KHBING LÎS-JAN 1 5 1Ô23
BIBLIOTHÈQUE
UNIVERSELLE
ET
REVUE SUISSE
CENT VINGT-SEPTIÈME ANNÉE
TOME CV
LAUSANNE
BUREAUX DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
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1922
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LAUSANNE ~ IMPRIMERIES REUNIES (S.A.)
-^*******4^*#*******«»
Le Taylorisme.
Rathenau disait que le problème de la production
prime tous les autres et que la fin politique et sociale
des peuples dépend de leur productivité.
La guerre a modifié complètement la situation
économique du monde, les augmentations de prix
de la vie ont imposé des salaires plus élevés simulta-
nément avec une réduction des heures de travail.
L'Etat, de son côté, pour faire face aux exigences
énormes résultant des hostilités, a prélevé pendant la
guerre et prélève encore aujourd'hui, des producteurs,
des impôts considérables. Malgré cela, on entend
partout pousser le en de réduction des prix d'achat.
Il est quasi impossible de résoudre une équation
portant autant de termes, à moins d'apporter des
transformations radicales dans les méthodes actuelle-
ment en vigueur. Le problème de la vie industrielle
se rattachera toujours à la solution des deux questions
suivantes •
1® Produire le maximum de richesse avec un
minimum de dépenses.
2^ Distribuer cette richesse suivant les bases
équitables à ceux qui ont contribué à sa
production, ouvriers de la pensée et des
mains et capitalistes.
Avant de descendre à l'atelier et d'aborder quel-
4 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
ques-uns des côtés du taylorisme, il est indiqué,
partant de haut, d'examiner les conditions qui sont
requises d'une bonne direction, car, plus que jamais,
la qualité et le résultat de l'entreprise sont fonctions
directes de la capacité des chefs.
Dès qu'on aborde l'étude de la meilleure utilisa-
tion des moyens de production de l'usine, aux fins
d'un rendement maximum, on en vient tout naturelle-
ment à examiner le rôle de l'organisation, en d'autres
termes à définir les fonctions de la Direction.
A côté des opérations techniques, commerciales ou
comptables de toute entreprise, il existe une fonction
plus générale, moins extérieure, mais qui embrasse
toutes les autres au point de les dominer, et que Fayol,
dans son livre Administration industrielle du travail,
désigne par les mots « Fonction administrative ». C'est
d'elle que relèvent la prévoyance, l'organisation et la
coordination sans lesquelles l'organisme le mieux
constitué ne peut assurer ses fins. Tout groupement
est soumis à des lois économiques dont la connaissance
ou l'oubli sont le plus souvent synonymes de prospé-
rité ou de paralysie. Si on analyse une industrie et
isole les différents rôles tenus par le personnel, on
peut les grouper sous un certain nombre de titres :
Il y a tout d'abord le Service commercial, qui a pour
mission les approvisionnements en matières pre-
mières et l'écoulement des rr'atières finies.
Le service financier ou comptable, qui gère les capi-
taux et a sous ses ordres toutes les opérations compta-
bles qui en dépendent.
Le service technique, qui assume les fonctions de
fabrication.
Pour que l'affaire réussisse, il ne suffit pas d'avoir
de bons commerçants, il ne suffira pas non plus
LE TAYLORISME D
qu'il y ait de bons ingénieurs, il faut qu'il y ait adap-
tation des uns aux autres. L'Administration, dans
l'espèce la Direction, doit assurer cette adaptation
en pénétrant tous les services. C'est à elle à organiser
les rôles multiples qui doivent être joués. L'insuccès
d'une entreprise provient généralement de ce qu on
a négligé, dans la désignation du chef d'entreprise,
l'importance de cette fonction.
La tâche du directeur n'est du reste pas de même
nature que celle de ses subordonnés ; en réalité, elle
n'est pas seulement plus haute que celle des employés,
elle est surtout tout autre.
Le directeur doit mettre de l'unité ertre les services
de fabrication, service financier, service commer-
cial, pour ne citer que ces trois départements. Il n'est
pas même nécessaire, dans les entreprises d une cer-
taine envergure, que la direction possède d'une façon
complète ces trois spécialités.
Presque seul dans l'affaire, on peut dire que le
directeur ne produit pas. Fayol résume sa consigne
par cette formule lapidaire : « Ne rien faire, ne rien
laisser faire et tout faire faire. »
La fonction administrative peut être décomposée
en trois éléments :
1« Prévoir.
2^ Organiser.
3^ Contrôler.
A chacun de ces verbes est attaché un sens concret.
Prévoir : c'est connaître à la fois l'objet, le milieu,
c'est fixer des directives, régler l'ordre de marche.
Organiser : c'est imposer la réalisation d'un plan,
c'est pratiquer la division du travail, c'est mettre
en branle la machine par le jeu de l'autorité,
c'est établir le bon fonctionnement des relations
6 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
intérieures et extérieures. C'est surtout choisir
les hommes et les mettre à la bonne place.
Contrôler : c'est assurer l'entreprise contre tous les
vices qui peuvent troubler son rythme fonctionnel.
Prévoir et organiser supposent un esprit de méthode
ainsi que la connaissance des hommes et leur adap-
tation.
Contrôler marque les conditions fondamentales
d'une direction consciencieuse.
Ces trois conditions primordiales du rôle de direc-
teur sont indispensables dans les petites comme dans
les grandes entreprises. Toutefois, l'ordre de grandeur
en est variable .Les capacités principales du chef de la
petite entreprise sont les qualités professionnelles.
A mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie des entre-
prises, l'importance relative de la fonction adminis-
trative augmente, tandis que celle de la capacité tech-
nique diminue par rapport à l'ensemble. L'équiva-
lence entre l'ordre de grandeur des capacités s'établit
dans les entreprises moyennes. Il est hors de doute
que la qualité essentielle des chefs de grandes entre-
prises doit consister en dispositions administratives.
Plus l'entreprise est importante, plus cette condition
l'est aussi. C'est la raison pour laquelle nombre d'en-
treprises, qui se sont développées, n'ont pas donné ce
que leur passé faisait espérer. La direction n'a pas
compris que, dans la mesure de l'extension des affaires,
sa fonction s'élargissait dans un sens tout en se res-
treignant d'un autre côté.
Les capacités professionnelles dominent en bas de
l'échelle industrielle, et les capacités administratives
en haut. Ce fait a une grande importance au double
point de vue de l'organisation et du gouvernement
des affaires.
LE TAYLORISME /
Quant aux capacités commerciales, elles jouent un
rôle beaucoup plus important chez les chefs de petites
sociétés. L'esprit dans lequel les chefs d'industrie
comprennent leurs obligations vis-à-vis de leurs subor-
donnés est également de la plus haute importance.
L'art de conduire les affaires consiste avant tout à
former des collaborateurs qui travaillent avec joie
et dont l'effort commun tend à un but bien déter-
miné.
L'organisation d'une exploitation embrassant toutes
les opérations, comme du reste l'enchaînement des
opérations elles-mêmes en vue d'un résultat déter-
miné, entraîne la soumission des mtérêts privés,
c'est-à-dire d'une partie de la liberté individuelle
au profit de ce résultat. Il est inutile de discuter si,
au point de vue social, la subordination de la liberté
individuelle à l'intérêt collectif est un avantage ou
non. Ce qui est certain, c'est que nous n'avons pas
le droit de dilapider inutilement les efforts physiques
ou ceux de la pensée, car cette dissipation va à l'en-
contre de l'intérêt de la collectivité et par conséquent
de l'individu. Du reste, dans tout système impliquant
un enchaînement des efforts suivant un plan bien
déterminé, il reste cependant toujours la place pour
l'action individuelle, qui peut s'exercer dans un but
de perfection et d'amélioration. L'ordonnance des
choses vers une fin arrêtée et sa conséquence logique,
le fonctionnement normal sans à-coups des opéra-
tions successives ne peut être que favorable à la satis-
faction et au bien-être de l'individu.
L'utilisation rationnelle des efforts, le perfectionne-
ment des installations ayant pour finalité la conquête
de la richesse et sa répartition d'une façon équitable
entre les différents éléments producteurs, capitali-
O BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
sation et travailleurs, rentrent dans le même ordre
d'idée.
La conduite rationnelle d'un atelier se donne pour
premier but d'ordonner l'effort de tous les éléments
de l'entreprise, de régler le fonctionnement des vo-
lontés et des installations en vue d'obtenir le meilleur
rendement. On cherche également à faire que les
opérations de production se déroulent dans le but d'ar-
river à une production maximum, à une qualité supé-
rieure des produits avec le minimum de travail et de
frais.
On a jusqu'à maintenant, dans les actions ayant pour
objet l'asservissement du travail et de la matière, dans
un but déterminé, trop négligé l'individu. On a uti-
lisé les forces de l'homme sans tenir compte de leur
être psychique, on l'a fait intervenir comme nombre
dans les calculs économiques, sans faire de distinc-
tion entre les individus eux-mêmes et la disposition
particulière de chacun, ses qualités morales, telles
que caractère, talent, volonté. Au lieu de mettre en
pratique l'adage The right man at the right place,
on a négligé, pour faire rendre à l'ouvrier son maxi-
mum, de lui assigner une place déterminée et de lui
assurer un salaire correspondant à cette activité, en
lui donnant en même temps la satisfaction personnelle
qu'il est en droit d'attendre de ses efforts et de son
habileté.
Dans cette étude, j'envisage surtout les usines
utilisant des ouvriers non spécialisés par un appren-
tissage, mais simplement formés par la routine, c est-
à-dire des manœuvres.
C'est du reste une classe d'ouvriers qui, par suite
du développement du machinisme, se généralise de
plus en plus.
LE TAYLORISME y
Ceux qui sont à la tête d'industries semblables
savent que le rendement de l'ouvrier est bien mférieur
à ce qu'il pourrait être normalement. L'instinct naturel
et la tendance des ouvriers à prendre leurs aises, ce
que Taylor appelle la flânerie naturelle, et, en second
lieu, les idées, le raisonnement, issus des rapports
entre ouvriers, désigné à son tour sous le nom de
flânerie systématique, font que la plupart d'entre
eux, dans les actes de leur vie, notamment dans le
travail de l'usine, inclinent vers une allure de travail
lente et commode. Ce n'est qu'après observations
réitérées et constantes des contremaîtres, ou sous
1 effet de la contrainte qui est le salaire, qu'ils adoptent
une allure plus rapide. 11 se trouve, bien entendu,
des natures exceptionnelles, mais elles sont rares et
n exercent sur le milieu aucune action déterminante ;
bien au contraire, on peut même admettre ique si,
dans un atelier payé à l'heure, la moitié des ouvriers
travaille en flânant et que l'autre moitié met à son
travail une certaine énergie, au bout d'un peu de
temps l'allure générale, au lieu de devenir celle de
l'équipe entraînée, prendra plutôt une tournure qui
est celle de l'équipe pratiquant le moindre effort.
Cette tendance commune est accrue là où le tra-
vail journalier est payé à l'heure. C'est un fait, tant
dans les usines que dans les administrations, que l'in-
suffisance d'une contrainte sous forme de proportio-
nalité entre le travail et le gain.
La réduction du travail hebdomadaire à 48 heures
incite les ouvriers à utiliser le temps devenu libre à
d'autres occupations rémunératrices. Ainsi, à la cam-
pagne, 1 ouvrier paysan est amené à utiliser ses loisirs
en dehors de l'usine à des travaux de campagne. On
ne peut qu'applaudir à la tendance qui attache le
10 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
personnel à la terre et tempère ses ardeurs syndica-
listes et socialistes, mais si cette double fonction n'a
en principe que des avantages, l'usine doit cependant
prendre des mesures afm qu'elle ne s'accomplisse pas
à son détriment.
J'ai à plusieurs reprises observé un ouvrier, par
disposition naturelle actif et travailleur, occupé à fau-
cher de 5 heures du matin jusqu'à 7 h. 25 pour courir
à l'usine y prendre son travail à 7 h. 40, le quitter à
midi, recommencer son travail de campagne à midi 15,
rentrer à l'usine à 1 h. 15, toujours au pas de course,
quitter à 5 h. 30 pour aller immédiatement ramasser
son foin. Un pareil surmenage se fait nécessairement
au détriment du travail de l'usine et, dans le cas par-
ticulier, l'ouvrier en question, qui n'était pas un cou-
tumier de la flânerie, a été trouvé à plusieurs reprises
en train de somnoler pendant la journée.
Taylor a chronométré le temps employé par un
ouvrier naturellement énergique qui, lorsqu'il se ren-
dait à son travail, marchait à l'allure de 5 à 6 km. à
l'heure, et qui courait en rentrant chez lui à la fin de
la journée. Dans l'usine, où ses fonctions l'appelaient
à aller fréquemment d'un endroit à l'autre, sa vitesse
de marche tombait à 1600 mètres à l'heure. II exploi-
tait tous les sujets de retard pour être sûr de ne pas
faire plus que son voisin paresseux. Cette constata-
tion, pour qui veut observer, est assez générale.
L'application du travail aux pièces corrige dans une
certaine mesure les conséquences de cette disposition
naturelle, bien qu'on rencontre la flânerie systéma-
tique qui est pratiquée par les ouvriers avec l'intention
de tenir la direction dans l'ignorance de la vitesse
avec laquelle on peut faire un travail. Cette flânerie n'est
pas, comme dit Taylor, universellement pratiquée.
LE TAYLORISME 1 1
tout au moins dans notre pays, et on ne peut pas pré-
tendre, comme il le fait lui-même, qu'on voit des
ouvriers passer une partie de leur temps à étudier
quelle est la juste lenteur à laquelle ils doivent tra-
vailler pour convaincre leur patron qu'ils marchent
à bonne allure.
On se heurte aussi, dans presque tous les ateliers, au
parti pris, inconscient en grande partie, du personnel
ouvrier, de s'opposer à ce que le travail soit fait plus
vite qu'il n'a été fait jusqu'à maintenant. Inconsciem-
ment, par simple routine de la part des contremaîtres
comme de la part des ouvriers, on en vient à ne plus
réagir contre un régime qui s'établit ainsi définitive-
ment et contre les prix établis pour les pièces qui,
même en restant fort raisonnables, pourraient être
remaniés grâce à une augmentation de production.
Avec un meilleur système de rétribution, en étu-
diant de près le rendement du travail journalier,
en relevant les salaires de l'ouvrier perfectible, en
congédiant ceux qui tombent au-dessous d une cer-
taine moyenne, on peut faire disparaître la flânerie
naturelle. Mais tout cela demande, de la part du chef
d'atelier, une pression continue et une perspicacité
qui n'est qu'exceptionnelle. L'organisation de l'atelier
dans la forme traditionnelle est, il faut le reconnaître,
insuffisante pour tenir en haleine tant le personnel
dirigeant que les ouvriers.
Ce que le salarié attend par-dessus tout, ce sont
des salaires élevés, alors que beaucoup d'employeurs
éprouvent encore un sentiment de satisfaction quand
ils constatent que leurs ouvriers touchent des salaires
moins élevés que ceux de leurs concurrents.
Ces intérêts ne sont pas diamétralement opposés,
ainsi qu'ils le paraissent de prime abord ; au contraire,
12 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ils peuvent aller de pair, car la possibilité de faire coïn-
cider des salaires élevés avec une main-d'œuvre à bon
marché réside dans la meilleure utilisation des forces
productives de l'ouvrier.
Le travail intellectuel initial nécessaire pour l'étu-
dier, la volonté pour l'exécuter doivent venir d'en haut,
c'est-à-dire de la direction. C'est à elle qu'incombent
les premiers efforts.
Je ne me propose pas d'analyser la méthode Taylor
intégrale, ses procédés dérivés, ainsi que les détails
de son application. Je me bornerai à indiquer par quel-
ques traits ce qui, à mon avis, constitue le caractère
de la méthode. Il faut tout d'abord s'entendre sur les
limites du terme taylorisme. Ce n'est pomt un cadre
rigide, ne varietur, mais une méthode de travail dont
la définition peut être la suivante :
Méthode susceptible d'améliorer la production, à
condition qu'elle soit commercialement praticable et
qu'elle se traduise par une diminution de 1 effort
pour un résultat donné. Les termes en sont donc suffi-
samment précis et suffisamment larges tout à la fois
pour en permettre l'application dans toutes les exploi-
tations.
La méthode dite taylorienne, pour employer un
néologisme courant, possède avant tout une valeur
éducatrice. Elle contient des vérités scientifiques incon-
testables. Elle est donc bien ce qu'on peut appeler
une méthode dans le sens concret du terme
Cet ouvrier qui se déplace de droite et de gauche, à la
recherche de ses outils, va, vient» repart, et tout le
jour recommence, tandis que son ouvrage attend ; cet
industriel qui se refuse aux transformations en per-
sonnel et en matériel que son usine réclame; cet
homme qui, à son bureau, égare constamment son
LE TAYLORISME 13
porte-plume, les lettres reçues et les factures à faire,
ne sont-ils pas des exemples vivants de la routine et
du désordre dont Taylor fait justice. Nous sommes
encore trop imprégnés du passé pour juger de la diffé-
rence dans les façons de travailler. Il faudra la distance
pour apprécier l'importance que peut avoir sur 1 éco-
nomie mondiale l'introduction d'une méthode ration-
nelle dans le problème du travail humain. Dans 50 ans
d'ici, l'histoire des habitudes industrielles du temps
présent sera peut-être sévère pour les chefs d'industrie.
Désormais, par le taylorisme, se trouveront mis en
évidence les effets de la maladresse ordinaire des
hommes. Tous peuvent, à la lumière de cette doc-
trine, suivre une discipline scientifique et faire l'ap-
prentissage favorable de l'ordre.
C'est au titre de principe éducatif et scientifique
que le taylorisme doit avant tout de retenir l'attention
du monde industriel. Cette méthode a posé une foule
de problèmes, ouvert beaucoup de domaines inex-
plorés ; il suffit de citer l'étude des temps de travail
et la conséquence, l'étude de la fatigue. On est surpris,
en parcourant les indices biographiques, de voir le
nombre considérable d'ouvrages parus, tant sur les
théories tayloriennes intégrales que sur les applica-
tions qui en sont issues. Au surplus, ce n'est pas éton-
nant, quand on songe à l'importante littérature tech-
nique qui, chaque mois, vient enrichir les bibliothè-
ques de la technique générale ou spéciale, alors que
l'étude du moteur humain, combien plus impor-
tante et complexe que celle du moteur mécanique,
n'avait, jusqu'à Taylor, retenu qu'exceptionnelle-
ment l'attention des techniciens. On naviguait dans
les eaux profondes du traditionalisme et de l'empirisme.
Taylor accoste sur le terrain de l'observation et
14 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de la science. Il faut lui être reconnaissant d'avoir,
par ses démonstrations, attiré l'attention sur la mau-
vaise utilisation du moteur humain et d'avoir porté
les chefs d'industries à serrer de plus près le problème
et à étudier ce qu'on peut appeler la science du travail.
Aider à organiser le travail d'après les lois rationnelles,
assigner à chacun sa fonction favorable dans la ma-
chine sociale, faire collaborer à l'œuvre économique
tous les individus en proportion de leurs capacités,
sans négliger le côté moral, est un problème passion-
nant qui mérite l'attention de tous. Au surplus, le
taylorisme a un caractère d'universalité qui le fait ser-
vir à tous les modes de travail, industriel, agricole et
commercial. L'activité humaine ouvre du reste des
modalités infinies qu'il est nécessaire d'analyser en leurs
éléments divers, mécanique, physiologie, psychologie,
afin d'y apporter tous les progrès désirables. A l'étude
de ces questions, l'homme s'entraîne peu à peu d'une
façon remarquable.
Un des élèves de Taylor, Gilbreth, visitait un jour
une exposition. II aperçut une jeune fille qui plaçait
des prospectus dans des boites de cigares avec une
dextérité instinctive. Il n'eut pas plutôt examiné le
travail qu'il se mit à noter les mouvements et à les
chronométrer. Il fallait 40 secondes pour préparer
24 boîtes. Gilbreth se rendit compte que le travail
pouvait être fait plus rapidement. Il en fit la remarque,
et la jeune fille qui, après quelque hésitation consentit
cependant à éliminer les gestes qu'il estimait inutiles,
réussit en peu de jours à faire 24 boîtes non plus en
40 secondes, mais en 25 secondes seulement, avec une
fatigue qui lui parut dès l'abord sensiblement moindre.
Amar, directeur du laboratoire des recherches sur
le travail professionnel au Conservatoire des Arts et
LE TAYLORISME 15
Métiers à Paris, a publié plusieurs ouvrages fort inté-
ressants, notamment V Organisation physiologique du
Travail, ainsi que le Moteur Humain. Il a poursuivi
toute une série d'expériences pour détermmer la
dépense d'activité physique dans les différentes fonc-
tions et déterminer la grandeur des efforts musculaires
dépensés. Il a notamment défmi, en procédant de cette
façon, l'attitude de l'ouvrier limeur. Confié à un bon
ouvrier adroit et entraîné, ce travail fournit à l'analyse
graphique des courbes régulières, sans dépense exces-
sive de force. L'action musculaire est égale, disciplinée,
et les respirations sont uniformes. Il a pu déterminer
de cette façon la position normale des pieds, la dis-
tance du corps par rapport à l'étau, verticalement et
horizontalement, le rapport des mains avec l'outil en
faisant diminuer la fatigue au minimum sans nuire au
rendement journalier.
Après huit mois de recherches, il a réussi à dégager
la loi du maximum de production pour la moindre
fatigue.
Le métal employé était du laiton, avec une lime
demi-douce de 35 cm., et il conclut que le corps du
sujet doit être vertical, sans raideur, distant de 20 cm.
de l'étau, la position des pieds telle que leur angle
d'ouverture soit de 68° et la distance entre les talons
de 25 cm., le bras gauche en complète extension et
appuyant sur l'outil un peu plus que le bras droit.
Les retours de lime doivent consister en un simple
glissement sans appui des bras ; enfin le rythme des
mouvements est de 70 par minute. Toutes ces condi-
tions étant remplies, on fait suivre un travail de
cinq minutes d'une minute de repos complet, les bras
tombant le long du corps ; respiration et battement du
cœur ne subissent alors qu'un accroissement moyen
16 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de 25 et 20 o/". Comparativement à l'état de repos, la
fatigue de lavant-bras doit être supportable et la
fatigue générale se laisse voir à peine. Le travail
maximum est au moins double du travail ordinaire de
la grande majorité des ouvriers. Cette dernière consta-
tation est intéressante, attendu que c'est en France
que le système Taylor a été le plus critiqué, et que cet
aveu d'un savant montre combien l'introduction d'une
méthode rationnelle de travail peut avoir de portée
au pomt de vue économique.
Par opposition à l'ouvrier bien entraîné, des essais
semblables ont été faits pour des débutants. Chez
ceux-ci, les efforts sont considérables, inégaux, mal
dirigés, trop brusques. Au bout de deux minutes,
l'ouvrier est essoufflé, ses respirations sont acciden-
tées et procèdent par saccades. Un arrêt s'impose,
qui n'est pas le repos voulu et réparateur. Le gaspil-
lage d'énergie atteint le 66 */o sur le meilleur rende-
ment.
A la suite de Taylor, Amar a étudié le transport
de poids lourds. On se souvient qu'un des premiers
essais de Taylor a consisté à étudier le transport des
gueuses et à l'améliorer de telle façon que le tonnage
journalier transporté par un ouvrier s'est élevé de
12 à 48 tonnes. Certains ouvriers sont même allés
jusqu'à 58 tonnes d'une journée. L'homme marchait
à la vitesse de 80 cm. par seconde, soit 3 km. à l'heure,
parcourait 11m. pour atteindre le wagon, c'est-à-dire
26 km. par jour, dont la moitié en portant des gueuses.
Le nombre maximum de mètres-kg. par jour avec des
ouvriers pesant 75 kg. était en chiffres ronds de
2 500 000 m.-kg.
De son côté, Amar a étudié le même problème, et
il conclut que sur un terrain bien horizontal, la vitesse
LE TAYLORISME 17
de marche la plus économique est de 4,5 km. à l'heure,
elle permet de faire à vide 45 à 50 km. par jour avec
un repos de 2 minutes à chaque kilomètre. Chargé,
l'allure économique qui coûte le moins à l'organisme
est de 4,3 km., le fardeau étant de 20 à 22 kg. Pour
réaliser le maximum de rendement journalier, il faut
charger 45 kg., vitesse horaire 4,8 km., durée du tra-
vail 7 h. 30 avec repos de 2 minutes tous les 600 m.
Un adulte de 25 à 40 ans pourra transporter les 45 kg.
sur une distance moyenne de 26 km. Par contre, si
la vitesse est augmentée jusqu'à 5,5 km., le parcours
se réduira presque de moitié, quelque combinaison que
l'on adopte pour les intervalles de repos. La produc-
tion journalière serait de 2 500 000 m.-kg., ce qui
correspond assez exactement avec [les données de
Taylor.
M. AUBERT.
(La fin prochainement.)
BIBL UNIT. CV
En route vers Tombouctou.
Sixième partie^
28 janvier.
Les collines ont disparu. La plaine s'étend à l'infini
et le Niger s'élargit encore, lac bleu parsemé d'îles
parmi lesquelles notre convoi zigzague à la recherche
d'un passage. Nous sommes faits maintenant à tous
les heurts, à tous les bruits de l'échouage et nos baga-
ges, nos possessions diverses, semblent s'y être faits
aussi. Ils se sont calés, tassés d'eux-mêmes, dirait-on,
et les catastrophes ménagères, verres cassés ou bou-
teilles renversées, se font de plus en plus rares.
Toute la nuit nous avons marché sans trop d ac-
crocs. Bokhari est resté tout le temps exposé au vent
glacé sur l'avant du chaland, plus Esquimau que
jamais dans son paquetage de loques. Ceux qui tien-
nent le gouvernail à l'arrière des chalands conservent
pour la nuit le petit feu de la cuisine. Mais sur l'avant
pareil luxe est impossible et vraiment il ne fait pas
chaud en janvier, la nuit, sur sur le Niger. Aussi, dès
que le jour est là et qu'on peut se passer de lui,
Bokhari se glisse par le trou d'homme dans la cale
avant, encombrée de sacs et de paniers. Il se roule
en boule, referme le capot sur lui et durant quelques
' Pour le* cinq premières parties, voir les livraisons d'août k décembre 1921.
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 19
heures, dort comme un bienheureux dans la chaleur
torride et Tair irrespirable de son abri.
Le bord du fleuve ce matin est une prairie en partie
inondée. Le brqit de la vedette effarouche quelques
bœufs parmi les milliers qui paissent là, dans Peau
jusqu'au garot, presque entièrement cachés par les
hautes herbes. Leur frayeur, du reste, ne les entraîne
pas bien loin et très vite ils se remettent à pâturer ou
ruminent, paisibles, en regardant passer l'eau.
Il y a de petits bœufs à bosse à la tête de buffle,
de grands bœufs roux ou blancs aux cornes immenses,
puis des chevaux en troupes innombrables, des chèvres,
des moutons... L'ami M. nous crie de la vedette,
mettant ses mains en porte-voix :
— Les troupeaux du Fama. Tenez, voilà Sansan^
ding, là bas, derrière le banc de sable.
Le Fama de Sasanding ! Un conte Me fées dont le
héros est un noir. Il épousa beaucoup de princesses,
noires également, et en eut d'innombrables enfants.
A l'aurore de sa vie, ce Fama, ce roi Mademba était
un fils de chef sénégalais élevé à l'école de Saint-Louis.
Certains de ces fils de roi ou de grands chefs succé-
daient à leur père une fois recouverts, à cette école,
du mince vernis de la civilisation moderne. Un rien
le fait craquer, du reste, ce vernis, sur les peaux
noires, et les demi-civilisés sont pires alors que les
vrais sauvages. Mais plusieurs d'entre eux ont bien
tourné, et rendu des services à la mère-patrie adoptive.
Ceux qui, au sortir de l'école, n'avaient pas de trône
où s'asseoir embrassaient sagement des professions
plus modestes mais non moins utiles que celle de sou-
verain. Mademba devint télégraphiste. En cette qua-
lité, il suivit les premiers Français dans leur avance à
travers l'Afrique. Du Sénégal jusqu'à Segou, il tendit
20 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
les fils qui maintenaient les colonnes militaires en
perpétuel contact avec la Métropole. Dans les instants
de loisir que lui laissait la télégraphie, il guerroya avec
Borgnis-Desbordes et Archinard contre les tyrans
noirs qui terrorisaient alors le Soudan. Car cette
marche à travers le contment noir fut beaucoup plus
qu'une guerre de conquêtes, une épopée de déli-
vrance. El Hadj Omar, Ahmadou, Samory, réduits à
l'impuissance par nos troupes, les peuples écrasés
depuis des siècles osèrent enfin relever la tête et vivre
leur vie sous notre protection.
Quand Segou fut à nous avec le Niger jusqu'au
lac Débo, le colonel Archinard voulut récompenser
son fidèle télégraphiste. Il lui tailla, dans les territoires
conquis, un petit royaume à sa mesure. Pour capitale,
il lui donna Sansanding, ville autrefois puissante, mais
depuis longtemps déchue de sa splendeur.
Mademba, Fama de Sansanding s'est montré aussi
bon souverain qu'il était bon télégraphiste. Sous sa
paternelle et sage domination, son royaume a déve-
loppé la culture et l'élevage. Les indigènes se sont
enrichis en vivant heureux et tous les jours ils bénis-
saient ces bons Français qui leur avaient donné un si
bon roi.
Après avoir épousé, comme je le disais, beaucoup de
femmes qui lui donnèrent beaucoup d'enfants, le
Fama s'est éteint doucement, il y a quelques années,
chargé d'ans et d'honneurs. Ses fils se sont partagé
1 héritage sans qu'aucun d'eux eût l'autorisation de
relever le titre de leur père. L'un est en France un
officier très distingué. D'autres font du commerce, de
l'agriculture. Tous sont de bons Français noirs et leur
influence a beaucoup aidé à nous attacher les indigènes
de la vallée du Niger.
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 21
Le conte n'est-il pas joli ? Et ce télégraphiste changé
en roi ne vaut-il pas les princes Charmant dont les
aventures merveilleuses ont bercé notre enfance ?
Au delà d'un large banc de sable qui nous sépare
du rivage, le capitaine nous montre l'ancien palais
du Fama, une grande bâtisse grise sous les fromagers.
Nous voudrions bien aller jusque-là et les Anglais
aussi. Mais un kilomètre environ de sable en plein
soleil et un bras du fleuve encore à traverser au
delà rendent l'excursion trop difficile. II faut y re-
noncer.
Notre symppthique capitaine n'a plus mal aux dents,
et son visage a repris toute sa jovialité, débarrassée de
l'enflure qui le défigurait. Mais il s'ennuie un peu,
tout seul sur sa vedette. Sa cabine toujours largement
ouverte à l'arrière, nous le voyons aller et venir,
rêver, lire, manger et dormir, au bout du câble qui
nous rattache à lui. La longueur de ce câble, autant
que le bruit des machines, interdit entre lui et
nous toute communication verbale. Des cris qu'on
n entend guère et des signes qu'on ne comprend pas,
c est toute notre conversation lorsque le convoi est
en marche. On se ratrape aux haltes, pendant que les
laptots chargent le bois. Nous échangeons alors nos
impressions, des renseignements utiles et... des pro-
visions de bouche. Les victuailles, je dois le dire, vont
plus souvent de la vedette à la Gazelle que de la Ga-
zelle à la vedette. Notre capitaine est un fin gourmet
et son garde-manger est beaucoup mieux garni que
le nôtre.
Les gens de Sansanding ont entendu le sifflet de
la vedette et en un clin d'œil un marché s'improvise
sur le sable. Les femmes ont apporté poulets, canards,
tomates, oignons. Les Somonos, les pêcheurs offrent
22 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
des poissons entre lesquels Mandara fait rapidement
la distinction :
— Ça y a bon pour blancs. Ça y a bon pour noirs.
Pour nous, le capitaine et les carpes dodues. Pour
les noirs, le mâchoiron, gros poisson à la tête ignoble,
et tout un menu fretin de poissons de toutes les cou-
leurs.
Il y a encore des calebasses de lait caillé dont nos
hommes se régalent, du beurre de karité en gros
paquets enveloppés de feuilles, et du soumbara, l'as-
saisonnement cher aux palais noirs. J'ai déjà dit, je
crois, combien l'odeur du karité déplaisait à nos nez
civilisés. Le parfum du soumbara est cent fois pire
encore. Il révolte nos nerfs olfactifs jusqu'à la nausée
et il n'est personne au monde, sauf nos braves noirs,
qui ne se laisserait périr d'inanition devant un plat
de riz au soumbara plutôt que d'y goûter.
Notre chef laptot emmagasine dans sa cale-avant trois
ou quatre paquets nauséabonds, karité et soumbara.
Puis, comme nous allons naviguer en eau profonde et
que sa présence n'est pas nécessaire pour l'instant, il
s'enfile après ses ballots par le trou d'homme. Lové
comme un serpent dans l'étroit espace resté libre, il
tire soigneusement sur l'ouverture le lourd capot de fer.
Nous n'étions pas rassurés sur son compte et, son
sommeil se prolongeant, nous avons eu de noirs pres-
sentiments. Mais au premier échouage de l'après-midi,
le capot prestement s'est relevé et notre homme, frais et
dispos, a sauté à l'eau pour aller dégager la vedette
ensablée.
Nous profitons de l'arrêt forcé pour crier au capi-
taine :
— Ayez-vous vu passer le Gouverneur ?
Il n'a rien vu, pas plus que nous. Pourtant nous avons
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 23
tous, depuis midi l'œil et l'oreille au guet. Si le glis-
seur pouvait passer sans être vu dans l'immensité du
Niger, les détonations de son moteur doivent porter
fort loin à la surface de l'eau et sûrement quelqu'un
de nous en aurait entendu l'écho. Sans doute le départ
aura été retardé et vers le soir nous verrons passer
à toute vitesse l'oiseau blanc glissant sur 1 eau.
Mais bien avant le soir, nous sommes en vue de
Mopti et l'oiseau blanc n*< pas passé.
Au lieu des prairies de Sansanding, l'immense delta
que forment ici le Niger et son gros affluent le Bani
n'est qu'une étendue sans fin de terre grise, craquelée,
fendillée par la sécheresse. C'est le limon fécond que
chaque année le Niger inonde sur plusieurs milliers
de kilomètres. C'est le grenier d'abondance du Soudan.
Point n'est besoin ici de barrages, de systèmes d'ir-
rigation compliqués et coûteux comme ceux qui règlent
les crues du Nil. En septembre le Niger apporte ici les
eaux de pluie que depuis mai et juin il récolte en
Guinée. Il se rencontre avec le Bani, considérablement
grossi lui aussi. L'énorme masse liquide se répand
alors dans les innombrables canaux qui joignent les
uns aux autres le Bani et les bras du Niger et puis
envahit les terres, lertement, doucement, donnant le
temps au jeune riz de pousser, à mesure que montent
les eaux. Pas besoin non plus de repiquer les jeunes
plants comme aux Indes et en Indo-Chine. Le riz est
semé à la volée sur la terre à peine grattée. Le Niger
et le soleil se chargent du reste. La moisson mûre, les
eaux se retirent, laissant parmi les terres tout un cha-
pelet de lacs aux bords fertiles.
Terres grises et rivières bleues. C'est autour de
nous une immensité de plaines sans verdure dont la
vue serait infiniment triste sans la grande magicienne
24 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Lumière. Sur ces mornes terres, elle étend, suivant
les heures du jour, des voiles tissés de tant d'or et de
somptueuses couleurs que l'œil en est émerveillé et
qu'on n'imaginerait jamais tout ce qu'une étendue
de boue séchée peut offrir de splendeur au regard.
Comme des rubans d argent tissés dans une soie
changeante, l'eau est partout en vastes lacs, en fleuves
ou en canaux, enveloppant les terres que bientôt elle
recouvrira.
Comme nous tournons brusquement à l'embouchure
du Bani, deux îlots surgissent de la plaine grise. Des
arbres, des maisons hautes à terrasse, un peu serrées
les unes contre les autres à cause de l'exiguité du
terrain. C'est Charlotville d'abord, un joli nid de
verdure, et puis Mopti, tout à l'entrée du Bani. Mopti,
le magasin du riz, la grande ville commerciale du
Soudan .
La vedette siffle bruyamment pour annoncer notre
arrivée et mon mari est obligé de hurler sa réponse à
la question que je viens de lui poser :
— Charlotville... Le roi de Mopti... Voyons, tu te
souviens bien ?
Le roi de Mopti ? Oh! si je me souviens. Encore
un conte de fées comme l'histoire du Fama de San-
sanding. Le héros, quoique blanc, eut également
beaucoup de femmes noires et beaucoup d'enfants.
Mais il les abandonne à la fin d'un chapitre. Alors le
conte est un peu triste.
Le roi de Mopti était un simple sous-officier, un
brigadier, intelligent, travailleur et débrouillard. Venu
au Soudan avec les premiers pionniers, il avait été
quelque temps chef de gare au chemin de fer de
Bamako à Koulikoro. Il suivit les colonnes qui s'avan-
çaient toujours plus loin et fut un des premiers à
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 25
s'installer au confluent du Niger et du Bani. Il obtint
la concession d'un îlot et travailla les terres qui l'en-
touraient, les rizières que la crue fertilise. Il fit le
commerce de tout ce qui pouvait se vendre ou s'ache-
ter et eut des escouades de chasseurs indigènes qui
massacraient, pour lui apporter des brins de plumes,
les aigrettes du Niger.
Il construisit une maison, s'installa confortablement
et nomma son domaine Charlotville, sans doute par-
ce qu'il s'appelait Chariot. Quand l'argent commença
d'emplir son escarcelle, il épousa, suivant les lois du
pays, une première femme noire, puis successivement
six autres. Il mena de front l'élevage du bétail dans
ses prairies et l'élevage des enfants dans sa maison,
prétendant qu'il n'aurait jamais assez de fils et de
filles pour l'aider dans ses entreprises. Comme certam
gentilhomme-fermier d'un roman de Zola, chaque fois
que l 'ex-brigadier avait un nouvel enfant, il agrandis-
sait son domaine de quelque nouvelle terre. Seule-
ment, avec sept femmes qu'il avait, la progression
fut beaucoup plus rapide. Il ne se passa pas beaucoup
d'années avant qu'il n'annonçât glorieusement à un
de ses amis qu'il attendait, presque en même temps,
son seizième et son dix-septième enfant.
Au bout de quelques années, on ne l'appelait plus
que « le roi de Mopti », à cause de sa richesse et de
ses vastes entreprises. Il se trouvait parfaitement
heureux et ne rêvait pas autre chose que de finir ses
jours à Charlotville, entouré de ses épouses noires et
de ses enfants mulâtres.
Mais, hélas ! une blanche vint à passer... Une
Française, employée, je crois, des postes et télégraphes.
Le roi de Mopti la vit, l'aima... En quelques mois, il
réalisa son bien, vendit Charlotville à l'administration
26 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et partit pour la France, emmenant une épouse
blanche, la seule légitime, du moins d'après les lois
françaises. Il laissa en arrière les autres. Tous ses
petits demi-blancs, ces filles et ces fils qu'il voulait
si nombreux, ont eu des fortunes diverses. Les fils,
sans doute, se tireront d'affaire comme leur père.
Mais les filles sont jolies, et leur vie passée, le peu
d'éducation qu'elles ont reçue, les mettent fort au-
dessus des femmes indigènes. Elles ne peuvent épouser
des noirs et les blancs ne se marient pas avec des
mulâtresses. Alors... Je vous disais le bien que ce
conte-là finissait tristement.
Notre première question, en touchant terre à Mopti,
a été naturellement pour demander si le Gouverneur
était arrivé. Question oiseuse, puisque nous voyions
bien que l'hydro-glisseur n'était pas là.
L'administrateur, très inquiet, a envoyé la vedette
à la recherche du glisseur et nous restons en panne en
attendant le retour de notre remorqueur. L'après-midi,
la grosse chaleur passée, nous avons fait le tour de la
ville européenne. De hautes maisons de terre grise,
des ruelles étroites, une place étriquée, sans air, où
des jeunes gens jouent au tennis. Cela ne ressemble
à rien de ce que nous avons vu jusqu'ici au Soudan,
et nous sentons que nous venons de pénétrer dans
un monde nouveau.
Un pont conduit à une autre île, plus vaste, où s'élève
la ville indigène et une chaussée le long du Bani relie
Mopti à Charlotville. Plus loin, une autre chaussée
plantée d'arbres, traverse en diagonale la plaine grise.
C'est le seul lien entre Mopti et la terre ferme en
saison d'hivernage.
Nous rencontrons les deux Anglais qui flânent et,
ensemble, nous allons visiterJCharlotville, causant de
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 27
mille choses le long du chemin. Nos deux voyageurs
sont vraiment fort intéressants et avec eux la conver-
sation ne languit pas. Ils ont vu, je crois, le monde
entier et le correspondant du Times nous fait le compte
des milles qu'il a parcourus sur la boule terrestre.
Plus d'un million de milles ! Et il n'en a pas encore
assez.
Tout en causant, cependant, il laisse percer le bout
de l'oreille. Globe trotter,... voyage de plaisir à tra-
vers l'Afrique,... correspondances au Times... Tout
cela c'est pour la galerie. En réalité, il est ingénieur-
hydrographe et descend le Niger pour s'assurer que
nous ne nous disposons pas à y construire un barrage
comme celui du Nil à Assouan^ Ce barrage, paraît-il,
changerait complètement le régime des eaux en Nigeria
anglaise et nos voisins d'outre- Manche sont inquiets.
Rassurez-vous, messieurs les Anglais. Le Niger n'a
pas besoin de barrage pour régler ses inondations.
L'eau qui vous arrive là-bas, plus d'un an après son
passage à travers la Guinée, est diminuée de moitié,
c'est vrai. Mais comme disent les noirs : « Ça c'est
soleil qui faire. » Nous n'en sommes pas responsables.
Le soleil et le sable ont soif et le Niger, fleuve français,
est généreux. Contentez-vous de ce qui reste, la part
est encore belle.
Sous les ombrages de Charlotville un peu de mé-
lancolie me serre le cœur. Je pense à toutes ces femmes,
à ces jeunes filles qui ont vécu là presque à l'euro-
péenne, dans l'abondance et dans la joie. Une photo-
graphie que j'ai vue les montre groupées autour du
roi de Mopti, du patriarche à la longue barbe. Mères,
filles, fils, toute une heureuse famille qu'il avait
voulue innombrable. Heureuse famille, heureuse vie
dont rien ne devait troubler le cours. On travaillait
28 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
joyeusement, on était sûr de l'avenir... Mais une
femme blanche passa... Ce matin, deux jolies filles
rencontrant mon mari lui ont demandé un secours,
prêtes, peut-être, à tout pour obtenir un peu d'argent.
Comme il s'informait qui elles étaient on lui a dit :
— Mais ce sont des filles du roi de Mopti, parbleu!
II y en a toute une bande.
Dîner chez l'administrateur, où le colonel C. et sa
jeune femme sont arrivés dans la journée. Les Anglais
que nous avions toujours vus dans leur même costume
pratique, mais plus très frais après le million de milles
parcourus, ont surgi de leur chaland, à l'heure d'aller
à la résidence en smoking noir, cravate blanche et
escarpins vernis. Où diable ont-ils pris ces élégances,
eux qui n'ont presque pas de bagages ? Leur matériel
de campement est réduit au strict nécessaire, à peine.
Une caisse fait office de table et les lits servent de
sièges. Ils n'ont pas même de pliants et tout le jour
on les voit accroupis sur le devant de leur chaland
dans les positions les plus inconfortables. Le corres-
pondant du Tîmes en particulier semble toujours
encombré de ses jambes qr'il a fort longues.
Au dîner il s'est montré brillant causeur, fort instruit,
spirituel et pas du tout gêné par sa connaissance très
rudimentaire de notre langue.
On nous a fait une description peu engageante de
Mopti à la saison des pluies. De l'eau partout, entou-
rant, rétrécissant l'îlot et réduisant ses habitants à
une promiscuité de chaque instant. Avec cela, de*
moustiques à foison, dont on ne sait comment se
garantir. Dépêchons-nous d'aller plus loin.
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 29
29 janvier.
L'hydro-glisseur n'est toujours pas arrivé. Nous
sommes affreusement inquiets et Koulouba envoie
télégramme sur télégramme pour demander des nou-
velles du Gouverneur. Je revois dans un frémissement
d'angoisse les innombrables bidons d'essence vidés
les uns après les autres dans le réservoir du frêle
appareil. J'entends la remarque de notre capitaine :
« Je n'ai pas envie de sauter, moi. »
Ce que nous pouvons imaginer de moins grave,
c'est une panne de moteur les ayant immobilisés en
pleine solitude. Immobilisés sous l'ardent soleil, le léger
abri du glisseur étant à peine plus grand qu'une
ombrelle et sans provisions d'aucune sorte, car, pour
faire cent kilomètres à l'heure, on ne s'encombre pas
de bagages.
Cette inquiétude assombrit toute notre journée et
nous ôte même le courage de nous promener. La nuit
est là que nous guettons encore, au delà de l'immense
plaine, le Niger venant joindre le Bani. Tout à coup,
très lointain, un sifflement prolongé nous arrive,
porté par le vent du soir. Le bruit devient de plus en
plus distinct, de plus en plus fort. C'est la vedette
qui siffle ainsi éperdument, joyeusement, pour nous
dire que tout est bien. Peu après, nous la voyons
tourner, brillamment éclairée à l'entrée du Bani,
passer devant Charlotville et jeter l'ancre enfin à
côté de notre Gazelle. Toute la population de Mopti,
blancs et noirs, se presse sur la rive et le Gouverneur
est entouré, acclamé, félicité. On sent que tout le
monde a partagé notre angoisse. Les rescapés ont
l'air d'être un peu fatigués, mais prennent en riant
leur mésaventure. C'est bien une panne du moteur
qui les a arrêtés entre Segou et Sansanding. Pendant
30 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
des heures et des heures ils ont flotté au gré des vents
et des courants, attendant le secours qu'on ne pouvait
manquer de leur envoyer. Seulement, le secours
pouvait tarder, car vedettes et chaloupes à vapeur
n'abondent pas sur le Niger et les distances sont for-
midables.
Moi qui craignais que, vu la grande vitesse, ils
n'eussent pas le temps de jouir du paysage ! Je crois
qu'ils connaissent par cœur les différents aspects du
fleuve aux environs de Sansanding.
Quand la foule s'est écoulée, l'ami M. nous raconte
les péripéties du sauvetage et sa joie de retrouver les
naufragés. Rayonnant, il ajoute :
— Ce qu'ils avaient soif et faim, les malheureux !
Vous savez si j'étais bien approvisionné pour l'aller
et le retour. Ils ont tout bu et tout mangé.
Le Gouverneur a donné un jour de congé à l'équipage
de la vedette. Nous ne quitterons Mopti qu'après-
demain.
30 janvier.
Nous avons déjeuné ce matin chez un Suisse qui
dirige une des grosses maisons de commerce de Mopti.
Sa jeune femme est avec lui, un peu dépaysée par ce
premier séjour en Afrique, un peu fatiguée par le
climat et par le complet changement d'existence.
Dans la grande maison fraîche aux vastes pièces,
nous avons passé des heures délicieuses à évoquer le
pays que nous aimons, les montagnes et les lacs, et
la beauté des glaciers. C'était comme une halte bien-
faisante, un oasis de fraîcheur sur la longue route qui
nous mène au désert, si loin, si loin de tous ceux
que nous aimons. Cette cordiale réception nous a
fait chaud au cœur et nous avons bien promis à
M. et M"^^ L. de nous arrêter chez eux au retour de
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 3f
Tombouctou, dans quelques mois. Mais sait-on
jamais, en Afrique, surtout, où Ton sera dans quelques
mois ?
Après la grosse chaleur du jour, quand le soleil est
rouge dans les brumes du couchant, nous avons tra-
versé les ponts qui séparent Mopti ville blanche de
la ville indigène. A cette heure, toute la population est
dehors et ce pont voit défiler un mélange de toutes
les races qui ont peuplé la vallée du Niger.
On s'imagine volontiers, lorsqu'on entend parler
de noirs, que tous ont le type connu, le type « bon
nègre » propagé par la caricature. On se représente
des nez épatés sur des bouches lippues et des crânes
de singes couverts d'une toison laineuse, avec un teint
de cirage noir. A vrai dire, ce type est plutôt rare,
et les nègres en général sont plutôt bruns que noirs. :
brun foncé ou brun clair.
Nous croisons de riches commerçants drapés d'am-
ples robes bleues par-dessus la robe d'un blanc de
neige. Une chéchia rouge sur la tête et, jetée négli-
gemment sur les épaules, une fine écharpe de mousse-
line blanche et jaune brodée de soie. Aux pieds des
babouches de cuir jaune ou rouge aux broderies mul-
ticolores. L'homme est grand, bien découplé et son
visage très peu noir, respire l'intelligence. Un nez fin,
des lèvres minces, c'est le type égyptien, un peu plus
noir de teint seulement. Sans doute ces hommes sont
des descendants des Songhoïs, ces Egyptiens qui,
suivant la tradition, passèrent de la vallée du Nil
dans celle du Niger au VII^ siècle environ.
Ces riches commerçants ont dans la ville indigène
de vastes demeures sans autre ouverture extérieure
qu'une porte bardée de fer, et leur vie domestique
est jalousement cachée à tous les yeux.
32 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Voici des tirailleurs bambaras, très noirs ceux-là,
les joues zébrées de lignes profondément taillées.
Des Mossi à la face de brute comme notre s) mpathique
boy. Deux jolies filles peulhs se moquent gentiment
de nous, échangeant des remarques sans doute peu
charitables qui les font rire de toutes leurs jolies
dents. Elles ont de petits nez fins garnis de grams de
corail semblables à des gouttes de sang. Très blanches
de peau, celle-là, leur race s'étant moins que les
Songhoïs mélangée aux races autochtones.
On croit que les Peulhs sont un rameau du peuple
d'Israël. Lors de la fuite d'Egypte quelques familles,
quittant les autres, auraient marché à l'Ouest au lieu
d'aller vers la mer Rouge. Ils seraient venus jusqu à
la vallée du Niger et même plus loin dans les mon-
tagnes. Sans cesse en lutte avec les noirs qui possé-
daient la terre, mais trop faibles pour les vaincre,
ils sont restés un peuple à part, vivant de ses trou-
peaux et conservant pieusement des traditions qui
semblent toutes tirées de l'Ancien Testament.
Il y a dans cette foule des loqueteux minables et
poussiéreux et d'autres fiers et beaux, drapés dans
leurs guenilles. Sous les toisons de laine frisée il y a
des peaux couleur de mélasse ou en pruneaux cuits,
des teints café au lait ou café noir, des épidermes
luisants et d'autres ternes comme un cuir mal ciré.
Des malades étalent leurs tares physiologiques et des
blessés vous font voir leurs plaies pour vous apitoyer.
Des femmes, nues jusqu'à la ceinture, montrent sans
vergogne les ignobles restes de leur beauté passée,
tandis que d'autres sont de belles statues de bronze,
de métal vivant et chaud.
Au bout du pont un aveugle est assis dans la pous-
sière du chemin. Drapé de lainages terreux, il psol-
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 33
modie d'une voix lamentable : « Allah illa Allah... »,
en égrenant un chapelet de perles bleues. A côté de
lui, des bouchers ont installé leur marchandise à même
le sol, informes débris de viande, couverts de mouches
et de poussière. Pour conserver jusqu'à demain ce
qu'ils n'ont pas vendu, ils font sécher la viande par
lanières sur des petits feux et l'odeur infecte de ces
grillades empoisonne l'air.
Poussière, tapage et mauvaises odeurs. Ce marché
nous fait regretter les fraîches solitudes du fleuve où
l'air est pur et le silence berceur. Mais le va-et-vient
de cette foule est amusant et pour le voir nous sup-
portons cette demi-asphyxie un peu plus longtemps.
Des marchands de chaussures étilent sur de vieilles
toiles tout un assortiment de babouches brodées de
hautes bottes rouges ou jaunes du plus bel effet.
L'indolence noire affectionne les babouches vite enle-
vées, vite remises, et la démarche traînante qu'exige
cette sorte de chaussures ne gêne pas ces messieurs,
au contraire. Ils ne sont jamais pressés d'arriver.
Sur des ficelles tendues, les tailleurs suspendent
étoffes et vêtements confectionnés. Amples boubous
aux broderies compliquées, pagnes multicolores. Ils
ont apporté leur machine, tout leur attirail de couture,
et taillent, assemblent sur place les petites blouses
courtes ou les camails sans manches qui sont la petite
tenue des noirs.
Plus loin, c'est le marché des victuailles, riz, mil,
épicerie, qu'on range par petits tas d'un sou sur le
sol : trois morceaux de sucre gris de poussière, deux
boules de bleu ou microscopiques morceaux de savon.
Dans des calebasses s'entassent de grosses boules
faites d'une pâte de mil frite à la graisse. L'acheteur
les tâte, les palpe les unes après les autres et celui qui
BIBL. UNIV. CV 3
34 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
finit par s'en régaler avale, en plus de la poussière
accumulée, la crasse de plusieurs douzaines de mains.
Mais cela est de mince importance. On vend encore
du poisson séché pour manger avec le riz, des petits
piments rouges, des tomates et jusqu'à du pain '* même
chose blancs ^' dont les indigènes sont très friands.
Les marchandes à la toilette ont des bracelets de
verre ou de terre cuite pour les bras et pour les che-
villes, des anneaux de cuivre ou d'aluminium et des
bagues en même métal. Des colliers de verroterie, des
miroirs de cinq centimètres carrés et... rarement, du
fil et des aiguilles.
Tout cela presque sous les pieds de la foule qui se
presse, bruyante, remuante, dans un nuage de pous-
sière grise. Le tableau est plein -de vie, maïs manque
un peu de couleur. La foule africaine, au contraire
des Hindous, par exemple, est terne. Le blanc domine
et le bleu foncé, l'indigo que les femmes préparent
elles-mêmes. La note vive d'une chéchia rouge ou de
quelque bonnet de velours détonne dans tout ce blanc
et ce bleu et tout cela serait d'aspect un peu triste sans
la fée Lumière qui dore la poussière et change les
guenilles en somptueuses draperies.
Parfois, dans une tranquille ruelle, entre les hauts
murs gris, devant les portes basses, des hommes font
la prière du soir sur une natte ou un bout de tapis.
Le regard vague, ils égrènent leur long chapelet en
marmottant : « Allah illa Allah ! » Ils se prosternent
et se relèvent dix fois de suite et touchent du front la
terre, tournés vers le levant. Au bout de la rue où se
tient le marché, de l'autre côté de l'îlot, nous retrou-
vons enfin un peu d'air respirable au bord de 1 eau.
Sous les grands arbres penchés sur la rive, des fidèles
encore^font la prière ou bien, leurs dévotions termi-
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 35
nées, sommeillent, étendus sur leur natte. Un petit
âne joli, bien soigné, surveille evec intérêt une jeune
femme qui vanne du mil au bord de l'eau. Chaque
fois qu'elle se détourne un peu, il avance une lippe
gourmande et prend au tas de mil l'épaisseur de sa
langue. Pan ! Il reçoit sur le nez un léger coup de
van, tourne la tête et recommence son manège une
minute après. Du reste, malgré ces vols et les puni-
tions, le petit âne et sa maîtresse semblent être dans
les meilleurs termes. Nous l'avons déjà remarqué,
les ânes qu'on rencontre à chaque pas sont bien soigrés,
bien nourris, l'air prospère. On n'en peut dire autant,
hélas ! des pauvres bourricots de France.
En revenant au port, nous apprenons le départ du
Gouverneur. Dégoûté des hydro-glisseurs et des
voyages à grande vitesse, il regagne Koulouba en
automobile. Quant au capitaine aviateur, il a juré
qu'il irait jusqu'à Tombouctou. Il est parti lui aussi
avec le jeune mécanicien. Ils vont retrouver le glisseur,
le réparer de leur mieux et se remettre en route.
Grand bien leur fasse !
Vahiné Papaa.
(La suite prochainement.)
Les épigrammes champêtres
de Martial
et les odes rustiques d'Horace.
SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE^
Martial n'a jamais caché sa prédilection pour les
poètes du siècle d'Auguste. Il est facile de relever
chez lui, comme on l'a fait du reste, des réminiscences
des élégiaques — d'Ovide, en particulier, — de Vir-
gile et d'Horace aussi, qui sont toujours présents à
sa mémoire, et auxquels il accorde une place d'hon-
neur sur les rayons de sa bibliothèque. Ce sont là les
modèles dont il s'inspire, sans prétendre les égaler —
il est trop modeste pour cela — et qu'il imite parfois
de très près, mais avec un talent assez personnel pour
ne devoir ses succès qu'à lui-même. S'il tient davan-
tage d'Horace, c'est tout d'abord par le naturel et la
simplicité de sa description. Comme lui, il aime à
observer et à décrire, à flâner quand il en a le loisir
et à raconter ce qu'il a vu d'un ton alerte et enjoué,
prenant plaisir, semble-t-il, à son propre récit. Aucune
recherche, aucune enflure dans ses tableaux champê-
tres, rien qui sente l'effort, mais de la vie partout, et
^ Pour la première partie, voir la livraison de décembre 1921.
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 37
partout le sens et de la mesure de l'harmonie. Peut-
être même que ce naturel et cette simplicité frappent
davantage encore chez Martial, qui limite sa descrip-
tion à quelques traits essentiels, sans y intercaler trop
de souvenirs mythologiques, ni l'orner de réflexions
morales. Voici, par exemple, un thème descriptif
qu'affectionne Horace dans plusieurs de ses odes et
que Martial a repris pour son compte : il s'agit de
célébrer la venue du printemps ^. Le tableau d'Horace
se distingue par une composition très soignée, très
clairement et très artistement ordonnée ; chaque
strophe renferme le développement d'une idée et,
graduellement, le poète nous conduit à la sentence
finale qui est comme la note dominante de toute la
pièce. Seuls, les vers du début nous donnent la sen-
sation du printemps par quelques images simples et
claires : les vaisseaux, longtemps à sec, gagnent main-
tenant la haute mer, leurs voiles gonflées par le souffle
du zéphyr ; le laboureur a quitté le coin du feu, les
troupeaux s'impatientent dans leurs étables et les
prés ne sont plus blanchis par les frimas. Puis c'est
une vision mythologique : Vénus mène, aux rayons
de la lune, des chœurs de danse ; les Grâces et les
Nymphes frappent la terre de leurs pas cadencés,
tandis que l'ardent Vulcain allume les fourneaux des
Cyclopes. L'invitation gracieuse qui suit prépare la
conclusion : hâtons-nous de nous associer à la fête
de la nature, de tresser des couronnes pour nos che-
veux avec les fleurs nouvellement écloses et d'immoler
à Faune la victime qu'il préfère.... Hâtons-nous, car
le nombre borné de nos jours nous défend d'entre-
tenir de longues espérances, et bientôt la mort, qui
heurte également à toutes les portes, va nous engloutir
^ Ode 1,4.
38 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
dans l'éternelle nuit. C'est donc le propre d'Horace de
nous acheminer, par de subtils détours, avec un art
exquis, qui s'appuie sur l'observation directe de la
nature, à prendre conscience de ce que nous sommes
et à accepter notre destinée.
Pour Martial \ le printemps c'est le soleil, le cri
de l'hirondelle, la campagne qui sourit et qui promet
de doux loisirs. Sa description, d'une concision ex-
trême, est pleine de couleur et de vie. Mais le printemps
ne suggère au poète aucun retour sur lui-même ;
aucune mélancolie ne trouble sa joie de se sentir
revivre avec la nature. Il ne songe ni à la fragilité de
la verdure nouvelle, m surtout à la mort. Il lui suffit
de goûter simplement la fraîcheur des bois et des
sources, de marcher sur le sable humide, mais raffermi
du rivage, d'admirer la couleur azurée de l'eau, au
pied des roches blanches d'Anxur. Le souci de la
composition n'apparaît guère ici. Et pourtant tout est
à sa place dans la description de ce paysage printanier
aux tons si délicats et si clairs. C'est un petit ensemble
bien vivant, dont le charme réside dans cette fran-
chise d'expression qui donne une couleur si naturelle
aux tableaux de Martial.
Un autre trait commun au poète des odes et à celui
des épigrammes dans leurs descriptions, en tenant
toujours compte du but qu'ils se proposent et des
nécessités de chaque genre, c'est le sens de la réalité,
le don d'observer et de faire voir les détails pittores-
ques de la vie rustique. On a comparé certaines pièces
champêtres de Martial à « de petits tableaux de genre
à la manière hollandaise - '\ Ce rapprochement con-
^ Livre X, ëpigr., 51. — * P. Thomas, La littérature latine jusqu'aux Antonint,
Rozez. Bruxelles. 1894 p. 194.
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 39
Vient aussi au réalisme d'Horace. Tous deux sont, en
effet, des réalistes dont l'observation vive et nette,
rehaussée souvent d'une pointe d'ironie, est sans cesse
en éveil. Mais ce réalisme n'est ni violent ni outré,
comme celui de Juvénal ou de Perse, par exemple ;
il consiste simplement à voir et à rendre la vie telle
qu'elle est. De là, dans leurs descriptions, rien d arti-
ficiel ni de vague, mais des détails exacts et précis,
comme nous allons le voir en rapprochant quelques-
unes des pièces où Horace et Martial font l'éloge de
la vie champêtre.
Cet éloge n'est nulle part plus complet ni plus expres-
sif que dans l'épode 2, dont la conclusion a déconcerté
plus d'un philologue ^, et dans l'épigramme III, 58,
consacrée à la description de la maison de campagne
de Faustinus. Dans sa facture, le tableau de Martial
n'est pas sans analogie avec celui d'Horace. Plusieurs
rappels de l'épode 2 frappent à première vue, de même
que, dans celle-ci, nous retrouvons sans peine l'ins-
piration des Géorgiques. Mais les emprunts de Mar-
tial, comme ceux d'Horace d'ailleurs, ne sont pas
autre chose, selon l'expression de M. Olivier, qu'un
« hommage à ses prédécesseurs ^ w. Tous deux sont
des maîtres dans l'art de la description, et ces rencon-
tres de mots, conscientes ou non, n'ont pas à leur en-
droit la signification qu'elles auraient pour d'autres.
Il n'est pas surprenant du reste que leurs descriptions,
qui s'appliquent au même thème rustique, concordent
par certains détails. Ce qui nous importe, c'est le choix
de ces détails et la valeur qu'ils prennent dans l'en-
semble du tableau. Or, l'étude des deux pièces nous
^ Sur l'épode 2, voy. l'intéressante étude de M. Frank Olivier, Les épodes
(T Horace, Payot 1917, p. 37 sqq. — ^ Frank Olivier, op. cit., p. 49.
40 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
montre, chez Horace et Martial, une préoccupation
identique : celle de nous présenter la vie à la campagne
sous son jour le plus attrayant, si bien que la peinture
tourne à l'idylle. Le laboureur d'Horace vit à son aise
du produit de ses terres qu'il cultive avec ses propres
bœufs ; il attache sa vigne, émonde ses arbres, tond la
laine de ses brebis et, quand vient l'automne, cueille
son raisin, dont l'éclat le dispute à la pourpre. Il se
repose sur un épais gazon, bercé par le chant des
oiseaux et le murmure des sources. Il connaît les
plaisirs de la chasse, ceux du retour au foyer où l'attend
sa compagne et, tout en mangeant, il contemple avec
orgueil ses troupeaux qui regagnent leurs étables.
Dans la ferme de Martial régnent la même abon-
dance et le même bien-être ; la vie y est opulente et
cossue : il y a du blé, du vin, du bétail, sans compter la
basse-cour ; la chasse et la pêche y ont aussi leurs
droits et, la journée finie, on aime à s'assembler
autour du foyer chargé de bois. A vrai dire, le sort des
campagnards d'Horace et de Martial est bien fait
pour qu'on prenne en pitié ceux qui sont condamnés
à vivre à la ville. Mais, si ces deux tableaux nous lais-
sent sous la même impression d'harmonie et de bon-
heur paisible, loin de faire double emploi, ils se com-
plètent plutôt l'un l'autre, et cela précisément par le
choix original des détails, qui met en évidence le
goût personnel du poète. Martial s'attarde auprès
de la somptueuse basse-cour, où l'oie criarde voisine
avec le paon au plumage constellé de diamants. Il
campe devant nous, d'un trait net et rapide, l'image
savoureuse de la fermière, qui porte dans le pli de son
tablier la pâture des oiseaux. Il saisit le geste du pêcheur
en train de détacher de sa ligne tremblante le poisson
qui frétille. Ou encore, il marque la gaucherie des
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 41
grandes filles du fermier qui apportent dans des
paniers d'osier les présents de leur mère.
Horace insiste plutôt sur la variété des travaux du
laboureur et sur l'enrichissement que chaque saison
lui procure : une scène de vendange alterne avec une
scène de chasse ; puis, c'est la vision confortable et
gaie d'un intérieur rustique, où une épouse hâlée
s'empresse de couvrir la table de mets qui n'ont rien
coûté et de tirer au tonneau le vin de l'année. Dans
un coin, les jeunes esclaves, dont l'essaim qui s'accroît
rend la maison prospère, se groupent joyeusement
autour des Lares resplendissants.
Ce réalisme, si gracieux et si franc, nous le retrou-
vons encore dans des descriptions plus brèves qui
tiennent parfois en quelques vers, ou même en quel-
ques mots, mais qui suffisent pourtant à nous donner
l'impression d'une scène vécue. Ainsi lorsque Horace,
s'adressant au dieu Faune, dont la fête coïncide avec
les Nones de décembre, le prie d'épargner sa terre,
c'est toute la mélancolie d'un paysage assombri de fin
d'automne qu'il évoque dans les deux dernières
strophes de cette ode ^. Le troupeau est aux champs ;
le village se repose avec les bœufs oisifs et, tandis que
les bois jonchent Je sol de leurs feuilles, le campagnard
frappe du pied en cadence la terre si dure à creuser.
D'autre part, lorsque Martial, à propos du genre de vie
qu'il appelle de ses vœux, décrit la joie qu'il y a à
« ouvrir devant son foyer ses filets remplis des dé-
pouilles de la forêt, à puiser un miel blond dans un
pot de terre rouge et à recevoir des mains de sa grasse
fermière les œufs qui cuisent dans la cendre ^ »,
est-ce que ces quelques traits, parmi bien d'autres,
si expressifs et si colorés, ne font pas surgir aussitôt
^ Ode III. 18. — 2 Livre I. épigr., 55.
42 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
l'image du milieu rustique où le poète situe son
rêve?
Comment donc a-t-on pu soutenir, sous prétexte
qu'à Rome on demandait beaucoup moins soit aux
peintres, soit aux auteurs qui mêlaient des descrip-
tions à leurs récits, que '< quelques indications très
pauvres, très vagues, très générales, suffisaient à
l'écrivain comme à ses lecteurs ^ ? ». Ce n'est en tout
cas ni à Horace, ni à Martial, pour nous en tenir à
ces deux poètes, que l'on est en droit d'adresser le
reproche de manquer de précision et de couleur
dans leurs tableaux. Ce sens de la couleur, que Mar-
tial surtout possède à un si haut degré, joint à celui
de la réalité et de la mesure, dont les odes d'Horace
nous fournissent tant d'exemples, distingue précisé-
ment leurs descriptions de ces compositions d'école
factices et vides où se complaisent, à l'époque impé-
riale, les fidèles disciples des rhéteurs.
Les paysages d'Horace et de Martial ne sont pas
simplement un décor, aussi le cadre de leurs descrip-
tions est-il rarement quelconque. Jusque dans les
épigrammes qui ne sont que des lettres de félicita-
tions, de souhaits ou d'invitation, et dans les odes de
même nature, on sent la préoccupation d'accorder à
la partie descriptive, si brève soit-elle, un soin minu-
tieux, en harmonie avec l'ensemble de la pièce. Voyez,
par exemple, comme Horace encadre finement, dans
l'ode à Dellius, son exhortation à jouir des biens de la
vie en songeant qu'une même fin nous attend tous :
" Pourquoi le pin altier et le blanc peuplier aiment-ils
à mêler leurs ombres hospitalières? Pourquoi l'onde
fugitive lutte-t-elle en tremblant contre les détours
de sa rive? Fais apporter ici du vin, des parfums,
' E. Thomas, op. cil., p. 193.
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 43
des roses, fleurs trop brèves, hélas! tandis que les cir-
constances, l'âge et les sombres fils des trois sœurs
le permettent ^. » Ces hauts branchages qui tamisent
la lumière trop crue et offrent un abri de verdure près
de la fraîcheur de Feau courante, n'est-ce pas le cadre
qui convient à ces propos à la fois familiers et graves
sur l'égalité d'âme ? Et Martial, dans son billet à
Flaccus sur le même sujet, reprend à sa manière ce
cadre agreste pour y placer ses indulgents conseils :
« Couché sur un gazon émaillé de fleurs, près d'un
ruisseau qui, dans sa course vagabonde, roule ses
cailloux d'une rive à l'autre, libre des fâcheux, le
front ceint d'une couronne de roses, savoure à ton
aise un vin rafraîchi par la glace ^. »
Non seulement Horace et Martial n'allongent pas
complaisamment leurs descriptions, mais ils ne les
multiplient pas inutilement. Il n'y a chez eux ni
exagération, ni abus. Ce sens de la proportion et de la
convenance, qui est l'un des traits caractéristiques
de la poésie classique, les éloigne de ces descriptions
hors de propos, qui ne font pas corps avec le sujet.
Mais il leur arrive fréquemment de rattacher, en quel-
que sorte, à leur sentiment de la nature, l'expression
d'autres sentiments qui tiennent une large place dans
leur vie. C'est ainsi qu'ils aiment tous deux à associer
la nature à leur culte de l'amitié, comme Horace
l'associe au développement de certains préceptes de
morale pratique.
*
Martial se montra toujours plein d'égards pour ses
amis. « Tout ce qu'on donne à ses amis, disait-il,
est à l'abri des coups du sort ; ce que tu auras donné
^ Ode II. 3. — 2 Livre IX. ëpigr.. 90.
44 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sera toujours ta seule richesse \ » Il se plaît à fêter
l'anniversaire de ses amis, à les inviter à sa table à
sept places et, quand il énumère les éléments d'une
vie heureuse, il n'oublie pas de mentionner « des
amis qui soient nos égaux '. >' En regagnant Bilbilis,
à la fin de sa carrière, il n'obéit pas seulement à la
voix du pays natal, mais aussi à celle de l'amitié ; il
sait qu'il retrouvera là-bas quelqu'un dont l'amitié
fit le charme de sa jeunesse et qui, plus que tout autre,
est digne de son affection. "■ Si le Salon me ramène
dans le pays qui produit l'or, si je suis empressé de
revoir la montagne où s'élève le toit incliné qui m'a
vu naître, c'est à cause de toi, Manius, car tu me fus
cher, dès l'âge de l'innocence '. » Une autre fois,
il accompagne l'envoi d une couronne de roses à
l'un de ses amis d'un billet ravissant par la grâce du
sentiment que lui inspire la vue de ces fleurs et son
amitié pour Sabinus : « Soit que tu viennes de Paestum
ou de la campagne de Tibur, soit que tu aies brillé de
tout l'éclat de tes roses sur la terre de Tusculum, ou
qu'une villageoise t'ait cueillie dans les jardins de
Préneste, soit qu'enfin tu aies fait l'orgueil des plaines
de la Campanie, laisse-lui croire, couronne fleurie,
que tu as poussé dans mon jardin de Nomente *. »
Pour Horace, on le sait, les joies de l'amitié sont incom-
parables. « Tant que je serai sain d'esprit, je ne pour-
rais rien préférer aux agréments de l'amitié ' »,
déclare-t-il dans le récit de son voyage à Brindes,
lorsqu'il voit venir à lui Plotius Tucca, Varius, et
Virgile, « ces âmes si belles que la terre n'en produisit
jamais de plus pures '. >> Il marque d'un caillou blanc
* Livre V., épigr., 42. — * Livre X, ^pigr., 47. — * Livre X ^pigr., 20. —
* Livre IX. épigr.. 60. - » Satire I. 5. v. 44. — * Ibid.. v. 41-42.
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 45
le jour où un camarade d'enfance revient du fond de
l'Hespérie \ Il ordonne de remplir d'un Massique
chargé d'oubli de larges et brillantes coupes, de tresser
à la hâte, en fraîches couronnes, lâche et le myrte,
pour recevoir Pompeius Varus, son ancien compa-
gnon d'armes, qui servit avec lui sous Brutus, et il
s'écrie : « Un peu de folle joie me plaît quand j e retrouve
un ami ^. » Or, dans une de ses plus gracieuses évo-
cations de Tibur, où il exprime le vœu que « ce petit
coin de terre qui lui sourit plus que tout autre soit
l'asile de sa vieillesse », il associe étroitement à l'amour
de son domaine la tendresse qu'il éprouve pour son
ami Septinrius, dont la présence lui est aussi néces-
saire que le spectacle de la nature qui l'entoure :
« Voilà le lieu, l'heureuse retraite qui te réclame avec
moi ; là, tu paieras un jour ton tribut de larmes à
la cendre encore chaude du poète qui fut ton ami ^. »
Ailleurs, il commence par chanter l'arrivée du prin-
temps, dont les souffles amollissent et font tressaillir
la nature. Mais, pour que sa joie soit complète, il
faut qu'un ami vienne s'asseoir à sa table, qu'ensemble
ils s'égaient et mêlent à de graves pensées un grain
de folie : Dulce est desipere in loco *.
La contemplation de la nature, avons-nous dit,
suggère souvent à Horace des réflexions morales ou
des comparaisons qui servent à illustrer ses préceptes.
En effet, les exemples abondent qui nous montrent,
dans une même pièce, le poète des champs et le mora-
liste étroitement unis. Voyez l'ode à Thaliarque^.
Un paysage d'hiver forme le premier plan du tableau :
le Soracte dresse dans les airs son sommet couvert
d'une neige épaisse ; les forêts fatiguées fléchissent
1 Ode 1, 36. — * Ode II. 7. — ^ Ode II. 6. — * Ode IV. 12. - ^ Ode 1. 9.
46 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
SOUS leur fardeau et, dans les prés, le gel a suspendu
le cours des ruisseaux. C'est le moment de rester
chez soi, de charger de bois son foyer et de savourer
le calme de l'hiver en puisant à l'amphore des Sabins
un vin de quatre années. Laissons le reste aux dieux :
la nature nous enseigne à ne pas nous mettre en souci
pour le lendemain, mais à jouir, tandis qu'il en est
temps, des plaisirs que chaque jour nous apporte.
Le bonheur, cependant, n'est pas dans la satisfaction
de tous nos désirs ; il est dans la modération, dans
l'égalité d'âme que procure la sagesse. Cette leçon,
c'est aussi la nature qui nous la donne ; elle nous
apprend à préférer une situation modeste à la richesse,
en frappant elle-même les arbres les plus élevés ou
les plus hauts sommets : « C'est le pin altier qu'agitent
surtout les vents ; c'est la tour la plus haute que
menace la chute la plus lourde, c'est le sommet des
montagnes que frappent les traits de la foudre ^ »
Sans doute, à les prendre isolément, en les détachant
de leur contexte, ces préceptes sur l'art de vivre
n'échappent pas à la banalité des lieux communs,
encore que des banalités de ce genre soient des vérités
utiles à méditer en tout temps. Mais, si on les replace
dans le cadre qu'Horace leur destine, si l'on tient
compte du ton de bonhomie souriante et d'aimable
indulgence qui les accompagne, et surtout si on ne
les dépouille pas du cachet de rusticité que leur
impriment ces appels à la nature, les préceptes des
odes, qui se répètent sous une forme sans cesse renou-
velée, comme le rythme des saisons orne la campagne
de couleurs variées, prennent une signification à la
fois plus nuancée et plus ample.
1 Ode II. 10.
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 47
Martial, lui, se préoccupe moins d ordonner sa vie
— il est trop insouciant pour cela — que de jouir du
présent. « Ne va pas ajourner mal à propos des plaisirs
que l'avenir pourrait te refuser », écrit-il à l'un de
ses amis ; « le bonheur n'attend pas, il fuit, il s'envole.
Saisis-le de tes deux mains, étreins-le de toute la
force de tes bras.... Crois-moi, ce n'est point le fait
d'un homme sage de dire : je vivrai. C'est trop tard
de vivre demain : c'est aujourd'hui qu'il faut vivre ^. »
Il limite ses conseils à quelques préceptes pratiques
qui marquent assez la pente de son esprit : se con-
tenter d'être ce que l'on est, et ne rien désirer de plus ;
renoncer à amasser et à posséder, puisqu'il faudra
quitter tout cela. « De quelque éclat que brille ton
coffre-fort encombré d'écus, quelque chargé que soit
ton livre d'échéances, ton héritier jurera que tu ne lui
as rien laissé ^. » Dans l'épigramme qu'il adresse à
Colinus, il reprend le carpe diem d'Horace et en-
gage son ami à « mettre à profit tous ses jours, en
songeant sans cesse que le dernier est arrivé pour
lui ^ ». Ou bien, il ordonne à ses esclaves de parfumer
ses cheveux et de faire dissoudre de la neige dans sa
coupe remplie de Falerne, sous prétexte que la vue
des mausolées voisins l'invite à jouir de la vie *.
Mais nous ne retrouvons pas ici ce parallèle presque
constant qu'Horace établit entre la vie morale et la
vie de la nature. Martial se contente d'admirer la
nature, sans lui demander de leçons, et, à cet égard,
il n'emprunte rien à Horace. Sa philosophie, comme
celle du monde qu'il fréquente, est d'ailleurs trop
incertaine pour qu'il cherche à en préciser la portée
^ Livre I, épigr., 15. — ^ Livre VIII, épigr., 44, — ^ Livre IV, épigr., 54. —
* Livre V, épigr., 64.
48 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et à l'orner des comparaisons qu'affectionne le poète
des odes.
* *
Il y a enfin, entre les épigrammes champêtres et
les odes rustiques, un dernier lien de parenté qui tient
à la langue et au style. A ce point de vue, Martial
rentre bien dans la lignée des grands poètes classi-
ques dont il se déclare l'admirateur. Classique, il
l'est par la pureté et la fermeté de sa langue dont il
connaît toutes les ressources, toutes les finesses sur-
tout, sans jamais tomber dans le pédantisme ou l'obs-
curité. Il ne cherche ni à la rajeunir avec de vieux
mots, ni à lui imposer des expressions et des tours
étrangers. Son vocabulaire est celui de tout le monde
— je ne parle que des épigrammes champêtres —
en ce sens qu'il se distingue par une extrême sim-
plicité. « Loin de mes ouvrages, s'écrie-t-il, toute
sorte d'enflure ; ma muse ne revêt pas avec orgueil
l'extravagant manteau des tragiques \ » Il y a chez
lui, comme chez Horace, trop de naturel et de bon
sens pour qu'il ait recours à ces artifices de style que
cultivent, à défaut d'inspiration sincère, les poètes de
second ordre. Martial n'affecte jamais d'admirer les
auteurs qu'on ne lit pas. Il veut être lu et compris et,
à plusieurs reprises, il répète non sans fierté : « Mes
vers sont dans toutes les mains ". » La vogue dont il
jouit, il la doit sans doute à son esprit, si prompt à
répandre dans ses petits livres les « agréments du sel
romain ^ », mais aussi à la netteté de sa langue et à
la justesse de ses images. « De tous les écrivains de
l'empire, » dit G. Boissier, «je n'en connais guère que
» Livre IV. ëpigr.. 49. — * Uvre VIII. ëpigr.. 3. — * Ibid.. v. 19.
LES ÉPIGRAMMES CHAMPÊTRES DE MARTIAL 49
deux qui aient su se garder aussi complètement de
la rhétorique : Pétrone et Martial ^ »
A une époque où l'épuisement de la langue se mani-
feste par tant d'affectation et de mièvrerie, où l'abus
de l'érudition et de la mythologie remplace le souci
de la vérité et de la vie, Martial reste fidèle à ce prin-
cipe essentiel d'Horace dans VArt poétique: le talent
doit être éclairé par la raison. A cette clarté d'expres-
sion s'ajoutent les qualités personnelles de son style :
des alliances de mots, souvent imprévues, qui renfor-
cent la couleur de ses descriptions ; des tours de
phrases, vifs et sautillants, volontiers antithétiques,
à la manière de Sénèque ; des images qui ne viennent
jamais en surcharge, mais dont la sobriété rehausse
l'éclat ; une versification enfin, moins variée et moins
savante que celle d'Horace, mais qui convient, par
son élégance et sa souplesse, au ton léger de l 'épi-
gramme. Ce style a sans doute ses inégalités : Martial
connaissait le travail de la lime que prescrit Horace,
mais, faute de temps plutôt que négligence, il ne s'y
pliait pas toujours. Du moins avait-il le sentiment
très net qu'il ne suffit pas d'être savant pour mériter
la gloire. « Que de savants », écrit-il, « servent de
pâture aux mites et aux vers! Les cuisiniers seuls
achètent leurs doctes poèmes ^. » Et il ajoute, lui qui
laisse aux bibliothèques les gros volumes et qui se
vante de « tenir dans une seule main ^ » : « Il faut je
ne sais quoi de plus pour assurer aux ouvrages l'im-
mortalité*.... » Ce «je ne sais quoi de plus», c'est
précisément ce qui s'analyse le moins et qui fait à la
fois le charme de son style et la grâce de son esprit.
^ G. Boissier, op. cit^ p. 314. — ^ Livre VI, épigr., 60. — ^ Livre l, épigr., 2.
* L ivre VL épigr., 60.
BIBL. UNIV. CV 4
50 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
*
L'étude des épigrammes champêtres en liaison avec
les odes rustiques nous a permis de constater que,
même si l'idée que Martial et Horace se faisaient des
beautés de la nature est plus étroite et parfois plus
conventionnelle que la nôtre, leurs descriptions n'en
reposent pas moins sur un sentiment très fin et un
amour sincère de la campagne. Quelques exemples
ont fait ressortir la conformité de leurs goûts et leur
enthousiasme pour la vie agreste, tout en laissant sub-
sister l'originalité de leur inspiration et de leurs pro-
cédés. Tous deux, en effet, ont reçu avec la même
exclamation joyeuse — hoc erat in uotis — le petit
domaine destiné à charmer leurs loisirs. Ils y ont
flâné à leur guise ; ils y ont cueilli les fleurs de leur
choix, et les deux gerbes ainsi formées mêlent, sans
les confondre, leurs parfums.
Charles Burnier,
prof, à Vuniversité de Neuchâtel.
#^-«»*^#****#^f#*****#
Assignats, Papier-Monnaie,
lange.
Ch;
Un phénomène économique, conséquence de la
guerre, est la substitution presque complète, dans la
plupart des pays du monde, de la monnaie de papier
à la monnaie métallique. A fin juillet 1919, M. Raphaël-
Georges Lévy, dans la Revue des Deux-Mondes, esti-
mait à quelque deux cent cinquante milliards de francs
le montant de la circulation du papier-monnaie.
Aujourd'hui, ce chiffre est bien dépassé ; la seule
Russie, dit-on, en a pour plus de cinq cents milliards
de francs ; l'Allemagne en émet, depuis sa constitu-
tion en république, en moyenne pour deux milliards
de francs par mois, et les Etats sortis de la monarchie
danubienne, de même que la Pologne, n'ont pas eu
d'autre expédient, pour se procurer des fonds, que de
recourir à une émission plus désordonnée encore.
L'or, ayant presque disparu de la circulation inté-
rieure et extérieure, reste confiné dans les caveaux
des banques ; il a donc perdu son rôle d'instrument
des échanges et se trouve être supplanté par son
« Ersatz », le papier. Celui-ci est ainsi devenu le plus
grand des moyens de crédit des nations modernes.
52
BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
Tableau approximatif en francs-or, au pair, de l'or
ET du papier-monnaie TEL Qu'iL CIRCULE.
Nations sans leurs colonies :
Or en 1913 Or «i 1919 BiUeta «i 1913 BiUets en 1919
A. Espagne . .
pw t&te
de populaton.
Fr. Fr.
23 112
IMT tàte
de population.
Fr. Fr.
100 180
Hollande . .
58 200
107
370
Suède . . .
. 27 65
56
170
Suisse . . .
. 60 125
85
270
Norvège . .
40 80
63
250
Etats-Unis .
150 210
56
210
Japon . . .
20 88
20
60
B. Angleterre ,
83 60
19
240
France ^ . . .
153-230 140-200
146
960
Italie . . .
42 28
80
510
Belgique . .
. 45 34
140
590
Allemagne .
62 22
50
1300
Banq. Autr.-h
lor
îg-
29 prob. 10
50
4000
Autrefois, les rois recouraient à la refonte des
monnaies pour se libérer de leurs embarras financiers ;
c*est de cette façon que la valeur de la livre est tombée,
en France, depuis Charlemagne, par des altérations
successives, de 87 fr. à 1 fr. 02 en 1 726, pour devenir
en 1792 le franc actuel, dont le poids d'argent n'est
plus que la quatre-vingt-septième partie du poids
primitif de la livre, trop lourd alors, pour être fondu
en monnaie.
Mais, dès le XVIII® siècle, tous les pays parvenus
à un certain degré de civilisation demandèrent au
papier-monnaie les ressources financières exception-
' Indique l'or k la Banque de France et l'or dani la drculation. Le second
diiffre représente le total.
ASSIGNATS, PAPIER -MONNAIE, CHANGE 53
nelles destinées à faire face aux dépenses de guerre
et aux crises économiques provoquées par les abus du
crédit.
A Finverse des falsifications monétaires, l émission
de papier- monnaie ne paraît pas entachée de déloyauté,
mais est plutôt considérée comme un expédient tem-
poraire. Pourtant, elle eut presque toujours des consé-
quences plus graves que les refontes successives des
monnaies. Tandis que celles-ci laissaient intactes ou
accroissaient la valeur des pièces antérieurement frap-
pées, toute nouvelle émission de papier, dont on ne
connaît pas les limites, déprécie inévitablement les
émissions antérieures.
Un grand exemple des catastrophes que le papier-
monnaie peut produire a été donné au monde par la
première République française, lors de l'émission
des assignats ^. La chute du système de Law, au début
du dix-huitième siècle, eût dû, semble-t-il, épargner
à la France la répétition d'une expérience insensée.
Aujourd'hui, la troisième République côtoie les mê-
mes écueils. Le fanatisme politique fit croire que le
régime républicain réussirait là où le régime monar-
chique avait échoué. Le grand tribun révolutionnaire
Mirabeau, qui partageait les mêmes illusions, mit
toute son éloquence à plaider la cause des assignats :
« Vous hésiteriez à adopter les assignats comme une mesure
de finance — dit-il à la tribune — que vous les embrasseriez
comme un moyen sûr et actif de révolution. Partout où se
placera un assignat-monnaie, là sûrement reposera avec lui
un vœu secret pour le crédit des assignats, un désir de leur
solidité ; partout où quelque partie de ce gage public sera
répandue, là se trouveront des hommes qui voudront que la
^ Voir le Traité de la Science des Finances, de Paul Leroy-Beaulieu
54 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
conservation de ce gage soit effectuée, que les assignats soient
échangés contre les biens nationaux, et comme enfin le sort
de la Constitution tient à la sûreté de cette ressource, partout
où se trouvera un porteur d'assignats, vous compterez un
défenseur nécessaire de vos mesures, un créancier intéressé
à vos succès. »
Les assignats, à l'origine, n'étaient pas du papier-
monnaie, c'était une sorte de valeur hypothécaire
portant intérêt et remboursable dans des délais prévus.
Un décret du 19 décembre 1789 ordonnait la vente
pour 400 millions de livres de biens des domaines
nationaux ou du clergé et stipulait, à l'article 12,
les dispositions suivantes :
« Il sera créé sur la caisse de l'Extraordinaire des
assignats de 10 000 livres chacun, portant intérêt à
5"/o, jusqu'à concurrence de la valeur des dits biens
à vendre ; lesquels assignats seront admis de préfé-
rence dans l'achat des dits biens. Il sera éteint des
dits assignats, par les rentrées de la contribution pa-
triotique et par toutes les autres recettes extraordi-
naires qui pourraient avoir lieu, 100 millions en 1791,
10 millions en 1792, 80 millions en 1793, et le surplus
en 1795. Les dits assignats pourront être échangés
contre toute espèce de titres, de créances sur l'Etat
ou de dettes exigibles, arriérées ou suspendues por-
tant intérêt. »
jusque-là, l'opération ne sortait pas de la légalité,
elle témoignait au contraire d'une certaine habileté
financière de la part des hommes de la Constituante.
Mais l'émission du papier a toujours été insidieuse et
les assignats prirent bientôt la voie fatale. Une loi du
17 avril 1 790 réduisit à 3 % le taux d'intérêt et remplaça
les coupures, qui devaient être de 10 000 livres, par
des billets de 1000 à 200 livres, remboursables par
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 55
tirage au sort. La même année, il fut décrété que la
dette d'Etat serait remboursée en assignats, dont il
fut émis à nouveau pour 800 millions de livres avec
des coupures s'abaissant jusqu'à 50 livres. Le 8 octo-
bre, l'intérêt fut supprimé par un nouveau décret. Les
assignats cessèrent dès lors d'être une valeur de place-
ment, une obligation hypothécaire qu'ils étaient primi-
tivement, pour devenir une simple monnaie libératoire,
avec la faculté, cependant, de pouvoir être utilisés à
l'achat des biens nationaux; 457 millions de livres d as-
signats rentrés par la vente de domaines nationaux,
furent annulés, il est vrai, mais l'émission continua à
prendre une allure désordonnée sous la Législative et la
Convention. On eut beau édicter les lois les plus sévères
contre les agioteurs, punissant de trois ans de fers
celui qui vendait les monnaies plus cher que le papier,
la chute de la valeur des assignats fut sensationnelle
à la fin de la Convention ; 29 milliards d'assignats
avaient été émis, dont 19 milliards étaient encore en
circulation.
Le Directoire, condamné à vivre d'expédients,
décida, le 22 décembre 1795, que la circulation du
papier-monnaie serait portée jusqu'à 40 milliards de
livres, après quoi l'on briserait les planches. On tint
parole, et les planches furent brisées dans une séance
solennelle, le 17 février 1796. L'émission totale avait
atteint 45,5 milliards de livres, dont 40 milliards
environ étaient encore en circulation.
L'assignat étant tombé à un trentième de sa valeur,
une liquidation à bref délai s'imposait. Le Direc-
toire émit, la même année, un nouveau papier appelé
mandat territorial, ayant pour gage les biens natio-
naux encore disponibles. L'échange se fit contre les
assignats dans la proportion de un pour trente. Le
56 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mandat territorial donnait au porteur le droit très
curieux de se faire adjuger sans enchère des biens
nationaux pour une valeur égale, et cela d'après l'es-
timation faite en 1790. Deux milliards 400 millions
de francs de mandats territoriaux furent émis avec
cours forcé. Ils contribuèrent à faire rentrer des assi-
gnats pour une valeur considérable. Le 21 mai 1797,
ceux qui n'étaient pas rentrés par l'achat des biens
nationaux ou par le paiement des impôts furent défi-
nitivement annulés. On les retrouve aujourd'hui en
pacotilles chez les antiquaires, qui vous les cèdent
pour quatre sous. Telle fut la fin des assignats. Quant
aux mandats territoriaux, ils tombèrent eux-mêmes
dans l'avilissement, tant la confiance publique avait
été ébranlée. Il n'y eut que le retour à la monnaie mé-
tallique pour rétablir le crédit.
Une question intéressante qui s'est posée à la liqui-
dation des assignats et qui se présentera pour les
Etats comme la Russie et l'Autriche, qui devront
nécessairement retirer de la circulation un papier
qui a perdu presque toute valeur, fut celle de l'acquit-
tement des engagements pris avant et pendant la
durée de la dépréciation. Il n'eût pas été équitable
qu'un débiteur en assignats fût tenu, après l'annula-
tion de ceux-ci, à s'en acquitter par un montant
équivalent en monnaie métallique. Le Directoire fixa
que les obligations antérieures au 1®^ janvier 1791
ne devaient pas être réduites, mais acquittées en numé-
raire ; il en était de même pour toutes les dettes qui
avaient été déclarées payables en espèces métalliques,
quelle que fût l'époque de l'engagement contracté.
Toutes les autres, au contraire, devaient être réduites
dans des proportions fixées par un barème des pertes
au change du papier contre la monnaie métallique.
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 57
aux différentes époques de l'existence des assignats.
Aujourd'hui, l'Etat français, et beaucoup d'autres
plus encore que lui, répètent la même expérience,
c'est que la monnaie fiduciaire ne peut être indéfini-
ment multipliée sans perdre considérablement de sa
valeur; il y a toujours des limites à l'absorption du
papier par le capital disponible. Comment tant de
spéculateurs malheureux sur les changes avariés ont-
ils pu méconnaître ce principe fondamental de la
science financière?
L'exemple des assignats aurait dû, semble-t-il, être
assez probant des dangers que fait courir un excès de
papier-monnaie pour mettre en garde les Etats belli-
gérants de la dernière guerre contre une émission
excessive de billets. Le mirage d'une grande victoire
ou celui, en Russie, de temps nouveaux que devait
amener la révolution communiste, a troublé tous les
sens. On a voulu aller jusqu'au bout. Ne trouvant
plus d'argent à emprunter, on en fabriqua. A un
reporter américain, autorisé à voir fonctionner les
machines qui imprimaient à Moscou les billets de
banque et le papier-monnaie bolchéviste, le commis-
saire chargé de ce service exposa la théorie suivante :
« Il faut abolir l'argent, source de tous les maux hu-
mains. Le meilleur moyen d'y arriver consiste à
réduire sa valeur à zéro, et c'est pour cela que nous
faisons rouler sans interruption la presse aux billets
de mille. » On voulait, par ce moyen, ruiner la bour-
geoisie.
Les assignats causèrent la ruine de milliers de
familles ; toutes les personnes dont les créances
venaient à échéance dans cette époque de déprécia-
tion perdirent leur avoir ; tous ceux qui avaient des
rentes d'Etat ou des revenus fixes les virent tomber
58 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à rien, tout crédit devint impossible, l'Etat se désho-
nora par cette banqueroute qui eut également son
contre-coup à l'étranger. La Suisse, et en particulier
le canton de Neuchâtel, dont les produits horlogers
se vendaient surtout en France, subirent de grandes
pertes du fait de la dépréciation des assignats.
Déjà avant la guerre de 1914, le cours forcé avait
fait le tour du monde. Ce ne fut pas seulement la
France, mais la Russie, l'Autriche-Hongne, l'Angle-
terre, l'Espagne, le Portugal, les Etats-Unis et surtout
la jeune Amérique latine, qui connurent les effets
désastreux du papier-monnaie. On peut dire en toute
vérité que les pays du monde qui furent les plus
éprouvés par les catastrophes financières sont ceux
qui ont persévéré le plus longtemps dans le cours
forcé.
Est-ce à dire que le papier-monnaie avec cours
forcé conduit inévitablement à des désastres financiers?
Les économistes l'ont toujours condamné d'une façon
sommaire. Les derniers événements ont démontré que
l'émission de papier complétée par le moratoire était
le seul moyen de parer au trouble immédiat et pro-
fond jeté dans toute la vie sociale par une déclaration
de guerre. Le cours forcé seul fournit dès les premiers
jours les sommes formidables que nécessitent la mobi-
lisation et les approvisionnements de millions d hom-
mes. L'impôt et les emprunts sont des procédés trop
lents pour procurer aux belligérants, avec la rapidité
voulue, les capitaux que la guerre absorbe journelle-
ment. Des pays dernièrement en guerre, l'Allemagne
était celui qui aurait pu le plus facilement se dispenser
au début, du cours forcé. Son armée, depuis de lon-
gues années, était admirablement pourvue de tout :
équipement, approvisionnements, matériel, vivres, si
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 59
bien qu'il ne restait que peu de chose à y ajouter
pour faire la guerre ; le système rigoureux des perqui-
sitions dans les pays envahis devait fournir le com-
plément nécessaire à une armée qui, dès les premières
semaines, allait camper en pays ennemi et vivre des
contributions prélevées sur les habitants; c'est ce qui
explique que, malgré ses échecs, l'Allemagne ne tomba
pas alors, comme d'autres belligérants, dans une émis-
sion excessive de papier.
Un exemple d'application du cours forcé, sans effet
désastreux, mérite d'être cité : c'est celui de la France
en 1870, de cette France victime du système de Law
et des mémorables assignats. Le cours forcé fut établi
dès les premiers jours de la guerre contre la Prusse,
et l'émission des billets confiée à la Banque de France,
entourée d'un prestige moral universellement reconnu.
L'Etat émit alors un emprunt de 800 millions de francs,
qui semblait devoir suffire aux premiers frais. Après
la première période de guerre qui finit le 4 septembre
1870, le gouvernement irrégulier, installé d'abord à
Tours, puis à Bordeaux, exigea de la Banque de
France des avances considérables. Plus tard, de nou-
veaux prêts furent consentis à l'Etat par la Banque,
au taux de 6"/o, ramené bientôt à 3%, puis à 1 7o.
La limite d'émission, fixée législativement à 3 milliards
200 millions, ne fut jamais atteinte. La prime de l'or
de dépassa pas 3 % ; pendant le temps que durèrent
les opérations de paiement de l'indemnité de guerre,
elle fut en général de 8 à 12 pour mille ; dès 1873, les
changes restèrent presque toujours favorables à la
France. A partir du second trimestre de 1874, le cours
forcé n'exista plus en France que de nom, la Banque
ayant repris ses paiements en espèces tout en retirant
de la circulation non seulement ses billets de 5, de 20
60 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et de 25 francs, mais encore ceux de 50 francs. La
Banque en était arrivée à tâcher d'éloigner Tor de ses
caisses ; elle ne recevait plus les lingots et les monnaies
étrangères qu'en leur faisant subir un escompte à ses
guichets, elle donnait autant que possible de l'or et
ne livrait qu'à contre-cœur ses billets, qui devenaient
ainsi plus recherchés que l'or ; ils faisaient prime.
En 1875, on renonça officiellement au cours forcé.
La dette spéciale de l'Etat contractée auprès de la
Banque au cours de la guerre, et qui s'élevait à 1470
millions, se trouva entièrement remboursée en 1879.
L'émission du papier-monnaie fut alors tout à fait
inoffensive en France, grâce au concours de bien des
éléments divers. D'abord, une émission de 3,5 mil-
liards ne dépassait pas la faculté d'absorption du pays,
appauvri en espèces métalliques par les paiements de
l'indemnité de guerre, puis la garantie de la Banque
de France, avec le prestige de son crédit, devait suffire
à convaincre le peuple qu'il ne s'agissait là que d'un
expédient passager. Il fallut aussi la richesse naturelle
de la France, les traditions d'économie du peuple
français, la confiance qu'inspiraient les hommes d'Etat
auxquels était dévolue la mission de relever la France
du désastre où l'avait conduite l'impéritie de Napo-
léon III.
M. Ch. Gide écrivait, il y a quelque deux ans et demi:
Dans les heures de revers militaire, on a souvent répété ce
propos d'un poilu : << Pourvu que les civils tiennent. » Eh bien
ils n'auraient pas pu tenir avec ce courage civique qui a fait
l'admiration du monde si le papier-monnaie n'était venu les
soutenir sous forme de bénéfices pour les paysans 'et «les
industriels, d'allocations pour les pauvres. Jamais les salaires
des hommes et surtout des femmes n'ont été aussi > élevés,
jamais les paysans n'ont connu une prospérité pareille, jamais
ASSIGNATS, PAPIER -MONNAIE, CHANGE 61
il ne s'est trouvé plus d'occasions de faire fortune et de gens
pour en profiter. On dira bien que tout cet accroissement
de richesse n'est que factice et qu'il n'est dû qu'à une hausse
générale des prix, conséquence de la dépréciation d'un papier
surabondant. Mais la hausse des prix cause à cette heure des
«rises économiques dans tous les pays du monde, aussi bien
chez les neutres dont la situation monétaire est saine que chez
les belligérants où les transactions ne se font plus qu'en papier.
C'est que cette hausse des prix a d'autres causes que celle
unique d'une surabondance de monnaie fiduciaire. On a dit
aussi que le papier-monnaie n'a qu'une valeur précaire, car
il ne repose que sur le crédit. Ce n'est sans doute pas la pers-
pective d'un remboursement en or ou en argent qui maintient
encore quelque valeur au rouble ou à la couronne-papier. Non,
ce qui fait le crédit du billet, c'est la certitude que dans toutes
les transactions, quelles qu'elles soient, ce billet sera accepté
par n'importe qui. Le fondement de la valeur du papier, c'est
la confiance que chacun a dans la probité de son semblable et
la loyauté des hommes au pouvoir. Ceci explique que dans
quelques pays le billet de banque, nonobstant sa surabondance,
ait conservé son crédit intact.
Effectivement, le crédit du billet de la Banque de
France, qui repose sur la richesse et la probité de 40 mil-
lions de Français, sortis victorieux de la plus grande
des guerres que l'histoire ait connues, n'est pas loin de
valoir celui que l'on accorde conventionnellement à
l'or et à l'argent ; même dans les heures difficiles, il
aurait permis à la France un accroissement de l'émis-
sion qui l'aurait dispensée de recourir au crédit onéreux
de l'Amérique. Mais cette belle « confiance que chacun
a dans la probité de son serriblable et la loyauté des
hommes au pouvoir » a-t-elle survécu dans les pays
vaincus ? Evidemment pas. Partout où la confiance a
fléchi, les capitalistes avisés et précautionneux ont
échangé sans bruit leurs billets contre des perles, des
62 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
diamants, de la bijouterie, des montres de prix, des
tableaux, puis, malgré un agio désastreux, vendu sur
les places étrangères leur disponible en monnaie
nationale pour mettre à l'abri des risques, dans les
pays neutres, une partie de leur avoir. C'est ainsi que
le capitaliste suisse, victime de spéculations sur les
changes, est devenu détenteur de marcs et de cou-
ronnes-crédit et n'a plus de francs suisses. L'effondre-
ment du marc à moins de 2 fr. à la bourse de Genève
et la prime du franc suisse sur toutes les autres devises,
même le dollar (le dollar, câble, fut coté 5,18 le 15 oc-
tobre) n'a pas d'autres causes que ces ventes continues
de crédit étranger.
Si, suivant M. C. Gide, la hausse des prix cause
des crises économiques aussi bien chez les neutres
dont la situation monétaire est saine que chez les
belligérants où les transactions ne se font plus qu en
papier, une distinction cependant doit être faite au-
jourd'hui. La crise de la hausse des prix n'a pas
revêtu partout la même intensité. On ne peut nier
que ce ne soient les pays à émission exagérée qui en aient
le plus souffert, tels la Russie et l'Autriche-Hongrie.
Si jusqu'ici le marc n*a pas perdu en Allemagne un
pouvoir d'achat équivalent à sa perte au change, il
n'en baisse pas moins de valeur chaque jour au fur et
à mesure de nouvelles émissions de papier. Les derniers
événements ont démontré à l'évidence que la hausse
des prix, pour une grande part, est fonction de la quan-
tité de monnaie en circulation.
L'Europe, comme l'Amérique du Sud, est entrée
dans une période de papier-monnaie de longue ha-
leine. Dès le moment où le clic et le déclic de l'en-
grenage de l'émission se déclenche, il devient bien
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 63
difficile de l'arrêter. Car le cours forcé est dangereu-
sement insidieux. Dès qu'il est établi, il rencontre ses
partisans ; ce sont d'abord les gouvernements, auxquels
répugnent les moyens énergiques pour équilibrer les
budgets, tels que les impôts rigoureux, les diminu-
tions de dépenses, etc., puis une infinité de gens dont
les intérêts immédiats sont desservis par la déprécia-
tion de l'étalon monétaire. Il y a à l'étranger de mul-
tiples intérêts qui militent en faveur du maintien d'un
change si bas qu'il sert de prime à l'exportation. Si
l'Allemagne travaille actuellement à pleine charge et
si son industrie possède dans ses carnets des ordres
importants à longue échéance, elle le doit, pour une
part, à la dépréciation exagérée du marc que sa poli-
tique financière s'efforce de maintenir si bas. Mais cela
durera-t-il ? Les grands pays industriels commencent
à prendre des mesures pour se préserver de ce nouveau
dumping. L'acceptation, dernièrement, par le parle-
ment anglais du Saleguarding of Industries Act a pour
but essentiel de lutter contre la concurrence des pays
à change déprécié. La Suisse, de son côté, a apporté
des restrictions aux importations ; malheureusement
pour elle l'étroitesse de son marché intérieur la rendant
dépendante de l'étranger, des mesures de ce genre
l'exposent à des représailles.
Un facteur qui retardera le relèvement des changes
est l'endettement de l'Europe à l'égard des Etats-
Unis. Ceux-ci ont prêté, au cours de la guerre, environ
10 milliards de dollars, dont le décompte s'établit
comme suit pour les débiteurs de l'oncle Sam, en
négligeant les plus petits :
64 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Millions de dollars.
Grande-Bretagne 4257
France 3048
Italie 1620
Belgique 344
Russie 188
Tchécoslovaquie 55
Grèce 43
Roumanie 25
Serbie 27
Total %07
L'Angleterre a, d'autre part, des créances sur les
Alliés qui compensent à peu près sa dette.
On a caressé longtemps l'espoir que la fraternité
des armes sur les champs de bataille amènerait, sinon
l'annulation de ces dettes, du moins leur liquidation
sommaire. Les Américains s'y refusent, aussi le cours
du dollar plane-t-il sur toutes les cotes, fermant les
marchés d'Europe à leurs produits industriels. A quoi
ont servi ces formidables emprunts en Amérique ?
A payer, avant tout, les vivres, les matières premières
et le matériel dont les Alliés avaient besoin. Sans cet
écoulement assuré, les produits américains seraient
restés invendus et auraient baissé de prix. Au contraire,
la demande ayant toujours dépassé l'offre, les prix ont
triplé ou quadruplé et ont imposé à l'Europe des
conditions d'existence très dures. Il n'est pas témé-
raire d'affirmer que plus de la moitié de ces 50 milliards
de francs suisses a été touchée comme prime par
l'agriculture et le commerce américains. Il en est
résulté pour la grande république américaine un
accroissement de richesse sans précédent, estimé au
30°/o de la fortune globale du pays, qu'on évalue à
250 milliards de dollars. La marine marchande qui
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 65
atteignait à peine 2 millions de tonneaux en 1914 en a
aujourd'hui 12 V2 millions et se place immédiatement
après celle de l'Angleterre. Pour la seule année de
1920, les exportations des Etats-Unis en Europe ont
été de 23 milliards de francs suisses (5 V2 milliards
en 1910) pour 6 milliards d'importations. Est-il rai-
sonnable de la part des Américains de réclamer le
montant intégral de leurs créances en une monnaie
qui fait une prime dépassant le cent pour cent ?
M. Mac Kenna, ex-chancelier de l'Echiquier, disait
dernièrement : « Il n'est pas du tout désirable de voir
l'Angleterre payée par la France, l'Italie et les autres
nations. Si la chose dépendait de moi, je différerais
immédiatement ces créances en m occupant des dettes
de l'Europe envers les Etats-Unis. Ces dettes seront
payées en marchandises ou elles ne le seront pas du
tout. » Des concessions devront être faites par les
Américains, c'est là la première condition de relève-
ment du crédit de l'Europe et partant des changes.
Cependant, pour longtemps encore, le franc suisse
fera prime, car, au même titre que le dollar, il est
devenu le standard des monnaies. L'exemple suivant,
extrait d'une correspondance de M. le consul Henry
Baer à la Nouvelle Gazette de Zurich, illustre ce fait :
J'ai découvert — dit-il — d'où provenait cette hausse conti-
nue du franc suisse à Buenos- Aires. Dans les nombreuses
maisons que je visitai on me présenta des factures et des offres
d'Allemagne, d'Autriche, de Belgique, de France, d'Italie, etc.,
formulées et payables en francs suisses. Pendant les trois mois
de mon séjour, je me suis aperçu que mensuellement à Buenos-
Aires, seul, il se tirait des chèques sur la Suisse pour un mon-
tant de 10 à 20 millions de francs en paiement de marchandises
ne provenant pas de la Suisse. J'eus l'occasion de constater
qu'une seule ville industrielle allemande (Pforzheim) reçoit
BIBL. UNIV. cv 5
66 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
chaque mois plusieurs millions de francs suisses, et qu'une
grande maison allemande de la branche horlogère fait chaque
mois des remises pour plus d'un million de francs suisses,
qui sans aucun doute restent déposés en Suisse, vu que la dite
maison augmente périodiquement son capital-actions d'autant
de millions de marcs.
C'est bien là le procédé allemand ; placer le dispo-
nible en Suisse, à l'abri des risques et travailler avec
le capital-marc.
Puisque nous n'avons pas en Suisse à attendre d'une
action directe et prochaine de l'étranger le relèvement
des devises, abaissons la nôtre, ce qui est bien simple ;
il suffirait pour cela d'user des mêmes procédés que
nos voisins, c'est-à-dire d'émettre une quantité telle
de billets de banque sans couverture, que la valeur
d'échange en baisserait considérablement. Les nou-
veaux capitaux amsi obtenus par la Banque Nationale
rendraient les plus grands services à l'industrie et au
commerce. Ce moyen magique de créer du capital
tout en résolvant la crise des changes devait sourire
à beaucoup, à ceux d'abord qui ont épuisé leur crédit
en banque, puis à ceux que le change contrarie dans
leurs exportations, sans parler des spéculateurs mal-
heureux en devises étrangères. Effectivement, il n'a pas
manqué de gens pour préconiser dans la presse ce
moyen artificiel de créer de la richesse, mais jusqu'ici,
la Banque Nationale et le monde financier sérieux y
ont fait opposition. Ce que l'on voit dans la déprécia-
tion de notre valuta, c'est la possibilité de reprendre
nos exportations, sous la réserve toutefois que l'étranger
ne vienne y mettre le holà par des interdictions ou des
contingentements, comme la France en a usé à notre
égard. Mais, ce que l'on ne veut pas voir, c'est le
renchérissement de la vie qui en serait la conséquence
avec comme corollaire l'élévation du coût de produc-
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 67
tion, car nos achats à l'étranger de matières premières
et de produits alimentaires ne se feraient plus aux
conditions avantageuses que nous vaut la prime de
notre monnaie, c'est la dépréciation de toute notre
fortune mobilière dès le moment où le franc perd de
sa valeur, entraînant avec elle la ruine de la petite
épargne, c'est une nouvelle crise de hausse des prix,
un nouveau trouble jeté dans le crédit. Du reste,
certaines monnaies étrangères, comme le marc, la
couronne, le rouble, quoi qu'on fasse, ne reverront
jamais le pair, comparativement au franc suisse. De
même que pour les assignats, une conversion de tout
ce papier en amènera la disparition. Nous ne compren-
drions l'accroissement de notre papier que dans le but
de constituer du disponible à l'étranger, telle, par
exemple, l'opération qui consisterait à acheter du dollar
aux bas cours pour rembourser la dette de 360 millions
que nous avons eu la mauvaise inspiration de contracter
aux Etats-Unis. Notre salut n'est que dans un abais-
sement des prix. Tant que nous nous cristalliserons
dans une situation où personne ne veut consentir à
faire des concessions, la reprise de nos exportations
restera impossible. Un exemple, seulement, qui démon-
trera l'écart qui existe entre nos prix de fabrication
et ceux de l'étranger : une maison très importante de
la branche horlogère en Allemagne cherche à recruter
en ce moment des ouvriers en Suisse ; elle offre des
salaires de 35 à 40 marcs par jour et garantit des prix
de pension de 18 marcs ; au change de 2,5 cela repré-
sente un gain journalier de 1 fr. et une pension de
45 centimes.
L'inflation fiduciaire est un mal dont les gouverne-
ments soucieux de leur crédit doivent poursuivre la
guérison. Sitôt qu'ont disparu les circonstances excep-
tionnelles qui ont amené une émission excessive de
68 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
papier, l'Etat doit se hâter de sortir de cette situation
dangereuse. On a toujours remarqué que les pays
soumis à ce régime sont beaucoup plus sujets que les
autres à des crises économiques ; le cours forcé pro-
voque la spéculation, décourage les entreprises de
longue haleine, maintient un état économique instable.
Si la chute sensationnelle du marc donne à l'industrie
allemande une activité que tous les autres pays lui
envient, il n'en reste pas moins vrai que le crédit du
Reich côtoie l'abîme. La prochaine échéance des ré-
parations, 500 millions de marcs-or exigibles le 15 jan-
vier 1 922 et 1 00 millions en février, jette dès mainte-
nant son ombre sur toute la politique allemande. Le
Reich, pour payer, compte sur les industriels, les com-
merçants et les financiers qui détiennent les devises
étrangères, mais ceux-ci se dérobent; c'est que la dette
flottante augmente dans des proportions fantastiques :
5643 millions de marcs en juillet, 12 100 millions en
août, 7631 en septembre, 2,3 millions dans la première
décade d'octobre. Elle atteint aujourd'hui 215 milliards
de marcs. Le D"" Hugendorf, directeur des usines
Krupp, écrivait dernièrement au Lokol Anzeiger : « La
perte de la Haute-Silésie et la chute du marc ont rendu
bien hypothétique l'espoir devoir l'industrie allemande
accorder des crédits de son plein gré au gouvernement.»
(Il s'agit de crédits réclamés des industries qui seront
appelées à fournir du matériel pour le compte des
réparations.)
Mais comment sortira-t-on du cours forcé ? Nous
ne voyons pas parmi les belligérants de pays qui soient
à même de rembourser dans un délai quelque peu rap-
proché, leurs billets ou seulement une faible paitic de
ceux-ci ; partout, on se sent écrasé par des charges
financières effroyables. La première condition sera de
retrouver un équilibre des finances publiques avec un
ASSIGNATS, PAPIER-MONNAIE, CHANGE 69
excédent de recettes sur les dépenses permettant
l'amortissement graduel des dettes. En temps ordinaire,
le cours du change est relevé par un accroissement des
exportations ou par la réalisation de nouvelles créances
sur l'étranger, celle que fournit le tourisme, par exem-
ple. Produire beaucoup, restreindre les dépenses pu-
bliques, voilà les conditions indispensables pour la
suppression du cours forcé.
Le relèvement des Etats affaiblis financièrement par
la guerre est devenu un problème international ; la
solidarité des intérêts entre pays est aujourd'hui trop
étroite pour que l'un quelconque d'entre eux puisse se
désintéresser de ce qu'il advient aux autres. Mais l'aide
ne sera efficace qu'à la condition que des mesures
énergiques d'assainissement financier soient prati-
quées. Pour certains pays, il n'y aura d'autre solution
que la conversion, comme pour les assignats, avec tout
ce qu'elle comporte de sacrifices. Il en sera de même
pour beaucoup de rentes intérieures d'Etat. Où faudra-
t-il trouver tous les milliards des budgets futurs ? On
les prélèvera sur les revenus des contribuables. Il est
vrai que celui qui aura porté son billet de mille chez
le percepteur le verra reversé entre ses mains quelque
temps plus tard par le Trésor, quand il touchera ses
trimestres de rente. Ne fera-t-il pas la réflexion que
ce double mouvement de fonds est inutile ? L'Etat
ne manquera non plus de tenir le même raisonnement.
Il dira au peuple : « Dispensez-moi de payer vos rentes
et je vous dispenserai de payer vos contributions. Voici
un emprunt forcé à 1 ou 2 7o à la souscription duquel
la rente de guerre est admise. Je diminue ainsi vos
rentes, mais en même temps vos impôts ; ainsi, nous
sommes quittes. »
L. Jacot-Colin.
La
Révolution vaudoise de 1845
Récit publié et annoté par Aug. Reymond.
SECONDE PARTIE ^
Le 14 février au matin, je sortis de chez moi après
huit heures. Je vis bien de l'agitation dans les rues.
Quelques patriotes me dirent qu'on s'organisait pour
résister au Gouvernement. M. Jayet, que je rencon-
trai avec d'autres membres du Grand Conseil, me
parut déconcerté ; il me parla de concessions réci-
proques et me dit en terminant : « Tâchez d'arranger
cela, car tout est entre vos mains. »
Je me rendis à la Poste, où je croyais qu'était encore
le Conseil d'Etat, lorsqu'un huissier m'avertit qu'il
était au Château depuis environ les six heures du matin.
C'est là où j'appris l'émigration nocturne de MM. De
Miéville et Jaquet. Voyant qu'on ne faisait rien si ce
n'est d'attendre les événemens, je demandai la per-
mission de me retirer un moment pour aller chez le
tailleur prendre la mesure de mon habillement pour
la Diète. En allant et en revenant (c'était entre neuf
et dix heures du matin, le 14 février), je remarquai
un grand mouvement par la ville, de l'agitation ; les
' Pour U première partie, voir la livraison de d^mbre 1921
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 71
deux partis se rendaient du côté de Vevey à la ren-
contre du bataillon de Lavaux, qui arrivait, comme
pour le tenir sous leur puissance ; parmi les conser-
vateurs, il y avait plusieurs professeurs et bon nombre
d'étudians : ils me regardaient avec des yeux qui
semblaient vouloir me dévorer. Je parlai à plusieurs
membres du Grand Conseil de la campagne, qui s'en
retournaient chez eux, incertains des événemens ; ils
paraissaient fort mécontens de la tournure que les
délibérations de la majorité du Grand Conseil et les
mesures impolitiques de la majorité du Conseil d'Etat
imprimaient aux affaires. Je vis aussi quelques mem-
bres influens du Casino, qui étaient dans l'attente des
masses qu'ils avaient fait appeler. En un mot, dans
cette tournée à la Haroun-al-Rachid, je vis que la
révolution commençait à courir les rues et que des
événemens graves se préparaient, événemens qui au-
raient été sanglans si les troupes eussent pris parti
pour le Gouvernement. Je remarquai entr'autres
qu'à mesure que des soldats arrivaient en ville isolé-
ment ou par détachemens, les citoyens (c'est-à-dire ce
qu'on appelle plus particulièrement le peuple) les tra-
vaillaient et les engageaient à se retirer ou à retourner
chez eux déposer leur uniforme.
Rentré au Conseil d'Etat vers les dix heures du
matin, je racontai ce que j'avais vu et entendu, fidèle
au parti que j'avais pris de ne rien laisser ignorer au
Gouvernement de ce qui se passait. Mais je remarquai
qu'on m'écoutait avec défiance, et il me fut aisé de
m'apercevoir que l'on avait glosé sur mon compte
pendant cette absence, aussi bien que lorsque j'étais
sorti pour un besoin pendant la nuit au Château et
lorsque je quittai l'hôtel de la Poste pour me rendre
chez moi. Le témoignage de ma conscience me suffi-
72 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sait pour m'abriter, et il était assez évident depuis
quelques semaines, surtout depuis quelques jours,
et tout particulièrement depuis quelques heures, que
la majorité du Conseil et des Conseils, ainsi que tout
le parti conservateur, confirmait de nouveau le pro-
verbe : Ceux que Dieu veut perdre, il les aveugle.
Vers dix heures et demie arrivèrent M. le Prési-
dent du Grand Conseil (M. le colonel Louis Frossard,
de Vinzel, qu'on appelle M. de Saugy, frère de l'an-
cien conseiller d'Etat et chef du parti conservateur-
aristocrate), ainsi que vingt et quelques membres du
Grand Conseil appartenant en général au côté libéral-
radical. Ces Messieurs demandèrent à parler à M. le
Président du Conseil d'Etat (M. Ruchet). M. Ruchet
ne tarda pas à rentrer et à annoncer que, vu l'état
critique de la situation et comme moyen de rétablir
la tranquillité et la paix, ces Messieurs proposaient
ou demandaient pour ainsi dire que le Conseil d'Etat
convoquât le Grand Conseil pour le lendemain
15 février à onze heures du matin afin qu'il pût aviser
et, au besoin, modifier les instructions touchant les
Jésuites : c'était tout uniment ce que j'avais proposé
la veille vers sept heures du soir, c'est-à-dire alors
qu'il en était encore temps, accélérant la convocation
du Grand Conseil de vingt-quatre heures : c'était ce
que la majorité, en particulier M. De Miéville, avait
repoussé avec tant de dédain. (J'ai oublié de noter
plus haut que, dans la nuit, peu de temps avant de
demander avec tant de fièvre de quitter le Château,
M. De Miéville disait : « Nous avons confiance dans
nos mesures ! » Ce propos ajouta naturellement à la
défiance que je nourrissais.)
Reprenons. Lorsque M. Ruchet eut fait sa commu-
nication, et déjà pendant qu'il parlait encore, une
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 73
grande stupeur frappa la majorité du Conseil d'Etat :
enfin les écailles qui couvraient les yeux se détachaient
et allaient tomber ; le jour commençait à poindre ;
on entrevoyait les premiers feux de l'aurore ; la pierre
qu'on avait rejetée menaçait de devenir la principale
pierre du coin. En un mot, les événemens me don-
naient raison et confirmaient le reproche que j'adressai
à la majorité : celui de n'avoir pas eu de nez ; les hom-
mes qui ne savent pas prévoir les événemens lorsqu'il
y a sur l'horizon des signes si visibles ne sont pas
dignes de gouverner les peuples, lui dis-je. Ce reproche
me fut arraché par l'indignation que me causait l'in-^
jure à mon caractère, que renfermait la défiance dont
j étais l objet depuis quelques jours et même quelques
semaines, alors que le parti doctrinaire-conservateur-
aristocrate affectait de dire et de répéter verbalement
et dans son journal, le Courrier suisse, que l'affaire des
Jésuites n'était qu'un prétexte pour arriver à une
révolution fédérale. Ce cri, échappé à ma conscience
oppressée par l'attitude que les meneurs de la majorité
avaient affecté de prendre pendant la nuit, soit parce
qu'ils se berçaient du triomphe, soit pour imposer et
en imposer, ce cri amer et menaçant, ce coup porté
en se relevant par celui qu'on a renversé, était la pro-
duction de mon droit à reprendre l'influence et le
pouvoir. Il était évident que le parti aristocratique se
sentait moralement vaincu et qu'il avait le pressen-
timent de sa chute imminente ; il était clair que le
triomphe prochain de la cause démocratique dont
j étais l'âme, le défenseur le plus connu, le représen-
tant nécessaire, allait me rendre maître de la situation.
Le reproche dont je parle fut adressé dans la discussion
dont je vais parler, à moins que ce ne soit un peu plus
tard.
74 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
La discussion fut donc ouverte sur la proposition
ou plutôt la demande d'une fraction du Grand Conseil,
le Président en tête. M. D'Apples, vice-président
administrateur passable, mais qui a montré dans ces
événemens une absence complète desprit politique,
je dirai même d'intelligence et de tête, avait moins de
répugnance contre cette proposition que la veille,
lorsque je la produisis en temps utile, mais il avait
encore des doutes. Appelé à opiner ensuite, comme
le plus ancien membre en rang, je fis observer que la
mesure proposée aurait été bien plus opportune si
on l'eût adoptée lorsque je la demandai, la veille ;
alors les événemens étant moins avancés, les partis
moins prononcés, la lutte moins engagée, on pouvait
raisonnablement en attendre du succès parce que,
pour réussir, les tentatives de conciliation doivent
être faites lorsqu'on est encore maître du terrain,
ou tout au moins ferme sur ses jambes ; que mainte-
nant c'était bien tard, probablement trop tard ; cepen-
dant que, comme le Conseil d'Etat ne devait rien
négliger de ce qui pouvait amener une solution paci-
fique, je conseillais très fort d'adopter la proposition,
mais qu'il n'y avait pas un moment à perdre ; que la
convocation du Grand Conseil étant demandée par
le Président (dont je fis l'éloge) et par plusieurs mem-
bres des plus influens,' le Conseil d'Etat n'avait,
quoi qu'il arrivât, plus à redouter le reproche d'ex-
poser cette assemblée à des menaces, ce qu'on appelle
une pression de la part des masses, ou même des actes
de violence ; que bien plus, cette demande, qui avait
un caractère assez positif et catégorique, ne permet-
tait pas au Conseil d'Etat de refuser. (C'est ici et à
l'occasion des défiances dont j'étais l'objet ainsi que
tout le parti démocratique, que je fis ma sortie contre
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 75
ceux qui avaient manqué d'odorat politique, ce sens
sans lequel il est impossible d'être réellement un
homme d'Etat.)
M. Blanchenay m'appuya. M. Boisot vit des diffi-
cultés. M. Muret fit part de ce que venait de lui
rapporter un membre du Grand Conseil (probable-
ment M. le receveur Richard, d'Orbe, parent de sa
femme) : c'est que le parti radical ou le Casino était
en désarroi, que ce parti et les membres du Grand
Conseil de ce bord avaient réussi à circonvenir M.
Frossard (Président du Grand Conseil), et que la
démarche était un coup de désespoir, une manière
de capituler pour pouvoir se retirer avec armes et
bagages. M. Muret, excellent esprit du reste, homme
très clairvoyant et fort logique, n'affirma cependant
pas trop ce qu'il disait, parce qu'avec toutes ses qua-
lités fort distinguées, il a souvent, au moment décisif,
des accès de doute, d'incertitude et d'hésitation, tout
comme il peut donner dans des actes extrêmes et
assez peu réfléchis : tels que l'idée qu'il avait eue et
passablement conseillée au Château, pendant la nuit,
savoir que le Conseil d'Etat dissout (sic) le Grand
Conseil, en convoquât un autre ou consultât le peuple
directement d'une autre manière, mesures qui auraient
été belles et bonnes si elles n'eussent été tardives et
surtout fort inconstitutionnelles : cette violation fla-
grante de la Constitution aurait été le moyen le plus
sûr de précipiter le Conseil d'Etat, parce que c'est
au peuple (qui est souverain, par conséquent au-
dessus de la Constitution) et non au Gouvernement
(qui n'existe que par la Constitution, à laquelle il
doit demeurer soumis), parce que c'est au souverain,
dis-je, et non à ses serviteurs qu'il appartient de faire
des révolutions. Quoi qu'il en soit, la nouvelle rappor-
76 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tée par M. Muret était un anachronisme, c'est-à-dire
vieille de quelques heures. Vers six heures du matin,
les hommes qui avaient pris l'initiative de la résis-
tance et même de la révolution, au Casino, ne voyant
pas arriver les masses qu'ils avaient fait appeler dans
la nuit par estafettes, étaient en effet dans une grande
inquiétude à ce moment-là, d'autant plus qu'on annon-
çait l'arrivée des troupes du Gouvernement ; cepen-
dant ils étaient loin de désespérer et de considérer la
partie comme perdue, parce que, d'un côté, les masses
n'avaient réellement pas eu le temps d'arriver, sur-
tout à cause de la neige ; d'un autre côté, il était pos-
sible et même probable que les troupes, informées du
véritable état des choses et de la question, ne tireraient
pas sur le peuple et ne se prêteraient pas à des actes
de violence aristocratiques ; après les assemblées popu-
laires, les 32 000 pétitions (sic) et d'autres manifes-
tations publiques, il était même permis de rêver
que le soldat-citoyen ferait cause commune avec le
peuple.
Or, au moment où le Président et une vingtaine
d'autres membres du Grand Conseil faisaient leur
démarche auprès du Conseil d'Etat, c'est-à-dire après
dix heures du matin, les hommes du mouvement
anti-gouvernemental avaient repris de l'espoir et
acquis une grande confiance, car les citoyens arri-
vaient peu à peu à Lausanne ; la masse du peuple
(non pas des conservateurs), à Lausanne et dans les
environs, était évidemment pour la cause démocra-
tique; la générale, qui n'avait réuni que vingt soldats
et quinze officiers pendant la nuit, n'amenait, depuis
qu'il faisait jour, que peu de soldats de Lausanne et
du voisinage sous les armes, et ces soldats, travaillés
par des groupes de citoyens, se retiraient bientôt
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 77
OU se joignaient aux adversaires du Gouvernement ;
enfin, le bataillon qui devait arriver le premier à
Lausanne et probablement faire pencher la "balance
était celui de Lavaux, où la Société patriotique comptait
beaucoup de partisans, où la population en masse
était fort opposée aux Jésuites et fort mécontente du
préavis du Gouvernement, et avait assisté en masse
aux assemblées populaires de Cully et de Lutry. II
était donc permis aux hommes du Casino de fonder
les plus belles espérances sur le bataillon de Lavaux
et ses sympathies démocratiques.
Le parti conservateur n'ignorait pas ces faits, et
d'outrecuidant qu'il était la veille, comme la majorité
du Conseil d'Etat, son organe, il était devenu pensif,
circonspect, incertain, inquiet, craintif ; il était ébranlé,
démoralisé. (Ces faits, je ne les connaissais pas tous
au moment dont il s'agit, je ne savais que ce qui était
du domaine public, et ce que la réflexion ou l'odorat
politique pouvait faire deviner.) .Je dis donc que la
nouvelle reproduite par M. Muret était un anachro-
nisme, et je continue à vous raconter la délibération
que j'ai dû interrompre par les observations qui pré-
cèdent.
M. Jaquet, qui, comme membre du Département
militaire, connaissait, ainsi que M. De Miéville, l'état
des affaires mieux que les autres membres du Conseil,
savait mieux que M. Muret à quoi s'en tenir sur la
disposition des troupes. Il dit donc que la mesure
proposée était une concession, une reculade du Gou-
vernement, mais que c'était inévitable, que le moment
était venu de s'exécuter, et qu'il fallait le faire de bonne
grâce. Il vota donc pour la proposition. M. De Mié-
ville laissa aller. M. Frossard n'était pas disposé à
accepter : il s'opposa. M. Ruchet (le Président opine
78 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
le dernier) trouva qu'on ne pouvait pas se refuser à
ce qui était demandé. Il y eut donc une majorité pour
décider la convocation du Grand Conseil au lende-
main, 15 février, à onze heures, mais comme on ne
put pas tomber d'accord sur la manière d'énoncer le
but et le motif de cette convocation, on chargea M.
Druey de rédiger un projet d'arrêté de convocation
et de proclamation pour faire connaître au pays ce
qui venait d'être décidé, espérant qu'on s'entendrait
mieux sur la rédaction une fois qu'on aurait un texte.
Je me retirai immédiatement pour projeter à la hâte
ces rédactions, car il n'y avait pas un moment à perdre.
Je n'étais pas bien disposé : la rédaction se ressentit
de mon embarras et de la précipitation. Appelé à déli-
bérer sur mes rédactions et les propositions qu'elles
renfermaient, elles ne furent pas du goût de la majorité ;
elle trouva surtout la proclamation trop populaire,
trop dans le sens du mouvement. Je fis observer que
lorsqu'on se décide à céder au vœu public, il faut le
faire largement et s'énoncer de manière qu'on voie
bien que le Gouvernement est entré dans l'esprit des
masses ; autrement ces concessions mal comprises
manquent leur but.
Pendant qu'on délibérait, je reçus un billet portant
que les troupes commençaient à fraterniser avec le
peuple. (On entendait en effet des acclamations dans
un ou deux bataillons auxquels on venait de remettre
le drapeau, mais on ne pouvait discerner dans quel
sens.) Aussitôt je lus ce billet au Conseil d'Etat, en
faisant observer que je continuais à ne lui rien cacher
de ce que je pouvais savoir, quoique, dans la nuit,
on eût laissé percer des doutes qui ne m'avaient pas
échappé. Là-dessus, M. Frossard, qui, deux ou trois
jours auparavant, avait dit qu'il y avait de 1 exagé-
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 79
ration de part et d'autre (ce qui, comme de raison,
étonna et scandalisa fort MM. Jaquet et De Miéville,
qui se défendirent), M. Frossard, se promenant dans
la salle avec une certaine agitation, dit : « Mais je ne
crains pas cela ; les soldats sont des citoyens, ils sont
du peuple ; pourquoi ne fraterniseraient-ils pas avec
le peuple? Pourquoi nous (les conseillers d'Etat) ne
nous mêlerions-nous pas au peuple et ne fraternise-
rions-nous pas avec lui? Moi, je ne crains pas de me
jeter au milieu du peuple et de fraterniser avec les
citoyens. » Sur cela, je fis observer que j'étais de son
avis, que je n'avais pas entendu faire un reproche
aux troupes, mais seulement faire connaître un fait.
Un autre membre dit : « Mais il faudrait pourtant
avoir quelque chose d'officiel, un rapport de M. le
colonel Bontems, commandant des troupes, pour
savoir à quoi s'en tenir. » Le Département militaire
sortit pour faire appeler et entendre M. Bontems.
Le Département rentra presque aussitôt, M. le com-
mandant étant venu de son propre mouvement faire
rapport qu'on ne pouvait effectivement plus compter
sur la troupe.
Un instant après, je reçus de la part de M. Dela-
rageaz. Président de la Société patriotique et de l'As-
semblée populaire qui s'était formée sur la place de la
Riponne, un message verbal porté par M. Stoudmann,
de Préverenges, par lequel on m'annonçait que le
peuple m'attendait sur la place publique. Je rentrai
aussitôt et donnai connaissance de ce message au
Conseil d'Etat. M. Blanchenay, qui était sorti un ins-
tant, revint et confirma la chose. Alors je demandai
au Conseil : « Avez-vous, Messieurs, la moindre objec-
tion à ce que je descende? » (Je serais descendu sans
leur permission, mais je voulus ménager leur position.)
80 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
On me répondit : « Aucune, au contraire. » Je repris :
« Oui, mais que faut-il que j'annonce au peuple?
Le Conseil d'Etat adopte-t-il le projet d'arrêté de
convocation et la proclamation que j'ai rédigés? »
La réponse pressant, on fit un tour rapide de délibé-
ration, moi restant debout au milieu de la chambre,
mon chapeau et mon bâton à la main, attendant la
réponse. M. D'Apples dit qu'il avait voté l'appel des
troupes dans l'espoir qu'elles appuieraient le gouver-
nement appelé à maintenir l'ordre de choses ; qu'il
ne pouvait adopter une proclamation qui renfermait
au fond l'aveu que le Gouvernement avait manqué ;
qu'il préférait se retirer ; qu'en conséquence, il don-
nait sa démission. Quelques autres membres s'écriè-
rent : « Moi aussi! ' avant que leur tour de délibérer
fût venu. Je dis que puisque le Conseil abdiquait, je
donnais aussi ma démission (au fond, ayant marché
avec la volonté populaire, je n'avais pas de raison de
me retirer, mais je ne pouvais pas rester seul dans le
Gouvernement ; je devais donc aussi me soumettre
à l'épreuve de la réélection). M. Boisot fut celui qui
eut le plus de peine à se démettre. Le Conseil d'Etat
abdiqua donc en masse, mais en déclarant qu'il
demeurait en fonctions jusqu'à la réunion du Grand
Conseil, le lendemain 15, à onze heures.
Cela étant fait, je demandai si je pouvais annoncer
cette abdication au peuple (car le Conseil d'Etat pou-
vait se réserver de l'annoncer lui-même par une pro-
clamation). M. le Président me répondit qu'il n'y
voyait aucun obstacle, puisque c'était un fait accompli.
Mes collègues, M. Ruchet entre autres, ont vu de
l'ironie dans les autorisations que je leur ai demandées
de me rendre à l'assemblée du peuple et d'annoncer
l'abdication du Conseil. M. Ruchet est allé jusqu'à
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 81
dire que c'était une preuve que je suis méchant et
que j'ai mauvais cœur. Il n'y avait aucune ironie dans
mon intention ; bien au contraire, le désir de respecter
les convenances et de ménager des collègues q\ii ve-
naient d'être si cruellement désabusés ; mais je con-
viens qu'il y avait de l'ironie dans les choses, et que
mes collègues, frappés du reproche que je venais de
leur faire d'avoir manqué de nez, ont pu me prêter
des intentions blessantes, vengeresses peut-être, car
ils pouvaient se souvenir d'une foule de torts qu'ils
avaient eus à mon égard depuis plusieurs années.
Mais, d'un côté, je n'ai pas la mémoire vindicative
et, de l'autre, j'avais tout autre chose à penser, en face
de la responsabilité immense dont j'allais me charger
pour répondre à l'appel de mes concitoyens. Je n'avais
pas la moindre envie de m'y refuser, tant cet appel
coulait de source comme la conséquence logique de
tout mon passé, tant je me sentais dans ma situation
naturelle ; mais si j'eusse eu le moindre scrupule,
il aurait bientôt été surmonté par la considération
que, dans l'état où se trouvait le pays, il était indis-
pensable qu'un homme mspirant confiance au peuple
par ses lumières, son habitude des affaires, et surtout
son caractère, fût à la tête du mouvement pour le
diriger. C'était le seul moyen de rallier les esprits,
de les calmer ; à ce défaut, il pouvait surgir des con-
flits, peut-être la guerre civile. Dieu m ayant préparé
à ce qui était à faire par la trempe de mon esprit et
de mon caractère, par mes études, mes luttes politiques,
mes épreuves, toute ma carrière, j'aurais manqué à
mon devoir, commis une sorte de péché contre le
Saint-Esprit en n'acceptant pas le fardeau qui m'était
imposé.
Mais, je le répète, je n'ai pas eu la moindre pensée
BIBL. UNIV. CV 6
82 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de refuser, tant je me trouvais dans mon élément,
tant ce qui [se] passait me paraissait naturel et provi-
dentiel ; tout comme je n'ai pas hésité un instant sur
ce qu'il y avait à faire pour amener l'affaire à bien,
c'est-à-dire pour faire accoucher les événemens, tant
la marche à suivre me semblait tracée par la nature
même de la chose. De là cette aisance, ce calme, cette
présence d'esprit, cette sûreté et ce tact dont j'ai fait
preuve dans la conduite de cette grande affaire :
tout cela ne m'a rien coûté, parce que cela naissait
tout aussi naturellement que l'herbe qui pousse ou
que le fruit de l'arbre qui noue. Car l'esprit a sa logi-
que, c'est-à-dire ses lois, tout aussi bien que la nature ;
tout de même qu'un grain germe, croît et se développe
aussitôt qu'il est semé, de même, dans le domaine de
l'esprit, un principe produit ses conséquences, une
fois qu'il est posé ; de telle sorte que les événemens
marchent d'eux-mêmes avec un ensemble, une consé-
quence, un à-propos, une opportunité, une liaison
étonnantes, admirables, une fois que le fait primordial
est accompli : c'est au point qu'on dirait qu'il y a com-
binaison, entente, conspiration ; eh bien non, il n'y a
que l'eau qui coule des rochers une fois que la glace
est fondue. Ainsi tout ce qu'on m'a prêté de prépa-
rations lointaines, de calcul profond, d'habile com-
binaison, d'adroites menées, de direction savante des
faits, qui devaient amener l'eau à mon moulin, tout
cela n'a pas l'ombre de réalité ; cela n'a existence que
dans la tête de ces faiseurs qui se figurent qu'il est
donné à l'homme de pétrir et mouler le monde à sa
volonté ; pour faire tout ce qu'on m'a attribué, il
aurait fallu une tête plus forte et plus souple à la fois
que celles de César, de Leibnitz et de Napoléon prises
ensemble. Non, je n'ai rien préparé, rien combiné :
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 83
je n'ai fait que suivre l'impulsion de mon esprit, qui
m'a poussé à semer des idées et des principes qui ont
germé, poussé, grandi et porté leurs fruits d'eux-
mêmes ; j'ai eu des yeux pour voir, des oreilles pour
entendre, et surtout un nez pour sentir ; j ai vu les
signes du temps, je les ai compris, j'ai deviné et j'ai
été comme me poussait mon esprit, j'ai marché avec
les événemens, tout en suivant la direction de ma con-
science et les lois de ma nature physique et morale, parce
que ma nature, mon esprit, ma conscience étaient iden-
tifiés avec des événemens qui sortaient des idées
semées et des principes que j'avais répandus, propa-
gés. Molière aurait dit qu'il ne faisait que reprendre
son bien ; une mère qu'elle allaitait son enfant. En
un mot, tout ceci n'est qu'une genèse, un engendre-
ment des choses sortant de leur sein. Oh! vive la
logique! Gloire aux lois éternelles de l'esprit, qui ne
sont autre chose que la loi de Dieu.
Passez-moi ces réflexions, qui ont comme fait vio-
lence à ma plume, tant elles se présentaient à leur
place. Reprenons la suite des événements.
Remarquez que je ne me suis laissé placer à la tête
des masses, et que je n'ai pris une part active au
mouvement populaire qu'après que le Conseil d'Etat
eut abdiqué en masse, que, par conséquent, il n'y avait
plus de gouvernement, même provisoire, pour vingt-
quatre heures (puisque le Conseil d'Etat avait perdu
toute autorité), et que j'étais rentré dans la classe des
simples citoyens.
Je dois faire remarquer que quelques personnes
fort haut huppées avaient complètement perdu la
tête, et que d'autres étaient incertaines sur ce qui
était à faire ; d'autres, enfin, n'allaient pas au-delà
de quelques mesures timides. Je me dis, au contraire :
84 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
« Quand on fait tant qu'une révolution, il faut la faire
bien et à fond, pour n'y pas revenir de si tôt. » Je me
souvins de ce que j'avais pensé le 18 décembre 1830
des actes incomplets, timides, manques, de ceux
qui étaient à la tête de la révolution d'alors. Aussi
n'hésitai-je pas à proposer des mesures qui fissent
nettement prévaloir la volonté du peuple sur l'affaire
des Jésuites, qui ne permissent pas de revenir en arrière,
et qui, en mettant décidément de côté un Gouverne-
ment qui s'était montré incapable et dangereux, obli-
geassent le nouveau Grand Conseil à revoir la Consti-
tution. Vous verrez ces mesures plus bas.
Le Conseil d'Etat ayant abdiqué, je sortis de la
salle et me rendis à l'assemblée populaire. En passant
sur la cour du Château, je vis un peloton de militaires
formés en carré, tenant le drapeau, et obéissant aux
ordres de M. le colonel Bontems. Me plaçant au
milieu du carré, je me découvre et annonçai à haute
voix que le Conseil d'Etat avait donné sa démisison
en masse. Là-dessus, M. Bontems dit : « Il ne reste
qu'à déchirer le drapeau. » Moi, je criai : « Vive la
souveraineté du peuple ! » La troupe ne répondit
rien, parce qu'elle était composée de la crème de nos
jeunes conservateurs-aristocrates, ce que j'appelle la
noblesse plébéienne à cause de son origine toute rotu-
rière ; c'étaient probablement les mêmes qui étaient
sjr la Riponne la nuit précédente. Je suis loin de leur
en faire un reproche, car leur devoir était bien de
répondre à l'appel de leur Gouvernement, c'est-à-dire
de la coterie qui les représentait et qui s'était emparée
du pouvoir pendant que le peuple sommeillait ; ils
ont d'autant mieux fait qu'on a pu voir clairement
que ce Gouvernement (la majorité, bien entendu) qui
se croyait si fort, n'était que celui d'une faible minorité
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 85
de Messieurs, à savoir de prêtres, de mômiers, de
pédans, d'agioteurs, de serviles, d'ambitieux, de misti-
flets, d'impertinens et d'égoïstes de toutes les caté-
gories. Une seule voix, sortie d'un tout petit groupe
de citoyens dans le voisinage, répondit à mon appel.
Continuant mon chemin, je passai sous la tour
St-Maire et descendis le Chemin-Neuf pour me rendre
sur la Riponne, où je croyais le peuple assemblé.
Mais à peine eus-je dépassé la porte que j'aperçus les
masses qui, s'étant ébranlées dans leur impatience,
montaient au Château en colonne serrée et au pas de
charge. Diable! C'était temps, me disais-je ; la majo-
rité doctrinaire l'a échappé belle! Aussitôt je mis
mon chapeau sur mon bâton, que je levai en l'air,
faisant signe à la colonne et à ses chefs, qui étaient en
tête, de s'arrêter, et leur criant que j'avais une commu-
nication de la plus haute importance à leur faire.
Arrivé à la tête de la colonne, je trouvai MM. Dela-
rageaz, J.-L.-B. Leresche^, Eytel^et d'autres chefs du
mouvement. On se serra la main, on fit arrêter la
colonne, et je leur annonçai que le Conseil d'Etat
avait abdiqué en masse, tout en convoquant le Grand
Conseil pour demain, 15 février, à onze heures du
^ Jean-Louis-Benjamin Leresche (1800-1857), consacré au ministère en 1825,
fut précepteur en Russie jusqu'en 1830. De retour au pays, il vécut en donnant
des leçons de français. En 1842, il entra dans les bureaux du Conseil d'Etat.
Après la révolution, il exerça pendant quelques semaines les fonctions de secré-
taire du Gouvernement provisoire II fut ensuite attaché à la chancellerie d'Etat
comme secrétaire-rédacteur. En 1847, il fut nommé maître de français à l'Ecole
normale, poste qu'il occupa jusqu'à sa mort- On lui doit entre autres une biogra-
phie détaillée de Druey, qui parut à Lausanne en 1857. Il avait, en politique, des
idées très avancées.
' Eytel (1817-1873) était avocat et l'un des membres les plus actifs et les plus
éloquents du parti démocratique. II a fait partie du Conseil d Etat du 29 janvier
1862 au 14 février 1863. Député au Conseil national, il fut un ardent adversaire
du projet de Constitution fédérale qui fut rejeté le 12 mai 1872.
86 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
matin, et en restant provisoirement en fonctions
jusqu'alors. Ah bah! Ce n'est pas possible! On s'atten-
dait à quelque concession, mais bien moindre. Enfin,
il fallut bien me croire sur parole. '* Mais, citoyens,
leur dis-je, il importe de détourner les masses du
Château, afin d'éviter quelque malheur, car je ne vou-
drais pas, pour tout au monde, que, dans leur colère,
quelques individus échauffés maltraitassent ou seule-
ment insultassent les membres du Conseil d'Etat qui
vient de se retirer, tout comme il ne faut pas exposer
le Château à des dévastations matérielles qui se com-
mettent avec tant d'entraînement. Il faut donc diriger
les masses sur Mont Benon, où d'ailleurs il conviendra
de se former en assemblée pour prendre sur-le-champ
des mesures importantes. — C'est précisément ce que
nous nous proposions de faire, me répondirent les
chefs. — Eh bien , ajoutai-je, nous conférerons, che-
min faisant, de ce qui sera à faire, car il faudra nommer
un Gouvernement provisoire, afin que l'ancien n'esca-
mote pas la révolution comme en 1830 ; il faudra
aussi faire retirer le Grand Conseil après qu'il aura
changé les instructions et fait droit aux demandes des
32 000 pétitionnaires ; il faut aussi décréter le chan-
gement de la Constitution. Enfin, nous causerons de
tout cela, ainsi que de la composition du Gouverne-
ment provisoire ; peut-être y aura-t-il encore d'autres
mesures à prendre. "
La colonne se mit de nouveau en mouvement, moi
en tête, mêlé aux chefs. Lorsque nous fûmes arrivés
près de la cour du Château, tous ceux qui étaient en
tête de la colonne se rangèrent en ligne, dans la neige,
de manière à couper le chemin qui conduit au Châ-
teau, et faisant tous nos efforts pour engager la colonne
à continuer sa marche en bas la Cité : c'était ce
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 87
dont nous étions convenus pour préserver les personnes
des ex-conseillers d'Etat et le Château. Cela réussit
un moment ; mais lorsqu'arriva la partie de la colonne
qui n'avait pas bien entendu ce qui s'était passé ni
compris ce que l'on voulait faire, la colonne ne voulait
plus continuer sa marche en bas la Cité ; elle allait
forcer le passage vers le Château lorsqu'on eut l'heu-
reuse idée de crier : « Allez délivrer le journaliste
Luquiens (éditeur du Grelot), qui est enfermé dans
les prisons de l'Hospice^ »(L'Hospice est à laMercerie,
à l'extrémité de la rue de la Cité, et ainsi sur le chemin
qu on désirait faire suivre aux masses pour les con-
duire sur Mont Benon ^.) Ce conseil fut accueilli avec
tout l'empressement qu'on désirait, et dès lors il
n'y [eutl plus rien à craindre pour le Château et les
personnes qu il renfermait. D'où j étais placé, je vis
fort bien défiler la colonne. Elle se composait, en
général, de citoyens armés de carabines, de fusils,
de sabres, de pistolets, de bâtons et d'autres instru-
^ Dans les n"^ 6 et 7 (l"" mars et K"' avril I M'!) du journal satirique le Grelot,
Jean-Pierre Luquiens avait publié des articles c'ont il prenait la responsabilité.
Dans le premier, on accusait le colonel Folt7, directeur de l'Arsena' de Morges,
' d emplover les ouvriers de 1 !■ tat pour son usage particulier ", et dans le second
on accusait M. Félix Marcel, comrnandant du 3*^ arrondissen ent militaire, de faire
des passe-droits. Sur plainte portée par les intéressés, le tribunal criminel de Lau-
sanne, jugeant que l'enquête et les débats n'avaient pas prouvé le bien-fondé de
ces accusations, condamna Luquiens le 30 août à trois mois d'emprisonnement,
à 100 fr. d amende et au:> dépens. Luquiens devait paver en outre 400 fr. de dom-
mages-intérêts à M. Foitz et ''2 fr. 35 à M. Marcel. Le tribunal de cassation con-
firma ce jugement le 13 septembre et condamna en outre le recourant à 80 fr.
d amende et aux frais. Luquiens s'était constitué prisonnier le 1^'' octobre. Sa
peine devait donc expirer le 31 décembre. Mais une nouvelle plainte en diffamation
fut portée contre lui par M. Verrey, président du Tribunal, auquel il avait reproché
un déni de justice. A la suite de cette plainte, Luquiens fut condamné, le 29 no-
vembre, à trois nouveaux mois d'emprisonnement. C'est pourquoi il était encore
en prison le 14 février 1843.
C était le bâtiment où est installé actuellement le G)llège scientifique.
88 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mens ; il y avait plusieurs des soldats qui avaient passé
du côté du peuple ; enfin d'autres personnes sans
armes. La masse se composait en majeure partie de
citoyens résidant à Lausanne (la plupart agriculteurs,
vignerons et ouvriers), de citoyens des districts de
Lavaux, de Cossonay, de Morges et des contrées envi-
ronnant le chef-lieu ; il y [en] avait cependant plu-
sieurs de contrées plus éloignées.
Arrivée devant l'Hospice cantonal, où se trouve la
prison centrale destinée aux détenus politiques, en
attendant que les arrangemens à Chillon soient
(fussent 0 terminés, la foule fit délivrer Luquiens,
éditeur du Grelot, en prison pour des articles contre
MM. Foltz, Marcel et Verrey, directeur des débats.
Elle le plaça en tête de la colonne et, bientôt après,
quelques jeunes gens vigoureux le portant sur leurs
épaules, il fut conduit en triomphe par la ville : avec
sa longue barbe noire et sa forte corpulence, on aurait
dit le vieux Silène.
La colonne se grossit considérablement dans son
trajet par la ville, soit de citoyens demeurant à Lau-
sanne, soit de citoyens arrivant du reste du canton.
Ayant laissé défiler la colonne près du Château, je
ne la rejoignis que lorsqu'elle déboucha du Grand-
Pont, ayant fait le trajet de la Cité à St-François avec
M. le ministre J.-L.-B. Leresche, excellent citoyen,
quoique les sacrificateurs, les docteurs de la loi, les
scribes et les pharisiens de nos jours l'aient en horreur,
et que beaucoup de gens acceptent sur la foi du curé
la réputation que le parti clérico-aristocratico-doctri-
naire lui a faite en haine de son indépendance et de
son activité pour la cause démocratique. Nous étions
en compagnie de plusieurs autres citoyens et confé-
* La parenthèse est de Druey.
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 89
rions sur ce qui serait à faire sur Mont Benon. Joignant
la colonne au débouché du Grand Pont (le pont
Pichard, qui avait déjà servi au trajet d'une colonne
démocratique se rendant à l'assemblée populaire de
Lutry, huit à quinze jours auparavant), nous nous
plaçâmes en tête avec les autres chefs du mouvement.
Nous continuâmes de conférer.
Arrivée sur Mont Benon, la colonne se groupa
autour d'un arbre auquel on avait appuyé une assez
mauvaise échelle. Continuant la conférence au pied
de l'échelle, les chefs et moi convinrent de proposer
à l'assemblée les quatre mesures indiquées plus haut,
au commencement de la page 88 ^, en ajoutant que le
gouvernement provisoire, qui exerçait toutes les attri-
butions du Conseil d'Etat, recevait, de plus, des pleins"
pouvoirs extraordinaires pour décider tout ce que des
circonstances imprévues pourraient commander pendant
le temps pour lequel il est établi : c'était, en d'autres
termes, la dictature, et je conviens volontiers que cette
proposition est de mon crû aussi bien que les autres ;
seulement le Gouvernement Provisoire est de l'inven-
tion de tous les chefs. On ajouta aussi quelque chose
sur les lettres de crédit de la députation, le Gouver-
nement Provisoire devant les lui délivrer au cas où
le Grand Conseil ne voudrait ou ne pourrait pas le
faire. Enfin, on convint du personnel à proposer
pour composer le Gouvernement Provisoire. Je me
fis sans façon placer en tête et déclarer Président :
il faut savoir prendre sa place.
Ces points convenus, M. Delarageaz, président de
1 assemblée, monta sur l'échelle et annonça au peuple
que le citoyen Druey allait exposer au peuple ce qui
s'était passé et lui faire les propositions arrêtées par
^ Du manuscrit. Paee 86, plus haut.
90 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
les membres du comité de la société patriotique et
d'autres citoyens. Alors je montai sur l'échelle. Je vis
autour de moi un rond immense rempli de têtes telle-
ment serrées que j'aurais pu monter dessus. Je cal-
culai approximativement que l'assemblée pouvait
compter six à sept mille citoyens. Je fus accueilli par
de vives acclamations. Racontant brièvement les évé-
nemens qui venaient de s'accomplir, je m'écriai dans
la joie qui me transportait : « C'est aujourd'hui le
plus beau jour de ma vie, car je vois triompher et
se réaliser les principes de souveraineté du peuple
que j'ai sans cesse soutenus dans le Gouvernement,
et que j'ai propagés par la presse depuis dix ans. »
Mon récit terminé, j'exposai les propositions que
l'on avait décidé de soumettre à l'assemblée. J'en
improvisai immédiatement la rédaction sous forme de
résolution souveraine, et elles furent toutes acceptées
les unes après les autres à l'unanimité, par acclama-
tion.
Après cela, je dis à l'assemblée : <' Quoique nous
soyons le peuple souverain, nous n'avons ici ni table,
ni chaise, ni papier, ni plume, ni encre, rien pour
écrire. D'ailleurs il neige. Voulez-vous confier à votre
Gouvernement Provisoire le soin de rédiger vos réso-
lutions dans les termes où je les ai prononcées, en les
accompagnant d'une proclamation qui annonce au
pays la grande victoire que vient de remporter le
peuple vaudois? > La réponse fut : « Oui, oui, faites
tout ce que vous voudrez, nous avons pleine confiance
en vous. » Cela fut prononcé avec des acclamations
frénétiques.
Henri Druey.
(La suite prochainement.)
Mon assurance contre les accidents.
Il y a quelques années, je fus honoré de la visite
d'un jeune homme qui paraissait s'intéresser prodi-
gieusement à ma personne. Lorsqu il s'annonça chez
moi, je lui fis dire qu'à mon grand regret je ne pou-
vais le recevoir, ayant un ouvrage pressant à terminer
ce jour-là. Mais il insista, faisant valoir que depuis
deux jours, il s'était déjà présenté quatre fois à mon
domicile, sans m'y trouver, qu'il avait à traiter avec
moi une affaire de la plus haute importance et qu'il
ne me demandait qu'une minute... une minute à
peine, je vous assure!
Ma femme me confirma son premier dire. Le
jeune monsieur avait en effet demandé plusieurs
fois à me voir, la veille et lavant-veille ; elle avait
seulement oublié de m'en informer.
Que voulait-il ? Elle ne le savait pas ; elle le lui
avait bien demandé, mais il avait répondu avec poli-
tesse et fermeté qu'il devait parler à monsieur l'écri-
vain en personne.
— Mon Dieu ! si ce monsieur te promet d'être
bref et de repartir vraiment dans dix minutes, qu'il
vienne ! Dix minutes, pas une de plus, dis-le lui,
entends-tu ? Il faut absolument que j'achève ce
manuscrit et que je le mette à la poste aujourd'hui.
Je l'ai promis et je n'ai plus un instant à perdre.
92 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Le jeune homme fit son entrée. II portait un com-
plet veston gris de confection, assez élégant, et un
col droit à la dernière mode, si haut que je crus d'abord
que mon visiteur s'était récemment rompu le cou et
devait le tenir dans une gouttière de plâtre. Avec
cela des souliers j aune-canari, des chaussettes d un
vert élégiaque, une cravate de même nuance et une
imposante serviette de cuir havane à fermoir nic-
kelé. Un coup d'œil sur ses mains me fit voir une demi-
douzaine de bagues ornées de grosses pierres en
simili. Les ongles étaient soignés avec ostentation.
Dans le visage, je comptai le nombre normal d'yeux,
auxquels un lorgnon étincelant donnait une appa-
rence de vie, deux oreilles, un nez dépourvu de tout
caractère et une bouche à peine ombragée d'une
moustache taillée à l'anglaise. Une poche du veston
laissait coquettement sortir à demi une paire de gants
gris souris, que je me figurai difficilement aux mains
susmentionnées.
En entrant, le jeune homme avait fait la révé-
rence à la façon d'un membre de l'Union chrétienne
des jeunes gens après son premier cours de danse,
puis il avait posé sa serviette sur la table et s était
avancé vers moi la main tendue, comme un vieux
camarade.
— Enchanté de faire votre connaissance, affirma-
t-il ; mon nom est Mayer, Jules Mayer, par A-Y.
Heureux de vous trouver en bonne santé et de bonne
humeur, du moins je le souhaite. Je désirais vivement
vous voir, et je me suis déjà présenté plusieurs fois
chez vous sans avoir le bonheur de vous y trouver,
car vous étiez toujours sorti. Mais je n'ai pu me
résoudre à quitter la localité sans être venu au moins
vous présenter mes hommages. J'ai lu tous vos écrits
MON ASSURANCE CONTRE LES ACCIDENTS 93
avec ravissement et j'espère en lire bientôt de nou-
veaux, car dans mes fréquents voyages, quand je ne
trouve personne à qui parler, il faut pourtant tuer
le temps avec quelque chose ; tous les journaux sont
ennuyeux et ne peuvent fournir à l'homme cultivé
qu une distraction passagère, tandis qu'un bon livre,
lu en chemin de fer, est souvent devenu mon ami
pour la vie, surtout lorsqu'il contient quelque chose
d'amusant, savez- vous, quelque chose pour rire,
comme la plupart des vôtres. En quelque situation
qu'on se trouve, on ne saurait trop faire pour cul-
tiver son intelligence, et lorsque j'ai lu un livre inté-
ressant, un livre qui a puissamment excité mon
esprit, je n'ai de cesse que je ne me sois trouvé face
à face avec son auteur pour le remercier, par une poi-
gnée de mains personnelle, des jouissances et de
1 enrichissement intellectuels que le livre m'a pro-
curés. Je suis infiniment heureux de constater que
vous êtes bien portant, mais comme vous sortez
beaucoup, si l'on considère la multiplicité et la com-
plication croissante des moyens de transport, on
peut dire que la santé de l'homme le plus robuste
et le plus joyeux de vivre est constamment menacée,
à vrai dire moins par les maladies dites infectieuses
que par les dangers qui guettent l'homme moderne
à chaque coin de rue sous forme d'accidents que nul
ne peut se flatter de toujours éviter, quelque pru-
dent qu'il soit. J'ai vu des enfants jouer autour de
la maison ; ce sont les vôtres ? Vous avez apparem-
ment aussi une épouse, et le chien noir que j 'ai aperçu,
c'est un airedale - terrier, n'est-ce pas, est aussi à
vous ? C'est donc un devoir d'honneur et de cons-
cience pour chacun, et à plus forte raison pour un
père de famille à plusieurs têtes, de se précautionner
94 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
contre les éventualités d'accidents de tout genre par
le moyen commode et peu coûteux de l'assurance,
surtout quand on porte comme vous un vêtement
de sport, d'où l'on peut supposer, sans être doué
d'une perspicacité extraordinaire que vous faites de
la bicyclette ou même de la moto, ou qu'à vos moments
perdus vous êtes alpiniste ou peut-être aviateur. Les
primes sont ridiculement faibles. Si par exemple
vous vous assurez contre les accidents pour une somme
de vingt mille francs en cas de décès ou d'invalidité
totale, cela ne vous coûtera que cent cinquante misé-
rables francs par année, une somme dérisoire, n'est-
ce pas ? et en outre, la Compagnie d'assurance que
j'ai l'honneur de représenter et qui, soit dît en pas-
sant, défie toute concurrence par sa façon coulante
de liquider les sinistres — nous ne faisons jamais
de procès — et ses conditions extrêmement favo-
rables aux assurés, la Compagnie vous versera, cha-
que fois que vous aurez la chance de subir un acci-
dent, vingt francs comptant par jour, un joli denier !
et, de plus, tous les frais de traitement. Je croirais
faire injure à votre intelligence et à votre perspica-
cité bien connues, si je n'admettais que vous avez
saisi d'emblée les avantages de mon offre et que vous
en ferez usage dans la plus large mesure. Je prends
donc la liberté de vous soumettre une police établie
dans le sens de mes propositions, pour votre sécu-
rité, votre profit et ceux de votre famille au cas d'un
accident toujours possible, dont Dieu veuille vous
préserver. Et monsieur le pasteur du village, quoi-
que bien moins exposé que vous aux risques d'acci-
dent, a également conclu une police ce matin même,
ce qui est certainement tout à son avantage, car pour
peu que le gaillard ait de la veine et qu'il subisse
MON ASSURANCE CONTRE LES ACCIDENTS 95
chaque année un petit accident, l'assurance lui pro-
curera un joli petit revenu accessoire, ce qui n est
point à dédaigner, vu les conditions de traitement
des ministres de la religion et l'abondance ordinaire
de leur progéniture.
Tandis que sa bouche travaillait ainsi, ne me lais-
sant aucune possibilité d'interrompre d'un geste et
encore moins d'un mot le jet continu de son discours,
les mains de mon visiteur ne restaient pas oisives et
avaient couvert ma grande table de prospectus et de
formulaires multicolores, tirés des profondeurs inson-
dables de sa serviette de cuir, tant et si bien que tout
commençait à danser devant mes yeux et dans ma
tête.
Lorsque le jeune homme me quitta, au bout de
trois quarts d'heure environ, on me releva évanoui
et assuré contre les accidents pour vingt mille francs.
On me porta dans mon lit ; j'eus trois semaines de
fièvre chaude et c'est grâce aux soins dévoués de ma
femme que peu à peu je redevins un homme normal
et fus quitte pour cette fois de l'internement imminent
dans une maison de santé perpétuelle pour gens ner-
veux.
Toutefois je demeurais un peu faible de la tête et
des jambes et lorsque je fis ma première promenade
en liberté, je me foulai le pied juste au moment oii
je rentrais à la maison après m être arrêté un moment,
guère plus de huit heures, au café où j'ai mes habi-
tudes. Je m'étais buté à une pierre qui s'était insi-
dieusement placée un peu à l écart du droit chemin
et que je n'avais point aperçue, bien qu'elle fût inondée
des rayons d'un phare de cinq bougies de l'éclairage
public communal, lequel, comme chacun sait, a fait
naguère l'objet d'un décret fameux de l'autorité
96 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
locale de police, disant que la nuit commence lorsque
les réverbères sont allumés.
Bref, je m'étais heureusement tordu le pied, et me
rappelant fort à propos le contrat d'assurance conclu,
dont la première prime avait été perçue par rem-
boursement durant ma maladie, je pris sans retard
toutes les mesures que le mode d'emploi imprimé
au dos de la police indiquait comme absolument
indispensable en pareil cas. Je fis donc appeler tout
de suite un médecin qui m'examina et dut faire une
déclaration sous serment devant le notaire de mon
village. Au surplus il me prescrivit des compresses
d'eau de Goulard pour le pied, et d'eau fraîche pour
la tête.
Le notaire, de son côté, ne manqua pas de trans-
mettre à ma compagnie d'assurance, sous pli recom-
mandé, toutes les pièces nécessaires, Jsavoir : mon
acte de naissance, une copie légalisée de mon livret
de famille, un certificat de bonnes mœurs avec extrait
du casier judiciaire, délivré par l'autorité de police
de mon domicile, une attestation légalisée de l'iden-
tité du sinistré avec la personne assurée contre les
accidents et le bulletin de vaccination de ma grand-
mère, trépassée dans le Seigneur en l'an 1881.
Sur quoi je fus invité à faire tenir à la compagnie
une relation écrite des circonstances dans lesquelles
s'était produit l'accident. Ce que je fis, car dans l'in-
tervalle les compresses sur la tête étaient devenues
superflues, tandis que celles d'eau de Goulard conti-
nuaient à humecter mon lit selon l'ordonnance du
médecin.
Quinze jours après, j'étais entièrement guéri et,
avec certificats médicaux et actes notariés à l'appui.
MON ASSURANCE CONTRE LES ACCIDENTS 97
j'annonçai mon complet rétablissement à la compa-
gnie, en la priant de me faire parvenir par retour du
courrier le montant des notes du médecin et du notaire,
ainsi que l'indemnité qui m'était due. J'avais été dix
jours au lit ; j'avais donc droit à deux cents francs
d'indemnité, somme dont j'avais grand besoin pour
boucher quelques trous.
Au lieu d'argent, je reçus la visite d'un inspec-
teur de la compagnie d'assurance, lequel me déclara
que celle-ci ne pouvait donner suite à ma demande,
attendu qu'il y avait eu faute de ma part. J'en mani-
festai de l'étonnement. L'inspecteur, nullement étonné,
me démontra : primo que je n'aurais pas eu besoin
de faire la sortie, cause de l'accident, car il ne pou-
vait y avoir pour moi aucune raison majeure d'aller
au café ; secundo que mon séjour au café s'était pro-
longé au delà des limites raisonnables, savoir huit
heures pleines, chose que ma jambe n'avait pas sup-
portée puisqu'il eût fallu au contraire la maintenir
constamment en forme par l'exercice de la marche ;
tertio qu'en rentrant à la maison je n'avais pas suivi
le droit chemin, le plus court et le moins périlleux,
mais, selon mon propre aveu, le bord de la route,
où s'était trouvée ma pierre d'achoppement, et que
ce parcours ne pouvait pas être considéré comme fai-
sant partie de la voie publique. Par pure condes-
cendance, pour faire honneur à sa tradition de soli-
dité et de procédés coulants envers les assurés, la
compagnie était cependant disposée à payer mes
frais de traitement, mais pas un centime de plus.
Comme je me récriais, il ajouta que pour aller jus-
qu'à l'extrême limite des concessions, la compagnie
consentirait à me payer en outre la somme de cin-
BIBL. UNIV. CV 7
98 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
quante francs, cela à titre exceptionnel, sans pré-
judice de droit et, encore une fois, par pure condes-
cendance.
Malheureusement, j'étais à ce moment d'humeur
peu accommodante, de sorte que l'inspecteur quitta
mon logis à une allure précipitée, avant que notre
entretien eût abouti à une entente.
Ma décision était prise ; je me voyais lésé dans
mes droits les plus sacrés, en regard de la loi et de ma
police d'assurance ; j'appelai donc la compagnie en
justice. Je confiai ma cause aux mains expérimentées
de l'avocat Laemmergeier, mon ancien camarade
d'école, que je savais assez totalement dépourvu de
toute espèce de délicatesse et d'intelligence pour avoir
pleine confiance en ses qualités de parfait juris-
consulte.
L'action fut introduite et les débats eurent lieu.
L'audience me procura une vive jouissance d ordre
esthétique. Mon avocat traita la compagnie d assu-
rance de ramassis de bandits sans scrupules, qui,
dans l'intérêt de la sécurité publique, aurait depuis
longtemps dû être dispersée et dont les membres dis-
joints feraient bonne figure au pénitencier. L'avocat
de la compagnie riposta que le client de M® Laem-
mergeier était un ivrogne notoire, un simulateur
raffiné, un repris de justice qui mériterait propre-
ment d'être pendu si notre sensiblerie humanitaire
en matière juridique n'avait pas aboli définitivement
la potence, moyen aussi expéditif qu'avantageux de
débarrasser la société des scélérats endurcis. A quoi
mon avocat répliqua que la compagnie d'assurance,
représentée par son distingué confrère M^ Ploetscher,
était une société anonyme pour la concentration de
la vilenie et de la perversité humaines, sur laquelle
MON ASSURANCE CONTRE LES ACCIDENTS 99
s'appesantiraient bientôt la vindicte publique et^ la
rigueur des lois. Mais, dans sa duplique, M^ Ploet-
scher avoua qu'au cours de sa longue carrière et dans
toute l'histoire du droit criminel il n'avait encore
jamais rencontré d'individu moralement plus dégue-
nillé que le client de son honorable contradicteur
et qu'au nom de la justice divine et humaine il con-
cluait, avec dépens, au rejet des conclusions de cet
être abject, qu'on devait à juste titre qualifier de
quintessence du crime et de la dépravation.
Lorsque MM. les avocats eurent ainsi exercé
leur esprit et épuisé un vocabulaire plus pittoresque
et varié que celui dont usèrent jadis Rinaldo Rinal-
dini et Schinderhannes, d'édifiante mémoire, le tri-
bunal prononça, au bout de trois ans à peine, que la
compagnie d'assurance était déboutée sur toute la
ligne de ses conclusions libératoires et condamnée
à me payer immédiatement les deux cents francs
demandés, avec intérêt au cinq pour cent dès l'ou-
verture de l'action.
Je me réjouis énormément de cette sentence, que
je fêtai en compagnie de mon avocat, et je recom-
mençai à prendre confiance en la justice des hommes.
Ce soir-là, je rentrai un peu gai à la maison, et je m'y
livrai à de telles démonstrations de joie que ma femme
crut devoir tempérer mon exubérance en m 'admi-
nistrant à l'extérieur un plein seau d'eau fraîche, ce
qui m'engagea à me mettre promptement au lit.
Le lendemain, je reçus la note de mon avocat
pour ses honoraires, impenses et vacations dans
mon procès. Elle s'élevait à 250 francs. Le tribunal
m'avait alloué en tout 231 francs et 10 centimes.
Ainsi, non seulement il ne me restait pas un rouge
liard de mon indemnité, mais j'aurais le plaisir de
100 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
payer à mon avocat 18 francs et 90 centimes par-
dessus le marché. Et cela tout de suite, avant même
que j'eusse reçu de la compagnie d'assurance la somme
qui me revenait. Il me semblait du moins que mon
avocat pouvait attendre jusque-là, mais il me sem-
blait mal : il n'attendit pas et me mit en poursuite
juste trois jours après m'avoir envoyé sa note. Je
payai.
Et, sur la base de l'article X® du contrat d'assu-
rance, je fus rayé de la liste des personnes assurées
contre les accidents.
Pourquoi ? je ne l'appris que plus tard. La com-
pagnie d'assurance se réserve le droit d'expulser qui-
conque lui a payé ponctuellement ses primes durant
des années, mais représente néanmoins pour elle un
risque trop grand. Or, par risque trop grand, ma com-
pagnie comprenait tout procès perdu.
Et voilà pourquoi je ne suis plus assuré contre les
accidents. Soit dit entre nous, cela ne me chagrine
pas outre mesure, car je crois être encore en état de
supporter quelques accidents, mais non une assurance
avec son cortège de formalités et d'avocats.
C.-A. LoosLi.
{Traduit de Tallemand par Marly.)
*^Hè***«*****-********#
Lettre de Pari
ans.
Le centenaire de Molière et le centenaire de Flaubert. — Molière et les enfants.
— Flaubert et les « officiels ». — La vie douloureuse et digne de l'auteur de
Salammbô. — La cérémonie du Jardin du Luxembourg.
La France honore présentement la mémoire de deux grands
hommes qui ne furent ni d'heureux capitaines ni d'adroits
politiques, qui furent seulement des écrivains : bientôt nous
fêterons Molière ; hier, fut inauguré un buste de Flaubert
parmi les arbres nus et sous le; brumes hivernales du Jardin
du Luxembourg.
Un conseiller municipal de Paris voudrait que les enfants
de nos écoles fussent conduits, le 15 janvier prochain,
dans la rue Saint-Honoré où naquit, il y a trois cents ans,
le poète comique français et que fût « gravée dans leurs
yeux son image vivante ». Ce conseiller municipal est un
homme fort bien intentionné ; mais il vaudra mieux laisser ce
jour-là les enfants à leurs jeux. Attendons pour leur faire
admirer Molière qu'ils puissent le comprendre. Qu'ils lisent le
Misanthrope et V Etourdi ; peu à peu, ils y prendront plaisir
et, plus tard, ils découvriront les beautés et l'esprit de ces
œuvres. Molière n'est pas pour les enfants. Ne leur cachons
point qu'il fut le meilleur de nos auteurs satiriques et qu'il
sut justement railler les travers humains ; toutefois ne leur
imposons pas de l'admirer. Molière, ce n'est ni le catéchisme
ni la Bible. Seuls ceux qui ont déjà beaucoup vu et beaucoup
souri peuvent apprécier ses écrits.
Flaubert, qui fut un réprouvé, est maintenant « une gloire
nationale ». M. Edmond Haraucourt et M. Paul Bourget en
ont témoigné hier en des discours loyaux. Le ministre de
l'Instruction publique représentait l'Etat à cette cérémonie.
102 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Avouons que, malgré la présence d'un ministre, la fête fut
sans éclat. Mais qui aime Flaubert estimera qu'il en était mieux
ainsi. Et d'abord on sait que M. Léon Bérard, dont l'un des
titres est celui-ci : « Grand maître de l'Université », « fait
des réserves » — comme on dit en style parlementaire —
quant au mérite qu'on accorde maintenant au célèbre roman-
cier. Tout cela est équitable. M. Léon Bérard est un Béar-
nais qui réussit dans la politique grâce à une humeur prompte
et légère. Il est plein de talent : on le reconnaît à l'envl. C'est
l'éloge même qu'on ne saurait faire de Flaubert. Flaubert
n'avait pas de talent, si le talent est de savoir improviser sur
toutes choses. Flaubert prenait au sérieux et la littérature et
les idées. Il aurait pu, comme d'autres, publier plusieurs ou-
vrages chaque année : sa Correspondance montre que sa fécon-
dité était au moins égale à celle des auteurs les plus prolifi-
ques. Ce n'était pas seulement le souci de son style qui l'o-
bligeait à travailler lentement ; c'était la préparation de cha-
cune de ses œuvres qui exigeait de longs mois et même des
années de labeur préalable. Pour écrire La Tentation de saint
Antoine et Salammbô, il lut des centaines d'ouvrages et les
compara entre eux. L'exemple qu'il nous donne à tous est
donc d'abord celui d'une pure conscience littéraire.
M. Paul Bourget a jugé que le style de Flaubert est beau
et pur. Dans un des volumes des Contemporains, on retrouve
une étude sur Flaubert, de Jules Lemaître, qui rend encore
un plus fidèle hommage à ce maître incomparable. Car Flau-
bert s'interdit la rhétorique comme un péché. Il dédaigna
le brillant et le facile. Sa vie fut douloureuse et digne ; il
voulut qu'elle fût ainsi par respect et par amour des lettres.
Il est juste en somme que Gustave Flaubert ait vu célébrer
son centenaire avec une sorte de discrétion. On lui a épargné
les pompes ridicules. La cérémonie du Luxembourg n'a rien
eu de commun avec le Comice agricole qu'il décrivit dans
Madame Bovary. Les « officiels « se tinrent cols et montrè-
rent, par leur « réserve », qu'il y a loin d'eux à lui.
Il est probable, du reste, que Flaubert ne sera jamais un
auteur vraiment populaire. Il sera proclamé maître de notre
CHRONIQUE ITALIENNE 103
littérature et des pages de Salammbô trouveront leur place
dans les anthologies scolaires. Mais pas plus que La Bruyère
ou Racine, il ne sera sincèrement goûté par la masse des lec-
teurs. Victor Hugo et Edmond Rostand — je les nomme
ensemble, mais je ne les compare point — peuvent plaire à
tout le monde. Flaubert, non. Il faut avoir connu soi-même
le plaisir torturant de 1' « écriture » et avoir considéré la vie
autrement que comme un spectacle plaisant, pour apprécier
la richesse, la rareté, la solidité de l'œuvre qu'il nous laisse.
Aussi bien, l'un de nos plus populaires écrivains, La
Fontaine, n'est-il pas universellement admiré pour autre
chose que ce qui est admirable en son œuvre ? La littérature
— la vraie — n'est pas faite pour tous ceux qui savent lire.
Jean Lefranc.
Chronique italienne.
Giovanni Papini et sa conversion religieuse. — Le catholicisme et les courants
littéraires et intellectuels de I après-guerre. — Papini et Giuliotti. — Que la
vie est médiocre ! — Le Nocturne de D Annunzio. — Les lettres d'un com-
battant et le récit d'un martyr. — Stella Mattutina de Ada Negri .
Ils sont bien nombreux les événements littéraires de 1921,
qui ne figurera point parmi les années de maigre récolte.
Pourtant, c'est VHistoire du Christ, de Papini (Vallecchi,
éditeur, Florence) qui a eu le plus vaste écho en dehors du
monde lettré. Le livre a été attendu, lu, commenté : et l'on
parle de soixante mille exemplaires écoulés depuis le mois
d'avril. Dans la puissance de l'âge — touchant à sa quaran-
taine — Papini vient donc d'atteindre le grand public que
trois revues lancées et dirigées avec éclat, douze volumes de
poésie et de prose, de création et de critique, de combat et
de destruction, vingt ans d'une activité débordante, orageuse,
contradictoire, d'une œuvre touffue, inégale, amère et violente
n'avaient point secoué. Le grand public en sait tout juste ce
qu'il faut pour se dire : « Voilà le retour de l'enfant prodigue! »
104 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Papini a, en effet, goûté à toutes les sciences, aux philosophie»
les plus lointaines et les plus diverses : il a été chercher en
Amérique et dans l'Extrême-Orient, par tous les chemins, au
prix des aventures idéales, en apparence les plus saugrenues»
la certitude et la paix qu'il savoure maintenant dans la lec-
ture de VEvangile. Aussi des questions intempestives ont-elles
été posées par les esprits curieux, un peu à la volée, au point
de troubler la joie sincère des âmes pieuses : " Pourra-t-il
jamais s'arrêter? N'est-il pas nomade par tempérament,
volage par vocation comme un don Juan des beautés méta-
physiques ? A-t-il vraiment précisé sa position confessionnelle ? »
Il est beaucoup plus équitable et prudent d'attendre : le
nouveau Papini veut dater de 1921 et les livres qu'il annonce
vont nous fixer beaucoup plus que celui-ci, qui, d'après
l'auteur lui-même, est seulement le cri de la foi « du dernier
venu dans la maison du Seigneur ". Mais l'on peut constater
avec plaisir qu'il était revenu d'abord aux traditions intellec-
tuelles du terroir : condition préalable et indispensable pour
toute œuvre solide d'art et de pensée. L'art et la philosophie
doivent, bien entendu, avoir une portée et une valeur univer-
selles, mais n'ont de force pour s'y ériger qu'en prenant
conscience de leur caractère national. C'est très beau et très
amusant que d'assommer Kant, ou Hegel, ou Spencer, — comme
Papini l'a fait dans la désinvolture juvénile de son Crépuscule
des philosophes (Milan, Facchi, 1906), — de raffoler du prag-
matisme, de s'enivrer du taôisme, mais, par ces haines et par
ces amours exotiques, on risque de ne pas conclure, et Papini
l'a senti. Pour conclure et progresser, il faut se demander :
'< Qu'avons-nous ? Que nous manque-t-il ? ' Papini, dans
\ Histoire du Christ, se prévaut de son caractère florentin, se
vante d'être citoyen de cette Florence de Savonarole qui
voulut avoir le Christ pour Roi ; il avait, depuis quelque temps
déjà, fait plus de place dans son esprit aux grands maîtres de
la grande littérature toscane. Il a fouillé Machiavel et Gui-
chardin, travaillé avec assiduité son Carducci. Il voulut, on
le sent, se forger une prose comme celle de Carducci — qui
est un prosateur merveilleux — et certaines de ses pages en
CHRONIQUE ITALIENNE 105
rappellent la robuste et rapide éloquence. Bien plus, Papini
nous donna, en 1919, dans ULJomo Carf/ucd (Bologna, Zani-
chelli), un portrait humain du poète, que je considère comme
une production des plus remarquables. Il doit avoir été amené
ainsi à dresser le bilan de la culture italienne. Ce que nous
possédons est apparent à tous les yeux : un sentiment concret,
et, dirais-je, physique, de la tradition grecque et latine, une
conception haute et fervente de la patrie et de l'humanité.
Nous pensons suh specie humanitatis. Qu'est-ce qui nous fait
défaut ? Un peu de justice pour le christianisme. De Machiavel
à Carducci, à travers Alfieri et Foscolo, les grands dieux cour-
roucés de notre patriotisme ont tous l'air de considérer le
christianisme comme une très mauvaise plaisanterie que
l'histoire nous aurait faite pour nous escamoter nos droits
d aînesse. N'est-ce pas à Carducci qu'il était venu à l'esprit de
s adresser au Christ en ces termes :
Jo non so chi tu se, ne per che modo venuto se quaggiù ^?
Et comme nous sommes interdépendants beaucoup plus par
nos défauts que par nos qualités, les écrivains même qui
penchaient vers le cosmopolitisme, même ceux à qui l'on ne
pourrait faire le tort de leur supposer la moindre préoccu-
pation d'italianité, ceux-là tout comme les autres participaient
de cette ignorance injuste et générale. Je me souviens d'une
revue d'études religieuses où les fétiches avaient aussi droit
d asile et à laquelle Raffaele Mariano — un professeur et un
savant protestant de Naples — demanda avec une finesse
d ironie toute méridionale si par hasard, puisqu'on parlait
religion, il serait loisible de faire allusion au christianisme.
Cette insuffisance philosophique, cette irréligion superficielle,
cette lacune, en somme, du civisme de Carducci, oîi, comme
chez Machiavel, tout est pour l'Etat et rien pour les droits de
l'âme et pour ses destinées, Papini les a senties et avouées :
il les a nettement indiquées comme une cause de divergences
entre la pensée de Carducci et la mission de notre génération.
Il doit s'être dit que pour ne pas tomber dans l'abîme du plus
Je ne sais qui tu es ni par quel chemin tu es venu au milieu de nous.
106 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
noir pessimisme historique comme Leopardi, il nous faudra
savoir un jour qui est le Christ et comment il a pénétré dans
notre histoire. Voilà l'origine dynamique que l'on aimerait
pouvoir attribuer à la conversion frappante de Papmi : l'ambi-
tion de poursuivre et de compléter nos aïeux, de reconquérir
cette unité de Dante, dont Carducci et Manzoni représentent
deux éléments, puissants mais incomplets quand même.
Or, on n'est pas devant cette exégèse tout à fait exempt d'in-
quiétudes. Et les inquiétudes — que j'aimerais voir dissiper
au plus tôt — sont déterminées par de vagues accointances,
toscanes ou émiliennes de Papini, avec un catholicisme de très
mauvais aloi qui pointait déjà avant 1914, mais qui s est fait
jour surtout dans ce néfaste 1919 de l'après-guerre, en même
temps que la vague du bolchévisme et de la paresse. Parmi ces
convertis un peu suspects, le plus innocent c'est, à coup sûr,
Palazzeschi : fort aimable garçon — bien qu'il doive avoir
changé lui aussi après notre rencontre milanaise en 1911 ! —
grand seigneur, charmant poète à ses heures. Il s'était engagé
dans le futurisme qui prêchait la guerre comme « seule hygiène
du monde », mais la mobilisation l'en a sevré ; rien qu à se
trouver mêlé à la foule des casernes, il s'est découvert une
âme plaintive de Tibulle :
Ibitis Aegeas sine me, Messalla, per undas.
Mais ce qui ne me semble pas du meilleur goût, c'est de
mêler des poésies à la Vierge à de telles variations du motif
maie relicta parmula que le vieil Horace a épuisé. Aldo
Palazzeschi trouverait impertinente peut-être toute compa-
raison avec ses anciens camarades futuristes qui, après avoir
déclamé sur la beauté pittoresque d'une guerre hypothétique,
ont enduré noblement la prose de la guerre réelle, guerre de
taupes et de souricières ; il devra cependant convenir que
Borsi, Vajna, Begey, ces héroïques combattants catholiques,
étaient au moins aussi bons croyants que lui lorsqu'ils accep-
taient de toute leur âme le sort et la mort des tranchées, s'im-
molant pour la régénération morale et religieuse du pays.
Missiroli et Giuliotti ont plus de conséquence : rien moins
CHRONIQUE ITALIENNE 107
qu'artistes, mais redoutables tous les deux comme dialecticiens.
Mario Missiroli fait remarquer, au préalable, que c'est à
peine s'il peut traiter la tradition en observateur désintéressé,
n'ayant jamais prétendu posséder la foi. Dont acte. La foi
n'est pas son lot : surtout celle qu'on peut avoir dans l'Etat et
la Nation. Autour de lui les patriotes émiliens invoquaient la
réorganisation des forces libérales et nationales pour faire
front à l'attaque révolutionnaire. Quoi ! remarquait-il, mais
le libéralisme n'est pas un parti, c'est beaucoup plus qu'une
doctrine. Le libéralisme, c'est une époque, une civilisation.
Et pourquoi pas un système planétaire, serait-on tenté de lui
demander?
Oui, nous sommes tous libéraux, — continue Missiroli, —
mais, si vous voulez l'autorité, la discipline, alors frappez
ailleurs. C'est le catholicisme du moyen âge, c'est la papauté
de Boniface VIII qui peut vous donner l'ordre et la hiérarchie.
En attendant, puisque l'Etat libéral et national est incapable de
se défendre, puisque les masses ouvrières de l'Italie centrale
ne sont pas des ouailles très dociles, la seule chose à faire est
de transférer le pouvoir des préfets aux " Chambres du travail ».
Si l'on considère que ces propos, — réunis, maintenant, en un
volume sous le titre de Opinioni, aux grands applaudisse-
ments de toute la bande, — ont été publiés dans un journal
bourgeois et payé par les bourgeois, le Resto del Carlino, à
Bologne, au moment oii le drapeau tricolore était abaissé, où
la propriété était de fait supprimée, et où la vie nationale ne
tenait qu'à un fil, on jugera qu'il est difficile de faire du talent
un usage moins courageux et plus néfaste.
Domenico Giuliotti en a, hélas ! lui aussi, du talent, — qui
est du reste en Italie chose courante et commune et, tant que
le caractère moral manquera, malfaisante. Mais Giuliotti est
moins diplomate d'allures que Missiroli : si pourtant ce n'est
pas de la diplomatie que d'adopter pour sa drôle d'apo-
logétique un langage de taverne et de haine rouge. Il y a en
Giuliotti du Veuillot, là où Veuillot manquait de poésie et
de charité ; il y a aussi du De Maistre dans sa façon de regretter
la potence et le bourreau. Mais il excelle dans l'expression d'une
108 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
misanthropie méprisante et agressive : quaerens quem devoret.
De celui-là, il écrit : < Sa présence m'avait déjà donné le désir
de son absence. » En se rappelant que, dans nos familles bour-
geoises, les anciens étaient en général libéraux et patriotes et
qu'il lui en cuirait s'ils allaient sortir du tombeau, il fait cette
réflexion qu'on risquerait bien " de devenir parricide ». Aux
catholiques du » parti populaire italien », Giuliotti reproche
d'avoir accepté l'unité italienne et Rome capitale, mais il
voit en même remps qu'ils veulent garder la porte ouverte
pour un changement de régime. « Faites attention : dans leur
drapeau tricolore ils ont pas oublié l'écusson de Savoie. »
Il n'aime que les saints sévères, inflexibles, et la canonisation
de saint François de Sales lui cause beaucoup de peine : enfin,
« comme saint je l'accepte, mais comme écrivain je le vomis :
lo risputo ». Ce n'est que comme écrivain que l'on peut s en-
tretenir avec Giuliotti, car j'avoue frémir de colère à l'idée
que l'auteur de VOra di Barahha (Firenze, Vellecchi, 1921),
a figuré tant bien que mal comme officier aux bureaux du
Ministère et qu'il portait l'uniforme lorsqu'il escomptait sans
regrets la catastrophe prochaine de l'Italie, del non rimpianto
tricolore. J'ai fait mon compte — disait-il — et il se trouve
exact : i7 conto mi torna. Ces lignes ont été écrites le 1 6 no-
vembre 1919, le jour des élections faites par Nitti, et Giuliotti
a très mal calculé, puisque l'Italie est encore debout. Mais si
ses vœux sont restés, grâce au ciel, stériles, qui pourraient-ils
désormais convertir et édifier ? Giuliotti lui-même n est pas
tout à fait sûr de l'efficacité morale de sa propagande. Il écrit
à Papini qu'il voudrait être relevé de sa fonction de polémiste :
" Je fais peu, écrit-il à l'ami, je fais mal. > C'est ça. 11 fait du
mal. Et il servira admirablement aux propagandistes socia-
listes pour prouver le désarroi et l'indifférence morale des
classes dirigeantes italiennes, prêtes à se vouer à Dieu ou au
diable pour échapper au poteau qui les attend.
Qu'il est bon de respirer l'air du front, après avoir subi
l'asphyxie de ce catholicisme apocryphe né des putréfactions
de l'arrière ! Il suffit de lire les premières lignes d'Arturo
Stanghellini pour entrer tout d'un coup — di colpo — " dans
CHRONIQUE ITALIENNE 109
la religion, dans l'amour, dans la douleur de la guerre ". Stan-
ghellini représente on ne saurait mieux ces Toscans de bonne
souche qu'on trouve au delà des Apennins, pêle-mêle avec
l'autre race toscane railleuse, insouciante ; il est de ces gens
pour lesquels la famille, le travail, la patrie, la religion, la.
science sont des réalités concrètes et profondes. Sorti d'un
milieu distmgué d'hommes politiques et universitaires de très
haute valeur, la seule et la simple affaire aux tranchées c'est,
pour lui, « de savoir rendre honneur à l'éducation reçue >'.
