Full text of "Balzac"
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ALPHONSE SÉCHÉ & JULES BERTA
LA VIE
A NECDOTIQUE
ET PI TTORESQUE
DES
GRANDS ÉCRIVAINS
M. DE BALZAC
-jS«o .3>oWai
BALZAC
dans la même collection
Parus :
George Sand. > Paul Verlaine.
Lord Byron. £ Gœthe. > Diderot. <;• Tolstoï.
Balzac. < Baudelaire.
En préparation :
Victor Hugo. <> Stendhal.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
Alphonse SÈCHE et Jules BERTAUT
La Vie apecdctique et pittoresque
des Grands Écrivains
BALZAC
iÇ Sfc
42 Portraits et Documents
LOUIS-MICHAUD
== ÉDITEUR =====
168, Boulevard Saint-Germain, i68
PARIS
SABLE
COLLECTION
SABLE
H. DE BALZAC
Enfance et Jeunesse
Mox nom, a écrit Balzac, est sur mon extrait de nais-
sance comme celui de M. de Fitz-James est sur le
sien... S'il sonne trop bien à quelques oreilles, s'il est en-
viable à ceux qui ne sont pas contents du leur, je ne puis
y renoncer. Mon père était parfaitement en mesure sur
ce chapitre, ayant eu l'entrée du Trésor des Chartes. Il
se glorifiait d'être de la race -Conquise, "d'une famille qui
avait résisté en Auvergneà l'invasion et d'où sont sortis
les d'Entragues. Il avait trouvé, dans le Trésor des
Chartes, la concession de terre faite au ve siècle par les
Balzac pour établir un monastère aux environs de la
petite ville de Balzac, dont copie fut, me dit-il, enregis-
trée par ses soins au Parlement de Paris. »
L'auteur de la Comédie humaine avait à cœur, on le
voit, en lisant ces lignes extraites du procès du Lys dans
la Vallée, de justifier la possession de la particule nobi-
liaire qu'on lui avait tant reprochée.
Malheureusement, si sincère soit-elle, cette prétention
se trouve injustifiée dès la première page de sa vie, et il
suffit de jeter un coup d'œil sur l'extrait de son acte de
naissance ainsi que sur les principaux événements de
l'existence de son père pour s'apercevoir qu'en réalité
elle n'a aucun fondement (1).
(1) Voici cet extrait de l'acte de naissance d'après le registre de
l'état-civil de la ville de Tours : « Aujourd'hui, deux prairial an sept
O BALZAC
M. Bernard Balzac, le père du romancier, fils, dit son
extrait de naissance, du « laboureur » Baissa, était homme
de loi à l'époque de la Révolution, non point «secrétaire
du Grand Conseil sous Louis XV», comme le prétendra
plus tard Honoré, ni « avocat au Conseil sous Louis XVI »,
mais remplissant probablement un emploi beaucoup plus
modeste, car il ne figure dans aucun des Almanachs
royaux de l'époque. Seul YAlmanach national de 1793 le
cite parmi les officiers municipaux, ainsi que parmi les
membres du Conseil Général de la Commune, section des
Droits de l'homme, et il n'est nullement question de
M. de Balzac, mais de M. Balzac tout court.
Envoyé à la frontière, à l'armée du Nord, M. Balzac fut
chargé d'y organiser le service des vivres. En 1797, il
épousa à Paris la fille d'un de ses chefs de l'administra-
tion de la guerre, Laure Sallambier, de trente-deux ans
plus jeune que lui. L'année suivante, il est à Tours, où
il remplit, de 1804 à 1812, les fonctions d'administrateur
de l'hospice général. Or, sur tous les actes où il figure
dans ses charges officielles, il n'est connu que sous le
nom de Balzac, sans la particule. Et. sans doute, sous la
Révolution, y avait-il quelque danger à conserver la par-
ticule nobiliaire, mais on sait que sous l'Kmpire, tous
les vrais nobles ne se firent pas faute de reprendre leur
nom.
Quoi qu'il en soit, il est avéré que le père et la mère de
Balzac, furent, l'un un être remarquablement intelligent,
l'autre une femme très sensible et d'esprit très fin.
« Mon père, a dit Mme Laure Surville, la sœur du ro-
mancier, dans le petit livre qu'elle a consacré à la gloire
de la République Française, a été présenté devant moi, Pierre-Jacques
Duvivier, officier publie soussigné, un enfant mâle, par le citoyen
Bernard-François Balzac, propriétaire, demeurant en cette commune,
rue de l'Armée d'Italie, section du Cbardonnet, n° 25 ; lequel m'a dé-
claré que ledit enfant s'appelle Honoré Balzac, né d'hier, à onze
heures du matin, au domicile du déclarant; qu'il est son fils et celui
de citoyenne Anne-Charlotte-Laure Sallambier. son épouse, mariés
en la commune de Paris, huitième arrondissement, département de
la Seine, le onze pluviôse, an cinq, etc..»
ENFANCE ET JEUNESSE 7
de Balzac et auquel nous aurons souvent à nous réfé-
rer (1), mon père tenait à la fois de Montaigne, de Rabe-
lais et de l'oncle Toby par sa philosophie, son originalité
et sa bonté. Comme l'oncle Toby, il avait une idée prédo-
minante. Cette idée chez lui était la. santé. Il s'arrangeait
si bien de l'existence, qu'il voulait vivre le plus longtemps
possible. Il avait calculé, d'après les années qu'il faut à
l'homme pour arriver à Y état parfait, que sa vie devait
aller à cent ans et plus ; pour atteindre le plus, il prenait
des soins extraordinaires et veillait sans cesse à établir ce
qu'il appelait Yéquilibre des forces vitales. Grand travail
vraiment !... »
La vérité est que ce fils de paysan était, en effet, un
homme robuste. Il contait volontiers que, dans sa jeu-
nesse, alors qu'il était clerc chez un procureur, un soir
que, prié à dîner par son patron, il était invité à découper
une perdrix, il avait, d'un seul coup de couteau, tranché
la perdrix, le plat, la nappe et le bois de la table !
« Son originalité, dit Mme Surville, devenue proverbiale
à Tours, se manifestait aussi bien dans ses discours que
dans ses actions; il ne faisait et ne disait rien comme un
autre. Il aimait volontiers les grands projets, les chi-
mères, les rêves irréalisables. Toute sa vieillesse, il eut
un dada favori, ce fut la tontine Lafarge sur laquelle il
avait placé une partie de sa fortune. Que de chimères il
bâtit sur cette affaire ! Il survivrait à tous les associés, il
récolterait tout l'argent de la tontine qu'il partagerait
avec l'Etat, ses enfants seraient riches à millions !
« Sa mémoire, son esprit d'observation et de repartie,
n'étaient pas moins remarquables que son originalité ; il
se souvenait, à vingt ans de distance, de paroles qu'on lui
avait dites. A soixante-dix ans, rencontrant inopinément
un ami d'enfance, il s'entretint avec lui, sans aucune
hésitation, dans l'idiome de son pays où il n'était pas re-
tourné depuis l'âge de quatorze ans !...
(1) Balzac, sa vie et ses œuvres, par Mma Surville. Paris, Librairie
Nouvelle, 1858.
8 BALZAC
« Quand Honoré fut d'âge à comprendre et à apprécier
son père, c'était un beau vieillard, fort énergique encore,
aux manières courtoises, parlant peu et rarement de lui,
indulgent pour la jeunesse qui lui était sympathique,
laissant à tous une liberté qu'il voulait pour lui, d'un
jugement sain et droit, malgré ses excentricités, d'une
humeur si égale et d'un caractère si doux qu'il rendait
heureux tous ceux qui l'entouraient!... »
A Tours, où, nous l'avons dit, il résida pendant dix-sept
ans, de 1798 à 1814, il remplit les fonctions de deuxième
adjoint au maire. Son esprit curieux de toutes choses ne
se contentait pas, du reste, de se livrer à mille observa-
tions. Il traduisit quelques-unes de ses notes dans des
opuscules dont les titres seuls révèlent la diversité de ses
préoccupations : Histoire de la rage et moyen d'en pré-
server, comme autrefois, les hommes et de les délivrer
de plusieurs autres malheurs attaquant leur existence;
Mémoire sur les scandaleux désordres causés par les
jeunes filles trompées et abandonnées dans un absolu
dénuement...
La mère de Balzac n'avait pas moins d'esprit et d'ima-
gination que son mari. « Son amour pour ses enfants, dit
encore Mme L. Surville, planait sans cesse sur eux, mais
elle l'exprimait plutôt par des actions que par des paroles,
Sa vie entière prouva cet amour; elle s'oublia sans cesse
pour nous, et cet oubli lui fit connaître l'infortune qu'elle
supporta courageusement. »
Honoré était l'aîné de deux sœurs et d'un frère. La
sœur cadette, Laurence, épousa, nous le verrons, un
Monsieur de Montzaigle et mourut jeune en 1826. Le
frère, Henri, après d'assez mauvaises études, partit pour
les colonies où il mena une vie d'aventures et où il
mourut après avoir fait le désespoir de sa mère.
Quant à Laure, l'autre sœur, plus jeune seulement de
deux années que le futur auteur de la Comédie humaine,
elle devait toujours être pour ce frère bien-aimé la tendre
affection vers laquelle il se tournait aux heures de défail-
lance.
ENFANCE ET JEUNESSE
Il semble que la mère, malgré ce qu'en dit Mme Sur-
ville, était assez sévère à l'égard de ses enfants. Le père
et l'aïeule montraient, au contraire, avec eux une bonté
charmante. En tous cas, Honoré ne fut guère gâté dans
son enfance. Confié après sa naissance à une nourrice de
campagne chez
laquelleilpassa
ses trois pre-
mières années,
il prit l'habi-
tude, lorsqu'il
revint, de se
r ap pro cher,
non de sa mère,
mais de sa sœur
Laure qu'il cou-
vrit dès son
jeune âge de sa
chaude affec-
tion. « Je n'ai
pas oublié, ra-
conte-t-elle,
avec quelle vé-
locité il accou-
rait à moi pour
m'éviter de
rouler les trois
marches hautes
et inégales qui
conduisaient de la chambre de notre nourrice dans le
jardin ! Sa touchante protection continua au logis pater-
nel, où plus d'une fois il se laissa punir pour moi, sans
trahir ma culpabilité. »
Le plus grand événement de l'enfance d'Honoré fut un
voyage à Paris, où sa mère le conduisit en 1804 pour le
présenter à ses grands-parents. Ils raffolèrent, bien en-
tendu, de leur petit-fils qu'ils comblèrent de caresses et
de gâteries.
Portrait du père de Balzac.
(Communiqué par Mn>e Pierre Carrier-Belleuse.)
10 BALZAC
Un soir, on fit venir la lanterne magique pour la mon-
trer à Honoré. Celui-ci était dans l'admiration, mais son
plaisir ne lui parut complet que quand il l'eut fait goûter
à son ami Mouche, le chien de garde. Il alla le chercher
dans sa niche et le ramena au salon :
« Tiens, assieds-toi là, Mouche, et regarde : çà ne coûte
rien, c'est bon papa qui paye ! »
Il revint à Tours enthousiasmé de son voyage.
Cependant il montrait déjà, de l'imagination dans les
jeux de son enfance. Sa sœur raconte qu'il improvisait
de petites comédies, qu'il écorchait aussi avec extase pen-
dant des heures un vieux violon, en disant d'un air péné-
tré à Laure :
« P^coute, comme c'est beau ! »
Il lisait avec passion des féeries, des contes qu'il nar-
rait ensuite d'une drôle de façon en y ajoutant déjà force
détails de son cru.
Hélas ! Ces belles années de jeunesse allaient finir.
A l'âge de sept ans, on décida de le mettre au collège
de Vendôme.
C'était un établissement célèbre dirigé par les Orato-
riens qui y avaient conservé l'aspect et les habitudes de
la vie monacale. Les élèves y vivaient en quelque sorte
cloîtrés. La règle était qu'ils en devaient sortir seulement
à la fin de leurs études et passer six ans sans revoir le
logis familial.
Balzac devait demeurer sept années dans cette prison.
Champfleury, dans une curieuse plaquette intitulée Balzac
au Collège (1), a conté avoir interrogé, au sujet de l'ancien
élève du collège de Vendôme, le père Verdun, qui se rap-
pelait fort bien « les grands yeux noirs de M. Balzac ». Le
père Verdun, de par ses fonctions, était chargé d'enfer-
merles mauvais élèves dans les culottes de bois, sorte de
confessionnal particulier à chaque collégien, cellule
dans laquelle on vous tenait pour de longs jours.
« Là, dit Balzac, plus libres que partout ailleurs, nous
(1) Librairie A. Pntay. 1878.
ENFANCE ET JEUNESSE 11
pouvions parler pendant des journées entières, dans le
silence des dortoirs où chaque élève possédait une niche
de six pieds carrés, dont les cloisons étaient garnies de
barreaux par le haut, dont la porte à claire-voie se fer-
mait tous les soirs et s'ouvrait tous les matins sou*" les
yeux du Père chargé d'assister à notre lever et à notre
coucher. Le cric-crac de ces portes, manœuvrées avec
une singulière promptitude par les groupes du dortoir,
était encore une des particularités de ce collège. Ces
alcôves ainsi bâties nous servaient de prison, et nous y
restions quelquefois enfermés pendant des mois entiers.»
Dans ces cellules anti-hygiéniques, les « prisonniers »
tombaient sous la férule du préfet des études, censeur
implacable qui venait à l'improviste voir si les élèves cau-
saient ou accomplissaient leurs pensums. Heureusement
la détention rend ingénieux, et le jeune Honoré ne man-
quait point, avant de se laisser enfermer, de semer
l'escalier de coquilles de noix afin d'être averti de l'arrivée
des importuns. Que de fois le Père Verdun n'empri-
sonna-t-il pas et ne désemprisonna-t-il point le futur
auteur de Eugénie Grandet! Souvent même la punition
ne paraissait pas assez rigoureuse aux Oratoriens, et
l'enfant était conduit sous bonne garde dans une véri-
table prison qui. détachée de l'ancien collège, forme, sur
le Loir, une échappée pittoresque.
Là Balzac était soumis à des pensums effroyables,
d'une longueur démesurée. Il s'en vengea, dit-on, en
inventant la plume à trois becs!
« Pendant les deux premières années, raconte un de
ses anciens professeurs, on ne pouvait rien tirer de lui...
Plus tard, il lui vint la pensée de devancer les occupa-
tions des classes de grammaire par des compositions
anticipées telles qu'il en voyait faire ou en entendait lire
aux séances publiques par les seconds ouïes rhétoriciens.
Aussi, dès la quatrième, son pupitre était comble de
paperasses; sa réputation d'auteur était faite par ceux de
sa classe ou des classes inférieures, mais contestée par
les classes plus élevées...
12 BALZAC
« C'était, dit-on encore, un gros enfant joufflu et rouge
de visage. L'hiver, couvert d'engelures aux doigts et aux
pieds. Grande insouciance, taciturnité, pas de méchan-
ceté, originalité complète... »
Cependant, dès cette époque, la lecture était devenue
chez Balzac une espèce de faim que rien ne pouvait
assouvir : « il dévorait des livres de tous genres, et se re-
paissait indistinctement d'oeuvres religieuses, d'histoire,
de philosophie et de physique. » A l'insu de ses profes-
seurs, celui qu'ils nommaient entre eux un «cancre invé-
téré » lut ainsi une grande partie de la riche bibliothèque
du collège formée par les savants Oratoriens. Tout écrit
qui lui tombait sous la main, fût-ce une grammaire ou
un dictionnaire, lui semblait bon à dévorer, et il se jetait
avec avidité sur cet aliment intellectuel. Bientôt ses
forces physiques s'épuisèrent, son corps maigrit, son
teint jaunit, ses yeux regardaient sans voir les personnes
et les objets. Devenu chétif, Honoré ressemblait, dit sa
sœur, à ces somnambules qui dorment les yeux ouverts,
il n'entendait pas la plupart des questions qu'on lui
adressait et ne savait que répondre quand on lui deman-
dait brusquement :
« A quoi pensez-vous? Où ètes-vous? »
Cet état surprenant qui provenait d'une espèce de con-
gestion d'idées, finit par inquiéter ses professeurs, ainsi
que le directeur du collège, M. Mareschal, qui, après les
fêtes de Pâques, écrivit à Mme Balzac de venir chercher
son fils. Celle-ci accourut, et, le 22 août 1813, Honoré sor-
tait du collège où il était entré le 22 juin 1807. Il laissait
comme traces de son passage cette simple mention sur le
registre de l'établissement : « N° 460. — Honoré Balzac.
A eu la petite vérole sans infirmités. Caractère sanguin,
s'échauffant facilement et sujet à quelques fièvres de
chaleur. »
Deux jours plus tard, il était de retour dans sa ville
natale. Sa triste mine fit grande impression sur sa
famille :
« Voilà donc, disait douloureusement la grand'mère,
ENFANCE ET JEUNESSE 13
comme le collège nous renvoie les jolis enfants que nous
lui envoyons! »
Fort inquiet de l'état de son fils, le père fut bientôt
Vue du collège de Vendôme.
(Côté du cachot où était enfermé Balzac.)
rassuré, en voyant que le grand air. le changement de
pays, le contact des siens suffisait à rendre à l'enfant sa
vivacité et sa gaieté. Sa mère lui fit faire de longues pro-
U BALZAC
menades tantôt à pied, tantôt en voiture, le forçant à
jouer, à lancer le cerf-volant de son jeune frère, à courir
après Laure, à se distraire, en un mot, de cette préoccu-
pation perpétuelle de lecture qui pesait sur lui à tout
instant.
Bientôt sa santé se raffermit à un tel point qu'on put lui
faire continuer ses études. Il suivit comme externe en
« troisième » les cours du collège de Tours dirigé par
M. Chrétien et reçut chez lui des répétitions de ses pro-
fesseurs. Au reste, son caractère jovial commençait aussi
à se révéler. Il était rieur, malicieux, observateur et pé-
tulant. Il disait déjà que, plus tard, on parlerait de lui,
que sa destinée serait magnifique, que ses ambitions
étaient illimitées, — le tout au grand scandale de ses
maitres qui voyaient en lui un garçon fort ordinaire et
haussaient les épaules lorsque Honoré parlait ainsi.
« Notre mère, dit Laure Surville, qui s'occupait plus
particulièrement de lui, soupçonnait si peu ce qu'était
déjà son fils aîné et ce qu'il deviendrait un jour, qu'elle
attribuait au hasard les réflexions et les remarques
sagaces qui lui échappaient parfois.
« Tu ne comprends pas certainement ce que tu dis là,
Honoré », lui disait-elle alors.
« Lui, pour toute réponse, souriait de ce sourire si fin, si
railleur ou si bon dont il était doué. Cette protestation à
la fois éloquente et muette était taxée d'outrecuidance
quand ma mère l'apercevait, car Honoré n'osant pas
avoir raison avec elle, ne lui expliquait ni ses idées ni
son sourire. »
A la fin de l'année 1814, grand changement chez les
Balzac : le père est nommé à la direction des vivres de la
première division militaire, à Paris, où toute la famille le
suit. Le jeune Honoré qui vient de terminer sa troisième
est alors placé dans une petite pension sise au Marais, 9,
rue Saint-Louis (aujourd'hui, 37, rue de Turenne) et dirigée
par M. Lepître.
Ancien professeur de rhétorique avant la Révolution,
ce M. Lepître est une figure curieuse de royaliste intran-
ENFANCE ET JEUNESSE 15
sigeant. Pendant la Terreur, il a exposé vingt fois sa vie
en faveur de la famille royale. A la journée du 13 Vendé-
miaire, il a présidé l'une des sections parisiennes qui se
sont soulevées contre la Convention. Aussi, lorsque la
Restauration est venue, le 9 mai 1814, la duchesse d'An-
goulôme l'a-t-elle reçu aux Tuileries :
« Je n'ai point oublié, lui a-t-elle dit, et je n'oublierai
jamais, Monsieur, les services que vous avez rendus à
ma famille. »
Tout glorieux d'avoir entendu de telles paroles, M. Le-
pître a publié aussitôt pour la postérité et afin que nul
n'ignorât plus rien de son zèle monarchique : Quelques
souvenirs ou notes fidèles de mon service au Temple,
depuis le S décembre 1792 jusqu'au 26 mars 1793, suivis
de : Cinq romances composées en 1193 et 1795 pour les
illustres prisonniers du Temple, musique de Mme Cléry.
On se doute que l'enseignement donné dans un tel
pensionnat est à la fois catholique et monarchique.
Balzac s'y retrouve au milieu des jeunes gens des familles
de la plus pure bourgeoisie royaliste. ïl y reste une
année entière, après quoi il est confié à MM. Ganzer et
Beuzelin qui tiennent, une pension 7, rue de Thorigny.
Ses parents habitent alors tout près, 40, rue du Temple (1).
Bientôt, en 1816, âgé de dix-sept ans et demi, il quitte
l'établissement de MM. Ganzer et Benzelin pour rentrer
définitivement sous le toit paternel.
L'existence de la famille Balzac à Paris est alors assurée
largement. La mère de Mme Balzac, Mme Sallambier, vit
chez ses enfants, et ses ressources personnelles s'ajou-
tent aux revenus de ceux-ci, aussi tient-on honorable-
ment son rang. « Les relations sont assez nombreuses,
dit Mme Geneviève Ruxton, dans son beau livre, la Dilecta,
de Balzac (2), les invitations fréquentes. Laure et Lau-
rence, les deux jeunes sœurs d'Honoré, remplissent la
maison de grâce et de gaité; Henry, son frère cadet, le
(1) N° 118 actuel. Lu vieille maison existe encore.
(2) Pion, éditeur.
16 BALZAC
préféré de leur mère, n'est pas encore devenu l'enfant
gâté dont les « criailleries » seront plus tard insuppor-
tables au frère aîné avide de solitude; la vie, semble-
t-il, devrait être douce et sans épine pour le jeune homme
qui vient prendre sa place au milieu des siens (1). »
Cependant une pensée le tourmente, le harcèle : dans
quel sens va-t-il diriger sa vie? Quelle profession va-t-il
embrasser? Les études, nous l'avons dit, n'ont pas été
fort brillantes, et si le futur auteur de la Comédie Hu-
maine a déjà conscience, par éclairs, du génie qui
bouillonne en lui, il laisse trop peu paraître au dehors
quelques-unes de ces pensées pour qu'on puisse le
diriger dans une voie artistique. Dans ces conjonctures,
son père décide de prendre le parti le plus sage : il auto-
rise l'enfant à faire son droit sous la condition expresse
qu'il travaillera chez un avoué. Mais le droit n'est pas
absorbant, l'avoué qui est un ami de M. Balzac père,
M. Guyonnet-Merville, se trouve être le plus délicieux et
le plus indulgent des tabellions, et Honoré, libéré ou à
peu près de toute contrainte, peut se lancer à sa guise
dans l'étude et la lecture.
Le voilà inscrit à la Sorbonne, assidu de toutes les
bibliothèques, goûtant la joie du travail personnel et l'eni-
vrement de la liberté. Les improvisations de Villemain, de
Guizot, de Cousin, le remplissent d'admiration, il rentre
chez lui la tête en feu, et, aussitôt, il redit à Laure, il
redit à son père, à sa mère, à toute sa famille, l'enseigne-
ment qu'il vient d'entendre et qu'il grave plus profondé-
ment au fond de lui en le répétant.
Déjà il dépense une activité prodigieuse : on l'a vu le
matin à la Sorbonne, le soir il est à l'école de Droit, puis
il va faire un tour à l'étude, compulse quelques dossiers,
se met au courant du mécanisme de la procédure, entre-
voit quelqu'une de ces tragédies secrètes dont le souve-
nir ne s'effacera jamais en lui, rentre en passant par les
quais où il bouquine un peu, arrive à la maison pour
(1) Ibid. p. 5.
ENFANCE ET JEUNESSE 17
le dîner et trouve encore le temps d'achever sa soirée à
la table de boston ou de whist de sa grand'mère, « où
Portrait de la mère de Balzac,
(Communiqué par Mm<> Pierre Carrier-Belleuse.
cette douce et aimable femme lui fait gagner, à force
d'imprudences ou de distractions volontaires, l'argent
qu'il consacrera à l'acquisition de ses livres. »
2
18 BALZAC
Ainsi se passent ces années si fécondes qui suivent
immédiatement pour un jeune homme sa sortie de
collège et où il apprend vraiment tout seul, où il refait
d'une façon définitive la vraie instruction qu'il portera
toujours avec lui toute son existence. Balzac y met une
application et un enthousiasme extraordinaires. Malheu-
reusement il se sent gêné, comprimé par l'étroitesse des
vr.es de sa mère qui fait sentir à toute minute son auto-
rité. Elle a tracé à son fils un programme de vie dont elle
prétend qu'il ne s'écarte point, et, rigoureusement, de
gré ou de force, elle l'y maintient. Sous des apparences
plus bienveillantes, son père est, lui aussi, extrêmement
strict : « Si mon père, fait dire Balzac au Raphaël de la
Pea.u de Chagrin, ne me quitta jamais, si, jusqu'à l'âge
de vingt ans, il ne me laissa pas dix francs à ma disposi-
tion, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense
dont la possession vainement enviée me faisait rêver
d'ineffables délices, il cherchait du moins à me procurer
quelques distractions. Après m'avoir promis un plaisir
pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons,
à un concert, à un bal où j'aspirais rencontrer une maî-
tresse. Une maîtresse! C'était pour moi l'indépendance.
Mais honteux et timide, ne sachant pas l'idiome des
salons et n'y connaissant personne, j'en revenais le cœur
toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis,
le lendemain, bridé comme un cheval d'escadron par mon
père, je retournais chez un avoué, au Droit, au Palais. »
La vérité semble être que Balzac avait fait dans le
monde des débuts peu brillants : Mme Surville raconte
qu'il s'était laissé choir malencontreusement au bal, mal-
gré les leçons d'un maître de danse de l'Opéra. De ce
jour, ajoute-t-elle, il renonça à la danse, « tant le sou-
rire des femmes qui suivit sa chute lui resta sur le cœur ; il
se promit alors de dominer la société autrement que par
des grâces et des talents de salon, et devint seulement
spectateur de ces fêtes dont, plus tard, il utilisa les
souvenirs. »
Cependant Honoré avait atteint l'âge de vingt et un ans,
ENFANCE ET JEUNESSE 19
et son droit était achevé. Son père lui confia alors les
projets qu'il avait formés pour son avenir. Jadis M. Balzac
avait protégé un homme qu'il avait retrouvé en 1814
notaire à Paris. Celui-ci, reconnaissant et désireux de
payer au fils la dette qu'il avait contractée envers le
père, offrit de prendre Honoré dans son étude et de la lui
céder après quelques années de stage. En très peu de
temps, il pouvait se libérer du prix d'achat : M. Balzac
garantirait une partie de ce prix, le jeune notaire pour-
rait faire un beau mariage, et, du reste, opérer des prélè-
vements successifs sur les brillants revenus de l'étude.
C'était l'avenir assuré, c'était la fortune!...
A la grande stupéfaction de son père et à son vif
mécontentement, Honoré refusa net d'entrer dans cette
combinaison. Les années d'études qu'il venait d'achever
l'avaient éclairé sur sa véritable destinée. Il avait compris
que ni le métier d'avoué ni celui de notaire ne convenait
à sa puissante nature imagïnative et artiste. Les cours du
Collège de France, la fréquentation des grands esprits,
résultat des Jectures diverses qu'il avait déjà effectuées,
l'avaient confirmé dans la première voie qu'il avait vu
s'ouvrir devant lui. Il serait un homme de lettres, un
romancier, un homme de théâtre, un poète peut-être,
mais il ne serait ni un avocat ni un officier ministériel !
De longues, d'interminables discussions suivirent cette
déclaration. Très effrayé de l'entêtement de son fils, le
père de Balzac essaya de le combattre par tous les moyens.
Honoré avait réponse à tout, et, du reste,, ses regards,
ses paroles, son accent révélaient, paraît-il, une telle
vocation que ses parents comprirent l'inutilité d'une
semblable dispute. Ils se soumirent, ou, du moins, ils
parurent se soumettre... provisoirement à ce qu'ils consi-
déraient intérieurement comme un caprice de jeunesse,
espérant bien que l'âge et les épreuves ne tarderaient pas
à ramener leur fils dans le droit chemin. Mme Balzac très
autoritaire, comme nous l'avons dit, montra une mau-
vaise grâce infinie et ne céda que devant l'injonction de
son mari décidé à mettre Honoré à l'épreuve.
20 BALZAC
Voici ce qui fut décidé : M. Balzac allait prendre sa
retraite dans un mois, ce qui diminuait singulièrement
les revenus de la famille, très écornés déjà par des pertes
d'argent successives; la vie à Paris était trop dispendieuse,
avec quatre enfants, pour que l'on pût songer à l'y mener
dans ces conditions. En conséquence on allait se retirer
à la campagne.
Précisément un parent de Mme Balzac, un M. Sallam-
bier, possédait aux environs de Paris, à Villeparisis, une
propriété qu'il offrait de louer à des conditions fort avan-
tageuses. Il fut arrêté qu'on s'y installerait à l'exception
d'Honoré qui, voulant rester à Paris, y demeurerait pen-
dant deux ans : c'était là le laps de temps accordé à l'en-
têté jeune homme pour fournir les preuves de son génie !
Mais sans doute ne s'y trouverait-il point dans les
mêmes conditions que celles où il avait vécu jusque-là. On
loua pour lui une chambre, ou, plutôt, une mansarde,
9, rue de Lesdiguières, près de la Bibliothèque de l'Ar-
senal, qu'on meubla strictement d'un lit, d'une table et
de quelques chaises; et on lui alloua une pension des
plus modiques, si modique même qu'elle n'eut pas suffi
sans les prodiges d'économie qu'allait réaliser une vieille
femme attachée depuis de longues années au service de
la famille Balzac et que l'on chargeait de veiller sur le
ménage d'Honoré.
Enfin, en homme prévoyant et soucieux de conserver
jusque dans ses plus infimes détails l'honneur du nom,
M. Balzac décida que cette sorte d'épreuve de deux
années imposée à la volonté de son fils ne serait pas
connue d'autrui. On répandit le bruit que Honoré allait
être envoyé à Albi chez un cousin, et, pour confirmer
cette nouvelle, défense fut faite au jeune homme, tant
que durerait son séjour dans la capitale, de se montrer
dans le pied-à-terre, 5, cour des Fontaines, que M. Balzac
conservait à Paris. A ce prix et à ce prix seulement, cet
autoritaire chef de famille permettait à son fils de lutter
pendant deux ans pour le triomphe de sa vocation...
Ainsi voilà Honoré seul, dans sa mansarde de la rue
ENFANCE ET JEUNESSE
2t
Lesdiguières, passant de la chaude atmosphère du foyer
familial à la solitude et aux privations de toutes sortes.
Existence étroite et misérable qui lui était 'faite, exis-
tence de reclus,
existence de
prisonnier. A
peine a-t-il de
quoi se nourrir,
se vêtir, se
chauffer. A
peine de quoi
subsister mi-
sérablement.
Qu'importe! La
joie d'être libre
et de travailler
selon sa voca-
tion l'enflamme
d'une ardeur
surprenante et
lui fait oublier
toutes les vicis-
situdes du pré-
sent. Il oublie
ses souffrances
dans le labeur,
ses privations
dans la lecture,
ses angoisses
du lendemain
dans l'ivresse
de la création.
Il peine com-
me un acharné,
puis brusquement, pris d'une fringale d'action, il se lève,
il promène son agitation à travers le Paris immense ou
dans certains coins qui lui sont familiers :
« J'ai abandonné le Jardin des Plantes pour le Père-
Portrait de Laure de Balzac.
(Communiqué par M™» Pierre Carrier-Belleuse.)
'22 BALZAC
Lachaise. Le Jardin des Plantes est trop triste. Je trouve
dans mes promenades au Père-Lachaise de bonnes
grosses réflexions inspiratrices, et j'y fais des études de
douleurs utiles pour Cromwell: la douleur vraie est si
difficile à peindre, il faut tant de simplicité !
< Décidément il n'y a de belles épitaphes que celles-ci:
La Fontaine, Masséna, Molière.
« Un seul nom qui dit tout et qui fait rêver!... »
Déjà, lui aussi, rêve de sa gloire future en contemplant
le Paris fumeux sous un ciel brouillé tel que le verra
demain son Rastignac, lui aussi il s'écrie parfois d'un
ton emphatique : « A moi ce monde que je comprends ! »
Puis il court s'attabler à nouveau devant son travail dans
sa mansarde « où il fait noir comme dans un four ». Il y
fait aussi très froid, parait-il. Dans une de ses lettres,
Balzac prie sa sœur de lui envoyer quelque vieillissime
châle qui lui serait bien utile. « Tu ris? C'est ce qui me
manque dans mon costume nocturne. Il a fallu d'abord
penser aux jambes qui souffrent le plus du froid; je les
enveloppe du carrick tourangeau que Grogniart, de
boustiquante mémoire, cousillonna. [Grogniart était un
petit tailleur de Tours chargé des ravaudages de la
famille Balzac]
« Le susdit carrick n'arrivant qu'à mi-corps, reste le
haut, mal défendu contre la gelée qui n'a que le toit et
ma veste de molleton à traverser pour arriver à ma peau
fraternelle, trop tendre, hélas! pour la supporter; de
sorte que le froid me joipe. »
Quant à sa tête, il compte sur une calotte, qualifiée par
lui de dantesque, pour la protéger.
Ainsi équipé, enroulé en de vieux vêtements, ficelé
dans son châle, il écrit avec peine sa tragédie. Que de
difficultés à aligner les vers les uns au-dessous des
autres. Ne serait-il pas un poète? X'aurait-il pas l'étoffe
d'un auteur dramatique? Parfois de terribles angoisses
l'étreignent, et puis la rage du travail le saisit à nouveau,
il s'y ensevelit jour et nuit.
Enfin il pousse un cri de triomphe : sa tragédie est
ENFANCE ET JEUNESSE 23
terminée! Son Cromwell sur lequel il échafaude les plus
belles espérances, dont il a déjà vingt fois supputé les
bénéfices futurs est fini. Il décide de rassembler solen-
nellement toute la famille à Villeparisis et de lui don-
ner lecture du chef-d'œuvre. Au mois d'avril 1821, il
quitte sa mansarde et débarque dans la petite ville pro-
vinciale.
M. Balzac a convoqué quelques amis dont M. Surville,
ingénieur du canal de l'Ourcq, une nouvelle relation.
Tout cet auditoire est éminemment sympathique au
jeune écrivain. Cependant, hélas! l'accueil n'est rien
moins que favorable.
« L'enthousiasme du lecteur, conte Mme Surville, va
toujours se refroidissant en remarquant le peu d'impres-
sion qu'il produit et les visages glacés ou atterrés de ceux
qui l'entourent. J'étais du nombre des atterrés. Ce que je
souffris pendant cette lecture était un avant-goût des
terreurs que les premières représentations de Vautrin
et de Quinola devaient me donner. »
Lorsque le dernier vers fut achevé au milieu d'un
silence glacial, l'un des assistants, avec une farouche
brusquerie, dit soudain son opinion sur l'œuvre qu'on
venait d'entendre. Tout frémissant encore, Honoré pro-
testa, discuta, cherchant avec angoisse dans l'auditoire
une opinion sympathique, mais, devant la réprobation
unanime, il fut contraint de s'incliner.
Toutefois il tenta encore une dernière chance en priant
son père d'intervenir et en le rendant juge du différend
qui s'était élevé entre lui-même et sa famille.
Fort embarrassé à ce qu'il semble, M. Balzac ne trouva
rien de mieux que défaire lire le manuscrit à « quelqu'un
de compétent ». Cette « compétence » fut, en l'espèce,
l'ancien professeur à l'École polytechnique de M. Sur-
ville.
Honoré ayant accepté cette sorte de transaction, le
vénérable magister fut mis en possession de l'œuvre
tragique, la lut et la relut, et, au bout de quinze jours de
réflexion, prononça sentencieusement que l'auteur de
24 BALZAC
cette pièce devait faire quoi que ce soit, excepté de la
littérature .'... (1).
c Honoré, dit Mme Surville, reçut cet arrêt en pleine
poitrine, sans broncher ni se tordre le cou, parce qu'il ne
se reconnaissait pas vaincu.
— Les tragédies ne sont pas mon fait, voilà tout, dit-il.
« Et il reprit la plume. »
Mais tant d'émotions successives et, surtout, les quinze
mois de misère qu'il venait d'endurer l'avaient si fort
atïaibli que sa mère, inquiète, lui défendit de retourner
dans sa mansarde.
Encore une fois Balzac voyait s'éloigner de lui la gloire
de ses rêves et il se sentait rivé en province — qui sait
pour combien de temps ? qui sait avec quelles consé-
quences pour son avenir?...
(1) Dans ses Grandes Figures d'hier et d'aujourd'hui, Ghampfleury
affirme que le lecteur était Andrieux.
II
Madame de Berny
Villeparisis était jadis un gros bourg, premier relais
de la diligence de Metz, qui égrenait le long d'une
route mal pavée, secouée jour et nuit par les lourdes
voitures publiques, la filière de ses tristes maisons aux
murs bas, aux petites cours solitaires, aux jardins ombreux
et humides.
C'est dans ce recoin perdu de la France que Balzac va
passer quelques années d'un labeur intense au milieu
d'une société mi-bourgeoise, mi-aristocratique, composée
surtout d'oisifs, de maniaques et d'envieux, qu'il décrira
plus tard avec une acuité de vision surprenante.
La maison de sa famille subsiste encore à l'heure ac-
tuelle. Mmf Geneviève Ruxton dans les pages si émues
qu'elle a consacrées à la biographie de Balzac de cette
époque, nous conte qu'elle l'a visitée et qu'elle y a relevé
peu de changements avec l'aménagement qui devait
exister au temps de l'auteur d'Honorine.
« Extérieurement, dit-elle, la façade n'a subi aucune ré-
paration d'importance, et, si l'on se réfère à la correspon-
dance de Balzac, il est facile de reconstituer la distribu-
tion intérieure telle qu'elle existait en 1820...
« Construite tout au bord de la route, entre ses dépen-
dances, écuries, remises, grange, un portail de pierre
donnant accès à la cour-jardin, la façade principale re-
garde vers les champs; morcelé maintenant et cultivé en
carrés potagers par les différents locataires, on reconnaît
pourtant l'emplacement de ce qui fut jadis « le bosquet
de Laurence », on devine le dessin des anciennes plates-
26 BALZAC
bandes et des allées sablées, soigneusement entretenues,
orgueil de Mme Balzac (1). » Le rez-de-chaussée n'a subi
aucune transformation. Gomme jadis, il se compose d'un
vestibule dallé, d'une pièce à droite, autrefois la salle à
manger, et d'un beau salon à quatre fenêtres regardant la
route.
Un escalier de pierre à rampe de fer conduit au premier
étage. Là un long couloir mène à une petite chambre
carrelée qui fut celle d'Honoré. C'est la pièce « à papier
« écossais, au petit lit de sangle, au petit vent coulis de
« la porte à papa », dont parle Balzac dans une de ses
lettres à Laure.
Il est donc possible de reconstituer exactement ainsi le
milieu dans lequel vécut le futur auteur de la Comédie
humaine en ces tristes années de Villeparisis.
Et, tout d'abord, à peine se résignait-il, sur les conseils
affectueux de sa mère, à y demeurer pour améliorer son
état de santé, qu'il était frappé d'un profond chagrin par
suite du départ de sa chère Laure.
Les Balzac, nous l'avons dit, avaient noué des liens
d'amitié très étroits avec un jeune ingénieur du canal de
l'Ourcq, M. Surville. Ce dernier demanda, un beau jour,
la main de Laure qui lui fut accordée.
Le mariage eut lieu le 18 mai 1820, très peu de semaines,
par conséquent, à la suite de la fameuse lecture du Crom-
well. Malheureusement la jeune femme devait demeurer
à peine quelques mois encore au milieu des siens. Dès le
début de l'année suivante, M. Surville fut nommé ingé-
nieur à Bayeux.
Laure partie, c'est un deuil profond dans le cœur d'Ho-
noré. Nul ne l'a encore compris comme cette sœur chérie,
témoin des premiers enthousiasmes, des premières an-
goisses, des premières luttes du jeune écrivain, confi-
dente et conseillère, affectueuse et déjà admiratrice.
La maison est bien vide sans Laure. Elle va l'être plus
encore, puisque M. Balzac, après avoir marié une de ses
(1) Geneviève lîuxtun. Lu Dilcctu de Balzac, p. 3'J.
MADAME DE BERNY 27
filles, a, quelques mois plus tard, la chance de caser la
seconde, Laurence, en la donnant à M. de Montzaigle.
Ainsi voilà encore une fois Honoré moralement seul
dans cette vaste maison de Villeparisis si peu propice,
semble-t-il, à la rêverie et au travail intellectuel.
« Matériellement fort heureux chez son père, il regrette
cette chère mansarde où il avait la tranquillité qui lui
manque dans cette sphère d'activité où maîtres et ser-
viteurs compris) dix personnes s'agitent autour de
lui, où les petits comme les grands événements de la
famille le dérangent sans cesse, où, enfin, même au tra-
vail, il entend les rouages de la machine domestique
que l'infatigable et vigilante maîtresse met en mouve-
ment (li ».
