  de  la  route.  Le  cœur  encore  tout  chaud 
des  caresses  maternelles,  Prosper  acceptait  avec  courage 
les  fatigues  et  les  privations.  Les  bonheurs  à  venir  chan- 
taient joyeusement  en  lui  l'hymne  éternel  de  l'espé- 
rance. 

Le  Rhin  coulait  mollement,  reflétant  les  châteaux  ro- 
mantiques. A  chaque  détour  du  chemin,  des  strophes 
ailées  paraissaient  aux  voyageurs  enthousiastes,  prendre 
leur  essor  comme  autant  d'oiseaux  effrayés.  La  poésie 
du  paysage  se  mêlait  à  celle  de  l'histoire  :  c'étaient  des 
surprises,  des  admirations,  des  joies  pures. 

Dans  une  auberge  d'Andernach,  les  deux  futurs  aides- 
majors  rencontrèrent  un  industriel  allemand  fuyant  à 
l'approche  des  Français.  L'inconnu  portait  sa  fortune  sur 
lui. 

On  causa,  on  but,  on  se  coucha  près  de  l'ivresse.  Les 
jeunes  gens  étaient  à  terre  sur  un  matelas,  leurs  trousses 
pour  oreillers  ;  ils  avaient  cédé  le  seul  lit  de  la  chambre 
à  leur  compagnon  d'une  heure,  qui,  par  prudence,  avait 
ghssé  son  or  sous  le  traversin. 

((  Soit  que  son  lit  fut  trop  dur,  soit  que  son  extrême 
fatigue  fut  une  cause  d'insomnie,  soit  que  par  une  fatale 
disposition  d'ame,  Prosper  Magnan  restât  éveillé,  ses 


LES    CRIMINELS  0     1 

pensées  prirent  insensiblement  une  mauvaise  pente.  Il 
songea  très  exclusivement  aux  cent  mille  francs  sur 
lesquels  dormait  le  négociant. 

((  Pour  lui,  cent  mille  francs  étaient  une  immense 
fortune  toute  venue.  Il  commença  par  les  employer  de 
mille  manières  différentes,  en  faisant  des  châteaux  en 
Espagne,  comme  nous  en  faisons  tous  avec  tant  de 
bonheur  pendant  le  moment  qui  précède  notre  sommeil, 
à  cette  heure  où  les  images  naissent  confuses  dans  notre 
entendement,  et  où  souvent,  par  le  silence  de  la  nuit,  la 
pensée  acquiert  une  puissance  magique.  Il  comblait  les 
vœux  de  sa  mère,  il  achetait  les  trente  arpents  de  prai- 
rie, il  épousait  une  demoiselle  de  Beauvais  à  laquelle  la 
disproportion  de  leurs  fortunes  lui  défendait  d'aspirer 
en  ce  moment.  Il  s'arrangeait  avec  cette  somme  toute 
une  vie  de  délices  et  se  voyait  heureux,  père  de  famille, 
riche,  considéré  dans  sa  province,  et  peut-être  maire  de 
Beauvais.  Sa  tête  picarde  s'enflammant,  il  chercha  les 
moyens  de  changer  ses  fictions  en  réalités.  Il  mit  une 
chaleur  extraordinaire  à  combiner  un  crime  en  théorie. 
Tout  en  rêvant  la  mort  du  négociant,  il  voyait  distinc- 
tement l'or  et  les  diamants.  Il  en  avait  les  yeux  éblouis. 
Son  cœur  palpitait.  La  délibération  était  déjà  sans  doute 
un  crime.  Fasciné  par  cette  masse  d'or,  il  s'enivra  mo- 
ralement par  des  raisonnements  assassins.  Il  se  demanda 
si  ce  pauvre  allemand  avait  bien  besoin  de  vivre  et  sup- 
posa qu'il  n'avait  jamais  existé.  Bref,  il  conçut  le  crime 
de  manière  à  en  assurer  l'impunité.  L'autre  rive  du 
Rhin  était  occupée  par  les  Autrichiens  ;  il  y  avait  au  bas 
des  fenêtres  une  barque  et  des  hôteliers  ;  il  pouvait  cou- 


322  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

per  le  cou  de  cet  homme,  le  jeter  dans  le  Rhin,  se  sau- 
ver par  la  croisée  avec  la  valise,  offrir  de  l'or  aux  mari- 
niers et  passer  en  Autriche.  Il  alla  jusqu'à  calculer  le 
degré  d'adresse  qu'il  avait  su  acquérir  en  se  servant  de 
ses  instruments  de  chirurgie,  afin  de  trancher  la  tête  de 
sa  victime  de  manière  qu'elle  ne  poussât  pas  un  seul 

cri Prosper  se  leva  lentement  et  sans  faire  aucun 

bruit.  Certain  de  n'avoir  réveillé  personne,  il  s'habilla, 
se  rendit  dans  la  salle  commune  ;  puis,  avec  cette  fatale 
intelligence  que  l'homme  trouve  soudainement  en  lui, 
avec  cette  puissance  de  tact  et  de  volonté  qui  ne  man- 
que jamais  ni  aux  prisonniers,  ni  aux  criminels  dans 
l'accomplissement  de  leurs  projets,  il  dévissa  les  barres 
de  fer,  les  sortit  de  leurs  trous  sans  faire  le  plus  léger 
bruit,  les  plaça  près  du  mur  et  ouvrit  les  volets  en  pe- 
sant sur  les  gonds  afin  d'en  assourdir  les  grincements. 
La  lune  ayant  jeté  sa  pâle  clarté  sur  cette  scène,  lui  per- 
mit de  voir  faiblement  les  objets  dans  la  chambre  où 
dormait  Wilhem  et  Walhenfer.  Là  il  me  dit  s'être  un 
moment  arrêté.  Les  palpitations  de  son  cœur  étaient  si 
fortes,  si  profondes,  si  sonores,  qu'il  en  avait  été  comme 
épouvanté  ;  puis  il  craignait  de  ne  pouvoir  agir  avec 
sang- froid  ;  ses  mains  tremblaient  et  la  plante  de  ses 
pieds  lui  paraissait  appuyées  sur  des  charbons  ardents  ; 
mais  l'exécution  de  son  dessein  était  accompagnée  de 
tant  de  bonheur,  qu'il  vit  une  espèce  de  prédestination 
dans  cette  faveur  du  sort.  Il  ouvrit  la  fenêtre,  revint 
dans  la  chambre,  prit  sa  trousse,  y  chercha  l'instrument 
le  plus  favorable  pour  achever  son  crime.  «  Quand  j'ar- 
rivai près  du  lit,  me  dit-il,  je  me  recommandai  machi- 


LES    CRIMINELS  323 

nalement  à  Dieu.  ))  Au  moment  où  il  levait  le  bras  en 
rassemblant  toute  sa  force,  il  entendit  en  lui  comme  une 
voix,  et  crut  apercevoir  une  lumière.  Il  jeta  l'instrument 
sur  son  lit,  se  sauva  dans  l'autre  pièce  et  vint  se  placer 
à  la  fenêtre.  Là  il  conçut  la  plus  profonde  horreur  pour 
lui-même;  et  sentant  néanmoins  sa  vertu  faible,  crai- 
gnant encore  de  succomber  à  la  fascination  à  laquelle  il 
était  en  proie,  il  sauta  vivement  sur  le  chemin  et  se  pro- 
mena le  long  du  Rhin  (i).  » 

La  fièvre,  ici,  a  été  aussi  courte  que  soudaine;  elle  est 
tombée  au  moment  même  de  l'action  ;  mais  encore  est- 
elle  manifeste. 

Ce  que  ProsperMagnann'a  osé  faire,  son  compagnon 
l'accomplit,  et,  quand  le  pseudo-criminel  se  recouche, 
accablé  de  fatigue,  apaisé  par  le  grand  air,  l'attentat 
est  perpétré,  l'assassin  déjà  loin. 

Arrêté  le  lendemain,  à  la  place  du  vrai  coupable,  le 
malheureux  est  emprisonné  ;  son  procès  est  instruit  au 
pas  de  charge,  son  exécution  ne  tarde  pas. 

Innocent,  au  moins  meurt-il,  attristé  sans  doute  par 
la  souillure  qu'ont  laissée  en  lui  ses  coupables  pensées, 
mais  réconcilié  avec  lui-même,  en  contact  par  son 
co-détenu  avec  l'humanité  honnête. 

L'hypothèse  de  Balzac  l'a  conduit  à  n'examiner 
qu'une  fraction  de  la  crise  totale,  la  naissance  et  le  dé- 
veloppement de  l'idée  génératrice  du  crime. 

L'acte  une  fois  consommé,  l'état  morbide  se  prolonge. 

Dans  V Auberge   rouge,    le  véritable    coupable  n'est 

(i)  V Auberge  rouge. 


324  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

qu'entr'aperçu  par  le  lecteur.  Enrichi  par  son  méfait, 
Taillefer  anxieux  écoute  le  récit.  «  Lui  aussi,  avant 
d'agir,  a  été  «  agité,  troublé  jusqu'au  fond  par  le  vertige 
fascinateur  de  l'idée  impossible  à  chasser,  horrible  à 
regarder,  persécutrice...  »  (i).  Depuis,  quels  efforts 
pour  cacher  la  fortune  volée  !  quels  soins  pour  se  déro- 
ber aux  recherches,  atteindre  la  prescription,  échapper 
à  l'opprobre  des  hommes  !  Cette  heure  atroce,  il  l'a 
vécue  souvent  par  le  souvenir,  il  l'a  revue  maintes  fois 
en  songe.  Le  récit  fait  à  l'instant  la  lui  rappelle  avec 
une  fidélité  impitoyable.  Sa  gorge  se  dessèche,  il  boit, 
il  boit  encore  ;  les  carafes  s'épuisent  à  l'étonnement 
des  convives.  On  l'épie,  et  il  lit  les  soupçons  dans  les 
yeux.  L'insistance  inquisitive  d'un  jeune  homme  l'af- 
fole. Son  mal,  un  horrible  mal  laissé  par  la  fièvre  du 
crime,  intéressant  l'âme  et  le  corps,  hallucination 
effroyable,  le  saisit.  Une  scie  invisible  lui  attaque  les 
os  du  crâne,  comme  son  instrument  de  chirurgie 
disjoignait  ceux  de  sa  victime,  le  remords  s'attache 
à  ses  nerfs  et  à  sa  chair.  Après  la  crise  aiguë,  ont  per- 
sisté des  troubles. 

Cet  assassin,  aujourd'hui  millionnaire,  reste  séparé 
des  autres  hommes.  Dans  le  monde,  il  tremble  ;  dans 
sa  demeure  close,  il  reste  encore  sur  ses  gardes  :  la 
douleur  le  harcèle  et  pourrait  lui  arracher  son  secret. 
Pour  résister  à  ces  accès  morbides,  à  cetle  inquiétude 
incessante,  il  n'est  pas  trop  de  sa  puissante  nature  et 
de  sa  volonté.  Un  faible,  Raskolnikofl'  (2)  ou  Minoret- 

(1)  Tarde,  Philosophie  pénale. 

(2)  DosTOÏEYSKY,  Le  Crime  et  le  châtiment. 


LES    CRIMINELS  33^ 

Levrault  (i),  se  trahirait.  L'image  obsédante  le  pour- 
suit. Ses  préoccupations,  ses  rêveries,  les  cris  qui 
s'échappent  de  ses  lèvres  pendant  son  sommeil  mon- 
trent qu'il  revit  incessamment  l'heure  sanglante.  Le 
criminel  heureux  ne  trouve  même  pas  un  oreiller  sur 
pour  reposer  sa  tête. 

Supposez  Taillefer  non  pas  impuni,  mais  découvert 
et  traîné  en  prison  ;  il  ne  sympathisera  plus  qu'avec 
des  réprouvés  tels  que  lui,  la  perversion  de  ses  co-dé- 
tenus  augmentera  la  sienne,  le  travail  de  désassimila- 
tion,  d'aliénation  se  fera  complet. 

Quiconque  a  lu  Y  Auberge  rouge  a  déjà  compris  cette 
page  de  M.  Tarde  :  ((  Sa  propre  chute  le  surprend,  dit 
ce  philosophe  en  parlant  du  criminel  qui  vient  d'agir.  11 
s'étonne  d'avoir  échappé,  enfin,  à  son  obsession  déli- 
rante ;  il  s'étonne  d'avoir  si  facilement  franchi  tout  ce 
qui  lui  paraissait  naguère  presque  insurmontable,  hon- 
neur, droit,  pitié,  morale...  Dans  sa  surprise,  il  va 
quelque  chose  de  ce  que  ressent  l'adolescent  qui,  pour 
la  première  fois,  a  mordu  aux  joies  illicites,  ou  l'éco- 
lier qui  vient  de  composer  ses  premiers  bons  vers.  Il 
s'enorgueillit  de  son  isolement,  il  se  dit  qu'il  est  devenu 
un  nouvel  homme.  Un  abîme  s'est  creusé,  une  faille 
soudaine...  entre  ses  compatriotes  et  lui.  Son  orgueil 
s'entle  comme  celui  de  l'amant  après  la  conquête,  du 
général  après  la  victoire...  Le  dessèchement  dû  cœur, 
l'insensibilité  à  l'égard  de  celte  foule  dont  on  se  sépare 
suivent  de  là. . .  il  ne  sympathise  plus  qu'avec  ses  plus 

(i)  Ursule  Mirouët. 

19 


320  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

proches  parents  et  ses  confrères  en  délit...  Il  rêve... 
Quiconque  a,  dans  sa  mémoire,  un  souvenir  extrême- 
ment saillant,  qu'il  sait  ne  pas  exister  dans  la  mémoire 
de  ses  concitoyens,  nourrit  en  lui  la  foi  grandissante 
en  son  étrangeté,  bientôt  en  sa  supériorité...  Plus  le 
battant  de  la  cloche  a  frappé  fort,  plus  les  vibrations 
de  la  cloche  se  prolongent  ;  une  sensation  vibre,  se 
répète  d'autant  plus  au  for  intérieur,  qu'elle  a  été  plus 
frappante.  Par  mille  signes,  cette  préoccupation  inces- 
sante se  trahit  :  par  des  dessins  tels  que  celui  où  Trop- 
pmann  a  figuré  l'un  de  ses  crimes,  par  le  tatouage 
souvent,  par  des  paroles  compromettantes...,  par  le 
silence  aussi,  par  le  sommeil  même  et  les  songes.  » 


* 


Cette  obsession  est-elle  l'indice  de  la  folie  ?  L'école 
de  Lombroso  ne  manquerait  pas  de  le  proclamer.  Si 
M.  Enrico  Ferri  avait  compris  la  Comédie  humaine  dans 
son  étude  sur  les  Criminels  dans  l'art  et  la  littérature, 
nul  doute  qu'il  n'eût  triomphé  du  récit  de  VAubcrge 
rouge  plus  bruyamment  encore  que  de  Crime  et  Châti- 
ment de  Dostoïevsky.  Raskolnikoff  est  plus  exactement 
dépeint  ;  la  psychologie  de  l'écrivain  russe  s'empare 
des  procédés  de  la  physiologie  :  les  pensées  du  crimi- 
nel se  trouvent  exactement  dégagées,  mises  à  nu, 
comme  s'il  s'agissait  des  nerfs,  des  fibres  ou  du  proto- 
plasme ;  on  pourrait  noter  chaque  pulsation  du  cer- 
veau.   La  joie  qu'une  telle  méthode  peut  causer  à  un 


LES    CUIMI.NELS  827 

anthropologue  positif  se  conçoit  aisément.  Mais  l'en- 
traînement progressif  de  létudiant  moscovite,  le  ver- 
tige graduel  dont  il  est  saisi,  impliquent,  par  leur 
longueur  même,  la  délibération,  la  défaillance  consen- 
tie, —  et  cela  seul  écarte  l'irresponsabilité.  L'acte  est  si 
court  chez  Prosper  Magna u  qu'il  se  confond  presque 
avec  l'impulsion  ;  il  en  diffère  cependant.  Si  les  batte- 
ments de  son  cœur  retentissent  dans  sa  poitrine  comme 
dans  un  résonnaleur,  c'est  que  sa  conscience  elle- 
même  vibre  et  devient  sonore.  La  folie  reste  froide. 

Magnan  est  semblable  aux  jeunes  gens  de  son  âge  ; 
il  éprouve  des  émotions  sympatinques  et  esthétiques, 
pense  avec  piété  à  sa  mère.  L'insensé  se  trouve  brus- 
quement et  complètement  isolé  par  sa  nature  même. 