Mais si nous sommes charmés de nous trouver avec lui, il ne
faut pas imaginer qu'il soit charmé, lui, de se trouver avec
nous ! Que la vie de l'après-guerre lui semble misérable et
monotone ! Que la guerre les a trompés, Stanghellini et les
meilleurs qui lui ressemblent ! Lourdement trompés comme
l'école aussi nous trompe : l'école où l'on se nourrit de vérité,
de beauté, de sagesse pour entrer après dans un monde laid et
factice, livré à toutes les sottises et à tous les compromis. Le
front du Carsoet de la Piave (13™® et 14'"® Infanterie, brigade
Pignerol) a été pour Stanghellini cette école de sacrifice, de
dévouement, d'efforts surhumains, qui ne lui a valu que d'être
introduit, à son retour, dans cette vie si médiocre. Ulntrodu-
zione alla vita médiocre (Milano, Trêves, 1921) est, en effet,
le titre de son livre, où tout est harmonique et cohérent autour
d un sens philosophique et général que relèvent des détails
aussi admirablement observés que rendus et qu'une note de
tendresse virile et poétique soutient d'un bout à l'autre. Par
sa nostalgie éloquente des heures inoubliables, l'œuvre du
jeune écrivain se rattache à celle que le maître vient de nous
donner dans la plénitude de son art et de sa gloire.
Le Notturno (Milano, Fratelli Trêves, 1921), dont il serait
téméraire de parler dans les quelques lignes d'une chronique,
c'est toujours le D'Annunzio à la palette éblouissante, l'anima-
lier, le paysagiste, le symphoniste qui ne fatigue jamais le
lecteur, si ce n'est par l'excès de sa richesse verbale et musicale.
Mais, en plus, le public italien a été très agréablement surpris
de trouver des sentiments filiaux et paternels exprimés avec
une souveraine délicatesse de ton et une intimité simple.
110 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
émouvante et délicieuse. Ce prodigieux artiste « visuel ",
qu'une blessure à l'œil droit et le sauvetage difficile du gauche
ont condamné à l'immobilité, aux ténèbres et au silence, a
évoqué au cours des longues semaines de son infirmité, au
milieu de cette nuit interminable, les fêtes ou les batailles
plus resplendissantes encore, de la nature et de la lumière.
Pourra-t-on jamais dépasser ces pages orchestrales du « contre-
feu '' dans les immenses forêts des Landes résineuses ? Ou
cette course féerique en croupe de El Nar, généreux coursier
arabe à travers les rosiers de Aziyeh, en vue de la pyramide
de Chéops et du Sphinx du désert ? Mais les portraits et les
scènes qui se gravent à jamais dans l'esprit du lecteur sont
ceux de ses compagnons d'armes, les exploits de guerre
accomplis avec les jeunes amis que D'Annunzio a choisis
pour le danger et pour la mort, qu'il a chéris plus que sa
poésie et ses amours même, qu'il a adorés comme le visage de
la patrie immortelle. Notturno leur est consacré, et d'Annunzio
semble, à certains moments de son inspiration créatrice, ne
pouvoir et ne savoir écrire que pour glorifier ceux qui ne
reviendront plus.
Et il ne reviendra plus, ce GualtieroGistellini que j'ai tant
aimé ! Après trente-sept mois de front ou d'hôpital, deux
promotions, médaille italienne, médaille de Serbie et croix de
guerre française, la grippe, dans un cantonnement près de
Bligny sur Marne, lui a volé la mort qu'il avait mérité de
recevoir, la mort face à l'ennemi, parmi ses soldats qu il com-
mandait comme un brave et comme un capitaine de métier
et qu'il vénérait doucement, profondément, comme un enfant.
15 juin 1918 I Quelques jours encore et il aurait appris la
victoire de juin, la victoire au bord de la Piave, où commença
un tournant de l'histoire. Ce héros est quand même un des
plus beaux morts de la guerre, à laquelle, officier de troupe
et officier d'état-major, dans les Alpes, sur le Grappa et en
France, il avait donné jusqu'à l'anéantissement de son orga-
nisme d'intellectuel, tout son effort de résistance et de concep-
tion. Il n'avait que vingt-huit ans, mais, à vingt-quatre, en
partant, il laissait déjà derrière lui -^ exemple d'une précocité
CHRONIQUE ITALIENNE 1 1 1
toute latine et italienne — une quinzaine de volumes : un
Crispi, entre autres (Barbera, Florence), très documenté ;
deux voyages en Libye avant et pendant la guerre de 1911 ;
Les peuples balkaniques, vus à l'heure de leur quadruple alliance
contre la Turquie. Mais son sujet de prédilection, c'était
Garibaldi et c'était par des Pages garihaldiennes (Turin,
Bocca, 1909) qu'il avait débuté à dix-neuf ans. Issu — comme
l'a écrit Enrico Corradini — d'une dynastie de patriotes,
formé sous l'influence de son oncle Scipio Sighele, il fut élevé
dans le culte de son grand-père Nicostrato Castellini, qui
commandait le second bataillon des bersagliers garibaldiens et
mourut à Vezze d'Oglio, le 4 juillet 1866, dans la marche sur
Trente. Le petit-fils rêva de reprendre cette marche idéale
interrompue par Custozza et toute sa vie fut une préparation
pour en être digne. Ces Lettres (1915-1918), que la douleur
maternelle a pieusement recueillies (Milan, Trêves, 1921)
nous montre la communion intense qui ne cessa jamais d'exister
entre le foyer et le front. L'Italie, c'est une religion, disait
Mazzini. Et pour Castellini cette religion avait commencé
dans sa propre famille, qui sut l'offrir si entièrement ; aussi
notre tristesse d'ami fait-elle place à une certaine envie devant
cette existence si courte, si riche et si belle !
On n'ose pas envier, au contraire, Ferdinando Pasini. L'on
se demande si l'on aurait su résister comme lui lorsqu'il nous
raconte comment il a été enterré vivant — corne fui sepolto,
vivo, — (Bologna-Trieste, L. Cappelli, éditeur, 1921). Trentin
professeur au Lycée communal des jeunes filles, à Trieste,
ne croyant pas, pour des raisons d'âge et de santé, courir le
seul danger qui comptât pour lui, à savoir de servir dans
1 armée autrichienne, il était resté à son poste pendant la guerre.
Le 7 janvier 1916, il lisait à ses élèves un chapitre des Fiancés,
mais ses commentaires furent interrompus par un bruit de
pas nombreux dans le couloir. Le directeur de l'établissement
entra pour l'appeler : « Fermez la porte, afin que les élèves
ne puissent pas voir. » Il était attendu par trois militaires et
deux civils : le commandant de la police militaire devait
s'assurer à tout prix de sa personne ; il était accusé de haute
112 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
trahison. Et on lui apprit brutalement, comme on assène un
coup de massue, la publication d'un article dans le Carrière
délia Sera. Quel article ? Un superbe article ému, presque
coupé de sanglots, article d'un ami, d'un ancien maître, Gio-
vanni Pacchioni, professeur à l'université de Turin. Il com-
mençait ainsi : « Ferdinand Pasini est mort à Trieste, dans
son lit, mais surveillé, certes, jusqu'aux derniers battements
de son cœur d'Italien, par la police impériale et royale. '^ Cela
continuait pendant une colonne et demie ; l'auteur expliquait
que Pasini n'avait accepté la « consigne » de rester à Trieste
que pour entretenir au cœur de la jeunesse l'idée de la patrie
et de la victoire italiennes. La nouvelle de la mort concernait
Fausto Pasini, le frère de l'auteur ; elle n'était vraie ni de l'un
ni de l'autre ; mais en Italie l'initiale du prénom avait induit
des amis à cette imprudence qui aurait pu être fatale. Le
premier mot de l'auditeur fut celui-ci : « Rappelez-vous que
vous êtes dans la même situation que les accusés de Mantoue,
pendus à Belfiore (1852) ». C'est atroce, n'est-ce pas ? Mais
le second mot fut abject. Il lui fit lire un article du code qui
garantissait le secret et l'impunité aux accusés à condition de
dénoncer « en temps utile » leurs complices. «A moi, — s'écria
Pasini, — à moi qui fais depuis vingt ans profession d'éduca-
teur, vous me proposez cette lâcheté ! '
L'acte d'accusation était " classique », comme se plaisait à
le dire l'inquisiteur, mais la défense de Pasini fut à la fois
classique et romantique. Ce fut celle de Pellico et de ses
émules de 1821 : affirmer n'être jamais sorti des voies légales,
deviner et éviter tous les guet-apens des interrogatoires que le
canon du front rythmait de sa voix pleine de promesses. Que
de calme, de foi, quelle simplicité dans la grandeur ! Et
l'Italien qui présente ce livre au public étranger ressent pour
Ferdinando Pasini une admiration que l'orgueil seul égale :
l'orgueil que le risorgimento italien ait été achevé par de tels
martyrs.
Mais son calvaire fut horrible et si j'essayais seulement de
vous le raconter, je ne pourrais plus m'en détacher, et, je néglige-
rais de signaler l'œuvre d'Ada Negri, Stella Mattulina (Rome,
CHRONIQUE ITALIENNE 113
Mondadorl, éditeur, 1921). Nous voici dans le domaine enchan-
teur de la pure poésie; nous voici régalés d'un chef-d'œuvre.
Ada Negri, née d'un paysan et d'une ouvrière, élevée à la dure
école de la pauvreté et du travail, institutrice rurale au milieu
des populations lombardes, a été le poète précurseur des
revendications sociales. Sa Fatalité {\ 893), ses Tempêtes (1896)
sont le chant des opprimés et des révoltés, l'appel noble et
énergique à la délivrance et à la justice. Nul ne peut ni ne doit
oublier, maintenant que le mouvement prolétaire prend une
tournure dangereuse pour la vie nationale et pour le progrès
même de la civilisation humaine, qu'il a été, à son origine,
inspiré de justice et de vérité. Ada Negri, qui a su et voulu
enseigner au peuple la dignité patriotique après l'avoir éveillé
au sentiment de ses droits, a entrepris dans ce volume de nous
raconter l'histoire de sa propre jeunesse, de nous révéler les
saisons lumineuses dans lesquelles elle a acquis sa robuste
indépendance morale et son exquise conscience d'artiste. Ce
récit, qui est en prose, atteint sans apprêt à l'ampleur lyrique,
au pathétique profond, à la parfaite évidence du réel. Tout et
tous vivent dans cette autobiographie : la grand'mère, la
maman, le frère, les maîtresses d'école et le premier professeur
de littérature ; la loge étroite de concierge où fleurit son enfance
solitaire et d'oii elle a vu pour la première fois les riches à qui
elle ne voulait point s'asservir; l'hôpital où elle visita la pauvre
femme qui, gagnant une lire cinquante par jour, voulait faire
vivre son enfant dans l'atmosphère de la pensée et des livres ;
les églises et le cimetière de Lodi, les maisons, les places, les
petits jardins où elle a senti « avec la spontanéité d'un élément »,
qu'elle se suffirait à elle-même. Et au centre de ce petit monde
d'autrefois ressuscité par la force du souvenir et de l'amour,
c'est elle, « Dinin >' (diminutif touchant et familier d'Ada),
elle-même, enveloppée des mystères les plus doux de l'aurore
€t des senteurs les plus suggestives du printemps.
Paolo Arcari.
BIBL. UNIV. CV
114 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique politique.
L'accord anglo-irlandais. — La Conférence de Washington. — Les réparations
allemandes.
Les pourparlers de Londres ont été laborieux. Pendant
des semaines et des mois, des ministres de Sa Majesté bri-
tannique, tous hommes d'intacte réputation et de haut renom,
ont discuté sur pied d'égalité avec des rebelles que, pour de
trop bonnes raisons, ils avaient maintes fois qualifiés d'assas-
sins. Ils semblent d'ailleurs avoir pris très galamment leur
parti de ce contact et, si la conférence n'avait eu à vaincre
que des révoltes de pudeur, sa besogne eût été lestement
expédiée.
Mais il y avait bien autre chose.... Les délégués sinn-
feiners, qui étaient arrivés avec une revendication de complète
indépendance comme programme, ne se sont décidés qu'à
grand'peine à abandonner quelques positions trop risquées.
A plusieurs reprises on a déclaré que l'entretien était rompu.
Les gens qui croyaient connaître le mieux les choses d'Angle-
terre annonçaient solennellement que cela devait finir ainsi :
si la rupture ne s'était pas produite hier, elle était inévitable
pour demain.
Je n'étais pas de cet avis. Sans doute il y a en Irlande nom-
bre d'énergumènes qui se sont élevés par l'agitation et voient
poindre sans aucun enthousiasme une paix qui diminuera
leur prestige ; ce sont eux qui, maintenant encore, au Dail
Eirann s'opposent à la ratification de l'accord avec une énergie
désespérée.... Mais, dans son immense majorité, la popu-
lation irlandaise n'était aucunement disposée à sacrifier
de façon définitive son repos et son bien-être à un dogma-
tisme libertaire. Les conditions offertes par le gouvernement
anglais dépassaient en largeur tout ce qu'avaient réclamé
les anciens patriotes ; elles assuraient au pays toutes les libertés
CHRONIQUE POLITIQUE 115
dont il pouvait raisonnablement faire usage. A moins d entê-
tement, il n'était pas possible de les repousser. Des délégués
réguliers, conscients de leurs responsabilités, ne se permet-
tent pas de pareilles incartades....
Du côté anglais, on était littéralement enferré. A la faveur
de l'armistice, le sinn-fein avait organisé son régime en
Irlande : il avait son parlement, son ministère, ses finances,
ses tribunaux, ses milices ; si la guerre avait recommencé,
il aurait fallu faire la conquête de l'île sœur, comté après
comté, comme un pays ennemi ; avec cette différence que
partout des loyalistes se trouvaient mêlés aux rebelles et
qu'il était difficile de traiter des sujets du roi comme des
Boers ou des Afridis. Personne en Grande-Bretagne n'envi-
sageait cette perspective sans horreur. Les négociateurs sen-
taient derrière eux la nation tout entière qui les adjurait
d'aboutir à tout prix. Une rupture n'était pas possible.
C'est ainsi que, dans la nuit du 6 décembre, l'accord a été
signé. Il assure à 1' « Etat libre d'Irlande » les prérogatives
d'un dominion, c'est-à-dire la plénitude de la souveraineté
intérieure ; il réserve le serment d'allégeance au roi et diverses
sécurités militaires et maritimes ; le nouvel Etat aura, de plus,
à supporter une part de la dette nationale. Le point faible
est l'Ulster : il est invité à reconnaître la supériorité du par-
lement de Dublin, moyennant une large autonomie locale
à laquelle présidera l'assemblée de Belfast. S'il ne veut pas
se soumettre, personne ne l'y forcera ; il pourra continuer à
ignorer l'Irlande libre. Mais, dans ce cas, le gouvernement de
Sir James Craig sera obligé d'admettre dans les six comtés
du nord un plébiscite qui menace de priver la province loya-
liste d'une moitié de ses ressortissants. C'étaient là les condi-
tions ultimes des sinn-feiners : de guerre lasse, M. Lloyd
George les a acceptées.
L'abandon de l'Ulster, voilà le principal chef d'accusation
qui a été élevé contre le gouvernement quand le texte de
l'accord a été discuté devant les chambres. Le premier mi-
nistre, gêné par des engagements trop précis, aurait pu se
116 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
trouver dans une situation difficile.... Mais il avait tant de
choses à dire en faveur du traité, l'opinion publique le sou-
tenait de façon si évidente que le débat n'a pas été poussé à
fond. Après quelques discours, on a passé au vote et la con-
vention de Downing Street a été approuvée à une majorité
imposante par les lords comme par les communes.
Au parlement irlandais, la résistance est plus énergique ;
car là se trouvent des fanatiques. M. de Valera, en particu-
lier, désapprouve hautement l'œuvre des délégués. Souhaite-
t-il au fond de son cœur que son opinion l'emporte, ou ne
parle-t-il que pour la galerie, pour sauvegarder sa réputation
de défenseur indomptable de la complète indépendance ?
Nous ne savons.... Mais le pays, las de la guerre, paraît ne
goûter que médiocrement les discours de ceux qui veulent
en ressusciter le spectre. Si, par un concours de circonstances
qu'on déclare impossible, le Dail Eirann en venait à refuser
l'accord, il agirait contre le sentiment de la nation.
Il reste à apprécier l'œuvre accomplie. Une constatation
s'impose : quel dommage que cela soit venu si tard ! Si
l'Angleterre, au lieu de se cantonner dans une intransigeance
orgueilleuse, avait compris plus tôt la nécessité de faire droit
aux revendications essentielles de ce qu'on se plaisait à appeler
l'île sœur, elle aurait pu se tirer d'affaire à bien meilleur
compte. Le home ru!e, tel que le réclamait Parnell, n'était
qu'une forme de sécession très anodine en comparaison de
l'accord du 6 décembre. Rien ne prouve que le peuple irlan-
dais ne s'en serait pas contenté et que, moyennant quelques
retouches, le projet d'alors ne serait pas devenu le statut défi-
nitif des habitants d'Erin. Ainsi, il y a trente-cinq ans déjà,
les deux peuples auraient pu faire la paix. Combien d'efforts
n'aurait-on pas évités, que de sang épargné ! Et l'on aurait
allégé l'héritage de haine ; cette haine qui, ancrée dans les
cœurs irlandais, menace d'empoisonner pour de longues
années encore les rapports des deux îles que l'histoire sépare,
que la géographie condamne à vivre ensemble.
L'Angleterre n'a cédé que devant la force ; c'est un fait
CHRONIQUE POLITIQUE 117
certain. La lutte impitoyable qu'elle soutenait de l'autre
côté du canal de Saint-George la fatiguait, l'énervait. Elle
se mettait à dos toute l'émigration irlandaise qui compte
plus de vingt millions de ressortissants et exerce une grosse
influence dans le monde. Elle scandalisait l'opinion libérale
qui comprenait mal qu'un pays épris de liberté employât
tous ses moyens de destruction contre l'indépendance d'un
peuple. Au point où en étaient arrivées les choses, en face
de l'indomptable résolution de la nation irlandaise, il fallait
chercher un accord ; car, avec la violence, on n'obtenait
plus rien. Le mérite de M. Lloyd George est d'avoir compris
cela. Une fois engagé dans la voie des concessions, il a été
sans doute plus loin qu'il ne l'aurait souhaité ; mais il n'était
plus temps de reculer. Il a sauvé au moins le principal : cette
reconnaissance de la suprématie de la couronne sans laquelle
l'empire britannique n'existerait plus.
Maintenant l'Irlande va être appelée à fournir ses preuves.
Elle devra prouver que, après avoir lutté énergiquement
pour la liberté, elle sait faire un usage utile de cette liberté.
L'affaire ne sera pas sans présenter quelques difficultés. Quant
à l'Angleterre, délivrée de son cauchemar, elle pourra vouer
toutes ses énergies aux tâches immenses qu'il lui reste à accom-
plir dans le monde. Somme toute, c'est une bonne nouvelle
qui nous est arrivée de Londres au commencement de ce
mois.
— A Washington aussi on a fait d'utile travail. Les Etats-
Unis qui, au lendemain de la guerre, s'étaient repliés dans leur
isolement égoïste, commençaient à sentir les inconvénients
de la solitude. La perspective d'une lutte avec le Japon ne leur
plaisait pas ; d'autant moins que l'alliance anglaise assurait
à l'empire du Soleil- Levant des sécurités qui accroissaient
ses forces combatives. Le gouvernement américain s'est
attaché à écarter ce péril et il y a réussi.
A l'alliance anglo-japonaise est substitué l'accord à quatre
du Pacifique, qui garantit le maintien de la situation telle
qu'elle a été créée à Washington, prévoit une entente à l'amiable
118 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
si des difficultés s'élèvent entre les puissances contractantes,
envisage des mesures de défense commune si c'est un étranger
qui trouble la paix.
Le gouvernement de Washington a signé avec plaisir cette
convention qui réalise un de ses objectifs actuels et le délivre
de soucis pour l'avenir. Peut-être le principe du splendide
isolement se trouve-t-il un peu éclaboussé ; mais les Améri-
cains sont des gens pratiques qui exploitent les formules
quand elles servent leurs intérêts et les interprètent de façon
libre quand elles leur deviennent à charge. L'empire bri-
tannique, pris entre ses dominions qui réclamaient un rappro-
chement avec les Etats-Unis et le gouvernement métropo-
litain qui prétendait rester fidèle au Japon, a utilisé avec joie
cette méthode élégante de s'affranchir d'une situation déli-
cate. La France est heureuse de voir reconnaître par un traité
sa situation de puissance du Pacifique et de constater qu aucun
règlement des affaires du monde ne peut avoir lieu sans sa
participation. Le Japon est un peu moins satisfait : la con-
vention nouvelle limite ses ambitions ; au lieu de l'alliance
anglaise, qui s'était révélée opérante durant la guerre de Mand-
chourie, il se trouve englobé dans une combinaison purement
défensive qui ne lui sera d'aucun secours. Mais les diplo-
mates nippons ont promptement éclairci la situation ; ils se
sont rendu compte que c'était pour se prémunir contre les
entreprises de leur pays que le gouvernement américain avait
mobilisé cet imposant cortège d'Etats et, se sentant momen-
tanément isolés, ils ont cédé avec bonne grâce : ce qui était
d'habile politique.
La conférence s'est abondamment occupée de la Chine,
de son intégrité territoriale, des prérogatives de ses gouver-
nants, du régime des douanes, des postes, etc. Quelques
résolutions ont été prises, inspirées toutes d'intentions irré-
prochables. Le malheur est que la jeune république du Milieu
est en pleine anarchie, que l'autorité du gouvernement cen-
tral n'est reconnue que par ceux qu'elle ne gêne aucunement.
A quoi sert-il de fixer une organisation des douanes exté-
CHRONIQUE POLITIQUE 119
rieures si, au "dedans, le moindre chef local s'arroge le droit
d'établir une barrière pour son'propre compte et met le pro-
duit des taxes dans sa poche ? N'est-il pas dangereux de
rendre au gouvernement de Pékin la régale des postes si l'on
est sûr que, sous son administration intègre mais inopérante,
les trois quarts des lettres ne parviendront jamais à leur des-
tination ?... De sorte que ceux qui discutent avec tant de
conscience du sort de la Chine ne se sentent pas sur un ter-
rain très solide ; ils lîe sont pas certains que leurs sages déci-
sions soient jamais suivies d'effets : ils ont conscience que,
pour longtemps encore, le territoire de l'étrange république
sera l'incomparable champ d'exercices de toute sorte de
pêcheurs en eau trouble, qu'il s'agisse de gouvernements ou
de particuliers.
La convention maritime est en bon chemin, en ce qui con-
cerne les principales puissances au moins. La proportion
établie par le projet Hughes est admise par l'Angleterre ,
les Etats-Unis et le Japon ; il ne reste plus à régler que des
détails. Les difficultés paraissent venir d'ailleurs. La pré-
tention de la France d'avoir 350 000 tonnes de capital ships,
c'est-à-dire 50 000 de plus que le Japon, alors que le gouver-
nement de la république n'a pas de programme naval et que
1 état de ses finances ne lui permettra pas de longtemps
de vouer un grand effort aux choses de la mer, a causé par-
tout un étonnement profond. Depuis, M. Briand paraît être
revenu à une conception des choses plus sensée ; on dit qu'il
accepte le chiffre de 1 75 000 tonnes proposé par les trois
grandes puissances. Mais il se rabat sur des unités plus petites :
croiseurs légers et sous - marins.... Or, sur ce dernier
point, l'Angleterre est intraitable : elle voudrait expulser
définitivement des mers ces engins meurtriers qui, un ins-
tant, ont menacé sa suprématie maritime et compromis son
alimentation. Et la France tient bon.
L affaire s'arrangera, sans doute ; car, de toutes parts,
on manifeste un vif désir de s'entendre et le gouvernement de
la troisième république a suffisamment de difficultés sur les
120 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
bras pour ne pas se quereller avec des gens qui lui veulent du
bien. Et la conférence de Washington continue son travail
pratique pour la plus grande gloire de l'Amérique.... Quant
au désarmement continental, il n'en est plus question.
— Il est regrettable que l'Europe *ne s'inspire pas de l'esprit
pratique qui fait merveille de l'autre côté de l'océan. Les pro-
blèmes de l'après-guerre, qu'on avait mainte fois résolus, se
rouvrent. La question des réparations que la dernière confé-
rence de Londres avait réglée définitivement se pose de nou-
veau.
Nous admettons que le chancelier Wirth soit un homme
sincère, qu'il ait la ferme intention de tenir ses engagements....
Il n'en est pas moins vrai que sa méthode est smgulière, que
certains de ses actes peuvent provoquer des interprétations
désobligeantes.
L'Allemagne est dans une situation fort difficile. Au dire
des économistes les plus compétents, elle est incapable de faire
face à ses charges si on ne lui accorde pas un peu de temps
pour se ressaisir, restaurer ses finances, assainir sa monnaie.
Mais son gouvernement, au lieu de s'efforcer d'atténuer la
crise, s'emploie consciencieusement à l'aggraver. Il ne res-
treint pas ses dépenses ; il ne se préoccupe pas d'augmenter
ses recettes. Pour soutenir son ménage intérieur, il jette sur
le marché des billets de banque en tranches toujours plus
compactes ; ce qui augmente le coût de la vie, facilite la con-
currence en face de l'étranger, mais déprécie le cours du mark
et rend toujours plus difficile le paiement des dettes exté-
rieures. II a l'air d'appeler la faillite.
Dans ces conditions on comprend que les banquiers de
Londres aient mis peu d'empressement à répondre aux
demandes de MM. Stinnes et Rathenau qui sollicitaient un
emprunt. L'expédient d'un moratorium leur a paru aussi
d'un médiocre avantage , car tout porte à croire que le gou-
vernement du Reich persévérera dans les mêmes méthodes
et que, d'ici deux ou trois ans, il affirmera la même pauvreté,
proférera les mêmes plaintes.... Déçu dans ses espoirs, si
CHRONIQUE POLITIQUE 121
tant est qu'il ait jamais joué sur cette carte, le chancelier
Wirth a simplement informé par lettre la commission des
réparations que rAllema<»ne était incapable de faire honneur
à ses échéances des mois de janvier et février et que, selon toute
apparence, elle ne serait pas mieux en mesure d exécuter ses
paiements de l'avenir.
Que faire ? Des puissances créancières la France seule
est en cause ; la Belgique est à moitié dédommagée ; l'Angle-
terre et l'Italie ont d'autres soucis. Convient-il que la France
fasse une fois de plus cavalier seul et mobilise des troupes
pour prélever des valeurs ou s'assurer des gages ? Mais,
dans l'état actuel de l'Europe, une pareille hardiesse cause-
rait un scandale affreux ; il ne peut en être question. On com-
prend donc que M. Briand, revenu d'Amérique, ait accepté
l'invitation de M. Lloyd George d'aller à Londres pour régler
toutes les questions litigieuses.
L'entretien a eu lieu. Il a, comme de juste, révélé, à ce que
nous affirment les journaux, une touchante identité de vues
sur toutes les affaires en cours. Mais, sans parler de bien d au-
tres choses qui sans doute n'ont même pas été abordées,
a-t-il abouti à un accord précis sur la question qui est pour
la France d'une importance vitale ? Il ne paraît pas. M. Lloyd
George a exposé de grands projets. Il envisage de prodigieux
virements de fonds ; il propose une vaste conférence euro-
péenne où toutes les questions financières, et d'autres aussi,
seraient discutées. A cela le ministre français semble n avoir
opposé aucune proposition ferme ; et tout se trouve renvoyé
à de prochaines séances.
Ainsi le problème des réparations dont on annonçait la
solution prochaine au mois de décembre dernier, que la con-
férence de Londres avait définitivement réglé au mois de mai,
se pose à la fin de cette année. N'en finirons-nous donc jamais ?
Lausanne, 22 décembre.
Ed. Rossier.
122 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique scientifique.
Où en est la question du Mont Everest. — Les « hommes des neiges » de l'Himalaya.
— Un nouveau type d'homme préhistorique : le crâne de Rhodésie. — Le réseau
électrique général. — Le câble-guide en navigation et en aéronautique. — Le
cuir des cétacés. — Publicalions nouvelles.
Le public sait par la presse quotidienne que les explorateurs
ayant entrepris de reconnaître les abords de l'Everest, en vue
d une tentative d'ascension qui aura lieu l'été prochain,
paraissent très satisfaits des résultats obtenus. Ils ont pu arri-
ver à un point, sur la pente, qui semble devoir constituer
une base d'où partir pour l'assaut final : une tranchée d'où se
fera le dernier bond. Un bond important ; il s'agit de gravir
1800 mètres, qui sont, naturellement, les plus durs de tous.
On trouvera dans le Geographical Journal un article fort inté-
ressant, accompagné de très belles illustrations, résumant
l'œuvre accomplie durant 1921, et faisant voir la beauté du
site (novembre 1921), et il faudra bien reconnaître que la
colonne, dirigée par le colonel Howard Bury, n'a pas perdu
son temps.
Le point atteint, considéré comme base d'où devra partir
le groupe d'ascensionnistes, se trouve au bas d'une longue
pente, assez douce semble-t-il, conduisant au sommet du pic.
La voie semble libre ; mais à considérer celle-ci d'en bas,
comme on fait, on peut se tromper. Il peut y avoir des brisures
qu'il n'est pas possible d'apercevoir, des obstacles qu'on ne
devine pas. Espérons que non. Et attendons, car avant un an,
nous saurons.
On a pu lire dans les journaux des notes sensationnelles
relatives à des êtres humains habitant les parages en question.
Le Times a parlé d'empremtes de pieds semblant humains,
trouvées dans la neige. A ce propos, il a été dit beaucoup de
choses. Il est de tradition, parmi les populations avoisinantes.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 123
qu'il existe des êtres humains dans ces solitudes glacées.
Certains écrivains se sont demandé s'il ne s'agirait pas d'hom-
mes primitifs, de vestiges de l'homme préhistorique. Si tant
de migrations se sont opérées du plateau asiatique vers l'Eu-
rope, c'est sans doute que l'homme a pris naissance de ce côté,
et peut-être, a-t-on dit, l'homme primitif existe-t-il encore.
D'autre part, il est connu que le massif de l'Himalaya sert
d'habitat à de petites colonies de criminels et d'anti-sociaux
qui se tiennent à distance des agglomérations humaines et
des lois qui les régissent. Il semble bien, toutefois, aux der-
nières nouvelles, que les « abominables hommes des neiges »,
comme on les appelle, ne soient ni des hommes primitifs, ni
des hors-la-loi, mais tout simplement des singes. Une espèce
existe, un semnopithèque, apparenté à l'entelle, qui est abon-
dant à des niveaux plus bas, qui semble être une variété de
cet entelle, adaptée à l'habitat glaciaire. Le « singe de l'Hima-
laya », qui est bien connu, est voisin de l'entelle ; on l'a vu,
et pris ; on en trouve des exemplaires naturalisés dans les
musées. C'est un singe vigoureux, à épaisse fourrure, d'aspect
peu engageant, qui vit dans les hauteurs et va souvent chasser
sur les glaciers. Les empreintes aperçues sont très probable-
ment celles de cet animal.
— Une découverte importante pour la préhistoire et l'an-
thropologie a été faite en Afrique du Sud. En Rhodésie,
dans une caverne faisant partie des carrières exploitées par
une compagnie britannique, à 200 kilomètres au nord de la
rivière Kafue, on découvrait depuis plusieurs années de nom-
breux ossements brisés représentant évidemment les restes
de repas d'êtres humains ou d'animaux ayant occupé la caverne.
On y trouvait aussi des instruments primitifs en silex et en
os, prouvant que la grotte avait été occupée par l'homme.
Les ossements animaux se rapportent, semble-t-il, bien plutôt
à des formes actuelles qu'à des espèces anciennes, de sorte
que la faune ne remonterait peut-être même pas au Pléistocène.
A la fin de l'été de cette année, on rencontra enfin un crâne
humain, presque complet, un morceau du maxillaire supérieur
d'un autre crâne, un sacrum, un tibia et les deux extrémités
124 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
d'un fémur. Ces restes sont tous à Londres, au British Mu-
séum.
M. A. S. Woodward nous donne dans Nature (17 novembre)
des renseignements intéressants à leur égard. Le crâne (non
accompagné de la mandibule) est en excellent état de conser-
vation. Il rappelle très fortement celui de la race du Moustier
ou de Néanderthal, telle qu'elle est connue par les restes
découverts à Gibraltar, en France et en Belgique. C est un
crâne typiquement humain, à parois de même épaisseur que
celle du crâne européen moyen, de capacité suffisante. La face,
lourde et grande, est plus simiesque encore que celle de
l'homme du Moustier : les arcades sourcilières sont très
proéminentes et allongées.
A première vue, la voûte du crâne ressemble beaucoup à
celle du Pithécanthrope de Java : elle présente la même saillie
médiane longitudinale le long des frontaux, et atteignant sa
plus grande hauteur à la suture coronale. Le crâne est dolicho-
céphale (indice 69) : l'apophyse mastoïde plutôt petite. Méat
tympanique court et large, très humain ; trou occipital en
avant, ce qui suppose le crâne posé sur un tronc droit. Les os
de la face rappellent beaucoup ceux de l'homme de La Cha-
pelle, mais les os du nez sont en pente plus douce. Palais
énorme, mais pourtant bien humain ; dents parfaitement
humaines, très usées, pour une bonne part atteintes de carie.
Par places, l'alvéole est trouée.
L'absence de la mandibule est regrettable.
En tout cas, s'il y a analogie avec le crâne du Moustier,
on doit, d'après M. Smith Woodv^ard, hésiter à assimiler les
deux types. Le tibia et le fémur sont de type plus moderne,
donc très différents du type Moustier-Néanderthal. L'homme
de Bone Cave, en Rhodésie, serait donc un type nouveau,
Homo rhodesensis, peut-être intermédiaire entre l'homme du
Moustier et VHomo Sapiens. Tel est du moins l'avis de M.
Smith Woodv^ard. Mais Sir Arthur Keith a exprimé une autre
opinion : le nouveau crâne se placerait entre le Pithécanthrope
et le Moustérien : c'est'^tout autre chose. Il faut laisser aux
spécialistes le temps^d'étudier le crâne de Bone Cave à loisir.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 125
Les jugements précipités sont souvent erronés. De toute
façon, au reste, la découverte est intéressante.
Notons que, pour l'éminent paléontologiste Marcellin
Boule, le Rhodesensis serait du Néanderthalensis ayant survécu
en Afrique à ses frères européens, et ayant eu le temps d'é-
voluer un peu. Qui sait? Peut-être trouvera-t-on en Afrique
du Néanderthalensis encore vivant? Ce serait une belle trou-
vaille....
— Décidément, on se rapproche du réseau général. Jus-
qu'ici, les forces hydrauliques aménagées ont profité surtout
à la localité, tout au plus à la région. De plus en plus, on s'aper-
çoit que l'avenir est à la fusion, à la soudure entre réseaux
régionaux. L'union fait la force. C'est ce qui s'est bien mani-
festé à la récente conférence des Syndicats de l'Electricité à
Paris. La France possède cinq embryons de réseaux : réseaux
des Alpes, des Pyrénées, du Massif Central, utilisant la houille
blanche ; réseau de l'Est, utilisant les gaz de hauts fourneaux,
et réseau du Nord, utilisant les charbons inférieurs sur place.
La conséquence de pareille situation est évidente. Dans les
parages oii les sources d'énergie sont abondantes, il y a sur-
production de courant, donc rendement insuffisant des capi-
taux. Plus au loin, on aimerait bien avoir du courant, et on
en tirerait grand parti. De là l'idée de donner plus d'extension
aux réseaux, et comme ceux-ci, forcément, dans ces conditions,
poussent leurs tentacules vers leurs voisins, l'idée d'établir
un lien de réseau à réseau, qui aboutit à la constitution du
réseau général, alimenté de façons diverses, selon les ressources
disponibles, et promenant l'énergie électrique au loin, là
surtout où l'on n'a pas de moyens avantageux de la pro-
duire.
Déjà, en France, plusieurs réseaux locaux ou régionaux
sont soudés de la sorte. Entre celui des Alpes et celui des
Pyrénées, il y a déjà trois lignes de jonction. Mais il faut beau-
coup plus. Ainsi, une grande ligne transversale des Pyrénées,
au nord, par le Massif Central, serait nécessaire.
De tels transports d'énergie ne sont possibles que sous très
haute tension, naturellement. Pour le présent, les tensions de
126 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
250000 et de 300000 volts sont considérées comme hautes: mais
il est évident que d'ici peu la tension d'un million de volts
paraîtra praticable. Et c'est à cela qu'on aboutira. Seulement
ce ne sera pas demain. De tels transports, sous de telles ten-
sions, soulèvent des problèmes techniques nombreux qu'on
ne peut résoudre en un jour. Ce sont ces problèmes qui occu-
pent les spécialistes de l'électricité. Ils seront résolus, cela ne
paraît pas douteux, et nous verrons se former le réseau général.
De local il est devenu régional ; de régional il va devenir
national. Et qui sait s'il ne sera pas plus ou moins internatio-
nal. Déjà on exporte de l'électricité de Suède en Danemark, et
on a parlé d'un transport de force du nord de la France à
l'Italie. Le réseau constituera une économie à coup sûr, et en
assurant la distribution de l'énergie un peu partout, il appor-
tera une ressource précieuse à des régions qui, jusque-là, étaient
sacrifiées. Il va de soi que le réseau sera alimenté par toutes
les houilles : la blanche et la verte, la noire, l'incolore (le vent), la
bleue, l'énergie des marées ; qui sait, la rouge aussi, la chaleur
centrale ou celle des volcans.... Il ne faut rien laisser perdre.
Et plus on mettra de force à la disposition des hommes, plus
on diminuera la peine physique de ceux-ci.
— On connaît le câble-guide qu'a imaginé M. W. A. Loth
pour guider les navires dans les parages dangereux et aux
abords des ports entourés d'obstacles naturels. La méthode
consiste à immerger, selon le trajet sûr à suivre, un cable par
où 1 on fait passer un courant alternatif à fréquence musicale.
Ce câble va, en mer, jusqu'à la distance nécessaire. Il crée
autour de lui un champ magnétique dont les lignes de force sont
dans des plans perpendiculaires à sa direction. C'est ce champ
qui sert de guide aux navires. Ceux-ci sont pourvus de cadres
verticaux recevant les courants induits par le champ magné-
tique, et ces cadres sont reliés à un poste d'écoute permettant
d'entendre ces courants à 2 et 3 mille mètres du câble. Un
navire qui se trouve à petite distance du câble sait donc qu'il
est près du guide à suivre. Mais ceci ne suffit pas : il lui faut
pouvoir venir se placer sur le guide même, ou bien à sa droite,
ou à sa gauche, selon les besoins ; selon qu'il veut aller dans
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 127
tel sens ou dans tel autre, entrer ou sortir. La chose lui est
rendue possible par d'autres cadres radiogoniométriques qui
lui font connaître si le câble est à droite, ou à gauche, ou
directement dessous. Le capitaine, en écoutant, se rend
parfaitement compte s'il se dirige vers le câble ou bien s'en
éloigne, et quand il s'est rapproché, s'il a le câble à sa droite,
ou à sa gauche, ou bien droit dessous. Une fois qu'il a pris
contact avec le câble, il navigue en se tenant toujours au plus
près, et du même côté, s'il s'agit d'un câble servant à la fois
à l'entrée et à la sortie d'un port. La méthode est déjà appli-
quée au port de Brest, dont l'entrée est souvent difficile :
le câble-guide aura 80 kilomètres de longueur, jusqu'à l'entrée
en Manche, et rendra de grands services aux navires voulant
entrer dans ce qu'un amiral anglais a appelé « le port de l'Eu-
rope ».
Le principe de la méthode Loth est très intelligible, et son
application aisée. Les cadres dont il faut pourvoir le navire
pour recueillir les courants et les transformer en sons musi-
caux, sont fort simples.
M. Loth a eu l'idée d'appliquer à la navigation aérienne
le procédé qui paraît devoir être si utile en navigation océanique.
La méthode est la même. Dans les expériences faites jusqu'ici,
et dont le résultat a été récemment communiqué à l'Académie
des Sciences, le courant alternatif a été lancé dans le fil met-
tant en communication deux aérodromes. Et c'est au moyen de
cadres aussi que les avions se repéraient par rapport au câble,
et discernaient s'il était à droite, à gauche, ou directement
dessous. On conçoit l'utilité du câble-guide en aviation :
grâce à lui, la navigation aérienne peut se pratiquer en pleine
nuit et par la brume la plus épaisse. Et il devient aisé de créer
des routes aériennes utilisables en toutes circonstances.
— Le cuir est rare et cher. Déjà il se faisait rare avant la
guerre ; depuis, il l'est devenu plus encore, et les chaussures
sont devenues très dispendieuses. Pour parer à la crise toujours
plus aiguë du cuir, voici que se fonde une nouvelle industrie
qui utilise le cuir aquatique, la peau des animaux marins,
en particulier des cétacés. Et non seulement leur peau, mais
128 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
même leurs muqueuses, estomac, intestins, muqueuse de la
cavité buccale, etc. Cette industrie se crée comme annexe de
l'industrie baleinière en général. C'est que, une baleine, cela
représente des matières diverses et nombreuses. Il y a la graisse,
toujours utilisable, il y a la viande, dont on peut très bien faire
des conserves nourrissantes, il y a la peau, les fanons, il y a
les intestins, dont le contenu peut être transformé en engrais.
La chasse à la baleine reprend vie, et le gibier ne manque ni
à l'Alaska, ni dans les régions antarctiques. C'est aux Esqui-
maux que les Européens ont demandé la manière d'apprêter
la peau des animaux marins. Des usines ont été montées, et
travaillent déjà.
Le cuir fourni par l'estomac et l'intestin ressemble au meil-
leur chevreau ; celui que donne la peau peut se détailler en
vingt épaisseurs, chacune de deux millimètres. L'intestin
d'une baleine donne une bande de cuir de 25 ou 30 mètres,
sur 70 centimètres de large ; l'estomac donne un cuir capable
de rivaliser avec celui des chamois. Requins et squales aussi
donnent des cuirs dont on peut tirer grand parti pour la reliure.
En somme, il existe des sources importantes de cuir jusqu'ici
inutilisées, et dont on cherche enfin à tirer parti. On ne p>eut
que s'en féliciter. Car il ne faut rien laisser perdre dans ce
monde dont la population et les besoins augmentent sans
cesse. Jusqu'où cela ira-t-il. et avec quel résultat? En tout cas,
ni la guerre, ni la guerre économique n'en seront diminuées.
Bien au contraire. Plus les hommes seront nombreux, plus
ils auront de raisons d'antagonismes.
— Publications nouvelles. — Voici un livre de premier
ordre pour médecins et bactériologistes, le Précis de Bacté-
riologie, de Dopter et Sacquepée, 2"'® édition entièrement
refondue (J.-B. Baillière, Paris). Cet ouvrage des deux pro-
fesseurs du Val-de-Grâce, qui formait un seul volume, en
forme deux maintenant, admirablement illustrés, et surtout
documentés à la perfection. Il n'est pas de traité de bacté-
riologie aussi complet, aussi clair, aussi détaillé. C'est une
œuvre de maîtres. — Œuvre magistrale aussi que L'Infection
méningococcique, de Ch. Dopter (J.-B. Baillière encore). Le
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 129
professeur au Val-de-Grâce nous donne ici une monographie
très personnelle, mais tenant compte aussi de tout ce qui a
paru sur la matière, de la méningite cérébro-spinale, depuis
le moment où Vieusseux la remarqua et la décrivit, en 1 806, à
Genève, jusqu'au jour présent où la conception de la nature
de l'infection méningococcique s'est élargie — depuis 1905
en particulier — et où l'on s'est aperçu que la méningite en
question n'est que la forme la plus habituelle d'une infection
méningococcique pouvant donner lieu à des localisations
diverses. L'ouvrage de M. Dopter est de grande importance :
c'est une monographie de premier ordre d'une maladie qui
tient une place sérieuse dans le cadre de la pathologie. —
Et voici encore, pour le médecin et l'hygiéniste, un volume
des plus intéressants et nécessaires, du même auteur : Les
maladies infectieuses pendant la guerre (F Alcan). C'est un
fait bien connu que, jusqu'ici, les guerres ont tué plus de
monde par les maladies que par le fer ou le feu. Or, durant la
grande guerre, il n'en a pas été ainsi. Il est vrai, la boucherie
a été très perfectionnée et étendue : elle a peut-être moins
laissé de besogne à faire à la maladie. En tout cas, celle-ci n'a
pas pris les développements ni joué le rôle qu'on attendait.
C'est là ce que montre très clairement le distingué patholo-
giste. Et son livre, qui intéressera puissamment le médecin,
sera lu aussi avec grand profit par le grand public, en tout cas
par celui qui a souci d'idées générales. Rien n'est dit toute-
fois du petit foyer de peste qui a existé à Paris pendant un
moment. Il est vrai que c'était « dans le civil », et que le fléau
a été vite jugulé. — Pour ne pas quitter la guerre, signalons
Paris bombardé, de M. M. Thiéry (E. de Boccard, Paris), le
bilan, jour par jour, des points de chute des bombes de Zep-
pelins ou Gothas, et des obus de la Bertha. M. Thiéry résume
les profits militaires de cette belle entreprise contre non-com-
battants : 869 tués et blessés (Paris et banlieue) pour 702 pro-
jectiles par taubes, zeppelins et gothas ; et 928 tués et blessés
pour 306 obus de Bertha (250 tués et 678 blessés). En somme,
opération coûteuse, et pas très efficace. Il est vrai, le Boche
comptait surtout sur l'effet moral. On sait ce qu'il a été. —
BIBL UNIV. cv 9
130 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Pour politiques et philosophes, voici La Chine et le Japon
politiques, de M. F. Challaye (F. Alcan, Paris). La lecture en
est très intéressante, à coup sûr. Elst-elle toujours très encou-
rageante? C'est là une autre question. Quand donc l'humanité
attelndra-t-elle l'âge de raison? — Dans Les Navires, de M.
Clerc-Rampal (Hachette, Paris), le lecteur trouvera l'exposé
de la façon dont se construisent et arment les navires, au temps
présent. Ce volume, qui appartient à la Bibliothèque des Mer-
veilles, renouvelée et rajeunie, peut être lu de tous : il n'a rien
de technique.
Vous intéressez-vous à la relativité? Voulez- vous essayer
de comprendre ce dont il s'agit? Voici deux ouvrages qui
s'offrent à servir de guides : La Relativité des Phénomènes,
de M. G. Moch, ouvrage très nourri, rempli de faits et de
comparaisons, documents et curiosités (Flammarion, Paris),
qui fait beaucoup réfléchir et apprend beaucoup de choses ;
et Einstein et l'Univers, de M. Ch. Nordmann (Hachette,
Paris), où l'auteur tente de faire comprendre les doctrines
d'Einstein sans appareil mathématique, ce qui est « tant
difficile ». Lisez l'un et l'autre et tâchez de vous faire une opi-
nion. La chose en vaut la peine, car, il faut bien le dire, Einstein
perfectionne encore Newton. Et c'est quelque chose....
Henry de Varigny.
Chronique suisse romande.
L'ann^ 1921. — Où en sommes-nous? — Conditions externes ; conditions in-
ternes. — Ne pas s'abandonner I — De M. Albert Muret et de la gastronomie
considérée comme un art. — Les poèmes alpestres de M. Virgile Rossel.
Le pessimisme n'est pas une solution, pas même une expli-
cation. C'est pourquoi nous devons attendre le changement
d'année avec fermeté, si nous n'y aspirons pas avec joie.
Pendant quatre ans et demi, le fer et la flamme nous ont
environnés, et nous n'avons pas perdu l'espoir parce que la
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 131
justice était en cause et qu'il faut croire malgré tout à la jus-
tice. Aujourd'hui, nous sommes en proie, non plus aux hommes,
mais aux choses, à la complexité aveugle des circonstances
et des événements. L'année 1921 nous a déçus ; il semble que
nous nous mouvions dans un cercle de fer qui se resserre impi-
toyablement sur nous.
Nous dépendons plus que d'autres de l'état général du
monde ; notre situation géographique nuit à la liberté de nos
mouvements, et la nécessité vitale où nous sommes d'exporter
pour entretenir notre population nous rend dépendants, non
seulement des peuples qui nous entourent^ mais de tous ceux
auxquels l'accroissement de la concurrence ou le resserrement
des marchés nous avaient conduits à offrir nos produits.
Outre cette condition externe, il faut considérer nos condi-
tions internes, si nous voulons nous rendre compte de notre
situation, mesurer nos chances et apprécier les efforts que
nous avons faits pendant cette dernière année. Pour nous pro-
noncer sans réserves, nous aurions besoin de statistiques et
de documents épars dans les archives de toute la planète ou
en voie d'élaboration, mais les grandes lignes, du moins, nous
apparaissent avec une clarté suffisante.
Une conclusion se dégage de la première inspection des
faits ; on ne saurait trop insister sur ce point dans les circons-
tances actuelles : c'est que toute tentative de placer la Suisse
sous le régime de 1'" Etat commercial fermé », comme on
disait autrefois, est particulièrement dangereuse pour nous
et peut nous devenir funeste. Le fait qui domine toute la dis-
cussion est celui-ci : nous atteignons aux quatre millions
d'âmes, et la Suisse ne peut ni défrayer cette population, ni
l'alimenter de ses produits. Emigrer ou exporter, tel est le
dilemme. Encore n'avons-nous pas le choix, car tous les pays
ferment leurs frontières aux chômeurs. Il faut donc que les
Suisses travaillent chez eux et que, chez eux, ils produisent
pour le dehors. Ils ne seront occupés qu'à cette condition
et ils ne pourront qu'à cette condition se procurer les denrées
que leur pays ne produit pas ou ne produit qu'en quantité
132 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tout à fait insuffisante, à commencer par le blé, les œufs et
même la viande.
Retenons cette alternative : exportation de produits ou expor-
tation d'hommes ; la première de ces solutions est celle qui
nous a permis de vivre depuis le milieu du XIX® siècle, à peu
près. Il est superflu de discuter la seconde, puisqu'elle est
présentement impraticable.
Qu'est-ce donc qui a entravé notre exportation au point
de provoquer la crise économique aiguë dans laquelle nous
nous débattons?
Diverses circonstances que nous allons essayer de classer
sommairement pour les saisir d'un regard.
La production est arrêtée parce que nos produits ne se
vendent pas. Tel est le fait. Nous avons, en Suisse, un peu
moins de 150 000 chômeurs. C'est beaucoup plus que le
million de chômeurs des Etats-Unis d'Amérique, puisque la
proportion est, chez nous, de 150 000 pour quatre millions
d'âmes, et, en Amérique, d'un million pour cent millions. Elle
est de l Vo là-bas et de près de 4 "/<> ici-
Nous ne pouvons plus vendre au dehors parce que notre
change est trop élevé. Voilà ce que tout le monde répète.
Cela est vrai de quelques pays, non de tous. Le change amé-
ricain est plus élevé que le nôtre ; celui des pays Scandinaves
est à peu près à parité ; on se rappellera, en outre, que nos
industriels ont réussi à faire des affaires aussi longtemps que
le change français n'est pas tombé au-dessous de 55 "/o ;
or, l'espagnol oscille autour de 75 % et la livre anglaise autour
de 84 ^h. La France, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne surtout,
— un de nos plus gros clients, — tels sont les marchés d'où
notre change nous exclut, quoique en certains pays le relève-
ment des prix compense, au moins en quelque mesure, la
dépréciation de la devise.
Mais les autres pourraient absorber tout ou partie de nos
marchandises? Sans doute, n'étaient deux circonstances ;
c'est d'abord que, se trouvant eux-mêmes dans une situation
financière difficile, ils restreignent leurs importations au
strict nécessaire ; ensuite, c'est que les pays à change très
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 133
bas, rAllemagne surtout, jouissent provisoirement d'un redou-
table privilège sur le marché mondial et défient notre concur-
rence.
Les choses étant telles, qu'y avait-il à faire et qu'avons-
nous fait? Je n'ai parlé encore que des conditions externes;
ici apparaissent les conditions internes auxquelles j'ai fait
allusion.
Il fallait faire notre possible pour obtenir des autres Etats
la levée des prohibitions qui retenaient nos produits à la fron-
tière. Nous avons édicté des restrictions d'importations qui
ont provoqué des représailles ; nous avons atteint l'Espagne
dans ses vins, elle a refoulé nos montres. Depuis longtemps.,
nos droits de douane étaient purement fiscaux ; nous avons
choisi, pour inaugurer une politique protectionniste, le mo-
ment où nous avons le plus besoin d'abaisser le prix de la vie.
L importation diminue, il est vrai, mais l'acheteur se retient ;
nous avons assisté, cette année, à une grève des consommateurs
qui est l'un des phénomènes les plus curieux de notre époque.
Les restrictions ont eu d'abord pour but de permettre l'écou-
lement des stocks achetés à haut prix pendant la période de
cherté ; ensuite, on en a usé pour favoriser certaines industries,
par exemple celle de la fabrication du papier, comme si la
consommation devait rester la même quel que fût le prix.
De sorte que le prix de la vie est encore, d'après les évalua-
tions les plus modérées, à 1 89 % de ce qu'il était avant la guerre.
Il fallait passer le plus rapidement possible de l'économie
de guerre à l'économie de paix, faire la démobilisation civile,
rétablir le libre jeu des fonctions économiques, sauf exception
pour les cas anormaux, c'est-à-dire pour les pays à change avili.
Une campagne de presse et une sorte de soulèvement de
l'opinion n'ont pas été de trop pour obtenir, cet été, l'allége-
ment des mesures qui faisaient fuir les touristes et déserter
nos hôtels ; nous avons encore, trois ans après la fin des hosti-
lités, les monopoles, l'office alimentaire, une armée de fonc-
tionnaires dont quinze ou vingt mille ont pu quitter leur
service pour aller, dans dix trains spéciaux, l'autre dimanche,
manifester à Berne aux fins d'exercer une pression sur le
134 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Conseil fédéral, et cela sans que les chemins de fer ou les
postes aient souffert de leur absence. Si tout va bien quand
ces quinze mille fonctionnaires n'y sont pas, à quoi servent-ils
quand ils y sont?
Tant de lenteurs, d'embarras et de contre-sens ne sont
pas le fait de la malice. Je ne conteste en aucune façon la bonne
volonté du gouvernement fédéral, et je ne crois pas du tout
qu'aucun de ses membres cède au désir de favoriser des inté-
rêts privés. Mais le Conseil fédéral est un pouvoir politique, et
ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on conçoit, chez nous, la poli-
tique comme l'art de tenir la balance égale entre les partis.
Nous avons un parti agraire très puissant et qui obtient ce
qu'il veut parce qu'on voit en lui le rempart de la Suisse
contre le communisme et les influences bolchévistes. Nous
réagissons aujourd'hui contre le danger que nous avons couru
en novembre 1918. Ce parti agraire est dirigé par des hommes
de talent, sincères, sympathiques, comme M. le D' Laur,
mais dont les vues sont courtes. Ils ne voient que le jour
présent, à peine celui de demain et, si peu agriculteur que je
sois, — on ne saurait guère l'être moins, — rien ne m'empê-
chera de clamer qu'ils mettent l'agriculture en péril par les
dangers qu'ils font courir à l'industrie. Croire qu'ils réussiront
longtemps à maintenir artificiellement la culture du blé en
Suisse, alors qu'il faut le payer au paysan 60 fr., c'est un leurre ;
la disproportion, et par suite la pression externe, sera trop
forte quand le prix sera tombé en France au-dessous de 30 fr.
En attendant, on aura rendu l'agriculteur incapable de se
réadapter et sa situation empirera. Pour le faire prospérer,
il faudrait mettre le consommateur en état de lui acheter ses
produits, c'est-à-dire de gagner. Une politique économique
active au lieu d'un système d'isolement, de repliement sur
soi-même et de passivité!
Stimuler les énergies, l'initiative créatrice, au lieu de faire
concession sur concession k l'esprit de parasitisme qui nous
envahit! Le Conseil fédéral s'est engagé — avec hésitation,
mais heureusement — dans cette voie quand il a décidé
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 135
d'allouer un subside de 5 millions à l'industrie horlogère
pour remplacer les subsides de chômage par du travail. Mais
cinq millions ne sont, en l'espèce, qu'une goutte d'eau et
cette mesure ne peut être qu'un palliatif.
Le nouveau président de la Confédération est M. Haab.
On n'entend que des éloges de son activité, de sa fermeté,
de sa clairvoyance. Puisse-t-il faire aboutir la réorganisation
administrative de nos chemins de fer sans la borner à la sup-
pression de ce qui nous reste d'individualité régionale, et
puisse l'année 1922, par un concours de circonstances trop
longtemps espéré, par la confirmation de la paix, par l'entente
économique et financière des puissances dirigeantes, par
l'assainissement du marché mondial, apporter du soulagement
aux innombrables misères que le désespoir guette et nous
ouvrir enfin la perspective lointaine de l'équilibre et de la
prospérité.
— Tous les hommes croient aimer ce qui est bon ; bien
peu savent en juger d'une connaissance réfléchie ; moins
nombreux encore ceux qui en possèdent la pratique. Ceux-là
sont des artistes. C'est de M. Albert Muret que je parle ^.
Est-il meilleur peintre que cuisinier ou meilleur cuisinier que
peintre, je ne sais ; les bonnes époques ont toujours admis
chez les esprits d'élite une pluralité de maîtrises ; il a, en plus,
des parties du styliste et non seulement celles que nous nous
attendons à rencontrer chez un peintre, mais, outre la couleur
le mouvement avec une sorte de concentration nerveuse, et
par endroits l'éloquence du lyrisme jaillissant et imprévu.
Savourez, à défaut de la bécasse elle-même, cet hymne à la
bécasse, dans la période de sa post-existence où se célèbre
dans le secret de ses entrailles le rite solennel de la préparation
pour la casserole :
« Mystère ! Mystère toujours ! Alors naîtra ce goût profond,
dont le long bec, perçant le tapis de feuilles mortes, est allé
chercher le principe au sein même de la terre, parmi l'humus
fertile ; goût immense, et concentré pourtant, chargé d'évo-
Âlbert Muret, Propos Gastronomiques et conseils culinaires. Payot 1922.
136 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
cations, où l'on sent passer la mélancolique richesse des fins
d'automne, avec le chant du vent dans les futaies ou la pluie
fécondante, qui ruisselle des arbres ; fumet puissant — et
coloré aussi — s'élevant comme les frondaisons rouges et
jaunes qui pavoisent le sommet des hêtres, parmi les hautes
cimes des sapins. »
Il s'agit de cuisine en tout cela et, comme on le voit, de pro-
pos gastronomiques savoureux, farcis de recettes peu connues
et même inédites, très probablement admirables, mais sur
lesquelles Dodin-Bouffant seul peut se permettre une appré-
ciation.
— M. Virgile Rossel publie une réédition de quelques poè-
mes alpestres dont le plus long, Nivoline, a paru voici vingt
ans, mais se trouve remanié et transformé ^ Le poète a voulu
enchâsser dans le cadre d'une légère idylle des descriptions
de la montagne et de la vie montagnarde, exprimer les émotions
de l'alpiniste, rendre à l'aide du vers les principaux aspects
d'une nature qui a défié le peintre et triomphé du prosateur.
Tâche difficile entre toutes, mais passionnante comme une
ascension périlleuse. On pourrait reprocher au poète d'avoir
voulu mettre tout en moins de cent pages, d'avoir accumulé
les impressions, les couleurs, les formes, et d'avoir sacrifié
à la diversité et aux incessantes transformations du décor,
dont il semble particulièrement frappé, la simplicité majes-
tueuse des lignes et cette grandeur qui vient du recul dans
l'espace et de la séparation des plans. Mais, si cela est vrai, le
reste l'est aussi et le mérite de M. Rossel est de nous avoir
donné une œuvre variée et très vivante.
Maurice Millioud.
^ Virgile Rossel. Là-haut sur la montagne. Poèmes ilpestres. Lausanne, Spes.
«-i-^»^^'^!********^^'^**
Molière et l'esprit classique.
Que Molière soit « un des plus grands classiques
français », ce jugement banal s'exprime mille fois le
jour dans tout l'empire de notre langue, et bien au
delà. Les pédants Ténonceront plus souvent que ja-
mais, au début de cette année, en célébrant à leur
manière le troisième centenaire de la naissance de
Jean-Baptiste Poquelin. Mais ceux qui causent et ceux
qui enseignent ne se résignent pas tous à répéter des
formules que l'usage dépouille de signification. L'un
d'eux se demandera : « Dans quelle mesure l'œuvre de
Molière est-elle donc classique ? Jusqu'à quel point
Molière s'écarte- 1- il du goût, de l'art classiques ?
Quels éléments a-t-il incorporés au classicisme fran-
çais ? »
Ce curieux, sondant la formule usée, s'apercevra
tout aussitôt qu'elle n'est point vide, qu'elle recouvre
plutôt une sorte d'abîme. Il pensait poser une question ;
celle-ci se subdivise, se multiplie aussitôt en une fa-
mille de questions. Pour leur donner une réponse
personnelle, il faudrait être historien et philosophe,
entreprendre une étude de littératures comparées, se
donner le spectacle de deux siècles au moins de pro-
duction dramatique, fonder ou adopter une esthé-
tique... Si le curieux que je suppose, se contente de
réponses toutes faites, il les trouvera dans les traités
de littérature. Mais s'il n'est capable ni d'édifier une
BIBL. UNIV. CV 10
138 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
vaste construction originale pour combler sa curiosité,
ni de se satisfaire de la réponse des manuels patentés,
notre curieux empruntera aux historiens et critiques
certaines solutions qu'ils lui présentent ; puis il les
refondra, en une méditation dont le fruit lui sera doux
et salutaire, parce qu'il pensera l'avoir mûri et coloré
à la lumière de son propre esprit...
Donnons un coup de main à notre curieux. Sur le
classicisme de Molière, il écrira un livre, si vous l'en-
couragez. Ne l'engagez pas dans si coûteuse et si vaine
entreprise. Mais il renoncera peut-être à la longue
revue historique dont son objet lui ferait une néces-
sité et sur laquelle il fonderait sa dissertation esthé-
tique. Il y renoncera, s'il a la satisfaction préliminaire
(s'asseoir au seuil d'une terre promise peut être aussi
doux que d'y pénétrer) d'exposer quelques réflexions
générales au sujet du classicisme et de Molière.
Nous sommes sur un sol mouvant. Les notions sur
lesquelles nous nous fondons sont incertaines, insai-
sissables. — Qu'est-ce que le classicisme ? Est-ce
(pour ne pas sortir de notre littérature et ne considérer
l'antiquité que relativement aux lettres françaises)»
est-ce l'ensemble des œuvres imitées des classiques
grecs et latins ?
Dans cette hypothèse, Molière serait beaucoup
moins classique que Ronsard, du Bellay, et leur satel-
lite de la Pléiade, le dramatiste Jodelle. Tenir le clas-
sicisme pour l'imitation des anciens est du reste une
opinion très défendable, assez raisonnable même. En
méconnaissant, en reniant Ronsard et la Pléiade, en
faisant commencer à Malherbe la perfection de la
poésie française, Boileau a commis une erreur étrange
MOLIÈRE ET LESPRIT CLASSIQUE 139
en même temps qu'une mjustice. Il n'a pas vu que la
Pléiade réalisait un premier classicisme. Mais en ren-
dant une incomplète justice à Pierre Corneille, dont il
a dit tour à tour du bien et du mal, en reconnaissant
son génie avec une sorte d'embarras et de mauvaise
grâce, Boileau sentait sans doute obscurément que
Corneille s'écartait à certains égards du pur idéal clas-
sique autant et plus que les poètes du XVI^ siècle.
Des historiens empressés a faire régner la paix entre
les morts illustres nous expliquent que, si VArt poé"
tique passe sous silence la fable et le fabuliste qui met-
tait justement cette humble forme au rang des plus
beaux genres littéraires, c'est que Boileau évitait de
mentionner dans sa poétique aucun auteur vivant.
C'est possible. Mais cette omission peut avoir une autre
signification. Sauf dans un écrit de jeunesse, consacré
à l'éloge du premier conte licencieux de La Fontaine,
et que Boileau a renié dans sa prude vieillesse, le légis-
lateur du Parnasse français ne rend nulle part au poète
des fables l'hommage qu'il marchande si peu à Mal-
herbe, à Racine, à Voiture même. Sans doute sentait-il
que l'ample génie de La Fontaine échappait à sa pure
mais étroite conception de la poésie, comme la richesse
confuse de Ronsard, comme le talent précieux, capri-
cieux, irrégulier, en quelque sorte romantique, de la
plupart des écrivains antérieurs à Pascal.
Boileau n'est peut-être pas, à dire le vrai, la pierre
de touche du classicisme. Il n'est pas même sans con-
teste le classique type et par excellence. E. Faguet
s'amusait à remarquer que, s'il était exact que le clas-
sicisme fût la littérature impersonnelle, objective, et
le romantisme la littérature personnelle, Nicolas Boi-
leau-Despréaux serait... le plus parfait des romantiques
(et vous savez qu'il a été la bête noire de recelé roman-
140 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tique de 1825) parce qu'il parle constamment de lui
dans ses œuvres !
Le classicisme dépasse Boileau, même si nous pre-
nons ce terme dans son acception la plus limitée.
Néanmoins il est le chef, le centre, du groupe des
classiques de 1660. L'étude des faits particuliers né
permet plus d'affirmer qu'il ait été le maître de Molière
et de La Fontaine aussi bien que celui de Racine. Son
influence sur Racine même a été mise en doute, et il
l'a sensiblement exagérée dans ses confidences de vieil-
lard vaniteux et encensé. Mais Boileau a été entre ces
hommes comme un trait d'union.
Injuste à l'égard de Molière, qu'il traite avec sévé-
rité, plus rigoureux envers La Fontaine, qu'il passe
sous silence, VArt poétique est trop étroit, trop dépouillé
malgré sa concentration de richesses, pour être le code
du classicisme théorique. Il est moins encore, par con-
séquent, le manifeste ou le miroir de toute l'école clas-
sique. Mais la poétique de Boileau, qu'on peut d'ail-
leurs interpréter de bien des manières, n'est en somme
qu'une manifestation extrême du goût de son auteur.
N'oublions pas le Boileau des satires, celui du Lutrin,
le vigoureux réaliste qui a peint « le repas ridicule »,
les rixes de chanoines et l'épisode de la lésine dans la
satire X, avec des couleurs dont la hardiesse confine
à la grossièreté.
Boileau n'est ni galant ni sensuel, dans la significa-
tion ordinaire du mot. Il ne connaissait pas la femme.
La Fontaine est l'un et l'autre, favorable condition
pour être un grand poète. Molière, moins sensuel que
La Fontaine et que Racine dans la peinture de l'amour,
mais observateur profond des ressorts du caractère,
vigoureux réaliste dans la représentation des hommes et
des milieux, égale La Fontaine, égale Racine, dépasse
MOLIÈRE ET l'eSPRIT CLASSIQUE 141
Boileau comme interprète de l'âme humaine. Mais
Boileau ne lui reste pas aussi inférieur qu'on l'a voulu
croire.
Il est très différent de Molière. Mais ils ont en com-
mun des traits essentiels. Ils sont amis, il sont compa-
gnons de lutte quand il s'agit d'abattre la littérature
précieuse, les longs romans et les petits vers alambi-
qués. Plus que La Fontaine et que Racine, parce qu'ils
sont moins poètes qu'eux, Molière et Boileau instau-
rent dans les lettres le règne de ce qu'ils nomment la
raison.
La raison est, pour eux, le bon sens populaire et le
bon sens bourgeois, mais cultivé, affiné par la pratique
des anciens, que Molière a connus et aimés, qu'il a imi-
tés et traduits parfois. La raison, c'est l'entendement
naturel, mais passablement frotté de philosophie ;
Molière a été l'élève personnel du philosophe Gassendi
et il a entrepris une traduction de Lucrèce ; cependant
que Boileau, dans son Arrêt burlesque, a défendu la
philosophie et la science cartésiennes contre l'Univer-
sité qui prétendait leur interdire l'accès de l'enseigne-
ment public. La raison, c'est aussi le bon sens moral,
plus sévère et délicat chez Boileau, plus souple et
commode en Molière.
Cette morale, chez l'un et l'autre, en Boileau émi-
nemment, un peu moins constamment chez Molière
qui a varié, est une morale sociale. Je ne puis donner
raison à ceux qui découvrent dans le théâtre de Molière
l'apologie de l'instinct naturel ; je me rallie à ceux qui
nous montrent au contraire en lui, sinon un défenseur
de la famille et de la société, du moins un philosophe
de la bourgeoisie et du sens commun, très occupé du
contre-coup des travegg et des vices individuels sur la
famille, cellule de la société. «Molière est essentielle-
142 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ment le représentant du sens commun de la bourgeoi-
sie française au XVII^ siècle '. » Boileau est l'es-
théticien et le poète de cette bourgeoisie, avec moins
de puissance et plus de rigueur morale. La Fontaine,
le conteur et le fabuliste, est également le poète, le
chantre de ces bourgeois ; s'il les étonne par plus de
fantaisie et de poésie universelle, il les satisfait par une
morale plus terre à terre. Mais sa morale est sociale
aussi, puisqu'elle considère l'individu dans les rela-
tions de la société, et puisque le fabuliste, comme Mo-
lière, plutôt que de révéler des caractères individuels,
préfère animer des types, sortes d'êtres collectifs,
représentants d'un ensemble social ou d'un tempéra-
ment moral.
♦ *
Voilà quelques-uns des traits fondamentaux qui
unissent les œuvres des quatre « grands classiques de
1660 », qui enserrent d'un même réseau leurs génies
par ailleurs si divers. La place de Molière dans ce
groupe n'est pas marquée seulement par la destinée qui
l'a fait vivre en ce temps et qui l'a doué de cette puis-
sance d'esprit. Si l'un des • quatre amis » que la pos-
térité, à tort ou à raison, reconnaît dans l'introduction
du conte de Psyché, s'écarte un peu des autres par son
tempérament et par ses œuvres, et fait dans leur libre
société figure d'invité plutôt que de commensal habi-
tuel, ce n'est pas Molière, c'est Polyphile, c'est Jean La
Fontaine. Il est trop lyrique, son talent est trop fluide.
Une étude détaillée nous montrerait ce que Molière
a donné à ce groupe, ce qu'il lui a emprunté, jusqu à
quel point il se laisse mesurer à l'aune de ses contem-
porains, dans quel sens il diffère d'eux et peut-être les
dépasse. Sans doute, c'est à Molière tout le premier
' Faguct : Rousseau contre \1olicre.
MOLIÈRE ET l'eSPRIT CLASSIQUE 143
que l'esprit gaulois doit d'être entré dans la composi-
tion du classicisme ; et par esprit gaulois, il faut en-
tendre ici la tradition populaire, la persistance du co-
mique de la farce, plutôt que certaine plaisanterie de
gros sel. Mais Boileau et Racine n'en sont point exempts,
malgré les reniements de Despréaux vieilli. La Fon-
taine en ce domaine a bientôt rejoint Molière ; ils font
jaillir du vieux terroir français deux sources voisines
sur le même penchant.
Le classicisme est une notion incertaine ; ne pré-
tendons pas l'enfermer en une règle rigide. Mais
dans les sciences historiques, en critique (qui n'est
pas une science), en histoire littéraire (qui est une
science morale, donc nullement exacte), il faut se con-
tenter de notions relatives, de définitions mobiles, de
principes provisoires.
Parler du classicisme français, pour qui aime savoir
ce qu'il dit et s'exprimer avec exactitude, c'est dési-
gner le goût et l'esprit de Boileau, mais c'est aller au-
delà. C'est élargir la formule de Boileau (si tant est
qu'un esprit se laisse formuler), c'est l'enrichir de
l'apport personnel de La Fontaine, de Racine, de la
Bruyère et de leurs successeurs directs, le Montesquieu
des Lettres persanes et le Voltaire des débuts.
Molière entre dans ce cadre sans guère le déformer.
Mais comme le tableau serait moins riche s'il y man-
quait les traits de son génie ! Dans ce petit monde for-
tuné, si Racine et La Fontaine sont les poètes, ceux
dont la voix enchante, Molière est l'animateur d'êtres
qu'il emprunte à la vie quotidienne pour les rendre à
la vie perpétuelle, le créateur de types si puissants et
nombreux qu'ils multiplient l'humanité.
Pierre Kohler.
La Rose magique
CONTE DE VIEILLE FEMME
Quand j'étais jeune fille, les gens gobaient tout ce
que vous leur racontiez. Oh ! quant à ça, hommes et
femmes, un peu partout, ne sont encore que trop prêts
à tenir les nouveautés pour bel argent, bien sûr. Mais
on va disant que le temps des miracles est passé, et
mes petits-enfants se moquent de mes histoires. Le
maître d'école, au jour d'aujourd'hui, a une autre ma-
nière d'enseigner ; il ferait mieux d'apprendre aux
jeunes comme ils doivent se conduire envers les vieux ;
mais cela, il ne faut pas le demander aux régents :
eux-mêmes ne savent guère ce qui convient et ce qui
ne convient pas. On est plein d'orgueil... Cependant,
la sagesse de Dieu, pas vrai ? ne va pas changer avec
le savoir des hommes, et la vertu qui a été mise dans
l'herbe des champs y est toujours, malgré que personne
à présent ne se soucie de la recueillir. Et je ne parle
pas des choses encore plus profondes, des choses qui
ont été transmises de génération en génération par les
sorcières blanches, et par les noires aussi. Je n'en parle
pas, justement pour ce motif. Je les connais, moi, ces
choses ; oui, je les connais, car j'ai hultante ans, et
LA ROSE MAGIQUE 145
j'en porte encore sur la peau : bons charmes, je vous
assure... Mais ce n'est pas pour vos oreilles; vous seriez
assez capable, vous aussi, de vous gausser de moi, et
de m'appeler une vieille folle...
Vous regardez cette rose rouge sur la cheminée,
sous ce globe de verre ? Je pensais bien qu'elle vous
tirerait l'œil. Voilà cinquante ans, été comme hiver,
qu'elle est là, entre ces deux chiens de faïence. Elle
tomberait en poussière si on la touchait. Et l'on n'y
touchera qu'à ma mort ; et ce sera pour que la pauvre
fleur fanée s'en vienne avec moi au cimetière, — nous
retournerons ensemble à la terre d'où nous sortons...
Mes enfants rient de moi, — ils sont eux-mêmes pères
et mères à cette heure ; leurs enfants rient aussi, car,
à présent, gamins ou gamines, ça veut apprendre aux
vieux à se moucher. Mais le voilà pourtant, le spectre
d'une petite rose rouge, et il m'est aussi cher que le
souvenir du temps où elle fut cueillie, ou que la mé-
moire de celui — aujourd'hui défunt — qui l'a coupée.
Et puis, c'est un mystère ; quand même il n'y a pas
l'ombre de magie dans cette histoire, c'est à la magie
que je dois cette fleur, comme qui dirait... Ah ! une
drôle d'aventure, et qui n'aurait jamais pu arriver si
je n'avais pas cru ferme aux choses secrètes. Et j'avais
la foi, quand j'étais jeune fille...
Mon nom était Bassett, Margaret Bassett ; j'étais
la cadette de Bassett, le creuseur de tombes, — et qui
en a plus creusé, en sa vie, que n'importe quel fos-
soyeur de Little Silver, je vous garantis. On dit que
celui d'à présent ne va pas si profond ; mais pour rien
au monde je ne voudrais critiquer le vieux bonhomme,
bien sûr ; après tout, profond ou pas profond, nous
serons tous assez près pour entendre la trompette du
146 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
grand jugement... Les Bassett étaient de bonne souche,
quoique dans les derniers temps, ils soient tombés
assez bas. Mais, à dix-neuf ans, je tenais la tête aussi
haute que mes ancêtres, étant une fille agréable, je
puis dire, rose et blanche, des cheveux au soleil cou-
leur de raisin noir et à l'ombre plus foncés qu'une nuit
d'hiver. C'est du moins ce qu'Enoch se plaisait à
penser... Oui, il portait ce nom biblique ; l'autre nom
était Dawe. C'était un aide-jardinier ; il restait au
manoir d'Oakschotts quand j'ai fait sa connaissance,
— un homme haut de six pieds, la peau rouge, les
cheveux couleur de sable, et les yeux aussi bleus que
des lupins. Les filles de Little Silver se payaient un
peu sa tête ; pourquoi, je n'en sais rien, car il était
beau garçon, et rangé, et travailleur. Mais il avait une
étonnante franchise de parole qui le faisait paraître
différent des autres hommes. Il parlait peu, mais tou-
jours à propos. Il n'avait pas plus peur de la vérité
toute nue que vous, tenez, de ce chat qui dort, là, au
coin du feu. Et, comme il ne se gênait pas pour la dire,
il n'avait pas autant d'amis qu'il aurait pu. Une nature
silencieuse, quoi, et des manières un peu tranchantes.
Mais le squire Bewes, un homme franc, lui aussi,
comprit bien ce qu'il valait ; il dit un jour — je le
tiens de Tom Aggett, le laquais d'Oakschotts —
qu'Enoch Dawe était incapable de mensonge, — et
vous savez, des hommes comme ça, on n'en rencontre
pas à tous les coins de rue...
Un aide-jardinier, même à Oakschotts, était des
lieues au-dessous de ma condition ; c était trop bas
pour le bout de mon nez, et Dieu sait si je le redressais
en ce temps-là. Tout de même, Enoch et moi on devint
amis, — moi par curiosité d'abord, puis pour d'autres
LA ROSE MAGIQUE 147
motifs. Il m'emmène un jour à une foire, avec ma sœur
Jane ; j'entre à Oakschotts pour voir les belles choses
qu'il faisait là : des pelouses merveilleuses, des par-
terres de fleurs... Ah ! c'était beau, pour sûr, et ça
revenait salé, Enoch pensait.
Avec lui, point de ces douceurs qui font toujours
plaisir, point de main pressée. Pas facile de lui arra-
cher un mot ; et, avec ses façons un peu brusques, s'il
m'avait dit quelque chose, ça aurait été la vérité, et,
justement, c'est ce qu'il craignait. Mais, ma foi, j'é-
tais en âge de faire une mariée ; j'étais une jolie fille ;
les hommes, ça m intéressait, et je voyais bien dans ses
yeus bleus ce qu'il pensait de moi. Des yeux aussi
honnêtes que sa langue, voyez-vous, et qui ne pou-
vaient cacher la vérité. Un homme peut encore, des
fois, arrêter les mots sur ses lèvres, mais comment
empêcherait-il ses yeux de dire ses petits secrets ici et
là, surtout quand ce sont d'honnêtes yeux, comme ceux
d'Enoch ?
Je me dépêche d'arriver à une certaine veille de la
Saint- Jean. Le monde avait alors cinquante ans de
moins ; les filles, plus simples, n'avaient pas honte de
croire aux histoires de fées. La lune brillait dans le
ciel ; il y avait encore une clarté toute pâle sur la
route cachée du soleil derrière les hauteurs qui do-
minent Little Silver, du côté du Dartmoor. Ma sœur
Jane et moi, nous étions, à l'heure de minuit, dans notre
jardinet plein de fleurs : herbe de la Saint- Jean, œillets,
géraniums, et plantes pour divers usages. En bas, la
rosée brillante ; en haut, les étoiles ; la vallée silen-
cieuse, sauf une vieille chouette qui ululait sur un
arbre de la ferme Endicott ; la terre dormait ; loin, par
la colline, les cottages avaient l'air de fantômes accrou-
148 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pis sur la pente, avec leurs yeux clignotant au clair de
lune et leurs chaumes couleur d'argent...
Nous étions là, Jane et moi, en une drôle de tournée,
pour sûr, et vous pouvez rire si vous voulez, quand
même il n'y a pas de quoi, m'est avis. Vous devez
savoir que si une jeune fille, les yeux bandés, cueille
une rose la veille de la Saint-Jean, au coup de minuit,
elle trouvera une grande vertu dans cette fleur-là. Ainsi
pensait-on alors ; et une femme d'expérience — elle
est morte à présent, et plus sage encore, je crois bien
— m'avait dit comme une telle fleur, cueillie à un tel
moment, devait être soigneusement enveloppée dans
du papier blanc, tenue à l'abri de la lumière, et gardée
en un lieu secret jusqu'au matin de Noël. Et alors, la
fille qui l'avait coupée la trouverait aussi fraîche, aussi
belle que six mois auparavant. C'était le cas si elle
devait se marier. Elle devait la mettre à son corsage
quand elle sortait, et la rose devenait comme un aimant
et attirait, bon gré mal gré, l'homme que Dieu avait
marqué pour être le mari de la fille. Il y viendrait,
comme que comme ; il étendrait la main, prendrait la
rose, et, au bout d'un an et un jour, ils seraient mari
et femme. Ces choses-là, pas mal de gens y croyaient
mordicus, au bon vieux temps.
Tel était l'objet de nos recherches, cette nuit-là.
Sans la moindre vergogne, nous étions en chemise de
nuit, mais il n'y avait que la lune pour s'en apercevoir.
Jane me bande les yeux avec un mouchoir de poche,
et je lui fais de même. Nous tournons une fois ou deux
sur nous-mêmes, indécises, et nous attendons que
l'heure batte au clocher. Bientôt elle sonne, et, au
douzième coup, nous portons la main en avant. Jane
se met à rire : du premier coup elle avait rencontré un
bouton. Moi, je pousse un cri : je m'étais cruellement
LA ROSE MAGIQUE 149
piquée à des épines. Pourtant, je trouve aussi une rose,
malgré la douleur cuisante. Nous détachons les ban-
deaux, nous rentrons à la maison, nous allumons une
chandelle, et nous constatons que Jane avait une rose
blanche, et moi une rouge. Nous enveloppons les
fleurs dans du papier d'argent, et nous les rangeons
avec grand soin en vue de Noël. Moitié en plaisantant,
moitié sérieusement, je vous assure ; mais Jane n es-
pérait pas grand'chose de sa rose blanche. C'est que
Jane n'était pas trop jolie ; seulement, quand un
homme arrivait à connaître son cœur, il lui trouvait
un tout autre visage.
Le temps s'écoula. Voici l'automne et la chute des
feuilles. Rien de nouveau, sauf qu'Enoch Dawe pa-
raissait avoir avec moi la langue toujours plus attachée
au palais. Je ne m'en faisais pas trop de souci, parce
que nous avions l'avenir devant nous ; mais est-ce
que je ne remarque pas que Jane et lui deviennent un
brin plus intimes? Jamais elle ne perdait l'occasion de
placer une bonne parole au sujet d Enoch, et, ce qui
semblait terriblement curieux, c'est que tandis qu'avec
moi il était si muet que souvent, pendant plus d'un
mille, il ne décrochait pas le traître mot, avec Jane
parler lui était aussi naturel que le nager au canard.
Ça jette une ombre dans mon esprit, mais je n'aurais
guère pu dire alors ce que je pensais de la chose, —
et encore moins aujourd'hui, après tant d'années.
Jane, bien sûr, était la meilleure fille du monde ; pas
moins, ça me chiffonnait de l'entendre vanter Enoch
Dawe jour et nuit. Sans faire d'avances, j'en étais venue
à aimer le garçon comme une folle, et je crois bien
qu'avant longtemps il y aurait eu des paroles amères
entre moi et Jane. Heureusement que Noël est une
saison occupée : pas le temps de se chamailler.
150 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
La veille cie Noël, j'étais rendue de fatigue, je me
rappelle ; je dormais debout. Mais on aurait juré que
j'avais mis sous mon oreiller une feuille d'achillée,
car, cette nuit-là, je vois Enoch en rêve. Oh ! l'affreux
cauchemar ! Il était dans son cercueil ! A travers le
couvercle, je pouvais le voir qui cognait, tap, tap, et
l'entendre qui criait à mon père de se lever et de creuser
une tombe pour lui... Je me réveille en hurlant, et
voilà, il y avait une lumière dans la chambre, et Jane,
qui d'ordinaire dormait avec moi, était debout à côté
de mon lit.
— Je m'occupais, dit-elle, et tu semblais si agitée,
si angoissée, que j'allais te secouer quand tu t'es
réveillée seule. Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Rien, je lui réponds, rien autre qu'un mauvais
rêve.
Elle frissonnait, car c'était un Noël de glace cette
année-là ; elle souffle la lampe et vient se réchauffer
dans mon lit. Le sommeil nous prend bientôt, et je ne
rêve plus, ni en bien ni en mal.
Au matin, voilà ma Jane qui se lève et va fouiller
dans un vieux tiroir où la grand'mère enfermait ses
bijoux et ses colifichets. Mais ce n'était pas pour y
chercher une broche ou autre ornement, de quoi
se parer le jour de Noël, car elle amène du fond du
tiroir... sa rose blanche ; et je voyais ses doigts trembler
un peu en ouvrant le papier. Après tout, ce pouvait
bien être une illusion. Puis elle étouffe un cri :
— Fanée ! réduite en poussière, ma pauvre petite
rose blanche !
— Voilà ce que c'est d'être si bête ! je lui dis ; et
moi aussi, car il y a belle lurette que toutes les sorcières
sont mortes.
LA ROSE MAGIQUE 151
Pour VOUS dire la pure vérité, j'avais totalement
oublié ces roses, et la mienne aurait bien pu rester au
fond de la boîte jusqu'au jugement dernier ; mais,
voyant que ma sœur tenait mordicus à la chose, et
assez contente de lui montrer que je n'étais pas plus
favorisée qu'elle, je renverse le tiroir, et là, au fond,
sous une branche ou deux de romarin que j'avais mises
en même temps que la rose, il y avait la fleur. Je la
saisis, j'ouvre le papier, et... grands dieux ! voilà ma
rose rouge, tendre comme le printemps, fraîche,
belle, avec, ma parole, la rosée de la nuit dessus,
telle qu'elle était quand je l'avais cueillie la veille de
la Saint- Jean, à l'heure de la lune !
Il me semblait rêver. Mais Jane dit :
— Tu as tort de t'étonner comme ça ; il y a encore
de la magie au monde.
J'approche la rose de la fenêtre, je la regarde à la
lumière pâle du matin, et je la vois bien vivante, feuilles,
pétales, tige et parfum. Une vraie rose, rouge comme
du sang ; et dehors, sur la terre, c'était la gelée mor-
dante et, à l'intérieur, de la glace contre nos carreaux !
Pendant un moment, j'ai eu peur ; j'étais réellement
épouvantée. Vous comprenez : je me rappelais le reste
de la vieille histoire, et ça me semblait une chose hor-
rible de lire l'avenir et de le tenir là, dans ma main.
Oui, une chose bien noire, je vous assure. Ce n'était
ni plus ni moins que de la sorcellerie, je me disais avec
terreur ; et comme je frissonnais, en me souvenant que
pas plus tôt que je sortirais par le village avec ma rose,
je rencontrerais l'homme qui devait être mon homme !
Et si aucun ne venait prendre la fleur, alors c'est que
je resterais fille... Je fus sur le point de la jeter au feu,
sans me soucier de ce qui en pourrait arriver ; mais
152 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
voilà que Jane se met à me faire la morale, et de telle
façon que je lui dis que je ferais ce qu'elle voudrait.
— Tu ne peux pas raisonnablement revenir en
arrière, qu'elle me dit. Ma fleur est morte : ça prouve
qu'il n'y aura pas d'amoureux pour moi, et que je dois
me résigner à vivre seule. Mais ta rose rouge, ça veut
dire un homme bien en vie, un galant, j'en donnerais
ma tête à couper. En douter serait péché fait. Porte
ta rose pour aller à l'église ; c'est un charme pour le
bien, et non pour le mal, je te promets.
J'obéis ; je place la rose dans de l'eau jusqu'après le
déjeuner ; puis, à la hâte, je m'embarque avec Jane,
toute belle dans ma robe du dimanche, avec la fleur
sur ma poitrine. Non, ce que mon pauvre jeune cœur
palpitait ! J'en tremble encore rien que d'y penser, et
mon vieux sang ne fait qu'un tour au souvenir de ce
Noël. J'étais si troublée que je m'imaginais que le
monde entier avait les yeux sur ma rose ; je tremblais
comme la feuille quand un garçon de ma connaissance
s'approchait de moi, et je fuyais les hommes comme des
Peaux-Rouges. J'étais dans un vrai labyrinthe, — une
curieuse, une terrible sensation, — et plus d'une fois,
à l'église, l'odeur de la rose me fit sangloter presque.
Pourtant, elle était là, si fraîche, épinglée sous mon
menton, tranquille et douce comme n'importe quelle
fleur en sa propre saison, — et non pas une païenne
de rose, une chose ensorcelée cueillie six mois aupara*
vant, et qui aurait dû être avec justice depuis longtemps
en poussière et en cendres, ni plus ni moins que les
autres fleurs de l'été.
Et je me souviens qu'en sortant de l'église, Samson
Chugg, le forgeron, qui était disposé à me faire la cour,
s'avance, et me souhaite un joyeux Noël. Je recule
LA ROSE MAGIQUE 153
comme si l'homme avait été une souris ou un escarbot,
et je dis :
— Gardez votre distance, Samson Chugg !
Il devient rouge comme une betterave en entendant
un langage aussi peu gentil.
— Très bien, très bien, miss Poudre, qu'il fait. Je
n'allais pas vous embrasser à la porte de l'église ; pas
besoin de prendre se sacré air-là, Margaret pleine de
grâce ! qu'il dit.
On rit, et moi j'aurais pleuré — oh ! pleuré des
larmes de sel — de penser que je me donnais l'air d'une
coureuse en présence des plus braves gens de la pa-
roisse. Je ne savais pas où Jane et mon père avaient
passé. Ma foi, je prends mes jambes à mon cou, je me
sauve, du côté de chez nous. J'étais furieuse.
Alors, dans le sentier, je vois une grande perche
d'homme, en dimanche et appuyé contre un portail.
Et voilà le cœur qui me remonte à la bouche, je crois
bien, car c'était Enoch Dawe. Il se retourne, et il voit
la rose. Je savais qu'il la voyait : elle branlait assez pour
ça. Je n'avais plus de jambes, tout dansait autour de
moi.
— Joyeux Noël, Margaret ! il dit, et bonne année,
des tas d'années !
— Merci, je réponds, la voix pas plus forte que
celle d'une fauvette d'hiver.
Puis il fait entendre une espèce de grognement, —
ce n'était pas un langage, mais quelque chose comme
un son étouffé, — il avance une main, et... adieu, ma
rose !
— Je le dois, je le dois, douce amie ! que je lui
entends dire. Alors, je me sens toute en aller, je ferme
les yeux, et je crois bien que, sans lui, je serais tombée
BIBL UNIV. CV 11
154 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
dans la haie. Quand je rouvre les yeux, Thomme était
là, ma rose aux dents, et la face aussi rouge qu'elle.
Apparemment, pour me soutenir il s'était servi de ses
deux mains. Oh ! une seule aurait suffi, tant l'homme
était fort.
— Ne dites pas non, ne dites pas non, Margaret,
ma chère femme, qu'il fait en suppliant ; je serai
pour vous un bon mari tous les jours de ma vie, si vous
voulez bien.
Que pouvait faire une pauvre fille éblouie ? Et puis
je l'aimais, comme que comme. Mais tout d'un coup
je pense à ma sœur.
— C'est Jane que vous aimez, je crois, Enoch Dawe,
je dis.
Et il répond, tout d'une traite :
— Non, c est vous. Nous avons conspiré les deux
contre vous, car moi, je suis si lent à parler que je
ne pouvais pas même vous regarder en face. Je lui ai
dit ce qui en était par rapport à vous ; et elle s'est rap-
pelée cette nuit de la Saint- Jean. C'était une bonne
idée, parole d'honneur. Elle m'a dit comment vous
aviez cueilli une rose rouge, et elle m'a montré le buis-
son ; une nuit, j'en ai coupé une brave bouture, je lai
portée à Oakschotts, je l'ai placée dans une serre, je
l'ai soignée, soignée, tout comme si c'avait été vous,
ma jolie. Et les boutons ont poussé, puis les fleurs,
quand j'ai voulu. Et hier après-midi, j'ai coupé une
gentille rose, celle-ci justement, et je l'ai donnée à votre
sœur. Elle a fait le reste, je vois ; car elle m'a promis
que vous alliez la porter ce matin, et elle m'a commandé
de vous la prendre, ce que j'ai fait. « Ce sera un bon
moyen de parler entre vous, a dit Jane, et ça vous
décollera les lèvres. » Et c'est bien ce qui est arrivé, il
LA ROSE MAGIQUE 155
paraît ; car, Dieu m'est témoin, je n'ai de ma vie tant
parlé à homme ni fille.
Là-dessus, il attend, bleu de peur, parce qu'il ne
savait pas si je n'allais pas me fâcher ou non. Mais...
mon cœur pris comme il était, la prière muette que
je voyais dans les yeux d'Enoch, et ce grand corps, là
devant moi, et la bonne réputation qu'il avait, et puis
la pensée que ma sœur avait si habilement travaillé en
cachette à mettre la chose au point... bref, je ne me
suis pas fâchée.
Eden Phillpotts.
(Traduit de l'anglais par L.-A. Delieutraz.)
Le Taylorisme.
SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE *
C'est surtout pour le transport de gueuses que
Taylor a été le plus attaqué. La confirmation d'Amar
est intéressante à ce sujet, c'est qu'elle montre que
les résultats acquis aux Etats-Unis ne diffèrent pas
en ce qui concerne la capacité de travail des ouvriers
européens.
Amar a poursuivi ses recherches sur toutes sortes
de travaux, notamment sur les déplacements en hau-
teur. Il montre, par exemple, que l'homme éprouve
une même fatigue à parcourir 16 mètres en palier
qu'à s'élever à l mètre de hauteur dans le même
temps. La descente d'un escalier, par contre, demande
la moitié de la dépense en calories consommées à la
montée. Il a montré également que la dépense en
calories du cycliste se trouve être de moitié celle du
marcheur. Ces exemples suffisent |sans doute pour
montrer à quel résultat peut conduire la méthode qui
consiste à observer, réfléchir et agir en conséquence
en vertu de l'adage qu'à toute constatation vérifiée doit
succéder l'action qu'elle commande.
Taylor, dans son ouvrage Principes d'Organisation
' Pour Ja i remière partie, voir la livraison de janvier.
LE TAYLORISME
157
scientifique des Usines, a donné le résultat d'observa-
tions relativement au travail fait avec la pelle.
Il existe pour un pelleteur une charge déterminée
correspondant à son rendement maximum. Cette
charge est-elle de 2 kg. ou de 20? Il a déterminé après
des expériences réitérées le rendement maximum et il
est arrivé à une charge de 10 kg.
De son côté, Amar qui a procédé à des essais simi-
laires en partant de la détermination de la fatigue,
arrive à des conclusions qui sont identiques. Il fixe le
poids de [la pelle à 1 kg. 7 vide et 10 kg. chargée.
Quelle est la conclusion de cette constatation ? C'est
que la grandeur de la pelle doit varier avec le terrain
dans lequel elle est appelée à travailler. Procédant de
cette façon, Taylor, dans le « Bethléem Steel Co » a
contraint le personnel à travailler suivant les données
obtenues par des moyens semblables à ceux qui ont
été indiqués. Il est arrivé à obtenir la troisième année,
après la mise en marche de sa nouvelle organisation,
les résultats suivants :
Nombre d'ouvriers
Tonnage journalier par
ouvrier
Prix de revient de la tonne
Journée moyenne de
l'ouvrier
Ancien régime.
400 à 600
1 6 tonnes
Fr.0.36
» 5.75
Nouveau régime.
140
59 tonnes
0.165
9.40
Cet exemple montre que l'esprit qui a dicté les
conclusions de Taylor pour la définition de sa méthode
est applicable à tous genres de travail. J'ai indiqué
tout à l'heure que le taylorisme avait une valeur édu-
cative. Je crois avoir démontré par ces exemples qu'il
a une valeur économique considérable et pas une
158 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
moindre valeur sociale. Il impose, voulant obtenir plus
de richesse pour le patronat et pour les ouvriers, aux
uns et aux autres, des devoirs précis, une division du
travail, la détermination d'une durée pour chaque
opération, des économies de matières et de temps,
une vue générale complète même pour les exploita-
tions importantes, le remplacement d'installations
onéreuses par un outillage moderne. Ce système per-
fectionne également l'usine en renforçant d'une façon
plus étroite que jadis la solidarité des divers services
qui la composent. Ces services se trouvent cimentés
par l'application d'idées directrices qui au premier
abord paraît un peu compliquée, mais se traduit
par des avantages au point de vue productivité. Il
établit une interdépendance qui entraîne une unifi-
cation du fonctionnement général, la pénétration
d'autre part, de l'ingénieur dans le domaine de l'atelier.
La collaboration journalière ainsi établie entre l'ou-
vrier et l'intellectuel est excellente au point de vue
social. Il n'y a plus apparemment cette hiérarchie qui
sépare les travailleurs ouvriers et les travailleurs des
bureaux, qui constitue une barrière regrettable dans
les rapports à l'usine et en dehors.
Si Ton en croit Taylor et ses disciples, les conflits
paraissent moins fréquents là où on a substitué à 1 em-
pirisme ancien l'ordre rationnel qu'il préconise. On a
reproché à cette méthode de tendre à mécaniser l'in-
dividu en séparant les travaux intellectuels des travaux
manuels. Il est hors de doute que l'industrie moderne
entraîne une spécialisation et une mécanisation qui
s'étend de plus en plus à l'ouvrier après avoir conquis
tous les stades de la manufacture; c'est la consé-
quence d'une tendance inéluctable érigée en loi, celle
de la production en masse et à bon marché. On peut
LE TAYLORISME 159
regretter avec raison le temps des industries à domi-
cile qui laissaient à l'individu tout son libre arbitre,
lui permettant, étant son propre maître, de travailler
à son gré de 10 à 15 heures par jour.
L'ingénieux artisan d'autrefois, véritable maître de
son métier, doit se transformer soit en technicien ins-
truit, travaillant intellectuellement, soit en ouvrier
habile mais spécialisé, travaillant manuellement, soit
en contremaître.
Un homme méticuleux deviendra un excellent
contrôleur, celui qui est actif, un agent d'accélération
du travail, le chercheur un technicien spécialisé dans
les améliorations des méthodes, le mécanicien mgé-
nieux, un agent d'entretien, enfin l'homme de tact et
d'énergie un contremaître de discipline. En d'autres
termes, la spécialisation des compétences est, toutes
les industries s'en rendent compte, des plus indis-
pensables.
La séparation des travaux intellectuels et des tra-
vaux physiques n'a pas que des inconvénients. Chacun
se trouve mis à son poste et par la sélection naturelle
qui s'opère, tout individu se place peu à peu dans des
conditions où son rendement est maximum. L'en-
traînement qui résulte de la fonction précise exercée
par chaque unité développe nécessairement l'habileté
intellectuelle ou manuelle dont le travail bénéficie.
L'employé qui prépare le travail, qui en étudie les
différents moyens d'exécution, prépare la fonction
suivante qui est celle de l'exécution. L'ouvrier habile
qui est l'exécutant n'a plus à perdre du temps à faire
des essais. Comme sa rétribution dépend de son travail
et sa production étant sensiblement plus élevée, son
salaire se trouve augmenté dans la même proportion.
Les ouvriers, comme les autres humains, sont plus im-
160 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pressionnés par les leçons objectives et beaucoup
moins par les théories.
Un avantage qui intéresse l'ensemble de la collec-
tivité est celui qui résulte de l'abaissement des prix de
revient de l'objet fabriqué. Cet abaissement du prix de
revient, on le constate particulièrement dans la crise
industrielle actuelle, a une portée sociale très grande.
Il permet la diffusion des objets manufacturés et, par
conséquent, l'écoulement d'une production renforcée.
On peut même poser comme postulat que la réduc-
tion de la journée à 8 heures, l'augmentation des
salaires qui en a été la conséquence, peut être en
grande partie, sinon en totalité, rachetée par une orga-
nisation méthodique de la production. La prospérité
ne peut exister que comme corollaire de l'effort
conscient de chaque travailleur intellectuel ou manuel
pour produire la tâche journalière la plus forte possible.
Dans le passé, le libre arbitre était tout, maintenant
ce sera, partiellement du moins, le système. Ce n'est
pas à dire que des individualités ne seront pas néces-
saires, bien au contraire; le principal objet d'un bon
système doit être de former des hommes d'élite avec
une organisation systématique. Le meilleur sujet avan-
cera aussi sûrement et aussi vite qu'autrefois.
Taylor affirme qu'en aucun cas l'ouvrier ne doit
travailler à une allure nuisible à sa santé et que l'homme
qui doit remplir la tâche chronométrée doit être ca-
pable de la remplir pendant des années sans crainte de
surmenage. Il en est des individus ouvriers et ouvrières
comme des écoliers. Aucun professeur expérimenté
ne fixe à ses élèves une leçon indéterminée. Chaque
jour, une tâche clairement définie est donnée par lui.
indiquant exactement ce qui doit être appris. C'est par
ce seul moyen qu'on obtient des progrès véritables et
LE TAYLORISME 161
systématiques. Taylor estime du reste que les ouvriers
travaillent avec plus d'entrain lorsqu'ils ont chaque
jour une tâche définie à achever dans un temps donné,
cette tâche fournissant à l'ouvrier un étalon précis
d'après lequel il peut apprécier constamment les pro-
grès, et trouver une satisfaction personnelle qui n'est
pas sans importance. Le zèle et l'intérêt de l'ouvrier
pourront toujours l'amener à exagérer le travail au
détriment de son organisme, mais ce ne seront jamais
que des cas exceptionnels.
Il reste une face de la question sur laquelle je tiens
à attirer spécialement l'attention. C'est le côté psycho-
logique du problème.
Toutes les industries qui ont cherché à introduire
des méthodes en vue de développer la production sont
unanimes à déclarer que les principales difficultés
résident dans l'attitude que les ouvriers prennent
k l'égard de cette méthode. La bonne volonté, sans
quoi il n'y a rien à faire, n'est malheureusement pas
encore générale. On ne pourrait y arriver que par un
travail de persuasion suivi et continu : l'influence per-
sonnelle du chef de l'industrie sur l'ouvrier ou sur
l'organisation ouvrière dans son ensemble est de toute
importance, mais, veut-on l'influencer, il faut com-
mencer par le connaître. On y arrive par des observa-
tions et des études, en procédant avec logique et en
commençant par examiner les dispositions physiolo-
giques des ouvriers et notamment des apprentis, en
vue de définir les aptitudes de chacun pour une fonc-
tion déterminée. La question du choix de la carrière
pour l'avenir des jeunes gens ouvriers est une con-
dition primordiale, tant pour la joie que doit appor-
ter le travail que pour l'augmentation de la produc-
tion générale. L'apprentissage, c'est-à-dire la forma-
162 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tion professionnelle, est un des facteurs décisifs de
la vie des individus. Il consiste dans la formation
technique de l'homme ou de la femme. Toute profes-
sion nécessite un apprentissage, quelle qu'elle soit,
afin que l'ouvrier arrive à travailler par habitude et
simple réflexe. C'est dans cette période que la méthode
rationnelle peut jouer un rôle de tout premier plan.
C'est donc surtout sur les jeunes gens qu'elle devrait
s'exercer. Il est, en effet, plus facile de créer de bonnes
habitudes que d'en extirper d'anciennes. « Prévenir
vaut mieux que guérir. >'
Le développement sans précédent qui s'est produit
dans tous les domaines économiques a augmenté la
diversité des devoirs professionnels. II faut que le
candidat à une profession soit dans la situation de
pouvoir choisir celle qui correspond à son tempéra-
ment et à son génie propre. On peut faire remarquer
que l'instinct naturel de chaque individu, l'estimation
de ses propres capacités, sont le meilleur guide pour le
choix d'une profession et que les erreurs d'appréciation
seront par conséquent rares. Ce qui prouve d'une
façon irréfutable que le choix d'une carrière dans
bien des circonstances a été malheureux, ce sont les
témoignages éloquents du grand nombre d'ouvriers
qui exercent une profession tant bien que mal et voient
avec amertume d'autres de leurs collègues les devancer.
La cause ne tient pas toujours à l'absence d'applica-
tion et de zèle. L'opinion que celui qui veut avancer
s'élèvera nécessairement, n'est pas, dans notre période
de spécialisation à outrance, toujours exacte. Tout par-
ticulièrement chez les artisans et les manœuvres, les
cas de carrière manquée sont fréquents. L'extrême
jeunesse du candidat et par conséquent l'insuffisance
de jugement qui caractérise son âge s'associent, d une
LE TAYLORISME 163
part, à la difficulté d'estimer le caractère et les dispo-
sitions d'un individu avec, d'autre part, l'absence de
connaissance des conditions exigées par une carrière
déterminée. Si la décision dépend des parents, ce qui
est fréquent, celle-ci sera souvent faussée par un faux
sentiment d'amour-propre, par une surestimation des
qualités du jeune homme ou de la jeune fille, enfin par
des considérations touchant à l'intérêt des parents
eux-mêmes.
Il est vrai qu'une première sélection se fait néces-
sairement et automatiquement. Ainsi, l'individu dont la
vue est insuffisante ne peut devenir conducteur de
locomotive, le boiteux, facteur ou garçon de courses
et le malingre, forgeron ou charbonnier. Mais le filtre
n opère pas plus loin. Il ne peut retenir les éléments
qui constituent l'équation personnelle telle que pré-
sence d'esprit, tempérament, ténacité, etc., dont la
connaissance est des plus désirables.
Généralement, les contremaîtres sont chargés de
recruter les ouvriers pour tous les travaux. Ce système
est vicié à sa base; les chefs, qui sont sans doute très
compétents pour déterminer les méthodes et les pro-
cédés de travail, ne sont pas a priori aptes à fixer les
qualités psychologiques des individus. Les contremaîtres
manquent également de temps, de préparation et de
tact pour un travail qui est avant tout d'ordre intel-
lectuel. Il est tout particulièrement indiqué, pour une
fonction de cette importance, de s'inspirer de Taylor
et de confier cette fonction à un organe, qui, par sa
préparation et le temps dont il dispose, puisse s'y
consacrer complètement. Ce collaborateur qui suivra
les apprentis et se fera une opinion sur chaque ouvrier
devra en premier lieu tenir compte des dispositions du
candidat que les derniers temps de son apprentissage
164 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
auront mis en évidence. Il est à souhaiter qu'avant d'être
classé, l'apprenti ait été initié à toutes les opérations
de sa profession, afin qu'il ait pu se rendre compte
personnellement de ses propres dispositions et de son
habileté dans les différents travaux. Les aspirations
des ouvriers et les observations du contremaître pré-
posé à cette fonction ainsi que les essais physiologiques
et psychologiques fixeront en dernière analyse l'orien-
tation du sujet.
Il convient de relever, à l'occasion de 1 examen de
la méthode Taylor, la différence notable qui existe
entre l'ouvrier américain et l'ouvrier européen en ce
qui concerne l'intérêt porté au travail. Cette différence
a été mise en évidence dans une lettre qui m'a été
adressée par un ingénieur suisse, qui a passé quelques
mois dans les usines de lampes de la « General Elec-
tric CP » avec la mission spéciale d'étudier à fond
toute l'organisation de l'entreprise. Ces usines fabri-
quent un million et demi de lampes par jour, dans
14 usines et 5 cristalleries.
De ce rapport, je relève ce qui suit, qui a trait par-
ticulièrement à cette différence de mentalité :
«Mon séjour dans les usines de la Géco, dit l'auteur,
m*a permis de relever une différence de mentalité entre
l'ouvrier américain et le nôtre. J'ai pu en effet me rendre
compte de l'amour propre au travail, tant individuel
que collectif, qui règne encore là-bas, certainement
plus que chez nous.
Les mesures en vue de réduire le déchet et d aug-
menter la production sont à ce point caractéristiques.
Le critérium de la bonne ou mauvaise fabrication,
c'est-à-dire le déchet dans l'industrie de la lampe à
incandescence a été personnifié ; il est devenu un être
important qu'on retrouve partout sous toutes les for-
LE TAYLORISME 165
mes, mais toujours traité en ennemi et combattu.
Dans une usine, on trouve par exemple un cercueil
mi-ouvert avec un mannequin qui semble faire de vains
efforts pour en sortir. C'est le déchet qui n'est pas tout
a fait mort et cherche à apparaître. Suivant le résul-
tat de la journée, ce mannequin rentre ou sort de son
cercueil.
J'ai rapporté d'une autre usine les photographies
de grandes cérémonies qui ont lieu pour célébrer 1 en-
sevelissement de déchets, morts, paraît-il.
Dans d'autres usines, le déchet est figuré par un
malade assis dans un fauteuil, au centre de l'atelier,
mourant...
On trouve en outre, dans tous les ateliers, sans ex-
ception, un grand tableau avec les indications de la pro-
duction et du déchet de la journée précédente, non
seulement de l'atelier lui-même, mais des ateliers cor-
respondants, de toutes les autres usines de la Géco.
Dans certaines usines, l'indication des déchets et de
la production est faite d'heure en heure.
Pour chaque opération on fixe un pourcentage de
déchet reconnu comme but à atteindre. On trouve ce
pourcentage affiché un peu partout.
Une autre forme pour rappeler production et déchet
à l'attention du personnel consiste en un grand ther-
momètre à deux branches; sur l'une est figurée la
production, sur l'autre, le déchet, toujours avec un
indice fixé sur chaque branche, fixant le but à at-
teindre.
Mais de tous les moyens employés pour stimuler
le personnel à bien faire, le plus important est celui
qui consiste à faire, tant du déchet que de la produc-
tion, des objets de concours entre les diverses usines,
entre les différents ateliers d'une même usine et aussi
166 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
d'un concours individuel ou par groupes entre les
ouvriers d'un même atelier.
Ce sont des matchs continus avec prime pour la
meilleure usine, pour le meilleur atelier, pour la meil-
leure ouvrière. Ces primes sont surtout honorifiques.
Par exemple, au-dessus de l'ouvrière qui aura fait le
moins de déchet ou bien atteint un maximum de pro-
duction est placée une affiche lumineuse avec l'indi-
cation du résultat obtenu. Cette affiche restera là
jusqu'à ce qu'une autre ouvrière ait battu le record et
mérité ainsi la distinction honorifique.
S'il s'agit d'un concours entre atelier, le gagnant
envoie un des siens sonner le clairon dans l'atelier
vaincu.
La même façon de signaler la victoire a lieu lors-
qu'il s'agit d'un concours entre usines.
La gagnante envoie tout son orchestre, — chaque
usine a son orchestre, — jouer un air de triomphe
sous les fenêtres de l'usine vaincue.
Les concours entre les usines durent en général un
mois. Mais chaque jour le résultat du travail est pro-
clamé dans les ateliers et l'usine gagnante marque
1 point. Celle qui a le plus de points à la fin du mois a
vaincu. La récompense consiste en une excursion
collective hors de la ville, tous frais payés par la com-
pagnie. Un journal mensuel publié par la Géco et qui
est distribué gratis à tout le personnel apporte natu-
rellement les résultats de ces concours.
Ce qu'il y a peut-être de plus remarquable dans tout
cela c'est la persistance avec laquelle le personnel con-
tinue à s'intéresser à ces concours et à ces manifesta-
tions, lesquels ne lui apportent que peu d'avantages
matériels, mais par contre demandent une grande
activité de la part de tous. Et ceci qui est tout à
LE TAYLORISME 167
l'honneur de l'ouvrier américain, est certainement un
facteur important dans les merveilleux résultats obtenus
par les usines de la Géco.
Je me suis étendu peut-être outre mesure sur ce
sujet, mais je ne l'ai fait qu'en considération de l'im-
portance que j'attribue aux efforts constants faits pour
intéresser le plus possible tout le personnel à la bonne
marche de l'usine. »
D'après les récentes publications, la taylorisation
est appliquée aux industries des Etats-Unis pour un
total d'environ 1 00 000 ouvriers .
Quant à l'importance des usines, la moyenne du
nombre d'ouvriers des deux cents entreprises que cite
Thompson est de 400, mais il a des succès remar-
quables dans les usines n'employant que de 40 à 100
ouvriers. Il ne faut cependant pas se dissimuler que,
les frais de première installation étant assez élevés, ce
sont généralement des entreprises importantes ou en
tout cas les plus solides, au point de vue financier, qui
peuvent se permettre d'introduire ce système et de le
mener à bonne fin.
Si on en croit les documents publiés, la taylorisation
aurait conquis tous les genres d'industrie, fabriques
de machines, ateliers de construction, fabriques de
wagons, brasseries, cartonnages, fabriques de papier,
mines, produits textiles, teintureries et blanchissages,
etc.
La taylorisation n'est pas limitée dans son applica-
tion à la fabrication en série, aux usines importantes,
aux ateliers de mécanique. Au contraire, les résultats
les plus frappants ont été atteints dans les usines fa-
briquant sur commande.
Le type classique de la petite industrie taylorisée
168 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
suivant une méthode strictement orthodoxe est celle
de Tabor Manufacturing C° qui travaillait avec déficit
avec 80 ouvriers dont 3 commis, 5 à 6 contremaîtres.
Taylorisée, son personnel est descendu à 45 ouvriers,
le nombre des employés montait par contre à 28,
contremaîtres compris.
Par contre, son chiffre d'affaires s'est élevé de 80 7».
Le prix de revient est descendu de 30 % et le Scilaire
de chaque ouvrier s'est élevé en moyenne de 25 % .
Thompson, l'auteur du livre mentionné plus haut,
cite le cas d'une usine fabriquant des machines à
meuler dont la production est maintenant trois fois
ce qu'elle était avant l'adoption de la méthode Taylor
tandis que son personnel total est resté le même.
Une autre usine a une production supérieure à celle
d'il y a six ans avec "A de son personnel d'alors. Une
autre, fabriquant des automobiles, affirme qu'elle éco-
nomise environ 500 dollars par voiture, tandis qu'une
autre entreprise taylorisée depuis une année enregistre
une économie de 100 dollars par voiture.
Peut-on appliquer la taylorisation aux travaux de
bureaux ainsi qu aux travaux administratifs ?
L'importance du taylorisme réside moins dans les
résultats pratiques réalisés dans les usines qui l'ap-
pliquent que dans l'intérêt considérable qu'il a éveillé
en faveur de l'organisation systématique du travail.
Ce qu'il faut donc retenir, c'est l'esprit et la méthode:
la méthode rapide de standardisation et de spéciali-
sation qui le caractérise et, à côté de cela, la fixation de
la tâche-horaire journalière déterminée par des essais
rationnels. La méthode de Taylor lui-même est diffici-
lement applicable intégralement, même dans les usines,
mais les idées trouvent partout leur emploi. Ses direc-
tives paraissent applicables à tout travail. Si les travaux
LE TAYLORISME 169
de l'usine sont encore imprégnés de tradition et qu*un
esprit de méthode soit nécessaire actuellement pour
transformer la mentalité, il est bien certain qu'il en
est de même pour les travaux de bureaux et d'ad»-
ministration. Sur les 212 cas de taylorisme qui sont
rapportés dans les dernières publications par les auteurs
américains, 4 concernent des travaux municipaux,
7 portent sur les compagnies de chemins de fer et de
navigation et 201 sur les usines proprement dites.
Les auteurs n'entrent pas dans les détails des résul-
tats obtenus. Les économies réalisées par la compagnie
du chemin de fer de Santa-Fé se chiffrent par une
somme de 7 millions. On cite également les arsenaux
de Waterlow et de Springfield ; les économies résul-
tant de la conduite perfectionnée des ateliers par le
système Taylor ont été de 240 000 dollars. Les ser-
vices publics de Philadelphie ont à leur tête depuis
1911 un élève de Taylor. On indique pour 1913 une
économie d'environ 4 millions de francs dans le ser-
vice de distribution d'eau et le transport de balayures.
Emerson, un disciple de Taylor, formule l'avis que
si les méthodes de son maître étaient appliquées à
tous les chemins de fer des Etats-Unis, il en résulterait
une économie de 300 millions de dollars.
Faisons la part de l'optimisme dans ces allégués qui
ne sont pour l'instant appuyés que par des tentatives
intéressantes mais limitées dans le temps et dans l'es-
pace ; il n'en reste pas moins vrai que l'introduction
d'une méthode de travail a conduit, partout où elle a
été appliquée, à des économies importantes.
En Allemagne, le taylorisme a conquis les esprits bien
qu'on en trouve peu d'applications intégrales; par
contre, il s'y fait beaucoup d'applications limitées ou
bien dérivées de la même méthode. Si les résultats
BIBL. UNIV. CV 12
170 bibliothIque universelle
acquis dans ce pays, et c'est lavis d'un spécialiste, ne
sont pour l'instant que des commencements, cela tient
à ce que l'application de la méthode prend plusieurs
années pour atteindre le plein développement. Il ne
faut pas oublier que les Etats-Unis ont débuté vers
1880 et que des résultats pratiques et satisfaisants
n'ont été constatés que depuis 1900.
Les moyens puissants dont disposent les Adminis-
trations d'Etat, notamment les chemins de fer dont
l'activité industrielle est considérable, devaient les in-
citer à faire procéder à une analyse de toutes les ques-
tions touchant à l'exploitation. Il est certain qu'un
examen attentif à la lumière des principes de Taylor,
qui ne sont point comme on a pu le voir, des con-
ceptions théoriques ou abstraites mais des déductions
pratiques et démontrées, conduirait incontestablement
à une réadaptation d'où il pourra résulter des éco-
nomies.
Les peuples qui meurent sont ceux qui n'ont pas
la force de s'adapter et l'on ne peut nier que les con-
ditions issues de la guerre diffèrent du tout au tout
de celles qui les ont précédées.
La Suisse est de tous les pays de l'Europe celui
où les transports, qu'il s'agisse de marchandises, de
voyageurs ou de la pensée sous forme de télégrammes
et de lettres, sont le plus onéreux. C est donc en
Suisse même qu'il importe d'examiner toute solution
pouvant entraîner un allégement des charges.
L'anecdote suivante, que je m'excuse de citer, ca-
ractérise le cas de flânerie qu'on rencontre partout et
qu'il faut, comme le déchet, supprimer à tout prix.
Un conseiller fédéral, qui avait eu l'occasion dans sa
carrière d'être en contact avec le commerce et l'indus-
trie, constata peu après son entrée en fonctions que le
LE TAYLORISME 171
rendement de ses bureaux était bien inférieur à ce qu'il
pourrait raisonnablement attendre. Il procéda à une
enquête, fit venir ses chefs de services, donna des ordres
réitérés, mais paraît-il sans grand résultat. Il dut se
rendre à Tévidence: Monsieur Lebureau s'était installé
avant lui et contre son omnipotence, son impuissance
à lui était manifeste. De guerre lasse, cet éminent
ministre se décida à procéder à des inspections et à se
rendre compte personnellement de l'exécution de ses
ordres. On connaît la disposition intérieure des Palais
fédéraux à Berne, dont les bureaux cloisonnés les uns
aux autres sont impropres à une surveillance générale.
Un jour que poursuivant sa lutte contre l'inertie
il pénétrait dans un des offices, il vit devant lui un
homme agenouillé tenant un fusil. Ce fonctionnaire,
car c'en était un, n'avait pas des idées funestes, mais
n'avait pas trouvé d'autre moyen pour passer son temps
que de s'exercer des heures durant à prendre la posi-
tion du tireur à genoux. Il pensait sans doute travailler
pour la patrie et laissait, en attendant, l'Administration
travailler pour lui.
Cet exemple, en lui-même insignifiant, illustre ce-
pendant d'une façon nette l'importance des idées de
Taylor qui base toute sa méthode sur la nécessité
d'imposer à tout travailleur une tâche journalière dé-
terminée.
Cet intérêt est celui du patronat, il est aussi celui
du travailleur.
M. AUBERT.
En route vers Tombouctou.
SEPTIÈME PARTIE \
Enfin, nous sommes de nouveau en marche. La
chaloupe fait devant nous son bruyant teuf-teuf et
semble s'évertuer, peiner plus que de coutume. Le
convoi compte aujourd'hui un chaland de plus, celui
du colonel C. et le remorqueur se plaint à sa manière
de ce surcroît de travail. L'hélice tourne à toute vitesse,
brisant le clair miroir de l'eau, la fouettant, la faisant
mousser en blanche écume dont les flocons s'écrasent
contre l'étrave de notre chaland. Le sillage s'élargit
en deux lignes minces qui se perdent dans le bleu calme
et pur du fleuve. C'est le même paysage qu'en amont
de Mopti, mais le Niger, grossi des eaux du Bani, s*est
considérablement élargi.
Une phrase d'un livre nous revient en mémoire, dont
nous avions souri autrefois : « En vérité, ô Niger, plutôt
qu'un fleuve, tu es un Océan au milieu des terres ! »
C'est bien une mer, en effet, qui nous porte aujour-
d'hui. Une mer avec ses tempêtes et ses calmes plats,
ses brusques colères et ses caressantes douceurs.
Devant nous et derrière, l'eau et le ciel se confondent.
A droite et à gauche, une ligne grise, presque invisible,
* Pour les six premières psrties, voir les lirrtisons d'soût i décembre 1921
et janvier 1922.
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 173
coupe l'immensité bleue. C'est la rive, la terre basse et
plate que la crue du fleuve, dans quelques mois, inon-
dera sur plusieurs milliers de kilomètres. Alors, dans
ces solitudes, tout un peuple sera au travail. La terre,
le précieux limon, à peine labouré, ensemencé à la
volée, largement, insoucieusement. Quelques mois»
et la plaine d'eau sera une verte prairie ondulant à la
brise comme les vagues de la mer. Les lourds épis
s'inclineront sur l'eau, si claire à travers la frêle
colonnade des tiges. La moisson sera mûre.
En vérité, ô Niger! tu es un Océan au milieu des
terres, un Océan unique entre tous. Quelle mer eut
jamais la puissance fertilisante de tes eaux ? De tes
bords arides tu fais des cbamps d'inépuisable richesse
et tu les défends ensuite contre les sables du désert.
Ces terres invisibles qui nous entourent, ces fleuves
aux mille bras, ces lacs, ces étangs innombrables sont
le cœur même de l'ancien empire songhoï, puissance
formidable, aujourd'hui déchue et oubliée comme tant
d'autres. Nous connaissons, en Europe, l'histoire des
races qui peuplèrent l'Afrique du Nord, mais bien
rares sont ceux qui ont entendu parler de l'empire
songhoï. Il fut puissant cependant presque autant que
Cartage et la vallée du Niger pendant près de dix
siècles fut le berceau et aussi le tombeau d'une civili-
sation maintenant disparue.
2 février.
Nous voguons dans du bleu sans fin. II nous envi-
ronne de partout, clair et fluide, et grisant dans sa
légèreté si fraîche. L'eau est transparente autant que
i*air et caressante comme lui. Sans le teuf-teuf de la
dtaloupe, je pourrais croire réalisé ce rêve de mon
enfance de m 'envoler « dans l'éther bleu ». C'est une
impression très lointaine, presque insaisissable, par-
174 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ticipant à la fois de la poésie et de la musique, une
aspiration, une nostalgie, éveil de l'âme, peut-être,
après la période purement animale du début de la vie.
Je me souviens confusément d'avoir chanté cela à
pleine voix, à plein cœur : « Dans l'éther bleu... » et
de m 'être envolée, loin de tout, dans un ciel sans
soleil et sans étoiles, dans un infini bleu... pour
retomber ensuite et pleurer mon rêve évanoui.
Toujours les deux lignes grises, presque invisibles,
indiquent la terre. Elles rompent à peine l'immensité
bleue et donnent, plus encore que l'horizon marin, la
sensation de l'infini. L'eau chante en glissant le long
du chaland. Musique de rêve dans un paysage de rêve.
Douceur infinie d'être, en cet instant unique, presque
hors du monde, hors de la vie, « dans l'éther bleu ».
Minutes inoubliables et dont le souvenir à jamais
enchantera les heures moroses de l'existence. Où donc
ont-ils les yeux et l'esprit, ceux qui parlent de « l'as-
sommant voyage sur le Niger ? »
Voici que sur le fond clair du lointain apparaissent
d'étranges figures. Tout un défilé de peuples, de races
qui se succèdent avec leurs destinées triomphantes ou
tragiques.
Des plus lointains, je ne puis voir le visage ni dis-
tinguer la couleur. Furent-ils des blancs comme nous,
ceux-là dont aucune tradition n'a conservé le souvenir?
Seuls témoignent de leur passage ces tumuli de terre
rouge que l'on retrouve dans la plaine nigérienne et
ces allées de pierres levées, ces dolmens tout semblables
à ceux de Bretagne. Les indigènes, devant ces mysté-
rieuses traces d'une civilisation inconnue ont une
explication très simple : « Oh ! ça, c'était avant qu'il y
eut des hommes. «
Les premiers hommes, pour eux, ce sont ces noirs
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 175
sauvages, presque pas humains, qui vivaient dans les
forêts comme des bêtes fauves. Ils ont passé sans rien
laisser derrière eux, et leurs rares descendants se re-
trouvent encore, farouches, dans la grande forêt équa-
toriale.
Derrière eux, voici venir des hommes au fin visage,
au teint rougeâtre. Ils sont grands, nobles d'allure, et
leurs yeux brillent d'intelligence. Ils viennent de la
vallée du Nil en longues caravanes, souvent décimées
par l'atroce voyage à travers les déserts. C'est, au début,
une pauvre tribu d'étrangers qui demandent asile et
vivent humblement de leur travail. Petit à petit, ils
deviennent les maîtres. Ils font des cultures, du com-
merce, construisent des villes. Djiemné est en peu
d'années un centre commercial important. Tombouc-
tou est conquise et civilisée par eux et, sur le Niger,
de nombreux bateaux transportent le sel, l'or, l'ivoire
et tant d'autres richesses du pays. L'empire songhoï
est fondé et, pendant dix siècles, sa gloire rayonne
sur la moitié du continent africain. Ses rois font en
grand apparat le pèlerinage de La Mecque, prodiguant
l'or sur leur passage. Du Caire, Askia-le-Grand rap-
portera les lumières de la science et bientôt la civili-
sation du Soudan rivalise avec celle de l'Egypte.
Mais des rives lointaines de l'Océan et de la Médi-
terranée arrivent des hommes blancs, attirés par l'or
et les richesses du Soudan. L'empire songhoï, vaincu
par eux, s'effondre et sur ses ruines ils s'installent, ne
vivant que de guerres et de rapines. L'ère de civili-
sation est close. La vallée du Niger, source incompa-
rable de richesses, retombe à la barbarie.
Derrière les Marocains s'avancent les Touaregs, les
hommes voilés, pillards et cruels, qui viennent du
désert. Après eux, les Foulbés, des Berbères aussi»
176 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
fondent une puissance que détruisent les Toucouleurs,
race de sang mêlé, farouche et turbulente. Voici des
noirs encore, et des guerres atroces pendant deux
siècles, du sang versé, des ruines partout. Les rives du
Niger sont dépeuplées, mortes, jusqu'au jour où les
blancs de France viennent leur rendre la vie avec la
sécurité retrouvée et la justice pour tous.
Le cortège des ombres a passé. La nuit tombe et le
bleu clair de l'horizon s'assombrit. Ce n'est bientôt
plus autour de nous qu'un gouffre noir où chante la
voix cristalline de l'eau. Je songe aux responsabilités
si lourdes des hommes de France dans cette vallée du
Niger où tant de races n'ont passé que pour détruire
et massacrer. Responsabilité matérielle et morale que
nous avons assumée sur tous ces débris de peuples
retombés à la sauvagerie. II faut leur donner confiance,
leur montrer des destmées meilleures, un idéal plus
élevé. Leur faire comprendre la beauté et la dignité du
travail librement accompli. La vallée du Niger, grâce
à nous, retrouvera sa prospérité ancienne et nous
saurons en faire profiter avec nous tous ces survivants
des tragiques destinées.
— Tu rêves, me dit mon mari et il est l'heure de
dîner.
Le couvert est dressé sur la petite table, la lampe
est allumée. Notre " home « mouvant est vraiment
confortable.
Mamadou tourne et vire dans l'étroit espace, s'af-
fairant à des riens, renversant tout, gauche, lourd,
stupide. Quelle idée a donc eue ce pauvre être de
venir « faire boy » avec les blancs au lieu de cultiver
la terre avec les Mossi ses compatriotes ? J'ai vu bien
des sauvages ressembler comme celui-ci plus à des
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 177
bêtes qu'à des hommes. Mais chez tous, par moments,
on voyait luire un peu d'âme, un éclair d'intelligence
ou de cœur. Rien de tel chez Mamadou. C'est la brute
stupide, ne vivant que pour manger et pour dormir.
Il reste pendant des heures, la bouche grande ouverte,
l'œil atone, sans regard, sans pensée, insensible à tout
et n'ayant qu'une idée : faire le moins de travail pos-
sible. Mandara le méprise profondément :
— Ce boy-là, mon madame, c'est « crapile » et
voleur. Jamais y fera rien de bon.
Je suis, hélas ! de l'avis de Mandara.
— Nous sommes sur le lac Débo, nous crie l'ami
M., mettant ses mains en porte- voix. Demain matin,
vous en verrez encore l'extrémité.
Nous nous endormons au doux bruissement de l'eau
qui bercera nos rêves. Cette nuit du moins, nous n'au-
rons pas les réveils brusques de l'échouage.
3 février.
Au petit jour, nous contemplons le lac rose et argent
sous le soleil levant. Mandara, d'un air mystérieux, me
montre au loin deux montagnes, formes brumeuses
sortant de l'eau.
— Ça, madame, c'est mont Saint-Charles et mont
Saint-Henry, grand montagnes que toi y a voir loin...
loin... Y a beaucoup phacochères sur ces montagnes,
mon madame, et puis... il baisse la voix... y a de 1 or,
beaucoup, beaucoup, grand trésor caché là. Mais si
tu cherché toute ta vie, tu jamais trouvé. Y a trop
bien caché ce l'or, mon madame.
Je voudrais bien connaître la légende tout entière,
savoir comment est venu là ce trésor introuvable.
Miûs mon brave cuisinier ne sait rien de plus et je vois
qu'il a une certaine frayeur à traiter ce sujet. Il pressent
178 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
là-dessous quelque diablerie et s'en méfie prudem-
ment.
Comme elle se retrouve toujours la même, chez tous
les peuples et sur la terre entière, l'histoire du trésor
caché. Et combien de misères n'a-t-elle pas rendues
plus douloureuses encore, cette idée de la richesse
fabuleuse, toute proche, et cependant pour toujours
hors de portée ? C'est le but impossible à atteindre,
l'effort inutile, les ailes brisées avant l'envol. Pour
faire des hommes vraiment forts, il faut un idéal plus
élevé, et que la vie entière soit fortifiée par la possi-
bilité de le réaliser.
Les mystérieuses montagnes ont disparu. Les rives
du lac maintenant visibles des deux côtés se rappro-
chent. Nous rentrons dans le Niger.
Pensifs, étendus sur l'avant de leur chaland, les
Anglais contemplent l'immensité bleue, et comme,
maintenant, nos deux house-boats sont attachés côte
à côte, nous pouvons sans crier échanger nos impres-
sions.
— Aoh ! dit l'ingénieur montrant le lac d'un geste
large. Si nous avions dans la vallée du Nil un lac
comme celui-là, nous serions bien contents.
En effet, le lac Débo est le grand régulateur des
crues, le réservoir inépuisable absorbant le trop plein
des eaux du fleuve et les répartissent ensuite lentement
sur l'immense contrée qu'elles fertilisent. Notre com-
pagnon de route, cela se voit, est jaloux pour sa
patrie qu'elle n'ait pas su mettre à temps la main sur
ces riches territoires. Il voit tout le parti qu'elle en
aurait déjà tiré et considère avec pitié le peu que nous
y avons fait.
Patience, cher monsieur. En colonisation, je vous
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 179
l'ai déjà dit, nos méthodes valent bien les vôtres et je
les crois, en outre, beaucoup plus justes et plus géné-
reuses.
Un long sifflement du Davoust avertit l'unique blanc
d'Aka de l'arrivée de son courrier, et tout de suite il
accourt. Des bâtiments en construction, un four à
chaux en pleine marche et tout à côté d'immenses tas
de pierres calcaires, témoignent du travail accompli par
M. N. On peut également produire une chaux excel-
lente avec les coquilles d'huîtres du Niger, et voici
que déjà, pour les constructions, la colonie se libère
des coûteux transports de France en Afrique occiden-
tale française.
A côté du four à chaux s'élève un four à briques et
des murs déjà sortis du sol un peu plus loin sont d'un
beau rouge de terre cuite. L'ère des constructions
solides commence après les cases de paille et les mai-
sons de terre battue. Nos successeurs connaîtront les
logis confortables où la pluie ne pénètre pas, les murs
qui ne se délaient pas en bouillie et les toitures que
ne peut emporter un coup de vent. Très sagement,
j'opine du bonnet en entendant ces messieurs vanter
les constructions futures. Mais ma pensée est bien
loin dans le Sud, en Guinée, le cher pays des forêts
et des montagnes où nous avons vécu heureux pendant
quatorze années. Les logis y étaient presque toujours
laits de paille et de terre tassée et je me souviens de
certains hivernages où des toiles goudronnées par-
dessus nos moustiquaires ne nous préservaient pas
toujours d'être trempés dans nos lits. Un jour, la
tornade avait enlevé notre toit de chaume, si soigneu-
sement tressé, pourtant. Touffe par touffe, brin par
brin, le vent avait éparpillé la paille dans tout le poste.
180 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tandis que, riant de bon cœur, nos casques sur la tête,
et des parapluies abritant les plats, nous et nos invités
achevions tranquillement de déjeuner.
Qu'elles avaient de charme et de poésie, ces cases
de Guinée, et combien était douce parfois, la vie
simple qu'on y menait ! Quand notre chère brousse
africaine sera devenue un pays de confort et de vie
facile où l'agence Cook amènera ses hordes de tou-
ristes, j'espère bien n'être plus de ce monde.
Tandis que nous causions sur la rive avec M. N.,
la jeune femme du colonel est partie en chasse, leste
et mignonne, sa carabine prête à tirer. On a entendu
quelques détonations, et puis elle est revenue, rappelée
par le sifflet de la chaloupe. Le boy qui la suit porte
un chapelet de petits oiseaux au brillant plumage
souillé de sang. M™^ C. n'est pas trop mécontente
de sa chasse.
— Cela ne vaut rien, ces petits oiseaux, c'est bon à
jeter. Mais cela m'a distraite un moment. Les journées
sont si longues et si monotones en chaland.
Sans doute, on m'accusera de sensiblerie. Mais j'ai
le cœur un peu serré de voir ainsi détruire des êtres
vivants pour se distraire un moment. Le colonel
anglais partage ma manière de voir. Il passe ses journées
à guetter les oiseaux le long du fleuve pour le plaisir
de les voir vivre et de les admirer. Aigrettes, pélicans,
ibis, mouettes ou aigles pêcheurs que le bruit de la
chaloupe fait envoler. Grands vols de canards formés
en triangle ou nuages d'oiseaux migrateurs traversant
l'espace, il les connaît tous, sait leur histoire, leurs
mœurs, et avoue que la gent ailée lui tient parfois plus
au cœur que la race humaine.
En faisant les cent pas sur le bord, nous avons
évoqué ces rives telles qu'elles étaient il y a bien peu
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 181
d'années. On pouvait appeler alors les aigrettes « la
neige du Niger », car c'était en effet comme un blanc
tapis de neige partout où leurs vols innombrables se
posaient. Au moment de la ponte, les nids se touchaient
tous dans les hautes herbes, tellement ils étaient nom-
breux. Un jour, bien loin aux pays civilisés, une femme
s'avisa de mettre sur un chapeau les fins brins de plume
dont l'aigrette se pare à la saison des amours. Aussitôt
toutes les femmes voulurent des brins d'aigrette à
leur coiffure, en grosses touffes. Pour elles, sur les
bords du Niger comme sur tous les fleuves africains,
des chasseurs massacrèrent les jolis oiseaux blancs
pour arracher leur frêle parure.
Les maisons de plumes de France et d'ailleurs
envoyèrent des émissaires pour stimuler le zèle des
chasseurs, pour leur apporter des armes perfection-
nées et des munitions. En une saison, le seul bureau
de poste de Mopti expédia trois cents kilos de plumes
d'aigrette. On pourra calculer à peu près le nombre
d'oiseaux qu'il fallut détruire pour cela. On compte,
en effet, qu'il y a trois oiseaux tués pour chaque
gramme de plumes exporté.
La neige vivante du Niger a disparu comme fond
la vraie neige au printemps. Il n'y a presque plus
d'aigrettes en Afrique. Il n'y a presque plus de mara-
bouts non plus. Le fin duvet de leur queue fait bon
effet au bord décolleté d'une robe de bal ou en cravate
au cou d'une frileuse. Le plumage des flamands roses
et des ibis eut son heure de vogue aussi et ces oiseaux
deviennent rares au bord des fleuves autant que les
foliotocoles et les oiseaux-mouches dans les forêts.
L'inconscience ou l'égoïsme des femmes civilisées,
dans leur affolement de vanité, est une chose effroya-
ble. Cent fois déjà, des gens bien avertis ont poussé
182 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
le cri d'alarme : Les bords des fleuves, les forêts se
dépeuplent de leurs oiseaux. Déjà certaines espèces
ont complètement disparu. Arrêtez les massacres
avant que le mal ne soit irréparable.
Quelques élégantes peut-être ont été touchées par
ces appels, ont pensé un instant renoncer à leurs pa-
rures de plumes. Mais il a suffi qu'un couturier en
renom décrétât que « cette année, l'aigrette se porte-
rait beaucoup », pour que des millions d'oiseaux
encore fussent mis à mort sur leur couvée. Ne l'oubliez
pas, mesdames, c'est au moment de la ponte seulement
que l'aigrette a ces deux ou trois jolis brins de plume
qui vous plaisent tant.
Nous devisions de tout cela avec le colonel anglais
en regardant voler sur l'eau ces petites mouettes grises
tachées de noir que la mode, heureusement, n'a pas
encore distinguées.
— Pourquoi, dit mon compagnon, les femmes ne se
contentent-elles pas des plumes de l'autruche ? L ar-
rachage, s'il est douloureux, ne leur coûte au moins
pas la vie et on pourrait élever de ces oiseaux autant
qu'il en faudrait pour satisfaire les fantaisies les plus
outrées de ces dames.
— Vous n'oubliez qu'une chose, colonel. C'est que
le jour où les plumes d'autruche seront en grande
quantité sur le marché, les élégantes n'en voudront
plus. Porter une parure que tout le monde peut se
procurer]? Fi donc !
— Un jour viendra pourtant où l'homme pleurera
les races d'animaux qu'il aura fait disparaître. Il sera
trop tard alors pour les faire renaître.
— Et les forêts brûlées à plaisir, dit mon mari, les
rives des fleuves déboisées ? Il y a là un danger bien
plus grand encore pour l'avenir. Dans certaines con-
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 185
trées, les indigènes brûlent des forêts entières pour
défricher un champ grand comme la main. L'incendie,
une fois allumé par eux, va devant lui tant qu'il trouve
quelque chose à consumer et personne ne s'en inquiète.
Inutile de dire que les noirs ne replantent jamais un
arbre.
Plus d'une fois, voyageant dans les pays perdus de la
Guinée, nous avons, au palabre du soir, montré aux
indigènes l'aspect de la lune à travers une jumelle.
— Tu vois ce pays ? Les gens là-haut ont brûlé
toutes leurs forêts. Maintenant il n'y a plus d'eau,
plus de cultures, plus de bœufs. Tout le monde est
mort.
— Bissimillaïy s'exclamaient-ils. Tu dis, comman-
dant, tous les bœufs y a gagné mort là-haut, et tous
les hommes aussi ?
— Oui, et il en arrivera autant dans votre pays si
vous continuez à détruire les arbres sans jamais re-
planter.
Cette leçon de choses quelque peu fantaisiste et
simpliste impressionnait les notables les plus intelli-
gents. Ils promettaient tout ce qu'on voulait pour
conjurer un avenir aussi sombre. Mais chez les noirs,
les impressions durent peu. Ils continuent à déboiser»
comme les chasseurs continuent à massacrer, sans souci
du lendemain.
— Allons, dépêchons-nous un peu, tas d'empotés,
crie M. M. à ses laptots. Embarquez-moi ce bois
plus vite que ça, pour que nous arrivions à Niafunké
avant la nuit. J'ai l'idée que M™® C. nous attend
avec un fin « boulot », rapport à tous ces colonels que
nous tramons à la remorque.
Mais il a beau se fâcher, bousculer ses laptots et
jurer après son mécanicien, nous n'abordons à Nia-
184 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
funké que bien après neuf heures alors que, les dîners
mangés sur les trois chalands, les voyageurs se pré^
parent au sommeil. L'administrateur et sa femme sont
là qui nous attendent et insistent pour nous emmener
tous à la Résidence. A la lueur des lanternes nous
voyons quelques arbres au bord du fleuve, une grande
bâtisse aux murs de terre battue. Dans un salon colonial
arrangé avec goût, on nous sert tout d'abord des apé-
ritifs... à nous qui sortons de table. Puis on passe à la
salle à manger et pendant plus d'une heure, les plats
défilent devant nous, servis par un domestique ultra-
chic en livrée.
Personne de nous ne fait honneur au menu, sauf
M. M., dont l'appétit est toujours ouvert. Nous som-
mes très touchés de la peine qu'on a prise pour nous
si magnifiquement recevoir, mais... qu'on serait bien
dans son chaland à dormir au chant berceur de l'eau
qui passe.
A une heure et demie seulement nous repartons.
Les Anglais sont enchantés de cette réception qui était
surtout en leur honneur.
— Vous les Français, vous êtes très chics pour
recevoir, a dit l'ingénieur, celui des deux qui paille
plus facilement notre langue.
4 Mvner.
Nous entrons dans la région des sables. Sur la rive
gauche du fleuve, il y en a de vastes étendues coupées
de maigres forêts. Au bord de l'eau, dans des prairies
de roseaux, d'innombrables troupeaux paissent. Cette
fois, ce sont des Maures qui les gardent, caracolant
sur de superbes chevaux.
Qui croirait à voir ces demi-sauvages, ces éternels
nomades, que ce sont là les descendants des Maures
d'Espagne ? Leurs ancêtres ont construit l'AlhambiB
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 185
et tant d'autres merveilles, eux vivent sous une misé-
rable tente et sont plus ignorants, plus sales que les
noirs eux-mêmes. Chassées d'Espagne au Maroc et de
là dans le désert, certaines de leurs tribus portent encore
le nom d'Andalousses : venus d'Andalousie. De leur
civilisation ancienne ils n'ont apporté en Afrique que
l'art de travailler le cuir et les métaux.
A une escale, pendant qu'on embarque le bois pour
la chaudière, des chefs touaregs, apprenant le passage
du colonel C, sont venus le saluer. Ils sont là cinq
ou six drapés de toile blanche très sale. De beaux
hommes, quant à la stature du moins, car, de leur visage
on ne voit absolument que les yeux. Ils portent tous
un voile enroulé autour de la tête et cachant complète-
ment le front, ombrageant même les yeux qui brillent
dans la pénombre. Partant de la racine du nez, le
litham, un morceau de toile grossière, descend jusque
sur la poitrine. Quelques-uns d'entre eux ont un clair
regard, droit et fier. Mais la plupart ont l'œil faux, cruel,
et on les sent ennemis malgré leur apparente soumis-
sion. Ce sont des vaincus, mais des vaincus toujours
à craindre. S'ils n'osent s'attaquer à nous qu'ils sentent
forts, ils ne ménagent pas les noirs des bords du Niger.
Ils pillent leurs cultures, brûlent leurs villages et
s emparent des précieuses mares où boivent et paissent
leurs troupeaux. Vienne la saison chaude, les éternels
nomades remontent vers le Nord aux confins du désert,
où ils se battront encore, tribu contre tribu, famille
contre famille. Ces gens-là ne vivent que de rapine et
de meurtre, de vol et de trahison. Avec ceux qu'ils
craignent, ils sont plats, rampants, mielleux et men-
diants. Les noirs qui les haïssent ne les appellent que :
les Voleurs, les Hyènes ou les Abandonnés de Dieu.
D'un beau geste, du bras levé à la hauteur des yeux,
BIBL. UNIV CV 13
186 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
les Touaregs ont salué le colonel C, qui leur adresse
quelques mots. Pendant qu'il parle, je vois, sous les
voiles, des yeux hardis dévisager M'"® C, la détailler
brutalement des pieds à la tête. Cette fine et svelte jeune
femme semble les étonner, eux qui n'aiment que les
femmes énormes. La Targui, comme la femme maure,
pour être une beauté, doit être tellement grosse, telle-
ment bouffie de graisse que tout mouvement lui soit
presque impossible. II faut l'aider à se lever lorsqu'elle
est assise et que deux personnes au moins la soutiennent
pour faire quelques pas. En voyage, on la hisse sur un
chameau, où elle se laisse aller, tas de chairs flasques
et molles que secoue le trot de la monture.
L'entrevue terminée, les hommes voilés remontent
sur leurs chevaux et s'éloignent au galop. D'une main
ils tiennent leur bouclier de peau et la fine lance d'acier
incrustée de cuivre. Ils ont fière allure, ces brigands,
et nous font penser aux Croisés partant à la conquête
des Lieux Saints. Leurs boucliers, leurs lances étaient
semblables à ceux-ci, et comme chez les Touaregs
d'aujourd'hui, leurs poignards et leurs épées avaient
la garde en forme de croix.
Ces descendants des Berbères sont encore de plu-
sieurs siècles en arrière et semblent être un reste du
moyen âge dans la civilisation nouvelle.
A onze heures, nous sommes à El Oualadji, où
nous nous arrêtons quelques instants. Nous y retrou-
vons un vieil ami de Guinée qui, seul blanc dans ces
solitudes, surveille des essais d'élevage et des plan-
talions entrepris par le gouvernement. Croisements
de races indigènes et françaises pour le meilleur ren-
dement des bœufs, porcs et moutons. Sélections de
graines et de plants pour la culture du coton et du blé.
Toutes ces expériences profitent aux noirs à qui on
enseigne^les méthodes d'élevage, de labour, dense-
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 187
mencement susceptibles de donner les meilleurs
résultats et à qui on distribue animaux reproducteurs,
graines et plants.
Messieurs les Américains, tenez-vous bien. Avant
qu'il soit longtemps, peut-être, la France se passera
de votre blé et de votre coton.
A quelque distance de la bergerie, un énorme mon-
ticule de terre rouge semble une colossale termitière
au milieu de la verdure. C'est un de ces tumuli qui,
sans doute, remontent à l'époque préhistorique. Il a
été fouillé, minutieusement exploré. On y a trouvé une
sépulture centrale, le tombeau primitif. Autour et par-
dessus, d'autres tombes avaient été ajoutées, chaque
fois recouvertes d'une épaisse couche d'argile que
l'on devait faire cuire à grand feu.
Parmi les ossements on a trouvé de nombreuses
poteries d'un grain beaucoup plus fin et de formes
plus élégantes que celles qu'on fabrique aujourd'hui
dans le pays. Puis de lourds bracelets de bronze, des
perles de toutes grandeurs et de toutes couleurs. Il y
en a de bleues qu'on dirait taillées dans d'énormes tur-
quoises très foncées. Certaines sont des cailloux
arrondis et percés, d'autres sont en agate, en cristal
de roche, longues ou rondes. Des perles noires ont un
dessin en relief fait d'une sorte d'émail. Beaucoup,
enfin, ressemblent à du verre, une espèce de verre mat
et dépoli, rose ou jaune. On nous dit que dans les sables
autour de Tombouctou, on trouve assez fréquemment
de ces perles. Les Haoussas en sont fort amateurs et
viennent de fort loin en acheter.
Ici, comme à Direh où nous sommes deux heures
plus tard, la rive est basse, plate, et la terre où poussent
de maigres arbres est propice aux cultures. On nous
avait dit à Bamako :
— Vous allez passer par Direh. Vous verrez comme
lOO BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
c'est misérable, cette plantation où de si grands capi-
taux sont engagés. Ils n'ont pas même encore de
cases pour loger leur personnel européen.
Le directeur de la plantation est venu chercher les
Anglais. Mon mari fait avec eux le tour du domaine
en wagonnet Decauville.Tous trois reviennent enchan-
tés de ce qu'ils ont vu et du travail accompli en quel-
ques mois. Travaux de défrichement et d'irrigation,
constructions, montage de machines, il a tout fallu
mener de front avec une main-d'œuvre insuffisante.
Les labours se font à la vapeur et, partout où ce sera
possible, les machines remplaceront les hommes au
travail. Les locomotives routières, les laboureuses, les
herses, les arracheuses à vapeur proviennent toutes
d'Allemagne, achetées à un prix ridiculement bas grâce
au change. N'est-il pas juste que nous profitions de la
détresse momentanée de l'Allemagne et que ses ma-
chines aident à nous enrichir après que leurs canons
ont fait chez nous tant de ruines ?
Les Européens de la plantation sont, il est vrai, fort
mal logés, et il est pénible pour des femmes blanches
de vivre sous de simples paillotes, mal défendues
contre l'humidité ou le soleil. Mais déjà de tous
côtés les murs sortent de terre. Avant les pluies de
l'hivernage, chacun aura sa maisonnette. On construit
hôpital, dispensaire, et le docteur installe sa pharmacie.
Et il y a six mois à peine que les premiers pionniers
sont arrivés de France !
A quatre heures nous sommes repartis et très vite
le paysage change complètement d'aspect. Les dunes
de sable se succèdent dans la plaine de sable. De
maigres buissons, des arbres rabougris brodent de
sombres arabesques sur tout ce sable clair, argenté
plutôt que doré. Un des Anglais se plaint de n'avoir
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 189
pas vu les sirènes du Niger dont il a entendu parler
et veut savoir si, comme les sirènes du Rhin, elles
entraînent les hommes à la mort.
— Non, colonel, les sirènes du Niger sont bonnes
filles et ne veulent pas la mort du pécheur. Elles se
contentent, dit-on, de rendre stérile toute femme
qu'on frappe avec une lanière de leur peau. Encore
faut-il que cette femme soit de race peulhe. Sur les
autres, la magie est sans effet.
La sirène du Niger, c'est le lamentin, qui, dit-on,
a des seins de femme, une queue plate et ronde. Ainsi
fut transformée une jeune fille surprise dans le plus
simple appareil. Tout en courant pour se cacher dans
l'eau, elle voila ses reins du couvercle en paille tressée
de sa calebasse. Ce fut l'origine des sirènes.
La nuit descend sans que nous ayons aperçu la
moindre sirène. Leur apparition, cependant, nous sur-
prendrait à peine dans ce paysage féerique, sur ce clair
miroir d'eau où la lune se reflète. Une joyeuse émotion
nous serre le cœur. Demain, nous verrons Tombouctou.
Demain, le rêve sera réalisé. La vie est faite de décep-
tions, les bonheurs attendus, trop souvent ne sont plus
des bonheurs quand on les tient. Et voilà que, pour
nous jusqu'ici, il n'y a pas une ombre au tableau, pas
un fil noir dans la trame d'or...
Nous disons adieu au Niger que nous quitterons
dans la nuit pour prendre le candi de Kabara. Il
faisait partie du beau rêve, le Niger aux sables d'or
et, certes, ne nous a pas déçus. Mais nous le connais-
sions déjà; pendant bien des années il a passé dans
notre vie. Cette nuit, nous entrerons dans l'inconnu.
Vahiné Papaa.
(La fin prochainement.)
■M******^^'
La vie du droit.
Mérignhac et Lémonon : Le DROIT DES GENS ET LA GUERRE DE 1914-1918.
Préface de Léon Bourgeois, 2 vol., Paris, Sirey, 1921. — Le Fur:
Guerre juste et JUST-: PAIX; Préfice de Maurice Barrés, 1 vol., Paris.
Pedone, 19^0. — Esmein : ÉLÉMENTS DF DROIT CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS
ET COMPARA; 7® édition revue par Henri Nézard, 2 vol., Paris, Sirey, I92L
Les juristes du commencement du XX*^ siècle s'enor-
gueillissaient d'avoir accompli un effort important
pour humaniser la guerre et tfacer des limites aux
déploiements de la violence, en prohibant certains
moyens de combat estimés déloyaux ou cruels, en
protégeant les non combattants, les blessés et les pri-
sonniers, en sauvegardant le commerce neutre sur les
mers. Les conférences de Genève concernant la Croix-
Rouge, celle de Bruxelles et surtout les nombreuses
conventions, signées à La Haye par plus de quarante
Etats en 1899 et 1907, réglementaient la conduite des
hostilités ; l'Institut de Droit international avait éla-
boré deux manuels des lois de la guerre sur terre et
sur mer ; les gouvernements instruisaient leurs offi-
ciers dans cette branche spéciale du droit et donnaient
parfois au monde le spectacle d'un louable souci de
modération et d'humanité, dans des guerres meurtriè-
res, comme celle de 1904 entre la Russie et le Japon.
Ces progrès du droit sur la barbarie primitive, la
tourmente de 1914-1918 ne les a-t-elle pas ruinés ?
LA VIE DU DROIT 191
Peut-on croire encore à Tefficacité des conventions de
La Haye, alors que l'un des groupes de belligérants a
violé systématiquement, de propos délibéré, toutes les
lois de la guerre ? Celui des adversaires qui combat à
armes loyales contre un ennemi sans scrupules n'en-
courage-t-il pas ce dernier à commettre les pires excès
et ne se place-t-il pas dans une situation d'infériorité?
Quelles sanctions peuvent imposer aux gouverne-
ments le respect du droit des gens? Voici les questions
redoutables qui se présentent à l'esprit des lecteurs
du livre que MM. Mérignhac et Lémonon ont consa-
cré aux violations des lois de la guerre commises par
l'Allemagne et par ses alliés austro-hongrois, bulgares
ou turcs.
L'ouvrage est essentiellement un recueil de docu-
ments empruntés aux sources les plus sûres, c'est-à-
dire aux rapports des commissions d'enquêtes nom-
mées par les gouvernements anglais, belge, français,
russe et serbe, aux livres diplomatiques et aux
actes officiels publiés par les belligérants. Ainsi que
M. Léon Bourgeois l'écrit dans la préface : « Les
auteurs de cet ouvrage ont eu pour but de faire appa-
raître leur criminelle conduite (des Allemands) en
opposant, sur chacun des points qu'ils ont traités,
aux règles du droit qu'ils ont rappelées, l'horreur des
faits qui, pendant plus de quatre ans, ont été un cons-
tant et hypocrite outrage au monde civilisé.» Viola-
tion des neutralités belge et luxembourgeoise, usage
des armes interdites, du poison, des gaz asphyxiants
et des cultures microbiennes, emploi de la traîtrise
pour surprendre l'ennemi, actes hostiles contre les
formations de la Croix- Rouge, massacres de prisonniers,
déportations de femmes et d'enfants, pillages et dévas-
tations, raids d'avions sur les villes ouvertes, destruc-
192 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tions de navires neutres, torpillages de paquebots,
abus des immunités diplomatiques, etc., c'est tout le
cauchemar de la guerre qui se reflète dans les 1200
pages d'une documentation impartiale et précise '.
Une remarque frappe d'abord l'esprit, en parcou-
rant ce long acte d'accusation : c'est que les excès com-
mis par les Puissances centrales ne sont pas le résultat
accidentel de la passion des combats ou de la brutalité
indisciplinée des soldats, mais qu'ils ont été prémé-
dités, voulus et méthodiquement organisés : ils appa-
raissent comme la manifestation de la mentalité d'une
nation entière. A la formule brutale, que les masses
populaires se plaisent à répéter : Krieg ist Krieg, cor-
respond la théorie des juristes qui veut qu'il existe
pour l'Allemagne un droit supérieur, un droit de néces-
sité, lui permettant de se délier des obligations du droit
positif. A son tour, cette doctrine se rattache à l'idée
que la race allemande est prédestinée à exercer l'hé-
gémonie sur tous les peuples du monde, et c est des
doctrines philosophiques de Fichte, Kant, Schelling
ou du comte de Gobineau que les théoriciens du pan-
germanisme, les de Clausewitz, de Bernhardi, de
Treitschke, ont conclu que la force matérielle était le
fondement de tout droit. Guillaume II a déclaré que
pendant la guerre le droit international n'existait plus ^
Le général von Hartmann a écrit que toutes les lois
' Il est intéressant de rapprocher de l'ouvraRC de MM. Mérignhac et Lën-onon
le beau travail de M. Pillet sur La guerre actuelle et le droit des gens {Rev. gén. de
droit int. pub., 1916), celui du même auteur sur Les violences allemandes u l'en-
contre des non-combattants (Paris, Sircy, 1917), et celui de M. Batdevant, Les dépor-
tations du Nord de la France et de la Belgique (Paris. Sirey, 1917).
* L'ambassadeur Gérard cite ce mot prononcé par l'empereur allemand, au
cours d'un entretien qu'il eut avec lui : " Les sous-marins sont aujourd'hui une
arme reconnue dans tous les pays. Quant à la loi internationale, elle n'existe
plus. » (Mémoires, p. 276.)
LA VIE DU DROIT 193
sont vaines qui tendent à paralyser la liberté d'action
de l'autorité militaire, que tous les traités contraires
à cette liberté sont non avenus \ On ne saurait
donc s'étonner que le grand état-major ait adopté
comme armes le terrorisme et la déloyauté, ni que les
actes les plus cruels, tels que les massacres de prison-
niers, aient été régulièrement ordonnés par les autorités
supérieures ^.
Sans doute les guerres du passé, celle de Trente ans
notamment, ont donné au monde le spectacle d'excès
fâcheux ; mais ces excès n'étaient que des faits indi-
viduels, des épisodes isolés, dus à la brutalité des sol-
dats ou des chefs. C'est précisément pour empêcher
dans la mesure du possible de semblables défail-
lances, pour discipliner le flot trouble des instincts et
dès appétits, que les gouvernements eurent recours à
l'autorité du droit et imaginèrent d'adopter des lois de
la guerre qui seraient les mêmes pour tous les peuples
et que tous les peuples s'engageraient à respecter.
Aussi l'attitude du gouvernement allemand, procla-
mant que la satisfaction de ses intérêts primait le droit
et refusant de se tenir pour obligé par les traités qu'il
avait signés, présentait-elle une exceptionnelle gravité :
elle ébranlait les bases même de tout ordre interna-
tional.
Une telle injure faite à la nature morale de l'homme
devait provoquer un effort nouveau des juristes pour
assurer une sanction aux obligations internationales.
Dans une série d'articles publiés par la Deutsche Rundschau.
Rappelons ici le texte de l'ordre du jour tristement célèbre que le général
Stenger notifia aux troupes de la 18® brigade allemande : '< A partir d'aujourd'hui
il ne sera plus fait de prisonniers. Tous les prisonniers seront abattus. Les blessés,
armés ou non, seront abattus. Même les prisonniers en grandes formations seront
abattus. Il ne doit pas rester un ennemi vivant derrière nous. » {Op. cit., vol . I
p. 257.)
194 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
M. Mérignhac et Lémonon montrent que les deux ob-
jets essent els du traité de Versailles sont d'établir —
trop théoriquement sans doute — la responsabilité de
l'Allemagne à raison de ses fautes et d'organiser une au-
torité, supérieure à celle des gouvernements, qui de-
vienne la gardienne de la paix et l'arbitre impartiale du
droit dans les conflits entre les peuples. C'est dans la
Société des Nations qu'ils placent l'espoir d'un avenir
meilleur où l'appréciation du juste et de l'injuste ne se-
rait plus laissée à l'arbitraire d'Etats qui se proclament
égaux, indépendants et souverains. Nous saluons avec
eux le jeune organisme dont l'apparition marque une
date dans l'histoire du monde, en faisant cependant une
réserve sur l'efficacité de ses décisions. La Société
des Nations ne peut, dans l'état actuel de l'humanité,
devenir un super-Etat ni empiéter sur la souveraineté
de ses membres : elle s'en remet à ceux-ci du soin
d'exécuter ses décisions et aucune sanction matérielle
efficace ne peut contraindre à l'obéissance ceux qui
les voudraient méconnaître. Cela signifie, non pas
qu'elle est dépourvue d'autorité, mais que son auto-
rité est faite du libre acquiescement des Etats qui la
composent : en d'autres termes, que c'est une autorité
toute morale. Ne sourions pas à ces mots d'autorité
morale. En définitive, le consentement de la masse à
ce qui lui paraît juste et vrai n'est-il pas la base où
reposent le droit positif, la puissance publique du sou-
verain et tout l'appareil de contrainte sociale ? Le
criminel qui ne rencontre nulle part au monde une
indulgence complice n'est-il pas condamné aussi sévè-
rement que par la sentence d'un juge ? Si le fort appa-
reil des lois civiles et de l'organisation judiciaire masque
à nos yeux l'indestructible lien qui rattache le droit à
son support moral, celui-ci apparaît à nu dans le droit
LA VIE DU DROIT 195
des gens qu'aucune gendarmerie ne sanctionne et qui
perd sa vigueur sitôt le nœud détruit.
Ces considérations sur les rapports de la morale et
du droit nous amènent à parler d'un ouvrage, riche
en idées et en constructions personnelles, que M. Le
Fur consacre à la notion de guerre juste en droit inter-
national. L'intention de l'auteur est de répondre aux
critiques décourageants qui proclament la faillite du
droit des gens et d'offrir aux intelligences désorientées
par les violences de la guerre l'abri sûr d'une doctrine
ferme.
M. Le Fur part de cette idée, classique dans l'é-
cole française, que la guerre est le moyen suprême pour
un Etat de faire triompher son droit méconnu et qu'elle
constitue, par là même, une sanction regrettable mais
nécessaire du droit. Une guerre peut donc être juste
ou injuste suivant le but que poursuit son auteur.
La guerre légitime suppose comme première condi-
tion la nécessité : il faut que les moyens amiables
d'obtenir satisfaction soient demeurés sans effet. Elle
suppose comme seconde condition un juste titre, ce
qui signifie qu'elle doit être décidée par l'autorité
compétente. Elle suppose comme troisième et essen-
tielle condition une juste cause : soit l'état de légitime
défense, soit une injustice touchant aux intérêts vi-
taux de l'Etat et que l'offenseur se refuse à réparer.
En dehors de ces conditions, nécessaires et suffisantes,
la guerre est une simple application de la force, c'est
à-dire la négation du droit. Là où elles se trouvent
réunies, la guerre, même offensive, est légitime. En
appliquant ce critère aux événements de 1914, l'auteur
estime que le crime de l'Allemagne ne fut pas seule-
196 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ment de violer systématiquement les conventions de
La Haye, mais encore et surtout d'avoir entrepris une
guerre injuste, sans cause légitime, dans le seul but
d'asservir des nations plus faibles ou de les faire dis-
paraître. Tous les peuples le sentirent et c'est pourquoi
la lutte prit le caractère tragique d'un conflit entre
deux conceptions opposées de la vie humaine : ou le
culte de la force et de la matière, ou la reconnaissance
d'un ordre moral nécessaire ; ou la régression vers
I animalité, ou l'évolution vers un idéal spirituel.
La théorie de M. Le Fur tend donc à introduire
dans la définition de la guerre la notion de droit. Et
ceci le conduit à rejeter aussi bien les doctrines qui
proclament que toute guerre est criminelle, comme le
tolstoïsme, que celles, très répandues en Allemagne,
qui font de la guerre un état de fait, situé en dehors de
l'ordre juridique et suspendant l'application du droit.
Mais la démonstration comporte un point délicat sur
lequel les auteurs s'étaient jusqu'ici trop volontiers
contentés d'idées vagues ou de formules équivoques :
il faut trouver le critère juridique qui permette de
distinguer les justes causes de guerre des injustes.
II n'existe pas, en effet, de loi internationale, munie
de sanctions, qui précise dans quels cas un gouverne-
ment doit ou ne doit pas recourir aux armes. Les Etats
étant souverains et indépendants n'admettent pas
qu une autre volonté que la leur puisse apprécier le
bien-fondé de leurs droits, de telle sorte qu'un peuple
proclame toujours juste la guerre qu'il veut, dût-il
se mentir à lui-même. L'objection qu'on oppose habi-
tuellement à la théorie des justes causes de guerre,
c est qu'il n'existe pas de droit sans sanction, et que
les règles d'éthique qui ne sont pas formulées en
lois ni sanctionnées appartiennent au domaine de la
morale, non au domaine du droit.
LA VIE DU DROIT 197
C'est précisément contre l'aphorisme qu'il n'existe
pas de droit sans sanction que M. Le Fur dirige tout
l'effort de son raisonnement. Il le fait hardiment, en
vivifiant et en reconstruisant la théorie du droit naturel,
si décriée au XIX^ siècle, qu'il considère comme cons-
tituant la seule base possible du droit positif. Il faut,
dit-il, dégager d'abord l'idée de droit naturel des er-
reurs de l'école « du droit de la nature et des gens »
qui croyait à l'existence de règles immuables et précises,
embrassant tous les détails de la vie sociale, valables
pour tous les temps et pour tous les peuples et que la
seule puissance de la raison devait révéler à l'homme.
On ne doit pas la confondre davantage avec la con-
ception des « droits individuels » de l'homme, formulée
par la Révolution française et qui se rattache aux idées
de Rousseau sur l'existence d'un état de nature anté-
rieur à l'état social.
Le droit naturel est l'expression des lois naturelles
qui gouvernent la nature morale de l'homme ; lois
dont la réalité objective est aussi certaine que celle des
lois physiques qui gouvernent son corps, encore qu'il
soit plus facile de les méconnaître et de les transgresser.
Immuable dans ses principes, qui peuvent se condenser
en un petit nombre d'axiomes, il est infiniment divers
dans ses applications dont les formes varient avec les
races et les mœurs. Il est intimement uni à la morale
par sa nature, un peu différent par son domaine, et
c'est lui qui fournit à la science du droit les postulats
dont elle ne saurait se passer, non plus que les mathéma-
tiques. Dire que l'homme doit respecter la parole
donnée ou que foi est due aux traités est un axiome
de droit naturel. Le législateur peut le sanctionner dans
ses lois, tandis qu'il n'existe aucun super-Etat qui
puisse le sanctionner dans les rapports internationaux.
Est-ce une raison pour déclarer qu'il n'y a pas de droit
198 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
des gens et que Tobllgation de respecter un traité n'est
qu'une faculté morale, d'ordre subjectif , appartenant au
domaine de la conscience individuelle ? Non, répond
M. Le Fur, car cela équivaut à confondre deux choses
aussi différentes que le droit et la sanction du droit.
Vouloir faire dépendre l'obligation de la sanction,
alors que la sanction n'est qu'un corollaire facultatif
de l'obligation, c'est substituer l'arbitraire de la volonté
humaine aux lois éternelles qui régissent le monde,
c'est détacher le droit de sa base morale et proprement
le tuer \
* *
Les répercussions de la guerre n'intéressent pas
seulement le droit international : elles ont aussi modi-
fié considérablement le droit public interne des Etats
de l'Europe. Les traités de paix ont fait naître des Etats
nouveaux en ruinant la monarchie austro-hongroise,
ou modifié la structure d'Etats anciens et le juriste
doit se préoccuper d'étudier les nouvelles constitu-
tions du royaume serbe-croate-slovène ou de la répu-
blique tchécoslovaque, démonter les rouages poli-
tiques de l'Allemagne de Weimar, s'inquiéter des
tendances fédéralistes de l'Empire britannique, se
pencher sur le grand mouvement féministe qui triom-
phe en Belgique et dans le Royaume-Uni, aussi bien
que dans les Etats de l'Europe centrale. Les peuples,
même les moins touchés par l'universelle transforma-
tion, comme celui de France, se trouvent en présence
de projets de revision constitutionnelle ou de réorgani-
sation administrative, de lois politiques nouvelles et
* Gxnparez Montesquieu : " Les êtres particuliers intelligents peuvent «voir
des lois qu'ils ont faites : mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites... Avant qu'il y
eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien
de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c est
dire qu'avant qu'on eût tracé des cercles, tous les rayons n'étaient pas égaux. *
(Esprit Jet loit, liv. I. chap. I .)
LA VIE DU DROIT 199
de modifications apportées par la législation de guerre
à l'exercice des libertés individuelles.
Une refonte récente du traité de droit constitutionnel
du regretté M. Esmein permet à toutes les personnes
qui s'intéressent au droit public d'embrasser l'ensemble
des modifications apportées depuis 1914 au statut de
la vieille Europe et de la jeune Amérique. Elle est due
à la plume de M. Henri Nézard, disciple d'Esmein et
continuateur de son œuvre, qui a introduit avec beau-
coup de talent dans le cadre primitif de l'ouvrage les
développements nécessaires pour le mettre au courant du
droit actuel. Ainsi que son maître, M. Nézard applique
au droit constitutionnel la méthode historique et il
considère les doctrines et les lois politiques comme
l'expression du développement d'organismes vivants
qu'il faut étudier dans leurs origines et dans les étapes
de leur croissance : chaque système répond au génie
d'un peuple, à une phase donnée de son histoire.
Comme son maître encore, M. Nézard a une prédi-
lection marquée pour le gouvernement parlementaire
qu'il estime s'être révélé plus souple et plus libéral
pendant la crise de 1914-1918 que le système de la
séparation tranchée des pouvoirs, en faveur aux Etats-
Unis, ou que le gouvernement directorial tel que le
pratique la Suisse. Cette préférence ne l'empêche
d'ailleurs pas d'étudier toutes les formes politiques
des gouvernements modernes en historien impartial
et avec une grande richesse de documentation. Le
premier volume de son ouvrage est consacré aux prin-
cipes généraux et au droit comparé, le second plus
spécialement au droit français.
Antoine Rougier.
k
La
Révolution vaudoise de 1845
Récit publié et annoté par Aug. Reymond.
TROISIÈME PARTIE \
Ces résolutions souveraines prises, l'assemblée et le
chef du Gouvernement provisoire, avec les autres chefs,
se rendirent au Casino. Vous nous demanderez pour-
quoi nous ne sommes pas allés droit au Château, pren-
dre immédiatement possession du siège du Gouver-
nement ? C'est que j'étais le seul membre du Gouver-
nement provisoire présent sur Mont Benon ; M. Blan-
chenay (conseiller d'Etat) et M. Fischer n'étaient pas
là pour le moment ; les autres membres du Gouverne-
ment provisoire n'étaient pas à Lausanne, mais à leur
domicile, où l'on dut les faire chercher par estafettes.
D'ailleurs, on attendait encore des masses pour le len-
demain, et l'on prévoyait qu'il y aurait une assemblée
plus considérable, qui mettrait la dernière main à la
révolution. On voulait aussi laisser à l'ex-Conseil d'Etat
le soin de régler ses affaires pendant les vingt-quatre
heures qu'il avait décidé de rester encore provisoire-
ment en fonctions.
' Pour les deux premières parties, voir les livraisons de décembre 1921 et
janvier 1922.
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 201
Rentrant en ville à la tête de la colonne, ayant à ma
droite M. Leresche et à ma gauche M. l'avocat Eytel,
auxquels je donnais le bras, je pus voir l'immensité de
la colonne se déployer de Mont Benon dans la rue du
Chêne et la place de Saint-François, ainsi qu'une
partie de la rue de Bourg.
Le Conseil d'Etat ayant abdiqué vers midi, il pouvait
être environ deux ou trois heures lorsque nous quit-
tâmes Mont Benon.
Entrés au Casino, je pris pour le Gouvernement pro-
visoire et les autres citoyens qui avaient été en tête du
mouvement une chambre à part. M. J.-L.-B. Leresche
fut établi secrétaire du Gouvernement. Il y eut une foule
de mesures diverses à prendre sur-le-champ et à ré-
pondre de mille côtés à des citoyens qui venaient
donner des informations et recevoir des directions ; il
fallait surtout aviser au logement des citoyens du dehors
qui voulaient passer la nuit à Lausanne et de ceux, plus
nombreux encore, qui arrivaient à chaque instant. Les
colonnes de Vevey, d'Aigle, de la Côte, d'Yverdon,
etc., voulurent à toute force passer la nuit a Lausanne,
malgré les efforts que nous fîmes pour les engager à
passer la nuit dans les villes et les villages des environs
pour venir le lendemain à la grande assemblée qui de-
vait se tenir pendant la réunion du Grand Conseil.
J'eus donc à signer une masse considérable de bons
pour logement et nourriture des masses : pain, vin,
fromage, paille, couvertures, etc., ainsi qu'un grand
nombre d'autres ordres.
Pendant que tout cela se faisait, je m'occupais à
rédiger les résolutions de l'assemblée de Mont Benon
et la proclamation qui devait les accompagner. J'étais
interrompu à chaque instant ; j'avais beau m'enfermer
dans la chambre, il me fallait ouvrir à chaque instant
BIBL. UNIV. CV 14
202 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et tenir tête à toutes les tentatives d'invasion, répondre
à toutes les demandes, faire expédier et signer tous les
ordres nécessaires. Les résolutions ayant été rédigées
de tête dans mon improvisation verbale sur Mont
Benon, j'en vins facilement à bout, quoique je dusse
poser et reprendre la plume à chaque instant. Mais la
proclamation qu'il me fallait maintenant improviser
dans mon esprit avant de l'écrire présentait plus de
difficulté. Il fallait quelque chose de clair, de bref,
de simple, d'énergique, en même temps que de calme
et de modéré ; il fallait allier le tact à la fermeté,
entretenir l'esprit de la liberté en conservant celui de
l'ordre, faire appel à la sagesse des citoyens aussi bien
qu'à leur patriotisme ; il fallait faire comprendre la
position difficile des citoyens qui avaient accepté d'être
du Gouvernement provisoire, et cependant montrer la
confiance dont nous étions animés. En un mot, il
fallait allier la vie et l'entrain à un langage réservé.
Pendant que l'on causait dans la chambre et que l'on
m'interrompait souvent par des questions et des de-
mandes de signature, j'accouchais cependant de ma
proclamation dans une embrasure de fenêtre, où je me
tenais debout, faisant claquer mes doigts et pronon-
çant à demi-voix les phrases que je concevais et for-
mulais dans mon esprit. Cette rédaction mentale
achevée, je pris la plume et la rédaction écrite fut
jetée sur le papier en un clin d'œil. Tout cela se sent
beaucoup de la précipitation et du travail à bâtons
rompus, mais, venant de relire ces pièces, je suis forcé
d'avouer, sans me laisser arrêter par une hypocrite
modestie, que j'en suis content : il y a de la clarté, de
la simplicité, du nerf et du tact, le tout en peu de
mots. J'étais, il est vrai, monté à un certain diapason,
et je sentais le feu sacré circuler dans mes veines.
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 203
Soumises au Gouvernement provisoire lorsque la
majorité des membres fut arrivée dans la soirée, assez
tard, ces pièces furent adoptées sans changement. On
les fit imprimer pendant la nuit, avec assez de peine,
car tous les ouvriers étaient dans les lieux publics, à
célébrer le triomphe de la cause démocratique. Cepen-
dant, à force de soins, on en eut un certain nombre le
15 février au matin, pour les afficher et les distribuer
aux masses arrivées dans la nuit et à celles qui arrivaient
encore.
Ce premier travail terminé, il fallut songer aux
opérations fort nombreuses du lendemain 15 février.
Me couchant sur un canapé et me couvrant la tête de
mon chapeau pendant que les autres membres cau-
saient et avisaient d'autres affaires, je résumai dans
mon esprit tout ce qui était à faire et même beaucoup
plus qu'on n'eut le temps de faire ; puis, me relevant,
je notai cela par écrit, la plume courant d'une traite
plusieurs pages, qui se trouvèrent bientôt couvertes.
Mais, en rédigeant les notes basées sur les résolu-
tions prises dans la journée, ou plutôt la veille, car
nous étions déjà le 1 5 vers les deux ou trois heures du
matin, je m'aperçus qu'il restait encore à combiner,
préparer et rédiger des choses fort essentielles, savoir
les résolutions subséquentes que l'on proposerait à la
seconde assemblée populaire générale, qui devait
avoir lieu le 1 5 dans la matinée. On savait que, voulant
aussi faire acte de souveraineté, les masses arrivées
depuis l'assemblée de Mont Benon tenaient à ajouter
de nouvelles résolutions à celles du 14, qu'elles approu-
vaient et ratifieraient pleinement.
Pour ce nouveau travail, j'avais besoin d'un isole-
ment complet. Je me retirai donc chez moi, vers les
trois heures du matin. Je me mis au lit, mais bien en-
204 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tendu que ce n'était pas pour dormir. Rassemblant
quelques vœux manifestés et tirant du fond de ma
conscience démocratique ce que je pouvais présumer
être le vœu du peuple, je conçus et formulai dans mon
esprit les résolutions qui ont été adoptées par l'assem-
blée du 1 5 sous le titre de « second acte souverain ».
Ensuite, je sommeillai un peu ; puis, m'étant levé,
je mis à la hâte par écrit ce que j'avais rédigé au lit :
par ces secondes résolutions, le Grand Conseil était
expressément dissous (le 14, on se bornait à lui de-
mander de se dissoudre après avoir changé les instruc-
tions sur les Jésuites) ; on faisait aussi cesser l'espèce de
gouvernement provisoire que le Conseil d'Etat s'était
attribué, depuis son abdication, en mon absence et celle
de M. Blanchenay, dans une proclamation posthume
dont je parlerai tout à l'heure. Toutes les autorités
étaient déclarées provisoires et les fonctionnaires tenus
d'adhérer dans cinq jours au Gouvernement provi-
soire, à moins d'être considérés comme démission-
naires. Les restrictions apportées au suffrage universel
par la constitution étaient abolies, et le Gouvernement
chargé d'abréger les longueurs qui, à Lausanne, écar-
taient des élections la généralité des citoyens (les tra-
vailleurs) qui n'avaient pas tant de temps à perdre,
et livraient le suffrage dit universel à la merci d'une
aristocratie composée de riches et de fonctionnaires qui,
ayant leur existence assurée, pouvaient assister aux
élections pendant les deux ou trois semaines qu'elles
duraient quelquefois.
De retour au Casino, le 1 5 février au matin, je soumis
mon projet de second acte souverain au Gouvernement
provisoire. A l'exception de trois articles que je vais
vous indiquer, il fut adopté comme projet à soumettre
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 205
à l'assemblée populaire générale qui devait avoir lieu
dans la matinée.
Quant aux trois articles suivants, on vit des incon-
véniens à les présenter à l'assemblée ; on dit qu'elle
ne les verrait (au moins une grande partie du pays.
Aigle et Vevey) pas avec plaisir, et que ces articles
pourraient donner lieu à des discussions fâcheuses.
Si j'avais insisté, on m'aurait laissé passer mes articles,
mais je ne voulus pas aller contre l'opinion évidente de
la grande majorité du Gouvernement provisoire, et
comme des assemblées populaires sont moins réunies
pour discuter comme un Grand Conseil (elles n'en
auraient pas le temps) que pour adopter et sanctionner
ce qui est leur volonté arrêtée, délibérée, il faut bien
avoir soin de ne leur proposer que ce qu'on sait ou
présume positivement qu'elles désirent ou accepte-
ront ; il faut éviter de proposer ce qui pourrait amener
une division ou être repoussé. Quand même on m'a
fait passer pour dictateur, je n'ai pas hésité un instant
à subordonner mon opinion individuelle à la volonté
générale.
Mais voici ces trois articles, que je tiens à consigner
ici pour mémoire. Je les copie mot à mot sur le feuillet
original sur lequel je les ai primitivement rédigés, et
que j'ai détaché de ceux qui, étant adoptés, ont été
livrés à la copie et à l'impression ; c'est le feuillet que
j'ai remis dans ma poche lorsque le Gouvernement
provisoire eut témoigné ses craintes.
Voici donc ces articles qui, s'ils eussent été adoptés,
auraient fait suite aux trois qui constituent le second
acte souverain du 1 5 février 1 845 :
Art. 4. Les lois et les décrets qui ne règlent pas de
simples affaires courantes d'administration supérieure
206 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
OU de surveillance de l'administration seront soumis à
la sanction du peuple. » — (C'était pour introduire
dans la nouvelle constitution : c'est encore mieux que
le veto: c'est là la véritable démocratie ; c'est le seul
moyen d'avoir des lois en rapport avec les idées et
les besoins du peuple, son degré de culture, des lois
qui soient le point d'appui d'un progrès futur, des
lois que le peuple comprenne et qui soient observées.
Mais on m'a objecté que, les opinions étant fort par-
tagées sur ce point, parce que cette idée n'a pas encore
pris place dans l'opinion publique, il valait mieux
réserver cet article pour les discussions du Grand
Conseil appelé à réviser la constitution.)
« Art. 5. Il sera perçu un impôt extraordinaire sur
les créances. >^ — (C'était pour poser en principe que
la fortune mobilière doit contribuer aux charges pu-
bliques aussi bien que la terre et les maisons ; c'était
pour assurer au Gouvernement de fortes ressources
financières pour le cas où l'on aurait eu la guerre
civile en Suisse ou à défendre l'indépendance de la
Confédération contre l'Etranger ; c'était pour éviter
un grand embarras au futur Gouvernement. — On m'a
objecté que cette proposition alarmerait les uns et mé-
contenterait les autres, entr'autres plusieurs rentiers
riches et influens qui avaient pris une part active à la
révolution et qui se trouveraient à l'assemblée \)
« Art. 6. Le droit de vivre en travaillant sera conve-
nablement garanti, et les bourses publiques pourvoi-
ront équitablement aux besoins des nécessiteux sans
que l'assistance publique puisse être envisagée comme
une tache. » — (C'était encore un article à insérer
* Drucv semble donc avoir été le premier à proposer l'introduction de l'impôt
mobilier dans le canton de Vaud. On sait que son idée fut réalisée par la Constitu-
tion de 1861
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 207
dans la nouvelle constitution. Rien de plus juste que
cette disposition qui sanctifie le travail et accomplit
envers les pauvres le devoir que Dieu a imposé aux
riches, cette disposition qui efface la tache que l'orgueil
et l'égoïsme ont cherché à imprimer à l'indigence. Cet
article était dû aux masses pauvres, qui avaient pris
l'initiative du mouvement et qui s'étaient mises en
avant alors qu'il y avait un grand danger. — Mais on a
objecté que cet article causerait les plus vives appré-
hensions, qu'on y verrait le communisme ; que ce
serait mal compris et aliénerait à la révolution une
partie considérable et influente de l'assemblée. —
Voilà ce que c'est que les préventions, car la propQ-
sition ne renferme rien que de généralement admis au
fond des consciences. Hélas ! je vis que la révolution
commencée par les pauvres serait terminée par les
riches. Je me demandai intérieurement : Oh ! crèche
de Jésus-Christ, oh ! écurie de Bethléem, où es-tu ? —
Le rejet de cette proposition jeta dans mon âme une
tristesse que je dus dissimuler pour ne pas gâter nos
affaires ; elle ne disparut que lorsque je fus en face
de l'assemblée populaire, où j'oubliai tout pour me
livrer tout entier, corps et âme, à l'accomplissement
de ma mission.)
Pendant que nous tenions l'assemblée de Mont
Benon, le 14, et que nous gouvernions au Casino, le
Conseil d'Etat terminait son règne au Château par
un acte qui fit concevoir au Gouvernement provisoire
des doutes sur ses intentions quant à la durée des fonc-
tions provisoires qu'il s'était réservées pour vingt-
quatre heures à peu près en abdiquant. Après avoir
pris, le 13 au soir (et non le 14, comme l'imprimé le
porte, à moins qu'il n'ait été signé et expédié après
minuit, mais il n'est pas d'usage de dater ainsi) un
208 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
arrêté accompagné d'une proclamation pour mettre
des troupes sur pied ; après avoir rendu, le 14 février,
vers onze heures du matin, sur la demande du Président
du Grand Conseil et d'un certain nombre de membres
de ce corps, [un autre arrêté] pour convoquer le Grand
Conseil à l'extraordinaire pour le lendemain 15, à
onze heures du matin, afin de s'entourer de la repré-
sentation nationale ; enfm, après avoir rejeté mon projet
de proclamation populaire annonçant une révision des
instructions touchant les Jésuites, proclamation qui n'a
ainsi pas vu le jour, le Conseil d'Etat avait, en abdiquant
en masse vers midi, décidé qu il resterait en fonctions
jusqu'au lendemain 15 à onze heures du matin, où le
Grand Conseil devait se réunir ; cette décision avait
été prise par l'unanimité des membres, qui étaient tous
présents, et c'est a nsi que M. Blanchcnay et moi
l'avons entendu. Or, dans sa proclamation datée du
14 février 1845, rendue évidemment fort tard dans la
journée, si ce n'est dans la nuit du 14 au 15 février,
puisqu'elle n'a été affichée que le 15 au matin, bien
que fort courte, dans sa proclamation par laquelle il
annonce au Peuple Vaudois que, « venant d'éprouver
que les moyens qu'il a employés pour faire respecter
les décisions prises légalement par le Grand Conseil
sont insuffisans » il a convoqué le Grand Conseil pour
demain (le 15), il ajoute : et ses membres lui présentent
tous leur démission. Ce n'est pas tout à fait la même
chose que des démissions irrémissiblement données,
une abdication formelle, car cette formule suppose la
possibilité que le Grand Conseil n'accepte pas ces
démissions présentées, c'est-à-dire offertes et non pas
décidément données. Ce n'est pas tout. Le Conseil
d'Etat dit dans un paragraphe suivant : '< Le Conseil
d*Etat restera en fonctions jusquà ce quil ait été pourvu
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 209
Tegulièrement à son remplacement. » Cela signifie que si
le Grand Conseil n'acceptait pas les démissions pré-
sentées, ou que s'il ne pouvait pas se réunir le 1 5 février,
par l'effet de circonstances impérieuses, prévues ou
imprévues, le Conseil d'Etat demeurerait indéfini-
ment en fonctions. Le Conseil d'Etat (c'est-à-dire
les sept membres qui restaient) l'a-t-il réellement en-
tendu ainsi, ou bien s'est il mal expliqué dans sa
proclamation, certainement faite à la hâte ? Ceux qui
connaissent le terrain peuvent être autorisés à présumer
que, cette proclamation ayant été faite après l'assemblée
de Mont Benon, qui ne comptait que 6 à 7 hommes \
au moment où l'ex-Conseil ne savait probablement pas
qu'il arriverait encore des masses à Lausanne pour
tenir le 15 une assemblée encore plus imposante que
celle du 14, alors que Ton répandait le bruit de l'arrivée
des populations d'Orbe, de Grandson, d'Yverdon et
d'Echallens pour soutenir le Conseil d'Etat, il est
permis de présumer que le Conseil a voulu se réserver
les moyens de prolonger son existence provisoire, afin
de reconquérir la stabilité perdue si la tournure des
événemens le permettait.
Quoi qu'il en soit, cette rédaction équivoque a mo-
tivé le paragraphe suivant, que j'ai introduit dans
l'article 1®^ du second acte souverain, du 15 février
1 845 : « Le Conseil d'Etat ayant abdiqué, les réserves
quil a faites d'exercer provisoirement le pouvoir cessent
immédiatement d'être tolérées. ^' Cela signifiait tout
d'un temps que si le Gouvernement provisoire n'avait
pas pris possession du Château immédiatement après
l'assemblée de Mont Benon, le 14 février, c'est qu'il
avait toléré a côté de lui l'ex-Conseil d'Etat pour
certains actes d'administration, et que c'est au Gouver-
^ Druey a Lien écrit 6 à 7 hommes, il faut sans doute lire 6 à 7 mille hommes.
210 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
nement provisoire nommé par le peuple et non au
Conseil d'Etat qui avait abdiqué que l'autorité supé-
rieure avait appartenu du 14 février à deux heures
après-midi au 15 février à midi, où le Gouvernement
provisoire prit possession du Château, comme vous
allez voir. J'ai appris que le paragraphe du second acte
souverain transcrit tout à l'heure avait beaucoup blessé
l'ex-Conseil d'Etat, tout au moins son président,
M. Ruchet \ Le paragraphe n'est, en effet, ni tendre
ni poli, mais il était inévitable pour la régularité des
écritures, et la leçon était méritée.
Revenons aux actes du Gouvernement provisoire et
de l'assemblée du peuple.
Dans la matinée du 15 février 1845, les masses popu-
laires arrivées la nuit de différentes parties du pays,
entr'autres des districts d'Aigle, de Vevey, de ceux
de la Côte, d'Yverdon, de Grandson et d'Orbe, ainsi
que les citoyens qui affluaient encore à Lausanne, se
formèrent en colonne vers le Casino et l'Eglise de
Saint-François. Elles se rendirent en procession,
tambour en tête, par le Grand Pont, sur la place de la
Riponne, sous la nouvelle Grenette, et là se consti-
tuèrent en assemblée populaire générale sous la pré-
sidence de M. Delarageaz et la mienne comme Pré-
sident du Gouvernement provisoire. L'assemblée pou-
vait compter 14 à 15 mille hommes, le double de celle
de hier. C'était un grand spectacle.
M. Eytel donna lecture des résolutions adoptées la
veille, et elles furent sanctionnées à l'unanimité.
M. Delarageaz étant empêché de parler par une extinc-
tion de voix suite de ses fatigues et de ses nombreux
discours adressés en plein air et par le froid aux
* Doisot écrit à ce propos : « Forme aimable de Druey pour congédier ses col-
lègues, s'il leur eût pris l'inconcevable fantaisie Je continurr de siéger avec lui.»
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 211
masses, je pris la présidence, ayant d'ailleurs de nou-
velles propositions à faire comme chef du Gouverne-
ment provisoire. Certes, malgré les fatigues que
m'avaient causées mes discours prononcés le 12 et
le 13 février au Grand Conseil et mes veilles pendant
quelques nuits, je n'ai jamais eu une voix plus sonore,
plus ferme, plus puissante, même au tir fédéral de
Lausanne, que je présidai en 1836. Moi qui suis
toujours enroué en hiver et qui ne parle qu'avec peine
au froid, je trouvai dans la situation et l'esprit qui
m'animait des forces extraordinaires, miraculeuses. Je
présidai donc avec beaucoup de calme, d'à plomb,
d'aisance, j'ajouterai d'autorité, l'assemblée de la
Riponne. Après lui avoir lu les propositions nouvelles
du Gouvernement provisoire (conçues et rédigées par
moi), je les expliquai à l'assemblée, je les soumis à sa
votation après avoir demandé sur chaque article si
quelqu'un désirait la parole. Je fis chaque fois la
contr 'épreuve : tout fut adopté à l'unanimité par un
admirable entrain : c'est que nos propositions avaient
été puisées dans le sein même de la conscience popu-
laire, qui s'était révélée à nos esprits. Je vous l'ai déjà
dit : cette révélation n'était pas un miracle, puisque
cette conscience populaire était la manifestation et le
développement des idées démocratiques qui sont la
base de la vie politique du canton de Vaud depuis la
révolution de 1798 (qui a donné lieu à bien d'autres
ébranlemens que la nôtre du 1 4 au 1 5 février 1 845), idées
dont la semence a été renouvelée et ravivée par les
principes de souveraineté du peuple que les chefs du
mouvement et moi avons propagés depuis nombre
d'années.