Un jour, sa mère est au lit, et voilà toute la maison en
désarroi. La pauvre femme souffre surtout de maux ima-
ginaires, mais chacune de ses crises occasionne toute
une petite révolution :
« Veux-tu un tableau d'intérieur? raconte Honoré à
Laure. Ecoute maman :
« Louise, donnez-moi un verre d'eau!
— Oui, madame.
— Ah! ma pauvre Louise, je suis bien mal, allez!
— Bah ! madame !
— C'est pire que les autres années.
— Dame, madame...
— La tête me fend!
« Ces mots, prononcés d'une voix éteinte, sont inter-
rompus par ce cri :
« Louise, les volets battent à faire éclater les vitres du
salon !
« Un autre jour, c'est une dispute, pas bien grave, mais
assez amère tout de même entre M. Balzac et bonne-
maman, cette dernière portant envie à son gendre parce
qu'il a « le cœur froid et un si bon estomac ». tandis que
le gendre l'accuse « d'être une habile comédienne qui
(1) Laure Surville, op. cit.
28 BALZAC
connaît la valeur d'un pas, d'un coup d'œil et la manière
de tomber dans un fauteuil. »
« Ce qui me choque le plus, écrit Balzac, c'est cette
susceptibilité maladive que l'on a chez nous. Nous
sommes une petite ville à nous quatre. On s'observe
comme Montecuculli et Turenne. »
Dans une pareille atmosphère, comment travailler?
Comment aborder la création littéraire qui exige tant de
repos, une telle contention d'esprit, une telle patience
d'acharnement?... Désespéré, Honoré promène son écri-
toire de sa chambre au salon, de la salle à manger dans le
jardin. Il écrit sur le petit meuble qui jadis supportait
l'attirail de Laure, il se dérange pour s'installer sur une
table volante, on le pourchasse encore et le voilà revenu
dans sa chambre...
Au milieu de toute cette agitation, M. Balzac demeure
dans le calme absolu. Sauf les algarades avec sa belle-
mère, il ne desserre pas les dents de la journée : « c'est la
pyramide d'Egypte, immuable au milieu des éboulements
du globe ». Lecteur passionné, il ne quitte un livre que
pour en reprendre un autre. Il a tout dévoré, et, cepen-
dant, il lit encore, il lit sans cesse. Ses livres de chevet
sont Montaigne et Rabelais, mais sa curiosité est univer-
selle. Il s'est épris tout à coup des Chinois parce qu'il a
appris quelque part que c'était l'un des pays dont les ha-
bitants arrivaient à l'âge le plus extrême de la vieillesse,
et, toujours hanté de cette idée de prolonger le plus pos-
sible sa propre existence, il se met à l'école morale, reli-
gieuse et politique de la Chine.
De temps à autre, pourtant, il sort de son Nirvana pour
jeter un coup d'œil sur les essais de son fils. Mais il n'en
augure rien de bon. «Le roman, s'écrie-t-il. Eh! c'est
pour lès peuples de l'Europe ce que l'opium est pour les
Chinois! » Comment un romancier pourrait-il réussir? Et
comment son fils pourrait-il vaincre là où tant d'autres
« plus intelligents que lui », dit-il, ont échoué? Et il
s'éloigne de son pas silencieux vers sa bibliothèque après
avoir haussé les épaules de mépris.
MADAME DE BERNY
29
Cependant la vie d'Honoré va subir une crise profonde.
Jusque-là il n'a rencontré sur sa route qu'une âme qui le
comprenne, c'est celle de Laure, celle de sa sœur. Cette
fois, il va connaître la première passion. « Etre célèbre,
êtreajjné », écrivait-il avec une sorte de désespoir en
songeant à la chimère de toute sa jeunesse. La vie lui
permettra de goûter à ces deux rêves, mais, d'abord, il
Maison de Balzac, à Villeparisis.
saura ce qu'est le second, il va tomber amoureux de
Mme de Berny.
Fille d'un musicien allemand qui fut harpiste de Marie-
Antoinette, et d'une femme de chambre de la reine, Laure-
Antoinette Hinner de Berny est née à Versailles le 24 mai
1777. Elle a été baptisée en l'église Saint-Louis, elle a eu
pour parrain le Roi, pour marraine la Reine, elle a été
tenue sur les fonts baptismaux par le duc de Richelieu
et par la princesse de Chimay. Sa mère, devenue veuve,
épousa en secondes noces le chevalier de Jarjayes qui fut
un des fidèles de Marie-Antoinette et tenta de faire évader
la prisonnière du Temple.
30 BALZAC
Ces quelques lignes en disent assez pour évoquer le
milieu dans lequel est née et a grandi Mme de Berny.
De cette société aristocratique qu'elle connut dans toute
sa splendeur et à son déclin, elle a conservé un souvenir
inoubliable. Elle a vécu les heures les plus tragiques de
la Révolution française, elle a vu de près les hommes les
plus importants de cette époque, elle a observé dans leurs
dessous les événements les plus caractéristiques.
Mariée à quinze ans, en avril 1793, à Gabriel de Berny,
elle aura de son mari huit enfants. Le ménage est venu
habiter Villeparisis, bien que M. de Berny occupe les
fonctions de conseiller à la Cour royale. Mais, de santé
délicate, il a besoin de la campagne. Et, du reste, d'hu-
meur morose, de caractère impatient et aigri, il se plaît
dans la solitude de cette petite ville.
On conçoit ce que dut être un tel intérieur. Toute la
personne de Mme de Berny était essentiellement sympa-
thique. Elle possédait une figure intéressante éclairée par
de jolis yeux qui annonçaient l'affection, l'enthousiasme,
l'imagination vive, la sensibilité. La tristesse de son mé-
nage, l'humeur morose de son mari ne lui permirent pas
de développer ses qualités d'affection. Elle les reporta
sur ses enfants et ses amis.
« L'amitié passionnée, dit M. G. Ferry, était la vertu
dominante de cette aimable femme (1). » Fatalement elle
devait tenir une place énorme dans la vie de Balzac.
La famille de ce dernier et les de Berny s'étaient, en
effet, tout de suite liés à Villeparisis. Peut-être même se
connaissaient-ils déjà depuis plus longtemps.
En tous cas, les enfants furent le lien naturel entre les
deux familles. Mmc de Berny avait un petit garçon du
même âge que le jeune frère d'Honoré. Comme il était
d'une santé frêle, on l'avait gardé à la maison. Balzac
s'était chargé de lui donner quelques leçons. Ainsi les
entrevues furent journalières de part et d'autre.
(1) G. Ferry, Balzac et se $ amies. — 1 vol. 1888. Calmann-Lévy ,
éditeur.
MADAME DE BERNY 31
Honoré plut tout de suite au ménage de Berny. Il ser-
vait au mari de partenaire dans sa partie, et celui-ci était
tout heureux d'avoir un auditeur qui l'écoutait avec zèle
et entrait parfaitement dans chacune de ses opinions.
Quant à la femme, elle s'intéressa vivement au jeune
écrivain. Il y eut, semble-t-il, d'un côté comme de l'autre,
cette mutuelle tendresse, cette confiance absolue qui ne
tardèrent pas à dégénérer en sympathie et en amour. Ce
fut l'histoire éternelle de la passion dans laquelle la
femme joue à la fois le rôle de maîtresse et celui de mère,
dans laquelle l'homme est en même temps l'amant et l'en-
fant. Qu'on songe à ce qu'avait été jusque-là la vie de
Balzac entre un père de caractère froid, une mère de na-
ture autoritaire, des frères et sœurs insouciants, sauf sa
chère Laure, et, d'autre part, qu'on pense aux trésors de
tendresse et de sensibilité que renfermait ce cœur ardent.
Refoulée au fond de son âme par la contrainte de la fa-
mille, c est à peine si cette tendresse avait pu se mani-
fester un peu dans ses rapports avec sa sœur, c'est à
peine si on la devinait derrière les lettres enthousiastes
qu'il lui adressait. Ce cœur ardent et confiant avait
besoin de rencontrer un autre cœur qui lui rendît à son
tour amour et confiance.
Cette âme enthousiaste avait besoin de dire les rêves
qui la hantaient, ce génie créateur avait besoin qu'on
aidât et qu'on dirigeât son sens de la création.
Tous ces rôles de mère, d'amante, de conlidente et de
directrice, Mme de Berny les joua simultanément pour
Balzac. Apparue dans la vie de celui-ci à l'heure même
où sa présence était indispensable, sa tâche n'en fut que
plus fructueuse et plus admirable. Non seulement il n'est
pas possible de comprendre l'œuvre de Balzac sans se
rappeler ce que fut Mme de Berny pour l'auteur, mais
encore il convient de souligner la place énorme qu'elle
occupe dans l'histoire de ses idées.
Balzac, nous l'avons vu, avait été élevé dans des mai-
sons d'éducation où dominaient les principes religieux et
monarchiques. Il était donc tout naturel que, parvenu à
32 BALZAC
l'âge d'homme et devenu écrivain, il fît., dans ses paroles
et dans ses écrits, étalage des mêmes principes. Cepen-
dant, ce n'est pas impunément, semble-t-il, que, pendant
deux années, il avait été laissé, dans sa mansarde de la rue
Lesdiguières, libre absolument de diriger sa vie dans le
sens où il lui conviendrait. Même acceptée par une âme
forte, la misère incite toujours plus ou moins à la révolte
celui qui la supporte. Et comment ce grand imagïnatif
qu'était l'auteur de la Comédie humaine, aurait-il pu
contempler sans une pensée de regret le spectacle de la
beauté et du luxe parisien qui s'étalait sous ses yeux,
alors que lui-même, pauvre écrivain chétif et obscur,
n'avait aucune place à ce festin somptueux? Comment,
d'autre part, si près du xvme siècle, n'eut-il pas subi l'in-
fluence de cette admiration de la nature, de cette idolâtrie
de l'Homme, de cette areligion, si l'on peut dire, qui est
la marque propre du siècle de Voltaire et de Diderot? 11
semble donc que Balzac, vers le moment de son installa-
tion à Villeparisis, subisse une évolution de la pensée
qui se traduirait certainement par une évolution de son
art, si l'influence de Mme de Berny ne venait modifier tout
cela.
Dans les brouillons, projets de livres, essais informes
dus à sa plume qui datent de cette époque-là, on trouve,
en effet, d'après Champfleury. et une Sténie ou les Erreurs
philosophiques, et un Essai sur Vidolâtrie, le théisme et
la Religion naturelle, et des Notes sur le bon sens du
curé Meslier, et un essai de poème sur Saint Louis, dans
la manière de la Pucelle de Voltaire. Nous voilà loin des
principes de la Comédie humaine. Mais Mme de Berny va
surgir qui changera toutes ces dispositions.
Tout d'abord, elle revivifie le courage de l'écrivain.
Elle lui montre que la partie n'est pas désespérée pour
lui, qu'il se doit à son art et à son génie de produire, pro-
duire encore, produire toujours. Il n'a pas réussi sa tra-
gédie de Cromwell. Eh bien, qu'il abandonne le théâtre
en vers, qu'il se lance dans le roman. Mais où dénicher un
éditeur? Balzac ne connaît personne. Heureusement il
MADAME DE HE UN Y
33
se souvient avoir été mis en relations à Paris, avec un
garçon jeune, intelligent, singulièrement actif et débrouil-
lard, nommé Le Poitevin-Saint-Alme. Aussitôt il s'abouche
Portrait de Balzac, par L. Boulanger,
avec lui, il va le voir, ils signent ensemble une sorte de
contrat littéraire. Le Poitevin fut-il le véritable collabo-
rateur de Balzac dans ces premiers romans? Ou ne ser-
vit-il que de truchement en l'espèce? On ne sait. En
34 BALZAC
tous cas, Honoré s'est mis sérieusement au travail sous
la direction affectueuse de Mme de Berny, et voici bientôt
la première œuvre, VHèritière de Birague, qui sort de sa
plume. A peine écrit, le livre a trouvé preneur. L'artiste
exulte de joie : « L'Héritière de Birague a été vendu
800 francs, écrit-il à Laure, et je suis assuré du débit du
premier exemplaire qui doit être acheté par bonne-ma-
man! » Au reste, le jeune auteur ne se fait aucune illu-
sion sur la qualité de cet ouvrage. Il écrit à Mme Surville
qu'il ne lui envoie point d'exemplaire parce qu' « il sent
que c'est une vraie cochonnerie littéraire ». Il n'est pas
moins sévère pour sa deuxième œuvre, Jean-Louis, qu'il
écoule cependant pour un billet de 1000 francs. Du même
ordre seront l'Israélite, Annette et le Criminel, Clotilde
de Lusignan, Jane la Pâle.
Balzac se rend si bien compte de l'infériorité littéraire
de ces travaux exécutés pour gagner quelque argent,
qu'il se refuse obstinément à les signer de son vrai
nom. C'est sous les pseudonymes de Horace de Saint-
Aubin et aussi de lord R'hoone qu'il affronte le public.
Il a écrit ses œuvres, comme il l'avoue à sa sœur, pour
« s'indépendantiser », mais encore ne faut-il pas qu'elles
lui nuisent pour l'avenir. Au reste, elles sont pour lui
un travail excellent, en ce sens qu'elles sont un exer-
cice de premier ordre pour sa plume, qu'il s'habitue,
grâce à elles, à la composition et au dialogue. Elles ne
sont ni plus ni moins mauvaises que les productions de
cette époque. On y sent l'influence des auteurs dominants,
et Walter Scott et Richardson et Paul de Kock, sur-
tout. Peut-être même plaisent-elles au public puisque
l'auteur les écoule si facilement et qu'il signe bientôt
avec l'éditeur Pollet un traité par lequel il s'engage à lui
livrer, le 1er octobre 1822, deux romans nouveaux : le
Centenaire et le Vicaire des Ardennes. Ces deux ouvrages
tirés ensemble lui sont payés 2 000 francs, dont 600
comptant, et le reste en billets à huit mois. Mais, déjà,
Balzac a trop présumé de ses forces. Il se sent débordé
par la besogne. Sans hésiter, il écrit alors aussitôt à sa
MADAME DE BERNY 35
sœur Laure, en réclamant la collaboration de celle-ci! Il
lui soumet le plan de l'ouvrage, lui demande d'écrire le
premier volume pendant qu'il se mettra au second. Quel-
ques jours suffiront ensuite pour fondre le travail com-
mun. « Sur tout ce que tu as de plus cher, lui écrit-il, et
si tu as quelque souci de l'intérêt, de la gloire, de
l'amour-propre de ton frère, envoie-moi le manuscrit du
Vicaire... le Vicaire!... le Vicairel courrier par courrier,
car je vais y travailler; je commencerai le deuxième
volume... »
Balzac est alors dans le plus magnifique éclat de la jeu-
nesse. « La figure et le corps, disent MM. Hanotaux et
Vicaire dans le beau livre qu'ils lui ont consacré (1),
n'étaient pas encore empâtés et alourdis; Balzac ne por-
tait pas les cheveux longs, ils étaient coupés courts et se
dressaient en touffes épaisses sur un front superbe; il ne
portait pas non plus la moustache ; le contour de la physio-
nomie était d'un galbe extrêmement pur et plein sans ron-
deur; le double menton s'esquissait à peine; la bouche
abondante, fraîche, voluptueuse et mobile, disait toutes les
ardeurs d'une nature puissante et tendre; le nez aux na-
rines frémissantes dessinait le méplat du bout qui révélait
en lui, d'après lui-même, le flair du chien de chasse. Le
tout enfin était animé, éclairé, enflammé par le magnifique
regard de ces yeux bruns « pailletés d'or » que toutes les
femmes. qui l'ont vu, ont signalé : regard droit, regard
pénétrant, regard sincère, regard gai, regard mutin,
regard enchanteur... »
Cependant, hélas! la dure réalité est là qui le guette.
Malgré ses efforts immenses de travail, il s'aperçoit que
ces romans qu'il entreprend à la douzaine ne lui per-
mettent pas d'assurer son existence et qu'il use peu à peu
sa jeunesse à ce travail stérile. Mme de Berny surtout,
dans son intention de femme amoureuse, se rend compte
de ce que Honoré perd de ce fait chaque jour, et c'est elle-
(1) Gabriel Hanotaux et G- Vicaire, La Jeunesse de Balzac. Paris,
1903. Librairie des Amateurs, l'erroud, éditeur.
36 halzai
même qui incite celui qu'elle aime à diriger son activité
vers un labeur plus lucratif. Mais que faire? Balzac
recommence à se désespérer et à envoyer à sa sœur des
lettres navrantes. Ah! s'il avait la pâtée comme il dit, il
aurait bien vite « sa miche » et il écrirait des livres qui
resteraient peut-être. 1 500 francs de rentes par an seule-
ment et il serait heureux! Mais comment vivre? Mais que
tenter?...
C'est alors qu'un projet, vague d'abord, se précise peu
à peu dans son esprit. Parmi les travaux qui lui avaient
été commandés, se trouvait une préface à écrire pour
une édition compacte des œuvres de La Fontaine, en-
treprise toute nouvelle alors que dirigeait un éditeur
du nom de Urbain Canel. Balzac fut ainsi mis en relation
avec Canel et ses associés, Carron et Montcarville. Le
La Fontaine devait être « imprimé à deux colonnes, en
caractères dits mignonne, tiré sur papier cavalier vélin de
la fabrique de M. Montgoliier. d'Annonay, orné de trente
vignettes environ dessinées par Dévéria et gravées par
Thompson ». Cette édition, tirée à 3 000 exemplaires,
devait être vendue par livraisons.
C'était, à l'époque, nous l'avons dit, une idée extrême-
ment originale. Avec son imagination débordante, Balzac
aperçut aussitôt tout le parti qu'on en pourrait tirer, et,
d'accord avec Mme de Berny à laquelle il confia ses pre-
miers projets, résolut de s'établir imprimeur-éditeur et
d'exploiter pour son propre compte cette veine de for-
tune. Vers le milieu d'avril 1825, se constitua une société
entre Urbain Canel, Charles Carron, Honoré Balzac et
Bonet de Montcarville pour l'entreprise des œuvres de
La Fontaine. Le 1er mai de l'année suivante, cette pre-
mière société fut dissoute et, nous disent MM. Hanotaux
et Vicaire, auxquels nous empruntons tous ces détails si
curieux, les associés cédèrent à Balzac seul tous les droits
de propriété. Urbain Canel était couvert par trois billets,
l'un de 2 250 francs, l'autre de 3 000 francs, le dernier de
* 000 francs « tirés sur M">e de Berny » (sic) ce qui donne au
total la somme de 9 250 francs, prix de vente du La Fontaine.
MADAME DE BERNY
:j:
Ainsi, on le voit déjà par ce document, l'amie tendre et
maternelle de Balzac ne se contentait point de l'aider de
ses conseils, elle ajoutait son aide pécuniaire à son secours
moral.
Dans l'esprit de Balzac, il ne s'agissait pas seulement,
du reste, de publier le La Fontaine, mais d'exploiter l'idée
Maison de .l/me de Berny, à Villeparisis .
des éditions compactes pour tous les grands classiques :
Molière, Racine, Corneille, etc.. Il se rendit à Alençon et
traita avec le graveur Godard pour toutes les vignettes
commandées à Dévéria, il revint à Paris pour l'achat du
papier, retourna à Alençon, fît voyages sur voyages,
d'une activité débordante, d'une bonne humeur inlas-
sable. Bientôt le Molière paraît et prend place aux éta-
lages des libraires à côté du La Fontaine. Mais, mainte-
nant, il faut payer les frais : pour les deux ouvrages, ils
38 BALZAC
se montent à 10122 francs. Où trouver pareille somme?
Balzac cherche de côté et d'autre. Enfin il peut décider
un voisin de campagne de sa famille, un M. d'Assonvillez,
à devenir son bailleur de fonds moyennant de gros inté-
rêts payés d'avance. Balzac et U. Canel s'engagent, cha-
cun de leur côté, pour 5 061 francs. « Ainsi, disent
MM. Hanotaux et Vicaire, Balzac, du fait de sa spécula-
tion sur les deux ouvrages, se trouvait débiteur d'au
moins 14 061 francs. En plus, il fallait vivre. »
Dès le mois de mai 1825, paraissent les livraisons du
Molière et du La Fontaine, du prix de 5 francs chacune.
L'ouvrage complet valait 20 francs. Malheureusement les
libraires et le public trouvent les livres imprimés en
caractères trop fins, les gravures mauvaises et le prix
trop élevé. L'insuccès fut complet : en un an, on ne ven-
dit pas vingt exemplaires.
Si Balzac était sage et si, osons-le dire, il était bien
conseillé, il s'arrêterait à cette première expérience mal-
heureuse. Mais le voilà déjà comme le joueur infortuné qui
court après son argent. Il a perdu, il faut qu'il se rattrape.
D'autre part, il a derrière lui son créancier, M. d'As-
sonvillez, qui ne veut pas voir s'envoler l'argent qu'il a
avancé à l'éditeur et qui a intérêt à faire reprendre pied à
celui-ci pour le sauver d'un désastre.
C'est ainsi que, par la force des choses, Balzac qui
n'avait d'abord débuté que comme une manière d'éditeur
en chambre, se trouva pris dans l'engrenage du com-
merce et devint imprimeur patenté.
Au cours de ses pérégrinations dans les imprimeries
où il voit de près le travail de l'homme et celui des ma-
chines, où il se documente inconsciemment pour tel
roman futur (Eue et David), Honoré a lié connaissance
avec un prote très intelligent du nom de A. Barbier. Il
s'intéresse à lui et se décide à le prendre comme associé
dans l'achat d'un fonds d'imprimerie. Précisément, un
sieur Laurens aîné cherche à vendre le sien, situé 17, rue
des Marais-Saint-Germain (aujourd'hui rue Visconti). Il
en demande 30 000 francs,
MADAME DE BERNY 39
Pour trouver cette grosse somme, Balzac et M. d'As-
sonvillez qui, nous l'avons dit, agit au mieux de ses
propres intérêts, s'adressent à M. Balzac père. Celui-ci se
défend pendant quelque temps, puis cède enlin : il
engage à titre de dot le capital d'une rente de 1 500 francs
et permet ainsi à son lils de s'établir. Mais Honoré n'a
pas seulement 30 000 francs à payer à Laurens, il doit
encore en donner 12 000 à Barbier pour l'indemniser de la
perte de sa place. Ainsi, avec l'affaire du La Fontaine et
du Molière et une quinzaine de mille francs pour les pre-
miers roulements de fonds, les dettes d'Honoré se chif-
frent déjà à plus de 70 000 francs.
Au reste, son installation nécessita-t-elle quelque
temps. Pour s'établir imprimeur, il fallait un brevet. Balzac
doit le demander, se faire appuyer pour l'obtenir. M. de
Berny fournit la caution morale exigée en pareil cas.
Enfin, le 1er juin 1826, nanti de tous les papiers indispen-
sables, il peut s'établir dans sa vieille demeure de la rue
des Marais.
L'imprimerie de Balzac est située au n° 17, à côté de
l'hôtel (n° 19), où mourut Adrienne Lecouvreur et qui fut
habité par la Clairon et la Champmeslé.
La demeure est tout entière un vaste atelier.
« Un couloir sombre; une loge de concierge s'ouvrant
comme une grotte obscure à mi-hauteur de l'entresol ; un
escalier avec rampe de fer, marches de bois et paliers
carrelés; à gauche, une porte. On entre et l'on se trouve
au milieu d'un vaste atelier (1). »
Le rez-de-chaussée formait une immense pièce éclairée
sur la rue par un vieux vitrage et par un châssis sur une
cour intérieure. La cuisine obscure, l'antichambre assez
vaste, la salle à manger complétait l'appartement de
Balzac, avec la chambre qui forme à l'heure actuelle le
bureau du patron. « Haute et carrée, elle prend jour sur
la rue par une seule fenêtre. En face de la fenêtre, il y
avait une alcôve, aujourd'hui démolie, et, de chaque côté
(1) Hanotaux et Vicaire, op. cit.
'iO BALZAC
de la cheminée, deux grands placards. » Une tenture de
percale bleue couvrait les murs et la pièce était meublée
avec quelque recherche.
C'est là que Balzac va lutter sans trêve pendant deux
ans jusqu'à la déconfiture finale.
Comme il a peu (Tordre, chaque jour il change ses
"pTîx. accordant aux uns ce qu'il refuse aux autres, s'atti-
rant des réclamations sans nombre, ne sachant pas se
faire payer de ses débiteurs, pas assez habile encore pour
résister à ses créanciers. Bientôt il apparaît que la fin est
proche, que la maison ne pourra plus tenir longtemps.
Un commerçant avisé eût liquidé tout doucement. Mais
l'imagination balzacienne ne veut pas se déclarervaincue.
Dépité de ce côté, le jeune écrivain va porter son effort
d'un autre. Sa maison chancelle : c'est le moment où
jamais, pense-t-il, de l'agrandir. Et, froidement, tranquil-
lement, il greffe une nouvelle affaire sur la première. Un
sieur Gillé fils, fondeur de caractères, demeurant 4, rue
Garancière, vient de faire faillite. Balzac songe aussitôt à
reprendre l'affaire avec son fidèle Barbier, d'une part,
et avec un nouvel associé du nom de Laurent. Le 29 sep-
tembre 1827, le Journal de la Librairie annonce la reprise
des affaires de la maison Gillé par l'association Laurent,
Balzac et Barbier. Aussitôt on prépare un magnifique
album-catalogue où sont relevés tous les caractères de la
maison, depuis la fameuse « mignonne » jusqu'aux « culs-
de-lampe du Berquin ».
L'association a été faite pour douze ans : au bout de
trois mois, Barbier sentant venir la débâcle se retire.
Pourtant il faut de l'argent à tout prix. Affolé Balzac
frappe à toutes les portes. Partout on le repousse. C'est
alors que celle en qui il a cru depuis si longtemps, celle
qui l'aime, qui le dirige, qui le soutient dans l'ombre, sa
chère Dilecta, Mme de Berny, apparaît encore une fois.
Déjà, nous l'avons vu, elle a souscrit des billets, elle a
fait intervenir son mari, elle-même est intervenue à
chaque instant. Encore un coup elle se dévoue, et, par un
acte du 3 février 1828, après s'être fait donner une pro-
Balzac, d'après le daguerréotype.
(Cliché Xadar.)
42 BALZAC
/ curation générale par son mari, elle entre en nom dans
l'association de Laurent, Balzac, pour la fonderie de
caractères.
L'apport de Laurent est estimé à 18 000 francs. Celui de
Balzac et de Mm'' de Berny monte à la même somme.
Hélas! C'est en vain qu'elle se sacrifie. Le bateau fait
eau de toutes parts. Les clients ne viennent plus, les
affaires ne reprennent pas, les ouvriers ne sont pas
payés.
Le 16 avril 1828, la société Laurent et Balzac est dé-
clarée dissoute, et Laurent est chargé de la liquidation.
C'est alors que, épouvantée, la famille du jeune écrivain
se tourne vers la sagesse, l'habileté et l'expérience d'un
cousin de la mère, un M. Sédillot, qu'on supplie de se
mettre à la tête de la liquidation, auquel on confie l'hon-
neur de la famille.
Aussitôt entré dans la connaissance de l'affaire, disent
MM. Hanotaux et Vicaire, M. Sédillot obtint de Mmo Balzac
tous les sacrifices nécessaires pour désintéresser les
créanciers. Après quelques hésitations bien compréhen-
sibles, celle-ci se dévoua : elle offrit tout son bien. Mais
que de scènes pénibles, que d'émotions, que d'angoisses
causait cette tragédie domestique! En vain voulut-on la
cacher le plus possible aux yeux du père âgé de quatre-
vingt-trois ans. Le secret ne put être gardé longtemps
et il fallut tout avouer. Le vieillard en mourut le 19 juin
de l'année suivante.
Ayant ainsi sauvé l'honneur du nom, M. Sédillot se mit
en devoir de démêler les comptes de Balzac afin de
dégager de plus en plus la responsabilité de ce dernier.
Les deux opérations ne furent pas faciles. Balzac était
le plus détestable des comptables, et les affaires étaient
terriblement embrouillées.
Pour l'imprimerie, il était dû d'assez grosses sommes à
de nombreux créanciers. M. Sédillot réunit les principaux
de ces derniers. MM. Henri Prestat, propriétaire de la
maison, Laurens aîné, Barbier et quelques fournisseurs,
et il s'ingénia à leur prouver qu'ils n'avaient aucun intérêt
MADAME DE BERNY 43
à ruiner totalement la maison, qu'au demeurant Barbier
pourrait fort bien la gérer seule. On discuta, puis, finale-
ment, l'on accepta cette sorte de transaction. Il fut en-
tendu que Barbier reprendrait seul le poids de l'entre-
prise tandis que Balzac s'effaçait définitivement et qu'on
lui donnait quitus moyennant une certaine somme d'ar-
gent. « En un mot, Balzac faisait, rien que dans l'affaire
de l'imprimerie, une perte sèche de 45 000 francs payée
par sa mère, et l'associé qu'il avait appelé devenait seul
maître de la maison qui, d'ailleurs, à partir de ce moment,
prospéra (1). »
Il en fut à peu près de même pour la fonderie de carac-
tères. Moyennant l'abandon de tous ses droits d'associé et
une certaine somme d'argent, M. Sédillot parvint encore
à éliminer complètement Balzac de cette fâeheuse affaire.
Au bout de quelques mois, la maison reprenait sous la
raison sociale Laurent et Alexandre de Berny, ce der-
nier fils de Mme de Berny, âgé de dix-neuf ans, jeune
négociant très intelligent, très actif, qui réussit admira-
blement. Sous son essor vigoureux, la fonderie prospéra
tant et si bien qu'aujourd'hui encore elle est une des
premières maisons de Paris, en plein succès. Ainsi, encore
un coup, le grand romancier venait de faire la preuve de
son incapacité totale à se diriger dans le monde des
affaires. Ce ne sera pas la dernière fois, hélas! que nous
allons le trouver en proie aux déboires, résultat de son
imagination extravagante et nous devrons encore consa-
crer de longues pages aux entreprises chimériques de cet
admirable cerveau trop bouillant et trop inventif.
Notons, en attendant, la dette terrible que la famille
vient de contracter en faveur d'Honoré pour sauver l'hon-
neur du nom, dette que Balzac va traîner maintenant
toute sa vie comme un boulet. Désormais ce sera pour lui
le leitmotiv éternel sous la plainte duquel il travaillera à
s'épuiser : « Payer, payer, encore payer, toujours payer! »
« Du travail, du travail, écrit-il... De quelque côté que
(1) G. Hanotaux et G. Vicaire, op. cit., p. 96.
*4 BALZAC
je me tourne, je ne vois que difficultés, travaux, espoir
inutile... Je suis comme un oiseau en cage qui s'est heurté
à tous les barreaux: il reste immobile sur un bâton et
une main blanche a étendu au-dessus le réseau vert qui
lui défend de se casser la tête... (1) »
De loin,Mmede Berny ne cessera de lui envoyer des
encouragements, de le soutenir aux heures de défail-
lance. Peu à peu, sans doute, elle s'effacera dans sa vie,
mais comme le dit si bien Mme Geneviève Ruxton. son
dévouement ne cessera d'être aussi vigilant et aussi
actif.
Anticipons un peu sur les événements pour voir quelle
fut la lin de cette femme charmante qui eut une influence
si décisive sur la destinée de Balzac.
Elle revint se tixer à Paris pendant quelque temps,
puis elle quitta la capitale pour aller à Saint-Rémy dans
l'Oise, et elle fit aussi un séjour à Versailles. De ces dif-
férents endroits, la correspondance continuait inlassa-
blement avec Balzac.
D'amants ils étaient devenus amis, mais quelle amitié
fut plus étroite, plus précieuse, plus vibrante! Pour Ho-
noré, c'est bien toujours la Dilecta, la femme élue entre
les élues, le confident de son âme auquel il avouera tout
et ses travaux et ses déboires et jusqu'à ses amours.
Elle connaîtra la duchesse de Castries et elle connaîtra
Mme Hanska, mais son grand cœur tout vibrant d'amour
et de pitié ignorera la jalousie. Seulement, peu à peu,
elle vieillira, et une douleur plus atroce la déchirera
chaque fois de se montrer usée et fanée à celui qui sans
l'avoir connue au printemps de sa vie, l'avait du moins
aimée au début d'un splendide automne.
Bientôt, elle tombe malade. Balzac s'inquiète.
« J'ai vu sa figure, écrit-il, dans une altération bien
funeste. Je lui ai caché mes inquiétudes, elles sont sans
bornes. Cette figure gracieuse, vue vieillie en un mois de
(1) Lettres à /'Étrangère (11 août 1835). Paris, Calmann-Lévy,
éditeur.
MADAME DE BERN1 45
vingt ans et contractée horriblement, a bien augmenté
les chagrins que j'avais... (1) »
Hélas ! Mme de Berny ne mourra point cette fois, elle n'a
pas encore accompli la dure montée de son calvaire.
Après trente ans de vie commune, des dissentiments
si graves éclatent entre elle et son mari qu'elle se décide
à se séparer de lui et à aller vivre définitivement chez son
fils aîné, à la Boulonnière, près de Nemours. Là, il semble
qu'après une crise plus grave de sa maladie, un peu de
calme renaisse en elle. Nous sommes en 1835, la corres-
pondance a recommencé, toujours aussi active entre elle
et Balzac, elle continue de lire les manuscrits de son ami,
de lui communiquer ses critiques, ses réflexions, ses
admirations. Balzac va lui rendre visite fréquemment.
Ensemble ils lisent, ils discutent, ils ébauchent quelque
œuvre admirable comme le Lys dans la Vallée sorti tout
entier de leurs conversations. Mais les crises de cœur
~T^coDinienceiiTT~rXanialadie a fait d'affreux progrès,
écrit Balzac, » et il se désespère, il s'arrache à ses travaux
peur aller apporter un peu de consolation et d'amour à la
Dilecta.
Une suprême catastrophe va anéantir Mme de Berny :
Armand, son enfant de prédilection, tombé malade en
Belgique, est ramené mourant à la maison maternelle.
Aussitôt voilà l'énergie de Mme de Berny galvanisée :
« Cette mère sans force, écrit Balzac, expirante, passe
les nuits, soigne Armand. » Malgré ce dévouement, le fils
chéri est emporté par la mort.
Désormais, c'est fini : Mme de Berny, écrasée par la dou-
leur, ne se relèvera plus. La meilleure amie de Balzac, la
plus chère à son cœur, la plus adorée, s'éteint le 20 jui-
let 1836.
(1) Lettres à l'Étrangère, p. 121.
III
Débuts dans la vie littéraire
Revexons maintenant en arrière, au lendemain de la
liquidation judiciaire Barbier-Balzac.
Au plus fort de la crise terrible qu'il venait de traverser,
il y eut un moment où Balzac redressa soudain la tête,
et, après avoir presque désespéré de l'existence en face
de la ruine dans laquelle il plongeait sa famille, sentit
rejaillir en lui toutes les sources de la vie. Ce fut la
minute où l'artiste reprenant ses droits imposa silence au
faux homme d'affaires, au faux industriel, au faux inven-
teur qu'il croyait être, et dirigea l'écrivain dans le sens
de son génie et de sa destinée.
A partir de cette minute, on peut dire que Balzac, tout
en comprenant quel poids terrible les dettes contractées
allaient être pour lui, se désintéressa vraiment de sa
faillite et de ses affaires. Après de si terribles secousses,
il avait besoin d'un peu de repos. Il alla demander à la
vieille terre bretonne l'air pur pour rafraîchir ses pou-
mons, le calme pour apaiser ses nerfs, le silence pour
faire tomber sa fièvre, et l'amitié d'une charmante famille
au milieu de laquelle il put un peu oublier ses soucis. A
la fin d'août 1828, il décida d'aller passer quelque temps
au vieux château de Fougères chez le général baron de
Pommereul.
Depuis longtemps les Pommereul et les Balzac étaient
très liés. Dans la curieuse plaquette que M. du Pontavice
de Heussey a consacrée à Balzac en Bretagne (1) et qui est
(1) Balzac en Bretagne (Rennes, 1885. Cuillère, éditeur).
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE 47
si intéressante pour cette phase décisive de la vie du ro-
mancier, nous lisons que M. de Pommereul et M. Balzac
père se connaissaient déjà sous l'ancien régime. La Révo-
lution fut cruelle pour l'un et pour l'autre, mais surtout pour
le premier, M. de Pommereul, lieutenant-colonel d'artillerie,
en 1789 en mission à Naples n'ayant pu regagner la
France, ayant été inscrit d'office sur la liste des émigrés,
tandis que ses biens étaient vendus, sa femme et ses
enfants enfermés dans la prison de Rennes. Rentré en
France en 1796, il put reconquérir la liberté des siens,
mais non sa fortune. Ce fut son vieil ami Balzac qui le
sauva dans cette circonstance. Il vint un matin, paraît-il,
trouver Mme de Pommereul, et, brusquement posant deux
sacs d'écus sur la table, il lui dit :
« Voilà! on vous dit gênés ici, ces dix mille écus vous
seront plus utiles qu'à moi, je ne sais qu'en faire! Vous
me les rendrez quand on vous aura rendu ce qu'on vous
a volé (1). »
Des services de ce genre ne s'oublient pas. Aussi les
deux familles étaient-elles demeurées dans les termes les
plus intimes lorsque Balzac, vers la fin de l'été de cette
maudite année, songea à aller se reposer auprès de ses
amis. Bientôt, du reste, une circonstance toute fortuite
accentua sa résolution.
Dans cette débâcle de ses affaires industrielles, il sen-
tait plus que jamais la nécessité de regagner la paix et la
liberté avec sa plume. De plus en plus aussi, il se voyait
attiré par le roman historique. Or, depuis longtemps déjà,
il songeait que la Bretagne avec sa lutte des Chouans et
des Bleus devait fourmiller d'anecdotes dramatiques dans
lesquelles puiser de nombreux sujets de romans. En ses
nombreuses et si instructives conversations, Mme de Berny
l'avait initié à maints épisodes émouvants ou sanglants
de cette lutte fratricide, lui indiquant les filons qu'il pou-
vait suivre, les sources où il pourrait puiser. La Bre-
tagne, les Chouans, les soldats de la première Répu-
(1) Du Pontavice de Heussey, op. cit., p. 7.
18 BALZAC
blique, quelle magnifique épopée, quelle fresque incom-
parable se déroule devant l'imagination puissante du
jeune romancier !... Allons, à quoi bon désespérer de la
vie? 11 a « trente ans, avec du courage et un nom sans
tâche, » il sent son cerveau bouillonner d'idées et
d'images, sa plume infatigable prête à reprendre sa
besogne, il va se remettre au labeur. Mais, d'abord, il ira
dans cette Bretagne même interroger les survivants des
drames héroïques qu'il va raconter, se pénétrer du milieu,
des aspects du pays, des mœurs et de la race, inaugurant
cette méthode d'observation directe qui va être la base de
toute son œuvre.
Le 1er septembre 1828, il écrit au général baron de
Pommereul, et, après lui avoir annoncé ses désastres
financiers, il lui dit :
« ... Depuis un mois je travaille à des ouvrages histo-
riques d'un haut intérêt et j'espère qu'à défaut d'un talent
tout à fait problématique chez moi, les mœurs nationales
me porteront peut-être bonheur.... L'on m'a présenté,
par le hasard le plus pur, un l'ait historique de 1798 qui
a rapport à la guerre des Chouans et des Vendéens, lequel
me fournit un ouvrage facile à exécuter. Il n'exige aucune
recherche, si ce n'est celle des localités... Un lit de sangle
et un seul matelas, une table, pourvu qu'elle soit comme
les quadrupèdes et non invalide, une chaise et un toit,
sont tout ce que je réclame avec votre bienveillance si
précieuse et si charmante... »
Le général lui répondit aussitôt que sa chambre était
prête, et Balzac débarqua à Fougères. Il avait mis tant de
hâte à fuir ce Paris douloureux qu'il se présenta chez ses
amis de province avec un chapeau tellement piteux
qu'on fut obligé de le mener séance tenante à la boutique
de l'unique chapelier de Fougères (1)1
Ainsi voilà Balzac installé, reçu à bras ouverts par une
famille charmante qui le comble d'attentions. La chambre
qu'on lui a donnée est très gaie, de ses fenêtres il
(1) ibid., P. 14.
50 BALZAC
découvre une vue admirable, des vallons, des bois, au
premier plan, puis la lande de genêts et d'ajoncs qui
s'étend à l'infini. Il se trouve dans le décor même où il
va situer son roman. Il n'a pas moins de bonheur dans
les personnes qu'il va rencontrer et qui vont être pour
lui les plus précieux des témoins.
Le baron de Pommereul, d'abord, dont toute la
famille a « chouané » plus ou moins, et qui, lui-même, a
failli épouser Colette du Bois-Guy, la sœur du fameux
partisan. Très observateur, le général n'a, paraît-il, perdu
aucune occasion de regarder et de se souvenir dans les
temps terribles qu'il a traversés. Les arrestations, les
prisons, les complots, tout cela lui est familier. Il est
intarissable d'anecdotes. C'est une gazette que Balzac n'a
qu'à feuilleter.
Mais c'est à Fougères surtout que le romancier fit la
plus ample moisson de documents. Ensevelie dans le
silence et l'abandon, cette petite ville était demeurée
telle qu'avant la tourmente révolutionnaire. Les vieux
nobles, les anciens chouans y avaient repris leur exis-
tence monotone, les anciens émigrés, les vieilles demoi-
selles, les gentilshommes terriens apparurent à Balzac
en pleine vérité et en plein relief. Reçu aussitôt dans
cette société très fermée, il en observa les us et les cou-
tumes avec une attention inlassable. Chaque dimanche
soir, l'on se réunissait dans le salon des deux demoiselles
de la G... (1) pour y médire et s'y livrer aux joies du
boston. Balzac y causait peu, mais il observait de tous
ses yeux, il gravait en lui des signes qui devaient y sub-
sister indélébiles.