Si  le  malfaiteur  rompt  par  son  forfait  avec  les  hon- 
nêtes gens,  il  se  crée  ailleurs  des  attaches  ;  il  se  lie 
avec  les  êtres  d'une  perversion  égale  à  la  sienne  ;  il 
adopte  avec  eux  un  langage  commun,  un  honneur 
particulier  ;  il  parlage  leur  haine,  se  fait  lentement  une 
constitution  nouvelle  appropriée  au  mal;  il  change  de 
milieu,  mais  demeure  un  ôlre  social.  Le  fou  vit  ordi- 
nairement seul. 

Hors  certains  cas  très  rares,  le  crime  n'apparaît  pas 
d'abord,  comme  la  folie,  avec  un  caractère  dodieuse 
perfection.  Le  scélérat  commence  par  ces  mauvaises 
actions  que  la  légalité  tolère  ou  ([ue  cache  le  silence  des 
familles  ;  de  petits  délits  préeèilent  de  plus  graves  ;  les 
grands  attentats  viennent  ensuite.  Encore  le  malfaiteur 
ne  s'avance-t-il  pas  sans  hésitation  dans  cette  voie  né- 
faste. L'auda,ce  et  l'appétit  le  poussent-ils,   la  crainte 


328     BALZAC  JURISCONSULTE  ET  CRIMINALISTE 

et  la  conscience  le  retiennent.  Ce  sont  les  hardiesses, 
les  retours  apeurés  de  la  souris  du  fabuliste. 

Quelle  que  soit  l'étonnante  souplesse  de  l'homme 
civilisé,  il  procède  graduellement.  Voudrait-il, —  renon- 
çant tout  à  coup  aux  sentiments  qu'il  a  acquis,  —  violer 
les  domiciles,  s'emparer  brutalement  du  bien  d'autrui, 
frapper,  assassiner,  une  révolte  brusque  de  son  être 
risquerait  de  le  rejeter  dans  le  suicide  ou  la  folie.  Le 
coup  de  cloche  retentirait  trop  fort  dans  cette  conscience 
d'un  cristal  encore  très  pur  ;  les  vibrations  interrom- 
praient trop  vite  le  cours  des  idées,  arrêteraient  brus- 
quement le  flux  des  sentiments,  des  sympathies,  des 
instincts  :  on  ne  passe  pas  tout  à  coup  de  l'honnêteté  au 
crime  ;  ici  comme  partout  la  nature  procède  par  évolu- 
tion, non  par  révolution. 

Le  criminel  d'occasion,  déterminé  par  les  circons- 
tances ou  la  violence  d'une  passion  tyrannique,  s'affole, 
son  acte  accompli  ou  se  fait  justice.  Cette  observation 
n'a  pas  échappé  à  Balzac.  Victor  Taillefer  est  troublé 
jusqu'en  son  organisme,  par  le  souvenir  de  son  assas- 
sinat ;  Minoret-Levrault  ne  parvient  pas  à  secouer 
l'obsession  cruelle  (i).  Si  M'"'' Graslin  ne  perd  pas  la 
raison,  la  plus  fervente  des  piétés  n'arrive  pas  cepen- 
dant à  calmer  ses  angoisses  (2). 

Le  crime  est  le  poison  de  l'àme;  mais  l'âme  s'y  habi- 
tue, peu  à  peu,  comme  notre  sang  aux  toxiques,  nos 
poumons  aux  gaz  délétères. 


(1)  Ursule  Mirouct. 

(2)  Le  Curé  de  village 


LES    CRIMINELS  829 


La  formation  dn  criminel  d'habitude 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine  a  montré  certains 
de  ses  personnages  s'adaptant  graduellement  au  crime. 
Diard  (  i)  et  Philippe  Bridau  (2)  sont  du  nombre. 

Balzac  les  a  doués  d'une  constitution  physique  spé- 
ciale, et  cela  pourrait  ravir  d'aise  l'école  d'anthropologie 
criminelle  positive.  La  nature  de  Diard,  à  demi-féminine 
est  fiévreuse  ;  les  fanjaronnades,  Y  inquiétude  de  Phi- 
lippe enfant,  plus  tard  ses  accès  de  chauvinisme  vite 
tombés,  nous  révèlent  la  même  prédisposition.  Tous 
deux  semblent  voués  d'avance  au  mal  innommé  dont 
parle  M.  Tarde. 

Voici  maintenant  pour  réjouir  les  déterministes 
plus  particulièrement  disposés  à  exagérer  l'influence 
des  milieux.  Soldats  dans  les  armées  napoléoniennes, 
ils  parcourent  les  champs  de  bataille  de  l'Europe.  La 
guerre,  avec  ses  brutalités  et  ses  pillages,  les  démora- 
lise bientôt,  leur  enseigne  le  plus  déplorable  dos  cultes, 
celui  de  la  force. 

Diard  s'enrichit  au  sac  des  villes,  s'approprie  à  bon 
compte  les  objets  de  valeur,  sa  fièvre  cherche  enfin  un 
aliment  dans  le  jeu.  Lié  avec  le  manjuis  de  Montefiore,  un 


(i)  Ja'S  Marana. 
(2)  La  Ihibouilli'iint' 


33o  BALZAC   JURISCO^SULTE    ET    CRIMINALISTE 

gredin  de  son  espèce,  il  épouse,  par  cupidité,  une  belle 
et  riche  espagnole  séduite  par  son  ami.  Son  ambition 
est  ainsi  satisfaite  au  prix  de  son  honneur.  Mais  la  for- 
tune ne  le  sauve  pas.  La  société  qu'il  voudrait  fréquenter 
le  repousse.  De  dépit,  il  attire  chez  lui  ses  anciens 
camarades,  épaves  lamentables  et  souillées  de  la  Grande 
Armée  en  déroute.  11  se  dégrade  à  leur  contact,  s'aper- 
çoit, un  peu  tard,  qu'il  est  leur  dupe.  ïrouvera-t-il 
dans  l'amour  de  sa  femme  un  baume  pour  guérir  les 
plaies  secrètes  de  son  âme  ?  Un  regard  échappé  à  sa 
compagne  lui  apprend  la  préférence  longtemps  dissi- 
mulée pour  l'enfant  conçu  dans  le  plaisir,  le  fils 
de  Vautre.  Le  sort  en  est  jeté  ;  il  retourne  au  jeu  et 
perd.  Afin  de  réparer  les  injustices  de  la  chance, 
il  se  lance  dans  les  affaires  équivoques  où  l'on  gagne  à 
coup  sûr.  11  pratique  le  vol  décent  ;  termine  en  un  ins- 
tant les  liquidations  éternelles,  accapare  et  revend  les 
sucres,  trafique  des  places,  achète  les  suffrages  des 
parlementaires.  Malgré  ces  coupables  efforts,  ses  res- 
sources s'épuisent.  Un  seul  expédient  reste  à  Diard  : 
piper  les  dés  ou  biseauter  les  cartes. 

Une  saison  aux  Pyrénées  refait  presque  sa  fortune.  Il 
rencontre  Monteliore,  joue  avec  lui;  le  succès  l'aban- 
donne. Les  deux  amis  vont  à  Bordeaux  ;  nouvelle  par- 
tie, nouveau  et  définitif  désastre.  Les  rues  sont  désertes 
et  mal  éclairées.  Diard  ne  voit  plus  son  salut  que  dans 
^'assassinat.  11  s'y  décide  sans  hésiter.  Sa  résolution 
prise,  il  conduit  sa  victime  au  lieu  qu'il  juge  propice  : 
((  En  arrivant  à  cet  endroit,  il  eut  l'audace  de  prier 
militairement  Montefiore  d'aller  en  avant.   Monteliore 


LES  CHiMiM:r,s  33 1 

comprit  Diard  et  voulut  lui  tenir  compagnie.  Alors, 
aussitôt  qu'ils  eurent  tous  deux  mis  le  pied  dans  cette 
avenue,  Diard,  avec  une  agilité  de  tigre,  renversa  le 
marquis  par  un  croc-en-jambe  donné  à  l'articulation 
intérieure  des  genoux,  lui  mit  hardiment  le  pied  sur 
la  gorge  et  lui  enfonça  le  couteau  à  plusieurs  repri- 
ses dans  le  cœur  où  la  lame  se  cassa.  Puis,  il  fouilla 
Montefiore,  lui  prit  portefeuille,  argent,  tout.  Quoique 
Diard  y  allât  avec  une  rage  lucide,  avec  une  prestesse  de 
filou  ;  quoiqu'il  eût  très  habilement  surpris  l'Italien, 
Montefiore  avait  eu  le  temps  de  crier.  »  Des  gens  accou- 
rent. «  Leurs  pas  retentirent  dans  la  cervelle  de  Diard  ; 
mais,  ne  perdant  pas  encore  la  tête,  lassassin  quitta 
l'avenue  et  sortit  dans  la  rue,  en  marchant  très  douce- 
ment, comme  un  curieux  qui  aurait  reconnu  l'inutilité 
des  secoiH's.  » 

Cependant  derrière  lui  s'élève  le  cri  :  C'est  lui  !  C'est 
lui! 

((  Aussitôt  que  cette  clameur  eut  retenti,  Diard  se  sen- 
tant de  l'avance,  trouva  l'énergie  du  lion  et  les  bonds  du 
cerf  ;  il  se  mit  à  courir  ou  mieux  à  voler.  A  l'autre  bout 
de  la  rue,  il  vit  ou  crut  voir  une  masse  de  monde,  et  alors 
il  se  jeta  dans  une  rue  transversale  ;  mais  déjà  toutes  les 
croisées  s'ouvraient,  et  à  chaque  croisée  surgissaient 
des  figures,  à  chaque  porte  partaient  et  des  cris  et  des 
lueurs.  Et  Diard  de  se  sauver,  allant  devant  lui,  courant 
au  milieu  des  lumières  et  du  tumulte  ;  mais  ses  jambes 
étaient  si  activement  agiles,  qu'il  devançait  le  tunuille, 
sans  néanmoins  pouvoir  se  soustraire  aux  yeux  (jui 
embrassaient  encore  plus  rapidement  l'étendue  ([u'il 


332  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMLNA LISTE 

ne  l'envahissait  par  sa  course.  Habitants,  soldats,  gen- 
darmes, tout  dans  le  quartier  fut  sur  pied  en  un  clin 
d'oeil.  Des  officieux  éveillèrent  les  commissaires,  d'au- 
tres gardèrent  le  corps.  La  rumeur  allait  en  s'en  volant, 
et  vers  le  fugitif  qui  l'entraînait  avec  lui  comme  une 
flamme  d'incendie,  et  vers  le  centre  de  la  ville  où 
étaient  les  magistrats.  Diard  avait  toutes  les  sensations 
d'un  rêve  à  entendre  ainsi  une  ville  entière  hurlant, 
courant,  frissonnant.  Cependant  il  conservait  encore 
ses  idées  et  sa  présence  d'esprit,  il  s'essuyait  les  mains 
le  long  des  murs.  Enfin,  il  atteignit  le  mur  du  jardin 
de  sa  maison.  Croyant  avoir  dépisté  les  poursuites,  il  se 
trouvait  dans  un  endroit  parfaitement  silencieux  où 
néanmoins  parvenait  encore  le  lointain  murmure  de  la 
ville,  semblable  au  mugissement  de  la  mer.  11  puisa  de 
l'eau  dans  un  ruisseau  et  la  but.  Voyant  un  tas  de  pavés 
de  rebut,  il  y  cacha  son  trésor  en  obéissant  à  une  de  ces 
vagues  pensées  qui  arrivent  aux  criminels,  au  moment 
où,  n'ayant  plus  la  faculté  de  juger  de  l'ensemble  de 
leurs  actions,  ils  sont  pressés  d'établir  leur  innocence 
sur  quelque  manque  de  preuves.  Cela  fait,  il  tacha  de 
prendre  une  contenance  placide,  essaya  de  sourire,  et 
frappa  doucement  à  la  porte  de  sa  maison,  en  espérant 
n'avoir  été  vu  de  personne.  Il  leva  les  yeux  et  aperçut  à 
travers  les  persiennes  la  lumière  des  bougies  qui  éclai- 
raient la  chambre  de  sa  femme.  Alors  au  milieu  de  son 
trouble,  les  images  de  la  douce  vie  de  Juana,  assise 
entre  ses  fils,  vinrent  lui  heurter  le  crâne  comme  s'il  y 
eut  reçu  un  coup  de  marteau.  La  femme  de  chambre 
ouvrit  la  porte  que  Diard  referma  vivement  d'un  coup 


LES    CniMINELS  ,S33 

de  pied...  En  gravissant  les  marcliesde  l'escalier,  il  put 
réfléchir  à  sa  position  et  la  résumer  en  deux  mots  : 
sortir  et  gagner  le  port.  Ces  idées,  il  ne  les  pensa  pas, 
il  les  trouvait  écrites  en  lettres  de  feu  dans  l'ombre.  » 

Diard  aboutit  au  crime  lentement,  il  fait,  peu  à  peu, 
de  sa  conscience  une  table  rase  ;  les  mauvaises  pensées 
s'implantent  et  se  développent  librement  dans  son 
cœur.  Cette  préparation  ne  le  préserve  pas  de  la  crise  ; 
nous  le  voyons  fiévreux  et  haletant.  Mais  son  tempéra- 
ment ainsi  adapté  résiste  victorieusement  à  la  poussée 
morbide.  Si  Juana  ne  l'abattait  à  ses  pieds  d'un  coup 
de  pistolet,  il  retrouverait  bientôt  sa  personnalité  et  sa 
raison. 

Il  avoue  à  sa  compagne  l'attentat  qu'il  vient  de  com- 
mettre. 

((  Tué!  s'écria-t  elle.  Et  comment? 

—  Mais,  comme  on  lue... 

—  Allons,  dit  Juana,  vous  l'avez  volé. 

—  Qu'est  ce  que  cela  vous  fait  ?  » 

A  coup  sûr,  ce  meurtrier  se  familiariserait  avec  le 
souvenir  de  son  acte  détestable  ;  il  n'aurait  pas  à  redou- 
ter la  poursuite  des  Euménides,  —  car  il  a  appris  à 
tenu'  faire  face. 


Philippe  Bridau  (i)  n'a  pas  moins  de  méfaits  à  se 
reprocher,  et  comme  il   s'est   progressivement  accou- 

(i)  Un  Ménage  de  garçon. 

19. 


334  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIXA  LISTE 

tumé  au  mal,  comme  il  a  eu  soin  de  se  mettre  en  règle 
avec  la  justice,  —  seule  chose  qu'il  craigne,  —  il  meurt 
sans  le  moindre  trouble. 

Philippe  est  le  fils  aîné  d'une  mère  trop  faible.  Le  joli 
bambin  a  l'air  tapageur.  On  s'écrie  sur  son  passage  : 
((  Voilà  un  petit  gaillard  qui  n'aura  pas  froid  aux  veux  ». 
L'enfant  recueille  avidement  la  flatterie.  Sa  vivacité  de 
surface  cache  une  réelle  paresse  d'esprit.  11  bat  ses 
camarades,  mais  bâille  en  classe.  Sa  mère,  veuve  de 
bonne  heure,  l'adore  :  tout  naturellement,  elle  le  démo- 
ralise par  des  gâteries  incessantes.  Au  lieu  de  mortifier 
son  amour-propre,  la  pauvre  femme  s'applique  à  lui 
donner  les  plus  beaux  habits  du  collège.  Un  frère  est,  à 
l'ordinaire,  un  éducateur  fourni  par  la  nature  ;  il  faut 
apprendre  à  lui  céder.  Philippe  en  a  un,  mais  il  se  sent 
préféré  et  commande.  Le  lycée  lui  déplaît  ;  les  unifor- 
mes et  les  épaulettes  le  séduisent:  il  écrit  hardiment  à 
Napoléon  qui  le  met  d'office  à  St-Gyr.  Il  en  sort  lieute- 
nant. 

A  peine  sait-il  se  tenir  à  cheval,  que  Philippe  entre  en 
campagne.  A  dix-neuf  ans,  il  est  capitaine  et  décoré. 
Les  Gent-Jours  le  font  lieutenant-colonel  et  officier  de  la 
légion  d'honneur.  «  Grossier,  tapageur  et  en  réalité  sans 
autre  mérite  que  celui  de  la  vulgaire  bravoure  »,  sous 
la  Restauration,  l'infortune  et  l'inaction  le  trouvent 
sans  force  d'âme.  11  joue  au  billard  dans  les  cafés 
suspects  et  s'habitue  aux  petits  verres. 