Les délibérations terminées, j'annonçai à l'assemblée
que le Gouvernement provisoire allait s'installer au
212 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Château, et qu'après l'y avoir accompagné, elle était
priée de se rendre sur Mont Benon, où la victoire du
peuple serait annoncée par lOl [coups] de canon, et
où le Gouvernement provisoire ne tarderait pas à la
rejoindre pour lui faire connaître ses premières déli-
bérations.
Nous nous mîmes en marche. Arrivés près du Châ-
teau, et après avoir fait défiler la colonne en bas la
Cité pour la diriger sur Mont Benon, nous rencon-
trâmes une délégation d'un certain nombre de membres
du Grand Conseil qui s'étaient réunis à onze heures
sous la présidence de M. Frossard, quoique la grosse
cloche de convocation n'eût pas sonné. C'est ici le
lieu de dire que, voyant l'irritation des masses contre
la majorité du Grand Conseil qui avait foulé aux pieds
les pétitions des 32 000 citoyens qui demandaient
l'expulsion générale des Jésuites, le Gouvernement
provisoire, craignant que le Grand Conseil ou au moins
quelques-uns de ses membres de la majorité ne cou-
russent des dangers s'il se réunissait, avait fait défendre
au marguiller de la Cathédrale de sonner la grosse
cloche de convocation. (Cela était si vrai que les
quarante membres environ qui s'étaient réunis dans
la salle du Grand Conseil furent bientôt entourés
d'une foule considérable de citoyens et de soldats
armés, qui remplirent bientôt les tribunes et la plupart
des bancs du Grand Conseil et avaient une attitude
menaçante. Heureusement que les membres présens
appartenaient pour la plupart à la minorité anti-
jésuitique et que ceux de la majorité n étaient pas
compromis par des paroles amères contre les péti-
tionnaires.) La délégation demanda verbalement au
Gouvernement provisoire de lever sa défense, afin que
le Grand Conseil pût s'assembler et délibérer. Je ré-
pondis verbalement à la députation que le Gouverne-
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 213
ment provisoire donnerait immédiatement une réponse
par écrit à cette demande après en avoir délibéré.
Le Gouvernement provisoire s'étant présenté à la
porte du Château, la trouva ouverte, et l'huissier
Rochat, qui l'attendait, me remit la clef de la salle du
Conseil d'Etat, où nous allâmes immédiatement pren-
dre séance.
La première opération fut la réponse à la délégation
des membres du Grand Conseil qui s'étaient provi-
soirement réunis dans la salle des séances de 1 assem-
blée. La réponse du Gouvernement provisoire fut que
« l'Assemblée populaire générale du Canton de Vaud,
réunie sur la place de la Riponne, venant de dissoudre
le Grand Conseil, nous ne pouvons adhérer à leur
demande. >^
Ensuite nous convoquâmes les assemblées électo-
rales de cercle au jour le plus rapproché possible
pour procéder à l'élection d'un nouveau Grand
Conseil \ Nous prîmes d'autres mesures d'urgence.
Pendant que mes collègues pourvoyaient à divers
détails d'administration, je pris la plume et improvi-
sai d'un trait la seconde proclamation, celle qui accom-
pagna le second acte souverain. Bonne en elle-même,
elle n'a cependant pas la supériorité de la première :
c'est qu'on ne doit pas se répéter.
Cette proclamation, qui indiquait ce que le Gouver-
nement provisoire avait fait et renfermait diverses
explications, ayant été adoptée, nous descendîmes en
corps avec les huissiers sur Mont Benon, où l'assemblée
nous suivit. Nous étant formés en cercle sur la place,
^ Les élections eurent lieu le 25 février, et le nouveau Grand Conseil se réunit
le 3 mars. Delarageaz fut nommé président par 142 voix sur 174 votants, mais son
élection au Conseil d'Etat obligea de le remplacer en cette qualité. Ce fut Schopfer,
négociant à Morges, qui fut nommé à sa place. Sur seize députés à élire, Lausanne
nomma quatre conservateurs : Muret, Pidou et Carrard, juges d'appel, et Ruchet
ancien Conseiller d'Etat.
214 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
les pieds dans la neige, je lus cette proclamation avec
cette voix et cet accent qui avaient déjà électrisé le
peuple la matinée et la veille.
Ayant fini nos opérations, nous rentrâmes en ville,
nous nous rendîmes au Casino, où nous licenciâmes
l'assemblée après avoir complété le Gouvernement
provisoire, par suite de non acceptation et de motif
de parenté entre deux membres ^
C'est ainsi que se termina le mouvement révolution-
naire du 14 et du 15 février.
Vous voyez que les quelques explications que je me
proposais de vous donner m'ont entraîné à une relation
assez étendue des événemens. Cette relation ne peut
pas être complète, parce que je me suis borné à ce que
j'ai vu et appris, essentiellement à ce que j'ai fait.
C'est donc plutôt une relation de la part que j'ai
prise aux événemens de février et de l'esprit qui m'a
animé. Aussi, quand je parle de ce que j'ai fait, je
n'entends nullement nier ou amoindrir l'action des
autres, étant bien loin de prétendre que j'aie tout fait,
bien que j'aie joué le rôle principal dans cette révo-
lution : ce qui le prouve, ce sont les calomnies et la
haine dont j'ai été l'objet, les propos incroyables que
l'on a tenus sur mon compte. Ma relation, donc, bien
qu'exacte en ce que je sais, a besoin d'être jointe à
d'autres, pour être complète.
Etant bientôt parti pour la Diète et ayant été cons-
tamment malade depuis mon retour, je n'ai pu assister
au Gouvernement provisoire que les 14 et 15, 16, 17
et 18 février ; au Conseil d'Etat nouveau et à la com-
mission nommée par le Grand Conseil pour préparer
' L'Assemblée populaire avait élu membres du Gouvernement Provisoire
Druey, Blanchenay et J. Muret, anciens G>nseilleri d'Etat ; Henri Fischer,
Jean Schopfer, Mercier, Ch. Veiilon, Jacques Viret et Bourgeois. Muiet et Schopfer,
n'ayant pat accepté leur élection, furent remplacés par Fr. Briatteet Jules Vulliet.
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 215
un projet de constitution revisée (la Commission cons-
tituante) que le 26, le 27 et le 28 mars. A l'heure qu'il
est, 5 mai 1845, je ne puis pas encore siéger au Conseil
d'Etat et au Grand Conseil, quoique je sois en conva-
lescence ; mais le refroidissement de la température
a agi d'une manière fâcheuse sur ma santé en faisant
revivre mes douleurs. Cependant l'échauffement et la
fièvre ont disparu : c'est le grand point, mais j'ai
encore besoin de ménagemens pendant quelques jours.
En revanche, j'ai été d'autant plus actif pendant la
Diète, c'est-à-dire la première partie de la session
extraordinaire (février et mars), ma maladie m'ayant
empêché d'assister à la seconde partie. Je puis dire,
sans faire tort à qui que ce soit, que j'ai été l'âme du
parti libéral ou radical, et de la commission de la
Diète, que je leur ai donné l'impulsion ainsi qu'à
M. Neuhaus, et que j'ai particulièrement fixé l'atten-
tion de l'assemblée, du public et de la diplomatie.
Ah ! si mes propositions sur les Jésuites eussent été
adoptées, la Suisse n'aurait pas eu à déplorer les
funestes événemens de Lucerne ^ 1
Henri Druey.
(La fin prochainement.)
^ « Un complot fut forme pour renverser le Gouvernement. Le 8 décembre 1844,
à 5 heures du matin, le signal du soulèvement fut donné à Lucerne. Une quaran-
taine d'insurgés se réunirent sur une place ; ils tirèrent sur une patrouille et, ne se
voyant pas appuyés, ils se dispersèrent ; quelques hommes furent tués ou blessés.
Le même jour, une troupe d'insurgés lucernois et de volontaires d'autres cantons,
essentiellement d'Argovie, s'établit près du pont de l'Emme, à trois quarts de lieue
de la ville. Elle fit feu sur un corps de milices qui arrivait d'après les ordres du
Gouvernement ; il y eut plusieurs tués et blessés. Mais les attaquants, craignant
de se voir coupés par d'autres troupes du Gouvernement, prirent la fuite et ren-
trèrent sur le territoire argovien- Cette échauffourée ne fit que montrer l'impéritie
et le peu de consistance de ceux qui avaient organisé cette malheureuse levée de
boucliers- Le Gouvernement triompha et déploya de grandes forces pour achever
de comprimer le mouvement et pour en punir les auteurs. » {Mémoires inédits du
Chancelier Boisot.)
-^-^--X-^H^«-^*-^Hi'-5.^*^^^^*-^^-X-^#^
Mouvements réformistes en Chine.
Le réveil d'un grand peuple est toujours émouvant
et intéressant ; ne suit-on pas avec une curiosité pas-
sionnée celui du Japon contemporain ; la Chine, en-
dormie depuis des siècles, sort de sa léthargie, émue
sans doute par le spectacle que lui offre son remuant
voisin ; elle veut rattraper le temps perdu.
Ce changement, qui est une vraie révolution pour
les vieux Chinois qui se cramponnent à leurs tradi-
tions, est préconisé et conduit essentiellement par les
étudiants ; on comprend facilement la chose puisque
ces jeunes gens mis en contact avec les méthodes occi-
dentales dans nos universités en ont compris tous les
avantages et la supériorité, mais ce qui fait l'originalité
de ces efforts, c'est que les étudiants ne se bornent pas
à réclamer des réformes dans le domaine intellectuel,
ils étendent leurs revendications à toutes les manifes-
tations de la vie et avec la fougue qui distingue la jeu-
nesse, ils voudraient améliorer non pas seulement une
branche de l'activité nationale, mais toute cette acti-
vité.
C'est ce que nous fait entendre M. Koo, secrétaire
général des Unions chrétiennes de jeunes gens en
Chine ; au cours d'une tournée qu'il a entreprise en
Occident il a exposé les vues de ses compatriotes et
MOUVEMENTS RÉFORMISTES EN CHINE 217
plus particulièrement les dés.rs de la jeunesse stu-
dieuse et cultivée.
M. Koo date cette évolution de Tannée 1919, époque
à laquelle, grâce à des étudiants patriotes, trois mi-
nistres avaient été éloignés du gouvernement sous l'in-
culpation de trahison ; ce serait, à partir de ce moment,
pense-t-il, que la corporation des universitaires aurait
pris conscience de sa force et de l'influence qu'elle
pouvait jouer sur les destinées du pays ; pour notre
part nous croyons qu'il faut remonter plus haut et que
c'est bien la grande révolution de 1912 qui a ouvert
les yeux ; peut-être irions-nous même jusqu'au jour
où, Morisson, le premier missionnaire européen, a
pénétré dans l'Empire du Milieu.
Quoi qu'il en soit, l'insuffisance des institutions et
des méthodes se fait sentir actuellement et d'abord
dans le domaine de l'instruction publique ; aussi est-ce
par là que nos jeunes réformateurs voudraient com-
mencer ; hâtons-nous d'ajouter qu'ils ne sauraient
mieux faire.
L'importance d'une instruction générale avait été
sentie déjà par Confucius; ce grand homme d'Etat, qui
vivait 550 avant notre ère. s'était voué tout spéciale-
ment à l'éducation des peuples et des gouvernants ;
sa philosophie, concentrée dans un de ses ouvrages les
plus importants, le Ta-hioy ou « la Grande étude » nous
renseigne suffisamment à cet égard.
II est évident que pour ce qui concerne l'instruction
aucun peuple de l'antiquité ne saurait rivaliser avec
les Chinois ; ils sont aujourd'hui devancés par nos
systèmes, mais la comparaison qu'ils ne sauraient sup-
porter maintenant, leur eût été favorable il y a quelques
siècles, car ils jouissaient alors, et cela depuis des mil-
BIBL. UNIV CV 15
218 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
llers d'années, d'institutions scolaires que notre Occi-
dent aurait pu leur envier ; les enfants commençaient
à étudier sous un maître dès l'âge de six ans; c'était
encore la règle il y a peu d'années, mais comme l'instruc-
tion n'était pas obligatoire et qu'il n'y avait pas d'écoles
du gouvernement, les parents devaient choisir les édu-
cateurs de leurs enfants ; ils ne manquaient certes pas
dans un pays où la lecture est aussi répandue et où,
tout au plus, un dixième de ceux qui font des études
peuvent obtenir une place dans le service de l'Etat.
Un examen n'était pas nécessaire pour embrasser la
vocation d'instituteur ; il suffisait de trouver des pa-
rents qui voulussent bien vous confier l'éducation de
leurs garçons (les filles, en général, étaient déclarées
inaptes) ; on donnait, sans doute, la préférence à un
gradé si les circonstances le permettaient, car les
prétentions étaient en rapport avec la valeur des cer-
tificats.
Dès lors le système scolaire a été complètement
renouvelé; des programmes d'études, tout à fait in-
connus jusqu'ici, ont été introduits avec des moyens
pédagogiques modernes ; le gouvernement a ses écoles,
la mission les siennes et garçons et filles peuvent y
entrer ; toutes les branches scientifiques enseignées en
Europe y sont représentées, la chimie, la physique,
les mathématiques et les langues ; des milliers de jeunes
gens viennent s'initier aux mystères de la science euro-
péenne dans nos universités et y subissent les épreuves
du doctorat.
Et ce qu'ils ont rapporté de leur séjour à l'étranger,
ces jeunes étudiants, c'est une somme de postulats
absolument conformes aux idées modernes mais non
moins subversifs auprès de leurs compatriotes : l'école
MOUVEMENTS REFORMISTES EN CHINE 219
obligatoire avec son enseignement complet, et non plus
seulement une acrobatie plus ou moins réussie autour
de vieux textes littéraires ; à la place des anciens clas-
siques une science technique et pratique comme celle
de l'Occident ; l'accès des classes aussi bien aux jeunes
filles qu'aux garçons et l'éducation basée sur des prin-
cipes démocratiques. Ils demandent que la vieille mé-
thode des châtiments corporels soit abolie, qu'une
organisation s'établisse parmi les étudiants pour contre-
balancer la supériorité des maîtres ; ils ne craignent
pas de revendiquer le droit à la grève.
C'est donc assez loin qu'ils poussent leurs reven-
dications et on comprend qu'ils ne soient pas toujours
approuvés par la vieille Chine. D'après cette jeunesse
studieuse d'aujourd'hui le mouvement réformateur ne
doit pas se borner exclusivement au domaine intel-
lectuel ; elle saisit l'importance de certaines institu-
tions et leur étroite corrélation avec les manifestations
de l'intelligence et son travail.
Ainsi ces modernistes se font une idée toute nouvelle
de la famille ; passée de mode l'antique conception
qui donnait au père une autorité sans limites sur les
siens ; ce n'est pas qu'ils désirent renverser les rôles,
mais le père pour eux ne peut plus être le tyran qui a
le droit de vie et de mort sur ses enfants sans que la loi
ou l'opinion publique puissent s'en émouvoir ; ils
demandent qu'on en vienne à donner au chef de fa-
mille la place qui lui revient et qui doit être celle d'un
conseiller et d'un ami ; de plus ils veulent la mono-
gamie qui crée « la petite famille » ou le cercle étroit
où tous les membres se sentent à l'aise, ayant les mêmes
droits et les mêmes devoirs ; ils demandent la sépara-
tion de la famille ainsi fondée de la grande tribu for-
220 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mée par la parenté, en d'autres termes une vie fami-
liale bien délimitée ; ils ne conçoivent plus le mariage
conclu sous la pression d'intérêts ou de convenances
plus ou moins louables, encore moins celui qui inter-
vient entre enfants fiancés dès leur prime jeunesse.
On comprend que cet idéal, qui n'a rien de subversif
pour nous, ait paru à beaucoup de Chmois absolument
révolutionnaire et qu'il ait apporté le trouble dans
beaucoup d'esprits ; des pères ont déjà retiré leurs fils
des écoles, plusieurs les ont déshérités ; mais ce n'est
pas ce qui empêchera le mouvement de marcher, il
répond trop aux besoins du cœur humain.
Un autre idéal qui se rattache au mouvement intel-
lectuel dont nous parlons, c'est l'émancipation de la
femme ; le féminisme en Chme ! Mais c'est aux yeux
des célestes une monstruosité ; la femme n'a-t-elle pas
toujours été l'être inférieur enu à l'écart de tous les
progrès ? Nos jeunes étudiants veulent lui rendre la
place à laquelle elle a droit à côté de l'homme ; ils sont
allés en Amérique et y ont vu, sous ce rapport, des
coutumes diamétralement opposées à celles de leurs
concitoyens ; ils ont vu que l'Américain est respec-
tueux de la femme, souvent même chevaleresque.
« Ne sommes-nous pas aussi bien doués que les
autres peuples? écrivait un Céleste, ce qui nous manque
c'est l'épouse et c'est la mère formées à l'école du
christianisme. »
Ces jeunes ont bien vite compris qu'il y avait là une
cause d'infériorité pour le développement intellec-
tuel aussi bien que social de leur pays ; la jeune fille,
disent-ils, ne doit pas être formée seulement pour
les soins du ménage, elle doit avoir une vocation qui
lui permette de gagner sa vie et de mener, si les cir-
constances l'y obligent, une vie indépendante.
MOUVEMENTS REFORMISTES EN CHINE 221
Tous, il est vrai, ne vont pas également loin ; tandis
que les modérés admettent encore certaines règles et
convenances dans les rapports des deux sexes, les extré-
mistes ne sont pas loin de prôner une liberté qui res-
semble d'assez près à la licence.
Dans les questions sociales, ces étudiants nouveau
genre se tiennent du côté du progrès demandant que
les méthodes de travail soient rendues semblables à
celles de l'Occident; les fabriques sortent du sol comme
les champignons, il faut leur donner l'outillage le plus
moderne ; on exploite les richesses du sol : que ce soit
avec les moyens que procure la technique actuelle.
Ils ont importé en Chine la lutte des classes et se
rangent parmi les adversaires du capital du côté des
ouvriers, sans avoir du reste, d'autres arguments à
faire valoir que ceux de nos socialistes occidentaux.
Ils poussent à la création d'écoles professionnelles
libres ; ils introduisent des cours dans les ateliers avec
leçons d'hygiène et d'économie domestique ; à quand
les écoles ménagères, de couture, pour jeunes filles?
En outre ces réformateurs, embrassant tout le do-
maine social, cherchent à favoriser l'industrie en
boycottant les produits étrangers, tout spécialement
ceux du Japon ; c'est ainsi qu'ils sont parvenus à per-
suader aux dames chinoises qu'elles faisaient œuvre
patriotique en échangeant le gracieux parasol de soie
du Japon contre le lourd parapluie des ancêtres.
Empêcher l'emprise des petits Nippons c'est là leur
but ; ils dressent des listes des articles qu'il ne faut
pas acheter parce qu'ils ne portent pas la bonne mar-
que et en peu de jours le moindre coolie est mis au
courant.
Il est à regretter que sur le terrain militaire l'accord
ne soit pas aussi unanime ; nombreux sont, parmi la
222 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
jeunesse universitaire, les pacifistes incorrigibles à côté
de ceux qui réclament le service obligatoire; tous
cependant admettent la réduction possible des dé-
penses militaires qui engloutissent actuellement les
quatre cinquièmes des recettes totales de l'Etat.
Quant à la religion, les divergences sont plus grandes
encore ; on peut dire que les tendances se rencontrent
à l'infini ; la plupart des étudiants sont franchement
athées ; leurs croyances ou plutôt leur manque de
croyances fait partie du bagage qu'ils ont rapporté de
leur séjour en Europe ou en Amérique ; ils sont les
esprits forts, ceux qui se réclament de Voltaire et des
grands incrédules de l'Occident ; d'autres voudraient
rétablir l'ancienne religion dans toute son intégrité,
surtout le confucianisme. En 1912 on avait proposé
de faire du confucianisme la religion d'Etat, mais il
y avait eu opposition et dès lors il s'était formé un
nouveau confucianisme loin encore des religions occi-
dentales, mais qui en empruntait cependant certains
éléments ; nos jeunes étudiants chinois se rattachent
aussi à cette conception. D'autres veulent une morale
indépendante ou bien considèrent la religion comme
un problème philosophique sans aucune portée spi-
rituelle. Enfin on trouve de petits groupes de chrétiens,
en tout 25 000 membres dont 5000 femmes ; ne serait-
ce pas sur ces quelques mille que repose l'avenir de
la Chine?
Ce mouvement présente aussi ses dangers en ce
qu'il est trop peu réfléchi ; ces jeunes gens dans 1 en-
thousiasme de leur âge et avec ses illusions ne se sont
pas donné la peine d'examiner ce qu'il y a de bon dans
le passé et de mauvais dans les importations étrangères ;
ils n'ont pas choisi avec assez de soin. Ils n ont pas
pris garde, par exemple, à toute une littérature dont
MOUVEMENTS RÉFORMISTES EN CHINE 223
Tinfluence ne peut être que pernicieuse, ni à toute
une série d'influences délétères.
Ce qu'ils ont vu, et avec raison, c'est que la Chine
passe par une redoutable crise ; mais ont-ils bien con-
science de leurs responsabilités? Car ce qu'ils décide-
ront, ce qu'ils feront, tout le peuple l'acceptera, puisque
le Céleste est habitué à attendre d'en haut son mot
d'ordre et à se laisser conduire.
Souhaitons que ce mouvement si intéressant abou-
tisse à une vraie réforme qui serait profitable non
seulement à la grande république, mais à l'humanité
tout entière.
E. Krieg, pasteur.
Lettre de Paris.
Molière et la vie. — La démission de M Aristide Briand. — Noble dédain ou
impuissance?... Impuissance - Gouverner, de nos jours, c'est déplaire —
Le mon .e est malade : i> lui faut de sévères médecins.
15 janvier 1921.
Peut-être conviendrait-ll ici de parler de Molière, le jour
même où l'Etat français salue solennellement sa mémoire ;
mais ce n'est point commettre la faute d'impiété que de célé-
brer sa gloire en regardant les choses actuelles de la vie, puisque
le mérite du grand comique fut d'avoir bien vu ces choses
quand elles vivaient autour de lui. L'œuvre de Molière est
pleine d'allusions à ses conterrporains. à leurs travers, à leurs
passions, à leurs erreurs. Ces allusions sont devenues, avec le
temps, des ironies morales et ont pris, en plus de leur sens
psychologique, un sens philosophique. C'est que l'observa-
teur avait du génie et que nous retrouvons en notre siècle
les circonstances, les apparences, les grimaces, les ridicules
qui inspiraient sa verve railleuse. Ses pièces étaient « à clef » ;
cette clé ouvre encore toutes nos portes, nos portes à fronton
comme nos portes secrètes.
*
* *
M. Aristide Briand, président du conseil des ministres
français, a quitté brusquement Cannes, où il délibérait avec
de hauts politiques étrangers, pour jeter sa démission au visage
des députés français. J'étais là. Dans la minute même, quelques-
uns applaudirent ce geste, qui leur sen blait dédaigneux et quasi
noble. D'autres ont reconnu tout de suite que ce geste expri-
mait l'impuissance d'un homrre habitué aux vulgaires débats
électoraux et que le hasard des scrutins et l'intrigue avaient
I^ETTRE DE PARIS 225
placé en face d'adversaires plus adroits et mieux renseignés,
avaient appelé à résoudre des problèmes dont il ne connaissait
qu'insuffisamment les données. Peu à peu, ce second jugement
laisse mieux voir qu'il était sagace.
M. Briand est un virtuose de l'art oratoire; mais il n'est
que cela. Tous ses autres dons, s'il en a, sont paralysés par
une sorte de paresse d'esprit. M. Briand n'a pas le culte de
la raison ; il ne se propose que d'avoir raison de ses contra-
dicteurs et seulement dans l'instant qu'il discute avec eux.
Pour lui, toute , controverse se termine par un vote. Il est
« parlementaire », comme d'autres sont joueurs. C'est sa pas-
sion, même son vice. Dominer, gouverner, c'est à son gré,
subjuguer provisoirement une assemblée. Il n'aperçoit pas la
nation derrière et au-dessus des représentants de la nation.
Et il emploie naturellement les moyens propres à obtenir ces
succès éphémères. Il parle, il parle, il parle, avec audace, avec
effronterie, avec cynisme. Feindre, tromper, dissimuler, est
son habileté suprême. Il est aidé dans ce jeu par sa voix qui
est grave, grasse, tantôt sonore, tantôt profonde. Son éloquence,
c'est de la musique, ni savante, ni délicate, mais facile et cou-
lante. Il a sur la sensibilité de ses auditeurs l'influence qu'ont
les chanteurs de romances sentimentales sur les nerfs des
filles et des femmes nerveuses. Il endort, il berce, il illusionne.
Et quand, le concert achevé, les applaudissements le saluent
et le remercient, il s'en va content, sûr d'avoir agi en homme
d'Etat.
Hélas ! gouverner, ce n'est pas cela ; ce ne fut jamais cela,
et aujourd'hui surtout ce ne peut-être cela. Gouverner, à
présent, c'est d'abord déplaire, c'est contraindre, c'est incom-
moder. Gouverner, en une période de paix qui succède à une
période de guerre, c'est imposer aux peuples une discipline
sévère et d'autant plus pénible à supporter que les peuples
justement avaient aspiré à la victoire comme à une délivrance,
s'étaient promis de mieux goûter les agréments et les plai-
sirs après les angoisses et les tristesses qu'ils éprouvèrent
durant que se livraient les batailles. Gouverner, c'est obliger
226 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ceux qu'on gouverne à consentir encore des sacrifices. Et
surtout gouverner, c'est se sacrifier soi-même.
Nul « métier » n'est présentement moins enviable que celui
de chef. Et si l'on voit néanmoins tant de mains se tendre vers
le sceptre, c'est que bien peu de prétendants ont une juste
notion des charges et des devoirs qu'ils rêvent d'assurrer.
L'erreur des humbles, les grands la partagent. D'avoir souf-
fert, les uns et les autres ont été portés à croire qu'il n'y avait
plus qu'à jouir. Cette aberration se révèlent chez les vaincus,
on ne saurait s'étonner qu'elle se manifeste chez les vain-
queurs. La guerre fut une maladie ; les belligérants sont
désormais en convalescence ; mais à combien de soins ne
doivent-ils pas s'astreindre pour recouvrer tout à fait la santé ?
Eh ! non. Comme le malade qui vient d'échapper à la mort,
ils ont hâte de profiter de cette vie dont ils apprécièrent
tout le prix alors qu'elle semblait les abandonner. Il faut
auprès de ces convalescents des médecins rigoureux. Nous
n'avons guère eu jusqu'ici que des médecins complaisants.
M. Briand s'en est allé. Pourtant sa thérapeutique a encore
des adeptes, en France comme en d'autres pays. Le temps est
un grand maître, sans doute, et la nature peut réparer une fois
de plus les erreurs des hommes. Tout de même, ceux qui
pâtissent de ces erreurs, — et c'est nous tous, — voudraient
bien que les gouvernants devinssent plus sages et pratiquassent
enfin la vertu d'abnégation. Le remède à nos maux est seule-
ment dans l'autorité de ceux qui se flattent de pouvoir nous
en guérir. Nous avons besoin de médecins non seulement
perspicaces, mais stoïques.
Jean Lefranc.
CHRONIQUE AMERICAINE 227
Chronique américaine
La Conférence de Washington et l'Association des Nations. — Un programme
électoral difficile à réaliser. — La question des économies. — Crise dans l'in-
struction primaire. — Pourquoi le nombre des crimes augmente. — Un exode
moderne : le départ des Mennonites du Canada.
Nous ne saurions nous dispenser de commencer cette
chronique par quelques remarques sur la fameuse Conférence
de Washington. Et cependant tant de flots d'encre ont été
déversés sur ce sujet, que nous nous bornerons à enregistrer
l'état d'esprit qui se constate ici. L'impression générale, cela
se conçoit, est celle d'une grande désillusion — pour ne pas
dire « désappointement ». Ce sentiment n'est pas seulement
limité à l'entourage du président Harding et au clan des
pacifistes, disciples de William Bryan ; il se retrouve chez une
foule de braves gens, qui s'étaient assez naïvement ima-
giné que ladite Conférence allait décréter une paix éternelle
ou quelque chose dans ce genre. Il est indéniable que l'agita-
tion en faveur de la limitation des armements, aux Etats-Unis,
est surtout l'œuvre des Allemands et de leurs amis. Cette
campagne a débuté, il y a bien des mois, avec la patience,
la méthode caractéristique de toute entreprise germanique.
Elle a trouvé, naturellement, un sol propice à son développe-
ment dans une population effrayée par les événements récents
et épouvantée par l'élévation du budget de la guerre. Toute-
fois, il s'en faut que le public ait été aussi passionné ou même
intéressé par les négociations de Washington qu'on pourrait
le croire en voyant l'importance prise par la question dans les
journaux sensationnels — qui sont les plus répandus. Nom-
breux étaient les sceptiques, surtout dans la classe « intel-
lectuelle », et aussi parmi beaucoup de démocrates, qui
n'ont jamais vu d'un bon œil ce qu'ils considèrent comme une
tentative du président Harding pour éclipser l'œuvre de
228 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Wilson. Quoi qu'il en soit, de tous côtés l'on entend poser
cette question : Pourquoi ne pas laisser la Société des Nations
faire ses preuves en ce qui concerne la limitation des arme-
ments? Et aussi pourquoi organiser une « Association " des
Nations dont il est impossible de délimiter la sphère d'action?
Un des sénateurs les plus en vue, M. Borah, qui est pourtant
un républicain et un ennemi de Wilson et de sa Leaguca déclaré
que l'Association projetée n'est qu'une piteuse contrefaçon
de la Société des Nations, car cette dernière, au moins, a sa
constitution, ses règles, un but défini, tandis que la nouvelle
institution est simplement un vague accord — a gentleman s
agreement — entre les parties intéressées, qui laisse tout dans
l'incertitude et l'obscurité. D'autre part, un des principaux
griefs contre la League est qu'elle entraîne l'Amérique à se
mêler des affaires européennes : or, l'Association de M. Harding
ne diffère en rien de l'ancienne sur ce point. Ne dirait-on pas
qu'ici encore l'on retrouve cette caractéristique américaine :
la rage de l'imitation, qui, si souvent, produit de lamentables
résultats? Nous avons, déjà, dans nos chroniques, mentionné
la tendance qui, en causant la multiplication inutile des insti-
tutions, a pour effet une déperdition de moyens d'action,
d influence et de capitaux.
— La position du président Harding, il faut le reconnaître,
n'est pas aisée. Le parti républicain, éloigné du pouvoir pen-
dant huit ans, tient d'autant plus à faire des réformes qu'il
a dénoncé violemment « l'incurie » des démocrates. Après tout,
M. Harding, qui a plutôt un penchant vers l'effacement,
n'est peut-être pas l'homme qu'il faut à la tête d'un parti
ayant remporté une victoire écrasante. Il lui a pris neuf mois
pour se décider à aborder, même timidement, certaines des
grandes lignes de ce programme républicain qui nous promettait
monts et merveilles. Il semble qu'il ait été hypnotisé par la
question du Disarmament et n'éprouve qu'un médiocre intérêt
pour autre chose. Telle est, du moins, l'impression de nombre
de gens qui l'accusent de manquer de convictions profondes.
Même sur le sujet de la réduction des armements, il a indisposé
beaucoup de ses amis et admirateurs en avouant, dans un
CHRONIQUE AMÉRICAINE 229
speech au Collège de guerre de Washington, que, selon lui,
nous sommes encore bien loin d'une ère de paix perpétuelle.
Les démocrates, on doit l'admettre, ont beau jeu pour atta-
quer leurs adversaires politiques aujourd'hui au pouvoir,
parce qu'en réalité le programme électoral des républi-
cains n'est pas aisé à réaliser dans les circonstances ac-
tuelles. Nous l'avons dit dans notre chronique de novembre
1921 : le dada favori de ces derniers, un tarif de douanes
protecteur, doit pour le moment rester dans le domaine des
desiderata. Quant aux réformes concernant l'exercice du droit
de vote des noirs dans le Sud, — une autre marotte des répu-
blicains, — elles demeurent toujours aussi inadmissibles que
jadis, en dépit des efforts faits pour tirer avantage de la brave
conduite des soldats de couleur pendant la grande guerre.
Rien ne pourra amener les républicains du Sud à donner aux
nègres la chance de s'emparer des sièges des parlements
locaux ou d'autres fonctions publiques. L'expérience faite
immédiatement après la guerre de Sécession suffit!
— Reste la question si importante de la réduction des
impôts. Jusqu'ici, il n'y a eu aucun dégrèvement. En somme,
l'élévation des taxes et celle des loyers continuent à être les
deux grands obstacles à la diminution de la cherté de la vie.
Sur ce point cependant, le gouvernement est entré dans une
bonne voie. Le budget soumis en décembre au Congrès
montre une réduction de 447 millions de dollars sur les seules
dépenses ordinaires fédérales. Toutefois, ceci est encore bien
loin du niveau normal : ces dépenses sont trois fois plus
grandes qu'avant la guerre, sans parler des fonds considéra-
bles mis de côté pour le service de la dette publique. On ne
peut s'empêcher de songer que le chiffre des réductions
devrait être beaucoup plus élevé. Les Etats-Unis ne sont pas
économes, il n'y a pas à dire ! On en voit la preuve éclatante,
par exemple, dans le montant des crédits d'un certain chapitre
budgétaire — des « menus frais d'administration » — attei-
gnant la bagatelle de treize millions de dollars. Or, ceci consiste
surtout en dépenses d'impression de discours, documents
divers, distribués gratuitement par les membres du Congrès
230 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à leurs électeurs, qui se gardent bien de les lire. Il est admis
que ce n'est là qu'un bluff électoral ; mais nul parti ne se soucie
d'enrayer cet inepte dévergondage de paperasserie. Quant
aux pensions militaires, c'est là une source de coulage sur
laquelle les économistes se lamentent en vain depuis des années.
Il paraît étrange de voir comme titulaires 510 anciens soldats
de la guerre du Mexique, qui eut lieu en 1847, et surtout
3780 veuves de militaires de ce temps-là : à ce taux, il doit y
avoir bon nombre de quasi centenaires aux Etats-Unis! Voici
qui est plus bizarre encore : croirait-on qu'il y a actuellement,
sur les listes de pensionnés, une centaine de veuves de vété-
rans de la guerre de 1812? On se demande quel âge elles
peuvent bien avoir.... Il est beaucoup d'autres points sur
lesquels on pourrait poser des questions gênantes. Il est
typique, en tout cas, qu'à la veille du grand conflit de 1914,
les Etats-Unis dépensaient plus en pensions militaires que
l'Empire d'Allemagne pour entretenir son armée perma-
nente.
Il en est ainsi à tous les degrés de l'échelle. Les divers Etats,
comtés, communes, gaspillent tout comme le gouvernement
fédéral.
— Malgré l'énormité des dépenses d'administration, on
ne peut relever de résultats satisfaisants, ni sous le rapport
de l'instruction publique, ni en ce qui concerne le fonctionne-
ment de la justice ou celui du mécanisme électoral. II est mal-
heureusement indéniable que les Etats-Unis rétrogradent
sur le terrain de l'instruction primaire. Il y a soixante ans,
ce pays-ci avait, en cette matière, le troisième rang parmi les
nations : aujourd'hui, il est tombé au neuvième. Le dernier
recensement fait ressortir que 20 ^/q de la population ne peuvent
ni lire, ni écrire. Ce mal semble imputable en grande partie
à deux causes. D'abord, la cupidité des parents, qui, dans
certaines régions, exploitent le travail de leurs enfants dès le
plus jeune âge. Cela se produit principalement dans les dis-
tricts où se cultivent en grand le tabac, le coton, les betteraves,
les framboises, les canneberges : on voit là des enfants de cinq,
et même trois ans, employés aux plantations. Et il ne faudrait
CHRONIQUE AMÉRICAINE 231
pas croire que ces pratiques détestables ne se rencontrent
que dans des Etats reculés, au fin fond du Sud, ou au delà
des Rocheuses ; non, les abus se commettent aux portes
presque de New- York City, en Connecticut et New Jersey,
tout comme le long du golfe du Mexique et sur les côtes du
Pacifique. En Oklahoma, plus de 57 "/o clés enfants de la cam-
pagne ne fréquentent pas les écoles.
En second lieu, la faute retombe aussi sur les Conseils
d'éducation qui, trop fréquemment, montrent une faiblesse
ou une apathie lamentables. Dans cette contrée libre, chacun
a plus ou moins peur de son voisin. Les School Commissioners,
qui soignent l'électeur, non seulement se laissent aller à fermer
les yeux, mais encore, notamment dans les petites villes, sont
heureux de découvrir des excuses pour octroyer des congés.
Revues de pompiers, cortèges politiques, élections, exposi-
tions sont autant d'occasions de supprimer ou raccourcir les
séances d'école, au grand dégoût des maîtres et maîtresses.
Pleut-il, ou neige-t-il un peu plus qu'à l'ordinaire, les élèves
sont dispensés, au nom de l'hygiène, d'apparaître en classe.
Il est vrai qu'ils en profitent pour traîner tout le jour dans la
rue au froid ou à l'humidité ; mais c'est là une autre affaire !
Toutes ces pratiques tendent, très naturellement, à affaiblir
peu à peu la discipline scolaire. Le public, il faut le dire, montre
de moins en moins d'intérêt pour tout ce qui se rapporte à
l'instruction primaire. Dans chaque localité, un certain nombre
de citoyens, appelés School Trustées, sont chargés de surveiller
les écoles, principalement au point de vue matériel. Or, un
conférencier déclarait récemment que « pas un sur cent de
ces Trustées ne prend ses fonctions au sérieux ». La sécu-
rité même des enfants est négligée. C'est ainsi qu'un haut
fonctionnaire du Conseil national des assureurs américains
a pu dévoiler des faits qu'on s'étonne de constater dans un
pays aussi éclairé. Selon lui, le laisser-aller est tel que les
précautions les plus élémentaires contre l'incendie sont omises
dans les écoles ; et, à ce sujet, il affirme que nombre de School
Janitors — portiers des bâtiments scolaires — devraient être
condamnés à la prison à perpétuité î Citerons-nous un exem-
232 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pie ? En Ohio, un de ces portiers, pour augmenter ses revenus,
n a rien imaginé de mieux que d'exercer la profession de
peintre d'automobiles, et avait installé son dépôt de couleurs
et d'essence sous une salle de classe. Cette situation, qui était
connue des autorités scolaires, se serait prolongée sans doute
jusqu'au jour d'une explosion, si elle n'avait été découverte
par des mspecteurs d'une compagnie d'assurances. C'est là
un exemple bien typique de l'incurie administrative améri-
caine.
Il est vrai que les School Trustées peuvent trouver une sorte
d'excuse dans l'indifférence du public en matière d'instruction
primaire. Dans les villes et villages où ces fonctionnaires ont
encore un peu de bonne volonté, on essaye d'éveiller l'intérêt
des parents ; on arrange à leur intention des conférences,
des « jours de visite des écoles >' : mais c'est en vain. Chacun
s'imagine qu'il en a fini avec ses obligations lorsqu'il a acquitté
— en grognant d'ailleurs — sa taxe scolaire.
— En ce qui concerne le service de la justice, il existe
aussi un malaise sérieux et pas mal de mécontentement.
Nonobstant l'augmentation considérable des dépenses, le
seul résultat à constater est que, jamais, il ne s'est commis
autant de crimes et de délits. Une statistique récente fait
ressortir que, l'année dernière, le nombre des meurtres, aux
Etats-Unis, s'éleva à 10 000 en chiffres ronds. Là-dessus, il
y en a eu 226 à New York City, et 3360 à Chicago. Si nous
comparons ces chiffres avec ceux fournis par l'Angleterre,
nous voyons qu'à Londres, en douze mois, on ne compte
que neuf assassinats. Ici, les choses en sont arrivées à ce point
que les grands bureaux de poste, les wagons-postes, etc., sont
maintenant occupés par des détachements ou des sentinelles
d'infanterie de marine parce que des bandes organisées, sur
toute l'étendue du territoire, se sont mises à piller les sacs de
correspondance. Le reste est à l'avenant. D'un autre côté, la
croissance continue du nombre de crimes commis par des
garçons et des filles de moins de vingt ans cause une véri-
table alarme au ministère de la Justice. Il n'est pas du tout
rare maintenant de voir perpétrer des assassinats par des enfants
CHRONIQUE AMÉRICAINE 233
qui n'ont pas quinze ans. Les maisons de correction et de refuge
sont pleines d'un bout à l'autre des Etats-Unis ; et, dans les
grandes villes, l'on a dû augmenter le nombre des Juvénile
courts, les juges étant exténués ! Certains criminalistes attribuent
à cet état de choses des causes qui ne nous paraissent pas
fondées. Selon eux, le même mal se manifeste également dans
toute l'Europe, et provient de ce que beaucoup d'enfants ont
été laissés orphelins ou sans direction à la suite de la guerre.
Mais il saute ^ux yeux que, si tel peut être le cas en France ou
en Belgique, l'argument est sans valeur en Amérique. Les gens
qui raisonnent ainsi ne veulent probablement pas avouer que
ledit mal est bien plus profond et durable. Il faut en chercher
les racines, semble-t-il, dans la négligence toujours plus grande
des parents, l'influence de la littérature sensationnelle, celle
de certains spectacles présentés au cinématographe, et aussi
le manque de leçons morales dans les écoles.
— Nous vivons à une étrange époque. Et, quoiqu'on dût
ne s'étonner de rien aujourd'hui, il arrive des événements
dont l'imprévu est bien fait pour surprendre les gens qui se
croient blasés. Par exemple, cet exode des Mennonites du
Canada vers le Mexique. Ce sont 50 000 familles, et environ
200 000 individus qui, peu à peu, traversent les Etats-Unis
pour se diriger sur les Etats de Chihuahua et Durango. Cette
secte présente quelque intérêt pour nos lecteurs suisses. On
se rappelle que sa principale branche, celle des Amishs, a
été fondée par Jacob Amen, originaire des Alpes Bernoises.
Les sociétés mennonites florissaient en Suisse, comme en
Allemagne, dès le XVI® siècle. Attirées par les offres de Wil-
liam Penn, elles émigrèrent en masse aux Etats-Unis. Mais
ces émigrants se répandirent dans d'autres Etats que la Pen-
sylvanie. On les retrouve en Ohio, Kansas, Illinois, Nebraska,
Floride, et Indiana ; dans cette dernière république, ils fon-
dèrent la ville de « Bern », où se publie actuellement la gazette
officielle de la secte. Beaucoup passèrent la frontière et s'éta-
blirent au Canada. Ce sont ceux-là qui, après de longues
années de séjour au Dominion, ont fini par avoir des désa-
gréments avec les autorités et le reste de la population. Il
BIBL- UNIV. cv, 16
234 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
paraît que le trouble a été occasionné, non par la question
religieuse proprement dite, — les anabaptistes sont tolérés
partout en Amérique, — mais par leur attitude ultra-paci-
fiste pendant la guerre, et leur refus de prêter serment. Le
Mexique leur ouvre ses portes ; il est évidemment très satis-
.fait de voir arriver ces 50 000 familles d'honnêtes travail-
leurs, paisibles et indifférents à la politique. La migration
est graduelle et ne sera guère terminée avant deux années.
Il paraît que les Quakers, qui, jadis, ont déjà aidé les disciples
de Menno Simonis à passer les mers, les aident encore aujour-
d'hui financièrement à se transporter dans leur nouvelle
patrie d'adoption.
George Nestler Tricoche.
Chronique allemande.
L'opinion du professeur Fôrster sur le rapprochement de l'Allemagne et de la
France. — Les Essais de Thomas Mann. — Les Buiienbrooks et le roman À
clef. — La jeunesse de l 'historien Ranke. — Mémoires d'ouvriers.
J'ai beau vouloir, dans ces chroniques, déserter de temps en
temps la politique pour m'occuper des choses de l'esprit, sans
cesse les circonstances me ramènent à la politique.
Dans ma chronique de décembre dernier, je parlais des
rapports intellectuels de l'Allemagne et de la France à propos
de ce qu'en avaient écrit M. Ernest Curtius en Allemagne et
MM. Albert Thibaudet et André Gide en France. Depuis
lors, j'ai eu le plaisir de voir le professeur F.-W. Fôrster
reprendre la question dans un article qu'on a fort remarqué :
Le problème franco-allemand ^ Avec l'autorité qui s'attache à
sa parole, M. Fôrster essaie de faire comprendre à ses com-
patriotes que la situation de la France est extraordinairement
difficile. « Vous vous représentez, leur dit-il, la France comme
une nation victorieuse et heureuse. Vous oubliez les régions
^ Publié par la Nouvelle Gazette de Zurich du 18 décembre 1921.
CHRONIQUE ALLEMANDE 235
dévastées, les centaines de mille habitants qui vivent dans des
baraquements, les fabriques détruites, les finances profondé-
ment ébranlées de ce peuple qui saigne par mille blessures.
Quelle magnanimité voulez-vous qu'il montre envers un pays
dont les régions agricoles n'ont subi aucun dommage et dont
les usines sont restées intactes? »
M. Fôrster reconnaît que si en France on a la défiance de
cette Allemagne nouvelle qui n'est démocratique qu'en sur-
face, on n'a point tout à fait tort. N'y organise-t-on pas secrè-
tement des armées et les garanties qu'on offre dans la question
des réparations n'ont-elles pas souvent l'air de chiffons de
papier ? Peut-on, dès lors, s'étonner qu'à une telle Allemagne
on refuse de faire crédit ?... M. Fôrster trouve que la faute
capitale des dirigeants de l'Etat est de ne point savoir dissiper
ces soupçons. « La démocratie allemande, dit-il, doit se
convaincre de cette vérité que le monde civilisé attend d'elle
que, de toutes ses forces, elle répare le mal qui a été fait à la
France et qu'avec franchise elle répudie les anciennes idoles,
qu'elle rompe avec les chefs... de l'ère wilhelmienne,... qu'elle
sévisse avec énergie contre les manifestations nationalistes. »
La conclusion de l'honorable écrivain est que c'est à ce prix
seulement que l'Allemagne se sauvera. « L'assainissement
économique mondial, dit-il, est aujourd'hui moins que jamais
une pure question technique ; il repose avant tout sur l'ac-
complissement de conditions strictement morales qui seules
peuvent permettre une nouvelle collaboration des peuples à
l'œuvre commune de la civilisation ; il faut que ces peuples
aient confiance dans l'honnêteté et le sentiment de durée
de cette œuvre : des crédits financiers à long terme ne vont
pas sans un crédit moral à long terme. »
Maintenant que j'ai payé mon tribut à l'actualité politique,
je voudrais parler de quelques œuvres littéraires et historiques,
qui ont paru à la fin de l'année dernière et au début de celle-ci.
Thomas Mann est de nouveau rentré en scène et, heureuse-
ment pour nous, il ne s'occupe pas de politique. Depuis son
dernier livre. Considérations d'un homme antipolitique, il avait
gardé le silence. On espérait bien que sans trop tarder il
236 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
reprendrait la plume. N'avalt-il point affirmé avec force la
grande supériorité de l'art sur la politique? Il disait même à
ce propos que la grande qualité de son peuple avait toujours
été de montrer peu de goût pour les choses de gouvernement.
« L'Allemand, écrivait-il, est profondément réfractaire à la
politique ; il n'attache pas d'importance aux institutions
extérieures ; il est le peuple non de la civilisation, mais de la
culture, le peuple de la vie intérieure, de la musique, de la
métaphysique, le peuple antiradical, le peuple conservateur
par excellence. » Et Thomas Mann de conclure : « Je suis
Allemand parce que je suis antidémocrate ; un Allemand ne
saurait être autre chose. »
Ces paroles sont-elles un adieu définitif à la politique ? Si
c'est le cas, réjouissons-nous en. Ce qu'il y a de certain, c'est
que Thomas Mann revient à la littérature. Il prépare actuel-
lement un roman, Der Zauberberg, dont il a lu l'an dernier
des fragments à une séance de la grande société littéraire de
Zurich, le Lesezirkel Hottingen. En attendant que ce roman
paraisse, Thomas Mann nous donne un volume d' Essais ^^
qui sont comme les Parerga et Paralipomena de son activité
d écrivain : on y trouve l'introduction qu'il écrivit pour une
nouvelle édition du Peter Schlemihl, des éloges funèbres,
un amusant morceau : Bilse et moi, auquel il convient de s'ar-
rêter. On se souvient que le grand roman de Thomas Mann,
les Baddenbrooks, fut l'occasio n d'un procès. Certains habitants
de Lubeck, qui croyaient se reconnaître dans cette œuvre,
attaquèrent l'auteur qu'ils accusaient de spéculer sur e
scandale. Dans son plaidoyer, l'avocat de ces gens eut la
malencontreuse idée d'associer le nom de Thomas Mann à
celui du romancier Bilse, qui, dans La petite garnison, avait
fait un roman à clé de très médiocre qualité littéraire. Prenant
pour point de départ de sa défense ce mot de l'avocat : « Thomas
Mann a écrit les Biiienirooks à la Bilse », Thomas Mann
écrit une étude mordante sur ce qui sépare l'œuvre de l'artiste
de celle du bousilleur. La cause évidemment est entendue,
* Abha^dlangen uni Kleine Aiftâ'.ze. Bsriin, S. Fischer, 1922.
CHRONIQUE ALLEMANDE 237
mais il n'était pas superflu qu'un écrivain de la valeur de
Thomas Mann l'exposât encore une fois au public.
Bien d'autres essais, dans ce livre, sont intéressants, parti-
culièrement celui que Thomas Mann écrit sur le théâtre. Le
romancier, on le sait, n'a pas réussi sur la scène et sa pièce Fio-
renza est tombée à plat. Son cas est celui d'un grand nombre
de bons prosateurs, mais il ne se console pas de son échec et
la plaie est toujours douloureuse. Par contre, il est plein d'en-
thousiasme quand il parle de l'excellent conteur Théodore
Fontane dont il se considère le disciple. Il ne nous déplaît
pas de constater que les deux meilleurs romanciers de la litté-
rature allemande contemporaine ont été formés par les roman-
ciers réalistes français, issus de Balzac. Le sang français qui
coulé dans leurs veines n'a sans doute pas été étranger à la
chose, car nul n'ignore que Théodore Fontane est un descen-
dant de réfugiés français, qui, selon une coutume assez fré-
quente chez les Huguenots de Berlin, se mariaient entre eux
et que la mère de Thomas Mann est bordelaise. Ne trouve-t-on
pas dans ses romans un peu de la lumière des paysages de la
Garonne ?
— Un autre livre que j'ai eu plaisir à lire est celui d'Hermann
Oncken sur la jeunesse de l'historien Ranke ^. Ranke fut un
des derniers représentants de la vieille Allemagne à l'esprit
européen : il était de l'école de Goethe et un de ses contem-
porains nous dit que dans l'Allemagne impériale issue des
victoires prussiennes, il semblait comme un débris d'un âge
disparu. « Avec ses manières courtoises et affables, dit ce
contemporain, on l'aurait pris pour un vieux marquis du temps
de Minna von Barnhelm. »
Ranke était né en 1795 en Thuringe, terre d'antiques
légendes germ.aniques et où l'on montre encore la montagne
où dort le vieux Barberousse. Il vint à Berlin en 1825 et il y
resta jusqu'à la fin de sa vie. On sait avec qutl éclat il occupa la
^ Aus Rankes Friihzeit. Mit den Briefen Rankes an seinen Verleger Friedrich
Perthes und andern unbekannten Stiicken seines Briefwechsels. — Gotha, Verlag
von F.-A. Perthes, 1922.
238 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
chaire d'histoire moderne à l'université de cette ville, mais il
acquit une réputation plus grande encore en écrivant ces admi-
rables livres : Les peuples germaniques et romans. Princes et
peuples du Sud de l'Europe, les Ottomans et la monarchie espa-
gnole, l'Histoire des papes, et d'autres encore. On ne saurait
marier, mieux que ne le fait Ranke dans ces œuvres, la science
exacte à un souci plus noble de la forme. A l'encontre des
historiens germaniques empêtrés dans leurs documents.
Ranke ressuscite dans ses livres la vie du passé dans toute sa
richesse et fait des portraits extraordmairement vivants des
hommes. Ce fut toujours sa préoccupation comme historien.
A la fin de sa carrière, sentant que le jour n'était pas loin où
il devrait quitter ce monde, il prenait congé d'un de ses
élèves par ces mots : « Adieu, je crois que nous ne nous rever-
rons plus, mais travaillez bien et surtout écrivez de beaux
livres. »
Ecrire de beaux livras parut à Ranke une tâche suffisante
pour remplir la vie d'un homme. A ses débuts, il définissait
ainsi le genre qu'il voulait pratiquer : « Il y a autre chose à
critiquer que des textes ; les grandes idées de l'histoire doivent
être aussi soumises à l'investigation des historiens. » Dans le
livre que nous annonçons, on voit comment à Berlin il se pré-
para à cette œuvre. M. Oncken nous le montre par les nom-
breux documents inédits qu'il met sous nos yeux. Ce sont
d'abord les notes et les cahiers d'études de Ranke, puis les
lettres qu'il écrivit à son éditeur, Frédéric Perthes à Gotha.
On sait que, pour la préparation de ses livres, Ranke entreprit
des voyages en Italie, en France, en Angleterre et en d'autres
pays, où il trouva un riche butin dans les archives. Mais jamais
il ne se laissa écraser par la masse des documents. Il avait
un flair tout particulier pour découvrir l'essentiel et éliminer
l'accessoire et son sens artistique le prémunissait contre les
curiosités du chercheur. En cela Ranke resta historien dans
la grande tradition européenne inaugurée par Gibbon et conti-
nuée par Jacob Burckhardt. On comprend aussi pourquoi ce
savant fut un homme du mond : il adorait la société et rien
ne lui était plus délectable que la conversation des gens qu'on
CHRONIQUE ALLEMANDE 239
nommait au XVII® siècle les « honnêtes gens ». Avec cela,
Ranke ne faisait pas fi de la gloire et des distinctions. Lorsqu'il
eut terminé sa Révolution serbe, on le voit prier son éditeur
d'envoyer quelques exemplaires de l'ouvrage à la cour de
Russie. On voit aussi qu'il en envoie un à Goethe, qui s'était
enthousiasmé pour la poésie populaire serbe, et Goethe
remercia l'auteur en le comblant d'éloges. La chose dut être
très sensible à Ranke.
Une autre chose que montre cette correspondance de
jeunesse, c'est que Ranke était fort soucieux de ne point
éveiller les soupçons de la Censure par ses propos. Ayant à
parler un jour de l'absolutisme et du constitutionnalisme,
on le voit pris de crainte que les libéraux n'exploitent
ce qu'il dit pour les besoins de leur cause. Il veut qu'on le
considère comme un historien, non comme un homme de
parti. Il ne cache, certes, pas ses opinions très antilibérales,
mais il ne trouve pas nécessaire que la chose soit clamée sur
les toits.
Un trait qui complète le portrait de cet aristocrate de l'esprit,
c'est qu'il aimait les livres qui se présentent bien et dont la
typographie est irréprochable. Un livre bien imprimé et à
grandes marges, voilà ce qui le ravit et il le réclame à son
éditeur. On voit aussi que dans sa jeunesse, il s'applique
à devenir un homme modéré. Le goethéen qu'on admirera
plus tard est déjà en germe dans le jeune professeur, qui
s entend à bien ordonner sa vie. « Le devoir de l'homme,
dit-il, consiste à avoir la paix avec soi-même et de se maintenir
en état de gaîté. » Une sage hygiène permit à Ranke de réaliser
cet idéal et lorsqu'à quatre-vingts ans, il fêta frais et dispos
cet anniversaire, le recteur de l'école de Schulpforta dont il
avait été 1 élève put lui adresser en vers grecs cet élog' : « Tu
as su conserver dans tes vieilles années comme une fleur d*î
jeunesse et tes lèvres distillent le miel de Nestor. »
C'est dans un monde bien différent qu'on pénètre quand
on lit les Mémoires d'ouvriers que publie l'éditeur Diedrichs,
de léna. Quatre volumes ont paru jusqu'à présent : Les mémoires
et souvenirs d'un travailleur, de Cari Fischer, en 1 903 ; L'histoire
240 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
d'un ouvrier de fabrique moderne, par William Bromrre, en
1905 ; La vie d'un tâcheron germano-tchèque, par Wenzel
Holek, en 1 909 ; La vie d'un ouvrier de campagne, par Rehbein,
en 1911 \
Cette collection vient de s'enrichir d'un nouveau livre, De
tâcheron à éducateur de la jeunesse, par Wenzel Holek.
Cette œuvre est la continuation de l'histoire de la vie de
l'ouvrier germano-tchèque cité plus haut. Cet ouvrier a eu
plus de chance que ses camarades : il est parvenu à sortir de
sa dure vie de misère et grâce à son travail, grâce aussi à l'appui
qu'il rencontra chez quelques protecteurs à la suite de la pu-
blication de son premier volume, il put s'élever au rang d'écri-
vain et d'éducateur du peuple. La personnalité de Holek est
très marquée et finalement elle devait lui assurer la victoire.
La route pourtant fut longue et difficile et il est curieux d'en
marquer les étapes. Né en 1864, dans un village de Bohême
près de la frontière allemande, Holek ne reçut d'abord qu'une
éducation primaire très élémentaire dans une école tchéco-
catholique. Il ne put même pas rester longtemps dans cette
école, car dès qu'il fut en âge de gagner sa vie, ses parents
l'obligèrent à travailler. On le voit tour à tour joueur d'accor
déon, employé dans une tuilerie, ouvrier de campagne, puis
ouvrier de fabrique, travaillant alternativement dans une
raffinerie de sucre et dan»; une verrerie. Holek devient ensuite
magasinier, puis rédacteur et marchand. De toute cette acti-
vité, qu*a-t-il retiré : « Rien, dit-il, si ce n'est la faim, la fatigue
et la misère. » A quarante-cinq ans son sort n'a pas changé ;
malgré les dons de son intelligence, il en est encore réduit à
charrier à la sueur de son front dans une verrerie les cendres
et les escarbilles des fourneaux et ce dur métier lui rapporte
quinze à dix-sept marcs par semaine. Le député Gœhre qui
nous apprend la chose dans la préface du premier ouvrage de
Holek conclut : « La leçon qui s'impose de ces expériences
est que la masse des travailleurs modernes sur laquelle repose
^ Tous CCS ouvrages ont été édités par Paul Gœhre, qui les a publiés d'après
les manuscrits originaux.
CHRONIQUE ALLEMANDE 241
tout l'édifice de notre brillante culture, n'a pas encore aujour-
d'hui la moindre part de cette culture. »
Il reste pourtant ce fait consolant que le premier livre de
Holek fit son chemin en Allemagne et dans le mondv : on le lut,
on le commenta. On fut frappé de l'intelligence que révélait
cet homme du peuple, qui malgré sa dure existence, son labeur
ingrat, avait toujours trouvé le temps de lire, de s'instruire,
de se cultiver. Gœhre lui avait donné le conseil de continuer
l'histoirede sa vie qu'il avait arrêtée à sa vingt-deuxième année.
Holek ne s'en soucia d'abord pas. Peut-être aussi n'avait-il
pas le loisir de le faire. Ce fut seulement après la révolution
de 1918 que les circonstances lui permirent de reprendre son
travail qui a pu voir le jour cette année. Il est intitulé Vom
Handarbeiter zum Jugenderzieher. Ce n'est plus Paul Gochre
qui le présente au public, mais M. Théodore Greyerz, un de
nos compatriotes qui est professeur à l'Ecole cantonale de
Frauenfeld. M. Greyerz avait connu Holek à Dresde en 1908
et c'est même lui qui avait éveillé sa vocation d'écrivain en lui
faisant connaître les Souvenirs de l'ouvrier Fischer. La publi-
cation du premier livre de Holek changea complètement sa
vie. Grâce à la protection d'amis, il put avoir des occupations
plus en harmonie avec ses goûts et ses aptitudes. L'ancien
tâcheron devient employé dans les ateliers des arts manuels
(Deutsche Werk.stàtten fiir Handwerkskunst) . Ses conditions
de vie s'améliorent, il peut recevoir le soir chez lui ses compa-
gnons. On cause, on lit les journaux, on discute. On chante
des chants socialistes. « L'enthousiasme pour la liberté s'élève
à un haut diapason, dit Holek, surtout lorsque la Wudka
coule en abondance. » On voit d'après les conversations qu'il
reproduit ce que sont les goûts des ouvriers. Quelques-uns ont
1 idée de s'instruire et ce sont surtout les ouvrages scientifiques
qui les intéressent. Holek constate que la plupart sont indif-
férents aux problèmes religieux et en restent à une conception
purement matérialiste de la vie. Il nous parle aussi de la
bibliothèque de Dresde-Plauen que fonda la veuve du grand
industriel Erwin Bienert pour le développement des ouvriers.
242 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Holek profita lui-même largement de cette bibliothèque et
pendant trois ans il y puisa sa nourriture intellectuelle. On le
voit ensuite collaborer à l'œuvre de la Garienschajt d'Hellerau,
puis faire des conférences. Sollicité de venir en Suisse, il
est accueilli avec sympathie dans les milieux qui s'occupent
d'œuvres sociales à Zurich et à Bâle et il y expose ses idées.
Bientôt après sa vocation de pédagogue s'éveille. Il sent le
besoin de compléter son instruction pour pouvoir instruire le
peuple. A quarante-sept ans il redevient écolier et après un an
d'études il enseigne à la Maison du peuple à Leipzig, puis
à la Communauté sociale du travail (Soziale Arbeitsgemeinde-
schaft), fondée par le philanthrope Siegmund Schulze dans les
quartiers de l'Est à Berlin. C'est là que Holek travaille main-
tenant, « heureux, comme il dit, de devenir un pionnier de
cette grande œuvre. »
Antoine Guilland.
Chronique politique.
Choses et autres. — L'accord anglais-irlandais. — La conférence de Washing-
ton. — Les pourparlers franco-anglais et la conférence de Cannes. — De
Briand k Poincaré. — Le pontificat de Benoit XV.
Le drame tragique de la guerre a rendu exigeants les lecteurs
d'une chronique politique ; des événements qui auraient
autrefois appelé leur attention ne leur apparaissent plus que
comme d'mfimes faits divers. Très rares sont ceux qui, dans
notre Suisse romande, ont attaché autre chose qu'une atten-
tion distraite à la nouvelle que le premier ministre espagnol.
M. Maura, reprenait le pouvoir après avoir fait mine de le
quitter, ou qu'en Roumanie M. J. Bratiano succédait à
M. Take Jonesco comme chef du gouvernement. Les rares
dépêches venant de Constantinople, d'Athènes ou de Smyrne
et annonçant des mouvements de troupes en Asie- Mineure
n ont ému personne : on n'attend pas pour le moment l'issue
I
CHRONIQUE POLITIQUE 243
du conflit gréco-turc. La querelle de Sebenico a tout au plus
provoqué la constatation simpliste qu'entre l'Italie et la Yougo-
slavie les rapports restaient décidément très mauvais et qu'il
était fort à désirer qu'une amélioration survînt.
— Plus importante est l'information que le Dail Eireann a
ratifié le traité conclu à Downing Street entre le gouvernement
anglais et les délégués irlandais. La discussion a été longue et
passionnée et la majorité n'a été que de sept voix. M. de Valera
a défendu jusqu'au bout la cause de l'intransigeance et l'éclat
avec lequel il a déposé ses fonctions, en déclarant qu'il pour-
suivrait jusqu'au bout la lutte pour l'indépendance absolue,
peut faire craindre que la paix de l'île « libre « ne soit encore
singulièrement précaire. M. Collins, désigné comme chef du
nouveau gouvernement, fait de son mieux pour organiser
son régime. Il s'est mis en rapport avec Sir James Craig,
président du conseil de l'Ulster, pour la question du tracé des
frontières et la négociation paraît avoir abouti à un résultat
satisfaisant. Souhaitons que cette mauvaise affaire irlandaise,
dont nous entendons parler depuis notre jeunesse, soit entrée
dans le cadre des affaires réglées, qu'on n'en parle plus que
comme d'un funeste souvenir : pour les passions qu'elle a
évoquées et les maux qu'elle a causés. Nous le souhaitons...
sans trop y croire.
— La conférence de Washington touche à sa fin. Elle semble
avoir perdu la belle allure du début. La convention maritime
est à peu près élaborée ; elle reste incomplète malheureu-
sement, vu la déplorable opposition qui s'est élevée à propos
des sous-marins et qui a fait renvoyer un accord définitif à
des temps plus heureux. Les discussions sur l'Extrême-Orient
se prolongent et se compliquent de telle sorte que celui qui
s'efforce honnêtement de les suivre dans les journaux en arrive
à un état voisin de l'ahurissement. Reste l'accord sur le Paci-
fique, qui est une réalité acquise et ne peut avoir que des
conséquences avantageuses s'il trouve grâce devant ce corps
politique au fonctionnement quasi impossible qu'est le Sénat
américain.
Nous sommes disposés en Europe, où nous ne sommes pas
244 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
gâtés, à estimer que la grande assemblée convoquée par
MM. Harding et Hughes a fait de fort honnête besogne.
L'opinion publique américaine n'est pas d'aussi bonne com-
position. Elle avait attendu des choses merveilleuses et se
demande pourquoi elles ne se sont pas accomplies. La France
qui a refusé, alors qu'on le lui demandait, de fixer à un chiffre
rassurant le tonnage de ses sous-marins, après avoir déclaré,
quand on ne lui demandait rien, qu'elle ne pouvait réduire
ses effectifs terrestres, est apparue comme la puissance rebelle
à l'œuvre de paix, responsable des maux qui menacent de se
prolonger sur la terre. De là, aux Etats-Unis, un vif mécon-
tentement dont des lettres particulières nous décrivent les
manifestations.
Ces reproches, nous le savons de ce côté de l'eau, sont
exagérés. Que l'action de la France se fût fait sentir ou pas,
les résultats de la conférence auraient été à peu près les mêmes.
Seulement, diverses gens ont été fort heureux de masquer
derrière son opposition nette leurs objections plus voilées ;
et le peuple américain, novice en ces matières, n a pas cru
devoir se mettre en peine de scruter longuement les dessous
d'une situation qu'il n'avait jamais bien comprise. Prétendre
jouer un grand rôle sur un terrain qu'on ne connaît pas est
toujours un peu présomptueux. Malgré les conseils qui lui
arrivaient de toutes parts, M. Briand a voulu risquer la partie.
Il est revenu triomphant. Il a fait, en réalité, beaucoup de mal
à son pays.
— Bien d'autres affaires ont absorbé notre attention. Comme
de juste, les réparations allemandes sont restées au premier
plan. Le Reich s'étant déclaré en carence, il fallait prendre
les mesures nécessaires pour assurer à aussi bref délai que
possible le jeu de ses paiements, tout en lui évitant la faillite.
C'est là-dessus qu'ont porté les entretiens de Londres dont
j'ai déjà parlé. Aucune décision ferme n'a été prise ; l'affaire
a été renvoyée à la conférence de Cannes. Mais M. Briand a
écouté avec une attention déjà convaincue les développements
de M. Lloyd George qui lui exposait qu'à son avis la première
chose à faire était de procéder à une reconstitution économique
CHRONIQUE POLITIQUE 245
de l'Europe et que, quand ce travail serait en voie d'accom-
plissement, les annuités allemandes déclancheraient sans qu il
fût désormais besoin d'agitations ni de menaces.
En cette affaire, le premier ministre britannique a. suivi les
intérêts de son pays. Pour l'Angleterre, qui n'a vu des Alle-
mands chez elle qu'à l'état de prisonniers, la question des
réparations est secondaire. Ce qu'il lui faut, c'est le rétablis-
sement de communications normales, l'atténuation de l'écart
des changes, le retour de la capacité d'achat dans tous les pays
du continent. Comme cela l'activité renaîtra dans les usines
de la Grande-Bretagne, les produits de l'industrie anglo-saxonne
seront réclamés partout et le chômage, cette plaie ruineuse,
disparaîtra.
M. Lloyd George base-t-il ses projets sur des données pré-
cises ? Nous ne savons. A tout observateur de sens rassis, il
paraît se payer d'illusions quand il s'imagine qu'il suffira de
faire rentrer la Russie dans la grande famille européenne pour
qu'aussitôt l'équilibre des subsistances se rétablisse et qu'en
même temps le bien-être reparaisse. La malheureuse nation a
été si radicalement ruinée par ses maîtres que, bien loin de
donner quoi que ce soit, elle réclamera durant de longues
années des capitaux énormes ; encore faut-il souhaiter que cet
argent soit productif, ce qui ne sera pas le cas aussi longtemps
que le bolchévisme aura vie... Néanmoins, le premier ministre
anglais a raison de chercher un remède aux maux dont souffre
l'Europe ; et nous, les neutres de la guerre, qui n'avons aucune
réparation à réclamer, aucune indemnité à toucher, qui ne
souhaitons que la fin de la crise actuelle, nous aurions mauvaise
grâce à critiquer les efforts de ceux qui cherchent à y mettre fin.
Seulement, il est singulier que M. Briand ait été du même
avis. Car la France, elle, a quelque chose à réclamer : il est
même pour elle d'une importance vitale que l'Allemagne relève
les ruines qu'elle a faites... La carence du Reich s'affirmant, il
semblait que le gouvernement de Paris, muni d'indications
précises fournies par ses agents, allait présenter son plan,
indiquer sa volonté : il en avait le droit et le pouvoir. Au lieu
de cela, le président du conseil s'est incliné devant la sagesse
246 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de M. Lloyd George. Il a cru, ou feint de croire, que le mode
nouveau des réparations serait définitivement réglé à Cannes,
que la future conférence de Gênes ne toucherait pas aux traités
existants, qu'elle ne s'occuperait pas de politique... Comme s'il
était possible de fixer un régime ne varietur a l'Allemagne dans
une conférence, alors qu'une autre conférence beaucoup plus
importante se prépare où tous les grands problèmes financiers
du jour vont être repris à pied d'œuvre! Comme si l'on pouvait
remettre l'Europe d'aplomb sans faire de la politique !
M. Briand doit avoir eu l'impression qu'il s'était aventuré
sur un terrain dangereux. De retour à Paris, il s'est gardé de
dire ce qui s'était passé à Londres. Il a affirmé à mamte reprise
que les droits de la France restaient Intacts, qu'il ne s'était
engagé en rien. Il comptait, pour rétablir son prestige d'homme
d'Etat, sur la proclamation du pacte franco-britannique, dont
il avait discuté les clauses avec M. Lloyd George et qui
devait lui donner l'occasion d'un grand succès oratoire.
La conférence de Cannes n'a pas justifié toutes les inquié-
tudes qui s'étaient élevées. Elle s'est efforcée de régler la
modalité des paiements prochains de l'Allemagne sans faire
tort à la priorité belge, pas plus qu'aux droits de la France.
Mais il a été visible, dès le début, que la préoccupation prin-
cipale du grand metteur en scène, M. Lloyd George, était
l'organisation de l'autre conférence, celle de Gênes, qui devait
réunir des représentants de tous les Etats de l'Europe, y compris
l'Allemagne et la Russie, et rétablir l'ordre, la confiance et la
prospérité sur le continent atteint de mal chronique. Le pnn-
clpe en a été accepté de façon unanime ; les conditions aux-
quelles seraient admis les Etats qui souhaiteraient d'y prendre
part ont fait l'objet d'un protocole qui a été élaboré d un
consentement universel. Entre temps, les hommes sages
délégués par des pays divers se réjouissaient aux rayons du
soleil de janvier et ne dédaignaient pas de s'adonner aux jeux
divers qu'une plage à la mode organise pour ses hôtes.
— C'est de Paris qu'on a troublé la fête. L'attitude du pré-
sident du conseil avait causé de vives Inquiétudes. Sa manière
d'être à Cannes semblait montrer qu'il se laissait entraîner à
CHRONIQUE POLITIQUE 247
la remorque du premier ministre anglais. De tous côtés on
lui envoyait des avertissements. Ses collègues du ministère
eux-mêmes lui faisaient part de leurs craintes... Si bien que
M. Briand, sérieusement inquiet, s'est hâté de rentrer dans
sa bonne ville. Il y a trouvé un accueil plutôt froid, plus froid
encore qu'à son retour d'Amérique. Le projet d'accord anglo-
français, sur lequel il comptait pour lui fournir une grande
victoire, a été l'objet d'une critique impitoyable. Et la chambre,
nerveuse et hostile, ne ménageait pas les menaces. En parle-
mentaire habile, M. Briand n'a pas risqué le combat. Il a
exposé, dans un dernier discours, ses actes et ses mérites ;
puis, sans attendre la réplique, il a déclaré qu'il s'en allait.
Méthode avantageuse pour lui, sans doute, puisqu'elle lui
évite une défaite ; méthode désastreuse dans une république
représentative, puisqu'elle empêche la clarté de se faire, les
opinions de s'exprimer, la volonté nationale de se dessiner.
M. Briand a fini son ministère comme il l'avait commencé :
en politicien. J'ai toujours rendu hommage à son intelHgence,
à son talent oratoire et à son patriotisme. Je n'ai cessé de dire
qu'il n'était pas à sa place à la tête de la France. Comme au
temps plus tranquille d'autrefois, il a consacré le plus clair
de son activité à des combinaisons intérieures, il n'a envisagé
les événements qu'au point de vue du discours à faire. Cela
ne suffit plus en face des redoutables questions du présent...
M. Briand, alors même qu'il s'est employé de son mieux à
remplir sa tâche, laisse une succession désastreuse : l'affaire
des réparations est rouverte, l'accord avec l'Angleterre semble
impliquer une demi-sujétion, la paix avec les nationalistes
turcs paraît entraîner de troublantes concessions, les rapports
avec l'Amérique sont compromis, la conférence de Gênes va
mettre les représentants de la République en face des agents
de M. Lénine, moyennant quelques promesses menteuses,
mais sans aucune garantie. Pour quiconque aime la France
et se souvient de la place qu'elle tenait en Europe et dans le
monde, voici trois ans à peine, c'est triste.
M. Poincaré aura beaucoup à faire pour rétablir une situation
compromise à la fois par l'évolution fatale des circonstances
248 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et par la faute des hommes. Il a dit, dans son discours-pro-
gramme, qu'il consacrerait tous ses efforts à réaliser l'alliance
anglaise sur des bases acceptables pour son pays, mais il réclame
l'exécution intégrale du traité de Versailles y compris le châti-
ment des coupables de la guerre. Il veut bien aller à Gênes,
mais il exige que la conférence se tienne strictement dans les
limites fixées et que les conditions posées pour l'admission
soient rigoureusement exécutées. Il ne demande pas mieux
que de voir s'ouvrir une ère de réconciliation universelle, mais
il entend qu'avant cela les droits de la France soient exacte-
ment sauvegardés. Est-ce possible ?... La lecture des jour-
naux anglais et allemands présente un fort grand intérêt
depuis quelques jours et le discours où M. Lloyd George
cherche à jeter du discrédit sur l'homme avec qui il devrait
jouer la partie la main dans la main ne fait rien présager de
bon. Mais nous verrons.
— La mort d'un pape, la réunion prochaine d'un conclave
sont toujours de gros événements. Sans doute, tous les titulaires
du Saint-Siège travaillent au même but : ils cherchent à déve-
lopper la vie religieuse, à fournir à l'Eglise les moyens d'ac-
complir son œuv.e en face des gouvernements, à assurer le
fonctionnement régulier de la hiérarchie sous leur autorité
suprême ; ils s'efforcent d'amener ou de ramener à la vraie
foi les fractions de l'humanité que troublent de funestes erreurs.
Mais, si la fin est la même, les moyens diffèrent étrangement ;
et c'est là que la personnalité du Saint-Père, qui, d'un primus
inter pares, s'est transformé, par une évolution millénaire,
en un maître absolu et infaillible, prend une importance de
premier ordre. Et puis le caractère électif de la charge frappe
toujours les esprits : les élections au Saint-Empire ne tenaient-
elles pas en suspens autrefois la moitié de l'Europe, alors même
que l'empereur n'était plus guère qu'un personnage d apparat ?
Le pontificat de Benoît XV a été court et mauvais, dans ce
sens que, en dehors de sa volonté, les événements ont fait
de ces sept ans et quelques mois l'une des époques les plus
tristes de la vie du genre humain. La prétendue prophétie
du moine Malachie, qui a fixé comme caractéristique du règne
CHRONIQUE POLITIQUE 249
religio depopulata, s'est réalisée de façon étonnante, si tant est
qu'on veuille bien prendre le mot religio dans le sens large et
le traduire par chrétienté. Le pape défunt a été surpris par la
tourmente. Il aurait, vu son savoir étendu, sa connaissance
des hommes et sa piété profonde, rempli brillamment son rôle
dans une période paisible ; il n'a su, étourdi par les bruits
de guerre, que suivre passivement les événements, prendre
Dieu et les hommes à témoins de la détresse qui remplissait
son cœur et supplier l'humanité de hâter l'heure de la paix.
C'est que Benoît XV n'avait pas le grand souffle. Préoccupé
de ne pas jeter dans la mêlée l'Eglise dont il avait la garde, il
n'a pas osé juger et encore moins condamner. Il a voulu ne
considérer la guerre et ses atrocités que comme un mal affreux
dont il n'a pas stigmatisé les auteurs. Il s'est ainsi attiré des
reproches de partialité qu'il ne méritait pas, mais il n'a pas
su conquérir un prestige qu'il aurait pu mériter. Il s'est d'ail-
leurs consacré avec un zèle admirable à des œuvres de charité...
La mort l'a atteint au moment où, dans une atmosphère apaisée,
il arrivait à se ressaisir, à donner sa mesure. Il travaillait ferme,
en effet, s'employait à guérir les plaies que le tragique conflit
laissait après lui, poussait énergiquement l'œuvre des missions,
traitait dans un esprit conciliant avec les gouvernements. Il
réussissait enfin à conclure avec la France la réconciliation
qu'il avait toujours désiré : c'a été le couronnement de son
règne et de sa vie.
Et maintenant les cardinaux que leurs fonctions ont retenus
dans des pays lointains se hâtent vers la ville éternelle, le
conclave va déployer son cérémonial historique, le monde
catholique se prépare à acclamer le nouvel élu.
Ed. Rossier.
26 janvier.
BIBL. UNIV. cv 17
250 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique suisse romande.
La convention sur les zones. ~~ Une agitation factice contre la Société de*
Nations. — La Suisse dans la crise : le déficit. — Pour abaisser le prix de la
vie. ~ La classe agraire et le fait nouveau. — L'attitude de la classe ouvrière ;
prétentions légitimes et illusions. — La vaine violence. — A l'aube d'une
civilisation économique.
Le mois de janvier, qui a mis de Teau dans nos sources, n'en
a guère amené à nos moulins ! On annonce un adoucissement de
la crise économique, un abaissement du prix de la vie, quelques
signes d'une reprise des affaires... Il y a manifestement une
différence de mentalité entre ceux qui établissent les fameux
nombres-indices et ceux qui jugent d'après l'état de leur bourse,
car ceux-ci n'ont garde de partager, même relativement, l'op-
timisme relatif de ceux-là. Le problème économique, en tout
cas, est la grosse préoccupation. Problème si grave pour tant
de gens qu'il fait rejeter au second plan et réduire à la pro-
portion d'un incident ce qui, en d'autres circonstances, aurait
eu chez nous la proportion d'un événement.
Naguère, la question des zones faisait couler à flots l'encre
suisse la plus noire... je n'ajouterai certes pas la plus épaisse.
L'heure de la décision a sonné et l'opinion publique en est
si peu émue que partisans et adversaires du projet de conven-
tion franco-suisse semblent ferrailler dans le vide. Pourtant,
des intérêts importants et respectables sont en jeu. Sur un point
au moins, l'inquiétude des opposants se justifie. C'est que les
concessions de la Suisse sont à perpétuité tandis que les com-
pensations qu'elle reçoit ne lui sont accordées que pour dix
ans. Dans dix ans, le cordon douanier qui va ensern r la ville
de Genève pourra devenir un instrument de supplice. Quel
serait le sort de Genève, privée de son aire de ravitaillement ?
Telle qu'elle est, la convention semble des plus équitables ;
les négociateuis suisses, M. Maunoir et le D' Laur, ont certai-
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 251
nement tiré de la situation, qui n'était point avantageuse, le
meilleur parti qu'on en pût tirer ; les Genevois auront la faculté
de se fournir largement en Savoie et la Suisse pourra y écouler
aussi bien des produits ; mais dans dix ans ? Une épée de Da-
moclès demeure suspendue sur la tête de nos Confédérés ;
quelque ferme confiance que nous ayons dans l'amitié et dans
la générosité de la France, cette perspective de dépendance
est pour nous troubler un peu. Mais on ne voit pas comment
nous pourrions obtenir plus que la convention ne leur donne.
Nous sommes sans aucun droit sur la grande zone ; il n'est
pas bien sûr que les traités de 1815 et de 1816 nous en assurent
sur la petite, car ils ont été conclus sans qu'on prît notre avis :
pour nous, peut-être, sans nous, assurément. Tout en regret-
tant que Genève n'obtienne pas des garanties d'une plus
longue durée, nous ne saurions souhaiter que les chambres,
et le peuple après elles, vinssent à rejeter l'accord proposé ;
ce ne serait pas nous assurer, bien au contraire, la moindre
chance de l'améliorer. Nous n'y gagnerions pas même le
dafu quo dans la petite zone, qui, sans la grande, serait de peu
de profit pour Genève. Les stipulations de 1815 et de 1816
sont abolies par ceux qui les avaient établies, dont nous ne
sommes pas ; voilà le point qu'il ne faudrait pas oublier.
On se tromperait du tout au tout si l'on se figurait que le
rejet de la convention avec la France nous ramènerait au sys-
tème de 1815, au moins pour la petite zone : il n'y aurait
pas de système et personne ne pourrait empêcher le gouver-
nement français de mettre ses douanes à sa frontière, comme
tout le monde. Seulement, c'en serait fini des compensations.
Il s'est fait un peu de bruit, ces derniers temps, au sujet de
la Société des Nations. En Suisse allemande, paraît-il, on
s'agite autour du général Wille pour créer un mouvement
qui nous éloigne de la Société, sous prétexte de neutralité.
Ce mouvement doit paraître assez sérieux, puisque on a cru
nécessaire de réunir à Berne une grande assemblée où M. le
conseiller fédéral Motta a soutenu éloquemment la cause de
la S. D. N., comme on l'appelle aujourd'hui couramment.
252 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Faut-il vraiment prendre au sérieux à ce point les remuements
de l'ancien général et de son entourage de germanophiles ?
Font-ils autre chose que de se rendre un peu plus ridicules
que devant ? Nous retirer de la Société, nous brouiller d'un
coup ou en tout cas nous mettre en froid avec cinquante-deux
Etats d'où nous tirons des produits nécessaires, où nos indus-
triels vont chercher des débouchés, nos émigrants du travail...
voilà une proposition et une campagne qui suffisent à donner
la mesure de certaines intelligences et qui ne peuvent avoir
pour effet que de nous faire trembler rétrospectivement. Dire
que c'était d'une poignée d'hommes d'une telle mentalité
que tout aurait dépendu pour nous si nous avions dû nous
défendre, que ceux-là auraient eu charge de penser, de vouloir,
de prévoir pour le peuple suisse ! Miséricorde !
Passons. Nous avons des soucis beaucoup plus graves que
celui de convertir les amis Suisses des Junkers prussiens.
Notre situation empire et l'on ne voit pas le remède. Ou plutôt,
on le voit, mais ce qu'on ne voit pas, c'est le moyen d'en
obtenir l'application. La crise qui nous atteint si cruellement
n'est pas la conséquence rigoureuse d'un prmcipe unique ;
elle a plusieurs causes et des formes très diverses. Mais on a
le sentiment qu'en la résolvant en un point, dans l'un de ses
aspects, on en aurait raison sur les autres points et qu'il ne
faudrait peut-être pas tant de choses pour entraîner ce premier
changement qui déclencherait la transformation bienfaisante
de nos conditions de vie. Nous passons par une crise financière,
par une crise des prix et par une crise du travail et il semble
que les mesures adoptées jusqu'à présent par les pouvoirs
publics n'aient été que négatives : on a fait usage de calmants
plutôt que de remèdes. Ce sont des remèdes fédéraux, car la
Confédération a mis la main à tel point sur toute notre économie
nationale que rien ne peut se faire que par elle. La crise finan-
cière vient de l'accroissement fantastique de nos budgets ; la
dette fédérale, en y comprenant celle des chemins de fer,
va aux quatre milliards ; le budget prévu pour 1922 comporte
un déficit de 100 millions ; la situation financière des cantons
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 253
et des communes est embarrassée. D'autre part, l'Impôt rend
à peu près tout ce qu'il peut rendre ; on lui a demandé tant et
surtout de telle façon qu'on a fait disparaître les réserves de
nos industries, qui se trouvent démunies dans le temps même
en prévision duquel elles avaient constitué des fonds. On les
a mises hors d'état de tenir le coup. La politique fiscale de
la Confédération a été l'une des grosses erreurs de ces cinq
dernières années.
Il faudrait produire et vendre ; il faudrait exporter. L état
de notre change est-il, comme on nous le répète, la seule
cause qui nous en empêche ? Non pas. De grands industriels,
M. Boveri, M. Sulzer, ont eu récemment l'occasion de s'ex-
pliquer en public sur notre situation. Ce n'est pas, loin de là,
dans un abaissement de notre change qu'ils ont cherché le
remède ; et, en effet, ce remède aggraverait l'un de nos maux
— la cherté de la vie — sans diminuer beaucoup les autres.
Et l'augmentation du prix de la vie serait aujourd'hui le dé-
sastre pour toute la classe moyenne de la population, celle
précisément qui souffre le plus et, je n'hésite pas à le dire,
celle qui a souffert avec le plus de dignité et de dévouement
jusqu'à présent. Elle vient d'être frappée du coup le plus dur,
le plus direct qu'elle ait reçu ; on ne peut encore éva-
luer les conséquences de l'effondrement du cours des actions
Nestlé ; ce ne sont plus seulement les réserves des industries,
ce sont les épargnes des pères de famille qui disparaissent
dans la tourmente. J'essaie quelquefois de me représenter les
impressions d'un de nos arrière-neveux, étudiant notre époque •
il me semble qu'il n'arrivera pas à comprendre comment nous
avons pu vivre dans les conditions invraisemblables où nous
nous trouvons.
Ce que ces industriels nous recommandent, ce n'est pas
d'abaisser notre change, c'est de travailler à faire diminuer le
coût de la vie. Mais pourquoi le prix de la vie est-il si élevé ?
En l'abaissant, nous pourrions produire à moins de frais,
puisque nous pourrions abaisser les salaires, et, par suite, nous
pourrions vendre. Nous pourrions aussi retrouver notre clien-
254 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tèle étrangère en Suisse même ; le mouvement des affaires
renaîtrait bientôt.
Pourquoi la vie reste chère ? Elle l'est chez nous plus qu'en
France, plus qu'en Angleterre, plus même qu'en Italie tout
compte fait. Comme M. Boveri l'a fait remarquer à ses audi-
teurs avec beaucoup de raison, il faut distinguer entre le haut
prix de l'argent et le bas prix de la vie. Notre argent n'a rien
perdu de sa valeur, au contraire, mais la vie est fort chère.
C'est que les frais de production ont augmenté considérable-
ment. Pendant la guerre, nous avons dû changer de fournis-
seurs et, outre la rareté de la marchandise, nous avons eu à
payer des frets et des assurances très élevés ; nous avons
fait à de très hauts prix des stocks énormes qu'il a bien fallu
écouler, ce qui a empêché la Confédération et les commer-
çants de suivre le mouvement de baisse quand il s'est dessiné
ailleurs. Et comme il a fallu adapter les salaires au prix de la
vie, ils ont atteint un taux jusqu'alors inconnu, que l'employeur
acceptait volontiers de payer parce qu'il se défaisait de ses
produits chez les belligérants à des prix rémunérateurs ; ils
alourdissent aujourd'hui le prix de revient au point de rendre
nos produits invendables.
Les choses étant telles, on voit clairement que le remède
consiste à ramener le prix de la vie à un taux plus modéré.
C'est par là qu'on peut percer l'abcès et le dégonfler. Le reste
s'ensuivra. On peut aussi, et simultanément, chercher à aug-
menter le rendement du travail.
Abaisser le prix de la vie, c'est tout simplement supprimer
les entraves qui paralysent les échanges. Je ne parle pas des
droits de douane qui, proportionnellement, n'étaient plus
même au taux d'avant-guerre. Mais le système des restrictions
d'importations a fait faillite, matériellement et moralement.
De quoi s'agissait-il au début ? De protéger quelques indus-
tries, celle du papier, particulièrement, qui criait misère,
après nous avoir étranglés pendant les années grasses, avec
l'impitoyable rigueur que l'on sait. Puis, le procédé paraissant
commode, le Département de l'économie publique en fit un
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 255
usage de plus en plus étendu. Quelques fonctionnaires décident
à Berne de tout ce que nous pourrons ou ne pourrons pas
acheter à 1 étranger. Leur sans-gêne ne connaît pas plus de
limites que leur arbitraire. Un récent ukase interdisait l'entrée
des sérums ; c'est qu'il y a à Berne un institut vaccinogène ;
malheureusement, tout le monde n'est pas enchanté de ses
produits. On raconte à ce sujet des anecdotes effarantes. La
Confédération aurait pu lui conseiller de préparer mieux ses
tubes, et de ménager la santé de ceux qu'il prétend guérir.
Combien il est plus simple de faire peser une bonne petite
charge de plus sur le consommateur taillable et corvéable à
merci !
Alors, les demandes, les requêtes, les recommandations ont
afflué. Il paraîtrait que les quelques mesures de restriction
annoncées au début atteignent aujourd'hui à la cinquième partie
des positions de notre tarif douanier. Voilà où nous en sommes.
Si les citoyens ne se lèvent pas en masse, c'est qu'ils n'ont pas
encore compris. L'administration fédérale fait jouer au bon
Suisse le rôle de suicidé par persuasion et le lui fera jouer
jusqu'à ce qu'il le lui fasse jouer à elle-même. Quand, hélas!
s'y décidera-t-il ?
Dans ma dernière chronique, je constatais avec mélancolie
qu'il y a chez nous une politique des hauts prix, qui est sou-
tenue par le nouveau parti des agrariens, ce qui lui donne une
force redoutable. Il y a un fait nouveau. Une force supérieure
à celle des agrariens, la force des choses, les amène à réfléchir
et leur lera — qui sait ? — trouver leur chemin de Damas.
Voici le fait : les produits agricoles ne s'exportent plus.
Ce fait-là est digne d'attention. Nos agrariens raisonnaient
sans tenir compte de la transformation de notre agriculture ;
leur politique consistait à la considérer comme destinée à
fournir notre marché intérieur, qu'ils entendaient d'autre part,
lui réserver, de façon à lui assurer de hauts prix de vente. Mais
notre agriculture s'était industrialisée et vivait en bonne
partie, elle aussi, de l'exportation. Les hauts prix de revient, dus
aux mêmes causes qui paralysent les autres industries, ont
256 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
rendu ses produits invendables et Ton a vu revenir de la fron-
tière les beaux fromages qui la passaient si allègrement au temps
béni des barons fromagistes. Surprise, indignation, tristesse !
Dédaigner l'emmenthaler, quel signe de la barbarie où l'huma-
nité retombe ! Mais non, elle n'y retombe point, messieurs,
seulement elle ne peut manger votre fromage, parce qu'elle
meurt de faim. Cela est aisé à comprendre.
Il faudrait donc abaisser le prix du fromage, au moins pour
l'exportation et de même celui de tous nos produits agricoles,
comme le lait condensé. L'agriculture se trouve dans les
mêmes conditions que l'industrie, et la politique des hauts
prix fait lamentablement faillite.
Je crois fermement à l'influence des barons du fromage.
J'ai une foi implicite dans la puissance des agrariens et du
D' Laur. Ce sont de grands coloristes. Comme le Départe-
ment de l'économie publique discerne présentement les
question économiques à travers leur prisme, je mets mon
espoir dans leur intérêt et j'entrevois le jour où ils voudront,
eux aussi, l'abaissement du prix de la vie, et comprendront
qu'il faut laisser entrer les produits étrangers s'ils veulent
écouler les leurs.
Aux restrictions qui sont des prohibitions, ajoutez les mono-
poles, dont on nous annonce périodiquement la suppression.
C'est le monopole des céréales qui nous pèse le plus ; c'est
celui qu'on défendra avec l'énergie du désespoir. L'Office du
ravitaillement, qui s'ajoute à toutes ces entreprises, survivances
du temps de la grande horreur, n'a plus de raison d'être. Si
jamais nos gouvernants ont eu l'occasion de mériter leur nom
de radicaux, la voici. Un nettoyage radical des institutions de
guerre, tel est le premier remède dans notre situation.
Le second, qui dépend du premier, c'est l'augmentation du
rendement, ou la diminution du prix de revient de nos produits
fabriqués. On peut songer à diminuer les salaires ou à allonger
la journée de travail. Et, de même qu'on rencontre l'opposi-
tion des agrariens quand on pail« d'abaisser le piix de la vie,
on se heurte à celle des ouvriers quand on parle de réduire
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 257
leur gain. Rien de plus compréhensible. Il y a cette grande
différence entre le paysan et l'ouvrier que le paysan vit du
produit même de son travail. Dans les années dures, et je ne
conteste pas qu'il en a connu et que son bien-être n'a rien
d'excessif, il subsiste pourtant, médiocrement, mais dans la
sécurité. Il n'y a pas pour lui de chômage. L'ouvrier doit
acheter tout. Si tout demeure au même prix, comment
voulez-vous qu'il se contente à moins ? Eh bien, chose cu-
rieuse et qui montre la force des théories, quand elles sont
passées à l'état de dogmes, l'ouvrier comprend à la rigueur
qu'il faille consentir un sacrifice, mais il le consentira sur le
salaire et ne l'accepte pas sous l'autre forme, l'allongement de
la journée de travail. On reconnaît là l'influence de ses chefs.
Ou bien, pense-t-il obtenir des allocations qui compenseraient
la diminution de son salaire, tandis que la prolongation de
son travail, n'entraînant pas de diminution de son gain, ne le
mettrait pas en droit de prétendre à une contre-partie ? En
France, dans les provinces dévastées, les ouvners de la métal-
lurgie et des charbonnages viennent de faire grève. Ils ont
repris le travail l'autre jour en acceptant une diminution de
salaire qui se monte pour certains d'entre eux jusqu'à un franc
de l'heure, mais, sur la question des huit heures, ils sont
demeurés irréductibles. Ce n'est qu'au pays de Marx que
l'ouvrier travaille dix heures et davantage. L'Union syndicale
internationale d'Amsterdam, qui ferme les yeux sur ce scan-
dale avec tant de complaisance, s'occupe, paraît-il, d'organiser
un boycott mondial contre les produits suisses, à cause de la
motion Abt, et des velléités qui se manifestent chez nous de
modifier la loi des huit heures. C'est là une grossière tentative
d'intimidation comme celle dont les mêmes syndicalistes ont
usé déjà contre notre industrie du chocolat. Peut-être décou-
vrirons-nous un jour, dans ces prétendues revendications de
principes, l'inspiration secrète de la concurrence.
Dans l'état normal, huit heures de travail sont assez ; il y
a à cela toutes sortes de bonnes raisons. Nous sommes si peu
dans l'état normal qu'au contraire, ce qui nous menace, c'est
b
258 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
le manque total de travail, par la ruine des industries. Et l'on
ne veut entendre à rien !
Cette emprise persistante des meneurs sur leurs troupes
atteste la persistance de l'idéologie qu'ils leur ont inculquée
pendant la guerre, et qu'ils fondent sur un profond mépris
de la preuve par 1: fait. Leur chute viendra de là. Ils brandissent
encore le dogme de la dictature du prolétariat, après l'expé-
rience russe. Ils se représentent la bourgeoisie comme déca-
dente et presque réduite à l'impuissance quand partout elle
s'est ressaisie. Ils rêvent encore à des tentatives dont on a vu
le néant. M. Schneider avouait l'autre jour que le parti ouvrier,
à Bâle, préparait l'occupation des usines, le 3 novembre passé,
pour le cas où les patrons auraient prononcé le lock-out.
Criminels enfantillages ! Et, pour remède de la crise financière,
ils imaginent un impôt sur la fortune, comme si l'impôt de
guerre n'était pas déjà cela et comme si la fortune n'était pas
atteinte par la crise au point que les réserves indispensables
pour animer l'industrie et le commerce sont gravement com-
promises ! Ils ne voient pas que les effets de cette spoliation
retomberaient directement sur les classes laborieuses I Que
leur importe, pourvu qu'ils aient fait un geste. C'est parmi
eux, à coup sûr, que se rencontre la pire espèce de politiciens,
ambitieux par vanité, bavards par défaut de culture et incons-
cients... faute de conscience.
Quoi qu'il en soit, nous avons nos 150 000 chômeurs, une
triple crise et la mauvaise saison. Le printemps reviendra de
lui-même, mais il ne nous ramènera la prospérité que si nous
luttons de toutes nos forces pour le retour au régime de la
liberté. Ce qui doit rester la leçon de la grande épreuve, ce ne
sont pas les solutions étatistes. Qu'une organisation économique
s'élabore dans les nations avancées, que nous ne puissions
nous en tenir à la notion anarchique de la liberté, cela n'est
pas évident seulement, mais visible dans le fait. Que peut,
que doit être cette organisation, tel est l'immense, inquiétant
et impérieux problème qui se découvre aujourd'hui au bout
de toutes les avenues de la pensée. Nous savons au moins ce
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 259
qu'elle m sera pas, si l'humanité ne doit pas périr de ratrophi<
du parasitisme. Elle sera un contrat, non une contrainte. Elle
accroîtra la liberté de l'individu, dans le cadre des obligations
réciproques. Elle signifiera collaboration, impulsion, sécurité.
Le mal présent du monde serait intolérable s'il n'était un enfan-
tement. Mais les hommes n'échapperont pas à la nécessité
de s'élargir l'esprit et le cœur.
Maurice Millioud.
Chronique scientifique.
Un rayonnement nouveau. — Les frissons de la planète et leur régime. — La
biologie de la mouche domestique. — L'avenir de l'aviette. — Transmission
d'énergie sous tension d'un million de volts. — Pour l'utilisation du rayonne-
ment du soleil. — La houille en Mandchourie. — L'essor des hydroglisseurs
de Lambert. — Le brome des tissus animaux. — Les perles japonaises. —
L'action des racines sur le marbre. — Une planète cométaire. — Les poissons
à bactéries lumineuses. — Lumières colorées et foi religieuse. — Publications
nouvelles.
Il a été parlé ici du nouveau rayonnement de courte lon-
gueur d'onde observé par M. Reboul. On se rappelle le fait :
l'impression d'une plaque photographique par un corps peu
conducteur traversé par un courant, ce qui a donné à croire
à l'émission d'un rayonnement très absorbable, analogue aux
rayons X ou à l'ultra- violet.
Ce rayonnement èxiste-t-il réellement ? C'est ce qu'a
recherché M. Reboul dans une nouvelle note présentée à
l'Académie des Sciences. La méthode a consisté à mesurer
les courants d'ionisation produits : elle est plus sensible que
la photographique. Les spécialistes se reporteront à la nouvelle
note de M. Reboul pour les détails techniques. Que ressort-il
de cette nouvelle étude? M. Reboul l'indique sommairement :
« En résumé, dit-il, les expériences qui précèdent et celles
que j'ai indiquées antérieurement ne mettent pas en évidence
260 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de nouvelles radiations, mais elles donnent un moyen, nouveau
et assez inattendu, de produire un rayonnement qui vient se
placer dans une région du spectre qu'il était, jusqu'à présent,
bien difficile d'atteindre, et dont il sera ainsi plus aisé d'abor-
der l'étude. » La région dont il s'agit est celle qui se trouve
entre l'ultra-violet extrême et les rayons X.
— Notre terre dite ferme — ,par opposition au mouvant
océan — n'est ferme que de façon très relative. Tout est relatif
d'ailleurs. Et si l'on en croit les sismographes, l'écorce solide
frissonne de façon presque ininterrompue. Ce tremblement
quasi-permanent a reçu le nom d'agitation microsismique.
Celle-ci consiste en une succession d'ondes dont la période
est comprise entre 4 et 8 secondes, et dont l'amplitude varie
beaucoup selon les époques. D'après M. L. Erlé, qui a pré-
senté sur ce sujet une note fort intéressante à l'Académie
des Sciences, la cause du phénomène n'est pas encore connue
de façon certaine.
Pour bien faire, évidemment, il faudrait mesurer ces petits
mouvements à toutes les heures, tous les jours : méthode
pénible, mais la seule rigoureuse. En attendant, M. Erlé a eu
recours à un procédé approximatif et rapide, au Parc Saint-
Maur, consistant à attribuer à chaque intervalle d'une heure
de la journée un chiffre indiquant à l'estime le degré d'agita-
tion : 0, 1 , 2, 3, signifiant respectivement calme, peu agité,
agité, très agité. Méthode un peu grossière sans doute, mais
mettant en lumière les variations périodiques d'agitation. Il
y a une variation annuelle et une variation diurne du phéno-
mène, en tout cas.
Comme valeur moyenne, on a pour unité I.I5 du degré
d'agitation au cours des 10 années 1911-1920. En rapportant
à ce chiffre toutes les cotes, on a une mesure de 1 agitation
en unités arbitraires. La variation annuelle est évidente.
Le minimum est très net en juillet, et d'avril à septembre,
tous deux inclus, le chiffre est de 0,96 au maximum (0,60 en
juillet) ; le maximum tombe en février (1,36), et d'octobre à
mars, tous deux inclus, le chiffre est au-dessus de 1,00. La
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 261
variation diurne est également nette. Pour l'année, on a le
minimum de 21 h. à 6 h. Mais il y a des différences selon les
saisons. L'amplitude de la variation est beaucoup plus forte
en hiver qu'à aucun autre moment de l'année ; elle l'est un
peu plus en été qu'à l'automne et à l'hiver. En outre, on voit
que le maximum d'agitation se place à 15 heures en hiver,
à 9 heures en été, au lieu qu'au printemps et à l'automne il
y a deux maxima presque égaux le matin et le soir (caractère
de la moyenne annuelle, du reste).
Donc agitation microsismique plus ou moins forte selon
la saison, variation semi-diurne à peu près constante à laquelle
se superpose une variation diurne environ deux fois plus grande
en hiver qu'en été, et se produisant environ trois heures plus
tôt en été qu'en hiver, tel est le bilan. Comment expliquer ces
faits? On ne sait encore. Tant de facteurs peuvent jouer un
rôle. L'essentiel était de mettre d'abord la main sur des faits
précis, exacts : après, on verra à les expliquer. Il sera indiqué
tout d'abord de voir si les mêmes faits s'observent ailleurs
et dans le même ordre.
— Une récente note d'un très distingué biologiste, M. G.
Roubaud, fait voir combien nous connaissions peu la biologie
de la mouche domestique. Et elle nous renseigne sur celle-ci
de façon très intéressante. Tout d'abord, quelle est la longévité
naturelle de la mouche? M. E. Roubaud a conservé des
mouches en activité de ponte, en cage, pendant deux mois
et demi. Mais la captivité, même avec les conditions alimen-
taires les plus favorables, n'est probablement pas la condition
où la mouche vit le plus longtemps. La mouche a besom
d'espace, pour voler. Et plus la cage qui lui est donnée est
petite, moins elle vit longtemps. En cage, la mouche vit moins
longtemps qu'en liberté, et elle se reproduit moins aussi,
de façon très marquée. La fécondité s'épuise très vite dès
que les ailes sont lésées, comme elles le sont très vite en cage.
L'alimentation a une action très marquée sur la faculté
reproductrice. Nourries de matièresées suer seulement,
saccharose, glucose, lactose, miel, confitures, les mouches
262 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
restent indéfiniment stériles. Il leur faut absolument une
alimentation azotée, pour le développement des œufs. Et la
ponte est d'autant plus abondante que le régime est plus
riche en matières azotées. A qui veut élever les mouches,
M. E. Roubaud fournit cette indication que le lait concentré
est l'aliment assurant les pontes les plus riches. Par contre,
le crottin de cheval, qui est le milieu alimentaire normal des
larves, ne peut provoquer la ponte chez les femelles nourries
de matières sucrées.
Les observations de M. E. Roubaud l'amènent à conclure
qu'en 40 ou 60 jours, en été, la mouche normale produit au
moins 600 œufs. Elle commence à se reproduire 6 ou 8 jours
après l'éclosion, la ponte se répète en moyenne tous les 4 jours,
et chaque ponte peut compter 120 œufs ; mais en captivité,
le chiffre est inférieur : de 100 œufs par semaine. Et encore,
ceci ne dure qu'un mois : le second mois, la production est
d'environ moitié. Mais tenons-nous-en à 600 œufs en un ou
deux mois, et ne comptons pour chaque mouche nouvelle-
ment éclose qu'une capacité de ponte de 100 œufs, limitée
à la première semaine de l'existence. Etant donné que les
générations, de l'œuf à la ponte, évoluent en 1 8 jours (et souvent
13 suffisent), on peut, dit M. Roubaud, calculer que, du l®"" mai
au 30 septembre, une seule • mouche a pu donner naissance
à près de 4000 trillions d'individus. Et le chiffre est inférieur
à la réalité, car M. Roubaud suppose une fécondité faible,
inférieure à la moyenne. Mais il ne tient pas compte d une
destruction considérable qui existe heureusement, sans quoi
la vie serait impossible.
— L'aviette a-t-elle un avenir? Telle est la question que
M. Abrial de Péga examine dans L'Aéronautique (août).
Il s'agit de savoir si la bicyclette ailée de Poulain conduira
à quelque résultat intéressant. L'avis de M. Abrial de Péga
est nettement défavorable. L'expérience a été faite dans les
meilleures conditions, avec un appareil hors pair, par un
sujet exceptionnellement vigoureux, et elle n'a donné qu un
vol d'une douzaine de mètres. (Mais l'aviation n*a-t-elle pas
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 263
commencé de même, aussi, et il n'y a pas si longtemps?...)
Est-ce à dire que le vol humain soit impossible? Il ne faut
jamais prophétiser. Mais, dit l'auteur, ce n'est pas avec les
voilures employées qu'on y parviendra. D'autre part, l'homme
est-il apte à fournir la quantité de travail requise, de façon un
peu soutenue ? Sans doute la bicyclette représente un excellent
transformateur d'énergie ; mais elle a son poids. L'oiseau, lui,
vole avec une voilure qui ne pèse rien. Et avec une voilure
douée de sensibilité : l'oiseau tâte l'air avec ses pennes, et
réagit aux impressions reçues : la voilure de l'homme sera
toujours dénuée de sensibilité. Celle dont l'oiseau est pourvu
lui permet de s'adapter aux circonstances, c'est-à-dire de pro-
fiter des courants. Et c'est là, sans doute, ce qui permet à
« nos frères les oiseaux », dont M. Oehmichen a, avec raison
au point de vue aviation, fait « nos maîtres les oiseaux »,
de voler avec une dépense d'énergie très inférieure, semble-t-il,
à celle qu'on croirait d'abord. Le vol sans battement est une
réalité, et le véritable progrès, dit le collaborateur de L'Aéro-
nautique, ce sera la découverte de la voilure pouvant faire
voler 50 kilos au cheval-vapeur. C'est ce qu'on cherche de
l'autre côté du Rhin, et ce qu'il importerait de trouver, pour
l'aviation et pour l'aviette aussi bien.
— La tension sous laquelle se fait la transmission de l'énergie
électrique s'accroît sans cesse. C'est qu'il y a avantage à utiliser
les hautes tensions. Sous celles-ci, on transmet une puissance
très supérieure à celle qu'on transmet sous tensions plus fai-
bles, pour les mêmes lignes. Aux Etats-Unis, la General
Electric Co. de Shenectady vient de faire un essai de transmis-
sion d'énergie électrique sous la tension formidable d'un mil-
lion de volts. Or, avec pareil voltage, on transmet une puis-
sance 400 fois supérieure à celle qu'on transmet, avec la même,
ligne, sous tension de 50 000 volts. Le profit est évident.
L'expérience a bien réussi.
Il n'y a pas plus de 10 ans, une tension de 100 000 volts
paraissait très audacieuse. Actuellement, en pratique, on ne
dépasse pas 220000 (aux Etats-Unis); en France, on envisage
264 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
seulement maintenant la tension de 1 50 000 volts, et en somme,
dans bien peu de cas, on dépasse les 60 000.
De telles innovations ne sont pas sans amener des modifi-
cations profondes dans l'ordre technique. Il faut des transfor-
mateurs et isolateurs spéciaux. Sous pareille tension, l'inter-
valle d'éclatement entre pointes est de 2 m. 70. Et ce n est
pas une petite affaire que d'isoler les conducteurs. Pour éviter
les effets d'effluve, il faut des conducteurs de 10 centimètres
de diamètre au moins, et on sera amené à employer des tubes
creux, ce qui déterminera des changements considérables
dans la technique de la construction des lignes. L expérience
faite aux Etats-Unis est donc de très grand intérêt pour l'évo-
lution future de la transmission de l'énergie électrique, qui
doit prendre à bref délai un essor si considérable.
— A propos d'énergie et de sources d'énergie, on lira
avec intérêt et profit le compte rendu {La Nature, 17 dé-
cembre) du récent congrès de VAmerican Chemical Society.
Il y a été parlé de choses fort intéressantes sur les sources
possibles d'énergie : sur l'utilisation de la vie, laquelle tire
si bien parti de l'énergie à bas potentiel ; sur le rôle possible
de la catalyse, qui se rapproche tant de la vie, et sur l'utilisa-
tion des diverses sources d'énergie. Par exemple, celle du
soleil. L'énergie radiante du soleil est très considérable.
Il est vrai, la terre n'en reçoit que la cent cinquante millio-
nième partie : c'est peu. Et en somme, cela fait 3 petites calo-
ries par minute et par centimètre carré de surface terrestre.
Mais, comme l'a dit Ciamician, pour une surface de 10 000
kilomètres carrés et par an, à six heures de jour effectif, cela
suppose une quantité de chaleur équivalant à celle que donne
la combustion de 3650 millions de tonnes de charbon : le double
de la consommation mondiale. Le seul désert du Sahara, avec
ses 6 millions de kilomètres carrés, reçoit chaque jour une
énergie équivalant à celle de 6 milliards de tonnes de houille.
Le jour où l'on trouvera le moyen de convertir cette énergie
radiante, inutilisée, en énergie électrique, quel progrès! (du
moins au point de vue de la civilisation industrielle où l'huma-
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 265
nlté est engagée, et qui n'est peut-être pour tous l'objet d'une
admiration sans bornes). Mais en attendant d'employer la radia-
tion solaire tombant inutilement sur les déserts, il convient
d'utiliser au maximum celle qui se déverse sur les terres
cultivables. Les plantes sont génératrices d'énergie, et elles
vivent de l'énergie solaire dont elles absorbent un trois cen-
tième sur le total reçu par la terre. Ce trois-centième compte :
Ciamician évalue la production annuelle de la matière végé-
tale à 32 billions de tonnes, et la combustion de celle-ci donne-
rait autant de chaleur que la combustion de 18 billions de
tonnes de charbon. La vie, la vie végétale particulièrement,
devrait être beaucoup plus abondamment employée à la pro-
duction de matières contenant de l'énergie, de matières éner-
gétiques élaborées aux dépens de la radiation solaire.
— En attendant, l'homme, qui reste volontiers dans l'or-
nière dont il a pris l'habitude, cherche de nouveaux gisements
de charbon, et il en trouvera, un peu partout, dans les en-
trailles de la terre. Ce sera excellent pour les régions où se
révéleront les gisements, et l'industrie s'y ruera. Mais quelle
sera la situation des vieux pays ayant épuisé leurs provisions
si l'on n'y a pas élaboré la capture d'énergies naturelles diver-
ses? Ce sera la déchéance. La conclusion se formule d'elle-
même, et, en somme, les techniciens l'ont bien compris.
On cherche donc de nouveaux gisements de houille, et
voici qu'on en a trouvé de très importants en Mandchoune,
à Fushun. Les mines dont il s'agit seraient les plus puissantes
du monde : elles atteignent jusqu'à 120 mètres d'épaisseur,
tout en charbon. Elles se trouvent à une quarantaine de
kilomètres de Moukden. Il y a 600 ans qu'on les connaît.
Les Coréens furent les premiers à les exploiter. Puis survin-
rent les Chinois qui, 200 ans, interdirent l'extraction, la
jugeant de nature à troubler le repos d'un empereur logé
dans un mausolée du voisinage. Les Russes, sans s'encombrer
d'un tel scrupule, reprirent l'exploitation lors de la guerre
russo-japonaise, puis ce fut le tour des Japonais. Au début,
on exploitait par chambres et piliers, ce qui entraînait la perte
BIBL. UNIT, cv 16
266 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de 70*'/o du gisement ; des accidents considérables se produi-
sirent. Maintenant on procède par remblayage hydraulique
au sable. Et on a encore attaqué à ciel ouverl, avec l'mtention
de descendre à 360 mètres de profondeur.
— Nous avons parlé ici-même des hydroglisseurs de Lam-
bert. On sait le principe de ces bateaux, et les avantages qu'ils
présentent quand il s'agit d'eaux de faible profondeur. Les
Anglais paraissent avoir été les premiers à en faire usage
durant la guerre, aux colonies. Et l'expérience a si bien réussi
que le gouvernement français s'est avisé d'en recommander
l'emploi aux colonies. Il a été fait avec ces appareils des raids
importants : de Saigon à Angkor et retour en 16 h. 47 ; de
Haïphong à Monçay (480 km. en mer) ; de Pnom-Peuh à
Khom (220 milles) en quelques heures (au lieu de 7 jours
par chaloupe à vapeur et pirogue) ; remontée du fleuve Rouge
jusqu'à la frontière de Chine, que n'avait encore effectuée
aucun bateau, etc.
L'expérience ayant donné les meilleurs résultats, les hydro-
glisseurs de Lambert ont été introduits un peu partout, en
Indo-Chine, en Afrique (Côte d'Ivoire, Dahomey, Niger,
etc.), où, par exemple, le trajet Porto Novo-Lagos, de 96 km.,
a été fait en I h. 40 au lieu de 1 1 heures que prennent les
services ordinaires. Sur le Congo, un hydroglisseur a fourni
une course de 1 500 km. En Mésopotamie, ils ont été très appré-
ciés, et l'Argentine en fait usage aussi. La Société de Lambert
a créé des hydroporteurs de fort tonnage pour le transport
des marchandises. Ils sont construits en compartiments de
tôle d'acier, pour faciliter le transport. Portant de 20 à 50
tonnes, ils jaugent au maximum 40 cm., et font 15 km. à l'heure
avec leur hélice aérienne, actionnée par un moteur à gaz
pauvre ou à essence. Les mêmes hydroporteurs, aux fortes
eaux, peuvent prendre jusqu'à 150 tonnes. L'hydroglisseur
constitue décidément un mode de navigation pouvant rendre
de très grands services là où les bateaux ordinaires ne peuvent
être utilisés.
— Dans un important travail que l'Académie des sciences
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE ' 267
vient de récompenser, M. A. Damiens a donné de très intéres-
sants renseignements sur le brome existant dans les tissus
animaux. Jusqu'ici on ne possédait qu'une information
restreinte. Les méthodes de dosage laissaient à désirer, et,
en somme, la présence du brome n'avait été décelée que dans
quelques organes. M. A. Damiens utilise une méthode de carac-
térisation et de dosage due à MM. Denigès et Chelle, permet-
tant de déceler un six millionième de brome dans une prise
d'essai de 60 grammes. Avec la méthode employée, M. A.
Damiens a trouvé du brome dans le coton, le sucre de lait,
le charbon de bois, dans les organes du chien, du bœuf, du
pigeon, de la poule, etc. La présence de cet élément est cons-
tante. Le rapport du brome au chlore est constant, mais dans
les glandes thyroïdes où il y a beaucoup d'iode, il ne paraît
pas y avoir accumulation parallèle de brome. En somme,
il y a du brome dans les tissus des êtres les plus divers. La quan-
tité n'est d'ailleurs pas considérable : dans 100 grammes de
poumon humain, on trouve 0 mg. 167 de brome (331 ana-
lyses). L'étude de M. Damiens a son intérêt en physiologie ;
elle en a beaucoup aussi pour la toxicologie.
— On a beaucoup parlé dans la presse quotidienne des
perles japonaises. Ce sont des perles très authentiques qu'un
Japonais, M. Mikimoto, est arrivé à faire produire à la méléa-
grine de Martens. Elles offrent tous les caractères extérieurs
des perles fines naturelles. On les obtient par une greffe
animale, par une greffe d'un lambeau de l'épithélium
autour d'un petit noyau de nacre. Le sac perlier ainsi constitué
est introduit dans les tissus sous-épithéliaux ; il s'alimente
aux dépens de ceux-ci et fabrique de la perle autour du noyau
inclus à l'intérieur. Il en résulte que la perle de greffe a un
noyau plus volumineux que la perle naturelle. Mais elle a
la même valeur et le même orient. Ce qui fait le prix d'une
perle, ce n'est pas son intérieur qu'on ne voit pas, mais sa
surface. Or la surface des perles japonaises ne diffère en rien
comme structure et qualités, de celles des perles naturelles.
Au reste, les perles naturelles renferment parfois un noyau :
268 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
un parasite, ou autre chose. Mais, dans les deux cas, le mode
de formation est le même. La perle naturelle, dit M. L. Bou-
tan, se forme dans un sac résultant d'un enveloppement du
noyau, suivi de la séparation du sac ainsi formé d'avec l'épi-
thélium aux dépens duquel il s'est établi. Ce sac, isolé, reste
dans les tissus, et une perle s'y forme. Seul l'épithélium est
en état de sécréter de la perle. Et le sac perlier provient d'une
invagination de l'épithélium du manteau, aboutissant à la
formation d'un sac qui s'isole. La nacre et la perle grise ont
une même origine et proviennent de la sécrétion de l'épithé-
lium du manteau. Seulement, dans la nacre, les couches sont
planes, alors qu'elles sont circulaires, sphériques, dans la
perle. Il y a d'ailleurs autre chose aussi : dans le cas de la nacre,
nous sommes en présence d'un état normal, mais le sac perlier
représente un état pathologique, car il se distend progressi-
vement par le fait de l'activité de sa paroi. Les marchands de
perles font leur possible pour discréditer les perles japonaises :
mais ils n'y réussissent pas. Le mécanisme de la formation
des perles naturelles et des japonaises est le même, et le résul-
tat est le même. Les produits ont même valeur, mais évidem-
ment celle-ci a baissé pour les naturelles, et si la fabrication
provoquée selon les procédés imaginés par M. Mikimoto
se généralise, la valeur des perles diminuera fortement.
— Chacun sait, car cela s'enseigne à l'école, que les racines
des plantes venant au contact des calcaires, du marbre par
exemple, de la dolomie, de la magnésite, etc., digèrent les sels
insolubles et laissent une trace, une usure visible. Il ne peut
s'agir d'une action mécanique ; l'action est d'ordre chimique,
et chacun sait que l'agent de la corrosion est l'acide carbo-
nique sécrété par les racines. Mais l'acide carbonique est-il
seul en jeu? Divers expérimentateurs se le sont demandé,
et ont fait observer qu'il ne manque pas d'acides organiques
capables d'agir comme l'acide carbonique. A ceci, M. E.
Chemin, qui a repris les expériences, fait observer que les
racines n'excrètent pas, appréciablement, d'autres acides que
le carbonique, et que celui-ci, à lui seul, suffit largement à
produire les effets observés.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 269
— Une planète fait parler d'elle dans le monde astrono-
mique. Elle a une conduite tout à fait anormale. C'est une
planète de treizième grandeur (donc inutile de chercher à
la voir à l'oeil nu), découverte en 1920, qui présente cette par-
ticularité de se mouvoir sur un orbite très excentrique, comme
une comète. Elle va se promener jusqu'à la distance où se
trouve Saturne. Et ce n'est pas une comète : la photographie
le montre nettement. C'est une planète, un astéroïde, qui fait
son voyage autour du soleil en 13 ans. A ce propos, M. Emile
Belot a fait observer que cette planète à allures excentriques
apporte à la cosmogonie dualiste et tourbillonnaire une con-
firmation précieuse. Depuis 10 ans, son système a prévu que
chaque grosse planète doit être accompagnée d'une famille
de petites. Déjà l'on connaît la famille des petites planètes de
Mars et de Jupiter. La nouvelle planète découverte appartient
évidemment à la famille de Saturne. Et M. E. Belot est fort
aise de la confirmation apportée à ses vues astronomiques.
— M. Newton Harvey vient de décrire des organes lumi-
neux à bactéries, des lanternes à bactéries, fort intéressantes
chez deux poissons marins, VAnomalops et le Photoblepharon.
Les organes lumineux de ces deux espèces contiennent d'in-
nombrables bactéries, et c'est à l'absorption d'oxygène que
ces bactéries doivent leur luminosité. L'organe lumineux est
très riche en vaisseaux sanguins qui apportent l'oxygène
nécessaire. On cherche vainement la luciférine et la
luciférase les deux substances habituellement fabriquées
par les glandes lumineuses, et dont la dernière agit comme
un enzym sur l'oxydation de la première. Les lanternes de
ces deux poissons brillent sans interruption, de façon tout à
fait indépendante des stimulations extérieures. Ce sont,
pour l'expérimentateur américain, de véritables incubateurs
où naissent, se développent et se nourrissent les bactéries :
des milieux de culture parfaits d'où les bactéries mortes,
devenues inutiles, sont évacuées. On peut bien cultiver ces
bactéries en milieu artificiel, mais elles ne sont pas lumineuses.
La luminescence serait donc liée à un subtratum nutritif
spécial. Ce serait là un cas de symbiose bien marqué.
270 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— Un pasteur américain, à New- York, trouvant, comme
beaucoup d'autres d'ailleurs, que le zèle de ses paroissiens
allait sans cesse en diminuant, malgré ses objurgations les
plus tempétueuses, ou ses tentatives les plus mielleuses de
persuasion, se demandait récemment par quel moyen il pour-
rait bien réchauffer leur ferveur plus que défaillante. Un archi-
tecte, qu'il convoqua, lui fit observer que l'éclairage du temple
était insuffisant. C'était un peu vrai. Mais l'architecte avait
un dada qu'il s'empressa d'exposer au pasteur. Et celui-ci
l'adopta avec enthousiasme. Les couleurs, déclara le spécia-
liste, ont un effet sur l'état d'âme. Il en est qui excitent, d'au-
tres qui dépriment. Dans le cas spécial, il était tout à fait
contre-indiqué de déprimer la congrégation. Elle l'était déjà
beaucoup trop. Il fallait la ravigoter, plutôt, si l'on ose employer
un terme aussi familier et sentant la cuisine. Il fallait aussi
la mettre en mouvement, lui imprimer des oscillations, rien
que pour l'habituer à ne pas croupir dans un marasme sans
nom. Et le spécialiste élabora un jeu de lampes électriques
à colorations variées — comme au théâtre. Quatre teintes furent
adoptées : le rose, le jaune d'ambre, le bleu et le vert. Le rouge fut
exclu : il est trop agitant. Et un tableau ingénieusement établi
permettait au pasteur de faire régner dans l'édifice tantôt une
couleur, tantôt une autre, selon le moment, l'occupation, les
circonstances, sur un simple geste du doigt.
Quel a été l'effet? En tout cas, beaucoup de gens sont venus
« pour voir ». Il reste à savoir ce que durera la curiosité ainsi
éveillée dans le public, et quelle sera l'action des jeux de lu-
mière sur la foi. Déjà, la musique jouait son rôle dans les
cérémonies religieuses : voici que les couleurs s'en mêlent. Après
avoir parlé à l'oreille et à l'œil, voudra-t-on parler aussi au
nez, par des symphonies odorantes, et aux autres sens par des
excitants appropriés ? En bonne logique, on ne voit pas
pourquoi pas.
— Publications nouvelles. — Voici pour le naturaliste,
dans l'excellente Encyclopédie pratique du naturaliste que
publie M. Paul Lechevalier (12, rue de Tournon. Paris),
trois volumes à joindre aux autres sur les Arbres, Arbustes
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 271
et Fleurs (des bois, prairies) : Les Algues marines, par G.
Wuitner ; Les Insectes et leurs ^dégâts, par E. Dongé et P.
Estrot ; Les Champignons de France, par A. Maublanc. Chaque
volume forme un atlas de poche, portatif, donnant les figures
en couleurs et la description des espèces. C'est dire qu'il
rend autant de services à la promenade à travers champs que
dans la bibliothèque. Dans tous les cas, les particularités
biologiques intéressantes sont soigneusement signalées. Le
naturaliste amateur trouvera cette collection précieuse, —
Dans La Genèse de l'Energie psychique, M. L. Danysz, après
avoir consacré deux volumes de philosophie à l'évolution
des maladies, développe ce concept que tout l'univers tend
vers la pensée. Après de lents développements au cours de la
préhistoire, 1 intelligence humaine a acquis une puissance
remarquable par la conquête de l'énergie spirituelle. Et elle
en acquerra une plus grande encore. — Voici encore pour le
psychologue un livre fort intéressant de M. R. Warcollier :
La Télépathie (F. Alcan, Paris). L'auteur consacre une place
importante aux études expérimentales qui ont été faites sur
la télépathie, et il a grandement raison. Qu'en résulte-t-il ?
Pour M. Ch. Richet, la télépathie « est un fait démontré ».
C'est aussi la conclusion de M. Warcollier. Son Hvre est très
sérieux et intéressant. — Vous intéressez-vous aux pro-
blèmes d'Extrême-Orient? Voici, de M. F. Challaye, La
Chine et le Japon politiques (F. Alcan), œuvre très substan-
tielle sur les Jaunes, sur ce qui se passe chez eux, sur la com-
plexité des problèmes, sur l'immense difficulté qu'il y a à
établir l'équité dans les rapports entre nations. — Etes-vous
photographe? Le Secret du Temps de Pose, par M. E. Pitois
(Delagrave) vous initiera à coup sûr. M. Pitois étudie principa-
lement l'influence du temps de pose sur la valeur artistique
de la photographie. — Qu'est-ce que Le Livre des Champs,
de J. H. Fabre (Delagrave, Paris) ? C'est un livre de l'émi-
nent entomologiste, consacré aux travaux des champs,
écrit pour le grand public, œuvre de vulgarisation de lecture
très facile, et charmante, qui plaira aux jeunes non moins
qu'aux adultes. — Sans doute vous vous intéressez à la rela-
272 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tivité. Voici un excellent volume de M. G. Moch, sur Les
Phénomènes de Relativité, admirablement documenté et fouillé,
destmé au grand public (Flammarion, Paris) ; voici aussi La
notion du temps d'après Einstein (F. Alcan, Paris), par M. P.
Dupont : ouvrage écrit au point de vue philosophique ; et
enfin La Relativité et les Forces dans le système cellullaire du
monde, un essai de cosmogonie scientifique, par S. Chris-
terco, qui est un peu plus dur de lecture (F. Alcan, Paris).
— Pour les amis de la géographie, signalons Le Pôle Sud,
Histoire des voyages antarctiques, par J. Rouch (Flammarion,
Pans). C'est bien l'histoire des voyages antarctiques, depuis
1 origine jusqu'à Scott, œuvre pleine d'intérêt, avec illustra-
tions abondantes. — Vous intéressez-vous à la linguistique?
En ce cas lisez les Essais de Géographie linguistique, de M. A.
Dauzat. Son étude consacrée aux noms d'animaux est d'un
très vif intérêt et de lecture très amusante, mais l'ortografe
fonétique est très déplaisante (Editeur E. Champion, Paris).
— Les géologues remercieront M. A. Lacroix, le secrétaire
perpétuel de l'Académie des Sciences de Paris, de la belle
biographie qu'il publie (chez Perrin) de Déodat Dolomien.
Cette histoire d'un géologue dont le nom reste dans la dolomie
et les dolomites, dont l'existence fut très aventureuse, est racon-
tée en fort bons termes par M. A. Lacroix, et accompagnée
d'une correspondance abondante, restée inédite jusqu'ici, que
l'auteur a pu retrouver. Excellente monographie, comme on
en voudrait pour beaucoup d'autres savants. — Enfin, signa-
lons une petit livre fort bon de M. E. Le Darrois. sur Les
Poissons comestibles de la Manche et de i Atlantique français
(publication du Journal de la Marine marchande, Bd. Hauss-
mann, Paris). C'est un résumé succinct avec nombreuses illus-
trations des principaux poissons, avec renseignements sur leur
description, leur pêche et leur reproduction. M. Le Darrois
est particulièrement qualifié pour la tâche qu'il a entreprise,
et menée à bien.
Henry de Varigny.
Le droit fluvial international
et le régime du Danube.
Les fleuves, « chemins qui marchent », disait Pascal,
et qui « portent où l'on veut aller, mais qui ne reportent
malheureusement pas où l'on veut revenir », sont
néanmoins des voies de communications d'une utilité
considérable, grâce aux progrès de la mécanique.
A notre époque d'industrialisme et de progressif
enchevêtrement des échanges matériels, la valeur des
cours d'eau pour les relations commerciales devait
nécessairement augmenter ; nécessairement aussi, elle
devait susciter entre les Etats que le cours d'eau tra-
verse ou sépare des rivalités, des conflits, qu'il a fallu
régler par le droit et l'intérêt communs de tous les
pays à se servir des grands fleuves internationaux,
librement et conformément à certaines règles.
Est-il besoin de le dire ? La tâche de concilier les
intérêts de la communauté civilisée avec les droits qui
résultent de la souveraineté territoriale a été longue
autant que compliquée, malaisée, épmeuse. Nous
Talions voir en étudiant le régime octroyé au Danube.
Mais nous constaterons aussi que la rivalité de certaines
nations eut une conséquence heureuse. Un organisme
surgit, un « concert de délégués, une « commission
européenne », par un procédé analogue à celui qui
conduisit à ce que le XVI® siècle appela une societas
gentium, lorsque la rivalité des maisons de France et
BIBL UNIV. CV 19
274 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
d'Autriche nécessita la création d'un corps régulier
et permanent d'ambassadeurs.
Le régime du Danube avant 1855.
Vers la fin du XVIII® siècle, chaque Etat exerçait
encore un droit exclusif de propriété sur la section
fluviale incluse dans ses frontières. Mais le nouvel
ordre de choses, les idées modernes qui pénétraient
dans le droit public des peuples et surtout la fréquence
accrue des rapports internationaux s'accommodaient
mal de cet exclusivisme. De sérieuses modifications
s'imposaient.
La Convention le comprit. Dans sa séance du
16 novembre 1792, elle proclama qu' « une nation ne
saurait sans injustice prétendre au droit d'occuper
exclusivement le cours d'une rivière », qu'un tel droit
est « un monopole odieux », et elle chargea le générai
en chef des armées françaises en Belgique « de prendre
les mesures les plus précises et d'employer tous les
moyens à sa disposition pour assurer la liberté de la
navigation et des transports dans tout le cours de
l'Escaut et de la Meuse^ »
Au Congrès de Rastadt, en 1798, une note des plé-
nipotentiaires français, relative au Rhin, émit le vœu
que la navigation sur le Danube, entre autres, fût
libre aussi, et dans le Traité de Paris (1814) figure un
article 5, où il est dit : « Il sera examiné et décidé de
même, dans le futur Congrès, de quelle manière, pour
faciliter les communications entre les peuples et les
rendre toujours moins étrangers les uns aux autres, la
disposition ci-dessus ^ pourra être également étendue
* Extrait des Registret du Conseil exécutij provisoire du 16 novembre 1792. Ce
document fut rendu public le 20 novembre 1792. à Anver». par le général de la
Bourdonnait.
' Concernant le Rhin libre.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET RÉGIME DU DANUBE 275
à tous les grands fleuves qui, dans leur cours navigable,
séparent ou traversent différents Etats. »
En 1815, le Congrès de Vienne décide que « le
système employé pour le Rhin sera également appli-
cable * » au Danube et autres grands fleuves, l'Elbe,
l'Escaut, la Vistule, etc. Ce système, remarquons-le,
s'éloignait des principes libéraux du Traité de Paris
en ce que l'adoption d'un amendement proposé par
le plénipotentiaire de Prusse, baron de Humboldt,
supprimait la liberté absolue pour tous les pavillons
et n'autorisait la navigation que « sous le rapport du
commerce. >>
En réalité, les allusions faites jusqu'ici au Danube
furent sans résultat effectif. Il faut arriver aux confé-
rences tenues à Vienne pendant la guerre de Crimée
pour trouver l'idée d'une commission dite européenne,
composée des représentants de l'Autriche, de la France,
de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de la Russie, de
la Sardaigne et de la Turquie. « N'est-ce pas un fait
étrange que le plus grand cours d'eau international
européen, que Napoléon avait appelé « le Roi des
fleuves de l'Europe » et qui forme la voie de communi-
cation fluviale entre l'Occident et l'Orient, était resté
jusqu'en 1856 en dehors du droit public européen,
consacré par le congrès de Vienne^ ? »
Le fait n'a rien d'étonnant si l'on pense à la poli-
tique orientale de la Russie, à ses efforts persévérants
pour asseoir sa puissance et s'assurer une situation
privilégiée sur le Roi des Fleuves qu'elle convoitait
surtout, ce semble, comme route stratégique. En 1812,
la Russie signe le traité de Bucarest avec la Porte qui
* Proccs-verbal de la Commission relative à la libre navigation des rivières, 2 février
1815,
Geffken : La question du Danube, page 6.
276 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
lui cède la Bessarabie. La voici Etat riverain du Da-
nube. Par la convention d'Akkermân, le 25 septembre
1826, elle obtient dans le delta le bras intermédiaire
deSoulina, c'est-à-dire la passe la plus facile ; en 1829,
l'article 3 du traité d'Andrinople lui attribue le bras
méridional de Samt-Georges ou Chidrillis et les îles
formées par les trois embouchures du Danube. Et elle
profite de sa situation considérable sur cette magni-
fique voie naturelle de trafic pour en ruiner le com-
merce au profit d'Odessa. <f au mépris des articles 108,
109 et 1 13 de l'Acte du Congrès de Vienne qui portait
sa signature*. »
Troisième Conférence de Vienne. (1855).
L'une des « quatre garanties », contenues dans le
protocole du 8 août 1854 et reconnues nécessaires au
rétablissement de la paix entre la Russie et la Porte,
stipulait que la navigation aux embouchures du fleuve
serait délivrée de toute entrave et soumise à l'appli-
cation des principes consacrés par les actes du congrès
de Vienne.
A la séance du 21 mai 1855, on aborde donc la ques-
tion du Danube.
Cette question, expose le prince Gortschakoff, a
deux faces : l'une politique, l'autre commerciale et
pratique, mais à tous les points de vue, la Russie,
affirme-t-il, a fait tout son possible pour que rien ne
s'opposât à la liberté de navigation. Elle a pris toutes
les mesures pour en faciliter l'usage.
Le plénipotentiaire autrichien, baron de Prokesch-
Osten, ne met pas en doute les bonnes intentions du
gouvernement russe, mais l'intention ne peut pas être
réputée pour le fait.
' Geffken : La question du Danube, page 6.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 277
L'adhésion loyale de la Russie, reprend le prince
Gortschakoff, est acquise à toutes les mesures qu!
auront pour but la liberté de navigation sur le Danube.
Mais le mot nouveau, syndicat, qui désigne la commis-
sion chargée de réglementer cette liberté, ne présente
pas une idée claire et précise, selon lui. La question
étant relative au commerce, il n'y faut rien mêler qui
ait un caractère politique.
On ne peut dépouiller la question du Danube, qui
comporte une garantie européenne, de tout caractère
politique, remarque le baron de Bourqueney, pléni-
potentiaire français. Quant au mot syndicat, il a un
sens précis, rigoureux. Le syndicat est le représentant
des intérêts de tous.
Le prince Gortschakoff déclare qu'il s'opposera à
l'adoption du mot, nouveau dans le vocabulaire diplo-
matique, s'il implique un droit de souveraineté^.
Les plénipotentiaires adoptent donc l'expression de
Commission Européenne (23 mars 1855).
A cette même séance, lord Russel exprima le vœu
de la Grande-Bretagne d'être représentée à la fois dans
les deux commissions, l'européenne et la riveraine, ou
si cette dernière ne devait être composée que d'Etats
riverains, que la Commission européenne fût perma-
nente.
La nécessité et l'utilité de cette permanence ayant
été discutées, il fut convenu que la Commission euro-
péenne ne pourrait être dissoute que d'un commun
accord.
Congrès de Paris (1856).
Le Congrès qui devait statuer sur les préliminaires
de la paix signée à Vienne, le 1^' février, se réunit le
^ Con{«5rcncc de Vienne. Protocole n° 4, 21 mars 1855.
278 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
25 février à Paris, sous la présidence du ministre des
Affaires étrangères de Napoléon III, comte Walewski,
en raison du rôle prépondérant joué par la France.
L'Autriche était représentée par le comte de Buol-
Schauenstein et le baron de Hubner, l'Angleterre par
lord Clarendon et lord Cowley, la Russie par le prince
Orloff, la Sardaigne par Cavour, la Turquie par Fuad
et Ali-pacha. La Prusse ne fut admise à siéger, et sur
les très vives instances de l'empereur Napoléon,
qu'après l'ouverture des séances.
Dans le traité de paix, qui fut signé le 30 mars 1856,
figurent cinq articles (art. 15-19) concernant la liberté
de navigation sur la Danube maritime, dont les condi-
tions d'accès devaient être améliorées, sous la surveil-
lance des sept puissances. La navigation et le commerce
étaient soumis à une législation conforme aux principes
régissant les fleuves « conventionnels ».
L'art. 15 appliquait au Danube et à ses embouchures
les règles posées par l'Acte du Congrès de Vienne,
quant à la navigation sur les fleuves qui séparent ou
traversent plusieurs Etats. Excepté les règlements de
police et de quarantaine, concernant la sûreté de ces
Etats, — règlements qui devaient être conçus de ma-
nière à favoriser, autant que possible, la circulation
des navires, — aucun obstacle quelconque ne pouvait
être apporté à la libre navigation.
L'article 16 instituait la Commission européenne où
les sept puissances contractantes étaient représentées
chacune par un délégué. Sa tâche était de « dégager
les embouchures du Danube, ainsi que les parties de
la mer y avoisinantes, des sables et autres obstacles,...
afin de mettre cette partie du fleuve et lesdites parties
de la mer dans les meilleures conditions possibles de
navigabilité. >♦
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 279
Avant la guerre mondiale, on relevait environ cin-
quante faits d'association, unissant ou des groupes de
nations, ou la majorité, ou même l'unanimité des
nations civilisées, par exemple l'Union postale univer-
selle. La Commission européenne du Danube entrait
dans cet ordre de faits et en était peut-être l'expression
la plus parfaite. Elle avait fini par jouir d'un privilège
sans autre exemple dans l'histoire du droit interna-
tional.
En vertu de cette investiture qui, de temporaire,
devint en quelque sorte permanente, la Commission
européenne peu à peu arriva à exercer à la Soulina et
sur toute la partie du Danube située en aval d'Isaktcha,
une véritable souveraineté. Elle eut finalement des
immeubles, sa flotte, son pavillon, des insignes parti-
culiers pour son personnel administratif et technique,
ses revenus publics, son budget, ses emprunts et sa
dette. Elle était au bénéfice de la neutralité. Elle déli-
bérait, faisait les règlements de police et de navigation,
surveillait leur application, jugeait les infractions,
punissait les contrevenants, fixait les tarifs, décidait
et exécutait les plans de travaux, nommait, rétribuait
et révoquait ses fonctionnaires. Aucune question tou-
chant la marine marchande sur le Bas-Danube qui
lui fût interdite.
Par l'institution de ce syndicat international, muni
de prérogatives si exceptionnelles, pratiquement le
delta était neutralisé au profit de toutes les nations
placées sur un pied d'égalité parfaite.
Quant à la Commission riveraine, prévue parl'art. 1 7,
elle était composée des délégués de l'Autriche, de la
Bavière, de la Sublime-Porte et du Wurtemberg (un
par Etat), auxquels devaient être adjoints les commis-
saires des trois principautés danubiennes, dont la
280 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
nomination était soumise à l'approbation de la Porte.
Dite permanente, cette commission avait à élaborer
les règlements de navigation et de police fluviale, à
établir un régime conforme aux dispositions du traité
de Vienne, à ordonner et à faire exécuter sur le cours
du fleuve les travaux nécessaires et, après la dissolution
de la Commission européenne, en lui succédant, à
veiller au maintien de la navigabilité des embouchures
et des parties de la mer y avoisinantes.
L'art. 18 limitait la durée de la Commission euro-
péenne à deux ans. Mais la commission permanente
(riveraine), sans être supprimée d'une manière expli-
cite, en réalité ne put pas fonctionner et les pouvoirs
de la commission temporaire (européenne) furent
prorogés à plusieurs reprises : en août 1858, par la
Conférence de Paris pour sept ans; en mars 1866, par
la nouvelle conférence de Paris pour cinq ans ; en mars
1871, par le protocole de Londres pour douze ans
(prorogation confirmée en juillet 1878 par le traité de
Berlin), et en mars 1883, par le traité de Londres, pour
vingt et un ans, soit jusqu'au 24 avril 1904, avec clause
de tacite reconduction de trois ans en trois ans, sauf
dénonciation faite par l'une des puissances contrac-
tantes, un an avant l'expiration du terme.
L'art. 19, enfin, donnait à chacune des puissances
contractantes le droit de faire stationner, en tout temps,
deux bâtiments légers aux embouchures du Danube.
L'Acte de Navigation.
La Commission dite permanente (riveraine), n'eut
qu'une existence paralytique, un vouloir stérile, une
apparence d'autorité. Convoqués à Vienne, ses mem-
bres-délégués du Wurtemberg, de la Bavière, de
l'Autriche, de la Turquie et des trois principautés
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 281
danubiennes, Moldavie, Valachie, Serbie, ses membres,
disons-nous, élaborèrent l'Acte de Navigation qu'ils
avaient à rédiger, le 7 novembre 1857. Mais l'article 8
de ce règlement, établissant une distinction entre la
navigation maritime et le cabotage intérieur, réservait
celui-ci aux riverains. En réalité, il le monopolisait
en faveur de la puissante Compagnie I. R. autrichienne
de navigation à vapeur ^; il dépouillait les non-rive-
rains de droits acquis et opposait les intérêts de l'Au-
triche à ceux de l'Europe. L'Acte du 7 novembre parut
aux puissances contraire à l'esprit des clauses générales
adoptées à Paris. Il resta lettre morte.
De son côté, et conformément à ses compétences,
la Commission européenne rédigea son Acte de Navi-
gation (signé à Galatz, le 2 novembre 1 865), aux termes
duquel elle se chargeait, à l'exclusion de toute ingérence
quelconque, d'administrer les ouvrages et établisse-
ments créés en exécution de l'article 16 du Traité du
3 novembre 1856, de veiller à leur maintien, à leur
conservation, et de leur donner tout le développement
nécessaire.
La Conférence de Paris, en mars 1866, à l'unanimité,
sanctionna cet Acte très légèrement modifié. Les pièces
étaient au nombre de trois : 1 . L'instrument principal
de la Commission relative à la navigation des embou-
chures du Danube ; 2. le règlement de navigation et de
police ; 3. le tarif des droits de navigation.
Le régime du Danube à la date susdite est donc le
suivant :
1 . Les pouvoirs de la Commission européenne sont
prorogés et s'exercent entre Isaktcha et la mer.
2. Le règlement élaboré par la Commission riveraine,
^ Compagnie Impériale et Royale privilégiée.
282 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
en 1857, n'ayant pas été ratifié par l'Europe, le régime
qui existait avant le Traité de Paris reste en vigueur
pour le Moyen Danube, qui s'étend d'Isalctcha à Orsova
(Portes de Fer).
3. Le Haut- Danube (des Portes de Fer à la source du
fleuve) est soumis au règlement établi par l'Autriche
et les riverains allemands.
Conférence de Londres (1871).
La guerre franco-allemande ayant bouleversé l'équi-
libre européen, la Russie profita des conjonctures
pour dénoncer les clauses humiliantes du traité de
Paris qui, neutralisant la mer Noire, avaient limité à
l'extrême sa force navale.
Une circulaire du prince Gortschakoff (octobre
1870) avisa les puissances que « les altérations suc-
cessives, qu'ont subies durant ces dernières années
les transactions considérées comme fondement de
1 équilibre européen, ont placé le Cabinet impérial
dans la nécessité d'en examiner les conséquences
pour la position politique de la Russie ». Seule,
dit-il, la Russie a respecté ses engagements. Sa Majesté
Impériale ne saurait se considérer plus longtemps
comme liée aux obligations du traité de 1856, en tant
qu'elles restreignent ses droits de souveraineté dans
la mer Noire.
Cette abrogation unilatérale d'un traité entré dans
le droit public européen fut mal accueillie à Vienne,
à Rome, à Londres surtout. Mais grâce à l'interven-
tion et à la dextérité de Bismarck, un conflit fut évité.
L'Angleterre et l'Autriche se bornèrent à demander
une conférence européenne, concession de pure forme
que le prince Gortschakoff ne pouvait refuser.
Cette conférence se réunit à Londres en janvier
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 283
1871. L'Autriche avait tout intérêt à accorder de
bonne grâce ce que demandait sa puissante voisine ;
l'Angleterre était isolée ; la France ne fut représentée
qu'après toutes décisions prises. Bref, la limitation
des forces russes dans la mer Noire ne fut pas main-
tenue.
Quant au Danube, la Conférence prorogea les pou-
voirs de la Commission européenne jusqu'au 24 avril
1883, terme de l'amortissement d'un emprunt con-
tracté par la Commission sous la garantie de l'Au-
triche-Hongrie, de l'Allemagne, de la France, de la
Grande-Bretagne, de l'Italie et de la Turquie. Le
bénéfice des immunités fut étendu à tout le per-
sonnel administratif et technique. Mais il était entendu
que les dispositions de cet article ne devaient en rien
affecter le droit qu'avait la Sublime-Porte de faire
entrer, comme de tout temps, ses bâtiments de guerre
dans le Danube en sa qualité de puissance territo-
riale.
Enfin, la Commission riveraine, si les Etats rive-
rains jugeaient sa convocation utile, pouvait se réunir,
conformément à l'article 17 du traité de Paris.
Traité de Berlin (WS).
A la fin de la guerre russo-turque, quand fut signé
le traité de San Stefano, la Russie se trouva en face
d'une coalition austro-anglaise. L'idée lancée par
Andrassy de réunir une conférence européenne fut
favorablement accueillie par les puissances. Même
Bismarck, sur les bonnes dispositions duquel la Russie
comptait pourtant, se prononça pour cette réunion
où devaient être examinées et tranchées les questions
d'un intérêt général.
La conférence fut convoquée à Berlin et le traité
284 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
qu'elle élabora signé le 13 juillet 1878. II apportait
au régime international du Danube les modifications
suivantes :
1" La Roumanie rétrocède à la Russie la Bessa-
rabie, que lui avait enlevée le traité de Paris, et la
rive gauche du delta danubien (bras de Kilia), dont
le thalweg servira de frontière russo-roumaine (article
45).
2° A titre de compensation, la Roumanie — admise
à se faire représenter à la Commission européenne —
reçoit les îles du Delta, antérieurement attribuées à
la Russie, le Sandjak de Toultcha et la Dobroutcha
(articles 46 et 53).
3° « Pour accroître les garanties assurées à la liberté
de navigation ", depuis les Portes de Fer jusqu'à
l'embouchure, toutes les forteresses seront rasées ;
il ne pourra pas en être élevé d'autres ; les bâtiments
de guerre ne pourront pas naviguer sur le Danube,
en aval des Portes de Fer. Exception est faite pour
les stationnaires des embouchures et pour les bâti-
ments légers de la police fluviale et du service des
douanes (article 52).
4** La Commission européenne exercera ses fonc-
tions, dorénavant, jusqu'à Galatz dans une com-
plète indépendance de l'autorité territoriale. Sont
confirmés tous les traités, arrangements, actes et
décisions, relatifs à ses droits, privilèges, préroga-
tives et obligations (article 53).
5^^ Une année avant l'expiration du terme assigné
à l'existence de la Commission européenne, les Puis-
sances se mettront d'accord sur la prolongation de
ses pouvoirs ou sur les modifications qu'elles juge-
raient nécessaires d'y introduire (article 54).
6^ La Commission européenne, assistée de délé-
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 285
gués des Etats riverains (Serbes, Bulgares, Rou-
mains) est chargée d'élaborer les règlements de navi-
gation, de police fluviale, de surveillance, pour la
partie du fleuve qui s'étend en amont de Galatz jus-
qu'aux Portes de Fer, et de les mettre en harmonie
« avec ceux qui ont été ou seraient édictés pour le
parcours en aval de Galatz » (article 55).
7® La Commission européenne s'entendra avec qui
de droit pour assurer l'entretien du phare sur l'île
des Serpents (article 56).
8° L'Autriche-Hongrie est seule chargée des tra-
vaux de régularisation des cataractes et des Portes
de Fer (article 57). Elle est autorisée à percevoir une
taxe provisoire pour rentrer dans ses débours.
La Roumanie est donc admise à siéger dans la
Commission européenne en vertu de son indépen-
dance reconnue et de sa position sur le delta. Quant
à l'Autriche-Hongrie, elle atteint son but en obtenant
seule les travaux à effectuer pour supprimer les obs-
tacles que les Portes de Fer et les cataractes opposent
à la navigation. Mais le traité n'accorde à aucun rive-
rain, sur quelque partie que ce soit du Danube, ni
présidence, ni privilège. L'autorité de la Commis-
sion européenne s'étend jusqu'à Galatz. Par contre,
sa permanence n'ayant pas reçu l'adhésion unanime,
chaque fois qu'il s'agira de prolonger son existence,
celle-ci « sera remise à la discrétion de chaque puis-
sance qui, selon son intérêt du moment, pourra
subordonner son adhésion pour la prolongation à
la restriction ou à l'augmentation des pouvoirs ^ »
de la Commission.
Quant au règlement de navigation, police et sur-
^ Ar.-nand Lévy : La Roumanie el la liberté du Danube.
286 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
veillance, prescrit par l'article 55, qui sera chargé de
son application ? Qui l'exécutera ? Les exceptions
ne se présumant pas et les riverains en règle géné-
rale étant souverains, sera-ce la Roumanie, la Serbie
et la Bulgarie, chacune sur sa section ? Le traité
sur ce point est muet.
De cette lacune va naître un conflit.
Prétendant faciliter la tâche qu'assigne à la Com-
mission européenne l'article 55 \ l'Autriche- Hon-
grie présente un projet de règlement. Mais la Commis-
sion le refuse, car il porte atteinte aux intérêts des rive-
rains et à la liberté de navigation, et trois délégués
d'Etats non-riverains du Bas-Danube (Allemagne,
Autriche, Italie), formant une sous-commission, sont
chargés de rédiger un avant-projet. Celui-ci, pré-
senté le 12 mai 1880, confie l'exécution du règlement
à une commission mixte du Danube où seront repré-
sentées, chacune par un délégué, la Bulgarie, la Rou-
manie, la Serbie et l'Autriche-Hongrie qui s'attribue
la présidence avec voix prépondérante. Quant aux
mesures d'application, elles sacrifient tous ou presque
tous les droits des Etats riverains, au profit de l'Au-
triche non riveraine qui, dans ces conditions, veut
d'autant plus étendre les attributions et pouvoirs de
la Commission mixte. Sous ses ordres fonctionne-
raient inspecteurs en chef, sous-inspecteurs et capi-
taines de port ; aucun port ou établissement fixe ne
pourrait être construit sur le fleuve sans son appro-
bation ; toutes contestations seraient jugées par elle
en dernier ressort et elle pourrait modifier proprio
* Article 55. Les règlements de navigation, de la police fluviale et de surveil-
lance depuis les Portes de Fer jusqu'i Colatz, seront élaborés par la Gimmission
européenne, assistée de Délégués des Etats riverains, et mis en harmonie avec
ceux qui ont été ou seraient édictés pour le parcours en aval de Calatz.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET RÉGIME DU DANUBE 287
motu le règlement. L'Autriche pensait ainsi jeter, si
l'on peut dire, les graines de sa prépondérance, la
semence de sa suprématie, — des Moeglichkeiten,
comme disent les politiques allemands.
Au nom de la Roumanie, le colonel Pencovitch
déclara que l'article 55 ne comptait qu'une inter-
prétation : élaboration des règlements par la Com-
mission européenne, assistée de délégués des Etats
riverains ; application des règlements par ces Etats ;
surveillance de l'application par la Commission euro-
péenne.
La Roumanie s'opposait donc à ce qu'on fît du
Danube un fleuve allemand. Avec raison, elle crai-
gnait qu'en étant sous une influence et une préémi-
nence injustifiables juridiquement, la Commission
mixte ne devînt une Commission d'intrusion et d'in-
tervention austro-hongroise dans les affaires des Etats
riverains.
Il était contraire au droit international et aux traités
que l'Autriche, quels que fussent ses intérêts de navi-
gation et de trafic, fût présente et surtout omnipo-
tente dans une commission réglementatrice et exécu-
trice du règlement sur une partie du Danube où elle
n'était pas riveraine. La composition de la Commis-
sion mixte, disait très justement la Roumanie, est
contraire aux clauses du traité de Berlin. Son insti-
tution serait attentatoire à ma souveraineté d'Etat
indépendant, car « le droit souverain des riverains,
en tant qu'il n'entrave pas la liberté de navigation
et du commerce, est un principe généralement reconnu
du droit international ^ ".
L'autorité executive ne pouvait appartenir qu'à la
Serbie, à la Bulgarie et à la Roumanie, chacune dans
sa section, et, en l'absence de stipulation expresse.
288 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
aucune dérogation aux traités et aux principes ne
pouvait être consentie. « D'ailleurs, même en admet-
tant la possibilité d'un concert entre les Etats pour
l'exécution commune, à quel titre l'Autriche-Hon-
grie voudrait-elle y participer ou, qui plus est, se
l'attribuer en fait à elle seule ? '. >»
Le délégué français, M. Barrère, tenta de concilier
les prétentions avec les droits en adjoignant un membre
de la Commission européenne à la Commission mixte,
ce qui portait à cinq le nombre des délégués et per-
mettait d'obtenir une majorité sans voix prépondé-
rante. Mais l'intrusion du non-riverain (Autriche) et
sa présidence étaient maintenues.
Le gouvernement roumain refusa de se rallier à
cette proposition, à laquelle il opposa sans succès
une contre-proposition qui laissait aux riverains les
droits de police fluviale dans leurs eaux, sous la sur-
veillance et le contrôle de la nouvelle commission.
Le cabinet de Vienne ayant déclaré que le projet
Barrère comprena t le maximum de concessions qu il
pouvait faire, tous les délégués, y compris les Serbes
et les Bulgares, le signèrent (2 juin 1882).
La Roumanie maintenait son refus et, le 17 no-
vembre, M. Sturdza, son ministre des affaires étran-
gères déclara « que les intérêts généraux de la navi-
gation demandent impérieusement que la Commis-
sion de surveillance soit étroitement liée à la Com-
mission européenne, non seulement par les membres
qui participeront à ses travaux, mais aussi par la sur-
veillance constante quelle aura à exercer, afin que
^ Geffken : La question du Danube, page 27. Ceffken ajoute, page 47 : «La
prétention de l'Autriche de siéger dans la Cominissioa mixte, en vertu d'un droit
propre, ne peut se baser ni sur une stipulation internationale, ni sur un intérêt
général de la navigation. >
* P. Orban : Droi7 fluvial international .
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 289
les principes de la liberté de navigation soient tou-
jours et en toutes circonstances sauvegardés. »
Telle était la situation quand, le 28 octobre, la
Grande-Bretagne pressentit les puissances, signa-
taires du traité de Berlin, au sujet d'une conférence
pour le siège de laquelle elle proposait Londres.
L'invitation fut acceptée.
Conférence de LonJres (1883).
A la séance du 10 février, le comte de Munster
s'oppose à la collaboration de la Roumanie, sous
prétexte qu'elle n'a pas participé au Congrès de
Berlin dont la conférence actuelle est le prolonge-
ment, que le jeune et petit royaume ne peut être
admis de pair avec les grandes puissances, et, de plus,
qu'il empêcherait toute négociation d'aboutir puisque,
le principe de l'unanimité étant posé, son veto pour-
rait tout enrayer.
Ces considérations l'emportèrent. La Conférence
se considéra comme une suite du Congrès de Berlin.
Les délégués roumains et ceux de la Serbie furent
cependant invités à prendre part aux délibérations,
avec voix consultative.
La Roumanie refusa cette position subalterne. Elle
invoqua le droit des gens, la doctrine consacrée par
les traités et le précédent de l'Autriche qui avait con-
testé aux puissances, en 1858, leur compétence col-
lective pour réformer l'acte danubien sans le con-
cours de tous les intéressés, de la Bavière et même
du Wurtemberg. Et alors que la Serbie acceptait
l'invitation, le ministre de Roumanie à Londres,
M. Jean Ghica, écrivait à Son Excellence le comte
de Granville, président de la conférence, qu'il décli-
nait l'honneur d'assister aux séances et, au nom de son
BIBL. UNIV. CV 20
290 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
gouvernement, faisait les réserves les plus solennelles
et protestait « contre les décisions qui seraient prises
sans la participation de la Roumanie, en les déclarant
non obligatoires pour elle. »
D'avance, les plus importantes décisions du traité
de Londres étaient donc frappées de nullité. Les
pouvoirs de la Commission européenne, étendus de
Calatz à Braïla (article I), par exemple, compor-
taient une dépossession qui ne pouvait être imposée
à la Roumanie sans son consentement. Et cela d'au-
tant plus que l'article 3 disait : « La Commission
européenne n'exercera pas de contrôle effectif sur
les parties du bras de Kilia dont les deux rives appar-
tiennent à l'un des riverains de ce bras. » Le repré-
sentant de la Russie, baron de Morenheim, avait fait
du vote de cet article et du suivant une condition
sine qua non du consentement russe à la prolongation
des pouvoirs de la Commission européenne (article 2).
De même, les exigences de l'Autriche avaient été
acceptées. Mais le règlement du Bas-Danube ne pou-
vait avoir force obligatoire pour la Roumanie qui
n'avait pas contribué à l'établir et ne l'avait pas signé.
II resta donc lettre morte du fait de cette abstention.
Et dans la partie du fleuve comprise entre les Portes
de Fer et Braïla, chaque Etat resta maître sur ses
eaux territoriales, établit les règlements, organisa la
police et la surveillance, en un mot, administra à son
gré.
Louis AVENNIER.
(La fin prochainement.)
**
En route vers Tombouctou.
HUITIÈME ET DERNIÈRE PARTIE \
J'essaie de me représenter ce que vont être ces
quelques mois que nous allons passer à l'entrée du
désert. Mais qu'importe, après tout. Je ne suis venue
que pour voir, pour chercher de la lumière et de la
beauté, et je suis sûre de les trouver avec toute la
poésie des choses très anciennes. Au départ, j'empor-
terai tout cela comme un trésor au fond des yeux, au
fond du cœur.
Il faudrait savoir se créer toujours, à côté de l'exis-
tence matérielle et morale, si souvent cruelle, une
oasis de beauté où se réfugier pendant les heures
laides de la vie, un foyer de clarté pour les jours som-
bres. Mais ils sont rares ceux qui savent regarder
autour d'eux, voir la beauté partout répandue et la
garder en eux comme une joie inépuisable.
A la joyeuse impatience du lendemain se mêle un
peu de regret de quitter tout ce qui, depuis douze
jours, a fait partie de notre vie. Le Fleuve, tout d'abord,
si changeant, si divers, dans sa magnificence, et tou-
jours si reposant. Puis notre chaland, un « chez nous »
de quelques jours seulement, mais un chez nous quand
même, où nous laisserons un peu de notre âme.
* Pour les sept premières parties, voir les livraisons d'août à décembre 1921 et
Janvier et février 1922.
292 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Et nos braves laptots qui furent, avec les oiseaux,
presque les seuls êtres vivants du merveilleux pano-
rama. Notre chef laptot fait ses préparatifs pour
passer la nuit sur l'avant du chaland. Il a remis tout
son paquetage de vêtements, les uns par-dessus les
autres, et sous son bonnet de laine bien enfoncé, ses
petits yeux bridés brillent plus que d'habitude.
Bokhari laptot escompte un bon hougna demain matin,
au débarquement.
Pour nous aussi, la nuit se passe sans sommeil.
Il y a du bruit, des chocs violents, des commande-
ments et quelques jurons de notre sympathique capi-
taine, avec beaucoup de grincements de chaînes.
Toutes les demi-heures, mon mari met le nez dehors
et me tient au courant :
— Nous quittons le Niger.... Nous sommes dans
un canal étroit et je vois des arbres....
A trois heures, nous jetons l'ancre à Kabara, mais
on ne voit plus rien du tout, car la lune est couchée.
Une heure après, nous sommes levés, habillés, et
nous essayons de faire connaissance avec le port de
Kabara. Dans une pénombre grise qui sera bientôt
le jour, on distingue des masses noires et rondes
qui doivent être des arbres et d'autres masses noires
et carrées qui sont certainement des maisons. Nous
allumons la lampe à acétylène qui nous fut si précieuse
en route, et nous faisons le déménagement de notre
maison flottante. Tout est remis dans les malles ou
dans les caisses ; les lits, chaises et tables sont ficelés
et je m'assieds, un peu mélancolique, sur les ballots.
Quelle a été douce, sans soucis, sans fatigue, la longue
promenade sur le Niger ! Et comme je plains ceux
dont l'existence, heureuse ou sombre, ne connaîtra
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 293
jamais ces jours de rêve où l'on vit en marge, en dehors
de la vie.
5 février.
Pendant plus de deux heures, nous sommes restés
sur le quai de Kabara, en face des arbres en boule et
des bâtiments du Service fluvial. Tous les officiers
de la garnison étaient venus au devant du colonel C,
et le départ a été long à s'organiser. Présentations,
compliments, chargement des bagages... tout cela n'en
finissait pas. Enfin, nous voici en route dans les sables
en un long cortège pittoresque. Devant nous, sur les
côtés et en arrière-garde, trottent les cavaliers de
l'escorte, lance au poing, les flammes tricolores flot-
tant gaîment au vent. Puis M"^^ C. et moi, haut per-
chées sur des fauteuils à brancards que les porteurs
secouent abominablement. 0 mes hamacaires de
Guinée! où êtes- vous? Toute la cavalcade, officiers
et civils, s'égaille sur le sable blond, parmi les buissons
roux, et derrière trottinent bravement les jolis bourri-
cots, si patients sous la lourde charge de nos bagages.
A cheval entre nos deux fauteuils de torture, M"^ M.,
la fille du colonel commandant Tombouctou, nous fait
les honneurs de la route.
— Une fois cette dune passée, regardez bien. Vous
verrez Tombouctou, l'espace d'une minute.
Mes yeux n'ont jamais regardé si fixement au lom.
Le sommet de la dune est atteint. Devant nous, la
large piste semble une voie triomphale où le sable
sans couleur scintille au soleil comme une poussière
de diamant. Là-bas, au sommet d'une autre dune
lointaine, la vision magique : Tombouctou dressant
ses murs de terre grise dans l'ardente lumière. Une
autre vague de sable, tout de suite, ferme l'horizon.
294 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et, pendant sept kilomètres, notre brillant cortège se
déroule parmi les rares buissons épineux qu'on appelle
pompeusement : la forêt de Kabara. Leur ombre, à
peine marquée sur le sol, est bleue. Bleu aussi, d'un
bleu intense dans le paysage clair, un canal longe la
route.
Il fut creusé il y a quelques années par un adminis-
trateur civil et, quoique très ensablé, à moitié comblé
par endroits, il amène de l'eau jusqu'à Tombouctou
pendant trois ou quatre mois de l'année. Nous le
traversons une fois ou deux à gué, porteurs et chevaux
piétinant joyeusement dans l'eau tiède et claire.
Un autre canal existait jadis, paraît-il, creusé par
un roi sonrhaî, et l'on en retrouve encore des vestiges.
Mais il est probable qu'à cette époque lointaine, le
Niger était beaucoup moins éloigné de la ville qu'il
ne l'est à présent.
La forêt de Kabara n'est pas accueillante, tant s'en
faut. Ses arbrisseaux portent en guise de feuillage des
aiguilles grisâtres. De longues épines, des dards effilés
comme des poignards menacent l'inoffensif passant,
tandis que de pauvres fleurettes jaunes, pâles et frêles,
s'efforcent à donner un peu de grâce à cette rébarba-
tive végétation.
Nous voyons en plein la cité, maintenant, toute
proche au sortir du bois d'épineux.
— Je vous présente Tombouctou-la-Mystérieuse,
dit quelqu'un. Une ville de boue au milieu du sable.
Elle n'a ni mystère ni beauté.
Des murs de terre sur du sable, ce n'est pas autre
chose. Mais sous le soleil africain, c'est d'une beauté
triste qui vous émeut.
La piste longe les murs crénelés du fort Bonnier,
tout pavoisé. Les drapeaux, les oriflammes flottent
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 295
sur tous les bâtiments administratifs qui entourent la
place Joffre et se mêlent aux verdures du petit jardin
qui en fait le centre, le seul coin vert de toute la cité.
Mais tout cela c'est Tombouctou moderne, la façade
collée aux vieux murs. La ville elle-même est derrière
cette place, et nous n'en voyons rien dans le court
passage au trot de nos porteurs. La lumière intense,
renvoyée par le sable blanc, est si douloureuse aux
yeux que nous n'avons qu'un désir : trouver au plus
tôt l'ombre et la fraîcheur.
6 février.
Enfin, j'ai vu Tombouctou. Après le voyage si fati-
gant en chaise à porteur, l'installation, le déballage
des colis ont occupé hier toute la fin du jour. Nous
n'avons pas eu le loisir de regarder beaucoup autour
de nous. Ce matin, avant le lever du soleil, j'étais sur
le toit en terrasse de notre maison. Jamais, je crois,
dans ma longue vie de vagabondages, je n'ai reçu
d'impression aussi intense que cette vision de la cité
de boue éclairée par le soleil levant et de l'horizon de
sable, tout autour, parfaitement plat, parfaitement cir-
culaire. Vers le Sud, du côté du Niger, invisible à
cette distance, la fameuse forêt aux piquantes ramures
fait une tache plus sombre sur l'immensité claire.
A sept kilomètres, les pylônes de la T. S. F. dressent
leur aérienne construction : trois lignes verticales,
trois fils de la vierge suspendus au-dessus de la ligne
d'horizon.
Plus près, le sable, comme une marée, vient battre
les murs et les bastions du fort Bonnier et entoure de
ses vagues blanches la clôture de notre maison. Elle
forme, cette maison, l'angle extrême de la ville comme
296 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
un cap avancé dans les sables. Tout près passe le canal
ceinturant de bleu le paysage sans couleur.
Je me tourne vers le Nord. En face de notre enclos
s'élève une étrange construction de terre, toute hérissée
de gouttières en poterie. Des contreforts soutiennent
les murs sans ouvertures que domine la tour trapue
en forme de pyramide. Du sommet de cette tour, une
voix aiguë, perçante et qui ne semble pas sortir d'un
gosier humain, clame l'invite à la prière : Allah illa
Allah.... La dernière syllabe longuement soutenue s'en
va porter bien loin, par-dessus les terrasses, vers l'in-
fini des sables et du ciel clair, l'adoration au Dieu tout
puissant. C'est la mosquée de Ghinghereber, la plus
ancienne construction de Tombouctou. Il y a huit
siècles que la voix suraiguë proclame de là-haut la
puissance d'Allah. Les races se sont succédé, les peu-
ples se sont massacrés dans les étroites ruelles, la vie
a passé, tumultueuse, au pied des vieux murs, mais
toujours à l'heure prescrite par le Coran, la Voix,
impersonnelle, indifférente, a prononcé les syllabes
sacrées : Allah illa Allah !
Derrière la mosquée, les terrasses se pressent, se
tassent, enchevêtrement de lignes horizontales ou
verticales. Pas une courbe, pas une ligne oblique dans
l'immense étendue des cubes de terre. Un peu de
soleil a teinté de rose les murs tristes et le désert,
tout autour, a palpité sous la première caresse de la
lumière. Au delà des maisons, du haut de la mosquée
de Sankoré, une autre voix a passé sur la ville, aiguë,
éclatante : Allah illa Allah, et tout est retombé au
silence. Le soleil, énorme et rouge, au fond du désert
mondait tout de sa lumière.
Du fort Bonnier et du fort Hugueny, aux deux
extrémités de la cité, les clairons ont sonné, bizarre
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 297
rappel de la civilisation moderne après la séculaire
invocation à Allah. Des tirailleurs sont sortis du fort
pour faire boire leurs chevaux. Des troupeaux sont
venus lentement parmi les sables : bœufs, moutons,
chèvres, et quelques chameaux. Une autruche a pour-
suivi un petit chien, et son port de tête, son long cou,
ses hautes pattes, la rendaient étrangement semblable
d'allure au chameau qui passait à côté.
Longtemps, j'ai contemplé l'étendue des terrasses
de boue toutes roses de soleil. Des ombres blanches,
ici et là, s'y dressaient, s'inclinaient, se prosternaient
et se relevaient tour à tour, le visage tourné vers le
soleil levant. Les fidèles répondaient à la Voix et ve-
naient invoquer Allah. Mais cela encore était silen-
cieux, mystérieux, au-dessus de la ville endormie.
Les terrasses sont si rapprochées qu'on se demande
où sont les rues. Il semble que de Ghinghereber à
Sankoré, on pourrait passer d'une maison à l'autre,
sans jamais descendre jusqu'au sol. Plus loin que
Sankoré et le fort Hugueny, la marée de sable forme
ses vagues que les murs gris arrêtent, et, derrière le fort,
quelques cases de paille se groupent parmi les épi-
neux, à l'abri des murailles crénelées. Après, il n'y a
plus rien. Rien jusqu'à la ligne circulaire de l'horizon
que le sable et les rares buissons d'épines. Rien que le
ciel pâle au-dessus de la terre pâle. Ni formes, ni cou-
leurs, et pas un bruit. C'est le silence absolu du désert
autour de la cité morte.
CeuK qui m'avaient parlé de l'assommant voyage
sur le Niger sont les mêmes à qui Tombouctou ne
produit d'autre effet que celui d'un tas de terre sur du
sable. Ce sont des gens qui regardent peut-être par-
fois autour d'eux, mais qui ne savent pas voir. De
pauvres êtres qui n'ont jamais senti la poésie des choses
298 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
laides et que jamais la fée Lumière n'a touchés de sa
baguette magique.
Je regarde sans me lasser tantôt Tinfini lumineux,
tantôt les maisons de terre massées à mes pieds.
Peu à peu se détachent, parmi les innombrables lignes
droites, des façades de maisons, des chambres hautes
sur des terrasses. Mais à quoi donc ressemblent ces
murs sans couvertures, soutenus par des contreforts en
forme de pylônes? Ces frontons que couronnent
comme une balustrade d'autres pylônes espacés? Les
anciens temples égyptiens étaient construits de cette
façon, et sans doute les Songhoï ont élevé ces demeures.
Seulement, en Egypte, les murs étaient de pierre
taillée et faits pour résister pendant des milliers
d'années. Tandis qu'ici, tout s'effrite, murs, pylônes,
terrasses et abris. On voit, par des trous béants,
passer tout l'infini du ciel dans ce qui devrait être un
logis. Sous les ornements des frontons, la terre usée
par les vents et les rares averses, a des plaies rougeâtres :
l'argile cuite des poteries qui leur servent de fondation.
Vue ainsi de haut, la cité paraît avoir une certaine
étendue. Mais, si vraiment elle contient encore près
de quatre mille habitants, où donc se logent-ils? Sous
ces terrasses ruineuses, sans doute, ils sont tassés
dans les étroites cours, empilés dans les chambrettes
closes, sans air et sans lumière. Je cherche au loin,
dans le sable, des traces de la Tombouctou d'Askia-
le-Grand, de la cité où quarante mille habitants
vivaient à l'aise dans le luxe et l'opulence. Comme
sœur Anne, je ne vois rien autre que du sable blanc
sous le ciel pâle et le soleil qui, déjà, incendie la terre.
La reine du désert est bien morte et rien ne la fera
revivre.
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 299
Toute l'histoire de Tombouctou pourrait tenir en
quelques mots ^. Ce furent huit siècles de luttes san-
glantes où la ville passa sans cesse des Touaregs aux
Sonrhaï, des Maures aux rois du Mali, des noirs du
Midi aux Berbères du Nord. Il y eut des sièges atroces,
des destructions, des massacres sans nombre. La ville
mystérieuse serait plutôt la cité dolente, tant elle eut
à souffrir de ceux qu'attirait son renom de science
et de richesse.
Au cinquième siècle de l'hégire, c'est-à-dire vers
1 1 00, Tombouctou n'est qu'un campement établi par
la tribu touareg des Makrara, qui nomadise entre
Araman dans le Sahara et les bords du Niger. Le
campement se compose de quelques abris de nattes
entourés d'une haie d'épineux. Les hommes voilés
y entreposent le produit de leurs pillages lorsqu'ils
ont attaqué les bateaux qui passent sur le fleuve.
Quelques captifs gardent les marchandises, et une
vieille femme est à la tête de l'établissement. Tom-
bouctou, la Mère-au-gros-Nombril, ne se doutait pas
que, huit siècles plus tard, une ville, à cette même
place, porterait son nom.
L'endroit était bien choisi. Des palmiers y pous-
saient avec des arbres toujours verts, et deux ou trois
mares y conservaient toute l'année leur eau. De plus,
c'était, comme on l'a dit plus tard, le lieu de rencontre
de ceux qui vont en pirogue et de ceux qui voyagent
à chameau. Les habitants du désert y rencontrèrent
ceux des forêts, échangèrent avec eux le sel du Sahara
contre l'or, l'ivoire et les autres produits du Soudan.
Djenné, la cité des Sonrhaï, vieille de trois siècles,
^ La plupart des renseignements sur l'histoire de Tombouctou ont été pris
dans l'ouvrage de Félix Dubois : Tombouctou'la'myslérieute.
300 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
se trouve trop éloignée des routes du désert. Ses com-
merçants viennent s'installer dans la ville nouvelle,
apportant des marchandises. Ils construisent des mai-
sons de briques crues dans le style égyptien, telles
qu'on les voit encore aujourd'hui. Ils élèvent la mos-
quée de Ghinghereber, tandis qu'une pieuse femme
édifie à ses frais celle de Sankoré, à l'est de la ville.
Un siècle après sa fondation, le campement de la
Mère-au-gros-Nombril est une cité déjà florissante,
mais il lui manque la science et les arts. Elle accueille
alors les savants et les artistes de Oualata, chassés de
leur cité par les Touaregs. Connue dans la moitié du
continent africain et réputée pour sa richesse,Tombouc-
tou est constamment pillée par les Touaregs. Attaquée
par les noirs du royaume de Mali, ceux-ci sont forcés
de la céder aux sauvages Mossi qui pillent, brûlent,
détruisent presque tout. Seules les deux mosquées
subsistent.
La ville se relève de ses ruines, mais pour retomber
bientôt aux mains des Touaregs. A la fin du XV*^ siècle
seulement, sous la domination d'Askia-le-Grand, roi
du Sonrhaï, elle devient Tombouctou-la-Grande. Les
Touaregs sont matés et, par les routes du désert,
maintenant sûres, son commerce s'étend partout. Les
savants, attirés par la renommée de l'Université de
Sankoré, viennent du Maroc, de Tunisie et d'Egypte,
y chercher la science et la piété. Tout un siècle de
splendeur et de gloire s'écoule, et Tombouctou, de
nouveau conquise par les Marocains, redevient la cité
dolente. Révoltes, sièges, famines, elle subit de nou-
veau toutes les horreurs de la guerre, et n'est bientôt
plus que la morne bourgade qu'elle était avant le
XV*' siècle, quelques maisons groupées autour des
deux mosquées. Les Touaregs la reprennent aux
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 301
Marocains, et sont eux-mêmes chassés par les Foulbés,
dont l'empire est à son apogée. En 1861, l'empire
foulbé tombe et les Touaregs sont à nouveau maîtres
de la ville. Ils vont en conquérants par les rues étroites,
détroussant les passants, les dépouillant de leurs vête-
ments et de leurs bijoux. Tout commerce est arrêté,
le port de Kabara, les routes du désert sont aux mains
des hommes voilés. Les m.aisons élevées par les Son-
rhaï tombent en ruines et leurs propriétaires n'osent
les relever, de peur d'attirer l'attention des pillards.
Derrière les portes basses aux lourdes ferrures, à
l'abri des murs croulants, des richesses sont encore
cachées, des marchandises précieuses, qu'on échange
par les nuits sombres, en se cachant. On n'ose même
plus piler le mil, de peur que le bruit des pilons ne
soit entendu des brigands qui rôdent. On se contente
de le broyer entre deux pierres.
Parfois un Targui *, passant devant une de ces
demeures de misérable apparence, en heurte violem-
ment la porte de sa lance de fer. Il faut ouvrir, sous
peine de mort, et satisfaire à l'instant ses moindres
caprices. Malheur à ceux qui n'ont pas bien caché
leurs possessions. L'intrus emporte tout ce qu'il
trouve à sa convenance. Dans les rues, on ne sort
plus qu'en vêtements déguenillés. Tombouctou la
glorieuse est une cité de misère et de féroce oppression.
Cependant, les habitants ont appris que des hommes
blancs, venus de l'Ouest, s'emparent peu à peu de
toute la vallée du Niger. Au lieu d'y semer sur leur
passage la ruine et la désolation, ils rassurent les popu-
lations opprimées et mettent les brigands à la raison.
Partout la sécurité renaît, les routes deviennent sûres
^ Targui, singulier de Touaregs.
302 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pour le commerce, les habitants reprennent courage
après tant de siècles de guerres sanglantes.
Les Français sont à Segou, à Djenné. En avant-
garde, une canonnière est partie pour Kabara, emme-
nant un ou deux officiers de marine et quelques
matelots. Arrivés au port, ils débarquent, se mettent
en route à travers les sables et, par une chance inouïe,
arrivent sous les murs de Tombouctou sans avoir été
attaqués par les Touaregs.
Devant l'enceinte de terre grise, les neuf hommes
se concertent, un peu émus. Doivent-ils attaquer, ou
sommer les habitants de se rendre? Ils sont bien peu
nombreux pour un coup de force, ces chevaliers sans
peur, mais à présent qu'ils sont lancés dans la glorieuse
aventure, ils ne reculeront pas. Gravement, ils se
préparent au combat et, sans doute, à la mort.
Du haut des murs, les sentinelles ont aperçu le
petit groupe d'hommes blancs. L'alarme est donnée
en ville. Anxieux, les nouveaux venus attendent....
Le bruit d'une foule en marche parvient à leurs
oreilles.... La porte s'ouvre toute grande.... Les chefs,
les notables, les grands marabouts s'avancent vers
eux, longue théorie d'hommes en vêtements blancs.
Ils s'inclinent très bas, en signe de soumission, et
annoncent qu'ils viennent rendre la ville. Tombouctou,
la cité du désert, est prise par des marins français
sans qu'une seule goutte de sang ait été versée. Cela
se passait en décembre 1893,
Les plus étonnés dans toute l'affaire furent certai-
nement les vainqueurs, la poignée d'hommes blancs
dont la seule présence avait accompli ce miracle.
Ils ne connurent que bien plus tard, si même ils la
connurent jamais, la cause de cette reddition volon-
taire de Tombouctou.
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 303
La veille, apprenant que les Français approchaient
de Kabara, un des marabouts les plus respectés de
la mosquée de Sankoré avait réuni la nuit, en grand
mystère, les principaux chefs et notables de la cité.
Dans un coffre aux ferrures compliquées, il avait
cherché, parmi d'autres documents très anciens, un
antique parchemin couvert de caractères arabes et
leur en avait donné lecture.
C'était une sorte de prophétie, une vision racontée
par un saint homme, le Cheikh Sidi-Mohammed-ben-
Cheikh-Sidi-Elmekar-Elkebi, mort à Tombouctou en
181 1. J'ai eu entre les mains le document arabe avec
sa traduction. Il est assez long et diffus, et je ne le
transcris que jusqu'au passage qui décida les habitants
de Tombouctou à ouvrir leurs portes aux Français, à
les accueillir en libérateurs et en frères.
« Au nom de Dieu miséricordieux et clément. Qu'il
répande ses bénédictions sur notre Seigneur Moham-
med, sur sa famille et ses amis et qu'il leur accorde le
salut le plus parfait.
» Que le commencement et la fin de cet écrit soient
aussi bénis par Dieu.
» Voici ce que nous avons trouvé parmi les manus-
crits de notre Cheikh, le secours dans la vie, l'inter-
médiaire de toutes les affaires, le lieutenant de Dieu,
le Magnifique, le Cheikh Sidi-Mohammed. Que Dieu
l'aime et le fasse aimer de tous, qu'il le mette dans son
paradis, sa demeure et la nôtre. »
Voici son texte :
« Révélation faite à notre Cheikh et père la nuit
du sixième jour du mois de Djounnadi Elleouel de
l'année 1809. Pendant les deux nuits précédentes, il
fut malade et se plaignit de violentes douleurs dans
la tête. Or donc, cette nuit-là, il dit : Je vis venir à moi
304 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
des hommes conduisant un chameau jaune, bridé et
sellé. Ils le firent agenouiller et me dirent : Monte
dessus et fais-le lever. Je le fis, et voici que la terre
se contractant vers moi m'apparut toute remplie de
serpents et j'en éprouvai une grande tristesse. Alors
Dieu envoya des reptiles d'eau et des reptiles de terre
qui les détruisirent en les tuant et les mangeant.
Ceci me réjouit. Mais la terre était vide et nue sans
aucune herbe m verte ni sèche. Cela m'attrista de
nouveau.
» Or, voici qu'un nuage rouge se leva à l'Orient, il
était accompagné de roulements de tonnerre comme
ceux du tambour, des étincelles en jaillissaient comme
des étoiles filantes. Je fus tout surpris. Je récitai et
répétai sans cesse la formule : Il n'y a de puissance et
de force qu'en Dieu.
» Tout à coup m'apparurent des hommes blancs,
d'un visage aimable, qui m'enseignèrent les paroles
suivantes : « 0 Dieu bon, sois-moi bienveillant en
tout ce qui m'arrivera. » J'obéis et répétai ces paroles.
Alors le tonnerre se tut, les étincelles s'éteignirent et
un vent chaud se leva. Puis celui-ci s'apaisa. Le nuage
rouge s'entr'ouvrit et laissa voir un nuage blanc d'où
sortait un zéphir frais et humide. L'herbe verte germa
sur toute la terre et je fus étonné de cette verdure
florissant ainsi sans pluie, sous l'action unique de
ce vent.
» Le document, après cette ère de bonheur due à la
présence des hommes blancs, annonce de nouvelles
guerres. Les chrétiens d'abord doivent vaincre les
Berbères. Puis viendra le Mahdi, qui sortira du Gharb
et vaincra Berbères et chrétiens. Il délivrera tous les
pays musulmans et replacera le Turc dans sa situation
primitive. Alors apparaîtra l'antéchrist, qui s'empa-
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 305
rera de toute la terre, à l'exception des trois villes
saintes : La Mecque, Médine et Jérusalem. «
La fin de cette sorte de prophétie est étrange dans
la bouche d'un Musulman.
« Le dernier viendra Jésus, qui descendra sur le
minaret de Damas. Il tuera l'Antéchrist, exterminera
ses partisans et il n'y aura pas d'idolâtre qui ne soit
tué. Jésus demeurera quarante ans sur la terre. Alors
la fertilité et l'abondance reparaîtront, le chacal paîtra
avec le mouton, le lion avec le bœuf. Cette situation
durera jusqu'à la sortie de Jésus.
» Ici se termine ce que nous avons trouvé écrit de
la main chrétienne, lettre par lettre. »
16 février.
Nous commençons à savoir nous orienter dans
Tombouctou. C'est un dédale, un labyrinthe de ruelles
tellement étroites que souvent l'on y peut à peine
passer deux de front. Les murs de terre s'alignent
sans ordre, formant des angles qui s'avancent, rétré-
cissant le passage, ou des coins en retrait. Dans cha-
cun de ces coins, n'eût-il qu'un mètre de surface,
on a planté un épineux, dont la pâle verdure n'atteint
pas le faîte des maisons et qui végète tristement,
privé d'air et de soleil. Des portes aux clous énormes,
aux ferrures massives, semblent dire, avec leur air
rébarbatif : « Tu ne passeras pas ! » Là où les portes man-
quent, l'unique ouverture de la maison donne sur une
sorte de vestibule sombre, où s'ouvre une autre porte
donnant dans la cour intérieure. Comme jamais ces
ouvertures ne sont en face l'une de l'autre, on ne peut
rien voir des logis de Tombouctou que leurs murs
gris, plus ou moins délabrés. Les rares fenêtres sont
minuscules et closes hermétiquement de petits volets
en bois découpé. Les rues zigzaguent, se croisent et
BIBL. UNIV. CV 21
306 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
s'entre-croisent, sans qu'on puisse voir à plus de cin-
quante mètres devant soi. Le sol, c'est le sable blanc,
épais, mouvant, brûlant, et qui se dérobe sous les
pieds. La marche est horriblement fatigante lorsqu'on
enfonce ainsi à chaque pas, et la chaleur est intense dans
ces étroits couloirs.
Des femmes maures se glissent le long des murs,
furtives, étroitement enveloppées d'une ample dra-
perie bleue qui traîne à terre et encadre un visage
clair, quelquefois joli. Elles ont l'air de religieuses
échappées d'un couvent. Leurs époux, sales et arro-
gants, aux longs cheveux bouclés, chevauchent des
ânes ou des petits bœufs rapides et semblent toujours
chercher quelque chose à voler. Plus sympathiques
d'apparence, sans doute parce qu'on ne voit pas leur
visage, les Touaregs à cheval peuvent à peine passer
entre les murs gris et préfèrent les libres chevauchées
dans le désert. Depuis qu'ils ne sont plus les maîtres
de Tombouctou et ne peuvent ni piller ni voler,
leurs grands chefs n'y viennent que rarement pour
faire acte de soumission auprès des autorités mili-
taires.
Comme à Mopti, toutes les races africaines se croi-
sent sur la place du marché, seul endroit animé de la
ville. Les dames noires de Tombouctou sont réputées
en Afrique pour leurs mœurs faciles et leur aimable
hospitalité, mais pas pour leur grâce, certainement.
Elles se promènent vêtues d'un pagne qui laisse le
buste à découvert, et de beaucoup de bracelets. Leur
visage aux traits grossiers se couronne de trois grosses
boules de cheveux, bien rondes et bien serrées, posées
au sommet du crâne. Avec cela, elles ont toujours aux
dents la longue pipe, qui est leur compagne inséparable.
De gros commerçants causent gravement de leurs
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 307
affaires, accroupis sur le sable devant leurs maisons
closes. On les voit parfois s'y glisser par l'étroite ouver-
ture, l'air soupçonneux et craintif. Il est rare, telle-
ment la ville est morte, que l'on voie à la fois plusieurs
passants dans la même ruelle. Seuls y mettent un peu
de vie les petits noirs tout nus échappés des maisons
où, sans doute, ils étouffent. Ils se vautrent dans le
sable ou bien vous courent entre les jambes, poussié-
reux, sales, mais toujours souriants. Ils vous lancent
un joyeux: «Boussour, mon madame» et ajoutent sou-
vent : « Donne ma un sou ».
Les petits noirs et les grands tirailleurs sont les
seuls éléments de vie dans la morne cité. Nos soldats
noirs y passent, allant d'un fort à l'autre, et le rouge
intense de leurs chéchias avec l'éclat bruyant de leurs
rires, est la seule gaîté de ces ruelles mortes.
Parfois, il faut s'aplatir contre un mur pour laisser
passer une file de bourricots. Maintenues à leurs flancs
par des cordes, deux longues dalles, qui semblent de
marbre peinturluré de dessins bizarres, leur font une
pesante charge. Ce sont les barres de sel de Taouddeni,
c'est la fortune de Tombouctou qui passe. Fortune
bien diminuée depuis que le sel d'Europe arrive
jusqu'au centre de l'Afrique. Mais certaines tribus
préfèrent encore le sel africain, qui fond moins vite
à l'humidité. Deux fois par an, les caravanes vont
encore chercher le sel à neuf cents kilomètres d'ici,
en plein désert. Seulement, au lieu d'être composées,
comme autrefois, de quatorze ou quinze mille cha-
meaux, elles n'en comptent plus guère que trois ou
quatre mille. Un détachement de méharistes les escorte
pour les protéger contre les Touaregs, et le voyage,
qui dure plus d'un mois, est horriblement pénible à
cause de la rareté des puits. Les chameaux, abondam-
308 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ment abreuvés au départ, ne boivent que deux ou
trois fois pendant la longue route, et les hommes doi-
vent se contenter chaque jour dune maigre ration
d'eau transportée dans des peaux de bouc ou dans
des tonnelets d'acier.
Autrefois, le sel était échangé contre les produits
précieux du Soudan, et d'autres caravanes venaient
du Nord, de Tunisie ou du Maroc, apporter et cher-
cher des marchandises à Tombouctou. Leurs affaires
faites, les marchands s'attardaient aux plaisirs que
leur offrait la ville, car on ne s'amusait nulle part
autant qu'à Tombouctou. Ou bien, leurs dévotions
faites dans l'une ou l'autre des mosquées, ils recher-
chaient la conversation des hommes pieux ou des
savants. On disait dans toute l'Afrique :
« Le sel vient du Nord, l'or vient du Sud et l'argent
du pays des blancs. Mais les paroles de Dieu, les
choses savantes, les histoires et les contes jolis, on ne
les trouve qu'à Tombouctou. »
Tout cela est fini. On ne rit plus à Tombouctou, et
les choses pieuses ou savantes n'y sont plus recher-
chées. On vivote dans les maisons en ruines, et il
n'est pas rare de voir, devant une demeure autrefois
opulente, un petit étalage à même le sable : oignons,
boules de bleu et boîtes d'allumettes, tandis que le
propriétaire de la maison , accroupi à côté, encaisse
gravement les petits sous et les centimes.
20 février.