Dans le jour, il se promenait, soit aux environs,
soit dans la ville même, avec un vieil émigré, ancien
chevalier de Saint-Louis, en compagnie duquel il faisait
d'innombrables « tours de place » et qu'il interrogeait
inlassablement sur l'ancien régime et sur la vie menée à
Londres par les réfugiés.
(1) Ibui.,p. 35.
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE 51
Ce chevalier de Saint-Louis, aux dires de M. du Ponta-
vice de Heussey, serait celui qui aurait servi de modèle
au romancier pour son personnage du chevalier de Valois
dans la Vieille Fille.
C'est lui qui, entre autres particularités, aurait fait
connaître à Balzac les temps de charge exécutés par les
Chouans dans leur lutte contre les Bleus et dont l'auteur
de la Comédie humaine citait toujours avec admiration
les phases tragiques :
« Attention, l'gâs!... allign'ons bé tertous à l'échalié...
— Ça y est-i? — Poussez l'oreille du chat. — Prenez de la
graine d'oignon dans votre bissac. — Mettez de la graine
d'oignon dans la petite augette. — Tirez l'oreille du chat-
— Passez le bâton creusé à gauche. — Prenez de la graine
d'oignon. — Mettez de la graine dans le bâton creusé. —
Boutez-y un tapon de papier. — Attention, l'gâs, pour
gauler, et ne faites comme les gâs bleus qui gaulent une
fâ, deux fâs, gauler six fâs s'il faut, pour que ça pète sec!
— Mettez de la maillotte dans le bâton creusé. — Boutez-y
un tapon de papier. — Gaulez. — Ça y est-i? — Attention
l'gâs pour tirer, et mirez à hauteur de genâs, comme pour
quer un loup!... »
Quant à Balzac lui-même, quelle impression fit-il sur
les habitants de Fougères? Une impression très médiocre
si l'on s'en rappporte aux témoins de ce temps qu'il a été
possible d'interroger.
« Balzac, s'écria une vieille baronne, ah oui, ce jeune
homme qui voulut en vain m'apprendre le tric-trac et
que je voulus en vain convertir... »
Plus tard, un vieux monsieur apprenant que le jeune
Parisien, l'hôte de Fougères pendant quelques mois, était
devenu un grand écrivain, s'écria :
< Comment, ce petit Balzac a fait des livres! Cela
m'étonne. Je n'aurais jamais cru qu'il eût assez d'esprit
pour ça. »
Mais le portrait le plus vivant que nous ayons de
l'Honoré de cette époque, c'est celui que traçait une
vieille marquise à M. du Pontavice de Heussey et que
52 BALZAC
celui-ci a fidèlement rapporté dans sa curieuse brochure :
« C'était un petit homme avec une grosse taille qu'un
vêtement mal fait rendait encore plus grossière; ses
mains étaient magnifiques; il avait un bien vilain chapeau,
mais aussitôt qu'il se découvrit tout le reste s'effaça. Je
ne regardais plus que sa tête. Vous ne pouvez pas com-
prendre ce front et ces yeux-là, vous qui ne les avez pas
vus : un grand front où il y avait comme un reflet de
lampe et des yeux bruns remplis d'or qui exprimaient
tout avec autant de netteté que la parole. Il avait un gros
nez carré, une bouche énorme qui riait toujours malgré
ses vilaines dents; il portait la moustache épaisse et ses
cheveux très longs rejetés en arrière... Enfin, que vous
dirai-je? Il y avait dans tout son ensemble, dans ses
gestes, dans sa manière de parler, de se tenir, tant de
contiance. tant de bonté, tant de naïveté, tant de franchise
qu'il était impossible de le connaître sans l'aimer (1)... »
Cependant les notes succédaient aux notes, les obser-
vations aux observations, les documents s'amassaient
dans le cerveau et sur la table de Balzac, et le roman
futur des Chouans s'esquissait peu à peu dans l'imagina-
tion du romancier. Bientôt il fut assez sûr de son sujet
pour se mettre à l'écrire, mais s'il le commença au châ-
teau, il ne l'y acheva pas.
La famille de Balzac venait de prendre une grande
résolution : dans la nécessité de réduire son train de vie,
ruinée aux trois quarts qu'elle était par les désastreuses
entreprises du fils, elle avait résolu d'abandonner Paris
et d'émigrer à Versailles.
Ce fut dans la triste ville du Grand Roi, entouré des
ombres du passé, qu'il termina son magnifique roman, la
première grande œuvre sortie de sa plume. Il avait résolu
tout d'abord de l'appeler le Gars, mais ce titre vulgaire
déplaisait à la baronne de Pommereul et parut aussi pro-
bablement peu expressif à Balzac, car, quelque temps
après son arrivée à Versailles, il écrivit à son hôte du
(1) Ibid., p. 22.
DEBUTS DANS LA VIE LITTERAIRE
58
château de Marigny qu'il intitulait délinitivement son
œuvre les Chouans ou la Bretagne il y a trente ans.
Ce fut, en effet, sous cette appellation que le livre
parut et que Balzac l'envoya au général de Pommereul :
■ '!*
Balzac, d'après le médaillon de David d'Angers.
« Qu'est-ce que je dis là, mon ouvrage? écrivait Balzac.
Il est un peu le vôtre, car il ne se compose, en vérité,
que des anecdotes précieuses que vous m'avez si bien et
si généreusement racontées entre quelques coups de ce
joli petit vin de Graves et ces beurrées de craquelin. 11
n'y a pas jusqu'à la chanson : « Allons, partons, belle ! »
chantée par M. Alexandre, et jusqu'à la « Tour de Mélu-
54 BALZAC
sine, etc.. » qui n'y soient. Tout est à vous, jusqu'au
cœur de l'auteur et ses souvenirs. J'espère que Mme de
Pommereul rira de quelques détails sur le beurre, sur les
péchés, sur les oribus, sur les noces, les échaliers et sur
les difficultés d'aller au bal, que j'ai mis dans mon ouvrage
si. toutefois, elle peut le lire jusqu'au bout, sans s'endor-
mir... »
Balzac était trop modeste : son roman était une belle
œuvre et obtint un succès considérable. Désormais, une
vie glorieuse et nouvelle s'ouvrait devant lui. La Physio-
logie du Mariage qui parut peu de temps après mit le
comble à sa réputation en soulevant autour de son nom
des discussions passionnées.
Ce succès ainsi que celui des Scènes de la Vie privée,
qui suivirent, décida de l'avenir de Balzac qui résolut
d'exploiter immédiatement sa veine en donnant de sa
prose un peu partout. Le fait est qu'on en prit à la Mode,
ainsi qu'à la Caricature, ainsi qu'à la Silhouette, ainsi
qu'au Voleur, sans compter la Revue de Paris pour
laquelle il commençait une collaboration des plus longues.
Ainsi le succès s'aflirmait pour lui de toutes parts. Désor-
mais il était lancé!
Aussitôt, une de ses premières préoccupations fut de
se créer des intelligences dans le monde littéraire. Ici
encore Mme de Berny lui fut d'un inappréciable secours.
Parmi les relations nombreuses qu'elle avait conservées
à Paris, se trouvait la charmante Sophie Gay dont le salon
était fréquenté par presque toutes les célébrités littéraires,
artistiques et politiques de l'époque. Sophie Gay, qui
avait la réputation méritée d'une femme d'esprit, avait su
faire du petit entresol qu'elle occupait rue Gaillon un
centre littéraire de premier ordre. Elle avait groupé au-
tour d'elle non seulement les artistes les plus considé-
rables du temps, mais encore tous ceux qui avaient occupé
une situation politique sous l'Empire et qu'elle avait
connus.
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÈBAIRE 55
Il y avait là Lamartine, Béranger, de Jouy, Arnault,
Benjamin Constant, Pages, Spontini, l'auteur de la
Vestale, Mme Desbordes-Valmore, La Touche, Philarète-
Ghasles, etc.
Introduit brusquement dans ce milieu, Balzac y appa-
rut aussitôt tel qu'il devait toujours être dans le monde,
familier jusqu'à la vulgarité, simple jusqu'à la négligence,
vibrant, avec cela, enthousiaste, tonitruant.
Quoique jeune encore et peu connu comme écrivain, il
frappait vivement, cependant, ceux qui le rencontraient.
Lamartine qui le vit beaucoup à cette époque nous a
laissé de lui cette silhouette :
« Il portait un costume qui jurait avec toute élégance,
habit étriqué sur un corps colossal, gilet débraillé, linge
de gros chanvre, bas bleus, souliers qui creusaient le
tapis, apparences d'un écolier en vacances qui a grandi
pendant l'année et dont la taille fait éclater le vêtement,
voilà l'homme qui valait à lui seul une bibliothèque de son
siècle... »
Déjà, au reste, Balzac allait surtout dans le monde pour
se distraire et observer. On le vit chez Sophie Gay, on
l'aperçut chez la princesse Bagration, un des premiers
salons où il fut reçu, et puis l'on était des mois sans le
rencontrer. Mais quand il apparaissait, son arrivée déjà
faisait émeute : ceux qui ne l'avaient jamais vu, n'ou-
bliaient point cette tête étonnante aux yeux de feu admi-
rables, et ceux qui le connaissaient se rapprochaient de
lui, attirés vers sa personne comme par une sorte de
fluide hypnotique.
C'est ainsi qu'il se créa spontanément des amitiés pré-
cieuses. Une des premières fut celle d'un homme qui
occupait alors une situation considérable dans la littéra-
ture et qui est tombé aujourd'hui au troisième rang,
Henri de La Touche.
Éditeur des œuvres d'André Chénier, auteur de romans
bien oubliés maintenant, mais qui eurent jadis une répu-
tation immense, Fragoletta, Aymar, la Vallée aux Loups,
de La Touche mérite de demeurer dans la mémoire des
56 BALZAC
lettrés surtout par les amitiés littéraires qu'il a eues. Il
était d'un caractère inquiet, sujet aux humeurs, aux ca-
prices, il se brouillait avec les gens aussi facilement qu'il
se liait avec eux. mais tout le temps que durait son
amitié, il vous rendait les services les plus inappréciables.
George Sand, Jules Sandeau, Henry Monnier demeu-
rèrent longtemps ses obligés. Il avait comme un sens de
la divination qui lui faisait reconnaître de prime abord
tout écrivain qui avait du talent. 11 ne s'y trompa point la
première fois qu'on lui présenta Balzac :
« C'est un butor, dit-il, mais un butor de génie._ »
Et, aussitôt, avec son acharnement à s'attacher aux
nouveaux venus, il ne quitta point de la soirée l'auteur
des Chouans.
Quelques jours plus tard, désireux de rencontrer
Balzac, il se rend chez lui, à l'adresse donnée par celui-
ci. rue de Tournon, au coin de la rue du Petit-Lion-Saint-
Sulpice.
« M. Balzac? demande-t-il à la concierge.
— Il ne loge plus ici.
— Où habite-t-il ?
— Je ne sais pas.
— Il n'a pas laissé son adresse ?
— Non. »
Déjà Balzac qui achevait de liquider sa situation d'im-
primeur, se sentait traqué par les créanciers et dissimu-
lait son domicile. Voilà La Touche bien embarrassé. Il bat
le pavé de Paris pendant huit jours. Eniin il découvre son
romancier qui venait de louer un pavillon, au fond d'un
jardin, rue Cassini, près de l'Observatoire. Aussitôt La
Touche se met en tête d'installer son nouvel ami. 11 était
très bibelotier, adorait arranger les meubles, découvrir et
faire valoir les bibelots, tendre les étoffes, draper les
portières. Lui-même changeait d'appartement à chaque
instant pour le seul plaisir de s'installer et de se réins-
taller à nouveau!
Balzac accepte avec enthousiasme, et, un matin, La
Touche arrive, apporte des échelles, y grimpe, un tablier
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE
57
devant lui, un pinceau à la main, se livrant avec délices
à sa passion pour le collage du papier.
Sur ces entrefaites, on sonne, Balzac va ouvrir et fait
Sophie Guy.
entrer une dame de leurs amies. La Touche ne bouge
pas de son échelle.
« Que vous êtes heureux, mon cher Balzac, s'écrie
celle-ci, de pouvoir dénicher des ouvriers ! Voilà un
garçon, fait-elle en désignant La Touche, qui m'a l'air de
58 BALZAC
s'acquitter fort bien de sa besogne. Il faudra que vous me
donniez son adresse. A propos, avez-vous des nouvelles
de M. La Touche ?
— Euh... oui, répond Balzac, en jetant un regard em-
barrassé sur le colleur qui continue tranquillement sa
besogne.
— Vous savez ce qu'on dit ?...
— ?...
— Qu'il est devenu fou ?
— Allons donc !
— Parfaitement. Le chagrin et le dépit des sifflets qui
ont accueilli sa Reine d'Espagne. Hein ! Quel four ! Vous
avouerez qu'il y a de quoi en faire une maladie...
— Si nous allions au jardin, interrompit Balzac. Je
crains que l'odeur de la peinture ne vous incommode. »
Un quart d'heure plus tard, la visiteuse et Balzac se
heurtèrent, au détour d'une allée, à La Touche qui, le
tablier retroussé, un bonnet grec à la main, lui dit :
« Madame, je vous présente mes hommages. J'ai en-
tendu tout à l'heure que vous vous plaigniez de la négli-
gence de votre marchand de papier. Voici mon adresse,
si vous avez besoin d'un colleur, je suis à votre disposition.
La dame rougit.
— Eh bien, soit, dit-elle, je vous attendrai demain... Et,
surtout, ajouta-t-elle, n'oubliez ni votre esprit, ni votre
pot à colle. »
L'amitié de La Touche et de Balzac ne devait pas être
de longue durée. C'est Henry Monnier qui, avec sa verve
bouffonne, nous a conté lui-même comment se termina
cette intimité littéraire.
C'est chez La Touche, à Aunay, que Henry Monnier fît
la connaissance de Balzac. A la vérité, il l'avait déjà
aperçu une fois, quelques années auparavant, lui-même
l'a conté de façon plaisante dans ses Mémoires de Mon-
sieur Joseph Prudhomme (1).
(1) Henry Monnier, Mémoires de Monsieur Joseph Prudhomme,
Paris, 1857.
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE 59
« Dans les dernières années de la Restauration, dit-il,
j'allais très souvent au café Minerve où se réunissaient
un certain nombre déjeunes gens d'esprit...
« Un jour, comme nous étions à bavarder, Horace
Raisson se leva :
« — Allons-nous-en, s'écria-t-il, voici cet ennuyeux
Saint-Aubin qui arrive... »
a Je vis entrer un homme jeune encore, mais d'un em-
bonpoint très apparent; l'œil vif, la figure ronde et sou-
riante, les mains dans les poches, la démarche noncha-
lante, l'air d'un moine ou d'un paysan... »
Quelque temps après, Henry Monnier se trouvant à
Aunay, chez La Touche, vit arriver un individu qu'il re-
connut aussitôt pour le Saint-Aubin du café Minerve :
« Il était vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette en
toile cirée. Des guêtres de cuir montaient jusqu'à ses
genoux; un havresac au sommet duquel était bouclé le
manteau pour la pluie chargeait ses épaules. Il tenait à la
main un grand bâton ferré; sous sa blouse, il avait une
ceinture garnie de deux pistolets à l'extrémité de laquelle
pendait une petite hache. On eût dit un pionnier des
États-Unis.. »
Le malheureux La Touche, maniaque de propreté et
d'ordre, fut épouvanté en contemplant cette figure de
trappeur échappé d'un roman de Cooper, ce personnage
effrayant dont les gros souliers à clous rayaient le parquet
sans vergogne et qui touchait à tout, maniant les objets
d'art et les statuettes, les potiches et les vases de prix.
Le havresac, le bâton et ia ceinture jetés dans un coin,
sur un canapé Louis XVI, Balzac enfoncé dans un fau-
teuil, ses gros souliers allongés sur le velours d'une
chaise, se reposait bruyamment de ses fatigues.
« Tout alla bien encore, conte Henry Monnier, jusqu'au
dîner, mais ce fut après le repas que les choses se gâtè-
rent tout à fait. On était parti faire une promenade dans
les environs.
« L'aspect des champs avait sans doute ce jour-là sur-
excité la verve de Balzac, car il se mit à nous débiter
60 BALZAC
toutes sortes de gauloiseries. Parvenus sur une éminence
d'où l'on apercevait le magnifique panorama de la vallée,
nous nous arrêtons, et, tout à coup, Balzac fit retentir les
échos d'alentour d'un de ces bruits grotesques qu'on ne
nomme pas. et qu'il accompagna de ses plus bruyants
éclats de rire. Les lèvres de La Touche n'en restèrent
que mieux fermées, et la promenade s'écoula au milieu
d'un flux intarissable de paroles de Balzac et du parfait
silence de son compagnon... »
Bientôt ils rentrèrent et Balzac, qui travaillait la nuit,
se retira après avoir prévenu à la cuisine qu'on lui pré-
parât une certaine dose de café froid.
Monnier resta seul avec La Touche.
« Décidément, me dit ce dernier, le voilà qui s'installe.
— Il le faut bien.
— Comment, il le faut ?
— Sans doute, répliquai-je, ne m'avez-vous annoncé
ce matin, d'un air de très grande satisfaction, que vous
aviez invité Balzac à passer la belle saison avec vous, et
que vous l'attendiez à chaque instant?... »
Sans répondre, La Touche, d'un air penaud, prit sa
bougie et monta dans sa chambre à coucher.
Que se passa-t-il dans la nuit et dans la matinée du len-
demain ? Henry Monnier n'en sut jamais rien. Toujours
est-il que, levé de bonne heure ce jour-là, il revenait à la
maison après avoir fait un tour de promenade, lorsque,
débouchant sur la route de Sceaux, il aperçut un indi-
vidu, tête nue, en pantoufles et en pantalon à pied, cou-
rant après le coucou qui faisait le service entre Sceaux et
Paris en criant :
« Arrêtez ! arrêtez ! »
« Le cocher s'arrêta enlin. Il n'y avait plus qu'une
place en lapin; l'individu s'y installa, le front en sueur,
les joues ardentes, la poitrine essoufflée. Quel ne fut pas
mon étonnement en reconnaissant Balzac dans ce voya-
geur si pressé !
« Je courus à la maison. J'entrai dans la chambre
de Balzac, j'y trouvai ses guêtres, son havresac, son
DEBUTS DANS LA VIE LITTERAIRE
61
bâton ferré, ses pistolets, tant il s'était hâté de partir. »
« Où est donc Balzac ? demanda Monnier à La Touche.
Je ne vois pas son couvert.
— Et vous ne le verrez plus.
— Il est parti ?
— Parbleu ! »
Ainsi finit l'ami-
tié de La Touche
et du romancier.
Cependant,
avant de se ter-
miner, cette liai-
son littéraire
avait procuré à
l'auteur des
Chouans une au-
tre relation qui
fut plus fidèle,
celle-là : ce fut
celle de George
Sand.
En
teur
était
Henry Monnier, par lui-même.
1831, l'au-
d'Indiana
en pleine
gloire, et, cepen-
dant, la lecture
des Chouans, de
la Peau de cha-
grin et de la Physiologie du Mariage l'avait si fort inté-
ressée qu'elle voulut connaître l'auteur de ces beaux
livres. Après s'être fait présenter à Balzac par La Touche,
elle alla elle-même rue Cassini rendre visite au roman-
cier :
« Cher maître, lui dit-elle, je viens à vous, non comme
une muse du département, mais comme une bonne per-
sonne très ravie de votre talent. »
Enchanté de l'admiratrice qui se découvrait à lui,
Balzac se mit, de son côté, à louanger fort l'auteur d'In-
62 BALZAC
diana et lui promit une visite en retour. Bientôt, en effet,
il arriva dans le modeste appartement du quai Saint-
Michel où habitait encore George Sand.
« Il grimpait avec son gros ventre, raconte celle-ci,
tous les étages de la maison, et arrivait, soufflant, riant,
bavardant, sans reprendre haleine. Il prenait des pape-
rasses sur une table, y jetait les yeux, avait l'intention
de s'informer un peu de ce que ce pouvait être; mais aus-
sitôt, pensant à ce qu'il était en train de faire, il se met-
tait à le raconter. Son commerce était fort agréable, un
peu fatiguant de paroles pour moi qui ne sais pas assez
répondre pour varier les sujets de conversation. Mais son
âme était d'une grande sérénité, et, en aucun moment, je
ne l'ai vu maussade. »
Il parait, cependant, qu'un jour, l'auteur d'Indiana se
fâcha. C'était à propos de Rabelais. Ingénument, George
Sand avouait qu'elle n'avait jamais lu Pantagruel. Aussi-
tôt Balzac de lui apporter un tome de Rabelais et de lui
en faire la lecture en l'assaisonnant de détails de son cru
d'une telle audace que Mme Sand n'y put tenir :
« Allez-vous en, fit-elle, gros effronté!
— Je vous obéis, répondit celui-ci, mais, en ce moment,
vous n'êtes qu'une bête et une chipie. »
La fâcherie ne dura pas longtemps. Quelques jours plus
tard, Balzac invitait à dîner l'auteur d'Indiana dans son
pavillon de la rue Cassini.
«. Le menu, raconte M. G. Ferry (1), était singulier : il se
composait d'un potage au lait, de bœuf bouilli, de melon
et de vin de Champagne. Balzac présidait au festin,
habillé d'une superbe robe de chambre à ramages de soie,
dont il se montrait très fier.
« Quand ses invités furent sur le point de se retirer, il
voulut leur faire la conduite jusqu'à l'Odéon, dans ce cos-
tume d'appartement.
« A cette époque, le quartier de l'Observatoire était en-
core peu pourvu de becs de gaz; il se munit donc d'un
(1) G. Ferry, op. cit., p. 61.
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE 63
bougeoir finement ciselé garni d'une bougie allumée.
George Sand voulut le dissuader de ce projet.
— Demeurez chez vous, lui dit-elle, sinon vous vous
ferez voler ou assassiner, au retour, par quelque malfai-
teur.
— Pas de danger, repartit Balzac en riant : ou les
voleurs me prendront pour un fou, et ils respecteront
mon égarement; où ils me prendront pour un prince,
alors ils craindront de s'attirer le zèle de la police. »
« Et voilà l'auteur de la Peau de chagrin accompa-
gnant ses hôtes jusqu'à l'Odéon, enveloppé de sa belle
robe de chambre, tête nue — on était en été, — le bou-
geoir allumé à la main.
« On juge si le trajet fut gai... »
Malgré quelques très légères brouilles, les relations
furent toujours excellentes entre Balzac et George Sand.
Il est vrai que celui-ci ne se risqua jamais à faire la cour
à la belle romancière. Il savait, quand il le voulait, affi-
cher son culte du platonisme devant lequel il fallait bien
s'incliner. Mais toute femme n'est-elle pas secrètement
dépitée de n'avoir pas été désirée et courtisée? Dans
YHistoire de ma vie, George Sand a écrit une phrase mi-
sérieuse, mi-ironique sur ce platonisme balzacien qui lui
parut bien un peu extraordinaire !
Quant à Balzac, il garda, toute sa vie, l'image de cette
femme telle qu'elle lui était apparue en 1831, « avec ses
yeux impénétrables, avec sa beauté d'Isis, plus sérieuse
que gracieuse, et comme frappée de la tristesse d'une mé-
ditation constante;... avec ses longs cheveux noirs des-
cendant en nattes sur le cou, comme la coiffe à double
bandelette rayée de statues de Memphis;... avec son front
plein et large, illuminé par des méplats où s'arrête la
lumière, coupé comme celui de la Diane chasseresse;
avec son teint olivâtre du jour et blanc aux lumières, sur
lequel tranchait la pourpre vive d'une bouche admirable
de beauté. >
Dix ans plus tard, écrivant Bèatrix, et ayant à peindre
un type de femme artiste, il se souvint de l'auteur
64 BALZAC
d'Incliana et il la plaça toute vive dans son roman en fai-
sant l'admirable portrait dont on vient de lire un extrait.
On avouera que George Sand aurait eu mauvaise grâce
à se formaliser!...
Nous en aurons fini avec cette première période de la
vie de Balzac lorsque nous aurons dit quels furent les
rapports du romancier avec l'une des plus charmantes
femmes de cette époque dans le salon de laquelle il fut
reçu et fêté, avec la duchesse d'Abrantès. Ce fut encore,
semble-t-il, chez Sophie Gay que la duchesse et le
romancier se rencontrèrent pour la première fois et que
se noua entre eux une bonne et franche camaraderie
littéraire. Bien des circonstances similaires les rappro-
chaient. Encore que partis l'un et l'autre d'un horizon
social très différent, ils se retrouvaient en une même
crise de vie âpre et besogneuse, avec les mêmes soucis
d'argent, avec un même besoin de luxe et de dépense,
avec les mêmes goûts, les mêmes désirs, la même
ardeur au travail, les mêmes déboires et les mêmes an-
goisses.
La duchesse d'Abrantès, ex-femme du maréchal Junot,
avait connu sous l'Empire toutes les splendeurs du
monde officiel, elle avait été une des reines de l'époque
et son salon un des plus recherchés. Malheureusement,
dépensière par goût et par besoin, elle n'avait su rien
garder de tout ce luxe et de toute cette fortune. D'autre
part, mise par Napoléon dans une sorte de disgrâce
pendant les dernières années de l'Empire, elle s'était
trouvée à la Restauration, dans une gêne presque
pénible. Bien entendu, elle n'avait voulu renoncer à
aucun de ses privilèges mondains, elle était demeurée
aussi fêtée et elle avait tenu à ce que son salon demeurât
aussi recherché, mais c'était la misère dorée.
A l'époque où Balzac fit sa connaissance, c'était une
femme de quarante ans environ, « gardant encore dans
sa personne, dit M. G. Ferry (1), des vestiges de jolie
(1) G. Ferry, op. cit.
DEBUTS DANS LA VIE LITTERAIRE
65
femme; une taille mince, des traits agréables, des che-
veux châtains. » Mise un peu en quarantaine par le gou-
vernement de la Restauration, sachant qu'elle ne pouvait
La duchesse d'Abrantès, d'après Jules Baiily.
compter que sur elle-même, elle avait fait appel à tout
son courage et à toute son énergie, et elle s'était dit que
ce luxe aussi indispensable pour elle que le pain, elle le
demanderait aux produits de sa plume. Puisque seule la
66 BALZAC
littérature avait des chances de la faire vivre, eh bien,
elle ferait de la littérature ! Elle avait de la fougue, de
l'imagination, elle avait beaucoup vécu et vu beaucoup
de choses, elle eut tôt fait d'écrire sa première œuvre, un
roman du titre de V Amirauté de Castille.
C'est à cette époque qu'elle se lia plus intimement avec
Balzac. Le romancier avait été séduit par cette figure
pittoresque de maréchale de l'Empire qui avait conservé
la lière audace de l'époque de sa splendeur et dont le
salon était si amusant.
« Cette femme, disait-il à Mme Ancelot en lui montrant la
duchesse, a vu Napoléon enfant, elle l'a vu jeune homme
encore inconnu, elle l'a vu occupé des choses ordinaires
de la vie, puis elle l'a vu grandir, s'élever et couvrir le
monde de son nom! Elle est pour moi comme un bien-
heureux qui viendrait s'asseoir à mes côtés après avoir
vécu au ciel tout près de Dieu (!i! »
Son culte napoléonien était devenu si fervent qu'il
avait dressé chez lui, rue Cassini, un petit autel sur-
monté d'une statue de Napoléon, avec cette inscription :
Ce qu'il avait commencé par Vépéeje l'achèverai par la
plume.
Il avait rencontré chez elle le propre fils de la duchesse,
Napoléon d'Abrantès, le plus spirituel et le plus aimable
des viveurs, qui tenait de sa mère la fringale du luxe et
de la vie large, l'amour des aventures et le dédain des
créanciers. Napoléon d'Abrantès était un de ces types
de l'époque impériale, comme Balzac pouvait en rencon-
trer encore quelques exemplaires, promenant dans le
monde étroit et bourgeois de la Restauration leur besoin
d'activité intense, leur surabondance d'énergie fuyant
de tous côtés. C'étaient là certainement pour un obser-
vateur social des personnages singulièrement caractéris-
tiques et précieux pour l'histoire d'un temps.
Balzac eut d'autant plus le loisir de se lier avec les
d'Abrantès qu'à partir de 1827, sa famille ayant, comme
(1) .M Ano-lot, Les Saloi.sde Paris. (Paris, 1858.)
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE 67
nous l'avons dit, quitté Villeparisis pour habiter Ver-
sailles, il eut vingt fois l'occasion en allant rendre visite
à sa mère de passer chez la duchesse qui habitait aussi la
vieille cité.
On se doute de ce qu'était la conversation entre ces
deux imaginatifs ayant besoin l'un et l'autre de se confier
leurs tracas, leurs angoisses, leurs espoirs et leurs désirs.
Balzac faisait part à la duchesse des ennuis de toutes
sortes dont il était accablé, de ses dettes énormes et de
la façon dont il les paierait. Et M,ne d'Abrantès répliquait
en racontant la dernière frasque de son tils qui venait de
saigner sa bourse aux quatre veines et en parlant des
espoirs qu'elle fondait sur sa littérature.
Il semble bien que, de ce côté, l'auteur de la Comédie
humaine lui rendit de réels services. Il ouvrit à la
duchesse d'Abrantès l'accès de la Revue de Paris en la
recommandant très chaudement au directeur Charles
Rabou. Il conclut, au nom de son amie, un excellent
traité avec Marie pour son Amirauté de Castille : trois
mille francs pour deux mille cinq cents exemplaires, enfin
il fut son aide le plus précieux dans le placement de ses
Mémoires qui eurent un si retentissant succès. Pour la
première fois, les contemporains de Louis-Philippe pou-
vaient lire une histoire des dessous du monde impérial.
Pour la première fois, un témoin invitait le public à
pénétrer avec lui derrière l'apparat des personnages
napoléoniens. La multiplicité des anecdotes, le ton
vivant du récit, la piquante observation des détails
rachetèrent la longueur de ces dix-huit volumes. Balzac
s'était chargé de trouver un éditeur. L'affaire fut longue
à conclure, mais le romancier y mettait tous ses soins
comme s'il se fût agi d'une de ses propres œuvres :
« Au nom de vous-même, écrivait-il à la duchesse, ne
prenez aucun engagement avec qui que ce soit, ne donnez
aucune parole.,. Si Everat revient, dites-lui que je suis
votre avoué depuis longtemps pour ces sortes d'affaires,
quand elles en valent la peine... J'ai trouvé, je crois, de
l'argent vivant. » Formule singulièrement fascinatrice
68 BALZAC
pour ces deux assoiffés d'or, pour ces deux besogneux
qu'étaient la duchesse et son avoué!
En effet, Mme d'Abrantès vendit ses Mémoires 70 000 fr.,
ce qui la sauva momentanément de la gêne.
En retour, il semble bien qu'elle exerça sur Balzac —
toutes proportions gardées — la même influence pour la
compréhension du monde impérial que Mme de Berny pour
celle du monde royaliste. Tous ces détails sur les hommes
et les choses du temps de l'Empire qui sont si vivants et
si étonnants, et qu'on relève à chaque page du Colonel
Chabert, du Médecin de Campagne, de la Vendetta, de la
Femme de trente ans, de l'Envers de l'Histoire contem-
poraine ou de la Rabouilleuse, qui aurait pu les donner à
Balzac mieux que cette femme d'un rang élevé qui avait
vu toute la tragédie impériale et en connaissait toutes les
ficelles? Que de conversations ne durent-ils pas avoir
ensemble sur un pareil sujet aussi excitant pour deux ima-
ginatifs! Et Balzac ne faisait-il pas lire à la duchesse,
aussitôt qu'il les avait écrites, les pages qu'il composait
sur cette invraisemblable épopée? Le 2 août 1833, il écrit
à Mme Garraud : « Mmc d'Abrantès, qui pleure rarement,
a fondu en larmes au désastre de la Bérésina, dans la Vie
de Xapolêon racontée par un soldat dayis une grange. »
La duchesse d'Abrantès n'est-elle point le témoin fidèle
et l'auteur direct de telle petite observation sur Napoléon
et ses familiers qui nous paraît aujourd'hui d'une vérité
frappante ?...
Quoi qu'il en soit, ce fut toujours pour l'auteur de la
Comédie humaine une excellente amie et un dévoué
compagnon. La pauvre femme devait avoir, du reste, une
triste fin. Acculée parles dettes de toutes sortes, malade,
incapable de se relever, elle eut la douleur de voir une
partie de son mobilier vendu à l'encan, et elle-même,
sans appui, sans ressources, repoussée de partout, dut aller
mourir misérablement, obscurément, dans une humble
chambre de la rue des Batailles, couchée dans une pièce
sans meubles, avec, à ses côtés, sa seule femme de
chambre qui n'avait pas voulu l'abandonner. Ce fut le
DÉBUTS DANS LA VIE LITTÉRAIRE 69
7 juin 1838. Louis-Philippe envoya un secours qui arriva
trop tard.
De province où il se trouvait, Balzac, quand il connut
cette mort pitoyable, écrivit le mot de la fin à Mme Hanska :
« Elle a fini comme a lini l'Empire !... »
IV
Balzac et la Duchesse de Castries
L'aventure de Balzac et de la duchesse de Castries est
un des plus curieux et des plus émouvants épisodes
de la vie du grand romancier : on y sent vivre Balzac
tout entier avec sa passion, sa grandiloquence, son
enthousiasme pour la beauté et aussi ses déboires, ses
désillusions, le réveil cruel que la réalité opposait à
l'infini de ses illusions.
Dans le courant du mois de juin 1831, Balzac, tout à la
création de son admirable Louis Lambert, se trouvait au
château de Sache, en Touraine. chez M. de Margonne,
lorsque, dans la nombreuse correspondance qu'il rece-
vait — lettres d'affaires, lettres d'importuns, lettres de
créanciers, surtout, hélas! — il distingua un billet élé-
gant et parfumé, écrit d'une écriture tout aristocra-
tique et signé romanesquement : « Une femme qui ne
veut pas se faire connaître. » La lettre était un dithy-
rambe passionné en faveur de l'écrivain et de ses
œuvres. L'on y disait l'enthousiasme ressenti à la lecture
de certains romans. Cependant l'on avouait aussi cer-
taines critiques, l'on s'inquiétait de l'amoralité de la Phy-
siologie du Mariage ou de la Peau de chagrin, l'on fai-
sait quelques restrictions piquantes et très justes, somme
toute, qui frappèrent plus le romancier que les pages
de louanges qui lui étaient consacrées.
Il daigna répondre. Lui qui laissait tant de lettres en
souffrance, prit le temps, au milieu de son labeur écra-
sant, de réfuter quelques-unes des critiques de l'inconnue.
Cette dernière répondit à la seconde lettre, Balzac en fit
BALZAC ET LA DUCHESSE DE CASTRIES 71
de même pour la troisième. Bref un commencement de
correspondance s'ébauchait lorsque, un peu irrité de
l'anonymat de son contradicteur, le romancier somma
celui-ci de se dévoiler. La lettre suivante lui livra le nom
de cette femme, car c'en était une : la duchesse de Cas-
tries, une des étoiles les plus aristocratiques du faubourg
Saint-Germain d'alors qui, avec une bonne grâce char-
mante, priait l'auteur de la Comédie humaine de la venir
voir, dès son retour, en son hôtel de la rue de Varenne.
On devine l'étonnement et la joie de Balzac. Lui qui
avait toujours désiré de toutes ses forces approcher ce
monde brillant du Paris aristocratique, lui dont l'esprit
et le génie étaient faits pour rivaliser avec les plus spiri-
tuelles élégances de son époque, se trouvait par hasard
introduit et de la plus piquante et de la plus flatteuse
façon au sein même d'un des salons les plus haut cotés
de la Restauration. « La duchesse de Castries, dit
M. Gabriel Ferry, avait une jolie figure couronnée par
une superbe chevelure blonde, hardiment dorée; une
taille svelte, une tournure gracieuse aérienne; enfin un
rayonnement séducteur dans toute sa personne qui
captivait les yeux. Quand elle apparaissait à quelque bal
de la duchesse de Berry, son entrée faisait toujours sen-
sation, soulevait toutes les admirations L. »
Un accident survenu à la chasse — la duchesse s'était
accrochée à une branche d'arbre, était tombée sur les
reins et s'était à demi brisé l'épine dorsale — avait endo-
lori toute sa personne « et donné à son visage une inté-
ressante expression de mélancolie souriante, de souf-
france voilée. » « Un demi-cadavre élégant, écrit Phi-
larète-Chasles, voilà ce qu'était devenue cette belle, si
éclatante de fraîcheur qu'au moment où elle mettait le
pied dans un salon à vingt ans, sa robe nacarat tombant
sur des épaules dignes du Titien, elle effaçait littérale-
ment l'éclat des bougies. »
Au moment où Balzac allait devenir l'un des assidus de
(1) Op. cit., p. 79.
?2 BALZAC
son salon, elle était âgée de trente-cinq ans environ, sa
tête était toujours demeurée très belle, sa chevelure
merveilleuse, son port d'une aristocratie admirable.
Quelle était maintenant au moral la femme dont, avec
sa fougue accoutumée, Balzac va devenir amoureux dès
qu'il la verra, ou, plutôt, la reverra, car il la connaît déjà
pour l'avoir entrevue dans le salon de la princesse
Bagration?... M. Gabriel Ferry la dépeint ainsi :
« Une femme coquette, vaniteuse, fine, spirituelle,
frottée d'un peu de sensibilité, de dévotion, de chaleur
de salon; une vraie Parisienne avec toutes ses qualités
brillantes du dehors; qualités raffinées par l'éducation,
le luxe, l'aristocratie des milieux, mais aussi avec toutes
ses sécheresses, ses défauts; en un mot, une de ces
femmes auxquelles il ne faut jamais demander de l'amitié,
de l'amour, du dévouement au delà d'une légère couche,
par la raison que la nature a créé des femmes morale-
ment pauvres. »
Somme toute, la plus hypocrite des coquettes et la
plus dangereuse pour un homme à imagination vive
comme l'était Balzac.
Au début, ce fut un triomphe pour son orgueil : la
porte de l'un des plus aristocratiques hôtels du Faubourg
lui était ouverte à deux battants. L'auteur de la Comédie
humaine ne se fit pas prier pour profiter de la permission
octroyée par la duchesse. L'hiver de 1832 le vit mon-
dain, fashionable, dandy, incomparable!
Pour aller de pair avec la société qu'il fréquentait, il
crut qu'il serait bon de transformer son logis, son train
de maison, son équipage.
Le moment était, du reste, bien choisi pour se meu-
bler : les années qui suivirent 1830 furent excellentes pour
les collectionneurs. On trouvait alors à un prix fabuleux
de bon marché des bibelots, des objets d'art, des tableaux.
C'est à partir de cette époque que Balzac commença sa
collection, — collection qu'il devait poursuivre avec
ténacité, à travers les avatars et les soubresauts de sa
vie, si bien qu'à la veille de sa mort, il avait réuni dans le
BALZAC ET LA DUCHESSE DE (ASTRIES
73
M^ *N
petit hôtel de la rue Fortunée des richesses artistiques
dont l'ensemble était estimé au bas mot à 150 000 francs.
Pourl'instant,
son mobilier'
était plus mo-
deste. Cepen-
dant un ancien
directeur de
journal, nommé
Solar, qui visita
l'écrivain à cette
époque nous a
fait le récit de
l'aspect de la
maison. Nous y
voyons qu'entre
autres choses,
Balzac avait
déjà acquis ses
fameux meubles
florentins qui
n'étaient autres
que la commode
de Marie de Mé-
dicis et le se-
crétaire de
Henri IV! Bal-
zac les avait
découverts dans
la petite ville de
Luynes, en un
de ses voyages
de Touraine.
La commode
était en bois d'ébène veiné d'or, à pans brisés, avec cul-
de-lampe et filets dorés en spirales aux angles. Un seul
morceau d'ébène recouvrait cette commode armoriée
aux armes de France et de Florence.
Caricature de Balzac, par Dan tan.
74 BALZAC
€ Quant au secrétaire, dit M. Ferry, il était composé
d'un avant-corps à deux vantaux, chargé d'une tablette
profilée, sur laquelle s'élevait la partie supérieure, égale-
ment divisée en deux compartiments et terminée par une
corniche d'une exquise pureté de moulure. » Le célèbre
marchand d'antiquités Monbro estimait ces deux mer-
veilles à 60 000 francs.
Balzac acquit, en outre, un grand nombre de meubles
de la Renaissance italienne de la plus grande valeur et il
s'occupa de se composer une galerie.
Lorsque Solar vint le voir, le romancier « l'œil en feu »,
les cheveux en désordre, les lèvres émues, les narines
palpitantes, les jambes écarquillées, le bras tendu comme
un montreur de phénomènes un jour de foire en plein
soleil et en pleine place publique, parlait ainsi en faisant
visiter ses dernières acquisitions :
« Admirez, admirez ce portrait de femme de Palma le
vieux, peint par Palma lui-même, le grand Palma, le
Palma des Palmas, car il y a autant de Palma en Italie
que de Miéris en Hollande. C'est la perle de l'œuvre de ce
grand peintre, perle lui-même parmi les artistes de sa
belle époque. Altesse, saluez!
a Voici, maintenant, le portrait de Mme Greuze, peint
par l'inimitable Greuze. C'est la première esquisse de
tous les portraits de Mme Greuse, le premier trait! celui
que l'artiste ne retrouve plus. Diderot a écrit sur cette
esquisse suave vingt pages délicieuses, sublimes, divines,
dans son Salon. Lisez son Salon; voyez l'article Greuze,
lisez cet admirable morceau!
