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Full text of "Bibliothèque universelle et Revue Suisse"

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KHBING  LÎS-JAN  1  5  1Ô23 


BIBLIOTHÈQUE 


UNIVERSELLE 


ET 

REVUE  SUISSE 


CENT  VINGT-SEPTIÈME  ANNÉE 

TOME  CV 


LAUSANNE 

BUREAUX   DE   LA   BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 
23,  Avenue  de  la  Gare,  23. 


SUISSE:  Chez  tous  les  libraires. 

PARIS:  Le  Soudier,  176,  Boulevard  Saint-Germain. 

FiSCHBACHER,  33,  rue  de  Seine 

LONDRES 

Hachettb?&IC'«.  18,  King  William  Street,  Charing-Cross. 

NEW-YORK 

G.-E.  Stechert  &  C°,  151-155  W.  25*  Street. 

BUENOS-AIRES  /^ 

H,  Imsand,  3574  Corrientes.        ^  q 

1922 

Tous  droits  réservée. 


LAUSANNE  ~  IMPRIMERIES  REUNIES  (S.A.) 


-^*******4^*#*******«» 


Le   Taylorisme. 


Rathenau  disait  que  le  problème  de  la  production 
prime  tous  les  autres  et  que  la  fin  politique  et  sociale 
des  peuples  dépend  de  leur  productivité. 

La  guerre  a  modifié  complètement  la  situation 
économique  du  monde,  les  augmentations  de  prix 
de  la  vie  ont  imposé  des  salaires  plus  élevés  simulta- 
nément avec  une  réduction  des  heures  de  travail. 
L'Etat,  de  son  côté,  pour  faire  face  aux  exigences 
énormes  résultant  des  hostilités,  a  prélevé  pendant  la 
guerre  et  prélève  encore  aujourd'hui,  des  producteurs, 
des  impôts  considérables.  Malgré  cela,  on  entend 
partout  pousser  le  en  de  réduction  des  prix  d'achat. 
Il  est  quasi  impossible  de  résoudre  une  équation 
portant  autant  de  termes,  à  moins  d'apporter  des 
transformations  radicales  dans  les  méthodes  actuelle- 
ment en  vigueur.  Le  problème  de  la  vie  industrielle 
se  rattachera  toujours  à  la  solution  des  deux  questions 
suivantes  • 

1®  Produire   le   maximum   de   richesse   avec   un 

minimum  de  dépenses. 
2^  Distribuer    cette    richesse    suivant    les    bases 

équitables   à   ceux   qui   ont   contribué   à   sa 

production,    ouvriers   de    la   pensée    et    des 

mains  et  capitalistes. 
Avant  de  descendre  à  l'atelier  et  d'aborder  quel- 


4  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

ques-uns  des  côtés  du  taylorisme,  il  est  indiqué, 
partant  de  haut,  d'examiner  les  conditions  qui  sont 
requises  d'une  bonne  direction,  car,  plus  que  jamais, 
la  qualité  et  le  résultat  de  l'entreprise  sont  fonctions 
directes  de  la  capacité  des  chefs. 

Dès  qu'on  aborde  l'étude  de  la  meilleure  utilisa- 
tion des  moyens  de  production  de  l'usine,  aux  fins 
d'un  rendement  maximum,  on  en  vient  tout  naturelle- 
ment à  examiner  le  rôle  de  l'organisation,  en  d'autres 
termes  à  définir  les  fonctions  de  la  Direction. 

A  côté  des  opérations  techniques,  commerciales  ou 
comptables  de  toute  entreprise,  il  existe  une  fonction 
plus  générale,  moins  extérieure,  mais  qui  embrasse 
toutes  les  autres  au  point  de  les  dominer,  et  que  Fayol, 
dans  son  livre  Administration  industrielle  du  travail, 
désigne  par  les  mots  «  Fonction  administrative  ».  C'est 
d'elle  que  relèvent  la  prévoyance,  l'organisation  et  la 
coordination  sans  lesquelles  l'organisme  le  mieux 
constitué  ne  peut  assurer  ses  fins.  Tout  groupement 
est  soumis  à  des  lois  économiques  dont  la  connaissance 
ou  l'oubli  sont  le  plus  souvent  synonymes  de  prospé- 
rité ou  de  paralysie.  Si  on  analyse  une  industrie  et 
isole  les  différents  rôles  tenus  par  le  personnel,  on 
peut  les  grouper  sous  un  certain  nombre  de  titres  : 

Il  y  a  tout  d'abord  le  Service  commercial,  qui  a  pour 
mission  les  approvisionnements  en  matières  pre- 
mières et  l'écoulement  des  rr'atières  finies. 

Le  service  financier  ou  comptable,  qui  gère  les  capi- 
taux et  a  sous  ses  ordres  toutes  les  opérations  compta- 
bles qui  en  dépendent. 

Le  service  technique,  qui  assume  les  fonctions  de 
fabrication. 

Pour  que  l'affaire  réussisse,  il  ne  suffit  pas  d'avoir 
de  bons   commerçants,   il   ne  suffira   pas   non   plus 


LE   TAYLORISME  D 

qu'il  y  ait  de  bons  ingénieurs,  il  faut  qu'il  y  ait  adap- 
tation des  uns  aux  autres.  L'Administration,  dans 
l'espèce  la  Direction,  doit  assurer  cette  adaptation 
en  pénétrant  tous  les  services.  C'est  à  elle  à  organiser 
les  rôles  multiples  qui  doivent  être  joués.  L'insuccès 
d'une  entreprise  provient  généralement  de  ce  qu  on 
a  négligé,  dans  la  désignation  du  chef  d'entreprise, 
l'importance  de  cette  fonction. 

La  tâche  du  directeur  n'est  du  reste  pas  de  même 
nature  que  celle  de  ses  subordonnés  ;  en  réalité,  elle 
n'est  pas  seulement  plus  haute  que  celle  des  employés, 
elle  est  surtout  tout  autre. 

Le  directeur  doit  mettre  de  l'unité  ertre  les  services 
de  fabrication,  service  financier,  service  commer- 
cial, pour  ne  citer  que  ces  trois  départements.  Il  n'est 
pas  même  nécessaire,  dans  les  entreprises  d  une  cer- 
taine envergure,  que  la  direction  possède  d'une  façon 
complète  ces  trois  spécialités. 

Presque  seul  dans  l'affaire,  on  peut  dire  que  le 
directeur  ne  produit  pas.  Fayol  résume  sa  consigne 
par  cette  formule  lapidaire  :  «  Ne  rien  faire,  ne  rien 
laisser  faire  et  tout  faire  faire.  » 

La  fonction  administrative  peut  être  décomposée 
en  trois  éléments  : 
1«  Prévoir. 
2^  Organiser. 
3^  Contrôler. 
A  chacun  de  ces  verbes  est  attaché  un  sens  concret. 
Prévoir  :  c'est  connaître  à  la  fois  l'objet,  le  milieu, 
c'est  fixer  des  directives,  régler  l'ordre  de  marche. 
Organiser  :  c'est  imposer  la  réalisation  d'un  plan, 
c'est  pratiquer  la  division  du  travail,  c'est  mettre 
en  branle  la   machine  par  le  jeu  de  l'autorité, 
c'est  établir  le  bon  fonctionnement  des  relations 


6  BIBLIOTHEQUE   UNIVERSELLE 

intérieures  et  extérieures.  C'est  surtout  choisir 
les  hommes  et  les  mettre  à  la  bonne  place. 

Contrôler  :  c'est  assurer  l'entreprise  contre  tous  les 
vices  qui  peuvent  troubler  son  rythme  fonctionnel. 

Prévoir  et  organiser  supposent  un  esprit  de  méthode 
ainsi  que  la  connaissance  des  hommes  et  leur  adap- 
tation. 

Contrôler  marque  les  conditions  fondamentales 
d'une  direction  consciencieuse. 

Ces  trois  conditions  primordiales  du  rôle  de  direc- 
teur sont  indispensables  dans  les  petites  comme  dans 
les  grandes  entreprises.  Toutefois,  l'ordre  de  grandeur 
en  est  variable  .Les  capacités  principales  du  chef  de  la 
petite  entreprise  sont  les  qualités  professionnelles. 
A  mesure  qu'on  s'élève  dans  la  hiérarchie  des  entre- 
prises, l'importance  relative  de  la  fonction  adminis- 
trative augmente,  tandis  que  celle  de  la  capacité  tech- 
nique diminue  par  rapport  à  l'ensemble.  L'équiva- 
lence entre  l'ordre  de  grandeur  des  capacités  s'établit 
dans  les  entreprises  moyennes.  Il  est  hors  de  doute 
que  la  qualité  essentielle  des  chefs  de  grandes  entre- 
prises doit  consister  en  dispositions  administratives. 
Plus  l'entreprise  est  importante,  plus  cette  condition 
l'est  aussi.  C'est  la  raison  pour  laquelle  nombre  d'en- 
treprises, qui  se  sont  développées,  n'ont  pas  donné  ce 
que  leur  passé  faisait  espérer.  La  direction  n'a  pas 
compris  que,  dans  la  mesure  de  l'extension  des  affaires, 
sa  fonction  s'élargissait  dans  un  sens  tout  en  se  res- 
treignant d'un  autre  côté. 

Les  capacités  professionnelles  dominent  en  bas  de 
l'échelle  industrielle,  et  les  capacités  administratives 
en  haut.  Ce  fait  a  une  grande  importance  au  double 
point  de  vue  de  l'organisation  et  du  gouvernement 
des  affaires. 


LE   TAYLORISME  / 

Quant  aux  capacités  commerciales,  elles  jouent  un 
rôle  beaucoup  plus  important  chez  les  chefs  de  petites 
sociétés.  L'esprit  dans  lequel  les  chefs  d'industrie 
comprennent  leurs  obligations  vis-à-vis  de  leurs  subor- 
donnés est  également  de  la  plus  haute  importance. 
L'art  de  conduire  les  affaires  consiste  avant  tout  à 
former  des  collaborateurs  qui  travaillent  avec  joie 
et  dont  l'effort  commun  tend  à  un  but  bien  déter- 
miné. 

L'organisation  d'une  exploitation  embrassant  toutes 
les  opérations,  comme  du  reste  l'enchaînement  des 
opérations  elles-mêmes  en  vue  d'un  résultat  déter- 
miné, entraîne  la  soumission  des  mtérêts  privés, 
c'est-à-dire  d'une  partie  de  la  liberté  individuelle 
au  profit  de  ce  résultat.  Il  est  inutile  de  discuter  si, 
au  point  de  vue  social,  la  subordination  de  la  liberté 
individuelle  à  l'intérêt  collectif  est  un  avantage  ou 
non.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  nous  n'avons  pas 
le  droit  de  dilapider  inutilement  les  efforts  physiques 
ou  ceux  de  la  pensée,  car  cette  dissipation  va  à  l'en- 
contre  de  l'intérêt  de  la  collectivité  et  par  conséquent 
de  l'individu.  Du  reste,  dans  tout  système  impliquant 
un  enchaînement  des  efforts  suivant  un  plan  bien 
déterminé,  il  reste  cependant  toujours  la  place  pour 
l'action  individuelle,  qui  peut  s'exercer  dans  un  but 
de  perfection  et  d'amélioration.  L'ordonnance  des 
choses  vers  une  fin  arrêtée  et  sa  conséquence  logique, 
le  fonctionnement  normal  sans  à-coups  des  opéra- 
tions successives  ne  peut  être  que  favorable  à  la  satis- 
faction et  au  bien-être  de  l'individu. 

L'utilisation  rationnelle  des  efforts,  le  perfectionne- 
ment des  installations  ayant  pour  finalité  la  conquête 
de  la  richesse  et  sa  répartition  d'une  façon  équitable 
entre   les   différents    éléments   producteurs,    capitali- 


O  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

sation  et  travailleurs,  rentrent  dans  le  même  ordre 
d'idée. 

La  conduite  rationnelle  d'un  atelier  se  donne  pour 
premier  but  d'ordonner  l'effort  de  tous  les  éléments 
de  l'entreprise,  de  régler  le  fonctionnement  des  vo- 
lontés et  des  installations  en  vue  d'obtenir  le  meilleur 
rendement.  On  cherche  également  à  faire  que  les 
opérations  de  production  se  déroulent  dans  le  but  d'ar- 
river à  une  production  maximum,  à  une  qualité  supé- 
rieure des  produits  avec  le  minimum  de  travail  et  de 
frais. 

On  a  jusqu'à  maintenant,  dans  les  actions  ayant  pour 
objet  l'asservissement  du  travail  et  de  la  matière,  dans 
un  but  déterminé,  trop  négligé  l'individu.  On  a  uti- 
lisé les  forces  de  l'homme  sans  tenir  compte  de  leur 
être  psychique,  on  l'a  fait  intervenir  comme  nombre 
dans  les  calculs  économiques,  sans  faire  de  distinc- 
tion entre  les  individus  eux-mêmes  et  la  disposition 
particulière  de  chacun,  ses  qualités  morales,  telles 
que  caractère,  talent,  volonté.  Au  lieu  de  mettre  en 
pratique  l'adage  The  right  man  at  the  right  place, 
on  a  négligé,  pour  faire  rendre  à  l'ouvrier  son  maxi- 
mum, de  lui  assigner  une  place  déterminée  et  de  lui 
assurer  un  salaire  correspondant  à  cette  activité,  en 
lui  donnant  en  même  temps  la  satisfaction  personnelle 
qu'il  est  en  droit  d'attendre  de  ses  efforts  et  de  son 
habileté. 

Dans  cette  étude,  j'envisage  surtout  les  usines 
utilisant  des  ouvriers  non  spécialisés  par  un  appren- 
tissage, mais  simplement  formés  par  la  routine,  c  est- 
à-dire  des  manœuvres. 

C'est  du  reste  une  classe  d'ouvriers  qui,  par  suite 
du  développement  du  machinisme,  se  généralise  de 
plus  en  plus. 


LE   TAYLORISME  y 

Ceux  qui  sont  à  la  tête  d'industries  semblables 
savent  que  le  rendement  de  l'ouvrier  est  bien  mférieur 
à  ce  qu'il  pourrait  être  normalement.  L'instinct  naturel 
et  la  tendance  des  ouvriers  à  prendre  leurs  aises,  ce 
que  Taylor  appelle  la  flânerie  naturelle,  et,  en  second 
lieu,  les  idées,  le  raisonnement,  issus  des  rapports 
entre  ouvriers,  désigné  à  son  tour  sous  le  nom  de 
flânerie  systématique,  font  que  la  plupart  d'entre 
eux,  dans  les  actes  de  leur  vie,  notamment  dans  le 
travail  de  l'usine,  inclinent  vers  une  allure  de  travail 
lente  et  commode.  Ce  n'est  qu'après  observations 
réitérées  et  constantes  des  contremaîtres,  ou  sous 
1  effet  de  la  contrainte  qui  est  le  salaire,  qu'ils  adoptent 
une  allure  plus  rapide.  11  se  trouve,  bien  entendu, 
des  natures  exceptionnelles,  mais  elles  sont  rares  et 
n  exercent  sur  le  milieu  aucune  action  déterminante  ; 
bien  au  contraire,  on  peut  même  admettre  ique  si, 
dans  un  atelier  payé  à  l'heure,  la  moitié  des  ouvriers 
travaille  en  flânant  et  que  l'autre  moitié  met  à  son 
travail  une  certaine  énergie,  au  bout  d'un  peu  de 
temps  l'allure  générale,  au  lieu  de  devenir  celle  de 
l'équipe  entraînée,  prendra  plutôt  une  tournure  qui 
est  celle  de  l'équipe  pratiquant  le  moindre  effort. 
Cette  tendance  commune  est  accrue  là  où  le  tra- 
vail journalier  est  payé  à  l'heure.  C'est  un  fait,  tant 
dans  les  usines  que  dans  les  administrations,  que  l'in- 
suffisance d'une  contrainte  sous  forme  de  proportio- 
nalité  entre  le  travail  et  le  gain. 

La  réduction  du  travail  hebdomadaire  à  48  heures 
incite  les  ouvriers  à  utiliser  le  temps  devenu  libre  à 
d'autres  occupations  rémunératrices.  Ainsi,  à  la  cam- 
pagne, 1  ouvrier  paysan  est  amené  à  utiliser  ses  loisirs 
en  dehors  de  l'usine  à  des  travaux  de  campagne.  On 
ne  peut   qu'applaudir  à  la  tendance  qui  attache   le 


10  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

personnel  à  la  terre  et  tempère  ses  ardeurs  syndica- 
listes et  socialistes,  mais  si  cette  double  fonction  n'a 
en  principe  que  des  avantages,  l'usine  doit  cependant 
prendre  des  mesures  afm  qu'elle  ne  s'accomplisse  pas 
à  son  détriment. 

J'ai  à  plusieurs  reprises  observé  un  ouvrier,  par 
disposition  naturelle  actif  et  travailleur,  occupé  à  fau- 
cher de  5  heures  du  matin  jusqu'à  7  h.  25  pour  courir 
à  l'usine  y  prendre  son  travail  à  7  h.  40,  le  quitter  à 
midi,  recommencer  son  travail  de  campagne  à  midi  15, 
rentrer  à  l'usine  à  1  h.  15,  toujours  au  pas  de  course, 
quitter  à  5  h.  30  pour  aller  immédiatement  ramasser 
son  foin.  Un  pareil  surmenage  se  fait  nécessairement 
au  détriment  du  travail  de  l'usine  et,  dans  le  cas  par- 
ticulier, l'ouvrier  en  question,  qui  n'était  pas  un  cou- 
tumier  de  la  flânerie,  a  été  trouvé  à  plusieurs  reprises 
en  train  de  somnoler  pendant  la  journée. 

Taylor  a  chronométré  le  temps  employé  par  un 
ouvrier  naturellement  énergique  qui,  lorsqu'il  se  ren- 
dait à  son  travail,  marchait  à  l'allure  de  5  à  6  km.  à 
l'heure,  et  qui  courait  en  rentrant  chez  lui  à  la  fin  de 
la  journée.  Dans  l'usine,  où  ses  fonctions  l'appelaient 
à  aller  fréquemment  d'un  endroit  à  l'autre,  sa  vitesse 
de  marche  tombait  à  1600  mètres  à  l'heure.  II  exploi- 
tait tous  les  sujets  de  retard  pour  être  sûr  de  ne  pas 
faire  plus  que  son  voisin  paresseux.  Cette  constata- 
tion, pour  qui  veut  observer,  est  assez  générale. 
L'application  du  travail  aux  pièces  corrige  dans  une 
certaine  mesure  les  conséquences  de  cette  disposition 
naturelle,  bien  qu'on  rencontre  la  flânerie  systéma- 
tique qui  est  pratiquée  par  les  ouvriers  avec  l'intention 
de  tenir  la  direction  dans  l'ignorance  de  la  vitesse 
avec  laquelle  on  peut  faire  un  travail.  Cette  flânerie  n'est 
pas,    comme    dit    Taylor,    universellement  pratiquée. 


LE   TAYLORISME  1  1 

tout  au  moins  dans  notre  pays,  et  on  ne  peut  pas  pré- 
tendre, comme  il  le  fait  lui-même,  qu'on  voit  des 
ouvriers  passer  une  partie  de  leur  temps  à  étudier 
quelle  est  la  juste  lenteur  à  laquelle  ils  doivent  tra- 
vailler pour  convaincre  leur  patron  qu'ils  marchent 
à  bonne  allure. 

On  se  heurte  aussi,  dans  presque  tous  les  ateliers,  au 
parti  pris,  inconscient  en  grande  partie,  du  personnel 
ouvrier,  de  s'opposer  à  ce  que  le  travail  soit  fait  plus 
vite  qu'il  n'a  été  fait  jusqu'à  maintenant.  Inconsciem- 
ment, par  simple  routine  de  la  part  des  contremaîtres 
comme  de  la  part  des  ouvriers,  on  en  vient  à  ne  plus 
réagir  contre  un  régime  qui  s'établit  ainsi  définitive- 
ment et  contre  les  prix  établis  pour  les  pièces  qui, 
même  en  restant  fort  raisonnables,  pourraient  être 
remaniés  grâce  à  une  augmentation  de  production. 

Avec  un  meilleur  système  de  rétribution,  en  étu- 
diant de  près  le  rendement  du  travail  journalier, 
en  relevant  les  salaires  de  l'ouvrier  perfectible,  en 
congédiant  ceux  qui  tombent  au-dessous  d  une  cer- 
taine moyenne,  on  peut  faire  disparaître  la  flânerie 
naturelle.  Mais  tout  cela  demande,  de  la  part  du  chef 
d'atelier,  une  pression  continue  et  une  perspicacité 
qui  n'est  qu'exceptionnelle.  L'organisation  de  l'atelier 
dans  la  forme  traditionnelle  est,  il  faut  le  reconnaître, 
insuffisante  pour  tenir  en  haleine  tant  le  personnel 
dirigeant  que  les  ouvriers. 

Ce  que  le  salarié  attend  par-dessus  tout,  ce  sont 
des  salaires  élevés,  alors  que  beaucoup  d'employeurs 
éprouvent  encore  un  sentiment  de  satisfaction  quand 
ils  constatent  que  leurs  ouvriers  touchent  des  salaires 
moins  élevés  que  ceux  de  leurs  concurrents. 

Ces  intérêts  ne  sont  pas  diamétralement  opposés, 
ainsi  qu'ils  le  paraissent  de  prime  abord  ;  au  contraire, 


12  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

ils  peuvent  aller  de  pair,  car  la  possibilité  de  faire  coïn- 
cider des  salaires  élevés  avec  une  main-d'œuvre  à  bon 
marché  réside  dans  la  meilleure  utilisation  des  forces 
productives  de  l'ouvrier. 

Le  travail  intellectuel  initial  nécessaire  pour  l'étu- 
dier, la  volonté  pour  l'exécuter  doivent  venir  d'en  haut, 
c'est-à-dire  de  la  direction.  C'est  à  elle  qu'incombent 
les  premiers  efforts. 

Je  ne  me  propose  pas  d'analyser  la  méthode  Taylor 
intégrale,  ses  procédés  dérivés,  ainsi  que  les  détails 
de  son  application.  Je  me  bornerai  à  indiquer  par  quel- 
ques traits  ce  qui,  à  mon  avis,  constitue  le  caractère 
de  la  méthode.  Il  faut  tout  d'abord  s'entendre  sur  les 
limites  du  terme  taylorisme.  Ce  n'est  pomt  un  cadre 
rigide,  ne  varietur,  mais  une  méthode  de  travail  dont 
la  définition  peut  être  la  suivante  : 

Méthode  susceptible  d'améliorer  la  production,  à 
condition  qu'elle  soit  commercialement  praticable  et 
qu'elle  se  traduise  par  une  diminution  de  1  effort 
pour  un  résultat  donné.  Les  termes  en  sont  donc  suffi- 
samment précis  et  suffisamment  larges  tout  à  la  fois 
pour  en  permettre  l'application  dans  toutes  les  exploi- 
tations. 

La  méthode  dite  taylorienne,  pour  employer  un 
néologisme  courant,  possède  avant  tout  une  valeur 
éducatrice.  Elle  contient  des  vérités  scientifiques  incon- 
testables. Elle  est  donc  bien  ce  qu'on  peut  appeler 
une  méthode  dans  le  sens  concret  du  terme 

Cet  ouvrier  qui  se  déplace  de  droite  et  de  gauche,  à  la 
recherche  de  ses  outils,  va,  vient»  repart,  et  tout  le 
jour  recommence,  tandis  que  son  ouvrage  attend  ;  cet 
industriel  qui  se  refuse  aux  transformations  en  per- 
sonnel et  en  matériel  que  son  usine  réclame;  cet 
homme  qui,  à  son  bureau,  égare  constamment  son 


LE   TAYLORISME  13 

porte-plume,  les  lettres  reçues  et  les  factures  à  faire, 
ne  sont-ils  pas  des  exemples  vivants  de  la  routine  et 
du  désordre  dont  Taylor  fait  justice.  Nous  sommes 
encore  trop  imprégnés  du  passé  pour  juger  de  la  diffé- 
rence dans  les  façons  de  travailler.  Il  faudra  la  distance 
pour  apprécier  l'importance  que  peut  avoir  sur  1  éco- 
nomie mondiale  l'introduction  d'une  méthode  ration- 
nelle dans  le  problème  du  travail  humain.  Dans  50  ans 
d'ici,  l'histoire  des  habitudes  industrielles  du  temps 
présent  sera  peut-être  sévère  pour  les  chefs  d'industrie. 
Désormais,  par  le  taylorisme,  se  trouveront  mis  en 
évidence  les  effets  de  la  maladresse  ordinaire  des 
hommes.  Tous  peuvent,  à  la  lumière  de  cette  doc- 
trine, suivre  une  discipline  scientifique  et  faire  l'ap- 
prentissage favorable  de  l'ordre. 

C'est  au  titre  de  principe  éducatif  et  scientifique 
que  le  taylorisme  doit  avant  tout  de  retenir  l'attention 
du  monde  industriel.  Cette  méthode  a  posé  une  foule 
de  problèmes,  ouvert  beaucoup  de  domaines  inex- 
plorés ;  il  suffit  de  citer  l'étude  des  temps  de  travail 
et  la  conséquence,  l'étude  de  la  fatigue.  On  est  surpris, 
en  parcourant  les  indices  biographiques,  de  voir  le 
nombre  considérable  d'ouvrages  parus,  tant  sur  les 
théories  tayloriennes  intégrales  que  sur  les  applica- 
tions qui  en  sont  issues.  Au  surplus,  ce  n'est  pas  éton- 
nant, quand  on  songe  à  l'importante  littérature  tech- 
nique qui,  chaque  mois,  vient  enrichir  les  bibliothè- 
ques de  la  technique  générale  ou  spéciale,  alors  que 
l'étude  du  moteur  humain,  combien  plus  impor- 
tante et  complexe  que  celle  du  moteur  mécanique, 
n'avait,  jusqu'à  Taylor,  retenu  qu'exceptionnelle- 
ment l'attention  des  techniciens.  On  naviguait  dans 
les  eaux  profondes  du  traditionalisme  et  de  l'empirisme. 
Taylor    accoste   sur   le    terrain    de    l'observation    et 


14  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

de  la  science.  Il  faut  lui  être  reconnaissant  d'avoir, 
par  ses  démonstrations,  attiré  l'attention  sur  la  mau- 
vaise utilisation  du  moteur  humain  et  d'avoir  porté 
les  chefs  d'industries  à  serrer  de  plus  près  le  problème 
et  à  étudier  ce  qu'on  peut  appeler  la  science  du  travail. 
Aider  à  organiser  le  travail  d'après  les  lois  rationnelles, 
assigner  à  chacun  sa  fonction  favorable  dans  la  ma- 
chine sociale,  faire  collaborer  à  l'œuvre  économique 
tous  les  individus  en  proportion  de  leurs  capacités, 
sans  négliger  le  côté  moral,  est  un  problème  passion- 
nant qui  mérite  l'attention  de  tous.  Au  surplus,  le 
taylorisme  a  un  caractère  d'universalité  qui  le  fait  ser- 
vir à  tous  les  modes  de  travail,  industriel,  agricole  et 
commercial.  L'activité  humaine  ouvre  du  reste  des 
modalités  infinies  qu'il  est  nécessaire  d'analyser  en  leurs 
éléments  divers,  mécanique,  physiologie,  psychologie, 
afin  d'y  apporter  tous  les  progrès  désirables.  A  l'étude 
de  ces  questions,  l'homme  s'entraîne  peu  à  peu  d'une 
façon  remarquable. 

Un  des  élèves  de  Taylor,  Gilbreth,  visitait  un  jour 
une  exposition.  II  aperçut  une  jeune  fille  qui  plaçait 
des  prospectus  dans  des  boites  de  cigares  avec  une 
dextérité  instinctive.  Il  n'eut  pas  plutôt  examiné  le 
travail  qu'il  se  mit  à  noter  les  mouvements  et  à  les 
chronométrer.  Il  fallait  40  secondes  pour  préparer 
24  boîtes.  Gilbreth  se  rendit  compte  que  le  travail 
pouvait  être  fait  plus  rapidement.  Il  en  fit  la  remarque, 
et  la  jeune  fille  qui,  après  quelque  hésitation  consentit 
cependant  à  éliminer  les  gestes  qu'il  estimait  inutiles, 
réussit  en  peu  de  jours  à  faire  24  boîtes  non  plus  en 
40  secondes,  mais  en  25  secondes  seulement,  avec  une 
fatigue  qui  lui  parut  dès  l'abord  sensiblement  moindre. 

Amar,  directeur  du  laboratoire  des  recherches  sur 
le  travail  professionnel  au  Conservatoire  des  Arts  et 


LE   TAYLORISME  15 

Métiers  à  Paris,  a  publié  plusieurs  ouvrages  fort  inté- 
ressants, notamment  V Organisation  physiologique  du 
Travail,  ainsi  que  le  Moteur  Humain.  Il  a  poursuivi 
toute  une  série  d'expériences  pour  détermmer  la 
dépense  d'activité  physique  dans  les  différentes  fonc- 
tions et  déterminer  la  grandeur  des  efforts  musculaires 
dépensés.  Il  a  notamment  défmi,  en  procédant  de  cette 
façon,  l'attitude  de  l'ouvrier  limeur.  Confié  à  un  bon 
ouvrier  adroit  et  entraîné,  ce  travail  fournit  à  l'analyse 
graphique  des  courbes  régulières,  sans  dépense  exces- 
sive de  force.  L'action  musculaire  est  égale,  disciplinée, 
et  les  respirations  sont  uniformes.  Il  a  pu  déterminer 
de  cette  façon  la  position  normale  des  pieds,  la  dis- 
tance du  corps  par  rapport  à  l'étau,  verticalement  et 
horizontalement,  le  rapport  des  mains  avec  l'outil  en 
faisant  diminuer  la  fatigue  au  minimum  sans  nuire  au 
rendement  journalier. 

Après  huit  mois  de  recherches,  il  a  réussi  à  dégager 
la  loi  du  maximum  de  production  pour  la  moindre 
fatigue. 

Le  métal  employé  était  du  laiton,  avec  une  lime 
demi-douce  de  35  cm.,  et  il  conclut  que  le  corps  du 
sujet  doit  être  vertical,  sans  raideur,  distant  de  20  cm. 
de  l'étau,  la  position  des  pieds  telle  que  leur  angle 
d'ouverture  soit  de  68°  et  la  distance  entre  les  talons 
de  25  cm.,  le  bras  gauche  en  complète  extension  et 
appuyant  sur  l'outil  un  peu  plus  que  le  bras  droit. 
Les  retours  de  lime  doivent  consister  en  un  simple 
glissement  sans  appui  des  bras  ;  enfin  le  rythme  des 
mouvements  est  de  70  par  minute.  Toutes  ces  condi- 
tions étant  remplies,  on  fait  suivre  un  travail  de 
cinq  minutes  d'une  minute  de  repos  complet,  les  bras 
tombant  le  long  du  corps  ;  respiration  et  battement  du 
cœur  ne  subissent  alors  qu'un  accroissement  moyen 


16  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  25  et  20  o/".  Comparativement  à  l'état  de  repos,  la 
fatigue  de  lavant-bras  doit  être  supportable  et  la 
fatigue  générale  se  laisse  voir  à  peine.  Le  travail 
maximum  est  au  moins  double  du  travail  ordinaire  de 
la  grande  majorité  des  ouvriers.  Cette  dernière  consta- 
tation est  intéressante,  attendu  que  c'est  en  France 
que  le  système  Taylor  a  été  le  plus  critiqué,  et  que  cet 
aveu  d'un  savant  montre  combien  l'introduction  d'une 
méthode  rationnelle  de  travail  peut  avoir  de  portée 
au  pomt  de  vue  économique. 

Par  opposition  à  l'ouvrier  bien  entraîné,  des  essais 
semblables  ont  été  faits  pour  des  débutants.  Chez 
ceux-ci,  les  efforts  sont  considérables,  inégaux,  mal 
dirigés,  trop  brusques.  Au  bout  de  deux  minutes, 
l'ouvrier  est  essoufflé,  ses  respirations  sont  acciden- 
tées et  procèdent  par  saccades.  Un  arrêt  s'impose, 
qui  n'est  pas  le  repos  voulu  et  réparateur.  Le  gaspil- 
lage d'énergie  atteint  le  66  */o  sur  le  meilleur  rende- 
ment. 

A  la  suite  de  Taylor,  Amar  a  étudié  le  transport 
de  poids  lourds.  On  se  souvient  qu'un  des  premiers 
essais  de  Taylor  a  consisté  à  étudier  le  transport  des 
gueuses  et  à  l'améliorer  de  telle  façon  que  le  tonnage 
journalier  transporté  par  un  ouvrier  s'est  élevé  de 
12  à  48  tonnes.  Certains  ouvriers  sont  même  allés 
jusqu'à  58  tonnes  d'une  journée.  L'homme  marchait 
à  la  vitesse  de  80  cm.  par  seconde,  soit  3  km.  à  l'heure, 
parcourait  11m.  pour  atteindre  le  wagon,  c'est-à-dire 
26  km.  par  jour,  dont  la  moitié  en  portant  des  gueuses. 
Le  nombre  maximum  de  mètres-kg.  par  jour  avec  des 
ouvriers  pesant  75  kg.  était  en  chiffres  ronds  de 
2  500  000   m.-kg. 

De  son  côté,  Amar  a  étudié  le  même  problème,  et 
il  conclut  que  sur  un  terrain  bien  horizontal,  la  vitesse 


LE  TAYLORISME  17 

de  marche  la  plus  économique  est  de  4,5  km.  à  l'heure, 
elle  permet  de  faire  à  vide  45  à  50  km.  par  jour  avec 
un  repos  de  2  minutes  à  chaque  kilomètre.  Chargé, 
l'allure  économique  qui  coûte  le  moins  à  l'organisme 
est  de  4,3  km.,  le  fardeau  étant  de  20  à  22  kg.  Pour 
réaliser  le  maximum  de  rendement  journalier,  il  faut 
charger  45  kg.,  vitesse  horaire  4,8  km.,  durée  du  tra- 
vail 7  h.  30  avec  repos  de  2  minutes  tous  les  600  m. 
Un  adulte  de  25  à  40  ans  pourra  transporter  les  45  kg. 
sur  une  distance  moyenne  de  26  km.  Par  contre,  si 
la  vitesse  est  augmentée  jusqu'à  5,5  km.,  le  parcours 
se  réduira  presque  de  moitié,  quelque  combinaison  que 
l'on  adopte  pour  les  intervalles  de  repos.  La  produc- 
tion journalière  serait  de  2  500  000  m.-kg.,  ce  qui 
correspond  assez  exactement  avec  [les  données  de 
Taylor. 

M.    AUBERT. 
(La  fin  prochainement.) 


BIBL    UNIT.   CV 


En  route  vers  Tombouctou. 


Sixième  partie^ 

28  janvier. 

Les  collines  ont  disparu.  La  plaine  s'étend  à  l'infini 
et  le  Niger  s'élargit  encore,  lac  bleu  parsemé  d'îles 
parmi  lesquelles  notre  convoi  zigzague  à  la  recherche 
d'un  passage.  Nous  sommes  faits  maintenant  à  tous 
les  heurts,  à  tous  les  bruits  de  l'échouage  et  nos  baga- 
ges, nos  possessions  diverses,  semblent  s'y  être  faits 
aussi.  Ils  se  sont  calés,  tassés  d'eux-mêmes,  dirait-on, 
et  les  catastrophes  ménagères,  verres  cassés  ou  bou- 
teilles renversées,  se  font  de  plus  en  plus  rares. 

Toute  la  nuit  nous  avons  marché  sans  trop  d  ac- 
crocs. Bokhari  est  resté  tout  le  temps  exposé  au  vent 
glacé  sur  l'avant  du  chaland,  plus  Esquimau  que 
jamais  dans  son  paquetage  de  loques.  Ceux  qui  tien- 
nent le  gouvernail  à  l'arrière  des  chalands  conservent 
pour  la  nuit  le  petit  feu  de  la  cuisine.  Mais  sur  l'avant 
pareil  luxe  est  impossible  et  vraiment  il  ne  fait  pas 
chaud  en  janvier,  la  nuit,  sur  sur  le  Niger.  Aussi,  dès 
que  le  jour  est  là  et  qu'on  peut  se  passer  de  lui, 
Bokhari  se  glisse  par  le  trou  d'homme  dans  la  cale 
avant,  encombrée  de  sacs  et  de  paniers.  Il  se  roule 
en  boule,  referme  le  capot  sur  lui  et  durant  quelques 

'  Pour  le*  cinq  premières  parties,  voir  les  livraisons  d'août  k  décembre  1921. 


EN   ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  19 

heures,  dort  comme  un  bienheureux  dans  la  chaleur 
torride  et  Tair  irrespirable  de  son  abri. 

Le  bord  du  fleuve  ce  matin  est  une  prairie  en  partie 
inondée.  Le  brqit  de  la  vedette  effarouche  quelques 
bœufs  parmi  les  milliers  qui  paissent  là,  dans  Peau 
jusqu'au  garot,  presque  entièrement  cachés  par  les 
hautes  herbes.  Leur  frayeur,  du  reste,  ne  les  entraîne 
pas  bien  loin  et  très  vite  ils  se  remettent  à  pâturer  ou 
ruminent,  paisibles,  en  regardant  passer  l'eau. 

Il  y  a  de  petits  bœufs  à  bosse  à  la  tête  de  buffle, 
de  grands  bœufs  roux  ou  blancs  aux  cornes  immenses, 
puis  des  chevaux  en  troupes  innombrables,  des  chèvres, 
des  moutons...  L'ami  M.  nous  crie  de  la  vedette, 
mettant  ses  mains  en  porte-voix  : 

—  Les  troupeaux  du  Fama.  Tenez,  voilà  Sansan^ 
ding,  là  bas,  derrière  le  banc  de  sable. 

Le  Fama  de  Sasanding  !  Un  conte  Me  fées  dont  le 
héros  est  un  noir.  Il  épousa  beaucoup  de  princesses, 
noires  également,  et  en  eut  d'innombrables  enfants. 

A  l'aurore  de  sa  vie,  ce  Fama,  ce  roi  Mademba  était 
un  fils  de  chef  sénégalais  élevé  à  l'école  de  Saint-Louis. 
Certains  de  ces  fils  de  roi  ou  de  grands  chefs  succé- 
daient à  leur  père  une  fois  recouverts,  à  cette  école, 
du  mince  vernis  de  la  civilisation  moderne.  Un  rien 
le  fait  craquer,  du  reste,  ce  vernis,  sur  les  peaux 
noires,  et  les  demi-civilisés  sont  pires  alors  que  les 
vrais  sauvages.  Mais  plusieurs  d'entre  eux  ont  bien 
tourné,  et  rendu  des  services  à  la  mère-patrie  adoptive. 

Ceux  qui,  au  sortir  de  l'école,  n'avaient  pas  de  trône 
où  s'asseoir  embrassaient  sagement  des  professions 
plus  modestes  mais  non  moins  utiles  que  celle  de  sou- 
verain. Mademba  devint  télégraphiste.  En  cette  qua- 
lité, il  suivit  les  premiers  Français  dans  leur  avance  à 
travers  l'Afrique.  Du  Sénégal  jusqu'à  Segou,  il  tendit 


20  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

les  fils  qui  maintenaient  les  colonnes  militaires  en 
perpétuel  contact  avec  la  Métropole.  Dans  les  instants 
de  loisir  que  lui  laissait  la  télégraphie,  il  guerroya  avec 
Borgnis-Desbordes  et  Archinard  contre  les  tyrans 
noirs  qui  terrorisaient  alors  le  Soudan.  Car  cette 
marche  à  travers  le  contment  noir  fut  beaucoup  plus 
qu'une  guerre  de  conquêtes,  une  épopée  de  déli- 
vrance. El  Hadj  Omar,  Ahmadou,  Samory,  réduits  à 
l'impuissance  par  nos  troupes,  les  peuples  écrasés 
depuis  des  siècles  osèrent  enfin  relever  la  tête  et  vivre 
leur  vie  sous  notre  protection. 

Quand  Segou  fut  à  nous  avec  le  Niger  jusqu'au 
lac  Débo,  le  colonel  Archinard  voulut  récompenser 
son  fidèle  télégraphiste.  Il  lui  tailla,  dans  les  territoires 
conquis,  un  petit  royaume  à  sa  mesure.  Pour  capitale, 
il  lui  donna  Sansanding,  ville  autrefois  puissante,  mais 
depuis  longtemps  déchue  de  sa  splendeur. 

Mademba,  Fama  de  Sansanding  s'est  montré  aussi 
bon  souverain  qu'il  était  bon  télégraphiste.  Sous  sa 
paternelle  et  sage  domination,  son  royaume  a  déve- 
loppé la  culture  et  l'élevage.  Les  indigènes  se  sont 
enrichis  en  vivant  heureux  et  tous  les  jours  ils  bénis- 
saient ces  bons  Français  qui  leur  avaient  donné  un  si 
bon  roi. 

Après  avoir  épousé,  comme  je  le  disais,  beaucoup  de 
femmes  qui  lui  donnèrent  beaucoup  d'enfants,  le 
Fama  s'est  éteint  doucement,  il  y  a  quelques  années, 
chargé  d'ans  et  d'honneurs.  Ses  fils  se  sont  partagé 
1  héritage  sans  qu'aucun  d'eux  eût  l'autorisation  de 
relever  le  titre  de  leur  père.  L'un  est  en  France  un 
officier  très  distingué.  D'autres  font  du  commerce,  de 
l'agriculture.  Tous  sont  de  bons  Français  noirs  et  leur 
influence  a  beaucoup  aidé  à  nous  attacher  les  indigènes 
de  la  vallée  du  Niger. 


EN   ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  21 

Le  conte  n'est-il  pas  joli  ?  Et  ce  télégraphiste  changé 
en  roi  ne  vaut-il  pas  les  princes  Charmant  dont  les 
aventures  merveilleuses  ont  bercé  notre  enfance  ? 

Au  delà  d'un  large  banc  de  sable  qui  nous  sépare 
du  rivage,  le  capitaine  nous  montre  l'ancien  palais 
du  Fama,  une  grande  bâtisse  grise  sous  les  fromagers. 
Nous  voudrions  bien  aller  jusque-là  et  les  Anglais 
aussi.  Mais  un  kilomètre  environ  de  sable  en  plein 
soleil  et  un  bras  du  fleuve  encore  à  traverser  au 
delà  rendent  l'excursion  trop  difficile.  II  faut  y  re- 
noncer. 

Notre  symppthique  capitaine  n'a  plus  mal  aux  dents, 
et  son  visage  a  repris  toute  sa  jovialité,  débarrassée  de 
l'enflure  qui  le  défigurait.  Mais  il  s'ennuie  un  peu, 
tout  seul  sur  sa  vedette.  Sa  cabine  toujours  largement 
ouverte  à  l'arrière,  nous  le  voyons  aller  et  venir, 
rêver,  lire,  manger  et  dormir,  au  bout  du  câble  qui 
nous  rattache  à  lui.  La  longueur  de  ce  câble,  autant 
que  le  bruit  des  machines,  interdit  entre  lui  et 
nous  toute  communication  verbale.  Des  cris  qu'on 
n  entend  guère  et  des  signes  qu'on  ne  comprend  pas, 
c  est  toute  notre  conversation  lorsque  le  convoi  est 
en  marche.  On  se  ratrape  aux  haltes,  pendant  que  les 
laptots  chargent  le  bois.  Nous  échangeons  alors  nos 
impressions,  des  renseignements  utiles  et...  des  pro- 
visions de  bouche.  Les  victuailles,  je  dois  le  dire,  vont 
plus  souvent  de  la  vedette  à  la  Gazelle  que  de  la  Ga- 
zelle à  la  vedette.  Notre  capitaine  est  un  fin  gourmet 
et  son  garde-manger  est  beaucoup  mieux  garni  que 
le  nôtre. 

Les  gens  de  Sansanding  ont  entendu  le  sifflet  de 
la  vedette  et  en  un  clin  d'œil  un  marché  s'improvise 
sur  le  sable.  Les  femmes  ont  apporté  poulets,  canards, 
tomates,  oignons.  Les  Somonos,  les  pêcheurs  offrent 


22  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

des  poissons  entre  lesquels  Mandara  fait  rapidement 
la  distinction  : 

—  Ça  y  a  bon  pour  blancs.  Ça  y  a  bon  pour  noirs. 
Pour  nous,  le  capitaine  et  les  carpes  dodues.  Pour 

les  noirs,  le  mâchoiron,  gros  poisson  à  la  tête  ignoble, 
et  tout  un  menu  fretin  de  poissons  de  toutes  les  cou- 
leurs. 

Il  y  a  encore  des  calebasses  de  lait  caillé  dont  nos 
hommes  se  régalent,  du  beurre  de  karité  en  gros 
paquets  enveloppés  de  feuilles,  et  du  soumbara,  l'as- 
saisonnement cher  aux  palais  noirs.  J'ai  déjà  dit,  je 
crois,  combien  l'odeur  du  karité  déplaisait  à  nos  nez 
civilisés.  Le  parfum  du  soumbara  est  cent  fois  pire 
encore.  Il  révolte  nos  nerfs  olfactifs  jusqu'à  la  nausée 
et  il  n'est  personne  au  monde,  sauf  nos  braves  noirs, 
qui  ne  se  laisserait  périr  d'inanition  devant  un  plat 
de  riz  au  soumbara  plutôt  que  d'y  goûter. 

Notre  chef  laptot  emmagasine  dans  sa  cale-avant  trois 
ou  quatre  paquets  nauséabonds,  karité  et  soumbara. 
Puis,  comme  nous  allons  naviguer  en  eau  profonde  et 
que  sa  présence  n'est  pas  nécessaire  pour  l'instant,  il 
s'enfile  après  ses  ballots  par  le  trou  d'homme.  Lové 
comme  un  serpent  dans  l'étroit  espace  resté  libre,  il 
tire  soigneusement  sur  l'ouverture  le  lourd  capot  de  fer. 

Nous  n'étions  pas  rassurés  sur  son  compte  et,  son 
sommeil  se  prolongeant,  nous  avons  eu  de  noirs  pres- 
sentiments. Mais  au  premier  échouage  de  l'après-midi, 
le  capot  prestement  s'est  relevé  et  notre  homme,  frais  et 
dispos,  a  sauté  à  l'eau  pour  aller  dégager  la  vedette 
ensablée. 

Nous  profitons  de  l'arrêt  forcé  pour  crier  au  capi- 
taine : 

—  Ayez-vous  vu  passer  le  Gouverneur  ? 

Il  n'a  rien  vu,  pas  plus  que  nous.  Pourtant  nous  avons 


EN    ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  23 

tous,  depuis  midi  l'œil  et  l'oreille  au  guet.  Si  le  glis- 
seur  pouvait  passer  sans  être  vu  dans  l'immensité  du 
Niger,  les  détonations  de  son  moteur  doivent  porter 
fort  loin  à  la  surface  de  l'eau  et  sûrement  quelqu'un 
de  nous  en  aurait  entendu  l'écho.  Sans  doute  le  départ 
aura  été  retardé  et  vers  le  soir  nous  verrons  passer 
à  toute  vitesse  l'oiseau  blanc  glissant  sur  1  eau. 

Mais  bien  avant  le  soir,  nous  sommes  en  vue  de 
Mopti  et  l'oiseau  blanc  n*<    pas  passé. 

Au  lieu  des  prairies  de  Sansanding,  l'immense  delta 
que  forment  ici  le  Niger  et  son  gros  affluent  le  Bani 
n'est  qu'une  étendue  sans  fin  de  terre  grise,  craquelée, 
fendillée  par  la  sécheresse.  C'est  le  limon  fécond  que 
chaque  année  le  Niger  inonde  sur  plusieurs  milliers 
de  kilomètres.  C'est  le  grenier  d'abondance  du  Soudan. 

Point  n'est  besoin  ici  de  barrages,  de  systèmes  d'ir- 
rigation compliqués  et  coûteux  comme  ceux  qui  règlent 
les  crues  du  Nil.  En  septembre  le  Niger  apporte  ici  les 
eaux  de  pluie  que  depuis  mai  et  juin  il  récolte  en 
Guinée.  Il  se  rencontre  avec  le  Bani,  considérablement 
grossi  lui  aussi.  L'énorme  masse  liquide  se  répand 
alors  dans  les  innombrables  canaux  qui  joignent  les 
uns  aux  autres  le  Bani  et  les  bras  du  Niger  et  puis 
envahit  les  terres,  lertement,  doucement,  donnant  le 
temps  au  jeune  riz  de  pousser,  à  mesure  que  montent 
les  eaux.  Pas  besoin  non  plus  de  repiquer  les  jeunes 
plants  comme  aux  Indes  et  en  Indo-Chine.  Le  riz  est 
semé  à  la  volée  sur  la  terre  à  peine  grattée.  Le  Niger 
et  le  soleil  se  chargent  du  reste.  La  moisson  mûre,  les 
eaux  se  retirent,  laissant  parmi  les  terres  tout  un  cha- 
pelet de  lacs  aux  bords  fertiles. 

Terres  grises  et  rivières  bleues.  C'est  autour  de 
nous  une  immensité  de  plaines  sans  verdure  dont  la 
vue  serait  infiniment  triste  sans  la  grande  magicienne 


24  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

Lumière.  Sur  ces  mornes  terres,  elle  étend,  suivant 
les  heures  du  jour,  des  voiles  tissés  de  tant  d'or  et  de 
somptueuses  couleurs  que  l'œil  en  est  émerveillé  et 
qu'on  n'imaginerait  jamais  tout  ce  qu'une  étendue 
de  boue  séchée  peut  offrir  de  splendeur  au  regard. 
Comme  des  rubans  d  argent  tissés  dans  une  soie 
changeante,  l'eau  est  partout  en  vastes  lacs,  en  fleuves 
ou  en  canaux,  enveloppant  les  terres  que  bientôt  elle 
recouvrira. 

Comme  nous  tournons  brusquement  à  l'embouchure 
du  Bani,  deux  îlots  surgissent  de  la  plaine  grise.  Des 
arbres,  des  maisons  hautes  à  terrasse,  un  peu  serrées 
les  unes  contre  les  autres  à  cause  de  l'exiguité  du 
terrain.  C'est  Charlotville  d'abord,  un  joli  nid  de 
verdure,  et  puis  Mopti,  tout  à  l'entrée  du  Bani.  Mopti, 
le  magasin  du  riz,  la  grande  ville  commerciale  du 
Soudan . 

La  vedette  siffle  bruyamment  pour  annoncer  notre 
arrivée  et  mon  mari  est  obligé  de  hurler  sa  réponse  à 
la  question  que  je  viens  de  lui  poser  : 

—  Charlotville...  Le  roi  de  Mopti...  Voyons,  tu  te 
souviens  bien  ? 

Le  roi  de  Mopti  ?  Oh!  si  je  me  souviens.  Encore 
un  conte  de  fées  comme  l'histoire  du  Fama  de  San- 
sanding.  Le  héros,  quoique  blanc,  eut  également 
beaucoup  de  femmes  noires  et  beaucoup  d'enfants. 
Mais  il  les  abandonne  à  la  fin  d'un  chapitre.  Alors  le 
conte  est  un  peu  triste. 

Le  roi  de  Mopti  était  un  simple  sous-officier,  un 
brigadier,  intelligent,  travailleur  et  débrouillard.  Venu 
au  Soudan  avec  les  premiers  pionniers,  il  avait  été 
quelque  temps  chef  de  gare  au  chemin  de  fer  de 
Bamako  à  Koulikoro.  Il  suivit  les  colonnes  qui  s'avan- 
çaient toujours  plus  loin  et  fut  un  des  premiers  à 


EN   ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  25 

s'installer  au  confluent  du  Niger  et  du  Bani.  Il  obtint 
la  concession  d'un  îlot  et  travailla  les  terres  qui  l'en- 
touraient, les  rizières  que  la  crue  fertilise.  Il  fit  le 
commerce  de  tout  ce  qui  pouvait  se  vendre  ou  s'ache- 
ter et  eut  des  escouades  de  chasseurs  indigènes  qui 
massacraient,  pour  lui  apporter  des  brins  de  plumes, 
les  aigrettes  du  Niger. 

Il  construisit  une  maison,  s'installa  confortablement 
et  nomma  son  domaine  Charlotville,  sans  doute  par- 
ce qu'il  s'appelait  Chariot.  Quand  l'argent  commença 
d'emplir  son  escarcelle,  il  épousa,  suivant  les  lois  du 
pays,  une  première  femme  noire,  puis  successivement 
six  autres.  Il  mena  de  front  l'élevage  du  bétail  dans 
ses  prairies  et  l'élevage  des  enfants  dans  sa  maison, 
prétendant  qu'il  n'aurait  jamais  assez  de  fils  et  de 
filles  pour  l'aider  dans  ses  entreprises.  Comme  certam 
gentilhomme-fermier  d'un  roman  de  Zola,  chaque  fois 
que  l 'ex-brigadier  avait  un  nouvel  enfant,  il  agrandis- 
sait son  domaine  de  quelque  nouvelle  terre.  Seule- 
ment, avec  sept  femmes  qu'il  avait,  la  progression 
fut  beaucoup  plus  rapide.  Il  ne  se  passa  pas  beaucoup 
d'années  avant  qu'il  n'annonçât  glorieusement  à  un 
de  ses  amis  qu'il  attendait,  presque  en  même  temps, 
son  seizième  et  son  dix-septième  enfant. 

Au  bout  de  quelques  années,  on  ne  l'appelait  plus 
que  «  le  roi  de  Mopti  »,  à  cause  de  sa  richesse  et  de 
ses  vastes  entreprises.  Il  se  trouvait  parfaitement 
heureux  et  ne  rêvait  pas  autre  chose  que  de  finir  ses 
jours  à  Charlotville,  entouré  de  ses  épouses  noires  et 
de  ses  enfants  mulâtres. 

Mais,  hélas  !  une  blanche  vint  à  passer...  Une 
Française,  employée,  je  crois,  des  postes  et  télégraphes. 
Le  roi  de  Mopti  la  vit,  l'aima...  En  quelques  mois,  il 
réalisa  son  bien,  vendit  Charlotville  à  l'administration 


26  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  partit  pour  la  France,  emmenant  une  épouse 
blanche,  la  seule  légitime,  du  moins  d'après  les  lois 
françaises.  Il  laissa  en  arrière  les  autres.  Tous  ses 
petits  demi-blancs,  ces  filles  et  ces  fils  qu'il  voulait 
si  nombreux,  ont  eu  des  fortunes  diverses.  Les  fils, 
sans  doute,  se  tireront  d'affaire  comme  leur  père. 
Mais  les  filles  sont  jolies,  et  leur  vie  passée,  le  peu 
d'éducation  qu'elles  ont  reçue,  les  mettent  fort  au- 
dessus  des  femmes  indigènes.  Elles  ne  peuvent  épouser 
des  noirs  et  les  blancs  ne  se  marient  pas  avec  des 
mulâtresses.  Alors...  Je  vous  disais  le  bien  que  ce 
conte-là  finissait  tristement. 

Notre  première  question,  en  touchant  terre  à  Mopti, 
a  été  naturellement  pour  demander  si  le  Gouverneur 
était  arrivé.  Question  oiseuse,  puisque  nous  voyions 
bien  que  l'hydro-glisseur  n'était  pas  là. 

L'administrateur,  très  inquiet,  a  envoyé  la  vedette 
à  la  recherche  du  glisseur  et  nous  restons  en  panne  en 
attendant  le  retour  de  notre  remorqueur.  L'après-midi, 
la  grosse  chaleur  passée,  nous  avons  fait  le  tour  de  la 
ville  européenne.  De  hautes  maisons  de  terre  grise, 
des  ruelles  étroites,  une  place  étriquée,  sans  air,  où 
des  jeunes  gens  jouent  au  tennis.  Cela  ne  ressemble 
à  rien  de  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici  au  Soudan, 
et  nous  sentons  que  nous  venons  de  pénétrer  dans 
un  monde  nouveau. 

Un  pont  conduit  à  une  autre  île,  plus  vaste,  où  s'élève 
la  ville  indigène  et  une  chaussée  le  long  du  Bani  relie 
Mopti  à  Charlotville.  Plus  loin,  une  autre  chaussée 
plantée  d'arbres,  traverse  en  diagonale  la  plaine  grise. 
C'est  le  seul  lien  entre  Mopti  et  la  terre  ferme  en 
saison  d'hivernage. 

Nous  rencontrons  les  deux  Anglais  qui  flânent  et, 
ensemble,  nous  allons  visiterJCharlotville,  causant  de 


EN   ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  27 

mille  choses  le  long  du  chemin.  Nos  deux  voyageurs 
sont  vraiment  fort  intéressants  et  avec  eux  la  conver- 
sation ne  languit  pas.  Ils  ont  vu,  je  crois,  le  monde 
entier  et  le  correspondant  du  Times  nous  fait  le  compte 
des  milles  qu'il  a  parcourus  sur  la  boule  terrestre. 
Plus  d'un  million  de  milles  !  Et  il  n'en  a  pas  encore 
assez. 

Tout  en  causant,  cependant,  il  laisse  percer  le  bout 
de  l'oreille.  Globe  trotter,...  voyage  de  plaisir  à  tra- 
vers l'Afrique,...  correspondances  au  Times...  Tout 
cela  c'est  pour  la  galerie.  En  réalité,  il  est  ingénieur- 
hydrographe  et  descend  le  Niger  pour  s'assurer  que 
nous  ne  nous  disposons  pas  à  y  construire  un  barrage 
comme  celui  du  Nil  à  Assouan^  Ce  barrage,  paraît-il, 
changerait  complètement  le  régime  des  eaux  en  Nigeria 
anglaise  et  nos  voisins  d'outre- Manche  sont  inquiets. 

Rassurez-vous,  messieurs  les  Anglais.  Le  Niger  n'a 
pas  besoin  de  barrage  pour  régler  ses  inondations. 
L'eau  qui  vous  arrive  là-bas,  plus  d'un  an  après  son 
passage  à  travers  la  Guinée,  est  diminuée  de  moitié, 
c'est  vrai.  Mais  comme  disent  les  noirs  :  «  Ça  c'est 
soleil  qui  faire.  »  Nous  n'en  sommes  pas  responsables. 
Le  soleil  et  le  sable  ont  soif  et  le  Niger,  fleuve  français, 
est  généreux.  Contentez-vous  de  ce  qui  reste,  la  part 
est  encore  belle. 

Sous  les  ombrages  de  Charlotville  un  peu  de  mé- 
lancolie me  serre  le  cœur.  Je  pense  à  toutes  ces  femmes, 
à  ces  jeunes  filles  qui  ont  vécu  là  presque  à  l'euro- 
péenne, dans  l'abondance  et  dans  la  joie.  Une  photo- 
graphie que  j'ai  vue  les  montre  groupées  autour  du 
roi  de  Mopti,  du  patriarche  à  la  longue  barbe.  Mères, 
filles,  fils,  toute  une  heureuse  famille  qu'il  avait 
voulue  innombrable.  Heureuse  famille,  heureuse  vie 
dont  rien  ne  devait  troubler  le  cours.  On  travaillait 


28  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

joyeusement,  on  était  sûr  de  l'avenir...  Mais  une 
femme  blanche  passa...  Ce  matin,  deux  jolies  filles 
rencontrant  mon  mari  lui  ont  demandé  un  secours, 
prêtes,  peut-être,  à  tout  pour  obtenir  un  peu  d'argent. 
Comme  il  s'informait  qui  elles  étaient  on  lui  a  dit  : 

—  Mais  ce  sont  des  filles  du  roi  de  Mopti,  parbleu! 
II  y  en  a  toute  une  bande. 

Dîner  chez  l'administrateur,  où  le  colonel  C.  et  sa 
jeune  femme  sont  arrivés  dans  la  journée.  Les  Anglais 
que  nous  avions  toujours  vus  dans  leur  même  costume 
pratique,  mais  plus  très  frais  après  le  million  de  milles 
parcourus,  ont  surgi  de  leur  chaland,  à  l'heure  d'aller 
à  la  résidence  en  smoking  noir,  cravate  blanche  et 
escarpins  vernis.  Où  diable  ont-ils  pris  ces  élégances, 
eux  qui  n'ont  presque  pas  de  bagages  ?  Leur  matériel 
de  campement  est  réduit  au  strict  nécessaire,  à  peine. 
Une  caisse  fait  office  de  table  et  les  lits  servent  de 
sièges.  Ils  n'ont  pas  même  de  pliants  et  tout  le  jour 
on  les  voit  accroupis  sur  le  devant  de  leur  chaland 
dans  les  positions  les  plus  inconfortables.  Le  corres- 
pondant du  Tîmes  en  particulier  semble  toujours 
encombré  de  ses  jambes  qr'il  a  fort  longues. 

Au  dîner  il  s'est  montré  brillant  causeur,  fort  instruit, 
spirituel  et  pas  du  tout  gêné  par  sa  connaissance  très 
rudimentaire  de  notre  langue. 

On  nous  a  fait  une  description  peu  engageante  de 
Mopti  à  la  saison  des  pluies.  De  l'eau  partout,  entou- 
rant, rétrécissant  l'îlot  et  réduisant  ses  habitants  à 
une  promiscuité  de  chaque  instant.  Avec  cela,  de* 
moustiques  à  foison,  dont  on  ne  sait  comment  se 
garantir.  Dépêchons-nous  d'aller  plus  loin. 


EN    ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  29 

29  janvier. 

L'hydro-glisseur  n'est  toujours  pas  arrivé.  Nous 
sommes  affreusement  inquiets  et  Koulouba  envoie 
télégramme  sur  télégramme  pour  demander  des  nou- 
velles du  Gouverneur.  Je  revois  dans  un  frémissement 
d'angoisse  les  innombrables  bidons  d'essence  vidés 
les  uns  après  les  autres  dans  le  réservoir  du  frêle 
appareil.  J'entends  la  remarque  de  notre  capitaine  : 
«  Je  n'ai  pas  envie  de  sauter,  moi.  » 

Ce  que  nous  pouvons  imaginer  de  moins  grave, 
c'est  une  panne  de  moteur  les  ayant  immobilisés  en 
pleine  solitude.  Immobilisés  sous  l'ardent  soleil,  le  léger 
abri  du  glisseur  étant  à  peine  plus  grand  qu'une 
ombrelle  et  sans  provisions  d'aucune  sorte,  car,  pour 
faire  cent  kilomètres  à  l'heure,  on  ne  s'encombre  pas 
de  bagages. 

Cette  inquiétude  assombrit  toute  notre  journée  et 
nous  ôte  même  le  courage  de  nous  promener.  La  nuit 
est  là  que  nous  guettons  encore,  au  delà  de  l'immense 
plaine,  le  Niger  venant  joindre  le  Bani.  Tout  à  coup, 
très  lointain,  un  sifflement  prolongé  nous  arrive, 
porté  par  le  vent  du  soir.  Le  bruit  devient  de  plus  en 
plus  distinct,  de  plus  en  plus  fort.  C'est  la  vedette 
qui  siffle  ainsi  éperdument,  joyeusement,  pour  nous 
dire  que  tout  est  bien.  Peu  après,  nous  la  voyons 
tourner,  brillamment  éclairée  à  l'entrée  du  Bani, 
passer  devant  Charlotville  et  jeter  l'ancre  enfin  à 
côté  de  notre  Gazelle.  Toute  la  population  de  Mopti, 
blancs  et  noirs,  se  presse  sur  la  rive  et  le  Gouverneur 
est  entouré,  acclamé,  félicité.  On  sent  que  tout  le 
monde  a  partagé  notre  angoisse.  Les  rescapés  ont 
l'air  d'être  un  peu  fatigués,  mais  prennent  en  riant 
leur  mésaventure.  C'est  bien  une  panne  du  moteur 
qui  les  a  arrêtés  entre  Segou  et  Sansanding.  Pendant 


30  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

des  heures  et  des  heures  ils  ont  flotté  au  gré  des  vents 
et  des  courants,  attendant  le  secours  qu'on  ne  pouvait 
manquer  de  leur  envoyer.  Seulement,  le  secours 
pouvait  tarder,  car  vedettes  et  chaloupes  à  vapeur 
n'abondent  pas  sur  le  Niger  et  les  distances  sont  for- 
midables. 

Moi  qui  craignais  que,  vu  la  grande  vitesse,  ils 
n'eussent  pas  le  temps  de  jouir  du  paysage  !  Je  crois 
qu'ils  connaissent  par  cœur  les  différents  aspects  du 
fleuve  aux  environs  de  Sansanding. 

Quand  la  foule  s'est  écoulée,  l'ami  M.  nous  raconte 
les  péripéties  du  sauvetage  et  sa  joie  de  retrouver  les 
naufragés.  Rayonnant,  il  ajoute  : 

—  Ce  qu'ils  avaient  soif  et  faim,  les  malheureux  ! 
Vous  savez  si  j'étais  bien  approvisionné  pour  l'aller 
et  le  retour.  Ils  ont  tout  bu  et  tout  mangé. 

Le  Gouverneur  a  donné  un  jour  de  congé  à  l'équipage 
de  la  vedette.  Nous  ne  quitterons  Mopti  qu'après- 
demain. 

30  janvier. 

Nous  avons  déjeuné  ce  matin  chez  un  Suisse  qui 
dirige  une  des  grosses  maisons  de  commerce  de  Mopti. 
Sa  jeune  femme  est  avec  lui,  un  peu  dépaysée  par  ce 
premier  séjour  en  Afrique,  un  peu  fatiguée  par  le 
climat  et  par  le  complet  changement  d'existence. 
Dans  la  grande  maison  fraîche  aux  vastes  pièces, 
nous  avons  passé  des  heures  délicieuses  à  évoquer  le 
pays  que  nous  aimons,  les  montagnes  et  les  lacs,  et 
la  beauté  des  glaciers.  C'était  comme  une  halte  bien- 
faisante, un  oasis  de  fraîcheur  sur  la  longue  route  qui 
nous  mène  au  désert,  si  loin,  si  loin  de  tous  ceux 
que  nous  aimons.  Cette  cordiale  réception  nous  a 
fait  chaud  au  cœur  et  nous  avons  bien  promis  à 
M.  et  M"^^  L.  de  nous  arrêter  chez  eux  au  retour  de 


EN    ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  3f 

Tombouctou,  dans  quelques  mois.  Mais  sait-on 
jamais,  en  Afrique,  surtout,  où  Ton  sera  dans  quelques 
mois  ? 

Après  la  grosse  chaleur  du  jour,  quand  le  soleil  est 
rouge  dans  les  brumes  du  couchant,  nous  avons  tra- 
versé les  ponts  qui  séparent  Mopti  ville  blanche  de 
la  ville  indigène.  A  cette  heure,  toute  la  population  est 
dehors  et  ce  pont  voit  défiler  un  mélange  de  toutes 
les  races  qui  ont  peuplé  la  vallée  du  Niger. 

On  s'imagine  volontiers,  lorsqu'on  entend  parler 
de  noirs,  que  tous  ont  le  type  connu,  le  type  «  bon 
nègre  »  propagé  par  la  caricature.  On  se  représente 
des  nez  épatés  sur  des  bouches  lippues  et  des  crânes 
de  singes  couverts  d'une  toison  laineuse,  avec  un  teint 
de  cirage  noir.  A  vrai  dire,  ce  type  est  plutôt  rare, 
et  les  nègres  en  général  sont  plutôt  bruns  que  noirs.  : 
brun  foncé  ou  brun  clair. 

Nous  croisons  de  riches  commerçants  drapés  d'am- 
ples robes  bleues  par-dessus  la  robe  d'un  blanc  de 
neige.  Une  chéchia  rouge  sur  la  tête  et,  jetée  négli- 
gemment sur  les  épaules,  une  fine  écharpe  de  mousse- 
line blanche  et  jaune  brodée  de  soie.  Aux  pieds  des 
babouches  de  cuir  jaune  ou  rouge  aux  broderies  mul- 
ticolores. L'homme  est  grand,  bien  découplé  et  son 
visage  très  peu  noir,  respire  l'intelligence.  Un  nez  fin, 
des  lèvres  minces,  c'est  le  type  égyptien,  un  peu  plus 
noir  de  teint  seulement.  Sans  doute  ces  hommes  sont 
des  descendants  des  Songhoïs,  ces  Egyptiens  qui, 
suivant  la  tradition,  passèrent  de  la  vallée  du  Nil 
dans  celle  du  Niger  au  VII^  siècle  environ. 

Ces  riches  commerçants  ont  dans  la  ville  indigène 
de  vastes  demeures  sans  autre  ouverture  extérieure 
qu'une  porte  bardée  de  fer,  et  leur  vie  domestique 
est  jalousement  cachée  à  tous  les  yeux. 


32  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Voici  des  tirailleurs  bambaras,  très  noirs  ceux-là, 
les  joues  zébrées  de  lignes  profondément  taillées. 
Des  Mossi  à  la  face  de  brute  comme  notre  s)  mpathique 
boy.  Deux  jolies  filles  peulhs  se  moquent  gentiment 
de  nous,  échangeant  des  remarques  sans  doute  peu 
charitables  qui  les  font  rire  de  toutes  leurs  jolies 
dents.  Elles  ont  de  petits  nez  fins  garnis  de  grams  de 
corail  semblables  à  des  gouttes  de  sang.  Très  blanches 
de  peau,  celle-là,  leur  race  s'étant  moins  que  les 
Songhoïs  mélangée  aux  races  autochtones. 

On  croit  que  les  Peulhs  sont  un  rameau  du  peuple 
d'Israël.  Lors  de  la  fuite  d'Egypte  quelques  familles, 
quittant  les  autres,  auraient  marché  à  l'Ouest  au  lieu 
d'aller  vers  la  mer  Rouge.  Ils  seraient  venus  jusqu  à 
la  vallée  du  Niger  et  même  plus  loin  dans  les  mon- 
tagnes. Sans  cesse  en  lutte  avec  les  noirs  qui  possé- 
daient la  terre,  mais  trop  faibles  pour  les  vaincre, 
ils  sont  restés  un  peuple  à  part,  vivant  de  ses  trou- 
peaux et  conservant  pieusement  des  traditions  qui 
semblent  toutes  tirées  de  l'Ancien  Testament. 

Il  y  a  dans  cette  foule  des  loqueteux  minables  et 
poussiéreux  et  d'autres  fiers  et  beaux,  drapés  dans 
leurs  guenilles.  Sous  les  toisons  de  laine  frisée  il  y  a 
des  peaux  couleur  de  mélasse  ou  en  pruneaux  cuits, 
des  teints  café  au  lait  ou  café  noir,  des  épidermes 
luisants  et  d'autres  ternes  comme  un  cuir  mal  ciré. 
Des  malades  étalent  leurs  tares  physiologiques  et  des 
blessés  vous  font  voir  leurs  plaies  pour  vous  apitoyer. 
Des  femmes,  nues  jusqu'à  la  ceinture,  montrent  sans 
vergogne  les  ignobles  restes  de  leur  beauté  passée, 
tandis  que  d'autres  sont  de  belles  statues  de  bronze, 
de  métal  vivant  et  chaud. 

Au  bout  du  pont  un  aveugle  est  assis  dans  la  pous- 
sière du  chemin.  Drapé  de  lainages  terreux,  il  psol- 


EN    ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  33 

modie  d'une  voix  lamentable  :  «  Allah  illa  Allah...  », 
en  égrenant  un  chapelet  de  perles  bleues.  A  côté  de 
lui,  des  bouchers  ont  installé  leur  marchandise  à  même 
le  sol,  informes  débris  de  viande,  couverts  de  mouches 
et  de  poussière.  Pour  conserver  jusqu'à  demain  ce 
qu'ils  n'ont  pas  vendu,  ils  font  sécher  la  viande  par 
lanières  sur  des  petits  feux  et  l'odeur  infecte  de  ces 
grillades  empoisonne  l'air. 

Poussière,  tapage  et  mauvaises  odeurs.  Ce  marché 
nous  fait  regretter  les  fraîches  solitudes  du  fleuve  où 
l'air  est  pur  et  le  silence  berceur.  Mais  le  va-et-vient 
de  cette  foule  est  amusant  et  pour  le  voir  nous  sup- 
portons cette  demi-asphyxie  un  peu  plus  longtemps. 

Des  marchands  de  chaussures  étilent  sur  de  vieilles 
toiles  tout  un  assortiment  de  babouches  brodées  de 
hautes  bottes  rouges  ou  jaunes  du  plus  bel  effet. 
L'indolence  noire  affectionne  les  babouches  vite  enle- 
vées, vite  remises,  et  la  démarche  traînante  qu'exige 
cette  sorte  de  chaussures  ne  gêne  pas  ces  messieurs, 
au  contraire.  Ils  ne  sont  jamais  pressés  d'arriver. 

Sur  des  ficelles  tendues,  les  tailleurs  suspendent 
étoffes  et  vêtements  confectionnés.  Amples  boubous 
aux  broderies  compliquées,  pagnes  multicolores.  Ils 
ont  apporté  leur  machine,  tout  leur  attirail  de  couture, 
et  taillent,  assemblent  sur  place  les  petites  blouses 
courtes  ou  les  camails  sans  manches  qui  sont  la  petite 
tenue  des  noirs. 

Plus  loin,  c'est  le  marché  des  victuailles,  riz,  mil, 
épicerie,  qu'on  range  par  petits  tas  d'un  sou  sur  le 
sol  :  trois  morceaux  de  sucre  gris  de  poussière,  deux 
boules  de  bleu  ou  microscopiques  morceaux  de  savon. 
Dans  des  calebasses  s'entassent  de  grosses  boules 
faites  d'une  pâte  de  mil  frite  à  la  graisse.  L'acheteur 
les  tâte,  les  palpe  les  unes  après  les  autres  et  celui  qui 

BIBL.  UNIV.   CV  3 


34  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

finit  par  s'en  régaler  avale,  en  plus  de  la  poussière 
accumulée,  la  crasse  de  plusieurs  douzaines  de  mains. 
Mais  cela  est  de  mince  importance.  On  vend  encore 
du  poisson  séché  pour  manger  avec  le  riz,  des  petits 
piments  rouges,  des  tomates  et  jusqu'à  du  pain  '*  même 
chose  blancs  ^'  dont  les  indigènes  sont  très  friands. 

Les  marchandes  à  la  toilette  ont  des  bracelets  de 
verre  ou  de  terre  cuite  pour  les  bras  et  pour  les  che- 
villes, des  anneaux  de  cuivre  ou  d'aluminium  et  des 
bagues  en  même  métal.  Des  colliers  de  verroterie,  des 
miroirs  de  cinq  centimètres  carrés  et...  rarement,  du 
fil  et  des  aiguilles. 

Tout  cela  presque  sous  les  pieds  de  la  foule  qui  se 
presse,  bruyante,  remuante,  dans  un  nuage  de  pous- 
sière grise.  Le  tableau  est  plein  -de  vie,  maïs  manque 
un  peu  de  couleur.  La  foule  africaine,  au  contraire 
des  Hindous,  par  exemple,  est  terne.  Le  blanc  domine 
et  le  bleu  foncé,  l'indigo  que  les  femmes  préparent 
elles-mêmes.  La  note  vive  d'une  chéchia  rouge  ou  de 
quelque  bonnet  de  velours  détonne  dans  tout  ce  blanc 
et  ce  bleu  et  tout  cela  serait  d'aspect  un  peu  triste  sans 
la  fée  Lumière  qui  dore  la  poussière  et  change  les 
guenilles  en  somptueuses  draperies. 

Parfois,  dans  une  tranquille  ruelle,  entre  les  hauts 
murs  gris,  devant  les  portes  basses,  des  hommes  font 
la  prière  du  soir  sur  une  natte  ou  un  bout  de  tapis. 
Le  regard  vague,  ils  égrènent  leur  long  chapelet  en 
marmottant  :  «  Allah  illa  Allah  !  »  Ils  se  prosternent 
et  se  relèvent  dix  fois  de  suite  et  touchent  du  front  la 
terre,  tournés  vers  le  levant.  Au  bout  de  la  rue  où  se 
tient  le  marché,  de  l'autre  côté  de  l'îlot,  nous  retrou- 
vons enfin  un  peu  d'air  respirable  au  bord  de  1  eau. 
Sous  les  grands  arbres  penchés  sur  la  rive,  des  fidèles 
encore^font  la  prière  ou  bien,  leurs  dévotions  termi- 


EN    ROUTE   VERS   TOMBOUCTOU  35 

nées,  sommeillent,  étendus  sur  leur  natte.  Un  petit 
âne  joli,  bien  soigné,  surveille  evec  intérêt  une  jeune 
femme  qui  vanne  du  mil  au  bord  de  l'eau.  Chaque 
fois  qu'elle  se  détourne  un  peu,  il  avance  une  lippe 
gourmande  et  prend  au  tas  de  mil  l'épaisseur  de  sa 
langue.  Pan  !  Il  reçoit  sur  le  nez  un  léger  coup  de 
van,  tourne  la  tête  et  recommence  son  manège  une 
minute  après.  Du  reste,  malgré  ces  vols  et  les  puni- 
tions, le  petit  âne  et  sa  maîtresse  semblent  être  dans 
les  meilleurs  termes.  Nous  l'avons  déjà  remarqué, 
les  ânes  qu'on  rencontre  à  chaque  pas  sont  bien  soigrés, 
bien  nourris,  l'air  prospère.  On  n'en  peut  dire  autant, 
hélas  !  des  pauvres  bourricots  de  France. 

En  revenant  au  port,  nous  apprenons  le  départ  du 
Gouverneur.  Dégoûté  des  hydro-glisseurs  et  des 
voyages  à  grande  vitesse,  il  regagne  Koulouba  en 
automobile.  Quant  au  capitaine  aviateur,  il  a  juré 
qu'il  irait  jusqu'à  Tombouctou.  Il  est  parti  lui  aussi 
avec  le  jeune  mécanicien.  Ils  vont  retrouver  le  glisseur, 
le  réparer  de  leur  mieux  et  se  remettre  en  route. 
Grand  bien  leur  fasse  ! 

Vahiné  Papaa. 
(La  suite  prochainement.) 


Les  épigrammes  champêtres 

de  Martial 

et  les  odes  rustiques  d'Horace. 


SECONDE   ET  DERNIÈRE    PARTIE^ 

Martial  n'a  jamais  caché  sa  prédilection  pour  les 
poètes  du  siècle  d'Auguste.  Il  est  facile  de  relever 
chez  lui,  comme  on  l'a  fait  du  reste,  des  réminiscences 
des  élégiaques  —  d'Ovide,  en  particulier,  —  de  Vir- 
gile et  d'Horace  aussi,  qui  sont  toujours  présents  à 
sa  mémoire,  et  auxquels  il  accorde  une  place  d'hon- 
neur sur  les  rayons  de  sa  bibliothèque.  Ce  sont  là  les 
modèles  dont  il  s'inspire,  sans  prétendre  les  égaler  — 
il  est  trop  modeste  pour  cela  —  et  qu'il  imite  parfois 
de  très  près,  mais  avec  un  talent  assez  personnel  pour 
ne  devoir  ses  succès  qu'à  lui-même.  S'il  tient  davan- 
tage d'Horace,  c'est  tout  d'abord  par  le  naturel  et  la 
simplicité  de  sa  description.  Comme  lui,  il  aime  à 
observer  et  à  décrire,  à  flâner  quand  il  en  a  le  loisir 
et  à  raconter  ce  qu'il  a  vu  d'un  ton  alerte  et  enjoué, 
prenant  plaisir,  semble-t-il,  à  son  propre  récit.  Aucune 
recherche,  aucune  enflure  dans  ses  tableaux  champê- 
tres, rien  qui  sente  l'effort,  mais  de  la  vie  partout,  et 

^  Pour  la  première  partie,  voir  la  livraison  de  décembre  1921. 


LES   ÉPIGRAMMES   CHAMPÊTRES   DE   MARTIAL  37 

partout  le  sens  et  de  la  mesure  de  l'harmonie.  Peut- 
être  même  que  ce  naturel  et  cette  simplicité  frappent 
davantage  encore  chez  Martial,  qui  limite  sa  descrip- 
tion à  quelques  traits  essentiels,  sans  y  intercaler  trop 
de  souvenirs  mythologiques,  ni  l'orner  de  réflexions 
morales.  Voici,  par  exemple,  un  thème  descriptif 
qu'affectionne  Horace  dans  plusieurs  de  ses  odes  et 
que  Martial  a  repris  pour  son  compte  :  il  s'agit  de 
célébrer  la  venue  du  printemps  ^.  Le  tableau  d'Horace 
se  distingue  par  une  composition  très  soignée,  très 
clairement  et  très  artistement  ordonnée  ;  chaque 
strophe  renferme  le  développement  d'une  idée  et, 
graduellement,  le  poète  nous  conduit  à  la  sentence 
finale  qui  est  comme  la  note  dominante  de  toute  la 
pièce.  Seuls,  les  vers  du  début  nous  donnent  la  sen- 
sation du  printemps  par  quelques  images  simples  et 
claires  :  les  vaisseaux,  longtemps  à  sec,  gagnent  main- 
tenant la  haute  mer,  leurs  voiles  gonflées  par  le  souffle 
du  zéphyr  ;  le  laboureur  a  quitté  le  coin  du  feu,  les 
troupeaux  s'impatientent  dans  leurs  étables  et  les 
prés  ne  sont  plus  blanchis  par  les  frimas.  Puis  c'est 
une  vision  mythologique  :  Vénus  mène,  aux  rayons 
de  la  lune,  des  chœurs  de  danse  ;  les  Grâces  et  les 
Nymphes  frappent  la  terre  de  leurs  pas  cadencés, 
tandis  que  l'ardent  Vulcain  allume  les  fourneaux  des 
Cyclopes.  L'invitation  gracieuse  qui  suit  prépare  la 
conclusion  :  hâtons-nous  de  nous  associer  à  la  fête 
de  la  nature,  de  tresser  des  couronnes  pour  nos  che- 
veux avec  les  fleurs  nouvellement  écloses  et  d'immoler 
à  Faune  la  victime  qu'il  préfère....  Hâtons-nous,  car 
le  nombre  borné  de  nos  jours  nous  défend  d'entre- 
tenir de  longues  espérances,  et  bientôt  la  mort,  qui 
heurte  également  à  toutes  les  portes,  va  nous  engloutir 

^  Ode  1,4. 


38  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

dans  l'éternelle  nuit.  C'est  donc  le  propre  d'Horace  de 
nous  acheminer,  par  de  subtils  détours,  avec  un  art 
exquis,  qui  s'appuie  sur  l'observation  directe  de  la 
nature,  à  prendre  conscience  de  ce  que  nous  sommes 
et  à  accepter  notre  destinée. 

Pour  Martial  \  le  printemps  c'est  le  soleil,  le  cri 
de  l'hirondelle,  la  campagne  qui  sourit  et  qui  promet 
de  doux  loisirs.  Sa  description,  d'une  concision  ex- 
trême, est  pleine  de  couleur  et  de  vie.  Mais  le  printemps 
ne  suggère  au  poète  aucun  retour  sur  lui-même  ; 
aucune  mélancolie  ne  trouble  sa  joie  de  se  sentir 
revivre  avec  la  nature.  Il  ne  songe  ni  à  la  fragilité  de 
la  verdure  nouvelle,  m  surtout  à  la  mort.  Il  lui  suffit 
de  goûter  simplement  la  fraîcheur  des  bois  et  des 
sources,  de  marcher  sur  le  sable  humide,  mais  raffermi 
du  rivage,  d'admirer  la  couleur  azurée  de  l'eau,  au 
pied  des  roches  blanches  d'Anxur.  Le  souci  de  la 
composition  n'apparaît  guère  ici.  Et  pourtant  tout  est 
à  sa  place  dans  la  description  de  ce  paysage  printanier 
aux  tons  si  délicats  et  si  clairs.  C'est  un  petit  ensemble 
bien  vivant,  dont  le  charme  réside  dans  cette  fran- 
chise d'expression  qui  donne  une  couleur  si  naturelle 
aux  tableaux  de  Martial. 

Un  autre  trait  commun  au  poète  des  odes  et  à  celui 
des  épigrammes  dans  leurs  descriptions,  en  tenant 
toujours  compte  du  but  qu'ils  se  proposent  et  des 
nécessités  de  chaque  genre,  c'est  le  sens  de  la  réalité, 
le  don  d'observer  et  de  faire  voir  les  détails  pittores- 
ques de  la  vie  rustique.  On  a  comparé  certaines  pièces 
champêtres  de  Martial  à  «  de  petits  tableaux  de  genre 
à  la  manière  hollandaise  -  '\   Ce  rapprochement  con- 

^  Livre  X,  ëpigr.,  51.  —  *  P.  Thomas,  La  littérature  latine  jusqu'aux  Antonint, 
Rozez.  Bruxelles.  1894   p.  194. 


LES   ÉPIGRAMMES   CHAMPÊTRES   DE   MARTIAL  39 

Vient  aussi  au  réalisme  d'Horace.  Tous  deux  sont,  en 
effet,  des  réalistes  dont  l'observation  vive  et  nette, 
rehaussée  souvent  d'une  pointe  d'ironie,  est  sans  cesse 
en  éveil.  Mais  ce  réalisme  n'est  ni  violent  ni  outré, 
comme  celui  de  Juvénal  ou  de  Perse,  par  exemple  ; 
il  consiste  simplement  à  voir  et  à  rendre  la  vie  telle 
qu'elle  est.  De  là,  dans  leurs  descriptions,  rien  d  arti- 
ficiel ni  de  vague,  mais  des  détails  exacts  et  précis, 
comme  nous  allons  le  voir  en  rapprochant  quelques- 
unes  des  pièces  où  Horace  et  Martial  font  l'éloge  de 
la  vie  champêtre. 

Cet  éloge  n'est  nulle  part  plus  complet  ni  plus  expres- 
sif que  dans  l'épode  2,  dont  la  conclusion  a  déconcerté 
plus  d'un  philologue  ^,  et  dans  l'épigramme  III,  58, 
consacrée  à  la  description  de  la  maison  de  campagne 
de  Faustinus.  Dans  sa  facture,  le  tableau  de  Martial 
n'est  pas  sans  analogie  avec  celui  d'Horace.  Plusieurs 
rappels  de  l'épode  2  frappent  à  première  vue,  de  même 
que,  dans  celle-ci,  nous  retrouvons  sans  peine  l'ins- 
piration des  Géorgiques.  Mais  les  emprunts  de  Mar- 
tial, comme  ceux  d'Horace  d'ailleurs,  ne  sont  pas 
autre  chose,  selon  l'expression  de  M.  Olivier,  qu'un 
«  hommage  à  ses  prédécesseurs  ^  w.  Tous  deux  sont 
des  maîtres  dans  l'art  de  la  description,  et  ces  rencon- 
tres de  mots,  conscientes  ou  non,  n'ont  pas  à  leur  en- 
droit la  signification  qu'elles  auraient  pour  d'autres. 
Il  n'est  pas  surprenant  du  reste  que  leurs  descriptions, 
qui  s'appliquent  au  même  thème  rustique,  concordent 
par  certains  détails.  Ce  qui  nous  importe,  c'est  le  choix 
de  ces  détails  et  la  valeur  qu'ils  prennent  dans  l'en- 
semble du  tableau.  Or,  l'étude  des  deux  pièces  nous 

^  Sur  l'épode  2,  voy.  l'intéressante  étude  de  M.  Frank    Olivier,    Les    épodes 
(T Horace,  Payot  1917,  p.  37  sqq.  —  ^  Frank  Olivier,  op.  cit.,  p.  49. 


40  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

montre,  chez  Horace  et  Martial,  une  préoccupation 
identique  :  celle  de  nous  présenter  la  vie  à  la  campagne 
sous  son  jour  le  plus  attrayant,  si  bien  que  la  peinture 
tourne  à  l'idylle.  Le  laboureur  d'Horace  vit  à  son  aise 
du  produit  de  ses  terres  qu'il  cultive  avec  ses  propres 
bœufs  ;  il  attache  sa  vigne,  émonde  ses  arbres,  tond  la 
laine  de  ses  brebis  et,  quand  vient  l'automne,  cueille 
son  raisin,  dont  l'éclat  le  dispute  à  la  pourpre.  Il  se 
repose  sur  un  épais  gazon,  bercé  par  le  chant  des 
oiseaux  et  le  murmure  des  sources.  Il  connaît  les 
plaisirs  de  la  chasse,  ceux  du  retour  au  foyer  où  l'attend 
sa  compagne  et,  tout  en  mangeant,  il  contemple  avec 
orgueil  ses  troupeaux  qui  regagnent  leurs  étables. 

Dans  la  ferme  de  Martial  régnent  la  même  abon- 
dance et  le  même  bien-être  ;  la  vie  y  est  opulente  et 
cossue  :  il  y  a  du  blé,  du  vin,  du  bétail,  sans  compter  la 
basse-cour  ;  la  chasse  et  la  pêche  y  ont  aussi  leurs 
droits  et,  la  journée  finie,  on  aime  à  s'assembler 
autour  du  foyer  chargé  de  bois.  A  vrai  dire,  le  sort  des 
campagnards  d'Horace  et  de  Martial  est  bien  fait 
pour  qu'on  prenne  en  pitié  ceux  qui  sont  condamnés 
à  vivre  à  la  ville.  Mais,  si  ces  deux  tableaux  nous  lais- 
sent sous  la  même  impression  d'harmonie  et  de  bon- 
heur paisible,  loin  de  faire  double  emploi,  ils  se  com- 
plètent plutôt  l'un  l'autre,  et  cela  précisément  par  le 
choix  original  des  détails,  qui  met  en  évidence  le 
goût  personnel  du  poète.  Martial  s'attarde  auprès 
de  la  somptueuse  basse-cour,  où  l'oie  criarde  voisine 
avec  le  paon  au  plumage  constellé  de  diamants.  Il 
campe  devant  nous,  d'un  trait  net  et  rapide,  l'image 
savoureuse  de  la  fermière,  qui  porte  dans  le  pli  de  son 
tablier  la  pâture  des  oiseaux.  Il  saisit  le  geste  du  pêcheur 
en  train  de  détacher  de  sa  ligne  tremblante  le  poisson 
qui  frétille.  Ou   encore,  il  marque  la  gaucherie  des 


LES   ÉPIGRAMMES   CHAMPÊTRES   DE   MARTIAL  41 

grandes  filles  du  fermier  qui  apportent  dans  des 
paniers  d'osier  les  présents  de  leur  mère. 

Horace  insiste  plutôt  sur  la  variété  des  travaux  du 
laboureur  et  sur  l'enrichissement  que  chaque  saison 
lui  procure  :  une  scène  de  vendange  alterne  avec  une 
scène  de  chasse  ;  puis,  c'est  la  vision  confortable  et 
gaie  d'un  intérieur  rustique,  où  une  épouse  hâlée 
s'empresse  de  couvrir  la  table  de  mets  qui  n'ont  rien 
coûté  et  de  tirer  au  tonneau  le  vin  de  l'année.  Dans 
un  coin,  les  jeunes  esclaves,  dont  l'essaim  qui  s'accroît 
rend  la  maison  prospère,  se  groupent  joyeusement 
autour  des  Lares  resplendissants. 

Ce  réalisme,  si  gracieux  et  si  franc,  nous  le  retrou- 
vons encore  dans  des  descriptions  plus  brèves  qui 
tiennent  parfois  en  quelques  vers,  ou  même  en  quel- 
ques mots,  mais  qui  suffisent  pourtant  à  nous  donner 
l'impression  d'une  scène  vécue.  Ainsi  lorsque  Horace, 
s'adressant  au  dieu  Faune,  dont  la  fête  coïncide  avec 
les  Nones  de  décembre,  le  prie  d'épargner  sa  terre, 
c'est  toute  la  mélancolie  d'un  paysage  assombri  de  fin 
d'automne  qu'il  évoque  dans  les  deux  dernières 
strophes  de  cette  ode  ^.  Le  troupeau  est  aux  champs  ; 
le  village  se  repose  avec  les  bœufs  oisifs  et,  tandis  que 
les  bois  jonchent  Je  sol  de  leurs  feuilles,  le  campagnard 
frappe  du  pied  en  cadence  la  terre  si  dure  à  creuser. 
D'autre  part,  lorsque  Martial,  à  propos  du  genre  de  vie 
qu'il  appelle  de  ses  vœux,  décrit  la  joie  qu'il  y  a  à 
«  ouvrir  devant  son  foyer  ses  filets  remplis  des  dé- 
pouilles de  la  forêt,  à  puiser  un  miel  blond  dans  un 
pot  de  terre  rouge  et  à  recevoir  des  mains  de  sa  grasse 
fermière  les  œufs  qui  cuisent  dans  la  cendre  ^  », 
est-ce  que  ces  quelques  traits,  parmi  bien  d'autres, 
si  expressifs  et  si  colorés,  ne  font  pas  surgir  aussitôt 

^  Ode  III.  18.  —  2  Livre  I.  épigr.,  55. 


42  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

l'image  du  milieu  rustique  où  le  poète  situe  son 
rêve? 

Comment  donc  a-t-on  pu  soutenir,  sous  prétexte 
qu'à  Rome  on  demandait  beaucoup  moins  soit  aux 
peintres,  soit  aux  auteurs  qui  mêlaient  des  descrip- 
tions à  leurs  récits,  que  '<  quelques  indications  très 
pauvres,  très  vagues,  très  générales,  suffisaient  à 
l'écrivain  comme  à  ses  lecteurs  ^  ?  ».  Ce  n'est  en  tout 
cas  ni  à  Horace,  ni  à  Martial,  pour  nous  en  tenir  à 
ces  deux  poètes,  que  l'on  est  en  droit  d'adresser  le 
reproche  de  manquer  de  précision  et  de  couleur 
dans  leurs  tableaux.  Ce  sens  de  la  couleur,  que  Mar- 
tial surtout  possède  à  un  si  haut  degré,  joint  à  celui 
de  la  réalité  et  de  la  mesure,  dont  les  odes  d'Horace 
nous  fournissent  tant  d'exemples,  distingue  précisé- 
ment leurs  descriptions  de  ces  compositions  d'école 
factices  et  vides  où  se  complaisent,  à  l'époque  impé- 
riale, les  fidèles  disciples  des  rhéteurs. 

Les  paysages  d'Horace  et  de  Martial  ne  sont  pas 
simplement  un  décor,  aussi  le  cadre  de  leurs  descrip- 
tions est-il  rarement  quelconque.  Jusque  dans  les 
épigrammes  qui  ne  sont  que  des  lettres  de  félicita- 
tions, de  souhaits  ou  d'invitation,  et  dans  les  odes  de 
même  nature,  on  sent  la  préoccupation  d'accorder  à 
la  partie  descriptive,  si  brève  soit-elle,  un  soin  minu- 
tieux, en  harmonie  avec  l'ensemble  de  la  pièce.  Voyez, 
par  exemple,  comme  Horace  encadre  finement,  dans 
l'ode  à  Dellius,  son  exhortation  à  jouir  des  biens  de  la 
vie  en  songeant  qu'une  même  fin  nous  attend  tous  : 
"  Pourquoi  le  pin  altier  et  le  blanc  peuplier  aiment-ils 
à  mêler  leurs  ombres  hospitalières?  Pourquoi  l'onde 
fugitive  lutte-t-elle  en  tremblant  contre  les  détours 
de  sa  rive?  Fais  apporter  ici  du  vin,  des  parfums, 

'  E.  Thomas,  op.  cil.,  p.  193. 


LES  ÉPIGRAMMES  CHAMPÊTRES   DE   MARTIAL  43 

des  roses,  fleurs  trop  brèves,  hélas!  tandis  que  les  cir- 
constances, l'âge  et  les  sombres  fils  des  trois  sœurs 
le  permettent  ^.  »  Ces  hauts  branchages  qui  tamisent 
la  lumière  trop  crue  et  offrent  un  abri  de  verdure  près 
de  la  fraîcheur  de  Feau  courante,  n'est-ce  pas  le  cadre 
qui  convient  à  ces  propos  à  la  fois  familiers  et  graves 
sur  l'égalité  d'âme  ?  Et  Martial,  dans  son  billet  à 
Flaccus  sur  le  même  sujet,  reprend  à  sa  manière  ce 
cadre  agreste  pour  y  placer  ses  indulgents  conseils  : 
«  Couché  sur  un  gazon  émaillé  de  fleurs,  près  d'un 
ruisseau  qui,  dans  sa  course  vagabonde,  roule  ses 
cailloux  d'une  rive  à  l'autre,  libre  des  fâcheux,  le 
front  ceint  d'une  couronne  de  roses,  savoure  à  ton 
aise  un  vin  rafraîchi  par  la  glace  ^.  » 

Non  seulement  Horace  et  Martial  n'allongent  pas 
complaisamment  leurs  descriptions,  mais  ils  ne  les 
multiplient  pas  inutilement.  Il  n'y  a  chez  eux  ni 
exagération,  ni  abus.  Ce  sens  de  la  proportion  et  de  la 
convenance,  qui  est  l'un  des  traits  caractéristiques 
de  la  poésie  classique,  les  éloigne  de  ces  descriptions 
hors  de  propos,  qui  ne  font  pas  corps  avec  le  sujet. 
Mais  il  leur  arrive  fréquemment  de  rattacher,  en  quel- 
que sorte,  à  leur  sentiment  de  la  nature,  l'expression 
d'autres  sentiments  qui  tiennent  une  large  place  dans 
leur  vie.  C'est  ainsi  qu'ils  aiment  tous  deux  à  associer 
la  nature  à  leur  culte  de  l'amitié,  comme  Horace 
l'associe  au  développement  de  certains  préceptes  de 
morale  pratique. 

* 

Martial  se  montra  toujours  plein  d'égards  pour  ses 
amis.  «  Tout  ce  qu'on  donne  à  ses  amis,  disait-il, 
est  à  l'abri  des  coups  du  sort  ;  ce  que  tu  auras  donné 

^  Ode  II.  3.  —  2  Livre  IX.  ëpigr..  90. 


44  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sera  toujours  ta  seule  richesse  \  »  Il  se  plaît  à  fêter 
l'anniversaire  de  ses  amis,  à  les  inviter  à  sa  table  à 
sept  places  et,  quand  il  énumère  les  éléments  d'une 
vie  heureuse,  il  n'oublie  pas  de  mentionner  «  des 
amis  qui  soient  nos  égaux  '.  >'  En  regagnant  Bilbilis, 
à  la  fin  de  sa  carrière,  il  n'obéit  pas  seulement  à  la 
voix  du  pays  natal,  mais  aussi  à  celle  de  l'amitié  ;  il 
sait  qu'il  retrouvera  là-bas  quelqu'un  dont  l'amitié 
fit  le  charme  de  sa  jeunesse  et  qui,  plus  que  tout  autre, 
est  digne  de  son  affection.  "■  Si  le  Salon  me  ramène 
dans  le  pays  qui  produit  l'or,  si  je  suis  empressé  de 
revoir  la  montagne  où  s'élève  le  toit  incliné  qui  m'a 
vu  naître,  c'est  à  cause  de  toi,  Manius,  car  tu  me  fus 
cher,  dès  l'âge  de  l'innocence  '.  »  Une  autre  fois, 
il  accompagne  l'envoi  d  une  couronne  de  roses  à 
l'un  de  ses  amis  d'un  billet  ravissant  par  la  grâce  du 
sentiment  que  lui  inspire  la  vue  de  ces  fleurs  et  son 
amitié  pour  Sabinus  :  «  Soit  que  tu  viennes  de  Paestum 
ou  de  la  campagne  de  Tibur,  soit  que  tu  aies  brillé  de 
tout  l'éclat  de  tes  roses  sur  la  terre  de  Tusculum,  ou 
qu'une  villageoise  t'ait  cueillie  dans  les  jardins  de 
Préneste,  soit  qu'enfin  tu  aies  fait  l'orgueil  des  plaines 
de  la  Campanie,  laisse-lui  croire,  couronne  fleurie, 
que  tu  as  poussé  dans  mon  jardin  de  Nomente  *.  » 
Pour  Horace,  on  le  sait,  les  joies  de  l'amitié  sont  incom- 
parables. «  Tant  que  je  serai  sain  d'esprit,  je  ne  pour- 
rais rien  préférer  aux  agréments  de  l'amitié  '  », 
déclare-t-il  dans  le  récit  de  son  voyage  à  Brindes, 
lorsqu'il  voit  venir  à  lui  Plotius  Tucca,  Varius,  et 
Virgile,  «  ces  âmes  si  belles  que  la  terre  n'en  produisit 
jamais  de  plus  pures  '.  >>  Il  marque  d'un  caillou  blanc 

*  Livre  V.,  épigr.,  42.  —  *  Livre  X,  ^pigr.,  47.  —  *  Livre  X  ^pigr.,  20.  — 
*  Livre  IX.  épigr..  60.  -  »  Satire  I.  5.  v.  44.  —  *  Ibid..  v.  41-42. 


LES   ÉPIGRAMMES   CHAMPÊTRES   DE   MARTIAL  45 

le  jour  où  un  camarade  d'enfance  revient  du  fond  de 
l'Hespérie  \  Il  ordonne  de  remplir  d'un  Massique 
chargé  d'oubli  de  larges  et  brillantes  coupes,  de  tresser 
à  la  hâte,  en  fraîches  couronnes,  lâche  et  le  myrte, 
pour  recevoir  Pompeius  Varus,  son  ancien  compa- 
gnon d'armes,  qui  servit  avec  lui  sous  Brutus,  et  il 
s'écrie  :  «  Un  peu  de  folle  joie  me  plaît  quand  j  e  retrouve 
un  ami  ^.  »  Or,  dans  une  de  ses  plus  gracieuses  évo- 
cations de  Tibur,  où  il  exprime  le  vœu  que  «  ce  petit 
coin  de  terre  qui  lui  sourit  plus  que  tout  autre  soit 
l'asile  de  sa  vieillesse  »,  il  associe  étroitement  à  l'amour 
de  son  domaine  la  tendresse  qu'il  éprouve  pour  son 
ami  Septinrius,  dont  la  présence  lui  est  aussi  néces- 
saire que  le  spectacle  de  la  nature  qui  l'entoure  : 
«  Voilà  le  lieu,  l'heureuse  retraite  qui  te  réclame  avec 
moi  ;  là,  tu  paieras  un  jour  ton  tribut  de  larmes  à 
la  cendre  encore  chaude  du  poète  qui  fut  ton  ami  ^.  » 
Ailleurs,  il  commence  par  chanter  l'arrivée  du  prin- 
temps, dont  les  souffles  amollissent  et  font  tressaillir 
la  nature.  Mais,  pour  que  sa  joie  soit  complète,  il 
faut  qu'un  ami  vienne  s'asseoir  à  sa  table,  qu'ensemble 
ils  s'égaient  et  mêlent  à  de  graves  pensées  un  grain 
de  folie  :  Dulce  est  desipere  in  loco  *. 

La  contemplation  de  la  nature,  avons-nous  dit, 
suggère  souvent  à  Horace  des  réflexions  morales  ou 
des  comparaisons  qui  servent  à  illustrer  ses  préceptes. 
En  effet,  les  exemples  abondent  qui  nous  montrent, 
dans  une  même  pièce,  le  poète  des  champs  et  le  mora- 
liste étroitement  unis.  Voyez  l'ode  à  Thaliarque^. 
Un  paysage  d'hiver  forme  le  premier  plan  du  tableau  : 
le  Soracte  dresse  dans  les  airs  son  sommet  couvert 
d'une  neige  épaisse  ;  les  forêts  fatiguées  fléchissent 

1  Ode  1, 36.  —  *  Ode  II.  7.  —  ^  Ode  II.  6.  —  *  Ode  IV.  12.  -  ^  Ode  1. 9. 


46  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

SOUS  leur  fardeau  et,  dans  les  prés,  le  gel  a  suspendu 
le  cours   des   ruisseaux.   C'est   le   moment  de   rester 
chez  soi,  de  charger  de  bois  son  foyer  et  de  savourer 
le  calme  de  l'hiver  en  puisant  à  l'amphore  des  Sabins 
un  vin  de  quatre  années.  Laissons  le  reste  aux  dieux  : 
la  nature  nous  enseigne  à  ne  pas  nous  mettre  en  souci 
pour  le  lendemain,  mais  à  jouir,  tandis  qu'il  en  est 
temps,   des   plaisirs   que   chaque  jour   nous  apporte. 
Le  bonheur,  cependant,  n'est  pas  dans  la  satisfaction 
de  tous  nos  désirs  ;  il  est  dans  la  modération,  dans 
l'égalité  d'âme  que  procure  la  sagesse.  Cette  leçon, 
c'est  aussi   la  nature  qui   nous   la  donne  ;   elle  nous 
apprend  à  préférer  une  situation  modeste  à  la  richesse, 
en  frappant  elle-même  les  arbres  les  plus  élevés  ou 
les  plus  hauts  sommets  :  «  C'est  le  pin  altier  qu'agitent 
surtout   les   vents  ;   c'est   la   tour   la   plus   haute  que 
menace  la  chute  la  plus  lourde,  c'est  le  sommet  des 
montagnes  que   frappent    les    traits  de  la  foudre  ^  » 
Sans  doute,  à  les  prendre  isolément,  en  les  détachant 
de   leur   contexte,    ces   préceptes   sur   l'art    de   vivre 
n'échappent   pas   à   la   banalité   des   lieux   communs, 
encore  que  des  banalités  de  ce  genre  soient  des  vérités 
utiles  à  méditer  en  tout  temps.  Mais,  si  on  les  replace 
dans  le  cadre  qu'Horace  leur  destine,   si   l'on   tient 
compte  du  ton  de  bonhomie  souriante  et  d'aimable 
indulgence  qui  les  accompagne,  et  surtout  si   on   ne 
les   dépouille    pas   du   cachet   de   rusticité   que   leur 
impriment  ces  appels  à  la  nature,  les  préceptes  des 
odes,  qui  se  répètent  sous  une  forme  sans  cesse  renou- 
velée, comme  le  rythme  des  saisons  orne  la  campagne 
de  couleurs  variées,  prennent  une  signification  à  la 
fois  plus  nuancée  et  plus  ample. 

1  Ode  II.  10. 


LES   ÉPIGRAMMES   CHAMPÊTRES   DE   MARTIAL  47 

Martial,  lui,  se  préoccupe  moins  d  ordonner  sa  vie 
—  il  est  trop  insouciant  pour  cela  —  que  de  jouir  du 
présent.  «  Ne  va  pas  ajourner  mal  à  propos  des  plaisirs 
que  l'avenir  pourrait  te  refuser  »,  écrit-il  à  l'un  de 
ses  amis  ;  «  le  bonheur  n'attend  pas,  il  fuit,  il  s'envole. 
Saisis-le  de    tes  deux    mains,   étreins-le  de    toute  la 
force  de  tes  bras....  Crois-moi,  ce  n'est  point  le  fait 
d'un  homme  sage  de  dire  :  je  vivrai.  C'est  trop  tard 
de  vivre  demain  :  c'est  aujourd'hui  qu'il  faut  vivre  ^.  » 
Il  limite  ses  conseils  à  quelques  préceptes  pratiques 
qui  marquent  assez  la  pente  de  son  esprit  :  se  con- 
tenter d'être  ce  que  l'on  est,  et  ne  rien  désirer  de  plus  ; 
renoncer  à  amasser  et  à  posséder,   puisqu'il  faudra 
quitter  tout  cela.  «  De  quelque  éclat  que  brille  ton 
coffre-fort  encombré  d'écus,  quelque  chargé  que  soit 
ton  livre  d'échéances,  ton  héritier  jurera  que  tu  ne  lui 
as  rien  laissé  ^.  »  Dans  l'épigramme  qu'il  adresse  à 
Colinus,    il   reprend   le   carpe   diem  d'Horace   et  en- 
gage son  ami  à  «  mettre  à  profit   tous  ses  jours,  en 
songeant  sans  cesse  que  le  dernier  est  arrivé  pour 
lui  ^  ».  Ou  bien,  il  ordonne  à  ses  esclaves  de  parfumer 
ses  cheveux  et  de  faire  dissoudre  de  la  neige  dans  sa 
coupe  remplie  de  Falerne,  sous  prétexte  que  la  vue 
des    mausolées   voisins   l'invite  à  jouir    de    la    vie  *. 
Mais  nous  ne  retrouvons  pas  ici  ce  parallèle  presque 
constant  qu'Horace  établit  entre  la  vie  morale  et  la 
vie  de  la  nature.   Martial   se  contente  d'admirer  la 
nature,  sans  lui  demander  de  leçons,  et,  à  cet  égard, 
il  n'emprunte  rien  à  Horace.  Sa  philosophie,  comme 
celle  du  monde  qu'il   fréquente,   est  d'ailleurs   trop 
incertaine  pour  qu'il  cherche  à  en  préciser  la  portée 

^  Livre  I,  épigr.,  15.  —  ^  Livre  VIII,  épigr.,  44,  —  ^  Livre  IV,  épigr.,  54.  — 
*  Livre  V,  épigr.,  64. 


48  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  à  l'orner  des  comparaisons  qu'affectionne  le  poète 
des  odes. 

*         * 

Il  y  a  enfin,  entre  les  épigrammes  champêtres  et 
les  odes  rustiques,  un  dernier  lien  de  parenté  qui  tient 
à  la  langue  et  au  style.  A  ce  point  de  vue,  Martial 
rentre  bien  dans  la  lignée  des  grands  poètes  classi- 
ques dont  il  se  déclare  l'admirateur.  Classique,  il 
l'est  par  la  pureté  et  la  fermeté  de  sa  langue  dont  il 
connaît  toutes  les  ressources,  toutes  les  finesses  sur- 
tout, sans  jamais  tomber  dans  le  pédantisme  ou  l'obs- 
curité. Il  ne  cherche  ni  à  la  rajeunir  avec  de  vieux 
mots,  ni  à  lui  imposer  des  expressions  et  des  tours 
étrangers.  Son  vocabulaire  est  celui  de  tout  le  monde 
—  je  ne  parle  que  des  épigrammes  champêtres  — 
en  ce  sens  qu'il  se  distingue  par  une  extrême  sim- 
plicité. «  Loin  de  mes  ouvrages,  s'écrie-t-il,  toute 
sorte  d'enflure  ;  ma  muse  ne  revêt  pas  avec  orgueil 
l'extravagant  manteau  des  tragiques  \  »  Il  y  a  chez 
lui,  comme  chez  Horace,  trop  de  naturel  et  de  bon 
sens  pour  qu'il  ait  recours  à  ces  artifices  de  style  que 
cultivent,  à  défaut  d'inspiration  sincère,  les  poètes  de 
second  ordre.  Martial  n'affecte  jamais  d'admirer  les 
auteurs  qu'on  ne  lit  pas.  Il  veut  être  lu  et  compris  et, 
à  plusieurs  reprises,  il  répète  non  sans  fierté  :  «  Mes 
vers  sont  dans  toutes  les  mains  ".  »  La  vogue  dont  il 
jouit,  il  la  doit  sans  doute  à  son  esprit,  si  prompt  à 
répandre  dans  ses  petits  livres  les  «  agréments  du  sel 
romain  ^  »,  mais  aussi  à  la  netteté  de  sa  langue  et  à 
la  justesse  de  ses  images.  «  De  tous  les  écrivains  de 
l'empire,  »  dit  G.  Boissier,  «je  n'en  connais  guère  que 

»  Livre  IV.  ëpigr..  49.  —  *  Uvre  VIII.  ëpigr..  3.  —  *  Ibid..  v.  19. 


LES  ÉPIGRAMMES   CHAMPÊTRES   DE  MARTIAL  49 

deux  qui  aient  su  se  garder  aussi  complètement  de 
la  rhétorique  :  Pétrone  et  Martial  ^  » 

A  une  époque  où  l'épuisement  de  la  langue  se  mani- 
feste par  tant  d'affectation  et  de  mièvrerie,  où  l'abus 
de  l'érudition  et  de  la  mythologie  remplace  le  souci 
de  la  vérité  et  de  la  vie,  Martial  reste  fidèle  à  ce  prin- 
cipe essentiel  d'Horace  dans  VArt  poétique:  le  talent 
doit  être  éclairé  par  la  raison.  A  cette  clarté  d'expres- 
sion s'ajoutent  les  qualités  personnelles  de  son  style  : 
des  alliances  de  mots,  souvent  imprévues,  qui  renfor- 
cent la  couleur  de  ses  descriptions  ;  des  tours  de 
phrases,  vifs  et  sautillants,  volontiers  antithétiques, 
à  la  manière  de  Sénèque  ;  des  images  qui  ne  viennent 
jamais  en  surcharge,  mais  dont  la  sobriété  rehausse 
l'éclat  ;  une  versification  enfin,  moins  variée  et  moins 
savante  que  celle  d'Horace,  mais  qui  convient,  par 
son  élégance  et  sa  souplesse,  au  ton  léger  de  l 'épi- 
gramme.  Ce  style  a  sans  doute  ses  inégalités  :  Martial 
connaissait  le  travail  de  la  lime  que  prescrit  Horace, 
mais,  faute  de  temps  plutôt  que  négligence,  il  ne  s'y 
pliait  pas  toujours.  Du  moins  avait-il  le  sentiment 
très  net  qu'il  ne  suffit  pas  d'être  savant  pour  mériter 
la  gloire.  «  Que  de  savants  »,  écrit-il,  «  servent  de 
pâture  aux  mites  et  aux  vers!  Les  cuisiniers  seuls 
achètent  leurs  doctes  poèmes  ^.  »  Et  il  ajoute,  lui  qui 
laisse  aux  bibliothèques  les  gros  volumes  et  qui  se 
vante  de  «  tenir  dans  une  seule  main  ^  »  :  «  Il  faut  je 
ne  sais  quoi  de  plus  pour  assurer  aux  ouvrages  l'im- 
mortalité*.... »  Ce  «je  ne  sais  quoi  de  plus»,  c'est 
précisément  ce  qui  s'analyse  le  moins  et  qui  fait  à  la 
fois  le  charme  de  son  style  et  la  grâce  de  son  esprit. 

^  G.  Boissier,  op.  cit^  p.  314.  —  ^  Livre  VI,  épigr.,  60.  —  ^  Livre  l,  épigr.,  2. 
*  L  ivre  VL  épigr.,  60. 

BIBL.  UNIV.  CV  4 


50  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 


* 


L'étude  des  épigrammes  champêtres  en  liaison  avec 
les  odes  rustiques  nous  a  permis  de  constater  que, 
même  si  l'idée  que  Martial  et  Horace  se  faisaient  des 
beautés  de  la  nature  est  plus  étroite  et  parfois  plus 
conventionnelle  que  la  nôtre,  leurs  descriptions  n'en 
reposent  pas  moins  sur  un  sentiment  très  fin  et  un 
amour  sincère  de  la  campagne.  Quelques  exemples 
ont  fait  ressortir  la  conformité  de  leurs  goûts  et  leur 
enthousiasme  pour  la  vie  agreste,  tout  en  laissant  sub- 
sister l'originalité  de  leur  inspiration  et  de  leurs  pro- 
cédés. Tous  deux,  en  effet,  ont  reçu  avec  la  même 
exclamation  joyeuse  —  hoc  erat  in  uotis  —  le  petit 
domaine  destiné  à  charmer  leurs  loisirs.  Ils  y  ont 
flâné  à  leur  guise  ;  ils  y  ont  cueilli  les  fleurs  de  leur 
choix,  et  les  deux  gerbes  ainsi  formées  mêlent,  sans 
les  confondre,  leurs  parfums. 

Charles  Burnier, 
prof,  à  Vuniversité  de  Neuchâtel. 


#^-«»*^#****#^f#*****# 


Assignats,  Papier-Monnaie, 

lange. 


Ch; 


Un  phénomène  économique,  conséquence  de  la 
guerre,  est  la  substitution  presque  complète,  dans  la 
plupart  des  pays  du  monde,  de  la  monnaie  de  papier 
à  la  monnaie  métallique.  A  fin  juillet  1919,  M.  Raphaël- 
Georges  Lévy,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  esti- 
mait à  quelque  deux  cent  cinquante  milliards  de  francs 
le  montant  de  la  circulation  du  papier-monnaie. 
Aujourd'hui,  ce  chiffre  est  bien  dépassé  ;  la  seule 
Russie,  dit-on,  en  a  pour  plus  de  cinq  cents  milliards 
de  francs  ;  l'Allemagne  en  émet,  depuis  sa  constitu- 
tion en  république,  en  moyenne  pour  deux  milliards 
de  francs  par  mois,  et  les  Etats  sortis  de  la  monarchie 
danubienne,  de  même  que  la  Pologne,  n'ont  pas  eu 
d'autre  expédient,  pour  se  procurer  des  fonds,  que  de 
recourir  à  une  émission  plus  désordonnée  encore. 
L'or,  ayant  presque  disparu  de  la  circulation  inté- 
rieure et  extérieure,  reste  confiné  dans  les  caveaux 
des  banques  ;  il  a  donc  perdu  son  rôle  d'instrument 
des  échanges  et  se  trouve  être  supplanté  par  son 
«  Ersatz  »,  le  papier.  Celui-ci  est  ainsi  devenu  le  plus 
grand  des  moyens  de  crédit  des  nations  modernes. 


52 


BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 


Tableau  approximatif  en  francs-or,  au  pair,  de  l'or 

ET  du  papier-monnaie   TEL  Qu'iL   CIRCULE. 

Nations  sans  leurs  colonies  : 

Or  en  1913     Or  «i  1919       BiUeta  «i  1913  BiUets  en  1919 


A.  Espagne  .    . 

pw  t&te 
de  populaton. 
Fr.                      Fr. 

23                     112 

IMT  tàte 
de  population. 
Fr.                        Fr. 

100                   180 

Hollande .    . 

58            200 

107 

370 

Suède  .    .    . 

.      27              65 

56 

170 

Suisse  .    .    . 

.      60            125 

85 

270 

Norvège  .    . 

40             80 

63 

250 

Etats-Unis  . 

150            210 

56 

210 

Japon  .    .    . 

20             88 

20 

60 

B.  Angleterre  , 

83              60 

19 

240 

France  ^  .    .    . 

153-230    140-200 

146 

960 

Italie    .    .    . 

42             28 

80 

510 

Belgique  .    . 

.      45             34 

140 

590 

Allemagne  . 

62              22 

50 

1300 

Banq.  Autr.-h 

lor 

îg- 

29   prob.    10 

50 

4000 

Autrefois,  les  rois  recouraient  à  la  refonte  des 
monnaies  pour  se  libérer  de  leurs  embarras  financiers  ; 
c*est  de  cette  façon  que  la  valeur  de  la  livre  est  tombée, 
en  France,  depuis  Charlemagne,  par  des  altérations 
successives,  de  87  fr.  à  1  fr.  02  en  1 726,  pour  devenir 
en  1792  le  franc  actuel,  dont  le  poids  d'argent  n'est 
plus  que  la  quatre-vingt-septième  partie  du  poids 
primitif  de  la  livre,  trop  lourd  alors,  pour  être  fondu 
en  monnaie. 

Mais,  dès  le  XVIII®  siècle,  tous  les  pays  parvenus 
à  un  certain  degré  de  civilisation  demandèrent  au 
papier-monnaie  les  ressources  financières  exception- 

'  Indique  l'or  k  la  Banque  de  France  et   l'or  dani  la  drculation.  Le  second 
diiffre  représente  le  total. 


ASSIGNATS,  PAPIER -MONNAIE,   CHANGE  53 

nelles  destinées  à  faire  face  aux  dépenses  de  guerre 
et  aux  crises  économiques  provoquées  par  les  abus  du 
crédit. 

A  Finverse  des  falsifications  monétaires,  l  émission 
de  papier- monnaie  ne  paraît  pas  entachée  de  déloyauté, 
mais  est  plutôt  considérée  comme  un  expédient  tem- 
poraire. Pourtant,  elle  eut  presque  toujours  des  consé- 
quences plus  graves  que  les  refontes  successives  des 
monnaies.  Tandis  que  celles-ci  laissaient  intactes  ou 
accroissaient  la  valeur  des  pièces  antérieurement  frap- 
pées, toute  nouvelle  émission  de  papier,  dont  on  ne 
connaît  pas  les  limites,  déprécie  inévitablement  les 
émissions  antérieures. 

Un  grand  exemple  des  catastrophes  que  le  papier- 
monnaie  peut  produire  a  été  donné  au  monde  par  la 
première  République  française,  lors  de  l'émission 
des  assignats  ^.  La  chute  du  système  de  Law,  au  début 
du  dix-huitième  siècle,  eût  dû,  semble-t-il,  épargner 
à  la  France  la  répétition  d'une  expérience  insensée. 
Aujourd'hui,  la  troisième  République  côtoie  les  mê- 
mes écueils.  Le  fanatisme  politique  fit  croire  que  le 
régime  républicain  réussirait  là  où  le  régime  monar- 
chique avait  échoué.  Le  grand  tribun  révolutionnaire 
Mirabeau,  qui  partageait  les  mêmes  illusions,  mit 
toute  son  éloquence  à  plaider  la  cause  des  assignats  : 

«  Vous  hésiteriez  à  adopter  les  assignats  comme  une  mesure 
de  finance  —  dit-il  à  la  tribune  —  que  vous  les  embrasseriez 
comme  un  moyen  sûr  et  actif  de  révolution.  Partout  où  se 
placera  un  assignat-monnaie,  là  sûrement  reposera  avec  lui 
un  vœu  secret  pour  le  crédit  des  assignats,  un  désir  de  leur 
solidité  ;  partout  où  quelque  partie  de  ce  gage  public  sera 
répandue,  là  se  trouveront  des  hommes  qui  voudront  que  la 

^  Voir  le  Traité  de  la  Science  des  Finances,  de  Paul  Leroy-Beaulieu 


54  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

conservation  de  ce  gage  soit  effectuée,  que  les  assignats  soient 
échangés  contre  les  biens  nationaux,  et  comme  enfin  le  sort 
de  la  Constitution  tient  à  la  sûreté  de  cette  ressource,  partout 
où  se  trouvera  un  porteur  d'assignats,  vous  compterez  un 
défenseur  nécessaire  de  vos  mesures,  un  créancier  intéressé 
à  vos  succès.  » 

Les  assignats,  à  l'origine,  n'étaient  pas  du  papier- 
monnaie,  c'était  une  sorte  de  valeur  hypothécaire 
portant  intérêt  et  remboursable  dans  des  délais  prévus. 

Un  décret  du  19  décembre  1789  ordonnait  la  vente 
pour  400  millions  de  livres  de  biens  des  domaines 
nationaux  ou  du  clergé  et  stipulait,  à  l'article  12, 
les  dispositions  suivantes  : 

«  Il  sera  créé  sur  la  caisse  de  l'Extraordinaire  des 
assignats  de  10  000  livres  chacun,  portant  intérêt  à 
5"/o,  jusqu'à  concurrence  de  la  valeur  des  dits  biens 
à  vendre  ;  lesquels  assignats  seront  admis  de  préfé- 
rence dans  l'achat  des  dits  biens.  Il  sera  éteint  des 
dits  assignats,  par  les  rentrées  de  la  contribution  pa- 
triotique et  par  toutes  les  autres  recettes  extraordi- 
naires qui  pourraient  avoir  lieu,  100  millions  en  1791, 
10  millions  en  1792,  80  millions  en  1793,  et  le  surplus 
en  1795.  Les  dits  assignats  pourront  être  échangés 
contre  toute  espèce  de  titres,  de  créances  sur  l'Etat 
ou  de  dettes  exigibles,  arriérées  ou  suspendues  por- 
tant intérêt.  » 

jusque-là,  l'opération  ne  sortait  pas  de  la  légalité, 
elle  témoignait  au  contraire  d'une  certaine  habileté 
financière  de  la  part  des  hommes  de  la  Constituante. 
Mais  l'émission  du  papier  a  toujours  été  insidieuse  et 
les  assignats  prirent  bientôt  la  voie  fatale.  Une  loi  du 
17  avril  1 790  réduisit  à  3  %  le  taux  d'intérêt  et  remplaça 
les  coupures,  qui  devaient  être  de  10  000  livres,  par 
des  billets  de  1000  à  200  livres,  remboursables  par 


ASSIGNATS,   PAPIER-MONNAIE,   CHANGE  55 

tirage  au  sort.  La  même  année,  il  fut  décrété  que  la 
dette  d'Etat  serait  remboursée  en  assignats,  dont  il 
fut  émis  à  nouveau  pour  800  millions  de  livres  avec 
des  coupures  s'abaissant  jusqu'à  50  livres.  Le  8  octo- 
bre, l'intérêt  fut  supprimé  par  un  nouveau  décret.  Les 
assignats  cessèrent  dès  lors  d'être  une  valeur  de  place- 
ment, une  obligation  hypothécaire  qu'ils  étaient  primi- 
tivement, pour  devenir  une  simple  monnaie  libératoire, 
avec  la  faculté,  cependant,  de  pouvoir  être  utilisés  à 
l'achat  des  biens  nationaux;  457  millions  de  livres  d  as- 
signats rentrés  par  la  vente  de  domaines  nationaux, 
furent  annulés,  il  est  vrai,  mais  l'émission  continua  à 
prendre  une  allure  désordonnée  sous  la  Législative  et  la 
Convention.  On  eut  beau  édicter  les  lois  les  plus  sévères 
contre  les  agioteurs,  punissant  de  trois  ans  de  fers 
celui  qui  vendait  les  monnaies  plus  cher  que  le  papier, 
la  chute  de  la  valeur  des  assignats  fut  sensationnelle 
à  la  fin  de  la  Convention  ;  29  milliards  d'assignats 
avaient  été  émis,  dont  19  milliards  étaient  encore  en 
circulation. 

Le  Directoire,  condamné  à  vivre  d'expédients, 
décida,  le  22  décembre  1795,  que  la  circulation  du 
papier-monnaie  serait  portée  jusqu'à  40  milliards  de 
livres,  après  quoi  l'on  briserait  les  planches.  On  tint 
parole,  et  les  planches  furent  brisées  dans  une  séance 
solennelle,  le  17  février  1796.  L'émission  totale  avait 
atteint  45,5  milliards  de  livres,  dont  40  milliards 
environ  étaient  encore  en  circulation. 

L'assignat  étant  tombé  à  un  trentième  de  sa  valeur, 
une  liquidation  à  bref  délai  s'imposait.  Le  Direc- 
toire émit,  la  même  année,  un  nouveau  papier  appelé 
mandat  territorial,  ayant  pour  gage  les  biens  natio- 
naux encore  disponibles.  L'échange  se  fit  contre  les 
assignats  dans  la  proportion  de  un  pour  trente.  Le 


56  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mandat  territorial  donnait  au  porteur  le  droit  très 
curieux  de  se  faire  adjuger  sans  enchère  des  biens 
nationaux  pour  une  valeur  égale,  et  cela  d'après  l'es- 
timation faite  en  1790.  Deux  milliards  400  millions 
de  francs  de  mandats  territoriaux  furent  émis  avec 
cours  forcé.  Ils  contribuèrent  à  faire  rentrer  des  assi- 
gnats pour  une  valeur  considérable.  Le  21  mai  1797, 
ceux  qui  n'étaient  pas  rentrés  par  l'achat  des  biens 
nationaux  ou  par  le  paiement  des  impôts  furent  défi- 
nitivement annulés.  On  les  retrouve  aujourd'hui  en 
pacotilles  chez  les  antiquaires,  qui  vous  les  cèdent 
pour  quatre  sous.  Telle  fut  la  fin  des  assignats.  Quant 
aux  mandats  territoriaux,  ils  tombèrent  eux-mêmes 
dans  l'avilissement,  tant  la  confiance  publique  avait 
été  ébranlée.  Il  n'y  eut  que  le  retour  à  la  monnaie  mé- 
tallique pour  rétablir  le  crédit. 

Une  question  intéressante  qui  s'est  posée  à  la  liqui- 
dation des  assignats  et  qui  se  présentera  pour  les 
Etats  comme  la  Russie  et  l'Autriche,  qui  devront 
nécessairement  retirer  de  la  circulation  un  papier 
qui  a  perdu  presque  toute  valeur,  fut  celle  de  l'acquit- 
tement des  engagements  pris  avant  et  pendant  la 
durée  de  la  dépréciation.  Il  n'eût  pas  été  équitable 
qu'un  débiteur  en  assignats  fût  tenu,  après  l'annula- 
tion de  ceux-ci,  à  s'en  acquitter  par  un  montant 
équivalent  en  monnaie  métallique.  Le  Directoire  fixa 
que  les  obligations  antérieures  au  1®^  janvier  1791 
ne  devaient  pas  être  réduites,  mais  acquittées  en  numé- 
raire ;  il  en  était  de  même  pour  toutes  les  dettes  qui 
avaient  été  déclarées  payables  en  espèces  métalliques, 
quelle  que  fût  l'époque  de  l'engagement  contracté. 
Toutes  les  autres,  au  contraire,  devaient  être  réduites 
dans  des  proportions  fixées  par  un  barème  des  pertes 
au  change  du  papier  contre  la  monnaie  métallique. 


ASSIGNATS,  PAPIER-MONNAIE,  CHANGE  57 

aux  différentes  époques  de  l'existence  des  assignats. 

Aujourd'hui,  l'Etat  français,  et  beaucoup  d'autres 
plus  encore  que  lui,  répètent  la  même  expérience, 
c'est  que  la  monnaie  fiduciaire  ne  peut  être  indéfini- 
ment multipliée  sans  perdre  considérablement  de  sa 
valeur;  il  y  a  toujours  des  limites  à  l'absorption  du 
papier  par  le  capital  disponible.  Comment  tant  de 
spéculateurs  malheureux  sur  les  changes  avariés  ont- 
ils  pu  méconnaître  ce  principe  fondamental  de  la 
science  financière? 

L'exemple  des  assignats  aurait  dû,  semble-t-il,  être 
assez  probant  des  dangers  que  fait  courir  un  excès  de 
papier-monnaie  pour  mettre  en  garde  les  Etats  belli- 
gérants de  la  dernière  guerre  contre  une  émission 
excessive  de  billets.  Le  mirage  d'une  grande  victoire 
ou  celui,  en  Russie,  de  temps  nouveaux  que  devait 
amener  la  révolution  communiste,  a  troublé  tous  les 
sens.  On  a  voulu  aller  jusqu'au  bout.  Ne  trouvant 
plus  d'argent  à  emprunter,  on  en  fabriqua.  A  un 
reporter  américain,  autorisé  à  voir  fonctionner  les 
machines  qui  imprimaient  à  Moscou  les  billets  de 
banque  et  le  papier-monnaie  bolchéviste,  le  commis- 
saire chargé  de  ce  service  exposa  la  théorie  suivante  : 
«  Il  faut  abolir  l'argent,  source  de  tous  les  maux  hu- 
mains. Le  meilleur  moyen  d'y  arriver  consiste  à 
réduire  sa  valeur  à  zéro,  et  c'est  pour  cela  que  nous 
faisons  rouler  sans  interruption  la  presse  aux  billets 
de  mille.  »  On  voulait,  par  ce  moyen,  ruiner  la  bour- 
geoisie. 

Les  assignats  causèrent  la  ruine  de  milliers  de 
familles  ;  toutes  les  personnes  dont  les  créances 
venaient  à  échéance  dans  cette  époque  de  déprécia- 
tion perdirent  leur  avoir  ;  tous  ceux  qui  avaient  des 
rentes  d'Etat  ou  des  revenus  fixes  les  virent  tomber 


58  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

à  rien,  tout  crédit  devint  impossible,  l'Etat  se  désho- 
nora par  cette  banqueroute  qui  eut  également  son 
contre-coup  à  l'étranger.  La  Suisse,  et  en  particulier 
le  canton  de  Neuchâtel,  dont  les  produits  horlogers 
se  vendaient  surtout  en  France,  subirent  de  grandes 
pertes  du  fait  de  la  dépréciation  des  assignats. 

Déjà  avant  la  guerre  de  1914,  le  cours  forcé  avait 
fait  le  tour  du  monde.  Ce  ne  fut  pas  seulement  la 
France,  mais  la  Russie,  l'Autriche-Hongne,  l'Angle- 
terre, l'Espagne,  le  Portugal,  les  Etats-Unis  et  surtout 
la  jeune  Amérique  latine,  qui  connurent  les  effets 
désastreux  du  papier-monnaie.  On  peut  dire  en  toute 
vérité  que  les  pays  du  monde  qui  furent  les  plus 
éprouvés  par  les  catastrophes  financières  sont  ceux 
qui  ont  persévéré  le  plus  longtemps  dans  le  cours 
forcé. 

Est-ce  à  dire  que  le  papier-monnaie  avec  cours 
forcé  conduit  inévitablement  à  des  désastres  financiers? 
Les  économistes  l'ont  toujours  condamné  d'une  façon 
sommaire.  Les  derniers  événements  ont  démontré  que 
l'émission  de  papier  complétée  par  le  moratoire  était 
le  seul  moyen  de  parer  au  trouble  immédiat  et  pro- 
fond jeté  dans  toute  la  vie  sociale  par  une  déclaration 
de  guerre.  Le  cours  forcé  seul  fournit  dès  les  premiers 
jours  les  sommes  formidables  que  nécessitent  la  mobi- 
lisation et  les  approvisionnements  de  millions  d  hom- 
mes. L'impôt  et  les  emprunts  sont  des  procédés  trop 
lents  pour  procurer  aux  belligérants,  avec  la  rapidité 
voulue,  les  capitaux  que  la  guerre  absorbe  journelle- 
ment. Des  pays  dernièrement  en  guerre,  l'Allemagne 
était  celui  qui  aurait  pu  le  plus  facilement  se  dispenser 
au  début,  du  cours  forcé.  Son  armée,  depuis  de  lon- 
gues années,  était  admirablement  pourvue  de  tout  : 
équipement,  approvisionnements,  matériel,  vivres,  si 


ASSIGNATS,    PAPIER-MONNAIE,    CHANGE  59 

bien  qu'il  ne  restait  que  peu  de  chose  à  y  ajouter 
pour  faire  la  guerre  ;  le  système  rigoureux  des  perqui- 
sitions dans  les  pays  envahis  devait  fournir  le  com- 
plément nécessaire  à  une  armée  qui,  dès  les  premières 
semaines,  allait  camper  en  pays  ennemi  et  vivre  des 
contributions  prélevées  sur  les  habitants;  c'est  ce  qui 
explique  que,  malgré  ses  échecs,  l'Allemagne  ne  tomba 
pas  alors,  comme  d'autres  belligérants,  dans  une  émis- 
sion excessive  de  papier. 

Un  exemple  d'application  du  cours  forcé,  sans  effet 
désastreux,  mérite  d'être  cité  :  c'est  celui  de  la  France 
en  1870,  de  cette  France  victime  du  système  de  Law 
et  des  mémorables  assignats.  Le  cours  forcé  fut  établi 
dès  les  premiers  jours  de  la  guerre  contre  la  Prusse, 
et  l'émission  des  billets  confiée  à  la  Banque  de  France, 
entourée  d'un  prestige  moral  universellement  reconnu. 
L'Etat  émit  alors  un  emprunt  de  800  millions  de  francs, 
qui  semblait  devoir  suffire  aux  premiers  frais.  Après 
la  première  période  de  guerre  qui  finit  le  4  septembre 
1870,  le  gouvernement  irrégulier,  installé  d'abord  à 
Tours,  puis  à  Bordeaux,  exigea  de  la  Banque  de 
France  des  avances  considérables.  Plus  tard,  de  nou- 
veaux prêts  furent  consentis  à  l'Etat  par  la  Banque, 
au  taux  de  6"/o,  ramené  bientôt  à  3%,  puis  à  1  7o. 
La  limite  d'émission,  fixée  législativement  à  3  milliards 
200  millions,  ne  fut  jamais  atteinte.  La  prime  de  l'or 
de  dépassa  pas  3  %  ;  pendant  le  temps  que  durèrent 
les  opérations  de  paiement  de  l'indemnité  de  guerre, 
elle  fut  en  général  de  8  à  12  pour  mille  ;  dès  1873,  les 
changes  restèrent  presque  toujours  favorables  à  la 
France.  A  partir  du  second  trimestre  de  1874,  le  cours 
forcé  n'exista  plus  en  France  que  de  nom,  la  Banque 
ayant  repris  ses  paiements  en  espèces  tout  en  retirant 
de  la  circulation  non  seulement  ses  billets  de  5,  de  20 


60  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  de  25  francs,  mais  encore  ceux  de  50  francs.  La 
Banque  en  était  arrivée  à  tâcher  d'éloigner  Tor  de  ses 
caisses  ;  elle  ne  recevait  plus  les  lingots  et  les  monnaies 
étrangères  qu'en  leur  faisant  subir  un  escompte  à  ses 
guichets,  elle  donnait  autant  que  possible  de  l'or  et 
ne  livrait  qu'à  contre-cœur  ses  billets,  qui  devenaient 
ainsi  plus  recherchés  que  l'or  ;  ils  faisaient  prime. 
En  1875,  on  renonça  officiellement  au  cours  forcé. 
La  dette  spéciale  de  l'Etat  contractée  auprès  de  la 
Banque  au  cours  de  la  guerre,  et  qui  s'élevait  à  1470 
millions,  se  trouva  entièrement  remboursée  en  1879. 

L'émission  du  papier-monnaie  fut  alors  tout  à  fait 
inoffensive  en  France,  grâce  au  concours  de  bien  des 
éléments  divers.  D'abord,  une  émission  de  3,5  mil- 
liards ne  dépassait  pas  la  faculté  d'absorption  du  pays, 
appauvri  en  espèces  métalliques  par  les  paiements  de 
l'indemnité  de  guerre,  puis  la  garantie  de  la  Banque 
de  France,  avec  le  prestige  de  son  crédit,  devait  suffire 
à  convaincre  le  peuple  qu'il  ne  s'agissait  là  que  d'un 
expédient  passager.  Il  fallut  aussi  la  richesse  naturelle 
de  la  France,  les  traditions  d'économie  du  peuple 
français,  la  confiance  qu'inspiraient  les  hommes  d'Etat 
auxquels  était  dévolue  la  mission  de  relever  la  France 
du  désastre  où  l'avait  conduite  l'impéritie  de  Napo- 
léon  III. 

M.  Ch.  Gide  écrivait,  il  y  a  quelque  deux  ans  et  demi: 

Dans  les  heures  de  revers  militaire,  on  a  souvent  répété  ce 
propos  d'un  poilu  :  <<  Pourvu  que  les  civils  tiennent.  »  Eh  bien 
ils  n'auraient  pas  pu  tenir  avec  ce  courage  civique  qui  a  fait 
l'admiration  du  monde  si  le  papier-monnaie  n'était  venu  les 
soutenir  sous  forme  de  bénéfices  pour  les  paysans 'et  «les 
industriels,  d'allocations  pour  les  pauvres.  Jamais  les  salaires 
des  hommes  et  surtout  des  femmes  n'ont  été  aussi >  élevés, 
jamais  les  paysans  n'ont  connu  une  prospérité  pareille,  jamais 


ASSIGNATS,    PAPIER -MONNAIE,   CHANGE  61 

il  ne  s'est  trouvé  plus  d'occasions  de  faire  fortune  et  de  gens 
pour  en  profiter.  On  dira  bien  que  tout  cet  accroissement 
de  richesse  n'est  que  factice  et  qu'il  n'est  dû  qu'à  une  hausse 
générale  des  prix,  conséquence  de  la  dépréciation  d'un  papier 
surabondant.  Mais  la  hausse  des  prix  cause  à  cette  heure  des 
«rises  économiques  dans  tous  les  pays  du  monde,  aussi  bien 
chez  les  neutres  dont  la  situation  monétaire  est  saine  que  chez 
les  belligérants  où  les  transactions  ne  se  font  plus  qu'en  papier. 
C'est  que  cette  hausse  des  prix  a  d'autres  causes  que  celle 
unique  d'une  surabondance  de  monnaie  fiduciaire.  On  a  dit 
aussi  que  le  papier-monnaie  n'a  qu'une  valeur  précaire,  car 
il  ne  repose  que  sur  le  crédit.  Ce  n'est  sans  doute  pas  la  pers- 
pective d'un  remboursement  en  or  ou  en  argent  qui  maintient 
encore  quelque  valeur  au  rouble  ou  à  la  couronne-papier.  Non, 
ce  qui  fait  le  crédit  du  billet,  c'est  la  certitude  que  dans  toutes 
les  transactions,  quelles  qu'elles  soient,  ce  billet  sera  accepté 
par  n'importe  qui.  Le  fondement  de  la  valeur  du  papier,  c'est 
la  confiance  que  chacun  a  dans  la  probité  de  son  semblable  et 
la  loyauté  des  hommes  au  pouvoir.  Ceci  explique  que  dans 
quelques  pays  le  billet  de  banque,  nonobstant  sa  surabondance, 
ait  conservé  son  crédit  intact. 

Effectivement,  le  crédit  du  billet  de  la  Banque  de 
France,  qui  repose  sur  la  richesse  et  la  probité  de  40  mil- 
lions de  Français,  sortis  victorieux  de  la  plus  grande 
des  guerres  que  l'histoire  ait  connues,  n'est  pas  loin  de 
valoir  celui  que  l'on  accorde  conventionnellement  à 
l'or  et  à  l'argent  ;  même  dans  les  heures  difficiles,  il 
aurait  permis  à  la  France  un  accroissement  de  l'émis- 
sion qui  l'aurait  dispensée  de  recourir  au  crédit  onéreux 
de  l'Amérique.  Mais  cette  belle  «  confiance  que  chacun 
a  dans  la  probité  de  son  serriblable  et  la  loyauté  des 
hommes  au  pouvoir  »  a-t-elle  survécu  dans  les  pays 
vaincus  ?  Evidemment  pas.  Partout  où  la  confiance  a 
fléchi,  les  capitalistes  avisés  et  précautionneux  ont 
échangé  sans  bruit  leurs  billets  contre  des  perles,  des 


62  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

diamants,  de  la  bijouterie,  des  montres  de  prix,  des 
tableaux,  puis,  malgré  un  agio  désastreux,  vendu  sur 
les  places  étrangères  leur  disponible  en  monnaie 
nationale  pour  mettre  à  l'abri  des  risques,  dans  les 
pays  neutres,  une  partie  de  leur  avoir.  C'est  ainsi  que 
le  capitaliste  suisse,  victime  de  spéculations  sur  les 
changes,  est  devenu  détenteur  de  marcs  et  de  cou- 
ronnes-crédit et  n'a  plus  de  francs  suisses.  L'effondre- 
ment du  marc  à  moins  de  2  fr.  à  la  bourse  de  Genève 
et  la  prime  du  franc  suisse  sur  toutes  les  autres  devises, 
même  le  dollar  (le  dollar,  câble,  fut  coté  5,18  le  15  oc- 
tobre) n'a  pas  d'autres  causes  que  ces  ventes  continues 
de  crédit  étranger. 

Si,  suivant  M.  C.  Gide,  la  hausse  des  prix  cause 
des  crises  économiques  aussi  bien  chez  les  neutres 
dont  la  situation  monétaire  est  saine  que  chez  les 
belligérants  où  les  transactions  ne  se  font  plus  qu  en 
papier,  une  distinction  cependant  doit  être  faite  au- 
jourd'hui. La  crise  de  la  hausse  des  prix  n'a  pas 
revêtu  partout  la  même  intensité.  On  ne  peut  nier 
que  ce  ne  soient  les  pays  à  émission  exagérée  qui  en  aient 
le  plus  souffert,  tels  la  Russie  et  l'Autriche-Hongrie. 
Si  jusqu'ici  le  marc  n*a  pas  perdu  en  Allemagne  un 
pouvoir  d'achat  équivalent  à  sa  perte  au  change,  il 
n'en  baisse  pas  moins  de  valeur  chaque  jour  au  fur  et 
à  mesure  de  nouvelles  émissions  de  papier.  Les  derniers 
événements  ont  démontré  à  l'évidence  que  la  hausse 
des  prix,  pour  une  grande  part,  est  fonction  de  la  quan- 
tité de  monnaie  en  circulation. 

L'Europe,  comme  l'Amérique  du  Sud,  est  entrée 
dans  une  période  de  papier-monnaie  de  longue  ha- 
leine. Dès  le  moment  où  le  clic  et  le  déclic  de  l'en- 
grenage de  l'émission  se  déclenche,   il  devient  bien 


ASSIGNATS,    PAPIER-MONNAIE,    CHANGE  63 

difficile  de  l'arrêter.  Car  le  cours  forcé  est  dangereu- 
sement insidieux.  Dès  qu'il  est  établi,  il  rencontre  ses 
partisans  ;  ce  sont  d'abord  les  gouvernements,  auxquels 
répugnent  les  moyens  énergiques  pour  équilibrer  les 
budgets,  tels  que  les  impôts  rigoureux,  les  diminu- 
tions de  dépenses,  etc.,  puis  une  infinité  de  gens  dont 
les  intérêts  immédiats  sont  desservis  par  la  déprécia- 
tion de  l'étalon  monétaire.  Il  y  a  à  l'étranger  de  mul- 
tiples intérêts  qui  militent  en  faveur  du  maintien  d'un 
change  si  bas  qu'il  sert  de  prime  à  l'exportation.  Si 
l'Allemagne  travaille  actuellement  à  pleine  charge  et 
si  son  industrie  possède  dans  ses  carnets  des  ordres 
importants  à  longue  échéance,  elle  le  doit,  pour  une 
part,  à  la  dépréciation  exagérée  du  marc  que  sa  poli- 
tique financière  s'efforce  de  maintenir  si  bas.  Mais  cela 
durera-t-il  ?  Les  grands  pays  industriels  commencent 
à  prendre  des  mesures  pour  se  préserver  de  ce  nouveau 
dumping.  L'acceptation,  dernièrement,  par  le  parle- 
ment anglais  du  Saleguarding  of  Industries  Act  a  pour 
but  essentiel  de  lutter  contre  la  concurrence  des  pays 
à  change  déprécié.  La  Suisse,  de  son  côté,  a  apporté 
des  restrictions  aux  importations  ;  malheureusement 
pour  elle  l'étroitesse  de  son  marché  intérieur  la  rendant 
dépendante  de  l'étranger,  des  mesures  de  ce  genre 
l'exposent  à  des  représailles. 

Un  facteur  qui  retardera  le  relèvement  des  changes 
est  l'endettement  de  l'Europe  à  l'égard  des  Etats- 
Unis.  Ceux-ci  ont  prêté,  au  cours  de  la  guerre,  environ 
10  milliards  de  dollars,  dont  le  décompte  s'établit 
comme  suit  pour  les  débiteurs  de  l'oncle  Sam,  en 
négligeant  les  plus  petits  : 


64  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Millions  de  dollars. 

Grande-Bretagne 4257 

France 3048 

Italie 1620 

Belgique      344 

Russie 188 

Tchécoslovaquie 55 

Grèce 43 

Roumanie 25 

Serbie 27 

Total %07 

L'Angleterre  a,  d'autre  part,  des  créances  sur  les 
Alliés  qui  compensent  à  peu  près  sa  dette. 

On  a  caressé  longtemps  l'espoir  que  la  fraternité 
des  armes  sur  les  champs  de  bataille  amènerait,  sinon 
l'annulation  de  ces  dettes,  du  moins  leur  liquidation 
sommaire.  Les  Américains  s'y  refusent,  aussi  le  cours 
du  dollar  plane-t-il  sur  toutes  les  cotes,  fermant  les 
marchés  d'Europe  à  leurs  produits  industriels.  A  quoi 
ont  servi  ces  formidables  emprunts  en  Amérique  ? 
A  payer,  avant  tout,  les  vivres,  les  matières  premières 
et  le  matériel  dont  les  Alliés  avaient  besoin.  Sans  cet 
écoulement  assuré,  les  produits  américains  seraient 
restés  invendus  et  auraient  baissé  de  prix.  Au  contraire, 
la  demande  ayant  toujours  dépassé  l'offre,  les  prix  ont 
triplé  ou  quadruplé  et  ont  imposé  à  l'Europe  des 
conditions  d'existence  très  dures.  Il  n'est  pas  témé- 
raire d'affirmer  que  plus  de  la  moitié  de  ces  50  milliards 
de  francs  suisses  a  été  touchée  comme  prime  par 
l'agriculture  et  le  commerce  américains.  Il  en  est 
résulté  pour  la  grande  république  américaine  un 
accroissement  de  richesse  sans  précédent,  estimé  au 
30°/o  de  la  fortune  globale  du  pays,  qu'on  évalue  à 
250  milliards  de  dollars.  La  marine  marchande  qui 


ASSIGNATS,    PAPIER-MONNAIE,   CHANGE  65 

atteignait  à  peine  2  millions  de  tonneaux  en  1914  en  a 
aujourd'hui  12  V2  millions  et  se  place  immédiatement 
après  celle  de  l'Angleterre.  Pour  la  seule  année  de 
1920,  les  exportations  des  Etats-Unis  en  Europe  ont 
été  de  23  milliards  de  francs  suisses  (5  V2  milliards 
en  1910)  pour  6  milliards  d'importations.  Est-il  rai- 
sonnable de  la  part  des  Américains  de  réclamer  le 
montant  intégral  de  leurs  créances  en  une  monnaie 
qui  fait  une  prime  dépassant  le  cent  pour  cent  ? 
M.  Mac  Kenna,  ex-chancelier  de  l'Echiquier,  disait 
dernièrement  :  «  Il  n'est  pas  du  tout  désirable  de  voir 
l'Angleterre  payée  par  la  France,  l'Italie  et  les  autres 
nations.  Si  la  chose  dépendait  de  moi,  je  différerais 
immédiatement  ces  créances  en  m  occupant  des  dettes 
de  l'Europe  envers  les  Etats-Unis.  Ces  dettes  seront 
payées  en  marchandises  ou  elles  ne  le  seront  pas  du 
tout.  »  Des  concessions  devront  être  faites  par  les 
Américains,  c'est  là  la  première  condition  de  relève- 
ment du  crédit  de  l'Europe  et  partant  des  changes. 
Cependant,  pour  longtemps  encore,  le  franc  suisse 
fera  prime,  car,  au  même  titre  que  le  dollar,  il  est 
devenu  le  standard  des  monnaies.  L'exemple  suivant, 
extrait  d'une  correspondance  de  M.  le  consul  Henry 
Baer  à  la  Nouvelle  Gazette  de  Zurich,  illustre  ce  fait  : 

J'ai  découvert  —  dit-il  —  d'où  provenait  cette  hausse  conti- 
nue du  franc  suisse  à  Buenos- Aires.  Dans  les  nombreuses 
maisons  que  je  visitai  on  me  présenta  des  factures  et  des  offres 
d'Allemagne,  d'Autriche,  de  Belgique,  de  France,  d'Italie,  etc., 
formulées  et  payables  en  francs  suisses.  Pendant  les  trois  mois 
de  mon  séjour,  je  me  suis  aperçu  que  mensuellement  à  Buenos- 
Aires,  seul,  il  se  tirait  des  chèques  sur  la  Suisse  pour  un  mon- 
tant de  10  à  20  millions  de  francs  en  paiement  de  marchandises 
ne  provenant  pas  de  la  Suisse.  J'eus  l'occasion  de  constater 
qu'une  seule  ville  industrielle  allemande  (Pforzheim)  reçoit 

BIBL.  UNIV.  cv  5 


66  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

chaque  mois  plusieurs  millions  de  francs  suisses,  et  qu'une 
grande  maison  allemande  de  la  branche  horlogère  fait  chaque 
mois  des  remises  pour  plus  d'un  million  de  francs  suisses, 
qui  sans  aucun  doute  restent  déposés  en  Suisse,  vu  que  la  dite 
maison  augmente  périodiquement  son  capital-actions  d'autant 
de  millions  de  marcs. 

C'est  bien  là  le  procédé  allemand  ;  placer  le  dispo- 
nible en  Suisse,  à  l'abri  des  risques  et  travailler  avec 
le  capital-marc. 

Puisque  nous  n'avons  pas  en  Suisse  à  attendre  d'une 
action  directe  et  prochaine  de  l'étranger  le  relèvement 
des  devises,  abaissons  la  nôtre,  ce  qui  est  bien  simple  ; 
il  suffirait  pour  cela  d'user  des  mêmes  procédés  que 
nos  voisins,  c'est-à-dire  d'émettre  une  quantité  telle 
de  billets  de  banque  sans  couverture,  que  la  valeur 
d'échange  en   baisserait  considérablement.   Les  nou- 
veaux capitaux  amsi  obtenus  par  la  Banque  Nationale 
rendraient  les  plus  grands  services  à  l'industrie  et  au 
commerce.  Ce  moyen  magique  de  créer  du  capital 
tout  en  résolvant  la  crise  des  changes  devait  sourire 
à  beaucoup,  à  ceux  d'abord  qui  ont  épuisé  leur  crédit 
en  banque,  puis  à  ceux  que  le  change  contrarie  dans 
leurs  exportations,  sans  parler  des  spéculateurs  mal- 
heureux en  devises  étrangères.  Effectivement,  il  n'a  pas 
manqué  de  gens  pour  préconiser   dans    la  presse  ce 
moyen  artificiel  de  créer  de  la  richesse,  mais  jusqu'ici, 
la  Banque  Nationale  et  le  monde  financier  sérieux  y 
ont  fait  opposition.  Ce  que  l'on  voit  dans  la  déprécia- 
tion de  notre  valuta,  c'est  la  possibilité  de  reprendre 
nos  exportations,  sous  la  réserve  toutefois  que  l'étranger 
ne  vienne  y  mettre  le  holà  par  des  interdictions  ou  des 
contingentements,  comme  la  France  en  a  usé  à  notre 
égard.  Mais,  ce  que  l'on  ne  veut  pas  voir,  c'est  le 
renchérissement  de  la  vie  qui  en  serait  la  conséquence 
avec  comme  corollaire  l'élévation  du  coût  de  produc- 


ASSIGNATS,   PAPIER-MONNAIE,   CHANGE  67 

tion,  car  nos  achats  à  l'étranger  de  matières  premières 
et  de  produits  alimentaires  ne  se  feraient  plus  aux 
conditions  avantageuses  que  nous  vaut  la  prime  de 
notre  monnaie,  c'est  la  dépréciation  de  toute  notre 
fortune  mobilière  dès  le  moment  où  le  franc  perd  de 
sa  valeur,  entraînant  avec  elle  la  ruine  de  la  petite 
épargne,  c'est  une  nouvelle  crise  de  hausse  des  prix, 
un  nouveau  trouble  jeté  dans  le  crédit.  Du  reste, 
certaines  monnaies  étrangères,  comme  le  marc,  la 
couronne,  le  rouble,  quoi  qu'on  fasse,  ne  reverront 
jamais  le  pair,  comparativement  au  franc  suisse.  De 
même  que  pour  les  assignats,  une  conversion  de  tout 
ce  papier  en  amènera  la  disparition.  Nous  ne  compren- 
drions l'accroissement  de  notre  papier  que  dans  le  but 
de  constituer  du  disponible  à  l'étranger,  telle,  par 
exemple,  l'opération  qui  consisterait  à  acheter  du  dollar 
aux  bas  cours  pour  rembourser  la  dette  de  360  millions 
que  nous  avons  eu  la  mauvaise  inspiration  de  contracter 
aux  Etats-Unis.  Notre  salut  n'est  que  dans  un  abais- 
sement des  prix.  Tant  que  nous  nous  cristalliserons 
dans  une  situation  où  personne  ne  veut  consentir  à 
faire  des  concessions,  la  reprise  de  nos  exportations 
restera  impossible.  Un  exemple,  seulement,  qui  démon- 
trera l'écart  qui  existe  entre  nos  prix  de  fabrication 
et  ceux  de  l'étranger  :  une  maison  très  importante  de 
la  branche  horlogère  en  Allemagne  cherche  à  recruter 
en  ce  moment  des  ouvriers  en  Suisse  ;  elle  offre  des 
salaires  de  35  à  40  marcs  par  jour  et  garantit  des  prix 
de  pension  de  18  marcs  ;  au  change  de  2,5  cela  repré- 
sente un  gain  journalier  de  1  fr.  et  une  pension  de 
45  centimes. 

L'inflation  fiduciaire  est  un  mal  dont  les  gouverne- 
ments soucieux  de  leur  crédit  doivent  poursuivre  la 
guérison.  Sitôt  qu'ont  disparu  les  circonstances  excep- 
tionnelles qui  ont  amené  une  émission  excessive  de 


68  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

papier,  l'Etat  doit  se  hâter  de  sortir  de  cette  situation 
dangereuse.  On  a  toujours  remarqué  que  les  pays 
soumis  à  ce  régime  sont  beaucoup  plus  sujets  que  les 
autres  à  des  crises  économiques  ;  le  cours  forcé  pro- 
voque la  spéculation,  décourage  les  entreprises  de 
longue  haleine,  maintient  un  état  économique  instable. 
Si  la  chute  sensationnelle  du  marc  donne  à  l'industrie 
allemande  une  activité  que  tous  les  autres  pays  lui 
envient,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  le  crédit  du 
Reich  côtoie  l'abîme.  La  prochaine  échéance  des  ré- 
parations, 500  millions  de  marcs-or  exigibles  le  15  jan- 
vier 1 922  et  1 00  millions  en  février,  jette  dès  mainte- 
nant son  ombre  sur  toute  la  politique  allemande.  Le 
Reich,  pour  payer,  compte  sur  les  industriels,  les  com- 
merçants et  les  financiers  qui  détiennent  les  devises 
étrangères,  mais  ceux-ci  se  dérobent;  c'est  que  la  dette 
flottante  augmente  dans  des  proportions  fantastiques  : 
5643  millions  de  marcs  en  juillet,  12  100  millions  en 
août,  7631  en  septembre,  2,3  millions  dans  la  première 
décade  d'octobre.  Elle  atteint  aujourd'hui  215  milliards 
de  marcs.  Le  D""  Hugendorf,  directeur  des  usines 
Krupp,  écrivait  dernièrement  au  Lokol  Anzeiger  :  «  La 
perte  de  la  Haute-Silésie  et  la  chute  du  marc  ont  rendu 
bien  hypothétique  l'espoir  devoir  l'industrie  allemande 
accorder  des  crédits  de  son  plein  gré  au  gouvernement.» 
(Il  s'agit  de  crédits  réclamés  des  industries  qui  seront 
appelées  à  fournir  du  matériel  pour  le  compte  des 
réparations.) 

Mais  comment  sortira-t-on  du  cours  forcé  ?  Nous 
ne  voyons  pas  parmi  les  belligérants  de  pays  qui  soient 
à  même  de  rembourser  dans  un  délai  quelque  peu  rap- 
proché, leurs  billets  ou  seulement  une  faible  paitic  de 
ceux-ci  ;  partout,  on  se  sent  écrasé  par  des  charges 
financières  effroyables.  La  première  condition  sera  de 
retrouver  un  équilibre  des  finances  publiques  avec  un 


ASSIGNATS,    PAPIER-MONNAIE,    CHANGE  69 

excédent  de  recettes  sur  les  dépenses  permettant 
l'amortissement  graduel  des  dettes.  En  temps  ordinaire, 
le  cours  du  change  est  relevé  par  un  accroissement  des 
exportations  ou  par  la  réalisation  de  nouvelles  créances 
sur  l'étranger,  celle  que  fournit  le  tourisme,  par  exem- 
ple. Produire  beaucoup,  restreindre  les  dépenses  pu- 
bliques, voilà  les  conditions  indispensables  pour  la 
suppression  du  cours  forcé. 

Le  relèvement  des  Etats  affaiblis  financièrement  par 
la  guerre  est  devenu  un  problème  international  ;  la 
solidarité  des  intérêts  entre  pays  est  aujourd'hui  trop 
étroite  pour  que  l'un  quelconque  d'entre  eux  puisse  se 
désintéresser  de  ce  qu'il  advient  aux  autres.  Mais  l'aide 
ne  sera  efficace  qu'à  la  condition  que  des  mesures 
énergiques  d'assainissement  financier  soient  prati- 
quées. Pour  certains  pays,  il  n'y  aura  d'autre  solution 
que  la  conversion,  comme  pour  les  assignats,  avec  tout 
ce  qu'elle  comporte  de  sacrifices.  Il  en  sera  de  même 
pour  beaucoup  de  rentes  intérieures  d'Etat.  Où  faudra- 
t-il  trouver  tous  les  milliards  des  budgets  futurs  ?  On 
les  prélèvera  sur  les  revenus  des  contribuables.  Il  est 
vrai  que  celui  qui  aura  porté  son  billet  de  mille  chez 
le  percepteur  le  verra  reversé  entre  ses  mains  quelque 
temps  plus  tard  par  le  Trésor,  quand  il  touchera  ses 
trimestres  de  rente.  Ne  fera-t-il  pas  la  réflexion  que 
ce  double  mouvement  de  fonds  est  inutile  ?  L'Etat 
ne  manquera  non  plus  de  tenir  le  même  raisonnement. 
Il  dira  au  peuple  :  «  Dispensez-moi  de  payer  vos  rentes 
et  je  vous  dispenserai  de  payer  vos  contributions.  Voici 
un  emprunt  forcé  à  1  ou  2  7o  à  la  souscription  duquel 
la  rente  de  guerre  est  admise.  Je  diminue  ainsi  vos 
rentes,  mais  en  même  temps  vos  impôts  ;  ainsi,  nous 
sommes  quittes.  » 

L.  Jacot-Colin. 


La 

Révolution  vaudoise  de  1845 

Récit  publié  et  annoté  par  Aug.  Reymond. 


SECONDE  PARTIE  ^ 

Le  14  février  au  matin,  je  sortis  de  chez  moi  après 
huit  heures.  Je  vis  bien  de  l'agitation  dans  les  rues. 
Quelques  patriotes  me  dirent  qu'on  s'organisait  pour 
résister  au  Gouvernement.  M.  Jayet,  que  je  rencon- 
trai avec  d'autres  membres  du  Grand  Conseil,  me 
parut  déconcerté  ;  il  me  parla  de  concessions  réci- 
proques et  me  dit  en  terminant  :  «  Tâchez  d'arranger 
cela,  car  tout  est  entre  vos  mains.  » 

Je  me  rendis  à  la  Poste,  où  je  croyais  qu'était  encore 
le  Conseil  d'Etat,  lorsqu'un  huissier  m'avertit  qu'il 
était  au  Château  depuis  environ  les  six  heures  du  matin. 
C'est  là  où  j'appris  l'émigration  nocturne  de  MM.  De 
Miéville  et  Jaquet.  Voyant  qu'on  ne  faisait  rien  si  ce 
n'est  d'attendre  les  événemens,  je  demandai  la  per- 
mission de  me  retirer  un  moment  pour  aller  chez  le 
tailleur  prendre  la  mesure  de  mon  habillement  pour 
la  Diète.  En  allant  et  en  revenant  (c'était  entre  neuf 
et  dix  heures  du  matin,  le  14  février),  je  remarquai 
un  grand  mouvement  par  la  ville,  de  l'agitation  ;  les 

'  Pour  U  première  partie,  voir  la  livraison  de  d^mbre  1921 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  71 

deux  partis  se  rendaient  du  côté  de  Vevey  à  la  ren- 
contre du  bataillon  de  Lavaux,  qui  arrivait,  comme 
pour  le  tenir  sous  leur  puissance  ;  parmi  les  conser- 
vateurs, il  y  avait  plusieurs  professeurs  et  bon  nombre 
d'étudians  :  ils  me  regardaient  avec  des  yeux  qui 
semblaient  vouloir  me  dévorer.  Je  parlai  à  plusieurs 
membres  du  Grand  Conseil  de  la  campagne,  qui  s'en 
retournaient  chez  eux,  incertains  des  événemens  ;  ils 
paraissaient  fort  mécontens  de  la  tournure  que  les 
délibérations  de  la  majorité  du  Grand  Conseil  et  les 
mesures  impolitiques  de  la  majorité  du  Conseil  d'Etat 
imprimaient  aux  affaires.  Je  vis  aussi  quelques  mem- 
bres influens  du  Casino,  qui  étaient  dans  l'attente  des 
masses  qu'ils  avaient  fait  appeler.  En  un  mot,  dans 
cette  tournée  à  la  Haroun-al-Rachid,  je  vis  que  la 
révolution  commençait  à  courir  les  rues  et  que  des 
événemens  graves  se  préparaient,  événemens  qui  au- 
raient été  sanglans  si  les  troupes  eussent  pris  parti 
pour  le  Gouvernement.  Je  remarquai  entr'autres 
qu'à  mesure  que  des  soldats  arrivaient  en  ville  isolé- 
ment ou  par  détachemens,  les  citoyens  (c'est-à-dire  ce 
qu'on  appelle  plus  particulièrement  le  peuple)  les  tra- 
vaillaient et  les  engageaient  à  se  retirer  ou  à  retourner 
chez  eux  déposer  leur  uniforme. 

Rentré  au  Conseil  d'Etat  vers  les  dix  heures  du 
matin,  je  racontai  ce  que  j'avais  vu  et  entendu,  fidèle 
au  parti  que  j'avais  pris  de  ne  rien  laisser  ignorer  au 
Gouvernement  de  ce  qui  se  passait.  Mais  je  remarquai 
qu'on  m'écoutait  avec  défiance,  et  il  me  fut  aisé  de 
m'apercevoir  que  l'on  avait  glosé  sur  mon  compte 
pendant  cette  absence,  aussi  bien  que  lorsque  j'étais 
sorti  pour  un  besoin  pendant  la  nuit  au  Château  et 
lorsque  je  quittai  l'hôtel  de  la  Poste  pour  me  rendre 
chez  moi.  Le  témoignage  de  ma  conscience  me  suffi- 


72  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

sait  pour  m'abriter,  et  il  était  assez  évident  depuis 
quelques  semaines,  surtout  depuis  quelques  jours, 
et  tout  particulièrement  depuis  quelques  heures,  que 
la  majorité  du  Conseil  et  des  Conseils,  ainsi  que  tout 
le  parti  conservateur,  confirmait  de  nouveau  le  pro- 
verbe :  Ceux  que  Dieu  veut  perdre,  il  les  aveugle. 

Vers  dix  heures  et  demie  arrivèrent  M.  le  Prési- 
dent du  Grand  Conseil  (M.  le  colonel  Louis  Frossard, 
de  Vinzel,  qu'on  appelle  M.  de  Saugy,  frère  de  l'an- 
cien conseiller  d'Etat  et  chef  du  parti  conservateur- 
aristocrate),  ainsi  que  vingt  et  quelques  membres  du 
Grand  Conseil  appartenant  en  général  au  côté  libéral- 
radical.  Ces  Messieurs  demandèrent  à  parler  à  M.  le 
Président  du  Conseil  d'Etat  (M.  Ruchet).  M.  Ruchet 
ne  tarda  pas  à  rentrer  et  à  annoncer  que,  vu  l'état 
critique  de  la  situation  et  comme  moyen  de  rétablir 
la  tranquillité  et  la  paix,  ces  Messieurs  proposaient 
ou  demandaient  pour  ainsi  dire  que  le  Conseil  d'Etat 
convoquât  le  Grand  Conseil  pour  le  lendemain 
15  février  à  onze  heures  du  matin  afin  qu'il  pût  aviser 
et,  au  besoin,  modifier  les  instructions  touchant  les 
Jésuites  :  c'était  tout  uniment  ce  que  j'avais  proposé 
la  veille  vers  sept  heures  du  soir,  c'est-à-dire  alors 
qu'il  en  était  encore  temps,  accélérant  la  convocation 
du  Grand  Conseil  de  vingt-quatre  heures  :  c'était  ce 
que  la  majorité,  en  particulier  M.  De  Miéville,  avait 
repoussé  avec  tant  de  dédain.  (J'ai  oublié  de  noter 
plus  haut  que,  dans  la  nuit,  peu  de  temps  avant  de 
demander  avec  tant  de  fièvre  de  quitter  le  Château, 
M.  De  Miéville  disait  :  «  Nous  avons  confiance  dans 
nos  mesures  !  »  Ce  propos  ajouta  naturellement  à  la 
défiance  que  je  nourrissais.) 

Reprenons.  Lorsque  M.  Ruchet  eut  fait  sa  commu- 
nication,  et   déjà   pendant   qu'il   parlait   encore,   une 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE    DE    1845  73 

grande  stupeur  frappa  la  majorité  du  Conseil  d'Etat  : 
enfin  les  écailles  qui  couvraient  les  yeux  se  détachaient 
et  allaient  tomber  ;  le  jour  commençait  à  poindre  ; 
on  entrevoyait  les  premiers  feux  de  l'aurore  ;  la  pierre 
qu'on  avait  rejetée  menaçait  de  devenir  la  principale 
pierre  du  coin.  En  un  mot,  les  événemens  me  don- 
naient raison  et  confirmaient  le  reproche  que  j'adressai 
à  la  majorité  :  celui  de  n'avoir  pas  eu  de  nez  ;  les  hom- 
mes qui  ne  savent  pas  prévoir  les  événemens  lorsqu'il 
y  a  sur  l'horizon  des  signes  si  visibles  ne  sont  pas 
dignes  de  gouverner  les  peuples,  lui  dis-je.  Ce  reproche 
me  fut  arraché  par  l'indignation  que  me  causait  l'in-^ 
jure  à  mon  caractère,  que  renfermait  la  défiance  dont 
j  étais  l  objet  depuis  quelques  jours  et  même  quelques 
semaines,  alors  que  le  parti  doctrinaire-conservateur- 
aristocrate  affectait  de  dire  et  de  répéter  verbalement 
et  dans  son  journal,  le  Courrier  suisse,  que  l'affaire  des 
Jésuites  n'était  qu'un  prétexte  pour  arriver  à  une 
révolution  fédérale.  Ce  cri,  échappé  à  ma  conscience 
oppressée  par  l'attitude  que  les  meneurs  de  la  majorité 
avaient  affecté  de  prendre  pendant  la  nuit,  soit  parce 
qu'ils  se  berçaient  du  triomphe,  soit  pour  imposer  et 
en  imposer,  ce  cri  amer  et  menaçant,  ce  coup  porté 
en  se  relevant  par  celui  qu'on  a  renversé,  était  la  pro- 
duction de  mon  droit  à  reprendre  l'influence  et  le 
pouvoir.  Il  était  évident  que  le  parti  aristocratique  se 
sentait  moralement  vaincu  et  qu'il  avait  le  pressen- 
timent de  sa  chute  imminente  ;  il  était  clair  que  le 
triomphe  prochain  de  la  cause  démocratique  dont 
j  étais  l'âme,  le  défenseur  le  plus  connu,  le  représen- 
tant nécessaire,  allait  me  rendre  maître  de  la  situation. 
Le  reproche  dont  je  parle  fut  adressé  dans  la  discussion 
dont  je  vais  parler,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  peu  plus 
tard. 


74  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

La  discussion  fut  donc  ouverte  sur  la  proposition 
ou  plutôt  la  demande  d'une  fraction  du  Grand  Conseil, 
le  Président  en  tête.  M.  D'Apples,  vice-président 
administrateur  passable,  mais  qui  a  montré  dans  ces 
événemens  une  absence  complète  desprit  politique, 
je  dirai  même  d'intelligence  et  de  tête,  avait  moins  de 
répugnance  contre  cette  proposition  que  la  veille, 
lorsque  je  la  produisis  en  temps  utile,  mais  il  avait 
encore  des  doutes.  Appelé  à  opiner  ensuite,  comme 
le  plus  ancien  membre  en  rang,  je  fis  observer  que  la 
mesure  proposée  aurait  été  bien  plus  opportune  si 
on  l'eût  adoptée  lorsque  je  la  demandai,  la  veille  ; 
alors  les  événemens  étant  moins  avancés,  les  partis 
moins  prononcés,  la  lutte  moins  engagée,  on  pouvait 
raisonnablement  en  attendre  du  succès  parce  que, 
pour  réussir,  les  tentatives  de  conciliation  doivent 
être  faites  lorsqu'on  est  encore  maître  du  terrain, 
ou  tout  au  moins  ferme  sur  ses  jambes  ;  que  mainte- 
nant c'était  bien  tard,  probablement  trop  tard  ;  cepen- 
dant que,  comme  le  Conseil  d'Etat  ne  devait  rien 
négliger  de  ce  qui  pouvait  amener  une  solution  paci- 
fique, je  conseillais  très  fort  d'adopter  la  proposition, 
mais  qu'il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre  ;  que  la 
convocation  du  Grand  Conseil  étant  demandée  par 
le  Président  (dont  je  fis  l'éloge)  et  par  plusieurs  mem- 
bres des  plus  influens,'  le  Conseil  d'Etat  n'avait, 
quoi  qu'il  arrivât,  plus  à  redouter  le  reproche  d'ex- 
poser cette  assemblée  à  des  menaces,  ce  qu'on  appelle 
une  pression  de  la  part  des  masses,  ou  même  des  actes 
de  violence  ;  que  bien  plus,  cette  demande,  qui  avait 
un  caractère  assez  positif  et  catégorique,  ne  permet- 
tait pas  au  Conseil  d'Etat  de  refuser.  (C'est  ici  et  à 
l'occasion  des  défiances  dont  j'étais  l'objet  ainsi  que 
tout  le  parti  démocratique,  que  je  fis  ma  sortie  contre 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE   DE    1845  75 

ceux  qui  avaient  manqué  d'odorat  politique,  ce  sens 
sans  lequel  il  est  impossible  d'être  réellement  un 
homme  d'Etat.) 

