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Full text of "Balzac"

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*  S  H- 


- 


ALPHONSE  SÉCHÉ  &  JULES  BERTA 


LA     VIE 

A  NECDOTIQUE 

ET    PI  TTORESQUE 

DES 
GRANDS  ÉCRIVAINS 


M.  DE  BALZAC 


-jS«o  .3>oWai 


BALZAC 


dans  la  même  collection 


Parus  : 

George  Sand.    >  Paul  Verlaine. 

Lord  Byron.  £  Gœthe.    >  Diderot.  <;•  Tolstoï. 

Balzac.  <    Baudelaire. 

En  préparation  : 

Victor  Hugo.  <>  Stendhal. 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  pays. 


Alphonse  SÈCHE  et  Jules   BERTAUT 


La  Vie  apecdctique  et  pittoresque 
des  Grands  Écrivains 


BALZAC 


iÇ      Sfc 


42   Portraits   et    Documents 


LOUIS-MICHAUD 

==  ÉDITEUR  ===== 

168,  Boulevard  Saint-Germain,    i68 

PARIS 


SABLE 
COLLECTION 

SABLE 


H.    DE    BALZAC 


Enfance  et  Jeunesse 


Mox  nom,  a  écrit  Balzac,  est  sur  mon  extrait  de  nais- 
sance comme  celui  de  M.  de  Fitz-James  est  sur  le 
sien...  S'il  sonne  trop  bien  à  quelques  oreilles,  s'il  est  en- 
viable à  ceux  qui  ne  sont  pas  contents  du  leur,  je  ne  puis 
y  renoncer.  Mon  père  était  parfaitement  en  mesure  sur 
ce  chapitre,  ayant  eu  l'entrée  du  Trésor  des  Chartes.  Il 
se  glorifiait  d'être  de  la  race -Conquise,  "d'une  famille  qui 
avait  résisté  en  Auvergneà  l'invasion  et  d'où  sont  sortis 
les  d'Entragues.  Il  avait  trouvé,  dans  le  Trésor  des 
Chartes,  la  concession  de  terre  faite  au  ve  siècle  par  les 
Balzac  pour  établir  un  monastère  aux  environs  de  la 
petite  ville  de  Balzac,  dont  copie  fut,  me  dit-il,  enregis- 
trée par  ses  soins  au  Parlement  de  Paris.  » 

L'auteur  de  la  Comédie  humaine  avait  à  cœur,  on  le 
voit,  en  lisant  ces  lignes  extraites  du  procès  du  Lys  dans 
la  Vallée,  de  justifier  la  possession  de  la  particule  nobi- 
liaire qu'on  lui  avait  tant  reprochée. 

Malheureusement,  si  sincère  soit-elle,  cette  prétention 
se  trouve  injustifiée  dès  la  première  page  de  sa  vie,  et  il 
suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'extrait  de  son  acte  de 
naissance  ainsi  que  sur  les  principaux  événements  de 
l'existence  de  son  père  pour  s'apercevoir  qu'en  réalité 
elle  n'a  aucun  fondement  (1). 

(1)  Voici  cet  extrait  de  l'acte  de  naissance  d'après  le  registre  de 
l'état-civil  de  la  ville  de  Tours  :  «  Aujourd'hui,  deux  prairial  an  sept 


O  BALZAC 

M.  Bernard  Balzac,  le  père  du  romancier,  fils,  dit  son 
extrait  de  naissance,  du  «  laboureur  »  Baissa,  était  homme 
de  loi  à  l'époque  de  la  Révolution,  non  point  «secrétaire 
du  Grand  Conseil  sous  Louis  XV»,  comme  le  prétendra 
plus  tard  Honoré,  ni  «  avocat  au  Conseil  sous  Louis  XVI  », 
mais  remplissant  probablement  un  emploi  beaucoup  plus 
modeste,  car  il  ne  figure  dans  aucun  des  Almanachs 
royaux  de  l'époque.  Seul  YAlmanach  national  de  1793  le 
cite  parmi  les  officiers  municipaux,  ainsi  que  parmi  les 
membres  du  Conseil  Général  de  la  Commune,  section  des 
Droits  de  l'homme,  et  il  n'est  nullement  question  de 
M.  de  Balzac,  mais  de  M.  Balzac  tout  court. 

Envoyé  à  la  frontière,  à  l'armée  du  Nord,  M.  Balzac  fut 
chargé  d'y  organiser  le  service  des  vivres.  En  1797,  il 
épousa  à  Paris  la  fille  d'un  de  ses  chefs  de  l'administra- 
tion de  la  guerre,  Laure  Sallambier,  de  trente-deux  ans 
plus  jeune  que  lui.  L'année  suivante,  il  est  à  Tours,  où 
il  remplit,  de  1804  à  1812,  les  fonctions  d'administrateur 
de  l'hospice  général.  Or,  sur  tous  les  actes  où  il  figure 
dans  ses  charges  officielles,  il  n'est  connu  que  sous  le 
nom  de  Balzac,  sans  la  particule.  Et.  sans  doute,  sous  la 
Révolution,  y  avait-il  quelque  danger  à  conserver  la  par- 
ticule nobiliaire,  mais  on  sait  que  sous  l'Kmpire,  tous 
les  vrais  nobles  ne  se  firent  pas  faute  de  reprendre  leur 
nom. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  avéré  que  le  père  et  la  mère  de 
Balzac,  furent,  l'un  un  être  remarquablement  intelligent, 
l'autre  une  femme  très  sensible  et  d'esprit  très  fin. 

«  Mon  père,  a  dit  Mme  Laure  Surville,  la  sœur  du  ro- 
mancier, dans  le  petit  livre  qu'elle  a  consacré  à  la  gloire 

de  la  République  Française,  a  été  présenté  devant  moi,  Pierre-Jacques 
Duvivier,  officier  publie  soussigné,  un  enfant  mâle,  par  le  citoyen 
Bernard-François  Balzac,  propriétaire,  demeurant  en  cette  commune, 
rue  de  l'Armée  d'Italie,  section  du  Cbardonnet,  n°  25  ;  lequel  m'a  dé- 
claré que  ledit  enfant  s'appelle  Honoré  Balzac,  né  d'hier,  à  onze 
heures  du  matin,  au  domicile  du  déclarant;  qu'il  est  son  fils  et  celui 
de  citoyenne  Anne-Charlotte-Laure  Sallambier.  son  épouse,  mariés 
en  la  commune  de  Paris,  huitième  arrondissement,  département  de 
la  Seine,  le  onze  pluviôse,  an  cinq,  etc..» 


ENFANCE    ET   JEUNESSE  7 

de  Balzac  et  auquel  nous  aurons  souvent  à  nous  réfé- 
rer (1),  mon  père  tenait  à  la  fois  de  Montaigne,  de  Rabe- 
lais et  de  l'oncle  Toby  par  sa  philosophie,  son  originalité 
et  sa  bonté.  Comme  l'oncle  Toby,  il  avait  une  idée  prédo- 
minante. Cette  idée  chez  lui  était  la.  santé.  Il  s'arrangeait 
si  bien  de  l'existence,  qu'il  voulait  vivre  le  plus  longtemps 
possible.  Il  avait  calculé,  d'après  les  années  qu'il  faut  à 
l'homme  pour  arriver  à  Y  état  parfait,  que  sa  vie  devait 
aller  à  cent  ans  et  plus  ;  pour  atteindre  le  plus,  il  prenait 
des  soins  extraordinaires  et  veillait  sans  cesse  à  établir  ce 
qu'il  appelait  Yéquilibre  des  forces  vitales.  Grand  travail 
vraiment  !...  » 

La  vérité  est  que  ce  fils  de  paysan  était,  en  effet,  un 
homme  robuste.  Il  contait  volontiers  que,  dans  sa  jeu- 
nesse, alors  qu'il  était  clerc  chez  un  procureur,  un  soir 
que,  prié  à  dîner  par  son  patron,  il  était  invité  à  découper 
une  perdrix,  il  avait,  d'un  seul  coup  de  couteau,  tranché 
la  perdrix,  le  plat,  la  nappe  et  le  bois  de  la  table  ! 

«  Son  originalité,  dit  Mme  Surville,  devenue  proverbiale 
à  Tours,  se  manifestait  aussi  bien  dans  ses  discours  que 
dans  ses  actions;  il  ne  faisait  et  ne  disait  rien  comme  un 
autre.  Il  aimait  volontiers  les  grands  projets,  les  chi- 
mères, les  rêves  irréalisables.  Toute  sa  vieillesse,  il  eut 
un  dada  favori,  ce  fut  la  tontine  Lafarge  sur  laquelle  il 
avait  placé  une  partie  de  sa  fortune.  Que  de  chimères  il 
bâtit  sur  cette  affaire  !  Il  survivrait  à  tous  les  associés,  il 
récolterait  tout  l'argent  de  la  tontine  qu'il  partagerait 
avec  l'Etat,  ses  enfants  seraient  riches  à  millions  ! 

«  Sa  mémoire,  son  esprit  d'observation  et  de  repartie, 
n'étaient  pas  moins  remarquables  que  son  originalité  ;  il 
se  souvenait,  à  vingt  ans  de  distance,  de  paroles  qu'on  lui 
avait  dites.  A  soixante-dix  ans,  rencontrant  inopinément 
un  ami  d'enfance,  il  s'entretint  avec  lui,  sans  aucune 
hésitation,  dans  l'idiome  de  son  pays  où  il  n'était  pas  re- 
tourné depuis  l'âge  de  quatorze  ans  !... 


(1)  Balzac,  sa  vie  et  ses  œuvres,  par  Mma  Surville.  Paris,  Librairie 
Nouvelle,  1858. 


8  BALZAC 

«  Quand  Honoré  fut  d'âge  à  comprendre  et  à  apprécier 
son  père,  c'était  un  beau  vieillard,  fort  énergique  encore, 
aux  manières  courtoises,  parlant  peu  et  rarement  de  lui, 
indulgent  pour  la  jeunesse  qui  lui  était  sympathique, 
laissant  à  tous  une  liberté  qu'il  voulait  pour  lui,  d'un 
jugement  sain  et  droit,  malgré  ses  excentricités,  d'une 
humeur  si  égale  et  d'un  caractère  si  doux  qu'il  rendait 
heureux  tous  ceux  qui  l'entouraient!...  » 

A  Tours,  où,  nous  l'avons  dit,  il  résida  pendant  dix-sept 
ans,  de  1798  à  1814,  il  remplit  les  fonctions  de  deuxième 
adjoint  au  maire.  Son  esprit  curieux  de  toutes  choses  ne 
se  contentait  pas,  du  reste,  de  se  livrer  à  mille  observa- 
tions. Il  traduisit  quelques-unes  de  ses  notes  dans  des 
opuscules  dont  les  titres  seuls  révèlent  la  diversité  de  ses 
préoccupations  :  Histoire  de  la  rage  et  moyen  d'en  pré- 
server, comme  autrefois,  les  hommes  et  de  les  délivrer 
de  plusieurs  autres  malheurs  attaquant  leur  existence; 
Mémoire  sur  les  scandaleux  désordres  causés  par  les 
jeunes  filles  trompées  et  abandonnées  dans  un  absolu 
dénuement... 

La  mère  de  Balzac  n'avait  pas  moins  d'esprit  et  d'ima- 
gination que  son  mari.  «  Son  amour  pour  ses  enfants,  dit 
encore  Mme  L.  Surville,  planait  sans  cesse  sur  eux,  mais 
elle  l'exprimait  plutôt  par  des  actions  que  par  des  paroles, 
Sa  vie  entière  prouva  cet  amour;  elle  s'oublia  sans  cesse 
pour  nous,  et  cet  oubli  lui  fit  connaître  l'infortune  qu'elle 
supporta  courageusement.  » 

Honoré  était  l'aîné  de  deux  sœurs  et  d'un  frère.  La 
sœur  cadette,  Laurence,  épousa,  nous  le  verrons,  un 
Monsieur  de  Montzaigle  et  mourut  jeune  en  1826.  Le 
frère,  Henri,  après  d'assez  mauvaises  études,  partit  pour 
les  colonies  où  il  mena  une  vie  d'aventures  et  où  il 
mourut  après  avoir  fait  le  désespoir  de  sa  mère. 

Quant  à  Laure,  l'autre  sœur,  plus  jeune  seulement  de 
deux  années  que  le  futur  auteur  de  la  Comédie  humaine, 
elle  devait  toujours  être  pour  ce  frère  bien-aimé  la  tendre 
affection  vers  laquelle  il  se  tournait  aux  heures  de  défail- 
lance. 


ENFANCE    ET   JEUNESSE 


Il  semble  que  la  mère,  malgré  ce  qu'en  dit  Mme  Sur- 
ville,  était  assez  sévère  à  l'égard  de  ses  enfants.  Le  père 
et  l'aïeule  montraient,  au  contraire,  avec  eux  une  bonté 
charmante.  En  tous  cas,  Honoré  ne  fut  guère  gâté  dans 
son  enfance.  Confié  après  sa  naissance  à  une  nourrice  de 
campagne  chez 
laquelleilpassa 
ses  trois  pre- 
mières années, 
il  prit  l'habi- 
tude, lorsqu'il 
revint,  de  se 
r  ap  pro  cher, 
non  de  sa  mère, 
mais  de  sa  sœur 
Laure  qu'il  cou- 
vrit dès  son 
jeune  âge  de  sa 
chaude  affec- 
tion. «  Je  n'ai 
pas  oublié,  ra- 
conte-t-elle, 
avec  quelle  vé- 
locité il  accou- 
rait à  moi  pour 
m'éviter  de 
rouler  les  trois 
marches  hautes 
et  inégales  qui 

conduisaient  de  la  chambre  de  notre  nourrice  dans  le 
jardin  !  Sa  touchante  protection  continua  au  logis  pater- 
nel, où  plus  d'une  fois  il  se  laissa  punir  pour  moi,  sans 
trahir  ma  culpabilité.  » 

Le  plus  grand  événement  de  l'enfance  d'Honoré  fut  un 
voyage  à  Paris,  où  sa  mère  le  conduisit  en  1804  pour  le 
présenter  à  ses  grands-parents.  Ils  raffolèrent,  bien  en- 
tendu, de  leur  petit-fils  qu'ils  comblèrent  de  caresses  et 
de  gâteries. 


Portrait  du  père  de  Balzac. 
(Communiqué  par  Mn>e  Pierre  Carrier-Belleuse.) 


10  BALZAC 

Un  soir,  on  fit  venir  la  lanterne  magique  pour  la  mon- 
trer à  Honoré.  Celui-ci  était  dans  l'admiration,  mais  son 
plaisir  ne  lui  parut  complet  que  quand  il  l'eut  fait  goûter 
à  son  ami  Mouche,  le  chien  de  garde.  Il  alla  le  chercher 
dans  sa  niche  et  le  ramena  au  salon  : 

«  Tiens,  assieds-toi  là,  Mouche,  et  regarde  :  çà  ne  coûte 
rien,  c'est  bon  papa  qui  paye  !  » 

Il  revint  à  Tours  enthousiasmé  de  son  voyage. 

Cependant  il  montrait  déjà,  de  l'imagination  dans  les 
jeux  de  son  enfance.  Sa  sœur  raconte  qu'il  improvisait 
de  petites  comédies,  qu'il  écorchait  aussi  avec  extase  pen- 
dant des  heures  un  vieux  violon,  en  disant  d'un  air  péné- 
tré à  Laure  : 

«  P^coute,  comme  c'est  beau  !  » 

Il  lisait  avec  passion  des  féeries,  des  contes  qu'il  nar- 
rait ensuite  d'une  drôle  de  façon  en  y  ajoutant  déjà  force 
détails  de  son  cru. 

Hélas  !  Ces  belles  années  de  jeunesse  allaient  finir. 

A  l'âge  de  sept  ans,  on  décida  de  le  mettre  au  collège 
de  Vendôme. 

C'était  un  établissement  célèbre  dirigé  par  les  Orato- 
riens  qui  y  avaient  conservé  l'aspect  et  les  habitudes  de 
la  vie  monacale.  Les  élèves  y  vivaient  en  quelque  sorte 
cloîtrés.  La  règle  était  qu'ils  en  devaient  sortir  seulement 
à  la  fin  de  leurs  études  et  passer  six  ans  sans  revoir  le 
logis  familial. 

Balzac  devait  demeurer  sept  années  dans  cette  prison. 
Champfleury,  dans  une  curieuse  plaquette  intitulée  Balzac 
au  Collège  (1),  a  conté  avoir  interrogé,  au  sujet  de  l'ancien 
élève  du  collège  de  Vendôme,  le  père  Verdun,  qui  se  rap- 
pelait fort  bien  «  les  grands  yeux  noirs  de  M.  Balzac  ».  Le 
père  Verdun,  de  par  ses  fonctions,  était  chargé  d'enfer- 
merles  mauvais  élèves  dans  les  culottes  de  bois,  sorte  de 
confessionnal  particulier  à  chaque  collégien,  cellule 
dans  laquelle  on  vous  tenait  pour  de  longs  jours. 

«  Là,  dit  Balzac,  plus  libres  que  partout  ailleurs,  nous 

(1)  Librairie  A.  Pntay.   1878. 


ENFANCE    ET  JEUNESSE  11 

pouvions  parler  pendant  des  journées  entières,  dans  le 
silence  des  dortoirs  où  chaque  élève  possédait  une  niche 
de  six  pieds  carrés,  dont  les  cloisons  étaient  garnies  de 
barreaux  par  le  haut,  dont  la  porte  à  claire-voie  se  fer- 
mait tous  les  soirs  et  s'ouvrait  tous  les  matins  sou*"  les 
yeux  du  Père  chargé  d'assister  à  notre  lever  et  à  notre 
coucher.  Le  cric-crac  de  ces  portes,  manœuvrées  avec 
une  singulière  promptitude  par  les  groupes  du  dortoir, 
était  encore  une  des  particularités  de  ce  collège.  Ces 
alcôves  ainsi  bâties  nous  servaient  de  prison,  et  nous  y 
restions  quelquefois  enfermés  pendant  des  mois  entiers.» 

Dans  ces  cellules  anti-hygiéniques,  les  «  prisonniers  » 
tombaient  sous  la  férule  du  préfet  des  études,  censeur 
implacable  qui  venait  à  l'improviste  voir  si  les  élèves  cau- 
saient ou  accomplissaient  leurs  pensums.  Heureusement 
la  détention  rend  ingénieux,  et  le  jeune  Honoré  ne  man- 
quait point,  avant  de  se  laisser  enfermer,  de  semer 
l'escalier  de  coquilles  de  noix  afin  d'être  averti  de  l'arrivée 
des  importuns.  Que  de  fois  le  Père  Verdun  n'empri- 
sonna-t-il  pas  et  ne  désemprisonna-t-il  point  le  futur 
auteur  de  Eugénie  Grandet!  Souvent  même  la  punition 
ne  paraissait  pas  assez  rigoureuse  aux  Oratoriens,  et 
l'enfant  était  conduit  sous  bonne  garde  dans  une  véri- 
table prison  qui.  détachée  de  l'ancien  collège,  forme,  sur 
le  Loir,  une  échappée  pittoresque. 

Là  Balzac  était  soumis  à  des  pensums  effroyables, 
d'une  longueur  démesurée.  Il  s'en  vengea,  dit-on,  en 
inventant  la  plume  à  trois  becs! 

«  Pendant  les  deux  premières  années,  raconte  un  de 
ses  anciens  professeurs,  on  ne  pouvait  rien  tirer  de  lui... 
Plus  tard,  il  lui  vint  la  pensée  de  devancer  les  occupa- 
tions des  classes  de  grammaire  par  des  compositions 
anticipées  telles  qu'il  en  voyait  faire  ou  en  entendait  lire 
aux  séances  publiques  par  les  seconds  ouïes  rhétoriciens. 
Aussi,  dès  la  quatrième,  son  pupitre  était  comble  de 
paperasses;  sa  réputation  d'auteur  était  faite  par  ceux  de 
sa  classe  ou  des  classes  inférieures,  mais  contestée  par 
les  classes  plus  élevées... 


12  BALZAC 

«  C'était,  dit-on  encore,  un  gros  enfant  joufflu  et  rouge 
de  visage.  L'hiver,  couvert  d'engelures  aux  doigts  et  aux 
pieds.  Grande  insouciance,  taciturnité,  pas  de  méchan- 
ceté, originalité  complète...  » 

Cependant,  dès  cette  époque,  la  lecture  était  devenue 
chez  Balzac  une  espèce  de  faim  que  rien  ne  pouvait 
assouvir  :  «  il  dévorait  des  livres  de  tous  genres,  et  se  re- 
paissait indistinctement  d'oeuvres  religieuses,  d'histoire, 
de  philosophie  et  de  physique.  »  A  l'insu  de  ses  profes- 
seurs, celui  qu'ils  nommaient  entre  eux  un  «cancre  invé- 
téré »  lut  ainsi  une  grande  partie  de  la  riche  bibliothèque 
du  collège  formée  par  les  savants  Oratoriens.  Tout  écrit 
qui  lui  tombait  sous  la  main,  fût-ce  une  grammaire  ou 
un  dictionnaire,  lui  semblait  bon  à  dévorer,  et  il  se  jetait 
avec  avidité  sur  cet  aliment  intellectuel.  Bientôt  ses 
forces  physiques  s'épuisèrent,  son  corps  maigrit,  son 
teint  jaunit,  ses  yeux  regardaient  sans  voir  les  personnes 
et  les  objets.  Devenu  chétif,  Honoré  ressemblait,  dit  sa 
sœur,  à  ces  somnambules  qui  dorment  les  yeux  ouverts, 
il  n'entendait  pas  la  plupart  des  questions  qu'on  lui 
adressait  et  ne  savait  que  répondre  quand  on  lui  deman- 
dait brusquement  : 

«  A  quoi  pensez-vous?  Où  ètes-vous?  » 

Cet  état  surprenant  qui  provenait  d'une  espèce  de  con- 
gestion d'idées,  finit  par  inquiéter  ses  professeurs,  ainsi 
que  le  directeur  du  collège,  M.  Mareschal,  qui,  après  les 
fêtes  de  Pâques,  écrivit  à  Mme  Balzac  de  venir  chercher 
son  fils.  Celle-ci  accourut,  et,  le  22  août  1813,  Honoré  sor- 
tait du  collège  où  il  était  entré  le  22  juin  1807.  Il  laissait 
comme  traces  de  son  passage  cette  simple  mention  sur  le 
registre  de  l'établissement  :  «  N°  460.  —  Honoré  Balzac. 
A  eu  la  petite  vérole  sans  infirmités.  Caractère  sanguin, 
s'échauffant  facilement  et  sujet  à  quelques  fièvres  de 
chaleur.  » 

Deux  jours  plus  tard,  il  était  de  retour  dans  sa  ville 
natale.  Sa  triste  mine  fit  grande  impression  sur  sa 
famille  : 

«  Voilà  donc,  disait   douloureusement  la  grand'mère, 


ENFANCE    ET   JEUNESSE  13 

comme  le  collège  nous  renvoie  les  jolis  enfants  que  nous 
lui  envoyons!  » 

Fort  inquiet  de  l'état  de   son   fils,  le  père  fut  bientôt 


Vue  du  collège  de   Vendôme. 
(Côté  du  cachot  où  était  enfermé  Balzac.) 

rassuré,  en  voyant  que  le  grand  air.  le  changement  de 
pays,  le  contact  des  siens  suffisait  à  rendre  à  l'enfant  sa 
vivacité  et  sa  gaieté.  Sa  mère  lui  fit  faire  de  longues  pro- 


U  BALZAC 

menades  tantôt  à  pied,  tantôt  en  voiture,  le  forçant  à 
jouer,  à  lancer  le  cerf-volant  de  son  jeune  frère,  à  courir 
après  Laure,  à  se  distraire,  en  un  mot,  de  cette  préoccu- 
pation perpétuelle  de  lecture  qui  pesait  sur  lui  à  tout 
instant. 

Bientôt  sa  santé  se  raffermit  à  un  tel  point  qu'on  put  lui 
faire  continuer  ses  études.  Il  suivit  comme  externe  en 
«  troisième  »  les  cours  du  collège  de  Tours  dirigé  par 
M.  Chrétien  et  reçut  chez  lui  des  répétitions  de  ses  pro- 
fesseurs. Au  reste,  son  caractère  jovial  commençait  aussi 
à  se  révéler.  Il  était  rieur,  malicieux,  observateur  et  pé- 
tulant. Il  disait  déjà  que,  plus  tard,  on  parlerait  de  lui, 
que  sa  destinée  serait  magnifique,  que  ses  ambitions 
étaient  illimitées,  —  le  tout  au  grand  scandale  de  ses 
maitres  qui  voyaient  en  lui  un  garçon  fort  ordinaire  et 
haussaient  les  épaules  lorsque  Honoré  parlait  ainsi. 

«  Notre  mère,  dit  Laure  Surville,  qui  s'occupait  plus 
particulièrement  de  lui,  soupçonnait  si  peu  ce  qu'était 
déjà  son  fils  aîné  et  ce  qu'il  deviendrait  un  jour,  qu'elle 
attribuait  au  hasard  les  réflexions  et  les  remarques 
sagaces  qui  lui  échappaient  parfois. 

«  Tu  ne  comprends  pas  certainement  ce  que  tu  dis  là, 
Honoré  »,  lui  disait-elle  alors. 

«  Lui,  pour  toute  réponse,  souriait  de  ce  sourire  si  fin,  si 
railleur  ou  si  bon  dont  il  était  doué.  Cette  protestation  à 
la  fois  éloquente  et  muette  était  taxée  d'outrecuidance 
quand  ma  mère  l'apercevait,  car  Honoré  n'osant  pas 
avoir  raison  avec  elle,  ne  lui  expliquait  ni  ses  idées  ni 
son  sourire.  » 

A  la  fin  de  l'année  1814,  grand  changement  chez  les 
Balzac  :  le  père  est  nommé  à  la  direction  des  vivres  de  la 
première  division  militaire,  à  Paris,  où  toute  la  famille  le 
suit.  Le  jeune  Honoré  qui  vient  de  terminer  sa  troisième 
est  alors  placé  dans  une  petite  pension  sise  au  Marais,  9, 
rue  Saint-Louis  (aujourd'hui,  37,  rue  de  Turenne)  et  dirigée 
par  M.  Lepître. 

Ancien  professeur  de  rhétorique  avant  la  Révolution, 
ce  M.  Lepître  est  une  figure  curieuse  de  royaliste  intran- 


ENFANCE    ET   JEUNESSE  15 

sigeant.  Pendant  la  Terreur,  il  a  exposé  vingt  fois  sa  vie 
en  faveur  de  la  famille  royale.  A  la  journée  du  13  Vendé- 
miaire, il  a  présidé  l'une  des  sections  parisiennes  qui  se 
sont  soulevées  contre  la  Convention.  Aussi,  lorsque  la 
Restauration  est  venue,  le  9  mai  1814,  la  duchesse  d'An- 
goulôme  l'a-t-elle  reçu  aux  Tuileries  : 

«  Je  n'ai  point  oublié,  lui  a-t-elle  dit,  et  je  n'oublierai 
jamais,  Monsieur,  les  services  que  vous  avez  rendus  à 
ma  famille.  » 

Tout  glorieux  d'avoir  entendu  de  telles  paroles,  M.  Le- 
pître  a  publié  aussitôt  pour  la  postérité  et  afin  que  nul 
n'ignorât  plus  rien  de  son  zèle  monarchique  :  Quelques 
souvenirs  ou  notes  fidèles  de  mon  service  au  Temple, 
depuis  le  S  décembre  1792  jusqu'au  26  mars  1793,  suivis 
de  :  Cinq  romances  composées  en  1193  et  1795  pour  les 
illustres  prisonniers  du  Temple,  musique  de  Mme  Cléry. 

On  se  doute  que  l'enseignement  donné  dans  un  tel 
pensionnat  est  à  la  fois  catholique  et  monarchique. 
Balzac  s'y  retrouve  au  milieu  des  jeunes  gens  des  familles 
de  la  plus  pure  bourgeoisie  royaliste.  ïl  y  reste  une 
année  entière,  après  quoi  il  est  confié  à  MM.  Ganzer  et 
Beuzelin  qui  tiennent,  une  pension  7,  rue  de  Thorigny. 
Ses  parents  habitent  alors  tout  près,  40,  rue  du  Temple  (1). 
Bientôt,  en  1816,  âgé  de  dix-sept  ans  et  demi,  il  quitte 
l'établissement  de  MM.  Ganzer  et  Benzelin  pour  rentrer 
définitivement  sous  le  toit  paternel. 

L'existence  de  la  famille  Balzac  à  Paris  est  alors  assurée 
largement.  La  mère  de  Mme  Balzac,  Mme  Sallambier,  vit 
chez  ses  enfants,  et  ses  ressources  personnelles  s'ajou- 
tent aux  revenus  de  ceux-ci,  aussi  tient-on  honorable- 
ment son  rang.  «  Les  relations  sont  assez  nombreuses, 
dit  Mme  Geneviève  Ruxton,  dans  son  beau  livre,  la  Dilecta, 
de  Balzac  (2),  les  invitations  fréquentes.  Laure  et  Lau- 
rence, les  deux  jeunes  sœurs  d'Honoré,  remplissent  la 
maison  de  grâce  et  de  gaité;  Henry,  son  frère  cadet,  le 


(1)  N°  118  actuel.  Lu  vieille  maison  existe  encore. 

(2)  Pion,  éditeur. 


16  BALZAC 

préféré  de  leur  mère,  n'est  pas  encore  devenu  l'enfant 
gâté  dont  les  «  criailleries  »  seront  plus  tard  insuppor- 
tables au  frère  aîné  avide  de  solitude;  la  vie,  semble- 
t-il,  devrait  être  douce  et  sans  épine  pour  le  jeune  homme 
qui  vient  prendre  sa  place  au  milieu  des  siens  (1).  » 

Cependant  une  pensée  le  tourmente,  le  harcèle  :  dans 
quel  sens  va-t-il  diriger  sa  vie?  Quelle  profession  va-t-il 
embrasser?  Les  études,  nous  l'avons  dit,  n'ont  pas  été 
fort  brillantes,  et  si  le  futur  auteur  de  la  Comédie  Hu- 
maine a  déjà  conscience,  par  éclairs,  du  génie  qui 
bouillonne  en  lui,  il  laisse  trop  peu  paraître  au  dehors 
quelques-unes  de  ces  pensées  pour  qu'on  puisse  le 
diriger  dans  une  voie  artistique.  Dans  ces  conjonctures, 
son  père  décide  de  prendre  le  parti  le  plus  sage  :  il  auto- 
rise l'enfant  à  faire  son  droit  sous  la  condition  expresse 
qu'il  travaillera  chez  un  avoué.  Mais  le  droit  n'est  pas 
absorbant,  l'avoué  qui  est  un  ami  de  M.  Balzac  père, 
M.  Guyonnet-Merville,  se  trouve  être  le  plus  délicieux  et 
le  plus  indulgent  des  tabellions,  et  Honoré,  libéré  ou  à 
peu  près  de  toute  contrainte,  peut  se  lancer  à  sa  guise 
dans  l'étude  et  la  lecture. 

Le  voilà  inscrit  à  la  Sorbonne,  assidu  de  toutes  les 
bibliothèques,  goûtant  la  joie  du  travail  personnel  et  l'eni- 
vrement de  la  liberté.  Les  improvisations  de  Villemain,  de 
Guizot,  de  Cousin,  le  remplissent  d'admiration,  il  rentre 
chez  lui  la  tête  en  feu,  et,  aussitôt,  il  redit  à  Laure,  il 
redit  à  son  père,  à  sa  mère,  à  toute  sa  famille,  l'enseigne- 
ment qu'il  vient  d'entendre  et  qu'il  grave  plus  profondé- 
ment au  fond  de  lui  en  le  répétant. 

Déjà  il  dépense  une  activité  prodigieuse  :  on  l'a  vu  le 
matin  à  la  Sorbonne,  le  soir  il  est  à  l'école  de  Droit,  puis 
il  va  faire  un  tour  à  l'étude,  compulse  quelques  dossiers, 
se  met  au  courant  du  mécanisme  de  la  procédure,  entre- 
voit quelqu'une  de  ces  tragédies  secrètes  dont  le  souve- 
nir ne  s'effacera  jamais  en  lui,  rentre  en  passant  par  les 
quais   où  il    bouquine   un  peu,    arrive  à  la  maison   pour 

(1)  Ibid.  p.  5. 


ENFANCE    ET   JEUNESSE  17 

le  dîner  et  trouve  encore  le  temps  d'achever  sa  soirée  à 
la  table  de  boston  ou  de  whist  de  sa  grand'mère,   «  où 


Portrait  de  la  mère  de  Balzac, 
(Communiqué  par  Mm<>  Pierre  Carrier-Belleuse. 

cette  douce  et  aimable  femme  lui  fait  gagner,  à  force 
d'imprudences  ou  de  distractions  volontaires,  l'argent 
qu'il  consacrera  à  l'acquisition  de  ses  livres.  » 

2 


18  BALZAC 

Ainsi  se  passent  ces  années  si  fécondes  qui  suivent 
immédiatement  pour  un  jeune  homme  sa  sortie  de 
collège  et  où  il  apprend  vraiment  tout  seul,  où  il  refait 
d'une  façon  définitive  la  vraie  instruction  qu'il  portera 
toujours  avec  lui  toute  son  existence.  Balzac  y  met  une 
application  et  un  enthousiasme  extraordinaires.  Malheu- 
reusement il  se  sent  gêné,  comprimé  par  l'étroitesse  des 
vr.es  de  sa  mère  qui  fait  sentir  à  toute  minute  son  auto- 
rité. Elle  a  tracé  à  son  fils  un  programme  de  vie  dont  elle 
prétend  qu'il  ne  s'écarte  point,  et,  rigoureusement,  de 
gré  ou  de  force,  elle  l'y  maintient.  Sous  des  apparences 
plus  bienveillantes,  son  père  est,  lui  aussi,  extrêmement 
strict  :  «  Si  mon  père,  fait  dire  Balzac  au  Raphaël  de  la 
Pea.u  de  Chagrin,  ne  me  quitta  jamais,  si,  jusqu'à  l'âge 
de  vingt  ans,  il  ne  me  laissa  pas  dix  francs  à  ma  disposi- 
tion, dix  coquins,  dix  libertins  de  francs,  trésor  immense 
dont  la  possession  vainement  enviée  me  faisait  rêver 
d'ineffables  délices,  il  cherchait  du  moins  à  me  procurer 
quelques  distractions.  Après  m'avoir  promis  un  plaisir 
pendant  des  mois  entiers,  il  me  conduisait  aux  Bouffons, 
à  un  concert,  à  un  bal  où  j'aspirais  rencontrer  une  maî- 
tresse. Une  maîtresse!  C'était  pour  moi  l'indépendance. 
Mais  honteux  et  timide,  ne  sachant  pas  l'idiome  des 
salons  et  n'y  connaissant  personne,  j'en  revenais  le  cœur 
toujours  aussi  neuf  et  tout  aussi  gonflé  de  désirs.  Puis, 
le  lendemain,  bridé  comme  un  cheval  d'escadron  par  mon 
père,  je  retournais  chez  un  avoué,  au  Droit,  au  Palais.  » 

La  vérité  semble  être  que  Balzac  avait  fait  dans  le 
monde  des  débuts  peu  brillants  :  Mme  Surville  raconte 
qu'il  s'était  laissé  choir  malencontreusement  au  bal,  mal- 
gré les  leçons  d'un  maître  de  danse  de  l'Opéra.  De  ce 
jour,  ajoute-t-elle,  il  renonça  à  la  danse,  «  tant  le  sou- 
rire des  femmes  qui  suivit  sa  chute  lui  resta  sur  le  cœur  ;  il 
se  promit  alors  de  dominer  la  société  autrement  que  par 
des  grâces  et  des  talents  de  salon,  et  devint  seulement 
spectateur  de  ces  fêtes  dont,  plus  tard,  il  utilisa  les 
souvenirs.  » 

Cependant  Honoré  avait  atteint  l'âge  de  vingt  et  un  ans, 


ENFANCE    ET   JEUNESSE  19 

et  son  droit  était  achevé.  Son  père  lui  confia  alors  les 
projets  qu'il  avait  formés  pour  son  avenir.  Jadis  M.  Balzac 
avait  protégé  un  homme  qu'il  avait  retrouvé  en  1814 
notaire  à  Paris.  Celui-ci,  reconnaissant  et  désireux  de 
payer  au  fils  la  dette  qu'il  avait  contractée  envers  le 
père,  offrit  de  prendre  Honoré  dans  son  étude  et  de  la  lui 
céder  après  quelques  années  de  stage.  En  très  peu  de 
temps,  il  pouvait  se  libérer  du  prix  d'achat  :  M.  Balzac 
garantirait  une  partie  de  ce  prix,  le  jeune  notaire  pour- 
rait faire  un  beau  mariage,  et,  du  reste,  opérer  des  prélè- 
vements successifs  sur  les  brillants  revenus  de  l'étude. 
C'était  l'avenir  assuré,  c'était  la  fortune!... 

A  la  grande  stupéfaction  de  son  père  et  à  son  vif 
mécontentement,  Honoré  refusa  net  d'entrer  dans  cette 
combinaison.  Les  années  d'études  qu'il  venait  d'achever 
l'avaient  éclairé  sur  sa  véritable  destinée.  Il  avait  compris 
que  ni  le  métier  d'avoué  ni  celui  de  notaire  ne  convenait 
à  sa  puissante  nature  imagïnative  et  artiste.  Les  cours  du 
Collège  de  France,  la  fréquentation  des  grands  esprits, 
résultat  des  Jectures  diverses  qu'il  avait  déjà  effectuées, 
l'avaient  confirmé  dans  la  première  voie  qu'il  avait  vu 
s'ouvrir  devant  lui.  Il  serait  un  homme  de  lettres,  un 
romancier,  un  homme  de  théâtre,  un  poète  peut-être, 
mais  il  ne  serait  ni  un  avocat  ni  un  officier  ministériel  ! 

De  longues,  d'interminables  discussions  suivirent  cette 
déclaration.  Très  effrayé  de  l'entêtement  de  son  fils,  le 
père  de  Balzac  essaya  de  le  combattre  par  tous  les  moyens. 
Honoré  avait  réponse  à  tout,  et,  du  reste,,  ses  regards, 
ses  paroles,  son  accent  révélaient,  paraît-il,  une  telle 
vocation  que  ses  parents  comprirent  l'inutilité  d'une 
semblable  dispute.  Ils  se  soumirent,  ou,  du  moins,  ils 
parurent  se  soumettre...  provisoirement  à  ce  qu'ils  consi- 
déraient intérieurement  comme  un  caprice  de  jeunesse, 
espérant  bien  que  l'âge  et  les  épreuves  ne  tarderaient  pas 
à  ramener  leur  fils  dans  le  droit  chemin.  Mme  Balzac  très 
autoritaire,  comme  nous  l'avons  dit,  montra  une  mau- 
vaise grâce  infinie  et  ne  céda  que  devant  l'injonction  de 
son  mari  décidé  à  mettre  Honoré  à  l'épreuve. 


20  BALZAC 

Voici  ce  qui  fut  décidé  :  M.  Balzac  allait  prendre  sa 
retraite  dans  un  mois,  ce  qui  diminuait  singulièrement 
les  revenus  de  la  famille,  très  écornés  déjà  par  des  pertes 
d'argent  successives;  la  vie  à  Paris  était  trop  dispendieuse, 
avec  quatre  enfants,  pour  que  l'on  pût  songer  à  l'y  mener 
dans  ces  conditions.  En  conséquence  on  allait  se  retirer 
à  la  campagne. 

Précisément  un  parent  de  Mme  Balzac,  un  M.  Sallam- 
bier,  possédait  aux  environs  de  Paris,  à  Villeparisis,  une 
propriété  qu'il  offrait  de  louer  à  des  conditions  fort  avan- 
tageuses. Il  fut  arrêté  qu'on  s'y  installerait  à  l'exception 
d'Honoré  qui,  voulant  rester  à  Paris,  y  demeurerait  pen- 
dant deux  ans  :  c'était  là  le  laps  de  temps  accordé  à  l'en- 
têté jeune  homme  pour  fournir  les  preuves  de  son  génie  ! 
Mais  sans  doute  ne  s'y  trouverait-il  point  dans  les 
mêmes  conditions  que  celles  où  il  avait  vécu  jusque-là.  On 
loua  pour  lui  une  chambre,  ou,  plutôt,  une  mansarde, 
9,  rue  de  Lesdiguières,  près  de  la  Bibliothèque  de  l'Ar- 
senal, qu'on  meubla  strictement  d'un  lit,  d'une  table  et 
de  quelques  chaises;  et  on  lui  alloua  une  pension  des 
plus  modiques,  si  modique  même  qu'elle  n'eut  pas  suffi 
sans  les  prodiges  d'économie  qu'allait  réaliser  une  vieille 
femme  attachée  depuis  de  longues  années  au  service  de 
la  famille  Balzac  et  que  l'on  chargeait  de  veiller  sur  le 
ménage  d'Honoré. 

Enfin,  en  homme  prévoyant  et  soucieux  de  conserver 
jusque  dans  ses  plus  infimes  détails  l'honneur  du  nom, 
M.  Balzac  décida  que  cette  sorte  d'épreuve  de  deux 
années  imposée  à  la  volonté  de  son  fils  ne  serait  pas 
connue  d'autrui.  On  répandit  le  bruit  que  Honoré  allait 
être  envoyé  à  Albi  chez  un  cousin,  et,  pour  confirmer 
cette  nouvelle,  défense  fut  faite  au  jeune  homme,  tant 
que  durerait  son  séjour  dans  la  capitale,  de  se  montrer 
dans  le  pied-à-terre,  5,  cour  des  Fontaines,  que  M.  Balzac 
conservait  à  Paris.  A  ce  prix  et  à  ce  prix  seulement,  cet 
autoritaire  chef  de  famille  permettait  à  son  fils  de  lutter 
pendant  deux  ans  pour  le  triomphe  de  sa  vocation... 

Ainsi  voilà   Honoré  seul,  dans  sa  mansarde  de  la  rue 


ENFANCE    ET   JEUNESSE 


2t 


Lesdiguières,  passant  de  la  chaude  atmosphère  du  foyer 
familial  à  la  solitude  et  aux  privations  de  toutes  sortes. 
Existence  étroite  et  misérable  qui  lui  était  'faite,  exis- 
tence de  reclus, 
existence  de 
prisonnier.  A 
peine  a-t-il  de 
quoi  se  nourrir, 
se  vêtir,  se 
chauffer.  A 
peine  de  quoi 
subsister  mi- 
sérablement. 
Qu'importe!  La 
joie  d'être  libre 
et  de  travailler 
selon  sa  voca- 
tion l'enflamme 
d'une  ardeur 
surprenante  et 
lui  fait  oublier 
toutes  les  vicis- 
situdes du  pré- 
sent. Il  oublie 
ses  souffrances 
dans  le  labeur, 
ses  privations 
dans  la  lecture, 
ses  angoisses 
du  lendemain 
dans  l'ivresse 
de  la  création. 

Il  peine  com- 
me un  acharné, 

puis  brusquement,  pris  d'une  fringale  d'action,  il  se  lève, 
il  promène  son  agitation  à  travers  le  Paris  immense  ou 
dans  certains  coins  qui  lui  sont  familiers  : 

«  J'ai  abandonné  le  Jardin  des  Plantes   pour    le   Père- 


Portrait  de  Laure  de  Balzac. 
(Communiqué  par  M™»  Pierre  Carrier-Belleuse.) 


'22  BALZAC 

Lachaise.  Le  Jardin  des  Plantes  est  trop  triste.  Je  trouve 
dans  mes  promenades  au  Père-Lachaise  de  bonnes 
grosses  réflexions  inspiratrices,  et  j'y  fais  des  études  de 
douleurs  utiles  pour  Cromwell:  la  douleur  vraie  est  si 
difficile  à  peindre,  il  faut  tant  de  simplicité  ! 

<  Décidément  il  n'y  a  de  belles  épitaphes  que  celles-ci: 
La  Fontaine,  Masséna,  Molière. 

«  Un  seul  nom  qui  dit  tout  et  qui  fait  rêver!...  » 

Déjà,  lui  aussi,  rêve  de  sa  gloire  future  en  contemplant 
le  Paris  fumeux  sous  un  ciel  brouillé  tel  que  le  verra 
demain  son  Rastignac,  lui  aussi  il  s'écrie  parfois  d'un 
ton  emphatique  :  «  A  moi  ce  monde  que  je  comprends  !  » 
Puis  il  court  s'attabler  à  nouveau  devant  son  travail  dans 
sa  mansarde  «  où  il  fait  noir  comme  dans  un  four  ».  Il  y 
fait  aussi  très  froid,  parait-il.  Dans  une  de  ses  lettres, 
Balzac  prie  sa  sœur  de  lui  envoyer  quelque  vieillissime 
châle  qui  lui  serait  bien  utile.  «  Tu  ris?  C'est  ce  qui  me 
manque  dans  mon  costume  nocturne.  Il  a  fallu  d'abord 
penser  aux  jambes  qui  souffrent  le  plus  du  froid;  je  les 
enveloppe  du  carrick  tourangeau  que  Grogniart,  de 
boustiquante  mémoire,  cousillonna.  [Grogniart  était  un 
petit  tailleur  de  Tours  chargé  des  ravaudages  de  la 
famille  Balzac] 

«  Le  susdit  carrick  n'arrivant  qu'à  mi-corps,  reste  le 
haut,  mal  défendu  contre  la  gelée  qui  n'a  que  le  toit  et 
ma  veste  de  molleton  à  traverser  pour  arriver  à  ma  peau 
fraternelle,  trop  tendre,  hélas!  pour  la  supporter;  de 
sorte  que  le  froid  me  joipe.  » 

Quant  à  sa  tête,  il  compte  sur  une  calotte,  qualifiée  par 
lui  de  dantesque,  pour  la  protéger. 

Ainsi  équipé,  enroulé  en  de  vieux  vêtements,  ficelé 
dans  son  châle,  il  écrit  avec  peine  sa  tragédie.  Que  de 
difficultés  à  aligner  les  vers  les  uns  au-dessous  des 
autres.  Ne  serait-il  pas  un  poète?  X'aurait-il  pas  l'étoffe 
d'un  auteur  dramatique?  Parfois  de  terribles  angoisses 
l'étreignent,  et  puis  la  rage  du  travail  le  saisit  à  nouveau, 
il  s'y  ensevelit  jour  et  nuit. 

Enfin  il  pousse   un  cri  de  triomphe  :    sa  tragédie    est 


ENFANCE    ET   JEUNESSE  23 

terminée!  Son  Cromwell  sur  lequel  il  échafaude  les  plus 
belles  espérances,  dont  il  a  déjà  vingt  fois  supputé  les 
bénéfices  futurs  est  fini.  Il  décide  de  rassembler  solen- 
nellement toute  la  famille  à  Villeparisis  et  de  lui  don- 
ner lecture  du  chef-d'œuvre.  Au  mois  d'avril  1821,  il 
quitte  sa  mansarde  et  débarque  dans  la  petite  ville  pro- 
vinciale. 

M.  Balzac  a  convoqué  quelques  amis  dont  M.  Surville, 
ingénieur  du  canal  de  l'Ourcq,  une  nouvelle  relation. 
Tout  cet  auditoire  est  éminemment  sympathique  au 
jeune  écrivain.  Cependant,  hélas!  l'accueil  n'est  rien 
moins  que  favorable. 

«  L'enthousiasme  du  lecteur,  conte  Mme  Surville,  va 
toujours  se  refroidissant  en  remarquant  le  peu  d'impres- 
sion qu'il  produit  et  les  visages  glacés  ou  atterrés  de  ceux 
qui  l'entourent.  J'étais  du  nombre  des  atterrés.  Ce  que  je 
souffris  pendant  cette  lecture  était  un  avant-goût  des 
terreurs  que  les  premières  représentations  de  Vautrin 
et  de  Quinola  devaient  me  donner.  » 

Lorsque  le  dernier  vers  fut  achevé  au  milieu  d'un 
silence  glacial,  l'un  des  assistants,  avec  une  farouche 
brusquerie,  dit  soudain  son  opinion  sur  l'œuvre  qu'on 
venait  d'entendre.  Tout  frémissant  encore,  Honoré  pro- 
testa, discuta,  cherchant  avec  angoisse  dans  l'auditoire 
une  opinion  sympathique,  mais,  devant  la  réprobation 
unanime,  il  fut  contraint  de  s'incliner. 

Toutefois  il  tenta  encore  une  dernière  chance  en  priant 
son  père  d'intervenir  et  en  le  rendant  juge  du  différend 
qui  s'était  élevé  entre  lui-même  et  sa  famille. 

Fort  embarrassé  à  ce  qu'il  semble,  M.  Balzac  ne  trouva 
rien  de  mieux  que  défaire  lire  le  manuscrit  à  «  quelqu'un 
de  compétent  ».  Cette  «  compétence  »  fut,  en  l'espèce, 
l'ancien  professeur  à  l'École  polytechnique  de  M.  Sur- 
ville. 

Honoré  ayant  accepté  cette  sorte  de  transaction,  le 
vénérable  magister  fut  mis  en  possession  de  l'œuvre 
tragique,  la  lut  et  la  relut,  et,  au  bout  de  quinze  jours  de 
réflexion,  prononça    sentencieusement  que    l'auteur  de 


24  BALZAC 

cette  pièce  devait  faire  quoi  que  ce  soit,  excepté  de  la 
littérature .'...  (1). 

c  Honoré,  dit  Mme  Surville,  reçut  cet  arrêt  en  pleine 
poitrine,  sans  broncher  ni  se  tordre  le  cou,  parce  qu'il  ne 
se  reconnaissait  pas  vaincu. 

—  Les  tragédies  ne  sont  pas  mon  fait,  voilà  tout,  dit-il. 

«  Et  il  reprit  la  plume.  » 

Mais  tant  d'émotions  successives  et,  surtout,  les  quinze 
mois  de  misère  qu'il  venait  d'endurer  l'avaient  si  fort 
atïaibli  que  sa  mère,  inquiète,  lui  défendit  de  retourner 
dans  sa  mansarde. 

Encore  une  fois  Balzac  voyait  s'éloigner  de  lui  la  gloire 
de  ses  rêves  et  il  se  sentait  rivé  en  province  —  qui  sait 
pour  combien  de  temps  ?  qui  sait  avec  quelles  consé- 
quences pour  son  avenir?... 

(1)  Dans  ses  Grandes  Figures  d'hier  et  d'aujourd'hui,  Ghampfleury 
affirme  que  le  lecteur  était  Andrieux. 


II 


Madame  de  Berny 


Villeparisis  était  jadis  un  gros  bourg,  premier  relais 
de  la  diligence  de  Metz,  qui  égrenait  le  long  d'une 
route  mal  pavée,  secouée  jour  et  nuit  par  les  lourdes 
voitures  publiques,  la  filière  de  ses  tristes  maisons  aux 
murs  bas,  aux  petites  cours  solitaires,  aux  jardins  ombreux 
et  humides. 

C'est  dans  ce  recoin  perdu  de  la  France  que  Balzac  va 
passer  quelques  années  d'un  labeur  intense  au  milieu 
d'une  société  mi-bourgeoise,  mi-aristocratique,  composée 
surtout  d'oisifs,  de  maniaques  et  d'envieux,  qu'il  décrira 
plus  tard  avec  une  acuité  de  vision  surprenante. 

La  maison  de  sa  famille  subsiste  encore  à  l'heure  ac- 
tuelle. Mmf  Geneviève  Ruxton  dans  les  pages  si  émues 
qu'elle  a  consacrées  à  la  biographie  de  Balzac  de  cette 
époque,  nous  conte  qu'elle  l'a  visitée  et  qu'elle  y  a  relevé 
peu  de  changements  avec  l'aménagement  qui  devait 
exister  au  temps  de  l'auteur  d'Honorine. 

«  Extérieurement,  dit-elle, la  façade  n'a  subi  aucune  ré- 
paration d'importance,  et,  si  l'on  se  réfère  à  la  correspon- 
dance de  Balzac,  il  est  facile  de  reconstituer  la  distribu- 
tion intérieure  telle  qu'elle  existait  en  1820... 

«  Construite  tout  au  bord  de  la  route,  entre  ses  dépen- 
dances, écuries,  remises,  grange,  un  portail  de  pierre 
donnant  accès  à  la  cour-jardin,  la  façade  principale  re- 
garde vers  les  champs;  morcelé  maintenant  et  cultivé  en 
carrés  potagers  par  les  différents  locataires,  on  reconnaît 
pourtant  l'emplacement  de  ce  qui  fut  jadis  «  le  bosquet 
de  Laurence  »,  on  devine  le  dessin  des  anciennes  plates- 


26  BALZAC 

bandes  et  des  allées  sablées,  soigneusement  entretenues, 
orgueil  de  Mme  Balzac  (1).  »  Le  rez-de-chaussée  n'a  subi 
aucune  transformation.  Gomme  jadis,  il  se  compose  d'un 
vestibule  dallé,  d'une  pièce  à  droite,  autrefois  la  salle  à 
manger,  et  d'un  beau  salon  à  quatre  fenêtres  regardant  la 
route. 

Un  escalier  de  pierre  à  rampe  de  fer  conduit  au  premier 
étage.  Là  un  long  couloir  mène  à  une  petite  chambre 
carrelée  qui  fut  celle  d'Honoré.  C'est  la  pièce  «  à  papier 
«  écossais,  au  petit  lit  de  sangle,  au  petit  vent  coulis  de 
«  la  porte  à  papa  »,  dont  parle  Balzac  dans  une  de  ses 
lettres  à  Laure. 

Il  est  donc  possible  de  reconstituer  exactement  ainsi  le 
milieu  dans  lequel  vécut  le  futur  auteur  de  la  Comédie 
humaine  en  ces  tristes  années  de  Villeparisis. 

Et,  tout  d'abord,  à  peine  se  résignait-il,  sur  les  conseils 
affectueux  de  sa  mère,  à  y  demeurer  pour  améliorer  son 
état  de  santé,  qu'il  était  frappé  d'un  profond  chagrin  par 
suite  du  départ  de  sa  chère  Laure. 

Les  Balzac,  nous  l'avons  dit,  avaient  noué  des  liens 
d'amitié  très  étroits  avec  un  jeune  ingénieur  du  canal  de 
l'Ourcq,  M.  Surville.  Ce  dernier  demanda,  un  beau  jour, 
la  main  de  Laure  qui  lui  fut  accordée. 

Le  mariage  eut  lieu  le  18  mai  1820,  très  peu  de  semaines, 
par  conséquent,  à  la  suite  de  la  fameuse  lecture  du  Crom- 
well.  Malheureusement  la  jeune  femme  devait  demeurer 
à  peine  quelques  mois  encore  au  milieu  des  siens.  Dès  le 
début  de  l'année  suivante,  M.  Surville  fut  nommé  ingé- 
nieur à  Bayeux. 

Laure  partie,  c'est  un  deuil  profond  dans  le  cœur  d'Ho- 
noré. Nul  ne  l'a  encore  compris  comme  cette  sœur  chérie, 
témoin  des  premiers  enthousiasmes,  des  premières  an- 
goisses, des  premières  luttes  du  jeune  écrivain,  confi- 
dente et  conseillère,  affectueuse  et  déjà  admiratrice. 

La  maison  est  bien  vide  sans  Laure.  Elle  va  l'être  plus 
encore,   puisque  M.    Balzac,  après  avoir  marié  une  de  ses 

(1)  Geneviève  lîuxtun.    Lu  Dilcctu  de  Balzac,   p.   3'J. 


MADAME    DE    BERNY  27 

filles,  a,  quelques  mois  plus  tard,  la  chance  de  caser  la 
seconde,  Laurence,  en  la  donnant  à  M.  de  Montzaigle. 

Ainsi  voilà  encore  une  fois  Honoré  moralement  seul 
dans  cette  vaste  maison  de  Villeparisis  si  peu  propice, 
semble-t-il,  à  la  rêverie  et  au  travail  intellectuel. 

«  Matériellement  fort  heureux  chez  son  père,  il  regrette 
cette  chère  mansarde  où  il  avait  la  tranquillité  qui  lui 
manque  dans  cette  sphère  d'activité  où  maîtres  et  ser- 
viteurs compris)  dix  personnes  s'agitent  autour  de 
lui,  où  les  petits  comme  les  grands  événements  de  la 
famille  le  dérangent  sans  cesse,  où,  enfin,  même  au  tra- 
vail, il  entend  les  rouages  de  la  machine  domestique 
que  l'infatigable  et  vigilante  maîtresse  met  en  mouve- 
ment (li  ». 