« Ceci est le portrait d'un chevalier de Malte, il m'a
coûté plus d'argent, de temps et de diplomatie qu'il ne
m'en eût fallu pour conquérir un royaume d'Italie. Un
ordre du pape a pu seul lui ouvrir la frontière des États
romains. La douane l'a laissé passer en frémissant. Si
cette toile n'est pas de Raphaël, Raphaël n'est plus le
premier peintre du monde. J'en demanderai ce que
je voudrai. Je veux un million ou un remerciement.
Passons. »
BALZAC ET LA DUCHESSE DE CASTRIES 75
Et, devant les yeux ahuris de son interlocuteur, il fait
valoir toutes les richesses qu'il vient d'acquérir : des
vases de vieille porcelaine de Chine, des tasses de porce-
laine de Saxe et de Sèvres, des statuettes précieuses, des
bronzes signés, des écharpes d'or et d'argent, des étoles
du xne siècle, des tapisseries du xvne et encore des
tableaux et encore des meubles et encore des objets
d'art.
Grâce à toutes ces richesses, Balzac ne peut-il pas aller
de pair maintenant avec la haute société qu'il fréquente?
Au reste, il prend deux domestiques, il achète des che-
vaux et des voitures, il galope au Bois.
Lui-même arbore des gilets magniiiques, endosse un
superbe habit bleu à boutons dorés pour se montrer à
l'Opéra dans la loge infernale ou des lions. Là s'étalent
le marquis de Podensac, Lautour-Mézeray, de Boigne,
tous les beaux de l'époque, tous les lions du jour. Chacun
apporte son anecdote ou son historiette scandaleuse dont
les autres s'égaient bruyamment, si bruyamment même
que le commissaire de police chargé du maintien de
l'ordre dans la salle doit intervenir parfois. Mais tout
n'est-il pas permis aux lions? Là Victor Roqueplan se
livre à la plus impitoyable critique de l'administration de
l'Opéra. Avec un esprit infernal, il satirise et tourne en
ridicule les actrices et les chanteurs, le régisseur et le
corps de ballet, le caissier et le pompier de service. C'est
un feu roulant de mots d'esprit auquel personne
n'échappe.
A la sortie du spectacle, toute la bande va joyeusement
souper au cabaret de la Maison-Dorée dans lequel elle
possède un salon particulier où nul n'a le droit de péné-
trer sans sa volonté expresse. Vers les trois heures du
matin, chacun se retire chez soi, Balzac en son équipage,
un coupé magnifique, un locatis de 500 francs par mois
sur les panneaux duquel resplendissent les armes par-
lantes des Balzac d'Entragues.
Au milieu de toutes ces élégances, on pense si l'auteur
de la Comédie humaine se rengorgeait avec son habit de
76 BALZAC
drap bleu sortant de chez Buisson, ses boutons d'or
ciselés par Gosselin, son pantalon noir à sous-pieds
et son gilet de piqué blanc anglais sur lequel serpentaient
les mille anneaux d'une imperceptible chaîne d'or de
Venise.
A la vérité, les envieux et les ricaneurs trouvaient plu-
tôt qu'avec sa toilette ébouriffante il avait l'air d'un riche
marchand de bœufs de Poissy en grande tenue d'apparat,
mais Balzac paraissait si convaincu, si sérieux, si enthou-
siaste que sa vue désarmait les rieurs.
Chaque soir d'Opéra, il était donc là, se prélassant en
faisant tournoyer sans cesse entre ses mains gantées de
blanc cette fameuse canne, vrai instrument de tambour-
major, qui est devenue si célèbre, grâce en partie à
Mme de Girardin avec son charmant récit de la Canne de
M. de Balzac.
Cette canne était un objet très précieux pour le roman-
cier, et elle a tenu trop de place dans sa vie pour que
nous n'en parlions pas un instant.
Un ancien éditeur de Balzac, Werdet, qui fut une mau-
vaise langue et un rancunier, nous a donné des détails
très piquants sur cette fameuse canne.
Balzac recevait déjà à cette époque, paraît-il, des
témoignages d'admiration et de sympathie qui lui étaient
adressés par des femmes, saphirs, émeraudes, pierres de
toutes sortes, et l'idée lui vint, un jour, d'envoyer tous
ces dons provenant d'amies, la plupart inconnues, au
bijoutier Gosselin avec ordre d'en faire une tête de canne.
L'intérieur de la tête devait être creux afin d'y placer des
boucles de cheveux!
Gosselin exécuta son travail à la lettre, surmontant
une canne monstrueuse de tambour-major de toutes
les pierreries que Balzao lui avait confiées. Dès lors,
le romancier la promena triomphalement partout où il
allait.
Or, un jour, la fameuse canne s'égara. Au moment de
partir, l'écrivain ne trouvait plus cet objet unique à ses
yeux. Il fouille partout. Point de cannel
BALZAC ET LA DUCHESSE DE CASTRIES
::
« Balzac, raconte Werdet il), était en proie à une
inquiétude extrême, ses traits étaient bouleversés :
— Messieurs, s'écriait-il à chaque instant, assez de ce
Delphine Gay (Mme de Girardiri).
jeu cruel; je vous en supplie, au nom du ciel, rendez-moi
ma canne.
«. Et il s'arrachait les cheveux, mais nous ne pouvions
(1) E. Werdet, Souvenirs de la Vie littéraire.
78 BALZAC
lui rendre ce que nous n'avions pas... J'offris alors à son
propriétaire désolé de prendre un cabriolet et d'aller,
nouveau Christophe Colomb, à la recherche de la canne.
J'étais résolu à aller la demander dans tous les lieux sans
exception où notre grand étourdi aurait fait des visites.
Il accepta. Je revins au bout de deux heures qui avaient
paru deux siècles de tortures pour lui. Hélas! Trois fois
hélas! Je ne rapportai rien...
« A cette accablante nouvelle, notre grand romancier
s'évanouit. Quand il reprit ses sens, je lui dis :
— Allons, ne vous désespérez pas ainsi. Je vais courir
chez votre loueur de voitures 118, rue du Bac: peut-être
l'avez-vous oubliée dans votre coupé? C'était ce que nous
aurions dû vérifier tout d'abord, mais on ne s'avise
jamais de tout... Il ne voulut à aucun prix me quitter;
j'étais sa dernière planche de salut, il s'attachait à mes
pas, à mes habits, il faisait peine à voir. Nous tombâmes
comme une double bombe chez le loueur de voitures.
Notre coupé n'avait pas été visité, nous y courûmes; la
magnifique canne s'y prélassait nonchalamment couchée
dans un coin. Qu'on juge de la joie d'Honoré en retrou-
vant son inséparable compagne!... »
Après l'Opéra, l'endroit où Balzac se montre le plus
assidûment est le salon de Mme de Girardin, la charmante
fille de Sophie Gay.
Avec sa taille élevée et ses proportions de statue,
éblouissante dans ses robes de velours noir, Delphine
était d'une perfection et d'un esprit inestimables. « Ce
n'était pas coquetterie chez elle, a dit Théophile Gautier,
c'était sentiment d'harmonie; sa belle âme était heureuse
d'habiter un beau corps. »
Et l'auteur de Émaux et Camées d'ajouter ces détails
sur les réceptions de la belle Delphine :
« Tout l'appartement était tendu d'un damas de laine
vert d'eau, dont le ton glauque comme celui d'une grotte
de néréide ne pouvait être supporté que par un teint de
blonde irréprochable; elle avait choisi cette nuance sans
méchanceté, mais les brunes égarées dans cette caverne
BALZAC ET LA DUCHESSE DE CASTRIES
79
verte y paraissaient jaunes comme des coings, ou enlu-
minées comme des fusées (1). »
Tout était, du reste, sans prétention chez Mme de Girar-
din. Elle recevait ses amis à la bonne franquette, dans sa
chambre à coucher dont
le lit était dissimulé sous
un rideau. On s'y rendait
généralement après
l'Opéra et les Bouffes, ou
bien avant d'aller dans le
monde, c'est-à-dire entre
onze heures et minuit,
Balzac était à peu près
assuré d'y rencontrer La-
martine — .qu'il retrou-
vait chez la fille après
l'avoir connu chez la
mère, — ainsi que Victor
Hugo, Alphonse Karr, Eu-
gène Sue, Gautier, Jules
Janin, Lautour-Mézeray,
Chassériau, Cabarrus, et,
de temps en temps, Alfred
de Musset. La conversa-
tion était piquante, ani-
mée, spirituelle. On y
égratignait bien un peu
ceux qui ne faisaient pas
partie du cercle de la
belle Delphine, mais on y
défendait aussi les amis
avec une sorte d'âpreté d'excellente camaraderie. A ces
moments-là, Delphine était transportée d'une sainte
colère qui transfigurait ses traits jusqu'au sublime, selon
la remarque de Gautier. Autrement elle était douce,
Pommeau de la canne de Balzac.
(1) Théophile Gautier, Portraits et Souvenirs littéraires. Paris.
1875, Calmann Lévv, éditeur.
80 BALZAC
gaie et bon garçon, comme disait Lamartine. Balzac y
passait des soirées délicieuses.
Dans une page célèbre, Lamartine nous a conservé le
souvenir de ce que fut le Balzac de cette époque, tel
qu'il le vit si souvent aux soirées de Mme de Girardin :
« Balzac était debout, raconte Lamartine (1) devant la
cheminée de marbre de ce cher salon où j'avais vu passer
et poser tant d'hommes ou de femmes remarquables. 11
n'était pas grand, bien que le rayonnement de son visage
et la mobilité de sa stature empêchaient de s'apercevoir
de sa taille; mais cette taille ondoyait comme sa pensée;
entre le sol et lui il semblait y avoir de la marge; tantôt
il se baissait jusqu'à terre comme pour ramasser une
gerbe d'idées, tantôt il se redressait sur la pointe des
pieds pour suivre le vol de sa pensée jusqu'à l'infini.
« Il ne s'interrompit pas plus d'une minute pour moi;
il était emporté par sa conversation avec M. et Mme Emile
de Girardin. Il me jeta un regard vif, pressé, gracieux,
d'une extrême bienveillance. Je m'approchai pour lui
serrer la main, je vis que nous nous comprenions sans
phrase, et tout fut dit entre nous; il était lancé, il n'avait
pas le temps de s'arrêter. Je m'assis et il continua son
monologue, comme si ma présence l'eût ranimé au lieu
de l'interrompre. L'attention que je prêtais à sa parole
me donnait le temps d'observer sa personne dans son
éternelle ondulation.
« Il était gros, épais, carré par la base et les épaules; le
cou, la poitrine, le corps, les cuisses, les membres puis-
sants; beaucoup de l'ampleur de Mirabeau, mais nulle
lourdeur; il y avait tant d'âme qu'elle portait tout cela
légèrement et gaiment, comme une enveloppe souple, et
nullement comme un fardeau, ses bras courts gesticu-
laient avec aisance, il causait comme un orateur parle... »
Gavarni disait de lui que « physiquement, du derrière de
la tête aux talons, chez Balzac, il y avait une ligne droite
(1) Lamartine, Balzac et ses œuvres. Paris, 1866. Michel Lévy,
éditeur.
BALZAC ET LA DUCHESSE DE CASTIUES
81
avec un seul ressaut aux mollets ; quant au devant du
romancier, c'était le profil d'un véritable as de pique (1). »
*
» *
Cependant les milieux brillants que fréquente Balzac
« Et vous, Honoré, en voulez-vous une tasse. »
Une soirée chez Mme de Girardln.
n'ont pas seulement une influence immédiate sur
son train de vie, ils accaparent si bien sa pensée
(1) Journal de» Goncourt, t. I.
82 BALZAC
qu'ils l'orientent vers des horizons nouveaux. Sincèrement
libéral, Balzac tend à devenir chaque jour plus royaliste,
plus ultra, chaque jour aussi sous l'influence de la du-
chesse de Castries, du duc de Fitz-James et de leurs amis, les
préoccupations politiques l'envahissent davantage. L'an-
née précédente, en juillet 1831, il a tenté — sans succès —
de se présenter à Angoulême. Cette année, comme il est
en Touraine, au domaine de Sache, entretenant toujours
une correspondance active avec la duchesse, une vacance
parlementaire se présente: M. Girod,le député de Chinon,
vient d'être nommé ministre de l'Instruction publique et
des Cultes. Occasion inespérée pour Balzac de tenter à
nouveau la fortune politique. Il s'est retiré en Touraine
pour travailler, accablé de labeur, achevant Louis Lam-
bert. N'importe! Il fait démarches sur démarches, est
agréé par les électeurs influents, désigné officiellement
par la Quotidienne, journal royaliste : « ... M. Balzac,
jeune écrivain plein d'ardeur et de talent, et qui paraît
vouloir se dévouer â la défense des principes auxquels
le repos et le bonheur de la France sont attachés...»
L'affaire est donc en bonne voie, lorsque, patatras! Voilà
toutes ses espérances encore une fois effondrées. Au
moment où l'écrivain se dispose à aller visiter ses élec-
teurs, il fait une chute de voiture si malheureuse qu'il
est obligé de garder le lit pendant plusieurs jours. Le
18 juin a lieu l'élection. Balzac n'a pas une voix!
Cet échec ne le décourage pas encore. N'est-il pas mêlé
à la société la plus brillante du parti royaliste, et telle
autre occasion ne peut-elle se présenter dans laquelle le
servira à coup sûr le duc de Fitz-James etson entourage?...
Justement, la duchesse de Castries lui annonce qu'au
mois de septembre, elle va s'installer à Aix, en Savoie,
et elle invite gracieusement son cher romancier à venir
la rejoindre.
A la lin d'août, il s'arrache au séjour monotone mais
reposant d' Angoulême et se rend à Lyon pour, de là,
gagner Aix en Savoie. Malheureusement, à Thiers, dans
le l'uy-de-Dùme, il est victime d'un accident de voiture.
BALZAC ET LA DUCHESSE DE CASTRIES 83
En montant sur l'impériale de la diligence, sa jambe
heurte le marchepied et il se fracture le tibia. Le voilà
obligé de s'arrêter quelques jours à Lyon pour se faire
panser, et il arrive à Aix en boitant un peu.
Néanmoins Mme de Gastries reçut son grand homme
avec des transports d'enthousiasme. Lui-même est ravi
et de l'accueil qu'on lui fait et de la beauté du site où il
s'installe. « De ma chambre, écrit-il à sa sœur, je découvre
toute la vallée d'Aix ; à l'horizon, des collines, la haute
montagne de la Dent-du-Chat et le délicieux lac du
Bourget. Mais il faut toujours travailler au milieu de ces
enchantements... »
La hantise de son labeur ne lui permet pas de jouir des
beautés de cette Savoie comme le ferait n'importe quel
humble écrivain. N'est-il pas d'une autre espèce que les
autres, taillé d'une façon différente ? N'a-t-il pas mille
engagements qu'il doit tenir? Les soucis... et les créan-
ciers ne le poursuivent-ils point jusque dans la char-
mante retraite où il mériterait tant, cependant, de goûter
un repos bien gagné?... Allons, marche, continue! Il lui
faut reprendre malgré lui son labeur de forçat. Il a
quarante pages par mois à fournir à la Revue de Paris,
il lui faut achever le Médecin de campagne pour l'éditeur
Marne, il doit encore donner une dizaine de Contes drola-
tiques. Tout cela ne s'accorde guère avec la vie oisive et
élégante que mène à Aix la duchesse de Castries et son
entourage. Cependant, pour concilier entre elles toutes
ces choses inconciliables, il se lève à cinq heures du
matin et travaille devant sa fenêtre ouverte, en face du
merveilleux paysage savoisien jusqu'à cinq heures et
demie du soir. Dans l'intervalle, un seul repas composé
d'oeufs et de café très fort que l'on fabrique spécialement
pour lui dans un restaurant voisin.
A cinq heures et demie, sa journée d'écrivain est ter-
minée ; sa journée de mondain commence. A six heures,
il va retrouver la duchesse et demeure en sa compagnie
toute la soirée. Mme de Castries goûte infiniment l'hom-
mage empressé de ce grand homme qui s'arrache à ses
84 BALZAC
travaux pour venir bavarder avec elle, et, en outre, la
causerie substantielle et spirituelle du romancier l'amuse
au plus haut point. Balzac l'initie à ses idées, à ses
projets, il la met au courant des mille péripéties de sa vie,
la fait participer aux luttes qu'il est obligé de soutenir,
lui lit parfois une page ou deux parmi celles qu'il vient
d'écrire, mendie son approbation, s'exalte quand l'extrait
des Contes drolatiques a fait rire la duchesse, s'en veut
lorsqu'il ne parvient pas à dérider ce joli front, à faire
sourire cette jolie bouche.
Gomme toujours, le pauvre grand homme s'est donné
tout entier, et l'affection qu'il demande n'est pas, ne peut
pas être égale à celle qu'il ressent. La duchesse n'est, au
fond, qu'une coquette qui se soucie du grand écrivain
comme de son premier amour, mais, pour l'instant, il
l'amuse et elle est toute à ce divertissement de villé-
giature.
Balzac s'aperçoit-il du rôle de dupe qu'on lui fait jouer?
Parfois il semble voir clair.
«Ici, je suis venu chercher peu et beaucoup, écrit-il à
Mme Carraud. Beaucoup, parce que je vois une personne
gracieuse, aimable; peu, parce que je n'en serai jamais
aimé... C'est le type le plus fin de la femme; Mme de
Beauséant en mieux; mais toutes ces jolies manières ne
sont-elles pas prises aux dépens de l'âme?... »
Cependant il semble bien que, durant ce mois entier
passé ensemble, chaque jour, la grande dame et l'écrivain
aient eu dix fois l'occasion de s'avouer les sentiments
vrais qu'ils pouvaient en secret nourrir l'un à l'égard de
l'autre. Balzac ne fut-il pas assez hardi ? Ne fut-il point
assez explicite ? La duchesse — chose plus vraisemblable —
demeura-t-elle jusqu'au bout la grande coquette qu'elle
était? Toujours est-il que leur liaison ne se départit pas
une heure de l'amitié platonique qu'elle avait eue dès le
début.
Cependant le duc de Fitz-James, beau-frère de Mme de
Castries, apporta avec lui un projet de voyage : il se pro-
posait d'amener toute sa famille en Italie, de voir
.--r.
86 BALZAC
Genève, Gênes, Rome et Naples où Ton restera jusqu'en
décembre. On offre à Balzac d'être de la partie. L'écrivain
accepte avec empressement. « Je suis aux portes de
l'Italie, écrit-il à sa sœur, et je crains de succomber à la
tentation d'y entrer. Le voyage ne serait pas très coûteux ;
je le ferais avec la famille Fitz-James qui m'y donnerait
tous les agréments possibles ; ils sont tous parfaits pour
moi ; je voyagerais dans leur voiture, et, toute dépense
calculée, il en coûterait mille francs pour celle de Genève
à Rome. Mon quart serait donc de deux cent cinquante
francs. A Rome, il me faudrait cinq cents francs, puis je
passerais l'hiver à Naples, mais pour ne pas toucher aux
recettes de Paris et les laisser pour les échéances, j'écri-
rais pour Marne le Médecin de campagne, et ce livre
payerait tout.
« Je ne retrouverai jamais pareille occasion. Le duc
connaît l'Italie et m'éviterait toute perte de temps; les
ignorants en dépensent beaucoup à voir des choses inu-
tiles. Je travaillerais partout; à Naples, j'aurais l'ambas-
sade et les courriers de M. de Rothschild dont j'ai fait ici
la connaissance, et qui me donne des recommandations
pour son frère ; les épreuves iraient donc leur train et
le travail aussi... »
Ainsi l'on voit que Balzac n'a rien négligé : il a minu-
tieusement tout prévu, tout réglé. Et, de fait, le voyage
commence : le 10 octobre s'effectue d'Aix le départ de la
petite caravane qui, quelques jours plus tard, arrive à
Genève. Mais que se passe-t-il dans cette dernière ville?
Quel caprice arrête le vaillant écrivain parti si joyeuse-
ment pour cette terre italienne où il sait que l'attend
la Beauté sous un ciel divin? Quel froissement se produit
entre les voyageurs? Quelle déconcertante décision est
prise par eux?... On ne sait, mais toujours est-il que
Balzac, dépité, déclare qu'il n'ira pas plus loin, qu'il se
fait adresser de Paris une foule de lettres réclamant sa
présence immédiate, ou, du moins, son soin immédiat
pour des affaires de la plus haute urgence, qu'il revient,
en effet, avec la même hâte qu'il était parti.
BALZAC ET LA DT'CHESSE DE CASTRIES 87
L'on ne connaitra probablement jamais le mot de
l'énigme des scènes qui se déroulèrent à Genève entre
celui qui avait le plus admirable des cœurs d'homme et
celle qui jouait des plus perfides armes de la coquetterie.
Mais on peut se douter de l'aventure qui leur échut.
Balzac, on l'a su par la lettre à Mme Carraud citée plus
haut, répugnait aux perpétuels manèges de la séduction
comme aux scènes révoltantes des sentiments joués :
« Jamais il ne put concevoir, a dit M. de Lovenjoul, qu'on
attirât ou bien qu'on essayât, tout en lui résistant, de
retenir par de pareils moyens une affection puissante et
sincère. »
D'autre part, la duchesse de Castries était le type de la
coquette-née. Elle avait trouvé plaisant de retenir toute
une saison à ses pieds un admirable écrivain qui était de
plus un causeur incomparable et un charmant compa-
gnon, et elle ne songeait même pas qu'elle avait éveillé
le désir et stimulé la passion dans cette âme sincère qui
s'était sincèrement donnée.
Balzac se retirait donc des griffes de cette coquette,
mais s'il partait, c'était le cœur ulcéré, l'âme endolorie,
meurtrie à jamais.
Encore une fois sa vigoureuse nature venait d'éprouver
ce qu'il en coûte aune imagination trop puissante d'écha-
fauder des rêves en pleine réalité, et il se retrouvait à
terre, brisé, au milieu des débris de sa chimère. Encore
une fois son ardent tempérament de lutteur retrouva
toute son énergie pour résister au désespoir et y résister
suivant la méthode gœthienne elle-même, en tuant la
douleur par le travail.
Il repartit pour Angoulême et se plongea dans un
labeur sans trêve de jour et de nuit.
Cette crise de travail eut un elïet salutaire sur l'âme
endolorie de Balzac : elle engourdit définitivement sa
souffrance.
Au printemps de 1833, Mme de Castries revint d'Italie.
Balzac fut tenu d'aller lui rendre visite, il reparut plu-
sieurs fois à l'hôtel de la rue de Varenne. puis sa
88 BALZAC
présence s'y fit plus rare, sa correspondance avec la
duchesse se ralentit chaque mois. La passion était défini-
tivement éteinte, les heures de souffrances abolies...
Mais chez ces hommes supérieurs, les épreuves traver-
sées ne sont pas seulement surmontées par le travail
intense, le souvenir des heures tragiques qu'ils ont
vécues se traduit toujours chez eux par une création
quelconque. L'aventure que Balzac venait de vivre avec
la duchesse de Castries devenait une œuvre et une des
plus belles du romancier, puisque ce fut la Duchesse de
Langeais qu'il écrivit en 1834. On y pouvait retrouver
jusque dans ses petits détails l'histoire même qu'il avait
vécue. Mais Balzac voulut que la chose fut plus piquante
encore. Un soir, il se rendit chez la duchesse de Castries
et il lui lut sa nouvelle œuvre.
Celle-ci écouta tranquillement la lecture du roman, fit
semblant de ne pas en reconnaître les personnages et
couvrit d'éloges l'écrivain. La soirée s'acheva gaiement,
par une gaieté factice de part et d'autre, car, soit qu'elle
ressentît du remords, soit nouveau caprice de coquette,
la duchesse était toute mélancolique en retrouvant Balzac.
La plaie n'était cependant pas entièrement guérie non
plus chez l'auteur de la Duchesse de Langeais. Quelques
années plus tard, il avouait : « Il a fallu cinq ans de
blessures pour que ma nature tendre se détachât d'une
nature de fer... Cette liaison... a été l'un des plus grands
chagrins de ma vie... Moi seul sais ce qu'il y a d'horrible
dans la Duchesse de Langeais!... »
M
La Comédie Humaine
ON frère, a dit Mme Surville, passa les premières années
de sa vie littéraire au milieu d'angoisses plus grandes
encore que celles qu'il avait éprouvées dans cette rue des
Marais-Saint-Germain, devant laquelle il ne passait jamais
sans soupirer, en songeant que là avaient commencé les
malheurs ! Sans sa foi en lui et l'honneur qui lui com-
mandait de vivre pour s'acquitter, il n'eût certainement
pas écrit la Comédie humaine! (1) »
En effet, nous l'avons vu au chapitre précédent, les
premières années de la vraie production littéraire de
Balzac furent surtout des années d'apprentissage. Poussé
par son génie, il écrivait un peu au hasard, passant du
roman historique au roman de mœurs, de l'essai psycho-
logique à la nouvelle fantaisiste. L'idée de la Comédie
humaine, c'est-à-dire l'idée de l'œuvre énorme à créer
dans laquelle tous les romans seront reliés les uns aux
autres par mille fils visibles et invisibles, cette idée nou-
velle, féconde et admirable ne lui vint que vers 1833.
A cette époque, il était déjà en pleine possession de
tous ses moyens. Il venait d'écrire le Curé de Tours et la
première partie de la Femme de trente ans. De même il
avait fait paraître avec succès la Vendetta, Gobseck, la
Maison du chat qui pelote, une Double famille, le Mes-
sage, la Bourse, V Adieu, etc.. Il est tout frémissant
d'espérance et d'ardeur, il a mille projets en tête, suivant
son expression : « il sent l'avenir! » — « Je vis, écrit-il,
dans une atmosphère de pensées, d'idées, de plans, de
(1) Mme L. Surville, op. cit., p. 92.
90 BALZAC
travaux, de conceptions, qui se croisent, bouillent, pé-
tillent dans ma tête à me rendre fou. »
Ce fut alors qu'un jour — jour de joie et de délire s'il
en fut — il est illuminé tout à coup par cette grande idée
de la Comédie humaine.
« Il part de la rue Cassini et accourt au Faubourg Pois-
sonnière que j'habitais alors, raconte sa sœur.
« Saluez-moi! nous dit-il joyeusement, car je suis tout
bonnement en train de devenir un génie !
• Il nous déroule alors son plan qui l'effrayait bien un
peu; quelque vaste que fût son cerveau, il fallait du
temps pour y emménager ce plan-là!
« Que ce sera beau sije réussis ! » disait-il en se prome-
nant par le salon, il ne pouvait tenir en place, la joie
resplendissait sur tous ses traits.
« Comme je me laisserai tranquillement traiter de fai-
seur de nouvelles à présent, tout en taillant mes pierres!
Je me réjouis d'avance de l'étonnement des myopes
quand ils verront le grand édifice qu'elles formeront (1)! »
A partir de ce jour, il semble que les forces de Balzac
soient décuplées. Désormais il a un phare sur lequel se
guide une idée maîtresse qu'il épure chaque jour, dont il
discerne mieux chaque jour tous les détails.
<t Mon œuvre, écrit-il en 1834 à Mrae Carraud. doit
contenir toutes les figures et toutes les positions sociales,
elle doit représenter tous les effets sociaux, sans que ni
une situation de la vie, ni une physionomie, ni un carac-
tère d'homme ou de femme, ni une manière de vivre, ni
une profession, ni une vue sociale ni un pays français,
ni quoi que ce soit de l'enfance, de la vieillesse, de l'âge
mur. de la politique, de la justice, de la guerre ait été
oublié. i
Programme colossal, s'il en fut, que Balzac a pourtant
réalisé en très grande partie et qu'il aurait certainement
exécuté jusqu'au bout si la mort brutale ne l'avait em-
porté.
(1) M"" L. Surville, op. cit., p. 95.
LA COMÉDIE HUMAINE 91
De 1830 à 1848, il composa 97 ouvrages formant 10 816
pages d'édition compacte et la Comédie humaine n'était
pas achevée d'un tiers environ!
On pense si la création d'une telle œuvre suffisait à
absorber toutes les forces vives du romancier. Avec cette
imagination démesurée qu'il avait, avec ce don d'hypno-
tisme qu'exerçaient ses propres idées, non seulement sur
les autres, mais encore sur lui-même, il était arrivé à
s'identifier si parfaitement dans la peau de ses person-
nages qu'ils lui paraissaient plus réels que les vrais
héros du monde vivant. Cent anecdotes en témoignent.
Sa sœur raconte qu'il leur apprenait les nouvelles de la
Comédie humaine comme on annonce celles du monde
véritable.
« Savez-vous qui Félix Vandenesse épouse? Une de-
moiselle de Grandville. C'est un excellent mariage qu'il
fait là, les Grandville sont riches, malgré ce que Mlle de
Bellefeuille a coûté à cette famille. »
« Il chercha longtemps, raconte Mme Surville, un
parti pour Mllc de Grandlieu et rejetait tous ceux que
nous lui proposions : ces gens, disait-il, ne sont pas de la
même société, le hasard seul pourrait faire ce mariage et
nous ne devons userque fort sobrementdu hasard dans nos
livres; la réalité seule justifie l'invraisemblance; on ne
nous permet que le possible, à nous autres! » Il choisit
enfin le jeune comte de Restaud pour MIle de Grandlieu,
et composa à ce sujet la très admirable histoire de
Gobseck (l). »
Pour dresser en pied une foule de types si nombreux
qu'on a pu en éditer un répertoire alphabétique de cinq
mille personnages, et surtout une foule si vraie, si hu-
maine, il fallait que Balzac fût doué d'un prodigieux
génie d'observation rapide, car le temps lui aurait fait
défaut pour écrire. On a longtemps cru que ce génie
d'observation était chez l'auteur de la Comédie humaine,
un véritable instinct, que Balzac avait deviné plutôt qu'il
(I) M'"« L. Surville, op. cit., p. 99.
92 BALZAC.
n'avait observé véritablement la société de son temps.
Mais aujourd'hui cette opinion ne peut plus avoir cours
depuis que l'on sait les recherches — minutieuses sou-
vent — entreprises par le romancier pour documenter
tels ou tels de ses ouvrages.
Du contact direct qu'il avait eu avec la vie, il avait ses
souvenirs de basoche, toujours très vifs chez lui, alors
qu'il était clerc d'avoué et clerc de notaire ; plus tard, il
eut l'expérience des affaires, et, hélas! aussi, celle des
mauvaises affaires et des dettes. Puis il fut journaliste,
candidat à la députation, auteur dramatique, homme du
monde! Tous ces emplois divers de son activité lui
ouvraient des horizons nouveaux sur tous les étages de la
société.
Il eut, en outre, nous l'avons vu, une maîtresse ou une
amie, des femmes qui purent lui donner des renseigne-
ments précieux sur les époques qu'elles avaient connues,
sur les grands hommes ou les souverains qu'elles avaient
fréquentés, sur les drames où elles avaient été mêlées.
Mme de Berny ne se contenta pas d'être son initiatrice
sentimentale. Par elle il connut l'atmosphère de l'ancien
régime, l'époque effroyable de la Révolution, certains
détails extraordinaires dont il se servait avec habileté.
Les Chouans, un Épisode sous la Terreur sont nés des
conversations avec Mme de Berny. La veuve du maréchal
Junot, duchesse d'Abrantès, l'initia au monde intime im-
périal. Sophie Gay lui fit connaître le monde de lettres, la
duchesse de Castries le faubourg Saint-Germain. Enfin,
plus tard, Mme Hanska devait l'initier aux méandres pitto-
resques et mystérieux de l'âme étrangère.
A cette première source d'observations, il faut joindre
celle que Balzac tira de l'étude des lieux mêmes, où se
déroulaient les scènes de ses œuvres futures. Afin de se
documenter d'une façon précise, il n'hésitait pas à se
mettre en route, été comme hiver, à aller explorer une
ville, un village, un pays, à causer avec les habitants, à
écouter les patois, à observer les types et les mœurs.
Aussi est-on frappé du grand nombre de parties de
LA COMEDIE HUMAINE
93
la France qui sont décrites dans la Comédie humaine.
Quelques-uns de ces multiples déplacements de Balzac
nous sont parfaitement connus grâce au récit des témoins
Balzac, par L. Boulanger.
ou aux légendes que le grand romancier laissait dans
les pays qu'il traversait. C'est ainsi que M. Jules Claretie,
dans un chapitre de sa charmante Vie à Paris de 1908 (1),
(1) Jules Claretie, La Vie à Paris. Fasquelle, éditeur.
L
94 BALZAC
a conté quelques souvenirs du passage de Balzac à Issou-
dun, en Berri.
Les Carraud, nous l'avons dit, se retirèrent sur la fin de
leur vie au château de Frapesles, près Issoudun,et Balzac
venait souvent les voir, autant pour travailler que pour
étudier de près les mœurs des paysans du centre de la
France. Il se faisait appeler du nom de Madame Dubois
et recevait sa correspondance à cette adresse dans le but
de dépister les innombrables créanciers qui rôdaient
autour de sa personne.
Pendant son séjour à Frapesles, Balzac se lia avec un
grand nombre d'habitants de la région. 11 connut la mère
Coignette, la Coignette, comme on l'appelait, qui tenait
une auberge et qu'il mit toute vivante dans son roman,
un Ménage de Garçon. Apprenant ce détail, la Coignette
entra dans une violente fureur :
« Eh ben, qui y revienne à Issoudun, M. Balzac! J'y
fais manger du chat pour du lieuvre (lièvre). Il y verra ren,
c'est moue qui vous le dit! »
Cependant le fils de la Coignette, établi forgeron, disait
souvent :
« C'était un homme peu fier, M. Balzac. Chaque fois
qu'il venait chez ma mère, il me donnait un petit gâteau
en pain d'épice qu'il recevait de Paris. Même, une fois, il
en avait un qui représentait le roi. 11 m'a fait manger
Louis-Phiilippe! »
Tous les matins, pendant son séjour à Frapesles, Balzac
se promenait avec M. Champion, un riche propriétaire
qui lui contait l'histoire des propriétés et des gens du
pays. Puis le romancier allait faire ses ablutions à une
petite fontaine appelée la Fontaine de Tivoli. Ce serait
près de cette fontaine qu'il aurait connu la Rabouilleuse
dont le père montrait, toujours à nu, un bras à la chair
violacée, le bras qu'il plongeait dans l'eau pour prendre
des écrevisses.
Avec les uns eties autres, Balzac entamait la conver-
sation, s'échauffant rapidement, vite passionné, criant
très fort, lisant à haute voix, jurant souvent.
LA COMÉDIE HUMAINE 95
Une nuit, il se trompa de chemin pour rentrer à Fra-
pesles et, par mégarde, il pénétra dans un jardin. Sou-
dain, il vit se dresser devant lui la silhouette menaçante
d'un paysan, un bâton à la main :
« Sacré mauvais gars! Tu viens voler mes pommes de
de terre et débaucher ma fille ! »
Abasourdi, Balzac expliqua qu'il n'était animé d'aucune
mauvaise intention à l'égard des pommes de terre ni de
la fille en question, et dit qui il était. Aussitôt l'autre se
confondit en excuses et le pria d'entrer boire un verre de
vin. Balzac pénétra dans la ferme et fît ainsi connaissance
avec la famille du père Badinot. Il ne voulut pas être en
reste avec ce dernier, l'invita un jour à boire le vin blanc
à l'auberge de la Coignette, et une amitié solide s'établit
entre eux.
Or, un jour, le père Badinot vint à Frapesles trouver
Balzac et lui avoua qu'il venait d'être pris en flagrant
délit par les commis de la régie pour avoir fait passer à
la nuit close et sans payer de droits plusieurs pièces de
vin à destination de Bourges.
Ne sachant comment se tirer d'un aussi mauvais pas, il
venait prier le romancier d'adresser pour lui une requête
à l'autorité.
« Entendu, répondit Balzac en riant, je vous rédigerai
cela. »
Et il le fit comme il l'avait dit, mais il le lit envers.
Cette requête de poésie — est-il besoin de l'ajouter? —
fit un bruit énorme à dix lieues autour de Frapesles et,
longtemps, à Issoudun, l'on se souvint du début :
Issoudun, qui fit ma gloire,
Me vît naître il y a longtemps.
Hélas! Je perds la mémoire
Des beaux jours de mon printemps...
Et, comme le dit mélancoliquement M. Jules Claretie,
c'est peut-être tout ce que les habitants d'Issoudun auront
retenu de la gloire de Balzac!...
A Frapesles, l'auteur de la Comédie humaine connut
96 BALZAC
les Berrichons. Au château de Sache, il connut les Tou-
rangeaux. Balzac y séjournera plusieurs semaines, chez
M. de Margonne, en 1829, 1831, 1832, 1834, 1836 et 1837.
Ce M. de Margonne, auquel Balzac dédia une Ténébreuse
Affaire, était, nous dit M. André Hallays (1), le gendre
d'un M. de Savary qui habitait Vouvray et que Balzac
avait connu dans sa jeunesse. Le romancier était loin
d'avoir au château de Sache les aises qu'il avait chez les
Carraud. Il accusa souvent le châtelain d'avarice et, quant
à Mme de Margonne qui était bossue et disgraciée, il lui
reprocha amèrement un jour son étroitesse d'esprit.
En attendant, il profitait des séjours qu'il faisait à Sache
pour se documenter sur la contrée et'ses habitants. Tout
le jour, il parcourait ces sites qu'il devait décrire, en par-
ticulier dans le Lys dans la Vallée et, la nuit venue, il
s'enfermait dans la petite chambre « donnant sur le val-
lon tranquille et solitaire » dont il a parlé. Dans l'alcôve,
un petit lit couvert de cretonne à ramages, sous un cru-
cifix d'ivoire; un petit fauteuil bas et large et, près de la
fenêtre, le vaste bureau encombré de papiers avec le bol
de café à portée de sa main.... Sur cette table furent
écrits Louis Lambert, le Lys dans la Vallée, la Recherche
de l'Absolu, Conversation entre onze heures et minuit,
et aussi tant de lettres fiévreuses ou désespérées à la
Dilecta ou à Mme Hanska!...
Mentionnons aussi, avec le Berry et la Touraine, les
séjours nombreux que Balzac fit à Limoges.
Dans cette dernière ville, le romancier était attiré par
la famille Nivet. Mmc Nivet était la sœur de Zulma Carraud.
l'amie intime, par conséquent, de Laure Balzac. M. Phi-
lippe Nivet était un gros négociant de Limoges habitant
une très jolie maison historique qui, nous dit M. Fray-
Fournier dans sa curieuse brochure Balzac à Limoges (2)
(1) André Hallays, En flânant à travers la France. Paris, Perrin,
éditeur.
(2) Fray-Fournier, Balzac à Limoges. Limoges, V. Ducourtieux,
éditeur, 1898.
LA COMEDIE HUMAINE
<>:
avait été un des beaux hôtels du xvie siècle, était devenu
un instant le palais épiscopal après 1791, puis l'hôtel où
résida, en 1820, M. de Martignac le futur ministre de
Charles X.
Ce fut devant cette magnifique demeure que la patache
amena Balzac un matin de septembre 1832. Il y venait
partie pour voir ses amis Nivet, partie pour visiter
Limoges, partie eniin pour examiner le lieu dans lequel
il allait placer un de ses plus beaux romans, le Curé de
Village. C'est, en effet, en traversant In place de la Cilc,
guidé dans la a.
ville par M.
Rémi Nivet
fils, que son
attention fut
attirée par
une vieille
maison à l'an-
gle de la rue
de la Cité et
de la Vieille
Poste, maison
dont le rez-
de-chaussée
était occupé par la boutique d'un chaudronnier mar-
chand de ferraille. « Avec l'acuité de vision qui lui était
particulière, il jugea que ce cadre était bien celui qui
convenait à l'œuvre de fiction dont la genèse était vrai-
semblablement arrêtée dans son esprit, mais sans que le
lieu de l'action et les détails en fussent déterminés. Dans
ces pièces quasi-obscures, derrière ce rideau de pierre,,
se dérouleraient les scènes préliminaires du Curé de Vil-
lage, tandis que là-bas, sur l'une des rives de la Vienne,
près du vieux port, s'accomplirait le crime qui formerait
à la fois le prologue et le pivot de l'action scénique (1). »
Plusieurs années plus tard, Balzac revint à Limoges
Château île /'rapesles, près Issoudun .
(1) Fray-Fournier, op. cit., p. 8.
98 BALZAC
pour acheter des porcelaines. Il y revit encore une fois la
vieille ville-, il y trouva aussi une de ses innombrables
admiratrices, Mme Marbouty (en litérature Claire Brunne)
avec laquelle il devait accomplir un voyage en Italie et à
laquelle il dédia la Grenadière.