Par  gloriole,  il  prend  part  à  la  fondation  du  champ 
d'Asile  ;  la  misère  et  les  souffrances  physiques  qu'il  y 
endure  le  dépravent  ;  le  spectacle  de  l'individualisme 


LES    CUlMINEf^S  335 

brutal    des     Etats-Unis    achève    de    le    démoraliser. 

Revenu  à  Paris,  il  reprend  vite  ses  habitudes  de  caba- 
ret ;  le  jeu  s'ajoute  h  la  boisson,  les  femmes  au  jeu.  Un 
journal  lui  confie  sa  caisse,  il  y  puise  afin  de  satisfaire 
sa  passion  pour  la  danseuse  Mariette.  La  ligne  de  l'hon- 
nête est  désormais  franchie.  Découvert,  il  avoue  sa  faute 
à  son  frère  Joseph,  et.  pour  attendrir  les  siens,  et  les  dé- 
terminer à  désintéresser  le  plaignant,  parle  sans  convic- 
tion de  se  tuer.  Les  pauvres  gens  tremblent  de  le  voir 
réaliser  l'horrible  menace.  Quand  le  misérable  arrive,  ils 
lui  sautent  au  cou,  l'embrassent  et  le  «portent  »  avec 
joie  au  coin  du  feu.  «  Tiens,  pense-t-il,  l'annonce  a 
fait  son  effet.  » 

((  Lorsque  les  hommes  doués  du  courage  physique, 
observe  justement  Balzac,  mais  lâches  et  ignobles  au 
moral,  comme  l'était  Philippe,  ont  vu  la  nature  des 
choses  reprenant  son  cours  autour  d'eux  après  une 
catastrophe  où  leur  moralité  s'est  à  peu  près  perdue, 
cette  complaisance  de  la  famille  ou  des  amitiés  est  pour 
eux  une  prime  d'encouragement.  Ils  comptent  sur  l'im- 
punité :  leur  esprit  faussé,  leurs  passions  satisfaites,  les 
portent  à  étudier  comment  ils  ont  réussi  à  tourner  les  lois 
sociales,  et  ils  deviennent  alors  horriblement  adroits,  n 
La  brute  égoïste  et  grossière  va  devenir  un  véritable 
monstre.  Dépouiller  sa  mère  et  son  frère  est  désormais 
peccadille  pour  lui.  La  moindre  observation  le  trouve 
révolté.  ((  Demander,  dit-il,  c'est  bien  humiHant  ».  Il 
s'en  dispense  et  vole  cyniquement  les  siens.  Une  amie 
de  sa  mère,  veuve  comme  elle,  et  comme  elle  pauvre, 
habite  dans  la  même  maison,  il  découvre  la  cachette  de 


336  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMLNALISTE 

la  malheureuse  et  s'empare  de  son  argent.  On  le  chasse  : 
«Ah!  vous  jouez  ici  le  mélodrame  du  Fils  banni? 
Tiens  !  Tiens  !  A  oilà  comment  vous  prenez  les  choses  ? 
Eh  bien,  vous  êtes  tous  de  jolis  cocos.  Qu'ai-je  donc 
fait  de  mal  ?  J'ai  pratiqué  sur  les  matelas  de  la  vieille 
un  petit  nettoyage.  L'argent  ne  se  met  pas  dans  la  laine 
que  diable.  » 

On  lui  apprend  que  sa  victime,  une  obstinée  joueuse 
de  loterie,  meurt  de  n'avoir  pu,  par  suite  du  vol,  placer 
une  dernière  fois  sa  mise  sur  la  combinaison  longtemps 
poursuivie  et  qui  vient  enfin  d'aboutir.  Cette  circons- 
tance ne  l'émeut  pas.  <(  Si  elle  crève  d'un  terne  rentré,  ce 
n'est  donc  pas  moi  qui  la  tue  ».  Ce  soudard  n'a  même 
plus  d'entrailles. 

Les  scélérats  eux-mêmes  ont  souvent  l'horreur  ins- 
tinctive de  la  trahison.  Dans  l'impossibilité  de  voler 
désormais  les  siens,  trop  avisé  pour  se  risquer  ailleurs, 
Philippe  dénonce  ses  amis  et  vend  au  gouvernement 
une  conspiration. 

Un  vieil  oncle  d'issoudun,  avare  et  fort  riche,  vit  avec 
une  enfant  perverse  ramassée  dans  un  fossé  du  Berry. 
Joseph  et  sa  mère  essayent  de  tirer  l'héritage  des  mains 
de  la  belle  :  leurs  scrupules  excessifs  les  empêchent  de 
réussir.  Desroches  conseille  d'y  envoyer  Philippe.  Le 
soldat  pénètre  aussitôt  dans  la  place.  11  donne  vite  du 
courage  à  une  passion  sénilc  et  tremblante.  «  Je  vous 
ferai  marcher  cette  jolie  fille  au  doigt  et  à  l'œil,  dit-il. 
Oui,  Flore  vous  aimera,  tonnerre  de  Dieu  !  ou  si  vous 
n'êtes  pas  content  d'elle,  je  la  cravacherai...  Les  femmes 
sont  des  enfants  méchants,  c'est  des  bêtes  inférieures  à 


LES    CRIMINELS  337 

l'homme,  et  il  faut  s'en  faire  craindre,  car  la  pire  condi- 
tion pour  nous  est  d'être  gouvernés  par  ces  brutes-là  ». 

Dans  la  maison  de  l'oncle  Rouget,  Flore  a  installé  un 
amant,  Philippe  le  déloge  et  le  tue  en  duel. 

Achever  son  oncle  par  l'amour  ;  épouser  la  maîtresse 
du  vieillard  pour  s'assurer  la  fortune  entière  au  détri- 
ment de  sa  famille  ;  une  fois  marié,  dépraver  cette  fille 
des  champs,  l'user  rapidement  en  favorisant  secrète- 
ment ses  penchants  à  la  débauche  :  tel  est  son  plan  et  il 
l'exécute. 

Lui.  qui  trouvait  humiliant  de  demander,  n'admet 
même  pas  qu'on  le  supplie  :  il  tue  sa  mère  par  un  refus 
d'argent.  Le  voici  riche  et  le  voici  comte,  au  moins  se 
connaît-il.  a  Mon  fils  souhaitera  ma  mort,  je  m'y  at- 
tends bien  ou  il  ne  sera  pas  mon  fils.  ))  On  ne  pousse 
pas  le  cynisme  plus  loin. 

Le  crime,  c'est,  en  somme,  l'égoïsme  exclusif,  brutal 
et  improbe,  acceptant  les  avantages  sociaux  et  rejetant 
ouvertement  ou  secrètement  ses  charges.  La  vie  de 
Philippe  offre  ce  spectacle.  Egoisme  déjà  cette  vivacité 
d'enfant  qui  demande  à  jouer  sans  contrainte  ;  égoïsme 
encore  la  vanité  qu'excuse  une  mère  trop  faible  ; 
égoïsme  brutal,  la  pratique  de  la  guerre.  Le  récit  de  son 
existence  contient  un  enseignement  complet  du  mal. 
La  famille  est  indulgente,  on  s'attaque  d'abord  à  elle  ; 
on  la  peut  voler,  piller  impunément  :  les  victimes  y  sa- 
vent mourir  en  silence.  Est-il  quelque  part  un  vieil 
oncle,  on  le  rudoie  pour  se  faire  obéir  ;  on  abrège  ses 
jours  pour  en  hériter.  Faut-il  pour  faire  fortune  épou- 
ser  une  gourgandine,  on  se  marie  sans  hésiter.  Les 


338  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

vices  de  la  fille,  secrètement  flattés,  libéreront  tôt  de  son 
contact.  A-t-on  des  rivaux,  un  coup  d'épée  les  met  dans 
l'impossibilité  de  nuire.  A-t-on  des  amis,  c'est  pour 
recevoir  leurs  bienfaits,  les  payer  d'ingratitude  ou 
les  trahir.  Respectez  la  vie  et  la  fortune,  en  apparence, 
mais  ne  vous  embarrassez  pas  de  scrupules  :  le  tout  est 
de  n'avoir  rien  à  démêler  avec  la  police.  De  la  piété 
filiale,  de  l'amitié,  de  la  probité,  de  l'honneur,  perdez 
tour  à  tour  les  sentiments,  soyez  au  fond  du  cœur 
cynique,  brutal,  sans  contact  avec  vos  semblables,  vous 
ne  tarderez  pas  à  violer  les  lois,  à  devenir  criminel. 

Voulez-vous  au  contraire,  rester  honnête,  le  mieux 
est  d'observer  et  de  pratiquer  journellement  toutes  les 
règles  morales  et  légales  établies.  Voici  ce  que  le  doc- 
teur Benassis  dit  au  braconnier  et  contrebandier  Butifer: 
((  Tes  travaux  excessifs  t'obligent  à  de  longs  repos,  à  la 
longue,  tu  contracterais  les  habitudes  d'une  vie  oisive 
qui  détruirait  en  toi  toute  idée  d'ordre,  qui  t'accoutu- 
merait à  abuser  de  ta  force,  à  te  faire  justice  toi-même.» 
Ces  sages  paroles  proclament,  on  le  voit,  la  nécessite 
d'une  conduite  adaptée  à  notre  fm.  L'honnêteté  ne  se 
trouve  effectivement  assurée  que  par  la  répétition  cons- 
tante d'actes  licites.  Aux  révoltes  intéressées  de  Philippe, 
on  ne  peut  opposer  une  acceptation  plus  humble  des 
conditions  de  l'état  social.  C'est  la  mécanique  de  la 
vertu.  —  Il  en  manque  le  principe  :  le  respect  de  la 
personne  et  de  la  dignité  humaines.  —  On  est  obligé  de 
reconnaître  que,  dans  le  système  du  Médecin  de  Campa- 
gne, celui  de  Balzac  au  fond,  les  honnêtes  gens  semblent 
appartenir,  suivant  la  forte  expression  de  Vautrin,  à  la 


LES    CRIMINELS  SSq 

confrérie  «  des  savates  du  bon  Dieu  ».  Il  n'est  pour- 
tant pas  de  conseil  pratique  plus  sûr. 


VI 
La  Contagion  du  Crime 

Qui  ne  connaît  aujourd'hui  ces  cartes  de  criminalité 
comparée  où  l'on  voit  les  environs  des  villes  teints  de 
couleurs  sombres,  tandis  que  les  pays  éloignés  de 
toute  agglomération  éclatent  de  blancheur,  symbole  de 
leur  innocence  ?  Si  vous  interrogez  M.  Tarde,  il  expli- 
quera ce  phénomène  par  les  lois  de  l'imitation  :  les 
grands  centres  sont  des  foyers  de  contagion.  Encore 
qu'il  ait  choisi  son  exemple  à  la  campagne,  Balzac 
montre  la  théorie  du  philosophe,  vivante,  en  pleine 
action. 

A  l'entrée  du  parc  des  Aiguës,  s'est  élevé  le  cabaret 
du  Grand  —  /  —  Vert,  école  du  vice,  du  délit  el  du 
crime  ;  son  ombre  s'étend  bientôt  sur  la  campagne 
voisine.  Tonsard,  son  propriétaire,  paresseux  et  sans 
moralité,  a  été  autrefois  l'amant  d'une  femme  de 
chambre  réduite  par  sa  laideur  à  rémunérer  l'amour. 
Grâce  à  elle,  il  a  obtenu  de  la  complaisance  de  ses 
maîtres  quelques  arpents  de  terre,  construit  et  meublé 
une  bicoque  aux  dépens  du  château  voisin.  Plus  tard, 
légalement  uni  à  une  jolie  fdle,  il  sait  fermer  les  yeux 
à  propos.  L'intendant  Gaubertin,  en  échange  de  sa 
complaisance  maritale,  laisse  la  famille  glaner  et 
halleboter  à  sa  guise. 


34o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

Les  filles  suivent  l'exemple  de  la  mère,  l'aubergiste 
s'en  réjouit  ;  il  vaut  mieux  aider  son  père,  proclame 
cyniquement  le  drôle,  que  «  laisser  moisir  sa  vertu  ». 

Ce  débit,  comme  un  aimant,  attire  les  pires  instincts. 
Braconniers  et  maraudeurs  y  viennent  de  tous  côtés.  On 
y  est  exactement  renseigné  sur  les  tournées  des  gardes  ; 
on  s'y  rencontre,  on  s'y  concerte.  Les  gourmands  y  font 
bonne  chère  ;  les  ivrognes  peuvent  y  dormir  en  sécurité 
sous  les  tables.  Aux  libidineux,  trois  femmes  attirantes 
et  d'humeur  facile  promettent  d'autres  voluptés.  Tout 
ce  qu'il  y  a  d'inoccupé,  de  malfaisant,  de  libertin 
ou  de  débauché  dans  la  plaine,  afflue  chez  les  époux 
Tonsard  et  en  sort  plus  dépravé.  Dans  ce  bouge,  la 
parole  contamine,  l'ivresse  dégrade,  l'amour  avilit. 

Bâtie  sur  un  talus  delà  route,  cette  maison  est  provo- 
cante comme  l'enseigne  d'un  mauvais  lieu,  comme  une 
rôdeuse  au  coin  des  rues.  Comment  résister  aux  appels 
gutturaux  de  l'homme,  aux  invites  à  double  entente  de 
la  femme,  aux  aguichements  des  filles  ?  Il  n'est  pas 
jusqu'au  républicain  Niseron  qui  ne  soit  parfois  con- 
traint d'en  franchir  la  porte  malgré  lui. 

Là,  s'organisent  les  envahissements  progressifs  du 
domaine  des  Aiguës;  là,  s'élabore  une  anarchie  prati- 
c[ue,  avec  le  vol  pour  unique  moyen  ;  là,  se  londent  dans 
la  casserole  delà  Tonsard  ou  se  liquéfient  dans  les  bou- 
teilles du  cabaretier,  les  ressources  mal  ou  trop  vite 
acquises.  Dans  ce  milieu,  on  se  déclasse,  on  se  désassi- 
miledes  autres  hommes;  aucun  principe  de  morale  ne 
résiste  à  cette  grossière  dépravation. 

Quatre  chenapans  y  concertent  un  assassinat,  l'exécu- 


LES    CRIMINELS  34  I 

tent  ensuite  et  trouvent  clans  les  hôtes  du  Grand  —  1  — 
Vert,  des  témoins  complaisants  pour  établir  un  alibi. 
Gest  de  là  que  rayonne  l'exemple  mauvais,  qui,  par  des 
lois  mystérieuses,  sera  fatalement  et  plusieurs  fois 
répété . 

La  part  faite  à  l'exagération  du  romancier  et  à  ses 
tendances  politiques,  rien  de  plus  juste  que  cette  pein- 
ture. Quiconque  a  exercé  des  fonctions  judiciaires  en 
province  trouvera  dans  son  souvenir  un  cabaret  d'où 
est  parti  une  nuit  le  coup  de  feu  qui  a  désolé  la  contrée, 
les  enseignements  et  les  actes  qui  peu  à  peu  ont  dépravé 
le  hameau,  la  commune,  le  canton,  multiplié  les  procès- 
verbaux  de  simple  police,  alimenté  le  tribunal  correc- 
tionnel, parfois  même  les  assises. 


VII 

Le  Oriminel  d'occasion 

Sans  s'apercevoir  qu'ils  donnent  seulement  un  nom  à 
une  observation  fort  ancienne,  les  sociologues  contem- 
porains triomphent  de  la  distinction  qu'ils  établissent 
entre  le  criminel  d'occasion  et  le  criminel  d'habitude, 
distinction  u  inaperçue  des  classiques  »,  assurent- 
ils  (i).  Cette  innocente  vanité,  qui  a  poussé  M.  Tarde 
à  décerner  à  son  époque  un  brevet  de  découverte, 
Uii   a  fait  commettre   une  erreur.  Une  heureuse  for- 


(i)  Archives  d'anthropologie  criminelle.  Art.  do  M.  Taude,  année 

1887,  p.  3/,. 


342  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIINIINALISTE 

mule  donne  sans  doute  du  jour  à  une  idée,  —  et  cela 
se  trouve  vrai  dans  la  circonstance,  —  mais  elle  ne  la 
crée  pas.  Malgré  la  solidarité  d'amour-propre  qui  unit 
les  hommes  d'une  même  génération,  il  faut  rendre  jus- 
tice à  ceux  qui  nous  ont  devancés.  Les  circonstances 
atténuantes  et  l'aggravation  des  peines  en  cas  de  réci- 
dive, admises  depuis  longtemps  par  le  législateur, 
supposent  nécessairement  une  classification  de  ce  genre, 
seulement  reprise  et  précisée  par  nous. 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine  a  donné,  de  son 
côté,  bien  avant  les  nouvelles  écoles  de  criminologie, 
un  portrait  du  malfaiteur  d'occasion  que  ne  désavoue- 
rait pas  le  plus  exigeant  des  anthropologues. 