Le soir, quand le soleil descend vers l'horizon, nous
nous installons sur une petite terrasse peu élevée qui
forme le coin extrême de notre domaine et s'avance
dans les sables. Comme au matin, des troupeaux
s'abreuvent au bord du canal et des femmes y viennent
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 309
puiser de l'eau. Leur vase de terre cuite sur la tête,
maintenu d'un joli geste du bras levé, elles s'en vont,
jacassant gaîment, vers les demeures closes, et de tout
le jour, sans doute, n'ont que cet instant de plein air
et de lumière.
La cité grise, à cette heure, est une cité rose, et les
cubes de terre ont des teintes d'une délicatesse infinie.
Un peu d'or traîne aux arêtes des vieux murs, et les
tours des deux mosquées sont irradiées de lumière.
De là-haut, dans la clarté rose, la Voix s'en va vers le
désert dans une clameur aiguë : Allah illa Allah..., et
les gens pieux s'arrêtent pour se prosterner longue-
ment sur le sable. Au désert, les buissons gris ou roux
sont roses sur le sable rose, et des flèches de lumière
passent dans l'immensité claire. Le soleil disparaît,
et c'est l'heure mélancolique oii tout est gris, d'un gris
terne de choses mortes. La nuit accourt au galop. Le
canal n'a plus sa belle couleur bleue et participe à la
tristesse de tout. Une dernière fois, la Voix proclame
la grandeur d'Allah du haut de Ghinghereber. Les
clairons sonnent la soupe et Tombouctou s'endort.
Il n'y a plus un bruit dans la ville, pas une lumière ne
brille parmi les terrasses. Seuls, les grognements de
quelque hyène en chasse troublent la paix infinie qui
descend du ciel clair.
3 mars.
Installés depuis près d'un mois, nous sommes faits
à la vie de Tombouctou. Vie monotone et, pour nous,
très en dehors des potins et des cancans dont certains
blancs l'animent, elle n'est pas sans charme, tant s'en
faut. N'ayant rien à faire au dehors, je ne sors guère
de la maison. La marche dans le sable des rues étroites
est vraiment trop pénible. Quelquefois, par le boule-
310 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
vard extérieur qui fait le tour de la ville, nous allons
jusqu*aux jardins de l'Administration.
Les jardins de Tombouctou! On nous en avait
vanté les charmes, un peu ironiquement, sans doute.
Il y a, au bout du canal déjà complètement à sec,
trois ou quatre mares qui conservent l'eau toute l'année.
Autour des mares, le matin et le soir, les prisonniers
s activent à arroser des plants de choux et de carottes,
de salades et de haricots. Chaque administration a
son potager, et les produits sont distribués entre tous
les blancs. Les légumes sont abondants au bord du
désert, mais les fruits manquent totalement. Seuls, des
petits melons d'eau compensent un peu cette grosse
privation, les kankannis tout ronds, à la chair blanche
ou rose, très fade. On les vend au marché pour deux
ou trois centimes, et je m'en régale pendant leur courte
saison.
Le marché de Tombouctou ferait envie à plus d'une
ménagère d'Europe. Un gigot de mouton ou un filet de
bœuf entier n'y coûtent guère plus d'un franc. Les œufs
sont à un sou la pièce et le beurre fondu à un franc le
litre. Mandara jubile en comptant toutes les « cono-
mies » que mon madame va faire. Il ignore, mon brave
cuisinier, que la moindre bouteille de vin ordinaire
coûte sept ou huit francs et que farine, pétrole et sucre
valent environ quatre fois ce qu'on les paie en France.
Tout se compense et se balance en ce monde.
Dans cette vie monotone, mais pas ennuyeuse, ma
plus grande joie est toujours de regarder autour de
moi. De cela je ne me lasse jamais, et chaque jour je
découvre quelque beauté nouvelle à la cité de boue
ou à la plaine de sable. Chaque matin, il me semble que
je préfère à tout le lever du soleil sur le désert, et chaque
soir le couchant avec ses roses et ses rubis semés par-
EN ROUTE VERS TOMBOUCTOU 311
tout sur les terrasses grises, me semble dépasser en
splendeur tout ce que j'ai vu jusqu'ici.
Oh! non, mille fois non! Tombouctou ne m'a pas
déçue. Elle est autre que je ne la rêvais, plus triste et
plus belle. Elle m'attache par mille liens ténus, par
mille beautés chaque jour diverses et par tout son
passé tragique. Parmi toutes les visions de verdure, de
fraîcheur et de grâce, qui vivent après tant d'années
au fond de mes yeux, Tombouctou, ville morte, cité
de boue au milieu du désert, aura toujours une place
à part.
Vahiné Papaa.
-''--^'^^--;i^^^^-wwwwwww-.A-
Le poète national de la Bulgcirie.
Ivan Vazow.
Les Journaux balkaniques annoncent la mort du
poète bulgare Ivan Vazov, décédé brusquement à
Sofia le 22 septembre. Son nom et son œuvre étaient
peu connus dans notre pays. On nous saura gré de les
mettre en lumière, — autant que le permettent les
documents fragmentaires dont nous disposons actuel-
lement.
Ivan Vazov a mis plus d'un demi-siècle d'activité
au service de sa littérature nationale dont il a été
durant cette période le plus actif et le plus glorieux
représentant. Il était originaire de cette Bulgarie mé-
ridionale, connue chez nous durant quelques années
sous le nom bizarre de Roumélie orientale, qui, grâce
à Dieu, partage aujourd'hui le nom et les destinées
de la Bulgarie proprement dite. Son père s'appelait
Mintcho Aïvazovski ; le poète n'a gardé que les deux
syllabes médianes de ce nom. C'était, nous dit-on,
un commerçant peu lettré, un peu brutal, d'ailleurs
fort honnête homme, qui avait plus de goût pour les
affaires que pour la littérature. La mère, en revanche,
aimait passionnément la lecture et exerça sur les
facultés naissantes du futur poète la plus heureuse
influence. La ville de Sofia, où vivait la famille, comp-
tait à ce moment-là environ quatre mille habitants.
Les Turcs l'appelaient Akdie Klisse, ce qui veut dire
LE POÈTE NATIONAL DE LA BULGARIE 313
la Blanche Eglise. Elle faisait un grand commerce de
lainages, de galons et d'huile de roses. Elle avait na-
guère possédé un certain nombre de Turcs, groupés
auprès d'une mosquée depuis longtemps disparue.
Non seulement la mère du poète aimait la lecture,
mais elle savait écrire, — chose rare en ce temps-là —
et elle s'y plaisait. Vers la fin de sa vie, elle a rédigé
des notes sur l'incendie de sa ville par les hordes de
Suleyman pacha, en 1 877, sur sa fuite au travers des
Balkans, sur son internement dans un couvent qui
lui offrit un refuge.
Le jeune Ivan fut, dès l'âge de six ans, envoyé à
l'école. Tout en y apprenant ses leçons, il s'intéressait
aux lectures de sa mère, se passionnait pour les chants
populaires de son pays. Ce fils de commerçant mépri-
sait l'arithmétique, mais il aimait la musique et la
géographie.
Quand il eut terminé ses études primaires, c'est-à-
dire vers l'âge de quatorze ou quinze ans, son père le
prit auprès de lui pour l'aider dans son commerce.
Mais il s'intéressait plus aux livres de sa mère qu'aux
marchandises paternelles. Il s'absorbait dans ses lec-
tures si bien qu'on l'envoya dans la ville de Kalofer,
chez le maître Botio, qui tenait une sorte d'école
supérieure. Ce Botio était le père du futur poète
Christo Botev ou Botiov, qui devait être une des
premières victimes de l'indépendance nationale. Le
jeune Christo avait été élevé à Odessa ; il en avait
rapporté les œuvres des grands poètes russes Pouchkine
et Lermontov. Ivan se passionna pour la lecture de
leurs chefs-d'œuvre et entreprit de les imiter. Son
père se décida à le faire entrer au gymnase de Plovdiv,
où l'élève laborieux apprit le français à coups de dic-
tionnaires, s'exerça pour commencer à traduire les
314 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
aventures de Télémaque et continua par Tinterpré-
tation de fragments de Hugo et de Béranger. Ces
préoccupations poétiques faisaient tort à des études
plus sérieuses et plus pratiques. Aux examens de fin
d année le jeune rimeur eut de mauvaises notes pour
les langues turque et grecque. Son père prit mal la
chose, le ramena dans son magasin et s'efforça de le
dresser au métier de commis. Mais, au lieu de tenir les
registres de commerce, l'incorrigible adolescent ima-
ginait d'y griffonner des vers sur les registres paternels.
Il dévorait le Juif errant d'Eugène Sue. Son père,
pour le perfectionner en français, 1 avait abonné au
Courrier d'Orient qui paraissait alors à Constantinople.
Pour se débarrasser d'un collaborateur aussi peu sûr,
il l'envoya en Roumanie auprès d'un oncle courtier
en céréales. Mais la Roumanie était alors le foyer de
tous les agitateurs qui préparaient la renaissance natio-
nale et l'affranchissement politique de la Bulgarie.
Le jeune commerçant malgré lui eut l'occasion de les
fréquenter et de les raconter plus tard dans son livre
Les déclassés. De Bucarest, il passa brusquement à
Constantinople, où il publia quelques poésies dans
une revue locale puis à Mustafa Pacha où, devenu
maître d'école, il joua un rôle actif dans la lutte contre
l'élément grec de cette localité.
En 1875 nous le retrouvons à Pernik, au service
des ingénieurs qui construisent la voie ferrée Sofia-
Kustendil. Il prend part aux manœuvres qui ont pour
but d'organiser la révolution libératrice. Gravement
compromis, il s'enfuit en Roumanie ; il fait partie du
comité révolutionnaire de Bucarest, il organise des
bandes pour aider la Serbie dans la guerre qu'elle
médite contre la Turquie. Il a longuement décrit cette
période fiévreuse dans un roman intitulé Sous le joug
LE POÈTE NATIONAL DE LA BULGARIE 315
turCy roman qui a été traduit en français par le colonel
bulgare Andreev et qui a paru en 1 897 à Paris (impri-
merie Jouve), avec une préface due à l'auteur de cette
étude. « Poète, publiciste et romancier, disais-je dès
cette époque, M. Vazov est aujourd'hui le chef de
chœur, le représentant incontesté des aspirations na-
tionales de son pays. »
Par son action politique et littéraire, Vazov était
tout désigné pour servir d'auxiliaire aux Russes lors
de la guerre libératrice de 1876-77. Il fut attaché au
gouverneur provisoire des provinces occupées. L'af-
franchissement de sa patrie lui coûtait cher. Sa ville
natale, Sopot, avait été incendiée par les Turcs, son
père et un certain nombre d'habitants avaient été
emmenés dans les montagnes et massacrés ; sa mère
était enfermée dans un couvent du Rhodope !
En 1878, il publiait un poème, V Affranchissement, dont
le titre disait assez le sujet. En 1879, il était nommé
président au tribunal de première instance à Berko-
vitza ; mais la vie littéraire l'attirait. Il s'établit à
Philippopoli (Plovdiv), qui était le centre intellectuel
de la Roumélie orientale, dirige une revue, inonde tous
les recueils de vers et de nouvelles.
Après la guerre serbo-bulgare de 1885, guerre
inspirée par l'Autriche et qui est un des plus doulou-
reux épisodes de l'histoire des peuples balkaniques, il
publie un poème sur la victoire de Slivnitsa, qui pré-
serva sa patrie de l'invasion serbe. A la suite de la
révolution qui eut pour résultat l'abdication du prince
Alexandre et l'avènement de son successeur Ferdinand
de Cobourg, Vazov quitta la Bulgarie et s'établit à
Odessa pour attendre les événements. C'est là qu'il
commença son grand roman Sous le joug, dont nous
avons parlé plus haut. Au cours de Tannée 1889, il
316 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
rentra dans sa patrie. Depuis cette époque, son acti-
vité littéraire ne s'est pas arrêtée un seul instant. Nous
sommes peu au courant de la forme sous laquelle elle
s'est manifestée pendant la dernière guerre, où le
rôle de la Bulgarie n'a peut-être pas été suffisamment
compris chez nous. Ce n'est pas à nous qu'elle a dé-
claré la guerre, mais à la Serbie, et il est bien à craindre
que tous les griefs des deux nations ne soient pas encore
oubliés !
Si, pendant la grande guerre, Vazov a fait des vœux
pour le succès de sa patrie et pour notre défaite, nous
n avons pas à lui en vouloir. Nous préférons l'ignorer.
Le 25 septembre 1 895, le peuple bulgare a célébré,
solennellement le vingt-cinquième anniversaire litté-
raire de Vazov, considéré dès lors comme poète
national. Au mois d'octobre 1920, cette solennité à
été renouvelée pour le soixante-dixième anniversaire
du poète, qui coïncidait avec le cinquantième anni-
versaire de ses débuts dans la vie littéraire et poli-
tique. Le jeune roi présidait cette fête intellectuelle
et à cette occasion il remit au jubilaire les insignes de
Tordre des saints Cyrille et Méthode, les apôtres
slaves qui par leur origine appartenaient certainement
à la Bulgarie des temps passés.
D'autre part, le Sobranié lui votait une récompense
nationale de cent mille levs. Mais les jours du poète
étaient comptés et quelques jours après ce dernier
triomphe il succombait à une rupture d'anévrisme.
La mort ne l'effrayait pas. Il se savait sûr de lim-
mortalité : « Je mourrai sans doute bientôt, disait-il
dans le poème préliminaire d'un de ses recueils, édité
en des temps plus heureux. Je ne m'en afflige pas. J'ai
vu ta gloire, ô Bulgarie ! Ma mère, j'ai eu la joie de
chanter ton glorieux triomphe !
LE POÈTE NATIONAL DE LA BULGARIE 317
» Et mon chant jaillit de mon cœur. L'écho vivant
de ta gloire retentira dans l'avenir. Ma cendre se dissi-
pera, mais les sons argentins retentiront sous le ciel !
» Oh î non, je ne mourrai pas. Mon chant est une
feuille ajoutée à ta couronne de laurier. Je vivrai dans
ton immortalité. »
Un petit poème qui a pour nous un intérêt tout
particulier est celui qui est adressé à Pierre Loti. On
sait que notre éminent confrère professe une tendresse
particulière pour l'Orient musulman et particuliè-
rement pour la Turquie. Voici en quels termes Vazov
interpellait l'illustre académicien :
A Pierre Loti
Cinq siècles de terreur, de meurtre et de massacre, cinq
siècles de sanctuaires engloutis dans la fumée et l'ordure,
cinq siècles de terres arrosées d'un sang chaud, de paradis
terrestres convertis en déserts.
Cinq siècles de barbarie, de violences sans nombre, voilà
ce que le monde doit à ton idole, ô poète ! Tu tresses des
couronnes à la peste ; tu chantes des chants au tigre ,* tu
n'as pas entendu nos gémissements.
Reviens à toi ! Ton hymne brutal et sacrilège, c'est un
crachat lancé à Dieu et à l'homme. Et nous, notre épée vole
pour mettre fin à une infernale oppression, à la honte noire
de notre siècle.
Ce qui nous animera, ce n'est ni l'idée du pillage, ni la
méchanceté. Avec notre sang nous traçons une grande épo-
pée ; nous apportons la liberté dans la prison de l'esclave ;
nous apportons le saint exploit de Prométhée.
Nous apportons le soleil là où règne une sombre obscurité,
dans des foyers maudits où nos frères subissent le joug et
loi, le jour où la vie nouvelle exultera dans ces régions, toi
tu pleureras sur la tombe du bourreau !
318 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Citons encore ces vers adressés à la patrie bulgare :
Chère patrie, tu paies cher tes lauriers ; sur la route glo-
rieuse que tu suis tu sèmes tes fils sans relâche.
Nos âmes sont lasses et sombres ; Seigneur, donne-nous
la force de porter héroïquement jusqu'au bout notre lourde
croix.
... 0 Bulgarie, mère des chevaliers, mère couronnée d'un
laurier sanglant, toi qui as gardé jusqu'au bout ton esprit
héroïque, gloire à toi, gloire éternelle !
A vous, héros épargnés par la mort, fils sains d'une mère
saine, aujourd'hui couronnés de vertes couronnes, gloire à
vous, incorruptible gloire !
A vous, héros qui avez laissé vos ossements sur le champ
de bataille, chères victimes de l'idée du droit qui nous serez
éternellement chères, gloire à vous, gloire éternelle !
« Mes chants, disait encore le poète, sont l'écho
vivant de lame nationale et cette âme ne mourra pas.
Tant que les cœurs battront de douloureuses joies,
dans notre libre pays, mes chants se liront encore. »
La Bulgarie reconnaissante a fait à son poète natio-
nal des funérailles dignes de lui. Il reste maintenant à
publier une édition définitive de ses œuvres éparses
dans cent recueils. Espérons que l'Académie bulgare
y pourvoira.
Louis Léger,
de r Institut.
»«l-**«******«l**««4^*
La
Révolution vaudoise de 1845
Récit publié et annoté par Aug. Reymond.
QUATRIÈME ET DERNIÈRE PARTIE \
Les motifs qui m'ont déterminé dans ce que j'ai
fait ressortent suffisamment de ce qui précède. Pour
vous, qui me connaissez, je n'aurais pas même eu
besoin de cet exposé, quoique je tinsse à faire ressortir
à vos yeux comment les causes ont produit leurs
effets, car, dans tout ceci, il y a eu l'effet de causes qui
remontent à plusieurs années. Mais pour ceux qui ne
me connaissent pas, c'est-à-dire qui ignorent mon
intérieur, et qui sont nécessairement portés à me juger
d après les lois de l'intérêt ou de l'égoïsme, — et c'est
là le plus grand nombre, — j'ai des considérations
b en simples tirées de faits palpables. Qu'avais-je à
gagner à tout ce que j'ai fait le 14 et le 15 février?
De l'argent, pour commencer par le plus crasse?
ïl n'en peut pas être question dans notre pays ; au
contraire, cette mise en évidence est une source de
dépenses : or vous savez que je suis pauvre, mais très
pauvre, mais aussi que je ne tiens guère à l'argent.
^ Pour les trois premières parties, voir les livraisons de décembre 1921 et
janvier et février 1922.
320 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Du reste, ma vie prouve mon désintéressement. —
Des places? Mais j'étais conseiller d'Etat et député
à la Diète ; ce sont les positions les plus belles qu'on
puisse occuper chez nous : or ceux qui ont courent
toujours le risque de perdre quelque chose dans les
changemens ; rien de plus chanceux que la popularité :
l'homme du peuple, le dictateur, celui que les masses
ont exalté le 14 et le 15 février pouvait fort bien,
d après les lois qui déterminent le changement des
esprits comme des vents, n'être réélu ni au Grand
Conseil, ni au Conseil d'Etat. Ah! peut-être c'est à
la présidence du Conseil d'Etat que je visais? J'avais
obtenu satisfaction lorsqu'on me nomma président
en 1842, après qu'on m'eut constamment et systéma-
tiquement repoussé plusieurs années. J'ai donc pu
apprendre par expérience ce que c'est, et toute ma
carrière politique m'a assez appris que ce n'est ni le
Conseiller d'Etat ni le Président que l'on révère, au
fond, mais le caractère politique, l'homme d'esprit
et de cœur : lorsque j'étais dans la minorité du Conseil
d'Etat, moi tout seul, ayant à subir les attaques directes
et indirectes de mes adversaires, je n'en jouissais pas
moins de cette immense popularité qui m'a valu
1 élection au Grand Conseil dans six cercles et presque
dans sept ^ : cette sextuple couronne civique éclipse
tous les fauteuils possibles. — La gloire, la vanité,
l'ambition, le désir d'être élevé sur le pavois par les
masses? Je ne disconviens pas que lorsque j'étais à
la tête du peuple, le 14 et le 15 février, que je diri-
geais ses délibérations et sa marche, que j'exprimais
sa volonté, qu'il adoptait à l'unanimité mes proposi-
' Aux élections du printemps 1836, Druey fut nommé député au Grand G}nscil
par les cercles de Moudon, d'Avenches, de Vcvey, de Cudrcfin, de Nyon et de
Sainte-Croix, et il s'en fallut de peu qu'il ne fût élu par celui de Lausanne.
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 321
tions, que j'étais son âme, qu'il me considérait comme
son véritable ami (la malveillance m'a appelé ironique-
ment le « libérateur >?), que j'étais le premier de tous :
je ne disconviens pas, dis- je, que j'ai éprouvé une
grande satisfaction, même de l'orgueil, peut-être beau-
coup plus d'orgueil que je ne suppose. Mais, chère
amie, vous connaissez assez ma philosophie ; le senti-
ment de Salomon 0 vanité des vanités, tout est vanité!
se retrouve sans cesse dans mon esprit à côté de tout
ce qu'on est convenu d'appeler la prospérité, le succès,
la grandeur, l'élévation, la popularité, la gloire et tout
ce que vous voudrez d'illustre, d'étincelant, d'enivrant.
Cette vue supérieure à la situation et aux choses, ce
fond de haute indifférence, si l'on veut, que la philo-
sophie, la religion et la vie ont développé de plus en
plus chez moi, n'a pas été ni pu être ainsi effacé en un
instant ; cette disposition qui fait que la prospérité ne
m'a jamais aveuglé ou enivré, tout comme l'adversité
ne m'a jamais abattu, cette disposition qui fait que je
n'ai jamais perdu la tête ni le courage, elle a de trop
profondes racines chez moi pour disparaître devant
des événemens et une situation qui ne m'ont nulle-
ment surpris, tant ils me paraissaient nrturels ; cette
disposition fait partie intégrante et indélébile de mon
existence : c'est le côté le plus fortement empreint
de mon caractère ; c'est la source de mon énergie et
de ma persévérance, de ma foi, tant philosophique que
religieuse ; moi, je ne désespère jamais, tout comme je
ne compte sur rien. Me voilà, je suis ainsi né. Je n'ai
donc pas eu un seul instant d'enivrement, de trouble
dans l'esprit : le calme et la présence d'esprit dont j'ai
fait preuve d'un bout à l'autre, cette aisance, ce naturel
que j'ai mib à ce que j'ai fait, comme le moissonneur
qui recueille ce qu'il a semé, cette surface aussi égale
BtBL. UNIT. CV 22
322 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
qu'un miroir où mon âme a été dans ces événemens
sont, il me semble, la preuve que je ne me suis pas
fait illusion.
Mais quel que puisse avoir été Tétat de mon esprit
et de mon cœur dans ces graves momens, l'essentiel
dans la question qui nous occupe, la recherche des
motifs qui m'ont dirigé, l'essentiel, dis-je, c'est que je
n'ai rien cherché de toute cette popularité, de toute
cette élévation momentanée aux nues, que je n'ai
nullement couru après le pouvoir et la gloire. A la fin
de l'année dernière, j'ai renoncé au Nouvelliste ; je ne
suis point entré dans la Société patriotique (maintenant
que la force des choses m'a jeté de nouveau dans la
vie très-active, je devrai probablement m'en faire
recevoir pour ne pas me séparer de mes amis politi-
ques) ; je me suis tenu à l'écart des assemblées popu-
laires de Villeneuve, Lucens, Cossonay, Lutry, Cully,
La Côte, etc. ; j'ai fait au Conseil d'Etat d'abord et
au Grand Conseil ensuite les plus grands efforts pour
faire adopter, touchant les Jésuites, une instruction
qui rendait la révolution impossible (ce n'était pas
mon intention de rendre la révolution impossible, je
n'y songeais pas même, mais comme la révolution ne
se serait pas faite, aurait été impossible dans ce mo-
ment, si mes propositions eussent été adoptées, les
efforts que j'ai faits pour faire passer ces propositions
prouvent que je ne visais nullement à opérer ou è ame-
ner une révolution)*; mon acceptation de la députation
à la Diète avec une instruction équivoque et dange-
reuse pour moi, acceptation faite en vue de ne pas
nuire aux tentatives de conciliation ; les efforts consi-
dérables que j'ai faits à l'assemblée du Casino, le
' Rapprocher ce passage de celui qui se lit i page 318 et suiv. de la livraison
de d^embre.
i
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE Î845 323
13 février au soir, pour empêcher qu'on ne mît feu
aux étoupes en allumant le signal ; la proposition
que j'ai faite au Conseil d'Etat, le 13 au soir, après
l'assemblée du Casino, au moment utile, de convoquer
le Grand Conseil pour le lendemain de bon matin et
de proposer de revoir les instructions, détermination
qui aurait sûrement prévenu une explosion ; les efforts
que j'ai faits trois fois de suite, pendant la nuit, pour
détourner le Conseil d'Etat de l'idée malheureuse
d'évacuer le Château, puisque cette fuite renfermait
au fond une abdication anticipée, la proclamation que
j'ai proposée, le 14 au matin, et qui aurait été accueillie
par les masses comme un moyen de transaction ; ma
résignation à demeurer jusqu'au dernier moment, c'est-
à-dire jusqu'à ce qu'il eût abdiqué, au milieu d'un
Conseil d'Etat impopulaire, miné dans l'opinion, mo-
ralement détrôné, en un mot dans une situation qui
pouvait devenir fort compromettante aux yeux des
masses ; ma résolution inébranlable de ne prendre une
part active au mouvement populaire que lorsque j'y
serais expressément appelé par le peuple : tous ces
faits, soit qu'on les prenne isolément, soit surtout qu'on
en saisisse l'ensemble et la persévérance, me semblent
assez prouver que je n'ai au moins pas eu d'impatience
et que je n'ai rien cherché.
Oh! je sais bien ce qu'on pourra dire : que Cincin-
natus a fait semblant d'aller à la charrue lorsque le
Sénat de Rome nomma un dictateur ; que Tibère
refusait la dignité impériale avec beaucoup d instance ;
que Louis-Philippe s'était caché à la laiterie de Raincy
lorsqu'on nomma un successeur à Charles X ; que bon
nombre d'ambitieux se sont fait beaucoup prier
d'accepter un pouvoir dont ils brûlaient d'envie.
Contre de pareils rapprochemens, je n'ai d'autre
324 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ressource que d'en appeler à la différence qu'il y a
entre mon caractère et ma conduite et celui de ces
personnages, car, sur Mont-Benon, je me suis tout
uniment proposé pour Président du Gouvernement
Provisoire, tant je hais les complimens politiques ;
que d'en appeler à ceux qui ont suivi ma conduite de
près le 13, le 14 et le 15 février, et sans passion, à ceux
qui connaissent le cœur humain, la vie politique, les
affaires, l'histoircfqui ont le discernement des carac-
tères et des situations ; il ne me reste en dernière ana-
lyse d'autre refuge que le Tribunal de Dieu, qui sonde
les cœurs et les reins. Mais je ne puis rien contre les
faux jugemens ; il faut que je les subisse : c'est une
conséquence de ma situation, une compensation de
l'excès d'honneur que peut me valoir l'élévation où
je me suis trouvé, et où je me trouve encore ; une juste
punition des sentimens de satisfaction excessive et
d'orgueil que cette situation peut faire naître et
nourrir dans mon âme. — Ce à quoi j'oubliais d'en
appeler, c'est à l'enthousiasme qui m'a animé, inspiré,
conduit, soutenu, entraîné, élevé, transporté dans les
journées et les nuits du 14 et du 15 février 1845.
L'enthousiasme! On n'en a pas, quand on calcule.
Vous me demandez de vous parler du patriotisme
de tous ces braves gens! Ce beau mot de bien public
qu'on a toujours sur la langue, comment se mon-
tre-t-il lorsqu'il s'agit de s'associer avec des per-
sonnes qu'on n'aime [pas] pour opérer le bien public?
— La réponse est facile. Dans toutes les révolu-
tions, les révolutions religieuses aussi bien que les
révolutions politiques et sociales, comme dans la vie
privée et dans toutes les affaires, vous avez des
hommes qui agissent par les motifs les plus divers,
purs, impurs, indifférens, mêlés, les uns par égoïsme,
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 325
les autres par dévouement, d'autres par faiblesse,
imitation ou d'autres considérations. Pour tout cela,
la religion, les institutions politiques, la morale, la
bienfaisance, le mouvement, la révolution, les choses^
en un mot, ne changent pas de valeur ; distinguons
donc les hommes avec leurs imperfections des choses.
Ah! mon Dieu, si on voulait juger de la nécessité du
christianisme et de la réformation, du bien qu'ils ren-
fermaient, du progrès qu'ils faisaient faire à l'huma-
nité par les pitoyables motifs d'un Simon le Magicien,
des mauvais chrétiens de Corinthe ou des princes et
des gouvernemens ambitieux et avides qui ont appuyé
la réforme, des calculs égoïstes des prêtres païens et
des prêtres catholiques qui ont embrassé la nouvelle
religion pour conserver leur bénéfice ou de mille autres
misères de ce genre, certes le christianisme et la réfor-
mation n'y tiendraient pas. Non, il faut voir les choses
en grand, sous le point de vue du développement des
individus, des peuples et de l'humanité, et ne pas
s'arrêter à la vermine qui s'abrite sous les plus belles
fleurs ou dans les fruits les plus excellens.
Quant à l'association avec des hommes qu'on n'aime
pas pour opérer le bien public, je vous dirai que je ne
crois pas qu'il soit possible d'opérer le bien public
à d'autres conditions. Tout seul, l'homme ne peut rien
ou que fort peu de chose, lorsqu'il s'agit surtout de
réaliser, de faire passer les idées dans le domaine des
faits. Les hommes même qui semblent avoir conservé
dans leur action la position la plus isolée, la plus indé-
pendante, tels par exemple que Fellenberg d'Hofwyl S
^ Philippe-EmiTianuel de Fellenberg (1771-1844) fonda à Hofwyl une école
de pauvres en 1804, une école d'agriculture en 1807, un établissement d'instruction
et d éducation pour fils de bonnes familles en 1808, et une colonie pour enfants
pauvres en 1816. On a dit de lui que c'était « un aristocrate dans sa vie privée,
326 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pour m'en tenir à un exemple contemporain, ces
hommes n'ont rien pu faire seuls ; il leur a fallu des
professeurs, des maîtres, des sous-maîtres, des coopé-
rateurs de différentes natures, et s'ils ont fait très peu
de chose en définitive, c'est parce qu'ils ont préféré
dominer ces coopérateurs plutôt que se les associer
ou s'associer à eux, l'orgueil prenant ainsi la place
de l'amour. Je vous parle par expérience. J'ai trouvé
qu'il y a beaucoup plus de dévouement à s'associer
avec des hommes qui nous haïssent, nous contre-
carrent, qui sont jaloux de nous, qui cherchent souvent
à nous abreuver d'amertume pour nous dégoûter et se
débarrasser de nous, qu'à s'envelopper dans son man-
teau pour se tenir à l'écart, qu'à s'isoler pour agir seul
et ne pas se salir par le contact de ceux dont l'approche
pourrait nous compromettre. D'ailleurs, ce serait une
absence complète d'intelligence et de vue que de se
retirer d'une voie ou ne pas y entrer parce que d'autres,
dont on croit connaître les motifs égoïstes et impurs, la
suivent ou y entrent. Dois-je sortir de la diligence
lorsque j'y vois entrer un homme que je méprise ou
qui me hait, et qui fera la même route dans le même but
ou un but semblable, mais par des motifs que je ré-
pudie? Et puis, qui me donne le droit de juger des
motifs de ceux qui travaillent à la même œuvre que
moi? Sans doute, il y a beaucoup de gens qui s'asso-
cient par calcul et égoïsme avec d'autres hommes qu'ils
haïssent ou méprisent pour opérer le bien public (par
exemple pour répandre la Bible, travailler à la conver-
sion des idolâtres, répandre des doctrines religieuses
et morales, soulager les pauvres et réaliser des entre-
un démocrate dont les G>nseils, un libéral envers les étrangers, un despote envers
ses collaborateurs, un radical dans ses buts, un conservateur dans ses moyens,
l'étoffe d'un grand homme qui a vécu sans bruit et s'en est allé sans bruit. •
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 327
prises philanthropiques en général, tout aussi bien et
plus fréquemment que pour opérer des révolutions ou
des réformes politiques et sociales) ; — mais cela ne
veut pas dire que ce soit ces hommes-là qui soient
1 ame du mouvement et qu'il n'y ait pas d'autres
hommes qui s'associent par un véritable dévouement ;
et à supposer même que tous ceux qui travaillent à
une œuvre le fassent par des motifs coupables, cela ne
dit encore rien contre l'œuvre et sa destination provi-
dentielle.
Vous devez bien voir que ce n'est pas à vous, chère
amie, que je réponds, mais aux propos qui circulent
dans le public, et que vous avez eu la bonté de me mettre
sous les yeux, afin que je sache ce qui se dit. Qu'on
m'attribue tout le mal qui peut être fait par d'autres,
et qu'on attribue à d'autres tout le bien qui peut résulter
de mes directions et peut-être même celui que je fais
directement et positivement moi-même, c'est encore
dans l'ordre des choses. Etant à la tête, ayant l'honneur
de ma situation, je dois en avoir les charges, parce que
c'est essentiellement moi qui suis en évidence, et
aussi parce que, à côté du bien, il résulte aussi du mal
(à mon insu et contre ma volonté) de mon impulsion,
de ma présence à la tête des affaires, car à côté des
roses, il y a les épines. Que ce mal soit fait par moi ou
par d'autres en mon nom, on ne distingue pas, je suis
solidaire comme Jésus-Christ l'était aux yeux du monde
de ceux qui l'invoquaient ou chassaient les démons en
son nom.
En compensation, je devrais avoir l'honneur du bien
qui résulte de ma présence à la tête du Gouvernement,
de mon influence, de mes directions, lors même que ce
bien aurait été fait par d'autres. Mais les autres ne
veulent et ne peuvent pas s'annihiler ; ils ont droit
328 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à rindépendance et à la liberté, et il est clair qu'ils
font leur choix parmi le meilleur lorsqu'il s'agit d'éta-
blir leur action, et il ne faut pas même s'étonner qu'ils
cherchent à s'enrichir à mes dépends en s'attribuant ce
que j'ai fait moi-même de ma propre main et dit de ma
propre bouche, bien entendu lorsqu'il peut en résulter
du profit et de l'honneur; pour la responsabilité, on
me la laisse. Hélas! c'est encore cette compensation
et cette punition dont je vous ai parlé tout à l'heure à
l'occasion des faux jugemens du public sur les mobiles
de mes actions. Voyez-vous, lorsque, dans une démo-
cratie, un homme se trouve exalté au point où je l'ai
été et où je le suis encore, 1° par ses partisans (quel-
ques-uns faisaient peut-être le pomg dans la poche) ;
2" par les masses ( celles-là avec naïveté en grande
partie, plusieurs par entraînement des autres, un cer-
tain nombre par imitation irréfléchie) ; et 3° par mes
adversaires et mes ennemis les plus déclarés et les
plus acharnés, soit en concentrant leur rage contre
moi, soit en désirant avec impatience ma rentrée au
Gouvernement, soit enfin en accordant des éloges à
ma supériorité, tout en m'accusant d'ambition et en cri-
tiquant amèrement ma conduite : — un tel homme a
besoin d'un immense contrepoids pour ne pas trop
écraser ses concitoyens, écrasement qui serait une
sorte d'oppression morale, d'aristocratie spirituelle,
un contrepoids pour qu'il n'acquière pas une influence
et un pouvoir dangereux et peut-être même pour
prévenir des tentatives liberticides : car l'âme et la
condition de la démocratie est l'égalité, et un homme
trop éminent blesse cette égalité par sa position toute
seule.
Or, ce contrepoids, pour être suffisant, ne doit pas
consister seulement dans des compensations justes.
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 329
telles que les tribulations, les fatigues, les ennuis et
les dégoûts de toute espèce que cause le pouvoir,
dans la jalousie, la haine, la médisance, les vengeances,
l'ingratitude dont on est l'objet dans la critique de nos
actes, dans l'impuissance de faire tout le bien qu'on
voudrait, dans l'impatience des citoyens, dans la pré-
cipitation de leur jugement, qui a sa source dans leur
ignorance de l'état réel des choses et des nécessités
du gouvernement, dans leur versatilité, dans les mé-
comptes sans nombre qui sont l'accompagnement
inévitable du pouvoir et du premier rang, — mais,
pour tenir la balance égale, ce contrepoids doit, de
plus, renfermer des injustices contre l'homme dont
l'ascendant peut devenir dangereux, savoir, entre au-
tres, la calomnie, les atteintes de toute espèce à la
considération, des traitemens et des coups non mérités,
le refus de ce qui lui est dû, en un mot, tout ce qui
peut l'humilier, le rabaisser, l'amoindrir, l'écarter,
l'anéantir. Cette injustice de la part de ceux qui
s'en rendent les instrumens est, sous un point de vue
plus élevé, une véritable justice : l'excès de l'élévation
doit se compenser par l'excès de l'abaissement, l'excès
de jouissance par l'excès de douleur, l'excès dans la
considération par l'excès dans le mépris, l'excès dans
le doux par l'excès d'amertume, comme il faut d'autant
plus de vinaigre dans une salade qu'il y a plus de poivre.
C'est ainsi que l'injustice des Athéniens, qui proscri-
virent Aristide parce qu'on l'appelait le Juste^ était
au fond une haute justice contre lui, envers l'Etat et
les destinées humaines ; le titre de Juste que
recevait ou s'arrogeait ce citoyen éminent était une
insulte envers ses concitoyens, car cela signifiait que
lui seul était véritablement justice ; c'était une mons-
trueuse inégalité, qui Férigeait en roi moral : or la
330 bibliothIque universelle
démocratie ne supporte pas plus de roi moral que de
roi matériel.
...J'accepte donc comme une juste expiation de
mon triomphe et de l'orgueil qui a pris place dans
mon corps toutes les calomnies et toutes les injustes
attaques dont je suis l'objet. Frappez seulement, par-
tisans et adversaires, amis et ennemis, frappez fort
afin que je ressente les coups et que cette expiation
puisse m'être comptée. Car j'ai une crainte : c'est que
cette expiation ne soit qu'apparente, et non pas réelle ;
car je ne sens guère les coups dont je suis frappé.
Cela pourrait étonner bien du monde, et cependant
rien n'est plus vrai et ne s'explique mieux. Quand
j'étais enfant, j'avais à un haut degré l'indifférence de
l'opinion du monde sur mon compte, le témoignage de
ma conscience me suffisant : c'était un effet de ce
caractère inflexible et de cette opiniâtreté qui est assez
dans le sang des Druey ; mais quand j'étais en pension
à Berne à l'âge de douze et de treize ans, mon maître
de latin, un étudiant en théologie des plus tendres, des
plus mobiles et des plus impressionnables, me gronda
beaucoup de ce caractère sauvage et altier ; il me repré-
senta que nous devons avoir égard au jugement des
autres hommes sur notre compte. Ces remontrances
firent impression sur moi, et le sang des Cornaz (ma
grand'mère, dont j'ai hérité la main et le tact) et celui
des Langel (de qui je tiens par ma mère, à qui je res-
semble beaucoup, l'esprit perspicace et souple des
Jurassiens) ayant pris quelque ascendant sur celui de
la race masculine, j'eus des tendances plus sociables,
je fus plus porté à avoir égard aux idées des autres,
à leur jugement, je craignis beaucoup plus l'opinion.
De là cette grande timidité et cette gaucherie que
j'avais encore et surtout à Lucens, lorsque je fis con-
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 331
naissance de M. Piguet ; de là l'influence aussi prodi-
gieuse qu heureuse qu'il exerça sur moi ; mais mes fa-
cultés se développant et s'exerçant par ses soins pater-
nels, le contact avec cette âme de feu, trempée de cette
rare et haute énergie qui le caractérisait, alliée à une
étonnante habileté et [à] l'esprit le plus nuancé, le
plus observateur, le plus pratique que j'aie connu,
l'indépendance de l'opinion, la volonté ferme et persé-
vérante reprirent le dessus.
Tel je fus pendant mes études à Lausanne, en Alle-
magne, mon séjour à Paris et en Angleterre : ce n'est
pas à dire que j'eusse jeté aux orties le respect des con-
venances, que je frappasse l'opinion publique sur la
face ; oh! non, la prudence, la sagesse, le tact, la me-
sure, le savoir-faire que M. Piguet alliait si bien aux
inspirations les plus sublimes et les plus indépendantes
de son esprit supérieur, de son caractère élevé, ces
qualités pratiques avaient aussi pris place et s'étaient
même développées dans mon âme et ma conduite ;
mais ce que je veux dire, c'est que mon esprit se dégagea
de plus en plus des considérations méticuleuses pour
1 opinion des autres, que je me mis beaucoup au-dessus
du qu'en dira-t-on. Vous vous souvenez comme j'étais
à mon retour de Paris, quel était ce franc-parler qui
mettait quelquefois mes amis sur les épines. C'est au
point qu'en 1828, en 1829 et en 1830, je ne craignis
pas de braver l'opinion publique, la volonté dominante
du pays, pour suivre consciencieusement mes opinions
et par dévouement chevaleresque pour une cause que
je savais la plus faible, et dont M. Piguet et moi avions
prévu et nettement prédit la chute prochaine^. Il faut
^ Druey fait ici allusion à la revision constitutionnelle de 1830. On lit dans une
lettre qu'il écrivait à M™® Piguet. en date du 31 décembre 1833 : i On rappelle
ce qui s est passé en 1830. Certes, je conviens que les apparences sont contre moi ;
332 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
bien dire que mon anti-pathie pour le libéralisme
flasque, superficiel, vain, orgueilleux, ambitieux, hypo-
crite, aristocrate et despotique qui cherchait et qui a
réussi à renverser l'ancien parti campagnard auquel
j'étais attaché de cœur comme je le suis encore parce
que c'est le nerf du pays, son expression la plus géné-
rale, il faut bien dire que cette anti-pathie était une
des causes de l'indépendance dont je fis preuve à cette
époque, soit en m opposant à des tentatives captieuses
de changer la constitution dans un sens aristocratico-
doctrinaire, mais qui avait réussi à faire illusion et à
accaparer le popularité en s'affublant du manteau du
libéralisme, soit en soutenant la liberté des cultes et
d'autres propositions qui déplaisaient à la majorité cam-
pagnarde, sur tout à ses chefs, et qui risquaient de
ruiner tout mon avenir politique, soit en refusant de me
laisser porter au Tribunal d'Appel en 1829, parce qu'en
acceptant cette place, j'aurais contracté l'engagement
moral et tacite de me taire sur la liberté des cultes.
Dès 1830, l'expérience de la vie, du pouvoir et des
affaires, le contact avec les hommes, les luttes que
j'ai soutenues, les batailles que j'ai gagnées et per-
dues, les expériences que j'ai faites, la réflexion, le
développement et le progrès naturel de mon esprit et
de mon caractère, l'effet de l'âge, tout a contribué non
pas à effacer ou à affaiblir ma franchise et mon indé-
je conviens que je puis m être tromo^ en un ou deux points, mais ceux qu con-
naissaient mes motifs, comme M. Piguet et vous, savent aussi que si j'ai soutenu
l'ancienne Ginstitution, c'était par conviction ; que nous avions la prévision cer-
taine que la cause que je soutenais succomberait un jour, qu'aussi, dans cette occa-
sion encore, j'ai tenu le parti du plus faible, le parti qui exposait k l'animadversion
populaire contre ce qui était évidemment le plus fort. Il est certain aussi, et les
bulletins du Grand Consril en font preuve ainsi que bien d'autres faits, (que) j'ai
soutenu l'ancien ordre de choses aussi longtemps qu'il a existé ; je ne l'ai point
abandonné au moment du danger, bien au contraire, je me «uis mis du côté de ceux
dont je déplorais les fautes, mais qui étaient vaincus. »
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 333
pendance d'opinion du jugement public, car sans cela
je n'aurais pas été habituellement dans la minorité ou
dans l'opposition à des amis puissans, mais à apporter
plus de prudence, plus de circonspection, plus de
ménagemens et d'égards, plus de retenue dans l'ex-
pression et la forme, dans la manière de dire et de faire,
sur tout à discerner et à distinguer mieux ce que je
dois au public et ce qui m'appartient.
J'ai vu plus clairement : 1° que je ne devais jamai"
craindre de dire la vérité et d'exprimer mes convictions
sur tout lorsqu'un devoir d'homme public m'y appe-
lait, mais aussi d'éviter ce qui pourrait blesser, irriter,
faire de la peine ou provoquer des mal-entendus,
d'avoir soin de m'expliquer suffisamment. C'est le
sentiment exalté de ce devoir et de cet irrésistible
besoin de ma nature qui m'a fait dire une fois au
Grand Conseil : que je ne m'étais jamais repenti
d'avoir parlé, quoique j'aie pu dire, mais que j'avais
toujours eu du regret de m 'être tu. A cela je dois ajouter
que je n'ai pas toujours réussi à ne pas blesser ou à ne
pas faire naître des mal-entendus parce que l'empreinte
très fortement marquée de mon caractère et de mon
esprit imprimait et imprime encore à mon expression
quelque chose d'absolu.
2° Que si je suis parfaitement libre et indépendant
dans mes convictions et mes paroles, je ne le suis pas
autant dans mes actions : celles-ci sont soumises aux
lois non seulement, mais, dans une démocratie, un
homme d'Etat ne doit pas imposer sa volonté au
peuple ; au contraire, il doit, dans ses mesures gouver-
nementales, se conformer à la volonté et même à l'opi-
nion du plus grand nombre, de ce qu'on appelle les
masses. Si sa conscience ne lui permet pas de subor-
donner sa volonté à celle de la majorité du peuple, il
334 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
doit se retirer ; mais se mettre au-dessus de cette volonté
générale, faire prévaloir ses idées parce qu'on les croit
meilleures, c'est trahir non-seulement beaucoup de
présomption, mais encore c'est exercer le despotisme
et mépriser ses concitoyens en se disant meilleur
qu'eux : aristocratie.
2P Enfin, quant au jugement que le peuple porte
sur nos paroles, nos opinions, nos actions, il faut tâcher
de l'éclairer, de le rectifier, lorsque l'erreur, la préven-
tion, l'effet de la calomnie peuvent nuire à notre
influence, à l'accomplissement de notre devoir, de
notre œuvre ; cette obligation, qui est celle de tout le
monde, pèse plus spécialement sur l'homme d Etat,
parce qu'il ne doit pas laisser compromettre par des
nuages le succès de la mission qui lui a été confiée,
lorsqu'il est en son pouvoir de lever par quelques mots
les difficultés qui lui font obstacle. Cependant il ne
faut pas chercher les poux parmi la paille, ni s'arrêter
à tout relever. C'est une affaire de discernement et de
tact, car il faut aussi savoir se taire.
4® Mais les trois articles qui précèdent étant en
règle, [lors-] qu'il s'agit de l'effet que le jugement du
monde peut produire non pas sur le prochain, la
société, le bien public, l'accomplissement de nos de-
voirs, mais sur nous-mêmes, sur notre âme, j ai reconnu
qu'il faut se placer et se tenir au-dessus de ce jugement,
qu'il ne doit ni nous affliger, ni nous réjouir, tout
aussi peu nous humilier que nous enorgueillir. Une
fois notre œuvre accomplie, et après avoir tenu compte
des égards que nous devons aux autres, soit par chanté
envers eux, soit pour ne pas compromettre le succès
de nos entreprises, nous n'avons plus d'autre tribunal
que notre conscience, en première instance, et Dieu
en dernier ressort. S'il plaît à la postérité d'être juste
LA RÉVOLUTION VAUDOISE DE 1845 335
à notre égard, c'est plutôt pour le triomphe de la vérité
et l'enseignement de l'histoire que nous devons le
désirer que pour notre propre satisfaction. Qui est-ce
qui connaîtra ce que nous avons su? Qui est-ce qui
sentira ce que nous avons éprouvé? Qui est-ce qui
appréciera nos forces, notre faiblesse, nos moyens au
moment de l'action? Qui est-ce qui pourra s'identifier
suffisamment bien avec tout notre être, avec ce qu'il
y avait de plus intime dans notre intérieur, comme avec
ce qu'il y avait d'impérieux dans notre situation pour
se mettre réellement à notre place, se rendre nette-
ment compte du mérite de nos actions et nous juger
avec compétence ? Personne, excepté notre conscience,
et Dieu, ou plutôt Jésus-Christ.
...Les jugemens portés sur mon compte dans toute
ma carrière politique, entr 'autres lors des principaux
événemens, notamment ma conduite à Zurich lors de
la révolution de septembre 1839, ma conduite dans
l'affaire des couvens d'Argovie, pour m'en tenir aux
plus récens, ces jugemens si dépourvus de la connais-
sance des faits, tellement empreints de préoccupations,
m'ont de plus en plus fortifié dans mon mdifférence
du qu'en dira-t-on. Le comble à cette indépendance
de l'opinion, de la critique des uns et de l'applaudisse-
ment des autres, a été mis par les événemens du 14
et du 15 février 1845, c'est-à-dire par la part que j'y
ai prise et toutes les absurdités qu'on a débitées sur
mon compte. Il est vrai que j'étais tellement plein
de ma mission, je me trouvais tellement dans mon
centre, ma position était si naturelle et coulait telle-
ment de source, elle était si logique, que je suis allé
droit mon chemin, sans regarder à droite et à gauche,
faisant sans effort tout ce que m'inspirait l'esprit de
la situation, le génie des événemens. Ah! pardieu.
336 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
si Ton s'inquiétait le moins du monde de tout ce que
les esprits bien ou mal faits diront de nous lorsque
nous avons une œuvre à réaliser, on ne ferait jamais
riep, ou l'on n'accomplirait que 'a fable du meunier, de
l'âne et de son fils. Non, il y a un temps pour tout,
comme dit Salomon, un temps pour apprendre et un
temps pour enseigner, un temps pour discuter et un
temps pour agir, un temps où l'on est apprenti, un
autre où l'on est compagnon, un autre enfin où l'on
devient maître \
Henri Druey.
* Ces derniers mots sont soulignés trois fois dans le manuscrit
*-»**###«-##«^*#4^*#***#
Ma vie et ma fuite
du « paradis communiste ».
A mes chers petits enfants.
La vie dans un pays où les bolcheviks détiennent
le pouvoir est tellement originale et spéciale, que
le récit d'un témoin peut, il me semble, présenter
un certain intérêt. Je ne mêle aucune politique à
mon récit et voudrais simplement raconter d'une
façon véridique et sincère mes propres expériences
des trois années passées avec les bolcheviks. Je tiens à
ajouter qu'on ne trouvera rien d'exceptionnel dans mes
souvenirs : c'est ainsi que vivaient la plus grande
partie des « bourgeois ' «. Ayant passé à Pétrograd les
années 1918-1920, malgré toutes les horreurs de
l'existence et ma position personnelle particulièrement
délicate, j'ai échappé d'une façon vraiment miraculeuse
à la prison et à la mort.
J'ai vécu la majeure partie du temps sous mon propre
nom; pas moyen de le changer, trop de monde me
connaissait. Mais j'étais inscrite au domicile et à mon
service comme Mlle Wrangel, comptable. J'ai travaillé
durant deux ans au musée de la ville, installé au palais
Anitchkoff (jadis résidence de l'impératrice Marie
Féodorovna) à titre de conservateur de la section
' Prononcer: « bourgeouis », nom que donnent les bolcheviks à tous ceux qui
ne font pas partie de la classe des ouvriers et des paysans.
BiBL- xmw. cv 23
338 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
d'architecture, poste «d'ouvrier responsable". Chaque
jour, je signais dans le registre mon nom de ma
grosse écriture; ainsi l'exigeait le règlement, car les
jours où l'on manquait au service on ne recevait pas
de pain.
Au moment où l'armée de Youdénitch fut aux portes
de Pétrograd, Trotzky et Zinovieff avaient organisé au
palais Anitchkoff un camp militaire avec des mitrail-
leuses du côté de la Fontanka. Les autorités militaires
rôdaient partout dans le palais, et le registre, avec
tous les noms bien en vue, était toujours grand ouvert.
Une nuit j'eus aussi à subir une perquisition. Enfin,
lorsqu'en Crimée l'Armée Blanche fut commandée
par le général Wrangel, mon fils aîné, tous les
murs étaient tapissés de proclamations : « A mort ce
chien de Wrangel — le baron allemand ! — A mort
Wrangel, le laquais et le soudoyé de l'Entente !
A mort Wrangel, l'ennemi de la République ouvrière-
paysanne ! »
Je fus obligée alors de changer de domicile en pre-
nant le nom de Veronelli et en me faisant passer pour
une artiste. Et malgré tout cela Dieu ma préservée,
tandis que d'autres, mères, femmes, filles, sœurs
d'officiers de la Garde Blanche furent jetées dans des
prisons pouilleuses, où elles languirent durant des
mois.
A la fin de l'année 1917 mon mari, président de
plusieurs sociétés d'actionnaires, s étant convaincu que
la vie à Pétrograd devenait impossible, se mit à vendre
tout notre mobilier : tableaux, meubles anciens,
argenterie, porcelaine. Il plaça l'argent à la banque,
rien ne faisant encore présager la catastrophe finale;
il était défendu seulement de transférer les capitaux
à l'étranger. Bientôt après, les comptes courants furent
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 339
clôturés et finalement les banques nationalisées et
les safes dévalisés. Nous restâmes, ainsi que tout le
monde, vis-à-vis de rien.
Mon mari décida de transférer le siège de la société
pour rectification de Talcool, dont il était président,
à Reval et d'y déménager aussi.
Je ne voulus pas l'accompagner. Il y avait longtemps
que je n'avais vu mon fils qui, depuis sa retraite,
vivait avec sa famille en Crimée, où il m'engageait
vivement à venir les rejoindre. Et puis les Allemands,
dont Reval était alors plein, m'inspiraient une trop
grande indignation patriotique.
Aussi fut-il décidé que mon mari partirait pour
Reval, tandis que je rejoindrais mon fils, tout en nous
réservant un pied-à- terre pour nos visites à Pétrograd.
Dans ce temps, on faisait encore de ces projets fantas-
tiques !
Nous trouvâmes deux jolies chambres au soleil
avec cuisine chez une vieille dame de ma connaissance.
Nous les meublâmes simplement, mais avec goût ;
j'y disposai partout les portraits de mes bien-aimés
petits-enfants et de mon fils en grand uniforme. Cette
simplicité me plaisait même; je compris — et proba-
blement je ne fus pas la seule — à quel point notre
existence avait été jusqu'ici encombrée et compliquée
par une foule de choses inutiles. Nous étions les escla-
ves de notre avoir. Mon mari parti, je me mis sans
perte de temps à faire des démarches pour recevoir
tous les documents nécessaires à mon départ pour la
Crimée. Mes enfants m'avaient proposé d'organiser
mon départ pour l'Ukraine par l'intermédiaire de Sko-
ropadzky. Je leur adressai force lettres et télégram-
mes, qui tous restèrent sans réponse. J'étais parvenue
à recevoir [tous les documents, excepté le passeport
340 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
qu'on ne voulait pas me délivrer. Mais bientôt tout
fut inutile : les frontières étaient fermées et je restais
prisonnière. Durant ce temps, j avais reçus quatre
lettres de mon mari qui, après bien des aventures, était
arrivé à Reval ; mes lettres à moi ne lui parvenaient
pas.
Ainsi il fallait s'installer pour de bon dans mon
petit appartement ; j'eus la chance de trouver une
excellente créature comme bonne à tout faire et je
me décidai à chercher du travail.
Pour commencer je pris du service au musée
Alexandre III. Mais bientôt je fus transférée à une
meilleure place, au musée de la ville dans le palais
Anitchkoff par des amis de mon second fils défunt
(historien et critique d'art). Cette institution était
d'un ordre particulier. Les chefs et les employés ne
s'occupaient pas de politique, aimant passionnément
leur travail, qu'ils faisaient non par nécessité, mais
par goût. Je commençai par l'emploi d'« émissaire
artistique » avec 900 r. de gages ; puis on me nomma
collaborateur scientifique, mes appointements mon-
tèrent à 4000 r., puis à 6000, et enfin je fus nommée
conservateur de la section d'architecture avec 18000 r.
d'appointements. Mais le malheur était que, dans notre
institution, on ne recevait pas la fameuse ration; tous
ces milliers de roubles n'avaient plus aucune valeur
et la vie renchérissait de jour en jour.
Bientôt, d'une façon mystérieuse, je reçus encore
une lettre de mon mari, cette fois-ci de Finlande, où il
s'était réfugié, fuyant encore les bolcheviks qui mena-
çaient Reval. Mon mari avait été gravement malade,
se remettait lentement et m'écrivait : « Prépare-toi,
un de ces jours, un individu viendra te chercher,
confie-toi à lui. » Immédiatement je vendis en gros,
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 341
pour un prix minime, tout mon avoir : tableaux, tapis,
meubles, même mes robes et ma pelisse, car mon mari
me prévenait qu'il faudrait partir à la légère, sans aucun
bagage.
Mais j'attendis en vain, le mystérieux personnage ne
se montra pas et mon mari ne me donna plus signe
de vie.
Dépensant petit à petit pour notre nourriture la
somme retirée de la vente des effets, j'éprouvais
un sentiment d'angoisse à l'idée de ce que j'allais
faire par la suite. Les prix continuaient à monter :
l livre d'abominable pain noir se vendait au marché
400 - 500 r. (actuellement 4 000 r.), 1 livre de beurre,
10 000 r., I livre de sucre 12 000 r., 1 livre de viande
1 500 r., 1 œuf 550 r., l livre de sel 350 r., 1 livre de millet
200 r., 1 litre de pétrole 800 r., 1 bougie 500 r., 1 paire
de bottes 1 50 000 r., 1 paire de caoutchoucs 20 000 r.,
1 paire de bas 6000 r. Même une aiguille coûtait 100 r.,
une bobine de fil 500 r. Actuellement les prix ont
décuplé.
Ma vieille propriétaire déménagea bientôt dans
les environs, espérant y vivre à meilleur compte et j'ap-
pris bientôt qu'elle était morte d'épuisement. Ma
domestique, très anémiée et surmenée, tombait conti-
nuellement en défaillance. Elle devait, par tous les
temps, faire queue durant des heures devant les
boutiques municipales pour recevoir un peu de pain
ou de harengs. Je la voyais dépérir et, malgré le chagrin
d'une séparation, je lui trouvai une bonne place où elle
serait à l'abri de la faim.
C'est alors que mes misères commencèrent.
Asept heures du matin, je courais à la gargote voisine
chercher de l'eau bouillante pour faire mon café de
seigle que j'avalais sans sucre ni lait, avec un petit
342 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
morceau d'horrible pain noir. Puis, ayant chaussé
mes bottines trouées (je n'avais plus de bas, et j'enve-
loppais mes pieds de chiffons), je courais par tous les
temps à mon service. Je dînais dans une salle à manger
publique avec des ouvriers, des courriers, des balayeurs.
Ce repas consistait en une innommable ratatouille
brune, faite de pommes de terre pourries avec leurs
épluchures et d'un poisson séché dur comme une pierre,
parfois d'une soupe de lentilles couleur tabac ou de
millet. On recevait aussi un tiers de livre d'affreux
pain, mélange de sciure de bois, de son, de « douranda "
et d'un quinzième de farine de seigle. On mangeait
cette mixture nauséabonde avec des cuillers en étain,
dans des écuelles en étain, sur des tables de bois,
peintes en noir et toutes poisseuses.
Je ne puis oublier les scènes déchirantes qui s'y
passaient. Des femmes et des enfants arrivaient de la
rue bleuis de froid et encore plus affamés que nous. Ils
entouraient les tables et, suivant d'un regard morne et
défaillant chaque bouchée que vous avaliez, ils balbu-
tiaient : « Tetienka, tetienka! Laissez-en un peu. >>
A peine écartiez-vous l'assiette, qu'ils se précipitaient
dessus comme des chacals, se l'arrachant des mains et la
léchant jusqu'au fond.
A 5 h. je rentrais à la maison, faisais les chambres,
chauffais d'un jour à l'autre le poêle en hiver et prépa-
rais mon souper sur un petit fourneau de fer qui fumait.
Toujours le même, ce souper : 6 pommes de terre (la
livre coûtait 250 r.) que je mangeais avec du sel et
parfois — grand régal — avec de l'oignon ou du
radis noir. Le souper achevé, je raccommodais mes bar-
des, lavais le plancher le samedi, employais le di-
manche à faire la lessive, la tâche la plus pénible;
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 343
c'est un véritable supplice que de rincer le linge dans
Feau glacée avec des mains enflées et crevassées d'en-
gelures. Quant à ne pas le faire soi-même, il n'y fal-
lait pas songer, les blanchisseuses étant hors de prix
et le savon coûtant 5000 r. la livre.
Les fameux dvorniks d'antan n'existaient plus
(la plupart s'étaient transformés en présidents des
comités de maison); il fallait vider soi-même les ordures
et apporter le bois. Et lorsque l'ordre fut donné à tous
les locataires de faire le service de nuit à la porte co-
chère, j'eus beau protester et prouver que, d'après
la loi, mon âge m'exemptait de cette corvée, le président
du comité de la maison déclara que puisque j'étais
capable de servir, je pouvais aussi bien veiller à la
porte d'entrée. Et me voici à tour de rôle avec les
autres locataires veillant à la place du dvornik. De
dix à une heure de la nuit, assise dans le brouillard
sur une borne, je demandais le nom de tous ceux qui
entraient ou sortaient.
Depuis que j'étais sans domestique, je craignais
beaucoup de dormir seule. On avait dévalisé plusieurs
appartements dans la maison et, quoique ne possé-
dant plus rien, on pouvait m'effrayer. Je m'arrangeai
avec un ouvrier d'usine, ex-chauffeur du général
Gourko, qui pour 1500 r. par mois, sans nourriture,
devait passer les nuits dans ma cuisine, fendre le
bois et faire tout le gros ouvrage.
Le président du comité de la maison faisait constam-
ment l'inspection des appartements. Etant entré un
jour chez moi, il aperçut les portraits de mon fils.
Ordre me fut donné de les enlever immédiatement
et on me prévint que si, à la prochaine visite, on trouvait
encore des « généraux » sur les murs, on m'enverrait
344 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
avec ces portraits à la Tché-Ka (commission extraor-
dinaire, endroit de supplices et d'exécutions). J'enlevai
les portraits et les mis en heu sûr.
Les jours se suivaient, ma position devenait de
plus en plus critique : les chicanes du comité de la
maison, un travail physique au-dessus de mes forces,
le manque de nourriture, les humiliations de toute
sorte, enfin l'absence de toute nouvelle de mon mari
et de mon fils m'accablaient. Je dépérissais à vue
d'œil.
Bientôt, n'ayant plus rien à vendre, je dus renoncer
à l'aide de mon ouvrier. Je restai derechef seule,
tremblant à l'idée de tomber malade et d'être envoyée
à l'hôpital, où l'on gelait, où il n'y avait ni remèdes,
ni place ; les malades traînaient par terre dans une
promiscuité répugnante. Même les salles d'opération
n'étaient presque pas chauffées et les chirurgiens, ne
pouvant tenir les instruments dans leurs mains
engourdies de froid, refusaient d'opérer. Les malades
mouraient comme des mouches: 30000 par mois;
les cercueils ne suffisaient pas.
Mon collègue, le baron A. Pritwitz, propriétaire
d'un énorme majorât au gouvernement de Pétrograd,
commença par perdre la vue d'épuisement, puis
mourut. On l'enterra dans la fosse commune et sa
femme le mena au cimetière dans un grand panier à
linge, enveloppé d'un drap (il était de petite taille). Le
panier fut posé sur un simple traîneau, sur lequel sa
femme s'installa aussi bien que mal, en soutenant la
tête du cadavre.
Quant à moi. Dieu me protégeait. Il est vrai que je
perdis plus de trente kilos. Grâce aux chaussures
trouées qui me valaient des pieds toujours mouillés,
j'ai les orteils tordus de rhumatisme ; mes mains sont
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 345
déformées par les engelures et les cicatrices ; ma vue
très affaiblie par Fâcre fumée du petit poêle, le manque
de nourriture et un travail excessif d'écritures, auquel
je n étais pas habituée. J'avais un teint de cire, mais
je ne fus jamais vraiment malade. Jusqu'à présent, je
ne puis concevoir comment, à soixante ans, mon
organisme ait pu s'adapter ainsi à des conditions si
anormales.
Un jour, au moment où, accomplissant une de
mes besognes quotidiennes, je tramais sur le dos un
fagot de bois, une amie vint me voir. Elle fut horrifiée
à ce spectacle et me proposa de déménager chez elle,
car elle avait encore conservé son appartement intact
et avait même une cuisinière. L'idée de ne plus vivre
seule me transporta de joie. Depuis trois mois je ne
recevais plus mes appointements (d'ailleurs comme
les autres employés) ; je paradais avec une semelle
balante, dans des chaussures retenues par des ficelles,
sans en être troublée, car je n'étais pas la seule !
Mais hélas ! mon bonheur ne dura que dix jours.
Dans toute la ville commencèrent des arrestations.
Le parti des Cadets, dont ma propriétaire était un
membre actif, fut déclaré hors la loi (on fusillait
les Cadets par bandes). Des amis la décidèrent à partir.
Elle partie, la cuisinière me quitta immédiatement
pour entrer au service de riches juifs. Je restai toute
seule dans le grand appartement. Mon seul compagnon
— un grand chat noir aux énigmatiques yeux verts —
miaulait sans cesse de faim, et je ne valais guère
mieux que lui. Je me levais souvent la nuit pour avaler
un verre d'eau ou grignoter une carotte crue, afin
d'étouffer l'horrible sensation de faim.
Les longues soirées d'hiver étaient surtout angois-
santes et lugubres : les appartements privés ne jouis-
346 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
saient de l'électricité que de dix heures à minuit et
souvent en étaient complètement privés. Du reste, il
arrivait parfois que l'électricité brûlait toute la nuit
et les malheureux habitants, tremblants et les nerfs
tendus, savaient que cela signifiait des perquisitions
dans toute la ville.
Ce n*était pas gai, non plus, les jours ordinaires.
N'ayant ni pétrole, ni bougie, je passais mes intermi-
nables soirées dans une obscurité complète, seule
avec mes tristes pensées. De temps en temps, j'allumais
une de mes précieuses allumettes pour voir l'heure.
Et voici que, durant une de ces nuits où l'électricité
brûlait, je fus réveillée à trois heures par de violents
coups de sonnette, des coups à la porte et des cris. Je
compris immédiatement : c'était une perquisition.
Je dormais toute habillée, la température dans ma
chambre étant à zéro. Sur la table de nuit, j'avais
toujours à portée de la main les photographies de
mon fils et un paquet de ses lettres. Je les saisis et,
le cœur navré, me précipitai pour noyer l'unique
trésor qui me restait.
Pendant ce temps les coups redoublaient de fureur :
il me semblait qu'on allait défoncer la porte. J'allai
ouvrir et me trouvai en face de cinq gaillards — beauté
et fierté de la révolution — dont deux avec fusil,
de l'intendant de la maison (ex-dvornik) et du pré-
sident du comité de la maison. On me demanda mes
papiers d'identité. S'étant convaincus que j'étais au
service des sovdeps (en ce moment on ne parlait
pas encore de mon fils), les gaillards allèrent fureter
dans toutes les chambres, mirent tout sens dessus
dessous, lisant, triant et déchirant lettres et documents.
Ayant trouvé un bon portefeuille en cuir de Russie
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 347
vide, ils se lapproprièrent. Après il se trouva que bien
des objets avaient été « expropriés par eux ».
On me fit subir un interrogatoire. Je répondis :
— II n'y a pas longtemps que j'ai déménagé; je ne
connais pas la maîtresse du logis. Je sais seulement
qu'elle est allée chercher des provisions au gouverne-
ment de Novgorod.
Le président du comité de la maison ajouta :
— Elle a soixante ans, elle est sourde comme un
pot et mcapable de travail.
— Nous les connaissons, ces sourds et ces muets,
ces parasites qui ne veulent pas travailler, qui savent
seulement troubler le monde. Elle peut se féliciter
de l'avoir échappé belle, car, si nous l'avions trouvée
à la maison, elle aurait fait connaissance de la Petro-
pavlowka. Du reste, ce n'est pas adieu que nous vous
disons, mais au revoir.
Et sur cette phrase consolante, ils s'en allèrent non
sans avoir encore fumé et fait force calembours.
Deux heures après cet agréable repos, je courais
déjà chercher l'eau bouillante pour mon service.
Pour mon réconfort moral, il ne se passait pas de
jour que je n'apprisse quelque lugubre nouvelle au
sujet d'amis, de connaissances, de parents, les uns
morts d'épuisement, les autres fusillés, d'autres enfin
enfermés pour de longs mois dans les prisons. Pour les
nommer tous il faudrait des volumes. J'avais parfois
le sentiment d'être revenue au temps d'Ivan le
Terrible... mais je me laisse détourner de mon récit ;
mes souvenirs sont encore si récents, que je cherche
par de nouveaux détails à les rendre plus complets,
plus vivants.
Bientôt ma propriétaire fit savoir qu'elle ne retour-
348 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
nerait plus en ville et 1 on me donna de nouveaux loca-
taires. C'était une juive et deux juifs, une reven-
deuse, une employée à la Banque populaire, ex-femme
de chambre dans une maison amie, où elle recevait
des pourboires de moi en m appelant « Madame la
Princesse ». Sachant à peine signer son nom, elle rece-
vait les mêmes appointements que moi et en plus une
grande « ration ».
Mais le plus terrible de mes persécuteurs était un
affreux kjasnoarmeietz (soldat de l'armée rouge) qui
occupait la chambre à côté de moi.
Tout ce monde avait pris les meilleures chambres
joliment meublées et j'étais reléguée dans un réduit
étroit et sombre. Ils menaient joyeuse vie, autant
que le permettaient les circonstances, me traitaient
du haut de leur nouvelle grandeur et me méprisaient
pour ma misère. Bien des fois je me suis sentie mal en
humant l'odeur appétissante d'une oie ou d'un gigot
de mouton, qui rôtissait dans leur cuisine. Le k.rc^-
noarmeietz se promenait par l'appartement en caleçon
blanc, les pieds nus, chaussés de pantoufles, fumant
sa pipe et braillant des chansons obscènes. Il m'appe-
lait « camarade Wrangel » ou bien " ex-madame » et
m'empêchait souvent de dormir en jouant toute la
nuit aux cartes avec des camarades. Tout ceci était
fort importun, quoique heureusement peu dangereux,
vu mon âge et mon évidente misère.
A partir de février 1920, mon existence se compliqua
encore : le nom du général Wrangel commença à
apparaître dans les journaux. Bientôt les murs se
couvrirent d'affiches et de caricatures. On invitait
tout le monde à s'unir contre " ce chien de Wrangel,
le laquais et le soudoyé de l'Entente ». Un tas de can-
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 349
catures le représentaient sous forme d'un vieillard
avec de grosses épaulettes, d'épais sourcils, des
bajoues, un nez cramoisi. Le nom de Wrangel bour-
donnait sans cesse à mes oreilles dans les rues, les
tramways. Chaque nuit je cherchais un nouvel abri,
tantôt chez les uns, tantôt chez les autres.
Des personnes bien disposées pour moi, comprenant
le danger que je courais, insistaient pour que je change
de passeport ou que, du moins, je consente à déména-
ger dans les environs. Une organisation de Kolt-
chak et une autre en mémoire de mon fils défunt
proposèrent de me subventionner en me priant de
quitter le service. Mais l'idée de m'inscrire dans les
rangs des invalides ne me souriait guère et puis le
travail était ma seule consolation, j'y puisais l'oubli
de toutes les horreurs de mon existence. Je refusai avec
reconnaissance la subvention, mais j'acceptai le
coin qu'on me proposait dans une communauté aux
environ de Pétrograd, heureuse de pouvoir déménager
plus loin des autorités et décidée à aller journellement
à mon service en tramway. J'y fus inscrite sous le
nom de Veronelli, artiste.
Vous jugez du bonheur que je ressentis à être déli-
vrée de mes persécuteurs, et puis la femme de chambre
savait parfaitement qui j'étais et pouvait à chaque
instant me livrer aux autorités. Je respirai librement
loin de leurs continuels persiflages et humiliations.
Ils m'avaient fait tant souffrir.
Je me souviens de la scène suivante :
Par suite du manque de chauffage les conduites
d'eau avaient crevé et nous étions obligés de traîner
l'eau au second étage par un escalier sale et glissant.
Le kxasnoarmeietz apportait l'eau à la femme de cham-
bre, aux juifs et à la juive, quant à moi il n'y avait
350 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
personne pour m 'aider. Un jour je demandai un peu
d'eau à la juive qui glapit :
— Cette eau est à moi, à moi !
A bout de force, inondée de sueur malgré le froid,
retenant avec peine les larmes qui me ruisselaient le
long du visage, je hissais péniblement un seau plein
d'eau et lorsque j'entrai à la cuisine, où toute la société
était réunie, on me reçut par un éclat de rire. Le
krasnoarmdetz me cria :
— Eh bien quoi, ex-madame ? Ça n'est pas facile ?
Que faire, il faut travailler. Vous avez assez fait travail-
ler les autres.
Dans la communauté, je me sentis comme au paradis,
un paradis assez original il est vrai.
J'étais logée dans un quart de chambre, partagée en
quatre comme dans la pièce de Gorki, Dans les bas-
fonds^ par des rideaux en percale. Dans chaque coin,
il y avait un lit en fer avec un mince matelas de paille,
une armoire, une table, deux chaises et un lavabo
avec un seau. Deux locataires jouissaient des fenêtres,
les deux autres de la porte. Pour ma part, j'eus la porte.
Deux de mes compagnes étaient de bonnes âmes, mais
la troisième, ma voisine, était une vieille fille hystérique,
ancienne maîtresse d'école. Jadis il n'y avait pas d'é-
gard qu'elle n'eût eu pour moi. Maintenant, si, par
malheur, je faisais tomber ma cuiller ou avançais trop
près d'elle ma chaise, c'étaient des cris, des impréca-
tions....
Mais, heureusement, il y avait aussi d'autres per-
sonnes, des ombres du passé restées intactes comme par
miracle, des dizaines de charmantes personnes cul-
tivées, bien élevées, pleines de cœur, portant des noms
bien connus. Il y avait encore des sœurs de charité de
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 35!
l'ancien régime, mais surtout des employés « par
force ».
Malgré le calme apparent nous vivions sur le qui-
vive.
Journellement, par tous les temps, je m'acheminais
à sept heures du matin vers le tramway pour aller à
mon service. Les tramways marchaient de plus en plus
mal ; arrêts et pannes m'obligeaient constamment à
faire, par une boue inextricable, une bonne partie de la
route à pied.
Le bruit se répandit qu'on allait réquisitionner notre
maison pour en faire un club d'ouvriers, et que nous
serions jetés dans la rue. Nous vivions dans une incer-
titude complète. Pour ma part, je dois dire que je fus
prise, non pas de désespoir, mais d'une morne stupeur.
Je n'avais plus aucune nouvelle des miens et il me
paraissait également indifférent d'être incarcérée ou
de mourir de faim. Je n'espérais plus rien et me lais-
sais vivre dans une apathie complète.
Mais voilà qu'un beau matin d'octobre 1920, il se
présenta à mon bureau une jeune Finnoise qui de-
manda à me parler confidentiellement. Je la conduisis
dans une chambre éloignée et vide. Elle me remit un
bout de papier sur lequel je reconnus des mots tracés
par la main de ma meilleure amie, qui habitait la
Finlande. Elle m'écrivait : « Votre mari est en vie.
Je serai heureuse de vous voir chez moi. Confiez- vous
entièrement au porteur de ce billet sans vous inquiéter
des détails ». La fuite coûtait alors un million de
roubles, soit 10 mille marks finlandais. A ma question
« quand il faudrait partir et pour où? » la jeune fille
répondit :
— Demain, ne prenez aucun bagage, habillez- vous
352 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
chaudement, on ira sur mer, durant trois ou quatre
heures, en barque à voile. Tout est organisé, ne vous
inquiétez de rien.
Elle me quitta en m'indiquant l'endroit ou nous
devrions nous retrouver le lendemain.
L'entreprise était risquée, mais je ne voyais pas d'au-
tre issue. Les nuits commençaient à devenir froides, le
golfe d'un moment à l'autre pouvait se couvrir de
glace ; c'était la dernière occasion dont on pût
profiter.
Je rentrai comme d'habitude à cinq heures à mon
asile sans avoir rien dit à personne. Je ne pus fermer
rœll de toute la nuit, et à sept heures du matin je
partis pour Rétrograde.
J'avais au musée mon cabinet de travail privé.
J'y rassemblai tous mes papiers et posai bien en vue
la requête suivante : " En vue d'un violent surmenage
je sollicite un congé de deux mois. « (Ceci pour ne pas
attirer de désagréments à mes chefs.) Je quittai mon
cher palais Anitchkoff sans prendre congé de personne.
Les tramways ne circulant pas au Newsky, je fus
obligée de me traîner à pied au quai Toutchkoff,
où le rendez-vous était pris. Arrivée là, je mangeai
un peu pour prendre des forces, puis nous nous
mîmes en route.
Baronne Marie Wrangel.
(La fin prochainement.)
###«-*##*##*#*4^####*'^*
Respiration et circulation.
Nombreuses sont les personnes qui s'imaginent, à
tort, que le but de Téducation physique consiste dans
le développement musculaire et que tout athlète aux
muscles puissants doit naturellement jouir d'une
santé parfaite.
Les gymnastes et les athlètes possèdent en général
une constitution vigoureuse, mais à la condition tou-
tefois de ne pas développer leur système musculaire
au détriment des grandes fonctions vitales, telles que
la respiration et la circulation. Celles-ci sont bien plus
importantes parce qu'un individu peut jouir de tous
les attributs de la santé sans posséder nécessairement
de gros muscles, tandis que lorsque les dites fonctions
sont altérées, elles peuvent devenir le siège de mala-
dies graves et de désordres capables d'entraîner la
mort. Il n'est même pas douteux que le surentraîne-
ment auquel s'astreint l'athlète en vue de l'accroisse-
ment exagéré de sa musculature se fait au préjudice
des grandes fonctions vitales. Leur régularité est donc
un gage de santé physique, intellectuelle et morale.
Cette vérité, déjà connue des anciens, faisait dire à
Hippocrate que l'excès de la force chez l'homme
touche à la maladie, de même qu'on a pu dire avec
non moins de raison que l'excès du génie confine à
la folie. Ce qui en d'autres termes signifie que toute
qualité portée à sa plus haute expression constitue,
BIBL. UNIV. CV 24
354 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
aussi bien dans le domaine physique que dans le
domaine intellectuel et moral, une anomalie.
Voyez ce professionnel des poids ou des anneaux :
chez lui la musculature est énergiquement accusée ;
les biceps, triceps, pectoraux et grands dorsaux dé-
notent une vigueur peu commune, mais cet homme
s'essouffle vite en marchant. Sous l'enveloppe mus-
culaire qui recouvre sa poitrine et son dos, se cache
souvent un thorax déprimé, insuffisant pour que les
poumons puissent s'y dilater dans des conditions
normales. Il ne faut donc point s'étonner que cette
catégorie d'athlètes paie un tribut très élevé aux mala-
dies respiratoires et en particulier à la tuberculose.
Certains phénomènes d'intoxication peuvent aussi
se produire à la suite d'un séjour plus ou moins pro-
longé dans un air confiné.
M. le D^ Lagrange en cite un exemple frappant :
« Pendant les journées de juin, écrivait-il, une troupe
d'insurgés, pris les armes à la mam, fut enfermée pro-
visoirement dans un souterrain des Tuileries. L espace
était étroit et les hommes nombreux. Après un séjour
de dix heures à peine, quand on ouvrit la porte du
souterrain, un quart de la troupe avait péri. >>
Ces preuves ne sont-elles pas saisissantes et ne dé-
montrent-elles pas combien l'air pur est indispensable
à la santé ? S'il vient à être altéré pour une raison ou
pour une autre, que la quantité d'oxgyène qu'il conte-
nait ait diminué, que d'autres éléments nuisibles y
aient été introduits, les êtres qui le respirent dépé-
rissent, s'étiolent et son action pernicieuse peut même
s'étendre au règne végétal. Aussi peut-il paraître
inconcevable qu'à notre époque de progrès et de lu-
mière, il se trouve encore tant de familles où l'on
néglige les précautions les plus élémentaires de salu-
RESPIRATION ET CIRCULATION 355
brité et d'hygiène. Il n'est pas rare, en effet, de ren-
contrer dans certaines contrées des ménages où, pen-
dant la nuit, quatre ou cinq enfants sont entassés dans
une seule chambre ou dans une alcôve. Est-il étonnant
dès lors que l'anémie, le rachitisme ou la tuberculose
régnent en permanence dans ces logis malsains ?
N'insistons pas et jetons un regard rapide sur la
question des programmes. Le manuel de gymnastique
édité en 1899 reconnaissait que les deux heures de
leçons hebdomadaires devaient être considérées comme
insuffisantes. Dans son introduction, le nouveau ma-
nuel recommande, et on ne saurait trop le louer,
de partager les deux heures de leçons hebdomadaires
en quatre demi-heures. « On se rapprocherait ainsi,
disait-on, de l'horaire idéal qui consiste à ordonner la
demi-heure de gymnastique journalière. »
Le nombre des heures consacrées à l'enseignement
de la gymnastique dans les écoles de Suède varie de
quatre heures à six demi-heures hebdomadaires. Dans
d'autres pays les exigences des programmes sont,
paraît-il, un obstacle au développement de cette branche
si importante. Presque partout dans les villes on se
contente d'une ou de deux heures de gymnastique par
semaine. Dans les campagnes cet enseignement est
trop souvent lettre morte. Il est superflu de faire ob-
server combien cette manière de comprendre l'édu-
cation physique est fausse et quelle répercussion fâ-
cheuse elle pourrait exercer sur la jeunesse scolaire,
SI à l'insuffisance de leçons venaient s'ajouter les
vices de la méthode.
D'autre part, on hésitait de porter une main sacrilège
sur l'arche sainte de notre gymnastique pédagogique.
Une pléiade de jeunes Genevoises venaient d'obtenir
après deux ans d'études le diplôme de l'Institut central
356 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de Stockholm. La plupart ont professé dès lors dans
les écoles de Genève et l'on pouvait assister au spec-
tacle curieux d'un enseignement où la méthode édu-
cative était uniquement appliquée dans les écoles de
filles, tandis que dans les écoles de garçons on s'ins-
pirait plus exclusivement des anciens manuels, sous
les fallacieux prétextes que nous avons déjà mentionnés
et dont le but était de discréditer la méthode suédoise.
Nous connaissons l'antienne : la gymnastique édu-
cative serait monotone, elle ne conviendrait qu'aux
écoles de filles ; des personnes qui l'ignorent ou qui
n'en parlent que par ouï-dire nient même son efficacité.
D'autres enfin, sur la simple lecture d'un ouvrage
ayant trait à ce système, ne retiennent de cette étude
fugitive que la forme extérieure des mouvements tout
en méconnaissant l'esprit même de la méthode.
La partie n'est certes pas gagnée. Trop de diver-
gences de vues, de dissemblances dans le plan et dans
les exemples de leçons, sont là pour nous convaincre
que le fossé qui sépare la méthode suédoise de la nôtre
est encore loin d'être comblé. Ce qui caractérise le
schéma d'une leçon de gymnastique éducative, c'est
que le but des mouvements y est toujours désigné de
façon brève et précise. On dira, par exemple : extension
du dos, suspension, équilibre, exercices des muscles
du dos (partie supérieure), exercices des muscles ab-
dominaux, des parties latérales du corps, etc. ; tandis
que chez nous on se contente des expressions vagues
que voici : « exercices peu violents aux engins, exer-
cices plus violents aux engins, » sans indiquer la na-
ture des mouvements, ni le but cherché. Qu'il s'agisse
d'exemples de leçons, notre terminologie a trop sou-
vent l'inconvénient d'être diffuse et peu claire.
Les exercices de respiration terminent toujours la
RESPIRATION ET CIRCULATION 357
leçon de gymnastique éducative. Les inspirations pro-
fondes et les expirations complètes ont une action cal-
mante sur le cœur, tandis que les premières lui res-
tituent les éléments nécessaires aux combustions nou-
velles (oxygène).
D'après nos manuels, les exercices respiratoires,
inspiration et expiration, doivent se faire complète-
ment par les fosses nasales, ce qui est en contradiction
absolue avec les procédés admis par les grands phy-
siologistes qui se rattachent à la méthode suédoise.
« L'inspiration, dit Demeny, se fera par le nez, les
narines dilatées, l'expiration par la bouche. La durée
de l'inspiration est augmentée en inspirant par le nez.
En expirant par la bouche, on offre à l'air une large
voie de sortie et l'expiration se fait plus vite.
» Il est quelquefois plus pratique pendant la course
de rejeter l'air par le nez si l'état des fosses nasales le
permet, si elles ne sont pas obstruées par des mucosités
et des polypes. »
La gymnastique respiratoire n'est pas seulement
utile après des efforts musculaires ; elle l'est aussi en
dehors de l'exercice, à cause de son action salutaire
sur le développement thoracique et sur la circulation.
Le lieutenant Hébert ne partage pas cette manière
de voir et n'admet pas qu'on puisse « donner du
souffle sans développer les muscles. » Ce disant, il se
prévaut de l'opinion de Demeny lequel aurait déclaré
« qu'on ne peut appeler gymnastique respiratoire des
mouvements à vide où l'on se contente de faire passer
de l'air dans les poumons comme dans un soufflet,
sans production de travail mécanique. »
Nous prenons acte de cette déclaration avec tout le
respect dû à la science de l'illustre physiologiste qu'é-
tait Demeny, mais nous devons constater que son
358 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
point de vue aurait varié sur cette question, attendu
que dans son ouvrage. Bases scientifiques de V éducation
physique, il émet une opinion bien différente :
« L'éducation de la respiration, écrivait-il, peut se
faire séparément, en dehors de tout travail musculaire."
Et plus loin : « La gymnastique respiratoire a l'avan-
tage de pouvoir être effectuée en tous lieux, en marche
et à l'état stationnaire. »
Où est la vérité? Personnellement, nous croyons à
l'efficacité de la gymnastique respiratoire, même sans
travail musculaire, et nous nous basons pour affirmer
cette certitude, autant sur l'opinion autorisée de péda-
gogues étrangers que sur les expériences faites sur
nous-mêmes et sur nos élèves pendant de longues
années d'enseignement.
Chacun a entendu parler de la remarquable capa-
cité respiratoire des chanteurs, et pourtant ils ne font
pas autre chose que de faire pénétrer de l'air dans les
poumons comme dans un soufflet.
Au nombre des critiques qu'on adresse générale-
ment au système suédois, les principales sont celles
qui consistent à dire qu'il est monotone et qu'il n'a
de valeur que pour les écoles de filles. Des personnes
qui ne le connaissent que par ouï-dire nient même son
efficacité. D'autres enfin, à la simple lecture d'un
ouvrage ayant trait à ce système, ne retiennent de cette
étude fugitive que la forme extérieure des mouvements
et méconnaissent l'esprit même de la méthode.
Nous conseillons à ces personnes — à celles du moins
qui sont de bonne foi — d'éclairer leur religion mal in-
formée par un voyage d'étude en Suède, au Danemark
et en Belgique. Leurs doutes seront dissipés et leurs
préventions tomberont. Ce voyage sera leur chemin
de Damas,
RESPIRATION ET CIRCULATION 359
Disons aussi que le grand éducateur, avant de créer
des appareils, s'était occupé du choix des mouve-
ments les plus propices au développement normal du
corps, ce qui revient à dire qu'il s'était inspiré du
principe que les appareils doivent être adaptés aux
exercices et non les exercices aux engins. Cette con-
ception qui lui appartient en propre lui permit de
baser son système sur un plan rigoureusement défini,
dans lequel rien n'est laissé au hasard et qui se dis-
tingue autant par la sélection judicieuse des mouve-
ments que par leur progression raisonnée.
C'est l'effet qu'on cherche à obtenir sur le système
musculaire, sur le squelette, sur les centres nerveux,
sur la respiration et sur la circulation qui règle le choix
de l'engin et de l'exercice et l'on doit tirer parti de
ceux-ci suivant l'excellente définition de Demeny
« pour dilater le thorax, rectifier le rachis, resserrer
l'abdomen, étendre les articulations toujours flé-
chies, allonger certains muscles, en raccourcir d'au-
tres. »
Ces appareils ont aussi l'avantage de permettre le
travail simultané d'un grand nombre d'élèves à la fois ;
ils sont moins coûteux, moins encombrants que les
nôtres, se déplacent facilement et s'opposent par leur
construction même à l'exécution de mouvements
dangereux et acrobatiques.
Les engins employés dans la gymnastique suédoise
sont les mêmes pour les deux sexes.
Pendant notre séjour en Suède nous avons eu l'oc-
casion d'assister aux leçons données par le major
Silow à cent cinquante jeunes gens réunis et nous
avons pu constater que, dans ces leçons d'une durée
de trente-cinq minutes, la somme et la qualité du
travail fourni par les élèves étaient incomparablement
360 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
supérieures à celles que l'on obtient en une heure dans
des classes de quarante élè>res.
Si la capacité professionnelle du maître entre pour
une bonne part dans ces résultats, ceux-ci tiennent
également à la nature des engins, qui se prêtent
merveilleusement au rôle pour lequel ils ont été créés.
Tout en conservant leur caractère, ils présentent aussi
l'avantage de se substituer les uns aux autres, de telle
sorte que l'exécution de mouvements identiques et
intéressant les mêmes groupes de muscles, puissent
se faire à des engins différents.
On conçoit le bénéfice qui en résulte pour la rapi-
dité et la variété du travail.
Parmi les personnes qui continuent à nourrir des
préjugés contre la méthode suédoise, beaucoup croient
qu'elle se borne à la leçon en salle et qu'elle n accorde
qu'une place restreinte aux jeux en plein air.
Nulle part plus qu'en Suède les jeux de grand mou-
vement n'ont autant de vogue. Les sports athlétiques
en général, les exercices de ski et de patinage, la na-
tation en toute saison dans des établissements fort
bien aménagés, sont pratiqués par la jeunesse des
écoles et par la population.
L'intervention du souverain et des pouvoirs pu-
blics ne peut que les rehausser en leur donnant la
signification qu'elles méritent. Elle entretient l'intérêt
de la population pour l'œuvre de rénovation physique
et fait naître dans l'esprit de la jeunesse une émulation
et une rivalité de bon aloi dont nous nous sommes
souvent plu à observer les indices.
Pour donner une idée de l'importance que les Sué-
dois prêtent aux jeux en plein air, il nous suffira de
dire qu'il existe à Naas, dans la partie méridionale de
RESPIRATION ET CIRCULATION 361
la Suède, un séminaire où sont enseignés spécialement
les jeux et les différents sports. Ces cours comprennent
la théorie, la méthodologie et la pratique.
Plusieurs écoles de Stockholm ont aussi des bains
installés avec un sens vraiment remarquable de 1 hy-
giène et de la pédagogie. Ils méritent une mention
spéciale. Vient ensuite la douche après laquelle les
enfants se frottent mutuellement à la brosse pour
mieux se nettoyer. Ils entrent enfin dans une piscine
pleine d'eau tempérée et assez profonde pour qu'ils
y puissent nager. Ces ablutions ont lieu deux fois
par semaine. Les maîtres profitent de l'instant où les
enfants prennent leur bain pour faire passer à l'étuve
de désinfection les vêtements de propreté douteuse,
et l'on nous a affirmé que ce moyen, qui atteint les
élèves dans leur amour-propre, est très efficace, parce
qu'il engage les parents négligents à s'occuper avec
plus de soin de l'hygiène corporelle de leur progéni-
ture.
Parmi les autres problèmes qui attendent encore leur
solution et qui devraient dans l'avenir s'imposer
instamment à l'attention des pouvoirs publics, il faut
citer la création dune clinique pour la guérison des
déviations de la colonne vertébrale. La gent écolière,
les jeunes filles surtout, sont particulièrement en-
clines aux déviations de la taille.
Un certain nombre de ces déviations ont été corri-
gées grâce à des mouvements spéciaux que, sur nos
conseils, plusieurs élèves exécutèrent à la maison ou
à l'école. Des palliatifs ne remplaceront cependant
jamais un traitement suivi dans un institut orthopé-
dique. Des mesures adéquates s'imposent d'une façon
d'autant plus urgente que, dans la dernière guerre.
362 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
beaucoup d'enfants se sont trouvés dans un état de
sous-alimentation qui n'a certes pas été sans effet sur
la fréquence des cas de déviations vertébrales.
Remarquons en passant que, si l'exposé lumineux
des phénomènes de la respiration vise surtout les
sujets dont la circulation est ralentie, la gymnastique
respiratoire a aussi pour objet, d'après l'auteur, « d'é-
largir un thorax comprimé, de rendre normale une
respiration superficielle et insuffisante, d'activer le
jeu des poumons en augmentant leur capacité, tout
en développant les muscles respiratoires. »
Voilà bien la note juste et, sous la plume du profes-
seur Wide, ces paroles revêtent un caractère scienti-
fique indiscutable. C'est pourquoi — on ne saurait
trop le répéter — les exercices de respiration au grand
air, ou tout au moins devant les fenêtres largement
ouvertes, devraient entrer dans les habitudes de cha-
cun, grands et petits, personnes exerçant une profes-
sion sédentaire, adeptes des salles de culture physique,
gymnastes, tous gens respirant un air confiné dans
des salles plus ou moins closes. Si à ces pratiques salu-
taires on ajoute la promenade quotidienne, les ablu-
tions, l'habitude d'une gymnastique rationnelle et
celle de dormir les fenêtres ouvertes, on ne tardera pas
à apprécier les bienfaits qui en résulteront sur la santé
générale.
Nous ne parlons pas des bains d'air et de soleil qui
ne sont pas toujours à la portée de chacun. L'idéal
serait évidemment l'exercice à ciel ouvert, en pleine
campagne, et pour les habitants des grandes villes,
la gymnastique et les sports, sur des places spéciale-
ment aménagées dans les différents quartiers.
Les exercices de gymnastique suédoise basés sur
RESPIRATION ET CIRCULATION 363
une conception scientifique de l'éducation physique,
doivent servir de guide au professeur dans l'élabora-
tion de son plan de leçons, mais il ne s'en inspirera
pas de façon servile et pourra apporter à leur appli-
cation les variations, restrictions et développements
compatibles avec les grands principes de Ling.
J.-A. ZUTTER.
-ïH^-Jê'^^Hê'^*^^^^^^'**^^**^^*
Néognoste.
Ce fragment, qui nous est parvenu dans un état nuinifestement
incomplet, semble appartenir au dossier de quelque procès, enterré
sans doute dans de poudreuses archives. Quel est ce commentateur
qui s'intitule « barbare » et qui nous révèle le nom et la curieuse
aventure de Néognoste? En quel temps, en quel lieu, devant quels
juges frustes la cause a-t-elle dû se plaider ? S'agissait-il de la terrible
« graphe asébéias », de l'accusation d'impiété qui, chez les Grecs,
conduisait presque sûrement à la peine capitale? Toutes ces ques-
tions demeurent en suspens ; il est probable que nous ne les résou-
drons jamais.
Néognoste, fils de Théotime, homme de bien,
vivait, il y a fort longtemps, dans la ville d'Athènes,
qui devint plus tard si glorieuse. Les Muses, un jour
qu'il herborisait sur l'Hélicon, le surprirent et le
conduisirent auprès d'Apollon, récemment promu à la
divinité et qui venait de choisir cette montagne cou-
verte de fleurs pour le séjour des neuf sœurs immortel-
les. Le dieu faisait de la musique, assis sous un chêne-
liège. Les ondes d'une harmonie grave et douce l'en-
veloppaient et s'élargissaient autour de lui. Ses mains,
toutefois, semblaient immobiles ; sur sa lyre d'ivoire
aux pointes d'or, nulle corde ne frémissait.
— Néognoste, dit-il sans lever les yeux, tu me parais
être un vulgaire dolichocéphale. Tes pareils ont osé
se prétendre les frères de race de mes Doriens ; j'ai
grande envie de punir à la fois leur insolence et ta
propre audace, car assurément tu feignais de chercher
NÉOGNOSTE 363
des simples sur ma montagne, mais tu repérais quel-
que emplacement pour une batterie de 420.
— Dieu puissant, répondit Néognoste éperdu de
crainte, je ne suis pas militaire ; c'est pour le seul
mtérêt de la science que je me promène et je vis de
peu en attendant que la drachme gagne au change.
Apollon sourit.
— Tu te fais trop naïf, reprit-il, pour un fils d'Ulysse.
Je te pardonnerai toutefois si tu me dis d'où venait
la musique que, certes, tu dois avoir entendue, puisque
tu n'étais point absorbé dans des pensées criminelles.
— Elle venait. Immortel Archer, de la lyre que je
vois sur tes genoux. Cette question est simple, même
pour un mortel.
Le dieu le congédia d'un geste de pitié.
— Va t'instruire. Je t'ôte la parole pour t'apprendre
à écouter. Reviens dans cinq ans.
Longtemps avant le terme, Néognoste parut de
nouveau et, du plus loin qu'il aperçut le roi de lumière,
recouvrant la parole, il s'écria :
— Je sais tout ; le fils de Mnésarque, Pythagore de
Samos, m'a instruit : la musique provenait du mouve-
ment de tes doigts qui divisaient les cordies de ta lyre
selon des intervalles justement proportionnés. Le nom-
bre, ainsi, règle le mouvement, qui distribue la ma-
tière ; de là viennent les dieux et les plantes, les hom-
mes et les animaux : toutes les merveilles des cieux
et de la terre naissent de la matière et du mouvement.
— Tu mériterais, dit le dieu, qu'une autre merveille
naquît du mouvement de mon pied imprimé dans ta
matière. Depuis quand la musique se fait-elle sans
musicien? Ce chien te conduira ; il aboie une fois
par siècle. Ne reparais point sans en savoir davantage ;
je te laisse la parole, mais je t'ôte la vue pour t'apprendre
366 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à regarder en toi-même. Je ferai d'ailleurs que le temps
s écoule pour toi conformément aux calculs d'Ein-
stein, de sorte que tu pourras revenir dans trois cents
ans en même temps que tu seras parti.
Instantanément, Néognoste se sentit projeté à tra-
vers une succession vertigineuse d'olympiades ; il
perçut trois aboiements, dont le troisième était beau-
coup plus rapproché du second que le second du pre-
mier ; puis il se trouva, le chien tirant sur sa laisse,
au bord du Céphise, où Mnémosyne au front penché
l'accueillit.
— Viens, lui dit-elle, mais sois bref. Apollon fait
son yass avec Mercure. Les choses tournent mal pour
la musique : le commerce l'emporte, et le dieu n'aime
pas à perdre.
Néognoste n'entendit point ces paroles, tant il avait
1 esprit rempli de visions, de souvenirs et d'idées. Il
se sentait revenu d'un voyage immense et d'une durée
incalculable. Et par un curieux renversement dû à la
rapidité d'une course dont la vitesse avait égalé l'écou-
lement du temps, il voyait en avant de soi les années
dont il gardait la mémoire et il lui semblait qu'il
lisait dans l'avenir.
La présence du dieu lui fit recouvrer la vue comme
elle lui avait rendu la parole. Ebloui, cependant, par
la face étincelante de Phœbus, il fléchit le genou et
s'écria :
Dieu dont l'arc est d'argent. Dieu de Claros, écoute !
Si tu ne me secours, je périrai, sans doute....
Un roulement formidable, répercuté par les échos
des bois, l'interrompit. Apollon ramassait ses cartes
et parlait à soi-même ; il avait oublié de modérer sa
voix. Il murmurait :
NÉOGNOSTE 367
— On ne se fait pas de telles choses entre collègues ;
je crois que ce dieu des marchands m'a triché....
Détournant la tête et apercevant le chien qui
s'était assis à côté du voyageur agenouillé, il reprit :
— Mettez ensemble vos deux sagesses et que celui
qui se tait mspire celui qui parle. D'où venait ma
musique?
Les yeux toujours baissés, le genou en terre, mais le
cœur rempli de l'orgueil du savoir, Néognoste s'em-
pressa d'élever la voix et s'exprima avec fermeté :
— Je sais cela, cela et le reste, ô Immortel! Et je
suis immortel, moi aussi. La musique est ta pensée
divine qui, asservissant la matière inerte de la lyre,
révèle le secret du monde, par l'harmonie, à l'âme
des hommes. Seuls, les hommes comprennent les
dieux.
Le chien fit entendre une protestation véritablement
humaine et, quittant Néognoste d'un air de mépris,
s'en fut aux côtés d'Apollon.
— Au commencement, dit Néognoste, était l'esprit.
L'esprit est dans l'homme. Ce qui n'est pas esprit est
corps ; le corps est pure machine.
— Et moi! fit le chien....
— Et moi! dit le dieu. Crois-tu que mon esprit
immortel se sente en prison dans sa lumineuse enve-
loppe ? Mais il en est ainsi des mortels ; bornés dans
votre nature, incapables de saisir à la fois plus d'un
aspect des choses, vous ne concevez rien que par
simplification ou par opposition ; rien que la matière,
rien que l'esprit, rien que l'opposition de l'esprit et
de la matière. Toi, cependant, tu as bonne volonté.
Je te donne un de mes cheveux phosphorescents.
Mets-le sous le ruban de ton chapeau. Les rayons X
qui s'en dégagent te feront apercevoir le cœur des
368 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
choses ; tu entendras aussi les voix intimes de la nature.
L'archet unit et divise ; pense en musicien.
— Prince de lumière, s'écria Néognoste, en relevant
le front, dis-moi aussi le secret....
Mais il n'acheva pas. Le dieu avait disparu.
*
Lent, long, triste fut le retour de Néognoste. Ni le
chien conducteur d'hommes, ni Mnémosyne au beau
front n'étaient plus avec lui et la gloire du visage
apollinien ne resplendissait que dans son souvenir.
Des pentes de la montagne ses yeux discernaient les
noires trirèmes et le gonflement des voiles blanches
qui fuyaient sur le golfe de Corinthe où le soleil se
couchait dans un bain de sang. Les pins exhalaient
une senteur pénétrante ; déjà le soir faisait ramper ses
ombres qui dessinaient au flanc des coteaux des sil-
houettes mystérieuses. Une douceur attendrie enve-
loppait toutes choses et Néognoste conversait avec lui-
même ; il disait : « Le dieu m'a parlé avec réticences ;
que signifient ces mots : penser en musicien?*»
Dans le même instant, trois notes claires d'un chant
d'oiseau égrenèrent distinctement les syllabes du mot :
Apollon. Plus loin, la forme vaporeuse d'une nymphe
apparut au miroir dune fontaine qui égouttait son
filet d'eau dans le bassin du rocher. Sous l'écorce
craquelée des vieux arbres, derrière les feuilles des
buissons, des yeux s'allumaient ; tantôt surgissaient,
tantôt s'évanouissaient des profils aigus de dryades et
le rire grêle d'un faune résonnait comme le bêlement
d'une chèvre. Ces apparitions se fuyaient et se confon-
daient ; ces voix se multipliaient, se divisaient, s'unis-
saient en un murmure unanime qui s'élevait du golfe
de Corinthe, se répercutait sur l'Hélicon aux antres
NÉOGNOSTE 369
caverneux, revenait des pentes opposées du Cithéron,
s*épandait de la pierreuse Béotie dans les champs
d'Eleusis, jusqu'aux monts Aegaléens et à la plaine
de l'Attique. Un rythme sûr en gouvernait les infinies
modulations que dominait, comme un leit-motiv, le
nom immortel du dieu.
En Néognoste s'éveillait un nouveau sens, celui de
la vie universelle. Le dieu qu'il avait regretté de ne
plus voir était partout.
— Messieurs les juges, j'ai terminé mon discours.
La vie de Néognoste fut longue et heureuse. Les Athé-
niens, dit-on, le voyaient souvent monter à la pointe
de l'Acropole, d'où le regard découvre la riante
Salamis, le fourmillement des vaisseaux dans le port
du Pirée et, portées sur la mer violette, la blancheur
éclatante des premières Cyclades. Il aspirait la lumière,
les couleurs et les sons. On dit qu'il s'enchantait
sans fin des merveilles de la terre et des cieux et de
la plaine liquide et de celles qui sont dues à la main des
hommes. On dit aussi qu'il lui arrivait de prononcer
des paroles dont le sens échappait aux autres mortels,
quand les collines s'éclairaient au loin, tandis que la
nuit montait à l'assaut de la citadelle où seule se déta-
chait, par-dessus les colonnades doriques, la gigan-
tesque stature de la déesse à la lance dorée. On dit
enfin qu'il s'éteignit sans regret le jour où l'on apprit
que des nautonniers, dans une nuit d'orage, avaient
entendu sortir des rochers de la Chalcidique une voix
qui poussait ce cri déchirant : « Le grand Pan est
mort! «
Il ne me reste qu'à dire en peu de mots comment il
me semble, à moi, barbare, que Néognoste avait
BIBL. UNIV. CV 25
370 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
compris Apollon. Puissent le chien plein d'humanité,
Mnémosyne, le dieu lui-même, soutenir ma faible
voix.
Quelque chose est. Quelque chose existe par soi-
même. Ces deux paroles ont le même sens. On peut
exprimer cette vérité en d'autres termes et dire :
Si tout a une cause, il faut qu'il y ait un être sans cause.
Car le monde n'aurait jamais commencé d'être si l'on
devait considérer comme mfmie la succession des
causes antérieures à son existence. Il faudrait, en effet,
qu'une succession infinie fût terminée à sa naissance
et une succession terminée ne serait pas infinie.
Autrement dit, si, en remontant de cause en cause,
on ne s'arrête nulle part, on ne peu pas non plus
redescendre. Ou bien rien n'existe, ou bien quelque
chose existe qui n'a "^as de cause. C'est là ce qu on
appelle l'être nécessaire. N'ayant pas de cause, il est
éternel, immuable, infini. On ne saurait parler autre-
ment sans se contredire et déchirer sa propre raison.
Bon gré, mal gré, nous sommes obligés aussi de
dire, pour ne pas nous contredire, qu'il est la cause de
tout ce qui existe, puisque les causes s'enchaînent et
que cet enchaînement mène à lui. Il est nécessairement
l'origine des êtres comme des lois de la nature. Tout
ce que je viens de dire n'est que le développement de
ce seul mot : Quelque chose est. Conclusion irréfutable
car elle n'exprime que les lois de notre pensée. Voilà
ce que, peut-être, Apollon voulait faire dire à Néo-
gnoste quand il lui demandait : << D'où vient la mu-
sique? "
Mais Néognoste répondit d'abord : < La musique
vient de la lyre ». Il répondit ensuite : « La musique
vient de ton esprit '\ Réponses également fausses et
inégalement justes: saisissant d'abord l'aspect le plus
NÉOGNOSTE 371
visible de la réalité, l'étendue et le mouvement, il
niait tous les autres ; c'est le procédé de la science mo-
derne, singulièrement utile pour construire des ma-
chines électriques et dresser des ouistitis ; c'est la
réduction de toutes les sciences à la mécanique et à
la géométrie. Mais nous voyons de mieux en mieux
quelle part croissante de la réalité les sciences sont
forcées de laisser échapper pour approcher de cet
idéal.
L'autre procédé est celui de la science antique. Il
consiste à mettre la matière dans l'esprit au lieu de
mettre l'esprit dans la matière. Ce procédé est proba-
blement plus juste, parce qu'il comporte moins de
sacrifices, mais il est inapplicable. Qui dit pensée dit
but. Il faudrait expliquer les êtres et les lois naturelles
par des buts que la nature poursuit en nous et sans
nous. Or, nous n'avons aucun moyen de discerner
avec précision dans l'histoire du monde, ni dans celle
des hommes, des buts vers lesquels l'univers se diri-
gerait et qui lui seraient assignés par une intelligence
infinie.
Ainsi, la matière et l'esprit sont des moyens d'expli-
cation insuffisants quand on les oppose ou les super-
pose l'un à l'autre. Il faut dire, à la vérité, que le monde,
l'homme y compris, est une machine, et que tout vient
des équations différentielles de la mécanique céleste.
Il faut dire en même temps et des mêmes objets et
par la même raison qu'ils sont pensée. Par la même
raison ; en effet, si la pensée apparaît au bout des
combinaisons de la matière, c'est qu'elle y était en
germe dès le début, comme la force vive qu'une pierre
développe en tombant se trouvait en elle avant sa
chute, à l'état d'énergie potentielle.
Rien ne nous empêche de dire que la pensée est
372 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
un mouvement, mais, si étrange que cela paraisse,
il y a autant de raisons, et les mêmes, de dire que le
mouvement est une pensée. Voilà, assurément, pour-
quoi le dieu fit une si vive rebuffade à Néognoste qui
lui apportait, avec la fierté de l'adolescence, un spiri-
tualisme fraîchement verni. « Mortels, disait-il, vous
ne pouvez penser qu'en opposant des termes l'un à
l'autre, c'est-à-dire en faussant la réalité ; c'est pour-
quoi vos discussions n'ont point de fin, » Et il ajouta :
« L'archet unit et divise ; il divise la corde pour pro-
duire les sons et il unit les sons dans l'harmonie.
Divise et unis à ton tour. >^
Distinguez entre les aspects principaux de la nature,
mais n'oubliez pas qu'ils se confondent dans l'unité
de l'être nécessaire. Ou bien rien n'est explicable, parce
que notre esprit est faux, et nos sciences ne sont que
chimère, ou bien tout ce qui se déploie dans l'effet
se trouvait déjà concentré dans la cause. Divise et unis.
Divise plus que tu ne l'as fait encore. Considère,
outre les aspects de la nature que nos sens perçoivent,
ceux qu'ils ne percevront jamais et qui n'ont pas moins
de réalité aux yeux de la raison. Nous ne percevons que
trois dimensions de l'espace ; il en possède une infi-
nité, sans aucun doute. Pour la pratique, la géométrie
à n dimensions de Lobatchewski et celle d'Euclide
reviennent au même ; pour la théorie, cela fait une
différence capitale. Jusqu'à la fin du XIX® siècle,
nous n'avons connu que trois états de la matière ;
à partir de Crookes, nous avons commencé à soup-
çonner l'état radiant, qui n'a pas fini de nous causer
des surprises.
Non seulement tout nous porte à imaginer une
diversité innombrable des aspects de la rature, mais
nous sommes obligés de les concevoir tous ensemble
NÉOGNOSTE 373
présents, à des degrés divers, dans chaque objet.
« Divise, mais unis >) dit le dieu. Nous surprenons
les lois de la vie à l'œuvre dans le monde inorganique ;
la reconstitution d'un cristal écorné et plongé dans
l'eau mère se fait comme la cicatrisation d'une bles-
sure. Et, dès le seuil du monde organique, l'activité
psychique se décèle. Une amibe, simple goutte de
gélatine, se dirige vers sa proie. La sensibilité est
indéniable dans les plantes, chez les dionées, chez les
sensitives, en l'absence totale de système nerveux.
Dès lors, nous sommes forcés de dire que le nombre
des attributs, des propriétés, des aspects de l'être
nécessaire est infini. Il est incommensurable, puisque
tout vient de lui ; il est infiniment petit, puisqu'il est
le commencement de chaque chose. S'il n'est point
en nous, nous ne sommes pas; nous ne sommes pas
davantage s'il n'est qu'en nous. Il est un, puisqu'il est
seul ; infiniment multiple, puisqu'il est tout.
Unis et divise ; le dieu avait ajouté : pense en musi-
cien. Nous sommes ici, exactement, à la limite de la
pensée humaine. Le seul dogme acceptable pour la
raison qu'on ait proposé sur la nature de l'être néces-
saire est celui du cardinal de Cusa et de Giordano
Bruno, la conciliation des contradictoires dans l'absolu.
Saisir cette harmonie serait la décomposer et ce
ne serait plus l'harmonie. Nous parvenons, pour le
terme de notre pensée, à comprendre pourquoi nous
ne pouvons le penser. Et nous traduisons cette har-
monie en images, celles des matérialistes, celles des
spiritualistes, celles du catéchisme, également fausses
par rapport à lui, inégalement justes par comparaison
entre elles.
Aussi le dieu, pour exalter en Néognoste le sens de
la réalité et les puissances de la raison, pour qu'il
374 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
perçût la vie dans la matière, la pensée dans le mouve-
ment, l'identité dans le changement, les formes, les
couleurs et les sons, les faunes hardis, les dryades em-
prisonnées, les nymphes fugitives, et, dans la prodi-
gieuse variété de la nature, le rythme immuable d'une
loi universelle et la présence du grand Apollon lui-
même, l'avait-il muni d'un rayon direct de sa couronne,
d'un resplendissement de sa divine clarté, d'un cheveu
de sa propre tête.
Nous savons par les glossateurs que Néognoste,
absorbé dans ses réflexions philosophiques, prenait
peu de soin de sa personne. Il n'avait que des héritiers
éloignés et ne se préoccupa guère de leur laisser une
garde-robe en bon état. Il avait mis le cheveu sacré
dans son chapeau. Sa mémoire a traversé les âges ; son
entreprise a été vingt fois renouvelée; elle aurait dû
réussir, mais le chapeau s'était perdu
#-fHHI-»i^»#^^^HHI-^-4^^-X^^-^^##
Lettre de Pari
ans.
Le calme du parlement français. — La « métapsychie » du professeur Charles
Richet. — Paris, capitale de l'impiété et de la crédulité. — Le cas d'un écrivain
très parisien.
13 février.
Depuis que M. Raymond Poincaré à pris la charge du
pouvoir, le parlement français est quasi devenu silencieux.
Les assemblées tenues par nos députés et nos sénateurs n'ont
plus rien de théâtral. Ces législateurs semblent résolus, pour
quelque temps du moins, à travailler paisiblement. Le pres-
tige du nouveau président du Conseil influence donc heureuse-
ment les discoureurs. C'est un grand bien. Dans les temples
de l'éloquence, moins l'on parle, mieux les dieux sont vénérés.
Si Washington n'avait pas retenti de tant de harangues, la
France y aurait sans doute été mieux jugée. Si Gênes pou-
vait profiter de cette leçon, tous les Européens qui veulent
restaurer la paix aspireraient à s'y rencontrer. Esope a tout
dit, dans son apologue, des vertus et des vices humains.
*
* *
Cependant, le professeur Charles Richet ose introduire
le mystère dans la science. Entendons-nous. La science n'est
que mystère, puisque son objet même est de connaître l'in-
connu. Le blé pousse, le charbon devient diamant, le télé-
phone nous fait entendre des voix lointaines, l'électricité pro-
duit force et lumière : tous ces miracles laissent les hommes
indifférents. Mais qu'une femme endormie prétende voir à
travers les murailles, aussitôt les hommes frissonnent et s'ap-
prêtent à subir les caprices d'un nouveau dieu. La radiogra-
phie leur semble jeu simplement mécanique, tandis que la
376 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
double vue d'un médium leur est révélation du divin ou du
diabolique. Le professeur Charles Richet voudrait que fût
appliquée aux phénomènes de la « métapsychie » l'honnête
méthode de la recherche scientifique. D'aucuns l'accusent
d'apporter à ces travaux l'émotion d'un croyant. Il se peut.
Toutefois s'il est victime d'illusions, il faut quand même
le louer de soumettre son cas aux savants et non point aux
sorcières.
Son Traité de métapsychie révèle ** l'inhabituel, l'irrégulier,
l'inattendu » qu'il a cru découvrir au cours de ses expériences.
Cette formule même nous rassure. Si le sage doute de tout, le
sage admet que tout est possible. Peut-être le professeur
Charles Richet a-t-il rêvé ; mais du moins il nous présente
ses fantômes familiers et nous allons pouvoir connaître leur
substance. Y aurait-il plus d'illogisme chez M. Charles Richet,
s'il se trompait, qu'il n'y en eut chez Pascal qui savait à la
fois être perspicace et crédule ?
Paris, capitale de l'impiété, de l'incrédulité, du cynisme,
est plein de gens qui croient aux puissances occultes, et bien
peu de ces gens-là ont les scrupules de M. Charles Richet.
Je connais un écrivain notable dont toute la vie est guidée
par les prophéties des chiromanciennes. Notez que ce n'est
point un rêveur. Son œuvre est fort prosaïque et ses goûts
ne sont point modestes ; il est même mêlé au « siècle » plus
qu'il ne faudrait. Rien de mystique dans sa pensée ; nul
idéalisme ne l'égaré ou l'inspire. 11 aime l'argent, le luxe
et les « plaisirs coupables ". Eprouve-t-il quelque déception ?
C'est aux chiromanciennes qu'il va néanmoins confier sa peine.
Ces prêtresses le reçoivent en leur salon très moderne que
ne décorent ni serpent, ni hibou, ni alambic. On cause comme
entre « gens du monde ". Peut-être remue-t-on quelque jeu
de tarot ; peut-être la devineresse examine-t-elle la main de
notre écrivain : je n'en suis pas très sûr. La consultation est,
en tous cas, une conversation plus qu'un acte de sorcellerie.
Et notre Parisien sceptique sort de là tout rasséréné. C'est
lui-même qui m'en a fait la confidence.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 377
J'admets qu'Hérode ait redouté les mauvais présages et
qu il ait hésité à faire décapiter laokanan en la misère et l'au-
dace duquel il discernait quelque pouvoir sacré. Mais notre
contemporain n'est point un barbare cruel et naïf. Il a fait
le tour des idées, comme on dit. Rien ne lui est caché des cou-
lisses du monde. Il sait la vanité de tout. Jouir est sa seule loi.
Cependant, dès qu'il est inquiet, il a recours au mystère.
C'est cela que je ne puis comprendre, et pourtant, cela est.
Les hommes sont surtout puérils. Vous les voyez superbes,
et ils nourrissent de petites pensées. Ils semblent dominer
leur époque, et ils vont les yeux fixés sur de petites choses,
Goethe a sans doute mis dans son Faust toutes ces contra-
dictions de la nature humaine ; pourtant, quand Faust vit à nos
côtés et qu'il nous fait l'aveu de sa sentimentalité incohérente,
nous sommes confondus par le spectacle déréglé qu'il nous
offre. Mais si nous avions d'abord regardé en nous-mêmes,
peut-être serions-nous moins surpris....
Jean Lefranc.
Chronique suisse allemande.
Un apôtre de la démocratie. — Nos romanciers : Félix Mœschlin, Jacob Bosshart,
Albin Zollinger. — Le coin des poètes : les vers dialectaux d'Adolphe Frey,
Albert Steffen, Gottfried Bohnenblust. — Une anthologie helvétique. — L'im-
portance d'/mo^o dans l'œuvre de Cari Spitteler.
Cari Spitteler raconte que lorsqu'il vint en 1864 étudier
à Zurich, ses camarades discutaient la question de savoir
qui était le vrai Keller, Augustin ou Gottfried. L'auteur
de Henri-le-Vert n'avait pas encore été touché par la gloire
et son homonyme, l'homme d'Etat argovien, brillait alors
de tout l'éclat d'une renommée retentissante. Qui ne con-
naissait, en effet, en Suisse, le grand pourfendeur de l'ultra-
378 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
montanisme, lequel, en proposant au Grand Conseil de son
canton la suppression des couvents d'Argovie déclencha le
puissant mouvement antijésuitique dont le couronnement fut
la guerre du Sonderbund ?
On se représente volontiers cet homme comme un esprit
absolu, tout d'une pièce et un peu sectaire. Eh bien, quand
on étudie sa vie, on est surpris de trouver une intelligence
largement ouverte, un cœur généreux, un esprit fin possédant
une instruction solide, une culture variée et ayant le goût
des lettres. Sans doute, il fut avant tout un pédagogue et un
homme politique. Membre du gouvernement argovien.
député à la Diète qui prépara la revision de la Constitution
de 1848, ensuite membre du Conseil national, puis du Conseil
des Etats, Keller fut peut-être en Suisse l'homme qui incarna
le mieux la démocratie représentative qui gouverna plusieurs
décades notre pays. Comme tous les démocrates d'alors, il
n était pas partisan d'une trop grande extension des droits
populaires et il croyait que le peuple, même éduqué poli-
tiquement, a besoin d'être conduit. Homme de fort caractère
et de convictions arrêtées, Augustin Keller résumait son système
en ces mots : « Tout pour le peuple et tout par le peuple. >
L'activité d'un tel homme méritait d'être mieux connue,
et il faut savoir gré à son fils, le colonel Arnold Keller, ancien
chef d'état-major de l'armée fédérale, d'avoir consacré
les loisirs de sa retraite à nous faire connaître jusque dans
ses moindres détails la vie de son père ^ Utilisant de nom-
breux documents, — une esquisse autobiographique, des
lettres et des discours, — il trace un portrait très vivant de
ce Suisse de vieille roche, qui issu d'une famille de cam-
pagnards du Freiamt, avait toutes les qualités d'amour du
travail, de persévérance, de solidité et d'énergie du paysan
suisse. Keller disait lui-même : « La vie des champs m'a ap-
pris autant que l'étude de la philosophie. ' Dans le milieu
' Augustin Keller, 1805-1883. Ein Lcbensbild und Beitrag zur vaterlïndiichen
Geschichtc des ncunzehnten Jahrhunderts. Mit 8 Abbildungen. Von Dr. Arnold
Keller, gewesenem Chef der schweizcrischen CeneralstabMbteilung. Aarau.
Sauerllnder & Co.. Verleger. 1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 379
très catholique et très pieux où il fut élevé, on ne désirait
rien tant que de le voir devenir prêtre. Lui-même inclina
d'abord vers l'état ecclésiastique et un de ses oncles, charmé
de ses dispositions, lui disait d'un ton joyeux : « Tu seras
un pilier de la sainte Eglise catholique. >' Mais Augustin
Keller avait un esprit trop indépendant pour s'asservir à la dis-
cipline de l'Eglise et voulant rester maître de lui-même, il pré-
féra embrasser la carrière pédagogique. Après de solides études
à l'Ecole cantonale d'Aarau et à l'université de Breslau, on le
voit professeur au gymnase de Lucerne, l'ancien collège des
Jésuites. Mais il n'a rien de l'esprit de l'ordre. Déjà à ce mo-
ment il écrit à sa fiancée : « Christ est mon Dieu et ce n'est
point à Rome ou à Constantinople que je le cherche, mais
dans l'Evangile. »
On est frappé du caractère profondément religieux de la
pensée d'Augustin Keller et ce n'est pas sans plaisir qu'on
constate que le promoteur du grand mouvement vieux-catho-
lique en Suisse fut mû non par des considérations politiques,
mais par des sentiments purement moraux et religieux.
Quand il se lance dans la mêlée, c'est avec fougue et convic-
tion. <f Le dragon du Jésuitisme est en train de redresser la
tête, s'écrie-t-il ; le moment est venu de traquer le monstre,
visière découverte, dans son repaire. »
Caractère robuste et fort, Augustin Keller marcha toujours
droit devant lui, sans jamais reculer d'une semelle. Sa devise
était : Nunquam retrorsum. Les nombreux portraits qu'on
trouve dans le volume, reproductions de gravures, de litho-
graphies et de photographies, montrent une figure puissante
et énergique, mais éclairée par un rayon d'idéal. L'homme
d'Etat argovien était bien un de ces idéalistes de la génération
de 1848 qui avaient foi dans l'humanité, foi dans la vie.
— Les romans, je dirais même les bons romans, ont été par-
ticulièrement nombreux cet hiver et, entre tous, il me plaît
de signaler L'heureux été, de Félix Mœschlin, La voix dans
le désert, de Jacob Bosshart, et Les jardins du roi, d'Albin
Zollinger.
380 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
On n'a pas oublié le succès retentissant du Kônigsschmiedi
le roman de début de Félix Mœschlin, qui le classa d'emblée
parmi les premiers conteurs de notre pays. Depuis, M. Mœsch-
lin a écrit un grand nombre d'oeuvres dont la plus remar-
quable est Der Amerika Johann qui se passe en Suède où
M. Mœschlin a résidé pendant quelques années. C'est aussi
en Suède qu'il a placé son nouveau roman, Der glûcklicht
Sommer '. C'est un roman de vacances : un homme de lettres,
fatigué de son labeur d'écrivain, sent le besoin de se plonger
dans une entière solitude. Il a découvert quelque part en Suède
un endroit admirable : c'est un coin perdu dans une contrée
de montagnes, de forêts et de lacs. On n'y court point risque de
le trouver envahi par les hommes. Les paysans qui l'habitaient
autrefois ont presque tous émigré en Amérique. Il en reste
quelques-uns, gens solitaires, qui ne le troubleront pomt.
La contrée lui appartiendra donc pour ainsi dire en propre.
II l'explore en tous sens et chaque jour fait des découvertes
nouvelles, soit dans la plaine, soit dans la montagne. C est
pourtant dans la plaine qu'il se fixe ; il a trouvé là un lac.
avec une île déserte, où, pendant plusieurs semaines, il mènera
la vie de Robinson. C'est l'heureux été qui donne le titre au
roman. Rejoint dans cette île par l'amie qu'il a laissée en ville
et qui deviendra sa femme, il va d'enchantement en enchante-
ment. De ses mains il se bâtit une hutte et se construit un
bateau. Il redevient un homme de la nature. Ses plus beaux
moments sont ceux qu'il passe assis sur les galets de la grève
à regarder l'eau. Il a sans cesse l'émerveillement de Jean-
Jacques dans son île de Saint-Pierre et c'est bien, en effet,
au grand solitaire qu'il fait songer. Comme lui, il affirme
que pour être heureux l'homme doit revenir à la nature.
Aussi quelle joie a-t-il à décrire les beautés de cette nature !
Je ne sais rien de plus lyrique que sa description de l'éveil
du printemps en terre suédoise ou celle de l'été quand il est
dans tout l'éclat de sa beauté. Les eaux courantes, la forêt.
^ Zurich und Leipzig, Grethlein & G>., 1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 381
la montagne, la vallée, les rochers, les animaux, les plantes
sont une joie toujours renaissante sous ses yeux.
On se demande comment finira cette idylle ? Le poète
pourra-t-il rentrer dans la vie ordinaire ? C'est ce que. son
amie lui demande quand les brouillards de l'automne com-
mencent à embrunir les plaines. « Ne regretteras-tu pas ta
liberté ? » lui dit-elle. Mais il répond : « Cette liberté n'est
pas finie. La liberté est-elle autre chose que de faire ce qu'on
est obligé de faire ? »
Belle et grande parole qu'il vaut la peine de méditer.
L'homme qui dans la solitude a pris des forces nouvelles est
plus apte à affronter la lutte dans le monde.
Le roman de Jacob Bosshart, La voix qui crie dans le désert *,
est plus sombre et moins réconfortant. Nous sommes dans
une des grandes villes de notre pays, une d(; ces villes dont la
richesse a grandi avec l'industrie. Le progrès des mœurs n'a
pas marché de pair avec la fortune : au contraire la moralité
y est d'un cran inférieur. La famille dont il est surtout question
dans ce roman, qui embrasse toutes les couches de la société
et qui est une étude de mœurs très touffue, est une famille
issue de paysans et qui, par le labeur d'un homme, est ar-
rivée à une haute situation. Cet homme, colonel division-
naire, membre du Grand Conseil et député au Conseil natio-
nal, est à la tête d'une très grande filature dont l'importance
grandit chaque jour. Malheureusement la vieille probité
d'antan n'existe guère ; elle a fait place à un affarisme qui
ne connaît que le succès. Le colonel Stapfer juge en fin de
compte que les affaires sont les affaires et que tous les
moyens sont bons pour arriver.
Or cet homme a un fils qui est juste à l'opposé de ces idées.
Nature idéale, formée dans la méditation, il s'insurge contre
cette manière de voir, rompt avec son milieu et se met à
prêcher au monde la vérité telle qu'il l'entend. De là un con-
flit tragique entre le père et le fils qui fait la trame du roman.
* Ein Rufer in der WSste. Ziirich und Leipzig, Grethlein & Co., 1922.
382 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Finalement c'est l'apôtre qui est vaincu ; personne ne veut
entendre la vérité qu'il annonce ; il clame dans le désert.
II a pourtant des humbles qui le comprennent, des petites
gens qui peinant durement et sentant la misère du monde
sont plus prêts à accueillir les grandes vérités. M. Bosshart
a tracé un tableau exquis d'un milieu de petits bourgeois
où l'apôtre trouve refuge et il a fait un très beau portrait d'un
salutiste Mauderli qui est une des belles figures de ce roman,
sincère et émouvant.
Avec le roman d'Albm Zollinger, Les jardins du roi, on entre
dans un tout autre monde. Ce roman est un début et, je
crois, un début qui promet. L'auteur qui est un simple insti-
tuteur manie sa langue avec une rare élégance. Quand on
ouvre son livre on croit lire du C.-F. Meyer ; c'est le même
ton et la même manière élégante de ressusciter le passé.
Mais en poursuivant sa lecture, on voit qu'il y a de grandes
différences entre les deux romanciers : chez l'un il y a beau-
coup d'application et de travail, chez l'autre beaucoup de
spontanéité et de fraîcheur. Albin Zollinger prend de grandes
libertés avec l'histoire : pour lui l'histoire n'est qu'un point
de départ qui donne libre champ à l'imagination. S'il nous
transporte dans les jardins du roi,' c'est moms pour raconter
l'histoire du comte de Boural au siècle du grand roi que pour
donner essor à son imagination et décrire les merveilleux
paysages que sa fantaisie entrevoit. Ne point s'asservir à la
réalité immédiate, au document est une grande qualité. Albin
Zollinger possède cette qualité : c'est un inventeur, un poète,
et comme il sied à un poète, il a une langue harmonieuse
et riche en couleurs.
Les poètes aussi ont fait entendre leur voix. Pour Noël
l'éditeur Huber, de Frauenfeld, a réédité les premiers vers
d'Adolphe Frey, Duts und underm Raf, ce qui veut dire Au
grand air et sous le toit familier. Ce sont en effet chants de la
campagne et du foyer. Pour ses débuts Adolphe Frey se
servait de l'idiome de ses pères et il remit en honneur la
poésie dialectale. On sait que son exemple a été suivi par
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 383
de nombreux poètes, Meinrad Lienert, Joseph Reinhart,
M™® Haemmerli-Marti, Ernest Eschmann, d'autres encore.
Adolphe Frey n*a rien écrit de plus frais, de plus spontané,
de plus joyeux que ces vers qui sont faits pour être chantés et
dont le compositeur Fritz Niggli a mis plusieurs en musique.
Réjouissons-nous donc d'en avoir une jolie édition portative,
car le volume qui gagne à être lu à la campagne peut facile-
ment se mettre dans la poche.
D'une tout autre inspiration sont les vers d'Albert Stef-
fen, Weg-Zehrung *, souvent abscons et hermétiques. Albert
Steffen n'est pas seulement le poète de la vie intérieure, il
est aussi celui de la vie mystique et contemplative. Théosophe,
il aime à se plonger dans l'inconnaissable et les mystères de
l'infini. Son ésotérisme rebute souvent les simples mortels.
Heureusement qu'ils trouvent souvent dans ses poésies des
idées claires, exprimées dans une belle langue. Il en est
d'exquises, témoin celle qui commence ainsi :
Ich sah ein goldnes Haus
ou ce charmant Lied dont je ne puis résister de citer la pre-
mière strophe :
Lasst uns die Baume lieben,
die Baume sind uns gut,
in ihren grixnen Trieben,
stromt Gôttes Lebensblut.
Un poète de la joie de vivre est Gottfried Bohnenblust
qui se vante de chanter en majeur. Le volume qu'il vient de
donner, A Dur ^ est rempli de choses vues et vécues.
M. Bohnenblust jouit fort des spectacles de la nature visible,
mais il est sensible aussi aux choses de la pensée. Il aime
à scruter les mystères de l'âme et à enfermer le résultat de
ses recherches en de courts poèmes : quatrains, rondeaux ou
sonnets. La forme épigrammatique convient évidemment à
la'^tournure de son esprit. Il s'entend aussi à ciseler en quel-
ques vers des portraits d'écrivains et de penseurs.
' Basel, Rheinverlag. 1922.
* Leipzig, Verlag von Haessel, 1922.
384 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
On goûtera parmi ceux-ci les distiques consacrés à dix
écrivains suisses de marque ; on ne peut en termes plus
brefs caractériser mieux des esprits.
Puisque je suis en train de parler de poésie, il est séant de
signaler ici V Anthologie helvétique que M. Robert Faesi vient de
publier ^. Réunissant en un choix judicieux les vers de nos
meilleurs poètes, M. Faesi nous présente un tableau de la
poésie suisse depuis le \ieux Tellenlied jusqu'aux œuvres
des plus récents poètes, Hans Reinart, Albert Steffen, Sieg-
fried Lang, Max Pulver, Hans Ganz, Karl Stamm et Karl
Bânninger. Le nombre des morceaux cités pour chaque poète
est proportionné à la valeur de celui-ci, ce qui explique la
large place occupée par les maîtres, Gottfried Keller, C.-F.
Meyer, Henri Leuthold, Cari Spitteler, Adolphe Frey et
Meinrad Lienert. La Suisse romande est aussi richement
représentée et aucun des jeunes poètes de valeur n'est omis.
Il en est de même de la Suisse italienne et la Suisse romanche
et ladine qui nous font connaître des œuvres de Francesco
Chiesa, Eligio Pometta, Antoine Huonder, Caspar Muoth.
Alphonse Tuor, le père Maurice Carnot, Florin Camathias.
Conradin de Flugi, Zaccaria Palliopi, Fadri Caderas et Peider
Lansel.
Il n'y a sans doute pas d'œuvre de Cari Spitteler qui prête
davantage au commentaire que le roman Imago. On sait
que le D*" Freud, le fameux psychanalyste, a vu dans la con-
fession du poète une confirmation de ses théories et, pour
cette raison, il a donné à sa revue le titre d'Imago. Ce roman
d'analyse, qui relate la crise capitale de la vie psychologique
de Spitteler, est donc une sorte de roman autobiographique.
C'est l'histoire du retour au pays de l'écrivain après le long
séjour qu'il fit à l'étranger où il subit des influences si dif-
férentes de celles du foyer. Dans sa petite ville natale où il
revient il trouve tout petit, mesquin, trivial ; il y a certes de
la bonhomie dans les mœurs et l'on cherche à se cultiver en
^ Anthologia hdvttica dans la collection BMiotheca mmtii. Leipzig, Intel-Verlag
1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 385
organisant des conférences ou en faisant de la musique dans
la société, VIdéalie. Mais tout cela sue la médiocrité et l'en-
nui et le poète étouffe dans cette atmosphère philistine, la
Hôlle der Gemûtlichkeit, comme il dit. Dans ce monde, il re-
trouve la personne qu'il a aimée dans sa jeunesse, la belle
Theuda Neukomm qui est mariée à un bourgeois satisfait
et qui croit que « c'est arrivé ». Pourtant cette femme qu'il
revoit si différente de ce qu'il pensait, demeure pour lui le
rêve de sa jeunesse qui embaume encore sa vie et il est tout
étonné de constater qu'il la place au-dessus de tout et qu'elle
règle inconsciemment ses actes et ses pensées.
On voit le beau champ qui s'ouvre à l'esprit des com-
mentateurs et l'on comprend qu'un jeune écrivain, M. Ernest
Aeppli, ait choisi comme sujet d'un travail qui est sans doute
une thèse de doctorat, Vlmago de Cari Spiiteler ^. M. Aeppli
montre de l'ingéniosité dans l'analyse des idées du roman
et des personnages. Au travers de Victor il s'efforce de dis-
cerner Cari Spitteler et il fait de celui-ci un portrait nuancé
et ressemblant : c'est une autre image de Prométhée et du
héros de Printemps olympien et c'est aussi le Félix Tandem,
de Liestal, ce noble esprit ambitieux, aristocrate de goûts, et
passionné de la vie de l'esprit. Il cherche à voir en lui ce qu'est
sa conception de l'univers, cette Weltanschauung que la critique
allemande aujourd'hui s'efforce de discerner dans chaque
écrivain. Il n'a pas de peine à montrer que cette Weltan-
schauung est celle des grands pessimistes, celle de Job sur
son fumier, celle de Voltaire, de Schopenhauer et de Jacob
Burckhart. Spitteler n'est pas tendre pour la nature humaine
et il exerce plus que de raison son ironie sur le troupeau hu-
mam qui suit docilement l'instinct. A côté de cela, on trouve
quelques bonnes pages sur Victor et Fart, Victor et le théâtre,
Victor et Goethe, qui nuancent le portrait de l'écrivain. Spitteler
dans Imago n'a pas le style somptueux de ses grands poèmes.
« Ce n'est pas la langue et le style qui font la valeur du roman,
dit M. Aeppli. Son importance réside dans l'exposé psycholo-
^ Spittders Imago. Eine Analyse. Frauenfeld. Huber & Co., 1922.
BIBL. UNIV. CV 26
386 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
gique du problème Imago et dans le rôle que ce problème
joue comme document biographique. »
La valeur artistique d'Imago est pourtant grande et je
connais des gens qui ne cessent de lire et de relire ce petit
ouvrage.
Antoine Guilland.
Chronique politique.
La confërenœ de Gênes. — Les souds de M. Lloyd George. — Le chancelier
Wirth et le Reich. — Vilna et la Pologne. — La crise mmistëridle italienne
— Un nouveau pape.
On a fait beaucoup de politique durant le mois qui finit,
ce qui ne signifie pas nécessairement qu'on ait fait de bonne
politique. Deux questions internationales ont attiré l'atten-
tion : la conférence de Gênes et l'élection d'un pape. A côté
de cela, bien des affaires ont préoccupé les chefs d'Etat ou
de gouvernement : elles sont même si nombreuses qu'on ne
peut les mentionner toutes dans une chronique à esF>ace limité.
— La conférence de Gênes sera l'œuvre de M. Lloyd
George. Il est singulier que cet homme d'Etat dont la remar-
quable intelligence est universellement reconnue, que de
nombreuses expériences ont instruit, puisse croire encore à
l'utilité de ces grandes assemblées animées de mentalités
diverses, inspirées d'intérêts opposés, qui finissent inévita-
blement dans le chaos, si des solutions précises ne leur sont
pas imposées d'autorité. Des gens malintentionnés préten-
dent, à la vérité, que le premier ministre anglais ne se fait
pas d'illusions, qu'il s'occupe peu, en organisant sa confé-
rence, du bien qu'elle pourra faire à l'Europe et beaucoup
de la réclame électorale qu'elle lui assurera en Angleterre.
CHRONIQUE POLITIQUE 387
Mais ce ne sont là, manifestement, que des calomnies :
M. Lloyd George va de l'avant en toute bonne foi, il croit
à la vertu de sa panacée : il aurait convoqué à Gênes, sans
conditions, les gens les plus divers, si ses collègues au minis-
tère d'abord, les délégués des Etats alliés ensuite, n'avaient
cru devoir modérer son zèle.
Comme je le disais dans ma précédente chronique, la con-
férence de Cannes a fixé les conditions requises pour être
admis à Gênes. Cette résolution a trait surtout à la Russie
qui, dans le groupement des Etats, se trouve dans une situa-
tion tout à fait irrégulière. Elle laisse les maîtres de Moscou
libres d'agir comme ils le voudront à l'égard de leurs concitoyens
mais elle réclame d'eux de la correction vis-à-vis des étrangers.
Les Etats qui veulent participer à l'entretien qui se prépare
et bénéficier des dispositions qui seront prises doivent recon-
naître les dettes contractées dans le passé, établir chez eux
un système légal assurant l'exécution des engagements, ne pas
semer le désordre chez les autres par une propagande subver-
sive, etc. On demande aux bolchévistes de devenir sages....
A Cannes, on a également fixé le programme qui implique,
à côté de l'étude de grosses questions financières, indus-
trielles, commerciales et ferroviaires, des réformes d'une im-
portance telle que, si elles aboutissent, toute la vie publique
et privée de notre continent en sera transformée. L'article 2
réclame : « L'établissement de la paix européenne sur des bases
solides » ; et l'article 3 : « Les conditions nécessaires pour le
relèvement de la confiance, sans porter atteinte aux traités
existants ». Ce n'est certes pas une petite affaire.... Et peu
après la clôture de la conférence de Cannes, le gouvernement
italien a lancé à tous les pays du continent, à l'Angleterre et
ses dominions, aux Etats-Unis de l'Amérique du Nord, les
invitations pour le prochain congrès qui devait siéger dans la
bonne ville de Gênes.
Là-dessus une grande agitation s'est étendue sur l'Europe.
Les critiques ne manquent pas. On se demande comment la
prochaine conférence pourra assurer définitivement au con-
388 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tinent la confiance et la paix, choses qui supposent du con-
tentement dans les cœurs, sans toucher à des traités que d'au-
cuns maudissent comme la plus éclatante des injustices.
Mais les affaires vont si mal dans notre pauvre monde qu'on
ne se montre pas difficile quant aux moyens de relèvement.
Les peuples s'efforcent de croire aux promesses de quiconque
leur fait espérer un avenir meilleur, comme le malade met
sa confiance dans le remède qui, après tant d'autres, pourra
peut-être lui rendre la santé. C'est pour cela que, dans 1 en-
semble, le projet de M. Lloyd George a été bien accueilli
par l'opinion publique ; et, comme de juste, ce sont les nations
ou les gouvernements qu'on avait jusqu'à présent exclus de
toutes les délibérations qui manifestent le plus de joie de se
voir enfin rappelés à l'honneur.
L'Allemagne compte bien demander la révision de ses
charges et dettes, sous le poids desquelles elle persiste à se
dire écrasée ; quoique d'autres déclarent que, si elle vou-
lait bien consacrer aux travaux de la paix l'effort qu'elle met-
tait autrefois à préparer la guerre, elle pourrait, sans trop de
peine, grâce à son outillage intact, se libérer de ce funeste
héritage tout en retrouvant le bien-être. Elle espère aussi
que, une fois la reconstruction de l'Europe en jeu, elle pourra
remettre en cause le traité de Versailles ; et l'attitude d'une
bonne partie de la presse anglaise et italienne est propre à
encourager ces espoirs.
Plus grande encore est la joie au pays des Soviets ; car,
quelles que soient les protestations qui s'élèvent de l'autre
côté, il est évident que la convocation à une conférence est
une reconnaissance de fait. Les maîtres de Moscou prétendent
se présenter à Gênes avec toutes les apparences d'un pou-
voir régulier, revenu de quelques illusions fâcheuses et fort
du soutien d'un pays immense. La fameuse police, dénommée
la Tchéka, qui opprime et rançonne le pays, pouvant leur
attirer certains reproches désagréables, ils en décrètent solen-
nellement la suppression, tout en ayant soin de la faire repa-
raître sous un autre nom ; car ils ont provoqué quelques ani-
CHRONIQUE POLITIQUE 389
mosités et ne sauraient se passer de protection. Ils chargent
des hommes intelHgents de préparer un programme de reven-
dications qui contiendra ce qu'ils voudront ; vu que, en
dépit des précautions prises, ils entendent discuter de tout
ce qu'il leur plaira. Ils annoncent encore l'intention de lier
partie étroitement avec l'Allemagne.... Quant aux condi-
tions dont on avait cru devoir, à Ginnes, faire dépendre
l'accès à la conférence, ils n'en ont cure. N'ont-ils pas reçu
une invitation en bonne et due forme ? M. Lloyd George
d'ailleurs s'est hâté de dire qu'en acceptant de se faire repré-
senter à Gênes, la république des Soviets indiquait suffisam-
ment qu'elle admettait les règles établies. On n'est pas plus
accommodant !
M. Poincaré s'efforce de réagir contre l'emballement qui
gagne de proche en proche. Lui tient énergiquement à ce que
les conditions fixées à Cannes soient au préalable acceptées,
à ce que le programme soit strictement observé. Il demande
que les gouvernements de l'Entente se mettent d'accord par
avance sur les points principaux, que des experts techniques
et des hommes politiques préparent le travail et fixent une
ligne de conduite commune. Et comme il faut du temps pour
tout cela, il propose de renvoyer la conférence de trois mois.
C'est d'élémentaire sagesse. L'histoire montre que les
congrès internationaux ne font de bonne besogne que quand
ils discutent sur des données précises et quand les princi-
paux interlocuteurs ont pris la précaution d'aplanir les litiges
qui menacent de les diviser et de fixer leur attitude dans les
• questions essentielles. Se représente-t-on ce qui, dans le cas
contraire, va arriver à Gênes où les représentants de qua-
rante nations, inspirés de conceptions et d'intérêts opposés,
se heurteront dans l'incertitude ? Quel chaos !... Cependant
la proposition de M. Poincaré est froidement accueillie en
Angleterre ; elle trouble des calculs, déçoit des espoirs. Le
gouvernement paraît disposé à ajourner la conférence, mais
d'une semaine ou deux seulement. Cela servira-t-il à quelque
chose ? pourra-t-on en si peu de temps accomplir le travail
390 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
préliminaire ? Nous verrons. En attendant il est singulier de
constater que les promoteurs de l'entreprise, ceux qui ont le
plus grand intérêt à la voir réussir, paraissent ne rien négliger
pour la faire échouer.
— M. Lloyd George a d'ailleurs de bien autres soucis
que la conférence de Gênes ; il est pris à partie au dedans et
au dehors et il faut à sa majorité une étonnante dose de dis-
cipline, d'aucuns disent de servilité, pour lui rester invaria-
blement fidèle.
La politique financière du cabinet a toujours donné lieu à
des critiques ; elles sont résumées dans le rapport que sir
Eric Geddes a déposé aux Communes et qui révèle de for-
midables dilapidations dans quelques-uns des principaux
dicastères de l'Etat. Si la chambre ne s'est pas laissé troubler,
le pays est fortement ému : on le serait à moins.
L'Irlande fait encore parler d'elle. Si ses chefs les plus
raisonnables, MM. Griffith et Collins en tête, paraissent dis-
posés à exécuter loyalement le traité de Downing Street,
d'autres sont de moins bonne composition : M. de Valera
surtout annonce l'intention de continuer la lutte jusqu à
l'indépendance complète et à la reconnaissance de la répu-
blique. La question des frontières de l'Ulster, que M. Lloyd
George avait laissée dans une troublante incertitude, pro-
voque une opposition intense entre le Nord et le Sud ; ce que
voyant, les Sinn-feiners ont rouvert les hostilités, enlevé des
otages dans les comtés de Fermanagh et de Tyrone et recom-
mencé la bataille dans les rues de Belfast. Ces actes causent
dans toute la Grande-Bretagne une indignation intense et si.
aujourd'hui, des signes d'apaisement se révèlent, rien ne dit
que_demain ne sera pas marqué par un redoublement de vio-
lence.
ku L'empire cause de sérieux soucis. En Egypte les nationa-
listes poursuivent contre le régime du protectorat une cam-
pagne acharnée. Ils ne se laissent pas désarmer par les con-
cessions qu'on leur offre. Le général Allenby, appelé à Londres,
semble avoir fait de la situation un tableau très noir. Le gou-
CHRONIQUE POLITIQUE 391
vernement paraît résolu à changer radicalement son système ;
c'est la méthode pratiquée à l'égard de l'Irlande : il est seu-
lement regrettable qu'on attende pour l'adopter qu'elle appa-
raisse comme une défaite. Aux Indes c'est encore plus grave,
parce que le théâtre est plus vaste et que les intérêts engagés
sont plus considérables. Sans doute la révolte des Moplahs
a été domptée par la force ; mais des troubles éclatent dans
les villes, les nationalistes attaquent la police ; et l'opposi-
tion entre musulmans et hindous, qu'exploitait la politique
britannique, n'existe plus : s'il serait quasi impossible de faire
coopérer ces deux éléments dans l'application d'un pro-
gramme positif, ils s'unissent pour résister aux agissements
des Anglais. Ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'on ne sait
pas comment désarmer les agitateurs ; si on leur fait des con-
cessions, ils en réclament davantage : ils prétendent obtenir
un régime autonome, un home ruJe. Mais l'Inde, avec ses races
et ses langues diverses, ses masses populaires ignorantes,
n est aucunement prête à se gouverner elle-même.
Toutes ces contrariétés, ajoutées à la crise du chômage,
alourdissent l'atmosphère dans laquelle vit la nation anglaise.
Elle ne rend pas M. Lloyd George responsable de ses maux,
elle le considère encore comme le plus apte de tous ses hommes
d'Etat à diriger ses destinées ; mais elle en veut au personnel
gouvernemental, au parlement qui n'a pas de volonté et ne
répond plus aux sentiments du pays. Elle réclame du nou-
veau.
— Au chancelier Wirth aussi, l'exercice du pouvoir apporte
tout autre chose que des satisfactions. Il ne possède pas de
majorité stable. Les partis de centre et de gauch« qui le sou-
tiennent au Reichstag ne peuvent s'accorder sur un programme
commun et, alors même que ses adversaires de droite ne
réussissent pas à le renverser et qu'il vient encore d'obtenir
un succès en posant la question de confiance, il ne fait que
traîner une existence précaire.
A l'intérieur, l'Etat est constamment troublé par des grèves;
la dernière, celle des cheminots, a pris des proportions redou-
392 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tables ; au dehors, l'éternelle discussion avec les créanciers
se poursuit et menace de ne jamais finir. Tandis que M. Wirth
est accusé en France, et non sans quelque raison, de pratiquer
la même méthode que ses prédécesseurs et d'épuiser tous les
moyens pour payer peu ou rien, on lui reproche dans les mi-
lieux conservateurs allemands sa faiblesse en face de l'étranger
qui équivaut à une trahison. L'incident de Petersdorf en Haute-
Silésie, l'attaque, dans son casernement, d'un détachement
français par des gens venus on sait d'où, a encore aggravé les
choses. A Paris, on rend responsable le gouvernement alle-
mand qu'on accuse de laisser passer des armes et de pactiser
secrètement avec les amateurs de mauvais coups. Mais, que
ce soit vrai ou pas, M. Wirth ne peut que décliner toute res-
ponsabilité et refuser toute satisfaction : s'il cédait, un en de
colère s'élèverait dans l'Allemagne entière.... Non certes ! la
position de chancelier du Reich n'a rien de séduisant.
— Faut-il croire que le sort de Vilna est définitivement
décidé ? Les dépêches qui viennent de là-bas, et qui ont passé
par Varsovie, disent que oui ; mais l'avenir est incertain....
On sait que le Conseil de la Société des Nations s'est épuisé
pendant des mois à mettre d'accord Polonais et Lithuaniens,
que des pourparlers directs ont été échangés entre les deux
pays et qu'entre temps le général Zehgowski a créé un fait
accompli en occupant Vilna. Le plébiscite que voulait orga-
niser la Société des Nations n'ayant pu avoir lieu, par suite
de circonstances très diverses et du mauvais vouloir d une
foule de gens, la Pologne a préparé elle-même une consulta-
tion populaire qui, comme bien on pouvait s'y attendre, a
donné à ses partisans une majorité impressionnante. Sitôt
réunie, la diète de Vilna a voté une résolution proclamant
l'union de la ville et de son territoire avec la nouvelle répu-
blique aux destinées de laquelle préside le maréchal Pil-
sudski.
J'expose les faits sans les commenter. Que les Polonais
veuillent avoir Vilna, l'une des capitales de leur royaume his-
torique, c'est très compréhensible. Que leurs prétentions
CHRONIQUE POLITIQUE 393
soient justifiées par l'ethnographie, c'est ce que je ne me
charge pas de démontrer ; car les statistiques sont étrange-
ment variables : ce qui est vrai pour la ville ne l'est pas pour
la banlieue et les gens que l'on consulte affirment sans sour-
ciller les vérités les plus opposées. Personnellement, je ne
puis qu'accompagner de ma sympathie cette Pologne qui, au
milieu des difficultés innombrables qui entourent sa seconde
naissance, s'efforce de recréer son cadre historique et pro-
voque fatalement la colère de tous ses voisins parce que,
ayant cessé d'exister, elle a tout à refaire. Mais sa manière
de procéder est-elle sage, n'est-il pas dangereux, alors qu'elle
a sur ses frontières deux redoutables adversaires qui la guet-
tent : les Allemands et les Russes, de multiplier le nombre
de ses ennemis et de s'exposer au loin au reproche d'ambi-
tion ? Là-dessus, je crois que tous ceux qui veulent son bien
sont du même avis.
— Depuis le commencement du mois de février, l'Italie
est sans gouvernement. Des ministres, il est vrai, continuent
d'expédier la besogne courante ; mais ils n'ont plus aucune
autorité car, depuis des semaines, ils sont démissionnaires et
ne demandent qu'à s'en aller.
Pour autant que nous comprenons les choses, M. Bonomi
ne méritait pas son sort. Si son programme ministériel manquait
de nouveauté, si, aux affaires étrangères, le marquis délia Tor-
retta a commis plus d'une erreur, le président du Conseil s est
bravement mis à sa tâche principale qui était de rétablir
l'ordre dans le pays que M. Giolitti avait laissé en pitoyable
état ; et il a fait de son mieux. Mais la chambre italienne,
divisée en groupes de force inégale, est incapable de fournir
une majorité durable à aucun gouvernement. Sentant l'oppo-
sition grandir, M. Bonomi s'est retiré une première fois ;
puis, poussé par le roi qui ne savait comment le remplacer,
il a risqué le combat. Le résultat a été pitoyable : à une écra-
sante majorité, l'assemblée a condamné la conduite du gou-
vernement et, au Quirinal, les consultations continuent, les
hommes politiques défilent, sans qu'aucun d'eux se sente
394 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
capable de constituer un ministère qui ait chance de durer
plus de quelques jours. Ce qui, dans un pays où les grandes
intelligences sont nombreuses, où le peuple est plein de bon
sens, ne laisse pas d'étonner un peu.
— L'Eglise fait mieux les choses. Sans doute, à plusieurs
reprises, la sfumata grise s'est élevée au-dessus de la cha-
pelle Sixtine annonçant au peuple accumulé sur la place
Saint-Pierre que les suffrages des cardinaux s'étaient dis-
persés en vain. Mais la patience des Romains n'a pas été mise
à une trop rude épreuve : au septième tour de scrutin, le sou-
verain pontife a été élu ; c'est Mgr Achille Ratti, archevêque
de Milan, qui a pris le nom de Pie XI.
On hésitait entre un « pape politique >■ et un « pape reli-
gieux » ; les partisans des deux écoles se démenaient beau-
coup. Il paraît que le nouvel élu réunit les deux tendances ;
sa nomination n'a provoqué que des louanges ; son règne com-
mence sous d'heureux auspices.
Lausanne, 23 février.
Ed. Rossier.
Chronique scientifique.
Les antioxygènes et leur rôle. — Avant l'ascension de l'Everest. — Le dirigeable
k vide Vaugean. — L'âge du crâne de Broken Hill. — Que sera l'avion de demain ?
d'après M. Bréguet. — Une curieuse expérience physiologique. — La dualité
possible de la fièvre aphteuse. — Publications nouvelles.
MM. Ch. Moureu et Dufraisse ont communiqué à l'Aca-
démie des sciences un important travail sur l'autoxydation
et les antioxygènes. A la base, il y a une expérience simple.
Soit un tube barométrique terminé à sa partie supérieure,
deux fois recourbée, par un petit réservoir contenant un corps
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 395
s oxydant vite à l'air comme l'aldéhyde benzoïque. On intro-
duit dans le tube de l'oxygène pur, de façon que le mercure
soit au même niveau à l'extérieur et à l'intérieur. On voit le
mercure monter, résultat de l'oxydation de l'aldéhyde en
peroxyde puis en acide. C'est tout naturel. Maintenant recom-
mençons, après avoir ajouté un peu d'hydroquinone à l'aldé-
hyde. Le mercure ne bouge pas : l'hydroquinone, même à
l'état de trace (1 : 1000^), empêche l'aldéhyde de fixer l'oxy-
gène. L'hydroquinone a la propriété antioxygène.
D'autres corps sont antioxygènes aussi : les phénols en géné-
ral. Et les corps qu'ils protègent contre l'autoxydation sont
des composés non saturés, aldéhydes, essence de térébenthine,
corps gras. Parmi ceux-ci, l'huile de lin, type des huiles sicca-
tives, peut être exposée à l'air en couche mince sans rien
perdre de sa fluidité, et le beurre se conserve sans rancir en
présence d'une trace d'antioxygène.
En quoi consiste l'action antioxygène? En une sorte de
catalyse — passive au lieu d'activé — qui, d'ailleurs, peut
atteindre un degré de puissance considérable. Car l'expé-
rience montre qu'une molécule d'hydroquinone protège contre
l'oxydation, contre l'attaque par l'oxygène, 40 000 molécules
d'aeroléine. C'est comme si un seul gardien de la paix suffi-
sait à calmer les esprits de 40 000 grévistes.
Les corps antioxygènes sont nombreux ; nombreux aussi
sont ceux qui sont inhibés par eux. Ajoutons, au surplus, que
pour MM. Moureu et Dufraisse, il y a plutôt ralentissement
énorme que suppression totale de l'autoxydation. Le ralen-
tissement est tel qu'on ne constate pas trace d'oxydation
après des mois ; il se peut qu'après des années, toutefois,
celle-ci soit plus ou moins manifeste.
La notion introduite par MM. Moureu et Dufraisse a un
mtérêt considérable. Les antioxygènes peuvent jouer un rôle
en biologie. Il faut remarquer que les organismes vivants
contiennent des phénols. Ils sont particulièrement abondants
chez les végétaux sous forme de tannins, et comparés aux
animaux, les végétaux présentent une vie ralentie, où les phé-
3% BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
nomènes d'autoxydatlon n'ont pas la même mtensité que
chez les animaux, ce qui peut tenir précisément à une protec-
tion par les phénols contre une attaque plus vive de l'oxygène.
En passant, on observera toutefois que les antioxygènes sont
sans action sur l'autoxydation de l'hémoglobine. L'autoxy-
dation paraît bien être ralentie par l'action antiseptique
des phénols : ceux-ci doivent agir sur les microbes en entra-
vant les processus d'oxydation. MM. Moureu et Dufraisse
se demandent même si les toxines et venins n'agiraient pas
par action antioxygène. Ils agissent à si faible dose, et causent
souvent la mort par asphyxie. Notez encore que la notion des
antioxygènes explique peut-être le caractère antithermique
des phénols. Ils doivent agir en atténuant l'intensité des
oxydations, et à ce propos, il faut remarquer l'action favorable
de produits phénoliques tels que la créosote et le gaïacol, sur
le traitement de la tuberculose pulmonaire, maladie où 1 au-
toxydation est considérable.
— Un envoyé de la petite phalange qui se propose, dans
quelques mois, de gravir l'Everest, s'est rendu en Suisse pour
se procurer les piolets et les crampons nécessaires. C'est
Grindelwald qui a l'honneur de fournir ces engins.
Les ascensionnistes quittent prochainement l'Angleterre et
comptent se trouver au pied de l'Everest en mai, pour tenter
l'ascension en juin. Si les circonstances s'opposent à la tenta-
tive, la mousson obligera à attendre septembre.
On n'est pas sans quelque inquiétude sur la possibilité
d'arriver au sommet. Non pas seulement à cause du froid
intense et du vent qui souffle constamment en rafale, mais
à cause de la dépression barométrique. A l'altitude où se
trouveront les ascensionnistes, ils ne pourront guère gravir
que 45 mètres à l'heure ; dans les Alpes, 300 mètres sont fai-
sables. Quand l'expédition atteindra le point le plus voisin
de la crête, auquel elle est parvenue l'été dernier, elle en aura
encore pour trois jours à atteindre le sommet. Au Mont Blanc,
elle en aurait pour six heures. Les probabilités sont qu'ils
seront seulement quatre à tenter le dernier assaut : quatre.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 397
pour que si l'un d'eux se trouve hors d'état de continuer,
il y en ait un pour le ramener, et qu'il y en ait deux pour se
tenir mutuellement compagnie et continuer.
Evidemment l'entreprise présente de grandes difficultés
physiologiques. L'homme n'est guère en état de donner un
effort physique aux faibles pressions qui régnent au sommet,
et par le climat effroyablement rude qu'il y rencontrera. On
ne peut qu'en être plus rempli d'admiration pour ceux qui
vont jouer une rude partie ; et plus profondément désireux
de les voir réussir.
— Le dirigeable à vide revient sur l'eau. Un ingénieur ita-
lien, M. A. Vaugean, en propose un modèle intéressant. L'idée
a été émise, voici longtemps déjà, par l'éminent physiologiste
Marey. Celui-ci proposait de raréfier l'air des ballons, de les
remplir... de vide, pour amsl dire, car ce vide devait fournir
une force ascensionnelle supérieure à celle de n'importe quel
gaz. Seulement, pour mettre du vide en bouteille, il faut donner
aux parois de celle-ci une solidité exceptionnelle, puisque
la pression extérieure tend naturellement à les écraser et aplatir.
Il faut enfermer son vide dans un récipient solide, capable de
résister à la pression. Mais solidité suppose poids, et c'est là
la difficulté.
Comment M. Vaugean l'a-t-il tournée? On le verra bientôt,
car on construit actuellement en Italie un dirigeable, d'après
ses plans, qui aura 120x33x33 mètres, pouvant porter
23 hommes d'équipage, 90 passagers, et de l'huile lourde pour
18 heures de marche. Sa vitesse au sol sera de 130 kilomètres,
et à 6000 ou 7000 mètres, de 350 kilomètres.
L'aéronef Vaugean, à cloisonnement horizontal au lieu de
vertical, et plus solide que le Zeppelin, est constitué par
trois chambres concentriques, la paroi extérieure étant en
toile armée de fils d'acier, celle des deux autres chambres en
duralumin. L'air est raréfié progressivement de l'extérieur
vers l'intérieur, de sorte que chaque paroi supporte seulement
la pression résultant de la différence de raréfaction entre les
deux chambres séparées par la paroi considérée. La pression
398 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sur l'enveloppe extérieure en toile est de 1504 au mètre carré,
sur l'intermédiaire de 2494 kilos, sur l'intérieure de 3498 kilos.
En outre, l'air raréfié est porté à haute température par les
gaz d'échappement des moteurs faisant tourner des aspira-
teurs rotatifs. Pour monter, on met les moteurs en marche,
ils agissent sur les aspirateurs, opérant les vides partiels dans
les enveloppes. Pour descendre, les moteurs agissent en sens
opposé et appellent l'air. Au sol, ils continuent et compriment
de l'air, de façon que le dirigeable repose de tout son poids
augmenté de celui de l'air comprimé. On espère avec ce sys-
tème, pouvoir se passer de hangars et mâts d'amarrage : le
dirigeable reposera mole sua et ne risquera pas d'être enlevé
par le vent.
On le voit, le dirigeable Vaugean diffère considérablement
du Zeppelin. Le risque d'incendie et d'explosion est nul.
Attendons les essais. Mais l'idée est intéressante, et M. Vau-
gean semble l'avoir rendue réalisable.
— A quelle époque convient-il de rapporter le crâne de
Broken Hill, en Rhodésie? Dans une lettre adressée au Times,
M. F. P. Mennell rappelle qu'en 1907 ou 1908 déjà, il a publié
un travail sur les ossements de mammifères découverts au
même site, avec des silex d'origine humaine, ossements prove-
nant du gisement même, et qu'il a étudiés pendant 18 mois. La
plus grande partie du dépôt est contenue dans une bétoire,
une cavité profonde en communication avec la surface, et
aussi avec une petite caverne qui a disparu par effondrement
du toit. A l'entrée de la caverne, le dépôt était évidemment
du type des « Kjàkkenmôddings » : c'était un amas de détritus
domestiques, un tas d'ordures ménagères contenant aussi de
nombreux petits instruments en pierre, en quartz, etc. (d'im-
portation). Nul signe de stratification dans l'amas d'os et de
pierres : celui-ci a dû se former de façon continue, sans inter-
ruption. La bétoire constituait originellement une mare, dans
laquelle les os ont pu être jetés après les repas.
Ceux-ci sont très abondants : il y en a des milliers de tonnes,
et autant qu'on le peut savoir jusqu'ici, ils se rapportent tous à
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 399
des espèces vivantes, ou, en tout cas, étroitement apparentées
aux types existant présentement dans le voisinage. Du moins
il en est ainsi pour tous les os jusqu'à la profondeur de 1 5 mè-
tres. Le crâne, il est vrai, a été trouvé à 18 mètres : il peut donc
être sensiblement plus ancien.
Pour les instruments en silex, ils sont tous du type des
instruments des Bushmen : ce sont ceux qu'on trouve partout
en Afrique du Sud, avec cette population. Rien qui ressemble
aux beaux silex du type paléolithique qui ont été trouvés en
Rhodésie, dans l'Afrique du Sud. Dès lors, rien n'autorise à
donner au crâne de Broken Hill une haute antiquité. On ne
peut le rattacher au Pliocène. Le crâne peut bien appartenir
à une race ancienne ayant persisté longtemps après que le
reste de celle-ci a disparu ailleurs, mais on ne saurait, semble-t-
t-il, le rapporter à un type humain primitif, à un type aussi
ancien que celui des fabricants des silex paléolithiques.
— Que sera l'avion de demain? M. L. Bréguet l'a dit
récemment.
Cet avion fera sans escale des parcours de 3500 kilomètres,
ce qui lui permettra de traverser d'un seul vol l'Atlantique,
entre Dakar et Pernambouc, ou entre l'Irlande et Terre-Neuve.
Il fera au moins 250 kilomètres à l'heure. Il possédera un
poste de T. S. F. pour réception et émission, et pour se diriger
par la radiogonométrie. Le voyageur y sera aussi confortable
que dans les wagons-lits, et la navigation se fera de nuit comme
de jour.
Sur ces bases. M, Bréguet a établi un projet d'avion dont la
réalisation lui paraît certaine. Avec cet avion, en 1 924 ou 1 925,
on ira de Paris à Buenos-Aires en deux jours et demi avec
cinq escales, à un prix inférieur à celui des cabines de luxe
des transatlantiques actuels.
L'avion projeté aura une puissence de 1 200 HP ; une surface
de 250 mètres carrés et un poids au départ de 1 2 ou 13 tonnes.
La vitesse moyenne sera entre 200 et 250 kilomètres à l'heure.
La nacelle aura les dimensions d'une voiture de wagon-lits,
et pourra recevoir vingt voyageurs, avec une tonne de bagages.
400 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Equipage de sept hommes ; poids du combustible emporté :
4 tonnes. Et comme note à payer, 9000 francs par voyageur.
Plus tard, on fera mieux : du 400 à l'heure, puis du 1120 ;
le tour de la terre en 24 heures : donc soleil immobile et per-
pétuel. Peut-être même mieux encore.... Après tout, qui sait?...
— MM. A. Schwartz et P. Meyer ont décrit à la Réunion
biologique de Strasbourg une curieuse expérience, que cha-
cun peut faire sur lui-même. Mettez-vous de profil, le long
d'un mur, à 50 centimètres environ. Elevez le bras, tendu, le
plus voisin du mur, jusqu'à ce qu'il le touche du dos de la
mam. Appuyez alors sur ce bras tendu de toutes vos forces
comme si vous comptiez, ainsi écarter le mur. Grâce à cette
manœuvre, les muscles du bras, le deltoïde entre autres, sont
fortement tendus, mais non raccourcis. Après 10 ou 15 secondes
d'efforts, éloignez-vous du mur, et cessez de tendre les mus-
cles. De la sorte on supprime en même temps l'obstacle qui
s'opposait à la liberté du mouvement et les impulsions volon-
taires qui maintenaient les muscles en tension. C'est alors que
se manifeste le phénomène. A l'étonnement de tous ceux qui
ont fait l'expérience, le bras se soulève lentement de lui-même,
comme mu par une force étrangère, reste un moment plus
ou moins horizontal, puis revient peu à peu à la verticale.
Les choses se passent comme si tout l'effort rendu inutile
par la résistance du mur trouve enfin à se réaliser, en l'absence
de toute volition, dès que l'obstacle est supprimé.
MM. Schwartz et Meyer expliquent le phénomène par le
fait que la musculature du bras resterait soumise à des impul-
sions motrices émanant de centres nerveux sous-jacents à
l'écorce, et doués temporairement d'un fonctionnement auto-
matique.
L'expérience qui vient d'être décrite donne-t-elle toujours
le même résultat? Il le semble, d'après les deux biologistes,
et aussi d'après un correspondant qui signale le fait dans
Nature (22 décembre). Un autre correspondant, M. E. Graham
Brown, du laboratoire de physiologie de Cardiff, relate avoir
connaissance du phénomène depuis 1917, époque où il en a
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 401
été témoin à un mess d'officiers en Macédoine. La suggestion
ne jouerait aucun rôle : l'élévation du bras s'est produite
pour M. E. G. Brown alors qu'on ne lui avait rien dit de ce
qui allait se passer.
Le fait est certainement curieux. Mais, sans doute, il faut
s'y prendre d'une certaine façon, car la manifestation attendue
ne se produit pas invariablement. Celui qui écrit ces lignes
l'a vainement attendue, malgré des efforts sincères. Sans
doute il a tort, et est anormalement conformé, mais peut-être
n est-il pas seul dans ce cas. A nos lecteurs de décider.
— La fièvre aphteuse occupe beaucoup les agriculteurs et
éleveurs. Elle détermine des épidémies désastreuses, et on a
beaucoup de peine à la combattre. Une note a été récemment
présentée à l'Académie des sciences, qui explique peut-être
la difficulté que l'on éprouve à dominer ce mal. C'est que la
fièvre aphteuse pourrait bien être double.
Différents arguments ont été présentés par M. Schein
pour établir la dualité de ce mal. Tout d'abord, tandis qu'une
première atteinte des différentes maladies éruptives des
bovidés (peste, charbon, variole, rougeole, etc.) vaccine
contre une seconde et met à l'abri de celle-ci, la fièvre aphteuse,
elle, récidive souvent, et même très vite après la première
atteinte. Par là, elle constitue une exception remarquable.
En second lieu, on voit des cas où la fièvre aphteuse se
transmet à l'homme, et d'autres où cela n'a pas lieu. Il y a
des formes plus ou moins contagieuses. Pareillement, on voit,
en tels cas, la fièvre se communiquer aisément aux porcs ;
en d'autres, on ne réussit même pas à l'inoculer expérimentale-
ment.
Troisièmement, les épizooties ont des marches très diffé-
rentes. Telles se propagent comme la combustion d'une traînée
de poudre ; d'autres très lentement.
Trois raisons, dit M. Schein, d'admettre la dualité de la
fièvre aphteuse. Sous ce nom, on engloberait deux maladies
au moins, différentes, ne vaccinant pas l'une contre l'autre :
telle est l'hypothèse de travail proposée.
BIBL. UNIV cv. 27
402 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Cette conclusion est confirmée par MM. Vallée et Carré,
dans une note présentée à la même séance de l'Académie des
sciences.
Partant de ce fait que l'immunité contre une seconde
atteinte est très précaire.M M. Vallée et Carré arrivent à l'idée
que la qualité du virus varie. De jeunes bovidés, guéris de
la fièvre aphteuse expérimentale, ou naturelle provoquée par
un virus français, sont inoculés avec de ce dernier : rien.
D'autres sont inoculés avec du virus de provenance allemande :
ils sont réinfectés. L'expérience est très démonstrative et
pose nettement le problème de la pluralité des virus aphteux.
Si cette pluralité existe, on comprend la difficulté qu il y a
à élaborer un vaccin unique et identique. En attendant la
création d'un vaccin polyvalent, il faut se contenter de l'hémo-
vaccination des jeunes et de l'aphtisation bénigne par voie
sous-cutanée des adultes. Encore n'a-t-on pas la certitude
qu'ils résisteront à un virus importé, et différent.
— Publications nouvelles : Voici un bel ouvrage de
M. A. Lacroix, l'éminent minéralogiste, la biographie de
Déodat Dolomieu, membre de l'Institut national, 1750-1801
(Perrin, Paris). Dolomieu a été un géologue et un minéralo-
giste fort distingué ; on lui doit de beaux travaux ; son nom
survit dans la dolomie et les dolomites ; il a eu une carrière
aventureuse, qui a failli tourner au tragique, et M. A. Lacroix
a eu la bonne fortune de mettre la main sur une série abon-
dante de lettres de Dolomieu, fort intéressantes pour l'his-
toire de celui-ci, de son temps et de ses contemporains, et
qu'il publie. On aimerait posséder d'aussi belles biographies
pour tous les hommes marquants de la science (2 vol., 50 fr.).
— Les Leçons de Sociologie sur V Evolution des valeurs (A. Colin,
Paris), de M. C. Bougie, constituent un de ces volumes qu'il
faut lire au temps présent où tant de modifications s'intro-
duisent dans les valeurs (non-matérielles, bien entendu : il
ne s'agit pas de la vie chère, mais des changements qui se
produisent dans l'évaluation de l'éducation, de la religion, de
la science, de l'art, etc.). On pourra ne pas penser comme M.
Bougie, mais ses faits et arguments ont leur valeur : il faut en
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 403
prendre connaissance pour raisonner sur les transformations
morales qui s'opèrent, sur les formes de l'idéal, sur la religion
et le reste. — Voulez-vous de la physique? Voici L'Industrie
Electrique, de C. P. Steinmetz (trad. de l'anglais, Gauthier-
Villars, Paris), excellent exposé des idées générales et des
problèmes se rapportant à l'électricité et à ses applications.
Ce n'est pas un ouvrage technique, mais un livre pour lecteurs
amis des idées d'ensemble sur la production, le contrôle, la
transmission, la distribution, l'utilisation de l'énergie élec-
trique. — Voici encore La Physique théorique nouvelle, de
M. J. Pacotte (Gauthier- Villars, Paris), résumé, pour physi-
cien, des théories résultant de l'électrodynamique Maxwell-
Lorentz, et des idées d'Einstein, et de la conception d'une
physique théorique analogue par ses méthodes à la géométrie.
Puis c'est, de M. Max Franck, une théorie mécanique de
l'univers, intitulée : La loi de Newton est la loi unique (Gauthier-
Villars, Paris), œuvre provoquée par les théories d'Einstein,
oij l'auteur examine quelle serait la loi mécanique régissant
l'espace si l'on admettait que toute l'énergie potentielle réside
dans le vide absolu des physiciens, et que toute matière est
formée d'un élément-origine unique d'inertie, mobile dans
le vide. S'adresse aux physiciens et philosophes. — Dans
Ether ou Relativité (Gauthier- Villars, Paris), M. M. Gandillot
s'efforce de faire voir qu'on peut se passer d'Einstein à condi-
tion de se faire une idée exacte de l'Ether. La physique éthé-
rienne explique les mêmes phénomènes que la relativité géné-
ralisée, mais par des procédés radicalement différents. Aux
mathématiciens-physiciens de décider s'il en est ainsi. — Enfin,
dans La Théorie de la Relativité et ses applications à V Astro-
nomie (Gauthier-Villars, Paris), M. Emile Picard, l'éminent
géomètre, expose les résultats obtenus par Einstein. Sa con-
clusion est très réservée : l'auteur a l'esprit fort pondéré. —
Les physiciens liront encore avec profit les Analogies méco"
niques de l'Electricité (Gauthier-Villars, Paris), de M. J.-B.
Pomey : un exposé de la théorie de Maxwell, de la théorie des
vibrations et une étude de la lampe génératrice d'émission,
oij 1 auteur montre l'assistance que les phénomènes méca-
404 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
niques peuvent apporter à l'électricien en lui fournissant une
image concrète des phénomènes dont il s'occupe. Ouvrage
pour physiciens, électriciens et mathématiciens. — Qu'est-ce
que la Gnomonique de M. G. Bigourdan (Gauthier-Villars,
Paris)? C'est un traité théorique et pratique de la construc-
tion des cadrans solaires, exactement. Avec cet ouvrage en
main, on a tout ce qu'il faut pour comprendre et pour cons-
truire un cadran solaire. Pour mathématiciens et gens de pra-
tique, aussi bien, le Traité de nomographie de M. M. d'Ocagne
(Gauthier-Villars, Paris), constitue une œuvre précieuse, une
étude générale de la représentation graphique cotée des équa-
tions à un nombre quelconque de variables. La nomographie
présente des applications nombreuses. Il en a été fait un grand
emploi durant la guerre pour l'artillerie, l'aviation, etc. ;
elle sert quotidiennement aussi dans les arts de la paix, cons-
truction, hydraulique, géodésie, navigation, et opérations
financières même. — Pour le biologiste, voici un beau livre
d'Henry Fairfield Osborn, le doyen de la paléontologie amé-
ricaine, sur L'Origine et l'Evolution de la vie (édition française
par M. F. Sartiaux, Masson & G*®). Il s'agit surtout de l'évo-
lution des êtres vivants et des lois probables de celle-ci :
naturaliste, paléontologiste et biologiste liront avec le plus
grand profit cette œuvre magistrale. — Dans La méthode natu-
relle du lieutenant de vaisseau Hébert (Vuibert), M. Paul Vui-
bert expose les méthodes Hébert et leurs avantages généraux
pour la réfection de la race. La lecture en est très intéressante.
— Enfin, voici deux ouvrages du lieutenant-colonel Reboul
sur L'Allemagne et ses camouflages et la préparation de la seconde
grande guerre, dont seuls les aveugles-nés, ou les aveugles
volontaires, peuvent douter, œuvre d'un intérêt universel ;
l'autre sur Le Conflit du Pacifique et notre Marine de guerre
(tous deux chez Berger-Levrault, Paris). Vraiment, il se pré-
pare de belles choses sur terre. Ceux qui aiment la vie tran-
quille feront bien de s'esquiver.... Mais le fut-elle jamais,
et le sera-t-elle jamais, sauf au tombeau?
Henry de Varigny.
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Table des matières
CONTENUES DANS LE TOME CENT CINQUIÈME
Janvier-Mars 1922. — Nos 313-315.
Pages
Le Taylorisme, par M. Aubert.
Première partie 3
Seconde et dernière partie 1 56
En route vers Tombouctou, par Vahiné Papaa.
Sixième partie 18
Septième partie 1 72
Huitième et dernière partie 291
Les épigrammes champêtres de Martial et les odes rustiques
d'Horace, par Charles Burnier, professeur à l'Université de Neu-
châtei.
Seconde et dernière partie 36
Assignats, papier-monnaie, change, par L. Jacot'Colin 51
La révolution vaudoise de 1845, par Henry Druey. (Récit publié
par Aug. Reymond.)
Seconde partie 71
Troisième partie 200
Quatrième et dernière partie 319
Mon assurance contre les accidents. Nouvelle par C.-A. Loosli. . 91
Molière et l'esprit classique, par Pierre Kohler 137
La rose magique. Nouvelle par Eden Phillpoits 144
La vie du droit, par Antoine Rougier 190
Mouvements réformistes en Chine, par E. Krieg 216
Le droit fluvial international et le régime du Danube, par
Louis Avennier.
Première partie 273
Le poète national de la Bulgarie. Ivan Vazow, par Louis Léger . 312
Ma vie et ma fuite du « paradis communiste », par la Baronne
Marie Wrangel.
Première partie 337
406 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Pages
Respiration et circulation, par J. A. Zutter 350
Neognoste. Conte frivole 364
Lettres de Paris, par Jean Lefranc.
Janvier. — Le centenaire de Molière et le centenaire de Flaubert. —
Molière et les enfants. — Flaubert et \es « officiels ». -^ La vie doulou-
reuse et digne de l'auteur de Salammbô. — La cérémonie du Jardin du
Luxembourg 101
Février. — Molière et la vie. — La démission de M. Aristide Briand.
— Noble dédain ou impuissance ?. . Impuissance. — Gouverner, de
nos jours, c'est déplaire. — Le monde est malade : il lui faut de sévères
médecins 224
Mars. — Le calme du parlement français. — La « métapsychie » du
professeur Charles Richet. — Paris, capitale de l'impiété et de la
crédulité. — Le cas d'un écrivain très parisien 375
Chronique italienne, par Paolo Arcari.
Janvier. — Giovanni Papini et sa conversion religieuse. — Le catholi-
cisme et les courants littéraires et intellectuels de l'après-guerre. —
Papini et Giuliotti. — Que la vie est médiocre 1 — Le Nocturne de
D'Annunzio. — Les lettres d'un combattant et le récit d'un martyr.
— Stella Matlutina de Ada Negri 103
Chronique américaine, par Georges-N. Tricoche.
Février. — La conférence de Washington et l'Association des Nations.
— Un programme électoral difficile à réaliser. — La question des éco-
nomies. — Crise dans l'instruction primaire. — Pourquoi le nombre
des crimes augmente. — Un exode moderne : le départ des Mennonites
du Canada 227
Chronique allemande, par Antoine Guilland.
Février. — L'opinion du professeur FSrster sur le rapprochement de
l'Allemagne et de la France. — Les Essais de Thomas Mann. — Les
Buddenbrooks et le roman à clef. — La jeunesse de l'historien Ranke.
— Mémoires d'ouvriers 234
Chronique suisse romande, par Maurice Millioud.
Janvier. — L'année 1921. — Où en sommes-nous ? — Conditions
externes ; conditions internes. — Ne pas s'abandonner : — De
M. Albert Muret et de la gastronomie considérée comme un art. —
Les poèmes alpestres de M. Virgile Rossel 1 30
Février. — La convention sur les zones. — Une agitation factice contre
la Société des Nations. — La Suisse dans la crise : le déficit. — Pour
abaisser le prix de la vie. — La classe agraire et le fait nouveau. — L'atti
TABLE DES MATIÈRES 407
Pages
tude de la classe ouvrière ; prétentions légitimes et illusions. — La
vaine violence. — A l'aube d'une civilisation économique 250
Chronique suisse allemande, par Antoine Guilland.
Mars. — Un apôtre de la démocratie. — Nos romanciers : Félix
Mœschlin, Jacob Bosshart. Albin Zollinger. — Le coin des poètes :
les vers dialectaux d'Adolphe Frey, Albert Steffen, Gottfried Bohnen-
blust. — Une anthologie helvétique. — L'importance d'Imago dans
l'œuvre de Cari Spitteler 377
Chroniques scientifiques, par Henry de Varigny.
Janvier. — Où en est la question du Mont Everest. — Les « hommes
des neiges ■• de l'Himalaya. — Un nouveau type d'homme préhisto-
rique : le crâne de Rhodésie. — Le réseau électrique général. — Le
câble-guide en navigation et en aéronautique. — Le cuir des cétacés.
Publications nouvelles 1 22
Février. — Un rayonnement nouveau. — Les frissons de la planète et
leur régime. — La biologie de la mouche domestique. — L'avenir de
l'aviette. — Transmission d'énergie sous tension d'un million de volts.
— Pour l'utilisation du rayonnement du soleil. — La houille en Mand-
chourie. — L'essor des hydroglisseurs de Lambert. — Le brome des
tissus animaux. — Les perles japonaises. — L'action des racines sur
le marbre. — Une planète cométaire. — Les poissons à bactéries lumi-
neuses. — Lumières colorées et foi religieuse. — Publications nou-
velles 259
Mars. — Les antioxygènes et leur rôle. — Avant l'ascension de l'Eve-
rest. — Le dirigeable à vide Vaugean. — L'âge du crâne de Broken
Hill. — Que sera l'avion de demain ? d'après M. Bréguet. — Une
curieuse expérience physiologique. — La dualité possible de la fièvre
aphteuse. — Publications nouvelles 394
Chroniques politiques, par Ed. Rossier.
Janvier. — L'accord anglo-irlandais. — La Conférence de Washington,
— Les réparations allemandes 114
Février. — Choses et autres. — L'accord anglais-irlandais. — La con-
férence de Washington. — Les pourparlers franco-anglais et la confé-
rence de Cannes. — De Briand à Poincaré. — Le pontificat de Be-
noît XV 242
Mars. — La conférence de Gênes. — Les soucis de M. Lloyd George.
— Le ehancelier Wirth et le Reich. — Vîlna et la Pologne. — La
crise ministérielle italienne. — Un nouveau pape 386
Un appel du Président de la Confédération.
Bâle, vieille cité commerciale, a droit aujourd'hui à toute
la reconnaissance du pays parce que, au milieu du grand
embarras économique actuel, elle aborde courageusement
l'organisation de la VI® Foire Suisse d*Ex:hantillons.
Cette institution nationale est une fois de plus appelée
à rendre témoignage du travail tenace et énergique de chaque
atelier suisse et de notre volonté inflexible de tenir tête à
la crise mondiale.
En attirant de nouveau l'attention de notre pays et de
l'étranger sur les produits de l'habileté suisse, la Foire Suisse
d'Echantillons peut être de la plus grande importance pour un
nouvel essor et le relèvement de notre vie économique. Elle
est le meilleur moyen pour favoriser l'écoulement de nos pro-
duits dans notre pays et pour soutenir l'exportation en lutte
avec la défaveur du temps.
Notre capacité sur tous les terrains industriels et profes-
sionnels sera jugée d'après l'image que la Foire Suisse d'Echan-
tillons présentera aux visiteurs.
II s'agit donc de rassembler toutes les forces pour rendre
exemplaire la Foire de crise de 1922.
C'est donc avec plaisir que, sur l'invitation de la direction
de la Foire de donner mon avis quant à la manifestation de
cette année, je saisis l'occasion de faire appel aux industriels
et professionnels suisses en les invitant à y participer par
l'exposition des produits de leurs travaux techniques et intel-
lectuels et soutenir ainsi, non seulement cette entreprise suisse,
mais en même temps notre économie nationale tout entière.
C'est la nécessité qui s'impose aujourd'hui plus que jamais I
Berne, le 26 janvier 1922.
D' HAAB,
Président de la Confédération.
k. UkU*«NNI.
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CENT VINGT-SEPTIÈME ANNËE
TOME CV[
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Le Don Juan de Molière',
Un de mes amis, qui est en train d'écrire un ro-
man, comme je lui en demandais poliment des
nouvelles, m'a répondu, découragé : « II va très
mal ! Mais, a-t-il ajouté, de quel roman me parles-
tu ? de celui que j'écris, ou de celui qui trouble ma
propre existence ? C'est à ce dernier que je pensais,
lorsque je t'ai répondu : Il va très mal ! Quant à
l'autre... » Et mon ami a fait un pauvre geste de las-
situde qui m'en a dit long sur le danger qu'il peut
y avoir à mener comme cela deux romans à la fois,
l'un dans sa vie et l'autre dans son cabinet de
travail.
Eh bien, si l'on avait demandé à don Juan, —
j'entends le don Juan en chair et en os qui vivait
à Séville au XVII® siècle : — Comment va la comédie
que vous êtes en train de manigancer ? — il aurait
pu répondre presque à tout coup : « Elle va très
bien ! Et cette comédie, un jour, des écrivains de
théâtre l'écriront pour leur gloire, et pour la mienne. »
La gloire de don Juan ! Un dictionnaire, que
j'aime beaucoup, parce qu'il ne se contente pas de
donner le sens des mots, qu'il les illustre encore
* Causerie faite à La Comédie de Genève, le 10 novembre 1921, avant la
représentation de Don Juan.
4 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
d'anecdotes, définit la gloire « l'éclat dune bonne
réputation. » * Cette définition, je Favoue, me paraît
un peu étroite, et de même que l'on dit la beauté
du diable, il me semble que l'on peut dire la gloire
de don juan. Elle est immense, cette gloire, elle
est universelle, grâce à Dieu, qu'est-ce que je dis ?
grâce à un moine espagnol, Tirso de Molina, qui,
le premier, raconta, en la portant sur la scène, l'his-
toire de ce fameux débauché, don Juan Tenorio,
lequel avait tué le commandeur Ulloa, après avoir
tenté de déshonorer sa fille. Et tous les pays se sont
comme attelés à la gloire de don Juan. L'Italie d'abord,
avec Cicognini et Giliberto, la France ensuite, avec
les comédiens Dorimond et De Villiers qui adaptèrent,
chacun de son côté, la comédie de Giliberto, jusqu'au
moment où Molière, prenant toujours son bien
où il le trouvait, s'empara de ce grand sujet. L'Alle-
magne vint ensuite avec Mozart, l'Angleterre avec
Byron, et de nouveau la France, la France des ro-
mantiques, avec Alfred de Musset. Certes j'en passe
et j'en oublie. Mais sans doute connaissez-vous
l'admirable chapitre que Maurice Barrés a consacré
à don Juan dans ce livre dont le titre seul est vrai-
ment don juanesque : Du sang, de la volupté et
de la mort. « On sait qu'à Séville, au dix-septième
siècle, écrit Maurice Barrés, vécut un débauché
puissant, don Miguel de Manara Vicentello de Leca,
qui, pour satisfaire sa frénésie de sensualité, as-
sassina des hommes et fit pleurer toutes les femmes
pâmées de sa séduction. Sa beauté, ses amours et
l'agitation de son cœur ont depuis rempli le monde,
et, même mort, il trouble encore, car c'est de ses
' Dictionnaire d'anecdotes, de traits singuliers tst caruvtrrisiisfucs. Lille. 1789.
Tome n. p. 335.
LE DON JUAN DE MOLIERE 5
aventures que les poètes ont pétri don Juan.' » Cette
gloire de don Juan, comme celle du Cid, d'Othello,
que sais-je ? d'Harpagon, de Figaro, je me l'expli-
que par l'attrait qu'exercent sur les hommes ces
figures représentatives où chacun peut à loisir re-
trouver, mais agrandis et poussés à l'extrême, ses
propres vices ou ses propres vertus, et les vices ou
les vertus d 'autrui. Oui, bons et mauvais, il nous
faut des types, quand nous voulons nous donner
de l'humanité une représentation claire et variée.
Telle est la suprême bonne fortune de don Juan :
il est devenu un type. Et voilà pourquoi nous sommes
en ce jour rassemblés tous ici. Un homme qui a fait
de l'amour son intérêt unique, et qui de la sorte
s'est rendu haïssable, ne pouvait que plaire à l'ima-
gination d'un monde où tout est conduit à la fois
par la haine et par l'amour.
Mais il va sans dire qu'oubliant malgré moi tous
les autres, je ne m'en tiendrai qu'au don Juan fran-
çais, qu'au don Juan classique, le don Juan de Molière.
Quand Molière le joue en 1665, il a déjà donné,
outre de moindres ouvrages amusants et véridi-
ques, ces grandes comédies : V Ecole des maris et V Ecole
des femmes, hommages d'un poète naturaliste, aux
bonnes lois naturelles, et les trois premiers actes
d une pièce que la censure dérobe encore au public,
comme injurieuse à la religion, j'ai nommé Tartuffe
où l'hypocrisie, sinon la religion, passe un si mauvais
quart d'heure.
Déjà, comme je vous l'ai dit, on connaissait à
Paris don Juan. Déjà il avait paru sur la scène ita-
lienne de la grand'ville, puis au théâtre de Made-
moiselle, enfin à l'Hôtel de Bourgogne, et partout,
* Maurice Barrés : Du sang, de la volupté et de la mort. Paris 1894, p. 142 et 143.