Un  jour,  sa  mère  est  au  lit,  et  voilà  toute  la  maison  en 
désarroi.  La  pauvre  femme  souffre  surtout  de  maux  ima- 
ginaires, mais  chacune  de  ses  crises  occasionne  toute 
une  petite  révolution  : 

«  Veux-tu  un  tableau  d'intérieur?  raconte  Honoré  à 
Laure.  Ecoute  maman  : 

«  Louise,  donnez-moi  un  verre  d'eau! 

—  Oui,  madame. 

—  Ah!  ma  pauvre  Louise,  je  suis  bien  mal,  allez! 

—  Bah  !  madame  ! 

—  C'est  pire  que  les  autres  années. 

—  Dame,  madame... 

—  La  tête  me  fend! 

«  Ces  mots,  prononcés  d'une  voix  éteinte,  sont  inter- 
rompus par  ce  cri  : 

«  Louise,  les  volets  battent  à  faire  éclater  les  vitres  du 
salon  ! 

«  Un  autre  jour,  c'est  une  dispute,  pas  bien  grave,  mais 
assez  amère  tout  de  même  entre  M.  Balzac  et  bonne- 
maman,  cette  dernière  portant  envie  à  son  gendre  parce 
qu'il  a  «  le  cœur  froid  et  un  si  bon  estomac  ».  tandis  que 
le  gendre  l'accuse  «  d'être  une  habile  comédienne  qui 

(1)  Laure  Surville,  op.  cit. 


28  BALZAC 

connaît  la  valeur  d'un  pas,  d'un  coup  d'œil  et  la  manière 
de  tomber  dans  un  fauteuil.  » 

«  Ce  qui  me  choque  le  plus,  écrit  Balzac,  c'est  cette 
susceptibilité  maladive  que  l'on  a  chez  nous.  Nous 
sommes  une  petite  ville  à  nous  quatre.  On  s'observe 
comme  Montecuculli  et  Turenne.  » 

Dans  une  pareille  atmosphère,  comment  travailler? 
Comment  aborder  la  création  littéraire  qui  exige  tant  de 
repos,  une  telle  contention  d'esprit,  une  telle  patience 
d'acharnement?...  Désespéré,  Honoré  promène  son  écri- 
toire  de  sa  chambre  au  salon,  de  la  salle  à  manger  dans  le 
jardin.  Il  écrit  sur  le  petit  meuble  qui  jadis  supportait 
l'attirail  de  Laure,  il  se  dérange  pour  s'installer  sur  une 
table  volante,  on  le  pourchasse  encore  et  le  voilà  revenu 
dans  sa  chambre... 

Au  milieu  de  toute  cette  agitation,  M.  Balzac  demeure 
dans  le  calme  absolu.  Sauf  les  algarades  avec  sa  belle- 
mère,  il  ne  desserre  pas  les  dents  de  la  journée  :  «  c'est  la 
pyramide  d'Egypte,  immuable  au  milieu  des  éboulements 
du  globe  ».  Lecteur  passionné,  il  ne  quitte  un  livre  que 
pour  en  reprendre  un  autre.  Il  a  tout  dévoré,  et,  cepen- 
dant, il  lit  encore,  il  lit  sans  cesse.  Ses  livres  de  chevet 
sont  Montaigne  et  Rabelais,  mais  sa  curiosité  est  univer- 
selle. Il  s'est  épris  tout  à  coup  des  Chinois  parce  qu'il  a 
appris  quelque  part  que  c'était  l'un  des  pays  dont  les  ha- 
bitants arrivaient  à  l'âge  le  plus  extrême  de  la  vieillesse, 
et,  toujours  hanté  de  cette  idée  de  prolonger  le  plus  pos- 
sible sa  propre  existence,  il  se  met  à  l'école  morale,  reli- 
gieuse et  politique  de  la  Chine. 

De  temps  à  autre,  pourtant,  il  sort  de  son  Nirvana  pour 
jeter  un  coup  d'œil  sur  les  essais  de  son  fils.  Mais  il  n'en 
augure  rien  de  bon.  «Le  roman,  s'écrie-t-il.  Eh!  c'est 
pour  lès  peuples  de  l'Europe  ce  que  l'opium  est  pour  les 
Chinois!  »  Comment  un  romancier  pourrait-il  réussir?  Et 
comment  son  fils  pourrait-il  vaincre  là  où  tant  d'autres 
«  plus  intelligents  que  lui  »,  dit-il,  ont  échoué?  Et  il 
s'éloigne  de  son  pas  silencieux  vers  sa  bibliothèque  après 
avoir  haussé  les  épaules  de  mépris. 


MADAME    DE    BERNY 


29 


Cependant  la  vie  d'Honoré  va  subir  une  crise  profonde. 
Jusque-là  il  n'a  rencontré  sur  sa  route  qu'une  âme  qui  le 
comprenne,  c'est  celle  de  Laure,  celle  de  sa  sœur.  Cette 
fois,  il  va  connaître  la  première  passion.  «  Etre  célèbre, 
êtreajjné  »,  écrivait-il  avec  une  sorte  de  désespoir  en 
songeant  à  la  chimère  de  toute  sa  jeunesse.  La  vie  lui 
permettra  de   goûter  à  ces  deux  rêves,  mais,  d'abord,  il 


Maison  de  Balzac,  à  Villeparisis. 


saura  ce  qu'est  le  second,    il  va   tomber   amoureux   de 
Mme  de  Berny. 

Fille  d'un  musicien  allemand  qui  fut  harpiste  de  Marie- 
Antoinette,  et  d'une  femme  de  chambre  de  la  reine,  Laure- 
Antoinette  Hinner  de  Berny  est  née  à  Versailles  le  24  mai 
1777.  Elle  a  été  baptisée  en  l'église  Saint-Louis,  elle  a  eu 
pour  parrain  le  Roi,  pour  marraine  la  Reine,  elle  a  été 
tenue  sur  les  fonts  baptismaux  par  le  duc  de  Richelieu 
et  par  la  princesse  de  Chimay.  Sa  mère,  devenue  veuve, 
épousa  en  secondes  noces  le  chevalier  de  Jarjayes  qui  fut 
un  des  fidèles  de  Marie-Antoinette  et  tenta  de  faire  évader 
la  prisonnière  du  Temple. 


30  BALZAC 

Ces  quelques  lignes  en  disent  assez  pour  évoquer  le 
milieu  dans  lequel  est  née  et  a  grandi  Mme  de  Berny. 
De  cette  société  aristocratique  qu'elle  connut  dans  toute 
sa  splendeur  et  à  son  déclin,  elle  a  conservé  un  souvenir 
inoubliable.  Elle  a  vécu  les  heures  les  plus  tragiques  de 
la  Révolution  française,  elle  a  vu  de  près  les  hommes  les 
plus  importants  de  cette  époque,  elle  a  observé  dans  leurs 
dessous  les  événements  les  plus  caractéristiques. 

Mariée  à  quinze  ans,  en  avril  1793,  à  Gabriel  de  Berny, 
elle  aura  de  son  mari  huit  enfants.  Le  ménage  est  venu 
habiter  Villeparisis,  bien  que  M.  de  Berny  occupe  les 
fonctions  de  conseiller  à  la  Cour  royale.  Mais,  de  santé 
délicate,  il  a  besoin  de  la  campagne.  Et,  du  reste,  d'hu- 
meur morose,  de  caractère  impatient  et  aigri,  il  se  plaît 
dans  la  solitude  de  cette  petite  ville. 

On  conçoit  ce  que  dut  être  un  tel  intérieur.  Toute  la 
personne  de  Mme  de  Berny  était  essentiellement  sympa- 
thique. Elle  possédait  une  figure  intéressante  éclairée  par 
de  jolis  yeux  qui  annonçaient  l'affection,  l'enthousiasme, 
l'imagination  vive,  la  sensibilité.  La  tristesse  de  son  mé- 
nage, l'humeur  morose  de  son  mari  ne  lui  permirent  pas 
de  développer  ses  qualités  d'affection.  Elle  les  reporta 
sur  ses  enfants  et  ses  amis. 

«  L'amitié  passionnée,  dit  M.  G.  Ferry,  était  la  vertu 
dominante  de  cette  aimable  femme  (1).  »  Fatalement  elle 
devait  tenir  une  place  énorme  dans  la  vie  de  Balzac. 

La  famille  de  ce  dernier  et  les  de  Berny  s'étaient,  en 
effet,  tout  de  suite  liés  à  Villeparisis.  Peut-être  même  se 
connaissaient-ils  déjà  depuis  plus  longtemps. 

En  tous  cas,  les  enfants  furent  le  lien  naturel  entre  les 
deux  familles.  Mmc  de  Berny  avait  un  petit  garçon  du 
même  âge  que  le  jeune  frère  d'Honoré.  Comme  il  était 
d'une  santé  frêle,  on  l'avait  gardé  à  la  maison.  Balzac 
s'était  chargé  de  lui  donner  quelques  leçons.  Ainsi  les 
entrevues  furent  journalières  de  part  et  d'autre. 


(1)    G.  Ferry,  Balzac  et  se  $  amies.    —    1  vol.  1888.  Calmann-Lévy , 
éditeur. 


MADAME    DE    BERNY  31 

Honoré  plut  tout  de  suite  au  ménage  de  Berny.  Il  ser- 
vait au  mari  de  partenaire  dans  sa  partie,  et  celui-ci  était 
tout  heureux  d'avoir  un  auditeur  qui  l'écoutait  avec  zèle 
et  entrait  parfaitement  dans  chacune  de  ses  opinions. 
Quant  à  la  femme,  elle  s'intéressa  vivement  au  jeune 
écrivain.  Il  y  eut,  semble-t-il,  d'un  côté  comme  de  l'autre, 
cette  mutuelle  tendresse,  cette  confiance  absolue  qui  ne 
tardèrent  pas  à  dégénérer  en  sympathie  et  en  amour.  Ce 
fut  l'histoire  éternelle  de  la  passion  dans  laquelle  la 
femme  joue  à  la  fois  le  rôle  de  maîtresse  et  celui  de  mère, 
dans  laquelle  l'homme  est  en  même  temps  l'amant  et  l'en- 
fant. Qu'on  songe  à  ce  qu'avait  été  jusque-là  la  vie  de 
Balzac  entre  un  père  de  caractère  froid,  une  mère  de  na- 
ture autoritaire,  des  frères  et  sœurs  insouciants,  sauf  sa 
chère  Laure,  et,  d'autre  part,  qu'on  pense  aux  trésors  de 
tendresse  et  de  sensibilité  que  renfermait  ce  cœur  ardent. 
Refoulée  au  fond  de  son  âme  par  la  contrainte  de  la  fa- 
mille, c  est  à  peine  si  cette  tendresse  avait  pu  se  mani- 
fester un  peu  dans  ses  rapports  avec  sa  sœur,  c'est  à 
peine  si  on  la  devinait  derrière  les  lettres  enthousiastes 
qu'il  lui  adressait.  Ce  cœur  ardent  et  confiant  avait 
besoin  de  rencontrer  un  autre  cœur  qui  lui  rendît  à  son 
tour  amour  et  confiance. 

Cette  âme  enthousiaste  avait  besoin  de  dire  les  rêves 
qui  la  hantaient,  ce  génie  créateur  avait  besoin  qu'on 
aidât  et  qu'on  dirigeât  son  sens  de  la  création. 

Tous  ces  rôles  de  mère,  d'amante,  de  conlidente  et  de 
directrice,  Mme  de  Berny  les  joua  simultanément  pour 
Balzac.  Apparue  dans  la  vie  de  celui-ci  à  l'heure  même 
où  sa  présence  était  indispensable,  sa  tâche  n'en  fut  que 
plus  fructueuse  et  plus  admirable.  Non  seulement  il  n'est 
pas  possible  de  comprendre  l'œuvre  de  Balzac  sans  se 
rappeler  ce  que  fut  Mme  de  Berny  pour  l'auteur,  mais 
encore  il  convient  de  souligner  la  place  énorme  qu'elle 
occupe  dans  l'histoire  de  ses  idées. 

Balzac,  nous  l'avons  vu,  avait  été  élevé  dans  des  mai- 
sons d'éducation  où  dominaient  les  principes  religieux  et 
monarchiques.  Il  était  donc  tout  naturel  que,  parvenu  à 


32  BALZAC 

l'âge  d'homme  et  devenu  écrivain,  il  fît.,  dans  ses  paroles 
et  dans  ses  écrits,  étalage  des  mêmes  principes.  Cepen- 
dant, ce  n'est  pas  impunément,  semble-t-il,  que,  pendant 
deux  années,  il  avait  été  laissé,  dans  sa  mansarde  de  la  rue 
Lesdiguières,  libre  absolument  de  diriger  sa  vie  dans  le 
sens  où  il  lui  conviendrait.  Même  acceptée  par  une  âme 
forte,  la  misère  incite  toujours  plus  ou  moins  à  la  révolte 
celui  qui  la  supporte.  Et  comment  ce  grand  imagïnatif 
qu'était  l'auteur  de  la  Comédie  humaine,  aurait-il  pu 
contempler  sans  une  pensée  de  regret  le  spectacle  de  la 
beauté  et  du  luxe  parisien  qui  s'étalait  sous  ses  yeux, 
alors  que  lui-même,  pauvre  écrivain  chétif  et  obscur, 
n'avait  aucune  place  à  ce  festin  somptueux?  Comment, 
d'autre  part,  si  près  du  xvme  siècle,  n'eut-il  pas  subi  l'in- 
fluence de  cette  admiration  de  la  nature,  de  cette  idolâtrie 
de  l'Homme,  de  cette  areligion,  si  l'on  peut  dire,  qui  est 
la  marque  propre  du  siècle  de  Voltaire  et  de  Diderot?  11 
semble  donc  que  Balzac,  vers  le  moment  de  son  installa- 
tion à  Villeparisis,  subisse  une  évolution  de  la  pensée 
qui  se  traduirait  certainement  par  une  évolution  de  son 
art,  si  l'influence  de  Mme  de  Berny  ne  venait  modifier  tout 
cela. 

Dans  les  brouillons,  projets  de  livres,  essais  informes 
dus  à  sa  plume  qui  datent  de  cette  époque-là,  on  trouve, 
en  effet,  d'après  Champfleury.  et  une  Sténie  ou  les  Erreurs 
philosophiques,  et  un  Essai  sur  Vidolâtrie,  le  théisme  et 
la  Religion  naturelle,  et  des  Notes  sur  le  bon  sens  du 
curé  Meslier,  et  un  essai  de  poème  sur  Saint  Louis,  dans 
la  manière  de  la  Pucelle  de  Voltaire.  Nous  voilà  loin  des 
principes  de  la  Comédie  humaine.  Mais  Mme  de  Berny  va 
surgir  qui  changera  toutes  ces  dispositions. 

Tout  d'abord,  elle  revivifie  le  courage  de  l'écrivain. 
Elle  lui  montre  que  la  partie  n'est  pas  désespérée  pour 
lui,  qu'il  se  doit  à  son  art  et  à  son  génie  de  produire,  pro- 
duire encore,  produire  toujours.  Il  n'a  pas  réussi  sa  tra- 
gédie de  Cromwell.  Eh  bien,  qu'il  abandonne  le  théâtre 
en  vers,  qu'il  se  lance  dans  le  roman.  Mais  où  dénicher  un 
éditeur?  Balzac   ne  connaît  personne.  Heureusement  il 


MADAME    DE    HE UN Y 


33 


se  souvient  avoir  été  mis  en  relations  à  Paris,  avec  un 
garçon  jeune,  intelligent,  singulièrement  actif  et  débrouil- 
lard, nommé  Le  Poitevin-Saint-Alme.  Aussitôt  il  s'abouche 


Portrait  de  Balzac,  par  L.  Boulanger, 


avec  lui,  il  va  le  voir,  ils  signent  ensemble  une  sorte  de 
contrat  littéraire.  Le  Poitevin  fut-il  le  véritable  collabo- 
rateur de  Balzac  dans  ces  premiers  romans?  Ou  ne  ser- 
vit-il  que   de  truchement   en    l'espèce?  On  ne  sait.   En 


34  BALZAC 

tous  cas,  Honoré  s'est  mis  sérieusement  au  travail  sous 
la  direction  affectueuse  de  Mme  de  Berny,  et  voici  bientôt 
la  première  œuvre,  VHèritière  de  Birague,  qui  sort  de  sa 
plume.  A  peine  écrit,  le  livre  a  trouvé  preneur.  L'artiste 
exulte  de  joie  :  «  L'Héritière  de  Birague  a  été  vendu 
800  francs,  écrit-il  à  Laure,  et  je  suis  assuré  du  débit  du 
premier  exemplaire  qui  doit  être  acheté  par  bonne-ma- 
man! »  Au  reste,  le  jeune  auteur  ne  se  fait  aucune  illu- 
sion sur  la  qualité  de  cet  ouvrage.  Il  écrit  à  Mme  Surville 
qu'il  ne  lui  envoie  point  d'exemplaire  parce  qu'  «  il  sent 
que  c'est  une  vraie  cochonnerie  littéraire  ».  Il  n'est  pas 
moins  sévère  pour  sa  deuxième  œuvre,  Jean-Louis,  qu'il 
écoule  cependant  pour  un  billet  de  1000  francs.  Du  même 
ordre  seront  l'Israélite,  Annette  et  le  Criminel,  Clotilde 
de  Lusignan,  Jane  la  Pâle. 

Balzac  se  rend  si  bien  compte  de  l'infériorité  littéraire 
de  ces  travaux  exécutés  pour  gagner  quelque  argent, 
qu'il  se  refuse  obstinément  à  les  signer  de  son  vrai 
nom.  C'est  sous  les  pseudonymes  de  Horace  de  Saint- 
Aubin  et  aussi  de  lord  R'hoone  qu'il  affronte  le  public. 
Il  a  écrit  ses  œuvres,  comme  il  l'avoue  à  sa  sœur,  pour 
«  s'indépendantiser  »,  mais  encore  ne  faut-il  pas  qu'elles 
lui  nuisent  pour  l'avenir.  Au  reste,  elles  sont  pour  lui 
un  travail  excellent,  en  ce  sens  qu'elles  sont  un  exer- 
cice de  premier  ordre  pour  sa  plume,  qu'il  s'habitue, 
grâce  à  elles,  à  la  composition  et  au  dialogue.  Elles  ne 
sont  ni  plus  ni  moins  mauvaises  que  les  productions  de 
cette  époque.  On  y  sent  l'influence  des  auteurs  dominants, 
et  Walter  Scott  et  Richardson  et  Paul  de  Kock,  sur- 
tout. Peut-être  même  plaisent-elles  au  public  puisque 
l'auteur  les  écoule  si  facilement  et  qu'il  signe  bientôt 
avec  l'éditeur  Pollet  un  traité  par  lequel  il  s'engage  à  lui 
livrer,  le  1er  octobre  1822,  deux  romans  nouveaux  :  le 
Centenaire  et  le  Vicaire  des  Ardennes.  Ces  deux  ouvrages 
tirés  ensemble  lui  sont  payés  2  000  francs,  dont  600 
comptant,  et  le  reste  en  billets  à  huit  mois.  Mais,  déjà, 
Balzac  a  trop  présumé  de  ses  forces.  Il  se  sent  débordé 
par  la  besogne.  Sans  hésiter,  il  écrit  alors  aussitôt  à  sa 


MADAME    DE    BERNY  35 

sœur  Laure,  en  réclamant  la  collaboration  de  celle-ci!  Il 
lui  soumet  le  plan  de  l'ouvrage,  lui  demande  d'écrire  le 
premier  volume  pendant  qu'il  se  mettra  au  second.  Quel- 
ques jours  suffiront  ensuite  pour  fondre  le  travail  com- 
mun. «  Sur  tout  ce  que  tu  as  de  plus  cher,  lui  écrit-il,  et 
si  tu  as  quelque  souci  de  l'intérêt,  de  la  gloire,  de 
l'amour-propre  de  ton  frère,  envoie-moi  le  manuscrit  du 
Vicaire...  le  Vicaire!...  le  Vicairel  courrier  par  courrier, 
car  je  vais  y  travailler;  je  commencerai  le  deuxième 
volume...  » 

Balzac  est  alors  dans  le  plus  magnifique  éclat  de  la  jeu- 
nesse. «  La  figure  et  le  corps,  disent  MM.  Hanotaux  et 
Vicaire  dans  le  beau  livre  qu'ils  lui  ont  consacré  (1), 
n'étaient  pas  encore  empâtés  et  alourdis;  Balzac  ne  por- 
tait pas  les  cheveux  longs,  ils  étaient  coupés  courts  et  se 
dressaient  en  touffes  épaisses  sur  un  front  superbe;  il  ne 
portait  pas  non  plus  la  moustache  ;  le  contour  de  la  physio- 
nomie était  d'un  galbe  extrêmement  pur  et  plein  sans  ron- 
deur; le  double  menton  s'esquissait  à  peine;  la  bouche 
abondante,  fraîche,  voluptueuse  et  mobile,  disait  toutes  les 
ardeurs  d'une  nature  puissante  et  tendre;  le  nez  aux  na- 
rines frémissantes  dessinait  le  méplat  du  bout  qui  révélait 
en  lui,  d'après  lui-même,  le  flair  du  chien  de  chasse.  Le 
tout  enfin  était  animé,  éclairé,  enflammé  par  le  magnifique 
regard  de  ces  yeux  bruns  «  pailletés  d'or  »  que  toutes  les 
femmes. qui  l'ont  vu,  ont  signalé  :  regard  droit,  regard 
pénétrant,  regard  sincère,  regard  gai,  regard  mutin, 
regard  enchanteur...  » 

Cependant,  hélas!  la  dure  réalité  est  là  qui  le  guette. 
Malgré  ses  efforts  immenses  de  travail,  il  s'aperçoit  que 
ces  romans  qu'il  entreprend  à  la  douzaine  ne  lui  per- 
mettent pas  d'assurer  son  existence  et  qu'il  use  peu  à  peu 
sa  jeunesse  à  ce  travail  stérile.  Mme  de  Berny  surtout, 
dans  son  intention  de  femme  amoureuse,  se  rend  compte 
de  ce  que  Honoré  perd  de  ce  fait  chaque  jour,  et  c'est  elle- 

(1)  Gabriel  Hanotaux  et  G-  Vicaire,  La  Jeunesse  de  Balzac.  Paris, 
1903.  Librairie  des  Amateurs,  l'erroud,  éditeur. 


36  halzai 

même  qui  incite  celui  qu'elle  aime  à  diriger  son  activité 
vers  un  labeur  plus  lucratif.  Mais  que  faire?  Balzac 
recommence  à  se  désespérer  et  à  envoyer  à  sa  sœur  des 
lettres  navrantes.  Ah!  s'il  avait  la  pâtée  comme  il  dit,  il 
aurait  bien  vite  «  sa  miche  »  et  il  écrirait  des  livres  qui 
resteraient  peut-être.  1  500  francs  de  rentes  par  an  seule- 
ment et  il  serait  heureux!  Mais  comment  vivre?  Mais  que 
tenter?... 

C'est  alors  qu'un  projet,  vague  d'abord,  se  précise  peu 
à  peu  dans  son  esprit.  Parmi  les  travaux  qui  lui  avaient 
été  commandés,  se  trouvait  une  préface  à  écrire  pour 
une  édition  compacte  des  œuvres  de  La  Fontaine,  en- 
treprise toute  nouvelle  alors  que  dirigeait  un  éditeur 
du  nom  de  Urbain  Canel.  Balzac  fut  ainsi  mis  en  relation 
avec  Canel  et  ses  associés,  Carron  et  Montcarville.  Le 
La  Fontaine  devait  être  «  imprimé  à  deux  colonnes,  en 
caractères  dits  mignonne,  tiré  sur  papier  cavalier  vélin  de 
la  fabrique  de  M.  Montgoliier.  d'Annonay,  orné  de  trente 
vignettes  environ  dessinées  par  Dévéria  et  gravées  par 
Thompson  ».  Cette  édition,  tirée  à  3  000  exemplaires, 
devait  être  vendue  par  livraisons. 

C'était,  à  l'époque,  nous  l'avons  dit,  une  idée  extrême- 
ment originale.  Avec  son  imagination  débordante,  Balzac 
aperçut  aussitôt  tout  le  parti  qu'on  en  pourrait  tirer,  et, 
d'accord  avec  Mme  de  Berny  à  laquelle  il  confia  ses  pre- 
miers projets,  résolut  de  s'établir  imprimeur-éditeur  et 
d'exploiter  pour  son  propre  compte  cette  veine  de  for- 
tune. Vers  le  milieu  d'avril  1825,  se  constitua  une  société 
entre  Urbain  Canel,  Charles  Carron,  Honoré  Balzac  et 
Bonet  de  Montcarville  pour  l'entreprise  des  œuvres  de 
La  Fontaine.  Le  1er  mai  de  l'année  suivante,  cette  pre- 
mière société  fut  dissoute  et,  nous  disent  MM.  Hanotaux 
et  Vicaire,  auxquels  nous  empruntons  tous  ces  détails  si 
curieux,  les  associés  cédèrent  à  Balzac  seul  tous  les  droits 
de  propriété.  Urbain  Canel  était  couvert  par  trois  billets, 
l'un  de  2  250  francs,  l'autre  de  3  000  francs,  le  dernier  de 
*  000  francs  «  tirés  sur  M">e  de  Berny  »  (sic)  ce  qui  donne  au 
total  la  somme  de  9  250  francs,  prix  de  vente  du  La  Fontaine. 


MADAME    DE    BERNY 


:j: 


Ainsi,  on  le  voit  déjà  par  ce  document,  l'amie  tendre  et 
maternelle  de  Balzac  ne  se  contentait  point  de  l'aider  de 
ses  conseils,  elle  ajoutait  son  aide  pécuniaire  à  son  secours 
moral. 

Dans  l'esprit  de  Balzac,  il  ne  s'agissait  pas  seulement, 
du  reste,  de  publier  le  La  Fontaine,  mais  d'exploiter  l'idée 


Maison  de  .l/me  de  Berny,  à   Villeparisis . 


des  éditions  compactes  pour  tous  les  grands  classiques  : 
Molière,  Racine,  Corneille,  etc..  Il  se  rendit  à  Alençon  et 
traita  avec  le  graveur  Godard  pour  toutes  les  vignettes 
commandées  à  Dévéria,  il  revint  à  Paris  pour  l'achat  du 
papier,  retourna  à  Alençon,  fît  voyages  sur  voyages, 
d'une  activité  débordante,  d'une  bonne  humeur  inlas- 
sable. Bientôt  le  Molière  paraît  et  prend  place  aux  éta- 
lages des  libraires  à  côté  du  La  Fontaine.  Mais,  mainte- 
nant, il  faut  payer  les  frais  :  pour  les  deux  ouvrages,  ils 


38  BALZAC 

se  montent  à  10122  francs.  Où  trouver  pareille  somme? 
Balzac  cherche  de  côté  et  d'autre.  Enfin  il  peut  décider 
un  voisin  de  campagne  de  sa  famille,  un  M.  d'Assonvillez, 
à  devenir  son  bailleur  de  fonds  moyennant  de  gros  inté- 
rêts payés  d'avance.  Balzac  et  U.  Canel  s'engagent,  cha- 
cun de  leur  côté,  pour  5  061  francs.  «  Ainsi,  disent 
MM.  Hanotaux  et  Vicaire,  Balzac,  du  fait  de  sa  spécula- 
tion sur  les  deux  ouvrages,  se  trouvait  débiteur  d'au 
moins  14  061  francs.  En  plus,  il  fallait  vivre.  » 

Dès  le  mois  de  mai  1825,  paraissent  les  livraisons  du 
Molière  et  du  La  Fontaine,  du  prix  de  5  francs  chacune. 
L'ouvrage  complet  valait  20  francs.  Malheureusement  les 
libraires  et  le  public  trouvent  les  livres  imprimés  en 
caractères  trop  fins,  les  gravures  mauvaises  et  le  prix 
trop  élevé.  L'insuccès  fut  complet  :  en  un  an,  on  ne  ven- 
dit pas  vingt  exemplaires. 

Si  Balzac  était  sage  et  si,  osons-le  dire,  il  était  bien 
conseillé,  il  s'arrêterait  à  cette  première  expérience  mal- 
heureuse. Mais  le  voilà  déjà  comme  le  joueur  infortuné  qui 
court  après  son  argent.  Il  a  perdu,  il  faut  qu'il  se  rattrape. 

D'autre  part,  il  a  derrière  lui  son  créancier,  M.  d'As- 
sonvillez, qui  ne  veut  pas  voir  s'envoler  l'argent  qu'il  a 
avancé  à  l'éditeur  et  qui  a  intérêt  à  faire  reprendre  pied  à 
celui-ci  pour  le  sauver  d'un  désastre. 

C'est  ainsi  que,  par  la  force  des  choses,  Balzac  qui 
n'avait  d'abord  débuté  que  comme  une  manière  d'éditeur 
en  chambre,  se  trouva  pris  dans  l'engrenage  du  com- 
merce et  devint  imprimeur  patenté. 

Au  cours  de  ses  pérégrinations  dans  les  imprimeries 
où  il  voit  de  près  le  travail  de  l'homme  et  celui  des  ma- 
chines, où  il  se  documente  inconsciemment  pour  tel 
roman  futur  (Eue  et  David),  Honoré  a  lié  connaissance 
avec  un  prote  très  intelligent  du  nom  de  A.  Barbier.  Il 
s'intéresse  à  lui  et  se  décide  à  le  prendre  comme  associé 
dans  l'achat  d'un  fonds  d'imprimerie.  Précisément,  un 
sieur  Laurens  aîné  cherche  à  vendre  le  sien,  situé  17,  rue 
des  Marais-Saint-Germain  (aujourd'hui  rue  Visconti).  Il 
en  demande  30  000  francs, 


MADAME    DE    BERNY  39 

Pour  trouver  cette  grosse  somme,  Balzac  et  M.  d'As- 
sonvillez  qui,  nous  l'avons  dit,  agit  au  mieux  de  ses 
propres  intérêts,  s'adressent  à  M.  Balzac  père.  Celui-ci  se 
défend  pendant  quelque  temps,  puis  cède  enlin  :  il 
engage  à  titre  de  dot  le  capital  d'une  rente  de  1  500  francs 
et  permet  ainsi  à  son  lils  de  s'établir.  Mais  Honoré  n'a 
pas  seulement  30  000  francs  à  payer  à  Laurens,  il  doit 
encore  en  donner  12  000  à  Barbier  pour  l'indemniser  de  la 
perte  de  sa  place.  Ainsi,  avec  l'affaire  du  La  Fontaine  et 
du  Molière  et  une  quinzaine  de  mille  francs  pour  les  pre- 
miers roulements  de  fonds,  les  dettes  d'Honoré  se  chif- 
frent déjà  à  plus  de  70  000  francs. 

Au  reste,  son  installation  nécessita-t-elle  quelque 
temps.  Pour  s'établir  imprimeur,  il  fallait  un  brevet.  Balzac 
doit  le  demander,  se  faire  appuyer  pour  l'obtenir.  M.  de 
Berny  fournit  la  caution  morale  exigée  en  pareil  cas. 
Enfin,  le  1er  juin  1826,  nanti  de  tous  les  papiers  indispen- 
sables, il  peut  s'établir  dans  sa  vieille  demeure  de  la  rue 
des  Marais. 

L'imprimerie  de  Balzac  est  située  au  n°  17,  à  côté  de 
l'hôtel  (n°  19),  où  mourut  Adrienne  Lecouvreur  et  qui  fut 
habité  par  la  Clairon  et  la  Champmeslé. 

La  demeure  est  tout  entière  un  vaste  atelier. 

«  Un  couloir  sombre;  une  loge  de  concierge  s'ouvrant 
comme  une  grotte  obscure  à  mi-hauteur  de  l'entresol  ;  un 
escalier  avec  rampe  de  fer,  marches  de  bois  et  paliers 
carrelés;  à  gauche,  une  porte.  On  entre  et  l'on  se  trouve 
au  milieu  d'un  vaste  atelier  (1).  » 

Le  rez-de-chaussée  formait  une  immense  pièce  éclairée 
sur  la  rue  par  un  vieux  vitrage  et  par  un  châssis  sur  une 
cour  intérieure.  La  cuisine  obscure,  l'antichambre  assez 
vaste,  la  salle  à  manger  complétait  l'appartement  de 
Balzac,  avec  la  chambre  qui  forme  à  l'heure  actuelle  le 
bureau  du  patron.  «  Haute  et  carrée,  elle  prend  jour  sur 
la  rue  par  une  seule  fenêtre.  En  face  de  la  fenêtre,  il  y 
avait  une  alcôve,  aujourd'hui  démolie,  et,  de  chaque  côté 

(1)   Hanotaux  et  Vicaire,  op.  cit. 


'iO  BALZAC 

de  la  cheminée,  deux  grands  placards.  »  Une  tenture  de 
percale  bleue  couvrait  les  murs  et  la  pièce  était  meublée 
avec  quelque  recherche. 

C'est  là  que  Balzac  va  lutter  sans  trêve  pendant  deux 
ans  jusqu'à  la  déconfiture  finale. 

Comme  il  a  peu  (Tordre,  chaque  jour  il  change  ses 
"pTîx.  accordant  aux  uns  ce  qu'il  refuse  aux  autres,  s'atti- 
rant  des  réclamations  sans  nombre,  ne  sachant  pas  se 
faire  payer  de  ses  débiteurs,  pas  assez  habile  encore  pour 
résister  à  ses  créanciers.  Bientôt  il  apparaît  que  la  fin  est 
proche,  que  la  maison  ne  pourra  plus  tenir  longtemps. 
Un  commerçant  avisé  eût  liquidé  tout  doucement.  Mais 
l'imagination  balzacienne  ne  veut  pas  se  déclarervaincue. 
Dépité  de  ce  côté,  le  jeune  écrivain  va  porter  son  effort 
d'un  autre.  Sa  maison  chancelle  :  c'est  le  moment  où 
jamais,  pense-t-il,  de  l'agrandir.  Et,  froidement,  tranquil- 
lement, il  greffe  une  nouvelle  affaire  sur  la  première.  Un 
sieur  Gillé  fils,  fondeur  de  caractères,  demeurant  4,  rue 
Garancière,  vient  de  faire  faillite.  Balzac  songe  aussitôt  à 
reprendre  l'affaire  avec  son  fidèle  Barbier,  d'une  part, 
et  avec  un  nouvel  associé  du  nom  de  Laurent.  Le  29  sep- 
tembre 1827,  le  Journal  de  la  Librairie  annonce  la  reprise 
des  affaires  de  la  maison  Gillé  par  l'association  Laurent, 
Balzac  et  Barbier.  Aussitôt  on  prépare  un  magnifique 
album-catalogue  où  sont  relevés  tous  les  caractères  de  la 
maison,  depuis  la  fameuse  «  mignonne  »  jusqu'aux  «  culs- 
de-lampe  du  Berquin  ». 

L'association  a  été  faite  pour  douze  ans  :  au  bout  de 
trois  mois,  Barbier  sentant  venir  la  débâcle  se  retire. 
Pourtant  il  faut  de  l'argent  à  tout  prix.  Affolé  Balzac 
frappe  à  toutes  les  portes.  Partout  on  le  repousse.  C'est 
alors  que  celle  en  qui  il  a  cru  depuis  si  longtemps,  celle 
qui  l'aime,  qui  le  dirige,  qui  le  soutient  dans  l'ombre,  sa 
chère  Dilecta,  Mme  de  Berny,  apparaît  encore  une  fois. 
Déjà,  nous  l'avons  vu,  elle  a  souscrit  des  billets,  elle  a 
fait  intervenir  son  mari,  elle-même  est  intervenue  à 
chaque  instant.  Encore  un  coup  elle  se  dévoue,  et,  par  un 
acte  du  3  février  1828,  après  s'être  fait  donner  une  pro- 


Balzac,  d'après  le  daguerréotype. 
(Cliché  Xadar.) 


42  BALZAC 

/  curation  générale  par  son  mari,  elle  entre  en  nom  dans 
l'association  de  Laurent,  Balzac,  pour  la  fonderie  de 
caractères. 

L'apport  de  Laurent  est  estimé  à  18  000  francs.  Celui  de 
Balzac  et  de  Mm''  de  Berny  monte  à  la  même  somme. 
Hélas!  C'est  en  vain  qu'elle  se  sacrifie.  Le  bateau  fait 
eau  de  toutes  parts.  Les  clients  ne  viennent  plus,  les 
affaires  ne  reprennent  pas,  les  ouvriers  ne  sont  pas 
payés. 

Le  16  avril  1828,  la  société  Laurent  et  Balzac  est  dé- 
clarée dissoute,  et  Laurent  est  chargé  de  la  liquidation. 
C'est  alors  que,  épouvantée,  la  famille  du  jeune  écrivain 
se  tourne  vers  la  sagesse,  l'habileté  et  l'expérience  d'un 
cousin  de  la  mère,  un  M.  Sédillot,  qu'on  supplie  de  se 
mettre  à  la  tête  de  la  liquidation,  auquel  on  confie  l'hon- 
neur de  la  famille. 

Aussitôt  entré  dans  la  connaissance  de  l'affaire,  disent 
MM.  Hanotaux  et  Vicaire,  M.  Sédillot  obtint  de  Mmo  Balzac 
tous  les  sacrifices  nécessaires  pour  désintéresser  les 
créanciers.  Après  quelques  hésitations  bien  compréhen- 
sibles, celle-ci  se  dévoua  :  elle  offrit  tout  son  bien.  Mais 
que  de  scènes  pénibles,  que  d'émotions,  que  d'angoisses 
causait  cette  tragédie  domestique!  En  vain  voulut-on  la 
cacher  le  plus  possible  aux  yeux  du  père  âgé  de  quatre- 
vingt-trois  ans.  Le  secret  ne  put  être  gardé  longtemps 
et  il  fallut  tout  avouer.  Le  vieillard  en  mourut  le  19  juin 
de  l'année  suivante. 

Ayant  ainsi  sauvé  l'honneur  du  nom,  M.  Sédillot  se  mit 
en  devoir  de  démêler  les  comptes  de  Balzac  afin  de 
dégager  de  plus  en  plus  la  responsabilité  de  ce  dernier. 

Les  deux  opérations  ne  furent  pas  faciles.  Balzac  était 
le  plus  détestable  des  comptables,  et  les  affaires  étaient 
terriblement  embrouillées. 

Pour  l'imprimerie,  il  était  dû  d'assez  grosses  sommes  à 
de  nombreux  créanciers.  M.  Sédillot  réunit  les  principaux 
de  ces  derniers.  MM.  Henri  Prestat,  propriétaire  de  la 
maison,  Laurens  aîné,  Barbier  et  quelques  fournisseurs, 
et  il  s'ingénia  à  leur  prouver  qu'ils  n'avaient  aucun  intérêt 


MADAME    DE    BERNY  43 

à  ruiner  totalement  la  maison,  qu'au  demeurant  Barbier 
pourrait  fort  bien  la  gérer  seule.  On  discuta,  puis,  finale- 
ment, l'on  accepta  cette  sorte  de  transaction.  Il  fut  en- 
tendu que  Barbier  reprendrait  seul  le  poids  de  l'entre- 
prise tandis  que  Balzac  s'effaçait  définitivement  et  qu'on 
lui  donnait  quitus  moyennant  une  certaine  somme  d'ar- 
gent. «  En  un  mot,  Balzac  faisait,  rien  que  dans  l'affaire 
de  l'imprimerie,  une  perte  sèche  de  45  000  francs  payée 
par  sa  mère,  et  l'associé  qu'il  avait  appelé  devenait  seul 
maître  de  la  maison  qui,  d'ailleurs,  à  partir  de  ce  moment, 
prospéra  (1).  » 

Il  en  fut  à  peu  près  de  même  pour  la  fonderie  de  carac- 
tères. Moyennant  l'abandon  de  tous  ses  droits  d'associé  et 
une  certaine  somme  d'argent,  M.  Sédillot  parvint  encore 
à  éliminer  complètement  Balzac  de  cette  fâeheuse  affaire. 
Au  bout  de  quelques  mois,  la  maison  reprenait  sous  la 
raison  sociale  Laurent  et  Alexandre  de  Berny,  ce  der- 
nier fils  de  Mme  de  Berny,  âgé  de  dix-neuf  ans,  jeune 
négociant  très  intelligent,  très  actif,  qui  réussit  admira- 
blement. Sous  son  essor  vigoureux,  la  fonderie  prospéra 
tant  et  si  bien  qu'aujourd'hui  encore  elle  est  une  des 
premières  maisons  de  Paris,  en  plein  succès.  Ainsi,  encore 
un  coup,  le  grand  romancier  venait  de  faire  la  preuve  de 
son  incapacité  totale  à  se  diriger  dans  le  monde  des 
affaires.  Ce  ne  sera  pas  la  dernière  fois,  hélas!  que  nous 
allons  le  trouver  en  proie  aux  déboires,  résultat  de  son 
imagination  extravagante  et  nous  devrons  encore  consa- 
crer de  longues  pages  aux  entreprises  chimériques  de  cet 
admirable  cerveau  trop  bouillant  et  trop  inventif. 

Notons,  en  attendant,  la  dette  terrible  que  la  famille 
vient  de  contracter  en  faveur  d'Honoré  pour  sauver  l'hon- 
neur du  nom,  dette  que  Balzac  va  traîner  maintenant 
toute  sa  vie  comme  un  boulet.  Désormais  ce  sera  pour  lui 
le  leitmotiv  éternel  sous  la  plainte  duquel  il  travaillera  à 
s'épuiser  :  «  Payer,  payer,  encore  payer,  toujours  payer!  » 

«  Du  travail,  du  travail,  écrit-il...  De  quelque  côté  que 

(1)  G.  Hanotaux  et  G.  Vicaire,  op.  cit.,  p.  96. 


*4  BALZAC 

je  me  tourne,  je  ne  vois  que  difficultés,  travaux,  espoir 
inutile...  Je  suis  comme  un  oiseau  en  cage  qui  s'est  heurté 
à  tous  les  barreaux:  il  reste  immobile  sur  un  bâton  et 
une  main  blanche  a  étendu  au-dessus  le  réseau  vert  qui 
lui  défend  de  se  casser  la  tête...  (1)  » 

De  loin,Mmede  Berny  ne  cessera  de  lui  envoyer  des 
encouragements,  de  le  soutenir  aux  heures  de  défail- 
lance. Peu  à  peu,  sans  doute,  elle  s'effacera  dans  sa  vie, 
mais  comme  le  dit  si  bien  Mme  Geneviève  Ruxton.  son 
dévouement  ne  cessera  d'être  aussi  vigilant  et  aussi 
actif. 

Anticipons  un  peu  sur  les  événements  pour  voir  quelle 
fut  la  lin  de  cette  femme  charmante  qui  eut  une  influence 
si  décisive  sur  la  destinée  de  Balzac. 

Elle  revint  se  tixer  à  Paris  pendant  quelque  temps, 
puis  elle  quitta  la  capitale  pour  aller  à  Saint-Rémy  dans 
l'Oise,  et  elle  fit  aussi  un  séjour  à  Versailles.  De  ces  dif- 
férents endroits,  la  correspondance  continuait  inlassa- 
blement avec  Balzac. 

D'amants  ils  étaient  devenus  amis,  mais  quelle  amitié 
fut  plus  étroite,  plus  précieuse,  plus  vibrante!  Pour  Ho- 
noré, c'est  bien  toujours  la  Dilecta,  la  femme  élue  entre 
les  élues,  le  confident  de  son  âme  auquel  il  avouera  tout 
et  ses  travaux  et  ses  déboires  et  jusqu'à  ses  amours. 
Elle  connaîtra  la  duchesse  de  Castries  et  elle  connaîtra 
Mme  Hanska,  mais  son  grand  cœur  tout  vibrant  d'amour 
et  de  pitié  ignorera  la  jalousie.  Seulement,  peu  à  peu, 
elle  vieillira,  et  une  douleur  plus  atroce  la  déchirera 
chaque  fois  de  se  montrer  usée  et  fanée  à  celui  qui  sans 
l'avoir  connue  au  printemps  de  sa  vie,  l'avait  du  moins 
aimée  au  début  d'un  splendide  automne. 

Bientôt,  elle  tombe  malade.  Balzac  s'inquiète. 

«  J'ai  vu  sa  figure,  écrit-il,  dans  une  altération  bien 
funeste.  Je  lui  ai  caché  mes  inquiétudes,  elles  sont  sans 
bornes.  Cette  figure  gracieuse,  vue  vieillie  en  un  mois  de 


(1)  Lettres  à    /'Étrangère    (11    août     1835).    Paris,   Calmann-Lévy, 
éditeur. 


MADAME    DE    BERN1  45 

vingt  ans  et  contractée  horriblement,  a  bien  augmenté 
les  chagrins  que  j'avais...  (1)  » 

Hélas  !  Mme  de  Berny  ne  mourra  point  cette  fois,  elle  n'a 
pas  encore  accompli  la  dure  montée  de  son  calvaire. 
Après  trente  ans  de  vie  commune,  des  dissentiments 
si  graves  éclatent  entre  elle  et  son  mari  qu'elle  se  décide 
à  se  séparer  de  lui  et  à  aller  vivre  définitivement  chez  son 
fils  aîné,  à  la  Boulonnière,  près  de  Nemours.  Là,  il  semble 
qu'après  une  crise  plus  grave  de  sa  maladie,  un  peu  de 
calme  renaisse  en  elle.  Nous  sommes  en  1835,  la  corres- 
pondance a  recommencé,  toujours  aussi  active  entre  elle 
et  Balzac,  elle  continue  de  lire  les  manuscrits  de  son  ami, 
de  lui  communiquer  ses  critiques,  ses  réflexions,  ses 
admirations.  Balzac  va  lui  rendre  visite  fréquemment. 
Ensemble  ils  lisent,  ils  discutent,  ils  ébauchent  quelque 
œuvre  admirable  comme  le  Lys  dans  la  Vallée  sorti  tout 
entier  de  leurs  conversations.  Mais  les  crises  de  cœur 
~T^coDinienceiiTT~rXanialadie  a  fait  d'affreux  progrès, 
écrit  Balzac,  »  et  il  se  désespère,  il  s'arrache  à  ses  travaux 
peur  aller  apporter  un  peu  de  consolation  et  d'amour  à  la 
Dilecta. 

Une  suprême  catastrophe  va  anéantir  Mme  de  Berny  : 
Armand,  son  enfant  de  prédilection,  tombé  malade  en 
Belgique,  est  ramené  mourant  à  la  maison  maternelle. 
Aussitôt   voilà  l'énergie    de  Mme  de    Berny  galvanisée  : 

«  Cette  mère  sans  force,  écrit  Balzac,  expirante,  passe 
les  nuits,  soigne  Armand.  »  Malgré  ce  dévouement,  le  fils 
chéri  est  emporté  par  la  mort. 

Désormais,  c'est  fini  :  Mme  de  Berny,  écrasée  par  la  dou- 
leur, ne  se  relèvera  plus.  La  meilleure  amie  de  Balzac,  la 
plus  chère  à  son  cœur,  la  plus  adorée,  s'éteint  le  20  jui- 
let  1836. 

(1)  Lettres  à  l'Étrangère,  p.  121. 


III 


Débuts  dans  la  vie  littéraire 


Revexons  maintenant  en  arrière,  au  lendemain  de  la 
liquidation  judiciaire  Barbier-Balzac. 

Au  plus  fort  de  la  crise  terrible  qu'il  venait  de  traverser, 
il  y  eut  un  moment  où  Balzac  redressa  soudain  la  tête, 
et,  après  avoir  presque  désespéré  de  l'existence  en  face 
de  la  ruine  dans  laquelle  il  plongeait  sa  famille,  sentit 
rejaillir  en  lui  toutes  les  sources  de  la  vie.  Ce  fut  la 
minute  où  l'artiste  reprenant  ses  droits  imposa  silence  au 
faux  homme  d'affaires,  au  faux  industriel,  au  faux  inven- 
teur qu'il  croyait  être,  et  dirigea  l'écrivain  dans  le  sens 
de  son  génie  et  de  sa  destinée. 

A  partir  de  cette  minute,  on  peut  dire  que  Balzac,  tout 
en  comprenant  quel  poids  terrible  les  dettes  contractées 
allaient  être  pour  lui,  se  désintéressa  vraiment  de  sa 
faillite  et  de  ses  affaires.  Après  de  si  terribles  secousses, 
il  avait  besoin  d'un  peu  de  repos.  Il  alla  demander  à  la 
vieille  terre  bretonne  l'air  pur  pour  rafraîchir  ses  pou- 
mons, le  calme  pour  apaiser  ses  nerfs,  le  silence  pour 
faire  tomber  sa  fièvre,  et  l'amitié  d'une  charmante  famille 
au  milieu  de  laquelle  il  put  un  peu  oublier  ses  soucis.  A 
la  fin  d'août  1828,  il  décida  d'aller  passer  quelque  temps 
au  vieux  château  de  Fougères  chez  le  général  baron  de 
Pommereul. 

Depuis  longtemps  les  Pommereul  et  les  Balzac  étaient 
très  liés.  Dans  la  curieuse  plaquette  que  M.  du  Pontavice 
de  Heussey  a  consacrée  à  Balzac  en  Bretagne  (1)  et  qui  est 

(1)  Balzac  en  Bretagne  (Rennes,  1885.  Cuillère,  éditeur). 


DÉBUTS    DANS   LA    VIE    LITTÉRAIRE  47 

si  intéressante  pour  cette  phase  décisive  de  la  vie  du  ro- 
mancier, nous  lisons  que  M.  de  Pommereul  et  M.  Balzac 
père  se  connaissaient  déjà  sous  l'ancien  régime.  La  Révo- 
lution fut  cruelle  pour  l'un  et  pour  l'autre,  mais  surtout  pour 
le  premier,  M.  de  Pommereul, lieutenant-colonel  d'artillerie, 
en  1789  en  mission  à  Naples  n'ayant  pu  regagner  la 
France,  ayant  été  inscrit  d'office  sur  la  liste  des  émigrés, 
tandis  que  ses  biens  étaient  vendus,  sa  femme  et  ses 
enfants  enfermés  dans  la  prison  de  Rennes.  Rentré  en 
France  en  1796,  il  put  reconquérir  la  liberté  des  siens, 
mais  non  sa  fortune.  Ce  fut  son  vieil  ami  Balzac  qui  le 
sauva  dans  cette  circonstance.  Il  vint  un  matin,  paraît-il, 
trouver  Mme  de  Pommereul,  et,  brusquement  posant  deux 
sacs  d'écus  sur  la  table,  il  lui  dit  : 

«  Voilà!  on  vous  dit  gênés  ici,  ces  dix  mille  écus  vous 
seront  plus  utiles  qu'à  moi,  je  ne  sais  qu'en  faire!  Vous 
me  les  rendrez  quand  on  vous  aura  rendu  ce  qu'on  vous 
a  volé  (1).  » 

Des  services  de  ce  genre  ne  s'oublient  pas.  Aussi  les 
deux  familles  étaient-elles  demeurées  dans  les  termes  les 
plus  intimes  lorsque  Balzac,  vers  la  fin  de  l'été  de  cette 
maudite  année,  songea  à  aller  se  reposer  auprès  de  ses 
amis.  Bientôt,  du  reste,  une  circonstance  toute  fortuite 
accentua  sa  résolution. 

Dans  cette  débâcle  de  ses  affaires  industrielles,  il  sen- 
tait plus  que  jamais  la  nécessité  de  regagner  la  paix  et  la 
liberté  avec  sa  plume.  De  plus  en  plus  aussi,  il  se  voyait 
attiré  par  le  roman  historique.  Or,  depuis  longtemps  déjà, 
il  songeait  que  la  Bretagne  avec  sa  lutte  des  Chouans  et 
des  Bleus  devait  fourmiller  d'anecdotes  dramatiques  dans 
lesquelles  puiser  de  nombreux  sujets  de  romans.  En  ses 
nombreuses  et  si  instructives  conversations,  Mme  de  Berny 
l'avait  initié  à  maints  épisodes  émouvants  ou  sanglants 
de  cette  lutte  fratricide,  lui  indiquant  les  filons  qu'il  pou- 
vait suivre,  les  sources  où  il  pourrait  puiser.  La  Bre- 
tagne, les  Chouans,  les   soldats  de   la    première   Répu- 

(1)  Du  Pontavice  de  Heussey,  op.  cit.,  p.  7. 


18  BALZAC 

blique,  quelle  magnifique  épopée,  quelle  fresque  incom- 
parable se  déroule  devant  l'imagination  puissante  du 
jeune  romancier  !...  Allons,  à  quoi  bon  désespérer  de  la 
vie?  11  a  «  trente  ans,  avec  du  courage  et  un  nom  sans 
tâche,  »  il  sent  son  cerveau  bouillonner  d'idées  et 
d'images,  sa  plume  infatigable  prête  à  reprendre  sa 
besogne,  il  va  se  remettre  au  labeur.  Mais,  d'abord,  il  ira 
dans  cette  Bretagne  même  interroger  les  survivants  des 
drames  héroïques  qu'il  va  raconter,  se  pénétrer  du  milieu, 
des  aspects  du  pays,  des  mœurs  et  de  la  race,  inaugurant 
cette  méthode  d'observation  directe  qui  va  être  la  base  de 
toute  son  œuvre. 

Le  1er  septembre  1828,  il  écrit  au  général  baron  de 
Pommereul,  et,  après  lui  avoir  annoncé  ses  désastres 
financiers,  il  lui  dit  : 

«  ...  Depuis  un  mois  je  travaille  à  des  ouvrages  histo- 
riques d'un  haut  intérêt  et  j'espère  qu'à  défaut  d'un  talent 
tout  à  fait  problématique  chez  moi,  les  mœurs  nationales 
me  porteront  peut-être  bonheur....  L'on  m'a  présenté, 
par  le  hasard  le  plus  pur,  un  l'ait  historique  de  1798  qui 
a  rapport  à  la  guerre  des  Chouans  et  des  Vendéens,  lequel 
me  fournit  un  ouvrage  facile  à  exécuter.  Il  n'exige  aucune 
recherche,  si  ce  n'est  celle  des  localités...  Un  lit  de  sangle 
et  un  seul  matelas,  une  table,  pourvu  qu'elle  soit  comme 
les  quadrupèdes  et  non  invalide,  une  chaise  et  un  toit, 
sont  tout  ce  que  je  réclame  avec  votre  bienveillance  si 
précieuse  et  si  charmante...  » 

Le  général  lui  répondit  aussitôt  que  sa  chambre  était 
prête,  et  Balzac  débarqua  à  Fougères.  Il  avait  mis  tant  de 
hâte  à  fuir  ce  Paris  douloureux  qu'il  se  présenta  chez  ses 
amis  de  province  avec  un  chapeau  tellement  piteux 
qu'on  fut  obligé  de  le  mener  séance  tenante  à  la  boutique 
de  l'unique  chapelier  de  Fougères  (1)1 

Ainsi  voilà  Balzac  installé,  reçu  à  bras  ouverts  par  une 
famille  charmante  qui  le  comble  d'attentions.  La  chambre 
qu'on    lui    a    donnée   est    très    gaie,    de    ses  fenêtres    il 

(1)  ibid.,  P.  14. 


50  BALZAC 

découvre  une  vue  admirable,  des  vallons,  des  bois,  au 
premier  plan,  puis  la  lande  de  genêts  et  d'ajoncs  qui 
s'étend  à  l'infini.  Il  se  trouve  dans  le  décor  même  où  il 
va  situer  son  roman.  Il  n'a  pas  moins  de  bonheur  dans 
les  personnes  qu'il  va  rencontrer  et  qui  vont  être  pour 
lui  les  plus  précieux  des  témoins. 

Le  baron  de  Pommereul,  d'abord,  dont  toute  la 
famille  a  «  chouané  »  plus  ou  moins,  et  qui,  lui-même,  a 
failli  épouser  Colette  du  Bois-Guy,  la  sœur  du  fameux 
partisan.  Très  observateur,  le  général  n'a,  paraît-il,  perdu 
aucune  occasion  de  regarder  et  de  se  souvenir  dans  les 
temps  terribles  qu'il  a  traversés.  Les  arrestations,  les 
prisons,  les  complots,  tout  cela  lui  est  familier.  Il  est 
intarissable  d'anecdotes.  C'est  une  gazette  que  Balzac  n'a 
qu'à  feuilleter. 