Minoret-Levrault  (i),  faible  de  caractère  et  d'ailleurs 
sans  grande  perversité  morale,  ne  va  pas  de  propos  dé- 
libéré au  mal,  il  y  est  poussé  par  les  circonstances.  C'est 
un  être  passif  plutôt  qu'entreprenant,  bien  proche  de  la 
brute.  ((  De  chaque  côté  de  la  tête,  on  voyait  de  larges 
oreilles  presque  cicatrisées  sur  les  bords  par  les  érosions 
d'un  sang  trop  abondant  qui  semble  près  de  jaillir  au 
moindre  effort.  Les  yeux  gris,  agiles,  enfoncés,  cachés 
sous  deux  buissons  noirs,  ressemblaient  au  yeux  des 
Kalmouks  venus  en  i8i5;  s'ils  brillaient  par  moments, 
ce  ne  pouvait  être  que  sous  l'effort  d'une  pensée  cupide. 
Le  nez,  déprimé  depuis  sa  racine,  se  relevait  brusque- 
ment en  pied  de  marmite.  Des  lèvres  épaisses  en  har- 
monie avec  un  double  menton  presque  repoussant..., 
im  cou  plissé  par  la   graisse,  quoique  très  court  ;  de 

(i)  Ursule  Mirouët. 


LES    CRIMINELS  343 

fortes  joues  complétaient  les  caractères  de  la  puissance 
stupide  que  les  sculpteurs  impriment  à  leurs  cariatides.  » 
L'esprit  est  étouffé  par  cette  surabondance  de  chair 
lourde.  La  vie  morale  de  cet  être  grossier  tient  en  quel- 
ques lignes.  ((  Minoret-Levrault  ne  s'était  jamais  mêlé 
de  politique  ;  quant  à  ses  opinions  religieuses,  il  n'avait 
jamais  mis  les  pieds  à  l'église  que  pour  se  marier  ; 
quant  à  ses  principes  dans  la  vie  privée,  ils  existaient 
dans  le  Gode  civil  :  tout  ce  que  la  loi  ne  dcfendaii  pas  ou 
ne  pouvait  atteindre,  il  le  croyait  faisable.  » 

Dépouiller  une  nièce  naturelle  de  l'héritage  de  son 
oncle,  recueillir  lui-même  une  part  de  ce  patrimoine, 
en  sa  qualité  de  successible,  est  le  désir  secret  de  Mino- 
ret-Levrault. Le  hasard  lui  offre  davantage. 

Pour  éviter  tout  procès,  le  docteur  Minoret,  au  lieu 
d'instituer  Ursule  sa  légataire,  se  propose  de  remettre, 
avant  son  décès,  à  la  jeune  fille,  trois  inscriptions  de 
rente  au  porteur  de  12.000  francs  chacune.  Il  les  a 
cachées  dans  un  volume  de  sa  bibliothèque.  Le  mourant 
indique  à  sa  pupille  comment  elle  devra  s'emparer  de 
cette  fortune.  Minoret-Levrault  surprend  le  secret. 
L'occasion  s'offre  à  lui  de  dépouiller  à  la  fois  Ursule  et 
ses  cohéritiers.  Certes  !  cela  est  bien  défendu  par  le 
Gode,  mais  il  succombe  à  la  tentation.  La  crise  morbide 
ordinaire  est  violente  dans  ce  corps  épais.  «  En  dépit  de 
sa  nature  brutale,  ce  colosse  crut  entendre  un  carillon 
à  chacune  de  ses  oreilles  ;  le  sang  lui  sifflait  aux  temi)es 
en  accomplissant  ce  vol.  Malgré  la  rigueur  de  la  saison, 
il  eut  sa  chemise  mouillée  dans  le  dos.  Enfin,  ses  jam- 
bes flageolaient  au  point  qu'il  tomba  dans  un  fauteuil 


344  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

du  salon,  comme  s'il  eût  reçu  quelque  coup  de  massue 
à  la  tête  ». 

L'acte  accompli,  rébranlement  demeure  au  point  de 
troubrer  à  jamais  son  repos.  La  vue  de  sa  victime  lui 
devient  d'abord  insupportable  et  son  désir  de  l'éloigner 
prend  le  caractère  de  la  passion  et  de  la  haine.  «  Peut- 
être  ne  se  croyait-il  pas  le  légitime  possesseur  de  trente- 
six  mille  livres  de  rente,  tant  que  celle  à  qui  elles  appar- 
tenaient serait  à  deux  pas  de  lui.  Peut-être  croyait-il  à 
un  hasard  qui  ferait  découvrir  son  vol,  tant  que  ceux 
qu'il  avait  dépouillés  seraient  là.  Peut-être,  chez  cette 
nature  en  quelque  sorte  primitive,  presque  grossière,  et 
qui  jusqu  alors  n'avait  rien  fait  que  de  légal,  la  pré- 
sence d'Ursule  éveillait-elle  des  remords.  Peut-être  ses 
remords  le  poignaient-ils  d'autant  plus,  qu'il  avait 
plus  de  biens  légitimement  acquis.  Il  attribua  sans 
doute  ces  mouvements  de  sa  conscience  à  la  seule  pré- 
sence d'Ursule,  en  imaginant  que  la  jeune  fille  disparue, 
ces  troubles  gênants  disparaîtraient  aussi.  Enfin,  peut- 
être  le  crime  a-t-il  sa  doctrine  de  perfection.  Un  com- 
mencement de  mal  veut  sa  fm,  une  première  blessure 
appelle  le  coup  qui  tue.  Peut-être  le  vol  conduit-il  fata- 
lement à  l'assassinat.  Minoret  avait  commis  la  spolia- 
tion sans  la  moindre  réflexion,  tant  les  faits  s'étaient 
succédé  rapidement,  la  réflexion  vint  après.  Or,  si  vous 
avez  bien  saisi  la  physionomie  et  l'encolure  de  cet 
homme,  vous  comprendrez  le  prodigieux  efl'^t  qu'y 
devait  produire  une  pensée  »  (i). 

(i)  Ursule  Mirouét. 


LES    CRIMllNELS  345 

L'idée  fixe  d'éloigner  Ursule  s'enfonce  en  cette  chair, 
comme  le  fer  pénètre  plus  avant  dans  la  peau  du  tau- 
reau furieux  à  chacun  de  ses  efforts  pour  s'en  défaire. 

Le  maître  de  poste  maigrit.  Une  sorte  d'affolement, 
un  vertige  continu,  le  livrent  au  féroce  Goupil;  il  se 
croit  deviné  par  le  curé  et  par  le  juge  de  paix,  commet 
à  chaque  instant  des  imprudences,  refoule  à  peine  son 
secret,  et,  incapable  de  se  contenir  plus  longtemps, 
cédant  au  besoin  d'expansion  qui  oppresse  à  l'ordinaire 
les  criminels,  avoue  tout  à  sa  femme.  Cette  agitation 
tient  plutôt  de  l'angoisse  que  du  remords  ;  mais  le  re- 
pentir le  plus  sincère  vient  ensuite.  Voici  comment  Bon- 
grand  s'exprime  à  ce  sujet  :  «  Obligé  de  plaider  en  Cour 
d'assises,  j'ai  naturellement  étudié  bien  des  remords; 
mais  je  n'ai  rien  vu  de  pareil  à  celui-ci  !  Qui  donc  a  pu 
donner  cette  placidité,  cette  pâleur  à  des  joues  dont  la 
peau  tendue  comme  celle  d'un  tambour,  crevait  de  la 
bonne  grosse  santé  des  Tgens  sans  soucis?  Qui  a  cerné 
de  noir  ces  yeux  et  amorti  leur  vivacité  campagnarde  ? 
Avez-vous  jamais  cru  qu'il  y  aurait  des  plis  sur  ce  front, 
et  que  ce  colosse  pourrait  jamais  être  agité  dans  sa  cer- 
velle? 11  sent  enfin  son  cœur!  Je  me  connais  en  remords 
comme  vous  vous  connaissez  en  repentir,  mon  cher 
curé  :  ceux  que  j'ai  jusqu'à  présent  observés,  atten- 
daient leur  peine  ou  allaient  la  subir  pour  s'acquitter 
avec  le  monde,  ils  étaient  résignés  ou  respiraient  la 
vengeance  ;  mais  voici  le  remords  sans  l'expiation,  le 
remords  tout  pur,  avide  de  sa  proie  et  la  déchirant.  » 
Cette  épaisse  nature  ne  peut  s'accoutumer  au  crime, 
qui  fait  en  elle  les  ravages  du  poison. 


346  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMIXALISTE 

Le  respect  de  la  légalité  mué  en  habitude,  incarné  en 
instinct,  est  partout  l'unique  principe  de  la  conduite  de 
Minoret-Levrault .  Balzac  a  montré  ailleurs  un  superbe 
dédain  pour  cette  moralité  issue  des  Codes.  Elle  aboutit 
ici  à  la  forme  la  plus  saisissante  du  remords.  Ce  récit 
donne  aux  théories  ordinaires  du  romancier  si  dur  contre 
l'observance  littérale  des  textes  et  le  pharisaïsme  juri- 
dique, un  démenti  éclatant,  car  il  leur  fait  créer  une 
conscience. 

N'allez  pas  prétendre  que  c'est  là  une  concession  de 
l'écrivain  à  la  sensibilité  du  lecteur.  Son  émotion  est 
vraie,  au  point  de  lui  inspirer  cette  comparaison 
mélancolique  et  mesurée  dont  on  ne  trouve  que  de 
rares  exemples  dans  son  œuvre  :  u  Si  vous  avez  remar- 
qué sur  le  bord  du  chemin,  dans  les  pays  où  l'on  étête 
le  chêne,  quelque  vieil  arbre  blanchi  et  comme  fou- 
droyé, poussant  encore  des  jets,  les  flancs  ouverts  et  im- 
plorant la  hache,  vous  aurez  une  idée  du  vieux  maître 
de  poste » 

Le  talent  a  sans  doute  sa  logique  que  l'abstraction  ne 
connaît  pas.  Balzac  a  beau  répandre  dans  ses  écrits  des 
pensées  générales  souvent  hasardeuses,  ses  personnages 
vivent  mus  par  des  lois  que  l'auteur  trouve  instinctive- 
ment pour  les  sentir  en  lui  ;  il  ne  s'afflige,  ni  ne  se  trou- 
ble si  elles  bouleversent  ses  propres  opinions. 

L'infériorité  morale  de  Minoret-Levrault,  comme 
la  souffrance  qui  le  livre,  font  de  lui  un  type  très 
saisissant,  très  exact  d'anthropologie  criminelle.  M.  En- 
rico  Ferri  disait  justement:  u  U  n'y  a  pas  dans  le  criminel 
par    occasion  de  contrastes  psychologiques   suffisants 


LES    CRIMINELS  3^7 

pour  déterminer  une  analyse  profondément  artistique 
minutieuse  et  suggestive.  Il  appartient,  en  eH'et,  à  la 
nombreuse  médiocrité  du  monde  anti-social.  Indécis 
entre  le  vice  et  la  vertu,  il  va  de  l'une  à  l'autre  suivant 
les  moindres  poussées  de  son  milieu,  et  sa  moralité  in- 
certaine est  incapable  de  résister  au  mordant  des  tenta- 
tions ))  (i).  L'explication  du  caractère  du  maître  de 
poste  de  Nemours  peut  se  résumer  en  ces  quelques 
lignes.  Balzac  a  réussi  à  composer  avec  cette  donnée 
ce  que  le  savant  italien,  qui  est  aussi  un  délicat  cri- 
tique, semble  considérer  comme  bien  difficile,  une 
œuvre  littéraire  pittoresque  et  d'un  poignant  intérêt. 
Dans  le  roman  judiciaire,  loin  de  mériter  le  dédain  dont 
on  l'accable,  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  fait  pa- 
raître ses  habituelles  qualités  d'observation  et  d'intui- 
tion. 11  est  parvenu  à  peindre  le  mal  légal  à  son  premier 
degré,  dans  ce  qu'il  a  de  plus  banal  mais  aussi  peut- 
être  dans  ce  qu'il  a  de  plus  intimement  intéressant  :  le 
passage  définitif  de  l'honnêteté  au  crime,  le  retour 
au  bien  par  le  remords. 

Ylll 
Le  Criminel  par  passion 

Par  sa  nature  même,  le  crime  passionnel  appartient 
au  roman.  Son  auteur  est,  à  l'ordinaire,  un  émotif  acces- 
sible aux  plus  nobles  sentiments,  jeté  par  la  douleur, 

(i)  Enrico  Ferhi,  Les  Criminels  dans  l'arl  et  la  littérature. 


348  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

le  désespoir  ou  la  jalousie  à  quelque  brutalité  souvent 
fort  éloignée  de  son  humeur  habituelle.  Thème  inépui- 
sable de  dissertations  psychologiques  ! 

Chose  inattendue,  Balzac  a  été  moins  heureux  en 
traitant  ce  sujet  si  familier  pourtant  aux  écrivains  qu'à 
propos  d'autres,  habituellement  étrangers  à  leur  esprit. 

Madame  Graslin,  la  femme  respectée  du  plus  riche 
banquier  de  Limoges,  s'est  éprise  d'un  simple  ouvrier 
porcelainier,  Tascheron.  Les  deux  amants  souffrent  de 
la  contrainte  imposée  à  leurs  sentiments. 

Ils  se  décident  à  voler  un  avare  âgé  et  à  s'enfuir.  Le  vieil- 
lard survient  pour  défendre  son  trésor,  Tascheron  le  tue. 

Le  meurtre  s'aggrave  d'improbité  :  l'acte  est  tel  qu'on 
lui  attribue  à  regret  la  passion  pour  origine.  Qu'un 
homme,  sous  l'empire  de  la  jalousie  ou  du  dépit, 
attente  à  sa  propre  vie,  à  celle  de  sa  maîtresse  infidèle, 
supprime  un  rival  détesté,  cette  fureur  s'explique,  si 
elle  ne  s'excuse.  Mais  que  cet  individu  à  peu  près  nor- 
mal, d'une  moralité  moyenne,  déclare  l'école  Italienne 
elle-même,  en  arrive  à  combiner  un  vol  et  à  ne  pas 
reculer  devant  un  homicide  intéressé,  voilà  oii  com- 
mence l'invraisemblable.  La  contradiction  du  forfait 
et  de  sa  cause  fausse  irrémédiablement  l'œuvre  de 
Balzac.  La  psychologie  de  l'écrivain  si  sûre  à  l'ordinaire. 
se  trouve  ici  en  défaut. 

Les  frères  de  Concourt  prêtent  à  Th.  Jouflroy  une 
admiration  pour  le  Curé  de  Village  qui  paraît  excessive 
chez  un  tel  philosophe.  Bien  des  erreurs  déparent  le 
récit,  et,  coïncidence  significative,  les  fautes  du  pen- 
seur sont  aussi  des  fautes  de  goût. 


LES    CRIMINELS  S/jQ 

Disciple  de  Lavater,  l'écrivain  aurait  pu,  semblc-t  il, 
devancer  les  observations  pliysiognomoniqucs  de  cer- 
tains docteurs.  Nous  savons  qu'il  ne  l'a  pas  fait.  Ses 
bandits  présentent  rarement  des  stigmates  dislinc- 
tifs.  La  seule  fois  où  le  romancier  se  départ  nettement 
de  cette  réserve,  c'est  à  l'occasion  de  Tascheron,  d'un 
meurtrier  par  passion,  un  de  ceux  que  les  anthroi)0- 
logues  positifs  s'accordent  à  dire  ne  différer  en  rien  du 
type  commun. 

Ses  remarques  arrivent  donc  hors  de  [)ropos  ;  mais, 
chose  singulière,  elles  concordent  parfois  avec  celles  que 
l'on  a  faites  depuis  sur  les  criminels-nés. 

«  Les  cheveux  crépus  et  durs,  plantés  assez  bas, 
annonçaient,  dit  Balzac  en  parlant  de  son  héros, 
une  grande  énergie  ».  Lombroso  indique  des  disposi- 
tions pilaires  analogues  sur  les  malfaiteurs  d'habitude. 
L'amant  de  M'""  Graslin  a  les  u  dents  de  devant  croi- 
sées comme  les  gens  prédestinés  au  meurtre  ».  Le 
célèbre  médecin  de  Milan  avance  à  son  tour  une  règle 
semblable. 