M.  Blanchenay  m'appuya.  M.  Boisot  vit  des  diffi- 
cultés. M.  Muret  fit  part  de  ce  que  venait  de  lui 
rapporter  un  membre  du  Grand  Conseil  (probable- 
ment M.  le  receveur  Richard,  d'Orbe,  parent  de  sa 
femme)  :  c'est  que  le  parti  radical  ou  le  Casino  était 
en  désarroi,  que  ce  parti  et  les  membres  du  Grand 
Conseil  de  ce  bord  avaient  réussi  à  circonvenir  M. 
Frossard  (Président  du  Grand  Conseil),  et  que  la 
démarche  était  un  coup  de  désespoir,  une  manière 
de  capituler  pour  pouvoir  se  retirer  avec  armes  et 
bagages.  M.  Muret,  excellent  esprit  du  reste,  homme 
très  clairvoyant  et  fort  logique,  n'affirma  cependant 
pas  trop  ce  qu'il  disait,  parce  qu'avec  toutes  ses  qua- 
lités fort  distinguées,  il  a  souvent,  au  moment  décisif, 
des  accès  de  doute,  d'incertitude  et  d'hésitation,  tout 
comme  il  peut  donner  dans  des  actes  extrêmes  et 
assez  peu  réfléchis  :  tels  que  l'idée  qu'il  avait  eue  et 
passablement  conseillée  au  Château,  pendant  la  nuit, 
savoir  que  le  Conseil  d'Etat  dissout  (sic)  le  Grand 
Conseil,  en  convoquât  un  autre  ou  consultât  le  peuple 
directement  d'une  autre  manière,  mesures  qui  auraient 
été  belles  et  bonnes  si  elles  n'eussent  été  tardives  et 
surtout  fort  inconstitutionnelles  :  cette  violation  fla- 
grante de  la  Constitution  aurait  été  le  moyen  le  plus 
sûr  de  précipiter  le  Conseil  d'Etat,  parce  que  c'est 
au  peuple  (qui  est  souverain,  par  conséquent  au- 
dessus  de  la  Constitution)  et  non  au  Gouvernement 
(qui  n'existe  que  par  la  Constitution,  à  laquelle  il 
doit  demeurer  soumis),  parce  que  c'est  au  souverain, 
dis-je,  et  non  à  ses  serviteurs  qu'il  appartient  de  faire 
des  révolutions.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  nouvelle  rappor- 


76  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tée  par  M.  Muret  était  un  anachronisme,  c'est-à-dire 
vieille  de  quelques  heures.  Vers  six  heures  du  matin, 
les  hommes  qui  avaient  pris  l'initiative  de  la  résis- 
tance et  même  de  la  révolution,  au  Casino,  ne  voyant 
pas  arriver  les  masses  qu'ils  avaient  fait  appeler  dans 
la  nuit  par  estafettes,  étaient  en  effet  dans  une  grande 
inquiétude  à  ce  moment-là,  d'autant  plus  qu'on  annon- 
çait l'arrivée  des  troupes  du  Gouvernement  ;  cepen- 
dant ils  étaient  loin  de  désespérer  et  de  considérer  la 
partie  comme  perdue,  parce  que,  d'un  côté,  les  masses 
n'avaient  réellement  pas  eu  le  temps  d'arriver,  sur- 
tout à  cause  de  la  neige  ;  d'un  autre  côté,  il  était  pos- 
sible et  même  probable  que  les  troupes,  informées  du 
véritable  état  des  choses  et  de  la  question,  ne  tireraient 
pas  sur  le  peuple  et  ne  se  prêteraient  pas  à  des  actes 
de  violence  aristocratiques  ;  après  les  assemblées  popu- 
laires, les  32  000  pétitions  (sic)  et  d'autres  manifes- 
tations publiques,  il  était  même  permis  de  rêver 
que  le  soldat-citoyen  ferait  cause  commune  avec  le 
peuple. 

Or,  au  moment  où  le  Président  et  une  vingtaine 
d'autres  membres  du  Grand  Conseil  faisaient  leur 
démarche  auprès  du  Conseil  d'Etat,  c'est-à-dire  après 
dix  heures  du  matin,  les  hommes  du  mouvement 
anti-gouvernemental  avaient  repris  de  l'espoir  et 
acquis  une  grande  confiance,  car  les  citoyens  arri- 
vaient peu  à  peu  à  Lausanne  ;  la  masse  du  peuple 
(non  pas  des  conservateurs),  à  Lausanne  et  dans  les 
environs,  était  évidemment  pour  la  cause  démocra- 
tique; la  générale,  qui  n'avait  réuni  que  vingt  soldats 
et  quinze  officiers  pendant  la  nuit,  n'amenait,  depuis 
qu'il  faisait  jour,  que  peu  de  soldats  de  Lausanne  et 
du  voisinage  sous  les  armes,  et  ces  soldats,  travaillés 
par   des   groupes   de   citoyens,   se    retiraient    bientôt 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE   DE    1845  77 

OU  se  joignaient  aux  adversaires  du  Gouvernement  ; 
enfin,  le  bataillon  qui  devait  arriver  le  premier  à 
Lausanne  et  probablement  faire  pencher  la  "balance 
était  celui  de  Lavaux,  où  la  Société  patriotique  comptait 
beaucoup  de  partisans,  où  la  population  en  masse 
était  fort  opposée  aux  Jésuites  et  fort  mécontente  du 
préavis  du  Gouvernement,  et  avait  assisté  en  masse 
aux  assemblées  populaires  de  Cully  et  de  Lutry.  II 
était  donc  permis  aux  hommes  du  Casino  de  fonder 
les  plus  belles  espérances  sur  le  bataillon  de  Lavaux 
et  ses  sympathies  démocratiques. 

Le  parti  conservateur  n'ignorait  pas  ces  faits,  et 
d'outrecuidant  qu'il  était  la  veille,  comme  la  majorité 
du  Conseil  d'Etat,  son  organe,  il  était  devenu  pensif, 
circonspect,  incertain,  inquiet,  craintif  ;  il  était  ébranlé, 
démoralisé.  (Ces  faits,  je  ne  les  connaissais  pas  tous 
au  moment  dont  il  s'agit,  je  ne  savais  que  ce  qui  était 
du  domaine  public,  et  ce  que  la  réflexion  ou  l'odorat 
politique  pouvait  faire  deviner.)  .Je  dis  donc  que  la 
nouvelle  reproduite  par  M.  Muret  était  un  anachro- 
nisme, et  je  continue  à  vous  raconter  la  délibération 
que  j'ai  dû  interrompre  par  les  observations  qui  pré- 
cèdent. 

M.  Jaquet,  qui,  comme  membre  du  Département 
militaire,  connaissait,  ainsi  que  M.  De  Miéville,  l'état 
des  affaires  mieux  que  les  autres  membres  du  Conseil, 
savait  mieux  que  M.  Muret  à  quoi  s'en  tenir  sur  la 
disposition  des  troupes.  Il  dit  donc  que  la  mesure 
proposée  était  une  concession,  une  reculade  du  Gou- 
vernement, mais  que  c'était  inévitable,  que  le  moment 
était  venu  de  s'exécuter,  et  qu'il  fallait  le  faire  de  bonne 
grâce.  Il  vota  donc  pour  la  proposition.  M.  De  Mié- 
ville laissa  aller.  M.  Frossard  n'était  pas  disposé  à 
accepter  :  il  s'opposa.  M.  Ruchet  (le  Président  opine 


78  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

le  dernier)  trouva  qu'on  ne  pouvait  pas  se  refuser  à 
ce  qui  était  demandé.  Il  y  eut  donc  une  majorité  pour 
décider  la  convocation  du  Grand  Conseil  au  lende- 
main, 15  février,  à  onze  heures,  mais  comme  on  ne 
put  pas  tomber  d'accord  sur  la  manière  d'énoncer  le 
but  et  le  motif  de  cette  convocation,  on  chargea  M. 
Druey  de  rédiger  un  projet  d'arrêté  de  convocation 
et  de  proclamation  pour  faire  connaître  au  pays  ce 
qui  venait  d'être  décidé,  espérant  qu'on  s'entendrait 
mieux  sur  la  rédaction  une  fois  qu'on  aurait  un  texte. 

Je  me  retirai  immédiatement  pour  projeter  à  la  hâte 
ces  rédactions,  car  il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre. 
Je  n'étais  pas  bien  disposé  :  la  rédaction  se  ressentit 
de  mon  embarras  et  de  la  précipitation.  Appelé  à  déli- 
bérer sur  mes  rédactions  et  les  propositions  qu'elles 
renfermaient,  elles  ne  furent  pas  du  goût  de  la  majorité  ; 
elle  trouva  surtout  la  proclamation  trop  populaire, 
trop  dans  le  sens  du  mouvement.  Je  fis  observer  que 
lorsqu'on  se  décide  à  céder  au  vœu  public,  il  faut  le 
faire  largement  et  s'énoncer  de  manière  qu'on  voie 
bien  que  le  Gouvernement  est  entré  dans  l'esprit  des 
masses  ;  autrement  ces  concessions  mal  comprises 
manquent  leur  but. 

Pendant  qu'on  délibérait,  je  reçus  un  billet  portant 
que  les  troupes  commençaient  à  fraterniser  avec  le 
peuple.  (On  entendait  en  effet  des  acclamations  dans 
un  ou  deux  bataillons  auxquels  on  venait  de  remettre 
le  drapeau,  mais  on  ne  pouvait  discerner  dans  quel 
sens.)  Aussitôt  je  lus  ce  billet  au  Conseil  d'Etat,  en 
faisant  observer  que  je  continuais  à  ne  lui  rien  cacher 
de  ce  que  je  pouvais  savoir,  quoique,  dans  la  nuit, 
on  eût  laissé  percer  des  doutes  qui  ne  m'avaient  pas 
échappé.  Là-dessus,  M.  Frossard,  qui,  deux  ou  trois 
jours  auparavant,  avait  dit  qu'il  y  avait   de    1  exagé- 


LA    RÉVOLUTION    VAUDOISE    DE    1845  79 

ration  de  part  et  d'autre  (ce  qui,  comme  de  raison, 
étonna  et  scandalisa  fort  MM.  Jaquet  et  De  Miéville, 
qui  se  défendirent),  M.  Frossard,  se  promenant  dans 
la  salle  avec  une  certaine  agitation,  dit  :  «  Mais  je  ne 
crains  pas  cela  ;  les  soldats  sont  des  citoyens,  ils  sont 
du  peuple  ;  pourquoi  ne  fraterniseraient-ils  pas  avec 
le  peuple?  Pourquoi  nous  (les  conseillers  d'Etat)  ne 
nous  mêlerions-nous  pas  au  peuple  et  ne  fraternise- 
rions-nous pas  avec  lui?  Moi,  je  ne  crains  pas  de  me 
jeter  au  milieu  du  peuple  et  de  fraterniser  avec  les 
citoyens.  »  Sur  cela,  je  fis  observer  que  j'étais  de  son 
avis,  que  je  n'avais  pas  entendu  faire  un  reproche 
aux  troupes,  mais  seulement  faire  connaître  un  fait. 

Un  autre  membre  dit  :  «  Mais  il  faudrait  pourtant 
avoir  quelque  chose  d'officiel,  un  rapport  de  M.  le 
colonel  Bontems,  commandant  des  troupes,  pour 
savoir  à  quoi  s'en  tenir.  »  Le  Département  militaire 
sortit  pour  faire  appeler  et  entendre  M.  Bontems. 
Le  Département  rentra  presque  aussitôt,  M.  le  com- 
mandant étant  venu  de  son  propre  mouvement  faire 
rapport  qu'on  ne  pouvait  effectivement  plus  compter 
sur  la  troupe. 

Un  instant  après,  je  reçus  de  la  part  de  M.  Dela- 
rageaz.  Président  de  la  Société  patriotique  et  de  l'As- 
semblée populaire  qui  s'était  formée  sur  la  place  de  la 
Riponne,  un  message  verbal  porté  par  M.  Stoudmann, 
de  Préverenges,  par  lequel  on  m'annonçait  que  le 
peuple  m'attendait  sur  la  place  publique.  Je  rentrai 
aussitôt  et  donnai  connaissance  de  ce  message  au 
Conseil  d'Etat.  M.  Blanchenay,  qui  était  sorti  un  ins- 
tant, revint  et  confirma  la  chose.  Alors  je  demandai 
au  Conseil  :  «  Avez-vous,  Messieurs,  la  moindre  objec- 
tion à  ce  que  je  descende?  »  (Je  serais  descendu  sans 
leur  permission,  mais  je  voulus  ménager  leur  position.) 


80  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

On  me  répondit  :  «  Aucune,  au  contraire.  »  Je  repris  : 
«  Oui,  mais  que  faut-il  que  j'annonce  au  peuple? 
Le  Conseil  d'Etat  adopte-t-il  le  projet  d'arrêté  de 
convocation  et  la  proclamation  que  j'ai  rédigés?  » 
La  réponse  pressant,  on  fit  un  tour  rapide  de  délibé- 
ration, moi  restant  debout  au  milieu  de  la  chambre, 
mon  chapeau  et  mon  bâton  à  la  main,  attendant  la 
réponse.  M.  D'Apples  dit  qu'il  avait  voté  l'appel  des 
troupes  dans  l'espoir  qu'elles  appuieraient  le  gouver- 
nement appelé  à  maintenir  l'ordre  de  choses  ;  qu'il 
ne  pouvait  adopter  une  proclamation  qui  renfermait 
au  fond  l'aveu  que  le  Gouvernement  avait  manqué  ; 
qu'il  préférait  se  retirer  ;  qu'en  conséquence,  il  don- 
nait sa  démission.  Quelques  autres  membres  s'écriè- 
rent :  «  Moi  aussi!  '  avant  que  leur  tour  de  délibérer 
fût  venu.  Je  dis  que  puisque  le  Conseil  abdiquait,  je 
donnais  aussi  ma  démission  (au  fond,  ayant  marché 
avec  la  volonté  populaire,  je  n'avais  pas  de  raison  de 
me  retirer,  mais  je  ne  pouvais  pas  rester  seul  dans  le 
Gouvernement  ;  je  devais  donc  aussi  me  soumettre 
à  l'épreuve  de  la  réélection).  M.  Boisot  fut  celui  qui 
eut  le  plus  de  peine  à  se  démettre.  Le  Conseil  d'Etat 
abdiqua  donc  en  masse,  mais  en  déclarant  qu'il 
demeurait  en  fonctions  jusqu'à  la  réunion  du  Grand 
Conseil,  le  lendemain  15,  à  onze  heures. 

Cela  étant  fait,  je  demandai  si  je  pouvais  annoncer 
cette  abdication  au  peuple  (car  le  Conseil  d'Etat  pou- 
vait se  réserver  de  l'annoncer  lui-même  par  une  pro- 
clamation). M.  le  Président  me  répondit  qu'il  n'y 
voyait  aucun  obstacle,  puisque  c'était  un  fait  accompli. 

Mes  collègues,  M.  Ruchet  entre  autres,  ont  vu  de 
l'ironie  dans  les  autorisations  que  je  leur  ai  demandées 
de  me  rendre  à  l'assemblée  du  peuple  et  d'annoncer 
l'abdication  du  Conseil.  M.  Ruchet  est  allé  jusqu'à 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE    DE    1845  81 

dire  que  c'était  une  preuve  que  je  suis  méchant  et 
que  j'ai  mauvais  cœur.  Il  n'y  avait  aucune  ironie  dans 
mon  intention  ;  bien  au  contraire,  le  désir  de  respecter 
les  convenances  et  de  ménager  des  collègues  q\ii  ve- 
naient d'être  si  cruellement  désabusés  ;  mais  je  con- 
viens qu'il  y  avait  de  l'ironie  dans  les  choses,  et  que 
mes  collègues,  frappés  du  reproche  que  je  venais  de 
leur  faire  d'avoir  manqué  de  nez,  ont  pu  me  prêter 
des  intentions  blessantes,  vengeresses  peut-être,  car 
ils  pouvaient  se  souvenir  d'une  foule  de  torts  qu'ils 
avaient  eus  à  mon  égard  depuis  plusieurs  années. 
Mais,  d'un  côté,  je  n'ai  pas  la  mémoire  vindicative 
et,  de  l'autre,  j'avais  tout  autre  chose  à  penser,  en  face 
de  la  responsabilité  immense  dont  j'allais  me  charger 
pour  répondre  à  l'appel  de  mes  concitoyens.  Je  n'avais 
pas  la  moindre  envie  de  m'y  refuser,  tant  cet  appel 
coulait  de  source  comme  la  conséquence  logique  de 
tout  mon  passé,  tant  je  me  sentais  dans  ma  situation 
naturelle  ;  mais  si  j'eusse  eu  le  moindre  scrupule, 
il  aurait  bientôt  été  surmonté  par  la  considération 
que,  dans  l'état  où  se  trouvait  le  pays,  il  était  indis- 
pensable qu'un  homme  mspirant  confiance  au  peuple 
par  ses  lumières,  son  habitude  des  affaires,  et  surtout 
son  caractère,  fût  à  la  tête  du  mouvement  pour  le 
diriger.  C'était  le  seul  moyen  de  rallier  les  esprits, 
de  les  calmer  ;  à  ce  défaut,  il  pouvait  surgir  des  con- 
flits, peut-être  la  guerre  civile.  Dieu  m  ayant  préparé 
à  ce  qui  était  à  faire  par  la  trempe  de  mon  esprit  et 
de  mon  caractère,  par  mes  études,  mes  luttes  politiques, 
mes  épreuves,  toute  ma  carrière,  j'aurais  manqué  à 
mon  devoir,  commis  une  sorte  de  péché  contre  le 
Saint-Esprit  en  n'acceptant  pas  le  fardeau  qui  m'était 
imposé. 

Mais,  je  le  répète,  je  n'ai  pas  eu  la  moindre  pensée 

BIBL.   UNIV.   CV  6 


82  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

de  refuser,  tant  je  me  trouvais  dans  mon  élément, 
tant  ce  qui  [se]  passait  me  paraissait  naturel  et  provi- 
dentiel ;  tout  comme  je  n'ai  pas  hésité  un  instant  sur 
ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  amener  l'affaire  à  bien, 
c'est-à-dire  pour  faire  accoucher  les   événemens,  tant 
la  marche  à  suivre  me  semblait  tracée  par  la  nature 
même  de  la  chose.  De  là  cette  aisance,  ce  calme,  cette 
présence  d'esprit,  cette  sûreté  et  ce  tact  dont  j'ai  fait 
preuve   dans   la   conduite   de   cette   grande   affaire    : 
tout  cela  ne  m'a  rien  coûté,  parce  que  cela  naissait 
tout  aussi   naturellement  que  l'herbe  qui   pousse  ou 
que  le  fruit  de  l'arbre  qui  noue.  Car  l'esprit  a  sa  logi- 
que, c'est-à-dire  ses  lois,  tout  aussi  bien  que  la  nature  ; 
tout  de  même  qu'un  grain  germe,  croît  et  se  développe 
aussitôt  qu'il  est  semé,  de  même,  dans  le  domaine  de 
l'esprit,   un   principe   produit   ses  conséquences,   une 
fois  qu'il  est  posé  ;  de  telle  sorte  que  les  événemens 
marchent  d'eux-mêmes  avec  un  ensemble,  une  consé- 
quence,   un   à-propos,    une   opportunité,    une   liaison 
étonnantes,  admirables,  une  fois  que  le  fait  primordial 
est  accompli  :  c'est  au  point  qu'on  dirait  qu'il  y  a  com- 
binaison, entente,  conspiration  ;  eh  bien  non,  il  n'y  a 
que  l'eau  qui  coule  des  rochers  une  fois  que  la  glace 
est  fondue.  Ainsi  tout  ce  qu'on  m'a  prêté  de  prépa- 
rations lointaines,  de  calcul    profond,   d'habile   com- 
binaison, d'adroites  menées,  de  direction  savante  des 
faits,  qui  devaient  amener  l'eau  à  mon  moulin,  tout 
cela  n'a  pas  l'ombre  de  réalité  ;  cela  n'a  existence  que 
dans  la  tête  de  ces  faiseurs  qui  se  figurent  qu'il  est 
donné  à  l'homme  de  pétrir  et  mouler  le  monde  à  sa 
volonté  ;   pour   faire  tout   ce   qu'on   m'a  attribué,   il 
aurait  fallu  une  tête  plus  forte  et  plus  souple  à  la  fois 
que  celles  de  César,  de  Leibnitz  et  de  Napoléon  prises 
ensemble.  Non,  je  n'ai  rien  préparé,  rien  combiné  : 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE   DE    1845  83 

je  n'ai  fait  que  suivre  l'impulsion  de  mon  esprit,  qui 
m'a  poussé  à  semer  des  idées  et  des  principes  qui  ont 
germé,  poussé,  grandi  et  porté  leurs  fruits  d'eux- 
mêmes  ;  j'ai  eu  des  yeux  pour  voir,  des  oreilles  pour 
entendre,  et  surtout  un  nez  pour  sentir  ;  j  ai  vu  les 
signes  du  temps,  je  les  ai  compris,  j'ai  deviné  et  j'ai 
été  comme  me  poussait  mon  esprit,  j'ai  marché  avec 
les  événemens,  tout  en  suivant  la  direction  de  ma  con- 
science et  les  lois  de  ma  nature  physique  et  morale,  parce 
que  ma  nature,  mon  esprit,  ma  conscience  étaient  iden- 
tifiés avec  des  événemens  qui  sortaient  des  idées 
semées  et  des  principes  que  j'avais  répandus,  propa- 
gés. Molière  aurait  dit  qu'il  ne  faisait  que  reprendre 
son  bien  ;  une  mère  qu'elle  allaitait  son  enfant.  En 
un  mot,  tout  ceci  n'est  qu'une  genèse,  un  engendre- 
ment  des  choses  sortant  de  leur  sein.  Oh!  vive  la 
logique!  Gloire  aux  lois  éternelles  de  l'esprit,  qui  ne 
sont  autre  chose  que  la  loi  de  Dieu. 

Passez-moi  ces  réflexions,  qui  ont  comme  fait  vio- 
lence à  ma  plume,  tant  elles  se  présentaient  à  leur 
place.  Reprenons  la  suite  des  événements. 

Remarquez  que  je  ne  me  suis  laissé  placer  à  la  tête 
des  masses,  et  que  je  n'ai  pris  une  part  active  au 
mouvement  populaire  qu'après  que  le  Conseil  d'Etat 
eut  abdiqué  en  masse,  que,  par  conséquent,  il  n'y  avait 
plus  de  gouvernement,  même  provisoire,  pour  vingt- 
quatre  heures  (puisque  le  Conseil  d'Etat  avait  perdu 
toute  autorité),  et  que  j'étais  rentré  dans  la  classe  des 
simples  citoyens. 

Je  dois  faire  remarquer  que  quelques  personnes 
fort  haut  huppées  avaient  complètement  perdu  la 
tête,  et  que  d'autres  étaient  incertaines  sur  ce  qui 
était  à  faire  ;  d'autres,  enfin,  n'allaient  pas  au-delà 
de  quelques  mesures  timides.  Je  me  dis,  au  contraire  : 


84  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

«  Quand  on  fait  tant  qu'une  révolution,  il  faut  la  faire 
bien  et  à  fond,  pour  n'y  pas  revenir  de  si  tôt.  »  Je  me 
souvins  de  ce  que  j'avais  pensé  le  18  décembre  1830 
des  actes  incomplets,  timides,  manques,  de  ceux 
qui  étaient  à  la  tête  de  la  révolution  d'alors.  Aussi 
n'hésitai-je  pas  à  proposer  des  mesures  qui  fissent 
nettement  prévaloir  la  volonté  du  peuple  sur  l'affaire 
des  Jésuites,  qui  ne  permissent  pas  de  revenir  en  arrière, 
et  qui,  en  mettant  décidément  de  côté  un  Gouverne- 
ment qui  s'était  montré  incapable  et  dangereux,  obli- 
geassent le  nouveau  Grand  Conseil  à  revoir  la  Consti- 
tution. Vous  verrez  ces  mesures  plus  bas. 

Le  Conseil  d'Etat  ayant  abdiqué,  je  sortis  de  la 
salle  et  me  rendis  à  l'assemblée  populaire.  En  passant 
sur  la  cour  du  Château,  je  vis  un  peloton  de  militaires 
formés  en  carré,  tenant  le  drapeau,  et  obéissant  aux 
ordres  de  M.  le  colonel  Bontems.  Me  plaçant  au 
milieu  du  carré,  je  me  découvre  et  annonçai  à  haute 
voix  que  le  Conseil  d'Etat  avait  donné  sa  démisison 
en  masse.  Là-dessus,  M.  Bontems  dit  :  «  Il  ne  reste 
qu'à  déchirer  le  drapeau.  »  Moi,  je  criai  :  «  Vive  la 
souveraineté  du  peuple  !  »  La  troupe  ne  répondit 
rien,  parce  qu'elle  était  composée  de  la  crème  de  nos 
jeunes  conservateurs-aristocrates,  ce  que  j'appelle  la 
noblesse  plébéienne  à  cause  de  son  origine  toute  rotu- 
rière ;  c'étaient  probablement  les  mêmes  qui  étaient 
sjr  la  Riponne  la  nuit  précédente.  Je  suis  loin  de  leur 
en  faire  un  reproche,  car  leur  devoir  était  bien  de 
répondre  à  l'appel  de  leur  Gouvernement,  c'est-à-dire 
de  la  coterie  qui  les  représentait  et  qui  s'était  emparée 
du  pouvoir  pendant  que  le  peuple  sommeillait  ;  ils 
ont  d'autant  mieux  fait  qu'on  a  pu  voir  clairement 
que  ce  Gouvernement  (la  majorité,  bien  entendu)  qui 
se  croyait  si  fort,  n'était  que  celui  d'une  faible  minorité 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE    DE    1845  85 

de  Messieurs,  à  savoir  de  prêtres,  de  mômiers,  de 
pédans,  d'agioteurs,  de  serviles,  d'ambitieux,  de  misti- 
flets,  d'impertinens  et  d'égoïstes  de  toutes  les  caté- 
gories. Une  seule  voix,  sortie  d'un  tout  petit  groupe 
de  citoyens  dans  le  voisinage,  répondit  à  mon  appel. 
Continuant  mon  chemin,  je  passai  sous  la  tour 
St-Maire  et  descendis  le  Chemin-Neuf  pour  me  rendre 
sur  la  Riponne,  où  je  croyais  le  peuple  assemblé. 
Mais  à  peine  eus-je  dépassé  la  porte  que  j'aperçus  les 
masses  qui,  s'étant  ébranlées  dans  leur  impatience, 
montaient  au  Château  en  colonne  serrée  et  au  pas  de 
charge.  Diable!  C'était  temps,  me  disais-je  ;  la  majo- 
rité doctrinaire  l'a  échappé  belle!  Aussitôt  je  mis 
mon  chapeau  sur  mon  bâton,  que  je  levai  en  l'air, 
faisant  signe  à  la  colonne  et  à  ses  chefs,  qui  étaient  en 
tête,  de  s'arrêter,  et  leur  criant  que  j'avais  une  commu- 
nication de  la  plus  haute  importance  à  leur  faire. 
Arrivé  à  la  tête  de  la  colonne,  je  trouvai  MM.  Dela- 
rageaz,  J.-L.-B.  Leresche^,  Eytel^et  d'autres  chefs  du 
mouvement.  On  se  serra  la  main,  on  fit  arrêter  la 
colonne,  et  je  leur  annonçai  que  le  Conseil  d'Etat 
avait  abdiqué  en  masse,  tout  en  convoquant  le  Grand 
Conseil  pour  demain,    15  février,  à  onze  heures  du 

^  Jean-Louis-Benjamin  Leresche  (1800-1857),  consacré  au  ministère  en  1825, 
fut  précepteur  en  Russie  jusqu'en  1830.  De  retour  au  pays,  il  vécut  en  donnant 
des  leçons  de  français.  En  1842,  il  entra  dans  les  bureaux  du  Conseil  d'Etat. 
Après  la  révolution,  il  exerça  pendant  quelques  semaines  les  fonctions  de  secré- 
taire du  Gouvernement  provisoire  II  fut  ensuite  attaché  à  la  chancellerie  d'Etat 
comme  secrétaire-rédacteur.  En  1847,  il  fut  nommé  maître  de  français  à  l'Ecole 
normale,  poste  qu'il  occupa  jusqu'à  sa  mort-  On  lui  doit  entre  autres  une  biogra- 
phie détaillée  de  Druey,  qui  parut  à  Lausanne  en  1857.  Il  avait,  en  politique,  des 
idées  très  avancées. 

'  Eytel  (1817-1873)  était  avocat  et  l'un  des  membres  les  plus  actifs  et  les  plus 
éloquents  du  parti  démocratique.  II  a  fait  partie  du  Conseil  d  Etat  du  29  janvier 
1862  au  14  février  1863.  Député  au  Conseil  national,  il  fut  un  ardent  adversaire 
du  projet  de  Constitution  fédérale  qui  fut  rejeté  le  12  mai  1872. 


86  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

matin,  et  en  restant  provisoirement  en  fonctions 
jusqu'alors.  Ah  bah!  Ce  n'est  pas  possible!  On  s'atten- 
dait à  quelque  concession,  mais  bien  moindre.  Enfin, 
il  fallut  bien  me  croire  sur  parole.  '*  Mais,  citoyens, 
leur  dis-je,  il  importe  de  détourner  les  masses  du 
Château,  afin  d'éviter  quelque  malheur,  car  je  ne  vou- 
drais pas,  pour  tout  au  monde,  que,  dans  leur  colère, 
quelques  individus  échauffés  maltraitassent  ou  seule- 
ment insultassent  les  membres  du  Conseil  d'Etat  qui 
vient  de  se  retirer,  tout  comme  il  ne  faut  pas  exposer 
le  Château  à  des  dévastations  matérielles  qui  se  com- 
mettent avec  tant  d'entraînement.  Il  faut  donc  diriger 
les  masses  sur  Mont  Benon,  où  d'ailleurs  il  conviendra 
de  se  former  en  assemblée  pour  prendre  sur-le-champ 
des  mesures  importantes.  —  C'est  précisément  ce  que 
nous  nous  proposions  de  faire,  me  répondirent  les 
chefs.  —  Eh  bien  ,  ajoutai-je,  nous  conférerons,  che- 
min faisant,  de  ce  qui  sera  à  faire,  car  il  faudra  nommer 
un  Gouvernement  provisoire,  afin  que  l'ancien  n'esca- 
mote pas  la  révolution  comme  en  1830  ;  il  faudra 
aussi  faire  retirer  le  Grand  Conseil  après  qu'il  aura 
changé  les  instructions  et  fait  droit  aux  demandes  des 
32  000  pétitionnaires  ;  il  faut  aussi  décréter  le  chan- 
gement de  la  Constitution.  Enfin,  nous  causerons  de 
tout  cela,  ainsi  que  de  la  composition  du  Gouverne- 
ment provisoire  ;  peut-être  y  aura-t-il  encore  d'autres 
mesures  à  prendre.  " 

La  colonne  se  mit  de  nouveau  en  mouvement,  moi 
en  tête,  mêlé  aux  chefs.  Lorsque  nous  fûmes  arrivés 
près  de  la  cour  du  Château,  tous  ceux  qui  étaient  en 
tête  de  la  colonne  se  rangèrent  en  ligne,  dans  la  neige, 
de  manière  à  couper  le  chemin  qui  conduit  au  Châ- 
teau, et  faisant  tous  nos  efforts  pour  engager  la  colonne 
à   continuer   sa    marche   en   bas   la   Cité  :    c'était  ce 


LA   RÉVOLUTION    VAUDOISE   DE    1845  87 

dont  nous  étions  convenus  pour  préserver  les  personnes 
des  ex-conseillers  d'Etat  et  le  Château.  Cela  réussit 
un  moment  ;  mais  lorsqu'arriva  la  partie  de  la  colonne 
qui  n'avait  pas  bien  entendu  ce  qui  s'était  passé  ni 
compris  ce  que  l'on  voulait  faire,  la  colonne  ne  voulait 
plus  continuer  sa  marche  en  bas  la  Cité  ;  elle  allait 
forcer  le  passage  vers  le  Château  lorsqu'on  eut  l'heu- 
reuse idée  de  crier  :  «  Allez  délivrer  le  journaliste 
Luquiens  (éditeur  du  Grelot),  qui  est  enfermé  dans 
les  prisons  de  l'Hospice^  »(L'Hospice  est  à  laMercerie, 
à  l'extrémité  de  la  rue  de  la  Cité,  et  ainsi  sur  le  chemin 
qu  on  désirait  faire  suivre  aux  masses  pour  les  con- 
duire sur  Mont  Benon  ^.)  Ce  conseil  fut  accueilli  avec 
tout  l'empressement  qu'on  désirait,  et  dès  lors  il 
n'y  [eutl  plus  rien  à  craindre  pour  le  Château  et  les 
personnes  qu  il  renfermait.  D'où  j  étais  placé,  je  vis 
fort  bien  défiler  la  colonne.  Elle  se  composait,  en 
général,  de  citoyens  armés  de  carabines,  de  fusils, 
de  sabres,  de  pistolets,  de  bâtons  et  d'autres  instru- 

^  Dans  les  n"^  6  et  7  (l""  mars  et  K"' avril  I M'!)  du  journal  satirique  le  Grelot, 
Jean-Pierre  Luquiens  avait  publié  des  articles  c'ont  il  prenait  la  responsabilité. 
Dans  le  premier,  on  accusait  le  colonel  Folt7,  directeur  de  l'Arsena'  de  Morges, 
'  d  emplover  les  ouvriers  de  1  !■  tat  pour  son  usage  particulier  ",  et  dans  le  second 
on  accusait  M.  Félix  Marcel,  comrnandant  du  3*^  arrondissen  ent  militaire,  de  faire 
des  passe-droits.  Sur  plainte  portée  par  les  intéressés,  le  tribunal  criminel  de  Lau- 
sanne, jugeant  que  l'enquête  et  les  débats  n'avaient  pas  prouvé  le  bien-fondé  de 
ces  accusations,  condamna  Luquiens  le  30  août  à  trois  mois  d'emprisonnement, 
à  100  fr.  d  amende  et  au:>  dépens.  Luquiens  devait  paver  en  outre  400  fr.  de  dom- 
mages-intérêts à  M.  Foitz  et  ''2  fr.  35  à  M.  Marcel.  Le  tribunal  de  cassation  con- 
firma ce  jugement  le  13  septembre  et  condamna  en  outre  le  recourant  à  80  fr. 
d  amende  et  aux  frais.  Luquiens  s'était  constitué  prisonnier  le  1^''  octobre.  Sa 
peine  devait  donc  expirer  le  31  décembre.  Mais  une  nouvelle  plainte  en  diffamation 
fut  portée  contre  lui  par  M.  Verrey,  président  du  Tribunal,  auquel  il  avait  reproché 
un  déni  de  justice.  A  la  suite  de  cette  plainte,  Luquiens  fut  condamné,  le  29  no- 
vembre, à  trois  nouveaux  mois  d'emprisonnement.  C'est  pourquoi  il  était  encore 
en  prison  le  14  février  1843. 

C  était  le  bâtiment  où  est  installé  actuellement  le  G)llège  scientifique. 


88  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mens  ;  il  y  avait  plusieurs  des  soldats  qui  avaient  passé 
du  côté  du  peuple  ;  enfin  d'autres  personnes  sans 
armes.  La  masse  se  composait  en  majeure  partie  de 
citoyens  résidant  à  Lausanne  (la  plupart  agriculteurs, 
vignerons  et  ouvriers),  de  citoyens  des  districts  de 
Lavaux,  de  Cossonay,  de  Morges  et  des  contrées  envi- 
ronnant le  chef-lieu  ;  il  y  [en]  avait  cependant  plu- 
sieurs de  contrées  plus  éloignées. 

Arrivée  devant  l'Hospice  cantonal,  où  se  trouve  la 
prison  centrale  destinée  aux  détenus  politiques,  en 
attendant  que  les  arrangemens  à  Chillon  soient 
(fussent  0  terminés,  la  foule  fit  délivrer  Luquiens, 
éditeur  du  Grelot,  en  prison  pour  des  articles  contre 
MM.  Foltz,  Marcel  et  Verrey,  directeur  des  débats. 
Elle  le  plaça  en  tête  de  la  colonne  et,  bientôt  après, 
quelques  jeunes  gens  vigoureux  le  portant  sur  leurs 
épaules,  il  fut  conduit  en  triomphe  par  la  ville  :  avec 
sa  longue  barbe  noire  et  sa  forte  corpulence,  on  aurait 
dit  le  vieux  Silène. 

La  colonne  se  grossit  considérablement  dans  son 
trajet  par  la  ville,  soit  de  citoyens  demeurant  à  Lau- 
sanne, soit  de  citoyens  arrivant  du  reste  du  canton. 

Ayant  laissé  défiler  la  colonne  près  du  Château,  je 
ne  la  rejoignis  que  lorsqu'elle  déboucha  du  Grand- 
Pont,  ayant  fait  le  trajet  de  la  Cité  à  St-François  avec 
M.  le  ministre  J.-L.-B.  Leresche,  excellent  citoyen, 
quoique  les  sacrificateurs,  les  docteurs  de  la  loi,  les 
scribes  et  les  pharisiens  de  nos  jours  l'aient  en  horreur, 
et  que  beaucoup  de  gens  acceptent  sur  la  foi  du  curé 
la  réputation  que  le  parti  clérico-aristocratico-doctri- 
naire  lui  a  faite  en  haine  de  son  indépendance  et  de 
son  activité  pour  la  cause  démocratique.  Nous  étions 
en  compagnie  de  plusieurs  autres  citoyens  et  confé- 

*  La  parenthèse  est  de  Druey. 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  89 

rions  sur  ce  qui  serait  à  faire  sur  Mont  Benon.  Joignant 
la  colonne  au  débouché  du  Grand  Pont  (le  pont 
Pichard,  qui  avait  déjà  servi  au  trajet  d'une  colonne 
démocratique  se  rendant  à  l'assemblée  populaire  de 
Lutry,  huit  à  quinze  jours  auparavant),  nous  nous 
plaçâmes  en  tête  avec  les  autres  chefs  du  mouvement. 
Nous  continuâmes  de  conférer. 

Arrivée  sur  Mont  Benon,  la  colonne  se  groupa 
autour  d'un  arbre  auquel  on  avait  appuyé  une  assez 
mauvaise  échelle.  Continuant  la  conférence  au  pied 
de  l'échelle,  les  chefs  et  moi  convinrent  de  proposer 
à  l'assemblée  les  quatre  mesures  indiquées  plus  haut, 
au  commencement  de  la  page  88  ^,  en  ajoutant  que  le 
gouvernement  provisoire,  qui  exerçait  toutes  les  attri- 
butions du  Conseil  d'Etat,  recevait,  de  plus,  des  pleins" 
pouvoirs  extraordinaires  pour  décider  tout  ce  que  des 
circonstances  imprévues  pourraient  commander  pendant 
le  temps  pour  lequel  il  est  établi  :  c'était,  en  d'autres 
termes,  la  dictature,  et  je  conviens  volontiers  que  cette 
proposition  est  de  mon  crû  aussi  bien  que  les  autres  ; 
seulement  le  Gouvernement  Provisoire  est  de  l'inven- 
tion de  tous  les  chefs.  On  ajouta  aussi  quelque  chose 
sur  les  lettres  de  crédit  de  la  députation,  le  Gouver- 
nement Provisoire  devant  les  lui  délivrer  au  cas  où 
le  Grand  Conseil  ne  voudrait  ou  ne  pourrait  pas  le 
faire.  Enfin,  on  convint  du  personnel  à  proposer 
pour  composer  le  Gouvernement  Provisoire.  Je  me 
fis  sans  façon  placer  en  tête  et  déclarer  Président  : 
il  faut  savoir  prendre  sa  place. 

Ces  points  convenus,  M.  Delarageaz,  président  de 
1  assemblée,  monta  sur  l'échelle  et  annonça  au  peuple 
que  le  citoyen  Druey  allait  exposer  au  peuple  ce  qui 
s'était  passé  et  lui  faire  les  propositions  arrêtées  par 

^  Du  manuscrit.  Paee  86,  plus  haut. 


90  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

les  membres  du  comité  de  la  société  patriotique  et 
d'autres  citoyens.  Alors  je  montai  sur  l'échelle.  Je  vis 
autour  de  moi  un  rond  immense  rempli  de  têtes  telle- 
ment serrées  que  j'aurais  pu  monter  dessus.  Je  cal- 
culai approximativement  que  l'assemblée  pouvait 
compter  six  à  sept  mille  citoyens.  Je  fus  accueilli  par 
de  vives  acclamations.  Racontant  brièvement  les  évé- 
nemens  qui  venaient  de  s'accomplir,  je  m'écriai  dans 
la  joie  qui  me  transportait  :  «  C'est  aujourd'hui  le 
plus  beau  jour  de  ma  vie,  car  je  vois  triompher  et 
se  réaliser  les  principes  de  souveraineté  du  peuple 
que  j'ai  sans  cesse  soutenus  dans  le  Gouvernement, 
et  que  j'ai  propagés  par  la  presse  depuis  dix  ans.  » 

Mon  récit  terminé,  j'exposai  les  propositions  que 
l'on  avait  décidé  de  soumettre  à  l'assemblée.  J'en 
improvisai  immédiatement  la  rédaction  sous  forme  de 
résolution  souveraine,  et  elles  furent  toutes  acceptées 
les  unes  après  les  autres  à  l'unanimité,  par  acclama- 
tion. 

Après  cela,  je  dis  à  l'assemblée  :  <'  Quoique  nous 
soyons  le  peuple  souverain,  nous  n'avons  ici  ni  table, 
ni  chaise,  ni  papier,  ni  plume,  ni  encre,  rien  pour 
écrire.  D'ailleurs  il  neige.  Voulez-vous  confier  à  votre 
Gouvernement  Provisoire  le  soin  de  rédiger  vos  réso- 
lutions dans  les  termes  où  je  les  ai  prononcées,  en  les 
accompagnant  d'une  proclamation  qui  annonce  au 
pays  la  grande  victoire  que  vient  de  remporter  le 
peuple  vaudois?  >  La  réponse  fut  :  «  Oui,  oui,  faites 
tout  ce  que  vous  voudrez,  nous  avons  pleine  confiance 
en  vous.  »  Cela  fut  prononcé  avec  des  acclamations 

frénétiques. 

Henri  Druey. 
(La  suite  prochainement.) 


Mon  assurance  contre  les  accidents. 


Il  y  a  quelques  années,  je  fus  honoré  de  la  visite 
d'un  jeune  homme  qui  paraissait  s'intéresser  prodi- 
gieusement à  ma  personne.  Lorsqu  il  s'annonça  chez 
moi,  je  lui  fis  dire  qu'à  mon  grand  regret  je  ne  pou- 
vais le  recevoir,  ayant  un  ouvrage  pressant  à  terminer 
ce  jour-là.  Mais  il  insista,  faisant  valoir  que  depuis 
deux  jours,  il  s'était  déjà  présenté  quatre  fois  à  mon 
domicile,  sans  m'y  trouver,  qu'il  avait  à  traiter  avec 
moi  une  affaire  de  la  plus  haute  importance  et  qu'il 
ne  me  demandait  qu'une  minute...  une  minute  à 
peine,   je   vous   assure! 

Ma  femme  me  confirma  son  premier  dire.  Le 
jeune  monsieur  avait  en  effet  demandé  plusieurs 
fois  à  me  voir,  la  veille  et  lavant-veille  ;  elle  avait 
seulement  oublié  de  m'en  informer. 

Que  voulait-il  ?  Elle  ne  le  savait  pas  ;  elle  le  lui 
avait  bien  demandé,  mais  il  avait  répondu  avec  poli- 
tesse et  fermeté  qu'il  devait  parler  à  monsieur  l'écri- 
vain en  personne. 

—  Mon  Dieu  !  si  ce  monsieur  te  promet  d'être 
bref  et  de  repartir  vraiment  dans  dix  minutes,  qu'il 
vienne  !  Dix  minutes,  pas  une  de  plus,  dis-le  lui, 
entends-tu  ?  Il  faut  absolument  que  j'achève  ce 
manuscrit  et  que  je  le  mette  à  la  poste  aujourd'hui. 
Je  l'ai  promis  et  je  n'ai  plus  un  instant  à  perdre. 


92  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Le  jeune  homme  fit  son  entrée.  II  portait  un  com- 
plet veston  gris  de  confection,  assez  élégant,  et  un 
col  droit  à  la  dernière  mode,  si  haut  que  je  crus  d'abord 
que  mon  visiteur  s'était  récemment  rompu  le  cou  et 
devait  le  tenir  dans  une  gouttière  de  plâtre.  Avec 
cela  des  souliers  j aune-canari,  des  chaussettes  d  un 
vert  élégiaque,  une  cravate  de  même  nuance  et  une 
imposante  serviette  de  cuir  havane  à  fermoir  nic- 
kelé. Un  coup  d'œil  sur  ses  mains  me  fit  voir  une  demi- 
douzaine  de  bagues  ornées  de  grosses  pierres  en 
simili.  Les  ongles  étaient  soignés  avec  ostentation. 
Dans  le  visage,  je  comptai  le  nombre  normal  d'yeux, 
auxquels  un  lorgnon  étincelant  donnait  une  appa- 
rence de  vie,  deux  oreilles,  un  nez  dépourvu  de  tout 
caractère  et  une  bouche  à  peine  ombragée  d'une 
moustache  taillée  à  l'anglaise.  Une  poche  du  veston 
laissait  coquettement  sortir  à  demi  une  paire  de  gants 
gris  souris,  que  je  me  figurai  difficilement  aux  mains 
susmentionnées. 

En  entrant,  le  jeune  homme  avait  fait  la  révé- 
rence à  la  façon  d'un  membre  de  l'Union  chrétienne 
des  jeunes  gens  après  son  premier  cours  de  danse, 
puis  il  avait  posé  sa  serviette  sur  la  table  et  s  était 
avancé  vers  moi  la  main  tendue,  comme  un  vieux 
camarade. 

—  Enchanté  de  faire  votre  connaissance,  affirma- 
t-il  ;  mon  nom  est  Mayer,  Jules  Mayer,  par  A-Y. 
Heureux  de  vous  trouver  en  bonne  santé  et  de  bonne 
humeur,  du  moins  je  le  souhaite.  Je  désirais  vivement 
vous  voir,  et  je  me  suis  déjà  présenté  plusieurs  fois 
chez  vous  sans  avoir  le  bonheur  de  vous  y  trouver, 
car  vous  étiez  toujours  sorti.  Mais  je  n'ai  pu  me 
résoudre  à  quitter  la  localité  sans  être  venu  au  moins 
vous  présenter  mes  hommages.  J'ai  lu  tous  vos  écrits 


MON   ASSURANCE   CONTRE   LES  ACCIDENTS  93 

avec  ravissement  et  j'espère  en  lire  bientôt  de  nou- 
veaux, car  dans  mes  fréquents  voyages,  quand  je  ne 
trouve  personne  à  qui  parler,  il  faut  pourtant  tuer 
le  temps  avec  quelque  chose  ;  tous  les  journaux  sont 
ennuyeux  et  ne  peuvent  fournir  à  l'homme  cultivé 
qu  une  distraction  passagère,  tandis  qu'un  bon  livre, 
lu  en  chemin  de  fer,  est  souvent  devenu  mon  ami 
pour  la  vie,  surtout  lorsqu'il  contient  quelque  chose 
d'amusant,  savez- vous,  quelque  chose  pour  rire, 
comme  la  plupart  des  vôtres.  En  quelque  situation 
qu'on  se  trouve,  on  ne  saurait  trop  faire  pour  cul- 
tiver son  intelligence,  et  lorsque  j'ai  lu  un  livre  inté- 
ressant, un  livre  qui  a  puissamment  excité  mon 
esprit,  je  n'ai  de  cesse  que  je  ne  me  sois  trouvé  face 
à  face  avec  son  auteur  pour  le  remercier,  par  une  poi- 
gnée de  mains  personnelle,  des  jouissances  et  de 
1  enrichissement  intellectuels  que  le  livre  m'a  pro- 
curés. Je  suis  infiniment  heureux  de  constater  que 
vous  êtes  bien  portant,  mais  comme  vous  sortez 
beaucoup,  si  l'on  considère  la  multiplicité  et  la  com- 
plication croissante  des  moyens  de  transport,  on 
peut  dire  que  la  santé  de  l'homme  le  plus  robuste 
et  le  plus  joyeux  de  vivre  est  constamment  menacée, 
à  vrai  dire  moins  par  les  maladies  dites  infectieuses 
que  par  les  dangers  qui  guettent  l'homme  moderne 
à  chaque  coin  de  rue  sous  forme  d'accidents  que  nul 
ne  peut  se  flatter  de  toujours  éviter,  quelque  pru- 
dent qu'il  soit.  J'ai  vu  des  enfants  jouer  autour  de 
la  maison  ;  ce  sont  les  vôtres  ?  Vous  avez  apparem- 
ment aussi  une  épouse,  et  le  chien  noir  que  j 'ai  aperçu, 
c'est  un  airedale  -  terrier,  n'est-ce  pas,  est  aussi  à 
vous  ?  C'est  donc  un  devoir  d'honneur  et  de  cons- 
cience pour  chacun,  et  à  plus  forte  raison  pour  un 
père  de  famille  à  plusieurs  têtes,  de  se  précautionner 


94  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

contre  les  éventualités  d'accidents  de  tout  genre  par 
le  moyen  commode  et  peu  coûteux  de  l'assurance, 
surtout  quand  on  porte  comme  vous  un  vêtement 
de  sport,  d'où  l'on  peut  supposer,  sans  être  doué 
d'une  perspicacité  extraordinaire  que  vous  faites  de 
la  bicyclette  ou  même  de  la  moto,  ou  qu'à  vos  moments 
perdus  vous  êtes  alpiniste  ou  peut-être  aviateur.  Les 
primes  sont  ridiculement  faibles.  Si  par  exemple 
vous  vous  assurez  contre  les  accidents  pour  une  somme 
de  vingt  mille  francs  en  cas  de  décès  ou  d'invalidité 
totale,  cela  ne  vous  coûtera  que  cent  cinquante  misé- 
rables francs  par  année,  une  somme  dérisoire,  n'est- 
ce  pas  ?  et  en  outre,  la  Compagnie  d'assurance  que 
j'ai  l'honneur  de  représenter  et  qui,  soit  dît  en  pas- 
sant, défie  toute  concurrence  par  sa  façon  coulante 
de  liquider  les  sinistres  —  nous  ne  faisons  jamais 
de  procès  —  et  ses  conditions  extrêmement  favo- 
rables aux  assurés,  la  Compagnie  vous  versera,  cha- 
que fois  que  vous  aurez  la  chance  de  subir  un  acci- 
dent, vingt  francs  comptant  par  jour,  un  joli  denier  ! 
et,  de  plus,  tous  les  frais  de  traitement.  Je  croirais 
faire  injure  à  votre  intelligence  et  à  votre  perspica- 
cité bien  connues,  si  je  n'admettais  que  vous  avez 
saisi  d'emblée  les  avantages  de  mon  offre  et  que  vous 
en  ferez  usage  dans  la  plus  large  mesure.  Je  prends 
donc  la  liberté  de  vous  soumettre  une  police  établie 
dans  le  sens  de  mes  propositions,  pour  votre  sécu- 
rité, votre  profit  et  ceux  de  votre  famille  au  cas  d'un 
accident  toujours  possible,  dont  Dieu  veuille  vous 
préserver.  Et  monsieur  le  pasteur  du  village,  quoi- 
que bien  moins  exposé  que  vous  aux  risques  d'acci- 
dent, a  également  conclu  une  police  ce  matin  même, 
ce  qui  est  certainement  tout  à  son  avantage,  car  pour 
peu  que  le  gaillard  ait  de  la  veine  et  qu'il  subisse 


MON   ASSURANCE   CONTRE   LES   ACCIDENTS  95 

chaque  année  un  petit  accident,  l'assurance  lui  pro- 
curera un  joli  petit  revenu  accessoire,  ce  qui  n  est 
point  à  dédaigner,  vu  les  conditions  de  traitement 
des  ministres  de  la  religion  et  l'abondance  ordinaire 
de  leur  progéniture. 

Tandis  que  sa  bouche  travaillait  ainsi,  ne  me  lais- 
sant aucune  possibilité  d'interrompre  d'un  geste  et 
encore  moins  d'un  mot  le  jet  continu  de  son  discours, 
les  mains  de  mon  visiteur  ne  restaient  pas  oisives  et 
avaient  couvert  ma  grande  table  de  prospectus  et  de 
formulaires  multicolores,  tirés  des  profondeurs  inson- 
dables de  sa  serviette  de  cuir,  tant  et  si  bien  que  tout 
commençait  à  danser  devant  mes  yeux  et  dans  ma 
tête. 

Lorsque  le  jeune  homme  me  quitta,  au  bout  de 
trois  quarts  d'heure  environ,  on  me  releva  évanoui 
et  assuré  contre  les  accidents  pour  vingt  mille  francs. 
On  me  porta  dans  mon  lit  ;  j'eus  trois  semaines  de 
fièvre  chaude  et  c'est  grâce  aux  soins  dévoués  de  ma 
femme  que  peu  à  peu  je  redevins  un  homme  normal 
et  fus  quitte  pour  cette  fois  de  l'internement  imminent 
dans  une  maison  de  santé  perpétuelle  pour  gens  ner- 
veux. 

Toutefois  je  demeurais  un  peu  faible  de  la  tête  et 
des  jambes  et  lorsque  je  fis  ma  première  promenade 
en  liberté,  je  me  foulai  le  pied  juste  au  moment  oii 
je  rentrais  à  la  maison  après  m  être  arrêté  un  moment, 
guère  plus  de  huit  heures,  au  café  où  j'ai  mes  habi- 
tudes. Je  m'étais  buté  à  une  pierre  qui  s'était  insi- 
dieusement placée  un  peu  à  l  écart  du  droit  chemin 
et  que  je  n'avais  point  aperçue,  bien  qu'elle  fût  inondée 
des  rayons  d'un  phare  de  cinq  bougies  de  l'éclairage 
public  communal,  lequel,  comme  chacun  sait,  a  fait 
naguère    l'objet    d'un    décret    fameux    de    l'autorité 


96  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

locale  de  police,  disant  que  la  nuit  commence  lorsque 
les  réverbères  sont  allumés. 

Bref,  je  m'étais  heureusement  tordu  le  pied,  et  me 
rappelant  fort  à  propos  le  contrat  d'assurance  conclu, 
dont  la  première  prime  avait  été  perçue  par  rem- 
boursement durant  ma  maladie,  je  pris  sans  retard 
toutes  les  mesures  que  le  mode  d'emploi  imprimé 
au  dos  de  la  police  indiquait  comme  absolument 
indispensable  en  pareil  cas.  Je  fis  donc  appeler  tout 
de  suite  un  médecin  qui  m'examina  et  dut  faire  une 
déclaration  sous  serment  devant  le  notaire  de  mon 
village.  Au  surplus  il  me  prescrivit  des  compresses 
d'eau  de  Goulard  pour  le  pied,  et  d'eau  fraîche  pour 
la  tête. 

Le  notaire,  de  son  côté,  ne  manqua  pas  de  trans- 
mettre à  ma  compagnie  d'assurance,  sous  pli  recom- 
mandé, toutes  les  pièces  nécessaires,  Jsavoir  :  mon 
acte  de  naissance,  une  copie  légalisée  de  mon  livret 
de  famille,  un  certificat  de  bonnes  mœurs  avec  extrait 
du  casier  judiciaire,  délivré  par  l'autorité  de  police 
de  mon  domicile,  une  attestation  légalisée  de  l'iden- 
tité du  sinistré  avec  la  personne  assurée  contre  les 
accidents  et  le  bulletin  de  vaccination  de  ma  grand- 
mère,  trépassée  dans  le  Seigneur  en  l'an  1881. 

Sur  quoi  je  fus  invité  à  faire  tenir  à  la  compagnie 
une  relation  écrite  des  circonstances  dans  lesquelles 
s'était  produit  l'accident.  Ce  que  je  fis,  car  dans  l'in- 
tervalle les  compresses  sur  la  tête  étaient  devenues 
superflues,  tandis  que  celles  d'eau  de  Goulard  conti- 
nuaient à  humecter  mon  lit  selon  l'ordonnance  du 
médecin. 

Quinze  jours  après,  j'étais  entièrement  guéri  et, 
avec  certificats  médicaux  et  actes  notariés  à  l'appui. 


MON    ASSURANCE   CONTRE   LES   ACCIDENTS  97 

j'annonçai  mon  complet  rétablissement  à  la  compa- 
gnie, en  la  priant  de  me  faire  parvenir  par  retour  du 
courrier  le  montant  des  notes  du  médecin  et  du  notaire, 
ainsi  que  l'indemnité  qui  m'était  due.  J'avais  été  dix 
jours  au  lit  ;  j'avais  donc  droit  à  deux  cents  francs 
d'indemnité,  somme  dont  j'avais  grand  besoin  pour 
boucher  quelques  trous. 

Au  lieu  d'argent,  je  reçus  la  visite  d'un  inspec- 
teur de  la  compagnie  d'assurance,  lequel  me  déclara 
que  celle-ci  ne  pouvait  donner  suite  à  ma  demande, 
attendu  qu'il  y  avait  eu  faute  de  ma  part.  J'en  mani- 
festai de  l'étonnement.  L'inspecteur,  nullement  étonné, 
me  démontra  :  primo  que  je  n'aurais  pas  eu  besoin 
de  faire  la  sortie,  cause  de  l'accident,  car  il  ne  pou- 
vait y  avoir  pour  moi  aucune  raison  majeure  d'aller 
au  café  ;  secundo  que  mon  séjour  au  café  s'était  pro- 
longé au  delà  des  limites  raisonnables,  savoir  huit 
heures  pleines,  chose  que  ma  jambe  n'avait  pas  sup- 
portée puisqu'il  eût  fallu  au  contraire  la  maintenir 
constamment  en  forme  par  l'exercice  de  la  marche  ; 
tertio  qu'en  rentrant  à  la  maison  je  n'avais  pas  suivi 
le  droit  chemin,  le  plus  court  et  le  moins  périlleux, 
mais,  selon  mon  propre  aveu,  le  bord  de  la  route, 
où  s'était  trouvée  ma  pierre  d'achoppement,  et  que 
ce  parcours  ne  pouvait  pas  être  considéré  comme  fai- 
sant partie  de  la  voie  publique.  Par  pure  condes- 
cendance, pour  faire  honneur  à  sa  tradition  de  soli- 
dité et  de  procédés  coulants  envers  les  assurés,  la 
compagnie  était  cependant  disposée  à  payer  mes 
frais  de  traitement,  mais  pas  un  centime  de  plus. 
Comme  je  me  récriais,  il  ajouta  que  pour  aller  jus- 
qu'à l'extrême  limite  des  concessions,  la  compagnie 
consentirait  à  me  payer  en  outre  la  somme  de  cin- 

BIBL.   UNIV.  CV  7 


98  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

quante  francs,  cela  à  titre  exceptionnel,  sans  pré- 
judice de  droit  et,  encore  une  fois,  par  pure  condes- 
cendance. 

Malheureusement,  j'étais  à  ce  moment  d'humeur 
peu  accommodante,  de  sorte  que  l'inspecteur  quitta 
mon  logis  à  une  allure  précipitée,  avant  que  notre 
entretien  eût  abouti  à  une  entente. 

Ma  décision  était  prise  ;  je  me  voyais  lésé  dans 
mes  droits  les  plus  sacrés,  en  regard  de  la  loi  et  de  ma 
police  d'assurance  ;  j'appelai  donc  la  compagnie  en 
justice.  Je  confiai  ma  cause  aux  mains  expérimentées 
de  l'avocat  Laemmergeier,  mon  ancien  camarade 
d'école,  que  je  savais  assez  totalement  dépourvu  de 
toute  espèce  de  délicatesse  et  d'intelligence  pour  avoir 
pleine  confiance  en  ses  qualités  de  parfait  juris- 
consulte. 

L'action  fut  introduite  et  les  débats  eurent  lieu. 
L'audience  me  procura  une  vive  jouissance  d  ordre 
esthétique.  Mon  avocat  traita  la  compagnie  d  assu- 
rance de  ramassis  de  bandits  sans  scrupules,  qui, 
dans  l'intérêt  de  la  sécurité  publique,  aurait  depuis 
longtemps  dû  être  dispersée  et  dont  les  membres  dis- 
joints feraient  bonne  figure  au  pénitencier.  L'avocat 
de  la  compagnie  riposta  que  le  client  de  M®  Laem- 
mergeier était  un  ivrogne  notoire,  un  simulateur 
raffiné,  un  repris  de  justice  qui  mériterait  propre- 
ment d'être  pendu  si  notre  sensiblerie  humanitaire 
en  matière  juridique  n'avait  pas  aboli  définitivement 
la  potence,  moyen  aussi  expéditif  qu'avantageux  de 
débarrasser  la  société  des  scélérats  endurcis.  A  quoi 
mon  avocat  répliqua  que  la  compagnie  d'assurance, 
représentée  par  son  distingué  confrère  M^  Ploetscher, 
était  une  société  anonyme  pour  la  concentration  de 
la  vilenie  et  de  la  perversité  humaines,  sur  laquelle 


MON    ASSURANCE   CONTRE   LES  ACCIDENTS  99 

s'appesantiraient  bientôt  la  vindicte  publique  et^  la 
rigueur  des  lois.  Mais,  dans  sa  duplique,  M^  Ploet- 
scher  avoua  qu'au  cours  de  sa  longue  carrière  et  dans 
toute  l'histoire  du  droit  criminel  il  n'avait  encore 
jamais  rencontré  d'individu  moralement  plus  dégue- 
nillé que  le  client  de  son  honorable  contradicteur 
et  qu'au  nom  de  la  justice  divine  et  humaine  il  con- 
cluait, avec  dépens,  au  rejet  des  conclusions  de  cet 
être  abject,  qu'on  devait  à  juste  titre  qualifier  de 
quintessence  du  crime  et  de  la  dépravation. 

Lorsque  MM.  les  avocats  eurent  ainsi  exercé 
leur  esprit  et  épuisé  un  vocabulaire  plus  pittoresque 
et  varié  que  celui  dont  usèrent  jadis  Rinaldo  Rinal- 
dini  et  Schinderhannes,  d'édifiante  mémoire,  le  tri- 
bunal prononça,  au  bout  de  trois  ans  à  peine,  que  la 
compagnie  d'assurance  était  déboutée  sur  toute  la 
ligne  de  ses  conclusions  libératoires  et  condamnée 
à  me  payer  immédiatement  les  deux  cents  francs 
demandés,  avec  intérêt  au  cinq  pour  cent  dès  l'ou- 
verture de  l'action. 

Je  me  réjouis  énormément  de  cette  sentence,  que 
je  fêtai  en  compagnie  de  mon  avocat,  et  je  recom- 
mençai à  prendre  confiance  en  la  justice  des  hommes. 
Ce  soir-là,  je  rentrai  un  peu  gai  à  la  maison,  et  je  m'y 
livrai  à  de  telles  démonstrations  de  joie  que  ma  femme 
crut  devoir  tempérer  mon  exubérance  en  m 'admi- 
nistrant à  l'extérieur  un  plein  seau  d'eau  fraîche,  ce 
qui  m'engagea  à  me  mettre  promptement  au  lit. 

Le  lendemain,  je  reçus  la  note  de  mon  avocat 
pour  ses  honoraires,  impenses  et  vacations  dans 
mon  procès.  Elle  s'élevait  à  250  francs.  Le  tribunal 
m'avait  alloué  en  tout  231  francs  et  10  centimes. 
Ainsi,  non  seulement  il  ne  me  restait  pas  un  rouge 
liard  de  mon  indemnité,  mais  j'aurais  le  plaisir  de 


100  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

payer  à  mon  avocat  18  francs  et  90  centimes  par- 
dessus le  marché.  Et  cela  tout  de  suite,  avant  même 
que  j'eusse  reçu  de  la  compagnie  d'assurance  la  somme 
qui  me  revenait.  Il  me  semblait  du  moins  que  mon 
avocat  pouvait  attendre  jusque-là,  mais  il  me  sem- 
blait mal  :  il  n'attendit  pas  et  me  mit  en  poursuite 
juste  trois  jours  après  m'avoir  envoyé  sa  note.  Je 
payai. 

Et,  sur  la  base  de  l'article  X®  du  contrat  d'assu- 
rance, je  fus  rayé  de  la  liste  des  personnes  assurées 
contre  les  accidents. 

Pourquoi  ?  je  ne  l'appris  que  plus  tard.  La  com- 
pagnie d'assurance  se  réserve  le  droit  d'expulser  qui- 
conque lui  a  payé  ponctuellement  ses  primes  durant 
des  années,  mais  représente  néanmoins  pour  elle  un 
risque  trop  grand.  Or,  par  risque  trop  grand,  ma  com- 
pagnie comprenait  tout  procès  perdu. 

Et  voilà  pourquoi  je  ne  suis  plus  assuré  contre  les 
accidents.  Soit  dit  entre  nous,  cela  ne  me  chagrine 
pas  outre  mesure,  car  je  crois  être  encore  en  état  de 
supporter  quelques  accidents,  mais  non  une  assurance 
avec  son  cortège  de  formalités  et  d'avocats. 

C.-A.  LoosLi. 

{Traduit  de  Tallemand  par  Marly.) 


*^Hè***«*****-********# 


Lettre  de  Pari 


ans. 


Le  centenaire  de  Molière  et  le  centenaire  de  Flaubert.  —  Molière  et  les  enfants. 
—  Flaubert  et  les  «  officiels  ».  —  La  vie  douloureuse  et  digne  de  l'auteur  de 
Salammbô.  —  La  cérémonie  du  Jardin  du  Luxembourg. 

La  France  honore  présentement  la  mémoire  de  deux  grands 
hommes  qui  ne  furent  ni  d'heureux  capitaines  ni  d'adroits 
politiques,  qui  furent  seulement  des  écrivains  :  bientôt  nous 
fêterons  Molière  ;  hier,  fut  inauguré  un  buste  de  Flaubert 
parmi  les  arbres  nus  et  sous  le;  brumes  hivernales  du  Jardin 
du  Luxembourg. 

Un  conseiller  municipal  de  Paris  voudrait  que  les  enfants 
de  nos  écoles  fussent  conduits,  le  15  janvier  prochain, 
dans  la  rue  Saint-Honoré  où  naquit,  il  y  a  trois  cents  ans, 
le  poète  comique  français  et  que  fût  «  gravée  dans  leurs 
yeux  son  image  vivante  ».  Ce  conseiller  municipal  est  un 
homme  fort  bien  intentionné  ;  mais  il  vaudra  mieux  laisser  ce 
jour-là  les  enfants  à  leurs  jeux.  Attendons  pour  leur  faire 
admirer  Molière  qu'ils  puissent  le  comprendre.  Qu'ils  lisent  le 
Misanthrope  et  V Etourdi  ;  peu  à  peu,  ils  y  prendront  plaisir 
et,  plus  tard,  ils  découvriront  les  beautés  et  l'esprit  de  ces 
œuvres.  Molière  n'est  pas  pour  les  enfants.  Ne  leur  cachons 
point  qu'il  fut  le  meilleur  de  nos  auteurs  satiriques  et  qu'il 
sut  justement  railler  les  travers  humains  ;  toutefois  ne  leur 
imposons  pas  de  l'admirer.  Molière,  ce  n'est  ni  le  catéchisme 
ni  la  Bible.  Seuls  ceux  qui  ont  déjà  beaucoup  vu  et  beaucoup 
souri  peuvent  apprécier  ses  écrits. 

Flaubert,  qui  fut  un  réprouvé,  est  maintenant  «  une  gloire 
nationale  ».  M.  Edmond  Haraucourt  et  M.  Paul  Bourget  en 
ont  témoigné  hier  en  des  discours  loyaux.  Le  ministre  de 
l'Instruction  publique  représentait  l'Etat  à  cette  cérémonie. 


102  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

Avouons  que,  malgré  la  présence  d'un  ministre,  la  fête  fut 
sans  éclat.  Mais  qui  aime  Flaubert  estimera  qu'il  en  était  mieux 
ainsi.  Et  d'abord  on  sait  que  M.  Léon  Bérard,  dont  l'un  des 
titres  est  celui-ci  :  «  Grand  maître  de  l'Université  »,  «  fait 
des  réserves  »  —  comme  on  dit  en  style  parlementaire  — 
quant  au  mérite  qu'on  accorde  maintenant  au  célèbre  roman- 
cier. Tout  cela  est  équitable.  M.  Léon  Bérard  est  un  Béar- 
nais qui  réussit  dans  la  politique  grâce  à  une  humeur  prompte 
et  légère.  Il  est  plein  de  talent  :  on  le  reconnaît  à  l'envl.  C'est 
l'éloge  même  qu'on  ne  saurait  faire  de  Flaubert.  Flaubert 
n'avait  pas  de  talent,  si  le  talent  est  de  savoir  improviser  sur 
toutes  choses.  Flaubert  prenait  au  sérieux  et  la  littérature  et 
les  idées.  Il  aurait  pu,  comme  d'autres,  publier  plusieurs  ou- 
vrages chaque  année  :  sa  Correspondance  montre  que  sa  fécon- 
dité était  au  moins  égale  à  celle  des  auteurs  les  plus  prolifi- 
ques. Ce  n'était  pas  seulement  le  souci  de  son  style  qui  l'o- 
bligeait à  travailler  lentement  ;  c'était  la  préparation  de  cha- 
cune de  ses  œuvres  qui  exigeait  de  longs  mois  et  même  des 
années  de  labeur  préalable.  Pour  écrire  La  Tentation  de  saint 
Antoine  et  Salammbô,  il  lut  des  centaines  d'ouvrages  et  les 
compara  entre  eux.  L'exemple  qu'il  nous  donne  à  tous  est 
donc  d'abord  celui  d'une  pure  conscience  littéraire. 

M.  Paul  Bourget  a  jugé  que  le  style  de  Flaubert  est  beau 
et  pur.  Dans  un  des  volumes  des  Contemporains,  on  retrouve 
une  étude  sur  Flaubert,  de  Jules  Lemaître,  qui  rend  encore 
un  plus  fidèle  hommage  à  ce  maître  incomparable.  Car  Flau- 
bert s'interdit  la  rhétorique  comme  un  péché.  Il  dédaigna 
le  brillant  et  le  facile.  Sa  vie  fut  douloureuse  et  digne  ;  il 
voulut  qu'elle  fût  ainsi  par  respect  et  par  amour  des  lettres. 

Il  est  juste  en  somme  que  Gustave  Flaubert  ait  vu  célébrer 
son  centenaire  avec  une  sorte  de  discrétion.  On  lui  a  épargné 
les  pompes  ridicules.  La  cérémonie  du  Luxembourg  n'a  rien 
eu  de  commun  avec  le  Comice  agricole  qu'il  décrivit  dans 
Madame  Bovary.  Les  «  officiels  «  se  tinrent  cols  et  montrè- 
rent, par  leur  «  réserve  »,  qu'il  y  a  loin  d'eux  à  lui. 

Il  est  probable,  du  reste,  que  Flaubert  ne  sera  jamais  un 
auteur  vraiment  populaire.  Il  sera  proclamé  maître  de  notre 


CHRONIQUE   ITALIENNE  103 

littérature  et  des  pages  de  Salammbô  trouveront  leur  place 
dans  les  anthologies  scolaires.  Mais  pas  plus  que  La  Bruyère 
ou  Racine,  il  ne  sera  sincèrement  goûté  par  la  masse  des  lec- 
teurs. Victor  Hugo  et  Edmond  Rostand  —  je  les  nomme 
ensemble,  mais  je  ne  les  compare  point  —  peuvent  plaire  à 
tout  le  monde.  Flaubert,  non.  Il  faut  avoir  connu  soi-même 
le  plaisir  torturant  de  1'  «  écriture  »  et  avoir  considéré  la  vie 
autrement  que  comme  un  spectacle  plaisant,  pour  apprécier 
la  richesse,  la  rareté,  la  solidité  de  l'œuvre  qu'il  nous  laisse. 
Aussi  bien,  l'un  de  nos  plus  populaires  écrivains,  La 
Fontaine,  n'est-il  pas  universellement  admiré  pour  autre 
chose  que  ce  qui  est  admirable  en  son  œuvre  ?  La  littérature 
—  la  vraie  —  n'est  pas  faite  pour  tous  ceux  qui  savent  lire. 

Jean  Lefranc. 


Chronique  italienne. 


Giovanni  Papini  et  sa  conversion  religieuse.  —  Le  catholicisme  et  les  courants 
littéraires  et  intellectuels  de  I  après-guerre.  —  Papini  et  Giuliotti.  —  Que  la 
vie  est  médiocre  !  —  Le  Nocturne  de  D  Annunzio.  —  Les  lettres  d'un  com- 
battant et  le  récit  d'un  martyr.  —  Stella  Mattutina  de  Ada  Negri  . 

Ils  sont  bien  nombreux  les  événements  littéraires  de  1921, 
qui  ne  figurera  point  parmi  les  années  de  maigre  récolte. 
Pourtant,  c'est  VHistoire  du  Christ,  de  Papini  (Vallecchi, 
éditeur,  Florence)  qui  a  eu  le  plus  vaste  écho  en  dehors  du 
monde  lettré.  Le  livre  a  été  attendu,  lu,  commenté  :  et  l'on 
parle  de  soixante  mille  exemplaires  écoulés  depuis  le  mois 
d'avril.  Dans  la  puissance  de  l'âge  —  touchant  à  sa  quaran- 
taine —  Papini  vient  donc  d'atteindre  le  grand  public  que 
trois  revues  lancées  et  dirigées  avec  éclat,  douze  volumes  de 
poésie  et  de  prose,  de  création  et  de  critique,  de  combat  et 
de  destruction,  vingt  ans  d'une  activité  débordante,  orageuse, 
contradictoire,  d'une  œuvre  touffue,  inégale,  amère  et  violente 
n'avaient  point  secoué.  Le  grand  public  en  sait  tout  juste  ce 
qu'il  faut  pour  se  dire  :  «  Voilà  le  retour  de  l'enfant  prodigue!  » 


104  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

Papini  a,  en  effet,  goûté  à  toutes  les  sciences,  aux  philosophie» 
les  plus  lointaines  et  les  plus  diverses  :  il  a  été  chercher  en 
Amérique  et  dans  l'Extrême-Orient,  par  tous  les  chemins,  au 
prix  des  aventures  idéales,  en  apparence  les  plus  saugrenues» 
la  certitude  et  la  paix  qu'il  savoure  maintenant  dans  la  lec- 
ture de  VEvangile.  Aussi  des  questions  intempestives  ont-elles 
été  posées  par  les  esprits  curieux,  un  peu  à  la  volée,  au  point 
de  troubler  la  joie  sincère  des  âmes  pieuses  :  "  Pourra-t-il 
jamais  s'arrêter?  N'est-il  pas  nomade  par  tempérament, 
volage  par  vocation  comme  un  don  Juan  des  beautés  méta- 
physiques ?  A-t-il  vraiment  précisé  sa  position  confessionnelle  ?  » 
Il  est  beaucoup  plus  équitable  et  prudent  d'attendre  :  le 
nouveau  Papini  veut  dater  de  1921  et  les  livres  qu'il  annonce 
vont  nous  fixer  beaucoup  plus  que  celui-ci,  qui,  d'après 
l'auteur  lui-même,  est  seulement  le  cri  de  la  foi  «  du  dernier 
venu  dans  la  maison  du  Seigneur  ".  Mais  l'on  peut  constater 
avec  plaisir  qu'il  était  revenu  d'abord  aux  traditions  intellec- 
tuelles du  terroir  :  condition  préalable  et  indispensable  pour 
toute  œuvre  solide  d'art  et  de  pensée.  L'art  et  la  philosophie 
doivent,  bien  entendu,  avoir  une  portée  et  une  valeur  univer- 
selles, mais  n'ont  de  force  pour  s'y  ériger  qu'en  prenant 
conscience  de  leur  caractère  national.  C'est  très  beau  et  très 
amusant  que  d'assommer  Kant,  ou  Hegel,  ou  Spencer,  —  comme 
Papini  l'a  fait  dans  la  désinvolture  juvénile  de  son  Crépuscule 
des  philosophes  (Milan,  Facchi,  1906), —  de  raffoler  du  prag- 
matisme, de  s'enivrer  du  taôisme,  mais,  par  ces  haines  et  par 
ces  amours  exotiques,  on  risque  de  ne  pas  conclure,  et  Papini 
l'a  senti.  Pour  conclure  et  progresser,  il  faut  se  demander  : 
'<  Qu'avons-nous  ?  Que  nous  manque-t-il  ?  '  Papini,  dans 
\  Histoire  du  Christ,  se  prévaut  de  son  caractère  florentin,  se 
vante  d'être  citoyen  de  cette  Florence  de  Savonarole  qui 
voulut  avoir  le  Christ  pour  Roi  ;  il  avait,  depuis  quelque  temps 
déjà,  fait  plus  de  place  dans  son  esprit  aux  grands  maîtres  de 
la  grande  littérature  toscane.  Il  a  fouillé  Machiavel  et  Gui- 
chardin,  travaillé  avec  assiduité  son  Carducci.  Il  voulut,  on 
le  sent,  se  forger  une  prose  comme  celle  de  Carducci  —  qui 
est  un  prosateur  merveilleux  —  et  certaines  de  ses  pages  en 


CHRONIQUE  ITALIENNE  105 

rappellent  la  robuste  et  rapide  éloquence.  Bien  plus,  Papini 
nous  donna,  en  1919,  dans  ULJomo  Carf/ucd  (Bologna,  Zani- 
chelli),  un  portrait  humain  du  poète,  que  je  considère  comme 
une  production  des  plus  remarquables.  Il  doit  avoir  été  amené 
ainsi  à  dresser  le  bilan  de  la  culture  italienne.  Ce  que  nous 
possédons  est  apparent  à  tous  les  yeux  :  un  sentiment  concret, 
et,  dirais-je,  physique,  de  la  tradition  grecque  et  latine,  une 
conception  haute  et  fervente  de  la  patrie  et  de  l'humanité. 
Nous  pensons  suh  specie  humanitatis.  Qu'est-ce  qui  nous  fait 
défaut  ?  Un  peu  de  justice  pour  le  christianisme.  De  Machiavel 
à  Carducci,  à  travers  Alfieri  et  Foscolo,  les  grands  dieux  cour- 
roucés de  notre  patriotisme  ont  tous  l'air  de  considérer  le 
christianisme  comme  une  très  mauvaise  plaisanterie  que 
l'histoire  nous  aurait  faite  pour  nous  escamoter  nos  droits 
d  aînesse.  N'est-ce  pas  à  Carducci  qu'il  était  venu  à  l'esprit  de 
s  adresser  au  Christ  en  ces  termes  : 

Jo  non  so  chi  tu  se,  ne  per  che  modo  venuto  se  quaggiù  ^? 

Et  comme  nous  sommes  interdépendants  beaucoup  plus  par 
nos  défauts  que  par  nos  qualités,  les  écrivains  même  qui 
penchaient  vers  le  cosmopolitisme,  même  ceux  à  qui  l'on  ne 
pourrait  faire  le  tort  de  leur  supposer  la  moindre  préoccu- 
pation d'italianité,  ceux-là  tout  comme  les  autres  participaient 
de  cette  ignorance  injuste  et  générale.  Je  me  souviens  d'une 
revue  d'études  religieuses  où  les  fétiches  avaient  aussi  droit 
d  asile  et  à  laquelle  Raffaele  Mariano  —  un  professeur  et  un 
savant  protestant  de  Naples  —  demanda  avec  une  finesse 
d  ironie  toute  méridionale  si  par  hasard,  puisqu'on  parlait 
religion,  il  serait  loisible  de  faire  allusion  au  christianisme. 
Cette  insuffisance  philosophique,  cette  irréligion  superficielle, 
cette  lacune,  en  somme,  du  civisme  de  Carducci,  oîi,  comme 
chez  Machiavel,  tout  est  pour  l'Etat  et  rien  pour  les  droits  de 
l'âme  et  pour  ses  destinées,  Papini  les  a  senties  et  avouées  : 
il  les  a  nettement  indiquées  comme  une  cause  de  divergences 
entre  la  pensée  de  Carducci  et  la  mission  de  notre  génération. 
Il  doit  s'être  dit  que  pour  ne  pas  tomber  dans  l'abîme  du  plus 

Je  ne  sais  qui  tu  es  ni  par  quel  chemin  tu  es  venu  au  milieu  de  nous. 


106  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

noir  pessimisme  historique  comme  Leopardi,  il  nous  faudra 
savoir  un  jour  qui  est  le  Christ  et  comment  il  a  pénétré  dans 
notre  histoire.  Voilà  l'origine  dynamique  que  l'on  aimerait 
pouvoir  attribuer  à  la  conversion  frappante  de  Papmi  :  l'ambi- 
tion de  poursuivre  et  de  compléter  nos  aïeux,  de  reconquérir 
cette  unité  de  Dante,  dont  Carducci  et  Manzoni  représentent 
deux  éléments,  puissants  mais  incomplets  quand  même. 

Or,  on  n'est  pas  devant  cette  exégèse  tout  à  fait  exempt  d'in- 
quiétudes. Et  les  inquiétudes  —  que  j'aimerais  voir  dissiper 
au  plus  tôt  —  sont  déterminées  par  de  vagues  accointances, 
toscanes  ou  émiliennes  de  Papini,  avec  un  catholicisme  de  très 
mauvais  aloi  qui  pointait  déjà  avant  1914,  mais  qui  s  est  fait 
jour  surtout  dans  ce  néfaste  1919  de  l'après-guerre,  en  même 
temps  que  la  vague  du  bolchévisme  et  de  la  paresse.  Parmi  ces 
convertis  un  peu  suspects,  le  plus  innocent  c'est,  à  coup  sûr, 
Palazzeschi  :  fort  aimable  garçon  —  bien  qu'il  doive  avoir 
changé  lui  aussi  après  notre  rencontre  milanaise  en  1911  !  — 
grand  seigneur,  charmant  poète  à  ses  heures.  Il  s'était  engagé 
dans  le  futurisme  qui  prêchait  la  guerre  comme  «  seule  hygiène 
du  monde  »,  mais  la  mobilisation  l'en  a  sevré  ;  rien  qu  à  se 
trouver  mêlé  à  la  foule  des  casernes,  il  s'est  découvert  une 
âme  plaintive  de  Tibulle  : 

Ibitis  Aegeas  sine  me,  Messalla,  per  undas. 

Mais  ce  qui  ne  me  semble  pas  du  meilleur  goût,  c'est  de 
mêler  des  poésies  à  la  Vierge  à  de  telles  variations  du  motif 
maie  relicta  parmula  que  le  vieil  Horace  a  épuisé.  Aldo 
Palazzeschi  trouverait  impertinente  peut-être  toute  compa- 
raison avec  ses  anciens  camarades  futuristes  qui,  après  avoir 
déclamé  sur  la  beauté  pittoresque  d'une  guerre  hypothétique, 
ont  enduré  noblement  la  prose  de  la  guerre  réelle,  guerre  de 
taupes  et  de  souricières  ;  il  devra  cependant  convenir  que 
Borsi,  Vajna,  Begey,  ces  héroïques  combattants  catholiques, 
étaient  au  moins  aussi  bons  croyants  que  lui  lorsqu'ils  accep- 
taient de  toute  leur  âme  le  sort  et  la  mort  des  tranchées,  s'im- 
molant  pour  la  régénération  morale  et  religieuse  du  pays. 

Missiroli  et  Giuliotti  ont  plus  de  conséquence  :  rien  moins 


CHRONIQUE   ITALIENNE  107 

qu'artistes,  mais  redoutables  tous  les  deux  comme  dialecticiens. 
Mario  Missiroli  fait  remarquer,  au  préalable,  que  c'est  à 
peine  s'il  peut  traiter  la  tradition  en  observateur  désintéressé, 
n'ayant  jamais  prétendu  posséder  la  foi.  Dont  acte.  La  foi 
n'est  pas  son  lot  :  surtout  celle  qu'on  peut  avoir  dans  l'Etat  et 
la  Nation.  Autour  de  lui  les  patriotes  émiliens  invoquaient  la 
réorganisation  des  forces  libérales  et  nationales  pour  faire 
front  à  l'attaque  révolutionnaire.  Quoi  !  remarquait-il,  mais 
le  libéralisme  n'est  pas  un  parti,  c'est  beaucoup  plus  qu'une 
doctrine.  Le  libéralisme,  c'est  une  époque,  une  civilisation. 
Et  pourquoi  pas  un  système  planétaire,  serait-on  tenté  de  lui 
demander? 

Oui,  nous  sommes  tous  libéraux,  —  continue  Missiroli,  — 
mais,  si  vous  voulez  l'autorité,  la  discipline,  alors  frappez 
ailleurs.  C'est  le  catholicisme  du  moyen  âge,  c'est  la  papauté 
de  Boniface  VIII  qui  peut  vous  donner  l'ordre  et  la  hiérarchie. 
En  attendant,  puisque  l'Etat  libéral  et  national  est  incapable  de 
se  défendre,  puisque  les  masses  ouvrières  de  l'Italie  centrale 
ne  sont  pas  des  ouailles  très  dociles,  la  seule  chose  à  faire  est 
de  transférer  le  pouvoir  des  préfets  aux  "  Chambres  du  travail  ». 
Si  l'on  considère  que  ces  propos, —  réunis,  maintenant,  en  un 
volume  sous  le  titre  de  Opinioni,  aux  grands  applaudisse- 
ments de  toute  la  bande,  —  ont  été  publiés  dans  un  journal 
bourgeois  et  payé  par  les  bourgeois,  le  Resto  del  Carlino,  à 
Bologne,  au  moment  oii  le  drapeau  tricolore  était  abaissé,  où 
la  propriété  était  de  fait  supprimée,  et  où  la  vie  nationale  ne 
tenait  qu'à  un  fil,  on  jugera  qu'il  est  difficile  de  faire  du  talent 
un  usage  moins  courageux  et  plus  néfaste. 

Domenico  Giuliotti  en  a,  hélas  !  lui  aussi,  du  talent,  —  qui 
est  du  reste  en  Italie  chose  courante  et  commune  et,  tant  que 
le  caractère  moral  manquera,  malfaisante.  Mais  Giuliotti  est 
moins  diplomate  d'allures  que  Missiroli  :  si  pourtant  ce  n'est 
pas  de  la  diplomatie  que  d'adopter  pour  sa  drôle  d'apo- 
logétique un  langage  de  taverne  et  de  haine  rouge.  Il  y  a  en 
Giuliotti  du  Veuillot,  là  où  Veuillot  manquait  de  poésie  et 
de  charité  ;  il  y  a  aussi  du  De  Maistre  dans  sa  façon  de  regretter 
la  potence  et  le  bourreau.  Mais  il  excelle  dans  l'expression  d'une 


108  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

misanthropie  méprisante  et  agressive  :  quaerens  quem  devoret. 
De  celui-là,  il  écrit  :  <  Sa  présence  m'avait  déjà  donné  le  désir 
de  son  absence.  »  En  se  rappelant  que,  dans  nos  familles  bour- 
geoises, les  anciens  étaient  en  général  libéraux  et  patriotes  et 
qu'il  lui  en  cuirait  s'ils  allaient  sortir  du  tombeau,  il  fait  cette 
réflexion  qu'on  risquerait  bien  "  de  devenir  parricide  ».  Aux 
catholiques  du  »  parti  populaire  italien  »,  Giuliotti  reproche 
d'avoir  accepté  l'unité  italienne  et  Rome  capitale,  mais  il 
voit  en  même  remps  qu'ils  veulent  garder  la  porte  ouverte 
pour  un  changement  de  régime.  «  Faites  attention  :  dans  leur 
drapeau  tricolore  ils  ont  pas  oublié  l'écusson  de  Savoie.  » 
Il  n'aime  que  les  saints  sévères,  inflexibles,  et  la  canonisation 
de  saint  François  de  Sales  lui  cause  beaucoup  de  peine  :  enfin, 
«  comme  saint  je  l'accepte,  mais  comme  écrivain  je  le  vomis  : 
lo  risputo  ».  Ce  n'est  que  comme  écrivain  que  l'on  peut  s  en- 
tretenir avec  Giuliotti,  car  j'avoue  frémir  de  colère  à  l'idée 
que  l'auteur  de  VOra  di  Barahha  (Firenze,  Vellecchi,  1921), 
a  figuré  tant  bien  que  mal  comme  officier  aux  bureaux  du 
Ministère  et  qu'il  portait  l'uniforme  lorsqu'il  escomptait  sans 
regrets  la  catastrophe  prochaine  de  l'Italie,  del  non  rimpianto 
tricolore.  J'ai  fait  mon  compte  —  disait-il  —  et  il  se  trouve 
exact  :  i7  conto  mi  torna.  Ces  lignes  ont  été  écrites  le  1 6  no- 
vembre 1919,  le  jour  des  élections  faites  par  Nitti,  et  Giuliotti 
a  très  mal  calculé,  puisque  l'Italie  est  encore  debout.  Mais  si 
ses  vœux  sont  restés,  grâce  au  ciel,  stériles,  qui  pourraient-ils 
désormais  convertir  et  édifier  ?  Giuliotti  lui-même  n  est  pas 
tout  à  fait  sûr  de  l'efficacité  morale  de  sa  propagande.  Il  écrit 
à  Papini  qu'il  voudrait  être  relevé  de  sa  fonction  de  polémiste  : 
"  Je  fais  peu,  écrit-il  à  l'ami,  je  fais  mal.  >  C'est  ça.  11  fait  du 
mal.  Et  il  servira  admirablement  aux  propagandistes  socia- 
listes pour  prouver  le  désarroi  et  l'indifférence  morale  des 
classes  dirigeantes  italiennes,  prêtes  à  se  vouer  à  Dieu  ou  au 
diable  pour  échapper  au  poteau  qui  les  attend. 

Qu'il  est  bon  de  respirer  l'air  du  front,  après  avoir  subi 
l'asphyxie  de  ce  catholicisme  apocryphe  né  des  putréfactions 
de  l'arrière  !  Il  suffit  de  lire  les  premières  lignes  d'Arturo 
Stanghellini  pour  entrer  tout  d'un  coup  —  di  colpo  —  "  dans 


CHRONIQUE   ITALIENNE  109 

la  religion,  dans  l'amour,  dans  la  douleur  de  la  guerre  ".  Stan- 
ghellini  représente  on  ne  saurait  mieux  ces  Toscans  de  bonne 
souche  qu'on  trouve  au  delà  des  Apennins,  pêle-mêle  avec 
l'autre  race  toscane  railleuse,  insouciante  ;  il  est  de  ces  gens 
pour  lesquels  la  famille,  le  travail,  la  patrie,  la  religion,  la. 
science  sont  des  réalités  concrètes  et  profondes.  Sorti  d'un 
milieu  distmgué  d'hommes  politiques  et  universitaires  de  très 
haute  valeur,  la  seule  et  la  simple  affaire  aux  tranchées  c'est, 
pour  lui,  «  de  savoir  rendre  honneur  à  l'éducation  reçue  >'. 
Mais  si  nous  sommes  charmés  de  nous  trouver  avec  lui,  il  ne 
faut  pas  imaginer  qu'il  soit  charmé,  lui,  de  se  trouver  avec 
nous  !  Que  la  vie  de  l'après-guerre  lui  semble  misérable  et 
monotone  !  Que  la  guerre  les  a  trompés,  Stanghellini  et  les 
meilleurs  qui  lui  ressemblent  !  Lourdement  trompés  comme 
l'école  aussi  nous  trompe  :  l'école  où  l'on  se  nourrit  de  vérité, 
de  beauté,  de  sagesse  pour  entrer  après  dans  un  monde  laid  et 
factice,  livré  à  toutes  les  sottises  et  à  tous  les  compromis.  Le 
front  du  Carsoet  de  la  Piave  (13™®  et  14'"®  Infanterie,  brigade 
Pignerol)  a  été  pour  Stanghellini  cette  école  de  sacrifice,  de 
dévouement,  d'efforts  surhumains,  qui  ne  lui  a  valu  que  d'être 
introduit,  à  son  retour,  dans  cette  vie  si  médiocre.  Ulntrodu- 
zione  alla  vita  médiocre  (Milano,  Trêves,  1921)  est,  en  effet, 
le  titre  de  son  livre,  où  tout  est  harmonique  et  cohérent  autour 
d  un  sens  philosophique  et  général  que  relèvent  des  détails 
aussi  admirablement  observés  que  rendus  et  qu'une  note  de 
tendresse  virile  et  poétique  soutient  d'un  bout  à  l'autre.  Par 
sa  nostalgie  éloquente  des  heures  inoubliables,  l'œuvre  du 
jeune  écrivain  se  rattache  à  celle  que  le  maître  vient  de  nous 
donner  dans  la  plénitude  de  son  art  et  de  sa  gloire. 

Le  Notturno  (Milano,  Fratelli  Trêves,  1921),  dont  il  serait 
téméraire  de  parler  dans  les  quelques  lignes  d'une  chronique, 
c'est  toujours  le  D'Annunzio  à  la  palette  éblouissante,  l'anima- 
lier, le  paysagiste,  le  symphoniste  qui  ne  fatigue  jamais  le 
lecteur,  si  ce  n'est  par  l'excès  de  sa  richesse  verbale  et  musicale. 
Mais,  en  plus,  le  public  italien  a  été  très  agréablement  surpris 
de  trouver  des  sentiments  filiaux  et  paternels  exprimés  avec 
une   souveraine   délicatesse   de   ton   et   une  intimité  simple. 


110  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

émouvante  et  délicieuse.  Ce  prodigieux  artiste  «  visuel  ", 
qu'une  blessure  à  l'œil  droit  et  le  sauvetage  difficile  du  gauche 
ont  condamné  à  l'immobilité,  aux  ténèbres  et  au  silence,  a 
évoqué  au  cours  des  longues  semaines  de  son  infirmité,  au 
milieu  de  cette  nuit  interminable,  les  fêtes  ou  les  batailles 
plus  resplendissantes  encore,  de  la  nature  et  de  la  lumière. 
Pourra-t-on  jamais  dépasser  ces  pages  orchestrales  du  «  contre- 
feu  ''  dans  les  immenses  forêts  des  Landes  résineuses  ?  Ou 
cette  course  féerique  en  croupe  de  El  Nar,  généreux  coursier 
arabe  à  travers  les  rosiers  de  Aziyeh,  en  vue  de  la  pyramide 
de  Chéops  et  du  Sphinx  du  désert  ?  Mais  les  portraits  et  les 
scènes  qui  se  gravent  à  jamais  dans  l'esprit  du  lecteur  sont 
ceux  de  ses  compagnons  d'armes,  les  exploits  de  guerre 
accomplis  avec  les  jeunes  amis  que  D'Annunzio  a  choisis 
pour  le  danger  et  pour  la  mort,  qu'il  a  chéris  plus  que  sa 
poésie  et  ses  amours  même,  qu'il  a  adorés  comme  le  visage  de 
la  patrie  immortelle.  Notturno  leur  est  consacré,  et  d'Annunzio 
semble,  à  certains  moments  de  son  inspiration  créatrice,  ne 
pouvoir  et  ne  savoir  écrire  que  pour  glorifier  ceux  qui  ne 
reviendront  plus. 

Et  il  ne  reviendra  plus,  ce  GualtieroGistellini  que  j'ai  tant 
aimé  !  Après  trente-sept  mois  de  front  ou  d'hôpital,  deux 
promotions,  médaille  italienne,  médaille  de  Serbie  et  croix  de 
guerre  française,  la  grippe,  dans  un  cantonnement  près  de 
Bligny  sur  Marne,  lui  a  volé  la  mort  qu'il  avait  mérité  de 
recevoir,  la  mort  face  à  l'ennemi,  parmi  ses  soldats  qu  il  com- 
mandait comme  un  brave  et  comme  un  capitaine  de  métier 
et  qu'il  vénérait  doucement,  profondément,  comme  un  enfant. 
15  juin  1918  I  Quelques  jours  encore  et  il  aurait  appris  la 
victoire  de  juin,  la  victoire  au  bord  de  la  Piave,  où  commença 
un  tournant  de  l'histoire.  Ce  héros  est  quand  même  un  des 
plus  beaux  morts  de  la  guerre,  à  laquelle,  officier  de  troupe 
et  officier  d'état-major,  dans  les  Alpes,  sur  le  Grappa  et  en 
France,  il  avait  donné  jusqu'à  l'anéantissement  de  son  orga- 
nisme d'intellectuel,  tout  son  effort  de  résistance  et  de  concep- 
tion. Il  n'avait  que  vingt-huit  ans,  mais,  à  vingt-quatre,  en 
partant,  il  laissait  déjà  derrière  lui  -^  exemple  d'une  précocité 


CHRONIQUE   ITALIENNE  1  1  1 

toute  latine  et  italienne  —  une  quinzaine  de  volumes  :  un 
Crispi,  entre  autres  (Barbera,  Florence),  très  documenté  ; 
deux  voyages  en  Libye  avant  et  pendant  la  guerre  de  1911  ; 
Les  peuples  balkaniques,  vus  à  l'heure  de  leur  quadruple  alliance 
contre  la  Turquie.  Mais  son  sujet  de  prédilection,  c'était 
Garibaldi  et  c'était  par  des  Pages  garihaldiennes  (Turin, 
Bocca,  1909)  qu'il  avait  débuté  à  dix-neuf  ans.  Issu  —  comme 
l'a  écrit  Enrico  Corradini  —  d'une  dynastie  de  patriotes, 
formé  sous  l'influence  de  son  oncle  Scipio  Sighele,  il  fut  élevé 
dans  le  culte  de  son  grand-père  Nicostrato  Castellini,  qui 
commandait  le  second  bataillon  des  bersagliers  garibaldiens  et 
mourut  à  Vezze  d'Oglio,  le  4  juillet  1866,  dans  la  marche  sur 
Trente.  Le  petit-fils  rêva  de  reprendre  cette  marche  idéale 
interrompue  par  Custozza  et  toute  sa  vie  fut  une  préparation 
pour  en  être  digne.  Ces  Lettres  (1915-1918),  que  la  douleur 
maternelle  a  pieusement  recueillies  (Milan,  Trêves,  1921) 
nous  montre  la  communion  intense  qui  ne  cessa  jamais  d'exister 
entre  le  foyer  et  le  front.  L'Italie,  c'est  une  religion,  disait 
Mazzini.  Et  pour  Castellini  cette  religion  avait  commencé 
dans  sa  propre  famille,  qui  sut  l'offrir  si  entièrement  ;  aussi 
notre  tristesse  d'ami  fait-elle  place  à  une  certaine  envie  devant 
cette  existence  si  courte,  si  riche  et  si  belle  ! 

On  n'ose  pas  envier,  au  contraire,  Ferdinando  Pasini.  L'on 
se  demande  si  l'on  aurait  su  résister  comme  lui  lorsqu'il  nous 
raconte  comment  il  a  été  enterré  vivant  —  corne  fui  sepolto, 
vivo,  —  (Bologna-Trieste,  L.  Cappelli,  éditeur,  1921).  Trentin 
professeur  au  Lycée  communal  des  jeunes  filles,  à  Trieste, 
ne  croyant  pas,  pour  des  raisons  d'âge  et  de  santé,  courir  le 
seul  danger  qui  comptât  pour  lui,  à  savoir  de  servir  dans 
1  armée  autrichienne,  il  était  resté  à  son  poste  pendant  la  guerre. 
Le  7  janvier  1916,  il  lisait  à  ses  élèves  un  chapitre  des  Fiancés, 
mais  ses  commentaires  furent  interrompus  par  un  bruit  de 
pas  nombreux  dans  le  couloir.  Le  directeur  de  l'établissement 
entra  pour  l'appeler  :  «  Fermez  la  porte,  afin  que  les  élèves 
ne  puissent  pas  voir.  »  Il  était  attendu  par  trois  militaires  et 
deux  civils  :  le  commandant  de  la  police  militaire  devait 
s'assurer  à  tout  prix  de  sa  personne  ;  il  était  accusé  de  haute 


112  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

trahison.  Et  on  lui  apprit  brutalement,  comme  on  assène  un 
coup  de  massue,  la  publication  d'un  article  dans  le  Carrière 
délia  Sera.  Quel  article  ?  Un  superbe  article  ému,  presque 
coupé  de  sanglots,  article  d'un  ami,  d'un  ancien  maître,  Gio- 
vanni Pacchioni,  professeur  à  l'université  de  Turin.  Il  com- 
mençait ainsi  :  «  Ferdinand  Pasini  est  mort  à  Trieste,  dans 
son  lit,  mais  surveillé,  certes,  jusqu'aux  derniers  battements 
de  son  cœur  d'Italien,  par  la  police  impériale  et  royale.  '^  Cela 
continuait  pendant  une  colonne  et  demie  ;  l'auteur  expliquait 
que  Pasini  n'avait  accepté  la  «  consigne  »  de  rester  à  Trieste 
que  pour  entretenir  au  cœur  de  la  jeunesse  l'idée  de  la  patrie 
et  de  la  victoire  italiennes.  La  nouvelle  de  la  mort  concernait 
Fausto  Pasini,  le  frère  de  l'auteur  ;  elle  n'était  vraie  ni  de  l'un 
ni  de  l'autre  ;  mais  en  Italie  l'initiale  du  prénom  avait  induit 
des  amis  à  cette  imprudence  qui  aurait  pu  être  fatale.  Le 
premier  mot  de  l'auditeur  fut  celui-ci  :  «  Rappelez-vous  que 
vous  êtes  dans  la  même  situation  que  les  accusés  de  Mantoue, 
pendus  à  Belfiore  (1852)  ».  C'est  atroce,  n'est-ce  pas  ?  Mais 
le  second  mot  fut  abject.  Il  lui  fit  lire  un  article  du  code  qui 
garantissait  le  secret  et  l'impunité  aux  accusés  à  condition  de 
dénoncer  «  en  temps  utile  »  leurs  complices.  «A  moi, — s'écria 
Pasini,  —  à  moi  qui  fais  depuis  vingt  ans  profession  d'éduca- 
teur, vous  me  proposez  cette  lâcheté  !  ' 

L'acte  d'accusation  était  "  classique  »,  comme  se  plaisait  à 
le  dire  l'inquisiteur,  mais  la  défense  de  Pasini  fut  à  la  fois 
classique  et  romantique.  Ce  fut  celle  de  Pellico  et  de  ses 
émules  de  1821  :  affirmer  n'être  jamais  sorti  des  voies  légales, 
deviner  et  éviter  tous  les  guet-apens  des  interrogatoires  que  le 
canon  du  front  rythmait  de  sa  voix  pleine  de  promesses.  Que 
de  calme,  de  foi,  quelle  simplicité  dans  la  grandeur  !  Et 
l'Italien  qui  présente  ce  livre  au  public  étranger  ressent  pour 
Ferdinando  Pasini  une  admiration  que  l'orgueil  seul  égale  : 
l'orgueil  que  le  risorgimento  italien  ait  été  achevé  par  de  tels 
martyrs. 

Mais  son  calvaire  fut  horrible  et  si  j'essayais  seulement  de 
vous  le  raconter,  je  ne  pourrais  plus  m'en  détacher,  et,  je  néglige- 
rais de  signaler  l'œuvre  d'Ada  Negri,  Stella  Mattulina  (Rome, 


CHRONIQUE   ITALIENNE  113 

Mondadorl,  éditeur,  1921).  Nous  voici  dans  le  domaine  enchan- 
teur de  la  pure  poésie;  nous  voici  régalés  d'un  chef-d'œuvre. 
Ada  Negri,  née  d'un  paysan  et  d'une  ouvrière,  élevée  à  la  dure 
école  de  la  pauvreté  et  du  travail,  institutrice  rurale  au  milieu 
des  populations  lombardes,  a  été  le  poète  précurseur  des 
revendications  sociales.  Sa  Fatalité  {\  893),  ses  Tempêtes  (1896) 
sont  le  chant  des  opprimés  et  des  révoltés,  l'appel  noble  et 
énergique  à  la  délivrance  et  à  la  justice.  Nul  ne  peut  ni  ne  doit 
oublier,  maintenant  que  le  mouvement  prolétaire  prend  une 
tournure  dangereuse  pour  la  vie  nationale  et  pour  le  progrès 
même  de  la  civilisation  humaine,  qu'il  a  été,  à  son  origine, 
inspiré  de  justice  et  de  vérité.  Ada  Negri,  qui  a  su  et  voulu 
enseigner  au  peuple  la  dignité  patriotique  après  l'avoir  éveillé 
au  sentiment  de  ses  droits,  a  entrepris  dans  ce  volume  de  nous 
raconter  l'histoire  de  sa  propre  jeunesse,  de  nous  révéler  les 
saisons  lumineuses  dans  lesquelles  elle  a  acquis  sa  robuste 
indépendance  morale  et  son  exquise  conscience  d'artiste.  Ce 
récit,  qui  est  en  prose,  atteint  sans  apprêt  à  l'ampleur  lyrique, 
au  pathétique  profond,  à  la  parfaite  évidence  du  réel.  Tout  et 
tous  vivent  dans  cette  autobiographie  :  la  grand'mère,  la 
maman,  le  frère,  les  maîtresses  d'école  et  le  premier  professeur 
de  littérature  ;  la  loge  étroite  de  concierge  où  fleurit  son  enfance 
solitaire  et  d'oii  elle  a  vu  pour  la  première  fois  les  riches  à  qui 
elle  ne  voulait  point  s'asservir;  l'hôpital  où  elle  visita  la  pauvre 
femme  qui,  gagnant  une  lire  cinquante  par  jour,  voulait  faire 
vivre  son  enfant  dans  l'atmosphère  de  la  pensée  et  des  livres  ; 
les  églises  et  le  cimetière  de  Lodi,  les  maisons,  les  places,  les 
petits  jardins  où  elle  a  senti  «  avec  la  spontanéité  d'un  élément  », 
qu'elle  se  suffirait  à  elle-même.  Et  au  centre  de  ce  petit  monde 
d'autrefois  ressuscité  par  la  force  du  souvenir  et  de  l'amour, 
c'est  elle,  «  Dinin  >'  (diminutif  touchant  et  familier  d'Ada), 
elle-même,  enveloppée  des  mystères  les  plus  doux  de  l'aurore 
€t  des  senteurs  les  plus  suggestives  du  printemps. 

Paolo  Arcari. 


BIBL.   UNIV.   CV 


114  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

Chronique  politique. 


L'accord  anglo-irlandais.  —  La  Conférence  de  Washington.  —   Les   réparations 
allemandes. 

Les  pourparlers  de  Londres  ont  été  laborieux.  Pendant 
des  semaines  et  des  mois,  des  ministres  de  Sa  Majesté  bri- 
tannique, tous  hommes  d'intacte  réputation  et  de  haut  renom, 
ont  discuté  sur  pied  d'égalité  avec  des  rebelles  que,  pour  de 
trop  bonnes  raisons,  ils  avaient  maintes  fois  qualifiés  d'assas- 
sins. Ils  semblent  d'ailleurs  avoir  pris  très  galamment  leur 
parti  de  ce  contact  et,  si  la  conférence  n'avait  eu  à  vaincre 
que  des  révoltes  de  pudeur,  sa  besogne  eût  été  lestement 
expédiée. 

Mais  il  y  avait  bien  autre  chose....  Les  délégués  sinn- 
feiners,  qui  étaient  arrivés  avec  une  revendication  de  complète 
indépendance  comme  programme,  ne  se  sont  décidés  qu'à 
grand'peine  à  abandonner  quelques  positions  trop  risquées. 
A  plusieurs  reprises  on  a  déclaré  que  l'entretien  était  rompu. 
Les  gens  qui  croyaient  connaître  le  mieux  les  choses  d'Angle- 
terre annonçaient  solennellement  que  cela  devait  finir  ainsi  : 
si  la  rupture  ne  s'était  pas  produite  hier,  elle  était  inévitable 
pour  demain. 

Je  n'étais  pas  de  cet  avis.  Sans  doute  il  y  a  en  Irlande  nom- 
bre d'énergumènes  qui  se  sont  élevés  par  l'agitation  et  voient 
poindre  sans  aucun  enthousiasme  une  paix  qui  diminuera 
leur  prestige  ;  ce  sont  eux  qui,  maintenant  encore,  au  Dail 
Eirann  s'opposent  à  la  ratification  de  l'accord  avec  une  énergie 
désespérée....  Mais,  dans  son  immense  majorité,  la  popu- 
lation irlandaise  n'était  aucunement  disposée  à  sacrifier 
de  façon  définitive  son  repos  et  son  bien-être  à  un  dogma- 
tisme libertaire.  Les  conditions  offertes  par  le  gouvernement 
anglais  dépassaient  en  largeur  tout  ce  qu'avaient  réclamé 
les  anciens  patriotes  ;  elles  assuraient  au  pays  toutes  les  libertés 


CHRONIQUE  POLITIQUE  115 

dont  il  pouvait  raisonnablement  faire  usage.  A  moins  d  entê- 
tement, il  n'était  pas  possible  de  les  repousser.  Des  délégués 
réguliers,  conscients  de  leurs  responsabilités,  ne  se  permet- 
tent pas  de  pareilles  incartades.... 

Du  côté  anglais,  on  était  littéralement  enferré.  A  la  faveur 
de  l'armistice,  le  sinn-fein  avait  organisé  son  régime  en 
Irlande  :  il  avait  son  parlement,  son  ministère,  ses  finances, 
ses  tribunaux,  ses  milices  ;  si  la  guerre  avait  recommencé, 
il  aurait  fallu  faire  la  conquête  de  l'île  sœur,  comté  après 
comté,  comme  un  pays  ennemi  ;  avec  cette  différence  que 
partout  des  loyalistes  se  trouvaient  mêlés  aux  rebelles  et 
qu'il  était  difficile  de  traiter  des  sujets  du  roi  comme  des 
Boers  ou  des  Afridis.  Personne  en  Grande-Bretagne  n'envi- 
sageait cette  perspective  sans  horreur.  Les  négociateurs  sen- 
taient derrière  eux  la  nation  tout  entière  qui  les  adjurait 
d'aboutir  à  tout  prix.  Une  rupture  n'était  pas  possible. 

C'est  ainsi  que,  dans  la  nuit  du  6  décembre,  l'accord  a  été 
signé.  Il  assure  à  1'  «  Etat  libre  d'Irlande  »  les  prérogatives 
d'un  dominion,  c'est-à-dire  la  plénitude  de  la  souveraineté 
intérieure  ;  il  réserve  le  serment  d'allégeance  au  roi  et  diverses 
sécurités  militaires  et  maritimes  ;  le  nouvel  Etat  aura,  de  plus, 
à  supporter  une  part  de  la  dette  nationale.  Le  point  faible 
est  l'Ulster  :  il  est  invité  à  reconnaître  la  supériorité  du  par- 
lement de  Dublin,  moyennant  une  large  autonomie  locale 
à  laquelle  présidera  l'assemblée  de  Belfast.  S'il  ne  veut  pas 
se  soumettre,  personne  ne  l'y  forcera  ;  il  pourra  continuer  à 
ignorer  l'Irlande  libre.  Mais,  dans  ce  cas,  le  gouvernement  de 
Sir  James  Craig  sera  obligé  d'admettre  dans  les  six  comtés 
du  nord  un  plébiscite  qui  menace  de  priver  la  province  loya- 
liste d'une  moitié  de  ses  ressortissants.  C'étaient  là  les  condi- 
tions ultimes  des  sinn-feiners  :  de  guerre  lasse,  M.  Lloyd 
George  les  a  acceptées. 

L'abandon  de  l'Ulster,  voilà  le  principal  chef  d'accusation 
qui  a  été  élevé  contre  le  gouvernement  quand  le  texte  de 
l'accord  a  été  discuté  devant  les  chambres.  Le  premier  mi- 
nistre, gêné  par  des  engagements  trop  précis,  aurait  pu  se 


116  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

trouver  dans  une  situation  difficile....  Mais  il  avait  tant  de 
choses  à  dire  en  faveur  du  traité,  l'opinion  publique  le  sou- 
tenait de  façon  si  évidente  que  le  débat  n'a  pas  été  poussé  à 
fond.  Après  quelques  discours,  on  a  passé  au  vote  et  la  con- 
vention de  Downing  Street  a  été  approuvée  à  une  majorité 
imposante  par  les  lords  comme  par  les  communes. 

Au  parlement  irlandais,  la  résistance  est  plus  énergique  ; 
car  là  se  trouvent  des  fanatiques.  M.  de  Valera,  en  particu- 
lier, désapprouve  hautement  l'œuvre  des  délégués.  Souhaite- 
t-il  au  fond  de  son  cœur  que  son  opinion  l'emporte,  ou  ne 
parle-t-il  que  pour  la  galerie,  pour  sauvegarder  sa  réputation 
de  défenseur  indomptable  de  la  complète  indépendance  ? 
Nous  ne  savons....  Mais  le  pays,  las  de  la  guerre,  paraît  ne 
goûter  que  médiocrement  les  discours  de  ceux  qui  veulent 
en  ressusciter  le  spectre.  Si,  par  un  concours  de  circonstances 
qu'on  déclare  impossible,  le  Dail  Eirann  en  venait  à  refuser 
l'accord,  il  agirait  contre  le  sentiment  de  la  nation. 

Il  reste  à  apprécier  l'œuvre  accomplie.  Une  constatation 
s'impose  :  quel  dommage  que  cela  soit  venu  si  tard  !  Si 
l'Angleterre,  au  lieu  de  se  cantonner  dans  une  intransigeance 
orgueilleuse,  avait  compris  plus  tôt  la  nécessité  de  faire  droit 
aux  revendications  essentielles  de  ce  qu'on  se  plaisait  à  appeler 
l'île  sœur,  elle  aurait  pu  se  tirer  d'affaire  à  bien  meilleur 
compte.  Le  home  ru!e,  tel  que  le  réclamait  Parnell,  n'était 
qu'une  forme  de  sécession  très  anodine  en  comparaison  de 
l'accord  du  6  décembre.  Rien  ne  prouve  que  le  peuple  irlan- 
dais ne  s'en  serait  pas  contenté  et  que,  moyennant  quelques 
retouches,  le  projet  d'alors  ne  serait  pas  devenu  le  statut  défi- 
nitif des  habitants  d'Erin.  Ainsi,  il  y  a  trente-cinq  ans  déjà, 
les  deux  peuples  auraient  pu  faire  la  paix.  Combien  d'efforts 
n'aurait-on  pas  évités,  que  de  sang  épargné  !  Et  l'on  aurait 
allégé  l'héritage  de  haine  ;  cette  haine  qui,  ancrée  dans  les 
cœurs  irlandais,  menace  d'empoisonner  pour  de  longues 
années  encore  les  rapports  des  deux  îles  que  l'histoire  sépare, 
que  la  géographie  condamne  à  vivre  ensemble. 

L'Angleterre  n'a  cédé  que  devant  la  force  ;  c'est  un  fait 


CHRONIQUE   POLITIQUE  117 

certain.  La  lutte  impitoyable  qu'elle  soutenait  de  l'autre 
côté  du  canal  de  Saint-George  la  fatiguait,  l'énervait.  Elle 
se  mettait  à  dos  toute  l'émigration  irlandaise  qui  compte 
plus  de  vingt  millions  de  ressortissants  et  exerce  une  grosse 
influence  dans  le  monde.  Elle  scandalisait  l'opinion  libérale 
qui  comprenait  mal  qu'un  pays  épris  de  liberté  employât 
tous  ses  moyens  de  destruction  contre  l'indépendance  d'un 
peuple.  Au  point  où  en  étaient  arrivées  les  choses,  en  face 
de  l'indomptable  résolution  de  la  nation  irlandaise,  il  fallait 
chercher  un  accord  ;  car,  avec  la  violence,  on  n'obtenait 
plus  rien.  Le  mérite  de  M.  Lloyd  George  est  d'avoir  compris 
cela.  Une  fois  engagé  dans  la  voie  des  concessions,  il  a  été 
sans  doute  plus  loin  qu'il  ne  l'aurait  souhaité  ;  mais  il  n'était 
plus  temps  de  reculer.  Il  a  sauvé  au  moins  le  principal  :  cette 
reconnaissance  de  la  suprématie  de  la  couronne  sans  laquelle 
l'empire  britannique  n'existerait  plus. 

Maintenant  l'Irlande  va  être  appelée  à  fournir  ses  preuves. 
Elle  devra  prouver  que,  après  avoir  lutté  énergiquement 
pour  la  liberté,  elle  sait  faire  un  usage  utile  de  cette  liberté. 
L'affaire  ne  sera  pas  sans  présenter  quelques  difficultés.  Quant 
à  l'Angleterre,  délivrée  de  son  cauchemar,  elle  pourra  vouer 
toutes  ses  énergies  aux  tâches  immenses  qu'il  lui  reste  à  accom- 
plir dans  le  monde.  Somme  toute,  c'est  une  bonne  nouvelle 
qui  nous  est  arrivée  de  Londres  au  commencement  de  ce 
mois. 

—  A  Washington  aussi  on  a  fait  d'utile  travail.  Les  Etats- 
Unis  qui,  au  lendemain  de  la  guerre,  s'étaient  repliés  dans  leur 
isolement  égoïste,  commençaient  à  sentir  les  inconvénients 
de  la  solitude.  La  perspective  d'une  lutte  avec  le  Japon  ne  leur 
plaisait  pas  ;  d'autant  moins  que  l'alliance  anglaise  assurait 
à  l'empire  du  Soleil- Levant  des  sécurités  qui  accroissaient 
ses  forces  combatives.  Le  gouvernement  américain  s'est 
attaché  à  écarter  ce  péril  et  il  y  a  réussi. 

A  l'alliance  anglo-japonaise  est  substitué  l'accord  à  quatre 
du  Pacifique,  qui  garantit  le  maintien  de  la  situation  telle 
qu'elle  a  été  créée  à  Washington,  prévoit  une  entente  à  l'amiable 


118  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

si  des  difficultés  s'élèvent  entre  les  puissances  contractantes, 
envisage  des  mesures  de  défense  commune  si  c'est  un  étranger 
qui  trouble  la  paix. 

Le  gouvernement  de  Washington  a  signé  avec  plaisir  cette 
convention  qui  réalise  un  de  ses  objectifs  actuels  et  le  délivre 
de  soucis  pour  l'avenir.  Peut-être  le  principe  du  splendide 
isolement  se  trouve-t-il  un  peu  éclaboussé  ;  mais  les  Améri- 
cains sont  des  gens  pratiques  qui  exploitent  les  formules 
quand  elles  servent  leurs  intérêts  et  les  interprètent  de  façon 
libre  quand  elles  leur  deviennent  à  charge.  L'empire  bri- 
tannique, pris  entre  ses  dominions  qui  réclamaient  un  rappro- 
chement avec  les  Etats-Unis  et  le  gouvernement  métropo- 
litain qui  prétendait  rester  fidèle  au  Japon,  a  utilisé  avec  joie 
cette  méthode  élégante  de  s'affranchir  d'une  situation  déli- 
cate. La  France  est  heureuse  de  voir  reconnaître  par  un  traité 
sa  situation  de  puissance  du  Pacifique  et  de  constater  qu  aucun 
règlement  des  affaires  du  monde  ne  peut  avoir  lieu  sans  sa 
participation.  Le  Japon  est  un  peu  moins  satisfait  :  la  con- 
vention nouvelle  limite  ses  ambitions  ;  au  lieu  de  l'alliance 
anglaise,  qui  s'était  révélée  opérante  durant  la  guerre  de  Mand- 
chourie,  il  se  trouve  englobé  dans  une  combinaison  purement 
défensive  qui  ne  lui  sera  d'aucun  secours.  Mais  les  diplo- 
mates nippons  ont  promptement  éclairci  la  situation  ;  ils  se 
sont  rendu  compte  que  c'était  pour  se  prémunir  contre  les 
entreprises  de  leur  pays  que  le  gouvernement  américain  avait 
mobilisé  cet  imposant  cortège  d'Etats  et,  se  sentant  momen- 
tanément isolés,  ils  ont  cédé  avec  bonne  grâce  :  ce  qui  était 
d'habile   politique. 

La  conférence  s'est  abondamment  occupée  de  la  Chine, 
de  son  intégrité  territoriale,  des  prérogatives  de  ses  gouver- 
nants, du  régime  des  douanes,  des  postes,  etc.  Quelques 
résolutions  ont  été  prises,  inspirées  toutes  d'intentions  irré- 
prochables. Le  malheur  est  que  la  jeune  république  du  Milieu 
est  en  pleine  anarchie,  que  l'autorité  du  gouvernement  cen- 
tral n'est  reconnue  que  par  ceux  qu'elle  ne  gêne  aucunement. 
A  quoi  sert-il  de  fixer  une  organisation  des  douanes  exté- 


CHRONIQUE  POLITIQUE  119 

rieures  si,  au  "dedans,  le  moindre  chef  local  s'arroge  le  droit 
d'établir  une  barrière  pour  son'propre  compte  et  met  le  pro- 
duit des  taxes  dans  sa  poche  ?  N'est-il  pas  dangereux  de 
rendre  au  gouvernement  de  Pékin  la  régale  des  postes  si  l'on 
est  sûr  que,  sous  son  administration  intègre  mais  inopérante, 
les  trois  quarts  des  lettres  ne  parviendront  jamais  à  leur  des- 
tination ?...  De  sorte  que  ceux  qui  discutent  avec  tant  de 
conscience  du  sort  de  la  Chine  ne  se  sentent  pas  sur  un  ter- 
rain très  solide  ;  ils  lîe  sont  pas  certains  que  leurs  sages  déci- 
sions soient  jamais  suivies  d'effets  :  ils  ont  conscience  que, 
pour  longtemps  encore,  le  territoire  de  l'étrange  république 
sera  l'incomparable  champ  d'exercices  de  toute  sorte  de 
pêcheurs  en  eau  trouble,  qu'il  s'agisse  de  gouvernements  ou 
de  particuliers. 

La  convention  maritime  est  en  bon  chemin,  en  ce  qui  con- 
cerne les  principales  puissances  au  moins.  La  proportion 
établie  par  le  projet  Hughes  est  admise  par  l'Angleterre  , 
les  Etats-Unis  et  le  Japon  ;  il  ne  reste  plus  à  régler  que  des 
détails.  Les  difficultés  paraissent  venir  d'ailleurs.  La  pré- 
tention de  la  France  d'avoir  350  000  tonnes  de  capital  ships, 
c'est-à-dire  50  000  de  plus  que  le  Japon,  alors  que  le  gouver- 
nement de  la  république  n'a  pas  de  programme  naval  et  que 
1  état  de  ses  finances  ne  lui  permettra  pas  de  longtemps 
de  vouer  un  grand  effort  aux  choses  de  la  mer,  a  causé  par- 
tout un  étonnement  profond.  Depuis,  M.  Briand  paraît  être 
revenu  à  une  conception  des  choses  plus  sensée  ;  on  dit  qu'il 
accepte  le  chiffre  de  1 75  000  tonnes  proposé  par  les  trois 
grandes  puissances.  Mais  il  se  rabat  sur  des  unités  plus  petites  : 
croiseurs  légers  et  sous  -  marins....  Or,  sur  ce  dernier 
point,  l'Angleterre  est  intraitable  :  elle  voudrait  expulser 
définitivement  des  mers  ces  engins  meurtriers  qui,  un  ins- 
tant, ont  menacé  sa  suprématie  maritime  et  compromis  son 
alimentation.  Et  la  France  tient  bon. 

L  affaire  s'arrangera,  sans  doute  ;  car,  de  toutes  parts, 
on  manifeste  un  vif  désir  de  s'entendre  et  le  gouvernement  de 
la  troisième  république  a  suffisamment  de  difficultés  sur  les 


120  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

bras  pour  ne  pas  se  quereller  avec  des  gens  qui  lui  veulent  du 
bien.  Et  la  conférence  de  Washington  continue  son  travail 
pratique  pour  la  plus  grande  gloire  de  l'Amérique....  Quant 
au  désarmement  continental,  il  n'en  est  plus  question. 

—  Il  est  regrettable  que  l'Europe *ne  s'inspire  pas  de  l'esprit 
pratique  qui  fait  merveille  de  l'autre  côté  de  l'océan.  Les  pro- 
blèmes de  l'après-guerre,  qu'on  avait  mainte  fois  résolus,  se 
rouvrent.  La  question  des  réparations  que  la  dernière  confé- 
rence de  Londres  avait  réglée  définitivement  se  pose  de  nou- 
veau. 

Nous  admettons  que  le  chancelier  Wirth  soit  un  homme 
sincère,  qu'il  ait  la  ferme  intention  de  tenir  ses  engagements.... 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  sa  méthode  est  smgulière,  que 
certains  de  ses  actes  peuvent  provoquer  des  interprétations 
désobligeantes. 

L'Allemagne  est  dans  une  situation  fort  difficile.  Au  dire 
des  économistes  les  plus  compétents,  elle  est  incapable  de  faire 
face  à  ses  charges  si  on  ne  lui  accorde  pas  un  peu  de  temps 
pour  se  ressaisir,  restaurer  ses  finances,  assainir  sa  monnaie. 
Mais  son  gouvernement,  au  lieu  de  s'efforcer  d'atténuer  la 
crise,  s'emploie  consciencieusement  à  l'aggraver.  Il  ne  res- 
treint pas  ses  dépenses  ;  il  ne  se  préoccupe  pas  d'augmenter 
ses  recettes.  Pour  soutenir  son  ménage  intérieur,  il  jette  sur 
le  marché  des  billets  de  banque  en  tranches  toujours  plus 
compactes  ;  ce  qui  augmente  le  coût  de  la  vie,  facilite  la  con- 
currence en  face  de  l'étranger,  mais  déprécie  le  cours  du  mark 
et  rend  toujours  plus  difficile  le  paiement  des  dettes  exté- 
rieures. II  a  l'air  d'appeler  la  faillite. 

Dans  ces  conditions  on  comprend  que  les  banquiers  de 
Londres  aient  mis  peu  d'empressement  à  répondre  aux 
demandes  de  MM.  Stinnes  et  Rathenau  qui  sollicitaient  un 
emprunt.  L'expédient  d'un  moratorium  leur  a  paru  aussi 
d'un  médiocre  avantage  ,  car  tout  porte  à  croire  que  le  gou- 
vernement du  Reich  persévérera  dans  les  mêmes  méthodes 
et  que,  d'ici  deux  ou  trois  ans,  il  affirmera  la  même  pauvreté, 
proférera   les   mêmes   plaintes....   Déçu   dans   ses  espoirs,   si 


CHRONIQUE  POLITIQUE  121 

tant  est  qu'il  ait  jamais  joué  sur  cette  carte,  le  chancelier 
Wirth  a  simplement  informé  par  lettre  la  commission  des 
réparations  que  rAllema<»ne  était  incapable  de  faire  honneur 
à  ses  échéances  des  mois  de  janvier  et  février  et  que,  selon  toute 
apparence,  elle  ne  serait  pas  mieux  en  mesure  d  exécuter  ses 
paiements  de  l'avenir. 

Que  faire  ?  Des  puissances  créancières  la  France  seule 
est  en  cause  ;  la  Belgique  est  à  moitié  dédommagée  ;  l'Angle- 
terre et  l'Italie  ont  d'autres  soucis.  Convient-il  que  la  France 
fasse  une  fois  de  plus  cavalier  seul  et  mobilise  des  troupes 
pour  prélever  des  valeurs  ou  s'assurer  des  gages  ?  Mais, 
dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  une  pareille  hardiesse  cause- 
rait un  scandale  affreux  ;  il  ne  peut  en  être  question.  On  com- 
prend donc  que  M.  Briand,  revenu  d'Amérique,  ait  accepté 
l'invitation  de  M.  Lloyd  George  d'aller  à  Londres  pour  régler 
toutes  les  questions  litigieuses. 

L'entretien  a  eu  lieu.  Il  a,  comme  de  juste,  révélé,  à  ce  que 
nous  affirment  les  journaux,  une  touchante  identité  de  vues 
sur  toutes  les  affaires  en  cours.  Mais,  sans  parler  de  bien  d  au- 
tres choses  qui  sans  doute  n'ont  même  pas  été  abordées, 
a-t-il  abouti  à  un  accord  précis  sur  la  question  qui  est  pour 
la  France  d'une  importance  vitale  ?  Il  ne  paraît  pas.  M.  Lloyd 
George  a  exposé  de  grands  projets.  Il  envisage  de  prodigieux 
virements  de  fonds  ;  il  propose  une  vaste  conférence  euro- 
péenne où  toutes  les  questions  financières,  et  d'autres  aussi, 
seraient  discutées.  A  cela  le  ministre  français  semble  n  avoir 
opposé  aucune  proposition  ferme  ;  et  tout  se  trouve  renvoyé 
à  de  prochaines  séances. 

Ainsi  le  problème  des  réparations  dont  on  annonçait  la 
solution  prochaine  au  mois  de  décembre  dernier,  que  la  con- 
férence de  Londres  avait  définitivement  réglé  au  mois  de  mai, 
se  pose  à  la  fin  de  cette  année.  N'en  finirons-nous  donc  jamais  ? 

Lausanne,  22  décembre. 

Ed.  Rossier. 


122  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 


Chronique  scientifique. 


Où  en  est  la  question  du  Mont  Everest.  —  Les  «  hommes  des  neiges  »  de  l'Himalaya. 
—  Un  nouveau  type  d'homme  préhistorique  :  le  crâne  de  Rhodésie.  —  Le  réseau 
électrique  général.  —  Le  câble-guide  en  navigation  et  en  aéronautique.  —  Le 
cuir  des  cétacés.  —    Publicalions  nouvelles. 

Le  public  sait  par  la  presse  quotidienne  que  les  explorateurs 
ayant  entrepris  de  reconnaître  les  abords  de  l'Everest,  en  vue 
d  une  tentative  d'ascension  qui  aura  lieu  l'été  prochain, 
paraissent  très  satisfaits  des  résultats  obtenus.  Ils  ont  pu  arri- 
ver à  un  point,  sur  la  pente,  qui  semble  devoir  constituer 
une  base  d'où  partir  pour  l'assaut  final  :  une  tranchée  d'où  se 
fera  le  dernier  bond.  Un  bond  important  ;  il  s'agit  de  gravir 
1800  mètres,  qui  sont,  naturellement,  les  plus  durs  de  tous. 
On  trouvera  dans  le  Geographical  Journal  un  article  fort  inté- 
ressant, accompagné  de  très  belles  illustrations,  résumant 
l'œuvre  accomplie  durant  1921,  et  faisant  voir  la  beauté  du 
site  (novembre  1921),  et  il  faudra  bien  reconnaître  que  la 
colonne,  dirigée  par  le  colonel  Howard  Bury,  n'a  pas  perdu 
son  temps. 

Le  point  atteint,  considéré  comme  base  d'où  devra  partir 
le  groupe  d'ascensionnistes,  se  trouve  au  bas  d'une  longue 
pente,  assez  douce  semble-t-il,  conduisant  au  sommet  du  pic. 
La  voie  semble  libre  ;  mais  à  considérer  celle-ci  d'en  bas, 
comme  on  fait,  on  peut  se  tromper.  Il  peut  y  avoir  des  brisures 
qu'il  n'est  pas  possible  d'apercevoir,  des  obstacles  qu'on  ne 
devine  pas.  Espérons  que  non.  Et  attendons,  car  avant  un  an, 
nous  saurons. 

On  a  pu  lire  dans  les  journaux  des  notes  sensationnelles 
relatives  à  des  êtres  humains  habitant  les  parages  en  question. 
Le  Times  a  parlé  d'empremtes  de  pieds  semblant  humains, 
trouvées  dans  la  neige.  A  ce  propos,  il  a  été  dit  beaucoup  de 
choses.  Il  est  de  tradition,  parmi  les  populations  avoisinantes. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  123 

qu'il  existe  des  êtres  humains  dans  ces  solitudes  glacées. 
Certains  écrivains  se  sont  demandé  s'il  ne  s'agirait  pas  d'hom- 
mes primitifs,  de  vestiges  de  l'homme  préhistorique.  Si  tant 
de  migrations  se  sont  opérées  du  plateau  asiatique  vers  l'Eu- 
rope, c'est  sans  doute  que  l'homme  a  pris  naissance  de  ce  côté, 
et  peut-être,  a-t-on  dit,  l'homme  primitif  existe-t-il  encore. 
D'autre  part,  il  est  connu  que  le  massif  de  l'Himalaya  sert 
d'habitat  à  de  petites  colonies  de  criminels  et  d'anti-sociaux 
qui  se  tiennent  à  distance  des  agglomérations  humaines  et 
des  lois  qui  les  régissent.  Il  semble  bien,  toutefois,  aux  der- 
nières nouvelles,  que  les  «  abominables  hommes  des  neiges  », 
comme  on  les  appelle,  ne  soient  ni  des  hommes  primitifs,  ni 
des  hors-la-loi,  mais  tout  simplement  des  singes.  Une  espèce 
existe,  un  semnopithèque,  apparenté  à  l'entelle,  qui  est  abon- 
dant à  des  niveaux  plus  bas,  qui  semble  être  une  variété  de 
cet  entelle,  adaptée  à  l'habitat  glaciaire.  Le  «  singe  de  l'Hima- 
laya »,  qui  est  bien  connu,  est  voisin  de  l'entelle  ;  on  l'a  vu, 
et  pris  ;  on  en  trouve  des  exemplaires  naturalisés  dans  les 
musées.  C'est  un  singe  vigoureux,  à  épaisse  fourrure,  d'aspect 
peu  engageant,  qui  vit  dans  les  hauteurs  et  va  souvent  chasser 
sur  les  glaciers.  Les  empreintes  aperçues  sont  très  probable- 
ment celles  de  cet  animal. 

—  Une  découverte  importante  pour  la  préhistoire  et  l'an- 
thropologie a  été  faite  en  Afrique  du  Sud.  En  Rhodésie, 
dans  une  caverne  faisant  partie  des  carrières  exploitées  par 
une  compagnie  britannique,  à  200  kilomètres  au  nord  de  la 
rivière  Kafue,  on  découvrait  depuis  plusieurs  années  de  nom- 
breux ossements  brisés  représentant  évidemment  les  restes 
de  repas  d'êtres  humains  ou  d'animaux  ayant  occupé  la  caverne. 
On  y  trouvait  aussi  des  instruments  primitifs  en  silex  et  en 
os,  prouvant  que  la  grotte  avait  été  occupée  par  l'homme. 
Les  ossements  animaux  se  rapportent,  semble-t-il,  bien  plutôt 
à  des  formes  actuelles  qu'à  des  espèces  anciennes,  de  sorte 
que  la  faune  ne  remonterait  peut-être  même  pas  au  Pléistocène. 

A  la  fin  de  l'été  de  cette  année,  on  rencontra  enfin  un  crâne 
humain,  presque  complet,  un  morceau  du  maxillaire  supérieur 
d'un  autre  crâne,  un  sacrum,  un  tibia  et  les  deux  extrémités 


124  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

d'un  fémur.  Ces  restes  sont  tous  à  Londres,  au  British  Mu- 
séum. 

M.  A.  S.  Woodward  nous  donne  dans  Nature  (17  novembre) 
des  renseignements  intéressants  à  leur  égard.  Le  crâne  (non 
accompagné  de  la  mandibule)  est  en  excellent  état  de  conser- 
vation. Il  rappelle  très  fortement  celui  de  la  race  du  Moustier 
ou  de  Néanderthal,  telle  qu'elle  est  connue  par  les  restes 
découverts  à  Gibraltar,  en  France  et  en  Belgique.  C  est  un 
crâne  typiquement  humain,  à  parois  de  même  épaisseur  que 
celle  du  crâne  européen  moyen,  de  capacité  suffisante.  La  face, 
lourde  et  grande,  est  plus  simiesque  encore  que  celle  de 
l'homme  du  Moustier  :  les  arcades  sourcilières  sont  très 
proéminentes  et  allongées. 

A  première  vue,  la  voûte  du  crâne  ressemble  beaucoup  à 
celle  du  Pithécanthrope  de  Java  :  elle  présente  la  même  saillie 
médiane  longitudinale  le  long  des  frontaux,  et  atteignant  sa 
plus  grande  hauteur  à  la  suture  coronale.  Le  crâne  est  dolicho- 
céphale (indice  69)  :  l'apophyse  mastoïde  plutôt  petite.  Méat 
tympanique  court  et  large,  très  humain  ;  trou  occipital  en 
avant,  ce  qui  suppose  le  crâne  posé  sur  un  tronc  droit.  Les  os 
de  la  face  rappellent  beaucoup  ceux  de  l'homme  de  La  Cha- 
pelle, mais  les  os  du  nez  sont  en  pente  plus  douce.  Palais 
énorme,  mais  pourtant  bien  humain  ;  dents  parfaitement 
humaines,  très  usées,  pour  une  bonne  part  atteintes  de  carie. 
Par  places,  l'alvéole  est  trouée. 

L'absence  de  la  mandibule  est  regrettable. 

En  tout  cas,  s'il  y  a  analogie  avec  le  crâne  du  Moustier, 
on  doit,  d'après  M.  Smith  Woodv^ard,  hésiter  à  assimiler  les 
deux  types.  Le  tibia  et  le  fémur  sont  de  type  plus  moderne, 
donc  très  différents  du  type  Moustier-Néanderthal.  L'homme 
de  Bone  Cave,  en  Rhodésie,  serait  donc  un  type  nouveau, 
Homo  rhodesensis,  peut-être  intermédiaire  entre  l'homme  du 
Moustier  et  VHomo  Sapiens.  Tel  est  du  moins  l'avis  de  M. 
Smith  Woodv^ard.  Mais  Sir  Arthur  Keith  a  exprimé  une  autre 
opinion  :  le  nouveau  crâne  se  placerait  entre  le  Pithécanthrope 
et  le  Moustérien  :  c'est'^tout  autre  chose.  Il  faut  laisser  aux 
spécialistes  le  temps^d'étudier  le  crâne  de  Bone  Cave  à  loisir. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  125 

Les   jugements   précipités   sont   souvent   erronés.    De   toute 
façon,  au  reste,  la  découverte  est  intéressante. 

Notons  que,  pour  l'éminent  paléontologiste  Marcellin 
Boule,  le  Rhodesensis  serait  du  Néanderthalensis  ayant  survécu 
en  Afrique  à  ses  frères  européens,  et  ayant  eu  le  temps  d'é- 
voluer un  peu.  Qui  sait?  Peut-être  trouvera-t-on  en  Afrique 
du  Néanderthalensis  encore  vivant?  Ce  serait  une  belle  trou- 
vaille.... 

—  Décidément,  on  se  rapproche  du  réseau  général.  Jus- 
qu'ici, les  forces  hydrauliques  aménagées  ont  profité  surtout 
à  la  localité,  tout  au  plus  à  la  région.  De  plus  en  plus,  on  s'aper- 
çoit que  l'avenir  est  à  la  fusion,  à  la  soudure  entre  réseaux 
régionaux.  L'union  fait  la  force.  C'est  ce  qui  s'est  bien  mani- 
festé à  la  récente  conférence  des  Syndicats  de  l'Electricité  à 
Paris.  La  France  possède  cinq  embryons  de  réseaux  :  réseaux 
des  Alpes,  des  Pyrénées,  du  Massif  Central,  utilisant  la  houille 
blanche  ;  réseau  de  l'Est,  utilisant  les  gaz  de  hauts  fourneaux, 
et  réseau  du  Nord,  utilisant  les  charbons  inférieurs  sur  place. 
La  conséquence  de  pareille  situation  est  évidente.  Dans  les 
parages  oii  les  sources  d'énergie  sont  abondantes,  il  y  a  sur- 
production de  courant,  donc  rendement  insuffisant  des  capi- 
taux. Plus  au  loin,  on  aimerait  bien  avoir  du  courant,  et  on 
en  tirerait  grand  parti.  De  là  l'idée  de  donner  plus  d'extension 
aux  réseaux,  et  comme  ceux-ci,  forcément,  dans  ces  conditions, 
poussent  leurs  tentacules  vers  leurs  voisins,  l'idée  d'établir 
un  lien  de  réseau  à  réseau,  qui  aboutit  à  la  constitution  du 
réseau  général,  alimenté  de  façons  diverses,  selon  les  ressources 
disponibles,  et  promenant  l'énergie  électrique  au  loin,  là 
surtout  où  l'on  n'a  pas  de  moyens  avantageux  de  la  pro- 
duire. 

Déjà,  en  France,  plusieurs  réseaux  locaux  ou  régionaux 
sont  soudés  de  la  sorte.  Entre  celui  des  Alpes  et  celui  des 
Pyrénées,  il  y  a  déjà  trois  lignes  de  jonction.  Mais  il  faut  beau- 
coup plus.  Ainsi,  une  grande  ligne  transversale  des  Pyrénées, 
au  nord,  par  le  Massif  Central,  serait  nécessaire. 

De  tels  transports  d'énergie  ne  sont  possibles  que  sous  très 
haute  tension,  naturellement.  Pour  le  présent,  les  tensions  de 


126  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

250000  et  de  300000  volts  sont  considérées  comme  hautes:  mais 
il  est  évident  que  d'ici  peu  la  tension  d'un  million  de  volts 
paraîtra  praticable.  Et  c'est  à  cela  qu'on  aboutira.  Seulement 
ce  ne  sera  pas  demain.  De  tels  transports,  sous  de  telles  ten- 
sions, soulèvent  des  problèmes  techniques  nombreux  qu'on 
ne  peut  résoudre  en  un  jour.  Ce  sont  ces  problèmes  qui  occu- 
pent les  spécialistes  de  l'électricité.  Ils  seront  résolus,  cela  ne 
paraît  pas  douteux,  et  nous  verrons  se  former  le  réseau  général. 
De  local  il  est  devenu  régional  ;  de  régional  il  va  devenir 
national.  Et  qui  sait  s'il  ne  sera  pas  plus  ou  moins  internatio- 
nal. Déjà  on  exporte  de  l'électricité  de  Suède  en  Danemark,  et 
on  a  parlé  d'un  transport  de  force  du  nord  de  la  France  à 
l'Italie.  Le  réseau  constituera  une  économie  à  coup  sûr,  et  en 
assurant  la  distribution  de  l'énergie  un  peu  partout,  il  appor- 
tera une  ressource  précieuse  à  des  régions  qui,  jusque-là,  étaient 
sacrifiées.  Il  va  de  soi  que  le  réseau  sera  alimenté  par  toutes 
les  houilles  :  la  blanche  et  la  verte,  la  noire,  l'incolore  (le  vent),  la 
bleue,  l'énergie  des  marées  ;  qui  sait,  la  rouge  aussi,  la  chaleur 
centrale  ou  celle  des  volcans....  Il  ne  faut  rien  laisser  perdre. 
Et  plus  on  mettra  de  force  à  la  disposition  des  hommes,  plus 
on  diminuera  la  peine  physique  de  ceux-ci. 

—  On  connaît  le  câble-guide  qu'a  imaginé  M.  W.  A.  Loth 
pour  guider  les  navires  dans  les  parages  dangereux  et  aux 
abords  des  ports  entourés  d'obstacles  naturels.  La  méthode 
consiste  à  immerger,  selon  le  trajet  sûr  à  suivre,  un  cable  par 
où  1  on  fait  passer  un  courant  alternatif  à  fréquence  musicale. 
Ce  câble  va,  en  mer,  jusqu'à  la  distance  nécessaire.  Il  crée 
autour  de  lui  un  champ  magnétique  dont  les  lignes  de  force  sont 
dans  des  plans  perpendiculaires  à  sa  direction.  C'est  ce  champ 
qui  sert  de  guide  aux  navires.  Ceux-ci  sont  pourvus  de  cadres 
verticaux  recevant  les  courants  induits  par  le  champ  magné- 
tique, et  ces  cadres  sont  reliés  à  un  poste  d'écoute  permettant 
d'entendre  ces  courants  à  2  et  3  mille  mètres  du  câble.  Un 
navire  qui  se  trouve  à  petite  distance  du  câble  sait  donc  qu'il 
est  près  du  guide  à  suivre.  Mais  ceci  ne  suffit  pas  :  il  lui  faut 
pouvoir  venir  se  placer  sur  le  guide  même,  ou  bien  à  sa  droite, 
ou  à  sa  gauche,  selon  les  besoins  ;  selon  qu'il  veut  aller  dans 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  127 

tel  sens  ou  dans  tel  autre,  entrer  ou  sortir.  La  chose  lui  est 
rendue  possible  par  d'autres  cadres  radiogoniométriques  qui 
lui  font  connaître  si  le  câble  est  à  droite,  ou  à  gauche,  ou 
directement  dessous.  Le  capitaine,  en  écoutant,  se  rend 
parfaitement  compte  s'il  se  dirige  vers  le  câble  ou  bien  s'en 
éloigne,  et  quand  il  s'est  rapproché,  s'il  a  le  câble  à  sa  droite, 
ou  à  sa  gauche,  ou  bien  droit  dessous.  Une  fois  qu'il  a  pris 
contact  avec  le  câble,  il  navigue  en  se  tenant  toujours  au  plus 
près,  et  du  même  côté,  s'il  s'agit  d'un  câble  servant  à  la  fois 
à  l'entrée  et  à  la  sortie  d'un  port.  La  méthode  est  déjà  appli- 
quée au  port  de  Brest,  dont  l'entrée  est  souvent  difficile  : 
le  câble-guide  aura  80  kilomètres  de  longueur,  jusqu'à  l'entrée 
en  Manche,  et  rendra  de  grands  services  aux  navires  voulant 
entrer  dans  ce  qu'un  amiral  anglais  a  appelé  «  le  port  de  l'Eu- 
rope ». 

Le  principe  de  la  méthode  Loth  est  très  intelligible,  et  son 
application  aisée.  Les  cadres  dont  il  faut  pourvoir  le  navire 
pour  recueillir  les  courants  et  les  transformer  en  sons  musi- 
caux, sont  fort  simples. 

M.  Loth  a  eu  l'idée  d'appliquer  à  la  navigation  aérienne 
le  procédé  qui  paraît  devoir  être  si  utile  en  navigation  océanique. 
La  méthode  est  la  même.  Dans  les  expériences  faites  jusqu'ici, 
et  dont  le  résultat  a  été  récemment  communiqué  à  l'Académie 
des  Sciences,  le  courant  alternatif  a  été  lancé  dans  le  fil  met- 
tant en  communication  deux  aérodromes.  Et  c'est  au  moyen  de 
cadres  aussi  que  les  avions  se  repéraient  par  rapport  au  câble, 
et  discernaient  s'il  était  à  droite,  à  gauche,  ou  directement 
dessous.  On  conçoit  l'utilité  du  câble-guide  en  aviation  : 
grâce  à  lui,  la  navigation  aérienne  peut  se  pratiquer  en  pleine 
nuit  et  par  la  brume  la  plus  épaisse.  Et  il  devient  aisé  de  créer 
des  routes  aériennes  utilisables  en  toutes  circonstances. 

—  Le  cuir  est  rare  et  cher.  Déjà  il  se  faisait  rare  avant  la 
guerre  ;  depuis,  il  l'est  devenu  plus  encore,  et  les  chaussures 
sont  devenues  très  dispendieuses.  Pour  parer  à  la  crise  toujours 
plus  aiguë  du  cuir,  voici  que  se  fonde  une  nouvelle  industrie 
qui  utilise  le  cuir  aquatique,  la  peau  des  animaux  marins, 
en  particulier  des  cétacés.  Et  non  seulement  leur  peau,  mais 


128  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

même  leurs  muqueuses,  estomac,  intestins,  muqueuse  de  la 
cavité  buccale,  etc.  Cette  industrie  se  crée  comme  annexe  de 
l'industrie  baleinière  en  général.  C'est  que,  une  baleine,  cela 
représente  des  matières  diverses  et  nombreuses.  Il  y  a  la  graisse, 
toujours  utilisable,  il  y  a  la  viande,  dont  on  peut  très  bien  faire 
des  conserves  nourrissantes,  il  y  a  la  peau,  les  fanons,  il  y  a 
les  intestins,  dont  le  contenu  peut  être  transformé  en  engrais. 
La  chasse  à  la  baleine  reprend  vie,  et  le  gibier  ne  manque  ni 
à  l'Alaska,  ni  dans  les  régions  antarctiques.  C'est  aux  Esqui- 
maux que  les  Européens  ont  demandé  la  manière  d'apprêter 
la  peau  des  animaux  marins.  Des  usines  ont  été  montées,  et 
travaillent  déjà. 

Le  cuir  fourni  par  l'estomac  et  l'intestin  ressemble  au  meil- 
leur chevreau  ;  celui  que  donne  la  peau  peut  se  détailler  en 
vingt  épaisseurs,  chacune  de  deux  millimètres.  L'intestin 
d'une  baleine  donne  une  bande  de  cuir  de  25  ou  30  mètres, 
sur  70  centimètres  de  large  ;  l'estomac  donne  un  cuir  capable 
de  rivaliser  avec  celui  des  chamois.  Requins  et  squales  aussi 
donnent  des  cuirs  dont  on  peut  tirer  grand  parti  pour  la  reliure. 
En  somme,  il  existe  des  sources  importantes  de  cuir  jusqu'ici 
inutilisées,  et  dont  on  cherche  enfin  à  tirer  parti.  On  ne  p>eut 
que  s'en  féliciter.  Car  il  ne  faut  rien  laisser  perdre  dans  ce 
monde  dont  la  population  et  les  besoins  augmentent  sans 
cesse.  Jusqu'où  cela  ira-t-il.  et  avec  quel  résultat?  En  tout  cas, 
ni  la  guerre,  ni  la  guerre  économique  n'en  seront  diminuées. 
Bien  au  contraire.  Plus  les  hommes  seront  nombreux,  plus 
ils  auront  de  raisons  d'antagonismes. 

—  Publications  nouvelles.  —  Voici  un  livre  de  premier 
ordre  pour  médecins  et  bactériologistes,  le  Précis  de  Bacté- 
riologie, de  Dopter  et  Sacquepée,  2"'®  édition  entièrement 
refondue  (J.-B.  Baillière,  Paris).  Cet  ouvrage  des  deux  pro- 
fesseurs du  Val-de-Grâce,  qui  formait  un  seul  volume,  en 
forme  deux  maintenant,  admirablement  illustrés,  et  surtout 
documentés  à  la  perfection.  Il  n'est  pas  de  traité  de  bacté- 
riologie aussi  complet,  aussi  clair,  aussi  détaillé.  C'est  une 
œuvre  de  maîtres.  —  Œuvre  magistrale  aussi  que  L'Infection 
méningococcique,  de  Ch.  Dopter  (J.-B.  Baillière  encore).   Le 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  129 

professeur  au  Val-de-Grâce  nous  donne  ici  une  monographie 
très  personnelle,  mais  tenant  compte  aussi  de  tout  ce  qui  a 
paru  sur  la  matière,  de  la  méningite  cérébro-spinale,  depuis 
le  moment  où  Vieusseux  la  remarqua  et  la  décrivit,  en  1 806,  à 
Genève,  jusqu'au  jour  présent  où  la  conception  de  la  nature 
de  l'infection  méningococcique  s'est  élargie  —  depuis  1905 
en  particulier  —  et  où  l'on  s'est  aperçu  que  la  méningite  en 
question  n'est  que  la  forme  la  plus  habituelle  d'une  infection 
méningococcique  pouvant  donner  lieu  à  des  localisations 
diverses.  L'ouvrage  de  M.  Dopter  est  de  grande  importance  : 
c'est  une  monographie  de  premier  ordre  d'une  maladie  qui 
tient  une  place  sérieuse  dans  le  cadre  de  la  pathologie.  — 
Et  voici  encore,  pour  le  médecin  et  l'hygiéniste,  un  volume 
des  plus  intéressants  et  nécessaires,  du  même  auteur  :  Les 
maladies  infectieuses  pendant  la  guerre  (F  Alcan).  C'est  un 
fait  bien  connu  que,  jusqu'ici,  les  guerres  ont  tué  plus  de 
monde  par  les  maladies  que  par  le  fer  ou  le  feu.  Or,  durant  la 
grande  guerre,  il  n'en  a  pas  été  ainsi.  Il  est  vrai,  la  boucherie 
a  été  très  perfectionnée  et  étendue  :  elle  a  peut-être  moins 
laissé  de  besogne  à  faire  à  la  maladie.  En  tout  cas,  celle-ci  n'a 
pas  pris  les  développements  ni  joué  le  rôle  qu'on  attendait. 
C'est  là  ce  que  montre  très  clairement  le  distingué  patholo- 
giste.  Et  son  livre,  qui  intéressera  puissamment  le  médecin, 
sera  lu  aussi  avec  grand  profit  par  le  grand  public,  en  tout  cas 
par  celui  qui  a  souci  d'idées  générales.  Rien  n'est  dit  toute- 
fois du  petit  foyer  de  peste  qui  a  existé  à  Paris  pendant  un 
moment.  Il  est  vrai  que  c'était  «  dans  le  civil  »,  et  que  le  fléau 
a  été  vite  jugulé.  —  Pour  ne  pas  quitter  la  guerre,  signalons 
Paris  bombardé,  de  M.  M.  Thiéry  (E.  de  Boccard,  Paris),  le 
bilan,  jour  par  jour,  des  points  de  chute  des  bombes  de  Zep- 
pelins ou  Gothas,  et  des  obus  de  la  Bertha.  M.  Thiéry  résume 
les  profits  militaires  de  cette  belle  entreprise  contre  non-com- 
battants :  869  tués  et  blessés  (Paris  et  banlieue)  pour  702  pro- 
jectiles par  taubes,  zeppelins  et  gothas  ;  et  928  tués  et  blessés 
pour  306  obus  de  Bertha  (250  tués  et  678  blessés).  En  somme, 
opération  coûteuse,  et  pas  très  efficace.  Il  est  vrai,  le  Boche 
comptait  surtout  sur  l'effet  moral.  On  sait  ce  qu'il  a  été.  — 

BIBL    UNIV.  cv  9 


130  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Pour  politiques  et  philosophes,  voici  La  Chine  et  le  Japon 
politiques,  de  M.  F.  Challaye  (F.  Alcan,  Paris).  La  lecture  en 
est  très  intéressante,  à  coup  sûr.  Elst-elle  toujours  très  encou- 
rageante? C'est  là  une  autre  question.  Quand  donc  l'humanité 
attelndra-t-elle  l'âge  de  raison?  —  Dans  Les  Navires,  de  M. 
Clerc-Rampal  (Hachette,  Paris),  le  lecteur  trouvera  l'exposé 
de  la  façon  dont  se  construisent  et  arment  les  navires,  au  temps 
présent.  Ce  volume,  qui  appartient  à  la  Bibliothèque  des  Mer- 
veilles,  renouvelée  et  rajeunie,  peut  être  lu  de  tous  :  il  n'a  rien 
de  technique. 

Vous  intéressez-vous  à  la  relativité?  Voulez- vous  essayer 
de  comprendre  ce  dont  il  s'agit?  Voici  deux  ouvrages  qui 
s'offrent  à  servir  de  guides  :  La  Relativité  des  Phénomènes, 
de  M.  G.  Moch,  ouvrage  très  nourri,  rempli  de  faits  et  de 
comparaisons,  documents  et  curiosités  (Flammarion,  Paris), 
qui  fait  beaucoup  réfléchir  et  apprend  beaucoup  de  choses  ; 
et  Einstein  et  l'Univers,  de  M.  Ch.  Nordmann  (Hachette, 
Paris),  où  l'auteur  tente  de  faire  comprendre  les  doctrines 
d'Einstein  sans  appareil  mathématique,  ce  qui  est  «  tant 
difficile  ».  Lisez  l'un  et  l'autre  et  tâchez  de  vous  faire  une  opi- 
nion. La  chose  en  vaut  la  peine,  car,  il  faut  bien  le  dire,  Einstein 
perfectionne  encore  Newton.  Et  c'est  quelque  chose.... 

Henry  de  Varigny. 


Chronique  suisse  romande. 


L'ann^  1921.  —  Où  en  sommes-nous?  —  Conditions  externes  ;  conditions  in- 
ternes. —  Ne  pas  s'abandonner  I  —  De  M.  Albert  Muret  et  de  la  gastronomie 
considérée  comme  un  art.  —  Les  poèmes  alpestres  de  M.  Virgile  Rossel. 

Le  pessimisme  n'est  pas  une  solution,  pas  même  une  expli- 
cation. C'est  pourquoi  nous  devons  attendre  le  changement 
d'année  avec  fermeté,  si  nous  n'y  aspirons  pas  avec  joie. 
Pendant  quatre  ans  et  demi,  le  fer  et  la  flamme  nous  ont 
environnés,  et  nous  n'avons  pas  perdu  l'espoir  parce  que  la 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  131 

justice  était  en  cause  et  qu'il  faut  croire  malgré  tout  à  la  jus- 
tice. Aujourd'hui,  nous  sommes  en  proie,  non  plus  aux  hommes, 
mais  aux  choses,  à  la  complexité  aveugle  des  circonstances 
et  des  événements.  L'année  1921  nous  a  déçus  ;  il  semble  que 
nous  nous  mouvions  dans  un  cercle  de  fer  qui  se  resserre  impi- 
toyablement sur  nous. 

Nous  dépendons  plus  que  d'autres  de  l'état  général  du 
monde  ;  notre  situation  géographique  nuit  à  la  liberté  de  nos 
mouvements,  et  la  nécessité  vitale  où  nous  sommes  d'exporter 
pour  entretenir  notre  population  nous  rend  dépendants,  non 
seulement  des  peuples  qui  nous  entourent^  mais  de  tous  ceux 
auxquels  l'accroissement  de  la  concurrence  ou  le  resserrement 
des  marchés  nous  avaient  conduits  à  offrir  nos  produits. 

Outre  cette  condition  externe,  il  faut  considérer  nos  condi- 
tions internes,  si  nous  voulons  nous  rendre  compte  de  notre 
situation,  mesurer  nos  chances  et  apprécier  les  efforts  que 
nous  avons  faits  pendant  cette  dernière  année.  Pour  nous  pro- 
noncer sans  réserves,  nous  aurions  besoin  de  statistiques  et 
de  documents  épars  dans  les  archives  de  toute  la  planète  ou 
en  voie  d'élaboration,  mais  les  grandes  lignes,  du  moins,  nous 
apparaissent  avec  une  clarté  suffisante. 

Une  conclusion  se  dégage  de  la  première  inspection  des 
faits  ;  on  ne  saurait  trop  insister  sur  ce  point  dans  les  circons- 
tances actuelles  :  c'est  que  toute  tentative  de  placer  la  Suisse 
sous  le  régime  de  1'"  Etat  commercial  fermé  »,  comme  on 
disait  autrefois,  est  particulièrement  dangereuse  pour  nous 
et  peut  nous  devenir  funeste.  Le  fait  qui  domine  toute  la  dis- 
cussion est  celui-ci  :  nous  atteignons  aux  quatre  millions 
d'âmes,  et  la  Suisse  ne  peut  ni  défrayer  cette  population,  ni 
l'alimenter  de  ses  produits.  Emigrer  ou  exporter,  tel  est  le 
dilemme.  Encore  n'avons-nous  pas  le  choix,  car  tous  les  pays 
ferment  leurs  frontières  aux  chômeurs.  Il  faut  donc  que  les 
Suisses  travaillent  chez  eux  et  que,  chez  eux,  ils  produisent 
pour  le  dehors.  Ils  ne  seront  occupés  qu'à  cette  condition 
et  ils  ne  pourront  qu'à  cette  condition  se  procurer  les  denrées 
que  leur  pays  ne  produit  pas  ou  ne  produit  qu'en  quantité 


132  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tout  à  fait  insuffisante,  à  commencer  par  le  blé,  les  œufs  et 
même  la  viande. 

Retenons  cette  alternative  :  exportation  de  produits  ou  expor- 
tation d'hommes  ;  la  première  de  ces  solutions  est  celle  qui 
nous  a  permis  de  vivre  depuis  le  milieu  du  XIX®  siècle,  à  peu 
près.  Il  est  superflu  de  discuter  la  seconde,  puisqu'elle  est 
présentement  impraticable. 

Qu'est-ce  donc  qui  a  entravé  notre  exportation  au  point 
de  provoquer  la  crise  économique  aiguë  dans  laquelle  nous 
nous  débattons? 

Diverses  circonstances  que  nous  allons  essayer  de  classer 
sommairement  pour  les  saisir  d'un  regard. 

La  production  est  arrêtée  parce  que  nos  produits  ne  se 
vendent  pas.  Tel  est  le  fait.  Nous  avons,  en  Suisse,  un  peu 
moins  de  150  000  chômeurs.  C'est  beaucoup  plus  que  le 
million  de  chômeurs  des  Etats-Unis  d'Amérique,  puisque  la 
proportion  est,  chez  nous,  de  150  000  pour  quatre  millions 
d'âmes,  et,  en  Amérique,  d'un  million  pour  cent  millions.  Elle 
est  de  l   Vo  là-bas  et  de  près  de  4  "/<>  ici- 

Nous  ne  pouvons  plus  vendre  au  dehors  parce  que  notre 
change  est  trop  élevé.  Voilà  ce  que  tout  le  monde  répète. 
Cela  est  vrai  de  quelques  pays,  non  de  tous.  Le  change  amé- 
ricain est  plus  élevé  que  le  nôtre  ;  celui  des  pays  Scandinaves 
est  à  peu  près  à  parité  ;  on  se  rappellera,  en  outre,  que  nos 
industriels  ont  réussi  à  faire  des  affaires  aussi  longtemps  que 
le  change  français  n'est  pas  tombé  au-dessous  de  55  "/o  ; 
or,  l'espagnol  oscille  autour  de  75  %  et  la  livre  anglaise  autour 
de  84  ^h.  La  France,  la  Belgique,  l'Italie,  l'Allemagne  surtout, 
—  un  de  nos  plus  gros  clients,  —  tels  sont  les  marchés  d'où 
notre  change  nous  exclut,  quoique  en  certains  pays  le  relève- 
ment des  prix  compense,  au  moins  en  quelque  mesure,  la 
dépréciation  de  la  devise. 

Mais  les  autres  pourraient  absorber  tout  ou  partie  de  nos 
marchandises?  Sans  doute,  n'étaient  deux  circonstances  ; 
c'est  d'abord  que,  se  trouvant  eux-mêmes  dans  une  situation 
financière  difficile,  ils  restreignent  leurs  importations  au 
strict  nécessaire  ;  ensuite,  c'est  que  les  pays  à  change  très 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  133 

bas,  rAllemagne  surtout,  jouissent  provisoirement  d'un  redou- 
table privilège  sur  le  marché  mondial  et  défient  notre  concur- 
rence. 

Les  choses  étant  telles,  qu'y  avait-il  à  faire  et  qu'avons- 
nous  fait?  Je  n'ai  parlé  encore  que  des  conditions  externes; 
ici  apparaissent  les  conditions  internes  auxquelles  j'ai  fait 
allusion. 

Il  fallait  faire  notre  possible  pour  obtenir  des  autres  Etats 
la  levée  des  prohibitions  qui  retenaient  nos  produits  à  la  fron- 
tière. Nous  avons  édicté  des  restrictions  d'importations  qui 
ont  provoqué  des  représailles  ;  nous  avons  atteint  l'Espagne 
dans  ses  vins,  elle  a  refoulé  nos  montres.  Depuis  longtemps., 
nos  droits  de  douane  étaient  purement  fiscaux  ;  nous  avons 
choisi,  pour  inaugurer  une  politique  protectionniste,  le  mo- 
ment où  nous  avons  le  plus  besoin  d'abaisser  le  prix  de  la  vie. 
L  importation  diminue,  il  est  vrai,  mais  l'acheteur  se  retient  ; 
nous  avons  assisté,  cette  année,  à  une  grève  des  consommateurs 
qui  est  l'un  des  phénomènes  les  plus  curieux  de  notre  époque. 
Les  restrictions  ont  eu  d'abord  pour  but  de  permettre  l'écou- 
lement des  stocks  achetés  à  haut  prix  pendant  la  période  de 
cherté  ;  ensuite,  on  en  a  usé  pour  favoriser  certaines  industries, 
par  exemple  celle  de  la  fabrication  du  papier,  comme  si  la 
consommation  devait  rester  la  même  quel  que  fût  le  prix. 
De  sorte  que  le  prix  de  la  vie  est  encore,  d'après  les  évalua- 
tions les  plus  modérées,  à  1 89  %  de  ce  qu'il  était  avant  la  guerre. 

Il  fallait  passer  le  plus  rapidement  possible  de  l'économie 
de  guerre  à  l'économie  de  paix,  faire  la  démobilisation  civile, 
rétablir  le  libre  jeu  des  fonctions  économiques,  sauf  exception 
pour  les  cas  anormaux,  c'est-à-dire  pour  les  pays  à  change  avili. 
Une  campagne  de  presse  et  une  sorte  de  soulèvement  de 
l'opinion  n'ont  pas  été  de  trop  pour  obtenir,  cet  été,  l'allége- 
ment des  mesures  qui  faisaient  fuir  les  touristes  et  déserter 
nos  hôtels  ;  nous  avons  encore,  trois  ans  après  la  fin  des  hosti- 
lités, les  monopoles,  l'office  alimentaire,  une  armée  de  fonc- 
tionnaires dont  quinze  ou  vingt  mille  ont  pu  quitter  leur 
service  pour  aller,  dans  dix  trains  spéciaux,  l'autre  dimanche, 
manifester  à  Berne  aux  fins  d'exercer  une  pression  sur  le 


134  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Conseil  fédéral,  et  cela  sans  que  les  chemins  de  fer  ou  les 
postes  aient  souffert  de  leur  absence.  Si  tout  va  bien  quand 
ces  quinze  mille  fonctionnaires  n'y  sont  pas,  à  quoi  servent-ils 
quand  ils  y  sont? 

Tant  de  lenteurs,  d'embarras  et  de  contre-sens  ne  sont 
pas  le  fait  de  la  malice.  Je  ne  conteste  en  aucune  façon  la  bonne 
volonté  du  gouvernement  fédéral,  et  je  ne  crois  pas  du  tout 
qu'aucun  de  ses  membres  cède  au  désir  de  favoriser  des  inté- 
rêts privés.  Mais  le  Conseil  fédéral  est  un  pouvoir  politique,  et 
ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  l'on  conçoit,  chez  nous,  la  poli- 
tique comme  l'art  de  tenir  la  balance  égale  entre  les  partis. 
Nous  avons  un  parti  agraire  très  puissant  et  qui  obtient  ce 
qu'il  veut  parce  qu'on  voit  en  lui  le  rempart  de  la  Suisse 
contre  le  communisme  et  les  influences  bolchévistes.  Nous 
réagissons  aujourd'hui  contre  le  danger  que  nous  avons  couru 
en  novembre  1918.  Ce  parti  agraire  est  dirigé  par  des  hommes 
de  talent,  sincères,  sympathiques,  comme  M.  le  D'  Laur, 
mais  dont  les  vues  sont  courtes.  Ils  ne  voient  que  le  jour 
présent,  à  peine  celui  de  demain  et,  si  peu  agriculteur  que  je 
sois,  —  on  ne  saurait  guère  l'être  moins,  —  rien  ne  m'empê- 
chera de  clamer  qu'ils  mettent  l'agriculture  en  péril  par  les 
dangers  qu'ils  font  courir  à  l'industrie.  Croire  qu'ils  réussiront 
longtemps  à  maintenir  artificiellement  la  culture  du  blé  en 
Suisse,  alors  qu'il  faut  le  payer  au  paysan  60  fr.,  c'est  un  leurre  ; 
la  disproportion,  et  par  suite  la  pression  externe,  sera  trop 
forte  quand  le  prix  sera  tombé  en  France  au-dessous  de  30  fr. 
En  attendant,  on  aura  rendu  l'agriculteur  incapable  de  se 
réadapter  et  sa  situation  empirera.  Pour  le  faire  prospérer, 
il  faudrait  mettre  le  consommateur  en  état  de  lui  acheter  ses 
produits,  c'est-à-dire  de  gagner.  Une  politique  économique 
active  au  lieu  d'un  système  d'isolement,  de  repliement  sur 
soi-même  et  de  passivité! 

Stimuler  les  énergies,  l'initiative  créatrice,  au  lieu  de  faire 
concession  sur  concession  k  l'esprit  de  parasitisme  qui  nous 
envahit!  Le  Conseil  fédéral  s'est  engagé  —  avec  hésitation, 
mais   heureusement  —  dans   cette  voie  quand   il   a   décidé 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  135 

d'allouer  un  subside  de  5  millions  à  l'industrie  horlogère 
pour  remplacer  les  subsides  de  chômage  par  du  travail.  Mais 
cinq  millions  ne  sont,  en  l'espèce,  qu'une  goutte  d'eau  et 
cette  mesure  ne  peut  être  qu'un  palliatif. 

Le  nouveau  président  de  la  Confédération  est  M.  Haab. 
On  n'entend  que  des  éloges  de  son  activité,  de  sa  fermeté, 
de  sa  clairvoyance.  Puisse-t-il  faire  aboutir  la  réorganisation 
administrative  de  nos  chemins  de  fer  sans  la  borner  à  la  sup- 
pression de  ce  qui  nous  reste  d'individualité  régionale,  et 
puisse  l'année  1922,  par  un  concours  de  circonstances  trop 
longtemps  espéré,  par  la  confirmation  de  la  paix,  par  l'entente 
économique  et  financière  des  puissances  dirigeantes,  par 
l'assainissement  du  marché  mondial,  apporter  du  soulagement 
aux  innombrables  misères  que  le  désespoir  guette  et  nous 
ouvrir  enfin  la  perspective  lointaine  de  l'équilibre  et  de  la 
prospérité. 

—  Tous  les  hommes  croient  aimer  ce  qui  est  bon  ;  bien 
peu  savent  en  juger  d'une  connaissance  réfléchie  ;  moins 
nombreux  encore  ceux  qui  en  possèdent  la  pratique.  Ceux-là 
sont  des  artistes.  C'est  de  M.  Albert  Muret  que  je  parle  ^. 
Est-il  meilleur  peintre  que  cuisinier  ou  meilleur  cuisinier  que 
peintre,  je  ne  sais  ;  les  bonnes  époques  ont  toujours  admis 
chez  les  esprits  d'élite  une  pluralité  de  maîtrises  ;  il  a,  en  plus, 
des  parties  du  styliste  et  non  seulement  celles  que  nous  nous 
attendons  à  rencontrer  chez  un  peintre,  mais,  outre  la  couleur 
le  mouvement  avec  une  sorte  de  concentration  nerveuse,  et 
par  endroits  l'éloquence  du  lyrisme  jaillissant  et  imprévu. 
Savourez,  à  défaut  de  la  bécasse  elle-même,  cet  hymne  à  la 
bécasse,  dans  la  période  de  sa  post-existence  où  se  célèbre 
dans  le  secret  de  ses  entrailles  le  rite  solennel  de  la  préparation 
pour  la  casserole  : 

«  Mystère  !  Mystère  toujours  !  Alors  naîtra  ce  goût  profond, 
dont  le  long  bec,  perçant  le  tapis  de  feuilles  mortes,  est  allé 
chercher  le  principe  au  sein  même  de  la  terre,  parmi  l'humus 
fertile  ;  goût  immense,  et  concentré  pourtant,  chargé  d'évo- 

Âlbert  Muret,  Propos  Gastronomiques  et  conseils  culinaires.  Payot  1922. 


136  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

cations,  où  l'on  sent  passer  la  mélancolique  richesse  des  fins 
d'automne,  avec  le  chant  du  vent  dans  les  futaies  ou  la  pluie 
fécondante,  qui  ruisselle  des  arbres  ;  fumet  puissant  —  et 
coloré  aussi  —  s'élevant  comme  les  frondaisons  rouges  et 
jaunes  qui  pavoisent  le  sommet  des  hêtres,  parmi  les  hautes 
cimes  des  sapins.  » 

Il  s'agit  de  cuisine  en  tout  cela  et,  comme  on  le  voit,  de  pro- 
pos gastronomiques  savoureux,  farcis  de  recettes  peu  connues 
et  même  inédites,  très  probablement  admirables,  mais  sur 
lesquelles  Dodin-Bouffant  seul  peut  se  permettre  une  appré- 
ciation. 

—  M.  Virgile  Rossel  publie  une  réédition  de  quelques  poè- 
mes alpestres  dont  le  plus  long,  Nivoline,  a  paru  voici  vingt 
ans,  mais  se  trouve  remanié  et  transformé  ^  Le  poète  a  voulu 
enchâsser  dans  le  cadre  d'une  légère  idylle  des  descriptions 
de  la  montagne  et  de  la  vie  montagnarde,  exprimer  les  émotions 
de  l'alpiniste,  rendre  à  l'aide  du  vers  les  principaux  aspects 
d'une  nature  qui  a  défié  le  peintre  et  triomphé  du  prosateur. 
Tâche  difficile  entre  toutes,  mais  passionnante  comme  une 
ascension  périlleuse.  On  pourrait  reprocher  au  poète  d'avoir 
voulu  mettre  tout  en  moins  de  cent  pages,  d'avoir  accumulé 
les  impressions,  les  couleurs,  les  formes,  et  d'avoir  sacrifié 
à  la  diversité  et  aux  incessantes  transformations  du  décor, 
dont  il  semble  particulièrement  frappé,  la  simplicité  majes- 
tueuse des  lignes  et  cette  grandeur  qui  vient  du  recul  dans 
l'espace  et  de  la  séparation  des  plans.  Mais,  si  cela  est  vrai,  le 
reste  l'est  aussi  et  le  mérite  de  M.  Rossel  est  de  nous  avoir 
donné  une  œuvre  variée  et  très  vivante. 

Maurice  Millioud. 

^  Virgile  Rossel.  Là-haut  sur  la  montagne.  Poèmes  ilpestres.  Lausanne,  Spes. 


«-i-^»^^'^!********^^'^** 


Molière  et  l'esprit  classique. 