Mais  c'est  à  Fougères  surtout  que  le  romancier  fit  la 
plus  ample  moisson  de  documents.  Ensevelie  dans  le 
silence  et  l'abandon,  cette  petite  ville  était  demeurée 
telle  qu'avant  la  tourmente  révolutionnaire.  Les  vieux 
nobles,  les  anciens  chouans  y  avaient  repris  leur  exis- 
tence monotone,  les  anciens  émigrés,  les  vieilles  demoi- 
selles, les  gentilshommes  terriens  apparurent  à  Balzac 
en  pleine  vérité  et  en  plein  relief.  Reçu  aussitôt  dans 
cette  société  très  fermée,  il  en  observa  les  us  et  les  cou- 
tumes avec  une  attention  inlassable.  Chaque  dimanche 
soir,  l'on  se  réunissait  dans  le  salon  des  deux  demoiselles 
de  la  G...  (1)  pour  y  médire  et  s'y  livrer  aux  joies  du 
boston.  Balzac  y  causait  peu,  mais  il  observait  de  tous 
ses  yeux,  il  gravait  en  lui  des  signes  qui  devaient  y  sub- 
sister indélébiles. 

Dans  le  jour,  il  se  promenait,  soit  aux  environs, 
soit  dans  la  ville  même,  avec  un  vieil  émigré,  ancien 
chevalier  de  Saint-Louis,  en  compagnie  duquel  il  faisait 
d'innombrables  «  tours  de  place  »  et  qu'il  interrogeait 
inlassablement  sur  l'ancien  régime  et  sur  la  vie  menée  à 
Londres  par  les  réfugiés. 

(1)  Ibui.,p.  35. 


DÉBUTS    DANS    LA   VIE    LITTÉRAIRE  51 

Ce  chevalier  de  Saint-Louis,  aux  dires  de  M.  du  Ponta- 
vice  de  Heussey,  serait  celui  qui  aurait  servi  de  modèle 
au  romancier  pour  son  personnage  du  chevalier  de  Valois 
dans  la  Vieille  Fille. 

C'est  lui  qui,  entre  autres  particularités,  aurait  fait 
connaître  à  Balzac  les  temps  de  charge  exécutés  par  les 
Chouans  dans  leur  lutte  contre  les  Bleus  et  dont  l'auteur 
de  la  Comédie  humaine  citait  toujours  avec  admiration 
les  phases  tragiques  : 

«  Attention,  l'gâs!...  allign'ons  bé  tertous  à  l'échalié... 

—  Ça  y  est-i?  —  Poussez  l'oreille  du  chat.  —  Prenez  de  la 
graine  d'oignon  dans  votre  bissac.  —  Mettez  de  la  graine 
d'oignon  dans  la  petite  augette.  —  Tirez  l'oreille  du  chat- 

—  Passez  le  bâton  creusé  à  gauche.  —  Prenez  de  la  graine 
d'oignon.  —  Mettez  de  la  graine  dans  le  bâton  creusé.  — 
Boutez-y  un  tapon  de  papier.  —  Attention,  l'gâs,  pour 
gauler,  et  ne  faites  comme  les  gâs  bleus  qui  gaulent  une 
fâ,  deux  fâs,  gauler  six  fâs  s'il  faut,  pour  que  ça  pète  sec! 

—  Mettez  de  la  maillotte  dans  le  bâton  creusé. —  Boutez-y 
un  tapon  de  papier.  —  Gaulez.  —  Ça  y  est-i?  —  Attention 
l'gâs  pour  tirer,  et  mirez  à  hauteur  de  genâs,  comme  pour 
quer  un  loup!...  » 

Quant  à  Balzac  lui-même,  quelle  impression  fit-il  sur 
les  habitants  de  Fougères?  Une  impression  très  médiocre 
si  l'on  s'en  rappporte  aux  témoins  de  ce  temps  qu'il  a  été 
possible  d'interroger. 

«  Balzac,  s'écria  une  vieille  baronne,  ah  oui,  ce  jeune 
homme  qui  voulut  en  vain  m'apprendre  le  tric-trac  et 
que  je  voulus  en  vain  convertir...  » 

Plus  tard,  un  vieux  monsieur  apprenant  que  le  jeune 
Parisien,  l'hôte  de  Fougères  pendant  quelques  mois,  était 
devenu  un  grand  écrivain,  s'écria  : 

<  Comment,  ce  petit  Balzac  a  fait  des  livres!  Cela 
m'étonne.  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'il  eût  assez  d'esprit 
pour  ça.  » 

Mais  le  portrait  le  plus  vivant  que  nous  ayons  de 
l'Honoré  de  cette  époque,  c'est  celui  que  traçait  une 
vieille  marquise  à  M.  du  Pontavice  de  Heussey  et   que 


52  BALZAC 

celui-ci  a  fidèlement  rapporté  dans  sa  curieuse  brochure  : 

«  C'était  un  petit  homme  avec  une  grosse  taille  qu'un 
vêtement  mal  fait  rendait  encore  plus  grossière;  ses 
mains  étaient  magnifiques;  il  avait  un  bien  vilain  chapeau, 
mais  aussitôt  qu'il  se  découvrit  tout  le  reste  s'effaça.  Je 
ne  regardais  plus  que  sa  tête.  Vous  ne  pouvez  pas  com- 
prendre ce  front  et  ces  yeux-là,  vous  qui  ne  les  avez  pas 
vus  :  un  grand  front  où  il  y  avait  comme  un  reflet  de 
lampe  et  des  yeux  bruns  remplis  d'or  qui  exprimaient 
tout  avec  autant  de  netteté  que  la  parole.  Il  avait  un  gros 
nez  carré,  une  bouche  énorme  qui  riait  toujours  malgré 
ses  vilaines  dents;  il  portait  la  moustache  épaisse  et  ses 
cheveux  très  longs  rejetés  en  arrière...  Enfin,  que  vous 
dirai-je?  Il  y  avait  dans  tout  son  ensemble,  dans  ses 
gestes,  dans  sa  manière  de  parler,  de  se  tenir,  tant  de 
contiance.  tant  de  bonté,  tant  de  naïveté,  tant  de  franchise 
qu'il  était  impossible  de  le  connaître   sans  l'aimer  (1)...  » 

Cependant  les  notes  succédaient  aux  notes,  les  obser- 
vations aux  observations,  les  documents  s'amassaient 
dans  le  cerveau  et  sur  la  table  de  Balzac,  et  le  roman 
futur  des  Chouans  s'esquissait  peu  à  peu  dans  l'imagina- 
tion du  romancier.  Bientôt  il  fut  assez  sûr  de  son  sujet 
pour  se  mettre  à  l'écrire,  mais  s'il  le  commença  au  châ- 
teau, il  ne  l'y  acheva  pas. 

La  famille  de  Balzac  venait  de  prendre  une  grande 
résolution  :  dans  la  nécessité  de  réduire  son  train  de  vie, 
ruinée  aux  trois  quarts  qu'elle  était  par  les  désastreuses 
entreprises  du  fils,  elle  avait  résolu  d'abandonner  Paris 
et  d'émigrer  à  Versailles. 

Ce  fut  dans  la  triste  ville  du  Grand  Roi,  entouré  des 
ombres  du  passé,  qu'il  termina  son  magnifique  roman,  la 
première  grande  œuvre  sortie  de  sa  plume.  Il  avait  résolu 
tout  d'abord  de  l'appeler  le  Gars,  mais  ce  titre  vulgaire 
déplaisait  à  la  baronne  de  Pommereul  et  parut  aussi  pro- 
bablement peu  expressif  à  Balzac,  car,  quelque  temps 
après  son   arrivée  à  Versailles,  il  écrivit  à  son  hôte  du 

(1)  Ibid.,  p.  22. 


DEBUTS   DANS    LA   VIE   LITTERAIRE 


58 


château   de  Marigny   qu'il  intitulait   délinitivement  son 
œuvre  les  Chouans  ou  la  Bretagne  il  y  a  trente  ans. 

Ce  fut,  en  effet,  sous    cette   appellation   que   le   livre 
parut  et  que  Balzac  l'envoya  au  général  de  Pommereul  : 


■  '!* 


Balzac,  d'après  le  médaillon  de  David  d'Angers. 


«  Qu'est-ce  que  je  dis  là,  mon  ouvrage?  écrivait  Balzac. 
Il  est  un  peu  le  vôtre,  car  il  ne  se  compose,  en  vérité, 
que  des  anecdotes  précieuses  que  vous  m'avez  si  bien  et 
si  généreusement  racontées  entre  quelques  coups  de  ce 
joli  petit  vin  de  Graves  et  ces  beurrées  de  craquelin.  11 
n'y  a  pas  jusqu'à  la  chanson  :  «  Allons,  partons,  belle  !  » 
chantée  par  M.  Alexandre,  et  jusqu'à  la  «  Tour  de  Mélu- 


54  BALZAC 

sine,  etc..  »  qui  n'y  soient.  Tout  est  à  vous,  jusqu'au 
cœur  de  l'auteur  et  ses  souvenirs.  J'espère  que  Mme  de 
Pommereul  rira  de  quelques  détails  sur  le  beurre,  sur  les 
péchés,  sur  les  oribus,  sur  les  noces,  les  échaliers  et  sur 
les  difficultés  d'aller  au  bal,  que  j'ai  mis  dans  mon  ouvrage 
si.  toutefois,  elle  peut  le  lire  jusqu'au  bout,  sans  s'endor- 
mir... » 

Balzac  était  trop  modeste  :  son  roman  était  une  belle 
œuvre  et  obtint  un  succès  considérable.  Désormais,  une 
vie  glorieuse  et  nouvelle  s'ouvrait  devant  lui.  La  Physio- 
logie du  Mariage  qui  parut  peu  de  temps  après  mit  le 
comble  à  sa  réputation  en  soulevant  autour  de  son  nom 
des  discussions  passionnées. 

Ce  succès  ainsi  que  celui  des  Scènes  de  la  Vie  privée, 
qui  suivirent,  décida  de  l'avenir  de  Balzac  qui  résolut 
d'exploiter  immédiatement  sa  veine  en  donnant  de  sa 
prose  un  peu  partout.  Le  fait  est  qu'on  en  prit  à  la  Mode, 
ainsi  qu'à  la  Caricature,  ainsi  qu'à  la  Silhouette,  ainsi 
qu'au  Voleur,  sans  compter  la  Revue  de  Paris  pour 
laquelle  il  commençait  une  collaboration  des  plus  longues. 
Ainsi  le  succès  s'aflirmait  pour  lui  de  toutes  parts.  Désor- 
mais il  était  lancé! 


Aussitôt,  une  de  ses  premières  préoccupations  fut  de 
se  créer  des  intelligences  dans  le  monde  littéraire.  Ici 
encore  Mme  de  Berny  lui  fut  d'un  inappréciable  secours. 
Parmi  les  relations  nombreuses  qu'elle  avait  conservées 
à  Paris,  se  trouvait  la  charmante  Sophie  Gay  dont  le  salon 
était  fréquenté  par  presque  toutes  les  célébrités  littéraires, 
artistiques  et  politiques  de  l'époque.  Sophie  Gay,  qui 
avait  la  réputation  méritée  d'une  femme  d'esprit,  avait  su 
faire  du  petit  entresol  qu'elle  occupait  rue  Gaillon  un 
centre  littéraire  de  premier  ordre.  Elle  avait  groupé  au- 
tour d'elle  non  seulement  les  artistes  les  plus  considé- 
rables du  temps,  mais  encore  tous  ceux  qui  avaient  occupé 
une  situation  politique  sous  l'Empire  et  qu'elle  avait 
connus. 


DÉBUTS    DANS    LA    VIE    LITTÈBAIRE  55 

Il  y  avait  là  Lamartine,  Béranger,  de  Jouy,  Arnault, 
Benjamin  Constant,  Pages,  Spontini,  l'auteur  de  la 
Vestale,  Mme  Desbordes-Valmore,  La  Touche,  Philarète- 
Ghasles,  etc. 

Introduit  brusquement  dans  ce  milieu,  Balzac  y  appa- 
rut aussitôt  tel  qu'il  devait  toujours  être  dans  le  monde, 
familier  jusqu'à  la  vulgarité,  simple  jusqu'à  la  négligence, 
vibrant,  avec  cela,  enthousiaste,  tonitruant. 

Quoique  jeune  encore  et  peu  connu  comme  écrivain,  il 
frappait  vivement,  cependant,  ceux  qui  le  rencontraient. 
Lamartine  qui  le  vit  beaucoup  à  cette  époque  nous  a 
laissé  de  lui  cette  silhouette  : 

«  Il  portait  un  costume  qui  jurait  avec  toute  élégance, 
habit  étriqué  sur  un  corps  colossal,  gilet  débraillé,  linge 
de  gros  chanvre,  bas  bleus,  souliers  qui  creusaient  le 
tapis,  apparences  d'un  écolier  en  vacances  qui  a  grandi 
pendant  l'année  et  dont  la  taille  fait  éclater  le  vêtement, 
voilà  l'homme  qui  valait  à  lui  seul  une  bibliothèque  de  son 
siècle...  » 

Déjà,  au  reste,  Balzac  allait  surtout  dans  le  monde  pour 
se  distraire  et  observer.  On  le  vit  chez  Sophie  Gay,  on 
l'aperçut  chez  la  princesse  Bagration,  un  des  premiers 
salons  où  il  fut  reçu,  et  puis  l'on  était  des  mois  sans  le 
rencontrer.  Mais  quand  il  apparaissait,  son  arrivée  déjà 
faisait  émeute  :  ceux  qui  ne  l'avaient  jamais  vu,  n'ou- 
bliaient point  cette  tête  étonnante  aux  yeux  de  feu  admi- 
rables, et  ceux  qui  le  connaissaient  se  rapprochaient  de 
lui,  attirés  vers  sa  personne  comme  par  une  sorte  de 
fluide  hypnotique. 

C'est  ainsi  qu'il  se  créa  spontanément  des  amitiés  pré- 
cieuses. Une  des  premières  fut  celle  d'un  homme  qui 
occupait  alors  une  situation  considérable  dans  la  littéra- 
ture et  qui  est  tombé  aujourd'hui  au  troisième  rang, 
Henri  de  La  Touche. 

Éditeur  des  œuvres  d'André  Chénier,  auteur  de  romans 
bien  oubliés  maintenant,  mais  qui  eurent  jadis  une  répu- 
tation immense,  Fragoletta,  Aymar,  la  Vallée  aux  Loups, 
de  La  Touche  mérite  de  demeurer  dans  la  mémoire  des 


56  BALZAC 

lettrés  surtout  par  les  amitiés  littéraires  qu'il  a  eues.  Il 
était  d'un  caractère  inquiet,  sujet  aux  humeurs,  aux  ca- 
prices, il  se  brouillait  avec  les  gens  aussi  facilement  qu'il 
se  liait  avec  eux.  mais  tout  le  temps  que  durait  son 
amitié,  il  vous  rendait  les  services  les  plus  inappréciables. 
George  Sand,  Jules  Sandeau,  Henry  Monnier  demeu- 
rèrent longtemps  ses  obligés.  Il  avait  comme  un  sens  de 
la  divination  qui  lui  faisait  reconnaître  de  prime  abord 
tout  écrivain  qui  avait  du  talent.  11  ne  s'y  trompa  point  la 
première  fois  qu'on  lui  présenta  Balzac  : 

«  C'est  un  butor,  dit-il,  mais  un  butor  de  génie._  » 

Et,  aussitôt,  avec  son  acharnement  à  s'attacher  aux 
nouveaux  venus,  il  ne  quitta  point  de  la  soirée  l'auteur 
des  Chouans. 

Quelques  jours  plus  tard,  désireux  de  rencontrer 
Balzac,  il  se  rend  chez  lui,  à  l'adresse  donnée  par  celui- 
ci.  rue  de  Tournon,  au  coin  de  la  rue  du  Petit-Lion-Saint- 
Sulpice. 

«  M.  Balzac?  demande-t-il  à  la  concierge. 

—  Il  ne  loge  plus  ici. 

—  Où  habite-t-il  ? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Il  n'a  pas  laissé  son  adresse  ? 

—  Non.  » 

Déjà  Balzac  qui  achevait  de  liquider  sa  situation  d'im- 
primeur, se  sentait  traqué  par  les  créanciers  et  dissimu- 
lait son  domicile.  Voilà  La  Touche  bien  embarrassé.  Il  bat 
le  pavé  de  Paris  pendant  huit  jours.  Eniin  il  découvre  son 
romancier  qui  venait  de  louer  un  pavillon,  au  fond  d'un 
jardin,  rue  Cassini,  près  de  l'Observatoire.  Aussitôt  La 
Touche  se  met  en  tête  d'installer  son  nouvel  ami.  11  était 
très  bibelotier,  adorait  arranger  les  meubles,  découvrir  et 
faire  valoir  les  bibelots,  tendre  les  étoffes,  draper  les 
portières.  Lui-même  changeait  d'appartement  à  chaque 
instant  pour  le  seul  plaisir  de  s'installer  et  de  se  réins- 
taller à  nouveau! 

Balzac  accepte  avec  enthousiasme,  et,  un  matin,  La 
Touche  arrive,  apporte  des  échelles,  y  grimpe,  un  tablier 


DÉBUTS    DANS    LA    VIE    LITTÉRAIRE 


57 


devant  lui,  un  pinceau  à  la  main,  se  livrant  avec  délices 
à  sa  passion  pour  le  collage  du  papier. 
Sur  ces  entrefaites,  on  sonne,  Balzac  va  ouvrir  et  fait 


Sophie   Guy. 


entrer  une  dame  de   leurs   amies.  La  Touche  ne  bouge 
pas  de  son  échelle. 

«  Que  vous  êtes  heureux,  mon  cher  Balzac,  s'écrie 
celle-ci,  de  pouvoir  dénicher  des  ouvriers  !  Voilà  un 
garçon,  fait-elle  en  désignant  La  Touche,  qui  m'a  l'air  de 


58  BALZAC 

s'acquitter  fort  bien  de  sa  besogne.  Il  faudra  que  vous  me 
donniez  son  adresse.  A  propos,  avez-vous  des  nouvelles 
de  M.  La  Touche  ? 

—  Euh...  oui,  répond  Balzac,  en  jetant  un  regard  em- 
barrassé sur  le  colleur  qui  continue  tranquillement  sa 
besogne. 

—  Vous  savez  ce  qu'on  dit  ?... 

—  ?... 

—  Qu'il  est  devenu  fou  ? 

—  Allons  donc  ! 

—  Parfaitement.  Le  chagrin  et  le  dépit  des  sifflets  qui 
ont  accueilli  sa  Reine  d'Espagne.  Hein  !  Quel  four  !  Vous 
avouerez  qu'il  y  a  de  quoi  en  faire  une  maladie... 

—  Si  nous  allions  au  jardin,  interrompit  Balzac.  Je 
crains  que  l'odeur  de  la  peinture  ne  vous  incommode.  » 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  la  visiteuse  et  Balzac  se 
heurtèrent,  au  détour  d'une  allée,  à  La  Touche  qui,  le 
tablier  retroussé,  un  bonnet  grec  à  la  main,  lui  dit  : 

«  Madame,  je  vous  présente  mes  hommages.  J'ai  en- 
tendu tout  à  l'heure  que  vous  vous  plaigniez  de  la  négli- 
gence de  votre  marchand  de  papier.  Voici  mon  adresse, 
si  vous  avez  besoin  d'un  colleur,  je  suis  à  votre  disposition. 

La  dame  rougit. 

—  Eh  bien,  soit,  dit-elle,  je  vous  attendrai  demain...  Et, 
surtout,  ajouta-t-elle,  n'oubliez  ni  votre  esprit,  ni  votre 
pot  à  colle.  » 

L'amitié  de  La  Touche  et  de  Balzac  ne  devait  pas  être 
de  longue  durée.  C'est  Henry  Monnier  qui,  avec  sa  verve 
bouffonne,  nous  a  conté  lui-même  comment  se  termina 
cette  intimité  littéraire. 

C'est  chez  La  Touche,  à  Aunay,  que  Henry  Monnier  fît 
la  connaissance  de  Balzac.  A  la  vérité,  il  l'avait  déjà 
aperçu  une  fois,  quelques  années  auparavant,  lui-même 
l'a  conté  de  façon  plaisante  dans  ses  Mémoires  de  Mon- 
sieur Joseph  Prudhomme  (1). 

(1)  Henry  Monnier,  Mémoires  de  Monsieur  Joseph  Prudhomme, 
Paris,  1857. 


DÉBUTS    DANS    LA    VIE    LITTÉRAIRE  59 

«  Dans  les  dernières  années  de  la  Restauration,  dit-il, 
j'allais  très  souvent  au  café  Minerve  où  se  réunissaient 
un  certain  nombre  déjeunes  gens  d'esprit... 

«  Un  jour,  comme  nous  étions  à  bavarder,  Horace 
Raisson  se  leva  : 

«  —  Allons-nous-en,  s'écria-t-il,  voici  cet  ennuyeux 
Saint-Aubin  qui  arrive...  » 

a  Je  vis  entrer  un  homme  jeune  encore,  mais  d'un  em- 
bonpoint très  apparent;  l'œil  vif,  la  figure  ronde  et  sou- 
riante, les  mains  dans  les  poches,  la  démarche  noncha- 
lante, l'air  d'un  moine  ou  d'un  paysan...  » 

Quelque  temps  après,  Henry  Monnier  se  trouvant  à 
Aunay,  chez  La  Touche,  vit  arriver  un  individu  qu'il  re- 
connut aussitôt  pour  le  Saint-Aubin  du  café  Minerve  : 

«  Il  était  vêtu  d'une  blouse  et  coiffé  d'une  casquette  en 
toile  cirée.  Des  guêtres  de  cuir  montaient  jusqu'à  ses 
genoux;  un  havresac  au  sommet  duquel  était  bouclé  le 
manteau  pour  la  pluie  chargeait  ses  épaules.  Il  tenait  à  la 
main  un  grand  bâton  ferré;  sous  sa  blouse,  il  avait  une 
ceinture  garnie  de  deux  pistolets  à  l'extrémité  de  laquelle 
pendait  une  petite  hache.  On  eût  dit  un  pionnier  des 
États-Unis..  » 

Le  malheureux  La  Touche,  maniaque  de  propreté  et 
d'ordre,  fut  épouvanté  en  contemplant  cette  figure  de 
trappeur  échappé  d'un  roman  de  Cooper,  ce  personnage 
effrayant  dont  les  gros  souliers  à  clous  rayaient  le  parquet 
sans  vergogne  et  qui  touchait  à  tout,  maniant  les  objets 
d'art  et  les  statuettes,  les  potiches  et  les  vases  de  prix. 
Le  havresac,  le  bâton  et  ia  ceinture  jetés  dans  un  coin, 
sur  un  canapé  Louis  XVI,  Balzac  enfoncé  dans  un  fau- 
teuil, ses  gros  souliers  allongés  sur  le  velours  d'une 
chaise,  se  reposait  bruyamment  de  ses  fatigues. 

«  Tout  alla  bien  encore,  conte  Henry  Monnier,  jusqu'au 
dîner,  mais  ce  fut  après  le  repas  que  les  choses  se  gâtè- 
rent tout  à  fait.  On  était  parti  faire  une  promenade  dans 
les  environs. 

«  L'aspect  des  champs  avait  sans  doute  ce  jour-là  sur- 
excité la  verve  de   Balzac,  car  il  se  mit  à  nous  débiter 


60  BALZAC 

toutes  sortes  de  gauloiseries.  Parvenus  sur  une  éminence 
d'où  l'on  apercevait  le  magnifique  panorama  de  la  vallée, 
nous  nous  arrêtons,  et,  tout  à  coup,  Balzac  fit  retentir  les 
échos  d'alentour  d'un  de  ces  bruits  grotesques  qu'on  ne 
nomme  pas.  et  qu'il  accompagna  de  ses  plus  bruyants 
éclats  de  rire.  Les  lèvres  de  La  Touche  n'en  restèrent 
que  mieux  fermées,  et  la  promenade  s'écoula  au  milieu 
d'un  flux  intarissable  de  paroles  de  Balzac  et  du  parfait 
silence  de  son  compagnon...  » 

Bientôt  ils  rentrèrent  et  Balzac,  qui  travaillait  la  nuit, 
se  retira  après  avoir  prévenu  à  la  cuisine  qu'on  lui  pré- 
parât une  certaine  dose  de  café  froid. 

Monnier  resta  seul  avec  La  Touche. 

«  Décidément,  me  dit  ce  dernier,  le  voilà  qui  s'installe. 

—  Il  le  faut  bien. 

—  Comment,  il  le  faut  ? 

—  Sans  doute,  répliquai-je,  ne  m'avez-vous  annoncé 
ce  matin,  d'un  air  de  très  grande  satisfaction,  que  vous 
aviez  invité  Balzac  à  passer  la  belle  saison  avec  vous,  et 
que  vous  l'attendiez  à  chaque  instant?...  » 

Sans  répondre,  La  Touche,  d'un  air  penaud,  prit  sa 
bougie  et  monta  dans  sa  chambre  à  coucher. 

Que  se  passa-t-il  dans  la  nuit  et  dans  la  matinée  du  len- 
demain ?  Henry  Monnier  n'en  sut  jamais  rien.  Toujours 
est-il  que,  levé  de  bonne  heure  ce  jour-là,  il  revenait  à  la 
maison  après  avoir  fait  un  tour  de  promenade,  lorsque, 
débouchant  sur  la  route  de  Sceaux,  il  aperçut  un  indi- 
vidu, tête  nue,  en  pantoufles  et  en  pantalon  à  pied,  cou- 
rant après  le  coucou  qui  faisait  le  service  entre  Sceaux  et 
Paris  en  criant  : 

«  Arrêtez  !  arrêtez  !  » 

«  Le  cocher  s'arrêta  enlin.  Il  n'y  avait  plus  qu'une 
place  en  lapin;  l'individu  s'y  installa,  le  front  en  sueur, 
les  joues  ardentes,  la  poitrine  essoufflée.  Quel  ne  fut  pas 
mon  étonnement  en  reconnaissant  Balzac  dans  ce  voya- 
geur si  pressé  ! 

«  Je  courus  à  la  maison.  J'entrai  dans  la  chambre 
de  Balzac,  j'y  trouvai    ses   guêtres,   son   havresac,    son 


DEBUTS    DANS    LA    VIE    LITTERAIRE 


61 


bâton  ferré,  ses  pistolets,  tant  il  s'était  hâté  de  partir.  » 
«  Où  est  donc  Balzac  ?  demanda  Monnier  à  La  Touche. 
Je  ne  vois  pas  son  couvert. 

—  Et  vous  ne  le  verrez  plus. 

—  Il  est  parti  ? 

—  Parbleu  !  » 

Ainsi  finit  l'ami- 
tié de  La  Touche 
et  du  romancier. 

Cependant, 
avant  de  se  ter- 
miner, cette  liai- 
son littéraire 
avait  procuré  à 
l'auteur  des 
Chouans  une  au- 
tre relation  qui 
fut  plus  fidèle, 
celle-là  :  ce  fut 
celle  de  George 
Sand. 

En 
teur 
était 


Henry  Monnier,  par  lui-même. 


1831,  l'au- 
d'Indiana 
en  pleine 
gloire,  et,  cepen- 
dant, la  lecture 
des  Chouans,  de 
la  Peau  de  cha- 
grin et  de  la  Physiologie  du  Mariage  l'avait  si  fort  inté- 
ressée qu'elle  voulut  connaître  l'auteur  de  ces  beaux 
livres.  Après  s'être  fait  présenter  à  Balzac  par  La  Touche, 
elle  alla  elle-même  rue  Cassini  rendre  visite  au  roman- 
cier : 

«  Cher  maître,  lui  dit-elle,  je  viens  à  vous,  non  comme 
une  muse  du  département,  mais  comme  une  bonne  per- 
sonne très  ravie  de  votre  talent.  » 

Enchanté  de  l'admiratrice  qui  se  découvrait  à  lui, 
Balzac  se  mit,  de  son  côté,  à  louanger  fort  l'auteur  d'In- 


62  BALZAC 

diana  et  lui  promit  une  visite  en  retour.  Bientôt,  en  effet, 
il  arriva  dans  le  modeste  appartement  du  quai  Saint- 
Michel  où  habitait  encore  George  Sand. 

«  Il  grimpait  avec  son  gros  ventre,  raconte  celle-ci, 
tous  les  étages  de  la  maison,  et  arrivait,  soufflant,  riant, 
bavardant,  sans  reprendre  haleine.  Il  prenait  des  pape- 
rasses sur  une  table,  y  jetait  les  yeux,  avait  l'intention 
de  s'informer  un  peu  de  ce  que  ce  pouvait  être;  mais  aus- 
sitôt, pensant  à  ce  qu'il  était  en  train  de  faire,  il  se  met- 
tait à  le  raconter.  Son  commerce  était  fort  agréable,  un 
peu  fatiguant  de  paroles  pour  moi  qui  ne  sais  pas  assez 
répondre  pour  varier  les  sujets  de  conversation.  Mais  son 
âme  était  d'une  grande  sérénité,  et,  en  aucun  moment,  je 
ne  l'ai  vu  maussade.  » 

Il  parait,  cependant,  qu'un  jour,  l'auteur  d'Indiana  se 
fâcha.  C'était  à  propos  de  Rabelais.  Ingénument,  George 
Sand  avouait  qu'elle  n'avait  jamais  lu  Pantagruel.  Aussi- 
tôt Balzac  de  lui  apporter  un  tome  de  Rabelais  et  de  lui 
en  faire  la  lecture  en  l'assaisonnant  de  détails  de  son  cru 
d'une  telle  audace  que  Mme  Sand  n'y  put  tenir  : 

«  Allez-vous  en,  fit-elle,  gros  effronté! 

—  Je  vous  obéis,  répondit  celui-ci,  mais,  en  ce  moment, 
vous  n'êtes  qu'une  bête  et  une  chipie.  » 

La  fâcherie  ne  dura  pas  longtemps.  Quelques  jours  plus 
tard,  Balzac  invitait  à  dîner  l'auteur  d'Indiana  dans  son 
pavillon  de  la  rue  Cassini. 

«.  Le  menu,  raconte  M.  G.  Ferry  (1),  était  singulier  :  il  se 
composait  d'un  potage  au  lait,  de  bœuf  bouilli,  de  melon 
et  de  vin  de  Champagne.  Balzac  présidait  au  festin, 
habillé  d'une  superbe  robe  de  chambre  à  ramages  de  soie, 
dont  il  se  montrait  très  fier. 

«  Quand  ses  invités  furent  sur  le  point  de  se  retirer,  il 
voulut  leur  faire  la  conduite  jusqu'à  l'Odéon,  dans  ce  cos- 
tume d'appartement. 

«  A  cette  époque,  le  quartier  de  l'Observatoire  était  en- 
core peu  pourvu  de  becs  de  gaz;  il  se  munit  donc  d'un 

(1)  G.  Ferry,  op.  cit.,  p.  61. 


DÉBUTS    DANS   LA    VIE   LITTÉRAIRE  63 

bougeoir   finement  ciselé   garni   d'une  bougie    allumée. 
George  Sand  voulut  le  dissuader  de  ce  projet. 

—  Demeurez  chez  vous,  lui  dit-elle,  sinon  vous  vous 
ferez  voler  ou  assassiner,  au  retour,  par  quelque  malfai- 
teur. 

—  Pas  de  danger,  repartit  Balzac  en  riant  :  ou  les 
voleurs  me  prendront  pour  un  fou,  et  ils  respecteront 
mon  égarement;  où  ils  me  prendront  pour  un  prince, 
alors  ils  craindront  de  s'attirer  le  zèle  de  la  police.  » 

«  Et  voilà  l'auteur  de  la  Peau  de  chagrin  accompa- 
gnant ses  hôtes  jusqu'à  l'Odéon,  enveloppé  de  sa  belle 
robe  de  chambre,  tête  nue  —  on  était  en  été,  —  le  bou- 
geoir allumé  à  la  main. 

«  On  juge  si  le  trajet  fut  gai...  » 

Malgré  quelques  très  légères  brouilles,  les  relations 
furent  toujours  excellentes  entre  Balzac  et  George  Sand. 
Il  est  vrai  que  celui-ci  ne  se  risqua  jamais  à  faire  la  cour 
à  la  belle  romancière.  Il  savait,  quand  il  le  voulait,  affi- 
cher son  culte  du  platonisme  devant  lequel  il  fallait  bien 
s'incliner.  Mais  toute  femme  n'est-elle  pas  secrètement 
dépitée  de  n'avoir  pas  été  désirée  et  courtisée?  Dans 
YHistoire  de  ma  vie,  George  Sand  a  écrit  une  phrase  mi- 
sérieuse,  mi-ironique  sur  ce  platonisme  balzacien  qui  lui 
parut  bien  un  peu  extraordinaire  ! 

Quant  à  Balzac,  il  garda,  toute  sa  vie,  l'image  de  cette 
femme  telle  qu'elle  lui  était  apparue  en  1831,  «  avec  ses 
yeux  impénétrables,  avec  sa  beauté  d'Isis,  plus  sérieuse 
que  gracieuse,  et  comme  frappée  de  la  tristesse  d'une  mé- 
ditation constante;...  avec  ses  longs  cheveux  noirs  des- 
cendant en  nattes  sur  le  cou,  comme  la  coiffe  à  double 
bandelette  rayée  de  statues  de  Memphis;...  avec  son  front 
plein  et  large,  illuminé  par  des  méplats  où  s'arrête  la 
lumière,  coupé  comme  celui  de  la  Diane  chasseresse; 
avec  son  teint  olivâtre  du  jour  et  blanc  aux  lumières,  sur 
lequel  tranchait  la  pourpre  vive  d'une  bouche  admirable 
de  beauté.  > 

Dix  ans  plus  tard,  écrivant  Bèatrix,  et  ayant  à  peindre 
un   type  de    femme    artiste,   il    se    souvint    de   l'auteur 


64  BALZAC 

d'Incliana  et  il  la  plaça  toute  vive  dans  son  roman  en  fai- 
sant l'admirable  portrait  dont  on  vient  de  lire  un  extrait. 

On  avouera  que  George  Sand  aurait  eu  mauvaise  grâce 
à  se  formaliser!... 

Nous  en  aurons  fini  avec  cette  première  période  de  la 
vie  de  Balzac  lorsque  nous  aurons  dit  quels  furent  les 
rapports  du  romancier  avec  l'une  des  plus  charmantes 
femmes  de  cette  époque  dans  le  salon  de  laquelle  il  fut 
reçu  et  fêté,  avec  la  duchesse  d'Abrantès.  Ce  fut  encore, 
semble-t-il,  chez  Sophie  Gay  que  la  duchesse  et  le 
romancier  se  rencontrèrent  pour  la  première  fois  et  que 
se  noua  entre  eux  une  bonne  et  franche  camaraderie 
littéraire.  Bien  des  circonstances  similaires  les  rappro- 
chaient. Encore  que  partis  l'un  et  l'autre  d'un  horizon 
social  très  différent,  ils  se  retrouvaient  en  une  même 
crise  de  vie  âpre  et  besogneuse,  avec  les  mêmes  soucis 
d'argent,  avec  un  même  besoin  de  luxe  et  de  dépense, 
avec  les  mêmes  goûts,  les  mêmes  désirs,  la  même 
ardeur  au  travail,  les  mêmes  déboires  et  les  mêmes  an- 
goisses. 

La  duchesse  d'Abrantès,  ex-femme  du  maréchal  Junot, 
avait  connu  sous  l'Empire  toutes  les  splendeurs  du 
monde  officiel,  elle  avait  été  une  des  reines  de  l'époque 
et  son  salon  un  des  plus  recherchés.  Malheureusement, 
dépensière  par  goût  et  par  besoin,  elle  n'avait  su  rien 
garder  de  tout  ce  luxe  et  de  toute  cette  fortune.  D'autre 
part,  mise  par  Napoléon  dans  une  sorte  de  disgrâce 
pendant  les  dernières  années  de  l'Empire,  elle  s'était 
trouvée  à  la  Restauration,  dans  une  gêne  presque 
pénible.  Bien  entendu,  elle  n'avait  voulu  renoncer  à 
aucun  de  ses  privilèges  mondains,  elle  était  demeurée 
aussi  fêtée  et  elle  avait  tenu  à  ce  que  son  salon  demeurât 
aussi  recherché,  mais  c'était  la  misère  dorée. 

A  l'époque  où  Balzac  fit  sa  connaissance,  c'était  une 
femme  de  quarante  ans  environ,  «  gardant  encore  dans 
sa  personne,  dit  M.  G.  Ferry  (1),  des   vestiges  de  jolie 

(1)  G.  Ferry,  op.  cit. 


DEBUTS    DANS    LA    VIE    LITTERAIRE 


65 


femme;  une  taille  mince,  des  traits  agréables,  des  che- 
veux châtains.  »  Mise  un  peu  en  quarantaine  par  le  gou- 
vernement de  la  Restauration,  sachant  qu'elle  ne  pouvait 


La  duchesse  d'Abrantès,  d'après  Jules  Baiily. 


compter  que  sur  elle-même,  elle  avait  fait  appel  à  tout 
son  courage  et  à  toute  son  énergie,  et  elle  s'était  dit  que 
ce  luxe  aussi  indispensable  pour  elle  que  le  pain,  elle  le 
demanderait  aux  produits  de  sa  plume.  Puisque  seule  la 


66  BALZAC 

littérature  avait  des  chances  de  la  faire  vivre,  eh  bien, 
elle  ferait  de  la  littérature  !  Elle  avait  de  la  fougue,  de 
l'imagination,  elle  avait  beaucoup  vécu  et  vu  beaucoup 
de  choses,  elle  eut  tôt  fait  d'écrire  sa  première  œuvre,  un 
roman  du  titre  de  V Amirauté  de  Castille. 

C'est  à  cette  époque  qu'elle  se  lia  plus  intimement  avec 
Balzac.  Le  romancier  avait  été  séduit  par  cette  figure 
pittoresque  de  maréchale  de  l'Empire  qui  avait  conservé 
la  lière  audace  de  l'époque  de  sa  splendeur  et  dont  le 
salon  était   si  amusant. 

«  Cette  femme,  disait-il  à  Mme  Ancelot  en  lui  montrant  la 
duchesse,  a  vu  Napoléon  enfant,  elle  l'a  vu  jeune  homme 
encore  inconnu,  elle  l'a  vu  occupé  des  choses  ordinaires 
de  la  vie,  puis  elle  l'a  vu  grandir,  s'élever  et  couvrir  le 
monde  de  son  nom!  Elle  est  pour  moi  comme  un  bien- 
heureux qui  viendrait  s'asseoir  à  mes  côtés  après  avoir 
vécu  au  ciel  tout  près  de  Dieu  (!i!  » 

Son  culte  napoléonien  était  devenu  si  fervent  qu'il 
avait  dressé  chez  lui,  rue  Cassini,  un  petit  autel  sur- 
monté d'une  statue  de  Napoléon,  avec  cette  inscription  : 
Ce  qu'il  avait  commencé  par  Vépéeje  l'achèverai  par  la 
plume. 

Il  avait  rencontré  chez  elle  le  propre  fils  de  la  duchesse, 
Napoléon  d'Abrantès,  le  plus  spirituel  et  le  plus  aimable 
des  viveurs,  qui  tenait  de  sa  mère  la  fringale  du  luxe  et 
de  la  vie  large,  l'amour  des  aventures  et  le  dédain  des 
créanciers.  Napoléon  d'Abrantès  était  un  de  ces  types 
de  l'époque  impériale,  comme  Balzac  pouvait  en  rencon- 
trer encore  quelques  exemplaires,  promenant  dans  le 
monde  étroit  et  bourgeois  de  la  Restauration  leur  besoin 
d'activité  intense,  leur  surabondance  d'énergie  fuyant 
de  tous  côtés.  C'étaient  là  certainement  pour  un  obser- 
vateur social  des  personnages  singulièrement  caractéris- 
tiques et  précieux  pour  l'histoire  d'un  temps. 

Balzac  eut  d'autant  plus  le  loisir  de  se  lier  avec  les 
d'Abrantès  qu'à  partir  de  1827,  sa  famille  ayant,  comme 

(1)  .M       Ano-lot,  Les  Saloi.sde  Paris.  (Paris,  1858.) 


DÉBUTS    DANS    LA    VIE    LITTÉRAIRE  67 

nous  l'avons  dit,  quitté  Villeparisis  pour  habiter  Ver- 
sailles, il  eut  vingt  fois  l'occasion  en  allant  rendre  visite 
à  sa  mère  de  passer  chez  la  duchesse  qui  habitait  aussi  la 
vieille  cité. 

On  se  doute  de  ce  qu'était  la  conversation  entre  ces 
deux  imaginatifs  ayant  besoin  l'un  et  l'autre  de  se  confier 
leurs  tracas,  leurs  angoisses,  leurs  espoirs  et  leurs  désirs. 
Balzac  faisait  part  à  la  duchesse  des  ennuis  de  toutes 
sortes  dont  il  était  accablé,  de  ses  dettes  énormes  et  de 
la  façon  dont  il  les  paierait.  Et  M,ne  d'Abrantès  répliquait 
en  racontant  la  dernière  frasque  de  son  tils  qui  venait  de 
saigner  sa  bourse  aux  quatre  veines  et  en  parlant  des 
espoirs  qu'elle  fondait  sur  sa  littérature. 

Il  semble  bien  que,  de  ce  côté,  l'auteur  de  la  Comédie 
humaine  lui  rendit  de  réels  services.  Il  ouvrit  à  la 
duchesse  d'Abrantès  l'accès  de  la  Revue  de  Paris  en  la 
recommandant  très  chaudement  au  directeur  Charles 
Rabou.  Il  conclut,  au  nom  de  son  amie,  un  excellent 
traité  avec  Marie  pour  son  Amirauté  de  Castille  :  trois 
mille  francs  pour  deux  mille  cinq  cents  exemplaires,  enfin 
il  fut  son  aide  le  plus  précieux  dans  le  placement  de  ses 
Mémoires  qui  eurent  un  si  retentissant  succès.  Pour  la 
première  fois,  les  contemporains  de  Louis-Philippe  pou- 
vaient lire  une  histoire  des  dessous  du  monde  impérial. 
Pour  la  première  fois,  un  témoin  invitait  le  public  à 
pénétrer  avec  lui  derrière  l'apparat  des  personnages 
napoléoniens.  La  multiplicité  des  anecdotes,  le  ton 
vivant  du  récit,  la  piquante  observation  des  détails 
rachetèrent  la  longueur  de  ces  dix-huit  volumes.  Balzac 
s'était  chargé  de  trouver  un  éditeur.  L'affaire  fut  longue 
à  conclure,  mais  le  romancier  y  mettait  tous  ses  soins 
comme  s'il  se  fût  agi  d'une  de  ses  propres  œuvres  : 

«  Au  nom  de  vous-même,  écrivait-il  à  la  duchesse,  ne 
prenez  aucun  engagement  avec  qui  que  ce  soit,  ne  donnez 
aucune  parole.,.  Si  Everat  revient,  dites-lui  que  je  suis 
votre  avoué  depuis  longtemps  pour  ces  sortes  d'affaires, 
quand  elles  en  valent  la  peine...  J'ai  trouvé,  je  crois,  de 
l'argent    vivant.   »    Formule  singulièrement   fascinatrice 


68  BALZAC 

pour  ces  deux  assoiffés  d'or,  pour  ces  deux  besogneux 
qu'étaient  la  duchesse  et  son  avoué! 

En  effet,  Mme  d'Abrantès  vendit  ses  Mémoires  70  000  fr., 
ce  qui  la  sauva  momentanément  de  la  gêne. 

En  retour,  il  semble  bien  qu'elle  exerça  sur  Balzac  — 
toutes  proportions  gardées  —  la  même  influence  pour  la 
compréhension  du  monde  impérial  que  Mme  de  Berny  pour 
celle  du  monde  royaliste.  Tous  ces  détails  sur  les  hommes 
et  les  choses  du  temps  de  l'Empire  qui  sont  si  vivants  et 
si  étonnants,  et  qu'on  relève  à  chaque  page  du  Colonel 
Chabert,  du  Médecin  de  Campagne,  de  la  Vendetta,  de  la 
Femme  de  trente  ans,  de  l'Envers  de  l'Histoire  contem- 
poraine ou  de  la  Rabouilleuse,  qui  aurait  pu  les  donner  à 
Balzac  mieux  que  cette  femme  d'un  rang  élevé  qui  avait 
vu  toute  la  tragédie  impériale  et  en  connaissait  toutes  les 
ficelles?  Que  de  conversations  ne  durent-ils  pas  avoir 
ensemble  sur  un  pareil  sujet  aussi  excitant  pour  deux  ima- 
ginatifs!  Et  Balzac  ne  faisait-il  pas  lire  à  la  duchesse, 
aussitôt  qu'il  les  avait  écrites,  les  pages  qu'il  composait 
sur  cette  invraisemblable  épopée?  Le  2  août  1833,  il  écrit 
à  Mme  Garraud  :  «  Mmc  d'Abrantès,  qui  pleure  rarement, 
a  fondu  en  larmes  au  désastre  de  la  Bérésina,  dans  la  Vie 
de  Xapolêon  racontée  par  un  soldat  dayis  une  grange.  » 
La  duchesse  d'Abrantès  n'est-elle  point  le  témoin  fidèle 
et  l'auteur  direct  de  telle  petite  observation  sur  Napoléon 
et  ses  familiers  qui  nous  paraît  aujourd'hui  d'une  vérité 
frappante  ?... 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fut  toujours  pour  l'auteur  de  la 
Comédie  humaine  une  excellente  amie  et  un  dévoué 
compagnon.  La  pauvre  femme  devait  avoir,  du  reste,  une 
triste  fin.  Acculée  parles  dettes  de  toutes  sortes,  malade, 
incapable  de  se  relever,  elle  eut  la  douleur  de  voir  une 
partie  de  son  mobilier  vendu  à  l'encan,  et  elle-même, 
sans  appui,  sans  ressources,  repoussée  de  partout,  dut  aller 
mourir  misérablement,  obscurément,  dans  une  humble 
chambre  de  la  rue  des  Batailles,  couchée  dans  une  pièce 
sans  meubles,  avec,  à  ses  côtés,  sa  seule  femme  de 
chambre  qui  n'avait   pas  voulu  l'abandonner.  Ce  fut  le 


DÉBUTS    DANS    LA    VIE    LITTÉRAIRE  69 

7  juin  1838.  Louis-Philippe  envoya  un  secours  qui  arriva 
trop  tard. 

De  province  où  il  se  trouvait,  Balzac,  quand  il  connut 
cette  mort  pitoyable,  écrivit  le  mot  de  la  fin  à  Mme  Hanska  : 
«  Elle  a  fini  comme  a  lini  l'Empire  !...  » 


IV 


Balzac  et  la  Duchesse  de  Castries 


L'aventure  de  Balzac  et  de  la  duchesse  de  Castries  est 
un  des  plus  curieux  et  des  plus  émouvants  épisodes 
de  la  vie  du  grand  romancier  :  on  y  sent  vivre  Balzac 
tout  entier  avec  sa  passion,  sa  grandiloquence,  son 
enthousiasme  pour  la  beauté  et  aussi  ses  déboires,  ses 
désillusions,  le  réveil  cruel  que  la  réalité  opposait  à 
l'infini  de  ses  illusions. 

Dans  le  courant  du  mois  de  juin  1831,  Balzac,  tout  à  la 
création  de  son  admirable  Louis  Lambert,  se  trouvait  au 
château  de  Sache,  en  Touraine.  chez  M.  de  Margonne, 
lorsque,  dans  la  nombreuse  correspondance  qu'il  rece- 
vait —  lettres  d'affaires,  lettres  d'importuns,  lettres  de 
créanciers,  surtout,  hélas!  —  il  distingua  un  billet  élé- 
gant et  parfumé,  écrit  d'une  écriture  tout  aristocra- 
tique et  signé  romanesquement  :  «  Une  femme  qui  ne 
veut  pas  se  faire  connaître.  »  La  lettre  était  un  dithy- 
rambe passionné  en  faveur  de  l'écrivain  et  de  ses 
œuvres.  L'on  y  disait  l'enthousiasme  ressenti  à  la  lecture 
de  certains  romans.  Cependant  l'on  avouait  aussi  cer- 
taines critiques,  l'on  s'inquiétait  de  l'amoralité  de  la  Phy- 
siologie du  Mariage  ou  de  la  Peau  de  chagrin,  l'on  fai- 
sait quelques  restrictions  piquantes  et  très  justes,  somme 
toute,  qui  frappèrent  plus  le  romancier  que  les  pages 
de  louanges  qui  lui  étaient  consacrées. 

Il  daigna  répondre.  Lui  qui  laissait  tant  de  lettres  en 
souffrance,  prit  le  temps,  au  milieu  de  son  labeur  écra- 
sant, de  réfuter  quelques-unes  des  critiques  de  l'inconnue. 
Cette  dernière  répondit  à  la  seconde  lettre,  Balzac  en  fit 


BALZAC    ET    LA    DUCHESSE    DE    CASTRIES  71 

de  même  pour  la  troisième.  Bref  un  commencement  de 
correspondance  s'ébauchait  lorsque,  un  peu  irrité  de 
l'anonymat  de  son  contradicteur,  le  romancier  somma 
celui-ci  de  se  dévoiler.  La  lettre  suivante  lui  livra  le  nom 
de  cette  femme,  car  c'en  était  une  :  la  duchesse  de  Cas- 
tries,  une  des  étoiles  les  plus  aristocratiques  du  faubourg 
Saint-Germain  d'alors  qui,  avec  une  bonne  grâce  char- 
mante, priait  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  de  la  venir 
voir,  dès  son  retour,  en  son  hôtel  de  la  rue  de  Varenne. 

On  devine  l'étonnement  et  la  joie  de  Balzac.  Lui  qui 
avait  toujours  désiré  de  toutes  ses  forces  approcher  ce 
monde  brillant  du  Paris  aristocratique,  lui  dont  l'esprit 
et  le  génie  étaient  faits  pour  rivaliser  avec  les  plus  spiri- 
tuelles élégances  de  son  époque,  se  trouvait  par  hasard 
introduit  et  de  la  plus  piquante  et  de  la  plus  flatteuse 
façon  au  sein  même  d'un  des  salons  les  plus  haut  cotés 
de  la  Restauration.  «  La  duchesse  de  Castries,  dit 
M.  Gabriel  Ferry,  avait  une  jolie  figure  couronnée  par 
une  superbe  chevelure  blonde,  hardiment  dorée;  une 
taille  svelte,  une  tournure  gracieuse  aérienne;  enfin  un 
rayonnement  séducteur  dans  toute  sa  personne  qui 
captivait  les  yeux.  Quand  elle  apparaissait  à  quelque  bal 
de  la  duchesse  de  Berry,  son  entrée  faisait  toujours  sen- 
sation, soulevait  toutes  les  admirations   L.  » 

Un  accident  survenu  à  la  chasse  —  la  duchesse  s'était 
accrochée  à  une  branche  d'arbre,  était  tombée  sur  les 
reins  et  s'était  à  demi  brisé  l'épine  dorsale  —  avait  endo- 
lori toute  sa  personne  «  et  donné  à  son  visage  une  inté- 
ressante expression  de  mélancolie  souriante,  de  souf- 
france voilée.  »  «  Un  demi-cadavre  élégant,  écrit  Phi- 
larète-Chasles,  voilà  ce  qu'était  devenue  cette  belle,  si 
éclatante  de  fraîcheur  qu'au  moment  où  elle  mettait  le 
pied  dans  un  salon  à  vingt  ans,  sa  robe  nacarat  tombant 
sur  des  épaules  dignes  du  Titien,  elle  effaçait  littérale- 
ment l'éclat  des  bougies.  » 

Au  moment  où  Balzac  allait  devenir  l'un  des  assidus  de 

(1)  Op.  cit.,  p.  79. 


?2  BALZAC 

son  salon,  elle  était  âgée  de  trente-cinq  ans  environ,  sa 
tête  était  toujours  demeurée  très  belle,  sa  chevelure 
merveilleuse,  son  port  d'une  aristocratie  admirable. 

Quelle  était  maintenant  au  moral  la  femme  dont,  avec 
sa  fougue  accoutumée,  Balzac  va  devenir  amoureux  dès 
qu'il  la  verra,  ou,  plutôt,  la  reverra,  car  il  la  connaît  déjà 
pour  l'avoir  entrevue  dans  le  salon  de  la  princesse 
Bagration?...  M.  Gabriel  Ferry  la  dépeint  ainsi  : 

«  Une  femme  coquette,  vaniteuse,  fine,  spirituelle, 
frottée  d'un  peu  de  sensibilité,  de  dévotion,  de  chaleur 
de  salon;  une  vraie  Parisienne  avec  toutes  ses  qualités 
brillantes  du  dehors;  qualités  raffinées  par  l'éducation, 
le  luxe,  l'aristocratie  des  milieux,  mais  aussi  avec  toutes 
ses  sécheresses,  ses  défauts;  en  un  mot,  une  de  ces 
femmes  auxquelles  il  ne  faut  jamais  demander  de  l'amitié, 
de  l'amour,  du  dévouement  au  delà  d'une  légère  couche, 
par  la  raison  que  la  nature  a  créé  des  femmes  morale- 
ment pauvres.  » 

Somme  toute,  la  plus  hypocrite  des  coquettes  et  la 
plus  dangereuse  pour  un  homme  à  imagination  vive 
comme  l'était  Balzac. 

Au  début,  ce  fut  un  triomphe  pour  son  orgueil  :  la 
porte  de  l'un  des  plus  aristocratiques  hôtels  du  Faubourg 
lui  était  ouverte  à  deux  battants.  L'auteur  de  la  Comédie 
humaine  ne  se  fit  pas  prier  pour  profiter  de  la  permission 
octroyée  par  la  duchesse.  L'hiver  de  1832  le  vit  mon- 
dain, fashionable,  dandy,  incomparable! 

Pour  aller  de  pair  avec  la  société  qu'il  fréquentait,  il 
crut  qu'il  serait  bon  de  transformer  son  logis,  son  train 
de  maison,  son  équipage. 

Le  moment  était,  du  reste,  bien  choisi  pour  se  meu- 
bler :  les  années  qui  suivirent  1830  furent  excellentes  pour 
les  collectionneurs.  On  trouvait  alors  à  un  prix  fabuleux 
de  bon  marché  des  bibelots,  des  objets  d'art,  des  tableaux. 
C'est  à  partir  de  cette  époque  que  Balzac  commença  sa 
collection,  —  collection  qu'il  devait  poursuivre  avec 
ténacité,  à  travers  les  avatars  et  les  soubresauts  de  sa 
vie,  si  bien  qu'à  la  veille  de  sa  mort,  il  avait  réuni  dans  le 


BALZAC    ET    LA    DUCHESSE    DE    (ASTRIES 


73 


M^     *N 


petit  hôtel  de  la  rue  Fortunée  des  richesses  artistiques 
dont  l'ensemble  était  estimé  au  bas  mot  à  150  000  francs. 

Pourl'instant, 
son  mobilier' 
était  plus  mo- 
deste. Cepen- 
dant un  ancien 
directeur  de 
journal,  nommé 
Solar,  qui  visita 
l'écrivain  à  cette 
époque  nous  a 
fait  le  récit  de 
l'aspect  de  la 
maison.  Nous  y 
voyons  qu'entre 
autres  choses, 
Balzac  avait 
déjà  acquis  ses 
fameux  meubles 
florentins  qui 
n'étaient  autres 
que  la  commode 
de  Marie  de  Mé- 
dicis  et  le  se- 
crétaire de 
Henri  IV!  Bal- 
zac les  avait 
découverts  dans 
la  petite  ville  de 
Luynes,  en  un 
de  ses  voyages 
de  Touraine. 

La    commode 
était  en  bois  d'ébène  veiné  d'or,  à  pans  brisés,  avec  cul- 
de-lampe  et  filets  dorés  en  spirales  aux  angles.  Un  seul 
morceau   d'ébène    recouvrait    cette    commode    armoriée 
aux  armes  de  France  et  de  Florence. 


Caricature  de  Balzac,  par  Dan  tan. 