Voici  qui  pourrait  déterminer  des  savants  patients 
et  naïfs  à  une  mensuration  d'un  nouveau  genre  :  u  Ses 
yeux  d'un  jaune  clair  et  lumineux,  se  trouvaient  trop 
rapprochés  vers  la  naissance  du  nez,  défaut  qui  lui  don- 
nait une  ressemblance  avec  les  oiseaux  de  proie  ».  Mais, 
après  ces  réflexions,  comment  admettre  celte  phrase 
inattendue:  «  Néanmoins,  sa  ligure  présentait  les  carac- 
tères de  la  probité,  d'une  douce  naïveté  de  mœurs  »?  La 
nature  harmonie  mieux  les  visages. 

((  Le  rouge  des  lèvres  se  faisait  remarquer  par  cette 

20 


35o  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

teinte  de  minium  qui  annonce  une  férocité  contenue,  et 
qui  trouve  chez  beaucoup  d'êtres  un  champ  hbre  pour 
les  ardeurs  du  plaisir  »,  ajoute  l'auteur  de  la  Comédie  hu- 
maine. Ce  passage  aie  seul  mérite  de  donner  un  sens 
très  clair  à  la  faute  de  M'"'  Graslin.  Les  criminels  ne 
sont-ils  pas,  d'après  Balzac,  de  u  monstrueux  amants  »  ? 

Tascheron,  —  il  faut  le  reconnaître,  —  est  bien 
fait  pour  son  acte  odieux.  Mais  cominent  expliquer 
son  amour  et  surtout  le  réel  attachement  de  sa  mai- 
tresse? 

Le  charme  de  M'"''  Graslin  consiste  dans  une  exquise 
pudeur  qui  éclaire  sa  physionomie  comme  d'un  reflet 
d'âme.  Le  plaisir  doit  être  en  elle,  est-il  permis  de  sup- 
poser, presque  aussi  délicat  que  la  pensée.  Cette  femme 
d'exception  provoque  cependant  cette  sorte  de  crimi- 
nel-né. Malgré  les  retouches  faites  par  l'auteur  au  por- 
trait de  son  héros,  rien  n'explique  cette  passion  ;  on  de- 
meure stupéfait  que  Véronique  ne  recule  pas  d'horreur 
devant  cette  bêle  féroce,  — l'expression  est  du  romancier. 

Au  moment  de  sa  condamnation  à  mort,  le  jeune 
homme  manifeste  un  accès  de  rage  «  qui  eût  pu  être 
fatal  à  quelques  personnes  de  la  Cour  et  de  Taudiloire 
sans  la  présence  des  gendaimcs  ».  Dès  ce  moment,  il 
menace  indistinctement  tous  ceux  qui  l'approchent. 
((  Une  légère  écume  »  blanchit  ses  lèvres  et  témoigne 
de  sa  violence.  L'avocat-général,  M.  de  Granville,  (jui 
va  le  voir  dans  sa  prison,  est  accueilli  «  par  des  redou- 
blements décris  furieux,  de  contorsions  épilepliques  ». 
Le  condamné  lance  au  magistrat  a  des  regards  où  éclate 
le  regret  de  ne  pouvoir  lui  donner  la  mort  »  .  Un  prêlre 


LES  crimi\p:ls  35i 

tente-t-il  de  l'approcher,  Tascheron  <(  chante  à  tue-tête 
des  chansons  oijscènes.  » 

Cette  fureur  semble  à  lauleur  du  Curé  de  Village 
((  assez  naturelle  cliez  un  homme  plein  de  vie  ».  Elle  ne 
se  manifeste  pourtant  à  l'ordinaire  que  chez  les  pires 
scélérats,  êtres  grossiers  qui  ont  aboli  leur  àme.  La 
crise  passée,  le  criminel  par  passion,  loin  de  se  révol- 
ter contre  la  peine  qui  le  frappe,  demeure  abattu,  en 
proie  aux  reproches  de  sa  conscience. 

Après  avoir  déclaré  normale  une  telle  attitude,  l'écri- 
vain s'efTorce  d'en  atténuer  l'horreur,  en  indiquant 
qu'elle  cache  chez  l'accusé  le  désir  de  ne  pas  trahir  celle 
qu'il  aime.  Eloigner  tout  visiteur,  paraît  à  Tascheron  le 
meilleur  moyen  de  garder  son  secret.  Mais,  comment 
prêter  à  ce  brutal  une  aussi  délicate  pensée,  et  com- 
ment, s'il  l'a,  ne  craint-il  pas  de  se  rendre  odieux,  par 
sa  comédie  même,  à  sa  propre  maîtresse?  Il  est,  d'ail- 
leurs, trop  de  spontanéité  dans  cette  exaspération  pour 
qu'il  soit  permis  de  croire  à  un  calcul  compliqué.  On  ne 
s'intéresse  pas  au  sort  d'un  semblable  forcené  ;  sa  (in 
résignée  touche  à  peine. 


Nulle  part,  la  déplorable  méthode  de  travail  de  Bal- 
zac n'a  eu  de  plus  fâcheux  effet. 

Le  reproche  principal  que  l'on  j)eut  faire  au  Curé  de 
Village,  c'est  la  dissemblance  de  Tascheron  et  de  Véro-      x 
nique  :  les  deux  amants  ne  sont  pas  faits  l'un  pour  l'au- 


352  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

tre.  Tant  de  brulalité  est  inacceptable  auprès  de  tant 
de  douceur  ! 

Une  observation  explique  tout  :  Tascheron  a^  d'abord 
paru  seul  avec  le  récit  de  son  crime,  qui  est  celui  d'un 
malfaiteur  vulgaire  ;  une  intrigue  mystérieuse  s'ajoute 
au  drame,  —  la  part  de  poésie  mise  sans  doute  dans 
l'âme  ténébreuse  du  malfaiteur  pour  rendre  vraisem- 
blable l'œuvre  de  rédemption  du  curé  Bonnet  ;  il  n'est 
pas  encore  nettement  question  de  la  complicité  de  Véro- 
nique (i). 

Quelques  mois  après,  dans  une  détresse  subite  d'i- 
magination et  d'argent,  l'auteur  s'efForce  de  dégager  à  la 
hâte  cette  ombre,  laisse  son  imagination  s'emporter  loin 
des  conditions  du  récit  primitif  (2).  De  là,  le  déséqui- 
libre du  livre. 

# 

Les  défauts  du  roman,  le  manque  d'harmonie  dans 
le  caractère  du  criminel  n'ont  pas  empêché  un  critique 
contemporain,  qui  vient  de  consacrer  un  très  bon  vo- 
lume à  Balzac  (3),  de  signaler  un  rapprochement  possi- 
ble entre  l'action  du  Curé  de  Village  et  la  célèbre  affaire 
de  Marcellange,  qui,  vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  a  si 
fortement  passionné  l'opinion  publique.  Voilà,  semble- 
t-il  dire,  de  l'observation  directe,  un  sujet  pris  sur  le  vif. 

L'analogie  est  fugitive  :  le  silence  de  l'accusé,  un  ou- 

(1)  Joiu'nal  la  Presse.  Le  Curé  de  village,  du  1"  au  7  janvier  i83i). 
{■i)  Véronique,  même  journal  du  3o  juin  au  i3  juillet  iSSg.  Véro- 
nifjue  au  tombeau,  du  3o  juillet  au  i'"  août  i83t). 
(3)  Lk  HniîîON.  Hiihnr.  l'hoinnu'  et  l'œuvre. 


LES    CRIMINELS  353 

vrier  des  champs,  refusant  de  dénoncer  celle  qui  passe 
pour  sa  complice,  M'""  de  Marcellange,  d'un  monde 
tout  différent  du  sien.  Et  c'est  tout. 

L'écrivain  aurait  d'ailleurs  été  fort  empêche  de  faire 
le  moindre  emprunt  à  la  cour  d'assises  :  le  roman  a 
paru  en  entier  dans  La  Presse  du  i"  janvier  au  3i  juil- 
let 1839,  et  l'assassinat  de  M.  de  Marcellange  est  du 
i*"'  septembre  i84o;  rien  dans  le  récit  du  forfait,  rien 
dans  l'attitude  de  Tascheron  n'a  été  modifié  lors  de  la 
publication  en  volume  en  i84i. 

Mais,  peut-être,  hasarderait-on  plus  justement  une 
autre  hypothèse.  Si  Balzac  n'a  pu  réfléchir  l'affaire  de 
Marcellange,  son  œuvre  n'aurait-elk  pas  inspiré  un  au 
moins  de  ses  atroces  acteurs  ?  M"""  de  Marcellange» 
désireuse  de  se  défaire  de  son  mari,  n'a-t-elle  pas  poussé 
au  crime,  —  en  l'affolant  par  ses  caresses  qui  offus- 
quaient la  pudeur  des  filles  de  la  campagne,  —  un  valet 
de  ferme  auquel  l'échafaud  n'a  pu  arracher  son  secret  ? 

Elle  appartenait  à  la  société  qui  lit  ;  l'exemple  de 
M"'  Graslin  lui  permettait  d'espérer  le  succès  et  l'impu- 
nité. 

Le  romancier  éclairant  une  volonté  criminelle,  lui 
fournissant  les  moyens  de  se  satisfaire  :  telle  est  la  seule 
supposition  légitime  que  l'on  soit  fondé  à  formuler  sur 
cette  fuyante  coïncidence. 

L'amour  d'une  femme  est  capable  de  déterminer  à 
l'assassinat  un  homme  de  condition  inférieure  à  la 
sienne  et  de  lui  imposer  ensuite  le  silence  par  le  lien 
d'une  infinie  reconnaissance  :  voilà  la  thèse  psycholo- 
gique développée  par  Balzac, 

ao. 


354  BALZAC    JURISGO]\SULTE    ET    CRIMLNALISTE 

Il  a  pu  arriver  à  l'écrivain  de  trop  bien  convaincre 
une  de  ses  lectrices  et  de  créer  ainsi  involontairement 
une  épouvantable  expérience  qui  lui  a  donné  raison, 
—  le  vol  en  moins  chez  l'amant  et,  chez  la  séductrice,  la 
comédie  delà  tendresse,  non  le  sentiment.  La  réalité  a 
répété  en  partie  et  corrigé  le  Curé  de  Village. 


IX 


Balzac  et  les  criminels  véritables.  — 
Peytel-Yidocq 

La  distance  semble  nécessaire  à  Balzac  pour  bien 
juger  des  objets.  Près  des  faits,  il  se  trouble,  n'a  pas  la 
patience  de  les  suivre,  laisse  aller  son  imagination,  né- 
glige les  points  qui  contredisent  son  hypothèse.  Il  est 
vrai  dans  le  monde  du  possible,  inexact  dans  le  réel. 

Qu'il  découvre  quelques  éléments  de  la  nature  crimi- 
nelle, sa  logique  s'y  applique  et,  soutenue  par  une  psy- 
chologie très  fine,  aboutit  à  des  résultats  dignes  de  notre 
attention.  Ouvrez  devant  lui  une  procédure,  vous  le 
voyez  s'égarer  dans  la  multiplicité  des  cotes,  des  rensei- 
gnements, fermer  le  dossier  d'impatience  et  construire 
un  roman.  Il  trouve  sa  conception  plus  belle  que  la 
minutieuse  recherche  de  la  vérité,  plus  digne  d'être 
reçue  pour  certaine  que  l'amoncellement  de  contradic- 
toires qu'est,  à  première  vue,  ime  affaire  criminelle. 
L'histoire  du  procès  Peytel  établit  de  façon  indiscu- 
table cette  divergence  de  l'art  et  de  la  raison. 


LES   CRIMINELS  355 

Le  notaire,  disait  l'accusation,  a  assassiné  sa  femme 
par  cupidité,  et  son  domestique  pour  se  soutraire  à  ses 
révélations.  L'illustre  écrivain  de  se  lancer  dans  le 
débat  et  de  répondre  :  «  Erreur  !  c'est  un  crime  pas- 
sionnel. Le  mari  a  vengé  son  honneur  dans  le  sang  des 
deux  coupables  ».  L'imagination  du  romancier  a  tra- 
vaillé sur  quelques  lignes  équivoques  de  la  jeune 
femme  et  en  a  tiré  des  conclusions  dont  il  ne  veut 
plus  revenir.  La  victime  demande  pardon  à  son  mari 
de  ses  u  goûts  ignobles  ».  Il  n'en  faut  pas  davantage 
à  Balzac  :  elle  était  la  maîtresse  du  domestique  qu'elle 
connaissait  d'ailleurs  avant  son  mariage.  La  famille 
de  la  malheureuse  a  beau  déclarer  qu'il  s'agit  d'une 
lettre  dictée  par  Peytel  et  écrite  sous  l'impression  de 
la  terreur,  ajouter  et  prouver  que  ces  mots  font  allu- 
sion à  un  autre  péché  des  sens,  la  gourmandise,  l'ac- 
cusé lui-même  rejeter  une  telle  imputation,  rien  n'y 
fait.  L'auteur  tient  à  sa  version  et  la  publie. 

Les  expertises  précisant  la  direction  des  balles,  les 
témoignages  recueillis,  le  nombre  des  coups  de  feu 
tirés  montrent-ils  à  l'évidence  les  mensonges  du  con- 
damné, peu  importe.  Le  système  de  défense  de  Peytel 
s'explique  par  le  sublime  désir  de  sauver  la  réputation 
d'une  épouse  coupable.  Ace  noble  but,  le  mari  outragé, 
mais  vengé,  immole  sa  vie.  Le  beau-frère  de  la  malheu- 
reuse vient-il  prétendre  à  la  barre,  sous  la  foi  du  serment, 
que  le  domestique  et  la  jeune  femme  ne  se  sont  jamais 
rencontrés  sous  son  toit,  aucune  dénégation  ne  con- 
vaincra Balzac.  Le  soleil  des  tropiques  a  mis  une 
lave  brûlante    dans   les    veines   de  cette   enfant  :    la 


356  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRLMINALISTE 

créole  doit  être  impure,  comme  Peytel  est  innocent,  par 
tempérament.  L'écrivain  a  des  arguments  sans  réplique  : 
le  condamné  est  sanguin,  en  conséquence  généreux,  car 
le  crime  est  ignoble  et  lymphatique.  Cette  audace  du 
parti-pris  et  le  tranchant  de  ces  apophtegmes  n'ont  pas 
^mu  la  Cour  suprême.  Vraiment,  il  n'y  a  pas  lieu  de 
s'en  étonner. 

Comment  Balzac  n'a-t-il  pas  vu  que  le  provincial 
d'autrefois  s'était  dépravé  peu  à  peu  dans  le  journa- 
lisme, jusqu'à  recourir  à  l'assassinat  pour  arriver 
plus  vite  ?  Comment  n'a-t-il  pas  compris  que  les  para- 
doxes prononcés  en  souriant  par  les  petits  grands 
hommes  des  Illusions  perdues,  que  l'exemple  de  ce 
monde  à  moralité  douteuse  qui  entraîne  les  Lucien  de 
Rubempré,  les  Lousteau,  les  Finot,  devaient  influer  sur 
la  vie  du  clerc  de  notaire  assez  naïf  pour  se  laisser  dé- 
pouiller par  ces  corsaires  policés?  Le  titre  de  «  voleur» 
donné  effrontément  par  Peytel  à  son  journal  n'était-il 
pas  im  indice  ? 

Puissant  drame  que  celui  de  cet  ambitieux,  né  pour 
^3tre  tabellion,  entraîné  à  Paris,  mêlé  à  la  corruption  la 
plus  affinée  et  la  plus  dissolue  qui  fut  jamais,  saisi  de 
vertige,  dès  ses  premiers  pas,  fuyant  le  boulevard, 
retournant  à  la  province  avec  le  vague  espoir  de  se 
ressaisir,  mais  déniaisé,  prêt  à  tout  pour  assurer  sa 
revanche  !  Il  se  marie  à  une  enfant  imprévoyante,  ap- 
pelle à  la  rescousse  ses  connaissances  de  praticien  de 
la  basoche,  dicte  à  sa  compagne  un  testament  dont  il 
essayera  plus  tard,  au  cours  de  l'instruction,  de  dé- 
iruire  le  brouillon  compremetlanl,  combine   longue- 


LES    CRIMINELS  357 

ment  le  crime,  tue  pour  se  procurer  la  liberté  et  l'ar- 
gent nécessaires  à  l'édification  de  la  fortune  rêvée. 

La  réalité  a  parfois  des  audaces  qui  déconcertent  les 
esprits  les  plus  aventureux. 

Jialzac  n'a  décidément  pas  justifié  l'éloge  de  Léon 
Gozlan  qui  le  disait  «  habile  comme  un  vieux  juge 
d'instruction  »  (i). 