6 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
séducteur éternel, il avait séduit le succès. Molière
jugea que le public le reverrait avec plaisir au théâtre
du Palais-Royal, et, s'inspirant surtout de la comé-
die italienne, mais enrichissant ce vieux fonds de
toutes les observations qu'avait pu lui fournir la
réalité même, je veux dire les grands seigneurs mé-
chants hommes de la cour du Grand Roi, il écri-
vit à la hâte Don Juan. Cet ouvrage soulève deux
questions, l'une, à mon avis, dépendant de l'autre,
toutes deux d'un égal intérêt, et que Jules Le-
maître a clairement formulées.
Voici la première : « Don Juan, dit Jules Lemaître,
est une œuvre extraordinaire, unique dans le théâtre
de Molière et dans tout notre théâtre classique.
Cette tragi-comédie fantastique et bouffonne est
une macédoine incroyable de tous les genres ; elle
est étrange, elle est bizarre, elle est hybride, elle est
obscure en diable ^ » Et cette bigarrure, Jules Le-
maître l'explique par la hâte avec laquelle Molière
écrivit son ouvrage comme par le goût du public
pour ce mélange du comique avec le tragique, de
la parade de foire avec le fantastique le plus terrible.
Et voici la seconde question : « Un débauché,
dit Jules Lemaître, un suborneur de femmes, un grand
seigneur hautain et dur, un impie, un génie corrup-
teur qui se plaît à avilir encore les misérables, un
philosophe qui parle de son amour de l'humanité
(mais Jules Lemaître se trompe, ce n'est pas de
cela qu'il parle), enfin un hypocrite, don Juan est
tout cela tour à tour*. Et ce qui, selon Jules Lemaître,
explique et concilie des traits si dissemblables, c est
' Juifs Lemaître : Imprasionx de théâtre. Puris. 1888. Icrc «crie. p. 57.
" Ibidem, p. 65.
LE DON JUAN DE MOLIÈRE 7
une extrême curiosité ironique et un dilettantisme
pervers, le goût raisonné du péché.
Je vous l'avouerai d'emblée, ni l'une ni l'autre
de ces réponses ne me satisfait entièrement. D'abord,
ces deux questions, il ne faut pas les isoler, comme
a fait Jules Lemaître, car elles sont liées l'une à l'au-
tre, et répondre à la seconde, par exemple, celle
qui concerne le caractère de don Juan, c'est, vous
le verrez, répondre du même coup à la première, celle
qui concerne la forme de l'ouvrage. Cette erreur
de procédure signalée, je vous rappelle que Molière
a écrit presque toutes ses pièces à la hâte, — vingt
comédies en dix ans ! — et que donc il était de force
à offrir à son public, pour lui plaire, autre chose
que des parades de foire, et la preuve, c'est qu'on
ne trouve dans aucune autre de ses comédies une
bigarrure comparable à celle de Don Juan. Cette
bigarrure, il faut donc l'expliquer par d'autres rai-
sons plus sérieuses, et dignes de Molière. Enfin,
je vois en don Juan quelque chose de plus qu'un
dilettante. Et, tout en répondant à ces deux ques-
tions, l'une touchant l'unité du personnage, et l'autre,
l'ordonnance de l'ouvrage, je ne serais pas fâché de
Vous montrer que les classiques, ayant, dans leur
description de l'homme, à peu près tout prévu,
le Don Juan de Molière renferme une condamnation
anticipée du romantisme. Il n'est pour s'en assurer,
que de bien lire Molière. Mais quelle œuvre singu-
lière que cette comédie, toute classique par l'esprit,
toute romantique par la forme!
Le Don Juan de Molière, à le prendre dans son
droit fil, c'est l'histoire d'un homme qui, après avoir
brûlé, comme on dit, la chandelle par les deux bouts.
8 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
épuise toutes les conséquences de ses actes. Quand
le rideau se lève, il y a six mois qu'il a tué le comman-
deur, il n'y a pas longtemps qu'il a délaissé Elvire,
et, pour l'heure, il continue de suborner des femmes.
Voilà ses actes, en voici les conséquences qui tien-
nent à la nature de son caractère et qui en déterminent
les variations : d'une part elles sont extérieures à lui,
et ce sont des faits émouvants ou comiques, au mi-
lieu desquels il manœuvre avec aisance ; d'autre part,
et voici des conséquences intérieures ou morales,
ce sont les variations mêmes de son caractère. Don
Juan, selon Molière, est un homme soumis, pour son
châtiment, à la double logique des faits et des sen-
timents. Molière, avec sa franchise habituelle, ne
nous laisse aucun doute sur la nature de ses inten-
tions, et, par suite, sur le caractère de sa comédie.
Dès la première scène, Sganarelle, le valet de don
Juan, s'exprime sur son maître avec cette liberté
de parole qu'ont, paraît-il, à notre endroit les gens
de service : « Par précaution, dit-il à un camarade,
je t'apprends, inier nos, que tu vois en don Juan,
mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait
jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un
Turc, un hérétique... Et c'est un épouseur à toutes
mains... Tu demeures surpris et changes de. cou-
leur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du
personnage, et pour en achever le portrait, il fau-
drait bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il
faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour... >'
Plus loin, il dit : « Un grand seigneur méchant
homme est une terrible chose. »
Et soyez sûrs qu'en écrivant cette réplique, Mo-
lière songe aux grands seigneurs méchants hohimes
tels qu'il s'en trouve à la cour de Louis XIV. où
LE DON JUAN DE MOLIERE 9
ils s'appellent Conti, Vardes, Bussy-Rabutin, Lau-
zun, Olonne, Guise et Lorraine.
Mais, je vous le demande, qu'aurait dit don Juan,
s'il avait entendu les propos de Sganarelle ? Récem-
ment un jeune homme de lettres se trouvait dans un
salon où Ton a coutume de n'épargner point les
familiers qui viennent d'en sortir. C'est un salon
où il y a du sucre en poudre, un peu partout — le
sucre qu'on a cassé sur le dos des gens. Donc le jeune
homme dont je parle, après avoir bu une tasse de
thé — avec ou sans sucre ? — prit congé de ses
hôtes, et s'en fut dans l'antichambre. Mais là, se
ravisant et sachant que dans cette maison les absents
ont toujours tort, et puis voulant s'amuser, il laissa
deux ou trois minutes s'écouler. Alors, brusquement
il rouvrit la porte du repaire, et, surgissant au milieu
d un cercle étonné, il s'écria : — Ah ! vous allez
trop loin !
Sganarelle, lui, ne va pas trop loin. Les coups de
pinceau, dont il parle, c'est Molière qui va les donner
à tour de bras, et ce courroux du Ciel qu'il nous
promet, c'est la menace du châtiment final provo-
qué par don Juan. Cette comédie sera donc un por-
trait dramatique, et dramatique dans les deux sens
du mot, un portrait mobile et changeant où l'on
verra, toujours identique à lui-même, un homme
dans toutes ses poses et toutes ses attitudes.
Imaginez maintenant un graveur comme Goya qui
nous raconterait, d'après Molière, la vie de don Juan ;
nous aurions une suite de douze planches. Dans
la première, assez piquante, nous serait présenté
un homme d'un naturel honnête, mais où le vice
de don Juan commence à mordre, et cette planche
pourrait s'intituler : Tel maître, tel valet. La deuxième,
10 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
OÙ un don Juan moqueur repousserait une Elvire
éplorée, s'appellerait : Don Juan ou la foi conju-
gale, et la troisième, tout à fait drôle : Don Juan ten-
dant ses pièges. La quatrième, qui nous montre-
rait un grand seigneur méchant homme voulant
humilier un misérable, aurait pour titre : Le Pauvre
de don Juan, et cela ne rappellerait en rien le Pauvre
de M. Pascal. La cinquième, où l'on verrait don
Juan l'épée à la main, s'intitulerait : Un chevalier,
non sans reproche, mais sans peur ; la sixième fort
spirituelle : L'art d'éconduire un créancier ; et la sep-
tième : Don Juan ou Vimpiété filiale. La huitième
représenterait les adieux d'Elvire à don Juan, avec
ce titre : La Vertu séduisant le Vice. La neuvième,
où 1 on verrait don Juan narguant une statue, por-
terait cette interrogation : Lequel des deux a un cœur
de pierre ? La dixième, où grimacerait un don Juan
devenu hypocrite et se payant la tête de tout le monde,
les morts y compris, porterait comme légende ces
vers de La Fontaine : Venez de grâce, venez, mes-
sieurs, je fais cent tours de passe-passe. La onzième,
où surgirait un Spectre, parmi de tendres visages
féminins, tous les visages que don Juan fit pleurer,
dirait : On ne badine pas avec la Mort ; et, au bas
de la douzième, où il n'y aurait qu'un grand ciel
noir déchiré d'éclairs et une gerbe de flammes jail-
lissant d'un sol crevassé, on lirait ces mots : Le feu
purifie tout.
Et moi, sur le point de rendre, oh ! d'après Mo-
lière, la figure de don Juan, et voulant trouver entre
ces douze tableaux, un lien psychologique, je me dis
qu'un portrait, pour être ressemblant, doit marquer
les rapports de la sensibilité à l'esprit du modèle.
Eh bien, Molière ne s'est pas contenté de faire
LE DON JUAN DE MOLIÈRE 11
de don Juan un esprit fort qui considère la foi reli-
gieuse comme une faiblesse ; il en a fait encore, et
c'est ce que n*a pas vu Jules Lemaître, il en a fait
un esprit faux, je veux dire un esprit trop enclin
à raisonner vite et mal sur des jugements incon-
sidérés. Quand don Juan explique son cas à Sgana-
relle, non seulement il se moque du ciel, mais encore,
pour justifier sa rage de séduire, il affirme — voyez
le jugement inconsidéré — que la constance n*est
bonne que pour des ridicules, et là-dessus voici
ce beau cavalier qui raisonne à bride abattue.
Or, il n'y a pas dans sa tirade, un mot qui ne sonne
faux. Ainsi don Juan ose parler de l'avantage qu'ont
les belles à le rencontrer ! Et, s'il s'acharne à les
séduire, c'est pour ne pas manquer à la justice !
D'où nous pouvons conclure, — la magnifique con-
clusion ! — que les souffrances qu'il leur inflige
sont des hommages qu'il doit à leur beauté ! Ce
don Juan, épouseur à toutes mains, comme il dif-
fère de ce philosphe qui disait : « Le mariage est
une chose si grave que l'on n'a pas trop de toute la
vie pour y réfléchir ! »
Et, tout le long de la comédie, don Juan, avec
délices, se servira des ressources d'un esprit faux,
qui sont des apparences de raisonnements écha-
faudées sur des apparences de jugements. Lorsqu'El-
vire vient lui rappeler la parole donnée, il lui répond,
et déjà l'on voit poindre ici l'hypocrite : « J'ai fait
réflexion que, pour vous épouser, je vous ai déro-
bée à la clôture d'un couvent... Le repentir m'a
pris.... Voudriez- vous, madame, vous opposer à une
si sainte pensée, et que j'allasse, en vous retenant,
me mettre le Ciel sur les bras ?... »
Plus tard, lorsque don Juan rencontre un Pauvre
12 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
dans la forêt, le voyant si misérable, il lui dit, ce qui
a l'apparence d'un raisonnement juste : " Un homme
qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer
d'être bien dans ses affaires. » Et, quand il lui pro-
met un louis d'or à la condition de renier Dieu,
voyez dans cette tentation, où l'on retrouve l'esprit
fort, le suprême plaisir d'un esprit faux qui, mé-
prisant l'homme, n'aime rien tant que justifier son
mépris en avilissant l'un de ses semblables. Vous
savez que le Pauvre ayant répondu qu'il aimait mieux
mourir de faim que de jurer : « Va, va, fait don Juan,
je te le donne pour l'amour de l'humanité. » Mais
ce serait, à la suite de Jules Lemaître, se tromper
fort que de ne pas voir dans cette dernière réplique
une ironie qui se prolonge et qu'accompagne un
geste de grand seigneur. Don Juan veut avoir,
gentilhomme, la partie belle, et, gentilhomme, le
dernier mot.
Gentilhomme, il l'est encore, et à ses risques et
périls cette fois-ci, lorsqu'il se précipite au secours
d'un voyageur attaqué au coin d'un bois. Gentil-
homme, il l'est derechef, quand, reconnu par ce
voyageur, qui n'est autre que le frère d'Elvire lancé
à sa poursuite, il se met à sa disposition. Mais qu'est-
ce que cela prouve ? On voit à Thonon une statue
du général Dessaix et sur le socle de la statue, on
peut lire le mot que trouva Napoléon pour compli-
menter le général à la bataille de Wagram : *< Vous
êtes un brave, et un brave homme. •> Napoléon,
qui se connaissait en courages, sous-entendait donc
que la vertu qui fait l'homme brave, et celle qui
fait le brave homme, ne vont pas nécessairement
de pair, l'une n'étant parfois que la chaleur du sang
et la fièvre du qu'en dira-t-on, tandis que l'autre
LE DON JUAN DE MOLIÈRE 13
suppose toujours droiture de cœur et droiture d'es-
prit.
Au reste, après une courte scène avec son père,
vous entendrez ce brave s'écrier : « Hé ! mourez le
plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous
puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour... »
Et cela s'appelle, en bon français, du cynisme, si le
cynisme c'est la franchise d'un esprit faux, quand
il brave toute pudeur.
Que là-dessus il devienne hypocrite, on l'explique
généralement par le désir qu'éprouvait Molière de
tirer vengeance des dévots et de leur cabale qui
empêchaient la représentation de Tartuffe^ et l'on
s'étonne que Molière n'ait pas épargné à don Juan
une aussi fâcheuse métamorphose. Que Molière ait
cédé à ce désir de vengeance, je n'en disconviens
pas, et même j'en suis convaincu, mais que don Juan
devienne hypocrite, je ne m'en étonne point, si je
songe quel attrait exercent sur un esprit faux toutes
les formes de l'erreur et en particulier dans ces ques-
tions de morale qui demandent, pour être résolues,
un cœur sincère et une raison déliée. Et qu'il de-
vienne hypocrite de propos délibéré, « parce que,
dit-il, il faut profiter des faiblesses des hommes,
et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son
siècle >s je reconnais là une des manies de l'esprit
faux qui n'aime rien tant que justifier ses erreurs
en montrant qu'elles sont toutes fondées en raison.
Ajoutez qu'à travers tous ces avatars, don Juan
jouit du plaisir dont s'enchante tout esprit faux,
le plaisir de produire sur autrui de grands effets
par des ironies, des paradoxes, des incartades, et,
finalement, des grimaces ou des simagrées. Un esprit
faux, quand il est arrivé au terme de son évolution
14 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et qu'il remplit tout son type, considère le monde
comme un immense tripot, où il faut tricher au jeu
sans vergogne.
C'est pourquoi, lorsque ayant fait profession d'hy-
pocrisie, il reçoit la visite de don Carlos, qui l'assigne
en duel pour répondre de l'outrage fait à sa sœur
Elvire, il refuse au nom du ciel, mais il emprunte
aux casuistes des Provinciales un de leurs affreux
raisonnements sur la direction des intentions. Façon
détournée d'accepter un duel.
Ainsi une bonne partie des fautes de don Juan
ont leur principe dans un vice de l'esprit, et ces fautes
s aggravent dans la mesure où ce principe dégage
ses effets virulents. Lorsque don Juan devenu hypo-
crite veut mettre comme qui dirait le Ciel à son
service, on peut diagnostiquer qu'alors son propre
poison l'a complètement infecté. La progression
psychologique est achevée : don Juan doit mourir.
Elle est d'autant mieux achevée, cette progression,
qu'à ce moment la sensibilité de don Juan a subi
les mêmes ravages que son esprit, ou des ravages
correspondants. Cette rapidité de jugement, et ces
raisonnements intrépides qui font de lui un esprit
faux, c'est la forme intellectuelle que prend chez
un homme, quand d'aventure il s'amuse à penser,
un désir excessif, une extrême avidité de sentir.
Voilà bien la tare romantique ! On s'explique par
cette prédominance de la sensibilité sur la raison
que don Juan soit devenu l'un des saints du calen-
drier romantique. Les romantiques ont aimé en lui
une sorte de modèle sentimental. Et don Juan a
déjà leur emphase : « Il n'est rien, dit-il, qui puisse
arrêter l'impétuosité de mes désirs ; je me sens un
cœur à aimer toute la terre, et comme Alexandre,
LE DON JUAN DE MOLIÈRE 15
je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y
pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »
Aussi, qu'il voie des fiancés contents l'un de l'autre,
il en éprouve une soudaine jalousie, et il s'imagine
un plaisir inexprimable à les séparer. Que là-dessus
il rencontre une jolie paysanne, c'est elle maintenant
qu'il veut avoir. Mais qu'il en rencontre une autre,
non moins jolie, qu'à cela ne tienne ! Il la prendra
par-dessus le marché. Qu'Elvire, avant de retourner
au couvent, vienne lui dire adieu, — et la scène est
admirable, — l'habit négligé, l'air languissant, les
larmes de la jeune femme lui donnent aussitôt le
désir d'enlever à Dieu une aussi belle pénitente.
Remarquez au surplus que ce désir effréné de con-
quêtes n'est pas seulement le goût raisonné du péché,
c'est au fond, tout au fond, un effréné désir d'émo-
tions fortes. Lorsque don Juan passe devant le tom-
beau du commandeur, l'homme qu'il a tué : « J'ai
envie de l'aller voir », dit-il. Et, comme la statue
s'anime : « Demande-lui, fait-il à Sganarelle, s'il
veut venir souper avec moi. » Enfin, quand un spec-
tre se présente à lui, il a ce cri : « Spectre, fantôme
ou diable, je veux voir ce que c'est. »
Entendez que cet esprit fort néglige, parce qu'il
est en outre un esprit faux, des signes si manifestes
de sa fin prochaine, et qu'il veut pourtant satisfaire
encore une extrême avidité de sentir. Il est alors
exactement comme un homme qui, ayant vendu
son âme au diable, voudrait, suprême émotion, ten-
ter Dieu. Là encore, la progression psychologique est
achevée: il doit mourir. Et vous savez comment il
meurt. Cette mort peut sembler étrange ; elle est ce-
pendant vraisemblable, s'il a toujours été permis aux
poètes d'exprimer par des moyens merveilleux la lo-
16 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
gique même de la vie... Reconnaissez aussi qu'une mort
exceptionnelle convient assez bien à un personnage
aussi exceptionnel que don Juan. Et puis, avouez
qu il y a dans tout cela quelque chose de plus que du
dilettantisme. Don Juan, pour tout dire, est un homme
dévoré par son propre désir, le désir de sentir, de
sentir à tout prix, je dis bien dévoré. A ce désir vo-
race, qui lui a d'abord faussé l'esprit, n'offre-t-il
pas en proie et des ciéatures humaines, et sa cons-
cience et, finalement, sa vie même, car je ne connais
pas au théâtre de mort accidentelle qui ressemble
mieux que la sienne à un suicide....
Ainsi, cette comédie où tous les genres sont mêlés
comme dans un drame romantique, dont le héros
est lui-même un romantique avant la lettre, bref,
cette comédie, dont l'ordonnance n'est pas classique,
elle est toute classique par l'inspiration, s'il est vrai
que Molière a défini, en la personne de don Juan,
une forme à vrai dire détestable, du romantisme
éternel, et qu il l'a condamnée. Don Juan, de la sorte,
entre sans peine dans la grande série des ouvrages
où Molière dénonce à plaisir les erreurs des hommes
qui s'éloignent par trop de la nature en voulant
échapper aux conditions qu'elle nous impose. Car,
chassé-croisé de forces contraires, la nature, dans
toutes les catégories de l'être, travaille sans arrêt
à la création d'un moyen terme toujours nouveau.
Ceux-là qui n'arrivent pas, comme don Juan, à
trouver ce moyen terme entre leurs désirs extra-
ordinaires et les conditions ordinaires de la vie,
la nature les rejette impitoyablement. C'est, selon
moi, la signification de cette mort de don Juan,
où la nature parle à coup de tonnerre, et foudroie
un hors la loi.
LE DON JUAN DE MOLIERE 17
Quant à l'ordonnance de l'ouvrage... Eh bien,
romantique, elle est à l'image du caractère tout roman-
tique du personnage principal. Cette comédie de
Molière m'apparaît comme la plus forte objection
qu'un écrivain classique ait présentée, à la barbe
des pédants, contre la fameuse règle des trois unités
et la non moins fameuse distinction des genres.
Molière semble nous dire que le grand secret de la
composition tient, non pas seulement à la nature
même de l'artiste ou à des règles toujours arbitraires,
mais encore à la qualité du sujet où son talent s'ap-
plique. Quoi de plus vrai ? Tel personnage, telles
actions et, par suite, telle ordonnance, la classique dans
certains cas, et, dans certains autres, la romantique.
Don Juan, nous l'avons vu, pense, mais par boutades
ou incartades, il sent, mais par accès, et il agit, mais
par à-coups : le tout fait un chassé-croisé tumultueux
de gestes, de sensations et d'idées. Pour un homme
que l'on assassine, un autre que l'on s'amuse à se-
courir ; pour une femme que l'on délaisse, trois
autres que l'on s'acharne à séduire ; pour un désir
qui tombe, rassasié, vingt autres, qui se lèvent, éner-
giques, et, pour une idée qu'emporte le vent, en
voici deux, en voici trois que le même vent apporte
encore. Ce don Juan, avec sa perruque blonde, son
habit doré, son chapeau à plume et ses rubans cou-
leur de feu, c'est un beau tourbillon qui finit dans un
grand orage. Que le mouvement de la comédie re-
produise le mouvement de ce tourbillon, loin de
m'en étonner, j'admire cela comme un rapport de
parfaite convenance.
Que si maintenant vous me demandiez de vous
dire mes réserves, je vous répondrais que j'en fais
au moins une... Il me paraît que Molière s'est trop
BIBL. UNIV. CVI 2
18 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
visiblement servi de don Juan, beau personnage
de légende, comme d'un bouc émissaire dans lequel
il a voulu mettre tous les péchés du grand seigneur
méchant homme, et qu'ainsi, par moments, sa comédie
ressemble presque à une moralité. Quand Sgana-
relle, que la méchanceté de don Juan épouvante,
s'écrie : « Ah ! quel abominable maître !... » son cri,
c'est le cri d'Orgon. « Ah ! l'abominable homme ! »
quand il découvre les impostures de son Tartuffe.
Seulement, dans Tartuffe... Je vous dirai toute ma
pensée. On peut haïr un homme dans le temps même
où l'on éprouve une sorte d'admiration effrayée
pour le caractère expressif de sa vie haïssable, et
pour le degré d'intensité où cette force mauvaise
arrive en dégageant toutes ses puissances. Ce véri-
table moyen terme qui concilie deux tendances op-
posées et où se satisfont à la fois, à travers une œu-
vre d'art agressive, l'imagination de l'artiste et la
conscience de l'homme, bref, cette admiration ef-
frayée, je la trouve partout dans Tartuffe, je ne la
trouve que par endroits dans Don Juan. Mais, si
je vous développais mon idée, vous verriez trop clai-
rement que, même mort, et malgré Molière, don Juan
peut nous troubler encore ! Il vaut donc mieux que
je me taise.
Albert Rheinwald.
^^-^^^-»#-^-^-;i-^"^4^^H^-^^-^-^-4^^f-^
Macabre cohabitation.
L'histoire sensationnelle qu'on va lire est rigou-
reusement véridique. Je dois d'emblée l'affirmer,
sinon mes honorables lecteurs se croiraient en pré-
sence des divagations saugrenues d'un vaurien malfai-
sant. Elle est authentique, sous réserve de quelques
additions et omissions auxquelles j'ai dû me résoudre,
afin de masquer la personnalité des héros et le lieu
où elle s'est passée.
Il faut savoir que j'ai fait en ma vie nombre d'expé-
riences fâcheuses sur ce qu'il en coûte de dire la vé-
rité. Chaque fois que, dans l'innocence de mon âme,
je l'ai montrée honnêtement, tout entière et toute nue,
j'ai enduré les pires désagréments. Un jour, cela m'a
coûté un œil, un soir on m'a cassé une jambe et quatre
côtes, une autre fois on a empoisonné mon chien,
la quatrième fois j'ai été chassé d'une place princière-
ment rétribuée à quatre-vingt-dix francs par mois ;
souvent tous mes concitoyens se sont ameutés à mes
trousses comme si j'avais prêché avec succès l'insur-
rection contre les pouvoirs établis, et enfin, — mais
je vous prie de ne pas le redire, car cela pourrait
nuire à mon crédit, — j'ai été plusieurs fois traîné en
prison, simplement parce que je n'avais pu cacher
la vérité.
Pourtant je dois avouer que souvent aussi j'ai
20 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
commis des mensonges. Mais lorsque je mentais
cyniquement, les gens me trouvaient toujours très
divertissant, même s'ils étaient directement touchés
par mes fictions. Ils ne m'en voulaient pas de mégayer
un peu à leurs dépens, pourvu que je ne dise pas la
vérité. En revanche, dès que je me risque à narrer
une histoire vraie, ils deviennent furieux comme des
lions de ménagerie piqués d'un bâton pointu et ils
veulent attenter à mes jours. Ainsi, par exemple,
lorsque je contai en petit comité cette nouvelle à la
Boccace, qui ne s'était pas passée à Florence... mais
c'est une autre histoire, je veux conter aujourd'hui
celle des squelettes immoraux et je tenais seulement à
dire d'abord pourquoi je dois taire les noms vérita-
bles des héros de cette aventure et de la ville qui en
fut le théâtre. Avec l'âge on devient prudent.
En 1857 mourut à — hem, hem ! disons à Bu-
reauville, M'"^ Rosine S... halte ! — M»"^ Rosine
Strubli. Elle finit de mort naturelle, une hydropisie
du cœur agrémentée d'apoplexie. La défunte fut
pleurée congrûment par ses proches, savoir son mari,
ses fils et ses filles. On l'enterra en cérémonie au cime-
tière municipal de Mon.... halte ! — Montrésor, qu'on
nommait aussi la Roseraie.
Deux ans après, le veuf inconsolable, M. Charles-
Louis Strubli, suivit sa compagne. Ne voulant pas
se séparer d'elle, même dans l'au-delà, il s'était pré-
cautionneusement réservé de son vivant une place
adjacente à la tombe de la défunte. Il y fut à son tour
enterré en grande pompe, et non moins pleuré que
son épouse.
Les cinq enfants Strubli étaient des gens aux sen-
timents élevés, et pratiquant le culte des morts avec
d'autant plus de ferveur que l'héritage de leurs parents
MACABRE COHABITATION 21
les avait trompés en bien ; aussi, pendant de nom-
breuses années, les tombes des deux époux furent-elles
toujours entretenues avec soin et fleuries avec goût.
Mais le culte des morts était moins enraciné chez les
autorités municipales. La ville s'était fortement accrue
depuis les temps lointains du décès des époux Strubli.
C'est pourquoi le conseil municipal reconnut et dé-
créta un beau jour que le cimetière de la Roseraie
se trouvait à peu près complètement enclavé dans le
nouveau quartier de Montrésor et que, pour des
raisons d'ordre hygiénique, il ne convenait plus de
confier les restes mortels des bourgeois de Bureauville
à une terre entourée d'immeubles locatifs, attendu
que ladite terre, recouvrant lesdits restes mortels,
constituait une menace permanente à la santé des
habitants d'alentour. Pour ces motifs et considérant
que le terrain dudit cimetière de la Roseraie se prêtait
parfaitement à la construction d'une maison d'école,
à l'usage du nouveau quartier, le conseil municipal
décida, à l'unanimité, moins les voix des deux conseil-
lers conservateurs, que le cimetière serait désaffecté
et que les habitants de Bureauville auraient doré-
navant à se faire enterrer en un endroit où leurs
restes mortels prémentionnés ne donneraient lieu à
nulle objection au point de vue de la police sanitaire,
savoir loin de la ville, dans la région paisible et idylli-
que de la gare aux marchandises, des entrepôts de
charbon et des usines métallurgiques, où rien ne vien-
drait désormais troubler leur dernier sommeil.
Dans la partie ancienne du cimetière de la Roseraie,
où les morts dormaient en paix depuis cent ans et
plus, des fouilles furent entreprises sans retard et
une maison d école s'éleva sur cet emplacement.
Les ossements que les fouilles mirent au jour n'étant
22 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
réclamés dans le délai légal ni par leurs propriétaires,
ni par les ayants-droit de ceux-ci, les échantillons
les plus remarquables furent déposés dans la collection
de M. le professeur D^ Blutwurst, le célèbre ethno-
graphe et phrénologue ; le reste fut calciné et les
cendres remises au jardinier municipal Butterlé, pour
servir d'engrais aux plantes ornant les fontaines pu-
bliques.
Il y aurait mainte chose intéressante à glaner dans
le rapport concluant et documenté que M. le pro-
fesseur D*" Blutwurst adressa en l'occurence au conseil
municipal, entre autres de curieuses constatations
relatives à l'épaisseur anormale des boîtes crâniennes
des Bureau villois. Mais ne pouvant m 'étendre comme
je le voudrais sur les découvertes du savant professeur,
je poursuis mor récit.
La partie nouvelle du cimetière de la Roseraie,
où les Bureauvillois morts durant les dernières années
reposaient dans l'attente d'une joyeuse résurrection,
devait pour l'instant être laissée en l'état. On pouvait
en effet admettre avec une certitude suffisante que
les ossements en question ne s'étaient pas encore
dépouillés de leur enveloppe charnelle et terrestre
au point désiré par les esthètes et par la direction
des travaux publics de la ville. Selon le prononcé
du magistrat compétent, ce moment n'arriverait qu en
1913. C'est dans cette partie nouvelle du cimetière
que se trouvaient les tombes des époux Strubli,
décédés en 1 857 et 1 859.
Or en 1913, le magistrat compétent, considérant
que les restes mortels des Bureauvillois décédés jadis
devaient avoir atteint le degré de dématérialisation
voulu, considérant en outre que le cimetière de la
Roseraie était en partie couvert de constructions et
MACABRE COHABITATION 23
que la partie non bâtie demeurait en friche et à l'aban-
don, considérant au surplus qu'ensuite de la construc-
tion de nouvelles rues et du voisinage immédiat de la
maison d'école, l'ancien cimetière n'offrait plus la
tranquillité solennelle et le calme religieux qui con-
vient au séjour des morts, considérant enfin que le
quartier de Montrésor avait grand besoin d'une place
de jeux et de rendez-vous, décréta : que le cimetière
serait transformé en une promenade publique.
Ce décret fut régulièrement publié dans la Feuille
des avis officiels de Bureauville, pour la gouverne des
personnes qui s'estimeraient fondées à former, dans
le délai légal, une opposition motivée au projet d'éta-
blissement de la promenade publique ou qui, en ce
qui concerne les restes mortels mis au jour par les
fouilles et à raison d'un lien de parenté les unissant
auxdits restes mortels, se proposeraient de réclamer
ceux-ci, respectivement de les « transhumer ». Les
opposants éventuels devaient s'adresser, jusqu'à telle
date, à la direction municipale des travaux publics ;
les ayants-droit éventuels pouvaient faire valoir leurs
prétentions, jusqu'à la même date, à la direction
municipale des pompes funèbres.
Lorsque M. Félix Strubli, petit-fils des époux dé-
cédés en 1857 et 1859, lut pour la première fois la
publication du magistrat, il éprouva une sensation
singulière. La Roseraie..., il comprenait cela ; prome-
nade publique..., aussi ; place de jeux et de rendez-
vous,... de même. Mais l'opposition motivée... auxdits
restes mortels... respectivement de les transhumer...
ici son cerveau cessa de fonctionner pendant quelques
minutes. Quand il retrouva ses esprits, il se remit à
lire et la raison s'enfuit de nouveau, cette fois pour
quelques heures. Une troisième fois, il saisit la Feuille
24 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
des avis officiels et relut la publication d'un bout à
l'autre, en scandant à haute voix chaque mot, sur
quoi il dut se mettre au lit, avec le sentiment d'être
radicalement et irrémédiablement pochard.
M. Félix Strubli avait un ennemi intime, exerçant
à Bureauville la profession d'avocat. Il se rendit chez
lui le lendemain et le pria de lui donner, moyennant
paiement des honoraires usuels, une version juridi-
quement et grammaticalement compréhensible de la
publication officielle. M^ Laemmergeier se plongea
dans l'étude du document et le résultat fut un retour
subit de sa vieille maladie, — il était hydrocéphale, —
qui noya ses méninges et l'emporta dans un monde
meilleur, en moins de temps qu'il n'en avait jamais mis
à prononcer un plaidoyer. Par la suite, les héritiers
de l'avocat portèrent plainte pour homicide prémé-
dité contre M. Strubli, qui fut condamné solennelle-
ment aux frais de justice, d'intervention et d'enterre-
ment.
Mais M. Strubli ne se tint pas pour satisfait. Vou-
lant à tout prix obtenir une interprétation du décret, il
courut en désespoir de cause à la direction municipale
des travaux publics, où on lui signifia que la publica-
tion était si simple et si claire qu'un enfant au berceau
pourrait la comprendre, pourvu qu'il eût quelque
culture classique, une connaissance suffisante de sa
langue maternelle et certaines notions de droit pu-
blic et admmistratif. Tant et si bien que, lorsque
M. Strubli se retrouva dans la rue, il fut un peu
honteux de n'avoir pas compris à première lecture la
publication claire et non équivoque du magistrat
municipal.
Il adressa donc à la direction des pompes funè-
bres une requête tendant à ce que lui fussent remis les
MACABRE COHABITATION 25
restes mortels de ses défunts grands-parents, re-
posant en Dieu et au cimetière de Montrésor. Après
constatation de l'identité du requérant, de sa bonne
réputation et des liens de parenté qui l'unissaient à
ses ascendants, la direction des pompes funèbres fit
droit à sa demande avec une promptitude remar-
quable et lui fit parvenir, au bout de deux mois à
peine, un avis officiel indiquant exactement la date et
l'heure de la remise des restes mortels. Touché de
tant de prévenance, M. Félix Strubli, s'étant muni
d'une caisse destinée à recevoir les ossements de ses
aïeuls, se rendit à l'heure dite au cimetière. Il y trouva
les ouvriers chargés de procéder à l'exhumation,
ainsi qu'un fonctionnaire supérieur de la direction
des pompes funèbres.
Après les salutations d'usage, le fonctionnaire
demanda à M. Strubli où se trouvait le cercueil destiné
à recevoir les restes mortels. M. Strubli montra sa
caisse, sur quoi le fonctionnaire lui déclara avec poli-
tesse et fermeté, que les restes en question ne pou-
vaient être transférés à leur nouvelle sépulture dans
une vulgaire caisse, mais seulement dans une bière
décente. Il corrobora cette opinion officielle en don-
nant lecture de quelques passages de la loi cantonale
sur les ensevelissements, de la constitution fédérale
et du code des obligations.
Les ossements ne furent donc pas remis ce jour-là
à M. Strubli et celui-ci, s'étant décidé à faire les frais
d'un cercueil, pria la direction des pompes funèbres de
lui fixer une nouvelle date pour l'exhumation des
dépouilles mortelles de ses grands-parents.
Avec sa prévenance habituelle, l'administration des
pompes funèbres fit droit à la nouvelle requête au
bout de trois semaines et c'est ainsi qu'un beau jour.
26 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
M. Strubli se retrouva au cimetière, accompagné
d'un portefaix poussant la bière sur sa charrette à
bras, et en présence des ouvriers chargés de l'exhuma-
tion, amsi que du fonctionnaire des pompes funè-
bres.
Ce dernier s'apprêtait à donner aux ouvriers l'ordre
de se mettre au travail, lorsque se ravisant subitement
il interpella M. Strubli.
— Si je suis bien informé, vos deux grands- parents
sont ensevelis ici ?
M. Strubli répondit affirmativement.
— Dans ce cas, reprit le fonctionnaire, je regrette
de ne pouvoir procéder à la remise des restes mortels,
car à teneur de la loi cantonale sur les ensevelissements,
il faut deux bières pour les restes de deux personnes ;
l'article 17 interdit en effet d'ensevelir deux corps dans
un même cercueil.
M. Strubli chercha à expliquer qu'il ne s'agissait
pas de corps dans le sens de la loi, mais seulement de
quelques os. Le fonctionnaire ne se laissant pas con-
vaincre M. Strubli, outré, et oubliant le respect dû
à la dépouille de ses grands-parents, s'emporta jusqu à
déclarer qu'il ne lui viendrait fichtre pas à l'idée de
commander une seconde bière pour un demi-quarteron
d'os miteux.
Rien n'y fit ; le fonctionnaire demeura inébranla-
ble et la tombe resta cette fois encore fermée. Les assis-
tants se retirèrent tour à tour, M. Strubli en tête, suivi
du portefaix avec sa charrette à bras, puis le fonction-
naire de la direction des pompes funèbres et enfin
les ouvriers chargés de l'exhumation.
M. Strubli, toujours indigné, donna libre cours à
ses sentiments dans un mémoire-recours salé, adressé
au magistrat municipal. Il s'y trouvait des expressions
MACABRE COHABITATION 27
telles que « décision d'un ridicule achevé », et « en
appeler à l'opinion publique par la voie de la presse ».
En conséquence, le magistrat prit la décision sui-
vante :
« Considérant :
que la grand'mère du recourant, dame Rosine Strubli,
née Taeschli, décédée en 1857 et son grand-père,
Charles- Louis Strubli, décédé en 1859, étaient unis
par le mariage, ainsi qu'il appert des registres de
l'état-civil,
prononce :
le recourant est autorisé, à titre exceptionnel, à réunir
dans un seul cercueil les restes mortels des deux con-
joints prénommés, pour les transporter à leur nouveau
lieu de sépulture, le cimetière de la gare aux mar-
chandises. »
Muni de cet arrêt, M. Félix Strubli se rendit pour
la troisième fois au cimetière et n'eut pas longtemps
à attendre l'arrivée du fonctionnaire de la direction
municipale des pompes funèbres, flanqué des ouvriers
chargés de procéder à l'exhumation. La tombe fut
ouverte ; on y trouva deux crânes, trois humérus ver-
moulus, une dizaine et demie de vertèbres avec un
nombre à peu près correspondant de côtes, trois à
quatre os iliaques, un coccyx et une quantité indé-
terminée de fémurs, de tibias, de tarses et de pha-
langes. Le tout fut déposé sur les copeaux garnissant
le cercueil, après quoi celui-ci fut revissé en présence
du fonctionnaire et scellé par lui.
M. Strubli ayant alors fait signe au portefaix de
charger le cercueil sur sa charrette et de partir, le
fonctionnaire lui déclara, avec politesse et fermeté,
qu'à teneur de l'article X du règlement communal
28 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sur les ensevelissements, il devait se servir pour le
transport du corbillard municipal. En conséquence,
le cercueil fut déposé dans la remise du cimetière,
pour y attendre l'arrivée du corbillard.
Trois semaines plus tard, M. Strubli reçut une
lettre l'invitant à se présenter le lendemain à la direc-
tion municipale des pompes funèbres, bureau N^ 187
de l'Hôtel-de- Ville, pour être entendu dans une affaire
personnelle.
Là, le directeur en personne lui signifia qu'en com-
pulsant les anciens registres, on avait découvert
que la tombe de son grand-père défunt ne se trouvait
pas à gauche, comme on l'avait cru, mais bien à droite
de celle de sa grand'mère. La conséquence de cette
erreur était que les ossements de feu sa grand'mère
avaient été mêlés et confondus dans un même cer-
cueil avec ceux du maître-menuisier Schlaerpeli,
également décédé en 1857. Ces deux dernières per-
sonnes ayant été de leur vivant de sexes différents,
sans être unies par le mariage, il était nécessaire, pour
faire cesser le scandale, que leurs restes mortels
fussent séparés et que ceux de feu M"^^ Rosine
Strubli fussent réunis à ceux de son époux. En récla-
mant 1 exhumation des restes mortels de ses grands-
parents, M. Félix Strubli avait, il est vrai, provoqué
la découverte de cette erreur, mais d'autre part, il en
était résulté pour la caisse municipale une dépense
de deux cents francs en chiffres ronds, somme qui
s accroîtrait encore par suite de la nécessité où l'on
se trouvait d'ouvrir de nouveau la tombe de M.
Strubli au cimetière de la Roseraie, ainsi que celle de
la feue grand'mère au cimetière de la gare aux mar-
chandises, et de séparer les ossements indûment con-
fondus, pour remettre ensemble les bons.
MACABRE COHABITATION
Le directeur des pompes funèbres admettait que
M. Strubli consentirait sans difficulté à rembourser à la
caisse municipale le montant des dépenses faites et à
faire, attendu qu'il les avait occasionnées en faisant
usage de son droit légal de réclamer les ossements.
La direction se permettrait donc de remettre en temps
et lieu sa note de frais à M. Strubli.
Mais M. Strubli déclina cette invitation avec une
énergie si touchante que, poursuivi pour injures et
sévices graves à un magistrat dans l'exercice de ses
fonctions, il est allé faire un stage de trois ans dans les
marais de Witzwil, pour y étudier les procédés d'extrac-
tion de la tourbe, ce qui lui permettra plus tard,
si l'occasion s'en présente, d'entreprendre à son
compte une exploitation de ce genre.
Cependant, l'affaire reste en suspens au point de
vue du droit public, civil et pénal. Les instances com-
pétentes n'ont, en effet, pas encore décidé si, vu l'état
de faits et les circonstances de l'affaire, il convient
de ne pas donner d'autre suite à celle-ci, ou s'il y a
lieu de poursuivre judiciairement le concubinage
posthume des ossements de la grand'mère Strubli avec
ceux du maître-menuisier Schlaerpeli, décédé comme
la première en l'an 1857.
C. A. LoosLi.
Traduit de Vallemand par M. R.
-^^f^^-^HI-^^-^^^^»-»
Ma vie et ma fuite
du « paradis communiste ».
SECONDE ET DERNIERE PARTIE ^
C'était un samedi, jour de corvée de chauffage.
Toutes les lignes des tramways étaient encombrées. Il
fallut attendre deux heures. Une foule énorme se pres-
sait aux arrêts. On prenait d'assaut les voitures pour
aller à la gare de la Baltique. Ayant manqué plusieurs
wagons, je réussis enfin à me cramponner, à m'accro-
cher tant bien que mal et, après des efforts inouïs, à
m introduire à l'intérieur qui était bondé ! Enfin nous
arrivâmes à la gare. Ma compagne me pria de ne
plus lui parler, de ne poser aucune question. Elle
me communiqua que le frère de mon amie fuyait
aussi. Une fois déjà, pour la même tentative, il avait
été arrêté et mis en prison. Aussi avait-il la frousse
et, ayant appris que j'étais de la partie, il avait voulu
rentrer à la maison ; on avait eu toutes les peines du
monde à l'en dissuader. Je devais faire semblant de
ne pas le connaître et il me prévenait qu'au moindre
danger il se sauverait ; il me priait d'en faire autant,
seulement du côté opposé.
En effet, il y avait eu dernièrement beaucoup de
' Pour la première partie, voir la livraison de mars.
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 31
fuites malheureuses. Ainsi on avait tué, d'un coup
de fusil, la jeune princesse Galitzine, née Beckmann,
au moment où elle tentait de passer la frontière.
D'autres avaient été arrêtés et mis en prison.
Une angoisse atroce m'étreignait. Etre fusillée à
cause de mon fils, souffrir en son nom comme tant
d'autres avaient souffert pour leurs proches, me
paraissait même glorieux et il me semblait que je l'au-
rais accepté tranquillement. Mais fournir aux bolche-
viks une cause légitime de m'exterminer me paraissait
humiliant. Enfin il n'y avait rien autre à faire et je
me confiai à la garde de Dieu.
Nous grimpâmes dans les wagons à bestiaux, les
voitures de I, II, et III® ne circulant pas dans les
trains de banlieue.
A l'occasion du samedi, beaucoup de monde allait
dans les environs, beaucoup de Krasnoarmeitzy se
rendaient à Oranienbaum. S'ils s'étaient seulement
doutés du précieux otage qu'ils avaient à côté d eux !
A la station Martichkino, ma compagne me toucha
silencieusement le coude. Nous descendîmes. Il
commençait à faire sombre. Nous cheminâmes long-
temps à la débandade ; je sentais qu'à la moindre alerte
mes compagnons étaient prêts à m abandonner.
En approchant de la mer, dont on entendait déjà le
sourd clapotement, nous vîmes surgir un personnage
qui se dirigeait vers nous. J'eus une angoisse... mais
non, ma Finnoise se précipite vers lui, lui parle tout
bas et nous fait signe de le suivre. Toujours en grand
silence, nous atteignons quelques misérables cabanes,
disséminées le long de la chaussée et nous nous arrê-
tons auprès de l'une d'elles. Un couple sort de la porte,
l'homme russe, la femme finnoise. En jetant autour
d'eux des regards inquiets, ils nous font entrer.
32 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ferment vivement les volets, allument une veilleuse.
A ma question : « Quand nous mettrons-nous en
route ? » on me répond : « Dans deux heures, lorsque
l'obscurité sera devenue complète «. Puis on nous
prévient de ne pas parler à haute voix, ni de sortir, à
cause des patrouilles de krasnoarmeitzy. Nous de-
mandâmes à manger. On nous servit du café de seigle
et des pommes de terre bouillies.
Ayant repris des forces, nous attendîmes avec impa-
tience la venue du pêcheur, qui devait nous conduire
dans sa barque sur la côte de Finlande. A mesure que
le temps avançait, la jeune Finnoise s'agitait et nous
l'entendions discuter à voix basse. Enfin à dix heures,
désolée, elle vint nous prévenir que le pêcheur était
ivre-mort et que pour ce soir il fallait renoncer à partir.
Que faire ? Rentrer à Pétrograd ? Il n'y fallait
pas songer, le dernier train était parti. Cette terrible
tension des nerfs, ces angoisses ne servaient donc à
rien ? Je sentais que je n'aurais plus ni forces, ni
courage pour tenter une seconde fois l'aventure.
Nous nous disposâmes à passer la nuit dans la cabane,
la Finnoise et moi, sur un grand lit d'aspect douteux,
le frère de mon amie par terre, nos hôtes à côté dans
la cuisine.
Exténués physiquement et moralement, nous nous
endormîmes d'un profond sommeil. Au beau milieu
de la nuit nous fûmes brusquement réveillées par des
pas pesants et des voix excitées. Les krasnoarmeitzy,
pensais-je, en me jetant à bas du lit. On entendait le
bruit de quelque chose de lourd qu'on traînait ; les
marches de l'escalier, conduisant au grenier, craquaient.
Rester dans l'incertitude m'était impossible. Je me
précipitai vers la porte. La Finnoise aussi s'était levée.
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 33
tandis que notre compagnon continuait à ronfler.
Par la porte entre-baillée, nous aperçûmes des hommes
qui traînaient au grenier des caisses et des sacs. Que
pouvait bien signifier ce remue-ménage à cette heure
de la nuit ? La jeune Finnoise ne répondait à mes
questions que par des gestes désespérés, m 'engageant à
me taire. Nos hôtes, ayant reconduit leur monde,
vinrent tout joyeux nous conter les bonnes nouvelles;
on venait de leur apporter de la contrebande : vingt-
cinq bouteilles d'alcool, une grande quantité de tabac
et de farine. Ils allaient faire de belles affaires, les ache-
teurs ne tarderaient pas à venir. Ils nous recommandè-
rent encore une fois le silence.
Ainsi nous étions dans un nid de contrebandiers !
Ce serait un comble si la mère du général Wrangel
allait être arrêtée dans une pareille compagnie. C'est
pour le coup que les bolcheviks jubileraient! A l'aube,
arrivèrent les acheteurs. Il y eut encore des chuchote-
ments, des disputes, des caisses et des sacs tramés.
J'exigeai de ma Finnoise une réponse catégorique :
Partirions-nous oui ou non ce soir ? Car autrement
j'étais décidée à retourner à Petrograd. Elle me jura
qu'à peine il ferait nuit, on se mettrait en route et
qu'on avait mis l'ivrogne sous clef.
La journée se traîna lamentablement dans une
attente anxieuse. On nous servit des macaronis tout
noirs et du lait caillé qu'on nous fit payer 8000 roubles.
Nous nous exécutâmes sans récriminer, l'argent
soviétique n'ayant plus aucune valeur pour nous.
Mais voici enfin le crépuscule tant désiré et, avec lui,
notre sauveur, le pêcheur contrebandier et ses deux
camarades. Il était clair que nos hôtes les avaient
régalés, car, sans être vraiment ivres, ils puaient
BIBL. UNIV. CVI 3
34 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
l'eau de vie. Pourtant, nous n'avions ni le temps, ni le
loisir d'hésiter ; en faisant le signe de la croix nous nous
mîmes en route.
La nuit était glaciale, noire, lugubre. Arrivés
près de la mer, les Finnois, chuchotant, jetant à droite
et à gauche des regards inquiets, tirèrent un bateau
d'une grange et le lancèrent dans l'eau. Il roula loin
du bord ; pas moyen d'y entrer sans avoir de l'eau
jusqu'à la ceinture.
Je n'eus pas le temps de me demander comment
j'allais faire, qu'on m'avait saisie, mise sur le dos du
Finnois qui se tenait dans l'eau et qui me déposa
comme un sac de farine au fond de la barque. Nous
avions pris congé de la jeune Finnoise dans la cabane,
car elle avait craint de nous accompagner.
Nous étions cinq, les trois pêcheurs, moi et le frère
de mon amie. Le bateau était une misérable petite
embarcation de pêcheur à voile. Comme il s était
enlisé dans un banc de sable, il fallut de longs efforts
qui nous parurent interminables, pour le faire bouger.
Le froid était pénétrant. La barque avançait, secouée
par les vagues qui, de temps à autre, nous aspergeaient
d'écume glaciale. Les pêcheurs, à tour de rôle, pui-
saient l'eau du fond de la barque. Mes pieds étaient
trempés. Je regardai à ma montre, il était huit heures
précises. Mais voici que la direction du vent change ;
les Finnois commencent à s'agiter, mettent la voile
et nous prient de rester immobiles, car le vent est
contraire et nous sommes obligés de contourner
Cronstadt où la mer est toujours sillonnée par les
faisceaux lumineux des projecteurs.
On me fourra tout au fond de la barque dans l'eau
glaciale. Maintenant, j'étais prise comme dans une gaine
de glace ; mes dents claquaient, l'atroce froid avait tué
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 35
en moi tout sentiment de peur, je n'avais qu'une idée :
me réchauffer.
Enfin voici le redoutable Cronstadt avec ses gerbes
de feu derrière nous ; on ne voit plus que l'immensité
de la mer. Mes pieds sont raidis par le froid, je suis
secouée de frissons. Le temps passe, les trois heures
dont on avait parlé sont depuis longtemps écoulées, et
nous voguons toujours.
Une subite rafale arrache la voile et casse le mât.
Je commence à avoir peur. Les Finnois, dressés
de toute leur taille dans notre frêle embarcation,
tâchent de réparer tant bien que mal le désastre, en
s invectivant et en perdant la tête. A chaque mou-
vement, la barque s'incline tantôt à droite, tantôt à
gauche et risque de chavirer en nous entraînant au
fond de la mer. Heureusement les souffrances causées
par le froid sont un bon dérivatif à la peur. Je me sens
à moitié morte et ce n'est pas étonnant : on est au
25 octobre, la nuit est glaciale et nous sommes mouil-
lés jusqu'aux os.
Enfin la voile est réparée ; les Finnois assurent que
nous arrivons au terme de notre voyage. Mais nos
épreuves ne sont pas finies. Une neige épaisse se met
à tomber, cachant à nos yeux l'horizon d'un mur
blanc. La neige en fondant coulait dans le dos ; mon
chapeau était ruisselant et ma tête glacée. On avait
peine à diriger le bateau qui semblait flotter au gré
des vagues et du vent. Je regarde encore ma montre :
quatre heures. Voici huit heures que dure notre
voyage. Tout-à-coup, les Finnois s'animent ; mon
compagnon qui, jusque-là, paraissait inerte, se met
à sourire et à hocher joyeusement la tête. A tra-
vers la neige qui diminue, on aperçoit le rivage. Les
pêcheurs enlèvent la voile et se mettent à ramer.
36 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Je ne réagis presque plus, il me semble que mon âme
aussi est gelée. La barque touche un banc de sable
et s'arrête de nouveau loin de la rive. Les Finnois ont
peur des patrouilles, ils chuchotent et nous pressent,
en nous ordonnant de nous taire. Mais mes mal-
heureuses jambes sont tellement raidies par le froid
que je n'ai pas la force de me lever. L'un des Fin-
nois me saisit sous les bras, l'autre par les jambes;
ils me transportent à terre et me jettent comme un
corps mort sur la plage. Puis, sans même répondre à
nos questions, ayant saisi leurs sacs à marchandises,
ils disparaissent en rampant derrière les arbres.
Et me voici seule avec mon compagnon, mais je
reste inerte, sans trouver la force de me réjouir,
ni de me relever. Mon compagnon, lui, s'était trans-
formé, il riait; m'aidait à me lever et m'engageait à
nous mettre plus vite en route. Il était quatre heures
et vingt minutes. Mais de quel côté aller ?
Nous nous acheminâmes au hasard par la forêt,
nous perdant en conjectures pour deviner où nous
étions. En marchant, je me réchauffai un peu et me
dégelai physiquement et moralement. L'aube commen-
çait à blanchir, lorsque nos pieds s'embarrassèrent.
En regardant attentivement, nous reconnûmes un
réseau de fils de fer et des canon . Mon compa-
gnon qui connaissait bien la Finlande me dit :
— Nous sommes au fort Ino. Il faut aller dans la
direction opposée vers Térioki.
Nous nous remîmes en marche toujours par la forêt.
De temps à autre, nous passions devant des villas,
fenêtres et portes clouées : partout un silence de
mort, pas une âme. Voici une localité plus habitée.
Nous frappons à plusieurs portes, on entend grogner à
1 intérieur sans que personne ne paraisse. Enfin,
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 37
une maison où une lumière brille à la fenêtre.
Nous frappons ; un couple finnois très sympathique
▼ient nous ouvrir. Nous expliquons que nous sommes
des réfugiés russes et demandions la permission de nous
reposer et de nous chauffer un peu. Ils nous engagent
très hospitalièrement à entrer. Seigneur ! quel bon-
heur ! J'aperçois un poêle brûlant. Ma gaine de glace
commence à fondre, de petits ruisseaux coulent de
tous côtés. N'ayant rien pour changer mes vêtements
trempés (on se souvient que j'avais fui sans rien em-
porter), je suis infiniment reconnaissante à la Finnoise,
qui m'enlève mes bottines trouées, mon manteau,
mon chapeau ruisselant et m'installe près du poêle
en me couvrant les épaules d'une couverture ouatée.
Grand Dieu ! Quel béatitude ! Jamais je n'ai éprouvé
de sensation plus délicieuse, c'est comme si après la
mort je revenais à la vie. Je ressens aussi une faim
violente. Malheureusement, je n'ai dans ma poche
que 16 marks finnois. M'étant concertée avec mon
compagnon, celui-ci me dit :
— Je vous conseille de vous nommer. Le bonhom-
me a bien certainement entendu parler de votre fils
(c'était avant la catastrophe de la Crimée). Nous
lui donnerons un mot pour ma sœur qui le rem-
boursera.
Et, en effet, à peine le Finnois fut-il informé de
mon nom, qu'il appela sa vieille mère et les enfants
qui nous entourèrent. Il nous dit que toute sa sympathie
était pour les Blancs et qu'il avait été plus d'une fois
dans le temps à Pétrograd. En un clin d'oeil, la table
fut couverte d'un tas de bonnes choses que je n avais
pas vues depuis deux ans : des œufs durs, du fromage,
du beurre, du lait caillé et du pain blanc ! Nous
devions probablement avoir l'air bien extraordinaire.
38 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
car nous contemplions tout cela avec des yeux avides
et étonnés. On nous servit du café fumant avec du
lait et du sucre ! Je sentais le sang bouillonner
dans mes veines, j'avais même trop chaud.
Lorsque mes vêtements furent plus ou moins secs,
j'endossai mes loques, en ayant soin d'assujettir ma
semelle avec une ficelle. Mon manteau se tenait
raide comme une cloche, mon chapeau et mes bottines
s'étaient recroquevillés.
Il était temps de partir pour la quarantaine, que
malheureusement il nous était impossible d'éviter. Le
Finnois proposa de nous conduire en voiture jusqu'à
Térioki, qui était encore à vingt verstes. Nous accep-
tâmes avec reconnaissance. La voiture se trouva être
un simple chariot rempli de paille. Le Finnois n'en
possédait pas de meilleure. Mais ceci me parut insi-
gnifiant, la vie m'en ayant fait voir bien d'autres.
Après avoir chaudement remercié nos hôtes, nous
grimpâmes dans le chariot, et, fouette cocher !
A chaque cahot nous tressautions, mais tout était
oublié, les trois nuits d'insomnie, l'atroce souffrance
du froid, la crainte d'être arrêtés ou de périr en mer.
Vers neuf heures du matin, nous étions à la quaran-
taine. On nous fit subir un interrogatoire et d'autres
formalités. On me dévisageait comme le merle blanc.
Mon compagnon se tordait de rire en regardant mon
costume.
Nous fûmes retenus durant deux semaines. Et ju-
gez de la puissance des nerfs : à soixante et un ans,
après toutes les épreuves des derniers jours, je
n'attrapai pas même de rhume. Il n'y eut que la
nourriture convenable qui, après les détritus soviéti-
ques, fut nuisible les premiers temps à mon estomac.
Durant mon internement, les journaux locaux ayant
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 39
parlé de rintrépide voyageuse, mère du général
Wrangel, qui avait réussi à s'échapper de Sovdépie,
je reçus une quantité de lettres de sympathie de la
part de Russes connus et inconnus et une adresse
dont je fus profondément touchée, signée par de nom-
breuses familles finlandaises qui m'exprimaient leur
satisfaction de me savoir à l'abri dans leur pays et me
parlaient en termes élogieux de mon fils.
La mission américaine qui, durant les jours tra-
giques de la catastrophe de Crimée, avait partout
fait preuve de tant de cœur vis-à-vis des Russes, fut
touchante pour moi. Elle me fournit non seulement
une quantité de 'produits alimentaires, mais aussi des
vêtements chauds. J'étais profondément émue de
toutes ces marques de sympathie et de respect, dont
j'avais perdu l'habitude ces dernières années. J'avais
la sensation d'avoir été touchée par la baguette ma-
gique de quelque fée puissante.
Lorsque ma quarantaine fut achevée, mon ami
vint me chercher pour me conduire dans sa ravissante
villa où je passai trois mois et demi, jouissant d'un
repos bienfaisant, en attendant le visa pour l'Allema-
gne. Grâce aux soins les plus tendres et les plus
dévoués et malgré les tourments pour mon fils, causés
par l'évacuation de |la Crimée, je repris petit à petit
mon aspect normal. En février, je pus rejoindre mon
mari à Dresde, qu'il avait gagné, de la Finlande,
peu de temps avant ma fuite.
Pour le moment nous y vivons en réfugiés sans perdre
courage, espérant et croyant fermement à la régéné-
ration et à la prospérité future de notre malheureuse
patrie.
Je ne veux pas clore ces lignes sans parler, ne fût-ce
que brièvement, de l'état actuel du malheureux Pétro-
40 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
grad. Son aspect extérieur a pris un air légèrement
bucolique. Au Newsky, sauf les autos des commissaires
et les lourds camions, il n'y a pas d'autre mouvement
que celui des piétons. Bien des rues (même le Newsky,
vis-à-vis du Théâtre Alexandre) sont couvertes
d'herbe. L'air est plus pur et plus transparent que
jadis, grâce au chômage des fabriques. Le public ne
circule pas sur les trottoirs, mais au milieu de la chaus-
sée ; les uns portent sur leur dos des sacs avec la ration,
d'autres marchent en mangeant le pain qu'ils viennent
de recevoir à la boulangerie municipale. Peu de
temps avant mon départ les habitants affamés de Pé-
trograd eurent une agréable surprise : ils reçurent
d'immenses cargaisons de pommes qui furent distri-
buées en grande quantité. On m'a conté qu'un étranger,
arrivé en ce moment à Pétrograd, fit la remarque
suivante : " De quoi les Russes se plaignent-ils ?
N'ont-ils pas toutes les raisons de se croire au Paradis?
Ils se promènent nus et mangent des pommes ».
On voit en été, dans la rue, des dames qui achèvent
d'user leurs robes élégantes, tout en étant chaussées
d'espadrilles en ficelle et ne portant pas de bas. En
hiver, les luges sont les seuls véhicules. On y trans-
porte les meubles, les ustensiles de ménage, les bagages,
la ration qu'on vient de recevoir ou les pommes de
terre obtenues à grand'peine chez les « méchetch-
nlkl«\ Des mères exténuées y traînent leurs enfants.
Les magasins sont fermés, portes et fenêtres clouées,
car les marchandises sont toutes réquisitionnées et les
entreprises nationalisées. L'aspect du public, sans
' • Méchelchnik' ' du mot méchok (»ac). On nomme ainsi ceux qui, aux ritqua
et périls de leur vie. vont à la campagne, en province, chercher de* provisions pour
ïen revendre à des prix fabuleux aux habitants des deux capitales. Ce commerce
est sévèrement prohibé.
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 41
parler de son accoutrement fantaisiste, attire l'attention
par un air maladif ; les visages sont boursoufflés,
avec des poches sous les yeux et un teint de cire.
Dans le domaine intellectuel, le niveau a positivement
baissé. En causant avec mes collègues du Musée,
tous gens de la plus haute culture, nous savions
d'avance que chaque conversation finirait fatalement
par des questions de produits alimentaires, des dif-
ficultés qu'on a pour s'en procurer, etc. La plupart des
gens sont devenus irritables, méfiants et ont un air
de bêtes traquées. Tous, sans exception, ont la mé-
moire très affaiblie. Une quantité d'hommes éminents
ont péri de faim ou ont été fusillés. Je sais que les
académiciens Lappo-Danilewsky, Schachmatoff, le
professeur V. Hessen et bien d'autres sont morts
d'épuisement. On pourrait écrire un long martyrologe
de tous ceux qui, à la fleur de l'âge et du talent, ont
péri de la main des bolcheviks.
La position des professeurs, des étudiants et des
autres personnes de la classe intellectuelle n'est guère
meilleure que celle des anciens aristocrates, ils vivent
aussi dans une continuelle attente de perquisitions et
d'arrestations. Avec le reste du public, ils perdent leur
temps à faire, durant des heures, la queue devant les
magasins municipaux pour recevoir un peu de pain
ou de hareng et sont assujettis aux mêmes corvées.
Pour gagner plus d'argent, ils prennent du service
simultanément dans plusieurs institutions et la science
y perd.
Du reste, la science et l'instruction périclitent.
On n'a ni manuels, ni matériel scolaire. On ne reçoit
plus les revues scientifiques étrangères et celles qui
s'éditaient en Russie ne paraissent plus. La plupart
des écoles ne figurent que sur le papier; en réalité.
42 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
leur nombre est réduit au minimum, faute de locaux, de
chauffage, de livres, de maîtres. Grâce à l'éducation
en commun des garçons et des filles, au manque de
discipline et au relâchement des mœurs, la déprava-
tion est générale. On a enlevé les saintes images des
classes, et les enfants n'osent plus porter leurs croix
de baptême. Pour corrompre la jeunesse, on la mène
au cinéma assister à des pièces révoltantes, telles
que les aventures de Raspoutine et des scènes
soi-disant véridiques de la vie intime des membres
de la famille impériale. De temps à autre, on voit dans
les rues des affiches représentant en grandeur naturelle
« Nicolas le sanglant », c'est ainsi qu'ils nomment le
défunt tsar, martyrisé et mis à mort par eux. Il y est
représenté dans un état de complète ivresse, en grand
manteau de cour, la couronne lui tombant de la tête.
Sous ses pieds s'amoncellent des cadavres ensanglantés
d'ouvriers et de prolétaires.
On organise des clubs de jeunes communistes.
J'ai eu l'occasion d'entendre leurs discours ; on frémit
à 1 idée de la nouvelle génération qui se prépare pour
la Russie.
Les églises, des maisons privées, des établissements
d'éducation, toutes les institutions publiques et
militaires sont fermées. Le clergé n'est exempt
d'aucune corvée. Les journaux sont remplis de per-
siflages et d'outrages grossiers et obscènes à son adresse.
Le Journal rouge y a même consacré une rubrique
spéciale. D'un autre côté on constate une recrudescence
générale de ferveur religieuse. Les processions qui,
ces derniers temps, ont été admises, grâce à l'in-
tervention d'une partie des ouvriers, attirent des
centaines de milliers de fervents : jamais dans l'ancien
temps on n'en vit d'aussi grandioses. Des congréga-
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 43
tions ont été organisées. Les églises regorgent de monde
et sont entretenues aux frais des paroissiens, aussi il
faut voir avec quel amour et quelle ardeur ces derniers
y veillent et les ornent de guirlandes, de feuillage
et de fleurs de papier. On a formé d'excellents chœurs.
Dans le clergé, on remarque un nouveau type de prêtre,
plusieurs ont fait des études universitaires. Les sermons
aussi ont pris un nouveau caractère, on y sent le lien
spirituel entre le prêtre et la congrégation. La souf-
france et le malheur les ont unis et les rapports en sont
devenus plus intimes et plus affectueux. Les confes-
sions en commun sont très répandues. Jamais je n'ai
eu l'occasion d'observer une atmosphère de piété aussi
intense que celle qui règne dans les églises lorsque,
parmi les sanglots, toute l'assistance se confesse
comme un seul homme. Je connais plusieurs personnes,
très indifférentes en matière religieuse, qui sont
devenues profondément croyantes.
Je ne me charge pas de parler de l'état financier et
économique de la Russie, cela demande des connais-
sances statistiques et scientifiques et j'ai toujours été
étrangère à ces questions. Actuellement un véritable
chaos règne dans ces domaines. Je sais seulement que,
tandis qu'à Pétrograd, Moscou, Penza et Kharkoff,
on imprimait journellement 7 millions de roubles,
nous, les employés, restions des mois sans recevoir
nos appointements, faute d'argent dans l'Etat.
Malgré les gages fantastiques (les plus modestes
sont de 3000 r.) les gens se promènent à moitié nus
et meurent de faim. Ceux qui travaillent ont seuls le
droit d'habiter, ou plutôt de végéter à Pétrograd.
« Mangent seulement ceux qui travaillent ». Ces mots
sont imprimés sur les cartes des travailleurs. Aussi,
tous ceux qui ne sont pas encore tombés en enfance
44 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et qui ont la force de se tenir debout, ont envahi les
institutions de l'Etat. Cela contribue-t-il à la prospérité
de la chose publique ? Voilà une question qui n'inté-
resse guère les autorités bolchévistes, qui font tout
exclusivement pour l'extérieur.
Le nom des rues et des palais a été changé.
Ainsi, le palais de Tauride, dont les murs ont été
témoins de tant d'événements, s'appelle palais d'Ou-
ritzlcy, en mémoire d'un communiste tué en 1918.
Le palais du grand duc Serge Alexandrovitch
se nomme palais Nahamkes. De même beaucoup
d'autres mstitutions et palais ont échangé leurs
noms historiques pour des noms chers au bolchévisme.
La principale rue de Pétrograd, le Newsky, s'appelle
maintenant « la Perspective du 25 octobre » (jouT de
l'usurpation du pouvoir par les bolcheviks). L'ex-
résidence impériale, où toute la famille impériale a
habité jusqu'au jour de l'exil en Sibérie, n'est plus
Tsarskoe-Selo, mais Diertzkoe-Selo d'Ouritzky. Pav-
lovsk, l'historique Pavlovsk dans les environs de Pétro-
grad, est nommé Sloutzk en mémoire de la communiste
Vera Sloutzky.
A chaque pas on peut admirer une quantité de mons-
trueux monuments, vraies caricatures en plâtre des
« pères de la révolution'» : Lassalle, Karl Liebknecht»
Rosa Luxembourg, Volodarsky. On en avait érigé un
pour Sophie Perowsky, qui avait pris part au meurtre
d'Alexandre H. mais il fallut l'enlever, car cette image
grotesque, quelque chose entre une gigantesque
chauve-souris et un stalactite, produisait sur tous les
passants un effet d'hilarité bien contraire à celui
qu'avait voulu produire l'artiste. Les peintres et les
sculpteurs attitrés de la république des paysans et des
ouvriers sont futuristes et cubistes, aussi l'on peut
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 45
facilement se représenter toute la beauté de ces mo-
numents.
Le poète « de cour » VI. Maiakovsky glorifie dans
ses vers le paradis communiste, son talent est très
apprécié. Il y a aussi des poètes prolétaires et paysans.
Le Champ de Mars, où jadis on faisait de brillantes
revues et où l'on peut encore admirer la statue de
Souvaroff, est devenu le Panthéon moderne, on y
enterre les héros de la révolution. On y trouve une boue
et une saleté indescriptibles. Du reste, la saleté règne
partout. L'état sanitaire de la ville est effroyable. Les
maisons, faute de matériaux (on ne trouve même pas
de clous) ne se réparent plus et risquent de s'écrouler.
Les tuyaux de canalisation et les conduits d eau ont
éclatés ,grâce à l'absence de chauffage (toutes les bâ-
tisses de bois, les barques, les forêts environnantes,
tout a été brûlé). Les ordures, l'eau sale, tout est vidé
n'importe où, dans la cour, sur l'escalier, par les
fenêtres dans la rue. Les dvorniks étant supprimés
comme une invention bourgeoise, ce sont les malheu-
reux habitants, affaiblis par la faim et non habitués
à ce genre de travaux, qui doivent entretenir la propreté
dans les maisons, les cours et les rues. La saleté
s'accumule, les immondices obstruent les tuyaux et
débordent. On voit d'ici le tableau. Les « journées »
et les « semaines sanitaires », inventées pour martyriser
le « bourgeois », sont impuissantes à remédier au mal.
Dans la plupart des maisons privées, ainsi que dans
les institutions publiques, la température est à zéro.
Les habitants ne quittent jamais leurs pelisses, leurs
chapeaux et — les heureux qui en possèdent — leurs
caoutchoucs. On écrit en gants de laine dont les doigts
sont coupés comme des mitaines. On dort sans
se déshabiller, en se couvrant de toutes les hardes
46 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
qu'on possède. La plupart des gens ne se lavent qu'une
fois par semaine à cause du froid et ne changent de linge
que très rarement, le prix du savon étant inabordable.
Les poux pullulent, les hôpitaux, les bains publics,
les écoles, les tramways en sont pleins. Et les poux
— on le sait bien — sont les meilleurs agents des épi-
démies.
Je ne puis m empêcher de raconter à ce sujet une
histoire bien amusante. Les soldats de l'armée rouge ne
reçoivent de congé qu'après avoir été atteints du typhus.
Alors ayant entendu dire qu'il faut se méfier des poux,
ils ont imaginé la combinaison suivante : se faire
inoculer la maladie précisément par ces insectes et,
de cette façon, réaliser le rêve si longtemps caressé,
aller en congé à la maison. Il se trouva immédiate-
ment des individus pour spéculer sur cette originale
marchandise, en vendant à 250 r. la boîte de 5 poux,
pris sur un malade du typhus.
La mortalité est monstrueuse. La population est
décimée par les typhus de tous genres, l'influenza
espagnole, la dysenterie, le choléra et tout simplement
par l'épuisement. En 1917, elle était de 2.440.000
d'individus; en 1920, on n'en comptait plus que 705 .000.
Il faut aussi tenir compte de l'émigration et des
exécutions.
L'état des hôpitaux est indescriptible, ils sont,
ainsi que les postes d'évacuation, surchargés de
monde. J'ai entendu dire, par un docteur très connu
de l'hôpital militaire Nicolas, que des convois de 10
mille malades et blessés du front, arrivés à Pétrograd,
n'avaient pu être évacués, faute de place, sur les
hôpitaux. Les malheureux avaient eu mains et pieds
gelés et beaucoup étaient morts de froid. Le personnel
médical lui-même n'est pas plus épargné par les mala-
MA VIE ET MA FUITE DU PARADIS COMMUNISTE 47
dies que le reste du monde. Tout fait défaut. On
possède un thermomètre pour deux cents malades.
Les remèdes les plus nécessaires manquent : il n'y a
pas même d'huile de ricin, ni de bicarbonate de
soude, et aucun narcotique. Dans les salles d'opéra-
tion la température est de 2°-'3*^, les chirurgiens n'ont
pas les instruments nécessaires pour les opérations.
Les bams ne fonctionnent pas, les W.-C. sont des
cloaques. Dans les morgues, les cadavres s'amoncel-
lent; on n'a aucun cercueil, ni moyen de transport
pour les mener au cimetière. Les garde-malades sont
grossières, peu préparées au travail, elles dépouillent
les malades et pillent les hôpitaux. Les sœurs de charité
nouvellement formées pensent plus à leur flirt qu à
leur vocation.
On peut s'imaginer ce que sont les voyages.
Les voitures sont surchargées de monde, même les
filets à bagages sont occupés . Les poux pullulent. Pas
moyen de trouver de quoi se nourrir en route. Le
nombre des voitures détériorées est énorme. Les
« camarades » couvrent la locomotive, les toits, s'ac-
crochent et se suspendent partout. Même tableau dans
les tramways. Les catastrophes se multiplient; faute
de matières graisseuses, les essieux s'enflamment,
les voyageurs cassent les vitres, se précipitent par les
fenêtres, s'écrasent.
Des personnes, venues de la province, m'ont assuré
que toute la Sovdépie était dans la même état infernal.
Voilà mes impressions sur l'existence au « paradis
communiste », j'ai besoin d'en faire part au monde
civilisé.
Baronne Marie Wrangel.
l^'Août 1921.
^^^^^^H^^^^HHHHHH^^4^^k^^-
Le droit fluvial international
et le régime du Danube.
SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE ^
En résumé, dans le régime du Danube, tel qu'il
résultait des divers actes diplomatiques, on distin-
guait avant la guerre mondiale : le Bas-Danube ou
Danube maritime (de Braïla à la mer) ; le Danube
moyen (des Portes de Fer à Braïla) ; le Haut- Danube
(d'Ulm, où il devient navigable, jusqu'aux Portes
de Fer).
1° Le Bas-Danube était soumis à une législation
conforme aux principes qui régissent les fleuves
« conventionnels ■ . La navigation et le commerce
y étaient libres, quels que fussent les pavillons. L'au-
torité de la Commission européenne s'exerçait jus-
qu'à Braïla ; mais la partie du bras de Kilia, dont
les deux rives se trouvaient soit en Russie, soit
en Roumanie, était soustraite à son pouvoir et même
à son contrôle. Quant à la partie mixte, c'est-à-dire
qui coulait entre les territoires russe et roumain,
les règlements en vigueur dans le bras de Soulina
lui étaient appliqués, sous la surveillance d'une com-
mission spéciale russo-roumaine.
* Pour la première partie, voir la livraison de mars.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 49
2° Le Danube moyen échappait à toute organisa-
tion commune, la Roumanie ayant refusé son adhé-
sion au projet Barrère. Le traité de Londres restait
sans effet et la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie exer-
çaient la police et le contrôle sur leurs eaux terri-
toriales.
3° Le Haut-Danube était abandonné aux riverains :
le Wurtemberg, la Bavière, l'Autriche-Hongrie, la
Serbie affranchie. En réalité, le commerce y était
presque exclusivement au pouvoir de l'Autriche,
contrairement aux principes de 1815 et de 1856
qui tendaient à établir la loi de l'égalité ^universelle,
la communauté du fleuve et, sur tout le cours, un
régime uniforme.
Quant aux Portes de Fer, l'exécution des travaux,
confiée d'abord à l'Autriche et à la Turquie par le
traité de 1 87 1 , avait été finalement attribuée à l'Au-
triche seule en 1878. Et, de sa propre autorité, le
gouvernement hongrois avait réglementé et tarifé la
navigation.
On voit par ce résumé que le plus incroyable man-
que d'unité caractérisait l'organisation du Danube,
par la faute surtout de l'Autriche-Hongrie qui ne
voulait voir que sa position sur le fleuve et se refu-
sait à le considérer comme un ensemble.
Les choses en étaient là quand la guerre mondiale
éclata.
La guerre n'entraîne pas par elle-même l'annu-
lation des traités internationaux, conclus en temps
de paix. Mais le grand conflit, qui débuta par une
trahison de la foi jurée et l'invasion d'un pays dont
la neutralité était garantie par la Prusse même, ne
devait pas davantage respecter la neutralité des ou-
vrages et établissements créés par la Commission
BIBL- UNIV. CVI 4
50 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
européenne. Pendant toute la durée des hostilités,
Tactivité de cette commission fut suspendue et rien
ne subsista d'elle jusqu'au jour où le Traité de Ver-
sailles la rétablit, parce qu'elle correspondait à des
nécessités qui ne pouvaient pas ne pas recevoir sa-
tisfaction aussitôt.
A la partie qui concerne les ports, voies d'eau
et voies ferrées, le traité de paix dit :
La Commission européenne du Danube est rétablie,
mais ne comprendra provisoirement que les repré-
sentants de la Grande-Bretagne, de la France, de
l'Italie et de la Roumanie.
L'Allemagne est tenue à toutes restitutions, ré-
parations et indemnités pour les dommages subis
pendant la guerre par la Commission européenne.
En amont du parcours soumis à sa juridiction,
il est institué une Commission internationale, com-
prenant deux représentants des Etats allemands ri-
verains, un de chacun des autres Etats riverains,
un de chaque Etat non-riverain représenté à la Com-
mission européenne du Danube.
L'administration de la partie susdite du fleuve
est assurée provisoirement par la Commission in-
ternationale, jusqu'à ce qu'un statut définitif soit
édicté.
Des dispositions spéciales règlent la question des
travaux, notamment aux Portes de Fer.
Le mandat donné par l'art. 57 du traité de Ber-
lin (13 juillet 1878) à l'Autriche- Hongrie, et cédé
par elle à l'Autriche, pour l'exécution des travaux,
lui est retiré.
L'Allemagne cédera aux Puissances alliées ou as-
sociées intéressées, tant en ce qui concerne le Da-
nube que l'Dbe, l'Oder et le Niémen, les remor-
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 51
queurs, les bateaux et le matériel nécessaires à 1 uti-
lisation du fleuve (quotité à fixer par les arbitres
désignés par les Etats-Unis d'Amérique).
En cas de construction dune voie navigable à
grande section Rhin-Danube, TAllemagne s'engage
à appliquer à la dite voie le régime de la liberté et de
l'égalité.
Toute convention générale conclue, dans un dé-
lai de cinq ans, entre les Puissances alliées et asso-
ciées au sujet des ports, voies d'eau et voies ferrées,
et approuvée par la Société des Nations, sera obli-
gatoire pour l'Allemagne.
Conférence de la Société des Nations
à Barcelone (1921).
La première Conférence générale des Commu-
nications et du Transit, convoquée par la Société
des Nations, s'est réunie à Barcelone, sous la pré-
sidence de M. Gabriel Hanotaux,
A cette imposante assemblée, oii devaient être
prises les dispositions prescrites à l'article 23 du
Pacte de la S. d. N., quarante- deux pays étaient
représentés par des membres ou des délégués directs
de leurs gouvernements. L'Allemagne et la Hon-
grie ne participèrent qu'à titre consultatif aux tra-
vaux. Il s'agissait d'élaborer conjointement et d'ar-
rêter en des actes spéciaux un certain nombre de
conventions et obligations internationales, en rempla-
cement de celles que la guerre avait rompues. Un
statut sur la liberté du transit et un statut sur le ré-
gime des voies navigables d'intérêt international
sortirent des délibérations qui durèrent six semaines,
du 10 mars au 20 avril 1921.
52 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
En acceptant l'invitation de la Société des Na-
tions, les pays qui participaient à la Conférence de
Barcelone se disaient désireux, <> en ce qui concerne
le régime international de la navigation sur les eaux
intérieures, de poursuivre l'évolution commencée
il y a plus d'un siècle et affirmée solennellement
dans de nombreux traités. » Ils reconnaissaient, en par-
ticulier, « qu'une consécration nouvelle de la liberté
de la navigation, dans un Statut élaboré par quarante
et un Etats appartenant aux diverses parties du monde,
constituait une étape nouvelle et significative de la
coopération entre Etats, accomplie sans porter au-
cun préjudice à leurs droits de souveraineté ou d'au-
torité. >'
En effet, on aurait tort de voir dans l'aptitude,
déjà séculaire, des nations à établir entre elles des
rapports nouveaux, c'est-à-dire à s'assurer par voie
de mutualité et de réciprocité le bénéfice de certains
avantages, on aurait tort, disons-nous, de voir
dans ces collaborations ou ces coopérations nées,
une à une, de nécessités pratiques une abdication
quelconque. Les méthodes modernes de transport
accéléré, par exemple, en diminuant les distances,
ont pour ainsi dire rapetissé la Terre. Dans le temps
qu'il fallait au XVIII^ siècle pour aller de Paris à Mar-
seille, on va en Amérique aujourd'hui. Il en est ré-
sulté une interpénétration d'intérêts qu'il a fallu
sauvegarder par des moyens nouveaux. Mais accep-
tés et non imposés, les arrangements internationaux
inaugurés au début du XIX^ siècle, loin d'affaiblir le
fait national, l'ont confirmé et il n'apparaît point
qu'en reconnaissant la valeur de la règle, de 1 ordre,
de la sécurité, on s'achemine vers une utopique
unité du monde par la décomposition des nations.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 53
La raison, l'intérêt bien compris n'impliquent au-
cune renonciation à la personnalité et à la souve-
raineté des Etats liés par leur seul consentement
à une discipline délibérément contractuelle, repo-
sant sur la réciprocité, la bonne foi, la confrater-
nité \
Nous ne ferons que mentionner la Convention
de Barcelone sur la liberté du transit, l'objet de notre
étude étant spécialement le statut relatif au ré-
gime des voies navigables d'intérêt international.
Une fois de plus, la nécessité de la coopération
internationale pour l'utilisation rationnelle de ces
grandes voies de trafic a été reconnue et proclamée
à Barcelone, mais c'est la première fois qu'une con-
férence eut à envisager l'universelle application des
principes qu'elle allait adopter. Leur élaboration
était de ce fait délicate, l'entreprise difficultueuse.
Il a été démontré qu'elle n'était pas impossible.
Par la conciliation supérieure de thèses opposées,
par la fusion de droits dissemblables, — le droit
fluvial sud-américain et le droit fluvial européen,
par exemple, — une transaction a été trouvée. Ues-
prit d* unité, disait un délégué, l'emporta. L'idée
d'une réglementation universelle a triomphé
Il a été décidé que chacun des Etats contractants
accordera sur les voies d'eau ou parties des voies
d eau naturelles ou artificielles, soumises au ré-
gime de la Convention générale, le libre exercice
de la navigation aux navires et bateaux battant
pavillon de l'un quelconque des Etats contractants.
Les ressortissants de ceux-ci, leurs biens et leurs
« La confraternité trop oubliée de l'espèce humaine s'entrelacera par une
circulation plus amiable et plus active dans tous les rapports politiques et com-
merciaux ». (Mirabeau.)
54 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pavillons, sous tous les rapports, seront traités sur
le pied d'une parfaite égalité. Aucune distinction,
notamment, ne sera faite entre les ressortissants,
les biens et les pavillons des Etats non-riverains et
des Etats riverains, y compris celui sous la souve-
raineté ou l'autorité duquel se trouve la partie de
voie navigable. En conséquence, aucun privilège
exclusif de navigation ne sera accordé sur lesdites
voies à des sociétés ou à des particuliers.
Tout Etat riverain aura cependant le droit de ré-
server à son propre pavillon le transport des voya-
geurs et des marchandises d'un port à un autre port,
qui se trouvent tous deux sous sa souveraineté ou
autorité.
Sur le parcours, comme à l'embouchure des voies
navigables d'intérêt international, il ne sera perçu
de redevances d'aucune espèce, autres que des re-
devances ayant le caractère de rétributions et desti-
nées exclusivement à couvrir dune manière équi-
table les frais d'entretien de la navigabilité ou d'amé-
lioration de la voie navigable et de ses accès, ou à
subvenir à des dépenses faites dans l'intérêt de la
navigation.
Tout Etat riverain sera tenu, d'une part, de s'abs-
tenir de toutes mesures susceptibles de porter at-
teinte à la navigabilité ou de diminuer les facilités
de la navigation, et, d'autre part, de prendre le plus
rapidement possible toutes dispositions pour écar-
ter tous obstacles, risques et périls.
Sauf dispositions contraires d'un accord ou traité
particulier, l'administration des voies navigables d'in-
térêt international sera exercée par chacun des Etats
riverains, sous la souveraineté ou l'autorité duquel
cette voie navigable se trouve. La réglementation
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 55
devra être établie et appliquée de manière à facili-
ter la navigation, et les règles de procédure touchant
notamment la constatation, la poursuite et la répres-
sion des délits de navigation, devront tendre à des
solutions aussi expéditives que possible. Au sur-
plus, il est « hautement désirable » que l'admini-
stration de la voie navigable et, particulièrement,
la réglementation de la navigation soient sur tout
le parcours, par une entente des Etats riverains,
aussi uniforme que le permettra la diversité des
circonstances locales.
L'article 1 9 du Statut de Barcelone prévoit qu'« ex-
ceptionnellement et pour un terme aussi limité que
possible », chacun des Etats contractants pourra
prendre des mesures particulières ou générales « en
cas d'événements graves intéressant la sûreté de
l'Etat ou les intérêts vitaux du pays. » Mais cette
dérogation n'exclut pas le principe de la liberté de
la Navigation, et il est entendu que « la communi-
cation entre les pays riverains et la mer doit être
maintenue dans toute la mesure du possible. »
Les droits et les devoirs des belligérants et des
neutres sont assurément difficiles à concilier en temps
de guerre, mais alors même, la Conférence de Bar-
celone a pensé que les principes appliqués en temps
de paix pouvaient l'être encore dans une certaine
mesure^. Toutefois, on ne voit pas qu'en l'absence
d'une convention spéciale, où seraient définis les
droits et devoirs des belligérants et des neutres, la
« mesure » puisse être bien large ^.
^ Art. 15 : « Le présent Statut ne fixe pas les droits et les devoirs des belli-
gérants et des neutres en temps de guerre ; néanmoins, il susbsistera en temps
de guerre dans la mesure compatible avec ces droits et ces devoirs ».
C est pourquoi, parmi les vœux adoptés par la Conférence, figure le suivant :
« La G>nférence émet le vœu que la Société des Nations invite le plus tôt possible
56 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
En ce qui concerne les ressortissants, les biens
et les pavillons des Etats contractants, s'il existe
sur une voie navigable d'intérêt international des
facilités plus grandes accordées au libre exercice
de la navigation, « dans des conditions compatibles
avec le principe d'égalité », ces facilités subsisteront
et il ne sera point interdit « d'en accorder à l'avenir
de semblables^ >=.
Tel est dans son contour et en raccourci le Sta-
tut de Barcelone. Il reste à mentionner quelques
nouveautés ou possibilités d'autant plus dignes de
remarques qu'elles soulignent l'apparition dans le
monde de la Société des Nations, dont la mission
est d'éviter que des intérêts contradictoires naisse
une catastrophe nouvelle, en conséquence de pres-
crire un ordre international assurant la liberté des
échanges et du transit. Et d'abord la déclaration qui
porte reconnaissance du « droit au pavillon des Etats
privés d'accès à la mer " '>. En sus de la Suisse, la
paix a créé plusieurs de ces Etats enclavés. Il allait
donc de soi qu'on songeât à un droit nouveau en
leur faveur, en même temps qu'on s'occupait de
leur ouvrir la mer libératrice et d'établir l'égalité des
pavillons.
Une autre grande nouveauté est celle qui appa-
ses membres i se réunir en vue de l'élaboration de nouvelles conventions destinées
è régler les droits et les devoirs des belligérants et des neutres en temps de guerre,
en matière de transit ». Ce vœu a été voté jjar 23 oui contre 5 non.
^ Art. 20. Et à l'art. 2 : <• Dans tous les cas où une iberté plus complète de
la navigation aurait déjà été proclamée dans un acte de navigation antérieur, cette
liberté ne sera pas diminuée ■> .
* Déclaration : " Les soussignés, dûment autorisés k cet effet, déclarent que les
Etats qu'ils représentent reconnaissent le pavillon des navires de tout Etat qui
n'a pas de littoral maritime, lorsqu'ils sont enregistrés en un lieu unique déterminé,
situé sur son territoire : ce lieu constituera pour ces navires le port d'enregistre-
ment >.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 57
raît dans l'article 22 : « A défaut d'entente directe
entre les Etats, y est-il dit, tous différends qui surgi-
raient entre eux, relativement à l'interprétation ou
à l'application du Statut, seront portés devant la
Cour Permanente de Justice Internationale, à moins
que, par application d'une convention spéciale ou
d'une clause générale d'arbitrage, il ne soit pro-
cédé à un règlement du différend soit par arbitrage,
soit de toute autre manière ^ ». En outre, avant de
recourir à la susdite instance judiciaire, et pour vider
le différend à l'amiable, si possible, les Etats con-
tractants s'engagent à recourir, pour avis faculta-
tif, à la Commission consultative et technique des com-
munications et du transit, instituée par la Société des
Nations.
L'ordre du jour de Barcelone ne prévoyait qu'une
Convention sur le Régime des voies navigables
d'intérêt international, mais un certain nombre d'Etats
ont encore signé un Protocole additionnel. Par ce
document, ils accordent sous réserve de réciprocité,
sans préjudice de leurs droits de souveraineté, et
en temps de paix, sur a) toutes les voies navigables
ou b) toutes les voies naturellement navigables,
placées sous leur souveraineté ou autorité et acces-
^ Suite de l'article 22 : « Le recours sera formé ainsi qu'il est prévu à l'article
40 du Statut de la Cour Permanente de Justice Internationale. Toutefois, afin de
régler autant que possible ces différends à l'amiable, les Etats Contractants s en-
gagent, préalablement à toute instance judiciaire, et sous réserve des droits et
attributions du Conseil et de l'Assemblée, à soumettre ces différends pour avis
consultatif à l'organe qui se trouverait institué par la Société des Nations comme
organe consultatif et technique des Membres de la Société, en ce qui concerne
les Communications et le Transit. En cas d'urgence, un avis provisoire pourra
recommander toutes mesures provisionnelles destinées notamment à rendre à
la libre navigation les facilités dont elle jouissait avant l'acte ou le fait ayant donné
lieu au différend ». Le même article, portant le N<*. 13, figure dans le Statut sur
la liberté du transit.
58 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sibles à la navigation commerciale ordinaire vers
et depuis la mer, ainsi que dans les ports situés
sur elles, une égalité parfaite de traitement aux pa-
villons de tout Etat signataire du Protocole, en ce
qui concerne les transports d'importation et d'ex-
portation sans transbordement.
Enfin, le moment ne lui semblant pas encore venu
de conclure une Convention internationale générale
sur le régime des ports, la Conférence de Barcelone
a adopté des '•<■ Recommandations » relatives aux ports
ou parties de ports, avec ou sans zones franches,
soumis au régime international.
Conférence de Paris (1921 ^).
Trois mois après la Conférence de Barcelone,
conformément aux stipulations des Traités de Ver-
sailles, de St-Germain, de Neuilly et de Trianon,
les règles générales suivant lesquelles sera assurée
d'une manière définitive la libre navigation du Da-
nube international ont été déterminées à Paris par
les plénipotentiaires de : la Belgique, la France,
la Grande-Bretagne, la Grèce, l'Italie, la Roumanie,
du Royaume des Serbes, Croates, Slovènes, et de la
Tchécoslovaquie, en présence et avec la partici-
pation des plénipotentiaires de : l'Allemagne, l'Au-
triche, la Bulgarie, la Hongrie, dûment autorisés.
La convention conclue a été signée par eux, le
23 juillet 1921.
Remarquons en passant l'absence de la Russie,
momentanément considérée comme étant hors de
l'ordre, du droit et de la civilisation.
^ La Convention de Pari» n'est pas encore un document public. Elle n'existe
qu'à l'état d'instrument diplomatique, en possession des gouvernements qui ont
k la raifier.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 59
La Conférence de Paris a décidé que la navigation
du Danube est libre et ouverte à tous les pavillons
dans des conditions d'égalité complète sur tout le
cours navigable, c'est-à-dire entre Ulm et la mer
Noire, et sur tout le réseau fluvial internationalisé,
c'est-à-dire la Morava et la Thaya dans la partie
de leur cours constituant la frontière entre l'Autriche
et la Tchécoslovaquie, la Drave depuis Baros, la Tisza
depuis l'embouchure du Szamos, le Maros depuis
Arad, et les canaux latéraux ou chenaux qui seraient
établis, soit pour doubler ou améliorer des sections
naturellement navigables du dit réseau, soit pour
réunir deux sections naturellement navigables d'un
des cours d'eau.
La liberté de la navigation et l'égalité entre les
pavillons seront assurés par deux Commissions dis-
tinctes, la Commission européenne du Danube et la
Commission internationale du Danube, qui pren-
dront toutes dispositions nécessaires pour assurer,
dans la mesure où cela sera possible et utile, l'uni-
formité du régime fluvial. Elles échangeront régu-
lièrement à cet effet toutes informations, tous docu-
ments, procès- verbaux, études et projets pouvant
intéresser l'une et l'autre Commissions, et elles
pourront arrêter d'un commun accord certaines règles
identiques concernant la navigation et la police du
fleuve.
De leur côté, les Etats signataires s'efforceront
d établir, par des conventions séparées, des règles
uniformes d'ordre civil, commercial, sanitaire et
vétérinaire, relatives à l'exercice de la navigation
et au contrat de transport.
La Commission européenne, dont le siège légal
reste fixé à Galatz, étend sa compétence sur la par-
60 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tie du fleuve dite Danube maritime, dans les mêmes
conditions que par le passé.
Rien n'est changé à ses droits, attributions et
immunités. Les pouvoirs qu'elle exerce sont ceux
quelle avait avant la guerre.
Provisoirement, elle n'est composée que des re-
présentants de la France, de la Grande-Bretagne,
de l'Italie et de la Roumanie, à raison d'un délégué
par puissance. Toutefois, sur sa demande et sur
décision unanime des gouvernements représentés,
tout Etat européen qui justifiera d'intérêts commer-
ciaux, maritimes et européens, suffisants, pourra
être admis à en faire partie.
La Commission internationale est composée ^ de
deux représentants des Etats allemands riverains,
d'un représentant de chacun des autres Etats ri-
verains et d'un représentant de chacun des Etats
non-riverains qui forment actuellement la Commis-
sion européenne ou qui pourraient postérieurement
être admis à en faire partie.
Sa compétence s'étend sur le Danube fluvial na-
vigable " et sur le réseau fluvial internationalisé.
Son siège légal est fixé à Bratislava (Tchécoslova-
quie) pour une période de cinq ans, à l'expiration
de laquelle la Commission aura le droit de se trans-
porter, pour une nouvelle période quinquennale,
dans une autre ville située sur le Danube, en vertu
d'un roulement dont elle établira elle-même les
modalités.
La Commission internationale devra assurer la
' G)nformément aux articles 347 du Traite de Versailles, 302 du Traité de
St-Germain, 230 du Traité de Neuilly et 286 du Traité de Trianon.
' C'est-i-dire sur la partie du Danube comprise entre Ulm et Braîla.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 61
libre navigation pour tous les pavillons, dans des
conditions de complète égalité.
Elle devra, d'une manière générale, veiller à ce
qu'aucune atteinte ne soit portée au caractère inter-
national du Danube et du réseau internationalisée
Elle sera en outre chargée d'examiner les pro-
positions et projets des Etats riverains pour l'entre-
tien et l'amélioration du réseau fluvial, d'établir
le programme général des travaux qui devront être
entrepris dans l'intérêt de la navigabilité et, au be-
soin, d'en assumer elle-même l'exécution, si un Etat
riverain n'était pas en mesure d'entreprendre les
travaux sur son domaine territorial.
La Commission internationale élaborera, en s'ins-
pirant des propositions qui lui seront présentées par
les Etats riverains, un règlement de navigation
et de police qui, dans la mesure du possible, sera
uniforme pour le réseau fluvial placé sous sa compé-
tence.
L'exercice de la police générale appartiendra aux
Etats riverains, qui en communiqueront les règle-
ments à la Commission internationale pour lui per-
^ Art. 20. — Les ports et lieux publics d'embarquement et de débarquement
établis sur le réseau fluvial international, avec leur outillage et leurs installations,
seront accessibles à la navigation et utilisés par elle sans distinction de pavillon,
de provenance, et de destination, et sans qu'une priorité de faveur puisse être
accordée par les autorités locales compétentes à un bateau au détriment d'un au-
tre, sauf dans des cas exceptionnels où il serait manifeste que les nécessités du
moment et les intérêts du pays réclament une dérogation. La priorité, dans ce cas,
devra être concédée de manière à ne pas constituer une entrave réelle au libre
eiiercice de la navigation, ni une atteinte au principe de l'égalité des pavillons.
Les mêmes autorités veilleront à ce que toutes les opérations nécessaires au
trafic, telles que l'embarquement, le débarquement, l'allégement, l'emmagasi-
nage, le transbordement, etc., soient exécutés dans des conditions aussi faciles
et aussi rapides que possible et de manière à n'apporter aucune entrave à la navi-
gation.
62 BIBLIOTHèqUE UNIVERSELLE
mettre de constater que leurs dispositions ne portent
pas atteinte à la liberté de la navigation.
Pour l'accomplissement de la tâche qui lui est
confiée, la Commission internationale constituera
tous les services administratifs, techniques, sani-
taires et financiers qu'elle jugera nécessaires.* Elle
en nommera et rétribuera le personnel, et elle en
fixera les attributions.
A l'effet de mamtenir et d'améliorer les conditions
de la navigation dans le secteur du Danube dit des
Portes de Fer et des Cataractes, il sera constitué, de
commun accord entre les deux Etats co-riverains '
et la Commission internationale, des services techni-
ques et administratifs spéciaux, qui auront leur
siège central à Orsova, sans préjudice des services
auxiliaires qui pourraient être en cas de besoin ins-
tallés sur d'autres points du secteur.
Lorsque les difficultés naturelles qui motivent
l'institution de ce résime spécial auront disparu,
la Commission pourra en décider la suppression
et replacer le secteur sous les dispositions qui ré-
gissent, en ce qui concerne les travaux et les taxes,
les autres parties du fleuve formant frontière entre
deux Etats.
Si elle le juge utile, la Commission pourra appli-
quer un régime administratif analogue aux autres
parties du Danube et de son réseau fluvial qui pré-
senteraient pour la navigation les mêmes difficultés
naturelles, et le supprimer dans les conditions sus-
indiquées.
^ Notamment un Secrétariat général permanent, un Service technique, un Ser-
vice de la Navigation, un Service de la comptabilité générale et du contr6le de
la perception des taxes.
* Roumanie et Yougoslavie.
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 63
La Commission internationale fixe elle-même, en
séance plénière, l'ordre de ses travaux, le nombre
et le lieu de ses sessions périodiques, ordinaires
et extraordinaires, établit son budget annuel, cons-
titue un Comité exécutif permanent et jouit, tant
pour ses installations que pour la personne de ses
délégués, des privilèges et immunités reconnus
en temps de paix comme en temps de guerre aux
agents diplomatiques accrédités. Elle a le droit d'ar-
borer sur ses bâtiments et sur ses immeubles un
pavillon particulier.
La présidence de la Commission sera exercée
pour une période de six mois par chaque Délégation,
en vertu d'un roulement déterminé suivant l'ordre
alphabétique des Etats représentés.
Telle est en substance la nouvelle Convention
qui établit le Statut définitif du Danube. A l'expi-
ration d'un délai de cinq ans à dater de sa mise en
vigueur, ce statut pourra être revisé si les deux tiers
des Etats signataires en font la demande, en indi-
quant les dispositions qui leur paraissent suscep-
tibles de revision. Cette demande devra être adressée
au Gouvernement de la République française, qui
provoquera dans les six mois la réunion d'une Con-
férence à laquelle seront invités les Etats signataires
de la Convention.
11 ressort de cette étude, pensons-nous, qu'un
grand progrès a été accompli et que la guerre, qui
avait suspendu ou entravé le fonctionnement des
organismes internationaux, ne les a pas affaiblis.
Au contraire, ils renaissent à l'activité, semble-t-il,
plus vigoureux, — preuves en sont le nouveau sta-
64 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tut du Danube et les accords de Barcelone, — et
cela ne pouvait pas ne pas être, car ils correspon-
dent à des nécessités urgentes, permanentes, qui
doivent absolument recevoir satisfaction, — nous
ajouterons : aujourd'hui plus que jamais.
Le mot international, que l'Académie Française
admit en 1878, date de 1780 : il est de Bentham.
Et c'est pour la première fois, à la fin des guerres
napoléoniennes, que les empereurs et les hommes
d'Etat pensèrent à « une forme d'organisation inter-
nationale >^ et en parlèrent. Cette idée a eu, depuis
un siècle, de nombreux et très importants effets
utiles ; elle a donné lieu à des accords, à des con-
ventions, à des réglementations contractuelles, à des
rapports nouveaux, à ce qu'on a appelé « la mondia-
lité ».
L'évolution commença par les transports mari-
times, fluviaux et terrestres. Et qu'elle ait commencé
par là, on le comprendra aisément si l'on songe que
notre civilisation industrielle repose sur le navire
à vapeur, le chemin de fer, la poste, le télégraphe,
le téléphone, l'automobile... et, maintenant, l'aéro-
plane. Coupez les communications internationales :
le monde moderne aussitôt change de face. Pour
mieux dire, il se suicide.
On a souvent fait la remarque que la vie, en 1900,
différait infiniment plus de celle en l'an 1800 que
la vie en 1800 ne différait de celle en l'an 800. C'est
donc sans desseins prémédités, sans théories pré-
conçues, par la force des choses, par le seul fait du
développement des relations mondiales que, petit
à petit, les nations durent se mettre en état d'asso-
ciations et préciser en des actes spéciaux ces asso-
ciations nées de nécessités pratiques, concernant
DROIT FLUVIAL INTERNATIONAL ET REGIME DU DANUBE 65
les transports, les communications, les intérêts com-
merciaux et agricoles, les finances, l'hygiène pu-
blique, les sciences, les arts, la littérature, la morale,
le droit, l'ordre, etc.
Les manifestations de ce phénomène d'évolu-
tion naturelle des sociétés humaines n'allèrent pas
toujours sans résistance. La création de l'Union
Postale, par exemple, fut ajournée parce que la France
pensait qu'il résulterait de son adhésion un sacri-
fice de ses intérêts financiers particuliers. La Grande-
Bretagne ne voulut pas, quelque temps, entrer dans
l'Union Radiotélégraphique Internationale et re-
fusa longtemps de signer la Convention Sanitaire
générale, parce que cette convention devait entraî-
ner pour elle, grande puissance maritime, supposait-
elle, le sacrifice d'intérêts impériaux vitaux. Mais
les craintes et les préventions sont peu à peu tombées,
et c'était bien à tort , on l'a vu, on le voit, que certains
croyaient que l'aptitude à l'association dans les cho-
ses de la paix préparait la décomposition des nations.
Le fait international ne s'oppose pas au fait national.
Au contraire, il le suppose et le confirme.
Louis Aven nier.
BIBL. UNIV. CVI
La
III^ Conférence Internationale
du travail.
La presse européenne a beaucoup parlé de la 111*'
Conférence internationale du travail qui a tenu ses
assises à Genève du 25 octobre au 19 novembre
1921. Elle n'a pas montré le même intérêt et n*a
pas été aussi prodigue d'articles lors des deux pre-
mières conférences qui avaient siégé à Washington
en 1919 et à Gênes en 1920. Il est vrai que celle de
Gênes avait été en quelque sorte une demi-confé-
rence très particulière, puisque entièrement con-
sacrée à des questions maritimes tellement spéciales
que la Suisse, par exemple, qui n'a point de marine
(et qui n'a plus d'amiral) avait hésité à y envoyer
des délégués. Mais celle de Washington avait été
pourtant un véritable événement historique. Etait-ce
parce qu'elle était séparée de l'Europe par un grand
océan ? Sans doute. Les flots profonds tempèrent,
refroidissent, interceptent ou faussent les nouvelles
qui vont d'un continent à l'autre. Quelquefois même
ils les engloutissent dans leurs remous ; il faut du
temps et de la peine pour les repêcher. Tout ce qui
LA m* CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL 67
se passe en Europe n'émeut pas outre mesure les
Américains et réciproquement tout ce qui se fait
en Amérique ne filtre dans la presse européenne que
par de rares gouttelettes et, en tous cas, n'y occupe
pas une place en rapport avec l'intérêt des faits ou
l'importance des questions. La presse avait sans
doute jugé que la Conférence du travail de Washing-
ton n'avait pas l'importance d'un match Dempsey-
Carpentier. Et puis, il n'y avait pas là-bas non plus
de Pertinax pour lancer le long des câbles sous-ma-
rins britanniques des gaz asphyxiants pour trou-
bler les relations franco-italiennes.
Force nous est donc de rappeler les origines et
les résultats de la Conférence du travail de Was-
hington si nous voulons être au clair sur le carac-
tère des travaux de la Conférence de Genève et sur
la portée de ses décisions.
L'Organisation permanente du travail, dont les con-
férences comme celles de Washington ou de Ge-
nève sont un des organes, a été créée ensuite de vœux
adoptés par une des nombreuses commissions qui
avaient fonctionné à la Conférence de la Paix : par
la Commission de la législation internationale du
travail. Alors que le traité de paix avait été élaboré
par les puissances qui avaient été en guerre, et par
elles seules, une partie de ce traité toutefois, la par-
tie XIII, entièrement consacrée à la question du
Travail, avait été rédigée et adoptée après consul-
tation des neutres, notamment des pays industriels.
Elle est pour ainsi dire tout inspirée des idées et de
l'œuvre de cette association internationale pour la
protection légale des travailleurs, fondée il y a une
vingtaine d'années et dont le D^ Stephan Bauer,
68 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à Bâle, a été la cheville ouvrière. Aussi est-elle
la seule partie du traité de Versailles qui soit vrai-
ment internationale et universelle, car elle s'applique
non seulement aux pays mêlés directement à la guerre,
mais encore à tous les pays sans exception et elle
vise tous les Etats, sans restriction 'aucune. Con-
trairement à l'article premier du Pacte de la Société
des Nations, aucune condition n'est nécessaire pour
qu'un Etat puisse faire partie de l'Organisation per-
manente du travail. C'est ce qui explique le fait
que tout en n'étant pas membre de la Société des
Nations, l'Allemagne fasse partie de l'Organisation
internationale du travail.
Il sera utile de rappeler les termes mêmes du
préambule de cette partie XIII pour se rendre compte
des motifs qui ont présidé à la création de cette or-
ganisation du travail :
« ...Attendu que la paix universelle ne peut être
fondée que sur la base de la justice sociale ;
» attendu qu'il existe des conditions de travail
impliquant pour un grand nombre de personnes
l'injustice, la misère et les privations, ce qui engen-
dre un tel mécontentement que la paix et l'harmo-
nie universelles sont mises en danger, et attendu
qu'il est urgent d'améliorer ces conditions : par exem-
ple en ce qui concerne la réglementation des heures
de travail, la fixation d'une durée maxima de la jour-
née et de la semaine de travail, le recrutement de la
main-d'œuvre, la lutte contre le chômage, la garantie
d'un salaire assurant des conditions d'existence con-
venables, la protection du travailleur contre les
maladies générales ou professionnelles et les acci-
dents résultant du travail, la protection des enfants,
LA IIl^ CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL 69
des adolescents et des femmes, les pensions de vieil-
lesse et d'invalidité, la défense des intérêts des
travailleurs occupés à l'étranger, l'affirmation du prin-
cipe de la liberté d'association syndicale, l'organi-
sation de l'enseignement professionnel et technique
et autres mesures analogues ;
» attendu que la non-adoption par une nation quel-
conque d'un régime de travail réellement humain
fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses
d'améliorer le sort des travailleurs dans leur pro-
pre pays ;
» les hautes parties contractantes, unies par des
sentiments de justice et d'humanité aussi bien que
par le désir d'assurer une paix mondiale durable,
ont convenu de fonder une organisation permanente
chargée de travailler à la réalisation du programme
exposé dans le préambule. »
C'était en 1919. Les auteurs du traité de Verr
sailles cherchaient à établir le règne de la paix entre
les peuples. Ils n'avaient pas perdu de vue que la
condition première de cette paix entre les nations
devait être l'établissement de la paix entre indivi-
dus et entre classes sociales à l'intérieur même des
nations. La paix sociale devait être le corollaire, bien
plus, le prélude de la paix universelle. Mais cette
paix sociale ne pourra venir tant que régnera l'in-
justice sociale. Les grèves plus ou moins générales
qui ont immédiatement suivi l'armistice, les révo-
lutions qui ont grondé partout où les organisations
ouvrières avaient gagné en force, la propagande bol-
chéviste qui a fait des ravages un peu dans tous les
pays, étaient autant d'indices inquiétants et dont
les auteurs du traité devaient nécessairement, im-
70 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
périeusement, tenir compte. Ils s'en sont inspirés
dans la rédaction de la partie XIII, et ils ont forgé
un instrument qui, selon eux, devait contribuer à
supprimer peu à peu les causes des grèves, à cana-
liser les révolutions sociales, à apaiser les colères
bolchévistes, à diminuer la misère et, en définitive,
à extirper les injustices sociales. Et ils ont donné
le jour à l'Organisation permanente du travail que
nous allons voir à l'œuvre.
Cette organisation internationale est constituée se-
lon le principe moderne de la séparation des pou-
voirs : le corps législatif international sous forme
de conférence internationale du travail, le pouvoir
exécutif sous forme de Conseil d'administration du
Bureau International du travail, et enfin le Bureau
International du travail lui-même, qui est en quel-
que sorte l'agent d'exécution des décisions du Con-
seil d administration qui gouverne et de la Confé-
rence qui légifère.
La Conférence Internationale du travail tient des
sessions au moins une fois par an. Elle est composée
de quatre représentants de chacun des Etats faisant
partie de l'Organisation, dont deux délégués par
chaque gouvernement, un par les organisations pa-
tronales et un par les organisations ouvrières. Il
est nécessaire de bien retenir la manière dont sont
composées les délégations à la Conférence ; cela ai-
dera à mieux comprendre le caractère de certaines
discussions, le but de certaines polémiques et la por-
tée réelle de certains votes. Ce sont ces délégués
qui sont appelés à se prononcer par des votes indi-
viduels sur les objets figurant à l'ordre du jour de la
LA III^ CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL 71
Conférence. On se rend compte de la valeur que
revêt ici chaque vote individuel, puisque l'adoption
d'une loi internationale du travail (projet de con-
vention ou recommandation) élaborée par la Con-
férence demande une majorité de deux tiers des
voix. Comme le nombre des délégués gouverne-
mentaux est au moins égal à celui des délégués
ouvriers et patronaux réunis, il n'est pas difficile
de conclure qu'en définitive ce sont les gouverne-
mentaux qui sont les arbitres des situations. Quelle
que soit la manière dont on envisage cette situation,
il devient évident que ce sont les gouvernemen-
taux seuls qui exercent la prépondérance. Elle est
réelle. Elle oscille, comme nous l'avons vu à la Con-
férence de Genève, selon les idées des gouverne-
ments du jour : tantôt en faveur des intérêts patro-
naux, tantôt en faveur des revendications ouvriè-
res.
Une autre question est de savoir si, par leurs
votes, les délégués gouvernementaux engagent leurs
gouvernements respectifs. La question ne semble pas
encore entièrement résolue, en tout cas pas d'une
façon uniforme pour tous. Ainsi nous avons vu à
Genève, à propos des questions agricoles inscrites
à l'ordre du jour, les deux délégués gouvernemen-
taux sud-africains voter l'un contre l'autre. Un au-
tre exemple : un délégué du gouvernement hollan-
dais est venu à la tribune de la Co.iférence exprimer
une opinion à propos des mêmes questions agri-
coles, et le lendemain ce même délégué est venu
déclarer que l'opinion exprimée par lui la veille avait
été une opinion personnelle et non pas celle de son
gouvernement.
72 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
D'autre part, on constate que malgré les votes
affirmatifs de leurs délégués gouvernementaux, la
plupart des Etats n'ont pas encore ratifié, ni accepté
les recommandations et les projets de convention
votés aux Conférences internationales du Travail de
Washington et de Gênes. Quelques-uns des Etats
ont même rejeté des conventions alors qu'elles avaient
été acceptées par leurs délégués à la Conférence.
La question reste ouverte. L'équivoque de cette si-
tuation continue à servir l'opportunisme pratique
des gouvernements. Elle conserve aux organisations
patronales une élasticité commode. Mais il est à
craindre qu'elle ne provoque des désillusions dans
le camp des travailleurs qui avaient fondé de grands
espoirs sur les résultats pratiques des Conférences
du travail.
Les décisions des Conférences Internationales du ira-
vail sont de deux sortes. Les unes s'appellent « re-
commandations », les autres « projets de convention >•.
La recommandation est un texte qui doit être soumis
à l'examen des Etats membres de l'Organisation
internationale du Travail, dans le but de lui faire
porter effet sous forme de loi nationale, de décret
gouvernemental ou autrement. C'est donc, en somme,
une espèce d'avant-projet de loi internationale dont
l'acceptation ou l'application par les Etats demeure
toute facultative. Au contraire, les projets de conven-
tion ont un caractère plus impératif. Les gouverne-
ments sont en tous cas tenus de les soumettre, dans
un but de ratification, à leurs parlements respec-
tifs et cela dans les douze mois, dix-huit mois au
plus.
Les textes de ces recommandations doivent être
LA III® CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL 73
— et ils le sont généralement — rédigés de manière
à pouvoir s'appliquer à tous les pays de tous les
continents. D'ailleurs l'article 405 du traité de paix
a prévu les difficultés qui pourraient résulter de
l'adoption de textes trop étroits et trop rigides
pour être appliqués uniformément dans tous les pays :
ils devaient nécessairement tenir compte des parti-
cularités nationales si différentes entre les divers
pays.
« En formant une recommandation, dit cet article,
ou un projet de convention d'une application gé-
nérale, la Conférence devra avoir égard aux pays
dans lesquels le climat, le développement incomplet
de l'organisation industrielle ou d'autres circonstances
particulières rendent les conditions de l'industrie es-
sentiellement différentes, et elle aura à suggérer tel-
les modifications qu'elle considérerait comme pou-
vant être nécessaires pour répondre aux conditions
propres à ces pays. »
A Washington la Conférence avait voté 6 pro-
jets de convention et 6 recommandations qui tous
concernent les travailleurs dans l'industrie. A Gênes
elle a adopté 3 projets de conventions et 4 recomman-
dations relatifs aux travailleurs marins. A Genève
la Conférence a abattu de la besogne : 7 conven-
tions et 8 recommandations dont quelques-unes pro-
tègent les ouvriers de l'industrie et du commerce,
quelques autres encore les marins ; mais la plupart
ont trait aux travailleurs de la terre.
Bien que rédigées dans l'esprit de l'article 405,
les conventions de Washington votées, comme nous
l'avons dit plus haut, il y a plus de dix-huit mois,
n'ont pas encore été ratifiées par la plupart des Etats.
74 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Celles de Gênes, adoptées il y a plus d'un an, sont
au même point. Lenteurs administratives ou obstruc-
tions voulues ? Nous, le saurons un jour.
Le Conseil d* administration du B. I. T. est pour
ainsi dire le pouvoir exécutif de l'Organisation per-
manente du travail. C'est lui qui dirige en somme
le B. I. T. et qui en désigne le directeur. C'est lui
qui avait nommé en son temps, pour ce poste impor-
tant, M. Albert Thomas. C'est lui aussi (et non pas,
comme on l'a cru, le directeur du B. I. T.) qui fixe
l'ordre du jour des Conférences. La partie XIII du
Traité avait établi la constitution de ce Conseil. Sa
composition mérite que l'on s'y arrête, car déjà elle
est fortement discutée et combattue.
A la Conférence Internationale du travail de
Genève des propositions ont été faites en vue de
faire modifier cette constitution, tandis qu'on s'est
aperçu qu'elle ne peut être amendée sans pro-
voquer une revision du traité de Versailles, chose
grave que d'aucuns considèrent pour le moins comme
prématurée. Ce Conseil est composé de vingt-quatre
personnes dont douze représentant les gouverne-
ments, six représentant les patrons et six représen-
tant les ouvriers et employés. Leur mandat est de
trois ans. La désignation des représentants patronaux
et ouvriers est chose relativement aisée, puisqu'elle
se fait par le moyen d'élections qui ont lieu, pendant
une session de la Conférence, par les groupements
respectifs. Mais où la chose se complique, c'est dans
la désignation des représentants des gouvernements.
L'acte constitutif prévoit en effet que sur les douze
personnes représentant les gouvernements, huit seront
nommées par les Etats dont « l'importance indus-
LA m® CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL 75
trielle est la plus considérable », tandis que les quatre
autres seront nommées par les Etats qui seront dé-
signés à cet effet par les délégués gouvernemen-
taux à la Conférence. Les douze Etats représentés
dans le G^nseil depuis la Conférence de Washington,
où ont eu lieu les premières élections, sont : l'Alle-
magne, l'Argentine, la Belgique, le Canada, le Da-
nemark (conditionnellement jusqu'à l'entrée des
Etats-Unis d'Amérique dans l'Organisation), l'Es-
pagne, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, le
Japon, la Pologne et la Suisse. Quoiqu'on ne puisse,
dans des élections de ce genre, contenter tout le monde
et son père, on est obligé de tenir compte de certaines
réclamations qui paraissent fondées. Celle de l'Inde,
par exemple, qui estime être un grand Etat industriel
et demande sa place au Conseil. Celle aussi des Sud-
Américains qui voudraient que, sur les 12 sièges
gouvernementaux, quatre soient réservés aux pays
extra-européens. Celles enfin qui désirent que l'on
établisse les principes en vertu desquels est dressée
la liste des huit Etats « les plus industriels », terme
qui prête évidemment à toutes espèces d'équi-
voques et autorise des ambitions plus ou moins
justifiées. La Conférence de Genève a adopté une
résolution en vertu de laquelle la question de la mo-
dification du Conseil d'Administration sera portée
à l'ordre du jour de la prochaine Conférence. Osera-t-
elle aborder la revision du Traité de Versailles ?
C'est encore douteux.
Le Bureau International du travail^ ou le B. I. T.,
qui ne le connaît, surtout en Suisse, sous ces trois
initiales ? « Bouc émissaire de tous les malaises
économiques ». '< Laboratoire de la paix sociale ».
76 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
'< Baromètre de l'état social du monde. » Il a été
gratifié de mille désignations diverses, les unes
pittoresques, les autres spirituelles ou sarcastiques.
Serait-ce une preuve de ses succès ? En tous cas
c'en est une de sa forte vitalité et de son activité
prodigieuse.
Dirigé par une personnalité énergique douée d'un
grand talent, ayant une grande puissance de travail
et ne reculant pas devant des mitiatives aussi har-
dies que généreuses, le B. I. T. a déjà à son actif
un avoir formidable. Et cet actif est dû précisément
à l'homme émment qui est à sa tête.
The right man on the right place, est une expression
qui s'applique surtout à lui. Quand on parle du B. I. T.
ou de son œuvre on oublie son Conseil d'administra-
tion, on ne pense même plus aux Conférences du
travail : on finit involontairement par lui associer
M. Albert Thomas, jusqu'à le confondre, jusqu'à
l'identifier avec lui, tel un grand violoniste qui ne fait
qu'un avec son stradivarius.
Le programme du B. I. T., d'après son statut,
ne tient qu'en quelques lignes : centralisation et
distribution de toutes informations concernant la
réglementation internationale de la condition des
travailleurs et du régime du travail ; exécution de tou-
tes enquêtes spéciales prescrites par la Conférence
ou le Conseil ; publication de bulletins périodiques,
de monographies ou de recueils divers consacrés
à 1 étude des questions concernant l'industrie et le
travail et présentant un intérêt international. C'est
à peu près tout en fait de programme. Mais quant
à son exécution, c'est tout autre chose. La simple
énumération des travaux déjà accomplis au cours
LA III^ CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL 77
de ses deux années par le jeune et remuant organisme
exigerait, telle est sa fécondité, plusieurs pages de
cette revue. Innombrables travaux écrits et publiés
souvent en plusieurs langues, plusieurs missions
d'enquêtes internationales ébauchées ou terminées,
nombreux voyages de consultations sociales ou de
négociations diplomatiques dans toutes les capitales,
!e tout toujours à propos de questions ouvrières
ou de législation ouvrière.
Tant vaut l'homme, tant vaut l'œuvre. C'est sur~
tout vrai du B. I. T.
Son directeur a eu la main heureuse quant au
choix de ses collaborateurs. Avec eux il a pu entre-
prendre énergiquement et mener à chef la plupart
des tâches qui lui furent assignées par le Conseil
ou la Conférence. Oh! cela n'a pas été tout seul.
Les difficultés qu'il a rencontrées sur sa route ont
été grandes et nombreuses, difficultés de toutes sortes,
difficultés inhérentes à la nature de l'homme et des
choses, difficultés résultant de l'opposition qu'on
rencontre toujours dès qu'on touche à un ordre de
choses établi, dès qu'on se bute à l'esprit ou à l'ins-
tinct de conservation de classes timorées ou dès qu'on
frôle l'échafaudage d'ignorances et d'illusions dressé
dans les masses ouvrières par des agitateurs qui se
moquent des réalités et de la vie. Mais c'est ne pas
connaître le caractère persévérant de M. Albert
Thomas et de son organisation que de croire que ces
difficuftés sont de nature à le rebuter. « Continuer,
déclara-t-il lui-même récemment lors de la Confé-
rence de Genève, continuer avec ténacité, avec éner-
gie, sans lassitude. » C'est son mot d'ordre. « Je con-
tinuerai d'aller de capitale en capitale, Juif errant
78 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de la politique sociale, pour tenter d'obtenir sinon
des ratifications, au moins cette amorce de négocia-
tions indispensables pour aboutir à des résultats. •
C'est sa méthode.
Il n'y aura rien d'étonnant à ce qu'avec des capa-
cités et des forces pareilles, une institution comme le
B. I. T. arrive à réaliser le programme et à s'appro-
cher du but que se sont proposé les protecteurs
des travailleurs qui ont siégé à la Conférence de la
Paix, ou aux Conférences du travail de Washington,
de Gênes et de Genève.
Nous avons, à grands traits, essayé d'esquisseï
l'origine, la constitution et le fonctionnement de
l'Organisation permanente du travail et de ses
organes. Il nous reste maintenant à examiner l'œu-
vre heureuse et féconde d'après les uns, néfaste
d'après les autres, des trois Conférences de Washington,
de Gênes et surtout de Genève.
I. Grunberg.
-^^#4HV^«l-^--^»^f-^--^-^?g--^-?i-^^^^
La Suisse en 1643
d'après un voyageur alsacien.
Né vers la fin de 1618, Elie Brackenhof fer ap-
partenait à une des plus illustres familles de Stras-
bourg. Cette famille devait s'éteindre à Lausanne,
par la mort de M. Auguste Brackenhof fer (1799-
1885) et de sa fille cadette M"^« Ernest Lehr (1842-
1920). Elle n'a quitté Strasbourg qu'à la suite de la
guerre de 1870.
Elie Brackenhoffer était un homme d'une haute
culture, d'un esprit remarquablement ouvert. Sa
connaissance du droit suppose des études spéciales.
Il a la passion des choses militaires, en quoi il est
bien de son pays.
Le 2 mars 1643 (ancien style), il part pour un long
voyage d'études, qui le fera séjourner plusieurs an-
nées en France et en Italie. Il a laissé de ce voyage
une relation manuscrite, en quatre gros volumes
et un cahier, écrits très fin, et qui sont aujourd'hui
la propriété du Musée historique de Strasbourg.
La première étape de notre voyageur était Genève.
Pour y arriver, il fallait traverser la Suisse. Nous
nous proposons de résumer cette partie du récit
de B. et de donner in extenso ses appréciations gêné-
80 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
raies sur ce pays, qu'il a parcouru à raison d'une
douzaine de lieues par jour, en moyenne.
Accompagné d'un bourgeois de Dantzig, M. Kra-
tzer, escorté jusqu'au premier gîte par de nombreux
amis, B. traverse l'Alsace, au milieu des horreurs
de la guerre de Trente ans, ce qui nous vaut quel-
ques tableaux dignes de Callot. Le soir du 4 mars,
il arrive à Bâle, et descend d'abord au Sauvage,
m?is, dès le lendemain, s'installe dans une pension
particulière, où le prix est d'un peu moins de 17
francs de notre monnaie par semaine. Il se met en
rapports avec quelques notables, puis visite con-
sciencieusement la ville, dont il décrit les monu-
ments, les institutions, les mœurs, avec un soin
scrupuleux. Visite au bibliothécaire, Jean Buxtorf,
fils du célèbre hébraîsant, au cabinet d'art de Félix
Flatter, « fils du vieux Flatter », et à la collection
de numismatique de Rémi Fesch. Fartout on reçoit
le plus aimable accueil. Le conseiller Léonard
Wantzer fournira même une escorte à nos voya-
geurs quand ils partiront. Seul, le recteur de l'Aca-
démie a des procédés un peu inélégants. Il oblige,
etiam manu militari, nos voyageurs à se faire im-
matriculer à l'Université. En vain font-ils remar-
quer qu'ils sont là en passant, pour quatre ou cinq
jours seulement. On leur réplique qu'ils vivent en
pension, et non à l'auberge. Il faut s'exécuter.
Brackenhoffer remarque que, dans toute la Suisse,
on a des poêles en faïence, et non en plaques de
fonte, comme à Strasbourg. Il note, à Bâle, les
bonnets « oblongs et comprimés des deux côtés » et
les bottines en drap rouge des jeunes filles, les
chapeaux de haute forme des hommes, et les robes
LA SUISSE EN 1643 81
que portent en tout temps les pasteurs et les pro-
fesseurs, en service seulement les magistrats !
« Le vendredi 10 mars, à une heure de l'après-
midi », Brackenhoffer se met en route avec deux
compagnons. On boit un coup à Liestal, et comme
on va bon train, à travers un agréable pays, on ar-
rive à Butschen à 5 heures et demie pour y coucher
et repartir le lendemain, « à [6 heures du matin ».
Traversée d'OIten, d'Aarau (que l'on prend le
temps de visiter), et arrivée à 4 heures à Brugg.
Immédiatement, visite du couvent de Kœnigs-
felden, où l'on communie « avec les grands sou-
venirs de Sempach? »
Le lendemain dimanche, « à 6 heures du matin »,
départ de Brugg. Passage de la Reuss en bateau. A
8 heures, arrivée à Baden. Les portes étaient fermées,
à cause du service divin. Elles consentent toutefois à
s'ouvrir. Brackenhoffer court à l'établissement de
bains, et tâte des eaux. Il va se promener « sur
l'autre rive de la Limmat », puis il va voir « la
salle où Messieurs les Confédérés tiennent leurs
assemblées ». Il trouve encore le temps de diner,
et à midi, le voilà parti pour Zurich, où il arrive
à 4 heures et demie.
Zurich lui a beaucoup plu. Il y a passé quelques
heures à peine ; il a tout vu et tout décrit, avec une
exactitude dont aujourd'hui encore il est possible
de se rendre compte. Il s'est renseigné sur l'adminis-
tration, sur les fortifications. Il a fait une longue
station à la bibliothèque et particulièrement remar-
qué les souvenirs de Gessner. Il est frappé de la bonne
organisation du « gymnase », ou plutôt de l'acadé-
mie, où les chaires de théologie sont particulièrement
BIBL. UNIV CVI 6
82 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
bien pourvues. Il admire les nouvelles fortifications
et l'arsenal. Il voit une noce, et je voudrais avoir
la place de vous la décrire après lui, de vous peindre
le cortège des hommes, deux à deux, coiffés de
bonnets, puis celui des jeunes filles, dont « les plus
haut placées vont derrière, comme à Stras-
bourg ».
« Les bourgeois de Zurich, de haute ou de basse
condition, célibataires ou mariés, portent tous des
bonnets de feutre, bordés d'un cordon. »
« Les Zuricois sont de très aimables gens, et
ils nous ont fait un accueil particulièrement cour-
tois ; » des jeunes gens du meilleur monde s'étaient,
en effet, mis à la disposition de ces voyageurs in-
connus et les avaient pilotés partout, sans vouloir
accepter le souper qu'on leur offrait comme témoi-
gnage de gratitude. Mais, par exemple, si a Cigogne
était un « logement très agréable et très gai, à '■ -'use
de sa jolie vue », on n'y vivait pas pour rien : onze
ou douze francs par jour !
Le lendemain, à 1 1 heures, on part de Zurich,
et l'on franchit l'Albis, « une montagne très haute
et très escarpée ; au milieu, il y a une auberge ap-
pelée Au Berger, et qui est complètement isolée ».
Evidemment, B. n'est pas très rassuré, mais il n'ose
l'avouer. Enfin, rien de fâcheux ne survient, et
l'on arrive à St-Wolffgang avant la nuit. On re-
part à 6 heures du matin, et à 10 heures, on par-
vient à Lucerne, résidence du nonce et de l'ambas-
sadeur d'Espagne, comme Zurich était celle de l'am-
bassadeur de Venise, et Soleure celle de l'ambas-
sadeur de France.
Précisément à l'heure où nos voyageurs arrivaient
à Lucerne, avait lieu la procession de l'Annonciation.
LA SUISSE EN 1643 93
B. n'avait jamais vu de près le catholicisme, et le
premier contact le plonge dans un étonnement
curieux. Il décrit minutieusement la longue théo-
rie ; il a pour les statues de saints des qualificatifs
sévères ; il décrit les crucifix comme s'il ne les avait
jamais remarqués dans les églises luthériennes de
Strasbourg. Il admire pourtant. Mais il ne s'age-
nouille pas devant le Saint-Sacrement, et manœu-
vre pour qu'on ne s'en aperçoive point. Après quoi,
il s'en va écouter les deux sermons (en latin et en
allemand) prononcés en plein air. Et il note encore
qu'en ce jour de jeûne, « la ville de Lucerne donne
à tout ecclésiastique qui vient à cette procession
et est domicile là, six livres de poisson et deux me-
sures de vin ». Prébende suffisante.
A une heure, départ de Lucerne, et pèlerinage
à Sempach. Visite minutieuse de la chapelle élevée
sur le champ de bataille. Le postillon attendait
à l'auberge, où, pour se distraire, il fit une dépense
de 10 batz, aux frais des voyageurs, ce qui est vrai-
ment très regrettable.
De Sempach, on va coucher à Sursee ; et ici, comme
partout, détails circonstanciés sur la ville et son ad-
ministration. On se remet en route, le mercredi
15 mars, à 7 heures du matin. A 1 1 heures, on arrive
à St-Urban, mais le portier reçoit fort mal nos voya-
geurs et leur refuse l'entrée, contrairement, dit
l'aubergiste, au désir de l'abbé. Force fut de se remettre
en selle. A 5 heures, entrée à Soleure.
Je passe sur la description de la ville. B. s'en-
quiert de tout ; on le met au courant de la légende
de saint Urs, mais elle le laisse fort sceptique. Il
voit encore une procession ; « avec son exhibition
d images et ses autres cérémonies, elle était presque
84 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
semblable à celle de Luceme ; seulement, les ima-
ges n'étaient pas d'argent. »
Le lendemain, on repart à 8 heures du matin,
pour arriver à Berne à 3 heures.
« Berne est une très belle ville >', et comme ses vieux
quartiers n'ont pas changé, vous voyez d'ici ce que
B. en dit. Il s'intéresse aux ours, naturellement.
Et parmi les monuments remarquables de la ville,
il n'oublie pas l'auberge de la Couronne, où il est
descendu. En particulier, on y voit « une grande
salle, toute revêtue et ornée de précieux tableaux.
Ce serait pour un roi un logement suffisant. La
salle donne sur l'Aar, et a une jolie vue ». La vie
dans ce palace ne nous semblerait pas d'un prix
exagéré ; « pour deux repas et le déjeuner », on payait
une dizaine de francs. Entre parenthèse, les bonnes
auberges françaises du temps étaient beaucoup moins
chères.
« A l'égard du costume, il y a peu de différence,
à Berne, entre la noblesse et la commune bourgeoi-
sie. Les hommes portent des chapeaux un peu plus
bas que ceux des Bâlois ; les femmes ont de hautes
coiffes sur leurs voiles. »
Le lendemain matin, départ pour Morat, visite
de l'ossuaire. A l'auberge de VAiole, nos voyageurs
subissent une curieuse cérémonie. C'est une sorte
de mascarade, donnée par les serviteurs, qui se sont
grimés pour la circonstance. Il faut danser avec une
abominable sorcière, et l'infortuné qui passe là pour
la première fois est tenu de payer la note de tous
ses commensaux. Heureusement que B. et ses com-
pagnons étaient seuls ; ils s'en tirèrent pour un demi
thaler. — La coutume était soigneusement entre-
tenue par les négociants de St-Gall en route pour
LA SUISSE EN 1643 85
Genève, et qui, passant constamment par Morat,
étaient sûrs d'y vivre à peu de frais.
A 4 heures, nos voyageurs repartent enfin. En
traversant Avenches, B. y remarque des ruines ;
il en conclut qu'évidemment, il y eut là autrefois
« une très grande ville », à l'époque des Romains.
Il remarque, en particulier, « tout près du bourg,
une colonne restée debout d'un édifice », et que nous
connaissons bien. Il ajoute que l'on trouve constam-
ment « des monnaies païennes » dans la terre.
Payerne, on y couche, après avoir parcouru les
rues. Le lendemain matin, départ pour Moudon,
où l'on arrive à 1 1 heures. On y reste deux heures.
Le temps est détestable ; on passa le Jorat par
des chemins absolument défoncés. On arrive trempé.
« A Moudon et à Lausanne, nous avons fait pour
la première fois bonne connaissance avec les che-
minées françaises, où nous* nous sommes séchés ».
Bien plus, à Lausanne (on y logea à la Croix blanche),
B. dut faire mettre ses bottes « sur une forme de bois,
parce qu'elles étaient mouillées et qu'on ne pouvait
les mettre aisément ». Dans ces conditions, la visite de
la ville fut un peu sommaire. B. ne remarqua que
la cathédrale, le site montueux et les fortifications,
mais ce qu'il en dit est exact,
« Le dimanche 19 mars, à 6 heures du matin »,
les voyageurs quittent Lausanne, longent Morges, tra
versent Rolle, Promenthoux, Nyon, Coppet et Ver-
soix, et« vers 5 heures du soir (louange, gloire et
grâces en soient rendues au Très Haut ) », arrivent à
Genève, où Brackenhoffer passera plusieurs mois.
Voici maintenant, son appréciation générale sur
la Suisse :
« Quant à la Suisse dans son ensemble, voici ce
86 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
qui m'a frappé. Dans aucune ville, il n'y a deux
religions différentes, mais, ou bien tous sont pa-
pistes, et on n'admet aucun réformé à la bourgeoi-
sie, ou tous sont réformés et calvinistes, et alors,
on ne trouve ni couvents ni ecclésiastiques d'autre
sorte.
» La plupart des Suisses catholiques sont plongés
dans un grand aveuglement et une grande simpli-
cité d'esprit. Une preuve péremptoire de ceci,
c'est que les Soleurois croient si fermement à la
fabuleuse histoire de saint Urs. De même, je deman-
dais à notre hôte, à St-Urban, d'où venait que le
mont Pilate (tout au sommet duquel il y a un lac)
portait ce nom ; il me donna en réponse cette fable
absurde que tous les vendredis saints. Ponce Pilate
s'asseyait là, sur un siège vert, au milieu du lac, ce que
ce jour-là on pouvait parfaitement distinguer. Il y a
aussi là, disait-il, de quoi entretenir une importante
quantité de bétail ; mais si on a un troupeau un peu
considérable, il faut matin et soir, par trois fois,
crier à haute voix dans le lac l'Ave Maria ; car si on
le néglige ou si on l'oublie, le bétail meurt.
» La Suisse (qui tire ce nom de Guillaume Tell ',
originaire de Schwytz) est pleine, à la vérité, de mon-
tagnes et de vallées, mais elle est, par endroits, bien
cultivée ; sur beaucoup de hautes montagnes, on
voit les prairies les plus belles, des vergers et des
champs de céréales On laboure les champs avec
des bœufs que l'on attelle de deux manières, soit
par les cornes avec un joug de bois, soit par le cou
avec un collier, comme les chevaux. Il y a aussi en
Suisse un beau vignoble, beaucoup de bois et d im-
menses forêts. Les villages sont pour la plupart
' li ^rit toujours Dell avec une douce obstination.
LA SUISSE EN 1643 87
bâtis en belles maisons de pierre, et la raison en est
peut-être qu'on n'a pas à chercher loin la pierre à
bâtir, puisqu'on a tout à côté des montagnes et des
rochers.
» Il y a, de plus, en Suisse, beaucoup de châteaux
très forts pour la plupart et situés sur des rochers
élevés ; ils sont en général habités par les baillis,
envoyés par leurs autorités respectives dans un bail-
liage, afin d'exercer la justice ; du haut d'une telle
maison forte, le bailli peut tenir en respect et en
obéissance tout son bailliage, qui comprend au moins
six ou sept communautés rurales.
» Tous les ponts de la Suisse sont couverts ; en
particulier les deux grands ponts de Lucerne, ceux
d'Olten, d'Aarau, de Bâle sont dignes d'attirer l'at-
tention.
» Dans toute la Suisse, on ne saurait trouver de
poêles en fer, mais les poêles sont tous faits en car-
reaux de terre cuite.
» Dans la plupart des auberges de Suisse, il est
d'usage d'orner de vaisselle d'étain, non la cui-
sine, mais les chambres ; et elle est, dans les chambres,
placée sur des rayons, disposés tout autour, tels les
bocaux dans les salles des barbiers.
» Dans toute la Suisse, nous n'avons pas vu de
soldats, ni dans les villes, ni dans la campagne ;
de toutes les villes que j'ai vues, aucune n'avait
une garnison permanente et régulière, sauf Bâle,
où elle était absolument nécessaire à cette époque,
à cause du voisinage de l'armée de Guébriant. A
part cela, la sécurité est partout très grande, surtout
dans les petites villes, comme Aarau, Olten, Brugg,
Sempach, Sursee, Payerne et autres ; non seulement
elles n'ont pas la moindre garde à leurs portes,
88 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mais encore elles les laissent ouvertes jusqu'en pleine
nuit, et les font ouvrir à la demande de chacun. Nous
sommes arrivés à Sursee en pleine nuit, et nous n'avons
pas vu un homme de garde.
» Les Bâlois ne font pas seulement bonne garde
à leurs portes, mais ils font aussi monter la garde
ici et là dans les forêts par leurs sujets, les habitants
de la campagne, afin d'éviter que quelque personnel
des armées passe en Suisse et y compromette la sé-
curité.
» Il n'y a pas en Suisse de places fortes véritables
ou principales. A vrai dire, les villes de Berne et de
Zurich sont assez bien fortifiées ; toutefois on ne
peut guère les transformer en places fortes, à cause
de leur situation, entourées de toutes parts de mon-
tagnes comme elles le sont. Il ne serait pas non plus
possible de bâtir nulle part une place forte en plaine
qui puisse être en sécurité, à cause des montagnes.
» Mais si les Suisses n'ont pas de forteresses, ils
sont néanmoins un peuple très puissant, capable
de lever en peu de temps un très gros effectif.
» La jeunesse est soigneusement exercée au manie-
ment des armes, et nul n'atteint l'âge de douze ans qui
ne sache s'en tirer avec un mousquet. D ailleurs,
chacun est abondamment pourvu d'armes chez lui,
si bien que le moindre pourrait presque mettre deux
ou trois hommes en campagne.
» Il y a au surplus beaucoup de Suisses, dans les
villes et à la campagne, qui sont bien au courant
des choses de la guerre, pour avoir servi soit sous
le roi de France, soit en Italie.
» Pour la meilleure protection et défense de leur
pays, il y a d'ailleurs sur certaines hautes montagnes
des signaux par le feu, afin que dans le cas d'une
LA SUISSE EN 1643 89
Invasion rapide et inattendue, on fût averti par ces
signaux. Un de ces signaux se trouve près de Lausanne,
à droite (quand on vient de Suisse), sur une mon-
tagne très élevée.
» A vrai dire, les Suisses passent en général pour
grossiers, à telles enseignes qu'eux-mêmes, quand
ils s'agonisent de sottises \ se traitent de grossiers
Suisses. Mais ils nous ont, en qualité d'étrangers,
comblés d'honneurs.
» Ils ont un dialecte et un langage grossiers ; le
K leur est très contraire, ils le prononcent ch. Par
exemple, quand ils veulent dire yissen, ils prononcent
chussen, et ainsi du reste !
» En outre, les Suisses sont un peuple libre ; ils
ne prisent rien autant que leur liberté, et pour la
maintenir, ils sont prêts à se soulever tous.
» Et voilà ce que j'ai pu observer et prendre en
considération en Suisse. »
Henry Lehr.
Wenn sie sich exlenuiren.
^Hk^H^^X-j^ik^^Jê^mk^Mè^^^-^^-^éiè'
Lettre de Paris.
M. Philippe Berthelot devant le G>nseil de discipline du ministère de» Affaires
étrangères. — Un diplomate • anarchiste •• et < trop intelligent ». — Poètes
philosophes et homme d'Etat. — La sentence du G>nseil de discipline.
15 mars 1922.
Tandis que le soleil s'adonne à rendre à toutes choses un
heureux visage, les hommes poursuivent leurs desseins qui
ne sont que rarement purs. Un citoyen qui servit sa patrie
va ê;re châtié par ses compatriotes. J" n'évoquerai pas la
mort de Socrate. Je n'accuserai pas les démocraties, leur
ingratitude et leur humeur changeante. Je crois que M. Phi-
lippe Berthelot aurait pu être pareillement frappé sous
quelque monarque, si sage ou si autoritaire qu'on l'imagine.
J'ai vu cet homme chargé de toutes les responsabilités du pou-
voir, alors que d'autres, aux yeux des foules, étaient tenus
pour responsables et tout puissants. Il conservait sa sérénité.
Il était à la fois distant et désinvolte, et l'ingéniosité de son
esprit apparaissait toujours, quell * que fût la besogne qu'il
accomplit.
A l'heure où j'écris, on ne connaît pas encore la sentence des
juges devant lesquels a comparu M. Philippe Beithelot ;
mais on peut tenir pour assuré que cet homme supérieur
sera puni. Ce que je sais, dès maintenant, c'est que les vrais
coupables sont ceux qui, par paresse, par faiblesse, par igno-
rance, lui remirent aveuglement le soin de réaliser une œuvre
que la nation leur avait h eux-mêmes confiée. Il arriva que le
secrétaire général du ministère des affaires étrangères fut
ainsi nanti d'un pouvoir occulte. Je suis sûr qu'il l'employa
pour le bien de son pays. L'ensemble de son œuvre est saine ;
mais le détail en fut peut-être trouble, et c'est cette question
LETTRE DE PARIS 91
que va élucider M. Raymond Poincarc, président du Conseil
des ministres français.
Beaucoup de gens qui se flattent de ne rien entendre à la
politique, ne renieront point l'estime que leur inspira M.Phi-
lippe Berthelot ; car ils ne jugeront en lui que le dilettante,
l'amateur d'art, le protecteur des belles-lettres. Ce diplomate,
qui aurait pu n'avoir de goût que pour la diplomatie solennelle
ou rusée, aimait les poètes. Et ce n'était point aux poètes déjà
couronnés qu'allait sa préférence. Il avait une prédilection
pour les littérateurs qu'on nomme les " jeunes », les indépen-
dants, parce qu'ils ne suivent point docilement les sentiers trop
fréquentés. Original lui-même par ses idées, il prisait l'origi-
nalité en ceux qu'anime le désir d'exprimer des idées ou des
sensations. Et qui sait si ce n'est point cette inclination pour
le rare, le paradoxal, que lui reprochent inconsciemment
quelques-uns de ses détracteurs?
J'entends bien que les fautes qu'il a pu commettre, et
qui le conduisent aujourd'hui devant un « conseil de disci-
pline », m sont pas de cet ordre. On ne peut nier toutefois
que ce diplomate, d'un genre si nouveau, s'était peu à peu
laissé envelopper par une atmosphère de réprobation. Il éton-
nait et il choquait la tradition. Or la tradition est une entité
complexe : elle est à la fois noble et puérile ; elle est sub-
stance et apparence. D'aucuns ne respectent en elle que ses
dehors ; d'autres défendent ce qu'elle exprime de profond, de
solide, de nécessaire. M. Philippe Berthelot avait un front
sans perruque et il narguait volontiers la pompe officielle, au
propre comme au figuré. Cela, c'est le crime ; le reste, c est
la faute, grave peut-être. ,
Il se présente des gens pour vous déclarer, la mine impor-
tante, que le diplomate déchu ne fut jamais qu'un anarchiste.
Je les comprends fort bien. Ne pas penser selon la mode du
jour offense toujours qui ne pense pas. Les opinions toutes
faites sont commodes ; on s'y couche nonchalamment, bien per-
suadé qu'on a fait soi-même son lit. La philosophie est un
abîme creusé par des anarchistes. Dissocier les idées, comme
disait Rémy de Gourmont, est une œuvre coupable. Rap-
92 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pelcz-vous le dialogue de Renan (je le cite de ntémoire) : « De
quel droit te permets-tu de changer les rites des ancêtres?
— Du droit que les ancêtres ont eu de les établir. »
M. Philippe Berthelot était donc un anarchiste, dans le
sens que précisent quelques-uns de nos contemporains en
assurant qu'il éta>t « trop intelligent ». Quelle confession !
et comme Flaubert l'eût retenue avec joie quend il amassait
ses notes pour Bouvard et Pécuchet.
Mais, riposterez-vous, quand on a cette curiosité d'esprit,
cette tendance à n'écouter que soi-même, on ne s'installe pas
dans le fauteuil doré des ambassadeurs ; on écrit, on devise,
on peint, on fait de la musique. Je ne saurais rétorquer cet
argument-là. J'avouerai seulement que je rêve d'un monde
où les poètes pourraient être de grands hommes d'Etat et les
philosophes des diplomates honorés. Et c'est d'avance vous
concéder que je n'entends rien à la politique ni à la diplomatie.
Jean Lefranc.
P. -S. — 18 mars. — M. Philippe Berthelot sera exclu de
la '< carrière » pendant dix années. Rien de ce que j'ai dit plus
haut ne doit faire supposer que ses juges n'ont pas été im-
partiaux. Leur devoir n'est pas le mien, et je sai eu r
devoir est pénible. Ils ont eu raison en 1922. Dans deux ans
ou dans vingt, je n'aurai peut-être pas tout à fait tort.
J. L.
Chronique allemande.
Le culte de Bismarck dans les universités. — L'incident de Kantorowicz-de Belo\>
— Polémique de presse. — L'opinion du professeur Fôrstcr. — Bismarckiana.
— Livres de mémoires et d'histoire. — Ludendorff peint par lui-même. — Le
cas du professeur Delbrilck.
On sait le rôle joué par les historiens allemands dans la
formation de la mentalité impérialiste de l'Allemagne nou-
velle. A part de rares exceptions, tous les anciens historiens libé-
CHRONIQUE ALLEMANDE 93
raux devinrent, comme disait l'un d'entre eux, de juvéniles
admirateurs de Bismarck et des apologistes de la politique
de la force. Le plus brillant de ces coryphées de l'impérialisme
fut Treitschke, dont les disciples peuplent encore les univer-
sités allemandes. L'œuvre néfaste accomplie par ces hommes
a été caractérisée en ces mots : « A tant vanter les coups de
force et la ruse, malgré le vernis moral dont ils couvraient
leurs théories, ils ont contribué à pervertir l'esprit public et,
comme l'a dit le philosophe Renouvier, ils ont réveillé et
stimulé le goût dangereux du passé, concluant à l'évolution
fatale, universelle, à la suprématie de l'histoire sur la raison,
du fait sur le droit, de la force sur la justice. Par leurs théories
historiques, ils ont été les propagateurs dos pires maximes
politiques, pour la réfutation desquelles l'humanité a déjà
versé des flots de sang. »
On aurait pu croire qu'après les dures expériences de la
guerre, un autre esprit allait pénétrer dans l'enseignement
de l'histoire des universités et des écoles. A vrai dire, on a pu
observer, ici et là, une timide réaction. J'ai signalé ici le coura-
geux petit livre de Frédéric Meinecke, Nach der Révolution,
où le directeur de la Revue historique allemande dénonce les
erreurs du passé, mais, cet exemple n'a guère été suivi.
Et voyez aujourd'hui comme on traite les rares professeurs qui
protestent contre le culte bismarckien! Veit Valentin, l'auteur
d'une récente Histoire du Parlement de Francfort, animée d'im
esprit vraiment libéral, s'est vu retirer, il y a trois ans, le droit
d'enseigner à l'université de F'ribourg-en-Brisgau, sous le
prétexte qu'il avait offensé l'amiral von Tirpitz. Cette année,
à la même université, le juriste Kantorowicz, ayant osé répu-
dier la gloire de Bismarck et ayant recommandé aux étu-
diants de se défaire de l'esprit de Potsdam, a été vivement
attaqué par son collègue, l'historien von Below.
Ce qu'il y a d'inquiétant dans tout ceci, c'est que les pro-
fesseurs molestés et désignés à la vindicte publique, ne sont
nullement soutenus par le gouvernement. Cela ne les décou-
rage point du reste : « La bataille où je suis engagé dans la
poursuite de ce but importe à l'Allemagne, dit le professeur
94 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Kantorowlcz. Quand notre pays relevé sera redevenu un fac-
teur de la politique européenne, l'esprit dans lequel ses classes
dirigeantes auront été élevées ne sera point indifférent. »
Bien des personnes, en dehors des cercles universitaires,
partagent cette manière de voir, et l'on a eu la satisfaction, ces
derniers mois, de voir s'engager une polémique de presse
dont les échos sont venus jusque chez nous. Deux de nos
journaux, en effet, la Nouvelle Gazette de Zurich et le Nouveau
Journal suisse, ont prêté leurs colonnes à des écrivains alle-
mands libéraux pour défendre leurs idées. Entre tous les arti-
cles de ces écrivains, on a surtout remarqué ceux de M. F. W.
Fôrster et M. Emile ILudwig. l.e premier a écrit une remarquable
étude, qu'on aura profit à méditei ailleurs qu'en Allemagne,
sur Bismarck e/ ses critiques, et M. Ludwig, en marge du sujet,
a rédigé de spirituelles gloses : Neue Bismarckiana ^. Prenant
pour point de départ l'affirmation du professeur Kantorowicz
que Bismarck fut un corrupteur de la politique allemande et
l'auteur responsable de la débâcle de 1918, M. Fôrster montre
que tant que l'Allemagne n'aura pas répudié le culte de Bis-
marck, sa régénération ne pourra se faire. On a naturellement
crié au sacr-.lège dans les milieux universitaires nationalistes,
mais, ce qui a fort étonné, c'est de voir des professeurs
libéraux et démocrates, comme Frédéric Curtius, faire
chorus avec les nationalistes. <• Autant, dit ce dernier, les
démocrates réprouvent la politique intérieure allemande de
Bismarck de 1870 à 1890, autant ils donnent leur approbation
à la politique extérieure du chancelier, qui a créé l'unité du
pays. »
L^a question qui se pose est de savoir si ces deux politiques
peuvent être dissociées l'une de l'autre. M. Curtius l'affirme
et M. Fôrster le nie. Celui-ci s'étonne même qu'un démocrate
comme M. Curtius, qui a protesté contre l'invasion de la
Belgique, " crime envers l'humanité et tache sur le blason
de 1 Allemagne », ne voie pas que la politique extérieure de
Bismarck, par ses manquements à l'honneur, a perverti
' Neue Zurcher Zeilung, N"* 262 et 327.
CHRONIQUE ALLEMANDE 95
1 esprit public. En effet, si le peuple allemand accepta avec
tant de facilité la violation de la neutralité belge, n'est-ce pas
parce qu'il avait docilement accepté les trahisons à l'égard
du Danemark et de l'Autriche?
M. Fôrster, à ce propos, rappelle que Constantin Frantz,
en 1878, avait prédit la chose : « La méthode que Bismarck
a employée pour faire l'unité allemande, disait-il, a attaqué
à sa racine le principe du droit et, par là, a miné la base morale
la plus profonde de la force de l'Etat, si l'Etat est, non pas
uniquement force, comme le prétend Treitschke, mais droit,
justice, fidélité aux engagements, conscience ; l'Etat, en
effet, n'est puissance que lorsqu'il se met sur le terrain du
droit et agit conformément au droit. »
C est bien ainsi que raisonnaient les juristes allemands de
la vieille école, tout pénétrés de l'esprit kantien. Même au
moment de la guerre de 1866, ne vit-on pas protester Hopf
et Jehring contre la violation du droit? «Jamais guerre, s'écriait
Jehring, n'a été engagée avec une telle frivolité et une telle
absence de pudeur. Les sentiments les plus intimes du cœur
se révoltent d'un tel manque de foi, d'une telle entorse à tous
les principes du droit et de la morale. Quel épouvantable
avenir de tels faits ne nous préparent-ils pas? »
Jehring voyait juste, mais ce ne l'empêcha point, quelques
mois plus tard, de s'incliner devant le succès et de devenir
un des thuriféraires de Bismarck. Il fut suivi par beaucoup
d autres, et c'est dans ce crime que M. Forster voit la lourde
responsabilité que les intellectuels allentands portent dans
la guerre de 1914. « La conséquence terrible du principe : la
force prime le droit, dit-il, explique le mépris qu'on eut pour les
impondérables. Le succès, qui a tourné la tête à ces hommes,
ne les a pas seulement éloignés des idéaux qui faisaient la
grandeur du pays, mais les a rendus étrangers aux réalités
les plus profondes des lois du monde politique. Au fond de
la catastrophe allemande, ce qu'on trouve en dernier ressort,
c est 1 idée bismarckienne du mépris du droit. »
Il est curieux de rapprocher ces lignes du mot du grand
écrivain norvégien Bjôrnson qui, comparant un jour Bismarck
% BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à un joueur d'échecs génial, ajoutait : "II gagne toutes les
parties, mais il perd l'avenir. »
M. Emile Ludwig, dans ses Neue Bismarckiana, illustre
cette pensée par des notes marginales qu'il vient de mettre à
des Mémoires de contemporains. Il y reproduit des conversa-
tions et propos de table de Bismarck analogues à ceux que
publia Busch, il y a quelques années. Ce grand pessimiste,
contempteur de la nature humaine, tient des propos semblables
a ceux de Voltaire et de Schopenhauer. M. Ludwig a mis à
contribution deux ouvrages, Les rapports politiques de Bismarck,
de Pétershourg et de Paris et les Lettres de Pétersbourg de Kurt
von Schlôzer, qui fut attaché d'ambassade sous Bismarck
en 1859 ^. Dans tous les propos de Bismarck, à cette épo-
que, on voit qu'il n'a qu'une idée en tête, faire l'unité de
l'Allemagne sous l'hégémonie prussienne, et que, déjà à ce
moment, il considère les guerres avec l'Autriche et la
France comme inévitables. Sa devise est : " Par le fer et par
le sang », et il ajoute : « Le peuple allemand n'est pas mûr
politiquement, on doit le forcer à l'unité (man muss es zur
Einheit zv)ingen) ». Le diplomate von Schlôzer, qui rapporte
ces paroles, et qui était jeune alors, a entrevu la nature
machiavélique de Bismarck et il devine l'adresse qu'il saura
un jour déployer pour faire trébucher l'adversaire : il fait
alors de lui cet instantané assez réussi : " Cet homme puissant
qui est à la recherche des coups de théâtre est l'homme qui
sait tout, quoiqu'il ignore bien des choses.... Il cherche à
en imposer en racontant à tout venant les histoires les plus
fantastiques.... On ne sait jamais ce qu'on doit croire chei
cet acteur consommé.... Toutes les fois que j'entre dans
la chambre du pacha, je me dis : « Attention à ne point révéler
» de faiblesse, à ne point trahir de surprise I "
Bismarck semble avoir été surpris par l'attitude de ce diplo-
mate en herbe, qui n'était point un naïf et qui semblait percer
' Die polilischen Berichie Bismarcks aus PeUrdmrg und Paris, Berlin, Reimar
Hobbing. — Petersburger Briefe, von Kurt von Schlôzer, Stuttgart. Deutsche Ver-
lagsanstalt.
CHRONIQUE ALLEMANDE 97
ses intentions^ En tout cas, Kurt von Schlôzer était un psycho-
logue perspicace, comme le prouve ce portrait : « Quel être
diabolique que ce gaillard! Où veut-il aller? Tout bout en
lui, tout le pousse à agir, à réaliser. Il cherche à devenir maître
des circonstances politiques.... Homme singulier, plein de
contradictions. La grande question qu'on se pose avec lui
est celle-ci : « Est-ce l'homme qui convient à la Prusse?
Est-ce que les Prussiens lui conviennent? Voit-on ce volcan
faire irruption dans la politique étroite et mesquine de ce pays?
Un tel homme à la Wilhelmstrasse, tonnerre ! (Donnerwetter.) »
— Quelques curieux livres de mémoires et d'histoire ont
paru ces dernières semaines. On a beaucoup commenté les
Som^enirs de Bethmann-Hollweg, surtout le second volume,
qui a paru tout récemment. C'est une sorte de confession ou
de justification de sa conduite. L'ex-chancelier réussit-il à
se disculper? Personne ne nie ses bonnes intentions. Le seul
tort de cet esprit honnête, mais faible, fut de n'avoir pas été
à la hauteur des circonstances. C'est de lui qu'on peut dire :
« Je fais le mal que mon cœur désapprouve. » Il a eu des paroles
malheureuses, comme celle qu'il prononça lors de l'invasion de
la Belgique : «Nécessité ne connaît pas de loi.» Il est vrai qu'il
corrigeait ce mot de politique réaliste et brutale par cette
promesse : « Nous réparerons le tort fait à ce pays. » Il le
croyait. Il ne dut pas avoir longtemps des illusions sur les
militaires qui, du reste, le détestaient, mais vis-à-vis d'eux
il n'eut jamais la force ou le courage de faire prévaloir
ses idées. Sans cesse il fut amené à agir contre ses senti-
ments. Ce fut là le tragique de la destinée de cet homme que
des haines féroces poursuivent encore dans sa tombe.
Si la mémoire de Bethmann-Holweg ne sort pas grandie
de ses Souvenirs, on peut dire que celle d'Albert Ballin est
singulièrement rehaussée par le livre que vient de lui consa-
crer son successeur à la direction de la Hamburg Amerika
Linie, Bernard Huldermann ^. Ballin restera une des grandes
^ Albert Ballin, von Bernhard Huldermann, Oldenburg, Verlag von Stalling»
1922.
BIBL. UNIV CVI 7
98 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
figures de l'Alleniagne impériale. Il ne concevait pas la gran-
deur de son pays à la manière des militaires : il voulait que
l'Allemagne devînt puissante dans le monde par son travail.
Il fut un ouvrier actif du mouvement que Guillaume II carac-
térisait ainsi : « Notre avenir est sur les flots, » Mais ce mou-
vement, il le considérait comme essentiellement pacifique, et
l'on comprend qu'au moment où il voyait l'Allemagne con-
quérir les marchés du monde, il dût réprouver une guerre
dont il n'attendait rien de bon et qui devait même se terminer
par une débâcle, puisque l'Angleterre, dont il connaissait
les forces, y entrait. Dès la bataille de la Marne, Albert Ballin
n'eut plus de doute sur l'issue de la lutte, et il essaya d'éclairer
l'empereur. Ce fut en vain. Toujours les militaires s mterpo-
saient pour empêcher les rencontres ou, s'ils ne pouvaient
s'y opposer, en annuler les effets. Au moment où la défaite
semblait certaine même aux yeux des plus optimistes, Ballin
voulut avoir une entrevue avec l'empereur, mais là aussi on
l'empêcha de dire la vérité. Jugeant son pays perdu, il vit qu'il
n'avait plus de raison de vivre et il fit le geste qu'aucun des
maréchaux vaincus, qu'aucun des Hohenzollern déchus n eut
le courage de faire : il se suicida.
Entre tous les militaires, conseillers de malheur de la
couronne, il n'en est point dont la mémoire soit plus chargée
que Ludendorff. On sait que cet homme, d'une rare incons-
cience, n'a, depuis l'armistice, laissé passer aucune occasion
de se disculper. Même lorsqu'il s'enfuit ignominieusement
en Suède, il profita de sa retraite pour écrire un gros livre :
Souvenirs de guerre, qu'il fit suivre d'un autre livre de docu-
ments {Urkundensammlung), puis d'un troisième livre, Krieg-
fiihrung und Politik- Dans tous ces ouvrages, naturellement,
Ludendorff fait sa propre apologie. Si l'Allemagne a perdu
la gtierre, ce n'est pas par la faute de ses chefs, mais parce que
la nation n'a pas eu le courage de soutenir la lutte jusqu au
bout, et qu'à la guerre à outrance, elle préféra la révolution.
Si ce personnage remuant se contentait de pailer du passé,
on lui pardonnerait ses élucubrations, mais chacun sait qu il
aspire encore à jouer un rôle dans son pays. Ce n est un secret
CHRONIQUE ALLEMANDE 99
pour personne qu'il a été le principal conseiller de Kapp dans
le coup d'Etat militaire que celui-ci a tenté, et nul n'ignore
que le nom de Ludendorff sert actuellement de ralliement à
toutes les forces militaires et conservatrices qui brûlent de
renverser le gouvernement républicain. « Il n'y a pas d homme
politique de l'extrême droite, écrivait récemment un publi-
ciste allemand, qui, à l'heure actuelle, incarne autant que Lu-
dendorff la contre-révolution monarchique et militaire. »
Il faut en tout cas que Ludendorff soit considéré comme un
homme terriblement dangereux pour qu'un historien aussi
nationaliste que Hans Delbrûck ait dressé contre lui un réqui-
sitoire formidable, dans un livre qu'il intitule : Ludendorff
peint par lui-même ^. C'est, en effet, un portrait fait par Luden-
dorff en personne, d'après des citations de ses propres écrits.
Du militaire, M. Delbrûck s'occupe peu, non point qu'il se
sente incompétent en la matière, car chacun sait que l'illustre
historien s'est surtout fait connaître par des œuvres d his-
toire militaire : je rapporte pour mémoire son grand ouvrage
en quatre volumes : Gcschichie der Kriegs^unst im Rahmen
der politischen Geschichte, puis ses études sur les grands mili-
taires allemands, Gseinesau, Scharnhorst, et les commentaires
qu'il a écrits sur l'œuvre classique de Clausewitz, Vom Kriege.
On se rappelle aussi que, pendant la guerre, M. Delbrûck
s'est occupé des problèmes militaires en cours, dans des
articles parus dans les Preussische Jahrbiicher, et qu'il a réunis
en volume sous ce titre : Krieg und Politik, 1914-1918 (3 volu-
mes). Il y est naturellement souvent question de Ludendorff
et des autres grands chefs allemands dont, avec la compétence
d'un spécialiste, il discute les plans militaires. Donc M. Del-
brûck eût été fort qualifié pour écrire un livre militaire sur
Ludendorff. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il a eu ses raisons pour
cela. Il n'a voulu étudier qu'une chose, en ce militaire qu il
considère comme l'un des hommes les plus néfastes de 1 Alle-
magne, l'action qu'il a voulu exercer et qu'il a souvent exercée
comme politicien. On sait que Ludendorff s'est défendu d'avoir
voulu faire de la politique et il affirme qu'il s'est toujours en-
^ Ludendorff s Selbstportrât. Berlin Verlag, fiir Politik und Wirtschaft, 1922.
100 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
fermé dans ses attributions militaires. C'est cette légende que
M. Delbrûck s'efforce de détruire. Il faut suivre pas à pas,
dans son livre, les allégations de l'historien, appuyées par de?
faits irréfutables. On y voit Ludendorff jour après jour faisant
de la politique, et de la politique de la pire espèce. Tout puis-
sant, il parvient à imposer sa volonté. La guerre se poursuit,
et les fautes politiques s'accumulent, et c'est là, et pas ailleurs,
qu'au dire de M. Delbriick, il faut voir la cause de la débâcle
allemande. Peut-être au moment de l'armistice, eût-il été pos-
sible d'obtenir de meilleures conditions des Alliés. Si tel ne
fut point le cas, c'est encore la faute de Ludendorff. Ici, il
faut laisser la parole à 1 historien : « Le moment de l'armistice,
dit-il, est le point le plus sombre de toute la carrière de ce
général. Qu'on n'aille point, après cela, parler d'une Allemagne
poignardée dans le dos par un arrière démoralisé.... La débâcle
ne fut pas la conséquence de la révolution : ce fut la révolution
qui fut la conséquence de la débâcle. Il y avait eu des nuiti-
neries dans l'armée française en 1917 ; elles furent maîtrisées
parce que la France conservait la foi en la victoire. En Alle-
magne, les liens de la fidélité et de la discipline se rompirent
le jour où cette foi s'envola, le jour où, après l'abandon et
l'effondrement de la Bulgarie et de l'Autriche-Hongrie, la
demande d'armistice de Ludendorff proclama devant le monde
entier que nous avions perdu la guerre. »
On voit que Hans Delbrûck croit qu'avec un autre homme
que Ludendorff, l'Allemagne eût pu obtenir des conditions
de paix meilleures des Alliés. En cela, il se trompe, car le mo-
ment était passé où une paix de conciliation, sans vainqueur
ni vaincu, pût être possible. A cet égard, cet historien, d'un
esprit ordinairement net, paraît dépouivu de sens critique.
Il Ta, du reste, montré depuis, dans la polémique qu'il a en-
gagée avec le professeur Aulard, de Paris, sur les origines de
la guerre. Hans Delbrûck, qui n'a pourtant pas signé le mani-
feste des 93, raisonne encore à la manière de ces gens.
Antoine Guilland.
CHRONIQUE ITALIENNE 101
Chronique italienne.
La crise du livre. — Le livre, la guerre et l'après-guerre. — Les grandes collections
de culture classique et moderne. — Eugénie Camerini et Edoardo Sonzogno.
Leurs contemporains et leurs successeurs. — L'histoire par les portraits indi-
viduels. — Laterza et Carabba. — Les toutes récentes collections.
La crise du livre italien est dans sa période la plus aiguë.
« On ne vend plus rien », c'est le mot courant en librairie.
D'autres, moins absolus, vous donnent des explications et
des précisions : « Il y a deux bonnes saisons et deux mortes
saisons dans l'année : avant Noël et avant le départ pour les
vacances, c'est le mouvement ; le printemps et la fin de l'été,
c'est, au contraire, l'arrêt. Or, en ne comparant mon borde-
reau de ce mois de mars 1922 qu'à celui de mars 1920 ou de
juillet 1921, je constate une vente diminuée des trois quarts. »
Ne fût-elle que de la moitié, la diminution demeure forte et
très grave. Elle tient à des causes générales, qu'on voit agir
du grand Océan à la Méditerranée. Il y en a d'autres qui sont
propres à l'Italie. L'industrie du livre était bien modeste chez
nous avant 1914. La tentation me prenait presque de la com-
parer à la médecine par rapport à la chirurgie. Dans l'occurrence,
la chirurgie progressive et prospère, c'était le quotidien qui
commençait à rivaliser avec les grands tirages des pays plus
avancés. Partout et toujours, je crois, la diffusion de l'enseigne-
ment primaire profite au journal, comme les premières dispo-
nibilités du budget d'une famille ouvrière vont à améliorer la
qualité de la nourriture. Du progrès indéniable de la nation,
le livre italien bénéficiait très peu. Pour un de Amicis, pour
un Cuore, gravissant sans effort les centaines de milliers (il
dépasse maintenant le million d'exemplaires), combien d'écri-
vains se vendaient dans une proportion tellement inférieure
à leur célébrité qu'on n'oserait le croire! J'étonnerais mes
lecteurs en leur disant le temps qu'il fallut pour écouler une
102 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
première édition de deux mille d'un des meilleurs livres du
maître du réalisme italien, de ce Giovanni Verga (1840-1922),
qui vient de mourir dans sa ville natale de Catane. Une cer-
taine pudeur défend aux éditeurs de nous donner des chiffres,
documents de ces pénibles débuts qui témoigneraient de leur
noble persévérance. Mais je n'oublierai jamais qu'en 1903,
le représentant d'une maison méridionale me disait, à propos
de certains volumes de philosophie : « Nous estimons avoir
fait une bonne affaire quand nous en avons placés trois cent
cinquante. » Pensez donc : trois cent cinquante ! Dix lecteurs
pour plus d'un million d'Italiens! Cela servirait admirablement
Leopardi, qui traitait la gloire d'inexistante et ne trouvait de
certain dans le monde que l'ignorance de tous pour tous et
pour tout : omnium contra omnes.
La guerre survint, et la guerre, ce furent des foules d'hommes
jetés, pour la première fois de leur vie, à la tentation de lire.
Que d'heures vides, d'un vide inexorable, écrasant, dans
les casernes, où le moyen d'occuper utilement son temps est
le premier et le plus malaisé des problèmes; dans les hôpitaux,
dans ces trains escargots, dont le simple souvenir épouvante
encore les plus courageux ; là-haut, chez l'ennemi, dans les
camps des prisonniers et de la famine et même dans les tran-
chées où les distractions et l'ennui étaient également mortels.
Le bouquin arriva au bon moment et fut salué comme un ami.
L'œuvre du « Livre aux soldats ", admirablement dirigée par
M. Girta, l'éminent bibliothécaire de la Brera à Milan, expédia
21 379 colis, faisant un total de 584 474 volumes donnés par
la plus intelligente des charités. Le soldat italien rentra donc
assez souvent du front avec un livre dans son havresac. Le goût
de la lecture, quelquefois, lui resta. D'autre part, l'augmenta-
tion de beaucoup de revenus, le train de vie changé, 1 habi-
tude contractée de faire quelques dépenses somptuaires,
tout cela eut une conséquence noble et heureuse, la seule
peut-être, au milieu du gaspillage auquel nous avons assisté.
Le livre, qui n'avait point bénéficié de la paix, profita de la
richesse apparente de la guerre. Le livre aurait eu le temps
de devenir, entre tant de jouissances inférieures, le plaisir
CHRONIQUE ITALIENNE 103
le plus profond, le seul dont on ne voudrait, dont on ne sau-
rait plus se passer.
La crise qui bat maintenant son plein prouve au contraire
que le livre a été sacrifié le premier. Et l'on voudrait reprocher
aux éditeurs de n'avoir pas su faire le bien de la nation et le
leur propre, d'avoir offert, quand « tout allait », de la littéra-
ture « policière » ou polissonne, qui devait dégoûter le lecteur
à la fin, après l'avoir corrompu et détourné de l'art, de la
poésie, de la science! En quoi l'on serait dans le vrai pour un
grand nombre de cas, mais je me flatte de paraître moins ser-
monneur et plus habile moraliste en faisant constater que
les éditions des classiques ont un sort un peu meilleur que
les livres modernes d'imagination. Ces mêmes libraires,
dolents et plaintifs, vous répondent, lorsque vous leur demandez
tel ou tel excellent instrument de travail : « Epuisé, nous
l'attendons. En cours de réimpression.» En 1921, pendant
quelques mois, on ne trouvait plus le volume de Zanichelli
réunissant toutes les Poésies de Carducci. Il y a un manuel
de l'histoire de la métrique tout à fait introuvable. Et tantôt
c'est un Leopardi, tantôt c'est un Machiavel, avec tel commen-
taire spécial, qui deviennent rares.
Cela devrait — me semble-t-il — convaincre les directeurs
des maisons d'éditions que les travaux sérieux, soignés, bien
faits, les ouvrages indispensables pour la vraie culture clas-
sique et moderne, sont, pour ainsi dire, un placement de tout
repos, bien préférable à l'aléa des nouveautés malsaines de
la mode éphémère.
Tel devait être le sentiment du fondateur d'une maison
qui, ces temps derniers, s'est trop laissée séduire, peut-être,
par les romans et les romanciers dernier cri. Edoardo Son-
zogno (1836-1918), au moment oii Milan était en pleine fièvre
de croissance dans la nation qui venait de se former, conçut
hardiment et largement son rôle d'éditeur populaire. Et il
fut bientôt à la tête d'un organisme puissant et complexe qui
groupait, autour du Secolo, nombre de revues mensuelles et
hebdomadaires et développait l'entreprise du livre et celle du
théâtre. Il était, cela se comprend, l'organe d'un parti, et sa
104 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Bibliothèque universelle (500 volumes parus), sa Bibliothèque
du peuple (650 brochures environ), faisaient souvent trop de
place à cet anticléricalisme creux, à cette apologie matéria-
liste des sciences naturelles, à cette manie de faire la cour au
socialisme, qui ont valu à la démocratie italienne la faiblesse
politique dont elle souffre aujourd'hui. Néanmoins, pour
cinq sous, pour trois sous (prix d'avant-guerre, cela va sans
dire), on y trouvait et on y trouve quelques textes de ces
œuvres secondaires {opérette minori) qui sont si nécessaires
pour la connaissance des grands auteurs et les éléments cou-
rants de toutes les disciplines, jusqu'aux rudiments de
l'arabe ou du japonais. Revues, refondues par-ci par-là, mises
au point, ces deux bibliothèques ont beaucoup d'avenir,
car le public — en dépit du peu de cure qu'en ont les direc-
teurs actuels de la maison — ne les a point oubliées. Mais
la troisième collection demeure la grande préférée, celle que
l'on apprécie davantage, avec une sorte de reconnaissance.
C^ux qui aiment les livres, et qui veulent bien se rappeler
qu'ils ont été jeunes étudiants, aux minces ressources, com-
prendront aisément le plaisir intense d'acheter et de posséder
un auteur en entier, dans un texte correct, avec préface et
notes suffisantes. C'est aux 136 volumes — autrefois à une
lire — de la Bibliothèque classique économique, que Sonzogno
a, je crois, le mieux fait de confier son nom. Encore avait-
il eu comme il en est toujours de ceux qui réussissent,
le mérite et la chance de trouver son homme : Eugenio Came-
rini. J'en ai tellement entendu parler, de ce critique (1811-
1875), dont la préparation était si ample et l'indépendance
presque farouche, qu'il me semble l'avoir connu. Un jour,
à Turin, M. Alfieri di Sostegno — patricien d'ailleurs très
cultivé et très actif — le chargea de lui préparer je ne sais
trop quel discours qu'il ne pouvait rédiger ; puis il eut l'idée
mesquine d'envoyer un louis au professeur à titre d'hono-
raires et de remerciement. Très calme, — nous racontait
Lodovico Corio, mon professeur d'histoire. — très calme,
le savant ouvrit son tiroir, il y trouva, grâce au ciel, un second
louis, et il le mit avec l'autre dans la main du domestique :
CHRONIQUE ITALIENNE 105
« Dites à M. le marquis que lorsque Eugenio Camerini reçoit
un messager de la maison Alfieri di So«!tegno, il lui donne
quarante francs de pourboire. " Nommé secrétaire à la Faculté
des Lettres — VAcademia Scientifica-letteraria — à Milan,
il aurait été désormais à l'abri des insolences de la fortune et
des fortunés. Mais son caractère ne lui permettait pas les
situations tranquilles ; un soir, estimant que sa dignité avait
été offensée au cours d'une séance, il démissionna par dépêche.
Le ministre — quelque peu ignorant par hasard — donna
suite à ce télégramme. Et voilà Camerini réduit à la besace
au seuil de la vieillesse. La fille de G. T. Cemino, le romancier
et le conspirateur mazzinien, me disait que lorsqu'elle alla
le visiter avec son père, dans une mansarde oii les livres s'en-
tassaient sur le plancher, car il n'y avait pas la moindre étagère,
ils le trouvèrent en train de se confectionner une sorte de soupe
qui, recuite indéfiniment, constituait tout son repas. C'est
dans cette solitude et dans cet abandon qu'il acheva les admi-
rables éditions de la Comédie,de rAriostc,de Tasse, de Boccace,
commencement et gloire de la collection. Et si Sonzogno ne
lui avait pas envoyé mille francs chaque fois qu'il en demandait
cent, si son travail lui avait été payé exactement dans la mesure
qu'il indiquait, il serait mort de faim. Car, on le devine, il
était d'une grande lenteur, à force de conscience, comme
Carducci qui, dans sa jeunesse, s'appliqua à préparer un
Giusti, un Parini et d'autres poètes encore, pour Barbera.
Je me suis laissé dire que ses honoraires étaient, pour chacun
de ces volumes, de cent francs, et que Gaspero Barbera
(1818-1880), homme très intelligent, afin de calmer ses propres
scrupules, aurait dit au poète de s'y prodiguer un peu moins :
« Ménagez-vous : peu de chose me suffit. » Et Carducci de ré-
pondre : « Oui, à vous, mais pas à moi. » Ces travaux de Car-
ducci se trouvent parmi les trente-quatre volumes de cette
mignonne collection Diamante, un bibelot de la poésie (for-
mat 6,5 X 1 0,5), que les Anglaises éprises de littérature italienne
se plaisaient à tenir dans leur réticule, entre leur Baedeker
et leurs sels de lavande. Lorsque, plus tard, souverain maître
d'une période littéraire, Carducci consentit à diriger, pour
106 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Sansoni de Florence, cette collection des classiques annotés,
où il nous donna, avec son bien-aimé Severino Ferrari, un
Pétrarque éblouissant et presque fastueux, résultat d'un demi-
siècle d'érudition italienne, où, entre autres, le Prince de
Machiavel, par Lisio, et le Corti^iano de Castiglioni, par
Cian, sont très remarquables, à ce moment-là, dis-je. les fils
Barbera semblèrent se consacrer surtout à une série de bio-
graphies qu'ils avaient appelée la « collection Panthéon ».
L'édition italienne du Mazzini de Bolton King, le Cavour
de D. Zanichelli, le Verdi de Eugenio Checchi, le Leonardo
de Edmondo Solmi, ravi trop tôt à l'histoire de la philosophie
italienne, sont des volumes Panthéon. Quatorze en tout, après
bien des années.
Trop peu. Si l'on vise à raconter l'histoire des civilisations
par les vies des hommes, il faut arriver à former une collection
de six ou sept cents volumes, une collection qui soit une ency-
clopédie où, suivant le besoin, vous prenez le volume qu'il
vous faut. Si on l'achète, c'est encore mieux, dirait Formiggini.
Il est grand temps que je vous présente M. G. L. Formiggini,
docteur en philosophie, éditeur, d'abord dans sa Modène
natale, à Gênes ensuite, et maintenant, pour finir, à Rome,
rien de moins que sur le Capitole. Vrai, c'est son adresse :
« Roma, sul Campidoglio. » Jusqu'ici, le Capitole avait vu
des sénateurs, des consuls, même des empereurs, mais pas
encore des éditeurs. Il appartenait à Formiggini d'élever son
propre rang social et celui de ses confrères, dont je suis, je
tiens à vous le dire. Au moment de la publication de Calliope,
comme je donnais des conférences sur ce poème, il me pro-
clama, dans une dédicace « l'éditeur oral de Francesco Chiesa »
ce qui, par parenthèse, nous vaudra, à tous les deux, les
sympathies de mes lecteurs suisses. Formiggini porte toujours
dans tout ce qu'il dit, fait ou entreprend, une note à lui,
originale, amusante, qui captive et repose. Je sais tels de ses
auteurs, des Modénais, ses camarades d'école, qu'il ne paiera
jamais : « Cela risquerait — dit-il — de gâter notre bonne ami-
tié. » Moi, il m'a payé, mais sur la lettre chargée il écrivit l'a-
riette des Due Foscari de Verdi :
CHRONIQUE ITALIENNE 107
Questa è dunque — Viniqua mercede,
« Voilà, donc, la méchante récompense !» A un auteur qui lui
avait glissé un manuscrit indiscret : «J'ai bien reçu, — • répon-
dit-il, — ton Farfanino, ton Larousse. » Un jour, il s'avisa
d'expédier à tous les libraires de la péninsule une circulaire,
une véritable circulaire commerciale, comme celles qui ser-
vent à annoncer les majorations et les réductions. Il interdisait
formellement de vendre, même une seule de ses éditions, à
quiconque ne prononcerait pas correctement son nom et
mettrait, infandum scelus, l'accent sur la pénultième au lieu
de le placer sur la seconde syllabe : Formiggini. Depuis 1918,
il a une revue dont le titre est en initiales, tout comme celui
d'une société anonyme : 1'/. C. S., Vltalia che scrive, Vltalie qui
écrit, revue pour ceux qui lisent. Mais revenons à nos moutons :
c'est-à-dire à la collection biographique. Il y a environ une
quinzaine d'années, Formiggini conçut le plan d'une série
richissime de portraits d'hommes de capitale importance dans
tous les domaines, de toutes les nations, de tous les âges. Il s'y
adonna avec ce brio, cette fougue brillante qui lui sont par-
ticuliers, étudiant et fixant le programme avec un bonheur
rare, un soin minutieux du détail. Très joli, le titre : Profili
(portraits) ; pratique, le format ; élégante, la reliure de par-
chemin orné d'une sobre décoration ; plus qu'abordable, le
prix — une lire — avec des conditions avantageuses d'abon-
nement et la promesse d'une périodicité scrupuleuse. On ne
saurait imaginer plus de variété : vous y trouvez Rousseau
et Firdusi, saint Augustin et Malthus, Hésiode et saint Ber-
nardin de Sienne, le Tasse et Dioclétien. Mais la guerre, la
nécessité d'augmenter le prix, et, plus cruelle encore, celle
d'affaiblir la solidité stylée de la reliure, le fait que beaucoup
de personnages de première grandeur manquent encore (il
y a cependant le Dante de Bertoni), ont fait perdre à cette
excellente initiative un peu de son intérêt. Il y a maintenant
soixante profili, et l'on devrait être bien plus avancé. Les
difficultés — il faut en convenir — étaient bien grandes :
« Vois-tu, me disait-il, avant d'avoir des « portraits », il me
108 BIBUOTHÈQUE UNIVERSELLE
faut faire les peintres ; » il lui fallait lutter contre cette inaptitude
à saisir un sujet dans son ensemble, qui était la conséquence
d'une méthode d'érudition fragmentaire et, au fond, désor-
donnée. N'importe, ce qui a surtout manqué aux Projili,
c'est la fidélité de leur propre père qui n'a pas voulu demeurer
l'homme unius lihri, ou plutôt d'une seule œuvre. Le voilà
maintenant emballé pour certain « Institut pour le livre italien
à l'étranger », qui me laisse bien sceptique. Comment voulez-
vous que le livre italien en général passe à l'étranger? Choi-
sissez, avant tout ; frayez le chemin à l'un ou à l'autre, étudiez,
appliquez-vous à bien comprendre comment il arrive que celui-
là perce et que celui-ci n'y réussit point ; vous acquerrez bien-
tôt une expérience sérieuse et profitable. Au reste, les Profili
avaient eu, bien auparavant, un premier rival dans les
Classiques du rire (Classici del ridere). Risum quoque vita est,
prêchait Formiggini, et il guettait des collaborateurs illustres.
Longtemps il harcela le poète tessinois pour lui faire traduire
les Contes drolatiques. Mais Chiesa, après avoir beaucoup
hésité — '< ils sont vraiment trop i>eu habillés, pur troppo
svestite >', me confiait-il — s'esquiva, et à sa place, Giosue
Borsi conduisit à terme ce travail. Borsi, le filleul de Car-
ducci, Borsi, en qui devait s'opérer bientôt une conversion,
dramatique et presque poignante dans son intimité, fervente
et poétique dans l'expression, Borsi, dont les Entretiens
(Colloqui) avec Dieu, à la veille de la guerre et en face de la
mort sur le Carso, ont été considérés par les croyants d'Italie
et de France comme des paroles apologétiques et — le mot
a été dit — saintes. Vous voyez d'ici Formiggini en pareille
occurrence! Se trouver possesseur d'un manuscrit un peu
leste, venant d'un converti, c'est avoir de la veine! Et je
crois que Formiggini, un peu Voltairien après tout, serait
enchanté de la béatification de son traducteur de Balzac...
Ce qui fait souvent défaut chez nous, — on l'a vu, — c'est
l'esprit de continuité. Je le disais, il n'y a pas longtemps, à
Papini, au cours d'une très simple et cordiale entrevue qu'il
m'accorda dans sa paisible retraite de la via Colletta, à Florence.
Je pensais, en lui parlant, que, s'il y a une exception, elle est
CHRONIQUE ITALIENNE 109
représentée par un Suisse, Milanais d'adoption, par Hœpli,
qui, en fêtant cette année son jubilé de féconde activité édi-
toriale, peut regarder avec un orgueil très légitime la superbe
série de ses douze cents manuels, dont le simple catalogue est,
à lui seul, un très utile petit dictionnaire scientifique. Pour
les classiques italiens, sa Bibliothèque, dirigée par Michèle
Scherillo, le dantologue bien connu, compte vingt et un vo-
lumes à peine, mais admirablement adaptés aux besoins de
la jeunesse universitaire. Aussi, en faisant ma remarque sur
l'esprit de continuité, je pensais qu'à l'actif de Papini, il faut
compter -en bon rang, jusqu'à ce jour, la direction de deux
collections : Ecrivains de chez nous (Scrittort nostri), et Culture
de l'âme (Cultura delV anima); cette direction, je regrettais de
la lui voir quitter après soixante-douze volumes de la première
bibliothèque et cent deux de la seconde. On ne saurait lui
reprocher de vouloir maintenant s'exprimer pour lui-même
et tout entier, une fois arrivé à la fin de sa navigation aventu-
reuse vers toutes les îles métaphysiques. Ce qui reste néan-
moins vrai — et Papini m'a dit que j'avais eu raison de l'affir-
mer dans ma précédente « chronique >\ — c'est que pratiquer
les Italiens de la grande époque lui a énormément servi, en
même temps que cela familiarisait le public avec nos tradi-
tions morales et spéculatives. Ajoutez le plaisir que l'on avait
à voir ces volumes sobres et substantiels arriver d'une petite
ville des Abruzzes, lancés par les Carabba de Lanciano.
C en était donc bien fini de ce temps dans lequel la carte
géographique de la librairie italienne semblait s'arrêter à
la Toscane, à part les oasis de Naples et de Palerme surgissant
du désert.
On faisait de la bonne besogne à Lanciano et, un peu
auparavant déjà, à Bari. Qui dit Bari, dit « Laterza » :
Laterza et fils, les éditeurs de Croce. Justement, à l'ombre
de 1 autorité grandissante de Croce, et presque sœur cadette
de la revue La Critique (1903), qui, la première, fit connaître
le nom de Laterza, surgit la collection des Ecrivains d'Italie
(Scrittori d'Italia) ; de toutes les collections que je viens de
passer en revue, celle-là est, de beaucoup, la plus coûteuse
110 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et la plus officielle : la seule dont les directeurs aient réelle-
ment pour ambition de la voir prendre place dans les rayons
des bibliothèques publiques à côté des volumes plus cossus de
cette Bibliothèque des classiques italiens, qui a été la grande
initiative et le grand mérite de Milan au commencement du
siècle dernier. Dans notre métier, elles sont devenues fami-
lières, les deux couleurs des Ecrivains d'Italie : relié, bleu foncé,
broché, teinte papier d'emballage ; et je sais pas mal d'italia-
nisants qui ne sauraient travailler avec sécurité s'ils ne voyaient
sur leur table l'une de ces deux teintes. N'allez pas croire
qu'une telle réputation soit obtenue par un grand apparat scien-
tifique. Il n'y a point de notes : mais il y a une table alphabé-
tique et souvent un glossaire à la fin, précédés d'une indica-
tion critique des originaux ou des éditions principales. Comme
je me flatte de l'avoir laissé entendre, la collection Laterza Ecri-
vains d'Italie était importante et cela, avant même de paraître,
grâce à Croce et au prestige de l'érudition et de la culture
méridionales. Elle a, dans la suite, tenu ses promesses, par le
choix des collaborateurs, par le soin de confier chaque auteur
à un érudit qui ait fait sa spécialité de cet auteur ou de cette
époque. Elle les a tenues par les volumes de Marco Polo, par
les dépêches des ambassadeurs vénitiens, par les recueils des
réformateurs du XVI® siècle, des économistes du XVI® et
du XVII®, par ces souvernirs de Carlo Gozzi et de Da Ponte,
qui nous font revivre ce dix-huitième siècle italien que Phi-
lippe Monnier a évoqué avec un talent prodigieux de colo-
riste. Gioberti, le Gioberti politique, a été le 14'"® des 87
volumes parus ; mais le Gioberti de la nouvelle Anthologie,
Giordano Bruno,Vico, — dont F. Nicolini est un grand connais-
seur,— ont été soustraits à la collection des Ecrivains d'Italie
et embrigadés — très honorablement d'ailleurs — avec les
Classiques de la philosophie moderne. Comme personne ne vien-
dra de l'étranger nous demander les Classiques de la philoso-
phie moderne et chercher parmi nos traductions de Fichte
ou de Kant, et puisque les Ecrivains d'Italie sont en train d'être
reçus là où l'on admet qu'il y ait, après tout, une littérature
italienne, je crains que ce ne soit une grave erreur que de retirer
CHRONIQUE ALLEMANDE lll
nos penseurs de la circulation littéraire pour les caser systé-
matiquement avec les philosophes. Notre littérature en sera
amoindrie ; et cette bibliothèque savante et solide est déjà
bien loin d'être une bibliothèque de propagande. Cela est
forcé, fatal, mais on s'imagine l'impression d'une lectrice
anglaise tombant sur la licence d'un conteur dévergondé, ou
d'un lecteur français feuilletant ces poésies à dormir debout.
Puisque donc il faut y laisser entrer les bavards et les corrom-
pus, tâchons de ne point en exclure, pour une question de
nomenclature, les éloquents et les apôtres.
Un qui ne voudra point s'en priver, c'est Gustavo Balsa-
mo Crivelli, qui dirige pour l'ancienne maison Pomba à Turin,
une collection, très bien présentée et commentée, des Classiques
italiens. Je vois que parmi ces soixante volumes, il en a consacré
pour sa part trois à Gioberti, et que Valentini Piccoli a fait
en deux volumes un choix des Pensées léopardiennes. Ici, les
philosophes seront admis et les ennuyeux seront bannis de
la collection, à laquelle Ugo Ojetti vient d'intéresser les édi-
teurs Trêves. Le titre est un peu long, peut-être ; Le piu belle
pagine degli scrittori italiani scelte da scrittori viventi (les plus
belles pages des écrivains italiens choisies par des écrivains à la
mode). Mais l'idée est bonne et féconde ; à chaque volume
s'attache un double intérêt dû à l'auteur édité et à l'éditeur.