Que  Molière  soit  «  un  des  plus  grands  classiques 
français  »,  ce  jugement  banal  s'exprime  mille  fois  le 
jour  dans  tout  l'empire  de  notre  langue,  et  bien  au 
delà.  Les  pédants  Ténonceront  plus  souvent  que  ja- 
mais, au  début  de  cette  année,  en  célébrant  à  leur 
manière  le  troisième  centenaire  de  la  naissance  de 
Jean-Baptiste  Poquelin.  Mais  ceux  qui  causent  et  ceux 
qui  enseignent  ne  se  résignent  pas  tous  à  répéter  des 
formules  que  l'usage  dépouille  de  signification.  L'un 
d'eux  se  demandera  :  «  Dans  quelle  mesure  l'œuvre  de 
Molière  est-elle  donc  classique  ?  Jusqu'à  quel  point 
Molière  s'écarte- 1- il  du  goût,  de  l'art  classiques  ? 
Quels  éléments  a-t-il  incorporés  au  classicisme  fran- 
çais ?  » 

Ce  curieux,  sondant  la  formule  usée,  s'apercevra 
tout  aussitôt  qu'elle  n'est  point  vide,  qu'elle  recouvre 
plutôt  une  sorte  d'abîme.  Il  pensait  poser  une  question  ; 
celle-ci  se  subdivise,  se  multiplie  aussitôt  en  une  fa- 
mille de  questions.  Pour  leur  donner  une  réponse 
personnelle,  il  faudrait  être  historien  et  philosophe, 
entreprendre  une  étude  de  littératures  comparées,  se 
donner  le  spectacle  de  deux  siècles  au  moins  de  pro- 
duction dramatique,  fonder  ou  adopter  une  esthé- 
tique... Si  le  curieux  que  je  suppose,  se  contente  de 
réponses  toutes  faites,  il  les  trouvera  dans  les  traités 
de  littérature.  Mais  s'il  n'est  capable  ni  d'édifier  une 

BIBL.   UNIV.   CV  10 


138  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

vaste  construction  originale  pour  combler  sa  curiosité, 
ni  de  se  satisfaire  de  la  réponse  des  manuels  patentés, 
notre  curieux  empruntera  aux  historiens  et  critiques 
certaines  solutions  qu'ils  lui  présentent  ;  puis  il  les 
refondra,  en  une  méditation  dont  le  fruit  lui  sera  doux 
et  salutaire,  parce  qu'il  pensera  l'avoir  mûri  et  coloré 
à  la  lumière  de  son  propre  esprit... 

Donnons  un  coup  de  main  à  notre  curieux.  Sur  le 
classicisme  de  Molière,  il  écrira  un  livre,  si  vous  l'en- 
couragez. Ne  l'engagez  pas  dans  si  coûteuse  et  si  vaine 
entreprise.  Mais  il  renoncera  peut-être  à  la  longue 
revue  historique  dont  son  objet  lui  ferait  une  néces- 
sité et  sur  laquelle  il  fonderait  sa  dissertation  esthé- 
tique. Il  y  renoncera,  s'il  a  la  satisfaction  préliminaire 
(s'asseoir  au  seuil  d'une  terre  promise  peut  être  aussi 
doux  que  d'y  pénétrer)  d'exposer  quelques  réflexions 
générales  au  sujet  du  classicisme  et  de  Molière. 


Nous  sommes  sur  un  sol  mouvant.  Les  notions  sur 
lesquelles  nous  nous  fondons  sont  incertaines,  insai- 
sissables. —  Qu'est-ce  que  le  classicisme  ?  Est-ce 
(pour  ne  pas  sortir  de  notre  littérature  et  ne  considérer 
l'antiquité  que  relativement  aux  lettres  françaises)» 
est-ce  l'ensemble  des  œuvres  imitées  des  classiques 
grecs  et  latins  ? 

Dans  cette  hypothèse,  Molière  serait  beaucoup 
moins  classique  que  Ronsard,  du  Bellay,  et  leur  satel- 
lite de  la  Pléiade,  le  dramatiste  Jodelle.  Tenir  le  clas- 
sicisme pour  l'imitation  des  anciens  est  du  reste  une 
opinion  très  défendable,  assez  raisonnable  même.  En 
méconnaissant,  en  reniant  Ronsard  et  la  Pléiade,  en 
faisant  commencer  à  Malherbe  la  perfection  de  la 
poésie  française,  Boileau  a  commis  une  erreur  étrange 


MOLIÈRE   ET   LESPRIT   CLASSIQUE  139 

en  même  temps  qu'une  mjustice.  Il  n'a  pas  vu  que  la 
Pléiade  réalisait  un  premier  classicisme.  Mais  en  ren- 
dant une  incomplète  justice  à  Pierre  Corneille,  dont  il 
a  dit  tour  à  tour  du  bien  et  du  mal,  en  reconnaissant 
son  génie  avec  une  sorte  d'embarras  et  de  mauvaise 
grâce,  Boileau  sentait  sans  doute  obscurément  que 
Corneille  s'écartait  à  certains  égards  du  pur  idéal  clas- 
sique autant  et  plus  que  les  poètes  du  XVI^  siècle. 

Des  historiens  empressés  a  faire  régner  la  paix  entre 
les  morts  illustres  nous  expliquent  que,  si  VArt  poé" 
tique  passe  sous  silence  la  fable  et  le  fabuliste  qui  met- 
tait justement  cette  humble  forme  au  rang  des  plus 
beaux  genres  littéraires,  c'est  que  Boileau  évitait  de 
mentionner  dans  sa  poétique  aucun  auteur  vivant. 
C'est  possible.  Mais  cette  omission  peut  avoir  une  autre 
signification.  Sauf  dans  un  écrit  de  jeunesse,  consacré 
à  l'éloge  du  premier  conte  licencieux  de  La  Fontaine, 
et  que  Boileau  a  renié  dans  sa  prude  vieillesse,  le  légis- 
lateur du  Parnasse  français  ne  rend  nulle  part  au  poète 
des  fables  l'hommage  qu'il  marchande  si  peu  à  Mal- 
herbe, à  Racine,  à  Voiture  même.  Sans  doute  sentait-il 
que  l'ample  génie  de  La  Fontaine  échappait  à  sa  pure 
mais  étroite  conception  de  la  poésie,  comme  la  richesse 
confuse  de  Ronsard,  comme  le  talent  précieux,  capri- 
cieux, irrégulier,  en  quelque  sorte  romantique,  de  la 
plupart  des  écrivains  antérieurs  à  Pascal. 

Boileau  n'est  peut-être  pas,  à  dire  le  vrai,  la  pierre 
de  touche  du  classicisme.  Il  n'est  pas  même  sans  con- 
teste le  classique  type  et  par  excellence.  E.  Faguet 
s'amusait  à  remarquer  que,  s'il  était  exact  que  le  clas- 
sicisme fût  la  littérature  impersonnelle,  objective,  et 
le  romantisme  la  littérature  personnelle,  Nicolas  Boi- 
leau-Despréaux  serait...  le  plus  parfait  des  romantiques 
(et  vous  savez  qu'il  a  été  la  bête  noire  de  recelé  roman- 


140  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

tique  de  1825)  parce  qu'il  parle  constamment  de  lui 
dans  ses  œuvres  ! 

Le  classicisme  dépasse  Boileau,  même  si  nous  pre- 
nons ce  terme  dans  son  acception  la  plus  limitée. 
Néanmoins  il  est  le  chef,  le  centre,  du  groupe  des 
classiques  de  1660.  L'étude  des  faits  particuliers  né 
permet  plus  d'affirmer  qu'il  ait  été  le  maître  de  Molière 
et  de  La  Fontaine  aussi  bien  que  celui  de  Racine.  Son 
influence  sur  Racine  même  a  été  mise  en  doute,  et  il 
l'a  sensiblement  exagérée  dans  ses  confidences  de  vieil- 
lard vaniteux  et  encensé.  Mais  Boileau  a  été  entre  ces 
hommes  comme  un  trait  d'union. 

Injuste  à  l'égard  de  Molière,  qu'il  traite  avec  sévé- 
rité, plus  rigoureux  envers  La  Fontaine,  qu'il  passe 
sous  silence,  VArt  poétique  est  trop  étroit,  trop  dépouillé 
malgré  sa  concentration  de  richesses,  pour  être  le  code 
du  classicisme  théorique.  Il  est  moins  encore,  par  con- 
séquent, le  manifeste  ou  le  miroir  de  toute  l'école  clas- 
sique. Mais  la  poétique  de  Boileau,  qu'on  peut  d'ail- 
leurs interpréter  de  bien  des  manières,  n'est  en  somme 
qu'une  manifestation  extrême  du  goût  de  son  auteur. 
N'oublions  pas  le  Boileau  des  satires,  celui  du  Lutrin, 
le  vigoureux  réaliste  qui  a  peint  «  le  repas  ridicule  », 
les  rixes  de  chanoines  et  l'épisode  de  la  lésine  dans  la 
satire  X,  avec  des  couleurs  dont  la  hardiesse  confine 
à  la  grossièreté. 

Boileau  n'est  ni  galant  ni  sensuel,  dans  la  significa- 
tion ordinaire  du  mot.  Il  ne  connaissait  pas  la  femme. 
La  Fontaine  est  l'un  et  l'autre,  favorable  condition 
pour  être  un  grand  poète.  Molière,  moins  sensuel  que 
La  Fontaine  et  que  Racine  dans  la  peinture  de  l'amour, 
mais  observateur  profond  des  ressorts  du  caractère, 
vigoureux  réaliste  dans  la  représentation  des  hommes  et 
des  milieux,  égale  La  Fontaine,  égale  Racine,  dépasse 


MOLIÈRE   ET    l'eSPRIT   CLASSIQUE  141 

Boileau  comme  interprète  de  l'âme  humaine.  Mais 
Boileau  ne  lui  reste  pas  aussi  inférieur  qu'on  l'a  voulu 
croire. 

Il  est  très  différent  de  Molière.  Mais  ils  ont  en  com- 
mun des  traits  essentiels.  Ils  sont  amis,  il  sont  compa- 
gnons de  lutte  quand  il  s'agit  d'abattre  la  littérature 
précieuse,  les  longs  romans  et  les  petits  vers  alambi- 
qués.  Plus  que  La  Fontaine  et  que  Racine,  parce  qu'ils 
sont  moins  poètes  qu'eux,  Molière  et  Boileau  instau- 
rent dans  les  lettres  le  règne  de  ce  qu'ils  nomment  la 
raison. 

La  raison  est,  pour  eux,  le  bon  sens  populaire  et  le 
bon  sens  bourgeois,  mais  cultivé,  affiné  par  la  pratique 
des  anciens,  que  Molière  a  connus  et  aimés,  qu'il  a  imi- 
tés et  traduits  parfois.  La  raison,  c'est  l'entendement 
naturel,  mais  passablement  frotté  de  philosophie  ; 
Molière  a  été  l'élève  personnel  du  philosophe  Gassendi 
et  il  a  entrepris  une  traduction  de  Lucrèce  ;  cependant 
que  Boileau,  dans  son  Arrêt  burlesque,  a  défendu  la 
philosophie  et  la  science  cartésiennes  contre  l'Univer- 
sité qui  prétendait  leur  interdire  l'accès  de  l'enseigne- 
ment public.  La  raison,  c'est  aussi  le  bon  sens  moral, 
plus  sévère  et  délicat  chez  Boileau,  plus  souple  et 
commode  en  Molière. 

Cette  morale,  chez  l'un  et  l'autre,  en  Boileau  émi- 
nemment, un  peu  moins  constamment  chez  Molière 
qui  a  varié,  est  une  morale  sociale.  Je  ne  puis  donner 
raison  à  ceux  qui  découvrent  dans  le  théâtre  de  Molière 
l'apologie  de  l'instinct  naturel  ;  je  me  rallie  à  ceux  qui 
nous  montrent  au  contraire  en  lui,  sinon  un  défenseur 
de  la  famille  et  de  la  société,  du  moins  un  philosophe 
de  la  bourgeoisie  et  du  sens  commun,  très  occupé  du 
contre-coup  des  travegg  et  des  vices  individuels  sur  la 
famille,  cellule  de  la  société.  «Molière  est  essentielle- 


142  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

ment  le  représentant  du  sens  commun  de  la  bourgeoi- 
sie française  au  XVII^  siècle  '.  »  Boileau  est  l'es- 
théticien et  le  poète  de  cette  bourgeoisie,  avec  moins 
de  puissance  et  plus  de  rigueur  morale.  La  Fontaine, 
le  conteur  et  le  fabuliste,  est  également  le  poète,  le 
chantre  de  ces  bourgeois  ;  s'il  les  étonne  par  plus  de 
fantaisie  et  de  poésie  universelle,  il  les  satisfait  par  une 
morale  plus  terre  à  terre.  Mais  sa  morale  est  sociale 
aussi,  puisqu'elle  considère  l'individu  dans  les  rela- 
tions de  la  société,  et  puisque  le  fabuliste,  comme  Mo- 
lière, plutôt  que  de  révéler  des  caractères  individuels, 
préfère  animer  des  types,  sortes  d'êtres  collectifs, 
représentants  d'un  ensemble  social  ou  d'un  tempéra- 
ment moral. 

♦  * 

Voilà  quelques-uns  des  traits  fondamentaux  qui 
unissent  les  œuvres  des  quatre  «  grands  classiques  de 
1660  »,  qui  enserrent  d'un  même  réseau  leurs  génies 
par  ailleurs  si  divers.  La  place  de  Molière  dans  ce 
groupe  n'est  pas  marquée  seulement  par  la  destinée  qui 
l'a  fait  vivre  en  ce  temps  et  qui  l'a  doué  de  cette  puis- 
sance d'esprit.  Si  l'un  des  •  quatre  amis  »  que  la  pos- 
térité, à  tort  ou  à  raison,  reconnaît  dans  l'introduction 
du  conte  de  Psyché,  s'écarte  un  peu  des  autres  par  son 
tempérament  et  par  ses  œuvres,  et  fait  dans  leur  libre 
société  figure  d'invité  plutôt  que  de  commensal  habi- 
tuel, ce  n'est  pas  Molière,  c'est  Polyphile,  c'est  Jean  La 
Fontaine.  Il  est  trop  lyrique,  son  talent  est  trop  fluide. 

Une  étude  détaillée  nous  montrerait  ce  que  Molière 
a  donné  à  ce  groupe,  ce  qu'il  lui  a  emprunté,  jusqu  à 
quel  point  il  se  laisse  mesurer  à  l'aune  de  ses  contem- 
porains, dans  quel  sens  il  diffère  d'eux  et  peut-être  les 
dépasse.  Sans  doute,  c'est  à  Molière  tout  le  premier 

'  Faguct  :  Rousseau  contre  \1olicre. 


MOLIÈRE   ET   l'eSPRIT   CLASSIQUE  143 

que  l'esprit  gaulois  doit  d'être  entré  dans  la  composi- 
tion du  classicisme  ;  et  par  esprit  gaulois,  il  faut  en- 
tendre ici  la  tradition  populaire,  la  persistance  du  co- 
mique de  la  farce,  plutôt  que  certaine  plaisanterie  de 
gros  sel.  Mais  Boileau  et  Racine  n'en  sont  point  exempts, 
malgré  les  reniements  de  Despréaux  vieilli.  La  Fon- 
taine en  ce  domaine  a  bientôt  rejoint  Molière  ;  ils  font 
jaillir  du  vieux  terroir  français  deux  sources  voisines 
sur  le  même  penchant. 

Le  classicisme  est  une  notion  incertaine  ;  ne  pré- 
tendons pas  l'enfermer  en  une  règle  rigide.  Mais 
dans  les  sciences  historiques,  en  critique  (qui  n'est 
pas  une  science),  en  histoire  littéraire  (qui  est  une 
science  morale,  donc  nullement  exacte),  il  faut  se  con- 
tenter de  notions  relatives,  de  définitions  mobiles,  de 
principes  provisoires. 

Parler  du  classicisme  français,  pour  qui  aime  savoir 
ce  qu'il  dit  et  s'exprimer  avec  exactitude,  c'est  dési- 
gner le  goût  et  l'esprit  de  Boileau,  mais  c'est  aller  au- 
delà.  C'est  élargir  la  formule  de  Boileau  (si  tant  est 
qu'un  esprit  se  laisse  formuler),  c'est  l'enrichir  de 
l'apport  personnel  de  La  Fontaine,  de  Racine,  de  la 
Bruyère  et  de  leurs  successeurs  directs,  le  Montesquieu 
des  Lettres  persanes  et  le  Voltaire  des  débuts. 

Molière  entre  dans  ce  cadre  sans  guère  le  déformer. 
Mais  comme  le  tableau  serait  moins  riche  s'il  y  man- 
quait les  traits  de  son  génie  !  Dans  ce  petit  monde  for- 
tuné, si  Racine  et  La  Fontaine  sont  les  poètes,  ceux 
dont  la  voix  enchante,  Molière  est  l'animateur  d'êtres 
qu'il  emprunte  à  la  vie  quotidienne  pour  les  rendre  à 
la  vie  perpétuelle,  le  créateur  de  types  si  puissants  et 
nombreux  qu'ils   multiplient   l'humanité. 

Pierre  Kohler. 


La  Rose  magique 


CONTE   DE   VIEILLE  FEMME 


Quand  j'étais  jeune  fille,  les  gens  gobaient  tout  ce 
que  vous  leur  racontiez.  Oh  !  quant  à  ça,  hommes  et 
femmes,  un  peu  partout,  ne  sont  encore  que  trop  prêts 
à  tenir  les  nouveautés  pour  bel  argent,  bien  sûr.  Mais 
on  va  disant  que  le  temps  des  miracles  est  passé,  et 
mes  petits-enfants  se  moquent  de  mes  histoires.  Le 
maître  d'école,  au  jour  d'aujourd'hui,  a  une  autre  ma- 
nière d'enseigner  ;  il  ferait  mieux  d'apprendre  aux 
jeunes  comme  ils  doivent  se  conduire  envers  les  vieux  ; 
mais  cela,  il  ne  faut  pas  le  demander  aux  régents  : 
eux-mêmes  ne  savent  guère  ce  qui  convient  et  ce  qui 
ne  convient  pas.  On  est  plein  d'orgueil...  Cependant, 
la  sagesse  de  Dieu,  pas  vrai  ?  ne  va  pas  changer  avec 
le  savoir  des  hommes,  et  la  vertu  qui  a  été  mise  dans 
l'herbe  des  champs  y  est  toujours,  malgré  que  personne 
à  présent  ne  se  soucie  de  la  recueillir.  Et  je  ne  parle 
pas  des  choses  encore  plus  profondes,  des  choses  qui 
ont  été  transmises  de  génération  en  génération  par  les 
sorcières  blanches,  et  par  les  noires  aussi.  Je  n'en  parle 
pas,  justement  pour  ce  motif.  Je  les  connais,  moi,  ces 
choses  ;  oui,  je  les  connais,  car  j'ai  hultante  ans,  et 


LA   ROSE   MAGIQUE  145 

j'en  porte  encore  sur  la  peau  :  bons  charmes,  je  vous 
assure...  Mais  ce  n'est  pas  pour  vos  oreilles;  vous  seriez 
assez  capable,  vous  aussi,  de  vous  gausser  de  moi,  et 
de  m'appeler  une  vieille  folle... 

Vous  regardez  cette  rose  rouge  sur  la  cheminée, 
sous  ce  globe  de  verre  ?  Je  pensais  bien  qu'elle  vous 
tirerait  l'œil.  Voilà  cinquante  ans,  été  comme  hiver, 
qu'elle  est  là,  entre  ces  deux  chiens  de  faïence.  Elle 
tomberait  en  poussière  si  on  la  touchait.  Et  l'on  n'y 
touchera  qu'à  ma  mort  ;  et  ce  sera  pour  que  la  pauvre 
fleur  fanée  s'en  vienne  avec  moi  au  cimetière,  —  nous 
retournerons  ensemble  à  la  terre  d'où  nous  sortons... 
Mes  enfants  rient  de  moi,  —  ils  sont  eux-mêmes  pères 
et  mères  à  cette  heure  ;  leurs  enfants  rient  aussi,  car, 
à  présent,  gamins  ou  gamines,  ça  veut  apprendre  aux 
vieux  à  se  moucher.  Mais  le  voilà  pourtant,  le  spectre 
d'une  petite  rose  rouge,  et  il  m'est  aussi  cher  que  le 
souvenir  du  temps  où  elle  fut  cueillie,  ou  que  la  mé- 
moire de  celui  —  aujourd'hui  défunt  —  qui  l'a  coupée. 
Et  puis,  c'est  un  mystère  ;  quand  même  il  n'y  a  pas 
l'ombre  de  magie  dans  cette  histoire,  c'est  à  la  magie 
que  je  dois  cette  fleur,  comme  qui  dirait...  Ah  !  une 
drôle  d'aventure,  et  qui  n'aurait  jamais  pu  arriver  si 
je  n'avais  pas  cru  ferme  aux  choses  secrètes.  Et  j'avais 
la  foi,  quand  j'étais  jeune  fille... 

Mon  nom  était  Bassett,  Margaret  Bassett  ;  j'étais 
la  cadette  de  Bassett,  le  creuseur  de  tombes,  —  et  qui 
en  a  plus  creusé,  en  sa  vie,  que  n'importe  quel  fos- 
soyeur de  Little  Silver,  je  vous  garantis.  On  dit  que 
celui  d'à  présent  ne  va  pas  si  profond  ;  mais  pour  rien 
au  monde  je  ne  voudrais  critiquer  le  vieux  bonhomme, 
bien  sûr  ;  après  tout,  profond  ou  pas  profond,  nous 
serons  tous  assez  près  pour  entendre  la  trompette  du 


146  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

grand  jugement...  Les  Bassett  étaient  de  bonne  souche, 
quoique  dans  les  derniers  temps,  ils  soient  tombés 
assez  bas.  Mais,  à  dix-neuf  ans,  je  tenais  la  tête  aussi 
haute  que  mes  ancêtres,  étant  une  fille  agréable,  je 
puis  dire,  rose  et  blanche,  des  cheveux  au  soleil  cou- 
leur de  raisin  noir  et  à  l'ombre  plus  foncés  qu'une  nuit 
d'hiver.  C'est  du  moins  ce  qu'Enoch  se  plaisait  à 
penser...  Oui,  il  portait  ce  nom  biblique  ;  l'autre  nom 
était  Dawe.  C'était  un  aide-jardinier  ;  il  restait  au 
manoir  d'Oakschotts  quand  j'ai  fait  sa  connaissance, 
—  un  homme  haut  de  six  pieds,  la  peau  rouge,  les 
cheveux  couleur  de  sable,  et  les  yeux  aussi  bleus  que 
des  lupins.  Les  filles  de  Little  Silver  se  payaient  un 
peu  sa  tête  ;  pourquoi,  je  n'en  sais  rien,  car  il  était 
beau  garçon,  et  rangé,  et  travailleur.  Mais  il  avait  une 
étonnante  franchise  de  parole  qui  le  faisait  paraître 
différent  des  autres  hommes.  Il  parlait  peu,  mais  tou- 
jours à  propos.  Il  n'avait  pas  plus  peur  de  la  vérité 
toute  nue  que  vous,  tenez,  de  ce  chat  qui  dort,  là,  au 
coin  du  feu.  Et,  comme  il  ne  se  gênait  pas  pour  la  dire, 
il  n'avait  pas  autant  d'amis  qu'il  aurait  pu.  Une  nature 
silencieuse,  quoi,  et  des  manières  un  peu  tranchantes. 
Mais  le  squire  Bewes,  un  homme  franc,  lui  aussi, 
comprit  bien  ce  qu'il  valait  ;  il  dit  un  jour  —  je  le 
tiens  de  Tom  Aggett,  le  laquais  d'Oakschotts  — 
qu'Enoch  Dawe  était  incapable  de  mensonge,  —  et 
vous  savez,  des  hommes  comme  ça,  on  n'en  rencontre 
pas  à  tous  les  coins  de  rue... 

Un  aide-jardinier,  même  à  Oakschotts,  était  des 
lieues  au-dessous  de  ma  condition  ;  c  était  trop  bas 
pour  le  bout  de  mon  nez,  et  Dieu  sait  si  je  le  redressais 
en  ce  temps-là.  Tout  de  même,  Enoch  et  moi  on  devint 
amis,  —  moi  par  curiosité  d'abord,  puis  pour  d'autres 


LA   ROSE   MAGIQUE  147 

motifs.  Il  m'emmène  un  jour  à  une  foire,  avec  ma  sœur 
Jane  ;  j'entre  à  Oakschotts  pour  voir  les  belles  choses 
qu'il  faisait  là  :  des  pelouses  merveilleuses,  des  par- 
terres de  fleurs...  Ah  !  c'était  beau,  pour  sûr,  et  ça 
revenait  salé,  Enoch  pensait. 

Avec  lui,  point  de  ces  douceurs  qui  font  toujours 
plaisir,  point  de  main  pressée.  Pas  facile  de  lui  arra- 
cher un  mot  ;  et,  avec  ses  façons  un  peu  brusques,  s'il 
m'avait  dit  quelque  chose,  ça  aurait  été  la  vérité,  et, 
justement,  c'est  ce  qu'il  craignait.  Mais,  ma  foi,  j'é- 
tais en  âge  de  faire  une  mariée  ;  j'étais  une  jolie  fille  ; 
les  hommes,  ça  m  intéressait,  et  je  voyais  bien  dans  ses 
yeus  bleus  ce  qu'il  pensait  de  moi.  Des  yeux  aussi 
honnêtes  que  sa  langue,  voyez-vous,  et  qui  ne  pou- 
vaient cacher  la  vérité.  Un  homme  peut  encore,  des 
fois,  arrêter  les  mots  sur  ses  lèvres,  mais  comment 
empêcherait-il  ses  yeux  de  dire  ses  petits  secrets  ici  et 
là,  surtout  quand  ce  sont  d'honnêtes  yeux,  comme  ceux 
d'Enoch  ? 

Je  me  dépêche  d'arriver  à  une  certaine  veille  de  la 
Saint- Jean.  Le  monde  avait  alors  cinquante  ans  de 
moins  ;  les  filles,  plus  simples,  n'avaient  pas  honte  de 
croire  aux  histoires  de  fées.  La  lune  brillait  dans  le 
ciel  ;  il  y  avait  encore  une  clarté  toute  pâle  sur  la 
route  cachée  du  soleil  derrière  les  hauteurs  qui  do- 
minent Little  Silver,  du  côté  du  Dartmoor.  Ma  sœur 
Jane  et  moi,  nous  étions,  à  l'heure  de  minuit,  dans  notre 
jardinet  plein  de  fleurs  :  herbe  de  la  Saint- Jean,  œillets, 
géraniums,  et  plantes  pour  divers  usages.  En  bas,  la 
rosée  brillante  ;  en  haut,  les  étoiles  ;  la  vallée  silen- 
cieuse, sauf  une  vieille  chouette  qui  ululait  sur  un 
arbre  de  la  ferme  Endicott  ;  la  terre  dormait  ;  loin,  par 
la  colline,  les  cottages  avaient  l'air  de  fantômes  accrou- 


148  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

pis  sur  la  pente,  avec  leurs  yeux  clignotant  au  clair  de 
lune  et  leurs  chaumes  couleur  d'argent... 

Nous  étions  là,  Jane  et  moi,  en  une  drôle  de  tournée, 
pour  sûr,  et  vous  pouvez  rire  si  vous  voulez,  quand 
même  il  n'y  a  pas  de  quoi,  m'est  avis.  Vous  devez 
savoir  que  si  une  jeune  fille,  les  yeux  bandés,  cueille 
une  rose  la  veille  de  la  Saint-Jean,  au  coup  de  minuit, 
elle  trouvera  une  grande  vertu  dans  cette  fleur-là.  Ainsi 
pensait-on  alors  ;  et  une  femme  d'expérience  —  elle 
est  morte  à  présent,  et  plus  sage  encore,  je  crois  bien 
—  m'avait  dit  comme  une  telle  fleur,  cueillie  à  un  tel 
moment,  devait  être  soigneusement  enveloppée  dans 
du  papier  blanc,  tenue  à  l'abri  de  la  lumière,  et  gardée 
en  un  lieu  secret  jusqu'au  matin  de  Noël.  Et  alors,  la 
fille  qui  l'avait  coupée  la  trouverait  aussi  fraîche,  aussi 
belle  que  six  mois  auparavant.  C'était  le  cas  si  elle 
devait  se  marier.  Elle  devait  la  mettre  à  son  corsage 
quand  elle  sortait,  et  la  rose  devenait  comme  un  aimant 
et  attirait,  bon  gré  mal  gré,  l'homme  que  Dieu  avait 
marqué  pour  être  le  mari  de  la  fille.  Il  y  viendrait, 
comme  que  comme  ;  il  étendrait  la  main,  prendrait  la 
rose,  et,  au  bout  d'un  an  et  un  jour,  ils  seraient  mari 
et  femme.  Ces  choses-là,  pas  mal  de  gens  y  croyaient 
mordicus,  au  bon  vieux  temps. 

Tel  était  l'objet  de  nos  recherches,  cette  nuit-là. 
Sans  la  moindre  vergogne,  nous  étions  en  chemise  de 
nuit,  mais  il  n'y  avait  que  la  lune  pour  s'en  apercevoir. 
Jane  me  bande  les  yeux  avec  un  mouchoir  de  poche, 
et  je  lui  fais  de  même.  Nous  tournons  une  fois  ou  deux 
sur  nous-mêmes,  indécises,  et  nous  attendons  que 
l'heure  batte  au  clocher.  Bientôt  elle  sonne,  et,  au 
douzième  coup,  nous  portons  la  main  en  avant.  Jane 
se  met  à  rire  :  du  premier  coup  elle  avait  rencontré  un 
bouton.  Moi,  je  pousse  un  cri  :  je  m'étais  cruellement 


LA    ROSE   MAGIQUE  149 

piquée  à  des  épines.  Pourtant,  je  trouve  aussi  une  rose, 
malgré  la  douleur  cuisante.  Nous  détachons  les  ban- 
deaux, nous  rentrons  à  la  maison,  nous  allumons  une 
chandelle,  et  nous  constatons  que  Jane  avait  une  rose 
blanche,  et  moi  une  rouge.  Nous  enveloppons  les 
fleurs  dans  du  papier  d'argent,  et  nous  les  rangeons 
avec  grand  soin  en  vue  de  Noël.  Moitié  en  plaisantant, 
moitié  sérieusement,  je  vous  assure  ;  mais  Jane  n  es- 
pérait pas  grand'chose  de  sa  rose  blanche.  C'est  que 
Jane  n'était  pas  trop  jolie  ;  seulement,  quand  un 
homme  arrivait  à  connaître  son  cœur,  il  lui  trouvait 
un  tout  autre  visage. 

Le  temps  s'écoula.  Voici  l'automne  et  la  chute  des 
feuilles.  Rien  de  nouveau,  sauf  qu'Enoch  Dawe  pa- 
raissait avoir  avec  moi  la  langue  toujours  plus  attachée 
au  palais.  Je  ne  m'en  faisais  pas  trop  de  souci,  parce 
que  nous  avions  l'avenir  devant  nous  ;  mais  est-ce 
que  je  ne  remarque  pas  que  Jane  et  lui  deviennent  un 
brin  plus  intimes?  Jamais  elle  ne  perdait  l'occasion  de 
placer  une  bonne  parole  au  sujet  d  Enoch,  et,  ce  qui 
semblait  terriblement  curieux,  c'est  que  tandis  qu'avec 
moi  il  était  si  muet  que  souvent,  pendant  plus  d'un 
mille,  il  ne  décrochait  pas  le  traître  mot,  avec  Jane 
parler  lui  était  aussi  naturel  que  le  nager  au  canard. 
Ça  jette  une  ombre  dans  mon  esprit,  mais  je  n'aurais 
guère  pu  dire  alors  ce  que  je  pensais  de  la  chose,  — 
et  encore  moins  aujourd'hui,  après  tant  d'années. 
Jane,  bien  sûr,  était  la  meilleure  fille  du  monde  ;  pas 
moins,  ça  me  chiffonnait  de  l'entendre  vanter  Enoch 
Dawe  jour  et  nuit.  Sans  faire  d'avances,  j'en  étais  venue 
à  aimer  le  garçon  comme  une  folle,  et  je  crois  bien 
qu'avant  longtemps  il  y  aurait  eu  des  paroles  amères 
entre  moi  et  Jane.  Heureusement  que  Noël  est  une 
saison  occupée  :  pas  le  temps  de  se  chamailler. 


150  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

La  veille  cie  Noël,  j'étais  rendue  de  fatigue,  je  me 
rappelle  ;  je  dormais  debout.  Mais  on  aurait  juré  que 
j'avais  mis  sous  mon  oreiller  une  feuille  d'achillée, 
car,  cette  nuit-là,  je  vois  Enoch  en  rêve.  Oh  !  l'affreux 
cauchemar  !  Il  était  dans  son  cercueil  !  A  travers  le 
couvercle,  je  pouvais  le  voir  qui  cognait,  tap,  tap,  et 
l'entendre  qui  criait  à  mon  père  de  se  lever  et  de  creuser 
une  tombe  pour  lui...  Je  me  réveille  en  hurlant,  et 
voilà,  il  y  avait  une  lumière  dans  la  chambre,  et  Jane, 
qui  d'ordinaire  dormait  avec  moi,  était  debout  à  côté 
de  mon  lit. 

—  Je  m'occupais,  dit-elle,  et  tu  semblais  si  agitée, 
si  angoissée,  que  j'allais  te  secouer  quand  tu  t'es 
réveillée  seule.  Qu'est-ce  qui  ne  va  pas  ? 

—  Rien,  je  lui  réponds,  rien  autre  qu'un  mauvais 
rêve. 

Elle  frissonnait,  car  c'était  un  Noël  de  glace  cette 
année-là  ;  elle  souffle  la  lampe  et  vient  se  réchauffer 
dans  mon  lit.  Le  sommeil  nous  prend  bientôt,  et  je  ne 
rêve  plus,  ni  en  bien  ni  en  mal. 

Au  matin,  voilà  ma  Jane  qui  se  lève  et  va  fouiller 
dans  un  vieux  tiroir  où  la  grand'mère  enfermait  ses 
bijoux  et  ses  colifichets.  Mais  ce  n'était  pas  pour  y 
chercher  une  broche  ou  autre  ornement,  de  quoi 
se  parer  le  jour  de  Noël,  car  elle  amène  du  fond  du 
tiroir...  sa  rose  blanche  ;  et  je  voyais  ses  doigts  trembler 
un  peu  en  ouvrant  le  papier.  Après  tout,  ce  pouvait 
bien  être  une  illusion.  Puis  elle  étouffe  un  cri  : 

—  Fanée  !  réduite  en  poussière,  ma  pauvre  petite 
rose  blanche  ! 

—  Voilà  ce  que  c'est  d'être  si  bête  !  je  lui  dis  ;  et 
moi  aussi,  car  il  y  a  belle  lurette  que  toutes  les  sorcières 
sont  mortes. 


LA   ROSE   MAGIQUE  151 

Pour  VOUS  dire  la  pure  vérité,  j'avais  totalement 
oublié  ces  roses,  et  la  mienne  aurait  bien  pu  rester  au 
fond  de  la  boîte  jusqu'au  jugement  dernier  ;  mais, 
voyant  que  ma  sœur  tenait  mordicus  à  la  chose,  et 
assez  contente  de  lui  montrer  que  je  n'étais  pas  plus 
favorisée  qu'elle,  je  renverse  le  tiroir,  et  là,  au  fond, 
sous  une  branche  ou  deux  de  romarin  que  j'avais  mises 
en  même  temps  que  la  rose,  il  y  avait  la  fleur.  Je  la 
saisis,  j'ouvre  le  papier,  et...  grands  dieux  !  voilà  ma 
rose  rouge,  tendre  comme  le  printemps,  fraîche, 
belle,  avec,  ma  parole,  la  rosée  de  la  nuit  dessus, 
telle  qu'elle  était  quand  je  l'avais  cueillie  la  veille  de 
la  Saint- Jean,  à  l'heure  de  la  lune  ! 

Il  me  semblait  rêver.  Mais  Jane  dit  : 

—  Tu  as  tort  de  t'étonner  comme  ça  ;  il  y  a  encore 
de  la  magie  au  monde. 

J'approche  la  rose  de  la  fenêtre,  je  la  regarde  à  la 
lumière  pâle  du  matin,  et  je  la  vois  bien  vivante,  feuilles, 
pétales,  tige  et  parfum.  Une  vraie  rose,  rouge  comme 
du  sang  ;  et  dehors,  sur  la  terre,  c'était  la  gelée  mor- 
dante et,  à  l'intérieur,  de  la  glace  contre  nos  carreaux  ! 

Pendant  un  moment,  j'ai  eu  peur  ;  j'étais  réellement 
épouvantée.  Vous  comprenez  :  je  me  rappelais  le  reste 
de  la  vieille  histoire,  et  ça  me  semblait  une  chose  hor- 
rible de  lire  l'avenir  et  de  le  tenir  là,  dans  ma  main. 
Oui,  une  chose  bien  noire,  je  vous  assure.  Ce  n'était 
ni  plus  ni  moins  que  de  la  sorcellerie,  je  me  disais  avec 
terreur  ;  et  comme  je  frissonnais,  en  me  souvenant  que 
pas  plus  tôt  que  je  sortirais  par  le  village  avec  ma  rose, 
je  rencontrerais  l'homme  qui  devait  être  mon  homme  ! 
Et  si  aucun  ne  venait  prendre  la  fleur,  alors  c'est  que 
je  resterais  fille...  Je  fus  sur  le  point  de  la  jeter  au  feu, 
sans  me  soucier  de  ce  qui  en  pourrait  arriver  ;  mais 


152  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

voilà  que  Jane  se  met  à  me  faire  la  morale,  et  de  telle 
façon  que  je  lui  dis  que  je  ferais  ce  qu'elle  voudrait. 

—  Tu  ne  peux  pas  raisonnablement  revenir  en 
arrière,  qu'elle  me  dit.  Ma  fleur  est  morte  :  ça  prouve 
qu'il  n'y  aura  pas  d'amoureux  pour  moi,  et  que  je  dois 
me  résigner  à  vivre  seule.  Mais  ta  rose  rouge,  ça  veut 
dire  un  homme  bien  en  vie,  un  galant,  j'en  donnerais 
ma  tête  à  couper.  En  douter  serait  péché  fait.  Porte 
ta  rose  pour  aller  à  l'église  ;  c'est  un  charme  pour  le 
bien,  et  non  pour  le  mal,  je  te  promets. 

J'obéis  ;  je  place  la  rose  dans  de  l'eau  jusqu'après  le 
déjeuner  ;  puis,  à  la  hâte,  je  m'embarque  avec  Jane, 
toute  belle  dans  ma  robe  du  dimanche,  avec  la  fleur 
sur  ma  poitrine.  Non,  ce  que  mon  pauvre  jeune  cœur 
palpitait  !  J'en  tremble  encore  rien  que  d'y  penser,  et 
mon  vieux  sang  ne  fait  qu'un  tour  au  souvenir  de  ce 
Noël.  J'étais  si  troublée  que  je  m'imaginais  que  le 
monde  entier  avait  les  yeux  sur  ma  rose  ;  je  tremblais 
comme  la  feuille  quand  un  garçon  de  ma  connaissance 
s'approchait  de  moi,  et  je  fuyais  les  hommes  comme  des 
Peaux-Rouges.  J'étais  dans  un  vrai  labyrinthe,  —  une 
curieuse,  une  terrible  sensation,  —  et  plus  d'une  fois, 
à  l'église,  l'odeur  de  la  rose  me  fit  sangloter  presque. 
Pourtant,  elle  était  là,  si  fraîche,  épinglée  sous  mon 
menton,  tranquille  et  douce  comme  n'importe  quelle 
fleur  en  sa  propre  saison,  —  et  non  pas  une  païenne 
de  rose,  une  chose  ensorcelée  cueillie  six  mois  aupara* 
vant,  et  qui  aurait  dû  être  avec  justice  depuis  longtemps 
en  poussière  et  en  cendres,  ni  plus  ni  moins  que  les 
autres  fleurs  de  l'été. 

Et  je  me  souviens  qu'en  sortant  de  l'église,  Samson 
Chugg,  le  forgeron,  qui  était  disposé  à  me  faire  la  cour, 
s'avance,  et  me  souhaite  un  joyeux  Noël.  Je  recule 


LA  ROSE   MAGIQUE  153 

comme  si  l'homme  avait  été  une  souris  ou  un  escarbot, 
et  je  dis  : 

—  Gardez  votre  distance,  Samson  Chugg  ! 

Il  devient  rouge  comme  une  betterave  en  entendant 
un  langage  aussi  peu  gentil. 

—  Très  bien,  très  bien,  miss  Poudre,  qu'il  fait.  Je 
n'allais  pas  vous  embrasser  à  la  porte  de  l'église  ;  pas 
besoin  de  prendre  se  sacré  air-là,  Margaret  pleine  de 
grâce  !  qu'il  dit. 

On  rit,  et  moi  j'aurais  pleuré  —  oh  !  pleuré  des 
larmes  de  sel  —  de  penser  que  je  me  donnais  l'air  d'une 
coureuse  en  présence  des  plus  braves  gens  de  la  pa- 
roisse. Je  ne  savais  pas  où  Jane  et  mon  père  avaient 
passé.  Ma  foi,  je  prends  mes  jambes  à  mon  cou,  je  me 
sauve,  du  côté  de  chez  nous.  J'étais  furieuse. 

Alors,  dans  le  sentier,  je  vois  une  grande  perche 
d'homme,  en  dimanche  et  appuyé  contre  un  portail. 
Et  voilà  le  cœur  qui  me  remonte  à  la  bouche,  je  crois 
bien,  car  c'était  Enoch  Dawe.  Il  se  retourne,  et  il  voit 
la  rose.  Je  savais  qu'il  la  voyait  :  elle  branlait  assez  pour 
ça.  Je  n'avais  plus  de  jambes,  tout  dansait  autour  de 
moi. 

—  Joyeux  Noël,  Margaret  !  il  dit,  et  bonne  année, 
des  tas  d'années  ! 

—  Merci,  je  réponds,  la  voix  pas  plus  forte  que 
celle  d'une  fauvette  d'hiver. 

Puis  il  fait  entendre  une  espèce  de  grognement,  — 
ce  n'était  pas  un  langage,  mais  quelque  chose  comme 
un  son  étouffé,  —  il  avance  une  main,  et...  adieu,  ma 
rose  ! 

—  Je  le  dois,  je  le  dois,  douce  amie  !  que  je  lui 
entends  dire.  Alors,  je  me  sens  toute  en  aller,  je  ferme 
les  yeux,  et  je  crois  bien  que,  sans  lui,  je  serais  tombée 

BIBL     UNIV.  CV  11 


154  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

dans  la  haie.  Quand  je  rouvre  les  yeux,  Thomme  était 
là,  ma  rose  aux  dents,  et  la  face  aussi  rouge  qu'elle. 
Apparemment,  pour  me  soutenir  il  s'était  servi  de  ses 
deux  mains.  Oh  !  une  seule  aurait  suffi,  tant  l'homme 
était  fort. 

—  Ne  dites  pas  non,  ne  dites  pas  non,  Margaret, 
ma  chère  femme,  qu'il  fait  en  suppliant  ;  je  serai 
pour  vous  un  bon  mari  tous  les  jours  de  ma  vie,  si  vous 
voulez  bien. 

Que  pouvait  faire  une  pauvre  fille  éblouie  ?  Et  puis 
je  l'aimais,  comme  que  comme.  Mais  tout  d'un  coup 
je  pense  à  ma  sœur. 

—  C'est  Jane  que  vous  aimez,  je  crois,  Enoch  Dawe, 
je  dis. 

Et  il  répond,  tout  d'une  traite  : 

—  Non,  c  est  vous.  Nous  avons  conspiré  les  deux 
contre  vous,  car  moi,  je  suis  si  lent  à  parler  que  je 
ne  pouvais  pas  même  vous  regarder  en  face.  Je  lui  ai 
dit  ce  qui  en  était  par  rapport  à  vous  ;  et  elle  s'est  rap- 
pelée cette  nuit  de  la  Saint- Jean.  C'était  une  bonne 
idée,  parole  d'honneur.  Elle  m'a  dit  comment  vous 
aviez  cueilli  une  rose  rouge,  et  elle  m'a  montré  le  buis- 
son ;  une  nuit,  j'en  ai  coupé  une  brave  bouture,  je  lai 
portée  à  Oakschotts,  je  l'ai  placée  dans  une  serre,  je 
l'ai  soignée,  soignée,  tout  comme  si  c'avait  été  vous, 
ma  jolie.  Et  les  boutons  ont  poussé,  puis  les  fleurs, 
quand  j'ai  voulu.  Et  hier  après-midi,  j'ai  coupé  une 
gentille  rose,  celle-ci  justement,  et  je  l'ai  donnée  à  votre 
sœur.  Elle  a  fait  le  reste,  je  vois  ;  car  elle  m'a  promis 
que  vous  alliez  la  porter  ce  matin,  et  elle  m'a  commandé 
de  vous  la  prendre,  ce  que  j'ai  fait.  «  Ce  sera  un  bon 
moyen  de  parler  entre  vous,  a  dit  Jane,  et  ça  vous 
décollera  les  lèvres.  »  Et  c'est  bien  ce  qui  est  arrivé,  il 


LA   ROSE   MAGIQUE  155 

paraît  ;  car,  Dieu  m'est  témoin,  je  n'ai  de  ma  vie  tant 
parlé  à  homme  ni  fille. 

Là-dessus,  il  attend,  bleu  de  peur,  parce  qu'il  ne 
savait  pas  si  je  n'allais  pas  me  fâcher  ou  non.  Mais... 
mon  cœur  pris  comme  il  était,  la  prière  muette  que 
je  voyais  dans  les  yeux  d'Enoch,  et  ce  grand  corps,  là 
devant  moi,  et  la  bonne  réputation  qu'il  avait,  et  puis 
la  pensée  que  ma  sœur  avait  si  habilement  travaillé  en 
cachette  à  mettre  la  chose  au  point...  bref,  je  ne  me 
suis  pas  fâchée. 

Eden  Phillpotts. 

(Traduit  de  l'anglais  par  L.-A.  Delieutraz.) 


Le   Taylorisme. 


SECONDE  ET  DERNIÈRE  PARTIE  * 

C'est  surtout  pour  le  transport  de  gueuses  que 
Taylor  a  été  le  plus  attaqué.  La  confirmation  d'Amar 
est  intéressante  à  ce  sujet,  c'est  qu'elle  montre  que 
les  résultats  acquis  aux  Etats-Unis  ne  diffèrent  pas 
en  ce  qui  concerne  la  capacité  de  travail  des  ouvriers 
européens. 

Amar  a  poursuivi  ses  recherches  sur  toutes  sortes 
de  travaux,  notamment  sur  les  déplacements  en  hau- 
teur. Il  montre,  par  exemple,  que  l'homme  éprouve 
une  même  fatigue  à  parcourir  16  mètres  en  palier 
qu'à  s'élever  à  l  mètre  de  hauteur  dans  le  même 
temps.  La  descente  d'un  escalier,  par  contre,  demande 
la  moitié  de  la  dépense  en  calories  consommées  à  la 
montée.  Il  a  montré  également  que  la  dépense  en 
calories  du  cycliste  se  trouve  être  de  moitié  celle  du 
marcheur.  Ces  exemples  suffisent  |sans  doute  pour 
montrer  à  quel  résultat  peut  conduire  la  méthode  qui 
consiste  à  observer,  réfléchir  et  agir  en  conséquence 
en  vertu  de  l'adage  qu'à  toute  constatation  vérifiée  doit 
succéder  l'action  qu'elle  commande. 

Taylor,  dans  son  ouvrage  Principes  d'Organisation 

'  Pour  Ja  i  remière  partie,  voir  la  livraison  de  janvier. 


LE  TAYLORISME 


157 


scientifique  des  Usines,  a  donné  le  résultat  d'observa- 
tions relativement  au  travail  fait  avec  la  pelle. 

Il  existe  pour  un  pelleteur  une  charge  déterminée 
correspondant  à  son  rendement  maximum.  Cette 
charge  est-elle  de  2  kg.  ou  de  20?  Il  a  déterminé  après 
des  expériences  réitérées  le  rendement  maximum  et  il 
est  arrivé  à  une  charge  de  10  kg. 

De  son  côté,  Amar  qui  a  procédé  à  des  essais  simi- 
laires en  partant  de  la  détermination  de  la  fatigue, 
arrive  à  des  conclusions  qui  sont  identiques.  Il  fixe  le 
poids  de  [la  pelle  à  1  kg.  7  vide  et  10  kg.  chargée. 
Quelle  est  la  conclusion  de  cette  constatation  ?  C'est 
que  la  grandeur  de  la  pelle  doit  varier  avec  le  terrain 
dans  lequel  elle  est  appelée  à  travailler.  Procédant  de 
cette  façon,  Taylor,  dans  le  «  Bethléem  Steel  Co  »  a 
contraint  le  personnel  à  travailler  suivant  les  données 
obtenues  par  des  moyens  semblables  à  ceux  qui  ont 
été  indiqués.  Il  est  arrivé  à  obtenir  la  troisième  année, 
après  la  mise  en  marche  de  sa  nouvelle  organisation, 
les  résultats  suivants  : 


Nombre  d'ouvriers 
Tonnage  journalier  par 

ouvrier 
Prix  de  revient  de  la  tonne 
Journée  moyenne  de 

l'ouvrier 


Ancien  régime. 

400  à  600 

1 6  tonnes 
Fr.0.36 

»   5.75 


Nouveau  régime. 

140 

59  tonnes 
0.165 

9.40 


Cet  exemple  montre  que  l'esprit  qui  a  dicté  les 
conclusions  de  Taylor  pour  la  définition  de  sa  méthode 
est  applicable  à  tous  genres  de  travail.  J'ai  indiqué 
tout  à  l'heure  que  le  taylorisme  avait  une  valeur  édu- 
cative. Je  crois  avoir  démontré  par  ces  exemples  qu'il 
a    une  valeur  économique  considérable  et  pas   une 


158  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

moindre  valeur  sociale.  Il  impose,  voulant  obtenir  plus 
de  richesse  pour  le  patronat  et  pour  les  ouvriers,  aux 
uns  et  aux  autres,  des  devoirs  précis,  une  division  du 
travail,  la  détermination  d'une  durée  pour  chaque 
opération,  des  économies  de  matières  et  de  temps, 
une  vue  générale  complète  même  pour  les  exploita- 
tions importantes,  le  remplacement  d'installations 
onéreuses  par  un  outillage  moderne.  Ce  système  per- 
fectionne également  l'usine  en  renforçant  d'une  façon 
plus  étroite  que  jadis  la  solidarité  des  divers  services 
qui  la  composent.  Ces  services  se  trouvent  cimentés 
par  l'application  d'idées  directrices  qui  au  premier 
abord  paraît  un  peu  compliquée,  mais  se  traduit 
par  des  avantages  au  point  de  vue  productivité.  Il 
établit  une  interdépendance  qui  entraîne  une  unifi- 
cation du  fonctionnement  général,  la  pénétration 
d'autre  part,  de  l'ingénieur  dans  le  domaine  de  l'atelier. 
La  collaboration  journalière  ainsi  établie  entre  l'ou- 
vrier et  l'intellectuel  est  excellente  au  point  de  vue 
social.  Il  n'y  a  plus  apparemment  cette  hiérarchie  qui 
sépare  les  travailleurs  ouvriers  et  les  travailleurs  des 
bureaux,  qui  constitue  une  barrière  regrettable  dans 
les  rapports  à  l'usine  et  en  dehors. 

Si  Ton  en  croit  Taylor  et  ses  disciples,  les  conflits 
paraissent  moins  fréquents  là  où  on  a  substitué  à  1  em- 
pirisme ancien  l'ordre  rationnel  qu'il  préconise.  On  a 
reproché  à  cette  méthode  de  tendre  à  mécaniser  l'in- 
dividu en  séparant  les  travaux  intellectuels  des  travaux 
manuels.  Il  est  hors  de  doute  que  l'industrie  moderne 
entraîne  une  spécialisation  et  une  mécanisation  qui 
s'étend  de  plus  en  plus  à  l'ouvrier  après  avoir  conquis 
tous  les  stades  de  la  manufacture;  c'est  la  consé- 
quence d'une  tendance  inéluctable  érigée  en  loi,  celle 
de  la  production  en  masse  et  à  bon  marché.  On  peut 


LE   TAYLORISME  159 

regretter  avec  raison  le  temps  des  industries  à  domi- 
cile qui  laissaient  à  l'individu  tout  son  libre  arbitre, 
lui  permettant,  étant  son  propre  maître,  de  travailler 
à  son  gré  de  10  à  15  heures  par  jour. 

L'ingénieux  artisan  d'autrefois,  véritable  maître  de 
son  métier,  doit  se  transformer  soit  en  technicien  ins- 
truit, travaillant  intellectuellement,  soit  en  ouvrier 
habile  mais  spécialisé,  travaillant  manuellement,  soit 
en  contremaître. 

Un  homme  méticuleux  deviendra  un  excellent 
contrôleur,  celui  qui  est  actif,  un  agent  d'accélération 
du  travail,  le  chercheur  un  technicien  spécialisé  dans 
les  améliorations  des  méthodes,  le  mécanicien  mgé- 
nieux,  un  agent  d'entretien,  enfin  l'homme  de  tact  et 
d'énergie  un  contremaître  de  discipline.  En  d'autres 
termes,  la  spécialisation  des  compétences  est,  toutes 
les  industries  s'en  rendent  compte,  des  plus  indis- 
pensables. 

La  séparation  des  travaux  intellectuels  et  des  tra- 
vaux physiques  n'a  pas  que  des  inconvénients.  Chacun 
se  trouve  mis  à  son  poste  et  par  la  sélection  naturelle 
qui  s'opère,  tout  individu  se  place  peu  à  peu  dans  des 
conditions  où  son  rendement  est  maximum.  L'en- 
traînement qui  résulte  de  la  fonction  précise  exercée 
par  chaque  unité  développe  nécessairement  l'habileté 
intellectuelle  ou  manuelle  dont  le  travail  bénéficie. 
L'employé  qui  prépare  le  travail,  qui  en  étudie  les 
différents  moyens  d'exécution,  prépare  la  fonction 
suivante  qui  est  celle  de  l'exécution.  L'ouvrier  habile 
qui  est  l'exécutant  n'a  plus  à  perdre  du  temps  à  faire 
des  essais.  Comme  sa  rétribution  dépend  de  son  travail 
et  sa  production  étant  sensiblement  plus  élevée,  son 
salaire  se  trouve  augmenté  dans  la  même  proportion. 
Les  ouvriers,  comme  les  autres  humains,  sont  plus  im- 


160  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pressionnés  par  les  leçons  objectives  et  beaucoup 
moins  par  les  théories. 

Un  avantage  qui  intéresse  l'ensemble  de  la  collec- 
tivité est  celui  qui  résulte  de  l'abaissement  des  prix  de 
revient  de  l'objet  fabriqué.  Cet  abaissement  du  prix  de 
revient,  on  le  constate  particulièrement  dans  la  crise 
industrielle  actuelle,  a  une  portée  sociale  très  grande. 
Il  permet  la  diffusion  des  objets  manufacturés  et,  par 
conséquent,  l'écoulement  d'une  production  renforcée. 

On  peut  même  poser  comme  postulat  que  la  réduc- 
tion de  la  journée  à  8  heures,  l'augmentation  des 
salaires  qui  en  a  été  la  conséquence,  peut  être  en 
grande  partie,  sinon  en  totalité,  rachetée  par  une  orga- 
nisation méthodique  de  la  production.  La  prospérité 
ne  peut  exister  que  comme  corollaire  de  l'effort 
conscient  de  chaque  travailleur  intellectuel  ou  manuel 
pour  produire  la  tâche  journalière  la  plus  forte  possible. 
Dans  le  passé,  le  libre  arbitre  était  tout,  maintenant 
ce  sera,  partiellement  du  moins,  le  système.  Ce  n'est 
pas  à  dire  que  des  individualités  ne  seront  pas  néces- 
saires, bien  au  contraire;  le  principal  objet  d'un  bon 
système  doit  être  de  former  des  hommes  d'élite  avec 
une  organisation  systématique.  Le  meilleur  sujet  avan- 
cera aussi  sûrement  et  aussi  vite  qu'autrefois. 

Taylor  affirme  qu'en  aucun  cas  l'ouvrier  ne  doit 
travailler  à  une  allure  nuisible  à  sa  santé  et  que  l'homme 
qui  doit  remplir  la  tâche  chronométrée  doit  être  ca- 
pable de  la  remplir  pendant  des  années  sans  crainte  de 
surmenage.  Il  en  est  des  individus  ouvriers  et  ouvrières 
comme  des  écoliers.  Aucun  professeur  expérimenté 
ne  fixe  à  ses  élèves  une  leçon  indéterminée.  Chaque 
jour,  une  tâche  clairement  définie  est  donnée  par  lui. 
indiquant  exactement  ce  qui  doit  être  appris.  C'est  par 
ce  seul  moyen  qu'on  obtient  des  progrès  véritables  et 


LE   TAYLORISME  161 

systématiques.  Taylor  estime  du  reste  que  les  ouvriers 
travaillent  avec  plus  d'entrain  lorsqu'ils  ont  chaque 
jour  une  tâche  définie  à  achever  dans  un  temps  donné, 
cette  tâche  fournissant  à  l'ouvrier  un  étalon  précis 
d'après  lequel  il  peut  apprécier  constamment  les  pro- 
grès, et  trouver  une  satisfaction  personnelle  qui  n'est 
pas  sans  importance.  Le  zèle  et  l'intérêt  de  l'ouvrier 
pourront  toujours  l'amener  à  exagérer  le  travail  au 
détriment  de  son  organisme,  mais  ce  ne  seront  jamais 
que  des  cas  exceptionnels. 

Il  reste  une  face  de  la  question  sur  laquelle  je  tiens 
à  attirer  spécialement  l'attention.  C'est  le  côté  psycho- 
logique du  problème. 

Toutes  les  industries  qui  ont  cherché  à  introduire 
des  méthodes  en  vue  de  développer  la  production  sont 
unanimes  à  déclarer  que  les  principales  difficultés 
résident  dans  l'attitude  que  les  ouvriers  prennent 
k  l'égard  de  cette  méthode.  La  bonne  volonté,  sans 
quoi  il  n'y  a  rien  à  faire,  n'est  malheureusement  pas 
encore  générale.  On  ne  pourrait  y  arriver  que  par  un 
travail  de  persuasion  suivi  et  continu  :  l'influence  per- 
sonnelle du  chef  de  l'industrie  sur  l'ouvrier  ou  sur 
l'organisation  ouvrière  dans  son  ensemble  est  de  toute 
importance,  mais,  veut-on  l'influencer,  il  faut  com- 
mencer par  le  connaître.  On  y  arrive  par  des  observa- 
tions et  des  études,  en  procédant  avec  logique  et  en 
commençant  par  examiner  les  dispositions  physiolo- 
giques des  ouvriers  et  notamment  des  apprentis,  en 
vue  de  définir  les  aptitudes  de  chacun  pour  une  fonc- 
tion déterminée.  La  question  du  choix  de  la  carrière 
pour  l'avenir  des  jeunes  gens  ouvriers  est  une  con- 
dition primordiale,  tant  pour  la  joie  que  doit  appor- 
ter le  travail  que  pour  l'augmentation  de  la  produc- 
tion générale.  L'apprentissage,  c'est-à-dire  la  forma- 


162  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tion  professionnelle,  est  un  des  facteurs  décisifs  de 
la  vie  des  individus.  Il  consiste  dans  la  formation 
technique  de  l'homme  ou  de  la  femme.  Toute  profes- 
sion nécessite  un  apprentissage,  quelle  qu'elle  soit, 
afin  que  l'ouvrier  arrive  à  travailler  par  habitude  et 
simple  réflexe.  C'est  dans  cette  période  que  la  méthode 
rationnelle  peut  jouer  un  rôle  de  tout  premier  plan. 
C'est  donc  surtout  sur  les  jeunes  gens  qu'elle  devrait 
s'exercer.  Il  est,  en  effet,  plus  facile  de  créer  de  bonnes 
habitudes  que  d'en  extirper  d'anciennes.  «  Prévenir 
vaut  mieux  que  guérir.  >' 

Le  développement  sans  précédent  qui  s'est  produit 
dans  tous  les  domaines  économiques  a  augmenté  la 
diversité  des  devoirs  professionnels.  II  faut  que  le 
candidat  à  une  profession  soit  dans  la  situation  de 
pouvoir  choisir  celle  qui  correspond  à  son  tempéra- 
ment et  à  son  génie  propre.  On  peut  faire  remarquer 
que  l'instinct  naturel  de  chaque  individu,  l'estimation 
de  ses  propres  capacités,  sont  le  meilleur  guide  pour  le 
choix  d'une  profession  et  que  les  erreurs  d'appréciation 
seront  par  conséquent  rares.  Ce  qui  prouve  d'une 
façon  irréfutable  que  le  choix  d'une  carrière  dans 
bien  des  circonstances  a  été  malheureux,  ce  sont  les 
témoignages  éloquents  du  grand  nombre  d'ouvriers 
qui  exercent  une  profession  tant  bien  que  mal  et  voient 
avec  amertume  d'autres  de  leurs  collègues  les  devancer. 
La  cause  ne  tient  pas  toujours  à  l'absence  d'applica- 
tion et  de  zèle.  L'opinion  que  celui  qui  veut  avancer 
s'élèvera  nécessairement,  n'est  pas,  dans  notre  période 
de  spécialisation  à  outrance,  toujours  exacte.  Tout  par- 
ticulièrement chez  les  artisans  et  les  manœuvres,  les 
cas  de  carrière  manquée  sont  fréquents.  L'extrême 
jeunesse  du  candidat  et  par  conséquent  l'insuffisance 
de  jugement  qui  caractérise  son  âge  s'associent,  d  une 


LE   TAYLORISME  163 

part,  à  la  difficulté  d'estimer  le  caractère  et  les  dispo- 
sitions d'un  individu  avec,  d'autre  part,  l'absence  de 
connaissance  des  conditions  exigées  par  une  carrière 
déterminée.  Si  la  décision  dépend  des  parents,  ce  qui 
est  fréquent,  celle-ci  sera  souvent  faussée  par  un  faux 
sentiment  d'amour-propre,  par  une  surestimation  des 
qualités  du  jeune  homme  ou  de  la  jeune  fille,  enfin  par 
des  considérations  touchant  à  l'intérêt  des  parents 
eux-mêmes. 

Il  est  vrai  qu'une  première  sélection  se  fait  néces- 
sairement et  automatiquement.  Ainsi,  l'individu  dont  la 
vue  est  insuffisante  ne  peut  devenir  conducteur  de 
locomotive,  le  boiteux,  facteur  ou  garçon  de  courses 
et  le  malingre,  forgeron  ou  charbonnier.  Mais  le  filtre 
n  opère  pas  plus  loin.  Il  ne  peut  retenir  les  éléments 
qui  constituent  l'équation  personnelle  telle  que  pré- 
sence d'esprit,  tempérament,  ténacité,  etc.,  dont  la 
connaissance  est  des  plus  désirables. 

Généralement,  les  contremaîtres  sont  chargés  de 
recruter  les  ouvriers  pour  tous  les  travaux.  Ce  système 
est  vicié  à  sa  base;  les  chefs,  qui  sont  sans  doute  très 
compétents  pour  déterminer  les  méthodes  et  les  pro- 
cédés de  travail,  ne  sont  pas  a  priori  aptes  à  fixer  les 
qualités  psychologiques  des  individus.  Les  contremaîtres 
manquent  également  de  temps,  de  préparation  et  de 
tact  pour  un  travail  qui  est  avant  tout  d'ordre  intel- 
lectuel. Il  est  tout  particulièrement  indiqué,  pour  une 
fonction  de  cette  importance,  de  s'inspirer  de  Taylor 
et  de  confier  cette  fonction  à  un  organe,  qui,  par  sa 
préparation  et  le  temps  dont  il  dispose,  puisse  s'y 
consacrer  complètement.  Ce  collaborateur  qui  suivra 
les  apprentis  et  se  fera  une  opinion  sur  chaque  ouvrier 
devra  en  premier  lieu  tenir  compte  des  dispositions  du 
candidat  que  les  derniers  temps  de  son  apprentissage 


164  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

auront  mis  en  évidence.  Il  est  à  souhaiter  qu'avant  d'être 
classé,  l'apprenti  ait  été  initié  à  toutes  les  opérations 
de  sa  profession,  afin  qu'il  ait  pu  se  rendre  compte 
personnellement  de  ses  propres  dispositions  et  de  son 
habileté  dans  les  différents  travaux.  Les  aspirations 
des  ouvriers  et  les  observations  du  contremaître  pré- 
posé à  cette  fonction  ainsi  que  les  essais  physiologiques 
et  psychologiques  fixeront  en  dernière  analyse  l'orien- 
tation du  sujet. 

Il  convient  de  relever,  à  l'occasion  de  1  examen  de 
la  méthode  Taylor,  la  différence  notable  qui  existe 
entre  l'ouvrier  américain  et  l'ouvrier  européen  en  ce 
qui  concerne  l'intérêt  porté  au  travail.  Cette  différence 
a  été  mise  en  évidence  dans  une  lettre  qui  m'a  été 
adressée  par  un  ingénieur  suisse,  qui  a  passé  quelques 
mois  dans  les  usines  de  lampes  de  la  «  General  Elec- 
tric CP  »  avec  la  mission  spéciale  d'étudier  à  fond 
toute  l'organisation  de  l'entreprise.  Ces  usines  fabri- 
quent un  million  et  demi  de  lampes  par  jour,  dans 
14  usines  et  5  cristalleries. 

De  ce  rapport,  je  relève  ce  qui  suit,  qui  a  trait  par- 
ticulièrement à  cette  différence  de  mentalité  : 

«Mon  séjour  dans  les  usines  de  la  Géco,  dit  l'auteur, 
m*a  permis  de  relever  une  différence  de  mentalité  entre 
l'ouvrier  américain  et  le  nôtre.  J'ai  pu  en  effet  me  rendre 
compte  de  l'amour  propre  au  travail,  tant  individuel 
que  collectif,  qui  règne  encore  là-bas,  certainement 
plus  que  chez  nous. 

Les  mesures  en  vue  de  réduire  le  déchet  et  d  aug- 
menter la  production  sont  à  ce  point  caractéristiques. 

Le  critérium  de  la  bonne  ou  mauvaise  fabrication, 
c'est-à-dire  le  déchet  dans  l'industrie  de  la  lampe  à 
incandescence  a  été  personnifié  ;  il  est  devenu  un  être 
important  qu'on  retrouve  partout  sous  toutes  les  for- 


LE   TAYLORISME  165 

mes,    mais   toujours    traité  en    ennemi   et   combattu. 

Dans  une  usine,  on  trouve  par  exemple  un  cercueil 
mi-ouvert  avec  un  mannequin  qui  semble  faire  de  vains 
efforts  pour  en  sortir.  C'est  le  déchet  qui  n'est  pas  tout 
a  fait  mort  et  cherche  à  apparaître.  Suivant  le  résul- 
tat de  la  journée,  ce  mannequin  rentre  ou  sort  de  son 
cercueil. 

J'ai  rapporté  d'une  autre  usine  les  photographies 
de  grandes  cérémonies  qui  ont  lieu  pour  célébrer  1  en- 
sevelissement de  déchets,  morts,  paraît-il. 

Dans  d'autres  usines,  le  déchet  est  figuré  par  un 
malade  assis  dans  un  fauteuil,  au  centre  de  l'atelier, 
mourant... 

On  trouve  en  outre,  dans  tous  les  ateliers,  sans  ex- 
ception, un  grand  tableau  avec  les  indications  de  la  pro- 
duction et  du  déchet  de  la  journée  précédente,  non 
seulement  de  l'atelier  lui-même,  mais  des  ateliers  cor- 
respondants, de  toutes  les  autres  usines  de  la  Géco. 
Dans  certaines  usines,  l'indication  des  déchets  et  de 
la  production  est  faite  d'heure  en  heure. 

Pour  chaque  opération  on  fixe  un  pourcentage  de 
déchet  reconnu  comme  but  à  atteindre.  On  trouve  ce 
pourcentage  affiché  un  peu  partout. 

Une  autre  forme  pour  rappeler  production  et  déchet 
à  l'attention  du  personnel  consiste  en  un  grand  ther- 
momètre à  deux  branches;  sur  l'une  est  figurée  la 
production,  sur  l'autre,  le  déchet,  toujours  avec  un 
indice  fixé  sur  chaque  branche,  fixant  le  but  à  at- 
teindre. 

Mais  de  tous  les  moyens  employés  pour  stimuler 
le  personnel  à  bien  faire,  le  plus  important  est  celui 
qui  consiste  à  faire,  tant  du  déchet  que  de  la  produc- 
tion, des  objets  de  concours  entre  les  diverses  usines, 
entre  les  différents  ateliers  d'une  même  usine  et  aussi 


166  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

d'un  concours  individuel  ou  par  groupes  entre  les 
ouvriers  d'un  même  atelier. 

Ce  sont  des  matchs  continus  avec  prime  pour  la 
meilleure  usine,  pour  le  meilleur  atelier,  pour  la  meil- 
leure ouvrière.  Ces  primes  sont  surtout  honorifiques. 
Par  exemple,  au-dessus  de  l'ouvrière  qui  aura  fait  le 
moins  de  déchet  ou  bien  atteint  un  maximum  de  pro- 
duction est  placée  une  affiche  lumineuse  avec  l'indi- 
cation du  résultat  obtenu.  Cette  affiche  restera  là 
jusqu'à  ce  qu'une  autre  ouvrière  ait  battu  le  record  et 
mérité  ainsi  la  distinction  honorifique. 

S'il  s'agit  d'un  concours  entre  atelier,  le  gagnant 
envoie  un  des  siens  sonner  le  clairon  dans  l'atelier 
vaincu. 

La  même  façon  de  signaler  la  victoire  a  lieu  lors- 
qu'il s'agit  d'un  concours  entre  usines. 

La  gagnante  envoie  tout  son  orchestre,  —  chaque 
usine  a  son  orchestre,  —  jouer  un  air  de  triomphe 
sous  les  fenêtres  de  l'usine  vaincue. 

Les  concours  entre  les  usines  durent  en  général  un 
mois.  Mais  chaque  jour  le  résultat  du  travail  est  pro- 
clamé dans  les  ateliers  et  l'usine  gagnante  marque 
1  point.  Celle  qui  a  le  plus  de  points  à  la  fin  du  mois  a 
vaincu.  La  récompense  consiste  en  une  excursion 
collective  hors  de  la  ville,  tous  frais  payés  par  la  com- 
pagnie. Un  journal  mensuel  publié  par  la  Géco  et  qui 
est  distribué  gratis  à  tout  le  personnel  apporte  natu- 
rellement les  résultats  de  ces  concours. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  remarquable  dans  tout 
cela  c'est  la  persistance  avec  laquelle  le  personnel  con- 
tinue à  s'intéresser  à  ces  concours  et  à  ces  manifesta- 
tions, lesquels  ne  lui  apportent  que  peu  d'avantages 
matériels,  mais  par  contre  demandent  une  grande 
activité  de  la  part  de  tous.   Et   ceci  qui  est  tout    à 


LE  TAYLORISME  167 

l'honneur  de  l'ouvrier  américain,  est  certainement  un 
facteur  important  dans  les  merveilleux  résultats  obtenus 
par  les  usines  de  la  Géco. 

Je  me  suis  étendu  peut-être  outre  mesure  sur  ce 
sujet,  mais  je  ne  l'ai  fait  qu'en  considération  de  l'im- 
portance que  j'attribue  aux  efforts  constants  faits  pour 
intéresser  le  plus  possible  tout  le  personnel  à  la  bonne 
marche  de  l'usine.  » 

D'après  les  récentes  publications,  la  taylorisation 
est  appliquée  aux  industries  des  Etats-Unis  pour  un 
total  d'environ  1 00  000  ouvriers . 

Quant  à  l'importance  des  usines,  la  moyenne  du 
nombre  d'ouvriers  des  deux  cents  entreprises  que  cite 
Thompson  est  de  400,  mais  il  a  des  succès  remar- 
quables dans  les  usines  n'employant  que  de  40  à  100 
ouvriers.  Il  ne  faut  cependant  pas  se  dissimuler  que, 
les  frais  de  première  installation  étant  assez  élevés,  ce 
sont  généralement  des  entreprises  importantes  ou  en 
tout  cas  les  plus  solides,  au  point  de  vue  financier,  qui 
peuvent  se  permettre  d'introduire  ce  système  et  de  le 
mener  à  bonne  fin. 

Si  on  en  croit  les  documents  publiés,  la  taylorisation 
aurait  conquis  tous  les  genres  d'industrie,  fabriques 
de  machines,  ateliers  de  construction,  fabriques  de 
wagons,  brasseries,  cartonnages,  fabriques  de  papier, 
mines,  produits  textiles,  teintureries  et  blanchissages, 
etc. 

La  taylorisation  n'est  pas  limitée  dans  son  applica- 
tion à  la  fabrication  en  série,  aux  usines  importantes, 
aux  ateliers  de  mécanique.  Au  contraire,  les  résultats 
les  plus  frappants  ont  été  atteints  dans  les  usines  fa- 
briquant sur  commande. 

Le  type  classique  de  la  petite  industrie  taylorisée 


168  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

suivant  une  méthode  strictement  orthodoxe  est  celle 
de  Tabor  Manufacturing  C°  qui  travaillait  avec  déficit 
avec  80  ouvriers  dont  3  commis,  5  à  6  contremaîtres. 
Taylorisée,  son  personnel  est  descendu  à  45  ouvriers, 
le  nombre  des  employés  montait  par  contre  à  28, 
contremaîtres  compris. 

Par  contre,  son  chiffre  d'affaires  s'est  élevé  de  80  7». 
Le  prix  de  revient  est  descendu  de  30  %  et  le  Scilaire 
de  chaque  ouvrier  s'est  élevé  en  moyenne  de  25  %  . 

Thompson,  l'auteur  du  livre  mentionné  plus  haut, 
cite  le  cas  d'une  usine  fabriquant  des  machines  à 
meuler  dont  la  production  est  maintenant  trois  fois 
ce  qu'elle  était  avant  l'adoption  de  la  méthode  Taylor 
tandis  que  son  personnel  total  est  resté  le  même. 

Une  autre  usine  a  une  production  supérieure  à  celle 
d'il  y  a  six  ans  avec  "A  de  son  personnel  d'alors.  Une 
autre,  fabriquant  des  automobiles,  affirme  qu'elle  éco- 
nomise environ  500  dollars  par  voiture,  tandis  qu'une 
autre  entreprise  taylorisée  depuis  une  année  enregistre 
une  économie  de  100  dollars  par  voiture. 

Peut-on  appliquer  la  taylorisation  aux  travaux  de 
bureaux  ainsi  qu  aux  travaux  administratifs  ? 

L'importance  du  taylorisme  réside  moins  dans  les 
résultats  pratiques  réalisés  dans  les  usines  qui  l'ap- 
pliquent que  dans  l'intérêt  considérable  qu'il  a  éveillé 
en  faveur  de  l'organisation  systématique  du  travail. 
Ce  qu'il  faut  donc  retenir,  c'est  l'esprit  et  la  méthode: 
la  méthode  rapide  de  standardisation  et  de  spéciali- 
sation qui  le  caractérise  et,  à  côté  de  cela,  la  fixation  de 
la  tâche-horaire  journalière  déterminée  par  des  essais 
rationnels.  La  méthode  de  Taylor  lui-même  est  diffici- 
lement applicable  intégralement,  même  dans  les  usines, 
mais  les  idées  trouvent  partout  leur  emploi.  Ses  direc- 
tives paraissent  applicables  à  tout  travail.  Si  les  travaux 


LE  TAYLORISME  169 

de  l'usine  sont  encore  imprégnés  de  tradition  et  qu*un 
esprit  de  méthode  soit  nécessaire  actuellement  pour 
transformer  la  mentalité,  il  est  bien  certain  qu'il  en 
est  de  même  pour  les  travaux  de  bureaux  et  d'ad»- 
ministration.  Sur  les  212  cas  de  taylorisme  qui  sont 
rapportés  dans  les  dernières  publications  par  les  auteurs 
américains,  4  concernent  des  travaux  municipaux, 
7  portent  sur  les  compagnies  de  chemins  de  fer  et  de 
navigation  et  201  sur  les  usines  proprement  dites. 

Les  auteurs  n'entrent  pas  dans  les  détails  des  résul- 
tats obtenus.  Les  économies  réalisées  par  la  compagnie 
du  chemin  de  fer  de  Santa-Fé  se  chiffrent  par  une 
somme  de  7  millions.  On  cite  également  les  arsenaux 
de  Waterlow  et  de  Springfield  ;  les  économies  résul- 
tant de  la  conduite  perfectionnée  des  ateliers  par  le 
système  Taylor  ont  été  de  240  000  dollars.  Les  ser- 
vices publics  de  Philadelphie  ont  à  leur  tête  depuis 
1911  un  élève  de  Taylor.  On  indique  pour  1913  une 
économie  d'environ  4  millions  de  francs  dans  le  ser- 
vice de  distribution  d'eau  et  le  transport  de  balayures. 

Emerson,  un  disciple  de  Taylor,  formule  l'avis  que 
si  les  méthodes  de  son  maître  étaient  appliquées  à 
tous  les  chemins  de  fer  des  Etats-Unis,  il  en  résulterait 
une  économie  de  300  millions  de  dollars. 

Faisons  la  part  de  l'optimisme  dans  ces  allégués  qui 
ne  sont  pour  l'instant  appuyés  que  par  des  tentatives 
intéressantes  mais  limitées  dans  le  temps  et  dans  l'es- 
pace ;  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  l'introduction 
d'une  méthode  de  travail  a  conduit,  partout  où  elle  a 
été  appliquée,  à  des  économies  importantes. 

En  Allemagne,  le  taylorisme  a  conquis  les  esprits  bien 
qu'on  en  trouve  peu  d'applications  intégrales;  par 
contre,  il  s'y  fait  beaucoup  d'applications  limitées  ou 
bien  dérivées  de  la  même  méthode.  Si  les   résultats 

BIBL.  UNIV.  CV  12 


170  bibliothIque  universelle 

acquis  dans  ce  pays,  et  c'est  lavis  d'un  spécialiste,  ne 
sont  pour  l'instant  que  des  commencements,  cela  tient 
à  ce  que  l'application  de  la  méthode  prend  plusieurs 
années  pour  atteindre  le  plein  développement.  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  Etats-Unis  ont  débuté  vers 
1880  et  que  des  résultats  pratiques  et  satisfaisants 
n'ont  été  constatés  que  depuis  1900. 

Les  moyens  puissants  dont  disposent  les  Adminis- 
trations d'Etat,  notamment  les  chemins  de  fer  dont 
l'activité  industrielle  est  considérable,  devaient  les  in- 
citer à  faire  procéder  à  une  analyse  de  toutes  les  ques- 
tions touchant  à  l'exploitation.  Il  est  certain  qu'un 
examen  attentif  à  la  lumière  des  principes  de  Taylor, 
qui  ne  sont  point  comme  on  a  pu  le  voir,  des  con- 
ceptions théoriques  ou  abstraites  mais  des  déductions 
pratiques  et  démontrées,  conduirait  incontestablement 
à  une  réadaptation  d'où  il  pourra  résulter  des  éco- 
nomies. 

Les  peuples  qui  meurent  sont  ceux  qui  n'ont  pas 
la  force  de  s'adapter  et  l'on  ne  peut  nier  que  les  con- 
ditions issues  de  la  guerre  diffèrent  du  tout  au  tout 
de  celles  qui  les  ont  précédées. 

La  Suisse  est  de  tous  les  pays  de  l'Europe  celui 
où  les  transports,  qu'il  s'agisse  de  marchandises,  de 
voyageurs  ou  de  la  pensée  sous  forme  de  télégrammes 
et  de  lettres,  sont  le  plus  onéreux.  C  est  donc  en 
Suisse  même  qu'il  importe  d'examiner  toute  solution 
pouvant  entraîner  un  allégement  des  charges. 

L'anecdote  suivante,  que  je  m'excuse  de  citer,  ca- 
ractérise le  cas  de  flânerie  qu'on  rencontre  partout  et 
qu'il  faut,  comme  le  déchet,  supprimer  à  tout  prix. 

Un  conseiller  fédéral,  qui  avait  eu  l'occasion  dans  sa 
carrière  d'être  en  contact  avec  le  commerce  et  l'indus- 
trie, constata  peu  après  son  entrée  en  fonctions  que  le 


LE  TAYLORISME  171 

rendement  de  ses  bureaux  était  bien  inférieur  à  ce  qu'il 
pourrait  raisonnablement  attendre.  Il  procéda  à  une 
enquête,  fit  venir  ses  chefs  de  services,  donna  des  ordres 
réitérés,  mais  paraît-il  sans  grand  résultat.  Il  dut  se 
rendre  à  Tévidence:  Monsieur  Lebureau  s'était  installé 
avant  lui  et  contre  son  omnipotence,  son  impuissance 
à  lui  était  manifeste.  De  guerre  lasse,  cet  éminent 
ministre  se  décida  à  procéder  à  des  inspections  et  à  se 
rendre  compte  personnellement  de  l'exécution  de  ses 
ordres.  On  connaît  la  disposition  intérieure  des  Palais 
fédéraux  à  Berne,  dont  les  bureaux  cloisonnés  les  uns 
aux  autres  sont  impropres  à  une  surveillance  générale. 

Un  jour  que  poursuivant  sa  lutte  contre  l'inertie 
il  pénétrait  dans  un  des  offices,  il  vit  devant  lui  un 
homme  agenouillé  tenant  un  fusil.  Ce  fonctionnaire, 
car  c'en  était  un,  n'avait  pas  des  idées  funestes,  mais 
n'avait  pas  trouvé  d'autre  moyen  pour  passer  son  temps 
que  de  s'exercer  des  heures  durant  à  prendre  la  posi- 
tion du  tireur  à  genoux.  Il  pensait  sans  doute  travailler 
pour  la  patrie  et  laissait,  en  attendant,  l'Administration 
travailler  pour  lui. 

Cet  exemple,  en  lui-même  insignifiant,  illustre  ce- 
pendant d'une  façon  nette  l'importance  des  idées  de 
Taylor  qui  base  toute  sa  méthode  sur  la  nécessité 
d'imposer  à  tout  travailleur  une  tâche  journalière  dé- 
terminée. 

Cet  intérêt  est  celui  du  patronat,  il  est  aussi  celui 
du  travailleur. 

M.  AUBERT. 


En  route  vers  Tombouctou. 


SEPTIÈME  PARTIE  \ 

Enfin,  nous  sommes  de  nouveau  en  marche.  La 
chaloupe  fait  devant  nous  son  bruyant  teuf-teuf  et 
semble  s'évertuer,  peiner  plus  que  de  coutume.  Le 
convoi  compte  aujourd'hui  un  chaland  de  plus,  celui 
du  colonel  C.  et  le  remorqueur  se  plaint  à  sa  manière 
de  ce  surcroît  de  travail.  L'hélice  tourne  à  toute  vitesse, 
brisant  le  clair  miroir  de  l'eau,  la  fouettant,  la  faisant 
mousser  en  blanche  écume  dont  les  flocons  s'écrasent 
contre  l'étrave  de  notre  chaland.  Le  sillage  s'élargit 
en  deux  lignes  minces  qui  se  perdent  dans  le  bleu  calme 
et  pur  du  fleuve.  C'est  le  même  paysage  qu'en  amont 
de  Mopti,  mais  le  Niger,  grossi  des  eaux  du  Bani,  s*est 
considérablement  élargi. 

Une  phrase  d'un  livre  nous  revient  en  mémoire,  dont 
nous  avions  souri  autrefois  :  «  En  vérité,  ô  Niger,  plutôt 
qu'un  fleuve,  tu  es  un  Océan  au  milieu  des  terres  !  » 

C'est  bien  une  mer,  en  effet,  qui  nous  porte  aujour- 
d'hui. Une  mer  avec  ses  tempêtes  et  ses  calmes  plats, 
ses  brusques  colères  et  ses  caressantes  douceurs. 
Devant  nous  et  derrière,  l'eau  et  le  ciel  se  confondent. 
A  droite  et  à  gauche,  une  ligne  grise,  presque  invisible, 

*  Pour  les  six  premières  psrties,  voir  les  lirrtisons  d'soût  i  décembre  1921 
et  janvier  1922. 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  173 

coupe  l'immensité  bleue.  C'est  la  rive,  la  terre  basse  et 
plate  que  la  crue  du  fleuve,  dans  quelques  mois,  inon- 
dera sur  plusieurs  milliers  de  kilomètres.  Alors,  dans 
ces  solitudes,  tout  un  peuple  sera  au  travail.  La  terre, 
le  précieux  limon,  à  peine  labouré,  ensemencé  à  la 
volée,  largement,  insoucieusement.  Quelques  mois» 
et  la  plaine  d'eau  sera  une  verte  prairie  ondulant  à  la 
brise  comme  les  vagues  de  la  mer.  Les  lourds  épis 
s'inclineront  sur  l'eau,  si  claire  à  travers  la  frêle 
colonnade  des  tiges.  La  moisson  sera  mûre. 

En  vérité,  ô  Niger!  tu  es  un  Océan  au  milieu  des 
terres,  un  Océan  unique  entre  tous.  Quelle  mer  eut 
jamais  la  puissance  fertilisante  de  tes  eaux  ?  De  tes 
bords  arides  tu  fais  des  cbamps  d'inépuisable  richesse 
et  tu  les  défends  ensuite  contre  les  sables  du  désert. 

Ces  terres  invisibles  qui  nous  entourent,  ces  fleuves 
aux  mille  bras,  ces  lacs,  ces  étangs  innombrables  sont 
le  cœur  même  de  l'ancien  empire  songhoï,  puissance 
formidable,  aujourd'hui  déchue  et  oubliée  comme  tant 
d'autres.  Nous  connaissons,  en  Europe,  l'histoire  des 
races  qui  peuplèrent  l'Afrique  du  Nord,  mais  bien 
rares  sont  ceux  qui  ont  entendu  parler  de  l'empire 
songhoï.  Il  fut  puissant  cependant  presque  autant  que 
Cartage  et  la  vallée  du  Niger  pendant  près  de  dix 
siècles  fut  le  berceau  et  aussi  le  tombeau  d'une  civili- 
sation maintenant  disparue. 

2  février. 

Nous  voguons  dans  du  bleu  sans  fin.  II  nous  envi- 
ronne de  partout,  clair  et  fluide,  et  grisant  dans  sa 
légèreté  si  fraîche.  L'eau  est  transparente  autant  que 
i*air  et  caressante  comme  lui.  Sans  le  teuf-teuf  de  la 
dtaloupe,  je  pourrais  croire  réalisé  ce  rêve  de  mon 
enfance  de  m 'envoler  «  dans  l'éther  bleu  ».  C'est  une 
impression  très  lointaine,  presque  insaisissable,  par- 


174  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ticipant  à  la  fois  de  la  poésie  et  de  la  musique,  une 
aspiration,  une  nostalgie,  éveil  de  l'âme,  peut-être, 
après  la  période  purement  animale  du  début  de  la  vie. 
Je  me  souviens  confusément  d'avoir  chanté  cela  à 
pleine  voix,  à  plein  cœur  :  «  Dans  l'éther  bleu...  »  et 
de  m 'être  envolée,  loin  de  tout,  dans  un  ciel  sans 
soleil  et  sans  étoiles,  dans  un  infini  bleu...  pour 
retomber  ensuite  et  pleurer  mon  rêve  évanoui. 

Toujours  les  deux  lignes  grises,  presque  invisibles, 
indiquent  la  terre.  Elles  rompent  à  peine  l'immensité 
bleue  et  donnent,  plus  encore  que  l'horizon  marin,  la 
sensation  de  l'infini.  L'eau  chante  en  glissant  le  long 
du  chaland.  Musique  de  rêve  dans  un  paysage  de  rêve. 
Douceur  infinie  d'être,  en  cet  instant  unique,  presque 
hors  du  monde,  hors  de  la  vie,  «  dans  l'éther  bleu  ». 
Minutes  inoubliables  et  dont  le  souvenir  à  jamais 
enchantera  les  heures  moroses  de  l'existence.  Où  donc 
ont-ils  les  yeux  et  l'esprit,  ceux  qui  parlent  de  «  l'as- 
sommant voyage  sur  le  Niger  ?  » 

Voici  que  sur  le  fond  clair  du  lointain  apparaissent 
d'étranges  figures.  Tout  un  défilé  de  peuples,  de  races 
qui  se  succèdent  avec  leurs  destinées  triomphantes  ou 
tragiques. 

Des  plus  lointains,  je  ne  puis  voir  le  visage  ni  dis- 
tinguer la  couleur.  Furent-ils  des  blancs  comme  nous, 
ceux-là  dont  aucune  tradition  n'a  conservé  le  souvenir? 
Seuls  témoignent  de  leur  passage  ces  tumuli  de  terre 
rouge  que  l'on  retrouve  dans  la  plaine  nigérienne  et 
ces  allées  de  pierres  levées,  ces  dolmens  tout  semblables 
à  ceux  de  Bretagne.  Les  indigènes,  devant  ces  mysté- 
rieuses traces  d'une  civilisation  inconnue  ont  une 
explication  très  simple  :  «  Oh  !  ça,  c'était  avant  qu'il  y 
eut  des  hommes.  « 

Les  premiers  hommes,  pour  eux,  ce  sont  ces  noirs 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  175 

sauvages,  presque  pas  humains,  qui  vivaient  dans  les 
forêts  comme  des  bêtes  fauves.  Ils  ont  passé  sans  rien 
laisser  derrière  eux,  et  leurs  rares  descendants  se  re- 
trouvent encore,  farouches,  dans  la  grande  forêt  équa- 
toriale. 

Derrière  eux,  voici  venir  des  hommes  au  fin  visage, 
au  teint  rougeâtre.  Ils  sont  grands,  nobles  d'allure,  et 
leurs  yeux  brillent  d'intelligence.  Ils  viennent  de  la 
vallée  du  Nil  en  longues  caravanes,  souvent  décimées 
par  l'atroce  voyage  à  travers  les  déserts.  C'est,  au  début, 
une  pauvre  tribu  d'étrangers  qui  demandent  asile  et 
vivent  humblement  de  leur  travail.  Petit  à  petit,  ils 
deviennent  les  maîtres.  Ils  font  des  cultures,  du  com- 
merce, construisent  des  villes.  Djiemné  est  en  peu 
d'années  un  centre  commercial  important.  Tombouc- 
tou  est  conquise  et  civilisée  par  eux  et,  sur  le  Niger, 
de  nombreux  bateaux  transportent  le  sel,  l'or,  l'ivoire 
et  tant  d'autres  richesses  du  pays.  L'empire  songhoï 
est  fondé  et,  pendant  dix  siècles,  sa  gloire  rayonne 
sur  la  moitié  du  continent  africain.  Ses  rois  font  en 
grand  apparat  le  pèlerinage  de  La  Mecque,  prodiguant 
l'or  sur  leur  passage.  Du  Caire,  Askia-le-Grand  rap- 
portera les  lumières  de  la  science  et  bientôt  la  civili- 
sation du  Soudan  rivalise  avec  celle  de  l'Egypte. 

Mais  des  rives  lointaines  de  l'Océan  et  de  la  Médi- 
terranée arrivent  des  hommes  blancs,  attirés  par  l'or 
et  les  richesses  du  Soudan.  L'empire  songhoï,  vaincu 
par  eux,  s'effondre  et  sur  ses  ruines  ils  s'installent,  ne 
vivant  que  de  guerres  et  de  rapines.  L'ère  de  civili- 
sation est  close.  La  vallée  du  Niger,  source  incompa- 
rable de  richesses,  retombe  à  la  barbarie. 

Derrière  les  Marocains  s'avancent  les  Touaregs,  les 
hommes  voilés,  pillards  et  cruels,  qui  viennent  du 
désert.  Après  eux,  les  Foulbés,  des  Berbères  aussi» 


176  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

fondent  une  puissance  que  détruisent  les  Toucouleurs, 
race  de  sang  mêlé,  farouche  et  turbulente.  Voici  des 
noirs  encore,  et  des  guerres  atroces  pendant  deux 
siècles,  du  sang  versé,  des  ruines  partout.  Les  rives  du 
Niger  sont  dépeuplées,  mortes,  jusqu'au  jour  où  les 
blancs  de  France  viennent  leur  rendre  la  vie  avec  la 
sécurité  retrouvée  et  la  justice  pour  tous. 

Le  cortège  des  ombres  a  passé.  La  nuit  tombe  et  le 
bleu  clair  de  l'horizon  s'assombrit.  Ce  n'est  bientôt 
plus  autour  de  nous  qu'un  gouffre  noir  où  chante  la 
voix  cristalline  de  l'eau.  Je  songe  aux  responsabilités 
si  lourdes  des  hommes  de  France  dans  cette  vallée  du 
Niger  où  tant  de  races  n'ont  passé  que  pour  détruire 
et  massacrer.  Responsabilité  matérielle  et  morale  que 
nous  avons  assumée  sur  tous  ces  débris  de  peuples 
retombés  à  la  sauvagerie.  II  faut  leur  donner  confiance, 
leur  montrer  des  destmées  meilleures,  un  idéal  plus 
élevé.  Leur  faire  comprendre  la  beauté  et  la  dignité  du 
travail  librement  accompli.  La  vallée  du  Niger,  grâce 
à  nous,  retrouvera  sa  prospérité  ancienne  et  nous 
saurons  en  faire  profiter  avec  nous  tous  ces  survivants 
des  tragiques  destinées. 

—  Tu  rêves,  me  dit  mon  mari  et  il  est  l'heure  de 
dîner. 

Le  couvert  est  dressé  sur  la  petite  table,  la  lampe 
est  allumée.  Notre  "  home  «  mouvant  est  vraiment 
confortable. 

Mamadou  tourne  et  vire  dans  l'étroit  espace,  s'af- 
fairant  à  des  riens,  renversant  tout,  gauche,  lourd, 
stupide.  Quelle  idée  a  donc  eue  ce  pauvre  être  de 
venir  «  faire  boy  »  avec  les  blancs  au  lieu  de  cultiver 
la  terre  avec  les  Mossi  ses  compatriotes  ?  J'ai  vu  bien 
des  sauvages  ressembler  comme  celui-ci  plus  à  des 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  177 

bêtes  qu'à  des  hommes.  Mais  chez  tous,  par  moments, 
on  voyait  luire  un  peu  d'âme,  un  éclair  d'intelligence 
ou  de  cœur.  Rien  de  tel  chez  Mamadou.  C'est  la  brute 
stupide,  ne  vivant  que  pour  manger  et  pour  dormir. 
Il  reste  pendant  des  heures,  la  bouche  grande  ouverte, 
l'œil  atone,  sans  regard,  sans  pensée,  insensible  à  tout 
et  n'ayant  qu'une  idée  :  faire  le  moins  de  travail  pos- 
sible. Mandara  le  méprise  profondément  : 

—  Ce  boy-là,  mon  madame,  c'est  «  crapile  »  et 
voleur.  Jamais  y  fera  rien  de  bon. 

Je  suis,  hélas  !  de  l'avis  de  Mandara. 

—  Nous  sommes  sur  le  lac  Débo,  nous  crie  l'ami 
M.,  mettant  ses  mains  en  porte- voix.  Demain  matin, 
vous  en  verrez  encore  l'extrémité. 

Nous  nous  endormons  au  doux  bruissement  de  l'eau 
qui  bercera  nos  rêves.  Cette  nuit  du  moins,  nous  n'au- 
rons pas  les  réveils  brusques  de  l'échouage. 

3  février. 

Au  petit  jour,  nous  contemplons  le  lac  rose  et  argent 
sous  le  soleil  levant.  Mandara,  d'un  air  mystérieux,  me 
montre  au  loin  deux  montagnes,  formes  brumeuses 
sortant  de  l'eau. 

—  Ça,  madame,  c'est  mont  Saint-Charles  et  mont 
Saint-Henry,  grand  montagnes  que  toi  y  a  voir  loin... 
loin...  Y  a  beaucoup  phacochères  sur  ces  montagnes, 
mon  madame,  et  puis...  il  baisse  la  voix...  y  a  de  1  or, 
beaucoup,  beaucoup,  grand  trésor  caché  là.  Mais  si 
tu  cherché  toute  ta  vie,  tu  jamais  trouvé.  Y  a  trop 
bien  caché  ce  l'or,  mon  madame. 

Je  voudrais  bien  connaître  la  légende  tout  entière, 
savoir  comment  est  venu  là  ce  trésor  introuvable. 
Miûs  mon  brave  cuisinier  ne  sait  rien  de  plus  et  je  vois 
qu'il  a  une  certaine  frayeur  à  traiter  ce  sujet.  Il  pressent 


178  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

là-dessous  quelque  diablerie  et  s'en  méfie  prudem- 
ment. 

Comme  elle  se  retrouve  toujours  la  même,  chez  tous 
les  peuples  et  sur  la  terre  entière,  l'histoire  du  trésor 
caché.  Et  combien  de  misères  n'a-t-elle  pas  rendues 
plus  douloureuses  encore,  cette  idée  de  la  richesse 
fabuleuse,  toute  proche,  et  cependant  pour  toujours 
hors  de  portée  ?  C'est  le  but  impossible  à  atteindre, 
l'effort  inutile,  les  ailes  brisées  avant  l'envol.  Pour 
faire  des  hommes  vraiment  forts,  il  faut  un  idéal  plus 
élevé,  et  que  la  vie  entière  soit  fortifiée  par  la  possi- 
bilité de  le  réaliser. 

Les  mystérieuses  montagnes  ont  disparu.  Les  rives 
du  lac  maintenant  visibles  des  deux  côtés  se  rappro- 
chent. Nous  rentrons  dans  le  Niger. 

Pensifs,  étendus  sur  l'avant  de  leur  chaland,  les 
Anglais  contemplent  l'immensité  bleue,  et  comme, 
maintenant,  nos  deux  house-boats  sont  attachés  côte 
à  côte,  nous  pouvons  sans  crier  échanger  nos  impres- 
sions. 

—  Aoh  !  dit  l'ingénieur  montrant  le  lac  d'un  geste 
large.  Si  nous  avions  dans  la  vallée  du  Nil  un  lac 
comme  celui-là,  nous  serions  bien  contents. 

En  effet,  le  lac  Débo  est  le  grand  régulateur  des 
crues,  le  réservoir  inépuisable  absorbant  le  trop  plein 
des  eaux  du  fleuve  et  les  répartissent  ensuite  lentement 
sur  l'immense  contrée  qu'elles  fertilisent.  Notre  com- 
pagnon de  route,  cela  se  voit,  est  jaloux  pour  sa 
patrie  qu'elle  n'ait  pas  su  mettre  à  temps  la  main  sur 
ces  riches  territoires.  Il  voit  tout  le  parti  qu'elle  en 
aurait  déjà  tiré  et  considère  avec  pitié  le  peu  que  nous 
y  avons  fait. 

Patience,  cher  monsieur.  En  colonisation,  je  vous 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  179 

l'ai  déjà  dit,  nos  méthodes  valent  bien  les  vôtres  et  je 
les  crois,  en  outre,  beaucoup  plus  justes  et  plus  géné- 
reuses. 

Un  long  sifflement  du  Davoust  avertit  l'unique  blanc 
d'Aka  de  l'arrivée  de  son  courrier,  et  tout  de  suite  il 
accourt.  Des  bâtiments  en  construction,  un  four  à 
chaux  en  pleine  marche  et  tout  à  côté  d'immenses  tas 
de  pierres  calcaires,  témoignent  du  travail  accompli  par 
M.  N.  On  peut  également  produire  une  chaux  excel- 
lente avec  les  coquilles  d'huîtres  du  Niger,  et  voici 
que  déjà,  pour  les  constructions,  la  colonie  se  libère 
des  coûteux  transports  de  France  en  Afrique  occiden- 
tale française. 

A  côté  du  four  à  chaux  s'élève  un  four  à  briques  et 
des  murs  déjà  sortis  du  sol  un  peu  plus  loin  sont  d'un 
beau  rouge  de  terre  cuite.  L'ère  des  constructions 
solides  commence  après  les  cases  de  paille  et  les  mai- 
sons de  terre  battue.  Nos  successeurs  connaîtront  les 
logis  confortables  où  la  pluie  ne  pénètre  pas,  les  murs 
qui  ne  se  délaient  pas  en  bouillie  et  les  toitures  que 
ne  peut  emporter  un  coup  de  vent.  Très  sagement, 
j'opine  du  bonnet  en  entendant  ces  messieurs  vanter 
les  constructions  futures.  Mais  ma  pensée  est  bien 
loin  dans  le  Sud,  en  Guinée,  le  cher  pays  des  forêts 
et  des  montagnes  où  nous  avons  vécu  heureux  pendant 
quatorze  années.  Les  logis  y  étaient  presque  toujours 
laits  de  paille  et  de  terre  tassée  et  je  me  souviens  de 
certains  hivernages  où  des  toiles  goudronnées  par- 
dessus nos  moustiquaires  ne  nous  préservaient  pas 
toujours  d'être  trempés  dans  nos  lits.  Un  jour,  la 
tornade  avait  enlevé  notre  toit  de  chaume,  si  soigneu- 
sement tressé,  pourtant.  Touffe  par  touffe,  brin  par 
brin,  le  vent  avait  éparpillé  la  paille  dans  tout  le  poste. 


180  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tandis  que,  riant  de  bon  cœur,  nos  casques  sur  la  tête, 
et  des  parapluies  abritant  les  plats,  nous  et  nos  invités 
achevions  tranquillement  de  déjeuner. 

Qu'elles  avaient  de  charme  et  de  poésie,  ces  cases 
de  Guinée,  et  combien  était  douce  parfois,  la  vie 
simple  qu'on  y  menait  !  Quand  notre  chère  brousse 
africaine  sera  devenue  un  pays  de  confort  et  de  vie 
facile  où  l'agence  Cook  amènera  ses  hordes  de  tou- 
ristes, j'espère  bien  n'être  plus  de  ce  monde. 

Tandis  que  nous  causions  sur  la  rive  avec  M.  N., 
la  jeune  femme  du  colonel  est  partie  en  chasse,  leste 
et  mignonne,  sa  carabine  prête  à  tirer.  On  a  entendu 
quelques  détonations,  et  puis  elle  est  revenue,  rappelée 
par  le  sifflet  de  la  chaloupe.  Le  boy  qui  la  suit  porte 
un  chapelet  de  petits  oiseaux  au  brillant  plumage 
souillé  de  sang.  M™^  C.  n'est  pas  trop  mécontente 
de  sa  chasse. 

—  Cela  ne  vaut  rien,  ces  petits  oiseaux,  c'est  bon  à 
jeter.  Mais  cela  m'a  distraite  un  moment.  Les  journées 
sont  si  longues  et  si  monotones  en  chaland. 

Sans  doute,  on  m'accusera  de  sensiblerie.  Mais  j'ai 
le  cœur  un  peu  serré  de  voir  ainsi  détruire  des  êtres 
vivants  pour  se  distraire  un  moment.  Le  colonel 
anglais  partage  ma  manière  de  voir.  Il  passe  ses  journées 
à  guetter  les  oiseaux  le  long  du  fleuve  pour  le  plaisir 
de  les  voir  vivre  et  de  les  admirer.  Aigrettes,  pélicans, 
ibis,  mouettes  ou  aigles  pêcheurs  que  le  bruit  de  la 
chaloupe  fait  envoler.  Grands  vols  de  canards  formés 
en  triangle  ou  nuages  d'oiseaux  migrateurs  traversant 
l'espace,  il  les  connaît  tous,  sait  leur  histoire,  leurs 
mœurs,  et  avoue  que  la  gent  ailée  lui  tient  parfois  plus 
au  cœur  que  la  race  humaine. 

En  faisant  les  cent  pas  sur  le  bord,  nous  avons 
évoqué  ces  rives  telles  qu'elles  étaient  il  y  a  bien  peu 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  181 

d'années.  On  pouvait  appeler  alors  les  aigrettes  «  la 
neige  du  Niger  »,  car  c'était  en  effet  comme  un  blanc 
tapis  de  neige  partout  où  leurs  vols  innombrables  se 
posaient.  Au  moment  de  la  ponte,  les  nids  se  touchaient 
tous  dans  les  hautes  herbes,  tellement  ils  étaient  nom- 
breux. Un  jour,  bien  loin  aux  pays  civilisés,  une  femme 
s'avisa  de  mettre  sur  un  chapeau  les  fins  brins  de  plume 
dont  l'aigrette  se  pare  à  la  saison  des  amours.  Aussitôt 
toutes  les  femmes  voulurent  des  brins  d'aigrette  à 
leur  coiffure,  en  grosses  touffes.  Pour  elles,  sur  les 
bords  du  Niger  comme  sur  tous  les  fleuves  africains, 
des  chasseurs  massacrèrent  les  jolis  oiseaux  blancs 
pour  arracher  leur  frêle  parure. 

Les  maisons  de  plumes  de  France  et  d'ailleurs 
envoyèrent  des  émissaires  pour  stimuler  le  zèle  des 
chasseurs,  pour  leur  apporter  des  armes  perfection- 
nées et  des  munitions.  En  une  saison,  le  seul  bureau 
de  poste  de  Mopti  expédia  trois  cents  kilos  de  plumes 
d'aigrette.  On  pourra  calculer  à  peu  près  le  nombre 
d'oiseaux  qu'il  fallut  détruire  pour  cela.  On  compte, 
en  effet,  qu'il  y  a  trois  oiseaux  tués  pour  chaque 
gramme  de  plumes  exporté. 

La  neige  vivante  du  Niger  a  disparu  comme  fond 
la  vraie  neige  au  printemps.  Il  n'y  a  presque  plus 
d'aigrettes  en  Afrique.  Il  n'y  a  presque  plus  de  mara- 
bouts non  plus.  Le  fin  duvet  de  leur  queue  fait  bon 
effet  au  bord  décolleté  d'une  robe  de  bal  ou  en  cravate 
au  cou  d'une  frileuse.  Le  plumage  des  flamands  roses 
et  des  ibis  eut  son  heure  de  vogue  aussi  et  ces  oiseaux 
deviennent  rares  au  bord  des  fleuves  autant  que  les 
foliotocoles  et  les  oiseaux-mouches  dans  les  forêts. 
L'inconscience  ou  l'égoïsme  des  femmes  civilisées, 
dans  leur  affolement  de  vanité,  est  une  chose  effroya- 
ble. Cent  fois  déjà,  des  gens  bien  avertis  ont  poussé 


182  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

le  cri  d'alarme  :  Les  bords  des  fleuves,  les  forêts  se 
dépeuplent  de  leurs  oiseaux.  Déjà  certaines  espèces 
ont  complètement  disparu.  Arrêtez  les  massacres 
avant  que  le  mal  ne  soit  irréparable. 

Quelques  élégantes  peut-être  ont  été  touchées  par 
ces  appels,  ont  pensé  un  instant  renoncer  à  leurs  pa- 
rures de  plumes.  Mais  il  a  suffi  qu'un  couturier  en 
renom  décrétât  que  «  cette  année,  l'aigrette  se  porte- 
rait beaucoup  »,  pour  que  des  millions  d'oiseaux 
encore  fussent  mis  à  mort  sur  leur  couvée.  Ne  l'oubliez 
pas,  mesdames,  c'est  au  moment  de  la  ponte  seulement 
que  l'aigrette  a  ces  deux  ou  trois  jolis  brins  de  plume 
qui  vous  plaisent  tant. 

Nous  devisions  de  tout  cela  avec  le  colonel  anglais 
en  regardant  voler  sur  l'eau  ces  petites  mouettes  grises 
tachées  de  noir  que  la  mode,  heureusement,  n'a  pas 
encore  distinguées. 

—  Pourquoi,  dit  mon  compagnon,  les  femmes  ne  se 
contentent-elles  pas  des  plumes  de  l'autruche  ?  L  ar- 
rachage, s'il  est  douloureux,  ne  leur  coûte  au  moins 
pas  la  vie  et  on  pourrait  élever  de  ces  oiseaux  autant 
qu'il  en  faudrait  pour  satisfaire  les  fantaisies  les  plus 
outrées  de  ces  dames. 

—  Vous  n'oubliez  qu'une  chose,  colonel.  C'est  que 
le  jour  où  les  plumes  d'autruche  seront  en  grande 
quantité  sur  le  marché,  les  élégantes  n'en  voudront 
plus.  Porter  une  parure  que  tout  le  monde  peut  se 
procurer]?  Fi  donc  ! 

—  Un  jour  viendra  pourtant  où  l'homme  pleurera 
les  races  d'animaux  qu'il  aura  fait  disparaître.  Il  sera 
trop  tard  alors  pour  les  faire  renaître. 

—  Et  les  forêts  brûlées  à  plaisir,  dit  mon  mari,  les 
rives  des  fleuves  déboisées  ?  Il  y  a  là  un  danger  bien 
plus  grand  encore  pour  l'avenir.  Dans  certaines  con- 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  185 

trées,  les  indigènes  brûlent  des  forêts  entières  pour 
défricher  un  champ  grand  comme  la  main.  L'incendie, 
une  fois  allumé  par  eux,  va  devant  lui  tant  qu'il  trouve 
quelque  chose  à  consumer  et  personne  ne  s'en  inquiète. 
Inutile  de  dire  que  les  noirs  ne  replantent  jamais  un 
arbre. 

Plus  d'une  fois,  voyageant  dans  les  pays  perdus  de  la 
Guinée,  nous  avons,  au  palabre  du  soir,  montré  aux 
indigènes  l'aspect  de  la  lune  à  travers  une  jumelle. 

—  Tu  vois  ce  pays  ?  Les  gens  là-haut  ont  brûlé 
toutes  leurs  forêts.  Maintenant  il  n'y  a  plus  d'eau, 
plus  de  cultures,  plus  de  bœufs.  Tout  le  monde  est 
mort. 

—  Bissimillaïy  s'exclamaient-ils.  Tu  dis,  comman- 
dant, tous  les  bœufs  y  a  gagné  mort  là-haut,  et  tous 
les  hommes  aussi  ? 

—  Oui,  et  il  en  arrivera  autant  dans  votre  pays  si 
vous  continuez  à  détruire  les  arbres  sans  jamais  re- 
planter. 

Cette  leçon  de  choses  quelque  peu  fantaisiste  et 
simpliste  impressionnait  les  notables  les  plus  intelli- 
gents. Ils  promettaient  tout  ce  qu'on  voulait  pour 
conjurer  un  avenir  aussi  sombre.  Mais  chez  les  noirs, 
les  impressions  durent  peu.  Ils  continuent  à  déboiser» 
comme  les  chasseurs  continuent  à  massacrer,  sans  souci 
du  lendemain. 

—  Allons,  dépêchons-nous  un  peu,  tas  d'empotés, 
crie  M.  M.  à  ses  laptots.  Embarquez-moi  ce  bois 
plus  vite  que  ça,  pour  que  nous  arrivions  à  Niafunké 
avant  la  nuit.  J'ai  l'idée  que  M™®  C.  nous  attend 
avec  un  fin  «  boulot  »,  rapport  à  tous  ces  colonels  que 
nous  tramons  à  la  remorque. 

Mais  il  a  beau  se  fâcher,  bousculer  ses  laptots  et 
jurer  après  son  mécanicien,  nous  n'abordons  à  Nia- 


184  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

funké  que  bien  après  neuf  heures  alors  que,  les  dîners 
mangés  sur  les  trois  chalands,  les  voyageurs  se  pré^ 
parent  au  sommeil.  L'administrateur  et  sa  femme  sont 
là  qui  nous  attendent  et  insistent  pour  nous  emmener 
tous  à  la  Résidence.  A  la  lueur  des  lanternes  nous 
voyons  quelques  arbres  au  bord  du  fleuve,  une  grande 
bâtisse  aux  murs  de  terre  battue.  Dans  un  salon  colonial 
arrangé  avec  goût,  on  nous  sert  tout  d'abord  des  apé- 
ritifs... à  nous  qui  sortons  de  table.  Puis  on  passe  à  la 
salle  à  manger  et  pendant  plus  d'une  heure,  les  plats 
défilent  devant  nous,  servis  par  un  domestique  ultra- 
chic  en  livrée. 

Personne  de  nous  ne  fait  honneur  au  menu,  sauf 
M.  M.,  dont  l'appétit  est  toujours  ouvert.  Nous  som- 
mes très  touchés  de  la  peine  qu'on  a  prise  pour  nous 
si  magnifiquement  recevoir,  mais...  qu'on  serait  bien 
dans  son  chaland  à  dormir  au  chant  berceur  de  l'eau 
qui  passe. 

A  une  heure  et  demie  seulement  nous  repartons. 
Les  Anglais  sont  enchantés  de  cette  réception  qui  était 
surtout  en  leur  honneur. 

—  Vous  les  Français,  vous  êtes  très  chics  pour 
recevoir,  a  dit  l'ingénieur,  celui  des  deux  qui  paille 
plus  facilement  notre  langue. 

4  Mvner. 

Nous  entrons  dans  la  région  des  sables.  Sur  la  rive 
gauche  du  fleuve,  il  y  en  a  de  vastes  étendues  coupées 
de  maigres  forêts.  Au  bord  de  l'eau,  dans  des  prairies 
de  roseaux,  d'innombrables  troupeaux  paissent.  Cette 
fois,  ce  sont  des  Maures  qui  les  gardent,  caracolant 
sur  de  superbes  chevaux. 

Qui  croirait  à  voir  ces  demi-sauvages,  ces  éternels 
nomades,  que  ce  sont  là  les  descendants  des  Maures 
d'Espagne  ?  Leurs  ancêtres  ont  construit  l'AlhambiB 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  185 

et  tant  d'autres  merveilles,  eux  vivent  sous  une  misé- 
rable tente  et  sont  plus  ignorants,  plus  sales  que  les 
noirs  eux-mêmes.  Chassées  d'Espagne  au  Maroc  et  de 
là  dans  le  désert,  certaines  de  leurs  tribus  portent  encore 
le  nom  d'Andalousses  :  venus  d'Andalousie.  De  leur 
civilisation  ancienne  ils  n'ont  apporté  en  Afrique  que 
l'art  de  travailler  le  cuir  et  les  métaux. 

A  une  escale,  pendant  qu'on  embarque  le  bois  pour 
la  chaudière,  des  chefs  touaregs,  apprenant  le  passage 
du  colonel  C,  sont  venus  le  saluer.  Ils  sont  là  cinq 
ou  six  drapés  de  toile  blanche  très  sale.  De  beaux 
hommes,  quant  à  la  stature  du  moins,  car,  de  leur  visage 
on  ne  voit  absolument  que  les  yeux.  Ils  portent  tous 
un  voile  enroulé  autour  de  la  tête  et  cachant  complète- 
ment le  front,  ombrageant  même  les  yeux  qui  brillent 
dans  la  pénombre.  Partant  de  la  racine  du  nez,  le 
litham,  un  morceau  de  toile  grossière,  descend  jusque 
sur  la  poitrine.  Quelques-uns  d'entre  eux  ont  un  clair 
regard,  droit  et  fier.  Mais  la  plupart  ont  l'œil  faux,  cruel, 
et  on  les  sent  ennemis  malgré  leur  apparente  soumis- 
sion. Ce  sont  des  vaincus,  mais  des  vaincus  toujours 
à  craindre.  S'ils  n'osent  s'attaquer  à  nous  qu'ils  sentent 
forts,  ils  ne  ménagent  pas  les  noirs  des  bords  du  Niger. 
Ils  pillent  leurs  cultures,  brûlent  leurs  villages  et 
s  emparent  des  précieuses  mares  où  boivent  et  paissent 
leurs  troupeaux.  Vienne  la  saison  chaude,  les  éternels 
nomades  remontent  vers  le  Nord  aux  confins  du  désert, 
où  ils  se  battront  encore,  tribu  contre  tribu,  famille 
contre  famille.  Ces  gens-là  ne  vivent  que  de  rapine  et 
de  meurtre,  de  vol  et  de  trahison.  Avec  ceux  qu'ils 
craignent,  ils  sont  plats,  rampants,  mielleux  et  men- 
diants. Les  noirs  qui  les  haïssent  ne  les  appellent  que  : 
les  Voleurs,  les  Hyènes  ou  les  Abandonnés  de  Dieu. 

D'un  beau  geste,  du  bras  levé  à  la  hauteur  des  yeux, 

BIBL.   UNIV     CV  13 


186  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

les  Touaregs  ont  salué  le  colonel  C,  qui  leur  adresse 
quelques  mots.  Pendant  qu'il  parle,  je  vois,  sous  les 
voiles,  des  yeux  hardis  dévisager  M'"®  C,  la  détailler 
brutalement  des  pieds  à  la  tête.  Cette  fine  et  svelte  jeune 
femme  semble  les  étonner,  eux  qui  n'aiment  que  les 
femmes  énormes.  La  Targui,  comme  la  femme  maure, 
pour  être  une  beauté,  doit  être  tellement  grosse,  telle- 
ment bouffie  de  graisse  que  tout  mouvement  lui  soit 
presque  impossible.  II  faut  l'aider  à  se  lever  lorsqu'elle 
est  assise  et  que  deux  personnes  au  moins  la  soutiennent 
pour  faire  quelques  pas.  En  voyage,  on  la  hisse  sur  un 
chameau,  où  elle  se  laisse  aller,  tas  de  chairs  flasques 
et  molles  que  secoue  le  trot  de  la  monture. 

L'entrevue  terminée,  les  hommes  voilés  remontent 
sur  leurs  chevaux  et  s'éloignent  au  galop.  D'une  main 
ils  tiennent  leur  bouclier  de  peau  et  la  fine  lance  d'acier 
incrustée  de  cuivre.  Ils  ont  fière  allure,  ces  brigands, 
et  nous  font  penser  aux  Croisés  partant  à  la  conquête 
des  Lieux  Saints.  Leurs  boucliers,  leurs  lances  étaient 
semblables  à  ceux-ci,  et  comme  chez  les  Touaregs 
d'aujourd'hui,  leurs  poignards  et  leurs  épées  avaient 
la  garde  en  forme  de  croix. 

Ces  descendants  des  Berbères  sont  encore  de  plu- 
sieurs siècles  en  arrière  et  semblent  être  un  reste  du 
moyen  âge  dans  la  civilisation  nouvelle. 

A  onze  heures,  nous  sommes  à  El  Oualadji,  où 
nous  nous  arrêtons  quelques  instants.  Nous  y  retrou- 
vons un  vieil  ami  de  Guinée  qui,  seul  blanc  dans  ces 
solitudes,  surveille  des  essais  d'élevage  et  des  plan- 
talions  entrepris  par  le  gouvernement.  Croisements 
de  races  indigènes  et  françaises  pour  le  meilleur  ren- 
dement des  bœufs,  porcs  et  moutons.  Sélections  de 
graines  et  de  plants  pour  la  culture  du  coton  et  du  blé. 
Toutes  ces  expériences  profitent  aux  noirs  à  qui  on 
enseigne^les  méthodes  d'élevage,  de  labour,  dense- 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  187 

mencement  susceptibles  de  donner  les  meilleurs 
résultats  et  à  qui  on  distribue  animaux  reproducteurs, 
graines  et  plants. 

Messieurs  les  Américains,  tenez-vous  bien.  Avant 
qu'il  soit  longtemps,  peut-être,  la  France  se  passera 
de  votre  blé  et  de  votre  coton. 

A  quelque  distance  de  la  bergerie,  un  énorme  mon- 
ticule de  terre  rouge  semble  une  colossale  termitière 
au  milieu  de  la  verdure.  C'est  un  de  ces  tumuli  qui, 
sans  doute,  remontent  à  l'époque  préhistorique.  Il  a 
été  fouillé,  minutieusement  exploré.  On  y  a  trouvé  une 
sépulture  centrale,  le  tombeau  primitif.  Autour  et  par- 
dessus, d'autres  tombes  avaient  été  ajoutées,  chaque 
fois  recouvertes  d'une  épaisse  couche  d'argile  que 
l'on  devait  faire  cuire  à  grand  feu. 

Parmi  les  ossements  on  a  trouvé  de  nombreuses 
poteries  d'un  grain  beaucoup  plus  fin  et  de  formes 
plus  élégantes  que  celles  qu'on  fabrique  aujourd'hui 
dans  le  pays.  Puis  de  lourds  bracelets  de  bronze,  des 
perles  de  toutes  grandeurs  et  de  toutes  couleurs.  Il  y 
en  a  de  bleues  qu'on  dirait  taillées  dans  d'énormes  tur- 
quoises très  foncées.  Certaines  sont  des  cailloux 
arrondis  et  percés,  d'autres  sont  en  agate,  en  cristal 
de  roche,  longues  ou  rondes.  Des  perles  noires  ont  un 
dessin  en  relief  fait  d'une  sorte  d'émail.  Beaucoup, 
enfin,  ressemblent  à  du  verre,  une  espèce  de  verre  mat 
et  dépoli,  rose  ou  jaune.  On  nous  dit  que  dans  les  sables 
autour  de  Tombouctou,  on  trouve  assez  fréquemment 
de  ces  perles.  Les  Haoussas  en  sont  fort  amateurs  et 
viennent  de  fort  loin  en  acheter. 

Ici,  comme  à  Direh  où  nous  sommes  deux  heures 

plus  tard,  la  rive  est  basse,  plate,  et  la  terre  où  poussent 

de  maigres  arbres  est  propice  aux  cultures.  On  nous 

avait  dit  à  Bamako  : 

—  Vous  allez  passer  par  Direh.  Vous  verrez  comme 


lOO  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

c'est  misérable,  cette  plantation  où  de  si  grands  capi- 
taux sont  engagés.  Ils  n'ont  pas  même  encore  de 
cases  pour  loger  leur  personnel  européen. 

Le  directeur  de  la  plantation  est  venu  chercher  les 
Anglais.  Mon  mari  fait  avec  eux  le  tour  du  domaine 
en  wagonnet  Decauville.Tous  trois  reviennent  enchan- 
tés de  ce  qu'ils  ont  vu  et  du  travail  accompli  en  quel- 
ques mois.  Travaux  de  défrichement  et  d'irrigation, 
constructions,  montage  de  machines,  il  a  tout  fallu 
mener  de  front  avec  une  main-d'œuvre  insuffisante. 
Les  labours  se  font  à  la  vapeur  et,  partout  où  ce  sera 
possible,  les  machines  remplaceront  les  hommes  au 
travail.  Les  locomotives  routières,  les  laboureuses,  les 
herses,  les  arracheuses  à  vapeur  proviennent  toutes 
d'Allemagne,  achetées  à  un  prix  ridiculement  bas  grâce 
au  change.  N'est-il  pas  juste  que  nous  profitions  de  la 
détresse  momentanée  de  l'Allemagne  et  que  ses  ma- 
chines aident  à  nous  enrichir  après  que  leurs  canons 
ont  fait  chez  nous  tant  de  ruines  ? 

Les  Européens  de  la  plantation  sont,  il  est  vrai,  fort 
mal  logés,  et  il  est  pénible  pour  des  femmes  blanches 
de  vivre  sous  de  simples  paillotes,  mal  défendues 
contre  l'humidité  ou  le  soleil.  Mais  déjà  de  tous 
côtés  les  murs  sortent  de  terre.  Avant  les  pluies  de 
l'hivernage,  chacun  aura  sa  maisonnette.  On  construit 
hôpital,  dispensaire,  et  le  docteur  installe  sa  pharmacie. 
Et  il  y  a  six  mois  à  peine  que  les  premiers  pionniers 
sont  arrivés  de  France  ! 

A  quatre  heures  nous  sommes  repartis  et  très  vite 
le  paysage  change  complètement  d'aspect.  Les  dunes 
de  sable  se  succèdent  dans  la  plaine  de  sable.  De 
maigres  buissons,  des  arbres  rabougris  brodent  de 
sombres  arabesques  sur  tout  ce  sable  clair,  argenté 
plutôt  que  doré.  Un  des  Anglais  se  plaint  de  n'avoir 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  189 

pas  vu  les  sirènes  du  Niger  dont  il  a  entendu  parler 
et  veut  savoir  si,  comme  les  sirènes  du  Rhin,  elles 
entraînent  les  hommes  à  la  mort. 

—  Non,  colonel,  les  sirènes  du  Niger  sont  bonnes 
filles  et  ne  veulent  pas  la  mort  du  pécheur.  Elles  se 
contentent,  dit-on,  de  rendre  stérile  toute  femme 
qu'on  frappe  avec  une  lanière  de  leur  peau.  Encore 
faut-il  que  cette  femme  soit  de  race  peulhe.  Sur  les 
autres,  la  magie  est  sans  effet. 

La  sirène  du  Niger,  c'est  le  lamentin,  qui,  dit-on, 
a  des  seins  de  femme,  une  queue  plate  et  ronde.  Ainsi 
fut  transformée  une  jeune  fille  surprise  dans  le  plus 
simple  appareil.  Tout  en  courant  pour  se  cacher  dans 
l'eau,  elle  voila  ses  reins  du  couvercle  en  paille  tressée 
de  sa  calebasse.  Ce  fut  l'origine  des  sirènes. 

La  nuit  descend  sans  que  nous  ayons  aperçu  la 
moindre  sirène.  Leur  apparition,  cependant,  nous  sur- 
prendrait à  peine  dans  ce  paysage  féerique,  sur  ce  clair 
miroir  d'eau  où  la  lune  se  reflète.  Une  joyeuse  émotion 
nous  serre  le  cœur.  Demain,  nous  verrons  Tombouctou. 
Demain,  le  rêve  sera  réalisé.  La  vie  est  faite  de  décep- 
tions, les  bonheurs  attendus,  trop  souvent  ne  sont  plus 
des  bonheurs  quand  on  les  tient.  Et  voilà  que,  pour 
nous  jusqu'ici,  il  n'y  a  pas  une  ombre  au  tableau,  pas 
un  fil  noir  dans  la  trame  d'or... 

Nous  disons  adieu  au  Niger  que  nous  quitterons 
dans  la  nuit  pour  prendre  le  candi  de  Kabara.  Il 
faisait  partie  du  beau  rêve,  le  Niger  aux  sables  d'or 
et,  certes,  ne  nous  a  pas  déçus.  Mais  nous  le  connais- 
sions déjà;  pendant  bien  des  années  il  a  passé  dans 
notre  vie.  Cette  nuit,  nous  entrerons  dans  l'inconnu. 

Vahiné  Papaa. 
(La  fin  prochainement.) 


■M******^^' 


La  vie  du  droit. 


Mérignhac  et  Lémonon  :  Le  DROIT  DES  GENS  ET  LA  GUERRE  DE  1914-1918. 
Préface  de  Léon  Bourgeois,  2  vol.,  Paris,  Sirey,  1921.  —  Le  Fur: 
Guerre  juste  et  JUST-:  PAIX;  Préfice  de  Maurice  Barrés,  1  vol.,  Paris. 
Pedone,  19^0.  —  Esmein  :  ÉLÉMENTS  DF  DROIT  CONSTITUTIONNEL  FRANÇAIS 
ET  COMPARA;  7®  édition  revue  par  Henri  Nézard,  2  vol.,  Paris,  Sirey,  I92L 

Les  juristes  du  commencement  du  XX*^  siècle  s'enor- 
gueillissaient d'avoir  accompli  un  effort  important 
pour  humaniser  la  guerre  et  tfacer  des  limites  aux 
déploiements  de  la  violence,  en  prohibant  certains 
moyens  de  combat  estimés  déloyaux  ou  cruels,  en 
protégeant  les  non  combattants,  les  blessés  et  les  pri- 
sonniers, en  sauvegardant  le  commerce  neutre  sur  les 
mers.  Les  conférences  de  Genève  concernant  la  Croix- 
Rouge,  celle  de  Bruxelles  et  surtout  les  nombreuses 
conventions,  signées  à  La  Haye  par  plus  de  quarante 
Etats  en  1899  et  1907,  réglementaient  la  conduite  des 
hostilités  ;  l'Institut  de  Droit  international  avait  éla- 
boré deux  manuels  des  lois  de  la  guerre  sur  terre  et 
sur  mer  ;  les  gouvernements  instruisaient  leurs  offi- 
ciers dans  cette  branche  spéciale  du  droit  et  donnaient 
parfois  au  monde  le  spectacle  d'un  louable  souci  de 
modération  et  d'humanité,  dans  des  guerres  meurtriè- 
res, comme  celle  de  1904  entre  la  Russie  et  le  Japon. 

Ces  progrès  du  droit  sur  la  barbarie  primitive,  la 
tourmente  de  1914-1918  ne  les  a-t-elle  pas  ruinés  ? 


LA  VIE  DU   DROIT  191 

Peut-on  croire  encore  à  Tefficacité  des  conventions  de 
La  Haye,  alors  que  l'un  des  groupes  de  belligérants  a 
violé  systématiquement,  de  propos  délibéré,  toutes  les 
lois  de  la  guerre  ?  Celui  des  adversaires  qui  combat  à 
armes  loyales  contre  un  ennemi  sans  scrupules  n'en- 
courage-t-il  pas  ce  dernier  à  commettre  les  pires  excès 
et  ne  se  place-t-il  pas  dans  une  situation  d'infériorité? 
Quelles  sanctions  peuvent  imposer  aux  gouverne- 
ments le  respect  du  droit  des  gens?  Voici  les  questions 
redoutables  qui  se  présentent  à  l'esprit  des  lecteurs 
du  livre  que  MM.  Mérignhac  et  Lémonon  ont  consa- 
cré aux  violations  des  lois  de  la  guerre  commises  par 
l'Allemagne  et  par  ses  alliés  austro-hongrois,  bulgares 
ou  turcs. 

L'ouvrage  est  essentiellement  un  recueil  de  docu- 
ments empruntés  aux  sources  les  plus  sûres,  c'est-à- 
dire  aux  rapports  des  commissions  d'enquêtes  nom- 
mées par  les  gouvernements  anglais,  belge,  français, 
russe  et  serbe,  aux  livres  diplomatiques  et  aux 
actes  officiels  publiés  par  les  belligérants.  Ainsi  que 
M.  Léon  Bourgeois  l'écrit  dans  la  préface  :  «  Les 
auteurs  de  cet  ouvrage  ont  eu  pour  but  de  faire  appa- 
raître leur  criminelle  conduite  (des  Allemands)  en 
opposant,  sur  chacun  des  points  qu'ils  ont  traités, 
aux  règles  du  droit  qu'ils  ont  rappelées,  l'horreur  des 
faits  qui,  pendant  plus  de  quatre  ans,  ont  été  un  cons- 
tant et  hypocrite  outrage  au  monde  civilisé.»  Viola- 
tion des  neutralités  belge  et  luxembourgeoise,  usage 
des  armes  interdites,  du  poison,  des  gaz  asphyxiants 
et  des  cultures  microbiennes,  emploi  de  la  traîtrise 
pour  surprendre  l'ennemi,  actes  hostiles  contre  les 
formations  de  la  Croix- Rouge,  massacres  de  prisonniers, 
déportations  de  femmes  et  d'enfants,  pillages  et  dévas- 
tations, raids  d'avions  sur  les  villes  ouvertes,  destruc- 


192  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tions  de  navires  neutres,  torpillages  de  paquebots, 
abus  des  immunités  diplomatiques,  etc.,  c'est  tout  le 
cauchemar  de  la  guerre  qui  se  reflète  dans  les  1200 
pages  d'une  documentation  impartiale  et  précise  '. 

Une  remarque  frappe  d'abord  l'esprit,  en  parcou- 
rant ce  long  acte  d'accusation  :  c'est  que  les  excès  com- 
mis par  les  Puissances  centrales  ne  sont  pas  le  résultat 
accidentel  de  la  passion  des  combats  ou  de  la  brutalité 
indisciplinée  des  soldats,  mais  qu'ils  ont  été  prémé- 
dités, voulus  et  méthodiquement  organisés  :  ils  appa- 
raissent comme  la  manifestation  de  la  mentalité  d'une 
nation  entière.  A  la  formule  brutale,  que  les  masses 
populaires  se  plaisent  à  répéter  :  Krieg  ist  Krieg,  cor- 
respond la  théorie  des  juristes  qui  veut  qu'il  existe 
pour  l'Allemagne  un  droit  supérieur,  un  droit  de  néces- 
sité, lui  permettant  de  se  délier  des  obligations  du  droit 
positif.  A  son  tour,  cette  doctrine  se  rattache  à  l'idée 
que  la  race  allemande  est  prédestinée  à  exercer  l'hé- 
gémonie sur  tous  les  peuples  du  monde,  et  c  est  des 
doctrines  philosophiques  de  Fichte,  Kant,  Schelling 
ou  du  comte  de  Gobineau  que  les  théoriciens  du  pan- 
germanisme, les  de  Clausewitz,  de  Bernhardi,  de 
Treitschke,  ont  conclu  que  la  force  matérielle  était  le 
fondement  de  tout  droit.  Guillaume  II  a  déclaré  que 
pendant  la  guerre  le  droit  international  n'existait  plus  ^ 
Le  général  von  Hartmann  a  écrit  que  toutes  les  lois 

'  Il  est  intéressant  de  rapprocher  de  l'ouvraRC  de  MM.  Mérignhac  et  Lën-onon 
le  beau  travail  de  M.  Pillet  sur  La  guerre  actuelle  et  le  droit  des  gens  {Rev.  gén.  de 
droit  int.  pub.,  1916),  celui  du  même  auteur  sur  Les  violences  allemandes  u  l'en- 
contre  des  non-combattants  (Paris,  Sircy,  1917),  et  celui  de  M.  Batdevant,  Les  dépor- 
tations du  Nord  de  la  France  et  de  la  Belgique  (Paris.  Sirey,  1917). 

*  L'ambassadeur  Gérard  cite  ce  mot  prononcé  par  l'empereur  allemand,  au 
cours  d'un  entretien  qu'il  eut  avec  lui  :  "  Les  sous-marins  sont  aujourd'hui  une 
arme  reconnue  dans  tous  les  pays.  Quant  à  la  loi  internationale,  elle  n'existe 
plus.  »  (Mémoires,  p.  276.) 


LA  VIE  DU   DROIT  193 

sont  vaines  qui  tendent  à  paralyser  la  liberté  d'action 
de  l'autorité  militaire,  que  tous  les  traités  contraires 
à  cette  liberté  sont  non  avenus  \  On  ne  saurait 
donc  s'étonner  que  le  grand  état-major  ait  adopté 
comme  armes  le  terrorisme  et  la  déloyauté,  ni  que  les 
actes  les  plus  cruels,  tels  que  les  massacres  de  prison- 
niers, aient  été  régulièrement  ordonnés  par  les  autorités 
supérieures  ^. 

Sans  doute  les  guerres  du  passé,  celle  de  Trente  ans 
notamment,  ont  donné  au  monde  le  spectacle  d'excès 
fâcheux  ;  mais  ces  excès  n'étaient  que  des  faits  indi- 
viduels, des  épisodes  isolés,  dus  à  la  brutalité  des  sol- 
dats ou  des  chefs.  C'est  précisément  pour  empêcher 
dans  la  mesure  du  possible  de  semblables  défail- 
lances, pour  discipliner  le  flot  trouble  des  instincts  et 
dès  appétits,  que  les  gouvernements  eurent  recours  à 
l'autorité  du  droit  et  imaginèrent  d'adopter  des  lois  de 
la  guerre  qui  seraient  les  mêmes  pour  tous  les  peuples 
et  que  tous  les  peuples  s'engageraient  à  respecter. 
Aussi  l'attitude  du  gouvernement  allemand,  procla- 
mant que  la  satisfaction  de  ses  intérêts  primait  le  droit 
et  refusant  de  se  tenir  pour  obligé  par  les  traités  qu'il 
avait  signés,  présentait-elle  une  exceptionnelle  gravité  : 
elle  ébranlait  les  bases  même  de  tout  ordre  interna- 
tional. 

Une  telle  injure  faite  à  la  nature  morale  de  l'homme 
devait  provoquer  un  effort  nouveau  des  juristes  pour 
assurer   une  sanction  aux  obligations  internationales. 

Dans  une  série  d'articles  publiés  par  la  Deutsche  Rundschau. 

Rappelons  ici  le  texte  de  l'ordre  du  jour  tristement  célèbre  que  le  général 
Stenger  notifia  aux  troupes  de  la  18®  brigade  allemande  :  '<  A  partir  d'aujourd'hui 
il  ne  sera  plus  fait  de  prisonniers.  Tous  les  prisonniers  seront  abattus.  Les  blessés, 
armés  ou  non,  seront  abattus.  Même  les  prisonniers  en  grandes  formations  seront 
abattus.  Il  ne  doit  pas  rester  un  ennemi  vivant  derrière  nous.  »  {Op.  cit.,  vol .  I 
p.  257.) 


194  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

M.  Mérignhac  et  Lémonon  montrent  que  les  deux  ob- 
jets essent  els  du  traité  de  Versailles  sont  d'établir  — 
trop  théoriquement  sans  doute  —  la  responsabilité  de 
l'Allemagne  à  raison  de  ses  fautes  et  d'organiser  une  au- 
torité, supérieure  à  celle  des  gouvernements,  qui  de- 
vienne la  gardienne  de  la  paix  et  l'arbitre  impartiale  du 
droit  dans  les  conflits  entre  les  peuples.  C'est  dans  la 
Société  des  Nations  qu'ils  placent  l'espoir  d'un  avenir 
meilleur  où  l'appréciation  du  juste  et  de  l'injuste  ne  se- 
rait plus  laissée  à  l'arbitraire  d'Etats  qui  se  proclament 
égaux,  indépendants  et  souverains.  Nous  saluons  avec 
eux  le  jeune  organisme  dont  l'apparition  marque  une 
date  dans  l'histoire  du  monde,  en  faisant  cependant  une 
réserve  sur  l'efficacité  de  ses  décisions.  La  Société 
des  Nations  ne  peut,  dans  l'état  actuel  de  l'humanité, 
devenir  un  super-Etat  ni  empiéter  sur  la  souveraineté 
de  ses  membres  :  elle  s'en  remet  à  ceux-ci  du  soin 
d'exécuter  ses  décisions  et  aucune  sanction  matérielle 
efficace  ne  peut  contraindre  à  l'obéissance  ceux  qui 
les  voudraient  méconnaître.  Cela  signifie,  non  pas 
qu'elle  est  dépourvue  d'autorité,  mais  que  son  auto- 
rité est  faite  du  libre  acquiescement  des  Etats  qui  la 
composent  :  en  d'autres  termes,  que  c'est  une  autorité 
toute  morale.  Ne  sourions  pas  à  ces  mots  d'autorité 
morale.  En  définitive,  le  consentement  de  la  masse  à 
ce  qui  lui  paraît  juste  et  vrai  n'est-il  pas  la  base  où 
reposent  le  droit  positif,  la  puissance  publique  du  sou- 
verain et  tout  l'appareil  de  contrainte  sociale  ?  Le 
criminel  qui  ne  rencontre  nulle  part  au  monde  une 
indulgence  complice  n'est-il  pas  condamné  aussi  sévè- 
rement que  par  la  sentence  d'un  juge  ?  Si  le  fort  appa- 
reil des  lois  civiles  et  de  l'organisation  judiciaire  masque 
à  nos  yeux  l'indestructible  lien  qui  rattache  le  droit  à 
son  support  moral,  celui-ci  apparaît  à  nu  dans  le  droit 


LA  VIE  DU   DROIT  195 

des  gens  qu'aucune  gendarmerie  ne  sanctionne  et  qui 
perd  sa  vigueur  sitôt  le  nœud  détruit. 


Ces  considérations  sur  les  rapports  de  la  morale  et 
du  droit  nous  amènent  à  parler  d'un  ouvrage,  riche 
en  idées  et  en  constructions  personnelles,  que  M.  Le 
Fur  consacre  à  la  notion  de  guerre  juste  en  droit  inter- 
national. L'intention  de  l'auteur  est  de  répondre  aux 
critiques  décourageants  qui  proclament  la  faillite  du 
droit  des  gens  et  d'offrir  aux  intelligences  désorientées 
par  les  violences  de  la  guerre  l'abri  sûr  d'une  doctrine 
ferme. 

M.  Le  Fur  part  de  cette  idée,  classique  dans  l'é- 
cole française,  que  la  guerre  est  le  moyen  suprême  pour 
un  Etat  de  faire  triompher  son  droit  méconnu  et  qu'elle 
constitue,  par  là  même,  une  sanction  regrettable  mais 
nécessaire  du  droit.  Une  guerre  peut  donc  être  juste 
ou  injuste  suivant  le  but  que  poursuit  son  auteur. 
La  guerre  légitime  suppose  comme  première  condi- 
tion la  nécessité  :  il  faut  que  les  moyens  amiables 
d'obtenir  satisfaction  soient  demeurés  sans  effet.  Elle 
suppose  comme  seconde  condition  un  juste  titre,  ce 
qui  signifie  qu'elle  doit  être  décidée  par  l'autorité 
compétente.  Elle  suppose  comme  troisième  et  essen- 
tielle condition  une  juste  cause  :  soit  l'état  de  légitime 
défense,  soit  une  injustice  touchant  aux  intérêts  vi- 
taux de  l'Etat  et  que  l'offenseur  se  refuse  à  réparer. 
En  dehors  de  ces  conditions,  nécessaires  et  suffisantes, 
la  guerre  est  une  simple  application  de  la  force,  c'est 
à-dire  la  négation  du  droit.  Là  où  elles  se  trouvent 
réunies,  la  guerre,  même  offensive,  est  légitime.  En 
appliquant  ce  critère  aux  événements  de  1914,  l'auteur 
estime  que  le  crime  de  l'Allemagne  ne  fut  pas  seule- 


196  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

ment  de  violer  systématiquement  les  conventions  de 
La  Haye,  mais  encore  et  surtout  d'avoir  entrepris  une 
guerre  injuste,  sans  cause  légitime,  dans  le  seul  but 
d'asservir  des  nations  plus  faibles  ou  de  les  faire  dis- 
paraître. Tous  les  peuples  le  sentirent  et  c'est  pourquoi 
la  lutte  prit  le  caractère  tragique  d'un  conflit  entre 
deux  conceptions  opposées  de  la  vie  humaine  :  ou  le 
culte  de  la  force  et  de  la  matière,  ou  la  reconnaissance 
d'un  ordre  moral   nécessaire  ;  ou  la  régression  vers 

I  animalité,  ou  l'évolution  vers  un  idéal  spirituel. 

La  théorie  de  M.  Le  Fur  tend  donc  à  introduire 
dans  la  définition  de  la  guerre  la  notion  de  droit.  Et 
ceci  le  conduit  à  rejeter  aussi  bien  les  doctrines  qui 
proclament  que  toute  guerre  est  criminelle,  comme  le 
tolstoïsme,  que  celles,  très  répandues  en  Allemagne, 
qui  font  de  la  guerre  un  état  de  fait,  situé  en  dehors  de 
l'ordre  juridique  et  suspendant  l'application  du  droit. 
Mais  la  démonstration  comporte  un  point  délicat  sur 
lequel  les  auteurs  s'étaient  jusqu'ici  trop  volontiers 
contentés  d'idées  vagues  ou  de  formules  équivoques  : 
il  faut  trouver  le  critère  juridique  qui  permette  de 
distinguer  les  justes  causes  de  guerre  des   injustes. 

II  n'existe  pas,  en  effet,  de  loi  internationale,  munie 
de  sanctions,  qui  précise  dans  quels  cas  un  gouverne- 
ment doit  ou  ne  doit  pas  recourir  aux  armes.  Les  Etats 
étant  souverains  et  indépendants  n'admettent  pas 
qu  une  autre  volonté  que  la  leur  puisse  apprécier  le 
bien-fondé  de  leurs  droits,  de  telle  sorte  qu'un  peuple 
proclame  toujours  juste  la  guerre  qu'il  veut,  dût-il 
se  mentir  à  lui-même.  L'objection  qu'on  oppose  habi- 
tuellement à  la  théorie  des  justes  causes  de  guerre, 
c  est  qu'il  n'existe  pas  de  droit  sans  sanction,  et  que 
les  règles  d'éthique  qui  ne  sont  pas  formulées  en 
lois  ni  sanctionnées  appartiennent  au  domaine  de  la 
morale,  non  au  domaine  du  droit. 


LA   VIE   DU    DROIT  197 

C'est  précisément  contre  l'aphorisme  qu'il  n'existe 
pas  de  droit  sans  sanction  que  M.  Le  Fur  dirige  tout 
l'effort  de  son  raisonnement.  Il  le  fait  hardiment,  en 
vivifiant  et  en  reconstruisant  la  théorie  du  droit  naturel, 
si  décriée  au  XIX^  siècle,  qu'il  considère  comme  cons- 
tituant la  seule  base  possible  du  droit  positif.  Il  faut, 
dit-il,  dégager  d'abord  l'idée  de  droit  naturel  des  er- 
reurs de  l'école  «  du  droit  de  la  nature  et  des  gens  » 
qui  croyait  à  l'existence  de  règles  immuables  et  précises, 
embrassant  tous  les  détails  de  la  vie  sociale,  valables 
pour  tous  les  temps  et  pour  tous  les  peuples  et  que  la 
seule  puissance  de  la  raison  devait  révéler  à  l'homme. 
On  ne  doit  pas  la  confondre  davantage  avec  la  con- 
ception des  «  droits  individuels  »  de  l'homme,  formulée 
par  la  Révolution  française  et  qui  se  rattache  aux  idées 
de  Rousseau  sur  l'existence  d'un  état  de  nature  anté- 
rieur à  l'état  social. 

Le  droit  naturel  est  l'expression  des  lois  naturelles 
qui  gouvernent  la  nature  morale  de  l'homme  ;  lois 
dont  la  réalité  objective  est  aussi  certaine  que  celle  des 
lois  physiques  qui  gouvernent  son  corps,  encore  qu'il 
soit  plus  facile  de  les  méconnaître  et  de  les  transgresser. 
Immuable  dans  ses  principes,  qui  peuvent  se  condenser 
en  un  petit  nombre  d'axiomes,  il  est  infiniment  divers 
dans  ses  applications  dont  les  formes  varient  avec  les 
races  et  les  mœurs.  Il  est  intimement  uni  à  la  morale 
par  sa  nature,  un  peu  différent  par  son  domaine,  et 
c'est  lui  qui  fournit  à  la  science  du  droit  les  postulats 
dont  elle  ne  saurait  se  passer,  non  plus  que  les  mathéma- 
tiques. Dire  que  l'homme  doit  respecter  la  parole 
donnée  ou  que  foi  est  due  aux  traités  est  un  axiome 
de  droit  naturel.  Le  législateur  peut  le  sanctionner  dans 
ses  lois,  tandis  qu'il  n'existe  aucun  super-Etat  qui 
puisse  le  sanctionner  dans  les  rapports  internationaux. 
Est-ce  une  raison  pour  déclarer  qu'il  n'y  a  pas  de  droit 


198  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

des  gens  et  que  Tobllgation  de  respecter  un  traité  n'est 
qu'une  faculté  morale,  d'ordre  subjectif ,  appartenant  au 
domaine  de  la  conscience  individuelle  ?  Non,  répond 
M.  Le  Fur,  car  cela  équivaut  à  confondre  deux  choses 
aussi  différentes  que  le  droit  et  la  sanction  du  droit. 
Vouloir  faire  dépendre  l'obligation  de  la  sanction, 
alors  que  la  sanction  n'est  qu'un  corollaire  facultatif 
de  l'obligation,  c'est  substituer  l'arbitraire  de  la  volonté 
humaine  aux  lois  éternelles  qui  régissent  le  monde, 
c'est  détacher  le  droit  de  sa  base  morale  et  proprement 
le  tuer  \ 

*  * 

Les  répercussions  de  la  guerre  n'intéressent  pas 
seulement  le  droit  international  :  elles  ont  aussi  modi- 
fié considérablement  le  droit  public  interne  des  Etats 
de  l'Europe.  Les  traités  de  paix  ont  fait  naître  des  Etats 
nouveaux  en  ruinant  la  monarchie  austro-hongroise, 
ou  modifié  la  structure  d'Etats  anciens  et  le  juriste 
doit  se  préoccuper  d'étudier  les  nouvelles  constitu- 
tions du  royaume  serbe-croate-slovène  ou  de  la  répu- 
blique tchécoslovaque,  démonter  les  rouages  poli- 
tiques de  l'Allemagne  de  Weimar,  s'inquiéter  des 
tendances  fédéralistes  de  l'Empire  britannique,  se 
pencher  sur  le  grand  mouvement  féministe  qui  triom- 
phe en  Belgique  et  dans  le  Royaume-Uni,  aussi  bien 
que  dans  les  Etats  de  l'Europe  centrale.  Les  peuples, 
même  les  moins  touchés  par  l'universelle  transforma- 
tion, comme  celui  de  France,  se  trouvent  en  présence 
de  projets  de  revision  constitutionnelle  ou  de  réorgani- 
sation administrative,  de  lois  politiques  nouvelles  et 

*  Gxnparez  Montesquieu  :  "  Les  êtres  particuliers  intelligents  peuvent  «voir 
des  lois  qu'ils  ont  faites  :  mais  ils  en  ont  aussi  qu'ils  n'ont  pas  faites...  Avant  qu'il  y 
eût  des  lois  faites,  il  y  avait  des  rapports  de  justice  possibles.  Dire  qu'il  n'y  a  rien 
de  juste  ni  d'injuste  que  ce  qu'ordonnent  ou  défendent  les  lois  positives,  c  est 
dire  qu'avant  qu'on  eût  tracé  des  cercles,  tous  les  rayons  n'étaient  pas  égaux.  * 
(Esprit  Jet  loit,  liv.  I.  chap.  I .) 


LA    VIE   DU   DROIT  199 

de  modifications  apportées  par  la  législation  de  guerre 
à  l'exercice  des  libertés  individuelles. 

Une  refonte  récente  du  traité  de  droit  constitutionnel 
du  regretté  M.  Esmein  permet  à  toutes  les  personnes 
qui  s'intéressent  au  droit  public  d'embrasser  l'ensemble 
des  modifications  apportées  depuis  1914  au  statut  de 
la  vieille  Europe  et  de  la  jeune  Amérique.  Elle  est  due 
à  la  plume  de  M.  Henri  Nézard,  disciple  d'Esmein  et 
continuateur  de  son  œuvre,  qui  a  introduit  avec  beau- 
coup de  talent  dans  le  cadre  primitif  de  l'ouvrage  les 
développements  nécessaires  pour  le  mettre  au  courant  du 
droit  actuel.  Ainsi  que  son  maître,  M.  Nézard  applique 
au  droit  constitutionnel  la  méthode  historique  et  il 
considère  les  doctrines  et  les  lois  politiques  comme 
l'expression  du  développement  d'organismes  vivants 
qu'il  faut  étudier  dans  leurs  origines  et  dans  les  étapes 
de  leur  croissance  :  chaque  système  répond  au  génie 
d'un  peuple,  à  une  phase  donnée  de  son  histoire. 
Comme  son  maître  encore,  M.  Nézard  a  une  prédi- 
lection marquée  pour  le  gouvernement  parlementaire 
qu'il  estime  s'être  révélé  plus  souple  et  plus  libéral 
pendant  la  crise  de  1914-1918  que  le  système  de  la 
séparation  tranchée  des  pouvoirs,  en  faveur  aux  Etats- 
Unis,  ou  que  le  gouvernement  directorial  tel  que  le 
pratique  la  Suisse.  Cette  préférence  ne  l'empêche 
d'ailleurs  pas  d'étudier  toutes  les  formes  politiques 
des  gouvernements  modernes  en  historien  impartial 
et  avec  une  grande  richesse  de  documentation.  Le 
premier  volume  de  son  ouvrage  est  consacré  aux  prin- 
cipes généraux  et  au  droit  comparé,  le  second  plus 
spécialement  au  droit  français. 

Antoine  Rougier. 


k 


La 

Révolution  vaudoise  de  1845 

Récit  publié  et  annoté  par  Aug.  Reymond. 


TROISIÈME  PARTIE  \ 

Ces  résolutions  souveraines  prises,  l'assemblée  et  le 
chef  du  Gouvernement  provisoire,  avec  les  autres  chefs, 
se  rendirent  au  Casino.  Vous  nous  demanderez  pour- 
quoi nous  ne  sommes  pas  allés  droit  au  Château,  pren- 
dre immédiatement  possession  du  siège  du  Gouver- 
nement ?  C'est  que  j'étais  le  seul  membre  du  Gouver- 
nement provisoire  présent  sur  Mont  Benon  ;  M.  Blan- 
chenay  (conseiller  d'Etat)  et  M.  Fischer  n'étaient  pas 
là  pour  le  moment  ;  les  autres  membres  du  Gouverne- 
ment provisoire  n'étaient  pas  à  Lausanne,  mais  à  leur 
domicile,  où  l'on  dut  les  faire  chercher  par  estafettes. 
D'ailleurs,  on  attendait  encore  des  masses  pour  le  len- 
demain, et  l'on  prévoyait  qu'il  y  aurait  une  assemblée 
plus  considérable,  qui  mettrait  la  dernière  main  à  la 
révolution.  On  voulait  aussi  laisser  à  l'ex-Conseil  d'Etat 
le  soin  de  régler  ses  affaires  pendant  les  vingt-quatre 
heures  qu'il  avait  décidé  de  rester  encore  provisoire- 
ment en  fonctions. 

'   Pour    les  deux   premières  parties,  voir    les  livraisons   de    décembre    1921   et 
janvier  1922. 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  201 

Rentrant  en  ville  à  la  tête  de  la  colonne,  ayant  à  ma 
droite  M.  Leresche  et  à  ma  gauche  M.  l'avocat  Eytel, 
auxquels  je  donnais  le  bras,  je  pus  voir  l'immensité  de 
la  colonne  se  déployer  de  Mont  Benon  dans  la  rue  du 
Chêne  et  la  place  de  Saint-François,  ainsi  qu'une 
partie  de  la  rue  de  Bourg. 

Le  Conseil  d'Etat  ayant  abdiqué  vers  midi,  il  pouvait 
être  environ  deux  ou  trois  heures  lorsque  nous  quit- 
tâmes Mont  Benon. 

Entrés  au  Casino,  je  pris  pour  le  Gouvernement  pro- 
visoire et  les  autres  citoyens  qui  avaient  été  en  tête  du 
mouvement  une  chambre  à  part.  M.  J.-L.-B.  Leresche 
fut  établi  secrétaire  du  Gouvernement.  Il  y  eut  une  foule 
de  mesures  diverses  à  prendre  sur-le-champ  et  à  ré- 
pondre de  mille  côtés  à  des  citoyens  qui  venaient 
donner  des  informations  et  recevoir  des  directions  ;  il 
fallait  surtout  aviser  au  logement  des  citoyens  du  dehors 
qui  voulaient  passer  la  nuit  à  Lausanne  et  de  ceux,  plus 
nombreux  encore,  qui  arrivaient  à  chaque  instant.  Les 
colonnes  de  Vevey,  d'Aigle,  de  la  Côte,  d'Yverdon, 
etc.,  voulurent  à  toute  force  passer  la  nuit  a  Lausanne, 
malgré  les  efforts  que  nous  fîmes  pour  les  engager  à 
passer  la  nuit  dans  les  villes  et  les  villages  des  environs 
pour  venir  le  lendemain  à  la  grande  assemblée  qui  de- 
vait se  tenir  pendant  la  réunion  du  Grand  Conseil. 
J'eus  donc  à  signer  une  masse  considérable  de  bons 
pour  logement  et  nourriture  des  masses  :  pain,  vin, 
fromage,  paille,  couvertures,  etc.,  ainsi  qu'un  grand 
nombre  d'autres  ordres. 

Pendant  que  tout  cela  se  faisait,  je  m'occupais  à 
rédiger  les  résolutions  de  l'assemblée  de  Mont  Benon 
et  la  proclamation  qui  devait  les  accompagner.  J'étais 
interrompu  à  chaque  instant  ;  j'avais  beau  m'enfermer 
dans  la  chambre,  il  me  fallait  ouvrir  à  chaque  instant 

BIBL.    UNIV.   CV  14 


202  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  tenir  tête  à  toutes  les  tentatives  d'invasion,  répondre 
à  toutes  les  demandes,  faire  expédier  et  signer  tous  les 
ordres  nécessaires.  Les  résolutions  ayant  été  rédigées 
de  tête  dans  mon  improvisation  verbale  sur  Mont 
Benon,  j'en  vins  facilement  à  bout,  quoique  je  dusse 
poser  et  reprendre  la  plume  à  chaque  instant.  Mais  la 
proclamation  qu'il  me  fallait  maintenant  improviser 
dans  mon  esprit  avant  de  l'écrire  présentait  plus  de 
difficulté.  Il  fallait  quelque  chose  de  clair,  de  bref, 
de  simple,  d'énergique,  en  même  temps  que  de  calme 
et  de  modéré  ;  il  fallait  allier  le  tact  à  la  fermeté, 
entretenir  l'esprit  de  la  liberté  en  conservant  celui  de 
l'ordre,  faire  appel  à  la  sagesse  des  citoyens  aussi  bien 
qu'à  leur  patriotisme  ;  il  fallait  faire  comprendre  la 
position  difficile  des  citoyens  qui  avaient  accepté  d'être 
du  Gouvernement  provisoire,  et  cependant  montrer  la 
confiance  dont  nous  étions  animés.  En  un  mot,  il 
fallait  allier  la  vie  et  l'entrain  à  un  langage  réservé. 

Pendant  que  l'on  causait  dans  la  chambre  et  que  l'on 
m'interrompait  souvent  par  des  questions  et  des  de- 
mandes de  signature,  j'accouchais  cependant  de  ma 
proclamation  dans  une  embrasure  de  fenêtre,  où  je  me 
tenais  debout,  faisant  claquer  mes  doigts  et  pronon- 
çant à  demi-voix  les  phrases  que  je  concevais  et  for- 
mulais dans  mon  esprit.  Cette  rédaction  mentale 
achevée,  je  pris  la  plume  et  la  rédaction  écrite  fut 
jetée  sur  le  papier  en  un  clin  d'œil.  Tout  cela  se  sent 
beaucoup  de  la  précipitation  et  du  travail  à  bâtons 
rompus,  mais,  venant  de  relire  ces  pièces,  je  suis  forcé 
d'avouer,  sans  me  laisser  arrêter  par  une  hypocrite 
modestie,  que  j'en  suis  content  :  il  y  a  de  la  clarté,  de 
la  simplicité,  du  nerf  et  du  tact,  le  tout  en  peu  de 
mots.  J'étais,  il  est  vrai,  monté  à  un  certain  diapason, 
et  je  sentais  le  feu  sacré  circuler  dans  mes  veines. 


LA  RÉVOLUTION    VAUDOISE   DE    1845  203 

Soumises  au  Gouvernement  provisoire  lorsque  la 
majorité  des  membres  fut  arrivée  dans  la  soirée,  assez 
tard,  ces  pièces  furent  adoptées  sans  changement.  On 
les  fit  imprimer  pendant  la  nuit,  avec  assez  de  peine, 
car  tous  les  ouvriers  étaient  dans  les  lieux  publics,  à 
célébrer  le  triomphe  de  la  cause  démocratique.  Cepen- 
dant, à  force  de  soins,  on  en  eut  un  certain  nombre  le 
15  février  au  matin,  pour  les  afficher  et  les  distribuer 
aux  masses  arrivées  dans  la  nuit  et  à  celles  qui  arrivaient 
encore. 

Ce  premier  travail  terminé,  il  fallut  songer  aux 
opérations  fort  nombreuses  du  lendemain  15  février. 
Me  couchant  sur  un  canapé  et  me  couvrant  la  tête  de 
mon  chapeau  pendant  que  les  autres  membres  cau- 
saient et  avisaient  d'autres  affaires,  je  résumai  dans 
mon  esprit  tout  ce  qui  était  à  faire  et  même  beaucoup 
plus  qu'on  n'eut  le  temps  de  faire  ;  puis,  me  relevant, 
je  notai  cela  par  écrit,  la  plume  courant  d'une  traite 
plusieurs  pages,  qui  se  trouvèrent  bientôt  couvertes. 

Mais,  en  rédigeant  les  notes  basées  sur  les  résolu- 
tions prises  dans  la  journée,  ou  plutôt  la  veille,  car 
nous  étions  déjà  le  1 5  vers  les  deux  ou  trois  heures  du 
matin,  je  m'aperçus  qu'il  restait  encore  à  combiner, 
préparer  et  rédiger  des  choses  fort  essentielles,  savoir 
les  résolutions  subséquentes  que  l'on  proposerait  à  la 
seconde  assemblée  populaire  générale,  qui  devait 
avoir  lieu  le  1 5  dans  la  matinée.  On  savait  que,  voulant 
aussi  faire  acte  de  souveraineté,  les  masses  arrivées 
depuis  l'assemblée  de  Mont  Benon  tenaient  à  ajouter 
de  nouvelles  résolutions  à  celles  du  14,  qu'elles  approu- 
vaient et  ratifieraient  pleinement. 

Pour  ce  nouveau  travail,  j'avais  besoin  d'un  isole- 
ment complet.  Je  me  retirai  donc  chez  moi,  vers  les 
trois  heures  du  matin.  Je  me  mis  au  lit,  mais  bien  en- 


204  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tendu  que  ce  n'était  pas  pour  dormir.  Rassemblant 
quelques  vœux  manifestés  et  tirant  du  fond  de  ma 
conscience  démocratique  ce  que  je  pouvais  présumer 
être  le  vœu  du  peuple,  je  conçus  et  formulai  dans  mon 
esprit  les  résolutions  qui  ont  été  adoptées  par  l'assem- 
blée du  1 5  sous  le  titre  de  «  second  acte  souverain  ». 
Ensuite,  je  sommeillai  un  peu  ;  puis,  m'étant  levé, 
je  mis  à  la  hâte  par  écrit  ce  que  j'avais  rédigé  au  lit  : 
par  ces  secondes  résolutions,  le  Grand  Conseil  était 
expressément  dissous  (le  14,  on  se  bornait  à  lui  de- 
mander de  se  dissoudre  après  avoir  changé  les  instruc- 
tions sur  les  Jésuites)  ;  on  faisait  aussi  cesser  l'espèce  de 
gouvernement  provisoire  que  le  Conseil  d'Etat  s'était 
attribué,  depuis  son  abdication,  en  mon  absence  et  celle 
de  M.  Blanchenay,  dans  une  proclamation  posthume 
dont  je  parlerai  tout  à  l'heure.  Toutes  les  autorités 
étaient  déclarées  provisoires  et  les  fonctionnaires  tenus 
d'adhérer  dans  cinq  jours  au  Gouvernement  provi- 
soire, à  moins  d'être  considérés  comme  démission- 
naires. Les  restrictions  apportées  au  suffrage  universel 
par  la  constitution  étaient  abolies,  et  le  Gouvernement 
chargé  d'abréger  les  longueurs  qui,  à  Lausanne,  écar- 
taient des  élections  la  généralité  des  citoyens  (les  tra- 
vailleurs) qui  n'avaient  pas  tant  de  temps  à  perdre, 
et  livraient  le  suffrage  dit  universel  à  la  merci  d'une 
aristocratie  composée  de  riches  et  de  fonctionnaires  qui, 
ayant  leur  existence  assurée,  pouvaient  assister  aux 
élections  pendant  les  deux  ou  trois  semaines  qu'elles 
duraient  quelquefois. 

De  retour  au  Casino,  le  1 5  février  au  matin,  je  soumis 
mon  projet  de  second  acte  souverain  au  Gouvernement 
provisoire.  A  l'exception  de  trois  articles  que  je  vais 
vous  indiquer,  il  fut  adopté  comme  projet  à  soumettre 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  205 

à  l'assemblée  populaire  générale  qui  devait  avoir  lieu 
dans  la  matinée. 

Quant  aux  trois  articles  suivants,  on  vit  des  incon- 
véniens  à  les  présenter  à  l'assemblée  ;  on  dit  qu'elle 
ne  les  verrait  (au  moins  une  grande  partie  du  pays. 
Aigle  et  Vevey)  pas  avec  plaisir,  et  que  ces  articles 
pourraient  donner  lieu  à  des  discussions  fâcheuses. 
Si  j'avais  insisté,  on  m'aurait  laissé  passer  mes  articles, 
mais  je  ne  voulus  pas  aller  contre  l'opinion  évidente  de 
la  grande  majorité  du  Gouvernement  provisoire,  et 
comme  des  assemblées  populaires  sont  moins  réunies 
pour  discuter  comme  un  Grand  Conseil  (elles  n'en 
auraient  pas  le  temps)  que  pour  adopter  et  sanctionner 
ce  qui  est  leur  volonté  arrêtée,  délibérée,  il  faut  bien 
avoir  soin  de  ne  leur  proposer  que  ce  qu'on  sait  ou 
présume  positivement  qu'elles  désirent  ou  accepte- 
ront ;  il  faut  éviter  de  proposer  ce  qui  pourrait  amener 
une  division  ou  être  repoussé.  Quand  même  on  m'a 
fait  passer  pour  dictateur,  je  n'ai  pas  hésité  un  instant 
à  subordonner  mon  opinion  individuelle  à  la  volonté 
générale. 

Mais  voici  ces  trois  articles,  que  je  tiens  à  consigner 
ici  pour  mémoire.  Je  les  copie  mot  à  mot  sur  le  feuillet 
original  sur  lequel  je  les  ai  primitivement  rédigés,  et 
que  j'ai  détaché  de  ceux  qui,  étant  adoptés,  ont  été 
livrés  à  la  copie  et  à  l'impression  ;  c'est  le  feuillet  que 
j'ai  remis  dans  ma  poche  lorsque  le  Gouvernement 
provisoire  eut  témoigné  ses  craintes. 

Voici  donc  ces  articles  qui,  s'ils  eussent  été  adoptés, 
auraient  fait  suite  aux  trois  qui  constituent  le  second 
acte  souverain  du  1 5  février  1 845  : 

Art.  4.  Les  lois  et  les  décrets  qui  ne  règlent  pas  de 
simples  affaires  courantes  d'administration  supérieure 


206  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

OU  de  surveillance  de  l'administration  seront  soumis  à 
la  sanction  du  peuple.  »  —  (C'était  pour  introduire 
dans  la  nouvelle  constitution  :  c'est  encore  mieux  que 
le  veto:  c'est  là  la  véritable  démocratie  ;  c'est  le  seul 
moyen  d'avoir  des  lois  en  rapport  avec  les  idées  et 
les  besoins  du  peuple,  son  degré  de  culture,  des  lois 
qui  soient  le  point  d'appui  d'un  progrès  futur,  des 
lois  que  le  peuple  comprenne  et  qui  soient  observées. 
Mais  on  m'a  objecté  que,  les  opinions  étant  fort  par- 
tagées sur  ce  point,  parce  que  cette  idée  n'a  pas  encore 
pris  place  dans  l'opinion  publique,  il  valait  mieux 
réserver  cet  article  pour  les  discussions  du  Grand 
Conseil  appelé  à  réviser  la  constitution.) 

«  Art.  5.  Il  sera  perçu  un  impôt  extraordinaire  sur 
les  créances.  >^  —  (C'était  pour  poser  en  principe  que 
la  fortune  mobilière  doit  contribuer  aux  charges  pu- 
bliques aussi  bien  que  la  terre  et  les  maisons  ;  c'était 
pour  assurer  au  Gouvernement  de  fortes  ressources 
financières  pour  le  cas  où  l'on  aurait  eu  la  guerre 
civile  en  Suisse  ou  à  défendre  l'indépendance  de  la 
Confédération  contre  l'Etranger  ;  c'était  pour  éviter 
un  grand  embarras  au  futur  Gouvernement. —  On  m'a 
objecté  que  cette  proposition  alarmerait  les  uns  et  mé- 
contenterait les  autres,  entr'autres  plusieurs  rentiers 
riches  et  influens  qui  avaient  pris  une  part  active  à  la 
révolution  et  qui  se  trouveraient  à  l'assemblée  \) 

«  Art.  6.  Le  droit  de  vivre  en  travaillant  sera  conve- 
nablement garanti,  et  les  bourses  publiques  pourvoi- 
ront équitablement  aux  besoins  des  nécessiteux  sans 
que  l'assistance  publique  puisse  être  envisagée  comme 
une  tache.  »  —  (C'était  encore  un  article  à  insérer 

*  Drucv  semble  donc  avoir  été  le  premier  à  proposer  l'introduction  de  l'impôt 
mobilier  dans  le  canton  de  Vaud.  On  sait  que  son  idée  fut  réalisée  par  la  Constitu- 
tion de  1861 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  207 

dans  la  nouvelle  constitution.  Rien  de  plus  juste  que 
cette  disposition  qui  sanctifie  le  travail  et  accomplit 
envers  les  pauvres  le  devoir  que  Dieu  a  imposé  aux 
riches,  cette  disposition  qui  efface  la  tache  que  l'orgueil 
et  l'égoïsme  ont  cherché  à  imprimer  à  l'indigence.  Cet 
article  était  dû  aux  masses  pauvres,  qui  avaient  pris 
l'initiative  du  mouvement  et  qui  s'étaient  mises  en 
avant  alors  qu'il  y  avait  un  grand  danger.  —  Mais  on  a 
objecté  que  cet  article  causerait  les  plus  vives  appré- 
hensions, qu'on  y  verrait  le  communisme  ;  que  ce 
serait  mal  compris  et  aliénerait  à  la  révolution  une 
partie  considérable  et  influente  de  l'assemblée.  — 
Voilà  ce  que  c'est  que  les  préventions,  car  la  propQ- 
sition  ne  renferme  rien  que  de  généralement  admis  au 
fond  des  consciences.  Hélas  !  je  vis  que  la  révolution 
commencée  par  les  pauvres  serait  terminée  par  les 
riches.  Je  me  demandai  intérieurement  :  Oh  !  crèche 
de  Jésus-Christ,  oh  !  écurie  de  Bethléem,  où  es-tu  ?  — 
Le  rejet  de  cette  proposition  jeta  dans  mon  âme  une 
tristesse  que  je  dus  dissimuler  pour  ne  pas  gâter  nos 
affaires  ;  elle  ne  disparut  que  lorsque  je  fus  en  face 
de  l'assemblée  populaire,  où  j'oubliai  tout  pour  me 
livrer  tout  entier,  corps  et  âme,  à  l'accomplissement 
de  ma  mission.) 