' Après Issoudun et Limoges, n'oublions pas la Bretagne
où, comme nous l'avons vu, il avait pour la première fois
appliqué sa méthode d'observation directe â propos des
Chouans, et où il eut l'occasion de retourner souvent, en
particulier, dans la presqu'île guérandaise d'où il a daté
sa nouvelle Un Drame au bord de la mer. Il séjourna
quelque temps au Croisic, et M. Léon Séché se souvient
d'avoir causé plus d'une fois avec un vieux marin qui
servit de guide au grand romancier : « C'était, disait-il,
un homme pas fier et qui voulait tout savoir, mais qui
avait la pièce assez difficile! »
En 1836, Balzac revint en Bretagne, à Guérande, attiré
cette fois par une femme. Mme Hélène de Valette avait fait
comme tant d'autres : enthousiasmée par la lecture de la
Comédie humaine, elle avait écrit à Balzac qui lui avait
répondu. Une correspondance s'était échangée entre eux
et, finalement, le romancier avait accepté de venir dans
le pays de son admiratrice. Il était descendu chez le voi-
turier Bernus qui faisait le service de la diligence
avec Nantes et qui demeurait dans une pittoresque
maison du moyen âge située rue Saint-Michel : étage
surplombant avec couverture d'ardoises, façade crépie
ornée de lattes de bois croisées.
Balzac allait prendre ses repas rue Sainte-Catherine
dans un petit hôtel tenu par les demoiselles Bouniol, dont
il est parlé dans Béatrix. Et, toute la journée, il allait et
venait dans Guérande, interrogeant les gens, regardant
et prenant des notes. Ainsi, peu à peu, il reconstituait le
cadre dans lequel il allait évoquer un de ses romans.
Au reste, il ne s'en tenait pas à la France, dans sa
manie d'observation directe. A tout instant, on le trouve
sur les routes de Suisse, de Corse, d'Italie, d'Autriche,
d'Allemagne, de Russie. Il visite Bayeux en 1822, Provins
LA COMÉDIE HUMAINE 99
et Alençôn en 1825, Fougères en 1828; en 1830, il par-
court en détail la Touraine et la Bretagne; en 1832, c'est
le tour du Limousin, de l'Auvergne, de la Savoie, du
Dauphiné. Il a vu le Berry, le Vendômois, la Provence.
Il séjourne à Douai, au Havre, à Saumur, à Sancerre, à
Limoges.
Le résultat c'est que la Touraine est tout entière dans le
Lys de la Vallée, dans Y Illustre G audis s art, dans le Curé
de Tours, dans Maître Cornélius, comme le Berry dans la
Rabouilleuse, comme la^Champagne dans le Député d 'Ar-
cis, comme la Bourgogne dans les Paysans, comme le
Dauphiné dans le Médecin de Campagne, comme San-
cerre dans la Muse du Département et Saumur dans Eu-
génie Grandet.
Lorsque, pour une raison ou pour une autre, Balzac ne
peut pas voyager, il a bien soin de choisir quelque
correspondant et de lui demander toutes sortes de détails
sur l'emplacement de telle rue, de telle place, de tel car-
refour, sur telle coutume, sur telle route du pays.
Est-il besoin d'ajouter que de Paris il savait tout? Il
l'avait fréquenté dans tous les coins, il l'avait aimé dans
toutes ses verrues. Pas un quartier qui ne lui soit fami-
lier, pas un pâté de maisons dont il n'ait dénombré les
locataires, dont il ne connaisse par avance les habitudes
des êtres, leur état de fortune, leur vie privée et publique,
les soucis et les secrets de leur ménage. Il a été vraiment
le diable boiteux qui soulève les toits de toutes les mai-
sons, se glisse dans les tuyaux de toutes les cheminées,
se dissimule dans tous les salons, dans toutes les
chambres, dans tous les bureaux.
Il a tout vu,1 tout entendu, tout deviné. Pas un détail
qui lui échappe, pas un détail qu'il méprise, car il sait que
la vie, l'honneur, le succès, la santé, la catastrophe sont
faits de ces mille détails-là. C'est ainsi que les noms pas-
sionnaient Balzac. Pour lui, chaque nom propre a une
signification, est déjà un indice du caractère de celui qui
le porte. Il y a des noms qui rappellent un diadème, une
épée, un casque, une fleur. Aussi que de patientes et pas-
1 00 BALZAC
sionnées recherches pour trouver ces noms de person-
nages dont vont se parer ses héros et ses héroïnes de la
Comédie humainel Et que de trouvailles euphoniques,
évocatrices dans les noms de Rastignac, de duchesse de
Maufrigneuse, de Vautrin, de Philippe de Grandlieu, de
César Birotteau! La recherche de ces vocables hallucinait
Balzac, souvent il faisait des détours inouïs pour en trou-
ver un. C'est ainsi qu'un jour il entraîne Léon Gozlan à
travers Paris, observant les enseignes, les noms des rues,
des places, des signataires d'affiches, discutant, appré-
ciant, rejetant les unes après les autres toutes ces appel-
lations, à la recherche d'un nom magnifique, prestigieux,
qui voudrait dire mille choses, qui servirait l'évocation
totale du personnage [qu'il rêvait de créer. Mais les rues
succèdent aux rues, et Balzac ne trouve rien. Enfin, rue
de la Jussienne, Balzac après avoir élevé le regard au-
dessus d'une petite porte mal indiquée dans le mur, une
porte oblongue. étroite, efflanquée, ouvrant sur une allée
humide et sombre, changea subitement de couleur, eut
un tressaillement :
« Là! Là!... Lisez! Lisez!... »
L'émotion brisait sa voix.
Gozlan leva la tête et lut : Z. M ARC as.
« Marcas! Eh bien. Marcas! Qu'en dites-vous?
— Je ne vois pas dans ce nom...
— Taisez-vous! Marcas!
— Mais....
— Taisez-vous, vous dis-je. C'est le nom des noms! N'en
cherchons plus d'autres : Marcas!
— Je ne demande pas mieux.
— Arrêtons-nous glorieusement à celui-ci : Marcas!
Mon héros s'appellera Marcas! Dans Marcas, il y a le phi-
losophe, l'écrivain, le grand politique, le poète méconnu!
Il y a tout : Marcas!
— Je le veux bien.
— N'en doutez pas.
— Mais si, dans votre opinion, le nom de Marcas
annonce tout ce que vous dites-là, celui qui, en ce mo-
LA COMEDIE HUMAINE
101
ment, le porte en réalité, doit posséder aussi quelque
supériorité. Sachez donc ce qu'il est. »
Gozlan entra chez le concierge pour s'informer et sor-
tit aussitôt en
éclatant de rire :
« Votre Mar-
cas, votre grand
politique, votre
poète méconnu,
savez- vous ce
qu'il fait?... 11
est tailleur, tout
simplement.
— Tailleur! »
Balzac baissa
la tête... mais
pour la relever
aussitôt après
avec fierté :
« Il méritait un
meilleur sort,
s'écria-t-il, n'im-
porte! Je l'im-
m o rt alis erai .
C'est mon affai-
re (1). »
Parfois c'est
une lecture ou
une suite de lec-
tures qui lui ins-
pirent tels et
tels ouvrages. Il
dévore le Quentin Durward de "VYalter Scott, et le voilà
tout à coup qui s'indigne : le romancier anglais a défi-
gure Louis XI. Il faut rétablir la vérité historique! Et,
tout aussitôt il prend la plume et écrit Maître Cornélius.
ic de la niai/iOn y/cet, à Limo°cs.
Communiqué par M. Fray-Fournier.)
(1) Lcuu Gozlan, op. cit., p. 70.
102 BALZAC
Il lit Dante, et l'idée des Deux Proscrits s'éveille aus-
sitôt dans son esprit.
Il surprend sa mère en train de collectionner les mys-
tiques qu'elle adore. Il se plonge aussitôt dans Saint-
Martin, dans Swedenborg, dans Mlle Bourignon, dans
Mme Guyon. dans Jacob Bcehm. et il écrit Seraphita.
Un jour, il passe une soirée avec Martin, le célèbre
dompteur d'animaux, il l'interroge avidement et, rentré
chez lui, il écrit dans la nuit Une Passion dans le Désert.
Une autre fois, le hasard qui lui est souvent favorable
le met en tête-à-tête avec Vidocq, l'illustre voleur devenu
l'illustre policier. Léon Gozlan a conté fort plaisamment
ce dîner devant lequel s'attablèrent le Napoléon du vol et
le Napoléon de la littérature. Balzac admirait, paraît-il,
au plus haut point, la divination de ces subtils esprits de
policiers qui ont le flair aigu du sauvage pour suivre à la
piste un criminel sur la plus fugitive des traces. Toute la
nuit ils causèrent, ou plutôt Vidocq causa, tandis que
Balzac savourait d'admirables pêches de Montreuil, goû-
tant à la fois une double volupté, physique et intellec-
tuelle. Vidocq causa, et le romancier n'eut qu'à transcrire
sur le papier quelques-unes de ces tragiques histoires
pour en constituer les plus admirables et les plus véri-
diques des œuvres.
Ainsi, de toutes les façons, par la lecture, par l'étude
directe, par le voyage, par l'évocation des témoins du
passé ou ceux du présent, Balzac arrachait la vérité litté-
raire à toutes les sources qui la 'contenaient. Restait
maintenant à la pétrir, à l'assimiler, à la transformer en
livres.
Pour un labeur de cette envergure, il fallait avant tout
posséder une méthode de travail rigoureuse, et, surtout,
avoir une hygiène. Or Balzac en avait une, mais il avait
en outre un corps admirablement résistant à toute espèce
de fatigue.
€ M. de Balzac, a écrit Sainte-Beuve, avait le corps
LA COMÉDIE HUMAINE 103
d'un athlète et le feu d'un artiste épris de la gloire : il
n'en fallut pas moins pour suffire à sa tâche immense. Ce
n'est que de nos jours qu'on a vu de ces organisations
énergiques et herculéennes se mettre en quelque sorte
en demeure de tirer d'elles-mêmes tout ce qu'elles pou-
vaient produire, et tenir, durant vingt ans, la rude ga-
geure... Aujourd'hui la personne de l'écrivain, son organi-
sation tout entière s'engage et s'accuse elle-même jusque
dans ses œuvres; il ne les écrit pas seulement avec sa
pure pensée, mais avec son sang et ses muscles (1). »
De fait, nulle constitution, si elle n'eût été précisément
herculéenne, n'aurait pu résister au travail balzacien. Le
Dr Cabanes, dans l'intéressant travail qu'il a consacré à
l'hygiène de Balzac (2), note que seuls \Yalter Scott et
Lamartine surmenèrent à ce point leur cerveau. Walter
Scott succomba à ce travail forcené, Lamartine, épuisé,
se survécut à lui-même durant des années. Balzac, au
contraire, supporta jusqu'au bout des fatigues plus
immenses encore. Peut-être ne le doit-il qu'à la rigou-
reuse hygiène à laquelle il s'était plié une fois pour
toutes.
Un de ceux qui l'ont approché le plus près, l'éditeur
Werdet, nous a donné sur la manière de travailler du
romancier les indications les plus précieuses :
« C'est, dit-il, dans la solitude la plus complète, la plus
absolue, les volets, les rideaux hermétiquement fermés,
à la clarté de quatre bougies placées dans deux candé-
labres d'argent qui dominaient sa table de travail, que
Balzac écrivait, sur cette petite table, devant laquelle
l'écartement de ses pieds suffisait, non sans peine, à caser
son large abdomen.
« Vêtu d'une robe blanche de dominicain, robe de
cachemire en été, de laine très fine en hiver, les jambes
libres de leurs mouvements, dans un large pantalon à
pied de couleur blanche, élégamment chaussé de pan-
(1) Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II.
(2) Balzac ignoré (Paris 1800). A. Charles, éditeur.
lll'i BALZAC
toufles de maroquin rouge, richement brodées d'or, le
corps serré par une longue chaîne d'or de Venise à
laquelle était suspendu un riche plioir d'or, avec une paire
de ciseaux du même métal, loin du monde, loin de toute
préoccupation extérieure, Balzac pensait et composait, il
corrigeait et recorrigeait sans fisses épreuves...
« A huit heures du soir, après un fort léger repas, il se
couchait d'ordinaire: et, presque toujours, deux heures
du matin le retrouvaient assis à sa modeste table. Jusqu'à
six heures, sa plume vive, légère, lançant des étincelles
électriques, courait rapidement sur le papier. Le seul
grincement de cette plume interrompait le silence de sa
solitude monacale.
« Puis il prenait un bain dans lequel il restait une
heure, plongé dans la méditation. A huit heures, Auguste
lui présentait une tasse de café qu'il avalait sans sucre...
« Le travail de composition recommençait ensuite avec
la même ardeur jusqu'à midi. Il déjeunait alors avec des
œufs frais à la mouillette, ne buvait que de l'eau et terminait
ce repas frugal par une seconde tasse d'excellent café
noir, toujours sans sucre.
« D'une heure à six, encore le travail, toujours le tra-
vail. Puis il dînait fort légèrement, buvant la valeur d'un
petit verre de vin de Vouvray, qu'il aimait beaucoup et
qui avait le pouvoir de lui égayer l'esprit... (1). »
\Yerdet ne parle que du travail de la composition.
Celui de la correction des épreuves n'était pas moins
absorbant ni pénible.
Les corrections d'imprimerie de Balzac étaient célèbres
chez tous les typographes. « Un compositeur d'imprimerie,
dit Champfleury, faisait « son heure » de Balzac, comme
un forçat fait son temps, après quoi il se reposait en tra-
vaillant à quelque labeur plus facile. » De chaque signe,
de chaque mot imprimé partait un trait de plume qui
rayonnait et serpentait comme une fusée, pour s'épanouir
en pluie de phrases, d'épithètes et de substantifs,
(1) Werdet, Balzac.
LA COMEDIE HUMAINE
105
croisés et recroisés, raturés et superposés. C'était inouï,
et cela recommençait six ou sept fois!...
Ainsi le premier article de l'hygiène balzacienne était la
claustration totale pendant le travail intellectuel. Cette
claustration étoit si sévère que — Jules Sandeau le rap-
porte quelque
part, — à l'épo-
que où il habi-
tait le pavillon
de la rue Cas-
sini, Balzac s'en-
ferma pendant
vingt-deux jours
et vingt-deux
nuits consécutifs
sans prendre
l'air extérieur,
sans même voir
la lumière du so-
leil, dans une
chambre meu-
blée d'une cou-
chette de fer,
d'une table car-
rée et d'un fau-
teuil. Lorsqu'il
éprouvait le be-
soin de manger, il s'humectait de temps en temps le
gosier de quelques gorgées de café pur.
Le deuxième précepte était de boire très peu de vin et
de manger peu de viande. En revanche, Balzac consom-
mait des fruits en quantité :
« Ceux qu'on voyait sur sa table, dit Gozlan, étonnaient
par la beauté de leur choix et de leur saveur. Ses lèvres
palpitaient, ses yeux s'allumaient de bonheur, ses mains
frémissaient de joie à la vue d'une pyramide de poires
ou de belles pêches. Il dévorait tout. Il était superbe de
pantagruélisme végétal, sa cravate ôtée, sa chemise
Vidocq.
106 BALZAC
ouverte, son couteau à fruits à la main, riant, buvant de
l'eau, tranchant dans la pulpe d'une poire de Doyenné, je
voudrais ajouter : causant et riant, mais Balzac causait
peu à table. Il laissait causer, riant de loin en loin, en
silence, à la manière sauvage de Bas-de-Cuir, ou bien il
éclatait comme une bombe, si le mot lui plaisait. Il le lui
fallait bien salé, il ne l'était jamais trop. Alors sa poitrine
s'enflait, ses épaules dansaient sous son menton réjoui.
Le franc Tourangeau remontait àla surface. Nous croyions
voir Rabelais à la Manse de l'abbaye de Thélème. Il se
fondait de bonheur, sautait à l'explosion d'un calembour
bien niais, bien stupide, inspiré par ses vins qui étaient
pourtant délicieux (1). »
Malgré son régime des fruits, Balzac ne dédaignait pas,
cependant, lorsque l'occasion s'en présentait, absorber
quelques friandises. Une de ses joies, lorsqu'il était en
course dans Paris, à la poursuite de ses éditeurs, de ses
créanciers ou de ses procès, était d'entrer dans une pâ-
tisserie et de dévorer force gâteaux. C'est ainsi qu'un
jour il entraîna son fidèle Gozlan chez un « pâtissier
sublime ». comme il disait, « là où l'on fabrique les meil-
leurs pâtés au macaroni de tout Paris ».
« Vous allez voir, vous allez voir, fait-il, ils sont déli-
cieux. »
L'autre se laisse emmener et l'on s'installe. Balzac se
précipite sur l'assiette des petits pâtés au macaroni et
l'accapare tout de suite.
t a Donnez-nous tous ceux que vous avez, commande-t-il,
Nous les prenons tous!
— Mais, mon cher Balzac... »
Au nom de Balzac, la jeune « demoiselle du comptoir »
tressaille et ne quitte pas des yeux le romancier.
Celui-ci, déboutonnant son gilet, attablé, mangeant et
buvant, ne cesse de mastiquer et de parler. Il a un
volume à la main, un livre de Fenimore Cooper, le Lac
Ontario, et il discute à perte de vue sur la littérature
(lj L. Gozlan, op. cit. p. 16.
LA COMÉDIE HUMAINE
américaine et la littérature française. Et il absorbe des
pâtés, et des pâtés et des pâtés. Toute la devanture y
passe... La jeune demoiselle du comptoir est de plus en
plus stupéfaite de voir un si grand homme manger si
gloutonnement et avec un appétit si formidable. Jamais
elle n'eût cru que l'auteur du Lys dans la Vallée ou de
Seraphita pût être aussi matériel... et, peut-être, aussi
vulgaire !
A la fin; cependant, Balzac est rassasié.
« Ces pâtés sont délicieux, fait-il, délicieux! Et je vous
en fais tous mes compliments! »
La jeune demoiselle du comptoir devient toute rouge de
plaisir et de confusion.
« Combien vous dois-je maintenant? dit le romancier
en se levant.
— Rien du tout, Monsieur, rien du tout! fait-elle pré-
cipitamment. C'est un trop grand honneur pour moi de
vous avoir servi. »
Balzac rit de son large rire, puis, prenant le volume de
Cooper :
<r Tenez, Mademoiselle, fit-il, puisque vous ne voulez
pas d'argent, voici le seul cadeau que je puisse vous faire
en ce moment. Je n'aurai jamais tant regretté de ne pas
en être l'auteur. »
Souvent, après des phases de travail forcé, Balzac venait
se refaire avec le veau à la casserole du Café de Paris, tout
au moins en automne et en hiver, car l'été il se trouvait
prisonnier chez lui à cause des créanciers! « On n'en
avait de nouvelles, conte Richard Wallace, que par
Joseph Méry, le poète et le romancier, qui, seul, le ren-
contrait dans ces périodes d'éclipsé. Voici comment. Méry
était un joueur invétéré, il passait ses nuits au jeu qu'il
ne quittait guère avant l'aube; il devait, pour rentrer chez
lui, longer le café de Paris. Pendant quatre jours de suite,
il aperçut Balzac en pantalon à pieds, en redingote à
revers de velours, errant lentement de long en large. La
seconde fois, Méry fut surpris; la troisième, intrigué;
enfin, le quatrième jour, n'y tenant plus, il demanda à
108 BALZAC
Balzac la raison de ses déambulations nocturnes en cet
endroit. Balzac mit la main dans sa poche, et en sortit un
almanach indiquant que le soleil ne se levait pas avant
3 h. 40. « Je suis traqué, dit-il, par les agents du Tribunal
de commerce, et, contraint de me cacher pendant le jour,
je profite de la nuit pour me promener; ils ne peuvent
pas m'arrêter avant le lever du soleil.
Quand Balzac n'était pas poursuivi par les gardes du
commerce, il avait, du reste, à dépister les chefs de la garde
nationale détenteurs d'un mandat d'arrêt lancé contre
lui pour omission de service. Que de ruses il lui fallait
imaginer pour dépister ces fameux gardes! Mais à rusé,
rusé et demi. Un jour, Balzac fut pris. Un matin qu'il
travaillait, sa vieille gouvernante vint le prévenir qu'un
grand camion arrêté devant sa porte avait une caisse à son
adresse.
« Comment m'ont-ils trouvé ici? » s'écria Balzac, et il
expédia la dame pour de plus amples informations. Elle
revint bientôt. La boîte contenait un vase étrusque en-
voyé d'Italie, et, comme elle avait été trimballée depuis
trois jours dans tous les quartiers de Paris par suite des
louables efforts du camionneur pour trouver le destina-
taire, celui-ci priait instamment M. Balzac de vouloir bien
vérifier le bon état de l'emballage avant qu'il fût procédé
au déchargement. Balzac donna dans le panneau. Sans
prendre le temps de changer sa robe de chambre et ses
pantoufles contre une paire de bottes, il se précipita dans
la rue, pour surveiller, avec un bon sourire, le conduc-
teur maniant avec délicatesse le trésor qui lui arrivait.
« Pris enfin ! » dit une voix de stentor derrière lui, et,
dissipant son rêve, le possesseur de cette voix mit la
main sur l'épaule du romancier, tandis qu'un solide com-
pagnon se plantait devant la porte de la rue et lui cou-
pait la retraite de ce côté.
« Avec un raffinement de cruauté le sergent-major par-
fumeur ne voulut pas permettre à son prisonnier de chan-
ger de vêtement, et, tandis que le char disparaissait dans
le lointain avec le vase étrusque, Balzac, poussé dans un
I
3
2
5
110 BALZAC
fiacre, était conduit, pour la semaine, dans une sordide
prison où il eut pour compagnon d'infortune Adolphe
Adam, l'auteur du Postillon de Longjumeau(l). »
Peut-être fut-ce cette soirée-là qu'il composa les fameux
« commandements de l'Église démocratique » :
Le lundi les armes prendras
Et le mardi pareillement,
Mercredi garde monteras
Avec giberne et fourniment;
Le jeudi tu la descendras
Dedans le même accoutrement ;
Vendredi tu recommenceras
A patrouiller civiquement;
Samedi tu t'éveilleras
Au son d'un rappel vivement ;
Mais le dimanche, tu viendras
Parader militairement;
Et c'est ainsi que tu mourras
De faim, républicainement.
Si Balzac mangeait beaucoup, parfois il aimait aussi
fort à faire boire les autres. C'est ainsi qu'un soir il pré-
senta à ses amis un grand seigneur russe qui, toute la
nuit, absorba une quantité incroyable de flacons. Plus
l'homme du Nord buvait, plus il était bavard et plus
aussi il s'attendrissait sur les malheurs de ses amis
déportés dans la Sibérie. Gozlan et les autres lui don-
naient la réplique. A la fin de la soirée, tous les convives
étaient en larmes. Le lendemain Balzaaapprit à ses hôtes
que le seigneur russe n'avait jamais eu d'amis déportés et
que tous avaient été victimes du vin du Rhin.
Après le dîner, lorsque la scène se passait aux Jardies.
on allait généralement prendre le café sur la terrasse. Ce
café de Balzac eût mérité de devenir proverbial. « 11 se
composait, nous dit Gozlan, de trois sortes de grains :
bourbon, martinique et moka. Le bourbon, Balzac l'ache-
(1) Richard Wallace, Un Anglais à Paris, traduction J. Hercé.
(Pion, éditeur.)
LA COMÉDIE HUMAINE 111
tait rue du Mont-Blanc (aujourd'hui Chaussée-d'Antin), le
martinique, rue des Vieilles-Haudriettes chez un petit
épicier, et le moka dans le faubourg Saint-Germain, chez
un épicier de la rue de l'Université. Tous ces achats ne
constituaient pas moins d'une demi-journée de courses
à travers Paris. Mais un bon café vaut cela et même
davantage (1). »
Dans son Traité des excitants modernes, le romancier
a décrit lui-même l'état cérébral des gens de lettres qui
prenaient de ce café avec excès :
« Ce café tombe dans votre estomac. Dès lors, tout
s'agite, les idées s'ébranlent comme les bataillons de la
Grande Armée sur le terrain d'une bataille, et la bataille
a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes
déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se déve-
loppe pour un magnifique galop; l'artillerie de la logique
accourt avec son train et ses gargousses: les traits d'es-
prit arrivent en tirailleurs, les figures se dressent, le
papier se couvre d'encre, car la lutte commence et finit
par des torrents d'eau noire, comme la bataille par sa
poudre noire... »
Inutile d'ajouter que ce café merveilleux, Balzac était
seul à le préparer, à en surveiller l'infusion, la cuisson, le
sucrage, etc. Il a, du reste, donné les détails les plus
infimes sur le mode de préparation de cette liqueur in-
comparable.
Cependant, si délectable que fût ce breuvage, il l'était
encore moins, parait-il, que le thé qui était servi
dans la maison de Fauteur de la Comédie humaine. Il
fallait subir une sorte d'initiation pour acquérir le droit
de déguster ce nectar unique. Jamais Balzac n'en offrait
aux profanes, et ses intimes eux-mêmes n'en buvaient
point toutes les fois qu'ils les invitait.
« Aux fêtes carillonnées seulement, raconte encore
Gozlan, Balzac sortait son thé de la boîte Kamtschadale
où il était enfermé comme une relique, et il le dégageait
(1) L. Ijozlan, op. cit., p. 17.
112 BALZAC
lentement de l'enveloppe de papier de soie couverte de
caractères hiéroglyphiques.
« Alors Balzac recommençait encore une fois l'histoire
de ce fameux thé d'or. Le soleil ne le mûrissait que pour
l'Empereur de Chine, disait-il, des mandarins de pre-
mière classe étaient chargés, comme par un privilège de
naissance, de l'arroser et de le soigner sur sa tige.
C'étaient des jeunes filles vierges qui le cueillaient avant
le lever du soleil et le portaient en chantant aux pieds de
l'Empereur... Par grâce spéciale, l'Empereur de Chine,
dans ses jours de largesse, en envoyait par les caravanes
quelques poignées à l'Empereur de Russie. C'était par le
ministre de l'autocrate que Balzac, de ministre en ambas-
sadeur, tenait celui dont il nous favorisait à son tour.
« Le dernier envoi avait failli rester en route, il était
arrosé de sang humain. Des Kirghiz et des Tartares
avaient attaqué la caravane russe à son retour, et ce
n'est qu'après un combat très long et très meurtrier
qu'elle était parvenue à Moscou, sa destination. C'était,
comme on le voit, une espèce de thé des Argonautes.
L'histoire de l'expédition ne finissait pas là, du reste ;
celle de ses étonnantes propriétés y faisait suite. Si l'on
prend trois fois de ce thé d'or, disait Balzac, on devient
borgne ; six fois on devient aveugle. Aussi, lorsque Lau-
rent Jan se disposait à boire une tasse de ce thé digne de
figurer dans les endroits les plus bleus des Mille et une
Xuits, il disait :
« Je risque un œil : versez!... (1) »
Le troisième précepte de la méthode balzacienne consis-
tait à pratiquer la chasteté aussi longtemps que possible,
aussi longtemps, en tous cas, que durait la période de
travail intellectuel.
« Il insistait beaucoup, dit Théophile Gautier, sur cette
recommandation, très rigoureuse pour un jeune homme
de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Selon lui, la chasteté
réelle développait au plus haut degré les puissances de
(1) L. Gozlan, op. cit., p. 19.
LA COMEDIE HUMAINE
11.1
l'esprit, et donnait à tous ceux qui la pratiquaient des
facultés inconnues. Nous objections timidement que les
plus grands génies ne s'étaient interdit ni l'amour, ni la
passion, ni même
le plaisir, et
nous citions des
noms illustres.
Balzac hochait la
tête et répon-
dait : « Ils au-
raient fait bien
autre chose sans
les femmes! »
Toute la conces-
sion qu'il put
nous accorder,
et encore la re-
grettait-il, fut de
voir la personne
aimée une demi-
heure chaque
année. Il per-
mettait les let-
tres : cela for-
mait le style! (1)»
' Sans doute
Balzac était sin-
cère lorsqu'il
professait à de
jeunes disciples
son précepte de
chasteté. Mais
lui-même y fut-il toujours très fidèle? Si nous consultons
l'ouvrage de Mme Surville, nous répondrons affirmative-
ment. De même, George Sand a écrit : <c II aimait la chasteté
comme une recherche et n'attaquait le sexe (sic) que par
Caricature de Balzac.
(1) Théophile Gautier, Balzac. Fasquelle. éditeur.
114 BALZAC
curiosité. Quand il trouvait une curiosité égale à la sienne,
il exploitait cette mine d'observations avec un cynisme de
confesseur; c'est ainsi qu'il s'exprimait sur ce chapitre.
Mais quand il rencontrait « la santé de l'esprit et du corps »
il se trouvait heureux comme un enfant de pouvoir parler
de l'amour vrai et de s'élever dans les hautes régions du
sentiment... » Mais il semble bien que, consciemment ou
non, Balzac était beaucoup plus roué en amour qu'il n'y
paraît. Il aimait, lorsqu'il rencontrait une femme nouvelle
à faire étalage de cette prétendue chasteté qui lui servait
comme d'une arme pour abuser de la crédulité de celle
qu'il voulait conquérir. Mais, en définitive, la liste de ses
aventures passionnelles s'allongeait sans cesse, et s'il
n'aimait pas beaucoup ce que nous appelons aujourd'hui
les passades, il reste, comme le note très bien le Dr Ca-
banes, qu'à l'occasion il savait se conduire en vrai disciple
de Rabelais. Seulement il ne tenait pas beaucoup qu'on
le sût, et, un jour, il se fâcha tout rouge parce qu'une
caricature avait paru dans un petit journal, qui travestis-
sait ses principes de chasteté.
Enfin le dernier précepte de la méthode balzacienne était
l'absence totale de tabac. Théophile Gautier a conté que
Balzac était impitoyable sur ce point, n'admettant ni la
cigarette, ni le cigare, ni la pipe. Du reste, sa Théorie des
excitants contient une violente diatribe contre le tabac.
L'auteur de Émaux et Camées désespérant de modifier à
ce sujet l'opinion de Balzac voulut, du moins, l'initier aux
voluptés du haschich : il l'amena, un jour, à l'hôtel Pi-
modan, mais M. de Lovenjoul affirme que la forte tête du
romancier sut résister au poison. « Mon cerveau est si
solide, écrit-il à Mme Hanska, qu'il fallait, à ce qu'on m'a
dit, que la dose fût plus forte. Néanmoins, j'ai entendu
des voix célestes et j'ai vu des peintures divines, puis j'ai
descendu pendant vingt ans l'escalier de Lauzun ; j'ai vu
les dorures et les peintures du salon dans une splendeur
féerique. Mais, ce matin, depuis mon réveil, je dors tou-
jours et je suis sans force et sans volonté... j»
y
LA COMEDiE HUMAINE 11
Quel eût été maintenant le couronnement de cette
belle œuvre, de ce magnifique effort littéraire, le plus
ardemment souhaité par l'auteur de la Comédie humaine?
Deux choses, sans doute auront, toute sa vie, tenté
Balzac : la gloire et la fortune, mais, entre les deux, c'est
encore à la première qu'allaient ses préférences. La for-
tune qu'il poursuivit pendant son existence avec une
âpreté aussi patiente et qu'il pourchassa, nous allons le
voir, de vingt manières différentes, lui arriva trop tard,
à la veille même de sa mort. Mais peut-on dire aussi qu'il
ait vraiment connu la gloire, celui qui rêva la plus belle
de toutes les gloires littéraires et qui ne put jamais y
parvenir? Les échecs successifs de Balzac à l'Académie
française furent, on peut bien l'avouer, le deuil de toute
sa carrière. Et, pourtant, Edmond Biré l'a dit dans son si
intéressant ouvrage sur Balzac :
«Attaché à la tradition, admirateur ardent de Richelieu,
Balzac voyait dans l'Académie française un legs du passé,
une des plus nobles institutions de cette France du
xvne siècle, l'objet de ses admirations et de ses regrets.
L'Académie n'a pas compris qu'elle avait en lui un fervent
dévot, le dernierpeut-être, qui l'aimait pour elle-même...
Au lieu de tendre la main à cet amant lidèle, de se borner,
du moins, à lui dire : Repassez, elle a répété pendant
vingt ans le mot de Sainte-Beuve : « M. Balzac est trop
gros pour nos fauteuils (l). »
Dès 1833, Balzac songeait à l'Académie, mais ce n'est
qu'en 1839 qu'il posa pour la première fois sa candidature.
Il avait trente-neuf ans seulement, mais il avait déjà
publié vingt chefs-d'œuvre. Or il s'agissait de remplacer
Michaud, l'historien des Croisades. Les candidats au fau-
teuil étaient Berryer, Casimir Bonjour et Vatout. Balzac
résolut de commencer ses visites, prêt à s'effacer devant
Berryer, s'il le fallait. Entre autres académiciens, il vit
(1) Edmond Biré, op. cit., p. lfi.
lin BALZAC
Alexandre Duval, l'un des doyens de l'Académie. Celui-ci
le reçut dans sa chambre à coucher et lui dit en montrant
son lit :
« Monsieur, voilà un lit où je vais bientôt mourir.
— Je vous crois, au contraire, monsieur, bien des
années d'existence, répondit Balzac, et la preuve c'est
que je viens vous demander votre voix. Je ne serai pro-
bablement pas nommé cette fois-ci ni l'autre. D'après
toutes les probabilités, il n'y aura pas d'extinction avant
trois ans; c'est donc pour dans six ans au plus tôt que je
compte sur vous. »
Si flatteur que fut ce petit discours, le vieillard ne dit
ni oui ni non. Du reste, la situation se modifia. Victor
Hugo, qui avait échoué en 1836, s'étant décidé à se repré-
senter, l'auteur de la Comédie humaine s'effaça devant
lui. Son désistement généreux n'assura pas le succès de
Hugo qui fut encore une fois battu.
Deux ans plus tard, en 1841, M. de Bonald étant venu à
mourir, Balzac songea un moment à briguer cette succes-
sion académique. Il s'en ouvrit à Victor Hugo, un jour,
aux Jardies :
« Nous nous levâmes, dit Léon Gozlan qui était présent,
pour aller prendre le café sur la terrasse et respirer l'air
lumineux et doux d'une belle journée. On causa encore
environ une heure autour des tasses, heure charmante et
sérieuse où il fut d'abord question entre Victor Hugo et
Balzac de l'Académie française. En ce moment, il y avait
une vacance à l'Institut. Hugo promit peu; Balzac n'es-
pérait pas grand'chose. Il n'éTait pas en faveur — l'a-t-il
jamais été? — sous la coupole du palais Mazarin (1)... »
En conséquence, le romancier s'abstint cette fois
encore, comme trois ans plus tard, lorsque mourut
Vincent Campenon et aussi en 1845, à la mort de Royer-
Collard.
En 1847, il y eut une nouvelle élection à propos de Bal-
lanche. Si l'on en croit les Propos de table de Victor
(\) Léon Gozlun, op. cit.
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118 BALZAC
Hugo recueillis par Richard Lesclide, Balzac aurait eu
deux voix dans cette élection : celle de Hugo et celle de
M. Ponge rville.
Voici comment la chose se serait produite :
— Le jour de l'élection, rapporte Hugo, j'étais assis
auprès de l'excellent Pongerville, le meilleur des hommes ;
je lui demandai à brûle-pourpoint :
« Pour qui votez-vous?
— Pour Vatout, comme vous savez.
— Je le sais si peu que je viens vous demander votre
voix pour Balzac.
— Impossible.
— Pourquoi cela?
— Parce que voilà mon bulletin tout préparé. Voyez :
Vatout.
— Oh ! cela ne fait rien. »
« Et, sur deux carrés de ma plus belle écriture, j'écrivis :
Balzac.
— Eh bien? me dit Pongerville.
— Eh bien, vous allez voir. »
« L'huissier qui recueillait les bulletins s'approcha de
nous, je lui remis un des bulletins que j'avais préparés.
Pongerville tendit à son tour la main pour jeter Vatout
dans l'urne, mais une tape amicale que je lui donnai sur
les doigts fit tomber son papier à terre. Il le regarda,
parut indécis, et, comme je lui offrais le second bulletin
sur lequel était écrit le nom de Balzac, il sourit, et le
donna de bonne grâce.
« Et voilà comment Honoré Balzac eut deux voix au
dépouillement du scrutin de l'Académie iii. »
Toutes ces candidatures un peu improvisées n'avaient
rien de bien sérieux. Il faut arriver au mois de janvier
18i9 pour trouver deux élections officielles à propos de
Balzac. Le 11 et le 18 janvier de cette année-là, eurent
lieu les remplacements de Chateaubriand et de Vatout.
Balzac, cette fois, se présenta aux deux fauteuils. Hélas!
1) Richard Lesclide, Propos de table de Victor Hugo
LA COMÉDIE HUMAINE 119
sans plus de succès que les années précédentes. Étant en
Russie à'cette époque, il n'avait pu accomplir les visites
obligatoires, et, déjà, on lui en faisait un grief. Auguste
Vacquerie écrivait à ce propos dans l'Événement : A
l'heure qu'il est, Balzac est en Russie; comment veut-on
qu'il fasse les visites? Il ne sera pas de 1" Académie parce
qu'il n'aura pas été à Paris? Et, lorsque l'avenir dira : il a
fait Splendeurs et Misères des Courtisanes, le Père Go-
riot, les Parents Pauvres et les Treize, l'Académie ré-
pondra : Oui, mais il a fait un voyage!... Les visites que
Balzac ne fait pas, ses livres les ont faites. Il ne se pré-
sente pas? La gloire le présente! »
Le il janvier, le duc de Noailles fut élu par 25 suffrages;
Balzac eut 2 voix. Le 18 janvier, ce fut M. de Saint-Priest
qui l'emporta au bout de trois tours de scrutin par
14 voix. Balzac avait eu successivement : 2 voix, 1 voix et
0 voix.
En apprenant à Vierszchowina ce double échec, le ro-
mancier écrivit à Laurent Jan :
« L'Académie m'a préféré M. de Noailles. 11 est sans
doute meilleur écrivain que moi; mais je suis meilleur
gentilhomme que lui, car je me suis retiré devant la can-
didature de Victor Hugo. Et puis, M. de Noailles est un
homme rangé, et moi, j'ai des dettes, palsambleu ! »
Après une telle défaite, Balzac ne pouvait songer à se
représenter. Mais c'était encore là une dernière ambition
que la destinée lui ravissait jalousement.
VI
Les Entreprises de Balzac
L'histoire des entreprises de Balzac, c'est à coup sûr
le chapitre le plus invraisemblable et le plus fantas-
tique de sa biographie. On peut dire que tous les projets
de fortune, toutes les entreprises à créer, toutes les idées
sources de revenus possibles, Balzac les aura connues,
les aura eues, les aura caressées, les aura triturées dans
son vaste cerveau et sa puissante imagination.
Un des soucis qui hantèrent le plus visiblement Balzac
toute sa vie fut celui de l'arrivisme rapide à la gloire,
aux honneurs et à la fortune. Posséder à Paris la toute-
puissance que donne un nom mondial, une situation
énorme ou une fortune colossale fut son rêve le plus cher"
Mais, d'autre part, comment arriver, seul, chétif individu
perdu dans la multitude, à conquérir rapidement, en
brûlant les étapes, ces postes enviés, ces situations pri-
vilégiées, ces fortunes chimériques? Et qui pourrait lui
donner cette puissance? Les lettres? Le chemin était
trop long à parcourir et Balzac sentait qu'il y usait sa
vie. La politique? Ses récentes tentatives électorales l'en
avaient dégoûté à jamais... Un seul pouvoir demeurait,
aux yeux de Balzac, susceptible de lui assurer cet arri-
visme rapide, fatal, instantané : la Presse! Oui, mais
fallait-il encore pouvoir mettre la main suc elle, dompter
cette force, manier cet instrument, jouer de cette arme
formidable! Et comment lui, Balzac, pouvait-il lutter
avec avantage contre un tel adversaire?... C'est alors
LES ENTREPRISES DE BALZAC
121
qu'une idée se présenta à l'esprit du romancier, se précisa
peu à peu, prit forme, illumina son cerveau, le transporta
d'enthousiasme. Il allait dompter la Presse!
Aussitôt il se précipite chez son fidèle Gozlan, il lui
expose le projet qui vient d'éclore dans son cerveau.
« Mon ami. j'ai
trouvé un moyen
sûr, infaillible de
m'emparer de la
presse à mon
profit, ou, plu-
tôt, à notre pro-
fit, de la faire
servir à nos des-
seins, de manier
à notre gré cette
machine terrible
qui peut tout,
seule puissance
mondiale d'au-
jourd'hui. »
Léon Gozlan
l'écoutait en fu-
mant son cigare,
l'œil un peu rail-
leur :
« Allons donc,
contez-moi cela.
— Voici, fît-il.
C'est très simple, mais encore fallait-il y songer. Nous
allons constituer une association d'une dizaine d'écrivains
qui se jureront fidélité et dévouement les uns aux autres.
Proiitant des relations de chaque associé, nous nous
arrangerons pour que l'un de nous occupe dans chaque
journal important une place prépondérante, quel que
soit le journal et quel que soit le parti qu'il soutient...
— Mais...
— Attendez, ne m'interrompez pas. Lorsque nous
Léon Gozlan.
122 BALZAC
aurons ainsi dans chaque place forte un affilié, le reste
ne sera plus qu'un jeu d'enfant. L'un de nous aura-t-il
une place à solliciter, une faveur à obtenir, une croix à
demander, tous les associés, vous entendez bien, tous
les associés feront chorus pour la lui faire obtenir de gré
ou de force. Les journaux ministériels pousseront à la
roue, les journaux de l'opposition feront entendre qu'ils
se désintéressent de la question, le reste de la presse se
taira. Disposant de l'opinion publique, nous l'utiliserons
sans vergogne à notre profit. Si l'on touche à l'un de
nous, malheur à l'imprudent qui aura osé s'attaquer à
notre groupe! Mais si nous avons des appuis quelque part,
si l'un des associés s'est faufilé dans un journal, dans un
salon, dans un ministère, toute la bande lui emboîte le
pas...