Les quatre premiers parus sont Baretti, par Ferdinando
Martini, ancien ministre, ancien gouverneur de Massaoua ;
Manzoni, par Papini ; Montecuccoli, par le général Cadorna ;
Jacopone, par Giuliotti. Sauf Manzoni, ces auteurs présentent
pour la généralité des lecteurs un intérêt inférieur au renom
des modernes, qui ont ainsi quelque peu l'air de les chape-
ronner. Ojetti aurait été bien inspiré d'imiter Camerini, qui
commença par les illustrissimes. Mais nous ne lui en voudrons
pas si, vraiment , il met tous ses soins à assurer un lendemain
et une longue suite à cette galerie des maîtres d'autrefois
traités par les maîtres de l'heure.
Paolo Arcari.
112 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique politique.
G>inment s'annonce la G>nférence de Gênes. — L'Europe et la guerre d'Asie-
Mineure. — Oppositions en Angleterre et troubles dans l'empire. — Le
nouveau ministère italien et l'affaire de Fiume.
La conférence de Gênes continue à fournir une matière
abondante à tous les journalistes en quête de copie. Les scep-
tiques sont nombreux ; ils voient mal comment la présence
de délégués allemands et russes pourra faciliter les travaux
d'une réunion internationale ; car c'est l'union qui a le plus
manqué jusqu'ici et les bolchévistes au moins ne passent pas
précisément pour encourager cette vertu-là. Mais les promo-
teurs affectent une entière confiance dans les résultats de leur
philanthropique entreprise ; et les peuples sont curieux de
voir venir les événements, avec un peu d'espoir dans leur
curiosité : « Si pourtant cela pouvait donner quelque chose !... >'
L'entrevue de Boulogne a été d'un bon augure pour la
réussite de la conférence. Là, les premiers ministres de France
et d'Angleterre, dont les rapports paraissaient manquer de
cordialité, se sont mis d accord sur quelques points essentiels.
Ils ont décidé, ce qu'on croyait d'ailleurs savoir déjà, que la
conférence ne toucherait pas aux traités existants, que les
droits des Alliés aux réparations ne seraient pas remis en
cause ; ils ont ajouté, ce qui aurait dû aller sans dire, que la
Société des nations ne serait pas dépouillée de ses préro-
gatives. Les résultats de l'entrevue n'en pouvaient pas moins
passer pour hautement satisfaisants.
Il est d'autant plus regrettable que les Etats-Unis aient
cru devoir refuser leur adhésion. Le gouvernement de l'Union
paraît avoir hésité longtemps ; à en croire un informateur
très sérieux, MM. Harding et Hughes auraient volontiers
« marché » s'ils s'étaient sentis libres. Mais l'opinion dans la
grande république reste opposée aux interventions dans les
CHRONIQUE POLITIQUE 1 1 3
affaires du vieux monde ; la doctrine de l'isolement a des
gardiens farouches à la Chambre des représentants et au
Sénat. A vouloir prendre part à la conférence, le gouverne-
ment risquait d'attirer sur lui l'impopularité sous laquelle
s'est effondrée le régime de M. Wilson, il mettait en péril
les accords conclus récemment à Washington que le Congrès
est justement en train de discuter. Et puis on a, en Améri-
que, l'impression que l'affaire de Gênes est mal lancée et
qu'elle n'aboutira qu'à des résultats dérisoires....
En voilà assez pour expliquer le refus.... Il est seulement
singulier que le gouvernement de Washington n'ait pas indi-
qué ces simples raisons et qu'il ait cru devoir, dans sa note,
arguer du caractère politique inadmissible que la conférence
de Gênes tendait à prendre, alors que, dans la même note, il
se plaignait des restrictions qu'on apportait à son activité.
Visiblement, les hommes d'Etat se préoccupent peu des con-
tradictions de l'autre côté de l'eau.
L'attitude de l'Amérique en face 'de l'Europe ne brille
d'ailleurs pas par l'amabilité. On a l'air de croire, aux Etats-
Unis, que, si la moitié ou plus du territoire est atteinte par la
triste plaie du chômage, c'est dû avant tout aux sacrifices
consentis pendant la guerre et à l'incapacité du vieux conti-
nent à faire honneur à ses obligations financières. On demande
le paiement des intérêts de la dette, en attendant d'exiger le
remboursement du capital. Comme il convient de ne rien
laisser passer, 1' « observateur » que le gouvernement de
Washington entretient auprès de la Commission des répa-
rations, M. Boyden, a réclamé des ministres alliés des fmances,
en train de fixer le régime auquel l'Allemagne serait soumise
en l'an 1922, la coquette somme de 241 millions de dollars
pour payer les frais de l'armée américaine sur le Rhin jus-
qu'au l" mai 1921. Ce qui a provoqué un étonnement voisin
de la stupéfaction.
Tout cela fait partie d'un système qui n'est pas nécessaire-
ment le bon. La première cause de la crise industrielle du
nouveau monde, c'est la misère de l'ancien qui, en détruisant
les marchés, arrête l'exportation. Plus le gouvernement
BIBL. UNIV. cvi 8
114 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
américain pressurera ses débiteurs lointains et moins, sur
son propre territoire, les fabriques et usines travailleront.
Mieux vaudrait s'employer énergiquement à la reconstruc-
tion de l'Europe : ce serait de l'argent heureusement placé ;
on devra bien s'en rendre compte un jour ou l'autre.... En
attendant, le refus des Etats-Unis de prendre part à la confé-
rence de Gênes est une décision grosse de conséquences et
infiniment malheureuse. Les experts en science financière
étaient unanimes à déclarer que, sans l'appui de l'Amérique,
le continent européen était incapable de se remettre d'aplomb.
Le voilà obligé de se tirer d'affaire tout seul.
L'attitude des bolchévistes est aussi un sujet d'inquiétude.
L'invitation à la conférence paraît avoir augmenté leur con-
fiance et leur orgueil. Quel retour des choses ! Si on les appelle,
c'est qu'on a besoin d'eux : donc tout leur est permis !
Ils ont discuté sur la date, ils déclarent hautement qu'ils
ne se laisseront pas limiter quant au programme. Au lieu
de vouloir quelque reconnaissance à l'Europe qui, sans plus
exiger leur prompt départ, cherche les moyens de remettre la
Russie sur pied, ils se moquent de ses hommes d'Etat, ils
s'indignent qu'on ose faire du travail sans eux. Et tout de
suite, en gens mal élevés qu'ils sont, ils se mettent à faire des
menaces. M. Lénine déclare gravement dans ses discours
qu'il lui paraît bien difficile d'éviter la guerre ; M. Trotzky
adresse des proclamations enflammées à l'armée rouge et
annonce que le temps va venir où elle aura l'occasion de révéler
l'héroïsme qui l'anime. On signale de grands mouvements
de troupes sur le secteur occidental ; et la presse soviétique,
en Russie et à l'étranger, annonce insolemment que, si la
république n'obtient pas pleine satisfaction à Gênes, ce sera
la guerre pour le printemps ou l'été. Triste préluda d une
conférence qui a inscrit à son programme « l'établissement
de la paix européenne sur des bases solides ».
Pourtant les préparatifs s'accélèrent en vue du grand jour.
Des experts techniques discutent à Londres et s'efforcent
de concilier des opinions fort différentes sur la méthode k
employer pour relever la Russie. Les représentants de la petite
CHRONIQUE POLITIQUE 115
Entente se sont réunis à plusieurs reprises et ont arrêté une
ligne de conduite commune. Des délégués des Etats baltes
se sont rencontrés à Varsovie et doivent s'être mis à peu près
d'accord. Même les neutres cherchent à se grouper, et à
s'entendre sur l'attitude qu'il convient de prendre en face
de « diverses questions ».
Tout cela est fort bien ; mais la grosse affaire n'est pas là.
Les grandes puissances, celles qui ont gagné la guerre, se
présenteront-elles à Gênes avec un programme bien arrêté ?
Sont-elles décidées à faire bloc contre l'action dissolvante
que tenteront d'exercer les représentants du bolchévisrne et
quelques autres avec eux peut-être ? Si oui, on est en droit
d'espérer que la conférence, une fois le travail réparti entre
des commissions, fera quelque bonne besogne ; sinon, elle
est destinée à finir dans le chaos.
— La situation est stationnaire en Asie-Mineure. De lom
en loin des dépêches signalent de petites escarmouches sans
aucune importance pour l'ensemble des opérations. En Grèce,
la population a l'air d'être revenue de son enthousiasme pour
son roi et son gouvernement. Le ministère Gounaris a senti
les effets de ce mécontentement : mis en minorité à la Chambre,
il a eu quelque peine à se ressaisir. Sa chute n'aurait du reste
rien changé à la situation, car, au point où en sont les choses,
la Grèce n'a plus qu'à se tirer le mieux possible de la fâcheuse
aventure asiatique où elle s'est engagée avec 1 approbation de
M. Lloyd George. Malheureusement les prétentions de l'ad-
versaire ont augmenté. La campagne de l'automne, le traité
avec la France surtout ont étonnamment enorgueilli les gens
d'Angora : ils se posent comme les vainqueurs des vainqueurs
de la grande guerre et s'emploient à propager dan^ tout l'Islam
les échos de leur triomphe. Ils exigent pour conclure la paix
l'évacuation de l 'Asie-Mineure et de la Thrace et la recon-
naissance de l'indépendance absolue, politique, militaire et
économique, des territoires qui formeront l'empire turc. Ce
sont les conditions que Youssouf Kemal bey, délégué de la
« grande assemblée nationale », est venu annoncer à l'Europe
Evidemment il est malaisé aux puissances d'en passer par
116 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
là. Indépendamment de la Grèce, que l'Angleterre au moins
a encouragée à occuper Smyrne, il y a les chrétiens d'Ana-
tolie, les Arméniens entre autres, qui ont été l'objet des pro-
messes les plus solennelles et qu'une pareille capitulation
livrerait au gouvernement turc et à ses agents et condam-
nerait à une sujétion qu'ils n'ont jamais connue dans l'his-
toire. Car les plus grands sultans d'autrefois eux-mêmes
ont toujours respecté les us et coutumes des populations sou-
mises, ils ne les ont pas astreintes au service militaire, ils ont
reconnu aux communautés diverses compétences adminis-
tratives.... Si l'on admettait les prétentions de l'assemblée
d'Angora, au contraire, le programme des Jeunes-Turcs,
dont les nationalistes s'inspirent, pourrait s'appliquer libre-
ment. Or on sait que cette école, de création toute moderne,
prétend assimiler à outrance ; la masse de la population,
chrétienne ou musulmane, doit se laisser absorber par la
petite minorité touranienne. Quant aux procédés, on se ferait
des illusions en les supposant philanthropiques : le prodi-
gieux massacre des Arméniens montre à quoi l'on en arrive
quand le fanatisme se met de la partie.
L'Europe ne peut pas accepter une pareille défaite : c'est
sans doute l'opinion des trois ministres des affaires étrangères
qui, réunis à Paris, discutent en ce moment les conditions
d'une paix gréco-turque. Seulement les puissances se sont
privées de tous les moyens d'exercer une action quelconque
en Anatolie, et l'opinion publique, lasse de sacrifices inutiles,
n'admettrait pas qu'on envoyât des soldats se faire tuer pour
une affaire qui ne l'intéresse plus. La diplomatie occidentale,
grâce à ses lenteurs et à ses maladresses, a laissé passer le
moment ; peut-être ne reviendra-t-il pas. En attendant,
l'aréopage de Paris a proposé un armistice aux belligérants
grecs et turcs.
— Tandis que ces choses se passent, le principal démiurge
de la politique européenne, celui qui porte la plus grosse
part de responsabilité dans tous les événements, M. Lloyd
George, est loin de couler des jours heureux.
Si, au parlement, la majorité ministérielle reste compacte
CHRONIQUE POLITIQUE 117
et vote tout ce qu'on lui demande avec une complaisance qui
la fait accuser de servilité, le pays donne des signes d impa-
tience : il est las du régime de la coalition qui répondait aux
nécessités de la guerre, mais ne convient plus à la paix. C'est
ce qu'a compris le chef des associations unionistes. Sir George
Younger qui, en sa qualité d'organisateur des élections, garde
un contact étroit avec le public : il a dit nettement que le temps
de la coalition était fini. Là-dessus grande colère de M. Lloyd
George qui a sommé ses collègues, les membres conserva-
teurs du cabinet, de ressaisir l'autorité sur leur parti et de
faire taire les notes discordantes, à défaut de quoi il donne-
rait sa démission. Et chacun a cru qu'en face d'une mise en
demeure aussi nette. Sir George Younger allait s'effacer. Il
est resté à son poste cependant et M. Lloyd George ne s'est
pas retiré non plus. C'est que l'homme d'Etat gallois tient
profondément au pouvoir : il croit avoir encore de grandes
choses à faire ; il veut surtout prendre part à la conférence
de Gênes où il compte jouer un rôle proportionné à son génie.
Il reste donc l'élément politique le plus important du jour ;
c'est avec lui qu'il faut compter pour faire face à toutes les
difficultés contre lesquelles lutte le Royaume-Uni.
Elles sont nombreuses. Sans doute on peut ne pas faire
entrer en ligne de compte le redoutable soulèvement ouvrier
du Rand qui, agissant sous des influences encore mal éta-
blies, a pris les proportions d'une véritable guerre sociale.
Le gouvernement du dominion sud-africain était de force
à rétablir l'ordre : il a procédé avec énergie et promptitude.
En Irlande la situation n'a pas changé depuis un mois : ce
n'est pas tout à fait la guerre, mais ce n'est pas non plus la
paix. Visiblement les membres les plus actifs du Sinn-fein
ne s'accommodent pas du traité. Cela peut durer ainsi, sans
modifications, longtemps encore ; jusqu'à ce que surgisse à
Dublin un gouvernement assez fort pour imposer l'ordre ou
que la Grande-Bretagne se fâche sérieusement
En Egypte, on s'est décidé aux concessions. M Lloyd
George a annoncé à la Chambre des communes que le régime
du protectorat prenait fin, que le pays du Nil était désor-
118 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mais libre d'établir les institutions qui correspondraient aux
désirs de ses peuples. Au Caire, la proclamation du nouveau
régime a donné lieu à des cérémonies solennelles ; le roi
Fuad a échangé des télégrammes attendris avec le roi George.
Malheureusement, comme bien on pouvait s'y attendre, le
cadeau n'est pas complet. L'Angleterre se réserve le Soudan
qui est partie intégrante de l'empire, elle assure en Egypte
la sûreté des communications, elle assume la défense du pays
contre les ingérences ou les agressions de gens du dehors, elle
s'arroge la protection des intérêts étrangers et des minorités.
Il est évident que, suivant comme on se plaît à les appliquer,
ces prérogatives peuvent s'élargir étrangement. C'est pour-
quoi, suivant encore l'exemple des Irlandais, nombre de natio-
nalistes égyptiens déclarent que cette prétendue indépendance
ne leur convient aucunement II y a des ingrats partout.
Aux Indes, c'est plutôt à la manière forte qu'on paraît
revenir. La publication, à la veille de la réunion des trois mi-
nistres des affaires étrangères à Paris, de la dépêche du gou-
vernement de Delhi qui demandait, pour la satisfaction de
l'élément musulman, une attitude bienveillante à l'égard de
la Turquie, a produit dans toute la Grande-Bretagne un vif
mécontentement. Le secrétaire d'Etat pour l'Inde, M Mon-
tagu, responsable de ce geste malencontreux, a dû donner sa
démission. Le vice-roi, lord Readlng, qu'on accuse d être
trop favorable aux aspirations indigènes, voit sa situation
menacée. Entre temps la police indienne s'est décidée à arrêter
l'agitateur Gandhi qui a été gratifié d'un nombre respectable
d'années de prison : excellente mesure, dit la plus grande
partie de la presse britannique, dont l'influence apaisante
s'est immédiatement fait sentir dans la population hindoue
et musulmane. Peut-être.... Les Orientaux ont l'habitude de
s'incliner devant la force. Il semble pourtant que les choses
sont un peu avancées pour qu'on change de méthode : la
tranquillité pourrait bien n'être qu'un effet de surface. Et
si, après un acte de rigueur, on en revient à la manière douce,
ce sera le plus sûr moyen d'exaspérer tout le monde.
— Après une crise ministérielle d'une durée presque
CHRONIQUE POLITIQUE 119
inconnue, Tltalie a enfin un gouvernement. Le chef en est
M. Luigi Facta, l'un des lieutenants de M. Giolitti. Le parti
à l'honneur, ou à la peine, est celui des démocrates qui fournit
huit ministres, tandis que trois autres sont des catholiques
populaires et troiis encore appartiennent à d'autres groupes
du parlement. Le discours-programme que le président du
Conseil a lu devant la Chambre a recueilli les suffrages d'une
très suffisante majorité ; c'est un acte de politesse élémentaire
qu'une assemblée ne refuse pas à des nouveaux- venus. M. Facta
ne prétend d'ailleurs rien innover ; sa déclaration ressemble
même ^ tel point à celle de ses prédécesseurs qu'on comprend
mal pourquoi l'Italie change si souvent de gouvernement.
La personnalité la plus intéressante de toute la combi-
naison est peut-être le ministre des affaires étrangères, M. Carlo
Schanzer, qui possède une connaissance très exacte de la poli-
tique européenne et a tenu une place importante, soit à la
Société des nations, soit à la Conférence de Washington.
M. Schanzer a, paraît-il, l'intention de s'inspirer des exemples
du comte Sforza. et non pas de la méthode agitée et brouil-
lonne du marquis délia Torretta qui a réussi, en un temps
remarquablement court, à propager le désordre et à gâter
la situation de l'Italie vis-à-vis de ses voisins. Pour ceux qui
estiment que le gouvernement de Rome peut exercer une
influence salutaire et a une grande tâche à accomplir en Europe,
la personnalité du nouveau ministre est un espoir.
Il est grand dommage que îe gouvernement présidé par
M. Facta ait à faire face, pour ses débuts, à la mauvaise affaire
de Fiume. Est-ce que, si le commandement italien avait fait
régner une plus exacte discipline parmi ses soldats et marins
les légionnaires ou fascistes qui viennent de renverser le régime
légal de M. Zanella auraient pu accomplir si aisément leur
coup de force ? C'est douteux. Mais maintenant le mal est
accompli. La malheureuse cité est encore une fois aux mains
des factieux et nul ne sait quand sa population pourra de nou-
veau disposer d'elle-même. Comme sa prospérité dépend de
ses relations avec l'hinterland yougo-slave, elle s'appauvrit
tous les jours ; bientôt ce sera l'incurable misère. Et puis il
120 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
y a les complications toujours possibles : la frontière est proche
et le terrain est brûlant.... Au moment de la signature du traité
de Rapallo, je comprenais mal que Zara fût adjugée à l'Italie
et Fiume érigée en république autonome ou indépendante.
Le contraire m'aurait paru plus logique. Les événements
d'aujourd'hui ne sont pas pour modifier mon impression
d'alors.
Lausanne, 24 mars.
Ed. Rossier.
Chronique suisse romande.
Un livre italien sur la Suisse.
Le premier ouvrage — à moi connu — où l'on trouve une
vue d'ensemble de l'état de la Suisse avant, pendant et depuis
la guerre mondiale, est d'un Italien. Il nous est particulière-
ment agréable de constater que ce livre témoigne d'une sym-
pathie très vive pour notre pays et d'une intelligence très avertie
de nos institutions, de notre histoire, de nos mœurs et de notre
idéal. L'auteur, M. Antonio Battara ', a vécu longtemps en
Suisse pendant la guerre ; il nous a observés de l œil dili-
gent d'un étranger qui, par delà le pittoresque, cherche à
pénétrer le secret de notre vie nationale. C'est qu'une grave
préoccupation l'a poussé à entreprendre cette étude. Il s'en
ouvre dès les premières lignes de la préface.
Une préoccupation et une curiosité : la curiosité est de savoir
comment un peuple aussi composite que le nôtre et que sa
faiblesse numérique comme l'exiguïté de son territoire expo-
sent à la pénétration dts influences étrangères, a pu résister
à l'immense ébranlement de l'Europe et du monde sans rup-
ture de son unité morale et même politique ; comment il a
* Antonio Battara. La Svizsera cTieri et d'oggi. — ) vol. R. Caddeo édit..
MlUn. 1921.
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 121
traversé la grande crise et quelles en ont été sur lui les réper-
cussions ; préoccupation de l'avenir de l'Europe qui passe
par une phase de réadaptation et pour laquelle on cherche
un modèle de constitution internationale. Ce modèle. M; Bat-
tara nous fait l'honneur de le prendre chez nous.
« Les peuples, dit-il, regardent vers l'Orient avec une foi
aveugle, comme si la liberté devait venir une fois encore de
l'Orient, la liberté, compagne inséparable de la civilisation.
Je crois qu'il vaudrait mieux fixer les yeux sur ce petit et noble
pays dont la gloire suprême est d'avoir construit un foyer
de liberté et de civilisation, alors que les nations de l'Europe
gémissaient au sein de la servitude et ne songeaient même pas
à s'en racheter. «
Avec un tel propos, M. Battara avait à s'enquérir, non seu-
lement de ce qu'il y a de caractéristique dans nos institutions
et dans notre vie, mais encore et surtout de ce qui en est
adaptable aux conditions des autres peuples.
Ce qui l'a frappé chez nous, c'est la liberté et surtout la
liberté politique. 11 en suit les développements avec beau-
coup de perspicacité, des origines jusqu'à la guerre mondiale.
La situation critique où nous nous sommes trouvés dès le
début du conflit lui mspire des remarques fort justes et, s'il
ne peut feindre d'ignorer les incidents douloureux dont l'opi-
nion s est émue à bon droit dans la Suisse latine, il les rapporte
sans exagération ni amertume. A son avis, l'une des princi-
pales erreurs du Conseil fédéral fut de ne point protester
contre la violation de la neutralité de la Belgique et il attribue
en grande partie aux agissements de M. Hoffmann et du général
Wille les divisions qui se produisirent entre les deux parties de
la Suisse. « M. Hoffmann, dit-il, n'avait d'autre but que de
maintenir l'intégrité de la Suisse au milieu de la tempête qui
faisait rage autour d'elle ; de là la confiance implicite que ses
collègues avaient mise en lui. Mais, dans son entreprise patrio-
tique, il n'eut jamais un geste de bonté. » Et l'auteur appuie
son appréciation par une anecdote qui sera inédite pour beau-
coup d'entre nous : quand le ministre de Belgique se rendit
au palais fédéral pour présenter la protestation formelle de
122 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
son gouvernement contre la violation de la neutralité belge,
M. Hoffmann le reçut avec une froide politesse et enregistra
la protestation sans trouver un mot de sympathie, d'encou-
ragement, de regret du malheur qui frappait cette généreuse
nation. Le ministre de Belgique sortit du palais avec les larmes
aux yeux !
La Suisse y perdit son prestige et ne le retrouva qu'après
le scandale Grimm qui eut ce bon effet d'écarter M. Hoff-
mann du pouvoir.
A propos de cet incident, M. Battara nous apporte une inter-
prétation curieuse, qu'il serait intéressant de vérifier si faire
se peut. Mais les intéressés se tairont avec le plus grand soin.
M. Grimm aurait été, en ce temps-là, partisan des « men-
chéviks », les grands adversaires des bolchévistes en Russie,
et, s'il désirait travailler à faire conclure par la Russie une
paix séparée, c'était par la crainte de voir la prolongation de
la guerre amener un coup de force et le triomphe des bolché-
vistes. Ce serait pour cette raison qu'il aurait été désavoué
en Suisse par son propre parti ; après quoi, on le vit teindre
sa veste du rouge le plus flambant et regagner par là son
influence. Ce trait ne nous le changerait guère ; le procès
d'Olten nous l'a suffisamment donné à connaître ; mais il
est toujours bon de mettre les points sur les i.
Quoi qu'il en soit, c'est par des erreurs et des fautes toutes
personnelles et aussi par la pénétration de l'influence alle-
mande chez les intellectuels de la Suisse allemande que M. Bat-
tara s'explique nos luttes intestines. Il en fait trop bon marché.
Le procès des colonels, l'incident Hoffmann, les ukases du
général, les brutalités de la police militaire, les... inégalités
d'humeur de la censure fédérale, qui l'ont surtout frappé,
envenimèrent à coup sûr nos divisions, mais n'en furent point
la cause. Il y avait en Suisse deux conceptions de notre rôle.
Les uns entendaient demeurer entièrement étrangers au
conflit mondial, l'ignorer, dans la mesure du possible, ne se
mêler de rien, même en pensée. Ce sont les mêmes qui ont
fait une opposition si acharnée à notre accession à la Société
des Nations. Ils représentent certainement la tradition de notre
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 123
politique ou plutôt de notre abstention systématique de toute
politique étrangère, telle qu'elle s'est établie depuis la guerre
de Trente ans. Aujourd'hui encore, ils ne veulent pas recon-
naître que cette attitude n'est plus possible parce qu'elle nous
conduirait à un isolement qui serait un étranglement. C'est qu'ils
ne voient pas de milieu entre ces deux partis : ou bien nous
tenir à l'écart de toutes les affaires internationales, sauf peut-
être dans l'ordre de la charité, ou bien nous laisser entraîner
dans les conflits de nos puissants voisins et redevenir le champ
de bataille de l'Europe. Sans les représentants nombreux et
sincères de cette conception, les germanophiles enragés et le
petit groupe d'admirateurs des hobereaux prussiens n'auraient
eu chez nous que bien peu d'influence, malgré les hautes
positions où quelques-uns d'entre eux se survivaient. Car la
Suisse n'a pas cessé, pendant et malgré la guerre, d'être un
pays où l'opinion règne.
L'autre conception est celle de presque tous les romands,
que leurs adversaires, j'entends ceux avec lesquels il vaut la
peine de discuter, considéraient comme des idéalistes dénués
de sens pratique et entichés d'une chimère : ils pensaient que
la Suisse peut et, dans les circonstances présentes, doit jouer
un rôle international, sans renoncer le moins du monde à sa
neutralité militaire. Cette opposition radicale de vues, en un
point d'une importance capitale, où l'avenir, où l'existence
de la Suisse est en jeu, voilà ce qui donne à nos. luttes leur
vrai caractère historique et un intérêt supérieur à celui des
questions de personnes. Il est certain que nous sommes
à un tournant de notre histoire ; il est certain que nous ne
voulons, ni les uns ni les autres, nous perdre dans les remous
de la politique européenne ; mais la Suisse latine, dans sa
grande majorité, estime que nous ne saurions désormais, sans
perdre notre raison d'être, nous désintéresser de la politique
générale, pour autant qu'il s'agit de l'orienter vers des solu-
tions pacifiques et vers une organisation qui prévienne les
conflits. Sa conception de notre rôle international se résume
en un mot : la Société des Nations.
Je passe à regret sur le chapitre d'une information solide
124 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et précise où l'auteur retrace l'histoire et les avatars du parti
socialiste en Suisse pendant la guerre. Il ne fait peut-être pas
remonter assez haut les commencements de la pénétration de
l'influence germanique dans nos associations ouvrières et
l'explique trop facilement par la présence d'un grand nombre
d ouvriers allemands immigrés. Mais quantité de ces ouvriers
sont partis lors de la mobilisation et c'est par l'influence des
Russes, de Lénine, essentiellement, depuis les conférences
du Zimmerwald et du Kienthal, en 1915 et en 1916, que le
socialisme suisse a changé de caractère. La cause principale
en est dans l'insuffisance de ses chefs! Ils ont dû faire la poli-
tique de la surenchère, n'ayant pas d'autre moyen de main-
tenir la cohésion de leurs troupes, auxquelles ils ne s'impo-
saient ni par leur savoir, ni par leur activité, ni par leur mérite.
Cette politique de folie nous a fait beaucoup de mal et les a
fait aboutir eux-mêmes à la scission et à la perte de leur auto-
rité. Ils ont cru naïvement, lourdement, à l'imminence d'une
révolution mondiale, à la possibilité d'une dictature du pro-
létariat dans des peuples civilisés où les ouvriers d'usine ne
sont qu'une petite portion du peuple qui travaille et les révo-
lutionnaires une faible partie des ouvriers des fabriques.
Leurs notions économiques sont enfantines, leur conception
de la politique mondiale offre le simplisme d'une mentalité
de troglodyte ; leurs théories sociales se ramènent au dogme
de la lutte de classes entendu au sens le plus étroit ; ils étaient
une proie toute désignée pour un fanatique cultivé et hardi.
Mais passons à la seconde de nos deux questions princi-
pales. La Suisse peut-elle servir de modèle pour la consti-
tution — idéale et future — d'une Europe régénérée ? Je
ne dis nullement que M. Battara en fasse la proposition en
tout autant de termes ; il exprime cependant la conviction
qu'un peu d'helvétisme ne nuirait pas au vieux continent. Ce
passage de son livre est trop flatteur pour que je me retienne
de le citer :
« L'Europe peut apprendre beaucoup de ce petit et noble
peuple. Car l'Europe s'efforce aujourd'hui de conquérir des
franchises qu'il a en patrimoine depuis des siècles ; elle tra-
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 125
vaille à se libérer du culte des idoles d'argile, des haines de race
et de religion, de l'analphabétisme, des doctrines boiteuses
et des préjugés aveugles dont il s'est libéré depuis très long-
temps. Bien des gens conseillent à l'Europe de prendre un
bain d'helvétisme ; si» en le faisant, elle ne devait atteindre
qu'à ces conquêtes, en vérité, le jeu en vaudrait la chandelle. »
Ces lignes sont la conclusion même de M. Battara. Il estime
que la Suisse a résolu pour son compte le problème politique
qui est de faire cohabiter fraternellement des races différentes
et cela, dans et par la liberté, tandis que l'Autriche-Hongrie,
par exemple, et bien d'autres, y ont échoué. Bien plus, la Suisse
est en train de résoudre, pour son compte aussi, le formi-
dable problème social qui tourmente notre époque ; c est
une question de liberté, et, par là, semblable à toutes celles
que la Confédération a résolues avec tant de sagesse au cours
de son histoire. Et il dit que la guerre même a fait voir com-
bien les peuples sont liés entre eux, tellement qu'ils prospé-
reront ou se ruineront ensemble, ce qui nous fait tendre tou-
jours davantage à « faire de l'Europe une grande Helvétie, dans
la pleine lumière de la liberté et de la justice. »
Heureux, si nous pouvions mériter ce témoignage ! Même
en ce cas, cependant, notre histoire demeurerait un fait d'excep-
tion. Rien de plus naturel que le désir de trouver des exemples
propres à faire admettre la possibilité d'une fédération euro-
péenne. Mais ce sera là une création de l'histoire, une nou-
veauté, non pas une imitation. On ne peut songer à helvé-
tiser l'Europe, car le problème européen renferme des données
dont les Suisses n'ont pas eu à tenir compte et, d autre part,
la Suisse s'est développée dans des conditions qui ne se retrou-
vent pas dans le reste de l'Europe. La Société des Nations
était peut-être bien ce qu'on pouvait faire de mieux dans
l'état présent de notre vieux monde : un noyau de cristallisa-
tion déposé dans l'eau fort trouble où s'agitent toutes sortes
de poissons, petits et gros, à la poursuite les uns des autres.
La grande différence des conditions, entre la Suisse et
l'Europe, vient de ce qu'il n'y a jamais eu, entre les peu-
plades helvétiques, l'extrême inégalité de culture qui sépa-
126 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
rera longtemps encore l'Europe de l'ouest de celle du nord-
est ou de celle des Balkans. Pour s'assembler, 11 faut que les
hommes se ressemblent au moins un peu. Et, malgré le
triomphe du principe démocratique, qui a été l'un des résultats
immédiats de la guerre, l'opposition des traditions politiques
subsiste ; elle ne disparaîtra pas de si tôt. D'ailleurs, nous
n'avons pas eu davantage à concilier des antagonismes éco-
nomiques semblables à ceux qui se sont déclarés en Europe
depuis le développement de la grande industrie et qui ont
fait naître des problèmes entièrement nouveaux.
De plus, l'expérience helvétique s'est faite, si je puis dire
ainsi, en vase clos : depuis le congrès de Westphalie, et même
depuis Marignan, nous n'avons pas eu de politique étran-
gère. La Suisse s'est renfermée sur elle-même. Ce point est
d'une extrême importance ; quantité de réussites s'expli-
quent par là. Mais il y a eu, d'autre part, une disposition
naturelle des choses à laquelle les observateurs, fussent-ils
aussi avisés que M. Battara, ne prennent pas assez garde.
Considérez la distribution de la population suisse d'après la
religion et d'après la langue ; vous verrez que ces deux modes
de groupement se compensent. Il y avait, en 1910, 2 599 154
habitants de langue allemande, 769 244 de langue française
et 300 525 de langue italienne. Et il y avait 2 1 08 590 pro-
testants, 1 590 702 catholiques, 1 9 023 Israélites et 46 358
divers. Mais les romands sont en partie catholiques, et le
Tessin l'est tout entier, comme plusieurs cantons de la Suisse
allemande, tandis que le protestantisme partage aussi la Suisse
sans égard à la répartition des langues. EJcaminez la réparti-
tion économique : il n'y a presque pas de cité industrielle
qui ne soit étroitement rattachée à un hinterland agricole
formant avec elle un canton, entité distincte. Partout les
oppositions se trouvent tempérées par des solidarités : celle
des confessions religieuses par la similitude de langue, et inver-
sement ; celle de la ville et de la campagne par l'unité poli-
tique du canton ; celle des cantons et de la Confédération par
le souci de la défense commune ; aucun antagonisme ne peut
être poussé à fond sans blesser ceux-là même qui l'exploite-
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 127
raient ; nous sommes prédestinés à nous quereller, mais avec
le besoin constant et le désir de nous entendre. C'est pour-
quoi les prophètes qui vaticinaient sur la dissolution de la
Suisse se sont trompés si lourdement : on pourrait dire que
la menace du conflit déclenche d'elle-même un mécanisme
d'inhibition. C'est là une réussite exceptionnelle de l'histoire
On ne trouve pas en Europe cette interprétation des intérêts
opposés, ce qui fait qu'une tentative d'extension des insti-
tutions de la Suisse dans le continent tout entier serait pro-
bablement une chimère. Ajoutez à cela l'un des traits les plus
particuliers de la vie publique dans notre pays, c'est la len-
teur des mouvements politiques et sociaux. Nous y perdons
quelque chose pour la rapidité de l'adaptation, mais nous y
gagnons de ne. pas connaître les réactions brusques qui res-
semblent à des vengeances, enveniment les luttes et les per-
pétuent. Cette question de la vitesse des mouvements poli-
tiques et sociaux est une des plus curieuses qu'on rencontre
quand on cherche à comprendre notre pays... et n'importe
quel autre. M. Battara ne l'a point abordée, mais je ne con-
nais personne qui l'ait posée. Elle nous entraînerait trop lom.
On ne sait jamais jusqu'où l'on ira quand on commence à
raisonner sur ces matières.
Remercions M. Battara ; il a écrit sur la Suisse un livre
d'une rare bienveillance, d'une grande franchise, d'une solide
information, de beaucoup d'agrément. Il unit au sentiment
enthousiaste des beautés naturelles l'intelligence de nos
mœurs, la connaissance de nos institutions et de nos œuvres,
le souvenir de nos efforts et de nos peines. Il nous appelle
une nation fière ; c'est que nous ne demandons aux autres
que la justice. Cette justice, il nous la rend en y ajoutant
l'amitié : son beau livre contribuera certainement à resserrer
les liens de sympathie spontanée et d'admiration réfléchie
qui nous attachent à son généreux pays.
Maurice Millioud.
128 bibliothIque universelle
Chronique scientifique.
Pour rendre le chauffage central plus économique. — Les microbes ont-ils leurs
microhes? — Comment s'expliquer la Fosse du Cap Breton? — Le nombre des
étoiles des Pléiades a-t-i! varié? — Le venin des fourmis. — Une précaution à
prendre en transplantant le? arbres. — L'accoutumance des microbes aux toxi-
ques. — L'arcension de l'Everest. — Publications nouvelles.
Les problèmes de réconomle restant décidément à l'ordre
du jour, et devant même prendre une importance toujours
plus grande, après la période de gaspillage qui a si longtemps
régné, il y a lieu de s'arrêter un moment aux idées émises par
M. A. Nessi à la Société d'encouragement, sur le chauffage
central et l'utilisation mécanique de l'énergie contenue dans
la vapeur à très basse pression. M. Nessi commence par aTié-
liorer le système de canalisation et le mode général de réglage
de la température, réglage «'opérant simultanément sur tous
les radiateurs, en un même point central, la chaufferie par
exemple. Ce réglage est particulièrement nécessaire dans nos
pays tempérés, où la température extérieure peut varier à
tel point du jour au lendemain, qu'il faille une quantité de
chaleur pouvant varier de 1 à 4 ou, mversement, de 4 à I .
Il importe donc de pouvoir régler la production de chaleur,
au jour le jour, sur les oscillations, fréquentes et souvent
considérables, de la température extérieure ; et ce réglage
doit être général, automatique, à fonctionnement continu,
d autant plus que l'installation est plus étendue.
On peut arriver au résultat désiré par le chauffage à la
vapeur ou à l'eau. S'agit-il d'une circulation d'eau chaude?
On active la circulation en intercalant une pompe centrifuge
sur un collecteur de retour d'eau. La force motrice est donnée
par un moteur indépendant, électrique, utilisant le courant
du secteur. Il est bon, d'ailleurs, de disposer aussi d un moteur
de secours, à essence. Alors, dira-t-on, il va falloir un personnel
spécial pour surveiller la marche? Non pas, répond M. Nessi.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 129
Ce n'est pas qu'il veuille utiliser le personnel des chaudières :
il supprime totalement le personnel et le remplace par un
dispositif autonome, fonctionnant de façon continue et auto-
matique. Comme moteur de la pompe à circulation, il emploie
une petite turbine consommant la vapeur à très basse pression
venant des chaudières de chauffage. Si le chauffage se fait
par air chaud, la pompe est remplacée par un ventilateur.
L'ensemble du système pioposé porte le nom de dynamo-
circuit à air chaud ou à eau chaude, selon le cas. La pompe,
ou le ventilateur, sont accouplés directement sur un arbre ;
la mise en marche s'opère automatiquement dès que la vapeur
d'admission atteint la pression très basse xle 20 grammes au
centimètre carré. Il n'y a qu'un seul palier pour tout le groupe,
dit la Revue générale des Sciences, à qui nous empruntons ces
détails ; le graissage est assuré automatiquement par un seul
graisseur, pour un mois au moins ; aucun grippage n est pos-
sible ; on n'envoie pas d'huile au condenseur ; les organes,
robustes, sont facilement interchangeables. Comme il y a des
calories contenues dans la vapeur d'admission qui ne sont
pas converties en travail dans la turbine, et comme elles sont
restituées au chauffage au moyen d'un condenseur à grande
surface où se rechauffe l'eau de circulation, la consommation
de la turbine n'occasionne qu'une dépense de combustible
insignifiante : 2 ou 4 millièmes de la dépense pour le chauf-
fage.
Le système Nessi a été appliqué à un immeuble compor-
tant 350 radiateurs, à un groupe de deux immeubles contl-
gus, à un autre de dix-sept immeubles contigus, à un grand
hôpital de Paris, et le rendement a été très favorable. Cela
est intéressant, car, évidemment, on en viendra à distribuer
la chaleur dans les villes, comme on distribue le gaz ou l élec-
tricité.
— Les microbes auraient-ils leurs microbes? Il semble que
ce serait justice. Mais l'organisation du monde est loin de
donner l'impression d'un grand souci de justice. Quoi qu'il
en soit, l'existence de ces parasites ressortirait des travaux
que M. d'Hérelle, un fort distingué collaborateur de l'Institut
BIBL. UNIV. CVI ' 9
130 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Pasteur, vient de résumer dans un volume intitulé Le Bacté-
Tiophage (Masson). II existerait des organismes détruisant les
microbes : ce seraient les bactériophages. Leur existence est
déduite du " phénomène de d'Hérelle », de la propriété qu'ont
les filtrats de matière organique de provoquer la bactériolyse.
La première notion des bactériophages fut fournie par la
découverte dans le filtrat de matières dysentériques d'un
agent provoquant la lyse du bacille dysentérique lui-niéme.
Le fait est certain. Mais tandis que M. d'Hérelle invoque un
microbe ultra-microscopique, invisible, un autre expérimen-
tateur, M. Kabéshima, montre que l'agent supposé peut résis-
ter à la température de 70° C, et qJe la poudre blanche résul-
tant de la précipitation par l'acétone est également bactério-
lytique. Dans ce second cas, l'agent bactériolytique ne serait
ni un microbe ni un produit de microbes, mais un produit
de l'organisme : un produit de réaction, de protection, un
catalyseur obligeant les microbes à la production de ferments
autolytiques agissant comme catalyseurs pour d'autres bac-
téries. Le fait observé par M. d'Hérelle est certain, mais c'est
sur l'interprétation qu'il n'y a pas accord. Existe-t-il des
microbes de microbes? Ou bien la bactériophagie est-elle due
à des agents humoraux? Là est la question.
— Chacun sait que dans le golfe de Gascogne, à 1 5 kilo-
mètres au nord de l'embouchure de l'Adour, existe une fosse
sous-marine, quelque chose comme une vallée submergée,
qui serait la continuation d'une ancienne vallée où coulait
l'Adour, et qui se serait affaissée avec la côte, la partie subsis-
tante de l'Adour ayant quelque peu changé de lit, ce qui a
amené un décalage entre l'embouchure actuelle et la fosse
du Cap Breton, pour donner à cette vallée submergée son nom.
L'interprétation est assez plausible : mais cela ne suffit oas
pour qu'elle soit exacte.
M. C. Gorceix a récemment proposé une autre explication,
reposant tout d'abord sur ce fait, que si l'on établit les reliefs
et contours, d'après la carte hydrographique, la fosse du
Cap Breton se présente comme n'ayant rien d'une vallée.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 131
ni d'un estuaire. Le thalweg manque, les parois sont escarpées,
le fond consiste en une série d'entonnoirs, de trous profonds,
séparés par des crêtes ou bosses, rappelant les abîmes et avens,
et enfin la pente moyenne est de 1 /40 sur 1 3 kilomètres et
demi, dix fois celle du cours inférieur du Rhône. Le creuse-
ment n'a pas été dû à une eau courante de surface. Si l'on
examine les alentours, d'ailleurs, on est confirmé dans cette
opinion par le fait que la fosse ne constitue qu'une petite
partie, un deux-centième, d'une région étendue présentant
exactement les mêmes caractéristiques. Aucun fleuve n'a pu
produire le phénomène.
Commuent, alors, expliquer non pas la vallée, qui n'existe
pas, mais les entonnoirs successifs, ayant de 1 à 1 0 ou 15 kilo-
mètres de diamètre? M. C. Gorceix invoque une cause toute
différente. Les probabilités sont qu'il y a eu là une vaste bande
gypso-salifère dont la dissolution aurait été rendue possible
par des cassures ; l'eau de mer aurait dissous le gypse et le
sel, et délayé l'argile, d'où des éboulements expliquant les
entonnoirs.
— L'homme préhistorique a-t-il figuré les constellations?
Après tout, pourquoi pas? Mais s'il l'a fait, si l'on peut être
certain de la chose, ces figurations anciennes peuvent présen-
ter un mtérêt considérable pour l'astronomie.
Sur un rocher, dit des Pierres folles, à La Filonzière, coni-
mune des Epesses, en Vendée, il y a une série de cavités ou
bassins creusés de main d'homme. Dans un de ces bassins
sont creusés, sur le fond, des petits creux, des cupules, au
nombre de dix. M. Marcel Baudouin considère qu'à coup sûr
les néolithiques qui ont creusé les bassins et les cupules, ont
eu 1 intention, dans le bassin à cupules, de représenter une
constellation, et sans doute une constellation à astérismes
très rapprochées. Laquelle? Les Pléiades probablement.
Les dix cupules paraissent bien représenter dix des étoiles
composant les Pléiades. Mais, en fait, les Pléiades comprennent
actuellement sept étoiles très visibles à l'œil nu ; les très
bonnes vues en distinguent treize ou quatorze. Le chiffre dix
132 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
étonne. L'auteur avait-i! urte vue intermédiaire? Ou bien
avait-il très bonne vue, et la différence des chiffres doit-elle
s'expliquer par des modifications de la constellation?
— Les fournns sont-elles venimeuses? L'opinion publique
ne sera guère disposée à l'admettre. Pourtant, on sait générale-
ment que les fourmis produisent de l'acide formique, mais
cette substance ne passe pas pour particulièrement veni-
meuse. Ce qui ressort de plus intéressant d'une récente note
de M. R. Stumper sur ce sujet, c'est qu'en somme les fourmis
les plus venimeuses n'ont que très peu d'acide formique ou
même n en ont pas du tout, et que le venin non équivoque des
fourmis tropicales consiste en substances tout autres, proba-
blement en toxmes voisines de celles des serpents ou des
scorpions. En attendant la véritable nature du véritable venin
des fourmis authentiquen)ent venimeuses reste inconnu.
— M. Martin-Zédé pense avoii introduit un perfectionne-
ment notable dans l'art de transplanter les arbres. C'est à l'île
d Anticosti qu'il opère, et ayant eu de nombreuses transplanta-
tions à faire, bien que les ayant faites au nr.oment le plus favo-
rable, à la fin de l'automne, il a constaté que, l'été suivant,
près de 50 sur 100 transplantés étaient morts. A quoi cela
pouvait-il bien tenir ? M. Martin-Zédé eut l'idée de se demander
si l'orientation initiale de l'arbre ne devait pas être respectée.
S'il ne fallait pas que l'arbre transplanté présentât la même
face au soleil, et la même au nord, les mêmes branches aux
mêmes points cardinaux. L'idée était très légitime, car chacun
sait que l'écorce, par exemple, n'a pas la même épaisseur au
nord et au midi, et on conçoit très bien qu'il puisse être
défavorable au transplant d'avoir son écorce la plus fine et
la moins résistante exposée au nord, alors qu'elle a été faite
ce qu'elle est par le midi. Dans ces conditions, M. Martin-
Zédé a changé sa façon de faire : sur chaque arbre, avant
transplantation, il a marqué d'un signe, d'un ruban, la branche
partant vers le nord, et dans le site nouveau, l'arbre a été posé
de telle façon que la branche nord fut encore dirigée vers le
nord. Dans ces conditions, l'orientation était respectée. Et le
I
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 133
résultat a été qu'au lieu de 50 V" le déchet n'a plus été que de
6 ou 8o/o.
La méthode proposée s'impose peut-être plus sous les cli-
mats particulièrement froids. Car là, les différences provoquées
dans les tissus par l'exposition sont plus considérables que sous
des climats plus uniformes et doux. En tout cas, l'idée de M.
Martin-Zédé était ingénieuse ; elle paraissait très juste, et
l'événement la démontre exacte.
— M. Ch. Richet a présenté à l'Académie des Sciences
une note intéressante sur l'accoutumance du ferment lactique
aux poisons.
On peut, chacun le sait, par la persévérance, et par l'aug-
mentation méthodique des doses, produire l'accoutumance
du ferment lactique à un poison déterminé. Celui-ci y vit
comme en milieu non toxique, et s'y montre parfaitement
adapté. Cette accoutumance est spécifique : le ferment adapté
à tel poison ne l'est pas à d'autres : le ferment accoutumé à
l'arsenic ne l'est pas au thallium, et réciproquement. Pourtant
il peut s'accoutumer simultanément à deux toxiques : il suffit
que l'accoutumance se fasse à un mélange de deux poisons.
Le ferment s'accoutume, par exemple, simultanément au
cadmium et à l'arsenic. Mais il n'est accoutumé qu'à ces deux
poisons : aucune adaptation aux autres n'existe. On peut accou-
tumer un même ferment à deux toxiques successivement, en
le faisant végéter vingt-quatre heures dans un milieu, puis
vingt-quatre heures dans l'autre, et ainsi de suite ; mais l'ac-
coutumance paraît plus faible.
L'accoutumance, qui est spécifique, est également héré-
ditaire. Limitée au poison employé, elle se transmet par voie
héréditaire Ce sont là des faits intéressants pour la biologie.
— La presse anglaise continue à s'occuper beaucoup de la
tentative d'ascension de l'Everest, qui se fera l'été qui vient :
en juin, si le temps le permet, sinon en septembre plutôt.
On sait où en sont les choses. L'expédition de 1921 a permis
de faire une étude géodésique importante du massif, et de
reconnaître les abords du géant de l'Himalaya. On a reconnu
134 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
par quels côtés il était inutile de tenter 1 ascension, et trouvé
une route par laquelle celle ci doit pouvoir être tentée. On a
atteint un point, situé à 7000 mètres, d'où il semble que l'on
puisse arriver à la crête. Celle-ci est à trois kilomètres de dis-
tance et à 1800 mètres d'altitude. La pente semble accessible;
on ne voit pas d'obstacles particuliers. Mais ces trois kilomètres,
avec 1800 mètres d'ascension, seront les plus durs de toute
l'ascension, naturellement. L'Everest paraît être très souvent
fouetté par un vent glacé qui soulève des tourbillons de neige,
présentant de loin l'apparence de nuages de fumée, et la tenta-
tive ne pourra pas se faire pendant que soufflera le vent.
D'autre part, il y a la raréfaction de l'atmosphère. Quel effort
physique les ascensionnistes pourront-ils fournir, même avec
le secours d'oxygène? Nul ne le sait encore. Un des membres
de 1 expédition, qui est un de ceux ayant atteint le futur point
de départ à 7000 mètres, M. Mallory, ne paraît pas extraordi-
nairement optimiste. On y arrivera, dit-il, l'Everest sera
gravi... un jour ou l'autre. Mais croire qu'on va pouvoir y
arriver à jour dit, c'est se faire illusion. Si l'on pouvait établir
une équipe toujours prête à partir, ce serait parfait : elle
finirait par trouver le jour favorable. C'est dire que, de l'avis
de M. Mallory, on n'a guère de chances de le trouver quand
on voudra. En réalité, on montera quand on pourra. Autre-
ment, on n'a guère qu'une chance sur cinquante de réussir.
Cela n'est pas très encourageant. Enfin, attendons, et souhai-
tons de tout cœur bonne chance aux membres de l'expédition.
A propos d'Everest, indiquons que les empreintes rencon-
trées dans la neige, et qui furent d'abord attribuées à des
« hommes des neiges >', puis à des ours, ou des singes, semblent
être celles de loups, simplement.
— Publications nouvelles : Voici un livre qui sera très lu,
le Traité de Meta psychique, de M. Ch. Richet (F. Alcan,
Paris), gros ouvrage où l'éminent biologiste résume les obser-
vations les plus intéressantes qui aient été faites en ce qui
concerne la télépathie, les monitions et prémonitions, les han-
tises, etc., et d'où il tire les conclusions qu'il doit exister une
sensibilité spéciale, mais inconnue, par laquelle les sujets
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 135
agissent les uns sur les autres, certains étant beaucoup plus
sensibles que les autres ; un sens inconnu, une cryptesthésie.
L'hypothèse est défendable : il s'agirait maintenant de la
soumettre à l'étude expérimentale, ce qui, d'ailleurs, n'est
pas très aisé. Mais enfin, si les faits relatés sont exacts, ils
doivent pouvoir s'expliquer, et M. Ch. Richct indique la
voie dans laquelle, selon lui, on la trouvera. Son volume fera
réfléchir : puisse-t-il aussi faire expérimenter. — Dans Les
Auxiliaires (Delagrave, Paris), de J.-H. Fabre, nous avons un
excellent livre de l'éminent entomologiste sur les animaux
utiles à l'homme, à des titres divers, des animaux à protéger.
— M. J. Chautard, en écrivant Les Gisements de Pétrole (G.
Doin, Paris), offre au public une œuvre de praticien sur l'his-
toire du pétrole, les façons de le rechercher et exploiter ;
les signes pouvant faire croire à sa présence, sur les gisements
connus et soupçonnés, etc. — M. Guiart a publié une seconde
édition d'un livre excellent, sur la Parasitologie{}.-B. Baillière,
Paris), très complet et à jour. C'est la liste de tous nos parasites
connus actuellement, et de leurs méfaits. Combien nous avons
d'ennemis — ou de trop tendres amis.... — La Géologie et
Minéralogie appliquées à Vart de l'Ingénieur, par M. L. de
Launay {Encyclopédie de Génie civil, de J.-B.Baillière, Paris) cor-
respond bien à son titre : c'est ce qu'un ingénieur doit savoir
de géologie et de minéralogie pour les travaux variés qu il
peut avoir à entreprendre. Mais l'intérêt du livre n'est nulle-
ment limité à l'ingénieur ; tout homme de pratique trouvera
profit à lire cette œuvre d'un géologue très averti, ingénieur
aussi, et homme de culture étendue. — M. de Gasté ne craint
pas les sujets étendus : à preuve son livre La bêtise humaine
{Sociétés inorganisées) et la Science de la vie {Sociétés organi-
sées) (Perché, rue Jacob, Paris). Inutile de dire qu'il n'épuise
pas son sujet : il faudrait écrire l'histoire de l'humanité.
Mais il donne beaucoup d'exemples topiques et excellents,
entre les millions qu'on pourrait citer. Quand donc l'homme
sera-t-il un animal se guidant par la raison? Quand organise-
rons-nous l'humanité? — Voici un excellent volume pour
physico-chimistes : le tome III du Traité de Chimie physique.
136 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de W. Me Lewis (Masson. Paiis), consacré aux théories mo-
dernes et à la théorie des Quanta. Nul physicien n'ignore
l'importance du développement de la jeune science de la
physico-chimie.
Voici pour les praticiens : Les Métiers et les Industries de
l'Alimentation, par MM. Rousset et Chaplet (Delagrave, Paris),
ouvrage clair, très documenté, de lecture aisée, sur un sujet
trop peu connu du public. — Pour le médecin : Psychologie
de l'hygiène, par le D"" Chavigny (Flammarion, Paris), œuvre
très attachante sur ce qu'il faudrait faire pour intéresser
davantage le public à l'hygiène dont il serait le premier béné-
ficiaire. L'homme a de la peme à devenir raisonnable, déci-
dément. — Pour les amis de l'histoire des sciences : L'Œuvre
scientifique de Laplace, par M. H. Andoyer, excellent résumé,
très clair et méthodique, d'une œuvre très considérable ;
L'Œuvre scientifique de Sadi Carnot, par M. G. Ariès, une
excellente introduction à l'étude de la thermodynamique, par
un auteur particulièrement qualifié. Ces deux ouvrages sont
de chez Payot. — Etes-vous philosophe? Lisez La Science et
l'esprit positij chez les penseurs contemporains, par M. M. Boll
(F. Alcan, Paris). On peut ne pas partager toutes les opinions
de l'auteur ; mais celui-ci esquisse les grandes lignes des
courants de pensée et indique les œuvres représentatives.
— Pour le technologiste, voici Rouelle : La Fonte, élaboration
et travail ; V. Auger : Principes de l'analyse chimique ; M. Bé-
ghin : Statique et dynamique, tome II, trois bons volumes de la
Collection Colin (Colin, Paris), clairs, précis, pas trop gros et pas
trop chers, — Voulez-vous voyager, en imagination? Avec
Les Navtres, M. Clerc Rampai (Hachette, Paris) vous fera
traverser les mers, vous initiant à tout ce qui concerne les
navires, leur construction, leurs usages, leurs curiosités. Et
dans Le Pôle Sud (Flammarion, Paris), M. J. Rouch vous
fera suivre à la piste les voyageurs antarctiques, vous dépeindra
leurs épreuves, et vous promènera parmi les merveilleux
paysages de la glace du Sud.
Henry de Varigny.
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^1
Flaubert et Madame Bovary.
La poésie française fêtait en 1 920 le centenaire d'une
naissance : c est en 1 820 que, dans une île exotique,
Leconte de Lisle a vu le jour... Et voici qu'en 1921
la prose française — ou peut-être encore, la poésie —
a fêté un autre anniversaire, celui de Flaubert, qui,
pour la première fois, en 1821, sous le ciel de Nor-
rrxandie, fit résonner son célèbre « gueuloir ». Quelque
Providence ingénieuse a voulu rapprocher la commé-
moration des deux puissants ouvriers du vers et de
la phrase, si semblables de tempéraments littéraires,
si proches d'esthétiques, unis à jamais dans le sou-
venir des lettrés par je ne sais quel air de famille, par
les conséquences de leurs œuvres et leur place dans
l'évolution littéraire, par leurs défauts peut-être aussi.
Au moment où le romantisme, oublieux de son sens
initial, qui était une protestation de l'art contre la
réalité, s'orientait vers l'expression des idées et des
sentiments contemporains, — dans ces années d'in-
tense vie politique où Vigny assistait avec colère eî.
dégoût à la faillite des aristocraties du sang, du cou-
rage et de l'esprit ; où Hugo déclarait qu'il avait sa
« mission » et « armé de sa lyre » gardait « le trésor
des gloires de l'empire » en attendant qu'il prédît les
temps nouveaux ; où Lamartine lui-même ne se refu-
BIBL. UNIV. CVI 10
138 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sait à attacher sa muse « au char des factions » que pour
se convaincre de l'inutilité de la poésie et préférer
Faction au rêve, — un jeune homme, en montant à
l'Acropole, contemplait « un mur tout nu ». L'impres-
sion qu'il en reçut resta vivace en lui, et son œuvre
allait sortir de la question qu'il se posait, devant ce
mur nu et éternel : Est-ce qu'un livre, « indépendam-
ment de ce qu'il dit, ne peut pas produire le même
effet? Dans la précision des assemblages, la rareté
des éléments, le poli des surfaces, l'harmonie de l'en-
semble, n'y a-t-il pas une vertu Intrinsèque, une sorte
de force divine, quelque chose d'éternel comme un
principe? »
Dira-t-on que Flaubert se convertissait alors au
classicisme? Oui, si le classicisme a la volonté de prêter
une vie éternelle à tout ce que touche l'art, si banales,
si rebattues, si universelles que soient les choses. Mais
le romantisme avait eu un dessein analogue : revêtir
d'une forme durable tous les sujets, si fantaisiste, si
invraisemblable, si individuelle qu'en soit la matière.
Et au moment même où il contemplait le grand mur
monotone, Flaubert songeait peut-être, par contraste,
à ce Chateaubriand qu'il admirait et de qui il aimait
la phrase « ondulante, empanachée, drapée, orageuse
comme le vent des forêts vierges, colorée comme la
gorge des colibris et tendre comme les rayons de la
lune à travers le trèfle des chapelles ».
Ce jour-là, le pèlerin d'art avait réconcilié en lui-
même le classique et le romantique ; il avait vu ou
cru voir que ce qui fait grands entre les hommes les
constructeurs païens du Parthénon et les architectes
chrétiens de nos cathédrales, Phidias et Michel Ange,
Sophocle et Chateaubriand, ce n'est pas d'avoir servi
la gloire d'Athéné ou de Notre-Dame, d'avoir sculpté
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 139
le Jupiter Olympien ou le Moïse de la Bible, d'avoir
obéi à l'idéal classique ou à l'idéal romantique : car
chaque temps apporte avec lui un idéal nouveau, et
si 1 art était relatif à ces idéaux, il passerait avec
eux. Sa grandeur est d'être en ce monde la seule
chose absolue. C'est par lui que vivent les idées et
les sentiments humains, mais il vit plus longtemps
qu eux, parce qu'ils ont besoin de son appui, tandis
qu il se soutient par la seule vertu du Beau : « L'art
est un principe complet en lui-même et qui n'a pas
plus besoin d'appui qu'une étoile ».
Ainsi, en une métaphore riche de sens, Flaubert
nous donne la clef de son génie. Et ce serait en con-
naître tous les ressorts que de voir quelles conclusions
il a tirées de cette idée, — quelles conséquences elle
a eues sur son œuvre, — quelles réserves il dut y
apporter.
4e 4: 4:
Les conclusions qui se dégagent d'un tel principe
sont de deux ordres : les unes sont négatives et se
réduisent à affranchir l'art des sujétions que le public
ou la critique lui impose ; les autres sont positives :
elles tracent à l'artiste ses véritables voies.
La liberté de l'art est le premier principe de tout art
nouveau qui s'élabore. Chaque fois que les sources
de l'art s'épuisent, on découvre que des éléments étran-
gers se sont mêlés à lui pour le corrompre : au XVI I^
siècle, pédants et doctes lui avaient imposé leurs règles,
et, pour le délivrer, nos classiques affirmèrent que le
seul juge du beau était le succès. Puis l'art s'immo-
bilisa dans d'autres gaines : les préceptes classiques
qui l'avaient affranchi se resserrèrent autour de lui et
l'emprisonnèrent. Aussi les romantiques durent-ils
j^fïîrmer à leur tour sa liberté, et la préface des Orient
140 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
taies fut l'expression la plus nette des théories de
l'art pour l'art. Mais le romantisme lui-même alourdit
l'art de tout ce qu'il y avait en lui de dogmatisme, son
culte du moi, son mépris du réel. Et il fallut qu une
génération, dont Flaubert et Leconte de Lisle sont
les coryphées, proclamât qu'il n'y a qu'un idéal pour
l'art : la beauté.
Donc, Flaubert est semblable à tous ceux qui vien-
nent, par intervalles, rendre à l'art le sens de sa valeur
intrinsèque. Mais aussi il se distingue d'eux, car tout
en bannissant les tyrannies illégitimes, romantiques
et classiques traçaient à l'artiste des lois étrangères à
son objet propre : Il faut, disaient ceux-ci, exprimer
la nature humaine, afin d'atteindre au succès durable,
car l'œuvre doit plaire au public. — Non, répondaient
les romantiques, elle doit l'éclairer, car le poète a
charge d'âmes : il est le guide, le pilote, le Mage de
l'humanité.
A toutes ces poétiques, Flaubert oppose sa religion
de l'art ; et il refuse d'accorder aux théories des cri-
tiques et au sens commun que l'art puisse, hors de
lui-même, avoir des « appuis » soit en droit, soit en
fait.
En droit, selon le sens commun, l'artiste doit subor-
donner son œuvre à la nature ; une œuvre n est pas
une fleur de serre chaude ; elle n'a de sens que par
rapport à l'humanité. Il faut qu'elle nous paraisse
comporter une signification. Il faut qu'elle prétende
servir à quelque chose. Ou il faut au moins qu'elle
nous intéresse. Devant elle, nous nous posons trois
questions que Flaubert n'aime pas entendre : « Qu est-
ce que cela prouve? « ou encore : « A quoi cela sert-il? »
Les moins exigeants demandent : « Qu'est-ce que cela
' raconte ? » Bref, ce que nous cherchons en elle c est
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 141
la thèse, ou c'est le but, ou c'est au moins le sujet.
Or, Flaubert répond : la thèse ? Aucune. — Le but ?
Le beau. — Le sujet? Qu'importe?
Il n'aime point les livres « à thèse » : « Un romancier
n a pas le droit de dire son opinion sur quoi que ce
soit. Est-ce que le bon Dieu l'a jamais dite, lui, son
opinion ^ ? » Il se défie même des « penseurs », et,
qu'ils se nomment Proudhon ou Comte, les trouve
ridicules et découvre en eux « des mines de comique
intense, des californies de grotesque ». Le Sage, Cha-
teaubriand, Byron, les observateurs, les « imaginatifs »,
voilà ses maîtres. « Les grandes œuvres n'ont jamais
conclu ^ ».
Il n'aime point non plus les livres qui se proposent
un but, soit de plaire, soit d'émouvoir, soit de mora-
liser. Car le succès est bon pour un Maxime du
Camp. Lui, il « n'écrit que pour le plaisir d'écrire,
pour lui seul et sans arrière-pensée d'argent ou de
tapage ^».« Le public, dira Maupassant dans la préface
de Pierre et Jean, se compose de groupes nombreux
qui crient : Consolez-moi. — Amusez-moi. — Atten-
drissez-moi. — Faites-moi rêver. — Faites-moi rire. —
Faites-moi frémir. — Faites- moi pleurer. — Faites-
moi penser. » Mais, selon Flaubert, « l'art ayant sa
propre raison en lui-même ne peut être considéré
comme un moyen ». Il plaint Louise Colet de ce qu'on
ait écrit que « tous ses travaux concourent à un but
élevé ». Ce n'est pas à dire que l'art ne soit point
moral. Il l'est comme les beaux spectacles de la Nature,
comme l'Océan qui laisse au cœur des marins quelque
chose de sa grandeur : « Je crois que si on regardait
les cieux, on finirait par avoir des ailes * ».
' Lettres à G. Sand (Charpentier. 1884), 1866.
^ CoTTespondance (Charpentier), III 38. — ' Ibidem III %. — * Ibidem II 34.
142 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
(Il y a du moins une différence entre l'Océan et
l'œuvre d'art, à nos yeux : l'Océan nous raconte, indif-
férent, le poème de la tempête. Que lui importe s'il
s'émeut à contre-temps, si son tumulte ne se rattache
point à quelque dessein plus vaste? Le rythme qui
soulève ses vagues n'a ni commencement, ni fin. Mais
les belles phrases, quand elles nous bercent, ne nous
font pas oublier qu'elles n ont de valeur que par l'en-
semble qui les embrasse, par le sujet de l'œuvre. Eh
bien, cette domination même du sujet, Flaubert la
répudie^Pareil à ces peintres hollandais qui, nous dit
Fromentin, ne donnent pas de sujets à leurs tableaux
et sont satisfaits s'ils ont rempli leur dessein, qui est
d'être exacts, Flaubert croit qu'une peinture vaut en
elle-même, et non seulement indépendamment du
sens profond qu'on y peut mettre ou de l'effet qu'elle
peut produire, mais indépendamment même de ce
qu'elle représente. Ici encore, il est fidèle à l'esprit
de la préface des Orientales : « Il n'y a ni bon, ni mau-
vais sujet, disait Hugo ; il y a de bons et de mauvais
poètes ». Aussi, toute l'œuvre de Flaubert est un défi
à ceux qui veulent limiter le génie d un romancier
à un ordre de sujets. Chacun de ses livres leur répond,
comme un démenti nouveau : C'est un romantique,
disent-ils, fait pour la fantaisie... — Voici Madame
Bovary. — Il est de l'école de Balzac et de Champ-
fleury ; son talent est fait pour fixer les aspects de la
vie actuelle... — Voici Salammbô. — Il ne saurait
nous montrer que les choses extérieures, les sujets
vraiment psychologiques lui sont interdits... — Voici
VEducation sentimentale. — Mais la pensée, du moins,
l'histoire de l'esprit, le poème philosophique ne sont
pas de ses sujets... — Voici la Tentation de Saint-
Antoine. — Quoi ! Il semble à l'aise dans tous les
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 143
domaines ! — Eh ! répond Flaubert, Tart est le même
toujours; et s'il lui plaît il peut même se passer de
sujet : voici Bouvard et Pécuchet.
Affranchi en droit, l'art ne reste-t-il pas, en fait,
dépendant des circonstances, des sociétés? Il ne naît
point par génération spontanée. Il sort du cerveau
d'un homme ; et cet homme porte en lui les carac-
tères de son temps et de son milieu. Flaubert s est
efforcé d'échapper à cette autre espèce de dépendance ;
il s'y est dérobé d'abord en affirmant l'indépendance de
l'artiste par rapport à son milieu, ensuite en affirmant
l'indépendance de l'œuvre d'art par rapport à l'artiste.
L'écrivain, disaient les critiques de ce temps, les
Sainte-Beuve, les Taine — quelque grand et original
qu'il soit, est l'homme d'une race, d'un pays, d'un
moment ; sa vie et le milieu où elle s'est écoulée sont
le meilleur commentaire de son œuvre. Flaubert est
irrité par cette critique historienne : « Quand sera-
t-on artiste, rien qu'artiste, mais bien artiste? écrit-il
à Georges Sand. Où connaissez-vous un critique qui
s'inquiète de l'œuvre en soi d'une façon intense? On
analyse très finement le milieu où elle s est produite
et les circonstances qui l'ont amenée ; mais la poétique
insciente d'où elle résulte? Sa composition, son style?
Le point de vue de l'auteur? Jamais^». L'artiste,
prétend cette critique historienne, écrit pour le public
de son temps ; il offrira donc à ce temps les œuvres
qu'il comprend et qu'il aime. Flaubert se récrie.
Ecrire pour le bourgeois? Jamais. Ecrire pour le
peuple? Mais « le bourgeois c'est désormais l'huma-
nité tout entière, y compris le peuple ^ ». Le véritable
artiste s'isole dans la tour d'ivoire de l'art. « Le seul
moyen de n'être pas malheureux, écrit-il à Alfred le
^ Lettres à G. Sand, 2 février 1869. — * Correspondance I 86.
144 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Poittevin, c*est de s'enfermer dans l'art et de compter
pour rien tout le reste ^ ». Et son ami Bouilhet l'imite
en cet aristocratique dédain : « La foule a ses trans-
ports, ses désirs et ses haines. Ne mêlons pas notre
âme à ce tumulte humain » (Festons et Astragales).
Lors même que l'artiste se refuse à adapter son
art aux goûts de son temps, ces goûts s'imposent à
l'œuvre, car la personnalité de l'artiste les reflète, et
l'œuvre reflète la personnalité de l'artiste. — Mais,
répond Flaubert, c'est justement ce qu'il ne faut pas
L impersonnalité de l'œuvre est la condition première
de 1 art pour l'art. « Tu prendras en pitié l'usage de
se chanter soi-même. Cela réussit une fois, dans un
cri ; mais quelque lyrisme qu'ait Byron, comme Shakes-
peare l'écrase avec son impersonnalité surhumaine...
L'artiste doit s'arranger de façon à faire croire à la
postérité qu'il n'a pas vécu^ ». Et tandis que Flau-
bert parle ainsi, d'autres voix lui font écho. [Son ami
Bouilhet répète après lui qu'il veut
cacher sa blessure
Trop fier pour mendier du cœur ou de la main. ..
L'art sain me paraît propre à toute autre besogne
etj Leconte de Lisle refuse d'aller <^ sur le tréteau
banal », auprès des montreurs, déchirer
la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté.
Ainsi, l'art apparaît dépouillé de tout ce qui l'en-
combrait, des idées dont il était le véhicule, des inten-
tions dont il était l'esclave, des sujets dont il était
l'ornement, de la société et de l'âme même dont il
était l'expression. Rude besogne de bûcheron, qui a
> Ibidem II 174. — * Ibidem 1852.
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 145
débarrassé le grand arbre de tous les végétaux para-
sites qui l'étouffaient. Il faut maintenant que, de néga-
tive, l'esthétique de Flaubert se fasse positive, et
qu'après nous avoir dit ce que l'art n'est pas, il nous
apprenne ce qu'il est.
II est, d'abord, un acte de foi et d'orgueil : l'écrivain
affirme que son travail, par lui-même, a un prix infini.
Au-dessus de l'humanité qui s'agite pour des profits
vulgaires, les seuls ouvriers désintéressés sont ceux
qui, dans le Stello, de Vigny, forment le « ciel d'Ho-
mère «. Comme Vigny, Flaubert a conscience que les
penseurs et les politiques ne sont rien auprès des
ouvriers du Beau. Le Vrai, l'Utile, le Bien même sont
des notions relatives et le Beau &eul est absolu. Aussi
de quel trait irrité il souligne cette phrase de Renan :
« En tête de la procession sainte de l'humanité marche
l'homme de bien, l'homme vertueux. Le second rang
appartient à l'homme du vrai, au savant, au philo-
sophe ; puis vient V homme du Beau, l'artiste, le poète.»
(Saint Paul.)
A l'acte d'orgueil succède l'acte d'amour et de
bonne volonté : « J'aime mon travail d'un amour
frénétique et perverti, comme un ascète. Le cilice me
gratte le ventre. Quelquefois, quand je me trouve vide,
quand l'expression se refuse, quand, après avoir grif-
fonné de longues pages, je découvre n'avoir pas fait
une phrase, je tombe sur mon divan et j'y reste hébété,
dans un marais intérieur d'ennui. Je me hais et je
m'accuse de cette démence d'orgueil qui m'a fait
palpiter après la chimère. Un quart d'heure après
tout est changé, le cœur me bat de joie ^ ».
Donc, au travail ! A la poursuite de « l'expression
qui se refuse » ; à la découverte de la phrase ! Elle
' CoTTespondance II 90.
146 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
seule compte. Le Rouge et le noir peut-être aussi pro-
fond, aussi réel que l'on veut ; si cela est mal écrit
Flaubert hausse les épaules devant « ce bon Sainte-
Beuve qui a mis cela à la mode ». Idées, sentiments,
sont une matière commune qui n'est point person-
nelle à l'artiste ; ce qui est « de l'homme même »,
comme dit Bufîon, ce qu'il peut revendiquer comme
sa propre création, c'est le style. Et c'est pourquoi
Flaubert cite avec admiration cette phrase de Bufîon,
formule parfaite de l'art pour l'art : « Toutes les beau-
tés intellectuelles qui se trouvent dans un beau style,
tous les rapports dont il est composé sont autant de
vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour
l'esprit public que celles qui peuvent faire le fond du
sujet... «
♦ * *
Quand il eut, dans cette journée athénienne, entrevu
le grand principe de son art et qu'il en eut tiré toutes
les conclusions qu'il comporte, Flaubert voulut appli-
quer sa théorie et il écrivit Madame Bovary. Ainsi ce
roman va être tout entier, — dans son fond et dans
sa forme, — dans ses qualités et dans ses défauts, —
« déterminé » par les deux grandes lois formulées
par l'auteur, la loi négative et la loi positive, la loi
d'indépendance et la loi de travail.
Le sujet de Madame Bovary intéressait peu Flau-
bert ; et c'est pour cela justement qu'il l'a accepté,
afin d'en être plus « indépendant ». Plus tard, dans
V Education sentimentale, c'est un peu de Flaubert
qu'il parlera ; et dans la Tentation il réalise un vieux
rêve longtemps caressé. Mais ici, rien de tel. Il domine
trop sa matière et ses personnages pour ne les point
regarder avec une entière indifférence : « J'espère que
dans un mois la Bovary aura son arsenic dans le
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 147
ventre » ^, écrit-il à Louis Bouilhet. Dira-t-on qu'il
y prend au moins l'intérêt que la réalité inspire au
peintre réaliste? L'ardeur avec laquelle Balzac observe
ressemble à de la passion... Mais quand donc Flaubert
a-t-il accepté pour son compte l'épithète de « réa-
liste »? « J'ai écrit Madame Bovary par haine du réa-
lisme'^», dit-il au contraire; et quand les About,
les Gozlan vont lui répétant que son œuvre est digne
de Balzac, il a un mouvement d'impatience : « Balzac?
J'en ai décidément les oreilles cornées. Je vais tâcher
de leur tripleficeler quelque chose de rutilant et de
gueulard où le rapprochement ne sera pas facile.
Sont-ils bêtes avec leurs observations de mœurs !
Je me moque bien de cela ^ ». Car il n'est point de
l'école de Champfleur\' et de Duranty. « Peindre des
bourgeois modernes et français me pue au nez étran-
gement * ». Et il se dira un jour, en 1 867, dans une
lettre à Georges Sand, qu'il est temps de s'amuser
dans l'existence et de prendre des sujets agréables à
l'auteur. Mais ce sera là une défaillance. Car l'artiste
ne doit point chercher un sujet qui lui soit agréable,
ni se faciliter la tâche : une œuvre d'art doit être une
victoire.
Pour que la victoire soit complète, il faut ne recevoir
de son sujet aucun secours, aucune source d'intérêt
qui viendrait des choses et non de l'art. Quel est, dès
lors le sujet idéal? Ce ne peut être le sujet personnel,
qui ouvre la voie au lyrisme, mais le sujet « objectif ».
Ce n'est pas assez dire : car un sujet de pure imagina-
tion autorise la fantaisie, conduit au romanesque, qui
est encore personnel par quelque côté ; il convient
donc que le fond du roman soit réel ; et comme, la
^ Correspondance III 30. — ^ Ibidem Avril 1857. — ' Correspondance III 125.
— * Lettres à G. Sand 1867.
148 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
réalité passée étant mal connue, le roman historique
rejoint aisément le roman romanesque, les meilleurs
sujets sont actuels. Enfin, parmi ces sujets mêmes,
il en est dont les aventures sont piquantes, les person-
nages intéressants. Mieux valent, pour le dessem que
se propose Flaubert, des êtres médiocres ou nuls, des
faits de la vie quotidienne, plus difficiles à peindre
s'il est vrai que l'on peint moms aisément une robe
blanche qu'un habit d'arlequin. Et ainsi, il était amené
par la logique de son idée, à Madame Bovary, dont le
sujet a tous ces caractères, étant objectif, réaliste,
actuel et banal.
Salammbô est aussi un sujet propice à l'art pour
l'art. La civilisation carthaginoise, fermée, pour ainsi
dire, dans le temps, et stérile dans l'histoire humaine,
a pour nous bien peu d'intérêt. Mais le cadre exotique,
l'action, les personnages bizarres, fournissent une
matière abondante de pittoresque et de pathétique.
Madame Bovary, au contraire, répond entièrement à
l'idéal de Flaubert (« Les œuvres les plus belles sont
celles où il y a le moins de matière «)» qui, sur ce point,
est l'idéal classique de Bérénice : « peu de matière et
beaucoup d'art » ou de Briiannicus : « une action simple,
chargée de peu de matière ». Baudelaire, dans V Artiste,
félicitait Flaubert d'avoir gagné dans ce roman « une
vraie gageure, un pari comme toutes les œuvres d'art ^».
En effet quelle est « l'orgue de Barbarie la plus éreintée?
L'adultère «. Et Flaubert le reconnaît : « Bovary aura
été un tour de force inouï...Sujets, personnages, effets,
tout est hors de moi ^... »
De même il remporte une victoire sur lui-même
dans la composition du livre, le réalisme qui y pré-
side, l'art qui le corrige. Il lui faut d'abord tenir en
• L'ArlUte, 18 octobre 1857. — * Conespmdance 1852.
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 149
bride son imagination, briser le « vitrail peint en jaune
avec des raies de feu » qui jetait dans son âme une
lumière où marchaient « des rêves plus majestueux
que des cardinaux à manteau de pourpre^ ». Il faut
qu'il domine sa sensibilité frémissante, pour que
Barbey d'Aurevilly puisse dire : « Si l'on forgeait à
Birmingham des machines à raconter et à analyser
en bon acier anglais... elles fonctionneraient exacte-
ment comme M. Flaubert ». Analyser froidement,
minutieusement, tout est là ; il ne veut pas, ainsi que
le Hugo des Misérables, des « types tout d'une pièce
comme dans les tragédies », « des prostituées comme
Fantine, des forçats comme Jean Valjan... des man-
nequins, des bonshommes en sucre ». Il veut la nature,
complexe, ondoyante.
Mais ce réalisme, chez lui, est subordonné à 1 art :
il dérive de l'art et l'art est sa limite. Chez Balzac
les personnages existent en eux-mêmes, indépendam-
ment de l'œuvre et parfois aux dépens de l'œuvre.
Une fois posés la biographie et le caractère d'Eugénie
Grandet, du père Goriot, de César Birotteau, ils
vivent de leur propre vie, entraînent l'auteur à leur
suite. Au contraire, Flaubert mène les siens où il
veut, et jamais n'oublie son plan, ni la recherche de
l'effet : Rodolphe, Léon doivent entrer en scène à tel
moment, en sortir et y rentrer à tels autres. En un
mot, il me semble que chez Balzac l'essentiel est le
point de départ, la « base » du roman ; de là sortent
tous les épisodes ; chez Flaubert, l'essentiel en est
la fin, et vers elle l'action se dirige de page en page.
Aussi observe-t-il une gradation dans l'histoire d'Emma
Bovary, ou, pour mieux dire, une « dégradation » cons-
tante. C'est «une vie» sans doute, mais, comme dira
^ Ibidem II 179.
150 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Maupassant, « dans cette vie encombrée de futilités » il
n'a pas laissé « tout au nrîême plan » et pour reprendre
le mot de ce même disciple, il fut moins un '< réaliste »
qu'un « illusioniste ».
Ainsi, Flaubert veut atteindre la perfection de l'art,
dans le fond de l'œuvre, par la vérité stylisée. Il
veut aussi la réaliser dans la forme par l'habileté du
détail, les trouvailles d'expression. De là, ces morceaux
traités un peu pour eux-mêmes et minutieusement
tissés, comme le fameux tableau des Comices que
Bouilhet lui fît recommencer trois fois, comme la
scène de l'Extrême-Onction, où il a voulu l'emporter,
sur le Sainte-Beuve de Voluptéy par l'énergique brièveté.
Enfin, la valeur musicale de la phrase, le choix des
mots qui peignent, l'art de leur donner une valeur
expressive, en appliquant la leçon de Boileau qu'il
répétait à Maupassant (« D'un mot mis en sa place
enseigna le pouvoir »), telles sont les qualités les plus
frappantes que Flaubert dut à son travail, à son fana-
tisme de l'art.
Mais ce fanatisme étroit et dur devait entraîner des
défauts non moins frappants : c'est par sa faute que
Flaubert est trop souvent artificiel, superficiel et mono-
tone.
Artificiels, ces « mots de situation >^ qui sont aussi
des « mots d'auteurs ». Quand M'"^ Homais contemple
son mari dans sa chaîne hydro-électrique « plus garotté
qu'un Scythe et splendide comme un mage » nous
acceptons le Mage, car M"^^ Homais a vu sans doute
les crèches naïves de l'église d'Yonville. Mais que com-
prendrait-elle à ces mots « plus garrotté qu'un Scythe»?
Artificiels aussi ces « morceaux » qui arrêtent le Tw*^
ou le surchargent, ces tableaux trop bien faits, où une
antithèse savante est longuement balancée, comme la
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 151
scène des comices qui entre-croise le discours du con-
seiller et la déclaration amoureuse de Rodolphe ;
ailleurs, c'est la trop longue scène où le Suisse de la
cathédrale poursuit Léon avec une invraisemblable
ténacité, celle aussi où M. Homais gronde Justin en
un style emphatique, tandis que M"^® Bovary cherche
en vain à se faire entendre : effet de comique bon
pour la scène, mais qui, dans un roman, choque par
son grossissement. Plus loin, ce sont des effets de mélo-
drame, la vision du vicomte en tilbury au moment
où, perdue, désespérée, M"^® Bovary quitte Rouen,
ou le chant de l'aveugle pendant l'agonie : « Et le
jupon court s'envola ». Enfin, l'on sent trop que le
fil même de l'intrigue est conduit de manière à ren-
contrer le plus grand nombre possible de ces scènes,
de ces descriptions où l'auteur excelle. Pourquoi
M'"® Bovary meurt-elle? Parce qu'il fallait à Flaubert
un enterrement. Il voulait sa noce. Il l'a eue. Un por-
trait de servante est un thème qui le tente... et voici
Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux. Le premier ren-
dez-vous d'Emma et de Léon devait avoir lieu dans
une cathédrale, parce que c'est un tableau digne d'être
peint que « la nef se mirant dans les bénitiers pleins »,
et c'est un contraste piquant, que cette nef devenue
* un boudoir gigantesque », ces encensoirs brûlant
pour que l'amante apparaisse « comme un ange, dans
la fumée des parfums ».
Son réalisme reste superficiel parce qu'il est trop
« en fonction » de l'art, parce qu'il n'a plus d'appui
qu'une étoile. Pour peindre, l'art ne suffit pas : il faut
la sympathie qui crée la vie, et la pensée qui la com-
prend. Ainsi, sa psychologie tourne court. Elle cède
la place aux métaphores : c'est une « abondance »
qui emplit le cœur d'Emma « prête à se détacher
152 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
comme la récolte d'un espalier quand on y porte la
la main » ; ce sont des rêves « tombant dans la boue
comme des hirondelles blessées ». La langue de Flau-
bert est impropre à l'expression de? idées et quand
elle s'y essaie elle confine au pathos; son imagination
est impropre à l'étude des âmes et il ignore l'art
stendhalien de démonter les ressorts d'un cerveau.
Peut-être pense-t-il comme Maupassant que « celui
qui fait de la psychologie pure ne peut que se substituer
à tous ces personnages » et qu'« au lieu d'expliquer
longuement l'état d'esprit d'un personnage, les écri-
vams objectifs » cherchent « l'action ou le geste que
cet état d'esprit doit faire accomplir... » Mais cette
vision limitée aux choses extérieures est surtout la
rançon de cet orgueilleux refus d'« appuyer >' l'art sur
la pensée ou le sentiment ; et sa dernière conséquence
est la monotonie.
Car Madame Bovary est un livre monotone ; et
sans doute la faute en est à la théorie de l'art pour
l'art, puisque les Poèmes de Leconte de Lisle le sont
aussi. " Madame Bovary, disait Duranty, représente
l'obstination de la description. Ce roman est un de
ceux qui rappellent le dessin linéaire, tant il est fait
au compas, avec minutie, calculé, travaillé, tout à
angles droits, en définitive sec et aride... Les détails
y sont comptés un à un avec la même valeur... Il n y
a ni émotion, ni vie dans ce livre ^ ». C'est chose
fastidieuse, en effet, que « la vision microscopique »
de cet « entomologiste du style qui décrirait les élé-
phants comme il décrirait des insectes (Barbey d'Aure-
villy) ; c'est chose aride aussi que ces belles phrases
faites au tour, suivant l'art cher au précepteur Binet
de Madame Bovary et ces savantes draperies qu'aucun
' Le Réalisme, N° 5. 15 mars 1857. page 79.
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 153
souffle ne vient agiter ; et nous comprenons ce mot
de !a mère de Flaubert : « La rage des phrases t'a
desséché le cœur ». L'effort de l'auteur, si héroïque,
si douloureux, nous fait souffrir avec lui ces longues
heures d'agonie où il s'abattait sur son divan ' hébété,
dans un marais intérieur d'ennui ». Vraiment, Flau-
bert a cruellement payé son erreur : il n'a pas vu que
l'art était fait pour les hommes, et non les hommes
pour l'art ; il n'a pas vu son objet véritable, qui est
d'être la parure de la vie; il en a fait un dieu impi-
toyable auquel il s'est immolé.
Ce sacrifice est d'autant plus stérile qu'il n'a pas,
malgré tout, permis à Flaubert d'échapper aux fatales
dépendances de l'art, à ces dépendances dont il vou-
lait s'affranchir : l'art de Flaubert, quoi qu'il en pense,
a ce double appui : Flaubert lui-même, avec ses sen-
timents ; le temps de Flaubert avec ses préoccupations.
Flaubert en effet nous laisse apercevoir ses préoc-
cupations, ses idées. Il savait bien, d'ailleurs, que,
toute impersonnelle que soit son œuvre, quelque chose
de l'auteur y transparaît à son accent, à son style
même. « Je n'ai pas dit qu'il fallait supprimer son
cœur, mais le contenir, hélas ^ î » Encore est-il bien
malaisé de « contenir » son cœur quand on vit, des
années durant, auprès de ses personnages, quand ils
se sont, pour ainsi dire, matérialisés dans le cerveau
de l'écrivain. «Mes personnages imaginaires me pour-
suivent, écrivait-il à Taine, ou plutôt c'est moi qui
suis eux. Quand j'écrivais l'empoisonnement d'Emma
Bovary, j'avais si bien le goût de l'arsenic dans la
bouche, je m'étais si bien empoisonné moi-même
' Lettre ù G. Sand, 1" janvier 1868.
SIDI.. OKÏf, Cfl H
154 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
que je me suis donné deux indigestions coup sur coup."
Il avait pris ses personnages bien loin de lui, parmi
les médiocres ; ils se rapprochèrent de lui, non par
l'esprit sans doute, mais par la manière de sentir :
car s'il y a des degrés dans l'intelligence, un être
qui aime ou qui souffre ressemble à tous les êtres
qui aiment et qui souffrent. Les adultères d'Emma
enveloppèrent son visage d'une poésie que devait
sentir profondément le héros de Novembre, ce Flau-
bert qui nous avoue — célibataire pervers — que le
mot d'adultère est pour lui le plus beau entre les mots
humain. Et, par surcroît, la neurasthénique Emma,
qui souffre dans son imagination exaltée, dans sa
volonté malade, dans ses nerfs mêmes, ressemblait
à Flaubert, son père.
Que Flaubert s'interdise « la thèse », il se peut ;
mais s'interdire la pensée, qui le pourrait? La moindre
phrase est toujours, implicitement, l'expression de toute
une philosophie ; à plus forte raison ne peut-on raconter
une vie sans une philosophie de la vie. Et par ce biais
la thèse se glisse à l'insu du narrateur. L'auteur de
Madame Bovary s'était formé une conception du monde
et il le montre bien : tout, dans son œuvre, suppose
un universel déterminisme et un pessimisme sans
issue. Surtout, il s'était formé une conception de la
vie : contre « l'esprit bourgeois » qui la borne et contre
l'esprit romantique qui l'égaré, il affirmait que la vraie
sagesse consiste à tuer en soi l'Illusion, à ne pas nourrir
en soi cette « maîtresse d'erreur » qui n'est jamais
assouvie, même quand se réalisent ses rêves.
On a pu comparer Madame Bovary à Don Quichotte.
Comme Cervantes a raillé les exagérations de l'esprit
chevaleresque, Flaubert a dénoncé les mensonges de
l'esprit romantique. Et par là il nous raconte sa propre
FLAUBERT ET MADAME BOVARY 155
histoire, son affranchissement progressif. Mais il nous
raconte surtout l'histoire de son temps : ce livre est
animé de l'esprit d'une génération qui se tourne vers
la réalité, qui, par son esprit matérialiste, la saisit
dans ses formes, et, par son esprit scientifique, la
comprend dans son essence.
Elle est bien de cette génération matérialiste, cette
œuvre dure et sensuelle, dure comme le cœur, sensuelle
comme la chair de la frémissante Emma, cette contem-
poraine de la Dame aux camélias. Sainte-Beuve le
notait : « C'est bien un livre à lire en sortant d'entendre
le dialogue net et acéré d'une comédie de Dumas fils,
ou d'applaudir les Faux Bonshommes entre deux articles
de Taine. Car en bien des endroits et sous des formes
nouvelles, je crois reconnaître des signes littéraires
nouveaux. Science, esprit d'observation, force, un peu
de dureté^ ». C'est aussi, peut-on ajouter, un livre
à lire après la préface des Poèmes Antiques, après
cette proclamation des rapports de l'art avec la science,
de la faillite de l'anarchie intellectuelle et de l'in-
dividualisme, cette affirmation de la nécessité de
« l'étude et de l'initiation », c'est-à-dire de la connais-
sance scientifique, historique et philosophique, et du
travail consciencieux de la forme.
Ainsi « l'étoile » s'appuie sur la science, sur l'obser-
vation, sur l'esprit du temps, sur la sensibilité de 1 au-
teur. Binet, le percepteur d'Yon ville l'Abbaye, peut
bien faire voler les copeaux, et, tandis qu'au dehors
la vie s'écoule, s'immobiliser dans son travail stérile,
parmi « les ronds de serviettes dont il encombre sa
maison avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme d un
bourgeois ». Ces ronds de serviette pour lui sont l'ab-
solu : l'individu est relatif, relative la société, relative
* Sainte-Beuve. Moniteur universel. 9 mai 1857,
156 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
la vérité même. Mais le rond de serviette parfait est
absolu par sa perfection et jamais ne servira. Dieu
merci, Flaubert n'avait pas le cœur sec de Binet.
Malgré lui, il s'est ému en écrivant la lettre du père
Rouault, en parlant de Catherine-Nicaise-Elisabeth
Leroux, en peignant, dans une page tendre et noble,
son père, ce < docteur Larivière » aux longues mains
blanches. Malgré lui, il a donné des conseils de sagesse
et de vertu, et son châtiment, s'il en faut un à son
mépris des bourgeois, c'est que M. Homais fait lire
son livre à M"^^ Homais pour la détourner de « mal
faire » et pour lui « apprendre la vie » ; enfin malgré
lui, son ' étoile >' a brillé parmi la constellation des
Dumas, des Taine, des Leconte de Lisle et des Bau-
delaire; car sa métaphore, pour brillante qu'elle soit,
se retourne contre lui : l'art est une étoile, soit. Mais
une étoile a sa place dans le ciel ; elle a pour ^ appuis '
les forces mystérieuses qui la retiennent dans un point
de l'espace, en relation avec les lois d'universelle
attraction. Et si elle pouvait s'affranchir de ces lois
qui la fixent et la déterminent, elle roulerait à travers
le vide immense, vers le néant où tombent et se désa-
grègent les œuvres d'art qui ne sont que des œuvres
d'art.
Pierre Moreau,
Professeur k l'Université de Fribourg.
A propos d'un livre
sur les problèmes fondamentaux
de la psychologie médicale'.
Tout homme, pour vivre, est obligé de se cons-
truire un petit système à lui, qui lui réussit et lui
suffit. Survienne toutefois une maladie nerveuse,
ou une crise psychique, celle-ci vient lui démontrer
que ce système était faux, ou inadéquat à sa per-
sonnalité morale. De son côté, le médecin, en tant
qu'homme, éprouve aussi ce besoin universel de
baser sa vie morale sur un ensemble de principes,
et bien qu'homme de science, se sera laissé guider
dans leur choix par certaines aptitudes ou préfé-
rences personnelles. Il sera donc tenté de remplacer,
par son système à lui, celui dont il constate la défec-
tuosité chez son patient. C'est ainsi qu'un Dubois
le ramènera par le raisonnement au concept d un
monisme intellectualiste ; qu'un Freud lui démon-
trera la toute-puissance des instincts sexuels refoulés,
ou un Adler celle des sentiments d'infériorité dé-
clenchant des tendances ambitieuses ; qu'un Vittoz
^ Par le D^ Ch. de Montet. Chez Bircher, à Berne, 1922.
158 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
cherchera à rééduquer son contrôle cérébral, ou
un Baudoin à lui suggérer des... « auto-suggestions » ;
qu'un Payot s'efforcera à raffermir sa volonté, tandis
qu'un Bonjour, au contraire, à la détendre au moyen
de l'hypnose. La diversité des méthodes, comme
l'irrégularité de leurs succès ou échecs respectifs,
démontrent suffisamment l'incertitude qui règne dans
le domaine chaotique des maladies nerveuses. En
tentant d'infuser à son malade son système préféré,
le médecin tombe dans l'erreur du concept méca-
niste, qui considère les phénomènes psychiques (in-
telligence, instinct, volonté, etc.), comme des méca-
nismes fixes et spécifiques contractant entre eux des
relations constantes. Or, c'est justement contre ce
préjugé séculaire que s'élève le D^ de Montet, de
Vevey, dans un récent ouvrage qui a plus d'un titre,
d'ailleurs, pour intéresser le grand public, aussi
bien que le corps médical. En effet, il est autant
philosophique et psychologique que clinique et pra-
tique. C'est peut-être beaucoup à la fois, mais on
y découvre cependant une très belle unité de con-
ception. Essayons de la résumer ici.
Les trois conditions fondamentales qui permettront
l'étude des phénomènes vitaux, tout en restant dans
le cadre de la science, sont : I® Formuler une défi-
nition, précise et pratique de la conscience ; 2P déter-
miner correctement et méthodiquement ce qui s'y
passe ; 3° arriver à concevoir sans contradiction l'en-
semble des faits observés.
Pour plus de clarté, commençons par la troisième.
Elle implique un renoncement immédiat au principe
mécaniste, établissant des lois constantes et inva-
riables entre les faits. Car l'essence même de la vie,
et surtout de la vie psychique, loin d'être l'uniformité.
A PROPOS d'un livre 159
est, au contraire, la variabilUé. Il convient donc de
remplacer les lois mécanistes dites « de continuité »,
par des lois de variabilité postulant implicitement qu'il
n'existe pas que des rapports fixes ou nécessaires
entre les faits, mais aussi des rapports variables ou
« corrélations ». La notion même de loi, conçue
comme un rapport invariable, nous incite à remonter
par enchaînement à une cause première que nous
sommes alors forcés de concevoir comme une entité
métaphysique. Or ce n'est pas la cause première qui
doit nous intéresser, mais le fait premier. Et c'est
la diversité ou la multiformité des choses qui doit
être envisagée déjà comme le fait premier psycho-
logique ; ou, d'une façon plus générale, biologique.
Chez une amibe qui obéirait rigoureusement à des
lois mécaniques, il ne saurait être question de vie,
sinon la notion de vie ne serait qu'une pure fiction.
De même pour l'une quelconque de nos réactions
psychiques ; si notre organisme n'est intégralement
que « mécanisme î>, il n'y a plus aucune différence
spécifique de valeur entre un sapin et un homme,
un idiot et un génie.
Dès lors, il reste à concilier les deux points de vue
contradictoires : uniformité et variabilité, ou autre-
ment dit : déterminisme et spontanéité (libre arbitre)*
Pour cela, l'auteur invoque le postulat de V inter-
dépendance des phénomènes biologiques. C est 1 hypo-
thèse dont il a besoin pour opérer cette conciliation
contre laquelle tant de savants ou de philosophes
déjà, se sont cassé le nez. Elle pose qu'un phénomène
vital quelconque ne doit jamais être considéré isolé-
ment. Il n'a de valeur que par rapport à tout le reste
de la vie psychique. Sa vérité ne réside pas en lui-
même, mais dans les relations qu'il contracte avec le
160 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
moi total. Ce n'est pas d'être ce qu'il est, ou sa con-
tinuité qui lui donne son sens, mais ses corrélations
et sa variabilité à l'intérieur de l'enchaînement plus
vaste où il se trouve nécessairement incorporé. Ce
sont donc ces corrélations et ces rapports multiples
que la science de demain devra rechercher et fixer à
1 aide d'une méthode objective et précise. Cette mé-
thode, de Montet l'a déjà formulée et développée
ces dernières années, dans de nombreux travaux dus
à sa plume ou à celle de ses disciples. Basée sur l'ap-
plication à la physio et psycho-pathologie des for-
mules mathématiques de Lips (prof, de psychologie
à Zurich), elle est destinée à établir une détermina-
tion quantitative de la variabilité, c'est-à-dire grosso
modo, à permettre aux médecins de l'avenir d'exprimer
leurs observations non plus en termes qualificatifs
et d une façon simplement verbale qui les leurre
sans cesse, mais en chiffres absolus, pour leur épar-
gner les erreurs, les incertitudes et les contradic-
tions auxquelles ceux d'aujourd'hui se heurtent à
chaque pas. Tel est le seul système scientifique
qui permette de noter correctement ce qui se passe,
c est-à-dire qui remplisse la seconde condition fon-
damentale formulée par de Montet. Son immense
avantage est d'offrir au médecin une nouvelle mé-
thode de travail qui, loin d'exclure, comme la mé-
thode courante, les contradictions, soit au contraire
assez large pour les embrasser toutes. Il va sans
dire qu'il ne s'agit que d'interdépendance entre faits
ou particularités susceptibles dêtre distinguées. A ce
titre, elle est la seule hypothèse exempte de contra-
dictions.
Ceci nous amène enfin à la troisième condition
fondamentale de l'auteur : la définition de la
A PROPOS d'un livre 161
conscience ^. Or, celle-ci se dégage tout naturellement
du susdit postulat : la conscience n'est plus une
qualité mystérieuse qui nous embarrasse, un problème
insoluble et stérile parce qu'il dépasse nos moyens
d'investigation scientifiques, on s'y soustrait, mais un
{ait formulable qui nous aide dans notre étude. Elle
est conçue dès lors comme une activité. Elle consiste
en une double opération : celle de distinguer et de
rapprocher ^.
Tel est le fait premier et irréductible, qui échappe
à tout effort d'analyse ultérieure. Il ne s'explique pas,
i7 est.
C'est donc en se plaçant à ce point de vue pragma-
tique^ et original, que l'auteur aborde ensuite l'étude
particulière et successive de divers mécanismes tels
que le rêve, l'erreur, le mensonge, la douleur, l'émo-
tion, l'hallucination, etc.
^ Au sens psychologique, non moral ou religieux.
* Par « distinction », de Montet entend qu'une impression apparaît comme dif-
férente et se sépare dans notre conscience d'une autre impression ; par rapproche-
ment, l'apparition dans notre esprit d'impressions coexistantes, de relations, de
liaisons quelconques. 11 va même plus loin en prétendant que toute identité, à
l'exclusion de toute différence, ou inversement, supprimerait le fait de conscience.
Tout concept est donc le résultat de cette double opération. Or, comme ce n est
pas parce que les faits (ou nos symptômes nerveux) changent que nous guérissons,
mais parce que notre manière de les concevoir se modifie, l'essentiel réside donc
dans les liaisons, les relations entre les faits. Et celles-ci n'existant pas en dehors
de notre conscience, c'est en définitive la conscience qui confère aux choses leur
force, leur durée et leur efficacité.
^ Et pragmatique uniquement ; car l'on se rend compte qu'il n'est pas permis
de prendre une telle définition au sens psychologique ou philosophique propre.
Elle ne définit en effet nullement ce qui est précisément en question et demeurera
toujours indéfinissable, à savoir pourquoi et comment nous prenons finalement
conscience de cette double opération de distinction et de rapprochement, pour-
quoi et comment elle se transforme en connaissance. De Montet évite au contraire
toute spéculation pour s'en tenir de parti pris à une notion utile et offrant une
base fixe et précise à l'étude des phénomènes psychiques ; bref, à une méthode de
travail.
162 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
II arrive ainsi à la conclusion qu'ils ne possèdent
en eux-mêmes aucune autonomie. Si nous les perce-
vons comme autonomes, c'est par pure illusion sub-
jective ou par abstraction. Plus loin, il envisage cer-
tains états psychiques : l'obsession, la dépression, le
délire, et tend à démontrer dune façon générale que,
dans toute maladie, physique aussi bien que ner-
veuse, ce n'est pas la présence ou l'absence de tel
symptôme isolé dans le cas donné qui doit nous inté-
resser, mais bien sa fréquence et ses variations dans
le plus grand nombre de cas qu'il soit possible d'ob-
server, et les conditions de cette variabilité. Cela sous-
entend évidemment un labeur prodigieux, auquel
toutefois de Montet s'est livré déjà pour de nom-
breuses affections. Prenons l'exemple de la dépression
morale* , ou si vous préférez, du <' cafard ■'. Nous por-
tons ce diagnostic chez tel malade quand nous cons-
tatons que, dans certaines conditions déterminées,
il éprouve de la tristesse, du découragement, bref le
sentiment que sa vie est diminuée. Or, faisant cela,
nous postulons implicitement que ces dites condi-
tions entraînent infailliblement et uniformément ce
dit sentiment. Or, d'après les résultats préalables de
la notation quantitative des symptômes d'un grand
nombre de déprimés, nous constatons que le dénom-
brement des idées et des sentiments de notre malade
ne dépasse pas le 40 "o des éléments dont nous sa-
vons maintenant qu'ils constituent la « loi de dépres-
sion », alors que le 60 "o correspondent à des idées
ou impressions contraires. Or la personnalité d'un
individu ne saurait consister en deux attitudes
typiques qui s'excluent mutuellement. Il faut donc
' Exemple d'un malade traite par l'auteur et qui lui avait été adressé avec ce
diagnostic par un confrère.
A PROPOS d'un livre 163
chercher un concept plus large, qui enveloppe ces
manifestations contraires et dépasse l'hypothèse sur
laquelle se fonde la notion de « type » ou de maladie
nettement définie, toujours identique à elle-même,
et dans le cadre rigide de laquelle nous forçons nos
malades. Ce concept consistera dès lors, non pas à
écarter les contradictions innombrables que nous
découvrons entre les faits et les prétendues lois éta-
blies, mais au contraire à les rechercher et à les noter
systématiquement. Dans n'importe quel domaine,
d'ailleurs, et ceci est pour intéresser chaque lecteur,
l'homme érige ses expériences antérieures, sur quoi
il établit ses jugements, en lois, c'est-à-dire en rela-
tions constantes, alors qu'elles ne sont que de simples
corrélations, c'est-à-dire des relations variables. A
ce titre, l'enseignement de de Montet, tout d'objec-
tivité et de largeur, nous invite tous à une sage réserve
dans nos jugements, de même qu'il aimerait incite
les médecins, en particulier, à ne pas craindre de
modifier et d'assouplir sans cesse leurs idées ou leur
conclusions les plus chères et les plus fermes, au fur
et à mesure que leur expérience s'accroît et s'élargit.
Pour le médecin, il l'engage, en outre, à soumettre
son malade à une observation critique beaucoup plus
approfondie et prolongée que par le passé, et en atten-
dant le beau jour où il disposera des tables diagnos-
tiques de corrélations que l'école « montetiste » en-
trevoit et travaille à dresser, il devra s'appliquer à
découvrir et à noter les contradictions que ses malades
opposent chaque jour à ses connaissances et à ses
arguments dits scientifiques, contradictions que, pour
se consoler, il dénomme volontiers idiosyncrasies,
réactions spécifiques ou anaphylactismes ^.
^ L'une d'elle est fréquente. Appelé au chevet d'un malade et tout en lui
164 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
J'en citerai un exemple personnel qui, pour paraître
risible, m'a cependant rendu grand service. Un brave
batelier vient me consulter parce qu'il est « trop
amoureux » et qu'il en devient complètement malade
et fou. A la fin de l'entretien, je découvre par hasard
qu'il adore le chocolat... il finit même par avouer
« qu'il l'aime plus que sa bonne amie » ! Devinant,
sous cet aveu simpliste, tout un monde de tendances
normales et faciles à développer, je saute dessus, les
oppose aux autres, le rassure et... la cure réussit. Ce
n*est là qu'un « montetisme » amusant. Mais il illustre
bien cette conception, chère à de Montet, que ce
n est pas ce que nous dit le malade, l'obsession qu'il
décrit, le symptôme qu'il cherche à expliquer, ou
d'une façon générale ce que nous éprouvons et ce
dont nous souffrons qui importe et qui décide, mais
bien plutôt ce qu'il ne nous dit pas, ce qui existe et
subsiste en lui de valable et de sain à côté et en dehors
de la maladie, le 60% des sentiments du déprimé de
tout à l'heure, l'amour du chocolat de notre bate-
lier. Ne tenir compte que du symptôme, c'est en
effet commettre à nouveau la même erreur que le
malade qui isole arbitrairement du moi total, c'est-
à-dire d'un enchaînement plus vaste et plus vrai,
un fait qui demande impérieusement au contraire
à y être réincorporé. Le psycho-analyste amateur,
à ce point de vue, subirait trop souvent cette fâcheu-
se contagion de la part de ses patients.
«ffirmsnt qu'il se remettra, le médecin le condamne sans appel, dans son for
intérieur. Le malade guérit ! Peut-on dire alors que son médecin a menti, ou
qu'il s'est trompé ? Non, il a simplement isolé arbitrairement quelques faits,
puis les • érigés en lois constantes pour fonder finalement sur eux son pronostic
erroné et fatal. Ce n'est pas un mensonge, ni une erreur, mais une ignorance
de corrélations bien plus nombreuse que celles qu'il connaissait et plus va-
riables qu'il ne croyait.
A PROPOS d'un livre 165
De ce paradoxe apparent, l'auteur en arrive fi-
nalement à sa conception du traitement des ner-
veux qui devra se rapprocher à l'avenir de ce qu'est
déjà la pédagogie expérimentale, et qu'il compte
exposer dans un ouvrage ultérieur En attendant,
il nous indique brièvement déjà que ce traitement
idéal comportera la connaissance complète de ce
^< moi total », dont nous venons de parler, de la per-
sonnalité entière du malade. Il devra s'attacher en
particulier à découvrir et fortifier les « disponibilités »
de la mentalité, c'est-à-dire ce que le malade, à son
insu, parce que complètement dominé par ses maux,
conserve encore de facultés, de tendances ou de dons
propres à le ramener à l'action, à la jouissance, à
la vie en un mot. Constatant de mon côté chaque
jour davantage combien les méthodes thérapeuti-
ques d'hier sont devenues insuffisantes aujour-
d'hui, et quelle évidente révolution d'autre part
subit actuellement la médecine de l'âme, je ne peux
m empêcher d'applaudir à cette conclusion. Cette
révolution semble avoir deux causes principales.
Tune tenant aux malades, l'autre aux médecins,
Les nerveux, en effet, deviennent de plus en plus
nombreux, compliqués et exigeants. Le droit au bon-
heur, à vivre sa vie et à réaliser intégralement son
« moi » sont maintenant dogmes reçus. D'autre part,
la vie moderne accumule les épreuves, les tenta-
tions et les conflits. Or, que fait le corps médical
officiel en face de cette marée montante d'exigences
morales, de souffrances et de crises ? S'efforce-t-il
toujours de les comprendre et de les résoudre avec
un soin suffisant et dispose-t-il du temps énorme
que réclamerait une telle discipline professionnelle ?
Pas toujours ; et faut-il s'étonner alors si tous les
166 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
« outsiders » de la faculté (magnétiseurs, scientistes,
théosophes, suggestionneurs ou couétistes de tout
poil sont de plus en plus courus et appréciés * ?
Peut-être mes collègues m'en voudront-ils de
leur signaler ce danger. De toutes façons, ce danger
existe et crève les yeux, quoique nous en ayons.
Il est évident que la thérapeutique mentale est par-
venue aujourd'hui à un grave tournant, et que
bientôt c'en sera fait de la visite de 20 minutes avec
sa décision séance tenante, il est évident aussi que
la connaissance, de la part du médecin, du moi to-
tal de son malade et du plus grand nombre possible
de ses corrélations et de ses disponibilités, n'est pas
une petite affaire. Il y faut du temps, de l'objectivité,
beaucoup de psychologie, plus de patience encore,
du sacerdoce presque et toujours de l'affection.
Et dépassant de beaucoup le ministère limité du
médecin, ces considérations ne manquent pas de pren-
dre une portée plus générale et de s'appliquer encore
aux pédagogues, aux parents, aux pasteurs. C'est
alors qu'impartialement basée sur l'observation com-
plète et vraiment humaine de chaque malheureux
comme de chaque malade, toutes les cures d'âmes
* Le D' H. Flournoy, au cours d'une remarquable conférence tenue il y a
peu de jours devant la Sociétë médicale de Genève, s'étonnait et se scandalisait
i bon droit de ce que, dans les plus récents et officiels traités médicaux dus
à la plume des maîtres de la neurologie et de la psychiatrie françaises.
I hypnose ne soit mentionnée en deux lignes que comme un < agréable jeu
de société °, tandis qu on n y peut trouver un seul mot relatif k la psycho-
analyse ! Faut-il être alors surpris si ce sont des journaux tels que I Hltutration
ou Je tais tout qui se chargent de lancer ces méthodes dans le public ? Avons-
nous le droit de nous plaindre encore du succès des somnambules ? Et cette
foule croissante qui s engoue de plus en plus pour ces méthodes surnatu-
relles que dédaignent nos pontifes, et qui. inversement, aime de moins en
moins les drogues, finira bientôt par déserter complètement nos cabinets de
consultation. Et ce sera bien un peu notre faute I
A PROPOS d'un livre 167
verront croître leurs chances d'efficacité, sauf celles
qui, ne craignant pas de violer la personnalité de
celui qu'elles prétendent guérir, voudront tendre,
au contraire, à lui inculquer un système moral tout
fait et conçu par une autre personnalité, ce qui, au
fond, est immoral.
Telles sont mes idées tout au moins ; mais à par-
courir le remarquable ouvrage de de Montet, j ai
gagné l'impression qu'elles ne s'éloignaient guère
des siennes. Ce petit livre d'ailleurs est si abondant
en vues générales et nouvelles, et basé sur une telle
expérience humaine, qu'il me faut en recommander
chaudement la lecture à quiconque ne demeure
indifférent aux mystères de l'âme saine ou détra-
quée. En particulier il démontrera à chacun pour-
quoi il est impossible à tout homme intelligent de
juger son semblable, surtout quand ce semblable
est nerveux. Les nerveux ! Ces millions d'êtres qui
souffrent et nous déconcertent, appliquons-nous donc
à moins les critiquer, puisque d'ordinaire, ils souf-
frent si horriblement des jugements hâtifs et des
blâmes fréquents dont ils se sentent l'objet, pour
chercher au contraire à mieux les comprendre, et
peut-être aussi à les aimer.
D'' Charles Odier.
La cloche de l'Araignée.
Nouvelle du Dartmoor
contée par un vieux paysan.
Il y a des gens, monsieur, qui disent qu'il ne se
passe jamais rien par ici, et qu'on n'y a pas aperçu
d événement notoire depuis que la reine Victoria
est montée sur le trône. Têtes de mulets, va ! Je
déclare, moi, que nous avons autant de signes et
de miracles que n'importe quel autre coin de l'An-
gleterre. Et quand ce ne serait qu'un taureau en-
sauvé ou un cheval mis en fourrière, il me semble
que voilà matière à causette ! Et puis, n'est-ce pas?
une chose en amène une autre, et souvent, de patati
en patata, une pauvre affaire de rien du tout grandit,
s'enfle, se gonfle, tellement que, aux semailles ce
n est rien, et, à la moisson, monsieur, c'est un mi-
racle.
Je vais vous raconter [l'aventure] de Battishill,
dit l'Araignée. C'était, je crois bien, le plus drôle
de corps qui se soit jamais fabriqué à Little Silver.
Nous avons, moi et lui, été jeunes ensemble, et bons
amis aussi, car jamais il ne m'a causé le plus petit
embêtement. Mais il y en avait qui ne pouvaient
pas le comprendre, rapport à sa conduite un peu
LA CLOCHE DE l'aRAIGNÉE 169
décousue ; c'est vrai qu*il avait des manières bizar-
res, — un mi-fou, comme il y en avait qui n'avaient
pas peur de dire.
Son père était sacristain du village ; il avait
épousé une Bluett, une des trois filles de la veuve
Bluett, qui demeurait à Little Silver depuis la mort,
à Daleham, de son mari, un officier de la douane.
Le père de Battishill donc a pris Faînée et il en a eu
deux fils : Matthieu, qui s*est fait soldat, et qui n*est
jamais revenu au pays ; William, ainsi nommé d'a-
près son grand-père le garde-côte, mais que les gar-
çons appelaient l'Araignée, — qui lui est resté sur-
nom toute sa vie. Il le devait à une drôle d'affection
pour ces insectes ; on le voyait toujours occupé à
attraper des mouches pour les araignées, ou à d'au-
tres singeries, alors qu'il aurait dû être à jouer avec
les gamins.
Il grandit, doux comme un bon cœur qu'il était.
Pour rien au monde il n'aurait voulu abréger les
jours d'un simple liseron des haies en le cueillant.
Point d'ennemis. Une fois d'âge, il se fait couvreur
en chaume ; et chacun l'aimait, depuis le pasteur
jusqu'à Coaker, le braconnier, qui, un soir de lune,
dans les faisanderies de Godleigh, a été tué, pauvre
âme... Avec lui l'Araignée s'en allait rôder la nuit,
pour observer les mœurs des bêtes et des oiseaux ;
il détestait le trafic de Coaker, ah! pour sûr, mais
le braconnier devait être un charmeur, et l'Arai-
gnée ne manquait pas de l'informer lorsqu'on lisait
à l'église le troisième chapitre de Daniel ; parce que
c'était après ce chapitre que tombait le moment des
bécasses dans les combes et les marais. Mais au-
jourd'hui, on a changé tout ça, et le troisième de
Daniel ne correspond plus à l'arrivée des bécasses.
«BL- UNIV. CVI 12
170 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
A la mort de Coaker, et à son enterrement, c'est
l'Araignée qui a sonné le glas.
Ceci m'amène justement à mon histoire. Bat-
tishill avait des masses de cheveux noirs, des yeux
bruns, merveilleux comme des yeux de chien, et une
figure tannée comme du cuir ; une taille dans les
cinq pieds dix pouces ou à peu près, — élancé, et
avec ça nerveux. Plein de vie, aimant l'ouvrage, habile
comme pas un à son métier de couvreur en chaume.
On n'avait jamais vu son pareil. Un travail comme le
sien, ça tient cinquante ans. Il distinguait la bonne
paille de la mauvaise les yeux fermés ; et, pour
ce qui était des poutres et des solives, il avait, comme
un habile ouvrier, ses idées à lui : il soutenait mordicus
contre n'importe qui que le saule valait mieux que
le coudrier, et il coupait ses propres osiers quand
il pouvait.
Mais, voyez-vous, la passion de sa vie était de
sonner les cloches ; — mieux que ça, il y en avait
une qu'il aimait, qu'il aimait... quoi ! sa bonne amie.
Nous possédons à Little Silver un carillon comme
vous n'en trouveriez pas dans tout le Dartmoor,
— doux comme des appels d'archanges, ma parole.
Et un son ! On l'entend à dix milles par le vent, des
gens disent même plus loin. Quoi qu'il en soit, la
cloche que l'Araignée aimait était celle qui a le son
le plus grave. Je ne le quittais pas en ce temps-là,
étant moi-même un rude compagnon, et jamais je
n'ai vu personne s'entendre mieux que lui à mettre
une grosse cloche en branle. Il touchait la corde et
vous envoyait son message dans le beffroi, et la clo-
che... ah, la mâtine ! on aurait dit qu'elle connaissait
son sonneur. Il savait la faire chanter, que c'en était
de la magie, et des fois, la face brune du garçon
LA CLOCHE DE l'aRAIGNÉE 171
resplendissait comme la figure de Moïse, et il y
avait dans ses yeux un éclat tel qu'une lanterne n'en
pourrait avoir.
Cette cloche a été fondue par le fameux Wise-
man, et elle date des temps anciens ; le pasteur seul
en connaît l'âge, — une centaine d'années en tout
cas. Il y a, gravé sur les bords : « Louez Dieu dans
son sanctuaire, louez-le dans le firmament de sa
puissance. » Une cloche parfaite, pour sûr, où il n'y
a rien à retoucher : quand on la frappe dans le
haut, ça donne huit notes au-dessus de la tonique ;
un quart plus bas, c'est une quinte, comme on appel-
le ; deux quarts encore plus bas, et vous avez une
tierce. Puis, si vous la frappez là où tape le battant,
sur le bord, vous avez les trois notes qui sonnent en
même temps et rendent la belle, la merveilleuse
tonique. Je ne sais pas si je me fais bien compren-
dre ? Et c'était ça justement qui faisait dire à l'Arai-
gnée que sa cloche était proprement le chef-d'œuvre
d'un chrétien, à cause qu'on y trouve trois notes
en une et une en trois, — tout comme le Père, le
Fils et le Saint-Esprit sont trois personnes et un
seul Dieu.
Il ne parlait que de ça, tellement qu'il y avait
des gens qui lui croyaient le timbre un peu fêlé ;
mais ceux qui le connaissaient mieux voyaient que
c'était un tout malin. Il avait beau avoir des fois l'air
de quelqu'un qui se promène en dormant, il faisait
bien et honnêtement son travail, menait une vie
comme il faut, entretenait ses vieux parents, et mê-
me économisait par-ci par-là une livre ou deux...
quoi I tout le Nouveau Testament en raccourci,
pas vrai ?
Puis il subit le sort commun à tout ce qui est
172 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
bâti d'argile ; il tombe amoureux d'une femme.
Elle s'appelait Thirza CoUins, une fille de parois-
siens établis depuis longtemps dans le pays, — des
bûcherons, des gardes-forestiers, ou quelque chose
comme ça. Pour moi, une fille de cette sorte, je n'en
aurais pas tourné la main, je préférais les brunes ;
mais l'Araignée était un noiraud, et il ne regardait
que les blondes, — et Thirza Collins avait des che-
veux dorés, des yeux bleus comme l'avril ; des yeux
comme ça, je ne m'y fierais pas plus qu'à un ciel
d'avril : le bleu n'est pas sûr, et le gris... bernique !
on n'y comprend rien.
Battishill et Thirza se fréquentent pendant six mois
ou plus ; et puis, on parlait de fixer la date du mariage,
quand voilà-t-il pas que deux frères jumeaux, Dave
et Jonathan Mudge, héritent chacun de cinq cents
livres d'un frère de leur mère, un boulanger, mort
à Plymouth. Ah ! l'argent est une force ; et quand
il monte à des centaines de livres, ça vous retourne
comme un gant une femme qui aime la galette. C'é-
tait le cas de Thirza ; mais Dave Mudge, quand
même il s'était offert à la fille, qui l'avait refusé
avant l'arrivée de l'Araignée, était le dernier garçon
de Little Silver à jouer un tour de gueux. Ce n'est
pas lui qui aurait enlevé la donzelle à celui à qui elle
avait promis le mariage. Mais c'est de l'autre côté
que le mal a commencé ; Thirza, sachant que Dave
Mudge comptait maintenant à peu près autant de
livres que son promis comptait de shillings, et cal-
culant que Dave n'avait pas changé de sentiment
à son égard, machine un sale truc contre le pauvre
Araignée, et la mère, qui ne valait pas mieux que la
fille, lui donne un coup de main. Quel truc ? Petit
à petit elle se détache de Battishill, et elle s'arrange
LA CLOCHE DE l'aRAIGNÉE 173
pour que la paroisse voie que la faute est toute au
garçon et non à elle, Thirza Collins.
Vous allez crier qu'une chose pareille ne peut
se faire en plein jour, — et pour ma part je n'y aurais
pas cru, si je ne l'avais pas vue ; le diable — et dia-
ble il y a, je vous le garantis, — c'est que cette chose
a été faite. Ma Thirza manigance un joli paquet de
mensonges : que l'Araignée ne se déclarait pas net-
tement, qu'il ne voulait pas fixer de jour, qu'il di-
sait à la fois oui et non, que c'était un rêveur, qu'il
trouvait plus de plaisir à sonner sa cloche qu'à sortir
avec sa bonne amie, — et patati et patata. Et plus
d'une fois, elle a des rendez-vous avec Dave Mudge
par les sentiers perdus. Quand il passait, elle pleur-
nichait régulièrement, car, pour un satané don des
larmes, on peut dire que la fille en avait un ; et
Dave, une espèce d'andouille qui n'avait pas plus
de bon sens que ça, prenait son parti, et pensait que
la Thirza était mal traitée par un homme qui, pour-
tant, ne voyait rien de plus beau qu'elle. Puis Dave
se met à dire son mot là-dessus, et il lâche des choses,
— à Applebird, le tenancier de V Homme-Vert et à
quelques autres voisins, — des choses qui n'étaient
pas à dire.
Tout le monde en jase bientôt ; mais l'Araignée,
qui n'avait point de cotillon pour le renseigner, sa
mère, infirme, étant à plat de lit, ne savait rien
de tous ces cancans. Seulement, il voyait que Thirza
se refroidissait, et, un jour, il m'en parle ; il me confie
son secret avec l'innocence d'un baby, sans se douter
une seconde que la chose était encore pire.
Je lui dis :
— Pour faire un heureux mariage, il faut une
bonne santé de part et d'autre. Vois-tu, mon gar-
174 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
çon, — je lui dis, — un homme n'est qu'un damné
fou s'il prend une femme chétive ; et une femme n'est
qu'une fichue bête si elle accepte un gnngalet. Une
femme avec des bons bourrelets de graisse, un hom-
me avec des bons muscles, — je lui dis, — à la bonne
heure ; et que l'un et l'autre demandent au ciel un
robuste appétit et des dents solides ; comme ça,
l'estomac n'a pas besoin d'abattre plus que sa part
de besogne.
Battishill approuve ma sagesse, et il répond du
coup :
— Oh! quant à ça, ma Thirza est aussi potelée
et aussi douce qu une pomme mûre ; et pour ses
dents, c'est comme un écrin de perles montées sur
rubis, — c'est ainsi qu'il s'est exprimé dans son lan-
gage, — car des fois et des fois, j'ai vu comme qui
dirait le soleil briller dans sa bouche rose quand elle
bâillait...
Vous entendez ! Qu'est-ce qu'elle avait, cette
fille, à bâiller quand l'Araignée l'entourait de ses
bras, j'imagine, et lui faisait des m amours ? Elle
bâillait, des fois et des fois, — c'est lui qui le dit, —
des fois et des fois il l'a vue qui bâillait.
Vous comprenez qu'après ça je n'ai pas été
tellement surpris quand le patatras est arrivé. Bat-
tishill n'avait jamais rien entendu dire, et il vivait,
comme un fou, au paradis lorsque, un beau jour,
l'autre amoureux, poussé, bien sûr, par quelque sale
mensonge de la fille, fait un coup de tête ; il va trou-
ver l'Araignée, et lui demande si c'était vrai qu'il
avait dit telle et telle chose. Battishill regarde Dave
Mudge de l'air de quelqu'un qui tombe de la lune,
et il veut savoir qui a bien pu lui raconter ça ; mais
Dave n'avoue pas, et alors l'Araignée se monte, et
LA CLOCHE DE L ARAIGNEE 175
il déclare, fier comme un paon, qu'il se fiche pas
mal des cancans. Et alors, plein de rage, Dave Mudge
— vous savez, il n'était pas des mieux élevés —
découvre le pot aux roses, et il crie à l'Araignée :
« Si tu veux le savoir, c'est ta bonne amie elle-même ».
Là-dessus, comme Dave me l'a raconté plus
tard, l'autre prend la figure d'un qui a une attaque,
puis il devient aussi pâle que sa peau brune pouvait
l'être, et il fait simplement :
— Si c'est elle, Dave Mudge, ça doit être vrai.
Mais, en même temps, il avait 1 air si désespéré
que Dave Mudge n'a pas le courage d'ajouter un
mot, et qu'il s'esquive, et laisse le pauvre garçon
avec le poignard dans la gorge.
Ce qui s'est passé ensuite entre l'Araignée et la
fille, personne ne peut le dire au juste ; tout de mê-
me je jurerais que ça a dû la tenir éveillée une nuit
ou deux à ruminer sur la question. Toujours est-il
que lorsqu'il l'a laissée libre de choisir entre lui et
Dave Mudge, la voilà qui saute sur cette liberté,
et le mariage tombe à l'eau.
Je suppose qu'il était remué jusqu'au fond, le
pauvre diable, et peut-être bien qu'il y avait en lui
quelque chose de cassé ; mais jamais âme qui vive
ne l'a pu entendre pousser un soupir à propos de
Thirza ; il allait la tête droite, et regardait les gens
en face. N'empêche qu'il y avait quelque chose qui
le travaillait comme un poison et qui se trahissait
dans ses yeux tout à coup. Et puis il devenait aussi
farouche qu'un corbeau.
Je pense bien que sans ses vieux parents, et sa
chère cloche, il aurait quitté Little Silver. Cette
cloche ! On aurait dit que c'était elle sa Thirza,
maintenant. Il ne pouvait s'en séparer ; et malgré
176 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
que le bruit courait qu'il n'avait plus le cœur à l'ou-
vrage comme avant, il n'en était pas moins au beffroi
deux fois le dimanche, ne ratait pas une sonnerie,
et régulièrement tenait sa place à chaque fête, à
chaque banquet où le sonneur est invité.
Les gens chuchotaient qu'il paraissait un brin
loufoque, car il restait des heures dans le clocher à
flirter avec sa cloche, à l'épousseter, à polir la parole
de la Bible gravée dessus. On aurait presque pensé
qu'il tâchait de voir si des fois la cloche ne pourrait
pas prendre la place de la fille ; mais, naturellement,
elle ne le pouvait pas. Chasser Thirza de sa cervelle,
c était malheureusement tout à fait au-dessus de ses
forces, et, comme tant d'autres avant lui et depuis,
il languissait, il se lamentait pour une qui n'avait pas
la valeur des falbalas qu'elle portait en se pavanant.
Ah ! la coquine ! Une mauvaise pièce, vraiment,
monsieur ; sous ses frusques il y avait un cœur aussi
petit, aussi froid que le cœur d'une grenouille, — et
si dur que le feu de l'enfer ne l'aurait pas fondu,
comme disait Dave Mudge, moins d'une année après
son mariage avec cette sale bête.
Mais n'allons pas trop vite. Tout de même, vous
voyez qu'elle est arrivée à ses fins. Le même mois
qu'elle plaquait l'Araignée, elle amenait l'autre à se
déclarer. On se fréquente une affaire de six semaines,
et puis on se met la corde au cou.
Les gens étaient plus tristes pour Battishill qu'il
ne 1 était pour lui-même, auriez-vous pensé. Mais
vous auriez mal vu, parce que l'homme, justement,
cachait son jeu. 11 avait l'air de prendre la chose tout
comme chacun de nous prend le bon et le mauvais
de la vie. On va son chemin, pas vrai ? Pour moi, je
vous assure, je ne permets à aucune fortune, bonne
LA CLOCHE DE l' ARAIGNEE 177
OU mauvaise, de me faire sortir des gonds. La bois-
son, oui, quand j'étais jeune, y a réussi, et plus sou-
vent qu'à mon tour, mais jamais le chagrin ni la joie.
Ainsi, parce que l'Araignée avalait sa médecine
sans faire la grimace, les gens disaient qu'après tout
il n'était pas si rudement touché, et ils le méjugeaient,
malgré que bon nombre d'entre eux auraient caché
leurs sentiments tout pareil, croyez bien, s'ils avaient
été à sa place. Et comme ça, personne ne le prenait
beaucoup en pitié ; seulement, d'une manière gentille,
ils prononçaient, à son nez, mais assez fort pour qu'il
entende, qu'une fille de perdue, dix de retrouvées, —
et d'autres consolations de ce calibre.
Quant à lui, il allait sa sombre route. On publie
les bans de Dave et de Thirza. Pas un cil de l'homme
ne tremble à la nouvelle, je peux le dire, car, au mo-
ment où l'annonce était faite à l'église, j'avais l'œil
sur Battishill. Bien mieux, il reste ami avec Dave,
et même on racontait que lorsqu'il croisait par hasard
la fille, ici ou là, il lui souhaitait le bonjour, comme
aux autres voisins. Mais qui pourrait dire le poids
qu'il avait sur le cœur, et les nuits sans sommeil, et le
désespoir où son esprit s'enfonçait, comme une bête
qui s'enlize dans une fondrière ?
Vient le mariage ; l'Araignée, si vous voulez m'en
croire, est à son poste, malgré que plus d'un garçon
de Chagford et de Throwley s'était offert de caril-
lonner pour lui ce jour-là, — connaissant l'histoire.
Mais il déclare que nul ne touchera à la cloche aussi
longtemps que lui pourra sonner.
— Je lui ai promis, — qu'il me fait en confidence,
et il avait un drôle d'air, un air bien terrible en me
disant ça, — j'ai promis à Thirza Collins que, pluie
ou soleil, je sonnerais un coup ou deux à son mariage.
178 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pour son bonheur, pour l'amour d'elle et de la cloche.
C'était quand je comptais que c'est moi qui serais
le marié. Mais ma promesse tiendra, si la sienne n'a
pas tenu.
Il souriait, mais vous auriez dû voir cette figure
absente... Il sonne donc ; jamais il n'avait si bien
travaillé, de l'avis de chacun. La cloche et lui, vous
auriez juré que c'était un corps avec son âme.
Un joli mariage, sur la fin de l'automne ; le jour
était magnifique, et le jumeau de Dave, Jonathan,
faisait une sale moue, parce qu'il ne serait ni du
voyage de noce, ni de la lune de miel... H faut vous
dire qu'il n'avait pas été séparé de son frère quarante-
huit heures depuis leur naissance. Enfin les deux
époux prennent congé, on leur souhaite bonne route.
Tout de même voilà-t-il pas que, par malchance, un
vieux soulier qu'un garçon lance en l'air en signe
de porte-bonheur, tombe sur la fille et la frappe
plutôt rudement entre les épaules ! N'importe, ils
s'en vont pour une semaine à Plymouth ; les cloches
tintent joyeusement une grande partie de l'après-
midi, et, le soir, la plupart d'entre nous, sauf Battis-
hill, nous entrons dans le cottage de la mère Collins,
où elle nous offre la soupe et un morceau de pain
et de fromage.
Et deux mois plus tard environ, arrive la fin de
toute l'affaire, aussi soudainement qu'un boulet de
canon.
J'avais passé chez Baker, le fossoyeur, une belle
nuit à l'entour de Noël. C'était un samedi ; un temps
clair comme du cristal, avec une vieille lune dans les
bras de la nouvelle. Ça pouvait bien être cinq heures.
Dans la nature, une tranquillité de mort, et, dans le
feu de Baker, la tourbe indiquait la gelée.
LA CLOCHE DE l'aRAIGNÉE 179
On buvait une goutte d'eau-de-vie de prunelles,
je crois bien ; et je faisais comme ça que jamais on
n'avait vu autant de morts à Little Silver que cette
année-là, et que, pour autant qu'un mortel pouvait
prévoir, il n'y en aurait plus d'ici au Nouvel-An....
J'avais à peine fini, que j'entends tinter la cloche
des morts ! C'est un son bien connu, et bien triste ;
mais, venant comme il venait à ce moment, fort et
profond, et sur ma parole, ça me fait sauter.
— Je suis saoul, pour sûr ! que je fais à Baker.
II y a quelque pauvre âme qu'il va te falloir enterrer
demain, gelée ou non.
Mais alors je vois les yeux du fossoyeur tout pleins
d'étonnement.
— Quelle blague ! il dit. Quoi ! Tu as entendu
une cloche ?
— La cloche des morts, je réponds.
— Jamais ! il dit. J'étais à l'église pas dix minutes
avant ton arrivée, à allumer le poêle pour demain,
parce que, dimanche dernier, le capitaine Yeoland
a dit au pasteur que le thermomètre dans son banc
marquait peu au-dessus de zéro, et il a déclaré qu'il
n'allait pas geler tout vif, non, pas même dans la
maison de Dieu, pour l'amour de deux sous de coke.
Voilà ce qu'il a dit. Et j'ai fermé à clef en partant.
C'est de la magie, je croirais, — car il n'y a pas dans
toute la place un corps malade ou triste, à ma con-
naissance.
— C'est la cloche à l'Araignée, je te dis. Je parie
qu'il l'a entendue aussi. Pas un homme ou un esprit
n'a touché à cette cloche, sauf lui, depuis cinq ans.
En moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter,
Baker a ses clefs à la main et son chapeau sur la tête :
j'allume la lanterne et nous partons dare dare pour
180 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Fëglise, qui n'était pas à plus d'un quart de mille
du cottage.
II y avait sur le pas de leur porte quelques femmes
qui nous demandent ce qui arrivait, — et ça mon-
trait bien que la cloche ne sonnait pas pour nos
oreilles seules. Tout à coup, elle s'arrête, et la der-
nière note meurt lentement, lentement, et le grand
silence qui suit est presque plus terrible que le son.
Baker hésite à continuer, mais je le pousse, et l'ins-
tant d'après il ouvre l'église, et nous montons au
clocher, moi devant.
Mais nous arrivions trop tard, malgré la vitesse,
car il y avait là un homme pendu à la corde de la
cloche. Il avait grimpé l'échelle, s'était passé la corde
autour du cou, et puis laissé tomber. Je ne jurerais
pas qu'il était mort au moment où nous l'avons
dépendu; mais il l'était pour sûr avant la venue du
médecin, mort pour de bon.
C'était Battishill, vous comprenez, qui avait sonné
son propre glas, avant de s'ôter la vie. Mais pourquoi
il avait choisi justement ce jour-là, si longtemps après
que la femme était mariée, personne ne pourrait le
dire. On a mis ça sur le compte d'un dérangement
d esprit, — pour rassurer un peu les sentiments, je
suppose ; et, à la Noël, nous avons tous porté un
bout de noir pour lui dans le clocher, et remplacé
la corde avant de se resservir de la cloche. Mais, vous
me croirez ou non, je ne retrouve plus à cette cloche
le doux son d'autrefois. Peut-être que c'est moi qui
me fais des idées...
Eden Phillpotts.
(Trad. de l'anglais par L.-A. Delieutraz.)
Mœurs féminines Américaines
Quelques remarques sur leur prétendue
contamination par la corruption française.
Les Etats-Unis — ou du moins la région de ce
pays connue sous le nom de Nouvelle Angleterre —
furent un jour Fasile du puritanisme exilé d'Europe.
Si les Blue Laws — les Lois Bleues — imbues d'un
calvinisme intransigeant, ne sont jamais sorties du
domaine de la fiction, on a pu voir certaines des colo-
nies anglaises d'Amérique, telles que New Haven,
faire de la loi de Moïse la base de leurs codes. Il est
également à remarquer qu'en dehors de la New Eng-
land, il s'est établi aux Etats-Unis des settlements
religieux, comme ceux des Quakers de Pennsylvanie,
ou des Memnonites, dont l'influence sur les mœurs
s'est fait sentir plus ou moins pendant des années,
sur une partie du territoire. Il est donc possible qu'on
pût alors constater, dans les grandes villes, moins de
laisser-aller que dans les cités du même ordre du
vieux monde. Mais cela remonte loin, très loin. Il ne
faudrait pas se représenter l'ensemble du pays, vers
le début du XIX^ siècle, comme modelé sur les pèle-
rins de Plymouth. Ce qu'on rapporte, par exemple,
sur les amusements de la jeunesse des campagnes.
182 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
à cette époque-là, montre que ceux-ci n'étaient guère
édifiants. Toutefois, les Américains aiment assez à
se draper dans le commode manteau du puritanisme,
lorsqu'ils étudient les mœurs du vieux continent.
Quoi qu'il en soit, nous voyons que les Américains,
et surtout les Américaines, voyageant en Europe, se
déclarent choqués de l'immoralité du vieux monde,
et en particulier de ce qu'ils ont vu, ou plutôt appris
à Paris et dans les stations estivales, hivernales et
balnéaires de France et de Belgique. Il faut les en-
tendre à leur retour aux Etats-Unis.
Mais on ne saurait perdre de vue que ces voyageurs
partent pour l'Europe avec des idées préconçues,
influencés, très naturellement, par ce qu'ils ont lu
d'une façon courante dans les revues et surtout les
suppléments du dimanche des grands journaux, les-
quels exploitent largement, on le conçoit, cette source
inépuisable d'articles sensationnels. En tout cas, il
y a là un état de choses incontestable, une opinion
établie qui, quelque étrange que cela paraisse, à une
époque aussi éclectique, ne semblent subir aucune
modification, en dépit des relations plus intimes entre
les deux continents. Telle est la ténacité de cette ma-
nière de voir, qu'elle n'a pas été ébranlée un instant,
dans le gros public, par les constatations qu'ont faites
des milliers de soldats du corps expéditionnaire amé-
ricain, — et notamment celle-ci, qui évidemment
avait échappé à un nombre étonnant de touristes :
à savoir qu'il existe en France d'autres femmes que
les habituées du Moulin-Rouge.
Il n'est pas probable qu'aucun autre pays ait jamais
porté sur une nation étrangère un jugement :.ussi
superficiel que ne le font les Américains en ce qui
concerne la moralité de la France. Mais, nonobstant
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 183
leurs brillantes qualités, ils n'ont jamais brillé par
leurs efforts pour raisonner : ces gens si actifs ont la
paresse de la pensée. Peut-être aussi sont-ils trop
pressés pour peser avec le soin désirable les argu-
ments pour et contre une proposition donnée. En
l'espèce, c'est ce défaut de concentration qui explique,
à la fois, la manière irréfléchie avec laquelle ils géné-
ralisent sous le rapport des prétendus points faibles
du vieux monde, et leur aveuglement relatif à ce qui
se passe dans leur propre contrée.
Dans une conférence, une New-Yorkaise déclare :
« L'indécence des cartes postales en montre dans
certains magasins de Paris est presque incroyable ».
Notre expérience personnelle journalière nous a de-
puis longtemps appris qu'à New- York, Chicago, et
même en l'austère Philadelphie, non plus seulement
dans certains magasins (où les Américaines qui se
respectent n'ont pas affaire), mais dans des papeteries
ordinaires où les enfants achètent leurs cahiers d'école,
on voit exposer en abondance des cartes prétendues
comiques, d'une inconvenance sans excuse.
« On ne peut se faire une idée, at home, — écrit une
autre voyageuse — de la crudité de certains journaux
amusants qui traînent sur les tables de cafés en
France, en Belgique et en Suisse. » Certes, ces feuilles
existent, mais ce ne sont pas ce qu'on pourrait appeler
des « périodiques de famille ». Aux Etats-Unis, la
presque totalité des journaux ordinaires que dévorent
avec la même avidité, dans chaque home, les jeunes
comme les vieux, le grand-père comme la jeune éco-
lière, ces feuilles ne vivent en très grande partie que
d'histoires sensationnelles, de scandales, de faits di-
vers peu édifiants, dans le détail desquels les repor-
ters entrent avec une crudité qui ne serait pas tolérée
184 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
par les lecteurs en France ou en Suisse. Mais ce n*est
pas tout. Les prétendus suppléments illustrés comi-
ques, si recherchés des enfants, présentent invaria-
blement, à côté de plaisanteries inoffensives, d'autres
qui ne le sont en aucune façon. Là aussi, les édi-
teurs sont en quête de sensation, et ils l'obtiennent
en faisant rire aux dépens de sujets qui devraient être
sacrés pour l'enfance : le respect des parents et des
maîtres, la déférence envers la vieillesse, l'honnêteté
dans les affaires. Si tels sont les suppléments comi-
ques destinés à la jeunesse, on peut se faire une idée
des pages amusantes de la presse quotidienne. La
principale cause du mal en la matière se trouve — on
ne saurait trop le répéter — dans le fait que les jour-
naux ordinaires constituent la lecture familiale favorite.
Dans chaque home, les multiples pages — plus de
soixante parfois — des numéros du dimanche, par
exemple, avec leurs indéniables sources de connais-
sances utiles, mais aussi avec leurs turpitudes, passent
de main en main, sans distinction d'âge ni de sexe.
Mais l'on peut aller plus loin dans la défense de
l'Europe sur ce terrain. Si l'on cherche à établir une
comparaison entre le vieux monde et les Etats-Unis,
en ce qui concerne le caractère déplorable des publi-
cations, il est bon de ne pas perdre de vue un autre
fait qui a bien son importance. Nous voulons parler
du ton des réclames et surtout des annonces illus-
trées. Sur ce point, particulièrement, les Américains
ne paraissent pûs se rendre compte que leurs pério-
diques se sont peu à peu laissé entraîner sur une
mauvaise pente. La nécessité de frapper les yeux,
par suite de la concurrence toujours plus grande, s'est
manifestée, dans les annonces, non pas par une recher-
che plus complète de l'esthétique, comme en Eu^
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 185
rope, mais par un appel à des sentiments plus ou
moins grossiers, généralement assez peu moraux,
pour ne pas dire plus. Peut-être le procédé est-il
meilleur dans le domaine des affaires ; il est lamen-
table à tout autre point de vue. Incontestablement,
l'ingéniosité des réclames américaines est fort in-
téressante, et fertile en résultats pratiques. Mais il
n'est pas moins irréfutable que ces « advertise-
ments » ont trop fréquemment une influence mal-
saine sur l'esprit de la jeunesse.
En somme, dans les diverses contrées d'Europe,
où l'état de choses, sous ce rapport, est infiniment
moins mauvais qu'en Amérique, ce n'est pas sans
raison que les parents s'opposent, en général, à la
lecture de la presse quotidienne par de jeunes en-
fants ; et, s'ils ont parfois été trop loin en la ma-
tière, cela est certes préférable de beaucoup à l'excès
contraire. L étendue du mal, en Amérique, se
comprend si l'on songe que les trois quarts, même
les quatre cinquièmes quelquefois d'une revue con-
sistent en réclames et que le public parcourt celles-
ci avec autant de soin que la partie purement litté-
raire. On est contraint de reconnaître que faits di-
vers sensationnels, comptes rendus de scandales
mondains, détails morbides de crimes passionnels et
annonces vulgaires, complètent l'œuvre néfaste d'une
certaine classe de cinématographes dont nous par-
lerons plus loin.
Il est devenu courant, aux Etats-Unis, de mettre
sur le compte de l'exemple de la France les modes
extravagantes et plus ou moins impudiques qui font
fureur à New- York et dans les stations balnéaires
fashionables des Atlantic States... A toutes les cri-
tiques que soulèvent les excentricités de toilette
BIBL. UNIV CVI 13
186 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— OU plutôt de déshabillé — du beau sexe, l'on
répond : « Nous ne faisons que suivre la coutume
des Parisiennes. » Les Américaines semblent ou-
blier, avec la charmante désinvolture qui leur est
habituelle, deux choses importantes : d'abord, si
les modes d'outre-mer sont mdécentes, rien n'o-
blige à les imiter! — D'autre part, d'après le té-
moignage de couturiers parisiens, les styles qu'a-
doptent presqu'invariablement les dames d'Amé-
rique sont les types extrêmes, ceux portés à Pans
par les demi-mondaines. Il est absolument injuste,
ici encore, de généraliser et de juger toutes les fem-
mes de France par les personnes tapageuses qui
traînent sur les boulevards après minuit ou cher-
chent à se faire remarquer à Dinard ou à Biarritz
par Voutré et l'inconvenance de leur accoutrement.
Et cependant, c'est là raisonnement courant au pays
des dollars.
C'est la contamination française, également, qui
est rendue responsable de l'immoralité des danses
en vogue dans toute l'Amérique. Les prudes nièces
de l'oncle Sam, hantées par la vision de ce qui, pour
elles, est l'âme de Paris — le Moulin-Rouge — et
celle du défunt Cancan (une autre invention dia-
bolique, sur laquelle elles n'ont que des données
mystérieusement vagues...), ces dames, dis-je, se-
raient pourtant dans l'impossibilité de nier que le
rag time et les jazz dances, souvent d'une indécence
lamentable, sont de pures créations du nouveau-
monde. Il leur serait tout aussi malaisé de mettre en
doute un fait encore plus important : à savoir qu à
Paris ou à Monte-Carlo, les dégénérations les moins
excusables de l'art de Therpsichore ne se trouvent
guère que dans les Vaux-Halls fréquentés par une
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 187
clientèle spéciale, en grandie partie exotique ; tan-
dis qu'en Amérique, elles sont courantes dans les
tea-rooms fashionables et sont même tolérées dans
les sauteries des collèges et des high schools.
Nous arrêterons-nous un moment sur la question
du théâtre ? Cela en vaut la peine. Comme bien
1 on pense, la légèreté du répertoire de certains éta-
blissements des boulevards a été largement exploi-
tée, aux Etats-Unis, à l'appui de la thèse de la démo-
ralisation de la France. Mais il se passe, ici, exacte-
ment la même chose qu'en ce qui a trait aux salles
de danse d'ordre inférieur et autres établissements
parisiens qui n'ont jamais été classés comme « res-
pectables » : ils sont fréquentés par une clientèle
spéciale, et non par les familles. On n'y voit pas de
jeunes garçons ou de jeunes filles honorables. Mais
que dire des cinémas américains ? La soif de sensa-
tion et surtout de nouveauté a fini, évidemment,
par émousser le sens critique de la censure, car on
en est arrivé à représenter des spectacles étonnants.
Non seulement les scènes qui sont les plus populai-
res aujourd hui se développent dans ces endroits
même où la jeunesse n'est pas supposée avoir accès,
— et ces incidents s'offrent sur l'écran, avec plus
de crudité encore qu'en réalité — ; non seulement
nombre d'intrigues ont pour théâtre des chambres
à coucher avec toutes sortes de situations plus ou
moins suggestives ; mais il arrive que des actrices
de cinématographe jouent leur rôle absolument nues.
Tel est le cas dans la fameuse pièce Purity, dont les
intentions sont bonnes, mais le réalisme si pronon-
cé que nous avons vu des femmes quitter la salle,
le rouge au front. Ce n'est pas en France, ni en Suisse,
que de jeunes personnes bien élevées, ou se croyant
lOO BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
telles, se presseraient à la représentation cinémato-
graphique de la célèbre pièce de Brieux, Les Ava-
riés, ainsi que cela eut lieu lorsque cette œuvre a
été placée sur l'écran aux Etats-Unis, sous le nom de
Damaged Goods, et avec une emphase mise sur tous
les points scabreux ! En Europe, on laisse aux pa-
rents, s'ils le jugent bon, le soin d'éclairer leurs en-
fants avec les ménagements nécessaires, sur certaines
questions d'hygiène d'un caractère extrêmement privé.
Quant à ce qui s'appelle, en Amérique, le vaude-
ville, et qui est simplement une série de chansons,
jongleries, esquisses en un acte et ballets, alternant
en général avec le cinéma, il présente souvent des
aspects fort embarrassants pour les jeunes filles
<' convenables «, surtout quand celles-ci y vont avec
ce qu'on appelle ici leur escort, c'est-à-dire un jeune
homme de leur connaissance. A Pans, une fille « con-
venable « n'irait pas à un café-concert douteux avec
sa famille, et encore moins seule avec un monsieur
que sa famille n'a jamais vu. Voilà la différence entre
les deux pays.
Mais tel est le manque de compréhension, par
les Américaines, de la femme française, que cette
dernière est fréquemment regardée comme pares-
seuse parce qu'elle emploie plus de domestiques
qu'une personne de sa condition aux Etats-Unis.
Le fait qu'en France un ménage très modeste a ha-
bituellement une bonne à tout faire semble passer
l'entendement des Américaines, lesquelles ne peu-
vent que le mettre sur le compte de la paresse. Il
est certes original que la Française, si économe, si
bonne travailleuse, soit accusée de ce défaut. Tou-
tefois, l'idée est fort répandue, et la chose répétée
de bonne foi par des gens de toute classe sociale.
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 189
Pourtant l'explication réelle de cette condition est
facile à découvrir. La ménagère française cherche
le confort ; l'Américaine le plaisir. Celle-ci fait sa
cuisine, sa lessive, et récure ses planchers, plutôt
que de se passer des dernières créations mondaines,
de vacances dans un hôtel luxueux, et d'automobile
de la meilleure marque. La Française préfère le vé-
ritable rôle de maîtresse de maison à celui de souil-
lon — et se résigne bien volontiers à ne pas poser
devant la galerie pour plus riche qu'elle ne l'est.
Elle est tout aussi occupée dans son home que sa
sœur d'outre-Atlantique, mais d'une façon plus éle-
vée, plus intelligente ; le résultat est que, dans la
classe bourgeoise ou même ouvrière, les maisons
sont infiniment mieux tenues et plaisantes pour les
hôtes en France qu'aux Etats-Unis — bien qu'au
vieux monde il manque fréquemment les modem
impTovements si répandus en Amérique.
On pourrait croire que ces jugements presque en-
fantins dans leur absence de profondeur, portés sur
les mœurs françaises, soient émis uniquement par
des gens sans éducation, sans culture sociale. Il n'en
est rien. On est vraiment surpris de voir, par exem-
ple, un homme de la valeur du Rév. Beekman,
du Temple Américain à Paris, déclarer que la capi-
tale de la France est un lieu de perdition pour les
étrangères et qu'à moins que cette cité ne soit « net-
toyée » de ses impuretés, « les vies et les âmes de
jeunes filles et jeunes hommes d'Amérique sans ex-
périence ne sont pas en sûreté à Paris. » Le sui-
cide retentissant, dans cette ville, d'une actrice amé-
ricaine bien connue, a déchaîné, dans la presse des
Etats-Unis, des torrents de protestations contre la
moderne Sodome et ses plaisirs sataniques. Princi-
190 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
paiement sous l'impulsion de diverses agences de
publication, pour qui c'était là une bonne aubaine,
les tentations de la capitale, avec de terribles illus-
trations à l'appui, ont été dévoilées un peu partout
dans les suppléments populaires du dimanche. Et
!e refrain est toujours le même : Paris est le tombeau
de la vertu des Américaines.
Il est inconcevable que des écrivains et des
ecclésiastiques de mérite puissent essayer de soute-
nir une pareille thèse. Que des hommes étrangers,
jeunes et faibles de caractère, se laissent dévoyer
par les entraînements parisiens, c'est aussi compréhen-
sible que regrettable ; et l'immense majorité des
Français étaient d'accord avec M. de Lamarzelle
quand ce dernier, à la tribune du Sénat, a demandé
une épuration des plaisirs de la capitale. Toutefois,
ce n'est pas là la question. Aucune jeune fille amé-
ricaine de passage à Paris n'est tenue de visiter le
Rat Mort, ni l'Abbaye, et de fréquenter les bouges
où se fume l'opium. Quand elle le fait, c'est qu'elle
est démoralisée d'avance. Si elle tourne mal, elle Vau-
rait fait inévitablement, tôt ou tard, sans quitter New-
Yorl^, Chicago, ou n importe quelle ville ou village
des Etats-Unis. On cite des cas où des Américaines
ont été lancées dans une mauvaise voie par de jeunes
noblaillons français, décavés, à la solde de certains
établissements louches. Cela se peut. Mais quicon-
que a vu de près les colonies américaines des capi-
tales européennes sait de reste quelles folies une cer-
taine classe d'Américaines peut commettre lorsqu'elle
se trouve en contact avec un individu titré, ou se
disant tel. Les mères, sur ce chapitre, sont peut-
être plus pitoyablement grotesques que leurs filles.
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 191
Pour être juste, il faut ajouter que les dites colo-
nies renferment une assez large proportion de demi-
aventurières, risquant le tout pour le tout, afin de
harponner un mari ou un gendre titré et qui, si
elles se fourvoient, remplissent les journaux d'outre-
Atlantique de clameurs indignées contre la dégénéra-
tion européenne. J'en appelle aux souvenirs de tous
ceux qui ont vécu dans les pensions-famille de Paris,
Berlin, Dresde, Venise, fréquentées par les Amé-
ricaines !
Nous pourrions nous arrêter là et nous conten-
ter d'essayer de mettre les choses au point en res-
tant sur la défensive. Cependant, l'attaque était
si injustifiée qu'on se doit à soi-même de passer à
une contre-offensive. Il est impossible de lire les
philippiques du Rev. Beekman et de nombre de ses
compatriotes contre les mœurs françaises et leurs
jérémiades sur les innocent, unsophisticated Ame-
rican girls jetées à Paris sur le sentier de la perdi-
tion, sans signaler ce qui se passe aux Etats-Unis
mêmes, par exemple dans certains établissements
d'instruction.
Dans l'organe de l'université de Brown, à Provi-
dence (Etat de Rhode-Island), The Brown Daily
Herald, publié par les étudiants, il a été inséré un
article dont le retentissement fut grand, quoique
malheureusement trop local. En accents indignés,
autant que chagrinés, les éditeurs de ce périodique
dénoncent la conduite des jeunes filles de bonne
famille qui assistent aux réceptions universitaires.
Leur définition de la society girl de cette grande
ville est intéressante :
192 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
" La moderne social huâ * boit — p&s avec excès, mais suffi-
samment. Elle fume sans s'en cacher ; jure considérablement, et
raconte des histoires sales (dirty storics). Somme toute, c'est une
petite créature frivole, passionnée, et avide du sensationnel. »
Les détails accompagnant cette remarque sont plus
que surprenants. Plusieurs ne sauraient être relatés
ici, puisque la Bibliothèque universelle doit pouvoir
être mise entre toutes les mains. Bornons-nous à
citer quelques exemples. Il paraît que, quand les
débutantes ultra-fashionables vont au bal, elles dé-
posent leur corset au vestiaire, afin de pouvoir se
livrer avec plus d'abandon aux danses de la dernière
mode, telles que ce « Pas du Chameau », qui faisait
dire à un étudiant : « Jamais je n'épouserai une jeune
fille qui, pendant toute une saison, a dansé le Camel
Walk avec n'importe qui ! » Après le bal, le mon-
sieur qui sert àescort à la demoiselle transporte ga-
lamment le corset dans la poche de son pardessus
en reconduisant la jeune personne chez elle. Du
reste, ces gracieux « boutons de rose », bien souvent,
sont si excités par les danses éhontées, comme le
shimmy ou le toddle^ — de purs appels aux sens, —
qu'ils n'ont pas envie de rentrer au bercail avant
d'avoir couru des heures en automobile en tête à
tête avec des partenaires d'occasion, presque des
inconnus. Jusque dans ces derniers temps, une ba-
leine de corset était le charmant souvenir d'une
soirée octroyé par une jeune fille à un jeune homme ;
aujourd'hui, c'est une jarretière. Maint étudiant con-
serve dans le tiroir de sa commode une collection
de ces objets intimes, parfumés à dessein par sa pro-
priétaire.
' " Bouton de rose social ", nom donné familièrement aux jeunes filles faisant
leur début dans les salons.
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 193
Et ce ne sont pas là des filles de basse extraction ;
mais, ainsi que Ta déclaré tristement le journal de
l'université de Brown, « des descendantes dégéné-
rées de vieilles familles locales ». Or, il n'y a aucune
raison de croire que ce qui a lieu à Providence, une
ville réputée éminemment respectable, ne se pré-
sente pas autre part. Notre expérience personnelle,
au cours d'un séjour de plus d'un quart de siècle aux
Etats-Unis, s'accorde bien avec les témoignages cités
plus haut. C'est ainsi que, dans un Seminary de la
puritaine Nouvelle Angleterre, placé sous l'égide
d'une Eglise, nous avons vu de singulières choses.
Là, entre étudiants et étudiantes, il n'était pas permis
de danser ; ceci était remplacé par une « promenade »
solennelle, par couples, en colonne par deux, autour
du Campus. Mais... une heure plus tard, quand il
faisait très noir, lesdits couples flirtaient en grand
style, dissimulés par des buissons aux regards indis-
crets, jusque bien après minuit ! Ils ne risquaient
guère, d'ailleurs, car les maîtres et maîtresses en
faisaient autant. Un superbe décorum était observé
en classe et au réfectoire ; on eût dit un couvent
pour les deux sexes. Toutefois, les jours de congé, les
élèves se rendaient au chef-lieu de l'Etat, chaque
jeune homme conduisant une jeune fille en voiture,
séparée et isolément, et rentrant dans l'obscurité.
Dans ce collège religieux, des inscriptions obscènes se
lisaient sur les murs du jardin, témoignant du peu
de respect des élèves masculins pour leurs co-eds ^ .
Bien entendu, ce qui précède ne veut pas dire que
les étudiantes de ce Seminary étaient devenues abso-
lument vicieuses : l'état de choses signalé ici montre
simplement que ces jeunes personnes, filles d'hon-
' Abréviation de « co-educated -', s'appliquant aux étudiantes.
194 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
nêtes fermiers, pasteurs, petits commerçants de cam-
pagne, se conduisaient, sans doute tout naturelle-
ment, d'une façon qui nous rend profondément scep-
tiques en ce qui concerne les unsophisticated American
girls arrivant à Paris innocentes comme la brebis qui
vient de naître. Car, il convient d'insister sur ce
point, ce qui se passait dans ce petit collège relative-
ment bien surveillé du Vermont, n'était pas, évi-
demment, un cas exceptionnel. Laissant de côté les
étranges choses que l'on rapporte sur certains fashio-
nahle pensionnats de demoiselles des environs de
New- York, il est facile de relever, de divers côtés,
des protestations contre l'attitude d'étudiantes et
même de jeunes écolières, contre le manque de sur-
veillance des bals et réceptions des high schools^ ou
des pique-nique scolaires... et aussi religieux. Oui,
religieux, car.les chaperons des parties de plaisir orga-
nisées par certaines écoles du dimanche, sont sou-
vent tout aussi écervelées que les jeunes personnes
confiées à leurs soins. Il est significatif que beaucoup
de ces protestations émanent d'élèves masculins eux-
mêmes. Par exemple, à Denver, en Colorado, ces
derniers ont fini par mettre à l'index leurs condisci-
ples du beau sexe qui arrivaient en classe avec un
maquillage copié sur celui des chanteuses de bas
étage et avec des jupes à l'avenant. L'attitude des
étudiantes paraît aussi avoir été un des facteurs qui
ont amené plusieurs associations d'étudiants de 1 uni-
versité de Cornel à exprimer le vœu que la co-éduca-
tion des deux sexes soit abolie dans les établissements
d'instruction supérieure. Dans une assemblée tenue
à la Northwestern Unioersity, soixante recteurs d'écoles
ou collèges pour jeunes filles de l'Etat d'Illinois, en
avril 1921, ont protesté avec énergie contre la con-
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 195
duite des élèves féminines. On lit, dans les comptes
rendus de ces séances, que « deux choses ont atteint,
en cette matière, un minimum irréductible : la lon-
gueur des jupes et celle des heures de sommeil des
jeunes élèves ». Les familles de toutes les pupils de
ces soixante établissements ont reçu une lettre-circu-
laire appelant leur attention de la façon la plus pres-
sante sur l'urgente nécessité de réforme dans l'atti-
tude de ces jeunes personnes par trop émancipées.
L'inconvenance des habillements, le défaut de cha-
peronnage effectif en dehors de l'école, et même pen-
dant les vacances, sont les points principaux signalés
à la vigilance des parents dans ladite circulaire.
Nous pourrions prolonger cet exposé de faits. Mais
ce qui précède est sans doute suffisant pour montrer
que la contamination européenne ne saurait d'aucune
manière expliquer la précocité de très jeunes filles
de toutes classes sociales. L'explication doit se cher-
cher ailleurs. Il y a là, probablement, une affaire de
tempérament, d'effervescence d'une race jeune, la
résultante de cette liberté d'allures que développe la
vie coloniale. Et les Etats-Unis sont restés, sous bien
des rapports, une colonie. La précocité des jeunes
filles américaines se relève déjà à une époque de l'his-
toire où il est notoire que, par suite du manque de
communications suivies et rapides, du peu d'échan-
ge d idées entre les deux hémisphères, les femmes
des Etats-Unis ne pouvaient être influencées par la
prétendue corruption morale des Françaises ou au-
tres Européennes. Il nous entraînerait trop loin de
rappeler ce qu'étaient les amusements de la jeunesse
au « bon vieux temps « en Amérique ; les parties de
traîneau, les hay rides^ — promenades en char à foin ;
— les jeux, tels que « post office » à l'usage spécial
196 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
des jeunes, étaient infiniment plus grossiers encore
qu'aujourd'hui ; et pourtant l'on voit bien des cho-
ses peu édifiantes dans les plaisirs populaires actuels.
Citerons-nous un incident plus récent, quoique as-
sez ancien ? Dans un bazar de charité, quelques
jeunes filles de la société locale imaginèrent pour
grossir les recettes de vendre leurs baisers. Natu-
rellement, ce fut un succès ; mais il causa de l'émoi :
les fiancés de certaines de ces demoiselles rompi-
rent incontinent leur engagement. Le fait est carac-
téristique ; il ne s'agissait pas d'une œuvre de guer-
re, de ce baiser du départ qu'une jeune personne
peut à la rigueur octroyer au soldat inconnu mar-
chant peut-être à la mort ; non, c'était là un clair
cas de cette exubérance dont nous nous plaignons
aujourd'hui.
Retenons donc que ces tendances se manifestent
dès l'enfance. Point n'est besoin, par conséquent,
de chercher de l'autre côté de l'Atlantique les causes
d'un état de choses comme celui que relate un mo-
dèle, qui est en même temps un écrivain fort inté-
ressant. Miss Munson, dans ses curieuses révéla-
tions sur la société New-Yorkaise. L'on voit main-
tenant comment passent leurs loisirs nombre de
femmes de familles réputées les plus distinguées,
des membres de ces fameux « 600 », la crème de la
population américaine. Nous apprenons qu'à l'insu
de leurs maris, — sans cela la fugue n'aurait pas de
charme, — ces dames à la recherche de sensations
« bohèmes », ou de ce qu'elles appellent ainsi, non
seulement fréquentent assidûment les ateliers des
peintres et sculpteurs, mais font des bassesses pour
poser. Leur idéal est d'éclipser ces modèles pro-
fessionnels dont elles sont jalouses. Quelques artis-
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 197
tes cèdent, pour avoir la paix.... et le patronage
de ces millionnaires ; et c'est ainsi qu'aux salons,
le public contemple, sans s'en douter, dans des ta-
bleaux plus ou moins mythologiques, les traits et
les contours de leaders féminins de la haute société.
Miss Munson, tout obligée qu'elle soit de passer
bien des choses sous silence, déclare cependant que
certaines mères, et belles-mères, seraient singuliè-
rement étonnées, si elles savaient qui a posé pour
des scènes très « dernier cri », ornant les salles de
clubs, ou les galeries de collectionneurs inférieurs.
Inférieurs, certes, car les vrais artistes se refusent
énergiquement à transiger en matière de modèles.
Avec force politesses, mais écœurés au fond, ils
éconduisent les gênantes visiteuses. Et certaines de
celles-ci ne le leur pardonnent jamais... Evidemment,
ces personnes ne pourraient invoquer l'exemple de
l'Europe. Tout ce qu'on peut dire à leur décharge,
est que leur conception d'une protectrice des arts
ne va peut-être pas plus loin que le désir de pré-
senter à la postérité l'image anonyme, et souvent
peu esthétique, de bras, jambes, épaules dont les
défauts anatomiques doivent s'évanouir devant le
fait que les modèles étaient des rejetons des nababs
de l'Argent, du Fer Blanc ou de la Porcelaine. Mais
alors, pourquoi ces dames agissent-elles en cachette ?
Sans quitter le même ordre d'idées, il est à remar-
quer que dans aucun autre pays, autant qu'en Amé-
rique, les femmes ne se jettent à la tête des célé-
brités masculines. Il importe peu que ces lions du
jour se soient distingués sur la scène, dans les lettres,
au champ de course, ou dans l'arène du pugiliste.
Ces dames sont éclectiques. Certes, il arrive en
Europe que des acteurs, les musiciens surtout, et
198 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
même d'autres mdividus plus infimes, mais qui
attirent l'attention, agissent sur l'imagination de
jeunes personnes. Toutefois les feux de paille allu-
més par ces héros du moment dans des cervelles
juvéniles restent pour ainsi dire toujours le secret
de celles qui en souffrent. Non seulement l'homme
qui en est l'objet n'en sait généralement rien ; mais
la réserve innée chez l'Européenne, et chez la Fran-
çaise avant tout, empêche celle-ci de s'ouvrir à ses
amies. Elle sent instinctivement, quoique vague-
ment, le ridicule, la bizarrerie tout au moins, de la
chose. Son sens des proportions, autant que son bon
sens, la retient dans la voie des convenances. Aux
Etats-Unis, le sens de la juste mesure est une qualité
malheureusement fort exceptionnelle. Et c'est ce qui
fait que les célébrités de tout acabit sont gâtées par
les femmes d'une façon incompréhensible pour
l'Européen. Le nombre de filles, jeunes ou vieilles,
qui se rendent grotesques par leur attitude envers
les matinée idols, et les autres étoiles de toute gran-
deur, ce nombre est phénoménal, en dépit des sar-
casmes de la presse comique, et des amères déconve-
nues constamment éprouvées par ces écervelées. Si
Caruso n'a pas écrit ses Mémoires, c'est grand
dommage, car il en savait long sur ce chapitre ; et
l'on aurait eu là une bien intéressante contribution
à la psychologie de l'Américaine.
Une chose indéniable, et incontestée, est que les
hommes connus venant du vieux monde sont sou-
vent déconcertés, et fort ennuyés par l'attitude par
trop entreprenante de leurs admiratrices. Il y a quel-
ques jours à peine, le pianiste Pouishneff, exaspéré
d'être dérangé sans cesse par les visites ou appels
de téléphone de femmes et jeunes filles qui, déplore-
MŒURS FÉMININES AMERICAINES 199
t-il, « devraient avoir plus de sens commun », afficha
à Textérieur de sa porte la pancarte suivante :
« M. Pouishneff prend la liberté d'informer les dames qui trou-
vent plaisir à rendre visite, sans y être conviées, à des musiciens
de renom, qu'il ne possède aucune qualification pour justifier leur
intérêt. Il serait extrêmement reconnaissant qu'on lui permit de
vivre la vie d'un ermite célibataire. »
La soif de sensations nouvelles, l'attrait de 1 im-
prévu — et la saveur du fruit défendu sont les fac-
teurs qui poussent irrésistiblement la majorité des
Américaines en dehors du conventionnel en ma-
tière de conduite féminine. Nous pensons avoir
montré dans cette étude que les jeunes femmes des
Etats-Unis n'ont rien à redouter de la prétendue
contamination du vieux monde. Si elles se perdent
là, nous l'avons déjà dit. l'explication n'est pas diffi-
cile à découvrir : elles se seraient perdues tôt ou tard
dans leur propre pays. Une charge à fond a été
faite, on l'a vu plus haut, par un pasteur américain
de Paris contre la corruption française et les dangers
qu'elle fait courir aux femmes venues d'Amérique.
Cette attaque s'était basée sur le suicide sensationnel
d'une actrice de New- York, « égarée dans la nou-
velle Sodome ». Les événements devaient se char-
ger de répondre, hélas, d'une façon aussi cruelle
que péremptoire à ce réquisitoire injuste et super-
ficiel. Le lamentable scandale, tout récent, de l'af-
faire « Fatty » Arbuckle, à San Francisco, qui a retenti
jusqu'en Europe, montre une fois de plus la vérité
du vieil adage : « Qui voit la paille dans l'œil d'autrui,
n'aperçoit pas la poutre dans le sien ! »
Georges Nestler Tricoche.
L'affaire du comte de Pfaffenhofen
En janvier 1791, les émigrés de France trans-
portèrent leur centre d'action de Turin à Coblentz,
afin d'être à portée des puissances sur le concours
desquelles ils fondaient leurs espérances pour com-
battre la révolution et restaurer le royaume. Ils étaient
très divisés et ce fut le parti de la cour qui l'emporta
dans cette décision, contre la noblesse de province
qui préférait chercher un appui du côté de l'Espa-
gne et du Piémont.
L'émigration s'installa donc dans le pays de
l'électeur de Trêves qu'elle envahit pour ainsi dire
aux dépens de l'autorité de celui-ci. Des agents
furent laissés à Turin qui, par leurs divisions, nuisi-
rent au succès de toute tentative qu'on aurait pu
essayer de ce côté. Le prince de Condé qui, par son
indépendance et son énergie, se distinguait des émi-
grés de Coblentz, se posta près du Rhin, décidé à
se tenir en dehors des intrigues et résolu à com-
battre.
Louis XVI ayant échoué dans son aventure de
Varennes se résignait à accepter la constitution et
dépêcha, en juillet 1791, des envoyés à Coblentz pour
' Lecture faite k là Société d'Histoire et d'Archéologie de Genève, en sa séance
du 24 novembre 1921.
l'affaire du comte de pfaffenhofen 201
arrêter les intrigues des émigrés avec les puissances
et leur faire connaître son espoir que les choses allaient
s'arranger en France ; mais ses envoyés furent mal
reçus et revinrent bredouilles. Il n'entrait certaine-
ment pas dans les plans du futur Louis XVIII de
consolider le trône de son frère. Les intrigues avec
l'Autriche, la Prusse, l'Angleterre furent donc con-
tinuées, mais les choses ne marchaient pas assez
vite au gré des émigrés ; l'empereur d'Autriche
n'aimait pas cette aristocratie légère et frivole qui
prétendait représenter à Coblentz la cour de France ;
le roi de Prusse promettait son concours, mais en
calculait encore les bénéfices éventuels ; Pitt prati-
quait déjà la politique du Wait and see.
En attendant, les émigrés opéraient des recru-
tements, organisaient leurs petits corps, préparaient
leurs plans et lorsque enfin, après les événements
du 10 août 1792, les puissances coalisées se décident
à mettre leur armée sérieusement en mouvement,
il se trouve parmi elles le corps des six mille émi-
grés du prince de Condé, sans parler de ceux qui se
trouvaient répartis dans les diverses armées de la
coalition. Les cours étrangères, auxquelles les émi-
grés n'étaient pas sympathiques, auraient voulu les
fondre dans les troupes allemandes, mais consenti-
rent finalement à les maintenir en groupes distincts,
tout en intercalant ceux-ci dans ceux de la coalition.
Pour effectuer le "recrutement de leurs troupes,
les chefs émigrés avaient recours à des agents nom-
breux qui opéraient sur les frontières et en pays
étrangers et ils étaient secondés dans cette partie de
leur tâche par des personnes de tout rang qu'ani-
maient la haine de la révolution et le culte du droit
divin.
BIBL. ONIV. CVI 14
202 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
C'est ainsi qu'un grand seigneur autrichien
apporta aux princes émigrés un concours aussi gé-
néreux qu'imprudent et mal récompensé. Dans les
rares documents qui nous sont parvenus de lui, il
se désigne comme François Simon, comte Pfaff de
Pfaffenhofen et du saint-empire romain, chevalier
d honneur de l'ordre souverain de Saint- Jean de Jéru-
salem, seigneur du Reisenberg en Basse-Autriche,
ci-devant administrateur postulé de Stavelot et Mal-
médy, ancien tréfoncier capitulaire de l'Eglise sou-
veraine de Liège, ancien seigneur de Rothenhof,
etc. Il est né en 1753 et mort sans postérité en 1840.
Il ne paraît pas avoir été marié. Son frère puîné
Joseph Dominique, né en 1762, mort en 1845, a
laissé un fils, le second comte Franz Simon, né
en 1795, qui mourut en 1872 sans postérité; avec
lui s'est éteinte la famille. Il existe, il est vrai, en
Autriche et en Allemagne, une famille von Pfaffen-
hofen Chlendowski qui descend d'une fille adoptive
du premier comte François Simon ; elle s'appelait
Ida Cramer et épousa un von Chlendowski qui pro-
bablement a été autorisé à relever le titre de Pfaf-
fenhofen lorsque la famille se trouva éteinte.
Sur la personnalité du comte Pfaff de Pfaffen-
hofen on ne possède pas de renseignements et leur
recherche, fort difficile en l'absence de tous les des-
cendants, n'était pas utile pour l'objet de cette étude,
limitée aux faits qui concernent les rapports bien
fâcheux qu'eut ce seigneur avec les princes de Bour-
bon pendant l'émigration et la restauration. Aussi
bien, semble-t-il, ces rapports et leurs conséquen-
ces paraissent avoir été l'événement le plus considé-
rable de son existence.
L AFFAIRE DU COMTE DE PFAFFENHOFEN 203
Les sources de renseignements relatives aux faits
que nous allons relater sont peu nombreuses. Les
plus importantes sont :
1° Une brochure que possède la Bibliothèque na-
tionale de France intitulée : « Correspondance du
comte de Pfaffenhofen avec la direction de la mai-
son du Roi, terminée par une lettre au roi concer-
nant sa réclamation sur Sa Majesté et Son Altesse
Royale Monsieur, précédée des pièces judiciaires à
l'appui )) ( Paris 1820).
2° Une brochure qui se trouve à la Bibliothèque de
Berlin, intitulée : « Exposé des faits dans la cause
du comte de Pfaffenhofen contre Sa Majesté le roi
Charles X, comte de Ponthieu, à mes contemporains
et à la postérité devant qui je dois me justifier des
poursuites que mon débiteur lui-même me réduit à
la nécessité d'exercer contre Sa Majesté » (Paris
1832). La brochure est suivie de plusieurs appendi-
ces de 1833, 1835, 1836.
3° Gazette des tribunaux. — Paris, 24 juillet 1831.
— Jugement contre Charles X en faveur du comte
de Pfaffenhofen.
4° Archives de la famille Naville-Arnold ; dossier
relatif à l'intervention d'Edouard Arnold comme
représentant de Louis-Philippe vis-à-vis du comte de
Pfaffenhofen pour le règlement de sa créance contre
Charles X.
Il se peut que le comte de Pfaffenhofen, en plus
des brochures ci-dessus mentionnées, ait écrit ses
mémoires, car Henri Bordier, dans son ouvrage :
L'Allemagne aux Tuileries de 1850 à 1870, men-
tionne que le baron Frédéric von Thielmann offrit
à Napoléon III de lui céder l'unique exemplaire des
204 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mémoires du comte de Pfaffenhofen dont l'auteur
fit détruire l'édition à la fin de sa vie. Cette offre
fut repoussée.
Quant aux archives de la famille de Pfaffenhofen,
après en avoir poursuivi la recherche pendant des
années, tant en Autriche qu'en Allemagne, nous
sommes enfin arrivé à la certitude qu elles ont été
détruites par le dernier descendant mâle de la fa-
mille, et ceci nous prive d'un précieux complément de
renseignements sur les démêlés du comte de Pfaf-
fenhofen avec les princes de Bourbon et surtout
sur le règlement définitif de l'objet du procès.
Quoi qu'il en soit, les traces qui subsistent de cet
incident historique méritent d'être rassemblées et
coordonnées et suffisent pour en faire un exposé qui
restera comme une contribution à l'histoire de 1 émi-
gration.
Le comte François Simon de Pfaff de Pfaffen-
hofen était donc un défenseur enthousiaste du trône
et de l'autel, même en dehors de son propre pays, et
s'était attaché avec passion à la fortune, ou plutôt
à l'infortune, de la maison royale de France. Il a ac-
cueilli et recueilli par centaines, suivant ses propres
expressions, ceux des Français qui, poursuivis par
la terreur, ont cherché chez l'étranger un abri contre
la haine révolutionnaire et ont trouvé le vivre et le
couvert dans ses maisons de ville et de campagne.
Il dit qu'alors que l'Europe, dans la stupeur de la
fin déplorable de Louis XVI, hésitait à reconnaî-
tre la régence de Monsieur, il s'employa avec beau-
coup d'instance pour obtenir du pape Pie VI cette
reconnaissance qui entraîna celle des autres puissan-
ces. Il courut toutes les cours d'Europe pour les
intéresser à la cause des princes émigrés et toutes
l'affaire du comte de pfaffenhofen 205
les banques pour obtenir des fonds pour ceux-ci.
Plus tard, sous le Directoire, sous le Consulat et sous
TEmpire, il entreprendra des voyages périlleux en
France pour y sonder l'esprit public, les disposi-
tions et les moyens des légitimistes. Il subira des
séjours dans les prisons de l'Abbaye, de Sainte-Péla-
gie et de Vincennes. Il risque même sa vie comme
suspect de complicité avec le duc d'Enghien. On
dira peut-être que le comte de Pfaffenhofen joua le
rôle de la mouche du coche, mais ce ne fut pas sans
péril, sans dévouement et sans de grands sacrifi-
ces d'argent, car il déclare que toutes ses entreprises
furent toujours au détriment de sa fortune personnelle.
Tel était le personnage que nous voyons entrer en
action en 1791 pour guider et rassembler les émi-
grés au passage des frontières de France.
Il avait établi à ses frais, sur la frontière un peu
enchevêtrée du pays de Liège et de la France, des
postes échelonnés de guides qui recueillaient les
émigrants, se les transmettaient de l'un à l'autre,
et les préservaient des dangers qu'ils couraient en
s'échappant de France. Le zèle du comte de Pfaffen-
hofen étant connu, chacun s'adressait à lui et il put
soustraire de nombreux royalistes aux périls et aux
embûches auxquels ils étaient exposés.
Son dévouement fut mis à contribution en 1792
par les princes de Bourbon lorsqu'ils furent im-
puissants à procurer en Belgique des quartiers aux
partisans qu'ils cherchaient à réunir sous leurs dra-
peaux. Ils eurent recours au comte pour procurer à
leurs fidèles des établissements dans ce pays de
Liège où son rang, son caractère et l'amitié du prince
lui donnaient quelque crédit. A cet effet le comte fut
nanti d'un mandat général de la teneur suivante :
206 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
« Leurs Altesses Royales, Monsieur et Monseigneur comte
d'Artois, frères du roi de France, connaissant les disposi-
tions amicales de Monsieur le Prince Evêque de Liège, Notre
Cousin, et espérant de ses favorables intentions pour la cause
du Roi notre Frère et les gentilshommes français émigrés
qui étaient dans les Pays-Bas et que les circonstances ont
obligé de partir ;
)> En conséquence, LL. AA. RR. Monsieur et Monseigneur
comte d'Artois autorisent par Ks présentes Monsieur le
comte de Pfaff de Pfaffenhofen, chanoine tréfoncier de
Liège, d'employer ses soins auprès de Mons< igneur le Prince
Evêque de Liège, Notre Cousin, pour obtenir des quartiers
dans les terres d' sa dénomination, pour les gentilshommes
français émigrés.
» ACoblenlz, le 20 avril 1792.
>' Louis Stanislas Xavier, Charles Philippe. »
En exécution de ce mandat, le comte de Pfaffen-
hofen a pu procurer à l'émigration des établissements
où elle s'est organisée et a pu former des compagnies
sous la dénomination d'armée de Bourbon, équipées
de tout le matériel nécessaire ; cette petite armée
commandée par le duc de Bourbon devait se réu-
nir à celle des princes sous Thionville.
Le duc de Bourbon s'était déjà avancé jusqu'à
Marche, ville du Luxembourg, mais une partie des
bagages suivait une autre route que celle de l'armée
et se trouvait à Huy, entre Treux et Spa, territoire
dépendant de l'official de Liège, lorsque survint un
grave incident.
Des fournisseurs de l'armée venaient de s aperce-
voir que des agents des princes les avaient payés en
faux assignats et firent arrêter et saisir le convoi.
Les princes de Bourbon avaient en effet imaginé
l'affaire du comte de pfaffenhofen 207
de faire fabriquer de faux assignats qu'on devait
introduire en France pour y déprécier les assignats
du gouvernement d'alors, mais peut-être aussi pour
se procurer à bon compte les fonds qui leur man-
quaient. L'évêque de Trêves ne toléra pas cette
fabrication dans ses Etats, mais les Bourbons réus-
sirent, par flatterie et en promettant de régler une
créance qu'avait le prince de Neuwied sur l'Etat
français et remontant à Louis XV, à circonvenir ce
prince qui voulut bien fermer les yeux sur ce trafic
pratiqué chez lui. Le ministre de France, M. Bigot
de Sainte-Croix, eut vent de la chose, informa son
gouvernement qui porta plainte auprès du gouver-
nement impérial à Vienne et, sur les injonctions de
celui-ci, le prince de Neuwied obligea les Bourbons
à transporter ailleurs leurs presses de faux assignats.
C'est avec cette monnaie qu'on avait essayé de trom-
per les fournisseurs de l'armée du duc de Bourbon.
L'affaire avait fait grand tapage à Liège et le comte
de Pfaffenhofen avertit le duc de Bourbon qui se
borna à lui demander de gagner du temps pour le
règlement de cette affaire. Ce n'était pas possible ;
le scandale avait éclaté, les bagages étaient saisis
par autorité de justice, une plainte portée pour fa-
brication et émission de fausse monnaie ; les fournis-
seurs lésés provoquaient une émeute.
Toujours chevaleresque et dévoué à la maison de
France, le comte de Pfaffenhofen fit tout ce qu'il
put pour étouffer l'affaire et sauver l'honneur des
Bourbons. Avec le concours du mayeur de Colson
qui avança les fonds nécessaires, les plaignants fu-
rent apaisés, les faux billets remboursés en saine
monnaie et détruits, les bagages libérés, le scandale
étouffé et l'honneur des princes sauvé.
208 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Le mayeur de Colson qui avait avancé les fonds
pour ce sauvetage, craignant que le remboursement
ultérieur ne fût pas suffisamment garanti par la
loyauté des princes dont la conscience venait de
se montrer si élastique, avait exigé du comte de Pfaf-
fenhofen un engagement qui en rendait celui-ci
personnellement responsable. Le comte, dont la foi
dans 1 honneur des princes était plus robuste, comme
sa confiance dans leur restauration, signa l'obligation
suivante qui l'engageait à fond en sa personne et sur
ses biens :
« Je soussigné, tant en ma qualité de chargé de l'autori-
sation i:t des pouvoirs de LL. AA. RR. Monsieur et Mon-
seigneur Comte d'Artois, dans le Pays de Liège, pour tout
ce qui concerne l'établissement des G^mpagnies d'Emigrés
composant aujourd'hui l'Armée de S. A. S. Monseigneur
duc de Bourbon, qu'v.n mon propre et privé nom, et me
rendant, moi et mes biens présens et à venir, personnelle-
ment et réellement responsable pour leurs dites Altesses
Royales, à l'effet des présentes ;
» Ouï le rapport de M. le comte de Selincourt, au nom
de S. A. S. Monseigneur duc de Bourbon, de qui il me remet
une lettre, du 16 de ce mois ;
» Considérant la circonstance pénible où se trouve, et où
peut se trouver davantag( l'Armée de S. A. S , par le défaut
d'armes, fournitur s et bagages de toutes espèces, qui de-
meurent saisis ^t arrêtés, en vertu d'autorité de justice, parce
que les assignats que les trésoriers et payeurs de l'armée ont
dernièrement donnés en paiement de ces divers objets, d'une
valeur de cent soixante mille livres effectives, se sont trouvés
faux et de fausse fabrication ;
» Considérant l'impossibilité de suivre les intentions que
S. A. S. m'indique dans sa dite lettre, et de gagner du temps
avec les fournisseurs alarmés, et qui, pour et avant de donner
l'affaire du comte de pfaftenhofen 209
mainlevée, exigent de moi des sûretés réelles pour la dite
somme de cent soixante mille livres ;
» Considérant que la bonne foi, l'honneur et la dignité
des Augustes Princes qui m'ont honoré de leurs pouvoirs
se trouveraient compromis si j'hésitais un moment à recon-
naître et déclarer que LL. AA. RR. et S. A. sont aussi étran-
gères que je le suis moi-même à cette livraison de fausse
monnaie (manœuvre manifeste des révolutionnaires), et que
les princes n'entendent pas que les fournisseurs de leurs
armées ne soient pas pleinement satisfaits à tous égards ;
» Considérant, enfin, qu'en recevant, comme je reçois,
et remettant, comme je remets présentement à M. le comte de
Selincourt, la mainlevée qui m'a été accordée, au moyen des
présentes, des dits saisies et arrêts, je parviens à parer à tous
les inconvénients existans et éventuels ;
» Déclare et reconnais, par ces présentes, éciites et signé*s
de ma main et scellées de mon sceau, avoir rendu LL. AA. RR.
et me rendre moi-mêmr, personnellement et réellement
débiteurs et responsables solidaires envers M. le mayeur de
Colson, de ladite somme de cent soixante mille livres effec-
tives, pour sûreté plus ample de laquelle je lui remets, en
ce moment, afin de s'en aider dans les paiements que lui-
même aurait à faire partiellement, quatre obligations sépa-
rées : 60 000 livres. 40 000 livres, 40 000 livres, 20 000 livr s,
formant ensemble la dite somme de 1 60 000 livres, ^ t ne
faisant ensemble, avec ces présentes, qu'une seule et même
obligation, dont et desquelles le paiement, tant en intérêts
qu'en principal, ne pourra toutefois être exigé qu'après la
rentrée des princes en France.
» Il est entendu que ces intérêts seront à demi pour cent
par mois.
» Donné et délivré à Liège, ce vingt septembre mil sept
cent quatre-vingt-douze.
» Le comte DE PFAFF DE PfAFFENHOFEN.
(L.S.)
» Et il est convenu qu'en tout cas, lors de l'échéance, je
210 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ne pourrai être forcé au paiement qu'après avoir notifié la
demande à LL. AA. RR. et les avoir appelés en garantie.
>' Comte DE Pfaff. »
Et le même jour, le juge suprême du pays de Liège
a homologué cette obligation par Tordonnance sui-
vante :
« In fidem et ad robur proemissorum, vindiciarumque
de quibus agitur, in addictionem. Nos, Petrus-Ludivicus-
Josephus de Jacquet, Officialis Leodiensis, totiusque patriae
Leodiensis, Comitatusque Lossensis Judex-Ordinarius, Pro-
vinciœ Prœses, tic, praesentes bas, per pro-secretarium
nostrum signari, sigilloque Officialatus muniri jussimus.
Datas Leodii, hac vigesimâ septembns 1792.
» De Mandato reverendi D. Domini mei suprafati.
» Pet.-F. Brocard.
» Pro-Secretarius. »
C'était le jour de la bataille de Valmy ; si le ré-
sultat en avait été connu à Liège, qui sait si le mayeur
de Colson aurait risqué ses fonds et si la fortune
du comte de Pfaffenbofen n'aurait pas été sauvée ?
Toujours est-il qu'après l'échec de l'armée de Bruns-
wick, le comte se retira dans ses terres en Autriche
et ne paraît pas avoir joué de rôle important dans les
événements ultérieurs ; dans ce qui nous est parve-
nu de ses écrits, on ne retrouve que des allusions
aux voyages qu'il aurait entrepris en France sous
le directoire, le consulat et l'empire pour sonder
l'état des esprits et renseigner les princes émigrés
à ce sujet.
Une autre aventure du comte de Pfaffenbofen
nous est toutefois révélée par un mémoire dont il
ne reste que de très rares exemplaires, publié à Ratis-
bonne en 1798 et qui relate les démêlés du comte
l'affaire du comte de pfaffenhofen 21 1
avec le gouvernement anglais à l'occasion du recru-
tement d'un corps de troupe en Hanovre, dont ce
gouvernement l'avait chargé en 1795. Dans cette
affaire le comte semble avoir été la victime de la
mauvaise foi des agents du ministère de la guerre
anglais.
La Révolution, l'Empire passèrent et pendant ce
temps Colson mourut; les Bourbons remontèrent enfin
sur le trône, pour un temps, et la créance devenait
exigible. Les héritiers de Colson produisirent leur
réclamation par l'intermédiaire de plusieurs person-
nages de la cour de France à qui leur père avait ren-
du des services pendant leur émigration. Ils n'en
obtmrent que des réponses évasives et ils durent
se retourner vers le comte de Pfaffenhofen, caution
solitaire des Augustes Débiteurs.
Celui-ci, dans sa confiance naïve en la loyauté du
roi de France, pensa que le remboursement de l'obli-
gation souscrite par lui ne pouvait être qu une sim-
ple formalité et qu'il suffirait de se présenter à l'of-
fice royal compétent pour obtenir satisfaction. Il
s'adressa au duc de Richelieu qui, après lui avoir
fait promettre de ne pas révéler l'origine scandaleuse
de la créance Colson garantie par lui, l'envoya se
pourvoir devant la commission de liquidation des
dettes contractées par les princes à l'étranger. En rai-
son de la promesse obtenue par le duc de Richelieu,
l'original de l'obligation, détenue par les héritiers
Colson, ne pouvait être présentée et la commission
eut beau jeu à écarter la demande du comte de Pfaf-
fenhofen.
Si cette fin de non-recevoir ne désillusionne pas
encore le comte sur la manière dont peuvent s'inter-
préter en haut lieu les lois de l'honneur, il n'en est
212 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pas de même pour les héritiers Colson qui jugèrent
que de leurs deux débiteurs solidaires, l'honnête
rentier qu'était de Pfaffenhofen valait mieux qu'un
roi. Aussi, sans s'arrêter aux belles paroles que
l'entourage du roi de France prodiguait au comte,
n hésitèrent-ils pas à assigner celui-ci, dès le 7 oc-
tobre 1816, devant le tribunal impérial et royal des
nobles à Vienne, en remboursement de leur créance
plus les intérêts à 6 o/° depuis le 20 septembre 1792.
Dès lors l'affaire entre dans le maquis de la procé-
dure.