Pendant  que  nous  tenions  l'assemblée  de  Mont 
Benon,  le  14,  et  que  nous  gouvernions  au  Casino,  le 
Conseil  d'Etat  terminait  son  règne  au  Château  par 
un  acte  qui  fit  concevoir  au  Gouvernement  provisoire 
des  doutes  sur  ses  intentions  quant  à  la  durée  des  fonc- 
tions provisoires  qu'il  s'était  réservées  pour  vingt- 
quatre  heures  à  peu  près  en  abdiquant.  Après  avoir 
pris,  le  13  au  soir  (et  non  le  14,  comme  l'imprimé  le 
porte,  à  moins  qu'il  n'ait  été  signé  et  expédié  après 
minuit,  mais  il  n'est  pas  d'usage  de  dater  ainsi)  un 


208  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

arrêté  accompagné  d'une  proclamation  pour  mettre 
des  troupes  sur  pied  ;  après  avoir  rendu,  le  14  février, 
vers  onze  heures  du  matin,  sur  la  demande  du  Président 
du  Grand  Conseil  et  d'un  certain  nombre  de  membres 
de  ce  corps,  [un  autre  arrêté]  pour  convoquer  le  Grand 
Conseil  à  l'extraordinaire  pour  le  lendemain  15,  à 
onze  heures  du  matin,  afin  de  s'entourer  de  la  repré- 
sentation nationale  ;  enfm,  après  avoir  rejeté  mon  projet 
de  proclamation  populaire  annonçant  une  révision  des 
instructions  touchant  les  Jésuites,  proclamation  qui  n'a 
ainsi  pas  vu  le  jour,  le  Conseil  d'Etat  avait,  en  abdiquant 
en  masse  vers  midi,  décidé  qu  il  resterait  en  fonctions 
jusqu'au  lendemain  15  à  onze  heures  du  matin,  où  le 
Grand  Conseil  devait  se  réunir  ;  cette  décision  avait 
été  prise  par  l'unanimité  des  membres,  qui  étaient  tous 
présents,  et  c'est  a  nsi  que  M.  Blanchcnay  et  moi 
l'avons  entendu.  Or,  dans  sa  proclamation  datée  du 
14  février  1845,  rendue  évidemment  fort  tard  dans  la 
journée,  si  ce  n'est  dans  la  nuit  du  14  au  15  février, 
puisqu'elle  n'a  été  affichée  que  le  15  au  matin,  bien 
que  fort  courte,  dans  sa  proclamation  par  laquelle  il 
annonce  au  Peuple  Vaudois  que,  «  venant  d'éprouver 
que  les  moyens  qu'il  a  employés  pour  faire  respecter 
les  décisions  prises  légalement  par  le  Grand  Conseil 
sont  insuffisans  »  il  a  convoqué  le  Grand  Conseil  pour 
demain  (le  15),  il  ajoute  :  et  ses  membres  lui  présentent 
tous  leur  démission.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même 
chose  que  des  démissions  irrémissiblement  données, 
une  abdication  formelle,  car  cette  formule  suppose  la 
possibilité  que  le  Grand  Conseil  n'accepte  pas  ces 
démissions  présentées,  c'est-à-dire  offertes  et  non  pas 
décidément  données.  Ce  n'est  pas  tout.  Le  Conseil 
d'Etat  dit  dans  un  paragraphe  suivant  :  '<  Le  Conseil 
d*Etat  restera  en  fonctions  jusquà  ce  quil  ait  été  pourvu 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  209 

Tegulièrement  à  son  remplacement.  »  Cela  signifie  que  si 
le  Grand  Conseil  n'acceptait  pas  les  démissions  pré- 
sentées, ou  que  s'il  ne  pouvait  pas  se  réunir  le  1 5  février, 
par  l'effet  de  circonstances  impérieuses,  prévues  ou 
imprévues,  le  Conseil  d'Etat  demeurerait  indéfini- 
ment en  fonctions.  Le  Conseil  d'Etat  (c'est-à-dire 
les  sept  membres  qui  restaient)  l'a-t-il  réellement  en- 
tendu ainsi,  ou  bien  s'est  il  mal  expliqué  dans  sa 
proclamation,  certainement  faite  à  la  hâte  ?  Ceux  qui 
connaissent  le  terrain  peuvent  être  autorisés  à  présumer 
que,  cette  proclamation  ayant  été  faite  après  l'assemblée 
de  Mont  Benon,  qui  ne  comptait  que  6  à  7  hommes  \ 
au  moment  où  l'ex-Conseil  ne  savait  probablement  pas 
qu'il  arriverait  encore  des  masses  à  Lausanne  pour 
tenir  le  15  une  assemblée  encore  plus  imposante  que 
celle  du  14,  alors  que  Ton  répandait  le  bruit  de  l'arrivée 
des  populations  d'Orbe,  de  Grandson,  d'Yverdon  et 
d'Echallens  pour  soutenir  le  Conseil  d'Etat,  il  est 
permis  de  présumer  que  le  Conseil  a  voulu  se  réserver 
les  moyens  de  prolonger  son  existence  provisoire,  afin 
de  reconquérir  la  stabilité  perdue  si  la  tournure  des 
événemens  le  permettait. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  rédaction  équivoque  a  mo- 
tivé le  paragraphe  suivant,  que  j'ai  introduit  dans 
l'article  1®^  du  second  acte  souverain,  du  15  février 
1 845  :  «  Le  Conseil  d'Etat  ayant  abdiqué,  les  réserves 
quil  a  faites  d'exercer  provisoirement  le  pouvoir  cessent 
immédiatement  d'être  tolérées.  ^'  Cela  signifiait  tout 
d'un  temps  que  si  le  Gouvernement  provisoire  n'avait 
pas  pris  possession  du  Château  immédiatement  après 
l'assemblée  de  Mont  Benon,  le  14  février,  c'est  qu'il 
avait  toléré  a  côté  de  lui  l'ex-Conseil  d'Etat  pour 
certains  actes  d'administration,  et  que  c'est  au  Gouver- 

^  Druey  a  Lien  écrit  6  à  7  hommes,  il  faut  sans  doute  lire  6  à  7  mille  hommes. 


210  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

nement  provisoire  nommé  par  le  peuple  et  non  au 
Conseil  d'Etat  qui  avait  abdiqué  que  l'autorité  supé- 
rieure avait  appartenu  du  14  février  à  deux  heures 
après-midi  au  15  février  à  midi,  où  le  Gouvernement 
provisoire  prit  possession  du  Château,  comme  vous 
allez  voir.  J'ai  appris  que  le  paragraphe  du  second  acte 
souverain  transcrit  tout  à  l'heure  avait  beaucoup  blessé 
l'ex-Conseil  d'Etat,  tout  au  moins  son  président, 
M.  Ruchet  \  Le  paragraphe  n'est,  en  effet,  ni  tendre 
ni  poli,  mais  il  était  inévitable  pour  la  régularité  des 
écritures,  et  la  leçon  était  méritée. 

Revenons  aux  actes  du  Gouvernement  provisoire  et 
de  l'assemblée  du  peuple. 

Dans  la  matinée  du  15  février  1845,  les  masses  popu- 
laires arrivées  la  nuit  de  différentes  parties  du  pays, 
entr'autres  des  districts  d'Aigle,  de  Vevey,  de  ceux 
de  la  Côte,  d'Yverdon,  de  Grandson  et  d'Orbe,  ainsi 
que  les  citoyens  qui  affluaient  encore  à  Lausanne,  se 
formèrent  en  colonne  vers  le  Casino  et  l'Eglise  de 
Saint-François.  Elles  se  rendirent  en  procession, 
tambour  en  tête,  par  le  Grand  Pont,  sur  la  place  de  la 
Riponne,  sous  la  nouvelle  Grenette,  et  là  se  consti- 
tuèrent en  assemblée  populaire  générale  sous  la  pré- 
sidence de  M.  Delarageaz  et  la  mienne  comme  Pré- 
sident du  Gouvernement  provisoire.  L'assemblée  pou- 
vait compter  14  à  15  mille  hommes,  le  double  de  celle 
de  hier.  C'était  un  grand  spectacle. 

M.  Eytel  donna  lecture  des  résolutions  adoptées  la 
veille,  et  elles  furent  sanctionnées  à  l'unanimité. 
M.  Delarageaz  étant  empêché  de  parler  par  une  extinc- 
tion de  voix  suite  de  ses  fatigues  et  de  ses  nombreux 
discours  adressés   en   plein   air   et   par   le   froid   aux 

*  Doisot  écrit  à  ce  propos  :  «  Forme  aimable  de  Druey  pour  congédier  ses  col- 
lègues, s'il  leur  eût  pris  l'inconcevable  fantaisie  Je  continurr  de  siéger  avec  lui.» 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  211 

masses,  je  pris  la  présidence,  ayant  d'ailleurs  de  nou- 
velles propositions  à  faire  comme  chef  du  Gouverne- 
ment provisoire.  Certes,  malgré  les  fatigues  que 
m'avaient  causées  mes  discours  prononcés  le  12  et 
le  13  février  au  Grand  Conseil  et  mes  veilles  pendant 
quelques  nuits,  je  n'ai  jamais  eu  une  voix  plus  sonore, 
plus  ferme,  plus  puissante,  même  au  tir  fédéral  de 
Lausanne,  que  je  présidai  en  1836.  Moi  qui  suis 
toujours  enroué  en  hiver  et  qui  ne  parle  qu'avec  peine 
au  froid,  je  trouvai  dans  la  situation  et  l'esprit  qui 
m'animait  des  forces  extraordinaires,  miraculeuses.  Je 
présidai  donc  avec  beaucoup  de  calme,  d'à  plomb, 
d'aisance,  j'ajouterai  d'autorité,  l'assemblée  de  la 
Riponne.  Après  lui  avoir  lu  les  propositions  nouvelles 
du  Gouvernement  provisoire  (conçues  et  rédigées  par 
moi),  je  les  expliquai  à  l'assemblée,  je  les  soumis  à  sa 
votation  après  avoir  demandé  sur  chaque  article  si 
quelqu'un  désirait  la  parole.  Je  fis  chaque  fois  la 
contr 'épreuve  :  tout  fut  adopté  à  l'unanimité  par  un 
admirable  entrain  :  c'est  que  nos  propositions  avaient 
été  puisées  dans  le  sein  même  de  la  conscience  popu- 
laire, qui  s'était  révélée  à  nos  esprits.  Je  vous  l'ai  déjà 
dit  :  cette  révélation  n'était  pas  un  miracle,  puisque 
cette  conscience  populaire  était  la  manifestation  et  le 
développement  des  idées  démocratiques  qui  sont  la 
base  de  la  vie  politique  du  canton  de  Vaud  depuis  la 
révolution  de  1798  (qui  a  donné  lieu  à  bien  d'autres 
ébranlemens  que  la  nôtre  du  1 4  au  1 5  février  1 845),  idées 
dont  la  semence  a  été  renouvelée  et  ravivée  par  les 
principes  de  souveraineté  du  peuple  que  les  chefs  du 
mouvement  et  moi  avons  propagés  depuis  nombre 
d'années. 

Les  délibérations  terminées,  j'annonçai  à  l'assemblée 
que  le  Gouvernement  provisoire  allait  s'installer  au 


212  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Château,  et  qu'après  l'y  avoir  accompagné,  elle  était 
priée  de  se  rendre  sur  Mont  Benon,  où  la  victoire  du 
peuple  serait  annoncée  par  lOl  [coups]  de  canon,  et 
où  le  Gouvernement  provisoire  ne  tarderait  pas  à  la 
rejoindre  pour  lui  faire  connaître  ses  premières  déli- 
bérations. 

Nous  nous  mîmes  en  marche.  Arrivés  près  du  Châ- 
teau, et  après  avoir  fait  défiler  la  colonne  en  bas  la 
Cité  pour  la  diriger  sur  Mont  Benon,  nous  rencon- 
trâmes une  délégation  d'un  certain  nombre  de  membres 
du  Grand  Conseil  qui  s'étaient  réunis  à  onze  heures 
sous  la  présidence  de  M.  Frossard,  quoique  la  grosse 
cloche  de  convocation  n'eût  pas  sonné.  C'est  ici  le 
lieu  de  dire  que,  voyant  l'irritation  des  masses  contre 
la  majorité  du  Grand  Conseil  qui  avait  foulé  aux  pieds 
les  pétitions  des  32  000  citoyens  qui  demandaient 
l'expulsion  générale  des  Jésuites,  le  Gouvernement 
provisoire,  craignant  que  le  Grand  Conseil  ou  au  moins 
quelques-uns  de  ses  membres  de  la  majorité  ne  cou- 
russent des  dangers  s'il  se  réunissait,  avait  fait  défendre 
au  marguiller  de  la  Cathédrale  de  sonner  la  grosse 
cloche  de  convocation.  (Cela  était  si  vrai  que  les 
quarante  membres  environ  qui  s'étaient  réunis  dans 
la  salle  du  Grand  Conseil  furent  bientôt  entourés 
d'une  foule  considérable  de  citoyens  et  de  soldats 
armés,  qui  remplirent  bientôt  les  tribunes  et  la  plupart 
des  bancs  du  Grand  Conseil  et  avaient  une  attitude 
menaçante.  Heureusement  que  les  membres  présens 
appartenaient  pour  la  plupart  à  la  minorité  anti- 
jésuitique et  que  ceux  de  la  majorité  n  étaient  pas 
compromis  par  des  paroles  amères  contre  les  péti- 
tionnaires.) La  délégation  demanda  verbalement  au 
Gouvernement  provisoire  de  lever  sa  défense,  afin  que 
le  Grand  Conseil  pût  s'assembler  et  délibérer.  Je  ré- 
pondis verbalement  à  la  députation  que  le  Gouverne- 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  213 

ment  provisoire  donnerait  immédiatement  une  réponse 
par  écrit  à  cette  demande  après  en  avoir  délibéré. 

Le  Gouvernement  provisoire  s'étant  présenté  à  la 
porte  du  Château,  la  trouva  ouverte,  et  l'huissier 
Rochat,  qui  l'attendait,  me  remit  la  clef  de  la  salle  du 
Conseil  d'Etat,  où  nous  allâmes  immédiatement  pren- 
dre séance. 

La  première  opération  fut  la  réponse  à  la  délégation 
des  membres  du  Grand  Conseil  qui  s'étaient  provi- 
soirement réunis  dans  la  salle  des  séances  de  1  assem- 
blée. La  réponse  du  Gouvernement  provisoire  fut  que 
«  l'Assemblée  populaire  générale  du  Canton  de  Vaud, 
réunie  sur  la  place  de  la  Riponne,  venant  de  dissoudre 
le  Grand  Conseil,  nous  ne  pouvons  adhérer  à  leur 
demande.  >^ 

Ensuite  nous  convoquâmes  les  assemblées  électo- 
rales de  cercle  au  jour  le  plus  rapproché  possible 
pour  procéder  à  l'élection  d'un  nouveau  Grand 
Conseil  \  Nous  prîmes  d'autres  mesures  d'urgence. 

Pendant  que  mes  collègues  pourvoyaient  à  divers 
détails  d'administration,  je  pris  la  plume  et  improvi- 
sai d'un  trait  la  seconde  proclamation,  celle  qui  accom- 
pagna le  second  acte  souverain.  Bonne  en  elle-même, 
elle  n'a  cependant  pas  la  supériorité  de  la  première  : 
c'est  qu'on  ne  doit  pas  se  répéter. 

Cette  proclamation,  qui  indiquait  ce  que  le  Gouver- 
nement provisoire  avait  fait  et  renfermait  diverses 
explications,  ayant  été  adoptée,  nous  descendîmes  en 
corps  avec  les  huissiers  sur  Mont  Benon,  où  l'assemblée 
nous  suivit.  Nous  étant  formés  en  cercle  sur  la  place, 

^  Les  élections  eurent  lieu  le  25  février,  et  le  nouveau  Grand  Conseil  se  réunit 
le  3  mars.  Delarageaz  fut  nommé  président  par  142  voix  sur  174  votants,  mais  son 
élection  au  Conseil  d'Etat  obligea  de  le  remplacer  en  cette  qualité.  Ce  fut  Schopfer, 
négociant  à  Morges,  qui  fut  nommé  à  sa  place.  Sur  seize  députés  à  élire,  Lausanne 
nomma  quatre  conservateurs  :  Muret,  Pidou  et  Carrard,  juges  d'appel,  et  Ruchet 
ancien  Conseiller  d'Etat. 


214  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

les  pieds  dans  la  neige,  je  lus  cette  proclamation  avec 
cette  voix  et  cet  accent  qui  avaient  déjà  électrisé  le 
peuple  la  matinée  et  la  veille. 

Ayant  fini  nos  opérations,  nous  rentrâmes  en  ville, 
nous  nous  rendîmes  au  Casino,  où  nous  licenciâmes 
l'assemblée  après  avoir  complété  le  Gouvernement 
provisoire,  par  suite  de  non  acceptation  et  de  motif 
de  parenté  entre  deux  membres  ^ 

C'est  ainsi  que  se  termina  le  mouvement  révolution- 
naire du  14  et  du  15  février. 

Vous  voyez  que  les  quelques  explications  que  je  me 
proposais  de  vous  donner  m'ont  entraîné  à  une  relation 
assez  étendue  des  événemens.  Cette  relation  ne  peut 
pas  être  complète,  parce  que  je  me  suis  borné  à  ce  que 
j'ai  vu  et  appris,  essentiellement  à  ce  que  j'ai  fait. 
C'est  donc  plutôt  une  relation  de  la  part  que  j'ai 
prise  aux  événemens  de  février  et  de  l'esprit  qui  m'a 
animé.  Aussi,  quand  je  parle  de  ce  que  j'ai  fait,  je 
n'entends  nullement  nier  ou  amoindrir  l'action  des 
autres,  étant  bien  loin  de  prétendre  que  j'aie  tout  fait, 
bien  que  j'aie  joué  le  rôle  principal  dans  cette  révo- 
lution :  ce  qui  le  prouve,  ce  sont  les  calomnies  et  la 
haine  dont  j'ai  été  l'objet,  les  propos  incroyables  que 
l'on  a  tenus  sur  mon  compte.  Ma  relation,  donc,  bien 
qu'exacte  en  ce  que  je  sais,  a  besoin  d'être  jointe  à 
d'autres,  pour  être  complète. 

Etant  bientôt  parti  pour  la  Diète  et  ayant  été  cons- 
tamment malade  depuis  mon  retour,  je  n'ai  pu  assister 
au  Gouvernement  provisoire  que  les  14  et  15,  16,  17 
et  18  février  ;  au  Conseil  d'Etat  nouveau  et  à  la  com- 
mission nommée  par  le  Grand  Conseil  pour  préparer 

'  L'Assemblée  populaire  avait  élu  membres  du  Gouvernement  Provisoire 
Druey,  Blanchenay  et  J.  Muret,  anciens  G>nseilleri  d'Etat  ;  Henri  Fischer, 
Jean  Schopfer,  Mercier,  Ch.  Veiilon,  Jacques  Viret  et  Bourgeois.  Muiet  et  Schopfer, 
n'ayant  pat  accepté  leur  élection,  furent  remplacés  par  Fr.  Briatteet  Jules  Vulliet. 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE  DE    1845  215 

un  projet  de  constitution  revisée  (la  Commission  cons- 
tituante) que  le  26,  le  27  et  le  28  mars.  A  l'heure  qu'il 
est,  5  mai  1845,  je  ne  puis  pas  encore  siéger  au  Conseil 
d'Etat  et  au  Grand  Conseil,  quoique  je  sois  en  conva- 
lescence ;  mais  le  refroidissement  de  la  température 
a  agi  d'une  manière  fâcheuse  sur  ma  santé  en  faisant 
revivre  mes  douleurs.  Cependant  l'échauffement  et  la 
fièvre  ont  disparu  :  c'est  le  grand  point,  mais  j'ai 
encore  besoin  de  ménagemens  pendant  quelques  jours. 
En  revanche,  j'ai  été  d'autant  plus  actif  pendant  la 
Diète,  c'est-à-dire  la  première  partie  de  la  session 
extraordinaire  (février  et  mars),  ma  maladie  m'ayant 
empêché  d'assister  à  la  seconde  partie.  Je  puis  dire, 
sans  faire  tort  à  qui  que  ce  soit,  que  j'ai  été  l'âme  du 
parti  libéral  ou  radical,  et  de  la  commission  de  la 
Diète,   que  je  leur  ai   donné  l'impulsion  ainsi  qu'à 

M.  Neuhaus,  et  que  j'ai  particulièrement  fixé  l'atten- 
tion de  l'assemblée,  du  public  et  de  la  diplomatie. 

Ah  !  si  mes  propositions  sur  les  Jésuites  eussent  été 
adoptées,  la  Suisse  n'aurait  pas  eu  à  déplorer  les 
funestes  événemens  de  Lucerne  ^  1 

Henri  Druey. 
(La  fin  prochainement.) 

^  «  Un  complot  fut  forme  pour  renverser  le  Gouvernement.  Le  8  décembre  1844, 
à  5  heures  du  matin,  le  signal  du  soulèvement  fut  donné  à  Lucerne.  Une  quaran- 
taine d'insurgés  se  réunirent  sur  une  place  ;  ils  tirèrent  sur  une  patrouille  et,  ne  se 
voyant  pas  appuyés,  ils  se  dispersèrent  ;  quelques  hommes  furent  tués  ou  blessés. 
Le  même  jour,  une  troupe  d'insurgés  lucernois  et  de  volontaires  d'autres  cantons, 
essentiellement  d'Argovie,  s'établit  près  du  pont  de  l'Emme,  à  trois  quarts  de  lieue 
de  la  ville.  Elle  fit  feu  sur  un  corps  de  milices  qui  arrivait  d'après  les  ordres  du 
Gouvernement  ;  il  y  eut  plusieurs  tués  et  blessés.  Mais  les  attaquants,  craignant 
de  se  voir  coupés  par  d'autres  troupes  du  Gouvernement,  prirent  la  fuite  et  ren- 
trèrent sur  le  territoire  argovien-  Cette  échauffourée  ne  fit  que  montrer  l'impéritie 
et  le  peu  de  consistance  de  ceux  qui  avaient  organisé  cette  malheureuse  levée  de 
boucliers-  Le  Gouvernement  triompha  et  déploya  de  grandes  forces  pour  achever 
de  comprimer  le  mouvement  et  pour  en  punir  les  auteurs.  »  {Mémoires  inédits  du 
Chancelier  Boisot.) 


-^-^--X-^H^«-^*-^Hi'-5.^*^^^^*-^^-X-^#^ 


Mouvements  réformistes  en   Chine. 


Le  réveil  d'un  grand  peuple  est  toujours  émouvant 
et  intéressant  ;  ne  suit-on  pas  avec  une  curiosité  pas- 
sionnée celui  du  Japon  contemporain  ;  la  Chine,  en- 
dormie depuis  des  siècles,  sort  de  sa  léthargie,  émue 
sans  doute  par  le  spectacle  que  lui  offre  son  remuant 
voisin  ;  elle  veut  rattraper  le  temps  perdu. 

Ce  changement,  qui  est  une  vraie  révolution  pour 
les  vieux  Chinois  qui  se  cramponnent  à  leurs  tradi- 
tions, est  préconisé  et  conduit  essentiellement  par  les 
étudiants  ;  on  comprend  facilement  la  chose  puisque 
ces  jeunes  gens  mis  en  contact  avec  les  méthodes  occi- 
dentales dans  nos  universités  en  ont  compris  tous  les 
avantages  et  la  supériorité,  mais  ce  qui  fait  l'originalité 
de  ces  efforts,  c'est  que  les  étudiants  ne  se  bornent  pas 
à  réclamer  des  réformes  dans  le  domaine  intellectuel, 
ils  étendent  leurs  revendications  à  toutes  les  manifes- 
tations de  la  vie  et  avec  la  fougue  qui  distingue  la  jeu- 
nesse, ils  voudraient  améliorer  non  pas  seulement  une 
branche  de  l'activité  nationale,  mais  toute  cette  acti- 
vité. 

C'est  ce  que  nous  fait  entendre  M.  Koo,  secrétaire 
général  des  Unions  chrétiennes  de  jeunes  gens  en 
Chine  ;  au  cours  d'une  tournée  qu'il  a  entreprise  en 
Occident  il  a  exposé  les  vues  de  ses  compatriotes  et 


MOUVEMENTS  RÉFORMISTES   EN   CHINE  217 

plus  particulièrement  les  dés.rs  de  la  jeunesse  stu- 
dieuse et  cultivée. 

M.  Koo  date  cette  évolution  de  Tannée  1919,  époque 
à  laquelle,  grâce  à  des  étudiants  patriotes,  trois  mi- 
nistres avaient  été  éloignés  du  gouvernement  sous  l'in- 
culpation de  trahison  ;  ce  serait,  à  partir  de  ce  moment, 
pense-t-il,  que  la  corporation  des  universitaires  aurait 
pris  conscience  de  sa  force  et  de  l'influence  qu'elle 
pouvait  jouer  sur  les  destinées  du  pays  ;  pour  notre 
part  nous  croyons  qu'il  faut  remonter  plus  haut  et  que 
c'est  bien  la  grande  révolution  de  1912  qui  a  ouvert 
les  yeux  ;  peut-être  irions-nous  même  jusqu'au  jour 
où,  Morisson,  le  premier  missionnaire  européen,  a 
pénétré  dans  l'Empire  du  Milieu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'insuffisance  des  institutions  et 
des  méthodes  se  fait  sentir  actuellement  et  d'abord 
dans  le  domaine  de  l'instruction  publique  ;  aussi  est-ce 
par  là  que  nos  jeunes  réformateurs  voudraient  com- 
mencer ;  hâtons-nous  d'ajouter  qu'ils  ne  sauraient 
mieux  faire. 

L'importance  d'une  instruction  générale  avait  été 
sentie  déjà  par  Confucius;  ce  grand  homme  d'Etat,  qui 
vivait  550  avant  notre  ère.  s'était  voué  tout  spéciale- 
ment à  l'éducation  des  peuples  et  des  gouvernants  ; 
sa  philosophie,  concentrée  dans  un  de  ses  ouvrages  les 
plus  importants,  le  Ta-hioy  ou  «  la  Grande  étude  »  nous 
renseigne  suffisamment  à  cet  égard. 

II  est  évident  que  pour  ce  qui  concerne  l'instruction 
aucun  peuple  de  l'antiquité  ne  saurait  rivaliser  avec 
les  Chinois  ;  ils  sont  aujourd'hui  devancés  par  nos 
systèmes,  mais  la  comparaison  qu'ils  ne  sauraient  sup- 
porter maintenant,  leur  eût  été  favorable  il  y  a  quelques 
siècles,  car  ils  jouissaient  alors,  et  cela  depuis  des  mil- 

BIBL.   UNIV    CV  15 


218  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

llers  d'années,  d'institutions  scolaires  que  notre  Occi- 
dent aurait  pu  leur  envier  ;  les  enfants  commençaient 
à  étudier  sous  un  maître  dès  l'âge  de  six  ans;  c'était 
encore  la  règle  il  y  a  peu  d'années,  mais  comme  l'instruc- 
tion n'était  pas  obligatoire  et  qu'il  n'y  avait  pas  d'écoles 
du  gouvernement,  les  parents  devaient  choisir  les  édu- 
cateurs de  leurs  enfants  ;  ils  ne  manquaient  certes  pas 
dans  un  pays  où  la  lecture  est  aussi  répandue  et  où, 
tout  au  plus,  un  dixième  de  ceux  qui  font  des  études 
peuvent  obtenir  une  place  dans  le  service  de  l'Etat. 

Un  examen  n'était  pas  nécessaire  pour  embrasser  la 
vocation  d'instituteur  ;  il  suffisait  de  trouver  des  pa- 
rents qui  voulussent  bien  vous  confier  l'éducation  de 
leurs  garçons  (les  filles,  en  général,  étaient  déclarées 
inaptes)  ;  on  donnait,  sans  doute,  la  préférence  à  un 
gradé  si  les  circonstances  le  permettaient,  car  les 
prétentions  étaient  en  rapport  avec  la  valeur  des  cer- 
tificats. 

Dès  lors  le  système  scolaire  a  été  complètement 
renouvelé;  des  programmes  d'études,  tout  à  fait  in- 
connus jusqu'ici,  ont  été  introduits  avec  des  moyens 
pédagogiques  modernes  ;  le  gouvernement  a  ses  écoles, 
la  mission  les  siennes  et  garçons  et  filles  peuvent  y 
entrer  ;  toutes  les  branches  scientifiques  enseignées  en 
Europe  y  sont  représentées,  la  chimie,  la  physique, 
les  mathématiques  et  les  langues  ;  des  milliers  de  jeunes 
gens  viennent  s'initier  aux  mystères  de  la  science  euro- 
péenne dans  nos  universités  et  y  subissent  les  épreuves 
du  doctorat. 

Et  ce  qu'ils  ont  rapporté  de  leur  séjour  à  l'étranger, 
ces  jeunes  étudiants,  c'est  une  somme  de  postulats 
absolument  conformes  aux  idées  modernes  mais  non 
moins  subversifs  auprès  de  leurs  compatriotes  :  l'école 


MOUVEMENTS  REFORMISTES   EN   CHINE  219 

obligatoire  avec  son  enseignement  complet,  et  non  plus 
seulement  une  acrobatie  plus  ou  moins  réussie  autour 
de  vieux  textes  littéraires  ;  à  la  place  des  anciens  clas- 
siques une  science  technique  et  pratique  comme  celle 
de  l'Occident  ;  l'accès  des  classes  aussi  bien  aux  jeunes 
filles  qu'aux  garçons  et  l'éducation  basée  sur  des  prin- 
cipes démocratiques.  Ils  demandent  que  la  vieille  mé- 
thode des  châtiments  corporels  soit  abolie,  qu'une 
organisation  s'établisse  parmi  les  étudiants  pour  contre- 
balancer la  supériorité  des  maîtres  ;  ils  ne  craignent 
pas  de  revendiquer  le  droit  à  la  grève. 

C'est  donc  assez  loin  qu'ils  poussent  leurs  reven- 
dications et  on  comprend  qu'ils  ne  soient  pas  toujours 
approuvés  par  la  vieille  Chine.  D'après  cette  jeunesse 
studieuse  d'aujourd'hui  le  mouvement  réformateur  ne 
doit  pas  se  borner  exclusivement  au  domaine  intel- 
lectuel ;  elle  saisit  l'importance  de  certaines  institu- 
tions et  leur  étroite  corrélation  avec  les  manifestations 
de  l'intelligence  et  son  travail. 

Ainsi  ces  modernistes  se  font  une  idée  toute  nouvelle 
de  la  famille  ;  passée  de  mode  l'antique  conception 
qui  donnait  au  père  une  autorité  sans  limites  sur  les 
siens  ;  ce  n'est  pas  qu'ils  désirent  renverser  les  rôles, 
mais  le  père  pour  eux  ne  peut  plus  être  le  tyran  qui  a 
le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  ses  enfants  sans  que  la  loi 
ou  l'opinion  publique  puissent  s'en  émouvoir  ;  ils 
demandent  qu'on  en  vienne  à  donner  au  chef  de  fa- 
mille la  place  qui  lui  revient  et  qui  doit  être  celle  d'un 
conseiller  et  d'un  ami  ;  de  plus  ils  veulent  la  mono- 
gamie qui  crée  «  la  petite  famille  »  ou  le  cercle  étroit 
où  tous  les  membres  se  sentent  à  l'aise,  ayant  les  mêmes 
droits  et  les  mêmes  devoirs  ;  ils  demandent  la  sépara- 
tion de  la  famille  ainsi  fondée  de  la  grande  tribu  for- 


220  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mée  par  la  parenté,  en  d'autres  termes  une  vie  fami- 
liale bien  délimitée  ;  ils  ne  conçoivent  plus  le  mariage 
conclu  sous  la  pression  d'intérêts  ou  de  convenances 
plus  ou  moins  louables,  encore  moins  celui  qui  inter- 
vient entre  enfants  fiancés  dès  leur  prime  jeunesse. 

On  comprend  que  cet  idéal,  qui  n'a  rien  de  subversif 
pour  nous,  ait  paru  à  beaucoup  de  Chmois  absolument 
révolutionnaire  et  qu'il  ait  apporté  le  trouble  dans 
beaucoup  d'esprits  ;  des  pères  ont  déjà  retiré  leurs  fils 
des  écoles,  plusieurs  les  ont  déshérités  ;  mais  ce  n'est 
pas  ce  qui  empêchera  le  mouvement  de  marcher,  il 
répond  trop  aux  besoins  du  cœur  humain. 

Un  autre  idéal  qui  se  rattache  au  mouvement  intel- 
lectuel dont  nous  parlons,  c'est  l'émancipation  de  la 
femme  ;  le  féminisme  en  Chme  !  Mais  c'est  aux  yeux 
des  célestes  une  monstruosité  ;  la  femme  n'a-t-elle  pas 
toujours  été  l'être  inférieur  enu  à  l'écart  de  tous  les 
progrès  ?  Nos  jeunes  étudiants  veulent  lui  rendre  la 
place  à  laquelle  elle  a  droit  à  côté  de  l'homme  ;  ils  sont 
allés  en  Amérique  et  y  ont  vu,  sous  ce  rapport,  des 
coutumes  diamétralement  opposées  à  celles  de  leurs 
concitoyens  ;  ils  ont  vu  que  l'Américain  est  respec- 
tueux de  la  femme,  souvent  même  chevaleresque. 

«  Ne  sommes-nous  pas  aussi  bien  doués  que  les 
autres  peuples?  écrivait  un  Céleste,  ce  qui  nous  manque 
c'est  l'épouse  et  c'est  la  mère  formées  à  l'école  du 
christianisme.  » 

Ces  jeunes  ont  bien  vite  compris  qu'il  y  avait  là  une 
cause  d'infériorité  pour  le  développement  intellec- 
tuel aussi  bien  que  social  de  leur  pays  ;  la  jeune  fille, 
disent-ils,  ne  doit  pas  être  formée  seulement  pour 
les  soins  du  ménage,  elle  doit  avoir  une  vocation  qui 
lui  permette  de  gagner  sa  vie  et  de  mener,  si  les  cir- 
constances l'y  obligent,  une  vie  indépendante. 


MOUVEMENTS  REFORMISTES  EN   CHINE  221 

Tous,  il  est  vrai,  ne  vont  pas  également  loin  ;  tandis 
que  les  modérés  admettent  encore  certaines  règles  et 
convenances  dans  les  rapports  des  deux  sexes,  les  extré- 
mistes ne  sont  pas  loin  de  prôner  une  liberté  qui  res- 
semble d'assez  près  à  la  licence. 

Dans  les  questions  sociales,  ces  étudiants  nouveau 
genre  se  tiennent  du  côté  du  progrès  demandant  que 
les  méthodes  de  travail  soient  rendues  semblables  à 
celles  de  l'Occident;  les  fabriques  sortent  du  sol  comme 
les  champignons,  il  faut  leur  donner  l'outillage  le  plus 
moderne  ;  on  exploite  les  richesses  du  sol  :  que  ce  soit 
avec  les  moyens  que  procure  la  technique  actuelle. 

Ils  ont  importé  en  Chine  la  lutte  des  classes  et  se 
rangent  parmi  les  adversaires  du  capital  du  côté  des 
ouvriers,  sans  avoir  du  reste,  d'autres  arguments  à 
faire  valoir  que  ceux  de  nos  socialistes  occidentaux. 
Ils  poussent  à  la  création  d'écoles  professionnelles 
libres  ;  ils  introduisent  des  cours  dans  les  ateliers  avec 
leçons  d'hygiène  et  d'économie  domestique  ;  à  quand 
les  écoles  ménagères,  de  couture,  pour  jeunes  filles? 

En  outre  ces  réformateurs,  embrassant  tout  le  do- 
maine social,  cherchent  à  favoriser  l'industrie  en 
boycottant  les  produits  étrangers,  tout  spécialement 
ceux  du  Japon  ;  c'est  ainsi  qu'ils  sont  parvenus  à  per- 
suader aux  dames  chinoises  qu'elles  faisaient  œuvre 
patriotique  en  échangeant  le  gracieux  parasol  de  soie 
du  Japon  contre  le  lourd  parapluie  des  ancêtres. 
Empêcher  l'emprise  des  petits  Nippons  c'est  là  leur 
but  ;  ils  dressent  des  listes  des  articles  qu'il  ne  faut 
pas  acheter  parce  qu'ils  ne  portent  pas  la  bonne  mar- 
que et  en  peu  de  jours  le  moindre  coolie  est  mis  au 
courant. 

Il  est  à  regretter  que  sur  le  terrain  militaire  l'accord 
ne  soit  pas  aussi  unanime  ;  nombreux  sont,  parmi  la 


222  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

jeunesse  universitaire,  les  pacifistes  incorrigibles  à  côté 
de  ceux  qui  réclament  le  service  obligatoire;  tous 
cependant  admettent  la  réduction  possible  des  dé- 
penses militaires  qui  engloutissent  actuellement  les 
quatre  cinquièmes  des  recettes  totales  de  l'Etat. 

Quant  à  la  religion,  les  divergences  sont  plus  grandes 
encore  ;  on  peut  dire  que  les  tendances  se  rencontrent 
à  l'infini  ;  la  plupart  des  étudiants  sont  franchement 
athées  ;  leurs  croyances  ou  plutôt  leur  manque  de 
croyances  fait  partie  du  bagage  qu'ils  ont  rapporté  de 
leur  séjour  en  Europe  ou  en  Amérique  ;  ils  sont  les 
esprits  forts,  ceux  qui  se  réclament  de  Voltaire  et  des 
grands  incrédules  de  l'Occident  ;  d'autres  voudraient 
rétablir  l'ancienne  religion  dans  toute  son  intégrité, 
surtout  le  confucianisme.  En  1912  on  avait  proposé 
de  faire  du  confucianisme  la  religion  d'Etat,  mais  il 
y  avait  eu  opposition  et  dès  lors  il  s'était  formé  un 
nouveau  confucianisme  loin  encore  des  religions  occi- 
dentales, mais  qui  en  empruntait  cependant  certains 
éléments  ;  nos  jeunes  étudiants  chinois  se  rattachent 
aussi  à  cette  conception.  D'autres  veulent  une  morale 
indépendante  ou  bien  considèrent  la  religion  comme 
un  problème  philosophique  sans  aucune  portée  spi- 
rituelle. Enfin  on  trouve  de  petits  groupes  de  chrétiens, 
en  tout  25  000  membres  dont  5000  femmes  ;  ne  serait- 
ce  pas  sur  ces  quelques  mille  que  repose  l'avenir  de 
la  Chine? 

Ce  mouvement  présente  aussi  ses  dangers  en  ce 
qu'il  est  trop  peu  réfléchi  ;  ces  jeunes  gens  dans  1  en- 
thousiasme de  leur  âge  et  avec  ses  illusions  ne  se  sont 
pas  donné  la  peine  d'examiner  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans 
le  passé  et  de  mauvais  dans  les  importations  étrangères  ; 
ils  n'ont  pas  choisi  avec  assez  de  soin.  Ils  n  ont  pas 
pris  garde,  par  exemple,  à  toute  une  littérature  dont 


MOUVEMENTS   RÉFORMISTES   EN   CHINE  223 

Tinfluence  ne  peut  être  que  pernicieuse,  ni  à  toute 
une  série  d'influences  délétères. 

Ce  qu'ils  ont  vu,  et  avec  raison,  c'est  que  la  Chine 
passe  par  une  redoutable  crise  ;  mais  ont-ils  bien  con- 
science de  leurs  responsabilités?  Car  ce  qu'ils  décide- 
ront, ce  qu'ils  feront,  tout  le  peuple  l'acceptera,  puisque 
le  Céleste  est  habitué  à  attendre  d'en  haut  son  mot 
d'ordre  et  à  se  laisser  conduire. 

Souhaitons  que  ce  mouvement  si  intéressant  abou- 
tisse à  une  vraie  réforme  qui  serait  profitable  non 
seulement  à  la  grande  république,  mais  à  l'humanité 
tout  entière. 

E.  Krieg,  pasteur. 


Lettre  de  Paris. 


Molière  et  la  vie.  —  La  démission  de  M  Aristide  Briand.  —  Noble  dédain  ou 
impuissance?...  Impuissance  -  Gouverner,  de  nos  jours,  c'est  déplaire  — 
Le  mon  .e  est  malade  :  i>  lui  faut  de  sévères  médecins. 

15  janvier  1921. 

Peut-être  conviendrait-ll  ici  de  parler  de  Molière,  le  jour 
même  où  l'Etat  français  salue  solennellement  sa  mémoire  ; 
mais  ce  n'est  point  commettre  la  faute  d'impiété  que  de  célé- 
brer sa  gloire  en  regardant  les  choses  actuelles  de  la  vie,  puisque 
le  mérite  du  grand  comique  fut  d'avoir  bien  vu  ces  choses 
quand  elles  vivaient  autour  de  lui.  L'œuvre  de  Molière  est 
pleine  d'allusions  à  ses  conterrporains.  à  leurs  travers,  à  leurs 
passions,  à  leurs  erreurs.  Ces  allusions  sont  devenues,  avec  le 
temps,  des  ironies  morales  et  ont  pris,  en  plus  de  leur  sens 
psychologique,  un  sens  philosophique.  C'est  que  l'observa- 
teur avait  du  génie  et  que  nous  retrouvons  en  notre  siècle 
les  circonstances,  les  apparences,  les  grimaces,  les  ridicules 
qui  inspiraient  sa  verve  railleuse.  Ses  pièces  étaient  «  à  clef  »  ; 
cette  clé  ouvre  encore  toutes  nos  portes,  nos  portes  à  fronton 
comme  nos  portes  secrètes. 

* 
*  * 

M.  Aristide  Briand,  président  du  conseil  des  ministres 
français,  a  quitté  brusquement  Cannes,  où  il  délibérait  avec 
de  hauts  politiques  étrangers,  pour  jeter  sa  démission  au  visage 
des  députés  français.  J'étais  là.  Dans  la  minute  même,  quelques- 
uns  applaudirent  ce  geste,  qui  leur  sen  blait  dédaigneux  et  quasi 
noble.  D'autres  ont  reconnu  tout  de  suite  que  ce  geste  expri- 
mait l'impuissance  d'un  homrre  habitué  aux  vulgaires  débats 
électoraux  et  que  le  hasard  des  scrutins  et  l'intrigue  avaient 


I^ETTRE  DE   PARIS  225 

placé  en  face  d'adversaires  plus  adroits  et  mieux  renseignés, 
avaient  appelé  à  résoudre  des  problèmes  dont  il  ne  connaissait 
qu'insuffisamment  les  données.  Peu  à  peu,  ce  second  jugement 
laisse  mieux  voir  qu'il  était  sagace. 

M.  Briand  est  un  virtuose  de  l'art  oratoire;  mais  il  n'est 
que  cela.  Tous  ses  autres  dons,  s'il  en  a,  sont  paralysés  par 
une  sorte  de  paresse  d'esprit.  M.  Briand  n'a  pas  le  culte  de 
la  raison  ;  il  ne  se  propose  que  d'avoir  raison  de  ses  contra- 
dicteurs et  seulement  dans  l'instant  qu'il  discute  avec  eux. 
Pour  lui,  toute ,  controverse  se  termine  par  un  vote.  Il  est 
«  parlementaire  »,  comme  d'autres  sont  joueurs.  C'est  sa  pas- 
sion, même  son  vice.  Dominer,  gouverner,  c'est  à  son  gré, 
subjuguer  provisoirement  une  assemblée.  Il  n'aperçoit  pas  la 
nation  derrière  et  au-dessus  des  représentants  de  la  nation. 
Et  il  emploie  naturellement  les  moyens  propres  à  obtenir  ces 
succès  éphémères.  Il  parle,  il  parle,  il  parle,  avec  audace,  avec 
effronterie,  avec  cynisme.  Feindre,  tromper,  dissimuler,  est 
son  habileté  suprême.  Il  est  aidé  dans  ce  jeu  par  sa  voix  qui 
est  grave,  grasse,  tantôt  sonore,  tantôt  profonde.  Son  éloquence, 
c'est  de  la  musique,  ni  savante,  ni  délicate,  mais  facile  et  cou- 
lante. Il  a  sur  la  sensibilité  de  ses  auditeurs  l'influence  qu'ont 
les  chanteurs  de  romances  sentimentales  sur  les  nerfs  des 
filles  et  des  femmes  nerveuses.  Il  endort,  il  berce,  il  illusionne. 
Et  quand,  le  concert  achevé,  les  applaudissements  le  saluent 
et  le  remercient,  il  s'en  va  content,  sûr  d'avoir  agi  en  homme 
d'Etat. 

Hélas  !  gouverner,  ce  n'est  pas  cela  ;  ce  ne  fut  jamais  cela, 
et  aujourd'hui  surtout  ce  ne  peut-être  cela.  Gouverner,  à 
présent,  c'est  d'abord  déplaire,  c'est  contraindre,  c'est  incom- 
moder. Gouverner,  en  une  période  de  paix  qui  succède  à  une 
période  de  guerre,  c'est  imposer  aux  peuples  une  discipline 
sévère  et  d'autant  plus  pénible  à  supporter  que  les  peuples 
justement  avaient  aspiré  à  la  victoire  comme  à  une  délivrance, 
s'étaient  promis  de  mieux  goûter  les  agréments  et  les  plai- 
sirs après  les  angoisses  et  les  tristesses  qu'ils  éprouvèrent 
durant  que  se  livraient  les  batailles.  Gouverner,  c'est  obliger 


226  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ceux  qu'on  gouverne  à  consentir  encore  des  sacrifices.  Et 
surtout  gouverner,  c'est  se  sacrifier  soi-même. 

Nul  «  métier  »  n'est  présentement  moins  enviable  que  celui 
de  chef.  Et  si  l'on  voit  néanmoins  tant  de  mains  se  tendre  vers 
le  sceptre,  c'est  que  bien  peu  de  prétendants  ont  une  juste 
notion  des  charges  et  des  devoirs  qu'ils  rêvent  d'assurrer. 
L'erreur  des  humbles,  les  grands  la  partagent.  D'avoir  souf- 
fert, les  uns  et  les  autres  ont  été  portés  à  croire  qu'il  n'y  avait 
plus  qu'à  jouir.  Cette  aberration  se  révèlent  chez  les  vaincus, 
on  ne  saurait  s'étonner  qu'elle  se  manifeste  chez  les  vain- 
queurs. La  guerre  fut  une  maladie  ;  les  belligérants  sont 
désormais  en  convalescence  ;  mais  à  combien  de  soins  ne 
doivent-ils  pas  s'astreindre  pour  recouvrer  tout  à  fait  la  santé  ? 
Eh  !  non.  Comme  le  malade  qui  vient  d'échapper  à  la  mort, 
ils  ont  hâte  de  profiter  de  cette  vie  dont  ils  apprécièrent 
tout  le  prix  alors  qu'elle  semblait  les  abandonner.  Il  faut 
auprès  de  ces  convalescents  des  médecins  rigoureux.  Nous 
n'avons  guère  eu  jusqu'ici  que  des  médecins  complaisants. 

M.  Briand  s'en  est  allé.  Pourtant  sa  thérapeutique  a  encore 
des  adeptes,  en  France  comme  en  d'autres  pays.  Le  temps  est 
un  grand  maître,  sans  doute,  et  la  nature  peut  réparer  une  fois 
de  plus  les  erreurs  des  hommes.  Tout  de  même,  ceux  qui 
pâtissent  de  ces  erreurs,  —  et  c'est  nous  tous,  —  voudraient 
bien  que  les  gouvernants  devinssent  plus  sages  et  pratiquassent 
enfin  la  vertu  d'abnégation.  Le  remède  à  nos  maux  est  seule- 
ment dans  l'autorité  de  ceux  qui  se  flattent  de  pouvoir  nous 
en  guérir.  Nous  avons  besoin  de  médecins  non  seulement 
perspicaces,  mais  stoïques. 

Jean  Lefranc. 


CHRONIQUE  AMERICAINE  227 


Chronique  américaine 


La  Conférence  de  Washington  et  l'Association  des  Nations.  —  Un  programme 
électoral  difficile  à  réaliser.  —  La  question  des  économies.  —  Crise  dans  l'in- 
struction primaire. — Pourquoi  le  nombre  des  crimes  augmente. —  Un  exode 
moderne  :  le  départ  des  Mennonites  du  Canada. 

Nous  ne  saurions  nous  dispenser  de  commencer  cette 
chronique  par  quelques  remarques  sur  la  fameuse  Conférence 
de  Washington.  Et  cependant  tant  de  flots  d'encre  ont  été 
déversés  sur  ce  sujet,  que  nous  nous  bornerons  à  enregistrer 
l'état  d'esprit  qui  se  constate  ici.  L'impression  générale,  cela 
se  conçoit,  est  celle  d'une  grande  désillusion  —  pour  ne  pas 
dire  «  désappointement  ».  Ce  sentiment  n'est  pas  seulement 
limité  à  l'entourage  du  président  Harding  et  au  clan  des 
pacifistes,  disciples  de  William  Bryan  ;  il  se  retrouve  chez  une 
foule  de  braves  gens,  qui  s'étaient  assez  naïvement  ima- 
giné que  ladite  Conférence  allait  décréter  une  paix  éternelle 
ou  quelque  chose  dans  ce  genre.  Il  est  indéniable  que  l'agita- 
tion en  faveur  de  la  limitation  des  armements,  aux  Etats-Unis, 
est  surtout  l'œuvre  des  Allemands  et  de  leurs  amis.  Cette 
campagne  a  débuté,  il  y  a  bien  des  mois,  avec  la  patience, 
la  méthode  caractéristique  de  toute  entreprise  germanique. 
Elle  a  trouvé,  naturellement,  un  sol  propice  à  son  développe- 
ment dans  une  population  effrayée  par  les  événements  récents 
et  épouvantée  par  l'élévation  du  budget  de  la  guerre.  Toute- 
fois, il  s'en  faut  que  le  public  ait  été  aussi  passionné  ou  même 
intéressé  par  les  négociations  de  Washington  qu'on  pourrait 
le  croire  en  voyant  l'importance  prise  par  la  question  dans  les 
journaux  sensationnels  —  qui  sont  les  plus  répandus.  Nom- 
breux étaient  les  sceptiques,  surtout  dans  la  classe  «  intel- 
lectuelle »,  et  aussi  parmi  beaucoup  de  démocrates,  qui 
n'ont  jamais  vu  d'un  bon  œil  ce  qu'ils  considèrent  comme  une 
tentative   du   président    Harding   pour   éclipser   l'œuvre    de 


228  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Wilson.  Quoi  qu'il  en  soit,  de  tous  côtés  l'on  entend  poser 
cette  question  :  Pourquoi  ne  pas  laisser  la  Société  des  Nations 
faire  ses  preuves  en  ce  qui  concerne  la  limitation  des  arme- 
ments? Et  aussi  pourquoi  organiser  une  «  Association  "  des 
Nations  dont  il  est  impossible  de  délimiter  la  sphère  d'action? 
Un  des  sénateurs  les  plus  en  vue,  M.  Borah,  qui  est  pourtant 
un  républicain  et  un  ennemi  de  Wilson  et  de  sa  Leaguca  déclaré 
que  l'Association  projetée  n'est  qu'une  piteuse  contrefaçon 
de  la  Société  des  Nations,  car  cette  dernière,  au  moins,  a  sa 
constitution,  ses  règles,  un  but  défini,  tandis  que  la  nouvelle 
institution  est  simplement  un  vague  accord  —  a  gentleman  s 
agreement  —  entre  les  parties  intéressées,  qui  laisse  tout  dans 
l'incertitude  et  l'obscurité.  D'autre  part,  un  des  principaux 
griefs  contre  la  League  est  qu'elle  entraîne  l'Amérique  à  se 
mêler  des  affaires  européennes  :  or,  l'Association  de  M.  Harding 
ne  diffère  en  rien  de  l'ancienne  sur  ce  point.  Ne  dirait-on  pas 
qu'ici  encore  l'on  retrouve  cette  caractéristique  américaine  : 
la  rage  de  l'imitation,  qui,  si  souvent,  produit  de  lamentables 
résultats?  Nous  avons,  déjà,  dans  nos  chroniques,  mentionné 
la  tendance  qui,  en  causant  la  multiplication  inutile  des  insti- 
tutions, a  pour  effet  une  déperdition  de  moyens  d'action, 
d  influence  et  de  capitaux. 

—  La  position  du  président  Harding,  il  faut  le  reconnaître, 
n'est  pas  aisée.  Le  parti  républicain,  éloigné  du  pouvoir  pen- 
dant huit  ans,  tient  d'autant  plus  à  faire  des  réformes  qu'il 
a  dénoncé  violemment  «  l'incurie  »  des  démocrates.  Après  tout, 
M.  Harding,  qui  a  plutôt  un  penchant  vers  l'effacement, 
n'est  peut-être  pas  l'homme  qu'il  faut  à  la  tête  d'un  parti 
ayant  remporté  une  victoire  écrasante.  Il  lui  a  pris  neuf  mois 
pour  se  décider  à  aborder,  même  timidement,  certaines  des 
grandes  lignes  de  ce  programme  républicain  qui  nous  promettait 
monts  et  merveilles.  Il  semble  qu'il  ait  été  hypnotisé  par  la 
question  du  Disarmament  et  n'éprouve  qu'un  médiocre  intérêt 
pour  autre  chose.  Telle  est,  du  moins,  l'impression  de  nombre 
de  gens  qui  l'accusent  de  manquer  de  convictions  profondes. 
Même  sur  le  sujet  de  la  réduction  des  armements,  il  a  indisposé 
beaucoup  de  ses  amis  et  admirateurs  en  avouant,  dans  un 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  229 

speech  au  Collège  de  guerre  de  Washington,  que,  selon  lui, 
nous  sommes  encore  bien  loin  d'une  ère  de  paix  perpétuelle. 

Les  démocrates,  on  doit  l'admettre,  ont  beau  jeu  pour  atta- 
quer leurs  adversaires  politiques  aujourd'hui  au  pouvoir, 
parce  qu'en  réalité  le  programme  électoral  des  républi- 
cains n'est  pas  aisé  à  réaliser  dans  les  circonstances  ac- 
tuelles. Nous  l'avons  dit  dans  notre  chronique  de  novembre 
1921  :  le  dada  favori  de  ces  derniers,  un  tarif  de  douanes 
protecteur,  doit  pour  le  moment  rester  dans  le  domaine  des 
desiderata.  Quant  aux  réformes  concernant  l'exercice  du  droit 
de  vote  des  noirs  dans  le  Sud,  —  une  autre  marotte  des  répu- 
blicains, —  elles  demeurent  toujours  aussi  inadmissibles  que 
jadis,  en  dépit  des  efforts  faits  pour  tirer  avantage  de  la  brave 
conduite  des  soldats  de  couleur  pendant  la  grande  guerre. 
Rien  ne  pourra  amener  les  républicains  du  Sud  à  donner  aux 
nègres  la  chance  de  s'emparer  des  sièges  des  parlements 
locaux  ou  d'autres  fonctions  publiques.  L'expérience  faite 
immédiatement  après  la  guerre  de  Sécession  suffit! 

—  Reste  la  question  si  importante  de  la  réduction  des 
impôts.  Jusqu'ici,  il  n'y  a  eu  aucun  dégrèvement.  En  somme, 
l'élévation  des  taxes  et  celle  des  loyers  continuent  à  être  les 
deux  grands  obstacles  à  la  diminution  de  la  cherté  de  la  vie. 
Sur  ce  point  cependant,  le  gouvernement  est  entré  dans  une 
bonne  voie.  Le  budget  soumis  en  décembre  au  Congrès 
montre  une  réduction  de  447  millions  de  dollars  sur  les  seules 
dépenses  ordinaires  fédérales.  Toutefois,  ceci  est  encore  bien 
loin  du  niveau  normal  :  ces  dépenses  sont  trois  fois  plus 
grandes  qu'avant  la  guerre,  sans  parler  des  fonds  considéra- 
bles mis  de  côté  pour  le  service  de  la  dette  publique.  On  ne 
peut  s'empêcher  de  songer  que  le  chiffre  des  réductions 
devrait  être  beaucoup  plus  élevé.  Les  Etats-Unis  ne  sont  pas 
économes,  il  n'y  a  pas  à  dire  !  On  en  voit  la  preuve  éclatante, 
par  exemple,  dans  le  montant  des  crédits  d'un  certain  chapitre 
budgétaire  —  des  «  menus  frais  d'administration  »  —  attei- 
gnant la  bagatelle  de  treize  millions  de  dollars.  Or, ceci  consiste 
surtout  en  dépenses  d'impression  de  discours,  documents 
divers,  distribués  gratuitement  par  les  membres  du  Congrès 


230  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

à  leurs  électeurs,  qui  se  gardent  bien  de  les  lire.  Il  est  admis 
que  ce  n'est  là  qu'un  bluff  électoral  ;  mais  nul  parti  ne  se  soucie 
d'enrayer  cet  inepte  dévergondage  de  paperasserie.  Quant 
aux  pensions  militaires,  c'est  là  une  source  de  coulage  sur 
laquelle  les  économistes  se  lamentent  en  vain  depuis  des  années. 
Il  paraît  étrange  de  voir  comme  titulaires  510  anciens  soldats 
de  la  guerre  du  Mexique,  qui  eut  lieu  en  1847,  et  surtout 
3780  veuves  de  militaires  de  ce  temps-là  :  à  ce  taux,  il  doit  y 
avoir  bon  nombre  de  quasi  centenaires  aux  Etats-Unis!  Voici 
qui  est  plus  bizarre  encore  :  croirait-on  qu'il  y  a  actuellement, 
sur  les  listes  de  pensionnés,  une  centaine  de  veuves  de  vété- 
rans de  la  guerre  de  1812?  On  se  demande  quel  âge  elles 
peuvent  bien  avoir....  Il  est  beaucoup  d'autres  points  sur 
lesquels  on  pourrait  poser  des  questions  gênantes.  Il  est 
typique,  en  tout  cas,  qu'à  la  veille  du  grand  conflit  de  1914, 
les  Etats-Unis  dépensaient  plus  en  pensions  militaires  que 
l'Empire  d'Allemagne  pour  entretenir  son  armée  perma- 
nente. 

Il  en  est  ainsi  à  tous  les  degrés  de  l'échelle.  Les  divers  Etats, 
comtés,  communes,  gaspillent  tout  comme  le  gouvernement 
fédéral. 

—  Malgré  l'énormité  des  dépenses  d'administration,  on 
ne  peut  relever  de  résultats  satisfaisants,  ni  sous  le  rapport 
de  l'instruction  publique,  ni  en  ce  qui  concerne  le  fonctionne- 
ment de  la  justice  ou  celui  du  mécanisme  électoral.  II  est  mal- 
heureusement indéniable  que  les  Etats-Unis  rétrogradent 
sur  le  terrain  de  l'instruction  primaire.  Il  y  a  soixante  ans, 
ce  pays-ci  avait,  en  cette  matière,  le  troisième  rang  parmi  les 
nations  :  aujourd'hui,  il  est  tombé  au  neuvième.  Le  dernier 
recensement  fait  ressortir  que  20  ^/q  de  la  population  ne  peuvent 
ni  lire,  ni  écrire.  Ce  mal  semble  imputable  en  grande  partie 
à  deux  causes.  D'abord,  la  cupidité  des  parents,  qui,  dans 
certaines  régions,  exploitent  le  travail  de  leurs  enfants  dès  le 
plus  jeune  âge.  Cela  se  produit  principalement  dans  les  dis- 
tricts où  se  cultivent  en  grand  le  tabac,  le  coton,  les  betteraves, 
les  framboises,  les  canneberges  :  on  voit  là  des  enfants  de  cinq, 
et  même  trois  ans,  employés  aux  plantations.  Et  il  ne  faudrait 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  231 

pas  croire  que  ces  pratiques  détestables  ne  se  rencontrent 
que  dans  des  Etats  reculés,  au  fin  fond  du  Sud,  ou  au  delà 
des  Rocheuses  ;  non,  les  abus  se  commettent  aux  portes 
presque  de  New- York  City,  en  Connecticut  et  New  Jersey, 
tout  comme  le  long  du  golfe  du  Mexique  et  sur  les  côtes  du 
Pacifique.  En  Oklahoma,  plus  de  57  "/o  clés  enfants  de  la  cam- 
pagne ne  fréquentent  pas  les  écoles. 

En  second  lieu,  la  faute  retombe  aussi  sur  les  Conseils 
d'éducation  qui,  trop  fréquemment,  montrent  une  faiblesse 
ou  une  apathie  lamentables.  Dans  cette  contrée  libre,  chacun 
a  plus  ou  moins  peur  de  son  voisin.  Les  School  Commissioners, 
qui  soignent  l'électeur,  non  seulement  se  laissent  aller  à  fermer 
les  yeux,  mais  encore,  notamment  dans  les  petites  villes,  sont 
heureux  de  découvrir  des  excuses  pour  octroyer  des  congés. 
Revues  de  pompiers,  cortèges  politiques,  élections,  exposi- 
tions sont  autant  d'occasions  de  supprimer  ou  raccourcir  les 
séances  d'école,  au  grand  dégoût  des  maîtres  et  maîtresses. 
Pleut-il,  ou  neige-t-il  un  peu  plus  qu'à  l'ordinaire,  les  élèves 
sont  dispensés,  au  nom  de  l'hygiène,  d'apparaître  en  classe. 
Il  est  vrai  qu'ils  en  profitent  pour  traîner  tout  le  jour  dans  la 
rue  au  froid  ou  à  l'humidité  ;  mais  c'est  là  une  autre  affaire  ! 
Toutes  ces  pratiques  tendent,  très  naturellement,  à  affaiblir 
peu  à  peu  la  discipline  scolaire.  Le  public,  il  faut  le  dire,  montre 
de  moins  en  moins  d'intérêt  pour  tout  ce  qui  se  rapporte  à 
l'instruction  primaire.  Dans  chaque  localité,  un  certain  nombre 
de  citoyens,  appelés  School  Trustées,  sont  chargés  de  surveiller 
les  écoles,  principalement  au  point  de  vue  matériel.  Or,  un 
conférencier  déclarait  récemment  que  «  pas  un  sur  cent  de 
ces  Trustées  ne  prend  ses  fonctions  au  sérieux  ».  La  sécu- 
rité même  des  enfants  est  négligée.  C'est  ainsi  qu'un  haut 
fonctionnaire  du  Conseil  national  des  assureurs  américains 
a  pu  dévoiler  des  faits  qu'on  s'étonne  de  constater  dans  un 
pays  aussi  éclairé.  Selon  lui,  le  laisser-aller  est  tel  que  les 
précautions  les  plus  élémentaires  contre  l'incendie  sont  omises 
dans  les  écoles  ;  et,  à  ce  sujet,  il  affirme  que  nombre  de  School 
Janitors  —  portiers  des  bâtiments  scolaires  —  devraient  être 
condamnés  à  la  prison  à  perpétuité  î  Citerons-nous  un  exem- 


232  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pie  ?  En  Ohio,  un  de  ces  portiers,  pour  augmenter  ses  revenus, 
n  a  rien  imaginé  de  mieux  que  d'exercer  la  profession  de 
peintre  d'automobiles,  et  avait  installé  son  dépôt  de  couleurs 
et  d'essence  sous  une  salle  de  classe.  Cette  situation,  qui  était 
connue  des  autorités  scolaires,  se  serait  prolongée  sans  doute 
jusqu'au  jour  d'une  explosion,  si  elle  n'avait  été  découverte 
par  des  mspecteurs  d'une  compagnie  d'assurances.  C'est  là 
un  exemple  bien  typique  de  l'incurie  administrative  améri- 
caine. 

Il  est  vrai  que  les  School  Trustées  peuvent  trouver  une  sorte 
d'excuse  dans  l'indifférence  du  public  en  matière  d'instruction 
primaire.  Dans  les  villes  et  villages  où  ces  fonctionnaires  ont 
encore  un  peu  de  bonne  volonté,  on  essaye  d'éveiller  l'intérêt 
des  parents  ;  on  arrange  à  leur  intention  des  conférences, 
des  «  jours  de  visite  des  écoles  >'  :  mais  c'est  en  vain.  Chacun 
s'imagine  qu'il  en  a  fini  avec  ses  obligations  lorsqu'il  a  acquitté 
—  en  grognant  d'ailleurs  —  sa  taxe  scolaire. 

—  En  ce  qui  concerne  le  service  de  la  justice,  il  existe 
aussi  un  malaise  sérieux  et  pas  mal  de  mécontentement. 
Nonobstant  l'augmentation  considérable  des  dépenses,  le 
seul  résultat  à  constater  est  que,  jamais,  il  ne  s'est  commis 
autant  de  crimes  et  de  délits.  Une  statistique  récente  fait 
ressortir  que,  l'année  dernière,  le  nombre  des  meurtres,  aux 
Etats-Unis,  s'éleva  à  10  000  en  chiffres  ronds.  Là-dessus,  il 
y  en  a  eu  226  à  New  York  City,  et  3360  à  Chicago.  Si  nous 
comparons  ces  chiffres  avec  ceux  fournis  par  l'Angleterre, 
nous  voyons  qu'à  Londres,  en  douze  mois,  on  ne  compte 
que  neuf  assassinats.  Ici,  les  choses  en  sont  arrivées  à  ce  point 
que  les  grands  bureaux  de  poste,  les  wagons-postes,  etc.,  sont 
maintenant  occupés  par  des  détachements  ou  des  sentinelles 
d'infanterie  de  marine  parce  que  des  bandes  organisées,  sur 
toute  l'étendue  du  territoire,  se  sont  mises  à  piller  les  sacs  de 
correspondance.  Le  reste  est  à  l'avenant.  D'un  autre  côté,  la 
croissance  continue  du  nombre  de  crimes  commis  par  des 
garçons  et  des  filles  de  moins  de  vingt  ans  cause  une  véri- 
table alarme  au  ministère  de  la  Justice.  Il  n'est  pas  du  tout 
rare  maintenant  de  voir  perpétrer  des  assassinats  par  des  enfants 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  233 

qui  n'ont  pas  quinze  ans.  Les  maisons  de  correction  et  de  refuge 
sont  pleines  d'un  bout  à  l'autre  des  Etats-Unis  ;  et,  dans  les 
grandes  villes,  l'on  a  dû  augmenter  le  nombre  des  Juvénile 
courts,  les  juges  étant  exténués  !  Certains  criminalistes  attribuent 
à  cet  état  de  choses  des  causes  qui  ne  nous  paraissent  pas 
fondées.  Selon  eux,  le  même  mal  se  manifeste  également  dans 
toute  l'Europe,  et  provient  de  ce  que  beaucoup  d'enfants  ont 
été  laissés  orphelins  ou  sans  direction  à  la  suite  de  la  guerre. 
Mais  il  saute  ^ux  yeux  que,  si  tel  peut  être  le  cas  en  France  ou 
en  Belgique,  l'argument  est  sans  valeur  en  Amérique.  Les  gens 
qui  raisonnent  ainsi  ne  veulent  probablement  pas  avouer  que 
ledit  mal  est  bien  plus  profond  et  durable.  Il  faut  en  chercher 
les  racines,  semble-t-il,  dans  la  négligence  toujours  plus  grande 
des  parents,  l'influence  de  la  littérature  sensationnelle,  celle 
de  certains  spectacles  présentés  au  cinématographe,  et  aussi 
le  manque  de  leçons  morales  dans  les  écoles. 

—  Nous  vivons  à  une  étrange  époque.  Et,  quoiqu'on  dût 
ne  s'étonner  de  rien  aujourd'hui,  il  arrive  des  événements 
dont  l'imprévu  est  bien  fait  pour  surprendre  les  gens  qui  se 
croient  blasés.  Par  exemple,  cet  exode  des  Mennonites  du 
Canada  vers  le  Mexique.  Ce  sont  50  000  familles,  et  environ 
200  000  individus  qui,  peu  à  peu,  traversent  les  Etats-Unis 
pour  se  diriger  sur  les  Etats  de  Chihuahua  et  Durango.  Cette 
secte  présente  quelque  intérêt  pour  nos  lecteurs  suisses.  On 
se  rappelle  que  sa  principale  branche,  celle  des  Amishs,  a 
été  fondée  par  Jacob  Amen,  originaire  des  Alpes  Bernoises. 
Les  sociétés  mennonites  florissaient  en  Suisse,  comme  en 
Allemagne,  dès  le  XVI®  siècle.  Attirées  par  les  offres  de  Wil- 
liam Penn,  elles  émigrèrent  en  masse  aux  Etats-Unis.  Mais 
ces  émigrants  se  répandirent  dans  d'autres  Etats  que  la  Pen- 
sylvanie.  On  les  retrouve  en  Ohio,  Kansas,  Illinois,  Nebraska, 
Floride,  et  Indiana  ;  dans  cette  dernière  république,  ils  fon- 
dèrent la  ville  de  «  Bern  »,  où  se  publie  actuellement  la  gazette 
officielle  de  la  secte.  Beaucoup  passèrent  la  frontière  et  s'éta- 
blirent au  Canada.  Ce  sont  ceux-là  qui,  après  de  longues 
années  de  séjour  au  Dominion,  ont  fini  par  avoir  des  désa- 
gréments avec  les  autorités  et  le  reste  de  la  population.  Il 

BIBL-  UNIV.  cv,  16 


234  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

paraît  que  le  trouble  a  été  occasionné,  non  par  la  question 
religieuse  proprement  dite,  —  les  anabaptistes  sont  tolérés 
partout  en  Amérique,  —  mais  par  leur  attitude  ultra-paci- 
fiste pendant  la  guerre,  et  leur  refus  de  prêter  serment.  Le 
Mexique  leur  ouvre  ses  portes  ;  il  est  évidemment  très  satis- 
.fait  de  voir  arriver  ces  50  000  familles  d'honnêtes  travail- 
leurs, paisibles  et  indifférents  à  la  politique.  La  migration 
est  graduelle  et  ne  sera  guère  terminée  avant  deux  années. 
Il  paraît  que  les  Quakers,  qui,  jadis,  ont  déjà  aidé  les  disciples 
de  Menno  Simonis  à  passer  les  mers,  les  aident  encore  aujour- 
d'hui financièrement  à  se  transporter  dans  leur  nouvelle 
patrie  d'adoption. 

George  Nestler  Tricoche. 


Chronique  allemande. 


L'opinion  du  professeur  Fôrster  sur  le  rapprochement  de  l'Allemagne  et  de  la 
France.  —  Les  Essais  de  Thomas  Mann.  —  Les  Buiienbrooks  et  le  roman  À 
clef.  —  La  jeunesse  de  l 'historien  Ranke.  —  Mémoires  d'ouvriers. 

J'ai  beau  vouloir,  dans  ces  chroniques,  déserter  de  temps  en 
temps  la  politique  pour  m'occuper  des  choses  de  l'esprit,  sans 
cesse  les  circonstances  me  ramènent  à  la  politique. 

Dans  ma  chronique  de  décembre  dernier,  je  parlais  des 
rapports  intellectuels  de  l'Allemagne  et  de  la  France  à  propos 
de  ce  qu'en  avaient  écrit  M.  Ernest  Curtius  en  Allemagne  et 
MM.  Albert  Thibaudet  et  André  Gide  en  France.  Depuis 
lors,  j'ai  eu  le  plaisir  de  voir  le  professeur  F.-W.  Fôrster 
reprendre  la  question  dans  un  article  qu'on  a  fort  remarqué  : 
Le  problème  franco-allemand  ^  Avec  l'autorité  qui  s'attache  à 
sa  parole,  M.  Fôrster  essaie  de  faire  comprendre  à  ses  com- 
patriotes que  la  situation  de  la  France  est  extraordinairement 
difficile.  «  Vous  vous  représentez,  leur  dit-il,  la  France  comme 
une  nation  victorieuse  et  heureuse.  Vous  oubliez  les  régions 

^  Publié  par  la  Nouvelle  Gazette  de  Zurich  du  18  décembre  1921. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  235 

dévastées,  les  centaines  de  mille  habitants  qui  vivent  dans  des 
baraquements,  les  fabriques  détruites,  les  finances  profondé- 
ment ébranlées  de  ce  peuple  qui  saigne  par  mille  blessures. 
Quelle  magnanimité  voulez-vous  qu'il  montre  envers  un  pays 
dont  les  régions  agricoles  n'ont  subi  aucun  dommage  et  dont 
les  usines  sont  restées  intactes?  » 

M.  Fôrster  reconnaît  que  si  en  France  on  a  la  défiance  de 
cette  Allemagne  nouvelle  qui  n'est  démocratique  qu'en  sur- 
face, on  n'a  point  tout  à  fait  tort.  N'y  organise-t-on  pas  secrè- 
tement des  armées  et  les  garanties  qu'on  offre  dans  la  question 
des  réparations  n'ont-elles  pas  souvent  l'air  de  chiffons  de 
papier  ?  Peut-on,  dès  lors,  s'étonner  qu'à  une  telle  Allemagne 
on  refuse  de  faire  crédit  ?...  M.  Fôrster  trouve  que  la  faute 
capitale  des  dirigeants  de  l'Etat  est  de  ne  point  savoir  dissiper 
ces  soupçons.  «  La  démocratie  allemande,  dit-il,  doit  se 
convaincre  de  cette  vérité  que  le  monde  civilisé  attend  d'elle 
que,  de  toutes  ses  forces,  elle  répare  le  mal  qui  a  été  fait  à  la 
France  et  qu'avec  franchise  elle  répudie  les  anciennes  idoles, 
qu'elle  rompe  avec  les  chefs...  de  l'ère  wilhelmienne,...  qu'elle 
sévisse  avec  énergie  contre  les  manifestations  nationalistes.  » 

La  conclusion  de  l'honorable  écrivain  est  que  c'est  à  ce  prix 
seulement  que  l'Allemagne  se  sauvera.  «  L'assainissement 
économique  mondial,  dit-il,  est  aujourd'hui  moins  que  jamais 
une  pure  question  technique  ;  il  repose  avant  tout  sur  l'ac- 
complissement de  conditions  strictement  morales  qui  seules 
peuvent  permettre  une  nouvelle  collaboration  des  peuples  à 
l'œuvre  commune  de  la  civilisation  ;  il  faut  que  ces  peuples 
aient  confiance  dans  l'honnêteté  et  le  sentiment  de  durée 
de  cette  œuvre  :  des  crédits  financiers  à  long  terme  ne  vont 
pas  sans  un  crédit  moral  à  long  terme.  » 

Maintenant  que  j'ai  payé  mon  tribut  à  l'actualité  politique, 
je  voudrais  parler  de  quelques  œuvres  littéraires  et  historiques, 
qui  ont  paru  à  la  fin  de  l'année  dernière  et  au  début  de  celle-ci. 

Thomas  Mann  est  de  nouveau  rentré  en  scène  et,  heureuse- 
ment pour  nous,  il  ne  s'occupe  pas  de  politique.  Depuis  son 
dernier  livre.  Considérations  d'un  homme  antipolitique,  il  avait 
gardé  le  silence.  On  espérait  bien  que  sans  trop  tarder  il 


236  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

reprendrait  la  plume.  N'avalt-il  point  affirmé  avec  force  la 
grande  supériorité  de  l'art  sur  la  politique?  Il  disait  même  à 
ce  propos  que  la  grande  qualité  de  son  peuple  avait  toujours 
été  de  montrer  peu  de  goût  pour  les  choses  de  gouvernement. 
«  L'Allemand,  écrivait-il,  est  profondément  réfractaire  à  la 
politique  ;  il  n'attache  pas  d'importance  aux  institutions 
extérieures  ;  il  est  le  peuple  non  de  la  civilisation,  mais  de  la 
culture,  le  peuple  de  la  vie  intérieure,  de  la  musique,  de  la 
métaphysique,  le  peuple  antiradical,  le  peuple  conservateur 
par  excellence.  »  Et  Thomas  Mann  de  conclure  :  «  Je  suis 
Allemand  parce  que  je  suis  antidémocrate  ;  un  Allemand  ne 
saurait  être  autre  chose.  » 

Ces  paroles  sont-elles  un  adieu  définitif  à  la  politique  ?  Si 
c'est  le  cas,  réjouissons-nous  en.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  Thomas  Mann  revient  à  la  littérature.  Il  prépare  actuel- 
lement un  roman,  Der  Zauberberg,  dont  il  a  lu  l'an  dernier 
des  fragments  à  une  séance  de  la  grande  société  littéraire  de 
Zurich,  le  Lesezirkel  Hottingen.  En  attendant  que  ce  roman 
paraisse,  Thomas  Mann    nous    donne  un  volume  d' Essais  ^^ 
qui  sont  comme  les  Parerga   et  Paralipomena  de  son  activité 
d  écrivain  :  on  y  trouve  l'introduction  qu'il  écrivit  pour  une 
nouvelle  édition  du  Peter    Schlemihl,    des    éloges    funèbres, 
un  amusant  morceau  :  Bilse  et  moi,  auquel  il  convient  de  s'ar- 
rêter. On  se  souvient  que  le  grand  roman  de  Thomas  Mann, 
les  Baddenbrooks,  fut  l'occasio  n  d'un  procès.  Certains  habitants 
de  Lubeck,  qui  croyaient    se   reconnaître  dans  cette  œuvre, 
attaquèrent    l'auteur    qu'ils     accusaient    de    spéculer    sur     e 
scandale.    Dans  son  plaidoyer,   l'avocat  de  ces  gens  eut   la 
malencontreuse  idée  d'associer  le  nom  de  Thomas  Mann  à 
celui  du  romancier  Bilse,  qui,  dans  La  petite  garnison,  avait 
fait  un  roman  à  clé  de  très  médiocre  qualité  littéraire.  Prenant 
pour  point  de  départ  de  sa  défense  ce  mot  de  l'avocat  :  «  Thomas 
Mann  a  écrit  les  Biiienirooks  à  la  Bilse  »,  Thomas  Mann 
écrit  une  étude  mordante  sur  ce  qui  sépare  l'œuvre  de  l'artiste 
de  celle  du  bousilleur.  La    cause  évidemment  est  entendue, 

*  Abha^dlangen  uni  Kleine  Aiftâ'.ze.  Bsriin,  S.  Fischer,  1922. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  237 

mais  il  n'était  pas  superflu  qu'un  écrivain  de  la  valeur  de 
Thomas  Mann  l'exposât  encore  une  fois  au  public. 

Bien  d'autres  essais,  dans  ce  livre,  sont  intéressants,  parti- 
culièrement celui  que  Thomas  Mann  écrit  sur  le  théâtre.  Le 
romancier,  on  le  sait,  n'a  pas  réussi  sur  la  scène  et  sa  pièce  Fio- 
renza  est  tombée  à  plat.  Son  cas  est  celui  d'un  grand  nombre 
de  bons  prosateurs,  mais  il  ne  se  console  pas  de  son  échec  et 
la  plaie  est  toujours  douloureuse.  Par  contre,  il  est  plein  d'en- 
thousiasme quand  il  parle  de  l'excellent  conteur  Théodore 
Fontane  dont  il  se  considère  le  disciple.  Il  ne  nous  déplaît 
pas  de  constater  que  les  deux  meilleurs  romanciers  de  la  litté- 
rature allemande  contemporaine  ont  été  formés  par  les  roman- 
ciers réalistes  français,  issus  de  Balzac.  Le  sang  français  qui 
coulé  dans  leurs  veines  n'a  sans  doute  pas  été  étranger  à  la 
chose,  car  nul  n'ignore  que  Théodore  Fontane  est  un  descen- 
dant de  réfugiés  français,  qui,  selon  une  coutume  assez  fré- 
quente chez  les  Huguenots  de  Berlin,  se  mariaient  entre  eux 
et  que  la  mère  de  Thomas  Mann  est  bordelaise.  Ne  trouve-t-on 
pas  dans  ses  romans  un  peu  de  la  lumière  des  paysages  de  la 
Garonne  ? 

—  Un  autre  livre  que  j'ai  eu  plaisir  à  lire  est  celui  d'Hermann 
Oncken  sur  la  jeunesse  de  l'historien  Ranke  ^.  Ranke  fut  un 
des  derniers  représentants  de  la  vieille  Allemagne  à  l'esprit 
européen  :  il  était  de  l'école  de  Goethe  et  un  de  ses  contem- 
porains nous  dit  que  dans  l'Allemagne  impériale  issue  des 
victoires  prussiennes,  il  semblait  comme  un  débris  d'un  âge 
disparu.  «  Avec  ses  manières  courtoises  et  affables,  dit  ce 
contemporain,  on  l'aurait  pris  pour  un  vieux  marquis  du  temps 
de  Minna  von  Barnhelm.  » 

Ranke  était  né  en  1795  en  Thuringe,  terre  d'antiques 
légendes  germ.aniques  et  où  l'on  montre  encore  la  montagne 
où  dort  le  vieux  Barberousse.  Il  vint  à  Berlin  en  1825  et  il  y 
resta  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  On  sait  avec  qutl  éclat  il  occupa  la 

^  Aus  Rankes  Friihzeit.  Mit  den  Briefen  Rankes  an  seinen  Verleger  Friedrich 
Perthes  und  andern  unbekannten  Stiicken  seines  Briefwechsels.  —  Gotha,  Verlag 
von  F.-A.  Perthes,  1922. 


238  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

chaire  d'histoire  moderne  à  l'université  de  cette  ville,  mais  il 
acquit  une  réputation  plus  grande  encore  en  écrivant  ces  admi- 
rables livres  :  Les  peuples  germaniques  et  romans.  Princes  et 
peuples  du  Sud  de  l'Europe,  les  Ottomans  et  la  monarchie  espa- 
gnole, l'Histoire  des  papes,  et  d'autres  encore.  On  ne  saurait 
marier,  mieux  que  ne  le  fait  Ranke  dans  ces  œuvres,  la  science 
exacte  à  un  souci  plus  noble  de  la  forme.  A  l'encontre  des 
historiens  germaniques  empêtrés  dans  leurs  documents. 
Ranke  ressuscite  dans  ses  livres  la  vie  du  passé  dans  toute  sa 
richesse  et  fait  des  portraits  extraordmairement  vivants  des 
hommes.  Ce  fut  toujours  sa  préoccupation  comme  historien. 
A  la  fin  de  sa  carrière,  sentant  que  le  jour  n'était  pas  loin  où 
il  devrait  quitter  ce  monde,  il  prenait  congé  d'un  de  ses 
élèves  par  ces  mots  :  «  Adieu,  je  crois  que  nous  ne  nous  rever- 
rons plus,  mais  travaillez  bien  et  surtout  écrivez  de  beaux 
livres.  » 

Ecrire  de  beaux  livras  parut  à  Ranke  une  tâche  suffisante 
pour  remplir  la  vie  d'un  homme.  A  ses  débuts,  il  définissait 
ainsi  le  genre  qu'il  voulait  pratiquer  :  «  Il  y  a  autre  chose  à 
critiquer  que  des  textes  ;  les  grandes  idées  de  l'histoire  doivent 
être  aussi  soumises  à  l'investigation  des  historiens.  »  Dans  le 
livre  que  nous  annonçons,  on  voit  comment  à  Berlin  il  se  pré- 
para à  cette  œuvre.  M.  Oncken  nous  le  montre  par  les  nom- 
breux documents  inédits  qu'il  met  sous  nos  yeux.  Ce  sont 
d'abord  les  notes  et  les  cahiers  d'études  de  Ranke,  puis  les 
lettres  qu'il  écrivit  à  son  éditeur,  Frédéric  Perthes  à  Gotha. 
On  sait  que,  pour  la  préparation  de  ses  livres,  Ranke  entreprit 
des  voyages  en  Italie,  en  France,  en  Angleterre  et  en  d'autres 
pays,  où  il  trouva  un  riche  butin  dans  les  archives.  Mais  jamais 
il  ne  se  laissa  écraser  par  la  masse  des  documents.  Il  avait 
un  flair  tout  particulier  pour  découvrir  l'essentiel  et  éliminer 
l'accessoire  et  son  sens  artistique  le  prémunissait  contre  les 
curiosités  du  chercheur.  En  cela  Ranke  resta  historien  dans 
la  grande  tradition  européenne  inaugurée  par  Gibbon  et  conti- 
nuée par  Jacob  Burckhardt.  On  comprend  aussi  pourquoi  ce 
savant  fut  un  homme  du  mond  :  il  adorait  la  société  et  rien 
ne  lui  était  plus  délectable  que  la  conversation  des  gens  qu'on 


CHRONIQUE   ALLEMANDE  239 

nommait  au  XVII®  siècle  les  «  honnêtes  gens  ».  Avec  cela, 
Ranke  ne  faisait  pas  fi  de  la  gloire  et  des  distinctions.  Lorsqu'il 
eut  terminé  sa  Révolution  serbe,  on  le  voit  prier  son  éditeur 
d'envoyer  quelques  exemplaires  de  l'ouvrage  à  la  cour  de 
Russie.  On  voit  aussi  qu'il  en  envoie  un  à  Goethe,  qui  s'était 
enthousiasmé  pour  la  poésie  populaire  serbe,  et  Goethe 
remercia  l'auteur  en  le  comblant  d'éloges.  La  chose  dut  être 
très  sensible  à  Ranke. 

Une  autre  chose  que  montre  cette  correspondance  de 
jeunesse,  c'est  que  Ranke  était  fort  soucieux  de  ne  point 
éveiller  les  soupçons  de  la  Censure  par  ses  propos.  Ayant  à 
parler  un  jour  de  l'absolutisme  et  du  constitutionnalisme, 
on  le  voit  pris  de  crainte  que  les  libéraux  n'exploitent 
ce  qu'il  dit  pour  les  besoins  de  leur  cause.  Il  veut  qu'on  le 
considère  comme  un  historien,  non  comme  un  homme  de 
parti.  Il  ne  cache,  certes,  pas  ses  opinions  très  antilibérales, 
mais  il  ne  trouve  pas  nécessaire  que  la  chose  soit  clamée  sur 
les  toits. 

Un  trait  qui  complète  le  portrait  de  cet  aristocrate  de  l'esprit, 
c'est  qu'il  aimait  les  livres  qui  se  présentent  bien  et  dont  la 
typographie  est  irréprochable.  Un  livre  bien  imprimé  et  à 
grandes  marges,  voilà  ce  qui  le  ravit  et  il  le  réclame  à  son 
éditeur.  On  voit  aussi  que  dans  sa  jeunesse,  il  s'applique 
à  devenir  un  homme  modéré.  Le  goethéen  qu'on  admirera 
plus  tard  est  déjà  en  germe  dans  le  jeune  professeur,  qui 
s  entend  à  bien  ordonner  sa  vie.  «  Le  devoir  de  l'homme, 
dit-il,  consiste  à  avoir  la  paix  avec  soi-même  et  de  se  maintenir 
en  état  de  gaîté.  »  Une  sage  hygiène  permit  à  Ranke  de  réaliser 
cet  idéal  et  lorsqu'à  quatre-vingts  ans,  il  fêta  frais  et  dispos 
cet  anniversaire,  le  recteur  de  l'école  de  Schulpforta  dont  il 
avait  été  1  élève  put  lui  adresser  en  vers  grecs  cet  élog'  :  «  Tu 
as  su  conserver  dans  tes  vieilles  années  comme  une  fleur  d*î 
jeunesse  et  tes  lèvres  distillent  le  miel  de  Nestor.  » 

C'est  dans  un  monde  bien  différent  qu'on  pénètre  quand 
on  lit  les  Mémoires  d'ouvriers  que  publie  l'éditeur  Diedrichs, 
de  léna.  Quatre  volumes  ont  paru  jusqu'à  présent  :  Les  mémoires 
et  souvenirs  d'un  travailleur,  de  Cari  Fischer,  en  1 903  ;  L'histoire 


240  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

d'un  ouvrier  de  fabrique  moderne,  par  William  Bromrre,  en 
1905  ;  La  vie  d'un  tâcheron  germano-tchèque,  par  Wenzel 
Holek,  en  1 909  ;  La  vie  d'un  ouvrier  de  campagne,  par  Rehbein, 
en  1911  \ 

Cette  collection  vient  de  s'enrichir  d'un  nouveau  livre,  De 
tâcheron  à  éducateur  de  la  jeunesse,  par  Wenzel  Holek. 
Cette  œuvre  est  la  continuation  de  l'histoire  de  la  vie  de 
l'ouvrier  germano-tchèque  cité  plus  haut.  Cet  ouvrier  a  eu 
plus  de  chance  que  ses  camarades  :  il  est  parvenu  à  sortir  de 
sa  dure  vie  de  misère  et  grâce  à  son  travail,  grâce  aussi  à  l'appui 
qu'il  rencontra  chez  quelques  protecteurs  à  la  suite  de  la  pu- 
blication de  son  premier  volume,  il  put  s'élever  au  rang  d'écri- 
vain et  d'éducateur  du  peuple.  La  personnalité  de  Holek  est 
très  marquée  et  finalement  elle  devait  lui  assurer  la  victoire. 
La  route  pourtant  fut  longue  et  difficile  et  il  est  curieux  d'en 
marquer  les  étapes.  Né  en  1864,  dans  un  village  de  Bohême 
près  de  la  frontière  allemande,  Holek  ne  reçut  d'abord  qu'une 
éducation  primaire  très  élémentaire  dans  une  école  tchéco- 
catholique.  Il  ne  put  même  pas  rester  longtemps  dans  cette 
école,  car  dès  qu'il  fut  en  âge  de  gagner  sa  vie,  ses  parents 
l'obligèrent  à  travailler.  On  le  voit  tour  à  tour  joueur  d'accor 
déon,  employé  dans  une  tuilerie,  ouvrier  de  campagne,  puis 
ouvrier  de  fabrique,  travaillant  alternativement  dans  une 
raffinerie  de  sucre  et  dan»;  une  verrerie.  Holek  devient  ensuite 
magasinier,  puis  rédacteur  et  marchand.  De  toute  cette  acti- 
vité, qu*a-t-il  retiré  :  «  Rien,  dit-il,  si  ce  n'est  la  faim,  la  fatigue 
et  la  misère.  »  A  quarante-cinq  ans  son  sort  n'a  pas  changé  ; 
malgré  les  dons  de  son  intelligence,  il  en  est  encore  réduit  à 
charrier  à  la  sueur  de  son  front  dans  une  verrerie  les  cendres 
et  les  escarbilles  des  fourneaux  et  ce  dur  métier  lui  rapporte 
quinze  à  dix-sept  marcs  par  semaine.  Le  député  Gœhre  qui 
nous  apprend  la  chose  dans  la  préface  du  premier  ouvrage  de 
Holek  conclut  :  «  La  leçon  qui  s'impose  de  ces  expériences 
est  que  la  masse  des  travailleurs  modernes  sur  laquelle  repose 

^  Tous  CCS  ouvrages  ont  été  édités  par  Paul  Gœhre,  qui  les  a  publiés  d'après 
les  manuscrits  originaux. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  241 

tout  l'édifice  de  notre  brillante  culture,  n'a  pas  encore  aujour- 
d'hui la  moindre  part  de  cette  culture.  » 

Il  reste  pourtant  ce  fait  consolant  que  le  premier  livre  de 
Holek  fit  son  chemin  en  Allemagne  et  dans  le  mondv  :  on  le  lut, 
on  le  commenta.  On  fut  frappé  de  l'intelligence  que  révélait 
cet  homme  du  peuple,  qui  malgré  sa  dure  existence,  son  labeur 
ingrat,  avait  toujours  trouvé  le  temps  de  lire,  de  s'instruire, 
de  se  cultiver.  Gœhre  lui  avait  donné  le  conseil  de  continuer 
l'histoirede  sa  vie  qu'il  avait  arrêtée  à  sa  vingt-deuxième  année. 
Holek  ne  s'en  soucia  d'abord  pas.  Peut-être  aussi  n'avait-il 
pas  le  loisir  de  le  faire.  Ce  fut  seulement  après  la  révolution 
de  1918  que  les  circonstances  lui  permirent  de  reprendre  son 
travail  qui  a  pu  voir  le  jour  cette  année.  Il  est  intitulé  Vom 
Handarbeiter  zum  Jugenderzieher.  Ce  n'est  plus  Paul  Gochre 
qui  le  présente  au  public,  mais  M.  Théodore  Greyerz,  un  de 
nos  compatriotes  qui  est  professeur  à  l'Ecole  cantonale  de 
Frauenfeld.  M.  Greyerz  avait  connu  Holek  à  Dresde  en  1908 
et  c'est  même  lui  qui  avait  éveillé  sa  vocation  d'écrivain  en  lui 
faisant  connaître  les  Souvenirs  de  l'ouvrier  Fischer.  La  publi- 
cation du  premier  livre  de  Holek  changea  complètement  sa 
vie.  Grâce  à  la  protection  d'amis,  il  put  avoir  des  occupations 
plus  en  harmonie  avec  ses  goûts  et  ses  aptitudes.  L'ancien 
tâcheron  devient  employé  dans  les  ateliers  des  arts  manuels 
(Deutsche  Werk.stàtten  fiir  Handwerkskunst) .  Ses  conditions 
de  vie  s'améliorent,  il  peut  recevoir  le  soir  chez  lui  ses  compa- 
gnons. On  cause,  on  lit  les  journaux,  on  discute.  On  chante 
des  chants  socialistes.  «  L'enthousiasme  pour  la  liberté  s'élève 
à  un  haut  diapason,  dit  Holek,  surtout  lorsque  la  Wudka 
coule  en  abondance.  »  On  voit  d'après  les  conversations  qu'il 
reproduit  ce  que  sont  les  goûts  des  ouvriers.  Quelques-uns  ont 
1  idée  de  s'instruire  et  ce  sont  surtout  les  ouvrages  scientifiques 
qui  les  intéressent.  Holek  constate  que  la  plupart  sont  indif- 
férents aux  problèmes  religieux  et  en  restent  à  une  conception 
purement  matérialiste  de  la  vie.  Il  nous  parle  aussi  de  la 
bibliothèque  de  Dresde-Plauen  que  fonda  la  veuve  du  grand 
industriel  Erwin  Bienert  pour  le  développement  des  ouvriers. 


242  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

Holek  profita  lui-même  largement  de  cette  bibliothèque  et 
pendant  trois  ans  il  y  puisa  sa  nourriture  intellectuelle.  On  le 
voit  ensuite  collaborer  à  l'œuvre  de  la  Garienschajt  d'Hellerau, 
puis  faire  des  conférences.  Sollicité  de  venir  en  Suisse,  il 
est  accueilli  avec  sympathie  dans  les  milieux  qui  s'occupent 
d'œuvres  sociales  à  Zurich  et  à  Bâle  et  il  y  expose  ses  idées. 
Bientôt  après  sa  vocation  de  pédagogue  s'éveille.  Il  sent  le 
besoin  de  compléter  son  instruction  pour  pouvoir  instruire  le 
peuple.  A  quarante-sept  ans  il  redevient  écolier  et  après  un  an 
d'études  il  enseigne  à  la  Maison  du  peuple  à  Leipzig,  puis 
à  la  Communauté  sociale  du  travail  (Soziale  Arbeitsgemeinde- 
schaft),  fondée  par  le  philanthrope  Siegmund  Schulze  dans  les 
quartiers  de  l'Est  à  Berlin.  C'est  là  que  Holek  travaille  main- 
tenant, «  heureux,  comme  il  dit,  de  devenir  un  pionnier  de 
cette  grande  œuvre.  » 

Antoine  Guilland. 


Chronique  politique. 


Choses  et  autres.  —  L'accord  anglais-irlandais.  —  La  conférence  de  Washing- 
ton. —  Les  pourparlers  franco-anglais  et  la  conférence  de  Cannes.  —  De 
Briand  k  Poincaré.  —   Le  pontificat  de  Benoit  XV. 

Le  drame  tragique  de  la  guerre  a  rendu  exigeants  les  lecteurs 
d'une  chronique  politique  ;  des  événements  qui  auraient 
autrefois  appelé  leur  attention  ne  leur  apparaissent  plus  que 
comme  d'mfimes  faits  divers.  Très  rares  sont  ceux  qui,  dans 
notre  Suisse  romande,  ont  attaché  autre  chose  qu'une  atten- 
tion distraite  à  la  nouvelle  que  le  premier  ministre  espagnol. 
M.  Maura,  reprenait  le  pouvoir  après  avoir  fait  mine  de  le 
quitter,  ou  qu'en  Roumanie  M.  J.  Bratiano  succédait  à 
M.  Take  Jonesco  comme  chef  du  gouvernement.  Les  rares 
dépêches  venant  de  Constantinople,  d'Athènes  ou  de  Smyrne 
et  annonçant  des  mouvements  de  troupes  en  Asie- Mineure 
n  ont  ému  personne  :  on  n'attend  pas  pour  le  moment  l'issue 


I 


CHRONIQUE  POLITIQUE  243 

du  conflit  gréco-turc.  La  querelle  de  Sebenico  a  tout  au  plus 
provoqué  la  constatation  simpliste  qu'entre  l'Italie  et  la  Yougo- 
slavie les  rapports  restaient  décidément  très  mauvais  et  qu'il 
était  fort  à  désirer  qu'une  amélioration  survînt. 

—  Plus  importante  est  l'information  que  le  Dail  Eireann  a 
ratifié  le  traité  conclu  à  Downing  Street  entre  le  gouvernement 
anglais  et  les  délégués  irlandais.  La  discussion  a  été  longue  et 
passionnée  et  la  majorité  n'a  été  que  de  sept  voix.  M.  de  Valera 
a  défendu  jusqu'au  bout  la  cause  de  l'intransigeance  et  l'éclat 
avec  lequel  il  a  déposé  ses  fonctions,  en  déclarant  qu'il  pour- 
suivrait jusqu'au  bout  la  lutte  pour  l'indépendance  absolue, 
peut  faire  craindre  que  la  paix  de  l'île  «  libre  «  ne  soit  encore 
singulièrement  précaire.  M.  Collins,  désigné  comme  chef  du 
nouveau  gouvernement,  fait  de  son  mieux  pour  organiser 
son  régime.  Il  s'est  mis  en  rapport  avec  Sir  James  Craig, 
président  du  conseil  de  l'Ulster,  pour  la  question  du  tracé  des 
frontières  et  la  négociation  paraît  avoir  abouti  à  un  résultat 
satisfaisant.  Souhaitons  que  cette  mauvaise  affaire  irlandaise, 
dont  nous  entendons  parler  depuis  notre  jeunesse,  soit  entrée 
dans  le  cadre  des  affaires  réglées,  qu'on  n'en  parle  plus  que 
comme  d'un  funeste  souvenir  :  pour  les  passions  qu'elle  a 
évoquées  et  les  maux  qu'elle  a  causés.  Nous  le  souhaitons... 
sans  trop  y  croire. 

—  La  conférence  de  Washington  touche  à  sa  fin.  Elle  semble 
avoir  perdu  la  belle  allure  du  début.  La  convention  maritime 
est  à  peu  près  élaborée  ;  elle  reste  incomplète  malheureu- 
sement, vu  la  déplorable  opposition  qui  s'est  élevée  à  propos 
des  sous-marins  et  qui  a  fait  renvoyer  un  accord  définitif  à 
des  temps  plus  heureux.  Les  discussions  sur  l'Extrême-Orient 
se  prolongent  et  se  compliquent  de  telle  sorte  que  celui  qui 
s'efforce  honnêtement  de  les  suivre  dans  les  journaux  en  arrive 
à  un  état  voisin  de  l'ahurissement.  Reste  l'accord  sur  le  Paci- 
fique, qui  est  une  réalité  acquise  et  ne  peut  avoir  que  des 
conséquences  avantageuses  s'il  trouve  grâce  devant  ce  corps 
politique  au  fonctionnement  quasi  impossible  qu'est  le  Sénat 
américain. 

Nous  sommes  disposés  en  Europe,  où  nous  ne  sommes  pas 


244  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

gâtés,  à  estimer  que  la  grande  assemblée  convoquée  par 
MM.  Harding  et  Hughes  a  fait  de  fort  honnête  besogne. 
L'opinion  publique  américaine  n'est  pas  d'aussi  bonne  com- 
position. Elle  avait  attendu  des  choses  merveilleuses  et  se 
demande  pourquoi  elles  ne  se  sont  pas  accomplies.  La  France 
qui  a  refusé,  alors  qu'on  le  lui  demandait,  de  fixer  à  un  chiffre 
rassurant  le  tonnage  de  ses  sous-marins,  après  avoir  déclaré, 
quand  on  ne  lui  demandait  rien,  qu'elle  ne  pouvait  réduire 
ses  effectifs  terrestres,  est  apparue  comme  la  puissance  rebelle 
à  l'œuvre  de  paix,  responsable  des  maux  qui  menacent  de  se 
prolonger  sur  la  terre.  De  là,  aux  Etats-Unis,  un  vif  mécon- 
tentement dont  des  lettres  particulières  nous  décrivent  les 
manifestations. 

Ces  reproches,  nous  le  savons  de  ce  côté  de  l'eau,  sont 
exagérés.  Que  l'action  de  la  France  se  fût  fait  sentir  ou  pas, 
les  résultats  de  la  conférence  auraient  été  à  peu  près  les  mêmes. 
Seulement,  diverses  gens  ont  été  fort  heureux  de  masquer 
derrière  son  opposition  nette  leurs  objections  plus  voilées  ; 
et  le  peuple  américain,  novice  en  ces  matières,  n  a  pas  cru 
devoir  se  mettre  en  peine  de  scruter  longuement  les  dessous 
d'une  situation  qu'il  n'avait  jamais  bien  comprise.  Prétendre 
jouer  un  grand  rôle  sur  un  terrain  qu'on  ne  connaît  pas  est 
toujours  un  peu  présomptueux.  Malgré  les  conseils  qui  lui 
arrivaient  de  toutes  parts,  M.  Briand  a  voulu  risquer  la  partie. 
Il  est  revenu  triomphant.  Il  a  fait,  en  réalité,  beaucoup  de  mal 
à  son  pays. 

—  Bien  d'autres  affaires  ont  absorbé  notre  attention.  Comme 
de  juste,  les  réparations  allemandes  sont  restées  au  premier 
plan.  Le  Reich  s'étant  déclaré  en  carence,  il  fallait  prendre 
les  mesures  nécessaires  pour  assurer  à  aussi  bref  délai  que 
possible  le  jeu  de  ses  paiements,  tout  en  lui  évitant  la  faillite. 
C'est  là-dessus  qu'ont  porté  les  entretiens  de  Londres  dont 
j'ai  déjà  parlé.  Aucune  décision  ferme  n'a  été  prise  ;  l'affaire 
a  été  renvoyée  à  la  conférence  de  Cannes.  Mais  M.  Briand  a 
écouté  avec  une  attention  déjà  convaincue  les  développements 
de  M.  Lloyd  George  qui  lui  exposait  qu'à  son  avis  la  première 
chose  à  faire  était  de  procéder  à  une  reconstitution  économique 


CHRONIQUE  POLITIQUE  245 

de  l'Europe  et  que,  quand  ce  travail  serait  en  voie  d'accom- 
plissement, les  annuités  allemandes  déclancheraient  sans  qu  il 
fût  désormais  besoin  d'agitations  ni  de  menaces. 

En  cette  affaire,  le  premier  ministre  britannique  a. suivi  les 
intérêts  de  son  pays.  Pour  l'Angleterre,  qui  n'a  vu  des  Alle- 
mands chez  elle  qu'à  l'état  de  prisonniers,  la  question  des 
réparations  est  secondaire.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est  le  rétablis- 
sement de  communications  normales,  l'atténuation  de  l'écart 
des  changes,  le  retour  de  la  capacité  d'achat  dans  tous  les  pays 
du  continent.  Comme  cela  l'activité  renaîtra  dans  les  usines 
de  la  Grande-Bretagne,  les  produits  de  l'industrie  anglo-saxonne 
seront  réclamés  partout  et  le  chômage,  cette  plaie  ruineuse, 
disparaîtra. 

M.  Lloyd  George  base-t-il  ses  projets  sur  des  données  pré- 
cises ?  Nous  ne  savons.  A  tout  observateur  de  sens  rassis,  il 
paraît  se  payer  d'illusions  quand  il  s'imagine  qu'il  suffira  de 
faire  rentrer  la  Russie  dans  la  grande  famille  européenne  pour 
qu'aussitôt  l'équilibre  des  subsistances  se  rétablisse  et  qu'en 
même  temps  le  bien-être  reparaisse.  La  malheureuse  nation  a 
été  si  radicalement  ruinée  par  ses  maîtres  que,  bien  loin  de 
donner  quoi  que  ce  soit,  elle  réclamera  durant  de  longues 
années  des  capitaux  énormes  ;  encore  faut-il  souhaiter  que  cet 
argent  soit  productif,  ce  qui  ne  sera  pas  le  cas  aussi  longtemps 
que  le  bolchévisme  aura  vie...  Néanmoins,  le  premier  ministre 
anglais  a  raison  de  chercher  un  remède  aux  maux  dont  souffre 
l'Europe  ;  et  nous,  les  neutres  de  la  guerre,  qui  n'avons  aucune 
réparation  à  réclamer,  aucune  indemnité  à  toucher,  qui  ne 
souhaitons  que  la  fin  de  la  crise  actuelle,  nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  critiquer  les  efforts  de  ceux  qui  cherchent  à  y  mettre  fin. 

Seulement,  il  est  singulier  que  M.  Briand  ait  été  du  même 
avis.  Car  la  France,  elle,  a  quelque  chose  à  réclamer  :  il  est 
même  pour  elle  d'une  importance  vitale  que  l'Allemagne  relève 
les  ruines  qu'elle  a  faites...  La  carence  du  Reich  s'affirmant,  il 
semblait  que  le  gouvernement  de  Paris,  muni  d'indications 
précises  fournies  par  ses  agents,  allait  présenter  son  plan, 
indiquer  sa  volonté  :  il  en  avait  le  droit  et  le  pouvoir.  Au  lieu 
de  cela,  le  président  du  conseil  s'est  incliné  devant  la  sagesse 


246  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  M.  Lloyd  George.  Il  a  cru,  ou  feint  de  croire,  que  le  mode 
nouveau  des  réparations  serait  définitivement  réglé  à  Cannes, 
que  la  future  conférence  de  Gênes  ne  toucherait  pas  aux  traités 
existants,  qu'elle  ne  s'occuperait  pas  de  politique...  Comme  s'il 
était  possible  de  fixer  un  régime  ne  varietur  a  l'Allemagne  dans 
une  conférence,  alors  qu'une  autre  conférence  beaucoup  plus 
importante  se  prépare  où  tous  les  grands  problèmes  financiers 
du  jour  vont  être  repris  à  pied  d'œuvre!  Comme  si  l'on  pouvait 
remettre  l'Europe  d'aplomb  sans  faire  de  la  politique  ! 

M.  Briand  doit  avoir  eu  l'impression  qu'il  s'était  aventuré 
sur  un  terrain  dangereux.  De  retour  à  Paris,  il  s'est  gardé  de 
dire  ce  qui  s'était  passé  à  Londres.  Il  a  affirmé  à  mamte  reprise 
que  les  droits  de  la  France  restaient  Intacts,  qu'il  ne  s'était 
engagé  en  rien.  Il  comptait,  pour  rétablir  son  prestige  d'homme 
d'Etat,  sur  la  proclamation  du  pacte  franco-britannique,  dont 
il  avait  discuté  les  clauses  avec  M.  Lloyd  George  et  qui 
devait  lui  donner  l'occasion  d'un  grand  succès  oratoire. 

La  conférence  de  Cannes  n'a  pas  justifié  toutes  les  inquié- 
tudes qui  s'étaient  élevées.  Elle  s'est  efforcée  de  régler  la 
modalité  des  paiements  prochains  de  l'Allemagne  sans  faire 
tort  à  la  priorité  belge,  pas  plus  qu'aux  droits  de  la  France. 
Mais  il  a  été  visible,  dès  le  début,  que  la  préoccupation  prin- 
cipale du  grand  metteur  en  scène,  M.  Lloyd  George,  était 
l'organisation  de  l'autre  conférence,  celle  de  Gênes,  qui  devait 
réunir  des  représentants  de  tous  les  Etats  de  l'Europe,  y  compris 
l'Allemagne  et  la  Russie,  et  rétablir  l'ordre,  la  confiance  et  la 
prospérité  sur  le  continent  atteint  de  mal  chronique.  Le  pnn- 
clpe  en  a  été  accepté  de  façon  unanime  ;  les  conditions  aux- 
quelles seraient  admis  les  Etats  qui  souhaiteraient  d'y  prendre 
part  ont  fait  l'objet  d'un  protocole  qui  a  été  élaboré  d  un 
consentement  universel.  Entre  temps,  les  hommes  sages 
délégués  par  des  pays  divers  se  réjouissaient  aux  rayons  du 
soleil  de  janvier  et  ne  dédaignaient  pas  de  s'adonner  aux  jeux 
divers  qu'une  plage  à  la  mode  organise  pour  ses  hôtes. 

—  C'est  de  Paris  qu'on  a  troublé  la  fête.  L'attitude  du  pré- 
sident du  conseil  avait  causé  de  vives  Inquiétudes.  Sa  manière 
d'être  à  Cannes  semblait  montrer  qu'il  se  laissait  entraîner  à 


CHRONIQUE  POLITIQUE  247 

la  remorque  du  premier  ministre  anglais.  De  tous  côtés  on 
lui  envoyait  des  avertissements.  Ses  collègues  du  ministère 
eux-mêmes  lui  faisaient  part  de  leurs  craintes...  Si  bien  que 
M.  Briand,  sérieusement  inquiet,  s'est  hâté  de  rentrer  dans 
sa  bonne  ville.  Il  y  a  trouvé  un  accueil  plutôt  froid,  plus  froid 
encore  qu'à  son  retour  d'Amérique.  Le  projet  d'accord  anglo- 
français,  sur  lequel  il  comptait  pour  lui  fournir  une  grande 
victoire,  a  été  l'objet  d'une  critique  impitoyable.  Et  la  chambre, 
nerveuse  et  hostile,  ne  ménageait  pas  les  menaces.  En  parle- 
mentaire habile,  M.  Briand  n'a  pas  risqué  le  combat.  Il  a 
exposé,  dans  un  dernier  discours,  ses  actes  et  ses  mérites  ; 
puis,  sans  attendre  la  réplique,  il  a  déclaré  qu'il  s'en  allait. 
Méthode  avantageuse  pour  lui,  sans  doute,  puisqu'elle  lui 
évite  une  défaite  ;  méthode  désastreuse  dans  une  république 
représentative,  puisqu'elle  empêche  la  clarté  de  se  faire,  les 
opinions  de  s'exprimer,  la  volonté  nationale  de  se  dessiner. 

M.  Briand  a  fini  son  ministère  comme  il  l'avait  commencé  : 
en  politicien.  J'ai  toujours  rendu  hommage  à  son  intelHgence, 
à  son  talent  oratoire  et  à  son  patriotisme.  Je  n'ai  cessé  de  dire 
qu'il  n'était  pas  à  sa  place  à  la  tête  de  la  France.  Comme  au 
temps  plus  tranquille  d'autrefois,  il  a  consacré  le  plus  clair 
de  son  activité  à  des  combinaisons  intérieures,  il  n'a  envisagé 
les  événements  qu'au  point  de  vue  du  discours  à  faire.  Cela 
ne  suffit  plus  en  face  des  redoutables  questions  du  présent... 
M.  Briand,  alors  même  qu'il  s'est  employé  de  son  mieux  à 
remplir  sa  tâche,  laisse  une  succession  désastreuse  :  l'affaire 
des  réparations  est  rouverte,  l'accord  avec  l'Angleterre  semble 
impliquer  une  demi-sujétion,  la  paix  avec  les  nationalistes 
turcs  paraît  entraîner  de  troublantes  concessions,  les  rapports 
avec  l'Amérique  sont  compromis,  la  conférence  de  Gênes  va 
mettre  les  représentants  de  la  République  en  face  des  agents 
de  M.  Lénine,  moyennant  quelques  promesses  menteuses, 
mais  sans  aucune  garantie.  Pour  quiconque  aime  la  France 
et  se  souvient  de  la  place  qu'elle  tenait  en  Europe  et  dans  le 
monde,  voici  trois  ans  à  peine,  c'est  triste. 

M.  Poincaré  aura  beaucoup  à  faire  pour  rétablir  une  situation 
compromise  à  la  fois  par  l'évolution  fatale  des  circonstances 


248  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  par  la  faute  des  hommes.  Il  a  dit,  dans  son  discours-pro- 
gramme, qu'il  consacrerait  tous  ses  efforts  à  réaliser  l'alliance 
anglaise  sur  des  bases  acceptables  pour  son  pays,  mais  il  réclame 
l'exécution  intégrale  du  traité  de  Versailles  y  compris  le  châti- 
ment des  coupables  de  la  guerre.  Il  veut  bien  aller  à  Gênes, 
mais  il  exige  que  la  conférence  se  tienne  strictement  dans  les 
limites  fixées  et  que  les  conditions  posées  pour  l'admission 
soient  rigoureusement  exécutées.  Il  ne  demande  pas  mieux 
que  de  voir  s'ouvrir  une  ère  de  réconciliation  universelle,  mais 
il  entend  qu'avant  cela  les  droits  de  la  France  soient  exacte- 
ment sauvegardés.  Est-ce  possible  ?...  La  lecture  des  jour- 
naux anglais  et  allemands  présente  un  fort  grand  intérêt 
depuis  quelques  jours  et  le  discours  où  M.  Lloyd  George 
cherche  à  jeter  du  discrédit  sur  l'homme  avec  qui  il  devrait 
jouer  la  partie  la  main  dans  la  main  ne  fait  rien  présager  de 
bon.  Mais  nous  verrons. 

—  La  mort  d'un  pape,  la  réunion  prochaine  d'un  conclave 
sont  toujours  de  gros  événements.  Sans  doute,  tous  les  titulaires 
du  Saint-Siège  travaillent  au  même  but  :  ils  cherchent  à  déve- 
lopper la  vie  religieuse,  à  fournir  à  l'Eglise  les  moyens  d'ac- 
complir son  œuv.e  en  face  des  gouvernements,  à  assurer  le 
fonctionnement  régulier  de  la  hiérarchie  sous  leur  autorité 
suprême  ;  ils  s'efforcent  d'amener  ou  de  ramener  à  la  vraie 
foi  les  fractions  de  l'humanité  que  troublent  de  funestes  erreurs. 
Mais,  si  la  fin  est  la  même,  les  moyens  diffèrent  étrangement  ; 
et  c'est  là  que  la  personnalité  du  Saint-Père,  qui,  d'un  primus 
inter  pares,  s'est  transformé,  par  une  évolution  millénaire, 
en  un  maître  absolu  et  infaillible,  prend  une  importance  de 
premier  ordre.  Et  puis  le  caractère  électif  de  la  charge  frappe 
toujours  les  esprits  :  les  élections  au  Saint-Empire  ne  tenaient- 
elles  pas  en  suspens  autrefois  la  moitié  de  l'Europe,  alors  même 
que  l'empereur  n'était  plus  guère  qu'un  personnage  d  apparat  ? 

Le  pontificat  de  Benoît  XV  a  été  court  et  mauvais,  dans  ce 
sens  que,  en  dehors  de  sa  volonté,  les  événements  ont  fait 
de  ces  sept  ans  et  quelques  mois  l'une  des  époques  les  plus 
tristes  de  la  vie  du  genre  humain.  La  prétendue  prophétie 
du  moine  Malachie,  qui  a  fixé  comme  caractéristique  du  règne 


CHRONIQUE  POLITIQUE  249 

religio  depopulata,  s'est  réalisée  de  façon  étonnante,  si  tant  est 
qu'on  veuille  bien  prendre  le  mot  religio  dans  le  sens  large  et 
le  traduire  par  chrétienté.  Le  pape  défunt  a  été  surpris  par  la 
tourmente.  Il  aurait,  vu  son  savoir  étendu,  sa  connaissance 
des  hommes  et  sa  piété  profonde,  rempli  brillamment  son  rôle 
dans  une  période  paisible  ;  il  n'a  su,  étourdi  par  les  bruits 
de  guerre,  que  suivre  passivement  les  événements,  prendre 
Dieu  et  les  hommes  à  témoins  de  la  détresse  qui  remplissait 
son  cœur  et  supplier  l'humanité  de  hâter  l'heure  de  la  paix. 

C'est  que  Benoît  XV  n'avait  pas  le  grand  souffle.  Préoccupé 
de  ne  pas  jeter  dans  la  mêlée  l'Eglise  dont  il  avait  la  garde,  il 
n'a  pas  osé  juger  et  encore  moins  condamner.  Il  a  voulu  ne 
considérer  la  guerre  et  ses  atrocités  que  comme  un  mal  affreux 
dont  il  n'a  pas  stigmatisé  les  auteurs.  Il  s'est  ainsi  attiré  des 
reproches  de  partialité  qu'il  ne  méritait  pas,  mais  il  n'a  pas 
su  conquérir  un  prestige  qu'il  aurait  pu  mériter.  Il  s'est  d'ail- 
leurs consacré  avec  un  zèle  admirable  à  des  œuvres  de  charité... 
La  mort  l'a  atteint  au  moment  où,  dans  une  atmosphère  apaisée, 
il  arrivait  à  se  ressaisir,  à  donner  sa  mesure.  Il  travaillait  ferme, 
en  effet,  s'employait  à  guérir  les  plaies  que  le  tragique  conflit 
laissait  après  lui,  poussait  énergiquement  l'œuvre  des  missions, 
traitait  dans  un  esprit  conciliant  avec  les  gouvernements.  Il 
réussissait  enfin  à  conclure  avec  la  France  la  réconciliation 
qu'il  avait  toujours  désiré  :  c'a  été  le  couronnement  de  son 
règne  et  de  sa  vie. 

Et  maintenant  les  cardinaux  que  leurs  fonctions  ont  retenus 
dans  des  pays  lointains  se  hâtent  vers  la  ville  éternelle,  le 
conclave  va  déployer  son  cérémonial  historique,  le  monde 
catholique  se  prépare  à  acclamer  le  nouvel  élu. 

Ed.  Rossier. 

26  janvier. 


BIBL.  UNIV.  cv  17 


250  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Chronique  suisse  romande. 


La  convention  sur  les  zones.  ~~  Une  agitation  factice  contre  la  Société  de* 
Nations.  —  La  Suisse  dans  la  crise  :  le  déficit.  —  Pour  abaisser  le  prix  de  la 
vie.  ~  La  classe  agraire  et  le  fait  nouveau.  —  L'attitude  de  la  classe  ouvrière  ; 
prétentions  légitimes  et  illusions.  —  La  vaine  violence.  —  A  l'aube  d'une 
civilisation  économique. 

Le  mois  de  janvier,  qui  a  mis  de  Teau  dans  nos  sources,  n'en 
a  guère  amené  à  nos  moulins  !  On  annonce  un  adoucissement  de 
la  crise  économique,  un  abaissement  du  prix  de  la  vie,  quelques 
signes  d'une  reprise  des  affaires...  Il  y  a  manifestement  une 
différence  de  mentalité  entre  ceux  qui  établissent  les  fameux 
nombres-indices  et  ceux  qui  jugent  d'après  l'état  de  leur  bourse, 
car  ceux-ci  n'ont  garde  de  partager,  même  relativement,  l'op- 
timisme relatif  de  ceux-là.  Le  problème  économique,  en  tout 
cas,  est  la  grosse  préoccupation.  Problème  si  grave  pour  tant 
de  gens  qu'il  fait  rejeter  au  second  plan  et  réduire  à  la  pro- 
portion d'un  incident  ce  qui,  en  d'autres  circonstances,  aurait 
eu  chez  nous  la  proportion  d'un  événement. 

Naguère,  la  question  des  zones  faisait  couler  à  flots  l'encre 
suisse  la  plus  noire...  je  n'ajouterai  certes  pas  la  plus  épaisse. 
L'heure  de  la  décision  a  sonné  et  l'opinion  publique  en  est 
si  peu  émue  que  partisans  et  adversaires  du  projet  de  conven- 
tion franco-suisse  semblent  ferrailler  dans  le  vide.  Pourtant, 
des  intérêts  importants  et  respectables  sont  en  jeu.  Sur  un  point 
au  moins,  l'inquiétude  des  opposants  se  justifie.  C'est  que  les 
concessions  de  la  Suisse  sont  à  perpétuité  tandis  que  les  com- 
pensations qu'elle  reçoit  ne  lui  sont  accordées  que  pour  dix 
ans.  Dans  dix  ans,  le  cordon  douanier  qui  va  ensern  r  la  ville 
de  Genève  pourra  devenir  un  instrument  de  supplice.  Quel 
serait  le  sort  de  Genève,  privée  de  son  aire  de  ravitaillement  ? 

Telle  qu'elle  est,  la  convention  semble  des  plus  équitables  ; 
les  négociateuis  suisses,  M.  Maunoir  et  le  D'  Laur,  ont  certai- 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  251 

nement  tiré  de  la  situation,  qui  n'était  point  avantageuse,  le 
meilleur  parti  qu'on  en  pût  tirer  ;  les  Genevois  auront  la  faculté 
de  se  fournir  largement  en  Savoie  et  la  Suisse  pourra  y  écouler 
aussi  bien  des  produits  ;  mais  dans  dix  ans  ?  Une  épée  de  Da- 
moclès  demeure  suspendue  sur  la  tête  de  nos  Confédérés  ; 
quelque  ferme  confiance  que  nous  ayons  dans  l'amitié  et  dans 
la  générosité  de  la  France,  cette  perspective  de  dépendance 
est  pour  nous  troubler  un  peu.  Mais  on  ne  voit  pas  comment 
nous  pourrions  obtenir  plus  que  la  convention  ne  leur  donne. 
Nous  sommes  sans  aucun  droit  sur  la  grande  zone  ;  il  n'est 
pas  bien  sûr  que  les  traités  de  1815  et  de  1816  nous  en  assurent 
sur  la  petite,  car  ils  ont  été  conclus  sans  qu'on  prît  notre  avis  : 
pour  nous,  peut-être,  sans  nous,  assurément.  Tout  en  regret- 
tant que  Genève  n'obtienne  pas  des  garanties  d'une  plus 
longue  durée,  nous  ne  saurions  souhaiter  que  les  chambres, 
et  le  peuple  après  elles,  vinssent  à  rejeter  l'accord  proposé  ; 
ce  ne  serait  pas  nous  assurer,  bien  au  contraire,  la  moindre 
chance  de  l'améliorer.  Nous  n'y  gagnerions  pas  même  le 
dafu  quo  dans  la  petite  zone,  qui,  sans  la  grande,  serait  de  peu 
de  profit  pour  Genève.  Les  stipulations  de  1815  et  de  1816 
sont  abolies  par  ceux  qui  les  avaient  établies,  dont  nous  ne 
sommes  pas  ;  voilà  le  point  qu'il  ne  faudrait  pas  oublier. 
On  se  tromperait  du  tout  au  tout  si  l'on  se  figurait  que  le 
rejet  de  la  convention  avec  la  France  nous  ramènerait  au  sys- 
tème de  1815,  au  moins  pour  la  petite  zone  :  il  n'y  aurait 
pas  de  système  et  personne  ne  pourrait  empêcher  le  gouver- 
nement français  de  mettre  ses  douanes  à  sa  frontière,  comme 
tout  le  monde.  Seulement,  c'en  serait  fini  des  compensations. 
Il  s'est  fait  un  peu  de  bruit,  ces  derniers  temps,  au  sujet  de 
la  Société  des  Nations.  En  Suisse  allemande,  paraît-il,  on 
s'agite  autour  du  général  Wille  pour  créer  un  mouvement 
qui  nous  éloigne  de  la  Société,  sous  prétexte  de  neutralité. 
Ce  mouvement  doit  paraître  assez  sérieux,  puisque  on  a  cru 
nécessaire  de  réunir  à  Berne  une  grande  assemblée  où  M.  le 
conseiller  fédéral  Motta  a  soutenu  éloquemment  la  cause  de 
la  S.  D.  N.,  comme  on  l'appelle  aujourd'hui  couramment. 


252  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Faut-il  vraiment  prendre  au  sérieux  à  ce  point  les  remuements 
de  l'ancien  général  et  de  son  entourage  de  germanophiles  ? 
Font-ils  autre  chose  que  de  se  rendre  un  peu  plus  ridicules 
que  devant  ?  Nous  retirer  de  la  Société,  nous  brouiller  d'un 
coup  ou  en  tout  cas  nous  mettre  en  froid  avec  cinquante-deux 
Etats  d'où  nous  tirons  des  produits  nécessaires,  où  nos  indus- 
triels vont  chercher  des  débouchés,  nos  émigrants  du  travail... 
voilà  une  proposition  et  une  campagne  qui  suffisent  à  donner 
la  mesure  de  certaines  intelligences  et  qui  ne  peuvent  avoir 
pour  effet  que  de  nous  faire  trembler  rétrospectivement.  Dire 
que  c'était  d'une  poignée  d'hommes  d'une  telle  mentalité 
que  tout  aurait  dépendu  pour  nous  si  nous  avions  dû  nous 
défendre,  que  ceux-là  auraient  eu  charge  de  penser,  de  vouloir, 
de  prévoir  pour  le  peuple  suisse  !  Miséricorde  ! 

Passons.  Nous  avons  des  soucis  beaucoup  plus  graves  que 
celui  de  convertir  les  amis  Suisses  des  Junkers  prussiens. 
Notre  situation  empire  et  l'on  ne  voit  pas  le  remède.  Ou  plutôt, 
on  le  voit,  mais  ce  qu'on  ne  voit  pas,  c'est  le  moyen  d'en 
obtenir  l'application.  La  crise  qui  nous  atteint  si  cruellement 
n'est  pas  la  conséquence  rigoureuse  d'un  prmcipe  unique  ; 
elle  a  plusieurs  causes  et  des  formes  très  diverses.  Mais  on  a 
le  sentiment  qu'en  la  résolvant  en  un  point,  dans  l'un  de  ses 
aspects,  on  en  aurait  raison  sur  les  autres  points  et  qu'il  ne 
faudrait  peut-être  pas  tant  de  choses  pour  entraîner  ce  premier 
changement  qui  déclencherait  la  transformation  bienfaisante 
de  nos  conditions  de  vie.  Nous  passons  par  une  crise  financière, 
par  une  crise  des  prix  et  par  une  crise  du  travail  et  il  semble 
que  les  mesures  adoptées  jusqu'à  présent  par  les  pouvoirs 
publics  n'aient  été  que  négatives  :  on  a  fait  usage  de  calmants 
plutôt  que  de  remèdes.  Ce  sont  des  remèdes  fédéraux,  car  la 
Confédération  a  mis  la  main  à  tel  point  sur  toute  notre  économie 
nationale  que  rien  ne  peut  se  faire  que  par  elle.  La  crise  finan- 
cière vient  de  l'accroissement  fantastique  de  nos  budgets  ;  la 
dette  fédérale,  en  y  comprenant  celle  des  chemins  de  fer, 
va  aux  quatre  milliards  ;  le  budget  prévu  pour  1922  comporte 
un  déficit  de  100  millions  ;  la  situation  financière  des  cantons 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  253 

et  des  communes  est  embarrassée.  D'autre  part,  l'Impôt  rend 
à  peu  près  tout  ce  qu'il  peut  rendre  ;  on  lui  a  demandé  tant  et 
surtout  de  telle  façon  qu'on  a  fait  disparaître  les  réserves  de 
nos  industries,  qui  se  trouvent  démunies  dans  le  temps  même 
en  prévision  duquel  elles  avaient  constitué  des  fonds.  On  les 
a  mises  hors  d'état  de  tenir  le  coup.  La  politique  fiscale  de 
la  Confédération  a  été  l'une  des  grosses  erreurs  de  ces  cinq 
dernières  années. 

Il  faudrait  produire  et  vendre  ;  il  faudrait  exporter.  L  état 
de  notre  change  est-il,  comme  on  nous  le  répète,  la  seule 
cause  qui  nous  en  empêche  ?  Non  pas.  De  grands  industriels, 
M.  Boveri,  M.  Sulzer,  ont  eu  récemment  l'occasion  de  s'ex- 
pliquer en  public  sur  notre  situation.  Ce  n'est  pas,  loin  de  là, 
dans  un  abaissement  de  notre  change  qu'ils  ont  cherché  le 
remède  ;  et,  en  effet,  ce  remède  aggraverait  l'un  de  nos  maux 
—  la  cherté  de  la  vie  —  sans  diminuer  beaucoup  les  autres. 
Et  l'augmentation  du  prix  de  la  vie  serait  aujourd'hui  le  dé- 
sastre pour  toute  la  classe  moyenne  de  la  population,  celle 
précisément  qui  souffre  le  plus  et,  je  n'hésite  pas  à  le  dire, 
celle  qui  a  souffert  avec  le  plus  de  dignité  et  de  dévouement 
jusqu'à  présent.  Elle  vient  d'être  frappée  du  coup  le  plus  dur, 
le  plus  direct  qu'elle  ait  reçu  ;  on  ne  peut  encore  éva- 
luer les  conséquences  de  l'effondrement  du  cours  des  actions 
Nestlé  ;  ce  ne  sont  plus  seulement  les  réserves  des  industries, 
ce  sont  les  épargnes  des  pères  de  famille  qui  disparaissent 
dans  la  tourmente.  J'essaie  quelquefois  de  me  représenter  les 
impressions  d'un  de  nos  arrière-neveux,  étudiant  notre  époque  • 
il  me  semble  qu'il  n'arrivera  pas  à  comprendre  comment  nous 
avons  pu  vivre  dans  les  conditions  invraisemblables  où  nous 
nous  trouvons. 

Ce  que  ces  industriels  nous  recommandent,  ce  n'est  pas 
d'abaisser  notre  change,  c'est  de  travailler  à  faire  diminuer  le 
coût  de  la  vie.  Mais  pourquoi  le  prix  de  la  vie  est-il  si  élevé  ? 
En  l'abaissant,  nous  pourrions  produire  à  moins  de  frais, 
puisque  nous  pourrions  abaisser  les  salaires,  et,  par  suite,  nous 
pourrions  vendre.  Nous  pourrions  aussi  retrouver  notre  clien- 


254  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

tèle  étrangère  en  Suisse  même  ;  le  mouvement  des  affaires 
renaîtrait  bientôt. 

Pourquoi  la  vie  reste  chère  ?  Elle  l'est  chez  nous  plus  qu'en 
France,  plus  qu'en  Angleterre,  plus  même  qu'en  Italie  tout 
compte  fait.  Comme  M.  Boveri  l'a  fait  remarquer  à  ses  audi- 
teurs avec  beaucoup  de  raison,  il  faut  distinguer  entre  le  haut 
prix  de  l'argent  et  le  bas  prix  de  la  vie.  Notre  argent  n'a  rien 
perdu  de  sa  valeur,  au  contraire,  mais  la  vie  est  fort  chère. 
C'est  que  les  frais  de  production  ont  augmenté  considérable- 
ment. Pendant  la  guerre,  nous  avons  dû  changer  de  fournis- 
seurs et,  outre  la  rareté  de  la  marchandise,  nous  avons  eu  à 
payer  des  frets  et  des  assurances  très  élevés  ;  nous  avons 
fait  à  de  très  hauts  prix  des  stocks  énormes  qu'il  a  bien  fallu 
écouler,  ce  qui  a  empêché  la  Confédération  et  les  commer- 
çants de  suivre  le  mouvement  de  baisse  quand  il  s'est  dessiné 
ailleurs.  Et  comme  il  a  fallu  adapter  les  salaires  au  prix  de  la 
vie,  ils  ont  atteint  un  taux  jusqu'alors  inconnu,  que  l'employeur 
acceptait  volontiers  de  payer  parce  qu'il  se  défaisait  de  ses 
produits  chez  les  belligérants  à  des  prix  rémunérateurs  ;  ils 
alourdissent  aujourd'hui  le  prix  de  revient  au  point  de  rendre 
nos  produits  invendables. 

Les  choses  étant  telles,  on  voit  clairement  que  le  remède 
consiste  à  ramener  le  prix  de  la  vie  à  un  taux  plus  modéré. 
C'est  par  là  qu'on  peut  percer  l'abcès  et  le  dégonfler.  Le  reste 
s'ensuivra.  On  peut  aussi,  et  simultanément,  chercher  à  aug- 
menter le  rendement  du  travail. 

Abaisser  le  prix  de  la  vie,  c'est  tout  simplement  supprimer 
les  entraves  qui  paralysent  les  échanges.  Je  ne  parle  pas  des 
droits  de  douane  qui,  proportionnellement,  n'étaient  plus 
même  au  taux  d'avant-guerre.  Mais  le  système  des  restrictions 
d'importations  a  fait  faillite,  matériellement  et  moralement. 
De  quoi  s'agissait-il  au  début  ?  De  protéger  quelques  indus- 
tries, celle  du  papier,  particulièrement,  qui  criait  misère, 
après  nous  avoir  étranglés  pendant  les  années  grasses,  avec 
l'impitoyable  rigueur  que  l'on  sait.  Puis,  le  procédé  paraissant 
commode,  le  Département  de  l'économie    publique  en  fit  un 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  255 

usage  de  plus  en  plus  étendu.  Quelques  fonctionnaires  décident 
à  Berne  de  tout  ce  que  nous  pourrons  ou  ne  pourrons  pas 
acheter  à  1  étranger.  Leur  sans-gêne  ne  connaît  pas  plus  de 
limites  que  leur  arbitraire.  Un  récent  ukase  interdisait  l'entrée 
des  sérums  ;  c'est  qu'il  y  a  à  Berne  un  institut  vaccinogène  ; 
malheureusement,  tout  le  monde  n'est  pas  enchanté  de  ses 
produits.  On  raconte  à  ce  sujet  des  anecdotes  effarantes.  La 
Confédération  aurait  pu  lui  conseiller  de  préparer  mieux  ses 
tubes,  et  de  ménager  la  santé  de  ceux  qu'il  prétend  guérir. 
Combien  il  est  plus  simple  de  faire  peser  une  bonne  petite 
charge  de  plus  sur  le  consommateur  taillable  et  corvéable  à 
merci  ! 

Alors,  les  demandes,  les  requêtes,  les  recommandations  ont 
afflué.  Il  paraîtrait  que  les  quelques  mesures  de  restriction 
annoncées  au  début  atteignent  aujourd'hui  à  la  cinquième  partie 
des  positions  de  notre  tarif  douanier.  Voilà  où  nous  en  sommes. 
Si  les  citoyens  ne  se  lèvent  pas  en  masse,  c'est  qu'ils  n'ont  pas 
encore  compris.  L'administration  fédérale  fait  jouer  au  bon 
Suisse  le  rôle  de  suicidé  par  persuasion  et  le  lui  fera  jouer 
jusqu'à  ce  qu'il  le  lui  fasse  jouer  à  elle-même.  Quand,  hélas! 
s'y  décidera-t-il  ? 

Dans  ma  dernière  chronique,  je  constatais  avec  mélancolie 
qu'il  y  a  chez  nous  une  politique  des  hauts  prix,  qui  est  sou- 
tenue par  le  nouveau  parti  des  agrariens,  ce  qui  lui  donne  une 
force  redoutable.  Il  y  a  un  fait  nouveau.  Une  force  supérieure 
à  celle  des  agrariens,  la  force  des  choses,  les  amène  à  réfléchir 
et  leur  lera  —  qui  sait  ?  —  trouver  leur  chemin  de  Damas. 
Voici  le  fait  :  les  produits  agricoles  ne  s'exportent  plus. 

Ce  fait-là  est  digne  d'attention.  Nos  agrariens  raisonnaient 
sans  tenir  compte  de  la  transformation  de  notre  agriculture  ; 
leur  politique  consistait  à  la  considérer  comme  destinée  à 
fournir  notre  marché  intérieur,  qu'ils  entendaient  d'autre  part, 
lui  réserver,  de  façon  à  lui  assurer  de  hauts  prix  de  vente.  Mais 
notre  agriculture  s'était  industrialisée  et  vivait  en  bonne 
partie,  elle  aussi,  de  l'exportation.  Les  hauts  prix  de  revient,  dus 
aux  mêmes  causes  qui  paralysent  les  autres  industries,  ont 


256  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

rendu  ses  produits  invendables  et  Ton  a  vu  revenir  de  la  fron- 
tière les  beaux  fromages  qui  la  passaient  si  allègrement  au  temps 
béni  des  barons  fromagistes.  Surprise,  indignation,  tristesse  ! 
Dédaigner  l'emmenthaler,  quel  signe  de  la  barbarie  où  l'huma- 
nité retombe  !  Mais  non,  elle  n'y  retombe  point,  messieurs, 
seulement  elle  ne  peut  manger  votre  fromage,  parce  qu'elle 
meurt  de  faim.  Cela  est  aisé  à  comprendre. 

Il  faudrait  donc  abaisser  le  prix  du  fromage,  au  moins  pour 
l'exportation  et  de  même  celui  de  tous  nos  produits  agricoles, 
comme  le  lait  condensé.  L'agriculture  se  trouve  dans  les 
mêmes  conditions  que  l'industrie,  et  la  politique  des  hauts 
prix  fait  lamentablement  faillite. 

Je  crois  fermement  à  l'influence  des  barons  du  fromage. 
J'ai  une  foi  implicite  dans  la  puissance  des  agrariens  et  du 
D'  Laur.  Ce  sont  de  grands  coloristes.  Comme  le  Départe- 
ment de  l'économie  publique  discerne  présentement  les 
question  économiques  à  travers  leur  prisme,  je  mets  mon 
espoir  dans  leur  intérêt  et  j'entrevois  le  jour  où  ils  voudront, 
eux  aussi,  l'abaissement  du  prix  de  la  vie,  et  comprendront 
qu'il  faut  laisser  entrer  les  produits  étrangers  s'ils  veulent 
écouler  les  leurs. 

Aux  restrictions  qui  sont  des  prohibitions,  ajoutez  les  mono- 
poles, dont  on  nous  annonce  périodiquement  la  suppression. 
C'est  le  monopole  des  céréales  qui  nous  pèse  le  plus  ;  c'est 
celui  qu'on  défendra  avec  l'énergie  du  désespoir.  L'Office  du 
ravitaillement,  qui  s'ajoute  à  toutes  ces  entreprises,  survivances 
du  temps  de  la  grande  horreur,  n'a  plus  de  raison  d'être.  Si 
jamais  nos  gouvernants  ont  eu  l'occasion  de  mériter  leur  nom 
de  radicaux,  la  voici.  Un  nettoyage  radical  des  institutions  de 
guerre,  tel  est  le  premier  remède  dans  notre  situation. 

Le  second,  qui  dépend  du  premier,  c'est  l'augmentation  du 
rendement,  ou  la  diminution  du  prix  de  revient  de  nos  produits 
fabriqués.  On  peut  songer  à  diminuer  les  salaires  ou  à  allonger 
la  journée  de  travail.  Et,  de  même  qu'on  rencontre  l'opposi- 
tion des  agrariens  quand  on  pail«  d'abaisser  le  piix  de  la  vie, 
on  se  heurte  à  celle  des  ouvriers  quand  on  parle  de  réduire 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  257 

leur  gain.  Rien  de  plus  compréhensible.  Il  y  a  cette  grande 
différence  entre  le  paysan  et  l'ouvrier  que  le  paysan  vit  du 
produit  même  de  son  travail.  Dans  les  années  dures,  et  je  ne 
conteste  pas  qu'il  en  a  connu  et  que  son  bien-être  n'a  rien 
d'excessif,  il  subsiste  pourtant,  médiocrement,  mais  dans  la 
sécurité.  Il  n'y  a  pas  pour  lui  de  chômage.  L'ouvrier  doit 
acheter  tout.  Si  tout  demeure  au  même  prix,  comment 
voulez-vous  qu'il  se  contente  à  moins  ?  Eh  bien,  chose  cu- 
rieuse et  qui  montre  la  force  des  théories,  quand  elles  sont 
passées  à  l'état  de  dogmes,  l'ouvrier  comprend  à  la  rigueur 
qu'il  faille  consentir  un  sacrifice,  mais  il  le  consentira  sur  le 
salaire  et  ne  l'accepte  pas  sous  l'autre  forme,  l'allongement  de 
la  journée  de  travail.  On  reconnaît  là  l'influence  de  ses  chefs. 
Ou  bien,  pense-t-il  obtenir  des  allocations  qui  compenseraient 
la  diminution  de  son  salaire,  tandis  que  la  prolongation  de 
son  travail,  n'entraînant  pas  de  diminution  de  son  gain,  ne  le 
mettrait  pas  en  droit  de  prétendre  à  une  contre-partie  ?  En 
France,  dans  les  provinces  dévastées,  les  ouvners  de  la  métal- 
lurgie et  des  charbonnages  viennent  de  faire  grève.  Ils  ont 
repris  le  travail  l'autre  jour  en  acceptant  une  diminution  de 
salaire  qui  se  monte  pour  certains  d'entre  eux  jusqu'à  un  franc 
de  l'heure,  mais,  sur  la  question  des  huit  heures,  ils  sont 
demeurés  irréductibles.  Ce  n'est  qu'au  pays  de  Marx  que 
l'ouvrier  travaille  dix  heures  et  davantage.  L'Union  syndicale 
internationale  d'Amsterdam,  qui  ferme  les  yeux  sur  ce  scan- 
dale avec  tant  de  complaisance,  s'occupe,  paraît-il,  d'organiser 
un  boycott  mondial  contre  les  produits  suisses,  à  cause  de  la 
motion  Abt,  et  des  velléités  qui  se  manifestent  chez  nous  de 
modifier  la  loi  des  huit  heures.  C'est  là  une  grossière  tentative 
d'intimidation  comme  celle  dont  les  mêmes  syndicalistes  ont 
usé  déjà  contre  notre  industrie  du  chocolat.  Peut-être  décou- 
vrirons-nous un  jour,  dans  ces  prétendues  revendications  de 
principes,  l'inspiration  secrète  de  la  concurrence. 

Dans  l'état  normal,  huit  heures  de  travail  sont  assez  ;  il  y 
a  à  cela  toutes  sortes  de  bonnes  raisons.  Nous  sommes  si  peu 
dans  l'état  normal  qu'au  contraire,  ce  qui  nous  menace,  c'est 


b 


258  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

le  manque  total  de  travail,  par  la  ruine  des  industries.  Et  l'on 
ne  veut  entendre  à  rien  ! 

Cette  emprise  persistante  des  meneurs  sur  leurs  troupes 
atteste  la  persistance  de  l'idéologie  qu'ils  leur  ont  inculquée 
pendant  la  guerre,  et  qu'ils  fondent  sur  un  profond  mépris 
de  la  preuve  par  1:  fait.  Leur  chute  viendra  de  là.  Ils  brandissent 
encore  le  dogme  de  la  dictature  du  prolétariat,  après  l'expé- 
rience russe.  Ils  se  représentent  la  bourgeoisie  comme  déca- 
dente et  presque  réduite  à  l'impuissance  quand  partout  elle 
s'est  ressaisie.  Ils  rêvent  encore  à  des  tentatives  dont  on  a  vu 
le  néant.  M.  Schneider  avouait  l'autre  jour  que  le  parti  ouvrier, 
à  Bâle,  préparait  l'occupation  des  usines,  le  3  novembre  passé, 
pour  le  cas  où  les  patrons  auraient  prononcé  le  lock-out. 
Criminels  enfantillages  !  Et,  pour  remède  de  la  crise  financière, 
ils  imaginent  un  impôt  sur  la  fortune,  comme  si  l'impôt  de 
guerre  n'était  pas  déjà  cela  et  comme  si  la  fortune  n'était  pas 
atteinte  par  la  crise  au  point  que  les  réserves  indispensables 
pour  animer  l'industrie  et  le  commerce  sont  gravement  com- 
promises !  Ils  ne  voient  pas  que  les  effets  de  cette  spoliation 
retomberaient  directement  sur  les  classes  laborieuses  I  Que 
leur  importe,  pourvu  qu'ils  aient  fait  un  geste.  C'est  parmi 
eux,  à  coup  sûr,  que  se  rencontre  la  pire  espèce  de  politiciens, 
ambitieux  par  vanité,  bavards  par  défaut  de  culture  et  incons- 
cients... faute  de  conscience. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons  nos  150  000  chômeurs,  une 
triple  crise  et  la  mauvaise  saison.  Le  printemps  reviendra  de 
lui-même,  mais  il  ne  nous  ramènera  la  prospérité  que  si  nous 
luttons  de  toutes  nos  forces  pour  le  retour  au  régime  de  la 
liberté.  Ce  qui  doit  rester  la  leçon  de  la  grande  épreuve,  ce  ne 
sont  pas  les  solutions  étatistes.  Qu'une  organisation  économique 
s'élabore  dans  les  nations  avancées,  que  nous  ne  puissions 
nous  en  tenir  à  la  notion  anarchique  de  la  liberté,  cela  n'est 
pas  évident  seulement,  mais  visible  dans  le  fait.  Que  peut, 
que  doit  être  cette  organisation,  tel  est  l'immense,  inquiétant 
et  impérieux  problème  qui  se  découvre  aujourd'hui  au  bout 
de  toutes  les  avenues  de  la  pensée.  Nous  savons  au  moins  ce 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  259 

qu'elle  m  sera  pas,  si  l'humanité  ne  doit  pas  périr  de  ratrophi< 
du  parasitisme.  Elle  sera  un  contrat,  non  une  contrainte.  Elle 
accroîtra  la  liberté  de  l'individu,  dans  le  cadre  des  obligations 
réciproques.  Elle  signifiera  collaboration,  impulsion,  sécurité. 
Le  mal  présent  du  monde  serait  intolérable  s'il  n'était  un  enfan- 
tement. Mais  les  hommes  n'échapperont  pas  à  la  nécessité 
de  s'élargir  l'esprit  et  le  cœur. 

Maurice  Millioud. 


Chronique  scientifique. 


Un  rayonnement  nouveau.  —  Les  frissons  de  la  planète  et  leur  régime.  —  La 
biologie  de  la  mouche  domestique.  —  L'avenir  de  l'aviette.  —  Transmission 
d'énergie  sous  tension  d'un  million  de  volts.  —  Pour  l'utilisation  du  rayonne- 
ment du  soleil.  —  La  houille  en  Mandchourie.  —  L'essor  des  hydroglisseurs 
de  Lambert.  —  Le  brome  des  tissus  animaux.  —  Les  perles  japonaises.  — 
L'action  des  racines  sur  le  marbre.  —  Une  planète  cométaire.  —  Les  poissons 
à  bactéries  lumineuses.  —  Lumières  colorées  et  foi  religieuse.  —  Publications 
nouvelles. 

Il  a  été  parlé  ici  du  nouveau  rayonnement  de  courte  lon- 
gueur d'onde  observé  par  M.  Reboul.  On  se  rappelle  le  fait  : 
l'impression  d'une  plaque  photographique  par  un  corps  peu 
conducteur  traversé  par  un  courant,  ce  qui  a  donné  à  croire 
à  l'émission  d'un  rayonnement  très  absorbable,  analogue  aux 
rayons  X  ou  à  l'ultra- violet. 

Ce  rayonnement  èxiste-t-il  réellement  ?  C'est  ce  qu'a 
recherché  M.  Reboul  dans  une  nouvelle  note  présentée  à 
l'Académie  des  Sciences.  La  méthode  a  consisté  à  mesurer 
les  courants  d'ionisation  produits  :  elle  est  plus  sensible  que 
la  photographique.  Les  spécialistes  se  reporteront  à  la  nouvelle 
note  de  M.  Reboul  pour  les  détails  techniques.  Que  ressort-il 
de  cette  nouvelle  étude?  M.  Reboul  l'indique  sommairement  : 
«  En  résumé,  dit-il,  les  expériences  qui  précèdent  et  celles 
que  j'ai  indiquées  antérieurement  ne  mettent  pas  en  évidence 


260  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  nouvelles  radiations,  mais  elles  donnent  un  moyen,  nouveau 
et  assez  inattendu,  de  produire  un  rayonnement  qui  vient  se 
placer  dans  une  région  du  spectre  qu'il  était,  jusqu'à  présent, 
bien  difficile  d'atteindre,  et  dont  il  sera  ainsi  plus  aisé  d'abor- 
der l'étude.  »  La  région  dont  il  s'agit  est  celle  qui  se  trouve 
entre  l'ultra-violet  extrême  et  les  rayons  X. 

—  Notre  terre  dite  ferme  —  ,par  opposition  au  mouvant 
océan  —  n'est  ferme  que  de  façon  très  relative.  Tout  est  relatif 
d'ailleurs.  Et  si  l'on  en  croit  les  sismographes,  l'écorce  solide 
frissonne  de  façon  presque  ininterrompue.  Ce  tremblement 
quasi-permanent  a  reçu  le  nom  d'agitation  microsismique. 
Celle-ci  consiste  en  une  succession  d'ondes  dont  la  période 
est  comprise  entre  4  et  8  secondes,  et  dont  l'amplitude  varie 
beaucoup  selon  les  époques.  D'après  M.  L.  Erlé,  qui  a  pré- 
senté sur  ce  sujet  une  note  fort  intéressante  à  l'Académie 
des  Sciences,  la  cause  du  phénomène  n'est  pas  encore  connue 
de  façon  certaine. 

Pour  bien  faire,  évidemment,  il  faudrait  mesurer  ces  petits 
mouvements  à  toutes  les  heures,  tous  les  jours  :  méthode 
pénible,  mais  la  seule  rigoureuse.  En  attendant,  M.  Erlé  a  eu 
recours  à  un  procédé  approximatif  et  rapide,  au  Parc  Saint- 
Maur,  consistant  à  attribuer  à  chaque  intervalle  d'une  heure 
de  la  journée  un  chiffre  indiquant  à  l'estime  le  degré  d'agita- 
tion :  0,  1 ,  2,  3,  signifiant  respectivement  calme,  peu  agité, 
agité,  très  agité.  Méthode  un  peu  grossière  sans  doute,  mais 
mettant  en  lumière  les  variations  périodiques  d'agitation.  Il 
y  a  une  variation  annuelle  et  une  variation  diurne  du  phéno- 
mène, en  tout  cas. 

Comme  valeur  moyenne,  on  a  pour  unité  I.I5  du  degré 
d'agitation  au  cours  des  10  années  1911-1920.  En  rapportant 
à  ce  chiffre  toutes  les  cotes,  on  a  une  mesure  de  1  agitation 
en  unités  arbitraires.  La  variation  annuelle  est  évidente. 
Le  minimum  est  très  net  en  juillet,  et  d'avril  à  septembre, 
tous  deux  inclus,  le  chiffre  est  de  0,96  au  maximum  (0,60  en 
juillet)  ;  le  maximum  tombe  en  février  (1,36),  et  d'octobre  à 
mars,  tous  deux  inclus,  le  chiffre  est  au-dessus  de  1,00.  La 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  261 

variation  diurne  est  également  nette.  Pour  l'année,  on  a  le 
minimum  de  21  h.  à  6  h.  Mais  il  y  a  des  différences  selon  les 
saisons.  L'amplitude  de  la  variation  est  beaucoup  plus  forte 
en  hiver  qu'à  aucun  autre  moment  de  l'année  ;  elle  l'est  un 
peu  plus  en  été  qu'à  l'automne  et  à  l'hiver.  En  outre,  on  voit 
que  le  maximum  d'agitation  se  place  à  15  heures  en  hiver, 
à  9  heures  en  été,  au  lieu  qu'au  printemps  et  à  l'automne  il 
y  a  deux  maxima  presque  égaux  le  matin  et  le  soir  (caractère 
de  la  moyenne  annuelle,  du  reste). 

Donc  agitation  microsismique  plus  ou  moins  forte  selon 
la  saison,  variation  semi-diurne  à  peu  près  constante  à  laquelle 
se  superpose  une  variation  diurne  environ  deux  fois  plus  grande 
en  hiver  qu'en  été,  et  se  produisant  environ  trois  heures  plus 
tôt  en  été  qu'en  hiver,  tel  est  le  bilan.  Comment  expliquer  ces 
faits?  On  ne  sait  encore.  Tant  de  facteurs  peuvent  jouer  un 
rôle.  L'essentiel  était  de  mettre  d'abord  la  main  sur  des  faits 
précis,  exacts  :  après,  on  verra  à  les  expliquer.  Il  sera  indiqué 
tout  d'abord  de  voir  si  les  mêmes  faits  s'observent  ailleurs 
et  dans  le  même  ordre. 

—  Une  récente  note  d'un  très  distingué  biologiste,  M.  G. 
Roubaud,  fait  voir  combien  nous  connaissions  peu  la  biologie 
de  la  mouche  domestique.  Et  elle  nous  renseigne  sur  celle-ci 
de  façon  très  intéressante.  Tout  d'abord,  quelle  est  la  longévité 
naturelle  de  la  mouche?  M.  E.  Roubaud  a  conservé  des 
mouches  en  activité  de  ponte,  en  cage,  pendant  deux  mois 
et  demi.  Mais  la  captivité,  même  avec  les  conditions  alimen- 
taires les  plus  favorables,  n'est  probablement  pas  la  condition 
où  la  mouche  vit  le  plus  longtemps.  La  mouche  a  besom 
d'espace,  pour  voler.  Et  plus  la  cage  qui  lui  est  donnée  est 
petite,  moins  elle  vit  longtemps.  En  cage,  la  mouche  vit  moins 
longtemps  qu'en  liberté,  et  elle  se  reproduit  moins  aussi, 
de  façon  très  marquée.  La  fécondité  s'épuise  très  vite  dès 
que  les  ailes  sont  lésées,  comme  elles  le  sont  très  vite  en  cage. 

L'alimentation  a  une  action  très  marquée  sur  la  faculté 
reproductrice.  Nourries  de  matièresées  suer  seulement, 
saccharose,   glucose,   lactose,    miel,   confitures,   les    mouches 


262  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

restent  indéfiniment  stériles.  Il  leur  faut  absolument  une 
alimentation  azotée,  pour  le  développement  des  œufs.  Et  la 
ponte  est  d'autant  plus  abondante  que  le  régime  est  plus 
riche  en  matières  azotées.  A  qui  veut  élever  les  mouches, 
M.  E.  Roubaud  fournit  cette  indication  que  le  lait  concentré 
est  l'aliment  assurant  les  pontes  les  plus  riches.  Par  contre, 
le  crottin  de  cheval,  qui  est  le  milieu  alimentaire  normal  des 
larves,  ne  peut  provoquer  la  ponte  chez  les  femelles  nourries 
de  matières  sucrées. 

Les  observations  de  M.  E.  Roubaud  l'amènent  à  conclure 
qu'en  40  ou  60  jours,  en  été,  la  mouche  normale  produit  au 
moins  600  œufs.  Elle  commence  à  se  reproduire  6  ou  8  jours 
après  l'éclosion,  la  ponte  se  répète  en  moyenne  tous  les  4  jours, 
et  chaque  ponte  peut  compter  120  œufs  ;  mais  en  captivité, 
le  chiffre  est  inférieur  :  de  100  œufs  par  semaine.  Et  encore, 
ceci  ne  dure  qu'un  mois  :  le  second  mois,  la  production  est 
d'environ  moitié.  Mais  tenons-nous-en  à  600  œufs  en  un  ou 
deux  mois,  et  ne  comptons  pour  chaque  mouche  nouvelle- 
ment éclose  qu'une  capacité  de  ponte  de  100  œufs,  limitée 
à  la  première  semaine  de  l'existence.  Etant  donné  que  les 
générations,  de  l'œuf  à  la  ponte,  évoluent  en  1 8  jours  (et  souvent 
13  suffisent),  on  peut,  dit  M.  Roubaud,  calculer  que,  du  l®""  mai 
au  30  septembre,  une  seule  •  mouche  a  pu  donner  naissance 
à  près  de  4000  trillions  d'individus.  Et  le  chiffre  est  inférieur 
à  la  réalité,  car  M.  Roubaud  suppose  une  fécondité  faible, 
inférieure  à  la  moyenne.  Mais  il  ne  tient  pas  compte  d  une 
destruction  considérable  qui  existe  heureusement,  sans  quoi 
la  vie  serait  impossible. 

—  L'aviette  a-t-elle  un  avenir?  Telle  est  la  question  que 
M.  Abrial  de  Péga  examine  dans  L'Aéronautique  (août). 
Il  s'agit  de  savoir  si  la  bicyclette  ailée  de  Poulain  conduira 
à  quelque  résultat  intéressant.  L'avis  de  M.  Abrial  de  Péga 
est  nettement  défavorable.  L'expérience  a  été  faite  dans  les 
meilleures  conditions,  avec  un  appareil  hors  pair,  par  un 
sujet  exceptionnellement  vigoureux,  et  elle  n'a  donné  qu  un 
vol  d'une  douzaine  de  mètres.  (Mais  l'aviation  n*a-t-elle  pas 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  263 

commencé  de  même,  aussi,  et  il  n'y  a  pas  si  longtemps?...) 
Est-ce  à  dire  que  le  vol  humain  soit  impossible?  Il  ne  faut 
jamais  prophétiser.  Mais,  dit  l'auteur,  ce  n'est  pas  avec  les 
voilures  employées  qu'on  y  parviendra.  D'autre  part,  l'homme 
est-il  apte  à  fournir  la  quantité  de  travail  requise,  de  façon  un 
peu  soutenue  ?  Sans  doute  la  bicyclette  représente  un  excellent 
transformateur  d'énergie  ;  mais  elle  a  son  poids.  L'oiseau,  lui, 
vole  avec  une  voilure  qui  ne  pèse  rien.  Et  avec  une  voilure 
douée  de  sensibilité  :  l'oiseau  tâte  l'air  avec  ses  pennes,  et 
réagit  aux  impressions  reçues  :  la  voilure  de  l'homme  sera 
toujours  dénuée  de  sensibilité.  Celle  dont  l'oiseau  est  pourvu 
lui  permet  de  s'adapter  aux  circonstances,  c'est-à-dire  de  pro- 
fiter des  courants.  Et  c'est  là,  sans  doute,  ce  qui  permet  à 
«  nos  frères  les  oiseaux  »,  dont  M.  Oehmichen  a,  avec  raison 
au  point  de  vue  aviation,  fait  «  nos  maîtres  les  oiseaux  », 
de  voler  avec  une  dépense  d'énergie  très  inférieure,  semble-t-il, 
à  celle  qu'on  croirait  d'abord.  Le  vol  sans  battement  est  une 
réalité,  et  le  véritable  progrès,  dit  le  collaborateur  de  L'Aéro- 
nautique, ce  sera  la  découverte  de  la  voilure  pouvant  faire 
voler  50  kilos  au  cheval-vapeur.  C'est  ce  qu'on  cherche  de 
l'autre  côté  du  Rhin,  et  ce  qu'il  importerait  de  trouver,  pour 
l'aviation  et  pour  l'aviette  aussi  bien. 

—  La  tension  sous  laquelle  se  fait  la  transmission  de  l'énergie 
électrique  s'accroît  sans  cesse.  C'est  qu'il  y  a  avantage  à  utiliser 
les  hautes  tensions.  Sous  celles-ci,  on  transmet  une  puissance 
très  supérieure  à  celle  qu'on  transmet  sous  tensions  plus  fai- 
bles, pour  les  mêmes  lignes.  Aux  Etats-Unis,  la  General 
Electric  Co.  de  Shenectady  vient  de  faire  un  essai  de  transmis- 
sion d'énergie  électrique  sous  la  tension  formidable  d'un  mil- 
lion de  volts.  Or,  avec  pareil  voltage,  on  transmet  une  puis- 
sance 400  fois  supérieure  à  celle  qu'on  transmet,  avec  la  même, 
ligne,  sous  tension  de  50  000  volts.  Le  profit  est  évident. 
L'expérience  a  bien  réussi. 

Il  n'y  a  pas  plus  de  10  ans,  une  tension  de  100  000  volts 
paraissait  très  audacieuse.  Actuellement,  en  pratique,  on  ne 
dépasse  pas  220000  (aux  Etats-Unis);  en  France,  on  envisage 


264  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

seulement  maintenant  la  tension  de  1 50  000  volts,  et  en  somme, 
dans  bien  peu  de  cas,  on  dépasse  les  60  000. 

De  telles  innovations  ne  sont  pas  sans  amener  des  modifi- 
cations profondes  dans  l'ordre  technique.  Il  faut  des  transfor- 
mateurs et  isolateurs  spéciaux.  Sous  pareille  tension,  l'inter- 
valle d'éclatement  entre  pointes  est  de  2  m.  70.  Et  ce  n  est 
pas  une  petite  affaire  que  d'isoler  les  conducteurs.  Pour  éviter 
les  effets  d'effluve,  il  faut  des  conducteurs  de  10  centimètres 
de  diamètre  au  moins,  et  on  sera  amené  à  employer  des  tubes 
creux,  ce  qui  déterminera  des  changements  considérables 
dans  la  technique  de  la  construction  des  lignes.  L  expérience 
faite  aux  Etats-Unis  est  donc  de  très  grand  intérêt  pour  l'évo- 
lution future  de  la  transmission  de  l'énergie  électrique,  qui 
doit  prendre  à  bref  délai  un  essor  si  considérable. 

—  A  propos  d'énergie  et  de  sources  d'énergie,  on  lira 
avec  intérêt  et  profit  le  compte  rendu  {La  Nature,  17  dé- 
cembre) du  récent  congrès  de  VAmerican  Chemical  Society. 
Il  y  a  été  parlé  de  choses  fort  intéressantes  sur  les  sources 
possibles  d'énergie  :  sur  l'utilisation  de  la  vie,  laquelle  tire 
si  bien  parti  de  l'énergie  à  bas  potentiel  ;  sur  le  rôle  possible 
de  la  catalyse,  qui  se  rapproche  tant  de  la  vie,  et  sur  l'utilisa- 
tion des  diverses  sources  d'énergie.  Par  exemple,  celle  du 
soleil.  L'énergie  radiante  du  soleil  est  très  considérable. 
Il  est  vrai,  la  terre  n'en  reçoit  que  la  cent  cinquante  millio- 
nième partie  :  c'est  peu.  Et  en  somme,  cela  fait  3  petites  calo- 
ries par  minute  et  par  centimètre  carré  de  surface  terrestre. 
Mais,  comme  l'a  dit  Ciamician,  pour  une  surface  de  10  000 
kilomètres  carrés  et  par  an,  à  six  heures  de  jour  effectif,  cela 
suppose  une  quantité  de  chaleur  équivalant  à  celle  que  donne 
la  combustion  de  3650  millions  de  tonnes  de  charbon  :  le  double 
de  la  consommation  mondiale.  Le  seul  désert  du  Sahara,  avec 
ses  6  millions  de  kilomètres  carrés,  reçoit  chaque  jour  une 
énergie  équivalant  à  celle  de  6  milliards  de  tonnes  de  houille. 
Le  jour  où  l'on  trouvera  le  moyen  de  convertir  cette  énergie 
radiante,  inutilisée,  en  énergie  électrique,  quel  progrès!  (du 
moins  au  point  de  vue  de  la  civilisation  industrielle  où  l'huma- 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  265 

nlté  est  engagée,  et  qui  n'est  peut-être  pour  tous  l'objet  d'une 
admiration  sans  bornes).  Mais  en  attendant  d'employer  la  radia- 
tion solaire  tombant  inutilement  sur  les  déserts,  il  convient 
d'utiliser  au  maximum  celle  qui  se  déverse  sur  les  terres 
cultivables.  Les  plantes  sont  génératrices  d'énergie,  et  elles 
vivent  de  l'énergie  solaire  dont  elles  absorbent  un  trois  cen- 
tième sur  le  total  reçu  par  la  terre.  Ce  trois-centième  compte  : 
Ciamician  évalue  la  production  annuelle  de  la  matière  végé- 
tale à  32  billions  de  tonnes,  et  la  combustion  de  celle-ci  donne- 
rait autant  de  chaleur  que  la  combustion  de  18  billions  de 
tonnes  de  charbon.  La  vie,  la  vie  végétale  particulièrement, 
devrait  être  beaucoup  plus  abondamment  employée  à  la  pro- 
duction de  matières  contenant  de  l'énergie,  de  matières  éner- 
gétiques élaborées  aux  dépens  de  la  radiation  solaire. 

—  En  attendant,  l'homme,  qui  reste  volontiers  dans  l'or- 
nière dont  il  a  pris  l'habitude,  cherche  de  nouveaux  gisements 
de  charbon,  et  il  en  trouvera,  un  peu  partout,  dans  les  en- 
trailles de  la  terre.  Ce  sera  excellent  pour  les  régions  où  se 
révéleront  les  gisements,  et  l'industrie  s'y  ruera.  Mais  quelle 
sera  la  situation  des  vieux  pays  ayant  épuisé  leurs  provisions 
si  l'on  n'y  a  pas  élaboré  la  capture  d'énergies  naturelles  diver- 
ses? Ce  sera  la  déchéance.  La  conclusion  se  formule  d'elle- 
même,  et,  en  somme,  les  techniciens  l'ont  bien  compris. 

On  cherche  donc  de  nouveaux  gisements  de  houille,  et 
voici  qu'on  en  a  trouvé  de  très  importants  en  Mandchoune, 
à  Fushun.  Les  mines  dont  il  s'agit  seraient  les  plus  puissantes 
du  monde  :  elles  atteignent  jusqu'à  120  mètres  d'épaisseur, 
tout  en  charbon.  Elles  se  trouvent  à  une  quarantaine  de 
kilomètres  de  Moukden.  Il  y  a  600  ans  qu'on  les  connaît. 
Les  Coréens  furent  les  premiers  à  les  exploiter.  Puis  survin- 
rent les  Chinois  qui,  200  ans,  interdirent  l'extraction,  la 
jugeant  de  nature  à  troubler  le  repos  d'un  empereur  logé 
dans  un  mausolée  du  voisinage.  Les  Russes,  sans  s'encombrer 
d'un  tel  scrupule,  reprirent  l'exploitation  lors  de  la  guerre 
russo-japonaise,  puis  ce  fut  le  tour  des  Japonais.  Au  début, 
on  exploitait  par  chambres  et  piliers,  ce  qui  entraînait  la  perte 

BIBL.  UNIT,  cv  16 


266  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  70*'/o  du  gisement  ;  des  accidents  considérables  se  produi- 
sirent. Maintenant  on  procède  par  remblayage  hydraulique 
au  sable.  Et  on  a  encore  attaqué  à  ciel  ouverl,  avec  l'mtention 
de  descendre  à  360  mètres  de  profondeur. 

—  Nous  avons  parlé  ici-même  des  hydroglisseurs  de  Lam- 
bert. On  sait  le  principe  de  ces  bateaux,  et  les  avantages  qu'ils 
présentent  quand  il  s'agit  d'eaux  de  faible  profondeur.  Les 
Anglais  paraissent  avoir  été  les  premiers  à  en  faire  usage 
durant  la  guerre,  aux  colonies.  Et  l'expérience  a  si  bien  réussi 
que  le  gouvernement  français  s'est  avisé  d'en  recommander 
l'emploi  aux  colonies.  Il  a  été  fait  avec  ces  appareils  des  raids 
importants  :  de  Saigon  à  Angkor  et  retour  en  16  h.  47  ;  de 
Haïphong  à  Monçay  (480  km.  en  mer)  ;  de  Pnom-Peuh  à 
Khom  (220  milles)  en  quelques  heures  (au  lieu  de  7  jours 
par  chaloupe  à  vapeur  et  pirogue)  ;  remontée  du  fleuve  Rouge 
jusqu'à  la  frontière  de  Chine,  que  n'avait  encore  effectuée 
aucun  bateau,  etc. 

L'expérience  ayant  donné  les  meilleurs  résultats,  les  hydro- 
glisseurs de  Lambert  ont  été  introduits  un  peu  partout,  en 
Indo-Chine,  en  Afrique  (Côte  d'Ivoire,  Dahomey,  Niger, 
etc.),  où,  par  exemple,  le  trajet  Porto  Novo-Lagos,  de  96  km., 
a  été  fait  en  I  h.  40  au  lieu  de  1 1  heures  que  prennent  les 
services  ordinaires.  Sur  le  Congo,  un  hydroglisseur  a  fourni 
une  course  de  1 500  km.  En  Mésopotamie,  ils  ont  été  très  appré- 
ciés, et  l'Argentine  en  fait  usage  aussi.  La  Société  de  Lambert 
a  créé  des  hydroporteurs  de  fort  tonnage  pour  le  transport 
des  marchandises.  Ils  sont  construits  en  compartiments  de 
tôle  d'acier,  pour  faciliter  le  transport.  Portant  de  20  à  50 
tonnes,  ils  jaugent  au  maximum  40  cm.,  et  font  15  km.  à  l'heure 
avec  leur  hélice  aérienne,  actionnée  par  un  moteur  à  gaz 
pauvre  ou  à  essence.  Les  mêmes  hydroporteurs,  aux  fortes 
eaux,  peuvent  prendre  jusqu'à  150  tonnes.  L'hydroglisseur 
constitue  décidément  un  mode  de  navigation  pouvant  rendre 
de  très  grands  services  là  où  les  bateaux  ordinaires  ne  peuvent 
être  utilisés. 
—  Dans  un  important  travail  que  l'Académie  des  sciences 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE       '  267 

vient  de  récompenser,  M.  A.  Damiens  a  donné  de  très  intéres- 
sants renseignements  sur  le  brome  existant  dans  les  tissus 
animaux.  Jusqu'ici  on  ne  possédait  qu'une  information 
restreinte.  Les  méthodes  de  dosage  laissaient  à  désirer,  et, 
en  somme,  la  présence  du  brome  n'avait  été  décelée  que  dans 
quelques  organes.  M.  A.  Damiens  utilise  une  méthode  de  carac- 
térisation  et  de  dosage  due  à  MM.  Denigès  et  Chelle,  permet- 
tant de  déceler  un  six  millionième  de  brome  dans  une  prise 
d'essai  de  60  grammes.  Avec  la  méthode  employée,  M.  A. 
Damiens  a  trouvé  du  brome  dans  le  coton,  le  sucre  de  lait, 
le  charbon  de  bois,  dans  les  organes  du  chien,  du  bœuf,  du 
pigeon,  de  la  poule,  etc.  La  présence  de  cet  élément  est  cons- 
tante. Le  rapport  du  brome  au  chlore  est  constant,  mais  dans 
les  glandes  thyroïdes  où  il  y  a  beaucoup  d'iode,  il  ne  paraît 
pas  y  avoir  accumulation  parallèle  de  brome.  En  somme, 
il  y  a  du  brome  dans  les  tissus  des  êtres  les  plus  divers.  La  quan- 
tité n'est  d'ailleurs  pas  considérable  :  dans  100  grammes  de 
poumon  humain,  on  trouve  0  mg.  167  de  brome  (331  ana- 
lyses). L'étude  de  M.  Damiens  a  son  intérêt  en  physiologie  ; 
elle  en  a  beaucoup  aussi  pour  la  toxicologie. 

—  On  a  beaucoup  parlé  dans  la  presse  quotidienne  des 
perles  japonaises.  Ce  sont  des  perles  très  authentiques  qu'un 
Japonais,  M.  Mikimoto,  est  arrivé  à  faire  produire  à  la  méléa- 
grine  de  Martens.  Elles  offrent  tous  les  caractères  extérieurs 
des  perles  fines  naturelles.  On  les  obtient  par  une  greffe 
animale,  par  une  greffe  d'un  lambeau  de  l'épithélium 
autour  d'un  petit  noyau  de  nacre.  Le  sac  perlier  ainsi  constitué 
est  introduit  dans  les  tissus  sous-épithéliaux  ;  il  s'alimente 
aux  dépens  de  ceux-ci  et  fabrique  de  la  perle  autour  du  noyau 
inclus  à  l'intérieur.  Il  en  résulte  que  la  perle  de  greffe  a  un 
noyau  plus  volumineux  que  la  perle  naturelle.  Mais  elle  a 
la  même  valeur  et  le  même  orient.  Ce  qui  fait  le  prix  d'une 
perle,  ce  n'est  pas  son  intérieur  qu'on  ne  voit  pas,  mais  sa 
surface.  Or  la  surface  des  perles  japonaises  ne  diffère  en  rien 
comme  structure  et  qualités,  de  celles  des  perles  naturelles. 

Au  reste,  les  perles  naturelles  renferment  parfois  un  noyau  : 


268  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

un  parasite,  ou  autre  chose.  Mais,  dans  les  deux  cas,  le  mode 
de  formation  est  le  même.  La  perle  naturelle,  dit  M.  L.  Bou- 
tan,  se  forme  dans  un  sac  résultant  d'un  enveloppement  du 
noyau,  suivi  de  la  séparation  du  sac  ainsi  formé  d'avec  l'épi- 
thélium  aux  dépens  duquel  il  s'est  établi.  Ce  sac,  isolé,  reste 
dans  les  tissus,  et  une  perle  s'y  forme.  Seul  l'épithélium  est 
en  état  de  sécréter  de  la  perle.  Et  le  sac  perlier  provient  d'une 
invagination  de  l'épithélium  du  manteau,  aboutissant  à  la 
formation  d'un  sac  qui  s'isole.  La  nacre  et  la  perle  grise  ont 
une  même  origine  et  proviennent  de  la  sécrétion  de  l'épithé- 
lium du  manteau.  Seulement,  dans  la  nacre,  les  couches  sont 
planes,  alors  qu'elles  sont  circulaires,  sphériques,  dans  la 
perle.  Il  y  a  d'ailleurs  autre  chose  aussi  :  dans  le  cas  de  la  nacre, 
nous  sommes  en  présence  d'un  état  normal,  mais  le  sac  perlier 
représente  un  état  pathologique,  car  il  se  distend  progressi- 
vement par  le  fait  de  l'activité  de  sa  paroi.  Les  marchands  de 
perles  font  leur  possible  pour  discréditer  les  perles  japonaises  : 
mais  ils  n'y  réussissent  pas.  Le  mécanisme  de  la  formation 
des  perles  naturelles  et  des  japonaises  est  le  même,  et  le  résul- 
tat est  le  même.  Les  produits  ont  même  valeur,  mais  évidem- 
ment celle-ci  a  baissé  pour  les  naturelles,  et  si  la  fabrication 
provoquée  selon  les  procédés  imaginés  par  M.  Mikimoto 
se  généralise,  la  valeur  des  perles  diminuera  fortement. 

—  Chacun  sait,  car  cela  s'enseigne  à  l'école,  que  les  racines 
des  plantes  venant  au  contact  des  calcaires,  du  marbre  par 
exemple,  de  la  dolomie,  de  la  magnésite,  etc.,  digèrent  les  sels 
insolubles  et  laissent  une  trace,  une  usure  visible.  Il  ne  peut 
s'agir  d'une  action  mécanique  ;  l'action  est  d'ordre  chimique, 
et  chacun  sait  que  l'agent  de  la  corrosion  est  l'acide  carbo- 
nique sécrété  par  les  racines.  Mais  l'acide  carbonique  est-il 
seul  en  jeu?  Divers  expérimentateurs  se  le  sont  demandé, 
et  ont  fait  observer  qu'il  ne  manque  pas  d'acides  organiques 
capables  d'agir  comme  l'acide  carbonique.  A  ceci,  M.  E. 
Chemin,  qui  a  repris  les  expériences,  fait  observer  que  les 
racines  n'excrètent  pas,  appréciablement,  d'autres  acides  que 
le  carbonique,  et  que  celui-ci,  à  lui  seul,  suffit  largement  à 
produire  les  effets  observés. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  269 

—  Une  planète  fait  parler  d'elle  dans  le  monde  astrono- 
mique. Elle  a  une  conduite  tout  à  fait  anormale.  C'est  une 
planète  de  treizième  grandeur  (donc  inutile  de  chercher  à 
la  voir  à  l'oeil  nu),  découverte  en  1920,  qui  présente  cette  par- 
ticularité de  se  mouvoir  sur  un  orbite  très  excentrique,  comme 
une  comète.  Elle  va  se  promener  jusqu'à  la  distance  où  se 
trouve  Saturne.  Et  ce  n'est  pas  une  comète  :  la  photographie 
le  montre  nettement.  C'est  une  planète,  un  astéroïde,  qui  fait 
son  voyage  autour  du  soleil  en  13  ans.  A  ce  propos,  M.  Emile 
Belot  a  fait  observer  que  cette  planète  à  allures  excentriques 
apporte  à  la  cosmogonie  dualiste  et  tourbillonnaire  une  con- 
firmation précieuse.  Depuis  10  ans,  son  système  a  prévu  que 
chaque  grosse  planète  doit  être  accompagnée  d'une  famille 
de  petites.  Déjà  l'on  connaît  la  famille  des  petites  planètes  de 
Mars  et  de  Jupiter.  La  nouvelle  planète  découverte  appartient 
évidemment  à  la  famille  de  Saturne.  Et  M.  E.  Belot  est  fort 
aise  de  la  confirmation  apportée  à  ses  vues  astronomiques. 