74  BALZAC 

€  Quant  au  secrétaire,  dit  M.  Ferry,  il  était  composé 
d'un  avant-corps  à  deux  vantaux,  chargé  d'une  tablette 
profilée,  sur  laquelle  s'élevait  la  partie  supérieure,  égale- 
ment divisée  en  deux  compartiments  et  terminée  par  une 
corniche  d'une  exquise  pureté  de  moulure.  »  Le  célèbre 
marchand  d'antiquités  Monbro  estimait  ces  deux  mer- 
veilles à  60  000  francs. 

Balzac  acquit,  en  outre,  un  grand  nombre  de  meubles 
de  la  Renaissance  italienne  de  la  plus  grande  valeur  et  il 
s'occupa  de  se  composer  une  galerie. 

Lorsque  Solar  vint  le  voir,  le  romancier  «  l'œil  en  feu  », 
les  cheveux  en  désordre,  les  lèvres  émues,  les  narines 
palpitantes,  les  jambes  écarquillées,  le  bras  tendu  comme 
un  montreur  de  phénomènes  un  jour  de  foire  en  plein 
soleil  et  en  pleine  place  publique,  parlait  ainsi  en  faisant 
visiter  ses  dernières  acquisitions  : 

«  Admirez,  admirez  ce  portrait  de  femme  de  Palma  le 
vieux,  peint  par  Palma  lui-même,  le  grand  Palma,  le 
Palma  des  Palmas,  car  il  y  a  autant  de  Palma  en  Italie 
que  de  Miéris  en  Hollande.  C'est  la  perle  de  l'œuvre  de  ce 
grand  peintre,  perle  lui-même  parmi  les  artistes  de  sa 
belle  époque.  Altesse,  saluez! 

a  Voici,  maintenant,  le  portrait  de  Mme  Greuze,  peint 
par  l'inimitable  Greuze.  C'est  la  première  esquisse  de 
tous  les  portraits  de  Mme  Greuse,  le  premier  trait!  celui 
que  l'artiste  ne  retrouve  plus.  Diderot  a  écrit  sur  cette 
esquisse  suave  vingt  pages  délicieuses,  sublimes,  divines, 
dans  son  Salon.  Lisez  son  Salon;  voyez  l'article  Greuze, 
lisez  cet  admirable  morceau! 

«  Ceci  est  le  portrait  d'un  chevalier  de  Malte,  il  m'a 
coûté  plus  d'argent,  de  temps  et  de  diplomatie  qu'il  ne 
m'en  eût  fallu  pour  conquérir  un  royaume  d'Italie.  Un 
ordre  du  pape  a  pu  seul  lui  ouvrir  la  frontière  des  États 
romains.  La  douane  l'a  laissé  passer  en  frémissant.  Si 
cette  toile  n'est  pas  de  Raphaël,  Raphaël  n'est  plus  le 
premier  peintre  du  monde.  J'en  demanderai  ce  que 
je  voudrai.  Je  veux  un  million  ou  un  remerciement. 
Passons.  » 


BALZAC    ET   LA    DUCHESSE    DE    CASTRIES  75 

Et,  devant  les  yeux  ahuris  de  son  interlocuteur,  il  fait 
valoir  toutes  les  richesses  qu'il  vient  d'acquérir  :  des 
vases  de  vieille  porcelaine  de  Chine,  des  tasses  de  porce- 
laine de  Saxe  et  de  Sèvres,  des  statuettes  précieuses,  des 
bronzes  signés,  des  écharpes  d'or  et  d'argent,  des  étoles 
du  xne  siècle,  des  tapisseries  du  xvne  et  encore  des 
tableaux  et  encore  des  meubles  et  encore  des  objets 
d'art. 

Grâce  à  toutes  ces  richesses,  Balzac  ne  peut-il  pas  aller 
de  pair  maintenant  avec  la  haute  société  qu'il  fréquente? 
Au  reste,  il  prend  deux  domestiques,  il  achète  des  che- 
vaux et  des  voitures,  il  galope  au  Bois. 

Lui-même  arbore  des  gilets  magniiiques,  endosse  un 
superbe  habit  bleu  à  boutons  dorés  pour  se  montrer  à 
l'Opéra  dans  la  loge  infernale  ou  des  lions.  Là  s'étalent 
le  marquis  de  Podensac,  Lautour-Mézeray,  de  Boigne, 
tous  les  beaux  de  l'époque,  tous  les  lions  du  jour.  Chacun 
apporte  son  anecdote  ou  son  historiette  scandaleuse  dont 
les  autres  s'égaient  bruyamment,  si  bruyamment  même 
que  le  commissaire  de  police  chargé  du  maintien  de 
l'ordre  dans  la  salle  doit  intervenir  parfois.  Mais  tout 
n'est-il  pas  permis  aux  lions?  Là  Victor  Roqueplan  se 
livre  à  la  plus  impitoyable  critique  de  l'administration  de 
l'Opéra.  Avec  un  esprit  infernal,  il  satirise  et  tourne  en 
ridicule  les  actrices  et  les  chanteurs,  le  régisseur  et  le 
corps  de  ballet,  le  caissier  et  le  pompier  de  service.  C'est 
un  feu  roulant  de  mots  d'esprit  auquel  personne 
n'échappe. 

A  la  sortie  du  spectacle,  toute  la  bande  va  joyeusement 
souper  au  cabaret  de  la  Maison-Dorée  dans  lequel  elle 
possède  un  salon  particulier  où  nul  n'a  le  droit  de  péné- 
trer sans  sa  volonté  expresse.  Vers  les  trois  heures  du 
matin,  chacun  se  retire  chez  soi,  Balzac  en  son  équipage, 
un  coupé  magnifique,  un  locatis  de  500  francs  par  mois 
sur  les  panneaux  duquel  resplendissent  les  armes  par- 
lantes des  Balzac  d'Entragues. 

Au  milieu  de  toutes  ces  élégances,  on  pense  si  l'auteur 
de  la  Comédie  humaine  se  rengorgeait  avec  son  habit  de 


76  BALZAC 

drap  bleu  sortant  de  chez  Buisson,  ses  boutons  d'or 
ciselés  par  Gosselin,  son  pantalon  noir  à  sous-pieds 
et  son  gilet  de  piqué  blanc  anglais  sur  lequel  serpentaient 
les  mille  anneaux  d'une  imperceptible  chaîne  d'or  de 
Venise. 

A  la  vérité,  les  envieux  et  les  ricaneurs  trouvaient  plu- 
tôt qu'avec  sa  toilette  ébouriffante  il  avait  l'air  d'un  riche 
marchand  de  bœufs  de  Poissy  en  grande  tenue  d'apparat, 
mais  Balzac  paraissait  si  convaincu,  si  sérieux,  si  enthou- 
siaste que  sa  vue  désarmait  les  rieurs. 

Chaque  soir  d'Opéra,  il  était  donc  là,  se  prélassant  en 
faisant  tournoyer  sans  cesse  entre  ses  mains  gantées  de 
blanc  cette  fameuse  canne,  vrai  instrument  de  tambour- 
major,  qui  est  devenue  si  célèbre,  grâce  en  partie  à 
Mme  de  Girardin  avec  son  charmant  récit  de  la  Canne  de 
M.  de  Balzac. 

Cette  canne  était  un  objet  très  précieux  pour  le  roman- 
cier, et  elle  a  tenu  trop  de  place  dans  sa  vie  pour  que 
nous  n'en  parlions  pas  un  instant. 

Un  ancien  éditeur  de  Balzac,  Werdet,  qui  fut  une  mau- 
vaise langue  et  un  rancunier,  nous  a  donné  des  détails 
très  piquants  sur  cette  fameuse  canne. 

Balzac  recevait  déjà  à  cette  époque,  paraît-il,  des 
témoignages  d'admiration  et  de  sympathie  qui  lui  étaient 
adressés  par  des  femmes,  saphirs,  émeraudes,  pierres  de 
toutes  sortes,  et  l'idée  lui  vint,  un  jour,  d'envoyer  tous 
ces  dons  provenant  d'amies,  la  plupart  inconnues,  au 
bijoutier  Gosselin  avec  ordre  d'en  faire  une  tête  de  canne. 
L'intérieur  de  la  tête  devait  être  creux  afin  d'y  placer  des 
boucles  de  cheveux! 

Gosselin  exécuta  son  travail  à  la  lettre,  surmontant 
une  canne  monstrueuse  de  tambour-major  de  toutes 
les  pierreries  que  Balzao  lui  avait  confiées.  Dès  lors, 
le  romancier  la  promena  triomphalement  partout  où  il 
allait. 

Or,  un  jour,  la  fameuse  canne  s'égara.  Au  moment  de 
partir,  l'écrivain  ne  trouvait  plus  cet  objet  unique  à  ses 
yeux.  Il  fouille  partout.  Point  de  cannel 


BALZAC    ET    LA    DUCHESSE    DE    CASTRIES 


:: 


«  Balzac,   raconte    Werdet    il),    était   en    proie  à    une 
inquiétude  extrême,  ses  traits  étaient  bouleversés  : 
—  Messieurs,  s'écriait-il  à  chaque  instant,  assez  de  ce 


Delphine  Gay  (Mme  de  Girardiri). 

jeu  cruel;  je  vous  en  supplie,  au  nom  du  ciel,  rendez-moi 
ma  canne. 

«.  Et  il  s'arrachait  les  cheveux,  mais  nous  ne  pouvions 


(1)  E.  Werdet,  Souvenirs  de  la  Vie  littéraire. 


78  BALZAC 

lui  rendre  ce  que  nous  n'avions  pas...  J'offris  alors  à  son 
propriétaire  désolé  de  prendre  un  cabriolet  et  d'aller, 
nouveau  Christophe  Colomb,  à  la  recherche  de  la  canne. 
J'étais  résolu  à  aller  la  demander  dans  tous  les  lieux  sans 
exception  où  notre  grand  étourdi  aurait  fait  des  visites. 
Il  accepta.  Je  revins  au  bout  de  deux  heures  qui  avaient 
paru  deux  siècles  de  tortures  pour  lui.  Hélas!  Trois  fois 
hélas!  Je  ne  rapportai  rien... 

«  A  cette  accablante  nouvelle,  notre  grand  romancier 
s'évanouit.  Quand  il  reprit  ses  sens,  je  lui  dis  : 

—  Allons,  ne  vous  désespérez  pas  ainsi.  Je  vais  courir 
chez  votre  loueur  de  voitures  118,  rue  du  Bac:  peut-être 
l'avez-vous  oubliée  dans  votre  coupé?  C'était  ce  que  nous 
aurions  dû  vérifier  tout  d'abord,  mais  on  ne  s'avise 
jamais  de  tout...  Il  ne  voulut  à  aucun  prix  me  quitter; 
j'étais  sa  dernière  planche  de  salut,  il  s'attachait  à  mes 
pas,  à  mes  habits,  il  faisait  peine  à  voir.  Nous  tombâmes 
comme  une  double  bombe  chez  le  loueur  de  voitures. 
Notre  coupé  n'avait  pas  été  visité,  nous  y  courûmes;  la 
magnifique  canne  s'y  prélassait  nonchalamment  couchée 
dans  un  coin.  Qu'on  juge  de  la  joie  d'Honoré  en  retrou- 
vant son  inséparable  compagne!...  » 

Après  l'Opéra,  l'endroit  où  Balzac  se  montre  le  plus 
assidûment  est  le  salon  de  Mme  de  Girardin,  la  charmante 
fille  de  Sophie  Gay. 

Avec  sa  taille  élevée  et  ses  proportions  de  statue, 
éblouissante  dans  ses  robes  de  velours  noir,  Delphine 
était  d'une  perfection  et  d'un  esprit  inestimables.  «  Ce 
n'était  pas  coquetterie  chez  elle,  a  dit  Théophile  Gautier, 
c'était  sentiment  d'harmonie;  sa  belle  âme  était  heureuse 
d'habiter  un  beau  corps.  » 

Et  l'auteur  de  Émaux  et  Camées  d'ajouter  ces  détails 
sur  les  réceptions  de  la  belle  Delphine  : 

«  Tout  l'appartement  était  tendu  d'un  damas  de  laine 
vert  d'eau,  dont  le  ton  glauque  comme  celui  d'une  grotte 
de  néréide  ne  pouvait  être  supporté  que  par  un  teint  de 
blonde  irréprochable;  elle  avait  choisi  cette  nuance  sans 
méchanceté,  mais  les  brunes  égarées  dans  cette  caverne 


BALZAC    ET    LA    DUCHESSE    DE    CASTRIES 


79 


verte  y  paraissaient  jaunes  comme  des  coings,  ou  enlu- 
minées comme  des  fusées  (1).  » 

Tout  était,  du  reste,  sans  prétention  chez  Mme  de  Girar- 
din.  Elle  recevait  ses  amis  à  la  bonne  franquette,  dans  sa 
chambre  à  coucher  dont 
le  lit  était  dissimulé  sous 
un  rideau.  On  s'y  rendait 
généralement  après 
l'Opéra  et  les  Bouffes,  ou 
bien  avant  d'aller  dans  le 
monde,  c'est-à-dire  entre 
onze  heures  et  minuit, 
Balzac  était  à  peu  près 
assuré  d'y  rencontrer  La- 
martine —  .qu'il  retrou- 
vait chez  la  fille  après 
l'avoir  connu  chez  la 
mère,  —  ainsi  que  Victor 
Hugo,  Alphonse  Karr,  Eu- 
gène Sue,  Gautier,  Jules 
Janin,  Lautour-Mézeray, 
Chassériau,  Cabarrus,  et, 
de  temps  en  temps,  Alfred 
de  Musset.  La  conversa- 
tion était  piquante,  ani- 
mée, spirituelle.  On  y 
égratignait  bien  un  peu 
ceux  qui  ne  faisaient  pas 
partie  du  cercle  de  la 
belle  Delphine,  mais  on  y 
défendait  aussi  les    amis 

avec  une  sorte  d'âpreté  d'excellente  camaraderie.  A  ces 
moments-là,  Delphine  était  transportée  d'une  sainte 
colère  qui  transfigurait  ses  traits  jusqu'au  sublime,  selon 
la   remarque  de    Gautier.    Autrement   elle   était    douce, 


Pommeau  de  la  canne  de  Balzac. 


(1)   Théophile   Gautier,    Portraits    et    Souvenirs    littéraires.    Paris. 
1875,  Calmann  Lévv,  éditeur. 


80  BALZAC 

gaie  et  bon  garçon,  comme  disait  Lamartine.  Balzac  y 
passait  des  soirées  délicieuses. 

Dans  une  page  célèbre,  Lamartine  nous  a  conservé  le 
souvenir  de  ce  que  fut  le  Balzac  de  cette  époque,  tel 
qu'il  le  vit  si  souvent  aux  soirées  de  Mme  de  Girardin   : 

«  Balzac  était  debout,  raconte  Lamartine  (1)  devant  la 
cheminée  de  marbre  de  ce  cher  salon  où  j'avais  vu  passer 
et  poser  tant  d'hommes  ou  de  femmes  remarquables.  11 
n'était  pas  grand,  bien  que  le  rayonnement  de  son  visage 
et  la  mobilité  de  sa  stature  empêchaient  de  s'apercevoir 
de  sa  taille;  mais  cette  taille  ondoyait  comme  sa  pensée; 
entre  le  sol  et  lui  il  semblait  y  avoir  de  la  marge;  tantôt 
il  se  baissait  jusqu'à  terre  comme  pour  ramasser  une 
gerbe  d'idées,  tantôt  il  se  redressait  sur  la  pointe  des 
pieds  pour  suivre  le  vol  de  sa  pensée  jusqu'à  l'infini. 

«  Il  ne  s'interrompit  pas  plus  d'une  minute  pour  moi; 
il  était  emporté  par  sa  conversation  avec  M.  et  Mme  Emile 
de  Girardin.  Il  me  jeta  un  regard  vif,  pressé,  gracieux, 
d'une  extrême  bienveillance.  Je  m'approchai  pour  lui 
serrer  la  main,  je  vis  que  nous  nous  comprenions  sans 
phrase,  et  tout  fut  dit  entre  nous;  il  était  lancé,  il  n'avait 
pas  le  temps  de  s'arrêter.  Je  m'assis  et  il  continua  son 
monologue,  comme  si  ma  présence  l'eût  ranimé  au  lieu 
de  l'interrompre.  L'attention  que  je  prêtais  à  sa  parole 
me  donnait  le  temps  d'observer  sa  personne  dans  son 
éternelle  ondulation. 

«  Il  était  gros,  épais,  carré  par  la  base  et  les  épaules;  le 
cou,  la  poitrine,  le  corps,  les  cuisses,  les  membres  puis- 
sants; beaucoup  de  l'ampleur  de  Mirabeau,  mais  nulle 
lourdeur;  il  y  avait  tant  d'âme  qu'elle  portait  tout  cela 
légèrement  et  gaiment,  comme  une  enveloppe  souple,  et 
nullement  comme  un  fardeau,  ses  bras  courts  gesticu- 
laient avec  aisance,  il  causait  comme  un  orateur  parle...  » 

Gavarni  disait  de  lui  que  «  physiquement,  du  derrière  de 
la  tête  aux  talons,  chez  Balzac,  il  y  avait  une  ligne  droite 


(1)  Lamartine,    Balzac  et   ses    œuvres.    Paris,    1866.    Michel    Lévy, 
éditeur. 


BALZAC    ET    LA    DUCHESSE    DE    CASTIUES 


81 


avec  un  seul  ressaut  aux  mollets  ;  quant  au  devant  du 
romancier,  c'était  le  profil  d'un  véritable  as  de  pique  (1).  » 

* 
»  * 

Cependant   les  milieux  brillants  que  fréquente  Balzac 


«  Et  vous,  Honoré,  en  voulez-vous  une  tasse.   » 
Une  soirée  chez  Mme  de  Girardln. 

n'ont     pas     seulement    une    influence     immédiate    sur 
son     train    de    vie,    ils    accaparent    si    bien    sa   pensée 


(1)  Journal  de»  Goncourt,  t.  I. 


82  BALZAC 

qu'ils  l'orientent  vers  des  horizons  nouveaux.  Sincèrement 
libéral,  Balzac  tend  à  devenir  chaque  jour  plus  royaliste, 
plus  ultra,  chaque  jour  aussi  sous  l'influence  de  la  du- 
chesse de  Castries,  du  duc  de  Fitz-James  et  de  leurs  amis,  les 
préoccupations  politiques  l'envahissent  davantage.  L'an- 
née précédente,  en  juillet  1831,  il  a  tenté  —  sans  succès  — 
de  se  présenter  à  Angoulême.  Cette  année,  comme  il  est 
en  Touraine,  au  domaine  de  Sache,  entretenant  toujours 
une  correspondance  active  avec  la  duchesse,  une  vacance 
parlementaire  se  présente:  M.  Girod,le  député  de  Chinon, 
vient  d'être  nommé  ministre  de  l'Instruction  publique  et 
des  Cultes.  Occasion  inespérée  pour  Balzac  de  tenter  à 
nouveau  la  fortune  politique.  Il  s'est  retiré  en  Touraine 
pour  travailler,  accablé  de  labeur,  achevant  Louis  Lam- 
bert. N'importe!  Il  fait  démarches  sur  démarches,  est 
agréé  par  les  électeurs  influents,  désigné  officiellement 
par  la  Quotidienne,  journal  royaliste  :  «  ...  M.  Balzac, 
jeune  écrivain  plein  d'ardeur  et  de  talent,  et  qui  paraît 
vouloir  se  dévouer  â  la  défense  des  principes  auxquels 
le  repos  et  le  bonheur  de  la  France  sont  attachés...» 
L'affaire  est  donc  en  bonne  voie,  lorsque,  patatras!  Voilà 
toutes  ses  espérances  encore  une  fois  effondrées.  Au 
moment  où  l'écrivain  se  dispose  à  aller  visiter  ses  élec- 
teurs, il  fait  une  chute  de  voiture  si  malheureuse  qu'il 
est  obligé  de  garder  le  lit  pendant  plusieurs  jours.  Le 
18  juin  a  lieu  l'élection.  Balzac  n'a  pas  une  voix! 

Cet  échec  ne  le  décourage  pas  encore.  N'est-il  pas  mêlé 
à  la  société  la  plus  brillante  du  parti  royaliste,  et  telle 
autre  occasion  ne  peut-elle  se  présenter  dans  laquelle  le 
servira  à  coup  sûr  le  duc  de  Fitz-James  etson  entourage?... 

Justement,  la  duchesse  de  Castries  lui  annonce  qu'au 
mois  de  septembre,  elle  va  s'installer  à  Aix,  en  Savoie, 
et  elle  invite  gracieusement  son  cher  romancier  à  venir 
la  rejoindre. 

A  la  lin  d'août,  il  s'arrache  au  séjour  monotone  mais 
reposant  d' Angoulême  et  se  rend  à  Lyon  pour,  de  là, 
gagner  Aix  en  Savoie.  Malheureusement,  à  Thiers,  dans 
le  l'uy-de-Dùme,  il  est  victime  d'un  accident  de  voiture. 


BALZAC   ET    LA    DUCHESSE    DE    CASTRIES  83 

En  montant  sur  l'impériale  de  la  diligence,  sa  jambe 
heurte  le  marchepied  et  il  se  fracture  le  tibia.  Le  voilà 
obligé  de  s'arrêter  quelques  jours  à  Lyon  pour  se  faire 
panser,  et  il  arrive  à  Aix  en  boitant  un  peu. 

Néanmoins  Mme  de  Gastries  reçut  son  grand  homme 
avec  des  transports  d'enthousiasme.  Lui-même  est  ravi 
et  de  l'accueil  qu'on  lui  fait  et  de  la  beauté  du  site  où  il 
s'installe.  «  De  ma  chambre,  écrit-il  à  sa  sœur,  je  découvre 
toute  la  vallée  d'Aix  ;  à  l'horizon,  des  collines,  la  haute 
montagne  de  la  Dent-du-Chat  et  le  délicieux  lac  du 
Bourget.  Mais  il  faut  toujours  travailler  au  milieu  de  ces 
enchantements...  » 

La  hantise  de  son  labeur  ne  lui  permet  pas  de  jouir  des 
beautés  de  cette  Savoie  comme  le  ferait  n'importe  quel 
humble  écrivain.  N'est-il  pas  d'une  autre  espèce  que  les 
autres,  taillé  d'une  façon  différente  ?  N'a-t-il  pas  mille 
engagements  qu'il  doit  tenir?  Les  soucis...  et  les  créan- 
ciers ne  le  poursuivent-ils  point  jusque  dans  la  char- 
mante retraite  où  il  mériterait  tant,  cependant,  de  goûter 
un  repos  bien  gagné?...  Allons,  marche,  continue!  Il  lui 
faut  reprendre  malgré  lui  son  labeur  de  forçat.  Il  a 
quarante  pages  par  mois  à  fournir  à  la  Revue  de  Paris, 
il  lui  faut  achever  le  Médecin  de  campagne  pour  l'éditeur 
Marne,  il  doit  encore  donner  une  dizaine  de  Contes  drola- 
tiques. Tout  cela  ne  s'accorde  guère  avec  la  vie  oisive  et 
élégante  que  mène  à  Aix  la  duchesse  de  Castries  et  son 
entourage.  Cependant,  pour  concilier  entre  elles  toutes 
ces  choses  inconciliables,  il  se  lève  à  cinq  heures  du 
matin  et  travaille  devant  sa  fenêtre  ouverte,  en  face  du 
merveilleux  paysage  savoisien  jusqu'à  cinq  heures  et 
demie  du  soir.  Dans  l'intervalle,  un  seul  repas  composé 
d'oeufs  et  de  café  très  fort  que  l'on  fabrique  spécialement 
pour  lui  dans  un  restaurant  voisin. 

A  cinq  heures  et  demie,  sa  journée  d'écrivain  est  ter- 
minée ;  sa  journée  de  mondain  commence.  A  six  heures, 
il  va  retrouver  la  duchesse  et  demeure  en  sa  compagnie 
toute  la  soirée.  Mme  de  Castries  goûte  infiniment  l'hom- 
mage empressé  de  ce  grand  homme  qui  s'arrache  à  ses 


84  BALZAC 

travaux  pour  venir  bavarder  avec  elle,  et,  en  outre,  la 
causerie  substantielle  et  spirituelle  du  romancier  l'amuse 
au  plus  haut  point.  Balzac  l'initie  à  ses  idées,  à  ses 
projets,  il  la  met  au  courant  des  mille  péripéties  de  sa  vie, 
la  fait  participer  aux  luttes  qu'il  est  obligé  de  soutenir, 
lui  lit  parfois  une  page  ou  deux  parmi  celles  qu'il  vient 
d'écrire,  mendie  son  approbation,  s'exalte  quand  l'extrait 
des  Contes  drolatiques  a  fait  rire  la  duchesse,  s'en  veut 
lorsqu'il  ne  parvient  pas  à  dérider  ce  joli  front,  à  faire 
sourire  cette  jolie  bouche. 

Gomme  toujours,  le  pauvre  grand  homme  s'est  donné 
tout  entier,  et  l'affection  qu'il  demande  n'est  pas,  ne  peut 
pas  être  égale  à  celle  qu'il  ressent.  La  duchesse  n'est,  au 
fond,  qu'une  coquette  qui  se  soucie  du  grand  écrivain 
comme  de  son  premier  amour,  mais,  pour  l'instant,  il 
l'amuse  et  elle  est  toute  à  ce  divertissement  de  villé- 
giature. 

Balzac  s'aperçoit-il  du  rôle  de  dupe  qu'on  lui  fait  jouer? 
Parfois  il  semble  voir  clair. 

«Ici,  je  suis  venu  chercher  peu  et  beaucoup,  écrit-il  à 
Mme  Carraud.  Beaucoup,  parce  que  je  vois  une  personne 
gracieuse,  aimable;  peu,  parce  que  je  n'en  serai  jamais 
aimé...  C'est  le  type  le  plus  fin  de  la  femme;  Mme  de 
Beauséant  en  mieux;  mais  toutes  ces  jolies  manières  ne 
sont-elles  pas  prises  aux  dépens  de  l'âme?...  » 

Cependant  il  semble  bien  que,  durant  ce  mois  entier 
passé  ensemble,  chaque  jour,  la  grande  dame  et  l'écrivain 
aient  eu  dix  fois  l'occasion  de  s'avouer  les  sentiments 
vrais  qu'ils  pouvaient  en  secret  nourrir  l'un  à  l'égard  de 
l'autre.  Balzac  ne  fut-il  pas  assez  hardi  ?  Ne  fut-il  point 
assez  explicite  ?  La  duchesse  —  chose  plus  vraisemblable  — 
demeura-t-elle  jusqu'au  bout  la  grande  coquette  qu'elle 
était?  Toujours  est-il  que  leur  liaison  ne  se  départit  pas 
une  heure  de  l'amitié  platonique  qu'elle  avait  eue  dès  le 
début. 

Cependant  le  duc  de  Fitz-James,  beau-frère  de  Mme  de 
Castries,  apporta  avec  lui  un  projet  de  voyage  :  il  se  pro- 
posait   d'amener    toute    sa    famille    en    Italie,    de    voir 


.--r. 


86  BALZAC 

Genève,  Gênes,  Rome  et  Naples  où  Ton  restera  jusqu'en 
décembre.  On  offre  à  Balzac  d'être  de  la  partie.  L'écrivain 
accepte  avec  empressement.  «  Je  suis  aux  portes  de 
l'Italie,  écrit-il  à  sa  sœur,  et  je  crains  de  succomber  à  la 
tentation  d'y  entrer.  Le  voyage  ne  serait  pas  très  coûteux  ; 
je  le  ferais  avec  la  famille  Fitz-James  qui  m'y  donnerait 
tous  les  agréments  possibles  ;  ils  sont  tous  parfaits  pour 
moi  ;  je  voyagerais  dans  leur  voiture,  et,  toute  dépense 
calculée,  il  en  coûterait  mille  francs  pour  celle  de  Genève 
à  Rome.  Mon  quart  serait  donc  de  deux  cent  cinquante 
francs.  A  Rome,  il  me  faudrait  cinq  cents  francs,  puis  je 
passerais  l'hiver  à  Naples,  mais  pour  ne  pas  toucher  aux 
recettes  de  Paris  et  les  laisser  pour  les  échéances,  j'écri- 
rais pour  Marne  le  Médecin  de  campagne,  et  ce  livre 
payerait  tout. 

«  Je  ne  retrouverai  jamais  pareille  occasion.  Le  duc 
connaît  l'Italie  et  m'éviterait  toute  perte  de  temps;  les 
ignorants  en  dépensent  beaucoup  à  voir  des  choses  inu- 
tiles. Je  travaillerais  partout;  à  Naples,  j'aurais  l'ambas- 
sade et  les  courriers  de  M.  de  Rothschild  dont  j'ai  fait  ici 
la  connaissance,  et  qui  me  donne  des  recommandations 
pour  son  frère  ;  les  épreuves  iraient  donc  leur  train  et 
le  travail  aussi...  » 

Ainsi  l'on  voit  que  Balzac  n'a  rien  négligé  :  il  a  minu- 
tieusement tout  prévu,  tout  réglé.  Et,  de  fait,  le  voyage 
commence  :  le  10  octobre  s'effectue  d'Aix  le  départ  de  la 
petite  caravane  qui,  quelques  jours  plus  tard,  arrive  à 
Genève.  Mais  que  se  passe-t-il  dans  cette  dernière  ville? 
Quel  caprice  arrête  le  vaillant  écrivain  parti  si  joyeuse- 
ment pour  cette  terre  italienne  où  il  sait  que  l'attend 
la  Beauté  sous  un  ciel  divin?  Quel  froissement  se  produit 
entre  les  voyageurs?  Quelle  déconcertante  décision  est 
prise  par  eux?...  On  ne  sait,  mais  toujours  est-il  que 
Balzac,  dépité,  déclare  qu'il  n'ira  pas  plus  loin,  qu'il  se 
fait  adresser  de  Paris  une  foule  de  lettres  réclamant  sa 
présence  immédiate,  ou,  du  moins,  son  soin  immédiat 
pour  des  affaires  de  la  plus  haute  urgence,  qu'il  revient, 
en  effet,  avec  la  même  hâte  qu'il  était  parti. 


BALZAC    ET    LA    DT'CHESSE    DE    CASTRIES  87 

L'on  ne  connaitra  probablement  jamais  le  mot  de 
l'énigme  des  scènes  qui  se  déroulèrent  à  Genève  entre 
celui  qui  avait  le  plus  admirable  des  cœurs  d'homme  et 
celle  qui  jouait  des  plus  perfides  armes  de  la  coquetterie. 
Mais  on  peut  se  douter  de  l'aventure  qui  leur  échut. 
Balzac,  on  l'a  su  par  la  lettre  à  Mme  Carraud  citée  plus 
haut,  répugnait  aux  perpétuels  manèges  de  la  séduction 
comme  aux  scènes  révoltantes  des  sentiments  joués  : 
«  Jamais  il  ne  put  concevoir,  a  dit  M.  de  Lovenjoul,  qu'on 
attirât  ou  bien  qu'on  essayât,  tout  en  lui  résistant,  de 
retenir  par  de  pareils  moyens  une  affection  puissante  et 
sincère.  » 

D'autre  part,  la  duchesse  de  Castries  était  le  type  de  la 
coquette-née.  Elle  avait  trouvé  plaisant  de  retenir  toute 
une  saison  à  ses  pieds  un  admirable  écrivain  qui  était  de 
plus  un  causeur  incomparable  et  un  charmant  compa- 
gnon, et  elle  ne  songeait  même  pas  qu'elle  avait  éveillé 
le  désir  et  stimulé  la  passion  dans  cette  âme  sincère  qui 
s'était  sincèrement  donnée. 

Balzac  se  retirait  donc  des  griffes  de  cette  coquette, 
mais  s'il  partait,  c'était  le  cœur  ulcéré,  l'âme  endolorie, 
meurtrie  à  jamais. 

Encore  une  fois  sa  vigoureuse  nature  venait  d'éprouver 
ce  qu'il  en  coûte  aune  imagination  trop  puissante  d'écha- 
fauder  des  rêves  en  pleine  réalité,  et  il  se  retrouvait  à 
terre,  brisé,  au  milieu  des  débris  de  sa  chimère.  Encore 
une  fois  son  ardent  tempérament  de  lutteur  retrouva 
toute  son  énergie  pour  résister  au  désespoir  et  y  résister 
suivant  la  méthode  gœthienne  elle-même,  en  tuant  la 
douleur  par  le  travail. 

Il  repartit  pour  Angoulême  et  se  plongea  dans  un 
labeur  sans  trêve  de  jour  et  de  nuit. 

Cette  crise  de  travail  eut  un  elïet  salutaire  sur  l'âme 
endolorie  de  Balzac  :  elle  engourdit  définitivement  sa 
souffrance. 

Au  printemps  de  1833,  Mme  de  Castries  revint  d'Italie. 
Balzac  fut  tenu  d'aller  lui  rendre  visite,  il  reparut  plu- 
sieurs  fois   à  l'hôtel    de  la    rue    de    Varenne.    puis    sa 


88  BALZAC 

présence  s'y  fit  plus  rare,  sa  correspondance  avec  la 
duchesse  se  ralentit  chaque  mois.  La  passion  était  défini- 
tivement éteinte,  les  heures  de  souffrances  abolies... 
Mais  chez  ces  hommes  supérieurs,  les  épreuves  traver- 
sées ne  sont  pas  seulement  surmontées  par  le  travail 
intense,  le  souvenir  des  heures  tragiques  qu'ils  ont 
vécues  se  traduit  toujours  chez  eux  par  une  création 
quelconque.  L'aventure  que  Balzac  venait  de  vivre  avec 
la  duchesse  de  Castries  devenait  une  œuvre  et  une  des 
plus  belles  du  romancier,  puisque  ce  fut  la  Duchesse  de 
Langeais  qu'il  écrivit  en  1834.  On  y  pouvait  retrouver 
jusque  dans  ses  petits  détails  l'histoire  même  qu'il  avait 
vécue.  Mais  Balzac  voulut  que  la  chose  fut  plus  piquante 
encore.  Un  soir,  il  se  rendit  chez  la  duchesse  de  Castries 
et  il  lui  lut  sa  nouvelle  œuvre. 

Celle-ci  écouta  tranquillement  la  lecture  du  roman,  fit 
semblant  de  ne  pas  en  reconnaître  les  personnages  et 
couvrit  d'éloges  l'écrivain.  La  soirée  s'acheva  gaiement, 
par  une  gaieté  factice  de  part  et  d'autre,  car,  soit  qu'elle 
ressentît  du  remords,  soit  nouveau  caprice  de  coquette, 
la  duchesse  était  toute  mélancolique  en  retrouvant  Balzac. 

La  plaie  n'était  cependant  pas  entièrement  guérie  non 
plus  chez  l'auteur  de  la  Duchesse  de  Langeais.  Quelques 
années  plus  tard,  il  avouait  :  «  Il  a  fallu  cinq  ans  de 
blessures  pour  que  ma  nature  tendre  se  détachât  d'une 
nature  de  fer...  Cette  liaison...  a  été  l'un  des  plus  grands 
chagrins  de  ma  vie...  Moi  seul  sais  ce  qu'il  y  a  d'horrible 
dans  la  Duchesse  de  Langeais!...  » 


M 


La  Comédie  Humaine 


ON  frère,  a  dit  Mme  Surville,  passa  les  premières  années 
de  sa  vie  littéraire  au  milieu  d'angoisses  plus  grandes 
encore  que  celles  qu'il  avait  éprouvées  dans  cette  rue  des 
Marais-Saint-Germain,  devant  laquelle  il  ne  passait  jamais 
sans  soupirer,  en  songeant  que  là  avaient  commencé  les 
malheurs  !  Sans  sa  foi  en  lui  et  l'honneur  qui  lui  com- 
mandait de  vivre  pour  s'acquitter,  il  n'eût  certainement 
pas  écrit  la  Comédie  humaine!  (1)  » 

En  effet,  nous  l'avons  vu  au  chapitre  précédent,  les 
premières  années  de  la  vraie  production  littéraire  de 
Balzac  furent  surtout  des  années  d'apprentissage.  Poussé 
par  son  génie,  il  écrivait  un  peu  au  hasard,  passant  du 
roman  historique  au  roman  de  mœurs,  de  l'essai  psycho- 
logique à  la  nouvelle  fantaisiste.  L'idée  de  la  Comédie 
humaine,  c'est-à-dire  l'idée  de  l'œuvre  énorme  à  créer 
dans  laquelle  tous  les  romans  seront  reliés  les  uns  aux 
autres  par  mille  fils  visibles  et  invisibles,  cette  idée  nou- 
velle, féconde  et  admirable  ne  lui  vint  que  vers  1833. 

A  cette  époque,  il  était  déjà  en  pleine  possession  de 
tous  ses  moyens.  Il  venait  d'écrire  le  Curé  de  Tours  et  la 
première  partie  de  la  Femme  de  trente  ans.  De  même  il 
avait  fait  paraître  avec  succès  la  Vendetta,  Gobseck,  la 
Maison  du  chat  qui  pelote,  une  Double  famille,  le  Mes- 
sage, la  Bourse,  V Adieu,  etc..  Il  est  tout  frémissant 
d'espérance  et  d'ardeur,  il  a  mille  projets  en  tête,  suivant 
son  expression  :  «  il  sent  l'avenir!  »  —  «  Je  vis,  écrit-il, 
dans  une  atmosphère  de  pensées,  d'idées,  de  plans,  de 

(1)  Mme  L.  Surville,  op.  cit.,  p.  92. 


90  BALZAC 

travaux,  de  conceptions,  qui  se  croisent,  bouillent,  pé- 
tillent dans  ma  tête  à  me  rendre  fou.  » 

Ce  fut  alors  qu'un  jour  —  jour  de  joie  et  de  délire  s'il 
en  fut  —  il  est  illuminé  tout  à  coup  par  cette  grande  idée 
de  la  Comédie  humaine. 

«  Il  part  de  la  rue  Cassini  et  accourt  au  Faubourg  Pois- 
sonnière que  j'habitais  alors,  raconte  sa  sœur. 

«  Saluez-moi!  nous  dit-il  joyeusement,  car  je  suis  tout 
bonnement  en  train  de  devenir  un  génie  ! 

•  Il  nous  déroule  alors  son  plan  qui  l'effrayait  bien  un 
peu;  quelque  vaste  que  fût  son  cerveau,  il  fallait  du 
temps  pour  y  emménager  ce  plan-là! 

«  Que  ce  sera  beau  sije  réussis  !  »  disait-il  en  se  prome- 
nant par  le  salon,  il  ne  pouvait  tenir  en  place,  la  joie 
resplendissait  sur  tous  ses  traits. 

«  Comme  je  me  laisserai  tranquillement  traiter  de  fai- 
seur de  nouvelles  à  présent,  tout  en  taillant  mes  pierres! 
Je  me  réjouis  d'avance  de  l'étonnement  des  myopes 
quand  ils  verront  le  grand  édifice  qu'elles  formeront  (1)!  » 

A  partir  de  ce  jour,  il  semble  que  les  forces  de  Balzac 
soient  décuplées.  Désormais  il  a  un  phare  sur  lequel  se 
guide  une  idée  maîtresse  qu'il  épure  chaque  jour,  dont  il 
discerne  mieux  chaque  jour  tous  les  détails. 

<t  Mon  œuvre,  écrit-il  en  1834  à  Mrae  Carraud.  doit 
contenir  toutes  les  figures  et  toutes  les  positions  sociales, 
elle  doit  représenter  tous  les  effets  sociaux,  sans  que  ni 
une  situation  de  la  vie,  ni  une  physionomie,  ni  un  carac- 
tère d'homme  ou  de  femme,  ni  une  manière  de  vivre,  ni 
une  profession,  ni  une  vue  sociale  ni  un  pays  français, 
ni  quoi  que  ce  soit  de  l'enfance,  de  la  vieillesse,  de  l'âge 
mur.  de  la  politique,  de  la  justice,  de  la  guerre  ait  été 
oublié.  i 

Programme  colossal,  s'il  en  fut,  que  Balzac  a  pourtant 
réalisé  en  très  grande  partie  et  qu'il  aurait  certainement 
exécuté  jusqu'au  bout  si  la  mort  brutale  ne  l'avait  em- 
porté. 

(1)  M""  L.  Surville,  op.  cit.,  p.  95. 


LA    COMÉDIE    HUMAINE  91 

De  1830  à  1848,  il  composa  97  ouvrages  formant  10  816 
pages  d'édition  compacte  et  la  Comédie  humaine  n'était 
pas  achevée  d'un  tiers  environ! 

On  pense  si  la  création  d'une  telle  œuvre  suffisait  à 
absorber  toutes  les  forces  vives  du  romancier.  Avec  cette 
imagination  démesurée  qu'il  avait,  avec  ce  don  d'hypno- 
tisme qu'exerçaient  ses  propres  idées,  non  seulement  sur 
les  autres,  mais  encore  sur  lui-même,  il  était  arrivé  à 
s'identifier  si  parfaitement  dans  la  peau  de  ses  person- 
nages qu'ils  lui  paraissaient  plus  réels  que  les  vrais 
héros  du  monde  vivant.  Cent  anecdotes  en  témoignent. 
Sa  sœur  raconte  qu'il  leur  apprenait  les  nouvelles  de  la 
Comédie  humaine  comme  on  annonce  celles  du  monde 
véritable. 

«  Savez-vous  qui  Félix  Vandenesse  épouse?  Une  de- 
moiselle de  Grandville.  C'est  un  excellent  mariage  qu'il 
fait  là,  les  Grandville  sont  riches,  malgré  ce  que  Mlle  de 
Bellefeuille  a  coûté  à  cette  famille.  » 

«  Il  chercha  longtemps,  raconte  Mme  Surville,  un 
parti  pour  Mllc  de  Grandlieu  et  rejetait  tous  ceux  que 
nous  lui  proposions  :  ces  gens,  disait-il,  ne  sont  pas  de  la 
même  société,  le  hasard  seul  pourrait  faire  ce  mariage  et 
nous  ne  devons  userque  fort  sobrementdu  hasard  dans  nos 
livres;  la  réalité  seule  justifie  l'invraisemblance;  on  ne 
nous  permet  que  le  possible,  à  nous  autres!  »  Il  choisit 
enfin  le  jeune  comte  de  Restaud  pour  MIle  de  Grandlieu, 
et  composa  à  ce  sujet  la  très  admirable  histoire  de 
Gobseck  (l).  » 

Pour  dresser  en  pied  une  foule  de  types  si  nombreux 
qu'on  a  pu  en  éditer  un  répertoire  alphabétique  de  cinq 
mille  personnages,  et  surtout  une  foule  si  vraie,  si  hu- 
maine, il  fallait  que  Balzac  fût  doué  d'un  prodigieux 
génie  d'observation  rapide,  car  le  temps  lui  aurait  fait 
défaut  pour  écrire.  On  a  longtemps  cru  que  ce  génie 
d'observation  était  chez  l'auteur  de  la  Comédie  humaine, 
un  véritable  instinct,  que  Balzac  avait  deviné  plutôt  qu'il 

(I)  M'"«  L.   Surville,  op.  cit.,  p.  99. 


92  BALZAC. 

n'avait  observé  véritablement  la  société  de  son  temps. 
Mais  aujourd'hui  cette  opinion  ne  peut  plus  avoir  cours 
depuis  que  l'on  sait  les  recherches  —  minutieuses  sou- 
vent —  entreprises  par  le  romancier  pour  documenter 
tels  ou  tels  de  ses  ouvrages. 

Du  contact  direct  qu'il  avait  eu  avec  la  vie,  il  avait  ses 
souvenirs  de  basoche,  toujours  très  vifs  chez  lui,  alors 
qu'il  était  clerc  d'avoué  et  clerc  de  notaire  ;  plus  tard,  il 
eut  l'expérience  des  affaires,  et,  hélas!  aussi,  celle  des 
mauvaises  affaires  et  des  dettes.  Puis  il  fut  journaliste, 
candidat  à  la  députation,  auteur  dramatique,  homme  du 
monde!  Tous  ces  emplois  divers  de  son  activité  lui 
ouvraient  des  horizons  nouveaux  sur  tous  les  étages  de  la 
société. 

Il  eut,  en  outre,  nous  l'avons  vu,  une  maîtresse  ou  une 
amie,  des  femmes  qui  purent  lui  donner  des  renseigne- 
ments précieux  sur  les  époques  qu'elles  avaient  connues, 
sur  les  grands  hommes  ou  les  souverains  qu'elles  avaient 
fréquentés,  sur  les  drames  où  elles  avaient  été  mêlées. 
Mme  de  Berny  ne  se  contenta  pas  d'être  son  initiatrice 
sentimentale.  Par  elle  il  connut  l'atmosphère  de  l'ancien 
régime,  l'époque  effroyable  de  la  Révolution,  certains 
détails  extraordinaires  dont  il  se  servait  avec  habileté. 
Les  Chouans,  un  Épisode  sous  la  Terreur  sont  nés  des 
conversations  avec  Mme  de  Berny.  La  veuve  du  maréchal 
Junot,  duchesse  d'Abrantès,  l'initia  au  monde  intime  im- 
périal. Sophie  Gay  lui  fit  connaître  le  monde  de  lettres,  la 
duchesse  de  Castries  le  faubourg  Saint-Germain.  Enfin, 
plus  tard,  Mme  Hanska  devait  l'initier  aux  méandres  pitto- 
resques et  mystérieux  de  l'âme  étrangère. 

A  cette  première  source  d'observations,  il  faut  joindre 
celle  que  Balzac  tira  de  l'étude  des  lieux  mêmes,  où  se 
déroulaient  les  scènes  de  ses  œuvres  futures.  Afin  de  se 
documenter  d'une  façon  précise,  il  n'hésitait  pas  à  se 
mettre  en  route,  été  comme  hiver,  à  aller  explorer  une 
ville,  un  village,  un  pays,  à  causer  avec  les  habitants,  à 
écouter  les  patois,  à  observer  les  types  et  les  mœurs. 
Aussi  est-on    frappé    du  grand    nombre    de    parties    de 


LA    COMEDIE    HUMAINE 


93 


la   France  qui  sont  décrites  dans  la  Comédie  humaine. 

Quelques-uns  de  ces  multiples  déplacements  de  Balzac 

nous  sont  parfaitement  connus  grâce  au  récit  des  témoins 


Balzac,  par  L.  Boulanger. 

ou  aux  légendes  que  le  grand  romancier  laissait  dans 
les  pays  qu'il  traversait.  C'est  ainsi  que  M.  Jules  Claretie, 
dans  un  chapitre  de  sa  charmante  Vie  à  Paris  de  1908  (1), 


(1)  Jules  Claretie,  La  Vie  à  Paris.  Fasquelle,  éditeur. 


L 


94  BALZAC 

a  conté  quelques  souvenirs  du  passage  de  Balzac  à  Issou- 
dun,  en  Berri. 

Les  Carraud,  nous  l'avons  dit,  se  retirèrent  sur  la  fin  de 
leur  vie  au  château  de  Frapesles,  près  Issoudun,et  Balzac 
venait  souvent  les  voir,  autant  pour  travailler  que  pour 
étudier  de  près  les  mœurs  des  paysans  du  centre  de  la 
France.  Il  se  faisait  appeler  du  nom  de  Madame  Dubois 
et  recevait  sa  correspondance  à  cette  adresse  dans  le  but 
de  dépister  les  innombrables  créanciers  qui  rôdaient 
autour  de  sa  personne. 

Pendant  son  séjour  à  Frapesles,  Balzac  se  lia  avec  un 
grand  nombre  d'habitants  de  la  région.  11  connut  la  mère 
Coignette,  la  Coignette,  comme  on  l'appelait,  qui  tenait 
une  auberge  et  qu'il  mit  toute  vivante  dans  son  roman, 
un  Ménage  de  Garçon.  Apprenant  ce  détail,  la  Coignette 
entra  dans  une  violente  fureur  : 

«  Eh  ben,  qui  y  revienne  à  Issoudun,  M.  Balzac!  J'y 
fais  manger  du  chat  pour  du  lieuvre  (lièvre).  Il  y  verra  ren, 
c'est  moue  qui  vous  le  dit!  » 

Cependant  le  fils  de  la  Coignette,  établi  forgeron,  disait 
souvent  : 

«  C'était  un  homme  peu  fier,  M.  Balzac.  Chaque  fois 
qu'il  venait  chez  ma  mère,  il  me  donnait  un  petit  gâteau 
en  pain  d'épice  qu'il  recevait  de  Paris.  Même,  une  fois,  il 
en  avait  un  qui  représentait  le  roi.  11  m'a  fait  manger 
Louis-Phiilippe!  » 

Tous  les  matins,  pendant  son  séjour  à  Frapesles,  Balzac 
se  promenait  avec  M.  Champion,  un  riche  propriétaire 
qui  lui  contait  l'histoire  des  propriétés  et  des  gens  du 
pays.  Puis  le  romancier  allait  faire  ses  ablutions  à  une 
petite  fontaine  appelée  la  Fontaine  de  Tivoli.  Ce  serait 
près  de  cette  fontaine  qu'il  aurait  connu  la  Rabouilleuse 
dont  le  père  montrait,  toujours  à  nu,  un  bras  à  la  chair 
violacée,  le  bras  qu'il  plongeait  dans  l'eau  pour  prendre 
des  écrevisses. 

Avec  les  uns  eties  autres,  Balzac  entamait  la  conver- 
sation, s'échauffant  rapidement,  vite  passionné,  criant 
très  fort,  lisant  à  haute  voix,  jurant  souvent. 


LA    COMÉDIE    HUMAINE  95 

Une  nuit,  il  se  trompa  de  chemin  pour  rentrer  à  Fra- 
pesles  et,  par  mégarde,  il  pénétra  dans  un  jardin.  Sou- 
dain, il  vit  se  dresser  devant  lui  la  silhouette  menaçante 
d'un  paysan,  un  bâton  à  la  main  : 

«  Sacré  mauvais  gars!  Tu  viens  voler  mes  pommes  de 
de  terre  et  débaucher  ma  fille  !  » 

Abasourdi,  Balzac  expliqua  qu'il  n'était  animé  d'aucune 
mauvaise  intention  à  l'égard  des  pommes  de  terre  ni  de 
la  fille  en  question,  et  dit  qui  il  était.  Aussitôt  l'autre  se 
confondit  en  excuses  et  le  pria  d'entrer  boire  un  verre  de 
vin.  Balzac  pénétra  dans  la  ferme  et  fît  ainsi  connaissance 
avec  la  famille  du  père  Badinot.  Il  ne  voulut  pas  être  en 
reste  avec  ce  dernier,  l'invita  un  jour  à  boire  le  vin  blanc 
à  l'auberge  de  la  Coignette,  et  une  amitié  solide  s'établit 
entre  eux. 

Or,  un  jour,  le  père  Badinot  vint  à  Frapesles  trouver 
Balzac  et  lui  avoua  qu'il  venait  d'être  pris  en  flagrant 
délit  par  les  commis  de  la  régie  pour  avoir  fait  passer  à 
la  nuit  close  et  sans  payer  de  droits  plusieurs  pièces  de 
vin  à  destination  de  Bourges. 

Ne  sachant  comment  se  tirer  d'un  aussi  mauvais  pas,  il 
venait  prier  le  romancier  d'adresser  pour  lui  une  requête 
à  l'autorité. 

«  Entendu,  répondit  Balzac  en  riant,  je  vous  rédigerai 
cela.  » 

Et  il  le  fit  comme  il  l'avait  dit,  mais  il  le  lit  envers. 
Cette  requête  de  poésie  —  est-il  besoin  de  l'ajouter?  — 
fit  un  bruit  énorme  à  dix  lieues  autour  de  Frapesles  et, 
longtemps,  à  Issoudun,  l'on  se  souvint  du  début  : 

Issoudun,  qui  fit  ma  gloire, 

Me  vît  naître  il  y  a  longtemps. 

Hélas!  Je  perds  la  mémoire 

Des    beaux  jours  de  mon  printemps... 

Et,  comme  le  dit  mélancoliquement  M.  Jules  Claretie, 
c'est  peut-être  tout  ce  que  les  habitants  d'Issoudun  auront 
retenu  de  la  gloire  de  Balzac!... 

A  Frapesles,  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  connut 


96  BALZAC 

les  Berrichons.  Au  château  de  Sache,  il  connut  les  Tou- 
rangeaux. Balzac  y  séjournera  plusieurs  semaines,  chez 
M.  de  Margonne,  en  1829,  1831,  1832,  1834,  1836  et  1837. 

Ce  M.  de  Margonne,  auquel  Balzac  dédia  une  Ténébreuse 
Affaire,  était,  nous  dit  M.  André  Hallays  (1),  le  gendre 
d'un  M.  de  Savary  qui  habitait  Vouvray  et  que  Balzac 
avait  connu  dans  sa  jeunesse.  Le  romancier  était  loin 
d'avoir  au  château  de  Sache  les  aises  qu'il  avait  chez  les 
Carraud.  Il  accusa  souvent  le  châtelain  d'avarice  et,  quant 
à  Mme  de  Margonne  qui  était  bossue  et  disgraciée,  il  lui 
reprocha  amèrement  un  jour  son  étroitesse  d'esprit. 

En  attendant,  il  profitait  des  séjours  qu'il  faisait  à  Sache 
pour  se  documenter  sur  la  contrée  et'ses  habitants.  Tout 
le  jour,  il  parcourait  ces  sites  qu'il  devait  décrire,  en  par- 
ticulier dans  le  Lys  dans  la  Vallée  et,  la  nuit  venue,  il 
s'enfermait  dans  la  petite  chambre  «  donnant  sur  le  val- 
lon tranquille  et  solitaire  »  dont  il  a  parlé.  Dans  l'alcôve, 
un  petit  lit  couvert  de  cretonne  à  ramages,  sous  un  cru- 
cifix d'ivoire;  un  petit  fauteuil  bas  et  large  et,  près  de  la 
fenêtre,  le  vaste  bureau  encombré  de  papiers  avec  le  bol 
de  café  à  portée  de  sa  main....  Sur  cette  table  furent 
écrits  Louis  Lambert,  le  Lys  dans  la  Vallée,  la  Recherche 
de  l'Absolu,  Conversation  entre  onze  heures  et  minuit, 
et  aussi  tant  de  lettres  fiévreuses  ou  désespérées  à  la 
Dilecta  ou  à  Mme  Hanska!... 

Mentionnons  aussi,  avec  le  Berry  et  la  Touraine,  les 
séjours  nombreux  que  Balzac  fit  à  Limoges. 

Dans  cette  dernière  ville,  le  romancier  était  attiré  par 
la  famille  Nivet.  Mmc  Nivet  était  la  sœur  de  Zulma  Carraud. 
l'amie  intime,  par  conséquent,  de  Laure  Balzac.  M.  Phi- 
lippe Nivet  était  un  gros  négociant  de  Limoges  habitant 
une  très  jolie  maison  historique  qui,  nous  dit  M.  Fray- 
Fournier  dans  sa  curieuse  brochure  Balzac  à  Limoges  (2) 


(1)  André  Hallays,  En  flânant  à  travers  la  France.  Paris,  Perrin, 
éditeur. 

(2)  Fray-Fournier,   Balzac    à  Limoges.    Limoges,   V.   Ducourtieux, 
éditeur,  1898. 


LA    COMEDIE    HUMAINE 


<>: 


avait  été  un  des  beaux  hôtels  du  xvie  siècle,  était  devenu 
un  instant  le  palais  épiscopal  après  1791,  puis  l'hôtel  où 
résida,  en  1820,  M.  de  Martignac  le  futur  ministre  de 
Charles  X. 