Toute instance pendante, le comte de Pfaffenho-
fen se rend à Paris persuadé que le roi n'est pour
rien dans ce déni de justice dont il souffre et qu'un
appel à Sa Majesté le fera rentrer dans ses droits.
La brochure déjà mentionnée que possède la Bi-
bliothèque nationale de France contient plus de
cinquante lettres tant de Pfaffenhofen ou de ses con-
seillers juridiques que des divers ministres français
auxquels il a eu à faire et dont la tactique semble
avoir été constamment de traîner les choses en lon-
gueur et de les embrouiller, dans l'espoir de lasser
le réclamant et d'éviter au roi le remboursement de
sa dette. Dès le début on voit que le comte de Pfaf-
fenhofen, sous le coup de l'assignation des héritiers
Colson, a cherché à obtenir d'être couvert au procès par
une intervention du roi Louis XVIII et de Monsieur,
comte d'Artois. Cette intervention est promise en
ce qui concerne le roi par les lettres du comte de
Pradel, directeur général du ministère de la maison
du roi, mais elle est refusée par le baron de Bou-
lainvilliers, chancelier de Monsieur, ce dernier ju-
geant que le roi seul est qualifié. Mais les conseils
du roi ont plus d'un tour dans leur sac. Après avoir
l'affaire du comte de pfaffenhofen 213
parlé d'une intervention par avocat au procès, ils
se dédisent pour des raisons d'étiquette et promettent
de faire intervenir l'ambassadeur de France. Entre
temps les héritiers de Colson activent le procès à
Vienne et font dénoncer un appel en garantie à
S.M. Louis XVIII et à S. A. R. Monsieur. En définitive
et revenant sur toute promesse antérieure, les augustes
débiteurs se dérobent, le roi jugeant qu'il n'était pas
de la dignité du roi de France de se soumettre à la
juridiction d'un tribunal étranger et qu'il en était de
même pour l'héritier du trône, son frère.
Laissé seul en butte aux poursuites des porteurs
de ses obligations, le comte de Pfaffenhofen succombe
et le Tribunal impérial et royal de la noblesse à Vienne
rendit le 19 juin 1818 un jugement dont voici la te-
neur :
» De par le Tribunal Impérial et Royal Provincial des
Nobles, en Basse-Autriche, et dans la cause entre Louis de
Colson, Marie-Henriette-Joseph Làgeman et Joséphine-
Françoise-Charlotte-Eléonore Rohne, toutes deux nées de
Colson, demandeurs par leur avocat, le docteur Resmini :
contre M. François-Simon, comte d'Empire, de Pfaffen-
hoffen, défendeur par son avocat, le D^ Haushamer :
» A l'effet d'imposer audit défendeur le paiement de
1 60 000 livres tournois, avec les intérêts à 6 pour cent, dus
depuis le 20 septembre 1792, en vertu d'une Obligation déli-
vrée, tant au nom de LL. AA. RR. Monsieur et comte d'Ar-
tois, que comme débiteur solidaire, en date de Liège, le
20 septembre 1 792 ; ensemble avec remboursement des frais
judiciaires, en conséquence des actes mis au rôle, le 6 mai
de l'année courante :
» Il a été jugé que M. le défendeur François-Simon, comte
d'Empire, de Pfaffenhoffen, est tenu de payer, en quatorze
jours, sous peine d'exécution, les 1 60 000 livres tournois,
objet de la demande présentée le 7 octobre 1816, avec les
214 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
intérêts à 6 pour cent, depuis le 20 septembre 1 792 en mon-
naie effective ; toutefois contre la remise qui lui sera faite de
son Obligation, dûment quittancée.
» Les frais réciproquement compensés.
(L. S.) » Joseph AlCHEN, M. P.
» De par le Tribunal Impérial et Royal Provincial des
Noblf s, en Basse-Autriche.
'> Vienne, ce 19 juin 1818,
(L. S.) ' PiCHLER, M. P. '
Le total de la condamnation, les frais non com-
pris, s'est élevé à la somme de 409093 livres que
Pfaffenhofen a payées le 4 septembre 1818 ayant
dû, pour se procurer cette somme, liquider à perte
une partie importante de son patrimoine. Tel est le prix
auquel il a racheté le titre de l'obligation contractée
par lui pour compte et au service des princes de
Bourbon, devenus, l'un roi de France et l'autre
héritier présomptif du trône. Il devient dès lors
leur créancier direct et va être obligé de consumer sa
vie en efforts pour récupérer un bien dont la réali-
sation est subordonnée aux flottements d'une cons-
cience royale.
E. A. Naville.
(La suite prochainement.)
-^-J^*^^*^f#-»#-5»*^^^^f-^-»^^
De la Chance.
L'une des religions les plus répandues dans le
monde entier, la plus répandue peut-être, est celle
de la « chance ».
Cette divinité, qui avait des adorateurs innombra-
bles dans l'ancienne Rome déjà, sous le nom de
« Fortuna », est aujourd'hui l'objet d'un culte étrange,
qui consiste en une longue série de rites négatifs.
Ses fidèles, qui se comptent par dizaines et par
centaines de millions, ignorent l'art de lui plaire,
mais ils s'efforcent par toutes sortes de précautions
de ne pas lui déplaire, estimant avoir fait suffisam-
ment ainsi pour s'attirer ses bonnes grâces.
Et pour respecter les nombreuses rancunes de la
Chance, on évite autant que possible d'avoir affaire
au nombre 13, d'entreprendre quelque chose, ne
fût-ce qu'une course, le vendredi ou le jour dans
la matinée duquel l'on a entendu le croassement
du corbeau, de se laisser approcher par une poule
noire, de poser son chapeau sur un lit, de croiser
son couteau et sa fourchette sur son assiette, au
lieu de les y placer parallèlement, de chausser son
soulier gauche le premier, de renverser la salière,
d'entamer le beurre et ainsi de suite.
Tout cela a pour objet de gagner la faveur de
216 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
la Chance en vue de la fortune, ou plutôt de ce qu'on
appelle chez son prochain : « le culte du veau d'or »
et chez soi : « la lutte pour se procurer l'aisance et
le bien-être. » Car, qu'il l'avoue ou non, chacun
poursuit la conquête d'un trésor, matériel très sou-
vent, honorifique quelquefois, pour cette vie ou pour
la suivante. Et la plupart des hommes y veulent
atteindre en se donnant le moins de peine possible.
La superstition du nombre 13 m'a été fort utile
jadis, lorsque au cours de mes pérégrinations pédes-
tres j'arrivais le soir, à l'improviste, dans un hôtel
bondé : j'étais sûr de trouver à ma disposition une
chambre confortable portant le numéro néfaste ;
celui-ci a fait place plus tard au numéro douze bis,
ou a été supprimé purement et simplement.
Quant au vendredi, à l'heure qu'il est encore,
pour ne citer qu'un exemple à portée de la main,
ce jour est le cendrillon dans la statistique des re-
cettes des tramways de Lausanne. Les prêtres de
la Chance sont fort nombreux ; leurs rangs com-
prennent tous ceux qui s'occupent d'art divinatoire :
des cartomanciens et des chiromanciens jusqu'aux
rédacteurs des prospectus financiers, et leur vertu
principale est l'altruisme, car ils font une large part
des biens à venir à leur clientèle, ne se réservant
pour eux-mêmes que les miettes tombant actuelle-
ment des tables qui seront richement servies plus
tard. Ceux d'entre eux qui renoncent au vœu de
pauvreté, ou de médiocrité, sont plutôt rares : l'on
pourrait citer Anne-Victorine Sauvigny, dite Madame
de Thèbes, à qui la pronostication rapporta de fort
belles rentes.
Les loteries, le jeu sous toutes ses formes, les
DE LA CHANCE 217
placements fructueux, la spéculation, qui n'est que
la forme supérieure du commerce, le commerce
lui-même, l'industrie, les entreprises de toute es-
pèce, 1 art, certains aspects de la religion, toutes
ces choses sont les noms des ustensiles de diverses
grandeurs que l'on entretient en bon état pour que
la chance, lorsqu elle passera, y verse une ample
ration de la manne convoitée.
Oh ! ce passage de la chance, comme on l'attend
avec impatience ! Combien l'on voudrait activer
le mouvement désespérément lent de 1 horloge qui
marquera enfin l'heure de la venue de la déesse !
Bien des esprits distingués ont pris la peine de
calculer, à l'aide du raisonnement et des mathé-
matiques, la durée probable des étapes de cette
capricieuse divinité, cousine des comètes à l'orbite
variable.
L'un des derniers scrutateurs de ce mystère,
M. Bachelier, dans son ouvrage : Le jeu, la chance,
le hasard, publié dans la Bibliothèque de philo-
sophie scientifique, expose les lois mathématiques
et immuables de la chance, à commencer par celle
qu'énonça Bernoulli et qu'il résume en ces termes :
« A la longue, les événements se produisent propor-
tionnellement à leur probabilité ou peu s'en faut \ »
Il explique en quoi consistent les divers aspects
et les modalités de la chance : c l'espérance mathé-
matique », les « probabilités connexes » et ainsi de
suite. Les solutions, exprimées à l'aide de chiffres,
sont à la fois très précises et très vagues.
Tout cela est, peut-être, fort juste, mais semble
se rapporter uniquement à la matière inerte, et ne
^ Page 118.
BIBL. UNIV. CVI 13
218 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tient guère compte des déviations que peut faire
subir aux lois du hasard et de la chance un facteur
fort important et qui échappe au calcul : le facteur
des impondérables.
En effet, à cette déité fatale, à cette force aveugle
et mécanique, l'on pourrait, me semble-t-il, opposer
une conception différente et rattacher à une cause
consciente un grand nombre de faits qui paraissent
être dus au hasard.
La chance ou, si l'on veut, notre bonne éto ! e,
que l'on situe communément hors de nous, n au-
rait-elle point sa résidence en nous-même ? Et, au
lieu de nous plier sous ses lois, comme devant une
puissance inflexible, ne pourrions-nous pas la sou-
mettre, plus ou moins complètement à notre in-
fluence personnelle et à notre volonté propre, la
domestiquer à l'égal d'un animal sauvage ?
« L'action libre des êtres humains, celle aussi
des animaux, quoi qu'en ait dit Descartes, mêlejà
l'enchaînement des effets et des causes un^élément
inaccessible au calcul >', a écrit le mathématicien
Joseph Bertrand (« Les lois du hasard », Revue des
Deux Mondes, 15 avril 1884, p. 788).
Bien des personnages illustres ont revendiqué,
avant et après lui, la part plus ou moins prépondé-
rante de l'homme sur le processus de la chance ;
parmi eux Malhurin Régnier :
Nous sommes du bonheur de nous-mtmes artisans.
Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaisans,
La fortune est à nous, et n'est mauvaise, ou bonne.
Que selon qu'on la forme ou bien qu'on se la donne.
(Satire 14).
Henri Heine l'affirme aussi :
DE LA CHANCE 219
« Notre bonne étoile est en nous-même^. >>
Clemenceau énonce cet aphorisme, au mois d'avril
1921 :
«Pour s'approprier l'avenir, il n'est que de le forger
soi-même. »
De même qu'à l'époque de la Révolution fran-
çaise chaque soldat, pouvait-on dire, avait son bâton
de maréchal dans sa giberne, chacun possède la truelle
magique qui peut lui servir à construire l'édifice
de sa fortune.
Cet outil merveilleux, c'est l'effort.
« A tout effort le hasard est docile >, dit Joseph
Bertrand dans l'article que nous avons déjà cité.
Mais il faut ajouter que c'est l'effort intelligent.
Et l'intelligence joue même un rôle plus impor-
tant que l'effort dans la domestication de la chance.
L/intelligence sert à reculer les limites du hasard.
« Ce qui est hasard pour l'ignorant », dit Bache-
lier^ « n'est pas nécessairement hasard^^our le savant.
Ce qui est hasard aujourd'hui ne le sera peut-être
plus demain. «
Henri Poincaré ^ a écrit de son côté :
« Pour un esprit infiniment puissant, infiniment
bien informé des lois de la nature, en effet, le mot
de hasard n'aurait pas de sens, ou plutôt il n'y au-
rait pas de hasard. C'est à cause de notre faiblesse et
de notre ignorance qu'il y en aurait un pour nous. »
Qu'y a-t-il qui paraisse plus dépendant de la
chance que les dés ? Et pourtant une analyse péné-
trante ne pourrait-elle pas éliminer du jeu des dés
une part plus ou moins grande du hasard ?
* In uns selbst litgen die Sterne unseres G/uc^s.
^ Ouvrage cité, p. 12. — ' Bachelier, ouvrage cité, p. 10.
220 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
L'été dernier, pendant des jours de brume passés
dans un hôtel de montagne, je mis la main, dans une
chambre de débarras, sur un jeu de tnc-trac qui,
par bonheur, était complet ; il n'y manquait que les
dés, dont de petit morceaux de craie tenaient lieu ;
mais ces dés de craie s'étaient effrités et changés
en boulettes difformes, sur lesquelles les chiffres
n étaient plus reconnaissables. Dans un bouchon je
taillai, tant bien que mal, des cubes sur lesquels un
crayon-encre humecté fixa des points bien lisibles.
Mais, malgré mes soins, les dés de liège paraissaient
à l'œil légèrement irréguliers. Je n'eus garde d es-
sayer de corriger ce défaut, afin de ne pas l'aggraver.
Et il arriva que le chiffre cinq se présenta un nombre
de fois sensiblement plus élevé que celui des autres
points. Et le double cinq l'erriporta notablement en
fréquence sur les autres doubles.
Il y aurait une étude intéressante à faire sur les
dés de fabrique, en apparence parfaits. L'examen
microscopique de leurs proportions, la mesure de la
densité de toutes leurs parties, la notation des imper-
fections infinitésimales de ceux qui sont le plus ré-
gulièrement formés révéleraient certainement la cause
de la fréquence plus ou moins grande de leur chute
sur telle ou telle surface plutôt que sur telle autre.
Et la personne, dont les sens aiguisés auraient perçu,
en quelque sorte instinctivement, ces minuscules
particularités, invisibles aux sens moins affinés des
communs mortels et qui saurait en tirer un parti
légitime, ne pourrait-elle pas être considérée comme
favorisée par la chance ?
A la roulette de Monte-Carlo, les joueurs qui en-
registrent minutieusement tous les numéros sortis
DE LA CHANCE 221
n'ont-ils pas fait depuis longtemps la remarque qu'à
telle table le numéro 29, par exemple, ne sort presque
jamais, qu'à telle autre le numéro 1 ou le numéro 2
l'emportent par leur fréquence sur les autres cases ?
Comment expliquer ces anomalies ? L on vend dans
les kiosques à journaux de la Riviera des brochures
où de prétendus truquages sont dévoilés : les rou-
lettes sont machmées de fond en comble ; un jeu
compliqué de pédales à portée des pieds des crou-
piers, permet à ceux-ci* de provoquer des mouve-
ments de bascule dans les cases voulues, mouve-
ments imperceptibles pour la masse des joueurs,
et qui attire, par une déclivité à peine sensible, la
boule sur le numéro favorable à la banque. Cette
explication, il va sans dire, ne tient pas debout, la
Société des. jeux ayant des moyens plus simples et
infiniment plus sûrs de se procurer des avantages :
la fixation d'un maximum des enjeux, le zéro et le
double zéro ; il faut donc remplacer cette imagina-
tion dépourvue de toute base quelconque, par une
autre, beaucoup plus simple. En effet, quelque par-
faite que soit la structure de ces machines à jouer, des
irrégularités microscopiques, des défauts infimes,
qui ont échappé au contrôle du fabricant, et à plus
forte raison à l'administration du Casino, une dé-
pression d'un millimètre sur le chemin parcouru par
la boule, quelque différence pratiquement invisible
dans les dimensions des séparations des cases, un
grain presque inévaluable dans la texture du bois,
dans le vernis, dans le poli, les degrés variables de
la force d'impulsion imprimée par la main de tel ou
tel croupier au départ de la boule, et qui se réper-
cutent dans la durée de la rotation de celle-ci, tous
222 BIBLlOTHèqUE UNIVERSELLE
ces détails presque négligeables et en tout cas non
perceptibles à la foule, n'ont-ils pas une influence
décisive sur le résultat de 1 opération en cours ? De
rares privilégiés, aux sens suraigus, peuvent d'un
coup d'œil rapide s'en rendre compte, les classer
dans leur cerveau, en déduire prestement une loi
suffisante, en tirer parti et apparaître ainsi comme
les grands favoris de ce que l'on est convenu d'appeler
la chance, et qui n'est, en somme, que la faculté d'in-
tense clairvoyance qu'ils possèdent. Ce qui paraît
le prouver, c'est que les joueurs doués de cette faculté
subtile sentent eux-mcmes qu'au bout de quelques
heures, probablement sous l'influence de la fatigue
cérébrale (c'est l'expression dont ils se servent), leur
supériorité décline rapidement.
Dans les jeux de cartes qui paraissent dépendre
le plus du hasard, l'habileté de l'individu est déter-
minante. Thiers raconte, dans son Histoire de Law,
que celui-ci '< appliquant le calcul aux jeux, fit sans
déloyauté des gains considérables^» et ailleurs: «Il
se livra au jeu dans cette dernière capitale (Paris),
et, grâce à son génie calculateur, il gagna des sommes
considérables ^ ".
Dans les tirs à pipes des foires, des amateurs doués
d'observation, étudient pendant un instant la cadence
des boules de verre miroitant qui dansent sur le jet
d'eau, et en ayant découvert le rythme, ils tirent
et abattent la petite sphère régulièrement à chaque
coup.
Dans les arts et dans les métiers, l'artiste et l'ou-
vrier s'asservissent la chance par la découverte labo-
rieuse de quelque très subtile particularité de la
matière ou de la facture.
' page II. ^ PARC 28.
DE LA CHANCE
223
Dans les affaires financières, de même, la chance
peut être enchaînée, nonobstant l'opinion de M. Ba-
chelier^ : « Les courtages, écrit-il, sont, pour le
spéculateur, l'équivalent du zéro à la roulette ; s'ils
n'existaient pas, les opérations de Bourse seraient
rigoureusement équitables, en vertu de la loi de
l'offre et de la demande ».
Il nous semble que les courtages occupent, au
contraire, une place de second rang et sont plutôt
assimilables aux frais généraux du commerce. Quant
à comparer les opérations de Bourse au jeu de la rou-
lette, c'est émettre une pétition de principe. Car,
ainsi que le fait remarquer le R. P. Antoine, dans le
Dictionnaire de théologie catholique d'A. Vacant et
E. Mangenot ^: « S'il existe dans la spéculation,
comme dans toute entreprise mdustrielle et com-
merciale, une part d'aléa, son effort et son mérite
consistent précisément à réduire au minimum cet
aléa, à l'éliminer complètement si cela est possible.
Elle attend le succès non de la chance aveugle, mais
de l'intelligence et de l'expérience, de la prévision
d'événements et de phénomènes inconnus d'autrui
et qui sont susceptibles d'influencer le cours des
valeurs et des denrées... Lorsque la différence est
prévue avec certitude ou avec de grandes probabi-
lités fondées sur le raisonnement et sur l'observation,
l'opération n'est plus un jeu de hasard. »
Eliminer l'aléa, c'est là le problème, mais pour le
résoudre, il faut une somme d'observations et de
calculs comparable à celle des travaux que coûta à
Leverrier la découverte de Neptune ; à ce prix, l'on
peut arriver à prévoir, approximativement, les cours
^ page 185. — 2 Tome II. page 1108 et 1109.
224 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
vingt-quatre heures et, dans certains cas, quarante-
huit heures à l'avance.
La soumission possible de la chance se peut cons-
tater dans bien des domaines.
Pourquoi, par exemple, les rois, c'est-à-dire les
personnes qui voyagent le plus, ne sont-ils jamais vic-
times d'un accident de chemin de fer ? C est que
l'attention, les soins minutieux, toutes sortes de me-
sures de précaution ont éliminé et pour ainsi dire
annihilé les risques du hasard pour ce qui les con-
cerne, dans ce domaine du moins.
Et ce qui favorise, par contre, le libre jeu de la
chance, et lui permet de faire à son gré de mauvais
coups, c'est l'inattention, la négligence, l'incurie :
" Est-on sot, étourdi ; prend-on mal ses mesures.
On pense en être quitte en accusant le sort'. "
C'est peut-être en songeant aux préparatifs minu-
tieux, grâce auxquels Napoléon rendait possibles et
presque certaines ses victoires, que Nietzsche a écrit :
« Nul vainqueur ne croit au hasard "». Cependant,
l'étoile du grand homme de guerre faillit pâlir dans
les premières années de sa carrière, le jour où né-
gligeant d'enchaîner la chance par mille liens, il
se reposa sur le bon plaisir de cette déesse capri-
cieuse.
Ce fut le cas lors de Marengo, et si Bonaparte
ne s'était ressaisi énergiquement sur l'heure, son
prestige subissait ce jour-là un rude échec. A la
veille de cette bataille, il avait négligé de se ren-
seigner, comme il le faisait d'ordinaire, sur les in-
' La Fontaine. La Fortune et le jeune enfant.
* Le gai saisir, 258.
DE LA CHANCE 225
tentions de 1 armée ennemie. Il semble avoir pris
ses mesures à tâtons, sans son étonnante précision
habituelle. Aussi, surpris par une éventualité qu il
avait omis de porter en compte, perdit-il la première
partie de la bataille, celle qui se termina autour du
village de Castel Ceriolo. A trois heures de l'après-
midi, son eidversaire annonçait à l'Europe entière
son triomphe. Mais l'arrivée du corps de Desaix
et un sursaut des facultés prodigieuses du général
en chef firent passer la chance du côté de ce dernier
et lui donnèrent définitivement la victoire.
Le mystère des loteries n'a pas encore été scruté avec
succès, mais dans ce domaine l'enjeu est de beaucoup
inférieur aux espérances qu'il fait naître. Un humo-
riste a appelé la loterie : " une caisse d'épargne à fonds
perdus '\ C'est vrai pour les quatre-vingt-dix-neuf
centièmes des acheteurs de billets. Quant au gagnant
d'un gros lot, l'on entend rarement dire qu'il sache
en tirer parti. Au contraire, surpris par la chute
subite dans son jardin de l'aérolithe de métal pré-
cieux, et n'y étant point préparé, il le laisse s'effri-
ter et se réduire à rien en peu de temps. Ici, la chance,
si chance il y a, est un peu un « déjeuner de soleil ^K
M. Bachelier, dans l'ouvrage cité plus haut, a
relevé ce fait que : <' La chance d'aujourd'hui favo-
rise la chance de demain ^ >\ ce qui est fort juste,
mais le serait davantage encore s'il avait ajouté
que la chance n'est fidèle qu'à celui qui l'a asservie
et pliée à sa volonté, ainsi que nous Talions voir
à propos d'un autre passage de son livre, que voici :
« La martingale (c'est-à-dire : au jeu, l'action de
porter, à chaque coup le double de ce qu on a perdu
' page 50.
226 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sur le coup précédent), la martingale est la cause
unique des grosses fortunes, on ne leur connut
jamais d'autre origine ; que la martingale prenne
la forme industrielle, commerciale ou financière,
c'est toujours, en réalité, d'un jeu qu'il s'agit. Pour
devenir très riche, il faut être favorisé par des con-
cours de circonstances extraordinaires et par des
hasards constamment heureux.
« Jamais un homme n'est devenu très riche par
sa valeur ^ . »
Nous aurions à faire bien des réserves à ce sujet.
Remarquons que les affirmations absolues que nous
venons de lire sont battues en brèche presque cons-
tamment par les faits. D'abord, la martingale, pos-
sible à une table de jeu, est presque impraticable
dans les grandes affaires. Puis, il serait trop long
d'énumérer les grosses fortunes qui n'ont pas pour
origine une martingale, mais au contraire la valeur
de ceux qui les ont amassées, et cela, bien qu'ils
aient été contrecarrés par les hasards beaucoup trop
constamment malheureux. On peut affirmer que
la très grande majorité des hommes « arrivés » n'ont
pas été favorisés par la chance, bien au contraire.
Comme l'aviateur, qui triomphe des obstacles que
lui opposent la lourdeur de l'air et les perturba-
tions atmosphériques, les soi-disant favorisés de
la fortune ne sont redevables de leur succès qu à
leur énergie intelligente, à leur ambition, à leur cou-
rage, à leur foi dans leurs propres forces, et à un
sens psychologique très fin et dont la nature n est
pas prodigue.
« Le succès tient toujours à des causes impercep-
P*ge
77.
DE LA CHANCE 227
tibles qu'on doit savoir découvrir », a écrit Guy
de Maupassant, dans Mont-Oriol.
Aristide Boucicaut, le fondateur du « Bon Mar-
ché », piétina sur place pendant onze ans, de sorte
que son associé, découragé, se retira. Chauchard,
qui entra dans les affaires en touchant un salaire
mensuel de 15 francs et qui, en 1855, réussit à ou-
vrir le magasin du « Louvre », ne réalisa que 1500
francs de bénéfice au bout de la première année.
11 parvint alors à former une société ; les titres de
celle-ci tombèrent bientôt au dixième de leur va-
leur. Mais son énergie finit par avoir raison de la
chance contraire.
Le « Printemps », créé par Jules Jaluzot en 1866,
eut des débuts extrêmement pénibles.
William Whiteley, le fondateur de l'immense
bazar londonien qui porte son nom, parti de rien,
laissa une fortune de 45 millions, gagnés par son
travail forcené et par son flair commercial. A quatre
reprises ses magasins brûlèrent, de sorte que les
sociétés d'assurances n'osèrent plus traiter avec lui.
Mais il surmonta tous les obstacles de la chance.
Et, pour ne citer que Lesseps, parmi les grands
entrepreneurs, celui-ci en eut-il du mal à creuser
le canal de Suez, arrêté qu'il fut par l'inertie maligne
de la nature et le mauvais vouloir des hommes !
On trouverait peu de milliardaires américains qui
n'aient pas commencé par vendre des allumettes
ou des journaux au numéro dans la rue, ou par se
procurer au moyen d'un humble petit métier leur
première mise de fonds, dont ils firent ensuite fruc-
tifier ingénieusement chaque sou.
Mais pour ces réussites merveilleuses il faut une
228 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
volonté lucide, inlassable et surtout unique. Dès
que les responsabilités sont partagées, ainsi que
c est le cas dans un conseil, un comité, une commis-
sion, une assemblée, Ton aboutit, avec les meil-
leures intentions du monde, aux solutions moyennes,
qui ne satisfont ni ceux qui les ont votées, ni les
opposants ; plus question alors de grands coups
d ailes, de larges envolées, de décisions heureuses
prises en un clin d'oeil, apanages exclusifs de l'in-
dividu dont toutes les pensées et toute la force sont
tendues sans cesse vers le but qu'il s'est fixé.
« Rien ne résiste à une volonté forte et continue :
ni la nature, ni les hommes, ni la fatalité même ' . '
Un individu seul peut saisir l'occasion aux che-
veux. Une foule en est incapable, par définition.
Dès qu'une affaire, à qui un individu a donné
une impulsion de grande envergure, passe aux mains
d une société anonyme, elle se trouve inoculée d'un
microbe de décrépitude dont l'incubation peut du-
rer plus ou moins longtemps sous un air de pros-
périté apparente.
Et si cette société anonyme devient innombrable,
fait place à l'ensemble de la nation, à l'Etat, la cadu-
cité de 1 entreprise augmente en raison directe du
nombre des personnes qui y sont attachées. Croire
un Etat capable de gérer avec fruit une entreprise
industrielle, commerciale ou financière, équivaut à
croire que cet Etat est formé exclusivement d'in-
telligences pratiques hors ligne, de Rothschild, de
Rockefeller, de Lesseps, de Boucicaut, de Krupp,
de Stmnes et de Rathenau.
Et l'insuccès des entreprises gérées par l'Etat
' G. Le Bon, Aphorismes. I
DE LA CHANCE 229
a, malheureusement, les répercussions les plus fâ-
cheuses sur les entreprises privées.
L'innombrable société anonyme qu'est 1 Etat n a
pas d'autres moyens de distmguer les capacités,
ou d'en créer en nombre suffisant, que de s'en re-
mettre à un choix de nature mécanique, basé sur
des brevets, des élections, des recommandations,
des protections, toutes choses que l'on ne peut
blâmer en bloc, mais qui ne suppléent que fort in-
suffisamment au manque de compétence. Dans
le choix de ceux qui vont, selon un mot historique,
collaborer à la « conquête du pays par l'écritoire »,
il semble que le caprice de la chance soit détermi-
nant. Nous VOICI enfin dans le territoire incontesté,
dans la citadelle presque inexpugnable de la chance.
Je me rappelle avoir lu, naguère, dans l'article
nécrologique, très sympathique d'ailleurs, consa-
cré par un journal à un homme d'Etat qui avait
occupé les charges suprêmes d'une République,
qu'il dirigea « pendant un an >' le ministère de la
guerre, « où il suppléa par son bon sens et sa finesse
à son incompétence complète en la matière. >^
Et c étaient ses amis politiques qui écrivaient cela,
avec une franchise digne des plus grands éloges !
Si l'incompétence indiscutée peut s'installer ainsi
pendant douze mois consécutifs au sommet de la
hiérarchie dans les choses militaires qui, ainsi que
la police, paraissent rentrer dans les attributions
normales et primordiales de l'Etat, on comprend
que le gâchis dans les entreprises industrielles,
commerciales et financières gérées par l'Etat ait
tout loisir de passer les limites de rimagination ;
que dans ces conditions tout aille au petit bonheur.
230 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sens dessus dessous ; que la déesse Chance, que
subit placidement l'ensemble du peuple, s en donne
à cœur joie, et que cette folle petite espiègle voie croî-
tre sa puissance dans des proportions effarantes ; qu'elle
renverse de son pied mutin les châteaux de cartes
de la politique : quelle vide les trésoreries, boule-
verse le présent et compromette 1 avenir.
Combien différente de cette chance aveugle, qu'a-
dore la foule et qui la gouverne à son gré, n est pas
cette autre chance, domptée et domestiquée par
l'effort intelligent dont nous avons parlé plus haut
et qu'il est possible, mais non sans peine, d y substi-
tuer.
André Langie.
#*-i'********#*«'***-X-^^**
Dans la mare aux grenouilles.
A propos du livre de M. C.-A. Loosli
sur Ferdinand Hodler.
Je ne sais si M. Loosli porte des gants d'habitude ;
en tout cas, il n'en a pas mis pour écrire son livre sur
Ferdinand Hodler ^, et je l'en félicite ; il est des vé-
rités qu'il n'est pas mauvais que quelqu'un fasse en-
tendre de temps en temps. L'activité du grand artiste
que la Suisse a perdu le 19 mai 1918 a été l'occasion
de quelques tempêtes ; elles sont encore dans toutes
les mémoires. M. Loosli, autrefois secrétaire de la
Société des peintres, sculpteurs et architectes suisses,
informé et documenté de première main, confident
des artistes qui ont joué les premiers rôles dans ces
discussions ardentes, était plus que qui que ce soit
à même d'en faire l'historique et d'en tirer les con-
clusions nécessaires. On ne peut que le remercier de
l'avoir fait sans rien dissimuler.
Quand un étranger nous demande si nous avons
un art national en Suisse, nous sommes assez em-
barrassés pour lui répondre; nous finissons par lui
* Ferdinand Hodlers Leben, IVerk und Nachlass. In vier Banden bearbeitet und
herausgegeben von C.-A. Loosli, Verlag von R. Suter et O*. Bern, 1921.
232 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
déclarer qu'il y en a eu un autrefois... peut-être, mais
que, pour l'instant nous sommes dépourvus d'ar-
tistes vraiment nationaux.
M. Loosli nous expose que si la Suisse possède un
nombre relativement important d'artistes, dont quel-
ques-uns sont éminents, elle n'a pas d'art national.
Il en serait difficilement autrement dans un pays
partagé en vingt-deux cantons, ayant trois langues
nationales et deux confessions religieuses principales.
Notre petit pays est entouré de trois grandes nations
avec lesquelles il entretient des rapports actifs de
toute nature. Les artistes suisses nés au siècle pré-
cédent ont été chercher les principes de leur métier
à Paris, Rome, Florence et Dusseldorf, plus tard à
Munich et à Berlin. Ils en ont rapporté une esthétique
et une technique qu'on a appréciées suivant la répu-
tation de l'école qu'elles représentaient et dont nos
artistes continuaient la tradition. Dans ces condi-
tions, un art indigène, issu de notre sol, devait éton-
ner, peut-être même indigner un public habitué à
ne considérer comme beau que ce qui venait d'au delà
de nos frontières.
C'est ce qui est arrivé à Hodler. Né dans le canton
de Berne et élevé dans les bas quartiers de la Ville
fédérale, il n'y eut pas de Suisse plus authentique.
Les premières impressions de beauté vinrent à ce fils
d'un menuisier et d'une cuisinière de ce qu il vit,
dès sa tendre jeunesse, aux bords de l'Aar : les mo-
numents de Berne, plus nombreux alors qu aujour-
d'hui, tels que tours, portes, fontaines, les grands
bois des environs, les Alpes bernoises se gravèrent
dans sa mémoire et dans son cœur en traits ineffaça-
bles. Un séjour de plusieurs années dans les environs
DANS LA MARE AUX GRENOUILLES 233
de Thoune et à Langenthal ne fit qu'accentuer cette
admiration des splendeurs de la nature. Genève Tac-
cueillit en 1872, et les bords du Léman, par ses har-
monies douces et apaisées, ne pouvaient qu'enrichir
cette symphonie de formes et de couleurs qui han-
tait son imagination. Barthélémy Menn fut son
maître.
Hodler est donc sorti du peuple et du peuple ber-
nois ; il en a l'énergie, la rudesse et la verdeur ; sa
langue maternelle est le bernois ; ses premiers re-
gards se sont portés vers le terre-à-terre d'une exis-
tence difficile, exposée à l'humiliation et à la souf-
france, mais qu'un optimisme imperturbable, allié
au talent, a rendue tolérable d'abord, agrandie ensuite
par l'ambition et le sentiment de la valeur person-
nelle, épanouie enfin en une carrière créatrice impo-
sante.
Mais que de pr-éjugés à surmonter, que de résis-
tances à vaincre pour en arriver là! La protection de
l'art était le fait de quelques amateurs fortunés et
de sociétés peu nombreuses. La Confédération et
les cantons ne puisaient qu'à de rares occasions dans
leur caisse pour soutenir les efforts des artistes. Ce
n'est qu'en 1887 qu'un crédit annuel inscrit dans le
budget fédéral témoigna de quelque intérêt de l'Etat
pour les Beaux- Arts. Et ce crédit, cependant bien
insignifiant, était l'objet de querelles continuelles.
La proposition de le diminuer ou même de 1 abolir
surgissait de temps en temps, prouvant que l'art
était considéré comme un élément de civilisation su-
perflu, en tout cas de moindre importance que l'agri-
culture, le commerce ou les métiers. Notre peuple
est peu porté à apprécier les arts du dessin ; il n'a pas
BIBL. UNIV' CVI 16
234 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
compris jusqu'à quel point ils sont capables d'enri-
chir et d'ennoblir le patrimoine national.
Hodler, d'origine paysanne et bernoise, — ses an-
cêtres étaient charretiers et il attribuait à leur exis-
tence instable le goût de la vie mouvementée qui
lui était inné, — doit à sa patrie bernoise ses goûts et
ses tendances. Il ne se laissa enrôler sous aucune
bannière ; il n'appartint ni à l'école française, ni à
l'école allemande, ni à l'art italien. Hodler ne fut que
Hodler. Les mieux intentionnés de ceux qui s'effor-
çaient de démêler les mérites de son art étaient por-
tés à voir en lui un héritier de la civilisation des Egyp-
tiens, des Assyriens, voire même des Hindous, plu-
tôt qu un honnête Bernois. N'en sourions pas, et
rappelons-nous que ses contemporains se trouvaient
en présence d'un phénomène unique, inouï : un ar-
tiste suisse, suisse jusqu'à la moelle.
Cette particularité explique l'étrangeté que Hodler
en Suisse, en tout temps, et plus tard hors des fron-
tières de son pays, ce qui est plus excusable, a été dis-
cuté et combattu jusqu'à nos jours à cause de son
caractère suisse. On ne l'a pas compris. On lui aurait
tout pardonné si, dans sa patrie, il avait renié ses ori-
gines morales et intellectuelles pour se rattacher,
comme tous ses prédécesseurs en matière d'art, à une
école étrangère. Mais comme il persista dans la voie
où il se cherchait lui-même jusqu'à paraître provo-
cant, l'hostilité éclata. On commença par railler ses
principes artistiques, comme ceux de tout novateur
de génie, puis on les critiqua et finalement on les
combattit avec amertume. C'est surtout l'applica-
tion de sa théorie du parallélisme qui avait le don de
mettre ses adversaires en fureur. La plupart se recru-
DANS LA MARE AUX GRENOUILLES 235
taient parmi les artistes voués à la tradition et l'achar-
nement qu'ils mettaient à leurs attaques est un indice
certain de la crainte qu'ils éprouvaient de voir leur
valeur diminuée par les succès d'un novateur hardi.
Déjà au commencement de la décade de 1880 à
1890, quelques œuvres qu'on trouvait alors auda-
cieuses firent sensation. Quand des travaux de grande
envergure attirèrent sur lui les regards de tout le
monde, lorsque sa personnalité se dégagea toujours
plus sûre d'elle-même, ne faisant pas la moindre con-
cession au public et au goût contemporain, des adver-
saires résolus, en grand nombre, le renièrent et, plutôt
que de voir en lui le représentant autorisé de l'art le
plus récent, cherchèrent à le rendre ridicule, à le dé-
considérer et à le salir par tous les moyens.
Quelques admirateurs, artistes ou hommes de
lettres, s'étaient ralliés autour de lui et le soutenaient
fidèlement.
Le différend s'éleva à un degré de passion tel que
le seul nom de Hodler déchaînait des discussions qui
duraient des mois et des années. Il fut un temps où
les journaux les plus insignifiants accablaient Hodler
de sarcasmes, de calomnies et d'insultes grossières.
Il en résulta pour l'artiste des difficultés et des dé-
boires de tout genre, une misère sans nom.
La Querelle des fresques fut un événement épique
dans la carrière de Hodler. Elle mit aux prises les
adeptes des deux tendances auxquelles se ralliaient
les artistes et le public cultivé de la Suisse : la ten-
dance pseudo-idéaliste et la tendance naïve et réa-
liste. Ceux qui appartenaient à la première idéali-
saient l'histoire de leurs ancêtres ; ils la remplis-
saient de héros qu'ils voyaient très différents d'eux-
236 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mêmes et en faisaient des sortes de demi -dieux,
dignes de leur admiration dévote. La littérature
épique a fortement contribué à colorer ainsi les Vieux
Suisses, en particulier le Guillaume Tell de Schiller ;
il jouit encore d'une grande popularité et on le con-
sidère comme une sorte de révélation historique.
Or, le Tell de Schiller et les Confédérés de Schil-
ler sont aussi peu suisses que possible aux deux
points de vue historique et ethnique. Ils n'ont au-
cun point de contact avec le pays que le poète leur
a assigné, non plus qu'avec le passé historique et le
caractère du peuple suisse en général. Dans un but
artistique, philosophique et politique, le poète les
a idéalisés et transportés dans un monde très dif-
férent de la réalité.
Les Suisses s'en sont sentis flattés. Ils se sont
adonnés à l'illusion naïve que Schiller avait carac-
térisé nos confédérés d'après les données exactes
de l'histoire. Quiconque s'attaquait à l'idéal de Schil-
ler commettait un crime de lèse-traditions suisses.
Il n'était donc pas permis de s'attaquer à une tra-
dition faussée.
Quand Hodler s'adressait à l'histoire et à ses hé-
ros, il le faisait d'une manière naïve et avec le goût
du réalisme. Il se sentait suisse et voyait ses compa-
triotes avec les yeux d'un descendant de la classe
rurale de Berne. Il savait que nos aïeux héroïques,
aussi bien que les Suisses de la campagne, étaient
des paysans. Il représenta les Suisses comme il les
avait vus et comme il les connaissait par expérience ;
il se refusa à embellir poétiquement la vérité ; c'était
comme une déclaration de guerre au pseudo-idéal
traditionnel. Le peuple suisse ne sut ni le compren-
DANS LA MARE AUX GRENOUILLES 237
dre ni le reconnaître. Il était trop habitué à la falsi-
fication de l'histoire pour admettre le désintéresse-
ment de Hodler à l'égard de notre passé et pour
essayer d'en contrôler la valeur.
Quant à ceux de ses adversaires qui étaient impré-
gnés d'érudition, ils ne connaissaient la peinture
que comme une sorte d'illustration anecdotique. Ils
ne comprirent pas le sens profond des composi-
tions de Hodler non plus que leur intérêt au point
de vue humain ; ils taxèrent son réalisme de gros-
sièreté. Du reste leur esthétique ne se haussait pas
jusqu'à la compréhension de la grande peinture dé-
corative. L'habitude de ne voir partout que de la
peinture de chevalet les retenait sur le détail exé-
cuté avec une minutie scrupuleuse, sur le raffinement
du coloris et la précision d'un travail fait pour être
vu de près. Les mérites d'un Giotto et d'un Puvis
de Chavannes étaient restés lettre morte pour eux.
Telles sont les raisons essentielles qui expliquent
l'hostilité qui s'acharna contre Hodler. Jusqu'en
1896 il n'avait eu à se plaindre que de l'indifférence
de ses compatriotes ; ils n'étaient pas allés jusqu'à
lui témoigner d'une franche aversion. Leur atti-
tude changea quand, à la suite du concours ouvert
pour la décoration de la salle des armures au Musée
national, à Zurich, le jury, composé de quelques-
uns des artistes et architectes les plus incontestés
de la Suisse, après avoir examiné les projets de vingt
artistes, eut décerné le premier prix au projet de
Hodler intitulé : La retraite de Marignan.
Je n'ai pas l'intention de suivre la « querelle des
fresques » dans toutes ses péripéties. Le lecteur en
trouvera quelques-unes des plus intéressantes dans
238 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
l'ouvrage de M. Loosli où j'ai puisé ces détails.
Elles sont bien significatives de l'ignorance en ma-
tière d'art et de l'étroitesse d'esprit de la Commis-
sion du musée qui, par tous les moyens, tenta de
s'opposer à l'exécution de ces fresques. Finalement
la volonté du Conseil fédéral, représenté surtout
par MM. Lachenal et Ruffy, l'emporta, mais non
sans peine, sur sa résistance. Qu'il nous suffise de
mentionner encore le fait que quelque treize ans
plus tard, le Musée de Stuttgart s'estima trop heu-
reux de pouvoir acheter un des cartons de la re-
traite de Marignan pour la somme de 75 000 fr.
Les adversaires de Hodler aboutirent cependant
à ce résultat qui dut leur faire plaisir, de faire re-
culer jusqu'en 1912 la commande de la décoration
de la seconde paroi de la salle des armures. Hodler
était à ce moment surchargé de besogne et ne put se
mettre à l'exécution de cette œuvre qu'à la fin de
1916; La bataille de Morat n'en était qu'à la période
préparatoire quand la mort mit une fin brusque
à la réalisation de ce projet.
Pendant que la querelle des fresques battait son
plein, Hodler, pour s'en distraire, comme il disait,
avait en 1897 exposé sa Nuit à Munich, ce qui lui
avait valu la grande médaille d'or, et en 1900, à Pa-
ris, Le Jour ; le jury l'avait gratifié de la même ré-
compense. Ses ennemis ne désarmèrent pas.
A partir de ce moment, l'ascension de Hodler
vers le succès est prodigieuse. En 1903, il expose
à Vienne où son art triomphe. Il était arrivé ! On
le considérait comme un artiste de premier plan,
comme un des plus considérables du temps pré-
sent. La période de misère était passée ; mais Ho-
dler avait cinquante ans !
DANS LA MARE AUX GRENOUILLES 239
Le succès, loin de l'inciter à se reposer, semblait
avoir redoublé sa capacité de travail déjà énorme.
Il expose à Berlin en 1905 ; il a une salle pour lui
seul ; on lui offre une chaire de professeur ; il refuse
et se met en route pour l'Italie. C'était la première
fois qu'il y allait.
De retour en Suisse où il est saisi par une fièvre
de travail (1907), il a le sentiment d'être de moins
en moins compris de ses compatriotes. Mais il s'est
fait beaucoup d'amis et soupçonne qu'il en est rede-
vable à ses succès à l'étranger. Ce qui n'empêche
que la direction du Musée de Berne cherche à se
défaire de deux de ses toiles pour acquérir à leur
place la Fête des lutteurs de Giron ! L'intervention
de M. Loosli empêcha ce sacrilège et un crédit de
60 000 francs voté par le Grand Conseil permit
aux autorités de réaliser l'achat désiré.
Cet incident est bien caractéristique de l'inca-
pacité des Bernois de comprendre leur meilleur pein-
tre à un moment oii l'étranger le considérait comme
un des plus grands artistes existants. Pour récompen-
ser comme elle le méritait la délicatesse du procédé,
Hodler retira du Musée de Berne le Tell dont il
avait l'intention de le gratifier.
Ces quelques épisodes de la vie de Hodler que
nous avons glanés dans l'ouvrage de M. Loosli en
feront je pense apprécier les mérites. L'auteur,
avec la compétence d'un amateur d'art informé et
la sollicitude d'un ami, a été à même d'observer
Hodler pour ainsi dire jour par jour et de suivre
l'évolution de sa pensée. Il nous en a donné une
image plastique et vivante. L'exposé qu'il nous fait
de la doctrine de Hodler sur la valeur de la forme,
l'accent principal, la nécessité d'éliminer d'une œuvre
240 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
d'art tout ce qui n'est qu'accessoire et surtout sur le
parallélisme demeuré incompréhensible à un grand
nombre de personnes, me paraît définitif et vient à
son heure. Quand les trois volumes qu'il nous pro-
met auront complété le premier, il aura dressé à son
ami un monument indestructible et aura rendu à sa
patrie un service éminent. Les jaloux, les attardés
et les pédants en voudront peut-être à M. Loosli
de sa franchise. Il est bon parfois de jeter la pierre
dans la mare aux grenouilles ; ces dernières n'en
meurent pas et le procédé, comme l'éclair qui fend
la nue, après un moment d'agitation, ramène le calme
et la sérénité.
E.-C. Chatelanat.
«***^^'*«*5^-S^#'X'«é*«l-^l-«#
Lettre de Paris.
Les contradictions de Batouala. — Un Quadeloupéen cultivé à la française. —
M. René Maran, nègre artiste. — Le cerveau des nègres n'est pas encore un
instrument perfectionné. — Les diplômes sont portés par les nègres européens
comme des oripeaux.
L'Académie Concourt ayant « couronné » Batouala, beau-
coup de Français ont lu ce roman. J'ai fait comme eux. Je ne
le regrette point. Pour la première fois, je le suppose, un
nègre, s essayant à la littérature descriptive, a composé quel-
ques tableaux intéressants.
Peut-être eût-on négligé les mérites de cet ouvrage si l'on
n'avait su qu'un nègre en est l'auteur. J'avoue que ma curio-
sité m'a valu des surprises que je n'eusse point éprouvées
si j'avais pensé lire l'essai de quelque littérateur français débu-
tant. Mais à chaque étrangeté, je me rappelais que M. René
Maran a la peau noire, et je me disais : « Voilà comment voit
et sent un nègre dont l'art français a façonné l'esprit ; Batouala
est vraiment un document précieux. » De même, quand je
lis Isabelle Eberhardt, je n'oublie point que cette femme
bizarre était une Russe musulmane transplantée en Algérie,
et les paysages qu'elle me présente, je les contemple en même
temps que le spectacle que m'offre sa personnalité. Je goûte
alors l'harmonie qui émane de ces deux visions.
Je ne crois céder ainsi à aucun préjugé ; je n'obéis ni à
Taine ni à Sainte-Beuve ; j'essaie seulement de tirer d'une
lecture tout le plaisir qu'elle comporte. Sans doute mon ima-
gination m'y aide-t-elle volontiers ; mais je m'en félicite. Car
je défie le lecteur de ne rien mettre de soi dans le livre qui
captive son attention. Toute littérature est une occasion de
rêver, de réfléchir : comprendre, c'est s'adapter l'idée d'un
autre.
242 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Or, Batouala est précédé d'une préface qui n'a aucun rapport
avec le roman et qui, même, le contredit. Il est proclamé,
dans la préface, que les « Blancs » commettent crimes et tur-
pitudes aux colonies. Et Batouala nous montre des nègres
livrés à leurs passions animales, à leurs superstitions sangui-
naires, à leurs vices abjects. Etonné de cette contradiction,
j'ai tenté d'en discerner la cause. J'ai cru la trouver précisé-
ment dans la nature contradictoire du romancier.
Nègre guadeloupéen, M. René Maran a fréquenté l'uni-
versité de Bordeaux. II connaît Racine et Victor Hugo, et
même des poètes plus modernes. II a étudié aussi des phi-
losophes européens. Ainsi son intelligence se cultivait ; mais
ni son intelligence ni sa sensibilité ne devenaient tout à coup
semblables à la nôtre. Il restait un nègre, tout en éprouvant
des sensations délicates, telles que ses aïeux n'en éprouvèrent
jamais. Il devint un nègre artiste.
Quand les nègres du Sénégal ou de la Guinée veulent faire
figure de « civilisé >\ ils achètent un chapeau melon, un para-
pluie et des souliers vernis. Quand M. René Maran voulut
composer un roman, il écrivit Bataoula; mai? il le commenta
par une préface qui est au livre même ce que sont le parapluie,
le chapeau et les souliers aux •« dioulas > (marchands) de Cona-
kry ou de Saint-Louis. Et ma réflexion m'induisit à conclure
que les nègres cultivés manquent encore de logique.
Et cela, je l'écrivis. Depuis lors, tous les nègres «diplômés»
se dressent contre moi pour défendre leur race. Des députés,
des universitaires noirs m'accusent d'injustice et d'imbécillité.
Ma conclusion se trouve donc approuvée par eux-mêmes.
J'avais dit que M. René Maran n'était pas un logicien. Ses
congénères me démontrent ces jours-ci qu'ils lui ressemblent
et même que la plupart d'entre eux n'ont, de notre savoir,
acquis que des formules. Ils n'ont ni subtilité, ni impartialité
d'esprit.
De ma critique, ils n'ont retenu que ceci : le cerveau des
nègres n'est pas un instrument perfectionné. Ils en ont été
blessés dans leur orgueil ; car, comme presque tous les êtres
humains que les circonstances élèvent brusquement dans la
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 243
hiérarchie sociale, ils sont naïvement vaniteux. Les sciences
leur sont des oripeaux dont ils se parent. Ils veulent briller.
Vous avez vu des photographies de rois nègres : leurs pieds sont
nus, leur front est couronné de plumages et leur torse est en-
goncé dans une tunique militaire où des couvercles de boîtes
de conserves tiennent lieu de médailles et de croix. Telle
est l'image morale de nos « intellectuels » noirs.
Eh bien, j'ai connu des nègres qui leur étaient supérieurs
et qui, pourtant, vêtus du simple « boubou », vivaient parmi
leurs frères. C'étaient de simples vieillards que l'expérience
avait renseignés à la fois sur leurs congénères et sur les « Blancs».
Ils avaient inventé une philosophie et ils la mettaient en pra-
tique. Elle avait pour base la patience.
C'est la vertu qui manque le plus à nos nègres « européens ».
Ils ne comprennent pas que s'il nous a fallu de longs siècles
pour établir l'Europe actuelle, il leur faudra un effort au moins
égal, sinon en durée, du moins en persévérance, pour acquérir
notre sagesse imparfaite. Mais il est vain de le leur dire, puis-
qu'ils sont pareils aux enfants. Il ne reste qu'à les éduquer
lentement, en se gardant d'attendre d'eux aucune gratitude.
Jean Lefranc.
Chronique suisse allemande.
Nouveaux volumes de I édition suisse de Gotthelf. — La Correspondance de J. V.
Widmann et de Gottfried Keller. — Essais inédits de Jacob Burckhardt. —
A propos de Walther Siegfried. — Poésies de Siegfried Lang. — Les livres.
C'est toujours avec plaisir qu'on voit arriver les nouveaux
volumes de l'édition suisse de Gotthelf, car ils nous fournissent
l'occasion de relire l'œuvre de ce conteur incomparable,
dont la renommée ne fait que grandir avec le temps. Le
plaisir est d'autant plus grand que l'édition, d'une exécu-
tion irréprochable et sur beau papier, nous donne le texte
authentique de Gotthelf, lequel, comme on sait, a été altéré
244 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
fréquemment par des éditeurs peu scrupuleux. Il faut louer
MM. Hunziker et Bloesch, et leurs collaborateurs, de leur
peine : à chaque œuvre, ils joignent des notices, des commen-
taires et des vocabulaires d'expressions dialectales, sans que
les volumes prennent l'aspect rébarbatif qu'ont trop souvent
les éditions critiques de savants. La littérature est pour eux
chose essentielle, et en cela ils servent grandement la mé-
moire de Gotthelf.
Ces nouveaux volumes sont Souffrances et joies d'un maître
d'école et La Fromagerie \ Là, comme dans ses autres œuvres,
sous prétexte de peindre les mœurs de son temps, Gotthelf
veut faire la leçon à ses contemporains. Dans le premier ou-
vrage, son intention est de réformer l'enseignement primaire
de son canton, alors très défectueux. Des séminaires bernois
sortaient, dit l'auteur, « des lourdauds mal dégrossis infa-
tués de leur savoir et faisant les importants en habit noir
et le nez bouffi d'orgueil ». Il s'agissait pour Gotthelf de ra-
battre le caquet de ces gonflés et de dire aussi au gouverne-
ment de quelle manière il devait former ses maîtres. D'abord,
il l'invitait à les mieux payer. En ce temps-là, au bon pays
de Berne, les maîtres d'école recevaient des traitements de
famine ; si leur sort fut amélioré, c'est en grande partie à
Gotthelf qu'on le doit. Dans son roman, on pénètre dans l'in-
térieur d'un de ces pauvres maîtres d'école de la génération de
1840. Le personnage est assez fat: il est plein de suffisance et
se pose en homme supérieur. Mais, comme toujours dans les
récits de Gotthelf, la vie se charge de l'instruire. Après avoir
mené une existence assez dissolue, il se marie et, pour son plus
grand bonheur, la femme qu'il associe à sa vie apporte à
son foyer la joie. Ici, Gotthelf trace une de ces idylles, comme
il excelle à en tracer, où il montre l'homme purifié par l'a-
mour, prenant ses devoirs au sérieux et devenant un membre
utile de la communauté.
^ Jeremias Gotthelf : SXmtntlicke Werke in 24 Bënden. II. und III. Binde.
Leiden und Frevden eines Schulmeisiers, bearbcitet von Eduard Bâschler : XII.
Band. Die Kàserei in der Vehireude, bearbcitet von Hans Bloesch. Verlag von
Eiigen Rentsch in Ziirich-Erlenbach. 1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 245
Ce récit moralisateur est égayé par beaucoup de verve
car Gotthelf, selon son habitude, s'y gausse fort de certains
ridicules de ses contemporains. Il s'en prend surtout aux
pédagogues, dont il fait des caricatures amusantes. Plusieurs
de ceux-ci, s'y reconnaissant sans doute, se fâchèrent. Le
romancier rit de leur colère. « Les gens, dit-il, n'aiment pas
qu'on se moque d'eux, mais moi, ne suis-je pas le premier
à rire de mes propres travers et de ceux de ma femme? »
Ce que Gotthelf abhorre surtout, c'est l'enseignement plate-
ment utilitaire. « L'éducateur, écrit-il dans une de ses lettres,
doit être respectueux de l'individualité et doit savoir compren-
dre : ce qui manque à la logique de Fellenberg, c'est l'amour. »
Telle est bien la raison qui mit la plume en main de Gotthelf ;
une fois de plus, il affirme que s'il écrit, ce n'est pas pour
amuser ses contemporains, mais pour les instruire et les for-
mer moralement. « Il y a une nécessité, ajoute-t-il, qui nous
oblige à proclamer la vérité dans un livre, afin que ce livre
vive pour l'amour de la vérité quand l'écrivain ne sera plus. »
Ce témoignage, on le retrouve aussi dans La Fromagerie,
ce roman social des mœurs de la campagne bernoise. Quand
l'Emmenthal commença à exporter ses fromages, les paysans
s'unirent pour défendre leurs intérêts. Des associations se
formèrent dans les villages et l'on créa des « caisses villa-
geoises ». Gotthelf favorisa le mouvement, car il était homme
de prévoyance et de bon conseil. Et si, derechef, il prend la
plume, c'est que, dans les conjonctures, il entend montrer
une fois de plus comment on s'enrichit honnêtement. Face
à face, il met deux ménages : celui de Sepp, qui a I amour
du travail, qui est d'esprit conservateur et de caractère pru-
dent et avisé ; Sepp a pour compagne une femme économe
et prévoyante, et la prospérité vient dans la maison. Il en est
tout autrement de Peterli, son voisin, homme dépourvu de
caractère, sans prévoyance et qui se laisse gruger par une fri-
pouille, qui est naturellement un radical. Sa femme, de son
côté, fainéante et gourmande, ne fait rien pour relever la
maison, si bien que la débâcle ne tarde pas à arriver. Evi-
demment, dans le code moral de Gotthelf, la vertu est tou-
246 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
jours récompensée et le vice puni, ce qui n est guère le cas
dans la vie. Mais ainsi le veut Gotthelf, pressé d'agir sur ses
contemporains. Ce qui rachète ce défaut dans son livre, c'est
la large et belle description de cette plantureuse vallée de
l'Emmenthal, si chère au cœur du romancier : il y a un tableau
mouvementé de la foire de Langenthal, la grande bourse du
fromage, et Gotthelf est si précis dans les détails qu'il donne
que ses compatriotes l'ont accusé de divulguer les secrets
de la fabrication du fromage et de nuire aux intérêts de la
vallée.
En quittant les volumes de Gotthelf, j'ai lu la Correspondance
de Gottfried Keller et de J. V. Widmann ', qui m'a transporté
dans un monde tout différent, celui des hommes de lettres
de la génération de 1880. Le contraste ne peut être plus grand
entre ce pasteur bernois qui n'écrivait que pour agir sur ses
contemporains et le critique littéraire du Bund qui, infiniment
curieux de toutes choses, s'intéressait vivement aux productions
de l'art les plus diverses, sans se soucier des idées morales
des gens qui écrivaient. On a réuni récemment en volume les
meilleurs feuilletons de Widmann ; j y trouve des études
sur Goethe, sur Hôlderlin, sur l'Arétin, l'Arioste, Léonard
de Vinci, Hodler, Brahms, le vin de Tokay et le Jardin d'Epi-
cure. Il y est aussi question de C.-F. Meyer, de Gottfried
Keller et de Cari Spitteler, mais le nom de Gotthelf n'y est
pas même mentionné. Est-ce une omission volontaire? Je ne
le crois pas. L'actualité ne fournit sans doute pas à Widmann
l'occasion de parler d'un romancier qu'il appréciait sans doute,
car il était trop artiste pour ne pas sentir la beauté littéraire
des œuvres de Gotthelf. Ce qu'il y a de certain, c'est que
Widmann était toujours à l'affût des talents nouveaux : on
le voit au soin qu'il met à faire connaître Gottfried Keller et
Cari Spitteler.
La chose paraît sans doute étrange, mais elle est réelle :
Gottfried Keller ne fut pas admiré tout de suite par ses com-
' Gottjried Keller und J. V. Widmann. Briefwechsel. Herausgegeben und crliutert
von Dr. Max Widmann. Basel. Rhcin-Vrriag. 1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 247
patriotes. Alors qu'en Allemagne il avait acquis une large
renommée, il refait presque inconnu en Suisse. C'est en
grande partie aux efforts de Widmann que cette erreur fut
corrigée. Dès 1874, il s'appliqua avec un soin constant à faire
connaître Gottfried Keller en Suisse, et ses efforts furent
peu à peu couronnés de succès. Le romancier zuricois
était sans doute peu sensible à la louange, mais il fut touché
de la ferveur du critique et il lui écrivit pour le remercier.
Widmann, naturellement, répondit à ces lettres, et même
abondamment, car, à l'encontre de son ami de Zurich, il
aimait fort la correspondance. On connaissait, par la biogra-
phie Bâchtold-Ermatinger, la plupart des lettres de Keller,
mais on ignorait celles de Widmann. Aujourd'hui, nous avons
toutes ces lettres en regard les unes des autres dans le joli
volume que nous annonçons et dont le fils de Widmann a
pris soin. La chose est fort agréable. Toute la correspondance
que les deux hommes échangèrent entre 1874 et 1888 y trouve
place. Il y est question surtout de littérature, et Gottfried
Keller s'y révèle un critique littéraire de premier ordre, ce
qu'on savait du reste déjà par ses autres correspondances et
par ses essais sur Gotthelf. Il est, à vrai dire, très traditionnaliste
et souvent peu favorable aux nouveautés qui heurtent ses
goûts. La chose apparaît clairement à propos de Spitteler,
alors inconnu, et que Widmann s'efforce de lui faire com-
prendre et admirer.
A Widmann revient le grand honneur d'avoir deviné le
génie de Spitteler dès ses premières œuvres : Prométhée et
Epiméthée et Extramundana. Quand il s'en ouvre avec chaleur
à Gottfried Keller, celui-ci ne refuse pas de lire les œuvres de
ce jeune ami et il le fait avec la conscience qu'il apportait à
toute chose. Il sent certes la grandeur de la poésie de ce soli-
taire, mais la forme sybilline des vers répugne à son esprit,
réaliste et clair. Il ne saisit pas tous les symboles et il s'en
explique franchement avec son ami : ceux des petits chiens
et des petits du lion qui doit tuer Prométhée lui semblent
particulièrement bizarres. Alors Widmann se fait leur exégète
avec une patience admirable, mais il ne parvient pas à con-
248 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
vaincre son ami, qui consent bien à admettre les commen-
taires, mais n'en continue pas moins à grogner dans sa barbe.
Néanmoins la partie est gagnée, et Gottfried Keller reconnaît
que « dans ce petit Habacuc », il y a quelque chose de curieux
et de grand. Quant à faire de la propagande en faveur de ses
œuvres, il n'en a cure, ou plutôt il est sceptique sur le résultat.
« Il est difficile, dit-il, d'intéresser les gens à des œuvres qui
ne rentrent pas dans les cadres convenus. »
Tel est le verdict de Keller sur les premières œuvres de
Spitteler. A cela, on peut ajouter que si l'écrivain zuricois
avait vécu assez pour voir l'apparition du Printemps olympien,
il fût devenu un chaud admirateur du poète,
— J'ai la chance rare, dans une chronique, de pouvoir
parler, après Gotthelf, Gottfried Keller et Spitteler. d'un
autre grand esprit de notre pays, Jacob Burckhardt. L'occa-
sion m'en est offerte par la publication dessais, restés inconnus,
de l'historien de la Renaissance, datant de 1843, 1846 et 1847 ^.
C'est un hasard qui amena leur découverte. Un admirateur
de Burckhardt, M. Joseph Oswald, qui avait bien connu le
savant dans un séjour qu'il fit à Bâle entre 1876 et 1887,
avait entrepris un travail sur le milieu intellectuel bâlois
pendant ce temps. Cette étude le conduisit à faire des recher-
ches dans la Gazette de Cologne, pour y trouver un article que
Burckhardt avait écrit en 1843 dans ce journal sur les poésies de
Gottfried Keller. M. Oswald ne trouva pas cet article, car la
rédaction ne l'avait point publié, mais il en trouva d'autres, non
signés, qu'au ton, au tour de phrase et aux idées, il reconnut
être de Burckhardt. Ce furent d'abord deux articles sur
la Littérature française et Fargent et la Bibliothèque royale de
Paris, qui coïncidaient avec un séjour que Burckhardt avait
fait à Paris en 1 843. Mis en goût par sa découverte, M. Oswald
poussa plus loin ses recherches, et il découvrit d'autres articles
postérieurs à cette date : Rome pendant la semaine sainte.
Tableaux de Rome et Souvenirs d'Italie, datés de 1847, et qui,
^ Unbekannte Aufsàtze Jakob Burckhardt'M aus Paris, Rom uni Mailand. Ein-
geleltet und herausgegeben Ton Josef Oswald. Basel, Benno Schwab u. G>. Ver-
leger, 1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 249
à n'en pas clouter, émanaient de Burckhardt. M. Oswald cons-
tata d'abord qu'ils coïncidaient avec un voyage fait cette année
par l'historien bâlois en Italie. Néanmoins, il était nécessaire
d'établir l'authenticité de ces essais par des pièces probantes :
M. Oswald y parvint en établissant d'après les archivés du
journal que Jacob Burckhardt avait touché alors des émolu-
ments pour différentes correspondances qu'il y avait pu-
bliées. Celles-ci, du reste, ne sont point les seules qu'écrivit
l'historien dans la Gazette de Cologne : en 1844, il envoya
trente-trois correspondances sur des sujets politiques et
littéraires. Nous les aurons sans doute bientôt. En attendant,
délectons-nous aux pages nouvelles de Burckhardt que M,
Oswald nous fait connaître : elles sont du meilleur Burckhardt,
fines et légères pour la forme et d'une riche substance. Une
fois de plus, on constate que même quand il improvisait,
ce grand esprit restait un écrivain. Ses remarques sur la vie
parisienne, sur le gouvernement de Louis-Philippe, sur les
mœurs littéraires de Paris, et sur le théâtre en particulier,
dénotent un esprit singulièrement perspicace et ouvert. En
Italie, Burckhardt se retrouve chez lui et, comme dans ses
lettres, il fait au jour le jour la chronique de ses voyages,
notant les traits de mœurs qui l'amusent et parlant plus du
peuple italien qu'il adore que des trésors d art amassés dans
les musées et les églises.
Ajoutons qu'aux essais qu'il édite, M. Oswald joint deux
études sur Burckhardt : une sur les rapports de l'historien
avec la contrée du Rhin inférieur et l'autre sur le milieu intel-
lectuel bâlois vers 1880. Une foule de souvenirs personnels
prêtent du charme à ces esquisses : on ne pourra plus écrire
sur ces années de la vie de Burckhardt sans les consulter.
— Lorsque Walther Siegfried débuta en 1890 par son
roman impressionniste Tino Moralt, on crut qu'un grand
romancier était né à la Suisse. Deux ans auparavant, Siegfried
avait quitté notre pays — il était alors âgé de trente ans —
pour se fixer en Allemagne. Il pensait alors, sans doute, qu'il
ferait rapidement une brillante carrière littéraire en ce pays.
Et, de fait, son livre, qui n'avait rien de spécifiquement suisse,
BIBL. UNIV. cvi 17
250 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
fut mieux accueilli en Allemagne que chez nous. Cependant,
Walther Siegfried n'arriva point au rang d'un grand romancier.
II écrivit des œuvres nouvelles, mais aucune ne fit oublier
la première, et lui étant inférieures, il resta l'auteur d'un seul
livre, ce qui est toujours désavantageux pour un écrivain
vivant. Aujourd'hui, Walther Siegfried a soixante-trois ans,
et malgré une production abondante, il n'est point parvenu à
conquérir la grande renommée. J'ai été même affligé en lisant
son dernier volume : Morceaux de jour et de nuit ^, essais im-
pressionnistes de la grande ville qu'est Berlin, et qui furent
des feuilletons publiés par de grands journaux. Ils ne man-
quent pas de finesse, mais la matière en est mince, et lorsqu'on
songe aux promesses de Tino Moralt. on a bien l'impression
que la carrière d'écrivain de Walther Siegfried est une carrière
manquée. Du moins son premier livre reste, et à son sujet,
on ne peut que souscrire aux paroles d'Alfred Kerr, qui
constatant qu'un critique berlinois assez en vue ne connais"
sait pas Tino Moralt, lui dit : « Dépêchez-vous de combler
cette lacune de votre culture littéraire. »
— Siegfried Lang, qui débuta il y a quelques années par
un charmant volume de vers ^ récidive cette année par un
autre volume. Jardins et murs ^ qui le classe définitivement
parmi nos meilleurs poètes. Ces poésies éveillent le souvenir
de vieux jardins enclos de murs, de ces beaux jardins que l'on
ne rencontre que dans les pays du Midi et en France et qui
recèlent des trésors de beauté. C'est dire que l'auteur aime la
couleur et les formes plastiques et je dirai même la nature
quand elle est artistement arrangée par les mains de l'homme.
Deux poèmes consacrés kVersailles et au Jardin du Luxembourg
donnent bien le sens du volume. Je ne sais si M. Siegfried
a lu Albert Samain, mais ses Jardins et murs m'ont fait son-
ger aux beaux vers du Jardin de l'Infante.
— Parmi les livres d'art qui ont paru ce printemps, il me
* Ttig und Nachtstûcke- Verlagshaus Pechstein in Munchen, 1922.
* Gtdichte. Eine erste Lèse aus den Jahren 1904-1906. Bern, bei Francke.
' Neue Gedichte : Gârten und Maaern. Basel, Rheinverlag, 1922.
CHRONIQUE SUISSE ALLEMANDE 251
plaît de signaler un joli volume illustré à la plume par Wilhelm
Klink, les Fontaines zuricoises, et le dernier fascicule de
La Maison bourgeoise en Suisse, consacré à la Maison bourgeoise
dans le canton de Zoug ^. Parmi les plus beaux ornements de
nos villes, surtout en Suisse allemande, les vieilles fontaines
qui ornent les places de nos villes doivent être citées en pre-
mière ligne. On n'en construit plus guère aujourd'hui, et
c'est dommage. M. Paul Meintel nous le fait regretter en décri-
vant les trente fontaines de Zurich qui se rencontrent presque
uniquement dans les vieux quartiers ; il en fait l'histoire et
il en détaille les beautés. Les touristes qui visiteront désormais
Zurich ne pourront se passer de ce guide.
Un autre guide indispensable aux touristes visitant la Suisse
est la Maison bowgeoise en Suisse, laquelle, en faisant l'his-
toire de la construction des villes, nous montre, en de belles
planches, leurs maisons les plus caractéristiques. On sait
que plus la ville est ancienne et plus elle est petite, plus elle
est intéressante. C'est le cas de Zoug, restée cité modeste
et que n ont point défigurée les architectes modernes avec
de grandes bâtisses ou des constructions industrielles.
— Le centenaire de Flaubert n'a pas passé inaperçu chez
nous. Outre les nombreux articles que nos principaux jour-
naux ont consacré à cet écrivain, M. Carl-Albrecht BernouUi.
de Bâle, a écrit sur lui des pages très fines et très pénétrantes ^
Le sens de la beauté de la langue du romancier est surtout mis
en relief dans ce petit écrit.
Antoine Guilland.
^ Zurcher Brannen, von Paul Meintel. Mit 41 Bildern von Wilhelm Klink. Zurich,
Grelhlein u. Co., 1922. — Dos Bûrgerhaus des Kanlons Zug. Druck und Verlag,
von Orell Fussli, Zurich, 1922.
* Gedàchtnisrede auf Gustav Flaubert. Basel, Benno Schwabe u. Co., Verleger
1922.
252 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique politique.
La Conférence de Gênes. — Choses et autres.
« L'Europe et le monde ont les yeux fixés sur vous ", écri-
vait à la grande Catherine l'un de ses flatteurs d'Occident.
C'est bien ce qui se produit aujourd'hui pour la conférence de
Gênes. Mais L spectacle en vaut-il la peine?
La cérémonie a été précédée de quelques épreuves préli-
minaires dans les grands Etats. Il s'agissait, pour ceux qui
devaient y jouer un rôle, de fixer leur attitude et d'obtenir
une approbation.
Nous n'avons aucun renseignement sur ce qui s'est passé
en Russie ; mais, comme on le sait, la part de la représentation
populaire est à tel point inexistante dans cette république
idéale qu'il suffit aux maîtres du jour de quelques formalités
hypocrites pour être d'avance couverts pour tout ce qu'il leur
plaît d'accomplir. En Allemagne, le chancelier Wirth, forte-
ment attaqué par les partis de droite, qui seraient fort embar-
rassés dt dire ce qu'ils feraient à sa place, n'a pas eu trop de
peine à persuader au Reichstag d'appuyer sa méthode fuyante
que, à part quelques groupes incorrigibles, tout le pays com-
prend. En Angleterre, M. Lloyd George, très diminué par
de nombreux éch es et d'affligeantes contradictions, a retrouvé
à la Chambre des communes sa majorité fidèle, moyennant un
discours où il n'a pas dit toutes ses intentions. En Italie,
M. Facta a provoqué les applaudissements du parlem- nt en
faisant ressortir le grand rôle que sa nation allait jouer dans
une conférence instituée sur son territoire. Enfin au Palais-
Bourbon, le ministère Poincaré, qui cherche à concilier les
intérêts de la France avec les engagements pris par un prédé-
cesseur compromettant, a obtenu le vote de confiance qui lui
était nécessaire pour poursuivre son action.
De tout ce fatras de discours, il aurait été difficile de faire
ressortir des volontés fermes et encore moins le programme
CHRONIQUE POLITIQUE 253
unique qui aurait été nécessaire si vraiment la conférence
devait accomplir un travail positif, rétablir des relations nor-
males entre les peuples, relever l'industrie et le commerce en
détresse, fortifier la confiance, assurer la paix et régénérer
l'Europe.
La conférence de Gênes s'est ouverte dans le cérémonial
prévu. Les discours ont été généralement admirés. Tout au
plus si quelques auditeurs, particulièrement avertis, se sont
étonnés d'entendre MM. Facta et Lloyd George affirmer
qu'il n'y avait plus, à l'heure présente, ni vainqueurs, ni vaincus,
rien que des gens décidés à reconstruire l'Europe. Cette asser-
tion, qui n'était pas conforme à la vérité, était de plus émi-
nemment dangereuse. L'incartade de M. Tchitcherine, qui
a prétendu introduire le sujet prohibé du désarmement,
na été réprimée qu'avec une mansuétude toute paternelle.
Mais la délégation bolchéviste avait été accueillie avec tant
d'honneurs qu'il aurait été difficile, dès le début, de se mon-
trer sévère à son égard. Puis on a désigné les membres des
commissions qui, comme c'est le cas dans toutes ces vastes
réunions, devaient accomplir toute la besogne.
Elles sont, si nous avons su bien lire les communiqués, au
nombre de quatre. Mais, comme elles se sont immédiatement
divisées en sous-commissions, cela crée une complexité assez
grande dans laquelle celui qui ne jette sur les journaux qu'un
coup d'oeil rapide ne se retrouve- pas. De ces commissions,
la première, qui est la plus importante, s'occupe de rétablir
entre les peuples des rapports plus normaux et de fortifier
la confiance ; sa principale tâche est de régler les conditions
dans lesquelles la Russie peut rentrer dans le ménage euro-
péen. Les autres commisisons ont des programmes avant tout
techniques : elles s'occupent des finances, du commerce,
des transports et d'autres choses encore.
Cette organisation réglée, le travail aurait dû commencer
régulièrement, comme cela se fit à Paris ou à Washington.
Mais il aurait fallu mieux préparer les choses.... Le mémoran-
dum de Cannes du 6 janvier avait fixé les conditions auxquelles
devaient se soumettre les Etats qui prétendraient se faire repré-
254 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
senter à Gênes, et la première était de reconnaître leurs dettes.
Comme la république des Soviets s'était gardée de donner
aucune réponse et qu'il pouvait y avoir quelque péril à en
réclamer une, M. Lloyd George s'était hâté de déclarer que
le fait qu'elle acceptait l'invitation prouvait suffisamment
qu'elle se prêtait à toutes les exigences fixées.
Il n en était pas ainsi : on put dès le début s'en rendre compte.
Mais alors, au lieu de poser aux représentants des Soviets
une question précise, dans une séance régulière de commis-
sion, M. Lloyd George préféra les entraîner chez lui et engager
avec eux des conversations privées auxquelles prenaient part
les seuls délégués des puissances invitantes. L'inv ntion était
malencontreuse : obligés de faire un^ déclaration précise, les
bolchévistes se seraient gardés de rompre, car ils comptent sur
la conférence de Gênes pour leur assurer une reconnaissance
officielle et divers autres avantages ; conviés à un entretien
particulier, ils ont déployé toutes leurs ressources d'intrigue
et d intimidation, pour le plus grand embarras de leurs inter-
locuteurs désunis et mal préparés.
Les représentants des Soviets n'ont pas refusé de reconnaître
les dettes d'avant-guerre ; mais ils ont demandé que les Alliés
admissent l'obligation de réparer les dommages causés par
les entreprises contre-révolutionnaires qu'ils ont soutenues.
Ces dévastations, ajoutées à divers autres préjudices subis
par le gouvernement de Moscou, se chiffrent, paraît-il, par
une somme de 50 milliards de roubles-or ; ce qui fait que
les puissances occidentales sont, non plus créancières, mais
débitrices de la Russie.... Là-dessus, grand scandale : les délé-
gués de l'Entente ont sommé la députation bolchéviste de
leur présenter d'autres propositions ; mais ils ne lui ont pas
fixé de délai. Ce qui fait que, pendant plusieurs jours, la
conférence est restée désorientée et impuissante, attendant
la décision de M. Lénine, qu'on s'était plu à faire l'arbitre
de la situation.
Comme pour augmenter le désarroi, a éclaté la nouvelle du
traité russo-allemand Qu'est-ce au juste que ce traité? Il est
en désaccord évident avec l'esprit de la conférence, puisqu'il
CHRONIQUE POLITIQUE 255
règle bilatéralement diverses questions, alors qu'à Gênes
on projette une réconciliation universelle ; il contredit un des
articles au moins du traité de Versailles et complique l'action
de l'Entente vis-à-vis de la Russie. Faut-il y voir plus? La
convention signée à Rapallo se double peut-être de clauses
secrètes ; d'aucuns prétendent qu'elle ne forme que la partie
la moins compromettante d'un accord plus vaste qui impli-
querait une association politique et militaire. Nous ne savons....
Mais, sans se livrer à des conjectures prématurées, il apparaît
à chacun que l'intempestif traité indique que ceux qui l'ont
conclu prétendent reprendre leur pleine liberté diplomatique
en dépit des gêneurs qui invoquent des engagements anciens
ou récents ; il implique aussi, chez les gouvernements qui
l'ont signé, une solidarité qui s'affirmera un jour ou l'autre
et risque fort de compromettre les bases du nouvel état poli-
tique de l'Europe.
Les Alliés n'auraient pas dû être surpris. Les négociations
engagées à Berlin n'avaient pas échappé à quelques-uns de
leurs agents ; et, si tant est que les chefs de ministères n avaient
rien su, le rapprochement germano-russe était si bien dans
l'air que chacun aurait dû en attendre la divulgation. Pour-
tant, le fait de choisir la réunion de Gênes pour publier cet
accord constituait une bravade. C'était l'acte de gens qui cher-
chaient à propager le désordre, qui voulaient voir jusqu'où
irait leur force.
En face de ce geste, l'attitude des représentants de l'Entente
était tout indiquée : ils devaient signifier aux Russes et aux
Allemands que leur accord à deux montrait qu'ils ne se confor-
maient pas aux obligations de la conférence de Gênes et que,
s'ils ne l'abandonnaient pas, ils n'avaient plus rien à y faire.
Ainsi, toute équivoque aurait été dissipée ; Allemands et Russes
auraient compris qu'ils se trouvaient en face d'une volonté
ferme. Comme ils ont tout avantage à ne pas mettre l'Europe
contre eux, ils auraient cédé dans le moment présent et se
seraient inspirés d'une plus saine prudence pour l'avenir.
M. Poincaré a voulu aller plus loin. Il a proposé aux gouver-
nements alliés de notifier à Berlin que l'Entente considérait
256 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
le récent accord de Rapallo comme nul et non avenu et qu'elle
s'en remettait, pour juger le cas, à la conférence des ambassa-
deurs, qui doit connaître de toutes les questions relatives à
l'observance des traités. Quel est le résultat de cette démarche?
Nous ne le savons pas encore.
Mais les grands hommes réunis à Gênes ont jugé des choses
autrement. Au cours d'une réunion des délégués de la grande
et de la petite Entente, M. Schanzer a plaidé la cause des
contractants germano-russes ; M. Lloyd George, après avoir
manifesté une bruyante indignation, est revenu, avec une
docilité avertie, à des sentiments plus doux. Le résultat a été
une note à l'Allemagne qui lui enjoignait, si elle ne renonçait
pas à son traité, de ne plus prendre part aux séances de la
commission qui s'occupe des affaires de Russie. Après quoi,
de nombreux conciliabules ont eu lieu ; des paroles vives ont
encore été prononcées ; les dépêches ont annoncé que la dépu-
tation du Reich, consciente de la faute qu'ellf avait commise,
ne songeait qu'à effacer l'acte malencontreux. Mais tout cela
n'était que de la façade : les représentants alliés avaient donné
leur mesure, les délinquants savaient qu'ils n'avaient pas
grand'chose à risquer.
Les deux réponses, celle de l'Allemagne qui marquait ses
impressions en présence de la note dt l'Entente, celle de la
Russie qui indiquait ses intentions en face des réclamations
des puissances, ont été rendues publiques le même jour. La
délégation du Reich argue de la pureté de ses désirs en con-
cluant un accord qui n'avait rien de clandestin et qui était
nécessaire pour sauvegarder les intérêts du pays ; elle comprend
mal l'émoi qu'il a provoqué et se déclare prête à se désinté-
resser de la part des affaires russes qui a été réglée par le récent
traité. Celle des Soviets ne refuse pas la reconnaissance de
l'ancienne dette, mais continue à demander, sans articuler
aucun chiffre cette fois, que les puissances coupables d avoir
soutenu Koltchak et Dcnîkine admettent le droit du gouver-
nement de Moscou à des réparations ; die indique comme la
condition préalable de tout accord, la reconnaissance officielle
du régime des soviets et un octroi de crédits.
CHRONIQUE POLITIQUE 257
Ces réponses n'ont provoqué, chez les représentants alliés,
qu un enthousiasme médiocre. Il a été décidé d'envoyer une
nouvelle note à la délégation allemande pour la rendre atten-
tive à diverses inexactitudes ou incorrections que contient sa
missive. Quant aux contre-propositions russes, elles ne peuvent
manquer de faire l'objet de débats prolongés qui complique-
ront la marche de la conférence, si tant est qu'ils ne l'arrêtent
pas tout à fait ; et cela sur une question qui aurait dû être résolue
d'avance.
Le malheur est que deux tendances opposées se marquent
dans cette conférence de Gênes et qu«j, en dépit des communi-
qués optimistes que prodiguent les agences télégraphiques,
elles paraissent diverger de plus en plus.
M. Lloyd George et les ministres italiens, l'un pour des
raisons électorales ou sentimentales, les autres pour complaire
à un parlement où dominent les tendances de gauche, tiennent
par dessus tout à faire aboutir la conférence qu'ils considèrent
comme leur création. Comme les grandes difficultés viennent
de la Russie des Soviets, ils multiplient les attentions à ses
délégués et font rejaillir sur les Allemands une part de leur
faveur. Au cours de la crise qui n'est pas encore terminée,
ils ont eu de nombreux entretiens avec MM. Tchitcherine,
Wirth et Rathenau ; ils les ont entourés de leurs conseils et
se sont efforcés de leur arracher ^ des concessions qui leur
permissent de les soutenir dans les conférences des Alliés.
Cette attitude est-elle habile? On peut en douter ; car bolché-
vistes et Germains, qui savent fort bien qu'on ne les lâchera
pas, abusent de la bienveillance de leurs protecteurs ; ils pour-
suivent leur partie à deux, prompts à réaliser tous les avantages
que la situation comporte, indifférents d'ailleurs aux intérêts
généraux dont tous les membres de l'imposante assemblée
devraient s'inspirer.
La délégation française voudrait réagir ; mais elle se trouve
dans une position difficile. Elle s'attache désespérément au
programme rédigé à Cannes ; mais nombre de gens goûtent
peu son attitude et l'accusent de ne songer qu'à faire échouer
l'entreprise. A-t-elle au moins des alliés? On dit qu'à la suite
258 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de l'incartade germano-russe, bien des sympathies sont reve-
nues à la France. C'est possible : il semble au moms que ses
intérêts concordent presque partout avec ceux de la petite En-
tente. Mais dans une réunion semblable, où tous les délégués,
quels qu'ils soient, tiennent à obtenir des résultats qui justifient
leur présence, la faveur va à ceux qui croient et non à ceux qui
doutent. Par la force des choses, MM. Lloyd George, Facta
et C'^ jouissent d'une autorité à laquelle ne peuvent prétendre
M. Barthou et ses collègues.
Cependant les bolchévistes sont les favoris du jour. Ils sont
entourés d'une considération particulière. Ils disent ce qui
leur plaît, déconcertent leurs interlocuteurs par une multitude
de petits tours qu'on s'obstine à excuser avec une bienveillance
inlassable, prennent une idée croissante de leur force en raison
de la faiblesse des autres, poursuivent bravement leur propa-
gande, sèment consciencieusement la discorde ; avec cela, il
mènent bonne et grasse vie, tandis que, dans l'immense pays
que leurs méfaits ont rendu stérile, un peuple infortuné meurt
de faim.
— En dehors de la conférence de Gênes, il n'y a que peu
de chose à dire.
L'échange de notes entre le gouvernement allemand et la
commission des réparations, l'un refusant sans relâche ce que
l'autre réclame, a excité quelque attention ; mais ce débat est
momentanément étouffé par des événements de plus grande
importance. La conférence des ministres des affaires étrangères
des trois puissances occidentales réunie à Pans a fait un louable
effort pour pacifier le proche Orient : elle a proposé un armis-
tice immédiat et esquissé un projet de traité s'inspirant moins
de l'acte de Sèvres que de la situation des belligérants. Cette
tentative a été, comme il fallait s'y attendre, assez mal accueillie
par les intéressés. La plus forte résistance est venue du gou-
vernement d'Angora qui a demandé qu'à la suspension d'armes
correspondît immédiatement l'évacuation de l'Asie Mineure.
Les puissances ne peuvent admettre cette prétention : elles
réclament qu'avec le retrait des troupes grecques, la Turquie
s'engage à accepter les grandes lignes de l'accord. Et la réponse
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 259
se fait attendre.... En Irlande, l'œuvre de paix de M. Lloyd
George paraît fort compromise. Non seulement la ville de
Belfast continue d'être le théâtre d'un combat acharné, mais,
dans la partie Indépendante de l'île, la lutte s'est ouverte
entre les partisans du traité et ceux qui ne veulent pas en enten-
dre parler. MM. Giiffith et Colllns sont chaque jour menacés
par les sectaires que groupe M. de Valera. Des événements
graves risquent de se produire. Décidément, ces gens sont
Incorrigibles.
Et dans la grande préoccupation du monde, la mort de celui
qui fut Charles I^'', empereur d'Autriche, et Charles IV, roi
apostolique de Hongrie, a passé presque Inaperçue, Il n'a eu
que de brèves oraisons funèbres : ses maladresses l'avalent
discrédité ; on l'oubliait dans son exil de Madère. Il a pourtant
eu de bonnes intentions : alors que sévissait l'affreuse guerre,
il a fait un effort pour rétablir la paix ; et, s'il n'a pas réussi,
c'est que sa faible volonté ne pouvait rien dans l'effroyable
chaos où se débattait le monde
Lausanne, 24 avril.
Ed. Rossier.
Chronique scientifique.
L'immunisation contre les maladies par voie digestive. — L'action préventive et
curative du 190 contre l'avarie. — Pour l'utilisation intégrale des chutes d'eau.:
constitution de réserves par pompage d'eau aux heures de moindre consomma-
tion.— Projet de trottoir roulant souterrain à Paris. — Utilisation des sources
thermales pour le forçage des fruits et légumes. — Pourquoi la malaria a dis-
paru du Danemark. — Le camphrier de l'avenir. — L'utilité forestière de
l'ajonc et du genêt. — Les cirrus et la prévision du temps. Les systèmes nua-
geux. — Un nouveau minéral radio-actif. — Publications nouvelles.
De façon générale, l'immunisation expérimentale des ani-
maux contre les infections se fait au moyen d'injections sous
la peau ou dans les veines. Mais on a constaté qu'en divers
cas l'Immunisation peut être obtenue par la vole digestive.
260 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
assurément plus commode et rapide, et comportant moins
de risques. La méthode est-elle applicable à l'homme ?
C'est une question que se sont posée MM. Ch. NicoUe et
E. Conseil. Et ils ont fait des expériences sur deux maladies,
la fièvre méditerranéenne et la dysenterie bacillaire. Les
résultats ont été satisfaisants.
Dans le cas de la première maladie, le vaccin a consisté en
un mélange de cultures du microbe spécifique, stérilisées
par chauffage d'une heure à 72*^ ou 75° C. Trois volontaires
ont avalé des doses de vaccin (doses de 1 milliard de microbes
les l®^ 2"^®, 3*"® et 5™® jours), puis on leur a inoculé des
bacilles vivants : aucun trouble ne s'est manifesté.
En ce qui concerne la seconde, l'immunisation par inges-
tion est particulièrement désirable, car l'injection sous-cutanée
est suivie le plus souvent d'un œdème étendu, dur et doulou-
reux, et l'injection intra-veineuse est suivie de réactions pou-
vant rendre dangereux son emploi. L'expérience a fait voir
que la vaccination digestive par 100 milliards de microbes
stérilisés met les sujets à l'abri de toute infection par des cultures
virulentes (10 milliards de bacilles de Shiga). Par conséquent
il est établi qu'on peut vacciner préventivement l'homme par
voie digestive contre la fièvre méditerranéenne et contre la
dysenterie bacillaire. En fait, l'emploi d'un vaccin digestif
constitue la seule méthode applicable dans le dernier cas.
L'immunisation par voie digestive peut-elle être employée
contre d'autres maladies, comme la typhoïde ou le choléra?
C'est bien possible, et même probable. Des expériences feront
voir s'il en est bien ainsi.
— Toujours dans le donuiine de la prévention, il convient
de signaler tout particulièrement une récente note à l'Aca-
démie des sciences de MM, Levaditi et N. Martin, sur l'action
préventive et curative du dérivé acétylé de l'acide oxyamino-
phénylarsénique sur l'avarie. On ne saura et on ne dira jamais
trop le rôle capital que joue l'avarie dans la pathologie, de
combien de maux elle est cause, de combien de douleurs, de
détresses, de misères, de souffrances morales, physiques,
sociales, individuelles, elle est l'origine ; quelle plaie elle est
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 261
pour la race, la société et la nation. Supprimer l'avarie, ce
serait supprimer la moitié de la pathologie.
Les auteurs ont recherché dans quelle mesure la substance
indiquée, qui est spirillicide chez l'animal en injection sous-
cutanée, l'est aussi par ingestion digestive. Ici encore, les
résultats sont très encourageants. Le 190 (cette désignation
est plus commode que celle qui a été citée plus haut), admi-
nistré par voie digestive au lapin atteint de lésions riches
en tréponèmes, fait disparaître ces derniers en deux jours,
et les lésions guérissent vite. Même chose chez le macaque :
la disparition des tréponèmes et la guérison des lésions se
fait rapidement, en trois ou quatre jours. Il est rare qu'un mé-
dicament agisse aussi promptement et de façon aussi nette
contre la maladie dont il s agit.
Et chez l'homme, le 190 agit-il? L'expérience a été faite
avec des résultats tout aussi satisfaisants. Ce n est pas tout.
Un sujet sain s'est offert à une expérience précieuse. Il s'est
fait inoculer du virus aux deux bras par scarification. Puis
en deux doses, 2 h. 30 et 10 h. après, il absorbe 4 grammes
de 190, par la bouche. Un macaque inoculé en même temps
que lui, avec le même virus, mais à qui l'on ne donne pas
de 190, présente les lésions caractéristiques au 10*"® jour.
Pour le courageux expérimentateur, au 47"^® jour rien ne s'était
manifesté, et la réaction Bordet-Gengou restait négative. Le
190 prévient l'avarie, administré par voie digestive ; il provoque
la cicatrisation rapide des lésions de celle-ci chez les sujets
infectés, homme aussi bien qu'animal. Une seule réserve s im-
pose. Il ne faut pas absorber de trop grandes quantités de
190 : des effets toxiques seraient à craindre. Par conséquent,
la vertu du 1 90 ne saurait devenir un encouragement à l'abus :
on ne peut pas se dire qu'il suffit d'avaler une gorgée pour
être tranquille. En fait, entre une gorgée et une autre, il faut
absolument mettre un intervalle appréciable pour éviter les
effets toxiques.
— En même temps que l'on s'applique à multiplier les
utilisations de l'énergie hydraulique, il apparaît de plus en
plus urgent, pour tirer le parti le plus complet des installa-
262 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tions, de trouver un moyen d'utiliser celles-ci aux heures de
la journée — de la nuit surtout — où la consommation est
la moindre. Toute usine hydraulique a ses à-coups : elle a
ses pointes, c est-à-dire ses périodes où la consommation est
accrue, et ses périodes, par contre, où personne ne lui demande
rien pour ainsi dire, où elle pourrait aussi bien cesser de
fonctionner. E^t-il possible, aux périodes mortes, de mettre
de côté de l'énergie pour répondre à l'excédent de demande
lors des pointes? Il serait très désirable de supprimer par là
la nécessité où sont souvent les installations de posséder des
machines de secours pour répondre aux exigences des pointes.
En certains cas, on a résolu le problème de façon très simple,
surtout dans les usines hydrauliques où, en fait, il ne coûte
guère plus cher de laisser marcher les turbines et dynamos
tout le temps que de les arrêter aux heures de consommation
nulle. L'énergie de la chute est employée à pomper de l'eau
et à la refouler dans un réservoir élevé. De la sorte, on met
de l'énergie de côté, ou plutôt une possibilité d'obtention
d énergie. Aux heures de pointe, on utilise la chute ainsi créée
de façon expérimentale, à venir en aide à l'installation princi-
pale, qui menace d'être débordée. Bien entendu, plus le réser-
voir auxiliaire est haut placé, plus il rend d'énergie. Evidem-
ment, on perd de I énergie à cet emmagasinement : il serait
plus avantageux d'utiliser l'installation principale tout le
temps, mais on ne peut pas obliger les gens à demander de
la force, de la lumière ou de la chaleur quand ils n'en ont pas
l'emploi. Il y a donc une certaine perte par rapport à ce que
serait le rendement de l'installation qui serait utilisable toutes
les vingt-quatre heures de la journée, mais il y a encore éco-
nomie à faire cette perte, qui en épargne une plus considé-
rable.
En fait, partout où il y a utilisation de forces naturelles,
sans qu il y ait consommation au fur et à mesure de l'énergie
produite, un des moyens les plus simples de mettre de côté
1 énergie non utilisée consiste à l'employer comme il vient
d'être dit, à élever de l'eau dont on utilisera la chute au mo-
Qient voulu. L'élévation d'eau peut servir de régulateur, de
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 263
volant, de moyen de transformation aussi d un débit discon-
tinu en débit continu.
La méthode est très rationnelle, et il existe une installation
établie sur ce principe, celle de l'usine de Chevenoz, sur la
Dranse d'Abondance, en Haute-Savoie.
Une chute de 50 m. de hauteur permet d'y réaliser une
puissance moyenne de 780 kilowatts. En 1909, on a ajouté
une station de pompage à l'usine : celle-ci élève l'eau à 8400
de hauteur dans un réservoir artificiel de 10 000 mètres
cubes. En utilisant cette chute aux heures de pointe, on
accroît de 27 % la puissance de l'installation. Voilà qui est
excellent. L'exemple de cette intelligente solution avait été
donné dès 1883 en Suisse où, à Zurich, une chute artificielle
de 1 57 mètres fut créée. En 1 899, on opéra de même à Gerla-
fingen et à Clus ; en 1904, l'usine électrique d'Olten-Aarbourg
créa une chute de 315 mètres, et Schaffhouse suivit l'exemple
en 1909. La méthode a reçu d'intéressants développements
en Italie. C'est ainsi que la société Alta Italiana, de Turin,
utilise à Funghera, dans la vallée de la Stura, deux bassins
artificiels de 500 000 mètres cubes, permettant une chute
artificielle de 150 mètres qui double, aux heures de pointe,
la puissance de l'usine génératrice. En 1913, la même société
a mis en activité à Viverone (Novara) une autre mstallation
qui, elle, utilise un lac naturel dans lequel elle refoule de
l'eau par pompage. La chute ainsi obtenue est de 140 mètres.
Grâce à ces deux installations de pompage, la société a pu
supprimer son usine à vapeur de secours de Turin.
Une installation importante est en élaboration en. France,
à l'usine de Belleville, en Savoie (aciéries électriques Paul
Girod). Là, il se crée une chute de 500 mètres de hauteur,
et comme réservoir on utilise un lac naturel, celui de la Girotte,
où deux pompes de 5000 chevaux chacune déverseront les
eaux puisées dans le canal de fuite de l'usine de Belleville.
Enfin, on parle d'une installation considérable se rattachant
à l'aménagement du Rhin entre Bâlc et Strasbourg. Là encore,
on utiliserait comme réservoir pour les eaux de pompage
deux lacs naturels, le lac Noir et le lac Blanc. Mais dans ce cas.
264 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
le pompage ne serait pas opéré par des moteurs se trouvant
sur place. Les machines de pompage et de production d'éner-
gie constitueraient une centrale indépendante alimentée en
énergie électrique par des usines établies sur les bords du
Rhin, qui l'expédieraient par une ligne de transport traver-
sant toute la plaine d'Alsace.
— Le trottoir roulant qui fonctionna à titre de curiosité
intéressante à l'Ejcposition de 1900 à Paris va-t-il entrer dans
la pratique ? On en parle. Et la ville de Paris a ouvert un
concours pour l'établissement d'un système mécanique à
débit continu affecté au transport en commun, souterrain.
Il s'agit donc d'un trottoir roulant souterrain auquel on accède,
naturellement, comme dans le modèle primitif, au moyen
d'une ou deux plateformes, mobiles aussi, mais moins rapides,
pour ménager la transition de l'immobilité à la marche maxima.
Ce que demande la ville de Paris, ce sont des projets, des
idées de mécanisme, aussi des idées sur l'exploitation, les
stations, ascenseurs, escaliers, accès à la voie publique et au
métropolitain. Les inventeurs désireux de connaître les condi-
tions du concours (qui sera clos le 20 septembre prochain)
devront s'adresser pour inscription et renseignements d'ordre
administratif, à la Direction des Travaux de Paris, 99, quai
de la Râpée ; pour les renseignements d'ordre technique,
au Service technique du Métropolitain, 48, rue de Rivoli.
Un agrément préalable sera nécessaire en ce qui concerne les
étrangers.
Le système mécanique devra être conçu de telle façon
que la plateforme la plus rapide fasse 15 kilomètres à l'heure
en charge normale. Et le passage du quai fixe à la plateforme
en question devra se faire de la façon la plus commode, et
avec le moindre risque pour le voyageur.
Comme les travaux en souterrain coûtent fort cher, on
demande que l'espace occupé par le mécanisme soit aussi
restreint que possible. Si un projet paraît satisfaisant, la Ville,
qui récompensera les solutions les meilleures, se réserve le
droit de l'acheter moyennant 500 000 francs, si une entente
amiable ne peut s'établir.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 265
— On a souvent parlé de l'utilisation industrielle de la
chaleur centrale, et à diverses reprises, ici même, ont été
signalées des méthodes variées, dont quelques-unes donnent
des résultats intéressants. Mais ce qui s'est fait jusqu'ici
est peu de chose auprès de ce qui pourrait encore se faire.
Toutefois, il faut bien le dire, la plupart des industries ne
se logent guère au voisinage des volcans et des sources ther-
males qui survivent à une activité volcanique fatiguée et qui
a pris sa retraite. Quand même, en diverses régions, il reste
des sources thermales dont la chaleur pourrait être utilisée.
A quoi? Evidemment à bien des choses. Mais les sources
de température moyenne ne se prêtent pas à des utilisations
très nombreuses. Pourtant, le directeur de l'Ecole d'horti-
culture, M. Nanrot, a indiqué une utilisation intéressante,,
pour le forçage des fruits et légumes. Le charbon coûte cher ;
la chaleur des sources pourrait le remplacer, comme M. Nanrot
l'a indiqué dans un rapport au congrès de l'Eau. L'expé-
rience a été tentée en 1897, à l'hôpital militaire d'Amélie-les-
Bains oii, avec un matériel de fortune, on a obtenu durant
l hiver, dans des bâches chauffées à l'eau thermale, des fleurs
et légumes. Elle pourrait être répétée un peu partout. Malheu-
reusement, de façon générale, le terrain avoisinant les sources
thermales coûte fort cher : il est réputé terrain à bâtir, et à
bâtir des hôtels et des villas devant donner un gros bénéfice :
il coûterait trop cher pour être utilement employé à fournir
des fleurs, même magnifiques, et des fruits, même de luxe.
Quoi qu'il en soit, il existe quelques installations, outre
celle d'Amélie-les-Bains.
Il y en a eu une à La Lechère (Savoie), datant de 1912,
époque où la créa M. Chasset. Mais l'entreprise n'a pas été
poursuivie : la guerre l'a ruinée. Les résultats étaient assez
satisfaisants, surtout en ce qui concerne le haricot de pri-
meur, et l'endive. Mais il faut considérer que dans les vallées
la lumière solaire n'est pas très abondante. A Thuès-les-Bains
(Pyr. Orient.), on avait songé à utiliser une source thermale,
mais le terrain était restreint, le soleil rare aussi. A Aix-les-
Thermes (Ariège), un établissement était en création en 1917,
BIBL. UNIV. cvi 18
266 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sur un terrain bien exposé. Mais la grêle vint, qui brisa tous
les carreaux : pourtant des essais sur petite échelle ont donné
de bons résultats. La station de Dax (Landes) est une des
mieux situées. L'eau est très abondante (plus de 2 millions de
litres en 24 heures, à 64° C). Mais il faut élever 1 eau pour
qu'elle soit utilisable. Deux établissements pratiquent le
forçage des légumes, dont partie va à Paris. On pourrait encore
utiliser les eaux de Néris, dans l'Allier, d'Evaux (Creuse),
de la Bourboule, de Chaudesaigues, de Royat, de Vichy encore.
En somme, il y aurait quelque chose à faire. Mais pas grand-
chose de fait. Les difficultés sont souvent grandes : il faut
du terrain (pas cher), il faut une bonne exposition. D'autre
part, durant la saison d'hiver, beaucoup de chaleur est perdue
dont on pourrait tirer parti, entre les saisons thermales.
C'est dommage. Il est très dommage encore que tant de cha-
leur des établissements industriels, des hauts fourneaux, etc.,
soit perdue. Ne pourrait-on pas capter partie de la chaleur
s'échappant des cheminées d'usines, et d'ailleurs aussi, pour
chauffer de l'eau qui donnerait à des serres voisines la tem-
pérature voulue? Il est vrai qu'en bien des cas, la production
de chaleur est suspendue pendant la nuit : un chauffage de
secours serait nécessaire, et coûter; peut-être trop cher
pour le résultat à espérer ; à moins de pouvoir, durant la pé-
riode d'activité, faire des provisions de chaleur permettant
d'entretenir la température durant la période de repos.
Il y a des gaspillages qu'on pourrait éviter, que peut-être on
évitera un jour, et à coup sûr le gaspillage de la chaleur, indus-
trielle et domestique, est extrêmement important. Mais on
se rend compte que bien souvent les travaux à entreprendre
pour la récupération seraient trop onéreux. Et ainsi l'entropie
augmente, l'accumulation d'énergie dégradée, inutilisable
industriellement.
— Il a paru dans Nature du 9 mars une très intéressante
analyse d'un travail du D'" Wesenberg-Lund sur la biologie
des moustiques au Danemark et sur les raisons qui font que,
malgré la présence des anophèles, la malaria n'existe plus
dans ce pays. C!es raisons sont bien simples. D'une part, le
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 267
climat n'est pas tel qu'un anophèle puisse y prendre très
grand plaisir à vivre dehors. De l'autre, par suite des progrès
de l'agriculture et de l'élevage, les animaux domestiques
sont de moins en moins abandonnés en plein air, et de plus
en plus ils vivent à l'abri, dans les étables, écuries, porcheries,
clapiers, etc. Il faut encore considérer un fait : c'est que l'ano-
phèle ne tient pas spécialement au sang humain. Il apprécie
au moins autant, si ce n'est davantage, le sang des animaux.
Dès lors, il est arrivé ceci, au Danemark, que les anophèles
ont vu mettre à leur disposition un nombre d'auberges crois-
sant, où ils trouvaient table abondante, atmosphère tiède et
confortable, tranquillité aussi, car dans les étables et écuries,
les ménagères ne s'occupent pas autrement des insectes
pouvant se réfugier dans les coins. Ils s'y sont plu, ils y sont
restés, y ayant tout ce dont ils ont besoin; ils ont laissé de côté
les demeures de l'homme et l'homme lui-même, se nourris-
sant du sang des animaux généreusement mis à leur disposi-
tion.
De ce changement d'habitudes, on ne peut douter. Au
Danemark, surtout depuis que la stabulation a pris plus d'ex-
tension, parce qu'avantageuse, on ne trouve plus d'anophèles
dans les demeures des hommes. Par contre, ils sont en quantité
dans les étables, écuries, porcheries, clapiers. Ils s'y trouvent
en quantité souvent incroyable, accrochés aux parois, pendus,
lourds, gorgés de sang, heureux et prospères. Ce n'est que
très exceptionnellement qu'ils piquent l'homme : les animaux
leur fournissent tout le sang nécessaire. Dans ces conditions,
la malaria a peu à peu disparu. Et pourtant les inoculateurs
sont là, et le parasite aussi, dans le sang des animaux, que
d'ailleurs il n'incommode pas. Mais ils ne s'attaquent pas à
I homme. Le Danemark fait voir combien est juste l'idée du
distingué naturaliste, M. E. Roubaud, signalée ici en août
dernier, à propos d'une note de MM. Legendre et Oliveau
sur la protection contre la malaria par le lapin. Le travail
de M. Roubaud a paru dans la Revue générale des Sciences
du 30 mai 1920. La méthode trophique — car tel est le nom
donné par M. Roubaud à la méthode consistant non à chercher
268 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Texter mi nation, peut-être impossible, des anophèles, mais
à leur jeter les animaux en pâture — est évidemment d'appli-
cation plus aisée en pays froids, où les anophèles ne recherchent
pas le grand air. En pays chauds, l'anophèle vit plus volontiers
dehors, la population humaine aussi, et alors la malaria sub-
siste. C'est le cas autour du bassin méditerranéen. En somme,
la disparition de la malaria au Danemark tient à un changement
dans les habitudes des anophèles, changement favorisé par
le climat et par le développement de l'élevage, et ayant eu
pour conséquence de faire vivre ces insectes en intimité avec
les animaux domestiques. La dernière épidémie de malaria
au Danemark date de 1831. Quant à la transformation de
l'élevage, elle a commencé il y a un siècle environ. A noter
en passant que si les dimensions attribuées à l'anophèle autre-
fois en Danemark sont exactes, cet animal aurait profité de
la transformation d'habitudes : ses dimensions se sont accrues.
— Le camphrier de l'avenir, d'après une note de La Nature
(l^*" avril), c'est VAbies sibirica, le sapin sibérien, des aiguilles
duquel, par distillation, on obtient une essence, une huile
éthérée dont l'Allemagne tirait parti. Cette essence contient
de 35 à 50 % d'acétate de bornyl, du camphène, du pinène
etc. C'est cet acétate qui fait concurrence au pinène de
l'essence de térébenthine comme matière de départ pour la
fabrication du camphre synthétique. Le nouveau camphre
pourrait être fabriqué à un prix inférieur à celui du camphre
naturel du Japon. De l'essence, on extrait l'acétate de bornyl ;
celui-ci donne du bornéol qui, par oxydation, devient du
camphre.
— Le genêt a été, en Belgique, reconnu exercer une action
très favorable sur les boisements d'épicéa. Comment agirait-il?
Une observation faite en Dordogne, rapportée par M. Pierre
Buffault, confirme en tout cas le fait. Il y a vingt ans, une lande
fut plantée en épicéas et charmes, puis ensemencée en ajonc.
Une moitié de la lande fut régulièrement fauchée (la couver-
ture vivante étant utilisée comme litière), et dans l'autre
moitié, la végétation fut laissée libre. Au bout de 8 ans, les
épicéas et charmes de la partie non fauchée étaient très supé-
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 269
rieurs à ceux de la partie fauchée. En 1913, les tiges avaient
5 et 7 mètres de hauteur sur la partie non fauchée ; sur l'autre,
de 40 centimètres à 3 mètres. Les charmes et épicéas prospé-
raient dans le fourré d'ajoncs ; ils végétaient misérablement
sur le sol chaque année rasé. A quoi tiendrait l'influence du
genêt et de l'ajonc? Il semble bien y avoir une action physique
sur le sol, comme couverture, mais il doit aussi y avoir une
action des bactéries fixatrices d'azote sur les nodosités des
racines de l'ajonc, du genêt et des papillonacées en général.
— MM. Schereschewsky et Wehrlé ont publié à l'Aca-
démie des Sciences une note intéressante sur la signification
des cirrus dans la prévision du temps.
Le point de départ de ce travail est l'observation, faite par
Howard et d'autres, que les formes nuageuses, dans le passage
du beau temps à la pluie ne se succèdent pas dans un ordre
arbitraire. Les cirrus sont les têtes de série, les premiers élé-
ments des passages nuageux. Ils sont presque partout et
toujours considérés comme annonciateurs de mauvais temps.
C'est peut-être exagéré, semble-t-il. Pour prévoir le temps
par les nuages, d'après les auteurs, il faut envisager le concept
synoptique du système nuageux. Un système nuageux, c'est
un groupement des masses nuageuses dans l'atmosphère,
groupement de vastes superficies mobiles généralement, cons-
tituant des individualités qui naissent, vivent un certain temps,
se déplacent, évoluent, et enfin meurent.
Un système nuageux se divise en trois secteurs principaux.
Figurons-le par un gigantesque têtard à queue presque résor-
bée. Le têtard nuageux est constitué de la façon suivante.
En avant, correspondant à la face, nous avons un front consti-
tué par une bande de ciel très nuageux à nuages élevés ;
à droite et à gauche, correspondant à la chambre branchiale,
les marges, s'étendant plus ou moins en large, formées par
du ciel nuageux à nuages élevés, ou moyens. En arrière du
front et entre les marges, nous avons le corps (arrière de la
tête), masse centrale de nuages bas d'où tombe de la pluie ;
enfin, à l'arrière, queue, nous avons la traîne, où l'aspect du
ciel est varié, avec averses et ciels couverts voisinant avec des
270 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
éclalrcies. Le têtard nuageux marche tête en avant. Tout
cirrus fait partie d'un système nuageux : on le rencontre
partout sur les bords du système, mais jamais dans le corps.
Sa signification dépend de la situation qu'il occupe dans le
système. Supposons un observateur placé de telle sorte qu'il
soit dans l'axe de déplacement, et que tout le système passe
par-dessus sa tête. Des cirrus arrivent, précédant le front :
on aura de la pluie et des coups de vent ; mais si l'observateur
est placé latéralement, le cirius signifie simplement qu'un
système passe au large. Le cirrus indique toujours la proxi-
mité d'un système nuageux, mais il ne signifie pas nécessaire-
ment que le système passera sur le lieu de l'observation, que le
temps s'y gâtera. Le temps se gâtera plus au loin, à droite ou
à gauche. La signification du cirrus n'est apparente que si
Ton connaît la marche et la position du système nuageux.
Ceci se comprend sans peine. Et chacun se rappellera avoir
observé des cirrus qui n'ont nullement amené le mauvais
temps, dont on se plaisait à voir en eux les présages. Pour-
rait-on au moins, à la vue, distinguer les cirrus de marge, non
inquiétants, des cirrus de front, de mauvaise signification?
Peut-être, un peu, dans le cas où le corps s'avance sur l'obser-
vateur. Au front, les cirrus, en s'épaississant, tendent à passer
au cirro-stratus ; dans la marge des alto-cumulus lenticulaires
s'ajoutent aux cirrus. Mais encore faut-il observer que la
prévision ne peut se faire pour une date très rapprochée.
Gir le mouvement de l'ensemble nuageux peut être sensible-
ment plus lent que celui des cirrus de front rapides. Aussi
voit-on souvent le mauvais temps ne suivre les cirrus qu'à
plusieurs jours de distance. Et quand on est sous les marges,
on peut avoir des cirrus sans mauvais temps consécutif.
G:lui-ci est réservé aux régions situées sous le corps, dans
l'axe de déplacement du système nuageux. Cette notion du
système nuageux est intéressante. Il reste à voir dans quelle
mesure elle est partout applicable. Car chaque région imprime
à la météorologie son caractère propre.
— Un nouveau minéral radio-actif a été découvert au
Congo belge, à Kasolo : d'où son nom de Kasolite. D après
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 271
M. A. Schoep, la Kasolite se présente en morceaux compacts
formés d'agrégats cristallins, à texture saccharoïde. Le grain
est souvent très fin. Les morceaux sont recouverts parfois
complètement de cristaux prismatiques allongés, groupés en
touffes ou étalés en étoiles. Les éléments dominants dans ce
minéral sont la silice, le plomb, l'urane. La radioactivité n'en
est pas très élevée.
— Publications nouvelles : Sur la question du jour, voici
Le principe de la relativité et la théorie de la gravitation
par M. Jean Becquerel (Gauthier-Villars), œuvre d'un savant
fort distingué, physicien autant que mathématicien, mais
écrit pour les physiciens et mathématiciens spécialement : le
grand public n'y comprendrait rien. Voici encore Le règne
de la relativité, de lord Haldane (Gauthier-Villars), ouvrage
surtout philosophique et métaphysique, sur la théorie de la
connaissance et sur la relativité des points de vue en toutes
choses. Il y a, dit l'éminent philosophe anglais, des niveaux
et degrés de connaissance ; donc des niveaux et degrés de
réalité et de vérité. L'œuvre est très nourrie, variée et intéres-
sante. Pour l'histoire des sciences exactes dans l'antiquité,
voici le tome IV des Mémoires scientifiques, de Paul Tannery
(E. Privât, Toulouse ; Gauthier-Villars, Paris). La collection
comprendra une dizaine de volumes du plus haut intérêt
pour le mathématicien, l'astronome, le philosophe. Le pré-
sent volume contient entre autres un mémoire inédit de
Tannery sur la géomancie. — Ce n'est pas aux médecins
spécialement que s'adresse la Bibliothèque des connaissances
médicales, fondée par Flammarion et dirigée par le D"" Apert :
elle est destinée au grand public. Déjà deux volumes fort
intéressants ont paru : Vaccins et Sérums du D'* Apert, et
Le diabète sucré, par le D^ E. Rathery. — Dans le même ordre
d'idées, M. Bezançon publie chez Gauthier-Villars (dans
Science et Civilisation, collection d'exposés synthétiques du
savoir humain, dirigée par M. M. Solovine et consistant en
grosses brochures, pas trop chères), une mise au point fort
bonne sur Les bases actuelles du problème de la tuberculose. —
Pour le philosophe, voici un livre très nourri et étendu de
272 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
M. Lévy-Bruhl sur La mentalité primitive, qui se révèle d'une
complexité extrême, encombrée de superstitions sans nom et
sans nombre. Lecture un peu ardue peut-être, mais dont le
lecteur est bien récompensé par tout ce qu'elle agite en lui
d'idées. — Il n'est pas nécessaire d'être philosophe pour lire
La Société bourgeoise de M. M. Pillon (Grasset), mais il faut
avoir un peu d'esprit philosophique, la tendance à réfléchir
et à établir des bilans d'ordre intellectuel. M. Marcel Pillon
fait à la société bourgeoise son procès, et expose combien
de réformes seraient nécessaires dans tous les domaines pour
établir une société décente. Mais la société que rêvent tant
de déshérités sera-t-elle jamais possible? Pourrons-nous jamais
être tous heureux, et à l'aise? Ou bien les révolutions ne ser-
vent-elles qu'à transférer l'assiette au beurre d'une classe à
une autre, laquelle, du reste, répète immédiatement les erreurs
de sa devancière? La civilisation ne serait-elle pas engagée
dans la mauvaise voie? Que de questions se posent! Et comme
il est difficile de faire le bonheur de tous ! Sans doute, la bour-
geoisie a commis bien des erreurs. Et son esprit est bien
étroit. Mais le bolchévisme donnera-t-il le bonheur? Deman-
dez aux Russes. M. Marcel Pillon n'est nullement bolchéviste,
mais il invite la bourgeoisie à un examen de conscience, et
il a raison. — Pour le psychologue, voici L'Imagination, une
étude critique de M. J. Segond, sur la philosophie de l'ima-
gination. Un peu dure à lire, mais très suggestive, remuant
beaucoup d'idées. — Enfin, pour l'historien, le linguiste, et
beaucoup d'amateurs, voici le fascicule II de Les noms de lieux
de la France, leur origine, leur signification, leurs transforma-
tions, par MM. P. Maréchal et L. Mirot, d'après l'enseigne-
ment du maître reconnu de la toponomastique, le très regretté
A. Longnon. Lecture captivante, littéralement ; l'œuvre a
un succès prodigieux, mais très naturel (E. Champion,
Paris).
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Juin 1922
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Agissons.
Malgré une légère, mais réjouissante reprise des
affaires, encouragée par le soleil du printemps, la
situation économique de la Suisse reste grave et
nul ne saurait en prédire l'issue. Espérons que la
conférence de Gênes aura de bons résultats. Ne
soyons cependant pas trop optimistes et n'attendons
pas qu'une nouvelle fournée de citoyens soient pous-
sés à la ruine. Donnons un coup d'épaule à notre
char embourbé.
L'argent que nous amenaient de l'étranger l'in-
dustrie hôtelière, l'horlogerie, les usines métallur-
giques, l'industrie textile, n'entre plus qu'en mince
filet. Les 500 millions que nous touchions autrefois,
chaque année, des touristes et villégiateurs, amateurs
de nos sites, se réduisent aujourd'hui à 80 millions.
Les exportations qui en 1920 nous valaient 3 mil-
liards 277 millions sont tombées en 1921 à 1 mil-
iard 761 millions contre 2 milliards 296 millions
d'importations.
Il faut donc pour les besoins de l'Etat et des par-
ticuliers puiser tout l'argent dans notre pays. Une
partie en sort pour payer les importations sans être
compensée par les rentrées ; 300 000 f r. sont dépensés
chaque jour d'une manière improductive pour les
BIBL. UNIV. CVI 19
274 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
chômeurs. Il est évident qu'en continuant de la sorte
nous arriverons par la suite au fond du puits, malgré
notre belle fortune nationale de 42 milliards.
Le change n'est pas la seule cause de la stagnation
de nos affaires extérieures. Le prix de la main-d'œu-
vre et la durée limitée du travail, autrement dit la
production très chère, y contribuent aussi ; ils pa-
ralysent en même temps le trafic intérieur. Le coût
de la vie, qui est en rapport réciproque avec le prix
du travail, baisse moins rapidement qu'on ne l'avait
prévu. L'équilibre ne sera rétabli que quand les
nombreuses réglementations, les monopoles, seront
abolis et que le libre jeu de la concurrence sera de
nouveau assuré.
C'est surtout la classe moyenne qui souffre de cet
état de choses. Gênée par les restrictions gouverne-
mentales, par les prétentions des organisations ou-
vrières, serrée par le taux élevé des banques, accablée
d'impôts, elle s'appauvrit et tend à disparaître. Ceux
qui émigrent — souvent les meilleures énergies
— sont immédiatement remplacés par un nombre
double d'étrangers dont la mentalité n'a rien de
commun avec notre esprit national.
Les autres parties de la population sont relati-
vement moins éprouvées. Les gros riches, rendus
prudents par, les événements, sauront se tirer du
mauvais pas. Et quant aux ouvriers qui ont obtenu
ce qu'ils voulaient, ceux qui travaillent perçoivent
des rémunérations auxquelles les intellectuels n ar-
rivent pas toujours ; ceux qui ne travaillent pas
vivent sur l'indemnité de chômage. Moins à plain-
dre encore sont les cheminots, les postiers, les ser-
vants de tram, les policiers, les employés des bureaux
officiels, payés régulièrement, et qui n'ont pas à
AGISSONS 275
s'inquiéter de savoir d'où l'argent viendra, mais que
rien ne satisfait et qui, de pair avec les organisations
ouvrières, cherchent à imposer la dictature des masses.
Il se produit dans la société une évolution à laquelle
ceux des habitants que la crise n'empêche pas de faire
de bonnes affaires ou qui même y trouvent leur avan-
tage, restent plus ou moins indifférents, tels les mar-
chands de bestiaux, les marchands de fromage,
les bouchers, les charcutiers, les confiseurs, les te-
nanciers de cinémas, les profiteurs du change et
de la douane, les spéculateurs de toute nature, en
un mot : la classe des nouveaux riches. Ils ne voient
que le gain du moment et ne pensent pas que, quand
les autres seront abattus, leur tour viendra d'être
dépouillés. L'initiative pour le prélèvement sur la
fortune est pourtant un avertissement. Ce n'est
qu'un tremplin du soviétisme. Si la tentative réus-
sissait, l'effondrement de la nation suivrait à brève
échéance.
Les agriculteurs qui ont prospéré pendant la guerre
ne demanderaient pas mieux que de conserver leurs
avantages. S'ils maintenaient des prix trop élevés
et, par là, s'aliénaient les villes, ils feraient le jeu
des ennemis de nos institutions. De fait ils ont inau-
guré la baisse des prix et se sont ralliés aux bour-
geois pour opposer une digue aux doctrines sub-
versives qui ont pris pied sur notre sol.
La république ne connaît pas de classes ; elle ne
connaît que des citoyens égaux devant la loi. Mais
le pays est en réalité divisé aujourd'hui en deux
classes, en deux camps hostiles. D'un côté, les «bour-
geois », l'élément stable de la nation, qui en a forgé
l'histoire et qui tient à ses traditions. De l'autre, les
socialistes avec leurs subdivisions de gauche, les
276 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
« prolétaires » puisqu'ils tiennent à ce nom, qui
veulent tout socialiser, étatiser, tout régler, suppri-
mer toute liberté et toute initiative individuellt
hors celle des chefs. Les extrémistes vont plus loin
aidés des bolcheviks étrangers ils prêchent la guerr(
civile et cherchent à démolir la notion de patrie.
Les bourgeois et les paysans réunis sont les plu?
forts, comme ils le sont partout où les Droits de
l'homme proclamés par la grande Révolution ont
été réalisés. Et il y a lieu de croire que la procham*
fois qu'il faudra donner, ils ne se borneront plus à
une défensive puérile, mais qu'ils iront jusqu'au
bout, de manière qu'on sache que charbonnier est
maître chez soi. Louis XVI avait appelé l'étranger
pour sauver son trône. Les agitateurs extrémistes
voudraient livrer le pays pour détruire ses institu-
tions. Que les meneurs rouges tirent la conséquence !
Si la propagande subversive n'a pas déjà été arrê-
tée net et une fois pour toutes, c'est que les bour-
geois, qui se trouvent en face d'organisations forte-
ment disciplinées et tendant à un but déterminé,
manquent d'union, de cohésion, de volonté. A cela
s'ajoutent les fautes commises et ^ussi celles d'in-
dividus isolés parce qu'elles retombent sur la collec-
tivité et lui font porter une part de responsabilité.
Ainsi : le rejet par des patrons à courte vue de re-
vendications fondées ; la réduction du salaire d'ha-
biles ouvriers travaillant à la tâchfe, ce qui les amène,
aigris, à reprendre le travail à l'heure comme des
manœuvres. La plupart des exploiteurs, des acca-
pareurs, des spéculateurs sans scrupule ne sont-ils
pas sortis de la classe bourgeoise ? Et les passe-
droits, les privilèges dus à la protection La corrup-
tion qu'on voit chez autrui n'est pas une excuse.
AGISSONS 277
Pour que les bourgeois puissent, comme aux temps
glorieux, diriger d'une main ferme les destinées
de la nation, il faut qu'ils sachent reconnaître leurs
fautes et que toute incorrection, toute injustice, tout
abus, commis par quelqu'un des leurs soient ré-
primés immédiatement par eux-mêmes avec la der-
nière énergie et sans égard à la personne. C'est
alors qu'ils auront vite fait de balayer tous les bol-
cheviks et ce qui tourne autour d'eux. Et c'est alors
aussi qu'ils verront revenir à eux une bonne partie
des ouvriers, formant, peut-être, encore un parti
à part, mais non international, un parti suisse, sub-
ordonnant ses intérêts particuliers à ceux de la na-
tion.
Mais, pour arriver à ce but, il y a à surmonter les
obstacles opposés par le malaise moral, la dégéné-
rescence mentale qui a envahi l'Europe, le monde
entier et qui n'a pas épargné notre pays plus que
d'autres, quoiqu'il n'ait pas fait la guerre. Le maté-
rialisme, la course au gain, l'égoïsme, l'usure ont
pénétré dans toutes les couches de notre population.
L'âpreté de la lutte pour la vie en est une des causes
principales. Vouloir relever le niveau moral par des
discours serait peine perdue. Ventre affamé n a pas
d'oreilles. Il faut donc tout d'abord rétablir les con-
ditions normales de la vie en supprimant par des
moyens énergiques les causes essentielles du malaise
économique.
Les mesures bien intentionnées que l'Etat a prises
à ce sujet n'ont pas donné le résultat espéré. Du reste,
l'Etat a lui-même besoin d'un assainissement urgent
et radical. Il est devenu un appareil si lourd qu'il
étouffe la nation.
La simplification de son administration, la ré-
278 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
duction du nombre de ses employés s'imposent
impérieusement. Il faut débarrasser l'Etat de toute
fonction, de tout travail qui ne rentre pas dans ses
aptitudes et qu'on fera mieux de confier à l'activité
privée. Cette dernière sera d'autant plus féconde
qu'elle sera plus libre et que les impulsions indi-
viduelles seront moins bridées. L'intervention de
1 Etat devient cependant nécessaire dès que la libre
concurrence menace d'être tuée par les agissements
d'organisations, syndicats, trusts, qui, leur but at-
teint, seraient les maîtres du marché et hausseraient
les prix à volonté. La répression est un problème
difficile. Mais chaque problème a sa solution et qui
cherche trouve.
Une entreprise privée bien administrée restreint
le plus possible ses frais généraux en se bornant au
nombre d'employés strictement nécessaire. Autant
que faire se peut, elle remet en tâche les différents
travaux et exécute le moins possible en régie ; mais
elle tient la main à ce que l'avancement de l'œuvre
dans son ensemble soit facilité et accéléré par un
bon engrenage des multiples sous-entreprises. Ces
dernières procèdent de la même manière vis-à-vis
des ouvriers isolés ou des groupes d'ouvriers. Alors
tout marche et tous sont contents, ouvriers et patrons.
Citons ce que nous avons vu dans une grande
usine prospère : 1 une de ses subdivisions, les ateliers
de construction de ponts, avait commandé des fers
à la laminerie, autre subdivision de cette même mai-
son. La laminerie faisant des prix trop élevés, les
ateliers de ponts l'avisèrent, en même temps que
la direction centrale, qu'ils pouvaient, à des prix
inférieurs, se procurer ces mêmes fers aux établis-
sements de R Interpellée par la direction, la
AGISSONS 279
laminerie chercha immédiatement et trouva le moyen
de fournir à meilleur compte. Cette sage décen-
tralisation des divers services : hauts fourneaux,
forges, ponts, machines, etc., travaillant chacun libre-
mer t, mais réunis dans leurs efforts par la direction
centrale vers un but commun (tous, ingénieurs,
contremaîtres et ouvriers étaient intéressés à la quan-
tité et à la qualité de la production) fit de cette usine
la première maison industrielle de France et l'une
des plus importantes du monde.
Ce sont les mêmes principes que nous désirons
voir appliquer à l'Etat.
Et maintenant quelles sont les mesures à prendre
en vue de ramener la situation économique à des
conditions à peu près normales? Voici les proposi-
tions fondamentales :
I. Fabrication de billets de banque pour la valeur
de 250 millions de francs suisses dont environ :
a) 100 millions pour payer une partie des dettes
de l'Etat et alléger les impôts qu'on échelonnerait
sur un plus grand nombre d'années;
b) 75 millions destinés à accorder des primes
d exportation aux usines qui chôment ;
c) 75 millions pour entamer les travaux de cana-
lisation du Rhône au Rhin et autres travaux utiles
au pays ; supprimer ainsi le chômage et occuper les
employés de l'Etat dont ce dernier pourra se passer.
II. Ouvrir les frontières pour autant que l'état
de nos finances le permet et supprimer les restric-
tions qui ne sont pas absolument nécessaires et
utiles au pays.
III. Abrogation de la loi du travail de 8 heures.
IV. Simplification de l'administration de l'Etat
comprenant :
280 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
a) remise à ferme des chemins de fer fédéraux et
des postes. Abandon des monopoles.
b) réduction de 50 "/o des fonctionnaires et em-
ployés ; mais réduction de 40 % seulement du budget,
10 % devant servir à mieux payer le personnel
qui restera.
La mesure I n'aura pas d'effet sur le change,
parce qu'il y a la contrevaleur pour 175 millions
et que les 75 autres millions redonneront l'activité.
Le cours des valeurs dépend non seulement de la
couverture métallique, mais aussi de la confiance
que donne la capacité de paiement d'un peuple.
Et cette capacité dépend du degré de son activité.
On s'est élevé avec raison contre la fabrication
exagérée de billets. Mais avec 250 millions nous res-
tons dans de saines limites qui ne créeront pas les
graves inconvénients qu'ont à supporter les pays
inondés de papier.
La mesure II, destinée à diminuer le coût de la
vie a été largement discutée par la presse. Il serait
superflu de revenir sur ce sujet.
Mesure III. La loi des 8 heures de travail a été
acceptée par le peuple dans un but de conciliation,
sans en prévoir les conséquences. Les agriculteurs
n'en veulent rien et les ouvriers intelligents ont
commencé à s'apercevoir que cette limitation de la
liberté du travail n'est avantageuse ni pour eux-
mêmes ni pour personne.
Mesure IV. La supériorité de l'entreprise civile sur
la régie d'Etat aura pour conséquence l'arrêt de l'en-
dettement et la réduction des tarifs de nos chemins
de fer fédéraux et des postes, ainsi que le rétablis
sèment du trafic international à travers notre terri-
AGISSONS
281
toire. Il va sans dire que l'Etat conservera la haute
surveillance; le public s'en trouvera bien.
Le surplus du personnel provenant de la simpli-
fication des rouages administratifs trouvera une oc-
cupation intéressante dans les grands travaux na-
tionaux. Bon nombre d'employés pourront servir
comme chefs d'équipe ou conducteurs de travaux.
Un petit cours préparatoire théorique et pratique
de 10 jours serait utile pour les initier à leur nou-
velle activité.
Mais il y un point capital : c'est l'armée. Le per-
sonnel du Département militaire doit être réduit
aussi bien que celui des autres dicastères ; mais
l'économie qui en résulte doit être reportée en en-
tier à son budget pour qu'on s'assure tous les moyens
de porter la valeur de l'armée au plus haut degré.
Gardons-nous de faire ici des économies mal pla-
cées. L'armée est la grande école du peuple, l'appui
de son gouvernement et la sauvegarde de l'indé-
pendance nationale. Nous en aurons besoin plus
tôt qu'on ne le pense. Nous reviendrons plus tard
sur cette question vitale.
Il va sans dire que l'élaboration du programme
exige des hommes hautement compétents. Nous
les avons. Il va sans dire aussi que l'application sus-
citera de vives oppositions. Mais se laisserait-on
arrêter par des difficultés quand il s'agit du bien
du pays ? Une fois la décision prise, il s'agit d'aller
de l'avant : traîner ne conduit à rien.
J'ai dit. Et maintenant. Messieurs les critiques,
ne perdez pas de temps à critiquer. Biffez simple-
ment ce qui vous paraît inadmissible et si, des me-
sures proposées, il reste 10 7o de bon, ajoutez du
282 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
vôtre 40 % d'excellent et nous marcherons ensemble.
Les circonstances extraordinaires appellent le peuple
à secouer son apathie et à ne plus se décharger en-
tièrement sur son parlement. Des sociétés se sont
formées pour le relèvement du pays. D'autres sont
en voie de formation. Leur tâche sera facilitée si
1 on pourvoit d'abord à l'assainissement économique.
Que les hommes éclairés prêtent leur assistance et
que les savants, les professeurs qui voient de haut
et qui voient loin, descendent également dans
1 arène comme plusieurs d'entre eux l'ont déjà fait.
Le moment d'agir est venu. Agissons !
Berne, mai 1922,
Colonel P. Pfund.
Ancien instructeur en chef du génie.
I»****«^*******#****^
11.
our eue....
Nouvelle alpestre.
I
La haute montagne n*est jamais plus belle que par
les journées presque invariablement claires de l'au-
tomne approchant. Elle retrouve aussi le charme de
silence et d'intimité que lui fait perdre, dès la mi-
juillet à la fin d'août, le flot sans cesse renouvelé des
villégiaturants et des ascensionnistes. Les fidèles de
l'alpe se sentent comme en famille dans les hôtels
à peu près vides, et les blanches solitudes ont alors la
religieuse majesté d'un temple.
Au début de septembre, cette année-là, Zermatt
qui avait retenu, un bon mois durant, la foule cosmo-
polite des temps d'avant-guerre en dépit des changes
bouleversés, semblait replongé au grand sommeil
où il est condamné d'un été à l'autre. Les pauvres
champs de seigle agrippés aux flancs des contre-
forts étaient récoltés. Les troupeaux reprenaient le
chemin de la plaine. Le village se dépeuplait lente-
ment. Le soir on ne voyait plus briller que de rares
lumières aux fenêtres du Mont-Cervin, du Mont"
Rose et de la petite, mais aristocratique pension de
VArolle qui gardait une clientèle choisie jusqu'à l'ex-
284 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
trême limite de la saison. Les guides eux-mêmes,
après avoir formé, tous les matins, des groupes com-
pacts sur la place ou aux abords de la gare, commen-
çaient à se disperser.
Dans le salon coquet de VArolle, les accords d une
voix divine avaient réuni une douzaine de clubistes,
— le « bataillon sacré ». comme disait Frank Ravel,
jeune avocat de Genève, au teint brûlé, aux vifs yeux
noirs, et dont les larges épaules accentuaient la mai-
greur musclée d'un buste d'athlète. Il avait annoncé
la veille, en confidence, à son ami Victor Alin, venu
de Lausanne pour le suivre en de difficiles escalades,
que Teresa Palma, une fervente de Zermatt qui, à
vingt-trois ans, s'était triomphalement révélée l'héri-
tière de la Patti à la Scala de Milan, au Teatro Regio
de Turin, chanterait, avant le dîner, quelques airs
du rôle de Zerline, dans le Don Juan de Mozart.
Une diplomatie affectueusement ingénieuse avait réussi
à vaincre la résistance du « rossignol lombard «...
C'est que le flirt ébauché par Ravel, garçon vibrant
et hardi, n'était pas sans avoir touché assez profon-
dément le cœur de Teresa. Et, peut-être, Frank
s'était-il passionné plus que de raison à 1 un de ces
jeux de l'amour et du hasard auxquels on se livre par
désœuvrement et qui peuvent mener plus loin qu'on
ne pense.
De taille élancée et de complexion délicate, Victor
Alin était de ces Vaudois paisibles et rêveurs qui ca-
chent, sous des dehors placides, non moins de la-
tentes ardeurs que de fine sensibilité. Fils unique de
parents qu'il avait à peine connus, élevé sous la froide
tutelle d'un tante acariâtre, il avait tâté successive-
ment de la théologie, de la jurisprudence, de la méde-
cine, sans se fixer dans aucune science, ni se dé-
POUR ELLE... 285
cider pour aucune carrière. N'ayant pas le souci
du pain quotidien, il voyageait beaucoup et distrayait
ainsi son oisiveté dorée. En vain Frank, avec lequel
il s'était étroitement lié pendant ses études universi-
taires, le secouait et le talonnait afin de l'arracher à
cette vie agréablement inutile.
— Faute de mieux, marie-toi !
Victor Alin souriait et partait pour le Cap Nord
ou pour Rio de Janeiro. Mais, régulièrement, il ren-
trait au pays dès que refleurissait le roselier ou que
la soldanelle rouvrait sa corolle violette, près des
glaciers, car il eût été le plus infortuné des mortels
s'il n'avait pu, chaque année, composer ce qu'il dénom-
mait son « chapelet de cimes ». Et, régulièrement
aussi, il assignait quelque rendez-vous à son très cher
Frank Ravel dans le Valais, l'Engadine ou le Dauphiné,
la conquête de la Dent Blanche, de la Bernina ou de
la Meije étant, pour lui, une tentation autrement
impérieuse que les incertaines délices de l'état con-
jugal.
Renversé dans un fauteuil, paupières closes, Victor
Alin écoutait Teresa Palma. Elle s'accompagnait elle-
même au piano. Cédant à la communicative ivresse
d'une musique entre toutes préférée, elle traduisait
avec un art sans égal et une grâce incomparable les
subtiles et les exquises mélodies du maître des maîtres.
Etait-elle sur la scène, en face d'une salle frémissante,
était-elle seule à vocaliser dans sa villa de Baveno ?
Elle ne savait plus. Elle chantait.
Quand elle se leva, au milieu des applaudissements,
son regard alla tout droit à Victor Alin qui, les mains
jointes, figurait quelque image de la prière ou de l'ex-
tase.
— Je ne vous ai pas ennuyé ?
286 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Il sursauta et balbutia en rougissant :
— Vous ? vous ?...
Malicieuse et mutine, elle appuya :
— J'ai failli vous endormir, je le crains.
— Vous êtes cruelle... Vous m'avez emporté si
loin et si haut !... Je vous demande pardon....
— Rassurez-vous !
Elle ajouta, en se penchant vers lui :
— Merci !... Oh! je n'ai pas mérité votre émotion.
Elle ne m'est pas moins précieuse. Il n'est pas
d'hommage qui la vaille....
Teresa n'était point jolie, mais son visage avait
de l'âme, comme il y avait de l'aile dans sa démarche.
Son masque spiritualisé de brune et l'harmonieuse
souplesse de ses mouvements dissimulaient ce que
ses traits avaient d'un peu quelconque et toute sa
personne de trop viril. Avec l'âge, elle se métamor-
phoserait en puissante matrone, qui n'aurait plus
d'autre séduction que celle de sa voix. Il fallait même
que l'étrange fascination qu elle avait exercée sur
Victor Alin, ce gentil garçon dont elle ne s'était guère
souciée auparavant, l'eût singulièrement flattée ou
troublée pour quelle lui tînt le langage qu'elle lui
avait tenu.
Confus et ravi, Alin baissait la tête, cependant que
la diva lui prenait le bras et l'entraînait dans un coin
du salon.
— Vous n'étiez pour moi qu'un passant, comme tant
d'autres. On habite quelques semaines sous le même
toit, on échange quelques banalités, on se quitte,
on ne laisse entre soi que l'ombre fugitive d'un sou-
venir... Cette heure nous a rapprochés. Contez-moi
votre vie !
— Je n'ai pas d'histoire, hélas !
POUR ELLE... 287
— Comme les gens heureux ?...
— Le bonheur et moi, nous ne nous étions pas ren-
contrés avant aujourd'hui.
— Un flagrant délit de galanterie, monsieur Alin.
— Je n'ai qu'une vertu, et c'est la sincérité.
— Vous récidivez... Le châtiment ne sera pas ter-
rible : votre confession.
Très simplement, il déroula devant elle le fil gris
de sa triste enfance, de sa jeunesse monotone et sté-
rile, de son existence itinérante, ne s'attardant qu à
son amitié pour Ravel et à son culte de l'Alpe. Les
hôtes de VArolley qui avaient eu le privilège exception-
nel d'entendre la Palma, l'eussent volontiers accablée
de leurs compliments. Elle s'était emparée d'Alin,
et ils n'ignoraient pas qu'elle les recevrait plutôt
mal s'ils s'avisaient de l'arracher au caprice de cette
soudaine sympathie. L'un après l'autre, ils disparu-
rent à l'anglaise, comme disent les Parisiens, à la
française, comme disent les Britanniques. Alin et
Teresa causaient encore, lorsque la cloche sonna
pour le dîner.
II
La dure et l'obsédante silhouette du Cervin s'es-
tompait dans la nuit, sous le ciel d'un bleu sombre.
Palpitante rose blanche, une étoile avait surgi derrière
la cime dont elle illuminait le noir piton. Un souffle
de vent remontait la vallée.
— Si nous rentrions ? demanda Ravel à Teresa
Palma qui, du jardinet de VArollet contemplait la
masse du Cervin, plus puissante même et plus impres-
sionnante dans ces froides ténèbres.
— Nous serons gelés, au salon, répondit-elle en
frissonnant.
288 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— J'ai fait allumer quelques bûches de vieux
mélèze dans la cheminée, dit Victor Alin.
— Vous êtes....
— Je suis frileux, voilà tout.
— Vous êtes un ange.
— On l'est donc pour si peu ?
— Ce n'est pas monsieur Ravel qui aurait eu
l'idée...
— Eh bien, non, je ne l'ai pas eue.
Ravel avait interrompu Teresa, avec une nuance
d'humeur dans l'accent.
L'œil de la Palma restait fixé, presque tendre, sur
Alin.
— Allons bavarder au salon !
Le salon était désert. Sans doute les autres pension-
naires de VArolle étaient-ils descendus au village
pour y déguster un verre de bière ou une tasse de café.
La conversation, lente d'abord à s'engager, porta sur
le projet que couvait Frank Ravel d'explorer la fa-
meuse arête qui relie la Tête de Lion à la Dent
d'Hérens. Alin hésitait à se lancer dans une expédi-
tion jugée très hasardeuse par de vaillants grimpeurs :
que si Frank avait mis cela sous son bonnet, ce n était
pas une raison suffisante de se rompre les os pour
la gloriole d'une course à l'impossible. Mais Ravel
de riposter qu'une caravane italienne n'avait échoué
que par l'effet d'un temps déplorable et que, tout
récemment, deux de ses camarades genevois, bien
que surpris par la neige et le brouillard, avaient accom-
pli l'exploit qu'il se piquait d'accomplir à son tour et
qu'il assaisonnerait d'originales variantes.
On était assis devant la cheminée, où flambait
un feu qui éclairait et parfumait la pièce.
— N'est-ce pas une aventure ? questionnait Teresa.
POUR ELLE... 289
— Tout au plus une expérience.
— Dangereuse ?
— Intéressante.
— Vous n'en serez pas, monsieur Alin ? Vous n'êtes
pas un mangeur de sommets, vous....
— Je connais mon ami Victor, dit Ravel. Il ne
m'abandonnera pas.
Cessant de tapoter nerveusement ses genoux, Alin
redressa le front et déclara :
— Ce n'est pas la peur, mais....
— Evidemment, tu es aussi brave que moi.
— Ça ne me tente pas, que veux-tu ?
— Je ne songe nullement à te faire violence... En
prévision de ton refus, je me suis arrangé avec le
frère cadet d'Alexandre Bieder, notre guide. Il faut
être au moms trois...
Que lut Victor dans le regard de Teresa ? Il pâlit
tout à coup et un tremblement agita ses mains. D'un
ton amer, il protesta :
— Tu t'es bien hâté d'admettre que je te fausse-
rais compagnie.
— Comme nous partons demain, après le lunch,
et que tu ne te décidais pas...
— Tu peux compter sur moi.
— Je te retrouve.
Et Ravel passa un bras autour du cou de Victor
Alin.
Teresa, plus émue que son sourire ne le laissait
paraître, murmura, de sa voix prenante :
— C'est beau, une amitié d'hommes !
Fièrement, Ravel dit en pressant contre son
épaule le visage blêmi de Victor :
— Et c'est sûr. Il n'y a pas d'affection au monde
qui vaille celle-là. Non, pas même l'amour...
BIBL. UNIV. CVI 20
290 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— Oh ! monsieur Ravel...
— Non. Elle est sans égoïsme, parce qu'elle est
sans attente. Elle est sans jalousie, parce qu'elle est
sans exigence. Elle se donne et ne souhaite rien de
plus que de se donner. Victor mourrait pour moi
comme je mourrais pour lui....
— Ne parlez pas de mort !
— Sur les pentes des névés glacés, dans les rochers
qui s'effritent, dame...
— Vous avouez que la montagne peut être meur-
trière ?
— Je ne le nie pas.
— Et vous ne craignez pas d'entraîner M. Alin?...
— Il se défendra, nous nous défendrons. N'est-ce
pas, Victor ?
— Oui.
Les traits d'Alin n'exprimaient plus qu'une tran-
quille assurance. Teresa le considérait, partagée entre
des sentiments de trouble terreur et d'admiration.
— Au fond, expliqua Ravel, on s'exagère les pièges
de lalpe. Un talon qui ne bronche point, des pou-
mons intacts, pas de vertige, et du cœur : avec cela,
on n'est pas plus exposé là-haut que sur un trottoir de
Genève ou sur la chaussée du Grand-Lancy. Les
accidents qui surviennent ont ceci de particulier
qu'ils n'auraient pas dû arriver. II y a, je le concède,
les malheurs stupides, une avalanche, une chute de
pierres, une prise traîtresse ; la chance seule en pré-
servera le grimpeur. Quantités négligeables, en somme.
Le téméraire est celui qui ne mesure pas ses forces
à ses actes, tandis que l'audacieux n'a pas à reculer
devant les périls qu'il a le pouvoir de vaincre... Ce
n'est pas tout. Dès que nous sommes au-dessus de
deux mille mètres, plus d'autos-camions, de taxis, de
POUR ELLE... 291
side-cars, de tramways, plus de tuiles qui dégrin-
golent dans la rue, de bouches dégoût sur lesquelles
on glisse, de cohues où l'on n'échappe que par miracle
à l'écrasement, plus de chiens enragés, plus de pro-
meneurs déséquilibrés ou de rôdeurs nocturnes avec
revolver en poche... Ah ! le risque, le risque ! Mon
Dieu, que la vie serait plate, sans le risque, père de
la prudence et du courage !
Ravel rayonnait. Il était ressaisi par la saine et
la brûlante fièvre des cimes. Il se voyait, le piolet au
pomg, franchissant d'un pied alerte, entre deux abî-
mes béants, sur une arête en lame de couteau, le
formidable « gendarme » qui dévale jusqu'au glacier
du Stockje.
Et il ne voyait plus Teresa Palma. Celle-ci objecta
timidement :
— Vous êtes en plein paradoxe.
— Le paradoxe est la vérité de ceux qui osent.
— Je concevrais que vous, qui êtes un infatigable
et un casse-cou, vous n'eussiez ni scrupule, ni remords,
à vous jeter dans cette entreprise. Mais M. Alin....
— Victor est libre. Au demeurant, il n'a pas moins
de vigueur, il n'a pas moins d'endurance que moi.
Elle soupira. Se reprochait-elle de n'avoir pas dissi-
mulé, tout à l'heure, l'étonnement qu'elle avait éprouvé
à constater que Victor Alin se dérobait ? N'était-ce
pas elle qui avait provoqué le revirement subit dont
elle s'effrayait maintenant ? Elle avait blessé au vif
l'orgueil du jeune Lausannois. Peut-être même s'ima-
ginait-il, qu'au retour, elle l'accueillerait... Pauvre
cher garçon ! Quand on marche à la gloire, on ne
s'embarrasse guère d'une passionnette... Elle est néan-
moins attirée vers lui. Cette nature vibrante et con-
centrée, ce phénomène, si curieux pour elle, de vie
292 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
réduite à la vie intérieure, ce qu'il y a en lui de discret,
de réfléchi et de pathétique, l'intrigue et la charme.
D'autant plus que, si elle ne réagissait pas, elle aurait
en lui un adorateur.... Or, non contente de ne pas
réagir, elle a usé de coquetterie. Si Victor Alin était
tué au cours de cette ascension, n'en serait-elle pas
quelque peu responsable ?... Ravel l'a dit : Alin est
libre. Alors....
La flamme mourante de la cheminée s'éteignit
brusquement. Un mince foyer de braises ne répandait
plus qu'un soupçon de chaleur. Teresa Palma tendit un
bout de doigt à Victor Alin et à Ravel :
— Bonne nuit !
Avec solennité, elle ajouta :
— Que Dieu vous garde !
Mais, sur le pas de la porte, elle ne se détourna
point.
m
Alin et Ravel ont avancé d'une demi-journée le
début de leur assaut à la Tête de Lion. Leur pre-
mière étape ne sera plus la cabane de Schônbiihl ; ce
sera le refuge d'Aoste, au delà du col de Valpelline.
Victor a désiré qu'on quittât Zermatt le soir même.
Toutes les représentations de Ravel ont été vaines.
Le concierge de VArolle alla réveiller Alexandre
Bieder qui, très probablement, dormait déjà. On fit
les derniers préparatifs ; ils ne réclamèrent pas beau-
coup de temps : un tour à la cuisine pour compléter
les provisions de bouche, le remplissage des gourdes,
une assiette de soupe à la farine commandée pour onze
heures. Et vogue la galère !
N'y avait-il rien de factice, ou même de douloureuse-
ment contraint, dans le calme avec lequel Victor Alin
POUR ELLE... 293
dirigeait les opérations de ce départ précipité ? Ra-
vel n'eut pas le loisir de s'en préoccuper sérieuse-
ment.
Au coup de minuit, ils rejoignirent Bieder, un mon-
tagnard taciturne qui les attendait sur la place, devant
l'église. On vérifia sommairement le contenu des
sacs, et le guide exigea que ces « messieurs » lui cé-
dassent un peu de leur lest. Il insista notamment pour
se charger de la double corde emportée par Ravel.
Mais celui-ci se rebiffa.
— Je ne suis pas une mazette, mon vieil Alexandre.
Impatienté, Alin gourmandait Ravel.
— Nous serons encore ici, au matin.
— Le soleil sera de la fête ; nous n'avons pas à
nous presser.
Bieder grommela :
— Hum !...
Grave à l'ordinaire, il était lugubre.
— Vous avez l'air d'un oiseau de malheur... Parce
qu'on a dérangé votre sommeil...
— Ce n'est pas ça.
Il aspira la tiède haleine d'une nuit invraisembla-
blement claire et douce.
— Trop chaud... Et trop d'étoiles.
— Le beau durera bien ?...
Un geste détaché de Bieder : puisqu'on est sur
pied, allons-y ! Un ordre bref de Victor :
— En route !
Les gros souliers ferrés sonnèrent sur le chemin.
On s'enfonce dans le noir, à la lueur vacillante de la
lanterne, sans un mot de plus. Les tempes lourdes,
les jambes engourdies serrées dans les bandes molle-
tières, Alin et Ravel essaient de se mettre au pas
allongé de Bieder, qui les précède, la pipe aux dents.
294 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Mais l'obscurité se dissipe ou, du moins, le regard
s'accoutume à voir dans l'ombre. Les muscles se dé-
raidissent aussi et, le hameau de Zmutt traversé,
des souffles frais qui semblent chasser devant eux
une neige impalpable caressent la joue, glacent les
doigts collés aux piolets. Ravel sourit dans sa mous-
tache : ce brave Alexandre n'a pas consulté son baro-
mètre et il ne se console pas d'avoir été arraché de
son lit par un caprice de ces « messieurs ». Il ne peut
résister à l'envie de taquiner Bieder.
— Toujours trop chaud ?
L'autre ne répond que d'un vague grognement.
Alin, dos courbé, règle machinalement son allure
sur celle de ses compagnons. A quoi pense-t-il, ou
à qui ? Les créneaux bleuâtres de la Dent d'Hérens
se découpent nettement sur le ciel troué de points
d*or, qui perdent peu à peu de leur éclat. Un silence
poignant, rythmé par la sourde rumeur du torrent,
là-bas dans la vallée. A droite, de faibles lumières
tremblent aux flancs du Cervin et s'évanouissent
pour reparaître l'instant d'après. Dans l'aube grise,
la cabane de Schônbiihl dresse sa masse trapue au
bord de la moraine. Les semelles heurtent boîtes de
sardines et tessons de bouteilles, quand elles ne se
meurtrissent pas au dur contact des blocs de granit
entassés dans un fantastique désordre. L'arête tour-
mentée d Hérens aligne la série hargneuse de ses
« gendarmes >\
Une halte de quelques minutes. Vers l'est de l'ho-
rizon noyé dans une brume mauve et lilas, jaillissent
les vagues sanglantes d'une sinistre aurore. Les pointes
des cimes royales se fleurissent l'une après l'autre,
la danse rose commençant au fin bout du Cervin ;
POUR ELLE... 295
mais elles ne tardent pas à se figer dans la froide
blancheur des jours sans soleil.
— Trop rouge, le ciel ! marmonne Bieder. Et le
soleil qui ne peut pas percer !... Encordons-nous !
Voici le glacier abominablement crevassé du Stockje.
Pénibles marches et contre-marches. Bieder hoche la
tête et mâchonne quelques jurons savoureux dans son
patois allemand de Zermatt. Frank, lui, ragaillardi par
l'ambiance aimée de l'alpe, examine d'un œil expert
la muraille déchiquetée dont on n'aura raison que par
des prodiges d'acrobatie. Quant à Victor, il s'est ancré
dans son étrange mutisme, si bien que Ravel finit
par l'interpeller avec quelque vivacité.
— Si tu regrettes ?...
— Me suis-je plaint d'être parti ?
— Non, mais il est plusieurs manières de désap-
prouver...
— Je ne reviens pas sur une résolution prise.
— Si je devais t'infliger....
— Je t'en prie...
Ce n'est plus le Victor Alin de naguère, le camarade
facile et dispos qui eût suivi Ravel aux antipodes.
Qu'il ne fût pas enthousiaste d'une équipée è laquelle
il ne s'était associé qu'en rechignant, poar bientôt
y pousser avec une sorte de fièvre, il était d'un carac-
tère si égal que son opiniâtre bouderie cachait on
ne savait quel mystère... Un souvenir traversa, en
éclair, l'esprit de Frank : ce chant de la veille, cette
voix ensorcelante, cette musique sublime avaient
littéralement envoûté son ami. Puis, il y avait eu l'in-
terminable entretien de Victor et de Teresa, au salon...
Alin se serait-il amouraché de la Palma ? Se figurait-il
que Ravel était un rival?... Sornettes et billevesées.
2% BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— Attention ! cria Bieder à Ravel qui tirait absur-
dement sur la corde.
— Je fais le conscrit, avoua gaiement le coupable.
Mais saluez celui-là.
Et, la main vers l'orient, il montra le soleil qui avait
fendu le rempart de nuages pourpre et suie surplom-
bant le massif des Mischabel.
0 la pesante monotonie des routes glaciaires ! C'est
à croire que le but s'éloigne en se rapprochant. On
n est dédommagé que par l'enivrante atmosphère
de lè-haut et par les changeants aspects du merveilleux
décor. Exaltante poésie de la montagne, drame exal-
tant du risque, on est environné de drame et de poésie.
Bien plus, on est la vie de ces immensités mortes,
et qui lutte contre elles, et qui, en elles s'élargit,
grandit, se magnifie. Ravel a oublié Zermatt, Mozart,
Teresa, tout ce qui n'est pas Tête de Lion, Dent
d'Hérens et Cervin.
Déjeuner sur le col de Valpelline. Alin ne consent
qu'à grignoter un morceau de pain. En revanche, il
a une soif qui viderait les gourdes si Bieder n'y veillait.
— Tu n'es pas bien ? interroge Frank.
— J'ai la gorge desséchée. A part ça....
— Si tu mangeais ?...
— Je me rattraperai ce soir.
Pour atteindre le refuge d'Aoste, il n'est plus que
de paresseusement déambuler jusqu'à lui sur des pen-
tes d'éboulis et dans la moraine. Deux chamois, qui
somnolaient au milieu du pierrier, fuient devant Bieder.
Le guide a gagné du terrain sur ces « messieurs »,
pour leur offrir à l'arrivée une tasse de thé bouillant.
La chaleur que renvoient les parois rocheuses domi-
nant les abords de la cabane est terrible aujourd'hui.
Victor en est tout à fait incommodé, et Ravel
POUR ELLE... 297
lui-même ne cesse de s'éponger à tour de bras. Du
moins, le refuge d'Aoste n'est-il plus à une portée de
carabine.
— Hourrah !
Sacs et piolets roulent à terre, devant la maisonnette
assez délabrée, un peu sale, mais délicieusement
hospitalière où Alexandre est en train de dresser la
table. Pas une âme en ce réduit. La solitude du désert,
la vie primitive des lointains aïeux. Comme on se
reposera bien la nuit, sous les couvertures de laine,
après la soupe, et l'ultime cigarette grillée en épluchant
le programme du lendemain !
IV
Alin et Ravel se sont couchés avant Bieder, qui
a lavé la vaisselle du souper, scié du bois, rempli
les seaux d'une eau glacée coulant à quelques pas de
la cabane. Ils l'entendent qui va et vient. A la chétive
clarté d'une bougie, Alexandre sacrifie aux rites du
guide qui a mis au lit ses « messieurs ». Il a terminé
sa besogne. Un coup d'œil au dehors, pour juger de
l'état du ciel. L'occident est sombre ; un furieux
vent du sud ébranle le toit du refuge.
Bieder secoue la tête.
Mais une rafale plus bruyante que les autres a
réveillé Ravel. Il s'est instinctivement rapproché de
Victor, car le froid de la nuit le pénètre en dépit de
l'amas de couvertures sous lequel ils se sont glissés
tous les deux. Un ronflement sec de Bieder se marie
aux sifflements rageurs du fœhn.
Quoique Victor n'ait pas bougé et que sa respira-
tion égale puisse être celle d'un paisible sommeil,
Ravel est sûr que son ami ne dort pas. A voix basse,
il l'appelle :
298 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— Victor !
— Eh bien ?...
— Tu devrais...
— Oui. Ne t'inquiète pas de moi !... Ah ! pourtant,
il faut que j'en aie le cœur net...
A tâtons, Victor cherche les mains de Ravel et
les étreint.
— Nous n'avons pas de secrets l'un pour l'autre,
murmure-t-il à l'oreille de Frank. Je te parlerai très
franchement. J'aime Teresa...
— Toi ?...
— Et tu l'aimes aussi. Et c'est toi qu'elle aime. Et...
Un bon rire étouffé.
— Tu n'y es pas, mais pas du tout. J'ai flirté avec
elle. Nous ne nous haïssons pas, rien de plus... Après
trois semaines de Genève, je ne penserai plus à elle,
qui ne pensera plus à moi après huit jours de Milan
ou de Turin.
L'accent de Ravel s'est fait subitement plus anxieux:
— Tu n'es pas pincé, là, sérieusement pincé ?...
— Elle sera ma femme, ou je mourrai... Ce qui
m'importait, c'était de savoir qu'entre elle et toi....
Parce que s'il y avait eu....
— Je te le répète : ui jeu, un simple jeu... Par
exemple, tu t'es emballé... Une cantatrice douée
comme l'est la Palma, célèbre comme elle, n'échouera
pas dans un gentil mariage bourgeois.
— Je n'ignore pas que je suis indigne d'elle.
— Tu la vaux cent fois.
Alin poursuivait son rêve.
— Je l'aimerai d'un tel amour...
— Un coup de folie. Ça te passera... Tâche de
fermer les yeux ! Nous aurons besoin de toutes nos
forces demain.
POUR ELLE...
299
— Si la fatalité avait voulu que tu fusses épris
d'elle....
— L'un de nous se serait effacé devant l'autre. Je
n'aurais pas hésité...
— Tu es meilleur que moi... Mon ami, mon ami 1...
— Dors ! La plus belle des maîtresses et la plus
chérie nous attend. La montagne...
Et Frank Ravel s'allongea voluptueusement, les
bras en croix sur la poitrine.
Quelques heures après.
— Minuit, messieurs !...
Impossible que ce soit déjà le moment du lever.
Tandis que Ravel se frotte les paupières et s'étire,
le guide, debout sur l'échelle qui mène au palier supé-
rieur du refuge, annonce qu'il n'y a pas de minutes à
perdre si l'on tient à traverser la Tête de Lion avant
le soir.
— Quel temps aurons-nous ?
— Pas fameux. Je vous conseillerais...
— Ce qui est décidé est décidé, déclara Victor Alin.
— Oh ! moi, quand on marche, je marche, répliqua
Bieder.
Cependant Ravel, qui a ouvert la porte de la
cabane, pousse un soupir découragé.
— Un vent d'enfer. Et du brouillard dans le bas....
Planté derrière lui, Victor réprime un frisson, mais
ses traits se tendent, son regard brave les éléments
déchaînés, et il dit à Ravel :
— Je serai prêt à l'instant.
— Tu plaisartes... Recouchons-nous !
— Tu m'as» promis l'arête d'Hérens... Je ne te
délie pas... Si tu recules, à présent...
— Bieder, le chocolat sur le feu. Et vite...
Alin et Ravel n'ont plus échangé une syllabe.
300 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Bieder, qui a nettoyé la cuisine, boucle son sac, y
suspend les deux cordes, s^arme de son piolet.
Il neige à menus flocons, qui tourbillonnent dans
Fouragan.
On descend, lanterne à la main, la pente qui court
jusqu*à la moraine. Frank, Bieder lui-même, trébu-
chent sur les pierres roulantes. Victor avance d'un
pas de somnambule et son pied touche à peine la neige
fondante que les autres broient sous les clous des
souliers. Mais les ascensionnistes ne sont pas encore
aux prises avec les réelles difficultés de la route. Elles
ne commenceront que dans le dédale des séracs où ils
seront obligés de zigzaguer sans fin. La Dent d'Hérens
se défendra.
Périlleuse escalade d'un véritable barrage de glaces,
avant le rocher qu'on ne quittera plus guère. Et le jour
point, livide. Le vent s'est presque calmé. L'horizon
n en demeure pas moins menaçant. Du sommet, qu'un
éphémère rayon de soleil a caressé, Ravel étudie, avec
un peu de froid au cœur, la colossale arête qui bondit
et rebondit jusqu'à la Tête de Lion. Quatre titanes-
ques « gendarmes » la hérissent d'obstacles qui parais-
sent infranchissables. Face aux grimpeurs, la cathé-
drale du Cervin incruste sa flèche dans les cieux
mornes. Plus loin, comme une mer gelée au milieu
de la tempête, le Mont-Rose étale ses vagues blanches
de névés et de cimes. Les vallées italiennes se devinent,
dans un immense trou de brume opaque.
Les deux premiers bastions de la forteresse sont con-
quis. Le troisième « gendarme », à l'air sournois et
méchant, ne se rendra pas sans un farouche corps à
corps. La neige fraîche et le verglas se liguent avec
l'ennemi. Partout d'abruptes murailles, d'insondables
POUR ELLE... 301
précipices. Alin se tait. Mais Ravel a recouvré son
habituel entrain. La griserie du danger l'étourdit, l'ex-
cite et l'égaie. Il a des mots drôles dans les situations
les plus tragiques. Un pied dans le vide, les mains
accrochées à une saillie de rocher, le voici qui fre-
donne un air d'opérette. C'est la montagne, « sa » mon-
tagne, la vraie, l'unique, celle de l'embûche, de la ba-
taille, de la victoire. Et dût-on y périr, où trouver,
pour le sommeil de l'éternité, une tombe plus douce
que dans la paix de ces solitudes virginales ? Combien
les jours seraient fades et misérables, si 1 on ne pouvait
les ennoblir de quelques surhumaines émotions, de
quelques triomphes inouïs !
Une gymnastique plus ou moins aérienne, dans une
brèche étroite par laquelle on atteindra un ressaut de
l'arête. Tout en haut de la fente, une pierre qui y est
légèrement coincée inspire de l'appréhension à Bieder.
— Si elle venait sur nous...
— Elle tiendra, dit Alin, qui est le dernier de la co-
lonne.
En deux ou trois superbes rétablissements, le guide
et Ravel se sont tirés d'affaire. Soit que Victor n'ait
pas leur souple agilité, soit qu'il n'ait plus qu'une mé-
diocre confiance dans le bloc qu'ils auront peut-être
ébranlé, il ne les suit qu'avec une extrême circons-
pection.
Se tromperait-il ? Sous l'étreinte d'une bourrasque
folle, la pierre a eu comme un tressaillement. Et, tout
à coup...
Des appels de détresse. Des cris d'effroi.
Frappé en plein buste, Victor chancelle et glisse
d un mouvement toujours plus rapide jusqu'au bas de
la brèche où il s'écrase, masse inerte, sur un mince re-
302 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
bord de roc, au-dessus du gouffre. Agenouillés près de
lui, Bieder et Ravel le palpent, l'auscultent, essaient
de le ranimer. Le choc a été si rude que le blessé est
incapable d'articuler un son, de remuer un membre.
Sans doute, une forte hémorrhagie interne. Un peu de
mousse sangumolente au coin des lèvres, il gît, pâle
comme la neige qui tombe de nouveau.
Il faut absolument lui assurer un abri provisoire.
Bieder a découvert, à quelque distance, un simulacre
de grotte sous un avancement rocheux. Ravel et le
guide y transportent Alin, qui n'a pas repris connais-
sance.
Muette interrogation de Frank. Réponse de Bieder :
un roulis désespéré des épaules.
Ravel colle sa bouche à l'oreille d'Alexandre.
— Ce n'est pas ?...
— M. Victor est perdu. Et nous sommes perdus
avec lui.
De la main, Bieder montre la sourcilleuse arête
d'Hérens, plus féroce encore dans la tourmente. Ra-
vel s'affaisse auprès de son ami et se met à sangloter
comme un enfant. Enervé, déprimé, brisé, moins par
la fatigue ou les alertes du chemin que par l'épouvan-
table accident et le pronostic funèbre de Bieder, il sent
bien que, lui non plus, il ne reverra pas Zermatt. Après
tout, n'avait-il pas désiré souvent de mourir dans la
montagne ? Dans la montagne, et pour elle...
Mais si, malgré ce qu'en dit Bieder, Victor pouvait
être sauvé ? En moins de vingt-quatre heures du se-
cours peut arriver ici. Certes, ce serait de la démence
que de tenter seul, par le brouillard et la neige, avec des
kilomètres de mauvais glacier, la descente sur Zer-
matt. Et pourtant, s'il n'était pas épuisé, cassé, anéanti,
POUR ELLE... 303
lui, Ravel, il se jetterait dans l'aventure.. . Il y a Bieder,
parbleu !
— Alexandre, vous allez partir pour Zermatt.
— Nous ne nous séparerons plus.
— Je vous ordonne....
— Je n'obéis qu'à mon devoir, qui est près de
M. Victor et près de vous. Dans ces cas, un guide
sait ce qu'il lui reste à faire.
Le taciturne Alexandre Bieder n'en avait jamais dit
si long. Son visage tanné et la noble simplicité de son
attitude exprimaient une inflexible résolution.
— Vous ne pouvez nous être d'aucune aide, appuya
Ravel, si ce n'est...
— Le malheur d'une cordée est le malheur de tous.
Bieder s'assit à même le sol humide et bourra sa
pipe. Ce flegme révolta Ravel.
— Ne fais pas la bête ! hurla- t-il.
Décontenancé par le tutoiement brutal de Ravel,
Bieder lâcha sa bouffarde.
— Nous n'avons qu'une chance de salut, continua
Frank. C'est que, du village, on nous envoie...
— Impossible...
— Y a-t-il quelque chose d'impossible pour un
Alexandre Bieder ?
— Par ce temps, et seul pour traverser le glacier...
Enfin, que la Vierge soit avec moi !
Sac au dos, piolet sous le bras, Bieder s'inclina sur
le corps immobile de Victor Alin, se signa et prononça
une courte prière.
— Adieu !
Vers le soir, Ravel crut s'apercevoir que Victor sor-
tait de sa torpeur. Les pommettes se coloraient, les
yeux s'ouvrirent à demi.
304 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— Tu souffres ?
Mais Victor n'avait pas entendu. Il balbutia :
— Pour elle...
— Je suis près de toi. Si tu meurs, nous mour-
rons ensemble...
D'une voix plus indistincte, Alin répéta :
— Pour elle...
— Pour la montagne que nous avons aimée par-
dessus tout...
Alin eut comme un geste de dénégation lassée
et il redit au souffle :
— Pour elle...
Puis il se rendormit. Ravel prit dans ses mains
une main tiède et molle qui s'abandonnait. Et lui-
même, après avoir lutté contre l'engourdissement
insidieux qui serait peut-être sans réveil, il s'assou-
pit. Plus tard, une plainte et des râles furent happés
par le vent et noyés dans les sinistres rumeurs de
l'alpe. Victor Alin expirait...
Comment Alexandre Bieder parvint-il à Zermatt,
comment Frank Ravel résista-t-il au froid d'une
nuit et d une matinée atroces sur son arête d'Hérens
fouettée par la neige, glacée par le brouillard ? Ils
n'auraient pu le dire ni l'un ni l'autre.
Au prix d'efforts et de périls sans nom, une co-
lonne de secours avait ramené à Zermatt le corps
de Victor Alin et Frank Ravel évanoui. C'est le
lendemain seulement que Ravel fut sur pied. La
tenancière de VArolle l'informa que Teresa Palma
était rentrée en Italie dès l'avant-veille. On parlait
d'un accident grave. Elle avait eu peur pour ses nerfs
POUR ELLE... 305
et, plutôt 'que d'attendre le retour, d'ailleurs problé-
matique, de Ravel et d'Alin, elle avait fait ses malles :
du moins n'apprendrait-elle que par les journaux,
si elle l'apprenait, la nouvelle que le cimetière de
Zermatt comptait deux tombes de plus.
— Pour elle ! songeait Frank amèrement, près
du lit où son ami, les yeux clos, semblait dormir.
Non, elle ne méritait pas que tu meures pour elle...
Tu^es mort pour la montagne, qui t'a prodigué les
joies fortes et pures du risque et de la beauté....
Se courbant sur Alin, il le baisa au front, en mur-
murant :
— Pour elle...
Virgile Rossel.
BIBL. UNIV. CVI 21
^^-^«--^^^^-^-^^^'^^-Ji^-^i^^-^^-^
L'affaire du comte de Pfaffenhofen.
Seconde partie ^
Considérant sa créance comme une dette person-
nelle et en quelque sorte intime du roi, en raison de
son origine et de sa nature délicate, le comte de
Pfaffenhofen saisit de ses réclamations le comte
de Pradel, directeur-général du ministère de la maison
du roi et lui communique par une lettre du 27 juillet
1818 la sentence rendue par le tribunal de Vienne ;
il fait appel à la justice et à la loyauté du roi et le supplie
de prendre en considération la détresse où son dévoue-
ment l'a mis ; il laisse cependant entendre que si on
continue à faire la sourde oreille à ses justes réclama-
tions, il se résignera à recourir aux tribunaux ; il rap-
pelle quel a été son mandat et le zèle avec lequel il s en
est acquitté et fait allusion à la lettre du 4 avril 1 795,
par laquelle l'évêque d'Arras lui avait transmis le«
félicitations du comte d'Artois au sujet de ses « bonnes
et honorables actions qui seront reconnues et dont il
sera récompensé ».
La correspondance se poursuit et s'allonge sans
résultat.
Le 13 mars 1819 un rapport est cependant présenté
à sa Majesté par le comte de Pradel ; il expose la situa-
* Pour la première partie, voir la livraison de mai.
l'affaire du comte de pfaffenhofen 307
tion de l'affaire, l'origine et la légitimité de la créance
de Pfaffenhofen, le fait qu'il a été condamné à Vienne
pour acquitter une dette contractée comme manda-
taire général des princes émigrés, qu'il a déboursé de ce
chef 409 093 francs. Mais l'astucieux rapporteur, au
lieu de conclure au paiement de cette dette d'honneur
par le roi personnellement, suggère qu'elle peut être
considérée comme faisant partie des dettes générales
contractées par les princes à l'étranger et pour les-
quelles la loi du 21 décembre 1814 a ouvert des cré-
dits spéciaux, qui malheureusement sont épuisés ; il
propose dès lors de désintéresser le comte de Pfaffen-
hofen par une modeste pension sur les fonds de la
liste civile ; et le roi a signé : « approuvé », peut-être
sans rougir. Sa Majesté reniait une dette d'honneur
consolidée par un titre indiscutable, mais daignait pré-
lever 6 000 francs sur la liste civile de 40 millions
pour soulager sa victime. La bassesse du rapporteur
est couverte par la mauvaise foi du roi.
Le comte de Pfaffenhofen, fatigué des lenteurs d une
correspondance qui se dilue sans résultat, comme une
eau qui se perd dans le sable, arrive à Paris en personne,
le 19 juin 1820, et ce sont des entrevues qui se succè-
dent les unes aux autres, des promesses d arrangement
et de nouvelles correspondances où le comte de Pradel
déploie toute son habileté dans l'art de la chicane,
allant jusqu'à soutenir que si Pfaffenhofen n'a pas été
payé sur les fonds de la loi du 21 décembre 1814, c'est
parce qu'il n'a pas produit sa créance devant la com-
mission, mais que de nouvelles mesures seront prises
pour renouveler le fonds spécial, qu'il sera réglé et
qu'il peut être assuré de tous les bons sentiments du
roi envers lui.
De déception en déception, le comte de Pfaffen-
308 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
hofen se décide à s'adresser lui-même directement au
roi et, après avoir soumis son projet et son texte au
comte de Pradel, il envoie à Louis XVIII la lettre que
voici :
« Sire,
» Tandis que la France, heureuse désormais, si elle veut
l'être, sous le règne paternel de son roi, vient de donner à
l'Europe un nouveau gage de la paix générale, je demande
humblement à Votre Majesté la permission de réclamer sa
justic personnelle ; je la supplie de mettre un terme à ma pro-
fonde détresse.
» Quand, accompagné du secrétaire de la Légation Impériale
d'Autrich , pour y être témoin de mes déférences respectueuses,
je suis allé donner au Ministère de la Maison du Roi communi-
cation confidentielle de ma réponse à sa lettre du 3 d'Auguste,
on ne m'a pas laissé ignorer que cette lettre avait été mise
sous les yeux de Votre Majesté. Dès lors, Sire, ma réponse qui
relève les nombreuses erreurs du Ministère, a droit aux mêmes
avantages, et je viens avec respect la déposer à vos pieds.
J'ose demander instamment que Votre Majesté veuille bien se
la faire lire ou qu'elle daigne me permettre d'aller embrasser
ses genoux et y obtenir la faveur de la lui lire moi-même.
» Quelle que soit. Sire, la chaleur que l'on prétend que
je conserve dans ma vieillesse, et dans l'exposition d'une affaire
qu'il m'importe autant de voir terminer au plus tôt, je crains
bien que si Votre Majesté m'admet devant Elle, Elle ne voie
se renouveler la scène de ce preux chevalier, que Louis XIV
vit muet et interdit en sa présence. Je crains bien que l'auguste
visage de Louis XVIII ne m'ôte toute faculté de lui rien dire,
sinon que, si je tremble devant lui, je ne tremblais pas du
moins quand, pour répondre par le succès, à la confiance dont
les princes m'ont honoré en 1792 dans une négociation où leurs
propres efforts avaient échoué, il m'a fallu braver les auto-
rités autrichiennes et prussiennes à la fols, et jusqu'au gou-
vernement de mon propre pays, pour y faire recevoir, pour
y rassembler les émigrés, et pour parvenir à y créer la por-
l'affaire du comte de pfaffenhofen - 309
tion de votre armée, dont Monseigneur le Duc de Bourbon
est venu prendre le commandement,
» Que je ne tremblais pas, quand je me trouvais en butte
aux clameurs des nombreux créanciers de cette arméei qui,
réclamant contre la fausse monnaie qu'on leur avait donnée en
paiement pour leurs fournitures, m'accusaient d'être d'accord
avec les commissaires qui les avaient trompés ; quand j enten-
dais de toutes parts appeler la vengeance sur moi, plus encore
que sur eux ; quand, au milieu de ce tumulte, je m engageai
personnellement pour mes augustes commettants ; et que, re-
poussant loin d'eux le blâme que leurs ennemis saisissaient
l'occasion d'y répandre, j'insérais dans les obligations mêmes
qui ont mis fin à ce scandale « que la bonne foi, l'honneur,
et la dignité des Augustes Princes qui m'avaient chargé de
leurs pouvoirs, se trouveraient compromis, si j hésitais un
moment à reconnaître et à déclarer que LL. AA. RR. et
S. A. S. étaient aussi étrangères que je l'étais moi-même à
cette livraison de fausse monnaie (manœuvre manifeste des
révolutionnaires) et que les princes n'entendaient pas que les
fournisseurs de leurs armées ne fussent pas pleinement satis-
faits à tous égards ».
» Qu'enfin je ne tremblais pas, quand, dans les prisons
où le Corse venait de faire couler un Sang sacré, j'étais fier
de m'entendre appeler l'ami des Bourbons, le complice du
Duc d'Enghien, fier de m'attendre à partager son sort !
» Et quant à ces misérables faux assignats, sur lesquels
mon profond respect pour Votre Majesté et pour Monsieur
m'a imposé tant de retenue en toutes circonstances, et même
encore dans celles qui se trouvent rapp;.lées dans la lettre
de M. le Comte de Pradel du 3 d'Auguste dernier, et dans la
réponse qui accompagne cette humble supplique : S il m est
permis. Sire, de dire à votre Majesté, que j'ai applaudi à leur
fabrication, quand M. de Calonne, en m'appelant à Coblentz
pour proposer à mon zèle de procurer des cantonnements aux
Emigrés, m'en a fait la confidence, et m'a invité, en votre nom,
de l'aider à en faire entrer dans la France rebelle, afin d'y dé-
précier d'autant plus les assignats qui donnaient aux révolution-
310 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
nalres trop de moyens de repousser ses princes et d'arriver au
meurtre de son Roi : il peut m'être permis bien davantage de
m'écrier, d'appeler l'indignation de Votre Majesté, contre la
publicité de l'odieux emploi de ces mêmes faux assignats,
pour acquitter la dette de mes augustes commettants envers
des hôtes généreux et des fournisseurs de bonne foi !
» Non, Sire, non, jamais de pareilles dispositions ne sont
émanées, jamais elles n'ont été connues dans vos conseils ;
et si (ce qu'à Dieu, et qu'au Roi ne plaise !) si par un mal-
heur qui serait pour moi le plus grand qui puisse affliger
mon âme, si j'étaîs condamné enfin à la cruelle nécessité de
réclamer mon remboursement par les voies légales, et contre
les officiers de la Couronne que la loi a désignés, j'atteste
ici Votre Majesté Elle-même, que mon devoir le plus constam-
ment rempli dans cettte lutte respectueuse, sera de publier,
de proclamer hautement et sans cesse, combien mes augustes
Commettants sont restés étrangers à ces paiements scanda-
leux.
» Mais j'ose. Sire, j'ose me flatter encore de n'être pas
réduit à cette extrémité désespérante, et que votre Majesté
voudra bien ordonner au ministère de Sa Maison de prendre
enfin avec moi, tels arrangements qui pourront s'accorder
avec ses convenances, et les besoins pressants que j'éprouve
tous les jours davantage, par le déficit énorme de 26 000 francs
dans mon revenu depuis le jour (19 juin 1818) où le juge-
ment du Tribunal de Vienne m'a condamné à payer en quatorze
jours une dette que ses motifs ont déclaré être celle de Votre
Majesté.
>' Je suis avec le plus profond respect
De Votre Majesté,
Sire,
le très humble, soumis et très obéissant serviteur.
>» Le C!omte de Pfaffenhofer..
» Paris, le 12 octobre 1820. »
La réponse du roi ne vient pas et Pfaffenhofen
annonce qu'il va cesser toute correspondance et publier
l'affaire du comte de pfaffenhofen 311
celle qui a eu lieu depuis trois ans sans aucun résultat,
mais un nouvel incident surgit qui fera gagner un
nouveau répit au débiteur royal et récalcitrant. Le
comte de Pradel cesse ses fonctions de directeur-géné-
ral du ministère de la maison du roi et deux mois se pas-
sent avant la nomination de son successeur, le marquis
de Lauriston. Dans l'intervalle, c'est le vicomte de la
Boulaye qui tient la plume pour la maison du roi et qui
continue à combler le malheureux réclamant de belles
promesses et de témoignages flatteurs, l'exhortant à
la patience et l'assurant que, dès la nommation du
successeur du comte de Pradel, son affaire sera réglée.
Le marquis de Lauriston est installé dans ses fonc-
tions, mais les choses n'en vont pas mieux pour cela ;
il faut qu il prenne connaissance de l'affaire et en
étudie le dossier. Il voit bien vite que pour ne pas se
compromettre dans un cas si délicat et pour s'assurer
la continuation des faveurs royales, il ne peut que
continuer le système de son prédécesseur, gagner du
temps par de vaines formalités enveloppées de beau-
coup de paroles bienveillantes et sympathiques.
Il commence par accorder au comte de Pfaffenhofen
une audience qui a lieu le 21 janvier 1821 et offre l'avis
que la dette reconnue par le roi doit être mise à la
charge des Domaines et non de la liste civile. A quoi
le comte répond que cela lui importe peu, pourvu qu'il
soit payé. Le marquis de Lauriston s'empresse de
prendre acte de cet acquiescement conditionnel et
en tire immédiatement les conséquences utiles à sa
tactique. Il faut dire ici que de grands abus avaient été
commis dans l'emploi des sommes affectées par la loi
du 21 décembre 1814 au remboursement des dettes
contractées par les princes à l'étranger et qu'on avait
imputé à ce compte des sommes qui n'y devaient pas
312 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
figurer. En menaçant la maison du roi d'une action
judiciaire, les conseils de Pfaffenhofen avaient fait
annoncer par celui-ci la publication de toutes les pièces
de l'affaire à l'intention des Chambres et à l'appui
d'une requête tendant à faire ordonner la restitution
des sommes injustement soustraites à l'affectation
prévue du crédit ouvert par la loi du 21 décembre
1814. Il importait donc grandement au marquis de
Lauriston d'éviter ce danger et de diriger les revendi-
cations de comte de Pfaffenhofen dans une autre voie.
Il montre à celui-ci l'avantage qu'il aurait à exercer
son recours par voie administrative contre l'adminis-
tration des domaines et offre de traiter l'affaire direc-
tement avec lui et de prendre l'avis du Comité du
contentieux.
Pfaffenhofen se laisse faire et reprend confiance au
point de remettre au marquis de Lauriston lui-même
l'ordre pour l'imprimeur de supprimer toutes les
pièces imprimées à l'intention des Chambres.
L'avis du Comité du contentieux est qu'il faut payer,
l'affaire ne pouvant être produite devant les tribu-
naux sans de graves inconvénients. Lauriston sent
alors qu'il faut faire un pas en avant, quitte à en faire
ensuite deux en arrière. Par le chevalier Husson, un
de ses chefs de bureau, il fait proposer à M*^ Bourgui-
gnon, avocat de Pfaffenhofen, un acompte de 100000
francs, plus les intérêts jusqu'au remboursement total
qui se fera lors d'un supplément de crédit que le mi-
nistre demandera à la prochaine session des Chambres
pour achever le remboursement des dettes contractées
par les princes pendant l'émigration. Cette proposi-
tion faite, au cours de janvier 1821, semble n'avoir été
qu'un propos en l'air, car nous voyons, le 24 mai, le
comte de Pfaffenhofen se plaindre qu'on modifie à
l'affaire du comte de pfaffenhofen 313
chaque instant les conditions acceptées et qu'aucune
promesse n'est tenue.
Enfin, le 30 mai, le comte obtient paiement d'un
acompte de 50 000 francs et le roi daigne lui accorder
une pension de 12000 francs. C'est ainsi, par étapes
lentes et pénibles, que se réveille la conscience royale
et si cette ascension ne parvient pas d'un seul jet à un
retour complet du sens de l'honneur, il en résulte du
moins le fait que le roi reconnaît implicitement ce qu'il
doit au généreux comte de Pfaffenhofen. Il faut dire
que SI les 50 000 francs peuvent être considérés comme
un acompte sur le remboursement de la créance, la
pension se justifie par d'autres services rendus par le
comte, ou, à tout le moins, par les malheurs qui lui
sont arrivés en raison de son dévouement à la cause
royale. En effet, il fut mis en prison deux fois par la
police impériale, en 1 804 comme suspect de complicité
avec le duc d'Enghien, ensuite en 1812 au donjon de
Vincennes comme partisan connu des princes de Bour-
bon ; à l'occasion de cette arrestation la police du duc
de Rovigo enleva au comte pour plus de 240 000 francs
de valeurs qui ne lui furent jamais rendues.
Réconforté par la provision qu'il venait de recevoir
et confiant qu'elle serait suivie d'un règlement complet
de ses intérêts, le comte de Pfaffenhofen quitta Paris
et rentra dans sa terre de Reisenberg, s'armant de
patience.
Franchissant une nouvelle étape de l'échelle de sa
loyauté, Louis XVIII fait ordonner le 27 février le
paiement d'un nouvel acompte de 50000 francs au
comte de Pfaffenhofen et le texte de l'ordonnance
rappelle que le motif de la créance est une obligation
contractée par Pfaffenhofen pour le service des princes
en septembre 1792.
314 BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE
En mai 1822, voyant que les Chambres entraient
en session à Paris, le comte écrit au marquis de Lau-
riston pour rappeler l'engagement pris par celui-ci
de demander de nouveaux crédits pour éteindre les
dettes contractées par les princes à l'étranger ; mais
ce ministre se dérobe et invoque la brièveté de la
session et l'encombrement de l'ordre du jour. La
correspondance se poursuit, véhémente, indignée,
mais d une courtoisie parfaite, parfois ironique, chez
le comte de Pfaffenhofen ; cérémonieuse, polie et
pateline chez le ministre de Louis XVI IL
Sentant le terrain lui échapper, le comte revient
à Paris à la fin d'octobre pour reprendre personnel-
lement sa cause en main et obtient une nouvelle au-
dience dans laquelle Lauriston lui demande de pro-
duire à nouveau des comptes et promet de les faire
régler avant la fin de l'année. Ils s'élèvent alors à
690 000 francs que Pfaffenhofen consent à ramener
à 530 000 francs à condition d'être payé en trois termes
de 'quatre à dix-huit mois et de recevoir jusqu'à son
décès la pension qui lui a été octroyée.
Nouveaux atermoiements, démarches répétées et
lettres échangées, promesses fallacieuses, récrimina-
tions pressantes et souvent ironiques, voilà ce qui
absorbe le temps et la peine du créancier du roi pen-
dant les mois qui suivent. Vaincu par la force d'inertie
du noble marquis et son habileté à éluder tous enga-
gements, Pfaffenhofen en revient à son ancien projet de
requête aux Chambres et pousse la courtoisie jusqu'à
soumettre au marquis de Lauriston le texte de son
document. La Chambre des députés écarte la requête
en renvoyant le pétitionnaire à se pourvoir devant la
commission instituée par la loi pour ce genre de créan-
l'aitaire du comte de pfaffenhofen 315
ces. On sait que cette commission avait épuisé les fonds
mis à sa disposition.
Comme le malade qui se retourne sur sa couche
dans l'espoir de conjurer la douleur, le comte de
Pfaffenhofen s'adresse encore une fois au roi et lui
adresse la lettre suivante :
« Sire,
» Sire, justice ! j'implore la justice de Votre Majesté contre
le manque de parole, le manque de foi de M. de Lauriston.
J'ai été le 19 juin 1818 forcé de vendre 27 575 francs de mes
rentes pour obéir à un jugement qui m'a condamné à payer
près de 42 000 francs ( ?) des dettes pudibondes de Votre
Majesté, dont je m'étais rendu débiteur solidaire.
» M. de Lauriston, après m'avoir donné deux misérables
acomptes qui, loin de servir à mon remboursement, se sont
dissipés en frais de voyage et de près de deux ans de séjour
à Paris, loin de mes affaires et de ma patrie, M. de Lauriston
me met dans la cruelle alternative, ou de vendre mes propriétés
patrimoniales pour subvenir à mes besoins de famille ou de l'at-
taquer devant les tribunaux et d'y dévoiler, ainsi qu'aux
yeux de la France et de l'Europe entière, ces circonstances
déplorables, oij de faux assignats étaient donnés en payement à
des fournisseurs de bonne foi, à des créanciers confians, à des
hôtes généreux qui ont secouru Votre Majesté dans ses infor-
tunes et qui après onze ans (?) de son heureuse restauration
languissent eux-mêmes dans l'attente de leur rembourse-
ment.
>> Sire, Sire, Justice ! je supplie Votre Majesté de me sau-
ver du désespoir et d'ordonner à son Ministre, s'il est vrai
que ses caisses ne puissent pas me rembourser en entier, de
me donner du moins un dernier acompte, du cinquième de sa
dette et de m'assigner pour le paiement des quatre autres
quarts (?) tels termes qui conviendront à l'état des finances
de Votre Majesté.
316 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
» Je suis, avec le plus profond respect,
de Votre Majesté, Sire,
Le très humble, très soumis et très obéissant ser\'iteur.
» Le Comte de Pfaffenhofen.
«Paris, le 4 mai 1823. >
Mais Louis XVIII était déjà las de ses premiers
efforts de loyauté et refusa de nouvelles avances à son
créancier. Pfaffenhofen se souvient alors que Monsieur
était solidaire de son frère dans la dette contractée par
eux en 1 792 ; il s'adresse à lui pour qu'il prenne part
au remboursement, mais celui-ci, qui l'an suivant
allait devenir le pieux Charles X, se montre déjà très
habile dans la solution des cas de conscience; il fait
renvoyer au comte sa requête avecl 'explication
qu'en montant sur le trône, Louis XVIII avait dé-
claré que c'était à lui que devaient être présentées
toutes les dettes contractées par les princes pendant
leur séjour en pays étranger et que cette déclaration
dégageait Monsieur de toute responsabilité dans
cette affaire. Empruntant à Louis XVIII son goût
pour les citations latines, Pfaffenhofen eût dû ré-
pondre à Monsieur : Uno avulso, non déficit alter,
mais Charles X se montrera encore moins scrupuleux
que son royal frère et aura recours à des procédés
peu nobles pour se soustraire à l'action de son infor-
tuné créancier.