—  M.  Newton  Harvey  vient  de  décrire  des  organes  lumi- 
neux à  bactéries,  des  lanternes  à  bactéries,  fort  intéressantes 
chez  deux  poissons  marins,  VAnomalops  et  le  Photoblepharon. 
Les  organes  lumineux  de  ces  deux  espèces  contiennent  d'in- 
nombrables bactéries,  et  c'est  à  l'absorption  d'oxygène  que 
ces  bactéries  doivent  leur  luminosité.  L'organe  lumineux  est 
très  riche  en  vaisseaux  sanguins  qui  apportent  l'oxygène 
nécessaire.  On  cherche  vainement  la  luciférine  et  la 
luciférase  les  deux  substances  habituellement  fabriquées 
par  les  glandes  lumineuses,  et  dont  la  dernière  agit  comme 
un  enzym  sur  l'oxydation  de  la  première.  Les  lanternes  de 
ces  deux  poissons  brillent  sans  interruption,  de  façon  tout  à 
fait  indépendante  des  stimulations  extérieures.  Ce  sont, 
pour  l'expérimentateur  américain,  de  véritables  incubateurs 
où  naissent,  se  développent  et  se  nourrissent  les  bactéries  : 
des  milieux  de  culture  parfaits  d'où  les  bactéries  mortes, 
devenues  inutiles,  sont  évacuées.  On  peut  bien  cultiver  ces 
bactéries  en  milieu  artificiel,  mais  elles  ne  sont  pas  lumineuses. 
La  luminescence  serait  donc  liée  à  un  subtratum  nutritif 
spécial.  Ce  serait  là  un  cas  de  symbiose  bien   marqué. 


270  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  Un  pasteur  américain,  à  New- York,  trouvant,  comme 
beaucoup  d'autres  d'ailleurs,  que  le  zèle  de  ses  paroissiens 
allait  sans  cesse  en  diminuant,  malgré  ses  objurgations  les 
plus  tempétueuses,  ou  ses  tentatives  les  plus  mielleuses  de 
persuasion,  se  demandait  récemment  par  quel  moyen  il  pour- 
rait bien  réchauffer  leur  ferveur  plus  que  défaillante.  Un  archi- 
tecte, qu'il  convoqua,  lui  fit  observer  que  l'éclairage  du  temple 
était  insuffisant.  C'était  un  peu  vrai.  Mais  l'architecte  avait 
un  dada  qu'il  s'empressa  d'exposer  au  pasteur.  Et  celui-ci 
l'adopta  avec  enthousiasme.  Les  couleurs,  déclara  le  spécia- 
liste, ont  un  effet  sur  l'état  d'âme.  Il  en  est  qui  excitent,  d'au- 
tres qui  dépriment.  Dans  le  cas  spécial,  il  était  tout  à  fait 
contre-indiqué  de  déprimer  la  congrégation.  Elle  l'était  déjà 
beaucoup  trop.  Il  fallait  la  ravigoter,  plutôt,  si  l'on  ose  employer 
un  terme  aussi  familier  et  sentant  la  cuisine.  Il  fallait  aussi 
la  mettre  en  mouvement,  lui  imprimer  des  oscillations,  rien 
que  pour  l'habituer  à  ne  pas  croupir  dans  un  marasme  sans 
nom.  Et  le  spécialiste  élabora  un  jeu  de  lampes  électriques 
à  colorations  variées  —  comme  au  théâtre.  Quatre  teintes  furent 
adoptées  :  le  rose,  le  jaune  d'ambre,  le  bleu  et  le  vert.  Le  rouge  fut 
exclu  :  il  est  trop  agitant.  Et  un  tableau  ingénieusement  établi 
permettait  au  pasteur  de  faire  régner  dans  l'édifice  tantôt  une 
couleur,  tantôt  une  autre,  selon  le  moment,  l'occupation,  les 
circonstances,  sur  un  simple  geste  du  doigt. 

Quel  a  été  l'effet?  En  tout  cas,  beaucoup  de  gens  sont  venus 
«  pour  voir  ».  Il  reste  à  savoir  ce  que  durera  la  curiosité  ainsi 
éveillée  dans  le  public,  et  quelle  sera  l'action  des  jeux  de  lu- 
mière sur  la  foi.  Déjà,  la  musique  jouait  son  rôle  dans  les 
cérémonies  religieuses  :  voici  que  les  couleurs  s'en  mêlent.  Après 
avoir  parlé  à  l'oreille  et  à  l'œil,  voudra-t-on  parler  aussi  au 
nez,  par  des  symphonies  odorantes,  et  aux  autres  sens  par  des 
excitants  appropriés  ?  En  bonne  logique,  on  ne  voit  pas 
pourquoi  pas. 

—  Publications  nouvelles.  —  Voici  pour  le  naturaliste, 
dans  l'excellente  Encyclopédie  pratique  du  naturaliste  que 
publie  M.  Paul  Lechevalier  (12,  rue  de  Tournon.  Paris), 
trois  volumes  à  joindre  aux  autres  sur  les  Arbres,  Arbustes 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  271 

et  Fleurs  (des  bois,  prairies)  :  Les  Algues  marines,  par  G. 
Wuitner  ;  Les  Insectes  et  leurs  ^dégâts,   par    E.  Dongé  et  P. 
Estrot  ;  Les  Champignons  de  France,  par  A.  Maublanc.  Chaque 
volume  forme  un  atlas  de  poche,  portatif,  donnant  les  figures 
en   couleurs   et   la   description   des   espèces.  C'est  dire   qu'il 
rend  autant  de  services  à  la  promenade  à  travers  champs  que 
dans   la   bibliothèque.   Dans  tous  les   cas,   les  particularités 
biologiques   intéressantes   sont   soigneusement   signalées.    Le 
naturaliste  amateur  trouvera   cette   collection   précieuse,   — 
Dans  La  Genèse  de  l'Energie  psychique,  M.  L.  Danysz,  après 
avoir  consacré   deux  volumes   de   philosophie   à  l'évolution 
des  maladies,  développe  ce  concept  que  tout  l'univers  tend 
vers  la  pensée.  Après  de  lents  développements  au  cours  de  la 
préhistoire,    1  intelligence   humaine   a   acquis   une   puissance 
remarquable  par  la  conquête  de  l'énergie  spirituelle.  Et  elle 
en  acquerra  une  plus  grande  encore.  —  Voici  encore  pour  le 
psychologue  un  livre  fort  intéressant  de  M.  R.  Warcollier  : 
La  Télépathie  (F.  Alcan,  Paris).  L'auteur  consacre  une  place 
importante  aux  études  expérimentales  qui  ont  été  faites  sur 
la  télépathie,  et  il  a  grandement  raison.  Qu'en  résulte-t-il  ? 
Pour  M.  Ch.  Richet,  la  télépathie   «  est  un  fait  démontré  ». 
C'est  aussi  la  conclusion  de  M.  Warcollier.  Son  Hvre  est  très 
sérieux    et   intéressant.   —   Vous    intéressez-vous    aux   pro- 
blèmes  d'Extrême-Orient?   Voici,   de   M.   F.   Challaye,    La 
Chine  et  le  Japon  politiques  (F.  Alcan),  œuvre  très  substan- 
tielle sur  les  Jaunes,  sur  ce  qui  se  passe  chez  eux,  sur  la  com- 
plexité des  problèmes,  sur  l'immense  difficulté  qu'il  y  a  à 
établir  l'équité  dans  les  rapports  entre  nations.  —  Etes-vous 
photographe?  Le  Secret  du  Temps  de  Pose,  par  M.  E.  Pitois 
(Delagrave)  vous  initiera  à  coup  sûr.  M.  Pitois  étudie  principa- 
lement l'influence  du  temps  de  pose  sur  la  valeur  artistique 
de  la  photographie.  —  Qu'est-ce  que  Le  Livre  des  Champs, 
de  J.  H.  Fabre  (Delagrave,  Paris) ?  C'est  un  livre   de    l'émi- 
nent    entomologiste,     consacré    aux    travaux    des    champs, 
écrit  pour  le  grand  public,  œuvre  de  vulgarisation  de  lecture 
très  facile,  et  charmante,  qui  plaira  aux  jeunes  non  moins 
qu'aux  adultes.  —  Sans  doute  vous  vous  intéressez  à  la  rela- 


272  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

tivité.  Voici  un  excellent  volume  de  M.  G.  Moch,  sur  Les 
Phénomènes  de  Relativité,  admirablement  documenté  et  fouillé, 
destmé  au  grand  public  (Flammarion,  Paris)  ;  voici  aussi  La 
notion  du  temps  d'après  Einstein  (F.  Alcan,  Paris),  par  M.  P. 
Dupont  :  ouvrage  écrit  au  point  de  vue  philosophique  ;  et 
enfin  La  Relativité  et  les  Forces  dans  le  système  cellullaire  du 
monde,  un  essai  de  cosmogonie  scientifique,  par  S.  Chris- 
terco,  qui  est  un  peu  plus  dur  de  lecture  (F.  Alcan,  Paris). 
—  Pour  les  amis  de  la  géographie,  signalons  Le  Pôle  Sud, 
Histoire  des  voyages  antarctiques,  par  J.  Rouch  (Flammarion, 
Pans).  C'est  bien  l'histoire  des  voyages  antarctiques,  depuis 
1  origine  jusqu'à  Scott,  œuvre  pleine  d'intérêt,  avec  illustra- 
tions abondantes.  —  Vous  intéressez-vous  à  la  linguistique? 
En  ce  cas  lisez  les  Essais  de  Géographie  linguistique,  de  M.  A. 
Dauzat.  Son  étude  consacrée  aux  noms  d'animaux  est  d'un 
très  vif  intérêt  et  de  lecture  très  amusante,  mais  l'ortografe 
fonétique  est  très  déplaisante  (Editeur  E.  Champion,  Paris). 
—  Les  géologues  remercieront  M.  A.  Lacroix,  le  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  Sciences  de  Paris,  de  la  belle 
biographie  qu'il  publie  (chez  Perrin)  de  Déodat  Dolomien. 
Cette  histoire  d'un  géologue  dont  le  nom  reste  dans  la  dolomie 
et  les  dolomites,  dont  l'existence  fut  très  aventureuse,  est  racon- 
tée en  fort  bons  termes  par  M.  A.  Lacroix,  et  accompagnée 
d'une  correspondance  abondante,  restée  inédite  jusqu'ici,  que 
l'auteur  a  pu  retrouver.  Excellente  monographie,  comme  on 
en  voudrait  pour  beaucoup  d'autres  savants.  —  Enfin,  signa- 
lons une  petit  livre  fort  bon  de  M.  E.  Le  Darrois.  sur  Les 
Poissons  comestibles  de  la  Manche  et  de  i Atlantique  français 
(publication  du  Journal  de  la  Marine  marchande,  Bd.  Hauss- 
mann,  Paris).  C'est  un  résumé  succinct  avec  nombreuses  illus- 
trations des  principaux  poissons,  avec  renseignements  sur  leur 
description,  leur  pêche  et  leur  reproduction.  M.  Le  Darrois 
est  particulièrement  qualifié  pour  la  tâche  qu'il  a  entreprise, 
et  menée  à  bien. 

Henry  de  Varigny. 


Le    droit    fluvial    international 
et   le  régime  du   Danube. 


Les  fleuves,  «  chemins  qui  marchent  »,  disait  Pascal, 
et  qui  «  portent  où  l'on  veut  aller,  mais  qui  ne  reportent 
malheureusement  pas  où  l'on  veut  revenir  »,  sont 
néanmoins  des  voies  de  communications  d'une  utilité 
considérable,  grâce  aux  progrès  de  la  mécanique. 
A  notre  époque  d'industrialisme  et  de  progressif 
enchevêtrement  des  échanges  matériels,  la  valeur  des 
cours  d'eau  pour  les  relations  commerciales  devait 
nécessairement  augmenter  ;  nécessairement  aussi,  elle 
devait  susciter  entre  les  Etats  que  le  cours  d'eau  tra- 
verse ou  sépare  des  rivalités,  des  conflits,  qu'il  a  fallu 
régler  par  le  droit  et  l'intérêt  communs  de  tous  les 
pays  à  se  servir  des  grands  fleuves  internationaux, 
librement  et  conformément  à  certaines  règles. 

Est-il  besoin  de  le  dire  ?  La  tâche  de  concilier  les 
intérêts  de  la  communauté  civilisée  avec  les  droits  qui 
résultent  de  la  souveraineté  territoriale  a  été  longue 
autant  que  compliquée,  malaisée,  épmeuse.  Nous 
Talions  voir  en  étudiant  le  régime  octroyé  au  Danube. 
Mais  nous  constaterons  aussi  que  la  rivalité  de  certaines 
nations  eut  une  conséquence  heureuse.  Un  organisme 
surgit,  un  «  concert  de  délégués,  une  «  commission 
européenne  »,  par  un  procédé  analogue  à  celui  qui 
conduisit  à  ce  que  le  XVI®  siècle  appela  une  societas 
gentium,  lorsque  la  rivalité  des  maisons  de  France  et 

BIBL    UNIV.   CV  19 


274  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

d'Autriche  nécessita  la  création  d'un  corps  régulier 
et  permanent  d'ambassadeurs. 

Le  régime  du  Danube  avant  1855. 

Vers  la  fin  du  XVIII®  siècle,  chaque  Etat  exerçait 
encore  un  droit  exclusif  de  propriété  sur  la  section 
fluviale  incluse  dans  ses  frontières.  Mais  le  nouvel 
ordre  de  choses,  les  idées  modernes  qui  pénétraient 
dans  le  droit  public  des  peuples  et  surtout  la  fréquence 
accrue  des  rapports  internationaux  s'accommodaient 
mal  de  cet  exclusivisme.  De  sérieuses  modifications 
s'imposaient. 

La  Convention  le  comprit.  Dans  sa  séance  du 
16  novembre  1792,  elle  proclama  qu'  «  une  nation  ne 
saurait  sans  injustice  prétendre  au  droit  d'occuper 
exclusivement  le  cours  d'une  rivière  »,  qu'un  tel  droit 
est  «  un  monopole  odieux  »,  et  elle  chargea  le  générai 
en  chef  des  armées  françaises  en  Belgique  «  de  prendre 
les  mesures  les  plus  précises  et  d'employer  tous  les 
moyens  à  sa  disposition  pour  assurer  la  liberté  de  la 
navigation  et  des  transports  dans  tout  le  cours  de 
l'Escaut  et  de  la  Meuse^  » 

Au  Congrès  de  Rastadt,  en  1798,  une  note  des  plé- 
nipotentiaires français,  relative  au  Rhin,  émit  le  vœu 
que  la  navigation  sur  le  Danube,  entre  autres,  fût 
libre  aussi,  et  dans  le  Traité  de  Paris  (1814)  figure  un 
article  5,  où  il  est  dit  :  «  Il  sera  examiné  et  décidé  de 
même,  dans  le  futur  Congrès,  de  quelle  manière,  pour 
faciliter  les  communications  entre  les  peuples  et  les 
rendre  toujours  moins  étrangers  les  uns  aux  autres,  la 
disposition  ci-dessus  ^  pourra  être  également  étendue 

*  Extrait  des  Registret  du  Conseil  exécutij  provisoire  du  16  novembre  1792.  Ce 
document  fut  rendu  public  le  20  novembre  1792.  à  Anver».  par  le  général  de  la 
Bourdonnait. 

'  Concernant  le  Rhin  libre. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  RÉGIME  DU  DANUBE      275 

à  tous  les  grands  fleuves  qui,  dans  leur  cours  navigable, 
séparent  ou  traversent  différents  Etats.  » 

En  1815,  le  Congrès  de  Vienne  décide  que  «  le 
système  employé  pour  le  Rhin  sera  également  appli- 
cable *  »  au  Danube  et  autres  grands  fleuves,  l'Elbe, 
l'Escaut,  la  Vistule,  etc.  Ce  système,  remarquons-le, 
s'éloignait  des  principes  libéraux  du  Traité  de  Paris 
en  ce  que  l'adoption  d'un  amendement  proposé  par 
le  plénipotentiaire  de  Prusse,  baron  de  Humboldt, 
supprimait  la  liberté  absolue  pour  tous  les  pavillons 
et  n'autorisait  la  navigation  que  «  sous  le  rapport  du 
commerce.  >> 

En  réalité,  les  allusions  faites  jusqu'ici  au  Danube 
furent  sans  résultat  effectif.  Il  faut  arriver  aux  confé- 
rences tenues  à  Vienne  pendant  la  guerre  de  Crimée 
pour  trouver  l'idée  d'une  commission  dite  européenne, 
composée  des  représentants  de  l'Autriche,  de  la  France, 
de  la  Grande-Bretagne,  de  la  Prusse,  de  la  Russie,  de 
la  Sardaigne  et  de  la  Turquie.  «  N'est-ce  pas  un  fait 
étrange  que  le  plus  grand  cours  d'eau  international 
européen,  que  Napoléon  avait  appelé  «  le  Roi  des 
fleuves  de  l'Europe  »  et  qui  forme  la  voie  de  communi- 
cation fluviale  entre  l'Occident  et  l'Orient,  était  resté 
jusqu'en  1856  en  dehors  du  droit  public  européen, 
consacré  par  le  congrès  de  Vienne^  ?  » 

Le  fait  n'a  rien  d'étonnant  si  l'on  pense  à  la  poli- 
tique orientale  de  la  Russie,  à  ses  efforts  persévérants 
pour  asseoir  sa  puissance  et  s'assurer  une  situation 
privilégiée  sur  le  Roi  des  Fleuves  qu'elle  convoitait 
surtout,  ce  semble,  comme  route  stratégique.  En  1812, 
la  Russie  signe  le  traité  de  Bucarest  avec  la  Porte  qui 

*  Proccs-verbal  de  la  Commission  relative  à  la  libre  navigation  des  rivières,  2  février 
1815, 

Geffken  :  La  question  du  Danube,  page  6. 


276  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

lui  cède  la  Bessarabie.  La  voici  Etat  riverain  du  Da- 
nube. Par  la  convention  d'Akkermân,  le  25  septembre 
1826,  elle  obtient  dans  le  delta  le  bras  intermédiaire 
deSoulina,  c'est-à-dire  la  passe  la  plus  facile  ;  en  1829, 
l'article  3  du  traité  d'Andrinople  lui  attribue  le  bras 
méridional  de  Samt-Georges  ou  Chidrillis  et  les  îles 
formées  par  les  trois  embouchures  du  Danube.  Et  elle 
profite  de  sa  situation  considérable  sur  cette  magni- 
fique voie  naturelle  de  trafic  pour  en  ruiner  le  com- 
merce au  profit  d'Odessa.  <f  au  mépris  des  articles  108, 
109  et  1 13  de  l'Acte  du  Congrès  de  Vienne  qui  portait 
sa  signature*.  » 

Troisième  Conférence  de  Vienne.  (1855). 

L'une  des  «  quatre  garanties  »,  contenues  dans  le 
protocole  du  8  août  1854  et  reconnues  nécessaires  au 
rétablissement  de  la  paix  entre  la  Russie  et  la  Porte, 
stipulait  que  la  navigation  aux  embouchures  du  fleuve 
serait  délivrée  de  toute  entrave  et  soumise  à  l'appli- 
cation des  principes  consacrés  par  les  actes  du  congrès 
de  Vienne. 

A  la  séance  du  21  mai  1855,  on  aborde  donc  la  ques- 
tion du  Danube. 

Cette  question,  expose  le  prince  Gortschakoff,  a 
deux  faces  :  l'une  politique,  l'autre  commerciale  et 
pratique,  mais  à  tous  les  points  de  vue,  la  Russie, 
affirme-t-il,  a  fait  tout  son  possible  pour  que  rien  ne 
s'opposât  à  la  liberté  de  navigation.  Elle  a  pris  toutes 
les  mesures  pour  en  faciliter  l'usage. 

Le  plénipotentiaire  autrichien,  baron  de  Prokesch- 
Osten,  ne  met  pas  en  doute  les  bonnes  intentions  du 
gouvernement  russe,  mais  l'intention  ne  peut  pas  être 
réputée  pour  le  fait. 

'  Geffken  :  La  question  du  Danube,  page  6. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE      277 

L'adhésion  loyale  de  la  Russie,  reprend  le  prince 
Gortschakoff,  est  acquise  à  toutes  les  mesures  qu! 
auront  pour  but  la  liberté  de  navigation  sur  le  Danube. 
Mais  le  mot  nouveau,  syndicat,  qui  désigne  la  commis- 
sion chargée  de  réglementer  cette  liberté,  ne  présente 
pas  une  idée  claire  et  précise,  selon  lui.  La  question 
étant  relative  au  commerce,  il  n'y  faut  rien  mêler  qui 
ait  un  caractère  politique. 

On  ne  peut  dépouiller  la  question  du  Danube,  qui 
comporte  une  garantie  européenne,  de  tout  caractère 
politique,  remarque  le  baron  de  Bourqueney,  pléni- 
potentiaire français.  Quant  au  mot  syndicat,  il  a  un 
sens  précis,  rigoureux.  Le  syndicat  est  le  représentant 
des  intérêts  de  tous. 

Le  prince  Gortschakoff  déclare  qu'il  s'opposera  à 
l'adoption  du  mot,  nouveau  dans  le  vocabulaire  diplo- 
matique, s'il  implique  un  droit  de  souveraineté^. 

Les  plénipotentiaires  adoptent  donc  l'expression  de 
Commission  Européenne  (23  mars  1855). 

A  cette  même  séance,  lord  Russel  exprima  le  vœu 
de  la  Grande-Bretagne  d'être  représentée  à  la  fois  dans 
les  deux  commissions,  l'européenne  et  la  riveraine,  ou 
si  cette  dernière  ne  devait  être  composée  que  d'Etats 
riverains,  que  la  Commission  européenne  fût  perma- 
nente. 

La  nécessité  et  l'utilité  de  cette  permanence  ayant 
été  discutées,  il  fut  convenu  que  la  Commission  euro- 
péenne ne  pourrait  être  dissoute  que  d'un  commun 
accord. 

Congrès  de  Paris  (1856). 

Le  Congrès  qui  devait  statuer  sur  les  préliminaires 
de  la  paix  signée  à  Vienne,  le  1^'  février,  se  réunit  le 

^  Con{«5rcncc  de  Vienne.  Protocole  n°  4,  21  mars  1855. 


278  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

25  février  à  Paris,  sous  la  présidence  du  ministre  des 
Affaires  étrangères  de  Napoléon  III,  comte  Walewski, 
en  raison  du  rôle  prépondérant  joué  par  la  France. 
L'Autriche  était  représentée  par  le  comte  de  Buol- 
Schauenstein  et  le  baron  de  Hubner,  l'Angleterre  par 
lord  Clarendon  et  lord  Cowley,  la  Russie  par  le  prince 
Orloff,  la  Sardaigne  par  Cavour,  la  Turquie  par  Fuad 
et  Ali-pacha.  La  Prusse  ne  fut  admise  à  siéger,  et  sur 
les  très  vives  instances  de  l'empereur  Napoléon, 
qu'après  l'ouverture  des  séances. 

Dans  le  traité  de  paix,  qui  fut  signé  le  30  mars  1856, 
figurent  cinq  articles  (art.  15-19)  concernant  la  liberté 
de  navigation  sur  la  Danube  maritime,  dont  les  condi- 
tions d'accès  devaient  être  améliorées,  sous  la  surveil- 
lance des  sept  puissances.  La  navigation  et  le  commerce 
étaient  soumis  à  une  législation  conforme  aux  principes 
régissant  les  fleuves  «  conventionnels  ». 

L'art.  15  appliquait  au  Danube  et  à  ses  embouchures 
les  règles  posées  par  l'Acte  du  Congrès  de  Vienne, 
quant  à  la  navigation  sur  les  fleuves  qui  séparent  ou 
traversent  plusieurs  Etats.  Excepté  les  règlements  de 
police  et  de  quarantaine,  concernant  la  sûreté  de  ces 
Etats,  —  règlements  qui  devaient  être  conçus  de  ma- 
nière à  favoriser,  autant  que  possible,  la  circulation 
des  navires,  —  aucun  obstacle  quelconque  ne  pouvait 
être  apporté  à  la  libre  navigation. 

L'article  16  instituait  la  Commission  européenne  où 
les  sept  puissances  contractantes  étaient  représentées 
chacune  par  un  délégué.  Sa  tâche  était  de  «  dégager 
les  embouchures  du  Danube,  ainsi  que  les  parties  de 
la  mer  y  avoisinantes,  des  sables  et  autres  obstacles,... 
afin  de  mettre  cette  partie  du  fleuve  et  lesdites  parties 
de  la  mer  dans  les  meilleures  conditions  possibles  de 
navigabilité.  >♦ 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE      279 

Avant  la  guerre  mondiale,  on  relevait  environ  cin- 
quante faits  d'association,  unissant  ou  des  groupes  de 
nations,  ou  la  majorité,  ou  même  l'unanimité  des 
nations  civilisées,  par  exemple  l'Union  postale  univer- 
selle. La  Commission  européenne  du  Danube  entrait 
dans  cet  ordre  de  faits  et  en  était  peut-être  l'expression 
la  plus  parfaite.  Elle  avait  fini  par  jouir  d'un  privilège 
sans  autre  exemple  dans  l'histoire  du  droit  interna- 
tional. 

En  vertu  de  cette  investiture  qui,  de  temporaire, 
devint  en  quelque  sorte  permanente,  la  Commission 
européenne  peu  à  peu  arriva  à  exercer  à  la  Soulina  et 
sur  toute  la  partie  du  Danube  située  en  aval  d'Isaktcha, 
une  véritable  souveraineté.  Elle  eut  finalement  des 
immeubles,  sa  flotte,  son  pavillon,  des  insignes  parti- 
culiers pour  son  personnel  administratif  et  technique, 
ses  revenus  publics,  son  budget,  ses  emprunts  et  sa 
dette.  Elle  était  au  bénéfice  de  la  neutralité.  Elle  déli- 
bérait, faisait  les  règlements  de  police  et  de  navigation, 
surveillait  leur  application,  jugeait  les  infractions, 
punissait  les  contrevenants,  fixait  les  tarifs,  décidait 
et  exécutait  les  plans  de  travaux,  nommait,  rétribuait 
et  révoquait  ses  fonctionnaires.  Aucune  question  tou- 
chant la  marine  marchande  sur  le  Bas-Danube  qui 
lui  fût  interdite. 

Par  l'institution  de  ce  syndicat  international,  muni 
de  prérogatives  si  exceptionnelles,  pratiquement  le 
delta  était  neutralisé  au  profit  de  toutes  les  nations 
placées  sur  un  pied  d'égalité  parfaite. 

Quant  à  la  Commission  riveraine,  prévue  parl'art.  1 7, 
elle  était  composée  des  délégués  de  l'Autriche,  de  la 
Bavière,  de  la  Sublime-Porte  et  du  Wurtemberg  (un 
par  Etat),  auxquels  devaient  être  adjoints  les  commis- 
saires  des   trois   principautés   danubiennes,   dont   la 


280  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

nomination  était  soumise  à  l'approbation  de  la  Porte. 
Dite  permanente,  cette  commission  avait  à  élaborer 
les  règlements  de  navigation  et  de  police  fluviale,  à 
établir  un  régime  conforme  aux  dispositions  du  traité 
de  Vienne,  à  ordonner  et  à  faire  exécuter  sur  le  cours 
du  fleuve  les  travaux  nécessaires  et,  après  la  dissolution 
de  la  Commission  européenne,  en  lui  succédant,  à 
veiller  au  maintien  de  la  navigabilité  des  embouchures 
et  des  parties  de  la  mer  y  avoisinantes. 

L'art.  18  limitait  la  durée  de  la  Commission  euro- 
péenne à  deux  ans.  Mais  la  commission  permanente 
(riveraine),  sans  être  supprimée  d'une  manière  expli- 
cite, en  réalité  ne  put  pas  fonctionner  et  les  pouvoirs 
de  la  commission  temporaire  (européenne)  furent 
prorogés  à  plusieurs  reprises  :  en  août  1858,  par  la 
Conférence  de  Paris  pour  sept  ans;  en  mars  1866,  par 
la  nouvelle  conférence  de  Paris  pour  cinq  ans  ;  en  mars 
1871,  par  le  protocole  de  Londres  pour  douze  ans 
(prorogation  confirmée  en  juillet  1878  par  le  traité  de 
Berlin),  et  en  mars  1883,  par  le  traité  de  Londres,  pour 
vingt  et  un  ans,  soit  jusqu'au  24  avril  1904,  avec  clause 
de  tacite  reconduction  de  trois  ans  en  trois  ans,  sauf 
dénonciation  faite  par  l'une  des  puissances  contrac- 
tantes, un  an  avant  l'expiration  du  terme. 

L'art.  19,  enfin,  donnait  à  chacune  des  puissances 
contractantes  le  droit  de  faire  stationner,  en  tout  temps, 
deux  bâtiments  légers  aux  embouchures  du  Danube. 

L'Acte  de  Navigation. 

La  Commission  dite  permanente  (riveraine),  n'eut 
qu'une  existence  paralytique,  un  vouloir  stérile,  une 
apparence  d'autorité.  Convoqués  à  Vienne,  ses  mem- 
bres-délégués du  Wurtemberg,  de  la  Bavière,  de 
l'Autriche,   de   la  Turquie  et  des   trois  principautés 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE      281 

danubiennes,  Moldavie,  Valachie,  Serbie,  ses  membres, 
disons-nous,  élaborèrent  l'Acte  de  Navigation  qu'ils 
avaient  à  rédiger,  le  7  novembre  1857.  Mais  l'article  8 
de  ce  règlement,  établissant  une  distinction  entre  la 
navigation  maritime  et  le  cabotage  intérieur,  réservait 
celui-ci  aux  riverains.  En  réalité,  il  le  monopolisait 
en  faveur  de  la  puissante  Compagnie  I.  R.  autrichienne 
de  navigation  à  vapeur  ^;  il  dépouillait  les  non-rive- 
rains de  droits  acquis  et  opposait  les  intérêts  de  l'Au- 
triche à  ceux  de  l'Europe.  L'Acte  du  7  novembre  parut 
aux  puissances  contraire  à  l'esprit  des  clauses  générales 
adoptées  à  Paris.  Il  resta  lettre  morte. 

De  son  côté,  et  conformément  à  ses  compétences, 
la  Commission  européenne  rédigea  son  Acte  de  Navi- 
gation (signé  à  Galatz,  le  2  novembre  1 865),  aux  termes 
duquel  elle  se  chargeait,  à  l'exclusion  de  toute  ingérence 
quelconque,  d'administrer  les  ouvrages  et  établisse- 
ments créés  en  exécution  de  l'article  16  du  Traité  du 
3  novembre  1856,  de  veiller  à  leur  maintien,  à  leur 
conservation,  et  de  leur  donner  tout  le  développement 
nécessaire. 

La  Conférence  de  Paris,  en  mars  1866,  à  l'unanimité, 
sanctionna  cet  Acte  très  légèrement  modifié.  Les  pièces 
étaient  au  nombre  de  trois  :  1 .  L'instrument  principal 
de  la  Commission  relative  à  la  navigation  des  embou- 
chures du  Danube  ;  2.  le  règlement  de  navigation  et  de 
police  ;  3.  le  tarif  des  droits  de  navigation. 

Le  régime  du  Danube  à  la  date  susdite  est  donc  le 
suivant  : 

1 .  Les  pouvoirs  de  la  Commission  européenne  sont 
prorogés  et  s'exercent  entre  Isaktcha  et  la  mer. 

2.  Le  règlement  élaboré  par  la  Commission  riveraine, 

^  Compagnie  Impériale  et  Royale  privilégiée. 


282  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

en  1857,  n'ayant  pas  été  ratifié  par  l'Europe,  le  régime 
qui  existait  avant  le  Traité  de  Paris  reste  en  vigueur 
pour  le  Moyen  Danube,  qui  s'étend  d'Isalctcha  à  Orsova 
(Portes  de  Fer). 

3.  Le  Haut- Danube  (des  Portes  de  Fer  à  la  source  du 
fleuve)  est  soumis  au  règlement  établi  par  l'Autriche 
et  les  riverains  allemands. 

Conférence  de  Londres  (1871). 

La  guerre  franco-allemande  ayant  bouleversé  l'équi- 
libre européen,  la  Russie  profita  des  conjonctures 
pour  dénoncer  les  clauses  humiliantes  du  traité  de 
Paris  qui,  neutralisant  la  mer  Noire,  avaient  limité  à 
l'extrême  sa  force  navale. 

Une  circulaire  du  prince  Gortschakoff  (octobre 
1870)  avisa  les  puissances  que  «  les  altérations  suc- 
cessives, qu'ont  subies  durant  ces  dernières  années 
les  transactions  considérées  comme  fondement  de 
1  équilibre  européen,  ont  placé  le  Cabinet  impérial 
dans  la  nécessité  d'en  examiner  les  conséquences 
pour  la  position  politique  de  la  Russie  ».  Seule, 
dit-il,  la  Russie  a  respecté  ses  engagements.  Sa  Majesté 
Impériale  ne  saurait  se  considérer  plus  longtemps 
comme  liée  aux  obligations  du  traité  de  1856,  en  tant 
qu'elles  restreignent  ses  droits  de  souveraineté  dans 
la  mer  Noire. 

Cette  abrogation  unilatérale  d'un  traité  entré  dans 
le  droit  public  européen  fut  mal  accueillie  à  Vienne, 
à  Rome,  à  Londres  surtout.  Mais  grâce  à  l'interven- 
tion et  à  la  dextérité  de  Bismarck,  un  conflit  fut  évité. 
L'Angleterre  et  l'Autriche  se  bornèrent  à  demander 
une  conférence  européenne,  concession  de  pure  forme 
que  le  prince  Gortschakoff  ne  pouvait  refuser. 

Cette  conférence  se  réunit  à   Londres  en  janvier 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE      283 

1871.  L'Autriche  avait  tout  intérêt  à  accorder  de 
bonne  grâce  ce  que  demandait  sa  puissante  voisine  ; 
l'Angleterre  était  isolée  ;  la  France  ne  fut  représentée 
qu'après  toutes  décisions  prises.  Bref,  la  limitation 
des  forces  russes  dans  la  mer  Noire  ne  fut  pas  main- 
tenue. 

Quant  au  Danube,  la  Conférence  prorogea  les  pou- 
voirs de  la  Commission  européenne  jusqu'au  24  avril 
1883,  terme  de  l'amortissement  d'un  emprunt  con- 
tracté par  la  Commission  sous  la  garantie  de  l'Au- 
triche-Hongrie,  de  l'Allemagne,  de  la  France,  de  la 
Grande-Bretagne,  de  l'Italie  et  de  la  Turquie.  Le 
bénéfice  des  immunités  fut  étendu  à  tout  le  per- 
sonnel administratif  et  technique.  Mais  il  était  entendu 
que  les  dispositions  de  cet  article  ne  devaient  en  rien 
affecter  le  droit  qu'avait  la  Sublime-Porte  de  faire 
entrer,  comme  de  tout  temps,  ses  bâtiments  de  guerre 
dans  le  Danube  en  sa  qualité  de  puissance  territo- 
riale. 

Enfin,  la  Commission  riveraine,  si  les  Etats  rive- 
rains jugeaient  sa  convocation  utile,  pouvait  se  réunir, 
conformément  à  l'article  17  du  traité  de  Paris. 

Traité  de  Berlin  (WS). 

A  la  fin  de  la  guerre  russo-turque,  quand  fut  signé 
le  traité  de  San  Stefano,  la  Russie  se  trouva  en  face 
d'une  coalition  austro-anglaise.  L'idée  lancée  par 
Andrassy  de  réunir  une  conférence  européenne  fut 
favorablement  accueillie  par  les  puissances.  Même 
Bismarck,  sur  les  bonnes  dispositions  duquel  la  Russie 
comptait  pourtant,  se  prononça  pour  cette  réunion 
où  devaient  être  examinées  et  tranchées  les  questions 
d'un  intérêt  général. 

La  conférence  fut  convoquée  à  Berlin  et  le  traité 


284  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

qu'elle  élabora  signé  le  13  juillet  1878.  II  apportait 
au  régime  international  du  Danube  les  modifications 
suivantes  : 

1"  La  Roumanie  rétrocède  à  la  Russie  la  Bessa- 
rabie, que  lui  avait  enlevée  le  traité  de  Paris,  et  la 
rive  gauche  du  delta  danubien  (bras  de  Kilia),  dont 
le  thalweg  servira  de  frontière  russo-roumaine  (article 

45). 

2°  A  titre  de  compensation,  la  Roumanie  —  admise 
à  se  faire  représenter  à  la  Commission  européenne  — 
reçoit  les  îles  du  Delta,  antérieurement  attribuées  à 
la  Russie,  le  Sandjak  de  Toultcha  et  la  Dobroutcha 
(articles  46  et  53). 

3°  «  Pour  accroître  les  garanties  assurées  à  la  liberté 
de  navigation  ",  depuis  les  Portes  de  Fer  jusqu'à 
l'embouchure,  toutes  les  forteresses  seront  rasées  ; 
il  ne  pourra  pas  en  être  élevé  d'autres  ;  les  bâtiments 
de  guerre  ne  pourront  pas  naviguer  sur  le  Danube, 
en  aval  des  Portes  de  Fer.  Exception  est  faite  pour 
les  stationnaires  des  embouchures  et  pour  les  bâti- 
ments légers  de  la  police  fluviale  et  du  service  des 
douanes  (article  52). 

4**  La  Commission  européenne  exercera  ses  fonc- 
tions, dorénavant,  jusqu'à  Galatz  dans  une  com- 
plète indépendance  de  l'autorité  territoriale.  Sont 
confirmés  tous  les  traités,  arrangements,  actes  et 
décisions,  relatifs  à  ses  droits,  privilèges,  préroga- 
tives et  obligations  (article  53). 

5^^  Une  année  avant  l'expiration  du  terme  assigné 
à  l'existence  de  la  Commission  européenne,  les  Puis- 
sances se  mettront  d'accord  sur  la  prolongation  de 
ses  pouvoirs  ou  sur  les  modifications  qu'elles  juge- 
raient nécessaires  d'y  introduire  (article  54). 

6^  La   Commission   européenne,   assistée  de  délé- 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE      285 

gués  des  Etats  riverains  (Serbes,  Bulgares,  Rou- 
mains) est  chargée  d'élaborer  les  règlements  de  navi- 
gation, de  police  fluviale,  de  surveillance,  pour  la 
partie  du  fleuve  qui  s'étend  en  amont  de  Galatz  jus- 
qu'aux Portes  de  Fer,  et  de  les  mettre  en  harmonie 
«  avec  ceux  qui  ont  été  ou  seraient  édictés  pour  le 
parcours   en  aval   de   Galatz  »  (article  55). 

7®  La  Commission  européenne  s'entendra  avec  qui 
de  droit  pour  assurer  l'entretien  du  phare  sur  l'île 
des  Serpents  (article  56). 

8°  L'Autriche-Hongrie  est  seule  chargée  des  tra- 
vaux de  régularisation  des  cataractes  et  des  Portes 
de  Fer  (article  57).  Elle  est  autorisée  à  percevoir  une 
taxe  provisoire  pour  rentrer  dans  ses  débours. 

La   Roumanie   est   donc   admise  à   siéger   dans   la 
Commission   européenne   en   vertu   de   son   indépen- 
dance reconnue  et  de  sa  position  sur  le  delta.  Quant 
à  l'Autriche-Hongrie,  elle  atteint  son  but  en  obtenant 
seule  les  travaux  à  effectuer  pour  supprimer  les  obs- 
tacles que  les  Portes  de  Fer  et  les  cataractes  opposent 
à  la  navigation.  Mais  le  traité  n'accorde  à  aucun  rive- 
rain, sur  quelque  partie  que  ce  soit  du  Danube,  ni 
présidence,   ni   privilège.   L'autorité  de   la   Commis- 
sion européenne  s'étend  jusqu'à  Galatz.  Par  contre, 
sa  permanence  n'ayant  pas  reçu  l'adhésion  unanime, 
chaque  fois  qu'il  s'agira  de  prolonger  son  existence, 
celle-ci  «  sera  remise  à  la  discrétion  de  chaque  puis- 
sance   qui,    selon    son    intérêt    du    moment,    pourra 
subordonner   son   adhésion   pour    la   prolongation    à 
la  restriction   ou   à   l'augmentation   des   pouvoirs  ^  » 
de  la  Commission. 

Quant  au  règlement  de  navigation,  police  et  sur- 

^  Ar.-nand  Lévy  :    La  Roumanie  el  la  liberté  du  Danube. 


286  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

veillance,  prescrit  par  l'article  55,  qui  sera  chargé  de 
son  application  ?  Qui  l'exécutera  ?  Les  exceptions 
ne  se  présumant  pas  et  les  riverains  en  règle  géné- 
rale étant  souverains,  sera-ce  la  Roumanie,  la  Serbie 
et  la  Bulgarie,  chacune  sur  sa  section  ?  Le  traité 
sur  ce  point  est  muet. 

De  cette  lacune  va  naître  un  conflit. 

Prétendant  faciliter  la  tâche  qu'assigne  à  la  Com- 
mission   européenne    l'article    55  \    l'Autriche- Hon- 
grie présente  un  projet  de  règlement.  Mais  la  Commis- 
sion le  refuse,  car  il  porte  atteinte  aux  intérêts  des  rive- 
rains et  à  la  liberté  de  navigation,  et  trois  délégués 
d'Etats    non-riverains    du    Bas-Danube    (Allemagne, 
Autriche,  Italie),  formant  une  sous-commission,  sont 
chargés   de    rédiger    un    avant-projet.    Celui-ci,    pré- 
senté le  12  mai  1880,  confie  l'exécution  du  règlement 
à  une  commission  mixte  du  Danube  où  seront  repré- 
sentées, chacune  par  un  délégué,  la  Bulgarie,  la  Rou- 
manie, la  Serbie  et  l'Autriche-Hongrie  qui  s'attribue 
la   présidence   avec   voix   prépondérante.   Quant   aux 
mesures  d'application,  elles  sacrifient  tous  ou  presque 
tous  les  droits  des  Etats  riverains,  au  profit  de  l'Au- 
triche non   riveraine  qui,  dans  ces  conditions,  veut 
d'autant  plus  étendre  les  attributions  et  pouvoirs  de 
la   Commission    mixte.   Sous   ses   ordres   fonctionne- 
raient inspecteurs  en  chef,  sous-inspecteurs  et  capi- 
taines de  port  ;  aucun  port  ou  établissement  fixe  ne 
pourrait  être  construit  sur  le  fleuve  sans  son  appro- 
bation ;  toutes  contestations  seraient  jugées  par  elle 
en   dernier  ressort  et  elle  pourrait   modifier  proprio 


*  Article  55.  Les  règlements  de  navigation,  de  la  police  fluviale  et  de  surveil- 
lance depuis  les  Portes  de  Fer  jusqu'i  Colatz,  seront  élaborés  par  la  Gimmission 
européenne,  assistée  de  Délégués  des  Etats  riverains,  et  mis  en  harmonie  avec 
ceux  qui  ont  été  ou  seraient  édictés  pour  le  parcours  en  aval  de  Calatz. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  RÉGIME  DU  DANUBE      287 

motu  le  règlement.  L'Autriche  pensait  ainsi  jeter,  si 
l'on  peut  dire,  les  graines  de  sa  prépondérance,  la 
semence  de  sa  suprématie,  —  des  Moeglichkeiten, 
comme  disent  les  politiques  allemands. 

Au  nom  de  la  Roumanie,  le  colonel  Pencovitch 
déclara  que  l'article  55  ne  comptait  qu'une  inter- 
prétation :  élaboration  des  règlements  par  la  Com- 
mission européenne,  assistée  de  délégués  des  Etats 
riverains  ;  application  des  règlements  par  ces  Etats  ; 
surveillance  de  l'application  par  la  Commission  euro- 
péenne. 

La  Roumanie  s'opposait  donc  à  ce  qu'on  fît  du 
Danube  un  fleuve  allemand.  Avec  raison,  elle  crai- 
gnait qu'en  étant  sous  une  influence  et  une  préémi- 
nence injustifiables  juridiquement,  la  Commission 
mixte  ne  devînt  une  Commission  d'intrusion  et  d'in- 
tervention austro-hongroise  dans  les  affaires  des  Etats 
riverains. 

Il  était  contraire  au  droit  international  et  aux  traités 
que  l'Autriche,  quels  que  fussent  ses  intérêts  de  navi- 
gation et  de  trafic,  fût  présente  et  surtout  omnipo- 
tente dans  une  commission  réglementatrice  et  exécu- 
trice du  règlement  sur  une  partie  du  Danube  où  elle 
n'était  pas  riveraine.  La  composition  de  la  Commis- 
sion mixte,  disait  très  justement  la  Roumanie,  est 
contraire  aux  clauses  du  traité  de  Berlin.  Son  insti- 
tution serait  attentatoire  à  ma  souveraineté  d'Etat 
indépendant,  car  «  le  droit  souverain  des  riverains, 
en  tant  qu'il  n'entrave  pas  la  liberté  de  navigation 
et  du  commerce,  est  un  principe  généralement  reconnu 
du  droit  international  ^  ". 

L'autorité  executive  ne  pouvait  appartenir  qu'à  la 
Serbie,  à  la  Bulgarie  et  à  la  Roumanie,  chacune  dans 
sa  section,  et,  en  l'absence  de  stipulation  expresse. 


288  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

aucune  dérogation  aux  traités  et  aux  principes  ne 
pouvait  être  consentie.  «  D'ailleurs,  même  en  admet- 
tant la  possibilité  d'un  concert  entre  les  Etats  pour 
l'exécution  commune,  à  quel  titre  l'Autriche-Hon- 
grie  voudrait-elle  y  participer  ou,  qui  plus  est,  se 
l'attribuer  en  fait  à  elle  seule  ?  '.  >» 

Le  délégué  français,  M.  Barrère,  tenta  de  concilier 
les  prétentions  avec  les  droits  en  adjoignant  un  membre 
de  la  Commission  européenne  à  la  Commission  mixte, 
ce  qui  portait  à  cinq  le  nombre  des  délégués  et  per- 
mettait d'obtenir  une  majorité  sans  voix  prépondé- 
rante. Mais  l'intrusion  du  non-riverain  (Autriche)  et 
sa  présidence  étaient  maintenues. 

Le  gouvernement  roumain  refusa  de  se  rallier  à 
cette  proposition,  à  laquelle  il  opposa  sans  succès 
une  contre-proposition  qui  laissait  aux  riverains  les 
droits  de  police  fluviale  dans  leurs  eaux,  sous  la  sur- 
veillance et  le  contrôle  de  la  nouvelle  commission. 

Le  cabinet  de  Vienne  ayant  déclaré  que  le  projet 
Barrère  comprena  t  le  maximum  de  concessions  qu  il 
pouvait  faire,  tous  les  délégués,  y  compris  les  Serbes 
et  les  Bulgares,  le  signèrent  (2  juin   1882). 

La  Roumanie  maintenait  son  refus  et,  le  17  no- 
vembre, M.  Sturdza,  son  ministre  des  affaires  étran- 
gères déclara  «  que  les  intérêts  généraux  de  la  navi- 
gation demandent  impérieusement  que  la  Commis- 
sion de  surveillance  soit  étroitement  liée  à  la  Com- 
mission européenne,  non  seulement  par  les  membres 
qui  participeront  à  ses  travaux,  mais  aussi  par  la  sur- 
veillance constante  quelle  aura  à  exercer,  afin  que 

^  Geffken  :  La  question  du  Danube,  page  27.  Ceffken  ajoute,  page  47  :  «La 
prétention  de  l'Autriche  de  siéger  dans  la  Cominissioa  mixte,  en  vertu  d'un  droit 
propre,  ne  peut  se  baser  ni  sur  une  stipulation  internationale,  ni  sur  un  intérêt 
général  de  la  navigation.  > 

*  P.  Orban  :  Droi7  fluvial  international . 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE      289 

les  principes  de  la  liberté  de  navigation  soient  tou- 
jours et  en  toutes  circonstances  sauvegardés.  » 

Telle  était  la  situation  quand,  le  28  octobre,  la 
Grande-Bretagne  pressentit  les  puissances,  signa- 
taires du  traité  de  Berlin,  au  sujet  d'une  conférence 
pour  le  siège  de  laquelle  elle  proposait  Londres. 
L'invitation  fut  acceptée. 

Conférence  de  LonJres  (1883). 

A  la  séance  du  10  février,  le  comte  de  Munster 
s'oppose  à  la  collaboration  de  la  Roumanie,  sous 
prétexte  qu'elle  n'a  pas  participé  au  Congrès  de 
Berlin  dont  la  conférence  actuelle  est  le  prolonge- 
ment, que  le  jeune  et  petit  royaume  ne  peut  être 
admis  de  pair  avec  les  grandes  puissances,  et,  de  plus, 
qu'il  empêcherait  toute  négociation  d'aboutir  puisque, 
le  principe  de  l'unanimité  étant  posé,  son  veto  pour- 
rait tout  enrayer. 

Ces  considérations  l'emportèrent.  La  Conférence 
se  considéra  comme  une  suite  du  Congrès  de  Berlin. 
Les  délégués  roumains  et  ceux  de  la  Serbie  furent 
cependant  invités  à  prendre  part  aux  délibérations, 
avec  voix  consultative. 

La  Roumanie  refusa  cette  position  subalterne.  Elle 
invoqua  le  droit  des  gens,  la  doctrine  consacrée  par 
les  traités  et  le  précédent  de  l'Autriche  qui  avait  con- 
testé aux  puissances,  en  1858,  leur  compétence  col- 
lective pour  réformer  l'acte  danubien  sans  le  con- 
cours de  tous  les  intéressés,  de  la  Bavière  et  même 
du  Wurtemberg.  Et  alors  que  la  Serbie  acceptait 
l'invitation,  le  ministre  de  Roumanie  à  Londres, 
M.  Jean  Ghica,  écrivait  à  Son  Excellence  le  comte 
de  Granville,  président  de  la  conférence,  qu'il  décli- 
nait l'honneur  d'assister  aux  séances  et,  au  nom  de  son 

BIBL.  UNIV.   CV  20 


290  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

gouvernement,  faisait  les  réserves  les  plus  solennelles 
et  protestait  «  contre  les  décisions  qui  seraient  prises 
sans  la  participation  de  la  Roumanie,  en  les  déclarant 
non  obligatoires  pour  elle.  » 

D'avance,  les  plus  importantes  décisions  du  traité 
de  Londres  étaient  donc  frappées  de  nullité.  Les 
pouvoirs  de  la  Commission  européenne,  étendus  de 
Calatz  à  Braïla  (article  I),  par  exemple,  compor- 
taient une  dépossession  qui  ne  pouvait  être  imposée 
à  la  Roumanie  sans  son  consentement.  Et  cela  d'au- 
tant plus  que  l'article  3  disait  :  «  La  Commission 
européenne  n'exercera  pas  de  contrôle  effectif  sur 
les  parties  du  bras  de  Kilia  dont  les  deux  rives  appar- 
tiennent à  l'un  des  riverains  de  ce  bras.  »  Le  repré- 
sentant de  la  Russie,  baron  de  Morenheim,  avait  fait 
du  vote  de  cet  article  et  du  suivant  une  condition 
sine  qua  non  du  consentement  russe  à  la  prolongation 
des  pouvoirs  de  la  Commission  européenne  (article  2). 
De  même,  les  exigences  de  l'Autriche  avaient  été 
acceptées.  Mais  le  règlement  du  Bas-Danube  ne  pou- 
vait avoir  force  obligatoire  pour  la  Roumanie  qui 
n'avait  pas  contribué  à  l'établir  et  ne  l'avait  pas  signé. 
II  resta  donc  lettre  morte  du  fait  de  cette  abstention. 
Et  dans  la  partie  du  fleuve  comprise  entre  les  Portes 
de  Fer  et  Braïla,  chaque  Etat  resta  maître  sur  ses 
eaux  territoriales,  établit  les  règlements,  organisa  la 
police  et  la  surveillance,  en  un  mot,  administra  à  son 

gré. 

Louis  AVENNIER. 
(La  fin  prochainement.) 


** 


En  route  vers  Tombouctou. 


HUITIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE  \ 

J'essaie  de  me  représenter  ce  que  vont  être  ces 
quelques  mois  que  nous  allons  passer  à  l'entrée  du 
désert.  Mais  qu'importe,  après  tout.  Je  ne  suis  venue 
que  pour  voir,  pour  chercher  de  la  lumière  et  de  la 
beauté,  et  je  suis  sûre  de  les  trouver  avec  toute  la 
poésie  des  choses  très  anciennes.  Au  départ,  j'empor- 
terai tout  cela  comme  un  trésor  au  fond  des  yeux,  au 
fond  du  cœur. 

Il  faudrait  savoir  se  créer  toujours,  à  côté  de  l'exis- 
tence matérielle  et  morale,  si  souvent  cruelle,  une 
oasis  de  beauté  où  se  réfugier  pendant  les  heures 
laides  de  la  vie,  un  foyer  de  clarté  pour  les  jours  som- 
bres. Mais  ils  sont  rares  ceux  qui  savent  regarder 
autour  d'eux,  voir  la  beauté  partout  répandue  et  la 
garder  en  eux  comme  une  joie  inépuisable. 

A  la  joyeuse  impatience  du  lendemain  se  mêle  un 
peu  de  regret  de  quitter  tout  ce  qui,  depuis  douze 
jours,  a  fait  partie  de  notre  vie.  Le  Fleuve,  tout  d'abord, 
si  changeant,  si  divers,  dans  sa  magnificence,  et  tou- 
jours si  reposant.  Puis  notre  chaland,  un  «  chez  nous  » 
de  quelques  jours  seulement,  mais  un  chez  nous  quand 
même,    où    nous   laisserons   un    peu   de   notre   âme. 

*  Pour  les  sept  premières  parties,  voir  les  livraisons  d'août  à  décembre  1921  et 
Janvier  et  février  1922. 


292  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Et  nos  braves  laptots  qui  furent,  avec  les  oiseaux, 
presque  les  seuls  êtres  vivants  du  merveilleux  pano- 
rama. Notre  chef  laptot  fait  ses  préparatifs  pour 
passer  la  nuit  sur  l'avant  du  chaland.  Il  a  remis  tout 
son  paquetage  de  vêtements,  les  uns  par-dessus  les 
autres,  et  sous  son  bonnet  de  laine  bien  enfoncé,  ses 
petits  yeux  bridés  brillent  plus  que  d'habitude. 
Bokhari  laptot  escompte  un  bon  hougna  demain  matin, 
au  débarquement. 

Pour  nous  aussi,  la  nuit  se  passe  sans  sommeil. 
Il  y  a  du  bruit,  des  chocs  violents,  des  commande- 
ments et  quelques  jurons  de  notre  sympathique  capi- 
taine, avec  beaucoup  de  grincements  de  chaînes. 
Toutes  les  demi-heures,  mon  mari  met  le  nez  dehors 
et  me  tient  au  courant  : 

—  Nous  quittons  le  Niger....  Nous  sommes  dans 
un  canal  étroit  et  je  vois  des  arbres.... 

A  trois  heures,  nous  jetons  l'ancre  à  Kabara,  mais 
on  ne  voit  plus  rien  du  tout,  car  la  lune  est  couchée. 
Une  heure  après,  nous  sommes  levés,  habillés,  et 
nous  essayons  de  faire  connaissance  avec  le  port  de 
Kabara.  Dans  une  pénombre  grise  qui  sera  bientôt 
le  jour,  on  distingue  des  masses  noires  et  rondes 
qui  doivent  être  des  arbres  et  d'autres  masses  noires 
et  carrées  qui  sont  certainement  des  maisons.  Nous 
allumons  la  lampe  à  acétylène  qui  nous  fut  si  précieuse 
en  route,  et  nous  faisons  le  déménagement  de  notre 
maison  flottante.  Tout  est  remis  dans  les  malles  ou 
dans  les  caisses  ;  les  lits,  chaises  et  tables  sont  ficelés 
et  je  m'assieds,  un  peu  mélancolique,  sur  les  ballots. 
Quelle  a  été  douce,  sans  soucis,  sans  fatigue,  la  longue 
promenade  sur  le  Niger  !  Et  comme  je  plains  ceux 
dont  l'existence,  heureuse  ou  sombre,   ne  connaîtra 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  293 

jamais  ces  jours  de  rêve  où  l'on  vit  en  marge,  en  dehors 
de  la  vie. 

5  février. 

Pendant  plus  de  deux  heures,  nous  sommes  restés 
sur  le  quai  de  Kabara,  en  face  des  arbres  en  boule  et 
des  bâtiments  du  Service  fluvial.  Tous  les  officiers 
de  la  garnison  étaient  venus  au  devant  du  colonel  C, 
et  le  départ  a  été  long  à  s'organiser.  Présentations, 
compliments,  chargement  des  bagages...  tout  cela  n'en 
finissait  pas.  Enfin,  nous  voici  en  route  dans  les  sables 
en  un  long  cortège  pittoresque.  Devant  nous,  sur  les 
côtés  et  en  arrière-garde,  trottent  les  cavaliers  de 
l'escorte,  lance  au  poing,  les  flammes  tricolores  flot- 
tant gaîment  au  vent.  Puis  M"^^  C.  et  moi,  haut  per- 
chées sur  des  fauteuils  à  brancards  que  les  porteurs 
secouent  abominablement.  0  mes  hamacaires  de 
Guinée!  où  êtes- vous?  Toute  la  cavalcade,  officiers 
et  civils,  s'égaille  sur  le  sable  blond,  parmi  les  buissons 
roux,  et  derrière  trottinent  bravement  les  jolis  bourri- 
cots, si  patients  sous  la  lourde  charge  de  nos  bagages. 

A  cheval  entre  nos  deux  fauteuils  de  torture,  M"^  M., 
la  fille  du  colonel  commandant  Tombouctou,  nous  fait 
les  honneurs  de  la  route. 

—  Une  fois  cette  dune  passée,  regardez  bien.  Vous 
verrez  Tombouctou,  l'espace  d'une  minute. 

Mes  yeux  n'ont  jamais  regardé  si  fixement  au  lom. 
Le  sommet  de  la  dune  est  atteint.  Devant  nous,  la 
large  piste  semble  une  voie  triomphale  où  le  sable 
sans  couleur  scintille  au  soleil  comme  une  poussière 
de  diamant.  Là-bas,  au  sommet  d'une  autre  dune 
lointaine,  la  vision  magique  :  Tombouctou  dressant 
ses  murs  de  terre  grise  dans  l'ardente  lumière.  Une 
autre  vague  de  sable,  tout  de  suite,  ferme  l'horizon. 


294  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et,  pendant  sept  kilomètres,  notre  brillant  cortège  se 
déroule  parmi  les  rares  buissons  épineux  qu'on  appelle 
pompeusement  :  la  forêt  de  Kabara.  Leur  ombre,  à 
peine  marquée  sur  le  sol,  est  bleue.  Bleu  aussi,  d'un 
bleu  intense  dans  le  paysage  clair,  un  canal  longe  la 
route. 

Il  fut  creusé  il  y  a  quelques  années  par  un  adminis- 
trateur civil  et,  quoique  très  ensablé,  à  moitié  comblé 
par  endroits,  il  amène  de  l'eau  jusqu'à  Tombouctou 
pendant  trois  ou  quatre  mois  de  l'année.  Nous  le 
traversons  une  fois  ou  deux  à  gué,  porteurs  et  chevaux 
piétinant  joyeusement  dans  l'eau  tiède  et  claire. 

Un  autre  canal  existait  jadis,  paraît-il,  creusé  par 
un  roi  sonrhaî,  et  l'on  en  retrouve  encore  des  vestiges. 
Mais  il  est  probable  qu'à  cette  époque  lointaine,  le 
Niger  était  beaucoup  moins  éloigné  de  la  ville  qu'il 
ne  l'est  à  présent. 

La  forêt  de  Kabara  n'est  pas  accueillante,  tant  s'en 
faut.  Ses  arbrisseaux  portent  en  guise  de  feuillage  des 
aiguilles  grisâtres.  De  longues  épines,  des  dards  effilés 
comme  des  poignards  menacent  l'inoffensif  passant, 
tandis  que  de  pauvres  fleurettes  jaunes,  pâles  et  frêles, 
s'efforcent  à  donner  un  peu  de  grâce  à  cette  rébarba- 
tive végétation. 

Nous  voyons  en  plein  la  cité,  maintenant,  toute 
proche  au  sortir  du  bois  d'épineux. 

—  Je  vous  présente  Tombouctou-la-Mystérieuse, 
dit  quelqu'un.  Une  ville  de  boue  au  milieu  du  sable. 
Elle  n'a  ni  mystère  ni  beauté. 

Des  murs  de  terre  sur  du  sable,  ce  n'est  pas  autre 
chose.  Mais  sous  le  soleil  africain,  c'est  d'une  beauté 
triste  qui  vous  émeut. 

La  piste  longe  les  murs  crénelés  du  fort  Bonnier, 
tout  pavoisé.   Les  drapeaux,   les  oriflammes  flottent 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  295 

sur  tous  les  bâtiments  administratifs  qui  entourent  la 
place  Joffre  et  se  mêlent  aux  verdures  du  petit  jardin 
qui  en  fait  le  centre,  le  seul  coin  vert  de  toute  la  cité. 
Mais  tout  cela  c'est  Tombouctou  moderne,  la  façade 
collée  aux  vieux  murs.  La  ville  elle-même  est  derrière 
cette  place,  et  nous  n'en  voyons  rien  dans  le  court 
passage  au  trot  de  nos  porteurs.  La  lumière  intense, 
renvoyée  par  le  sable  blanc,  est  si  douloureuse  aux 
yeux  que  nous  n'avons  qu'un  désir  :  trouver  au  plus 
tôt  l'ombre  et  la  fraîcheur. 

6  février. 

Enfin,  j'ai  vu  Tombouctou.  Après  le  voyage  si  fati- 
gant en  chaise  à  porteur,  l'installation,  le  déballage 
des  colis  ont  occupé  hier  toute  la  fin  du  jour.  Nous 
n'avons  pas  eu  le  loisir  de  regarder  beaucoup  autour 
de  nous.  Ce  matin,  avant  le  lever  du  soleil,  j'étais  sur 
le  toit  en  terrasse  de  notre  maison.  Jamais,  je  crois, 
dans  ma  longue  vie  de  vagabondages,  je  n'ai  reçu 
d'impression  aussi  intense  que  cette  vision  de  la  cité 
de  boue  éclairée  par  le  soleil  levant  et  de  l'horizon  de 
sable,  tout  autour,  parfaitement  plat,  parfaitement  cir- 
culaire. Vers  le  Sud,  du  côté  du  Niger,  invisible  à 
cette  distance,  la  fameuse  forêt  aux  piquantes  ramures 
fait  une  tache  plus  sombre  sur  l'immensité  claire. 
A  sept  kilomètres,  les  pylônes  de  la  T.  S.  F.  dressent 
leur  aérienne  construction  :  trois  lignes  verticales, 
trois  fils  de  la  vierge  suspendus  au-dessus  de  la  ligne 
d'horizon. 

Plus  près,  le  sable,  comme  une  marée,  vient  battre 
les  murs  et  les  bastions  du  fort  Bonnier  et  entoure  de 
ses  vagues  blanches  la  clôture  de  notre  maison.  Elle 
forme,  cette  maison,  l'angle  extrême  de  la  ville  comme 


296  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

un  cap  avancé  dans  les  sables.  Tout  près  passe  le  canal 
ceinturant  de  bleu  le  paysage  sans  couleur. 

Je  me  tourne  vers  le  Nord.  En  face  de  notre  enclos 
s'élève  une  étrange  construction  de  terre,  toute  hérissée 
de  gouttières  en  poterie.  Des  contreforts  soutiennent 
les  murs  sans  ouvertures  que  domine  la  tour  trapue 
en  forme  de  pyramide.  Du  sommet  de  cette  tour,  une 
voix  aiguë,  perçante  et  qui  ne  semble  pas  sortir  d'un 
gosier  humain,  clame  l'invite  à  la  prière  :  Allah  illa 
Allah....  La  dernière  syllabe  longuement  soutenue  s'en 
va  porter  bien  loin,  par-dessus  les  terrasses,  vers  l'in- 
fini des  sables  et  du  ciel  clair,  l'adoration  au  Dieu  tout 
puissant.  C'est  la  mosquée  de  Ghinghereber,  la  plus 
ancienne  construction  de  Tombouctou.  Il  y  a  huit 
siècles  que  la  voix  suraiguë  proclame  de  là-haut  la 
puissance  d'Allah.  Les  races  se  sont  succédé,  les  peu- 
ples se  sont  massacrés  dans  les  étroites  ruelles,  la  vie 
a  passé,  tumultueuse,  au  pied  des  vieux  murs,  mais 
toujours  à  l'heure  prescrite  par  le  Coran,  la  Voix, 
impersonnelle,  indifférente,  a  prononcé  les  syllabes 
sacrées  :  Allah  illa  Allah  ! 

Derrière  la  mosquée,  les  terrasses  se  pressent,  se 
tassent,  enchevêtrement  de  lignes  horizontales  ou 
verticales.  Pas  une  courbe,  pas  une  ligne  oblique  dans 
l'immense  étendue  des  cubes  de  terre.  Un  peu  de 
soleil  a  teinté  de  rose  les  murs  tristes  et  le  désert, 
tout  autour,  a  palpité  sous  la  première  caresse  de  la 
lumière.  Au  delà  des  maisons,  du  haut  de  la  mosquée 
de  Sankoré,  une  autre  voix  a  passé  sur  la  ville,  aiguë, 
éclatante  :  Allah  illa  Allah,  et  tout  est  retombé  au 
silence.  Le  soleil,  énorme  et  rouge,  au  fond  du  désert 
mondait  tout  de  sa  lumière. 

Du  fort  Bonnier  et  du  fort  Hugueny,  aux  deux 
extrémités  de  la  cité,  les  clairons  ont  sonné,  bizarre 


EN  ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  297 

rappel  de  la  civilisation  moderne  après  la  séculaire 
invocation  à  Allah.  Des  tirailleurs  sont  sortis  du  fort 
pour  faire  boire  leurs  chevaux.  Des  troupeaux  sont 
venus  lentement  parmi  les  sables  :  bœufs,  moutons, 
chèvres,  et  quelques  chameaux.  Une  autruche  a  pour- 
suivi un  petit  chien,  et  son  port  de  tête,  son  long  cou, 
ses  hautes  pattes,  la  rendaient  étrangement  semblable 
d'allure  au  chameau  qui  passait  à  côté. 

Longtemps,  j'ai  contemplé  l'étendue  des  terrasses 
de  boue  toutes  roses  de  soleil.  Des  ombres  blanches, 
ici  et  là,  s'y  dressaient,  s'inclinaient,  se  prosternaient 
et  se  relevaient  tour  à  tour,  le  visage  tourné  vers  le 
soleil  levant.  Les  fidèles  répondaient  à  la  Voix  et  ve- 
naient invoquer  Allah.  Mais  cela  encore  était  silen- 
cieux, mystérieux,  au-dessus  de  la  ville  endormie. 

Les  terrasses  sont  si  rapprochées  qu'on  se  demande 
où  sont  les  rues.  Il  semble  que  de  Ghinghereber  à 
Sankoré,  on  pourrait  passer  d'une  maison  à  l'autre, 
sans  jamais  descendre  jusqu'au  sol.  Plus  loin  que 
Sankoré  et  le  fort  Hugueny,  la  marée  de  sable  forme 
ses  vagues  que  les  murs  gris  arrêtent,  et,  derrière  le  fort, 
quelques  cases  de  paille  se  groupent  parmi  les  épi- 
neux, à  l'abri  des  murailles  crénelées.  Après,  il  n'y  a 
plus  rien.  Rien  jusqu'à  la  ligne  circulaire  de  l'horizon 
que  le  sable  et  les  rares  buissons  d'épines.  Rien  que  le 
ciel  pâle  au-dessus  de  la  terre  pâle.  Ni  formes,  ni  cou- 
leurs, et  pas  un  bruit.  C'est  le  silence  absolu  du  désert 
autour  de  la  cité  morte. 

CeuK  qui  m'avaient  parlé  de  l'assommant  voyage 
sur  le  Niger  sont  les  mêmes  à  qui  Tombouctou  ne 
produit  d'autre  effet  que  celui  d'un  tas  de  terre  sur  du 
sable.  Ce  sont  des  gens  qui  regardent  peut-être  par- 
fois autour  d'eux,  mais  qui  ne  savent  pas  voir.  De 
pauvres  êtres  qui  n'ont  jamais  senti  la  poésie  des  choses 


298  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

laides  et  que  jamais  la  fée  Lumière  n'a  touchés  de  sa 
baguette  magique. 

Je  regarde  sans  me  lasser  tantôt  Tinfini  lumineux, 
tantôt  les  maisons  de  terre  massées  à  mes  pieds. 
Peu  à  peu  se  détachent,  parmi  les  innombrables  lignes 
droites,  des  façades  de  maisons,  des  chambres  hautes 
sur  des  terrasses.  Mais  à  quoi  donc  ressemblent  ces 
murs  sans  couvertures,  soutenus  par  des  contreforts  en 
forme  de  pylônes?  Ces  frontons  que  couronnent 
comme  une  balustrade  d'autres  pylônes  espacés?  Les 
anciens  temples  égyptiens  étaient  construits  de  cette 
façon,  et  sans  doute  les  Songhoï  ont  élevé  ces  demeures. 
Seulement,  en  Egypte,  les  murs  étaient  de  pierre 
taillée  et  faits  pour  résister  pendant  des  milliers 
d'années.  Tandis  qu'ici,  tout  s'effrite,  murs,  pylônes, 
terrasses  et  abris.  On  voit,  par  des  trous  béants, 
passer  tout  l'infini  du  ciel  dans  ce  qui  devrait  être  un 
logis.  Sous  les  ornements  des  frontons,  la  terre  usée 
par  les  vents  et  les  rares  averses,  a  des  plaies  rougeâtres  : 
l'argile  cuite  des  poteries  qui  leur  servent  de  fondation. 

Vue  ainsi  de  haut,  la  cité  paraît  avoir  une  certaine 
étendue.  Mais,  si  vraiment  elle  contient  encore  près 
de  quatre  mille  habitants,  où  donc  se  logent-ils?  Sous 
ces  terrasses  ruineuses,  sans  doute,  ils  sont  tassés 
dans  les  étroites  cours,  empilés  dans  les  chambrettes 
closes,  sans  air  et  sans  lumière.  Je  cherche  au  loin, 
dans  le  sable,  des  traces  de  la  Tombouctou  d'Askia- 
le-Grand,  de  la  cité  où  quarante  mille  habitants 
vivaient  à  l'aise  dans  le  luxe  et  l'opulence.  Comme 
sœur  Anne,  je  ne  vois  rien  autre  que  du  sable  blanc 
sous  le  ciel  pâle  et  le  soleil  qui,  déjà,  incendie  la  terre. 

La  reine  du  désert  est  bien  morte  et  rien  ne  la  fera 
revivre. 


EN   ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  299 

Toute  l'histoire  de  Tombouctou  pourrait  tenir  en 
quelques  mots  ^.  Ce  furent  huit  siècles  de  luttes  san- 
glantes où  la  ville  passa  sans  cesse  des  Touaregs  aux 
Sonrhaï,  des  Maures  aux  rois  du  Mali,  des  noirs  du 
Midi  aux  Berbères  du  Nord.  Il  y  eut  des  sièges  atroces, 
des  destructions,  des  massacres  sans  nombre.  La  ville 
mystérieuse  serait  plutôt  la  cité  dolente,  tant  elle  eut 
à  souffrir  de  ceux  qu'attirait  son  renom  de  science 
et  de  richesse. 

Au  cinquième  siècle  de  l'hégire,  c'est-à-dire  vers 
1 1 00,  Tombouctou  n'est  qu'un  campement  établi  par 
la  tribu  touareg  des  Makrara,  qui  nomadise  entre 
Araman  dans  le  Sahara  et  les  bords  du  Niger.  Le 
campement  se  compose  de  quelques  abris  de  nattes 
entourés  d'une  haie  d'épineux.  Les  hommes  voilés 
y  entreposent  le  produit  de  leurs  pillages  lorsqu'ils 
ont  attaqué  les  bateaux  qui  passent  sur  le  fleuve. 
Quelques  captifs  gardent  les  marchandises,  et  une 
vieille  femme  est  à  la  tête  de  l'établissement.  Tom- 
bouctou, la  Mère-au-gros-Nombril,  ne  se  doutait  pas 
que,  huit  siècles  plus  tard,  une  ville,  à  cette  même 
place,  porterait  son  nom. 

L'endroit  était  bien  choisi.  Des  palmiers  y  pous- 
saient avec  des  arbres  toujours  verts,  et  deux  ou  trois 
mares  y  conservaient  toute  l'année  leur  eau.  De  plus, 
c'était,  comme  on  l'a  dit  plus  tard,  le  lieu  de  rencontre 
de  ceux  qui  vont  en  pirogue  et  de  ceux  qui  voyagent 
à  chameau.  Les  habitants  du  désert  y  rencontrèrent 
ceux  des  forêts,  échangèrent  avec  eux  le  sel  du  Sahara 
contre  l'or,  l'ivoire  et  les  autres  produits  du  Soudan. 

Djenné,  la  cité  des  Sonrhaï,  vieille  de  trois  siècles, 

^  La  plupart  des  renseignements  sur  l'histoire  de  Tombouctou  ont  été  pris 
dans  l'ouvrage  de  Félix  Dubois  :  Tombouctou'la'myslérieute. 


300  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

se  trouve  trop  éloignée  des  routes  du  désert.  Ses  com- 
merçants viennent  s'installer  dans  la  ville  nouvelle, 
apportant  des  marchandises.  Ils  construisent  des  mai- 
sons de  briques  crues  dans  le  style  égyptien,  telles 
qu'on  les  voit  encore  aujourd'hui.  Ils  élèvent  la  mos- 
quée de  Ghinghereber,  tandis  qu'une  pieuse  femme 
édifie  à  ses  frais  celle  de  Sankoré,  à  l'est  de  la  ville. 

Un  siècle  après  sa  fondation,  le  campement  de  la 
Mère-au-gros-Nombril  est  une  cité  déjà  florissante, 
mais  il  lui  manque  la  science  et  les  arts.  Elle  accueille 
alors  les  savants  et  les  artistes  de  Oualata,  chassés  de 
leur  cité  par  les  Touaregs.  Connue  dans  la  moitié  du 
continent  africain  et  réputée  pour  sa  richesse,Tombouc- 
tou  est  constamment  pillée  par  les  Touaregs.  Attaquée 
par  les  noirs  du  royaume  de  Mali,  ceux-ci  sont  forcés 
de  la  céder  aux  sauvages  Mossi  qui  pillent,  brûlent, 
détruisent  presque  tout.  Seules  les  deux  mosquées 
subsistent. 

La  ville  se  relève  de  ses  ruines,  mais  pour  retomber 
bientôt  aux  mains  des  Touaregs.  A  la  fin  du  XV*^  siècle 
seulement,  sous  la  domination  d'Askia-le-Grand,  roi 
du  Sonrhaï,  elle  devient  Tombouctou-la-Grande.  Les 
Touaregs  sont  matés  et,  par  les  routes  du  désert, 
maintenant  sûres,  son  commerce  s'étend  partout.  Les 
savants,  attirés  par  la  renommée  de  l'Université  de 
Sankoré,  viennent  du  Maroc,  de  Tunisie  et  d'Egypte, 
y  chercher  la  science  et  la  piété.  Tout  un  siècle  de 
splendeur  et  de  gloire  s'écoule,  et  Tombouctou,  de 
nouveau  conquise  par  les  Marocains,  redevient  la  cité 
dolente.  Révoltes,  sièges,  famines,  elle  subit  de  nou- 
veau toutes  les  horreurs  de  la  guerre,  et  n'est  bientôt 
plus  que  la  morne  bourgade  qu'elle  était  avant  le 
XV*'  siècle,  quelques  maisons  groupées  autour  des 
deux    mosquées.    Les    Touaregs    la    reprennent    aux 


EN   ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  301 

Marocains,  et  sont  eux-mêmes  chassés  par  les  Foulbés, 
dont  l'empire  est  à  son  apogée.  En  1861,  l'empire 
foulbé  tombe  et  les  Touaregs  sont  à  nouveau  maîtres 
de  la  ville.  Ils  vont  en  conquérants  par  les  rues  étroites, 
détroussant  les  passants,  les  dépouillant  de  leurs  vête- 
ments et  de  leurs  bijoux.  Tout  commerce  est  arrêté, 
le  port  de  Kabara,  les  routes  du  désert  sont  aux  mains 
des  hommes  voilés.  Les  m.aisons  élevées  par  les  Son- 
rhaï  tombent  en  ruines  et  leurs  propriétaires  n'osent 
les  relever,  de  peur  d'attirer  l'attention  des  pillards. 
Derrière  les  portes  basses  aux  lourdes  ferrures,  à 
l'abri  des  murs  croulants,  des  richesses  sont  encore 
cachées,  des  marchandises  précieuses,  qu'on  échange 
par  les  nuits  sombres,  en  se  cachant.  On  n'ose  même 
plus  piler  le  mil,  de  peur  que  le  bruit  des  pilons  ne 
soit  entendu  des  brigands  qui  rôdent.  On  se  contente 
de  le  broyer  entre  deux  pierres. 

Parfois  un  Targui  *,  passant  devant  une  de  ces 
demeures  de  misérable  apparence,  en  heurte  violem- 
ment la  porte  de  sa  lance  de  fer.  Il  faut  ouvrir,  sous 
peine  de  mort,  et  satisfaire  à  l'instant  ses  moindres 
caprices.  Malheur  à  ceux  qui  n'ont  pas  bien  caché 
leurs  possessions.  L'intrus  emporte  tout  ce  qu'il 
trouve  à  sa  convenance.  Dans  les  rues,  on  ne  sort 
plus  qu'en  vêtements  déguenillés.  Tombouctou  la 
glorieuse  est  une  cité  de  misère  et  de  féroce  oppression. 

Cependant,  les  habitants  ont  appris  que  des  hommes 
blancs,  venus  de  l'Ouest,  s'emparent  peu  à  peu  de 
toute  la  vallée  du  Niger.  Au  lieu  d'y  semer  sur  leur 
passage  la  ruine  et  la  désolation,  ils  rassurent  les  popu- 
lations opprimées  et  mettent  les  brigands  à  la  raison. 
Partout  la  sécurité  renaît,  les  routes  deviennent  sûres 

^  Targui,  singulier  de  Touaregs. 


302  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pour  le  commerce,  les  habitants  reprennent  courage 
après  tant  de  siècles  de  guerres  sanglantes. 

Les  Français  sont  à  Segou,  à  Djenné.  En  avant- 
garde,  une  canonnière  est  partie  pour  Kabara,  emme- 
nant un  ou  deux  officiers  de  marine  et  quelques 
matelots.  Arrivés  au  port,  ils  débarquent,  se  mettent 
en  route  à  travers  les  sables  et,  par  une  chance  inouïe, 
arrivent  sous  les  murs  de  Tombouctou  sans  avoir  été 
attaqués  par  les  Touaregs. 

Devant  l'enceinte  de  terre  grise,  les  neuf  hommes 
se  concertent,  un  peu  émus.  Doivent-ils  attaquer,  ou 
sommer  les  habitants  de  se  rendre?  Ils  sont  bien  peu 
nombreux  pour  un  coup  de  force,  ces  chevaliers  sans 
peur,  mais  à  présent  qu'ils  sont  lancés  dans  la  glorieuse 
aventure,  ils  ne  reculeront  pas.  Gravement,  ils  se 
préparent  au  combat  et,  sans  doute,  à  la  mort. 

Du  haut  des  murs,  les  sentinelles  ont  aperçu  le 
petit  groupe  d'hommes  blancs.  L'alarme  est  donnée 
en  ville.  Anxieux,  les  nouveaux  venus  attendent.... 
Le  bruit  d'une  foule  en  marche  parvient  à  leurs 
oreilles....  La  porte  s'ouvre  toute  grande....  Les  chefs, 
les  notables,  les  grands  marabouts  s'avancent  vers 
eux,  longue  théorie  d'hommes  en  vêtements  blancs. 
Ils  s'inclinent  très  bas,  en  signe  de  soumission,  et 
annoncent  qu'ils  viennent  rendre  la  ville.  Tombouctou, 
la  cité  du  désert,  est  prise  par  des  marins  français 
sans  qu'une  seule  goutte  de  sang  ait  été  versée.  Cela 
se  passait  en  décembre  1893, 

Les  plus  étonnés  dans  toute  l'affaire  furent  certai- 
nement les  vainqueurs,  la  poignée  d'hommes  blancs 
dont  la  seule  présence  avait  accompli  ce  miracle. 
Ils  ne  connurent  que  bien  plus  tard,  si  même  ils  la 
connurent  jamais,  la  cause  de  cette  reddition  volon- 
taire de  Tombouctou. 


EN   ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  303 

La  veille,  apprenant  que  les  Français  approchaient 
de  Kabara,  un  des  marabouts  les  plus  respectés  de 
la  mosquée  de  Sankoré  avait  réuni  la  nuit,  en  grand 
mystère,  les  principaux  chefs  et  notables  de  la  cité. 
Dans  un  coffre  aux  ferrures  compliquées,  il  avait 
cherché,  parmi  d'autres  documents  très  anciens,  un 
antique  parchemin  couvert  de  caractères  arabes  et 
leur  en  avait  donné  lecture. 

C'était  une  sorte  de  prophétie,  une  vision  racontée 
par  un  saint  homme,  le  Cheikh  Sidi-Mohammed-ben- 
Cheikh-Sidi-Elmekar-Elkebi,  mort  à  Tombouctou  en 
181 1.  J'ai  eu  entre  les  mains  le  document  arabe  avec 
sa  traduction.  Il  est  assez  long  et  diffus,  et  je  ne  le 
transcris  que  jusqu'au  passage  qui  décida  les  habitants 
de  Tombouctou  à  ouvrir  leurs  portes  aux  Français,  à 
les  accueillir  en  libérateurs  et  en  frères. 

«  Au  nom  de  Dieu  miséricordieux  et  clément.  Qu'il 
répande  ses  bénédictions  sur  notre  Seigneur  Moham- 
med, sur  sa  famille  et  ses  amis  et  qu'il  leur  accorde  le 
salut  le  plus  parfait. 

»  Que  le  commencement  et  la  fin  de  cet  écrit  soient 
aussi  bénis  par  Dieu. 

»  Voici  ce  que  nous  avons  trouvé  parmi  les  manus- 
crits de  notre  Cheikh,  le  secours  dans  la  vie,  l'inter- 
médiaire de  toutes  les  affaires,  le  lieutenant  de  Dieu, 
le  Magnifique,  le  Cheikh  Sidi-Mohammed.  Que  Dieu 
l'aime  et  le  fasse  aimer  de  tous,  qu'il  le  mette  dans  son 
paradis,  sa  demeure  et  la  nôtre.  » 

Voici  son  texte  : 

«  Révélation  faite  à  notre  Cheikh  et  père  la  nuit 
du  sixième  jour  du  mois  de  Djounnadi  Elleouel  de 
l'année  1809.  Pendant  les  deux  nuits  précédentes,  il 
fut  malade  et  se  plaignit  de  violentes  douleurs  dans 
la  tête.  Or  donc,  cette  nuit-là,  il  dit  :  Je  vis  venir  à  moi 


304  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

des  hommes  conduisant  un  chameau  jaune,  bridé  et 
sellé.  Ils  le  firent  agenouiller  et  me  dirent  :  Monte 
dessus  et  fais-le  lever.  Je  le  fis,  et  voici  que  la  terre 
se  contractant  vers  moi  m'apparut  toute  remplie  de 
serpents  et  j'en  éprouvai  une  grande  tristesse.  Alors 
Dieu  envoya  des  reptiles  d'eau  et  des  reptiles  de  terre 
qui  les  détruisirent  en  les  tuant  et  les  mangeant. 
Ceci  me  réjouit.  Mais  la  terre  était  vide  et  nue  sans 
aucune  herbe  m  verte  ni  sèche.  Cela  m'attrista  de 
nouveau. 

»  Or,  voici  qu'un  nuage  rouge  se  leva  à  l'Orient,  il 
était  accompagné  de  roulements  de  tonnerre  comme 
ceux  du  tambour,  des  étincelles  en  jaillissaient  comme 
des  étoiles  filantes.  Je  fus  tout  surpris.  Je  récitai  et 
répétai  sans  cesse  la  formule  :  Il  n'y  a  de  puissance  et 
de  force  qu'en  Dieu. 

»  Tout  à  coup  m'apparurent  des  hommes  blancs, 
d'un  visage  aimable,  qui  m'enseignèrent  les  paroles 
suivantes  :  «  0  Dieu  bon,  sois-moi  bienveillant  en 
tout  ce  qui  m'arrivera.  »  J'obéis  et  répétai  ces  paroles. 
Alors  le  tonnerre  se  tut,  les  étincelles  s'éteignirent  et 
un  vent  chaud  se  leva.  Puis  celui-ci  s'apaisa.  Le  nuage 
rouge  s'entr'ouvrit  et  laissa  voir  un  nuage  blanc  d'où 
sortait  un  zéphir  frais  et  humide.  L'herbe  verte  germa 
sur  toute  la  terre  et  je  fus  étonné  de  cette  verdure 
florissant  ainsi  sans  pluie,  sous  l'action  unique  de 
ce  vent. 

»  Le  document,  après  cette  ère  de  bonheur  due  à  la 
présence  des  hommes  blancs,  annonce  de  nouvelles 
guerres.  Les  chrétiens  d'abord  doivent  vaincre  les 
Berbères.  Puis  viendra  le  Mahdi,  qui  sortira  du  Gharb 
et  vaincra  Berbères  et  chrétiens.  Il  délivrera  tous  les 
pays  musulmans  et  replacera  le  Turc  dans  sa  situation 
primitive.  Alors  apparaîtra  l'antéchrist,    qui   s'empa- 


EN    ROUTE   VERS  TOMBOUCTOU  305 

rera  de  toute  la  terre,  à  l'exception  des  trois  villes 
saintes  :  La  Mecque,  Médine  et  Jérusalem.  « 

La  fin  de  cette  sorte  de  prophétie  est  étrange  dans 
la  bouche  d'un  Musulman. 

«  Le  dernier  viendra  Jésus,  qui  descendra  sur  le 
minaret  de  Damas.  Il  tuera  l'Antéchrist,  exterminera 
ses  partisans  et  il  n'y  aura  pas  d'idolâtre  qui  ne  soit 
tué.  Jésus  demeurera  quarante  ans  sur  la  terre.  Alors 
la  fertilité  et  l'abondance  reparaîtront,  le  chacal  paîtra 
avec  le  mouton,  le  lion  avec  le  bœuf.  Cette  situation 
durera  jusqu'à  la  sortie  de  Jésus. 

»  Ici  se  termine  ce  que  nous  avons  trouvé  écrit  de 
la  main  chrétienne,  lettre  par  lettre.  » 

16  février. 

Nous  commençons  à  savoir  nous  orienter  dans 
Tombouctou.  C'est  un  dédale,  un  labyrinthe  de  ruelles 
tellement  étroites  que  souvent  l'on  y  peut  à  peine 
passer  deux  de  front.  Les  murs  de  terre  s'alignent 
sans  ordre,  formant  des  angles  qui  s'avancent,  rétré- 
cissant le  passage,  ou  des  coins  en  retrait.  Dans  cha- 
cun de  ces  coins,  n'eût-il  qu'un  mètre  de  surface, 
on  a  planté  un  épineux,  dont  la  pâle  verdure  n'atteint 
pas  le  faîte  des  maisons  et  qui  végète  tristement, 
privé  d'air  et  de  soleil.  Des  portes  aux  clous  énormes, 
aux  ferrures  massives,  semblent  dire,  avec  leur  air 
rébarbatif  :  «  Tu  ne  passeras  pas  !  »  Là  où  les  portes  man- 
quent, l'unique  ouverture  de  la  maison  donne  sur  une 
sorte  de  vestibule  sombre,  où  s'ouvre  une  autre  porte 
donnant  dans  la  cour  intérieure.  Comme  jamais  ces 
ouvertures  ne  sont  en  face  l'une  de  l'autre,  on  ne  peut 
rien  voir  des  logis  de  Tombouctou  que  leurs  murs 
gris,  plus  ou  moins  délabrés.  Les  rares  fenêtres  sont 
minuscules  et  closes  hermétiquement  de  petits  volets 
en  bois  découpé.  Les  rues  zigzaguent,  se  croisent  et 

BIBL.   UNIV.   CV  21 


306  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

s'entre-croisent,  sans  qu'on  puisse  voir  à  plus  de  cin- 
quante mètres  devant  soi.  Le  sol,  c'est  le  sable  blanc, 
épais,  mouvant,  brûlant,  et  qui  se  dérobe  sous  les 
pieds.  La  marche  est  horriblement  fatigante  lorsqu'on 
enfonce  ainsi  à  chaque  pas,  et  la  chaleur  est  intense  dans 
ces  étroits  couloirs. 

Des  femmes  maures  se  glissent  le  long  des  murs, 
furtives,  étroitement  enveloppées  d'une  ample  dra- 
perie bleue  qui  traîne  à  terre  et  encadre  un  visage 
clair,  quelquefois  joli.  Elles  ont  l'air  de  religieuses 
échappées  d'un  couvent.  Leurs  époux,  sales  et  arro- 
gants, aux  longs  cheveux  bouclés,  chevauchent  des 
ânes  ou  des  petits  bœufs  rapides  et  semblent  toujours 
chercher  quelque  chose  à  voler.  Plus  sympathiques 
d'apparence,  sans  doute  parce  qu'on  ne  voit  pas  leur 
visage,  les  Touaregs  à  cheval  peuvent  à  peine  passer 
entre  les  murs  gris  et  préfèrent  les  libres  chevauchées 
dans  le  désert.  Depuis  qu'ils  ne  sont  plus  les  maîtres 
de  Tombouctou  et  ne  peuvent  ni  piller  ni  voler, 
leurs  grands  chefs  n'y  viennent  que  rarement  pour 
faire  acte  de  soumission  auprès  des  autorités  mili- 
taires. 

Comme  à  Mopti,  toutes  les  races  africaines  se  croi- 
sent sur  la  place  du  marché,  seul  endroit  animé  de  la 
ville.  Les  dames  noires  de  Tombouctou  sont  réputées 
en  Afrique  pour  leurs  mœurs  faciles  et  leur  aimable 
hospitalité,  mais  pas  pour  leur  grâce,  certainement. 
Elles  se  promènent  vêtues  d'un  pagne  qui  laisse  le 
buste  à  découvert,  et  de  beaucoup  de  bracelets.  Leur 
visage  aux  traits  grossiers  se  couronne  de  trois  grosses 
boules  de  cheveux,  bien  rondes  et  bien  serrées,  posées 
au  sommet  du  crâne.  Avec  cela,  elles  ont  toujours  aux 
dents  la  longue  pipe,  qui  est  leur  compagne  inséparable. 

De  gros  commerçants  causent  gravement  de  leurs 


EN   ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  307 

affaires,  accroupis  sur  le  sable  devant  leurs  maisons 
closes.  On  les  voit  parfois  s'y  glisser  par  l'étroite  ouver- 
ture, l'air  soupçonneux  et  craintif.  Il  est  rare,  telle- 
ment la  ville  est  morte,  que  l'on  voie  à  la  fois  plusieurs 
passants  dans  la  même  ruelle.  Seuls  y  mettent  un  peu 
de  vie  les  petits  noirs  tout  nus  échappés  des  maisons 
où,  sans  doute,  ils  étouffent.  Ils  se  vautrent  dans  le 
sable  ou  bien  vous  courent  entre  les  jambes,  poussié- 
reux, sales,  mais  toujours  souriants.  Ils  vous  lancent 
un  joyeux:  «Boussour,  mon  madame»  et  ajoutent  sou- 
vent :  «  Donne  ma  un  sou  ». 

Les  petits  noirs  et  les  grands  tirailleurs  sont  les 
seuls  éléments  de  vie  dans  la  morne  cité.  Nos  soldats 
noirs  y  passent,  allant  d'un  fort  à  l'autre,  et  le  rouge 
intense  de  leurs  chéchias  avec  l'éclat  bruyant  de  leurs 
rires,  est  la  seule  gaîté  de  ces  ruelles  mortes. 

Parfois,  il  faut  s'aplatir  contre  un  mur  pour  laisser 
passer  une  file  de  bourricots.  Maintenues  à  leurs  flancs 
par  des  cordes,  deux  longues  dalles,  qui  semblent  de 
marbre  peinturluré  de  dessins  bizarres,  leur  font  une 
pesante  charge.  Ce  sont  les  barres  de  sel  de  Taouddeni, 
c'est  la  fortune  de  Tombouctou  qui  passe.  Fortune 
bien  diminuée  depuis  que  le  sel  d'Europe  arrive 
jusqu'au  centre  de  l'Afrique.  Mais  certaines  tribus 
préfèrent  encore  le  sel  africain,  qui  fond  moins  vite 
à  l'humidité.  Deux  fois  par  an,  les  caravanes  vont 
encore  chercher  le  sel  à  neuf  cents  kilomètres  d'ici, 
en  plein  désert.  Seulement,  au  lieu  d'être  composées, 
comme  autrefois,  de  quatorze  ou  quinze  mille  cha- 
meaux, elles  n'en  comptent  plus  guère  que  trois  ou 
quatre  mille.  Un  détachement  de  méharistes  les  escorte 
pour  les  protéger  contre  les  Touaregs,  et  le  voyage, 
qui  dure  plus  d'un  mois,  est  horriblement  pénible  à 
cause  de  la  rareté  des  puits.  Les  chameaux,  abondam- 


308  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ment  abreuvés  au  départ,  ne  boivent  que  deux  ou 
trois  fois  pendant  la  longue  route,  et  les  hommes  doi- 
vent se  contenter  chaque  jour  dune  maigre  ration 
d'eau  transportée  dans  des  peaux  de  bouc  ou  dans 
des  tonnelets  d'acier. 

Autrefois,  le  sel  était  échangé  contre  les  produits 
précieux  du  Soudan,  et  d'autres  caravanes  venaient 
du  Nord,  de  Tunisie  ou  du  Maroc,  apporter  et  cher- 
cher des  marchandises  à  Tombouctou.  Leurs  affaires 
faites,  les  marchands  s'attardaient  aux  plaisirs  que 
leur  offrait  la  ville,  car  on  ne  s'amusait  nulle  part 
autant  qu'à  Tombouctou.  Ou  bien,  leurs  dévotions 
faites  dans  l'une  ou  l'autre  des  mosquées,  ils  recher- 
chaient la  conversation  des  hommes  pieux  ou  des 
savants.  On  disait  dans  toute  l'Afrique  : 

«  Le  sel  vient  du  Nord,  l'or  vient  du  Sud  et  l'argent 
du  pays  des  blancs.  Mais  les  paroles  de  Dieu,  les 
choses  savantes,  les  histoires  et  les  contes  jolis,  on  ne 
les  trouve  qu'à  Tombouctou.  » 

Tout  cela  est  fini.  On  ne  rit  plus  à  Tombouctou,  et 
les  choses  pieuses  ou  savantes  n'y  sont  plus  recher- 
chées. On  vivote  dans  les  maisons  en  ruines,  et  il 
n'est  pas  rare  de  voir,  devant  une  demeure  autrefois 
opulente,  un  petit  étalage  à  même  le  sable  :  oignons, 
boules  de  bleu  et  boîtes  d'allumettes,  tandis  que  le 
propriétaire  de  la  maison  ,  accroupi  à  côté,  encaisse 
gravement  les  petits  sous  et  les  centimes. 

20  février. 

Le  soir,  quand  le  soleil  descend  vers  l'horizon,  nous 
nous  installons  sur  une  petite  terrasse  peu  élevée  qui 
forme  le  coin  extrême  de  notre  domaine  et  s'avance 
dans  les  sables.  Comme  au  matin,  des  troupeaux 
s'abreuvent  au  bord  du  canal  et  des  femmes  y  viennent 


EN    ROUTE  VERS   TOMBOUCTOU  309 

puiser  de  l'eau.  Leur  vase  de  terre  cuite  sur  la  tête, 
maintenu  d'un  joli  geste  du  bras  levé,  elles  s'en  vont, 
jacassant  gaîment,  vers  les  demeures  closes,  et  de  tout 
le  jour,  sans  doute,  n'ont  que  cet  instant  de  plein  air 
et  de  lumière. 

La  cité  grise,  à  cette  heure,  est  une  cité  rose,  et  les 
cubes  de  terre  ont  des  teintes  d'une  délicatesse  infinie. 
Un  peu  d'or  traîne  aux  arêtes  des  vieux  murs,  et  les 
tours  des  deux  mosquées  sont  irradiées  de  lumière. 
De  là-haut,  dans  la  clarté  rose,  la  Voix  s'en  va  vers  le 
désert  dans  une  clameur  aiguë  :  Allah  illa  Allah...,  et 
les  gens  pieux  s'arrêtent  pour  se  prosterner  longue- 
ment sur  le  sable.  Au  désert,  les  buissons  gris  ou  roux 
sont  roses  sur  le  sable  rose,  et  des  flèches  de  lumière 
passent  dans  l'immensité  claire.  Le  soleil  disparaît, 
et  c'est  l'heure  mélancolique  oii  tout  est  gris,  d'un  gris 
terne  de  choses  mortes.  La  nuit  accourt  au  galop.  Le 
canal  n'a  plus  sa  belle  couleur  bleue  et  participe  à  la 
tristesse  de  tout.  Une  dernière  fois,  la  Voix  proclame 
la  grandeur  d'Allah  du  haut  de  Ghinghereber.  Les 
clairons  sonnent  la  soupe  et  Tombouctou  s'endort. 
Il  n'y  a  plus  un  bruit  dans  la  ville,  pas  une  lumière  ne 
brille  parmi  les  terrasses.  Seuls,  les  grognements  de 
quelque  hyène  en  chasse  troublent  la  paix  infinie  qui 
descend  du  ciel  clair. 

3  mars. 

Installés  depuis  près  d'un  mois,  nous  sommes  faits 
à  la  vie  de  Tombouctou.  Vie  monotone  et,  pour  nous, 
très  en  dehors  des  potins  et  des  cancans  dont  certains 
blancs  l'animent,  elle  n'est  pas  sans  charme,  tant  s'en 
faut.  N'ayant  rien  à  faire  au  dehors,  je  ne  sors  guère 
de  la  maison.  La  marche  dans  le  sable  des  rues  étroites 
est  vraiment  trop  pénible.  Quelquefois,  par  le  boule- 


310  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

vard  extérieur  qui  fait  le  tour  de  la  ville,  nous  allons 
jusqu*aux  jardins  de  l'Administration. 

Les  jardins  de  Tombouctou!  On  nous  en  avait 
vanté  les  charmes,  un  peu  ironiquement,  sans  doute. 
Il  y  a,  au  bout  du  canal  déjà  complètement  à  sec, 
trois  ou  quatre  mares  qui  conservent  l'eau  toute  l'année. 
Autour  des  mares,  le  matin  et  le  soir,  les  prisonniers 
s  activent  à  arroser  des  plants  de  choux  et  de  carottes, 
de  salades  et  de  haricots.  Chaque  administration  a 
son  potager,  et  les  produits  sont  distribués  entre  tous 
les  blancs.  Les  légumes  sont  abondants  au  bord  du 
désert,  mais  les  fruits  manquent  totalement.  Seuls,  des 
petits  melons  d'eau  compensent  un  peu  cette  grosse 
privation,  les  kankannis  tout  ronds,  à  la  chair  blanche 
ou  rose,  très  fade.  On  les  vend  au  marché  pour  deux 
ou  trois  centimes,  et  je  m'en  régale  pendant  leur  courte 
saison. 

Le  marché  de  Tombouctou  ferait  envie  à  plus  d'une 
ménagère  d'Europe.  Un  gigot  de  mouton  ou  un  filet  de 
bœuf  entier  n'y  coûtent  guère  plus  d'un  franc.  Les  œufs 
sont  à  un  sou  la  pièce  et  le  beurre  fondu  à  un  franc  le 
litre.  Mandara  jubile  en  comptant  toutes  les  «  cono- 
mies  »  que  mon  madame  va  faire.  Il  ignore,  mon  brave 
cuisinier,  que  la  moindre  bouteille  de  vin  ordinaire 
coûte  sept  ou  huit  francs  et  que  farine,  pétrole  et  sucre 
valent  environ  quatre  fois  ce  qu'on  les  paie  en  France. 
Tout  se  compense  et  se  balance  en  ce  monde. 

Dans  cette  vie  monotone,  mais  pas  ennuyeuse,  ma 
plus  grande  joie  est  toujours  de  regarder  autour  de 
moi.  De  cela  je  ne  me  lasse  jamais,  et  chaque  jour  je 
découvre  quelque  beauté  nouvelle  à  la  cité  de  boue 
ou  à  la  plaine  de  sable.  Chaque  matin,  il  me  semble  que 
je  préfère  à  tout  le  lever  du  soleil  sur  le  désert,  et  chaque 
soir  le  couchant  avec  ses  roses  et  ses  rubis  semés  par- 


EN   ROUTE  VERS  TOMBOUCTOU  311 

tout  sur  les  terrasses  grises,  me  semble  dépasser  en 
splendeur  tout  ce  que  j'ai  vu  jusqu'ici. 

Oh!  non,  mille  fois  non!  Tombouctou  ne  m'a  pas 
déçue.  Elle  est  autre  que  je  ne  la  rêvais,  plus  triste  et 
plus  belle.  Elle  m'attache  par  mille  liens  ténus,  par 
mille  beautés  chaque  jour  diverses  et  par  tout  son 
passé  tragique.  Parmi  toutes  les  visions  de  verdure,  de 
fraîcheur  et  de  grâce,  qui  vivent  après  tant  d'années 
au  fond  de  mes  yeux,  Tombouctou,  ville  morte,  cité 
de  boue  au  milieu  du  désert,  aura  toujours  une  place 
à  part. 

Vahiné  Papaa. 


-''--^'^^--;i^^^^-wwwwwww-.A- 


Le  poète  national  de  la  Bulgcirie. 

Ivan  Vazow. 


Les  Journaux  balkaniques  annoncent  la  mort  du 
poète  bulgare  Ivan  Vazov,  décédé  brusquement  à 
Sofia  le  22  septembre.  Son  nom  et  son  œuvre  étaient 
peu  connus  dans  notre  pays.  On  nous  saura  gré  de  les 
mettre  en  lumière,  —  autant  que  le  permettent  les 
documents  fragmentaires  dont  nous  disposons  actuel- 
lement. 

Ivan  Vazov  a  mis  plus  d'un  demi-siècle  d'activité 
au  service  de  sa  littérature  nationale  dont  il  a  été 
durant  cette  période  le  plus  actif  et  le  plus  glorieux 
représentant.  Il  était  originaire  de  cette  Bulgarie  mé- 
ridionale, connue  chez  nous  durant  quelques  années 
sous  le  nom  bizarre  de  Roumélie  orientale,  qui,  grâce 
à  Dieu,  partage  aujourd'hui  le  nom  et  les  destinées 
de  la  Bulgarie  proprement  dite.  Son  père  s'appelait 
Mintcho  Aïvazovski  ;  le  poète  n'a  gardé  que  les  deux 
syllabes  médianes  de  ce  nom.  C'était,  nous  dit-on, 
un  commerçant  peu  lettré,  un  peu  brutal,  d'ailleurs 
fort  honnête  homme,  qui  avait  plus  de  goût  pour  les 
affaires  que  pour  la  littérature.  La  mère,  en  revanche, 
aimait  passionnément  la  lecture  et  exerça  sur  les 
facultés  naissantes  du  futur  poète  la  plus  heureuse 
influence.  La  ville  de  Sofia,  où  vivait  la  famille,  comp- 
tait à  ce  moment-là  environ  quatre  mille  habitants. 
Les  Turcs  l'appelaient  Akdie  Klisse,  ce  qui  veut  dire 


LE  POÈTE  NATIONAL  DE  LA  BULGARIE        313 

la  Blanche  Eglise.  Elle  faisait  un  grand  commerce  de 
lainages,  de  galons  et  d'huile  de  roses.  Elle  avait  na- 
guère possédé  un  certain  nombre  de  Turcs,  groupés 
auprès  d'une  mosquée  depuis  longtemps  disparue. 

Non  seulement  la  mère  du  poète  aimait  la  lecture, 
mais  elle  savait  écrire,  —  chose  rare  en  ce  temps-là  — 
et  elle  s'y  plaisait.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  elle  a  rédigé 
des  notes  sur  l'incendie  de  sa  ville  par  les  hordes  de 
Suleyman  pacha,  en  1 877,  sur  sa  fuite  au  travers  des 
Balkans,  sur  son  internement  dans  un  couvent  qui 
lui  offrit  un  refuge. 

Le  jeune  Ivan  fut,  dès  l'âge  de  six  ans,  envoyé  à 
l'école.  Tout  en  y  apprenant  ses  leçons,  il  s'intéressait 
aux  lectures  de  sa  mère,  se  passionnait  pour  les  chants 
populaires  de  son  pays.  Ce  fils  de  commerçant  mépri- 
sait l'arithmétique,  mais  il  aimait  la  musique  et  la 
géographie. 

Quand  il  eut  terminé  ses  études  primaires,  c'est-à- 
dire  vers  l'âge  de  quatorze  ou  quinze  ans,  son  père  le 
prit  auprès  de  lui  pour  l'aider  dans  son  commerce. 
Mais  il  s'intéressait  plus  aux  livres  de  sa  mère  qu'aux 
marchandises  paternelles.  Il  s'absorbait  dans  ses  lec- 
tures si  bien  qu'on  l'envoya  dans  la  ville  de  Kalofer, 
chez  le  maître  Botio,  qui  tenait  une  sorte  d'école 
supérieure.  Ce  Botio  était  le  père  du  futur  poète 
Christo  Botev  ou  Botiov,  qui  devait  être  une  des 
premières  victimes  de  l'indépendance  nationale.  Le 
jeune  Christo  avait  été  élevé  à  Odessa  ;  il  en  avait 
rapporté  les  œuvres  des  grands  poètes  russes  Pouchkine 
et  Lermontov.  Ivan  se  passionna  pour  la  lecture  de 
leurs  chefs-d'œuvre  et  entreprit  de  les  imiter.  Son 
père  se  décida  à  le  faire  entrer  au  gymnase  de  Plovdiv, 
où  l'élève  laborieux  apprit  le  français  à  coups  de  dic- 
tionnaires,  s'exerça  pour  commencer  à  traduire  les 


314  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

aventures  de  Télémaque  et  continua  par  Tinterpré- 
tation  de  fragments  de  Hugo  et  de  Béranger.  Ces 
préoccupations  poétiques  faisaient  tort  à  des  études 
plus  sérieuses  et  plus  pratiques.  Aux  examens  de  fin 
d  année  le  jeune  rimeur  eut  de  mauvaises  notes  pour 
les  langues  turque  et  grecque.  Son  père  prit  mal  la 
chose,  le  ramena  dans  son  magasin  et  s'efforça  de  le 
dresser  au  métier  de  commis.  Mais,  au  lieu  de  tenir  les 
registres  de  commerce,  l'incorrigible  adolescent  ima- 
ginait d'y  griffonner  des  vers  sur  les  registres  paternels. 

Il  dévorait  le  Juif  errant  d'Eugène  Sue.  Son  père, 
pour  le  perfectionner  en  français,  1  avait  abonné  au 
Courrier  d'Orient  qui  paraissait  alors  à  Constantinople. 
Pour  se  débarrasser  d'un  collaborateur  aussi  peu  sûr, 
il  l'envoya  en  Roumanie  auprès  d'un  oncle  courtier 
en  céréales.  Mais  la  Roumanie  était  alors  le  foyer  de 
tous  les  agitateurs  qui  préparaient  la  renaissance  natio- 
nale et  l'affranchissement  politique  de  la  Bulgarie. 
Le  jeune  commerçant  malgré  lui  eut  l'occasion  de  les 
fréquenter  et  de  les  raconter  plus  tard  dans  son  livre 
Les  déclassés.  De  Bucarest,  il  passa  brusquement  à 
Constantinople,  où  il  publia  quelques  poésies  dans 
une  revue  locale  puis  à  Mustafa  Pacha  où,  devenu 
maître  d'école,  il  joua  un  rôle  actif  dans  la  lutte  contre 
l'élément  grec  de  cette  localité. 

En  1875  nous  le  retrouvons  à  Pernik,  au  service 
des  ingénieurs  qui  construisent  la  voie  ferrée  Sofia- 
Kustendil.  Il  prend  part  aux  manœuvres  qui  ont  pour 
but  d'organiser  la  révolution  libératrice.  Gravement 
compromis,  il  s'enfuit  en  Roumanie  ;  il  fait  partie  du 
comité  révolutionnaire  de  Bucarest,  il  organise  des 
bandes  pour  aider  la  Serbie  dans  la  guerre  qu'elle 
médite  contre  la  Turquie.  Il  a  longuement  décrit  cette 
période  fiévreuse  dans  un  roman  intitulé  Sous  le  joug 


LE   POÈTE   NATIONAL   DE   LA   BULGARIE  315 

turCy  roman  qui  a  été  traduit  en  français  par  le  colonel 
bulgare  Andreev  et  qui  a  paru  en  1 897  à  Paris  (impri- 
merie Jouve),  avec  une  préface  due  à  l'auteur  de  cette 
étude.  «  Poète,  publiciste  et  romancier,  disais-je  dès 
cette  époque,  M.  Vazov  est  aujourd'hui  le  chef  de 
chœur,  le  représentant  incontesté  des  aspirations  na- 
tionales de  son  pays.  » 

Par  son  action  politique  et  littéraire,  Vazov  était 
tout  désigné  pour  servir  d'auxiliaire  aux  Russes  lors 
de  la  guerre  libératrice  de  1876-77.  Il  fut  attaché  au 
gouverneur  provisoire  des  provinces  occupées.  L'af- 
franchissement de  sa  patrie  lui  coûtait  cher.  Sa  ville 
natale,  Sopot,  avait  été  incendiée  par  les  Turcs,  son 
père  et  un  certain  nombre  d'habitants  avaient  été 
emmenés  dans  les  montagnes  et  massacrés  ;  sa  mère 
était  enfermée  dans  un  couvent  du  Rhodope  ! 
En  1878,  il  publiait  un  poème,  V Affranchissement,  dont 
le  titre  disait  assez  le  sujet.  En  1879,  il  était  nommé 
président  au  tribunal  de  première  instance  à  Berko- 
vitza  ;  mais  la  vie  littéraire  l'attirait.  Il  s'établit  à 
Philippopoli  (Plovdiv),  qui  était  le  centre  intellectuel 
de  la  Roumélie  orientale,  dirige  une  revue,  inonde  tous 
les  recueils  de  vers  et  de  nouvelles. 

Après  la  guerre  serbo-bulgare  de  1885,  guerre 
inspirée  par  l'Autriche  et  qui  est  un  des  plus  doulou- 
reux épisodes  de  l'histoire  des  peuples  balkaniques,  il 
publie  un  poème  sur  la  victoire  de  Slivnitsa,  qui  pré- 
serva sa  patrie  de  l'invasion  serbe.  A  la  suite  de  la 
révolution  qui  eut  pour  résultat  l'abdication  du  prince 
Alexandre  et  l'avènement  de  son  successeur  Ferdinand 
de  Cobourg,  Vazov  quitta  la  Bulgarie  et  s'établit  à 
Odessa  pour  attendre  les  événements.  C'est  là  qu'il 
commença  son  grand  roman  Sous  le  joug,  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut.  Au  cours  de  Tannée  1889,  il 


316  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

rentra  dans  sa  patrie.  Depuis  cette  époque,  son  acti- 
vité littéraire  ne  s'est  pas  arrêtée  un  seul  instant.  Nous 
sommes  peu  au  courant  de  la  forme  sous  laquelle  elle 
s'est  manifestée  pendant  la  dernière  guerre,  où  le 
rôle  de  la  Bulgarie  n'a  peut-être  pas  été  suffisamment 
compris  chez  nous.  Ce  n'est  pas  à  nous  qu'elle  a  dé- 
claré la  guerre,  mais  à  la  Serbie,  et  il  est  bien  à  craindre 
que  tous  les  griefs  des  deux  nations  ne  soient  pas  encore 
oubliés  ! 

Si,  pendant  la  grande  guerre,  Vazov  a  fait  des  vœux 
pour  le  succès  de  sa  patrie  et  pour  notre  défaite,  nous 
n  avons  pas  à  lui  en  vouloir.  Nous  préférons  l'ignorer. 

Le  25  septembre  1 895,  le  peuple  bulgare  a  célébré, 
solennellement  le  vingt-cinquième  anniversaire  litté- 
raire de  Vazov,  considéré  dès  lors  comme  poète 
national.  Au  mois  d'octobre  1920,  cette  solennité  à 
été  renouvelée  pour  le  soixante-dixième  anniversaire 
du  poète,  qui  coïncidait  avec  le  cinquantième  anni- 
versaire de  ses  débuts  dans  la  vie  littéraire  et  poli- 
tique. Le  jeune  roi  présidait  cette  fête  intellectuelle 
et  à  cette  occasion  il  remit  au  jubilaire  les  insignes  de 
Tordre  des  saints  Cyrille  et  Méthode,  les  apôtres 
slaves  qui  par  leur  origine  appartenaient  certainement 
à  la  Bulgarie  des  temps  passés. 

D'autre  part,  le  Sobranié  lui  votait  une  récompense 
nationale  de  cent  mille  levs.  Mais  les  jours  du  poète 
étaient  comptés  et  quelques  jours  après  ce  dernier 
triomphe  il  succombait  à  une  rupture  d'anévrisme. 

La  mort  ne  l'effrayait  pas.  Il  se  savait  sûr  de  lim- 
mortalité  :  «  Je  mourrai  sans  doute  bientôt,  disait-il 
dans  le  poème  préliminaire  d'un  de  ses  recueils,  édité 
en  des  temps  plus  heureux.  Je  ne  m'en  afflige  pas.  J'ai 
vu  ta  gloire,  ô  Bulgarie  !  Ma  mère,  j'ai  eu  la  joie  de 
chanter  ton  glorieux  triomphe  ! 


LE  POÈTE  NATIONAL  DE  LA  BULGARIE        317 

»  Et  mon  chant  jaillit  de  mon  cœur.  L'écho  vivant 
de  ta  gloire  retentira  dans  l'avenir.  Ma  cendre  se  dissi- 
pera, mais  les  sons  argentins  retentiront  sous  le  ciel  ! 

»  Oh  î  non,  je  ne  mourrai  pas.  Mon  chant  est  une 
feuille  ajoutée  à  ta  couronne  de  laurier.  Je  vivrai  dans 
ton  immortalité.  » 

Un  petit  poème  qui  a  pour  nous  un  intérêt  tout 
particulier  est  celui  qui  est  adressé  à  Pierre  Loti.  On 
sait  que  notre  éminent  confrère  professe  une  tendresse 
particulière  pour  l'Orient  musulman  et  particuliè- 
rement pour  la  Turquie.  Voici  en  quels  termes  Vazov 
interpellait  l'illustre  académicien   : 

A  Pierre  Loti 

Cinq  siècles  de  terreur,  de  meurtre  et  de  massacre,  cinq 
siècles  de  sanctuaires  engloutis  dans  la  fumée  et  l'ordure, 
cinq  siècles  de  terres  arrosées  d'un  sang  chaud,  de  paradis 
terrestres  convertis  en  déserts. 

Cinq  siècles  de  barbarie,  de  violences  sans  nombre,  voilà 
ce  que  le  monde  doit  à  ton  idole,  ô  poète  !  Tu  tresses  des 
couronnes  à  la  peste  ;  tu  chantes  des  chants  au  tigre  ,*  tu 
n'as  pas  entendu  nos  gémissements. 

Reviens  à  toi  !  Ton  hymne  brutal  et  sacrilège,  c'est  un 
crachat  lancé  à  Dieu  et  à  l'homme.  Et  nous,  notre  épée  vole 
pour  mettre  fin  à  une  infernale  oppression,  à  la  honte  noire 
de  notre  siècle. 

Ce  qui  nous  animera,  ce  n'est  ni  l'idée  du  pillage,  ni  la 
méchanceté.  Avec  notre  sang  nous  traçons  une  grande  épo- 
pée ;  nous  apportons  la  liberté  dans  la  prison  de  l'esclave  ; 
nous  apportons  le  saint  exploit  de  Prométhée. 

Nous  apportons  le  soleil  là  où  règne  une  sombre  obscurité, 
dans  des  foyers  maudits  où  nos  frères  subissent  le  joug  et 
loi,  le  jour  où  la  vie  nouvelle  exultera  dans  ces  régions,  toi 
tu  pleureras  sur  la  tombe  du  bourreau  ! 


318  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Citons  encore  ces  vers  adressés  à  la  patrie  bulgare  : 

Chère  patrie,  tu  paies  cher  tes  lauriers  ;  sur  la  route  glo- 
rieuse que  tu  suis  tu  sèmes  tes  fils  sans  relâche. 

Nos  âmes  sont  lasses  et  sombres  ;  Seigneur,  donne-nous 
la  force  de  porter  héroïquement  jusqu'au  bout  notre  lourde 
croix. 

...  0  Bulgarie,  mère  des  chevaliers,  mère  couronnée  d'un 
laurier  sanglant,  toi  qui  as  gardé  jusqu'au  bout  ton  esprit 
héroïque,  gloire  à  toi,  gloire  éternelle  ! 

A  vous,  héros  épargnés  par  la  mort,  fils  sains  d'une  mère 
saine,  aujourd'hui  couronnés  de  vertes  couronnes,  gloire  à 
vous,  incorruptible  gloire  ! 

A  vous,  héros  qui  avez  laissé  vos  ossements  sur  le  champ 
de  bataille,  chères  victimes  de  l'idée  du  droit  qui  nous  serez 
éternellement  chères,  gloire  à  vous,  gloire  éternelle  ! 

«  Mes  chants,  disait  encore  le  poète,  sont  l'écho 
vivant  de  lame  nationale  et  cette  âme  ne  mourra  pas. 
Tant  que  les  cœurs  battront  de  douloureuses  joies, 
dans  notre  libre  pays,  mes  chants  se  liront  encore.  » 

La  Bulgarie  reconnaissante  a  fait  à  son  poète  natio- 
nal des  funérailles  dignes  de  lui.  Il  reste  maintenant  à 
publier  une  édition  définitive  de  ses  œuvres  éparses 
dans  cent  recueils.  Espérons  que  l'Académie  bulgare 
y  pourvoira. 

Louis  Léger, 
de  r Institut. 


»«l-**«******«l**««4^* 


La 

Révolution  vaudoise  de  1845 

Récit  publié  et  annoté  par  Aug.  Reymond. 


QUATRIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE  \ 

Les  motifs  qui  m'ont  déterminé  dans  ce  que  j'ai 
fait  ressortent  suffisamment  de  ce  qui  précède.  Pour 
vous,  qui  me  connaissez,  je  n'aurais  pas  même  eu 
besoin  de  cet  exposé,  quoique  je  tinsse  à  faire  ressortir 
à  vos  yeux  comment  les  causes  ont  produit  leurs 
effets,  car,  dans  tout  ceci,  il  y  a  eu  l'effet  de  causes  qui 
remontent  à  plusieurs  années.  Mais  pour  ceux  qui  ne 
me  connaissent  pas,  c'est-à-dire  qui  ignorent  mon 
intérieur,  et  qui  sont  nécessairement  portés  à  me  juger 
d  après  les  lois  de  l'intérêt  ou  de  l'égoïsme,  —  et  c'est 
là  le  plus  grand  nombre,  —  j'ai  des  considérations 
b  en  simples  tirées  de  faits  palpables.  Qu'avais-je  à 
gagner  à  tout  ce  que  j'ai  fait  le  14  et  le  15  février? 
De  l'argent,  pour  commencer  par  le  plus  crasse? 
ïl  n'en  peut  pas  être  question  dans  notre  pays  ;  au 
contraire,  cette  mise  en  évidence  est  une  source  de 
dépenses  :  or  vous  savez  que  je  suis  pauvre,  mais  très 
pauvre,  mais  aussi  que  je  ne  tiens  guère  à  l'argent. 

^  Pour  les  trois  premières  parties,  voir  les  livraisons  de  décembre    1921   et 
janvier  et  février  1922. 


320  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Du  reste,  ma  vie  prouve  mon  désintéressement.  — 
Des  places?  Mais  j'étais  conseiller  d'Etat  et  député 
à  la  Diète  ;  ce  sont  les  positions  les  plus  belles  qu'on 
puisse  occuper  chez  nous  :  or  ceux  qui  ont  courent 
toujours  le  risque  de  perdre  quelque  chose  dans  les 
changemens  ;  rien  de  plus  chanceux  que  la  popularité  : 
l'homme  du  peuple,  le  dictateur,  celui  que  les  masses 
ont  exalté  le  14  et  le  15  février  pouvait  fort  bien, 
d  après  les  lois  qui  déterminent  le  changement  des 
esprits  comme  des  vents,  n'être  réélu  ni  au  Grand 
Conseil,  ni  au  Conseil  d'Etat.  Ah!  peut-être  c'est  à 
la  présidence  du  Conseil  d'Etat  que  je  visais?  J'avais 
obtenu  satisfaction  lorsqu'on  me  nomma  président 
en  1842,  après  qu'on  m'eut  constamment  et  systéma- 
tiquement repoussé  plusieurs  années.  J'ai  donc  pu 
apprendre  par  expérience  ce  que  c'est,  et  toute  ma 
carrière  politique  m'a  assez  appris  que  ce  n'est  ni  le 
Conseiller  d'Etat  ni  le  Président  que  l'on  révère,  au 
fond,  mais  le  caractère  politique,  l'homme  d'esprit 
et  de  cœur  :  lorsque  j'étais  dans  la  minorité  du  Conseil 
d'Etat,  moi  tout  seul,  ayant  à  subir  les  attaques  directes 
et  indirectes  de  mes  adversaires,  je  n'en  jouissais  pas 
moins  de  cette  immense  popularité  qui  m'a  valu 
1  élection  au  Grand  Conseil  dans  six  cercles  et  presque 
dans  sept  ^  :  cette  sextuple  couronne  civique  éclipse 
tous  les  fauteuils  possibles.  —  La  gloire,  la  vanité, 
l'ambition,  le  désir  d'être  élevé  sur  le  pavois  par  les 
masses?  Je  ne  disconviens  pas  que  lorsque  j'étais  à 
la  tête  du  peuple,  le  14  et  le  15  février,  que  je  diri- 
geais ses  délibérations  et  sa  marche,  que  j'exprimais 
sa  volonté,  qu'il  adoptait  à  l'unanimité  mes  proposi- 

'  Aux  élections  du  printemps  1836,  Druey  fut  nommé  député  au  Grand  G}nscil 
par  les  cercles  de  Moudon,  d'Avenches,  de  Vcvey,  de  Cudrcfin,  de  Nyon  et  de 
Sainte-Croix,  et  il  s'en  fallut  de  peu  qu'il  ne  fût  élu  par  celui  de  Lausanne. 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE  DE    1845  321 

tions,  que  j'étais  son  âme,  qu'il  me  considérait  comme 
son  véritable  ami  (la  malveillance  m'a  appelé  ironique- 
ment le  «  libérateur  >?),  que  j'étais  le  premier  de  tous  : 
je  ne  disconviens  pas,  dis- je,  que  j'ai  éprouvé  une 
grande  satisfaction,  même  de  l'orgueil,  peut-être  beau- 
coup plus  d'orgueil  que  je  ne  suppose.  Mais,  chère 
amie,  vous  connaissez  assez  ma  philosophie  ;  le  senti- 
ment de  Salomon  0  vanité  des  vanités,  tout  est  vanité! 
se  retrouve  sans  cesse  dans  mon  esprit  à  côté  de  tout 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  prospérité,  le  succès, 
la  grandeur,  l'élévation,  la  popularité,  la  gloire  et  tout 
ce  que  vous  voudrez  d'illustre,  d'étincelant,  d'enivrant. 
Cette  vue  supérieure  à  la  situation  et  aux  choses,  ce 
fond  de  haute  indifférence,  si  l'on  veut,  que  la  philo- 
sophie, la  religion  et  la  vie  ont  développé  de  plus  en 
plus  chez  moi,  n'a  pas  été  ni  pu  être  ainsi  effacé  en  un 
instant  ;  cette  disposition  qui  fait  que  la  prospérité  ne 
m'a  jamais  aveuglé  ou  enivré,  tout  comme  l'adversité 
ne  m'a  jamais  abattu,  cette  disposition  qui  fait  que  je 
n'ai  jamais  perdu  la  tête  ni  le  courage,  elle  a  de  trop 
profondes  racines  chez  moi  pour  disparaître  devant 
des  événemens  et  une  situation  qui  ne  m'ont  nulle- 
ment surpris,  tant  ils  me  paraissaient  nrturels  ;  cette 
disposition  fait  partie  intégrante  et  indélébile  de  mon 
existence  :  c'est  le  côté  le  plus  fortement  empreint 
de  mon  caractère  ;  c'est  la  source  de  mon  énergie  et 
de  ma  persévérance,  de  ma  foi,  tant  philosophique  que 
religieuse  ;  moi,  je  ne  désespère  jamais,  tout  comme  je 
ne  compte  sur  rien.  Me  voilà,  je  suis  ainsi  né.  Je  n'ai 
donc  pas  eu  un  seul  instant  d'enivrement,  de  trouble 
dans  l'esprit  :  le  calme  et  la  présence  d'esprit  dont  j'ai 
fait  preuve  d'un  bout  à  l'autre,  cette  aisance,  ce  naturel 
que  j'ai  mib  à  ce  que  j'ai  fait,  comme  le  moissonneur 
qui  recueille  ce  qu'il  a  semé,  cette  surface  aussi  égale 

BtBL.   UNIT.  CV  22 


322  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

qu'un  miroir  où  mon  âme  a  été  dans  ces  événemens 
sont,  il  me  semble,  la  preuve  que  je  ne  me  suis  pas 
fait  illusion. 

Mais  quel  que  puisse  avoir  été  Tétat  de  mon  esprit 
et  de  mon  cœur  dans  ces  graves  momens,  l'essentiel 
dans  la  question  qui  nous  occupe,  la  recherche  des 
motifs  qui  m'ont  dirigé,  l'essentiel,  dis-je,  c'est  que  je 
n'ai  rien  cherché  de  toute  cette  popularité,  de  toute 
cette  élévation  momentanée  aux  nues,  que  je  n'ai 
nullement  couru  après  le  pouvoir  et  la  gloire.  A  la  fin 
de  l'année  dernière,  j'ai  renoncé  au  Nouvelliste  ;  je  ne 
suis  point  entré  dans  la  Société  patriotique  (maintenant 
que  la  force  des  choses  m'a  jeté  de  nouveau  dans  la 
vie  très-active,  je  devrai  probablement  m'en  faire 
recevoir  pour  ne  pas  me  séparer  de  mes  amis  politi- 
ques) ;  je  me  suis  tenu  à  l'écart  des  assemblées  popu- 
laires de  Villeneuve,  Lucens,  Cossonay,  Lutry,  Cully, 
La  Côte,  etc.  ;  j'ai  fait  au  Conseil  d'Etat  d'abord  et 
au  Grand  Conseil  ensuite  les  plus  grands  efforts  pour 
faire  adopter,  touchant  les  Jésuites,  une  instruction 
qui  rendait  la  révolution  impossible  (ce  n'était  pas 
mon  intention  de  rendre  la  révolution  impossible,  je 
n'y  songeais  pas  même,  mais  comme  la  révolution  ne 
se  serait  pas  faite,  aurait  été  impossible  dans  ce  mo- 
ment, si  mes  propositions  eussent  été  adoptées,  les 
efforts  que  j'ai  faits  pour  faire  passer  ces  propositions 
prouvent  que  je  ne  visais  nullement  à  opérer  ou  è  ame- 
ner une  révolution)*;  mon  acceptation  de  la  députation 
à  la  Diète  avec  une  instruction  équivoque  et  dange- 
reuse pour  moi,  acceptation  faite  en  vue  de  ne  pas 
nuire  aux  tentatives  de  conciliation  ;  les  efforts  consi- 
dérables  que  j'ai  faits  à  l'assemblée  du   Casino,   le 


'  Rapprocher  ce  passage  de  celui  qui  se  lit  i  page  318  et  suiv.  de  la  livraison 
de  d^embre. 


i 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    Î845  323 

13  février  au  soir,  pour  empêcher  qu'on  ne  mît  feu 
aux  étoupes  en  allumant  le  signal  ;  la  proposition 
que  j'ai  faite  au  Conseil  d'Etat,  le  13  au  soir,  après 
l'assemblée  du  Casino,  au  moment  utile,  de  convoquer 
le  Grand  Conseil  pour  le  lendemain  de  bon  matin  et 
de  proposer  de  revoir  les  instructions,  détermination 
qui  aurait  sûrement  prévenu  une  explosion  ;  les  efforts 
que  j'ai  faits  trois  fois  de  suite,  pendant  la  nuit,  pour 
détourner  le  Conseil  d'Etat  de  l'idée  malheureuse 
d'évacuer  le  Château,  puisque  cette  fuite  renfermait 
au  fond  une  abdication  anticipée,  la  proclamation  que 
j'ai  proposée,  le  14  au  matin,  et  qui  aurait  été  accueillie 
par  les  masses  comme  un  moyen  de  transaction  ;  ma 
résignation  à  demeurer  jusqu'au  dernier  moment,  c'est- 
à-dire  jusqu'à  ce  qu'il  eût  abdiqué,  au  milieu  d'un 
Conseil  d'Etat  impopulaire,  miné  dans  l'opinion,  mo- 
ralement détrôné,  en  un  mot  dans  une  situation  qui 
pouvait  devenir  fort  compromettante  aux  yeux  des 
masses  ;  ma  résolution  inébranlable  de  ne  prendre  une 
part  active  au  mouvement  populaire  que  lorsque  j'y 
serais  expressément  appelé  par  le  peuple  :  tous  ces 
faits,  soit  qu'on  les  prenne  isolément,  soit  surtout  qu'on 
en  saisisse  l'ensemble  et  la  persévérance,  me  semblent 
assez  prouver  que  je  n'ai  au  moins  pas  eu  d'impatience 
et  que  je  n'ai  rien  cherché. 

Oh!  je  sais  bien  ce  qu'on  pourra  dire  :  que  Cincin- 
natus  a  fait  semblant  d'aller  à  la  charrue  lorsque  le 
Sénat  de  Rome  nomma  un  dictateur  ;  que  Tibère 
refusait  la  dignité  impériale  avec  beaucoup  d  instance  ; 
que  Louis-Philippe  s'était  caché  à  la  laiterie  de  Raincy 
lorsqu'on  nomma  un  successeur  à  Charles  X  ;  que  bon 
nombre  d'ambitieux  se  sont  fait  beaucoup  prier 
d'accepter  un  pouvoir  dont  ils  brûlaient  d'envie. 
Contre   de    pareils    rapprochemens,    je    n'ai    d'autre 


324  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ressource  que  d'en  appeler  à  la  différence  qu'il  y  a 
entre  mon  caractère  et  ma  conduite  et  celui  de  ces 
personnages,  car,  sur  Mont-Benon,  je  me  suis  tout 
uniment  proposé  pour  Président  du  Gouvernement 
Provisoire,  tant  je  hais  les  complimens  politiques  ; 
que  d'en  appeler  à  ceux  qui  ont  suivi  ma  conduite  de 
près  le  13,  le  14  et  le  15  février,  et  sans  passion,  à  ceux 
qui  connaissent  le  cœur  humain,  la  vie  politique,  les 
affaires,  l'histoircfqui  ont  le  discernement  des  carac- 
tères et  des  situations  ;  il  ne  me  reste  en  dernière  ana- 
lyse d'autre  refuge  que  le  Tribunal  de  Dieu,  qui  sonde 
les  cœurs  et  les  reins.  Mais  je  ne  puis  rien  contre  les 
faux  jugemens  ;  il  faut  que  je  les  subisse  :  c'est  une 
conséquence  de  ma  situation,  une  compensation  de 
l'excès  d'honneur  que  peut  me  valoir  l'élévation  où 
je  me  suis  trouvé,  et  où  je  me  trouve  encore  ;  une  juste 
punition  des  sentimens  de  satisfaction  excessive  et 
d'orgueil  que  cette  situation  peut  faire  naître  et 
nourrir  dans  mon  âme.  —  Ce  à  quoi  j'oubliais  d'en 
appeler,  c'est  à  l'enthousiasme  qui  m'a  animé,  inspiré, 
conduit,  soutenu,  entraîné,  élevé,  transporté  dans  les 
journées  et  les  nuits  du  14  et  du  15  février  1845. 
L'enthousiasme!  On  n'en  a  pas,  quand  on  calcule. 

Vous  me  demandez  de  vous  parler  du  patriotisme 
de  tous  ces  braves  gens!  Ce  beau  mot  de  bien  public 
qu'on  a  toujours  sur  la  langue,  comment  se  mon- 
tre-t-il  lorsqu'il  s'agit  de  s'associer  avec  des  per- 
sonnes qu'on  n'aime  [pas]  pour  opérer  le  bien  public? 
—  La  réponse  est  facile.  Dans  toutes  les  révolu- 
tions, les  révolutions  religieuses  aussi  bien  que  les 
révolutions  politiques  et  sociales,  comme  dans  la  vie 
privée  et  dans  toutes  les  affaires,  vous  avez  des 
hommes  qui  agissent  par  les  motifs  les  plus  divers, 
purs,  impurs,  indifférens,  mêlés,  les  uns  par  égoïsme, 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  325 

les  autres  par  dévouement,  d'autres  par  faiblesse, 
imitation  ou  d'autres  considérations.  Pour  tout  cela, 
la  religion,  les  institutions  politiques,  la  morale,  la 
bienfaisance,  le  mouvement,  la  révolution,  les  choses^ 
en  un  mot,  ne  changent  pas  de  valeur  ;  distinguons 
donc  les  hommes  avec  leurs  imperfections  des  choses. 
Ah!  mon  Dieu,  si  on  voulait  juger  de  la  nécessité  du 
christianisme  et  de  la  réformation,  du  bien  qu'ils  ren- 
fermaient, du  progrès  qu'ils  faisaient  faire  à  l'huma- 
nité par  les  pitoyables  motifs  d'un  Simon  le  Magicien, 
des  mauvais  chrétiens  de  Corinthe  ou  des  princes  et 
des  gouvernemens  ambitieux  et  avides  qui  ont  appuyé 
la  réforme,  des  calculs  égoïstes  des  prêtres  païens  et 
des  prêtres  catholiques  qui  ont  embrassé  la  nouvelle 
religion  pour  conserver  leur  bénéfice  ou  de  mille  autres 
misères  de  ce  genre,  certes  le  christianisme  et  la  réfor- 
mation n'y  tiendraient  pas.  Non,  il  faut  voir  les  choses 
en  grand,  sous  le  point  de  vue  du  développement  des 
individus,  des  peuples  et  de  l'humanité,  et  ne  pas 
s'arrêter  à  la  vermine  qui  s'abrite  sous  les  plus  belles 
fleurs  ou  dans  les  fruits  les  plus  excellens. 

Quant  à  l'association  avec  des  hommes  qu'on  n'aime 
pas  pour  opérer  le  bien  public,  je  vous  dirai  que  je  ne 
crois  pas  qu'il  soit  possible  d'opérer  le  bien  public 
à  d'autres  conditions.  Tout  seul,  l'homme  ne  peut  rien 
ou  que  fort  peu  de  chose,  lorsqu'il  s'agit  surtout  de 
réaliser,  de  faire  passer  les  idées  dans  le  domaine  des 
faits.  Les  hommes  même  qui  semblent  avoir  conservé 
dans  leur  action  la  position  la  plus  isolée,  la  plus  indé- 
pendante, tels  par  exemple  que  Fellenberg  d'Hofwyl  S 

^  Philippe-EmiTianuel  de  Fellenberg  (1771-1844)  fonda  à  Hofwyl  une  école 
de  pauvres  en  1804,  une  école  d'agriculture  en  1807,  un  établissement  d'instruction 
et  d  éducation  pour  fils  de  bonnes  familles  en  1808,  et  une  colonie  pour  enfants 
pauvres  en  1816.  On  a  dit  de  lui  que  c'était  «  un  aristocrate  dans  sa  vie  privée, 


326  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pour  m'en  tenir  à  un  exemple  contemporain,  ces 
hommes  n'ont  rien  pu  faire  seuls  ;  il  leur  a  fallu  des 
professeurs,  des  maîtres,  des  sous-maîtres,  des  coopé- 
rateurs  de  différentes  natures,  et  s'ils  ont  fait  très  peu 
de  chose  en  définitive,  c'est  parce  qu'ils  ont  préféré 
dominer  ces  coopérateurs  plutôt  que  se  les  associer 
ou  s'associer  à  eux,  l'orgueil  prenant  ainsi  la  place 
de  l'amour.  Je  vous  parle  par  expérience.  J'ai  trouvé 
qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  dévouement  à  s'associer 
avec  des  hommes  qui  nous  haïssent,  nous  contre- 
carrent, qui  sont  jaloux  de  nous,  qui  cherchent  souvent 
à  nous  abreuver  d'amertume  pour  nous  dégoûter  et  se 
débarrasser  de  nous,  qu'à  s'envelopper  dans  son  man- 
teau pour  se  tenir  à  l'écart,  qu'à  s'isoler  pour  agir  seul 
et  ne  pas  se  salir  par  le  contact  de  ceux  dont  l'approche 
pourrait  nous  compromettre.  D'ailleurs,  ce  serait  une 
absence  complète  d'intelligence  et  de  vue  que  de  se 
retirer  d'une  voie  ou  ne  pas  y  entrer  parce  que  d'autres, 
dont  on  croit  connaître  les  motifs  égoïstes  et  impurs,  la 
suivent  ou  y  entrent.  Dois-je  sortir  de  la  diligence 
lorsque  j'y  vois  entrer  un  homme  que  je  méprise  ou 
qui  me  hait,  et  qui  fera  la  même  route  dans  le  même  but 
ou  un  but  semblable,  mais  par  des  motifs  que  je  ré- 
pudie? Et  puis,  qui  me  donne  le  droit  de  juger  des 
motifs  de  ceux  qui  travaillent  à  la  même  œuvre  que 
moi?  Sans  doute,  il  y  a  beaucoup  de  gens  qui  s'asso- 
cient par  calcul  et  égoïsme  avec  d'autres  hommes  qu'ils 
haïssent  ou  méprisent  pour  opérer  le  bien  public  (par 
exemple  pour  répandre  la  Bible,  travailler  à  la  conver- 
sion des  idolâtres,  répandre  des  doctrines  religieuses 
et  morales,  soulager  les  pauvres  et  réaliser  des  entre- 
un  démocrate  dont  les  G>nseils,  un  libéral  envers  les  étrangers,  un  despote  envers 
ses  collaborateurs,  un  radical  dans  ses  buts,  un  conservateur  dans  ses  moyens, 
l'étoffe  d'un  grand  homme  qui  a  vécu  sans  bruit  et  s'en  est  allé  sans  bruit.  • 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  327 

prises  philanthropiques  en  général,  tout  aussi  bien  et 
plus  fréquemment  que  pour  opérer  des  révolutions  ou 
des  réformes  politiques  et  sociales)  ;  —  mais  cela  ne 
veut  pas  dire  que  ce  soit  ces  hommes-là  qui  soient 
1  ame  du  mouvement  et  qu'il  n'y  ait  pas  d'autres 
hommes  qui  s'associent  par  un  véritable  dévouement  ; 
et  à  supposer  même  que  tous  ceux  qui  travaillent  à 
une  œuvre  le  fassent  par  des  motifs  coupables,  cela  ne 
dit  encore  rien  contre  l'œuvre  et  sa  destination  provi- 
dentielle. 

Vous  devez  bien  voir  que  ce  n'est  pas  à  vous,  chère 
amie,  que  je  réponds,  mais  aux  propos  qui  circulent 
dans  le  public,  et  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  mettre 
sous  les  yeux,  afin  que  je  sache  ce  qui  se  dit.  Qu'on 
m'attribue  tout  le  mal  qui  peut  être  fait  par  d'autres, 
et  qu'on  attribue  à  d'autres  tout  le  bien  qui  peut  résulter 
de  mes  directions  et  peut-être  même  celui  que  je  fais 
directement  et  positivement  moi-même,  c'est  encore 
dans  l'ordre  des  choses.  Etant  à  la  tête,  ayant  l'honneur 
de  ma  situation,  je  dois  en  avoir  les  charges,  parce  que 
c'est  essentiellement  moi  qui  suis  en  évidence,  et 
aussi  parce  que,  à  côté  du  bien,  il  résulte  aussi  du  mal 
(à  mon  insu  et  contre  ma  volonté)  de  mon  impulsion, 
de  ma  présence  à  la  tête  des  affaires,  car  à  côté  des 
roses,  il  y  a  les  épines.  Que  ce  mal  soit  fait  par  moi  ou 
par  d'autres  en  mon  nom,  on  ne  distingue  pas,  je  suis 
solidaire  comme  Jésus-Christ  l'était  aux  yeux  du  monde 
de  ceux  qui  l'invoquaient  ou  chassaient  les  démons  en 
son  nom. 

En  compensation,  je  devrais  avoir  l'honneur  du  bien 
qui  résulte  de  ma  présence  à  la  tête  du  Gouvernement, 
de  mon  influence,  de  mes  directions,  lors  même  que  ce 
bien  aurait  été  fait  par  d'autres.  Mais  les  autres  ne 
veulent  et  ne  peuvent  pas  s'annihiler  ;  ils  ont  droit 


328  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

à  rindépendance  et  à  la  liberté,  et  il  est  clair  qu'ils 
font  leur  choix  parmi  le  meilleur  lorsqu'il  s'agit  d'éta- 
blir leur  action,  et  il  ne  faut  pas  même  s'étonner  qu'ils 
cherchent  à  s'enrichir  à  mes  dépends  en  s'attribuant  ce 
que  j'ai  fait  moi-même  de  ma  propre  main  et  dit  de  ma 
propre  bouche,  bien  entendu  lorsqu'il  peut  en  résulter 
du  profit  et  de  l'honneur;  pour  la  responsabilité,  on 
me  la  laisse.  Hélas!  c'est  encore  cette  compensation 
et  cette  punition  dont  je  vous  ai  parlé  tout  à  l'heure  à 
l'occasion  des  faux  jugemens  du  public  sur  les  mobiles 
de  mes  actions.  Voyez-vous,  lorsque,  dans  une  démo- 
cratie, un  homme  se  trouve  exalté  au  point  où  je  l'ai 
été  et  où  je  le  suis  encore,  1°  par  ses  partisans  (quel- 
ques-uns faisaient  peut-être  le  pomg  dans  la  poche)  ; 
2"  par  les  masses  (  celles-là  avec  naïveté  en  grande 
partie,  plusieurs  par  entraînement  des  autres,  un  cer- 
tain nombre  par  imitation  irréfléchie)  ;  et  3°  par  mes 
adversaires  et  mes  ennemis  les  plus  déclarés  et  les 
plus  acharnés,  soit  en  concentrant  leur  rage  contre 
moi,  soit  en  désirant  avec  impatience  ma  rentrée  au 
Gouvernement,  soit  enfin  en  accordant  des  éloges  à 
ma  supériorité,  tout  en  m'accusant  d'ambition  et  en  cri- 
tiquant amèrement  ma  conduite  :  —  un  tel  homme  a 
besoin  d'un  immense  contrepoids  pour  ne  pas  trop 
écraser  ses  concitoyens,  écrasement  qui  serait  une 
sorte  d'oppression  morale,  d'aristocratie  spirituelle, 
un  contrepoids  pour  qu'il  n'acquière  pas  une  influence 
et  un  pouvoir  dangereux  et  peut-être  même  pour 
prévenir  des  tentatives  liberticides  :  car  l'âme  et  la 
condition  de  la  démocratie  est  l'égalité,  et  un  homme 
trop  éminent  blesse  cette  égalité  par  sa  position  toute 
seule. 

Or,  ce  contrepoids,  pour  être  suffisant,  ne  doit  pas 
consister   seulement   dans   des   compensations  justes. 


LA   RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  329 

telles  que  les  tribulations,  les  fatigues,  les  ennuis  et 
les  dégoûts  de  toute  espèce  que  cause  le  pouvoir, 
dans  la  jalousie,  la  haine,  la  médisance,  les  vengeances, 
l'ingratitude  dont  on  est  l'objet  dans  la  critique  de  nos 
actes,  dans  l'impuissance  de  faire  tout  le  bien  qu'on 
voudrait,  dans  l'impatience  des  citoyens,  dans  la  pré- 
cipitation de  leur  jugement,  qui  a  sa  source  dans  leur 
ignorance  de  l'état  réel  des  choses  et  des  nécessités 
du  gouvernement,  dans  leur  versatilité,  dans  les  mé- 
comptes sans  nombre  qui  sont  l'accompagnement 
inévitable  du  pouvoir  et  du  premier  rang,  —  mais, 
pour  tenir  la  balance  égale,  ce  contrepoids  doit,  de 
plus,  renfermer  des  injustices  contre  l'homme  dont 
l'ascendant  peut  devenir  dangereux,  savoir,  entre  au- 
tres, la  calomnie,  les  atteintes  de  toute  espèce  à  la 
considération,  des  traitemens  et  des  coups  non  mérités, 
le  refus  de  ce  qui  lui  est  dû,  en  un  mot,  tout  ce  qui 
peut  l'humilier,  le  rabaisser,  l'amoindrir,  l'écarter, 
l'anéantir.  Cette  injustice  de  la  part  de  ceux  qui 
s'en  rendent  les  instrumens  est,  sous  un  point  de  vue 
plus  élevé,  une  véritable  justice  :  l'excès  de  l'élévation 
doit  se  compenser  par  l'excès  de  l'abaissement,  l'excès 
de  jouissance  par  l'excès  de  douleur,  l'excès  dans  la 
considération  par  l'excès  dans  le  mépris,  l'excès  dans 
le  doux  par  l'excès  d'amertume,  comme  il  faut  d'autant 
plus  de  vinaigre  dans  une  salade  qu'il  y  a  plus  de  poivre. 
C'est  ainsi  que  l'injustice  des  Athéniens,  qui  proscri- 
virent Aristide  parce  qu'on  l'appelait  le  Juste^  était 
au  fond  une  haute  justice  contre  lui,  envers  l'Etat  et 
les  destinées  humaines  ;  le  titre  de  Juste  que 
recevait  ou  s'arrogeait  ce  citoyen  éminent  était  une 
insulte  envers  ses  concitoyens,  car  cela  signifiait  que 
lui  seul  était  véritablement  justice  ;  c'était  une  mons- 
trueuse inégalité,  qui   Férigeait  en  roi  moral  :  or  la 


330  bibliothIque  universelle 

démocratie  ne  supporte  pas  plus  de  roi  moral  que  de 
roi  matériel. 

...J'accepte  donc  comme  une  juste  expiation  de 
mon  triomphe  et  de  l'orgueil  qui  a  pris  place  dans 
mon  corps  toutes  les  calomnies  et  toutes  les  injustes 
attaques  dont  je  suis  l'objet.  Frappez  seulement,  par- 
tisans et  adversaires,  amis  et  ennemis,  frappez  fort 
afin  que  je  ressente  les  coups  et  que  cette  expiation 
puisse  m'être  comptée.  Car  j'ai  une  crainte  :  c'est  que 
cette  expiation  ne  soit  qu'apparente,  et  non  pas  réelle  ; 
car  je  ne  sens  guère  les  coups  dont  je  suis  frappé. 
Cela  pourrait  étonner  bien  du  monde,  et  cependant 
rien  n'est  plus  vrai  et  ne  s'explique  mieux.  Quand 
j'étais  enfant,  j'avais  à  un  haut  degré  l'indifférence  de 
l'opinion  du  monde  sur  mon  compte,  le  témoignage  de 
ma  conscience  me  suffisant  :  c'était  un  effet  de  ce 
caractère  inflexible  et  de  cette  opiniâtreté  qui  est  assez 
dans  le  sang  des  Druey  ;  mais  quand  j'étais  en  pension 
à  Berne  à  l'âge  de  douze  et  de  treize  ans,  mon  maître 
de  latin,  un  étudiant  en  théologie  des  plus  tendres,  des 
plus  mobiles  et  des  plus  impressionnables,  me  gronda 
beaucoup  de  ce  caractère  sauvage  et  altier  ;  il  me  repré- 
senta que  nous  devons  avoir  égard  au  jugement  des 
autres  hommes  sur  notre  compte.  Ces  remontrances 
firent  impression  sur  moi,  et  le  sang  des  Cornaz  (ma 
grand'mère,  dont  j'ai  hérité  la  main  et  le  tact)  et  celui 
des  Langel  (de  qui  je  tiens  par  ma  mère,  à  qui  je  res- 
semble beaucoup,  l'esprit  perspicace  et  souple  des 
Jurassiens)  ayant  pris  quelque  ascendant  sur  celui  de 
la  race  masculine,  j'eus  des  tendances  plus  sociables, 
je  fus  plus  porté  à  avoir  égard  aux  idées  des  autres, 
à  leur  jugement,  je  craignis  beaucoup  plus  l'opinion. 
De  là  cette  grande  timidité  et  cette  gaucherie  que 
j'avais  encore  et  surtout  à  Lucens,  lorsque  je  fis  con- 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  331 

naissance  de  M.  Piguet  ;  de  là  l'influence  aussi  prodi- 
gieuse qu  heureuse  qu'il  exerça  sur  moi  ;  mais  mes  fa- 
cultés se  développant  et  s'exerçant  par  ses  soins  pater- 
nels, le  contact  avec  cette  âme  de  feu,  trempée  de  cette 
rare  et  haute  énergie  qui  le  caractérisait,  alliée  à  une 
étonnante  habileté  et  [à]  l'esprit  le  plus  nuancé,  le 
plus  observateur,  le  plus  pratique  que  j'aie  connu, 
l'indépendance  de  l'opinion,  la  volonté  ferme  et  persé- 
vérante reprirent  le  dessus. 

Tel  je  fus  pendant  mes  études  à  Lausanne,  en  Alle- 
magne, mon  séjour  à  Paris  et  en  Angleterre  :  ce  n'est 
pas  à  dire  que  j'eusse  jeté  aux  orties  le  respect  des  con- 
venances, que  je  frappasse  l'opinion  publique  sur  la 
face  ;  oh!  non,  la  prudence,  la  sagesse,  le  tact,  la  me- 
sure, le  savoir-faire  que  M.  Piguet  alliait  si  bien  aux 
inspirations  les  plus  sublimes  et  les  plus  indépendantes 
de  son  esprit  supérieur,  de  son  caractère  élevé,  ces 
qualités  pratiques  avaient  aussi  pris  place  et  s'étaient 
même  développées  dans  mon  âme  et  ma  conduite  ; 
mais  ce  que  je  veux  dire,  c'est  que  mon  esprit  se  dégagea 
de  plus  en  plus  des  considérations  méticuleuses  pour 
1  opinion  des  autres,  que  je  me  mis  beaucoup  au-dessus 
du  qu'en  dira-t-on.  Vous  vous  souvenez  comme  j'étais 
à  mon  retour  de  Paris,  quel  était  ce  franc-parler  qui 
mettait  quelquefois  mes  amis  sur  les  épines.  C'est  au 
point  qu'en  1828,  en  1829  et  en  1830,  je  ne  craignis 
pas  de  braver  l'opinion  publique,  la  volonté  dominante 
du  pays,  pour  suivre  consciencieusement  mes  opinions 
et  par  dévouement  chevaleresque  pour  une  cause  que 
je  savais  la  plus  faible,  et  dont  M.  Piguet  et  moi  avions 
prévu  et  nettement  prédit  la  chute  prochaine^.  Il  faut 

^  Druey  fait  ici  allusion  à  la  revision  constitutionnelle  de  1830.  On  lit  dans  une 
lettre  qu'il  écrivait  à  M™®  Piguet.  en  date  du  31  décembre  1833  :  i  On  rappelle 
ce  qui  s  est  passé  en  1830.  Certes,  je  conviens  que  les  apparences  sont  contre  moi  ; 


332  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

bien  dire  que  mon  anti-pathie  pour  le  libéralisme 
flasque,  superficiel,  vain,  orgueilleux,  ambitieux,  hypo- 
crite, aristocrate  et  despotique  qui  cherchait  et  qui  a 
réussi  à  renverser  l'ancien  parti  campagnard  auquel 
j'étais  attaché  de  cœur  comme  je  le  suis  encore  parce 
que  c'est  le  nerf  du  pays,  son  expression  la  plus  géné- 
rale, il  faut  bien  dire  que  cette  anti-pathie  était  une 
des  causes  de  l'indépendance  dont  je  fis  preuve  à  cette 
époque,  soit  en  m  opposant  à  des  tentatives  captieuses 
de  changer  la  constitution  dans  un  sens  aristocratico- 
doctrinaire,  mais  qui  avait  réussi  à  faire  illusion  et  à 
accaparer  le  popularité  en  s'affublant  du  manteau  du 
libéralisme,  soit  en  soutenant  la  liberté  des  cultes  et 
d'autres  propositions  qui  déplaisaient  à  la  majorité  cam- 
pagnarde, sur  tout  à  ses  chefs,  et  qui  risquaient  de 
ruiner  tout  mon  avenir  politique,  soit  en  refusant  de  me 
laisser  porter  au  Tribunal  d'Appel  en  1829,  parce  qu'en 
acceptant  cette  place,  j'aurais  contracté  l'engagement 
moral  et  tacite  de  me  taire  sur  la  liberté  des  cultes. 
Dès  1830,  l'expérience  de  la  vie,  du  pouvoir  et  des 
affaires,  le  contact  avec  les  hommes,  les  luttes  que 
j'ai  soutenues,  les  batailles  que  j'ai  gagnées  et  per- 
dues, les  expériences  que  j'ai  faites,  la  réflexion,  le 
développement  et  le  progrès  naturel  de  mon  esprit  et 
de  mon  caractère,  l'effet  de  l'âge,  tout  a  contribué  non 
pas  à  effacer  ou  à  affaiblir  ma  franchise  et  mon  indé- 

je  conviens  que  je  puis  m  être  tromo^  en  un  ou  deux  points,  mais  ceux  qu  con- 
naissaient mes  motifs,  comme  M.  Piguet  et  vous,  savent  aussi  que  si  j'ai  soutenu 
l'ancienne  Ginstitution,  c'était  par  conviction  ;  que  nous  avions  la  prévision  cer- 
taine que  la  cause  que  je  soutenais  succomberait  un  jour,  qu'aussi,  dans  cette  occa- 
sion encore,  j'ai  tenu  le  parti  du  plus  faible,  le  parti  qui  exposait  k  l'animadversion 
populaire  contre  ce  qui  était  évidemment  le  plus  fort.  Il  est  certain  aussi,  et  les 
bulletins  du  Grand  Consril  en  font  preuve  ainsi  que  bien  d'autres  faits,  (que)  j'ai 
soutenu  l'ancien  ordre  de  choses  aussi  longtemps  qu'il  a  existé  ;  je  ne  l'ai  point 
abandonné  au  moment  du  danger,  bien  au  contraire,  je  me  «uis  mis  du  côté  de  ceux 
dont  je  déplorais  les  fautes,  mais  qui  étaient  vaincus.  » 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  333 

pendance  d'opinion  du  jugement  public,  car  sans  cela 
je  n'aurais  pas  été  habituellement  dans  la  minorité  ou 
dans  l'opposition  à  des  amis  puissans,  mais  à  apporter 
plus  de  prudence,  plus  de  circonspection,  plus  de 
ménagemens  et  d'égards,  plus  de  retenue  dans  l'ex- 
pression et  la  forme,  dans  la  manière  de  dire  et  de  faire, 
sur  tout  à  discerner  et  à  distinguer  mieux  ce  que  je 
dois  au  public  et  ce  qui  m'appartient. 

J'ai  vu  plus  clairement  :  1°  que  je  ne  devais  jamai" 
craindre  de  dire  la  vérité  et  d'exprimer  mes  convictions 
sur  tout  lorsqu'un  devoir  d'homme  public  m'y  appe- 
lait, mais  aussi  d'éviter  ce  qui  pourrait  blesser,  irriter, 
faire  de  la  peine  ou  provoquer  des  mal-entendus, 
d'avoir  soin  de  m'expliquer  suffisamment.  C'est  le 
sentiment  exalté  de  ce  devoir  et  de  cet  irrésistible 
besoin  de  ma  nature  qui  m'a  fait  dire  une  fois  au 
Grand  Conseil  :  que  je  ne  m'étais  jamais  repenti 
d'avoir  parlé,  quoique  j'aie  pu  dire,  mais  que  j'avais 
toujours  eu  du  regret  de  m 'être  tu.  A  cela  je  dois  ajouter 
que  je  n'ai  pas  toujours  réussi  à  ne  pas  blesser  ou  à  ne 
pas  faire  naître  des  mal-entendus  parce  que  l'empreinte 
très  fortement  marquée  de  mon  caractère  et  de  mon 
esprit  imprimait  et  imprime  encore  à  mon  expression 
quelque  chose  d'absolu. 

2°  Que  si  je  suis  parfaitement  libre  et  indépendant 
dans  mes  convictions  et  mes  paroles,  je  ne  le  suis  pas 
autant  dans  mes  actions  :  celles-ci  sont  soumises  aux 
lois  non  seulement,  mais,  dans  une  démocratie,  un 
homme  d'Etat  ne  doit  pas  imposer  sa  volonté  au 
peuple  ;  au  contraire,  il  doit,  dans  ses  mesures  gouver- 
nementales, se  conformer  à  la  volonté  et  même  à  l'opi- 
nion du  plus  grand  nombre,  de  ce  qu'on  appelle  les 
masses.  Si  sa  conscience  ne  lui  permet  pas  de  subor- 
donner sa  volonté  à  celle  de  la  majorité  du  peuple,  il 


334  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

doit  se  retirer  ;  mais  se  mettre  au-dessus  de  cette  volonté 
générale,  faire  prévaloir  ses  idées  parce  qu'on  les  croit 
meilleures,  c'est  trahir  non-seulement  beaucoup  de 
présomption,  mais  encore  c'est  exercer  le  despotisme 
et  mépriser  ses  concitoyens  en  se  disant  meilleur 
qu'eux  :  aristocratie. 

2P  Enfin,  quant  au  jugement  que  le  peuple  porte 
sur  nos  paroles,  nos  opinions,  nos  actions,  il  faut  tâcher 
de  l'éclairer,  de  le  rectifier,  lorsque  l'erreur,  la  préven- 
tion, l'effet  de  la  calomnie  peuvent  nuire  à  notre 
influence,  à  l'accomplissement  de  notre  devoir,  de 
notre  œuvre  ;  cette  obligation,  qui  est  celle  de  tout  le 
monde,  pèse  plus  spécialement  sur  l'homme  d  Etat, 
parce  qu'il  ne  doit  pas  laisser  compromettre  par  des 
nuages  le  succès  de  la  mission  qui  lui  a  été  confiée, 
lorsqu'il  est  en  son  pouvoir  de  lever  par  quelques  mots 
les  difficultés  qui  lui  font  obstacle.  Cependant  il  ne 
faut  pas  chercher  les  poux  parmi  la  paille,  ni  s'arrêter 
à  tout  relever.  C'est  une  affaire  de  discernement  et  de 
tact,  car  il  faut  aussi  savoir  se  taire. 

4®  Mais  les  trois  articles  qui  précèdent  étant  en 
règle,  [lors-]  qu'il  s'agit  de  l'effet  que  le  jugement  du 
monde  peut  produire  non  pas  sur  le  prochain,  la 
société,  le  bien  public,  l'accomplissement  de  nos  de- 
voirs, mais  sur  nous-mêmes,  sur  notre  âme,  j  ai  reconnu 
qu'il  faut  se  placer  et  se  tenir  au-dessus  de  ce  jugement, 
qu'il  ne  doit  ni  nous  affliger,  ni  nous  réjouir,  tout 
aussi  peu  nous  humilier  que  nous  enorgueillir.  Une 
fois  notre  œuvre  accomplie,  et  après  avoir  tenu  compte 
des  égards  que  nous  devons  aux  autres,  soit  par  chanté 
envers  eux,  soit  pour  ne  pas  compromettre  le  succès 
de  nos  entreprises,  nous  n'avons  plus  d'autre  tribunal 
que  notre  conscience,  en  première  instance,  et  Dieu 
en  dernier  ressort.  S'il  plaît  à  la  postérité  d'être  juste 


LA  RÉVOLUTION   VAUDOISE   DE    1845  335 

à  notre  égard,  c'est  plutôt  pour  le  triomphe  de  la  vérité 
et  l'enseignement  de  l'histoire  que  nous  devons  le 
désirer  que  pour  notre  propre  satisfaction.  Qui  est-ce 
qui  connaîtra  ce  que  nous  avons  su?  Qui  est-ce  qui 
sentira  ce  que  nous  avons  éprouvé?  Qui  est-ce  qui 
appréciera  nos  forces,  notre  faiblesse,  nos  moyens  au 
moment  de  l'action?  Qui  est-ce  qui  pourra  s'identifier 
suffisamment  bien  avec  tout  notre  être,  avec  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  intime  dans  notre  intérieur,  comme  avec 
ce  qu'il  y  avait  d'impérieux  dans  notre  situation  pour 
se  mettre  réellement  à  notre  place,  se  rendre  nette- 
ment compte  du  mérite  de  nos  actions  et  nous  juger 
avec  compétence  ?  Personne,  excepté  notre  conscience, 
et  Dieu,  ou  plutôt  Jésus-Christ. 

...Les  jugemens  portés  sur  mon  compte  dans  toute 
ma  carrière  politique,  entr 'autres  lors  des  principaux 
événemens,  notamment  ma  conduite  à  Zurich  lors  de 
la  révolution  de  septembre  1839,  ma  conduite  dans 
l'affaire  des  couvens  d'Argovie,  pour  m'en  tenir  aux 
plus  récens,  ces  jugemens  si  dépourvus  de  la  connais- 
sance des  faits,  tellement  empreints  de  préoccupations, 
m'ont  de  plus  en  plus  fortifié  dans  mon  mdifférence 
du  qu'en  dira-t-on.  Le  comble  à  cette  indépendance 
de  l'opinion,  de  la  critique  des  uns  et  de  l'applaudisse- 
ment des  autres,  a  été  mis  par  les  événemens  du  14 
et  du  15  février  1845,  c'est-à-dire  par  la  part  que  j'y 
ai  prise  et  toutes  les  absurdités  qu'on  a  débitées  sur 
mon  compte.  Il  est  vrai  que  j'étais  tellement  plein 
de  ma  mission,  je  me  trouvais  tellement  dans  mon 
centre,  ma  position  était  si  naturelle  et  coulait  telle- 
ment de  source,  elle  était  si  logique,  que  je  suis  allé 
droit  mon  chemin,  sans  regarder  à  droite  et  à  gauche, 
faisant  sans  effort  tout  ce  que  m'inspirait  l'esprit  de 
la  situation,  le  génie  des  événemens.  Ah!   pardieu. 


336  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

si  Ton  s'inquiétait  le  moins  du  monde  de  tout  ce  que 
les  esprits  bien  ou  mal  faits  diront  de  nous  lorsque 
nous  avons  une  œuvre  à  réaliser,  on  ne  ferait  jamais 
riep,  ou  l'on  n'accomplirait  que  'a  fable  du  meunier,  de 
l'âne  et  de  son  fils.  Non,  il  y  a  un  temps  pour  tout, 
comme  dit  Salomon,  un  temps  pour  apprendre  et  un 
temps  pour  enseigner,  un  temps  pour  discuter  et  un 
temps  pour  agir,  un  temps  où  l'on  est  apprenti,  un 
autre  où  l'on  est  compagnon,  un  autre  enfin  où  l'on 
devient  maître  \ 

Henri  Druey. 

*  Ces  derniers  mots  sont  soulignés  trois  fois  dans  le  manuscrit 


*-»**###«-##«^*#4^*#***# 


Ma  vie  et  ma  fuite 
du  «  paradis  communiste  ». 


A  mes  chers  petits  enfants. 

La  vie  dans  un  pays  où  les  bolcheviks  détiennent 
le  pouvoir  est  tellement  originale  et  spéciale,  que 
le  récit  d'un  témoin  peut,  il  me  semble,  présenter 
un  certain  intérêt.  Je  ne  mêle  aucune  politique  à 
mon  récit  et  voudrais  simplement  raconter  d'une 
façon  véridique  et  sincère  mes  propres  expériences 
des  trois  années  passées  avec  les  bolcheviks.  Je  tiens  à 
ajouter  qu'on  ne  trouvera  rien  d'exceptionnel  dans  mes 
souvenirs  :  c'est  ainsi  que  vivaient  la  plus  grande 
partie  des  «  bourgeois  '  «.  Ayant  passé  à  Pétrograd  les 
années  1918-1920,  malgré  toutes  les  horreurs  de 
l'existence  et  ma  position  personnelle  particulièrement 
délicate,  j'ai  échappé  d'une  façon  vraiment  miraculeuse 
à  la  prison  et  à  la  mort. 

J'ai  vécu  la  majeure  partie  du  temps  sous  mon  propre 
nom;  pas  moyen  de  le  changer,  trop  de  monde  me 
connaissait.  Mais  j'étais  inscrite  au  domicile  et  à  mon 
service  comme  Mlle  Wrangel,  comptable.  J'ai  travaillé 
durant  deux  ans  au  musée  de  la  ville,  installé  au  palais 
Anitchkoff  (jadis  résidence  de  l'impératrice  Marie 
Féodorovna)   à  titre  de  conservateur   de   la    section 

'  Prononcer:  «  bourgeouis  »,  nom  que  donnent  les  bolcheviks  à  tous  ceux  qui 
ne  font  pas  partie  de  la  classe  des  ouvriers  et  des  paysans. 

BiBL-  xmw.  cv  23 


338  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

d'architecture,  poste  «d'ouvrier  responsable".  Chaque 
jour,  je  signais  dans  le  registre  mon  nom  de  ma 
grosse  écriture;  ainsi  l'exigeait  le  règlement,  car  les 
jours  où  l'on  manquait  au  service  on  ne  recevait  pas 
de  pain. 

Au  moment  où  l'armée  de  Youdénitch  fut  aux  portes 
de  Pétrograd,  Trotzky  et  Zinovieff  avaient  organisé  au 
palais  Anitchkoff  un  camp  militaire  avec  des  mitrail- 
leuses du  côté  de  la  Fontanka.  Les  autorités  militaires 
rôdaient  partout  dans  le  palais,  et  le  registre,  avec 
tous  les  noms  bien  en  vue,  était  toujours  grand  ouvert. 
Une  nuit  j'eus  aussi  à  subir  une  perquisition.  Enfin, 
lorsqu'en  Crimée  l'Armée  Blanche  fut  commandée 
par  le  général  Wrangel,  mon  fils  aîné,  tous  les 
murs  étaient  tapissés  de  proclamations  :  «  A  mort  ce 
chien  de  Wrangel  —  le  baron  allemand  !  —  A  mort 
Wrangel,  le  laquais  et  le  soudoyé  de  l'Entente  ! 
A  mort  Wrangel,  l'ennemi  de  la  République  ouvrière- 
paysanne  !  » 

Je  fus  obligée  alors  de  changer  de  domicile  en  pre- 
nant le  nom  de  Veronelli  et  en  me  faisant  passer  pour 
une  artiste.  Et  malgré  tout  cela  Dieu  ma  préservée, 
tandis  que  d'autres,  mères,  femmes,  filles,  sœurs 
d'officiers  de  la  Garde  Blanche  furent  jetées  dans  des 
prisons  pouilleuses,  où  elles  languirent  durant  des 
mois. 

A  la  fin  de  l'année  1917  mon  mari,  président  de 
plusieurs  sociétés  d'actionnaires,  s  étant  convaincu  que 
la  vie  à  Pétrograd  devenait  impossible,  se  mit  à  vendre 
tout  notre  mobilier  :  tableaux,  meubles  anciens, 
argenterie,  porcelaine.  Il  plaça  l'argent  à  la  banque, 
rien  ne  faisant  encore  présager  la  catastrophe  finale; 
il  était  défendu  seulement  de  transférer  les  capitaux 
à  l'étranger.  Bientôt  après,  les  comptes  courants  furent 


MA  VIE  ET  MA  FUITE  DU   PARADIS  COMMUNISTE         339 

clôturés  et  finalement  les  banques  nationalisées  et 
les  safes  dévalisés.  Nous  restâmes,  ainsi  que  tout  le 
monde,  vis-à-vis  de  rien. 

Mon  mari  décida  de  transférer  le  siège  de  la  société 
pour  rectification  de  Talcool,  dont  il  était  président, 
à    Reval    et    d'y    déménager   aussi. 

Je  ne  voulus  pas  l'accompagner.  Il  y  avait  longtemps 
que  je  n'avais  vu  mon  fils  qui,  depuis  sa  retraite, 
vivait  avec  sa  famille  en  Crimée,  où  il  m'engageait 
vivement  à  venir  les  rejoindre.  Et  puis  les  Allemands, 
dont  Reval  était  alors  plein,  m'inspiraient  une  trop 
grande    indignation    patriotique. 

Aussi  fut-il  décidé  que  mon  mari  partirait  pour 
Reval,  tandis  que  je  rejoindrais  mon  fils,  tout  en  nous 
réservant  un  pied-à- terre  pour  nos  visites  à  Pétrograd. 
Dans  ce  temps,  on  faisait  encore  de  ces  projets  fantas- 
tiques ! 

Nous  trouvâmes  deux  jolies  chambres  au  soleil 
avec  cuisine  chez  une  vieille  dame  de  ma  connaissance. 
Nous  les  meublâmes  simplement,  mais  avec  goût  ; 
j'y  disposai  partout  les  portraits  de  mes  bien-aimés 
petits-enfants  et  de  mon  fils  en  grand  uniforme.  Cette 
simplicité  me  plaisait  même;  je  compris  —  et  proba- 
blement je  ne  fus  pas  la  seule  —  à  quel  point  notre 
existence  avait  été  jusqu'ici  encombrée  et  compliquée 
par  une  foule  de  choses  inutiles.  Nous  étions  les  escla- 
ves de  notre  avoir.  Mon  mari  parti,  je  me  mis  sans 
perte  de  temps  à  faire  des  démarches  pour  recevoir 
tous  les  documents  nécessaires  à  mon  départ  pour  la 
Crimée.  Mes  enfants  m'avaient  proposé  d'organiser 
mon  départ  pour  l'Ukraine  par  l'intermédiaire  de  Sko- 
ropadzky.  Je  leur  adressai  force  lettres  et  télégram- 
mes, qui  tous  restèrent  sans  réponse.  J'étais  parvenue 
à    recevoir  [tous  les  documents,  excepté  le  passeport 


340  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

qu'on  ne  voulait  pas  me  délivrer.  Mais  bientôt  tout 
fut  inutile  :  les  frontières  étaient  fermées  et  je  restais 
prisonnière.  Durant  ce  temps,  j  avais  reçus  quatre 
lettres  de  mon  mari  qui,  après  bien  des  aventures,  était 
arrivé  à  Reval  ;  mes  lettres  à  moi  ne  lui  parvenaient 
pas. 

Ainsi  il  fallait  s'installer  pour  de  bon  dans  mon 
petit  appartement  ;  j'eus  la  chance  de  trouver  une 
excellente  créature  comme  bonne  à  tout  faire  et  je 
me  décidai  à  chercher  du  travail. 

Pour  commencer  je  pris  du  service  au  musée 
Alexandre  III.  Mais  bientôt  je  fus  transférée  à  une 
meilleure  place,  au  musée  de  la  ville  dans  le  palais 
Anitchkoff  par  des  amis  de  mon  second  fils  défunt 
(historien  et  critique  d'art).  Cette  institution  était 
d'un  ordre  particulier.  Les  chefs  et  les  employés  ne 
s'occupaient  pas  de  politique,  aimant  passionnément 
leur  travail,  qu'ils  faisaient  non  par  nécessité,  mais 
par  goût.  Je  commençai  par  l'emploi  d'«  émissaire 
artistique  »  avec  900  r.  de  gages  ;  puis  on  me  nomma 
collaborateur  scientifique,  mes  appointements  mon- 
tèrent à  4000  r.,  puis  à  6000,  et  enfin  je  fus  nommée 
conservateur  de  la  section  d'architecture  avec  18000  r. 
d'appointements.  Mais  le  malheur  était  que,  dans  notre 
institution,  on  ne  recevait  pas  la  fameuse  ration;  tous 
ces  milliers  de  roubles  n'avaient  plus  aucune  valeur 
et  la  vie  renchérissait  de  jour  en  jour. 

Bientôt,  d'une  façon  mystérieuse,  je  reçus  encore 
une  lettre  de  mon  mari,  cette  fois-ci  de  Finlande,  où  il 
s'était  réfugié,  fuyant  encore  les  bolcheviks  qui  mena- 
çaient Reval.  Mon  mari  avait  été  gravement  malade, 
se  remettait  lentement  et  m'écrivait  :  «  Prépare-toi, 
un  de  ces  jours,  un  individu  viendra  te  chercher, 
confie-toi  à  lui.  »  Immédiatement  je  vendis  en  gros, 


MA   VIE   ET   MA  FUITE   DU    PARADIS    COMMUNISTE  341 

pour  un  prix  minime,  tout  mon  avoir  :  tableaux,  tapis, 
meubles,  même  mes  robes  et  ma  pelisse,  car  mon  mari 
me  prévenait  qu'il  faudrait  partir  à  la  légère,  sans  aucun 
bagage. 