C'est  que  l'imagination  des  gens  de  robe  diffère  de 
celle  des  artistes. 

Les  uns  formulent  des  hypothèses  pour  les  vérifier 
ensuite,  rejettent  celles  que  ne  ratifient  pas  les  faits, 
tâtonnent  longtemps  pour  trouver  et,  une  fois  qu'ils 
ont  rencontré  la  vérité,  ne  se  laissent  pas  troubler  par 
elle.  Les  autres  suivent  leurs  conceptions  et  ne  tiennent 
leur  imagination  en  bride  que  pour  l'empêcher  de  fran- 
chir les  limites  du  vraisemblable.  Là  où  un  magistrat 
se  trouve  à  l'aise,  la  muse  impatiente  languit  ou  se 
déconcerte. 


Il  est  banal  de  répéter  que  Yidocq  est  u  le  type  de 
Vautrin  ». 

L'ancien  galérien,  devenu  chef  de  la  sûreté,  fré- 
quentait le  chalet  de  Ville  d'Avray.  11  apportait  à  Balzac 
ses  souvenirs  de  bagne.  Celui-ci  les  parait  de  cou- 
leurs vives,  devinait  et  ajoutait  ce  que  le  conteur  lui 
cachait.  Cette  documentation  de  seconde  main  expli- 
que les  erreurs  de  la  Comédie  humaine. 

Il)  L('on  (îo/i. \\,  Bal:ac  intime. 


358  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Par  un  mouvement  d'amour-propre  compréhensible, 
Vidocq  exagérait  ce  qui  pouvait  se  trouver  chez  le 
criminel  d'étonnante  énergie,  de  supériorité  naturelle, 
de  grandeur  et  de  générosité  méconnues.  Il  suffît  de 
parcourir  les  mémoires  de  Tancien  policier  pour  se 
rendre  compte  de  cette  constante  préoccupation.  Le 
romancier  les  avait  lus  sans  doute  ;  il  aimait  à  les 
entendre  dire  par  celui  qui  les  avait  vécus,  le  soir,  sur 
cette  terrasse  glissante,  consolidée  à  si  grand  prix. 

Pendant  que  l'orateur  improvisé  discourait,  le  litté- 
rateur attentif  apercevait  indistinctement  dans  l'ombre 
((  ces  formes  athlétiques,  cette  structure  colossale  »  (i), 
que  M'"®  Poiret  et  maman  Yauquer  devaient  plus  tard 
admirer  chez  Vautrin.  Dans  le  mystère  de  la  nuit,  en 
face  de  cette  forêt  où  semblaient  cheminer  des  fantômes, 
ce  corps  puissant  prenait  un  aspect  redoutable. 

Balzac  écoutait  :  les  orages  de  la  jeunesse  éclataient 
chez  ce  géant  avec  le  fracas  des  éléments  déchaînés, 
dévastaient  sa  conscience.  C'étaient  des  vols  exécutés 
avec  prestesse,  un  duel  étourdi,  une  vie  vagabonde 
et  criminelle,  une  maîtresse  «  dont  on  s'alloue  l'argent  », 
après  s'être  convaincu  de  ses  infidélités,  une  association 
avec  une  bande  de  grecs  et  une  liaison  avec  une  vraie 
baronne,  trompée  par  un  uniforme  revêtu  sans  droit 
et  par  des  manières  de  grand  seigneur  vite  apprises. 

Vidocq  devenait-il  corsaire,  l'écrivain  s'embarquait 
avec  lui  sur  la  Revanche.  Le  chef  du  navire,  Paulet,  a 
servi  de  modèle  pour  le  Parisien  du  San  Ferdinand.  S'il 

(i)  Mémoires  de  l/rforr/. 


LES    CRIMINELS  869 

est  brusque  et  grossier  dans  la  mêlée,  si  son  commande- 
ment est  celui  «  d'un  despote  d'Orient  »,  près  de  sa 
femme  et  de  ses  enfants,  le  bandit  a  la  douceur  d'un 
ange. 

Quel  artisle,  en  i83o,  eût  résisté  ii  la  tentation  de 
faire  entrer  cette  antithèse  dans  ses  œuvres  ? 

Les  aventures  se  poursuivaient  :  Vidocq  envoyé  au 
bagne  s'évadait,  ornait  son  récit  de  la  peinture  d'une 
vie  infernale.  Pour  paraître  dégagé  des  mœurs  qu'il 
narrait,  le  causeur  faisait  parade  de  i")hilosophie,  géné- 
ralisait les  observations  éparses,  prêtait  à  ses  anciens 
compagnons  de  chaîne  un  véritable  système  mon- 
dial. 

Aux  souvenirs  du  forçat,  succédaient  ceux  du  poli- 
cier. Comme  plus  tard  Vautrin  à  M.  de  Granville, 
Vidocq  offrait  ses  services  au  baron  Pasquier.  L'imita- 
tion est  ici  bien  nette.  A  l'exemple  du  ministre  de 
l'Empire  et  de  la  Restauration,  Balzac  emploie  les  ressour- 
ces de  l'énergie  et  de  l'adresse  criminelles  à  la  conduite 
de  son  petit  monde.  Gotenson,  La  Peyrade,  Bibi-Lupin, 
Vautrin,  le  second  La  Peyrade  sont,  à  ses  yeux,  des  ins- 
truments indispensables  au  gouvernement.  Les  hommes 
d'Etat  comme  de  Marsay,  partisans  du  a  pouvoir  le 
plus  concentré,  le  plus  mordant,  le  plus  acide  »,  doi- 
vent tout  connaître  pour  tout  réprimer  ;  ils  ne  sauraient 
se  passer  de  tels  auxiliaires. 

Dérober  au  crime  son  génie  a  paru  au  commence- 
ment du  X1X°  siècle  le  fin  du  fin  de  la  police.  On  est 
revenu  de  cette  erreur  ;  l'expérience  tentée  avec  Vidocq 
et  Coco  La  Cour  n'a  pas  donné  ce  c[u'on  attendait. 


36o  BALZ^VC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

Si  un  personnage  imaginaire  peut,  à  la  façon  d'un 
acteui',  changer  facilement  de  rôle,  on  ne  devient  pas, 
tout  à  coup,  loyal  et  probe.  Le  criminel  a  franchi,  peu 
à  peu,  les  limites  de  l'honnêteté:  sa  nature  s'est  modifiée 
par  degrés  ;  il  a  acquis  des  impulsions,  une  morale  pro- 
pres. Pour  revenir  au  bien,  un  temps  au  moins  aussi 
long  que  celui  qui  l'a  gagné  complètement  au  mal,  lui  est 
nécessaire.  Yidocq  lui-même  n'a  pas  échappé  à  cette  loi. 

Le  préfet  de  police  Gisquet  fait  à  son  sujet  une 
remarque  consolante.  L'ancien  forçat  n'avait,  à  l'en 
croire,  d'autres  moyens  que  ses  ruses,  pas  toujours 
avouables^  et  il  s'enlisa  bientôt  dans  r ornière  de  ses 
anciennes  habitudes.  L'honnêteté  aurait-elle  plus  de 
souplesse  et  de  ressources  que  le  crime  ?  La  réflexion 
eût  surpris  Balzac. 

Renseigné  par  un  homme  intéressé  à  se  grandir,  plus 
à  l'aise  avec  ses  récits  déjà  fantaisistes  qu'il  ne  l'est  avec 
le  dossier  Pey tel,  porté  par  sa  nature  d'artiste  à  une 
amplification  inconsciente,  sollicité  par  ses  propres 
conceptions  à  trouver  dans  le  malfaiteur  la  perfection 
de  sa  psychologie  de  l'intérêt  et  cette  clarté  de  vues, 
résultat  de  l'abolition  de  tout  préjugé  qui  convient 
aux  hommes  de  gouvernement,  l'auteur  de  la  Comédie 
humaine  a  des  idées  sur  le  crime,  fausses  en  apparence, 
mais  les  détails  font  vile  oublier  ces  graves  défauts. 
Le  romancier  a  pressenti  quelques-unes  des  règles  dont 
la  rédaction  abstraite  suffit  à  la  gloire  de  nos  crimi- 
nalistes  contemporains. 


CONCLUSION 


Voici  visite  ce  jardin  touffu  et  d'aspect  inextricable. 
La  promenade  a  été  longue  ;  il  resterait  cependant  bien 
des  coins  à  explorer,  bien  des  buissons  à  battre,  d'où 
s'envoleraient  encore  des  essaims  nombreux  d'idées. 

Celui  qui  a  disposé  ce  parterre,  nous  a  servi  de  cicé- 
rone. L'auteur  n'est  pas  seulement  un  artiste,  il  est 
aussi  un  philosophe  ,  il  ne  se  borne  pas  à  montrer,  il 
explique . 

La  vie,  une  vie  surabondante  qui  jaillit  de  son  œuvre 
en  effets  désordonnés,  lui  fournit  son  premier  apho- 
risme :  tout,  en  ce  monde,  est  produit  par  la  force. 

Cette  loi,  il  rappli([ue  à  l'ame  comme  à  la  matirro. 
Un  fluide  mystérieux,  invisible,  impondérable,  mù 
suivant  des  règles  inconnues,  se  transforme  dans  notre 
cerveau  en  pensée  et  en  volonté. 

Parfois,  remontant  à  grand  effort  jusqu'à  la  source 
même  do  cette  énergie,  nous  aboutissons  à  la  contem- 
plation de  l'essence  même  des  choses.  Les  songes,  les 
pressentiments,  la  sympathie,   naissent   de  ce  refoule- 


ment de  la  machine  inleiligenle 


21 


362  BA.LZAG    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Deux  modes  de  connaissance  et  de  perception  :  l'un 
humain  et  incomplet,  l'autre  mystique  et  parfait  ;  le 
premier,  donné  à  tous,  ne  subit  en  nous  que  l'interrup- 
tion du  sommeil,  le  second,  réservé  à  quelques  uns,  se 
manifeste  par  grandes  clartés  subites,  pareilles  au  feu 
qui  sillonne  la  nue. 

Même  dédoublement  de  la  volonté  :  du  côté  profane, 
nous  sommes  sollicités  par  l'intérêt,  du  côté  divin,  par 
la  grâce. 

Regardez  le  monde,  vous  le  trouvez  en  proie  à  l'anar- 
chie des  égoïsmes  divergents  ;  entrez  dans  une  église, 
une  voix  sort  du  grand  orgue,  monte  dans  les  courbes 
élancées  des  ogives,  qui  invite  à  l'extase,  à  la  charité  el 
au  bien . 

Rien  d'aussi  contestable  que  ces  quelques  idées  géné- 
rales ;  mais  elles  aboutissent  à  des  conséquences  bien 
proches  de  la  réalité. 

L'homme  n'est  déterminé  que  par  son  intérêt.  Cette 
proposition  très  simple  peut  servir  de  base  à  une  solide 
psychologie.  N'a-t-elle  pas  suffi  à  Larochefoucauld  ? 
Après  le  pénétrant  moraliste,  un  romancier  s'en  pouvait 
contenter.  L'amour  du  moi  se  diversifiant  suivant  les  in- 
dividus, les  passions  toutes  puissantes  ravageant  l'ame, 
allant  droit  à  leur  satisfaction,  sourdes  à  tout  sentiment 
altruiste,  se  matérialisant  dans  la  physionomie  ou  sur  le 
corps  :  tel  est  le  spectacle,  d'ailleurs  pittoresque  et  poi- 
gnant, qu'en  dépit  des  protestations  de  Balzac,  offrent 
les  personnages  de  la  Comédie  Humaine. 

Pour  tenir  en  respect  ces  appétits,  quelques  législa- 
teurs de  génie  reçoivent   de   Dieu  des  maximes   très 


i 


CONCLUSION  363 

simples  qu'ils  imposent  aux  autres  hommes  :  monar- 
chie absolue,  hioriarchiedes  classes,  propriété,  mariage, 
droit  d'aînesse  ;  ils  délinissenl  les  délits  et  fixent  les 
peines.  Cette  codification  contraint,  tant  bien  que  mal, 
le  plus  grand  nombre,  produit  à  la  longue  une  moralité 
inférieure,  celle  d'un  Minoret-Levrault  par  exemple,  des 
habitudes  de  métier  fortifient  peu  à  peu  ces  vertus 
chancelantes. 

Les  perfides  ne  se  soumettent  pas  ;  ils  ne  s'astrei- 
gnent pas  aux  professions  ordinaires;  hypocrites,  ils 
abusent  de  la  procédure,  dépouillent  légalement  les 
loyaux  et  les  faibles  ;  brutaux,  ils  bravent  lois  et  tribu- 
naux. 

Ces  criminels  ont  pour  eux  l'énergie  et  la  clarté  des 
vues.  L'audace  leur  est  nécessaire  pour  s'affranchir  des 
scrupules  communs  ;  ils  voient  le  cœur  humain  à  nu, 
dépouillé  de  la  légère  couche  d'habitudes  que  dépose  sur 
lui  l'éducation,  du  nuage  d'illusions  dont  nous  le 
revêtons  parfois.  Donnez-leur  le  pouvoir,  ils  gouverne- 
ront facilement  les  hommes.  Les  politiques  doivent 
recourir  à  leur  psychologie  et  à  leurs  pratiques,  et,  pour 
diriger  l'Etat,  devenir  des  scélérats  abstraits. 

Se  défier  de  l'individu,  le  juguler,  le  dominer  par  des 
institutions  administratives  et  civiles  inilexibles  ;  pro- 
poser à  sa  garde  des  classes  privilégiées,  un  tyran  tout 
puissant  ;  étabUr  une  religion  chargée  de  contenir 
encore  ses  instincts  mauvais  :  telle  est  la  conception 
sociale  de  Balzac.  Ne  lui  parlez  pas  de  dignité  humaine, 
de  liberté,  d'égalité  naturelle,  il  nie  tout  cela.  Les  tri- 
bunaux ne  sont,  à  ses  yeux,  qu'une  délégation  du  pou- 


364  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

voir  ;  il  n'est  pas  de  justice  ici-bas,  comme  il  n'est  pas 
lie  bonté  sans  le  secours  de  Dieu. 

Le  système  nous  étonne  ;  il  est  moins  contradictoire, 
l^ourtant,  qu'on  n'a  cessé  de  le  répéter. 

Admettez  l'hypothèse  initiale,  tout  se  déduit  logique- 
ment. A  la  psychologie  de  l'intérêt,  se  superposent  les 
effets  de  l'intuition,  la  bonté  et  toutes  ces  vertus  aussi 
belles  que  rares  dont  la  Comédie  Humaine  paraît  souvent 
comme  éclairée.  Sans  doute,  cette  théorie  du  monde 
est  fort  discutable  ;  elle  choque  tout  esprit  scientifique 
et  positif  ;  mais  au  moins  devons-nous  reconnaître 
qu'elle  embrasse  l'ensemble  des  phénomènes  sociaux 
et  peut  leur  servir  d'explication. 

Enlevez  à  l'écrivain  son  pessimisme,  sa  vision  si 
pénétrante  de  la  concurrence  pour  parvenir,  son  expli- 
cation physiologique  de  la  nature  humaine,  il  ne  restera 
plus  qu'un  mystique  à  mettre  à  côlé  ou  au-dessous  de 
Madame  Guyon.  Supprimez  au  contraire  dans  ses  récils 
la  partie  métaphysique  et  religieuse,  vous  verrez  dispa- 
raître toutes  les  tendances  altruistes,  dirions-nous 
aujourd'hui,  l'Envers  de  l'histoire  contemporaine,  selon 
lui.  11  ne  demeure  plus,  çà  et  là,  que  quelques  veilus 
routinières,  inconsistantes,  faites  d'habitudes  de  famille 
ou  de  métier,  assez  pauvres  en  somme. 

Pour  être  acceptable  sans  le  secours  du  mysticisme, 
la  conception  de  Balzac,  en  ce  qu'elle  a  d'exclusivement 
mécanique,  n'aurait  pas  du  se  borner  à  l'individu. 
Combien  cet  heureux  et  fin  observateur  des  défauts  et 
des  vertus  du  métier,  de  la  différenciation  organique  et 
morale  résultant  de  la  répétition,  était  proche,  semble- 


COiNCLUSlON  365 

t-ii,  de  formuler  les  règles  d'un  Darwinisme  anticipe, 
limité  à  l'humanité  !  Gomment  ce  disciple  de  Geoffroy 
Saint-IIilaire  n'a-t-il  pas  pressenti  que,  par  hérédité, 
l'homme  moderne  reçoit,  avec  l'amour  instinctif  de  soi, 
un  penchant  de  sympathie  et  un  fond  de  moralité 
acquis  à  l'espèce  ')  Gomment  le  créateur  de  iNIinoret- 
Levrault  n'a-t  il  pas  deviné  que  notre  moralité,  encore 
si  précaire  et  si  imparfaite,  était  pour  partie  le  résultat 
de  l'accoutumance  de  génération  en  génération  à  des 
lois  de  moins  en  moins  barbares  ? 