Ce  fut  devant  cette  magnifique  demeure  que  la  patache 
amena  Balzac  un  matin  de  septembre  1832.  Il  y  venait 
partie  pour  voir  ses  amis  Nivet,  partie  pour  visiter 
Limoges,  partie  eniin  pour  examiner  le  lieu  dans  lequel 
il  allait  placer  un  de  ses  plus  beaux  romans,  le  Curé  de 
Village.  C'est,  en  effet,  en  traversant  In  place  de  la  Cilc, 
guidé  dans  la  a. 

ville  par  M. 
Rémi  Nivet 
fils,  que  son 
attention  fut 
attirée  par 
une  vieille 
maison  à  l'an- 
gle de  la  rue 
de  la  Cité  et 
de  la  Vieille 
Poste,  maison 
dont  le  rez- 
de-chaussée 

était  occupé  par  la  boutique  d'un  chaudronnier  mar- 
chand de  ferraille.  «  Avec  l'acuité  de  vision  qui  lui  était 
particulière,  il  jugea  que  ce  cadre  était  bien  celui  qui 
convenait  à  l'œuvre  de  fiction  dont  la  genèse  était  vrai- 
semblablement arrêtée  dans  son  esprit,  mais  sans  que  le 
lieu  de  l'action  et  les  détails  en  fussent  déterminés.  Dans 
ces  pièces  quasi-obscures,  derrière  ce  rideau  de  pierre,, 
se  dérouleraient  les  scènes  préliminaires  du  Curé  de  Vil- 
lage, tandis  que  là-bas,  sur  l'une  des  rives  de  la  Vienne, 
près  du  vieux  port,  s'accomplirait  le  crime  qui  formerait 
à  la  fois  le  prologue  et  le  pivot  de  l'action  scénique  (1).  » 

Plusieurs  années  plus  tard,   Balzac  revint  à  Limoges 


Château  île  /'rapesles,  près  Issoudun . 


(1)  Fray-Fournier,  op.  cit.,  p.  8. 


98  BALZAC 

pour  acheter  des  porcelaines.  Il  y  revit  encore  une  fois  la 
vieille  ville-,  il  y  trouva  aussi  une  de  ses  innombrables 
admiratrices,  Mme  Marbouty  (en  litérature  Claire  Brunne) 
avec  laquelle  il  devait  accomplir  un  voyage  en  Italie  et  à 
laquelle  il  dédia  la  Grenadière. 

'  Après  Issoudun  et  Limoges,  n'oublions  pas  la  Bretagne 
où,  comme  nous  l'avons  vu,  il  avait  pour  la  première  fois 
appliqué  sa  méthode  d'observation  directe  â  propos  des 
Chouans,  et  où  il  eut  l'occasion  de  retourner  souvent,  en 
particulier,  dans  la  presqu'île  guérandaise  d'où  il  a  daté 
sa  nouvelle  Un  Drame  au  bord  de  la  mer.  Il  séjourna 
quelque  temps  au  Croisic,  et  M.  Léon  Séché  se  souvient 
d'avoir  causé  plus  d'une  fois  avec  un  vieux  marin  qui 
servit  de  guide  au  grand  romancier  :  «  C'était,  disait-il, 
un  homme  pas  fier  et  qui  voulait  tout  savoir,  mais  qui 
avait  la  pièce  assez  difficile!  » 

En  1836,  Balzac  revint  en  Bretagne,  à  Guérande,  attiré 
cette  fois  par  une  femme.  Mme  Hélène  de  Valette  avait  fait 
comme  tant  d'autres  :  enthousiasmée  par  la  lecture  de  la 
Comédie  humaine,  elle  avait  écrit  à  Balzac  qui  lui  avait 
répondu.  Une  correspondance  s'était  échangée  entre  eux 
et,  finalement,  le  romancier  avait  accepté  de  venir  dans 
le  pays  de  son  admiratrice.  Il  était  descendu  chez  le  voi- 
turier  Bernus  qui  faisait  le  service  de  la  diligence 
avec  Nantes  et  qui  demeurait  dans  une  pittoresque 
maison  du  moyen  âge  située  rue  Saint-Michel  :  étage 
surplombant  avec  couverture  d'ardoises,  façade  crépie 
ornée  de  lattes  de  bois  croisées. 

Balzac  allait  prendre  ses  repas  rue  Sainte-Catherine 
dans  un  petit  hôtel  tenu  par  les  demoiselles  Bouniol,  dont 
il  est  parlé  dans  Béatrix.  Et,  toute  la  journée,  il  allait  et 
venait  dans  Guérande,  interrogeant  les  gens,  regardant 
et  prenant  des  notes.  Ainsi,  peu  à  peu,  il  reconstituait  le 
cadre  dans  lequel  il  allait  évoquer  un  de  ses  romans. 

Au  reste,  il  ne  s'en  tenait  pas  à  la  France,  dans  sa 
manie  d'observation  directe.  A  tout  instant,  on  le  trouve 
sur  les  routes  de  Suisse,  de  Corse,  d'Italie,  d'Autriche, 
d'Allemagne,  de  Russie.  Il  visite  Bayeux  en  1822,  Provins 


LA   COMÉDIE    HUMAINE  99 

et  Alençôn  en  1825,  Fougères  en  1828;  en  1830,  il  par- 
court en  détail  la  Touraine  et  la  Bretagne;  en  1832,  c'est 
le  tour  du  Limousin,  de  l'Auvergne,  de  la  Savoie,  du 
Dauphiné.  Il  a  vu  le  Berry,  le  Vendômois,  la  Provence. 
Il  séjourne  à  Douai,  au  Havre,  à  Saumur,  à  Sancerre,  à 
Limoges. 

Le  résultat  c'est  que  la  Touraine  est  tout  entière  dans  le 
Lys  de  la  Vallée,  dans  Y  Illustre  G audis  s  art,  dans  le  Curé 
de  Tours,  dans  Maître  Cornélius,  comme  le  Berry  dans  la 
Rabouilleuse,  comme  la^Champagne  dans  le  Député  d 'Ar- 
cis,  comme  la  Bourgogne  dans  les  Paysans,  comme  le 
Dauphiné  dans  le  Médecin  de  Campagne,  comme  San- 
cerre  dans  la  Muse  du  Département  et  Saumur  dans  Eu- 
génie Grandet. 

Lorsque,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  Balzac  ne 
peut  pas  voyager,  il  a  bien  soin  de  choisir  quelque 
correspondant  et  de  lui  demander  toutes  sortes  de  détails 
sur  l'emplacement  de  telle  rue,  de  telle  place,  de  tel  car- 
refour, sur  telle  coutume,  sur  telle  route  du  pays. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  de  Paris  il  savait  tout?  Il 
l'avait  fréquenté  dans  tous  les  coins,  il  l'avait  aimé  dans 
toutes  ses  verrues.  Pas  un  quartier  qui  ne  lui  soit  fami- 
lier, pas  un  pâté  de  maisons  dont  il  n'ait  dénombré  les 
locataires,  dont  il  ne  connaisse  par  avance  les  habitudes 
des  êtres,  leur  état  de  fortune,  leur  vie  privée  et  publique, 
les  soucis  et  les  secrets  de  leur  ménage.  Il  a  été  vraiment 
le  diable  boiteux  qui  soulève  les  toits  de  toutes  les  mai- 
sons, se  glisse  dans  les  tuyaux  de  toutes  les  cheminées, 
se  dissimule  dans  tous  les  salons,  dans  toutes  les 
chambres,  dans  tous  les  bureaux. 

Il  a  tout  vu,1  tout  entendu,  tout  deviné.  Pas  un  détail 
qui  lui  échappe,  pas  un  détail  qu'il  méprise,  car  il  sait  que 
la  vie,  l'honneur,  le  succès,  la  santé,  la  catastrophe  sont 
faits  de  ces  mille  détails-là.  C'est  ainsi  que  les  noms  pas- 
sionnaient Balzac.  Pour  lui,  chaque  nom  propre  a  une 
signification,  est  déjà  un  indice  du  caractère  de  celui  qui 
le  porte.  Il  y  a  des  noms  qui  rappellent  un  diadème,  une 
épée,  un  casque,  une  fleur.  Aussi  que  de  patientes  et  pas- 


1 00  BALZAC 

sionnées  recherches  pour  trouver  ces  noms  de  person- 
nages dont  vont  se  parer  ses  héros  et  ses  héroïnes  de  la 
Comédie  humainel  Et  que  de  trouvailles  euphoniques, 
évocatrices  dans  les  noms  de  Rastignac,  de  duchesse  de 
Maufrigneuse,  de  Vautrin,  de  Philippe  de  Grandlieu,  de 
César  Birotteau!  La  recherche  de  ces  vocables  hallucinait 
Balzac,  souvent  il  faisait  des  détours  inouïs  pour  en  trou- 
ver un.  C'est  ainsi  qu'un  jour  il  entraîne  Léon  Gozlan  à 
travers  Paris,  observant  les  enseignes,  les  noms  des  rues, 
des  places,  des  signataires  d'affiches,  discutant,  appré- 
ciant, rejetant  les  unes  après  les  autres  toutes  ces  appel- 
lations, à  la  recherche  d'un  nom  magnifique,  prestigieux, 
qui  voudrait  dire  mille  choses,  qui  servirait  l'évocation 
totale  du  personnage  [qu'il  rêvait  de  créer.  Mais  les  rues 
succèdent  aux  rues,  et  Balzac  ne  trouve  rien.  Enfin,  rue 
de  la  Jussienne,  Balzac  après  avoir  élevé  le  regard  au- 
dessus  d'une  petite  porte  mal  indiquée  dans  le  mur,  une 
porte  oblongue.  étroite,  efflanquée,  ouvrant  sur  une  allée 
humide  et  sombre,  changea  subitement  de  couleur,  eut 
un  tressaillement  : 

«  Là!  Là!...  Lisez!  Lisez!...  » 

L'émotion  brisait  sa  voix. 

Gozlan  leva  la  tête  et  lut  :  Z.  M  ARC  as. 

«  Marcas!  Eh  bien.  Marcas!  Qu'en  dites-vous? 

—  Je  ne  vois  pas  dans  ce  nom... 

—  Taisez-vous!  Marcas! 

—  Mais.... 

—  Taisez-vous,  vous  dis-je.  C'est  le  nom  des  noms!  N'en 
cherchons  plus  d'autres  :  Marcas! 

—  Je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Arrêtons-nous  glorieusement  à  celui-ci  :  Marcas! 
Mon  héros  s'appellera  Marcas!  Dans  Marcas,  il  y  a  le  phi- 
losophe, l'écrivain,  le  grand  politique,  le  poète  méconnu! 
Il  y  a  tout  :  Marcas! 

—  Je  le  veux  bien. 

—  N'en  doutez  pas. 

—  Mais  si,  dans  votre  opinion,  le  nom  de  Marcas 
annonce  tout  ce  que  vous  dites-là,  celui  qui,  en  ce  mo- 


LA    COMEDIE    HUMAINE 


101 


ment,   le  porte   en  réalité,   doit  posséder  aussi  quelque 
supériorité.  Sachez  donc  ce  qu'il  est.  » 

Gozlan  entra  chez  le  concierge  pour  s'informer  et  sor- 
tit    aussitôt     en 
éclatant  de  rire  : 

«  Votre  Mar- 
cas,  votre  grand 
politique,  votre 
poète  méconnu, 
savez- vous  ce 
qu'il  fait?...  11 
est  tailleur,  tout 
simplement. 

—   Tailleur!    » 

Balzac  baissa 
la  tête...  mais 
pour  la  relever 
aussitôt  après 
avec  fierté  : 

«  Il  méritait  un 
meilleur  sort, 
s'écria-t-il,  n'im- 
porte! Je  l'im- 
m  o  rt  alis  erai . 
C'est  mon  affai- 
re (1).  » 

Parfois  c'est 
une  lecture  ou 
une  suite  de  lec- 
tures qui  lui  ins- 
pirent tels  et 
tels  ouvrages.  Il 
dévore  le  Quentin  Durward  de  "VYalter  Scott,  et  le  voilà 
tout  à  coup  qui  s'indigne  :  le  romancier  anglais  a  défi- 
gure Louis  XI.  Il  faut  rétablir  la  vérité  historique!  Et, 
tout  aussitôt  il  prend  la  plume  et  écrit  Maître  Cornélius. 


ic   de    la    niai/iOn    y/cet,   à   Limo°cs. 
Communiqué  par  M.  Fray-Fournier.) 


(1)  Lcuu  Gozlan,  op.  cit.,  p.  70. 


102  BALZAC 

Il  lit  Dante,  et  l'idée  des  Deux  Proscrits  s'éveille  aus- 
sitôt dans  son  esprit. 

Il  surprend  sa  mère  en  train  de  collectionner  les  mys- 
tiques qu'elle  adore.  Il  se  plonge  aussitôt  dans  Saint- 
Martin,  dans  Swedenborg,  dans  Mlle  Bourignon,  dans 
Mme  Guyon.  dans  Jacob  Bcehm.  et  il  écrit  Seraphita. 

Un  jour,  il  passe  une  soirée  avec  Martin,  le  célèbre 
dompteur  d'animaux,  il  l'interroge  avidement  et,  rentré 
chez  lui,  il  écrit  dans  la  nuit  Une  Passion  dans  le  Désert. 

Une  autre  fois,  le  hasard  qui  lui  est  souvent  favorable 
le  met  en  tête-à-tête  avec  Vidocq,  l'illustre  voleur  devenu 
l'illustre  policier.  Léon  Gozlan  a  conté  fort  plaisamment 
ce  dîner  devant  lequel  s'attablèrent  le  Napoléon  du  vol  et 
le  Napoléon  de  la  littérature.  Balzac  admirait,  paraît-il, 
au  plus  haut  point,  la  divination  de  ces  subtils  esprits  de 
policiers  qui  ont  le  flair  aigu  du  sauvage  pour  suivre  à  la 
piste  un  criminel  sur  la  plus  fugitive  des  traces.  Toute  la 
nuit  ils  causèrent,  ou  plutôt  Vidocq  causa,  tandis  que 
Balzac  savourait  d'admirables  pêches  de  Montreuil,  goû- 
tant à  la  fois  une  double  volupté,  physique  et  intellec- 
tuelle. Vidocq  causa,  et  le  romancier  n'eut  qu'à  transcrire 
sur  le  papier  quelques-unes  de  ces  tragiques  histoires 
pour  en  constituer  les  plus  admirables  et  les  plus  véri- 
diques  des  œuvres. 

Ainsi,  de  toutes  les  façons,  par  la  lecture,  par  l'étude 
directe,  par  le  voyage,  par  l'évocation  des  témoins  du 
passé  ou  ceux  du  présent,  Balzac  arrachait  la  vérité  litté- 
raire à  toutes  les  sources  qui  la  'contenaient.  Restait 
maintenant  à  la  pétrir,  à  l'assimiler,  à  la  transformer  en 
livres. 


Pour  un  labeur  de  cette  envergure,  il  fallait  avant  tout 
posséder  une  méthode  de  travail  rigoureuse,  et,  surtout, 
avoir  une  hygiène.  Or  Balzac  en  avait  une,  mais  il  avait 
en  outre  un  corps  admirablement  résistant  à  toute  espèce 
de  fatigue. 

€  M.  de  Balzac,    a  écrit  Sainte-Beuve,  avait  le  corps 


LA    COMÉDIE    HUMAINE  103 

d'un  athlète  et  le  feu  d'un  artiste  épris  de  la  gloire  :  il 
n'en  fallut  pas  moins  pour  suffire  à  sa  tâche  immense.  Ce 
n'est  que  de  nos  jours  qu'on  a  vu  de  ces  organisations 
énergiques  et  herculéennes  se  mettre  en  quelque  sorte 
en  demeure  de  tirer  d'elles-mêmes  tout  ce  qu'elles  pou- 
vaient produire,  et  tenir,  durant  vingt  ans,  la  rude  ga- 
geure... Aujourd'hui  la  personne  de  l'écrivain,  son  organi- 
sation tout  entière  s'engage  et  s'accuse  elle-même  jusque 
dans  ses  œuvres;  il  ne  les  écrit  pas  seulement  avec  sa 
pure  pensée,  mais  avec  son  sang  et  ses  muscles  (1).  » 

De  fait,  nulle  constitution,  si  elle  n'eût  été  précisément 
herculéenne,  n'aurait  pu  résister  au  travail  balzacien.  Le 
Dr  Cabanes,  dans  l'intéressant  travail  qu'il  a  consacré  à 
l'hygiène  de  Balzac  (2),  note  que  seuls  \Yalter  Scott  et 
Lamartine  surmenèrent  à  ce  point  leur  cerveau.  Walter 
Scott  succomba  à  ce  travail  forcené,  Lamartine,  épuisé, 
se  survécut  à  lui-même  durant  des  années.  Balzac,  au 
contraire,  supporta  jusqu'au  bout  des  fatigues  plus 
immenses  encore.  Peut-être  ne  le  doit-il  qu'à  la  rigou- 
reuse hygiène  à  laquelle  il  s'était  plié  une  fois  pour 
toutes. 

Un  de  ceux  qui  l'ont  approché  le  plus  près,  l'éditeur 
Werdet,  nous  a  donné  sur  la  manière  de  travailler  du 
romancier  les  indications  les  plus  précieuses  : 

«  C'est,  dit-il,  dans  la  solitude  la  plus  complète,  la  plus 
absolue,  les  volets,  les  rideaux  hermétiquement  fermés, 
à  la  clarté  de  quatre  bougies  placées  dans  deux  candé- 
labres d'argent  qui  dominaient  sa  table  de  travail,  que 
Balzac  écrivait,  sur  cette  petite  table,  devant  laquelle 
l'écartement  de  ses  pieds  suffisait,  non  sans  peine,  à  caser 
son  large  abdomen. 

«  Vêtu  d'une  robe  blanche  de  dominicain,  robe  de 
cachemire  en  été,  de  laine  très  fine  en  hiver,  les  jambes 
libres  de  leurs  mouvements,  dans  un  large  pantalon  à 
pied  de  couleur  blanche,   élégamment  chaussé  de  pan- 


(1)  Sainte-Beuve,   Causeries  du  lundi,  t.  II. 

(2)  Balzac  ignoré  (Paris    1800).   A.  Charles,  éditeur. 


lll'i  BALZAC 

toufles  de  maroquin  rouge,  richement  brodées  d'or,  le 
corps  serré  par  une  longue  chaîne  d'or  de  Venise  à 
laquelle  était  suspendu  un  riche  plioir  d'or,  avec  une  paire 
de  ciseaux  du  même  métal,  loin  du  monde,  loin  de  toute 
préoccupation  extérieure,  Balzac  pensait  et  composait,  il 
corrigeait  et  recorrigeait  sans  fisses  épreuves... 

«  A  huit  heures  du  soir,  après  un  fort  léger  repas,  il  se 
couchait  d'ordinaire:  et,  presque  toujours,  deux  heures 
du  matin  le  retrouvaient  assis  à  sa  modeste  table.  Jusqu'à 
six  heures,  sa  plume  vive,  légère,  lançant  des  étincelles 
électriques,  courait  rapidement  sur  le  papier.  Le  seul 
grincement  de  cette  plume  interrompait  le  silence  de  sa 
solitude  monacale. 

«  Puis  il  prenait  un  bain  dans  lequel  il  restait  une 
heure,  plongé  dans  la  méditation.  A  huit  heures,  Auguste 
lui  présentait  une  tasse  de  café  qu'il  avalait  sans  sucre... 

«  Le  travail  de  composition  recommençait  ensuite  avec 
la  même  ardeur  jusqu'à  midi.  Il  déjeunait  alors  avec  des 
œufs  frais  à  la  mouillette,  ne  buvait  que  de  l'eau  et  terminait 
ce  repas  frugal  par  une  seconde  tasse  d'excellent  café 
noir,  toujours  sans  sucre. 

«  D'une  heure  à  six,  encore  le  travail,  toujours  le  tra- 
vail. Puis  il  dînait  fort  légèrement,  buvant  la  valeur  d'un 
petit  verre  de  vin  de  Vouvray,  qu'il  aimait  beaucoup  et 
qui  avait  le  pouvoir  de  lui  égayer  l'esprit...  (1).  » 

\Yerdet  ne  parle  que  du  travail  de  la  composition. 
Celui  de  la  correction  des  épreuves  n'était  pas  moins 
absorbant  ni  pénible. 

Les  corrections  d'imprimerie  de  Balzac  étaient  célèbres 
chez  tous  les  typographes.  «  Un  compositeur  d'imprimerie, 
dit  Champfleury,  faisait  «  son  heure  »  de  Balzac,  comme 
un  forçat  fait  son  temps,  après  quoi  il  se  reposait  en  tra- 
vaillant à  quelque  labeur  plus  facile.  »  De  chaque  signe, 
de  chaque  mot  imprimé  partait  un  trait  de  plume  qui 
rayonnait  et  serpentait  comme  une  fusée,  pour  s'épanouir 
en    pluie    de    phrases,    d'épithètes     et    de     substantifs, 

(1)   Werdet,  Balzac. 


LA    COMEDIE    HUMAINE 


105 


croisés  et  recroisés,  raturés  et  superposés.  C'était  inouï, 
et  cela  recommençait  six  ou  sept  fois!... 

Ainsi  le  premier  article  de  l'hygiène  balzacienne  était  la 
claustration  totale  pendant  le  travail  intellectuel.  Cette 
claustration  étoit  si  sévère  que  —  Jules  Sandeau  le  rap- 
porte quelque 
part,  —  à  l'épo- 
que où  il  habi- 
tait le  pavillon 
de  la  rue  Cas- 
sini,  Balzac  s'en- 
ferma pendant 
vingt-deux  jours 
et  vingt-deux 
nuits  consécutifs 
sans  prendre 
l'air  extérieur, 
sans  même  voir 
la  lumière  du  so- 
leil, dans  une 
chambre  meu- 
blée d'une  cou- 
chette de  fer, 
d'une  table  car- 
rée et  d'un  fau- 
teuil. Lorsqu'il 
éprouvait  le  be- 
soin de  manger,  il  s'humectait  de  temps  en  temps  le 
gosier  de  quelques  gorgées  de  café  pur. 

Le  deuxième  précepte  était  de  boire  très  peu  de  vin  et 
de  manger  peu  de  viande.  En  revanche,  Balzac  consom- 
mait des  fruits  en  quantité  : 

«  Ceux  qu'on  voyait  sur  sa  table,  dit  Gozlan,  étonnaient 
par  la  beauté  de  leur  choix  et  de  leur  saveur.  Ses  lèvres 
palpitaient,  ses  yeux  s'allumaient  de  bonheur,  ses  mains 
frémissaient  de  joie  à  la  vue  d'une  pyramide  de  poires 
ou  de  belles  pêches.  Il  dévorait  tout.  Il  était  superbe  de 
pantagruélisme    végétal,    sa    cravate    ôtée,    sa    chemise 


Vidocq. 


106  BALZAC 

ouverte,  son  couteau  à  fruits  à  la  main,  riant,  buvant  de 
l'eau,  tranchant  dans  la  pulpe  d'une  poire  de  Doyenné,  je 
voudrais  ajouter  :  causant  et  riant,  mais  Balzac  causait 
peu  à  table.  Il  laissait  causer,  riant  de  loin  en  loin,  en 
silence,  à  la  manière  sauvage  de  Bas-de-Cuir,  ou  bien  il 
éclatait  comme  une  bombe,  si  le  mot  lui  plaisait.  Il  le  lui 
fallait  bien  salé,  il  ne  l'était  jamais  trop.  Alors  sa  poitrine 
s'enflait,  ses  épaules  dansaient  sous  son  menton  réjoui. 
Le  franc  Tourangeau  remontait  àla  surface.  Nous  croyions 
voir  Rabelais  à  la  Manse  de  l'abbaye  de  Thélème.  Il  se 
fondait  de  bonheur,  sautait  à  l'explosion  d'un  calembour 
bien  niais,  bien  stupide,  inspiré  par  ses  vins  qui  étaient 
pourtant  délicieux  (1).  » 

Malgré  son  régime  des  fruits,  Balzac  ne  dédaignait  pas, 
cependant,  lorsque  l'occasion  s'en  présentait,  absorber 
quelques  friandises.  Une  de  ses  joies,  lorsqu'il  était  en 
course  dans  Paris,  à  la  poursuite  de  ses  éditeurs,  de  ses 
créanciers  ou  de  ses  procès,  était  d'entrer  dans  une  pâ- 
tisserie et  de  dévorer  force  gâteaux.  C'est  ainsi  qu'un 
jour  il  entraîna  son  fidèle  Gozlan  chez  un  «  pâtissier 
sublime  ».  comme  il  disait,  «  là  où  l'on  fabrique  les  meil- 
leurs pâtés  au  macaroni  de  tout  Paris  ». 

«  Vous  allez  voir,  vous  allez  voir,  fait-il,  ils  sont  déli- 
cieux. » 

L'autre  se  laisse  emmener  et  l'on  s'installe.  Balzac  se 
précipite  sur  l'assiette  des  petits  pâtés  au  macaroni  et 
l'accapare  tout  de  suite. 

t  a  Donnez-nous  tous  ceux  que  vous  avez,  commande-t-il, 
Nous  les  prenons  tous! 

—  Mais,  mon  cher  Balzac...  » 

Au  nom  de  Balzac,  la  jeune  «  demoiselle  du  comptoir  » 
tressaille  et  ne  quitte  pas  des  yeux  le  romancier. 

Celui-ci,  déboutonnant  son  gilet,  attablé,  mangeant  et 
buvant,  ne  cesse  de  mastiquer  et  de  parler.  Il  a  un 
volume  à  la  main,  un  livre  de  Fenimore  Cooper,  le  Lac 
Ontario,  et  il  discute  à  perte  de  vue  sur   la  littérature 

(lj   L.  Gozlan,  op.  cit.  p.   16. 


LA    COMÉDIE    HUMAINE 

américaine  et  la  littérature  française.  Et  il  absorbe  des 
pâtés,  et  des  pâtés  et  des  pâtés.  Toute  la  devanture  y 
passe...  La  jeune  demoiselle  du  comptoir  est  de  plus  en 
plus  stupéfaite  de  voir  un  si  grand  homme  manger  si 
gloutonnement  et  avec  un  appétit  si  formidable.  Jamais 
elle  n'eût  cru  que  l'auteur  du  Lys  dans  la  Vallée  ou  de 
Seraphita  pût  être  aussi  matériel...  et,  peut-être,  aussi 
vulgaire  ! 

A  la  fin;  cependant,  Balzac  est  rassasié. 

«  Ces  pâtés  sont  délicieux,  fait-il,  délicieux!  Et  je  vous 
en  fais  tous  mes  compliments!  » 

La  jeune  demoiselle  du  comptoir  devient  toute  rouge  de 
plaisir  et  de  confusion. 

«  Combien  vous  dois-je  maintenant?  dit  le  romancier 
en  se  levant. 

—  Rien  du  tout,  Monsieur,  rien  du  tout!  fait-elle  pré- 
cipitamment. C'est  un  trop  grand  honneur  pour  moi  de 
vous  avoir  servi.  » 

Balzac  rit  de  son  large  rire,  puis,  prenant  le  volume  de 
Cooper  : 

<r  Tenez,  Mademoiselle,  fit-il,  puisque  vous  ne  voulez 
pas  d'argent,  voici  le  seul  cadeau  que  je  puisse  vous  faire 
en  ce  moment.  Je  n'aurai  jamais  tant  regretté  de  ne  pas 
en  être  l'auteur.  » 

Souvent,  après  des  phases  de  travail  forcé,  Balzac  venait 
se  refaire  avec  le  veau  à  la  casserole  du  Café  de  Paris,  tout 
au  moins  en  automne  et  en  hiver,  car  l'été  il  se  trouvait 
prisonnier  chez  lui  à  cause  des  créanciers!  «  On  n'en 
avait  de  nouvelles,  conte  Richard  Wallace,  que  par 
Joseph  Méry,  le  poète  et  le  romancier,  qui,  seul,  le  ren- 
contrait dans  ces  périodes  d'éclipsé.  Voici  comment.  Méry 
était  un  joueur  invétéré,  il  passait  ses  nuits  au  jeu  qu'il 
ne  quittait  guère  avant  l'aube;  il  devait,  pour  rentrer  chez 
lui,  longer  le  café  de  Paris.  Pendant  quatre  jours  de  suite, 
il  aperçut  Balzac  en  pantalon  à  pieds,  en  redingote  à 
revers  de  velours,  errant  lentement  de  long  en  large.  La 
seconde  fois,  Méry  fut  surpris;  la  troisième,  intrigué; 
enfin,  le    quatrième  jour,  n'y  tenant  plus,  il   demanda  à 


108  BALZAC 

Balzac  la  raison  de  ses  déambulations  nocturnes  en  cet 
endroit.  Balzac  mit  la  main  dans  sa  poche,  et  en  sortit  un 
almanach  indiquant  que  le  soleil  ne  se  levait  pas  avant 
3  h.  40.  «  Je  suis  traqué,  dit-il,  par  les  agents  du  Tribunal 
de  commerce,  et,  contraint  de  me  cacher  pendant  le  jour, 
je  profite  de  la  nuit  pour  me  promener;  ils  ne  peuvent 
pas  m'arrêter  avant  le  lever  du  soleil. 

Quand  Balzac  n'était  pas  poursuivi  par  les  gardes  du 
commerce,  il  avait,  du  reste,  à  dépister  les  chefs  de  la  garde 
nationale  détenteurs  d'un  mandat  d'arrêt  lancé  contre 
lui  pour  omission  de  service.  Que  de  ruses  il  lui  fallait 
imaginer  pour  dépister  ces  fameux  gardes!  Mais  à  rusé, 
rusé  et  demi.  Un  jour,  Balzac  fut  pris.  Un  matin  qu'il 
travaillait,  sa  vieille  gouvernante  vint  le  prévenir  qu'un 
grand  camion  arrêté  devant  sa  porte  avait  une  caisse  à  son 
adresse. 

«  Comment  m'ont-ils  trouvé  ici?  »  s'écria  Balzac,  et  il 
expédia  la  dame  pour  de  plus  amples  informations.  Elle 
revint  bientôt.  La  boîte  contenait  un  vase  étrusque  en- 
voyé d'Italie,  et,  comme  elle  avait  été  trimballée  depuis 
trois  jours  dans  tous  les  quartiers  de  Paris  par  suite  des 
louables  efforts  du  camionneur  pour  trouver  le  destina- 
taire, celui-ci  priait  instamment  M.  Balzac  de  vouloir  bien 
vérifier  le  bon  état  de  l'emballage  avant  qu'il  fût  procédé 
au  déchargement.  Balzac  donna  dans  le  panneau.  Sans 
prendre  le  temps  de  changer  sa  robe  de  chambre  et  ses 
pantoufles  contre  une  paire  de  bottes,  il  se  précipita  dans 
la  rue,  pour  surveiller,  avec  un  bon  sourire,  le  conduc- 
teur maniant  avec  délicatesse  le  trésor  qui  lui  arrivait. 

«  Pris  enfin  !  »  dit  une  voix  de  stentor  derrière  lui,  et, 
dissipant  son  rêve,  le  possesseur  de  cette  voix  mit  la 
main  sur  l'épaule  du  romancier,  tandis  qu'un  solide  com- 
pagnon se  plantait  devant  la  porte  de  la  rue  et  lui  cou- 
pait la  retraite   de  ce  côté. 

«  Avec  un  raffinement  de  cruauté  le  sergent-major  par- 
fumeur ne  voulut  pas  permettre  à  son  prisonnier  de  chan- 
ger de  vêtement,  et,  tandis  que  le  char  disparaissait  dans 
le  lointain  avec  le  vase  étrusque,  Balzac,  poussé  dans  un 


I 

3 


2 

5 


110  BALZAC 

fiacre,  était  conduit,  pour  la  semaine,  dans  une  sordide 
prison  où  il  eut  pour  compagnon  d'infortune  Adolphe 
Adam,  l'auteur  du  Postillon  de  Longjumeau(l).  » 

Peut-être  fut-ce  cette  soirée-là  qu'il  composa  les  fameux 
«  commandements  de  l'Église  démocratique  »  : 

Le  lundi  les  armes  prendras 
Et  le  mardi  pareillement, 
Mercredi  garde  monteras 
Avec  giberne  et  fourniment; 
Le  jeudi  tu  la  descendras 
Dedans  le  même  accoutrement  ; 
Vendredi  tu  recommenceras 
A  patrouiller  civiquement; 
Samedi  tu  t'éveilleras 
Au  son  d'un  rappel  vivement  ; 
Mais  le  dimanche,  tu  viendras 
Parader  militairement; 
Et  c'est  ainsi  que  tu  mourras 
De  faim,  républicainement. 

Si  Balzac  mangeait  beaucoup,  parfois  il  aimait  aussi 
fort  à  faire  boire  les  autres.  C'est  ainsi  qu'un  soir  il  pré- 
senta à  ses  amis  un  grand  seigneur  russe  qui,  toute  la 
nuit,  absorba  une  quantité  incroyable  de  flacons.  Plus 
l'homme  du  Nord  buvait,  plus  il  était  bavard  et  plus 
aussi  il  s'attendrissait  sur  les  malheurs  de  ses  amis 
déportés  dans  la  Sibérie.  Gozlan  et  les  autres  lui  don- 
naient la  réplique.  A  la  fin  de  la  soirée,  tous  les  convives 
étaient  en  larmes.  Le  lendemain  Balzaaapprit  à  ses  hôtes 
que  le  seigneur  russe  n'avait  jamais  eu  d'amis  déportés  et 
que  tous  avaient  été  victimes  du  vin  du  Rhin. 

Après  le  dîner,  lorsque  la  scène  se  passait  aux  Jardies. 
on  allait  généralement  prendre  le  café  sur  la  terrasse.  Ce 
café  de  Balzac  eût  mérité  de  devenir  proverbial.  «  11  se 
composait,  nous  dit  Gozlan,  de  trois  sortes  de  grains  : 
bourbon,  martinique  et  moka.  Le  bourbon,  Balzac  l'ache- 


(1)  Richard    Wallace,    Un    Anglais    à  Paris,  traduction    J.  Hercé. 
(Pion,  éditeur.) 


LA    COMÉDIE    HUMAINE  111 

tait  rue  du  Mont-Blanc  (aujourd'hui  Chaussée-d'Antin),  le 
martinique,  rue  des  Vieilles-Haudriettes  chez  un  petit 
épicier,  et  le  moka  dans  le  faubourg  Saint-Germain,  chez 
un  épicier  de  la  rue  de  l'Université.  Tous  ces  achats  ne 
constituaient  pas  moins  d'une  demi-journée  de  courses 
à  travers  Paris.  Mais  un  bon  café  vaut  cela  et  même 
davantage  (1).  » 

Dans  son  Traité  des  excitants  modernes,  le  romancier 
a  décrit  lui-même  l'état  cérébral  des  gens  de  lettres  qui 
prenaient  de  ce  café  avec  excès  : 

«  Ce  café  tombe  dans  votre  estomac.  Dès  lors,  tout 
s'agite,  les  idées  s'ébranlent  comme  les  bataillons  de  la 
Grande  Armée  sur  le  terrain  d'une  bataille,  et  la  bataille 
a  lieu.  Les  souvenirs  arrivent  au  pas  de  charge,  enseignes 
déployées  ;  la  cavalerie  légère  des  comparaisons  se  déve- 
loppe pour  un  magnifique  galop;  l'artillerie  de  la  logique 
accourt  avec  son  train  et  ses  gargousses:  les  traits  d'es- 
prit arrivent  en  tirailleurs,  les  figures  se  dressent,  le 
papier  se  couvre  d'encre,  car  la  lutte  commence  et  finit 
par  des  torrents  d'eau  noire,  comme  la  bataille  par  sa 
poudre  noire...  » 

Inutile  d'ajouter  que  ce  café  merveilleux,  Balzac  était 
seul  à  le  préparer,  à  en  surveiller  l'infusion,  la  cuisson,  le 
sucrage,  etc.  Il  a,  du  reste,  donné  les  détails  les  plus 
infimes  sur  le  mode  de  préparation  de  cette  liqueur  in- 
comparable. 

Cependant,  si  délectable  que  fût  ce  breuvage,  il  l'était 
encore  moins,  parait-il,  que  le  thé  qui  était  servi 
dans  la  maison  de  Fauteur  de  la  Comédie  humaine.  Il 
fallait  subir  une  sorte  d'initiation  pour  acquérir  le  droit 
de  déguster  ce  nectar  unique.  Jamais  Balzac  n'en  offrait 
aux  profanes,  et  ses  intimes  eux-mêmes  n'en  buvaient 
point  toutes  les  fois  qu'ils  les  invitait. 

«  Aux  fêtes  carillonnées  seulement,  raconte  encore 
Gozlan,  Balzac  sortait  son  thé  de  la  boîte  Kamtschadale 
où  il  était  enfermé  comme  une  relique,  et  il  le  dégageait 

(1)  L.  Ijozlan,  op.  cit.,  p.  17. 


112  BALZAC 

lentement  de  l'enveloppe  de  papier  de  soie  couverte  de 
caractères  hiéroglyphiques. 

«  Alors  Balzac  recommençait  encore  une  fois  l'histoire 
de  ce  fameux  thé  d'or.  Le  soleil  ne  le  mûrissait  que  pour 
l'Empereur  de  Chine,  disait-il,  des  mandarins  de  pre- 
mière classe  étaient  chargés,  comme  par  un  privilège  de 
naissance,  de  l'arroser  et  de  le  soigner  sur  sa  tige. 
C'étaient  des  jeunes  filles  vierges  qui  le  cueillaient  avant 
le  lever  du  soleil  et  le  portaient  en  chantant  aux  pieds  de 
l'Empereur...  Par  grâce  spéciale,  l'Empereur  de  Chine, 
dans  ses  jours  de  largesse,  en  envoyait  par  les  caravanes 
quelques  poignées  à  l'Empereur  de  Russie.  C'était  par  le 
ministre  de  l'autocrate  que  Balzac,  de  ministre  en  ambas- 
sadeur, tenait  celui  dont  il  nous  favorisait  à  son  tour. 

«  Le  dernier  envoi  avait  failli  rester  en  route,  il  était 
arrosé  de  sang  humain.  Des  Kirghiz  et  des  Tartares 
avaient  attaqué  la  caravane  russe  à  son  retour,  et  ce 
n'est  qu'après  un  combat  très  long  et  très  meurtrier 
qu'elle  était  parvenue  à  Moscou,  sa  destination.  C'était, 
comme  on  le  voit,  une  espèce  de  thé  des  Argonautes. 
L'histoire  de  l'expédition  ne  finissait  pas  là,  du  reste  ; 
celle  de  ses  étonnantes  propriétés  y  faisait  suite.  Si  l'on 
prend  trois  fois  de  ce  thé  d'or,  disait  Balzac,  on  devient 
borgne  ;  six  fois  on  devient  aveugle.  Aussi,  lorsque  Lau- 
rent Jan  se  disposait  à  boire  une  tasse  de  ce  thé  digne  de 
figurer  dans  les  endroits  les  plus  bleus  des  Mille  et  une 
Xuits,  il  disait  : 

«  Je  risque  un  œil  :  versez!...  (1)  » 

Le  troisième  précepte  de  la  méthode  balzacienne  consis- 
tait à  pratiquer  la  chasteté  aussi  longtemps  que  possible, 
aussi  longtemps,  en  tous  cas,  que  durait  la  période  de 
travail  intellectuel. 

«  Il  insistait  beaucoup,  dit  Théophile  Gautier,  sur  cette 
recommandation,  très  rigoureuse  pour  un  jeune  homme 
de  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ans.  Selon  lui,  la  chasteté 
réelle  développait  au  plus  haut  degré  les  puissances  de 

(1)  L.  Gozlan,  op.  cit.,  p.  19. 


LA    COMEDIE    HUMAINE 


11.1 


l'esprit,  et  donnait  à  tous  ceux  qui  la  pratiquaient  des 
facultés  inconnues.  Nous  objections  timidement  que  les 
plus  grands  génies  ne  s'étaient  interdit  ni  l'amour,  ni  la 
passion,  ni  même 
le  plaisir,  et 
nous  citions  des 
noms  illustres. 
Balzac  hochait  la 
tête  et  répon- 
dait :  «  Ils  au- 
raient fait  bien 
autre  chose  sans 
les  femmes!  » 
Toute  la  conces- 
sion qu'il  put 
nous  accorder, 
et  encore  la  re- 
grettait-il, fut  de 
voir  la  personne 
aimée  une  demi- 
heure  chaque 
année.  Il  per- 
mettait les  let- 
tres :  cela  for- 
mait le  style!  (1)» 
' Sans  doute 
Balzac  était  sin- 
cère lorsqu'il 
professait  à  de 
jeunes  disciples 
son  précepte  de 
chasteté.       Mais 

lui-même  y  fut-il  toujours  très  fidèle?  Si  nous  consultons 
l'ouvrage  de  Mme  Surville,  nous  répondrons  affirmative- 
ment. De  même,  George  Sand  a  écrit  :  <c  II  aimait  la  chasteté 
comme  une  recherche   et  n'attaquait  le  sexe  (sic)  que  par 


Caricature  de  Balzac. 


(1)  Théophile  Gautier,  Balzac.  Fasquelle.  éditeur. 


114  BALZAC 

curiosité.  Quand  il  trouvait  une  curiosité  égale  à  la  sienne, 
il  exploitait  cette  mine  d'observations  avec  un  cynisme  de 
confesseur;  c'est  ainsi  qu'il  s'exprimait  sur  ce  chapitre. 
Mais  quand  il  rencontrait  «  la  santé  de  l'esprit  et  du  corps  » 
il  se  trouvait  heureux  comme  un  enfant  de  pouvoir  parler 
de  l'amour  vrai  et  de  s'élever  dans  les  hautes  régions  du 
sentiment...  »  Mais  il  semble  bien  que,  consciemment  ou 
non,  Balzac  était  beaucoup  plus  roué  en  amour  qu'il  n'y 
paraît.  Il  aimait,  lorsqu'il  rencontrait  une  femme  nouvelle 
à  faire  étalage  de  cette  prétendue  chasteté  qui  lui  servait 
comme  d'une  arme  pour  abuser  de  la  crédulité  de  celle 
qu'il  voulait  conquérir.  Mais,  en  définitive,  la  liste  de  ses 
aventures  passionnelles  s'allongeait  sans  cesse,  et  s'il 
n'aimait  pas  beaucoup  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui 
les  passades,  il  reste,  comme  le  note  très  bien  le  Dr  Ca- 
banes, qu'à  l'occasion  il  savait  se  conduire  en  vrai  disciple 
de  Rabelais.  Seulement  il  ne  tenait  pas  beaucoup  qu'on 
le  sût,  et,  un  jour,  il  se  fâcha  tout  rouge  parce  qu'une 
caricature  avait  paru  dans  un  petit  journal,  qui  travestis- 
sait ses  principes  de  chasteté. 

Enfin  le  dernier  précepte  de  la  méthode  balzacienne  était 
l'absence  totale  de  tabac.  Théophile  Gautier  a  conté  que 
Balzac  était  impitoyable  sur  ce  point,  n'admettant  ni  la 
cigarette,  ni  le  cigare,  ni  la  pipe.  Du  reste,  sa  Théorie  des 
excitants  contient  une  violente  diatribe  contre  le  tabac. 
L'auteur  de  Émaux  et  Camées  désespérant  de  modifier  à 
ce  sujet  l'opinion  de  Balzac  voulut,  du  moins,  l'initier  aux 
voluptés  du  haschich  :  il  l'amena,  un  jour,  à  l'hôtel  Pi- 
modan,  mais  M.  de  Lovenjoul  affirme  que  la  forte  tête  du 
romancier  sut  résister  au  poison.  «  Mon  cerveau  est  si 
solide,  écrit-il  à  Mme  Hanska,  qu'il  fallait,  à  ce  qu'on  m'a 
dit,  que  la  dose  fût  plus  forte.  Néanmoins,  j'ai  entendu 
des  voix  célestes  et  j'ai  vu  des  peintures  divines,  puis  j'ai 
descendu  pendant  vingt  ans  l'escalier  de  Lauzun  ;  j'ai  vu 
les  dorures  et  les  peintures  du  salon  dans  une  splendeur 
féerique.  Mais,  ce  matin,  depuis  mon  réveil,  je  dors  tou- 
jours et  je  suis  sans  force  et  sans  volonté...  j» 


y 

LA    COMEDiE    HUMAINE  11 


Quel  eût  été  maintenant  le  couronnement  de  cette 
belle  œuvre,  de  ce  magnifique  effort  littéraire,  le  plus 
ardemment  souhaité  par  l'auteur  de  la  Comédie  humaine? 
Deux  choses,  sans  doute  auront,  toute  sa  vie,  tenté 
Balzac  :  la  gloire  et  la  fortune,  mais,  entre  les  deux,  c'est 
encore  à  la  première  qu'allaient  ses  préférences.  La  for- 
tune qu'il  poursuivit  pendant  son  existence  avec  une 
âpreté  aussi  patiente  et  qu'il  pourchassa,  nous  allons  le 
voir,  de  vingt  manières  différentes,  lui  arriva  trop  tard, 
à  la  veille  même  de  sa  mort.  Mais  peut-on  dire  aussi  qu'il 
ait  vraiment  connu  la  gloire,  celui  qui  rêva  la  plus  belle 
de  toutes  les  gloires  littéraires  et  qui  ne  put  jamais  y 
parvenir?  Les  échecs  successifs  de  Balzac  à  l'Académie 
française  furent,  on  peut  bien  l'avouer,  le  deuil  de  toute 
sa  carrière.  Et,  pourtant,  Edmond  Biré  l'a  dit  dans  son  si 
intéressant  ouvrage  sur  Balzac  : 

«Attaché  à  la  tradition,  admirateur  ardent  de  Richelieu, 
Balzac  voyait  dans  l'Académie  française  un  legs  du  passé, 
une  des  plus  nobles  institutions  de  cette  France  du 
xvne  siècle,  l'objet  de  ses  admirations  et  de  ses  regrets. 
L'Académie  n'a  pas  compris  qu'elle  avait  en  lui  un  fervent 
dévot,  le  dernierpeut-être,  qui  l'aimait  pour  elle-même... 
Au  lieu  de  tendre  la  main  à  cet  amant  lidèle,  de  se  borner, 
du  moins,  à  lui  dire  :  Repassez,  elle  a  répété  pendant 
vingt  ans  le  mot  de  Sainte-Beuve  :  «  M.  Balzac  est  trop 
gros  pour  nos  fauteuils  (l).  » 

Dès  1833,  Balzac  songeait  à  l'Académie,  mais  ce  n'est 
qu'en  1839  qu'il  posa  pour  la  première  fois  sa  candidature. 
Il  avait  trente-neuf  ans  seulement,  mais  il  avait  déjà 
publié  vingt  chefs-d'œuvre.  Or  il  s'agissait  de  remplacer 
Michaud,  l'historien  des  Croisades.  Les  candidats  au  fau- 
teuil étaient  Berryer,  Casimir  Bonjour  et  Vatout.  Balzac 
résolut  de  commencer  ses  visites,  prêt  à  s'effacer  devant 
Berryer,  s'il  le  fallait.  Entre  autres  académiciens,  il  vit 


(1)  Edmond  Biré,  op.  cit.,  p.  lfi. 


lin  BALZAC 

Alexandre  Duval,  l'un  des  doyens  de  l'Académie.  Celui-ci 
le  reçut  dans  sa  chambre  à  coucher  et  lui  dit  en  montrant 
son  lit  : 

«  Monsieur,  voilà  un  lit  où  je  vais  bientôt  mourir. 

—  Je  vous  crois,  au  contraire,  monsieur,  bien  des 
années  d'existence,  répondit  Balzac,  et  la  preuve  c'est 
que  je  viens  vous  demander  votre  voix.  Je  ne  serai  pro- 
bablement pas  nommé  cette  fois-ci  ni  l'autre.  D'après 
toutes  les  probabilités,  il  n'y  aura  pas  d'extinction  avant 
trois  ans;  c'est  donc  pour  dans  six  ans  au  plus  tôt  que  je 
compte  sur  vous.  » 

Si  flatteur  que  fut  ce  petit  discours,  le  vieillard  ne  dit 
ni  oui  ni  non.  Du  reste,  la  situation  se  modifia.  Victor 
Hugo,  qui  avait  échoué  en  1836,  s'étant  décidé  à  se  repré- 
senter, l'auteur  de  la  Comédie  humaine  s'effaça  devant 
lui.  Son  désistement  généreux  n'assura  pas  le  succès  de 
Hugo  qui  fut  encore  une  fois  battu. 

Deux  ans  plus  tard,  en  1841,  M.  de  Bonald  étant  venu  à 
mourir,  Balzac  songea  un  moment  à  briguer  cette  succes- 
sion académique.  Il  s'en  ouvrit  à  Victor  Hugo,  un  jour, 
aux  Jardies  : 

«  Nous  nous  levâmes,  dit  Léon  Gozlan  qui  était  présent, 
pour  aller  prendre  le  café  sur  la  terrasse  et  respirer  l'air 
lumineux  et  doux  d'une  belle  journée.  On  causa  encore 
environ  une  heure  autour  des  tasses,  heure  charmante  et 
sérieuse  où  il  fut  d'abord  question  entre  Victor  Hugo  et 
Balzac  de  l'Académie  française.  En  ce  moment,  il  y  avait 
une  vacance  à  l'Institut.  Hugo  promit  peu;  Balzac  n'es- 
pérait pas  grand'chose.  Il  n'éTait  pas  en  faveur  —  l'a-t-il 
jamais  été?  —  sous  la  coupole  du  palais  Mazarin  (1)...  » 

En  conséquence,  le  romancier  s'abstint  cette  fois 
encore,  comme  trois  ans  plus  tard,  lorsque  mourut 
Vincent  Campenon  et  aussi  en  1845,  à  la  mort  de  Royer- 
Collard. 

En  1847,  il  y  eut  une  nouvelle  élection  à  propos  de  Bal- 
lanche.  Si  l'on   en    croit  les   Propos   de   table  de   Victor 

(\)  Léon  Gozlun,  op.  cit. 


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118  BALZAC 

Hugo  recueillis  par  Richard   Lesclide,  Balzac  aurait  eu 
deux  voix  dans  cette  élection  :  celle  de  Hugo  et  celle  de 
M.  Ponge rville. 
Voici  comment  la  chose  se  serait  produite  : 

—  Le  jour  de  l'élection,  rapporte  Hugo,  j'étais  assis 
auprès  de  l'excellent  Pongerville,  le  meilleur  des  hommes  ; 
je  lui  demandai  à  brûle-pourpoint  : 

«  Pour  qui  votez-vous? 

—  Pour  Vatout,  comme  vous  savez. 

—  Je  le  sais  si  peu  que  je  viens  vous  demander  votre 
voix  pour  Balzac. 

—  Impossible. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  voilà  mon  bulletin  tout  préparé.  Voyez  : 
Vatout. 

—  Oh  !  cela  ne  fait  rien.  » 

«  Et,  sur  deux  carrés  de  ma  plus  belle  écriture,  j'écrivis  : 
Balzac. 

—  Eh  bien?  me  dit  Pongerville. 

—  Eh  bien,  vous  allez  voir.  » 

«  L'huissier  qui  recueillait  les  bulletins  s'approcha  de 
nous,  je  lui  remis  un  des  bulletins  que  j'avais  préparés. 
Pongerville  tendit  à  son  tour  la  main  pour  jeter  Vatout 
dans  l'urne,  mais  une  tape  amicale  que  je  lui  donnai  sur 
les  doigts  fit  tomber  son  papier  à  terre.  Il  le  regarda, 
parut  indécis,  et,  comme  je  lui  offrais  le  second  bulletin 
sur  lequel  était  écrit  le  nom  de  Balzac,  il  sourit,  et  le 
donna  de  bonne  grâce. 

«  Et  voilà  comment  Honoré  Balzac  eut  deux  voix  au 
dépouillement  du  scrutin  de  l'Académie  iii.  » 

Toutes  ces  candidatures  un  peu  improvisées  n'avaient 
rien  de  bien  sérieux.  Il  faut  arriver  au  mois  de  janvier 
18i9  pour  trouver  deux  élections  officielles  à  propos  de 
Balzac.  Le  11  et  le  18  janvier  de  cette  année-là,  eurent 
lieu  les  remplacements  de  Chateaubriand  et  de  Vatout. 
Balzac,  cette  fois,  se  présenta  aux  deux  fauteuils.  Hélas! 

1)  Richard   Lesclide,  Propos  de  table  de    Victor  Hugo 


LA   COMÉDIE    HUMAINE  119 

sans  plus  de  succès  que  les  années  précédentes.  Étant  en 
Russie  à'cette  époque,  il  n'avait  pu  accomplir  les  visites 
obligatoires,  et,  déjà,  on  lui  en  faisait  un  grief.  Auguste 
Vacquerie  écrivait  à  ce  propos  dans  l'Événement  :  A 
l'heure  qu'il  est,  Balzac  est  en  Russie;  comment  veut-on 
qu'il  fasse  les  visites?  Il  ne  sera  pas  de  1" Académie  parce 
qu'il  n'aura  pas  été  à  Paris?  Et,  lorsque  l'avenir  dira  :  il  a 
fait  Splendeurs  et  Misères  des  Courtisanes,  le  Père  Go- 
riot, les  Parents  Pauvres  et  les  Treize,  l'Académie  ré- 
pondra :  Oui,  mais  il  a  fait  un  voyage!...  Les  visites  que 
Balzac  ne  fait  pas,  ses  livres  les  ont  faites.  Il  ne  se  pré- 
sente pas?  La  gloire  le  présente!  » 

Le  il  janvier,  le  duc  de  Noailles  fut  élu  par  25  suffrages; 
Balzac  eut  2  voix.  Le  18  janvier,  ce  fut  M.  de  Saint-Priest 
qui  l'emporta  au  bout  de  trois  tours  de  scrutin  par 
14  voix.  Balzac  avait  eu  successivement  :  2  voix,  1  voix  et 
0  voix. 

En  apprenant  à  Vierszchowina  ce  double  échec,  le  ro- 
mancier écrivit  à  Laurent  Jan  : 

«  L'Académie  m'a  préféré  M.  de  Noailles.  11  est  sans 
doute  meilleur  écrivain  que  moi;  mais  je  suis  meilleur 
gentilhomme  que  lui,  car  je  me  suis  retiré  devant  la  can- 
didature de  Victor  Hugo.  Et  puis,  M.  de  Noailles  est  un 
homme  rangé,  et  moi,  j'ai  des  dettes,  palsambleu  !  » 

Après  une  telle  défaite,  Balzac  ne  pouvait  songer  à  se 
représenter.  Mais  c'était  encore  là  une  dernière  ambition 
que  la  destinée  lui  ravissait  jalousement. 


VI 


Les  Entreprises  de  Balzac 


L'histoire  des  entreprises  de  Balzac,  c'est  à  coup  sûr 
le  chapitre  le  plus  invraisemblable  et  le  plus  fantas- 
tique de  sa  biographie.  On  peut  dire  que  tous  les  projets 
de  fortune,  toutes  les  entreprises  à  créer,  toutes  les  idées 
sources  de  revenus  possibles,  Balzac  les  aura  connues, 
les  aura  eues,  les  aura  caressées,  les  aura  triturées  dans 
son  vaste  cerveau  et  sa  puissante  imagination. 


Un  des  soucis  qui  hantèrent  le  plus  visiblement  Balzac 
toute  sa  vie  fut  celui  de  l'arrivisme  rapide  à  la  gloire, 
aux  honneurs  et  à  la  fortune.  Posséder  à  Paris  la  toute- 
puissance  que  donne  un  nom  mondial,  une  situation 
énorme  ou  une  fortune  colossale  fut  son  rêve  le  plus  cher" 
Mais,  d'autre  part,  comment  arriver,  seul,  chétif  individu 
perdu  dans  la  multitude,  à  conquérir  rapidement,  en 
brûlant  les  étapes,  ces  postes  enviés,  ces  situations  pri- 
vilégiées, ces  fortunes  chimériques?  Et  qui  pourrait  lui 
donner  cette  puissance?  Les  lettres?  Le  chemin  était 
trop  long  à  parcourir  et  Balzac  sentait  qu'il  y  usait  sa 
vie.  La  politique?  Ses  récentes  tentatives  électorales  l'en 
avaient  dégoûté  à  jamais...  Un  seul  pouvoir  demeurait, 
aux  yeux  de  Balzac,  susceptible  de  lui  assurer  cet  arri- 
visme rapide,  fatal,  instantané  :  la  Presse!  Oui,  mais 
fallait-il  encore  pouvoir  mettre  la  main  suc  elle,  dompter 
cette  force,  manier  cet  instrument,  jouer  de  cette  arme 
formidable!  Et  comment  lui,  Balzac,  pouvait-il  lutter 
avec  avantage  contre  un  tel    adversaire?...    C'est  alors 


LES   ENTREPRISES    DE    BALZAC 


121 


qu'une  idée  se  présenta  à  l'esprit  du  romancier,  se  précisa 
peu  à  peu,  prit  forme,  illumina  son  cerveau,  le  transporta 
d'enthousiasme.  Il  allait  dompter  la  Presse! 