« Quelle idée! continue Balzac. Et quelle réclame,
pensez-vous, pour nos œuvres futures! Si l'un de nous
fait un livre, une pièce, dirige un théâtre, une maison de
commerce, une entreprise industrielle, il a tous les
autres, c'est-à-dire toute la presse pour l'encourager,
pour le louer, pour le porter aux nues. Désormais, mon
cher Gozlan, nous voilà maîtres du monde.
— Sans doute, répondit l'auteur d'Aristide Froissart,
votre idée est amusante, mais je prévois déjà une ob-
jection.
— Laquelle?
— Le choix même de nos associés, choix délicat et dif-
licile, s'il en fut. Y avez-vous songé?
— Certes, repartit Balzac. Mais je n'ai pas encore ar-
rêté les noms.
— Eh bien, voulez-vous que nous les examinions en-
semble ces futurs membres de l'association?
— Parfaitement. »
Aussitôt Gozlan tira de sa poche un morceau de papier
et un crayon et se mit en devoir d'écrire.
— Voyons?... A... vous convient-il?
— Oh! oh! reprit Balzac, il y a beaucoup à dire à son
sujet. C'est un orgueilleux et un imbécile.
LES ENTREPRISES DE BALZAI 123
— Bon. Et B...?
— Oh! B... n'a aucun talent.
— Alors, H...?
-- C'est un drôle, il m'a insulté!
— Et J...?
— C'est une canaille ! »
Gozlan passa ainsi en revue la liste des vingt ou trente
journalistes les plus célèbres de l'époque, mais on ne sait
comment il se faisait, toujours Balzac avait une objection
à formuler. Il est vrai qu'il était en si mauvais termes
avec toute la presse !
Enfin, tant bien que mal, on réunit neuf noms (dont
huit acceptés par Balzac provisoirement) et l'on décide de
se retrouver la semaine suivante au Jardin des Plantes,
dans la grande allée du Muséum. De là on partirait pour
aller dîner dans un restaurant lointain et imprévu dont
Balzac conservait jalousement l'adresse secrète.
La semaine suivante, à l'heure dite, on voit s'avancer,
en effet, du fond de l'allée du Muséum, Théophile Gautier,
Granier de Cassagnac, Louis Desnoyers, Eugène Guinot,
Alphonse Karr, Merle, Altaroche, Gozlan et enfin Balzac
lui-même qui se met à la tête de la petite troupe.
On sort du Jardin des Plantes, on prend par le quai de
l'Entrepôt et quand on est entre la rue de Poissy et la
rue des Fossés-Saint-Bernard, Balzac s'arrête :
— Messieurs, dit-il, c'est ici.
Tout le monde se regarde ébahi : on se trouvait en face
d'une ignoble bâtisse occupée par un « chand de vin »
aux carreaux sales, avec, au-dessus delà porte d'entrée,
une vieille enseigne où l'on distinguait un énorme cheval
de roulier, peint en rouge, dressé sur ses jambes de der-
rière, laissant lire sous ses sabots ces mots : Au Cheval
Rouge.
— Le Cheval Rouge, Messieurs, dit solennellement
Balzac avant d'entrer dans l'immeuble, ce sera, si vous le
voulez bien, le titre de notre association. Dès mainte-
nant, vous êtes des chevaux rouges.
Et il pénétra dans le couloir humide.
l'-'i BALZAC
La salle à manger était aussi misérable et aussi triste
que l'enseigne, et. bientôt, les convives purent s'aperce-
voir que le menu répondait aux apparences de la maison.
D'autre part, Gozlan note finement que tous ces chevaux
rouges ne s'étaient pas toujours entendus parfaitement
dans la vie et que bien des dissentiments subsistaient
entre eux :
« Tous ces coudoiements, toutes ces taloches littéraires,
toutes ces gourmades d'un passé qui n'était pas bien
vieux, revenaient quelquefois à la surface. Si les sourires
se faisaient doux, si les verres se choquaient bruyamment
entre eux, si l'esprit de celui-ci fraternisait avec l'esprit
de celui-là, la sincérité antique n'était pas le fond de ce
tableau. De temps en temps des silences moqueurs cou-
raient sur la toile (1). »
Cependant, par amitié pour Balzac, on fit bonne conte-
nance et l'on eut l'air d'adhérer entièrement au projet
d'arrivisme par la presse que le romancier exposa au
dessert. On adopta à mains levées les statuts de l'Asso-
ciation qui devait porter en exergue la formule: Chacun
pour tous, tous pour chacun. Enfin l'on se sépara en se
promettant de se retrouver au même endroit et de dîner
ensemble huit jours plus tard.
La semaine suivante, en effet, le quai de la Tournelle
vit revenir les Chevaux rouges au grand complet, mais,
huit jours plus tard, on constatait déjà des défections.
Bientôt quelques-uns hasardèrent timidement que le
Jardin des Plantes, c'était bien loin, et que, peut-être,
pourrait-on trouver un logis plus central. Balzac déclara
lui-même qu'il était nécessaire de changer souvent de
restaurant si l'on voulait conserver à la société son
caractère secret, et il proposa le Faubourg du Temple où
l'on alla dîner aux Vendanges de Bourgogne. Mais en
vain stimulait-il le zèle des chevaux rouges, les vides
étaient de plus en plus grands parmi eux. A la lin, il ne
vint plus personne. Cependant ce magnifique effort devait
(1) Léon Gozlan, op. cit., p. 182.
LES ENTREPRISES DE BALZAC
125
profiter à quelqu'un, et ce fut à Balzac lui-même. A force
de harceler les membres de l'association, le romancier
obtint des articles, des comptes rendus, pas mal de petits
Caricature de Balzac, par Platier.
avantages qu'il n'eut peut-être point obtenu sans sa
fameuse société secrète. Et, en définitive, cette entre-
prise-là fut peut-être celle qui lui causa le moins de
déboires.
Cependant le but de Balzac de tenir tête à la presse
126 BALZAC
n'avait pas encore été atteint. Il allait bientôt reprendre
son idée : puisque l'association n'avait rien donné, ce
serait tout seul qu'il agirait! Vers 1839, sa vie traverse
précisément une crise terrible. C'est le moment de la
production à outrance et c'est aussi celui que choisissent
ses ennemis pour le harceler. Attaques injustifiées, procès
en contrefaçon, hostilité continuelle des plus grands
idont Sainte-Beuve) à son égard, dénigrement de la presse
qui ne craint pas de risquer le' mot de « vocabulaire inco-
hérent 9 pour caractériser le style de la Comédie humaine.
Balzac conçoit la nécessité de répondre à ces critiques,
à ces vengeances sourdes, à cette haine jalouse.
Il lui faut une arme à lui, et, puisque les journaux et les
revues lui sont fermés, il lui faut une revue où il pourra
tout dire, tout exposer, tout conter.
C'est une nécessité et ce peut être, en outre, une excel-
lente affaire. Une revue indépendante! La chose était
aussi rare alors qu'elle l'est aujourd'hui, et, sans doute,
le public l'attend avec impatience, cette entreprise unique
où un écrivain entièrement libre dira enfin ce qu'on
cèle si jalousement aux lecteurs, l'envers des gloires et
des politiques, les coulisses des salons et de la Cour.
Cette revue sera l'œuvre de Balzac. Seul il l'écrira, la
composera, l'éditera, la lancera. S'il y admet des articles
d'amis, ce sera parce que ceux-ci répondent exactement
au but qu'il s'est proposé. Mais nulle prière, nulle pres-
sion, nul intérêt ne le ferait dévier de la ligne de conduite
qu'il s'est tracée.
Fébrilement il prépare sa campagne. En trois mois, le
voilà prêt: le format est adopté, petit in- 12, minuscule
volume facile à mettre en poche, caractères gras bien
lisibles, bon marché du numéro, parution provisoire :
une fois tous les mois. Et le 25 juillet 18i0, la Revue
Parisienne voit le jour.
Tout de suite Balzac se révèle très entier, très de parti
pris (1). Il lance, il impose un nouveau venu, Frédéric
(1) Sur les détails de la Hevue Parisienne, voir : « Balzac critique
LES ENTREPRISES DE BALZAC 1-"
Stendhal (sic) dont personne, ou presque, ne parle, il
fait une critique sensée de la politique intérieure et
extérieure de la France, il commence une magistrale
campagne contre Thiers; dans le domaine littéraire, il
tient la plume de critique des livres et il se montre
intransigeant. Ce que chacun pense tout bas, il le dit tout
haut : il ravale Eugène Sue à son juste rang, dit son fait
à Feminore Cooper, éreinte La Touche et ose critiquer
Victor Hugo.
Voilà, certes, un beau début, mais la suite est encore
meilleure : le 25 août et le 25 septembre de la même
année, il récidive. Les attaques contre Thiers deviennent
de plus en plus furieuses, la critique littéraire se fait
plus juste, par suite plus âpre, et Sainte-Beuve reçoit la
plus magistrale volée de bois vert qu'il ait connue. Eniin
la presse elle-même a son paquet: tous ses trucs sont
dévoilés, tous ses petits génies sont rabaissés, tous ceux
qui de près ou de loin touchent à la politique sont dési-
gnés et traqués pour leur complaisance à l'égard du pou-
voir, pour leurs flatteries et leur bassesse. Et les ouvriers
eux-mêmes ne sont pas ménagés!
Cette fois, le scandale est à son comble. L'histoire des
beaux-parents de Thiers, M. et Mme Dosne, passe de
mains en mains, causant partout l'effarement. Chacun se
sent touché par une verve aussi sincère, et. d'instinct,
une sorte de conspiration du silence s'ourdit contre
l'entreprise balzacienne. Plusieurs revues qui étaient
encore ouvertes au grand romancier ferment brusque-
ment leurs portes à son nez. Partout on le signale comme
un homme dangereux. On s'éloigne de lui comme d'un
pestiféré. Le romancier comprend qu'il est définitivement
perdu s'il s'obstine dans son idée. Il s'arrête, demande
grâce. Le 25 octobre, la Revue Parisienne impatiemment
attendue par quelques-uns ne parut pas. Encore une
fois Balzac était vaincu!
littéraire », paru dans notre livre Autour du Romantisme. San-, t.
éditeur.
128 BALZAC
A quelque temps de là, nouvelle et dernière tentative.
Cette fois, l'anecdote fut fort plaisante.
Parmi les innombrables projets littéraires de Balzac,
l'un des plus fantastiques consistait à couler la Revue des
Deux-Mondes et la Revue de Paris en opposant à ces
publications un recueil moins cher et plus intéressant.
Une année, l'instant parut particulièrement propice à
Balzac pour risquer une pareille tentative, et il s'en ouvrit
à Théophile Gautier, à Charles de Bernard, à Jules
Sandeau et à Gozlan qui devaient être parmi les pre-
miers rédacteurs. Le grand romancier avait mis la main
sur un homme d'affaires de la meilleure trempe, William
Duckett, qui prouva, en effet, plus tard son savoir-faire
en créant le Dictionnaire de la Conversation, et, en atten-
dant, s'était déclaré enthousiaste du projet balzacien.
« Avec un pareil homme, déclarait l'auteur de la
Comédie humaine, nous sommes assurés du succès. »
Les premières réunions portèrent au comble l'ardeur
de chacun, le nom même de la revue fut adopté, la
Chronique de Paris, mais aucun jalon ne fut posé pour
la bonne raison que ni Duckett ni ses associés futurs
n'avaient cinq centimes à mettre dans l'affaire. On avait
donc arrêté tous pourparlers et la revue paraissait mort-
née lorsque, un matin, on annonça à Balzac la visite d'un
charmant jeune homme, habillé, chapeauté, chaussé et
ganté supérieurement, d'une candeur délicieuse, et aussi,
sembla-t-il tout de suite à Balzac, d'une bêtise à pleurer.
Le délicieux inconnu ganté de blanc et tenant à la
main une légère badine cerclée d'or, s'assit avec grâce
sur une chaise et prononça ces mots :
« Monsieur, je suis un de vos admirateurs, et je viens
vous demander une place dans la nouvelle revue que
vous allez fonder.
— Monsieur, répondit assez brutalement Balzac, ma
revue ne doit pas paraître encore et...
— Qu'à cela ne tienne, Monsieur, j'attendrai, riposta
l'inconnu. Du reste, je suis sans grande ambition: je me
contenterai des articles Mode6 et Théâtre.
LES ENTREPRISES DE BALZAC
129
— Monsieur, ré-
pondit Balzac, assez
agacé, je ne sais si
ma revue compor-
tera cette rubrique,
et, en tout cas, je
crains qu'elle ne
soit déjà attribuée.
— C'est dommage,
monsieur, répondit
le jeune homme en
se levant, car j'au-
rais aimé travailler
sous votre direc-
tion. Je suis M. D...,
le fils du banquier. »
Au mot de ban-
quier, Balzac dressa
la tête.
« Je n'ai moi-
même aucune for-
tune, repartit l'in-
connu, mais je crois
que mon père, qui
a une vingtaine de
millions serait
assez disposé...
— Asseyez -vous
donc, monsieur, fit
Balzac conges-
tionné soudain en
entendant parler de
millions. »
La conversation
continua sur ce ton.
A défaut d'intelli-
gence, le jeune
homme faisait
Balzac, marbre par Puttinnli.
130 BALZAC
preuve d'un grand zèle et paraissait brûler d'ardeur à se
distinguer dans le chapitre Modes et Théâtre que Balzac
lui avait, bien entendu, octroyé immédiatement. Bref,
tout semblait parfait, et l'on se serra la main en se
donnant rendez-vous pour un prochain jour.de la semaine
suivante, à un dîner où Balzac devait présenter le jeune
nabab à ses futurs confrères.
Le jeune D... aussitôt parti, l'auteur de la Comédie hu-
maine assemble Gautier, Gozlan et les autres, et l'on
tient un conseil de guerre: c'est la fortune! a dit Balzac.
Sans doute, mais encore faut-il la recevoir dignement.
On a promis un diner, le dîner sera servi, [mais encore
faut-il l'argent pour le commander, des domestiques pour
le servir, un local pour le déguster.
« Étonnons-le par notre opulence! criait Balzac.
— Et où prendrez-vous l'argent ? répliquaient ses
amis. »
Enfin l'on convint d'un vaste appartement rue de
Seine, très haut de plafond, très beau, que l'on décorerait,
mais où il serait difficile de dissimuler l'absence de tout
mobilier. On convint, en outre, de commander le dîner
chez Chevet: celui-ci demanda quatre cents francs. Où
trouver pareille somme? Et qui fournirait l'argenterie?
Quelqu'un avoua qu'il avait une magnifique argenterie de
famille au Mont-de-Piété. Mais c'était huit cents francs
pour la retirer. Il fallait donc trouver douze cents francs.
On fit la quête, chacun s'endetta, la somme fut réunie,
les invitations lancées, le dîner servi, somptueux à souhait.
Le jeune homme, moins intelligent que jamais, parut
charmant à tous et fut déclaré à l'unanimité délicieux
éplièbe. Balzac l'avait fait asseoir à sa droite. Au dessert,
le romancier se leva, et, improvisant une magnifique
harangue, il salua le nouveau Mécène qui n'hésitait pas
à mettre au service de la pensée son opulence et sa for-
tune. Puis, lorsque le café et les liqueurs furent versés,
que les cigares furent à moitié consumés, dans cette
béate intimité qui accompagne les digestions aisées,
l'auteur de la Comédie humaine désireux d'en arriver à
LES ENTREPRISES DE BALZAC 131
ses fins, rompit brutalement les chiens, et, s'adressant à
brûle-pourpoint au délicieux éphèbe:
« Et maintenant, mon jeune ami, demanda-t-il, dites-
nous exactement quelle somme vous comptez mettre
dans la Chronique de Paris ?
— Messieurs, dit le jeune homme en se levant et en
adressant à toute la table son plus délicieux sourire,
je vous promets d'en parler dès demain à papal... »
Un silence glacial accueillit ces paroles. Effarés, les
convives se regardèrent en pâlissant, tandis que le visage
de l'auteur d'Eugénie Grandet passait par toutes les cou-
leurs de F arc-en-ciel. Enfin, dans la débandade générale,
dans le sauve-qui-peut de la fin, on entendit la voix de
Balzac qui hurlait à Gozlan, à la cantonade :
« Il fait jour, reportons les couverts au Mont-de-
Piété!... »
L'histoire des Jardies fut aussi une entreprise bien
extraordinaire.
C'est à Ville- d'Avray, sur la route de Sèvres que Balzac
fit construire ce pavillon qui devait devenir si célèbre
dans la suite (1).
A vrai dire, lorsqu'il l'acheta, il ne pensait pas encore
qu'il en pût faire une spéculation. Il n'était hanté que
par l'idée d'une maison de campagne à posséder aux
portes de Paris, et il avait été guidé dans le choix de
cette villégiature par Saint-Simon lui-même! C'est, en
effet, en lisant les fameux Mémoires qu'il s'aperçut, un
jour, de la tendance qu'avaient eu tous les écrivains du
(1) « Bien des années plus tard, Gambetta, séduit par la beauté
du site, impressionné par le grand souvenir de Balzac, acheta les
Jardies. On sait qu'il y mourut le 31 décembre 1882. Mais à l'époque
où Gambetta se rendit acquéreur des Jardies, la maison primitive-
ment construite par Balzac, avait été transformée, modifiée, agran-
die par les propriétaires précédents. Une partie de la plantation
actuelle demeure l'œuvre du romancier. » Le Monde moderne, juin
1897, p. 485.
132 IJALZAC
grand siècle à établir leurs tentes autour de Versailles.
Phénomène très naturel si l'on songe que la Cour était
alors le centre de toute vie mondaine et intellectuelle.
Mais Balzac voulut y voir une sorte de prédestination, et
c'est tout de suite de ce côté qu'il orienta ses recherches.
Il découvrit enfin un terrain situé dans un très beau site,
mais quel terrain pour y planter et y bâtir ! C'était une
sorte de coteau qui ne penchait pas, mais, comme on l'a
dit, qui tombait véritablement sur la route. Pas plus les
jardiniers que les architectes ne pouvaient planter et
construire sur cette pente glissante et pierreuse où tout
était fatalement destiné à descendre, à la première pluie
d'orage. Pendant les trois années que le romancier eut
les Jardies en sa possession, il passa littéralement son
temps à faire soutenir les murs et redessiner les plates-
bandes. L. Gozlan rapporte même, au sujet de cette pente,
une anecdote des plus plaisantes.
Il parait que le jour où Frederick Lemaitre vint aux
Jardies causer avec Balzac de Vautrin, il crut qu'il ne
gravirait jamais cette colline-jardin.
« Pour arrêter ses pieds qui fuyaient sous lui, il les
fixait à l'aide de deux pierres, absolument comme on le
ferait pour équilibrer un meuble sur un parquet inégal.
Quand il reprenait sa marche, il éloignait les pierres ou
les gardait dans sa main, afin d'en faire le même usage
plus loin. Le manège était des plus divertissants à
observer. Balzac seul conservait sa placidité de proprié-
taire au milieu de ces glissades perpétuelles! (1) »
Bien entendu, pour construire son pavillon, il n'admit
aucune critique ni aucun conseil. Il avait juré de n'en
faire qu'à sa tête! L'architecte — comme tout bon archi-
tecte — s'évertuait à lui démontrer que tous ses plans
était irréalisables, le romancier n'en voulait pas con-
venir.
« Ce que je désire, disait-il, ce sont de longues pièces,
claires, aérées, bien exposées, où je puisse être au frais
(1) L. Gozlan, opt cit., p. 9.
LES ENTREPRISES DE BALZAC
L33
l'été. Il me faut de grands espaces car j'aurai beaucoup
de choses à placer contre les murs : des toiles nom-
breuses, des meubles de prix, des armoires anciennes,
plus d'objets que vous n'en soupçonnez.
— C'est entendu, mais, M. Balzac, reprenait l'architecte,
votre terrain
n'est pas illimité.
Je vois d'après
vos plans que
vous avez tout
prévu, sauf l'em-
placement de
l'escalier.
— Mais puisque
je vous dis... »
La discussion
continuait, inter-
minable. A la fin
Balzac eut la tête
tellement cassée
par ce maudit
escalier, qu'il se
fâcha tout rouge :
« Fichez -moi
la paix! s'excla-
ma-t-il, avec vo-
tre escalier, je
ne veux plus en entendre parler. On le mettra dehors
dans une cage spéciale accrochée à la maison. »
Ce qui fut dit fut fait, mais fut-ce mauvaise humeur de
sa part, fut-ce désir de vengeance, l'architecte tit payer à
Balzac ses velléités de constructeur indépendant. D'abord
il négligea (!) sur ce terrain glissant d'établir des fonda-
tions pour les murs du jardin, si bien qu'un matin, on
vint annoncer à Balzac que tous les murs des Jardies
s'était écroulés!
« Tous les murs des Jardies, écrit-il à Mme Carraud, se
sont écroulés ce matin par la faute du constructeur qui
Caricature de Balzac et d'Alfred de Musset.
134
BALZAC
n'avait pas fait de fondations : et tout cela, quoique de
son fait, retombe sur moi, car il est sans un sou. »
Coût : la bagatelle supplémentaire de huit mille francs!
Ensuite les constructions traînèrent pendant des mois
et des mois. Vingt fois Balzac fit rectifier les plans,
jamais les pièces n'étaient à son goût. Enfin les Jardies
furent achevés au bout de deux années. Mais alors l'écri-
vain se trouva en possession d'une maison de campagne
beaucoup trop vaste, aux chambres beaucoup trop gran-
des, et sans meubles pour les garnir.
Doit-on ajouter foi à la boutade de Gozlan, et prétendre
que sur les murs très nus de son pavillon, il avait tracé
au charbon ces inscriptions prodigieuses : ici un tableau
de Raphaël; ici un Velasquez; ici une glace Trianon;
ici un plafond d'Eugène Delacroix...? Ce qui est plus
certain, c'est qu'après avoir goûté les douceurs de l'art
de bâtir, Balzac connut les douceurs des voisinages
campagnards. Pendant des mois il fut harcelé par un de
ses voisins qui profitait de la mitoyenneté de leurs pro-
priétés pour soulever des centaines de chicanes et le
menacer de procès extravagants. A bout de patience
Balzac avait inventé le stratagème suivant pour se ven-
ger. Chaque fois que ses amis venaient dîner aux Jardies,
lorsque la nait était tout à fait tombée, il armait chaque
membre de la petite bande d'un solide gourdin de fer, et
tous, à pas étouffés, se dirigeaient vers le mur (non
mitoyen celui-là!) de l'irascible voisin, et, entrant leurs
leviers dans les pierres, ébranlaient la construction en
poussant des cris sauvages qui terrorisaient le voisinage!
Mais ce serait bien peu connaître Balzac que de croire
qu'il se contenta de respirer le frais aux Jardies en y
trouvant un asile discret pour le travail. Il s'était dit que
cette propriété l'enrichirait, et, à défaut d'autres sources
de revenus, il avait inventé celle-ci.
Un jour, Victor Hugo vint rendre visite à l'auteur de la
Comédie humaine. Depuis longtemps l'écrivain pressait
le poète de visiter les Jardies. Très poli mais très froid,
Hugo se laissa promener dans la propriété par le maître
LES ENTREPRISES DE BALZAC 135
du logis qui lui en faisait les honneurs avec sa faconde
habituelle. Le terrain en pente parut le frapper de stu-
peur, puis, bravement, il prit le parti d'en rire et Balzac
aussi. Enfin, pour avoir l'air aimable et faire au moins un
compliment, il s'arrêta devant un noyer gigantesque
situé au bout de la propriété et qui la limitait à cet
endroit.
« Quel bel arbre! s'écria-t-il.
— Vous ne pensiez pas si bien dire, mon cher Hugo,
répondit Balzac. Savez-vous ce que c'est que cet arbre-là?
— Ça, c'est un noyer.
— Oui, c'est un noyer, mais c'est aussi quinze mille
francs de rente.
— Allons donc!
— C'est comme j'ai l'honneur de vous l'annoncer.
— Il vous rapporte quinze mille francs de rente?
— Non, repartit Balzac, mais il me rapportera... Oui,
poursuivit le romancier, voici ce que c'est. En vertu
d'une vieille coutume qui se perd dans la nuit des
temps, tous les habitants du village sont tenus de dé-
poser leurs immondices au pied de cet arbre séculaire,
et personne n'a le droit de se soustraire à cet usage.
Jugez, mon cher, quelle quantité de richesses il y a amon-
celée là. Eh bien, ces richesses, je vais les exploiter. Ce
fumier, cet engrais, je vais le vendre, et on se le dis-
putera à prix d'or. Je vous dis : c'est quinze mille de rente
pour le moins que j'ai dans cette espèce de guano. »
Victor Hugo ne répondit rien, mais il regarda Balzac
en souriant. Quelques mois plus tard, rencontrant l'écri-
vain aux Champs-Elysées, il l'aborda :
« Eh bien, et votre guano ?
— Ah! mon cher, ne me parlez plus des Jardies, ni de
rien de tout ce qui touche à Ville-d'Avray. Je ne veux
plus mettre les pieds dans cette propriété de malheur, et
je vais la vendre. Savez-vous combien elle m'a coûté en
trois ans ? Cent mille francs ! »
Et c'était peut-être la meilleure spéculation de Balzac!
VII
Balzac auteur dramatique
Toute sa vie, Balzac aura eu ce que Léon Gozlan ap-
pelait « des soudainetés, des bouffées dramatiques ».
Depuis le premier jour où, dans sa mansarde de la rue
Lesdiguières, il brochait ce Croin\çell qui devait être « le
bréviaire des peuples et des rois », jusqu'à ses dernières
années où il s'était attelé à la comédie de Mer cadet,
Balzac aura senti par accès les morsures de oe démon du
théâtre qui arrive à posséder, à envoûter véritablement
tant d'écrivains.
A la vérité, dès le premier jour, ee qu'y voyait surtout
l'auteur d'Eugénie Grandet avec sa fabuleuse imagina-
tion, c'était bien moins une tribune d'où répandre des
vérités dans un immense public en lui parlant directe-
ment qu'une affaire comme celle des mines de Sardaigne
ou de l'épicerie colossale qu'il voulut un jour fonder. Le
théâtre pour lui, c'était déjà la pièce écrite pour Samson,
pour Frederick Lemaître ou pour Mme Dorval, la pièce
au succès mondial qui, d'un seul coup, porterait aux nues
son auteur en lui donnant une fortune immense.
A peine une idée dramatique — ou un indice d'idée dra-
matique — avait-elle jailli ,dans le cerveau de Balzac que
déjà son imagination prodigieuse l'avait accaparée et con-
vertie en galion. Dans ces moments-là il s'emparait du
premier ami qu'il rencontrait, du premier passant, de la
première personne venue, et il déroulait devant les yeux
effarés de son interlocuteur ses listes de chiffres, lui
dévoilant des pyramides de louis et des montagnes de
billets de banque.
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE
139
C'est ainsi qu'un jour, croisant dans une rue Henry
Monnier, il l'arrête :
« Mon cher, j'ai une idée de pièce pour Frederick! Ah!
quelle pièce ! Dix-huit tableaux pour la Porte Saint-
Martin ! Un succès assuré, un triomphe! Avec Frederick,
songe que c'est, au moins, cent cinquante représenta-
tions à cinq mille
francs l'une dans
l'autre, cela fait
sept cent cin-
quante mille
francs. Tu en ■
tends bien : sept
cent cinquante
mille franc s !
Maintenant, cal-
cule, à douze
pour cent . de
droits d'auteurs,
c'est plus de qua-
tre-vingt mille
francs de droits
qui me revien-
nent. Et je ne
parle pas des bil-
lets sur lesquels
Porcher — que j'ai déjà vu — avancera cinq ou six mille
francs; je ne parle pas de la brochure que je puis vendre
à dix mille exemplaires : à trois francs l'exemplaire, tu
vois ce que cela peut faire... »
Et, continuant sur ce ton, Balzac poursuit jusqu'au
bout son magnilique discours à la fin duquel il devait
se trouver à la tête de douze ou quatorze millions!
Henry Monnier l'avait écouté sans sourciller. Lorsque
Balzac eut terminé :
«Épatant! dit-il simplement. »
Et, avançant la main :
« Prête-moi eent sou« sur l'affaire. »
Balzac, par Hédouin
138 BALZAC
Toutes les entreprises dramatiques de l'auteur de la
Comédie humaine ont toujours été plus ou moins dans ce
goût-là.
Après le Cromwell de légendaire mémoire, Balzac de-
meura quelques années sans songer au théâtre; puis,
en 1834, la fièvre dramatique le reprit :
« Je vais passer deux mois à Sache, écrit-il à sa sœur,
où je me reposerai et me soignerai. J'y essaierai du
théâtre... Je commencerai par Marie Touchet, une fière
pièce où je dresserai en pied de fiers personnages. »
De cette fière pièce, il ne devait rester autre chose que le
titre. Désespérant de jamais l'écrire, Balzac avait prié un
de ses amis intimes, le comte Ferdinand de Grammont,
de 1' « écrire pour lui ». Le manuscrit de la main de M. de
Grammont, manuscrit malheureusement incomplet, fait
aujourd'hui partie de la collection du vicomte de Lo-
venjoul.
Quelques mois se passent. Il n'est plus question de
Marie Touchet, non plus que de Philippe le Réservé, une
€ grande tragédie », mais bientôt c'est une magnifique
comédie moderne, Richard cœur d'Èponge, qui doit
sauver le romancier de ses tracas. En 1837, il écrit à tout
le monde qu'il est en train de la composer, en 1840, il en
parle comme d'une chose faite : en réalité il n'en a pas
écrit une ligne!
Cependant, dans l'intervalle, en 1838, les affaires de
Balzac sont en si mauvais état que le romancier se décide
enfin à créer cette œuvre dramatique qui doit le tirer
d'embarras définitivement. Revenu de sa fameuse expé-
dition en Sardaigne, il s'installe aux Jardies, et bientôt,
il y amène un nouveau collaborateur. Cette fois, ce n'est
point un grand seigneur dans la manière du comte de
Grammont, c'est un pauvre hère nommé Lassailly, poète
crotté s'il en fut, que Balzac a rencontré chez un libraire
de ses amis et avec lequel il vient de passer un marché
fantastique. Lassailly, aux termes de ce traité, devient le
collaborateur attitré, unique de Balzac. Ce dernier s'en-
gage à le loger, à le nourrir, à l'éclairer, à l'habiller, à le
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE 139
blanchir. En revanche, Lassailly doit soumettre à son
collaborateur toutes les idées, tous les projets, tous les
plans d'ouvrages dramatiques qui lui passent par la tête.
Enfin, toutes les fois qu'on a besoin de lui, à quelque
heure du jour ou de la nuit que ce soit, il doit être sur le
pont, prêt à prendre la plume, à écrire sous la dictée ou à
composer.
Ravi d'avoir trouvé le bon gîte et la bonne table, Las-
sailly, triomphant, s'installe aux Jardies durant tout
l'été de cette année-là, mangeant, buvant, fumant à sa
guise. A ce régime excellent, il prend de l'embonpoint, il
s'endort peu à peu dans les délices de Capoue.
Ce farniente ne fait pas l'affaire de Balzac qui presse
son collaborateur, qui le tiraille, qui le bouscule, qui le
harcèle jour et nuit, mais plutôt la nuit que le jour. En
effet, suivant ses habitudes, l'auteur de la Comédie
humaine ne travaille que lorsque le soleil est couché, et
c'est vers minuit, une heure qu'il sonne avec rage à la
porte de Lassailly pour éveiller celui-ci.
Arraché à son sommeil, le malheureux poète saute à bas
de son lit, tout hébété encore, et à moitié habillé, se rend
en grognant dans le cabinet de Balzac qui l'interpelle
aussitôt :
« Allons! A la besogne! Qu'avez-vous tramé? »
Effaré, Lassailly se trouble, hésite, ànonne :
« Eh bien, voilà... je... je crois qu'on pourrait au
deuxième acte...
— Eh! Il s'agit bien du deuxième acte. Voyons. Et
le scénario du premier que vous deviez me donner ce
matin?
— C'est que... je ne l'ai pas...
— Comment ! Vous ne l'avez pas ! Et Frederick qui nous
attend, et Harel qui nous presse, et la Comédie qui me
talonne... Ah çà, à quoi pensez-vous? Hein, Lassailly, à
quoi pensez-vous? Vous dormez?...
Le fait est qu'exténué, Lassailly vient de se laisser
glisser sur une chaise et ronfle impitoyablement. Là-
dessus, cris, rumeurs, tempête de Balzac qui jure de se
l'iO BALZAC
défaire d'un collaborateur aussi pitoyable, qui menace de
le renvoyer à sa misère, et dont la voix de stentor épou-
vante le malheureux poète.
A la fin, voyant qu'il est incapable d'en tirer quoi que ce
soit, il le renvoie dans sa chambre, et Lassailly, la mort
dans l'âme, regagne, son bougeoir à la main, son excel-
lent lit.
« Courte trêve ! Une heure après nouveaux coups de
sonnette de Balzac venant fendre de haut en bas le som-
meil de l'infortuné Lassailly qui, réveillé en sursaut,
court, nu-pieds cette fois et en simple caleçon de tricot,
vers le cabinet de son auguste collaborateur. Là, le dia-
logue déjà échangé recommence entre Balzac toujours
éveillé comme un lion, et Lassailly, toujours assoupi
comme un loir. On devine que les résultats sont aussi
toujours les mêmes. Balzac veut à tout prix un drame.
Lassailly n'en découvre à aucun prix. Jusqu'à six fois
dans une nuit, l'excellent mais infécond collaborateur est
appelé par son chef littéraire (1) !... »
A la fin, malgré tous les avantages matériels dont il est
accablé et malgré son embonpoint qui tend à devenir
magnifique, Lassailly tombe sérieusement malade.
L'ébranlement nerveux de ces coups de cloche en pleine
nuit, de ces réveils de cauchemar, troublent son pauvre
cerveau de bohème affamé. Il veut partir, il veut fuir. En
vain. Balzac tente par tous les moyens de le retenir, en
vain lui annonce-t-il un ordinaire somptueux : rôti tous
les jours, légumes deux fois par jour, dessert à profusion,
café merveilleux, Lassailly ne veut plus rien entendre, il
s'évade une nuit pour se sauver dans le grand Paris où il
retrouve sa misère mais son repos...
Réduit à ses seules ressources, Balzac, malgré le tra-
vail dont il est accablé d'autre part, se met sérieusement
à l'ouvrage et compose d'une haleine cette pièce dont
l'idép n'a cessé de le hanter* Elle devait s'appeler pri-
mitivement la Première Demoiselle, puis la Demoiselle
(1) Léon i rozlun, o/j. cit.
BALZAC A.UTEUR DRAMATIQUE I 'i 1
de magasin. Enfin elle reçut le titre définitif de l'École
des Ménages.
Reste maintenant à faire jouer cette « tragédie bour-
geoise ». C'est, au fond, un drame très sombre, très noir,
qui ne peut guère convenir qu'à un théâtre de boulevard.
Le principal rôle, d'ailleurs, a été écrit pour Frederick Le-
maître, et ce dernier vient d'entrer à la Renaissance.
Balzac va voir le directeur de ce théâtre, Anténor Joly
qui se montre tout d'abord enthousiasmé. Voilà le
romancier aux anges qui suppute déjà les bénéfices fu-
turs et parle maintenant d'écrire pour le théâtre sans dis-
continuer :
« Je crois, écrit-il, que 15000 francs, somme de la prime
sur trois pièces en cinq actes, seraient une avance suffi-
sante... Je prendrai l'engagement de lire une pièce au
bout de deux mois et de la monter en deux mois; une
autre au bout de cinq mois; une autre au bout de huit
mois; en sorte que, dans l'année, l'épreuve serait
faite... »
Hélas! la lecture de Y École des Ménages a lieu le 26 fé-
vrier 1839, et la pièce est refusée. Balzac venait de passer
seize nuits et seize jours au travail, ne dormant que trois
heures sur vingt-quatre, il avait employé vingt ouvriers à
l'imprimerie pour faire composer et tirer en deux nuits la
brochure de sa pièce. Et tous ses beaux rêves étaient
encore une fois à l'eau! Et, le même jour, il apprenait que
les murs des Jardies venaient de s'écrouler par la faute
du constructeur qui n'avait pas fait de fondations! De dé-
sespoir et de rage, il jeta au feu les trente exemplaires
imprimés de sa « tragédie bourgeoise » ili...
Un autre se serait laissé abattre. Balzac résista, et,
comme il l'écrivait lui-même, « rebondit ». On lui refusait
une pièce, il allait en écrire trois autres! Dans la Presse
(1) Un seul de '-es exemplaires put être sauvé, et, à la suite
d'avatars sans nombre, parvint dans les mains du vicomte de
Lovenjoul qui permit de reconstituer entièrement cette très impor-
tante pièce de théâtre de Balzac, — importante mai» bien abracada-
brante et d'une psychologie de mélodrame.
142 BALZAC
du 11 mars 1839, Théophile Gautier annonçait que
« M. Balzac, que l'éditeur Souverain appelle, dans ses
réclames, le plus fécond de nos romanciers, sera bientôt
le plus fécond de nos vaudevillistes, car, outre YÉcole
des Ménages et une pièce en cinq actes qui a pour nom
les Mercadets, il a aussi fait pour Bouffé une pièce en
trois actes intitulée Richard Cœur d'Épongé, sans parler
d'un mélodrame destiné à la Porte Saint-Martin, qui s'ap-
pelle la Gêna, et qui fera pâlir les complications de la
Tour de Nesles... »
De toutes ces œuvres, Mercadet seul est parvenu jus-
qu'à nous. Cependant, au début de l'année 1840,
Balzac résolut de frapper un grand coup. Il alla trouver
Harel, le directeur de la Porte Saint-Martin, homme fort
spirituel mais alors totalement ruiné qui venait d'essayer
tous les genres dans son théâtre et se demandait avec
angoisse comment il pourrait couper la guigne, et il lui
proposa une pièce qui devait avoir ce titre magnifique et
prometteur : Vautrin. Sans qu'une ligne de l'œuvre fût
écrite, sans qu'un scénario fût même ébauché, Balzac
improvisa sous les yeux éblouis de Harel ce que serait son
drame futur. Le directeur fut transporté, et enfin, chance
inouïe ! accepta la pièce d'avance.
Aussitôt rentré chez lui, le romancier dépêche d'ur-
gence un mot à Théophile Gautier le sommant de se
rendre à l'instant même chez lui, Balzac, rue de Riche-
lieu, 104, dans la maison de Buisson, le tailleur, où il a
un pied-à-terre. Gautier accourt :
« Eniin, voilà Théo! Paresseux, tardigrade, dépêchez-
vous donc; vous devriez être ici depuis une heure...
Je lis à Harel demain un grand drame en cinq actes.
— Bravo!
— Oui, mais attendez : ce drame n'est pas fait.
— Diable! Alors il faut en remettre la lecture.
— Non, nous allons le bâcler cette nuit.
— Allons donc, c'est impossible!
— Ii n'y a pas d'impossible : j'ai une échéance très
chargée après-demain. Il faut absolument que la lecture
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE 143
ait lieu demain pour toucher des avances. Comprenez-
vous? >
Théo était abasourdi.
« Or, reprit Balzac, voici comment j'ai arrangé la chose.
Vous ferez un acte, Edouard Ourliac un autre, Laurent-
Jan le troisième, de Belloy le quatrième, moi le cinquième
et nous pourrons ainsi lire demain, comme il est convenu.
Un acte de drame n'a pas plus de quatre ou cinq cents
lignes; on peut faire cinq cents lignes de dialogue dans
sa journée et dans sa nuit.
— Mais enfin, s'écria Gautier, avez-vous au moins le
plan, connaissez-vous les personnages, l'action?
— Ah! s'écria Balzac avec accablement, s'il vous faut
le sujet, nous n'aurons jamais fini! »
Le fait est qu'en effet, la lecture n'eut pas lieu le lende-
main, mais quelques jours après seulement. Du reste, de
tous ses collaborateurs, Balzac n'avait conservé qu'un
seul, Laurent-Jan, auquel la pièce fut dédiée dans la suite.
Conçue et exécutée rapidement, la pièce fut reçue
d'emblée et entra en répétitions dès la fin de février 1840.
La première représentation fut fixée au 14 mars. Les
études durèrent donc trois semaines environ. Ces trois
semaines furent épiques. Dix fois, vingt fois, cent fois,
Balzac dut reprendre la plume pour raturer, refaire,
reconstruire, réduire ou allonger des scènes et des
actes entiers suivant l'humeur des comédiens.
« Un jour, raconte Frederick Lemaître(l), il m'écrivait :
« J'irai vous lire ce soir, à dix heures, notre nouveau dé-
nouement ; je crois que je suis dans les eaux de Molière
jusqu'au cou! »
« Le soir venu, il lisait; son dénouement était impos-
sible; et, quand je lui eus fait valoir mes raisons, il remit
tranquillement son manuscrit dans sa poche en disant :
« Bon je vais le refaire en rentrant! »
A côté de cette bonhomie, il avait la noble conscience
de son génie :
^1) Souvenirs, Paris, Ollendorff.
144 BALZAC
* C'est bien beau, Eugénie Grandet, lui disais-je un
jour, c'est aussi beau que Molière,
— C'est peut-être plus fort, me répliqua-t-il; Molière a
fait l'Avare, j'ai fait Y Avarice... »
Cependant ces changements continuels faisaient à
Balzac une vie efïarente.