Le  moment  arrivait  où  la  théorie  de  l'évolution,  dé- 
couverte dans  la  nature  et  appliquée  aussitôt  à  la  société, 
allait  montrer  tout  être  organisé  solidaire  de  ses  ancêtres, 
devant  à  ses  efforts  et  à  ceux  de  ses  ascendants  sa  per- 
fection et  sa  noblesse,  renforcer  ainsi  l'idée  bienfai- 
sante du  progrès. 

Balzac  n'a  pas  cette  consolation  scientifique  qui  sou- 
tient nos  démocraties  à  chaque  déception  de  leurs  rêves 
trop  vifs.  Ses  romans  offrent  le  spectacle  exclusif  et 
attristant  d'énergies  intéressées  se  disputant  la  fortune, 
les  distinctions,  le  gouvernement  du  monde,  ne  recu- 
lant, pour  se  satisfaire,  devant  aucun  attentat.  11  a  si  bien 
ou  si  volontiers  décrit  les  ambitieux,  les  cupides  ou  les 
criminels  qu'on  s'est  récrié  souvent  contre  l'immoralité 
de  son  œuvre.  Des  esprits  chagrins  sont  allés  jusqu'à 
reprocher  aux  hommes  de  notre  époque  de  s'être  com- 
plus à  cette  lecture  et  d'y  avoir  puisé  de  fâcheux  ensei- 
gnements, cause  partielle  de  notre  corruj)lion  actuelle. 
Les  leçons  de  ce  pessimiste  sont,  d'après  eux,  mises 
journellement  à  profit  par   nos   contemporains  ;   nos 


366  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

hommes  publics,  nos  avocats,  nos  fonctionnaires,  nos 
magistrats  imitent  les  héros  du  solitaire  de  Ville  d'Avray, 
rivalisent  avec  eux  de  violence  dans  leur  désir  de  parve- 
nir. Ces  critiques  mélancoliques  omettent  d'indiquer  que 
l'artiste  a  dû,  pour  peindre  ses  personnages,  rencontrer 
dans  le  milieu  qui  l'entourait,  les  modèles  qui  lui  ont 
servi,  respirer  l'atmosphère  d'idées  où  il  les  a  fait 
vivre. 

Peut-être,  accordons-le,  quelques  mauvais  lecteurs 
ont-ils  trouvé,  dans  certains  passage  de  la  Comédie 
humaine,  l'écho  de  leurs  propres  pensées.  Peut-être 
d'autres,  plus  nombreux,  nont-ils  pas  aperçu,  à  côté 
de  la  société  païenne  se  ruant  au  combat,  la  vie  mysti- 
que et  religieuse.  Ceux-là  n'ont  pas  compris  Balzac, 
n'ont  pas  vu  quel  généreux  élan  il  y  a  dans  son  pessi- 
misme et  quelle  désespérance  dans  sa  foi.  Ils  ont  consi- 
déré Séraphita  comme  une  fantaisie  d'auteur  ou  une 
gageure,  ont  refusé  de  s'arrêter  à  VEiivers  de  thisloire 
contemporaine,  et  ne  se  sont  pas  rendu  compte  que 
l'écrivain  aspirait  à  retourner  l'étoffe  dont  semble  tissée 
notre  époque  ;  ils  n'ont  pas  voulu  retenir  la  disposition 
de  la  célèbre  maison  de  la  rue  Fortunée  communiquant 
secrètement  avec  une  église,  ce  qui  permettait  à  ce  fer- 
vent catholique  d'assister  quotidiennement  au  culte  et 
mettait  son  imagination  si  vive  en  contact  direct  et 
constant  avec  Dieu.  Malgré  son  insistance  en  maints 
endroits,  malgré  sa  piété  plus  cachée  qu'orgueilleuse, 
ils  se  sont  obstinés  à  voir  dans  cette  altitude  une  opi- 
nion revêtue,  comme  la  robe  de  moine  dont  il  avait 
coutume  de  se  parer,  joour  Vétrangeté  du  fait  seulement. 


CONCLUSION  367 

Avec  Taine,  le  juge  Popinot  leur  a  paru  un  petit 
manteau  bleu  maniaque  ;  la  longanimité  de  la  baronne 
Hulot  et  la  soumission  de  M'""  Birotteau  les  ont  impa- 
tientés ;  ils  ont  montré  un  grand  étonnement,  formulé 
des  explications  étranges  ou  marqué  un  dédain  de  cir- 
constance injuste,  pour  n'avoir  pas  deviné  qu'une  puis- 
sance supra-terrestre  grandissait  ces  personnages.  Us 
n'ont  pas  aperçu  le  travail  de  synthèse  opéré  par  cet 
abstracteur  du  roman. 

Il  faut  le  reconnaître,  l'erreur  est  excusable.  La  théorie 
mystique  de  Balzac  se  laisse  assez  difficilement  saisir. 
La  foi  qu'elle  suppose,  plus  encore  que  sa  subtilité, 
déconcerte  les  esprits  positifs.  On  la  prend  d'abord  pour 
un  ornement  vague,  destiné  à  cacher  un  matérialisme 
secret,  une  vue  du  monde  désabusée.  Il  faut  pénétrer 
plus  avant  dans  l'œuvre,  découvrir,  à  travers  les  lignes, 
la  crédulité  de  cet  homme,  sa  tendance  à  accepter 
comme  certaines  les  choses  les  moins  démontrées,  son 
goût  de  l'étrange,  pour  être  assuré  qu'il  parle  sérieu- 
sement. 

Le  plus  souvent,  u  l'envers  mystique  de  la  Comédie 
humaine  n  échappe  à  l'attention  du  lecteur.  L'homme, 
dépouillé  de  toute  moralité,  apparaît  alors  voué  aux 
lois  physiques  de  la  matière,  à  de  simples  impulsions 
organiques.  Balzac  se  rattache,  par  ce  côté,  au  sensua- 
lisme de  Condillac  et  de  ce  Laromiguière  qui,  sous 
l'Empire,  au  moment  de  sa  jeunesse,  enseignait  encore 
la  philosophie  des  encyclopédistes,  la  seule  ofTicielle. 
Mais  il  se  refuse  à  suivre  le  XVIII"  siècle,  duquel  il  tient 
sa  psychologie,  dans  son  évolution  vers  l'enthousiasme. 


368  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    GRIMINALISTE 

Il  maudit  Rousseau  pour  avoir  ajouté  la  doctrine  du 
sentiment  à  la  physiologie  égoïste  de  son  temps,  pour 
avoir  proclamé  la  bonté  originelle  de  l'homme.  La  Ré- 
volution le  déconcerte  et  l'irrite  par  sa  foi  en  la  liberté, 
son  respect  égal  des  personnes.  11  installe  délibéré- 
ment le  miracle  inexplicable,  aveugle,  dans  la  créa- 
tion, plutôt  que  de  supposer  à  un  être  la  raison,  la  vo- 
lonté, la  notion  naturelle  ou  acquise  du  bien  et  du 
mal. 

Il  se  sépare  absolument  par  là  de  nos  conceptions 
modernes. 

Le  romancier  esquisse  bien,  il  est  vrai,  le  portrait  de 
quelques  républicains,  nobles  héritiers  de  ces  juristes 
philosophes,  qui  du  passé  despotique  ont  fait  surgir  les 
démocraties  contemporaines.  11  eût  été  bien  embarrassé 
d'expliquer  la  présence  de  ces  diamants  sans  tache 
mêlés  aux  cailloux  souillés  et  à  la  poussière  de  la  route. 
Nous  avons  percé  le  secret. 

Ce  qui  brille  dans  Michel  Chrestien,  au  point  d'éton- 
ner M'"^  de  Sérizy,  ce  qui  illumine  Z.  Marcas,  ce 
qui  grandit  le  bonhomme  Niseron,  ce  qui  ennoblit  le 
marchand  Pillerault,  c'est  le  respect  de  soi-même  et 
d'autrui.  L'artiste  a  bien  admiré  d'instinct  ces  belles 
âmes,  comme  M'""  de  Sérizy  a  distingué  Michel  Chres- 
tien, mais  il  ne  les  a  pas  comprises.  Le  feu  qui  les 
éclaire  lui  est  demeuré  caché.  Si  l'écrivain  devine  en 
eux  la  fierté  de  l'homme  u  qui  se  sent  libre  et  digne  do 
sa  liberté  »,  il  n'insiste  pas,  préfère  donner  pour  cause 
à  leurs  qualités  morales  la  pureté  et  la  force  de  leur  foi 
catholique.  INogateur    du   libre  arbitre,   aristocrate  et 


CONCLUSION  369 

absolutiste,  il  craint,  sans  cloute,  qu'attribuer  de  tels 
résultats  à  des  sentiments  réfléchis  ne  paraisse  la  con- 
damnation de  ses  opinions  les  plus  chères. 

Il  sait  que  la  dignité  accordée  à  tous  les  citoyens, 
comme  leur  est  donné  l'entendement,  la  Révolution 
passe  entière,  et  il  la  hait. 

Pour  ce  psychologue  désabusé,  la  liberté  aggra- 
vait les  désordres  de  l'égoïsme.  Mais  le  pessimisme  au- 
quel aboutissait  nécessairement  la  physiologie  chère  à 
l'écrivain,  peut  bien  rendre  compte  d'un  des  aspects  de 
notre  nature,  il  n'en  montre  qu'un  seul.  Or,  si  certaines 
intelligences  se  contentent  de  voir  le  monde  par  un  côté, 
d'autres  ne  sont  satisfaites  qu'autant  qu'elles  le  peu- 
vent contempler  dans  son  ensemble.  L'encyclopédiste 
qu'était  Balzac  aurait  souffert  de  ne  comprendre,  de  ne 
représenter  dans  son  œuvre  qu'une  partie  des  phéno- 
mènes sociaux.  Aussi,  a-t-il  remplacé,  d'un  seul  coup, 
par  l'adoption  d'un  mysticisme  inattendu,  tout  ce  qui 
n'entrait  pas  dans  son  système  positif.  xV  ce  prix,  il  a 
mis  en  équilibre  son  esprit.  Son  occultisme  sert  de  con- 
trepoids à  sa  désespérance,  qui  menaçait  de  le  précipiter 
dans  d'insondables  abîmes.  Si  Séraphita  ne  relevait  sur 
les  hauteur  éblouissantes  du  rcve,  dans  quels  bas-fonds 
s'abaisserait-il  avec  Cérizet,  Claparon,  la  CiI)ot,  la  Cou- 
sine Bette,  Marneffe,  Fraisier,  Asie,  Europe,  Fil  de 
Soie?  Il  est  tantôt  au-dessus,  tantôt  au-dessous  de  l'hu- 
manité, et,  dans  cette  incessante  oscillation,  il  parcourt 
les  régions  moyennes  où  se  rencontre  la  vérité.  Avec 
quelle  joie  il  la  découvre  !  Comme  il  s'y  complait  [ 
Avec  quel  amour  il  la  décrit  î 


870  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

Ballotés  d'un  terme  de  l'antithèse  à  l'autre,  il  nous 
reste,  en  fermant  son  œuvre,  une  vision  aiguë,  mais 
claire  du  monde.  Entre  Popinot  et  Camusot,  s'esquisse 
le  profil  du  magistrat  dévoué  à  ses  fonctions,  désireux 
aussi  de  suivre  sa  carrière;  les  avoués  ne  sont  ni  tout  à 
fait  semblables  à  Derville,  ni  tout  pareils  à  Desroches  ;  les 
notaires  diffèrent  à  la  fois  de  Solonet  et  de  Malhias,  ils 
empruntent  pourtant  à  l'un  et  à  l'autre  leurs  traits  essen- 
tiels. Au-dessous  de  Vautrin,  vit  un  peuple  de  malfaiteurs 
de  proportions  plus  justes.  Lesprincipes  des  lois,  — qui 
pour  le  romancier  ont  une  origine  supra-terrestre,  — 
ne  possèdent  pas  le  mordant  qu'il  leur  donne,  mais 
leur  substance  est  bien  celle  qu'il  nous  indique.  Les 
hommes  politiques  ont  moins  de  génie,  —  car  ils 
ne  sont  pas  d'essence  divine,  —  les  citoyens  plus 
de  dignité  et  de  raison,  —  parce  qu'ils  sont  des 
hommes. 

L'étonnant  est  de  trouver,  parfois  dans  le  même 
écrivain,  aux  sommets  de  la  pensée  ou  du  sentiment, 
des  erreurs  immenses,  une  vérité  scrupuleuse  dans  les 
sphères  moins  hautes. 

Doit  on  conclure,  à  cause  de  ces  erreurs,  à  la  vanité  du 
travail  que  nous  avons  entrepris?  Les  idées  que  Balzac 
a  émises  sur  la  religion,  la  politique,  le  droit,  seraient- 
elles,  comme  l'indique  M.  Brunetière, —  dans  une  très 
belle  étude  parue  au  moment  où  celle-ci  était  déjà 
imprimée  (i),  —  sans  valeur  réelle,  sans  autorité,  sans 
gloire  pour  Técrivain,  sans  influence  même  sur  ses 
propres  écrits? 
(i)  Ferdinand  Brunetière,  Honoré  de  Balzac. 


CONCLUSION  871 

Si  la  lecture  de  la  Comédie  humaine  n'y  suffisait,  l'au 
leur  de  ce  volume  désespérerait  d'établir  le  contraire  à 
rencontre  d'une  si  haute  affirmation.  Fort  heureuse- 
ment, elle  ne  laisse  aucun  doute. 

Certes,  nous  reconnaissons,  —  et  comment  pour- 
rait-on contester  ?  —  que  l'important  dans  Balzac, 
comme  dans  tout  romancier,  est  la  ((  représentation  de 
la  vie  )).  Nous  admettons  même  que  la  Comédie  humaine 
contient  une  peinture  «  objective  »  et  non  u  subjective  » 
du  monde,  —  bien  que  des  réserves  soient  permises  à 
cet  endroit,  en  présence  d'oeuvres  aussi  manifestement 
personnelles  que  Louis  Lambert,  Albert  Savarus,  le 
Lys  dans  la  Vallée^  bien  que,  souvent,  ainsi  que  nous 
l'avons  constaté,  Balzac  ait  trouvé  en  hii,  par  intuition 
ou  par  raisonnement,  autant  qu'il  a  recueilli  par  l'olj- 
servation.  Mais  Balzac  s'applique  avant  tout  à  la  repro- 
duction de  la  vie  sociale  ;  il  ne  nous  montre  pas,  à  la 
façon  des  romantiques,  des  individualités  étranges  sans 
autre  lien  avec  l'humanité  que  ceux  indispensables  au 
récit  ;  il  décrit  les  hommes,  —  le  mot  est  de  M.  Brune- 
tière,  —  en  «  fonction  »  les  uns  des  autres,  c'est-à-dire 
agissant  et  réagissant  réciproquement  sur  eux.  Et,  s'il 
est  contestable  qu'il  ait  découvert  ou  même  seule- 
ment pressenti  les  lois  de  la  solidarité  humaine,  parce 
qu'il  a  laissé  entendre  que  des  soldats  ont  pu  manquer, 
au  fond  de  l'Afrique,  de  vêtements  et  de  subsistances, 
par  suite  des  débauches  du  baron  Ilulot  à  Paris  et  des 
concussions  qui  s'en  suivent,  il  ne  l'est  pas  qu'il  ait 
été  préoccupé  des  rapports  réciproques  des  membres 
d'une  même  famille,  de  l'influence  du  riche,  du  curé  de 


873  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

village,  du  médecin  de  campagne  ou  de  ville,  du  no- 
taire, de  l'avoué,  du  magistrat,  de  l'homme  d'Etat  sur 
ceux  qui  les  entourent  ou  sont  placés  sous  leur  auto- 
rité. 

Gomment  donc  n'aurait-il  pas  exprimé  des  opinions 
réfléchies  sur  les  lois  positives  ou  morales  qui  président 
aux  relations  des  hommes  entre  eux  ?  Aurait-il  omis,  — 
ce  qui  se  comprendrait  très  bien  chez  un  romancier,  — 
de  s'expliquer  dans  ses  récits  sur  ses  opinions  politiques 
et  sociales  qu'il  serait  intéressant  de  les  rechercher.  L'ob- 
jet de  son  étude,  la  façon  dont  il  l'a  exécutée  impliquent 
nécessairement  une  décision  sur  les  choses  humaines. 