Aussitôt  il  se  précipite  chez  son  fidèle  Gozlan,  il  lui 
expose  le  projet  qui  vient  d'éclore    dans  son    cerveau. 

«  Mon  ami.  j'ai 
trouvé  un  moyen 
sûr,  infaillible  de 
m'emparer  de  la 
presse  à  mon 
profit,  ou,  plu- 
tôt, à  notre  pro- 
fit, de  la  faire 
servir  à  nos  des- 
seins, de  manier 
à  notre  gré  cette 
machine  terrible 
qui  peut  tout, 
seule  puissance 
mondiale  d'au- 
jourd'hui. » 

Léon  Gozlan 
l'écoutait  en  fu- 
mant son  cigare, 
l'œil  un  peu  rail- 
leur : 

«  Allons  donc, 
contez-moi  cela. 

—  Voici,  fît-il. 

C'est  très  simple,  mais  encore  fallait-il  y  songer.  Nous 
allons  constituer  une  association  d'une  dizaine  d'écrivains 
qui  se  jureront  fidélité  et  dévouement  les  uns  aux  autres. 
Proiitant  des  relations  de  chaque  associé,  nous  nous 
arrangerons  pour  que  l'un  de  nous  occupe  dans  chaque 
journal  important  une  place  prépondérante,  quel  que 
soit  le  journal  et  quel  que  soit  le  parti  qu'il  soutient... 

—  Mais... 

—  Attendez,    ne    m'interrompez    pas.     Lorsque     nous 


Léon   Gozlan. 


122  BALZAC 

aurons  ainsi  dans  chaque  place  forte  un  affilié,  le  reste 
ne  sera  plus  qu'un  jeu  d'enfant.  L'un  de  nous  aura-t-il 
une  place  à  solliciter,  une  faveur  à  obtenir,  une  croix  à 
demander,  tous  les  associés,  vous  entendez  bien,  tous 
les  associés  feront  chorus  pour  la  lui  faire  obtenir  de  gré 
ou  de  force.  Les  journaux  ministériels  pousseront  à  la 
roue,  les  journaux  de  l'opposition  feront  entendre  qu'ils 
se  désintéressent  de  la  question,  le  reste  de  la  presse  se 
taira.  Disposant  de  l'opinion  publique,  nous  l'utiliserons 
sans  vergogne  à  notre  profit.  Si  l'on  touche  à  l'un  de 
nous,  malheur  à  l'imprudent  qui  aura  osé  s'attaquer  à 
notre  groupe!  Mais  si  nous  avons  des  appuis  quelque  part, 
si  l'un  des  associés  s'est  faufilé  dans  un  journal,  dans  un 
salon,  dans  un  ministère,  toute  la  bande  lui  emboîte  le 
pas... 

«  Quelle  idée!  continue  Balzac.  Et  quelle  réclame, 
pensez-vous,  pour  nos  œuvres  futures!  Si  l'un  de  nous 
fait  un  livre,  une  pièce,  dirige  un  théâtre,  une  maison  de 
commerce,  une  entreprise  industrielle,  il  a  tous  les 
autres,  c'est-à-dire  toute  la  presse  pour  l'encourager, 
pour  le  louer,  pour  le  porter  aux  nues.  Désormais,  mon 
cher  Gozlan,  nous  voilà  maîtres  du  monde. 

—  Sans  doute,  répondit  l'auteur  d'Aristide  Froissart, 
votre  idée  est  amusante,  mais  je  prévois  déjà  une  ob- 
jection. 

—  Laquelle? 

—  Le  choix  même  de  nos  associés,  choix  délicat  et  dif- 
licile,  s'il  en  fut.  Y  avez-vous  songé? 

—  Certes,  repartit  Balzac.  Mais  je  n'ai  pas  encore  ar- 
rêté les  noms. 

—  Eh  bien,  voulez-vous  que  nous  les  examinions  en- 
semble ces  futurs  membres  de  l'association? 

—  Parfaitement.  » 
Aussitôt  Gozlan  tira  de  sa  poche  un  morceau  de  papier 

et  un  crayon  et  se  mit  en  devoir  d'écrire. 

—  Voyons?...  A...  vous  convient-il? 

—  Oh!  oh!  reprit  Balzac,  il  y  a  beaucoup  à  dire  à  son 
sujet.  C'est  un  orgueilleux  et  un  imbécile. 


LES    ENTREPRISES    DE    BALZAI  123 

—  Bon.  Et  B...? 

—  Oh!  B...  n'a  aucun  talent. 

—  Alors,  H...? 

--  C'est  un  drôle,  il  m'a  insulté! 

—  Et  J...? 

—  C'est  une  canaille  !  » 

Gozlan  passa  ainsi  en  revue  la  liste  des  vingt  ou  trente 
journalistes  les  plus  célèbres  de  l'époque,  mais  on  ne  sait 
comment  il  se  faisait,  toujours  Balzac  avait  une  objection 
à  formuler.  Il  est  vrai  qu'il  était  en  si  mauvais  termes 
avec  toute  la  presse  ! 

Enfin,  tant  bien  que  mal,  on  réunit  neuf  noms  (dont 
huit  acceptés  par  Balzac  provisoirement)  et  l'on  décide  de 
se  retrouver  la  semaine  suivante  au  Jardin  des  Plantes, 
dans  la  grande  allée  du  Muséum.  De  là  on  partirait  pour 
aller  dîner  dans  un  restaurant  lointain  et  imprévu  dont 
Balzac  conservait  jalousement  l'adresse  secrète. 

La  semaine  suivante,  à  l'heure  dite,  on  voit  s'avancer, 
en  effet,  du  fond  de  l'allée  du  Muséum,  Théophile  Gautier, 
Granier  de  Cassagnac,  Louis  Desnoyers,  Eugène  Guinot, 
Alphonse  Karr,  Merle,  Altaroche,  Gozlan  et  enfin  Balzac 
lui-même  qui  se  met  à  la  tête  de  la  petite  troupe. 

On  sort  du  Jardin  des  Plantes,  on  prend  par  le  quai  de 
l'Entrepôt  et  quand  on  est  entre  la  rue  de  Poissy  et  la 
rue  des  Fossés-Saint-Bernard,  Balzac  s'arrête  : 

—  Messieurs,  dit-il,  c'est  ici. 

Tout  le  monde  se  regarde  ébahi  :  on  se  trouvait  en  face 
d'une  ignoble  bâtisse  occupée  par  un  «  chand  de  vin  » 
aux  carreaux  sales,  avec,  au-dessus  delà  porte  d'entrée, 
une  vieille  enseigne  où  l'on  distinguait  un  énorme  cheval 
de  roulier,  peint  en  rouge,  dressé  sur  ses  jambes  de  der- 
rière, laissant  lire  sous  ses  sabots  ces  mots  :  Au  Cheval 
Rouge. 

—  Le  Cheval  Rouge,  Messieurs,  dit  solennellement 
Balzac  avant  d'entrer  dans  l'immeuble,  ce  sera,  si  vous  le 
voulez  bien,  le  titre  de  notre  association.  Dès  mainte- 
nant, vous  êtes  des  chevaux  rouges. 

Et  il  pénétra  dans  le  couloir  humide. 


l'-'i  BALZAC 

La  salle  à  manger  était  aussi  misérable  et  aussi  triste 
que  l'enseigne,  et.  bientôt,  les  convives  purent  s'aperce- 
voir que  le  menu  répondait  aux  apparences  de  la  maison. 
D'autre  part,  Gozlan  note  finement  que  tous  ces  chevaux 
rouges  ne  s'étaient  pas  toujours  entendus  parfaitement 
dans  la  vie  et  que  bien  des  dissentiments  subsistaient 
entre  eux  : 

«  Tous  ces  coudoiements,  toutes  ces  taloches  littéraires, 
toutes  ces  gourmades  d'un  passé  qui  n'était  pas  bien 
vieux,  revenaient  quelquefois  à  la  surface.  Si  les  sourires 
se  faisaient  doux,  si  les  verres  se  choquaient  bruyamment 
entre  eux,  si  l'esprit  de  celui-ci  fraternisait  avec  l'esprit 
de  celui-là,  la  sincérité  antique  n'était  pas  le  fond  de  ce 
tableau.  De  temps  en  temps  des  silences  moqueurs  cou- 
raient sur  la  toile  (1).  » 

Cependant,  par  amitié  pour  Balzac,  on  fit  bonne  conte- 
nance et  l'on  eut  l'air  d'adhérer  entièrement  au  projet 
d'arrivisme  par  la  presse  que  le  romancier  exposa  au 
dessert.  On  adopta  à  mains  levées  les  statuts  de  l'Asso- 
ciation qui  devait  porter  en  exergue  la  formule:  Chacun 
pour  tous,  tous  pour  chacun.  Enfin  l'on  se  sépara  en  se 
promettant  de  se  retrouver  au  même  endroit  et  de  dîner 
ensemble  huit  jours  plus  tard. 

La  semaine  suivante,  en  effet,  le  quai  de  la  Tournelle 
vit  revenir  les  Chevaux  rouges  au  grand  complet,  mais, 
huit  jours  plus  tard,  on  constatait  déjà  des  défections. 
Bientôt  quelques-uns  hasardèrent  timidement  que  le 
Jardin  des  Plantes,  c'était  bien  loin,  et  que,  peut-être, 
pourrait-on  trouver  un  logis  plus  central.  Balzac  déclara 
lui-même  qu'il  était  nécessaire  de  changer  souvent  de 
restaurant  si  l'on  voulait  conserver  à  la  société  son 
caractère  secret,  et  il  proposa  le  Faubourg  du  Temple  où 
l'on  alla  dîner  aux  Vendanges  de  Bourgogne.  Mais  en 
vain  stimulait-il  le  zèle  des  chevaux  rouges,  les  vides 
étaient  de  plus  en  plus  grands  parmi  eux.  A  la  lin,  il  ne 
vint  plus  personne.  Cependant  ce  magnifique  effort  devait 

(1)  Léon  Gozlan,  op.  cit.,  p.  182. 


LES    ENTREPRISES    DE    BALZAC 


125 


profiter  à  quelqu'un,  et  ce  fut  à  Balzac  lui-même.  A  force 
de  harceler  les  membres  de  l'association,  le  romancier 
obtint  des  articles,  des  comptes  rendus,  pas  mal  de  petits 


Caricature  de  Balzac,  par  Platier. 

avantages  qu'il  n'eut  peut-être  point  obtenu  sans  sa 
fameuse  société  secrète.  Et,  en  définitive,  cette  entre- 
prise-là fut  peut-être  celle  qui  lui  causa  le  moins  de 
déboires. 


Cependant  le    but  de   Balzac  de  tenir  tête  à  la  presse 


126  BALZAC 

n'avait  pas  encore  été  atteint.  Il  allait  bientôt  reprendre 
son  idée  :  puisque  l'association  n'avait  rien  donné,  ce 
serait  tout  seul  qu'il  agirait!  Vers  1839,  sa  vie  traverse 
précisément  une  crise  terrible.  C'est  le  moment  de  la 
production  à  outrance  et  c'est  aussi  celui  que  choisissent 
ses  ennemis  pour  le  harceler.  Attaques  injustifiées,  procès 
en  contrefaçon,  hostilité  continuelle  des  plus  grands 
idont  Sainte-Beuve)  à  son  égard,  dénigrement  de  la  presse 
qui  ne  craint  pas  de  risquer  le' mot  de  «  vocabulaire  inco- 
hérent 9  pour  caractériser  le  style  de  la  Comédie  humaine. 
Balzac  conçoit  la  nécessité  de  répondre  à  ces  critiques, 
à  ces  vengeances  sourdes,  à  cette  haine  jalouse. 

Il  lui  faut  une  arme  à  lui,  et,  puisque  les  journaux  et  les 
revues  lui  sont  fermés,  il  lui  faut  une  revue  où  il  pourra 
tout  dire,  tout  exposer,  tout  conter. 

C'est  une  nécessité  et  ce  peut  être,  en  outre,  une  excel- 
lente affaire.  Une  revue  indépendante!  La  chose  était 
aussi  rare  alors  qu'elle  l'est  aujourd'hui,  et,  sans  doute, 
le  public  l'attend  avec  impatience,  cette  entreprise  unique 
où  un  écrivain  entièrement  libre  dira  enfin  ce  qu'on 
cèle  si  jalousement  aux  lecteurs,  l'envers  des  gloires  et 
des  politiques,  les  coulisses  des  salons  et  de  la  Cour. 
Cette  revue  sera  l'œuvre  de  Balzac.  Seul  il  l'écrira,  la 
composera,  l'éditera,  la  lancera.  S'il  y  admet  des  articles 
d'amis,  ce  sera  parce  que  ceux-ci  répondent  exactement 
au  but  qu'il  s'est  proposé.  Mais  nulle  prière,  nulle  pres- 
sion, nul  intérêt  ne  le  ferait  dévier  de  la  ligne  de  conduite 
qu'il  s'est  tracée. 

Fébrilement  il  prépare  sa  campagne.  En  trois  mois,  le 
voilà  prêt:  le  format  est  adopté,  petit  in- 12,  minuscule 
volume  facile  à  mettre  en  poche,  caractères  gras  bien 
lisibles,  bon  marché  du  numéro,  parution  provisoire  : 
une  fois  tous  les  mois.  Et  le  25  juillet  18i0,  la  Revue 
Parisienne  voit  le  jour. 

Tout  de  suite  Balzac  se  révèle  très  entier,  très  de  parti 
pris  (1).    Il  lance,  il  impose  un   nouveau  venu,  Frédéric 

(1)   Sur  les  détails  de   la  Hevue  Parisienne,  voir  :  «  Balzac  critique 


LES    ENTREPRISES    DE    BALZAC  1-" 

Stendhal  (sic)  dont  personne,  ou  presque,  ne  parle,  il 
fait  une  critique  sensée  de  la  politique  intérieure  et 
extérieure  de  la  France,  il  commence  une  magistrale 
campagne  contre  Thiers;  dans  le  domaine  littéraire,  il 
tient  la  plume  de  critique  des  livres  et  il  se  montre 
intransigeant.  Ce  que  chacun  pense  tout  bas,  il  le  dit  tout 
haut  :  il  ravale  Eugène  Sue  à  son  juste  rang,  dit  son  fait 
à  Feminore  Cooper,  éreinte  La  Touche  et  ose  critiquer 
Victor  Hugo. 

Voilà,  certes,  un  beau  début,  mais  la  suite  est  encore 
meilleure  :  le  25  août  et  le  25  septembre  de  la  même 
année,  il  récidive.  Les  attaques  contre  Thiers  deviennent 
de  plus  en  plus  furieuses,  la  critique  littéraire  se  fait 
plus  juste,  par  suite  plus  âpre,  et  Sainte-Beuve  reçoit  la 
plus  magistrale  volée  de  bois  vert  qu'il  ait  connue.  Eniin 
la  presse  elle-même  a  son  paquet:  tous  ses  trucs  sont 
dévoilés,  tous  ses  petits  génies  sont  rabaissés,  tous  ceux 
qui  de  près  ou  de  loin  touchent  à  la  politique  sont  dési- 
gnés et  traqués  pour  leur  complaisance  à  l'égard  du  pou- 
voir, pour  leurs  flatteries  et  leur  bassesse.  Et  les  ouvriers 
eux-mêmes  ne  sont  pas  ménagés! 

Cette  fois,  le  scandale  est  à  son  comble.  L'histoire  des 
beaux-parents  de  Thiers,  M.  et  Mme  Dosne,  passe  de 
mains  en  mains,  causant  partout  l'effarement.  Chacun  se 
sent  touché  par  une  verve  aussi  sincère,  et.  d'instinct, 
une  sorte  de  conspiration  du  silence  s'ourdit  contre 
l'entreprise  balzacienne.  Plusieurs  revues  qui  étaient 
encore  ouvertes  au  grand  romancier  ferment  brusque- 
ment leurs  portes  à  son  nez.  Partout  on  le  signale  comme 
un  homme  dangereux.  On  s'éloigne  de  lui  comme  d'un 
pestiféré.  Le  romancier  comprend  qu'il  est  définitivement 
perdu  s'il  s'obstine  dans  son  idée.  Il  s'arrête,  demande 
grâce.  Le  25  octobre,  la  Revue  Parisienne  impatiemment 
attendue  par  quelques-uns  ne  parut  pas.  Encore  une 
fois  Balzac  était  vaincu! 


littéraire  »,    paru   dans   notre   livre    Autour  du  Romantisme.  San-,  t. 
éditeur. 


128  BALZAC 

A  quelque  temps  de  là,  nouvelle  et  dernière  tentative. 
Cette  fois,  l'anecdote  fut  fort  plaisante. 

Parmi  les  innombrables  projets  littéraires  de  Balzac, 
l'un  des  plus  fantastiques  consistait  à  couler  la  Revue  des 
Deux-Mondes  et  la  Revue  de  Paris  en  opposant  à  ces 
publications  un  recueil  moins  cher  et  plus  intéressant. 
Une  année,  l'instant  parut  particulièrement  propice  à 
Balzac  pour  risquer  une  pareille  tentative,  et  il  s'en  ouvrit 
à  Théophile  Gautier,  à  Charles  de  Bernard,  à  Jules 
Sandeau  et  à  Gozlan  qui  devaient  être  parmi  les  pre- 
miers rédacteurs.  Le  grand  romancier  avait  mis  la  main 
sur  un  homme  d'affaires  de  la  meilleure  trempe,  William 
Duckett,  qui  prouva,  en  effet,  plus  tard  son  savoir-faire 
en  créant  le  Dictionnaire  de  la  Conversation,  et,  en  atten- 
dant, s'était  déclaré  enthousiaste  du  projet  balzacien. 

«  Avec  un  pareil  homme,  déclarait  l'auteur  de  la 
Comédie  humaine,  nous  sommes  assurés  du  succès.  » 

Les  premières  réunions  portèrent  au  comble  l'ardeur 
de  chacun,  le  nom  même  de  la  revue  fut  adopté,  la 
Chronique  de  Paris,  mais  aucun  jalon  ne  fut  posé  pour 
la  bonne  raison  que  ni  Duckett  ni  ses  associés  futurs 
n'avaient  cinq  centimes  à  mettre  dans  l'affaire.  On  avait 
donc  arrêté  tous  pourparlers  et  la  revue  paraissait  mort- 
née  lorsque,  un  matin,  on  annonça  à  Balzac  la  visite  d'un 
charmant  jeune  homme,  habillé,  chapeauté,  chaussé  et 
ganté  supérieurement,  d'une  candeur  délicieuse,  et  aussi, 
sembla-t-il  tout  de  suite  à  Balzac,  d'une  bêtise  à  pleurer. 

Le  délicieux  inconnu  ganté  de  blanc  et  tenant  à  la 
main  une  légère  badine  cerclée  d'or,  s'assit  avec  grâce 
sur  une  chaise  et  prononça  ces  mots  : 

«  Monsieur,  je  suis  un  de  vos  admirateurs,  et  je  viens 
vous  demander  une  place  dans  la  nouvelle  revue  que 
vous  allez  fonder. 

—  Monsieur,  répondit  assez  brutalement  Balzac,  ma 
revue  ne  doit  pas  paraître  encore  et... 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  Monsieur,  j'attendrai,  riposta 
l'inconnu.  Du  reste,  je  suis  sans  grande  ambition:  je  me 
contenterai  des  articles  Mode6  et  Théâtre. 


LES    ENTREPRISES    DE    BALZAC 


129 


—  Monsieur,  ré- 
pondit Balzac,  assez 
agacé,  je  ne  sais  si 
ma  revue  compor- 
tera cette  rubrique, 
et,  en  tout  cas,  je 
crains  qu'elle  ne 
soit  déjà  attribuée. 

—  C'est  dommage, 
monsieur,  répondit 
le  jeune  homme  en 
se  levant,  car  j'au- 
rais aimé  travailler 
sous  votre  direc- 
tion. Je  suis  M.  D..., 
le  fils  du  banquier.  » 

Au  mot  de  ban- 
quier, Balzac  dressa 
la  tête. 

«  Je  n'ai  moi- 
même  aucune  for- 
tune, repartit  l'in- 
connu, mais  je  crois 
que  mon  père,  qui 
a  une  vingtaine  de 
millions  serait 
assez  disposé... 

—  Asseyez -vous 
donc,  monsieur,  fit 
Balzac  conges- 
tionné soudain  en 
entendant  parler  de 
millions.  » 

La  conversation 
continua  sur  ce  ton. 
A  défaut  d'intelli- 
gence, le  jeune 
homme        faisait 


Balzac,  marbre  par  Puttinnli. 


130  BALZAC 

preuve  d'un  grand  zèle  et  paraissait  brûler  d'ardeur  à  se 
distinguer  dans  le  chapitre  Modes  et  Théâtre  que  Balzac 
lui  avait,  bien  entendu,  octroyé  immédiatement.  Bref, 
tout  semblait  parfait,  et  l'on  se  serra  la  main  en  se 
donnant  rendez-vous  pour  un  prochain  jour.de  la  semaine 
suivante,  à  un  dîner  où  Balzac  devait  présenter  le  jeune 
nabab  à  ses  futurs  confrères. 

Le  jeune  D...  aussitôt  parti,  l'auteur  de  la  Comédie  hu- 
maine assemble  Gautier,  Gozlan  et  les  autres,  et  l'on 
tient  un  conseil  de  guerre:  c'est  la  fortune!  a  dit  Balzac. 
Sans  doute,  mais  encore  faut-il  la  recevoir  dignement. 
On  a  promis  un  diner,  le  dîner  sera  servi,  [mais  encore 
faut-il  l'argent  pour  le  commander,  des  domestiques  pour 
le  servir,  un  local  pour  le  déguster. 

«  Étonnons-le  par  notre  opulence!  criait  Balzac. 

—  Et  où  prendrez-vous  l'argent  ?  répliquaient  ses 
amis.  » 

Enfin  l'on  convint  d'un  vaste  appartement  rue  de 
Seine,  très  haut  de  plafond,  très  beau,  que  l'on  décorerait, 
mais  où  il  serait  difficile  de  dissimuler  l'absence  de  tout 
mobilier.  On  convint,  en  outre,  de  commander  le  dîner 
chez  Chevet:  celui-ci  demanda  quatre  cents  francs.  Où 
trouver  pareille  somme?  Et  qui  fournirait  l'argenterie? 
Quelqu'un  avoua  qu'il  avait  une  magnifique  argenterie  de 
famille  au  Mont-de-Piété.  Mais  c'était  huit  cents  francs 
pour  la  retirer.  Il  fallait  donc  trouver  douze  cents  francs. 
On  fit  la  quête,  chacun  s'endetta,  la  somme  fut  réunie, 
les  invitations  lancées,  le  dîner  servi,  somptueux  à  souhait. 

Le  jeune  homme,  moins  intelligent  que  jamais,  parut 
charmant  à  tous  et  fut  déclaré  à  l'unanimité  délicieux 
éplièbe.  Balzac  l'avait  fait  asseoir  à  sa  droite.  Au  dessert, 
le  romancier  se  leva,  et,  improvisant  une  magnifique 
harangue,  il  salua  le  nouveau  Mécène  qui  n'hésitait  pas 
à  mettre  au  service  de  la  pensée  son  opulence  et  sa  for- 
tune. Puis,  lorsque  le  café  et  les  liqueurs  furent  versés, 
que  les  cigares  furent  à  moitié  consumés,  dans  cette 
béate  intimité  qui  accompagne  les  digestions  aisées, 
l'auteur  de  la  Comédie  humaine  désireux  d'en  arriver  à 


LES    ENTREPRISES   DE    BALZAC  131 

ses  fins,  rompit  brutalement  les  chiens,  et,  s'adressant  à 
brûle-pourpoint  au  délicieux  éphèbe: 

«  Et  maintenant,  mon  jeune  ami,  demanda-t-il,  dites- 
nous  exactement  quelle  somme  vous  comptez  mettre 
dans  la  Chronique  de  Paris  ? 

—  Messieurs,  dit  le  jeune  homme  en  se  levant  et  en 
adressant  à  toute  la  table  son  plus  délicieux  sourire, 
je  vous  promets  d'en  parler  dès  demain  à  papal...  » 

Un  silence  glacial  accueillit  ces  paroles.  Effarés,  les 
convives  se  regardèrent  en  pâlissant,  tandis  que  le  visage 
de  l'auteur  d'Eugénie  Grandet  passait  par  toutes  les  cou- 
leurs de  F  arc-en-ciel.  Enfin,  dans  la  débandade  générale, 
dans  le  sauve-qui-peut  de  la  fin,  on  entendit  la  voix  de 
Balzac  qui  hurlait  à  Gozlan,  à  la  cantonade  : 

«  Il  fait  jour,  reportons  les  couverts  au  Mont-de- 
Piété!...  » 


L'histoire  des  Jardies  fut  aussi  une  entreprise  bien 
extraordinaire. 

C'est  à  Ville- d'Avray,  sur  la  route  de  Sèvres  que  Balzac 
fit  construire  ce  pavillon  qui  devait  devenir  si  célèbre 
dans  la  suite  (1). 

A  vrai  dire,  lorsqu'il  l'acheta,  il  ne  pensait  pas  encore 
qu'il  en  pût  faire  une  spéculation.  Il  n'était  hanté  que 
par  l'idée  d'une  maison  de  campagne  à  posséder  aux 
portes  de  Paris,  et  il  avait  été  guidé  dans  le  choix  de 
cette  villégiature  par  Saint-Simon  lui-même!  C'est,  en 
effet,  en  lisant  les  fameux  Mémoires  qu'il  s'aperçut,  un 
jour,  de  la  tendance  qu'avaient  eu  tous  les  écrivains  du 


(1)  «  Bien  des  années  plus  tard,  Gambetta,  séduit  par  la  beauté 
du  site,  impressionné  par  le  grand  souvenir  de  Balzac,  acheta  les 
Jardies.  On  sait  qu'il  y  mourut  le  31  décembre  1882.  Mais  à  l'époque 
où  Gambetta  se  rendit  acquéreur  des  Jardies,  la  maison  primitive- 
ment construite  par  Balzac,  avait  été  transformée,  modifiée,  agran- 
die par  les  propriétaires  précédents.  Une  partie  de  la  plantation 
actuelle  demeure  l'œuvre  du  romancier.  »  Le  Monde  moderne,  juin 
1897,  p.  485. 


132  IJALZAC 

grand  siècle  à  établir  leurs  tentes  autour  de  Versailles. 
Phénomène  très  naturel  si  l'on  songe  que  la  Cour  était 
alors  le  centre  de  toute  vie  mondaine  et  intellectuelle. 
Mais  Balzac  voulut  y  voir  une  sorte  de  prédestination,  et 
c'est  tout  de  suite  de  ce  côté  qu'il  orienta  ses  recherches. 

Il  découvrit  enfin  un  terrain  situé  dans  un  très  beau  site, 
mais  quel  terrain  pour  y  planter  et  y  bâtir  !  C'était  une 
sorte  de  coteau  qui  ne  penchait  pas,  mais,  comme  on  l'a 
dit,  qui  tombait  véritablement  sur  la  route.  Pas  plus  les 
jardiniers  que  les  architectes  ne  pouvaient  planter  et 
construire  sur  cette  pente  glissante  et  pierreuse  où  tout 
était  fatalement  destiné  à  descendre,  à  la  première  pluie 
d'orage.  Pendant  les  trois  années  que  le  romancier  eut 
les  Jardies  en  sa  possession,  il  passa  littéralement  son 
temps  à  faire  soutenir  les  murs  et  redessiner  les  plates- 
bandes.  L.  Gozlan  rapporte  même,  au  sujet  de  cette  pente, 
une  anecdote  des  plus  plaisantes. 

Il  parait  que  le  jour  où  Frederick  Lemaitre  vint  aux 
Jardies  causer  avec  Balzac  de  Vautrin,  il  crut  qu'il  ne 
gravirait  jamais  cette  colline-jardin. 

«  Pour  arrêter  ses  pieds  qui  fuyaient  sous  lui,  il  les 
fixait  à  l'aide  de  deux  pierres,  absolument  comme  on  le 
ferait  pour  équilibrer  un  meuble  sur  un  parquet  inégal. 
Quand  il  reprenait  sa  marche,  il  éloignait  les  pierres  ou 
les  gardait  dans  sa  main,  afin  d'en  faire  le  même  usage 
plus  loin.  Le  manège  était  des  plus  divertissants  à 
observer.  Balzac  seul  conservait  sa  placidité  de  proprié- 
taire au  milieu  de  ces  glissades  perpétuelles!  (1)  » 

Bien  entendu,  pour  construire  son  pavillon,  il  n'admit 
aucune  critique  ni  aucun  conseil.  Il  avait  juré  de  n'en 
faire  qu'à  sa  tête!  L'architecte  —  comme  tout  bon  archi- 
tecte —  s'évertuait  à  lui  démontrer  que  tous  ses  plans 
était  irréalisables,  le  romancier  n'en  voulait  pas  con- 
venir. 

«  Ce  que  je  désire,  disait-il,  ce  sont  de  longues  pièces, 
claires,  aérées,  bien  exposées,  où  je  puisse  être  au  frais 

(1)  L.  Gozlan,  opt  cit.,  p.  9. 


LES    ENTREPRISES    DE    BALZAC 


L33 


l'été.  Il  me  faut  de  grands  espaces  car  j'aurai  beaucoup 
de  choses  à  placer  contre  les  murs  :  des  toiles  nom- 
breuses, des  meubles  de  prix,  des  armoires  anciennes, 
plus  d'objets  que  vous  n'en  soupçonnez. 

—  C'est  entendu,  mais,  M.  Balzac,  reprenait  l'architecte, 
votre  terrain 
n'est  pas  illimité. 
Je  vois  d'après 
vos  plans  que 
vous  avez  tout 
prévu,  sauf  l'em- 
placement de 
l'escalier. 

—  Mais  puisque 
je  vous  dis...  » 

La  discussion 
continuait,  inter- 
minable. A  la  fin 
Balzac  eut  la  tête 
tellement  cassée 
par  ce  maudit 
escalier,  qu'il  se 
fâcha  tout  rouge  : 

«  Fichez -moi 
la  paix!  s'excla- 
ma-t-il,  avec  vo- 
tre   escalier,    je 

ne  veux  plus  en  entendre  parler.  On  le  mettra  dehors 
dans  une  cage  spéciale  accrochée  à  la  maison.  » 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait,  mais  fut-ce  mauvaise  humeur  de 
sa  part,  fut-ce  désir  de  vengeance,  l'architecte  tit  payer  à 
Balzac  ses  velléités  de  constructeur  indépendant.  D'abord 
il  négligea  (!)  sur  ce  terrain  glissant  d'établir  des  fonda- 
tions pour  les  murs  du  jardin,  si  bien  qu'un  matin,  on 
vint  annoncer  à  Balzac  que  tous  les  murs  des  Jardies 
s'était  écroulés! 

«  Tous  les  murs  des  Jardies,  écrit-il  à  Mme  Carraud,  se 
sont  écroulés  ce  matin  par  la  faute  du  constructeur  qui 


Caricature  de  Balzac  et  d'Alfred  de  Musset. 


134 


BALZAC 


n'avait  pas  fait  de  fondations  :  et  tout  cela,  quoique  de 
son  fait,  retombe  sur  moi,  car  il  est  sans  un  sou.  » 

Coût  :  la  bagatelle  supplémentaire  de  huit  mille  francs! 

Ensuite  les  constructions  traînèrent  pendant  des  mois 
et  des  mois.  Vingt  fois  Balzac  fit  rectifier  les  plans, 
jamais  les  pièces  n'étaient  à  son  goût.  Enfin  les  Jardies 
furent  achevés  au  bout  de  deux  années.  Mais  alors  l'écri- 
vain se  trouva  en  possession  d'une  maison  de  campagne 
beaucoup  trop  vaste,  aux  chambres  beaucoup  trop  gran- 
des, et  sans  meubles  pour  les  garnir. 

Doit-on  ajouter  foi  à  la  boutade  de  Gozlan,  et  prétendre 
que  sur  les  murs  très  nus  de  son  pavillon,  il  avait  tracé 
au  charbon  ces  inscriptions  prodigieuses  :  ici  un  tableau 
de  Raphaël;  ici  un  Velasquez;  ici  une  glace  Trianon; 
ici  un  plafond  d'Eugène  Delacroix...?  Ce  qui  est  plus 
certain,  c'est  qu'après  avoir  goûté  les  douceurs  de  l'art 
de  bâtir,  Balzac  connut  les  douceurs  des  voisinages 
campagnards.  Pendant  des  mois  il  fut  harcelé  par  un  de 
ses  voisins  qui  profitait  de  la  mitoyenneté  de  leurs  pro- 
priétés pour  soulever  des  centaines  de  chicanes  et  le 
menacer  de  procès  extravagants.  A  bout  de  patience 
Balzac  avait  inventé  le  stratagème  suivant  pour  se  ven- 
ger. Chaque  fois  que  ses  amis  venaient  dîner  aux  Jardies, 
lorsque  la  nait  était  tout  à  fait  tombée,  il  armait  chaque 
membre  de  la  petite  bande  d'un  solide  gourdin  de  fer,  et 
tous,  à  pas  étouffés,  se  dirigeaient  vers  le  mur  (non 
mitoyen  celui-là!)  de  l'irascible  voisin,  et,  entrant  leurs 
leviers  dans  les  pierres,  ébranlaient  la  construction  en 
poussant  des  cris  sauvages  qui  terrorisaient  le  voisinage! 

Mais  ce  serait  bien  peu  connaître  Balzac  que  de  croire 
qu'il  se  contenta  de  respirer  le  frais  aux  Jardies  en  y 
trouvant  un  asile  discret  pour  le  travail.  Il  s'était  dit  que 
cette  propriété  l'enrichirait,  et,  à  défaut  d'autres  sources 
de  revenus,  il  avait  inventé  celle-ci. 

Un  jour,  Victor  Hugo  vint  rendre  visite  à  l'auteur  de  la 
Comédie  humaine.  Depuis  longtemps  l'écrivain  pressait 
le  poète  de  visiter  les  Jardies.  Très  poli  mais  très  froid, 
Hugo  se  laissa  promener  dans  la  propriété  par  le  maître 


LES    ENTREPRISES    DE    BALZAC  135 

du  logis  qui  lui  en  faisait  les  honneurs  avec  sa  faconde 
habituelle.  Le  terrain  en  pente  parut  le  frapper  de  stu- 
peur, puis,  bravement,  il  prit  le  parti  d'en  rire  et  Balzac 
aussi.  Enfin,  pour  avoir  l'air  aimable  et  faire  au  moins  un 
compliment,  il  s'arrêta  devant  un  noyer  gigantesque 
situé  au  bout  de  la  propriété  et  qui  la  limitait  à  cet 
endroit. 

«  Quel  bel  arbre!  s'écria-t-il. 

—  Vous  ne  pensiez  pas  si  bien  dire,  mon  cher  Hugo, 
répondit  Balzac.  Savez-vous  ce  que  c'est  que  cet  arbre-là? 

—  Ça,  c'est  un  noyer. 

—  Oui,  c'est  un  noyer,  mais  c'est  aussi  quinze  mille 
francs  de  rente. 

—  Allons  donc! 

—  C'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  l'annoncer. 

—  Il  vous  rapporte  quinze  mille  francs  de  rente? 

—  Non,  repartit  Balzac,  mais  il  me  rapportera...  Oui, 
poursuivit  le  romancier,  voici  ce  que  c'est.  En  vertu 
d'une  vieille  coutume  qui  se  perd  dans  la  nuit  des 
temps,  tous  les  habitants  du  village  sont  tenus  de  dé- 
poser leurs  immondices  au  pied  de  cet  arbre  séculaire, 
et  personne  n'a  le  droit  de  se  soustraire  à  cet  usage. 
Jugez,  mon  cher,  quelle  quantité  de  richesses  il  y  a  amon- 
celée là.  Eh  bien,  ces  richesses,  je  vais  les  exploiter.  Ce 
fumier,  cet  engrais,  je  vais  le  vendre,  et  on  se  le  dis- 
putera à  prix  d'or.  Je  vous  dis  :  c'est  quinze  mille  de  rente 
pour  le  moins  que  j'ai  dans  cette  espèce  de  guano.  » 

Victor  Hugo  ne  répondit  rien,  mais  il  regarda  Balzac 
en  souriant.  Quelques  mois  plus  tard,  rencontrant  l'écri- 
vain aux  Champs-Elysées,  il  l'aborda  : 

«  Eh  bien,  et  votre  guano  ? 

—  Ah!  mon  cher,  ne  me  parlez  plus  des  Jardies,  ni  de 
rien  de  tout  ce  qui  touche  à  Ville-d'Avray.  Je  ne  veux 
plus  mettre  les  pieds  dans  cette  propriété  de  malheur,  et 
je  vais  la  vendre.  Savez-vous  combien  elle  m'a  coûté  en 
trois  ans  ?  Cent  mille  francs  !  » 

Et  c'était  peut-être  la  meilleure  spéculation  de  Balzac! 


VII 


Balzac  auteur  dramatique 


Toute  sa  vie,  Balzac  aura  eu  ce  que  Léon  Gozlan  ap- 
pelait «  des  soudainetés,  des  bouffées  dramatiques  ». 
Depuis  le  premier  jour  où,  dans  sa  mansarde  de  la  rue 
Lesdiguières,  il  brochait  ce  Croin\çell qui  devait  être  «  le 
bréviaire  des  peuples  et  des  rois  »,  jusqu'à  ses  dernières 
années  où  il  s'était  attelé  à  la  comédie  de  Mer  cadet, 
Balzac  aura  senti  par  accès  les  morsures  de  oe  démon  du 
théâtre  qui  arrive  à  posséder,  à  envoûter  véritablement 
tant  d'écrivains. 

A  la  vérité,  dès  le  premier  jour,  ee  qu'y  voyait  surtout 
l'auteur  d'Eugénie  Grandet  avec  sa  fabuleuse  imagina- 
tion, c'était  bien  moins  une  tribune  d'où  répandre  des 
vérités  dans  un  immense  public  en  lui  parlant  directe- 
ment qu'une  affaire  comme  celle  des  mines  de  Sardaigne 
ou  de  l'épicerie  colossale  qu'il  voulut  un  jour  fonder.  Le 
théâtre  pour  lui,  c'était  déjà  la  pièce  écrite  pour  Samson, 
pour  Frederick  Lemaître  ou  pour  Mme  Dorval,  la  pièce 
au  succès  mondial  qui,  d'un  seul  coup,  porterait  aux  nues 
son  auteur  en  lui  donnant  une  fortune  immense. 

A  peine  une  idée  dramatique  —  ou  un  indice  d'idée  dra- 
matique —  avait-elle  jailli  ,dans  le  cerveau  de  Balzac  que 
déjà  son  imagination  prodigieuse  l'avait  accaparée  et  con- 
vertie en  galion.  Dans  ces  moments-là  il  s'emparait  du 
premier  ami  qu'il  rencontrait,  du  premier  passant,  de  la 
première  personne  venue,  et  il  déroulait  devant  les  yeux 
effarés  de  son  interlocuteur  ses  listes  de  chiffres,  lui 
dévoilant  des  pyramides  de  louis  et  des  montagnes  de 
billets  de  banque. 


BALZAC    AUTEUR    DRAMATIQUE 


139 


C'est  ainsi  qu'un  jour,  croisant  dans    une   rue   Henry 
Monnier,  il  l'arrête  : 

«  Mon  cher,  j'ai  une  idée  de  pièce  pour  Frederick!  Ah! 
quelle  pièce  !  Dix-huit  tableaux  pour  la  Porte  Saint- 
Martin  !  Un  succès  assuré,  un  triomphe!  Avec  Frederick, 
songe  que  c'est,  au  moins,  cent  cinquante  représenta- 
tions à  cinq  mille 
francs  l'une  dans 
l'autre,  cela  fait 
sept  cent  cin- 
quante mille 
francs.  Tu  en  ■ 
tends  bien  :  sept 
cent  cinquante 
mille  franc  s  ! 
Maintenant,  cal- 
cule, à  douze 
pour  cent . de 
droits  d'auteurs, 
c'est  plus  de  qua- 
tre-vingt mille 
francs  de  droits 
qui  me  revien- 
nent. Et  je  ne 
parle  pas  des  bil- 
lets sur  lesquels 

Porcher  —  que  j'ai  déjà  vu  —  avancera  cinq  ou  six  mille 
francs;  je  ne  parle  pas  de  la  brochure  que  je  puis  vendre 
à  dix  mille  exemplaires  :  à  trois  francs  l'exemplaire,  tu 
vois  ce  que  cela  peut  faire...  » 

Et,  continuant  sur  ce  ton,  Balzac  poursuit  jusqu'au 
bout  son  magnilique  discours  à  la  fin  duquel  il  devait 
se  trouver  à  la  tête  de  douze  ou  quatorze  millions! 

Henry  Monnier  l'avait  écouté  sans  sourciller.  Lorsque 
Balzac  eut  terminé  : 

«Épatant!  dit-il  simplement.  » 

Et,  avançant  la  main  : 

«  Prête-moi  eent  sou«  sur  l'affaire.  » 


Balzac,  par  Hédouin 


138  BALZAC 

Toutes  les  entreprises  dramatiques  de  l'auteur  de  la 
Comédie  humaine  ont  toujours  été  plus  ou  moins  dans  ce 
goût-là. 

Après  le  Cromwell  de  légendaire  mémoire,  Balzac  de- 
meura quelques  années  sans  songer  au  théâtre;  puis, 
en  1834,  la  fièvre  dramatique  le  reprit  : 

«  Je  vais  passer  deux  mois  à  Sache,  écrit-il  à  sa  sœur, 
où  je  me  reposerai  et  me  soignerai.  J'y  essaierai  du 
théâtre...  Je  commencerai  par  Marie  Touchet,  une  fière 
pièce  où  je  dresserai  en  pied  de  fiers  personnages.  » 

De  cette  fière  pièce,  il  ne  devait  rester  autre  chose  que  le 
titre.  Désespérant  de  jamais  l'écrire,  Balzac  avait  prié  un 
de  ses  amis  intimes,  le  comte  Ferdinand  de  Grammont, 
de  1'  «  écrire  pour  lui  ».  Le  manuscrit  de  la  main  de  M.  de 
Grammont,  manuscrit  malheureusement  incomplet,  fait 
aujourd'hui  partie  de  la  collection  du  vicomte  de  Lo- 
venjoul. 

Quelques  mois  se  passent.  Il  n'est  plus  question  de 
Marie  Touchet,  non  plus  que  de  Philippe  le  Réservé,  une 
€  grande  tragédie  »,  mais  bientôt  c'est  une  magnifique 
comédie  moderne,  Richard  cœur  d'Èponge,  qui  doit 
sauver  le  romancier  de  ses  tracas.  En  1837,  il  écrit  à  tout 
le  monde  qu'il  est  en  train  de  la  composer,  en  1840,  il  en 
parle  comme  d'une  chose  faite  :  en  réalité  il  n'en  a  pas 
écrit  une  ligne! 

Cependant,  dans  l'intervalle,  en  1838,  les  affaires  de 
Balzac  sont  en  si  mauvais  état  que  le  romancier  se  décide 
enfin  à  créer  cette  œuvre  dramatique  qui  doit  le  tirer 
d'embarras  définitivement.  Revenu  de  sa  fameuse  expé- 
dition en  Sardaigne,  il  s'installe  aux  Jardies,  et  bientôt, 
il  y  amène  un  nouveau  collaborateur.  Cette  fois,  ce  n'est 
point  un  grand  seigneur  dans  la  manière  du  comte  de 
Grammont,  c'est  un  pauvre  hère  nommé  Lassailly,  poète 
crotté  s'il  en  fut,  que  Balzac  a  rencontré  chez  un  libraire 
de  ses  amis  et  avec  lequel  il  vient  de  passer  un  marché 
fantastique.  Lassailly,  aux  termes  de  ce  traité,  devient  le 
collaborateur  attitré,  unique  de  Balzac.  Ce  dernier  s'en- 
gage à  le  loger,  à  le  nourrir,  à  l'éclairer,  à  l'habiller,  à  le 


BALZAC    AUTEUR    DRAMATIQUE  139 

blanchir.  En  revanche,  Lassailly  doit  soumettre  à  son 
collaborateur  toutes  les  idées,  tous  les  projets,  tous  les 
plans  d'ouvrages  dramatiques  qui  lui  passent  par  la  tête. 
Enfin,  toutes  les  fois  qu'on  a  besoin  de  lui,  à  quelque 
heure  du  jour  ou  de  la  nuit  que  ce  soit,  il  doit  être  sur  le 
pont,  prêt  à  prendre  la  plume,  à  écrire  sous  la  dictée  ou  à 
composer. 

Ravi  d'avoir  trouvé  le  bon  gîte  et  la  bonne  table,  Las- 
sailly, triomphant,  s'installe  aux  Jardies  durant  tout 
l'été  de  cette  année-là,  mangeant,  buvant,  fumant  à  sa 
guise.  A  ce  régime  excellent,  il  prend  de  l'embonpoint,  il 
s'endort  peu  à  peu  dans  les  délices  de  Capoue. 

Ce  farniente  ne  fait  pas  l'affaire  de  Balzac  qui  presse 
son  collaborateur,  qui  le  tiraille,  qui  le  bouscule,  qui  le 
harcèle  jour  et  nuit,  mais  plutôt  la  nuit  que  le  jour.  En 
effet,  suivant  ses  habitudes,  l'auteur  de  la  Comédie 
humaine  ne  travaille  que  lorsque  le  soleil  est  couché,  et 
c'est  vers  minuit,  une  heure  qu'il  sonne  avec  rage  à  la 
porte  de  Lassailly  pour  éveiller  celui-ci. 

Arraché  à  son  sommeil,  le  malheureux  poète  saute  à  bas 
de  son  lit,  tout  hébété  encore,  et  à  moitié  habillé,  se  rend 
en  grognant  dans  le  cabinet  de  Balzac  qui  l'interpelle 
aussitôt  : 

«  Allons!  A  la  besogne!  Qu'avez-vous  tramé?  » 
Effaré,  Lassailly  se  trouble,  hésite,  ànonne  : 
«  Eh    bien,    voilà...   je...   je    crois    qu'on   pourrait    au 
deuxième  acte... 

—  Eh!  Il  s'agit  bien  du  deuxième  acte.  Voyons.  Et 
le  scénario  du  premier  que  vous  deviez  me  donner  ce 
matin? 

—  C'est  que...  je  ne  l'ai  pas... 

—  Comment  !  Vous  ne  l'avez  pas  !  Et  Frederick  qui  nous 
attend,  et  Harel  qui  nous  presse,  et  la  Comédie  qui  me 
talonne...  Ah  çà,  à  quoi  pensez-vous?  Hein,  Lassailly,  à 
quoi  pensez-vous?  Vous  dormez?... 

Le  fait  est  qu'exténué,  Lassailly  vient  de  se  laisser 
glisser  sur  une  chaise  et  ronfle  impitoyablement.  Là- 
dessus,   cris,  rumeurs,  tempête  de  Balzac  qui  jure   de  se 


l'iO  BALZAC 

défaire  d'un  collaborateur  aussi  pitoyable,  qui  menace  de 
le  renvoyer  à  sa  misère,  et  dont  la  voix  de  stentor  épou- 
vante le  malheureux  poète. 

A  la  fin,  voyant  qu'il  est  incapable  d'en  tirer  quoi  que  ce 
soit,  il  le  renvoie  dans  sa  chambre,  et  Lassailly,  la  mort 
dans  l'âme,  regagne,  son  bougeoir  à  la  main,  son  excel- 
lent lit. 

«  Courte  trêve  !  Une  heure  après  nouveaux  coups  de 
sonnette  de  Balzac  venant  fendre  de  haut  en  bas  le  som- 
meil de  l'infortuné  Lassailly  qui,  réveillé  en  sursaut, 
court,  nu-pieds  cette  fois  et  en  simple  caleçon  de  tricot, 
vers  le  cabinet  de  son  auguste  collaborateur.  Là,  le  dia- 
logue déjà  échangé  recommence  entre  Balzac  toujours 
éveillé  comme  un  lion,  et  Lassailly,  toujours  assoupi 
comme  un  loir.  On  devine  que  les  résultats  sont  aussi 
toujours  les  mêmes.  Balzac  veut  à  tout  prix  un  drame. 
Lassailly  n'en  découvre  à  aucun  prix.  Jusqu'à  six  fois 
dans  une  nuit,  l'excellent  mais  infécond  collaborateur  est 
appelé  par  son  chef  littéraire  (1)  !...  » 

A  la  fin,  malgré  tous  les  avantages  matériels  dont  il  est 
accablé  et  malgré  son  embonpoint  qui  tend  à  devenir 
magnifique,  Lassailly  tombe  sérieusement  malade. 
L'ébranlement  nerveux  de  ces  coups  de  cloche  en  pleine 
nuit,  de  ces  réveils  de  cauchemar,  troublent  son  pauvre 
cerveau  de  bohème  affamé.  Il  veut  partir,  il  veut  fuir.  En 
vain.  Balzac  tente  par  tous  les  moyens  de  le  retenir,  en 
vain  lui  annonce-t-il  un  ordinaire  somptueux  :  rôti  tous 
les  jours,  légumes  deux  fois  par  jour,  dessert  à  profusion, 
café  merveilleux,  Lassailly  ne  veut  plus  rien  entendre,  il 
s'évade  une  nuit  pour  se  sauver  dans  le  grand  Paris  où  il 
retrouve  sa  misère  mais  son  repos... 

Réduit  à  ses  seules  ressources,  Balzac,  malgré  le  tra- 
vail dont  il  est  accablé  d'autre  part,  se  met  sérieusement 
à  l'ouvrage  et  compose  d'une  haleine  cette  pièce  dont 
l'idép  n'a  cessé  de  le  hanter*  Elle  devait  s'appeler  pri- 
mitivement la  Première  Demoiselle,  puis  la  Demoiselle 

(1)  Léon  i  rozlun,  o/j.  cit. 


BALZAC    A.UTEUR   DRAMATIQUE  I 'i  1 

de  magasin.  Enfin  elle  reçut  le  titre  définitif  de  l'École 
des  Ménages. 

Reste  maintenant  à  faire  jouer  cette  «  tragédie  bour- 
geoise ».  C'est,  au  fond,  un  drame  très  sombre,  très  noir, 
qui  ne  peut  guère  convenir  qu'à  un  théâtre  de  boulevard. 
Le  principal  rôle,  d'ailleurs,  a  été  écrit  pour  Frederick  Le- 
maître,  et  ce  dernier  vient  d'entrer  à  la  Renaissance. 

Balzac  va  voir  le  directeur  de  ce  théâtre,  Anténor  Joly 
qui  se  montre  tout  d'abord  enthousiasmé.  Voilà  le 
romancier  aux  anges  qui  suppute  déjà  les  bénéfices  fu- 
turs et  parle  maintenant  d'écrire  pour  le  théâtre  sans  dis- 
continuer : 

«  Je  crois,  écrit-il,  que  15000  francs,  somme  de  la  prime 
sur  trois  pièces  en  cinq  actes,  seraient  une  avance  suffi- 
sante... Je  prendrai  l'engagement  de  lire  une  pièce  au 
bout  de  deux  mois  et  de  la  monter  en  deux  mois;  une 
autre  au  bout  de  cinq  mois;  une  autre  au  bout  de  huit 
mois;  en  sorte  que,  dans  l'année,  l'épreuve  serait 
faite...  » 

Hélas!  la  lecture  de  Y  École  des  Ménages  a  lieu  le  26  fé- 
vrier 1839,  et  la  pièce  est  refusée.  Balzac  venait  de  passer 
seize  nuits  et  seize  jours  au  travail,  ne  dormant  que  trois 
heures  sur  vingt-quatre,  il  avait  employé  vingt  ouvriers  à 
l'imprimerie  pour  faire  composer  et  tirer  en  deux  nuits  la 
brochure  de  sa  pièce.  Et  tous  ses  beaux  rêves  étaient 
encore  une  fois  à  l'eau!  Et,  le  même  jour,  il  apprenait  que 
les  murs  des  Jardies  venaient  de  s'écrouler  par  la  faute 
du  constructeur  qui  n'avait  pas  fait  de  fondations!  De  dé- 
sespoir et  de  rage,  il  jeta  au  feu  les  trente  exemplaires 
imprimés  de  sa  «  tragédie  bourgeoise  »  ili... 

Un  autre  se  serait  laissé  abattre.  Balzac  résista,  et, 
comme  il  l'écrivait  lui-même,  «  rebondit  ».  On  lui  refusait 
une  pièce,  il  allait  en  écrire  trois  autres!  Dans  la  Presse 

(1)  Un  seul  de  '-es  exemplaires  put  être  sauvé,  et,  à  la  suite 
d'avatars  sans  nombre,  parvint  dans  les  mains  du  vicomte  de 
Lovenjoul  qui  permit  de  reconstituer  entièrement  cette  très  impor- 
tante pièce  de  théâtre  de  Balzac,  —  importante  mai»  bien  abracada- 
brante et  d'une  psychologie  de  mélodrame. 


142  BALZAC 

du  11  mars  1839,  Théophile  Gautier  annonçait  que 
«  M.  Balzac,  que  l'éditeur  Souverain  appelle,  dans  ses 
réclames,  le  plus  fécond  de  nos  romanciers,  sera  bientôt 
le  plus  fécond  de  nos  vaudevillistes,  car,  outre  YÉcole 
des  Ménages  et  une  pièce  en  cinq  actes  qui  a  pour  nom 
les  Mercadets,  il  a  aussi  fait  pour  Bouffé  une  pièce  en 
trois  actes  intitulée  Richard  Cœur  d'Épongé,  sans  parler 
d'un  mélodrame  destiné  à  la  Porte  Saint-Martin,  qui  s'ap- 
pelle la  Gêna,  et  qui  fera  pâlir  les  complications  de  la 
Tour  de  Nesles...  » 

De  toutes  ces  œuvres,  Mercadet  seul  est  parvenu  jus- 
qu'à nous.  Cependant,  au  début  de  l'année  1840, 
Balzac  résolut  de  frapper  un  grand  coup.  Il  alla  trouver 
Harel,  le  directeur  de  la  Porte  Saint-Martin,  homme  fort 
spirituel  mais  alors  totalement  ruiné  qui  venait  d'essayer 
tous  les  genres  dans  son  théâtre  et  se  demandait  avec 
angoisse  comment  il  pourrait  couper  la  guigne,  et  il  lui 
proposa  une  pièce  qui  devait  avoir  ce  titre  magnifique  et 
prometteur  :  Vautrin.  Sans  qu'une  ligne  de  l'œuvre  fût 
écrite,  sans  qu'un  scénario  fût  même  ébauché,  Balzac 
improvisa  sous  les  yeux  éblouis  de  Harel  ce  que  serait  son 
drame  futur.  Le  directeur  fut  transporté,  et  enfin,  chance 
inouïe  !  accepta  la  pièce  d'avance. 

Aussitôt  rentré  chez  lui,  le  romancier  dépêche  d'ur- 
gence un  mot  à  Théophile  Gautier  le  sommant  de  se 
rendre  à  l'instant  même  chez  lui,  Balzac,  rue  de  Riche- 
lieu, 104,  dans  la  maison  de  Buisson,  le  tailleur,  où  il  a 
un  pied-à-terre.  Gautier  accourt  : 

«  Eniin,  voilà  Théo!  Paresseux,  tardigrade,  dépêchez- 
vous  donc;  vous  devriez  être  ici  depuis  une  heure... 
Je  lis  à  Harel  demain  un  grand  drame  en  cinq  actes. 

—  Bravo! 

—  Oui,  mais  attendez  :  ce  drame  n'est  pas  fait. 

—  Diable!  Alors  il  faut  en  remettre  la  lecture. 

—  Non,  nous  allons  le  bâcler  cette  nuit. 

—  Allons  donc,  c'est  impossible! 

—  Ii  n'y  a  pas  d'impossible  :  j'ai  une  échéance  très 
chargée  après-demain.  Il  faut  absolument  que  la  lecture 


BALZAC  AUTEUR  DRAMATIQUE  143 

ait  lieu  demain  pour  toucher  des  avances.  Comprenez- 
vous?  > 

Théo  était  abasourdi. 