« Sa fatigue, raconte Gozlun, avait pris un tel caractère
public que beaucoup de personnes sachant l'heure à
laquelle il traversait les boulevards pour se rendre chez
lui après les répétitions, attendaient son passage. Son
vaste habit bleu coupé carré, son gros pantalon cosaque
couleur noisette, son gilet blanc à la financière, et, sur-
tout son énorme chaussure formée de souliers dont on
voyait la langue de cuir passer sur le pantalon au lieu de
se cacher sous le bas du pantalon; tout cet accoutrement
deux fois trop ample pour lui, lourd, souillé de boue, —
car, avant l'ère du macadam, les boulevards étaient fort
sales sans l'être autant qu'aujourd'hui — disait le désordre
le trouble, l'effroyable bouleversement apportés dans sa
personne par les études dramatiques (I). »
On pense si tous ces détails faisaient du bruit parmi les
gens du boulevard. On ne s'abordait plus qu'en parlant
des répétitions de Vautrin qui passaient à l'état d'épopée.
On racontait un jour que, les tapissiers et décorateurs
n'étant pas payés, les représentations ne pourraient avoir
lieu; un autre jour, que l'un des acteurs, Mœssard, pré-
textant de l'honnêteté de sa vie privée, refusait de jouer le
rôle de Joseph Bonnet, vieille canaille à la solde de Vau-
trin! Les uns soutenaient que la pièce serait interdite, les
autres que Frederick Lemaître y serait sublime, d'autres
qu'il serait exécrable... Bref, l'attention publique était
surexcitée à son comble, et Balzac ni Harel ne pouvaient
faire un pas sans être happés par des dizaines de curieux
impatients d'avoir ce que nous appelons aujourd'hui « les
derniers tuyaux ».
Enfin le grand jour arriva. Balzac ne s'était pas con-
(1) L. Gozlan, op. cil.
BALZAC AUTEUB DRAMATIQUE
145
tenté de découper dans ses romans le personnage de
Vautrin, il avait recréé le type du point de vue drama-
tique, grandissant sa
silhouette, faisant de
ce rôle un rôle écra-
sant qu'un artiste
comme Frederick Le-
maître pouvait seul
aborder. Mais beau-
coup de parties do
ce rôle prodigieux
étant des plus péril-
leuses, Frederick re-
nouvela son audace
de V Auberge des
Adrets ayant résolu
de le jouer à moitié
en charge et il fallait
que le grand acteur
comme ses camara-
des fût soutenu par
les spectateurs. Il
fallait, en un mot
« faire la salle » avec
habileté pour cette
représentation extra-
ordinaire.
Balzac ne manqua
pas de se livrer à
cette opération in-
dispensable, mais il
s'y prit trop tôt. Pen-
dant le temps qui
s'écoula entre la dis-
tribution des billets
et la première, il se produisit un agiotage fou sur les
places. Les deux tiers au moins des billets passèrent des
ayants droit dans ceux d'acquéreurs sans scrupule qui
10
Frederick Lemaitre, dans le rôle
de Vautrin.
146 BALZAC
voulaient avoir du spectacle pour leur argent et qui
espéraient bien qu'un petit ou un gros scandale les
dédommagerait de leurs débours.
Cependant les trois premiers actes s'écoulèrent sans
protestations ni bruits d'aucune sorte. On les trouva
même, en général, assez languissants. Mais, soudain, au
quatrième acte, la tempête éclata. Lorsque Frederick Le-
maître apparut dans le costume baroque du général
mexicain Crustamente, avec son chapeau de plumes
blanches coiffé d'-un oiseau de paradis, son habit bleu de
ciel brodé d'or, son pantalon blanc et son sabre démesuré,
les rires et les quolibets éclatèrent de tous les côtés.
Mais où l'amusement du public devint delà stupeur et de
l'indignation, ce fut quand l'acteur ayant ôté son magni-
fique chapeau, découvrit un toupet pyramidal, un toupet
à la Louis-Philippe, outrageant et fantastique!
Le scandale fut énorme. Brutalement, le fils aîné du
roi qui était dans une loge d'avant-scène se retira en
faisant claquer les portes, des loges on protesta avec
fureur, aux fauteuils d'orchestre et au balcon, des
sifflets stridèrent. A partir de cette minute, ce fut la dé-
bâcle sans nom. La fin de la pièce fut à peine entendue,
sous les huées et les rires au milieu desquels elle
s'effondra.
Le lendemain, on lisait dans le Moniteur :
« M. le ministre de l'Intérieur a prononcé l'interdiction
du drame donné hier au théâtre de la Porte Saint-Martin,
sous le titre de Vautrin. »
Comme l'a raconté Edmond Biré, le coup était d'autant
plus sensible pour Balzac que ce dernier venait d'em-
prunter 17 500 francs sur les droits d'auteur futurs de son
drame! Quant à Harel, c'était la faillite imminente.
Dans ces conjonctures, Balzac, bien que très abattu,
trouva la force nécessaire pour tenter une démarche
auprès du ministre, M. de Rémusat, en compagnie de
Victor Hugo et de Harel. Quelques jours plus tard, il
s'alitait, pris d'une grosse fièvre. Cependant, la démarche
avait produit son effet. La semaine suivante, il reçut la
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE 147
visite de M. Cave, le directeur des beaux-arts, qui lui
apportait dans une enveloppe entr'ouverte quelques
billets de mille francs.
« Nous ne pouvons faire mieux, lui dit l'envoyé du
ministre.
— Et moi je ne puis accepter, répondit Balzac, car ceci
n'est pas une indemnité proportionnelle au tort qui m'est
fait, mais une aumône. »
M. Cave dut se retirer, promettant bien à l'écrivain que
l'atïaire aurait une suite. Est-il besoin d'ajouter qu'elle
n'en eut jamais?
A peine guéri, Balzac se remit à l'œuvre. De nombreux
travaux le sollicitaient alors, il dut interrompre pendant
plus d'une année ses essais dramatiques. Cependant il
pensait toujours, et plus que jamais au théâtre, et, à la
fin de 1841, il s'attelait à une nouvelle grande comédie, les
Ressources de Quinola.
L'Odéon avait alors à sa tête un directeur hardi jus-
qu'à la témérité, du nom de Auguste Lireux, qui aimait
l'aventure, les pièces difficiles à monter, et, nouveau
Balzac, voyait toujours des mines d'or dans les manus-
crits pour lesquels il s'enthousiasmait. On pense si un
pareil homme et l'auteur de la Comédie humaine s'enten-
dirent à merveille !
« Je vous apporte un chef-d'œuvre, lui annonce un jour
Balzac. »
Et, d'une traite, il lui conte le seénario de sa pièce.
« Bravo! s'écrie Lireux, vous nous lirez votre œuvre
lundi prochain au foyer du théâtre. »
Le lundi suivant, toute la troupe de l'Odéon, dont Marie
Dorval, était groupée au foyer sous la présidence de
Lireux pour entendre les cinq actes des Ressources de
Quinola.
Ce foyer de l'Odéon avait alors, aux dires de Gozlan,
une physionomie austère : « Point de tableaux, point de
meubles, si ce n'est une longue table, des fauteuils mas-
l'iK BALZAC
sifs, une pendule ennuyeuse portant sur sa tête une
sphère autour de laquelle l'aiguille d'or marquait quel-
quefois les heures. »
Dans ce décor un peu morne, au milieu de l'attention
générale très intéressée aux œuvres dramatiques de
l'auteur de Vautrin, Balzac déplia son manuscrit, et,
debout à l'extrémité d'une table, commença la lecture de
sa pièce. Auprès de la haute cheminée se tenaient Marie
Dorval, Léon Gozlan et Lireux.
« Pesante, d'abord, raconte Gozlan, embarrassée, la voix
de Balzac s'éclaircissait à mesure qu'il avançait dans sa
lecture; elle acquérait plus tard une sonorité grave, par-
faite, veloutée, et, enfin, quand elle était lancée et que la
passion arrivait à la suite du drame, elle obéissait alors
aux plus délicates intentions de la phrase, aux plus fugi-
tives ondulations du dialogue. C'était bien, presque aussi
bien qu'au théâtre; quelquefois même c'était mieux,
parce que c'était plus négligé, et, par conséquent, plus
humain (1). »
Balzac lut ainsi admirablement, au milieu de l'attention
générale et des applaudissements des spectateurs, les
quatre premiers actes des Ressources de Quinola.
Lorsque la dernière réplique du « quatre » fut lancée
et que l'enthousiasme des acteurs se fut manifesté une
fois encore, on vit Balzac s'arrêter, se moucher, s'essuyer
le front, puis, tranquillement, ramasser ses papiers.
« Et le cinquième acte? s'écrie-t-on de toutes parts.
— Le cinquième acte? Eh bien, mes enfants, je ne l'ai
pas encore fait, ou, plutôt, je ne l'ai pas encore écrit, mais
je vais vous le raconter. »
On se regarda d'un air stupéfait : lire une pièce qui
n'était pas achevée, était un spectacle inouï que contem-
plaient pour la première fois les murailles odéoniennes.
L'effet fut d'autant plus déplorable que Balzac, déjà
très fatigué par sa lecture, bafouilla bien plutôt qu'il ne
raconta cet acte assez court mais au milieu duquel il se
(1) Léon Gozlan, op. cit.
BALZAC AUTEUB DRAMATIQUE 149
noya lamentablement. Enfin, tant bien que mal, et plutôt
mal que bien, le romancier esquissa rapidement la der-
nière scène et se laissa tomber sur un fauteuil à sa por-
tée en poussant un ouf! de satisfaction.
Ce fut, autour de lui, le désarroi général. Bien com-
mencée, la journée s'achevait en défaite, et, déjà, les
gens du métier appréhendaient ce que serait cette œuvre
vue aux feux de la rampe. En tous cas, Mme Dorval
déclara qu'elle ne voyait décidément pas de rôle pour
elle dans la pièce... « Ceci dit, elle noua les brides de son
chapeau avec sa pétulance habituelle, donna deux petits
coups secs aux flancs de sa robe, toute chiffonnée par la
longue séance, fourra ensuite ses deux mains toujours
fébriles dans son manchon de renard gris, salua et sor-
tit. »
Et, comme il fallait toujours qu'il y eût quelque chose
d'extraordinaire dans les moindres actes de la vie de
Balzac, on aperçut, qui sortait à la suite de Mme Dorval,
une dame impénétrablemcnt voilée, que personne ne
connaissait, qui s'était faufilée là pendant la lecture de
la pièce, et sans faire un mouvement, avait assisté à toute
la scène !...
Cependant, malgré cette mésaventure, si violent était le
désir de Lireux de représenter quelque chose de l'auteur
de Vautrin qu'il lui accepta sa pièce, et, avant même que
l'œuvre fut terminée, décida que la première répétition
aurait lieu dans deux jours.
« Où vous envoie-t-on les bulletins de répétition?
demanda-t-il.
— Oh! repartit vivement Balzac, j'ai toutes sortes de
bonnes raisons en ce moment pour cacher ma demeure.
— Mais encore...
— Eh bien, voilà. Avez-vous un garçon de bureau
intelligent?
— Pourquoi çà?
— Vous allez voir. Vous donnerez à ce garçon mon
bulletin. Muni du papier, il ira aux Champs-Elysées...
— Mais...
150 BALZAC
— Laissez-moi parler. Là, il se dirigera vers l'Arc-de-
Triomphe, et au vingt-cinquième arbre à sa droite, il
s'arrêtera. Il verra là un homme qui fera semblant de
regarder un oiseau dans les branches.
— Mais...
— Cet homme, poursuivit Balzac imperturbablement,
ce sera moi. Votre garçon s'approchera de moi et me
dira : « Je l'ai. » Je lui répondrai : oc Puisque vous l'avez,
qu'attendez-vous? » Sur cette réponse et sur cette
réponse seule, votre garçon me donnera son bulletin. »
Complètement ahuri par une pareille extravagance,
Lireux s'inclina, pensant à part lui qu'il avait affaire à un
fou.
Ce fut bien autre chose lorsque, les répétitions com-
mencées, on s'occupa de la première.
« Mon petit, dit Balzac au directeur de l'Odéon, j'ai la
prétention d'innover. D'abord, je veux toute la salle pen-
dant les trois premières représentations de Quinola.
— Eh bien, et moi?
— Vous, vous aurez la moitié dans les bénéfices qui
seront énormes, prodigieux. En outre, je ne veux plus de
claqueurs.
— Mais le pourtour, les étudiants...
— Il n'y aura plus de pourtour, plus d'étudiants. Au
pourtour, seront les chevaliers de Saint-Louis, à l'or-
chestre les pairs de France, aux avant-scènes, les ambas-
sadeurs et ministres plénipotentiaires, aux secondes
galeries, les députés et les grands fonctionnaires; aux
troisièmes galeries, la finance. »
Lireux était abruti :
Et les journalistes? Où les placerez-vous?
— Les journalistes, ils paieront leur place.
— Vous croyez qu'ils passeront au bureau!
— Il n'y aura plus de bureau?
— Comment, il n'y aura plus de bureau?
— Je veux dire, répondit Balzac, que les billets seront
pris v^hez moi. On ouvrira les bureaux pour la forme, et
voila tout.
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE 151
— Je crains, balbutia Lireux, que si vous négligez d'en-
voyer aux journalistes les places auxquelles ils ont droit...
— Encore une fois, pardon, mon cher, répondit Balzac
avec autorité, j'en ai fini pour toujours avec les journa-
listes. C'est entre nous une guerre de sauvages; ils
veulent me scalper à la manière des Mohicans, et moi je
veux boire dans leur crâne à la manière des Muscogulges. »
Ces conditions posées. Balzac s'occupa activement de
préparer sa salle :
« Je voudrais savoir, écrit-il à Mlle Sophie Koslovski,
l'adresse de la princesse Constantine Razumovska, pour
savoir si elle veut une loge à la première de Quinola.
Sachez, de votre côté, si les deux princesses Troubetskoï
en veulent; si la comtesse Léon, si la comtesse Narish-
kine, etc. En tout, sept loges; il faut que je sache si on
les veut premières fermées ou premières découvertes. Je
veux mettre les belles femmes en avant... Entre nous, les
premières fermées sont de 30 francs la place, les pre-
mières découvertes de 25 francs, les deuxièmes décou-
vertes ne sont que de 20 francs... Allons, Sophie, à
l'œuvre ! ça chauffe! ça brûle !... »
Quelques jours plus tard, nouvelles recommandations :
« Les premières découvertes de quatre places sont de
cent francs la loge, et tout le monde veut être là. Mais la
place fashionable où sont les Aguado, les Rothschild, les
Doudeauville, les Castries, c'est la loge des premières
fermées parce que l'on y est chez soi. La place là est de
trente francs... »
Ne dirait-on pas le boniment d'un saltimbanque raccro-
chant les passants? Tout Paris ahuri pouvait ainsi con-
templer Balzac passé marchand de billets et vendeur de
programmes! Et ce n'était pas chez lui calcul d'avidité.
Comme le note très justement M. G. Ferry, c'était crainte
d'être exploité par les intermédiaires, de passer encore
une fois pour dupe.
Aussi le voyait-on quitter les répétitions pour aller
s'installer lui-même à la place du buraliste.
Se présentai L-on pour acheter une loge :
152 BAL/. \f.
« Trop tard, répondait l'écrivain, j'ai vendu la dernière
à la duchesse de Doudeauville.
— Mais nous mettrions n'importe quel prix!
— Pour dix mille francs, je ne pourrais vous avoir un
strapontin. ■»
Le manège réussit admirablement les premiers jours,
on s'arrachait les places. Et puis le bruit courut qu'il n'y
avait décidément pas moyen d'avoir quoi que ce soit pour
les dix premières représentations. On alla jusqu'à racon-
ter que Balzac avait refusé une place au duc de Nemours!
Alors la curiosité se lassa, les gens en prirent leur parti.
On se décida à attendre le sort de la pièce et à ne retenir
de places que pour les représentations suivantes. En
sorte que le 19 mars 1842, lorsqu'arriva ce jour tant
attendu par Balzac, les rares spectateurs qui pénétrèrent
dans la salle de l'Odéon brillamment illuminée la trou-
vèrent à peu près vide. Disparus, les chevaliers de Saint-
Louis! Envolées, les jolies femmes! Absents les pairs de
France! Inexistants les financiers! Seul le public ordi-
naire de ces solennités, quelques personnes du monde
mêlées à beaucoup de journalistes, à des acteurs, des
actrices, des habitués des premières.
Amusante, habilement faite, fort bien jouée, la pièce
eût dû réussir. Elle échoua lamentablement. On s'atten-
dait à une comédie moderne, on était en présence d'un
drame sous Philippe II! Déroutés, les spectateurs se
fâchèrent. Les sifflets partirent de tous les coins de la
salle, mêlés aux plaisanteries, aux quolibets, aux « emboî-
tages » de toute espèce. L'actrice chargée du rôle prin-
cipal, Héléna Gaussin, se méprenant sur le caractère
d'applaudissements ironiques qui la saluaient, dit à
Lireux en sortant de scène :
« Hein! Vous avez vu comme je les ai empoignés!
— Ah! madame, répondit Lireux, ils vous l'ont bien
rendu ! »
Dans les couloirs, à la sortie, on chantait à tue-tête :
C est M. de Balzac
Qui a fait loin ce mie-m.ic...
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE
153
Quant à l'auteur, personne ne l'ayant aperçu de la soi-
rée, on se mit à
sa recherche. A la
fin, on le décou-
vrit à une heure
du matin : installe
au fond d'une bai-
gnoire, il y ron-
flait superbement.
On eut toutes les
peines du monde
à l'éveiller et à le
mettre dans un
liacre qui le ra-
mena chez lui.
Décidément le
romancier de la
Comédie humaine
n'avait pas de
chance au théâtre.
Cette guigne noire
d'auteur drama-
tique, cette gui-
gne fatale, il de-
vait se sentir
poursuivi par elle
jusqu'à la fin de
sa vie puisque la
seule pièce vrai-
ment remarquable
sortie de sa plume,
Mer cadet, ne vit
le jour qu'un an
après la mort de
l'écrivain! Cepen-
Balzac, par A. Modin. (Musée Balzac.)
154 BALZAC
dant il continua — et très régulièrement, à produire
pour la scène.
Ce fut, d'abord, le 26 septembre 1843, une grande picrs
en cinq actes, Pamêla Giraud, sombre mélo bâti selon la
formule, qui fut donnée à la Gaieté où elle échoua. Bien
que le nom seul de Balzac figurât sur l'affiche, celui-ci
s'était octroyé, ou, plutôt, on lui avait octroyé deux
collaborateurs, vieux routiers de théâtre, Bayard et
Jaime, qui, bien que charpentiers émérites, n'empê-
chèrent point la chute de l'œuvre. Il semble, au reste,
que Balzac se soit assez peu soucié du sort de cet ouvrage
dramatique. Au moment de la première représentation, il
se trouvait à Saint-Pétersbourg, et ses lettres d'alors à
Mme Hanska ne témoignent qu'une faible irritation des
sarcasmes dont la presse (à l'exception de Théophile
Gautier) l'accabla. Il y voulait voir la vengeance exercée
contre lui par tous ceux qui s'étaient sentis visés dans sa
Monographie de la Presse parisienne parue six mois
auparavant.
Revenu à Paris, Balzac écrit à Mme Hanska le 6 fé-
vrier 1844 : « J'ai trouvé en déjeunant, l'idée d'une jolie
comédie en trois actes; je vous dirai si je la fais, v Cette
jolie comédie, c'est Prudhomme en bonne fortune.
Balzac avait été très frappé par la magistrale caricature
d'Henry Monnier dont le Joseph Prudhomme lui parais-
sait une création vraiment géniale et surtout vraiment
représentative de la bourgeoisie de Louis-Philippe. Aussi,
maintes fois, voit-on passer et repasser, soit dans son
œuvre, soit dans ses projets d'œuvre, ce nom de Prud-
homme : Prudhomme en bonne fortune, la Conspiration
Prudhomme, Sophie Prudhomme, etc.. Aucune de ces
pièces ne fut, semble-t-il, écrite. Seul il paraît bien que
le scénario de la première fut ébauché et soumis à Poir-
son,le directeur du Gymnase, auquel il avait souri, mais,
pour une de ces raisons mystérieuses qui gouvernent le
monde du théâtre, la pièce ne fut jamais jouée ni peut-
être écrite.
En 1847, nouvel essai infructueux. Balzac, toujours
BALZAC AUTEUR DRAMATIQUE 1 .r).r,
par le même procédé, conte, un jour, à Hostein, direc-
teur du Théâtre Historique qui venait de s'ouvrir, le
scénario « d'un drame magnifique », Pierre et Catherine,
qui est l'évocation de toute la Russie. Hostein s'emballe,
Balzac promet, puis il repart lui-même pour Saint-Péters-
bourg et semble oublier sa promesse.
A peine est-il de retour à Paris, Hostein se présente
chez lui :
« Et mon drame?
— Votre drame? Le voilà. »
Et Balzac montre un manuscrit sur lequel se détache ce
titre : Gertrude, tragédie bourgeoise, en cinq actes et en
prose. La pièce russe s'étaitmuée enunetragédiefrançaise !
Quelques jours plus tard, la pièce était lue à Hostein
et aux acteurs. Mme Dorval faisait la moue et demandait
des modifications à son rôle. Conciliant, Balzac accordait
tout ce qu'on voulait et changeait même le titre en celui
de la Marâtre sous lequel la pièce était représentée le
25 mai 1848. Ce fut un succès de presse énorme, et, si les
conditions politiques avaient été plus favorables (on était
au lendemain de l'envahissement de l'Assemblée natio-
nale, à la veille des journées de juin) il est probable
que Balzac aurait connu enfin le gros succès d'estime et
d'argent après lequel il courait depuis si longtemps au
théâtre. Et, pourtant, la pièce avait été assez faiblement
jouée : pour une raison ou pour une autre, Mme Dorval et
Mélingue avaient dû abandonner leurs rôles, et les
acteurs étaient absolument insuffisants.
Cependant, nous l'avons dit, le succès de presse fut
énorme. Théophile Gautier, en vieux camarade de l'auteur,
poussait un chant de triomphe dans la Presse, et Armand
de Pontmartin écrivait dans l'Opinion Publique :
« Même avec ses défauts, la Marâtre est une œuvre
très remarquable. La Harpe a dit de Bajazet que c'est une
tragédie de second ordre écrite par un homme du pre-
mier. On peut dire de la pièce de M. de Balzac que c'est
un mélodrame du boulevard écrit par un homme capable
de créer de grands et beaux drames. »
156 BALZAC
Il est probable que sans sa mort prématurée, Balzac
aurait enfin connu cette gloire théâtrale qui le hantait si
fort. Depuis près de cinq ou six ans, il travaillait à une
pièce qu'il appelait tantôt le Spéculateur, tantôt le Fai-
seur et qui est restée sous le nom de Mercadet. Au mois
d'août 1848, profitant du succès de la Marâtre, il présen-
tait sa nouvelle œuvre au Théâtre-Français qui la rece-
vait à l'unanimité le 17 août. Et puis, le romancier étant
parti à Vierzchovvnia, dans l'Ukraine, les comédiens
regrettèrent ce qu'ils avaient fait et le 14 décembre de la
même année, firent annoncer que « le Faiseur, de
M. H. de Balzac, était reçu à correction ». Averti de cette
perfidie, Balzac écrivit aussitôt à son ami Laurent-Jan
d'offrir la pièce à Frederick Lemaître. Celui-ci ayant
quitté la Porte Saint-Martin ne sut que faire de l'œuvre,
et Hostein qui l'avait demandée pour son Théâtre-Histo-
rique, ne voulut plus la monter ensuite sans des modifi-
cations profondes ! Cette fois, Balzac se fâcha et défendit
de faire aucune coupure à Mercadet. Une si belle ténacité
n'eut pas sa récompense. Ce ne fut que le 23 août 1851,
un an presque jour pour jour après les obsèques de
Balzac, que le théâtre du Gymnase donna la première
représentation de Mercadet le Faiseur. Ce chef-d'œuvre
obtint un succès éclatant et prit les proportions d'un
véritable triomphe. Hélas! Tout le monde était là, depuis
les chevaliers de Saint-Louis, jusqu'aux ambassadeurs,
tout le monde, sauf le pauvre écrivain foudroyé en pleine
gloire!
VIII
Madame Hanska
Le roman de Balzac et de Mme Hanska débuta comme
tous les romans vécus par l'auteur de la Comédie
humaine, c'est-à-dire par une lettre d'admiration qui lui
fut spontanément écrite par sa future femme du fond de
la ville lointaine d'Odessa et qui lui parvint le 28 fé-
vrier 1832. Cette lettre, signée l'Étrangère, et qui fut
adressée à Balzac chez le libraire Gosselin à Paris, n'a
jamais été retrouvée, — et Dieu sait pourtant si M. de
Lovenjoul, l'acharné balzacien, mit de l'àpreté dans la
recherche de ce précieux document!
En tous cas, l'on sait par Balzac qui l'a lue et relue
cent fois ainsi que par tous ceux auxquels il en a parlé,
qu'elle contenait avec l'expression d'un sentiment admi-
ratif pour le grand écrivain, des reproches au sujet de la
Peau de Chagrin que l'on jugeait beaucoup trop réaliste.
On conjurait l'écrivain de revenir à la source de son ins-
piration antérieure, de laisser là l'ironie et le scepticisme
pour faire preuve encore de délicatesse dans le sentiment
et de raffinement dans la casuistique amoureuse.
« Balzac, dit Spoelberch de Lovenjoul dans le remarquable
ouvrage, un Roinanld' Amour (1) qu'il a consacré à cette
passion, demeura longtemps préoccupé de ces conseils,
et surtout de celle qui les lui adressait. Alors qu'il était
prêt à publier chez Gosselin le premiervolume des Contes
drolatiques, dont l'impression fut terminée en mars 1832,
la coïncidence de la mise en vente d'une œuvre si rabe-
(1) Galmann-Lévy, éditeur.
15 8 BALZAC
i
laisienne avec la réception d'avis d'une nature aussi dif-
férente lui causa quelque ennui. »
Un instinct secret l'avertissait-il de la place énorme
que cette étrangère anonyme allait tenir dans sa vie?
Toujours est-il qu'après avoir montré cette première
lettre à différentes personnes de son entourage, en parti-
culier à Mme Carraud, il cessa tout à coup de parler de sa
belle inconnue, encore qu'il continuât à recevoir réguliè-
rement de ses nouvelles.
Ces premières lettres dans lesquelles sa correspondante
ne se démasquait point, mais se plaisait, au contraire, à
s'entourer de mystère et à dépister les recherches, sont
plutôt de longues homélies sentimentalo-romanesques
dans le goût de l'époque et d'une imagination féminine
passionnée, et l'on s'étonne vraiment de l'impression pro-
fonde qu'elles produisirent sur le romancier. Du reste, il
lui fut loisible bientôt de deviner le désir secret de sa
correspondante, de recevoir à son tour des lettres de lui-
même. A la fin d'un billet, elle brûla ses vaisseaux :
« Un mot de vous dans la Quotidienne me donnera-
l'assurance que vous avez reçu ma lettre et que je puis
vous écrire sans crainte. Signez-le : A VE — h. B. »
Ainsi les deux amoureux allaient inaugurer la petite
correspondance sentimentale de la quatrième page des
journaux!
De plus en plus intrigué, Balzac s'empressa de déférer
au désir de l'étrangère et, dans le numéro du 9 dé-
cembre 1832 de la Quotidienne, on peut lire à la fin des
faits-divers ces quelques lignes :
« M. de B. a reçu l'envoi qui lui a été fait; il n'a pu
qu'aujourd'hui en donner avis par la voie de ce journal et
regrette de ne pas savoir où adresser sa réponse. »
« .4 VE. — h. de B. »
De plus en plus romanesque, l'aventure revêt alors un
caractère extraordinaire qui dut frapper profondément
un esprit impressionnable comme Tétait Balzac. Cette
étrangère, cette femme dont il ne sait rien, dont il ignore
MADAME HANSKA 159
le nom et l'adresse, qui, cependant, est une de ses admi-
ratrices, qui suit pas à pas sa production littéraire, qui
avoue vivre constamment en pensée avec l'écrivain, va
lui révéler tout à coup d'une façon tangible cette sorte de
mystérieuse télépathie à laquelle croyait fermement Bal-
zac. Au moment où il fait paraître son annonce dans la
Quotidienne, une idée le hante, le harcèle. Il l'a sentie
grandir en lui au fond de son àme il y a peu de jours, et
déjà il caresse en imagination toute la beauté de l'œuvre
qu'il a résolu de créer. Cette idée, c'est celle du Médecin
de Campagne qui lui apparaît tout à coup, le roman évan-
gélique qu'il médite d'écrire. Or, voici qu'en réponse à sa
note de journal, un livre envoyé du fond de l'Ukraine
cette fois lui parvient, de la main même de cette étran-
gère : une édition de V Imitation de Jésus-Christ reliée
en maroquin vert.
Par quelle concordance inouïe de pensée, par quelle
mystérieuse similitude le cerveau de cette femme et le
sien ont-ils à des centaines de lieues de distance commu-
nié un instant dans la même idée? Balzac se le demande
avec angoisse, et un désir fou le prend, cette fois, de
connaître enfin ce sphinx des steppes qui vient de se ré-
véler à lui d'une façon si étrange.
Sa curiosité va être bientôt satisfaite. Le 8 janvier 1833,
il reçoit une nouvelle lettre de l'étrangère qui l'informe
qu'elle quitte la Russie, va se rapprocher de la France et
lui annonce que, d'ici peu de temps, elle lui indiquera un
moyen de correspondre librement avec elle. « en comp-
tant toutefois sur votre parole d'honneur de ne pas cher-
cher à connaître la personne qui prendra vos lettres ».
En effet, quelques semaines plus tard, M. et Mme de
Hanski quittaient la Russie à destination de la Suisse,
emmenant avec eux leur fille, Mlle Borel, l'institutrice de
cette dernière, et deux parentes, Séverine et Denise Wy-
lezynska. Bientôt toute la petite troupe arrivait à Genève.
Descendante d'une des grandes familles de la Pologne,
la comtesse Eveline (dite Eve) Rzewuska, était née au
château de ses parents, dans le gouvernement de Kiew,
160 BALZAC
selon les uns le 25 décembre 1803 et selon les autres le
25 décembre 1805. Elle était née au milieu d'une famille
nombreuse composée de trois frères et de trois sœurs
« qui. nous dit M. de Lovenjoul, presque tous jouèrent un
rôle marquant soit en Russie, soit même en France (1). »
En 1818. Eve épousait M. Venceslas de Hanski, lequel
était un mari de vingt-cinq ans plus âgé que sa femme,
mais extrêmement riche. Il passait la plus grande
partie de sa vie au milieu de ses immenses domaines
d'Ukraine, dans son château de ^"ierzchownia, et sa
jeune femme le suivit dans cette contrée perdue, en une
demeure presque solitaire, où elle dut beaucoup souffrir
et beaucoup pleurer.
La maternité aurait pu être pour elle une grande dis-
traction. Malheureusement, des cinq enfants qu'elle eut,
elle ne conserva qu'une fille qui reçut le prénom d'Anna.
Il semble, du reste, qu'elle reporta sur cette enfant tout
l'amour désespéré qu'elle aurait pu vouer aux autres, et,
jusqu'au jour du mariage de celle-ci avec le comte Mnis-
zech, le 13 octobre 1846, elle ne cessa de l'accabler de
ses soins et de son dévouement maternels.
« Belle, intelligente, cultivée, remarquablement doué<
au point de vue littéraire, dit encore M. de Lovenjoul, la
comtesse Eve chercha et trouva dans la lecture une res-
source suprême contre l'ennui de son intérieur morose el
vide (2). »
Entre tous les écrivains français qu'elle dévorait, Bal-
zac devint vite son préféré. Elle aimait tout de lui : l'ima-
gination et la passion, la délicatesse et la psychologie.
Elle avait senti, du fond de son désert, que celui-là était
une grande âme et qu'à coup sûr il la comprendrait. Et
voilà comment elle s'était résolue à ce coup de tête d'é-
crire à Balzac, tout en gardant un prudent anonymat au
cas où le caractère de l'écrivain ne répondrait pas dans la
réalité à l'image qu'elle s'en était faite.
(I) Un Roman d'Amour, p. 14.
lbid.t p. 21.
*^"s&*~
11
162 BALZAC
Fut-ce elle-même qui prit la plume pour expédier sa
première missive? Il semble que non. Du moins, très
ingénieusement, Spoelberch de Lovenjoul établit une
hypothèse d'après laquelle Mme Hanska aurait, pour cette
première et unique fois, cédé la place à l'institutrice de sa
fille, à cette demoiselle Henriette Borel, laquelle était
originaire de Neuchàtel, ville où Balzac et sa correspon-
dante se rencontrèrent plus tard pour la première fois.
Quoi qu'il en soit, on voit dans quelles conditions s'a-
bordaient ces deux êtres. Balzac, affamé d'amour, ayant
besoin d'une àme à laquelle se confier, mais ne voulant
se donner qu'à bon escient et être sûr d'être payé de
retour. Mme Hanska aussi désireuse d'être aimée mais
aussi prudente de son côté, aussi craintive de retrouver
une union illégale mal assortie comme l'était l'union de
son propre ménage.
La prudence, voilà, en effet, le trait caractéristique de
ces amours à leur origine. De part et d'autre, on s'ob-
serve, on réfléchit, on se laisse deviner plutôt qu'on ne
se donne. Mais l'un et l'autre vont bientôt se connaître.
Mme Hanska a fait choix de Neuchàtel comme lieu de villé-
giature, où son mari a loué la maison Andrié sise en face
de l'hôtel du Faubourg ou hôtel Fauche, entouré d'un
grand jardin. Auprès de cette demeure, est une belle pro-
menade publique qui s'avançait alors au-dessus du lac,
en promontoire. Ce fut là qu'eut lieu la première entre-
vue. Balzac était descendu à l'hôtel du Faubourg, les
deux correspondants vivaient ainsi côte à côte et purent
convenir de l'endroit et de l'heure où ils se verraient.
Deux versions existent, dit en substance Spoelberch de
Lovenjoul, sur cette entrevue initiale. D'après la pre-
mière, Balzac serait arrivé à Neuchàtel sans avoir d'autre
indication que la promenade du Faubourg et l'heure du
rendez-vous. Il serait arrivé sur la promenade, dévisa-
geant toutes les personnes qui s'y trouvaient et aurait été
reconnu par Mme Hanska qui avait à la main un livre du
romancier. Très émue, la jeune femme aurait laissé tom-
ber ce livre, l'écrivain se serait précipité vers elle, et
MADAME HANSKA 163
dans un double cri : « Eve! Honoré! » aurait jailli le pre-
mier élan de leur cœur (1).
D'après l'autre version, Mme Hanska aurait été stupéfiée
par l'aspect vulgaire de Balzac, et une désillusion pro-
fonde se serait emparée de son àme. Mais avec adresse le
romancier aurait su, par sa conversation étincelante,
faire oublier ce premier mouvement.
Dans tous les cas, nous possédons aujourd'hui, grâce
aux admirables recherches de Spoelberch de Lovenjoul.
un document probant qui nous permet de juger de l'en-
thousiasme dans lequel cette première entrevue plongea
Balzac. Ce document est une lettre adressée, à son retour
à Paris, par l'auteur d'Eugénie Grandet à sa sœur Laure.
On y voit que Balzac, à la suite des journées de Neu-
châtel, se trouvait dans la joie la plus profonde. Il était
grisé d'amour et de bonheur, sa lettre déborde de vie et
d'enthousiasme :
« Je suis heureux, très heureux, en pensées, en tout
bien tout honneur encore.... Nous avons vingt-sept ans,
nous sommes belle par admiration, nous possédons les
plus beaux cheveux noirs du monde, la peau suave et
délicieusement fine des brunes, nous avons une petite
main d'amour, un cœur de vingt-sept ans, naïf; enfin c'est
une vraie madame de Lignolles, imprudente au point de
se jeter à mon cou devant le monde.
« Quant au mari, il ne nous a pas quittés pendant cinq
jours d'une seconde! N'importe, le val de Travers est
ravissant et le lac de Bienne admirable. C'est là, tu
penses bien, que nous avons envoyé le mari s'occuper du
déjeuner; mais nous étions en vue et alors, à l'ombre d'un
grand chêne, s'est donné le furtif premier baiser de
l'amour. Puis, comme notre mari s'achemine vers la
soixantaine, j'ai juré d'attendre, et elle de me réserver
sa main, son cœur! »
Ainsi voilà Balzac transporté au septième ciel. Il a fait
la conquête de la femme, il a fait celle du mari, il s'est
(1) Spoelberch de Lovenjoul, op. cit., p. 76.
164 BALZAC
promené dans la pittoresque ville de Neuchâtel avec ce
couple respectueusement envié et salué par toute la
société élégante. 11 se promet d'aller voir ses amis en
Russie, il ira visiter l'Ukraine qui est admirable, le Cau-
case « qui est l'Italie de l'Asie ». Peut-être même
Mme Hanska pourra-t-elle obtenir un permis de résider
en France, et le couple viendra-t-il à Paris. Mais pour
que tous ces beaux projets se réalisent, il faut travailler,
travailler encore, travailler toujours, payer les dettes,
écrire, créer, remplir ce tonneau des Danaïdes sans fond,
besogne à laquelle il s'épuise.
Aussi Balzac quitte-t-il à regret cette ville hospitalière
de Neuchâtel dont le souvenir demeurera désormais
impérissable dans sa mémoire et revient-il en hâte dans
la capitale.
Tout ceci se passait au mois d'octobre 1833. Deux mois
plus tard, Balzac n'y peut tenir davantage, et, une fois
encore, il reprend le chemin de la Suisse.
Après son séjour à Neuchâtel, la famille Hanski s'était
fixée à Genève, au Pré-Lévêque, pour tout l'hiver de 1833
à 1834. Ce fut là qu'ils se retrouvèrent une fois de plus à
la fin de décembre. Le romancier devait y demeurer
exactement six semaines : il revint à Paris le 8 février
1834 seulement.
Que ces semaines lui parurent rapides! Mme Hanska et
lui parcoururent dans tous les sens les environs délicieux
de Genève, s'arrètant ici et là, au hasard de leurs prome-
nades, retenus tantôt par un souvenir, tantôt par l'image
de ceux qui avaient vécu sur les bords du plus littéraire
et du plus célèbre des lacs.
C'est ainsi qu'ils connurent, visitèrent et admirèrent
ensemble cette villa Diodati où avait aimé et souffert
lord Byron. La maison était alors silencieuse. Le gardien
leur en ouvrit les appartements meublés avec simplicité,
mais où s'évoquent tant d'ombres chères au romantisme.
Mme Hanska admira tout particulièrement la vue splen-
dide que l'on a du grand salon Louis XVI blanc et clair
qui donne sur le lac :
166 BALZAC
« Après les vignes en pente, c'est le lac aux teintes
changeantes que sillonnentles barques aux voiles latines,
c'est la rive opposée avec ses bois revêtus de mille
nuances, et c'est enfin le Jura couvert de neige. Plus à
gauche, c'est Genève avec son port largement ouvert,
Genève que la vieille cathédrale de Saint-Pierre cou-
ronne (1). » Ensemble ils furent émus, ensemble ils sou-
pirèrent, ensemble ils pleurèrent. Puis, soudain, une
bouffée de joie immense envahit l'àme de Balzac, une
poussée de sève et de vie circula à travers son être. Il
lâcha le bras de MmeHanska retenue en admiration devant
le paysage, et, s'élançant dans le grand salon désert, il y
esquissa un pas de galop.
Le retour fut délicieux, et, à partir de ce jour, les pro-
menades autour de la ville reprirent de plus belle. On vit
les deux voyageurs le long des quais du Rhône, sur la
terrasse des Bastions d'où l'on domine la plaine de Plain-
palais, dans l'île de Jean-Jacques, le long du Léman, ou
encore dans ces rues tortueuses du vieux Genève qui
s'enroulent de façon si pittoresque autour de la cathé-
drale. Balzac parlait et Mme Hanska était grisée par cette
surabondance d'images, par cette puissance verbale et
par cette afflux d'idées qui subjuguait tous ceux qui en-
tendaient le romancier. Balzac se taisait, et une même dou-
ceur infinie les pénétrait l'un et l'autre de se sentir là,
tout près, lorsqu'ils s'étaient désirés aussi loin...
Cependant, il fallut se séparer. Talonné par ses tra-
vaux, avide de reprendre son collier de misère, Balzac
s'en fut à Paris, laissant à Genève le ménage Hanski
lequel se rendit en Italie, puis retourna dans l'Ukraine
après un assez long séjour à Vienne. Le romancier avait
promis de venir dans la capitale autrichienne avant que
ses amis s"enfuyassent en Russie. Il ne put tenir sa pro-
messe, et ce fut seulement l'année suivante en mai 1835
qu'il rejoignit l'étrangère dans cette même ville. Il lui
apportait le manuscrit de Seraphita laquelle est dédiée à
(1) Henry Bordeaux, Vie* intimes. Paris, Fontemoing, éditeur.
MADAME HANSKA 107
Mme Hanska. Il lui apportait aussi tout ce qu'il ne pouvait
exprimer dans les lettres sans nombre qu'il lui adressait :
un cœur pur et ardent, une foi profonde, un amour sin-
cère et enthousiaste, toujours le même. Ils vécurent là
encore à Vienne des journées poignantes dont le souvenir
devait demeurer à jamais gravé dans leur mémoire.