Mais  j'attendis  en  vain,  le  mystérieux  personnage  ne 
se  montra  pas  et  mon  mari  ne  me  donna  plus  signe 
de   vie. 

Dépensant  petit  à  petit  pour  notre  nourriture  la 
somme  retirée  de  la  vente  des  effets,  j'éprouvais 
un  sentiment  d'angoisse  à  l'idée  de  ce  que  j'allais 
faire  par  la  suite.  Les  prix  continuaient  à  monter  : 
l  livre  d'abominable  pain  noir  se  vendait  au  marché 
400  -  500  r.  (actuellement  4  000  r.),  1  livre  de  beurre, 
10  000  r.,  I  livre  de  sucre  12  000  r.,  1  livre  de  viande 
1 500  r.,  1  œuf  550  r.,  l  livre  de  sel  350  r.,  1  livre  de  millet 
200  r.,  1  litre  de  pétrole  800  r.,  1  bougie  500  r.,  1  paire 
de  bottes  1 50  000  r.,  1  paire  de  caoutchoucs  20  000  r., 
1  paire  de  bas  6000  r.  Même  une  aiguille  coûtait  100  r., 
une  bobine  de  fil  500  r.  Actuellement  les  prix  ont 
décuplé. 

Ma  vieille  propriétaire  déménagea  bientôt  dans 
les  environs,  espérant  y  vivre  à  meilleur  compte  et  j'ap- 
pris bientôt  qu'elle  était  morte  d'épuisement.  Ma 
domestique,  très  anémiée  et  surmenée,  tombait  conti- 
nuellement en  défaillance.  Elle  devait,  par  tous  les 
temps,  faire  queue  durant  des  heures  devant  les 
boutiques  municipales  pour  recevoir  un  peu  de  pain 
ou  de  harengs.  Je  la  voyais  dépérir  et,  malgré  le  chagrin 
d'une  séparation,  je  lui  trouvai  une  bonne  place  où  elle 
serait  à  l'abri  de  la  faim. 

C'est  alors  que  mes  misères  commencèrent. 

Asept  heures  du  matin,  je  courais  à  la  gargote  voisine 
chercher  de  l'eau  bouillante  pour  faire  mon  café  de 
seigle  que  j'avalais  sans  sucre  ni  lait,  avec  un  petit 


342  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

morceau  d'horrible  pain  noir.  Puis,  ayant  chaussé 
mes  bottines  trouées  (je  n'avais  plus  de  bas,  et  j'enve- 
loppais mes  pieds  de  chiffons),  je  courais  par  tous  les 
temps  à  mon  service.  Je  dînais  dans  une  salle  à  manger 
publique  avec  des  ouvriers,  des  courriers,  des  balayeurs. 
Ce  repas  consistait  en  une  innommable  ratatouille 
brune,  faite  de  pommes  de  terre  pourries  avec  leurs 
épluchures  et  d'un  poisson  séché  dur  comme  une  pierre, 
parfois  d'une  soupe  de  lentilles  couleur  tabac  ou  de 
millet.  On  recevait  aussi  un  tiers  de  livre  d'affreux 
pain,  mélange  de  sciure  de  bois,  de  son,  de  «  douranda  " 
et  d'un  quinzième  de  farine  de  seigle.  On  mangeait 
cette  mixture  nauséabonde  avec  des  cuillers  en  étain, 
dans  des  écuelles  en  étain,  sur  des  tables  de  bois, 
peintes  en  noir  et  toutes  poisseuses. 

Je  ne  puis  oublier  les  scènes  déchirantes  qui  s'y 
passaient.  Des  femmes  et  des  enfants  arrivaient  de  la 
rue  bleuis  de  froid  et  encore  plus  affamés  que  nous.  Ils 
entouraient  les  tables  et,  suivant  d'un  regard  morne  et 
défaillant  chaque  bouchée  que  vous  avaliez,  ils  balbu- 
tiaient :  «  Tetienka,  tetienka!  Laissez-en  un  peu.  >> 

A  peine  écartiez-vous  l'assiette,  qu'ils  se  précipitaient 
dessus  comme  des  chacals,  se  l'arrachant  des  mains  et  la 
léchant   jusqu'au    fond. 

A  5  h.  je  rentrais  à  la  maison,  faisais  les  chambres, 
chauffais  d'un  jour  à  l'autre  le  poêle  en  hiver  et  prépa- 
rais mon  souper  sur  un  petit  fourneau  de  fer  qui  fumait. 
Toujours  le  même,  ce  souper  :  6  pommes  de  terre  (la 
livre  coûtait  250  r.)  que  je  mangeais  avec  du  sel  et 
parfois  —  grand  régal  —  avec  de  l'oignon  ou  du 
radis  noir.  Le  souper  achevé,  je  raccommodais  mes  bar- 
des, lavais  le  plancher  le  samedi,  employais  le  di- 
manche à  faire  la  lessive,   la   tâche  la  plus  pénible; 


MA   VIE  ET   MA  FUITE   DU    PARADIS   COMMUNISTE  343 

c'est  un  véritable  supplice  que  de  rincer  le  linge  dans 
Feau  glacée  avec  des  mains  enflées  et  crevassées  d'en- 
gelures. Quant  à  ne  pas  le  faire  soi-même,  il  n'y  fal- 
lait pas  songer,  les  blanchisseuses  étant  hors  de  prix 
et  le  savon  coûtant  5000  r.  la  livre. 

Les  fameux  dvorniks  d'antan  n'existaient  plus 
(la  plupart  s'étaient  transformés  en  présidents  des 
comités  de  maison);  il  fallait  vider  soi-même  les  ordures 
et  apporter  le  bois.  Et  lorsque  l'ordre  fut  donné  à  tous 
les  locataires  de  faire  le  service  de  nuit  à  la  porte  co- 
chère,  j'eus  beau  protester  et  prouver  que,  d'après 
la  loi,  mon  âge  m'exemptait  de  cette  corvée,  le  président 
du  comité  de  la  maison  déclara  que  puisque  j'étais 
capable  de  servir,  je  pouvais  aussi  bien  veiller  à  la 
porte  d'entrée.  Et  me  voici  à  tour  de  rôle  avec  les 
autres  locataires  veillant  à  la  place  du  dvornik.  De 
dix  à  une  heure  de  la  nuit,  assise  dans  le  brouillard 
sur  une  borne,  je  demandais  le  nom  de  tous  ceux  qui 
entraient  ou  sortaient. 

Depuis  que  j'étais  sans  domestique,  je  craignais 
beaucoup  de  dormir  seule.  On  avait  dévalisé  plusieurs 
appartements  dans  la  maison  et,  quoique  ne  possé- 
dant plus  rien,  on  pouvait  m'effrayer.  Je  m'arrangeai 
avec  un  ouvrier  d'usine,  ex-chauffeur  du  général 
Gourko,  qui  pour  1500  r.  par  mois,  sans  nourriture, 
devait  passer  les  nuits  dans  ma  cuisine,  fendre  le 
bois  et  faire  tout  le  gros  ouvrage. 

Le  président  du  comité  de  la  maison  faisait  constam- 
ment l'inspection  des  appartements.  Etant  entré  un 
jour  chez  moi,  il  aperçut  les  portraits  de  mon  fils. 
Ordre  me  fut  donné  de  les  enlever  immédiatement 
et  on  me  prévint  que  si,  à  la  prochaine  visite,  on  trouvait 
encore  des  «  généraux  »  sur  les  murs,  on  m'enverrait 


344  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

avec  ces  portraits  à  la  Tché-Ka  (commission  extraor- 
dinaire, endroit  de  supplices  et  d'exécutions).  J'enlevai 
les  portraits   et  les   mis  en   heu  sûr. 

Les  jours  se  suivaient,  ma  position  devenait  de 
plus  en  plus  critique  :  les  chicanes  du  comité  de  la 
maison,  un  travail  physique  au-dessus  de  mes  forces, 
le  manque  de  nourriture,  les  humiliations  de  toute 
sorte,  enfin  l'absence  de  toute  nouvelle  de  mon  mari 
et  de  mon  fils  m'accablaient.  Je  dépérissais  à  vue 
d'œil. 

Bientôt,  n'ayant  plus  rien  à  vendre,  je  dus  renoncer 
à  l'aide  de  mon  ouvrier.  Je  restai  derechef  seule, 
tremblant  à  l'idée  de  tomber  malade  et  d'être  envoyée 
à  l'hôpital,  où  l'on  gelait,  où  il  n'y  avait  ni  remèdes, 
ni  place  ;  les  malades  traînaient  par  terre  dans  une 
promiscuité  répugnante.  Même  les  salles  d'opération 
n'étaient  presque  pas  chauffées  et  les  chirurgiens,  ne 
pouvant  tenir  les  instruments  dans  leurs  mains 
engourdies  de  froid,  refusaient  d'opérer.  Les  malades 
mouraient  comme  des  mouches:  30000  par  mois; 
les   cercueils   ne   suffisaient    pas. 

Mon  collègue,  le  baron  A.  Pritwitz,  propriétaire 
d'un  énorme  majorât  au  gouvernement  de  Pétrograd, 
commença  par  perdre  la  vue  d'épuisement,  puis 
mourut.  On  l'enterra  dans  la  fosse  commune  et  sa 
femme  le  mena  au  cimetière  dans  un  grand  panier  à 
linge,  enveloppé  d'un  drap  (il  était  de  petite  taille).  Le 
panier  fut  posé  sur  un  simple  traîneau,  sur  lequel  sa 
femme  s'installa  aussi  bien  que  mal,  en  soutenant  la 
tête  du  cadavre. 

Quant  à  moi.  Dieu  me  protégeait.  Il  est  vrai  que  je 
perdis  plus  de  trente  kilos.  Grâce  aux  chaussures 
trouées  qui  me  valaient  des  pieds  toujours  mouillés, 
j'ai  les  orteils  tordus  de  rhumatisme  ;  mes  mains  sont 


MA    VIE    ET   MA   FUITE    DU    PARADIS   COMMUNISTE         345 

déformées  par  les  engelures  et  les  cicatrices  ;  ma  vue 
très  affaiblie  par  Fâcre  fumée  du  petit  poêle,  le  manque 
de  nourriture  et  un  travail  excessif  d'écritures,  auquel 
je  n  étais  pas  habituée.  J'avais  un  teint  de  cire,  mais 
je  ne  fus  jamais  vraiment  malade.  Jusqu'à  présent,  je 
ne  puis  concevoir  comment,  à  soixante  ans,  mon 
organisme  ait  pu  s'adapter  ainsi  à  des  conditions  si 
anormales. 

Un  jour,  au  moment  où,  accomplissant  une  de 
mes  besognes  quotidiennes,  je  tramais  sur  le  dos  un 
fagot  de  bois,  une  amie  vint  me  voir.  Elle  fut  horrifiée 
à  ce  spectacle  et  me  proposa  de  déménager  chez  elle, 
car  elle  avait  encore  conservé  son  appartement  intact 
et  avait  même  une  cuisinière.  L'idée  de  ne  plus  vivre 
seule  me  transporta  de  joie.  Depuis  trois  mois  je  ne 
recevais  plus  mes  appointements  (d'ailleurs  comme 
les  autres  employés)  ;  je  paradais  avec  une  semelle 
balante,  dans  des  chaussures  retenues  par  des  ficelles, 
sans  en  être  troublée,  car  je  n'étais  pas  la  seule  ! 

Mais  hélas  !  mon  bonheur  ne  dura  que  dix  jours. 
Dans  toute  la  ville  commencèrent  des  arrestations. 
Le  parti  des  Cadets,  dont  ma  propriétaire  était  un 
membre  actif,  fut  déclaré  hors  la  loi  (on  fusillait 
les  Cadets  par  bandes).  Des  amis  la  décidèrent  à  partir. 
Elle  partie,  la  cuisinière  me  quitta  immédiatement 
pour  entrer  au  service  de  riches  juifs.  Je  restai  toute 
seule  dans  le  grand  appartement.  Mon  seul  compagnon 
—  un  grand  chat  noir  aux  énigmatiques  yeux  verts  — 
miaulait  sans  cesse  de  faim,  et  je  ne  valais  guère 
mieux  que  lui.  Je  me  levais  souvent  la  nuit  pour  avaler 
un  verre  d'eau  ou  grignoter  une  carotte  crue,  afin 
d'étouffer  l'horrible  sensation  de  faim. 

Les  longues  soirées  d'hiver  étaient  surtout  angois- 
santes et  lugubres  :  les  appartements  privés  ne  jouis- 


346  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

saient  de  l'électricité  que  de  dix  heures  à  minuit  et 
souvent  en  étaient  complètement  privés.  Du  reste,  il 
arrivait  parfois  que  l'électricité  brûlait  toute  la  nuit 
et  les  malheureux  habitants,  tremblants  et  les  nerfs 
tendus,  savaient  que  cela  signifiait  des  perquisitions 
dans  toute  la  ville. 

Ce  n*était  pas  gai,  non  plus,  les  jours  ordinaires. 
N'ayant  ni  pétrole,  ni  bougie,  je  passais  mes  intermi- 
nables soirées  dans  une  obscurité  complète,  seule 
avec  mes  tristes  pensées.  De  temps  en  temps,  j'allumais 
une  de  mes  précieuses  allumettes  pour  voir  l'heure. 
Et  voici  que,  durant  une  de  ces  nuits  où  l'électricité 
brûlait,  je  fus  réveillée  à  trois  heures  par  de  violents 
coups  de  sonnette,  des  coups  à  la  porte  et  des  cris.  Je 
compris  immédiatement  :  c'était  une  perquisition. 

Je  dormais  toute  habillée,  la  température  dans  ma 
chambre  étant  à  zéro.  Sur  la  table  de  nuit,  j'avais 
toujours  à  portée  de  la  main  les  photographies  de 
mon  fils  et  un  paquet  de  ses  lettres.  Je  les  saisis  et, 
le  cœur  navré,  me  précipitai  pour  noyer  l'unique 
trésor   qui    me    restait. 

Pendant  ce  temps  les  coups  redoublaient  de  fureur  : 
il  me  semblait  qu'on  allait  défoncer  la  porte.  J'allai 
ouvrir  et  me  trouvai  en  face  de  cinq  gaillards  —  beauté 
et  fierté  de  la  révolution  —  dont  deux  avec  fusil, 
de  l'intendant  de  la  maison  (ex-dvornik)  et  du  pré- 
sident du  comité  de  la  maison.  On  me  demanda  mes 
papiers  d'identité.  S'étant  convaincus  que  j'étais  au 
service  des  sovdeps  (en  ce  moment  on  ne  parlait 
pas  encore  de  mon  fils),  les  gaillards  allèrent  fureter 
dans  toutes  les  chambres,  mirent  tout  sens  dessus 
dessous,  lisant,  triant  et  déchirant  lettres  et  documents. 
Ayant  trouvé  un  bon  portefeuille  en  cuir  de  Russie 


MA    VIE   ET   MA   FUITE   DU   PARADIS    COMMUNISTE         347 

vide,  ils  se  lapproprièrent.  Après  il  se  trouva  que  bien 
des  objets  avaient  été  «  expropriés    par  eux  ». 
On  me  fit  subir  un  interrogatoire.  Je  répondis  : 

—  II  n'y  a  pas  longtemps  que  j'ai  déménagé;  je  ne 
connais  pas  la  maîtresse  du  logis.  Je  sais  seulement 
qu'elle  est  allée  chercher  des  provisions  au  gouverne- 
ment de  Novgorod. 

Le  président  du  comité  de  la  maison  ajouta  : 

—  Elle  a  soixante  ans,  elle  est  sourde  comme  un 
pot  et  mcapable  de  travail. 

—  Nous  les  connaissons,  ces  sourds  et  ces  muets, 
ces  parasites  qui  ne  veulent  pas  travailler,  qui  savent 
seulement  troubler  le  monde.  Elle  peut  se  féliciter 
de  l'avoir  échappé  belle,  car,  si  nous  l'avions  trouvée 
à  la  maison,  elle  aurait  fait  connaissance  de  la  Petro- 
pavlowka.  Du  reste,  ce  n'est  pas  adieu  que  nous  vous 
disons,   mais  au   revoir. 

Et  sur  cette  phrase  consolante,  ils  s'en  allèrent  non 
sans  avoir  encore  fumé  et  fait  force  calembours. 

Deux  heures  après  cet  agréable  repos,  je  courais 
déjà  chercher  l'eau  bouillante  pour  mon  service. 

Pour  mon  réconfort  moral,  il  ne  se  passait  pas  de 
jour  que  je  n'apprisse  quelque  lugubre  nouvelle  au 
sujet  d'amis,  de  connaissances,  de  parents,  les  uns 
morts  d'épuisement,  les  autres  fusillés,  d'autres  enfin 
enfermés  pour  de  longs  mois  dans  les  prisons.  Pour  les 
nommer  tous  il  faudrait  des  volumes.  J'avais  parfois 
le  sentiment  d'être  revenue  au  temps  d'Ivan  le 
Terrible...  mais  je  me  laisse  détourner  de  mon  récit  ; 
mes  souvenirs  sont  encore  si  récents,  que  je  cherche 
par  de  nouveaux  détails  à  les  rendre  plus  complets, 
plus  vivants. 

Bientôt  ma  propriétaire  fit  savoir  qu'elle  ne  retour- 


348  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

nerait  plus  en  ville  et  1  on  me  donna  de  nouveaux  loca- 
taires. C'était  une  juive  et  deux  juifs,  une  reven- 
deuse, une  employée  à  la  Banque  populaire,  ex-femme 
de  chambre  dans  une  maison  amie,  où  elle  recevait 
des  pourboires  de  moi  en  m  appelant  «  Madame  la 
Princesse  ».  Sachant  à  peine  signer  son  nom,  elle  rece- 
vait les  mêmes  appointements  que  moi  et  en  plus  une 
grande  «  ration  ». 

Mais  le  plus  terrible  de  mes  persécuteurs  était  un 
affreux  kjasnoarmeietz  (soldat  de  l'armée  rouge)  qui 
occupait  la  chambre  à  côté  de  moi. 

Tout  ce  monde  avait  pris  les  meilleures  chambres 
joliment  meublées  et  j'étais  reléguée  dans  un  réduit 
étroit  et  sombre.  Ils  menaient  joyeuse  vie,  autant 
que  le  permettaient  les  circonstances,  me  traitaient 
du  haut  de  leur  nouvelle  grandeur  et  me  méprisaient 
pour  ma  misère.  Bien  des  fois  je  me  suis  sentie  mal  en 
humant  l'odeur  appétissante  d'une  oie  ou  d'un  gigot 
de  mouton,  qui  rôtissait  dans  leur  cuisine.  Le  k.rc^- 
noarmeietz  se  promenait  par  l'appartement  en  caleçon 
blanc,  les  pieds  nus,  chaussés  de  pantoufles,  fumant 
sa  pipe  et  braillant  des  chansons  obscènes.  Il  m'appe- 
lait «  camarade  Wrangel  »  ou  bien  "  ex-madame  »  et 
m'empêchait  souvent  de  dormir  en  jouant  toute  la 
nuit  aux  cartes  avec  des  camarades.  Tout  ceci  était 
fort  importun,  quoique  heureusement  peu  dangereux, 
vu   mon   âge  et   mon   évidente   misère. 

A  partir  de  février  1920,  mon  existence  se  compliqua 
encore  :  le  nom  du  général  Wrangel  commença  à 
apparaître  dans  les  journaux.  Bientôt  les  murs  se 
couvrirent  d'affiches  et  de  caricatures.  On  invitait 
tout  le  monde  à  s'unir  contre  "  ce  chien  de  Wrangel, 
le  laquais  et  le  soudoyé  de  l'Entente  ».  Un  tas  de  can- 


MA   VIE   ET   MA  FUITE   DU   PARADIS   COMMUNISTE  349 

catures  le  représentaient  sous  forme  d'un  vieillard 
avec  de  grosses  épaulettes,  d'épais  sourcils,  des 
bajoues,  un  nez  cramoisi.  Le  nom  de  Wrangel  bour- 
donnait sans  cesse  à  mes  oreilles  dans  les  rues,  les 
tramways.  Chaque  nuit  je  cherchais  un  nouvel  abri, 
tantôt   chez   les   uns,   tantôt  chez   les  autres. 

Des  personnes  bien  disposées  pour  moi,  comprenant 
le  danger  que  je  courais,  insistaient  pour  que  je  change 
de  passeport  ou  que,  du  moins,  je  consente  à  déména- 
ger dans  les  environs.  Une  organisation  de  Kolt- 
chak  et  une  autre  en  mémoire  de  mon  fils  défunt 
proposèrent  de  me  subventionner  en  me  priant  de 
quitter  le  service.  Mais  l'idée  de  m'inscrire  dans  les 
rangs  des  invalides  ne  me  souriait  guère  et  puis  le 
travail  était  ma  seule  consolation,  j'y  puisais  l'oubli 
de  toutes  les  horreurs  de  mon  existence.  Je  refusai  avec 
reconnaissance  la  subvention,  mais  j'acceptai  le 
coin  qu'on  me  proposait  dans  une  communauté  aux 
environ  de  Pétrograd,  heureuse  de  pouvoir  déménager 
plus  loin  des  autorités  et  décidée  à  aller  journellement 
à  mon  service  en  tramway.  J'y  fus  inscrite  sous  le 
nom   de   Veronelli,    artiste. 

Vous  jugez  du  bonheur  que  je  ressentis  à  être  déli- 
vrée de  mes  persécuteurs,  et  puis  la  femme  de  chambre 
savait  parfaitement  qui  j'étais  et  pouvait  à  chaque 
instant  me  livrer  aux  autorités.  Je  respirai  librement 
loin  de  leurs  continuels  persiflages  et  humiliations. 
Ils    m'avaient    fait    tant    souffrir. 

Je   me   souviens  de  la   scène  suivante  : 

Par  suite  du  manque  de  chauffage  les  conduites 
d'eau  avaient  crevé  et  nous  étions  obligés  de  traîner 
l'eau  au  second  étage  par  un  escalier  sale  et  glissant. 
Le  kxasnoarmeietz  apportait  l'eau  à  la  femme  de  cham- 
bre, aux  juifs  et  à   la  juive,  quant  à  moi  il  n'y  avait 


350  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

personne  pour  m 'aider.  Un  jour  je  demandai  un  peu 
d'eau  à  la  juive  qui  glapit  : 

—  Cette  eau  est  à  moi,  à  moi  ! 

A  bout  de  force,  inondée  de  sueur  malgré  le  froid, 
retenant  avec  peine  les  larmes  qui  me  ruisselaient  le 
long  du  visage,  je  hissais  péniblement  un  seau  plein 
d'eau  et  lorsque  j'entrai  à  la  cuisine,  où  toute  la  société 
était  réunie,  on  me  reçut  par  un  éclat  de  rire.  Le 
krasnoarmdetz    me    cria  : 

—  Eh  bien  quoi,  ex-madame  ?  Ça  n'est  pas  facile  ? 
Que  faire,  il  faut  travailler.  Vous  avez  assez  fait  travail- 
ler   les    autres. 

Dans  la  communauté,  je  me  sentis  comme  au  paradis, 
un  paradis  assez  original  il  est  vrai. 

J'étais  logée  dans  un  quart  de  chambre,  partagée  en 
quatre  comme  dans  la  pièce  de  Gorki,  Dans  les  bas- 
fonds^  par  des  rideaux  en  percale.  Dans  chaque  coin, 
il  y  avait  un  lit  en  fer  avec  un  mince  matelas  de  paille, 
une  armoire,  une  table,  deux  chaises  et  un  lavabo 
avec  un  seau.  Deux  locataires  jouissaient  des  fenêtres, 
les  deux  autres  de  la  porte.  Pour  ma  part,  j'eus  la  porte. 
Deux  de  mes  compagnes  étaient  de  bonnes  âmes,  mais 
la  troisième,  ma  voisine,  était  une  vieille  fille  hystérique, 
ancienne  maîtresse  d'école.  Jadis  il  n'y  avait  pas  d'é- 
gard qu'elle  n'eût  eu  pour  moi.  Maintenant,  si,  par 
malheur,  je  faisais  tomber  ma  cuiller  ou  avançais  trop 
près  d'elle  ma  chaise,  c'étaient  des  cris,  des  impréca- 
tions.... 

Mais,  heureusement,  il  y  avait  aussi  d'autres  per- 
sonnes, des  ombres  du  passé  restées  intactes  comme  par 
miracle,  des  dizaines  de  charmantes  personnes  cul- 
tivées, bien  élevées,  pleines  de  cœur,  portant  des  noms 
bien  connus.  Il  y  avait  encore  des  sœurs  de  charité  de 


MA    VIE   ET    MA  FUITE   DU   PARADIS    COMMUNISTE         35! 

l'ancien  régime,  mais  surtout  des  employés  «  par 
force  ». 

Malgré  le  calme  apparent  nous  vivions  sur  le  qui- 
vive. 

Journellement,  par  tous  les  temps,  je  m'acheminais 
à  sept  heures  du  matin  vers  le  tramway  pour  aller  à 
mon  service.  Les  tramways  marchaient  de  plus  en  plus 
mal  ;  arrêts  et  pannes  m'obligeaient  constamment  à 
faire,  par  une  boue  inextricable,  une  bonne  partie  de  la 
route  à  pied. 

Le  bruit  se  répandit  qu'on  allait  réquisitionner  notre 
maison  pour  en  faire  un  club  d'ouvriers,  et  que  nous 
serions  jetés  dans  la  rue.  Nous  vivions  dans  une  incer- 
titude complète.  Pour  ma  part,  je  dois  dire  que  je  fus 
prise,  non  pas  de  désespoir,  mais  d'une  morne  stupeur. 
Je  n'avais  plus  aucune  nouvelle  des  miens  et  il  me 
paraissait  également  indifférent  d'être  incarcérée  ou 
de  mourir  de  faim.  Je  n'espérais  plus  rien  et  me  lais- 
sais vivre  dans  une  apathie  complète. 

Mais  voilà  qu'un  beau  matin  d'octobre  1920,  il  se 
présenta  à  mon  bureau  une  jeune  Finnoise  qui  de- 
manda à  me  parler  confidentiellement.  Je  la  conduisis 
dans  une  chambre  éloignée  et  vide.  Elle  me  remit  un 
bout  de  papier  sur  lequel  je  reconnus  des  mots  tracés 
par  la  main  de  ma  meilleure  amie,  qui  habitait  la 
Finlande.  Elle  m'écrivait  :  «  Votre  mari  est  en  vie. 
Je  serai  heureuse  de  vous  voir  chez  moi.  Confiez- vous 
entièrement  au  porteur  de  ce  billet  sans  vous  inquiéter 
des  détails  ».  La  fuite  coûtait  alors  un  million  de 
roubles,  soit  10  mille  marks  finlandais.  A  ma  question 
«  quand  il  faudrait  partir  et  pour  où?  »  la  jeune  fille 
répondit  : 

—  Demain,  ne  prenez  aucun  bagage,  habillez- vous 


352  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

chaudement,  on  ira  sur  mer,  durant  trois  ou  quatre 
heures,  en  barque  à  voile.  Tout  est  organisé,  ne  vous 
inquiétez  de  rien. 

Elle  me  quitta  en  m'indiquant  l'endroit  ou  nous 
devrions  nous  retrouver  le  lendemain. 

L'entreprise  était  risquée,  mais  je  ne  voyais  pas  d'au- 
tre issue.  Les  nuits  commençaient  à  devenir  froides,  le 
golfe  d'un  moment  à  l'autre  pouvait  se  couvrir  de 
glace  ;  c'était  la  dernière  occasion  dont  on  pût 
profiter. 

Je  rentrai  comme  d'habitude  à  cinq  heures  à  mon 
asile  sans  avoir  rien  dit  à  personne.  Je  ne  pus  fermer 
rœll  de  toute  la  nuit,  et  à  sept  heures  du  matin  je 
partis  pour  Rétrograde. 

J'avais  au  musée  mon  cabinet  de  travail  privé. 
J'y  rassemblai  tous  mes  papiers  et  posai  bien  en  vue 
la  requête  suivante  :  "  En  vue  d'un  violent  surmenage 
je  sollicite  un  congé  de  deux  mois.  «  (Ceci  pour  ne  pas 
attirer  de  désagréments  à  mes  chefs.)  Je  quittai  mon 
cher  palais  Anitchkoff  sans  prendre  congé  de  personne. 

Les  tramways  ne  circulant  pas  au  Newsky,  je  fus 

obligée  de   me  traîner  à   pied  au   quai   Toutchkoff, 

où  le  rendez-vous  était  pris.  Arrivée  là,  je  mangeai 

un   peu   pour   prendre   des   forces,  puis    nous    nous 

mîmes  en  route. 

Baronne  Marie  Wrangel. 

(La  fin  prochainement.) 


###«-*##*##*#*4^####*'^* 


Respiration  et  circulation. 


Nombreuses  sont  les  personnes  qui  s'imaginent,  à 
tort,  que  le  but  de  Téducation  physique  consiste  dans 
le  développement  musculaire  et  que  tout  athlète  aux 
muscles  puissants  doit  naturellement  jouir  d'une 
santé  parfaite. 

Les  gymnastes  et  les  athlètes  possèdent  en  général 
une  constitution  vigoureuse,  mais  à  la  condition  tou- 
tefois de  ne  pas  développer  leur  système  musculaire 
au  détriment  des  grandes  fonctions  vitales,  telles  que 
la  respiration  et  la  circulation.  Celles-ci  sont  bien  plus 
importantes  parce  qu'un  individu  peut  jouir  de  tous 
les  attributs  de  la  santé  sans  posséder  nécessairement 
de  gros  muscles,  tandis  que  lorsque  les  dites  fonctions 
sont  altérées,  elles  peuvent  devenir  le  siège  de  mala- 
dies graves  et  de  désordres  capables  d'entraîner  la 
mort.  Il  n'est  même  pas  douteux  que  le  surentraîne- 
ment auquel  s'astreint  l'athlète  en  vue  de  l'accroisse- 
ment exagéré  de  sa  musculature  se  fait  au  préjudice 
des  grandes  fonctions  vitales.  Leur  régularité  est  donc 
un  gage  de  santé  physique,  intellectuelle  et  morale. 

Cette  vérité,  déjà  connue  des  anciens,  faisait  dire  à 
Hippocrate  que  l'excès  de  la  force  chez  l'homme 
touche  à  la  maladie,  de  même  qu'on  a  pu  dire  avec 
non  moins  de  raison  que  l'excès  du  génie  confine  à 
la  folie.  Ce  qui  en  d'autres  termes  signifie  que  toute 
qualité  portée  à  sa  plus  haute  expression  constitue, 

BIBL.   UNIV.   CV  24 


354  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

aussi  bien  dans  le  domaine  physique  que  dans  le 
domaine  intellectuel  et  moral,  une  anomalie. 

Voyez  ce  professionnel  des  poids  ou  des  anneaux  : 
chez  lui  la  musculature  est  énergiquement  accusée  ; 
les  biceps,  triceps,  pectoraux  et  grands  dorsaux  dé- 
notent une  vigueur  peu  commune,  mais  cet  homme 
s'essouffle  vite  en  marchant.  Sous  l'enveloppe  mus- 
culaire qui  recouvre  sa  poitrine  et  son  dos,  se  cache 
souvent  un  thorax  déprimé,  insuffisant  pour  que  les 
poumons  puissent  s'y  dilater  dans  des  conditions 
normales.  Il  ne  faut  donc  point  s'étonner  que  cette 
catégorie  d'athlètes  paie  un  tribut  très  élevé  aux  mala- 
dies respiratoires  et  en  particulier  à  la  tuberculose. 

Certains  phénomènes  d'intoxication  peuvent  aussi 
se  produire  à  la  suite  d'un  séjour  plus  ou  moins  pro- 
longé dans  un  air  confiné. 

M.  le  D^  Lagrange  en  cite  un  exemple  frappant  : 
«  Pendant  les  journées  de  juin,  écrivait-il,  une  troupe 
d'insurgés,  pris  les  armes  à  la  mam,  fut  enfermée  pro- 
visoirement dans  un  souterrain  des  Tuileries.  L  espace 
était  étroit  et  les  hommes  nombreux.  Après  un  séjour 
de  dix  heures  à  peine,  quand  on  ouvrit  la  porte  du 
souterrain,  un  quart  de  la  troupe  avait  péri.  >> 

Ces  preuves  ne  sont-elles  pas  saisissantes  et  ne  dé- 
montrent-elles pas  combien  l'air  pur  est  indispensable 
à  la  santé  ?  S'il  vient  à  être  altéré  pour  une  raison  ou 
pour  une  autre,  que  la  quantité  d'oxgyène  qu'il  conte- 
nait ait  diminué,  que  d'autres  éléments  nuisibles  y 
aient  été  introduits,  les  êtres  qui  le  respirent  dépé- 
rissent, s'étiolent  et  son  action  pernicieuse  peut  même 
s'étendre  au  règne  végétal.  Aussi  peut-il  paraître 
inconcevable  qu'à  notre  époque  de  progrès  et  de  lu- 
mière, il  se  trouve  encore  tant  de  familles  où  l'on 
néglige  les  précautions  les  plus  élémentaires  de  salu- 


RESPIRATION    ET   CIRCULATION  355 

brité  et  d'hygiène.  Il  n'est  pas  rare,  en  effet,  de  ren- 
contrer dans  certaines  contrées  des  ménages  où,  pen- 
dant la  nuit,  quatre  ou  cinq  enfants  sont  entassés  dans 
une  seule  chambre  ou  dans  une  alcôve.  Est-il  étonnant 
dès  lors  que  l'anémie,  le  rachitisme  ou  la  tuberculose 
régnent  en  permanence  dans  ces  logis  malsains  ? 

N'insistons  pas  et  jetons  un  regard  rapide  sur  la 
question  des  programmes.  Le  manuel  de  gymnastique 
édité  en  1899  reconnaissait  que  les  deux  heures  de 
leçons  hebdomadaires  devaient  être  considérées  comme 
insuffisantes.  Dans  son  introduction,  le  nouveau  ma- 
nuel recommande,  et  on  ne  saurait  trop  le  louer, 
de  partager  les  deux  heures  de  leçons  hebdomadaires 
en  quatre  demi-heures.  «  On  se  rapprocherait  ainsi, 
disait-on,  de  l'horaire  idéal  qui  consiste  à  ordonner  la 
demi-heure  de  gymnastique  journalière.  » 

Le  nombre  des  heures  consacrées  à  l'enseignement 
de  la  gymnastique  dans  les  écoles  de  Suède  varie  de 
quatre  heures  à  six  demi-heures  hebdomadaires.  Dans 
d'autres  pays  les  exigences  des  programmes  sont, 
paraît-il,  un  obstacle  au  développement  de  cette  branche 
si  importante.  Presque  partout  dans  les  villes  on  se 
contente  d'une  ou  de  deux  heures  de  gymnastique  par 
semaine.  Dans  les  campagnes  cet  enseignement  est 
trop  souvent  lettre  morte.  Il  est  superflu  de  faire  ob- 
server combien  cette  manière  de  comprendre  l'édu- 
cation physique  est  fausse  et  quelle  répercussion  fâ- 
cheuse elle  pourrait  exercer  sur  la  jeunesse  scolaire, 
SI  à  l'insuffisance  de  leçons  venaient  s'ajouter  les 
vices  de  la  méthode. 

D'autre  part,  on  hésitait  de  porter  une  main  sacrilège 
sur  l'arche  sainte  de  notre  gymnastique  pédagogique. 
Une  pléiade  de  jeunes  Genevoises  venaient  d'obtenir 
après  deux  ans  d'études  le  diplôme  de  l'Institut  central 


356  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

de  Stockholm.  La  plupart  ont  professé  dès  lors  dans 
les  écoles  de  Genève  et  l'on  pouvait  assister  au  spec- 
tacle curieux  d'un  enseignement  où  la  méthode  édu- 
cative était  uniquement  appliquée  dans  les  écoles  de 
filles,  tandis  que  dans  les  écoles  de  garçons  on  s'ins- 
pirait plus  exclusivement  des  anciens  manuels,  sous 
les  fallacieux  prétextes  que  nous  avons  déjà  mentionnés 
et  dont  le  but  était  de  discréditer  la  méthode  suédoise. 

Nous  connaissons  l'antienne  :  la  gymnastique  édu- 
cative serait  monotone,  elle  ne  conviendrait  qu'aux 
écoles  de  filles  ;  des  personnes  qui  l'ignorent  ou  qui 
n'en  parlent  que  par  ouï-dire  nient  même  son  efficacité. 
D'autres  enfin,  sur  la  simple  lecture  d'un  ouvrage 
ayant  trait  à  ce  système,  ne  retiennent  de  cette  étude 
fugitive  que  la  forme  extérieure  des  mouvements  tout 
en  méconnaissant  l'esprit  même  de  la  méthode. 

La  partie  n'est  certes  pas  gagnée.  Trop  de  diver- 
gences de  vues,  de  dissemblances  dans  le  plan  et  dans 
les  exemples  de  leçons,  sont  là  pour  nous  convaincre 
que  le  fossé  qui  sépare  la  méthode  suédoise  de  la  nôtre 
est  encore  loin  d'être  comblé.  Ce  qui  caractérise  le 
schéma  d'une  leçon  de  gymnastique  éducative,  c'est 
que  le  but  des  mouvements  y  est  toujours  désigné  de 
façon  brève  et  précise.  On  dira,  par  exemple  :  extension 
du  dos,  suspension,  équilibre,  exercices  des  muscles 
du  dos  (partie  supérieure),  exercices  des  muscles  ab- 
dominaux, des  parties  latérales  du  corps,  etc.  ;  tandis 
que  chez  nous  on  se  contente  des  expressions  vagues 
que  voici  :  «  exercices  peu  violents  aux  engins,  exer- 
cices plus  violents  aux  engins,  »  sans  indiquer  la  na- 
ture des  mouvements,  ni  le  but  cherché.  Qu'il  s'agisse 
d'exemples  de  leçons,  notre  terminologie  a  trop  sou- 
vent  l'inconvénient  d'être  diffuse  et  peu  claire. 

Les  exercices  de  respiration  terminent  toujours  la 


RESPIRATION    ET   CIRCULATION  357 

leçon  de  gymnastique  éducative.  Les  inspirations  pro- 
fondes et  les  expirations  complètes  ont  une  action  cal- 
mante sur  le  cœur,  tandis  que  les  premières  lui  res- 
tituent les  éléments  nécessaires  aux  combustions  nou- 
velles (oxygène). 

D'après  nos  manuels,  les  exercices  respiratoires, 
inspiration  et  expiration,  doivent  se  faire  complète- 
ment par  les  fosses  nasales,  ce  qui  est  en  contradiction 
absolue  avec  les  procédés  admis  par  les  grands  phy- 
siologistes qui  se  rattachent  à  la  méthode  suédoise. 

«  L'inspiration,  dit  Demeny,  se  fera  par  le  nez,  les 
narines  dilatées,  l'expiration  par  la  bouche.  La  durée 
de  l'inspiration  est  augmentée  en  inspirant  par  le  nez. 
En  expirant  par  la  bouche,  on  offre  à  l'air  une  large 
voie  de  sortie  et  l'expiration  se  fait  plus  vite. 

»  Il  est  quelquefois  plus  pratique  pendant  la  course 
de  rejeter  l'air  par  le  nez  si  l'état  des  fosses  nasales  le 
permet,  si  elles  ne  sont  pas  obstruées  par  des  mucosités 
et  des  polypes.  » 

La  gymnastique  respiratoire  n'est  pas  seulement 
utile  après  des  efforts  musculaires  ;  elle  l'est  aussi  en 
dehors  de  l'exercice,  à  cause  de  son  action  salutaire 
sur  le  développement  thoracique  et  sur  la  circulation. 

Le  lieutenant  Hébert  ne  partage  pas  cette  manière 
de  voir  et  n'admet  pas  qu'on  puisse  «  donner  du 
souffle  sans  développer  les  muscles.  »  Ce  disant,  il  se 
prévaut  de  l'opinion  de  Demeny  lequel  aurait  déclaré 
«  qu'on  ne  peut  appeler  gymnastique  respiratoire  des 
mouvements  à  vide  où  l'on  se  contente  de  faire  passer 
de  l'air  dans  les  poumons  comme  dans  un  soufflet, 
sans  production  de  travail  mécanique.  » 

Nous  prenons  acte  de  cette  déclaration  avec  tout  le 
respect  dû  à  la  science  de  l'illustre  physiologiste  qu'é- 
tait  Demeny,   mais   nous   devons   constater   que  son 


358  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

point  de  vue  aurait  varié  sur  cette  question,  attendu 
que  dans  son  ouvrage.  Bases  scientifiques  de  V éducation 
physique,  il  émet  une  opinion  bien  différente  : 

«  L'éducation  de  la  respiration,  écrivait-il,  peut  se 
faire  séparément,  en  dehors  de  tout  travail  musculaire." 
Et  plus  loin  :  «  La  gymnastique  respiratoire  a  l'avan- 
tage de  pouvoir  être  effectuée  en  tous  lieux,  en  marche 
et  à  l'état  stationnaire.  » 

Où  est  la  vérité?  Personnellement,  nous  croyons  à 
l'efficacité  de  la  gymnastique  respiratoire,  même  sans 
travail  musculaire,  et  nous  nous  basons  pour  affirmer 
cette  certitude,  autant  sur  l'opinion  autorisée  de  péda- 
gogues étrangers  que  sur  les  expériences  faites  sur 
nous-mêmes  et  sur  nos  élèves  pendant  de  longues 
années  d'enseignement. 

Chacun  a  entendu  parler  de  la  remarquable  capa- 
cité respiratoire  des  chanteurs,  et  pourtant  ils  ne  font 
pas  autre  chose  que  de  faire  pénétrer  de  l'air  dans  les 
poumons  comme  dans  un  soufflet. 

Au  nombre  des  critiques  qu'on  adresse  générale- 
ment au  système  suédois,  les  principales  sont  celles 
qui  consistent  à  dire  qu'il  est  monotone  et  qu'il  n'a 
de  valeur  que  pour  les  écoles  de  filles.  Des  personnes 
qui  ne  le  connaissent  que  par  ouï-dire  nient  même  son 
efficacité.  D'autres  enfin,  à  la  simple  lecture  d'un 
ouvrage  ayant  trait  à  ce  système,  ne  retiennent  de  cette 
étude  fugitive  que  la  forme  extérieure  des  mouvements 
et  méconnaissent  l'esprit  même  de  la  méthode. 

Nous  conseillons  à  ces  personnes  —  à  celles  du  moins 
qui  sont  de  bonne  foi  —  d'éclairer  leur  religion  mal  in- 
formée par  un  voyage  d'étude  en  Suède,  au  Danemark 
et  en  Belgique.  Leurs  doutes  seront  dissipés  et  leurs 
préventions  tomberont.  Ce  voyage  sera  leur  chemin 
de  Damas, 


RESPIRATION    ET   CIRCULATION  359 

Disons  aussi  que  le  grand  éducateur,  avant  de  créer 
des  appareils,  s'était  occupé  du  choix  des  mouve- 
ments les  plus  propices  au  développement  normal  du 
corps,  ce  qui  revient  à  dire  qu'il  s'était  inspiré  du 
principe  que  les  appareils  doivent  être  adaptés  aux 
exercices  et  non  les  exercices  aux  engins.  Cette  con- 
ception qui  lui  appartient  en  propre  lui  permit  de 
baser  son  système  sur  un  plan  rigoureusement  défini, 
dans  lequel  rien  n'est  laissé  au  hasard  et  qui  se  dis- 
tingue autant  par  la  sélection  judicieuse  des  mouve- 
ments que  par  leur  progression  raisonnée. 

C'est  l'effet  qu'on  cherche  à  obtenir  sur  le  système 
musculaire,  sur  le  squelette,  sur  les  centres  nerveux, 
sur  la  respiration  et  sur  la  circulation  qui  règle  le  choix 
de  l'engin  et  de  l'exercice  et  l'on  doit  tirer  parti  de 
ceux-ci  suivant  l'excellente  définition  de  Demeny 
«  pour  dilater  le  thorax,  rectifier  le  rachis,  resserrer 
l'abdomen,  étendre  les  articulations  toujours  flé- 
chies, allonger  certains  muscles,  en  raccourcir  d'au- 
tres. » 

Ces  appareils  ont  aussi  l'avantage  de  permettre  le 
travail  simultané  d'un  grand  nombre  d'élèves  à  la  fois  ; 
ils  sont  moins  coûteux,  moins  encombrants  que  les 
nôtres,  se  déplacent  facilement  et  s'opposent  par  leur 
construction  même  à  l'exécution  de  mouvements 
dangereux  et  acrobatiques. 

Les  engins  employés  dans  la  gymnastique  suédoise 
sont  les  mêmes  pour  les  deux  sexes. 

Pendant  notre  séjour  en  Suède  nous  avons  eu  l'oc- 
casion d'assister  aux  leçons  données  par  le  major 
Silow  à  cent  cinquante  jeunes  gens  réunis  et  nous 
avons  pu  constater  que,  dans  ces  leçons  d'une  durée 
de  trente-cinq  minutes,  la  somme  et  la  qualité  du 
travail  fourni  par  les  élèves  étaient  incomparablement 


360  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

supérieures  à  celles  que  l'on  obtient  en  une  heure  dans 
des  classes  de  quarante  élè>res. 

Si  la  capacité  professionnelle  du  maître  entre  pour 
une  bonne  part  dans  ces  résultats,  ceux-ci  tiennent 
également  à  la  nature  des  engins,  qui  se  prêtent 
merveilleusement  au  rôle  pour  lequel  ils  ont  été  créés. 
Tout  en  conservant  leur  caractère,  ils  présentent  aussi 
l'avantage  de  se  substituer  les  uns  aux  autres,  de  telle 
sorte  que  l'exécution  de  mouvements  identiques  et 
intéressant  les  mêmes  groupes  de  muscles,  puissent 
se  faire  à  des  engins  différents. 

On  conçoit  le  bénéfice  qui  en  résulte  pour  la  rapi- 
dité et  la  variété  du  travail. 

Parmi  les  personnes  qui  continuent  à  nourrir  des 
préjugés  contre  la  méthode  suédoise,  beaucoup  croient 
qu'elle  se  borne  à  la  leçon  en  salle  et  qu'elle  n  accorde 
qu'une  place  restreinte  aux  jeux  en  plein  air. 

Nulle  part  plus  qu'en  Suède  les  jeux  de  grand  mou- 
vement n'ont  autant  de  vogue.  Les  sports  athlétiques 
en  général,  les  exercices  de  ski  et  de  patinage,  la  na- 
tation en  toute  saison  dans  des  établissements  fort 
bien  aménagés,  sont  pratiqués  par  la  jeunesse  des 
écoles  et  par  la  population. 

L'intervention  du  souverain  et  des  pouvoirs  pu- 
blics ne  peut  que  les  rehausser  en  leur  donnant  la 
signification  qu'elles  méritent.  Elle  entretient  l'intérêt 
de  la  population  pour  l'œuvre  de  rénovation  physique 
et  fait  naître  dans  l'esprit  de  la  jeunesse  une  émulation 
et  une  rivalité  de  bon  aloi  dont  nous  nous  sommes 
souvent  plu  à  observer  les  indices. 

Pour  donner  une  idée  de  l'importance  que  les  Sué- 
dois prêtent  aux  jeux  en  plein  air,  il  nous  suffira  de 
dire  qu'il  existe  à  Naas,  dans  la  partie  méridionale  de 


RESPIRATION    ET   CIRCULATION  361 

la  Suède,  un  séminaire  où  sont  enseignés  spécialement 
les  jeux  et  les  différents  sports.  Ces  cours  comprennent 
la  théorie,  la  méthodologie  et  la  pratique. 

Plusieurs  écoles  de  Stockholm  ont  aussi  des  bains 
installés  avec  un  sens  vraiment  remarquable  de  1  hy- 
giène et  de  la  pédagogie.  Ils  méritent  une  mention 
spéciale.  Vient  ensuite  la  douche  après  laquelle  les 
enfants  se  frottent  mutuellement  à  la  brosse  pour 
mieux  se  nettoyer.  Ils  entrent  enfin  dans  une  piscine 
pleine  d'eau  tempérée  et  assez  profonde  pour  qu'ils 
y  puissent  nager.  Ces  ablutions  ont  lieu  deux  fois 
par  semaine.  Les  maîtres  profitent  de  l'instant  où  les 
enfants  prennent  leur  bain  pour  faire  passer  à  l'étuve 
de  désinfection  les  vêtements  de  propreté  douteuse, 
et  l'on  nous  a  affirmé  que  ce  moyen,  qui  atteint  les 
élèves  dans  leur  amour-propre,  est  très  efficace,  parce 
qu'il  engage  les  parents  négligents  à  s'occuper  avec 
plus  de  soin  de  l'hygiène  corporelle  de  leur  progéni- 
ture. 

Parmi  les  autres  problèmes  qui  attendent  encore  leur 
solution  et  qui  devraient  dans  l'avenir  s'imposer 
instamment  à  l'attention  des  pouvoirs  publics,  il  faut 
citer  la  création  dune  clinique  pour  la  guérison  des 
déviations  de  la  colonne  vertébrale.  La  gent  écolière, 
les  jeunes  filles  surtout,  sont  particulièrement  en- 
clines aux  déviations  de  la  taille. 

Un  certain  nombre  de  ces  déviations  ont  été  corri- 
gées grâce  à  des  mouvements  spéciaux  que,  sur  nos 
conseils,  plusieurs  élèves  exécutèrent  à  la  maison  ou 
à  l'école.  Des  palliatifs  ne  remplaceront  cependant 
jamais  un  traitement  suivi  dans  un  institut  orthopé- 
dique. Des  mesures  adéquates  s'imposent  d'une  façon 
d'autant  plus  urgente  que,  dans   la  dernière  guerre. 


362  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

beaucoup  d'enfants  se  sont  trouvés  dans  un  état  de 
sous-alimentation  qui  n'a  certes  pas  été  sans  effet  sur 
la  fréquence  des  cas  de  déviations  vertébrales. 

Remarquons  en  passant  que,  si  l'exposé  lumineux 
des  phénomènes  de  la  respiration  vise  surtout  les 
sujets  dont  la  circulation  est  ralentie,  la  gymnastique 
respiratoire  a  aussi  pour  objet,  d'après  l'auteur,  «  d'é- 
largir un  thorax  comprimé,  de  rendre  normale  une 
respiration  superficielle  et  insuffisante,  d'activer  le 
jeu  des  poumons  en  augmentant  leur  capacité,  tout 
en  développant  les  muscles  respiratoires.  » 

Voilà  bien  la  note  juste  et,  sous  la  plume  du  profes- 
seur Wide,  ces  paroles  revêtent  un  caractère  scienti- 
fique indiscutable.  C'est  pourquoi  —  on  ne  saurait 
trop  le  répéter  —  les  exercices  de  respiration  au  grand 
air,  ou  tout  au  moins  devant  les  fenêtres  largement 
ouvertes,  devraient  entrer  dans  les  habitudes  de  cha- 
cun, grands  et  petits,  personnes  exerçant  une  profes- 
sion sédentaire,  adeptes  des  salles  de  culture  physique, 
gymnastes,  tous  gens  respirant  un  air  confiné  dans 
des  salles  plus  ou  moins  closes.  Si  à  ces  pratiques  salu- 
taires on  ajoute  la  promenade  quotidienne,  les  ablu- 
tions, l'habitude  d'une  gymnastique  rationnelle  et 
celle  de  dormir  les  fenêtres  ouvertes,  on  ne  tardera  pas 
à  apprécier  les  bienfaits  qui  en  résulteront  sur  la  santé 
générale. 

Nous  ne  parlons  pas  des  bains  d'air  et  de  soleil  qui 
ne  sont  pas  toujours  à  la  portée  de  chacun.  L'idéal 
serait  évidemment  l'exercice  à  ciel  ouvert,  en  pleine 
campagne,  et  pour  les  habitants  des  grandes  villes, 
la  gymnastique  et  les  sports,  sur  des  places  spéciale- 
ment aménagées  dans  les  différents  quartiers. 

Les  exercices  de  gymnastique  suédoise  basés  sur 


RESPIRATION    ET   CIRCULATION  363 

une  conception  scientifique  de  l'éducation  physique, 
doivent  servir  de  guide  au  professeur  dans  l'élabora- 
tion de  son  plan  de  leçons,  mais  il  ne  s'en  inspirera 
pas  de  façon  servile  et  pourra  apporter  à  leur  appli- 
cation les  variations,  restrictions  et  développements 
compatibles  avec  les  grands  principes  de  Ling. 

J.-A.   ZUTTER. 


-ïH^-Jê'^^Hê'^*^^^^^^'**^^**^^* 


Néognoste. 


Ce  fragment,  qui  nous  est  parvenu  dans  un  état  nuinifestement 
incomplet,  semble  appartenir  au  dossier  de  quelque  procès,  enterré 
sans  doute  dans  de  poudreuses  archives.  Quel  est  ce  commentateur 
qui  s'intitule  «  barbare  »  et  qui  nous  révèle  le  nom  et  la  curieuse 
aventure  de  Néognoste?  En  quel  temps,  en  quel  lieu,  devant  quels 
juges  frustes  la  cause  a-t-elle  dû  se  plaider  ?  S'agissait-il  de  la  terrible 
«  graphe  asébéias  »,  de  l'accusation  d'impiété  qui,  chez  les  Grecs, 
conduisait  presque  sûrement  à  la  peine  capitale? Toutes  ces  ques- 
tions demeurent  en  suspens  ;  il  est  probable  que  nous  ne  les  résou- 
drons jamais. 

Néognoste,  fils  de  Théotime,  homme  de  bien, 
vivait,  il  y  a  fort  longtemps,  dans  la  ville  d'Athènes, 
qui  devint  plus  tard  si  glorieuse.  Les  Muses,  un  jour 
qu'il  herborisait  sur  l'Hélicon,  le  surprirent  et  le 
conduisirent  auprès  d'Apollon,  récemment  promu  à  la 
divinité  et  qui  venait  de  choisir  cette  montagne  cou- 
verte de  fleurs  pour  le  séjour  des  neuf  sœurs  immortel- 
les. Le  dieu  faisait  de  la  musique,  assis  sous  un  chêne- 
liège.  Les  ondes  d'une  harmonie  grave  et  douce  l'en- 
veloppaient et  s'élargissaient  autour  de  lui.  Ses  mains, 
toutefois,  semblaient  immobiles  ;  sur  sa  lyre  d'ivoire 
aux  pointes  d'or,  nulle  corde  ne  frémissait. 

—  Néognoste,  dit-il  sans  lever  les  yeux,  tu  me  parais 
être  un  vulgaire  dolichocéphale.  Tes  pareils  ont  osé 
se  prétendre  les  frères  de  race  de  mes  Doriens  ;  j'ai 
grande  envie  de  punir  à  la  fois  leur  insolence  et  ta 
propre  audace,  car  assurément  tu  feignais  de  chercher 


NÉOGNOSTE  363 

des  simples  sur  ma  montagne,  mais  tu  repérais  quel- 
que emplacement  pour  une  batterie  de  420. 

—  Dieu  puissant,  répondit  Néognoste  éperdu  de 
crainte,  je  ne  suis  pas  militaire  ;  c'est  pour  le  seul 
mtérêt  de  la  science  que  je  me  promène  et  je  vis  de 
peu  en  attendant  que  la  drachme  gagne  au  change. 

Apollon  sourit. 

—  Tu  te  fais  trop  naïf,  reprit-il,  pour  un  fils  d'Ulysse. 
Je  te  pardonnerai  toutefois  si  tu  me  dis  d'où  venait 
la  musique  que,  certes,  tu  dois  avoir  entendue,  puisque 
tu  n'étais  point  absorbé  dans  des  pensées  criminelles. 

—  Elle  venait.  Immortel  Archer,  de  la  lyre  que  je 
vois  sur  tes  genoux.  Cette  question  est  simple,  même 
pour  un  mortel. 

Le  dieu  le  congédia  d'un  geste  de  pitié. 

—  Va  t'instruire.  Je  t'ôte  la  parole  pour  t'apprendre 
à  écouter.  Reviens  dans  cinq  ans. 

Longtemps  avant  le  terme,  Néognoste  parut  de 
nouveau  et,  du  plus  loin  qu'il  aperçut  le  roi  de  lumière, 
recouvrant  la  parole,  il  s'écria  : 

—  Je  sais  tout  ;  le  fils  de  Mnésarque,  Pythagore  de 
Samos,  m'a  instruit  :  la  musique  provenait  du  mouve- 
ment de  tes  doigts  qui  divisaient  les  cordies  de  ta  lyre 
selon  des  intervalles  justement  proportionnés.  Le  nom- 
bre, ainsi,  règle  le  mouvement,  qui  distribue  la  ma- 
tière ;  de  là  viennent  les  dieux  et  les  plantes,  les  hom- 
mes et  les  animaux  :  toutes  les  merveilles  des  cieux 
et  de  la  terre  naissent  de  la  matière  et  du  mouvement. 

—  Tu  mériterais,  dit  le  dieu,  qu'une  autre  merveille 
naquît  du  mouvement  de  mon  pied  imprimé  dans  ta 
matière.  Depuis  quand  la  musique  se  fait-elle  sans 
musicien?  Ce  chien  te  conduira  ;  il  aboie  une  fois 
par  siècle.  Ne  reparais  point  sans  en  savoir  davantage  ; 
je  te  laisse  la  parole,  mais  je  t'ôte  la  vue  pour  t'apprendre 


366  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

à  regarder  en  toi-même.  Je  ferai  d'ailleurs  que  le  temps 
s  écoule  pour  toi  conformément  aux  calculs  d'Ein- 
stein, de  sorte  que  tu  pourras  revenir  dans  trois  cents 
ans  en  même  temps  que  tu  seras  parti. 

Instantanément,  Néognoste  se  sentit  projeté  à  tra- 
vers une  succession  vertigineuse  d'olympiades  ;  il 
perçut  trois  aboiements,  dont  le  troisième  était  beau- 
coup plus  rapproché  du  second  que  le  second  du  pre- 
mier ;  puis  il  se  trouva,  le  chien  tirant  sur  sa  laisse, 
au  bord  du  Céphise,  où  Mnémosyne  au  front  penché 
l'accueillit. 

—  Viens,  lui  dit-elle,  mais  sois  bref.  Apollon  fait 
son  yass  avec  Mercure.  Les  choses  tournent  mal  pour 
la  musique  :  le  commerce  l'emporte,  et  le  dieu  n'aime 
pas  à  perdre. 

Néognoste  n'entendit  point  ces  paroles,  tant  il  avait 
1  esprit  rempli  de  visions,  de  souvenirs  et  d'idées.  Il 
se  sentait  revenu  d'un  voyage  immense  et  d'une  durée 
incalculable.  Et  par  un  curieux  renversement  dû  à  la 
rapidité  d'une  course  dont  la  vitesse  avait  égalé  l'écou- 
lement du  temps,  il  voyait  en  avant  de  soi  les  années 
dont  il  gardait  la  mémoire  et  il  lui  semblait  qu'il 
lisait  dans  l'avenir. 

La  présence  du  dieu  lui  fit  recouvrer  la  vue  comme 
elle  lui  avait  rendu  la  parole.  Ebloui,  cependant,  par 
la  face  étincelante  de  Phœbus,  il  fléchit  le  genou  et 
s'écria  : 

Dieu  dont  l'arc  est  d'argent.  Dieu  de  Claros,  écoute  ! 
Si  tu  ne  me  secours,  je  périrai,  sans  doute.... 

Un  roulement  formidable,  répercuté  par  les  échos 
des  bois,  l'interrompit.  Apollon  ramassait  ses  cartes 
et  parlait  à  soi-même  ;  il  avait  oublié  de  modérer  sa 
voix.   Il   murmurait  : 


NÉOGNOSTE  367 

—  On  ne  se  fait  pas  de  telles  choses  entre  collègues  ; 
je  crois  que  ce  dieu  des  marchands  m'a  triché.... 

Détournant  la  tête  et  apercevant  le  chien  qui 
s'était  assis  à  côté  du  voyageur  agenouillé,  il  reprit  : 

—  Mettez  ensemble  vos  deux  sagesses  et  que  celui 
qui  se  tait  mspire  celui  qui  parle.  D'où  venait  ma 
musique? 

Les  yeux  toujours  baissés,  le  genou  en  terre,  mais  le 
cœur  rempli  de  l'orgueil  du  savoir,  Néognoste  s'em- 
pressa d'élever  la  voix  et  s'exprima  avec  fermeté  : 

—  Je  sais  cela,  cela  et  le  reste,  ô  Immortel!  Et  je 
suis  immortel,  moi  aussi.  La  musique  est  ta  pensée 
divine  qui,  asservissant  la  matière  inerte  de  la  lyre, 
révèle  le  secret  du  monde,  par  l'harmonie,  à  l'âme 
des  hommes.  Seuls,  les  hommes  comprennent  les 
dieux. 

Le  chien  fit  entendre  une  protestation  véritablement 
humaine  et,  quittant  Néognoste  d'un  air  de  mépris, 
s'en  fut  aux  côtés  d'Apollon. 

—  Au  commencement,  dit  Néognoste,  était  l'esprit. 
L'esprit  est  dans  l'homme.  Ce  qui  n'est  pas  esprit  est 
corps  ;  le  corps  est  pure  machine. 

—  Et  moi!  fit  le  chien.... 

—  Et  moi!  dit  le  dieu.  Crois-tu  que  mon  esprit 
immortel  se  sente  en  prison  dans  sa  lumineuse  enve- 
loppe ?  Mais  il  en  est  ainsi  des  mortels  ;  bornés  dans 
votre  nature,  incapables  de  saisir  à  la  fois  plus  d'un 
aspect  des  choses,  vous  ne  concevez  rien  que  par 
simplification  ou  par  opposition  ;  rien  que  la  matière, 
rien  que  l'esprit,  rien  que  l'opposition  de  l'esprit  et 
de  la  matière.  Toi,  cependant,  tu  as  bonne  volonté. 
Je  te  donne  un  de  mes  cheveux  phosphorescents. 
Mets-le  sous  le  ruban  de  ton  chapeau.  Les  rayons  X 
qui  s'en  dégagent  te  feront  apercevoir  le  cœur  des 


368  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

choses  ;  tu  entendras  aussi  les  voix  intimes  de  la  nature. 
L'archet  unit  et  divise  ;  pense  en  musicien. 

—  Prince  de  lumière,  s'écria  Néognoste,  en  relevant 
le  front,  dis-moi  aussi  le  secret.... 

Mais  il  n'acheva  pas.  Le  dieu  avait  disparu. 

* 

Lent,  long,  triste  fut  le  retour  de  Néognoste.  Ni  le 
chien  conducteur  d'hommes,  ni  Mnémosyne  au  beau 
front  n'étaient  plus  avec  lui  et  la  gloire  du  visage 
apollinien  ne  resplendissait  que  dans  son  souvenir. 
Des  pentes  de  la  montagne  ses  yeux  discernaient  les 
noires  trirèmes  et  le  gonflement  des  voiles  blanches 
qui  fuyaient  sur  le  golfe  de  Corinthe  où  le  soleil  se 
couchait  dans  un  bain  de  sang.  Les  pins  exhalaient 
une  senteur  pénétrante  ;  déjà  le  soir  faisait  ramper  ses 
ombres  qui  dessinaient  au  flanc  des  coteaux  des  sil- 
houettes mystérieuses.  Une  douceur  attendrie  enve- 
loppait toutes  choses  et  Néognoste  conversait  avec  lui- 
même  ;  il  disait  :  «  Le  dieu  m'a  parlé  avec  réticences  ; 
que  signifient  ces  mots  :  penser  en  musicien?*» 

Dans  le  même  instant,  trois  notes  claires  d'un  chant 
d'oiseau  égrenèrent  distinctement  les  syllabes  du  mot  : 
Apollon.  Plus  loin,  la  forme  vaporeuse  d'une  nymphe 
apparut  au  miroir  dune  fontaine  qui  égouttait  son 
filet  d'eau  dans  le  bassin  du  rocher.  Sous  l'écorce 
craquelée  des  vieux  arbres,  derrière  les  feuilles  des 
buissons,  des  yeux  s'allumaient  ;  tantôt  surgissaient, 
tantôt  s'évanouissaient  des  profils  aigus  de  dryades  et 
le  rire  grêle  d'un  faune  résonnait  comme  le  bêlement 
d'une  chèvre.  Ces  apparitions  se  fuyaient  et  se  confon- 
daient ;  ces  voix  se  multipliaient,  se  divisaient,  s'unis- 
saient en  un  murmure  unanime  qui  s'élevait  du  golfe 
de  Corinthe,  se  répercutait  sur  l'Hélicon  aux  antres 


NÉOGNOSTE  369 

caverneux,  revenait  des  pentes  opposées  du  Cithéron, 
s*épandait  de  la  pierreuse  Béotie  dans  les  champs 
d'Eleusis,  jusqu'aux  monts  Aegaléens  et  à  la  plaine 
de  l'Attique.  Un  rythme  sûr  en  gouvernait  les  infinies 
modulations  que  dominait,  comme  un  leit-motiv,  le 
nom  immortel  du  dieu. 

En  Néognoste  s'éveillait  un  nouveau  sens,  celui  de 
la  vie  universelle.  Le  dieu  qu'il  avait  regretté  de  ne 
plus  voir  était  partout. 

—  Messieurs  les  juges,  j'ai  terminé  mon  discours. 
La  vie  de  Néognoste  fut  longue  et  heureuse.  Les  Athé- 
niens, dit-on,  le  voyaient  souvent  monter  à  la  pointe 
de  l'Acropole,  d'où  le  regard  découvre  la  riante 
Salamis,  le  fourmillement  des  vaisseaux  dans  le  port 
du  Pirée  et,  portées  sur  la  mer  violette,  la  blancheur 
éclatante  des  premières  Cyclades.  Il  aspirait  la  lumière, 
les  couleurs  et  les  sons.  On  dit  qu'il  s'enchantait 
sans  fin  des  merveilles  de  la  terre  et  des  cieux  et  de 
la  plaine  liquide  et  de  celles  qui  sont  dues  à  la  main  des 
hommes.  On  dit  aussi  qu'il  lui  arrivait  de  prononcer 
des  paroles  dont  le  sens  échappait  aux  autres  mortels, 
quand  les  collines  s'éclairaient  au  loin,  tandis  que  la 
nuit  montait  à  l'assaut  de  la  citadelle  où  seule  se  déta- 
chait, par-dessus  les  colonnades  doriques,  la  gigan- 
tesque stature  de  la  déesse  à  la  lance  dorée.  On  dit 
enfin  qu'il  s'éteignit  sans  regret  le  jour  où  l'on  apprit 
que  des  nautonniers,  dans  une  nuit  d'orage,  avaient 
entendu  sortir  des  rochers  de  la  Chalcidique  une  voix 
qui  poussait  ce  cri  déchirant  :  «  Le  grand  Pan  est 
mort!  « 


Il  ne  me  reste  qu'à  dire  en  peu  de  mots  comment  il 
me   semble,    à   moi,    barbare,  que   Néognoste   avait 

BIBL.   UNIV.   CV  25 


370  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

compris  Apollon.  Puissent  le  chien  plein  d'humanité, 
Mnémosyne,  le  dieu  lui-même,  soutenir  ma  faible 
voix. 

Quelque  chose  est.  Quelque  chose  existe  par  soi- 
même.  Ces  deux  paroles  ont  le  même  sens.  On  peut 
exprimer  cette  vérité  en  d'autres  termes  et  dire  : 
Si  tout  a  une  cause,  il  faut  qu'il  y  ait  un  être  sans  cause. 
Car  le  monde  n'aurait  jamais  commencé  d'être  si  l'on 
devait  considérer  comme  mfmie  la  succession  des 
causes  antérieures  à  son  existence.  Il  faudrait,  en  effet, 
qu'une  succession  infinie  fût  terminée  à  sa  naissance 
et  une  succession  terminée  ne  serait  pas  infinie. 
Autrement  dit,  si,  en  remontant  de  cause  en  cause, 
on  ne  s'arrête  nulle  part,  on  ne  peu  pas  non  plus 
redescendre.  Ou  bien  rien  n'existe,  ou  bien  quelque 
chose  existe  qui  n'a  "^as  de  cause.  C'est  là  ce  qu  on 
appelle  l'être  nécessaire.  N'ayant  pas  de  cause,  il  est 
éternel,  immuable,  infini.  On  ne  saurait  parler  autre- 
ment sans  se  contredire  et  déchirer  sa  propre  raison. 

Bon  gré,  mal  gré,  nous  sommes  obligés  aussi  de 
dire,  pour  ne  pas  nous  contredire,  qu'il  est  la  cause  de 
tout  ce  qui  existe,  puisque  les  causes  s'enchaînent  et 
que  cet  enchaînement  mène  à  lui.  Il  est  nécessairement 
l'origine  des  êtres  comme  des  lois  de  la  nature.  Tout 
ce  que  je  viens  de  dire  n'est  que  le  développement  de 
ce  seul  mot  :  Quelque  chose  est.  Conclusion  irréfutable 
car  elle  n'exprime  que  les  lois  de  notre  pensée.  Voilà 
ce  que,  peut-être,  Apollon  voulait  faire  dire  à  Néo- 
gnoste  quand  il  lui  demandait  :  <<  D'où  vient  la  mu- 
sique? " 

Mais  Néognoste  répondit  d'abord  :  <  La  musique 
vient  de  la  lyre  ».  Il  répondit  ensuite  :  «  La  musique 
vient  de  ton  esprit  '\  Réponses  également  fausses  et 
inégalement  justes:  saisissant  d'abord  l'aspect  le  plus 


NÉOGNOSTE  371 

visible  de  la  réalité,  l'étendue  et  le  mouvement,  il 
niait  tous  les  autres  ;  c'est  le  procédé  de  la  science  mo- 
derne, singulièrement  utile  pour  construire  des  ma- 
chines électriques  et  dresser  des  ouistitis  ;  c'est  la 
réduction  de  toutes  les  sciences  à  la  mécanique  et  à 
la  géométrie.  Mais  nous  voyons  de  mieux  en  mieux 
quelle  part  croissante  de  la  réalité  les  sciences  sont 
forcées  de  laisser  échapper  pour  approcher  de  cet 
idéal. 

L'autre  procédé  est  celui  de  la  science  antique.  Il 
consiste  à  mettre  la  matière  dans  l'esprit  au  lieu  de 
mettre  l'esprit  dans  la  matière.  Ce  procédé  est  proba- 
blement plus  juste,  parce  qu'il  comporte  moins  de 
sacrifices,  mais  il  est  inapplicable.  Qui  dit  pensée  dit 
but.  Il  faudrait  expliquer  les  êtres  et  les  lois  naturelles 
par  des  buts  que  la  nature  poursuit  en  nous  et  sans 
nous.  Or,  nous  n'avons  aucun  moyen  de  discerner 
avec  précision  dans  l'histoire  du  monde,  ni  dans  celle 
des  hommes,  des  buts  vers  lesquels  l'univers  se  diri- 
gerait et  qui  lui  seraient  assignés  par  une  intelligence 
infinie. 

Ainsi,  la  matière  et  l'esprit  sont  des  moyens  d'expli- 
cation insuffisants  quand  on  les  oppose  ou  les  super- 
pose l'un  à  l'autre.  Il  faut  dire,  à  la  vérité,  que  le  monde, 
l'homme  y  compris,  est  une  machine,  et  que  tout  vient 
des  équations  différentielles  de  la  mécanique  céleste. 
Il  faut  dire  en  même  temps  et  des  mêmes  objets  et 
par  la  même  raison  qu'ils  sont  pensée.  Par  la  même 
raison  ;  en  effet,  si  la  pensée  apparaît  au  bout  des 
combinaisons  de  la  matière,  c'est  qu'elle  y  était  en 
germe  dès  le  début,  comme  la  force  vive  qu'une  pierre 
développe  en  tombant  se  trouvait  en  elle  avant  sa 
chute,  à  l'état  d'énergie  potentielle. 

Rien  ne  nous  empêche  de  dire  que  la  pensée  est 


372  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

un  mouvement,  mais,  si  étrange  que  cela  paraisse, 
il  y  a  autant  de  raisons,  et  les  mêmes,  de  dire  que  le 
mouvement  est  une  pensée.  Voilà,  assurément,  pour- 
quoi le  dieu  fit  une  si  vive  rebuffade  à  Néognoste  qui 
lui  apportait,  avec  la  fierté  de  l'adolescence,  un  spiri- 
tualisme fraîchement  verni.  «  Mortels,  disait-il,  vous 
ne  pouvez  penser  qu'en  opposant  des  termes  l'un  à 
l'autre,  c'est-à-dire  en  faussant  la  réalité  ;  c'est  pour- 
quoi vos  discussions  n'ont  point  de  fin,  »  Et  il  ajouta  : 
«  L'archet  unit  et  divise  ;  il  divise  la  corde  pour  pro- 
duire les  sons  et  il  unit  les  sons  dans  l'harmonie. 
Divise  et  unis  à  ton  tour.  >^ 

Distinguez  entre  les  aspects  principaux  de  la  nature, 
mais  n'oubliez  pas  qu'ils  se  confondent  dans  l'unité 
de  l'être  nécessaire.  Ou  bien  rien  n'est  explicable,  parce 
que  notre  esprit  est  faux,  et  nos  sciences  ne  sont  que 
chimère,  ou  bien  tout  ce  qui  se  déploie  dans  l'effet 
se  trouvait  déjà  concentré  dans  la  cause.  Divise  et  unis. 
Divise  plus  que  tu  ne  l'as  fait  encore.  Considère, 
outre  les  aspects  de  la  nature  que  nos  sens  perçoivent, 
ceux  qu'ils  ne  percevront  jamais  et  qui  n'ont  pas  moins 
de  réalité  aux  yeux  de  la  raison.  Nous  ne  percevons  que 
trois  dimensions  de  l'espace  ;  il  en  possède  une  infi- 
nité, sans  aucun  doute.  Pour  la  pratique,  la  géométrie 
à  n  dimensions  de  Lobatchewski  et  celle  d'Euclide 
reviennent  au  même  ;  pour  la  théorie,  cela  fait  une 
différence  capitale.  Jusqu'à  la  fin  du  XIX®  siècle, 
nous  n'avons  connu  que  trois  états  de  la  matière  ; 
à  partir  de  Crookes,  nous  avons  commencé  à  soup- 
çonner l'état  radiant,  qui  n'a  pas  fini  de  nous  causer 
des  surprises. 

Non  seulement  tout  nous  porte  à  imaginer  une 
diversité  innombrable  des  aspects  de  la  rature,  mais 
nous  sommes  obligés  de  les  concevoir  tous  ensemble 


NÉOGNOSTE  373 

présents,  à  des  degrés  divers,  dans  chaque  objet. 
«  Divise,  mais  unis  >)  dit  le  dieu.  Nous  surprenons 
les  lois  de  la  vie  à  l'œuvre  dans  le  monde  inorganique  ; 
la  reconstitution  d'un  cristal  écorné  et  plongé  dans 
l'eau  mère  se  fait  comme  la  cicatrisation  d'une  bles- 
sure. Et,  dès  le  seuil  du  monde  organique,  l'activité 
psychique  se  décèle.  Une  amibe,  simple  goutte  de 
gélatine,  se  dirige  vers  sa  proie.  La  sensibilité  est 
indéniable  dans  les  plantes,  chez  les  dionées,  chez  les 
sensitives,  en  l'absence  totale  de  système  nerveux. 

Dès  lors,  nous  sommes  forcés  de  dire  que  le  nombre 
des  attributs,  des  propriétés,  des  aspects  de  l'être 
nécessaire  est  infini.  Il  est  incommensurable,  puisque 
tout  vient  de  lui  ;  il  est  infiniment  petit,  puisqu'il  est 
le  commencement  de  chaque  chose.  S'il  n'est  point 
en  nous,  nous  ne  sommes  pas;  nous  ne  sommes  pas 
davantage  s'il  n'est  qu'en  nous.  Il  est  un,  puisqu'il  est 
seul  ;  infiniment  multiple,  puisqu'il  est  tout. 

Unis  et  divise  ;  le  dieu  avait  ajouté  :  pense  en  musi- 
cien. Nous  sommes  ici,  exactement,  à  la  limite  de  la 
pensée  humaine.  Le  seul  dogme  acceptable  pour  la 
raison  qu'on  ait  proposé  sur  la  nature  de  l'être  néces- 
saire est  celui  du  cardinal  de  Cusa  et  de  Giordano 
Bruno,  la  conciliation  des  contradictoires  dans  l'absolu. 
Saisir  cette  harmonie  serait  la  décomposer  et  ce 
ne  serait  plus  l'harmonie.  Nous  parvenons,  pour  le 
terme  de  notre  pensée,  à  comprendre  pourquoi  nous 
ne  pouvons  le  penser.  Et  nous  traduisons  cette  har- 
monie en  images,  celles  des  matérialistes,  celles  des 
spiritualistes,  celles  du  catéchisme,  également  fausses 
par  rapport  à  lui,  inégalement  justes  par  comparaison 
entre  elles. 

Aussi  le  dieu,  pour  exalter  en  Néognoste  le  sens  de 
la  réalité  et  les  puissances  de  la  raison,  pour  qu'il 


374  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

perçût  la  vie  dans  la  matière,  la  pensée  dans  le  mouve- 
ment, l'identité  dans  le  changement,  les  formes,  les 
couleurs  et  les  sons,  les  faunes  hardis,  les  dryades  em- 
prisonnées, les  nymphes  fugitives,  et,  dans  la  prodi- 
gieuse variété  de  la  nature,  le  rythme  immuable  d'une 
loi  universelle  et  la  présence  du  grand  Apollon  lui- 
même,  l'avait-il  muni  d'un  rayon  direct  de  sa  couronne, 
d'un  resplendissement  de  sa  divine  clarté,  d'un  cheveu 
de  sa  propre  tête. 

Nous  savons  par  les  glossateurs  que  Néognoste, 
absorbé  dans  ses  réflexions  philosophiques,  prenait 
peu  de  soin  de  sa  personne.  Il  n'avait  que  des  héritiers 
éloignés  et  ne  se  préoccupa  guère  de  leur  laisser  une 
garde-robe  en  bon  état.  Il  avait  mis  le  cheveu  sacré 
dans  son  chapeau.  Sa  mémoire  a  traversé  les  âges  ;  son 
entreprise  a  été  vingt  fois  renouvelée;  elle  aurait  dû 
réussir,  mais  le  chapeau  s'était  perdu 


#-fHHI-»i^»#^^^HHI-^-4^^-X^^-^^## 


Lettre  de  Pari 


ans. 


Le  calme  du  parlement  français.  —  La  «  métapsychie  »  du  professeur  Charles 
Richet.  —  Paris,  capitale  de  l'impiété  et  de  la  crédulité.  —  Le  cas  d'un  écrivain 
très  parisien. 

13  février. 

Depuis  que  M.  Raymond  Poincaré  à  pris  la  charge  du 
pouvoir,  le  parlement  français  est  quasi  devenu  silencieux. 
Les  assemblées  tenues  par  nos  députés  et  nos  sénateurs  n'ont 
plus  rien  de  théâtral.  Ces  législateurs  semblent  résolus,  pour 
quelque  temps  du  moins,  à  travailler  paisiblement.  Le  pres- 
tige du  nouveau  président  du  Conseil  influence  donc  heureuse- 
ment les  discoureurs.  C'est  un  grand  bien.  Dans  les  temples 
de  l'éloquence,  moins  l'on  parle,  mieux  les  dieux  sont  vénérés. 
Si  Washington  n'avait  pas  retenti  de  tant  de  harangues,  la 
France  y  aurait  sans  doute  été  mieux  jugée.  Si  Gênes  pou- 
vait profiter  de  cette  leçon,  tous  les  Européens  qui  veulent 
restaurer  la  paix  aspireraient  à  s'y  rencontrer.  Esope  a  tout 
dit,  dans  son  apologue,  des  vertus  et  des  vices  humains. 

* 
*        * 

Cependant,  le  professeur  Charles  Richet  ose  introduire 
le  mystère  dans  la  science.  Entendons-nous.  La  science  n'est 
que  mystère,  puisque  son  objet  même  est  de  connaître  l'in- 
connu. Le  blé  pousse,  le  charbon  devient  diamant,  le  télé- 
phone nous  fait  entendre  des  voix  lointaines,  l'électricité  pro- 
duit force  et  lumière  :  tous  ces  miracles  laissent  les  hommes 
indifférents.  Mais  qu'une  femme  endormie  prétende  voir  à 
travers  les  murailles,  aussitôt  les  hommes  frissonnent  et  s'ap- 
prêtent à  subir  les  caprices  d'un  nouveau  dieu.  La  radiogra- 
phie leur  semble  jeu  simplement  mécanique,  tandis  que  la 


376  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

double  vue  d'un  médium  leur  est  révélation  du  divin  ou  du 
diabolique.  Le  professeur  Charles  Richet  voudrait  que  fût 
appliquée  aux  phénomènes  de  la  «  métapsychie  »  l'honnête 
méthode  de  la  recherche  scientifique.  D'aucuns  l'accusent 
d'apporter  à  ces  travaux  l'émotion  d'un  croyant.  Il  se  peut. 
Toutefois  s'il  est  victime  d'illusions,  il  faut  quand  même 
le  louer  de  soumettre  son  cas  aux  savants  et  non  point  aux 
sorcières. 

Son  Traité  de  métapsychie  révèle  **  l'inhabituel,  l'irrégulier, 
l'inattendu  »  qu'il  a  cru  découvrir  au  cours  de  ses  expériences. 
Cette  formule  même  nous  rassure.  Si  le  sage  doute  de  tout,  le 
sage  admet  que  tout  est  possible.  Peut-être  le  professeur 
Charles  Richet  a-t-il  rêvé  ;  mais  du  moins  il  nous  présente 
ses  fantômes  familiers  et  nous  allons  pouvoir  connaître  leur 
substance.  Y  aurait-il  plus  d'illogisme  chez  M.  Charles  Richet, 
s'il  se  trompait,  qu'il  n'y  en  eut  chez  Pascal  qui  savait  à  la 
fois  être  perspicace  et  crédule  ? 

Paris,  capitale  de  l'impiété,  de  l'incrédulité,  du  cynisme, 
est  plein  de  gens  qui  croient  aux  puissances  occultes,  et  bien 
peu  de  ces  gens-là  ont  les  scrupules  de  M.  Charles  Richet. 
Je  connais  un  écrivain  notable  dont  toute  la  vie  est  guidée 
par  les  prophéties  des  chiromanciennes.  Notez  que  ce  n'est 
point  un  rêveur.  Son  œuvre  est  fort  prosaïque  et  ses  goûts 
ne  sont  point  modestes  ;  il  est  même  mêlé  au  «  siècle  »  plus 
qu'il  ne  faudrait.  Rien  de  mystique  dans  sa  pensée  ;  nul 
idéalisme  ne  l'égaré  ou  l'inspire.  11  aime  l'argent,  le  luxe 
et  les  «  plaisirs  coupables  ".  Eprouve-t-il  quelque  déception  ? 
C'est  aux  chiromanciennes  qu'il  va  néanmoins  confier  sa  peine. 
Ces  prêtresses  le  reçoivent  en  leur  salon  très  moderne  que 
ne  décorent  ni  serpent,  ni  hibou,  ni  alambic.  On  cause  comme 
entre  «  gens  du  monde  ".  Peut-être  remue-t-on  quelque  jeu 
de  tarot  ;  peut-être  la  devineresse  examine-t-elle  la  main  de 
notre  écrivain  :  je  n'en  suis  pas  très  sûr.  La  consultation  est, 
en  tous  cas,  une  conversation  plus  qu'un  acte  de  sorcellerie. 
Et  notre  Parisien  sceptique  sort  de  là  tout  rasséréné.  C'est 
lui-même  qui  m'en  a  fait  la  confidence. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  377 

J'admets  qu'Hérode  ait  redouté  les  mauvais  présages  et 
qu  il  ait  hésité  à  faire  décapiter  laokanan  en  la  misère  et  l'au- 
dace duquel  il  discernait  quelque  pouvoir  sacré.  Mais  notre 
contemporain  n'est  point  un  barbare  cruel  et  naïf.  Il  a  fait 
le  tour  des  idées,  comme  on  dit.  Rien  ne  lui  est  caché  des  cou- 
lisses du  monde.  Il  sait  la  vanité  de  tout.  Jouir  est  sa  seule  loi. 
Cependant,  dès  qu'il  est  inquiet,  il  a  recours  au  mystère. 
C'est  cela  que  je  ne  puis  comprendre,  et  pourtant,  cela  est. 
Les  hommes  sont  surtout  puérils.  Vous  les  voyez  superbes, 
et  ils  nourrissent  de  petites  pensées.  Ils  semblent  dominer 
leur  époque,  et  ils  vont  les  yeux  fixés  sur  de  petites  choses, 
Goethe  a  sans  doute  mis  dans  son  Faust  toutes  ces  contra- 
dictions de  la  nature  humaine  ;  pourtant,  quand  Faust  vit  à  nos 
côtés  et  qu'il  nous  fait  l'aveu  de  sa  sentimentalité  incohérente, 
nous  sommes  confondus  par  le  spectacle  déréglé  qu'il  nous 
offre.  Mais  si  nous  avions  d'abord  regardé  en  nous-mêmes, 
peut-être  serions-nous  moins  surpris.... 

Jean  Lefranc. 


Chronique    suisse  allemande. 


Un  apôtre  de  la  démocratie.  —  Nos  romanciers  :  Félix  Mœschlin,  Jacob  Bosshart, 
Albin  Zollinger.  —  Le  coin  des  poètes  :  les  vers  dialectaux  d'Adolphe  Frey, 
Albert  Steffen,  Gottfried  Bohnenblust.  —  Une  anthologie  helvétique.  —  L'im- 
portance d'/mo^o  dans  l'œuvre  de  Cari  Spitteler. 

Cari  Spitteler  raconte  que  lorsqu'il  vint  en  1864  étudier 
à  Zurich,  ses  camarades  discutaient  la  question  de  savoir 
qui  était  le  vrai  Keller,  Augustin  ou  Gottfried.  L'auteur 
de  Henri-le-Vert  n'avait  pas  encore  été  touché  par  la  gloire 
et  son  homonyme,  l'homme  d'Etat  argovien,  brillait  alors 
de  tout  l'éclat  d'une  renommée  retentissante.  Qui  ne  con- 
naissait, en  effet,  en  Suisse,  le  grand  pourfendeur  de  l'ultra- 


378  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

montanisme,  lequel,  en  proposant  au  Grand  Conseil  de  son 
canton  la  suppression  des  couvents  d'Argovie  déclencha  le 
puissant  mouvement  antijésuitique  dont  le  couronnement  fut 
la  guerre  du  Sonderbund  ? 

On  se  représente  volontiers  cet  homme  comme  un  esprit 
absolu,  tout  d'une  pièce  et  un  peu  sectaire.  Eh  bien,  quand 
on  étudie  sa  vie,  on  est  surpris  de  trouver  une  intelligence 
largement  ouverte,  un  cœur  généreux,  un  esprit  fin  possédant 
une  instruction  solide,  une  culture  variée  et  ayant  le  goût 
des  lettres.  Sans  doute,  il  fut  avant  tout  un  pédagogue  et  un 
homme  politique.  Membre  du  gouvernement  argovien. 
député  à  la  Diète  qui  prépara  la  revision  de  la  Constitution 
de  1848,  ensuite  membre  du  Conseil  national,  puis  du  Conseil 
des  Etats,  Keller  fut  peut-être  en  Suisse  l'homme  qui  incarna 
le  mieux  la  démocratie  représentative  qui  gouverna  plusieurs 
décades  notre  pays.  Comme  tous  les  démocrates  d'alors,  il 
n  était  pas  partisan  d'une  trop  grande  extension  des  droits 
populaires  et  il  croyait  que  le  peuple,  même  éduqué  poli- 
tiquement, a  besoin  d'être  conduit.  Homme  de  fort  caractère 
et  de  convictions  arrêtées,  Augustin  Keller  résumait  son  système 
en  ces  mots  :  «  Tout  pour  le  peuple  et  tout   par  le  peuple.  > 

L'activité  d'un  tel  homme  méritait  d'être  mieux  connue, 
et  il  faut  savoir  gré  à  son  fils,  le  colonel  Arnold  Keller,  ancien 
chef  d'état-major  de  l'armée  fédérale,  d'avoir  consacré 
les  loisirs  de  sa  retraite  à  nous  faire  connaître  jusque  dans 
ses  moindres  détails  la  vie  de  son  père  ^  Utilisant  de  nom- 
breux documents,  —  une  esquisse  autobiographique,  des 
lettres  et  des  discours,  —  il  trace  un  portrait  très  vivant  de 
ce  Suisse  de  vieille  roche,  qui  issu  d'une  famille  de  cam- 
pagnards du  Freiamt,  avait  toutes  les  qualités  d'amour  du 
travail,  de  persévérance,  de  solidité  et  d'énergie  du  paysan 
suisse.  Keller  disait  lui-même  :  «  La  vie  des  champs  m'a  ap- 
pris autant  que  l'étude  de  la  philosophie.  '  Dans  le  milieu 

'  Augustin  Keller,  1805-1883.  Ein  Lcbensbild  und  Beitrag  zur  vaterlïndiichen 
Geschichtc  des  ncunzehnten  Jahrhunderts.  Mit  8  Abbildungen.  Von  Dr.  Arnold 
Keller,  gewesenem  Chef  der  schweizcrischen  CeneralstabMbteilung.  Aarau. 
Sauerllnder  &  Co..  Verleger.  1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  379 

très  catholique  et  très  pieux  où  il  fut  élevé,  on  ne  désirait 
rien  tant  que  de  le  voir  devenir  prêtre.  Lui-même  inclina 
d'abord  vers  l'état  ecclésiastique  et  un  de  ses  oncles,  charmé 
de  ses  dispositions,  lui  disait  d'un  ton  joyeux  :  «  Tu  seras 
un  pilier  de  la  sainte  Eglise  catholique.  >'  Mais  Augustin 
Keller  avait  un  esprit  trop  indépendant  pour  s'asservir  à  la  dis- 
cipline de  l'Eglise  et  voulant  rester  maître  de  lui-même,  il  pré- 
féra embrasser  la  carrière  pédagogique.  Après  de  solides  études 
à  l'Ecole  cantonale  d'Aarau  et  à  l'université  de  Breslau,  on  le 
voit  professeur  au  gymnase  de  Lucerne,  l'ancien  collège  des 
Jésuites.  Mais  il  n'a  rien  de  l'esprit  de  l'ordre.  Déjà  à  ce  mo- 
ment il  écrit  à  sa  fiancée  :  «  Christ  est  mon  Dieu  et  ce  n'est 
point  à  Rome  ou  à  Constantinople  que  je  le  cherche,  mais 
dans  l'Evangile.  » 

On  est  frappé  du  caractère  profondément  religieux  de  la 
pensée  d'Augustin  Keller  et  ce  n'est  pas  sans  plaisir  qu'on 
constate  que  le  promoteur  du  grand  mouvement  vieux-catho- 
lique en  Suisse  fut  mû  non  par  des  considérations  politiques, 
mais  par  des  sentiments  purement  moraux  et  religieux. 
Quand  il  se  lance  dans  la  mêlée,  c'est  avec  fougue  et  convic- 
tion. <f  Le  dragon  du  Jésuitisme  est  en  train  de  redresser  la 
tête,  s'écrie-t-il  ;  le  moment  est  venu  de  traquer  le  monstre, 
visière  découverte,  dans  son  repaire.  » 

Caractère  robuste  et  fort,  Augustin  Keller  marcha  toujours 
droit  devant  lui,  sans  jamais  reculer  d'une  semelle.  Sa  devise 
était  :  Nunquam  retrorsum.  Les  nombreux  portraits  qu'on 
trouve  dans  le  volume,  reproductions  de  gravures,  de  litho- 
graphies et  de  photographies,  montrent  une  figure  puissante 
et  énergique,  mais  éclairée  par  un  rayon  d'idéal.  L'homme 
d'Etat  argovien  était  bien  un  de  ces  idéalistes  de  la  génération 
de  1848  qui  avaient  foi  dans  l'humanité,  foi  dans  la  vie. 

—  Les  romans,  je  dirais  même  les  bons  romans,  ont  été  par- 
ticulièrement nombreux  cet  hiver  et,  entre  tous,  il  me  plaît 
de  signaler  L'heureux  été,  de  Félix  Mœschlin,  La  voix  dans 
le  désert,  de  Jacob  Bosshart,  et  Les  jardins  du  roi,  d'Albin 
Zollinger. 


380  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

On  n'a  pas  oublié  le  succès  retentissant  du  Kônigsschmiedi 
le  roman  de  début  de  Félix  Mœschlin,  qui  le  classa  d'emblée 
parmi  les  premiers  conteurs  de  notre  pays.  Depuis,  M.  Mœsch- 
lin a  écrit  un  grand  nombre  d'oeuvres  dont  la  plus  remar- 
quable est  Der  Amerika  Johann  qui  se  passe  en  Suède  où 
M.  Mœschlin  a  résidé  pendant  quelques  années.  C'est  aussi 
en  Suède  qu'il  a  placé  son  nouveau  roman,  Der  glûcklicht 
Sommer  '.  C'est  un  roman  de  vacances  :  un  homme  de  lettres, 
fatigué  de  son  labeur  d'écrivain,  sent  le  besoin  de  se  plonger 
dans  une  entière  solitude.  Il  a  découvert  quelque  part  en  Suède 
un  endroit  admirable  :  c'est  un  coin  perdu  dans  une  contrée 
de  montagnes,  de  forêts  et  de  lacs.  On  n'y  court  point  risque  de 
le  trouver  envahi  par  les  hommes.  Les  paysans  qui  l'habitaient 
autrefois  ont  presque  tous  émigré  en  Amérique.  Il  en  reste 
quelques-uns,  gens  solitaires,  qui  ne  le  troubleront  pomt. 
La  contrée  lui  appartiendra  donc  pour  ainsi  dire  en  propre. 
II  l'explore  en  tous  sens  et  chaque  jour  fait  des  découvertes 
nouvelles,  soit  dans  la  plaine,  soit  dans  la  montagne.  C  est 
pourtant  dans  la  plaine  qu'il  se  fixe  ;  il  a  trouvé  là  un  lac. 
avec  une  île  déserte,  où,  pendant  plusieurs  semaines,  il  mènera 
la  vie  de  Robinson.  C'est  l'heureux  été  qui  donne  le  titre  au 
roman.  Rejoint  dans  cette  île  par  l'amie  qu'il  a  laissée  en  ville 
et  qui  deviendra  sa  femme,  il  va  d'enchantement  en  enchante- 
ment. De  ses  mains  il  se  bâtit  une  hutte  et  se  construit  un 
bateau.  Il  redevient  un  homme  de  la  nature.  Ses  plus  beaux 
moments  sont  ceux  qu'il  passe  assis  sur  les  galets  de  la  grève 
à  regarder  l'eau.  Il  a  sans  cesse  l'émerveillement  de  Jean- 
Jacques  dans  son  île  de  Saint-Pierre  et  c'est  bien,  en  effet, 
au  grand  solitaire  qu'il  fait  songer.  Comme  lui,  il  affirme 
que  pour  être  heureux  l'homme  doit  revenir  à  la  nature. 
Aussi  quelle  joie  a-t-il  à  décrire  les  beautés  de  cette  nature  ! 
Je  ne  sais  rien  de  plus  lyrique  que  sa  description  de  l'éveil 
du  printemps  en  terre  suédoise  ou  celle  de  l'été  quand  il  est 
dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté.  Les  eaux  courantes,  la  forêt. 

^  Zurich  und  Leipzig,  Grethlein  &  G>.,  1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  381 

la  montagne,  la  vallée,  les  rochers,  les  animaux,  les  plantes 
sont  une  joie  toujours  renaissante  sous  ses  yeux. 

On  se  demande  comment  finira  cette  idylle  ?  Le  poète 
pourra-t-il  rentrer  dans  la  vie  ordinaire  ?  C'est  ce  que.  son 
amie  lui  demande  quand  les  brouillards  de  l'automne  com- 
mencent à  embrunir  les  plaines.  «  Ne  regretteras-tu  pas  ta 
liberté  ?  »  lui  dit-elle.  Mais  il  répond  :  «  Cette  liberté  n'est 
pas  finie.  La  liberté  est-elle  autre  chose  que  de  faire  ce  qu'on 
est  obligé  de  faire  ?  » 

Belle  et  grande  parole  qu'il  vaut  la  peine  de  méditer. 
L'homme  qui  dans  la  solitude  a  pris  des  forces  nouvelles  est 
plus  apte  à  affronter  la  lutte  dans  le  monde. 

Le  roman  de  Jacob  Bosshart,  La  voix  qui  crie  dans  le  désert  *, 
est  plus  sombre  et  moins  réconfortant.  Nous  sommes  dans 
une  des  grandes  villes  de  notre  pays,  une  d(;  ces  villes  dont  la 
richesse  a  grandi  avec  l'industrie.  Le  progrès  des  mœurs  n'a 
pas  marché  de  pair  avec  la  fortune  :  au  contraire  la  moralité 
y  est  d'un  cran  inférieur.  La  famille  dont  il  est  surtout  question 
dans  ce  roman,  qui  embrasse  toutes  les  couches  de  la  société 
et  qui  est  une  étude  de  mœurs  très  touffue,  est  une  famille 
issue  de  paysans  et  qui,  par  le  labeur  d'un  homme,  est  ar- 
rivée à  une  haute  situation.  Cet  homme,  colonel  division- 
naire, membre  du  Grand  Conseil  et  député  au  Conseil  natio- 
nal, est  à  la  tête  d'une  très  grande  filature  dont  l'importance 
grandit  chaque  jour.  Malheureusement  la  vieille  probité 
d'antan  n'existe  guère  ;  elle  a  fait  place  à  un  affarisme  qui 
ne  connaît  que  le  succès.  Le  colonel  Stapfer  juge  en  fin  de 
compte  que  les  affaires  sont  les  affaires  et  que  tous  les 
moyens  sont  bons  pour  arriver. 

Or  cet  homme  a  un  fils  qui  est  juste  à  l'opposé  de  ces  idées. 
Nature  idéale,  formée  dans  la  méditation,  il  s'insurge  contre 
cette  manière  de  voir,  rompt  avec  son  milieu  et  se  met  à 
prêcher  au  monde  la  vérité  telle  qu'il  l'entend.  De  là  un  con- 
flit tragique  entre  le  père  et  le  fils  qui  fait  la  trame  du  roman. 

*  Ein  Rufer  in  der  WSste.  Ziirich  und  Leipzig,  Grethlein  &  Co.,  1922. 


382  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Finalement  c'est  l'apôtre  qui  est  vaincu  ;  personne  ne  veut 
entendre  la  vérité  qu'il  annonce  ;  il  clame  dans  le  désert. 
II  a  pourtant  des  humbles  qui  le  comprennent,  des  petites 
gens  qui  peinant  durement  et  sentant  la  misère  du  monde 
sont  plus  prêts  à  accueillir  les  grandes  vérités.  M.  Bosshart 
a  tracé  un  tableau  exquis  d'un  milieu  de  petits  bourgeois 
où  l'apôtre  trouve  refuge  et  il  a  fait  un  très  beau  portrait  d'un 
salutiste  Mauderli  qui  est  une  des  belles  figures  de  ce  roman, 
sincère  et   émouvant. 

Avec  le  roman  d'Albm  Zollinger,  Les  jardins  du  roi,  on  entre 
dans  un  tout  autre  monde.  Ce  roman  est  un  début  et,  je 
crois,  un  début  qui  promet.  L'auteur  qui  est  un  simple  insti- 
tuteur manie  sa  langue  avec  une  rare  élégance.  Quand  on 
ouvre  son  livre  on  croit  lire  du  C.-F.  Meyer  ;  c'est  le  même 
ton   et   la   même   manière   élégante   de   ressusciter  le   passé. 
Mais  en  poursuivant  sa  lecture,  on  voit  qu'il  y  a  de  grandes 
différences  entre  les  deux  romanciers  :  chez  l'un  il  y  a  beau- 
coup d'application  et   de  travail,   chez  l'autre  beaucoup  de 
spontanéité  et  de  fraîcheur.  Albin  Zollinger  prend  de  grandes 
libertés  avec  l'histoire  :  pour  lui  l'histoire  n'est  qu'un  point 
de  départ  qui  donne  libre  champ  à  l'imagination.  S'il  nous 
transporte  dans  les  jardins  du  roi,' c'est  moms  pour  raconter 
l'histoire  du  comte  de  Boural  au  siècle  du  grand  roi  que  pour 
donner  essor  à   son   imagination  et  décrire  les   merveilleux 
paysages  que  sa  fantaisie  entrevoit.  Ne  point  s'asservir  à  la 
réalité  immédiate,  au  document  est  une  grande  qualité.  Albin 
Zollinger  possède  cette  qualité  :  c'est  un  inventeur,  un  poète, 
et  comme  il  sied  à  un  poète,  il  a  une  langue   harmonieuse 
et  riche  en  couleurs. 

Les  poètes  aussi  ont  fait  entendre  leur  voix.  Pour  Noël 
l'éditeur  Huber,  de  Frauenfeld,  a  réédité  les  premiers  vers 
d'Adolphe  Frey,  Duts  und  underm  Raf,  ce  qui  veut  dire  Au 
grand  air  et  sous  le  toit  familier.  Ce  sont  en  effet  chants  de  la 
campagne  et  du  foyer.  Pour  ses  débuts  Adolphe  Frey  se 
servait  de  l'idiome  de  ses  pères  et  il  remit  en  honneur  la 
poésie  dialectale.  On  sait  que  son  exemple  a  été  suivi  par 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  383 

de  nombreux  poètes,  Meinrad  Lienert,  Joseph  Reinhart, 
M™®  Haemmerli-Marti,  Ernest  Eschmann,  d'autres  encore. 
Adolphe  Frey  n*a  rien  écrit  de  plus  frais,  de  plus  spontané, 
de  plus  joyeux  que  ces  vers  qui  sont  faits  pour  être  chantés  et 
dont  le  compositeur  Fritz  Niggli  a  mis  plusieurs  en  musique. 
Réjouissons-nous  donc  d'en  avoir  une  jolie  édition  portative, 
car  le  volume  qui  gagne  à  être  lu  à  la  campagne  peut  facile- 
ment se  mettre  dans  la  poche. 

D'une  tout  autre  inspiration  sont  les  vers  d'Albert  Stef- 
fen,  Weg-Zehrung  *,  souvent  abscons  et  hermétiques.  Albert 
Steffen  n'est  pas  seulement  le  poète  de  la  vie  intérieure,  il 
est  aussi  celui  de  la  vie  mystique  et  contemplative.  Théosophe, 
il  aime  à  se  plonger  dans  l'inconnaissable  et  les  mystères  de 
l'infini.  Son  ésotérisme  rebute  souvent  les  simples  mortels. 
Heureusement  qu'ils  trouvent  souvent  dans  ses  poésies  des 
idées  claires,  exprimées  dans  une  belle  langue.  Il  en  est 
d'exquises,  témoin  celle  qui  commence  ainsi  : 

Ich  sah  ein  goldnes  Haus 

ou  ce  charmant  Lied  dont  je  ne  puis  résister  de  citer  la  pre- 
mière strophe  : 

Lasst  uns  die  Baume  lieben, 
die  Baume  sind  uns  gut, 
in  ihren  grixnen   Trieben, 
stromt    Gôttes    Lebensblut. 

Un  poète  de  la  joie  de  vivre  est  Gottfried  Bohnenblust 
qui  se  vante  de  chanter  en  majeur.  Le  volume  qu'il  vient  de 
donner,  A  Dur  ^  est  rempli  de  choses  vues  et  vécues. 
M.  Bohnenblust  jouit  fort  des  spectacles  de  la  nature  visible, 
mais  il  est  sensible  aussi  aux  choses  de  la  pensée.  Il  aime 
à  scruter  les  mystères  de  l'âme  et  à  enfermer  le  résultat  de 
ses  recherches  en  de  courts  poèmes  :  quatrains,  rondeaux  ou 
sonnets.  La  forme  épigrammatique  convient  évidemment  à 
la'^tournure  de  son  esprit.  Il  s'entend  aussi  à  ciseler  en  quel- 
ques vers  des  portraits  d'écrivains  et  de  penseurs. 

'    Basel,  Rheinverlag.  1922. 

*  Leipzig,  Verlag  von  Haessel,  1922. 


384  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

On  goûtera  parmi  ceux-ci  les  distiques  consacrés  à  dix 
écrivains  suisses  de  marque  ;  on  ne  peut  en  termes  plus 
brefs  caractériser  mieux  des  esprits. 

Puisque  je  suis  en  train  de  parler  de  poésie,  il  est  séant  de 
signaler  ici  V Anthologie  helvétique  que  M.  Robert  Faesi  vient  de 
publier  ^.  Réunissant  en  un  choix  judicieux  les  vers  de  nos 
meilleurs  poètes,  M.  Faesi  nous  présente  un  tableau  de  la 
poésie  suisse  depuis  le  \ieux  Tellenlied  jusqu'aux  œuvres 
des  plus  récents  poètes,  Hans  Reinart,  Albert  Steffen,  Sieg- 
fried Lang,  Max  Pulver,  Hans  Ganz,  Karl  Stamm  et  Karl 
Bânninger.  Le  nombre  des  morceaux  cités  pour  chaque  poète 
est  proportionné  à  la  valeur  de  celui-ci,  ce  qui  explique  la 
large  place  occupée  par  les  maîtres,  Gottfried  Keller,  C.-F. 
Meyer,  Henri  Leuthold,  Cari  Spitteler,  Adolphe  Frey  et 
Meinrad  Lienert.  La  Suisse  romande  est  aussi  richement 
représentée  et  aucun  des  jeunes  poètes  de  valeur  n'est  omis. 
Il  en  est  de  même  de  la  Suisse  italienne  et  la  Suisse  romanche 
et  ladine  qui  nous  font  connaître  des  œuvres  de  Francesco 
Chiesa,  Eligio  Pometta,  Antoine  Huonder,  Caspar  Muoth. 
Alphonse  Tuor,  le  père  Maurice  Carnot,  Florin  Camathias. 
Conradin  de  Flugi,  Zaccaria  Palliopi,  Fadri  Caderas  et  Peider 
Lansel. 

Il  n'y  a  sans  doute  pas  d'œuvre  de  Cari  Spitteler  qui  prête 
davantage  au  commentaire  que  le  roman  Imago.  On  sait 
que  le  D*"  Freud,  le  fameux  psychanalyste,  a  vu  dans  la  con- 
fession du  poète  une  confirmation  de  ses  théories  et,  pour 
cette  raison,  il  a  donné  à  sa  revue  le  titre  d'Imago.  Ce  roman 
d'analyse,  qui  relate  la  crise  capitale  de  la  vie  psychologique 
de  Spitteler,  est  donc  une  sorte  de  roman  autobiographique. 
C'est  l'histoire  du  retour  au  pays  de  l'écrivain  après  le  long 
séjour  qu'il  fit  à  l'étranger  où  il  subit  des  influences  si  dif- 
férentes de  celles  du  foyer.  Dans  sa  petite  ville  natale  où  il 
revient  il  trouve  tout  petit,  mesquin,  trivial  ;  il  y  a  certes  de 
la  bonhomie  dans  les  mœurs  et  l'on  cherche  à  se  cultiver  en 

^  Anthologia  hdvttica  dans  la  collection  BMiotheca  mmtii.  Leipzig,  Intel-Verlag 
1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  385 

organisant  des  conférences  ou  en  faisant  de  la  musique  dans 
la  société,  VIdéalie.  Mais  tout  cela  sue  la  médiocrité  et  l'en- 
nui et  le  poète  étouffe  dans  cette  atmosphère  philistine,  la 
Hôlle  der  Gemûtlichkeit,  comme  il  dit.  Dans  ce  monde,  il  re- 
trouve la  personne  qu'il  a  aimée  dans  sa  jeunesse,  la  belle 
Theuda  Neukomm  qui  est  mariée  à  un  bourgeois  satisfait 
et  qui  croit  que  «  c'est  arrivé  ».  Pourtant  cette  femme  qu'il 
revoit  si  différente  de  ce  qu'il  pensait,  demeure  pour  lui  le 
rêve  de  sa  jeunesse  qui  embaume  encore  sa  vie  et  il  est  tout 
étonné  de  constater  qu'il  la  place  au-dessus  de  tout  et  qu'elle 
règle  inconsciemment  ses  actes  et  ses  pensées. 

On  voit  le  beau  champ  qui  s'ouvre  à  l'esprit  des  com- 
mentateurs et  l'on  comprend  qu'un  jeune  écrivain,  M.  Ernest 
Aeppli,  ait  choisi  comme  sujet  d'un  travail  qui  est  sans  doute 
une  thèse  de  doctorat,  Vlmago  de  Cari  Spiiteler  ^.  M.  Aeppli 
montre  de  l'ingéniosité  dans  l'analyse  des  idées  du  roman 
et  des  personnages.  Au  travers  de  Victor  il  s'efforce  de  dis- 
cerner Cari  Spitteler  et  il  fait  de  celui-ci  un  portrait  nuancé 
et  ressemblant  :  c'est  une  autre  image  de  Prométhée  et  du 
héros  de  Printemps  olympien  et  c'est  aussi  le  Félix  Tandem, 
de  Liestal,  ce  noble  esprit  ambitieux,  aristocrate  de  goûts,  et 
passionné  de  la  vie  de  l'esprit.  Il  cherche  à  voir  en  lui  ce  qu'est 
sa  conception  de  l'univers,  cette  Weltanschauung  que  la  critique 
allemande  aujourd'hui  s'efforce  de  discerner  dans  chaque 
écrivain.  Il  n'a  pas  de  peine  à  montrer  que  cette  Weltan- 
schauung est  celle  des  grands  pessimistes,  celle  de  Job  sur 
son  fumier,  celle  de  Voltaire,  de  Schopenhauer  et  de  Jacob 
Burckhart.  Spitteler  n'est  pas  tendre  pour  la  nature  humaine 
et  il  exerce  plus  que  de  raison  son  ironie  sur  le  troupeau  hu- 
mam  qui  suit  docilement  l'instinct.  A  côté  de  cela,  on  trouve 
quelques  bonnes  pages  sur  Victor  et  Fart,  Victor  et  le  théâtre, 
Victor  et  Goethe,  qui  nuancent  le  portrait  de  l'écrivain.  Spitteler 
dans  Imago  n'a  pas  le  style  somptueux  de  ses  grands  poèmes. 
«  Ce  n'est  pas  la  langue  et  le  style  qui  font  la  valeur  du  roman, 
dit  M.  Aeppli.  Son  importance  réside  dans  l'exposé  psycholo- 

^  Spittders  Imago.  Eine  Analyse.  Frauenfeld.  Huber  &  Co.,   1922. 
BIBL.  UNIV.  CV  26 


386  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

gique  du  problème  Imago  et  dans  le  rôle  que  ce  problème 
joue  comme  document  biographique.  » 

La  valeur  artistique  d'Imago  est  pourtant  grande  et  je 
connais  des  gens  qui  ne  cessent  de  lire  et  de  relire  ce  petit 
ouvrage. 

Antoine  Guilland. 


Chronique   politique. 


La  confërenœ  de  Gênes.  —  Les  souds  de  M.  Lloyd  George.  —  Le  chancelier 
Wirth  et  le  Reich.  —  Vilna  et  la  Pologne.  —  La  crise  mmistëridle  italienne 
—  Un  nouveau  pape. 

On  a  fait  beaucoup  de  politique  durant  le  mois  qui  finit, 
ce  qui  ne  signifie  pas  nécessairement  qu'on  ait  fait  de  bonne 
politique.  Deux  questions  internationales  ont  attiré  l'atten- 
tion :  la  conférence  de  Gênes  et  l'élection  d'un  pape.  A  côté 
de  cela,  bien  des  affaires  ont  préoccupé  les  chefs  d'Etat  ou 
de  gouvernement  :  elles  sont  même  si  nombreuses  qu'on  ne 
peut  les  mentionner  toutes  dans  une  chronique  à  esF>ace  limité. 

—  La  conférence  de  Gênes  sera  l'œuvre  de  M.  Lloyd 
George.  Il  est  singulier  que  cet  homme  d'Etat  dont  la  remar- 
quable intelligence  est  universellement  reconnue,  que  de 
nombreuses  expériences  ont  instruit,  puisse  croire  encore  à 
l'utilité  de  ces  grandes  assemblées  animées  de  mentalités 
diverses,  inspirées  d'intérêts  opposés,  qui  finissent  inévita- 
blement dans  le  chaos,  si  des  solutions  précises  ne  leur  sont 
pas  imposées  d'autorité.  Des  gens  malintentionnés  préten- 
dent, à  la  vérité,  que  le  premier  ministre  anglais  ne  se  fait 
pas  d'illusions,  qu'il  s'occupe  peu,  en  organisant  sa  confé- 
rence, du  bien  qu'elle  pourra  faire  à  l'Europe  et  beaucoup 
de  la  réclame  électorale  qu'elle  lui  assurera  en  Angleterre. 


CHRONIQUE  POLITIQUE  387 

Mais  ce  ne  sont  là,  manifestement,  que  des  calomnies  : 
M.  Lloyd  George  va  de  l'avant  en  toute  bonne  foi,  il  croit 
à  la  vertu  de  sa  panacée  :  il  aurait  convoqué  à  Gênes,  sans 
conditions,  les  gens  les  plus  divers,  si  ses  collègues  au  minis- 
tère d'abord,  les  délégués  des  Etats  alliés  ensuite,  n'avaient 
cru  devoir  modérer  son  zèle. 

Comme  je  le  disais  dans  ma  précédente  chronique,  la  con- 
férence de  Cannes  a  fixé  les  conditions  requises  pour  être 
admis  à  Gênes.  Cette  résolution  a  trait  surtout  à  la  Russie 
qui,  dans  le  groupement  des  Etats,  se  trouve  dans  une  situa- 
tion tout  à  fait  irrégulière.  Elle  laisse  les  maîtres  de  Moscou 
libres  d'agir  comme  ils  le  voudront  à  l'égard  de  leurs  concitoyens 
mais  elle  réclame  d'eux  de  la  correction  vis-à-vis  des  étrangers. 
Les  Etats  qui  veulent  participer  à  l'entretien  qui  se  prépare 
et  bénéficier  des  dispositions  qui  seront  prises  doivent  recon- 
naître les  dettes  contractées  dans  le  passé,  établir  chez  eux 
un  système  légal  assurant  l'exécution  des  engagements,  ne  pas 
semer  le  désordre  chez  les  autres  par  une  propagande  subver- 
sive, etc.  On  demande  aux  bolchévistes  de  devenir  sages.... 
A  Cannes,  on  a  également  fixé  le  programme  qui   implique, 
à  côté   de   l'étude  de   grosses   questions   financières,   indus- 
trielles, commerciales  et  ferroviaires,  des  réformes  d'une  im- 
portance telle  que,  si  elles  aboutissent,  toute  la  vie  publique 
et  privée  de  notre  continent  en  sera  transformée.  L'article  2 
réclame  :  «  L'établissement  de  la  paix  européenne  sur  des  bases 
solides  »  ;  et  l'article  3  :    «  Les  conditions  nécessaires  pour  le 
relèvement  de  la  confiance,  sans  porter  atteinte  aux  traités 
existants  ».     Ce  n'est  certes  pas  une  petite  affaire....  Et  peu 
après  la  clôture  de  la  conférence  de  Cannes,  le  gouvernement 
italien  a  lancé  à  tous  les  pays  du  continent,  à  l'Angleterre  et 
ses  dominions,  aux  Etats-Unis  de  l'Amérique  du  Nord,  les 
invitations  pour  le  prochain  congrès  qui  devait  siéger  dans  la 
bonne  ville  de  Gênes. 

Là-dessus  une  grande  agitation  s'est  étendue  sur  l'Europe. 
Les  critiques  ne  manquent  pas.  On  se  demande  comment  la 
prochaine  conférence  pourra  assurer  définitivement  au  con- 


388  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tinent  la  confiance  et  la  paix,  choses  qui  supposent  du  con- 
tentement dans  les  cœurs,  sans  toucher  à  des  traités  que  d'au- 
cuns maudissent  comme  la  plus  éclatante  des  injustices. 
Mais  les  affaires  vont  si  mal  dans  notre  pauvre  monde  qu'on 
ne  se  montre  pas  difficile  quant  aux  moyens  de  relèvement. 
Les  peuples  s'efforcent  de  croire  aux  promesses  de  quiconque 
leur  fait  espérer  un  avenir  meilleur,  comme  le  malade  met 
sa  confiance  dans  le  remède  qui,  après  tant  d'autres,  pourra 
peut-être  lui  rendre  la  santé.  C'est  pour  cela  que,  dans  1  en- 
semble, le  projet  de  M.  Lloyd  George  a  été  bien  accueilli 
par  l'opinion  publique  ;  et,  comme  de  juste,  ce  sont  les  nations 
ou  les  gouvernements  qu'on  avait  jusqu'à  présent  exclus  de 
toutes  les  délibérations  qui  manifestent  le  plus  de  joie  de  se 
voir  enfin  rappelés  à  l'honneur. 

L'Allemagne  compte  bien  demander  la  révision  de  ses 
charges  et  dettes,  sous  le  poids  desquelles  elle  persiste  à  se 
dire  écrasée  ;  quoique  d'autres  déclarent  que,  si  elle  vou- 
lait bien  consacrer  aux  travaux  de  la  paix  l'effort  qu'elle  met- 
tait autrefois  à  préparer  la  guerre,  elle  pourrait,  sans  trop  de 
peine,  grâce  à  son  outillage  intact,  se  libérer  de  ce  funeste 
héritage  tout  en  retrouvant  le  bien-être.  Elle  espère  aussi 
que,  une  fois  la  reconstruction  de  l'Europe  en  jeu,  elle  pourra 
remettre  en  cause  le  traité  de  Versailles  ;  et  l'attitude  d'une 
bonne  partie  de  la  presse  anglaise  et  italienne  est  propre  à 
encourager  ces  espoirs. 

Plus  grande  encore  est  la  joie  au  pays  des  Soviets  ;  car, 
quelles  que  soient  les  protestations  qui  s'élèvent  de  l'autre 
côté,  il  est  évident  que  la  convocation  à  une  conférence  est 
une  reconnaissance  de  fait.  Les  maîtres  de  Moscou  prétendent 
se  présenter  à  Gênes  avec  toutes  les  apparences  d'un  pou- 
voir régulier,  revenu  de  quelques  illusions  fâcheuses  et  fort 
du  soutien  d'un  pays  immense.  La  fameuse  police,  dénommée 
la  Tchéka,  qui  opprime  et  rançonne  le  pays,  pouvant  leur 
attirer  certains  reproches  désagréables,  ils  en  décrètent  solen- 
nellement la  suppression,  tout  en  ayant  soin  de  la  faire  repa- 
raître sous  un  autre  nom  ;  car  ils  ont  provoqué  quelques  ani- 


CHRONIQUE  POLITIQUE  389 

mosités  et  ne  sauraient  se  passer  de  protection.  Ils  chargent 
des  hommes  intelHgents  de  préparer  un  programme  de  reven- 
dications qui  contiendra  ce  qu'ils  voudront  ;  vu  que,  en 
dépit  des  précautions  prises,  ils  entendent  discuter  de  tout 
ce  qu'il  leur  plaira.  Ils  annoncent  encore  l'intention  de  lier 
partie  étroitement  avec  l'Allemagne....  Quant  aux  condi- 
tions dont  on  avait  cru  devoir,  à  Ginnes,  faire  dépendre 
l'accès  à  la  conférence,  ils  n'en  ont  cure.  N'ont-ils  pas  reçu 
une  invitation  en  bonne  et  due  forme  ?  M.  Lloyd  George 
d'ailleurs  s'est  hâté  de  dire  qu'en  acceptant  de  se  faire  repré- 
senter à  Gênes,  la  république  des  Soviets  indiquait  suffisam- 
ment qu'elle  admettait  les  règles  établies.  On  n'est  pas  plus 
accommodant  ! 

M.  Poincaré  s'efforce  de  réagir  contre  l'emballement  qui 
gagne  de  proche  en  proche.  Lui  tient  énergiquement  à  ce  que 
les  conditions  fixées  à  Cannes  soient  au  préalable  acceptées, 
à  ce  que  le  programme  soit  strictement  observé.  Il  demande 
que  les  gouvernements  de  l'Entente  se  mettent  d'accord  par 
avance  sur  les  points  principaux,  que  des  experts  techniques 
et  des  hommes  politiques  préparent  le  travail  et  fixent  une 
ligne  de  conduite  commune.  Et  comme  il  faut  du  temps  pour 
tout  cela,  il  propose  de  renvoyer  la  conférence  de  trois  mois. 

C'est  d'élémentaire  sagesse.  L'histoire  montre  que  les 
congrès  internationaux  ne  font  de  bonne  besogne  que  quand 
ils  discutent  sur  des  données  précises  et  quand  les  princi- 
paux interlocuteurs  ont  pris  la  précaution  d'aplanir  les  litiges 
qui  menacent  de  les  diviser  et  de  fixer  leur  attitude  dans  les 
•  questions  essentielles.  Se  représente-t-on  ce  qui,  dans  le  cas 
contraire,  va  arriver  à  Gênes  où  les  représentants  de  qua- 
rante nations,  inspirés  de  conceptions  et  d'intérêts  opposés, 
se  heurteront  dans  l'incertitude  ?  Quel  chaos  !...  Cependant 
la  proposition  de  M.  Poincaré  est  froidement  accueillie  en 
Angleterre  ;  elle  trouble  des  calculs,  déçoit  des  espoirs.  Le 
gouvernement  paraît  disposé  à  ajourner  la  conférence,  mais 
d'une  semaine  ou  deux  seulement.  Cela  servira-t-il  à  quelque 
chose  ?  pourra-t-on  en  si  peu  de  temps  accomplir  le  travail 


390  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

préliminaire  ?  Nous  verrons.  En  attendant  il  est  singulier  de 
constater  que  les  promoteurs  de  l'entreprise,  ceux  qui  ont  le 
plus  grand  intérêt  à  la  voir  réussir,  paraissent  ne  rien  négliger 
pour  la  faire  échouer. 

—  M.  Lloyd  George  a  d'ailleurs  de  bien  autres  soucis 
que  la  conférence  de  Gênes  ;  il  est  pris  à  partie  au  dedans  et 
au  dehors  et  il  faut  à  sa  majorité  une  étonnante  dose  de  dis- 
cipline, d'aucuns  disent  de  servilité,  pour  lui  rester  invaria- 
blement fidèle. 

La  politique  financière  du  cabinet  a  toujours  donné  lieu  à 
des  critiques  ;  elles  sont  résumées  dans  le  rapport  que  sir 
Eric  Geddes  a  déposé  aux  Communes  et  qui  révèle  de  for- 
midables dilapidations  dans  quelques-uns  des  principaux 
dicastères  de  l'Etat.  Si  la  chambre  ne  s'est  pas  laissé  troubler, 
le  pays  est  fortement  ému  :  on  le  serait  à  moins. 

L'Irlande  fait  encore  parler  d'elle.  Si  ses  chefs  les  plus 
raisonnables,  MM.  Griffith  et  Collins  en  tête,  paraissent  dis- 
posés à  exécuter  loyalement  le  traité  de  Downing  Street, 
d'autres  sont  de  moins  bonne  composition  :  M.  de  Valera 
surtout  annonce  l'intention  de  continuer  la  lutte  jusqu  à 
l'indépendance  complète  et  à  la  reconnaissance  de  la  répu- 
blique. La  question  des  frontières  de  l'Ulster,  que  M.  Lloyd 
George  avait  laissée  dans  une  troublante  incertitude,  pro- 
voque une  opposition  intense  entre  le  Nord  et  le  Sud  ;  ce  que 
voyant,  les  Sinn-feiners  ont  rouvert  les  hostilités,  enlevé  des 
otages  dans  les  comtés  de  Fermanagh  et  de  Tyrone  et  recom- 
mencé la  bataille  dans  les  rues  de  Belfast.  Ces  actes  causent 
dans  toute  la  Grande-Bretagne  une  indignation  intense  et  si. 
aujourd'hui,  des  signes  d'apaisement  se  révèlent,  rien  ne  dit 
que_demain  ne  sera  pas  marqué  par  un  redoublement  de  vio- 
lence. 

ku  L'empire  cause  de  sérieux  soucis.  En  Egypte  les  nationa- 
listes poursuivent  contre  le  régime  du  protectorat  une  cam- 
pagne acharnée.  Ils  ne  se  laissent  pas  désarmer  par  les  con- 
cessions qu'on  leur  offre.  Le  général  Allenby,  appelé  à  Londres, 
semble  avoir  fait  de  la  situation  un  tableau  très  noir.  Le  gou- 


CHRONIQUE  POLITIQUE  391 

vernement  paraît  résolu  à  changer  radicalement  son  système  ; 
c'est  la  méthode  pratiquée  à  l'égard  de  l'Irlande  :  il  est  seu- 
lement regrettable  qu'on  attende  pour  l'adopter  qu'elle  appa- 
raisse comme  une  défaite.  Aux  Indes  c'est  encore  plus  grave, 
parce  que  le  théâtre  est  plus  vaste  et  que  les  intérêts  engagés 
sont  plus  considérables.  Sans  doute  la  révolte  des  Moplahs 
a  été  domptée  par  la  force  ;  mais  des  troubles  éclatent  dans 
les  villes,  les  nationalistes  attaquent  la  police  ;  et  l'opposi- 
tion entre  musulmans  et  hindous,  qu'exploitait  la  politique 
britannique,  n'existe  plus  :  s'il  serait  quasi  impossible  de  faire 
coopérer  ces  deux  éléments  dans  l'application  d'un  pro- 
gramme positif,  ils  s'unissent  pour  résister  aux  agissements 
des  Anglais.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  qu'on  ne  sait 
pas  comment  désarmer  les  agitateurs  ;  si  on  leur  fait  des  con- 
cessions, ils  en  réclament  davantage  :  ils  prétendent  obtenir 
un  régime  autonome,  un  home  ruJe.  Mais  l'Inde,  avec  ses  races 
et  ses  langues  diverses,  ses  masses  populaires  ignorantes, 
n  est  aucunement  prête  à  se  gouverner  elle-même. 

Toutes  ces  contrariétés,  ajoutées  à  la  crise  du  chômage, 
alourdissent  l'atmosphère  dans  laquelle  vit  la  nation  anglaise. 
Elle  ne  rend  pas  M.  Lloyd  George  responsable  de  ses  maux, 
elle  le  considère  encore  comme  le  plus  apte  de  tous  ses  hommes 
d'Etat  à  diriger  ses  destinées  ;  mais  elle  en  veut  au  personnel 
gouvernemental,  au  parlement  qui  n'a  pas  de  volonté  et  ne 
répond  plus  aux  sentiments  du  pays.  Elle  réclame  du  nou- 
veau. 

—  Au  chancelier  Wirth  aussi,  l'exercice  du  pouvoir  apporte 
tout  autre  chose  que  des  satisfactions.  Il  ne  possède  pas  de 
majorité  stable.  Les  partis  de  centre  et  de  gauch«  qui  le  sou- 
tiennent au  Reichstag  ne  peuvent  s'accorder  sur  un  programme 
commun  et,  alors  même  que  ses  adversaires  de  droite  ne 
réussissent  pas  à  le  renverser  et  qu'il  vient  encore  d'obtenir 
un  succès  en  posant  la  question  de  confiance,  il  ne  fait  que 
traîner  une  existence  précaire. 

A  l'intérieur,  l'Etat  est  constamment  troublé  par  des  grèves; 
la  dernière,  celle  des  cheminots,  a  pris  des  proportions  redou- 


392  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tables  ;  au  dehors,  l'éternelle  discussion  avec  les  créanciers 
se  poursuit  et  menace  de  ne  jamais  finir.  Tandis  que  M.  Wirth 
est  accusé  en  France,  et  non  sans  quelque  raison,  de  pratiquer 
la  même  méthode  que  ses  prédécesseurs  et  d'épuiser  tous  les 
moyens  pour  payer  peu  ou  rien,  on  lui  reproche  dans  les  mi- 
lieux conservateurs  allemands  sa  faiblesse  en  face  de  l'étranger 
qui  équivaut  à  une  trahison.  L'incident  de  Petersdorf  en  Haute- 
Silésie,  l'attaque,  dans  son  casernement,  d'un  détachement 
français  par  des  gens  venus  on  sait  d'où,  a  encore  aggravé  les 
choses.  A  Paris,  on  rend  responsable  le  gouvernement  alle- 
mand qu'on  accuse  de  laisser  passer  des  armes  et  de  pactiser 
secrètement  avec  les  amateurs  de  mauvais  coups.  Mais,  que 
ce  soit  vrai  ou  pas,  M.  Wirth  ne  peut  que  décliner  toute  res- 
ponsabilité et  refuser  toute  satisfaction  :  s'il  cédait,  un  en  de 
colère  s'élèverait  dans  l'Allemagne  entière....  Non  certes  !  la 
position  de  chancelier  du  Reich  n'a  rien  de  séduisant. 

—  Faut-il  croire  que  le  sort  de  Vilna  est  définitivement 
décidé  ?  Les  dépêches  qui  viennent  de  là-bas,  et  qui  ont  passé 
par  Varsovie,  disent  que  oui  ;  mais  l'avenir  est  incertain.... 
On  sait  que  le  Conseil  de  la  Société  des  Nations  s'est  épuisé 
pendant  des  mois  à  mettre  d'accord  Polonais  et  Lithuaniens, 
que  des  pourparlers  directs  ont  été  échangés  entre  les  deux 
pays  et  qu'entre  temps  le  général  Zehgowski  a  créé  un  fait 
accompli  en  occupant  Vilna.  Le  plébiscite  que  voulait  orga- 
niser la  Société  des  Nations  n'ayant  pu  avoir  lieu,  par  suite 
de  circonstances  très  diverses  et  du  mauvais  vouloir  d  une 
foule  de  gens,  la  Pologne  a  préparé  elle-même  une  consulta- 
tion populaire  qui,  comme  bien  on  pouvait  s'y  attendre,  a 
donné  à  ses  partisans  une  majorité  impressionnante.  Sitôt 
réunie,  la  diète  de  Vilna  a  voté  une  résolution  proclamant 
l'union  de  la  ville  et  de  son  territoire  avec  la  nouvelle  répu- 
blique aux  destinées  de  laquelle  préside  le  maréchal  Pil- 
sudski. 

J'expose  les  faits  sans  les  commenter.  Que  les  Polonais 
veuillent  avoir  Vilna,  l'une  des  capitales  de  leur  royaume  his- 
torique,   c'est    très    compréhensible.    Que    leurs    prétentions 


CHRONIQUE  POLITIQUE  393 

soient  justifiées  par  l'ethnographie,  c'est  ce  que  je  ne  me 
charge  pas  de  démontrer  ;  car  les  statistiques  sont  étrange- 
ment variables  :  ce  qui  est  vrai  pour  la  ville  ne  l'est  pas  pour 
la  banlieue  et  les  gens  que  l'on  consulte  affirment  sans  sour- 
ciller les  vérités  les  plus  opposées.  Personnellement,  je  ne 
puis  qu'accompagner  de  ma  sympathie  cette  Pologne  qui,  au 
milieu  des  difficultés  innombrables  qui  entourent  sa  seconde 
naissance,  s'efforce  de  recréer  son  cadre  historique  et  pro- 
voque fatalement  la  colère  de  tous  ses  voisins  parce  que, 
ayant  cessé  d'exister,  elle  a  tout  à  refaire.  Mais  sa  manière 
de  procéder  est-elle  sage,  n'est-il  pas  dangereux,  alors  qu'elle 
a  sur  ses  frontières  deux  redoutables  adversaires  qui  la  guet- 
tent :  les  Allemands  et  les  Russes,  de  multiplier  le  nombre 
de  ses  ennemis  et  de  s'exposer  au  loin  au  reproche  d'ambi- 
tion ?  Là-dessus,  je  crois  que  tous  ceux  qui  veulent  son  bien 
sont  du  même  avis. 

—  Depuis  le  commencement  du  mois  de  février,  l'Italie 
est  sans  gouvernement.  Des  ministres,  il  est  vrai,  continuent 
d'expédier  la  besogne  courante  ;  mais  ils  n'ont  plus  aucune 
autorité  car,  depuis  des  semaines,  ils  sont  démissionnaires  et 
ne  demandent  qu'à  s'en  aller. 

Pour  autant  que  nous  comprenons  les  choses,  M.  Bonomi 
ne  méritait  pas  son  sort.  Si  son  programme  ministériel  manquait 
de  nouveauté,  si,  aux  affaires  étrangères,  le  marquis  délia  Tor- 
retta  a  commis  plus  d'une  erreur,  le  président  du  Conseil  s  est 
bravement  mis  à  sa  tâche  principale  qui  était  de  rétablir 
l'ordre  dans  le  pays  que  M.  Giolitti  avait  laissé  en  pitoyable 
état  ;  et  il  a  fait  de  son  mieux.  Mais  la  chambre  italienne, 
divisée  en  groupes  de  force  inégale,  est  incapable  de  fournir 
une  majorité  durable  à  aucun  gouvernement.  Sentant  l'oppo- 
sition grandir,  M.  Bonomi  s'est  retiré  une  première  fois  ; 
puis,  poussé  par  le  roi  qui  ne  savait  comment  le  remplacer, 
il  a  risqué  le  combat.  Le  résultat  a  été  pitoyable  :  à  une  écra- 
sante majorité,  l'assemblée  a  condamné  la  conduite  du  gou- 
vernement et,  au  Quirinal,  les  consultations  continuent,  les 
hommes   politiques   défilent,   sans   qu'aucun   d'eux  se  sente 


394  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

capable  de  constituer  un  ministère  qui  ait  chance  de  durer 
plus  de  quelques  jours.  Ce  qui,  dans  un  pays  où  les  grandes 
intelligences  sont  nombreuses,  où  le  peuple  est  plein  de  bon 
sens,  ne  laisse  pas  d'étonner  un  peu. 

—  L'Eglise  fait  mieux  les  choses.  Sans  doute,  à  plusieurs 
reprises,  la  sfumata  grise  s'est  élevée  au-dessus  de  la  cha- 
pelle Sixtine  annonçant  au  peuple  accumulé  sur  la  place 
Saint-Pierre  que  les  suffrages  des  cardinaux  s'étaient  dis- 
persés en  vain.  Mais  la  patience  des  Romains  n'a  pas  été  mise 
à  une  trop  rude  épreuve  :  au  septième  tour  de  scrutin,  le  sou- 
verain pontife  a  été  élu  ;  c'est  Mgr  Achille  Ratti,  archevêque 
de  Milan,  qui  a  pris  le  nom  de  Pie  XI. 

On  hésitait  entre  un  «  pape  politique  >■  et  un  «  pape  reli- 
gieux »  ;  les  partisans  des  deux  écoles  se  démenaient  beau- 
coup. Il  paraît  que  le  nouvel  élu  réunit  les  deux  tendances  ; 
sa  nomination  n'a  provoqué  que  des  louanges  ;  son  règne  com- 
mence sous  d'heureux  auspices. 
Lausanne,  23  février. 

Ed.  Rossier. 


Chronique  scientifique. 


Les  antioxygènes  et  leur  rôle.  —  Avant  l'ascension  de  l'Everest.  —  Le  dirigeable 
k  vide  Vaugean.  —  L'âge  du  crâne  de  Broken  Hill.  —  Que  sera  l'avion  de  demain  ? 
d'après  M.  Bréguet.  —  Une  curieuse  expérience  physiologique.  —  La  dualité 
possible  de  la  fièvre  aphteuse.  —  Publications  nouvelles. 

MM.  Ch.  Moureu  et  Dufraisse  ont  communiqué  à  l'Aca- 
démie des  sciences  un  important  travail  sur  l'autoxydation 
et  les  antioxygènes.  A  la  base,  il  y  a  une  expérience  simple. 
Soit  un  tube  barométrique  terminé  à  sa  partie  supérieure, 
deux  fois  recourbée,  par  un  petit  réservoir  contenant  un  corps 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  395 

s  oxydant  vite  à  l'air  comme  l'aldéhyde  benzoïque.  On  intro- 
duit dans  le  tube  de  l'oxygène  pur,  de  façon  que  le  mercure 
soit  au  même  niveau  à  l'extérieur  et  à  l'intérieur.  On  voit  le 
mercure  monter,  résultat  de  l'oxydation  de  l'aldéhyde  en 
peroxyde  puis  en  acide.  C'est  tout  naturel.  Maintenant  recom- 
mençons, après  avoir  ajouté  un  peu  d'hydroquinone  à  l'aldé- 
hyde. Le  mercure  ne  bouge  pas  :  l'hydroquinone,  même  à 
l'état  de  trace  (1  :  1000^),  empêche  l'aldéhyde  de  fixer  l'oxy- 
gène. L'hydroquinone  a  la  propriété  antioxygène. 

D'autres  corps  sont  antioxygènes  aussi  :  les  phénols  en  géné- 
ral. Et  les  corps  qu'ils  protègent  contre  l'autoxydation  sont 
des  composés  non  saturés,  aldéhydes,  essence  de  térébenthine, 
corps  gras.  Parmi  ceux-ci,  l'huile  de  lin,  type  des  huiles  sicca- 
tives, peut  être  exposée  à  l'air  en  couche  mince  sans  rien 
perdre  de  sa  fluidité,  et  le  beurre  se  conserve  sans  rancir  en 
présence  d'une  trace  d'antioxygène. 

En  quoi  consiste  l'action  antioxygène?  En  une  sorte  de 
catalyse  —  passive  au  lieu  d'activé  —  qui,  d'ailleurs,  peut 
atteindre  un  degré  de  puissance  considérable.  Car  l'expé- 
rience montre  qu'une  molécule  d'hydroquinone  protège  contre 
l'oxydation,  contre  l'attaque  par  l'oxygène,  40  000  molécules 
d'aeroléine.  C'est  comme  si  un  seul  gardien  de  la  paix  suffi- 
sait à  calmer  les  esprits  de  40  000  grévistes. 

Les  corps  antioxygènes  sont  nombreux  ;  nombreux  aussi 
sont  ceux  qui  sont  inhibés  par  eux.  Ajoutons,  au  surplus,  que 
pour  MM.  Moureu  et  Dufraisse,  il  y  a  plutôt  ralentissement 
énorme  que  suppression  totale  de  l'autoxydation.  Le  ralen- 
tissement est  tel  qu'on  ne  constate  pas  trace  d'oxydation 
après  des  mois  ;  il  se  peut  qu'après  des  années,  toutefois, 
celle-ci  soit  plus  ou  moins  manifeste. 

La  notion  introduite  par  MM.  Moureu  et  Dufraisse  a  un 
mtérêt  considérable.  Les  antioxygènes  peuvent  jouer  un  rôle 
en  biologie.  Il  faut  remarquer  que  les  organismes  vivants 
contiennent  des  phénols.  Ils  sont  particulièrement  abondants 
chez  les  végétaux  sous  forme  de  tannins,  et  comparés  aux 
animaux,  les  végétaux  présentent  une  vie  ralentie,  où  les  phé- 


3%  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

nomènes  d'autoxydatlon  n'ont  pas  la  même  mtensité  que 
chez  les  animaux,  ce  qui  peut  tenir  précisément  à  une  protec- 
tion par  les  phénols  contre  une  attaque  plus  vive  de  l'oxygène. 
En  passant,  on  observera  toutefois  que  les  antioxygènes  sont 
sans  action  sur  l'autoxydation  de  l'hémoglobine.  L'autoxy- 
dation  paraît  bien  être  ralentie  par  l'action  antiseptique 
des  phénols  :  ceux-ci  doivent  agir  sur  les  microbes  en  entra- 
vant les  processus  d'oxydation.  MM.  Moureu  et  Dufraisse 
se  demandent  même  si  les  toxines  et  venins  n'agiraient  pas 
par  action  antioxygène.  Ils  agissent  à  si  faible  dose,  et  causent 
souvent  la  mort  par  asphyxie.  Notez  encore  que  la  notion  des 
antioxygènes  explique  peut-être  le  caractère  antithermique 
des  phénols.  Ils  doivent  agir  en  atténuant  l'intensité  des 
oxydations,  et  à  ce  propos,  il  faut  remarquer  l'action  favorable 
de  produits  phénoliques  tels  que  la  créosote  et  le  gaïacol,  sur 
le  traitement  de  la  tuberculose  pulmonaire,  maladie  où  1  au- 
toxydation  est  considérable. 

—  Un  envoyé  de  la  petite  phalange  qui  se  propose,  dans 
quelques  mois,  de  gravir  l'Everest,  s'est  rendu  en  Suisse  pour 
se  procurer  les  piolets  et  les  crampons  nécessaires.  C'est 
Grindelwald  qui  a  l'honneur  de  fournir  ces  engins. 

Les  ascensionnistes  quittent  prochainement  l'Angleterre  et 
comptent  se  trouver  au  pied  de  l'Everest  en  mai,  pour  tenter 
l'ascension  en  juin.  Si  les  circonstances  s'opposent  à  la  tenta- 
tive, la  mousson  obligera  à  attendre  septembre. 

On  n'est  pas  sans  quelque  inquiétude  sur  la  possibilité 
d'arriver  au  sommet.  Non  pas  seulement  à  cause  du  froid 
intense  et  du  vent  qui  souffle  constamment  en  rafale,  mais 
à  cause  de  la  dépression  barométrique.  A  l'altitude  où  se 
trouveront  les  ascensionnistes,  ils  ne  pourront  guère  gravir 
que  45  mètres  à  l'heure  ;  dans  les  Alpes,  300  mètres  sont  fai- 
sables. Quand  l'expédition  atteindra  le  point  le  plus  voisin 
de  la  crête,  auquel  elle  est  parvenue  l'été  dernier,  elle  en  aura 
encore  pour  trois  jours  à  atteindre  le  sommet.  Au  Mont  Blanc, 
elle  en  aurait  pour  six  heures.  Les  probabilités  sont  qu'ils 
seront  seulement  quatre  à  tenter  le  dernier  assaut  :  quatre. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  397 

pour  que  si  l'un  d'eux  se  trouve  hors  d'état  de  continuer, 
il  y  en  ait  un  pour  le  ramener,  et  qu'il  y  en  ait  deux  pour  se 
tenir  mutuellement  compagnie  et  continuer. 

Evidemment  l'entreprise  présente  de  grandes  difficultés 
physiologiques.  L'homme  n'est  guère  en  état  de  donner  un 
effort  physique  aux  faibles  pressions  qui  régnent  au  sommet, 
et  par  le  climat  effroyablement  rude  qu'il  y  rencontrera.  On 
ne  peut  qu'en  être  plus  rempli  d'admiration  pour  ceux  qui 
vont  jouer  une  rude  partie  ;  et  plus  profondément  désireux 
de  les  voir  réussir. 

—  Le  dirigeable  à  vide  revient  sur  l'eau.  Un  ingénieur  ita- 
lien, M.  A.  Vaugean,  en  propose  un  modèle  intéressant.  L'idée 
a  été  émise,  voici  longtemps  déjà,  par  l'éminent  physiologiste 
Marey.  Celui-ci  proposait  de  raréfier  l'air  des  ballons,  de  les 
remplir...  de  vide,  pour  amsl  dire,  car  ce  vide  devait  fournir 
une  force  ascensionnelle  supérieure  à  celle  de  n'importe  quel 
gaz.  Seulement,  pour  mettre  du  vide  en  bouteille,  il  faut  donner 
aux  parois  de  celle-ci  une  solidité  exceptionnelle,  puisque 
la  pression  extérieure  tend  naturellement  à  les  écraser  et  aplatir. 
Il  faut  enfermer  son  vide  dans  un  récipient  solide,  capable  de 
résister  à  la  pression.  Mais  solidité  suppose  poids,  et  c'est  là 
la  difficulté. 

Comment  M.  Vaugean  l'a-t-il  tournée?  On  le  verra  bientôt, 
car  on  construit  actuellement  en  Italie  un  dirigeable,  d'après 
ses  plans,  qui  aura  120x33x33  mètres,  pouvant  porter 
23  hommes  d'équipage,  90  passagers,  et  de  l'huile  lourde  pour 
18  heures  de  marche.  Sa  vitesse  au  sol  sera  de  130  kilomètres, 
et  à  6000  ou  7000  mètres,  de  350  kilomètres. 

L'aéronef  Vaugean,  à  cloisonnement  horizontal  au  lieu  de 
vertical,  et  plus  solide  que  le  Zeppelin,  est  constitué  par 
trois  chambres  concentriques,  la  paroi  extérieure  étant  en 
toile  armée  de  fils  d'acier,  celle  des  deux  autres  chambres  en 
duralumin.  L'air  est  raréfié  progressivement  de  l'extérieur 
vers  l'intérieur,  de  sorte  que  chaque  paroi  supporte  seulement 
la  pression  résultant  de  la  différence  de  raréfaction  entre  les 
deux  chambres  séparées  par  la  paroi  considérée.  La  pression 


398  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sur  l'enveloppe  extérieure  en  toile  est  de  1504  au  mètre  carré, 
sur  l'intermédiaire  de  2494  kilos,  sur  l'intérieure  de  3498  kilos. 
En  outre,  l'air  raréfié  est  porté  à  haute  température  par  les 
gaz  d'échappement  des  moteurs  faisant  tourner  des  aspira- 
teurs rotatifs.  Pour  monter,  on  met  les  moteurs  en  marche, 
ils  agissent  sur  les  aspirateurs,  opérant  les  vides  partiels  dans 
les  enveloppes.  Pour  descendre,  les  moteurs  agissent  en  sens 
opposé  et  appellent  l'air.  Au  sol,  ils  continuent  et  compriment 
de  l'air,  de  façon  que  le  dirigeable  repose  de  tout  son  poids 
augmenté  de  celui  de  l'air  comprimé.  On  espère  avec  ce  sys- 
tème, pouvoir  se  passer  de  hangars  et  mâts  d'amarrage  :  le 
dirigeable  reposera  mole  sua  et  ne  risquera  pas  d'être  enlevé 
par  le  vent. 

On  le  voit,  le  dirigeable  Vaugean  diffère  considérablement 
du  Zeppelin.  Le  risque  d'incendie  et  d'explosion  est  nul. 
Attendons  les  essais.  Mais  l'idée  est  intéressante,  et  M.  Vau- 
gean semble  l'avoir  rendue  réalisable. 

—  A  quelle  époque  convient-il  de  rapporter  le  crâne  de 
Broken  Hill,  en  Rhodésie?  Dans  une  lettre  adressée  au  Times, 
M.  F.  P.  Mennell  rappelle  qu'en  1907  ou  1908  déjà,  il  a  publié 
un  travail  sur  les  ossements  de  mammifères  découverts  au 
même  site,  avec  des  silex  d'origine  humaine,  ossements  prove- 
nant du  gisement  même,  et  qu'il  a  étudiés  pendant  18  mois.  La 
plus  grande  partie  du  dépôt  est  contenue  dans  une  bétoire, 
une  cavité  profonde  en  communication  avec  la  surface,  et 
aussi  avec  une  petite  caverne  qui  a  disparu  par  effondrement 
du  toit.  A  l'entrée  de  la  caverne,  le  dépôt  était  évidemment 
du  type  des  «  Kjàkkenmôddings  »  :  c'était  un  amas  de  détritus 
domestiques,  un  tas  d'ordures  ménagères  contenant  aussi  de 
nombreux  petits  instruments  en  pierre,  en  quartz,  etc.  (d'im- 
portation). Nul  signe  de  stratification  dans  l'amas  d'os  et  de 
pierres  :  celui-ci  a  dû  se  former  de  façon  continue,  sans  inter- 
ruption. La  bétoire  constituait  originellement  une  mare,  dans 
laquelle  les  os  ont  pu  être  jetés  après  les  repas. 

Ceux-ci  sont  très  abondants  :  il  y  en  a  des  milliers  de  tonnes, 
et  autant  qu'on  le  peut  savoir  jusqu'ici,  ils  se  rapportent  tous  à 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  399 

des  espèces  vivantes,  ou,  en  tout  cas,  étroitement  apparentées 
aux  types  existant  présentement  dans  le  voisinage.  Du  moins 
il  en  est  ainsi  pour  tous  les  os  jusqu'à  la  profondeur  de  1 5  mè- 
tres. Le  crâne,  il  est  vrai,  a  été  trouvé  à  18  mètres  :  il  peut  donc 
être  sensiblement  plus  ancien. 

Pour  les  instruments  en  silex,  ils  sont  tous  du  type  des 
instruments  des  Bushmen  :  ce  sont  ceux  qu'on  trouve  partout 
en  Afrique  du  Sud,  avec  cette  population.  Rien  qui  ressemble 
aux  beaux  silex  du  type  paléolithique  qui  ont  été  trouvés  en 
Rhodésie,  dans  l'Afrique  du  Sud.  Dès  lors,  rien  n'autorise  à 
donner  au  crâne  de  Broken  Hill  une  haute  antiquité.  On  ne 
peut  le  rattacher  au  Pliocène.  Le  crâne  peut  bien  appartenir 
à  une  race  ancienne  ayant  persisté  longtemps  après  que  le 
reste  de  celle-ci  a  disparu  ailleurs,  mais  on  ne  saurait,  semble-t- 
t-il,  le  rapporter  à  un  type  humain  primitif,  à  un  type  aussi 
ancien  que  celui  des  fabricants  des  silex  paléolithiques. 

—  Que  sera  l'avion  de  demain?  M.  L.  Bréguet  l'a  dit 
récemment. 

Cet  avion  fera  sans  escale  des  parcours  de  3500  kilomètres, 
ce  qui  lui  permettra  de  traverser  d'un  seul  vol  l'Atlantique, 
entre  Dakar  et  Pernambouc,  ou  entre  l'Irlande  et  Terre-Neuve. 
Il  fera  au  moins  250  kilomètres  à  l'heure.  Il  possédera  un 
poste  de  T.  S.  F.  pour  réception  et  émission,  et  pour  se  diriger 
par  la  radiogonométrie.  Le  voyageur  y  sera  aussi  confortable 

que  dans  les  wagons-lits,  et  la  navigation  se  fera  de  nuit  comme 

de  jour. 

Sur  ces  bases.  M,  Bréguet  a  établi  un  projet  d'avion  dont  la 

réalisation  lui  paraît  certaine.  Avec  cet  avion,  en  1 924  ou  1 925, 

on  ira  de  Paris  à  Buenos-Aires  en  deux  jours  et  demi  avec 

cinq  escales,  à  un  prix  inférieur  à  celui  des  cabines  de  luxe 

des  transatlantiques  actuels. 

L'avion  projeté  aura  une  puissence  de  1 200  HP  ;  une  surface 

de  250  mètres  carrés  et  un  poids  au  départ  de  1 2  ou  13  tonnes. 

La  vitesse  moyenne  sera  entre  200  et  250  kilomètres  à  l'heure. 

La  nacelle  aura  les  dimensions  d'une  voiture  de  wagon-lits, 

et  pourra  recevoir  vingt  voyageurs,  avec  une  tonne  de  bagages. 


400  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

Equipage  de  sept  hommes  ;  poids  du  combustible  emporté  : 
4  tonnes.  Et  comme  note  à  payer,  9000  francs  par  voyageur. 
Plus  tard,  on  fera  mieux  :  du  400  à  l'heure,  puis  du  1120  ; 
le  tour  de  la  terre  en  24  heures  :  donc  soleil  immobile  et  per- 
pétuel. Peut-être  même  mieux  encore....  Après  tout,  qui  sait?... 

—  MM.  A.  Schwartz  et  P.  Meyer  ont  décrit  à  la  Réunion 
biologique  de  Strasbourg  une  curieuse  expérience,  que  cha- 
cun peut  faire  sur  lui-même.  Mettez-vous  de  profil,  le  long 
d'un  mur,  à  50  centimètres  environ.  Elevez  le  bras,  tendu,  le 
plus  voisin  du  mur,  jusqu'à  ce  qu'il  le  touche  du  dos  de  la 
mam.  Appuyez  alors  sur  ce  bras  tendu  de  toutes  vos  forces 
comme  si  vous  comptiez,  ainsi  écarter  le  mur.  Grâce  à  cette 
manœuvre,  les  muscles  du  bras,  le  deltoïde  entre  autres,  sont 
fortement  tendus,  mais  non  raccourcis.  Après  10  ou  15  secondes 
d'efforts,  éloignez-vous  du  mur,  et  cessez  de  tendre  les  mus- 
cles. De  la  sorte  on  supprime  en  même  temps  l'obstacle  qui 
s'opposait  à  la  liberté  du  mouvement  et  les  impulsions  volon- 
taires qui  maintenaient  les  muscles  en  tension.  C'est  alors  que 
se  manifeste  le  phénomène.  A  l'étonnement  de  tous  ceux  qui 
ont  fait  l'expérience,  le  bras  se  soulève  lentement  de  lui-même, 
comme  mu  par  une  force  étrangère,  reste  un  moment  plus 
ou  moins  horizontal,  puis  revient  peu  à  peu  à  la  verticale. 
Les  choses  se  passent  comme  si  tout  l'effort  rendu  inutile 
par  la  résistance  du  mur  trouve  enfin  à  se  réaliser,  en  l'absence 
de  toute  volition,  dès  que  l'obstacle  est  supprimé. 

MM.  Schwartz  et  Meyer  expliquent  le  phénomène  par  le 
fait  que  la  musculature  du  bras  resterait  soumise  à  des  impul- 
sions motrices  émanant  de  centres  nerveux  sous-jacents  à 
l'écorce,  et  doués  temporairement  d'un  fonctionnement  auto- 
matique. 

L'expérience  qui  vient  d'être  décrite  donne-t-elle  toujours 
le  même  résultat?  Il  le  semble,  d'après  les  deux  biologistes, 
et  aussi  d'après  un  correspondant  qui  signale  le  fait  dans 
Nature  (22  décembre).  Un  autre  correspondant,  M.  E.  Graham 
Brown,  du  laboratoire  de  physiologie  de  Cardiff,  relate  avoir 
connaissance  du  phénomène  depuis  1917,  époque  où  il  en  a 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  401 

été  témoin  à  un  mess  d'officiers  en  Macédoine.  La  suggestion 
ne  jouerait  aucun  rôle  :  l'élévation  du  bras  s'est  produite 
pour  M.  E.  G.  Brown  alors  qu'on  ne  lui  avait  rien  dit  de  ce 
qui  allait  se  passer. 

Le  fait  est  certainement  curieux.  Mais,  sans  doute,  il  faut 
s'y  prendre  d'une  certaine  façon,  car  la  manifestation  attendue 
ne  se  produit  pas  invariablement.  Celui  qui  écrit  ces  lignes 
l'a  vainement  attendue,  malgré  des  efforts  sincères.  Sans 
doute  il  a  tort,  et  est  anormalement  conformé,  mais  peut-être 
n  est-il  pas  seul  dans  ce  cas.  A  nos  lecteurs  de  décider. 

—  La  fièvre  aphteuse  occupe  beaucoup  les  agriculteurs  et 
éleveurs.  Elle  détermine  des  épidémies  désastreuses,  et  on  a 
beaucoup  de  peine  à  la  combattre.  Une  note  a  été  récemment 
présentée  à  l'Académie  des  sciences,  qui  explique  peut-être 
la  difficulté  que  l'on  éprouve  à  dominer  ce  mal.  C'est  que  la 
fièvre  aphteuse  pourrait  bien  être  double. 

Différents  arguments  ont  été  présentés  par  M.  Schein 
pour  établir  la  dualité  de  ce  mal.  Tout  d'abord,  tandis  qu'une 
première  atteinte  des  différentes  maladies  éruptives  des 
bovidés  (peste,  charbon,  variole,  rougeole,  etc.)  vaccine 
contre  une  seconde  et  met  à  l'abri  de  celle-ci,  la  fièvre  aphteuse, 
elle,  récidive  souvent,  et  même  très  vite  après  la  première 
atteinte.  Par  là,  elle  constitue  une  exception  remarquable. 

En  second  lieu,  on  voit  des  cas  où  la  fièvre  aphteuse  se 
transmet  à  l'homme,  et  d'autres  où  cela  n'a  pas  lieu.  Il  y  a 
des  formes  plus  ou  moins  contagieuses.  Pareillement,  on  voit, 
en  tels  cas,  la  fièvre  se  communiquer  aisément  aux  porcs  ; 
en  d'autres,  on  ne  réussit  même  pas  à  l'inoculer  expérimentale- 
ment. 

Troisièmement,  les  épizooties  ont  des  marches  très  diffé- 
rentes. Telles  se  propagent  comme  la  combustion  d'une  traînée 
de  poudre  ;  d'autres  très  lentement. 

Trois  raisons,  dit  M.  Schein,  d'admettre  la  dualité  de  la 
fièvre  aphteuse.  Sous  ce  nom,  on  engloberait  deux  maladies 
au  moins,  différentes,  ne  vaccinant  pas  l'une  contre  l'autre  : 
telle  est  l'hypothèse  de  travail  proposée. 

BIBL.  UNIV  cv.  27 


402  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Cette  conclusion  est  confirmée  par  MM.  Vallée  et  Carré, 
dans  une  note  présentée  à  la  même  séance  de  l'Académie  des 
sciences. 

Partant  de  ce  fait  que  l'immunité  contre  une  seconde 
atteinte  est  très  précaire.M  M.  Vallée  et  Carré  arrivent  à  l'idée 
que  la  qualité  du  virus  varie.  De  jeunes  bovidés,  guéris  de 
la  fièvre  aphteuse  expérimentale,  ou  naturelle  provoquée  par 
un  virus  français,  sont  inoculés  avec  de  ce  dernier  :  rien. 
D'autres  sont  inoculés  avec  du  virus  de  provenance  allemande  : 
ils  sont  réinfectés.  L'expérience  est  très  démonstrative  et 
pose  nettement  le  problème  de  la  pluralité  des  virus  aphteux. 
Si  cette  pluralité  existe,  on  comprend  la  difficulté  qu  il  y  a 
à  élaborer  un  vaccin  unique  et  identique.  En  attendant  la 
création  d'un  vaccin  polyvalent,  il  faut  se  contenter  de  l'hémo- 
vaccination  des  jeunes  et  de  l'aphtisation  bénigne  par  voie 
sous-cutanée  des  adultes.  Encore  n'a-t-on  pas  la  certitude 
qu'ils  résisteront  à  un  virus  importé,  et  différent. 

—  Publications  nouvelles  :  Voici  un  bel  ouvrage  de 
M.  A.  Lacroix,  l'éminent  minéralogiste,  la  biographie  de 
Déodat  Dolomieu,  membre  de  l'Institut  national,  1750-1801 
(Perrin,  Paris).  Dolomieu  a  été  un  géologue  et  un  minéralo- 
giste fort  distingué  ;  on  lui  doit  de  beaux  travaux  ;  son  nom 
survit  dans  la  dolomie  et  les  dolomites  ;  il  a  eu  une  carrière 
aventureuse,  qui  a  failli  tourner  au  tragique,  et  M.  A.  Lacroix 
a  eu  la  bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur  une  série  abon- 
dante de  lettres  de  Dolomieu,  fort  intéressantes  pour  l'his- 
toire de  celui-ci,  de  son  temps  et  de  ses  contemporains,  et 
qu'il  publie.  On  aimerait  posséder  d'aussi  belles  biographies 
pour  tous  les  hommes  marquants  de  la  science  (2  vol.,  50  fr.). 
—  Les  Leçons  de  Sociologie  sur  V Evolution  des  valeurs  (A.  Colin, 
Paris),  de  M.  C.  Bougie,  constituent  un  de  ces  volumes  qu'il 
faut  lire  au  temps  présent  où  tant  de  modifications  s'intro- 
duisent dans  les  valeurs  (non-matérielles,  bien  entendu  :  il 
ne  s'agit  pas  de  la  vie  chère,  mais  des  changements  qui  se 
produisent  dans  l'évaluation  de  l'éducation,  de  la  religion,  de 
la  science,  de  l'art,  etc.).  On  pourra  ne  pas  penser  comme  M. 
Bougie,  mais  ses  faits  et  arguments  ont  leur  valeur  :  il  faut  en 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  403 

prendre  connaissance  pour  raisonner  sur  les  transformations 
morales  qui  s'opèrent,  sur  les  formes  de  l'idéal,  sur  la  religion 
et  le  reste.  —  Voulez-vous  de  la  physique?  Voici  L'Industrie 
Electrique,  de  C.  P.  Steinmetz   (trad.  de   l'anglais,    Gauthier- 
Villars,  Paris),  excellent  exposé  des  idées  générales  et  des 
problèmes  se  rapportant  à  l'électricité  et  à  ses  applications. 
Ce  n'est  pas  un  ouvrage  technique,  mais  un  livre  pour  lecteurs 
amis  des  idées  d'ensemble  sur  la  production,  le  contrôle,  la 
transmission,  la  distribution,  l'utilisation  de  l'énergie  élec- 
trique.  —  Voici   encore  La  Physique  théorique  nouvelle,   de 
M.  J.  Pacotte  (Gauthier- Villars,  Paris),  résumé,  pour  physi- 
cien, des  théories  résultant  de  l'électrodynamique  Maxwell- 
Lorentz,  et  des  idées  d'Einstein,  et  de  la  conception  d'une 
physique  théorique  analogue  par  ses  méthodes  à  la  géométrie. 
Puis  c'est,  de  M.  Max  Franck,  une  théorie  mécanique  de 
l'univers,  intitulée  :  La  loi  de  Newton  est  la  loi  unique  (Gauthier- 
Villars,  Paris),  œuvre  provoquée  par  les  théories  d'Einstein, 
oij  l'auteur  examine  quelle  serait  la  loi  mécanique  régissant 
l'espace  si  l'on  admettait  que  toute  l'énergie  potentielle  réside 
dans  le  vide  absolu  des  physiciens,  et  que  toute  matière  est 
formée  d'un  élément-origine  unique  d'inertie,  mobile  dans 
le  vide.  S'adresse  aux  physiciens  et  philosophes.  —  Dans 
Ether  ou  Relativité  (Gauthier- Villars,  Paris),  M.  M.  Gandillot 
s'efforce  de  faire  voir  qu'on  peut  se  passer  d'Einstein  à  condi- 
tion de  se  faire  une  idée  exacte  de  l'Ether.  La  physique  éthé- 
rienne  explique  les  mêmes  phénomènes  que  la  relativité  géné- 
ralisée, mais  par  des  procédés  radicalement  différents.  Aux 
mathématiciens-physiciens  de  décider  s'il  en  est  ainsi.  —  Enfin, 
dans  La  Théorie  de  la  Relativité  et  ses  applications  à  V Astro- 
nomie (Gauthier-Villars,  Paris),  M.  Emile  Picard,  l'éminent 
géomètre,  expose  les  résultats  obtenus  par  Einstein.  Sa  con- 
clusion est  très  réservée  :  l'auteur  a  l'esprit  fort  pondéré.  — 
Les  physiciens  liront  encore  avec  profit  les  Analogies  méco" 
niques  de  l'Electricité  (Gauthier-Villars,  Paris),  de  M.  J.-B. 
Pomey  :  un  exposé  de  la  théorie  de  Maxwell,  de  la  théorie  des 
vibrations  et  une  étude  de  la  lampe  génératrice  d'émission, 
oij  1  auteur  montre  l'assistance  que  les  phénomènes  méca- 


404  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

niques  peuvent  apporter  à  l'électricien  en  lui  fournissant  une 
image  concrète  des  phénomènes  dont  il  s'occupe.  Ouvrage 
pour  physiciens,  électriciens  et  mathématiciens.  —  Qu'est-ce 
que  la  Gnomonique  de  M.  G.  Bigourdan  (Gauthier-Villars, 
Paris)?  C'est  un  traité  théorique  et  pratique  de  la  construc- 
tion des  cadrans  solaires,  exactement.  Avec  cet  ouvrage  en 
main,  on  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  comprendre  et  pour  cons- 
truire un  cadran  solaire.  Pour  mathématiciens  et  gens  de  pra- 
tique, aussi  bien,  le  Traité  de  nomographie  de  M.  M.  d'Ocagne 
(Gauthier-Villars,  Paris),  constitue  une  œuvre  précieuse,  une 
étude  générale  de  la  représentation  graphique  cotée  des  équa- 
tions à  un  nombre  quelconque  de  variables.  La  nomographie 
présente  des  applications  nombreuses.  Il  en  a  été  fait  un  grand 
emploi  durant  la  guerre  pour  l'artillerie,  l'aviation,  etc.  ; 
elle  sert  quotidiennement  aussi  dans  les  arts  de  la  paix,  cons- 
truction, hydraulique,  géodésie,  navigation,  et  opérations 
financières  même.  —  Pour  le  biologiste,  voici  un  beau  livre 
d'Henry  Fairfield  Osborn,  le  doyen  de  la  paléontologie  amé- 
ricaine, sur  L'Origine  et  l'Evolution  de  la  vie  (édition  française 
par  M.  F.  Sartiaux,  Masson  &  G*®).  Il  s'agit  surtout  de  l'évo- 
lution des  êtres  vivants  et  des  lois  probables  de  celle-ci  : 
naturaliste,  paléontologiste  et  biologiste  liront  avec  le  plus 
grand  profit  cette  œuvre  magistrale.  —  Dans  La  méthode  natu- 
relle du  lieutenant  de  vaisseau  Hébert  (Vuibert),  M.  Paul  Vui- 
bert  expose  les  méthodes  Hébert  et  leurs  avantages  généraux 
pour  la  réfection  de  la  race.  La  lecture  en  est  très  intéressante. 
—  Enfin,  voici  deux  ouvrages  du  lieutenant-colonel  Reboul 
sur  L'Allemagne  et  ses  camouflages  et  la  préparation  de  la  seconde 
grande  guerre,  dont  seuls  les  aveugles-nés,  ou  les  aveugles 
volontaires,  peuvent  douter,  œuvre  d'un  intérêt  universel  ; 
l'autre  sur  Le  Conflit  du  Pacifique  et  notre  Marine  de  guerre 
(tous  deux  chez  Berger-Levrault,  Paris).  Vraiment,  il  se  pré- 
pare de  belles  choses  sur  terre.  Ceux  qui  aiment  la  vie  tran- 
quille feront  bien  de  s'esquiver....  Mais  le  fut-elle  jamais, 
et  le  sera-t-elle  jamais,  sauf  au  tombeau? 

Henry  de  Varigny. 


**#*****#**«l'^%IHHf«**# 


Table  des  matières 

CONTENUES  DANS  LE  TOME  CENT  CINQUIÈME 

Janvier-Mars  1922.  —  Nos  313-315. 


Pages 
Le  Taylorisme,  par  M.  Aubert. 

Première  partie 3 

Seconde  et  dernière  partie   1 56 

En  route  vers  Tombouctou,  par  Vahiné  Papaa. 

Sixième  partie    18 

Septième  partie   1 72 

Huitième  et  dernière  partie   291 

Les  épigrammes  champêtres  de  Martial  et  les  odes  rustiques 
d'Horace,  par  Charles  Burnier,  professeur  à  l'Université  de  Neu- 
châtei. 

Seconde  et  dernière  partie 36 

Assignats,  papier-monnaie,  change,  par  L.  Jacot'Colin 51 

La  révolution  vaudoise  de  1845,  par  Henry  Druey.  (Récit  publié 
par  Aug.  Reymond.) 

Seconde  partie  71 

Troisième  partie    200 

Quatrième  et  dernière  partie 319 

Mon  assurance  contre  les  accidents.  Nouvelle  par  C.-A.  Loosli. .       91 

Molière  et  l'esprit  classique,  par  Pierre  Kohler 137 

La  rose  magique.  Nouvelle  par  Eden  Phillpoits 144 

La  vie  du  droit,  par  Antoine  Rougier  190 

Mouvements  réformistes  en  Chine,  par  E.  Krieg 216 

Le  droit  fluvial  international  et  le  régime  du  Danube,  par 
Louis  Avennier. 
Première  partie 273 

Le  poète  national  de  la  Bulgarie.  Ivan  Vazow,  par  Louis  Léger  .      312 

Ma  vie  et  ma  fuite  du  «  paradis  communiste  »,  par  la  Baronne 
Marie  Wrangel. 
Première  partie 337 


406  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Pages 

Respiration  et  circulation,  par  J.  A.  Zutter 350 

Neognoste.  Conte  frivole 364 

Lettres  de  Paris,  par  Jean  Lefranc. 
Janvier.  —  Le  centenaire  de  Molière  et  le  centenaire  de  Flaubert.  — 
Molière  et  les  enfants.  —  Flaubert  et  \es  «  officiels  ».  -^  La  vie  doulou- 
reuse et  digne  de  l'auteur  de  Salammbô.  —  La  cérémonie  du  Jardin  du 

Luxembourg 101 

Février.  —  Molière  et  la  vie.  —  La  démission  de  M.  Aristide  Briand. 

—  Noble  dédain  ou  impuissance  ?.  .  Impuissance.  —  Gouverner,  de 
nos  jours,  c'est  déplaire.  —  Le  monde  est  malade  :  il  lui  faut  de  sévères 
médecins 224 

Mars.  —  Le  calme  du  parlement  français.  —  La  «  métapsychie  »  du 
professeur  Charles  Richet.  —  Paris,  capitale  de  l'impiété  et  de  la 
crédulité.  —  Le  cas  d'un  écrivain  très  parisien 375 

Chronique  italienne,  par  Paolo  Arcari. 
Janvier.  —  Giovanni  Papini  et  sa  conversion  religieuse.  —  Le  catholi- 
cisme et  les  courants  littéraires  et  intellectuels  de  l'après-guerre.  — 
Papini  et  Giuliotti.  —  Que  la  vie  est  médiocre  1  —  Le  Nocturne  de 
D'Annunzio.  —  Les  lettres  d'un  combattant  et  le  récit  d'un  martyr. 

—  Stella  Matlutina  de  Ada  Negri   103 

Chronique  américaine,  par  Georges-N.  Tricoche. 

Février.  —  La  conférence  de  Washington  et  l'Association  des  Nations. 

—  Un  programme  électoral  difficile  à  réaliser.  —  La  question  des  éco- 
nomies. —  Crise  dans  l'instruction  primaire.  —  Pourquoi  le  nombre 
des  crimes  augmente.  —  Un  exode  moderne  :  le  départ  des  Mennonites 

du    Canada    227 

Chronique  allemande,  par  Antoine  Guilland. 

Février.  —  L'opinion  du  professeur  FSrster  sur  le  rapprochement  de 
l'Allemagne  et  de  la  France.  —  Les  Essais  de  Thomas  Mann.  —  Les 
Buddenbrooks  et  le  roman  à  clef.  —  La  jeunesse  de  l'historien  Ranke. 

—  Mémoires  d'ouvriers 234 

Chronique  suisse  romande,  par  Maurice  Millioud. 
Janvier.  —  L'année   1921.  —  Où  en  sommes-nous  ?  —  Conditions 
externes  ;    conditions    internes.    —    Ne    pas    s'abandonner  :    —    De 
M.  Albert  Muret  et  de  la  gastronomie  considérée  comme  un  art.  — 

Les  poèmes  alpestres  de  M.  Virgile  Rossel 1 30 

Février.  —  La  convention  sur  les  zones.  —  Une  agitation  factice  contre 
la  Société  des  Nations.  —  La  Suisse  dans  la  crise  :  le  déficit.  —  Pour 
abaisser  le  prix  de  la  vie.  —  La  classe  agraire  et  le  fait  nouveau.  —  L'atti 


TABLE  DES  MATIÈRES  407 

Pages 
tude  de  la  classe  ouvrière  ;    prétentions  légitimes  et  illusions.  —  La 
vaine  violence.  —  A  l'aube  d'une  civilisation  économique 250 

Chronique  suisse  allemande,  par  Antoine  Guilland. 
Mars.  —  Un  apôtre  de  la  démocratie.  —  Nos  romanciers  :  Félix 
Mœschlin,  Jacob  Bosshart.  Albin  Zollinger.  —  Le  coin  des  poètes  : 
les  vers  dialectaux  d'Adolphe  Frey,  Albert  Steffen,  Gottfried  Bohnen- 
blust.  —  Une  anthologie  helvétique.  —  L'importance  d'Imago  dans 
l'œuvre  de  Cari Spitteler 377 

Chroniques  scientifiques,  par  Henry  de  Varigny. 

Janvier.  —  Où  en  est  la  question  du  Mont  Everest.  —  Les  «  hommes 
des  neiges  ■•  de  l'Himalaya.  —  Un  nouveau  type  d'homme  préhisto- 
rique :  le  crâne  de  Rhodésie.  —  Le  réseau  électrique  général.  —  Le 
câble-guide  en  navigation  et  en  aéronautique.  —  Le  cuir  des  cétacés. 
Publications   nouvelles 1 22 

Février.  —  Un  rayonnement  nouveau.  —  Les  frissons  de  la  planète  et 
leur  régime.  —  La  biologie  de  la  mouche  domestique.  —  L'avenir  de 
l'aviette.  —  Transmission  d'énergie  sous  tension  d'un  million  de  volts. 