«  Or,  reprit  Balzac,  voici  comment  j'ai  arrangé  la  chose. 
Vous  ferez  un  acte,  Edouard  Ourliac  un  autre,  Laurent- 
Jan  le  troisième,  de  Belloy  le  quatrième,  moi  le  cinquième 
et  nous  pourrons  ainsi  lire  demain,  comme  il  est  convenu. 
Un  acte  de  drame  n'a  pas  plus  de  quatre  ou  cinq  cents 
lignes;  on  peut  faire  cinq  cents  lignes  de  dialogue  dans 
sa  journée  et  dans  sa  nuit. 

—  Mais  enfin,  s'écria  Gautier,  avez-vous  au  moins  le 
plan,  connaissez-vous  les  personnages,  l'action? 

—  Ah!  s'écria  Balzac  avec  accablement,  s'il  vous  faut 
le  sujet,  nous  n'aurons  jamais  fini!  » 

Le  fait  est  qu'en  effet,  la  lecture  n'eut  pas  lieu  le  lende- 
main, mais  quelques  jours  après  seulement.  Du  reste,  de 
tous  ses  collaborateurs,  Balzac  n'avait  conservé  qu'un 
seul,  Laurent-Jan,  auquel  la  pièce  fut  dédiée  dans  la  suite. 

Conçue  et  exécutée  rapidement,  la  pièce  fut  reçue 
d'emblée  et  entra  en  répétitions  dès  la  fin  de  février  1840. 
La  première  représentation  fut  fixée  au  14  mars.  Les 
études  durèrent  donc  trois  semaines  environ.  Ces  trois 
semaines  furent  épiques.  Dix  fois,  vingt  fois,  cent  fois, 
Balzac  dut  reprendre  la  plume  pour  raturer,  refaire, 
reconstruire,  réduire  ou  allonger  des  scènes  et  des 
actes  entiers  suivant  l'humeur  des  comédiens. 

«  Un  jour,  raconte  Frederick  Lemaître(l),  il  m'écrivait  : 
«  J'irai  vous  lire  ce  soir,  à  dix  heures,  notre  nouveau  dé- 
nouement ;  je  crois  que  je  suis  dans  les  eaux  de  Molière 
jusqu'au  cou!  » 

«  Le  soir  venu,  il  lisait;  son  dénouement  était  impos- 
sible; et,  quand  je  lui  eus  fait  valoir  mes  raisons,  il  remit 
tranquillement  son  manuscrit  dans  sa  poche  en  disant  : 
«  Bon  je  vais  le  refaire  en  rentrant!  » 

A  côté  de  cette  bonhomie,  il  avait  la  noble  conscience 
de  son  génie  : 

^1)  Souvenirs,  Paris,  Ollendorff. 


144  BALZAC 

*  C'est  bien  beau,  Eugénie  Grandet,  lui  disais-je  un 
jour,  c'est  aussi  beau  que  Molière, 

—  C'est  peut-être  plus  fort,  me  répliqua-t-il;  Molière  a 
fait  l'Avare,  j'ai  fait  Y  Avarice...  » 

Cependant  ces  changements  continuels  faisaient  à 
Balzac  une  vie  efïarente. 

«  Sa  fatigue,  raconte  Gozlun,  avait  pris  un  tel  caractère 
public  que  beaucoup  de  personnes  sachant  l'heure  à 
laquelle  il  traversait  les  boulevards  pour  se  rendre  chez 
lui  après  les  répétitions,  attendaient  son  passage.  Son 
vaste  habit  bleu  coupé  carré,  son  gros  pantalon  cosaque 
couleur  noisette,  son  gilet  blanc  à  la  financière,  et,  sur- 
tout son  énorme  chaussure  formée  de  souliers  dont  on 
voyait  la  langue  de  cuir  passer  sur  le  pantalon  au  lieu  de 
se  cacher  sous  le  bas  du  pantalon;  tout  cet  accoutrement 
deux  fois  trop  ample  pour  lui,  lourd,  souillé  de  boue,  — 
car,  avant  l'ère  du  macadam,  les  boulevards  étaient  fort 
sales  sans  l'être  autant  qu'aujourd'hui  —  disait  le  désordre 
le  trouble,  l'effroyable  bouleversement  apportés  dans  sa 
personne  par  les  études  dramatiques  (I).  » 

On  pense  si  tous  ces  détails  faisaient  du  bruit  parmi  les 
gens  du  boulevard.  On  ne  s'abordait  plus  qu'en  parlant 
des  répétitions  de  Vautrin  qui  passaient  à  l'état  d'épopée. 
On  racontait  un  jour  que,  les  tapissiers  et  décorateurs 
n'étant  pas  payés,  les  représentations  ne  pourraient  avoir 
lieu;  un  autre  jour,  que  l'un  des  acteurs,  Mœssard,  pré- 
textant de  l'honnêteté  de  sa  vie  privée,  refusait  de  jouer  le 
rôle  de  Joseph  Bonnet,  vieille  canaille  à  la  solde  de  Vau- 
trin! Les  uns  soutenaient  que  la  pièce  serait  interdite,  les 
autres  que  Frederick  Lemaître  y  serait  sublime,  d'autres 
qu'il  serait  exécrable...  Bref,  l'attention  publique  était 
surexcitée  à  son  comble,  et  Balzac  ni  Harel  ne  pouvaient 
faire  un  pas  sans  être  happés  par  des  dizaines  de  curieux 
impatients  d'avoir  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  «  les 
derniers  tuyaux  ». 

Enfin  le  grand  jour  arriva.  Balzac   ne  s'était  pas  con- 

(1)  L.  Gozlan,  op.  cil. 


BALZAC  AUTEUB  DRAMATIQUE 


145 


tenté  de  découper  dans  ses  romans  le  personnage  de 
Vautrin,  il  avait  recréé  le  type  du  point  de  vue  drama- 
tique, grandissant  sa 
silhouette,  faisant  de 
ce  rôle  un  rôle  écra- 
sant qu'un  artiste 
comme  Frederick  Le- 
maître  pouvait  seul 
aborder.  Mais  beau- 
coup de  parties  do 
ce  rôle  prodigieux 
étant  des  plus  péril- 
leuses, Frederick  re- 
nouvela son  audace 
de  V Auberge  des 
Adrets  ayant  résolu 
de  le  jouer  à  moitié 
en  charge  et  il  fallait 
que  le  grand  acteur 
comme  ses  camara- 
des fût  soutenu  par 
les  spectateurs.  Il 
fallait,  en  un  mot 
«  faire  la  salle  »  avec 
habileté  pour  cette 
représentation  extra- 
ordinaire. 

Balzac  ne  manqua 
pas  de  se  livrer  à 
cette  opération  in- 
dispensable, mais  il 
s'y  prit  trop  tôt.  Pen- 
dant le  temps  qui 
s'écoula  entre  la  dis- 
tribution  des    billets 

et  la  première,  il  se  produisit  un  agiotage  fou  sur  les 
places.  Les  deux  tiers  au  moins  des  billets  passèrent  des 
ayants  droit  dans  ceux  d'acquéreurs  sans  scrupule   qui 

10 


Frederick  Lemaitre,  dans  le  rôle 
de  Vautrin. 


146  BALZAC 

voulaient  avoir  du  spectacle  pour  leur  argent  et  qui 
espéraient  bien  qu'un  petit  ou  un  gros  scandale  les 
dédommagerait  de  leurs  débours. 

Cependant  les  trois  premiers  actes  s'écoulèrent  sans 
protestations  ni  bruits  d'aucune  sorte.  On  les  trouva 
même,  en  général,  assez  languissants.  Mais,  soudain,  au 
quatrième  acte,  la  tempête  éclata.  Lorsque  Frederick  Le- 
maître  apparut  dans  le  costume  baroque  du  général 
mexicain  Crustamente,  avec  son  chapeau  de  plumes 
blanches  coiffé  d'-un  oiseau  de  paradis,  son  habit  bleu  de 
ciel  brodé  d'or,  son  pantalon  blanc  et  son  sabre  démesuré, 
les  rires  et  les  quolibets  éclatèrent  de  tous  les  côtés. 
Mais  où  l'amusement  du  public  devint  delà  stupeur  et  de 
l'indignation,  ce  fut  quand  l'acteur  ayant  ôté  son  magni- 
fique chapeau,  découvrit  un  toupet  pyramidal,  un  toupet 
à  la  Louis-Philippe,  outrageant  et  fantastique! 

Le  scandale  fut  énorme.  Brutalement,  le  fils  aîné  du 
roi  qui  était  dans  une  loge  d'avant-scène  se  retira  en 
faisant  claquer  les  portes,  des  loges  on  protesta  avec 
fureur,  aux  fauteuils  d'orchestre  et  au  balcon,  des 
sifflets  stridèrent.  A  partir  de  cette  minute,  ce  fut  la  dé- 
bâcle sans  nom.  La  fin  de  la  pièce  fut  à  peine  entendue, 
sous  les  huées  et  les  rires  au  milieu  desquels  elle 
s'effondra. 

Le  lendemain,  on  lisait  dans  le  Moniteur  : 

«  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  a  prononcé  l'interdiction 
du  drame  donné  hier  au  théâtre  de  la  Porte  Saint-Martin, 
sous  le  titre  de  Vautrin.  » 

Comme  l'a  raconté  Edmond  Biré,  le  coup  était  d'autant 
plus  sensible  pour  Balzac  que  ce  dernier  venait  d'em- 
prunter 17  500  francs  sur  les  droits  d'auteur  futurs  de  son 
drame!  Quant  à  Harel,  c'était  la  faillite  imminente. 

Dans  ces  conjonctures,  Balzac,  bien  que  très  abattu, 
trouva  la  force  nécessaire  pour  tenter  une  démarche 
auprès  du  ministre,  M.  de  Rémusat,  en  compagnie  de 
Victor  Hugo  et  de  Harel.  Quelques  jours  plus  tard,  il 
s'alitait,  pris  d'une  grosse  fièvre.  Cependant,  la  démarche 
avait  produit  son  effet.  La  semaine  suivante,  il  reçut  la 


BALZAC    AUTEUR    DRAMATIQUE  147 

visite  de  M.  Cave,  le  directeur  des  beaux-arts,  qui  lui 
apportait  dans  une  enveloppe  entr'ouverte  quelques 
billets  de  mille  francs. 

«  Nous  ne  pouvons  faire  mieux,  lui  dit  l'envoyé  du 
ministre. 

—  Et  moi  je  ne  puis  accepter,  répondit  Balzac,  car  ceci 
n'est  pas  une  indemnité  proportionnelle  au  tort  qui  m'est 
fait,  mais  une  aumône.  » 

M.  Cave  dut  se  retirer,  promettant  bien  à  l'écrivain  que 
l'atïaire  aurait  une  suite.  Est-il  besoin  d'ajouter  qu'elle 
n'en  eut  jamais? 


A  peine  guéri,  Balzac  se  remit  à  l'œuvre.  De  nombreux 
travaux  le  sollicitaient  alors,  il  dut  interrompre  pendant 
plus  d'une  année  ses  essais  dramatiques.  Cependant  il 
pensait  toujours,  et  plus  que  jamais  au  théâtre,  et,  à  la 
fin  de  1841,  il  s'attelait  à  une  nouvelle  grande  comédie,  les 
Ressources  de  Quinola. 

L'Odéon  avait  alors  à  sa  tête  un  directeur  hardi  jus- 
qu'à la  témérité,  du  nom  de  Auguste  Lireux,  qui  aimait 
l'aventure,  les  pièces  difficiles  à  monter,  et,  nouveau 
Balzac,  voyait  toujours  des  mines  d'or  dans  les  manus- 
crits pour  lesquels  il  s'enthousiasmait.  On  pense  si  un 
pareil  homme  et  l'auteur  de  la  Comédie  humaine  s'enten- 
dirent à  merveille  ! 

«  Je  vous  apporte  un  chef-d'œuvre,  lui  annonce  un  jour 
Balzac.  » 

Et,  d'une  traite,  il  lui  conte  le  seénario  de  sa  pièce. 

«  Bravo!  s'écrie  Lireux,  vous  nous  lirez  votre  œuvre 
lundi  prochain  au  foyer  du  théâtre.  » 

Le  lundi  suivant,  toute  la  troupe  de  l'Odéon,  dont  Marie 
Dorval,  était  groupée  au  foyer  sous  la  présidence  de 
Lireux  pour  entendre  les  cinq  actes  des  Ressources  de 
Quinola. 

Ce  foyer  de  l'Odéon  avait  alors,  aux  dires  de  Gozlan, 
une  physionomie  austère  :  «  Point  de  tableaux,  point  de 
meubles,  si  ce  n'est  une  longue  table,  des  fauteuils  mas- 


l'iK  BALZAC 

sifs,  une  pendule  ennuyeuse  portant  sur  sa  tête  une 
sphère  autour  de  laquelle  l'aiguille  d'or  marquait  quel- 
quefois les  heures.  » 

Dans  ce  décor  un  peu  morne,  au  milieu  de  l'attention 
générale  très  intéressée  aux  œuvres  dramatiques  de 
l'auteur  de  Vautrin,  Balzac  déplia  son  manuscrit,  et, 
debout  à  l'extrémité  d'une  table,  commença  la  lecture  de 
sa  pièce.  Auprès  de  la  haute  cheminée  se  tenaient  Marie 
Dorval,  Léon  Gozlan  et  Lireux. 

«  Pesante,  d'abord,  raconte  Gozlan,  embarrassée,  la  voix 
de  Balzac  s'éclaircissait  à  mesure  qu'il  avançait  dans  sa 
lecture;  elle  acquérait  plus  tard  une  sonorité  grave,  par- 
faite, veloutée,  et,  enfin,  quand  elle  était  lancée  et  que  la 
passion  arrivait  à  la  suite  du  drame,  elle  obéissait  alors 
aux  plus  délicates  intentions  de  la  phrase,  aux  plus  fugi- 
tives ondulations  du  dialogue.  C'était  bien,  presque  aussi 
bien  qu'au  théâtre;  quelquefois  même  c'était  mieux, 
parce  que  c'était  plus  négligé,  et,  par  conséquent,  plus 
humain  (1).  » 

Balzac  lut  ainsi  admirablement,  au  milieu  de  l'attention 
générale  et  des  applaudissements  des  spectateurs,  les 
quatre  premiers  actes  des  Ressources  de  Quinola. 

Lorsque  la  dernière  réplique  du  «  quatre  »  fut  lancée 
et  que  l'enthousiasme  des  acteurs  se  fut  manifesté  une 
fois  encore,  on  vit  Balzac  s'arrêter,  se  moucher,  s'essuyer 
le  front,  puis,  tranquillement,  ramasser  ses  papiers. 

«  Et  le  cinquième  acte?  s'écrie-t-on  de  toutes  parts. 

—  Le  cinquième  acte?  Eh  bien,  mes  enfants,  je  ne  l'ai 
pas  encore  fait,  ou,  plutôt,  je  ne  l'ai  pas  encore  écrit,  mais 
je  vais  vous  le  raconter.  » 

On  se  regarda  d'un  air  stupéfait  :  lire  une  pièce  qui 
n'était  pas  achevée,  était  un  spectacle  inouï  que  contem- 
plaient pour  la  première  fois  les  murailles  odéoniennes. 

L'effet  fut  d'autant  plus  déplorable  que  Balzac,  déjà 
très  fatigué  par  sa  lecture,  bafouilla  bien  plutôt  qu'il  ne 
raconta  cet  acte  assez  court  mais  au  milieu  duquel  il  se 

(1)  Léon  Gozlan,  op.  cit. 


BALZAC    AUTEUB    DRAMATIQUE  149 

noya  lamentablement.  Enfin,  tant  bien  que  mal,  et  plutôt 
mal  que  bien,  le  romancier  esquissa  rapidement  la  der- 
nière scène  et  se  laissa  tomber  sur  un  fauteuil  à  sa  por- 
tée en  poussant  un  ouf!  de  satisfaction. 

Ce  fut,  autour  de  lui,  le  désarroi  général.  Bien  com- 
mencée, la  journée  s'achevait  en  défaite,  et,  déjà,  les 
gens  du  métier  appréhendaient  ce  que  serait  cette  œuvre 
vue  aux  feux  de  la  rampe.  En  tous  cas,  Mme  Dorval 
déclara  qu'elle  ne  voyait  décidément  pas  de  rôle  pour 
elle  dans  la  pièce...  «  Ceci  dit,  elle  noua  les  brides  de  son 
chapeau  avec  sa  pétulance  habituelle,  donna  deux  petits 
coups  secs  aux  flancs  de  sa  robe,  toute  chiffonnée  par  la 
longue  séance,  fourra  ensuite  ses  deux  mains  toujours 
fébriles  dans  son  manchon  de  renard  gris,  salua  et  sor- 
tit. » 

Et,  comme  il  fallait  toujours  qu'il  y  eût  quelque  chose 
d'extraordinaire  dans  les  moindres  actes  de  la  vie  de 
Balzac,  on  aperçut,  qui  sortait  à  la  suite  de  Mme  Dorval, 
une  dame  impénétrablemcnt  voilée,  que  personne  ne 
connaissait,  qui  s'était  faufilée  là  pendant  la  lecture  de 
la  pièce,  et  sans  faire  un  mouvement,  avait  assisté  à  toute 
la  scène  !... 

Cependant,  malgré  cette  mésaventure,  si  violent  était  le 
désir  de  Lireux  de  représenter  quelque  chose  de  l'auteur 
de  Vautrin  qu'il  lui  accepta  sa  pièce,  et,  avant  même  que 
l'œuvre  fut  terminée,  décida  que  la  première  répétition 
aurait  lieu  dans  deux  jours. 

«  Où  vous  envoie-t-on  les  bulletins  de  répétition? 
demanda-t-il. 

—  Oh!  repartit  vivement  Balzac,  j'ai  toutes  sortes  de 
bonnes  raisons  en  ce  moment  pour  cacher  ma  demeure. 

—  Mais  encore... 

—  Eh  bien,  voilà.  Avez-vous  un  garçon  de  bureau 
intelligent? 

—  Pourquoi  çà? 

—  Vous  allez  voir.  Vous  donnerez  à  ce  garçon  mon 
bulletin.  Muni  du  papier,  il  ira  aux  Champs-Elysées... 

—  Mais... 


150  BALZAC 

—  Laissez-moi  parler.  Là,  il  se  dirigera  vers  l'Arc-de- 
Triomphe,  et  au  vingt-cinquième  arbre  à  sa  droite,  il 
s'arrêtera.  Il  verra  là  un  homme  qui  fera  semblant  de 
regarder  un  oiseau  dans  les  branches. 

—  Mais... 

—  Cet  homme,  poursuivit  Balzac  imperturbablement, 
ce  sera  moi.  Votre  garçon  s'approchera  de  moi  et  me 
dira  :  «  Je  l'ai.  »  Je  lui  répondrai  :  oc  Puisque  vous  l'avez, 
qu'attendez-vous?  »  Sur  cette  réponse  et  sur  cette 
réponse  seule,  votre  garçon  me  donnera  son  bulletin.  » 

Complètement  ahuri  par  une  pareille  extravagance, 
Lireux  s'inclina,  pensant  à  part  lui  qu'il  avait  affaire  à  un 
fou. 

Ce  fut  bien  autre  chose  lorsque,  les  répétitions  com- 
mencées, on  s'occupa  de  la  première. 

«  Mon  petit,  dit  Balzac  au  directeur  de  l'Odéon,  j'ai  la 
prétention  d'innover.  D'abord,  je  veux  toute  la  salle  pen- 
dant les  trois  premières  représentations  de  Quinola. 

—  Eh  bien,  et  moi? 

—  Vous,  vous  aurez  la  moitié  dans  les  bénéfices  qui 
seront  énormes,  prodigieux.  En  outre,  je  ne  veux  plus  de 
claqueurs. 

—  Mais  le  pourtour,  les  étudiants... 

—  Il  n'y  aura  plus  de  pourtour,  plus  d'étudiants.  Au 
pourtour,  seront  les  chevaliers  de  Saint-Louis,  à  l'or- 
chestre les  pairs  de  France,  aux  avant-scènes,  les  ambas- 
sadeurs et  ministres  plénipotentiaires,  aux  secondes 
galeries,  les  députés  et  les  grands  fonctionnaires;  aux 
troisièmes  galeries,  la  finance.  » 

Lireux  était  abruti  : 
Et  les  journalistes?  Où  les  placerez-vous? 

—  Les  journalistes,  ils  paieront  leur  place. 

—  Vous  croyez  qu'ils  passeront  au  bureau! 

—  Il  n'y  aura  plus  de  bureau? 

—  Comment,  il  n'y  aura  plus  de  bureau? 

—  Je  veux  dire,  répondit  Balzac,  que  les  billets  seront 
pris  v^hez  moi.  On  ouvrira  les  bureaux  pour  la  forme,  et 
voila  tout. 


BALZAC  AUTEUR  DRAMATIQUE  151 

—  Je  crains,  balbutia  Lireux,  que  si  vous  négligez  d'en- 
voyer aux  journalistes  les  places  auxquelles  ils  ont  droit... 

—  Encore  une  fois,  pardon,  mon  cher,  répondit  Balzac 
avec  autorité,  j'en  ai  fini  pour  toujours  avec  les  journa- 
listes. C'est  entre  nous  une  guerre  de  sauvages;  ils 
veulent  me  scalper  à  la  manière  des  Mohicans,  et  moi  je 
veux  boire  dans  leur  crâne  à  la  manière  des  Muscogulges.  » 

Ces  conditions  posées.  Balzac  s'occupa  activement  de 
préparer  sa  salle  : 

«  Je  voudrais  savoir,  écrit-il  à  Mlle  Sophie  Koslovski, 
l'adresse  de  la  princesse  Constantine  Razumovska,  pour 
savoir  si  elle  veut  une  loge  à  la  première  de  Quinola. 
Sachez,  de  votre  côté,  si  les  deux  princesses  Troubetskoï 
en  veulent;  si  la  comtesse  Léon,  si  la  comtesse  Narish- 
kine,  etc.  En  tout,  sept  loges;  il  faut  que  je  sache  si  on 
les  veut  premières  fermées  ou  premières  découvertes.  Je 
veux  mettre  les  belles  femmes  en  avant...  Entre  nous,  les 
premières  fermées  sont  de  30  francs  la  place,  les  pre- 
mières découvertes  de  25  francs,  les  deuxièmes  décou- 
vertes ne  sont  que  de  20  francs...  Allons,  Sophie,  à 
l'œuvre  !  ça  chauffe!  ça  brûle  !...  » 

Quelques  jours  plus  tard,  nouvelles  recommandations  : 

«  Les  premières  découvertes  de  quatre  places  sont  de 
cent  francs  la  loge,  et  tout  le  monde  veut  être  là.  Mais  la 
place  fashionable  où  sont  les  Aguado,  les  Rothschild,  les 
Doudeauville,  les  Castries,  c'est  la  loge  des  premières 
fermées  parce  que  l'on  y  est  chez  soi.  La  place  là  est  de 
trente  francs...  » 

Ne  dirait-on  pas  le  boniment  d'un  saltimbanque  raccro- 
chant les  passants?  Tout  Paris  ahuri  pouvait  ainsi  con- 
templer Balzac  passé  marchand  de  billets  et  vendeur  de 
programmes!  Et  ce  n'était  pas  chez  lui  calcul  d'avidité. 
Comme  le  note  très  justement  M.  G.  Ferry,  c'était  crainte 
d'être  exploité  par  les  intermédiaires,  de  passer  encore 
une  fois  pour  dupe. 

Aussi  le  voyait-on  quitter  les  répétitions  pour  aller 
s'installer  lui-même  à  la  place  du  buraliste. 

Se  présentai L-on  pour  acheter  une  loge  : 


152  BAL/.  \f. 

«  Trop  tard,  répondait  l'écrivain,  j'ai  vendu  la  dernière 
à  la  duchesse  de  Doudeauville. 

—  Mais  nous  mettrions  n'importe  quel  prix! 

—  Pour  dix  mille  francs,  je  ne  pourrais  vous  avoir  un 
strapontin.  ■» 

Le  manège  réussit  admirablement  les  premiers  jours, 
on  s'arrachait  les  places.  Et  puis  le  bruit  courut  qu'il  n'y 
avait  décidément  pas  moyen  d'avoir  quoi  que  ce  soit  pour 
les  dix  premières  représentations.  On  alla  jusqu'à  racon- 
ter que  Balzac  avait  refusé  une  place  au  duc  de  Nemours! 
Alors  la  curiosité  se  lassa,  les  gens  en  prirent  leur  parti. 
On  se  décida  à  attendre  le  sort  de  la  pièce  et  à  ne  retenir 
de  places  que  pour  les  représentations  suivantes.  En 
sorte  que  le  19  mars  1842,  lorsqu'arriva  ce  jour  tant 
attendu  par  Balzac,  les  rares  spectateurs  qui  pénétrèrent 
dans  la  salle  de  l'Odéon  brillamment  illuminée  la  trou- 
vèrent à  peu  près  vide.  Disparus,  les  chevaliers  de  Saint- 
Louis!  Envolées,  les  jolies  femmes!  Absents  les  pairs  de 
France!  Inexistants  les  financiers!  Seul  le  public  ordi- 
naire de  ces  solennités,  quelques  personnes  du  monde 
mêlées  à  beaucoup  de  journalistes,  à  des  acteurs,  des 
actrices,  des  habitués  des  premières. 

Amusante,  habilement  faite,  fort  bien  jouée,  la  pièce 
eût  dû  réussir.  Elle  échoua  lamentablement.  On  s'atten- 
dait à  une  comédie  moderne,  on  était  en  présence  d'un 
drame  sous  Philippe  II!  Déroutés,  les  spectateurs  se 
fâchèrent.  Les  sifflets  partirent  de  tous  les  coins  de  la 
salle,  mêlés  aux  plaisanteries,  aux  quolibets,  aux  «  emboî- 
tages »  de  toute  espèce.  L'actrice  chargée  du  rôle  prin- 
cipal, Héléna  Gaussin,  se  méprenant  sur  le  caractère 
d'applaudissements  ironiques  qui  la  saluaient,  dit  à 
Lireux  en  sortant  de  scène  : 

«  Hein!  Vous  avez  vu  comme  je  les  ai  empoignés! 

—  Ah!  madame,  répondit  Lireux,  ils  vous  l'ont  bien 
rendu  !  » 

Dans  les  couloirs,  à  la  sortie,  on  chantait  à  tue-tête  : 

C  est  M.  de  Balzac 

Qui  a  fait  loin  ce  mie-m.ic... 


BALZAC   AUTEUR    DRAMATIQUE 


153 


Quant  à  l'auteur,  personne  ne  l'ayant  aperçu  de  la  soi- 
rée, on  se  mit  à 
sa  recherche.  A  la 
fin,  on  le  décou- 
vrit à  une  heure 
du  matin  :  installe 
au  fond  d'une  bai- 
gnoire, il  y  ron- 
flait superbement. 
On  eut  toutes  les 
peines  du  monde 
à  l'éveiller  et  à  le 
mettre  dans  un 
liacre  qui  le  ra- 
mena chez  lui. 


Décidément  le 
romancier  de  la 
Comédie  humaine 
n'avait  pas  de 
chance  au  théâtre. 
Cette  guigne  noire 
d'auteur  drama- 
tique, cette  gui- 
gne fatale,  il  de- 
vait se  sentir 
poursuivi  par  elle 
jusqu'à  la  fin  de 
sa  vie  puisque  la 
seule  pièce  vrai- 
ment remarquable 
sortie  de  sa  plume, 
Mer  cadet,  ne  vit 
le  jour  qu'un  an 
après  la  mort  de 
l'écrivain!  Cepen- 


Balzac,  par  A.  Modin.  (Musée  Balzac.) 


154  BALZAC 

dant  il  continua  —  et  très  régulièrement,  à  produire 
pour  la  scène. 

Ce  fut,  d'abord,  le  26  septembre  1843,  une  grande  picrs 
en  cinq  actes,  Pamêla  Giraud,  sombre  mélo  bâti  selon  la 
formule,  qui  fut  donnée  à  la  Gaieté  où  elle  échoua.  Bien 
que  le  nom  seul  de  Balzac  figurât  sur  l'affiche,  celui-ci 
s'était  octroyé,  ou,  plutôt,  on  lui  avait  octroyé  deux 
collaborateurs,  vieux  routiers  de  théâtre,  Bayard  et 
Jaime,  qui,  bien  que  charpentiers  émérites,  n'empê- 
chèrent point  la  chute  de  l'œuvre.  Il  semble,  au  reste, 
que  Balzac  se  soit  assez  peu  soucié  du  sort  de  cet  ouvrage 
dramatique.  Au  moment  de  la  première  représentation,  il 
se  trouvait  à  Saint-Pétersbourg,  et  ses  lettres  d'alors  à 
Mme  Hanska  ne  témoignent  qu'une  faible  irritation  des 
sarcasmes  dont  la  presse  (à  l'exception  de  Théophile 
Gautier)  l'accabla.  Il  y  voulait  voir  la  vengeance  exercée 
contre  lui  par  tous  ceux  qui  s'étaient  sentis  visés  dans  sa 
Monographie  de  la  Presse  parisienne  parue  six  mois 
auparavant. 

Revenu  à  Paris,  Balzac  écrit  à  Mme  Hanska  le  6  fé- 
vrier 1844  :  «  J'ai  trouvé  en  déjeunant,  l'idée  d'une  jolie 
comédie  en  trois  actes;  je  vous  dirai  si  je  la  fais,  v  Cette 
jolie  comédie,  c'est  Prudhomme  en  bonne  fortune. 
Balzac  avait  été  très  frappé  par  la  magistrale  caricature 
d'Henry  Monnier  dont  le  Joseph  Prudhomme  lui  parais- 
sait une  création  vraiment  géniale  et  surtout  vraiment 
représentative  de  la  bourgeoisie  de  Louis-Philippe.  Aussi, 
maintes  fois,  voit-on  passer  et  repasser,  soit  dans  son 
œuvre,  soit  dans  ses  projets  d'œuvre,  ce  nom  de  Prud- 
homme :  Prudhomme  en  bonne  fortune,  la  Conspiration 
Prudhomme,  Sophie  Prudhomme,  etc..  Aucune  de  ces 
pièces  ne  fut,  semble-t-il,  écrite.  Seul  il  paraît  bien  que 
le  scénario  de  la  première  fut  ébauché  et  soumis  à  Poir- 
son,le  directeur  du  Gymnase,  auquel  il  avait  souri,  mais, 
pour  une  de  ces  raisons  mystérieuses  qui  gouvernent  le 
monde  du  théâtre,  la  pièce  ne  fut  jamais  jouée  ni  peut- 
être  écrite. 

En    1847,    nouvel    essai    infructueux.    Balzac,    toujours 


BALZAC    AUTEUR   DRAMATIQUE  1  .r).r, 

par  le  même  procédé,  conte,  un  jour,  à  Hostein,  direc- 
teur du  Théâtre  Historique  qui  venait  de  s'ouvrir,  le 
scénario  «  d'un  drame  magnifique  »,  Pierre  et  Catherine, 
qui  est  l'évocation  de  toute  la  Russie.  Hostein  s'emballe, 
Balzac  promet,  puis  il  repart  lui-même  pour  Saint-Péters- 
bourg et  semble  oublier  sa  promesse. 

A  peine  est-il  de  retour  à  Paris,  Hostein  se  présente 
chez  lui  : 

«  Et  mon  drame? 

—  Votre  drame?  Le  voilà.  » 

Et  Balzac  montre  un  manuscrit  sur  lequel  se  détache  ce 
titre  :  Gertrude,  tragédie  bourgeoise,  en  cinq  actes  et  en 
prose.  La  pièce  russe  s'étaitmuée  enunetragédiefrançaise  ! 

Quelques  jours  plus  tard,  la  pièce  était  lue  à  Hostein 
et  aux  acteurs.  Mme  Dorval  faisait  la  moue  et  demandait 
des  modifications  à  son  rôle.  Conciliant,  Balzac  accordait 
tout  ce  qu'on  voulait  et  changeait  même  le  titre  en  celui 
de  la  Marâtre  sous  lequel  la  pièce  était  représentée  le 
25  mai  1848.  Ce  fut  un  succès  de  presse  énorme,  et,  si  les 
conditions  politiques  avaient  été  plus  favorables  (on  était 
au  lendemain  de  l'envahissement  de  l'Assemblée  natio- 
nale, à  la  veille  des  journées  de  juin)  il  est  probable 
que  Balzac  aurait  connu  enfin  le  gros  succès  d'estime  et 
d'argent  après  lequel  il  courait  depuis  si  longtemps  au 
théâtre.  Et,  pourtant,  la  pièce  avait  été  assez  faiblement 
jouée  :  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  Mme  Dorval  et 
Mélingue  avaient  dû  abandonner  leurs  rôles,  et  les 
acteurs  étaient  absolument  insuffisants. 

Cependant,  nous  l'avons  dit,  le  succès  de  presse  fut 
énorme.  Théophile  Gautier,  en  vieux  camarade  de  l'auteur, 
poussait  un  chant  de  triomphe  dans  la  Presse,  et  Armand 
de  Pontmartin  écrivait  dans  l'Opinion  Publique  : 

«  Même  avec  ses  défauts,  la  Marâtre  est  une  œuvre 
très  remarquable.  La  Harpe  a  dit  de  Bajazet  que  c'est  une 
tragédie  de  second  ordre  écrite  par  un  homme  du  pre- 
mier. On  peut  dire  de  la  pièce  de  M.  de  Balzac  que  c'est 
un  mélodrame  du  boulevard  écrit  par  un  homme  capable 
de  créer  de  grands  et  beaux  drames.  » 


156  BALZAC 

Il  est  probable  que  sans  sa  mort  prématurée,  Balzac 
aurait  enfin  connu  cette  gloire  théâtrale  qui  le  hantait  si 
fort.  Depuis  près  de  cinq  ou  six  ans,  il  travaillait  à  une 
pièce  qu'il  appelait  tantôt  le  Spéculateur,  tantôt  le  Fai- 
seur et  qui  est  restée  sous  le  nom  de  Mercadet.  Au  mois 
d'août  1848,  profitant  du  succès  de  la  Marâtre,  il  présen- 
tait sa  nouvelle  œuvre  au  Théâtre-Français  qui  la  rece- 
vait à  l'unanimité  le  17  août.  Et  puis,  le  romancier  étant 
parti  à  Vierzchovvnia,  dans  l'Ukraine,  les  comédiens 
regrettèrent  ce  qu'ils  avaient  fait  et  le  14  décembre  de  la 
même  année,  firent  annoncer  que  «  le  Faiseur,  de 
M.  H.  de  Balzac,  était  reçu  à  correction  ».  Averti  de  cette 
perfidie,  Balzac  écrivit  aussitôt  à  son  ami  Laurent-Jan 
d'offrir  la  pièce  à  Frederick  Lemaître.  Celui-ci  ayant 
quitté  la  Porte  Saint-Martin  ne  sut  que  faire  de  l'œuvre, 
et  Hostein  qui  l'avait  demandée  pour  son  Théâtre-Histo- 
rique, ne  voulut  plus  la  monter  ensuite  sans  des  modifi- 
cations profondes  !  Cette  fois,  Balzac  se  fâcha  et  défendit 
de  faire  aucune  coupure  à  Mercadet.  Une  si  belle  ténacité 
n'eut  pas  sa  récompense.  Ce  ne  fut  que  le  23  août  1851, 
un  an  presque  jour  pour  jour  après  les  obsèques  de 
Balzac,  que  le  théâtre  du  Gymnase  donna  la  première 
représentation  de  Mercadet  le  Faiseur.  Ce  chef-d'œuvre 
obtint  un  succès  éclatant  et  prit  les  proportions  d'un 
véritable  triomphe.  Hélas!  Tout  le  monde  était  là,  depuis 
les  chevaliers  de  Saint-Louis,  jusqu'aux  ambassadeurs, 
tout  le  monde,  sauf  le  pauvre  écrivain  foudroyé  en  pleine 
gloire! 


VIII 


Madame  Hanska 


Le  roman  de  Balzac  et  de  Mme  Hanska  débuta  comme 
tous  les  romans  vécus  par  l'auteur  de  la  Comédie 
humaine,  c'est-à-dire  par  une  lettre  d'admiration  qui  lui 
fut  spontanément  écrite  par  sa  future  femme  du  fond  de 
la  ville  lointaine  d'Odessa  et  qui  lui  parvint  le  28  fé- 
vrier 1832.  Cette  lettre,  signée  l'Étrangère,  et  qui  fut 
adressée  à  Balzac  chez  le  libraire  Gosselin  à  Paris,  n'a 
jamais  été  retrouvée,  —  et  Dieu  sait  pourtant  si  M.  de 
Lovenjoul,  l'acharné  balzacien,  mit  de  l'àpreté  dans  la 
recherche  de  ce  précieux  document! 

En  tous  cas,  l'on  sait  par  Balzac  qui  l'a  lue  et  relue 
cent  fois  ainsi  que  par  tous  ceux  auxquels  il  en  a  parlé, 
qu'elle  contenait  avec  l'expression  d'un  sentiment  admi- 
ratif  pour  le  grand  écrivain,  des  reproches  au  sujet  de  la 
Peau  de  Chagrin  que  l'on  jugeait  beaucoup  trop  réaliste. 
On  conjurait  l'écrivain  de  revenir  à  la  source  de  son  ins- 
piration antérieure,  de  laisser  là  l'ironie  et  le  scepticisme 
pour  faire  preuve  encore  de  délicatesse  dans  le  sentiment 
et  de  raffinement  dans  la  casuistique  amoureuse. 

«  Balzac,  dit  Spoelberch  de  Lovenjoul  dans  le  remarquable 
ouvrage,  un  Roinanld' Amour  (1)  qu'il  a  consacré  à  cette 
passion,  demeura  longtemps  préoccupé  de  ces  conseils, 
et  surtout  de  celle  qui  les  lui  adressait.  Alors  qu'il  était 
prêt  à  publier  chez  Gosselin  le  premiervolume  des  Contes 
drolatiques,  dont  l'impression  fut  terminée  en  mars  1832, 
la  coïncidence  de  la  mise  en  vente  d'une  œuvre  si  rabe- 

(1)  Galmann-Lévy,  éditeur. 


15  8  BALZAC 

i 

laisienne  avec  la  réception  d'avis  d'une  nature  aussi  dif- 
férente lui  causa  quelque  ennui.  » 

Un  instinct  secret  l'avertissait-il  de  la  place  énorme 
que  cette  étrangère  anonyme  allait  tenir  dans  sa  vie? 
Toujours  est-il  qu'après  avoir  montré  cette  première 
lettre  à  différentes  personnes  de  son  entourage,  en  parti- 
culier à  Mme  Carraud,  il  cessa  tout  à  coup  de  parler  de  sa 
belle  inconnue,  encore  qu'il  continuât  à  recevoir  réguliè- 
rement de  ses  nouvelles. 

Ces  premières  lettres  dans  lesquelles  sa  correspondante 
ne  se  démasquait  point,  mais  se  plaisait,  au  contraire,  à 
s'entourer  de  mystère  et  à  dépister  les  recherches,  sont 
plutôt  de  longues  homélies  sentimentalo-romanesques 
dans  le  goût  de  l'époque  et  d'une  imagination  féminine 
passionnée,  et  l'on  s'étonne  vraiment  de  l'impression  pro- 
fonde qu'elles  produisirent  sur  le  romancier.  Du  reste,  il 
lui  fut  loisible  bientôt  de  deviner  le  désir  secret  de  sa 
correspondante,  de  recevoir  à  son  tour  des  lettres  de  lui- 
même.  A  la  fin  d'un  billet,  elle  brûla  ses  vaisseaux  : 

«  Un  mot  de  vous  dans  la  Quotidienne  me  donnera- 
l'assurance  que  vous  avez  reçu  ma  lettre  et  que  je  puis 
vous  écrire  sans  crainte.  Signez-le  :  A  VE  —  h.  B.  » 

Ainsi  les  deux  amoureux  allaient  inaugurer  la  petite 
correspondance  sentimentale  de  la  quatrième  page  des 
journaux! 

De  plus  en  plus  intrigué,  Balzac  s'empressa  de  déférer 
au  désir  de  l'étrangère  et,  dans  le  numéro  du  9  dé- 
cembre 1832  de  la  Quotidienne,  on  peut  lire  à  la  fin  des 
faits-divers  ces  quelques  lignes  : 

«  M.  de  B.  a  reçu  l'envoi  qui  lui  a  été  fait;  il  n'a  pu 
qu'aujourd'hui  en  donner  avis  par  la  voie  de  ce  journal  et 
regrette  de  ne  pas  savoir  où  adresser  sa  réponse.  » 

«  .4  VE.  —  h.  de  B.  » 

De  plus  en  plus  romanesque,  l'aventure  revêt  alors  un 
caractère  extraordinaire  qui  dut  frapper  profondément 
un  esprit  impressionnable  comme  Tétait  Balzac.  Cette 
étrangère,  cette  femme  dont  il  ne  sait  rien,  dont  il  ignore 


MADAME    HANSKA  159 

le  nom  et  l'adresse,  qui,  cependant,  est  une  de  ses  admi- 
ratrices, qui  suit  pas  à  pas  sa  production  littéraire,  qui 
avoue  vivre  constamment  en  pensée  avec  l'écrivain,  va 
lui  révéler  tout  à  coup  d'une  façon  tangible  cette  sorte  de 
mystérieuse  télépathie  à  laquelle  croyait  fermement  Bal- 
zac. Au  moment  où  il  fait  paraître  son  annonce  dans  la 
Quotidienne,  une  idée  le  hante,  le  harcèle.  Il  l'a  sentie 
grandir  en  lui  au  fond  de  son  àme  il  y  a  peu  de  jours,  et 
déjà  il  caresse  en  imagination  toute  la  beauté  de  l'œuvre 
qu'il  a  résolu  de  créer.  Cette  idée,  c'est  celle  du  Médecin 
de  Campagne  qui  lui  apparaît  tout  à  coup,  le  roman  évan- 
gélique  qu'il  médite  d'écrire.  Or,  voici  qu'en  réponse  à  sa 
note  de  journal,  un  livre  envoyé  du  fond  de  l'Ukraine 
cette  fois  lui  parvient,  de  la  main  même  de  cette  étran- 
gère :  une  édition  de  V Imitation  de  Jésus-Christ  reliée 
en  maroquin  vert. 

Par  quelle  concordance  inouïe  de  pensée,  par  quelle 
mystérieuse  similitude  le  cerveau  de  cette  femme  et  le 
sien  ont-ils  à  des  centaines  de  lieues  de  distance  commu- 
nié un  instant  dans  la  même  idée?  Balzac  se  le  demande 
avec  angoisse,  et  un  désir  fou  le  prend,  cette  fois,  de 
connaître  enfin  ce  sphinx  des  steppes  qui  vient  de  se  ré- 
véler à  lui  d'une  façon  si  étrange. 

Sa  curiosité  va  être  bientôt  satisfaite.  Le  8  janvier  1833, 
il  reçoit  une  nouvelle  lettre  de  l'étrangère  qui  l'informe 
qu'elle  quitte  la  Russie,  va  se  rapprocher  de  la  France  et 
lui  annonce  que,  d'ici  peu  de  temps,  elle  lui  indiquera  un 
moyen  de  correspondre  librement  avec  elle.  «  en  comp- 
tant toutefois  sur  votre  parole  d'honneur  de  ne  pas  cher- 
cher à  connaître  la  personne  qui  prendra  vos  lettres  ». 

En  effet,  quelques  semaines  plus  tard,  M.  et  Mme  de 
Hanski  quittaient  la  Russie  à  destination  de  la  Suisse, 
emmenant  avec  eux  leur  fille,  Mlle  Borel,  l'institutrice  de 
cette  dernière,  et  deux  parentes,  Séverine  et  Denise  Wy- 
lezynska.  Bientôt  toute  la  petite  troupe  arrivait  à  Genève. 

Descendante  d'une  des  grandes  familles  de  la  Pologne, 
la  comtesse  Eveline  (dite  Eve)  Rzewuska,  était  née  au 
château  de  ses  parents,  dans  le  gouvernement  de  Kiew, 


160  BALZAC 

selon  les  uns  le  25  décembre  1803  et  selon  les  autres  le 
25  décembre  1805.  Elle  était  née  au  milieu  d'une  famille 
nombreuse  composée  de  trois  frères  et  de  trois  sœurs 
«  qui.  nous  dit  M.  de  Lovenjoul,  presque  tous  jouèrent  un 
rôle  marquant  soit  en  Russie,  soit  même  en  France  (1).  » 

En  1818.  Eve  épousait  M.  Venceslas  de  Hanski,  lequel 
était  un  mari  de  vingt-cinq  ans  plus  âgé  que  sa  femme, 
mais  extrêmement  riche.  Il  passait  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie  au  milieu  de  ses  immenses  domaines 
d'Ukraine,  dans  son  château  de  ^"ierzchownia,  et  sa 
jeune  femme  le  suivit  dans  cette  contrée  perdue,  en  une 
demeure  presque  solitaire,  où  elle  dut  beaucoup  souffrir 
et  beaucoup  pleurer. 

La  maternité  aurait  pu  être  pour  elle  une  grande  dis- 
traction. Malheureusement,  des  cinq  enfants  qu'elle  eut, 
elle  ne  conserva  qu'une  fille  qui  reçut  le  prénom  d'Anna. 
Il  semble,  du  reste,  qu'elle  reporta  sur  cette  enfant  tout 
l'amour  désespéré  qu'elle  aurait  pu  vouer  aux  autres,  et, 
jusqu'au  jour  du  mariage  de  celle-ci  avec  le  comte  Mnis- 
zech,  le  13  octobre  1846,  elle  ne  cessa  de  l'accabler  de 
ses  soins  et  de  son  dévouement  maternels. 

«  Belle,  intelligente,  cultivée,  remarquablement  doué< 
au  point  de  vue  littéraire,  dit  encore  M.  de  Lovenjoul,  la 
comtesse  Eve  chercha  et  trouva  dans  la  lecture  une  res- 
source suprême  contre  l'ennui  de  son  intérieur  morose  el 
vide  (2).  » 

Entre  tous  les  écrivains  français  qu'elle  dévorait,  Bal- 
zac devint  vite  son  préféré.  Elle  aimait  tout  de  lui  :  l'ima- 
gination et  la  passion,  la  délicatesse  et  la  psychologie. 
Elle  avait  senti,  du  fond  de  son  désert,  que  celui-là  était 
une  grande  âme  et  qu'à  coup  sûr  il  la  comprendrait.  Et 
voilà  comment  elle  s'était  résolue  à  ce  coup  de  tête  d'é- 
crire à  Balzac,  tout  en  gardant  un  prudent  anonymat  au 
cas  où  le  caractère  de  l'écrivain  ne  répondrait  pas  dans  la 
réalité  à  l'image  qu'elle  s'en  était  faite. 


(I)    Un  Roman  d'Amour,  p.    14. 
lbid.t  p.  21. 


*^"s&*~ 

11 


162  BALZAC 

Fut-ce  elle-même  qui  prit  la  plume  pour  expédier  sa 
première  missive?  Il  semble  que  non.  Du  moins,  très 
ingénieusement,  Spoelberch  de  Lovenjoul  établit  une 
hypothèse  d'après  laquelle  Mme  Hanska  aurait,  pour  cette 
première  et  unique  fois,  cédé  la  place  à  l'institutrice  de  sa 
fille,  à  cette  demoiselle  Henriette  Borel,  laquelle  était 
originaire  de  Neuchàtel,  ville  où  Balzac  et  sa  correspon- 
dante se  rencontrèrent  plus  tard  pour  la  première  fois. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  voit  dans  quelles  conditions  s'a- 
bordaient ces  deux  êtres.  Balzac,  affamé  d'amour,  ayant 
besoin  d'une  àme  à  laquelle  se  confier,  mais  ne  voulant 
se  donner  qu'à  bon  escient  et  être  sûr  d'être  payé  de 
retour.  Mme  Hanska  aussi  désireuse  d'être  aimée  mais 
aussi  prudente  de  son  côté,  aussi  craintive  de  retrouver 
une  union  illégale  mal  assortie  comme  l'était  l'union  de 
son  propre  ménage. 

La  prudence,  voilà,  en  effet,  le  trait  caractéristique  de 
ces  amours  à  leur  origine.  De  part  et  d'autre,  on  s'ob- 
serve, on  réfléchit,  on  se  laisse  deviner  plutôt  qu'on  ne 
se  donne.  Mais  l'un  et  l'autre  vont  bientôt  se  connaître. 
Mme  Hanska  a  fait  choix  de  Neuchàtel  comme  lieu  de  villé- 
giature, où  son  mari  a  loué  la  maison  Andrié  sise  en  face 
de  l'hôtel  du  Faubourg  ou  hôtel  Fauche,  entouré  d'un 
grand  jardin.  Auprès  de  cette  demeure,  est  une  belle  pro- 
menade publique  qui  s'avançait  alors  au-dessus  du  lac, 
en  promontoire.  Ce  fut  là  qu'eut  lieu  la  première  entre- 
vue. Balzac  était  descendu  à  l'hôtel  du  Faubourg,  les 
deux  correspondants  vivaient  ainsi  côte  à  côte  et  purent 
convenir  de  l'endroit  et  de  l'heure  où  ils  se  verraient. 

Deux  versions  existent,  dit  en  substance  Spoelberch  de 
Lovenjoul,  sur  cette  entrevue  initiale.  D'après  la  pre- 
mière, Balzac  serait  arrivé  à  Neuchàtel  sans  avoir  d'autre 
indication  que  la  promenade  du  Faubourg  et  l'heure  du 
rendez-vous.  Il  serait  arrivé  sur  la  promenade,  dévisa- 
geant  toutes  les  personnes  qui  s'y  trouvaient  et  aurait  été 
reconnu  par  Mme  Hanska  qui  avait  à  la  main  un  livre  du 
romancier.  Très  émue,  la  jeune  femme  aurait  laissé  tom- 
ber ce  livre,  l'écrivain   se   serait   précipité  vers  elle,   et 


MADAME    HANSKA  163 

dans  un  double  cri  :  «  Eve!  Honoré!  »  aurait  jailli  le  pre- 
mier élan  de  leur  cœur  (1). 

D'après  l'autre  version,  Mme  Hanska  aurait  été  stupéfiée 
par  l'aspect  vulgaire  de  Balzac,  et  une  désillusion  pro- 
fonde se  serait  emparée  de  son  àme.  Mais  avec  adresse  le 
romancier  aurait  su,  par  sa  conversation  étincelante, 
faire  oublier  ce  premier  mouvement. 

Dans  tous  les  cas,  nous  possédons  aujourd'hui,  grâce 
aux  admirables  recherches  de  Spoelberch  de  Lovenjoul. 
un  document  probant  qui  nous  permet  de  juger  de  l'en- 
thousiasme dans  lequel  cette  première  entrevue  plongea 
Balzac.  Ce  document  est  une  lettre  adressée,  à  son  retour 
à  Paris,  par  l'auteur  d'Eugénie  Grandet  à  sa  sœur  Laure. 
On  y  voit  que  Balzac,  à  la  suite  des  journées  de  Neu- 
châtel,  se  trouvait  dans  la  joie  la  plus  profonde.  Il  était 
grisé  d'amour  et  de  bonheur,  sa  lettre  déborde  de  vie  et 
d'enthousiasme  : 

«  Je  suis  heureux,  très  heureux,  en  pensées,  en  tout 
bien  tout  honneur  encore....  Nous  avons  vingt-sept  ans, 
nous  sommes  belle  par  admiration,  nous  possédons  les 
plus  beaux  cheveux  noirs  du  monde,  la  peau  suave  et 
délicieusement  fine  des  brunes,  nous  avons  une  petite 
main  d'amour,  un  cœur  de  vingt-sept  ans,  naïf;  enfin  c'est 
une  vraie  madame  de  Lignolles,  imprudente  au  point  de 
se  jeter  à  mon  cou  devant  le  monde. 

«  Quant  au  mari,  il  ne  nous  a  pas  quittés  pendant  cinq 
jours  d'une  seconde!  N'importe,  le  val  de  Travers  est 
ravissant  et  le  lac  de  Bienne  admirable.  C'est  là,  tu 
penses  bien,  que  nous  avons  envoyé  le  mari  s'occuper  du 
déjeuner;  mais  nous  étions  en  vue  et  alors,  à  l'ombre  d'un 
grand  chêne,  s'est  donné  le  furtif  premier  baiser  de 
l'amour.  Puis,  comme  notre  mari  s'achemine  vers  la 
soixantaine,  j'ai  juré  d'attendre,  et  elle  de  me  réserver 
sa  main,  son  cœur!  » 

Ainsi  voilà  Balzac  transporté  au  septième  ciel.  Il  a  fait 
la  conquête  de  la  femme,  il  a  fait  celle  du  mari,  il  s'est 

(1)   Spoelberch  de  Lovenjoul,   op.  cit.,  p.  76. 


164  BALZAC 

promené  dans  la  pittoresque  ville  de  Neuchâtel  avec  ce 
couple  respectueusement  envié  et  salué  par  toute  la 
société  élégante.  11  se  promet  d'aller  voir  ses  amis  en 
Russie,  il  ira  visiter  l'Ukraine  qui  est  admirable,  le  Cau- 
case «  qui  est  l'Italie  de  l'Asie  ».  Peut-être  même 
Mme  Hanska  pourra-t-elle  obtenir  un  permis  de  résider 
en  France,  et  le  couple  viendra-t-il  à  Paris.  Mais  pour 
que  tous  ces  beaux  projets  se  réalisent,  il  faut  travailler, 
travailler  encore,  travailler  toujours,  payer  les  dettes, 
écrire,  créer,  remplir  ce  tonneau  des  Danaïdes  sans  fond, 
besogne  à  laquelle  il  s'épuise. 

Aussi  Balzac  quitte-t-il  à  regret  cette  ville  hospitalière 
de  Neuchâtel  dont  le  souvenir  demeurera  désormais 
impérissable  dans  sa  mémoire  et  revient-il  en  hâte  dans 
la  capitale. 

Tout  ceci  se  passait  au  mois  d'octobre  1833.  Deux  mois 
plus  tard,  Balzac  n'y  peut  tenir  davantage,  et,  une  fois 
encore,  il  reprend  le  chemin  de  la  Suisse. 

Après  son  séjour  à  Neuchâtel,  la  famille  Hanski  s'était 
fixée  à  Genève,  au  Pré-Lévêque,  pour  tout  l'hiver  de  1833 
à  1834.  Ce  fut  là  qu'ils  se  retrouvèrent  une  fois  de  plus  à 
la  fin  de  décembre.  Le  romancier  devait  y  demeurer 
exactement  six  semaines  :  il  revint  à  Paris  le  8  février 
1834  seulement. 

Que  ces  semaines  lui  parurent  rapides!  Mme  Hanska  et 
lui  parcoururent  dans  tous  les  sens  les  environs  délicieux 
de  Genève,  s'arrètant  ici  et  là,  au  hasard  de  leurs  prome- 
nades, retenus  tantôt  par  un  souvenir,  tantôt  par  l'image 
de  ceux  qui  avaient  vécu  sur  les  bords  du  plus  littéraire 
et  du  plus  célèbre  des  lacs. 

C'est  ainsi  qu'ils  connurent,  visitèrent  et  admirèrent 
ensemble  cette  villa  Diodati  où  avait  aimé  et  souffert 
lord  Byron.  La  maison  était  alors  silencieuse.  Le  gardien 
leur  en  ouvrit  les  appartements  meublés  avec  simplicité, 
mais  où  s'évoquent  tant  d'ombres  chères  au  romantisme. 
Mme  Hanska  admira  tout  particulièrement  la  vue  splen- 
dide  que  l'on  a  du  grand  salon  Louis  XVI  blanc  et  clair 
qui  donne  sur  le  lac  : 


166  BALZAC 

«  Après  les  vignes  en  pente,  c'est  le  lac  aux  teintes 
changeantes  que  sillonnentles  barques  aux  voiles  latines, 
c'est  la  rive  opposée  avec  ses  bois  revêtus  de  mille 
nuances,  et  c'est  enfin  le  Jura  couvert  de  neige.  Plus  à 
gauche,  c'est  Genève  avec  son  port  largement  ouvert, 
Genève  que  la  vieille  cathédrale  de  Saint-Pierre  cou- 
ronne (1).  »  Ensemble  ils  furent  émus,  ensemble  ils  sou- 
pirèrent, ensemble  ils  pleurèrent.  Puis,  soudain,  une 
bouffée  de  joie  immense  envahit  l'àme  de  Balzac,  une 
poussée  de  sève  et  de  vie  circula  à  travers  son  être.  Il 
lâcha  le  bras  de  MmeHanska  retenue  en  admiration  devant 
le  paysage,  et,  s'élançant  dans  le  grand  salon  désert,  il  y 
esquissa  un  pas  de  galop. 