Cependant Balzac ne continuait pas moins à abattre de
la copie, pris qu'il était dans l'effroyable engrenage de la
Comédie humaine. Sous les yeux presque de celle qu'il
aimait, de son ange adoré, il poursuivait infatigablement
sa tâche en forçat du travail, et, bientôt, il dut encore
s'arracher des bras qui voulaient le retenir pour retourner
dans Paris, son « désert d'hommes » tandis que la com-
tesse repartait pour l'Ukraine, « son désert de blé ».
Infatigablement aussi reprit leur correspondance. Nous
n'avons pas la prétention de la résumer ici. C'est l'histoire
entière, au jour le jour, de la vie de Balzac, ce sont ses
efforts et ce sont ses travaux, c'est sa tâche gigantesque
sous laquelle il succombe. Comment, dans ces conditions,
pourrait-il tenir la promesse imprudente qu'il a faite
d'aller rejoindre Mme Hanska à Wierzchownia? Les an-
nées 1836 et 1837 sont si pénibles pour lui! Il se débat
avec tant d'âpreté contre les hommes et les circonstances !
Enfin, en 1838, une éclaircie se produit dans sa situa-
tion, il espère rejoindre Mme Hanska. Mais celle-ci ne
voyage plus à cette époque, et voilà Balzac repris par de
nouvelles affaires, par de nouveaux soucis.
Leur correspondance s'espace, le ton des lettres se
calme. Depuis des années, ils ne se sont pas vus. Le temps
va-t-il donc accomplir son œuvre dans cette passion? On
serait en droit de se le demander, lorsque, le 10 no-
vembre 1841, M. de Hanski vient à mourir. Le premier
acte de la tragédie s'achève.
Désormais Balzac et Eve, heureux et libres, elle dans
sa richesse, lui dans sa gloire, ne vont-ils point s'unir?
Rien ne les sépare plus, et, cependant, neuf années vont
encore s'accomplir avant leur union définitive. En vain
lit-on et relit-on la Correspondance , on ne découvre pas
K»s BALZAC
les obstacles qui pouvaient surgir entre eux. Sans doute
Mme Hanska avait-elle fait entendre plusieurs fois à son
ami qu'elle ne l'épouserait que débarrassé de tous les
soucis matériels qui accablaient la vie de Balzac, que
déchargé définitivement de tout le poids de sa dette. Mais
était-ce bien là une raison formelle? Et le propre d'un
grand amour, n'est-ce point justement de briser des dif-
ficultés de cet ordre? On voudrait le croire, et, cepen-
dant, on ne l'aperçoit point dans l'aventure sentimentale
balzaciene. De part et d'autre, mais surtout du côté de
Mme Hanska, on met des atermoiements, on se donne des
délais, on prépare la vie future que l'on va mener. Mais,
hélas! l'on met tant de soin, tant de souci du détail, tant
d'apprêt dans cette organisation, que ia vie passe, les
années s'écoulent, et, lorsque la maison sera bâtie, la
mort y entrera aussitôt. Ainsi s'écouleront ces neuf an-
nées en protestations d'amour, en visites rapides, en
billets passionnés, en promesses ardentes, mais sans
qu'une démarche quelconque, d'une part ou de l'autre,
fasse avancer leur amour, lui donne un caractère officiel.
Au lendemain de la mort de son mari, Mme Hanska dé-
sormais chargée du soin de guider dans la vie sa fille
Anna, crut qu'il serait de son devoir de mère de produire
son enfant dans le monde, et, abandonnant sa retraite de
l'Ukraine, vint habiter Saint-Pétersbourg pendant la
saison. Ce fut dans cette ville qu'eut lieu la quatrième
entrevue de Balzac et de Mme Hanska.
Au prix de sacrifices énormes, le romancier avait pu
s'arracher à son labeur écrasant au mois de juillet 184l>
pour entreprendre ce lointain et coûteux voyage de Saint-
Pétersbourg. Il y demeura jusqu'au commencement d'oc-
tobre.
Ces trois mois furent pour lui un enchantement :
« Je ne l'avais pas vue depuis Vienne, écrit-il, et je l'ai
trouvée aussi belle, aussi jeune qu'alors. 11 y avait sept
ans d'intervalle cependant... » La vérité est que chacune
de ces rencontres ravivait la passion de Balzac, en re-
doublant les marques d'amour qu'il témoignait à
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170 BALZAC
Mme Hanska. Maintenant il lui décerne des appellations
tendres, des petits noms câlins. Elle est pour lui mon
loulou adoré, mais l'on sent bien que la jeune femme ré-
siste encore. Aux supplications de Balzac de fixer la date
de leur mariage, elle répond par des promesses vagues.
Bien mieux, elle s'inquiète de l'opinion de la haute société
russe qui jase déjà sur le séjour du romancier français.
Peut-être même, usant de fermeté et faisant appel à sa
sagesse, contraint-elle celui-ci à revenir à Paris. Toujours
est-il qu'il s'éloigne le cœur déchiré, plus amoureux et
plus désespéré que jamais.
« Je suis arrivé ce matin à six heures à Berlin, écrit-il
à Mme Hanska, n'ayant eu pour tout repos que douze
heures à Tilsitt... Tant que j'étais sur le sol russe, il me
semblait que j'étais encore à vous, et, sans que je fusse
précisément d'une gaieté folâtre, vous avez dû voir,
par une petite lettre de Taurengen, qu'il me restait assez
de forces pour plaisanter de mon chagrin... Je sens en
moi un vide immense qui s'agrandit de plus en plus pro-
fondément, et dont rien ne me distrait. Aussi ai-je déjà
renoncé à Dresde, je ne me sens pas le courage d'y aller. . . »
De même il séjourne fort peu de temps à Berlin, malgré
les attentions flatteuses dont il est l'objet. Le cœur dé-
bordant de tristesse, il rentre à Paris à la fin d'octobre
1843.
L'année suivante, malgré tous ses efforts, il ne peut dé-
cider la comtesse à se rendre à Dresde où ils avaient con-
venu de se retrouver au mois d'octobre 1844. Il lui faudra
passer encore tout un hiver sans revoir-son Eve bien-
aimée. Sur ces entrefaites, Mme Hanska fiance sa fille au
comte Mniszech, et tous les trois quittent l'Ukraine pour
la capitale de la Saxe au mois de janvier 1845. Balzac les
y rejoint cinq mois plus tard. Il fait la connaissance de
Georges Mniszech, et il se prennent aussitôt de la plus
vive affection l'un pour l'autre. Tous les quatre forment
une bande joyeuse. Dans un moment de verve, Balzac a
décerné à chacun des sobriquets : hanté par le souvenir
des Saltimbanques, il donne à Mme Hanska le nom d'Atala;
MADAME HANSKA 171
sa fille Anna devient Zéphirine, le comte Mniszech Grin-
galet; lui-même s'intitule Bilboquet. Malheureusement,
ces folles journées ont une fin. Une fois de plus, Balzac
doit rentrer à Paris, mais il a juré d'aller retrouver ses
amis à Bade, et, quelques semaines plus tard, en effet,
il reparaît en Allemagne. Là la jeune fille formule le
désir de voir l'Italie avant de regagner les steppes russes.
Ce désir est un ordre pour Mme Hanska qui combine aus-
sitôt tous les préparatifs de voyage et prie Balzac de les
accompagner jusqu'à Naples. L'écrivain est fou de joie à
la pensée d'un si beau rêve vécu en compagnie de celle
qu'il aime. Il écrit aussitôt à Méry qui habite Marseille de
faire préparer des.chambres pour les voyageurs au meil-
leur hôtel de la ville, d'organiser tout pour leur séjour
dans le Midi. Lui-même, après une nouvelle randonnée à
Paris, rejoint la petite. troupe à Châlons. Par le bateau,
l'on gagne Lyon» Avignon, puis Marseille.
Méry sert de guide dans la grande cité phocéenne. Sous
l'œil de Balzac, il s'empresse auprès de ces dames, les
pilote dans le port immense et la ville que l'on visite en
détail. Toujours ravi, Balzac exulte. L'entrée en Italie le
comble de joie : il accompagne ses amis jusqu'à Naples,
par Gênes et Rome. La comtesse désirerait revenir dans
cette dernière ville pour y passer l'hiver en compagnie
de Balzac, mais, une fois enpore, l'écrivain doit sacrifier
la moitié de son rêve : cet hiver de 1845-1846, il le passera
à Paris à corriger la grande, édition de la Comédie hu-
maine qui va paraître, Travail, gigantesque qui exige sa
présence là-bas. Le cœur^serré, il s'éloigne une fois de
plus de celle qu'il aime, gagne Marseille par mer et de-
meure quelque temps avec Méry. L'un, et l'autre bercent
mutuellement leur douleur en causant entre eux de celles
qu'ils aiment. Méry était tombé amoureux fou d'une an-
glaise un peu mûre dont il parlait en termes enflammés
avec son imagination de Méridional. Balzac le laissait
aller, jugeant intérieurement cet amour, si pâle, lui
semblait-il, et si vulgaire à côté du sien!...
A Paris, l'hiver lui parut atroce. A chaque instant, sa
172 BALZAC
pensée se reportait vers son Eve chérie demeurée là-bas
dans le soleil et les fleurs d'Italie. « Je suis comme hé-
bété... J'ai pleuré comme un enfant... » ce sont là les
termes qui reviennent le plus souvent sous sa plume dans
cette partie de sa correspondance. Enfin, au mois de
mars 1846, n'y pouvant tenir davantage, il s'embarque
pour Civita-Vecchia et débarque à Rome au printemps.
Semaines charmantes, semaines légères, toutes d'allé-
gresse et de bonheur! Etre à Rome au printemps auprès
de sa bien-aimée, dans le plus magnifique décor qui soit
et avec les spectacles les plus pittoresques du monde!...
Balzac, encore une fois, est ivre de joie. Il parcourt dans
tous les sens la Ville Eternelle sous la conduite du
peintre Schneitz, directeur de l'Ecole française, qui lui
fait obtenir une audience du pap'e Grégoire XVI lequel
donna à Balzac un chapelet pour sa mère. La Rome an-
tique et la Rome moderne trouvent le grand observateur
aussi désireux d'étudier l'une que l'autre. Très bien ac-
cueilli, très fêté dans tous les mondes, il passe là des
jours délicieux dont le souvenir le hantera jusqu'à ses
derniers moments.
Mais la fin d'avril arrive : éternel pèlerin, voyageur
sans trêve, Balzac s'arrache à l'Italie pour regagner Paris
où l'attend un travail intense. Mme Hanska est elle-même
en Allemagne, à Wiesbaden où elle demeurera jusqu'en
novembre. C'est à peine si le romancier pourra dérober,
en août, deux semaines à son travail intense pour l'aller
voir. Durant ce torride été de 1846, il compose les Parents
pauvre* avec une sorte d'énergie désespérée : il écrit la
Cousine Bette en six semaines! « Je suis une machine à
copie, écrit-il au comte Mniszech. »
Ces excès de travail ne vont point sans nuire à sa santé :
le docteur Nacquart le gronde souvent à ce sujet. Balzac
lui-même commence à ressentir une lassitude extrême du
cerveau, souvent les mots lui manquent dans la conver-
sation.
A ces soucis sans nombre se joignent les soucis que lui
inspire la santé do Mmc Hanska. Les eaux de Wiesbaden
MADAME H W'SK A
173
n'ayant produit aucun effet à la comtesse, celle-ci se dé-
cide avenir à Paris consulter les autorités médicales. A
i w
m
H
•
jjme Hanska, par Jean Gigoux.
Paris! Ainsi Balzac va vivre quelques semaines avec sa
bien-aimée dans la ville même de ses joies et de ses souf-
frances! Quel rêve vaudra jamais celui-là?
Fébrilement il prépare la venue de son loulou adoré. Il
174 BALZAC
loue pour elle un appartement discret auprès de la bar-
rière de l'Étoile, dispose avec une volupté iutense d'amour
ces mille petites choses nécessaires à une femme élé-
gante., s'enivre de cette attente. Enfin la voici, elle
est à lui. Seule à Paris, ses enfants étant partis pour la
Russie, le changement d'air lui ayant fait grand bien, elle
recouvre la santé, et c'est une joie dès lors de la pro-
mener dans cette ville immense qu'elle ne connaît point
et qu'elle visite avec le plus admirable des guides. En ces
quelques semaines, Balzac lui fait tout voir de Paris, lui
procure une image totale de ce monde effrayant. Grisée,
la comtesse s'abandonne enfin aux bras de celui qui
l'aime, et. lorsqu'elle part, au mois d'avril 1847, pour la
Russie, c'est en laissant à Balzac la promesse formelle et
oiFicielle de l'épouser l'année suivante.
IX
La mort de Balzac
Balzac est arrivé au point suprême de sa passion pour
Mme Hanska. L'Eve bien-aimée qu'il convoite depuis
dix ans et plus s'est enfin laissé fléchir par la fidélité
même de cet amour. Elle s'est penchée sur ce cœur
d'homme brûlant et elle l'a réconforté d'une promesse
formelle. Le romancier touche au but de toute sa vie. Ce
sera la minute même que choisira la mort implacable
pour l'abattre.
« La maison construite, la mort entre, » dit un vieux
proverbe français. Hélas ! une fois de plus, Balzac put
goûter toute l'acre saveur de cette sagesse des nations.
Depuis plusieurs années déjà, dans l'attente de son
bonheur futur, il avait prépare amoureusement, avec
dévotion, le nid sacré dans lequel il se blottirait lui et sa
bien-aimée. Il l'avait paré, embelli, apprêté de mille et
une façons.
Peu de temps après l'achat des Jardies, l'auteur de
la Comédie humaine avait quitté la rue des Batailles
pour aller demeurer à Passy, rue Basse (1). La maison
qu'il habitait, située sur une pente abrupte, offrait une
disposition architecturale assez singulière. Pour y abor-
der, il fallait descendre trois étages. L'on entrait alors
(1) C'est dans cette demeure aujourd'hui, 47, rue Raynouard) que
M. de Royaumont a installé le musée balzacien : la Maison de Balzac.
Le logis est merveilleusement conservé, rien ne semble avoir été
dérangé depuis que l'hôte illustre de cet appartement en est parti.
C'est une évocation surprenante de tout un passé que ravive encore
latmospLèic d alentour.
176 BALZAC
dans un petit hôtel dont le rez-de-chaussée se trouvait
être le deuxième étage vu de la rue d'en bas, la rue du
Roc. Cette circonstance bizarre donnait à cette demeure
deux issues et permettait ainsi à son locataire d'échapper
aux poursuites des créanciers. Pour plus de sûreté, Balzac
ne s'y était point fait connaître sous son nom : il avait
emprunté celui de Mme Louise de Brugnol, sa gouver-
nante qui menait la maison avec l'aide d'une femme de
ménage. Aussi personne ne pouvait-il pénétrer jusqu'à
lui sans avoir le mot de passe.
Ces excentricités l'amusèrent quelque temps, et puis il
s'en lassa. Il abandonna son logis de la rue Basse pour
celui de la rue des Batailles, à Chaillot, d'où il avait une
vue splendide sur Paris, pour enfin jeter son dévolu sur
un pavillon situé rue Fortunée, dans le haut du Faubourg
Saint-Honoré. Ce pavillon, sis au milieu degrands jardins,
attenait jadis à une magnifique habitation bâtie pour le
tinancier Beaujon et conservait des vestiges de l'archi-
tecture du xvme siècle.
Balzacjugea qu'avec certaines réparations importantes,
il pourrait constituer un superbe hôtel digne de celle
qu'il avait élue entre toutes. Malgré la dette énorme dont
il se chargeait encore, il acheta le pavillon et les jardins
qui l'entouraient, et il fit aménager la propriété à son
gré.
Ce ne fut point l'affaire de quelques mois ni même
d'une année, ce fut l'œuvre patiente, toujours prise et
reprise de plusieurs années. Jamais cette demeure ne
parut assez belle, assez riche, assez confortable à son
imagination, jamais les aménagements ne lui en parurent
assez somptueux, jamais les bibelots dont il la garnit ne
lui parurent assez coûteux ni assez rares. La petite mai-
son de la rue Fortunée était devenue un véritable musée
avec un mobilier admirable, des tapisseries sans prix,
des tableaux authentiques, des porcelaines de choix.
« C'est le royaume de la Bricabraquie », disait Balzac
lui-même dans ses moments de joyeuse humeur.
Le fait est que cet intérieur était vraiment extraordi-
as
o
3
S
12
178 BALZAC
nairerNous pouvons uiiiicilement nous en faire une idée
aujourd'hui. Si nous en croyons les récits de Théophile
Gautier et autres témoins, la maison était somptueuse et
d'un goût parfait. Au contraire, d'après d'autres témoi-
gnages, tout n'aurait pas été de première valeur dans cet
hôtel de la rue Fortunée.
En un très intéressant article paru dans le Gaulois du
Dimanche du 4 octobre 1902, notre confrère M. Alphonse
Callery a donné des détails d'autant plus intéressants à
ce sujet que, par un heureux hasard, il fut l'une des
dernières personnes admises à visiter avant la vente
et la démolition de l'immeuble :
« Extérieurement, une bâtisse étroite, n'ayant que deux
fenêtres sur la rue, aux proportions étriquées, ratatinées,
communes, du plus horrible style Louis-Philippe; une
porte bâtarde encadrée par les traditionnels œils-de-
bœuf. A droite et en dehors de ce bâtiment, deux grandes
portes insignifiantes ornées de heurtoirs « en fonte ouvra-
gée » donnaient accès à une cour tout en longueur sur
laquelle se développait toute la construction ».
Immédiatement à gauche, la porte d'entrée donnait
accès dans le vestibule et dans le grand salon. Ce salon
avait ébloui jadis Théophile Gautier. « 0 désillusion !
écrit M. Callery, une pièce basse, parquetée de chêne à
l'anglaise, comme le sont les plus ordinaires corridors ;
pour toute corniche, de simples moulures en bois; une
cheminée à modillons ayant bien coûté quarante francs;
au-dessus, une glace d'une forme indescriptible, écrasée
par les ornements les plus lourds et les plus disparates.
Aux murs que Théophile Gautier avait vus recouverts
de lambris d'ébène, de simples placages de boiseries...
Que dire de la salle à manger faisant suite sur la cour?
Où trouver la célèbre cheminée en bois sculpté à faire
envie à Berrugnette, à Cornejo Duque? Tout prosaïque-
ment, le classique poêle de terre émaillée de nos pères
en tenait lieu. Les murs étaient tapissés de papier peint
imitation cuir, et voilà les lambris de vieux chêne qui
avaient ébloui le bon Théo... »
LA MORT DE BALZAC 179
Passons à la salle de bains :
« Les murs en étaient revêtus de marbre jaune très ordi-
naire; faisant face à la baignoire, trois médaillons en
marbre, dont deux représentaient un satyre entouré de
jeunes femmes dans des attitudes et des occupations des
plus licencieuses. »
L'aspect du premier étage était plus désolant encore,
paraît-il, que celui du rez-de-chaussée. Toutes les portes
des chambres étaient à simple battant, tous les corridors
carrelés. La cheminée de la chambre à coucher de Balzac
est quelconque. « Dans les plaques de terre émaillée qui
la garnissent, les crochets de cuivre où, cent fois peut-
être, Balzac a suspendu les pincettes après avoir tisonné
son feu. Les murs ont été tendus d'étoffe, les soubasse-
ments sont peints à l'huile en couleur blanche, et sont en
discordance absolue avec les deux petites portes sur
lesquelles s'est concentré tout l'effort de luxe, et qui
sont incrustées de mosaïque en bois, d'une tonalité jaune
sur fond noir. C'est dans cette pièce où il faut se baisser,
pour regarder par la fenêtre, c'est dans cette chambre
dont on touche le plafond avec la main, que Balzac s'est
étouffé pendant les deux dernières années de sa vie!... »
Ainsi le magnifique décor dont s'enthousiasmait Théo-
phile Gautier, et, avec lui, tous les visiteurs de l'hôtel,
n'aurait été qu'un décor de clinquant!... Lequel croire,
ou M. Callery qui a visité la maison l'un des derniers et
qui appuie ses dires des magnifiques photographies, dont
nous reproduisons quelques-unes, ou Gautier ou encore
M. Stanislas Rzewuski lequel écrit dans le Gaulois du
24 octobre 1902 :
« Ce qui frappait tout d'abord le visiteur pénétrant dans
l'hôtel de Balzac, c'était la profusion, la surabondance
même de richesses artistiques : bronzes, porcelaines, bibe-
lots précieux, diamants et bijoux dont le travail de l'or-
fèvre faisait tout le prix, pièces reçues de la Chine et du
Japon, toiles des grands maîtres, etc.. » Il est vrai que
M. Rzewuski a vu, meublé magnifiquement, cet hôtel
que M. Callery devait visiter dégarni. Quoi qu'il en
180 BALZAC
soit, il n'est point douteux que .Balzac avait donné tous
ses soins et fait l'effort plus grand pour embellir sa
chère demeure. Mais il ne voulut point l'habiter avant
que d'y avoir ramené l'élue de son choix, celle qu'il avait
distinguée entre toutes. Quand cette union tant désirée
pourrait-elle être célébrée? Sans doute Mme Hanska avait
maintenant donné sa parole, mais le romancier jugea
qu'il serait peut-être habile d'aller chercher à Vierzcho-
wnia même cette confirmation et cette précision, et il
se décida enfin à ce voyage qu'il avait tant de fois promis
daccomplir.
Ce premier voyage dans l'Ukraine s'effectua au com-
mencement de septembre 1847. Le trajet fut moins rigou-
reux et parut moins long à l'écrivain que celui-ci l'avait
redouté, en raison du bon accueil que lui firent partout
les autorités. Le chemin de fer allait jusqu'à Cracovie;
de là jusqu'à Brody, il y avait quatre-vingts lieues de poste.
Balzac arriva à Vierzchownia un peu avant même l'époque
qu'il avait fixée à ses amis.
Reçu avec la plus chaude cordialité dans la magnifique
demeure de Mme Hanska, il goûtait, pour la première fois
peut-être de sa vie, la douceur d'un repos absolu entre
des êtres qui lui étaient également chers, dans l'affection
et le dévouement de ceux qui l'entouraient.
« Il avait à sa disposition, nous dit M. G. Ferry (1), un joli
appartement composé d'un salon, d'un cabinet de tra-
vail et d'une chambre à coucher. Le cabinet était en stuc
rose, avec une cheminée, des tapis luxueux, des meubles
commodes. Particularité intéressante : les croisées étaient
garnies de glaces sans tain, en sorte que l'on pouvait
voir le paysage de tous les côtés. »
Balzac demeura une partie de l'hiver en Russie. Il alla
visiter Kiew, la ville si pittoresque qui le plongea dans
des transports d'admiration, il circula dans tout le pays,
s'intéressant à chaque chose, à chaque classe de la so-
ciété, à chaque isba rencontrée sur sa route. Sans doute
(1) Op cit., p. 239.
F
182 BALZAC
aurait-il séjourné plus longtemps encore si, à la fin de
janvier 1848, des intérêts pressants ne l'avaient obligé à
revenir à Paris.
Il s'arracha à regret à cette paisible demeure de Vierz-
chownia,* à cette existence paisible, familiale et char-
mante d'où il partait avec des promesses de bonheur,
mais encore, mais toujours avec de simples promesses !
Le retour à Paris lui ménageait des tristesses intenses.
Il semble que, désormais, toute joie soit éteinte dans la
vie du grand romancier. Il retrouva une capitale boule-
versée par les événements de 1848, des gens incapables
de s'occuper d'autre chose que de questions politiques,
la littérature mise à l'écart, les éditeurs intransigeants et
navrés, le public rétif. Ses affaires allaient de mal en pis :
les constructions et embellissements de l'hôtel de la rue
Fortunée lui valaient cent mille francs de dettes. Pour
payer cette somme énorme, pas de rentrées, tous les
amis dispersés. Le cœur navré, Balzac sentait de plus en
plus pour lui la nécessité de se rapprocher du milieu
familial de Vierzchownia, et, au mois de septembre 1848, il
repartit pour la Russie.
Il y trouva la maladie. Les grands froids lui furent
funestes, occasionnant chez lui une bronchite aiguë,
cependant que la maladie de cœur qu'il avait contractée
à son labeur effroyable faisait des progrès incessants. Il
était soigné par le Dr Knothe qui lui prodiguait les soins
les plus empressés, mais impuissants, hélas! à enrayer le
mal. Balzac croyait bien, cependant, pouvoir regagner la
France au bout de quelques mois : il ne devait quitter
Vierzochwnia que le 25 avril 1850 !
L'histoire de ces dix-neuf mois de maladie est une des
plus atroces, car la souffrance physique s'aggravait d'une
souffrance morale beaucoup plus intense. Dix fois sur le
point de se rétablir, dix fois abattu par une rechute,
Balzac fut admirablement soigné par son médecin et par
ses deux gardes-malades volontaires, Mme Hanska et sa
fille. Mais précisément la vue d'un dévouement aussi
absolu causait à l'écrivain la plus grande tristesse. Chaque
LA MOUT DE BALZAC
183
jour, ses forces s'affaiblissaient, et l'espoir tant caressé
de son mariage s'éloignait un peu plus... Une autre diffi-
culté matérielle avait surgi : aux termes de la loi russe,
Mme Hanska -ne pouvait épouser un étranger sans une
permission du tzar.- Or Balzac ayant sollicité cette per-
mission au nom de' lâ-comtesse reçut un refus formel.
Caricature de Balzac et de .l/"'e Hanska.
La difficulté ne pouvait être tournée que par l'abandon
complet de la fortune de Mme Hanska en faveur de ses
enfants. C'est à quoi cette dernière se résolut sous con-
dition d'une rente servie par ceux-ci. Dès lors la comtesse
se trouvait libre et elle offrit à son ami ce gage suprême
de son amour. Le 14 mars 1850, dans l'église Sainte-
Barbe de Berditchef, un prêtre délégué par l'évèque de
Jitomir, l'abbé Czarouski, bénissait le mariage de Balzac
et de Mme Hanska. Les témoins étaient le comte Mniszech,
18» BALZAC
le comte Gustave Olizav et le curé de la paroisse de
Berditchef.
Le lendemain, 15 mars, Balzac écrivait à sa mère et à
sa sœur deux lettres débordantes de joie et d'amour : le
rêve de dix-sept années de sa vie était réalisé !
Il aurait voulu revenir au plus vite avec sa femme dans
ce nid qu'il lui avait préparé.
Hélas! Une nouvelle rechute de sa maladie de cœur les
obligea, encore une fois, d'interrompre leurs préparatifs
de départ. Il fallut attendre au 25 avril pour entreprendre
un voyage aussi fatigant. Les deux époux arrivèrent à
Paris à la fin de mai 1850. A peine débarqué, Balzac qui
avait prévenu, la veille, de leur arrivée, se dirigea vers la
rue Fortunée.
« Il était tard, raconte Spoelberch de Lovenjoul, lorsque
Balzac et sa femme arrivèrent en voiture devant la porte
de leur logis. Cependant, — à leur véritable effroi —
malgré les coups de sonnette les plus retentissants,
personne de l'intérieur ne se présenta pour leur ouvrir et
les recevoir. La maison pourtant était habitée, puisqu'à
travers les vitres des fenêtres on pouvait voir toutes les
pièces illuminées et ornées de fleurs. Malgré l'heure
avancée et l'épuisement des voyageurs, il fallut donc
chercher un serrurier, et, quand ils purent enfin pénétrer
chez eux, un étrange spectacle s'offrit à leurs yeux. Entre
le départ de la mère et l'arrivée du fils, le domestique
qui gardait la maison et attendait ses maîtres était devenu
subitement fou (1)!... »
Sinistre présage!... Cependant, la santé de Balzac
parut tout d'abord s'améliorer, encore que les amis qui
ne l'avaient pas vu depuis deux ans fussent frappés des
ravages dont la maladie avait marqué sa personne. Il
recommença de faire des projets : partir dans les Pyré-
nées avec sa femme, pour y prendre les eaux; de là
gagner Biarritz afin d'y respirer l'air salin. Hélas! Une
nouvelle rechute vint le clouer à la chambre. De nou-
(1) Spoelberch de Lovenjoul, Un Roman d'amour, p. 103.
LA MORT DE UALZAC
18;
veau, il ne put lire ni écrire, ses jambes furent incapables
de le porter.
« Je dois rester à l'état de momie, écrit-il à Théophile
Gautier, privé de la parole et du mouvement, — état qui
doit durer au moins deux mois. »
L'on pense si une nature expansive comme celle de
Vue de l'hôtel de la rue Fortunée.
Balzac devait souffrir d'une telle contrainte. Les quelques
amis qui vinrent le voir à ce moment se retirèrent
effrayés de sa pâleur : le bruit commença de courir dans
Paris que le grand écrivain était perdu.
Balzac avait-il conscience de son état?... Dans le Figaro
du 20 août 1883, Arsène Houssaye a raconté une entrevue
tragique entre l'auteur du Père Goriot et son médecin.
« Combien de temps croyez-vous que je puisse vivre
encore? interrogea l'écrivain.
186 BALZAC
Le docteur ne répondant pas :
« Voyons, docteur, me prenez-vous pour un enfant?
Je vous dis encore une fois que je ne puis mourir comme
le premier venu. Un homme comme moi doit un testa-
ment au public. »
A ce mot de testament, le médecin songea que, peut-
être, en effet, Balzac devait écrire un testament, et, quand
le romancier lui demanda s'il pouvait compter sur un dé-
lai de six mois, le docteur hocha la tête négativement.
« Ah ! s'écria douloureusement Balzac, je vois bien que
vous ne m'accordez pas six mois. — Vous me donnez
bien six semaines au moins!... Six semaines avec la
fièvre, c'est encore l'éternité. Les heures sont des jours...
Et puis les nuits ne sont pas perdues. »
Le médecin continuait de ne pas répondre.
« Quoi! Pas même six semaines, reprit le malade
effrayé. Alors quelques jours me suffiront. Quelques
jours, n'est-ce pas, docteur? Je vous en supplie...
— Mon cher Balzac, dit enfin le médecin, ne remettez
pas à demain ce que vous pouvez faire aujourd'hui. »
L'écrivain lui jeta un regard terrible et s'affaissa sur
l'oreiller. A partir de ce moment, il entra en agonie, et
on ne l'entendit plus répéter que quelques mots entre-
coupés comme cette phrase qui revenait sans cesse dans
son délire : « Appelez Bianchon... appelez Bianchon...
Bianchon me sauvera... »
Vers le soir, Victor Hugo, inquiet des bruits qui cou-
raient, se rendit en hâte à l'hôtel de la rue Fortunée et
demanda à voir M. Surville.
« J'attendis quelques instants, a-t-il raconté dans
Choses vues. La bougie éclairait à peine le splendide
ameublement du salon et les magnifiques peintures de
Porbus et de Holbein suspendues aux murs. Le buste de
marbre se dressait vaguement dans cette ombre comme
le spectre de l'homme qui allait mourir. Une odeur de
cadavre emplissait la maison. »
M. L. Surville arriva et guida le grand poète vers la
chambre de Balzac.
LA MORT DE BALZAC 187
r * Nous traversâmes un corridor, nous montâmes un
escalier couvert d'un tapis rouge et encombré d'objets
Hôtel de la rue Fortunée i cour intérieure).
d'art, vases, statues, tableaux, crédences portant des
émaux, puis un autre corridor, et j'aperçus une porte
ouverte. J'entendis un râlement haut et sinistre. J'étais
dans la chambre de Balzac...
« Une vieille femme, la garde et un domestique se
tenaient debout des deux côtés du lit. »
ISS BALZAC
Cette vieille femme — la mère de l'agonisant, — la
garde et la domestique étaient donc les seules personnes
qui, à cet instant suprême, assistaient le malheureux.
Victor Hugo jeta un long regard de pitié sur le visage
livide de Balzac et s'éloigna pieusement: « En traversant
le salon, je retrouvai le buste immobile, impassible,
altier et rayonnant vaguement, et je comparai la mort à
l'immortalité. »
Ainsi, d'après ce récit, Mme Hanska n'aurait pas été là
pour recueillir le dernier soupir de son mari. Spoelberch
de Lovenjoul avait déjà écrit dans Un Roman d'Amour:
« Nous tenons de plusieurs contemporains qu'à la mort
de Balzac l'union du nouveau ménage était déjà fort
altérée. »
M. Octave Mirbeau est allé encore plus loin, et,
dans un récit pathétique paru dans le Temps du 6 novem-
bre 1907, il a développé une version de la mort de Balzac
épouvantable. Ce récit qu'il affirmait tenir de la bouche
même du peintre Jean Gigoux, montrait Mme de Balzac
brouillée à mort avec son mari depuis trois mois et le trom-
pant sous letoit même de sa maison pendant que lemalheu-
reux râlait dans la chambre voisine. Cette page poignante,
rendue plus poignante encore par le talent de visionnaire
d'Octave Mirbeau, fut démentie formellement trois jours
plus tard par une lettre de la fille de Mme Hanska, retirée
au couvent de la Croix de la rue de Vaugirard, qui pro-
testa hautement contre ce qu'elle appelait des « calom-
nies effroyables». Qu'y a-t-il d'exact dans le récit de
M.' Octave Mirbeau? Nous n'en savons et n'en saurons
probablement jamais rien. Il semble toutefois établi que
des dissensions graves avaient, en effet, éclaté entre
Balzac et sa femme, les deux époux n'ayant trouvé que
désillusion dans leur union. Mme Hanska ayant épousé
un mari malade, et l'écrivain ayant dû, ainsi que nous
l'avons expliqué, prendre sa femme sans aucune fortune.
De là au récit de M. Octave Mirbeau il y a évidemment
loin, mais, en somme, on peut bien le dire, le mariage de
Balzac paraît avoir été sa dernière illusion perdue!....
LA MORT DE BAL/. AT.
189
Balzac s'était éteint le 18 août 1850.
La lettre de part était ainsi rédigée :
« Vous êtes prié d'assister aux convoi, service et enter-
rement de Monsieur Honoré de Balzac, décédé le
18 août 1850, à l'âge de 51 ans, en son domicile, rue For-
tunée, 14, qui auront lieu le mercredi 21 courant, à onze
Chambre où est mort Balzac,
heures du matin, en l'église Saint-Philippe-du-Roule, sa
paroisse.
« On se réunira à la chapelle du quartier Beaujon, rue du
Faubourg Saint-Honoré, 193. « De profundis. »
De la part de Madame Eve de Balzac, née comtesse
Rzewuska, sa veuve, et de toute sa famille.
La cérémonie fut simple et imposante : les cordons du
poêle étaient tenus par Baroche, ministre de l'Intérieur,
Victor Hugo, Alexandre Dumas et Sainte-Beuve.
« Un cortège immense, dit le Journal des Débats, a
suivi le corbillard entre deux haies d'une foule silen-
cieuse et respectueuse. L'Institut, [l'Académie étaient
190 BALZAC
représentés par MM. Tissot, Villemain et de Salvandy;
l'Université, les Facultés, les Sociétés savantes, la Société
des auteurs dramatiques, les Écoles Normale, de Droit
et dé Médecine, la presse, les Beaux-Arts étaient repré-
sentés dans ce cortège par une foule d'illustrations.
« On remarquait particulièrement, parmi les nombreux
assistants, le chargé d'affaires de Russie, MM. le baron
James de Rothschild, de Niewerkerque, directeur des
musées; baron Taylor, Berlioz, Emile Deschamps, Francis
Wey, Méry. Arsène Houssaye, Paul Féval, Henry Mon-
nier, Couture, Chassériau, Gudin, Ambroise Thomas,
Merruan, Cave et Charles Blanc ; Frederick Lemaître,
plusieurs membres de l'Assemblée législative, des pein-
tres, des sculpteurs et un certain nombre d'étrangers. »
Victor Hugo prononça sur cette tombe illustre de belles
et religieuses paroles : il rendit justice au grand roman-
cier, à son génie et à son œuvre, cette Comédie humaine
dont tous les livres, dit-il, « ne forment qu'un livre, livre
vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et
marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de
terrible, mêlé au réel, toute notre civilisation contempo-
raine ; livre merveilleux que le poète a intitulé Comédie
et qu'il aurait pu intituler Histoire, qui prend toutes les
formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va
jusqu'à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va
jusqu'à Rabelais... »
Les dernières paroles de Victor Hugo, d'une poignante
éloquence, remuèrent tous les assistants.
« N'est-il pas vrai, vous tous qui m'écoutez? De pareils
cercueils démontrent l'immortalité : en présence de cer-
tains morts illustres, on sent plus distinctement les des-
tinées divines de cette intelligence qui traverse la terre
pour souffrir et pour se purifier et qu'on appelle l'homme ;
et on se dit qu'il est impossible que ceux qui ont été des
génies pendant leur vie ne soient pas des âmes après leur
mort! »
F 1 N
TABLE DES CHAPITRES
Enfance et Jeunesse 5
Madame de Berny -■>
Débuts dans la vie littéraire 46
Balzac et la duchesse de Castries 70
La Comédie humaine . 89
Les entreprises de Balzac 120
Balzac auteur dramatique 136
Madame Hanska , 15/
La mort de Balzac 1/5
TABLE DES GRAVURES
Portrait du père de Balzac. . , 9
Vue du collège de Vendôme (côté du cachot de Balzac) .... 13
Portrait de la mère de Balzac 17
Portrait de Laure de Balzac 21
Maison de Balzac, à Villeparisis 29
Portrait de Balzac, par L. Boulanger 33
Maison de Mme de Berny, à Villeparisis 37
Balzac, d'après le daguerréotype il
Vue de Fougères . 49
Balzac, d'après le médaillon de David d'Angers 53
Sophie Gay 5/
Henry Monnier, par lui-même 61
La duchesse d'Abrantès, d'après Jules de Bailly . 65
Balzac, caricature par Dantan 73
Delphine Gay (Mme de Girardin, 77
192 BALZAC
Pommeau de la canne de Balzac 79
Une soirée chez Mm<? de Girardin 81
Arrivée d'une diligence à Aix-les-Bains 85
Balzac, par L. Boulanger 93
Château de Frapesles. près Issoudun 97
Vue de la maison Nivet à Limoges 101
Vidocq 105
Fauteuil, table de travail, théière de Balzac (Musée Balzac,. . 109
Caricature de Balzac. 113
L'Académie française refusant l'hospitalité à Balzac, Hugo et
Dumas, d'après Daumier 117
Léon Gozlan 121
Caricature de Balzac, par Platier 125
Balzac, marbre par Puttinali 129
Balzac et Alfred de Musset, caricature 133
Balzac, par Hédouin 137
Frederick Lemaitre, dans le rôle de Vautrin 145
Balzac, par A. Rodin (Musée Balzac) 153
Vue de Vierzchowniu 161
Vue de Xeuchàtel . 165
La villa Dioduti. 169
Mme Hanska, par Jean Gigoux 173
Vue de la muison de Balzac, rue Basse, à Passy, aujourd'hui
.Musée Balzac 177
Vierzchownia i autre vue) 181
Caricature de Balzac et de M1"" Hanska 183
Vue de l'hôtel de la rue Fortunée 1§5
H"tel de la rue Fortunée, cour intérieure 187
Chambre où est mort Balzac 189
imp. F. Schmidt. 5-7, avenue Verdier, Paris-Montrouge.
LA VIE ANECDOTIQUE
ET PITTORESQUE DES GRANDS ECRIVAINS
PARUS 2fr.25
Relié George Sand — Paul Verlaine
3 ; Lord Byron — Gœthe — Diderot — Tolstoï 3 f
■%• Baudelaire — Balzac «&
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :
>r Hugo — Stendhal
COLLECTION HISTORIQUE ILLUSTRÉE
/*" Rédigée d *&
1 ir» 5Q *flf. par A. S \ fr. 50
2 fr. 25 PARUS :
^ Le 9 Thermidor — Foucruet — Les Jours ♦
de Tnanon - La Cour galante de Charles n — L'Abdication deBayonne
— La Vie a la Bastille — L'Assassinat de la duchesse de Praslin — La
vraie reine Margot — Les Jours de la Malmaison — La Vie aux Ga-
ÏLT ^S0^ fle Prusse - Les Déportés de Fructidor - L'Espagne
en 1810 — Un Séjour en France sons Louis XV — Le Beau Lauzun —
Une Résidence allemande — M" Elisabeth et ses amies
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :
La Vie an Barreau — Au.Témps des Mignon»
ifr
BlBMOTflÈQUE DES POÈTES
Français ei Èlrangers Re
1 fr, 50 (Sous la direction de M. Alph. Séché) \ fr. 50
<& PARUS : ^
^SET - BYRON - RONSARD - BÈRANGER - André CHÈNIER
*■*<* o^T1 H£IN£;r SCARRON - Hêgésippe MORE AU
dgar POE - Du BELLAY - BRIZEUX - Gérard de NERVAL
•iikK ^ASrlM£0fiLEANS - Casimir DELAVK
TAIRL - LEOPARDI - GŒTHE — CORNEILLE - M1LI
POUR PARAÎTRE PROCHAINEMENT :
Shakespeare — Schiller . :lon
Prix : 1 = HORS SÉRIES =' Relié : 1 fr. 50
IOLÏS VERS I/E L'A
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• ■ ■ ■ ■ „U .
ENCYCLOPEDIE LITTÉRAIRE ILLUSTREE 2f.-.
■thologie des CfassSques
es Pays
21r- ">ous la dir | Ch. S.
♦ PARUS :
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lRAITBE PROCHAINEMENT ■
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