En 1824 Pfaffenhofen fait encore une tentative au-
près du roi, son débiteur principal ; par l'entremise
du marquis de Launston, il obtient une audience royale
à laquelle Lauriston est présent. Au terme de l'entre-
tien le roi dit au comte : « Je vous sais gré de votre
discrétion sur une affaire qui doit rester secrète... Ma
liste civile est surchargée ; autrement je vous aurais
fait rembourser entièrement. Je ne m'en tiendrai ce-
l'affaire du comte de pfaffenhofen 317
pendant pas à la nouvelle avance de 50 000 francs qui
va vous être faite ; elle vous sera répétée annuellement
jusqu à ce qu on fasse des fonds supplémentaires dont
les circonstances ne permettent pas que la proposition
soit encore faite. Je veux aussi doubler votre pension
dès que je pourrai ; et je n'en serai pas moins en reste
avec vous. Vos sentiments me sont connus ; vos ser-
vices me sont toujours présents ; il est des dettes
telles que les rois même ne peuvent pas les payer ! »
En donnant au marquis de Lauriston les ordres
pour 1 exécution de sa volonté, le roi lui dit : « Que
ceci soit entendu et reste réglé pour l'avenir, que le
Ciel me prête vie ou non, nous sommes heureux d'avoir
un tel créancier d'une dette aussi pudibonde ; mais
elle ne m'en pèse pas moins. Faites vite expédier l'or-
donnance. »
L'ordonnance rendue à la suite de cette décision
royale du 27 mars 1824 constate que la nouvelle somme
de cinquante mille francs accordée au comte de Pfaf-
fenhofen est à titre de provision et de troisième avance
sur celle de 400 000 francs qui peut lui rester due pour
obligation contractée au nom du roi pour le service
des princes en 1792. A la fin de ses jours Louis XVIII
reconnaissait donc formellement sa dette vis-à-vis du
comte de Pfaffenhofen et cette reconnaissance put
soulager sa conscience au moment de sa mort qui
survint quelques mois après.
Le décès de Louis XVIII ne fit qu'aggraver la situa-
tion du malheureux créancier, car Charles X ne se
considérait pas lié par la parole de son frère et tout
était à recommencer avec le nouveau roi et les nou-
veaux ministres ; le comte de Pfaffenhofen allait re-
monter encore une fois le calvaire qu'il parcourait pé-
niblement depuis dix ans. Il obtint une audience
318 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de Charles X pour le 29 décembre 1824 et rap-
pelle à son royal débiteur l'historique et les cir-
constances de la créance, ainsi que les autres pertes
qu il a subies au service des Bourbons. Le roi ne con-
teste rien, remercie ce fidèle et dévoué partisan et lui
prodigue de bonnes paroles, le renvoyant pour le sur-
plus à ses mmistres le duc de Doudeauville et M. de
Villèle. C'est ainsi que le pauvre comte est berné pen-
dant des années, renvoyé de Pilate à Caïphe, car pen-
dant ses six ans de règne, Charles X ne put se décider
à en finir une fois pour toutes et à s'acquitter honora-
blement d'une dette d'honneur qui, à sa chute, sera
vieille de trente-huit ans.
La réclamation du comte de Pfaffenhofen ne devait
pas être unique dans son genre, et M. Lenôtre, dans sa
Petite Histoire, a rappelé avec une verve et un pitto-
resque qu'on ne saurait lui emprunter, celle d'un
certain Ange Pitou qui avait sacrifié sa fortune à
la cause royale et qui mourut dans l'indigence après
avoir lutté pendant des années contre l'inertie et la
mauvaise foi des mêmes bureaux et ministres qui
se jouaient de la candeur du malheureux comte
autrichien.
Toujours est-il qu'acculé par des réclamations de
plus en plus pressantes, le gouvernement royal fit
nommer des commissions, tant pour constater l'em-
ploi qui a été fait des trente millions antérieurement
votés en vue d'éteindre les dettes des princes à l'étran-
ger que pour régler ce qui reste à payer des dettes du
roi et examiner les pensions accordées pour services
rendus à la cause royale. Plus il y a de commissions et
de bureaux appelés à connaître de ces réclamations,
plus on est sûr de voir les choses traîner en longueur et
augmenter les chances d'éviter un règlement final.
l'affaire du comte de pfatfenhofen 319
Les doséiers vont et viennent, les rapports se multi-
plient, on gagne du temps et on ne paie pas.
Un rapport du 27 février 1825 constate cependant
que « la créance de Pfaffenhofen est incontestable, que
les sentiments d'honneur et de reconnaissance en
réclament le remboursement ». Un autre rapport du
24 avril suivant confirme cette conclusion.
Le duc de Doudeauville, ministre de la maison du
roi, témoigne dans sa correspondance avec le comte
de Pfaffenhofen du désir de faire aboutir sa juste récla-
mation et de faire honneur aux engagements du roi,
mais M. de Villèle, ministre des fmances, ne soulève
que difficultés et objections, car, chez lui, le sentiment
fiscal, si on peut employer cette expression, étouffe
toute autre considération, même celle de la bonne
foi et de l'honneur royal. Il parvient à faire décider
que les dettes du roi deviennent dettes de l'Etat et
quelles étaient dans ses attributions, que personne
autre que lui ne devait s'en mêler, d'où il résultait que
les fonds destinés à des règlements de cet ordre de-
vaient être demandés aux Chambres, moyen habile,
mais peu délicat, de soustraire le roi aux justes récla-
mations d'un créancier gênant.
Le comte de Pfaffenhofen, sujet autrichien, eut
alors recours à la voie diplomatique et l'ambassadeur
d'Autriche intervient personnellement auprès de
M. de Villèle ; celui-ci s'en émeut et promet, suivant la
formule usuelle, d'examiner avec bienveillance l'af-
faire à nouveau ; il charge de ce soin son chef de ca-
binet. Le rapport de celui-ci est conforme à celui de
la commission de 1825 et il n'en pouvait être autre-
ment en présence de toute la documentation qui
s était amassée dans les dossiers depuis tant d an-
nées. M. de Villèle se réserve encore un examen per-
320 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
sonnel de l'affaire, espérant peut-être découvrir quel-
que point contestable et voulant en tout cas gagner du
temps. Enfin il comprend qu'en présence de l'inter-
vention de l'ambassadeur, il faut faire quelque chose ;
il appelle auprès de lui le comte de Pfaffenhofen et
reconnaît la justesse de la réclamation de celui-ci et
en arrête même le chiffre à la somme de 470 997 francs
qu'il offre de payer à raison de 50 000 francs par an,
plus les intérêts jusqu'à parfait remboursement, sans
préjudice de la pension octroyée par Louis XVIII.
Un premier versement de 1 00 000 francs devait être
fait le 20 juin 1826 pour les deux années arriérées
depuis l'avènement de Charles X. Le candide de
Pfaffenhofen se voit au bout de ses peines et, tout heu-
reux de cette conclusion, prie le ministre de mettre
sa reconnaissance aux pieds de Sa Majesté. Mais ses
illusions n'eurent pas une longue durée; le 20 juin se
passe, et comme sœur Anne, il ne voit rien venir.
Quelques jours plus tard M. de Villèle l'appelle auprès
de lui et l'informe qu'à son vif regret il n'y a pas
à son ministère de crédits ouverts pour ce règlement
et que la liste civile refusant de son côté de payer, il ne
pouvait que l'engager à faire régulariser ses titres pour
obtenir paiement. C'était sans doute ouvrir la vole
judiciaire et ajourner à une époque indéterminée la
solution de l'affaire. Quand on entre dans le maquis
de la procédure on ne sait quand ni comment on en
sortira.
Sur le conseil de ses avocats, le comte de Pfaffen-
hofen se retourne vers l'Etat, en vertu du principe qui
confond les biens de l'Etat et ceux du souverain. Une
requête est présentée le 12 juillet 1826 au préfet de \d
Seine qui, le 12 octobre, rend un arrêté reconnaissant
le comte comme créancier de l'Etat pour une somme de
l'affaire du comte de pfaffenhofen 321
446 217 francs et envoie son arrêté au ministère des
finances pour approbation ; mais M. de Villèle a plus
d'un tour dans son sac et, par lettre privée, invite le
préfet à retirer son arrêté en se déclarant incompétent.
Outré de ces procédés, de Pfaffenhofen en revient
à son ancien projet de saisir de ses griefs la Chambre
des Députés par une pétition du 22 novembre 1826.
On ne trouve pas dans les écrits du comte ce qu'il
advint de cette pétition, mais on voit dans une petite
brochure, que possède la Société de lecture de Genève,
que, dans une séance de la Chambre du 1 3 janvier 1 827,
M. de Villèle fit, à l'occasion de deux autres pétitions,
allusion aux réclamations du comte de Pfaffenhofen et
eut 1 audace, en s'appuyant sur des faits notoirement
faux, de déclarer que, bien qu'il ne produisît aucun
titre, celui-ci avait obtenu par faveur royale 1 50 000
francs et une pension, par suite de certaines consi-
dérations. La brochure que nous venons de mentionner
est une réponse véhémente aux allégations menson-
gères du comte de Villèle et précise tous les titres pro-
duits ou reconnus sur lesquels s'appuie la réclamation
de Pfaffenhofen.
Il semble toutefois que la Chambre passa à l'ordre
du jour sur la pétition du 22 novembre 1826, car le
comte de Pfaffenhofen termine sa brochure par ces
mots : « Et c'est sur des dettes ainsi fondées, ainsi
reconnues par les ministres de LL. MM. et par LL.
MM. elles-mêmes, que le ministre des finances, sans
penser à l'honneur du trône, à l'honneur national, à
la conscience du monarque, sans penser que l'Europe
a les yeux ouverts, qu'il est une autre vie et que 1 his-
toire est là, a cru pouvoir exciter non l'attention, mais
l'hilarité de la Chambre, et invoquer l'ordre du jour ! »
Quoi qu'il en soit de cette pétition on voit dans l'ex-
BIBL. UNIV. CVI 22
322 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
posé (brochure de Berlin), publié en 1832 par de
Pfaffenhofen, qu'il renouvela la pétitior le 28 février
1828 et qu'elle fut l'objet d'un rapport favorable le
I9juillet suivant.
Mais la reconnaissance d'une obligation est une
chose ; son accomplissement en est une autre. Depuis
dix ans le comte de Pfaffenhofen a remboursé aux
héritiers Colson la dette sacrée des rois dont il s'est
constitué le naïf et fervent champion ; pendant ces
dix années il a vu s'accumuler les promesses, les
rapports, les reconnaissances ; mais, sauf de légers
acomptes, d'argent point, et c'est ce dont il a le plus
besoin, car ces avances n'ont pas même couvert ses
frais de voyage, de séjour à Paris, des conseillers juri-
diques et sa situation fmancière devient périlleuse.
11 est poui suivi par ses propres créanciers, une partie
de ses biens est mise en vente judiciaire, une autre
séquestrée ; il faut sauver ses terres, dernier débris de
sa fortune.
Fort de la reconnaissance de son titre par la com-
mission royale qui, par un rapport du 6 décembre
1828, a fixé la créance à 449 836 fr. 84, il supplie
l'intendant général du roi, baron de la Bouillerie, d'ob-
tenir que Charles X lui vienne en aide ; il n obtient
que des refus enveloppés de paroles flatteuses accom-
pagnées du regret que l'indigence de la liste civile
ne permette pas au roi de faire pour lui ce qu'il aurait
tant désiré. Le comte fait appel à Madame la Dau-
phine, dont il ne connait pas la sécheresse de cœur et
qui « avec l'autorisation du roi » le renvoie à M. de
Bouillerie, lequel ne peut que lui renouveler l'expres-
sion de ses regrets et de sa sympathie.
(La fin prochainement.) E.-A. Naville.
#««Hf^*l»^^**^HI-X-«H.^*-l^*
Le peintre de l'indolence russe.
Ivan Gontcharov.
Les douloureux événements dont la Russie vient
d'être le théâtre ont cruellement surpris ceux qui
comptaient sur l'alliance de cette grande nation pour
tenir en échec les effroyables ambitions du monde
germanique.
La surprise n'a pas été trop inattendue pour ceux
qui connaissaient le tempérament anarchique et in-
dolent des peuples slaves et en particulier des Russes.
J'ai insisté sur ces traits de caractère dans une confé-
rence faite au début de la guerre à la Société de géo-
graphie, conférence que l'on trouvera reproduite dans
mon récent volume sur le Panslavisme et V intérêt jran"
çais ^. Le Russe est capable d'efforts très énergiques ;
il est surtout capable d'inertie. Il est essentiellement
anarchique. Ce trait avait été noté depuis bien long-
temps par des psychologues indigènes, par le mys-
tique Tchaadaev, par des romanciers comme Tour-
guenev, Gogol, Gontcharov.
« Regardez autour de vous, écrivait Tchaadaev sous
le règne de Nicolas I^'. Tout le monde n'a-t-il pas un
pied en l'air ? Point de sphère d'existence déterminée
pour personne, point de bonnes habitudes pour rien,
^ Paris, Flammarion.
324 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
pas même de foyer domestique, rien qui dure, rien
qui reste... Dans nos maisons nous avons l'air de
camper ; dans nos familles nous avons Tair d'étran-
gers ; dans nos villes nous avons l'air de nomades,
plus nomades que ceux qui paissent dans nos steppes ;
car ils sont plus attachés à leur désert que nous à nos
cités. »
Des types de ratés et d'indolents, on en trouve à
foison dans Gogol et dans Tourguenev.
Dans son célèbre volume sur le Roman russe Vogué
a, je ne sais pourquoi, négligé le romancier qui a créé
le type d'Oblomov, l'incarnation de la paresse russe.
Il aimait la Russie ; elle lui avait donné sa femme.
Il se plaisait à l'idéaliser. J'imagine qu'il lui répugnait
d'insister sur un type dont il avait certainement eu
plus d'une fois l'original sous les yeux. Je voudrais
combler cette lacune de son œuvre en rendant justice
à un maître trop ignoré chez nous : le romancier
Gontcharov.
I
C'est à l'extrémité orientale de la Russie, à Sim-
birsk sur le Volga, qu'est né le 6 juin 1812 Ivan Alexan-
drovitch Gontcharov. Gontcharov en russe veut dire
potier et ce nom n'éveille pas des idées très aristocra-
tiques.
Son père était marchand de grains et fabricant de
chandelles. Il n'avait aucune prétention à la noblesse;
et la première enfance du romancier se passa dans un
milieu de bourgeoisie aisée, imbue des traditions du
bon vieux temps. Le père semble avoir été quelque
peu vieux croyant et, comme on sait, ce n'est pas pré-
cisément chez les hérétiques que l'on rencontre les
libres penseurs. En revanche, le parrain de l'enfant,
LE PEINTRE DE l'iNDOLENCE RUSSE 325
un ancien marin, Tregoubov, appartenait à la loge
maçonnique La clef de la Vertu. La franc-maçonne-
rie, depuis rigoureusement proscrite, était alors fort
à la mode en Russie.
Dans ce milieu commerçant, bourgeois et patriar-
cal, le jeune Gontcharov n'eut point la douleur
d'assister aux scènes lamentables qui désolèrent l'en-
fance de Tourguenev. Les récits d'aventures mari-
times et de lointains voyages exaltèrent sa jeune ima-
gination. Un problème le tourmentait particulière-
ment. Il aurait voulu savoir « quelle était la longueur de
la mer... »
Je connais beaucoup de ses camarades russes des
deux sexes qui, aujourd'hui encore, usent leur ima-
gination à se poser des problèmes métaphysiques
aussi insolubles et qui aboutissent tout simplement à
la folie et au suicide, faute de les avoir résolus.
A l'âge de neuf ans, l'enfant fut mis en pension
chez un pope, d'esprit singulièrement avancé, qui
avait poussé le libéralisme jusqu'à épouser une étran-
gère, une institutrice luthérienne convertie, il est
vrai, à l'orthodoxie. Il sortit de leurs mains sachant
l'anglais, l'allemand et familier avec quelques clas-
siques russes, A l'école commerciale de Moscou, i
eut la première révélation de Pouchkine. En 1831,
il s'inscrivit à l'université. Le régime de Nicolas
était, comme on sait, celui de la méfiance et de la
terreur. L'étudiant dut signer une formule dans
laquelle il déclarait n'appartenir à aucune société
secrète. Il ne se sentait d'ailleurs nullement attiré par
l'idéologie religieuse, sociale ou politique à laquelle
adhéraient à cette époque certains de ses camarades.
Aux méditations métaphysiques, il préférait de beau-
coup les œuvres d'imagination en langue française.
326 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
notamment les romans d'Eugène Sue, de Jules Janln,
de Balzac, voire même de Gustave Drouineau, terri-
blement oublié aujourd'hui. Il ne négligeait pas non
plus la littérature germanique.
Au sortir de l'université il fut attaché comme tra-
ducteur au ministère des finances. Il devait y faire
toute sa carrière jusqu'à l'année 1852 où il quitta le
département avec le grade de sous-chef de bureau.
Ses fonctions lui laissaient des loisirs qu'il em-
ployait à faire des traductions ou à griffonner des
essais littéraires. Un heureux hasard le rapprocha
de la famille du peintre Maïkov. Il fut invité à donner
des leçons de latin et de littérature russe à ses fils
qui devaient plus tard jouer un rôle considérable
dans cette littérature. La maison des Maïkov était
fréquentée par l'élite intellectuelle de la capitale.
Ce fut pour un album rédigé par des membres ou
des amis de cette famille que Gontcharov écrivit
sa première nouvelle. C'est dans ce milieu qu'il con-
çut son premier roman : Une Histoire ordinaire. Le
manuscrit soumis au critique à la mode, Bielinsky, en re-
çut les plus vifs encouragements. Il le fit insérer dans
la revue Le Contemporain, naguère fondée par Pouch-
kine, qui en était devenu le véritable inspirateur.
Le succès d'une Histoire ordinaire fut considérable.
Déjà l'auteur portait dans sa tête l'idée de ses deux
œuvres postérieures : Ohlomov et le Ravin. Mais il
était lui-même quelque peu Oblomov (nous expli-
querons le mot tout à l'heure). Il aimait mieux mé-
diter des œuvres que les réaliser. Ecoutez ce qu'il
disait de lui-même : « Les jours, si différents qu'ils
fussent, se fondaient en une masse uniformément
grise. Bâillement au travail, bâillement à la lecture,
bâillement au spectacle, bâillement encore au milieu
LE PEINTRE DE l'iNDOLENCE RUSSE 327
d'une conversation d'amis, dans une bruyante réu-
nion ».
Une circonstance heureuse vint arracher l'écri-
vain à cette vie de mollusque. Au cours de l'année
1852, l'empereur Nicolas eut l'idée d'envoyer l'ami-
ral Poutiatine en mission au Japon. Le romancier lui
fut attaché en qualité de secrétaire. Le voyage de La
P allas ne dura pas moins de deux ans. Gontcharov
revint en Europe par la Sibérie dont la traversée,
faute de voies ferrées, demandait alors trois mois
entiers. Il a réuni ses notes de voyage en deux volumes:
Voyage de la frégate Pallas. Malheureusement Gon-
tcharov était un mauvais voyageur. L'auteur d'Oblo-
mov était, comme son héros, trop indolent pour savoir
bien observer. Il en fait lui-même l'aveu en maint
endroit de son récit. Il n'a rien de commun avec un
Chateaubriand, avec un Loti. Il ne faut pas lui de-
mander de détails précis sur les paysages qu'il a vus,
ni sur les peuples qu'il a visités. Parfois, assez rare-
ment, une impression violente s'impose à lui et lui
arrache quelques pages pittoresques comme, par
exemple, cette merveilleuse description du ciel des
tropiques que j'ai reproduite dans ma Littérature
russe ^. Je demande la permission d'y renvoyer.
Gontcharov n'était pas né marin. Au tumulte de
1 océan il préfère de beaucoup les eaux dormantes
des étangs et des rivières russes, l'aspect calme des
bois et des guérets.
« La mer, dit-il dans Oblomov (ch. IV) n'a apporté
à l'homme que la mélancolie. En la contemplant, on
a envie de pleurer. L'âme reste interdite d'effroi de-
vant la nappe immense des eaux ; l'homme n'y trouve
* 3* édition, p. 504 et suiv. Paris, librairie Armand Colin.
328 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
rien pour reposer son regard fatigué par la monotonie
du tableau infini.
» Le roulis et le mugissement furieux des vagues
n ont rien de caressant pour sa faible oreille ; toujours
le même gémissement, toujours les mêmes plaintes.
On dirait les voix perçantes et sinistres des âmes en
peme... »
Le récit du voyage de la frégate Pallas, publié en
1856, fut accueilli froidement, d'autant plus froide-
ment que l'auteur, devenu censeur, s'était en cette
qualité fait un certain nombre d'ennemis dans la
république des lettres.
II
Il allait s'imposer à l'estime de ses compatriotes
par la publication à'Ohlomov. Depuis longtemps
Gontcharov était hanté par l'idée de ce roman. Il
en avait publié un fragment dans une revue dès 1849.
Après quelques hésitations, le public lui fit un succès
considérable. L'œuvre est devenue classique. Elle
a doté la littérature russe d'un type immortel au point
de vue littéraire et qui, hélas ! n'a pas encore complète-
ment disparu dans la réalité. Les événements récents
ne l'ont que trop prouvé. Ce type personnifie la pa-
resse ou plutôt la nonchalance, ce vice que la langue
nationale désigne par un mot merveilleusement pit-
toresque, khalatnost. La khalatnost, c'est l'état mo-
ral du personnage qui passe toute sa vie en robe
de chambre (khalat).
Malheureusement, nous n'avons pas de traduc-
tion complète de ce chef-d'œuvre. La première partie
seulement a été mise dans notre langue, avec l'aide d'un
collaborateur, par feu Charles Deulin, auteur des
Contes d'un buveur de bière. Cette adaptation se lit
en somme avec agrément et faute de mieux je la re-
LE PEINTRE DE l'iNDOLENCE RUSSE 329
commande. Elle donne une idée très suffisante de l'ori-
ginal.
Le héros du roman est un type essentiellement na-
tional, très fréquent au temps du servage et qui, —
hélas! — n'a pas complètement disparu de la Rus-
sie. Ce type se résume en une anecdote caractéris-
tique que j'ai recueillie naguère dans mes voyages.
Le harine ou seigneur va se coucher et se fait désha-
biller par son domestique Vania et il énumère succes-
sivement tous les vêtements dont il doit se dépouiller et
qu'il est trop paresseux pour enlever lui-même. Il con-
clut en ces termes : « Vania, passe-moi ma chemise de
nuit ; mets-moi dans mon lit. Fais-moi le signe de la
croix ; mets-toi à genou, fais ma prière. Maintenant
tu peux t'en aller. Je m'endormirai moi-même. »
S'endormir lui-'même et manger lui-même, telles sont
les deux fonctions auxquelles se réduit en résumé
l'activité d'Oblomov. L'idéal de sa vie c'est le far
niente absolu.
Ce type de nonchalance ou d'inertie avait déjà tenté
le fabuliste Krylov dans un canevas de comédie qui
n'a été retrouvé qu'en 1869 et que Gontcharov a par
conséquent ignoré. Il avait inspiré à Gogol quelques
pages des Ames mortes. C'est un précurseur d'Oblo-
mov que ce Manilov « dont les affaires allaient toutes
seules on ne sait trop comment. Lorsque son inten-
dant lui disait : « Il serait bon de faire ceci ou cela », il ré-
pondait : « Oui, ce ne serait pas mal ». Mais tous ses
projets en restaient aux paroles. Il était censé lire depuis
deux ans un volume toujours marqué du signet à la
page quatorze. Il n'avait jamais été capable de complé-
ter le mobilier de son salon •.
Un peu plus loin le portrait du propriétaire rural
Tentetnikov est poussé plus à fond :
330 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
« Le matin, il se réveillait très tard, et restait long-
temps assis sur son lit à se frotter les yeux, et, comme
ses yeux étaient par malheur très polis, il les frottait
extraordinairement longtemps, et, pendant tout ce
temps-là, son domestique Michaïlo se tenait à la
porte avec une cuvette et un essuie-mains. Le pauvre
Michaïlo attendait une heure, puis une autre, retour-
nait à la cuisine, puis revenait. Le maître se frottait
toujours les yeux et était toujours assis sur son lit. Enfin
il sortait de sa couche, se lavait, revêtait une robe de
chambre et passait dans le salon pour prendre du thé,
du café, du cacao ou même du lait chaud, tout cela très
lentement, émiettant le pain sans pitié et infectant tout
de cendre et de tabac. Il restait deux heures à prendre
le thé et encore c'était peu, puis il emportait un verre
de thé froid...
» Deux heures avant le dîner il s'enfermait dans son
cabmet, pour s'occuper sérieusement d'une œuvre qui
devait embrasser la Russie à tous les points de vue,
au point de vue civil, politique, religieux, philoso-
phique, résoudre les problèmes et les questions sou-
levées par le temps et déterminer nettement son grand
avenir... D'ailleurs cette entreprise colossale restait à
l'état de simple idée. L'auteur mordillait sa plume,
griffonnait des dessins sur le papier, puis laissait tout
de côté et prenait en main un livre qu'il ne lâchait
pas jusqu'au dîner... Après le dîner il prenait le café
en fumant et jouait aux échecs tout seul... Que fai-
sait-il jusqu'au souper ? Ce serait difficile à dire. Au
fond il ne faisait rien du tout.
» Ainsi vivait tout seul en ce vaste monde un jeune
homme de trente-quatre ans, toujours en robe de
chambre et sans cravate. »
Ce qu'il y a de merveilleux dans Oblomov, ce n'est
LE PEINTRE DE l'iNDOLENCE RUSSE 331
pas seulement le portrait du héros. C'est la peinture du
milieu dans lequel il a été élevé. Cette peinture con-
stitue un document inappréciable pour la connaissance
d une grande partie de la société russe avant l'aboli-
tion du servage.
Fils d'un hobereau de la steppe du Volga, Ilia,
Ilitch Oblomov a grandi dans un manoir où les maîtres,
entourés d innombrables serviteurs, vivent sans autre
souci que celui de manger, de boire et de dormir. L'ar-
rivée d'une lettre dans ce château de la belle au bois
dormant constitue un événement si imprévu, si désa-
gréable que le premier mouvement est de refuser la
lettre, le second c'est la ferme résolution de ne jamais
y répondre.
Après un premier déjeuner copieux et long la ma-
tinée se passe en allées et venues pour la préparation
du dîner. On imagine toutes sortes de combinaisons
savantes, on les discute en conseil de famille. La cui-
sine russe n est pas précisément la plus simple du
monde ; elle réclame des hachis savoureux, des sauces
compliquées, des mélanges extraordinaires. Ce n'est
pas à Oblomovka (ainsi s'appelle le domaine familial)
que l'on dînerait avec un bifteck et deux œufs sur le
plat.
Les pages que Gontcharov consacre à la vie gastro-
nomique d'Oblomovka eussent enchanté Brillât Sa-
varin et fait le bonheur de Monselet ou du baron
Brisse. Je m'en voudrais de n'en pas détacher quel-
ques fragments :
« On ne peut pas dire que la matinée se passait à
rien faire dans la maison des Oblomov. Le bruit des
couteaux qui hachaient la viande et les légumes s'en-
tendait jusqu'au village...
» Dans la cour, dès qu'Antippe revenait avec le
332 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tonneau d'eau qu'il était aller puiser à la rivière, des
différents coins grouillaient vers lui avec des seaux,
des jattes et des cruches les commères et les cochers.
Ici, une vieille femme apporte de l'office à la cuisine
un bol de farine et un monceau d'oeufs; là, le cuisinier
jette tout à coup de l'eau par la fenêtre et arrose la
chienne Arapka qui, pendant toute la matinée, ne dé-
tourne pas les yeux et frétille gracieusement de la
queue en se léchant... »
La grande préoccupation c'est le menu du dîner.
« Toute la maison tenait conseil pour le dîner. Cha-
cun proposait son plat. Celui-ci une soupe aux tripes
de volaille, celui-là une soupe aux vermicelles ou à
l'estomac de porc. Cet autre du gras double; celui-ci
une sauce rousse, cet autre une sauce blanche. Chaque
avis était pris en considération, discuté en détail et
enfin adopté ou rejeté conformément à la sentence
définitive de la maîtresse de maison. On envoyait sans
relâche à la cuisine tantôt Nastasia Petrovna, tantôt
Stepanida Ivanovna, pour rappeler ceci, pour ajouter
ou supprimer cela, pour apporter du sucre, du miel ou
du vin et veiller à ce que le cuisinier ne détournât
rien de ce qui lui avait été concédé.
« Le souci de la nourriture était le premier et le
principal souci, le souci vital à Oblomovka. Quels veaux
on y engraissait pour les fêtes annuelles! Quelles vo-
lailles on y élevait! Que de fines combinaisons, que de
connaissances et de labeur il fallait pour leur éducation !
» Les dindes et les poulets réservés pour les fêtes
patronymiques et autres jours solennels étaient en-
graissés à la noisette ; les oies étaient privées d exer-
cice ; on les suspendait dans un sac, sans mouvements,
quelques jours avant la fête afin qu'elles fussent sur-
chargées de graisse.
LE PEINTRE DE l'iNDOLENCE RUSSE 333
» Quelles provisions il y avait de confitures, de salai-
sons, de pâtisseries. Quels hydromels ! Quels levas on
brassait ! Quels pâtés on cuisait à Oblomovka !
» Ainsi jusqu'à midi tout s'agitait, tout se démenait,
tout vivait de la vie intensive d'une fourmillière. Ni
les fêtes, ni les dimanches n'apportaient le repos à ces
fourmis laborieuses. Alors le bruit des couteaux dans
la cuisine retentissait plus souvent et plus fort.
» La ménagère faisait de nombreux voyages de
l'office à la cuisine avec une double provision de farine
et d'œufs. Dans la basse-cour il y avait plus de gémis-
sements et de sang versé.
>' On cuisait un gigantesque pâté dont les maîtres
eux-mêmes mangeaient encore le lendemain. Le troi-
sième et le quatrième jour les restes passaient à l'office ;
le pâté prolongeait son existence jusqu'au vendredi,
jour où le dernier fragment tout à fait dur arrivait
comme une grâce toute particulière à Antippe qui,
après avoir fait le signe de la croix, anéantissait brave-
ment avec fracas cette curieuse pétrification. Ce qui
le flattait c'était l'idée que le pâté venait de la table
seigneuriale. »
Ecoutez maintenant cette merveilleuse description
de la sieste :
« Dans la maison règne un silence de mort. Le père,
la mère, la vieille tante, la suite, tout le monde s'est
retiré dans son coin. Celui qui n'a pas de retraite est
monté au fenil, un autre est allé au jardin, un troisième
cherche la fraîcheur sous le vestibule, un autre, abri-
tant son visage d'un mouchoir contre les mouches,
s'est endormi là où l'abat la chaleur, là où l'a fait
choir un festin plantureux.
» Le jardinier s'est étendu sous un buisson dans le
parc auprès de sa bêche. Le cocher dort dans l'écurie.
334 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
» Dans la chambre des domestiques, tous sont cou-
chés les uns à côté des autres, sur le plancher, sur les
bancs. Et les chiens se sont enfoncés dans leur niche,
n'ayant personne après qui aboyer. On aurait pu tra-
verser toute la maison sans rencontrer âme qui vive ;
on aurait pu tout voler et tout emporter sur des cha-
riots ; personne ne l'aurait empêché. C'est un sommeil
universel, invincible, une véritable image de la mort.
Tout est mort ; seulement de tous les recoins s'élève
un ronflement varié sur tous les tons et toutes les
cadences. »
III
Telles sont les impressions d'enfance qu'Oblomov
emportera de son pays natal. Il lui a pourtant fallu
faire comme tout le monde, quitter ce paradis, étudier
à Moscou et aller chercher un emploi à Petersbourg.
Oblomov en a trouvé un. Mais on devine qu'il ne l'a
pas gardé longtemps. Un beau jour il s'est avisé d'ex-
pédier à Arkhangelsk un dossier destiné à Astrakhan.
On lui a fait comprendre que décidément il n'était pas
né pour le service et il a dû donner sa démission.
Peu à peu il s'est complètement retiré du monde. Il
a cessé de sortir, de s'habiller. Quand, par hasard, il se
lève, il reste en robe de chambre. Il n'a pour toute
compagnie que son domestique Zacharie. Il vit au
milieu de meubles couverts de poussière et de toiles
d'araignée. Son propriétaire lui a donné congé et dans
quelques jours il lui faudra déménager. Il est absolu-
ment pétrifié à cette idée. Quel beau sujet de mono-
graphie pour notre regretté confrère le psychologue Th.
Ribot qui a si bien étudié les maladies de la volonté!
A ce Russe pur sang — trop pur sang, hélas ! I au-
teur s'est plu à opposer le type du métèque qui apporte
LE PEINTRE DE L INDOLENCE RUSSE
avec lui les solides qualités de sa race. Ce métèque qui
est aussi un métis, c'est l'Allemand Stolz, allemand
par son père, russe par sa mère Si Stolz ou quelqu'un
de ses ancêtres est venu chercher fortune dans lé fin
fond de la Russie, c'est évidemment qu'ils étaient
pauvres en Allemagne. Ces Teutons sont venus lutter
pour la vie et naturellement cette lutte ne se poursuit
pas sans énergie. A l'apathie, à l'indolence d'Oblomov
le romancier oppose l'esprit laborieux de Stolz. A cause
du contraste des deux caractères ou peut-être en dépit
de ce contraste, Stolz a pris Oblomov en amitié. Il
s'efforce de l'arracher à l'indolence où il croupit. Son
amour inattendu pour une certaine Olga, nature artis-
tique et primesautière, arrache pour quelques instants
Oblomov à son inertie, lui inspire des idées de ma-
riage et de foyer familial. Mais non ; il ne peut pas,
décidément. Il rentre dans sa robe de chambre ; il
s enfonce dans son logis sordide et il finit par épouser
une femme du commerce, une ménagère qui lui rend
la vie tolérable jusqu'au jour où il la termine par une
attaque d'apoplexie.
Telle est la trame très simple de ce roman qui a doté
la littérature russe d'un type immortel et malheureu-
sement trop ressemblant. L'œuvre vaut surtout par
le détail, par des descriptions exquises de la vie rurale,
par les tableaux réalistes de l'intérieur d'Oblomov.
Oblomov et son domestique Zacharie sont ou plu-
tôt étaient là-bas aussi populaires que dans les pays
latins Don Quichotte et Sancho Pança et, si la Russie
était mieux connue à l'étranger, ils auraient une ré-
putation aussi universelle.
Hélas ! Le type d'Oblomov n'a pas disparu dans son
pays natal. La Russie en fait cruellement l'expérience.
Mais il ne faut pas désespérer encore. Les Bylines, épo-
336 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
popées populaires du moyen âge nous racontent l'his-
toire d'un héros légendaire Ilia de Mourom qui était
resté assis pendant trente années entières.
Or dans la ville de Mourom viennent à passer deux
mendiants vagabonds.
— Lève-toi, disent-ils et va nous chercher à boire.
Ilia se lève, rapporte une tasse d'un vedro et demi
(autrement dit une vingtaine de litres) et sert les men-
diants.
— Eh bien ! Ilia, lui demandent-ils, te sens-tu
beaucoup de force ?
— Si un pilier s'élevait de la terre au ciel, si au pilier
était attaché un anneau d'or, pour le conquérir je bou-
leverserais la terre russe. Je me sens une grande force.
Et les mendiants vagabonds lui répondent :
— Tu seras, Ilia, un grand héros; va te battre, va
lutter contre les héros.
Puisse ce récit légendaire prendre pour la Russie
contemporaine la valeur d'une prophétie ! Je suis,
hélas ! de ceux qui n'osent plus l'espérer.
Louis Léger.
###***^HHf**^^-#***#**#
La Constitution du Royaume serbe,
croate, slovène.
L'Etat serbe, croate, slovène, est né le 21 décembre
1918. C'est à cette date historique, ainsi qu'en témoi-
gne une note envoyée par Belgrade à toutes les chan-
celleries, que les peuples yougoslaves, libérés par
l'effondrement de l'Autriche- Hongrie, et que le Mon-
ténégro, renversant le trône de son souverain, décla-
rèrent s'unir à la Serbie sous le sceptre du roi Pierre I^'.
Toutefois l'organisation politique du nouveau royaume
demeura en suspens, car les problèmes extérieurs, les
ruines de la guerre et la crise économique rejetaient
les problèmes constitutionnels au second plan dans les
préoccupations de ses gouvernants. Près de deux
années s'écoulèrent avant qu'une Assemblée consti-
tuante fût nommée et c'est seulement le 28 juin 1921
qu'elle vota la Constitution que nous nous propo-
sons d'analyser ici. Pour bien en comprendre les
caractères généraux, il n'est pas inutile de rappeler
dans quelles circonstances elle fut rédigée.
Au lendemain de l'unification yougoslave s'ouvrait
une période d'agitation politique comparable aux
accès de fièvre qui suivent les grandes opérations
chirurgicales et procédant comme eux de causes néces-
BIBL. UNIV. CVI 23
338 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
saires. Les populations libérées d'un joug séculaire
ne pouvaient pas manquer de s'essayer, encore gau-
chement, à la vie politique et d'affirmer leur indé-
pendance de pensée dans des programmes divergents,
souvent conçus a priori et mal adaptés aux nécessités
de l'heure. Les partis anciens devaient se transformer
et réaliser des groupements imprévus pour faire face
aux éventualités nouvelles. La transition d'hier à de-
main s'opérait par secousses et dans le fracas des con-
troverses sociales, économiques ou politiques. Il était
à craindre que, sous la poussée d'aspirations mal coor-
données, les deux idées essentielles qui faisaient la
base du pacte de 1918 fussent remises en discussion,
savoir : l'unité de l'Etat et la monarchie. A mesure
que se prolongeait le régime provisoire, on entendait
effectivement des voix prononçant de plus en plus
haut les mots d'autonomie, de fédéralisme et de répu-
blique.
Les tendances autonomistes s'affirmèrent d'abord
sous une forme modérée au sein de deux groupe-
ments nationaux : le club national croate et le parti
slovène, dit parti Korochetz. L'un et l'autre étaient
favorables à la monarchie serbe, mais ils redoutaient
la centralisation et ils demandaient que les anciens
territoires autrichiens formassent un certain nombre
d'Etats autonomes, rattachés à la Serbie par le lien
lâche dune confédération.
Un nouveau parti séparatiste apparut bientôt à
Zagreb, avec l'étiquette de « parti paysan », sous la
direction de M.Raditch, dont l'active propagande et le
programme incertain ne laissèrent pas d'inquiéter
Belgrade. Tour à tour républicain ou monarchiste,
sans autre doctrine nette que le rêve d'une dictature
paysanne et une hostilité déclarée envers les <' intel-
CONSTITUTION DU ROYAUME SERBE, CROATE, SLOVENE 339
lectuels », le parti Raditch attaquait le gouvernement
serbe avec la plus grande vivacité, réclamait l'indépen-
dance complète d'un Etat croate dont les intérêts com-
muns avec la Serbie eussent été limités à la défense
nationale et ne tendait à rien moins qu'à remettre en
question les résultats territoriaux de la victoire des
Alliés.
A ce bouillonnement d'idées imprécises, les deux
grands partis politiques serbes, les démocrates et les
radicaux, opposaient leur expérience politique vieille de
plus d'un siècle. Le cadre qui leur paraissait le meil-
leur pour réaliser la fusion progressive des mentalités
et des traditions chez les peuples yougoslaves en leur
rendant sensible l'unité nationale, c'était la forme
résistante et souple de la monarchie constitution-
nelle serbe, telle que l'avait définie la constitution
libérale de 1888, momentanément suspendue par un
coup d'Etat célèbre, puis rétablie et appliquée lorsque
le roi Pierre monta sur le trône en 1903. Sachant par
expérience au prix de quel héroïsme et de quelles
épreuves avait été constitué le bloc yougoslave, ils
redoutaient les expériences autonomistes qui auraient
pu l'effriter.
Il existait aussi un parti républicain serbe qui n'était
pas moins partisan de l'unité de l'Etat que les démo-
crates ou les radicaux mais qui accomplit une évolu-
tion assez curieuse. Moins fort que les deux groupes
précédents et entraîné par le jeu des alliances dans la
coalition d'opposition, il se mit d'accord avec le parti
Raditch pour appuyer le programme d'une république
fédérative, analogue à celle des Etats-Unis, qui em-
brasserait tous les territoires serbes, croates et Slo-
vènes.
Telle était à peu près la situation des grands partis
340 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
lorsque l'Assemblée constituante fut élue, au suffrage
universel, le 28 novembre 1920. Il y eut un grand
nombre d'abstentions et les partis se trouvèrent épar-
pillés au sein de l'Assemblée de telle sorte qu'aucun
n'avait la majorité. Sur 419 élus, la coalition monar-
chiste des démocrates et des radicaux obtenait 1 90 siè-
ges; le groupe Raditch en comptait une cinquantaine;
le reste se divisait entre les républicains, les socia-
listes, les agrariens, les musulmans, le club national
croate et le parti slovène. Quant aux projets de cons-
titution dont l'Assemblée était saisie, ils se divisaient
en trois catégories :
1^ Les projets créant un Etat unitaire à gouverne-
ment monarchique, soit sous la forme d'une monar-
chie parlementaire où l'autorité des ministres l'em-
porterait sur celle du roi (projet Protitch), soit avec
une séparation des pouvoirs plus accentuée et des
prérogatives royales plus fortes (projet Pachitch). Les
monarchistes hésitaient aussi sur le point de savoir
s'il y aurait une Chambre unique comme dans la Cons-
titution serbe de 1888 ou si l'on créerait un Sénat
(projet Vesnitch).
IP Les projets maintenant la monarchie serbe en
lui réunissant les provinces autonomes dans une con-
fédération (projets du club national croate et du parti
Korochetz).
3° Le projet d'une république fédérative, appuyé
par Raditch et les républicains serbes.
C'est le projet Pachitch qui l'emporta devant la
commission nommée par l'Assemblée, après avoir subi
des modifications qui l'élargirent considérablement
et portèrent le nombre des articles de 89 à 142. Cepen-
dant tous les partis ne se ralliaient pas à la monarchie
unitaire et lorsque l'Assemblée passa au vote définitif.
CONSTITUTION DU ROYAUME SERBE, CROATE, SLOVENE 341
161 députés appartenant au club national croate, au
groupe Korochetz et au groupe Raditch, quittèrent
la salle en signe de protestation. 223 voix se pronon-
cèrent pour le projet, 35 contre ; le quorum de TAs-
semblée étant de 210, il aurait suffi d'un déplacement
de 14 voix pour remettre en cause le principe de l'unité
yougo-slave. Devant ce résultat, on ne peut s'empêcher
de songer au fameux amendement Wallon, qui fit
triompher à une voix de majorité le principe du gou-
vernement républicain devant l'Assemblée nationale
française et qui permit à celle-ci de voter les lois
constitutionnelles de 1875.
Le peuple accueillit la proclamation de la Consti-
tution avec un profond sentiment de joie et de sou-
lagement. Il y voyait la fin des luttes politiques épui-
santes, la récompense des douleurs de la guerre, la
consécration du pacte d'unité scellé en 1918, et le gage
d'un brillant avenir. Sa reconnaissance se partageait
principalement entre les deux chefs du gouvernement
qui surent successivement tenir tête au bloc d'oppo-
sition : M. Vesnitch, qui réalisa l'union des radicaux
et des démocrates au moment des élections à la Cons-
tituante, et M. Pachitch, l'auteur de Tavant-projet qui
devait fournir les bases de la Constitution.
Les buts poursuivis par les auteurs de la Consti-
tution du 28 juin étaient de réaliser l'unité du royaume,
sans heurter les traditions et les goûts des Yougoslaves
réunis à. la Serbie, de faire l'éducation politique des
nouveaux sujets en les initiant au jeu des institutions
libérales, d'assurer l'ordre et la liberté indispensables
à l'œuvre de restauration économique. Les moyens
choisis furent une administration décentralisée, un
342 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
système électoral à base très large, un gouvernement
fort, des garanties efficaces du règne de la légalité et
des droits des citoyens. C'est en ces quatre traits dis-
tinctifs qu'on peut résumer les dispositions détaillées
et parfois minutieuses d'un texte qui compte 142 arti-
cles. La Constitution serbe, croate, slovène, dément
assurément les prévisions de certains publicistes qui
veulent que les textes constitutionnels aient une ten-
dance à devenir plus courts et que la souplesse des
règles coutumières doive se substituer peu à peu à la
rigidité des dispositions écrites. Non seulement on
voit reparaître, dans cette charte politique, une Décla-
ration des droits et des devoirs des citoyens tout à fait
conforme à la tradition de la Révolution française,
mais encore on peut y remarquer une partie intitulée
Prescriptions ^ociales et économiques, qui la surcharge
de 22 articles n'ayant qu'un rapport lointain avec
l'organisation des pouvoirs publics. Ils contiennent
des règles de droit civil ou administratif que l'Assem-
blée constituante élève à la hauteur de préceptes d'or-
dre public et qui se rapportent principalement à la
liberté du travail et des conventions, à la protection
du mariage et de la propriété, à l'interdiction de l'usure
et des fidéicommis, à l'expropriation et à l'impôt, aux
assurances et à la pêche. Ce sont là matières d'ordre
législatif bien plus que constitutionnel.
La décentralisation. — Le territoire de l'Etat est
subdivisé en régions, en arrondissements et en com-
munes, circonscriptions dont chacune est dotée d'une
administration autonome, composée d'une Assemblée
et d'un Conseil, reposant sur le principe électif. Toute
question d'intérêt local relève exclusivement des
organes de la commune, de l'arrondissement ou de la
région, et ces questions sont nombreuses si 1 on en
CONSTITUTION DU ROYAUME SERBE, CROATE, SLOVENE 343
juge par l'énumération de l'article 96, qui détermine
la compétence des administrations régionales : cela
embrasse les finances, les travaux publics, l'hygiène,
les communications, la bienfaisance, l'enseignenient,
les œuvres sociales, les intérêts économiques locaux,
etc., et 1 ensemble représente un foyer de vie provin-
ciale intense. Il est encore intéressant de remarquer
que l'Assemblée régionale a le droit de statuer par
voie de règlements généraux sur toutes les matières
de sa compétence et qu'elle peut ainsi créer une véri-
table législation secondaire.
En face des organes d'administration décentralisée
se trouve, dans la région, un représentant des inté-
rêts de l'Etat qu'on nomme le grand joupan, et qu'on
pourrait assez comparer à un gouverneur de province
en Belgique. C'est, en effet, au système si libéral de
l'administration belge que ressemble la décentralisa-
tion du royaume serbe, croate, slovène, plutôt qu'au
5e// government anglais, lequel, d'ailleurs, est une for-
mation historique purement britannique et qui paraît
impossible à transplanter sur un sol étranger.
Le pouvoir légidatif. — La tradition du droit public
serbe veut qu'il n'existe qu'une Chambre législative
(la Skouptchina). Elle s'interrompit une seule fois,
lorsque le système bicaméral fut introduit dans la
constitution dictée en 1901 par le roi Alexandre, mais
celle-ci disparaissait avec son auteur moins de deux
ans après. On ne saurait donc s'étonner que la com-
mission de constitution eût repoussé le projet Vesnitch,
préconisant la création d'un Sénat, et qu'elle eût ms-
titué une Chambre unique sous le nom d'Assemblée
constituante.
L'Assemblée constituante est élue au suffrage uni-
versel, direct et secret, avec représentation des mino-
344 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
rites, par tous les citoyens majeurs de 21 ans, à raison
d'un député par 40,000 habitants. (La Constitution ne
se prononce pas sur la question du vote des femmes,
que tranchera une loi ultérieure). Son caractère et ses
pouvoirs sont ceux que suppose un système de gou-
vernement représentatif : d'une part, il est expressé-
ment affirmé que tout député est le représentant de
la nation entière, ce qui exclut la possibilité d'un
mandat impératif donné par les électeurs ainsi que de
tout mécanisme de gouvernement direct ; d'autre part,
suivant la pure tradition anglaise, le pouvoir légialatif
n appartient pas à la Chambre seule, mais à la Chambre
et au Roi conjointement. L'Assemblée nationale vote
les lois, le Roi les sanctionne et les promulgue. Les
députés ont l'initiative des propositions de lois, le
gouvernement a l'initiative des projets de lois. Le Roi
convoque l'Assemblée en session ordinaire ou extraor-
dinaire, et il ouvre ou clôt les sessions par un discours
du trône.
Le gouvernement. — Le premier article de la Cons-
titution définit l'Etat serbe, croate, slovène, comme
« une monarchie constitutionnelle, héréditaire et parle-
mentaire. » Sommes-nous véritablement en présence
d un gouvernement parlementaire, ou gouvernement
de cabinet, conforme aux usages qu'ont lentement
élaborés les députés à la Chambre des communes au
XVII^ siècle et qui ont été adoptés par la plupart des
Etats du continent, avec un contrôle efficace du Par-
lement sur les actes du pouvoir exécutif, avec la règle
de l'homogénéité du cabinet et avec celle de la res-
ponsabilité politique des ministres? Il est assez difficile
de répondre à cette question pour la raison que le
régime parlementaire est avant tout une affaire d'usage
et de jurisprudence, qu'il ne se laisse point enfermer
CONSTITUTION DU ROYAUME SERBE, CROATE, SLOVENE 345
aisément dans les formules d'un texte constitutionnel.
Il faut attendre ici l'épreuve du temps avant de se pro-
noncer.
Sans doute, divers articles de la Constitution préci-
sent des règles qui sont dans la tradition du régime
parlementaire : le Roi exerce le pouvoir exécutif par
l'intermédiaire de ministres responsables ; aucun acte
du pouvoir royal n'est valable s'il n'est point contre-
signé par le ministre compétent ; tout membre de
l'Assemblée nationale peut adresser des questions et
des interpellations aux ministres. Mais suffira-t-il de
ces prescriptions pour assurer effectivement à l'Assem-
blée le pouvoir de renverser les ministres qui auront
perdu la confiance de la majorité, ou ceux-ci resteront-
ils en fonction aussi longtemps que le Roi leur gardera
sa confiance ? La raison de douter vient d'un certain
article 91 qui décide que les ministres, nommés par
le Roi, seront responsables à la fois devant le Roi et
devant le Parlement et que cette responsabilité se tra-
duira par la possibilité d'une mise en accusation du
ministre devant un tribunal spécial, dit tribunal d'Etat.
Evidemment, nous sommes en présence d'une institu-
tion imitée du fameux impeachment anglais. Mais la
procédure de l'impeachment a précédé, historique-
ment, la responsabilité des ministres devant le Par-
lement : les deux systèmes paraissent incompatibles et
l'on a vu se dérouler en France le fameux procès des
ministres de Charles X devant la Cour des Pairs, en
1830, précisément parce qu'à cette époque l'idée de
la responsabilité parlementaire des ministres n'était
point encore affirmée et que le mécanisme de l'im-
peachment anglais y suppléait tant bien que mal.
Garanties de la légalité. — Les dispositions les plus
modernes et les plus originales de la Constitution du
346 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
28 juir. sont celles qui garantissent le respect des droits
indi/iduels des citoyens et qui assurent l'observation
de la légalité par le gouvernement et l'administration.
Il y a là une œuvre de synthèse très remarquable, réa-
lisée par des hommes qui étaient fort au courant des
progrès réalisés par le droit public et par la récente
jurisprudence administrative des Etats modernes.
Après avoir proclamé et défini la liberté indivi-
duelle, la liberté religieuse, celles d'enseignement, de
réunion, de la presse, etc., le législateur constituant
combine trois moyens différents pour empêcher que
l'arbitraire administratif ne puisse faire une lettre
morte de ces droits constitutionnels.
Le premier est une large responsabilité de l'Etat
et des administrations locales (les corps autonomes)
envers les citoyens, pour tout dommage à eux causé
par l'exercice irrégulier d'une fonction publique
(art. 18). La notion du « fonctionnement irrégulier »
d un service public est une notion beaucoup plus
large que la notion de « faute de service » qui domine
encore dans la plupart des jurisprudences européennes
et, par conséquent, le droit des citoyens à obtenir
une indemnité, quand ils subissent un préjudice du
fait de l'administration, est aussi plus largement assuré.
Le second moyen consiste en un contrôle très
strict du pouvoir réglementaire du gouvernement et
des fonctionnaires locaux, pour assurer la conformité
des règlements à la loi et à la Constitution. Le contrôle
des règlements gouvernementaux est effectué par l'As-
semblée nationale (art. 94) ; celui des règlements
locaux par le Conseil d'Etat (art. 99).
Le troisième moyen est l'institution de tribunaux
administratifs et particulièrement d'un Conseil d'Etat,
imité du Conseil d'Etat français : tous les actes ad-
CONSTITUTION DU ROYAUME SERBE, CROATE, SLOVENE 347
ministratifs entachés d'illégalité peuvent être déférés
par les citoyens à cette haute juridiction qui a le pou-
voir de les déclarer nuls (art. 103).
A ces dispositions essentielles s'ajoutent d'autres
règles assurant l'ordre social que nous ne saurions
analyser sans allonger trop cette esquisse, notamment
celles qui concernent le statut des fonctionnaires et
celles qui protègent les minorités ethniques ou lin-
guistiques (art. 16). Ce sont autant de traits con-
vergents qui donnent à l'ensemble de la Constitution
serbe, croate, slovène, l'aspect d'un beau monument
élevé par un peuple jeune, ardent et généreux, à
l'éternel idéal de justice et de liberté.
Antoine Rougier.
La Suisse économique
et les pays de la Petite Entente.
Lorsque l'ancienne Autriche-Hongrie fut sur le
point de s'écrouler, il y avait des gens anxieux qui ne
voyaient qu'avec de vifs regrets disparaître le vaste
empire habsbourgeois. Déduction faite de tous ses
défauts, et ils étaient nombreux, l 'Autriche-Hongrie
constituait à leurs yeux une entité économique dont
l'Europe avait besoin et qu'on eut dû construire si
elle n'avait pas déjà existé. Ces soucis auraient été
pleinement justifiés si les hommes d'Etat qui s'étaient
proposé pour tâche de détruire la vieille bâtisse austro-
hongroise n'avaient eu soin d'édifier, à sa place,
une organisation plus solide, plus conforme à l'esprit
des temps nouveaux et qui tiendrait mieux compte
des besoins vitaux des nombreuses nations de l'Eu-
rope centrale. Là encore les vivants ont effacé ce que
les morts avaient écrit. Las d'être dirigés par des
gouvernements qui ne comprenaient pas leurs désirs,
les peuples préféraient agir à leur guise et s'aménager
à leur façon.
L'existence de plusieurs Etats indépendants sur
le territoire de l'ancien empire habsbourgeois, empê-
che-t-elle vraiment toute coopération des pays du
LA SUISSE ÉCONOMIQUE 349
bassin du Danube, jcomme beaucoup d'occidentaux
semblaient |le [craindre ? Le chemin jque les Etats
successeurs ont parcouru jusqu'ici nous paraît dé-
mentir suffisamment ces appréhensions. L'évolution
à 'laquelle 'nous assistons démontre qu'on n'a défait que
pour refaire. Certes, ce ne sera plus l'Autriche- Hon-
grie des Habsbourg, ce ne sera pas non plus une Confé-
dération danubienne telle que l'imaginent ceux qui
soupirent après le retour |du [régime féodal, mais une
collaboration des Etats [libres auxquels l'ivresse de
l'indépendance ne fait pas oublier les intérêts qui les
unissent. Quoique Inous n'ayons pas l'intention de
faire passer la Tchécoslovaquie pour un astre sans ta-
che, force nous est de relever que c'est de là surtout
qu'est sorti cet effort tenace de 'reconstruire la nouvelle
Europe centrale [et de la consolider. Ce fut le ministre
des affaires étrangères tchécoslovaque, M. Bénès, qui,
pour assurer une base solide à cette nouvelle organi-
sation du bassin danubien, fonda la Petite Entente,
qui lie la Tchécoslovaquie à la Roumanie et à la You-
goslavie. Et autour de ce noyau, d'autres amitiés se
formèrent, d'autres accords se conclurent. Après trois
ans d'existence, la Tchécoslovaquie finit par s enten-
dre encore avec la grande Pologne et la petite Autri-
che. Ce souci de reconstruire et de consolider est à la
base de toute la diplomatie tchécoslovaque, qui n'a
jamais oublié que la politique étrangère, pour être
bonne, doit s'inspirer de principes économiques.
C'est cette collaboration pacifique des Etats suc-
cesseurs qui permettra à la vie économique d'éclore
pleinement, d'autant plus qu'avec l'affranchissement
des peuples, de nouvelles énergies peuvent se mettre au
travail, avides de se faire valoir après avoir été si long-
temps comprimées. Pour achever ce travail de réor-
350 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
ganisation de l'Europe centrale, il ne reste plus qu'à
rallier à cette politique de pacification la petite Hon-
grie qui, elle aussi, ne saurait être exclue de cette colla-
boration harmonieuse des peuples mittel-européens, à
condition pourtant qu'elle renonce enfin à la poli-
tique de rancune et de revanche et que sa situation
intérieure, trop embrouillée encore, finisse par s'é-
claircir.
Vue de cette façon, la consolidation qui se dessine
dans l'Europe centrale et dont l'esprit organisateur
se trouve à Prague, Bucarest et Belgrade, ne peut être
suivie qu'avec entière satisfaction par l'Europe entière
et par la Suisse en particulier. Une fois la certitude
établie que l'Europe centrale ne retournera plus
jamais au régime féodal qui a vécu, — existe-t-il encore
des démocrates qui pourraient en douter ? — l'on
devrait accompagner de ses vœux tous ceux qui
s'efforcent là-bas de consolider les bases nouvellement
jetées, lesquelles, assurément, permettront et permet-
tent déjà un développement économique intense,
tout en laissant aux peuples de l'Europe centrale l'in-
dépendance qui leur est chère. Plus le nouvel ordre
se consolidera, plus l'industrie suisse, par exemple,
réussira à reconquérir le débouché mittel-européen.
En parcourant les statistiques du commerce exté-
rieur de la Suisse pour le premier semestre de l'année
1921, on constate que les pays de la petite Entente ont
acheté au cours de la dite période 1 00 495 montres
et montres-bracelets au prix de 1 824 000 fr., somme
rondelette à laquelle participent : la Tchécoslovaquie
pour 750 000 fr., la Roumanie pour 999 000 fr. et la
Yougoslavie pour 75 000 fr. seulement (l'importation
des montres de luxe en Yougoslavie n'ayant pas été
permise). Si l'on se rappelle l'obstacle qu'offre à la re-
LA SUISSE ÉCONOMIQUE 351
prise des relations normales la différence des changes,
— la situation du change tchécoslovaque peut être
considérée comnie relativement favorable, son cours
étant de 10, il faut reconnaître que les achats faits
en Suisse par les Tchécoslovaques et les Roumains
même dans cette branche de luxe, ne sont nullement
négligeables. Les chiffres parlent quelquefois un lan-
gage singulièrement éloquent et dispensent de com-
mentaires.
Pendant le troisième trimestre de l'an passé, la
Tchécoslovaquie a importé de Suisse pour six millions
de francs de produits, en particulier de la soie et des
produits de soie et des tissus. En comparaison de l'im-
portation en 1920, l'industrie horlogère suisse enre-
gistre d'importants progrès. Elle a exporté en Tché-
coslovaquie pendant le premier trimestre de l'année
courante 39791 pièces pour 530000 francs; pendant
le deuxième trimestre 14 622 pièces pour 220 000 fr.
et pendant le troisième trimestre 60 607 pièces pour
906 000 fr. Au cours de la même période la Tchéco-
slovaquie a acheté en Suisse 384 quintaux de fromage
au iprix de 233 000 fr. Le fromage suisse apparaît
ainsi pour la première fois dans les statistiques du
commerce extérieur tchécoslovaque comme compen-
sation pour le sucre de Bohême.
X.
Variété.
Un voyage en Terre-Sainte au XVIh siècle.
En l'an de grâce 1612, un jeune chirurgien zuricois»
Jean Jacob Ammann, qui résidait à Vienne, après
avoir, comme il disait, « voyagé chez les Allemands,
les Welches et autres peuples > , pour se perfectionner
dans l'art de guérir, entreprenait un long voyage qui,
de Constantinople, devait le conduire en Palestine et
en Egypte. II accompagnait à Constantinople, en qua-
lité de médecm-chirurgien, un riche négociant grec,
Neroni, qui avait été chargé par l'empereur Matthias
de porter au sultan Achmet les cadeaux qui, de trois
en trois ans, s'échangeaient entre les deux cours, depuis
la récente paix, signée avec la Turquie par l'empereur
Rodolphe II. Très désireux de voir du pays et d'enri-
chir ses connaissances, le chirurgien zuricois avait
accepté avec empressement cette invitation. Le 2 juin
1612, la caravane, qui se composait de quelques nobles
et de quelques serviteurs, se mettait en route ; un peu
plus de deux mois après, elle arrivait à Constantinople,
par Budapest, Belgrade, Sofia, Philippopoli et Andn-
nople. Jean Jacob Ammann n'avait guère l'intention
de rester à Constantinople que le temps nécessaire
à l'accomplissement de la mission, mais ayant fait la
VARIÉTÉ 353
connaissance d'un noble Hollandais, Peter de Graeff,
d'Amsterdam, qui se rendait en Terre-Sainte et qui
désirait l'emmener avec lui, il se décida à partir pour
Jérusalem. Le 29 décembre 1612, la caravane qui,
outre le Hollandais et lui, se composait d'un Arménien
d'Alep, employé dans les douanes ottomanes, de quel-
ques marchands turcs et de deux moines de l'ordre
des Carmes déchaussés, partait de Vienne ; son iti-
néraire était : Scutari, Nicée, Iconium en Cappadoce»
Amasie, Alep, et de là, par Adana, Alexandrette, An-
tioche et Damas, gagnait la Palestine. La relation du
voyage de Jean Jacob Ammann est fort intéressante.
Instruit et curieux de toutes choses, il décrit les sites
et les villes, s'informe des mœurs des habitants et
recueille une foule de renseignements nouveaux.
Comme il a beaucoup lu, les souvenirs du passé sur-
gissent en foule dans sa mémoire quand il entre dans
une ville. Il ne trouve pas la campagne désolée depuis
que le Turc y est maître : il y a de belles plaines, des
vallées fertiles, et il est partout étonné du bon marché
des vivres et de la qualité du pain « d'un beau blanc ».
Dans la région du Taurus, il admire les belles monta-
gnes boisées et quand il descend dans la plaine, il
s'extasie à Adana sur les jardins florissants et les bois
d'orangers. A Antioche, il note que « la langue turque
prend fin et que l'on commence à parler arabe. » C'est
avec regret qu'il prend congé des Turcs, dont il loue
les vertus. « Les Turcs, dit-il, sont simples, bienveil-
lants, quoique sobres de paroles et profondément
honnêtes ; ce qu'ils ont promis, ils le tiennent... Ils
jurent par leur barbe, mais cet acte signifie plus pour
eux que le serment pour les chrétiens ». Il trouve
aussi que le sentiment de la solidarité existe davantage
chez les Turcs que chez les chrétiens. « Quand une épi-
BIBL. UNIV. CVI 24
354 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
demie éclate chez les Turcs, dit-11, ils ne fuient pas et
restent les uns près des autres, ce que ne font pas les
chrétiens, qui donnent là un spectacle non seulement
peu glorieux, mais contraire aux enseignements du
Christ, qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres ».
En pays arabe, Jean Jacob Ammann ne rencontre
pas autant de gens sympathiques que chez les Turcs.
L'Arabe des villes — le Maure — n*a pas l'honnêteté
du paysan turc et l'Arabe nomade est fanatique et
pillard. Les villes pourtant sont grandes, commer-
çantes et industrielles : à Alep, il y a des consuls
français, anglais, vénitiens et hollandais ; à Damas,
il note des colonies florissantes d'Arméniens et de
Juifs. Du reste, comme c'est le cas en pays musul-
mans, toutes les religions sont tolérées. Le sultan
Achmet, le premier, donne l'exemple. « Dans ses Etats,
dit-il, chrétiens et juifs trouvent protection et la
liberté de penser est complète ». Le bon zwinglien
qu est Ammann n'est pas fâché de remarquer qu'à
rencontre des papistes les musulmans n'ont dans
leurs mosquées « ni images taillées, ni images peintes
ou coulées en bronze », en quoi, ajoute-t-il, « ils sont
supérieurs aux chrétiens. »
En Palestine, Ammann rencontre de nombreux
chrétiens. «Il y en a de toute espèce, dit-il, des Grecs,
des Arméniens, des papistes, des Abyssiniens, des
Jacobites, sans parler des moines de tous les ordres
qui fourmillent. » Ces chrétiens ne donnent pas
toujours l'exemple des vertus, et leur crédulité et leur
ignorance frappent souvent le voyageur. C'est sur-
tout quand il visite les |lieux-saints, dont ils sont les
gardiens, qu'il apprend à les connaître. En des pages
nourries de détails 'pittoresques, Ammann nous raconte
ses pérégrinations [en Galilée, au lac de Génésareth, à
VARIÉTÉ 355
Samarie, à Bethléem. II séjourne longtemps à Jéru-
salem et nous décrit avec détail ses monuments. II
fait aussi des excursions dans la vallée du Jourdain et
sur les bords de la mer Morte. Quand on quitte les
villes on tombe sur les Bédouins qui rançonnent les
voyageurs, exigent des droits de passage ou des pour-
boires : « Arabes et Turcs, dit-il, s'entendent à souti-
rer de l'argent aux gens et par-dessus le marché à
les vexer et à les tourmenter. »
Jean Ammann se dit bon chrétien et on voit à
sa description des lieux-saints qu'il ne doute point
des miracles qui s'y sont accomplis. Il boit l'eau
du ruisseau amer qu'Elisée rendit douce et il lui trouve
un goût agréable. Il va voir la tombe de Rachel, la
femme du patriarche Jacob et il croit réellement
qu elle est ensevelie-là. On le voit pourtant émettre
des doutes lorsqu'on lui affirme que le trou qui se
trouve dans la coupole de l'église du Saint-Sépulcre
est le centre du monde. « Nous ne voulons pas discu-
ter cette question », dit-il.
Cette relation de voyage qui dénote un homme de
savoir et de bon sens] est fort agréable à lire. Jean
Jacob Ammann s'y révèle bon observateur et l'on est
surpris du nombre de remarques intéressantes qu'il
fait sur les hommes et les lieux. Les choses de la méde-
cine, comme il est naturel, l'intéressent particulière-
ment. Quand il traverse un pays, il ne manque jamais
de signaler les plantes médicinales et leurs vertus
curatives et dans les villes il visite toujours les hôpi-
taux et les installations de bains. Volontiers, il se
moque des empiristes, ses confrères : « J ai rencon-
tré peu de médecins, dit-il, qui eussent le goût de la
chimie ( Scheidekunst ) et qui fussent doués de l'esprit
philosophique. » Il croit pourtant que la science médi-
356 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
cale est d'origine divine. « Dieu, dit-il, a caché les
remèdes aux maux dans la terre et il a donné à
l'homme 1 intelligence pour les découvrir. »
Jean Jacob Ammann publia son livre cinq années
après son retour au pays et il le dédia aux autorités
de sa ville : « les sérieux, nobles, excellents, pieux,
prévoyants, gracieux, vénérables, sages et chers sei-
gneurs, M. le Bourgmestre et son Conseil de la vieille
et louable République et ville de Zurich. »
Cet homme desprit indépendant et qui le long des
chemins du monde avait laissé bien des préjugés,
eut à plusieurs reprises maille à partir avec les auto-
rités de sa ville qui trouvaient qu'en matière reli-
gieuse, il s'écartait souvent trop de la stricte ortho-
doxie zwinglienne. En janvier 1634, Ammann dut
comparaître devant le Conseil des chanoines (C/ior-
herrenstube) pour s'expliquer sur ses idées ; on
lui reprochait, surtout, de s'abstenir de fréquenter
le culte, alors qu'il permettait aux siens d'y partici-
per et l'on voulait en savoir les raisons. Ammann
répondit qu'il s'en tenait aux enseignements de l'An-
cien et du Nouveau Testament, et qu'il s'efforçait d'y
conformer sa vie, mais que si l'on ne voulait pas tolé-
rer sa manière d'agir, il était prêt à secouer la poussière
de ses souliers et à se rendre dans une autre ville.
Et il ajoutait, non sans fierté : « Il n'y a qu'un chirur-
gien de Thalwyl au monde. »
C'est en effet sous le nom de chirurgien de Thal-
wyl (Thalwiler Schàrer) qu'il était connu dans sa
ville et au dehors, car on venait de loin pour le con-
sulter. Aussi les autorités, sentant qu'en molestant
un tel homme, elles se faisaient tort et tort à la ville,
le laissèrent dorénavant tranquille. Jean Jacob Ammann
pratiqua encore quelques années la chirurgie et la
VARIÉTÉ 357
médecine et quand il eut atteint sa soixante-sixième
année, il se retira à Thalwyl, le village de ses pères,
pour y cultiver sa vigne et écrire l'histoire de sa
famille. C'est là qu'il mourut six ans après, en 1658.
Il était bon que l'histoire d'un tel homme nous
fût racontée et c'est ce que vient de faire un de ses
descendants, M. Auguste Ammann, qui, dans un beau
volume richement illustré de reproductions d'estampes
du temps, nous donne une nouvelle édition de ce
fameux Voyage en terre sainte ^), accompagné de
commentaires de savants théologiens, les pasteurs
Furrer et Waldburger et d'une biographie du chi-
rurgien de Thalwyl. L'esprit jeune et vivant de ce
Zuricois du XVII^ siècle nous sourit dans ce livre
avec une fraîche nouveauté. Montaigne eût été content
de cet homme qui, comme lui, aimait à « visiter des
pais estrangiers pour frotter et limer sa cervelle contre
celle d'autrui. »
Antoine Guilland.
* Hans Jakob Ammann, genannt ThalwyUr Schàrer und seine Reise ins Ge-
lohte Land. In drei Teilen mit 69 Abbildungen auf 37 Tafein, Folio- Format. Druck
und Verlag des Polygraphisehen Instituts A. G. Zurich 1919-1921.
«^*«--^^«-^--^i**^#*****^**
Lettre de Paris.
La métamorphose printanière. — Le beau ciel de Paris. — Les élections cantonales
— Les princes rustiques. — La grande patrie des petites gens. — La vie chère
et M. Chéron. — Le retour aux champs des ouvriers des villes. — Une saine
politique.
13 mai.
D'un mois à l'autre, nos contrées peuvent tellement changer
d'aspect que j'ai aujourd'hui l'illusion de vous écrire d'une
autre ville. A la mi-avril, nous végétions sous les brumes ;
maintenant, nous nous épanouissons sous le soleil. Nous
avions l'humeur des habitants de pays marécageux ; nous
goûtons à présent l'allégresse tranquille des Méditerranéens.
Notre esprit est doué de mimétisme ; nos âmes ont la couleur
du ciel. Et il est si beau, le ciel parisien, que nous sommes
portés à nous croire animés de toutes les vertus.
Je connais le ciel que reflète l'océan ; je connais le ciel
d'Afrique ; je connais le ciel qui s'étend au-dessus de Naples ;
je connais le ciel auquel les |eaux du Léman doivent leur
doux éclat. Mais le ciel de Paris est tout'autre. C'est un ciel
étroit et précieux. On n'en voit jamais l'étendue. Les rues et
les avenues le limitent. Il est dessiné comme un jardin. On y
promène les regards comme parmi des sentiers. Et d'être si
souvent privé de son charme, on l'aime doublement.
Entre la Madeleine et le carrefour Drouot, certaines heures
sont délicieuses par la grâce de ce ciel urbain. Sur le sol la
foule tourbillonne, en proie à un continuel combat. Tous les
bruits, toutes les voix, toutes les fumées, toutes les odeurs
se mêlent. Le passant est emporté dans le tumulte et sa ré-
flexion en est comme assourdie. Le voilà qui lève la tête, et un
autre monde lui apparaît. Une route bleue s'allonge et sa pensée
y chemine, ravie. Vers le soir, ce bleu est si léger qu'il semble
avoir les délicatesses de l'opale. Ce n'est pas le bleu cru de
LETTRE DE PARIS 359
rOrient ; ce n'est pas le bleu pur des rivages marins. C'est
un bleu attendri dans lequel le gris, l'argent et l'or se fondent.
Sans doute ce ciel n'est si tendre que parce que la vie qu'il
recouvre est brutale, et si calme que parce que la cité. qu'il
protège est tourmentée. Mais il est agréable d'alléguer que
ce ciel est unique. L'écu que le mendiant tient dans sa main
a la valeur d'un trésor. Pour les citadins, le ciel printanier
est un hasard bienfaisant dont les faveurs sont d'autant plus
recherchées qu'elles sont plus rares. Pourquoi les hommes
ont-ils inventé des divinités célestes? Le ciel est infini, magni-
fique, adorable, et c'est de lui qu'il faut attendre toutes peines
et toutes joies. Le ciel n'est pas le royaume des dieux ; il est
dieu lui-même.
Cependant les Français viennent d'élire des conseillers
généraux et des conseillers d'arrondissement. Ces dignitaires
n'ont guère de majesté. Ils sont comme des princes familiers
et rustiques. Leur puissance est circonscrite dans le réseau
des routes communales. Leur prestige n'est grand que sur
les marchés et les foires.
Ils sont cependant les meilleurs ouvriers de la politique.
Leur tâche n'est qu'utile. Leur devoir est de satisfaire les
légitimes besoins de leurs compatriotes. Ils sont des chefs
de famille.
Vue de près, cette magistrature est parfois mesquine. Mais
si l'on s'élève pour l'observer, on constate que son œuvre est
saine, prudente, adroite et patriotique. Ce sont ces paysans
orgueilleux de leur « mandat » et dont la ruse avec la bonho-
mie habitent le front têtu, qui ont fait l'unité de la France.
Ils ont leurs passions, leurs jalousies, leur avidité ; mais
ils sont doués de bon sens. Les « grandes idées » ne leur sont
perceptibles que sous la forme amoindrie que leur donnent
d'ordinaire les discours parlementaires et les articles de jour-
naux. Toutefois leur instinct les préserve de l'erreur. Cet
instinct est celui de la conservation de la race. L'intérêt parti-
culier les inspire ; mais leur égoïsme se purifie, s'ennoblit
360 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
en s étendant à la communauté provinciale, puis à la nation.
Il faut de petites gens énergiques et tenaces pour former
une grande patrie.
*
* ♦
Pourtant la vie est toujours chère et l'on accuse à présent
M. Chéron, un sénateur normand qui est de surcroît ministre
de l'agriculture, de ne point faire ce qu'il faudrait pour qu'elle
devînt meilleur marché. Ce perfide M. Chéron favoriserait
les villageois au détriment des citadins. Il est bien vrai que
jamais la terre n'a si abondamment nourri son homme qu'au
cours de ces dernières années. La culture et l'élevage sont
désormais de bonnes affaires. Le travail des champs est plus
lucratif que celui de l'usine. Encore qu'il importe de ne point
laisser les intermédiaires audacieux prélever sur les denrées
une dîme excessive, je ne suis point de ceux qui réclament le
châtiment de M. Chéron. Qu'on pende les " mercantis ", je
le veux bien, ou du moins qu'on leur fasse rendre gorge;
mais qu on laisse les campagnards vivre à l'aise.
La ville a trop de séductions aux yeux de l'homme simple.
Il est bon que l'existence champêtre lui offre à son tour quel-
ques avantages. Avec un machinisme perfectionné, on pourrait
réduire le nombre des ouvriers des villes, et l'on diminuerait
en même temps le nombre des mécontents, des turbulents,
des malveillants. Ramenés au travail de la terre, les socialistes
voudront moins vite réformer le monde. Respirant un air
plus salubre, ils penseront plus justement. L'agriculture
manque de bras, dit la plaisante formule qu'on prête aux
économistes alarmés. M. Chéron lui en ajoute. Je l'applaudis ;
même s il doit en coûter aux Parisiens de payer le beurre
et les asperges le prix qu'on mettait naguère aux ortolans.
Jean Lefranc.
CHRONIQUE AMÉRICAINE 361
Chronique américaine
Une enquête anthropologique sur le type américain. — Le bilan des incendies dans
l'Amérique du Nord. — Arrêt dans le développement de l'aéronautique. —
Les institutions parlementaires des Etats-Unis dégénèrent-elles? — Les livres.
Existe-t-il véritablement un type d'Américain autre que
celui du Peau-Rouge? La question revient de temps à autre
sur le tapis. Nous avons déjà eu l'occasion de parler du côté
moral de ce problème ^. S'il est évident que, sous l'empire
de conditions sociales et économiques spéciales, il s est créé
une tournure d'esprit, un tempérament distinctifs, on ne sau-
rait être aussi affirmatif en ce qui concerne le type physique.
Une enquête approfondie conduite pendant huit ans sous la
direction de M. le docteur A. Hrdlicka, conservateur de la
division d'anthropologie physique au Muséum National de
Washington, fait ressortir que ce type n'existe pas encore,
mais qu'on peut constater un commencement d'évolution en
ce sens, dans la physionomie, la taille, la carrure, la coloration
de la peau et d'autres points moins importants. Ceci, en
somme, s'accorde avec les constatations faites, dans ces der-
nières années, par les Européens qui se sont trouvés en contact
avec un nombre considérable de soldats américains. C'est la
taille de ceux-ci qui, surtout, attira l'attention ; et avec raison,
car l'enquête susdite relève en l'espèce la plus haute moyenne
de la race blanche : I mètre 72 pour les hommes, I mètre 64 pour
les femmes. Cette particularité est due, probablement, à la
prédominance d'individus du Nord parmi les premiers pion-
niers. Chacun sait que le type d'Oncle Sam, tel qu'il existe de-
puis bien longtemps dans la caricature, est, au contraire de
John Bull, un personnage long et efflanqué. Et la vieille chan-
son « Yankee Doodle » dépeint déjà l'Américain comme
« trim and tall, and never over fat » (grand et pimpant, et
^ Livraison de novembre 1907.
362 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
jamais par trop gras). Toutefois, le mélange des races a amené
des modifications à ce type : s'il est peu d'hommes obèses
aux Etats-Unis, sauf parmi les gens d'origine allemande,
l'Américain devient souvent, de bonne heure, corpulent. C'est
pourquoi les soldats du contingent américain en Europe
donnaient l'impression d'une vigueur, d'une puissance phy-
sique peu communes. Si le corps s'est certainement modifié
depuis l'époque des « Pèlerins de Plymouth », les traits de la
figure manifestent aussi des changements, d'après cette enquête
qui, il faut le remarquer, n'a porté que sur des individus
appartenant à la troisième génération d'Américains : la saillie
des pommettes, la configuration anguleuse de la mâchoire
inférieure font peu à peu place à des contours plus arrondis.
En ce qui concerne la femme, il se produit, paraît-il, deux
phénomènes en sens contraires : la tête, et par suite le cer-
veau, prennent un développement anormal, ce qui est d'un
bon augure ; en revanche, le reste du corps montre un affai-
blissement (dû sans doute à un mode de vie défectueux)
qui s'accentue de jour en jour. Contrairement à l'idée couram-
ment répandue, il est déclaré qu'on ne peut plus guère trouver
de caractéristiques spéciales à une région donnée. Il n'y a pas
plus de bruns dans le sud, ni plus de grandes tailles dans le
nord. Cet état de choses provient de ce que les mariages sont
moins « localisés » que jadis. Et s'il faut en croire les savants,
le mélange de races, qui se continue en Amérique, rendra de
longtemps, sinon toujours, extrêmement difficile la constitu-
tion d'un type physique distinctif d'Américain.
— Quoi qu'il en soit, les caractéristiques morales existent ;
et quelques-unes sont bien regrettables, par exemple la négli-
gence. Ce qui nous amène à en parler aujourd'hui, c'est la
pénible impression causée par la publication de récentes
statistiques sur les incendies. Il n'est certes pas nouveau de
dire que les Etats-Unis détiennent le record des conflagra-
tions. Cela pouvait s'expliquer en partie à l'époque où le bois
était presque exclusivement employé dans la construction ;
où l'huile et le pétrole constituaient les principaux moyens
d'éclairage, et souvent même de chauffage. Avec la générali-
CHRONIQUE AMÉRICAINE 363
sation du gaz, de l'électricité, du chauffage central, la multi-
plication des bâtiments dits « à l'épreuve du feu », la perfec-
tion de l'outillage des pompiers, on nous promettait monts
et merveilles. Cependant, les incendies sont plus nombreux
que jamais. Voici, à titre de curiosité, le bilan d'un jour relevé
dans un journal du matin pris au hasard : « New- York, incendie
dans un dock, détruisant 50 automobiles, 5 bâtiments, et repré-
sentant une perte d'un million de francs ; Brooklyn, feu dans
lequel périssent 21 chevaux ; Long Island City, incendie et
panique, qui obligent 200 hôtes d'un hôtel à fuir à demi-
vêtus, dans la neige ; Chicago, feu causant la destruction de
1 50 tramways et une perte de 7 500 000 francs. » Et cette liste
ne comprend que les vrais <• sinistres » : bien entendu, une
multitude d'incendies inférieurs sont laissés de côté. Dans le
seul Etat de New-Jersey, qui n'est que le dizième comme popu-
lation, les pertes, en cinq ans, ont été de 348 millions de francs.
Dans la même période, elles atteignent, pour l'ensemble des
Etats-Unis, huit milliards de francs (taux normal), c'est-à-dire
une somme suffisante pour ériger des habitations à 1 million
700 000 personnes. A quoi servent donc les innovations
dont on attendait tant? A rien, évidemment, parce que le mal
vient surtout du défaut de soin ; 67 "/o des désastres auraient
pu être évités avec les précautions les plus élémentaires.
Aux anciennes formes de négligence s'en sont substituées de
nouvelles : le calorifère surchauffé est la source d'autant
d'accidents que la culbute traditionnelle du poêle portatif ;
infiniment plus de conflagrations sérieuses sont produites
par une mauvaise installation de fils électriques que par les
classiques lampes à huile d'antan. Mais il y a des causes qui
demeurent toujours les mêmes, et ce sont les plus graves: les
allumettes et les cigares ou cigarettes. Près de 450 millions de
francs de pertes n'ont pas d'autre origine que l'insouciance des
fumeurs. Toujours est-il qu'un des hauts fonctionnaires de
l'Association nationale pour la protection contre le feu a
pu dire en toute vérité : « Le reste du monde se demande
avec raison si l'Amérique du Nord est peuplée d'incendiaires
ou si c'est une nation enfantine dont le plus grand amusement
364 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
consiste à jouer avec des allumettes. ' Et ce n'est pas seulement
l'argent qui est en jeu : de 1 5 000 à 20 000 personnes par an,
aux Etats-Unis et au Canada, perdent la vie dans des incen-
dies?
— L'évêque méthodiste de Chicago, M. Nicholson, déplo-
rait, il y a quelque temps, dans une conférence qui fit du bruit,
que la vie humaine ait tant perdu de sa valeur en Amérique.
Tout le monde est d'accord avec lui quand il s'élève contre
l'inexcusable insouciance des automobilistes qui fait, dans
nos villes notamment, un nombre de victimes sans cesse
croissant. Lorsque ces hallucinés — on ne sait quel nom leur
donner — vont jusqu'à tuer 557 personnes, en un an, dans les
rues de Chicago, il est impossible de ne pas reconnaître
qu'un vent de folie passe sur nous en ce moment. Mais le
digne prélat regrette aussi amèrement que 200 vies aient
été sacrifiées dans de simples expériences d'aviation. Le
prix paraît haut : toutefois, la chose n'en vaut-elle pas la peine?
Si ion se plaçait au seul point de vue américain, on serait
tenté de répondre par la négative, car tout ce qui se rapporte
à l'aéronautique semble laisser le public plutôt froid. Après
les exploits des frères Wright, et pendant l'emballement qui
s'attacha à l'aviation militaire au moment de la guerre, il
fut prédit que, grâce à leur esprit d'entreprise, les Etats-Unis
allaient sans nul doute prendre la prédominance dans l'empire
des airs. Mais il n'en a rien été. Non seulement les crédits
de l'aviation militaire, déjà insuffisants dans l'exercice précé-
dent, furent encore diminués, mais l'aviation commerciale
ne se développe pas. On parlait d'établir des services réguliers
de voyageurs entre les grandes villes ; certains de nos vastes
magasins de détail essayaient même d'effectuer leurs livraisons
à la campagne par avion. De tout cela, il ne reste presque
plus rien. Le gouvernement a fait, il est vrai, les plus louables
efforts pour organiser des lignes postales aériennes. Ce fut
un insuccès complet. Après plusieurs années d'essais, il a été
démontré que le coût de transport d'une tonne de courrier
par avion montait à 25 francs par mille de distance, au
lieu de 7 sous par voie ferrée ; bien plus, il faut, par
CHRONIQUE AMÉRICAINE 365
air, 48 heures à une lettre pour arriver à destination de
New-York à Chicago, alors que par chemin de fer l'opération
s'effectue en 24 heures au maximum. Les pannes, en outre,
et les accidents sont d'une fréquence inquiétante dans l avia-
tion postale. Ces faits sont un peu décourageante car le ser-
vice postal paraissait le champ d'activité le plus simple pour
les avions commerciaux. Dans l'état actuel des choses, les
Américains, évidemment, ne considèrent pas l'aéronautique
comme une source d'avantages pécuniaires suffisants pour
qu'il vaille la peine de s'en occuper particulièrement.
— Sous le rapport de la politique, nous assistons à une
série d'incidents qui, tout regrettables qu'ils soient, ont leur
côté comique. Le président Harding, semble-t-il, n'est pas plus
heureux que son prédécesseur avec le Congrès. Mais la situa-
tion a ceci de curieux qu'il a cependant affaire à un parle-
ment de son parti, tandis que Wilson avait à lutter contre
une majorité républicaine. Est-ce à dire que l'on se trouve en
face d'un état de choses devenu inévitable avec nos institu-
tions parlementaires ? On a allégué que c'est Wilson qui
a gâté ces institutions en traitant les congressmen comme des
écoliers turbulents. Toutefois ceci paraît un peu enfantin.
Le mal a sans doute des racines plus anciennes. Le foyer
principal du trouble est au Sénat ; or, ce corps s'est trans-
formé peu à peu. Il coûte aujourd'hui si cher de se faire élire
sénateur que ces fonctions ne peuvent être briguées en général
que par des hommes riches, c'est-à-dire, très souvent, d'al-
lures indépendantes, autoritaires, capricieuses. Le surnom
donné au Sénat, « l'assemblée des millionnaires », est carac-
téristique. Malheureusement, ce n'est pas tout. Il existe au
sein du Congrès un malaise qui a son origine dans une sorte
d'acuité anormale de l'esprit de parti, tendant à subordonner
l'intérêt général à celui d'une des deux grandes divisions
politiques — les républicains et les démocrates. Depuis trois
ans environ, chacun des deux partis a pris à tâche de battre
en brèche systématiquement, aveuglément, toutes les mesures
même les plus utiles, proposées par l'autre. La résultante a
été une neutralisation d'efforts — ce qu'on a désigné ici sous
366 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
le nom de do-nothingness (« fainéantisme », si l'on prend le
mot dans le sens étymologique). Cette perte lamentable de
temps, d'énergie, et aussi de l'argent des contribuables, les-
quels ne paient pas leurs représentants pour se prendre aux
cheveux, a donné lieu à la formation du bloc. Sous le couvert
de défense des intérêts agricoles fort compromis par l'inac-
tion du parlement, les membres de cette organisation, répu-
diant tout esprit de parti, ont résolu de secouer la torpeur
du Congrès par tous les moyens possibles ; c'est pourquoi
ils bloquent les votes ou les discussions, augmentant le mal
existant de façon à rendre une réaction nécessaire. Le pro-
cédé est radical — on pourrait dire héroïque ! — ; il rap-
pelle ces remèdes empiriques dont on dit en anglais « ^i7/
or cure » (tue ou guéris). Il n'est pas étonnant que, dans ces
conditions, le public ait perdu de son intérêt en l'œuvre du
Congrès. La ratification des fameux traités ne passionne per-
sonne en dehors des politiciens. En somme, la masse des Amé-
ricains pensent que la politique extérieure occupe trop de
place non seulement au Congrès, mais au sein du ministère
à un moment où il y a tant de questions intérieures à régler.
Ce point de vue est peut-être trop étroit, car il est presque
impossible maintenant aux Etats-Unis de revenir en arrière
après être sortis de leur isolement traditionnel dans la poli-
tique mondiale. Sans doute ce sentiment de fatigue ne se serait
pas manifesté dans le public, si nos législateurs n'avaient pas
consacré trop de temps à ergoter d'une façon oiseuse sur
la Société des Nations, l'Association des Nations, et les
traités issus de la Conférence de Washington. Ces sujets
ont revêtu, de la sorte, une apparence d'exclusivité qui ne
correspond pas à la réalité des faits. D'autre part, toute cette
matière manque de clarté, et les erreurs regrettables commises
par le Sénat dans le vote de ratification paraissent donner
raison aux gens qui disent que, si les traités sont assez obscurs
dans leur contexture pour amener le parlement à des erreurs
de vote, ils ne sauraient inspirer une grande confiance, et
font craindre des complications diplomatiques pour l'avenir.
— Parmi les ouvrages susceptibles d'intéresser le lecteur
CHRONIQUE AMÉRICAINE 367
européen, l'un des meilleurs est l'étude publiée par M. le
docteur Crothers sur Emerson, How io study Emerson ^.
L'auteur réagit, avec raison, contre la tendance actuelle à
considérer le grand écrivain comme un apôtre d'une philo-
sophie surannée, et comme un produit particulier de la Nou-
velle Angleterre, incapable de s'assimiler les aspirations et
l'esprit des plus jeunes Etats de l'Union. Loin d'être parti-
culariste, Emerson a été l'un des premiers grands penseurs
d'Amérique à comprendre le West et à prédire ses possibilités,
mises alors en doute par tant de gens. Ce qu'écrivait l'auteur
des Représentants de V Humanité, au milieu du XIX^ siècle,
est tout aussi vrai aujourd'hui ; peut-être, à notre humble
avis, est-ce la raison pour laquelle nos contemporains, avides
de nouveauté, n'y prêtent plus attention! Quoi qu'il en soit,
l'étude de M. Crothers est à recommander à quiconque
s'occupe de la littérature américaine.
Dans un genre bien différent, A Taie oj the Hill People
(Un conte des habitants des collines), par le lient. -colonel
C. Thomson, sous le couvert d'une intrigue entre un officier
et une jeune indigène des Philippines, donne un aperçu fort
instructif de l'œuvre accomplie par le gouvernement et le
capital américains dans cette colonie ^.
Tout ce qui se rapporte à l'ancienne colonie française de
la Louisiane a un charme particulier, ressenti par les Améri-
cams eux-mêmes. Ce qu'il y a peut-être de plus intéressant
dans cette région, ce sont les contrastes. Et il en est de toutes
sortes. Dans les plantations, des procédés, des usages archaï-
ques se constatent à côté de l'emploi de la machinerie la plus
moderne. A New-Orléans, les édifices commerciaux ou publics,
comparables à ceux de New- York, font un étrange effet près
de ce vieux quartier franco-nègre où se parle un français d'un
autre âge, considérablement détérioré. Le contraste existe
aussi dans le tempérament des deux races en contact. Sur
ce dernier point, le roman de M. Start Young, Three One
1 The Bobbs-Merrill Co. New-York.
^ The Mac Millan Co. New-York.
368 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Act Plays ^, est cligne d'attirer l'attention du lecteur français.
On y volt aux prises les divers élénients de la population
locale : yankees, créoles, clergé catholique, et même les Immi-
grants Italiens qui affluent en Louisiane.
La Bohème de New- York est le cadre dans lequel se déroule
le nouveau roman de M. Arthur Strlnger, The Wine of Life ^
L'Intrigue, en elle-même, n'est pas très nouvelle, mais l'Intérêt
de la chose est que le héros est un simple, honnête garçon du
Far West ; et cela fait ressortir d'une heureuse façon le conflit
entre deux types extrêmes d'Américains.
Pour en finir, notons les Modem Economie Tendencies, de
M. Sydney Reeves *. Ce gros livre contient en somme l'his-
toire économique des Etats-Unis du début du XIX® siècle
à la grande guerre. D'après cet auteur, les troubles actuels
proviennent, non du jeu des institutions politiques du pays,
mais bien de l'imperfection des institutions économiques.
L'ouvrage est, en définitive, un éloquent plaidoyer en faveur
d'un facteur trop négligé aujourd'hui : le consommateur!
Mais il montre aussi qu'une grande partie du mal est la faute
de celui-ci, qui manque d'esprit d'organisation.
George Nestler Tricoche.
Chronique allemande.
Le prophétisme de Walther Rathenau. — Après Rapallo. — Réflexions d'Alle-
mands, justes, honnêtes et clairvoyants. — Un livre de Rathenau sur le " Kaiser ».
— Les souvenirs de l'exilé de Wieringen. — La correspondance de Richard
Dehmel.
La figure de Rathenau, le négociateur du traité de Rapallo,
est au premier plan de l'actualité. Les journaux, depuis plu-
sieurs semaines, sont remplis de sa personne et de ses gestes.
On se demande ce qu'il est, ce qu'il veut, cet homme énigma-
tlque, et la réponse n'est pas facile. Rathenau, à vrai dire,
' Steward Kidd Co. Cincinnati. — * A. Knopf. New- York. — ' E. P. Dutton.
New-York.
CHRONIQUE ALLEMANDE 369
nous a abondamment renseigné sur lui-même : on connaît
ses livres, dont j'ai parlé ici : La critique du temps, La méca-
nique de l'esprit. Les choses qui viennent. Questions du temps et
A la jeunesse allemande. Rathenau s'est toujours confessé
dans ses livres et s'est posé en réformateur social et en réfor-
mateur politique. Il y parle sur le ton de l'apôtre, du mystique,
et il se proclame idéaliste. Il défend entre autres l'idée que
la rénovation économique du monde doit se faire par l'esprit
et que c'est seulement par une entente sincère et une colla-
boration franche entre les peuples que l'équilibre social en
Europe pourra être rétabli. Rathenau n'est pas démocrate,
car il croit à la nécessité des hommes forts pour diriger les
Etats, mais il est persuadé qu'un jour viendra où « l'Etat
moderne, l'Etat type, travaillera pour le bien de l'humanité ».
Il renie toutes les erreurs du passé et il affirme qu'il travaille
avec courage à l'élaboration de la société nouvelle. Il veut y
travailler au sein de son peuple, dans les destinées duquel il
a foi. Il en fait, dans son Appel à la jeunesse allemande, la
confession. « Je suis un Allemand de souche juive, dit-il.
Mon peuple est le peuple allemand, ma patrie la terre alle-
mande, ma foi la foi allemande, qui est au-dessus des reli-
gions. Cependant la nature s'est plu, avec un sourire capri-
cieux et une bonté autoritaire, à fondre en un mélange bouil-
lonnant les deux sources de mon sang ancien : l'élan vers
le monde de la réalité et l'attachement à celui de l'esprit.
Ma jeunesse s'est écoulée dans le doute et les luttes, car
j'avais conscience de ces dons opposés. Mon activité était
stérile et mes pensées erronées, et bien des fois j'ai souhaité
que le char se rompît lorsque les coursiers s'emportaient
en des déductions contraires et que la fatigue gagnait mes
bras. L'âge apaise. La volonté excessive n'est pas toujours
brisée, et mon activité dans la vie pratique continue, mais
sans poursuivre des buts personnels. Et parfois il me semble
que cette activité a, dans un certain sens, fécondé ma pensée,
et que la nature a voulu expérimenter sur moi en quelle
mesure la vie de la contemplation et celle de la volonté peuvent
se pénétrer l'une l'autre. »
BIBL. UNIV. CVI 25
370 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Je crois Walther Rathenau sincère dans la confession qu'il
nous fait, et je ne mets pas en cloute que, chez lui, les inté-
rêts moraux l'emportent sur les intérêts matériels. Il n'en est
pas moins vrai que sa conduite à Gênes semble en opposition
avec ses principes. N'est-ce pas en homme d'affaires très
réaliste qu'a agi cet homme qui se proclame un grand idéa-
liste? Ce que beaucoup d'Allemands apprécient en lui, c'est
son habileté : il est pour la foule ein kff^ger Kopj. D'autres
vont jusqu'à dire — et peut-être n'ont-ils pas tout à fait tort —
que sa manœuvre diplomatique est une combmaison d'affa-
riste de grande envergure, celle d'un brasseur d'affaires,
d'un gros commerçant et industriel qui entend assurer à
son pays une situation privilégiée en Russie sur ses concur-
rents des autres pays. Cela, évidemment, n'est pas pour lui
faire tort auprès de la majorité de ses compatriotes. On l'a
bien vu à la joie qu'a manifestée la presse allemande, tant
celle de gauche que celle de droite. Même la Rôle Fahne
a fait chorus. Il est vrai que c'est dans un intérêt de boutique,
car elle promet monts et merveilles aux ouvriers de la Répu-
blique allemande des Conseils qui ne manquera pas de
surgir bientôt, grâce à cet accord. A l'autre bout du champ
politique, M. Stinnes et ses acolytes, qui, eux, n'ont pas peur
du bolchévisme, jubilent de voir s'ouvrir un vaste débouché
aux locomotives et aux machines agricoles sorties de leurs
ateliers. Se moquant de la politique, ils ne poursuivent qu un
but : faire dans la Russie soviétique des opérations avantageuses
et de fructueux placements. Si Walther Rathenau est vraiment
l'idéaliste qu'il croit être, il doit faire, déjà maintenant, de
singulières réflexions. Ne se rend-il pas compte que son acte
a subitement empoisonné l'atmosphère internationale à Gênes?
Où est maintenant l'unité européenne qu'il appelait de ses
vœux? A sa place, l'ère des tractations interlopes a commencé.
Elles vont continuer. Un témoin vient de décrire les opéra-
tions louches et les marchandages qui se font entre les peuples.
Le traité russo-italien est prêt ; un pacte russo-hongrois est
annoncé ; les Tchéco-Slovaques, qui ne veulent pas être en
reste, préparent un accord, et d'autres, vraisemblablement,
CHRONIQUE ALLEMANDE 371
les suivront. Tant il y a que cette conférence, qui devait uni-
quement dresser des pactes européens, fait éclore toute une
floraison de pactes isolés qui seront en rivalité les uns avec
les autres.
Tous les Allemands ne trouvent pas cette politique noble
et digne, et plusieurs même se demandent si elle est bien
habile. Avec raison, ils jugent que la paix, dont on a tant besoin
en Europe, est pour longtemps ajournée ; ils assurent qu'il
y avait un moyen primordial d'assurer cette paix, c'était,
pour l'Allemagne, d'exécuter loyalement les réparations que
la France attend. C'est dans la petite bourgeoisie et chez bon
nombre d'ouvriers, c'est chez les syndicats allemands socia-
listes et chrétiens que ces voix se font surtout entendre, et
elles proclament du même coup que la paix ne pourra se faire
en Europe que par le règlement de cette épineuse question.
Eh oui, il y a en Allemagne d'honnêtes gens qui disent cela
et qui ajoutent même : « Si nous ne pouvons effectuer les
paiements en espèces, faisons le sacrifice de céder à la France
le bassin de la Sarre qu'elle occupe déjà, avant qu'elle vienne
encore nous enlever celui de la Ruhr. »
On peut se faire une idée de la colère que de telles paroles
doivent exciter chez certains hommes d'affaires allemands.
Et pourtant, ce sont ces simples qui voient clair. Rathenau,
par son coup de Jarnac à Gênes, a négligé tout simplement
ces impondérables auxquels Bismarck, ce grand réaliste,
donnait tant d'importance dans les choses de la politique.
C'est précisément parce qu'il était vraiment réaliste que
Bismarck veillait à mettre ces impondérables dans son jeu.
Plût au ciel que Rathenau se fût inspiré de son exemple!
Nous sommes d'autant plus en droit de nous étonner de
la chose que, dans deux ouvrages qu'il vient de publier,
La triple révolution, essais politiques, et le Kaiser, Walther
Rathenau relève avec une singulière perspicacité toutes les
fautes politiques du régime qui, en Allemagne, a sombré
après la guerre. Son livre sur le Kaiser, qui a eu du coup
cinquante éditions et dont on vient de donner une version
372 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
française \ est, à cet égard, particulièrement significatif.
Mais comme aussi ce livre nous montre quel esprit subtil,
fuyant et plein de contradictions, est celui de son auteur !
Walther Rathenau, cet homme d'affaires qu'on croirait d'es-
prit si précis, est, quand il écrit, singulièrement nébuleux.
Il se plaît à entourer sa phrase d'obscurités et laisse presque
au lecteur le soin de conclure. J'ajoute, du reste, que son livre
ne vise pas à nous donner un portrait de Guillaume II, mais
à nous expliquer sa mentalité. Ayant eu l'occasion de voir
de près l'empereur une vingtaine de fois, entre les années
1901 et 1904, il eut l'idée, à la suite des entretiens qu'il eut
avec lui, d'écrire un « essai de psychologie des souverains ».
Il a vu, en effet, chez cet homme, un type accompli de la défor-
mation que la pratique du métier de roi développe chez les
humains. Il insiste sur l'éducation particulière que ces hommes
reçoivent et sur l'ignorance dans laquelle ils sont tenus plus
tard par leurs ministres et leurs courtisans, qui ont intérêt
à ne pas les éclairer. La chose n'est sans doute pas vraie pour
tous les souverains, mais elle l'est pour Guillaume II. A cet
égard, le morceau satirique de Rathenau sur l'empereur déchu
est intéressant. Mais quelle absence de piété filiale, ou même
simplement de pitié, chez cet homme qui, par ailleurs, se
vante d'être profondément allemand! Tout au cours de ce
petit livre circule une ironie qu'Heine déjà avait en parlant
de l'Allemagne et qui trahit non l'Allemand, mais l'Hébreu
et l'étranger. Il y a, certes, de jolies pages dans cette subtile
esquisse, celles, par exemple, sur la psychologie de l'Etat
prussien, sur la « réalité dynastique » en Prusse, sur la ma-
nière dont cette « réalité » est devenue une acquisition alle-
mande, sur la glorification des héros prussiens selon l'évangile
des historiens impérialistes, sur la religion de Guillaume II.
« comptabilité morale et religieuse, procédant par doit et
avoir». On voit bien où Rathenau veut en venir avec ses dires.
Il veut prouver que Guillaume II, pour homme moderne
^ Le Kaistr. Quelque* méditations, traduit par David Roget, avec on avant'pro*
po9 de Félix BerUux. B&Ie. les éditions du Rhin. 1922.
CHRONIQUE ALLEMANDE 373
qu'il se donnât, était en réalité un homme du moyen âge, et
que son germanisme était une combinaison de légendes
germaniques et de réalisme prussien lucide et guerrier.
Forcément à ses yeux devait sortir de là un nationalisme
agressif et turbulent qui devait mettre un jour le feu aux
poudres dans l'univers. On sent aussi que Walther Rathenau
a, dans son écrit, le dessein louable d'extirper de cette Alle-
magne féodale, façonnée par les Hohenzollern, ce qu'elle a
d'archaïque et de vétusté pour en faire un Etat vraiment
moderne. Il voudrait, comme il dit, « la ramener au point
où les Allemands cessèrent d'être allemands pour devenir
berlinois, et reprendre conscience de sa mission spirituelle
{geistige Sendung), la seule chose qui puisse lui rendre le
prestige qu'elle a perdu ». Sachons gré à M. Rathenau de sa
perspicacité et de l'ardeur qu'il met maintenant à propager
ses idées. Il est de ces rares Allemands auxquels la guerre
a appris quelque chose. M. Félix Bertaux, qui a mis un avant-
propos à son livre sur le Kaiser, résumant cet examen de
conscience, écrit : « Il faut que le peuple allemand se connaisse,
qu'il reconnaisse les erreurs dans lesquelles il était engagé.
Il lui manque ce qu'il se flattait de posséder : un pouvoir d'o-
rientation. D'autres peuples ont ce qu'il faut pour créer une
civilisation, pour introduire une norme, pour l'imposer :
ils sont formés. L'Allemand demeure amorphe, incapable de
se donner sa forme à lui, de figurer quoi que ce soit. »
Walther Rathenau n'avait pas dit autre chose dans sa
Neue Gesellschaft, où il reconnaît que l'Allemand n'a été créa-
teur dans aucun domaine de la vie moderne, ni dans l'art,
ni dans la science militaire, ni dans les grandes entreprises
industrielles ou financières. Il a souvent perfectionné ce que
d'autres ont trouvé, mais il n'a jamais donné l'impulsion.
— L'exilé de Wieringen semble avoir assez de la solitude
de son île. Pour remplir ses loisirs pendant les premiers temps
de sa retraite, il forgeait, chez le forgeron du village, des
fers à cheval qu'il donnait en cadeau à ses amis et partisans.
C'était une manière de se rappeler à leur souvenir. Bientôt,
lassé de ce métier, il a fait parler de lui d'une autre manière.
374 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Impatient de rentrer dans son pays, il donnait à entendre
qu'il pourrait fort bien prêter le serment de fidélité à la nou-
velle république allemande, pourvu qu'on lui permît de venir
loger à Oels en Silésie, dans le château qui est la propriété
des Hohenzollern. L'homme de la « guerre fraîche et joyeuse »
ne voulait point qu'on doutât de la sincérité de ses sentiments
libéraux et démocratiques. On se souvient de la lettre qu'il
écrivit au professeur Zom de l'université de Bonn, où il disait
que la forme de gouvernement lui était indifférente et que,
puisque le peuple allemand avait accepté la constitution de
Weimar, il fallait s'incliner devant sa volonté. On se rappelle
aussi cette autre lettre qui faisait connaître au monde « que
chaque époque avait sa propre physionomie et que les hommes
qui s'attachent aux institutions périmées du passé courent le
danger de voir la roue de l'histoire leur passer sur le corps
et les écraser ».
Voyant que, malgré ses épîtrcs, la porte de la patrie lui
restait obstinément fermée, l'ex-kronprinz s'est avisé d'un
autre moyen : il a chargé un de ses amis de faire sa louange
sous forme de Souvenirs, rédigés d'après des notes, des docu-
ments et un journal intime qu'il a fournis ^ Dans une lettre
autographe, reproduite en fac-similé, le prince explique ainsi
son but : '< Ce sont, dit-il, des feuilles sans prétention qui
exposent mon développement jusqu'à ma maturité, des sou-
venirs de rencontres avec des personnalités considérables, et
qui font comprendre la position que j'ai prise dans les grandes
questions politiques qui ont précédé la guerre, enfin des notes
sur cette guerre elle-même et sur les fatales journées de novem-
bre 1918. Œuvre fragmentaire, à laquelle il manque le dernier
poli, mais qui a déjà son unité. C'est avec ces matériaux,
dont vous avez déjà eu connaissance à Wieringen, que je vous
prie de faire un livre. Je vous laisse carte blanche pour le faire
comme vous voudrez. »
On ne peut être plus aimable envers un homme entre les
' Errinnerungen des Kronprinzcn Wilhdm. Aus dcn Aufzeichnungen, Doku-
menten. Tagebùchem undGcsprSchen, herausgegeben von Karl Rosncr. Stuttgart
und Berlin, Cottasche Buchhandlung Nachfolger. 1922.
CHRONIQUE ALLEMANDE 375
mains duquel on remet son sort. Evidemment, Tex-kronprinz
veut, par cet intermédiaire, se refaire une virginité auprès
du Michel allemand dont il connaît la légendaire crédulité, et
Karl Rosner accepte cette mission avec zèle. Discrètement,
il fait entendre que le jeune prince ne fut pas toujours d'accord
avec son père qui, systématiquement, le tenait à l'écart des
affaires publiques. II rapporte que, tout enfant, il vit deux
fois Bismarck, et que ces entrevues lui laissèrent une impres-
sion profonde, ce qui semble indiquer que s'il avait été à la
place de son père, jamais il n'eût mis à la porte ce serviteur
génial qui avait fait la grandeur de l'Allemagne. Il relate aussi
qu'à cinq ans, il eut la vision de la puissance de l'Angleterre,
ce qui revient à dire qu'il considérait comme insensé qu'on
fît la guerre à ce colosse. N'aimait-il pas, du reste, son grand-
oncle Edouard et n*a-t-il pas toujours pensé que les institu-
tions constitutionnelles anglaises étaient une meilleure forme
de gouvernement qu'un empire militaire à grand fracas?
Evidemment le prince oublie qu'en certaines circonstances,
il tint un langage diamétralement opposé, notamment lors de
l'affaire de Saverne, mais il prétend qu'on n'a cessé de mal
interpréter ses sentiments, par exemple à l'occasien du fa-
meux toast au régiment de hussards à Dantzig,'qui était bien
loin de signifier ce qu'on a prétendu. N'a-t-il pas, du reste,
montré à maintes reprises qu'il n'avait jamais été partisan
de la politique impériale et qu'il avait constamment été par-
tisan de l'alliance anglaise?
Il y a tout un chapitre sur la débâcle allemande, auquel il
vaudrait la peine de s'arrêter. Contentons-nous de dire que
le prince se pose en victime, une victime qu'on n'a jamais
consultée et qu'on a tenue systématiquement à l'écart. Dès
lors, saurait-on, en justice, le rendre responsable des événe-
ments ? Et le prince de conclure : « Alors qu'une volonté de
fer aurait dû bondir et s'imposer, alors que toutes les forces
restées saines auraient dû s'unir pour une forte action, rien
ne fut fait. »
Le plaidoyer, on le voit, ne manque pas d'habileté. Con-
vaincra-t-il le peuple allemand? Ça, c'est une autre question.
376 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
— Que n'a-t-il alors exprimé ses sentiments comme le fit
Richard Dehmel, poète qui, à cinquante ans, s'engagea comme
volontaire pour faire la guerre, et qui, au moment de la débâcle,
réclama avec chaleur la guerre nationale, appelant le peuple
allemand aux armes, pour défendre le sol de la patrie contre
l'invasion. On sait que cette voix resta sans écho. Dans les
dernières pages du journal qu'il a publié, Dehmel crache son
mépris à la face de son peuple. Il ne survécut pas au chagrin
que lui causa cette défection, et peu après la publication de
son livre, jugeant qu'il n'avait plus de raison de vivre, il se
laissa mourir. Aujourd'hui on publie la correspondance de ce
poète qui fut un grand caractère. Mais pourquoi n'avoir point
donné cette correspondance intégrale, ou plutôt l'avoir cir-
conscrite entre les années 1883 et 1902^? Je crois en deviner
la raison. Comme on veut surtout, au travers de ces lettres,
faire le portrait de l'écrivain, on a trouvé que sa figure ressor-
tirait avec plus de netteté si on choisissait la période de ses
années de formation et celle de sa grande fécondité littéraire.
Mais ce n'est pas seulement l'écrivain qui est intéressant
dans Dehmel, c'est aussi, et je dirai même c'est surtout l'homme.
Au reste, il faut s'en prendre à Dehmel lui-même, qui prépara
ces lettres pour la publication. Sa correspondance fut énorme,
et un choix s'imposait. Lui-même fit ce choix. Sans fausse
modestie, il croyait que ses lettres faisaient partie de son
œuvre. « Dans mes lettres, disait-il, j'ai fait bien des confes-
sions qui n ont pas trouvé place dans mes livres. Elles sont
comme la maison que j'ai construite, des formes d'expression
de mon être, des pK)rtions de mon activité d'écrivain. Si,
comme je le crois, mon œuvre dure, mes lettres en sont une
partie naturelle et elles méritent ainsi d'être conservées au
même titre que ma maison. »
Il y a fort à glaner dans cette correspondance riche en faits
de toute sorte, et qui révèle un esprit singulièrement hardi
et courageux. Dehmel n'hésite jamais à dire tout ce qu'il
* Richard Dehmel. Amgewàhlie Briefe aus dm Jahren 1883 bis 1902. Berlin.
S. Fischer Verlag. 1922.
CHRONIQUE ALLEMANDE 377
pense, même au risque de scandaliser les gens. Je ne sais si
écrivain a jamais eu plus de franchise sur soi-même. C'en
est parfois gênant pour le lecteur : saint Augustin et Rousseau
n'ont pas été plus loin dans leurs « Confessions ». Il ne s'humilie
point, du reste : la chose est pour lui toute naturelle. Sensuel,
fougueux et emporté, il veut qu'on l'accepte tel qu'il est :
c'est un volcan qui bout, lance des flammes et des scories.
Et quel superbe tempérament ! Parfois il fait songer à Danton.
A quelqu'un qui lui demandait sa biographie pour une
anthologie, il répondait : « Ecrivez sur moi : il est né le 18 no-
vembre 1863, il a une femme et deux enfants, il n'appartient
pas à une Eglise et n'a pas de patrie ; il croit à l'humanité et
il est à présumer qu'il ne mourra pas de sitôt. » On songe,
en lisant ces mots, aux paroles du tribun sur l'échafaud :
« Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine. »
Dehrael savait ce qu'il valait et ne le cachait point. Il n'y a
pourtant pas de jactance dans ses propos. Certains esprits
délicats pourront trouver un peu libres les détails qu'il donne
sur sa vie amoureuse, mais c'était pour lui un besoin et comme
une forme de son activité littéraire. Il est, dans ses lettres,
I homme de son poème Venus consolatrix. L'excès était à ses
yeux un signe de force et de santé. « Je n'aime pas les natures
élégiaques et chlorotiques », dit-il quelque part. Il n'aimait
pas non plus la littérature sentimentale et douceâtre, ce qu'il
appelle la « Siisslichkeit ». Une chose intéressante de sa corres-
pondance, c'est les jugements qu'il porte sur ses contemporains :
il est très exclusif dans ses goûts et sévère pour tous les écri-
vains allemands, Sudermann, entre autres, qui ne se ratta-
chaient pas au groupe naturaliste dont il était, avec Liliencron,
le représentant le plus caractéristique. Qui voudra étudier
l'histoire du mouvement littéraire en Allemagne de 1885 à
1900 environ, trouvera là des documents importants.
Antoine Guilland.
378 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique politique.
La G>nférence de Gènes. (Suite et fin.)
La conférence de Gênes m'avait toujours laissé des doutes,
aussi l'événement ne m'a-t-il pas réservé de déception.
Non pas qu'il n'y eût rien à faire. L'état de l'Europe exige
qu'on travaille pour elle ; et il est impossible d'admettre
que, par un effort collectif et s'inspirant de bonne volonté,
des représentants de toutes les nations ne puissent pas amé-
liorer en quelque mesure la situation des changes, développer
les relations commerciales, faciliter ou accélérer les transports.
C'est de cela que se sont occupées à Gênes les commissions
dites techniques et ceux qui ont suivi de près leurs travaux
apprécient très haut la peine qu'elles se sont donnée et sont
persuadés qu'elle ne s'est pas dépensée en vain. Il est seule-
ment regrettable que les honorables membres de ces comités
n aient pu qu'offrir de simples conseils dont les gouverne-
ments feront ce qu'ils voudront : ils n'ont fait, alors, que
recommencer le travail du congrès de Bruxelles réuni sous les
auspices de la Société des Nations. Souhaitons quand même
que leur action ait des résultats plus tangibles.
Mais, SI utile qu'eût été leur œuvre, il n'était pas en leur
pouvoir de décider du succès de la conférence. La grosse ques-
tion, en effet, n'était pas du domaine économique : elle appar-
tenait à la politique. M. Lloyd George s'était mis une fois
pour toutes dans la tête que le relèvement du continent dépen-
dait de la reprise des rapports avec la république des Soviets.
Il suffisait à ses yeux, pour tout réparer, que les maîtres de
Moscou admissent un certain nombre d'obligations en faveur
de ceux qu'ils avaient dépossédés, reconnussent quelques-
uns des grands principes sur lesquels reposent les sociétés
actuelles. Alors, les produits industriels des pays occidentaux
trouveraient dans l'immense Russie un marché illimité :
CHRONIQUE POLITIQUE 379
le blé, le lin, les métaux et le pétrole afflueraient de nouveau
dans les entrepôts de l'Europe ; un souffle de prospérité
passerait sur les nations durement éprouvées et le gouverne-
ment des Soviets, guéri au contact d'amis sages, ne se servi-
rait plus de son pouvoir que pour le bien du pays dont il
deviendrait le maître légitime. Alors la gloire de M* Lloyd
George dépasserait celle de tous les grands hommes d'Etat
de l'histoire ; il aurait rendu à l'humanité un service comme
elle n'en avait jamais reçu.
Le projet était beau ; il était décevant aussi. On peut se
demander d'abord par quel miracle la reprise des relations
avec une contrée parfaitement ruinée, dont la remise en valeur
nécessiterait des capitaux énormes, assurerait à l'Europe
restée saine des avantages économiques immédiats ou pro-
chains. Mais la plus grande difficulté n'est pas là : elle réside
en ceci que les bolchévistes ne peuvent pas faire les conces-
sions qu'on réclame d'eux et se placer sur le terrain où on les
attend. Leur régime est fondé sur un certain nom bre de données
communistes qu'ils ne peuvent désavouer sous peine de perdre
toute base et tous moyens d'action. A essayer de payer leurs
dettes, ils achèveraient de se ruiner ; à reconnaître les droits
des anciens propriétaires, ils s'enlèveraient la ressource de
tirer de l'argent de spéculateurs nouveaux ; à admettre les
bases sur lesquelles reposent les sociétés bourgeoises, ils per-
draient leur clientèle au dehors et devraient abandonner
l'espoir de cette révolution mondiale qui est le but de leurs
efforts.
Sans doute M. Lénine, en face de la faillite de son système,
a proclamé la nécessité de faire de nouveau appel à l'énergie
individuelle, il a fait de basses avances au capital étranger ;
mais ce ne sont là que manœuvres et intrigues. Dans ses dis-
cours, le dictateur de Moscou a déclaré que, si le manque de
préparation de la nation russe, qui n'était pas encore mûre
pour le régime paradisiaque qu'il lui offrait, l'obligeait à
diverses dérogations, il ne s'agissait là que d'un recul straté-
gique qui précédait de peu la reprise définitive de l'offensive.
Il se réservait du reste de tromper ceux qu'il cherchait à séduire,
380 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
car l'orthodoxie bolchéviste déclare tous les moyens légitimes
vis-à-vis du capitalisme détesté.... Dès lors il y a quelque
naïveté à demander à la bande de Moscou de prendre des
engagements précis, de fournir des garanties ; elle ne le fera
pas : ce serait se démolir elle-même.
C'est pour cela qu'à Gênes on a piétmé cinq semaines
durant à la recherche d'un but qu'on ne pouvait pas atteindre.
Le système de traiter toutes les grosses affaires dans des con-
ciliabules étroits a aggravé un désordre déjà fort intéressant
sans cela.
On ne peut certes pas accuser les puissances de l'Entente
de n'y avoir pas mis de la bonne volonté. Le mémorandum du
2 mai indiquait un louable désir de venir en aide à la Russie
dévastée ; il ne négligeait rien pour ménager les suscepti-
bilités des chefs bolchévistes ; il allait même jusqu'à admettre
des dérogations à la reconnaissance de la propriété, principe
que l'on croyait indispensable à la vie de nos sociétés modernes.
La réponse russe n'a tenu aucun compte de ces bonnes inten-
tions. Elle a été un refus aussi catégorique que possible. Mais
comme il fallait donner des raisons, les rédacteurs du docu-
ment ont fait des appels assez malheureux à l'histoire, ils ont
affirmé des principes et entrepris de prouver que c étaient
eux qui restaient sur le terrain de la franchise et de l'honnê-
teté. Le tout constituait un manifeste communiste fort ori-
ginal que les journaux du monde entier se sont hâtés de repro-
duire pour le plus grand avantage de la propagande bolché-
viste.
Les choses en étant là, la simple logique aurait voulu
qu'on liquidât une situation désormais sans issue. Puisque
des deux côtés on avait dit le dernier mot, il fallait reconnaître
qu'aucune conciliation n'était possible entre deux systèmes
politiques et sociaux aussi différents l'un de l'autre que le jour
et la nuit. Et la conférence aurait au moins abouti à un résultat
positif. Mais cela ne faisait pas l'affaire des grands hommes
qui avaient lancé l'entreprise : ils auraient dû reconnaître
que leur sagesse était en défaut ; et comme, durant tout le
cours de l'aventure, ils n'avaient cessé de regarder vers leur
CHRONIQUE POLITIQUE 381
parlement ou leurs électeurs, ils devaient sauver la face à
tout prix. De là l'institution de ce double comité d'experts
qui se réunira à La Haye, reprendra toute la question des
rapports entre la république des Soviets et les puissances
« capitalistes » et cherchera à réussir là où chefs de gouverne-
ment et ministres ont tristement échoué. Et comme il con-
vient que cette activité si utile ne soit pas troublée par des bruits
de guerre, les Etats de l'Europe orientale se sont engagés à signer
un pacte de non-agression dont les salutaires effets s'exerce-
ront pendant environ huit mois. Voilà tout ce qui reste, au
point de vue politique, de la conférence de Gênes et des grands
espoirs d'une reconstitution de l'Europe dans la paix et la
prospérité.
Cette œuvre est -elle bonne, vaut-il la peine de s'en vanter ?
La plupart des hommes d'Etat qui avaient assisté aux déli-
bérations ont estimé que oui. Dans la séance de clôture, ils
ont échangé des congratulations et célébré les mérites de
l'entreprise défunte. MM. Lloyd George et Schanzer se sont,
comme de juste, signalés par leur optimisme ; ils ont désigné,
comme l'héritière de celle de Gênes, la conférence de la Haye
qui mettrait le point final à l'œuvre si heureusement commencée
et se sont réjouis du grand pas que le pacte faisait faire à l'hu-
manité, sur la voie bénie de la paix.
Il m'est impossible de partager cet enthousiasme. A la
Haye, les mêmes difficultés se présenteront qu'à Gênes et,
à moins que les négociateurs en présence ne soient résolus
d'avance à ne pas faire autre chose que se jeter de la poudre
aux yeux, ils ne réussiront pas à accorder ce qui est inconci-
liable. Quant au pacte, il est plutôt attristant qu'on en soit
réduit, alors que tous les grands du monde clament leur amour
pour la paix, à se féliciter comme d'un succès que la guerre
soit écartée pour huit mois. Est-ce même bien sûr ?....
M. Trotzky, qui vient de lancer une proclamation à l'armée
rouge en lui disant de se tenir prête pour le jour de la bataille
qui se lèverait peut-être au cours de l'été, s'est déjà chargé
de porter un coup douloureux aux espoirs qu'on croyait si
bien fondés.
382 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Mais il y a autre chose. Plus que jamais, semble-t-il, l'union
de l'Europe occidentale est nécessaire. Non seulement les déli-
bérations ont prouvé à tout homme qui ne ferme p)as obsti-
nément les yeux à la vérité qu'une réconciliation avec la répu-
blique des Soviets était irréalisable, mais les puissances qui
ont gagné la guerre se sont brusquement trouvées en présence
de l'accord germano-russe qui, entre autres clauses non
publiées, contient le double engagement, de l'Allemagne de
ne pas laisser passer du matériel de guerre destiné à la Pologne
ou à la Roumanie, du gouvernement de Moscou de mettre
un certain nombre de ses usines à la diSF>osition des établisse-
ments Krupp. C'est un danger : il faut refaire le front uni-
que !
On n'en est malheureusement pas là. La conférence de
Gênes, qui devait rapprocher les peuples et provoquer une
touchante fraternité, n'a pas eu ce résultat, au moins pour
ceux qui se considéraient jusque-là comme alliés. A mesure
que les jours s'écoulaient. MM. Lloyd George et Schanzer,
qui voulaient que leur entreprise aboutît à tout prix, éprou-
vfiient un mécontentement croissant, non pas contre les bol-
chévistes, dont les réticences déjouaient tous leurs efforts,
mais contre la France et la Belgique qui les empêchaient de
pousser à l'extrême les concessions. Le conflit à propos de
l'article 7 du mémorandum, le refus des représentants des
deux Etats de signer l'ensemble de l'œuvre a accru cette aigreui
Le premier ministre britannique surtout a prononcé à l'égard
de la France des propos graves, annonçant que l'Entente cor-
diale avait vécu, que la Grande-Bretagne reprenait sa liberté
d'action ; il serait sans doute allé plus loin encore si un mou-
vement d'opinion dans son pays ne lui avait fait comprendre
qu'il dépassait la mesure.
M. Lloyd George s'est-il, comme l'affirment divers corres-
pondants de journaux parisiens, efforcé dès le début d'isoler
la France, de manière ou bien à affaiblir son opposition pour
que la conférence aboutît, ou bien à la charger de toutes les
responsabilités au cas où elle n'aboutirait pas ? Je ne pré-
tends pas élucider ce point. Mais si vraiment le chef du gou-
CHRONIQUE POLITIQUE 383
vernement anglais a poursuivi ce but, il n*a pas procédé de
façon très habile. Sa nervosité l'a empêché de jouer un jeu
serré ; une vague atmosphère de duplicité qui s'attachait à
ses pas a rendu les gens prudents ; sa hâte à se mêler de toutes
choses, son intention de remettre sur le métier les traités
existants ont inquiété les représentants de la petite Entente ;
en cinq semaines il n'a pas grossi sa clientèle, il est parti
moins fort qu'il n'était arrivé.
Mais la délégation française, elle non plus, n'a pas déployé
une très grande dextérité. Non seulement les divergences qu'on
pressentaient assez fréquemment entre Paris et Gênes ne for-
tifiaient pas le prestige de M. Barthou et de ses collègues, mais
leur attitude de constante opposition, leur incapacité à exhiber
n'importe quel plan de reconstruction décourageaient les
bonnes volontés et facilitaient la campagne des gens mal-
intentionnés qui accusaient le gouvernement français de saboter
l'entreprise tout entière. M. Poincaré a bien fait d'enjoindre à
ses délégués d'exiger le respect des engagements pris ; il
aurait été mieux inspiré encore en leur fixant un programme
un peu plus positif.
Divers observateurs annoncent que de la conférence de
Gênes sortiront de nouveaux groupements européens....
Peut-être que l'appui constant que se sont prêté l'Angleterre
et l'Italie provoquera un accord plus précis dont l'influence
se fera sentir surtout dans les affaires de l'Orient turc et de
la Méditerranée. Peut-être que tel ou tel des Etats de la petite
Entente constatera que ce n'est que de la France qu'il peut
espérer un appui sérieux en cas de danger. Mais je ne crois
pas, pour le moment au moins, à un bouleversement des
cadres existants : ils répondent encore tant bien que mal aux
sentiments de l'opinion publique ; aucun homme d'Etat
n'oserait prendre sur lui de les transformer.
En revanche, il n'est que trop certain que ces mêmes cadres
se sont encore affaiblis. Ce n'est pas impunément que des hom-
mes politiques se trouvent, des semaines durant, dans une
opposition presque constante et que les journaux qu'ils inspi-
rent échangent des propos infiniment désagréables. Main-
384 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tenant, les parlements entrent en scène ; tout porte à croire
que, en dépit de critiques diverses, ils approuveront l'attitude
des gouvernements. Cela ne contribuera pas à resserrer les
rapports entre les peuples.
Le camp adverse a-t-il heu de se féliciter davantage de
l'épreuve ?
L'Allemagne ne paraît pas avoir souffert beaucoup de la
légère punition que lui a value l'audacieuse divulgation de son
traité. Ses représentants ont été en rapports constants avec
MM. Facta, Schanzer et Lloyd George. Ont-ils retiré de ces
précieux entretiens des assurances positives ? Nous saurons
cela d'ici peu de jours ; nous verrons quelle attitude prendra
le gouvernement du Reich quand il lui faudra, à la date du
31 mai, fournir une réponse positive à la commission des
réparations. Si l'Angleterre et l'Italie soutiennent la France,
nul doute que le chancelier Wirth et ses ministres ne cèdent
une fois de plus sous la pression de gens encore trop forts
pour eux. S'ils se sentent encouragés dans leur résistance,
des faits fort graves peuvent se produire.
Les bolchévistes s'en vont sans avoir obtenu les deux choses
qu'ils étaient venus demander : la reconnaissance de jure de
leur régime et l'octroi de crédits à leur gouvernement. Il est
vrai que ce n'est que partie remise : s'ils se décident à la Haye
à fournir les promesses qu'on réclame d'eux, sans avoir d ail-
leurs l'intention de les tenir, ils peuvent compter sur une
bienveillance universelle qui se traduira sans nul doute par
des avantages positifs. Mais, quelle que soit leur attitude dans
l'avenir, le présent est déjà pour eux plein de promesses.
La république des Soviets a reçu à Gênes une consécration
de fait qui vaut une reconnaissance de droit. Ses délégués
ont obtenu un complet succès ; ils ont été acclamés dans les
rues, les plus grands personnages de l'Europe se disputaient
la faveur de leur conversation ; ils ont échangé des propos
aimables avec un archevêque et un roi; ils ont signé ou amorcé
des conventions commerciales avec divers Etats : ils ont engagé
des pourparlers d'affaires avec une foule de financiers et de
traitants, ce qui leur fait espérer l'apparition k bref délai de
CHRONIQUE POLITIQUE 385
cet argent clair dont ils ont un si urgent besoin ,* ils ont fait
leur entrée dans la grande société politique européenne et pu
apprécier toutes ses ressources comme toutes ses faiblesses.
Et tandis qu'on les recevait si bien, ils s'occupaient de saper
les fondements des Etats, car ils ont eu pour leur propagande
des facilités inespérées et les ont consciencieusement exploitées.
Pour se rendre compte du succès des bolchévistes, il n'y a
qu'à lire le discours qu'a prononcé le sieur Joffe de retour à
Moscou. « L'Europe, s'écrie-t-il, est parfaitement divisée,
elle ne peut rien contre nous : nous vaincrons... »
Ainsi les puissances de l'Entente, qui n'y étaient pas obli-
gées, ont commis la faute que nous avions toujours prévue
et redoutée : elles ont fortifié un régime abject qui, aussi
longtemps qu'il durera, rendra impossible le relèvement de
la nation russe et sera un fléau pour l'humanité. Vraiment les
grands hommes d'Etat qui se sont en termes si beaux félicités
de leur œuvre ont une conscience singulièrement accommo-
dante !
On doit pourtant avoir fait autre chose à Gênes. Indépen-
damment du travail des commissions techniques que nous
aurons sans doute l'occasion d'apprécier, je ne puis croire
que tant d'hommes, pour la plupart intelligents et sincères,
appartenant à toutes les nations de l'Europe, aient échangé,
des semaines durant, leurs pensées, leurs désirs, leurs espoirs,
sans qu'il en sorte quelque bien. Ils se sont instruits les uns
les autres, ils ont constaté que si, d'un pays à l'autre, la situa-
tion était très inégale, partout s'imposait la nécessité d'un tra-
vail réparateur. Maintenant le mal est universellement reconnu,
les moyens d'y remédier ont été esquissés, il ne reste qu à
se mettre à la besogne. Est-ce la Société des Nations qui sera
chargée d'entreprendre l'œuvre collective que la diplomatie
est manifestement incapable d'accomplir ? Dans ce cas, la
conférence de Gênes n'aurait pas été inutile.
Lausanne, le 23 mai.
Ed. ROSSIER.
BIBL. UNIV. C I 26
386 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique suisse romande.
Gênes et les débuts de la Suisse dans la politique internationale. — L'incompati-
bilité des fonctionnaires. — La loi contre les menées révolutionnaires. — L'ini-
tiative sur les étrangers. — Les zones.
Ce que c'est que la différence d'un article! Dites : nous
avons été à Gênes ; ne dites pas : nous avons été à la gêne.
Ou plutôt, dites-Ie, si vous voulez dire la vérité ; mais non,
ne le dites pas, pulqu'll faut savoir être diplomate. Après
tout, pourquoi les délégués de la plupart des pays, sauf
M. Jaspar, s'empressent-ils de vanter le succès de la Confé-
rence? Les règles diplomatiques, je suppose, veulent qu'on
déguise les échecs et tout ce qui peut refroidir les amitiés
officielles, afin de conserver au moins la possibilité d'une
entente future. Est-ce bien cela?
Donc, on ne veut pas que la Conférence ait mal fini, afin
de pouvoir recommencer les pourparlers? Voilà qui explique
bien des choses, et tout d'abord le langage que nos délégués
ont tenu aux journalistes, à Berne. On leur a dit : les Fran-
çais et les Anglais n'ont pas été en désaccord tant que cela ;
tout s'est passé très poliment ; d'ailleurs, 11 ne s'agissait
pas de faire rendre aux anciens propriétaires les biens volés
par les Soviets ; on était d'accord sur l'attribution d'Indem-
nités ou de parts de jouissance.... C'est M. Schulthess qui
a tenu ce langage, du moins si les journaux ont rendu exac-
tement sa pensée. M. Motta, au contraire, semble avoir dit
qu'on croyait pouvoir retrouver 80 à 90°/o des biens con-
fisqués. A moins que les journaux ne l'aient mal compris.
C'est terrible de voir le nombre de choses que les journaux
comprennent mal. Franchement, Ici, en Suisse, chez nous,
pourquoi... passez mol le mot : pourquoi gazer de pareille
façon? Je me hâte de dire qu'en tout cas ce n'est pas pour
sauver la mise de notre délégation ; elle avait signé le mémo-
randum quand tout le monde le signait, parce que l'Intérêt
de la Suisse était évidemment de participer aux garanties
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 387
que le bloc se ferait assurer ; nous n'en aurions pas obtenu
d'autres, ni même autant, en faisant bande à part. Quand
la question d'honnêteté s'est posée, c'est-à-dire quand les
Belges ont découvert le piège, les tripotages privés que
le mémorandum allait permettre, et qu'ils se sont retirés,
nos délégués auraient pu faire un beau geste et se mettre
délibérément de leur côté. Je regrette, pour ma part, qu'ils
ne l'aient pas fait. Mais ils ne croient pas à Guillaume Tell.
Ils n'aiment pas les manifestations individualistes. Ce n'est
pas lui qu'on a dressé dans l'escalier du Palais fédéral, ce
sont les trois Suisses, une association, une première coopé-
rative.
Donc, ils s'y sont pris autrement. M. Motta, si j'ai bonne
mémoire, a déclaré que la Suisse conservait sa liberté puisque
le mémorandum n'était pas admis à l'unanimité, ce qui chan-
geait tout. Cela revient au même ; pourtant ce n'est pas la
même chose, tant s'en faut.
Il ne s'agirait, pour les Suisses, que d'une cinquantaine
de millions, aurait dit M. Motta, qui doit être bien informé ;
ce chiffre me surprend ; on énonce couramment des chiffres
énormes, un milliard, disent les uns, plusieurs milliards,
disent les autres. Quoi qu'il en soit, notre délégation n'a
point diminué le prestige de la Suisse en cette affaire, si
elle ne l'a pas accru. Et dans les autres, elle l'a certainement
relevé. C'est avec un plaisir tout particulier que nous appre-
nons son attitude envers les délégués bolchévistes, dont l'un
au moins, Litvinof, est un criminel de droit commun, un
repris de justice, qui, avant la guerre, avait dévalisé le bureau
de poste de Tiflis et chez qui l'on avait retrouvé les objets
volés, à son domicile de Paris, où il s'était réfugié. Est-ce
pour cela qu'il en veut à la France? Les autres, Krassine,
et le Bulgaro-Roumain Rakovski, espions allemands pendant
la guerre. Etait-ce pour la sociale? Eh bien, que nos délé-
gués n'aient pas serré la main à ces gens-là, nous en éprou-
vons la satisfaction qu'on trouve à se sentir propre. Car
c'était notre main à tous qu ils auraient tendue. M. Motta
a même... ramassé... bellement le Tchitchérine à la séance de
388 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
clôture, l'autre se permettant d'incriminer la Suisse au sujet
de l'observation de la loi des huit heures. C'était à peine
la peine. Quand on sait comment les ouvriers sont traités
sous le régime du Sovnarlcom !
Nous n'aurons pas de traité de commerce avec ces bandits ;
nous n'y perdrons rien.
Pour le reste, nos délégués ont eu le genre de succès que
nous pouvions souhaiter pour eux et pour nous ; il ne s'agis-
sait pas de jouer un rôle d'éclat. Rien n'est moins désirable
quand on doit avant tout se réserver, éviter les engagements
compromettants, à moms de posséder, à l'égal de M. Lloyd
George, la faculté d'oublier ses propres paroles. Nos experts
ont laissé une impression de compétence et de solidité ;
leur voix sera écoutée quand viendront les grands débats,
à savoir la vraie question, celle de l'internationalisation de
la dette allemande. C'était par là qu'il fallait commencer,
si M. Lloyd George, qui n'a pas souvent poussé la char-
rue, ne s'était obstiné à la mettre devant les bœufs.
Bien plus importante que les honnêtes principes rappelés
une fois de plus par la sous-commission financière, est l'au-
torité que nos experts se sont acquise, parce qu'elle leur per-
mettra de soutenir, et peut-être de faire triompher, quand
s ouvrira la discussion sérieuse, des thèses salutaires pour
le monde entier. Je reviendrai sur ce point. Quant aux fameux
principes, ils sont l'expression de ce qu'on voudrait voir
faire aux autres. Ils me font toujours penser au livre d'édi-
fication financière que M. Carnegie a écrit pour la jeu-
nesse. Travailler, économiser, leur dit-il, c'est là le tout
et puis, gardez-vous de la spéculation comme des cornes de
Satan! Que ce serait vrai, cela, dans la bouche d'un homme
qui n'aurait pas fait de la spéculation le principal objet de
toute sa vie!
Nos conseillers fédéraux ont fait preuve d'esprit de conci-
liation d'un bout à l'autre de la Conférence et, grâce à Dieu,
de fermeté à certains moments. Certains jours, nous avons
tremblé. Ils conciliaient trop! Nous nous demandions s'ils
allaient devenir des professionnels du replâtrage, ce qui est
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 389
un beau métier, mais pas suisse. Autrement dit, prétendaient-
ils concilier même la chèvre et le chou? C'est toujours aux
dépens du chou, comme on sait, et, avant que ce fût le chou
de Bruxelles, c'était le chou français. Mais non ; sans sortir
de leur rôle de petits Etats, de neutres, qui plus est, et d in-
vités, ils ont osé tout de même faire entendre au grand
manitou de la Villa Alberti qu'on n'invite pas les gens pour
les rendre ridicules et qu'il ne faut pas les convoquer pour
délibérer si l'on se réserve d'arranger tout derrière leur dos.
C'était dit au nom d'une sorte de bloc des neutres, qui est
quelque chose de bien intéressant. Il faudrait voir à conso-
lider ce bloc. Car enfin, il est visible que le rapprochement
des nations s'opère sous une forme inattendue, par la consti-
tution de multiples ententes, à caractéristiques diverses.
Non pas une fédération, mais un système de fédérations
en rapport les unes avec les autres. Nous rapprocher des
autres neutres et former une opinion européenne moyenne,
disposer de l'influence d'un bloc dans des tractations inter-
nationales gigantesques où nos intérêts paraissent minucules,
c'est là une conception à considérer avec soin.
En tout cas, les débuts de la Suisse dans la politique
internationale sont heureux, incontestablement, meilleurs
que son rôle à la Société des Nations, exception faite, toute-
fois, des mérites éminents que M. Calonder s'est acquis
dans l'affaire de la Haute-Silésie. Sous sa conduite, ce litige
des plus épineux a été réglé discrètement et par mutuelle
entente. M, Calonder a valu à la Société des Nations un des
plus beaux succès qu'elle ait encore remportés. Une seule
réserve : est-il vrai que M. Schiffer, le représentant de
l'Allemagne, en signant la convention pour la Haute-Silésie,
le 15 mai, pendant qu'on discutait à Gênes un pacte de paix,
a déclaré devant M. Calonder, arbitre, « que l'Allemagne
maintenait sa protestation contre la décision qui l'avait
conduite aux négociations de Genève et que cette protes-
tation restait valable ? » Si le délégué allemand a tenu ce
propos, comment M. Calonder a-t-il accepté sa signature?
Ces mots signifient : nous signons, n'étant pas les plus forts,
390 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
mais il reste entendu que notre signature ne nous engage
pas et que nous déchirerons la convention dès que nous juge-
rons l'occasion propice. L'arbitre désigné par la Société des
Nations aurait-il toléré tant de cynisme?
— Le peuple suisse aura prochainement à se prononcer
sur deux initiatives et sur un référendum, sans parler du
référendum sur la convention des zones, qui aboutira proba-
blement à une votation. Les fonctions civiques, décidément,
ne sont pas, chez nous, une sinécure. L'initiative sur les
incompatibilités et le référendum sur la loi contre les menées
révolutionnaires, qui sont les plus importantes entre les ques-
tions posées, alimentent déjà les discussions. On connaît
les faits. Lors des élections de 1919, six fonctionnaires fédé-
raux furent élus au Conseil national. Aux termes de la Cons-
titution, ils ne pouvaient siéger et le Conseil fédéral les invita
à choisir entre leurs fonctions et leur mandat. L Union
fédérative des fonctionnaires, employés et ouvriers de la
Confédération demanda alors par voie d'initiative la revi-
sion de l'art. 77 de la Constitution fédérale aux fins de res-
treindre l'incompatibilité, qui serait bornée aux chefs de
service des départements fédéraux, aux membres de la
Direction générale et aux directeurs d'arrondissement des
chemins de fer fédéraux. Le Conseil fédéral était disposé
à faire droit à cette demande, mais son projet avait échoué
devant le Conseil des Etats, qui refusa de passer à la discus-
sion des articles.
Les fonctionnaires et employés de la Confédération sont
aujourd'hui au nombre de 50 000 et plus. Fortement orga-
nisés, ils exercent dans le pays une influence fort sensible,
qu'on ne voit nullement la nécessité d'accroître. Nous les
avons vus tenter une pression sur le Conseil fédéral lui-même.
Une fois suffit. L'argument principal qu'on leur oppose
n'est peut-être pas le plus important, ni celui qui décidera
de la consultation populaire. Il consiste à dire qu'un fonc-
tionnaire ne doit pas être appelé à contrôler l'administration
dont il relève. Cela est fort juste. Un employé devenant,
par son élection, le supérieur de son supérieur, ce n'est pas
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 391
là un paradoxe seulement, c'est un danger. Mais, ce qui est
plus grave encore, c'est que ces fonctionnaires et employés
forment un corps constitué, qu'il faut nous garder de trans-
former en une corporation politique. En certaines occasions,
la discipline de ce corps a laissé beaucoup à désirer. Ne lui
laissons pas faire figure de caste ; une caste administrative
serait parmi les pires ; la Suisse ne saurait devenir la répu-
blique des fonctionnaires. Ces cinquante mille électeurs ne
forment déjà que trop un pouvoir, sinon un Etat dans l'Etat.
Telle est la raison principale ; mais il y a une raison de
démocratie. Les fonctionnaires élus conserveraient évi-
demment leur place et leur traitement ; parce qu'ils sont au
service fructueux de la Confédération, ils auraient un privi-
lège sur tous les employés privés ou cantonaux, qui ne sau-
raient même rêver d'abandonner leur travail quatre fois l'an,
pendant deux ou trois semaines, pour s'en aller siéger à Berne.
Le Conseil d'Etat vaudois touche ce point en quelques mots
très justes dans son rapport au Grand Conseil.
Donnons aux employés fédéraux ce dont ils ont besoin :
un statut et le tribunal administratif. Parce que c'est leur dû.
Des règles fixes, des garanties, une discipline organique,
voilà la ligne, l'orientation saine de notre évolution. Mais
pas de soviets de fonctionnaires.
Qui dit Soviet dit Russie, et qui dit Russie, aujourd'hui,
dit conspiration haineuse contre tout ordre et toute liberté.
Ce qui m'amène naturellement à la loi contre les menées
révolutionnaires. On l'appelle la loi Haeberlin. C'est l'honneur
de M. Haeberlin de l'avoir proposée. Et ce n'est pas trop
tôt, quand on pense à la tentative révolutionnaire de 1918
et à l'insolence toute soviétique du comité d'Olten, dont les
membres firent ensuite si piteuse figure devant les juges,
lorsqu'ils eurent à prendre leurs responsabilités.
La loi proposée modifie le Titre III du code pénal fédéral à
cause de la nouvelle tactique des révolutionnaires. On veut
atteindre non seulement le délit consommé et la tentative,
mais ce qu'on appelle la préparation.
Il est à craindre que les citoyens patriotes ne se désintéressent
392 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
de cette question, faute de saisir l'imminence du péril et parce
qu'ils ne sont pas informés suffisamment de la propagande
révolutionnaire, de ses procédés et de ses effets. Les journaux
devraient s'employer sans délai à les lui faire connaître. Plus
que jamais, les bolcheviks travaillent en tous pays et préparent
une révolution mondiale, le renversement de ce qu'ils appellent
le capitalisme, c'est-à-dire, en réalité, de toutes les institutions
démocratiques, pour la domination d'une minorité ignare,
la ruine de tout droit, le naufrage de la liberté et de la civili-
sation. Ils n'y réussiront pas, cela va sans dire, mais ils peuvent
fort bien causer des troubles graves, des désordres, un malaise
qui retardent dangereusement le retour de l'Europe à une
vie normale. On ne saurait supprimer l'atmosphère, mais on
peut l'empoisonner. C'est là exactement leur plan et la teneur
même de leurs instructions. Ils ont des partisans et des groupes
organisés partout. La nouvelle tactique consiste à s'abstenir
de la violence là où les conditions ne leur semblent pas pro-
pices, à pactiser même avec les bourgeois pour leur soutirer
de l'argent, mais à participer à tous les mouvements ouvriers
pour les envenimer et à pénétrer dans toutes les organisations
professionnelles, quelles qu'elles soient, pour s'en emparer
et les rattacher à l'Internationale communiste. En un mot :
au lieu de la révolution universelle, faite en une fois, la révo-
lution en permanence sur tous les points, les excitations inces-
santes, la guerre civile sous toutes les formes et sous tous les
prétextes.
Jusqu'à quel point la loi contre les menées révolutionnaires
suffit-elle à nous préserver? Elle est calculée contre des ma-
nœuvres semblables à celles du Comité d'Olten, en 1918,
plutôt que courte la nouvelle tactique des Huns. La grève
dans les services publics n'y est prévue que pour le cas où
l'on y inciterait avec l'intention de modifier la Constitution
ou de renverser les autorités. On n'affichera pas cette intention
et l'on n'en fomentera pas moins la grève et les troubles.
C'est ce que le Komitern, l'Internationale communiste, pres-
crit formellement. Encore une fois, il nous faut un statut
des fonctionnaires avec une répression du délit de grève dans
CHRONIQUE SUISSE ROMANDE 393
les services publics et, pour contre partie, un tribunal adminis-
tratif qui les mette à l'abri de l'arbitraire. Alors, ils se préser-
veront eux-mêmes de la contagion épileptique du commu-
nisme.
Votons la loi, mais gardons-nous de croire qu'elle suffise.
Ce qui est indispensable, c'est de tenir en haleine l'opinion
publique et d'éclairer les masses. La répression est devenue
nécessaire. Elle ne remplace pas l'action.
II ne me reste pas assez de place pour examiner les disposi-
tions que réclament les auteurs de l'initiative sur les étrangers.
Ils nous ont rendu le service de poser nettement une question
qu'il faut résoudre. Nous ne pouvons en rester où nous en
sommes, avec une énorme proportion d'étrangers établis, en
partie nés sur notre sol, mais inassimilés et qui peuvent
former des blocs hostiles au sein de notre peuple. Cela est
vrai surtout des Allemands, qui n'ont pas cessé d être des
politiques de proie. Seulement, le texte de la double initiative
laisse à désirer, et même l'un des articles recèle une menace
d'arbitraire ; c'est celui qui prévoit l'expulsion des étrangers
qui compromettraient la « prospérité » de la Suisse. Est-ce
l'expulsion du concurrent ? Une nouvelle espèce de restrictions ?
Le Conseil fédéral a déposé un projet, de son côté. Il devrait
le publier, pour que nous soyons sûrs d'avoir quelque chose
si nous suivons ses conseils et rejetons la double initiative sur
les étrangers. Il ne faudrait pas nous la faire rejeter d'abord
et ne rien nous donner ensuite.
Me voici au bout, et je n'ai parlé ni du référendum sur les
zones, ni de quelques livres qui méritent d'être signalés.
Pour les livres, nous y reviendrons. Pour les zones, la cueillette
des signatures n'est pas achevée ; je me borne à exprimer,
pour l'heure, l'étonnement que l'action du comité genevois
nous cause. Refuser de bons et tangibles avantages, avec la
certitude de ne pas obtenir mieux et plus que la possibilité
de recevoir moins, sinon de ne rien avoir du tout, et en tout
cas de ne rien empêcher, c'est ramer en l'air.
Maurice Millioud.
394 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Chronique scientifique.
La vaccination antityphoîdique par scarification. — Les inconvénients de la vie
aseptique. — Une plante protectrice. — La radio-ponction microscopique. —
L'ancienne Méditerranée. — Paralysie générale et avarie. — Les études de
M. L. Lumière sur le cheminement capillaire. — L'industrie du basalte. —
Moyen de reconnaître les perles de culture japonaises. — Sélénium et germi*
nation. — Le souchet comestible. — La plantation fragmentaire des pommes
de terre. — La lampe mono-watt. — Utilisation des déchets d'ardoisières. —
Publications nouvelles.
On sait — plus ou moins — que les Inoculations de vaccin
quelconque par vole hypodermique sont parfois suivies de
réactions locales assez vives et même d'accidents présentant
quelque gravité. Pour éviter ces accidents, en ce qui concerne
l'inoculation antityphoîdique, MM. A. Lumière et Che-
vrotier ont, il y a huit ans, proposé la vaccination par la voie
dlgestlvt. Au lieu d'injecter le vaccin sous la peau, ils le fai-
saient avaler. Les résultats seraient parfaits, disent MM. Lu-
mière et Chevrotier ; d'autres se demandent si l'immuni-
sation est bien réalisée, et, en fait, les expériences se poursui-
vent, et on sera bientôt fixé sur la valeur de l'entérovacclna-
tion. En attendant, MM. A. Lumière et Chevrotier, toujours
pour éviter les inconvénients possibles de l'inoculation sous-
cutanée, ont eu l'idée de vacciner par scarification. Ils ont
opéré sur des cobayes, et les résultats obtenus sont encou-
rageants. La méthode des scarifications, qui réussit parfai-
tement contre la variole, paraît devoir réussir tout aussi bien
contre la typhoïde. Et sans doute c'est ce qu'établiront les
recherches en cours.
— Il y a huit ans, à la veille de la guerre, MM. G)hendy
et Wollman montraient la possibilité d'obtenir des cobayes
aseptiques, et de les élever aseptlquement. Leur but était de
rechercher si la condition aseptique est plus hygiénique que
la septlque : si le cobaye à l'abri des microbes vit aussi bien
que le cobaye contaminé par ceux-ci. On conçoit toutefois que
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 395
l'expérience dont il s'agit comporte une précaution indispen-
sable. Il faut que les deux lots de cobayes, aseptique et septique,
reçoivent la même nourriture stérilisée. Autrement, si l'ali-
mentation stérilisée a une action, elle risquerait d'être mécon-
nue. Les expériences conduites dans ce sens montrent un pre-
mier point : c'est qu'assez souvent les cobayes des deux
groupes sont atteints d'affaissement et de parésie du train
postérieur. Or ce sont là symptômes scorbutiques. Donc le
scorbut n a rien à voir avec les microbes, puisqu'il se présente
chez des cobayes aseptiques : il résulte de l'emploi des ali-
ments stérilisés, avitaminisés.
D'autre part, les cobayes aseptiques à qui l'on fait absorber
du vibrion cholérique sont infectés par celui-ci, et meurent,
au lieu que chez les cobayes non aseptiques, nourris d'ali-
ments stérilisés sans doute, mais possédant une flore intes-
tinale abondante, cette dernière fait vite disparaître les vibrions
et exerce une action protectrice. D'où il résulterait qu'il est
bon d'avoir une flore intestinale ; elle rend des services.
Ne redoutons pas trop les microbes....
— En 1879, pour la première fois, des observateurs anglais
signalaient à Mythe (baie de Southampton) le Spartina Toiûns-
endù graminée vivant sur les côtes d'Amérique. Etait-ce bien
une importation? Ou bien, comme l'ont supposé certains,
est-ce un hybride entre deux espèces européennes? On ne
sait trop. Mais la forme en question se répandit sur les côtes
anglaises, et en 1906, on la constatait à l'embouchure de la
Vire ; depuis, elle s'est montrée en bien d'autres localités
côtières. Tout d'abord, ce ne furent que quelques individus
isolés. Mais aux environs de la Vire, la plante couvre plus
d'un millier d'hectares, où elle fait une excellente besogne.
Car elle s'avance vers la mer et opère sur le rivage un colma-
tage puissant. Elle ne craint pas de passer la moitié du temps
submergée, et, dans ces conditions, disent MM. Corbière et
A. Chevalier, qui ont présenté une note sur ce sujet à l'Aca-
démie des Sciences, si l'on introduisait la plante dans la baie
du Mont Saint-Michel, elle aurait vite occupé toutes les vases
meubles. A la baie des Veyes, elle va gagner des milliers d'hec-
396 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
tares sur la mer : cela vaut la peine. Et elle fournit au bétail
un fourrage qu'il broute avec satisfaction. Ajoutons que c'est
une source possible de pâte à papier. Notons enfin que, pour
les auteurs, la forme considérée n'est nullement un hybride
indigène, mais bien une espèce importée d'Amérique, acci-
dentellement sans doute. Ce qui est intéressant en elle, est
qu'elle n'aime pas la terre végétale ; elle la fuit pour occuper
les vases meubles.
— La biologie expérimentale s'est enrichie d'une méthode
intéressante. Le biologiste a souvent besoin de léser un être
unicellulaire microscopique ou bien une cellule particulière —
un œuf par exemple — pour voir quelles seront les consé-
quences pour le développement. Les moyens mécaniques
sont bien grossiers, et pour les utiliser il faut une adresse
exceptionnelle. M. S. Tchahotine {Bull. Inst. Océanogr.
Monaco, N° 401) a imaginé une méthode basée sur l'emploi
des rayons ultra-violets. Ces rayons ont une action abiotique
bien connue. Mais pour obtenir de bons résultats, il fallait
pouvoir les concentrer et condenser pour n'agir que sur un
point très limité. C'est à quoi M. Tchahotine s'est appliqué.
Il a d'ailleurs réussi à élaborer un appareil ingénieux, grâce
auquel il réalise une sorte de dard ultra-violet très fin, une
sorte d'aiguille immatérielle, qu'il manie à volonté et fait
agir sur telle cellule qu'il veut. Il a ainsi réussi à agir sur un
seul des deux premiers blastomères de l'œuf d'oursin par
irradiation du noyau. Dans ces conditions, le blastomère
irradié cesse de se développer ; l'autre suit son cours normal.
Le dard ultra-violet permet encore, en augmentant la per-
méabilité de la membrane cellulaire, de faire pénétrer dans
telle partie d'un embryon, des substances dont on désire
étudier l'action. Par exemple, par irradiation légère d un
blastomère, l'embryon plongeant dans du chlorure de lithium,
on peut en amener la turgescence par absorption de lithium.
La méthode de radioponction microscopique imaginée par
M. Tchahotine rendra certainement de grands services en
embryologie cellulaire, en tératologie et en physiologie. On
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 397
ne sait jamais quelle importance pourra prendre une méthode
nouvelle, quels résultats elle permettra d'obtenir.
— En avril 1905, dans la mer de Sagami, au Japon, par
700 brasses de fond, on péchait un seul exemplaire d'un poisson
remarquable qui reçut le nom d'Ijimaia, étant dédié au natu-
raliste japonais Ijima. Depuis, on n'avait jamais revu l'espèce.
Or, voici qu'en février 1922, devant Agadir, au Maroc,
par 300 brasses de fond, un chalutier français capturait, à la
fois, trois individus d'Ijimaia Dofleinil L'un d'eux fut jeté ;
les deux autres furent offerts par l'Association Rochelaise
de pêche à vapeur au Musée de La Rochelle et au Muséum
d'Histoire naturelle. Est-ce exactement la même espèce que
la japonaise? En tout cas, il est intéressant de rencontrer deux
espèces aussi proches en des parages aussi éloignés les uns
des autres. Le poisson est de grande taille, il mesure deux
mètres. Et sans doute ce sont ses dimensions qui lui ont permis,
jusqu'ici, de rester ignoré. Seuls les grands chaluts de pro-
fondeur de la pêche moderne permettent de capturer des
espèces aussi grandes et vivant à de telles profondeurs.
La capture faite à Agadir a un intérêt zoologique. Elle con-
firme une ressemblance déjà observée par M. Louis Roule
quant à la faune ichthyologique, entre la province japonaise
et l'Atlantique ibéro-mauritanienne. « Il y a là, dit le savant
ichthyologiste du Muséum, une sorte de bipolarité avec espèces
communes ou avec espèces représentatives dans les genres
communs, aux deux extrémités actuellement séparées de
l'ancienne Méditerranée tertiaire eurasiatique. » Sur cette
ancienne extension de la Méditerranée, lire un excellent résumé
de la question dans un livre de géologie extrêmement atta-
chant et documenté, A la gloire de la terre, de M. Pierre
Termier, le géologue bien connu.
— Du jour où Noguchi a décelé la présence du tréponème
chez les sujets atteints de paralysie générale, les médecins
n'ont plus douté que la paralysie générale fût une des termi-
naisons, bien lamentable, de l'avarie. Quand même on a
vérifié : il faut toujours vérifier. Et M. Pulido Valente, de
398 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Lisbonne, a vu clairement que Noguchi a raison. « Les trépo-
nèmes, dit-il, se disposent autour des cellules nerveuses et
y pénètrent même. Dans les régions les plus riches en para-
sites, c'est-à-dire où le processus est en pleine évolution,
en mettant au point les divers plans, on constate nettement
que les cellules nerveuses sont entourées d'agglomérations
denses de tréponèmes qui leur forment une sorte d'enve-
loppement complet. A une étape plus avancée de la désagré-
gation cellulaire, le noyau lui-même disparaît, et de toute la
cellule il ne reste plus que des amas de granulations entourés
de parasites qui les traversent dans tous les sens. »
M, Manouélian a constaté le même fait. Le tréponème
pénètre dans le tissu propre du cerveau, il s'introduit dans
le cytoplasme des cellules nerveuses. Et c'est probablement
là ce qui fait qu'on ne traite pas la paralysie générale. Les
tréponèmes qui se sont Introduits dans la cellule nerveuse
y sont à l'abri des médicaments ; ils y constituent des réser-
voirs à virus, et, en sortant, ils forment de nouveaux foyers.
On traite les autres localisations de l'avarie, mais non celles
qui donnent la paralysie générale. La raison donnée par
M. Manouélian paraît très plausible.
— M. Louis Lumière a présenté à l'Académie des Sciences
une curieuse expérience. Chacun sait que si l'on prend une
bande de papier buvard dont on plonge une partie dans un
récipient plein d'eau, l'une des extrémités passant par-dessus
le rebord, le buvard fait office de siphon. L'eau chemine par
capillarité de la partie immergée à la partie qui déborde et
pend au dehors, et elle s'écoule de la sorte, goutte à goutte.
M. Lumière a dressé un tableau des volumes débités par
minute et par centimètre de largeur, ainsi que les vitesses
linéaires de cheminement en centimètres par minute, pour
diverses hauteurs de chute, et constate que la vitesse d'écou-
lement tend à devenir constante à partir d'une hauteur de
chute très faible (20 centimètres pour tissus de coton croisé,
et 3 centimètres pour le papier buvard.)
Ce cheminement capillaire peut être utilisé de façons
diverses. M. Lumière devait tout naturellement songer d'abord
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 399
à l'employer à laver la gélatine des plaques photographiques.
Il a imaginé à cet effet un petit appareil très simple, dont le
trait essentiel est celui-ci : la plaque dont il faut éliminer les
sels solubles repose sur du papier buvard (gélatine contre
buvard) mouillé, dont l'extrémité plonge dans un récipient
d'eau. La plaque est dans une cuvette posée presque verti-
calement. L'eau du réservoir, au-dessus, passe par le buvard,
nettoie la gélatine et s'en va. Ce qui est extraordinaire, c'est
la petitesse de la quantité d'eau requise. En 12 ou 15 minutes,
30 centimètres cubes d'eau éliminent les sels solubles d une
plaque 9x12.
La méthode s'applique également au lavage des précipités»
Dans ce cas, on place le précipité sur l'extrémité supérieure
d'une bande de buvard formant siphon. D'autre part, on
fait aboutir sur la face supérieure de l'amas l'extrémité infé-
rieure d'une autre bande, plongeant dans de l'eau pure, et
formant siphon. L'eau passe du réservoir à la face supérieure
du précipité, traverse celui-ci, est reprise par le second siphon
et s'échappe. L'économie d'eau est très considérable, et le
dispositif, très simple. Nul doute que d'autres applications
soient possibles. Les industriels, ou chimistes, que la question
intéresse, feront bien de se reporter à la note de M. L. Lumière
(24 avril, Acad. des Sciences).
— La belle revue Chimie et Industrie donne un intéressant
article sur une industrie qui paraît prendre un certain déve-
loppement : celle de l'emploi du basalte comme matière
première. Le basalte, chacun le sait, est une roche éruptive
très dure, formée de divers cristaux agglutinés avec du feld-
spath ; ce qui domine est la silice, avec oxyde de fer et alumine.
On le rencontre partout où il y a eu des volcans ; des gisements
considérables se trouvent en Auvergne, dans la vallée du
Rhin, en Bohême, Ecosse, Irlande, Italie, dans les Andes,
aux Antilles, à Sainte-Hélène, etc.
Le basalte offre à l'écrasement une résistance supérieure à
celle du granit ; aussi sert-il comme pierre de construction,
et aussi comme matière d'empierrage des routes. Mais on
en ferait plus usage s'il était moins dur, s'il se laissait plus
400 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
aisément tailler et travailler. Aussi a-t-on depuis longtemps
cherché à tourner la difficulté en ayant recours à la fusion
et au moulage. II était tout naturel de songer à fondre à nou-
veau la roche originellement liquide et ignée, et à la couler
dans des moules, pour obtenir des objets variés. De nombreuses
recherches ont été faites sur ce sujet en Allemagne, et en France
depuis quelques années, le D'" Ribe, de Mauriac, s'est attelé
au problème avec obstination.
Dès 1909, ce dernier a montré qu'on peut obtenir la fusion
et le moulage du basalte vers 1 300°. Une Compagnie Générale
du Basalte s'est formée pour industrialiser le procédé Ribe,
et il semble que l'exploitation mdustrielle sera bientôt chose
possible, et que le basalte, sous diverses formes, pourra être
mis à la disposition du public.
Il y aura des pavés de basalte pour les routes, des dalles,
pour le dallage des usines, et aussi du basalte fin pour l'indus-
trie chimique. Le basalte fin résulte d'un traitement que l'on
fait subir à la roche fondue et qui donne une substance à
grain très fin. Ce basalte reconstitué a des propriétés électriques
et chimiques remarquables. Il est isolant comme le verre et
la porcelaine, et n'est pas désagrégé par l'arc : il est indiqué
là où il y a des surtensions. D'autre part, on peut y incorporer
durant la solidification des tiges de fer qui restent parfaite-
ment adhérentes : donc scellements inutiles. Enfin, les isola-
teurs en basalte sont pratiquement incassables ; et ceci est
important : on a moins k craindre la mise hors de service
des lignes.
Le basalte reconstitué intéresse le chimiste autant que
l'électricien : il résiste à l'action des corrosifs et des acides,
même à chaud. Il peut remplacer le plomb dans la confection
des bacs et réservoirs. Comme on peut, par fusion et mou-
lage, obtenir de très grandes pièces, et comme on donne
aisément à celles-ci les formes les plus 'variées, le basalte
reconstitué paraît devoir rendre de très grands services et
être employé de façons extrêmement diverses.
— Le sélénium existe dans les émanations volcaniques et
aussi dans les fumées résultant de la combustion de la houille
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 40l
OU des pyrites : il se trouve donc dans l'air, et aussi dans le sol,
où, du reste, il arrive aussi dans le superphosphate et le sulfate
d ammoniaque. M. Stoklasa s'est demandé si le sélénium a une
action sur la germination. Il en a une, certainement. Sous
forme de sélénite, il est très toxique ; sous celle de séléniate,
au contraire, à doses faibles, il est bienfaisant. Mais M. Stok-
lasa constate un fait curieux : c'est que l'émanation annule
totalement l'action du sélénium.
Peut-on reconnaître à coup sûr une perle japonaise de
culture, une perle Mikimoto? Oui, assurément, en la fendant
en deux. Mais après l'opération, elle ne vaut plus rien, quelle
que soit sa nature. MM. Galibourg et Ryziger proposent une
méthode plus simple, consistant à examiner directement le
centre de la perle au moyen du trou qu'il faut pratiquer pour
utiliser celle-ci comme parure. Dans ce trou, on introduit
une goutte de mercure, qui forme un excellent miroir con-
vexe réfléchissant panoramiquement toute la surface inté-
rieure du trou. Comme on peut déplacer la goutte de mercure,
on peut explorer de part en part l'intérieur de la perle. L'image
qui se produit sur le mercure est photographiée, et la photo-
graphie est toute différente, avec les perles naturelles, d'avec
ce qu'elle est avec les perles de culture : il n'y a pas à s'y trom-
per.
— M. J. Pierarts, chef du service chimique du Ministère
des colonies de Belgique, signale, d'après la Revue Scienti-
fique, les vertus du souchet comestible, Cyperus esculentus.
Cette plante est cultivée en Espagne pour la préparation d'une
boisson, Vorchata. Le souchet produit des tubercules, en
moyenne 12 000 kilos à l'hectare : ils sont petits et ont 1 ou
2 centimètres de longueur et pèsent de 0,29 gramme à 1 ,23
gramme. Ce n'est guère. Et il faut croire que la main-d'œuvre
ne coûte pas beaucoup. Ce tubercule contient de la fécule et
des sucres. La farine de souchet est presque aussi nutritive
que celle du froment.
— La question de savoir si l'on peut planter aussi avanta-
geusement des fragments de pommes de terre que des tuber-
cules entiers continue à préoccuper les agriculteurs. Si l'on
BIBL. UNIV. CVI 27
402 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
peut économiser de la semence en divisant celle-ci, et il semble
qu'on le puisse puisque les bourgeons sont plus nombreux
qu'il le faut, pourquoi ne pas le faire? Il y a du vrai dans la
proposition. Et celle-ci comporte un avantage subsidiaire :
la partie non employée du tubercule, non employée parce que
ne contenant pas de germes, constitue un mets excellent
pour le porc. On a beaucoup discuté la fragmentation ; et
on l'a généralement critiquée. Assurément, par un printemps
sec, les fragments ont moins de chances de vivre que les tuber-
cules entiers.
Quoi qu'il en soit, des faits intéressants ont été présentés
à 1 Académie d'agriculture par M. Maisonneuve, directeur
de la Station viticole de Saumur. Un terrain a été divisé en
deux parcelles égales. Chacune des parcelles a été plantée
avec cinq variétés. Dans l'une, tubercules entiers, de grosseur
moyenne ; dans l'autre, fragments de grosseur du pouce,
pourvus d'un ou deux germes. Mais tandis que dans la parcelle
à tubercules entiers l'espacement était de 45 centimètres,
dans la parcelle à fragments il était de 12 centimètres. Dans
les deux cas, le poids de la semence fut le même (I kg. 500
et I kg. 600 Arrachage à la même date (13-14 septembre).
Le résultat a été que, sans une seule exception, le rendement
a été plus considérable pour la parcelle à plants fragmentés.
La parcelle à tubercules entiers a donné 377 kg. 500 ;
l'autre, 563 kg. 500 Comme toutefois il faut, dans les deux
cas, séparer les tubercules marchands des non marchands —
que le propriétaire consomme lui-même ou sert à ses animaux
— M. Maisonneuve a fait l'opération et le résultat a été :
239 kg. de pommes de terre marchandes (méthode ordi-
naire) ;
377 kg. de pommes de terre marchandes (méthode par
fragmentation).
Si l'on traduit ces résultats en argent, et en estimant à 50 fr.
les 100 kg. de pommes de terre marchandes, on a, pour la
plantation commune, 119 fr. 50, et pour la plantation frag-
mentée, 189 fr. 25. L'avantage est évident.
Sans doute, la méthode par fragmentation suppose une
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 403
main-d'œuvre plus considérable. Elle coûte un peu plus ;
mais il y a une compensation : les rognures dont profitent les
animaux domestiques. M. Maisonneuve conclut donc catégo-
riquement en faveur de la fragmentation, en recommandant
de planter des fragments présentant plutôt deux germes
qu'un seul.
— La lampe demi-watt est-elle réellement plus économique
que la mono-watt? Il le semblerait (et il le faudrait, car elle
coûte plus cher). Mais c'est là une erreur, d'après M. Dela-
marre. La lampe demi-watt n'est avantageuse qu'à partir de
100 bougies : on peut encore la tolérer avec 50 bougies, mais
avec moins, elle est désavantageuse. A ce propos, se méfier
des marchands. Ils vendent souvent comme demi- watt une
lampe à filament métallique ordinaire dit spirale, disposé
comme celui de la demi-watt. Mais c'est une simple mono-watt.
Il est aisé de distinguer l'une de l'autre. La lampe spiralée
fonctionne dans le vide : si on brise la pointe de l'ampoule
sous l'eau, l'ampoule se remplit. La demi-watt fonctionne en
gaz inerte : l'eau n'entre pas par l'ampoule, par conséquent.
— Dans l'exploitation d'une ardoisière, il n'est guère utilisé
que de 5 à 20 % de l'ardoise extraite : il reste donc de 80 à
95 % de résidu, de déchets inutilisés. Le Bureau des Mines
des Etats-Unis trouve cela indécent, et il n'a pas tort, et fait
faire des expériences sur les moyens d'utiliser ces déchets.
A ce propos, La Nature fait observer qu'en Angleterre on
les emploie beaucoup sous le nom de Myrtox, marque déposée
par la North Wales Penelop C° Ltd, comté de Carnavon.
Les résidus d'ardoises constituent la charge la meilleure mar-
ché peut-être qu'il y ait pour le caoutchouc : ils donnent du
corps. Ils se vendent sous le nom de Slate Jlour, farine d'ar-
doise ; celle-ci doit avoir assez de finesse pour passer au
tamis 250. Il se consomme beaucoup de cette farine d'ardoise
pour la fabrication des tuyaux d'arrosage, des talons en caout-
chouc, des garnitures pour presse-étoupes, des linoléums et
toiles cirées.
D'autre part, la poudre d'ardoise sert, avec l'asphalte et
le goudron, à garnir les routes, à fabriquer les cartons bitumés
404 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
et les planchers asphaltés et goudronnés. Il y a donc un parti
sérieux à tirer des déchets des ardoisières qui sont si abon-
dants.
Publications nouvelles. — Voici un fort beau livre posthume,
du regretté Vidal de la Blache, les Principes de géographie
humaine (A. G)lin, Paris), publié par les soins de M. E. de
Martonne. C'est un ouvrage qui, évidemment, eût été plus
complet si l'auteur avait pu l'élaborer jusqu'au bout, mais
qui est de belle allure, fortement pensé, et présenté avec un
souci évident de la forme. La lecture en est très attachante,
et nul ne peut le lire sans beaucoup s'enrichir d'idées. — Dans
le même domaine, voici les Principles of Human Geography,
par M. Ellsworth Huntington et M. S. W, Curshing. M. Hun-
tington a énormément voyagé et observé, il a vu de quelle
façon vivent de très diverses populations, et pourquoi elles
vivent ainsi ; nul n'était plus que lui. ou même autant, qualifié
pour rédiger cette sorte de manuel, d'ouvrage scolaire, de
résumé des faits et des principes d'une science à laquelle il
a beaucoup apporté de faits et d'idées. La méthode suivie
et le plan sont parfaits, et on ne voit guère ce qu'on pourrait
changer à sa façon d'exposer les rapports de l'homme et de
ses activités avec le milieu, cosmique, géographique, géolo-
gique et organique. Peu de livres sont aussi riches en idées
générales d'ordre économique et politique. — Les géologues
feront le meilleur accueil au volume déjà cité de M. Pierre
Termier : A la gloire de la terre (Nouvelle librairie nationale).
M. Termier, qui est géologue très averti, est un enthousiaste
aussi ; il aime sa science, et en saisit la poésie philosophique.
Son volume, qui a un sous-titre : Souvenirs d'un géologue,
comprend des œuvres diverses : deux biographies critiques
de géologues, excellentes : celles de E. Suess et de Marcel
Bertrand. Il en expose l'œuvre d'excellente façon, et avec une
sympathie qu'on a plaisir à rencontrer, puis à éprouver.
Il y a joint un fort intéressant morceau sur l'Atlantide et la
façon dont il faut comprendre le récit de Platon ; un autre sur
la Synthèse des Alpes, magistral exposé des idées modernes
sur la façon dont se font les chaînes de montagnes ; d'autres
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 405
encore sur les Problèmes de la Géologie en Méditerranée,
sur les Océans à travers les âges, etc. Livre excellent, qu on
lit avec un plaisir sans cesse renouvelé, et que les géologues
accueilleront avec joie. — Pour les physiciens, voici une ample
pâture. Tout d'abord, citons La constitution de la matière,
de Max Born (librairie Albert Blanchard, Paris), appartenant
à la Collection de monographies scientifiques publiée sous la
direction de M. G. Juvet,* dé Neuchâtel, à lire avec Electricité
et matière, de Sir J. J. Thomson, appartenant à la collection
Science et Civilisation, de M. M. Solovine (Gauthier-Villars) :
deux ouvrages représentant les idées les plus récentes sur la
façon d'envisager la matière. — Puis sur la question du jour,
la relativité, voici plusieurs volumes : La théorie einsteinienne
de la gravitation, par G. Mie, le physicien de Halle (J. Her-
mann, Paris), fort bonne étude d'un auteur particulièrement
qualifié. On en peut dire autant de VExposé élémentaire de la
théorie d'Einstein, par Jean Becquerel (Payot, Paris), à ceci
près que cette œuvre, aussi, s'adresse à un public ayant de la
culture scientifique, et même beaucoup. L.' Introduction à la
théorie d'Einstein (Albin Michel, Paris), du général Vouille-
min, est plus élémentaire assurément : mais aucun exposé
ne peut se passer de mathématiques. Le livre L'espace et le
temps, de M. E. Borel (Alcan), est certainement très bon :
c'est un des meilleurs qui aient été écrits pour le grand public.
— Pour les médecins, voici du D'^ P. Duhem, L'Emploi des
rayons X en médecine (Flammarion), livre excellent, écrit d ail-
leurs pour le grand public ; et, du D^ Achard, L'Encéphalite
léthargique (J.-B. Baillière, Paris), étude fouillée d'une maladie
à formes fort diverses. — Enfin, le naturaliste lira avec beau-
coup de fruit l'ouvrage solide et réfléchi que M. J. Chaine
a consacré à X'Anatomie comparative (J.-B. Baillière), et tous
retrouveront avec plaisir J.-H. Fabre, dans le tome V de la
belle édition définitive que donne Delagrave des Souvenirs
eniomologiques.
Henry de Varigny.
#**#****4^*-x^***#^****
Table des matières
CONTENUES DANS LE TOME CENT SIXlàME
Avril- Juin 1922. - Nos 316-318.
Le Don Juan de Molière, par Alberi Rheinwtdd 3
Macabre cohabitation. Nouvelle, par C.-A. Loosli 19
Ma vie et ma fuite du • paradis communiste », par la Baronne
Marie Wrangd.
Seconde et dernière partie 30
Le droit fluvial international et le régime du Danube, par
Lotiii Avennier.
Seconde et dernière partie 48
La III® Conférence Internationale du Travail, par /. Grunberg 66
La Suisse en 1643, d'après un voyageur alsacien, par Henry Lehr 79
Flaubert et Madame Bovary, par Pierre Moreau 1 37
A PROPOS d'un livre sur les problèmes fondamentaux de la
psychologie médicale, par le ïy Charles Odier 1 37
La cloche de l'araignée. Nouvelle du Dartmoor. par Eden PhillpoUs 168
Mœurs féminines américaines, par George Nesller T ricoche 181
L'affaire du comte de Pfaftenhofen. par E.-A. Naville.
Première partie 200
Seconde partie 306
De la chance, par Ar\dré Langie 215
Dans la mare aux grenouilles. (A propos du livre de M. C.-A. Loosli
sur Ferdinand Hodier). par E.-C. Chatelanat . ■ 231
Agissons, par le colonel P. Pfund 273
Pour elle.... Nouvelle alpestre, par Virgile Rossel 283
Le peintre de l'indolence russe. Ivan Gontcharov. par Louis
Léger, de l'Institut 323
La Constitution du Royaume serbe, croate, slovène, par Antoine
Rougier 337
La Suisse économique et les pays de la Petite Entente, par X.. . 348
Variété. Un voyage en Terre-Sainte au XVII* siècle, par Antoine
Guilland 352
TABLE DES MATIÈRES 407
Pages
Lettres de Paris, par Jean Lefranc.
Avril. — M. Philippe Berthelot devant le Conseil de discipline du Minis-
tère des Affaires étrangères. — Un diplomate « anarchiste » et « trop
intelligent ». — Poètes philosophes et homme d'Etat. — La sentence du
Conseil de discipline 90
Mai. — Les contradictions de Batouala. — Un Quadeloupéen cultivé
à la française. — M. René Maran, nègre artiste. — Le cerveau des
nègres n'est pas encore un instrument perfectionné. — Les diplômes
sont portés par les nègres européens comme des oripeaux 241
Juin. — La métamorphose printanière. — Le beau ciel de Paris. — Les
élections cantonales. — Les princes rustiques. — La grande patrie
des petites gens. — La vie chère et M. Chéron. — Le retour aux champs
des ouvriers des villes. — Une saine politique 358
Chronique italienne, par Paolo Arcari.
Avril. — La crise du livre. — Le livre, la guerre et l'après-guerre. —
Les grandes collections de culture classique et moderne. — Eugenio
Camerini et Edoardo Sonzogno. Leurs contemporains et leurs succes-
seurs. — L'histoire par les portraits individuels. — Laterza et Carabba.
— Les toutes récentes collections 101
Chronique américaine, par George Nestler Trkoche.
Juin. — Une enquête anthropologique sur le type américain. — Le
bilan des incendies dans l'Amérique du Nord. — Arrêt dans le déve-
loppement de l'aéronautique. — Les institutions parlementaires des
Etats-Unis dégénèrent-elles? — Les livres 361
Chronique allemande, par Antoine Guilland.
Avril. — Le culte de Bismarck dans les universités. — L'incident de
Kantorowicz-de Below. — Polémique de presse. — L'opinion du
professeur Fôrster. — Bismarckiana. — Livres de mémoires et d'his-
toire. — Ludendorff peint par lui-même. — Le cas du professeur
Delbruck 92
Juin. — Le prophétisme de Walther Rathenau. — Après Rapallo. —
Réflexions d'Allemands, justes, honnêtes et clairvoyants. — Un livre de
Rathenau sur le « Kaiser ». — Les souvenirs de l'exilé de Wieringen.
— La correspondance de Richard Dehmel 368
Chroniques suisse romande, par Maurice Millioad.
Avril. — Un livre italien sur la Suisse 120
Juin. — Gênes et les débuts de la Suisse dans la politique internatio-
nale. — L'incompatibilité des fonctionnaires. — La loi contre les
menées révolutionnaires. — L'initiative sur les étrangers. — Les
Zones 386
408 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE
Page*
Chronique suisse allemande, par Antoine Guilland.
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pondance de J.-V. Widmann et de Gottfried Keller. — Essais inédits de
Jacob Burckhardt. — A propos de Walthcr Siegfried. — Poésies de
Siegfried Lang. — Les livres 243
Chroniques scientifiques, par Henry de Varigny.
Avril. — Pour rendre le chauffage central plus économique. — Les
microbes ont-ils leurs microbes? — Comment s'expliquer la Fosse
du Cap Breton? — Le nombre des étoiles des Pléiades a-t-il varié? —
Le venin des fourmis. — Une précaution à prendre en transplantant
les arbres. — L'accoutumance des microbes aux toxiques. — L'ascension
de l'Everest. — Publications nouvelles 128
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préventive et curative du 190 contre l'avarie. — Pour l'utilisation inté-
grale des chutes d'eau : constitution de réserves (>ar pompage d'eau
aux heures de moindre consommation. — Projet de trottoir roulant
souterrain à Paris. — Utilisation des sources thermales pour le forçage
des fruits et légumes. — Pourquoi la malaria a disparu du Dane-
mark. — Le camphrier de l'avenir. — L'utilité forestière |de l'ajonc
et du genêt. — Les cirrus et la prévision du temps. — Les systèmes nua-
geux. — Un nouveau minéral radio-actif. — Publications nouvelles . . 259
Juin. — La vaccination antityphoïdique par scarification. — Les incon-
vénients de la vie aseptique. — Une plante protectrice. — La radio-ponc-
tion microscopique. — L'ancienne Méditerranée. — Paralysie générale
et avarie. — Les études de M. L. Lumière sur le cheminement capillaire.
— L'industrie du basalte. — Moyen de reconnaître les perles de culture
japonaises. — Sélénium et germination. — Le souchet comestible. —
La plantation fragmentaire des pommes de terre. — La lampe mono-
watt. — Utilisation des déchets d'ardoisières. — Publications nou-
velles 394
Chroniques politiques, par Edm. Rossier.
AtiiI. — Comment s'annonce la Conférence de Gênes. — L'Europe et
la guerre d'Asie-Mineure. — Opposition en Angleterre et troubles
dans l'Empire. — Le nouveau ministère italien et l'affaire de Fiumc . 112
Mai. — La Conférence de Gênes. — Choses et autres 252
Juin. — La Conférence de Gênes. (Suite et fin.) ... 378
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tine Zanta. 1 vol. in- 16. Pion, Paris. — Je ME DÉTENDS, par E. Reymond-
Nicolet. 1 vol. grand in- 16 carré. Editions Forum, Neuchâtel et Genève.
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Nous analysions l'autre jour, ici-même, très brièvement du reste, le Décadi
de M. PaulGisin. Les écrivains d'aujourd'hui parlent volontiers de l'enfant.
Voici, aujourd'hui, V Enfant qui prit peur, de M. Gilbert de Voisins. Un analyste
délicat aussi, un psychologue subtil et attendri à la fois, qui touche d'une main
légère à cette chose fragile qu'est une âme enfantine, quand cette âme est de
nature trop sensible pour supporter les laideurs de la vie. Elle affronte avec
effroi ses mensonges et ses brutalités, déjà dans la maison natale qui devrait,
pour être fidèle à la convention, rester le « refuge idéal aux heures mauvaises ».
M. Gilbert de Voisins a voulu dire une histoire authentique. Il y paraît assez
à certains traits qui ne trompent guère. Mais l'auteur se calomnie gratuitement
quand il prétend n'avoir rien remarqué du drame obscur qui se déroulait à ses
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côtés, n'avoir pas deviné le cœur de cet enfant « qui sourit, qui prit peur et courut
au-devant de la mort parce que la vie l'épouvantait ».
— Cependant la mode est encore davantage aux romans nègres, voire petits-
nègres : on connaît le succès de Batouala, qui me semble à moi bien surfait.
Les frères Jérôme et Jean Tharaud y sacrifient à leur tour, à peine revenus de
leurs incursions au Maroc, en Hongrie et ailleurs. Les amateurs de sensations
inédites, de scènes corsées et de style déliquescent ne trouveront pas ici la satis-
faction de leurs goûts, les auteurs ne s'étant pas départis de leur sobriété habi-
tuelle.
Lom d'abuser du pittoresque, ils semblent, au contraire, s'être efforcés
de rapprocher de nous ces âmes africaines, et ils considèrent le héros de leur
randonnée comme un « bon paysan » de là-bas, que la fatalité de sa destinée a
VIII Annonces de la Bibliothèque Universelle. Juin 1922
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riche d'impressions et de gloire, aux yeux, du moins, des noirs de sa tribu.
Ce qui ne veut pas dire que les tableaux brossés dans la région du Niger
ou dans la boue des tranchées ne le soient pas avec un art qui donne la sensation
de la vérité. Cela est bien supérieur au cabotinage de certains écrivains exotiques,
— Joseph Méry, Marseillais d'origine, fait les frais du nouveau volume
publié dans la Collection des chef s-d' œuvres méconnus, sous la direction compétente
de M. Gonzague Truc. Les lecteurs de ma génération se souviendront peut-
être d'avoir vu jadis telles de ses œuvres habillées de la couverture verte du bon
éditeur Michel Lévy? Mais elles sont bien tombées dans l'oubli. C'est que la
concurrence littéraire est terrible et les résurrections hasardeuses.
Pourtant l'éclat de cet improvisateur « prestigieux », ainsi que le qualifie
son biographe et commentateur, M. Ernest Jaubert, méritait qu'ont tentât de
sauver du néant définitif un écrivain qui fut naguère admiré par Victor Hugo et
Théophile Gautier, tour à tour ou simultanément poète, journaliste, critique.
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Rappelez-vous le cas de Diderot. Mais la verve, mais le modernisme de Méry
permettent de relire sans ennui les quatre nouvelles humoristiques rééditées ici :
La chasse au chastre. Explorations de Victor Hummer, Un Chinois à Paris,
Un chat, une perruche, un nuage d'hirondelles. Que dis-je, sans ennui? —
Avec un plaisir certain.
— Je ne sais si vous en prendrez autant à la lecture de la Psychologie du fémi-
nisme de M™® Léontine Zanta. Non que l'auteur n'ait fait déjà ses preuves dans
un roman significatif, La science et l'amour ; non que son préfacier, M. Paul
Bourget n'ait couvert de sa haute autorité un nom encore inconnu du grand
public. Mais on a tant bavardé sur le féminisme qu'il y a quelque témérité à pré-
tendre en construire une psychologie systématique. Il en est, du reste, ainsi de
XII
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toutes les questions dites « sociales », et, sans doute, ai-je tort de m'achopper
à un titre, comme j'ai tort de me défier, en général, des femmes-penseurs, je ne
dis pas des femmes savantes.
Car M™*^ Léontine Zanta appuie ses revendications sur une étude approfondie
de l'évolution des mœurs et des idées, et on lira avec un réel intérêt tel chapitre,
par exemple, celui sur le féminisme du nord et le féminisme dans les pays latins.
Surtout, on abordera dans ses conclusions, bien qu'un peu trop généralisées
et trop absolues, réclamant « une transformation radicale de la vocation et de la
spiritualité de la femme >'.
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— Le nouveau volume de vers de M. Henry Spiess, le représentant le plus
en vue de notre poésie romande, est intitulé Simplement. On ne saurait intituler
plus simplement un recueil poétique. On ne saurait, non plus, y révéler plus sim-
plement une âme simple, exception faite pour Francis Jammes, dont la simplicité
confine à la naïveté et à la candeur, quand elle ne les dépasse point.
M. Henry Spiess a fait du chemin depuis le Visage ambigu. Il s'est — comment
dirai-jeP — tranquillisé. C'est aujourd'hui un poète de tout repos, un poète d'an-
thologie à mettre entre toutes les mams. Ce qui ne veut pas dire qu'il ait jamais
rivalisé avec les truculences ostentatoires de Jean Richepin, par exemple, ou avec
les excentricités des modernistes. Mais enfin je tiens à souligner ce caractère
que d'aucuns qualifieront de rassis. Ce par où il rentre, sans le vouloir sans doute,
dans la note un peu terne, un peu bourgeoise de notre honnête poésie tradi-
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fance et quel sens profond d'icelle ! Le volume eût pu tout aussi bien, à l'instar
de Victor Hugo, être mtitulé VArt d'être père, avec peut-être plus de délica-
tesse dans la touche et plus de nuance dans l'âme.
— A son tour, M. Emmanuel Buenzod, qui doit être un peu disciple de Spiess
en même temps que d'autres contemporams plus illustres, a éprouvé le besoin
de nous dévoiler sa vie intérieure. Les Poèmes, comme toute œuvre lyrique, cons-
tituent une manière de confession personnelle. Rien d'excentrique, du reste,
ni de sensationnel dans ces petites pièces écrites agréablement, très librement
aussi à la mode d'aujourd'hui telle que la pratique, par exemple M. Charly Clerc.
Notations justes et fines, sensibilité bien romande, tout à fait représentative de
notre race au sens physiologique et spirituel du terme.
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M. Buenzod craint que le lecteur ne soit déçu par ce que ce volume offre « d'iné-
gal et de disparate dans la pensée et dans la forme >' ? Mais il avance avec juste
raison que « son chant justifie chaque poème... le chant qui naît, s'élève et
retombe au gré des saisons, du plaisir et de la mélancolie ».
Ajoutons, pour finir, que l'auteur du Canot ensablé continue à se faire ha-
biller chez le bon faiseur et que papier, couverture et typographie témoignent de
son bon goût comme aussi de celui de la maison Delachaux et Niestlé qui 1 édita.
— Il me reste à vous signaler une suggestive plaquette de M. Ernest Reymond-
Nicolet sur le contrôle de soi-même par le relâchement musculaire. L auteur
n'est ni médecin, ni psychologue, mais il a expérimenté sur lui-même et noté
à notre usage les résultats de ses expériences. Tout ce qu'il nous dit là paraît
excessivement convaincant, — j'entends les avantages pratiques de la méthode,
l'exposé du procédé curatif. Quant à l'interprétation psychophysiologique,
je l'abandonne aux méditations des professionnels, méditations auxquelles la
savante préface de M. Ed. Claparède constitue une excellente introduction.
Aussi bien, l'important est-il, dans une époque de surmenage comme la nôtre
de mettre en pratique des enseignements aussi salutaires que celui-ci, tels, na-
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guère, la respiration profonde ou d'autres exercices renouvelés des Hindous.
C'est surtout une question de persévérance, d'entraînement de la volonté.
— Léon Bloy, élu par M. Pierre van der Meer de Walcheren comme par-
rain de son Journal d'un converti, appelle très justement ce livre un « très simple
et très beau récit de la pérégrination d'une âme à la recherche de Dieu ». L'es-
prit souffle où il veut. Il a voulu que cette âme de poète, « incapable de s'assouvir
de ce qui n était pas l'Infmi », après l'avoir cherché partout, à travers des angoisses
et des déceptions toujours renouvelées, le trouvât dans l'Eglise, que son pré-
facier appelle «l'Eglise indéfectible du Christ». Et la douleur de cette recherche
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beau livre, jusqu'au moment de la conversion miraculeuse.
L'introduction de Léon Bloy, combattant intransigeant, illummé et farouche
même quand il fonce sur le calvinisme - dont la «laideur vraiment atroce
devait naturellement produire une répulsion instinctive contre les splendeurs
du catholicisme» — est d'un artiste et d'un sincère. Je ne veux pas dire par là,
bien entendu, que la vérité qw'il prêche'soit la seule bonne, étan' ici dans le
domaine du surnaturel, et non dans le domaine de la raison.
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