—  Pour  l'utilisation  du  rayonnement  du  soleil.  —  La  houille  en  Mand- 
chourie.  —  L'essor  des  hydroglisseurs  de  Lambert.  —  Le  brome  des 
tissus  animaux.  —  Les  perles  japonaises.  —  L'action  des  racines  sur 
le  marbre. —  Une  planète  cométaire.  —  Les  poissons  à  bactéries  lumi- 
neuses. —  Lumières  colorées  et  foi  religieuse.  —  Publications  nou- 
velles        259 

Mars.  —  Les  antioxygènes  et  leur  rôle.  — Avant  l'ascension  de  l'Eve- 
rest. —  Le  dirigeable  à  vide  Vaugean.  —  L'âge  du  crâne  de  Broken 
Hill.  —  Que  sera  l'avion  de  demain  ?  d'après  M.  Bréguet.  —  Une 
curieuse  expérience  physiologique.  —  La  dualité  possible  de  la  fièvre 
aphteuse.  —  Publications  nouvelles 394 

Chroniques  politiques,  par  Ed.  Rossier. 

Janvier.  —  L'accord  anglo-irlandais.  —  La  Conférence  de  Washington, 

—  Les  réparations  allemandes 114 

Février.  —  Choses  et  autres.  —  L'accord  anglais-irlandais.  —  La  con- 
férence de  Washington.  —  Les  pourparlers  franco-anglais  et  la  confé- 
rence de  Cannes.  —  De  Briand  à  Poincaré.  —  Le  pontificat  de  Be- 
noît XV  242 

Mars.  —  La  conférence  de  Gênes.  —  Les  soucis  de  M.  Lloyd  George. 

—  Le  ehancelier  Wirth  et  le  Reich.  —  Vîlna  et  la  Pologne.  —  La 

crise  ministérielle  italienne.  —  Un  nouveau  pape 386 


Un  appel  du  Président  de  la  Confédération. 


Bâle,  vieille  cité  commerciale,  a  droit  aujourd'hui  à  toute 
la  reconnaissance  du  pays  parce  que,  au  milieu  du  grand 
embarras  économique  actuel,  elle  aborde  courageusement 
l'organisation  de  la  VI®  Foire  Suisse  d*Ex:hantillons. 

Cette  institution  nationale  est  une  fois  de  plus  appelée 
à  rendre  témoignage  du  travail  tenace  et  énergique  de  chaque 
atelier  suisse  et  de  notre  volonté  inflexible  de  tenir  tête  à 
la  crise  mondiale. 

En  attirant  de  nouveau  l'attention  de  notre  pays  et  de 
l'étranger  sur  les  produits  de  l'habileté  suisse,  la  Foire  Suisse 
d'Echantillons  peut  être  de  la  plus  grande  importance  pour  un 
nouvel  essor  et  le  relèvement  de  notre  vie  économique.  Elle 
est  le  meilleur  moyen  pour  favoriser  l'écoulement  de  nos  pro- 
duits dans  notre  pays  et  pour  soutenir  l'exportation  en  lutte 
avec  la  défaveur  du  temps. 

Notre  capacité  sur  tous  les  terrains  industriels  et  profes- 
sionnels sera  jugée  d'après  l'image  que  la  Foire  Suisse  d'Echan- 
tillons présentera  aux  visiteurs. 

II  s'agit  donc  de  rassembler  toutes  les  forces  pour  rendre 
exemplaire  la  Foire  de  crise  de  1922. 

C'est  donc  avec  plaisir  que,  sur  l'invitation  de  la  direction 
de  la  Foire  de  donner  mon  avis  quant  à  la  manifestation  de 
cette  année,  je  saisis  l'occasion  de  faire  appel  aux  industriels 
et  professionnels  suisses  en  les  invitant  à  y  participer  par 
l'exposition  des  produits  de  leurs  travaux  techniques  et  intel- 
lectuels et  soutenir  ainsi,  non  seulement  cette  entreprise  suisse, 
mais  en  même  temps  notre  économie   nationale   tout  entière. 

C'est  la  nécessité  qui  s'impose  aujourd'hui  plus  que  jamais  I 

Berne,  le  26  janvier  1922. 

D'  HAAB, 
Président  de  la  Confédération. 


k.  UkU*«NNI. 


BIBUOTHÈQUE 


UNIVERSELLE 


ET 


REVUE  SUISSE 


CENT  VINGT-SEPTIÈME  ANNËE 

TOME  CV[ 


LAUSANNE 

BUREAUX   DE   LA   BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 
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1922 

T<Nu  droit»  rétcrW*. 


LAUSANNE  -  IMPRIMERIES  REUNIES  (S.A.) 


^â,M.M,M,M,JS^^M.^é^â,M,M,M^â,M,^ê.^é 


Le  Don  Juan  de  Molière', 


Un  de  mes  amis,  qui  est  en  train  d'écrire  un  ro- 
man, comme  je  lui  en  demandais  poliment  des 
nouvelles,  m'a  répondu,  découragé  :  «  II  va  très 
mal  !  Mais,  a-t-il  ajouté,  de  quel  roman  me  parles- 
tu  ?  de  celui  que  j'écris,  ou  de  celui  qui  trouble  ma 
propre  existence  ?  C'est  à  ce  dernier  que  je  pensais, 
lorsque  je  t'ai  répondu  :  Il  va  très  mal  !  Quant  à 
l'autre...  »  Et  mon  ami  a  fait  un  pauvre  geste  de  las- 
situde qui  m'en  a  dit  long  sur  le  danger  qu'il  peut 
y  avoir  à  mener  comme  cela  deux  romans  à  la  fois, 
l'un  dans  sa  vie  et  l'autre  dans  son  cabinet  de 
travail. 

Eh  bien,  si  l'on  avait  demandé  à  don  Juan,  — 
j'entends  le  don  Juan  en  chair  et  en  os  qui  vivait 
à  Séville  au  XVII®  siècle  :  —  Comment  va  la  comédie 
que  vous  êtes  en  train  de  manigancer  ?  —  il  aurait 
pu  répondre  presque  à  tout  coup  :  «  Elle  va  très 
bien  !  Et  cette  comédie,  un  jour,  des  écrivains  de 
théâtre  l'écriront  pour  leur  gloire,  et  pour  la  mienne.  » 

La  gloire  de  don  Juan  !  Un  dictionnaire,  que 
j'aime  beaucoup,  parce  qu'il  ne  se  contente  pas  de 
donner   le   sens   des   mots,   qu'il   les   illustre   encore 

*  Causerie  faite  à  La  Comédie  de  Genève,  le  10  novembre  1921,  avant  la 
représentation  de  Don  Juan. 


4  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

d'anecdotes,    définit   la   gloire   «  l'éclat   dune   bonne 
réputation.  »  *  Cette  définition,  je  Favoue,  me  paraît 
un  peu  étroite,  et  de  même  que  l'on  dit  la  beauté 
du  diable,  il  me  semble  que  l'on  peut  dire  la  gloire 
de   don    juan.    Elle   est   immense,    cette   gloire,    elle 
est  universelle,  grâce  à  Dieu,  qu'est-ce  que  je  dis  ? 
grâce  à  un   moine  espagnol,   Tirso  de   Molina,   qui, 
le  premier,  raconta,  en  la  portant  sur  la  scène,  l'his- 
toire  de   ce   fameux   débauché,    don    Juan    Tenorio, 
lequel  avait   tué   le  commandeur   Ulloa,   après  avoir 
tenté  de  déshonorer  sa  fille.  Et  tous  les  pays  se  sont 
comme  attelés  à  la  gloire  de  don  Juan.  L'Italie  d'abord, 
avec  Cicognini  et  Giliberto,  la  France  ensuite,  avec 
les  comédiens  Dorimond  et  De  Villiers  qui  adaptèrent, 
chacun  de  son  côté,  la  comédie  de  Giliberto,  jusqu'au 
moment    où    Molière,    prenant    toujours    son    bien 
où  il  le  trouvait,  s'empara  de  ce  grand  sujet.  L'Alle- 
magne  vint   ensuite  avec   Mozart,    l'Angleterre  avec 
Byron,  et  de  nouveau  la  France,  la   France  des  ro- 
mantiques, avec  Alfred  de  Musset.  Certes  j'en  passe 
et    j'en    oublie.    Mais    sans    doute    connaissez-vous 
l'admirable  chapitre  que  Maurice  Barrés  a  consacré 
à  don  Juan  dans  ce  livre  dont  le  titre  seul  est  vrai- 
ment   don    juanesque  :    Du   sang,    de    la    volupté    et 
de  la  mort.   «  On   sait   qu'à  Séville,   au   dix-septième 
siècle,    écrit    Maurice    Barrés,    vécut    un    débauché 
puissant,  don  Miguel  de  Manara  Vicentello  de  Leca, 
qui,    pour   satisfaire   sa    frénésie    de    sensualité,    as- 
sassina des  hommes  et  fit  pleurer  toutes  les  femmes 
pâmées   de  sa   séduction.  Sa   beauté,   ses   amours  et 
l'agitation  de  son  cœur  ont  depuis  rempli  le  monde, 
et,   même  mort,   il  trouble  encore,   car  c'est  de  ses 

'  Dictionnaire  d'anecdotes,   de  traits  singuliers  tst  caruvtrrisiisfucs.   Lille.   1789. 
Tome  n.  p.  335. 


LE   DON    JUAN    DE   MOLIERE  5 

aventures  que  les  poètes  ont  pétri  don  Juan.'  »  Cette 
gloire  de  don  Juan,  comme  celle  du  Cid,  d'Othello, 
que  sais-je  ?  d'Harpagon,  de  Figaro,  je  me  l'expli- 
que par  l'attrait  qu'exercent  sur  les  hommes  ces 
figures  représentatives  où  chacun  peut  à  loisir  re- 
trouver, mais  agrandis  et  poussés  à  l'extrême,  ses 
propres  vices  ou  ses  propres  vertus,  et  les  vices  ou 
les  vertus  d 'autrui.  Oui,  bons  et  mauvais,  il  nous 
faut  des  types,  quand  nous  voulons  nous  donner 
de  l'humanité  une  représentation  claire  et  variée. 
Telle  est  la  suprême  bonne  fortune  de  don  Juan  : 
il  est  devenu  un  type.  Et  voilà  pourquoi  nous  sommes 
en  ce  jour  rassemblés  tous  ici.  Un  homme  qui  a  fait 
de  l'amour  son  intérêt  unique,  et  qui  de  la  sorte 
s'est  rendu  haïssable,  ne  pouvait  que  plaire  à  l'ima- 
gination d'un  monde  où  tout  est  conduit  à  la  fois 
par  la  haine  et  par  l'amour. 

Mais  il  va  sans  dire  qu'oubliant  malgré  moi  tous 
les  autres,  je  ne  m'en  tiendrai  qu'au  don  Juan  fran- 
çais, qu'au  don  Juan  classique,  le  don  Juan  de  Molière. 
Quand  Molière  le  joue  en  1665,  il  a  déjà  donné, 
outre  de  moindres  ouvrages  amusants  et  véridi- 
ques,  ces  grandes  comédies  :  V Ecole  des  maris  et  V Ecole 
des  femmes,  hommages  d'un  poète  naturaliste,  aux 
bonnes  lois  naturelles,  et  les  trois  premiers  actes 
d  une  pièce  que  la  censure  dérobe  encore  au  public, 
comme  injurieuse  à  la  religion,  j'ai  nommé  Tartuffe 
où  l'hypocrisie,  sinon  la  religion,  passe  un  si  mauvais 
quart  d'heure. 

Déjà,  comme  je  vous  l'ai  dit,  on  connaissait  à 
Paris  don  Juan.  Déjà  il  avait  paru  sur  la  scène  ita- 
lienne de  la  grand'ville,  puis  au  théâtre  de  Made- 
moiselle, enfin  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  et  partout, 

*  Maurice  Barrés  :  Du  sang,  de  la  volupté  et  de  la  mort.  Paris  1894,  p.  142  et  143. 


6  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

séducteur  éternel,  il  avait  séduit  le  succès.  Molière 
jugea  que  le  public  le  reverrait  avec  plaisir  au  théâtre 
du  Palais-Royal,  et,  s'inspirant  surtout  de  la  comé- 
die italienne,  mais  enrichissant  ce  vieux  fonds  de 
toutes  les  observations  qu'avait  pu  lui  fournir  la 
réalité  même,  je  veux  dire  les  grands  seigneurs  mé- 
chants hommes  de  la  cour  du  Grand  Roi,  il  écri- 
vit à  la  hâte  Don  Juan.  Cet  ouvrage  soulève  deux 
questions,  l'une,  à  mon  avis,  dépendant  de  l'autre, 
toutes  deux  d'un  égal  intérêt,  et  que  Jules  Le- 
maître  a  clairement  formulées. 

Voici  la  première  :  «  Don  Juan,  dit  Jules  Lemaître, 
est  une  œuvre  extraordinaire,  unique  dans  le  théâtre 
de  Molière  et  dans  tout  notre  théâtre  classique. 
Cette  tragi-comédie  fantastique  et  bouffonne  est 
une  macédoine  incroyable  de  tous  les  genres  ;  elle 
est  étrange,  elle  est  bizarre,  elle  est  hybride,  elle  est 
obscure  en  diable  ^  »  Et  cette  bigarrure,  Jules  Le- 
maître l'explique  par  la  hâte  avec  laquelle  Molière 
écrivit  son  ouvrage  comme  par  le  goût  du  public 
pour  ce  mélange  du  comique  avec  le  tragique,  de 
la  parade  de  foire  avec  le  fantastique  le  plus  terrible. 

Et  voici  la  seconde  question  :  «  Un  débauché, 
dit  Jules  Lemaître,  un  suborneur  de  femmes,  un  grand 
seigneur  hautain  et  dur,  un  impie,  un  génie  corrup- 
teur qui  se  plaît  à  avilir  encore  les  misérables,  un 
philosophe  qui  parle  de  son  amour  de  l'humanité 
(mais  Jules  Lemaître  se  trompe,  ce  n'est  pas  de 
cela  qu'il  parle),  enfin  un  hypocrite,  don  Juan  est 
tout  cela  tour  à  tour*.  Et  ce  qui,  selon  Jules  Lemaître, 
explique  et  concilie  des  traits  si  dissemblables,  c  est 

'  Juifs  Lemaître  :  Imprasionx  de  théâtre.  Puris.  1888.  Icrc  «crie.  p.  57. 
"  Ibidem,  p.  65. 


LE  DON  JUAN   DE   MOLIÈRE  7 

une  extrême  curiosité  ironique  et  un  dilettantisme 
pervers,  le  goût  raisonné  du  péché. 

Je  vous  l'avouerai  d'emblée,  ni  l'une  ni  l'autre 
de  ces  réponses  ne  me  satisfait  entièrement.  D'abord, 
ces  deux  questions,  il  ne  faut  pas  les  isoler,  comme 
a  fait  Jules  Lemaître,  car  elles  sont  liées  l'une  à  l'au- 
tre, et  répondre  à  la  seconde,  par  exemple,  celle 
qui  concerne  le  caractère  de  don  Juan,  c'est,  vous 
le  verrez,  répondre  du  même  coup  à  la  première,  celle 
qui  concerne  la  forme  de  l'ouvrage.  Cette  erreur 
de  procédure  signalée,  je  vous  rappelle  que  Molière 
a  écrit  presque  toutes  ses  pièces  à  la  hâte,  —  vingt 
comédies  en  dix  ans  !  —  et  que  donc  il  était  de  force 
à  offrir  à  son  public,  pour  lui  plaire,  autre  chose 
que  des  parades  de  foire,  et  la  preuve,  c'est  qu'on 
ne  trouve  dans  aucune  autre  de  ses  comédies  une 
bigarrure  comparable  à  celle  de  Don  Juan.  Cette 
bigarrure,  il  faut  donc  l'expliquer  par  d'autres  rai- 
sons plus  sérieuses,  et  dignes  de  Molière.  Enfin, 
je  vois  en  don  Juan  quelque  chose  de  plus  qu'un 
dilettante.  Et,  tout  en  répondant  à  ces  deux  ques- 
tions, l'une  touchant  l'unité  du  personnage,  et  l'autre, 
l'ordonnance  de  l'ouvrage,  je  ne  serais  pas  fâché  de 
Vous  montrer  que  les  classiques,  ayant,  dans  leur 
description  de  l'homme,  à  peu  près  tout  prévu, 
le  Don  Juan  de  Molière  renferme  une  condamnation 
anticipée  du  romantisme.  Il  n'est  pour  s'en  assurer, 
que  de  bien  lire  Molière.  Mais  quelle  œuvre  singu- 
lière que  cette  comédie,  toute  classique  par  l'esprit, 
toute  romantique  par  la  forme! 

Le  Don  Juan  de  Molière,  à  le  prendre  dans  son 
droit  fil,  c'est  l'histoire  d'un  homme  qui,  après  avoir 
brûlé,  comme  on  dit,  la   chandelle  par  les  deux  bouts. 


8  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

épuise  toutes  les  conséquences  de  ses  actes.  Quand 
le  rideau  se  lève,  il  y  a  six  mois  qu'il  a  tué  le  comman- 
deur, il  n'y  a  pas  longtemps  qu'il  a  délaissé  Elvire, 
et,  pour  l'heure,  il  continue  de  suborner  des  femmes. 
Voilà  ses  actes,  en  voici  les  conséquences  qui  tien- 
nent à  la  nature  de  son  caractère  et  qui  en  déterminent 
les  variations  :  d'une  part  elles  sont  extérieures  à  lui, 
et  ce  sont  des  faits  émouvants  ou  comiques,  au  mi- 
lieu desquels  il  manœuvre  avec  aisance  ;  d'autre  part, 
et  voici  des  conséquences  intérieures  ou  morales, 
ce  sont  les  variations  mêmes  de  son  caractère.  Don 
Juan,  selon  Molière,  est  un  homme  soumis,  pour  son 
châtiment,  à  la  double  logique  des  faits  et  des  sen- 
timents. Molière,  avec  sa  franchise  habituelle,  ne 
nous  laisse  aucun  doute  sur  la  nature  de  ses  inten- 
tions, et,  par  suite,  sur  le  caractère  de  sa  comédie. 
Dès  la  première  scène,  Sganarelle,  le  valet  de  don 
Juan,  s'exprime  sur  son  maître  avec  cette  liberté 
de  parole  qu'ont,  paraît-il,  à  notre  endroit  les  gens 
de  service  :  «  Par  précaution,  dit-il  à  un  camarade, 
je  t'apprends,  inier  nos,  que  tu  vois  en  don  Juan, 
mon  maître,  le  plus  grand  scélérat  que  la  terre  ait 
jamais  porté,  un  enragé,  un  chien,  un  diable,  un 
Turc,  un  hérétique...  Et  c'est  un  épouseur  à  toutes 
mains...  Tu  demeures  surpris  et  changes  de.  cou- 
leur à  ce  discours  ;  ce  n'est  là  qu'une  ébauche  du 
personnage,  et  pour  en  achever  le  portrait,  il  fau- 
drait bien  d'autres  coups  de  pinceau.  Suffit  qu'il 
faut  que  le  courroux  du  Ciel  l'accable  quelque  jour...  >' 

Plus  loin,  il  dit  :  «  Un  grand  seigneur  méchant 
homme   est   une   terrible   chose.  » 

Et  soyez  sûrs  qu'en  écrivant  cette  réplique,  Mo- 
lière songe  aux  grands  seigneurs  méchants  hohimes 
tels  qu'il  s'en  trouve  à  la  cour  de    Louis  XIV.  où 


LE  DON   JUAN   DE   MOLIERE  9 

ils  s'appellent  Conti,  Vardes,  Bussy-Rabutin,  Lau- 
zun,  Olonne,  Guise  et  Lorraine. 

Mais,  je  vous  le  demande,  qu'aurait  dit  don  Juan, 
s'il  avait  entendu  les  propos  de  Sganarelle  ?  Récem- 
ment un  jeune  homme  de  lettres  se  trouvait  dans  un 
salon  où  Ton  a  coutume  de  n'épargner  point  les 
familiers  qui  viennent  d'en  sortir.  C'est  un  salon 
où  il  y  a  du  sucre  en  poudre,  un  peu  partout  —  le 
sucre  qu'on  a  cassé  sur  le  dos  des  gens.  Donc  le  jeune 
homme  dont  je  parle,  après  avoir  bu  une  tasse  de 
thé  —  avec  ou  sans  sucre  ?  —  prit  congé  de  ses 
hôtes,  et  s'en  fut  dans  l'antichambre.  Mais  là,  se 
ravisant  et  sachant  que  dans  cette  maison  les  absents 
ont  toujours  tort,  et  puis  voulant  s'amuser,  il  laissa 
deux  ou  trois  minutes  s'écouler.  Alors,  brusquement 
il  rouvrit  la  porte  du  repaire,  et,  surgissant  au  milieu 
d  un  cercle  étonné,  il  s'écria  :  —  Ah  !  vous  allez 
trop  loin  ! 

Sganarelle,  lui,  ne  va  pas  trop  loin.  Les  coups  de 
pinceau,  dont  il  parle,  c'est  Molière  qui  va  les  donner 
à  tour  de  bras,  et  ce  courroux  du  Ciel  qu'il  nous 
promet,  c'est  la  menace  du  châtiment  final  provo- 
qué par  don  Juan.  Cette  comédie  sera  donc  un  por- 
trait dramatique,  et  dramatique  dans  les  deux  sens 
du  mot,  un  portrait  mobile  et  changeant  où  l'on 
verra,  toujours  identique  à  lui-même,  un  homme 
dans  toutes  ses  poses  et  toutes  ses  attitudes. 

Imaginez  maintenant  un  graveur  comme  Goya  qui 
nous  raconterait,  d'après  Molière,  la  vie  de  don  Juan  ; 
nous  aurions  une  suite  de  douze  planches.  Dans 
la  première,  assez  piquante,  nous  serait  présenté 
un  homme  d'un  naturel  honnête,  mais  où  le  vice 
de  don  Juan  commence  à  mordre,  et  cette  planche 
pourrait  s'intituler  :  Tel  maître,  tel  valet.  La  deuxième, 


10  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

OÙ  un  don  Juan  moqueur  repousserait  une  Elvire 
éplorée,  s'appellerait  :  Don  Juan  ou  la  foi  conju- 
gale,  et  la  troisième,  tout  à  fait  drôle  :  Don  Juan  ten- 
dant ses  pièges.  La  quatrième,  qui  nous  montre- 
rait un  grand  seigneur  méchant  homme  voulant 
humilier  un  misérable,  aurait  pour  titre  :  Le  Pauvre 
de  don  Juan,  et  cela  ne  rappellerait  en  rien  le  Pauvre 
de  M.  Pascal.  La  cinquième,  où  l'on  verrait  don 
Juan  l'épée  à  la  main,  s'intitulerait  :  Un  chevalier, 
non  sans  reproche,  mais  sans  peur  ;  la  sixième  fort 
spirituelle  :  L'art  d'éconduire  un  créancier  ;  et  la  sep- 
tième :  Don  Juan  ou  Vimpiété  filiale.  La  huitième 
représenterait  les  adieux  d'Elvire  à  don  Juan,  avec 
ce  titre  :  La  Vertu  séduisant  le  Vice.  La  neuvième, 
où  1  on  verrait  don  Juan  narguant  une  statue,  por- 
terait cette  interrogation  :  Lequel  des  deux  a  un  cœur 
de  pierre  ?  La  dixième,  où  grimacerait  un  don  Juan 
devenu  hypocrite  et  se  payant  la  tête  de  tout  le  monde, 
les  morts  y  compris,  porterait  comme  légende  ces 
vers  de  La  Fontaine  :  Venez  de  grâce,  venez,  mes- 
sieurs, je  fais  cent  tours  de  passe-passe.  La  onzième, 
où  surgirait  un  Spectre,  parmi  de  tendres  visages 
féminins,  tous  les  visages  que  don  Juan  fit  pleurer, 
dirait  :  On  ne  badine  pas  avec  la  Mort  ;  et,  au  bas 
de  la  douzième,  où  il  n'y  aurait  qu'un  grand  ciel 
noir  déchiré  d'éclairs  et  une  gerbe  de  flammes  jail- 
lissant d'un  sol  crevassé,  on  lirait  ces  mots  :  Le  feu 
purifie   tout. 

Et  moi,  sur  le  point  de  rendre,  oh  !  d'après  Mo- 
lière, la  figure  de  don  Juan,  et  voulant  trouver  entre 
ces  douze  tableaux,  un  lien  psychologique,  je  me  dis 
qu'un  portrait,  pour  être  ressemblant,  doit  marquer 
les  rapports  de  la  sensibilité  à  l'esprit  du  modèle. 

Eh  bien,    Molière   ne  s'est  pas  contenté    de    faire 


LE  DON   JUAN   DE   MOLIÈRE  11 

de  don  Juan  un  esprit  fort  qui  considère  la  foi  reli- 
gieuse comme  une  faiblesse  ;  il  en  a  fait  encore,  et 
c'est  ce  que  n*a  pas  vu  Jules  Lemaître,  il  en  a  fait 
un  esprit  faux,  je  veux  dire  un  esprit  trop  enclin 
à  raisonner  vite  et  mal  sur  des  jugements  incon- 
sidérés. Quand  don  Juan  explique  son  cas  à  Sgana- 
relle,  non  seulement  il  se  moque  du  ciel,  mais  encore, 
pour  justifier  sa  rage  de  séduire,  il  affirme  —  voyez 
le  jugement  inconsidéré  —  que  la  constance  n*est 
bonne  que  pour  des  ridicules,  et  là-dessus  voici 
ce  beau  cavalier  qui  raisonne  à  bride  abattue. 
Or,  il  n'y  a  pas  dans  sa  tirade,  un  mot  qui  ne  sonne 
faux.  Ainsi  don  Juan  ose  parler  de  l'avantage  qu'ont 
les  belles  à  le  rencontrer  !  Et,  s'il  s'acharne  à  les 
séduire,  c'est  pour  ne  pas  manquer  à  la  justice  ! 
D'où  nous  pouvons  conclure,  —  la  magnifique  con- 
clusion !  —  que  les  souffrances  qu'il  leur  inflige 
sont  des  hommages  qu'il  doit  à  leur  beauté  !  Ce 
don  Juan,  épouseur  à  toutes  mains,  comme  il  dif- 
fère de  ce  philosphe  qui  disait  :  «  Le  mariage  est 
une  chose  si  grave  que  l'on  n'a  pas  trop  de  toute  la 
vie   pour   y  réfléchir  !  » 

Et,  tout  le  long  de  la  comédie,  don  Juan,  avec 
délices,  se  servira  des  ressources  d'un  esprit  faux, 
qui  sont  des  apparences  de  raisonnements  écha- 
faudées  sur  des  apparences  de  jugements.  Lorsqu'El- 
vire  vient  lui  rappeler  la  parole  donnée,  il  lui  répond, 
et  déjà  l'on  voit  poindre  ici  l'hypocrite  :  «  J'ai  fait 
réflexion  que,  pour  vous  épouser,  je  vous  ai  déro- 
bée à  la  clôture  d'un  couvent...  Le  repentir  m'a 
pris....  Voudriez- vous,  madame,  vous  opposer  à  une 
si  sainte  pensée,  et  que  j'allasse,  en  vous  retenant, 
me  mettre  le  Ciel  sur  les  bras  ?...  » 

Plus  tard,  lorsque  don  Juan  rencontre  un  Pauvre 


12  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

dans  la  forêt,  le  voyant  si  misérable,  il  lui  dit,  ce  qui 
a  l'apparence  d'un  raisonnement  juste  :  "  Un  homme 
qui  prie  le  Ciel  tout  le  jour  ne  peut  pas  manquer 
d'être  bien  dans  ses  affaires.  »  Et,  quand  il  lui  pro- 
met un  louis  d'or  à  la  condition  de  renier  Dieu, 
voyez  dans  cette  tentation,  où  l'on  retrouve  l'esprit 
fort,  le  suprême  plaisir  d'un  esprit  faux  qui,  mé- 
prisant l'homme,  n'aime  rien  tant  que  justifier  son 
mépris  en  avilissant  l'un  de  ses  semblables.  Vous 
savez  que  le  Pauvre  ayant  répondu  qu'il  aimait  mieux 
mourir  de  faim  que  de  jurer  :  «  Va,  va,  fait  don  Juan, 
je  te  le  donne  pour  l'amour  de  l'humanité.  »  Mais 
ce  serait,  à  la  suite  de  Jules  Lemaître,  se  tromper 
fort  que  de  ne  pas  voir  dans  cette  dernière  réplique 
une  ironie  qui  se  prolonge  et  qu'accompagne  un 
geste  de  grand  seigneur.  Don  Juan  veut  avoir, 
gentilhomme,  la  partie  belle,  et,  gentilhomme,  le 
dernier  mot. 

Gentilhomme,  il  l'est  encore,  et  à  ses  risques  et 
périls  cette  fois-ci,  lorsqu'il  se  précipite  au  secours 
d'un  voyageur  attaqué  au  coin  d'un  bois.  Gentil- 
homme, il  l'est  derechef,  quand,  reconnu  par  ce 
voyageur,  qui  n'est  autre  que  le  frère  d'Elvire  lancé 
à  sa  poursuite,  il  se  met  à  sa  disposition.  Mais  qu'est- 
ce  que  cela  prouve  ?  On  voit  à  Thonon  une  statue 
du  général  Dessaix  et  sur  le  socle  de  la  statue,  on 
peut  lire  le  mot  que  trouva  Napoléon  pour  compli- 
menter le  général  à  la  bataille  de  Wagram  :  *<  Vous 
êtes  un  brave,  et  un  brave  homme.  •>  Napoléon, 
qui  se  connaissait  en  courages,  sous-entendait  donc 
que  la  vertu  qui  fait  l'homme  brave,  et  celle  qui 
fait  le  brave  homme,  ne  vont  pas  nécessairement 
de  pair,  l'une  n'étant  parfois  que  la  chaleur  du  sang 
et   la   fièvre  du   qu'en   dira-t-on,   tandis   que   l'autre 


LE   DON   JUAN    DE   MOLIÈRE  13 

suppose  toujours  droiture  de  cœur  et  droiture  d'es- 
prit. 

Au  reste,  après  une  courte  scène  avec  son  père, 
vous  entendrez  ce  brave  s'écrier  :  «  Hé  !  mourez  le 
plus  tôt  que  vous  pourrez,  c'est  le  mieux  que  vous 
puissiez  faire.  Il  faut  que  chacun  ait  son  tour...  » 
Et  cela  s'appelle,  en  bon  français,  du  cynisme,  si  le 
cynisme  c'est  la  franchise  d'un  esprit  faux,  quand 
il  brave  toute  pudeur. 

Que  là-dessus  il  devienne  hypocrite,  on  l'explique 
généralement  par  le  désir  qu'éprouvait  Molière  de 
tirer  vengeance  des  dévots  et  de  leur  cabale  qui 
empêchaient  la  représentation  de  Tartuffe^  et  l'on 
s'étonne  que  Molière  n'ait  pas  épargné  à  don  Juan 
une  aussi  fâcheuse  métamorphose.  Que  Molière  ait 
cédé  à  ce  désir  de  vengeance,  je  n'en  disconviens 
pas,  et  même  j'en  suis  convaincu,  mais  que  don  Juan 
devienne  hypocrite,  je  ne  m'en  étonne  point,  si  je 
songe  quel  attrait  exercent  sur  un  esprit  faux  toutes 
les  formes  de  l'erreur  et  en  particulier  dans  ces  ques- 
tions de  morale  qui  demandent,  pour  être  résolues, 
un  cœur  sincère  et  une  raison  déliée.  Et  qu'il  de- 
vienne hypocrite  de  propos  délibéré,  «  parce  que, 
dit-il,  il  faut  profiter  des  faiblesses  des  hommes, 
et  qu'un  sage  esprit  s'accommode  aux  vices  de  son 
siècle  >s  je  reconnais  là  une  des  manies  de  l'esprit 
faux  qui  n'aime  rien  tant  que  justifier  ses  erreurs 
en  montrant  qu'elles  sont  toutes  fondées  en  raison. 

Ajoutez  qu'à  travers  tous  ces  avatars,  don  Juan 
jouit  du  plaisir  dont  s'enchante  tout  esprit  faux, 
le  plaisir  de  produire  sur  autrui  de  grands  effets 
par  des  ironies,  des  paradoxes,  des  incartades,  et, 
finalement,  des  grimaces  ou  des  simagrées.  Un  esprit 
faux,  quand  il  est  arrivé  au  terme  de  son  évolution 


14  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  qu'il  remplit  tout  son  type,  considère  le  monde 
comme  un  immense  tripot,  où  il  faut  tricher  au  jeu 
sans  vergogne. 

C'est  pourquoi,  lorsque  ayant  fait  profession  d'hy- 
pocrisie, il  reçoit  la  visite  de  don  Carlos,  qui  l'assigne 
en  duel  pour  répondre  de  l'outrage  fait  à  sa  sœur 
Elvire,  il  refuse  au  nom  du  ciel,  mais  il  emprunte 
aux  casuistes  des  Provinciales  un  de  leurs  affreux 
raisonnements  sur  la  direction  des  intentions.  Façon 
détournée  d'accepter  un  duel. 

Ainsi  une  bonne  partie  des  fautes  de  don  Juan 
ont  leur  principe  dans  un  vice  de  l'esprit,  et  ces  fautes 
s  aggravent  dans  la  mesure  où  ce  principe  dégage 
ses  effets  virulents.  Lorsque  don  Juan  devenu  hypo- 
crite veut  mettre  comme  qui  dirait  le  Ciel  à  son 
service,  on  peut  diagnostiquer  qu'alors  son  propre 
poison  l'a  complètement  infecté.  La  progression 
psychologique   est  achevée  :   don   Juan   doit   mourir. 

Elle  est  d'autant  mieux  achevée,  cette  progression, 
qu'à  ce  moment  la  sensibilité  de  don  Juan  a  subi 
les  mêmes  ravages  que  son  esprit,  ou  des  ravages 
correspondants.  Cette  rapidité  de  jugement,  et  ces 
raisonnements  intrépides  qui  font  de  lui  un  esprit 
faux,  c'est  la  forme  intellectuelle  que  prend  chez 
un  homme,  quand  d'aventure  il  s'amuse  à  penser, 
un  désir  excessif,  une  extrême  avidité  de  sentir. 
Voilà  bien  la  tare  romantique  !  On  s'explique  par 
cette  prédominance  de  la  sensibilité  sur  la  raison 
que  don  Juan  soit  devenu  l'un  des  saints  du  calen- 
drier romantique.  Les  romantiques  ont  aimé  en  lui 
une  sorte  de  modèle  sentimental.  Et  don  Juan  a 
déjà  leur  emphase  :  «  Il  n'est  rien,  dit-il,  qui  puisse 
arrêter  l'impétuosité  de  mes  désirs  ;  je  me  sens  un 
cœur  à  aimer  toute  la  terre,  et  comme  Alexandre, 


LE  DON   JUAN   DE  MOLIÈRE  15 

je  souhaiterais  qu'il  y  eût  d'autres  mondes  pour  y 
pouvoir   étendre    mes    conquêtes   amoureuses.  » 

Aussi,  qu'il  voie  des  fiancés  contents  l'un  de  l'autre, 
il  en  éprouve  une  soudaine  jalousie,  et  il  s'imagine 
un  plaisir  inexprimable  à  les  séparer.  Que  là-dessus 
il  rencontre  une  jolie  paysanne,  c'est  elle  maintenant 
qu'il  veut  avoir.  Mais  qu'il  en  rencontre  une  autre, 
non  moins  jolie,  qu'à  cela  ne  tienne  !  Il  la  prendra 
par-dessus  le  marché.  Qu'Elvire,  avant  de  retourner 
au  couvent,  vienne  lui  dire  adieu,  —  et  la  scène  est 
admirable,  —  l'habit  négligé,  l'air  languissant,  les 
larmes  de  la  jeune  femme  lui  donnent  aussitôt  le 
désir  d'enlever  à  Dieu  une  aussi  belle  pénitente. 
Remarquez  au  surplus  que  ce  désir  effréné  de  con- 
quêtes n'est  pas  seulement  le  goût  raisonné  du  péché, 
c'est  au  fond,  tout  au  fond,  un  effréné  désir  d'émo- 
tions fortes.  Lorsque  don  Juan  passe  devant  le  tom- 
beau du  commandeur,  l'homme  qu'il  a  tué  :  «  J'ai 
envie  de  l'aller  voir  »,  dit-il.  Et,  comme  la  statue 
s'anime  :  «  Demande-lui,  fait-il  à  Sganarelle,  s'il 
veut  venir  souper  avec  moi.  »  Enfin,  quand  un  spec- 
tre se  présente  à  lui,  il  a  ce  cri  :  «  Spectre,  fantôme 
ou  diable,  je  veux  voir  ce  que  c'est.  » 

Entendez  que  cet  esprit  fort  néglige,  parce  qu'il 
est  en  outre  un  esprit  faux,  des  signes  si  manifestes 
de  sa  fin  prochaine,  et  qu'il  veut  pourtant  satisfaire 
encore  une  extrême  avidité  de  sentir.  Il  est  alors 
exactement  comme  un  homme  qui,  ayant  vendu 
son  âme  au  diable,  voudrait,  suprême  émotion,  ten- 
ter Dieu.  Là  encore,  la  progression  psychologique  est 
achevée:  il  doit  mourir.  Et  vous  savez  comment  il 
meurt.  Cette  mort  peut  sembler  étrange  ;  elle  est  ce- 
pendant vraisemblable,  s'il  a  toujours  été  permis  aux 
poètes  d'exprimer  par  des  moyens  merveilleux  la  lo- 


16  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

gique  même  de  la  vie...  Reconnaissez  aussi  qu'une  mort 
exceptionnelle  convient  assez  bien  à  un  personnage 
aussi  exceptionnel  que  don  Juan.  Et  puis,  avouez 
qu  il  y  a  dans  tout  cela  quelque  chose  de  plus  que  du 
dilettantisme.  Don  Juan,  pour  tout  dire,  est  un  homme 
dévoré  par  son  propre  désir,  le  désir  de  sentir,  de 
sentir  à  tout  prix,  je  dis  bien  dévoré.  A  ce  désir  vo- 
race,  qui  lui  a  d'abord  faussé  l'esprit,  n'offre-t-il 
pas  en  proie  et  des  ciéatures  humaines,  et  sa  cons- 
cience et,  finalement,  sa  vie  même,  car  je  ne  connais 
pas  au  théâtre  de  mort  accidentelle  qui  ressemble 
mieux  que  la  sienne  à  un  suicide.... 

Ainsi,  cette  comédie  où  tous  les  genres  sont  mêlés 
comme  dans  un  drame  romantique,  dont  le  héros 
est  lui-même  un  romantique  avant  la  lettre,  bref, 
cette  comédie,  dont  l'ordonnance  n'est  pas  classique, 
elle  est  toute  classique  par  l'inspiration,  s'il  est  vrai 
que  Molière  a  défini,  en  la  personne  de  don  Juan, 
une  forme  à  vrai  dire  détestable,  du  romantisme 
éternel,  et  qu  il  l'a  condamnée.  Don  Juan,  de  la  sorte, 
entre  sans  peine  dans  la  grande  série  des  ouvrages 
où  Molière  dénonce  à  plaisir  les  erreurs  des  hommes 
qui  s'éloignent  par  trop  de  la  nature  en  voulant 
échapper  aux  conditions  qu'elle  nous  impose.  Car, 
chassé-croisé  de  forces  contraires,  la  nature,  dans 
toutes  les  catégories  de  l'être,  travaille  sans  arrêt 
à  la  création  d'un  moyen  terme  toujours  nouveau. 
Ceux-là  qui  n'arrivent  pas,  comme  don  Juan,  à 
trouver  ce  moyen  terme  entre  leurs  désirs  extra- 
ordinaires et  les  conditions  ordinaires  de  la  vie, 
la  nature  les  rejette  impitoyablement.  C'est,  selon 
moi,  la  signification  de  cette  mort  de  don  Juan, 
où  la  nature  parle  à  coup  de  tonnerre,  et  foudroie 
un    hors  la  loi. 


LE  DON  JUAN   DE  MOLIERE  17 

Quant  à  l'ordonnance  de  l'ouvrage...  Eh  bien, 
romantique,  elle  est  à  l'image  du  caractère  tout  roman- 
tique du  personnage  principal.  Cette  comédie  de 
Molière  m'apparaît  comme  la  plus  forte  objection 
qu'un  écrivain  classique  ait  présentée,  à  la  barbe 
des  pédants,  contre  la  fameuse  règle  des  trois  unités 
et  la  non  moins  fameuse  distinction  des  genres. 
Molière  semble  nous  dire  que  le  grand  secret  de  la 
composition  tient,  non  pas  seulement  à  la  nature 
même  de  l'artiste  ou  à  des  règles  toujours  arbitraires, 
mais  encore  à  la  qualité  du  sujet  où  son  talent  s'ap- 
plique. Quoi  de  plus  vrai  ?  Tel  personnage,  telles 
actions  et,  par  suite,  telle  ordonnance,  la  classique  dans 
certains  cas,  et,  dans  certains  autres,  la  romantique. 
Don  Juan,  nous  l'avons  vu,  pense,  mais  par  boutades 
ou  incartades,  il  sent,  mais  par  accès,  et  il  agit,  mais 
par  à-coups  :  le  tout  fait  un  chassé-croisé  tumultueux 
de  gestes,  de  sensations  et  d'idées.  Pour  un  homme 
que  l'on  assassine,  un  autre  que  l'on  s'amuse  à  se- 
courir ;  pour  une  femme  que  l'on  délaisse,  trois 
autres  que  l'on  s'acharne  à  séduire  ;  pour  un  désir 
qui  tombe,  rassasié,  vingt  autres,  qui  se  lèvent,  éner- 
giques, et,  pour  une  idée  qu'emporte  le  vent,  en 
voici  deux,  en  voici  trois  que  le  même  vent  apporte 
encore.  Ce  don  Juan,  avec  sa  perruque  blonde,  son 
habit  doré,  son  chapeau  à  plume  et  ses  rubans  cou- 
leur de  feu,  c'est  un  beau  tourbillon  qui  finit  dans  un 
grand  orage.  Que  le  mouvement  de  la  comédie  re- 
produise le  mouvement  de  ce  tourbillon,  loin  de 
m'en  étonner,  j'admire  cela  comme  un  rapport  de 
parfaite    convenance. 

Que  si  maintenant  vous  me  demandiez  de  vous 
dire  mes  réserves,  je  vous  répondrais  que  j'en  fais 
au  moins  une...  Il  me  paraît  que  Molière  s'est  trop 

BIBL.   UNIV.  CVI  2 


18  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

visiblement  servi  de  don  Juan,  beau  personnage 
de  légende,  comme  d'un  bouc  émissaire  dans  lequel 
il  a  voulu  mettre  tous  les  péchés  du  grand  seigneur 
méchant  homme,  et  qu'ainsi,  par  moments,  sa  comédie 
ressemble  presque  à  une  moralité.  Quand  Sgana- 
relle,  que  la  méchanceté  de  don  Juan  épouvante, 
s'écrie  :  «  Ah  !  quel  abominable  maître  !...  »  son  cri, 
c'est  le  cri  d'Orgon.  «  Ah  !  l'abominable  homme  !  » 
quand  il  découvre  les  impostures  de  son  Tartuffe. 
Seulement,  dans  Tartuffe...  Je  vous  dirai  toute  ma 
pensée.  On  peut  haïr  un  homme  dans  le  temps  même 
où  l'on  éprouve  une  sorte  d'admiration  effrayée 
pour  le  caractère  expressif  de  sa  vie  haïssable,  et 
pour  le  degré  d'intensité  où  cette  force  mauvaise 
arrive  en  dégageant  toutes  ses  puissances.  Ce  véri- 
table moyen  terme  qui  concilie  deux  tendances  op- 
posées et  où  se  satisfont  à  la  fois,  à  travers  une  œu- 
vre d'art  agressive,  l'imagination  de  l'artiste  et  la 
conscience  de  l'homme,  bref,  cette  admiration  ef- 
frayée, je  la  trouve  partout  dans  Tartuffe,  je  ne  la 
trouve  que  par  endroits  dans  Don  Juan.  Mais,  si 
je  vous  développais  mon  idée,  vous  verriez  trop  clai- 
rement que,  même  mort,  et  malgré  Molière,  don  Juan 
peut  nous  troubler  encore  !  Il  vaut  donc  mieux  que 
je  me  taise. 

Albert  Rheinwald. 


^^-^^^-»#-^-^-;i-^"^4^^H^-^^-^-^-4^^f-^ 


Macabre  cohabitation. 


L'histoire  sensationnelle  qu'on  va  lire  est  rigou- 
reusement véridique.  Je  dois  d'emblée  l'affirmer, 
sinon  mes  honorables  lecteurs  se  croiraient  en  pré- 
sence des  divagations  saugrenues  d'un  vaurien  malfai- 
sant. Elle  est  authentique,  sous  réserve  de  quelques 
additions  et  omissions  auxquelles  j'ai  dû  me  résoudre, 
afin  de  masquer  la  personnalité  des  héros  et  le  lieu 
où  elle  s'est  passée. 

Il  faut  savoir  que  j'ai  fait  en  ma  vie  nombre  d'expé- 
riences fâcheuses  sur  ce  qu'il  en  coûte  de  dire  la  vé- 
rité. Chaque  fois  que,  dans  l'innocence  de  mon  âme, 
je  l'ai  montrée  honnêtement,  tout  entière  et  toute  nue, 
j'ai  enduré  les  pires  désagréments.  Un  jour,  cela  m'a 
coûté  un  œil,  un  soir  on  m'a  cassé  une  jambe  et  quatre 
côtes,  une  autre  fois  on  a  empoisonné  mon  chien, 
la  quatrième  fois  j'ai  été  chassé  d'une  place  princière- 
ment rétribuée  à  quatre-vingt-dix  francs  par  mois  ; 
souvent  tous  mes  concitoyens  se  sont  ameutés  à  mes 
trousses  comme  si  j'avais  prêché  avec  succès  l'insur- 
rection contre  les  pouvoirs  établis,  et  enfin,  —  mais 
je  vous  prie  de  ne  pas  le  redire,  car  cela  pourrait 
nuire  à  mon  crédit, —  j'ai  été  plusieurs  fois  traîné  en 
prison,  simplement  parce  que  je  n'avais  pu  cacher 
la  vérité. 

Pourtant    je    dois    avouer    que    souvent    aussi    j'ai 


20  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

commis  des  mensonges.  Mais  lorsque  je  mentais 
cyniquement,  les  gens  me  trouvaient  toujours  très 
divertissant,  même  s'ils  étaient  directement  touchés 
par  mes  fictions.  Ils  ne  m'en  voulaient  pas  de  mégayer 
un  peu  à  leurs  dépens,  pourvu  que  je  ne  dise  pas  la 
vérité.  En  revanche,  dès  que  je  me  risque  à  narrer 
une  histoire  vraie,  ils  deviennent  furieux  comme  des 
lions  de  ménagerie  piqués  d'un  bâton  pointu  et  ils 
veulent  attenter  à  mes  jours.  Ainsi,  par  exemple, 
lorsque  je  contai  en  petit  comité  cette  nouvelle  à  la 
Boccace,  qui  ne  s'était  pas  passée  à  Florence...  mais 
c'est  une  autre  histoire,  je  veux  conter  aujourd'hui 
celle  des  squelettes  immoraux  et  je  tenais  seulement  à 
dire  d'abord  pourquoi  je  dois  taire  les  noms  vérita- 
bles des  héros  de  cette  aventure  et  de  la  ville  qui  en 
fut  le  théâtre.  Avec  l'âge  on  devient  prudent. 

En  1857  mourut  à  —  hem,  hem  !  disons  à  Bu- 
reauville,  M'"^  Rosine  S...  halte  !  —  M»"^  Rosine 
Strubli.  Elle  finit  de  mort  naturelle,  une  hydropisie 
du  cœur  agrémentée  d'apoplexie.  La  défunte  fut 
pleurée  congrûment  par  ses  proches,  savoir  son  mari, 
ses  fils  et  ses  filles.  On  l'enterra  en  cérémonie  au  cime- 
tière municipal  de  Mon....  halte  !  —  Montrésor,  qu'on 
nommait  aussi  la  Roseraie. 

Deux  ans  après,  le  veuf  inconsolable,  M.  Charles- 
Louis  Strubli,  suivit  sa  compagne.  Ne  voulant  pas 
se  séparer  d'elle,  même  dans  l'au-delà,  il  s'était  pré- 
cautionneusement réservé  de  son  vivant  une  place 
adjacente  à  la  tombe  de  la  défunte.  Il  y  fut  à  son  tour 
enterré  en  grande  pompe,  et  non  moins  pleuré  que 
son  épouse. 

Les  cinq  enfants  Strubli  étaient  des  gens  aux  sen- 
timents élevés,  et  pratiquant  le  culte  des  morts  avec 
d'autant  plus  de  ferveur  que  l'héritage  de  leurs  parents 


MACABRE   COHABITATION  21 

les  avait  trompés  en  bien  ;  aussi,  pendant  de  nom- 
breuses années,  les  tombes  des  deux  époux  furent-elles 
toujours  entretenues  avec  soin  et  fleuries  avec  goût. 
Mais  le  culte  des  morts  était  moins  enraciné  chez  les 
autorités  municipales.  La  ville  s'était  fortement  accrue 
depuis  les  temps  lointains  du  décès  des  époux  Strubli. 
C'est  pourquoi  le  conseil  municipal  reconnut  et  dé- 
créta un  beau  jour  que  le  cimetière  de  la  Roseraie 
se  trouvait  à  peu  près  complètement  enclavé  dans  le 
nouveau  quartier  de  Montrésor  et  que,  pour  des 
raisons  d'ordre  hygiénique,  il  ne  convenait  plus  de 
confier  les  restes  mortels  des  bourgeois  de  Bureauville 
à  une  terre  entourée  d'immeubles  locatifs,  attendu 
que  ladite  terre,  recouvrant  lesdits  restes  mortels, 
constituait  une  menace  permanente  à  la  santé  des 
habitants  d'alentour.  Pour  ces  motifs  et  considérant 
que  le  terrain  dudit  cimetière  de  la  Roseraie  se  prêtait 
parfaitement  à  la  construction  d'une  maison  d'école, 
à  l'usage  du  nouveau  quartier,  le  conseil  municipal 
décida,  à  l'unanimité,  moins  les  voix  des  deux  conseil- 
lers conservateurs,  que  le  cimetière  serait  désaffecté 
et  que  les  habitants  de  Bureauville  auraient  doré- 
navant à  se  faire  enterrer  en  un  endroit  où  leurs 
restes  mortels  prémentionnés  ne  donneraient  lieu  à 
nulle  objection  au  point  de  vue  de  la  police  sanitaire, 
savoir  loin  de  la  ville,  dans  la  région  paisible  et  idylli- 
que de  la  gare  aux  marchandises,  des  entrepôts  de 
charbon  et  des  usines  métallurgiques,  où  rien  ne  vien- 
drait désormais  troubler  leur  dernier  sommeil. 

Dans  la  partie  ancienne  du  cimetière  de  la  Roseraie, 
où  les  morts  dormaient  en  paix  depuis  cent  ans  et 
plus,  des  fouilles  furent  entreprises  sans  retard  et 
une  maison  d  école  s'éleva  sur  cet  emplacement. 
Les  ossements  que  les  fouilles  mirent  au  jour  n'étant 


22  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

réclamés  dans  le  délai  légal  ni  par  leurs  propriétaires, 
ni  par  les  ayants-droit  de  ceux-ci,  les  échantillons 
les  plus  remarquables  furent  déposés  dans  la  collection 
de  M.  le  professeur  D^  Blutwurst,  le  célèbre  ethno- 
graphe et  phrénologue  ;  le  reste  fut  calciné  et  les 
cendres  remises  au  jardinier  municipal  Butterlé,  pour 
servir  d'engrais  aux  plantes  ornant  les  fontaines  pu- 
bliques. 

Il  y  aurait  mainte  chose  intéressante  à  glaner  dans 
le  rapport  concluant  et  documenté  que  M.  le  pro- 
fesseur D*"  Blutwurst  adressa  en  l'occurence  au  conseil 
municipal,  entre  autres  de  curieuses  constatations 
relatives  à  l'épaisseur  anormale  des  boîtes  crâniennes 
des  Bureau  villois.  Mais  ne  pouvant  m 'étendre  comme 
je  le  voudrais  sur  les  découvertes  du  savant  professeur, 
je  poursuis  mor  récit. 

La  partie  nouvelle  du  cimetière  de  la  Roseraie, 
où  les  Bureauvillois  morts  durant  les  dernières  années 
reposaient  dans  l'attente  d'une  joyeuse  résurrection, 
devait  pour  l'instant  être  laissée  en  l'état.  On  pouvait 
en  effet  admettre  avec  une  certitude  suffisante  que 
les  ossements  en  question  ne  s'étaient  pas  encore 
dépouillés  de  leur  enveloppe  charnelle  et  terrestre 
au  point  désiré  par  les  esthètes  et  par  la  direction 
des  travaux  publics  de  la  ville.  Selon  le  prononcé 
du  magistrat  compétent,  ce  moment  n'arriverait  qu  en 
1913.  C'est  dans  cette  partie  nouvelle  du  cimetière 
que  se  trouvaient  les  tombes  des  époux  Strubli, 
décédés  en  1 857  et  1 859. 

Or  en  1913,  le  magistrat  compétent,  considérant 
que  les  restes  mortels  des  Bureauvillois  décédés  jadis 
devaient  avoir  atteint  le  degré  de  dématérialisation 
voulu,  considérant  en  outre  que  le  cimetière  de  la 
Roseraie  était  en  partie  couvert  de  constructions  et 


MACABRE  COHABITATION  23 

que  la  partie  non  bâtie  demeurait  en  friche  et  à  l'aban- 
don, considérant  au  surplus  qu'ensuite  de  la  construc- 
tion de  nouvelles  rues  et  du  voisinage  immédiat  de  la 
maison  d'école,  l'ancien  cimetière  n'offrait  plus  la 
tranquillité  solennelle  et  le  calme  religieux  qui  con- 
vient au  séjour  des  morts,  considérant  enfin  que  le 
quartier  de  Montrésor  avait  grand  besoin  d'une  place 
de  jeux  et  de  rendez-vous,  décréta  :  que  le  cimetière 
serait  transformé  en  une  promenade  publique. 

Ce  décret  fut  régulièrement  publié  dans  la  Feuille 
des  avis  officiels  de  Bureauville,  pour  la  gouverne  des 
personnes  qui  s'estimeraient  fondées  à  former,  dans 
le  délai  légal,  une  opposition  motivée  au  projet  d'éta- 
blissement de  la  promenade  publique  ou  qui,  en  ce 
qui  concerne  les  restes  mortels  mis  au  jour  par  les 
fouilles  et  à  raison  d'un  lien  de  parenté  les  unissant 
auxdits  restes  mortels,  se  proposeraient  de  réclamer 
ceux-ci,  respectivement  de  les  «  transhumer  ».  Les 
opposants  éventuels  devaient  s'adresser,  jusqu'à  telle 
date,  à  la  direction  municipale  des  travaux  publics  ; 
les  ayants-droit  éventuels  pouvaient  faire  valoir  leurs 
prétentions,  jusqu'à  la  même  date,  à  la  direction 
municipale  des  pompes  funèbres. 

Lorsque  M.  Félix  Strubli,  petit-fils  des  époux  dé- 
cédés en  1857  et  1859,  lut  pour  la  première  fois  la 
publication  du  magistrat,  il  éprouva  une  sensation 
singulière.  La  Roseraie...,  il  comprenait  cela  ;  prome- 
nade publique...,  aussi  ;  place  de  jeux  et  de  rendez- 
vous,...  de  même.  Mais  l'opposition  motivée...  auxdits 
restes  mortels...  respectivement  de  les  transhumer... 
ici  son  cerveau  cessa  de  fonctionner  pendant  quelques 
minutes.  Quand  il  retrouva  ses  esprits,  il  se  remit  à 
lire  et  la  raison  s'enfuit  de  nouveau,  cette  fois  pour 
quelques  heures.  Une  troisième  fois,  il  saisit  la  Feuille 


24  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

des  avis  officiels  et  relut  la  publication  d'un  bout  à 
l'autre,  en  scandant  à  haute  voix  chaque  mot,  sur 
quoi  il  dut  se  mettre  au  lit,  avec  le  sentiment  d'être 
radicalement  et  irrémédiablement  pochard. 

M.  Félix  Strubli  avait  un  ennemi  intime,  exerçant 
à  Bureauville  la  profession  d'avocat.  Il  se  rendit  chez 
lui  le  lendemain  et  le  pria  de  lui  donner,  moyennant 
paiement  des  honoraires  usuels,  une  version  juridi- 
quement et  grammaticalement  compréhensible  de  la 
publication  officielle.  M^  Laemmergeier  se  plongea 
dans  l'étude  du  document  et  le  résultat  fut  un  retour 
subit  de  sa  vieille  maladie,  —  il  était  hydrocéphale,  — 
qui  noya  ses  méninges  et  l'emporta  dans  un  monde 
meilleur,  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  avait  jamais  mis 
à  prononcer  un  plaidoyer.  Par  la  suite,  les  héritiers 
de  l'avocat  portèrent  plainte  pour  homicide  prémé- 
dité contre  M.  Strubli,  qui  fut  condamné  solennelle- 
ment aux  frais  de  justice,  d'intervention  et  d'enterre- 
ment. 

Mais  M.  Strubli  ne  se  tint  pas  pour  satisfait.  Vou- 
lant à  tout  prix  obtenir  une  interprétation  du  décret,  il 
courut  en  désespoir  de  cause  à  la  direction  municipale 
des  travaux  publics,  où  on  lui  signifia  que  la  publica- 
tion était  si  simple  et  si  claire  qu'un  enfant  au  berceau 
pourrait  la  comprendre,  pourvu  qu'il  eût  quelque 
culture  classique,  une  connaissance  suffisante  de  sa 
langue  maternelle  et  certaines  notions  de  droit  pu- 
blic et  admmistratif.  Tant  et  si  bien  que,  lorsque 
M.  Strubli  se  retrouva  dans  la  rue,  il  fut  un  peu 
honteux  de  n'avoir  pas  compris  à  première  lecture  la 
publication  claire  et  non  équivoque  du  magistrat 
municipal. 

Il  adressa  donc  à  la  direction  des  pompes  funè- 
bres une  requête  tendant  à  ce  que  lui  fussent  remis  les 


MACABRE   COHABITATION  25 

restes  mortels  de  ses  défunts  grands-parents,  re- 
posant en  Dieu  et  au  cimetière  de  Montrésor.  Après 
constatation  de  l'identité  du  requérant,  de  sa  bonne 
réputation  et  des  liens  de  parenté  qui  l'unissaient  à 
ses  ascendants,  la  direction  des  pompes  funèbres  fit 
droit  à  sa  demande  avec  une  promptitude  remar- 
quable et  lui  fit  parvenir,  au  bout  de  deux  mois  à 
peine,  un  avis  officiel  indiquant  exactement  la  date  et 
l'heure  de  la  remise  des  restes  mortels.  Touché  de 
tant  de  prévenance,  M.  Félix  Strubli,  s'étant  muni 
d'une  caisse  destinée  à  recevoir  les  ossements  de  ses 
aïeuls,  se  rendit  à  l'heure  dite  au  cimetière.  Il  y  trouva 
les  ouvriers  chargés  de  procéder  à  l'exhumation, 
ainsi  qu'un  fonctionnaire  supérieur  de  la  direction 
des  pompes  funèbres. 

Après  les  salutations  d'usage,  le  fonctionnaire 
demanda  à  M.  Strubli  où  se  trouvait  le  cercueil  destiné 
à  recevoir  les  restes  mortels.  M.  Strubli  montra  sa 
caisse,  sur  quoi  le  fonctionnaire  lui  déclara  avec  poli- 
tesse et  fermeté,  que  les  restes  en  question  ne  pou- 
vaient être  transférés  à  leur  nouvelle  sépulture  dans 
une  vulgaire  caisse,  mais  seulement  dans  une  bière 
décente.  Il  corrobora  cette  opinion  officielle  en  don- 
nant lecture  de  quelques  passages  de  la  loi  cantonale 
sur  les  ensevelissements,  de  la  constitution  fédérale 
et  du  code  des  obligations. 

Les  ossements  ne  furent  donc  pas  remis  ce  jour-là 
à  M.  Strubli  et  celui-ci,  s'étant  décidé  à  faire  les  frais 
d'un  cercueil,  pria  la  direction  des  pompes  funèbres  de 
lui  fixer  une  nouvelle  date  pour  l'exhumation  des 
dépouilles  mortelles  de  ses  grands-parents. 

Avec  sa  prévenance  habituelle,  l'administration  des 
pompes  funèbres  fit  droit  à  la  nouvelle  requête  au 
bout  de  trois  semaines  et  c'est  ainsi  qu'un  beau  jour. 


26  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

M.  Strubli  se  retrouva  au  cimetière,  accompagné 
d'un  portefaix  poussant  la  bière  sur  sa  charrette  à 
bras,  et  en  présence  des  ouvriers  chargés  de  l'exhuma- 
tion, amsi  que  du  fonctionnaire  des  pompes  funè- 
bres. 

Ce  dernier  s'apprêtait  à  donner  aux  ouvriers  l'ordre 
de  se  mettre  au  travail,  lorsque  se  ravisant  subitement 
il  interpella  M.  Strubli. 

—  Si  je  suis  bien  informé,  vos  deux  grands- parents 
sont  ensevelis  ici  ? 

M.  Strubli  répondit  affirmativement. 

—  Dans  ce  cas,  reprit  le  fonctionnaire,  je  regrette 
de  ne  pouvoir  procéder  à  la  remise  des  restes  mortels, 
car  à  teneur  de  la  loi  cantonale  sur  les  ensevelissements, 
il  faut  deux  bières  pour  les  restes  de  deux  personnes  ; 
l'article  17  interdit  en  effet  d'ensevelir  deux  corps  dans 
un  même  cercueil. 

M.  Strubli  chercha  à  expliquer  qu'il  ne  s'agissait 
pas  de  corps  dans  le  sens  de  la  loi,  mais  seulement  de 
quelques  os.  Le  fonctionnaire  ne  se  laissant  pas  con- 
vaincre M.  Strubli,  outré,  et  oubliant  le  respect  dû 
à  la  dépouille  de  ses  grands-parents,  s'emporta  jusqu  à 
déclarer  qu'il  ne  lui  viendrait  fichtre  pas  à  l'idée  de 
commander  une  seconde  bière  pour  un  demi-quarteron 
d'os  miteux. 

Rien  n'y  fit  ;  le  fonctionnaire  demeura  inébranla- 
ble et  la  tombe  resta  cette  fois  encore  fermée.  Les  assis- 
tants se  retirèrent  tour  à  tour,  M.  Strubli  en  tête,  suivi 
du  portefaix  avec  sa  charrette  à  bras,  puis  le  fonction- 
naire de  la  direction  des  pompes  funèbres  et  enfin 
les  ouvriers  chargés  de  l'exhumation. 

M.  Strubli,  toujours  indigné,  donna  libre  cours  à 
ses  sentiments  dans  un  mémoire-recours  salé,  adressé 
au  magistrat  municipal.  Il  s'y  trouvait  des  expressions 


MACABRE  COHABITATION  27 

telles  que  «  décision  d'un  ridicule  achevé  »,  et  «  en 
appeler  à  l'opinion  publique  par  la  voie  de  la  presse  ». 
En  conséquence,  le  magistrat  prit  la  décision  sui- 
vante : 

«  Considérant  : 

que  la  grand'mère  du  recourant,  dame  Rosine  Strubli, 
née  Taeschli,  décédée  en  1857  et  son  grand-père, 
Charles- Louis  Strubli,  décédé  en  1859,  étaient  unis 
par  le  mariage,  ainsi  qu'il  appert  des  registres  de 
l'état-civil, 

prononce  : 

le  recourant  est  autorisé,  à  titre  exceptionnel,  à  réunir 
dans  un  seul  cercueil  les  restes  mortels  des  deux  con- 
joints prénommés,  pour  les  transporter  à  leur  nouveau 
lieu  de  sépulture,  le  cimetière  de  la  gare  aux  mar- 
chandises. » 

Muni  de  cet  arrêt,  M.  Félix  Strubli  se  rendit  pour 
la  troisième  fois  au  cimetière  et  n'eut  pas  longtemps 
à  attendre  l'arrivée  du  fonctionnaire  de  la  direction 
municipale  des  pompes  funèbres,  flanqué  des  ouvriers 
chargés  de  procéder  à  l'exhumation.  La  tombe  fut 
ouverte  ;  on  y  trouva  deux  crânes,  trois  humérus  ver- 
moulus, une  dizaine  et  demie  de  vertèbres  avec  un 
nombre  à  peu  près  correspondant  de  côtes,  trois  à 
quatre  os  iliaques,  un  coccyx  et  une  quantité  indé- 
terminée de  fémurs,  de  tibias,  de  tarses  et  de  pha- 
langes. Le  tout  fut  déposé  sur  les  copeaux  garnissant 
le  cercueil,  après  quoi  celui-ci  fut  revissé  en  présence 
du  fonctionnaire  et  scellé  par  lui. 

M.  Strubli  ayant  alors  fait  signe  au  portefaix  de 
charger  le  cercueil  sur  sa  charrette  et  de  partir,  le 
fonctionnaire  lui  déclara,  avec  politesse  et  fermeté, 
qu'à  teneur  de  l'article  X  du  règlement  communal 


28  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

sur  les  ensevelissements,  il  devait  se  servir  pour  le 
transport  du  corbillard  municipal.  En  conséquence, 
le  cercueil  fut  déposé  dans  la  remise  du  cimetière, 
pour  y  attendre  l'arrivée  du  corbillard. 

Trois  semaines  plus  tard,  M.  Strubli  reçut  une 
lettre  l'invitant  à  se  présenter  le  lendemain  à  la  direc- 
tion municipale  des  pompes  funèbres,  bureau  N^  187 
de  l'Hôtel-de- Ville,  pour  être  entendu  dans  une  affaire 
personnelle. 

Là,  le  directeur  en  personne  lui  signifia  qu'en  com- 
pulsant les  anciens  registres,  on  avait  découvert 
que  la  tombe  de  son  grand-père  défunt  ne  se  trouvait 
pas  à  gauche,  comme  on  l'avait  cru,  mais  bien  à  droite 
de  celle  de  sa  grand'mère.  La  conséquence  de  cette 
erreur  était  que  les  ossements  de  feu  sa  grand'mère 
avaient  été  mêlés  et  confondus  dans  un  même  cer- 
cueil avec  ceux  du  maître-menuisier  Schlaerpeli, 
également  décédé  en  1857.  Ces  deux  dernières  per- 
sonnes ayant  été  de  leur  vivant  de  sexes  différents, 
sans  être  unies  par  le  mariage,  il  était  nécessaire,  pour 
faire  cesser  le  scandale,  que  leurs  restes  mortels 
fussent  séparés  et  que  ceux  de  feu  M"^^  Rosine 
Strubli  fussent  réunis  à  ceux  de  son  époux.  En  récla- 
mant 1  exhumation  des  restes  mortels  de  ses  grands- 
parents,  M.  Félix  Strubli  avait,  il  est  vrai,  provoqué 
la  découverte  de  cette  erreur,  mais  d'autre  part,  il  en 
était  résulté  pour  la  caisse  municipale  une  dépense 
de  deux  cents  francs  en  chiffres  ronds,  somme  qui 
s  accroîtrait  encore  par  suite  de  la  nécessité  où  l'on 
se  trouvait  d'ouvrir  de  nouveau  la  tombe  de  M. 
Strubli  au  cimetière  de  la  Roseraie,  ainsi  que  celle  de 
la  feue  grand'mère  au  cimetière  de  la  gare  aux  mar- 
chandises, et  de  séparer  les  ossements  indûment  con- 
fondus, pour  remettre  ensemble  les  bons. 


MACABRE   COHABITATION 

Le  directeur  des  pompes  funèbres  admettait  que 
M.  Strubli  consentirait  sans  difficulté  à  rembourser  à  la 
caisse  municipale  le  montant  des  dépenses  faites  et  à 
faire,  attendu  qu'il  les  avait  occasionnées  en  faisant 
usage  de  son  droit  légal  de  réclamer  les  ossements. 
La  direction  se  permettrait  donc  de  remettre  en  temps 
et  lieu  sa  note  de  frais  à  M.  Strubli. 

Mais  M.  Strubli  déclina  cette  invitation  avec  une 
énergie  si  touchante  que,  poursuivi  pour  injures  et 
sévices  graves  à  un  magistrat  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions,  il  est  allé  faire  un  stage  de  trois  ans  dans  les 
marais  de  Witzwil,  pour  y  étudier  les  procédés  d'extrac- 
tion de  la  tourbe,  ce  qui  lui  permettra  plus  tard, 
si  l'occasion  s'en  présente,  d'entreprendre  à  son 
compte  une  exploitation  de  ce  genre. 

Cependant,  l'affaire  reste  en  suspens  au  point  de 
vue  du  droit  public,  civil  et  pénal.  Les  instances  com- 
pétentes n'ont,  en  effet,  pas  encore  décidé  si,  vu  l'état 
de  faits  et  les  circonstances  de  l'affaire,  il  convient 
de  ne  pas  donner  d'autre  suite  à  celle-ci,  ou  s'il  y  a 
lieu  de  poursuivre  judiciairement  le  concubinage 
posthume  des  ossements  de  la  grand'mère  Strubli  avec 
ceux  du  maître-menuisier  Schlaerpeli,  décédé  comme 
la  première  en  l'an  1857. 

C.  A.  LoosLi. 

Traduit  de  Vallemand  par  M.  R. 


-^^f^^-^HI-^^-^^^^»-» 


Ma  vie  et  ma  fuite 
du  «  paradis  communiste  ». 


SECONDE  ET  DERNIERE   PARTIE  ^ 

C'était  un  samedi,  jour  de  corvée  de  chauffage. 
Toutes  les  lignes  des  tramways  étaient  encombrées.  Il 
fallut  attendre  deux  heures.  Une  foule  énorme  se  pres- 
sait aux  arrêts.  On  prenait  d'assaut  les  voitures  pour 
aller  à  la  gare  de  la  Baltique.  Ayant  manqué  plusieurs 
wagons,  je  réussis  enfin  à  me  cramponner,  à  m'accro- 
cher  tant  bien  que  mal  et,  après  des  efforts  inouïs,  à 
m  introduire  à  l'intérieur  qui  était  bondé  !  Enfin  nous 
arrivâmes  à  la  gare.  Ma  compagne  me  pria  de  ne 
plus  lui  parler,  de  ne  poser  aucune  question.  Elle 
me  communiqua  que  le  frère  de  mon  amie  fuyait 
aussi.  Une  fois  déjà,  pour  la  même  tentative,  il  avait 
été  arrêté  et  mis  en  prison.  Aussi  avait-il  la  frousse 
et,  ayant  appris  que  j'étais  de  la  partie,  il  avait  voulu 
rentrer  à  la  maison  ;  on  avait  eu  toutes  les  peines  du 
monde  à  l'en  dissuader.  Je  devais  faire  semblant  de 
ne  pas  le  connaître  et  il  me  prévenait  qu'au  moindre 
danger  il  se  sauverait  ;  il  me  priait  d'en  faire  autant, 
seulement  du  côté  opposé. 

En  effet,  il  y  avait  eu  dernièrement  beaucoup  de 

'  Pour  la  première  partie,  voir  la  livraison  de  mars. 


MA   VIE   ET   MA  FUITE  DU   PARADIS   COMMUNISTE  31 

fuites  malheureuses.  Ainsi  on  avait  tué,  d'un  coup 
de  fusil,  la  jeune  princesse  Galitzine,  née  Beckmann, 
au  moment  où  elle  tentait  de  passer  la  frontière. 
D'autres   avaient   été   arrêtés   et   mis   en   prison. 

Une  angoisse  atroce  m'étreignait.  Etre  fusillée  à 
cause  de  mon  fils,  souffrir  en  son  nom  comme  tant 
d'autres  avaient  souffert  pour  leurs  proches,  me 
paraissait  même  glorieux  et  il  me  semblait  que  je  l'au- 
rais accepté  tranquillement.  Mais  fournir  aux  bolche- 
viks une  cause  légitime  de  m'exterminer  me  paraissait 
humiliant.  Enfin  il  n'y  avait  rien  autre  à  faire  et  je 
me  confiai  à  la  garde  de  Dieu. 

Nous  grimpâmes  dans  les  wagons  à  bestiaux,  les 
voitures  de  I,  II,  et  III®  ne  circulant  pas  dans  les 
trains  de  banlieue. 

A  l'occasion  du  samedi,  beaucoup  de  monde  allait 
dans  les  environs,  beaucoup  de  Krasnoarmeitzy  se 
rendaient  à  Oranienbaum.  S'ils  s'étaient  seulement 
doutés  du  précieux  otage  qu'ils  avaient  à  côté  d  eux  ! 
A  la  station  Martichkino,  ma  compagne  me  toucha 
silencieusement  le  coude.  Nous  descendîmes.  Il 
commençait  à  faire  sombre.  Nous  cheminâmes  long- 
temps à  la  débandade  ;  je  sentais  qu'à  la  moindre  alerte 
mes    compagnons    étaient    prêts    à    m  abandonner. 

En  approchant  de  la  mer,  dont  on  entendait  déjà  le 
sourd  clapotement,  nous  vîmes  surgir  un  personnage 
qui  se  dirigeait  vers  nous.  J'eus  une  angoisse...  mais 
non,  ma  Finnoise  se  précipite  vers  lui,  lui  parle  tout 
bas  et  nous  fait  signe  de  le  suivre.  Toujours  en  grand 
silence,  nous  atteignons  quelques  misérables  cabanes, 
disséminées  le  long  de  la  chaussée  et  nous  nous  arrê- 
tons auprès  de  l'une  d'elles.  Un  couple  sort  de  la  porte, 
l'homme  russe,  la  femme  finnoise.  En  jetant  autour 
d'eux    des    regards    inquiets,    ils    nous    font    entrer. 


32  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ferment  vivement  les  volets,  allument  une  veilleuse. 
A  ma  question  :  «  Quand  nous  mettrons-nous  en 
route  ?  »  on  me  répond  :  «  Dans  deux  heures,  lorsque 
l'obscurité  sera  devenue  complète  «.  Puis  on  nous 
prévient  de  ne  pas  parler  à  haute  voix,  ni  de  sortir,  à 
cause  des  patrouilles  de  krasnoarmeitzy.  Nous  de- 
mandâmes à  manger.  On  nous  servit  du  café  de  seigle 
et   des   pommes   de   terre   bouillies. 

Ayant  repris  des  forces,  nous  attendîmes  avec  impa- 
tience la  venue  du  pêcheur,  qui  devait  nous  conduire 
dans  sa  barque  sur  la  côte  de  Finlande.  A  mesure  que 
le  temps  avançait,  la  jeune  Finnoise  s'agitait  et  nous 
l'entendions  discuter  à  voix  basse.  Enfin  à  dix  heures, 
désolée,  elle  vint  nous  prévenir  que  le  pêcheur  était 
ivre-mort  et  que  pour  ce  soir  il  fallait  renoncer  à  partir. 

Que  faire  ?  Rentrer  à  Pétrograd  ?  Il  n'y  fallait 
pas  songer,  le  dernier  train  était  parti.  Cette  terrible 
tension  des  nerfs,  ces  angoisses  ne  servaient  donc  à 
rien  ?  Je  sentais  que  je  n'aurais  plus  ni  forces,  ni 
courage  pour  tenter  une  seconde  fois  l'aventure. 

Nous  nous  disposâmes  à  passer  la  nuit  dans  la  cabane, 
la  Finnoise  et  moi,  sur  un  grand  lit  d'aspect  douteux, 
le  frère  de  mon  amie  par  terre,  nos  hôtes  à  côté  dans 
la  cuisine. 

Exténués  physiquement  et  moralement,  nous  nous 
endormîmes  d'un  profond  sommeil.  Au  beau  milieu 
de  la  nuit  nous  fûmes  brusquement  réveillées  par  des 
pas  pesants  et  des  voix  excitées.  Les  krasnoarmeitzy, 
pensais-je,  en  me  jetant  à  bas  du  lit.  On  entendait  le 
bruit  de  quelque  chose  de  lourd  qu'on  traînait  ;  les 
marches  de  l'escalier,  conduisant  au  grenier,  craquaient. 
Rester  dans  l'incertitude  m'était  impossible.  Je  me 
précipitai  vers  la  porte.  La  Finnoise  aussi  s'était  levée. 


MA   VIE  ET   MA  FUITE  DU   PARADIS  COMMUNISTE  33 

tandis  que  notre  compagnon  continuait  à  ronfler. 
Par  la  porte  entre-baillée,  nous  aperçûmes  des  hommes 
qui  traînaient  au  grenier  des  caisses  et  des  sacs.  Que 
pouvait  bien  signifier  ce  remue-ménage  à  cette  heure 
de  la  nuit  ?  La  jeune  Finnoise  ne  répondait  à  mes 
questions  que  par  des  gestes  désespérés,  m 'engageant  à 
me  taire.  Nos  hôtes,  ayant  reconduit  leur  monde, 
vinrent  tout  joyeux  nous  conter  les  bonnes  nouvelles; 
on  venait  de  leur  apporter  de  la  contrebande  :  vingt- 
cinq  bouteilles  d'alcool,  une  grande  quantité  de  tabac 
et  de  farine.  Ils  allaient  faire  de  belles  affaires,  les  ache- 
teurs ne  tarderaient  pas  à  venir.  Ils  nous  recommandè- 
rent encore  une  fois  le  silence. 

Ainsi  nous  étions  dans  un  nid  de  contrebandiers  ! 
Ce  serait  un  comble  si  la  mère  du  général  Wrangel 
allait  être  arrêtée  dans  une  pareille  compagnie.  C'est 
pour  le  coup  que  les  bolcheviks  jubileraient!  A  l'aube, 
arrivèrent  les  acheteurs.  Il  y  eut  encore  des  chuchote- 
ments, des  disputes,  des  caisses  et  des  sacs  tramés. 

J'exigeai  de  ma  Finnoise  une  réponse  catégorique  : 
Partirions-nous  oui  ou  non  ce  soir  ?  Car  autrement 
j'étais  décidée  à  retourner  à  Petrograd.  Elle  me  jura 
qu'à  peine  il  ferait  nuit,  on  se  mettrait  en  route  et 
qu'on   avait   mis   l'ivrogne   sous   clef. 

La  journée  se  traîna  lamentablement  dans  une 
attente  anxieuse.  On  nous  servit  des  macaronis  tout 
noirs  et  du  lait  caillé  qu'on  nous  fit  payer  8000  roubles. 
Nous  nous  exécutâmes  sans  récriminer,  l'argent 
soviétique    n'ayant    plus   aucune   valeur   pour    nous. 

Mais  voici  enfin  le  crépuscule  tant  désiré  et,  avec  lui, 
notre  sauveur,  le  pêcheur  contrebandier  et  ses  deux 
camarades.  Il  était  clair  que  nos  hôtes  les  avaient 
régalés,  car,   sans    être    vraiment    ivres,  ils    puaient 

BIBL.   UNIV.   CVI  3 


34  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

l'eau  de  vie.  Pourtant,  nous  n'avions  ni  le  temps,  ni  le 
loisir  d'hésiter  ;  en  faisant  le  signe  de  la  croix  nous  nous 
mîmes   en    route. 

La  nuit  était  glaciale,  noire,  lugubre.  Arrivés 
près  de  la  mer,  les  Finnois,  chuchotant,  jetant  à  droite 
et  à  gauche  des  regards  inquiets,  tirèrent  un  bateau 
d'une  grange  et  le  lancèrent  dans  l'eau.  Il  roula  loin 
du  bord  ;  pas  moyen  d'y  entrer  sans  avoir  de  l'eau 
jusqu'à  la  ceinture. 

Je  n'eus  pas  le  temps  de  me  demander  comment 
j'allais  faire,  qu'on  m'avait  saisie,  mise  sur  le  dos  du 
Finnois  qui  se  tenait  dans  l'eau  et  qui  me  déposa 
comme  un  sac  de  farine  au  fond  de  la  barque.  Nous 
avions  pris  congé  de  la  jeune  Finnoise  dans  la  cabane, 
car   elle  avait   craint   de   nous   accompagner. 

Nous  étions  cinq,  les  trois  pêcheurs,  moi  et  le  frère 
de  mon  amie.  Le  bateau  était  une  misérable  petite 
embarcation  de  pêcheur  à  voile.  Comme  il  s  était 
enlisé  dans  un  banc  de  sable,  il  fallut  de  longs  efforts 
qui  nous  parurent  interminables,  pour  le  faire  bouger. 
Le  froid  était  pénétrant.  La  barque  avançait,  secouée 
par  les  vagues  qui,  de  temps  à  autre,  nous  aspergeaient 
d'écume  glaciale.  Les  pêcheurs,  à  tour  de  rôle,  pui- 
saient l'eau  du  fond  de  la  barque.  Mes  pieds  étaient 
trempés.  Je  regardai  à  ma  montre,  il  était  huit  heures 
précises.  Mais  voici  que  la  direction  du  vent  change  ; 
les  Finnois  commencent  à  s'agiter,  mettent  la  voile 
et  nous  prient  de  rester  immobiles,  car  le  vent  est 
contraire  et  nous  sommes  obligés  de  contourner 
Cronstadt  où  la  mer  est  toujours  sillonnée  par  les 
faisceaux  lumineux  des  projecteurs. 

On  me  fourra  tout  au  fond  de  la  barque  dans  l'eau 
glaciale.  Maintenant,  j'étais  prise  comme  dans  une  gaine 
de  glace  ;  mes  dents  claquaient,  l'atroce  froid  avait  tué 


MA   VIE    ET  MA   FUITE   DU    PARADIS   COMMUNISTE  35 

en  moi  tout  sentiment  de  peur,  je  n'avais  qu'une  idée  : 
me  réchauffer. 

Enfin  voici  le  redoutable  Cronstadt  avec  ses  gerbes 
de  feu  derrière  nous  ;  on  ne  voit  plus  que  l'immensité 
de  la  mer.  Mes  pieds  sont  raidis  par  le  froid,  je  suis 
secouée  de  frissons.  Le  temps  passe,  les  trois  heures 
dont  on  avait  parlé  sont  depuis  longtemps  écoulées,  et 
nous   voguons   toujours. 

Une  subite  rafale  arrache  la  voile  et  casse  le  mât. 
Je  commence  à  avoir  peur.  Les  Finnois,  dressés 
de  toute  leur  taille  dans  notre  frêle  embarcation, 
tâchent  de  réparer  tant  bien  que  mal  le  désastre,  en 
s  invectivant  et  en  perdant  la  tête.  A  chaque  mou- 
vement, la  barque  s'incline  tantôt  à  droite,  tantôt  à 
gauche  et  risque  de  chavirer  en  nous  entraînant  au 
fond  de  la  mer.  Heureusement  les  souffrances  causées 
par  le  froid  sont  un  bon  dérivatif  à  la  peur.  Je  me  sens 
à  moitié  morte  et  ce  n'est  pas  étonnant  :  on  est  au 
25  octobre,  la  nuit  est  glaciale  et  nous  sommes  mouil- 
lés jusqu'aux   os. 

Enfin  la  voile  est  réparée  ;  les  Finnois  assurent  que 
nous  arrivons  au  terme  de  notre  voyage.  Mais  nos 
épreuves  ne  sont  pas  finies.  Une  neige  épaisse  se  met 
à  tomber,  cachant  à  nos  yeux  l'horizon  d'un  mur 
blanc.  La  neige  en  fondant  coulait  dans  le  dos  ;  mon 
chapeau  était  ruisselant  et  ma  tête  glacée.  On  avait 
peine  à  diriger  le  bateau  qui  semblait  flotter  au  gré 
des  vagues  et  du  vent.  Je  regarde  encore  ma  montre  : 
quatre  heures.  Voici  huit  heures  que  dure  notre 
voyage.  Tout-à-coup,  les  Finnois  s'animent  ;  mon 
compagnon  qui,  jusque-là,  paraissait  inerte,  se  met 
à  sourire  et  à  hocher  joyeusement  la  tête.  A  tra- 
vers la  neige  qui  diminue,  on  aperçoit  le  rivage.  Les 
pêcheurs  enlèvent  la  voile  et  se   mettent    à   ramer. 


36  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Je  ne  réagis  presque  plus,  il  me  semble  que  mon  âme 
aussi  est  gelée.  La  barque  touche  un  banc  de  sable 
et  s'arrête  de  nouveau  loin  de  la  rive.  Les  Finnois  ont 
peur  des  patrouilles,  ils  chuchotent  et  nous  pressent, 
en  nous  ordonnant  de  nous  taire.  Mais  mes  mal- 
heureuses jambes  sont  tellement  raidies  par  le  froid 
que  je  n'ai  pas  la  force  de  me  lever.  L'un  des  Fin- 
nois me  saisit  sous  les  bras,  l'autre  par  les  jambes; 
ils  me  transportent  à  terre  et  me  jettent  comme  un 
corps  mort  sur  la  plage.  Puis,  sans  même  répondre  à 
nos  questions,  ayant  saisi  leurs  sacs  à  marchandises, 
ils   disparaissent   en    rampant   derrière   les   arbres. 

Et  me  voici  seule  avec  mon  compagnon,  mais  je 
reste  inerte,  sans  trouver  la  force  de  me  réjouir, 
ni  de  me  relever.  Mon  compagnon,  lui,  s'était  trans- 
formé, il  riait;  m'aidait  à  me  lever  et  m'engageait  à 
nous  mettre  plus  vite  en  route.  Il  était  quatre  heures 
et  vingt  minutes.  Mais  de  quel  côté  aller  ? 

Nous  nous  acheminâmes  au  hasard  par  la  forêt, 
nous  perdant  en  conjectures  pour  deviner  où  nous 
étions.  En  marchant,  je  me  réchauffai  un  peu  et  me 
dégelai  physiquement  et  moralement.  L'aube  commen- 
çait à  blanchir,  lorsque  nos  pieds  s'embarrassèrent. 
En  regardant  attentivement,  nous  reconnûmes  un 
réseau  de  fils  de  fer  et  des  canon  .  Mon  compa- 
gnon qui  connaissait  bien  la  Finlande  me  dit  : 

—  Nous  sommes  au  fort  Ino.  Il  faut  aller  dans  la 
direction   opposée   vers   Térioki. 

Nous  nous  remîmes  en  marche  toujours  par  la  forêt. 
De  temps  à  autre,  nous  passions  devant  des  villas, 
fenêtres  et  portes  clouées  :  partout  un  silence  de 
mort,  pas  une  âme.  Voici  une  localité  plus  habitée. 
Nous  frappons  à  plusieurs  portes,  on  entend  grogner  à 
1  intérieur    sans    que    personne    ne    paraisse.    Enfin, 


MA   VIE   ET   MA  FUITE    DU    PARADIS   COMMUNISTE  37 

une  maison  où  une  lumière  brille  à  la  fenêtre. 
Nous  frappons  ;  un  couple  finnois  très  sympathique 
▼ient  nous  ouvrir.  Nous  expliquons  que  nous  sommes 
des  réfugiés  russes  et  demandions  la  permission  de  nous 
reposer  et  de  nous  chauffer  un  peu.  Ils  nous  engagent 
très  hospitalièrement  à  entrer.  Seigneur  !  quel  bon- 
heur !  J'aperçois  un  poêle  brûlant.  Ma  gaine  de  glace 
commence  à  fondre,  de  petits  ruisseaux  coulent  de 
tous  côtés.  N'ayant  rien  pour  changer  mes  vêtements 
trempés  (on  se  souvient  que  j'avais  fui  sans  rien  em- 
porter), je  suis  infiniment  reconnaissante  à  la  Finnoise, 
qui  m'enlève  mes  bottines  trouées,  mon  manteau, 
mon  chapeau  ruisselant  et  m'installe  près  du  poêle 
en  me  couvrant  les  épaules  d'une  couverture  ouatée. 
Grand  Dieu  !  Quel  béatitude  !  Jamais  je  n'ai  éprouvé 
de  sensation  plus  délicieuse,  c'est  comme  si  après  la 
mort  je  revenais  à  la  vie.  Je  ressens  aussi  une  faim 
violente.  Malheureusement,  je  n'ai  dans  ma  poche 
que  16  marks  finnois.  M'étant  concertée  avec  mon 
compagnon,    celui-ci    me   dit  : 

—  Je  vous  conseille  de  vous  nommer.  Le  bonhom- 
me a  bien  certainement  entendu  parler  de  votre  fils 
(c'était  avant  la  catastrophe  de  la  Crimée).  Nous 
lui  donnerons  un  mot  pour  ma  sœur  qui  le  rem- 
boursera. 

Et,  en  effet,  à  peine  le  Finnois  fut-il  informé  de 
mon  nom,  qu'il  appela  sa  vieille  mère  et  les  enfants 
qui  nous  entourèrent.  Il  nous  dit  que  toute  sa  sympathie 
était  pour  les  Blancs  et  qu'il  avait  été  plus  d'une  fois 
dans  le  temps  à  Pétrograd.  En  un  clin  d'oeil,  la  table 
fut  couverte  d'un  tas  de  bonnes  choses  que  je  n  avais 
pas  vues  depuis  deux  ans  :  des  œufs  durs,  du  fromage, 
du  beurre,  du  lait  caillé  et  du  pain  blanc  !  Nous 
devions  probablement  avoir  l'air  bien  extraordinaire. 


38  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

car  nous  contemplions  tout  cela  avec  des  yeux  avides 
et  étonnés.  On  nous  servit  du  café  fumant  avec  du 
lait  et  du  sucre  !  Je  sentais  le  sang  bouillonner 
dans  mes  veines,  j'avais  même  trop  chaud. 

Lorsque  mes  vêtements  furent  plus  ou  moins  secs, 
j'endossai  mes  loques,  en  ayant  soin  d'assujettir  ma 
semelle  avec  une  ficelle.  Mon  manteau  se  tenait 
raide  comme  une  cloche,  mon  chapeau  et  mes  bottines 
s'étaient    recroquevillés. 

Il  était  temps  de  partir  pour  la  quarantaine,  que 
malheureusement  il  nous  était  impossible  d'éviter.  Le 
Finnois  proposa  de  nous  conduire  en  voiture  jusqu'à 
Térioki,  qui  était  encore  à  vingt  verstes.  Nous  accep- 
tâmes avec  reconnaissance.  La  voiture  se  trouva  être 
un  simple  chariot  rempli  de  paille.  Le  Finnois  n'en 
possédait  pas  de  meilleure.  Mais  ceci  me  parut  insi- 
gnifiant, la  vie  m'en  ayant  fait  voir  bien  d'autres. 
Après  avoir  chaudement  remercié  nos  hôtes,  nous 
grimpâmes  dans  le  chariot,  et,  fouette  cocher  ! 
A  chaque  cahot  nous  tressautions,  mais  tout  était 
oublié,  les  trois  nuits  d'insomnie,  l'atroce  souffrance 
du  froid,  la  crainte  d'être  arrêtés  ou  de  périr  en  mer. 

Vers  neuf  heures  du  matin,  nous  étions  à  la  quaran- 
taine. On  nous  fit  subir  un  interrogatoire  et  d'autres 
formalités.  On  me  dévisageait  comme  le  merle  blanc. 
Mon  compagnon  se  tordait  de  rire  en  regardant  mon 
costume. 

Nous  fûmes  retenus  durant  deux  semaines.  Et  ju- 
gez de  la  puissance  des  nerfs  :  à  soixante  et  un  ans, 
après  toutes  les  épreuves  des  derniers  jours,  je 
n'attrapai  pas  même  de  rhume.  Il  n'y  eut  que  la 
nourriture  convenable  qui,  après  les  détritus  soviéti- 
ques, fut  nuisible  les  premiers  temps  à  mon  estomac. 

Durant  mon  internement,  les  journaux  locaux  ayant 


MA  VIE  ET   MA  FUITE  DU   PARADIS  COMMUNISTE  39 

parlé  de  rintrépide  voyageuse,  mère  du  général 
Wrangel,  qui  avait  réussi  à  s'échapper  de  Sovdépie, 
je  reçus  une  quantité  de  lettres  de  sympathie  de  la 
part  de  Russes  connus  et  inconnus  et  une  adresse 
dont  je  fus  profondément  touchée,  signée  par  de  nom- 
breuses familles  finlandaises  qui  m'exprimaient  leur 
satisfaction  de  me  savoir  à  l'abri  dans  leur  pays  et  me 
parlaient  en  termes  élogieux  de  mon  fils. 

La  mission  américaine  qui,  durant  les  jours  tra- 
giques de  la  catastrophe  de  Crimée,  avait  partout 
fait  preuve  de  tant  de  cœur  vis-à-vis  des  Russes,  fut 
touchante  pour  moi.  Elle  me  fournit  non  seulement 
une  quantité  de  'produits  alimentaires,  mais  aussi  des 
vêtements  chauds.  J'étais  profondément  émue  de 
toutes  ces  marques  de  sympathie  et  de  respect,  dont 
j'avais  perdu  l'habitude  ces  dernières  années.  J'avais 
la  sensation  d'avoir  été  touchée  par  la  baguette  ma- 
gique de  quelque  fée  puissante. 

Lorsque  ma  quarantaine  fut  achevée,  mon  ami 
vint  me  chercher  pour  me  conduire  dans  sa  ravissante 
villa  où  je  passai  trois  mois  et  demi,  jouissant  d'un 
repos  bienfaisant,  en  attendant  le  visa  pour  l'Allema- 
gne. Grâce  aux  soins  les  plus  tendres  et  les  plus 
dévoués  et  malgré  les  tourments  pour  mon  fils,  causés 
par  l'évacuation  de  |la  Crimée,  je  repris  petit  à  petit 
mon  aspect  normal.  En  février,  je  pus  rejoindre  mon 
mari  à  Dresde,  qu'il  avait  gagné,  de  la  Finlande, 
peu  de  temps  avant  ma  fuite. 

Pour  le  moment  nous  y  vivons  en  réfugiés  sans  perdre 
courage,  espérant  et  croyant  fermement  à  la  régéné- 
ration et  à  la  prospérité  future  de  notre  malheureuse 
patrie. 

Je  ne  veux  pas  clore  ces  lignes  sans  parler,  ne  fût-ce 
que  brièvement,  de  l'état  actuel  du  malheureux  Pétro- 


40  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

grad.  Son  aspect  extérieur  a  pris  un  air  légèrement 
bucolique.  Au  Newsky,  sauf  les  autos  des  commissaires 
et  les  lourds  camions,  il  n'y  a  pas  d'autre  mouvement 
que  celui  des  piétons.  Bien  des  rues  (même  le  Newsky, 
vis-à-vis  du  Théâtre  Alexandre)  sont  couvertes 
d'herbe.  L'air  est  plus  pur  et  plus  transparent  que 
jadis,  grâce  au  chômage  des  fabriques.  Le  public  ne 
circule  pas  sur  les  trottoirs,  mais  au  milieu  de  la  chaus- 
sée ;  les  uns  portent  sur  leur  dos  des  sacs  avec  la  ration, 
d'autres  marchent  en  mangeant  le  pain  qu'ils  viennent 
de  recevoir  à  la  boulangerie  municipale.  Peu  de 
temps  avant  mon  départ  les  habitants  affamés  de  Pé- 
trograd  eurent  une  agréable  surprise  :  ils  reçurent 
d'immenses  cargaisons  de  pommes  qui  furent  distri- 
buées en  grande  quantité.  On  m'a  conté  qu'un  étranger, 
arrivé  en  ce  moment  à  Pétrograd,  fit  la  remarque 
suivante  :  "  De  quoi  les  Russes  se  plaignent-ils  ? 
N'ont-ils  pas  toutes  les  raisons  de  se  croire  au  Paradis? 
Ils  se  promènent   nus  et  mangent  des  pommes  ». 

On  voit  en  été,  dans  la  rue,  des  dames  qui  achèvent 
d'user  leurs  robes  élégantes,  tout  en  étant  chaussées 
d'espadrilles  en  ficelle  et  ne  portant  pas  de  bas.  En 
hiver,  les  luges  sont  les  seuls  véhicules.  On  y  trans- 
porte les  meubles,  les  ustensiles  de  ménage,  les  bagages, 
la  ration  qu'on  vient  de  recevoir  ou  les  pommes  de 
terre  obtenues  à  grand'peine  chez  les  «  méchetch- 
nlkl«\  Des  mères  exténuées  y  traînent  leurs  enfants. 

Les  magasins  sont  fermés,  portes  et  fenêtres  clouées, 
car  les  marchandises  sont  toutes  réquisitionnées  et  les 
entreprises    nationalisées.    L'aspect    du    public,    sans 

'  •  Méchelchnik'  '  du  mot  méchok  (»ac).  On  nomme  ainsi  ceux  qui,  aux  ritqua 
et  périls  de  leur  vie.  vont  à  la  campagne,  en  province,  chercher  de*  provisions  pour 
ïen  revendre  à  des  prix  fabuleux  aux  habitants  des  deux  capitales.  Ce  commerce 
est  sévèrement  prohibé. 


MA   VIE   ET   MA  FUITE    DU   PARADIS   COMMUNISTE  41 

parler  de  son  accoutrement  fantaisiste,  attire  l'attention 
par  un  air  maladif  ;  les  visages  sont  boursoufflés, 
avec  des  poches  sous  les  yeux  et  un  teint  de  cire. 
Dans  le  domaine  intellectuel,  le  niveau  a  positivement 
baissé.  En  causant  avec  mes  collègues  du  Musée, 
tous  gens  de  la  plus  haute  culture,  nous  savions 
d'avance  que  chaque  conversation  finirait  fatalement 
par  des  questions  de  produits  alimentaires,  des  dif- 
ficultés qu'on  a  pour  s'en  procurer,  etc.  La  plupart  des 
gens  sont  devenus  irritables,  méfiants  et  ont  un  air 
de  bêtes  traquées.  Tous,  sans  exception,  ont  la  mé- 
moire très  affaiblie.  Une  quantité  d'hommes  éminents 
ont  péri  de  faim  ou  ont  été  fusillés.  Je  sais  que  les 
académiciens  Lappo-Danilewsky,  Schachmatoff,  le 
professeur  V.  Hessen  et  bien  d'autres  sont  morts 
d'épuisement.  On  pourrait  écrire  un  long  martyrologe 
de  tous  ceux  qui,  à  la  fleur  de  l'âge  et  du  talent,  ont 
péri  de  la  main  des  bolcheviks. 

La  position  des  professeurs,  des  étudiants  et  des 
autres  personnes  de  la  classe  intellectuelle  n'est  guère 
meilleure  que  celle  des  anciens  aristocrates,  ils  vivent 
aussi  dans  une  continuelle  attente  de  perquisitions  et 
d'arrestations.  Avec  le  reste  du  public,  ils  perdent  leur 
temps  à  faire,  durant  des  heures,  la  queue  devant  les 
magasins  municipaux  pour  recevoir  un  peu  de  pain 
ou  de  hareng  et  sont  assujettis  aux  mêmes  corvées. 
Pour  gagner  plus  d'argent,  ils  prennent  du  service 
simultanément  dans  plusieurs  institutions  et  la  science 
y  perd. 

Du  reste,  la  science  et  l'instruction  périclitent. 
On  n'a  ni  manuels,  ni  matériel  scolaire.  On  ne  reçoit 
plus  les  revues  scientifiques  étrangères  et  celles  qui 
s'éditaient  en  Russie  ne  paraissent  plus.  La  plupart 
des  écoles  ne  figurent  que  sur  le  papier;  en  réalité. 


42  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

leur  nombre  est  réduit  au  minimum,  faute  de  locaux,  de 
chauffage,  de  livres,  de  maîtres.  Grâce  à  l'éducation 
en  commun  des  garçons  et  des  filles,  au  manque  de 
discipline  et  au  relâchement  des  mœurs,  la  déprava- 
tion est  générale.  On  a  enlevé  les  saintes  images  des 
classes,  et  les  enfants  n'osent  plus  porter  leurs  croix 
de  baptême.  Pour  corrompre  la  jeunesse,  on  la  mène 
au  cinéma  assister  à  des  pièces  révoltantes,  telles 
que  les  aventures  de  Raspoutine  et  des  scènes 
soi-disant  véridiques  de  la  vie  intime  des  membres 
de  la  famille  impériale.  De  temps  à  autre,  on  voit  dans 
les  rues  des  affiches  représentant  en  grandeur  naturelle 
«  Nicolas  le  sanglant  »,  c'est  ainsi  qu'ils  nomment  le 
défunt  tsar,  martyrisé  et  mis  à  mort  par  eux.  Il  y  est 
représenté  dans  un  état  de  complète  ivresse,  en  grand 
manteau  de  cour,  la  couronne  lui  tombant  de  la  tête. 
Sous  ses  pieds  s'amoncellent  des  cadavres  ensanglantés 
d'ouvriers  et  de  prolétaires. 

On  organise  des  clubs  de  jeunes  communistes. 
J'ai  eu  l'occasion  d'entendre  leurs  discours  ;  on  frémit 
à  1  idée  de  la  nouvelle  génération  qui  se  prépare  pour 
la  Russie. 

Les  églises,  des  maisons  privées,  des  établissements 
d'éducation,  toutes  les  institutions  publiques  et 
militaires  sont  fermées.  Le  clergé  n'est  exempt 
d'aucune  corvée.  Les  journaux  sont  remplis  de  per- 
siflages et  d'outrages  grossiers  et  obscènes  à  son  adresse. 
Le  Journal  rouge  y  a  même  consacré  une  rubrique 
spéciale.  D'un  autre  côté  on  constate  une  recrudescence 
générale  de  ferveur  religieuse.  Les  processions  qui, 
ces  derniers  temps,  ont  été  admises,  grâce  à  l'in- 
tervention d'une  partie  des  ouvriers,  attirent  des 
centaines  de  milliers  de  fervents  :  jamais  dans  l'ancien 
temps  on  n'en  vit  d'aussi  grandioses.  Des  congréga- 


MA   VIE  ET   MA  FUITE    DU   PARADIS   COMMUNISTE  43 

tions  ont  été  organisées.  Les  églises  regorgent  de  monde 
et  sont  entretenues  aux  frais  des  paroissiens,  aussi  il 
faut  voir  avec  quel  amour  et  quelle  ardeur  ces  derniers 
y  veillent  et  les  ornent  de  guirlandes,  de  feuillage 
et  de  fleurs  de  papier.  On  a  formé  d'excellents  chœurs. 
Dans  le  clergé,  on  remarque  un  nouveau  type  de  prêtre, 
plusieurs  ont  fait  des  études  universitaires.  Les  sermons 
aussi  ont  pris  un  nouveau  caractère,  on  y  sent  le  lien 
spirituel  entre  le  prêtre  et  la  congrégation.  La  souf- 
france et  le  malheur  les  ont  unis  et  les  rapports  en  sont 
devenus  plus  intimes  et  plus  affectueux.  Les  confes- 
sions en  commun  sont  très  répandues.  Jamais  je  n'ai 
eu  l'occasion  d'observer  une  atmosphère  de  piété  aussi 
intense  que  celle  qui  règne  dans  les  églises  lorsque, 
parmi  les  sanglots,  toute  l'assistance  se  confesse 
comme  un  seul  homme.  Je  connais  plusieurs  personnes, 
très  indifférentes  en  matière  religieuse,  qui  sont 
devenues    profondément    croyantes. 

Je  ne  me  charge  pas  de  parler  de  l'état  financier  et 
économique  de  la  Russie,  cela  demande  des  connais- 
sances statistiques  et  scientifiques  et  j'ai  toujours  été 
étrangère  à  ces  questions.  Actuellement  un  véritable 
chaos  règne  dans  ces  domaines.  Je  sais  seulement  que, 
tandis  qu'à  Pétrograd,  Moscou,  Penza  et  Kharkoff, 
on  imprimait  journellement  7  millions  de  roubles, 
nous,  les  employés,  restions  des  mois  sans  recevoir 
nos   appointements,    faute  d'argent   dans   l'Etat. 

Malgré  les  gages  fantastiques  (les  plus  modestes 
sont  de  3000  r.)  les  gens  se  promènent  à  moitié  nus 
et  meurent  de  faim.  Ceux  qui  travaillent  ont  seuls  le 
droit  d'habiter,  ou  plutôt  de  végéter  à  Pétrograd. 
«  Mangent  seulement  ceux  qui  travaillent  ».  Ces  mots 
sont  imprimés  sur  les  cartes  des  travailleurs.  Aussi, 
tous  ceux  qui  ne  sont  pas  encore  tombés  en  enfance 


44  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  qui  ont  la  force  de  se  tenir  debout,  ont  envahi  les 
institutions  de  l'Etat.  Cela  contribue-t-il  à  la  prospérité 
de  la  chose  publique  ?  Voilà  une  question  qui  n'inté- 
resse guère  les  autorités  bolchévistes,  qui  font  tout 
exclusivement    pour    l'extérieur. 

Le  nom  des  rues  et  des  palais  a  été  changé. 
Ainsi,  le  palais  de  Tauride,  dont  les  murs  ont  été 
témoins  de  tant  d'événements,  s'appelle  palais  d'Ou- 
ritzlcy,  en  mémoire  d'un  communiste  tué  en  1918. 
Le  palais  du  grand  duc  Serge  Alexandrovitch 
se  nomme  palais  Nahamkes.  De  même  beaucoup 
d'autres  mstitutions  et  palais  ont  échangé  leurs 
noms  historiques  pour  des  noms  chers  au  bolchévisme. 
La  principale  rue  de  Pétrograd,  le  Newsky,  s'appelle 
maintenant  «  la  Perspective  du  25  octobre  »  (jouT  de 
l'usurpation  du  pouvoir  par  les  bolcheviks).  L'ex- 
résidence  impériale,  où  toute  la  famille  impériale  a 
habité  jusqu'au  jour  de  l'exil  en  Sibérie,  n'est  plus 
Tsarskoe-Selo,  mais  Diertzkoe-Selo  d'Ouritzky.  Pav- 
lovsk,  l'historique  Pavlovsk  dans  les  environs  de  Pétro- 
grad, est  nommé  Sloutzk  en  mémoire  de  la  communiste 
Vera   Sloutzky. 

A  chaque  pas  on  peut  admirer  une  quantité  de  mons- 
trueux monuments,  vraies  caricatures  en  plâtre  des 
«  pères  de  la  révolution'»  :  Lassalle,  Karl  Liebknecht» 
Rosa  Luxembourg,  Volodarsky.  On  en  avait  érigé  un 
pour  Sophie  Perowsky,  qui  avait  pris  part  au  meurtre 
d'Alexandre  H.  mais  il  fallut  l'enlever,  car  cette  image 
grotesque,  quelque  chose  entre  une  gigantesque 
chauve-souris  et  un  stalactite,  produisait  sur  tous  les 
passants  un  effet  d'hilarité  bien  contraire  à  celui 
qu'avait  voulu  produire  l'artiste.  Les  peintres  et  les 
sculpteurs  attitrés  de  la  république  des  paysans  et  des 
ouvriers  sont  futuristes  et   cubistes,  aussi    l'on   peut 


MA  VIE  ET  MA  FUITE  DU  PARADIS  COMMUNISTE  45 

facilement  se  représenter  toute  la  beauté  de  ces  mo- 
numents. 

Le  poète  «  de  cour  »  VI.  Maiakovsky  glorifie  dans 
ses  vers  le  paradis  communiste,  son  talent  est  très 
apprécié.  Il  y  a  aussi  des  poètes  prolétaires  et  paysans. 

Le  Champ  de  Mars,  où  jadis  on  faisait  de  brillantes 
revues  et  où  l'on  peut  encore  admirer  la  statue  de 
Souvaroff,  est  devenu  le  Panthéon  moderne,  on  y 
enterre  les  héros  de  la  révolution.  On  y  trouve  une  boue 
et  une  saleté  indescriptibles.  Du  reste,  la  saleté  règne 
partout.  L'état  sanitaire  de  la  ville  est  effroyable.  Les 
maisons,  faute  de  matériaux  (on  ne  trouve  même  pas 
de  clous)  ne  se  réparent  plus  et  risquent  de  s'écrouler. 
Les  tuyaux  de  canalisation  et  les  conduits  d  eau  ont 
éclatés  ,grâce  à  l'absence  de  chauffage  (toutes  les  bâ- 
tisses de  bois,  les  barques,  les  forêts  environnantes, 
tout  a  été  brûlé).  Les  ordures,  l'eau  sale,  tout  est  vidé 
n'importe  où,  dans  la  cour,  sur  l'escalier,  par  les 
fenêtres  dans  la  rue.  Les  dvorniks  étant  supprimés 
comme  une  invention  bourgeoise,  ce  sont  les  malheu- 
reux habitants,  affaiblis  par  la  faim  et  non  habitués 
à  ce  genre  de  travaux,  qui  doivent  entretenir  la  propreté 
dans  les  maisons,  les  cours  et  les  rues.  La  saleté 
s'accumule,  les  immondices  obstruent  les  tuyaux  et 
débordent.  On  voit  d'ici  le  tableau.  Les  «  journées  » 
et  les  «  semaines  sanitaires  »,  inventées  pour  martyriser 
le  «  bourgeois  »,  sont  impuissantes  à  remédier  au  mal. 

Dans  la  plupart  des  maisons  privées,  ainsi  que  dans 
les  institutions  publiques,  la  température  est  à  zéro. 
Les  habitants  ne  quittent  jamais  leurs  pelisses,  leurs 
chapeaux  et  —  les  heureux  qui  en  possèdent  —  leurs 
caoutchoucs.  On  écrit  en  gants  de  laine  dont  les  doigts 
sont  coupés  comme  des  mitaines.  On  dort  sans 
se  déshabiller,  en  se  couvrant  de  toutes  les  hardes 


46  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

qu'on  possède.  La  plupart  des  gens  ne  se  lavent  qu'une 
fois  par  semaine  à  cause  du  froid  et  ne  changent  de  linge 
que  très  rarement,  le  prix  du  savon  étant  inabordable. 
Les  poux  pullulent,  les  hôpitaux,  les  bains  publics, 
les  écoles,  les  tramways  en  sont  pleins.  Et  les  poux 
—  on  le  sait  bien  —  sont  les  meilleurs  agents  des  épi- 
démies. 

Je  ne  puis  m  empêcher  de  raconter  à  ce  sujet  une 
histoire  bien  amusante.  Les  soldats  de  l'armée  rouge  ne 
reçoivent  de  congé  qu'après  avoir  été  atteints  du  typhus. 
Alors  ayant  entendu  dire  qu'il  faut  se  méfier  des  poux, 
ils  ont  imaginé  la  combinaison  suivante  :  se  faire 
inoculer  la  maladie  précisément  par  ces  insectes  et, 
de  cette  façon,  réaliser  le  rêve  si  longtemps  caressé, 
aller  en  congé  à  la  maison.  Il  se  trouva  immédiate- 
ment des  individus  pour  spéculer  sur  cette  originale 
marchandise,  en  vendant  à  250  r.  la  boîte  de  5  poux, 
pris  sur  un  malade  du  typhus. 

La  mortalité  est  monstrueuse.  La  population  est 
décimée  par  les  typhus  de  tous  genres,  l'influenza 
espagnole,  la  dysenterie,  le  choléra  et  tout  simplement 
par  l'épuisement.  En  1917,  elle  était  de  2.440.000 
d'individus;  en  1920,  on  n'en  comptait  plus  que  705 .000. 
Il  faut  aussi  tenir  compte  de  l'émigration  et  des 
exécutions. 

L'état  des  hôpitaux  est  indescriptible,  ils  sont, 
ainsi  que  les  postes  d'évacuation,  surchargés  de 
monde.  J'ai  entendu  dire,  par  un  docteur  très  connu 
de  l'hôpital  militaire  Nicolas,  que  des  convois  de  10 
mille  malades  et  blessés  du  front,  arrivés  à  Pétrograd, 
n'avaient  pu  être  évacués,  faute  de  place,  sur  les 
hôpitaux.  Les  malheureux  avaient  eu  mains  et  pieds 
gelés  et  beaucoup  étaient  morts  de  froid.  Le  personnel 
médical  lui-même  n'est  pas  plus  épargné  par  les  mala- 


MA  VIE  ET  MA  FUITE  DU  PARADIS  COMMUNISTE  47 

dies  que  le  reste  du  monde.  Tout  fait  défaut.  On 
possède  un  thermomètre  pour  deux  cents  malades. 
Les  remèdes  les  plus  nécessaires  manquent  :  il  n'y  a 
pas  même  d'huile  de  ricin,  ni  de  bicarbonate  de 
soude,  et  aucun  narcotique.  Dans  les  salles  d'opéra- 
tion la  température  est  de  2°-'3*^,  les  chirurgiens  n'ont 
pas  les  instruments  nécessaires  pour  les  opérations. 
Les  bams  ne  fonctionnent  pas,  les  W.-C.  sont  des 
cloaques.  Dans  les  morgues,  les  cadavres  s'amoncel- 
lent; on  n'a  aucun  cercueil,  ni  moyen  de  transport 
pour  les  mener  au  cimetière.  Les  garde-malades  sont 
grossières,  peu  préparées  au  travail,  elles  dépouillent 
les  malades  et  pillent  les  hôpitaux.  Les  sœurs  de  charité 
nouvellement  formées  pensent  plus  à  leur  flirt  qu  à 
leur  vocation. 

On  peut  s'imaginer  ce  que  sont  les  voyages. 
Les  voitures  sont  surchargées  de  monde,  même  les 
filets  à  bagages  sont  occupés .  Les  poux  pullulent.  Pas 
moyen  de  trouver  de  quoi  se  nourrir  en  route.  Le 
nombre  des  voitures  détériorées  est  énorme.  Les 
«  camarades  »  couvrent  la  locomotive,  les  toits,  s'ac- 
crochent et  se  suspendent  partout.  Même  tableau  dans 
les  tramways.  Les  catastrophes  se  multiplient;  faute 
de  matières  graisseuses,  les  essieux  s'enflamment, 
les  voyageurs  cassent  les  vitres,  se  précipitent  par  les 
fenêtres,    s'écrasent. 

Des  personnes,  venues  de  la  province,  m'ont  assuré 
que  toute  la  Sovdépie  était  dans  la  même  état  infernal. 

Voilà  mes  impressions  sur  l'existence  au  «  paradis 
communiste  »,  j'ai  besoin  d'en  faire  part  au  monde 
civilisé. 

Baronne  Marie  Wrangel. 

l^'Août  1921. 


^^^^^^H^^^^HHHHHH^^4^^k^^- 


Le  droit  fluvial  international 
et    le  régime  du  Danube. 


SECONDE  ET   DERNIÈRE   PARTIE  ^ 

En  résumé,  dans  le  régime  du  Danube,  tel  qu'il 
résultait  des  divers  actes  diplomatiques,  on  distin- 
guait avant  la  guerre  mondiale  :  le  Bas-Danube  ou 
Danube  maritime  (de  Braïla  à  la  mer)  ;  le  Danube 
moyen  (des  Portes  de  Fer  à  Braïla)  ;  le  Haut- Danube 
(d'Ulm,  où  il  devient  navigable,  jusqu'aux  Portes 
de   Fer). 

1°  Le  Bas-Danube  était  soumis  à  une  législation 
conforme  aux  principes  qui  régissent  les  fleuves 
«  conventionnels  ■ .  La  navigation  et  le  commerce 
y  étaient  libres,  quels  que  fussent  les  pavillons.  L'au- 
torité de  la  Commission  européenne  s'exerçait  jus- 
qu'à Braïla  ;  mais  la  partie  du  bras  de  Kilia,  dont 
les  deux  rives  se  trouvaient  soit  en  Russie,  soit 
en  Roumanie,  était  soustraite  à  son  pouvoir  et  même 
à  son  contrôle.  Quant  à  la  partie  mixte,  c'est-à-dire 
qui  coulait  entre  les  territoires  russe  et  roumain, 
les  règlements  en  vigueur  dans  le  bras  de  Soulina 
lui  étaient  appliqués,  sous  la  surveillance  d'une  com- 
mission   spéciale    russo-roumaine. 

*  Pour  la  première  partie,  voir  la  livraison  de  mars. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE        49 

2°  Le  Danube  moyen  échappait  à  toute  organisa- 
tion commune,  la  Roumanie  ayant  refusé  son  adhé- 
sion au  projet  Barrère.  Le  traité  de  Londres  restait 
sans  effet  et  la  Roumanie,  la  Bulgarie,  la  Serbie  exer- 
çaient la  police  et  le  contrôle  sur  leurs  eaux  terri- 
toriales. 

3°  Le  Haut-Danube  était  abandonné  aux  riverains  : 
le  Wurtemberg,  la  Bavière,  l'Autriche-Hongrie,  la 
Serbie  affranchie.  En  réalité,  le  commerce  y  était 
presque  exclusivement  au  pouvoir  de  l'Autriche, 
contrairement  aux  principes  de  1815  et  de  1856 
qui  tendaient  à  établir  la  loi  de  l'égalité  ^universelle, 
la  communauté  du  fleuve  et,  sur  tout  le  cours,  un 
régime  uniforme. 

Quant  aux  Portes  de  Fer,  l'exécution  des  travaux, 
confiée  d'abord  à  l'Autriche  et  à  la  Turquie  par  le 
traité  de  1 87 1 ,  avait  été  finalement  attribuée  à  l'Au- 
triche seule  en  1878.  Et,  de  sa  propre  autorité,  le 
gouvernement  hongrois  avait  réglementé  et  tarifé  la 
navigation. 

On  voit  par  ce  résumé  que  le  plus  incroyable  man- 
que d'unité  caractérisait  l'organisation  du  Danube, 
par  la  faute  surtout  de  l'Autriche-Hongrie  qui  ne 
voulait  voir  que  sa  position  sur  le  fleuve  et  se  refu- 
sait à  le  considérer  comme  un  ensemble. 

Les  choses  en  étaient  là  quand  la  guerre  mondiale 
éclata. 

La  guerre  n'entraîne  pas  par  elle-même  l'annu- 
lation des  traités  internationaux,  conclus  en  temps 
de  paix.  Mais  le  grand  conflit,  qui  débuta  par  une 
trahison  de  la  foi  jurée  et  l'invasion  d'un  pays  dont 
la  neutralité  était  garantie  par  la  Prusse  même,  ne 
devait  pas  davantage  respecter  la  neutralité  des  ou- 
vrages   et   établissements    créés    par   la    Commission 

BIBL-    UNIV.   CVI  4 


50  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

européenne.  Pendant  toute  la  durée  des  hostilités, 
Tactivité  de  cette  commission  fut  suspendue  et  rien 
ne  subsista  d'elle  jusqu'au  jour  où  le  Traité  de  Ver- 
sailles la  rétablit,  parce  qu'elle  correspondait  à  des 
nécessités  qui  ne  pouvaient  pas  ne  pas  recevoir  sa- 
tisfaction   aussitôt. 

A  la  partie  qui  concerne  les  ports,  voies  d'eau 
et  voies  ferrées,  le  traité  de  paix  dit  : 

La  Commission  européenne  du  Danube  est  rétablie, 
mais  ne  comprendra  provisoirement  que  les  repré- 
sentants de  la  Grande-Bretagne,  de  la  France,  de 
l'Italie   et   de    la    Roumanie. 

L'Allemagne  est  tenue  à  toutes  restitutions,  ré- 
parations et  indemnités  pour  les  dommages  subis 
pendant   la   guerre   par   la   Commission   européenne. 

En  amont  du  parcours  soumis  à  sa  juridiction, 
il  est  institué  une  Commission  internationale,  com- 
prenant deux  représentants  des  Etats  allemands  ri- 
verains, un  de  chacun  des  autres  Etats  riverains, 
un  de  chaque  Etat  non-riverain  représenté  à  la  Com- 
mission  européenne  du   Danube. 

L'administration  de  la  partie  susdite  du  fleuve 
est  assurée  provisoirement  par  la  Commission  in- 
ternationale, jusqu'à  ce  qu'un  statut  définitif  soit 
édicté. 

Des  dispositions  spéciales  règlent  la  question  des 
travaux,    notamment    aux    Portes    de    Fer. 

Le  mandat  donné  par  l'art.  57  du  traité  de  Ber- 
lin (13  juillet  1878)  à  l'Autriche- Hongrie,  et  cédé 
par  elle  à  l'Autriche,  pour  l'exécution  des  travaux, 
lui   est   retiré. 

L'Allemagne  cédera  aux  Puissances  alliées  ou  as- 
sociées intéressées,  tant  en  ce  qui  concerne  le  Da- 
nube que  l'Dbe,   l'Oder  et   le   Niémen,   les   remor- 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE        51 

queurs,  les  bateaux  et  le  matériel  nécessaires  à  1  uti- 
lisation du  fleuve  (quotité  à  fixer  par  les  arbitres 
désignés    par    les    Etats-Unis    d'Amérique). 

En  cas  de  construction  dune  voie  navigable  à 
grande  section  Rhin-Danube,  TAllemagne  s'engage 
à  appliquer  à  la  dite  voie  le  régime  de  la  liberté  et  de 
l'égalité. 

Toute  convention  générale  conclue,  dans  un  dé- 
lai de  cinq  ans,  entre  les  Puissances  alliées  et  asso- 
ciées au  sujet  des  ports,  voies  d'eau  et  voies  ferrées, 
et  approuvée  par  la  Société  des  Nations,  sera  obli- 
gatoire pour  l'Allemagne. 

Conférence  de  la  Société  des  Nations 
à  Barcelone  (1921). 

La  première  Conférence  générale  des  Commu- 
nications et  du  Transit,  convoquée  par  la  Société 
des  Nations,  s'est  réunie  à  Barcelone,  sous  la  pré- 
sidence   de    M.    Gabriel    Hanotaux, 

A  cette  imposante  assemblée,  oii  devaient  être 
prises  les  dispositions  prescrites  à  l'article  23  du 
Pacte  de  la  S.  d.  N.,  quarante- deux  pays  étaient 
représentés  par  des  membres  ou  des  délégués  directs 
de  leurs  gouvernements.  L'Allemagne  et  la  Hon- 
grie ne  participèrent  qu'à  titre  consultatif  aux  tra- 
vaux. Il  s'agissait  d'élaborer  conjointement  et  d'ar- 
rêter en  des  actes  spéciaux  un  certain  nombre  de 
conventions  et  obligations  internationales,  en  rempla- 
cement de  celles  que  la  guerre  avait  rompues.  Un 
statut  sur  la  liberté  du  transit  et  un  statut  sur  le  ré- 
gime des  voies  navigables  d'intérêt  international 
sortirent  des  délibérations  qui  durèrent  six  semaines, 
du  10  mars  au  20  avril   1921. 


52  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

En  acceptant  l'invitation  de  la  Société  des  Na- 
tions, les  pays  qui  participaient  à  la  Conférence  de 
Barcelone  se  disaient  désireux,  <>  en  ce  qui  concerne 
le  régime  international  de  la  navigation  sur  les  eaux 
intérieures,  de  poursuivre  l'évolution  commencée 
il  y  a  plus  d'un  siècle  et  affirmée  solennellement 
dans  de  nombreux  traités.  »  Ils  reconnaissaient,  en  par- 
ticulier, «  qu'une  consécration  nouvelle  de  la  liberté 
de  la  navigation,  dans  un  Statut  élaboré  par  quarante 
et  un  Etats  appartenant  aux  diverses  parties  du  monde, 
constituait  une  étape  nouvelle  et  significative  de  la 
coopération  entre  Etats,  accomplie  sans  porter  au- 
cun préjudice  à  leurs  droits  de  souveraineté  ou  d'au- 
torité. >' 

En  effet,  on  aurait  tort  de  voir  dans  l'aptitude, 
déjà  séculaire,  des  nations  à  établir  entre  elles  des 
rapports  nouveaux,  c'est-à-dire  à  s'assurer  par  voie 
de  mutualité  et  de  réciprocité  le  bénéfice  de  certains 
avantages,  on  aurait  tort,  disons-nous,  de  voir 
dans  ces  collaborations  ou  ces  coopérations  nées, 
une  à  une,  de  nécessités  pratiques  une  abdication 
quelconque.  Les  méthodes  modernes  de  transport 
accéléré,  par  exemple,  en  diminuant  les  distances, 
ont  pour  ainsi  dire  rapetissé  la  Terre.  Dans  le  temps 
qu'il  fallait  au  XVIII^  siècle  pour  aller  de  Paris  à  Mar- 
seille, on  va  en  Amérique  aujourd'hui.  Il  en  est  ré- 
sulté une  interpénétration  d'intérêts  qu'il  a  fallu 
sauvegarder  par  des  moyens  nouveaux.  Mais  accep- 
tés et  non  imposés,  les  arrangements  internationaux 
inaugurés  au  début  du  XIX^  siècle,  loin  d'affaiblir  le 
fait  national,  l'ont  confirmé  et  il  n'apparaît  point 
qu'en  reconnaissant  la  valeur  de  la  règle,  de  1  ordre, 
de  la  sécurité,  on  s'achemine  vers  une  utopique 
unité  du  monde    par  la    décomposition    des    nations. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE         53 

La  raison,  l'intérêt  bien  compris  n'impliquent  au- 
cune renonciation  à  la  personnalité  et  à  la  souve- 
raineté des  Etats  liés  par  leur  seul  consentement 
à  une  discipline  délibérément  contractuelle,  repo- 
sant sur  la  réciprocité,  la  bonne  foi,  la  confrater- 
nité \ 

Nous  ne  ferons  que  mentionner  la  Convention 
de  Barcelone  sur  la  liberté  du  transit,  l'objet  de  notre 
étude  étant  spécialement  le  statut  relatif  au  ré- 
gime   des    voies    navigables    d'intérêt    international. 

Une  fois  de  plus,  la  nécessité  de  la  coopération 
internationale  pour  l'utilisation  rationnelle  de  ces 
grandes  voies  de  trafic  a  été  reconnue  et  proclamée 
à  Barcelone,  mais  c'est  la  première  fois  qu'une  con- 
férence eut  à  envisager  l'universelle  application  des 
principes  qu'elle  allait  adopter.  Leur  élaboration 
était  de  ce  fait  délicate,  l'entreprise  difficultueuse. 
Il  a  été  démontré  qu'elle  n'était  pas  impossible. 
Par  la  conciliation  supérieure  de  thèses  opposées, 
par  la  fusion  de  droits  dissemblables,  —  le  droit 
fluvial  sud-américain  et  le  droit  fluvial  européen, 
par  exemple,  —  une  transaction  a  été  trouvée.  Ues- 
prit  d* unité,  disait  un  délégué,  l'emporta.  L'idée 
d'une  réglementation  universelle  a  triomphé 

Il  a  été  décidé  que  chacun  des  Etats  contractants 
accordera  sur  les  voies  d'eau  ou  parties  des  voies 
d  eau  naturelles  ou  artificielles,  soumises  au  ré- 
gime de  la  Convention  générale,  le  libre  exercice 
de  la  navigation  aux  navires  et  bateaux  battant 
pavillon  de  l'un  quelconque  des  Etats  contractants. 
Les   ressortissants   de   ceux-ci,    leurs   biens  et   leurs 

«  La  confraternité  trop  oubliée  de  l'espèce  humaine  s'entrelacera  par  une 
circulation  plus  amiable  et  plus  active  dans  tous  les  rapports  politiques  et  com- 
merciaux ».  (Mirabeau.) 


54  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

pavillons,  sous  tous  les  rapports,  seront  traités  sur 
le  pied  d'une  parfaite  égalité.  Aucune  distinction, 
notamment,  ne  sera  faite  entre  les  ressortissants, 
les  biens  et  les  pavillons  des  Etats  non-riverains  et 
des  Etats  riverains,  y  compris  celui  sous  la  souve- 
raineté ou  l'autorité  duquel  se  trouve  la  partie  de 
voie  navigable.  En  conséquence,  aucun  privilège 
exclusif  de  navigation  ne  sera  accordé  sur  lesdites 
voies  à  des  sociétés  ou  à  des  particuliers. 

Tout  Etat  riverain  aura  cependant  le  droit  de  ré- 
server à  son  propre  pavillon  le  transport  des  voya- 
geurs et  des  marchandises  d'un  port  à  un  autre  port, 
qui  se  trouvent  tous  deux  sous  sa  souveraineté  ou 
autorité. 

Sur  le  parcours,  comme  à  l'embouchure  des  voies 
navigables  d'intérêt  international,  il  ne  sera  perçu 
de  redevances  d'aucune  espèce,  autres  que  des  re- 
devances ayant  le  caractère  de  rétributions  et  desti- 
nées exclusivement  à  couvrir  dune  manière  équi- 
table les  frais  d'entretien  de  la  navigabilité  ou  d'amé- 
lioration de  la  voie  navigable  et  de  ses  accès,  ou  à 
subvenir  à  des  dépenses  faites  dans  l'intérêt  de  la 
navigation. 

Tout  Etat  riverain  sera  tenu,  d'une  part,  de  s'abs- 
tenir de  toutes  mesures  susceptibles  de  porter  at- 
teinte à  la  navigabilité  ou  de  diminuer  les  facilités 
de  la  navigation,  et,  d'autre  part,  de  prendre  le  plus 
rapidement  possible  toutes  dispositions  pour  écar- 
ter   tous    obstacles,  risques    et    périls. 

Sauf  dispositions  contraires  d'un  accord  ou  traité 
particulier,  l'administration  des  voies  navigables  d'in- 
térêt international  sera  exercée  par  chacun  des  Etats 
riverains,  sous  la  souveraineté  ou  l'autorité  duquel 
cette    voie    navigable    se    trouve.    La    réglementation 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE        55 

devra  être  établie  et  appliquée  de  manière  à  facili- 
ter la  navigation,  et  les  règles  de  procédure  touchant 
notamment  la  constatation,  la  poursuite  et  la  répres- 
sion des  délits  de  navigation,  devront  tendre  à  des 
solutions  aussi  expéditives  que  possible.  Au  sur- 
plus, il  est  «  hautement  désirable  »  que  l'admini- 
stration de  la  voie  navigable  et,  particulièrement, 
la  réglementation  de  la  navigation  soient  sur  tout 
le  parcours,  par  une  entente  des  Etats  riverains, 
aussi  uniforme  que  le  permettra  la  diversité  des 
circonstances    locales. 

L'article  1 9  du  Statut  de  Barcelone  prévoit  qu'«  ex- 
ceptionnellement et  pour  un  terme  aussi  limité  que 
possible  »,  chacun  des  Etats  contractants  pourra 
prendre  des  mesures  particulières  ou  générales  «  en 
cas  d'événements  graves  intéressant  la  sûreté  de 
l'Etat  ou  les  intérêts  vitaux  du  pays.  »  Mais  cette 
dérogation  n'exclut  pas  le  principe  de  la  liberté  de 
la  Navigation,  et  il  est  entendu  que  «  la  communi- 
cation entre  les  pays  riverains  et  la  mer  doit  être 
maintenue   dans    toute    la  mesure  du  possible.  » 

Les  droits  et  les  devoirs  des  belligérants  et  des 
neutres  sont  assurément  difficiles  à  concilier  en  temps 
de  guerre,  mais  alors  même,  la  Conférence  de  Bar- 
celone a  pensé  que  les  principes  appliqués  en  temps 
de  paix  pouvaient  l'être  encore  dans  une  certaine 
mesure^.  Toutefois,  on  ne  voit  pas  qu'en  l'absence 
d'une  convention  spéciale,  où  seraient  définis  les 
droits  et  devoirs  des  belligérants  et  des  neutres,  la 
«  mesure  »    puisse   être   bien    large  ^. 

^  Art.  15  :  «  Le  présent  Statut  ne  fixe  pas  les  droits  et  les  devoirs  des  belli- 
gérants et  des  neutres  en  temps  de  guerre  ;  néanmoins,  il  susbsistera  en  temps 
de  guerre  dans  la  mesure  compatible  avec  ces  droits  et  ces  devoirs  ». 

C  est  pourquoi,  parmi  les  vœux  adoptés  par  la  Conférence,  figure  le  suivant  : 
«  La  G>nférence  émet  le  vœu  que  la  Société  des  Nations  invite  le  plus  tôt  possible 


56  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

En  ce  qui  concerne  les  ressortissants,  les  biens 
et  les  pavillons  des  Etats  contractants,  s'il  existe 
sur  une  voie  navigable  d'intérêt  international  des 
facilités  plus  grandes  accordées  au  libre  exercice 
de  la  navigation,  «  dans  des  conditions  compatibles 
avec  le  principe  d'égalité  »,  ces  facilités  subsisteront 
et  il  ne  sera  point  interdit  «  d'en  accorder  à  l'avenir 
de  semblables^  >=. 

Tel  est  dans  son  contour  et  en  raccourci  le  Sta- 
tut de  Barcelone.  Il  reste  à  mentionner  quelques 
nouveautés  ou  possibilités  d'autant  plus  dignes  de 
remarques  qu'elles  soulignent  l'apparition  dans  le 
monde  de  la  Société  des  Nations,  dont  la  mission 
est  d'éviter  que  des  intérêts  contradictoires  naisse 
une  catastrophe  nouvelle,  en  conséquence  de  pres- 
crire un  ordre  international  assurant  la  liberté  des 
échanges  et  du  transit.  Et  d'abord  la  déclaration  qui 
porte  reconnaissance  du  «  droit  au  pavillon  des  Etats 
privés  d'accès  à  la  mer  "  '>.  En  sus  de  la  Suisse,  la 
paix  a  créé  plusieurs  de  ces  Etats  enclavés.  Il  allait 
donc  de  soi  qu'on  songeât  à  un  droit  nouveau  en 
leur  faveur,  en  même  temps  qu'on  s'occupait  de 
leur  ouvrir  la  mer  libératrice  et  d'établir  l'égalité  des 
pavillons. 

Une  autre  grande  nouveauté  est  celle  qui  appa- 

ses  membres  i  se  réunir  en  vue  de  l'élaboration  de  nouvelles  conventions  destinées 
è  régler  les  droits  et  les  devoirs  des  belligérants  et  des  neutres  en  temps  de  guerre, 
en  matière  de  transit  ».  Ce  vœu  a  été  voté  jjar  23  oui  contre  5  non. 

^  Art.  20.  Et  à  l'art.  2  :  <•  Dans  tous  les  cas  où  une  iberté  plus  complète  de 
la  navigation  aurait  déjà  été  proclamée  dans  un  acte  de  navigation  antérieur,  cette 
liberté  ne  sera  pas  diminuée  ■> . 

*  Déclaration  :  "  Les  soussignés,  dûment  autorisés  k  cet  effet,  déclarent  que  les 
Etats  qu'ils  représentent  reconnaissent  le  pavillon  des  navires  de  tout  Etat  qui 
n'a  pas  de  littoral  maritime,  lorsqu'ils  sont  enregistrés  en  un  lieu  unique  déterminé, 
situé  sur  son  territoire  :  ce  lieu  constituera  pour  ces  navires  le  port  d'enregistre- 
ment >. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE         57 

raît  dans  l'article  22  :  «  A  défaut  d'entente  directe 
entre  les  Etats,  y  est-il  dit,  tous  différends  qui  surgi- 
raient entre  eux,  relativement  à  l'interprétation  ou 
à  l'application  du  Statut,  seront  portés  devant  la 
Cour  Permanente  de  Justice  Internationale,  à  moins 
que,  par  application  d'une  convention  spéciale  ou 
d'une  clause  générale  d'arbitrage,  il  ne  soit  pro- 
cédé à  un  règlement  du  différend  soit  par  arbitrage, 
soit  de  toute  autre  manière  ^  ».  En  outre,  avant  de 
recourir  à  la  susdite  instance  judiciaire,  et  pour  vider 
le  différend  à  l'amiable,  si  possible,  les  Etats  con- 
tractants s'engagent  à  recourir,  pour  avis  faculta- 
tif, à  la  Commission  consultative  et  technique  des  com- 
munications et  du  transit,  instituée  par  la  Société  des 
Nations. 

L'ordre  du  jour  de  Barcelone  ne  prévoyait  qu'une 
Convention  sur  le  Régime  des  voies  navigables 
d'intérêt  international,  mais  un  certain  nombre  d'Etats 
ont  encore  signé  un  Protocole  additionnel.  Par  ce 
document,  ils  accordent  sous  réserve  de  réciprocité, 
sans  préjudice  de  leurs  droits  de  souveraineté,  et 
en  temps  de  paix,  sur  a)  toutes  les  voies  navigables 
ou  b)  toutes  les  voies  naturellement  navigables, 
placées  sous  leur  souveraineté  ou  autorité  et  acces- 

^  Suite  de  l'article  22  :  «  Le  recours  sera  formé  ainsi  qu'il  est  prévu  à  l'article 
40  du  Statut  de  la  Cour  Permanente  de  Justice  Internationale.  Toutefois,  afin  de 
régler  autant  que  possible  ces  différends  à  l'amiable,  les  Etats  Contractants  s  en- 
gagent, préalablement  à  toute  instance  judiciaire,  et  sous  réserve  des  droits  et 
attributions  du  Conseil  et  de  l'Assemblée,  à  soumettre  ces  différends  pour  avis 
consultatif  à  l'organe  qui  se  trouverait  institué  par  la  Société  des  Nations  comme 
organe  consultatif  et  technique  des  Membres  de  la  Société,  en  ce  qui  concerne 
les  Communications  et  le  Transit.  En  cas  d'urgence,  un  avis  provisoire  pourra 
recommander  toutes  mesures  provisionnelles  destinées  notamment  à  rendre  à 
la  libre  navigation  les  facilités  dont  elle  jouissait  avant  l'acte  ou  le  fait  ayant  donné 
lieu  au  différend  ».  Le  même  article,  portant  le  N<*.  13,  figure  dans  le  Statut  sur 
la  liberté  du  transit. 


58  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sibles  à  la  navigation  commerciale  ordinaire  vers 
et  depuis  la  mer,  ainsi  que  dans  les  ports  situés 
sur  elles,  une  égalité  parfaite  de  traitement  aux  pa- 
villons de  tout  Etat  signataire  du  Protocole,  en  ce 
qui  concerne  les  transports  d'importation  et  d'ex- 
portation   sans    transbordement. 

Enfin,  le  moment  ne  lui  semblant  pas  encore  venu 
de  conclure  une  Convention  internationale  générale 
sur  le  régime  des  ports,  la  Conférence  de  Barcelone 
a  adopté  des  '•<■  Recommandations  »  relatives  aux  ports 
ou  parties  de  ports,  avec  ou  sans  zones  franches, 
soumis    au    régime    international. 

Conférence  de  Paris  (1921  ^). 

Trois  mois  après  la  Conférence  de  Barcelone, 
conformément  aux  stipulations  des  Traités  de  Ver- 
sailles, de  St-Germain,  de  Neuilly  et  de  Trianon, 
les  règles  générales  suivant  lesquelles  sera  assurée 
d'une  manière  définitive  la  libre  navigation  du  Da- 
nube international  ont  été  déterminées  à  Paris  par 
les  plénipotentiaires  de  :  la  Belgique,  la  France, 
la  Grande-Bretagne,  la  Grèce,  l'Italie,  la  Roumanie, 
du  Royaume  des  Serbes,  Croates,  Slovènes,  et  de  la 
Tchécoslovaquie,  en  présence  et  avec  la  partici- 
pation des  plénipotentiaires  de  :  l'Allemagne,  l'Au- 
triche, la  Bulgarie,  la  Hongrie,  dûment  autorisés. 
La  convention  conclue  a  été  signée  par  eux,  le 
23  juillet  1921. 

Remarquons  en  passant  l'absence  de  la  Russie, 
momentanément  considérée  comme  étant  hors  de 
l'ordre,    du    droit    et    de    la  civilisation. 

^  La  Convention  de  Pari»  n'est  pas  encore  un  document  public.  Elle  n'existe 
qu'à  l'état  d'instrument  diplomatique,  en  possession  des  gouvernements  qui  ont 
k  la  raifier. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE        59 

La  Conférence  de  Paris  a  décidé  que  la  navigation 
du  Danube  est  libre  et  ouverte  à  tous  les  pavillons 
dans  des  conditions  d'égalité  complète  sur  tout  le 
cours  navigable,  c'est-à-dire  entre  Ulm  et  la  mer 
Noire,  et  sur  tout  le  réseau  fluvial  internationalisé, 
c'est-à-dire  la  Morava  et  la  Thaya  dans  la  partie 
de  leur  cours  constituant  la  frontière  entre  l'Autriche 
et  la  Tchécoslovaquie,  la  Drave  depuis  Baros,  la  Tisza 
depuis  l'embouchure  du  Szamos,  le  Maros  depuis 
Arad,  et  les  canaux  latéraux  ou  chenaux  qui  seraient 
établis,  soit  pour  doubler  ou  améliorer  des  sections 
naturellement  navigables  du  dit  réseau,  soit  pour 
réunir  deux  sections  naturellement  navigables  d'un 
des   cours   d'eau. 

La  liberté  de  la  navigation  et  l'égalité  entre  les 
pavillons  seront  assurés  par  deux  Commissions  dis- 
tinctes, la  Commission  européenne  du  Danube  et  la 
Commission  internationale  du  Danube,  qui  pren- 
dront toutes  dispositions  nécessaires  pour  assurer, 
dans  la  mesure  où  cela  sera  possible  et  utile,  l'uni- 
formité du  régime  fluvial.  Elles  échangeront  régu- 
lièrement à  cet  effet  toutes  informations,  tous  docu- 
ments, procès- verbaux,  études  et  projets  pouvant 
intéresser  l'une  et  l'autre  Commissions,  et  elles 
pourront  arrêter  d'un  commun  accord  certaines  règles 
identiques  concernant  la  navigation  et  la  police  du 
fleuve. 

De  leur  côté,  les  Etats  signataires  s'efforceront 
d  établir,  par  des  conventions  séparées,  des  règles 
uniformes  d'ordre  civil,  commercial,  sanitaire  et 
vétérinaire,  relatives  à  l'exercice  de  la  navigation 
et   au   contrat   de   transport. 

La  Commission  européenne,  dont  le  siège  légal 
reste  fixé  à  Galatz,  étend  sa  compétence  sur  la  par- 


60  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tie  du  fleuve  dite  Danube  maritime,  dans  les  mêmes 
conditions   que  par   le   passé. 

Rien  n'est  changé  à  ses  droits,  attributions  et 
immunités.  Les  pouvoirs  qu'elle  exerce  sont  ceux 
quelle   avait   avant   la   guerre. 

Provisoirement,  elle  n'est  composée  que  des  re- 
présentants de  la  France,  de  la  Grande-Bretagne, 
de  l'Italie  et  de  la  Roumanie,  à  raison  d'un  délégué 
par  puissance.  Toutefois,  sur  sa  demande  et  sur 
décision  unanime  des  gouvernements  représentés, 
tout  Etat  européen  qui  justifiera  d'intérêts  commer- 
ciaux, maritimes  et  européens,  suffisants,  pourra 
être   admis   à   en   faire   partie. 

La  Commission  internationale  est  composée  ^  de 
deux  représentants  des  Etats  allemands  riverains, 
d'un  représentant  de  chacun  des  autres  Etats  ri- 
verains et  d'un  représentant  de  chacun  des  Etats 
non-riverains  qui  forment  actuellement  la  Commis- 
sion européenne  ou  qui  pourraient  postérieurement 
être  admis  à  en  faire  partie. 

Sa  compétence  s'étend  sur  le  Danube  fluvial  na- 
vigable "  et  sur  le  réseau  fluvial  internationalisé. 
Son  siège  légal  est  fixé  à  Bratislava  (Tchécoslova- 
quie) pour  une  période  de  cinq  ans,  à  l'expiration 
de  laquelle  la  Commission  aura  le  droit  de  se  trans- 
porter, pour  une  nouvelle  période  quinquennale, 
dans  une  autre  ville  située  sur  le  Danube,  en  vertu 
d'un  roulement  dont  elle  établira  elle-même  les 
modalités. 

La    Commission    internationale    devra    assurer    la 

'  G)nformément  aux  articles  347  du  Traite  de  Versailles,  302  du  Traité  de 
St-Germain,  230  du  Traité  de  Neuilly  et  286  du  Traité  de  Trianon. 
'  C'est-i-dire  sur  la  partie  du  Danube  comprise  entre  Ulm  et  Braîla. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE        61 

libre  navigation  pour  tous  les  pavillons,  dans  des 
conditions    de    complète   égalité. 

Elle  devra,  d'une  manière  générale,  veiller  à  ce 
qu'aucune  atteinte  ne  soit  portée  au  caractère  inter- 
national  du   Danube   et   du  réseau   internationalisée 

Elle  sera  en  outre  chargée  d'examiner  les  pro- 
positions et  projets  des  Etats  riverains  pour  l'entre- 
tien et  l'amélioration  du  réseau  fluvial,  d'établir 
le  programme  général  des  travaux  qui  devront  être 
entrepris  dans  l'intérêt  de  la  navigabilité  et,  au  be- 
soin, d'en  assumer  elle-même  l'exécution,  si  un  Etat 
riverain  n'était  pas  en  mesure  d'entreprendre  les 
travaux   sur   son   domaine   territorial. 

La  Commission  internationale  élaborera,  en  s'ins- 
pirant  des  propositions  qui  lui  seront  présentées  par 
les  Etats  riverains,  un  règlement  de  navigation 
et  de  police  qui,  dans  la  mesure  du  possible,  sera 
uniforme  pour  le  réseau  fluvial  placé  sous  sa  compé- 
tence. 

L'exercice  de  la  police  générale  appartiendra  aux 
Etats  riverains,  qui  en  communiqueront  les  règle- 
ments à  la  Commission  internationale  pour  lui  per- 

^  Art.  20.  —  Les  ports  et  lieux  publics  d'embarquement  et  de  débarquement 
établis  sur  le  réseau  fluvial  international,  avec  leur  outillage  et  leurs  installations, 
seront  accessibles  à  la  navigation  et  utilisés  par  elle  sans  distinction  de  pavillon, 
de  provenance,  et  de  destination,  et  sans  qu'une  priorité  de  faveur  puisse  être 
accordée  par  les  autorités  locales  compétentes  à  un  bateau  au  détriment  d'un  au- 
tre, sauf  dans  des  cas  exceptionnels  où  il  serait  manifeste  que  les  nécessités  du 
moment  et  les  intérêts  du  pays  réclament  une  dérogation.  La  priorité,  dans  ce  cas, 
devra  être  concédée  de  manière  à  ne  pas  constituer  une  entrave  réelle  au  libre 
eiiercice  de  la  navigation,  ni  une  atteinte  au  principe  de   l'égalité  des  pavillons. 

Les  mêmes  autorités  veilleront  à  ce  que  toutes  les  opérations  nécessaires  au 
trafic,  telles  que  l'embarquement,  le  débarquement,  l'allégement,  l'emmagasi- 
nage, le  transbordement,  etc.,  soient  exécutés  dans  des  conditions  aussi  faciles 
et  aussi  rapides  que  possible  et  de  manière  à  n'apporter  aucune  entrave  à  la  navi- 
gation. 


62  BIBLIOTHèqUE  UNIVERSELLE 

mettre  de  constater  que  leurs  dispositions  ne  portent 
pas  atteinte  à  la  liberté  de  la  navigation. 

Pour  l'accomplissement  de  la  tâche  qui  lui  est 
confiée,  la  Commission  internationale  constituera 
tous  les  services  administratifs,  techniques,  sani- 
taires et  financiers  qu'elle  jugera  nécessaires.*  Elle 
en  nommera  et  rétribuera  le  personnel,  et  elle  en 
fixera   les  attributions. 

A  l'effet  de  mamtenir  et  d'améliorer  les  conditions 
de  la  navigation  dans  le  secteur  du  Danube  dit  des 
Portes  de  Fer  et  des  Cataractes,  il  sera  constitué,  de 
commun  accord  entre  les  deux  Etats  co-riverains  ' 
et  la  Commission  internationale,  des  services  techni- 
ques et  administratifs  spéciaux,  qui  auront  leur 
siège  central  à  Orsova,  sans  préjudice  des  services 
auxiliaires  qui  pourraient  être  en  cas  de  besoin  ins- 
tallés   sur    d'autres    points    du    secteur. 

Lorsque  les  difficultés  naturelles  qui  motivent 
l'institution  de  ce  résime  spécial  auront  disparu, 
la  Commission  pourra  en  décider  la  suppression 
et  replacer  le  secteur  sous  les  dispositions  qui  ré- 
gissent, en  ce  qui  concerne  les  travaux  et  les  taxes, 
les  autres  parties  du  fleuve  formant  frontière  entre 
deux    Etats. 

Si  elle  le  juge  utile,  la  Commission  pourra  appli- 
quer un  régime  administratif  analogue  aux  autres 
parties  du  Danube  et  de  son  réseau  fluvial  qui  pré- 
senteraient pour  la  navigation  les  mêmes  difficultés 
naturelles,  et  le  supprimer  dans  les  conditions  sus- 
indiquées. 

^  Notamment  un  Secrétariat  général  permanent,  un  Service  technique,  un  Ser- 
vice de  la  Navigation,  un  Service  de  la  comptabilité  générale  et  du  contr6le  de 
la  perception  des  taxes. 

*  Roumanie  et  Yougoslavie. 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE         63 

La  Commission  internationale  fixe  elle-même,  en 
séance  plénière,  l'ordre  de  ses  travaux,  le  nombre 
et  le  lieu  de  ses  sessions  périodiques,  ordinaires 
et  extraordinaires,  établit  son  budget  annuel,  cons- 
titue un  Comité  exécutif  permanent  et  jouit,  tant 
pour  ses  installations  que  pour  la  personne  de  ses 
délégués,  des  privilèges  et  immunités  reconnus 
en  temps  de  paix  comme  en  temps  de  guerre  aux 
agents  diplomatiques  accrédités.  Elle  a  le  droit  d'ar- 
borer sur  ses  bâtiments  et  sur  ses  immeubles  un 
pavillon    particulier. 

La  présidence  de  la  Commission  sera  exercée 
pour  une  période  de  six  mois  par  chaque  Délégation, 
en  vertu  d'un  roulement  déterminé  suivant  l'ordre 
alphabétique   des   Etats   représentés. 

Telle  est  en  substance  la  nouvelle  Convention 
qui  établit  le  Statut  définitif  du  Danube.  A  l'expi- 
ration d'un  délai  de  cinq  ans  à  dater  de  sa  mise  en 
vigueur,  ce  statut  pourra  être  revisé  si  les  deux  tiers 
des  Etats  signataires  en  font  la  demande,  en  indi- 
quant les  dispositions  qui  leur  paraissent  suscep- 
tibles de  revision.  Cette  demande  devra  être  adressée 
au  Gouvernement  de  la  République  française,  qui 
provoquera  dans  les  six  mois  la  réunion  d'une  Con- 
férence à  laquelle  seront  invités  les  Etats  signataires 
de    la    Convention. 

11  ressort  de  cette  étude,  pensons-nous,  qu'un 
grand  progrès  a  été  accompli  et  que  la  guerre,  qui 
avait  suspendu  ou  entravé  le  fonctionnement  des 
organismes  internationaux,  ne  les  a  pas  affaiblis. 
Au  contraire,  ils  renaissent  à  l'activité,  semble-t-il, 
plus  vigoureux,  —  preuves  en  sont  le  nouveau  sta- 


64  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tut  du  Danube  et  les  accords  de  Barcelone,  —  et 
cela  ne  pouvait  pas  ne  pas  être,  car  ils  correspon- 
dent à  des  nécessités  urgentes,  permanentes,  qui 
doivent  absolument  recevoir  satisfaction,  —  nous 
ajouterons  :   aujourd'hui   plus   que  jamais. 

Le  mot  international,  que  l'Académie  Française 
admit  en  1878,  date  de  1780  :  il  est  de  Bentham. 
Et  c'est  pour  la  première  fois,  à  la  fin  des  guerres 
napoléoniennes,  que  les  empereurs  et  les  hommes 
d'Etat  pensèrent  à  «  une  forme  d'organisation  inter- 
nationale >^  et  en  parlèrent.  Cette  idée  a  eu,  depuis 
un  siècle,  de  nombreux  et  très  importants  effets 
utiles  ;  elle  a  donné  lieu  à  des  accords,  à  des  con- 
ventions, à  des  réglementations  contractuelles,  à  des 
rapports  nouveaux,  à  ce  qu'on  a  appelé  «  la  mondia- 
lité  ». 

L'évolution  commença  par  les  transports  mari- 
times, fluviaux  et  terrestres.  Et  qu'elle  ait  commencé 
par  là,  on  le  comprendra  aisément  si  l'on  songe  que 
notre  civilisation  industrielle  repose  sur  le  navire 
à  vapeur,  le  chemin  de  fer,  la  poste,  le  télégraphe, 
le  téléphone,  l'automobile...  et,  maintenant,  l'aéro- 
plane. Coupez  les  communications  internationales  : 
le  monde  moderne  aussitôt  change  de  face.  Pour 
mieux    dire,    il    se  suicide. 

On  a  souvent  fait  la  remarque  que  la  vie,  en  1900, 
différait  infiniment  plus  de  celle  en  l'an  1800  que 
la  vie  en  1800  ne  différait  de  celle  en  l'an  800.  C'est 
donc  sans  desseins  prémédités,  sans  théories  pré- 
conçues, par  la  force  des  choses,  par  le  seul  fait  du 
développement  des  relations  mondiales  que,  petit 
à  petit,  les  nations  durent  se  mettre  en  état  d'asso- 
ciations et  préciser  en  des  actes  spéciaux  ces  asso- 
ciations   nées    de    nécessités    pratiques,    concernant 


DROIT  FLUVIAL  INTERNATIONAL  ET  REGIME  DU  DANUBE         65 

les  transports,  les  communications,  les  intérêts  com- 
merciaux et  agricoles,  les  finances,  l'hygiène  pu- 
blique, les  sciences,  les  arts,  la  littérature,  la  morale, 
le  droit,  l'ordre,  etc. 

Les  manifestations  de  ce  phénomène  d'évolu- 
tion naturelle  des  sociétés  humaines  n'allèrent  pas 
toujours  sans  résistance.  La  création  de  l'Union 
Postale,  par  exemple,  fut  ajournée  parce  que  la  France 
pensait  qu'il  résulterait  de  son  adhésion  un  sacri- 
fice de  ses  intérêts  financiers  particuliers.  La  Grande- 
Bretagne  ne  voulut  pas,  quelque  temps,  entrer  dans 
l'Union  Radiotélégraphique  Internationale  et  re- 
fusa longtemps  de  signer  la  Convention  Sanitaire 
générale,  parce  que  cette  convention  devait  entraî- 
ner pour  elle,  grande  puissance  maritime,  supposait- 
elle,  le  sacrifice  d'intérêts  impériaux  vitaux.  Mais 
les  craintes  et  les  préventions  sont  peu  à  peu  tombées, 
et  c'était  bien  à  tort ,  on  l'a  vu,  on  le  voit,  que  certains 
croyaient  que  l'aptitude  à  l'association  dans  les  cho- 
ses de  la  paix  préparait  la  décomposition  des  nations. 
Le  fait  international  ne  s'oppose  pas  au  fait  national. 
Au   contraire,   il   le  suppose   et   le   confirme. 

Louis  Aven  nier. 


BIBL.  UNIV.   CVI 


La 

III^   Conférence   Internationale 
du  travail. 


La  presse  européenne  a  beaucoup  parlé  de  la  111*' 
Conférence  internationale  du  travail  qui  a  tenu  ses 
assises  à  Genève  du  25  octobre  au  19  novembre 
1921.  Elle  n'a  pas  montré  le  même  intérêt  et  n*a 
pas  été  aussi  prodigue  d'articles  lors  des  deux  pre- 
mières conférences  qui  avaient  siégé  à  Washington 
en  1919  et  à  Gênes  en  1920.  Il  est  vrai  que  celle  de 
Gênes  avait  été  en  quelque  sorte  une  demi-confé- 
rence très  particulière,  puisque  entièrement  con- 
sacrée à  des  questions  maritimes  tellement  spéciales 
que  la  Suisse,  par  exemple,  qui  n'a  point  de  marine 
(et  qui  n'a  plus  d'amiral)  avait  hésité  à  y  envoyer 
des  délégués.  Mais  celle  de  Washington  avait  été 
pourtant  un  véritable  événement  historique.  Etait-ce 
parce  qu'elle  était  séparée  de  l'Europe  par  un  grand 
océan  ?  Sans  doute.  Les  flots  profonds  tempèrent, 
refroidissent,  interceptent  ou  faussent  les  nouvelles 
qui  vont  d'un  continent  à  l'autre.  Quelquefois  même 
ils  les  engloutissent  dans  leurs  remous  ;  il  faut  du 
temps  et  de  la  peine  pour  les  repêcher.  Tout  ce  qui 


LA   m*    CONFÉRENCE   INTERNATIONALE   DU   TRAVAIL        67 

se  passe  en  Europe  n'émeut  pas  outre  mesure  les 
Américains  et  réciproquement  tout  ce  qui  se  fait 
en  Amérique  ne  filtre  dans  la  presse  européenne  que 
par  de  rares  gouttelettes  et,  en  tous  cas,  n'y  occupe 
pas  une  place  en  rapport  avec  l'intérêt  des  faits  ou 
l'importance  des  questions.  La  presse  avait  sans 
doute  jugé  que  la  Conférence  du  travail  de  Washing- 
ton n'avait  pas  l'importance  d'un  match  Dempsey- 
Carpentier.  Et  puis,  il  n'y  avait  pas  là-bas  non  plus 
de  Pertinax  pour  lancer  le  long  des  câbles  sous-ma- 
rins britanniques  des  gaz  asphyxiants  pour  trou- 
bler les  relations  franco-italiennes. 

Force  nous  est  donc  de  rappeler  les  origines  et 
les  résultats  de  la  Conférence  du  travail  de  Was- 
hington si  nous  voulons  être  au  clair  sur  le  carac- 
tère des  travaux  de  la  Conférence  de  Genève  et  sur 
la  portée  de  ses  décisions. 

L'Organisation  permanente  du  travail,  dont  les  con- 
férences comme  celles  de  Washington  ou  de  Ge- 
nève sont  un  des  organes,  a  été  créée  ensuite  de  vœux 
adoptés  par  une  des  nombreuses  commissions  qui 
avaient  fonctionné  à  la  Conférence  de  la  Paix  :  par 
la  Commission  de  la  législation  internationale  du 
travail.  Alors  que  le  traité  de  paix  avait  été  élaboré 
par  les  puissances  qui  avaient  été  en  guerre,  et  par 
elles  seules,  une  partie  de  ce  traité  toutefois,  la  par- 
tie XIII,  entièrement  consacrée  à  la  question  du 
Travail,  avait  été  rédigée  et  adoptée  après  consul- 
tation des  neutres,  notamment  des  pays  industriels. 
Elle  est  pour  ainsi  dire  tout  inspirée  des  idées  et  de 
l'œuvre  de  cette  association  internationale  pour  la 
protection  légale  des  travailleurs,  fondée  il  y  a  une 
vingtaine    d'années    et    dont    le    D^    Stephan    Bauer, 


68  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

à  Bâle,  a  été  la  cheville  ouvrière.  Aussi  est-elle 
la  seule  partie  du  traité  de  Versailles  qui  soit  vrai- 
ment internationale  et  universelle,  car  elle  s'applique 
non  seulement  aux  pays  mêlés  directement  à  la  guerre, 
mais  encore  à  tous  les  pays  sans  exception  et  elle 
vise  tous  les  Etats,  sans  restriction  'aucune.  Con- 
trairement à  l'article  premier  du  Pacte  de  la  Société 
des  Nations,  aucune  condition  n'est  nécessaire  pour 
qu'un  Etat  puisse  faire  partie  de  l'Organisation  per- 
manente du  travail.  C'est  ce  qui  explique  le  fait 
que  tout  en  n'étant  pas  membre  de  la  Société  des 
Nations,  l'Allemagne  fasse  partie  de  l'Organisation 
internationale    du    travail. 

Il  sera  utile  de  rappeler  les  termes  mêmes  du 
préambule  de  cette  partie  XIII  pour  se  rendre  compte 
des  motifs  qui  ont  présidé  à  la  création  de  cette  or- 
ganisation du  travail  : 

«  ...Attendu  que  la  paix  universelle  ne  peut  être 
fondée  que  sur  la  base  de  la  justice   sociale  ; 

»  attendu  qu'il  existe  des  conditions  de  travail 
impliquant  pour  un  grand  nombre  de  personnes 
l'injustice,  la  misère  et  les  privations,  ce  qui  engen- 
dre un  tel  mécontentement  que  la  paix  et  l'harmo- 
nie universelles  sont  mises  en  danger,  et  attendu 
qu'il  est  urgent  d'améliorer  ces  conditions  :  par  exem- 
ple en  ce  qui  concerne  la  réglementation  des  heures 
de  travail,  la  fixation  d'une  durée  maxima  de  la  jour- 
née et  de  la  semaine  de  travail,  le  recrutement  de  la 
main-d'œuvre,  la  lutte  contre  le  chômage,  la  garantie 
d'un  salaire  assurant  des  conditions  d'existence  con- 
venables, la  protection  du  travailleur  contre  les 
maladies  générales  ou  professionnelles  et  les  acci- 
dents résultant  du  travail,  la   protection   des   enfants, 


LA   IIl^   CONFÉRENCE   INTERNATIONALE   DU   TRAVAIL        69 

des  adolescents  et  des  femmes,  les  pensions  de  vieil- 
lesse et  d'invalidité,  la  défense  des  intérêts  des 
travailleurs  occupés  à  l'étranger,  l'affirmation  du  prin- 
cipe de  la  liberté  d'association  syndicale,  l'organi- 
sation de  l'enseignement  professionnel  et  technique 
et   autres    mesures   analogues  ; 

»  attendu  que  la  non-adoption  par  une  nation  quel- 
conque d'un  régime  de  travail  réellement  humain 
fait  obstacle  aux  efforts  des  autres  nations  désireuses 
d'améliorer  le  sort  des  travailleurs  dans  leur  pro- 
pre pays  ; 

»  les  hautes  parties  contractantes,  unies  par  des 
sentiments  de  justice  et  d'humanité  aussi  bien  que 
par  le  désir  d'assurer  une  paix  mondiale  durable, 
ont  convenu  de  fonder  une  organisation  permanente 
chargée  de  travailler  à  la  réalisation  du  programme 
exposé  dans  le  préambule.  » 

C'était  en  1919.  Les  auteurs  du  traité  de  Verr 
sailles  cherchaient  à  établir  le  règne  de  la  paix  entre 
les  peuples.  Ils  n'avaient  pas  perdu  de  vue  que  la 
condition  première  de  cette  paix  entre  les  nations 
devait  être  l'établissement  de  la  paix  entre  indivi- 
dus et  entre  classes  sociales  à  l'intérieur  même  des 
nations.  La  paix  sociale  devait  être  le  corollaire,  bien 
plus,  le  prélude  de  la  paix  universelle.  Mais  cette 
paix  sociale  ne  pourra  venir  tant  que  régnera  l'in- 
justice sociale.  Les  grèves  plus  ou  moins  générales 
qui  ont  immédiatement  suivi  l'armistice,  les  révo- 
lutions qui  ont  grondé  partout  où  les  organisations 
ouvrières  avaient  gagné  en  force,  la  propagande  bol- 
chéviste  qui  a  fait  des  ravages  un  peu  dans  tous  les 
pays,  étaient  autant  d'indices  inquiétants  et  dont 
les   auteurs    du    traité   devaient   nécessairement,   im- 


70  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

périeusement,  tenir  compte.  Ils  s'en  sont  inspirés 
dans  la  rédaction  de  la  partie  XIII,  et  ils  ont  forgé 
un  instrument  qui,  selon  eux,  devait  contribuer  à 
supprimer  peu  à  peu  les  causes  des  grèves,  à  cana- 
liser les  révolutions  sociales,  à  apaiser  les  colères 
bolchévistes,  à  diminuer  la  misère  et,  en  définitive, 
à  extirper  les  injustices  sociales.  Et  ils  ont  donné 
le  jour  à  l'Organisation  permanente  du  travail  que 
nous  allons  voir  à  l'œuvre. 

Cette  organisation  internationale  est  constituée  se- 
lon le  principe  moderne  de  la  séparation  des  pou- 
voirs :  le  corps  législatif  international  sous  forme 
de  conférence  internationale  du  travail,  le  pouvoir 
exécutif  sous  forme  de  Conseil  d'administration  du 
Bureau  International  du  travail,  et  enfin  le  Bureau 
International  du  travail  lui-même,  qui  est  en  quel- 
que sorte  l'agent  d'exécution  des  décisions  du  Con- 
seil d  administration  qui  gouverne  et  de  la  Confé- 
rence qui  légifère. 

La  Conférence  Internationale  du  travail  tient  des 
sessions  au  moins  une  fois  par  an.  Elle  est  composée 
de  quatre  représentants  de  chacun  des  Etats  faisant 
partie  de  l'Organisation,  dont  deux  délégués  par 
chaque  gouvernement,  un  par  les  organisations  pa- 
tronales et  un  par  les  organisations  ouvrières.  Il 
est  nécessaire  de  bien  retenir  la  manière  dont  sont 
composées  les  délégations  à  la  Conférence  ;  cela  ai- 
dera à  mieux  comprendre  le  caractère  de  certaines 
discussions,  le  but  de  certaines  polémiques  et  la  por- 
tée réelle  de  certains  votes.  Ce  sont  ces  délégués 
qui  sont  appelés  à  se  prononcer  par  des  votes  indi- 
viduels sur  les  objets  figurant  à  l'ordre  du  jour  de  la 


LA    III^   CONFÉRENCE   INTERNATIONALE   DU   TRAVAIL        71 

Conférence.  On  se  rend  compte  de  la  valeur  que 
revêt  ici  chaque  vote  individuel,  puisque  l'adoption 
d'une  loi  internationale  du  travail  (projet  de  con- 
vention ou  recommandation)  élaborée  par  la  Con- 
férence demande  une  majorité  de  deux  tiers  des 
voix.  Comme  le  nombre  des  délégués  gouverne- 
mentaux est  au  moins  égal  à  celui  des  délégués 
ouvriers  et  patronaux  réunis,  il  n'est  pas  difficile 
de  conclure  qu'en  définitive  ce  sont  les  gouverne- 
mentaux qui  sont  les  arbitres  des  situations.  Quelle 
que  soit  la  manière  dont  on  envisage  cette  situation, 
il  devient  évident  que  ce  sont  les  gouvernemen- 
taux seuls  qui  exercent  la  prépondérance.  Elle  est 
réelle.  Elle  oscille,  comme  nous  l'avons  vu  à  la  Con- 
férence de  Genève,  selon  les  idées  des  gouverne- 
ments du  jour  :  tantôt  en  faveur  des  intérêts  patro- 
naux, tantôt  en  faveur  des  revendications  ouvriè- 
res. 

Une  autre  question  est  de  savoir  si,  par  leurs 
votes,  les  délégués  gouvernementaux  engagent  leurs 
gouvernements  respectifs.  La  question  ne  semble  pas 
encore  entièrement  résolue,  en  tout  cas  pas  d'une 
façon  uniforme  pour  tous.  Ainsi  nous  avons  vu  à 
Genève,  à  propos  des  questions  agricoles  inscrites 
à  l'ordre  du  jour,  les  deux  délégués  gouvernemen- 
taux sud-africains  voter  l'un  contre  l'autre.  Un  au- 
tre exemple  :  un  délégué  du  gouvernement  hollan- 
dais est  venu  à  la  tribune  de  la  Co.iférence  exprimer 
une  opinion  à  propos  des  mêmes  questions  agri- 
coles, et  le  lendemain  ce  même  délégué  est  venu 
déclarer  que  l'opinion  exprimée  par  lui  la  veille  avait 
été  une  opinion  personnelle  et  non  pas  celle  de  son 
gouvernement. 


72  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

D'autre  part,  on  constate  que  malgré  les  votes 
affirmatifs  de  leurs  délégués  gouvernementaux,  la 
plupart  des  Etats  n'ont  pas  encore  ratifié,  ni  accepté 
les  recommandations  et  les  projets  de  convention 
votés  aux  Conférences  internationales  du  Travail  de 
Washington  et  de  Gênes.  Quelques-uns  des  Etats 
ont  même  rejeté  des  conventions  alors  qu'elles  avaient 
été  acceptées  par  leurs  délégués  à  la  Conférence. 
La  question  reste  ouverte.  L'équivoque  de  cette  si- 
tuation continue  à  servir  l'opportunisme  pratique 
des  gouvernements.  Elle  conserve  aux  organisations 
patronales  une  élasticité  commode.  Mais  il  est  à 
craindre  qu'elle  ne  provoque  des  désillusions  dans 
le  camp  des  travailleurs  qui  avaient  fondé  de  grands 
espoirs  sur  les  résultats  pratiques  des  Conférences 
du  travail. 

Les  décisions  des  Conférences  Internationales  du  ira- 
vail  sont  de  deux  sortes.  Les  unes  s'appellent  «  re- 
commandations »,  les  autres  «  projets  de  convention  >•. 
La  recommandation  est  un  texte  qui  doit  être  soumis 
à  l'examen  des  Etats  membres  de  l'Organisation 
internationale  du  Travail,  dans  le  but  de  lui  faire 
porter  effet  sous  forme  de  loi  nationale,  de  décret 
gouvernemental  ou  autrement.  C'est  donc,  en  somme, 
une  espèce  d'avant-projet  de  loi  internationale  dont 
l'acceptation  ou  l'application  par  les  Etats  demeure 
toute  facultative.  Au  contraire,  les  projets  de  conven- 
tion ont  un  caractère  plus  impératif.  Les  gouverne- 
ments sont  en  tous  cas  tenus  de  les  soumettre,  dans 
un  but  de  ratification,  à  leurs  parlements  respec- 
tifs et  cela  dans  les  douze  mois,  dix-huit  mois  au 
plus. 

Les    textes    de    ces    recommandations    doivent    être 


LA   III®   CONFÉRENCE   INTERNATIONALE  DU  TRAVAIL        73 

—  et  ils  le  sont  généralement  —  rédigés  de  manière 
à  pouvoir  s'appliquer  à  tous  les  pays  de  tous  les 
continents.  D'ailleurs  l'article  405  du  traité  de  paix 
a  prévu  les  difficultés  qui  pourraient  résulter  de 
l'adoption  de  textes  trop  étroits  et  trop  rigides 
pour  être  appliqués  uniformément  dans  tous  les  pays  : 
ils  devaient  nécessairement  tenir  compte  des  parti- 
cularités nationales  si  différentes  entre  les  divers 
pays. 

«  En  formant  une  recommandation,  dit  cet  article, 
ou  un  projet  de  convention  d'une  application  gé- 
nérale, la  Conférence  devra  avoir  égard  aux  pays 
dans  lesquels  le  climat,  le  développement  incomplet 
de  l'organisation  industrielle  ou  d'autres  circonstances 
particulières  rendent  les  conditions  de  l'industrie  es- 
sentiellement différentes,  et  elle  aura  à  suggérer  tel- 
les modifications  qu'elle  considérerait  comme  pou- 
vant être  nécessaires  pour  répondre  aux  conditions 
propres  à  ces  pays.  » 

A  Washington  la  Conférence  avait  voté  6  pro- 
jets de  convention  et  6  recommandations  qui  tous 
concernent  les  travailleurs  dans  l'industrie.  A  Gênes 
elle  a  adopté  3  projets  de  conventions  et  4  recomman- 
dations relatifs  aux  travailleurs  marins.  A  Genève 
la  Conférence  a  abattu  de  la  besogne  :  7  conven- 
tions et  8  recommandations  dont  quelques-unes  pro- 
tègent les  ouvriers  de  l'industrie  et  du  commerce, 
quelques  autres  encore  les  marins  ;  mais  la  plupart 
ont  trait  aux  travailleurs  de  la  terre. 

Bien  que  rédigées  dans  l'esprit  de  l'article  405, 
les  conventions  de  Washington  votées,  comme  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  il  y  a  plus  de  dix-huit  mois, 
n'ont  pas  encore  été  ratifiées  par  la  plupart  des  Etats. 


74  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Celles  de  Gênes,  adoptées  il  y  a  plus  d'un  an,  sont 
au  même  point.  Lenteurs  administratives  ou  obstruc- 
tions voulues  ?  Nous,  le  saurons  un  jour. 

Le  Conseil  d* administration  du  B.  I.  T.  est  pour 
ainsi  dire  le  pouvoir  exécutif  de  l'Organisation  per- 
manente du  travail.  C'est  lui  qui  dirige  en  somme 
le  B.  I.  T.  et  qui  en  désigne  le  directeur.  C'est  lui 
qui  avait  nommé  en  son  temps,  pour  ce  poste  impor- 
tant, M.  Albert  Thomas.  C'est  lui  aussi  (et  non  pas, 
comme  on  l'a  cru,  le  directeur  du  B.  I.  T.)  qui  fixe 
l'ordre  du  jour  des  Conférences.  La  partie  XIII  du 
Traité  avait  établi  la  constitution  de  ce  Conseil.  Sa 
composition  mérite  que  l'on  s'y  arrête,  car  déjà  elle 
est  fortement  discutée  et  combattue. 