((  Je  ne  vois  pas,  s'écrie  l'éminent  critique,  ce  qu'il  y 
aurait  de  changé  dans  la  conception  de  son  Père  Go- 
riot ou  de  son  Cousin  Pons,  si,  au  lieu  de  se  déclarer 
«  catholique  »  et  ((  royaliste  »  Balzac  avait  professé  des 
opinions  exactement  contraires. 

Ces  exemples  sont  assurément  très  bien  choisis,  et, 
dans  ces  deux  ouvrages  qui  se  proposent  l'examen  de 
rapports  de  famille  exceptionnels  ou  assez  lointains,  les 
opinions  religieuses  et  constitutionnelles  ont  pu  occa- 
sionnellement disparaître.  Encore  le  défi  est-il  un  peu 
risqué,  car  Vautrin,  en  faisant  de  Rastignac  «  un  scé- 
lérat abstrait  )),  le  préparc  en  réalité  au  gouvernement 
des  hommes,  selon  la  mélhode  de  Balzac.  Mais  deman- 
derons-nous, à  notre  tour,  que  deviendraient,  sans  les 
principes  religieux,  politiques  et  juridiques  que  nous 
avons  signalés,  le  Curé  de  Village,  le  Médecin  de  cam- 
pagne, V Envers  de  Vhisloire  contemporaine,  les  Paysans, 
le  Député  dArcis,  le  Cabinet  des  antiques,  Albert  Sava- 


CONCLUSION  37.3 

ras,  le  Contrat  de  mariage.  Grandeur  et  décadence  de 
César  Birotteau,  Ursule  Mirouët,  un  Début  dans  la  vie, 
les  petits  Bourgeois,  tant  d'autres   . .  ? 

Il  n'y  a  pas,  dit-on,  dans  Balzac,  de]  romans  à 
thèse  (i). 

Ne  trouve-t-on  pas  cependant,  dans  Modeste  Mignon, 
l'éloge  du  mariage  de  raison  ?  Dans  le  Contrat  de  mariage, 
une  satire  du  mariage  de  fantaisie  ?  Dans  les  Mémoires 
de  deux  jeunes  mariées,  une  critique  du  mariage  d'a- 
mour? L'exemple  de  César  Birotteau  ne  montre-t-il  pas 
les  funestes  conséquences  de  l'ambition  bourgeoise 
déplacée  ?  Celui  de  Grandet,  les  tristes  effets  de  l'avarice  ? 
Le  Curé  de  Village,  les  Paysans,  l'Envers  de  t histoire 
contemporaine  ne  contiennent-ils  pas  la  démonstration 
de  l'excellence  de  la  religion  romaine  et  la  condam- 
nation partielle  de  notre  Code  civil  ? 

Si  Balzac  avait  étudié  la  médecine  au  lieu  d'être  clerc 
d'avoué  ou  de  notaire,  ses  romans,  au  dire  de  M.  Brunc- 
tière,  n'auraient  pas  sensiblement  changé.  Est-ce  bien 
sûr?  Peut-on  affirmer  qu'une  autre  direction  donnée 
à  sa  pensée,  l'œuvre  de  l'écrivain,  pour  demeurer 
analogue,  n'eût  pas  été  différente  ?  La  part  de  la  mé- 
decine est  déjà  grande  et,  paraît-il,  assez  sérieusement 
documentée  (i).  Elle  serait  alors  devenue  immense; 
nous  aurions  eu  la  Physiologie  et  non  la  Comédie 
humaine. 

Supposez  Balzac  pénétré  d'autres  principes,  occupé, 
dans  sa  jeunesse,  d'autres  études,  pris   ])a[-  d'autres 

(1)  Ferdinand  Bruneïière,  Honoré  de  Balzac. 

(2)  Cau  JOULE.  La  médecine  et  les  médecins  dans  l'œuvre  de  .)/.  de  Balzac. 


874  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

soucis  professionnels,  ses  hommes  d'Etat,  ses  magis- 
trats, ses  avoués,  ses  notaires  auraient  disparu,  auraient 
été  transformés  tout  au  moins,  et  comme  ils  nous 
expliquent  le  ressort  secret  qui  meut  le  monde  où  ils 
vivent,  la  vision  que  la  lecture  de  ses  écrits  donne  de  la 
société  ne  serait  pas  la  même. 

Balzac,  convaincu  du  libre  arbitre  de  l'homme,  de  sa 
dignité,  tout  autre  eût  été  la  Comédie  humaine.  Nous 
y  aurions  perdu  peut  être  par  endroits  ;  nous  y  aurions 
gagné  sur  d'autres  points.  Michel  Chrestien  aurait 
grandi.  D'Arthez,  deMarsay,  Kastignac,  Vautrin  auraient 
diminué  de  taille.  La  vertu  aurait  été  réfléchie  ;  elle 
aurait  cessé  d'être  une  manie,  se  serait,  par  ailleurs, 
distinguée  de  la  piété.  La  solidarité  du  corps  social  au 
lieu  de  rester  organique,  serait  devenue  consciente,  affec- 
tant la  forme  du  contrat  ou  du  quasi-contrat. 

Les  opinions  «  catholiques  n  et  «  royalistes  »  de 
Balzac  ne  sont  pas  originales,  c'est  entendu.  Mais  elles 
sont  d'une  logique  saisissante,  parfois  imprudente,  car 
elles  sont  poussées  à  bout,  outrancières.  choquantes. 
Doit-on  pour  cela  s'abstenir  de  les  discuter? 

En  réimprimant  quelques  articles  déjà  parus  dans  la 
Revue  du  Clergé  Français,  M.  l'abbé  Charles  Calippe,  si 
proche  d'idées  de  M.  Ferdinand  Brunetière,  montre  qu'il 
ne  professe  pas,  à  l'égard  des  conceptions  sociales  de 
Balzac,  le  dédain  du  célèbre  académicien  (i).  Brave- 
ment, faisant  la  part  des  exagérations  qui  le  gênent,  il 
découvre,  dans  le  système  politico-religieux  du  roman- 
Ci  )  AnnÉ  Ghables  Calippe,  Balzac.  Ses  idées  sociales. 


CONCLUSION  875 

cier,  im  idéal  bien  voisin  de  celui  du  Christianismes. 

11  constate,  chez  le  curé  Bonnet,  chez  les  abbés 
Brossettes  et  Dutheil,  les  préoccupations  (pii  .sont 
bien  celles  de  leur  ministère,  et,  tout  en  s'en  défen- 
dant un  peu,  approuve,  sabs tient  tout  au  moins  de 
blâmer,  les  principes  dominateurs  de  Balzac  ;  il  n'est 
pas  jusqu'au  droit  d'aînesse  qu'il  ne  soutienne,  assez 
mollement  d'ailleurs. 

On  ne  rencontre  pas  dans  son  étude,  imprégnée  d'un 
vif  sentiment  de  charité  et  de  piété,  comme  dans  la 
Comédie  humaine,  l'éloge  de  l'inégalité  des  conditions, 
des  fortunes  et  même  des  droits  ;  cependant  les  réfle- 
xions de  M.  Charles  Galippe  impliquent  leur  accep- 
tation, non  pas  résignée,  mais  satisfaite;  une  secrète 
défiance  pour  l'amour  de  l'égalité  qui  engendre,  d'après 
lui,  lajalousie,  l'envie,  la  haine,  pour  le  sentiment  de  la 
dignité  humaine,  qui  aboutit  à  l'orgueil. 

Balzac  est  l'enfant  terrible  de  son  parti  ;  il  en  découvre 
imprudemment  les  calculs  inavoués.  D'où,  chez  les 
plus  habiles,  l'indifférence  qu'ils  affectent  à  l'endroit  de 
son  système  social. 

N'est-il  pas  préférable,  si  ardue  ou  si  délicate  que  soit 
la  tâche,  de  rechercher,  dans  la  confusion  d'une  pen- 
sée trop  ardente,  sous  une  généralisation  hâtive,  la 
part  de  vérité  qu'a  pu  déconviir  vm  homme  possédant 
à  un  si  haut  degré  c(  le  sens  de  la  vie  »  ? 

Les  idées  maîtresses  d'une  telle  intelligence  ne  sau- 
raient être,  d'ailleurs,  dépourvues  d'intérêt.  Elles  ne  nous 
ont  pas  semblé  telles,  à  nous  qui  en  sommes  pourtant 
si  éloigné.   Peut-être  n'est-il  ni  oiseux,  ni  tout  à  fait 


37G  BALZAC    JURISCONSULTE    ET    CRIMINALISTE 

inutile,  de  descendre  des  principes  directeurs  d'un  grand 
esprit  jusqu'aux  détails  d'une  profession  déterminée. 

Mais  en  présence  de  Balzac  que  de  raisons  pour  douter 
de  soi  ! 

Le  lecteur  éprouve,  à  la  lecture,  de  la  Comédie  hu- 
maine^ l'impression  d'admiration  et  d'abattement  que 
donne  l'Océan  ;  il  a  devant  lui  la  même  masse  mou- 
vante et  sans  cesse  agitée  ;  il  s'enthousiasme  d'abord, 
laisse  bercer  son  âme  par  le  retour  continu  des  flots, 
pleure  avec  la  vague  qui  déferle  sous  la  rafale  ou  court 
après  elle  lorsqu'elle  glisse  rieuse  sur  le  sable  de  la  plage. 
Soudain,  une  angoisse  de  savoir  le  saisit  en  présence  de 
cette  immensité  qui  toujours  s'ofl're  et  toujours  se  dérobe. 
S'il  a  le  goût  de  l'observation,  il  s'enfonce  hardiment 
dans  cette  mer,  étudie  les  flores,  les  espèces  animales, 
leurs  structures,  leurs  mœurs;  une  chose  surtout  le 
frappe  :  l'éternel  combat  pour  la  vie.  Dans  ce  monde 
des  abîmes,  les  petits  poissons  sont  toujours  dévorés  par 
les  gros.  Attristé,  .il  revient  sur  le  rivage,  tourne  les 
yeux  vers  le  ciel,  et  l'espérance  renaît  en  lui  :  la  lu- 
mière qui  brille  là-haut  est  celle  de  la  justice.  A  l'ho- 
rizon, s'élèvent  quelques  nuages  ;  il  comprend  alors  : 
l'âme  de  cette  immensité  monte  vers  la  splendeur  du 
ciel  pour  retomber  épurée  aux  sommets  lointains  d'où 
elle  descendra  encore  sur  la  mer  ;  ce  va-et-vient  entre 
les  ténèbres  et  la  lumière  se  renouvellera  à  travers  les 
siècles. 

La  Comédie  Humaine  n' offre- t-elle  pas  un  spec- 
tacle analogue  ?  Le  même  mouvement  rythmique  no 
renvoie-t  il  pas  du  matérialisme  le  plus  désespérant  au 


CONCLUSION  377 

mysticisme  le  plus  follement  optimiste?  Qu'importe  si 
ce  n'est  là  qu'une  illusion,  pourvu  f|ue  l'émotion  res- 
sentie soit  belle  et  j)rolitablc? 

Le  seul  danger  est  de  s'embarquer  sur  cet  océan  et  de 
s'y  perdre.  Peut-être  l'aventure  nous  advint.  Brûlons 
ici  le  vaisseau  qui  nous  a  si  longtemps  portés. 


S2 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Avant-propos v 

CHAPITRE  PREMIER 
Balzac,  l'homme,  le  philosophe,  l'artiste 

Section    I.  —  Balzac ï 

—  II.  —  Intelligence  de  Balzac 6 

—  III.  —  Philosophie  de  Balzac i5 

—  IV.  —  Style  de  Balzac.  Jugement  d'ensemble 3i 

CHAPITRE  II 
Philosophie  sociale  de  Balzac.  La  politique,  le  droit 

Section    I.  —  Politique  de  Balzac di 

—  II.  —  Philosophie  juridique  de  Balzac 5o 

—  III.  —  Principes  juridiques  de  Balzac.  La  famille,  la 

propriété 66 

—  IV.  —  La  puissance  paternelle 69 

—  V.  —  Les  successions,  le  droit  d'aînesse 76 

—  VI.  —  Le  mariage 86 

—  VIL  —  La  propriété  foncière io3 

—  VIII.  —  La  propriété  mobilière , m 

—  IX.  —  Les    contrats 1 1 5 

—  X.  —  Résumé  et  origine  des  opinions  juridiques  et 

politiques  de  Balzac 121 

CHAPITRE  111 

Les  hommes  de  loi 

Section    I.  —  Balzac  clerc  d'avoué 126 

—  II.  —  La  basoche  dans  la  Comédie  humaine 139 

—  III.  —  Les  avoués 1  /io 

—  IV.  —  Les  notaires    i56 

—  V.  —  Les  hommes  d'affaires 169 

—  VI.  —  Les  avocats 178 


38o  TABLE    DES    MATIÈRES 

CHAPITRE   IV 

La  magistrature 

Section    I.  —  Dcii\  juges ao6 

—  II.  —  Les   tribunaux aSo 

—  III.  —  Les  grands  magistrats 341 

—  IV.  —  Les  juges  de  paix 268 

—  V.  —  Quelques  réflexions  sur  la  justice 2G\ 

CHAPITRE  V 

Les  criminels 

Section     l.  —  L'énergie  criminelle 270 

—  II.  —  Vautrin.  Philosophie  des  criminels.  Le  crime 

et  le  génie 280 

—  III.  —  Les  complices  de  Vautrin.  Les  criminels  d'ha- 

bitude       3o/i 

—  IV.  —  Le  crime 019 

—  V.  —  La  formation  du  criminel  d'habitude Saij 

—  VI.  —  La  contagion  du    crime 33f) 

—  VII.  —  Le  criminel  d'occasion 34 1 

—  VIII.  —  Le  criminel  par  passion 3^7 

—  IX.  —  Balzac    et    les     criminels  véritables.     Peytcl- 

Vidocq 854 

CONGLliSION 36 1 


Cliûteauroux.  —  Imp.  Langiois. 


->^^ 


1)L  JAURIC  et  C'*  Éditeurs,  5o,  rue  des  Saints-Pères.  PAhi>. 


EXTRAIT  DU  CATALOGUE 


Oii%i*a^eN  Iftlvei'ix 

Cahuet  (Albéric).   -  La  Liberté  du  Théâtre,  en  France  et  à  l'Etran- 
ger    5  » 

Gazes  (Albert).  —  Pierre  Bayle  {Vie.  Idées.  Influence.  Œuvre).  3  50 
Rebell   I  Hugues).    -  Les   Inspiratrices,   de  Balzac,  Stendhal, 

Mérimée 3  50 

Paupe  (Ad).   -  Histoire  des  Œuvres  de  Stendhal 5  » 

MAG^E  (Emile).  —  Le  Cyrano  de  l'Histoire 2  50 

a1arti>-(tiinouvier.  -  Un  Philanthrope  méconnu  du  XVIIP 

siècle  :  Piarron  de  Chamousset 7  50 

Mairel  (Victor)    ---  Dix  ans  de  Carrière 3  50 

***              -  Comment  a  vécu  Stendhal    .    3  50 

SivRijvEîNSKi  (Casimir).  —  Deux  Victimes  de  la  Terreur  ....  3  » 
Shorn  (Adelheid  Von) .  —  Franz  Liszt  et  laPrincesse  de  Sayn- 

Wittgenstein 4  )^ 

RoosEVELT(Le Président).  — La ConquètederOuest (1769-1777)  3  50 

IvAi^cadio-Heariv.    --  Le  Japon  inconnu  {Esquisse.'^  psychologiques]  3  £0 

RuETE  (Emily).    -  Mémoires  dune  Princesse  Arabe 3  50 

Lannè  (Ad  )  ---  Louis  XVII  et  le  Secret  de  la  Révolution.    .  3  50 

Le  Harbier  (Louis).   -  Le  Général  de  La  Horie  (1766-1812).  3  50 

1)1  COR  (Loui.s).  ---  Cinq  ans  sous  le  harnais 3  50 

Denomville  (Georges)    -  Sensations  d'Art  (6  séries)  2f.  50  ou  3  50 

Bi ne t-Sanglé  .  -  -  Les  Prophètes  juifs  (Psychologie  morbide) .  3  50 

Chateai;  (Henri).   -  L'âne,  le  Singe  et  le  Philosophe 3  50 

Cahi  et  (Albéric).        La  Question  d'Orient  dans  l'Histoire 

contemporaine 4  > 

DuRET.  (Péiiusj.   --  La  Muse  parlementaire 3  50 


Châteauronx.  —  Typ.  et  Lith.   Langlois