Le  retour  fut  délicieux,  et,  à  partir  de  ce  jour,  les  pro- 
menades autour  de  la  ville  reprirent  de  plus  belle.  On  vit 
les  deux  voyageurs  le  long  des  quais  du  Rhône,  sur  la 
terrasse  des  Bastions  d'où  l'on  domine  la  plaine  de  Plain- 
palais,  dans  l'île  de  Jean-Jacques,  le  long  du  Léman,  ou 
encore  dans  ces  rues  tortueuses  du  vieux  Genève  qui 
s'enroulent  de  façon  si  pittoresque  autour  de  la  cathé- 
drale. Balzac  parlait  et  Mme  Hanska  était  grisée  par  cette 
surabondance  d'images,  par  cette  puissance  verbale  et 
par  cette  afflux  d'idées  qui  subjuguait  tous  ceux  qui  en- 
tendaient le  romancier.  Balzac  se  taisait,  et  une  même  dou- 
ceur infinie  les  pénétrait  l'un  et  l'autre  de  se  sentir  là, 
tout  près,  lorsqu'ils  s'étaient  désirés  aussi  loin... 

Cependant,  il  fallut  se  séparer.  Talonné  par  ses  tra- 
vaux, avide  de  reprendre  son  collier  de  misère,  Balzac 
s'en  fut  à  Paris,  laissant  à  Genève  le  ménage  Hanski 
lequel  se  rendit  en  Italie,  puis  retourna  dans  l'Ukraine 
après  un  assez  long  séjour  à  Vienne.  Le  romancier  avait 
promis  de  venir  dans  la  capitale  autrichienne  avant  que 
ses  amis  s"enfuyassent  en  Russie.  Il  ne  put  tenir  sa  pro- 
messe, et  ce  fut  seulement  l'année  suivante  en  mai  1835 
qu'il  rejoignit  l'étrangère  dans  cette  même  ville.  Il  lui 
apportait  le  manuscrit  de  Seraphita  laquelle  est  dédiée  à 

(1)  Henry  Bordeaux,   Vie*  intimes.  Paris,  Fontemoing,  éditeur. 


MADAME    HANSKA  107 

Mme  Hanska.  Il  lui  apportait  aussi  tout  ce  qu'il  ne  pouvait 
exprimer  dans  les  lettres  sans  nombre  qu'il  lui  adressait  : 
un  cœur  pur  et  ardent,  une  foi  profonde,  un  amour  sin- 
cère et  enthousiaste,  toujours  le  même.  Ils  vécurent  là 
encore  à  Vienne  des  journées  poignantes  dont  le  souvenir 
devait  demeurer  à  jamais  gravé  dans  leur  mémoire. 

Cependant  Balzac  ne  continuait  pas  moins  à  abattre  de 
la  copie,  pris  qu'il  était  dans  l'effroyable  engrenage  de  la 
Comédie  humaine.  Sous  les  yeux  presque  de  celle  qu'il 
aimait,  de  son  ange  adoré,  il  poursuivait  infatigablement 
sa  tâche  en  forçat  du  travail,  et,  bientôt,  il  dut  encore 
s'arracher  des  bras  qui  voulaient  le  retenir  pour  retourner 
dans  Paris,  son  «  désert  d'hommes  »  tandis  que  la  com- 
tesse repartait  pour  l'Ukraine,  «  son  désert  de  blé  ». 

Infatigablement  aussi  reprit  leur  correspondance.  Nous 
n'avons  pas  la  prétention  de  la  résumer  ici.  C'est  l'histoire 
entière,  au  jour  le  jour,  de  la  vie  de  Balzac,  ce  sont  ses 
efforts  et  ce  sont  ses  travaux,  c'est  sa  tâche  gigantesque 
sous  laquelle  il  succombe.  Comment,  dans  ces  conditions, 
pourrait-il  tenir  la  promesse  imprudente  qu'il  a  faite 
d'aller  rejoindre  Mme  Hanska  à  Wierzchownia?  Les  an- 
nées 1836  et  1837  sont  si  pénibles  pour  lui!  Il  se  débat 
avec  tant  d'âpreté  contre  les  hommes  et  les  circonstances  ! 

Enfin,  en  1838,  une  éclaircie  se  produit  dans  sa  situa- 
tion, il  espère  rejoindre  Mme  Hanska.  Mais  celle-ci  ne 
voyage  plus  à  cette  époque,  et  voilà  Balzac  repris  par  de 
nouvelles  affaires,  par  de  nouveaux  soucis. 

Leur  correspondance  s'espace,  le  ton  des  lettres  se 
calme.  Depuis  des  années,  ils  ne  se  sont  pas  vus.  Le  temps 
va-t-il  donc  accomplir  son  œuvre  dans  cette  passion?  On 
serait  en  droit  de  se  le  demander,  lorsque,  le  10  no- 
vembre 1841,  M.  de  Hanski  vient  à  mourir.  Le  premier 
acte  de  la  tragédie  s'achève. 

Désormais  Balzac  et  Eve,  heureux  et  libres,  elle  dans 
sa  richesse,  lui  dans  sa  gloire,  ne  vont-ils  point  s'unir? 
Rien  ne  les  sépare  plus,  et,  cependant,  neuf  années  vont 
encore  s'accomplir  avant  leur  union  définitive.  En  vain 
lit-on  et  relit-on  la  Correspondance ,  on  ne  découvre  pas 


K»s  BALZAC 

les  obstacles  qui  pouvaient  surgir  entre  eux.  Sans  doute 
Mme  Hanska  avait-elle  fait  entendre  plusieurs  fois  à  son 
ami  qu'elle  ne  l'épouserait  que  débarrassé  de  tous  les 
soucis  matériels  qui  accablaient  la  vie  de  Balzac,  que 
déchargé  définitivement  de  tout  le  poids  de  sa  dette.  Mais 
était-ce  bien  là  une  raison  formelle?  Et  le  propre  d'un 
grand  amour,  n'est-ce  point  justement  de  briser  des  dif- 
ficultés de  cet  ordre?  On  voudrait  le  croire,  et,  cepen- 
dant, on  ne  l'aperçoit  point  dans  l'aventure  sentimentale 
balzaciene.  De  part  et  d'autre,  mais  surtout  du  côté  de 
Mme  Hanska,  on  met  des  atermoiements,  on  se  donne  des 
délais,  on  prépare  la  vie  future  que  l'on  va  mener.  Mais, 
hélas!  l'on  met  tant  de  soin,  tant  de  souci  du  détail,  tant 
d'apprêt  dans  cette  organisation,  que  ia  vie  passe,  les 
années  s'écoulent,  et,  lorsque  la  maison  sera  bâtie,  la 
mort  y  entrera  aussitôt.  Ainsi  s'écouleront  ces  neuf  an- 
nées en  protestations  d'amour,  en  visites  rapides,  en 
billets  passionnés,  en  promesses  ardentes,  mais  sans 
qu'une  démarche  quelconque,  d'une  part  ou  de  l'autre, 
fasse  avancer  leur  amour,  lui  donne  un  caractère  officiel. 

Au  lendemain  de  la  mort  de  son  mari,  Mme  Hanska  dé- 
sormais chargée  du  soin  de  guider  dans  la  vie  sa  fille 
Anna,  crut  qu'il  serait  de  son  devoir  de  mère  de  produire 
son  enfant  dans  le  monde,  et,  abandonnant  sa  retraite  de 
l'Ukraine,  vint  habiter  Saint-Pétersbourg  pendant  la 
saison.  Ce  fut  dans  cette  ville  qu'eut  lieu  la  quatrième 
entrevue  de  Balzac  et  de  Mme  Hanska. 

Au  prix  de  sacrifices  énormes,  le  romancier  avait  pu 
s'arracher  à  son  labeur  écrasant  au  mois  de  juillet  184l> 
pour  entreprendre  ce  lointain  et  coûteux  voyage  de  Saint- 
Pétersbourg.  Il  y  demeura  jusqu'au  commencement  d'oc- 
tobre. 

Ces  trois  mois  furent  pour  lui  un  enchantement  : 

«  Je  ne  l'avais  pas  vue  depuis  Vienne,  écrit-il,  et  je  l'ai 
trouvée  aussi  belle,  aussi  jeune  qu'alors.  11  y  avait  sept 
ans  d'intervalle  cependant...  »  La  vérité  est  que  chacune 
de  ces  rencontres  ravivait  la  passion  de  Balzac,  en  re- 
doublant     les     marques     d'amour     qu'il     témoignait    à 


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170  BALZAC 

Mme  Hanska.  Maintenant  il  lui  décerne  des  appellations 
tendres,  des  petits  noms  câlins.  Elle  est  pour  lui  mon 
loulou  adoré,  mais  l'on  sent  bien  que  la  jeune  femme  ré- 
siste encore.  Aux  supplications  de  Balzac  de  fixer  la  date 
de  leur  mariage,  elle  répond  par  des  promesses  vagues. 
Bien  mieux,  elle  s'inquiète  de  l'opinion  de  la  haute  société 
russe  qui  jase  déjà  sur  le  séjour  du  romancier  français. 
Peut-être  même,  usant  de  fermeté  et  faisant  appel  à  sa 
sagesse,  contraint-elle  celui-ci  à  revenir  à  Paris.  Toujours 
est-il  qu'il  s'éloigne  le  cœur  déchiré,  plus  amoureux  et 
plus  désespéré  que  jamais. 

«  Je  suis  arrivé  ce  matin  à  six  heures  à  Berlin,  écrit-il 
à  Mme  Hanska,  n'ayant  eu  pour  tout  repos  que  douze 
heures  à  Tilsitt...  Tant  que  j'étais  sur  le  sol  russe,  il  me 
semblait  que  j'étais  encore  à  vous,  et,  sans  que  je  fusse 
précisément  d'une  gaieté  folâtre,  vous  avez  dû  voir, 
par  une  petite  lettre  de  Taurengen,  qu'il  me  restait  assez 
de  forces  pour  plaisanter  de  mon  chagrin...  Je  sens  en 
moi  un  vide  immense  qui  s'agrandit  de  plus  en  plus  pro- 
fondément, et  dont  rien  ne  me  distrait.  Aussi  ai-je  déjà 
renoncé  à  Dresde,  je  ne  me  sens  pas  le  courage  d'y  aller. . .  » 
De  même  il  séjourne  fort  peu  de  temps  à  Berlin,  malgré 
les  attentions  flatteuses  dont  il  est  l'objet.  Le  cœur  dé- 
bordant de  tristesse,  il  rentre  à  Paris  à  la  fin  d'octobre 
1843. 

L'année  suivante,  malgré  tous  ses  efforts,  il  ne  peut  dé- 
cider la  comtesse  à  se  rendre  à  Dresde  où  ils  avaient  con- 
venu de  se  retrouver  au  mois  d'octobre  1844.  Il  lui  faudra 
passer  encore  tout  un  hiver  sans  revoir-son  Eve  bien- 
aimée.  Sur  ces  entrefaites,  Mme  Hanska  fiance  sa  fille  au 
comte  Mniszech,  et  tous  les  trois  quittent  l'Ukraine  pour 
la  capitale  de  la  Saxe  au  mois  de  janvier  1845.  Balzac  les 
y  rejoint  cinq  mois  plus  tard.  Il  fait  la  connaissance  de 
Georges  Mniszech,  et  il  se  prennent  aussitôt  de  la  plus 
vive  affection  l'un  pour  l'autre.  Tous  les  quatre  forment 
une  bande  joyeuse.  Dans  un  moment  de  verve,  Balzac  a 
décerné  à  chacun  des  sobriquets  :  hanté  par  le  souvenir 
des  Saltimbanques,  il  donne  à  Mme  Hanska  le  nom  d'Atala; 


MADAME    HANSKA  171 

sa  fille  Anna  devient  Zéphirine,  le  comte  Mniszech  Grin- 
galet; lui-même  s'intitule  Bilboquet.  Malheureusement, 
ces  folles  journées  ont  une  fin.  Une  fois  de  plus,  Balzac 
doit  rentrer  à  Paris,  mais  il  a  juré  d'aller  retrouver  ses 
amis  à  Bade,  et,  quelques  semaines  plus  tard,  en  effet, 
il  reparaît  en  Allemagne.  Là  la  jeune  fille  formule  le 
désir  de  voir  l'Italie  avant  de  regagner  les  steppes  russes. 
Ce  désir  est  un  ordre  pour  Mme  Hanska  qui  combine  aus- 
sitôt tous  les  préparatifs  de  voyage  et  prie  Balzac  de  les 
accompagner  jusqu'à  Naples.  L'écrivain  est  fou  de  joie  à 
la  pensée  d'un  si  beau  rêve  vécu  en  compagnie  de  celle 
qu'il  aime.  Il  écrit  aussitôt  à  Méry  qui  habite  Marseille  de 
faire  préparer  des.chambres  pour  les  voyageurs  au  meil- 
leur hôtel  de  la  ville,  d'organiser  tout  pour  leur  séjour 
dans  le  Midi.  Lui-même,  après  une  nouvelle  randonnée  à 
Paris,  rejoint  la  petite. troupe  à  Châlons.  Par  le  bateau, 
l'on  gagne  Lyon»  Avignon,  puis  Marseille. 

Méry  sert  de  guide  dans  la  grande  cité  phocéenne.  Sous 
l'œil  de  Balzac,  il  s'empresse  auprès  de  ces  dames,  les 
pilote  dans  le  port  immense  et  la  ville  que  l'on  visite  en 
détail.  Toujours  ravi,  Balzac  exulte.  L'entrée  en  Italie  le 
comble  de  joie  :  il  accompagne  ses  amis  jusqu'à  Naples, 
par  Gênes  et  Rome.  La  comtesse  désirerait  revenir  dans 
cette  dernière  ville  pour  y  passer  l'hiver  en  compagnie 
de  Balzac,  mais,  une  fois  enpore,  l'écrivain  doit  sacrifier 
la  moitié  de  son  rêve  :  cet  hiver  de  1845-1846,  il  le  passera 
à  Paris  à  corriger  la  grande,  édition  de  la  Comédie  hu- 
maine qui  va  paraître,  Travail,  gigantesque  qui  exige  sa 
présence  là-bas.  Le  cœur^serré,  il  s'éloigne  une  fois  de 
plus  de  celle  qu'il  aime,  gagne  Marseille  par  mer  et  de- 
meure quelque  temps  avec  Méry.  L'un, et  l'autre  bercent 
mutuellement  leur  douleur  en  causant  entre  eux  de  celles 
qu'ils  aiment.  Méry  était  tombé  amoureux  fou  d'une  an- 
glaise un  peu  mûre  dont  il  parlait  en  termes  enflammés 
avec  son  imagination  de  Méridional.  Balzac  le  laissait 
aller,  jugeant  intérieurement  cet  amour,  si  pâle,  lui 
semblait-il,  et  si  vulgaire  à  côté  du  sien!... 

A  Paris,  l'hiver  lui  parut  atroce.  A  chaque  instant,  sa 


172  BALZAC 

pensée  se  reportait  vers  son  Eve  chérie  demeurée  là-bas 
dans  le  soleil  et  les  fleurs  d'Italie.  «  Je  suis  comme  hé- 
bété... J'ai  pleuré  comme  un  enfant...  »  ce  sont  là  les 
termes  qui  reviennent  le  plus  souvent  sous  sa  plume  dans 
cette  partie  de  sa  correspondance.  Enfin,  au  mois  de 
mars  1846,  n'y  pouvant  tenir  davantage,  il  s'embarque 
pour  Civita-Vecchia  et  débarque  à  Rome  au  printemps. 

Semaines  charmantes,  semaines  légères,  toutes  d'allé- 
gresse et  de  bonheur!  Etre  à  Rome  au  printemps  auprès 
de  sa  bien-aimée,  dans  le  plus  magnifique  décor  qui  soit 
et  avec  les  spectacles  les  plus  pittoresques  du  monde!... 
Balzac,  encore  une  fois,  est  ivre  de  joie.  Il  parcourt  dans 
tous  les  sens  la  Ville  Eternelle  sous  la  conduite  du 
peintre  Schneitz,  directeur  de  l'Ecole  française,  qui  lui 
fait  obtenir  une  audience  du  pap'e  Grégoire  XVI  lequel 
donna  à  Balzac  un  chapelet  pour  sa  mère.  La  Rome  an- 
tique et  la  Rome  moderne  trouvent  le  grand  observateur 
aussi  désireux  d'étudier  l'une  que  l'autre.  Très  bien  ac- 
cueilli, très  fêté  dans  tous  les  mondes,  il  passe  là  des 
jours  délicieux  dont  le  souvenir  le  hantera  jusqu'à  ses 
derniers  moments. 

Mais  la  fin  d'avril  arrive  :  éternel  pèlerin,  voyageur 
sans  trêve,  Balzac  s'arrache  à  l'Italie  pour  regagner  Paris 
où  l'attend  un  travail  intense.  Mme  Hanska  est  elle-même 
en  Allemagne,  à  Wiesbaden  où  elle  demeurera  jusqu'en 
novembre.  C'est  à  peine  si  le  romancier  pourra  dérober, 
en  août,  deux  semaines  à  son  travail  intense  pour  l'aller 
voir.  Durant  ce  torride  été  de  1846,  il  compose  les  Parents 
pauvre*  avec  une  sorte  d'énergie  désespérée  :  il  écrit  la 
Cousine  Bette  en  six  semaines!  «  Je  suis  une  machine  à 
copie,  écrit-il  au  comte  Mniszech.  » 

Ces  excès  de  travail  ne  vont  point  sans  nuire  à  sa  santé  : 
le  docteur  Nacquart  le  gronde  souvent  à  ce  sujet.  Balzac 
lui-même  commence  à  ressentir  une  lassitude  extrême  du 
cerveau,  souvent  les  mots  lui  manquent  dans  la  conver- 
sation. 

A  ces  soucis  sans  nombre  se  joignent  les  soucis  que  lui 
inspire  la  santé  do  Mmc  Hanska.  Les  eaux  de  Wiesbaden 


MADAME    H  W'SK  A 


173 


n'ayant  produit  aucun  effet  à  la  comtesse,  celle-ci  se  dé- 
cide avenir  à  Paris  consulter  les  autorités  médicales.  A 


i  w 

m 

H 

• 

jjme  Hanska,  par  Jean  Gigoux. 


Paris!  Ainsi  Balzac  va  vivre  quelques  semaines  avec  sa 
bien-aimée  dans  la  ville  même  de  ses  joies  et  de  ses  souf- 
frances! Quel  rêve  vaudra  jamais  celui-là? 

Fébrilement  il  prépare  la  venue  de  son  loulou  adoré.  Il 


174  BALZAC 

loue  pour  elle  un  appartement  discret  auprès  de  la  bar- 
rière de  l'Étoile,  dispose  avec  une  volupté  iutense  d'amour 
ces  mille  petites  choses  nécessaires  à  une  femme  élé- 
gante., s'enivre  de  cette  attente.  Enfin  la  voici,  elle 
est  à  lui.  Seule  à  Paris,  ses  enfants  étant  partis  pour  la 
Russie,  le  changement  d'air  lui  ayant  fait  grand  bien,  elle 
recouvre  la  santé,  et  c'est  une  joie  dès  lors  de  la  pro- 
mener dans  cette  ville  immense  qu'elle  ne  connaît  point 
et  qu'elle  visite  avec  le  plus  admirable  des  guides.  En  ces 
quelques  semaines,  Balzac  lui  fait  tout  voir  de  Paris,  lui 
procure  une  image  totale  de  ce  monde  effrayant.  Grisée, 
la  comtesse  s'abandonne  enfin  aux  bras  de  celui  qui 
l'aime,  et.  lorsqu'elle  part,  au  mois  d'avril  1847,  pour  la 
Russie,  c'est  en  laissant  à  Balzac  la  promesse  formelle  et 
oiFicielle  de  l'épouser  l'année  suivante. 


IX 


La  mort  de  Balzac 


Balzac  est  arrivé  au  point  suprême  de  sa  passion  pour 
Mme  Hanska.  L'Eve  bien-aimée  qu'il  convoite  depuis 
dix  ans  et  plus  s'est  enfin  laissé  fléchir  par  la  fidélité 
même  de  cet  amour.  Elle  s'est  penchée  sur  ce  cœur 
d'homme  brûlant  et  elle  l'a  réconforté  d'une  promesse 
formelle.  Le  romancier  touche  au  but  de  toute  sa  vie.  Ce 
sera  la  minute  même  que  choisira  la  mort  implacable 
pour  l'abattre. 

«  La  maison  construite,  la  mort  entre,  »  dit  un  vieux 
proverbe  français.  Hélas  !  une  fois  de  plus,  Balzac  put 
goûter  toute  l'acre  saveur  de  cette  sagesse  des  nations. 

Depuis  plusieurs  années  déjà,  dans  l'attente  de  son 
bonheur  futur,  il  avait  prépare  amoureusement,  avec 
dévotion,  le  nid  sacré  dans  lequel  il  se  blottirait  lui  et  sa 
bien-aimée.  Il  l'avait  paré,  embelli,  apprêté  de  mille  et 
une  façons. 

Peu  de  temps  après  l'achat  des  Jardies,  l'auteur  de 
la  Comédie  humaine  avait  quitté  la  rue  des  Batailles 
pour  aller  demeurer  à  Passy,  rue  Basse  (1).  La  maison 
qu'il  habitait,  située  sur  une  pente  abrupte,  offrait  une 
disposition  architecturale  assez  singulière.  Pour  y  abor- 
der, il    fallait  descendre   trois  étages.  L'on   entrait  alors 


(1)  C'est  dans  cette  demeure  aujourd'hui,  47,  rue  Raynouard)  que 
M.  de  Royaumont  a  installé  le  musée  balzacien  :  la  Maison  de  Balzac. 
Le  logis  est  merveilleusement  conservé,  rien  ne  semble  avoir  été 
dérangé  depuis  que  l'hôte  illustre  de  cet  appartement  en  est  parti. 
C'est  une  évocation  surprenante  de  tout  un  passé  que  ravive  encore 
latmospLèic  d  alentour. 


176  BALZAC 

dans  un  petit  hôtel  dont  le  rez-de-chaussée  se  trouvait 
être  le  deuxième  étage  vu  de  la  rue  d'en  bas,  la  rue  du 
Roc.  Cette  circonstance  bizarre  donnait  à  cette  demeure 
deux  issues  et  permettait  ainsi  à  son  locataire  d'échapper 
aux  poursuites  des  créanciers.  Pour  plus  de  sûreté,  Balzac 
ne  s'y  était  point  fait  connaître  sous  son  nom  :  il  avait 
emprunté  celui  de  Mme  Louise  de  Brugnol,  sa  gouver- 
nante qui  menait  la  maison  avec  l'aide  d'une  femme  de 
ménage.  Aussi  personne  ne  pouvait-il  pénétrer  jusqu'à 
lui  sans  avoir  le  mot  de  passe. 

Ces  excentricités  l'amusèrent  quelque  temps,  et  puis  il 
s'en  lassa.  Il  abandonna  son  logis  de  la  rue  Basse  pour 
celui  de  la  rue  des  Batailles,  à  Chaillot,  d'où  il  avait  une 
vue  splendide  sur  Paris,  pour  enfin  jeter  son  dévolu  sur 
un  pavillon  situé  rue  Fortunée,  dans  le  haut  du  Faubourg 
Saint-Honoré.  Ce  pavillon,  sis  au  milieu  degrands  jardins, 
attenait  jadis  à  une  magnifique  habitation  bâtie  pour  le 
tinancier  Beaujon  et  conservait  des  vestiges  de  l'archi- 
tecture du  xvme  siècle. 

Balzacjugea  qu'avec  certaines  réparations  importantes, 
il  pourrait  constituer  un  superbe  hôtel  digne  de  celle 
qu'il  avait  élue  entre  toutes.  Malgré  la  dette  énorme  dont 
il  se  chargeait  encore,  il  acheta  le  pavillon  et  les  jardins 
qui  l'entouraient,  et  il  fit  aménager  la  propriété  à  son 
gré. 

Ce  ne  fut  point  l'affaire  de  quelques  mois  ni  même 
d'une  année,  ce  fut  l'œuvre  patiente,  toujours  prise  et 
reprise  de  plusieurs  années.  Jamais  cette  demeure  ne 
parut  assez  belle,  assez  riche,  assez  confortable  à  son 
imagination,  jamais  les  aménagements  ne  lui  en  parurent 
assez  somptueux,  jamais  les  bibelots  dont  il  la  garnit  ne 
lui  parurent  assez  coûteux  ni  assez  rares.  La  petite  mai- 
son de  la  rue  Fortunée  était  devenue  un  véritable  musée 
avec  un  mobilier  admirable,  des  tapisseries  sans  prix, 
des  tableaux  authentiques,  des  porcelaines  de  choix. 

«  C'est  le  royaume  de  la  Bricabraquie  »,  disait  Balzac 
lui-même  dans  ses  moments  de  joyeuse  humeur. 

Le  fait  est  que  cet  intérieur  était  vraiment  extraordi- 


as 


o 

3 

S 


12 


178  BALZAC 

nairerNous  pouvons  uiiiicilement  nous  en  faire  une  idée 
aujourd'hui.  Si  nous  en  croyons  les  récits  de  Théophile 
Gautier  et  autres  témoins,  la  maison  était  somptueuse  et 
d'un  goût  parfait.  Au  contraire,  d'après  d'autres  témoi- 
gnages, tout  n'aurait  pas  été  de  première  valeur  dans  cet 
hôtel  de  la  rue  Fortunée. 

En  un  très  intéressant  article  paru  dans  le  Gaulois  du 
Dimanche  du  4  octobre  1902,  notre  confrère  M.  Alphonse 
Callery  a  donné  des  détails  d'autant  plus  intéressants  à 
ce  sujet  que,  par  un  heureux  hasard,  il  fut  l'une  des 
dernières  personnes  admises  à  visiter  avant  la  vente 
et  la  démolition  de  l'immeuble  : 

«  Extérieurement,  une  bâtisse  étroite,  n'ayant  que  deux 
fenêtres  sur  la  rue,  aux  proportions  étriquées,  ratatinées, 
communes,  du  plus  horrible  style  Louis-Philippe;  une 
porte  bâtarde  encadrée  par  les  traditionnels  œils-de- 
bœuf.  A  droite  et  en  dehors  de  ce  bâtiment,  deux  grandes 
portes  insignifiantes  ornées  de  heurtoirs  «  en  fonte  ouvra- 
gée »  donnaient  accès  à  une  cour  tout  en  longueur  sur 
laquelle  se  développait  toute  la  construction  ». 

Immédiatement  à  gauche,  la  porte  d'entrée  donnait 
accès  dans  le  vestibule  et  dans  le  grand  salon.  Ce  salon 
avait  ébloui  jadis  Théophile  Gautier.  «  0  désillusion  ! 
écrit  M.  Callery,  une  pièce  basse,  parquetée  de  chêne  à 
l'anglaise,  comme  le  sont  les  plus  ordinaires  corridors  ; 
pour  toute  corniche,  de  simples  moulures  en  bois;  une 
cheminée  à  modillons  ayant  bien  coûté  quarante  francs; 
au-dessus,  une  glace  d'une  forme  indescriptible,  écrasée 
par  les  ornements  les  plus  lourds  et  les  plus  disparates. 
Aux  murs  que  Théophile  Gautier  avait  vus  recouverts 
de  lambris  d'ébène,  de  simples  placages  de  boiseries... 
Que  dire  de  la  salle  à  manger  faisant  suite  sur  la  cour? 
Où  trouver  la  célèbre  cheminée  en  bois  sculpté  à  faire 
envie  à  Berrugnette,  à  Cornejo  Duque?  Tout  prosaïque- 
ment, le  classique  poêle  de  terre  émaillée  de  nos  pères 
en  tenait  lieu.  Les  murs  étaient  tapissés  de  papier  peint 
imitation  cuir,  et  voilà  les  lambris  de  vieux  chêne  qui 
avaient  ébloui  le  bon  Théo...  » 


LA    MORT    DE    BALZAC  179 

Passons  à  la  salle  de  bains  : 

«  Les  murs  en  étaient  revêtus  de  marbre  jaune  très  ordi- 
naire; faisant  face  à  la  baignoire,  trois  médaillons  en 
marbre,  dont  deux  représentaient  un  satyre  entouré  de 
jeunes  femmes  dans  des  attitudes  et  des  occupations  des 
plus  licencieuses.  » 

L'aspect  du  premier  étage  était  plus  désolant  encore, 
paraît-il,  que  celui  du  rez-de-chaussée.  Toutes  les  portes 
des  chambres  étaient  à  simple  battant,  tous  les  corridors 
carrelés.  La  cheminée  de  la  chambre  à  coucher  de  Balzac 
est  quelconque.  «  Dans  les  plaques  de  terre  émaillée  qui 
la  garnissent,  les  crochets  de  cuivre  où,  cent  fois  peut- 
être,  Balzac  a  suspendu  les  pincettes  après  avoir  tisonné 
son  feu.  Les  murs  ont  été  tendus  d'étoffe,  les  soubasse- 
ments sont  peints  à  l'huile  en  couleur  blanche,  et  sont  en 
discordance  absolue  avec  les  deux  petites  portes  sur 
lesquelles  s'est  concentré  tout  l'effort  de  luxe,  et  qui 
sont  incrustées  de  mosaïque  en  bois,  d'une  tonalité  jaune 
sur  fond  noir.  C'est  dans  cette  pièce  où  il  faut  se  baisser, 
pour  regarder  par  la  fenêtre,  c'est  dans  cette  chambre 
dont  on  touche  le  plafond  avec  la  main,  que  Balzac  s'est 
étouffé  pendant  les  deux  dernières  années  de  sa  vie!...  » 

Ainsi  le  magnifique  décor  dont  s'enthousiasmait  Théo- 
phile Gautier,  et,  avec  lui,  tous  les  visiteurs  de  l'hôtel, 
n'aurait  été  qu'un  décor  de  clinquant!...  Lequel  croire, 
ou  M.  Callery  qui  a  visité  la  maison  l'un  des  derniers  et 
qui  appuie  ses  dires  des  magnifiques  photographies,  dont 
nous  reproduisons  quelques-unes,  ou  Gautier  ou  encore 
M.  Stanislas  Rzewuski  lequel  écrit  dans  le  Gaulois  du 
24  octobre  1902  : 

«  Ce  qui  frappait  tout  d'abord  le  visiteur  pénétrant  dans 
l'hôtel  de  Balzac,  c'était  la  profusion,  la  surabondance 
même  de  richesses  artistiques  :  bronzes,  porcelaines,  bibe- 
lots précieux,  diamants  et  bijoux  dont  le  travail  de  l'or- 
fèvre faisait  tout  le  prix,  pièces  reçues  de  la  Chine  et  du 
Japon,  toiles  des  grands  maîtres,  etc..  »  Il  est  vrai  que 
M.  Rzewuski  a  vu,  meublé  magnifiquement,  cet  hôtel 
que   M.    Callery    devait    visiter   dégarni.    Quoi    qu'il    en 


180  BALZAC 

soit,  il  n'est  point  douteux  que  .Balzac  avait  donné  tous 
ses  soins  et  fait  l'effort  plus  grand  pour  embellir  sa 
chère  demeure.  Mais  il  ne  voulut  point  l'habiter  avant 
que  d'y  avoir  ramené  l'élue  de  son  choix,  celle  qu'il  avait 
distinguée  entre  toutes.  Quand  cette  union  tant  désirée 
pourrait-elle  être  célébrée?  Sans  doute  Mme  Hanska  avait 
maintenant  donné  sa  parole,  mais  le  romancier  jugea 
qu'il  serait  peut-être  habile  d'aller  chercher  à  Vierzcho- 
wnia  même  cette  confirmation  et  cette  précision,  et  il 
se  décida  enfin  à  ce  voyage  qu'il  avait  tant  de  fois  promis 
daccomplir. 

Ce  premier  voyage  dans  l'Ukraine  s'effectua  au  com- 
mencement de  septembre  1847.  Le  trajet  fut  moins  rigou- 
reux et  parut  moins  long  à  l'écrivain  que  celui-ci  l'avait 
redouté,  en  raison  du  bon  accueil  que  lui  firent  partout 
les  autorités.  Le  chemin  de  fer  allait  jusqu'à  Cracovie; 
de  là  jusqu'à  Brody,  il  y  avait  quatre-vingts  lieues  de  poste. 
Balzac  arriva  à  Vierzchownia  un  peu  avant  même  l'époque 
qu'il  avait  fixée  à  ses  amis. 

Reçu  avec  la  plus  chaude  cordialité  dans  la  magnifique 
demeure  de  Mme  Hanska,  il  goûtait,  pour  la  première  fois 
peut-être  de  sa  vie,  la  douceur  d'un  repos  absolu  entre 
des  êtres  qui  lui  étaient  également  chers,  dans  l'affection 
et  le  dévouement  de  ceux  qui  l'entouraient. 

«  Il  avait  à  sa  disposition,  nous  dit  M.  G.  Ferry  (1),  un  joli 
appartement  composé  d'un  salon,  d'un  cabinet  de  tra- 
vail et  d'une  chambre  à  coucher.  Le  cabinet  était  en  stuc 
rose,  avec  une  cheminée,  des  tapis  luxueux,  des  meubles 
commodes.  Particularité  intéressante  :  les  croisées  étaient 
garnies  de  glaces  sans  tain,  en  sorte  que  l'on  pouvait 
voir  le  paysage  de  tous  les  côtés.  » 

Balzac  demeura  une  partie  de  l'hiver  en  Russie.  Il  alla 
visiter  Kiew,  la  ville  si  pittoresque  qui  le  plongea  dans 
des  transports  d'admiration,  il  circula  dans  tout  le  pays, 
s'intéressant  à  chaque  chose,  à  chaque  classe  de  la  so- 
ciété, à  chaque  isba  rencontrée  sur  sa  route.  Sans  doute 


(1)   Op  cit.,  p.  239. 


F 


182  BALZAC 

aurait-il  séjourné  plus  longtemps  encore  si,  à  la  fin  de 
janvier  1848,  des  intérêts  pressants  ne  l'avaient  obligé  à 
revenir  à  Paris. 

Il  s'arracha  à  regret  à  cette  paisible  demeure  de  Vierz- 
chownia,*  à  cette  existence  paisible,  familiale  et  char- 
mante d'où  il  partait  avec  des  promesses  de  bonheur, 
mais  encore,  mais  toujours  avec  de  simples  promesses  ! 

Le  retour  à  Paris  lui  ménageait  des  tristesses  intenses. 
Il  semble  que,  désormais,  toute  joie  soit  éteinte  dans  la 
vie  du  grand  romancier.  Il  retrouva  une  capitale  boule- 
versée par  les  événements  de  1848,  des  gens  incapables 
de  s'occuper  d'autre  chose  que  de  questions  politiques, 
la  littérature  mise  à  l'écart,  les  éditeurs  intransigeants  et 
navrés,  le  public  rétif.  Ses  affaires  allaient  de  mal  en  pis  : 
les  constructions  et  embellissements  de  l'hôtel  de  la  rue 
Fortunée  lui  valaient  cent  mille  francs  de  dettes.  Pour 
payer  cette  somme  énorme,  pas  de  rentrées,  tous  les 
amis  dispersés.  Le  cœur  navré,  Balzac  sentait  de  plus  en 
plus  pour  lui  la  nécessité  de  se  rapprocher  du  milieu 
familial  de  Vierzchownia,  et,  au  mois  de  septembre  1848,  il 
repartit  pour  la  Russie. 

Il  y  trouva  la  maladie.  Les  grands  froids  lui  furent 
funestes,  occasionnant  chez  lui  une  bronchite  aiguë, 
cependant  que  la  maladie  de  cœur  qu'il  avait  contractée 
à  son  labeur  effroyable  faisait  des  progrès  incessants.  Il 
était  soigné  par  le  Dr  Knothe  qui  lui  prodiguait  les  soins 
les  plus  empressés,  mais  impuissants,  hélas!  à  enrayer  le 
mal.  Balzac  croyait  bien,  cependant,  pouvoir  regagner  la 
France  au  bout  de  quelques  mois  :  il  ne  devait  quitter 
Vierzochwnia  que  le  25  avril  1850  ! 

L'histoire  de  ces  dix-neuf  mois  de  maladie  est  une  des 
plus  atroces,  car  la  souffrance  physique  s'aggravait  d'une 
souffrance  morale  beaucoup  plus  intense.  Dix  fois  sur  le 
point  de  se  rétablir,  dix  fois  abattu  par  une  rechute, 
Balzac  fut  admirablement  soigné  par  son  médecin  et  par 
ses  deux  gardes-malades  volontaires,  Mme  Hanska  et  sa 
fille.  Mais  précisément  la  vue  d'un  dévouement  aussi 
absolu  causait  à  l'écrivain  la  plus  grande  tristesse.  Chaque 


LA    MOUT    DE    BALZAC 


183 


jour,  ses  forces  s'affaiblissaient,  et  l'espoir  tant  caressé 
de  son  mariage  s'éloignait  un  peu  plus...  Une  autre  diffi- 
culté matérielle  avait  surgi  :  aux  termes  de  la  loi  russe, 
Mme  Hanska -ne  pouvait  épouser  un  étranger  sans  une 
permission  du  tzar.- Or  Balzac  ayant  sollicité  cette  per- 
mission au  nom  de'  lâ-comtesse  reçut  un  refus  formel. 


Caricature  de  Balzac  et  de  .l/"'e  Hanska. 


La  difficulté  ne  pouvait  être  tournée  que  par  l'abandon 
complet  de  la  fortune  de  Mme  Hanska  en  faveur  de  ses 
enfants.  C'est  à  quoi  cette  dernière  se  résolut  sous  con- 
dition d'une  rente  servie  par  ceux-ci.  Dès  lors  la  comtesse 
se  trouvait  libre  et  elle  offrit  à  son  ami  ce  gage  suprême 
de  son  amour.  Le  14  mars  1850,  dans  l'église  Sainte- 
Barbe  de  Berditchef,  un  prêtre  délégué  par  l'évèque  de 
Jitomir,  l'abbé  Czarouski,  bénissait  le  mariage  de  Balzac 
et  de  Mme  Hanska.  Les  témoins  étaient  le  comte  Mniszech, 


18»  BALZAC 

le  comte  Gustave  Olizav  et  le  curé  de  la  paroisse  de 
Berditchef. 

Le  lendemain,  15  mars,  Balzac  écrivait  à  sa  mère  et  à 
sa  sœur  deux  lettres  débordantes  de  joie  et  d'amour  :  le 
rêve  de  dix-sept  années  de  sa  vie  était  réalisé  ! 

Il  aurait  voulu  revenir  au  plus  vite  avec  sa  femme  dans 
ce  nid  qu'il  lui  avait  préparé. 

Hélas!  Une  nouvelle  rechute  de  sa  maladie  de  cœur  les 
obligea,  encore  une  fois,  d'interrompre  leurs  préparatifs 
de  départ.  Il  fallut  attendre  au  25  avril  pour  entreprendre 
un  voyage  aussi  fatigant.  Les  deux  époux  arrivèrent  à 
Paris  à  la  fin  de  mai  1850.  A  peine  débarqué,  Balzac  qui 
avait  prévenu,  la  veille,  de  leur  arrivée,  se  dirigea  vers  la 
rue  Fortunée. 

«  Il  était  tard,  raconte  Spoelberch  de  Lovenjoul,  lorsque 
Balzac  et  sa  femme  arrivèrent  en  voiture  devant  la  porte 
de  leur  logis.  Cependant,  —  à  leur  véritable  effroi  — 
malgré  les  coups  de  sonnette  les  plus  retentissants, 
personne  de  l'intérieur  ne  se  présenta  pour  leur  ouvrir  et 
les  recevoir.  La  maison  pourtant  était  habitée,  puisqu'à 
travers  les  vitres  des  fenêtres  on  pouvait  voir  toutes  les 
pièces  illuminées  et  ornées  de  fleurs.  Malgré  l'heure 
avancée  et  l'épuisement  des  voyageurs,  il  fallut  donc 
chercher  un  serrurier,  et,  quand  ils  purent  enfin  pénétrer 
chez  eux,  un  étrange  spectacle  s'offrit  à  leurs  yeux.  Entre 
le  départ  de  la  mère  et  l'arrivée  du  fils,  le  domestique 
qui  gardait  la  maison  et  attendait  ses  maîtres  était  devenu 
subitement  fou  (1)!...  » 

Sinistre  présage!...  Cependant,  la  santé  de  Balzac 
parut  tout  d'abord  s'améliorer,  encore  que  les  amis  qui 
ne  l'avaient  pas  vu  depuis  deux  ans  fussent  frappés  des 
ravages  dont  la  maladie  avait  marqué  sa  personne.  Il 
recommença  de  faire  des  projets  :  partir  dans  les  Pyré- 
nées avec  sa  femme,  pour  y  prendre  les  eaux;  de  là 
gagner  Biarritz  afin  d'y  respirer  l'air  salin.  Hélas!  Une 
nouvelle  rechute  vint  le  clouer  à  la  chambre.  De  nou- 

(1)  Spoelberch  de  Lovenjoul,  Un  Roman  d'amour,  p.  103. 


LA    MORT    DE    UALZAC 


18; 


veau,  il  ne  put  lire  ni  écrire,  ses  jambes  furent  incapables 
de  le  porter. 

«  Je  dois  rester  à  l'état  de  momie,  écrit-il  à  Théophile 
Gautier,  privé  de  la  parole  et  du  mouvement,  —  état  qui 
doit  durer  au  moins  deux  mois.  » 

L'on   pense  si  une   nature  expansive  comme   celle  de 


Vue  de  l'hôtel  de  la  rue  Fortunée. 


Balzac  devait  souffrir  d'une  telle  contrainte.  Les  quelques 
amis  qui  vinrent  le  voir  à  ce  moment  se  retirèrent 
effrayés  de  sa  pâleur  :  le  bruit  commença  de  courir  dans 
Paris  que  le  grand  écrivain  était  perdu. 

Balzac  avait-il  conscience  de  son  état?...  Dans  le  Figaro 
du  20  août  1883,  Arsène  Houssaye  a  raconté  une  entrevue 
tragique  entre  l'auteur  du  Père  Goriot  et  son   médecin. 

«  Combien  de  temps  croyez-vous  que  je  puisse  vivre 
encore?  interrogea  l'écrivain. 


186  BALZAC 

Le  docteur  ne  répondant  pas  : 

«  Voyons,  docteur,  me  prenez-vous  pour  un  enfant? 
Je  vous  dis  encore  une  fois  que  je  ne  puis  mourir  comme 
le  premier  venu.  Un  homme  comme  moi  doit  un  testa- 
ment au  public.  » 

A  ce  mot  de  testament,  le  médecin  songea  que,  peut- 
être,  en  effet,  Balzac  devait  écrire  un  testament,  et,  quand 
le  romancier  lui  demanda  s'il  pouvait  compter  sur  un  dé- 
lai de  six  mois,  le  docteur  hocha  la  tête  négativement. 

«  Ah  !  s'écria  douloureusement  Balzac,  je  vois  bien  que 
vous  ne  m'accordez  pas  six  mois.  —  Vous  me  donnez 
bien  six  semaines  au  moins!...  Six  semaines  avec  la 
fièvre,  c'est  encore  l'éternité.  Les  heures  sont  des  jours... 
Et   puis  les   nuits   ne   sont   pas   perdues.  » 

Le    médecin  continuait  de  ne  pas  répondre. 

«  Quoi!  Pas  même  six  semaines,  reprit  le  malade 
effrayé.  Alors  quelques  jours  me  suffiront.  Quelques 
jours,  n'est-ce  pas,  docteur?  Je  vous  en  supplie... 

—  Mon  cher  Balzac,  dit  enfin  le  médecin,  ne  remettez 
pas  à  demain  ce  que  vous  pouvez  faire  aujourd'hui.  » 

L'écrivain  lui  jeta  un  regard  terrible  et  s'affaissa  sur 
l'oreiller.  A  partir  de  ce  moment,  il  entra  en  agonie,  et 
on  ne  l'entendit  plus  répéter  que  quelques  mots  entre- 
coupés comme  cette  phrase  qui  revenait  sans  cesse  dans 
son  délire  :  «  Appelez  Bianchon...  appelez  Bianchon... 
Bianchon  me  sauvera...  » 

Vers  le  soir,  Victor  Hugo,  inquiet  des  bruits  qui  cou- 
raient, se  rendit  en  hâte  à  l'hôtel  de  la  rue  Fortunée  et 
demanda  à  voir  M.  Surville. 

«  J'attendis  quelques  instants,  a-t-il  raconté  dans 
Choses  vues.  La  bougie  éclairait  à  peine  le  splendide 
ameublement  du  salon  et  les  magnifiques  peintures  de 
Porbus  et  de  Holbein  suspendues  aux  murs.  Le  buste  de 
marbre  se  dressait  vaguement  dans  cette  ombre  comme 
le  spectre  de  l'homme  qui  allait  mourir.  Une  odeur  de 
cadavre  emplissait  la  maison.  » 

M.  L.  Surville  arriva  et  guida  le  grand  poète  vers  la 
chambre  de  Balzac. 


LA    MORT    DE    BALZAC  187 

r  *  Nous  traversâmes  un    corridor,   nous  montâmes   un 
escalier  couvert  d'un   tapis  rouge  et  encombré   d'objets 


Hôtel  de  la  rue  Fortunée  i cour  intérieure). 

d'art,  vases,  statues,  tableaux,  crédences  portant  des 
émaux,  puis  un  autre  corridor,  et  j'aperçus  une  porte 
ouverte.  J'entendis  un  râlement  haut  et  sinistre.  J'étais 
dans  la  chambre  de  Balzac... 

«  Une  vieille   femme,   la   garde  et  un  domestique   se 
tenaient  debout  des  deux  côtés  du  lit.  » 


ISS  BALZAC 

Cette  vieille  femme  —  la  mère  de  l'agonisant,  —  la 
garde  et  la  domestique  étaient  donc  les  seules  personnes 
qui,  à  cet  instant  suprême,  assistaient  le  malheureux. 

Victor  Hugo  jeta  un  long  regard  de  pitié  sur  le  visage 
livide  de  Balzac  et  s'éloigna  pieusement:  «  En  traversant 
le  salon,  je  retrouvai  le  buste  immobile,  impassible, 
altier  et  rayonnant  vaguement,  et  je  comparai  la  mort  à 
l'immortalité.  » 

Ainsi,  d'après  ce  récit,  Mme  Hanska  n'aurait  pas  été  là 
pour  recueillir  le  dernier  soupir  de  son  mari.  Spoelberch 
de  Lovenjoul  avait  déjà  écrit  dans  Un  Roman  d'Amour: 

«  Nous  tenons  de  plusieurs  contemporains  qu'à  la  mort 
de  Balzac  l'union  du  nouveau  ménage  était  déjà  fort 
altérée.  » 

M.  Octave  Mirbeau  est  allé  encore  plus  loin,  et, 
dans  un  récit  pathétique  paru  dans  le  Temps  du  6  novem- 
bre 1907,  il  a  développé  une  version  de  la  mort  de  Balzac 
épouvantable.  Ce  récit  qu'il  affirmait  tenir  de  la  bouche 
même  du  peintre  Jean  Gigoux,  montrait  Mme  de  Balzac 
brouillée  à  mort  avec  son  mari  depuis  trois  mois  et  le  trom- 
pant sous  letoit  même  de  sa  maison  pendant  que  lemalheu- 
reux  râlait  dans  la  chambre  voisine.  Cette  page  poignante, 
rendue  plus  poignante  encore  par  le  talent  de  visionnaire 
d'Octave  Mirbeau,  fut  démentie  formellement  trois  jours 
plus  tard  par  une  lettre  de  la  fille  de  Mme  Hanska,  retirée 
au  couvent  de  la  Croix  de  la  rue  de  Vaugirard,  qui  pro- 
testa hautement  contre  ce  qu'elle  appelait  des  «  calom- 
nies effroyables».  Qu'y  a-t-il  d'exact  dans  le  récit  de 
M.' Octave  Mirbeau?  Nous  n'en  savons  et  n'en  saurons 
probablement  jamais  rien.  Il  semble  toutefois  établi  que 
des  dissensions  graves  avaient,  en  effet,  éclaté  entre 
Balzac  et  sa  femme,  les  deux  époux  n'ayant  trouvé  que 
désillusion  dans  leur  union.  Mme  Hanska  ayant  épousé 
un  mari  malade,  et  l'écrivain  ayant  dû,  ainsi  que  nous 
l'avons  expliqué,  prendre  sa  femme  sans  aucune  fortune. 
De  là  au  récit  de  M.  Octave  Mirbeau  il  y  a  évidemment 
loin,  mais,  en  somme,  on  peut  bien  le  dire,  le  mariage  de 
Balzac  paraît  avoir  été  sa  dernière  illusion  perdue!.... 


LA    MORT    DE    BAL/. AT. 


189 


Balzac  s'était  éteint  le  18  août  1850. 

La  lettre  de  part  était  ainsi  rédigée  : 

«  Vous  êtes  prié  d'assister  aux  convoi,  service  et  enter- 
rement de  Monsieur  Honoré  de  Balzac,  décédé  le 
18  août  1850,  à  l'âge  de  51  ans,  en  son  domicile,  rue  For- 
tunée, 14,  qui  auront  lieu  le  mercredi  21  courant,  à  onze 


Chambre  où  est  mort  Balzac, 


heures  du  matin,  en  l'église  Saint-Philippe-du-Roule,  sa 
paroisse. 

«  On  se  réunira  à  la  chapelle  du  quartier  Beaujon,  rue  du 
Faubourg  Saint-Honoré,  193.  «  De  profundis.  » 

De  la  part  de  Madame  Eve  de  Balzac,  née  comtesse 
Rzewuska,  sa  veuve,  et  de  toute  sa  famille. 

La  cérémonie  fut  simple  et  imposante  :  les  cordons  du 
poêle  étaient  tenus  par  Baroche,  ministre  de  l'Intérieur, 
Victor  Hugo,  Alexandre  Dumas  et  Sainte-Beuve. 

«  Un  cortège  immense,  dit  le  Journal  des  Débats,  a 
suivi  le  corbillard  entre  deux  haies  d'une  foule  silen- 
cieuse   et   respectueuse.   L'Institut,  [l'Académie    étaient 


190  BALZAC 

représentés  par  MM.  Tissot,  Villemain  et  de  Salvandy; 
l'Université,  les  Facultés,  les  Sociétés  savantes,  la  Société 
des  auteurs  dramatiques,  les  Écoles  Normale,  de  Droit 
et  dé  Médecine,  la  presse,  les  Beaux-Arts  étaient  repré- 
sentés dans  ce  cortège  par  une  foule  d'illustrations. 

«  On  remarquait  particulièrement,  parmi  les  nombreux 
assistants,  le  chargé  d'affaires  de  Russie,  MM.  le  baron 
James  de  Rothschild,  de  Niewerkerque,  directeur  des 
musées;  baron  Taylor,  Berlioz,  Emile  Deschamps,  Francis 
Wey,  Méry.  Arsène  Houssaye,  Paul  Féval,  Henry  Mon- 
nier,  Couture,  Chassériau,  Gudin,  Ambroise  Thomas, 
Merruan,  Cave  et  Charles  Blanc  ;  Frederick  Lemaître, 
plusieurs  membres  de  l'Assemblée  législative,  des  pein- 
tres, des  sculpteurs  et  un  certain  nombre  d'étrangers.  » 

Victor  Hugo  prononça  sur  cette  tombe  illustre  de  belles 
et  religieuses  paroles  :  il  rendit  justice  au  grand  roman- 
cier, à  son  génie  et  à  son  œuvre,  cette  Comédie  humaine 
dont  tous  les  livres,  dit-il,  «  ne  forment  qu'un  livre,  livre 
vivant,  lumineux,  profond,  où  l'on  voit  aller  et  venir  et 
marcher  et  se  mouvoir,  avec  je  ne  sais  quoi  d'effaré  et  de 
terrible,  mêlé  au  réel,  toute  notre  civilisation  contempo- 
raine ;  livre  merveilleux  que  le  poète  a  intitulé  Comédie 
et  qu'il  aurait  pu  intituler  Histoire,  qui  prend  toutes  les 
formes  et  tous  les  styles,  qui  dépasse  Tacite  et  qui  va 
jusqu'à  Suétone,  qui  traverse  Beaumarchais  et  qui  va 
jusqu'à  Rabelais...  » 

Les  dernières  paroles  de  Victor  Hugo,  d'une  poignante 
éloquence,  remuèrent  tous  les  assistants. 

«  N'est-il  pas  vrai,  vous  tous  qui  m'écoutez?  De  pareils 
cercueils  démontrent  l'immortalité  :  en  présence  de  cer- 
tains morts  illustres,  on  sent  plus  distinctement  les  des- 
tinées divines  de  cette  intelligence  qui  traverse  la  terre 
pour  souffrir  et  pour  se  purifier  et  qu'on  appelle  l'homme  ; 
et  on  se  dit  qu'il  est  impossible  que  ceux  qui  ont  été  des 
génies  pendant  leur  vie  ne  soient  pas  des  âmes  après  leur 
mort!  » 

F 1  N 


TABLE  DES  CHAPITRES 


Enfance  et  Jeunesse 5 

Madame  de  Berny -■> 

Débuts  dans  la  vie  littéraire 46 

Balzac  et  la  duchesse  de  Castries 70 

La  Comédie  humaine .  89 

Les  entreprises  de  Balzac 120 

Balzac  auteur  dramatique 136 

Madame  Hanska , 15/ 

La  mort  de  Balzac 1/5 


TABLE  DES  GRAVURES 


Portrait  du  père  de  Balzac.    .    , 9 

Vue  du  collège  de  Vendôme  (côté  du  cachot  de  Balzac)    ....  13 

Portrait  de  la  mère  de  Balzac 17 

Portrait  de  Laure  de  Balzac 21 

Maison  de  Balzac,  à  Villeparisis 29 

Portrait  de  Balzac,  par  L.  Boulanger 33 

Maison  de  Mme  de  Berny,  à  Villeparisis 37 

Balzac,  d'après  le  daguerréotype il 

Vue  de  Fougères .  49 

Balzac,  d'après  le  médaillon  de  David  d'Angers 53 

Sophie  Gay 5/ 

Henry  Monnier,  par  lui-même 61 

La  duchesse  d'Abrantès,  d'après  Jules  de   Bailly .  65 

Balzac,  caricature  par  Dantan 73 

Delphine  Gay  (Mme  de  Girardin, 77 


192  BALZAC 

Pommeau  de  la  canne  de  Balzac 79 

Une  soirée  chez  Mm<?  de  Girardin 81 

Arrivée  d'une  diligence  à  Aix-les-Bains 85 

Balzac,  par  L.  Boulanger 93 

Château  de  Frapesles.  près  Issoudun 97 

Vue  de  la  maison  Nivet  à  Limoges 101 

Vidocq 105 

Fauteuil,  table  de  travail,  théière  de  Balzac  (Musée   Balzac,.    .  109 

Caricature  de  Balzac. 113 

L'Académie   française  refusant  l'hospitalité  à  Balzac,  Hugo  et 

Dumas,  d'après  Daumier 117 

Léon  Gozlan 121 

Caricature  de  Balzac,  par  Platier 125 

Balzac,  marbre  par  Puttinali 129 

Balzac  et  Alfred  de  Musset,  caricature 133 

Balzac,  par  Hédouin 137 

Frederick  Lemaitre,  dans  le  rôle  de  Vautrin 145 

Balzac,  par  A.  Rodin  (Musée  Balzac) 153 

Vue  de  Vierzchowniu 161 

Vue  de  Xeuchàtel  .            165 

La  villa  Dioduti. 169 

Mme  Hanska,  par  Jean  Gigoux 173 

Vue  de  la  muison  de  Balzac,  rue  Basse,  à  Passy,  aujourd'hui 

.Musée  Balzac 177 

Vierzchownia  i  autre  vue) 181 

Caricature  de  Balzac  et  de  M1""  Hanska 183 

Vue  de  l'hôtel  de  la  rue  Fortunée 1§5 

H"tel  de  la  rue  Fortunée,  cour  intérieure 187 

Chambre  où  est  mort  Balzac 189 


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vraie  reine  Margot  —  Les  Jours  de  la  Malmaison  —  La  Vie  aux  Ga- 
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