A  la  Conférence  Internationale  du  travail  de 
Genève  des  propositions  ont  été  faites  en  vue  de 
faire  modifier  cette  constitution,  tandis  qu'on  s'est 
aperçu  qu'elle  ne  peut  être  amendée  sans  pro- 
voquer une  revision  du  traité  de  Versailles,  chose 
grave  que  d'aucuns  considèrent  pour  le  moins  comme 
prématurée.  Ce  Conseil  est  composé  de  vingt-quatre 
personnes  dont  douze  représentant  les  gouverne- 
ments, six  représentant  les  patrons  et  six  représen- 
tant les  ouvriers  et  employés.  Leur  mandat  est  de 
trois  ans.  La  désignation  des  représentants  patronaux 
et  ouvriers  est  chose  relativement  aisée,  puisqu'elle 
se  fait  par  le  moyen  d'élections  qui  ont  lieu,  pendant 
une  session  de  la  Conférence,  par  les  groupements 
respectifs.  Mais  où  la  chose  se  complique,  c'est  dans 
la  désignation  des  représentants  des  gouvernements. 
L'acte  constitutif  prévoit  en  effet  que  sur  les  douze 
personnes  représentant  les  gouvernements,  huit  seront 
nommées    par    les    Etats    dont  «  l'importance   indus- 


LA    m®    CONFÉRENCE   INTERNATIONALE   DU   TRAVAIL         75 

trielle  est  la  plus  considérable  »,  tandis  que  les  quatre 
autres  seront  nommées  par  les  Etats  qui  seront  dé- 
signés à  cet  effet  par  les  délégués  gouvernemen- 
taux à  la  Conférence.  Les  douze  Etats  représentés 
dans  le  G^nseil  depuis  la  Conférence  de  Washington, 
où  ont  eu  lieu  les  premières  élections,  sont  :  l'Alle- 
magne, l'Argentine,  la  Belgique,  le  Canada,  le  Da- 
nemark (conditionnellement  jusqu'à  l'entrée  des 
Etats-Unis  d'Amérique  dans  l'Organisation),  l'Es- 
pagne, la  France,  la  Grande-Bretagne,  l'Italie,  le 
Japon,  la  Pologne  et  la  Suisse.  Quoiqu'on  ne  puisse, 
dans  des  élections  de  ce  genre,  contenter  tout  le  monde 
et  son  père,  on  est  obligé  de  tenir  compte  de  certaines 
réclamations  qui  paraissent  fondées.  Celle  de  l'Inde, 
par  exemple,  qui  estime  être  un  grand  Etat  industriel 
et  demande  sa  place  au  Conseil.  Celle  aussi  des  Sud- 
Américains  qui  voudraient  que,  sur  les  12  sièges 
gouvernementaux,  quatre  soient  réservés  aux  pays 
extra-européens.  Celles  enfin  qui  désirent  que  l'on 
établisse  les  principes  en  vertu  desquels  est  dressée 
la  liste  des  huit  Etats  «  les  plus  industriels  »,  terme 
qui  prête  évidemment  à  toutes  espèces  d'équi- 
voques et  autorise  des  ambitions  plus  ou  moins 
justifiées.  La  Conférence  de  Genève  a  adopté  une 
résolution  en  vertu  de  laquelle  la  question  de  la  mo- 
dification du  Conseil  d'Administration  sera  portée 
à  l'ordre  du  jour  de  la  prochaine  Conférence.  Osera-t- 
elle  aborder  la  revision  du  Traité  de  Versailles  ? 
C'est  encore  douteux. 

Le  Bureau  International  du  travail^  ou  le  B.  I.  T., 
qui  ne  le  connaît,  surtout  en  Suisse,  sous  ces  trois 
initiales  ?  «  Bouc  émissaire  de  tous  les  malaises 
économiques  ».    '<  Laboratoire    de    la    paix    sociale  ». 


76  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

'<  Baromètre  de  l'état  social  du  monde.  »  Il  a  été 
gratifié  de  mille  désignations  diverses,  les  unes 
pittoresques,  les  autres  spirituelles  ou  sarcastiques. 
Serait-ce  une  preuve  de  ses  succès  ?  En  tous  cas 
c'en  est  une  de  sa  forte  vitalité  et  de  son  activité 
prodigieuse. 

Dirigé  par  une  personnalité  énergique  douée  d'un 
grand  talent,  ayant  une  grande  puissance  de  travail 
et  ne  reculant  pas  devant  des  mitiatives  aussi  har- 
dies que  généreuses,  le  B.  I.  T.  a  déjà  à  son  actif 
un  avoir  formidable.  Et  cet  actif  est  dû  précisément 
à  l'homme  émment  qui  est  à  sa  tête. 

The  right  man  on  the  right  place,  est  une  expression 
qui  s'applique  surtout  à  lui.  Quand  on  parle  du  B.  I.  T. 
ou  de  son  œuvre  on  oublie  son  Conseil  d'administra- 
tion, on  ne  pense  même  plus  aux  Conférences  du 
travail  :  on  finit  involontairement  par  lui  associer 
M.  Albert  Thomas,  jusqu'à  le  confondre,  jusqu'à 
l'identifier  avec  lui,  tel  un  grand  violoniste  qui  ne  fait 
qu'un    avec    son    stradivarius. 

Le  programme  du  B.  I.  T.,  d'après  son  statut, 
ne  tient  qu'en  quelques  lignes  :  centralisation  et 
distribution  de  toutes  informations  concernant  la 
réglementation  internationale  de  la  condition  des 
travailleurs  et  du  régime  du  travail  ;  exécution  de  tou- 
tes enquêtes  spéciales  prescrites  par  la  Conférence 
ou  le  Conseil  ;  publication  de  bulletins  périodiques, 
de  monographies  ou  de  recueils  divers  consacrés 
à  1  étude  des  questions  concernant  l'industrie  et  le 
travail  et  présentant  un  intérêt  international.  C'est 
à  peu  près  tout  en  fait  de  programme.  Mais  quant 
à  son  exécution,  c'est  tout  autre  chose.  La  simple 
énumération    des    travaux    déjà    accomplis    au    cours 


LA   III^   CONFÉRENCE   INTERNATIONALE   DU  TRAVAIL        77 

de  ses  deux  années  par  le  jeune  et  remuant  organisme 
exigerait,  telle  est  sa  fécondité,  plusieurs  pages  de 
cette  revue.  Innombrables  travaux  écrits  et  publiés 
souvent  en  plusieurs  langues,  plusieurs  missions 
d'enquêtes  internationales  ébauchées  ou  terminées, 
nombreux  voyages  de  consultations  sociales  ou  de 
négociations  diplomatiques  dans  toutes  les  capitales, 
!e  tout  toujours  à  propos  de  questions  ouvrières 
ou  de  législation  ouvrière. 

Tant  vaut  l'homme,  tant  vaut  l'œuvre.  C'est  sur~ 
tout   vrai   du   B.    I.   T. 

Son  directeur  a  eu  la  main  heureuse  quant  au 
choix  de  ses  collaborateurs.  Avec  eux  il  a  pu  entre- 
prendre énergiquement  et  mener  à  chef  la  plupart 
des  tâches  qui  lui  furent  assignées  par  le  Conseil 
ou  la  Conférence.  Oh!   cela  n'a  pas  été  tout  seul. 

Les  difficultés  qu'il  a  rencontrées  sur  sa  route  ont 
été  grandes  et  nombreuses,  difficultés  de  toutes  sortes, 
difficultés  inhérentes  à  la  nature  de  l'homme  et  des 
choses,  difficultés  résultant  de  l'opposition  qu'on 
rencontre  toujours  dès  qu'on  touche  à  un  ordre  de 
choses  établi,  dès  qu'on  se  bute  à  l'esprit  ou  à  l'ins- 
tinct de  conservation  de  classes  timorées  ou  dès  qu'on 
frôle  l'échafaudage  d'ignorances  et  d'illusions  dressé 
dans  les  masses  ouvrières  par  des  agitateurs  qui  se 
moquent  des  réalités  et  de  la  vie.  Mais  c'est  ne  pas 
connaître  le  caractère  persévérant  de  M.  Albert 
Thomas  et  de  son  organisation  que  de  croire  que  ces 
difficuftés  sont  de  nature  à  le  rebuter.  «  Continuer, 
déclara-t-il  lui-même  récemment  lors  de  la  Confé- 
rence de  Genève,  continuer  avec  ténacité,  avec  éner- 
gie, sans  lassitude.  »  C'est  son  mot  d'ordre.  «  Je  con- 
tinuerai d'aller  de  capitale  en  capitale,   Juif    errant 


78  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  la  politique  sociale,  pour  tenter  d'obtenir  sinon 
des  ratifications,  au  moins  cette  amorce  de  négocia- 
tions indispensables  pour  aboutir  à  des  résultats.  • 
C'est   sa   méthode. 

Il  n'y  aura  rien  d'étonnant  à  ce  qu'avec  des  capa- 
cités et  des  forces  pareilles,  une  institution  comme  le 
B.  I.  T.  arrive  à  réaliser  le  programme  et  à  s'appro- 
cher du  but  que  se  sont  proposé  les  protecteurs 
des  travailleurs  qui  ont  siégé  à  la  Conférence  de  la 
Paix,  ou  aux  Conférences  du  travail  de  Washington, 
de  Gênes  et  de  Genève. 

Nous  avons,  à  grands  traits,  essayé  d'esquisseï 
l'origine,  la  constitution  et  le  fonctionnement  de 
l'Organisation  permanente  du  travail  et  de  ses 
organes.  Il  nous  reste  maintenant  à  examiner  l'œu- 
vre heureuse  et  féconde  d'après  les  uns,  néfaste 
d'après  les  autres,  des  trois  Conférences  de  Washington, 
de  Gênes  et  surtout  de  Genève. 

I.  Grunberg. 


-^^#4HV^«l-^--^»^f-^--^-^?g--^-?i-^^^^ 


La  Suisse  en    1643 

d'après   un   voyageur   alsacien. 


Né  vers  la  fin  de  1618,  Elie  Brackenhof fer  ap- 
partenait à  une  des  plus  illustres  familles  de  Stras- 
bourg. Cette  famille  devait  s'éteindre  à  Lausanne, 
par  la  mort  de  M.  Auguste  Brackenhof  fer  (1799- 
1885)  et  de  sa  fille  cadette  M"^«  Ernest  Lehr  (1842- 
1920).  Elle  n'a  quitté  Strasbourg  qu'à  la  suite  de  la 
guerre  de  1870. 

Elie  Brackenhoffer  était  un  homme  d'une  haute 
culture,  d'un  esprit  remarquablement  ouvert.  Sa 
connaissance  du  droit  suppose  des  études  spéciales. 
Il  a  la  passion  des  choses  militaires,  en  quoi  il  est 
bien  de  son  pays. 

Le  2  mars  1643  (ancien  style),  il  part  pour  un  long 
voyage  d'études,  qui  le  fera  séjourner  plusieurs  an- 
nées en  France  et  en  Italie.  Il  a  laissé  de  ce  voyage 
une  relation  manuscrite,  en  quatre  gros  volumes 
et  un  cahier,  écrits  très  fin,  et  qui  sont  aujourd'hui 
la  propriété  du  Musée  historique  de  Strasbourg. 
La  première  étape  de  notre  voyageur  était  Genève. 
Pour  y  arriver,  il  fallait  traverser  la  Suisse.  Nous 
nous  proposons  de  résumer  cette  partie  du  récit 
de  B.  et  de  donner  in  extenso  ses  appréciations  gêné- 


80  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

raies  sur  ce  pays,  qu'il  a  parcouru  à  raison  d'une 
douzaine  de  lieues  par  jour,  en  moyenne. 

Accompagné  d'un  bourgeois  de  Dantzig,  M.  Kra- 
tzer,  escorté  jusqu'au  premier  gîte  par  de  nombreux 
amis,  B.  traverse  l'Alsace,  au  milieu  des  horreurs 
de  la  guerre  de  Trente  ans,  ce  qui  nous  vaut  quel- 
ques tableaux  dignes  de  Callot.  Le  soir  du  4  mars, 
il  arrive  à  Bâle,  et  descend  d'abord  au  Sauvage, 
m?is,  dès  le  lendemain,  s'installe  dans  une  pension 
particulière,  où  le  prix  est  d'un  peu  moins  de  17 
francs  de  notre  monnaie  par  semaine.  Il  se  met  en 
rapports  avec  quelques  notables,  puis  visite  con- 
sciencieusement la  ville,  dont  il  décrit  les  monu- 
ments, les  institutions,  les  mœurs,  avec  un  soin 
scrupuleux.  Visite  au  bibliothécaire,  Jean  Buxtorf, 
fils  du  célèbre  hébraîsant,  au  cabinet  d'art  de  Félix 
Flatter,  «  fils  du  vieux  Flatter  »,  et  à  la  collection 
de  numismatique  de  Rémi  Fesch.  Fartout  on  reçoit 
le  plus  aimable  accueil.  Le  conseiller  Léonard 
Wantzer  fournira  même  une  escorte  à  nos  voya- 
geurs quand  ils  partiront.  Seul,  le  recteur  de  l'Aca- 
démie a  des  procédés  un  peu  inélégants.  Il  oblige, 
etiam  manu  militari,  nos  voyageurs  à  se  faire  im- 
matriculer à  l'Université.  En  vain  font-ils  remar- 
quer qu'ils  sont  là  en  passant,  pour  quatre  ou  cinq 
jours  seulement.  On  leur  réplique  qu'ils  vivent  en 
pension,  et  non  à  l'auberge.  Il  faut  s'exécuter. 

Brackenhoffer  remarque  que,  dans  toute  la  Suisse, 
on  a  des  poêles  en  faïence,  et  non  en  plaques  de 
fonte,  comme  à  Strasbourg.  Il  note,  à  Bâle,  les 
bonnets  «  oblongs  et  comprimés  des  deux  côtés  »  et 
les  bottines  en  drap  rouge  des  jeunes  filles,  les 
chapeaux  de  haute  forme  des  hommes,   et  les  robes 


LA  SUISSE   EN    1643  81 

que  portent  en  tout  temps  les  pasteurs  et  les  pro- 
fesseurs,  en   service  seulement  les  magistrats  ! 

«  Le  vendredi  10  mars,  à  une  heure  de  l'après- 
midi  »,  Brackenhoffer  se  met  en  route  avec  deux 
compagnons.  On  boit  un  coup  à  Liestal,  et  comme 
on  va  bon  train,  à  travers  un  agréable  pays,  on  ar- 
rive à  Butschen  à  5  heures  et  demie  pour  y  coucher 
et  repartir  le  lendemain,  «  à  [6  heures  du  matin  ». 
Traversée  d'OIten,  d'Aarau  (que  l'on  prend  le 
temps  de  visiter),  et  arrivée  à  4  heures  à  Brugg. 

Immédiatement,  visite  du  couvent  de  Kœnigs- 
felden,  où  l'on  communie  «  avec  les  grands  sou- 
venirs  de  Sempach?  » 

Le  lendemain  dimanche,  «  à  6  heures  du  matin  », 
départ  de  Brugg.  Passage  de  la  Reuss  en  bateau.  A 
8  heures,  arrivée  à  Baden.  Les  portes  étaient  fermées, 
à  cause  du  service  divin.  Elles  consentent  toutefois  à 
s'ouvrir.  Brackenhoffer  court  à  l'établissement  de 
bains,  et  tâte  des  eaux.  Il  va  se  promener  «  sur 
l'autre  rive  de  la  Limmat  »,  puis  il  va  voir  «  la 
salle  où  Messieurs  les  Confédérés  tiennent  leurs 
assemblées  ».  Il  trouve  encore  le  temps  de  diner, 
et  à  midi,  le  voilà  parti  pour  Zurich,  où  il  arrive 
à  4  heures  et  demie. 

Zurich  lui  a  beaucoup  plu.  Il  y  a  passé  quelques 
heures  à  peine  ;  il  a  tout  vu  et  tout  décrit,  avec  une 
exactitude  dont  aujourd'hui  encore  il  est  possible 
de  se  rendre  compte.  Il  s'est  renseigné  sur  l'adminis- 
tration, sur  les  fortifications.  Il  a  fait  une  longue 
station  à  la  bibliothèque  et  particulièrement  remar- 
qué les  souvenirs  de  Gessner.  Il  est  frappé  de  la  bonne 
organisation  du  «  gymnase  »,  ou  plutôt  de  l'acadé- 
mie, où  les  chaires  de  théologie  sont  particulièrement 

BIBL.   UNIV     CVI  6 


82  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

bien  pourvues.  Il  admire  les  nouvelles  fortifications 
et  l'arsenal.  Il  voit  une  noce,  et  je  voudrais  avoir 
la  place  de  vous  la  décrire  après  lui,  de  vous  peindre 
le  cortège  des  hommes,  deux  à  deux,  coiffés  de 
bonnets,  puis  celui  des  jeunes  filles,  dont  «  les  plus 
haut  placées  vont  derrière,  comme  à  Stras- 
bourg ». 

«  Les  bourgeois  de  Zurich,  de  haute  ou  de  basse 
condition,  célibataires  ou  mariés,  portent  tous  des 
bonnets    de    feutre,    bordés    d'un    cordon.  » 

«  Les  Zuricois  sont  de  très  aimables  gens,  et 
ils  nous  ont  fait  un  accueil  particulièrement  cour- 
tois ;  »  des  jeunes  gens  du  meilleur  monde  s'étaient, 
en  effet,  mis  à  la  disposition  de  ces  voyageurs  in- 
connus et  les  avaient  pilotés  partout,  sans  vouloir 
accepter  le  souper  qu'on  leur  offrait  comme  témoi- 
gnage de  gratitude.  Mais,  par  exemple,  si  a  Cigogne 
était  un  «  logement  très  agréable  et  très  gai,  à  '■  -'use 
de  sa  jolie  vue  »,  on  n'y  vivait  pas  pour  rien  :  onze 
ou  douze  francs  par  jour  ! 

Le  lendemain,  à  1 1  heures,  on  part  de  Zurich, 
et  l'on  franchit  l'Albis,  «  une  montagne  très  haute 
et  très  escarpée  ;  au  milieu,  il  y  a  une  auberge  ap- 
pelée Au  Berger,  et  qui  est  complètement  isolée  ». 
Evidemment,  B.  n'est  pas  très  rassuré,  mais  il  n'ose 
l'avouer.  Enfin,  rien  de  fâcheux  ne  survient,  et 
l'on  arrive  à  St-Wolffgang  avant  la  nuit.  On  re- 
part à  6  heures  du  matin,  et  à  10  heures,  on  par- 
vient à  Lucerne,  résidence  du  nonce  et  de  l'ambas- 
sadeur d'Espagne,  comme  Zurich  était  celle  de  l'am- 
bassadeur de  Venise,  et  Soleure  celle  de  l'ambas- 
sadeur  de    France. 

Précisément  à  l'heure  où  nos  voyageurs  arrivaient 
à  Lucerne,  avait  lieu  la  procession  de  l'Annonciation. 


LA  SUISSE  EN   1643  93 

B.  n'avait  jamais  vu  de  près  le  catholicisme,  et  le 
premier  contact  le  plonge  dans  un  étonnement 
curieux.  Il  décrit  minutieusement  la  longue  théo- 
rie ;  il  a  pour  les  statues  de  saints  des  qualificatifs 
sévères  ;  il  décrit  les  crucifix  comme  s'il  ne  les  avait 
jamais  remarqués  dans  les  églises  luthériennes  de 
Strasbourg.  Il  admire  pourtant.  Mais  il  ne  s'age- 
nouille pas  devant  le  Saint-Sacrement,  et  manœu- 
vre pour  qu'on  ne  s'en  aperçoive  point.  Après  quoi, 
il  s'en  va  écouter  les  deux  sermons  (en  latin  et  en 
allemand)  prononcés  en  plein  air.  Et  il  note  encore 
qu'en  ce  jour  de  jeûne,  «  la  ville  de  Lucerne  donne 
à  tout  ecclésiastique  qui  vient  à  cette  procession 
et  est  domicile  là,  six  livres  de  poisson  et  deux  me- 
sures   de    vin  ».    Prébende    suffisante. 

A  une  heure,  départ  de  Lucerne,  et  pèlerinage 
à  Sempach.  Visite  minutieuse  de  la  chapelle  élevée 
sur  le  champ  de  bataille.  Le  postillon  attendait 
à  l'auberge,  où,  pour  se  distraire,  il  fit  une  dépense 
de  10  batz,  aux  frais  des  voyageurs,  ce  qui  est  vrai- 
ment   très    regrettable. 

De  Sempach,  on  va  coucher  à  Sursee  ;  et  ici,  comme 
partout,  détails  circonstanciés  sur  la  ville  et  son  ad- 
ministration. On  se  remet  en  route,  le  mercredi 
15  mars,  à  7  heures  du  matin.  A  1 1  heures,  on  arrive 
à  St-Urban,  mais  le  portier  reçoit  fort  mal  nos  voya- 
geurs et  leur  refuse  l'entrée,  contrairement,  dit 
l'aubergiste,  au  désir  de  l'abbé.  Force  fut  de  se  remettre 
en  selle.  A  5   heures,   entrée  à  Soleure. 

Je  passe  sur  la  description  de  la  ville.  B.  s'en- 
quiert  de  tout  ;  on  le  met  au  courant  de  la  légende 
de  saint  Urs,  mais  elle  le  laisse  fort  sceptique.  Il 
voit  encore  une  procession  ;  «  avec  son  exhibition 
d  images  et  ses  autres  cérémonies,  elle  était  presque 


84  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

semblable  à  celle  de  Luceme  ;  seulement,  les  ima- 
ges n'étaient  pas  d'argent.  » 

Le  lendemain,  on  repart  à  8  heures  du  matin, 
pour  arriver  à  Berne  à  3  heures. 

«  Berne  est  une  très  belle  ville  >',  et  comme  ses  vieux 
quartiers  n'ont  pas  changé,  vous  voyez  d'ici  ce  que 
B.  en  dit.  Il  s'intéresse  aux  ours,  naturellement. 
Et  parmi  les  monuments  remarquables  de  la  ville, 
il  n'oublie  pas  l'auberge  de  la  Couronne,  où  il  est 
descendu.  En  particulier,  on  y  voit  «  une  grande 
salle,  toute  revêtue  et  ornée  de  précieux  tableaux. 
Ce  serait  pour  un  roi  un  logement  suffisant.  La 
salle  donne  sur  l'Aar,  et  a  une  jolie  vue  ».  La  vie 
dans  ce  palace  ne  nous  semblerait  pas  d'un  prix 
exagéré  ;  «  pour  deux  repas  et  le  déjeuner  »,  on  payait 
une  dizaine  de  francs.  Entre  parenthèse,  les  bonnes 
auberges  françaises  du  temps  étaient  beaucoup  moins 
chères. 

«  A  l'égard  du  costume,  il  y  a  peu  de  différence, 
à  Berne,  entre  la  noblesse  et  la  commune  bourgeoi- 
sie. Les  hommes  portent  des  chapeaux  un  peu  plus 
bas  que  ceux  des  Bâlois  ;  les  femmes  ont  de  hautes 
coiffes   sur   leurs   voiles.  » 

Le  lendemain  matin,  départ  pour  Morat,  visite 
de  l'ossuaire.  A  l'auberge  de  VAiole,  nos  voyageurs 
subissent  une  curieuse  cérémonie.  C'est  une  sorte 
de  mascarade,  donnée  par  les  serviteurs,  qui  se  sont 
grimés  pour  la  circonstance.  Il  faut  danser  avec  une 
abominable  sorcière,  et  l'infortuné  qui  passe  là  pour 
la  première  fois  est  tenu  de  payer  la  note  de  tous 
ses  commensaux.  Heureusement  que  B.  et  ses  com- 
pagnons étaient  seuls  ;  ils  s'en  tirèrent  pour  un  demi 
thaler.  —  La  coutume  était  soigneusement  entre- 
tenue par  les  négociants   de   St-Gall   en  route  pour 


LA  SUISSE  EN  1643  85 

Genève,    et    qui,    passant    constamment    par    Morat, 
étaient  sûrs  d'y  vivre  à  peu  de  frais. 

A  4  heures,  nos  voyageurs  repartent  enfin.  En 
traversant  Avenches,  B.  y  remarque  des  ruines  ; 
il  en  conclut  qu'évidemment,  il  y  eut  là  autrefois 
«  une  très  grande  ville  »,  à  l'époque  des  Romains. 
Il  remarque,  en  particulier,  «  tout  près  du  bourg, 
une  colonne  restée  debout  d'un  édifice  »,  et  que  nous 
connaissons  bien.  Il  ajoute  que  l'on  trouve  constam- 
ment   «  des    monnaies    païennes  »    dans    la    terre. 

Payerne,  on  y  couche,  après  avoir  parcouru  les 
rues.  Le  lendemain  matin,  départ  pour  Moudon, 
où  l'on  arrive  à  1 1  heures.  On  y  reste  deux  heures. 
Le  temps  est  détestable  ;  on  passa  le  Jorat  par 
des  chemins  absolument  défoncés.  On  arrive  trempé. 
«  A  Moudon  et  à  Lausanne,  nous  avons  fait  pour 
la  première  fois  bonne  connaissance  avec  les  che- 
minées françaises,  où  nous*  nous  sommes  séchés  ». 
Bien  plus,  à  Lausanne  (on  y  logea  à  la  Croix  blanche), 
B.  dut  faire  mettre  ses  bottes  «  sur  une  forme  de  bois, 
parce  qu'elles  étaient  mouillées  et  qu'on  ne  pouvait 
les  mettre  aisément  ».  Dans  ces  conditions,  la  visite  de 
la  ville  fut  un  peu  sommaire.  B.  ne  remarqua  que 
la  cathédrale,  le  site  montueux  et  les  fortifications, 
mais   ce   qu'il    en   dit   est   exact, 

«  Le  dimanche  19  mars,  à  6  heures  du  matin  », 
les  voyageurs  quittent  Lausanne,  longent  Morges,  tra 
versent  Rolle,  Promenthoux,  Nyon,  Coppet  et  Ver- 
soix,  et«  vers  5  heures  du  soir  (louange,  gloire  et 
grâces  en  soient  rendues  au  Très  Haut  )  »,  arrivent  à 
Genève,    où    Brackenhoffer    passera    plusieurs  mois. 

Voici  maintenant,  son  appréciation  générale  sur 
la  Suisse  : 

«  Quant  à  la  Suisse  dans  son  ensemble,  voici  ce 


86  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

qui  m'a  frappé.  Dans  aucune  ville,  il  n'y  a  deux 
religions  différentes,  mais,  ou  bien  tous  sont  pa- 
pistes, et  on  n'admet  aucun  réformé  à  la  bourgeoi- 
sie, ou  tous  sont  réformés  et  calvinistes,  et  alors, 
on  ne  trouve  ni  couvents  ni  ecclésiastiques  d'autre 
sorte. 

»  La  plupart  des  Suisses  catholiques  sont  plongés 
dans  un  grand  aveuglement  et  une  grande  simpli- 
cité d'esprit.  Une  preuve  péremptoire  de  ceci, 
c'est  que  les  Soleurois  croient  si  fermement  à  la 
fabuleuse  histoire  de  saint  Urs.  De  même,  je  deman- 
dais à  notre  hôte,  à  St-Urban,  d'où  venait  que  le 
mont  Pilate  (tout  au  sommet  duquel  il  y  a  un  lac) 
portait  ce  nom  ;  il  me  donna  en  réponse  cette  fable 
absurde  que  tous  les  vendredis  saints.  Ponce  Pilate 
s'asseyait  là,  sur  un  siège  vert,  au  milieu  du  lac,  ce  que 
ce  jour-là  on  pouvait  parfaitement  distinguer.  Il  y  a 
aussi  là,  disait-il,  de  quoi  entretenir  une  importante 
quantité  de  bétail  ;  mais  si  on  a  un  troupeau  un  peu 
considérable,  il  faut  matin  et  soir,  par  trois  fois, 
crier  à  haute  voix  dans  le  lac  l'Ave  Maria  ;  car  si  on 
le  néglige  ou  si  on  l'oublie,  le  bétail  meurt. 

»  La  Suisse  (qui  tire  ce  nom  de  Guillaume  Tell  ', 
originaire  de  Schwytz)  est  pleine,  à  la  vérité,  de  mon- 
tagnes et  de  vallées,  mais  elle  est,  par  endroits,  bien 
cultivée  ;  sur  beaucoup  de  hautes  montagnes,  on 
voit  les  prairies  les  plus  belles,  des  vergers  et  des 
champs  de  céréales  On  laboure  les  champs  avec 
des  bœufs  que  l'on  attelle  de  deux  manières,  soit 
par  les  cornes  avec  un  joug  de  bois,  soit  par  le  cou 
avec  un  collier,  comme  les  chevaux.  Il  y  a  aussi  en 
Suisse  un  beau  vignoble,  beaucoup  de  bois  et  d  im- 
menses   forêts.    Les    villages    sont    pour    la    plupart 

'    li  ^rit  toujours  Dell  avec  une  douce  obstination. 


LA  SUISSE   EN    1643  87 

bâtis  en  belles  maisons  de  pierre,  et  la  raison  en  est 
peut-être  qu'on  n'a  pas  à  chercher  loin  la  pierre  à 
bâtir,  puisqu'on  a  tout  à  côté  des  montagnes  et  des 
rochers. 

»  Il  y  a,  de  plus,  en  Suisse,  beaucoup  de  châteaux 
très  forts  pour  la  plupart  et  situés  sur  des  rochers 
élevés  ;  ils  sont  en  général  habités  par  les  baillis, 
envoyés  par  leurs  autorités  respectives  dans  un  bail- 
liage, afin  d'exercer  la  justice  ;  du  haut  d'une  telle 
maison  forte,  le  bailli  peut  tenir  en  respect  et  en 
obéissance  tout  son  bailliage,  qui  comprend  au  moins 
six  ou  sept   communautés  rurales. 

»  Tous  les  ponts  de  la  Suisse  sont  couverts  ;  en 
particulier  les  deux  grands  ponts  de  Lucerne,  ceux 
d'Olten,  d'Aarau,  de  Bâle  sont  dignes  d'attirer  l'at- 
tention. 

»  Dans  toute  la  Suisse,  on  ne  saurait  trouver  de 
poêles  en  fer,  mais  les  poêles  sont  tous  faits  en  car- 
reaux de  terre  cuite. 

»  Dans  la  plupart  des  auberges  de  Suisse,  il  est 
d'usage  d'orner  de  vaisselle  d'étain,  non  la  cui- 
sine, mais  les  chambres  ;  et  elle  est,  dans  les  chambres, 
placée  sur  des  rayons,  disposés  tout  autour,  tels  les 
bocaux  dans  les  salles  des  barbiers. 

»  Dans  toute  la  Suisse,  nous  n'avons  pas  vu  de 
soldats,  ni  dans  les  villes,  ni  dans  la  campagne  ; 
de  toutes  les  villes  que  j'ai  vues,  aucune  n'avait 
une  garnison  permanente  et  régulière,  sauf  Bâle, 
où  elle  était  absolument  nécessaire  à  cette  époque, 
à  cause  du  voisinage  de  l'armée  de  Guébriant.  A 
part  cela,  la  sécurité  est  partout  très  grande,  surtout 
dans  les  petites  villes,  comme  Aarau,  Olten,  Brugg, 
Sempach,  Sursee,  Payerne  et  autres  ;  non  seulement 
elles   n'ont   pas    la    moindre    garde   à   leurs   portes, 


88  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mais  encore  elles  les  laissent  ouvertes  jusqu'en  pleine 
nuit,  et  les  font  ouvrir  à  la  demande  de  chacun.  Nous 
sommes  arrivés  à  Sursee  en  pleine  nuit,  et  nous  n'avons 
pas  vu  un  homme  de  garde. 

»  Les  Bâlois  ne  font  pas  seulement  bonne  garde 
à  leurs  portes,  mais  ils  font  aussi  monter  la  garde 
ici  et  là  dans  les  forêts  par  leurs  sujets,  les  habitants 
de  la  campagne,  afin  d'éviter  que  quelque  personnel 
des  armées  passe  en  Suisse  et  y  compromette  la  sé- 
curité. 

»  Il  n'y  a  pas  en  Suisse  de  places  fortes  véritables 
ou  principales.  A  vrai  dire,  les  villes  de  Berne  et  de 
Zurich  sont  assez  bien  fortifiées  ;  toutefois  on  ne 
peut  guère  les  transformer  en  places  fortes,  à  cause 
de  leur  situation,  entourées  de  toutes  parts  de  mon- 
tagnes comme  elles  le  sont.  Il  ne  serait  pas  non  plus 
possible  de  bâtir  nulle  part  une  place  forte  en  plaine 
qui  puisse  être  en  sécurité,  à  cause  des  montagnes. 

»  Mais  si  les  Suisses  n'ont  pas  de  forteresses,  ils 
sont  néanmoins  un  peuple  très  puissant,  capable 
de  lever  en  peu  de  temps  un  très  gros  effectif. 

»  La  jeunesse  est  soigneusement  exercée  au  manie- 
ment des  armes,  et  nul  n'atteint  l'âge  de  douze  ans  qui 
ne  sache  s'en  tirer  avec  un  mousquet.  D  ailleurs, 
chacun  est  abondamment  pourvu  d'armes  chez  lui, 
si  bien  que  le  moindre  pourrait  presque  mettre  deux 
ou    trois    hommes    en    campagne. 

»  Il  y  a  au  surplus  beaucoup  de  Suisses,  dans  les 
villes  et  à  la  campagne,  qui  sont  bien  au  courant 
des  choses  de  la  guerre,  pour  avoir  servi  soit  sous 
le  roi  de  France,  soit  en  Italie. 

»  Pour  la  meilleure  protection  et  défense  de  leur 
pays,  il  y  a  d'ailleurs  sur  certaines  hautes  montagnes 
des  signaux  par  le  feu,  afin  que  dans  le  cas  d'une 


LA  SUISSE  EN   1643  89 

Invasion  rapide  et  inattendue,  on  fût  averti  par  ces 
signaux.  Un  de  ces  signaux  se  trouve  près  de  Lausanne, 
à  droite  (quand  on  vient  de  Suisse),  sur  une  mon- 
tagne très  élevée. 

»  A  vrai  dire,  les  Suisses  passent  en  général  pour 
grossiers,  à  telles  enseignes  qu'eux-mêmes,  quand 
ils  s'agonisent  de  sottises  \  se  traitent  de  grossiers 
Suisses.  Mais  ils  nous  ont,  en  qualité  d'étrangers, 
comblés    d'honneurs. 

»  Ils  ont  un  dialecte  et  un  langage  grossiers  ;  le 
K  leur  est  très  contraire,  ils  le  prononcent  ch.  Par 
exemple,  quand  ils  veulent  dire  yissen,  ils  prononcent 
chussen,   et   ainsi   du   reste  ! 

»  En  outre,  les  Suisses  sont  un  peuple  libre  ;  ils 
ne  prisent  rien  autant  que  leur  liberté,  et  pour  la 
maintenir,  ils  sont  prêts  à  se  soulever  tous. 

»  Et  voilà  ce  que  j'ai  pu  observer  et  prendre  en 
considération    en    Suisse.  » 

Henry  Lehr. 

Wenn  sie  sich  exlenuiren. 


^Hk^H^^X-j^ik^^Jê^mk^Mè^^^-^^-^éiè' 


Lettre  de  Paris. 


M.  Philippe  Berthelot  devant  le  G>nseil  de  discipline  du  ministère  de»  Affaires 
étrangères.  —  Un  diplomate  •  anarchiste  ••  et  <  trop  intelligent  ».  —  Poètes 
philosophes  et  homme  d'Etat.  —  La  sentence  du  G>nseil  de  discipline. 

15  mars  1922. 

Tandis  que  le  soleil  s'adonne  à  rendre  à  toutes  choses  un 
heureux  visage,  les  hommes  poursuivent  leurs  desseins  qui 
ne  sont  que  rarement  purs.  Un  citoyen  qui  servit  sa  patrie 
va  ê;re  châtié  par  ses  compatriotes.  J"  n'évoquerai  pas  la 
mort  de  Socrate.  Je  n'accuserai  pas  les  démocraties,  leur 
ingratitude  et  leur  humeur  changeante.  Je  crois  que  M.  Phi- 
lippe Berthelot  aurait  pu  être  pareillement  frappé  sous 
quelque  monarque,  si  sage  ou  si  autoritaire  qu'on  l'imagine. 
J'ai  vu  cet  homme  chargé  de  toutes  les  responsabilités  du  pou- 
voir, alors  que  d'autres,  aux  yeux  des  foules,  étaient  tenus 
pour  responsables  et  tout  puissants.  Il  conservait  sa  sérénité. 
Il  était  à  la  fois  distant  et  désinvolte,  et  l'ingéniosité  de  son 
esprit  apparaissait  toujours,  quell  *  que  fût  la  besogne  qu'il 
accomplit. 

A  l'heure  où  j'écris, on  ne  connaît  pas  encore  la  sentence  des 
juges  devant  lesquels  a  comparu  M.  Philippe  Beithelot  ; 
mais  on  peut  tenir  pour  assuré  que  cet  homme  supérieur 
sera  puni.  Ce  que  je  sais,  dès  maintenant,  c'est  que  les  vrais 
coupables  sont  ceux  qui,  par  paresse,  par  faiblesse,  par  igno- 
rance, lui  remirent  aveuglement  le  soin  de  réaliser  une  œuvre 
que  la  nation  leur  avait  h  eux-mêmes  confiée.  Il  arriva  que  le 
secrétaire  général  du  ministère  des  affaires  étrangères  fut 
ainsi  nanti  d'un  pouvoir  occulte.  Je  suis  sûr  qu'il  l'employa 
pour  le  bien  de  son  pays.  L'ensemble  de  son  œuvre  est  saine  ; 
mais  le  détail  en  fut  peut-être  trouble,  et  c'est  cette  question 


LETTRE  DE  PARIS  91 

que  va  élucider  M.  Raymond  Poincarc,  président  du  Conseil 
des  ministres  français. 

Beaucoup  de  gens  qui  se  flattent  de  ne  rien  entendre  à  la 
politique,  ne  renieront  point  l'estime  que  leur  inspira  M.Phi- 
lippe Berthelot  ;  car  ils  ne  jugeront  en  lui  que  le  dilettante, 
l'amateur  d'art,  le  protecteur  des  belles-lettres.  Ce  diplomate, 
qui  aurait  pu  n'avoir  de  goût  que  pour  la  diplomatie  solennelle 
ou  rusée,  aimait  les  poètes.  Et  ce  n'était  point  aux  poètes  déjà 
couronnés  qu'allait  sa  préférence.  Il  avait  une  prédilection 
pour  les  littérateurs  qu'on  nomme  les  "  jeunes  »,  les  indépen- 
dants, parce  qu'ils  ne  suivent  point  docilement  les  sentiers  trop 
fréquentés.  Original  lui-même  par  ses  idées,  il  prisait  l'origi- 
nalité en  ceux  qu'anime  le  désir  d'exprimer  des  idées  ou  des 
sensations. Et  qui  sait  si  ce  n'est  point  cette  inclination  pour 
le  rare,  le  paradoxal,  que  lui  reprochent  inconsciemment 
quelques-uns  de  ses  détracteurs? 

J'entends  bien  que  les  fautes  qu'il  a  pu  commettre,  et 
qui  le  conduisent  aujourd'hui  devant  un  «  conseil  de  disci- 
pline »,  m  sont  pas  de  cet  ordre.  On  ne  peut  nier  toutefois 
que  ce  diplomate,  d'un  genre  si  nouveau,  s'était  peu  à  peu 
laissé  envelopper  par  une  atmosphère  de  réprobation.  Il  éton- 
nait et  il  choquait  la  tradition.  Or  la  tradition  est  une  entité 
complexe  :  elle  est  à  la  fois  noble  et  puérile  ;  elle  est  sub- 
stance et  apparence.  D'aucuns  ne  respectent  en  elle  que  ses 
dehors  ;  d'autres  défendent  ce  qu'elle  exprime  de  profond,  de 
solide,  de  nécessaire.  M.  Philippe  Berthelot  avait  un  front 
sans  perruque  et  il  narguait  volontiers  la  pompe  officielle,  au 
propre  comme  au  figuré.  Cela,  c'est  le  crime  ;  le  reste,  c  est 
la  faute,  grave  peut-être.  , 

Il  se  présente  des  gens  pour  vous  déclarer,  la  mine  impor- 
tante, que  le  diplomate  déchu  ne  fut  jamais  qu'un  anarchiste. 
Je  les  comprends  fort  bien.  Ne  pas  penser  selon  la  mode  du 
jour  offense  toujours  qui  ne  pense  pas.  Les  opinions  toutes 
faites  sont  commodes  ;  on  s'y  couche  nonchalamment, bien  per- 
suadé qu'on  a  fait  soi-même  son  lit.  La  philosophie  est  un 
abîme  creusé  par  des  anarchistes.  Dissocier  les  idées,  comme 
disait  Rémy  de   Gourmont,   est   une  œuvre   coupable.   Rap- 


92  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pelcz-vous  le  dialogue  de  Renan  (je  le  cite  de  ntémoire)  :  «  De 
quel  droit  te  permets-tu  de  changer  les  rites  des  ancêtres? 
—  Du  droit  que  les  ancêtres  ont  eu  de  les  établir.  » 

M.  Philippe  Berthelot  était  donc  un  anarchiste,  dans  le 
sens  que  précisent  quelques-uns  de  nos  contemporains  en 
assurant  qu'il  éta>t  «  trop  intelligent  ».  Quelle  confession  ! 
et  comme  Flaubert  l'eût  retenue  avec  joie  quend  il  amassait 
ses  notes  pour  Bouvard  et  Pécuchet. 

Mais,  riposterez-vous,  quand  on  a  cette  curiosité  d'esprit, 
cette  tendance  à  n'écouter  que  soi-même,  on  ne  s'installe  pas 
dans  le  fauteuil  doré  des  ambassadeurs  ;  on  écrit,  on  devise, 
on  peint,  on  fait  de  la  musique.  Je  ne  saurais  rétorquer  cet 
argument-là.  J'avouerai  seulement  que  je  rêve  d'un  monde 
où  les  poètes  pourraient  être  de  grands  hommes  d'Etat  et  les 
philosophes  des  diplomates  honorés.  Et  c'est  d'avance  vous 
concéder  que  je  n'entends  rien  à  la  politique  ni  à  la  diplomatie. 

Jean  Lefranc. 

P. -S.  —  18  mars.  —  M.  Philippe  Berthelot  sera  exclu  de 
la  '<  carrière  »  pendant  dix  années.  Rien  de  ce  que  j'ai  dit  plus 
haut  ne  doit  faire  supposer  que  ses  juges  n'ont  pas  été  im- 
partiaux. Leur  devoir  n'est  pas  le  mien,  et  je  sai  eu  r 
devoir  est  pénible.  Ils  ont  eu  raison  en  1922.  Dans  deux  ans 
ou  dans  vingt,  je  n'aurai  peut-être  pas  tout  à  fait  tort. 

J.  L. 


Chronique  allemande. 


Le  culte  de  Bismarck  dans  les  universités.  —  L'incident  de  Kantorowicz-de  Belo\> 

—  Polémique  de  presse.  —  L'opinion  du  professeur  Fôrstcr.  —  Bismarckiana. 

—  Livres  de  mémoires  et  d'histoire.  —  Ludendorff  peint  par  lui-même.  —  Le 
cas  du  professeur  Delbrilck. 

On  sait  le  rôle  joué  par  les  historiens  allemands  dans  la 
formation  de  la  mentalité  impérialiste  de  l'Allemagne  nou- 
velle. A  part  de  rares  exceptions,  tous  les  anciens  historiens  libé- 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  93 

raux  devinrent,  comme  disait  l'un  d'entre  eux,  de  juvéniles 
admirateurs  de  Bismarck  et  des  apologistes  de  la  politique 
de  la  force.  Le  plus  brillant  de  ces  coryphées  de  l'impérialisme 
fut  Treitschke,  dont  les  disciples  peuplent  encore  les  univer- 
sités allemandes.  L'œuvre  néfaste  accomplie  par  ces  hommes 
a  été  caractérisée  en  ces  mots  :  «  A  tant  vanter  les  coups  de 
force  et  la  ruse,  malgré  le  vernis  moral  dont  ils  couvraient 
leurs  théories,  ils  ont  contribué  à  pervertir  l'esprit  public  et, 
comme  l'a  dit  le  philosophe  Renouvier,  ils  ont  réveillé  et 
stimulé  le  goût  dangereux  du  passé,  concluant  à  l'évolution 
fatale,  universelle,  à  la  suprématie  de  l'histoire  sur  la  raison, 
du  fait  sur  le  droit,  de  la  force  sur  la  justice.  Par  leurs  théories 
historiques,  ils  ont  été  les  propagateurs  dos  pires  maximes 
politiques,  pour  la  réfutation  desquelles  l'humanité  a  déjà 
versé  des  flots  de  sang.  » 

On  aurait  pu  croire  qu'après  les  dures  expériences  de  la 
guerre,  un  autre  esprit  allait  pénétrer  dans  l'enseignement 
de  l'histoire  des  universités  et  des  écoles.  A  vrai  dire,  on  a  pu 
observer,  ici  et  là,  une  timide  réaction.  J'ai  signalé  ici  le  coura- 
geux petit  livre  de  Frédéric  Meinecke,  Nach  der  Révolution, 
où  le  directeur  de  la  Revue  historique  allemande  dénonce  les 
erreurs  du  passé,  mais,  cet  exemple  n'a  guère  été  suivi. 
Et  voyez  aujourd'hui  comme  on  traite  les  rares  professeurs  qui 
protestent  contre  le  culte  bismarckien!  Veit  Valentin,  l'auteur 
d'une  récente  Histoire  du  Parlement  de  Francfort,  animée  d'im 
esprit  vraiment  libéral,  s'est  vu  retirer,  il  y  a  trois  ans,  le  droit 
d'enseigner  à  l'université  de  F'ribourg-en-Brisgau,  sous  le 
prétexte  qu'il  avait  offensé  l'amiral  von  Tirpitz.  Cette  année, 
à  la  même  université,  le  juriste  Kantorowicz,  ayant  osé  répu- 
dier la  gloire  de  Bismarck  et  ayant  recommandé  aux  étu- 
diants de  se  défaire  de  l'esprit  de  Potsdam,  a  été  vivement 
attaqué  par  son  collègue,  l'historien  von  Below. 

Ce  qu'il  y  a  d'inquiétant  dans  tout  ceci,  c'est  que  les  pro- 
fesseurs molestés  et  désignés  à  la  vindicte  publique,  ne  sont 
nullement  soutenus  par  le  gouvernement.  Cela  ne  les  décou- 
rage point  du  reste  :  «  La  bataille  où  je  suis  engagé  dans  la 
poursuite  de  ce  but  importe  à  l'Allemagne,  dit  le  professeur 


94  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Kantorowlcz.  Quand  notre  pays  relevé  sera  redevenu  un  fac- 
teur de  la  politique  européenne,  l'esprit  dans  lequel  ses  classes 
dirigeantes  auront  été  élevées  ne  sera  point  indifférent.  » 

Bien  des  personnes,  en  dehors  des  cercles  universitaires, 
partagent  cette  manière  de  voir,  et  l'on  a  eu  la  satisfaction,  ces 
derniers  mois,  de  voir  s'engager  une  polémique  de  presse 
dont  les  échos  sont  venus  jusque  chez  nous.  Deux  de  nos 
journaux,  en  effet,  la  Nouvelle  Gazette  de  Zurich  et  le  Nouveau 
Journal  suisse,  ont  prêté  leurs  colonnes  à  des  écrivains  alle- 
mands libéraux  pour  défendre  leurs  idées.  Entre  tous  les  arti- 
cles de  ces  écrivains,  on  a  surtout  remarqué  ceux  de  M.  F.  W. 
Fôrster  et  M.  Emile  ILudwig.  l.e  premier  a  écrit  une  remarquable 
étude,  qu'on  aura  profit  à  méditei  ailleurs  qu'en  Allemagne, 
sur  Bismarck  e/  ses  critiques,  et  M.  Ludwig,  en  marge  du  sujet, 
a  rédigé  de  spirituelles  gloses  :  Neue  Bismarckiana  ^.  Prenant 
pour  point  de  départ  l'affirmation  du  professeur  Kantorowicz 
que  Bismarck  fut  un  corrupteur  de  la  politique  allemande  et 
l'auteur  responsable  de  la  débâcle  de  1918,  M.  Fôrster  montre 
que  tant  que  l'Allemagne  n'aura  pas  répudié  le  culte  de  Bis- 
marck, sa  régénération  ne  pourra  se  faire.  On  a  naturellement 
crié  au  sacr-.lège  dans  les  milieux  universitaires  nationalistes, 
mais,  ce  qui  a  fort  étonné,  c'est  de  voir  des  professeurs 
libéraux  et  démocrates,  comme  Frédéric  Curtius,  faire 
chorus  avec  les  nationalistes.  <•  Autant,  dit  ce  dernier,  les 
démocrates  réprouvent  la  politique  intérieure  allemande  de 
Bismarck  de  1870  à  1890,  autant  ils  donnent  leur  approbation 
à  la  politique  extérieure  du  chancelier,  qui  a  créé  l'unité  du 
pays.  » 

L^a  question  qui  se  pose  est  de  savoir  si  ces  deux  politiques 
peuvent  être  dissociées  l'une  de  l'autre.  M.  Curtius  l'affirme 
et  M.  Fôrster  le  nie.  Celui-ci  s'étonne  même  qu'un  démocrate 
comme  M.  Curtius,  qui  a  protesté  contre  l'invasion  de  la 
Belgique,  "  crime  envers  l'humanité  et  tache  sur  le  blason 
de  1  Allemagne  »,  ne  voie  pas  que  la  politique  extérieure  de 
Bismarck,    par    ses    manquements    à    l'honneur,    a    perverti 

'  Neue  Zurcher  Zeilung,  N"*  262  et  327. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  95 

1  esprit  public.  En  effet,  si  le  peuple  allemand  accepta  avec 
tant  de  facilité  la  violation  de  la  neutralité  belge,  n'est-ce  pas 
parce  qu'il  avait  docilement  accepté  les  trahisons  à  l'égard 
du  Danemark  et  de  l'Autriche? 

M.  Fôrster,  à  ce  propos,  rappelle  que  Constantin  Frantz, 
en  1878,  avait  prédit  la  chose  :  «  La  méthode  que  Bismarck 
a  employée  pour  faire  l'unité  allemande,  disait-il,  a  attaqué 
à  sa  racine  le  principe  du  droit  et,  par  là,  a  miné  la  base  morale 
la  plus  profonde  de  la  force  de  l'Etat,  si  l'Etat  est,  non  pas 
uniquement  force,  comme  le  prétend  Treitschke,  mais  droit, 
justice,  fidélité  aux  engagements,  conscience  ;  l'Etat,  en 
effet,  n'est  puissance  que  lorsqu'il  se  met  sur  le  terrain  du 
droit  et  agit  conformément  au  droit.  » 

C  est  bien  ainsi  que  raisonnaient  les  juristes  allemands  de 
la  vieille  école,  tout  pénétrés  de  l'esprit  kantien.  Même  au 
moment  de  la  guerre  de  1866,  ne  vit-on  pas  protester  Hopf 
et  Jehring  contre  la  violation  du  droit?  «Jamais  guerre,  s'écriait 
Jehring,  n'a  été  engagée  avec  une  telle  frivolité  et  une  telle 
absence  de  pudeur.  Les  sentiments  les  plus  intimes  du  cœur 
se  révoltent  d'un  tel  manque  de  foi,  d'une  telle  entorse  à  tous 
les  principes  du  droit  et  de  la  morale.  Quel  épouvantable 
avenir  de  tels  faits  ne  nous  préparent-ils  pas?  » 

Jehring  voyait  juste,  mais  ce  ne  l'empêcha  point,  quelques 
mois  plus  tard,  de  s'incliner  devant  le  succès  et  de  devenir 
un  des  thuriféraires  de  Bismarck.  Il  fut  suivi  par  beaucoup 
d  autres,  et  c'est  dans  ce  crime  que  M.  Forster  voit  la  lourde 
responsabilité  que  les  intellectuels  allentands  portent  dans 
la  guerre  de  1914.  «  La  conséquence  terrible  du  principe  :  la 
force  prime  le  droit,  dit-il,  explique  le  mépris  qu'on  eut  pour  les 
impondérables.  Le  succès,  qui  a  tourné  la  tête  à  ces  hommes, 
ne  les  a  pas  seulement  éloignés  des  idéaux  qui  faisaient  la 
grandeur  du  pays,  mais  les  a  rendus  étrangers  aux  réalités 
les  plus  profondes  des  lois  du  monde  politique.  Au  fond  de 
la  catastrophe  allemande,  ce  qu'on  trouve  en  dernier  ressort, 
c  est  1  idée  bismarckienne  du  mépris  du  droit.  » 

Il  est  curieux  de  rapprocher  ces  lignes  du  mot  du  grand 
écrivain  norvégien  Bjôrnson  qui,  comparant  un  jour  Bismarck 


%  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

à  un  joueur  d'échecs  génial,  ajoutait  :  "II  gagne  toutes  les 
parties,  mais  il  perd  l'avenir.  » 

M.  Emile  Ludwig,  dans  ses  Neue  Bismarckiana,  illustre 
cette  pensée  par  des  notes  marginales  qu'il  vient  de  mettre  à 
des  Mémoires  de  contemporains.  Il  y  reproduit  des  conversa- 
tions et  propos  de  table  de  Bismarck  analogues  à  ceux  que 
publia  Busch,  il  y  a  quelques  années.  Ce  grand  pessimiste, 
contempteur  de  la  nature  humaine,  tient  des  propos  semblables 
a  ceux  de  Voltaire  et  de  Schopenhauer.  M.  Ludwig  a  mis  à 
contribution  deux  ouvrages,  Les  rapports  politiques  de  Bismarck, 
de  Pétershourg  et  de  Paris  et  les  Lettres  de  Pétersbourg  de  Kurt 
von  Schlôzer,  qui  fut  attaché  d'ambassade  sous  Bismarck 
en  1859  ^.  Dans  tous  les  propos  de  Bismarck,  à  cette  épo- 
que, on  voit  qu'il  n'a  qu'une  idée  en  tête,  faire  l'unité  de 
l'Allemagne  sous  l'hégémonie  prussienne,  et  que,  déjà  à  ce 
moment,  il  considère  les  guerres  avec  l'Autriche  et  la 
France  comme  inévitables.  Sa  devise  est  :  "  Par  le  fer  et  par 
le  sang  »,  et  il  ajoute  :  «  Le  peuple  allemand  n'est  pas  mûr 
politiquement,  on  doit  le  forcer  à  l'unité  (man  muss  es  zur 
Einheit  zv)ingen)  ».  Le  diplomate  von  Schlôzer,  qui  rapporte 
ces  paroles,  et  qui  était  jeune  alors,  a  entrevu  la  nature 
machiavélique  de  Bismarck  et  il  devine  l'adresse  qu'il  saura 
un  jour  déployer  pour  faire  trébucher  l'adversaire  :  il  fait 
alors  de  lui  cet  instantané  assez  réussi  :  "  Cet  homme  puissant 
qui  est  à  la  recherche  des  coups  de  théâtre  est  l'homme  qui 
sait  tout,  quoiqu'il  ignore  bien  des  choses....  Il  cherche  à 
en  imposer  en  racontant  à  tout  venant  les  histoires  les  plus 
fantastiques....  On  ne  sait  jamais  ce  qu'on  doit  croire  chei 
cet  acteur  consommé....  Toutes  les  fois  que  j'entre  dans 
la  chambre  du  pacha,  je  me  dis  :  «  Attention  à  ne  point  révéler 
»  de  faiblesse,  à  ne  point  trahir  de  surprise  I  " 

Bismarck  semble  avoir  été  surpris  par  l'attitude  de  ce  diplo- 
mate en  herbe,  qui  n'était  point  un  naïf  et  qui  semblait  percer 

'  Die  polilischen  Berichie  Bismarcks  aus  PeUrdmrg  und  Paris,  Berlin,  Reimar 
Hobbing.  —  Petersburger  Briefe,  von  Kurt  von  Schlôzer,  Stuttgart.  Deutsche  Ver- 
lagsanstalt. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  97 

ses  intentions^  En  tout  cas,  Kurt  von  Schlôzer  était  un  psycho- 
logue perspicace,  comme  le  prouve  ce  portrait  :  «  Quel  être 
diabolique  que  ce  gaillard!  Où  veut-il  aller?  Tout  bout  en 
lui,  tout  le  pousse  à  agir,  à  réaliser.  Il  cherche  à  devenir  maître 
des  circonstances  politiques....  Homme  singulier,  plein  de 
contradictions.  La  grande  question  qu'on  se  pose  avec  lui 
est  celle-ci  :  «  Est-ce  l'homme  qui  convient  à  la  Prusse? 
Est-ce  que  les  Prussiens  lui  conviennent?  Voit-on  ce  volcan 
faire  irruption  dans  la  politique  étroite  et  mesquine  de  ce  pays? 
Un  tel  homme  à  la  Wilhelmstrasse,  tonnerre  !  (Donnerwetter.)  » 

—  Quelques  curieux  livres  de  mémoires  et  d'histoire  ont 
paru  ces  dernières  semaines.  On  a  beaucoup  commenté  les 
Som^enirs  de  Bethmann-Hollweg,  surtout  le  second  volume, 
qui  a  paru  tout  récemment.  C'est  une  sorte  de  confession  ou 
de  justification  de  sa  conduite.  L'ex-chancelier  réussit-il  à 
se  disculper?  Personne  ne  nie  ses  bonnes  intentions.  Le  seul 
tort  de  cet  esprit  honnête,  mais  faible,  fut  de  n'avoir  pas  été 
à  la  hauteur  des  circonstances.  C'est  de  lui  qu'on  peut  dire  : 
«  Je  fais  le  mal  que  mon  cœur  désapprouve.  »  Il  a  eu  des  paroles 
malheureuses,  comme  celle  qu'il  prononça  lors  de  l'invasion  de 
la  Belgique  :  «Nécessité  ne  connaît  pas  de  loi.»  Il  est  vrai  qu'il 
corrigeait  ce  mot  de  politique  réaliste  et  brutale  par  cette 
promesse  :  «  Nous  réparerons  le  tort  fait  à  ce  pays.  »  Il  le 
croyait.  Il  ne  dut  pas  avoir  longtemps  des  illusions  sur  les 
militaires  qui,  du  reste,  le  détestaient,  mais  vis-à-vis  d'eux 
il  n'eut  jamais  la  force  ou  le  courage  de  faire  prévaloir 
ses  idées.  Sans  cesse  il  fut  amené  à  agir  contre  ses  senti- 
ments. Ce  fut  là  le  tragique  de  la  destinée  de  cet  homme  que 
des  haines  féroces  poursuivent  encore  dans  sa  tombe. 

Si  la  mémoire  de  Bethmann-Holweg  ne  sort  pas  grandie 
de  ses  Souvenirs,  on  peut  dire  que  celle  d'Albert  Ballin  est 
singulièrement  rehaussée  par  le  livre  que  vient  de  lui  consa- 
crer son  successeur  à  la  direction  de  la  Hamburg  Amerika 
Linie,  Bernard  Huldermann  ^.  Ballin  restera  une  des  grandes 

^  Albert  Ballin,  von  Bernhard  Huldermann,  Oldenburg,  Verlag  von  Stalling» 
1922. 

BIBL.  UNIV    CVI  7 


98  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

figures  de  l'Alleniagne  impériale.  Il  ne  concevait  pas  la  gran- 
deur de  son  pays  à  la  manière  des  militaires  :  il  voulait  que 
l'Allemagne  devînt  puissante  dans  le  monde  par  son  travail. 
Il  fut  un  ouvrier  actif  du  mouvement  que  Guillaume  II  carac- 
térisait ainsi  :  «  Notre  avenir  est  sur  les  flots,  »  Mais  ce  mou- 
vement, il  le  considérait  comme  essentiellement  pacifique,  et 
l'on  comprend  qu'au  moment  où  il  voyait  l'Allemagne  con- 
quérir les  marchés  du  monde,  il  dût  réprouver  une  guerre 
dont  il  n'attendait  rien  de  bon  et  qui  devait  même  se  terminer 
par  une  débâcle,  puisque  l'Angleterre,  dont  il  connaissait 
les  forces,  y  entrait.  Dès  la  bataille  de  la  Marne,  Albert  Ballin 
n'eut  plus  de  doute  sur  l'issue  de  la  lutte,  et  il  essaya  d'éclairer 
l'empereur.  Ce  fut  en  vain.  Toujours  les  militaires  s  mterpo- 
saient  pour  empêcher  les  rencontres  ou,  s'ils  ne  pouvaient 
s'y  opposer,  en  annuler  les  effets.  Au  moment  où  la  défaite 
semblait  certaine  même  aux  yeux  des  plus  optimistes,  Ballin 
voulut  avoir  une  entrevue  avec  l'empereur,  mais  là  aussi  on 
l'empêcha  de  dire  la  vérité.  Jugeant  son  pays  perdu,  il  vit  qu'il 
n'avait  plus  de  raison  de  vivre  et  il  fit  le  geste  qu'aucun  des 
maréchaux  vaincus,  qu'aucun  des  Hohenzollern  déchus  n  eut 
le  courage  de  faire  :  il  se  suicida. 

Entre  tous  les  militaires,  conseillers  de  malheur  de  la 
couronne,  il  n'en  est  point  dont  la  mémoire  soit  plus  chargée 
que  Ludendorff.  On  sait  que  cet  homme,  d'une  rare  incons- 
cience, n'a,  depuis  l'armistice,  laissé  passer  aucune  occasion 
de  se  disculper.  Même  lorsqu'il  s'enfuit  ignominieusement 
en  Suède,  il  profita  de  sa  retraite  pour  écrire  un  gros  livre  : 
Souvenirs  de  guerre,  qu'il  fit  suivre  d'un  autre  livre  de  docu- 
ments {Urkundensammlung),  puis  d'un  troisième  livre,  Krieg- 
fiihrung  und  Politik-  Dans  tous  ces  ouvrages,  naturellement, 
Ludendorff  fait  sa  propre  apologie.  Si  l'Allemagne  a  perdu 
la  gtierre,  ce  n'est  pas  par  la  faute  de  ses  chefs,  mais  parce  que 
la  nation  n'a  pas  eu  le  courage  de  soutenir  la  lutte  jusqu  au 
bout,  et  qu'à  la  guerre  à  outrance,  elle  préféra  la  révolution. 

Si  ce  personnage  remuant  se  contentait  de  pailer  du  passé, 
on  lui  pardonnerait  ses  élucubrations,  mais  chacun  sait  qu  il 
aspire  encore  à  jouer  un  rôle  dans  son  pays.  Ce  n  est  un  secret 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  99 

pour  personne  qu'il  a  été  le  principal  conseiller  de  Kapp  dans 
le  coup  d'Etat  militaire  que  celui-ci  a  tenté,  et  nul  n'ignore 
que  le  nom  de  Ludendorff  sert  actuellement  de  ralliement  à 
toutes  les  forces  militaires  et  conservatrices  qui  brûlent  de 
renverser  le  gouvernement  républicain.  «  Il  n'y  a  pas  d  homme 
politique  de  l'extrême  droite,  écrivait  récemment  un  publi- 
ciste  allemand,  qui,  à  l'heure  actuelle,  incarne  autant  que  Lu- 
dendorff la  contre-révolution  monarchique  et  militaire.  » 

Il  faut  en  tout  cas  que  Ludendorff  soit  considéré  comme  un 
homme  terriblement  dangereux  pour  qu'un  historien  aussi 
nationaliste  que  Hans  Delbrûck  ait  dressé  contre  lui  un  réqui- 
sitoire formidable,  dans  un  livre  qu'il  intitule  :  Ludendorff 
peint  par  lui-même  ^.  C'est,  en  effet,  un  portrait  fait  par  Luden- 
dorff en  personne,  d'après  des  citations  de  ses  propres  écrits. 
Du  militaire,  M.  Delbrûck  s'occupe  peu,  non  point  qu'il  se 
sente  incompétent  en  la  matière,  car  chacun  sait  que  l'illustre 
historien  s'est  surtout  fait  connaître  par  des  œuvres  d  his- 
toire militaire  :  je  rapporte  pour  mémoire  son  grand  ouvrage 
en  quatre  volumes  :  Gcschichie  der  Kriegs^unst  im  Rahmen 
der  politischen  Geschichte,  puis  ses  études  sur  les  grands  mili- 
taires allemands,  Gseinesau,  Scharnhorst,  et  les  commentaires 
qu'il  a  écrits  sur  l'œuvre  classique  de  Clausewitz,  Vom  Kriege. 
On  se  rappelle  aussi  que,  pendant  la  guerre,  M.  Delbrûck 
s'est  occupé  des  problèmes  militaires  en  cours,  dans  des 
articles  parus  dans  les  Preussische  Jahrbiicher,  et  qu'il  a  réunis 
en  volume  sous  ce  titre  :  Krieg  und  Politik,  1914-1918  (3  volu- 
mes). Il  y  est  naturellement  souvent  question  de  Ludendorff 
et  des  autres  grands  chefs  allemands  dont,  avec  la  compétence 
d'un  spécialiste,  il  discute  les  plans  militaires.  Donc  M.  Del- 
brûck eût  été  fort  qualifié  pour  écrire  un  livre  militaire  sur 
Ludendorff.  S'il  ne  l'a  pas  fait,  c'est  qu'il  a  eu  ses  raisons  pour 
cela.  Il  n'a  voulu  étudier  qu'une  chose,  en  ce  militaire  qu  il 
considère  comme  l'un  des  hommes  les  plus  néfastes  de  1  Alle- 
magne, l'action  qu'il  a  voulu  exercer  et  qu'il  a  souvent  exercée 
comme  politicien.  On  sait  que  Ludendorff  s'est  défendu  d'avoir 
voulu  faire  de  la  politique  et  il  affirme  qu'il  s'est  toujours  en- 

^  Ludendorff  s  Selbstportrât.  Berlin  Verlag,  fiir  Politik  und  Wirtschaft,  1922. 


100  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

fermé  dans  ses  attributions  militaires.  C'est  cette  légende  que 
M.  Delbrûck  s'efforce  de  détruire.  Il  faut  suivre  pas  à  pas, 
dans  son  livre,  les  allégations  de  l'historien,  appuyées  par  de? 
faits  irréfutables.  On  y  voit  Ludendorff  jour  après  jour  faisant 
de  la  politique,  et  de  la  politique  de  la  pire  espèce.  Tout  puis- 
sant, il  parvient  à  imposer  sa  volonté.  La  guerre  se  poursuit, 
et  les  fautes  politiques  s'accumulent,  et  c'est  là,  et  pas  ailleurs, 
qu'au  dire  de  M.  Delbriick,  il  faut  voir  la  cause  de  la  débâcle 
allemande.  Peut-être  au  moment  de  l'armistice,  eût-il  été  pos- 
sible d'obtenir  de  meilleures  conditions  des  Alliés.  Si  tel  ne 
fut  point  le  cas,  c'est  encore  la  faute  de  Ludendorff.  Ici,  il 
faut  laisser  la  parole  à  1  historien  :  «  Le  moment  de  l'armistice, 
dit-il,  est  le  point  le  plus  sombre  de  toute  la  carrière  de  ce 
général.  Qu'on  n'aille  point,  après  cela,  parler  d'une  Allemagne 
poignardée  dans  le  dos  par  un  arrière  démoralisé....  La  débâcle 
ne  fut  pas  la  conséquence  de  la  révolution  :  ce  fut  la  révolution 
qui  fut  la  conséquence  de  la  débâcle.  Il  y  avait  eu  des  nuiti- 
neries  dans  l'armée  française  en  1917  ;  elles  furent  maîtrisées 
parce  que  la  France  conservait  la  foi  en  la  victoire.  En  Alle- 
magne, les  liens  de  la  fidélité  et  de  la  discipline  se  rompirent 
le  jour  où  cette  foi  s'envola,  le  jour  où,  après  l'abandon  et 
l'effondrement  de  la  Bulgarie  et  de  l'Autriche-Hongrie,  la 
demande  d'armistice  de  Ludendorff  proclama  devant  le  monde 
entier  que  nous  avions  perdu  la  guerre.  » 

On  voit  que  Hans  Delbrûck  croit  qu'avec  un  autre  homme 
que  Ludendorff,  l'Allemagne  eût  pu  obtenir  des  conditions 
de  paix  meilleures  des  Alliés.  En  cela,  il  se  trompe,  car  le  mo- 
ment était  passé  où  une  paix  de  conciliation,  sans  vainqueur 
ni  vaincu,  pût  être  possible.  A  cet  égard,  cet  historien,  d'un 
esprit  ordinairement  net,  paraît  dépouivu  de  sens  critique. 
Il  Ta,  du  reste,  montré  depuis,  dans  la  polémique  qu'il  a  en- 
gagée avec  le  professeur  Aulard,  de  Paris,  sur  les  origines  de 
la  guerre.  Hans  Delbrûck,  qui  n'a  pourtant  pas  signé  le  mani- 
feste des  93,  raisonne  encore  à  la  manière  de  ces  gens. 

Antoine  Guilland. 


CHRONIQUE  ITALIENNE  101 


Chronique  italienne. 


La  crise  du  livre.  —  Le  livre,  la  guerre  et  l'après-guerre.  —  Les  grandes  collections 
de  culture  classique  et  moderne.  —  Eugénie  Camerini  et  Edoardo  Sonzogno. 
Leurs  contemporains  et  leurs  successeurs.  —  L'histoire  par  les  portraits  indi- 
viduels. —  Laterza  et  Carabba.  —  Les  toutes  récentes  collections. 

La  crise  du  livre  italien  est  dans  sa  période  la  plus  aiguë. 
«  On  ne  vend  plus  rien  »,  c'est  le  mot  courant  en  librairie. 
D'autres,  moins  absolus,  vous  donnent  des  explications  et 
des  précisions  :  «  Il  y  a  deux  bonnes  saisons  et  deux  mortes 
saisons  dans  l'année  :  avant  Noël  et  avant  le  départ  pour  les 
vacances,  c'est  le  mouvement  ;  le  printemps  et  la  fin  de  l'été, 
c'est,  au  contraire,  l'arrêt.  Or,  en  ne  comparant  mon  borde- 
reau de  ce  mois  de  mars  1922  qu'à  celui  de  mars  1920  ou  de 
juillet  1921,  je  constate  une  vente  diminuée  des  trois  quarts.  » 
Ne  fût-elle  que  de  la  moitié,  la  diminution  demeure  forte  et 
très  grave.  Elle  tient  à  des  causes  générales,  qu'on  voit  agir 
du  grand  Océan  à  la  Méditerranée.  Il  y  en  a  d'autres  qui  sont 
propres  à  l'Italie.  L'industrie  du  livre  était  bien  modeste  chez 
nous  avant  1914.  La  tentation  me  prenait  presque  de  la  com- 
parer à  la  médecine  par  rapport  à  la  chirurgie.  Dans  l'occurrence, 
la  chirurgie  progressive  et  prospère,  c'était  le  quotidien  qui 
commençait  à  rivaliser  avec  les  grands  tirages  des  pays  plus 
avancés.  Partout  et  toujours,  je  crois,  la  diffusion  de  l'enseigne- 
ment primaire  profite  au  journal,  comme  les  premières  dispo- 
nibilités du  budget  d'une  famille  ouvrière  vont  à  améliorer  la 
qualité  de  la  nourriture.  Du  progrès  indéniable  de  la  nation, 
le  livre  italien  bénéficiait  très  peu.  Pour  un  de  Amicis,  pour 
un  Cuore,  gravissant  sans  effort  les  centaines  de  milliers  (il 
dépasse  maintenant  le  million  d'exemplaires),  combien  d'écri- 
vains se  vendaient  dans  une  proportion  tellement  inférieure 
à  leur  célébrité  qu'on  n'oserait  le  croire!  J'étonnerais  mes 
lecteurs  en  leur  disant  le  temps  qu'il  fallut  pour  écouler  une 


102  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

première  édition  de  deux  mille  d'un  des  meilleurs  livres  du 
maître  du  réalisme  italien,  de  ce  Giovanni  Verga  (1840-1922), 
qui  vient  de  mourir  dans  sa  ville  natale  de  Catane.  Une  cer- 
taine pudeur  défend  aux  éditeurs  de  nous  donner  des  chiffres, 
documents  de  ces  pénibles  débuts  qui  témoigneraient  de  leur 
noble  persévérance.  Mais  je  n'oublierai  jamais  qu'en  1903, 
le  représentant  d'une  maison  méridionale  me  disait,  à  propos 
de  certains  volumes  de  philosophie  :  «  Nous  estimons  avoir 
fait  une  bonne  affaire  quand  nous  en  avons  placés  trois  cent 
cinquante.  »  Pensez  donc  :  trois  cent  cinquante  !  Dix  lecteurs 
pour  plus  d'un  million  d'Italiens!  Cela  servirait  admirablement 
Leopardi,  qui  traitait  la  gloire  d'inexistante  et  ne  trouvait  de 
certain  dans  le  monde  que  l'ignorance  de  tous  pour  tous  et 
pour  tout  :  omnium  contra  omnes. 

La  guerre  survint,  et  la  guerre,  ce  furent  des  foules  d'hommes 
jetés,  pour  la  première  fois  de  leur  vie,  à  la  tentation  de  lire. 
Que  d'heures  vides,  d'un  vide  inexorable,  écrasant,  dans 
les  casernes,  où  le  moyen  d'occuper  utilement  son  temps  est 
le  premier  et  le  plus  malaisé  des  problèmes;  dans  les  hôpitaux, 
dans  ces  trains  escargots,  dont  le  simple  souvenir  épouvante 
encore  les  plus  courageux  ;  là-haut,  chez  l'ennemi,  dans  les 
camps  des  prisonniers  et  de  la  famine  et  même  dans  les  tran- 
chées où  les  distractions  et  l'ennui  étaient  également  mortels. 
Le  bouquin  arriva  au  bon  moment  et  fut  salué  comme  un  ami. 
L'œuvre  du  «  Livre  aux  soldats  ",  admirablement  dirigée  par 
M.  Girta,  l'éminent  bibliothécaire  de  la  Brera  à  Milan,  expédia 
21  379  colis,  faisant  un  total  de  584  474  volumes  donnés  par 
la  plus  intelligente  des  charités.  Le  soldat  italien  rentra  donc 
assez  souvent  du  front  avec  un  livre  dans  son  havresac.  Le  goût 
de  la  lecture,  quelquefois,  lui  resta.  D'autre  part,  l'augmenta- 
tion de  beaucoup  de  revenus,  le  train  de  vie  changé,  1  habi- 
tude contractée  de  faire  quelques  dépenses  somptuaires, 
tout  cela  eut  une  conséquence  noble  et  heureuse,  la  seule 
peut-être,  au  milieu  du  gaspillage  auquel  nous  avons  assisté. 
Le  livre,  qui  n'avait  point  bénéficié  de  la  paix,  profita  de  la 
richesse  apparente  de  la  guerre.  Le  livre  aurait  eu  le  temps 
de  devenir,  entre  tant  de  jouissances  inférieures,  le  plaisir 


CHRONIQUE  ITALIENNE  103 

le  plus  profond,  le  seul  dont  on  ne  voudrait,  dont  on  ne  sau- 
rait plus  se  passer. 

La  crise  qui  bat  maintenant  son  plein  prouve  au  contraire 
que  le  livre  a  été  sacrifié  le  premier.  Et  l'on  voudrait  reprocher 
aux  éditeurs  de  n'avoir  pas  su  faire  le  bien  de  la  nation  et  le 
leur  propre,  d'avoir  offert,  quand  «  tout  allait  »,  de  la  littéra- 
ture «  policière  »  ou  polissonne,  qui  devait  dégoûter  le  lecteur 
à  la  fin,  après  l'avoir  corrompu  et  détourné  de  l'art,  de  la 
poésie,  de  la  science!  En  quoi  l'on  serait  dans  le  vrai  pour  un 
grand  nombre  de  cas,  mais  je  me  flatte  de  paraître  moins  ser- 
monneur et  plus  habile  moraliste  en  faisant  constater  que 
les  éditions  des  classiques  ont  un  sort  un  peu  meilleur  que 
les  livres  modernes  d'imagination.  Ces  mêmes  libraires, 
dolents  et  plaintifs,  vous  répondent,  lorsque  vous  leur  demandez 
tel  ou  tel  excellent  instrument  de  travail  :  «  Epuisé,  nous 
l'attendons.  En  cours  de  réimpression.»  En  1921,  pendant 
quelques  mois,  on  ne  trouvait  plus  le  volume  de  Zanichelli 
réunissant  toutes  les  Poésies  de  Carducci.  Il  y  a  un  manuel 
de  l'histoire  de  la  métrique  tout  à  fait  introuvable.  Et  tantôt 
c'est  un  Leopardi,  tantôt  c'est  un  Machiavel,  avec  tel  commen- 
taire spécial,  qui  deviennent  rares. 

Cela  devrait  —  me  semble-t-il  —  convaincre  les  directeurs 
des  maisons  d'éditions  que  les  travaux  sérieux,  soignés,  bien 
faits,  les  ouvrages  indispensables  pour  la  vraie  culture  clas- 
sique et  moderne,  sont,  pour  ainsi  dire,  un  placement  de  tout 
repos,  bien  préférable  à  l'aléa  des  nouveautés  malsaines  de 
la  mode  éphémère. 

Tel  devait  être  le  sentiment  du  fondateur  d'une  maison 
qui,  ces  temps  derniers,  s'est  trop  laissée  séduire,  peut-être, 
par  les  romans  et  les  romanciers  dernier  cri.  Edoardo  Son- 
zogno  (1836-1918),  au  moment  oii  Milan  était  en  pleine  fièvre 
de  croissance  dans  la  nation  qui  venait  de  se  former,  conçut 
hardiment  et  largement  son  rôle  d'éditeur  populaire.  Et  il 
fut  bientôt  à  la  tête  d'un  organisme  puissant  et  complexe  qui 
groupait,  autour  du  Secolo,  nombre  de  revues  mensuelles  et 
hebdomadaires  et  développait  l'entreprise  du  livre  et  celle  du 
théâtre.  Il  était,  cela  se  comprend,  l'organe  d'un  parti,  et  sa 


104  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Bibliothèque  universelle  (500  volumes  parus),  sa  Bibliothèque 
du  peuple  (650  brochures  environ),  faisaient  souvent  trop  de 
place  à  cet  anticléricalisme  creux,  à  cette  apologie  matéria- 
liste des  sciences  naturelles,  à  cette  manie  de  faire  la  cour  au 
socialisme,  qui  ont  valu  à  la  démocratie  italienne  la  faiblesse 
politique  dont  elle  souffre  aujourd'hui.  Néanmoins,  pour 
cinq  sous,  pour  trois  sous  (prix  d'avant-guerre,  cela  va  sans 
dire),  on  y  trouvait  et  on  y  trouve  quelques  textes  de  ces 
œuvres  secondaires  {opérette  minori)  qui  sont  si  nécessaires 
pour  la  connaissance  des  grands  auteurs  et  les  éléments  cou- 
rants de  toutes  les  disciplines,  jusqu'aux  rudiments  de 
l'arabe  ou  du  japonais.  Revues,  refondues  par-ci  par-là,  mises 
au  point,  ces  deux  bibliothèques  ont  beaucoup  d'avenir, 
car  le  public  —  en  dépit  du  peu  de  cure  qu'en  ont  les  direc- 
teurs actuels  de  la  maison  —  ne  les  a  point  oubliées.  Mais 
la  troisième  collection  demeure  la  grande  préférée,  celle  que 
l'on  apprécie  davantage,  avec  une  sorte  de  reconnaissance. 
C^ux  qui  aiment  les  livres,  et  qui  veulent  bien  se  rappeler 
qu'ils  ont  été  jeunes  étudiants,  aux  minces  ressources,  com- 
prendront aisément  le  plaisir  intense  d'acheter  et  de  posséder 
un  auteur  en  entier,  dans  un  texte  correct,  avec  préface  et 
notes  suffisantes.  C'est  aux  136  volumes  —  autrefois  à  une 
lire  —  de  la  Bibliothèque  classique  économique,  que  Sonzogno 
a,  je  crois,  le  mieux  fait  de  confier  son  nom.  Encore  avait- 
il  eu  comme  il  en  est  toujours  de  ceux  qui  réussissent, 
le  mérite  et  la  chance  de  trouver  son  homme  :  Eugenio  Came- 
rini.  J'en  ai  tellement  entendu  parler,  de  ce  critique  (1811- 
1875),  dont  la  préparation  était  si  ample  et  l'indépendance 
presque  farouche,  qu'il  me  semble  l'avoir  connu.  Un  jour, 
à  Turin,  M.  Alfieri  di  Sostegno  —  patricien  d'ailleurs  très 
cultivé  et  très  actif  —  le  chargea  de  lui  préparer  je  ne  sais 
trop  quel  discours  qu'il  ne  pouvait  rédiger  ;  puis  il  eut  l'idée 
mesquine  d'envoyer  un  louis  au  professeur  à  titre  d'hono- 
raires et  de  remerciement.  Très  calme,  —  nous  racontait 
Lodovico  Corio,  mon  professeur  d'histoire.  —  très  calme, 
le  savant  ouvrit  son  tiroir,  il  y  trouva,  grâce  au  ciel,  un  second 
louis,  et  il  le  mit  avec  l'autre  dans  la  main  du  domestique  : 


CHRONIQUE   ITALIENNE  105 

«  Dites  à  M.  le  marquis  que  lorsque  Eugenio  Camerini  reçoit 
un  messager  de  la  maison  Alfieri  di  So«!tegno,  il  lui  donne 
quarante  francs  de  pourboire.  "  Nommé  secrétaire  à  la  Faculté 
des  Lettres  —  VAcademia  Scientifica-letteraria  —  à  Milan, 
il  aurait  été  désormais  à  l'abri  des  insolences  de  la  fortune  et 
des  fortunés.  Mais  son  caractère  ne  lui  permettait  pas  les 
situations  tranquilles  ;  un  soir,  estimant  que  sa  dignité  avait 
été  offensée  au  cours  d'une  séance,  il  démissionna  par  dépêche. 
Le  ministre  —  quelque  peu  ignorant  par  hasard  —  donna 
suite  à  ce  télégramme.  Et  voilà  Camerini  réduit  à  la  besace 
au  seuil  de  la  vieillesse.  La  fille  de  G.  T.  Cemino,  le  romancier 
et  le  conspirateur  mazzinien,  me  disait  que  lorsqu'elle  alla 
le  visiter  avec  son  père,  dans  une  mansarde  oii  les  livres  s'en- 
tassaient sur  le  plancher,  car  il  n'y  avait  pas  la  moindre  étagère, 
ils  le  trouvèrent  en  train  de  se  confectionner  une  sorte  de  soupe 
qui,  recuite  indéfiniment,  constituait  tout  son  repas.  C'est 
dans  cette  solitude  et  dans  cet  abandon  qu'il  acheva  les  admi- 
rables éditions  de  la  Comédie,de  rAriostc,de  Tasse, de  Boccace, 
commencement  et  gloire  de  la  collection.  Et  si  Sonzogno  ne 
lui  avait  pas  envoyé  mille  francs  chaque  fois  qu'il  en  demandait 
cent,  si  son  travail  lui  avait  été  payé  exactement  dans  la  mesure 
qu'il  indiquait,  il  serait  mort  de  faim.  Car,  on  le  devine,  il 
était  d'une  grande  lenteur,  à  force  de  conscience,  comme 
Carducci  qui,  dans  sa  jeunesse,  s'appliqua  à  préparer  un 
Giusti,  un  Parini  et  d'autres  poètes  encore,  pour  Barbera. 
Je  me  suis  laissé  dire  que  ses  honoraires  étaient,  pour  chacun 
de  ces  volumes,  de  cent  francs,  et  que  Gaspero  Barbera 
(1818-1880),  homme  très  intelligent,  afin  de  calmer  ses  propres 
scrupules,  aurait  dit  au  poète  de  s'y  prodiguer  un  peu  moins  : 
«  Ménagez-vous  :  peu  de  chose  me  suffit.  »  Et  Carducci  de  ré- 
pondre :  «  Oui,  à  vous,  mais  pas  à  moi.  »  Ces  travaux  de  Car- 
ducci se  trouvent  parmi  les  trente-quatre  volumes  de  cette 
mignonne  collection  Diamante,  un  bibelot  de  la  poésie  (for- 
mat 6,5  X  1 0,5),  que  les  Anglaises  éprises  de  littérature  italienne 
se  plaisaient  à  tenir  dans  leur  réticule,  entre  leur  Baedeker 
et  leurs  sels  de  lavande.  Lorsque,  plus  tard,  souverain  maître 
d'une  période  littéraire,  Carducci  consentit  à  diriger,  pour 


106  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Sansoni  de  Florence,  cette  collection  des  classiques  annotés, 
où  il  nous  donna,  avec  son  bien-aimé  Severino  Ferrari,  un 
Pétrarque  éblouissant  et  presque  fastueux,  résultat  d'un  demi- 
siècle  d'érudition  italienne,  où,  entre  autres,  le  Prince  de 
Machiavel,  par  Lisio,  et  le  Corti^iano  de  Castiglioni,  par 
Cian,  sont  très  remarquables,  à  ce  moment-là,  dis-je.  les  fils 
Barbera  semblèrent  se  consacrer  surtout  à  une  série  de  bio- 
graphies qu'ils  avaient  appelée  la  «  collection  Panthéon  ». 
L'édition  italienne  du  Mazzini  de  Bolton  King,  le  Cavour 
de  D.  Zanichelli,  le  Verdi  de  Eugenio  Checchi,  le  Leonardo 
de  Edmondo  Solmi,  ravi  trop  tôt  à  l'histoire  de  la  philosophie 
italienne,  sont  des  volumes  Panthéon.  Quatorze  en  tout,  après 
bien  des  années. 

Trop  peu.  Si  l'on  vise  à  raconter  l'histoire  des  civilisations 
par  les  vies  des  hommes,  il  faut  arriver  à  former  une  collection 
de  six  ou  sept  cents  volumes,  une  collection  qui  soit  une  ency- 
clopédie où,  suivant  le  besoin,  vous  prenez  le  volume  qu'il 
vous  faut.  Si  on  l'achète,  c'est  encore  mieux,  dirait  Formiggini. 
Il  est  grand  temps  que  je  vous  présente  M.  G.  L.  Formiggini, 
docteur  en  philosophie,  éditeur,  d'abord  dans  sa  Modène 
natale,  à  Gênes  ensuite,  et  maintenant,  pour  finir,  à  Rome, 
rien  de  moins  que  sur  le  Capitole.  Vrai,  c'est  son  adresse  : 
«  Roma,  sul  Campidoglio.  »  Jusqu'ici,  le  Capitole  avait  vu 
des  sénateurs,  des  consuls,  même  des  empereurs,  mais  pas 
encore  des  éditeurs.  Il  appartenait  à  Formiggini  d'élever  son 
propre  rang  social  et  celui  de  ses  confrères,  dont  je  suis,  je 
tiens  à  vous  le  dire.  Au  moment  de  la  publication  de  Calliope, 
comme  je  donnais  des  conférences  sur  ce  poème,  il  me  pro- 
clama, dans  une  dédicace  «  l'éditeur  oral  de  Francesco  Chiesa  » 
ce  qui,  par  parenthèse,  nous  vaudra,  à  tous  les  deux,  les 
sympathies  de  mes  lecteurs  suisses.  Formiggini  porte  toujours 
dans  tout  ce  qu'il  dit,  fait  ou  entreprend,  une  note  à  lui, 
originale,  amusante,  qui  captive  et  repose.  Je  sais  tels  de  ses 
auteurs,  des  Modénais,  ses  camarades  d'école,  qu'il  ne  paiera 
jamais  :  «  Cela  risquerait  —  dit-il  —  de  gâter  notre  bonne  ami- 
tié. »  Moi,  il  m'a  payé,  mais  sur  la  lettre  chargée  il  écrivit  l'a- 
riette des  Due  Foscari  de  Verdi  : 


CHRONIQUE   ITALIENNE  107 

Questa  è  dunque  —  Viniqua  mercede, 

«  Voilà,  donc,  la  méchante  récompense  !»  A  un  auteur  qui  lui 
avait  glissé  un  manuscrit  indiscret  :  «J'ai  bien  reçu,  — •  répon- 
dit-il, —  ton  Farfanino,  ton  Larousse.  »  Un  jour,  il  s'avisa 
d'expédier  à  tous  les  libraires  de  la  péninsule  une  circulaire, 
une  véritable  circulaire  commerciale,  comme  celles  qui  ser- 
vent à  annoncer  les  majorations  et  les  réductions.  Il  interdisait 
formellement  de  vendre,  même  une  seule  de  ses  éditions,  à 
quiconque  ne  prononcerait  pas  correctement  son  nom  et 
mettrait,  infandum  scelus,  l'accent  sur  la  pénultième  au  lieu 
de  le  placer  sur  la  seconde  syllabe  :  Formiggini.  Depuis  1918, 
il  a  une  revue  dont  le  titre  est  en  initiales,  tout  comme  celui 
d'une  société  anonyme  :  1'/.  C.  S.,  Vltalia  che  scrive,  Vltalie  qui 
écrit,  revue  pour  ceux  qui  lisent.  Mais  revenons  à  nos  moutons  : 
c'est-à-dire  à  la  collection  biographique.  Il  y  a  environ  une 
quinzaine  d'années,  Formiggini  conçut  le  plan  d'une  série 
richissime  de  portraits  d'hommes  de  capitale  importance  dans 
tous  les  domaines,  de  toutes  les  nations,  de  tous  les  âges.  Il  s'y 
adonna  avec  ce  brio,  cette  fougue  brillante  qui  lui  sont  par- 
ticuliers, étudiant  et  fixant  le  programme  avec  un  bonheur 
rare,  un  soin  minutieux  du  détail.  Très  joli,  le  titre  :  Profili 
(portraits)  ;  pratique,  le  format  ;  élégante,  la  reliure  de  par- 
chemin orné  d'une  sobre  décoration  ;  plus  qu'abordable,  le 
prix  —  une  lire  —  avec  des  conditions  avantageuses  d'abon- 
nement et  la  promesse  d'une  périodicité  scrupuleuse.  On  ne 
saurait  imaginer  plus  de  variété  :  vous  y  trouvez  Rousseau 
et  Firdusi,  saint  Augustin  et  Malthus,  Hésiode  et  saint  Ber- 
nardin de  Sienne,  le  Tasse  et  Dioclétien.  Mais  la  guerre,  la 
nécessité  d'augmenter  le  prix,  et,  plus  cruelle  encore,  celle 
d'affaiblir  la  solidité  stylée  de  la  reliure,  le  fait  que  beaucoup 
de  personnages  de  première  grandeur  manquent  encore  (il 
y  a  cependant  le  Dante  de  Bertoni),  ont  fait  perdre  à  cette 
excellente  initiative  un  peu  de  son  intérêt.  Il  y  a  maintenant 
soixante  profili,  et  l'on  devrait  être  bien  plus  avancé.  Les 
difficultés  —  il  faut  en  convenir  —  étaient  bien  grandes  : 
«  Vois-tu,  me  disait-il,  avant  d'avoir  des  «  portraits  »,  il  me 


108  BIBUOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

faut  faire  les  peintres  ;  »  il  lui  fallait  lutter  contre  cette  inaptitude 
à  saisir  un  sujet  dans  son  ensemble,  qui  était  la  conséquence 
d'une  méthode  d'érudition  fragmentaire  et,  au  fond,  désor- 
donnée. N'importe,  ce  qui  a  surtout  manqué  aux  Projili, 
c'est  la  fidélité  de  leur  propre  père  qui  n'a  pas  voulu  demeurer 
l'homme  unius  lihri,  ou  plutôt  d'une  seule  œuvre.  Le  voilà 
maintenant  emballé  pour  certain  «  Institut  pour  le  livre  italien 
à  l'étranger  »,  qui  me  laisse  bien  sceptique.  Comment  voulez- 
vous  que  le  livre  italien  en  général  passe  à  l'étranger?  Choi- 
sissez, avant  tout  ;  frayez  le  chemin  à  l'un  ou  à  l'autre,  étudiez, 
appliquez-vous  à  bien  comprendre  comment  il  arrive  que  celui- 
là  perce  et  que  celui-ci  n'y  réussit  point  ;  vous  acquerrez  bien- 
tôt une  expérience  sérieuse  et  profitable.  Au  reste,  les  Profili 
avaient  eu,  bien  auparavant,  un  premier  rival  dans  les 
Classiques  du  rire  (Classici  del  ridere).  Risum  quoque  vita  est, 
prêchait  Formiggini,  et  il  guettait  des  collaborateurs  illustres. 
Longtemps  il  harcela  le  poète  tessinois  pour  lui  faire  traduire 
les  Contes  drolatiques.  Mais  Chiesa,  après  avoir  beaucoup 
hésité  —  '<  ils  sont  vraiment  trop  i>eu  habillés,  pur  troppo 
svestite  >',  me  confiait-il  —  s'esquiva,  et  à  sa  place,  Giosue 
Borsi  conduisit  à  terme  ce  travail.  Borsi,  le  filleul  de  Car- 
ducci,  Borsi,  en  qui  devait  s'opérer  bientôt  une  conversion, 
dramatique  et  presque  poignante  dans  son  intimité,  fervente 
et  poétique  dans  l'expression,  Borsi,  dont  les  Entretiens 
(Colloqui)  avec  Dieu,  à  la  veille  de  la  guerre  et  en  face  de  la 
mort  sur  le  Carso,  ont  été  considérés  par  les  croyants  d'Italie 
et  de  France  comme  des  paroles  apologétiques  et  —  le  mot 
a  été  dit  —  saintes.  Vous  voyez  d'ici  Formiggini  en  pareille 
occurrence!  Se  trouver  possesseur  d'un  manuscrit  un  peu 
leste,  venant  d'un  converti,  c'est  avoir  de  la  veine!  Et  je 
crois  que  Formiggini,  un  peu  Voltairien  après  tout,  serait 
enchanté  de  la  béatification  de  son  traducteur  de  Balzac... 

Ce  qui  fait  souvent  défaut  chez  nous,  —  on  l'a  vu,  —  c'est 
l'esprit  de  continuité.  Je  le  disais,  il  n'y  a  pas  longtemps,  à 
Papini,  au  cours  d'une  très  simple  et  cordiale  entrevue  qu'il 
m'accorda  dans  sa  paisible  retraite  de  la  via  Colletta,  à  Florence. 
Je  pensais,  en  lui  parlant,  que,  s'il  y  a  une  exception,  elle  est 


CHRONIQUE  ITALIENNE  109 

représentée  par  un  Suisse,  Milanais  d'adoption,  par  Hœpli, 
qui,  en  fêtant  cette  année  son  jubilé  de  féconde  activité  édi- 
toriale,  peut  regarder  avec  un  orgueil  très  légitime  la  superbe 
série  de  ses  douze  cents  manuels,  dont  le  simple  catalogue  est, 
à  lui  seul,  un  très  utile  petit  dictionnaire  scientifique.  Pour 
les  classiques  italiens,  sa  Bibliothèque,  dirigée  par  Michèle 
Scherillo,  le  dantologue  bien  connu,  compte  vingt  et  un  vo- 
lumes à  peine,  mais  admirablement  adaptés  aux  besoins  de 
la  jeunesse  universitaire.  Aussi,  en  faisant  ma  remarque  sur 
l'esprit  de  continuité,  je  pensais  qu'à  l'actif  de  Papini,  il  faut 
compter  -en  bon  rang,  jusqu'à  ce  jour,  la  direction  de  deux 
collections  :  Ecrivains  de  chez  nous  (Scrittort  nostri),  et  Culture 
de  l'âme  (Cultura  delV anima);  cette  direction,  je  regrettais  de 
la  lui  voir  quitter  après  soixante-douze  volumes  de  la  première 
bibliothèque  et  cent  deux  de  la  seconde.  On  ne  saurait  lui 
reprocher  de  vouloir  maintenant  s'exprimer  pour  lui-même 
et  tout  entier,  une  fois  arrivé  à  la  fin  de  sa  navigation  aventu- 
reuse vers  toutes  les  îles  métaphysiques.  Ce  qui  reste  néan- 
moins vrai  —  et  Papini  m'a  dit  que  j'avais  eu  raison  de  l'affir- 
mer dans  ma  précédente  «  chronique  >\  —  c'est  que  pratiquer 
les  Italiens  de  la  grande  époque  lui  a  énormément  servi,  en 
même  temps  que  cela  familiarisait  le  public  avec  nos  tradi- 
tions morales  et  spéculatives.  Ajoutez  le  plaisir  que  l'on  avait 
à  voir  ces  volumes  sobres  et  substantiels  arriver  d'une  petite 
ville  des  Abruzzes,  lancés  par  les  Carabba  de  Lanciano. 
C  en  était  donc  bien  fini  de  ce  temps  dans  lequel  la  carte 
géographique  de  la  librairie  italienne  semblait  s'arrêter  à 
la  Toscane,  à  part  les  oasis  de  Naples  et  de  Palerme  surgissant 
du  désert. 

On  faisait  de  la  bonne  besogne  à  Lanciano  et,  un  peu 
auparavant  déjà,  à  Bari.  Qui  dit  Bari,  dit  «  Laterza  »  : 
Laterza  et  fils,  les  éditeurs  de  Croce.  Justement,  à  l'ombre 
de  1  autorité  grandissante  de  Croce,  et  presque  sœur  cadette 
de  la  revue  La  Critique  (1903),  qui,  la  première,  fit  connaître 
le  nom  de  Laterza,  surgit  la  collection  des  Ecrivains  d'Italie 
(Scrittori  d'Italia)  ;  de  toutes  les  collections  que  je  viens  de 
passer  en  revue,  celle-là  est,  de  beaucoup,  la  plus  coûteuse 


110  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  la  plus  officielle  :  la  seule  dont  les  directeurs  aient  réelle- 
ment pour  ambition  de  la  voir  prendre  place  dans  les  rayons 
des  bibliothèques  publiques  à  côté  des  volumes  plus  cossus  de 
cette  Bibliothèque  des  classiques  italiens,  qui  a  été  la  grande 
initiative  et  le  grand  mérite  de  Milan  au  commencement  du 
siècle  dernier.  Dans  notre  métier,  elles  sont  devenues  fami- 
lières, les  deux  couleurs  des  Ecrivains  d'Italie  :  relié,  bleu  foncé, 
broché,  teinte  papier  d'emballage  ;  et  je  sais  pas  mal  d'italia- 
nisants qui  ne  sauraient  travailler  avec  sécurité  s'ils  ne  voyaient 
sur  leur  table  l'une  de  ces  deux  teintes.  N'allez  pas  croire 
qu'une  telle  réputation  soit  obtenue  par  un  grand  apparat  scien- 
tifique. Il  n'y  a  point  de  notes  :  mais  il  y  a  une  table  alphabé- 
tique et  souvent  un  glossaire  à  la  fin,  précédés  d'une  indica- 
tion critique  des  originaux  ou  des  éditions  principales.  Comme 
je  me  flatte  de  l'avoir  laissé  entendre,  la  collection  Laterza  Ecri- 
vains d'Italie  était  importante  et  cela,  avant  même  de  paraître, 
grâce  à  Croce  et  au  prestige  de  l'érudition  et  de  la  culture 
méridionales.  Elle  a,  dans  la  suite,  tenu  ses  promesses,  par  le 
choix  des  collaborateurs,  par  le  soin  de  confier  chaque  auteur 
à  un  érudit  qui  ait  fait  sa  spécialité  de  cet  auteur  ou  de  cette 
époque.  Elle  les  a  tenues  par  les  volumes  de  Marco  Polo,  par 
les  dépêches  des  ambassadeurs  vénitiens,  par  les  recueils  des 
réformateurs  du  XVI®  siècle,  des  économistes  du  XVI®  et 
du  XVII®,  par  ces  souvernirs  de  Carlo  Gozzi  et  de  Da  Ponte, 
qui  nous  font  revivre  ce  dix-huitième  siècle  italien  que  Phi- 
lippe Monnier  a  évoqué  avec  un  talent  prodigieux  de  colo- 
riste. Gioberti,  le  Gioberti  politique,  a  été  le  14'"®  des  87 
volumes  parus  ;  mais  le  Gioberti  de  la  nouvelle  Anthologie, 
Giordano  Bruno,Vico,  —  dont  F.  Nicolini  est  un  grand  connais- 
seur,—  ont  été  soustraits  à  la  collection  des  Ecrivains  d'Italie 
et  embrigadés  —  très  honorablement  d'ailleurs  —  avec  les 
Classiques  de  la  philosophie  moderne.  Comme  personne  ne  vien- 
dra de  l'étranger  nous  demander  les  Classiques  de  la  philoso- 
phie moderne  et  chercher  parmi  nos  traductions  de  Fichte 
ou  de  Kant,  et  puisque  les  Ecrivains  d'Italie  sont  en  train  d'être 
reçus  là  où  l'on  admet  qu'il  y  ait,  après  tout,  une  littérature 
italienne,  je  crains  que  ce  ne  soit  une  grave  erreur  que  de  retirer 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  lll 

nos  penseurs  de  la  circulation  littéraire  pour  les  caser  systé- 
matiquement avec  les  philosophes.  Notre  littérature  en  sera 
amoindrie  ;  et  cette  bibliothèque  savante  et  solide  est  déjà 
bien  loin  d'être  une  bibliothèque  de  propagande.  Cela  est 
forcé,  fatal,  mais  on  s'imagine  l'impression  d'une  lectrice 
anglaise  tombant  sur  la  licence  d'un  conteur  dévergondé,  ou 
d'un  lecteur  français  feuilletant  ces  poésies  à  dormir  debout. 
Puisque  donc  il  faut  y  laisser  entrer  les  bavards  et  les  corrom- 
pus, tâchons  de  ne  point  en  exclure,  pour  une  question  de 
nomenclature,  les  éloquents  et  les  apôtres. 

Un  qui  ne  voudra  point  s'en  priver,  c'est  Gustavo  Balsa- 
mo Crivelli,  qui  dirige  pour  l'ancienne  maison  Pomba  à  Turin, 
une  collection,  très  bien  présentée  et  commentée,  des  Classiques 
italiens.  Je  vois  que  parmi  ces  soixante  volumes,  il  en  a  consacré 
pour  sa  part  trois  à  Gioberti,  et  que  Valentini  Piccoli  a  fait 
en  deux  volumes  un  choix  des  Pensées  léopardiennes.  Ici,  les 
philosophes  seront  admis  et  les  ennuyeux  seront  bannis  de 
la  collection,  à  laquelle  Ugo  Ojetti  vient  d'intéresser  les  édi- 
teurs Trêves.  Le  titre  est  un  peu  long,  peut-être  ;  Le  piu  belle 
pagine  degli  scrittori  italiani  scelte  da  scrittori  viventi  (les  plus 
belles  pages  des  écrivains  italiens  choisies  par  des  écrivains  à  la 
mode).  Mais  l'idée  est  bonne  et  féconde  ;  à  chaque  volume 
s'attache  un  double  intérêt  dû  à  l'auteur  édité  et  à  l'éditeur. 
Les  quatre  premiers  parus  sont  Baretti,  par  Ferdinando 
Martini,  ancien  ministre,  ancien  gouverneur  de  Massaoua  ; 
Manzoni,  par  Papini  ;  Montecuccoli,  par  le  général  Cadorna  ; 
Jacopone,  par  Giuliotti.  Sauf  Manzoni,  ces  auteurs  présentent 
pour  la  généralité  des  lecteurs  un  intérêt  inférieur  au  renom 
des  modernes,  qui  ont  ainsi  quelque  peu  l'air  de  les  chape- 
ronner. Ojetti  aurait  été  bien  inspiré  d'imiter  Camerini,  qui 
commença  par  les  illustrissimes.  Mais  nous  ne  lui  en  voudrons 
pas  si,  vraiment  ,  il  met  tous  ses  soins  à  assurer  un  lendemain 
et  une  longue  suite  à  cette  galerie  des  maîtres  d'autrefois 
traités  par  les  maîtres  de  l'heure. 

Paolo  Arcari. 


112  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 


Chronique   politique. 


G>inment  s'annonce  la  G>nférence  de  Gênes.  —  L'Europe  et  la  guerre  d'Asie- 
Mineure.  —  Oppositions  en  Angleterre  et  troubles  dans  l'empire.  —  Le 
nouveau  ministère  italien  et  l'affaire  de  Fiume. 

La  conférence  de  Gênes  continue  à  fournir  une  matière 
abondante  à  tous  les  journalistes  en  quête  de  copie.  Les  scep- 
tiques sont  nombreux  ;  ils  voient  mal  comment  la  présence 
de  délégués  allemands  et  russes  pourra  faciliter  les  travaux 
d'une  réunion  internationale  ;  car  c'est  l'union  qui  a  le  plus 
manqué  jusqu'ici  et  les  bolchévistes  au  moins  ne  passent  pas 
précisément  pour  encourager  cette  vertu-là.  Mais  les  promo- 
teurs affectent  une  entière  confiance  dans  les  résultats  de  leur 
philanthropique  entreprise  ;  et  les  peuples  sont  curieux  de 
voir  venir  les  événements,  avec  un  peu  d'espoir  dans  leur 
curiosité  :  «  Si  pourtant  cela  pouvait  donner  quelque  chose  !...  >' 

L'entrevue  de  Boulogne  a  été  d'un  bon  augure  pour  la 
réussite  de  la  conférence.  Là,  les  premiers  ministres  de  France 
et  d'Angleterre,  dont  les  rapports  paraissaient  manquer  de 
cordialité,  se  sont  mis  d  accord  sur  quelques  points  essentiels. 
Ils  ont  décidé,  ce  qu'on  croyait  d'ailleurs  savoir  déjà,  que  la 
conférence  ne  toucherait  pas  aux  traités  existants,  que  les 
droits  des  Alliés  aux  réparations  ne  seraient  pas  remis  en 
cause  ;  ils  ont  ajouté,  ce  qui  aurait  dû  aller  sans  dire,  que  la 
Société  des  nations  ne  serait  pas  dépouillée  de  ses  préro- 
gatives. Les  résultats  de  l'entrevue  n'en  pouvaient  pas  moins 
passer  pour  hautement  satisfaisants. 

Il  est  d'autant  plus  regrettable  que  les  Etats-Unis  aient 
cru  devoir  refuser  leur  adhésion.  Le  gouvernement  de  l'Union 
paraît  avoir  hésité  longtemps  ;  à  en  croire  un  informateur 
très  sérieux,  MM.  Harding  et  Hughes  auraient  volontiers 
«  marché  »  s'ils  s'étaient  sentis  libres.  Mais  l'opinion  dans  la 
grande  république  reste  opposée  aux  interventions  dans  les 


CHRONIQUE  POLITIQUE  1 1  3 

affaires  du  vieux  monde  ;  la  doctrine  de  l'isolement  a  des 
gardiens  farouches  à  la  Chambre  des  représentants  et  au 
Sénat.  A  vouloir  prendre  part  à  la  conférence,  le  gouverne- 
ment risquait  d'attirer  sur  lui  l'impopularité  sous  laquelle 
s'est  effondrée  le  régime  de  M.  Wilson,  il  mettait  en  péril 
les  accords  conclus  récemment  à  Washington  que  le  Congrès 
est  justement  en  train  de  discuter.  Et  puis  on  a,  en  Améri- 
que, l'impression  que  l'affaire  de  Gênes  est  mal  lancée  et 
qu'elle  n'aboutira  qu'à  des  résultats  dérisoires.... 

En  voilà  assez  pour  expliquer  le  refus....  Il  est  seulement 
singulier  que  le  gouvernement  de  Washington  n'ait  pas  indi- 
qué ces  simples  raisons  et  qu'il  ait  cru  devoir,  dans  sa  note, 
arguer  du  caractère  politique  inadmissible  que  la  conférence 
de  Gênes  tendait  à  prendre,  alors  que,  dans  la  même  note,  il 
se  plaignait  des  restrictions  qu'on  apportait  à  son  activité. 
Visiblement,  les  hommes  d'Etat  se  préoccupent  peu  des  con- 
tradictions de  l'autre  côté  de  l'eau. 

L'attitude  de  l'Amérique  en  face  'de  l'Europe  ne  brille 
d'ailleurs  pas  par  l'amabilité.  On  a  l'air  de  croire,  aux  Etats- 
Unis,  que,  si  la  moitié  ou  plus  du  territoire  est  atteinte  par  la 
triste  plaie  du  chômage,  c'est  dû  avant  tout  aux  sacrifices 
consentis  pendant  la  guerre  et  à  l'incapacité  du  vieux  conti- 
nent à  faire  honneur  à  ses  obligations  financières.  On  demande 
le  paiement  des  intérêts  de  la  dette,  en  attendant  d'exiger  le 
remboursement  du  capital.  Comme  il  convient  de  ne  rien 
laisser  passer,  1'  «  observateur  »  que  le  gouvernement  de 
Washington  entretient  auprès  de  la  Commission  des  répa- 
rations, M.  Boyden,  a  réclamé  des  ministres  alliés  des  fmances, 
en  train  de  fixer  le  régime  auquel  l'Allemagne  serait  soumise 
en  l'an  1922,  la  coquette  somme  de  241  millions  de  dollars 
pour  payer  les  frais  de  l'armée  américaine  sur  le  Rhin  jus- 
qu'au l"  mai  1921.  Ce  qui  a  provoqué  un  étonnement  voisin 
de  la  stupéfaction. 

Tout  cela  fait  partie  d'un  système  qui  n'est  pas  nécessaire- 
ment le  bon.  La  première  cause  de  la  crise  industrielle  du 
nouveau  monde,  c'est  la  misère  de  l'ancien  qui,  en  détruisant 
les    marchés,    arrête    l'exportation.     Plus    le    gouvernement 

BIBL.  UNIV.  cvi  8 


114  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

américain  pressurera  ses  débiteurs  lointains  et  moins,  sur 
son  propre  territoire,  les  fabriques  et  usines  travailleront. 
Mieux  vaudrait  s'employer  énergiquement  à  la  reconstruc- 
tion de  l'Europe  :  ce  serait  de  l'argent  heureusement  placé  ; 
on  devra  bien  s'en  rendre  compte  un  jour  ou  l'autre....  En 
attendant,  le  refus  des  Etats-Unis  de  prendre  part  à  la  confé- 
rence de  Gênes  est  une  décision  grosse  de  conséquences  et 
infiniment  malheureuse.  Les  experts  en  science  financière 
étaient  unanimes  à  déclarer  que,  sans  l'appui  de  l'Amérique, 
le  continent  européen  était  incapable  de  se  remettre  d'aplomb. 
Le  voilà  obligé  de  se  tirer  d'affaire  tout  seul. 

L'attitude  des  bolchévistes  est  aussi  un  sujet  d'inquiétude. 
L'invitation  à  la  conférence  paraît  avoir  augmenté  leur  con- 
fiance et  leur  orgueil.  Quel  retour  des  choses  !  Si  on  les  appelle, 
c'est  qu'on  a  besoin  d'eux  :  donc  tout  leur  est  permis  ! 

Ils  ont  discuté  sur  la  date,  ils  déclarent  hautement  qu'ils 
ne  se  laisseront  pas  limiter  quant  au  programme.  Au  lieu 
de  vouloir  quelque  reconnaissance  à  l'Europe  qui,  sans  plus 
exiger  leur  prompt  départ,  cherche  les  moyens  de  remettre  la 
Russie  sur  pied,  ils  se  moquent  de  ses  hommes  d'Etat,  ils 
s'indignent  qu'on  ose  faire  du  travail  sans  eux.  Et  tout  de 
suite,  en  gens  mal  élevés  qu'ils  sont,  ils  se  mettent  à  faire  des 
menaces.  M.  Lénine  déclare  gravement  dans  ses  discours 
qu'il  lui  paraît  bien  difficile  d'éviter  la  guerre  ;  M.  Trotzky 
adresse  des  proclamations  enflammées  à  l'armée  rouge  et 
annonce  que  le  temps  va  venir  où  elle  aura  l'occasion  de  révéler 
l'héroïsme  qui  l'anime.  On  signale  de  grands  mouvements 
de  troupes  sur  le  secteur  occidental  ;  et  la  presse  soviétique, 
en  Russie  et  à  l'étranger,  annonce  insolemment  que,  si  la 
république  n'obtient  pas  pleine  satisfaction  à  Gênes,  ce  sera 
la  guerre  pour  le  printemps  ou  l'été.  Triste  préluda  d  une 
conférence  qui  a  inscrit  à  son  programme  «  l'établissement 
de  la  paix  européenne  sur  des  bases  solides  ». 

Pourtant  les  préparatifs  s'accélèrent  en  vue  du  grand  jour. 
Des  experts  techniques  discutent  à  Londres  et  s'efforcent 
de  concilier  des  opinions  fort  différentes  sur  la  méthode  k 
employer  pour  relever  la  Russie.  Les  représentants  de  la  petite 


CHRONIQUE  POLITIQUE  115 

Entente  se  sont  réunis  à  plusieurs  reprises  et  ont  arrêté  une 
ligne  de  conduite  commune.  Des  délégués  des  Etats  baltes 
se  sont  rencontrés  à  Varsovie  et  doivent  s'être  mis  à  peu  près 
d'accord.  Même  les  neutres  cherchent  à  se  grouper,  et  à 
s'entendre  sur  l'attitude  qu'il  convient  de  prendre  en  face 
de  «  diverses  questions  ». 

Tout  cela  est  fort  bien  ;  mais  la  grosse  affaire  n'est  pas  là. 
Les  grandes  puissances,  celles  qui  ont  gagné  la  guerre,  se 
présenteront-elles  à  Gênes  avec  un  programme  bien  arrêté  ? 
Sont-elles  décidées  à  faire  bloc  contre  l'action  dissolvante 
que  tenteront  d'exercer  les  représentants  du  bolchévisrne  et 
quelques  autres  avec  eux  peut-être  ?  Si  oui,  on  est  en  droit 
d'espérer  que  la  conférence,  une  fois  le  travail  réparti  entre 
des  commissions,  fera  quelque  bonne  besogne  ;  sinon,  elle 
est  destinée  à  finir  dans  le  chaos. 

—  La  situation  est  stationnaire  en  Asie-Mineure.  De  lom 
en  loin  des  dépêches  signalent  de  petites  escarmouches  sans 
aucune  importance  pour  l'ensemble  des  opérations.  En  Grèce, 
la  population  a  l'air  d'être  revenue  de  son  enthousiasme  pour 
son  roi  et  son  gouvernement.  Le  ministère  Gounaris  a  senti 
les  effets  de  ce  mécontentement  :  mis  en  minorité  à  la  Chambre, 
il  a  eu  quelque  peine  à  se  ressaisir.  Sa  chute  n'aurait  du  reste 
rien  changé  à  la  situation,  car,  au  point  où  en  sont  les  choses, 
la  Grèce  n'a  plus  qu'à  se  tirer  le  mieux  possible  de  la  fâcheuse 
aventure  asiatique  où  elle  s'est  engagée  avec  1  approbation  de 
M.  Lloyd  George.  Malheureusement  les  prétentions  de  l'ad- 
versaire ont  augmenté.  La  campagne  de  l'automne,  le  traité 
avec  la  France  surtout  ont  étonnamment  enorgueilli  les  gens 
d'Angora  :  ils  se  posent  comme  les  vainqueurs  des  vainqueurs 
de  la  grande  guerre  et  s'emploient  à  propager  dan^  tout  l'Islam 
les  échos  de  leur  triomphe.  Ils  exigent  pour  conclure  la  paix 
l'évacuation  de  l 'Asie-Mineure  et  de  la  Thrace  et  la  recon- 
naissance de  l'indépendance  absolue,  politique,  militaire  et 
économique,  des  territoires  qui  formeront  l'empire  turc.  Ce 
sont  les  conditions  que  Youssouf  Kemal  bey,  délégué  de  la 
«  grande  assemblée  nationale  »,  est  venu  annoncer  à  l'Europe 

Evidemment  il  est  malaisé  aux  puissances  d'en  passer  par 


116  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

là.  Indépendamment  de  la  Grèce,  que  l'Angleterre  au  moins 
a  encouragée  à  occuper  Smyrne,  il  y  a  les  chrétiens  d'Ana- 
tolie,  les  Arméniens  entre  autres,  qui  ont  été  l'objet  des  pro- 
messes les  plus  solennelles  et  qu'une  pareille  capitulation 
livrerait  au  gouvernement  turc  et  à  ses  agents  et  condam- 
nerait à  une  sujétion  qu'ils  n'ont  jamais  connue  dans  l'his- 
toire. Car  les  plus  grands  sultans  d'autrefois  eux-mêmes 
ont  toujours  respecté  les  us  et  coutumes  des  populations  sou- 
mises, ils  ne  les  ont  pas  astreintes  au  service  militaire,  ils  ont 
reconnu  aux  communautés  diverses  compétences  adminis- 
tratives.... Si  l'on  admettait  les  prétentions  de  l'assemblée 
d'Angora,  au  contraire,  le  programme  des  Jeunes-Turcs, 
dont  les  nationalistes  s'inspirent,  pourrait  s'appliquer  libre- 
ment. Or  on  sait  que  cette  école,  de  création  toute  moderne, 
prétend  assimiler  à  outrance  ;  la  masse  de  la  population, 
chrétienne  ou  musulmane,  doit  se  laisser  absorber  par  la 
petite  minorité  touranienne.  Quant  aux  procédés,  on  se  ferait 
des  illusions  en  les  supposant  philanthropiques  :  le  prodi- 
gieux massacre  des  Arméniens  montre  à  quoi  l'on  en  arrive 
quand  le  fanatisme  se  met  de  la  partie. 

L'Europe  ne  peut  pas  accepter  une  pareille  défaite  :  c'est 
sans  doute  l'opinion  des  trois  ministres  des  affaires  étrangères 
qui,  réunis  à  Paris,  discutent  en  ce  moment  les  conditions 
d'une  paix  gréco-turque.  Seulement  les  puissances  se  sont 
privées  de  tous  les  moyens  d'exercer  une  action  quelconque 
en  Anatolie,  et  l'opinion  publique,  lasse  de  sacrifices  inutiles, 
n'admettrait  pas  qu'on  envoyât  des  soldats  se  faire  tuer  pour 
une  affaire  qui  ne  l'intéresse  plus.  La  diplomatie  occidentale, 
grâce  à  ses  lenteurs  et  à  ses  maladresses,  a  laissé  passer  le 
moment  ;  peut-être  ne  reviendra-t-il  pas.  En  attendant, 
l'aréopage  de  Paris  a  proposé  un  armistice  aux  belligérants 
grecs  et  turcs. 

—  Tandis  que  ces  choses  se  passent,  le  principal  démiurge 
de  la  politique  européenne,  celui  qui  porte  la  plus  grosse 
part  de  responsabilité  dans  tous  les  événements,  M.  Lloyd 
George,  est  loin  de  couler  des  jours  heureux. 

Si,  au  parlement,  la  majorité  ministérielle  reste  compacte 


CHRONIQUE  POLITIQUE  117 

et  vote  tout  ce  qu'on  lui  demande  avec  une  complaisance  qui 
la  fait  accuser  de  servilité,  le  pays  donne  des  signes  d  impa- 
tience :  il  est  las  du  régime  de  la  coalition  qui  répondait  aux 
nécessités  de  la  guerre,  mais  ne  convient  plus  à  la  paix.  C'est 
ce  qu'a  compris  le  chef  des  associations  unionistes.  Sir  George 
Younger  qui,  en  sa  qualité  d'organisateur  des  élections,  garde 
un  contact  étroit  avec  le  public  :  il  a  dit  nettement  que  le  temps 
de  la  coalition  était  fini.  Là-dessus  grande  colère  de  M.  Lloyd 
George  qui  a  sommé  ses  collègues,  les  membres  conserva- 
teurs du  cabinet,  de  ressaisir  l'autorité  sur  leur  parti  et  de 
faire  taire  les  notes  discordantes,  à  défaut  de  quoi  il  donne- 
rait sa  démission.  Et  chacun  a  cru  qu'en  face  d'une  mise  en 
demeure  aussi  nette.  Sir  George  Younger  allait  s'effacer.  Il 
est  resté  à  son  poste  cependant  et  M.  Lloyd  George  ne  s'est 
pas  retiré  non  plus.  C'est  que  l'homme  d'Etat  gallois  tient 
profondément  au  pouvoir  :  il  croit  avoir  encore  de  grandes 
choses  à  faire  ;  il  veut  surtout  prendre  part  à  la  conférence 
de  Gênes  où  il  compte  jouer  un  rôle  proportionné  à  son  génie. 
Il  reste  donc  l'élément  politique  le  plus  important  du  jour  ; 
c'est  avec  lui  qu'il  faut  compter  pour  faire  face  à  toutes  les 
difficultés  contre  lesquelles  lutte  le  Royaume-Uni. 

Elles  sont  nombreuses.  Sans  doute  on  peut  ne  pas  faire 
entrer  en  ligne  de  compte  le  redoutable  soulèvement  ouvrier 
du  Rand  qui,  agissant  sous  des  influences  encore  mal  éta- 
blies, a  pris  les  proportions  d'une  véritable  guerre  sociale. 
Le  gouvernement  du  dominion  sud-africain  était  de  force 
à  rétablir  l'ordre  :  il  a  procédé  avec  énergie  et  promptitude. 
En  Irlande  la  situation  n'a  pas  changé  depuis  un  mois  :  ce 
n'est  pas  tout  à  fait  la  guerre,  mais  ce  n'est  pas  non  plus  la 
paix.  Visiblement  les  membres  les  plus  actifs  du  Sinn-fein 
ne  s'accommodent  pas  du  traité.  Cela  peut  durer  ainsi,  sans 
modifications,  longtemps  encore  ;  jusqu'à  ce  que  surgisse  à 
Dublin  un  gouvernement  assez  fort  pour  imposer  l'ordre  ou 
que  la  Grande-Bretagne  se  fâche  sérieusement 

En  Egypte,  on  s'est  décidé  aux  concessions.  M  Lloyd 
George  a  annoncé  à  la  Chambre  des  communes  que  le  régime 
du  protectorat  prenait  fin,  que  le  pays  du  Nil  était  désor- 


118  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

mais  libre  d'établir  les  institutions  qui  correspondraient  aux 
désirs  de  ses  peuples.  Au  Caire,  la  proclamation  du  nouveau 
régime  a  donné  lieu  à  des  cérémonies  solennelles  ;  le  roi 
Fuad  a  échangé  des  télégrammes  attendris  avec  le  roi  George. 
Malheureusement,  comme  bien  on  pouvait  s'y  attendre,  le 
cadeau  n'est  pas  complet.  L'Angleterre  se  réserve  le  Soudan 
qui  est  partie  intégrante  de  l'empire,  elle  assure  en  Egypte 
la  sûreté  des  communications,  elle  assume  la  défense  du  pays 
contre  les  ingérences  ou  les  agressions  de  gens  du  dehors,  elle 
s'arroge  la  protection  des  intérêts  étrangers  et  des  minorités. 
Il  est  évident  que,  suivant  comme  on  se  plaît  à  les  appliquer, 
ces  prérogatives  peuvent  s'élargir  étrangement.  C'est  pour- 
quoi, suivant  encore  l'exemple  des  Irlandais,  nombre  de  natio- 
nalistes égyptiens  déclarent  que  cette  prétendue  indépendance 
ne  leur  convient  aucunement    II  y  a  des  ingrats  partout. 

Aux  Indes,  c'est  plutôt  à  la  manière  forte  qu'on  paraît 
revenir.  La  publication,  à  la  veille  de  la  réunion  des  trois  mi- 
nistres des  affaires  étrangères  à  Paris,  de  la  dépêche  du  gou- 
vernement de  Delhi  qui  demandait,  pour  la  satisfaction  de 
l'élément  musulman,  une  attitude  bienveillante  à  l'égard  de 
la  Turquie,  a  produit  dans  toute  la  Grande-Bretagne  un  vif 
mécontentement.  Le  secrétaire  d'Etat  pour  l'Inde,  M  Mon- 
tagu,  responsable  de  ce  geste  malencontreux,  a  dû  donner  sa 
démission.  Le  vice-roi,  lord  Readlng,  qu'on  accuse  d  être 
trop  favorable  aux  aspirations  indigènes,  voit  sa  situation 
menacée.  Entre  temps  la  police  indienne  s'est  décidée  à  arrêter 
l'agitateur  Gandhi  qui  a  été  gratifié  d'un  nombre  respectable 
d'années  de  prison  :  excellente  mesure,  dit  la  plus  grande 
partie  de  la  presse  britannique,  dont  l'influence  apaisante 
s'est  immédiatement  fait  sentir  dans  la  population  hindoue 
et  musulmane.  Peut-être....  Les  Orientaux  ont  l'habitude  de 
s'incliner  devant  la  force.  Il  semble  pourtant  que  les  choses 
sont  un  peu  avancées  pour  qu'on  change  de  méthode  :  la 
tranquillité  pourrait  bien  n'être  qu'un  effet  de  surface.  Et 
si,  après  un  acte  de  rigueur,  on  en  revient  à  la  manière  douce, 
ce  sera  le  plus  sûr  moyen  d'exaspérer  tout  le  monde. 

—  Après    une    crise    ministérielle    d'une    durée    presque 


CHRONIQUE  POLITIQUE  119 

inconnue,  Tltalie  a  enfin  un  gouvernement.  Le  chef  en  est 
M.  Luigi  Facta,  l'un  des  lieutenants  de  M.  Giolitti.  Le  parti 
à  l'honneur,  ou  à  la  peine,  est  celui  des  démocrates  qui  fournit 
huit  ministres,  tandis  que  trois  autres  sont  des  catholiques 
populaires  et  troiis  encore  appartiennent  à  d'autres  groupes 
du  parlement.  Le  discours-programme  que  le  président  du 
Conseil  a  lu  devant  la  Chambre  a  recueilli  les  suffrages  d'une 
très  suffisante  majorité  ;  c'est  un  acte  de  politesse  élémentaire 
qu'une  assemblée  ne  refuse  pas  à  des  nouveaux- venus.  M.  Facta 
ne  prétend  d'ailleurs  rien  innover  ;  sa  déclaration  ressemble 
même  ^  tel  point  à  celle  de  ses  prédécesseurs  qu'on  comprend 
mal  pourquoi  l'Italie  change  si  souvent  de  gouvernement. 

La  personnalité  la  plus  intéressante  de  toute  la  combi- 
naison est  peut-être  le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Carlo 
Schanzer,  qui  possède  une  connaissance  très  exacte  de  la  poli- 
tique européenne  et  a  tenu  une  place  importante,  soit  à  la 
Société  des  nations,  soit  à  la  Conférence  de  Washington. 
M.  Schanzer  a,  paraît-il,  l'intention  de  s'inspirer  des  exemples 
du  comte  Sforza.  et  non  pas  de  la  méthode  agitée  et  brouil- 
lonne du  marquis  délia  Torretta  qui  a  réussi,  en  un  temps 
remarquablement  court,  à  propager  le  désordre  et  à  gâter 
la  situation  de  l'Italie  vis-à-vis  de  ses  voisins.  Pour  ceux  qui 
estiment  que  le  gouvernement  de  Rome  peut  exercer  une 
influence  salutaire  et  a  une  grande  tâche  à  accomplir  en  Europe, 
la  personnalité  du  nouveau  ministre  est  un  espoir. 

Il  est  grand  dommage  que  îe  gouvernement  présidé  par 
M.  Facta  ait  à  faire  face,  pour  ses  débuts,  à  la  mauvaise  affaire 
de  Fiume.  Est-ce  que,  si  le  commandement  italien  avait  fait 
régner  une  plus  exacte  discipline  parmi  ses  soldats  et  marins 
les  légionnaires  ou  fascistes  qui  viennent  de  renverser  le  régime 
légal  de  M.  Zanella  auraient  pu  accomplir  si  aisément  leur 
coup  de  force  ?  C'est  douteux.  Mais  maintenant  le  mal  est 
accompli.  La  malheureuse  cité  est  encore  une  fois  aux  mains 
des  factieux  et  nul  ne  sait  quand  sa  population  pourra  de  nou- 
veau disposer  d'elle-même.  Comme  sa  prospérité  dépend  de 
ses  relations  avec  l'hinterland  yougo-slave,  elle  s'appauvrit 
tous  les  jours  ;  bientôt  ce  sera  l'incurable  misère.  Et  puis  il 


120  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

y  a  les  complications  toujours  possibles  :  la  frontière  est  proche 
et  le  terrain  est  brûlant....  Au  moment  de  la  signature  du  traité 
de  Rapallo,  je  comprenais  mal  que  Zara  fût  adjugée  à  l'Italie 
et  Fiume  érigée  en  république  autonome  ou  indépendante. 
Le  contraire  m'aurait  paru  plus  logique.  Les  événements 
d'aujourd'hui  ne  sont  pas  pour  modifier  mon  impression 
d'alors. 

Lausanne,  24  mars. 

Ed.  Rossier. 


Chronique  suisse  romande. 


Un  livre  italien  sur  la  Suisse. 

Le  premier  ouvrage  —  à  moi  connu  —  où  l'on  trouve  une 
vue  d'ensemble  de  l'état  de  la  Suisse  avant,  pendant  et  depuis 
la  guerre  mondiale,  est  d'un  Italien.  Il  nous  est  particulière- 
ment agréable  de  constater  que  ce  livre  témoigne  d'une  sym- 
pathie très  vive  pour  notre  pays  et  d'une  intelligence  très  avertie 
de  nos  institutions,  de  notre  histoire,  de  nos  mœurs  et  de  notre 
idéal.  L'auteur,  M.  Antonio  Battara  ',  a  vécu  longtemps  en 
Suisse  pendant  la  guerre  ;  il  nous  a  observés  de  l  œil  dili- 
gent d'un  étranger  qui,  par  delà  le  pittoresque,  cherche  à 
pénétrer  le  secret  de  notre  vie  nationale.  C'est  qu'une  grave 
préoccupation  l'a  poussé  à  entreprendre  cette  étude.  Il  s'en 
ouvre  dès  les  premières  lignes  de  la  préface. 

Une  préoccupation  et  une  curiosité  :  la  curiosité  est  de  savoir 
comment  un  peuple  aussi  composite  que  le  nôtre  et  que  sa 
faiblesse  numérique  comme  l'exiguïté  de  son  territoire  expo- 
sent à  la  pénétration  dts  influences  étrangères,  a  pu  résister 
à  l'immense  ébranlement  de  l'Europe  et  du  monde  sans  rup- 
ture de  son  unité  morale  et  même  politique  ;  comment  il  a 

*  Antonio  Battara.  La  Svizsera  cTieri  et  d'oggi.  —  )  vol.  R.  Caddeo  édit.. 
MlUn.  1921. 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  121 

traversé  la  grande  crise  et  quelles  en  ont  été  sur  lui  les  réper- 
cussions ;  préoccupation  de  l'avenir  de  l'Europe  qui  passe 
par  une  phase  de  réadaptation  et  pour  laquelle  on  cherche 
un  modèle  de  constitution  internationale.  Ce  modèle.  M;  Bat- 
tara  nous  fait  l'honneur  de  le  prendre  chez  nous. 

«  Les  peuples,  dit-il,  regardent  vers  l'Orient  avec  une  foi 
aveugle,  comme  si  la  liberté  devait  venir  une  fois  encore  de 
l'Orient,  la  liberté,  compagne  inséparable  de  la  civilisation. 
Je  crois  qu'il  vaudrait  mieux  fixer  les  yeux  sur  ce  petit  et  noble 
pays  dont  la  gloire  suprême  est  d'avoir  construit  un  foyer 
de  liberté  et  de  civilisation,  alors  que  les  nations  de  l'Europe 
gémissaient  au  sein  de  la  servitude  et  ne  songeaient  même  pas 
à  s'en  racheter.  « 

Avec  un  tel  propos,  M.  Battara  avait  à  s'enquérir,  non  seu- 
lement de  ce  qu'il  y  a  de  caractéristique  dans  nos  institutions 
et  dans  notre  vie,  mais  encore  et  surtout  de  ce  qui  en  est 
adaptable  aux  conditions  des  autres  peuples. 

Ce  qui  l'a  frappé  chez  nous,  c'est  la  liberté  et  surtout  la 
liberté  politique.  11  en  suit  les  développements  avec  beau- 
coup de  perspicacité,  des  origines  jusqu'à  la  guerre  mondiale. 
La  situation  critique  où  nous  nous  sommes  trouvés  dès  le 
début  du  conflit  lui  mspire  des  remarques  fort  justes  et,  s'il 
ne  peut  feindre  d'ignorer  les  incidents  douloureux  dont  l'opi- 
nion s  est  émue  à  bon  droit  dans  la  Suisse  latine,  il  les  rapporte 
sans  exagération  ni  amertume.  A  son  avis,  l'une  des  princi- 
pales erreurs  du  Conseil  fédéral  fut  de  ne  point  protester 
contre  la  violation  de  la  neutralité  de  la  Belgique  et  il  attribue 
en  grande  partie  aux  agissements  de  M.  Hoffmann  et  du  général 
Wille  les  divisions  qui  se  produisirent  entre  les  deux  parties  de 
la  Suisse.  «  M.  Hoffmann,  dit-il,  n'avait  d'autre  but  que  de 
maintenir  l'intégrité  de  la  Suisse  au  milieu  de  la  tempête  qui 
faisait  rage  autour  d'elle  ;  de  là  la  confiance  implicite  que  ses 
collègues  avaient  mise  en  lui.  Mais,  dans  son  entreprise  patrio- 
tique, il  n'eut  jamais  un  geste  de  bonté.  »  Et  l'auteur  appuie 
son  appréciation  par  une  anecdote  qui  sera  inédite  pour  beau- 
coup d'entre  nous  :  quand  le  ministre  de  Belgique  se  rendit 
au  palais  fédéral  pour  présenter  la  protestation  formelle  de 


122  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

son  gouvernement  contre  la  violation  de  la  neutralité  belge, 
M.  Hoffmann  le  reçut  avec  une  froide  politesse  et  enregistra 
la  protestation  sans  trouver  un  mot  de  sympathie,  d'encou- 
ragement, de  regret  du  malheur  qui  frappait  cette  généreuse 
nation.  Le  ministre  de  Belgique  sortit  du  palais  avec  les  larmes 
aux  yeux  ! 

La  Suisse  y  perdit  son  prestige  et  ne  le  retrouva  qu'après 
le  scandale  Grimm  qui  eut  ce  bon  effet  d'écarter  M.  Hoff- 
mann du  pouvoir. 

A  propos  de  cet  incident,  M.  Battara  nous  apporte  une  inter- 
prétation curieuse,  qu'il  serait  intéressant  de  vérifier  si  faire 
se  peut.  Mais  les  intéressés  se  tairont  avec  le  plus  grand  soin. 
M.  Grimm  aurait  été,  en  ce  temps-là,  partisan  des  «  men- 
chéviks  »,  les  grands  adversaires  des  bolchévistes  en  Russie, 
et,  s'il  désirait  travailler  à  faire  conclure  par  la  Russie  une 
paix  séparée,  c'était  par  la  crainte  de  voir  la  prolongation  de 
la  guerre  amener  un  coup  de  force  et  le  triomphe  des  bolché- 
vistes. Ce  serait  pour  cette  raison  qu'il  aurait  été  désavoué 
en  Suisse  par  son  propre  parti  ;  après  quoi,  on  le  vit  teindre 
sa  veste  du  rouge  le  plus  flambant  et  regagner  par  là  son 
influence.  Ce  trait  ne  nous  le  changerait  guère  ;  le  procès 
d'Olten  nous  l'a  suffisamment  donné  à  connaître  ;  mais  il 
est  toujours  bon  de  mettre  les  points  sur  les  i. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  par  des  erreurs  et  des  fautes  toutes 
personnelles  et  aussi  par  la  pénétration  de  l'influence  alle- 
mande chez  les  intellectuels  de  la  Suisse  allemande  que  M.  Bat- 
tara s'explique  nos  luttes  intestines.  Il  en  fait  trop  bon  marché. 
Le  procès  des  colonels,  l'incident  Hoffmann,  les  ukases  du 
général,  les  brutalités  de  la  police  militaire,  les...  inégalités 
d'humeur  de  la  censure  fédérale,  qui  l'ont  surtout  frappé, 
envenimèrent  à  coup  sûr  nos  divisions,  mais  n'en  furent  point 
la  cause.  Il  y  avait  en  Suisse  deux  conceptions  de  notre  rôle. 
Les  uns  entendaient  demeurer  entièrement  étrangers  au 
conflit  mondial,  l'ignorer,  dans  la  mesure  du  possible,  ne  se 
mêler  de  rien,  même  en  pensée.  Ce  sont  les  mêmes  qui  ont 
fait  une  opposition  si  acharnée  à  notre  accession  à  la  Société 
des  Nations.  Ils  représentent  certainement  la  tradition  de  notre 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  123 

politique  ou  plutôt  de  notre  abstention  systématique  de  toute 
politique  étrangère,  telle  qu'elle  s'est  établie  depuis  la  guerre 
de  Trente  ans.  Aujourd'hui  encore,  ils  ne  veulent  pas  recon- 
naître que  cette  attitude  n'est  plus  possible  parce  qu'elle  nous 
conduirait  à  un  isolement  qui  serait  un  étranglement.  C'est  qu'ils 
ne  voient  pas  de  milieu  entre  ces  deux  partis  :  ou  bien  nous 
tenir  à  l'écart  de  toutes  les  affaires  internationales,  sauf  peut- 
être  dans  l'ordre  de  la  charité,  ou  bien  nous  laisser  entraîner 
dans  les  conflits  de  nos  puissants  voisins  et  redevenir  le  champ 
de  bataille  de  l'Europe.  Sans  les  représentants  nombreux  et 
sincères  de  cette  conception,  les  germanophiles  enragés  et  le 
petit  groupe  d'admirateurs  des  hobereaux  prussiens  n'auraient 
eu  chez  nous  que  bien  peu  d'influence,  malgré  les  hautes 
positions  où  quelques-uns  d'entre  eux  se  survivaient.  Car  la 
Suisse  n'a  pas  cessé,  pendant  et  malgré  la  guerre,  d'être  un 
pays  où  l'opinion  règne. 

L'autre  conception  est  celle  de  presque  tous  les  romands, 
que  leurs  adversaires,  j'entends  ceux  avec  lesquels  il  vaut  la 
peine  de  discuter,  considéraient  comme  des  idéalistes  dénués 
de  sens  pratique  et  entichés  d'une  chimère  :  ils  pensaient  que 
la  Suisse  peut  et,  dans  les  circonstances  présentes,  doit  jouer 
un  rôle  international,  sans  renoncer  le  moins  du  monde  à  sa 
neutralité  militaire.  Cette  opposition  radicale  de  vues,  en  un 
point  d'une  importance  capitale,  où  l'avenir,  où  l'existence 
de  la  Suisse  est  en  jeu,  voilà  ce  qui  donne  à  nos.  luttes  leur 
vrai  caractère  historique  et  un  intérêt  supérieur  à  celui  des 
questions  de  personnes.  Il  est  certain  que  nous  sommes 
à  un  tournant  de  notre  histoire  ;  il  est  certain  que  nous  ne 
voulons,  ni  les  uns  ni  les  autres,  nous  perdre  dans  les  remous 
de  la  politique  européenne  ;  mais  la  Suisse  latine,  dans  sa 
grande  majorité,  estime  que  nous  ne  saurions  désormais,  sans 
perdre  notre  raison  d'être,  nous  désintéresser  de  la  politique 
générale,  pour  autant  qu'il  s'agit  de  l'orienter  vers  des  solu- 
tions pacifiques  et  vers  une  organisation  qui  prévienne  les 
conflits.  Sa  conception  de  notre  rôle  international  se  résume 
en  un  mot  :  la  Société  des  Nations. 

Je  passe  à  regret  sur  le  chapitre  d'une  information  solide 


124  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

et  précise  où  l'auteur  retrace  l'histoire  et  les  avatars  du  parti 
socialiste  en  Suisse  pendant  la  guerre.  Il  ne  fait  peut-être  pas 
remonter  assez  haut  les  commencements  de  la  pénétration  de 
l'influence  germanique  dans  nos  associations  ouvrières  et 
l'explique  trop  facilement  par  la  présence  d'un  grand  nombre 
d  ouvriers  allemands  immigrés.  Mais  quantité  de  ces  ouvriers 
sont  partis  lors  de  la  mobilisation  et  c'est  par  l'influence  des 
Russes,  de  Lénine,  essentiellement,  depuis  les  conférences 
du  Zimmerwald  et  du  Kienthal,  en  1915  et  en  1916,  que  le 
socialisme  suisse  a  changé  de  caractère.  La  cause  principale 
en  est  dans  l'insuffisance  de  ses  chefs!  Ils  ont  dû  faire  la  poli- 
tique de  la  surenchère,  n'ayant  pas  d'autre  moyen  de  main- 
tenir la  cohésion  de  leurs  troupes,  auxquelles  ils  ne  s'impo- 
saient ni  par  leur  savoir,  ni  par  leur  activité,  ni  par  leur  mérite. 
Cette  politique  de  folie  nous  a  fait  beaucoup  de  mal  et  les  a 
fait  aboutir  eux-mêmes  à  la  scission  et  à  la  perte  de  leur  auto- 
rité. Ils  ont  cru  naïvement,  lourdement,  à  l'imminence  d'une 
révolution  mondiale,  à  la  possibilité  d'une  dictature  du  pro- 
létariat dans  des  peuples  civilisés  où  les  ouvriers  d'usine  ne 
sont  qu'une  petite  portion  du  peuple  qui  travaille  et  les  révo- 
lutionnaires une  faible  partie  des  ouvriers  des  fabriques. 
Leurs  notions  économiques  sont  enfantines,  leur  conception 
de  la  politique  mondiale  offre  le  simplisme  d'une  mentalité 
de  troglodyte  ;  leurs  théories  sociales  se  ramènent  au  dogme 
de  la  lutte  de  classes  entendu  au  sens  le  plus  étroit  ;  ils  étaient 
une  proie  toute  désignée  pour  un  fanatique  cultivé  et  hardi. 

Mais  passons  à  la  seconde  de  nos  deux  questions  princi- 
pales. La  Suisse  peut-elle  servir  de  modèle  pour  la  consti- 
tution —  idéale  et  future  —  d'une  Europe  régénérée  ?  Je 
ne  dis  nullement  que  M.  Battara  en  fasse  la  proposition  en 
tout  autant  de  termes  ;  il  exprime  cependant  la  conviction 
qu'un  peu  d'helvétisme  ne  nuirait  pas  au  vieux  continent.  Ce 
passage  de  son  livre  est  trop  flatteur  pour  que  je  me  retienne 
de  le  citer  : 

«  L'Europe  peut  apprendre  beaucoup  de  ce  petit  et  noble 
peuple.  Car  l'Europe  s'efforce  aujourd'hui  de  conquérir  des 
franchises  qu'il  a  en  patrimoine  depuis  des  siècles  ;  elle  tra- 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  125 

vaille  à  se  libérer  du  culte  des  idoles  d'argile,  des  haines  de  race 
et  de  religion,  de  l'analphabétisme,  des  doctrines  boiteuses 
et  des  préjugés  aveugles  dont  il  s'est  libéré  depuis  très  long- 
temps. Bien  des  gens  conseillent  à  l'Europe  de  prendre  un 
bain  d'helvétisme  ;  si»  en  le  faisant,  elle  ne  devait  atteindre 
qu'à  ces  conquêtes,  en  vérité,  le  jeu  en  vaudrait  la  chandelle.  » 

Ces  lignes  sont  la  conclusion  même  de  M.  Battara.  Il  estime 
que  la  Suisse  a  résolu  pour  son  compte  le  problème  politique 
qui  est  de  faire  cohabiter  fraternellement  des  races  différentes 
et  cela,  dans  et  par  la  liberté,  tandis  que  l'Autriche-Hongrie, 
par  exemple,  et  bien  d'autres,  y  ont  échoué.  Bien  plus,  la  Suisse 
est  en  train  de  résoudre,  pour  son  compte  aussi,  le  formi- 
dable problème  social  qui  tourmente  notre  époque  ;  c  est 
une  question  de  liberté,  et,  par  là,  semblable  à  toutes  celles 
que  la  Confédération  a  résolues  avec  tant  de  sagesse  au  cours 
de  son  histoire.  Et  il  dit  que  la  guerre  même  a  fait  voir  com- 
bien les  peuples  sont  liés  entre  eux,  tellement  qu'ils  prospé- 
reront ou  se  ruineront  ensemble,  ce  qui  nous  fait  tendre  tou- 
jours davantage  à  «  faire  de  l'Europe  une  grande  Helvétie,  dans 
la  pleine  lumière  de  la  liberté  et  de  la  justice.  » 

Heureux,  si  nous  pouvions  mériter  ce  témoignage  !  Même 
en  ce  cas,  cependant,  notre  histoire  demeurerait  un  fait  d'excep- 
tion. Rien  de  plus  naturel  que  le  désir  de  trouver  des  exemples 
propres  à  faire  admettre  la  possibilité  d'une  fédération  euro- 
péenne. Mais  ce  sera  là  une  création  de  l'histoire,  une  nou- 
veauté, non  pas  une  imitation.  On  ne  peut  songer  à  helvé- 
tiser  l'Europe,  car  le  problème  européen  renferme  des  données 
dont  les  Suisses  n'ont  pas  eu  à  tenir  compte  et,  d  autre  part, 
la  Suisse  s'est  développée  dans  des  conditions  qui  ne  se  retrou- 
vent pas  dans  le  reste  de  l'Europe.  La  Société  des  Nations 
était  peut-être  bien  ce  qu'on  pouvait  faire  de  mieux  dans 
l'état  présent  de  notre  vieux  monde  :  un  noyau  de  cristallisa- 
tion déposé  dans  l'eau  fort  trouble  où  s'agitent  toutes  sortes 
de  poissons,  petits  et  gros,  à  la  poursuite  les  uns  des  autres. 

La  grande  différence  des  conditions,  entre  la  Suisse  et 
l'Europe,  vient  de  ce  qu'il  n'y  a  jamais  eu,  entre  les  peu- 
plades helvétiques,  l'extrême  inégalité  de  culture  qui  sépa- 


126  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

rera  longtemps  encore  l'Europe  de  l'ouest  de  celle  du  nord- 
est  ou  de  celle  des  Balkans.  Pour  s'assembler,  11  faut  que  les 
hommes  se  ressemblent  au  moins  un  peu.  Et,  malgré  le 
triomphe  du  principe  démocratique,  qui  a  été  l'un  des  résultats 
immédiats  de  la  guerre,  l'opposition  des  traditions  politiques 
subsiste  ;  elle  ne  disparaîtra  pas  de  si  tôt.  D'ailleurs,  nous 
n'avons  pas  eu  davantage  à  concilier  des  antagonismes  éco- 
nomiques semblables  à  ceux  qui  se  sont  déclarés  en  Europe 
depuis  le  développement  de  la  grande  industrie  et  qui  ont 
fait  naître  des  problèmes  entièrement  nouveaux. 

De  plus,  l'expérience  helvétique  s'est  faite,  si  je  puis  dire 
ainsi,  en  vase  clos  :  depuis  le  congrès  de  Westphalie,  et  même 
depuis  Marignan,  nous  n'avons  pas  eu  de  politique  étran- 
gère. La  Suisse  s'est  renfermée  sur  elle-même.  Ce  point  est 
d'une  extrême  importance  ;  quantité  de  réussites  s'expli- 
quent par  là.  Mais  il  y  a  eu,  d'autre  part,  une  disposition 
naturelle  des  choses  à  laquelle  les  observateurs,  fussent-ils 
aussi  avisés  que  M.  Battara,  ne  prennent  pas  assez  garde. 
Considérez  la  distribution  de  la  population  suisse  d'après  la 
religion  et  d'après  la  langue  ;  vous  verrez  que  ces  deux  modes 
de  groupement  se  compensent.  Il  y  avait,  en  1910,  2  599  154 
habitants  de  langue  allemande,  769  244  de  langue  française 
et  300  525  de  langue  italienne.  Et  il  y  avait  2  1 08  590  pro- 
testants, 1  590  702  catholiques,  1 9  023  Israélites  et  46  358 
divers.  Mais  les  romands  sont  en  partie  catholiques,  et  le 
Tessin  l'est  tout  entier,  comme  plusieurs  cantons  de  la  Suisse 
allemande,  tandis  que  le  protestantisme  partage  aussi  la  Suisse 
sans  égard  à  la  répartition  des  langues.  EJcaminez  la  réparti- 
tion économique  :  il  n'y  a  presque  pas  de  cité  industrielle 
qui  ne  soit  étroitement  rattachée  à  un  hinterland  agricole 
formant  avec  elle  un  canton,  entité  distincte.  Partout  les 
oppositions  se  trouvent  tempérées  par  des  solidarités  :  celle 
des  confessions  religieuses  par  la  similitude  de  langue,  et  inver- 
sement ;  celle  de  la  ville  et  de  la  campagne  par  l'unité  poli- 
tique du  canton  ;  celle  des  cantons  et  de  la  Confédération  par 
le  souci  de  la  défense  commune  ;  aucun  antagonisme  ne  peut 
être  poussé  à  fond  sans  blesser  ceux-là  même  qui  l'exploite- 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  127 

raient  ;  nous  sommes  prédestinés  à  nous  quereller,  mais  avec 
le  besoin  constant  et  le  désir  de  nous  entendre.  C'est  pour- 
quoi les  prophètes  qui  vaticinaient  sur  la  dissolution  de  la 
Suisse  se  sont  trompés  si  lourdement  :  on  pourrait  dire  que 
la  menace  du  conflit  déclenche  d'elle-même  un  mécanisme 
d'inhibition.  C'est  là  une  réussite  exceptionnelle  de  l'histoire 
On  ne  trouve  pas  en  Europe  cette  interprétation  des  intérêts 
opposés,  ce  qui  fait  qu'une  tentative  d'extension  des  insti- 
tutions de  la  Suisse  dans  le  continent  tout  entier  serait  pro- 
bablement une  chimère.  Ajoutez  à  cela  l'un  des  traits  les  plus 
particuliers  de  la  vie  publique  dans  notre  pays,  c'est  la  len- 
teur des  mouvements  politiques  et  sociaux.  Nous  y  perdons 
quelque  chose  pour  la  rapidité  de  l'adaptation,  mais  nous  y 
gagnons  de  ne. pas  connaître  les  réactions  brusques  qui  res- 
semblent à  des  vengeances,  enveniment  les  luttes  et  les  per- 
pétuent. Cette  question  de  la  vitesse  des  mouvements  poli- 
tiques et  sociaux  est  une  des  plus  curieuses  qu'on  rencontre 
quand  on  cherche  à  comprendre  notre  pays...  et  n'importe 
quel  autre.  M.  Battara  ne  l'a  point  abordée,  mais  je  ne  con- 
nais personne  qui  l'ait  posée.  Elle  nous  entraînerait  trop  lom. 
On  ne  sait  jamais  jusqu'où  l'on  ira  quand  on  commence  à 
raisonner  sur  ces  matières. 

Remercions  M.  Battara  ;  il  a  écrit  sur  la  Suisse  un  livre 
d'une  rare  bienveillance,  d'une  grande  franchise,  d'une  solide 
information,  de  beaucoup  d'agrément.  Il  unit  au  sentiment 
enthousiaste  des  beautés  naturelles  l'intelligence  de  nos 
mœurs,  la  connaissance  de  nos  institutions  et  de  nos  œuvres, 
le  souvenir  de  nos  efforts  et  de  nos  peines.  Il  nous  appelle 
une  nation  fière  ;  c'est  que  nous  ne  demandons  aux  autres 
que  la  justice.  Cette  justice,  il  nous  la  rend  en  y  ajoutant 
l'amitié  :  son  beau  livre  contribuera  certainement  à  resserrer 
les  liens  de  sympathie  spontanée  et  d'admiration  réfléchie 
qui  nous  attachent  à  son  généreux  pays. 

Maurice  Millioud. 


128  bibliothIque  universelle 

Chronique  scientifique. 


Pour  rendre  le  chauffage  central  plus  économique.  —  Les  microbes  ont-ils  leurs 
microhes?  —  Comment  s'expliquer  la  Fosse  du  Cap  Breton?  —  Le  nombre  des 
étoiles  des  Pléiades  a-t-i!  varié?  —  Le  venin  des  fourmis.  —  Une  précaution  à 
prendre  en  transplantant  le?  arbres.  —  L'accoutumance  des  microbes  aux  toxi- 
ques. —  L'arcension  de  l'Everest.  —  Publications  nouvelles. 

Les  problèmes  de  réconomle  restant  décidément  à  l'ordre 
du  jour,  et  devant  même  prendre  une  importance  toujours 
plus  grande,  après  la  période  de  gaspillage  qui  a  si  longtemps 
régné,  il  y  a  lieu  de  s'arrêter  un  moment  aux  idées  émises  par 
M.  A.  Nessi  à  la  Société  d'encouragement,  sur  le  chauffage 
central  et  l'utilisation  mécanique  de  l'énergie  contenue  dans 
la  vapeur  à  très  basse  pression.  M.  Nessi  commence  par  aTié- 
liorer  le  système  de  canalisation  et  le  mode  général  de  réglage 
de  la  température,  réglage  «'opérant  simultanément  sur  tous 
les  radiateurs,  en  un  même  point  central,  la  chaufferie  par 
exemple.  Ce  réglage  est  particulièrement  nécessaire  dans  nos 
pays  tempérés,  où  la  température  extérieure  peut  varier  à 
tel  point  du  jour  au  lendemain,  qu'il  faille  une  quantité  de 
chaleur  pouvant  varier  de  1  à  4  ou,  mversement,  de  4  à  I . 
Il  importe  donc  de  pouvoir  régler  la  production  de  chaleur, 
au  jour  le  jour,  sur  les  oscillations,  fréquentes  et  souvent 
considérables,  de  la  température  extérieure  ;  et  ce  réglage 
doit  être  général,  automatique,  à  fonctionnement  continu, 
d  autant  plus  que  l'installation  est  plus  étendue. 

On  peut  arriver  au  résultat  désiré  par  le  chauffage  à  la 
vapeur  ou  à  l'eau.  S'agit-il  d'une  circulation  d'eau  chaude? 
On  active  la  circulation  en  intercalant  une  pompe  centrifuge 
sur  un  collecteur  de  retour  d'eau.  La  force  motrice  est  donnée 
par  un  moteur  indépendant,  électrique,  utilisant  le  courant 
du  secteur.  Il  est  bon,  d'ailleurs,  de  disposer  aussi  d  un  moteur 
de  secours,  à  essence.  Alors,  dira-t-on,  il  va  falloir  un  personnel 
spécial  pour  surveiller  la  marche?  Non  pas,  répond  M.  Nessi. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  129 

Ce  n'est  pas  qu'il  veuille  utiliser  le  personnel  des  chaudières  : 
il  supprime  totalement  le  personnel  et  le  remplace  par  un 
dispositif  autonome,  fonctionnant  de  façon  continue  et  auto- 
matique. Comme  moteur  de  la  pompe  à  circulation,  il  emploie 
une  petite  turbine  consommant  la  vapeur  à  très  basse  pression 
venant  des  chaudières  de  chauffage.  Si  le  chauffage  se  fait 
par  air  chaud,  la  pompe  est  remplacée  par  un  ventilateur. 
L'ensemble  du  système  pioposé  porte  le  nom  de  dynamo- 
circuit à  air  chaud  ou  à  eau  chaude,  selon  le  cas.  La  pompe, 
ou  le  ventilateur,  sont  accouplés  directement  sur  un  arbre  ; 
la  mise  en  marche  s'opère  automatiquement  dès  que  la  vapeur 
d'admission  atteint  la  pression  très  basse  xle  20  grammes  au 
centimètre  carré.  Il  n'y  a  qu'un  seul  palier  pour  tout  le  groupe, 
dit  la  Revue  générale  des  Sciences,  à  qui  nous  empruntons  ces 
détails  ;  le  graissage  est  assuré  automatiquement  par  un  seul 
graisseur,  pour  un  mois  au  moins  ;  aucun  grippage  n  est  pos- 
sible ;  on  n'envoie  pas  d'huile  au  condenseur  ;  les  organes, 
robustes,  sont  facilement  interchangeables.  Comme  il  y  a  des 
calories  contenues  dans  la  vapeur  d'admission  qui  ne  sont 
pas  converties  en  travail  dans  la  turbine,  et  comme  elles  sont 
restituées  au  chauffage  au  moyen  d'un  condenseur  à  grande 
surface  où  se  rechauffe  l'eau  de  circulation,  la  consommation 
de  la  turbine  n'occasionne  qu'une  dépense  de  combustible 
insignifiante  :  2  ou  4  millièmes  de  la  dépense  pour  le  chauf- 
fage. 

Le  système  Nessi  a  été  appliqué  à  un  immeuble  compor- 
tant 350  radiateurs,  à  un  groupe  de  deux  immeubles  contl- 
gus,  à  un  autre  de  dix-sept  immeubles  contigus,  à  un  grand 
hôpital  de  Paris,  et  le  rendement  a  été  très  favorable.  Cela 
est  intéressant,  car,  évidemment,  on  en  viendra  à  distribuer 
la  chaleur  dans  les  villes,  comme  on  distribue  le  gaz  ou  l  élec- 
tricité. 

—  Les  microbes  auraient-ils  leurs  microbes?  Il  semble  que 
ce  serait  justice.  Mais  l'organisation  du  monde  est  loin  de 
donner  l'impression  d'un  grand  souci  de  justice.  Quoi  qu'il 
en  soit,  l'existence  de  ces  parasites  ressortirait  des  travaux 
que  M.  d'Hérelle,  un  fort  distingué  collaborateur  de  l'Institut 

BIBL.   UNIV.    CVI         '  9 


130  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Pasteur,  vient  de  résumer  dans  un  volume  intitulé  Le  Bacté- 
Tiophage  (Masson).  II  existerait  des  organismes  détruisant  les 
microbes  :  ce  seraient  les  bactériophages.  Leur  existence  est 
déduite  du  "  phénomène  de  d'Hérelle  »,  de  la  propriété  qu'ont 
les  filtrats  de  matière  organique  de  provoquer  la  bactériolyse. 
La  première  notion  des  bactériophages  fut  fournie  par  la 
découverte  dans  le  filtrat  de  matières  dysentériques  d'un 
agent  provoquant  la  lyse  du  bacille  dysentérique  lui-niéme. 
Le  fait  est  certain.  Mais  tandis  que  M.  d'Hérelle  invoque  un 
microbe  ultra-microscopique,  invisible,  un  autre  expérimen- 
tateur, M.  Kabéshima,  montre  que  l'agent  supposé  peut  résis- 
ter à  la  température  de  70°  C,  et  qJe  la  poudre  blanche  résul- 
tant de  la  précipitation  par  l'acétone  est  également  bactério- 
lytique.  Dans  ce  second  cas,  l'agent  bactériolytique  ne  serait 
ni  un  microbe  ni  un  produit  de  microbes,  mais  un  produit 
de  l'organisme  :  un  produit  de  réaction,  de  protection,  un 
catalyseur  obligeant  les  microbes  à  la  production  de  ferments 
autolytiques  agissant  comme  catalyseurs  pour  d'autres  bac- 
téries. Le  fait  observé  par  M.  d'Hérelle  est  certain,  mais  c'est 
sur  l'interprétation  qu'il  n'y  a  pas  accord.  Existe-t-il  des 
microbes  de  microbes?  Ou  bien  la  bactériophagie  est-elle  due 
à  des  agents  humoraux?  Là  est  la  question. 

—  Chacun  sait  que  dans  le  golfe  de  Gascogne,  à  1 5  kilo- 
mètres au  nord  de  l'embouchure  de  l'Adour,  existe  une  fosse 
sous-marine,  quelque  chose  comme  une  vallée  submergée, 
qui  serait  la  continuation  d'une  ancienne  vallée  où  coulait 
l'Adour,  et  qui  se  serait  affaissée  avec  la  côte,  la  partie  subsis- 
tante de  l'Adour  ayant  quelque  peu  changé  de  lit,  ce  qui  a 
amené  un  décalage  entre  l'embouchure  actuelle  et  la  fosse 
du  Cap  Breton,  pour  donner  à  cette  vallée  submergée  son  nom. 

L'interprétation  est  assez  plausible  :  mais  cela  ne  suffit  oas 
pour  qu'elle  soit  exacte. 

M.  C.  Gorceix  a  récemment  proposé  une  autre  explication, 
reposant  tout  d'abord  sur  ce  fait,  que  si  l'on  établit  les  reliefs 
et  contours,  d'après  la  carte  hydrographique,  la  fosse  du 
Cap  Breton  se  présente  comme  n'ayant   rien  d'une  vallée. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  131 

ni  d'un  estuaire.  Le  thalweg  manque,  les  parois  sont  escarpées, 
le  fond  consiste  en  une  série  d'entonnoirs,  de  trous  profonds, 
séparés  par  des  crêtes  ou  bosses,  rappelant  les  abîmes  et  avens, 
et  enfin  la  pente  moyenne  est  de  1  /40  sur  1 3  kilomètres  et 
demi,  dix  fois  celle  du  cours  inférieur  du  Rhône.  Le  creuse- 
ment n'a  pas  été  dû  à  une  eau  courante  de  surface.  Si  l'on 
examine  les  alentours,  d'ailleurs,  on  est  confirmé  dans  cette 
opinion  par  le  fait  que  la  fosse  ne  constitue  qu'une  petite 
partie,  un  deux-centième,  d'une  région  étendue  présentant 
exactement  les  mêmes  caractéristiques.  Aucun  fleuve  n'a  pu 
produire  le  phénomène. 

Commuent,  alors,  expliquer  non  pas  la  vallée,  qui  n'existe 
pas,  mais  les  entonnoirs  successifs,  ayant  de  1  à  1 0  ou  15  kilo- 
mètres de  diamètre?  M.  C.  Gorceix  invoque  une  cause  toute 
différente.  Les  probabilités  sont  qu'il  y  a  eu  là  une  vaste  bande 
gypso-salifère  dont  la  dissolution  aurait  été  rendue  possible 
par  des  cassures  ;  l'eau  de  mer  aurait  dissous  le  gypse  et  le 
sel,  et  délayé  l'argile,  d'où  des  éboulements  expliquant  les 
entonnoirs. 

—  L'homme  préhistorique  a-t-il  figuré  les  constellations? 
Après  tout,  pourquoi  pas?  Mais  s'il  l'a  fait,  si  l'on  peut  être 
certain  de  la  chose,  ces  figurations  anciennes  peuvent  présen- 
ter un  mtérêt  considérable  pour  l'astronomie. 

Sur  un  rocher,  dit  des  Pierres  folles,  à  La  Filonzière,  coni- 
mune  des  Epesses,  en  Vendée,  il  y  a  une  série  de  cavités  ou 
bassins  creusés  de  main  d'homme.  Dans  un  de  ces  bassins 
sont  creusés,  sur  le  fond,  des  petits  creux,  des  cupules,  au 
nombre  de  dix.  M.  Marcel  Baudouin  considère  qu'à  coup  sûr 
les  néolithiques  qui  ont  creusé  les  bassins  et  les  cupules,  ont 
eu  1  intention,  dans  le  bassin  à  cupules,  de  représenter  une 
constellation,  et  sans  doute  une  constellation  à  astérismes 
très  rapprochées.  Laquelle?  Les  Pléiades  probablement. 
Les  dix  cupules  paraissent  bien  représenter  dix  des  étoiles 
composant  les  Pléiades.  Mais,  en  fait,  les  Pléiades  comprennent 
actuellement  sept  étoiles  très  visibles  à  l'œil  nu  ;  les  très 
bonnes  vues  en  distinguent  treize  ou  quatorze.  Le  chiffre  dix 


132  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

étonne.  L'auteur  avait-i!  urte  vue  intermédiaire?  Ou  bien 
avait-il  très  bonne  vue,  et  la  différence  des  chiffres  doit-elle 
s'expliquer  par  des  modifications  de  la  constellation? 

—  Les  fournns  sont-elles  venimeuses?  L'opinion  publique 
ne  sera  guère  disposée  à  l'admettre.  Pourtant,  on  sait  générale- 
ment que  les  fourmis  produisent  de  l'acide  formique,  mais 
cette  substance  ne  passe  pas  pour  particulièrement  veni- 
meuse. Ce  qui  ressort  de  plus  intéressant  d'une  récente  note 
de  M.  R.  Stumper  sur  ce  sujet,  c'est  qu'en  somme  les  fourmis 
les  plus  venimeuses  n'ont  que  très  peu  d'acide  formique  ou 
même  n  en  ont  pas  du  tout,  et  que  le  venin  non  équivoque  des 
fourmis  tropicales  consiste  en  substances  tout  autres,  proba- 
blement en  toxmes  voisines  de  celles  des  serpents  ou  des 
scorpions.  En  attendant  la  véritable  nature  du  véritable  venin 
des  fourmis  authentiquen)ent  venimeuses  reste  inconnu. 

—  M.  Martin-Zédé  pense  avoii  introduit  un  perfectionne- 
ment notable  dans  l'art  de  transplanter  les  arbres.  C'est  à  l'île 
d  Anticosti  qu'il  opère,  et  ayant  eu  de  nombreuses  transplanta- 
tions à  faire,  bien  que  les  ayant  faites  au  nr.oment  le  plus  favo- 
rable, à  la  fin  de  l'automne,  il  a  constaté  que,  l'été  suivant, 
près  de  50  sur  100  transplantés  étaient  morts.  A  quoi  cela 
pouvait-il  bien  tenir  ?  M.  Martin-Zédé  eut  l'idée  de  se  demander 
si  l'orientation  initiale  de  l'arbre  ne  devait  pas  être  respectée. 
S'il  ne  fallait  pas  que  l'arbre  transplanté  présentât  la  même 
face  au  soleil,  et  la  même  au  nord,  les  mêmes  branches  aux 
mêmes  points  cardinaux.  L'idée  était  très  légitime,  car  chacun 
sait  que  l'écorce,  par  exemple,  n'a  pas  la  même  épaisseur  au 
nord  et  au  midi,  et  on  conçoit  très  bien  qu'il  puisse  être 
défavorable  au  transplant  d'avoir  son  écorce  la  plus  fine  et 
la  moins  résistante  exposée  au  nord,  alors  qu'elle  a  été  faite 
ce  qu'elle  est  par  le  midi.  Dans  ces  conditions,  M.  Martin- 
Zédé  a  changé  sa  façon  de  faire  :  sur  chaque  arbre,  avant 
transplantation,  il  a  marqué  d'un  signe,  d'un  ruban,  la  branche 
partant  vers  le  nord,  et  dans  le  site  nouveau,  l'arbre  a  été  posé 
de  telle  façon  que  la  branche  nord  fut  encore  dirigée  vers  le 
nord.  Dans  ces  conditions,  l'orientation  était  respectée.  Et  le 


I 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  133 

résultat  a  été  qu'au  lieu  de  50  V"  le  déchet  n'a  plus  été  que  de 
6  ou  8o/o. 

La  méthode  proposée  s'impose  peut-être  plus  sous  les  cli- 
mats particulièrement  froids.  Car  là,  les  différences  provoquées 
dans  les  tissus  par  l'exposition  sont  plus  considérables  que  sous 
des  climats  plus  uniformes  et  doux.  En  tout  cas,  l'idée  de  M. 
Martin-Zédé  était  ingénieuse  ;  elle  paraissait  très  juste,  et 
l'événement  la  démontre  exacte. 

—  M.  Ch.  Richet  a  présenté  à  l'Académie  des  Sciences 
une  note  intéressante  sur  l'accoutumance  du  ferment  lactique 
aux  poisons. 

On  peut,  chacun  le  sait,  par  la  persévérance,  et  par  l'aug- 
mentation méthodique  des  doses,  produire  l'accoutumance 
du  ferment  lactique  à  un  poison  déterminé.  Celui-ci  y  vit 
comme  en  milieu  non  toxique,  et  s'y  montre  parfaitement 
adapté.  Cette  accoutumance  est  spécifique  :  le  ferment  adapté 
à  tel  poison  ne  l'est  pas  à  d'autres  :  le  ferment  accoutumé  à 
l'arsenic  ne  l'est  pas  au  thallium,  et  réciproquement.  Pourtant 
il  peut  s'accoutumer  simultanément  à  deux  toxiques  :  il  suffit 
que  l'accoutumance  se  fasse  à  un  mélange  de  deux  poisons. 
Le  ferment  s'accoutume,  par  exemple,  simultanément  au 
cadmium  et  à  l'arsenic.  Mais  il  n'est  accoutumé  qu'à  ces  deux 
poisons  :  aucune  adaptation  aux  autres  n'existe.  On  peut  accou- 
tumer un  même  ferment  à  deux  toxiques  successivement,  en 
le  faisant  végéter  vingt-quatre  heures  dans  un  milieu,  puis 
vingt-quatre  heures  dans  l'autre,  et  ainsi  de  suite  ;  mais  l'ac- 
coutumance paraît  plus  faible. 

L'accoutumance,  qui  est  spécifique,  est  également  héré- 
ditaire. Limitée  au  poison  employé,  elle  se  transmet  par  voie 
héréditaire    Ce  sont  là  des  faits  intéressants  pour  la  biologie. 

—  La  presse  anglaise  continue  à  s'occuper  beaucoup  de  la 
tentative  d'ascension  de  l'Everest,  qui  se  fera  l'été  qui  vient  : 
en  juin,  si  le  temps  le  permet,  sinon  en  septembre  plutôt. 
On  sait  où  en  sont  les  choses.  L'expédition  de  1921  a  permis 
de  faire  une  étude  géodésique  importante  du  massif,  et  de 
reconnaître  les  abords  du  géant  de  l'Himalaya.  On  a  reconnu 


134  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

par  quels  côtés  il  était  inutile  de  tenter  1  ascension,  et  trouvé 
une  route  par  laquelle  celle  ci  doit  pouvoir  être  tentée.  On  a 
atteint  un  point,  situé  à  7000  mètres,  d'où  il  semble  que  l'on 
puisse  arriver  à  la  crête.  Celle-ci  est  à  trois  kilomètres  de  dis- 
tance et  à  1800  mètres  d'altitude.  La  pente  semble  accessible; 
on  ne  voit  pas  d'obstacles  particuliers.  Mais  ces  trois  kilomètres, 
avec  1800  mètres  d'ascension,  seront  les  plus  durs  de  toute 
l'ascension,  naturellement.  L'Everest  paraît  être  très  souvent 
fouetté  par  un  vent  glacé  qui  soulève  des  tourbillons  de  neige, 
présentant  de  loin  l'apparence  de  nuages  de  fumée,  et  la  tenta- 
tive ne  pourra  pas  se  faire  pendant  que  soufflera  le  vent. 
D'autre  part,  il  y  a  la  raréfaction  de  l'atmosphère.  Quel  effort 
physique  les  ascensionnistes  pourront-ils  fournir,  même  avec 
le  secours  d'oxygène?  Nul  ne  le  sait  encore.  Un  des  membres 
de  1  expédition,  qui  est  un  de  ceux  ayant  atteint  le  futur  point 
de  départ  à  7000  mètres,  M.  Mallory,  ne  paraît  pas  extraordi- 
nairement  optimiste.  On  y  arrivera,  dit-il,  l'Everest  sera 
gravi...  un  jour  ou  l'autre.  Mais  croire  qu'on  va  pouvoir  y 
arriver  à  jour  dit,  c'est  se  faire  illusion.  Si  l'on  pouvait  établir 
une  équipe  toujours  prête  à  partir,  ce  serait  parfait  :  elle 
finirait  par  trouver  le  jour  favorable.  C'est  dire  que,  de  l'avis 
de  M.  Mallory,  on  n'a  guère  de  chances  de  le  trouver  quand 
on  voudra.  En  réalité,  on  montera  quand  on  pourra.  Autre- 
ment, on  n'a  guère  qu'une  chance  sur  cinquante  de  réussir. 
Cela  n'est  pas  très  encourageant.  Enfin,  attendons,  et  souhai- 
tons de  tout  cœur  bonne  chance  aux  membres  de  l'expédition. 

A  propos  d'Everest,  indiquons  que  les  empreintes  rencon- 
trées dans  la  neige,  et  qui  furent  d'abord  attribuées  à  des 
«  hommes  des  neiges  >',  puis  à  des  ours,  ou  des  singes,  semblent 
être  celles  de  loups,  simplement. 

—  Publications  nouvelles  :  Voici  un  livre  qui  sera  très  lu, 
le  Traité  de  Meta  psychique,  de  M.  Ch.  Richet  (F.  Alcan, 
Paris),  gros  ouvrage  où  l'éminent  biologiste  résume  les  obser- 
vations les  plus  intéressantes  qui  aient  été  faites  en  ce  qui 
concerne  la  télépathie,  les  monitions  et  prémonitions,  les  han- 
tises, etc.,  et  d'où  il  tire  les  conclusions  qu'il  doit  exister  une 
sensibilité  spéciale,   mais   inconnue,   par   laquelle   les   sujets 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  135 

agissent  les  uns  sur  les  autres,  certains  étant  beaucoup  plus 
sensibles  que  les  autres  ;  un  sens  inconnu,  une  cryptesthésie. 
L'hypothèse  est  défendable  :  il  s'agirait  maintenant  de  la 
soumettre  à  l'étude  expérimentale,  ce  qui,  d'ailleurs,  n'est 
pas  très  aisé.  Mais  enfin,  si  les  faits  relatés  sont  exacts,  ils 
doivent  pouvoir  s'expliquer,  et  M.  Ch.  Richct  indique  la 
voie  dans  laquelle,  selon  lui,  on  la  trouvera.  Son  volume  fera 
réfléchir  :  puisse-t-il  aussi  faire  expérimenter.  —  Dans  Les 
Auxiliaires  (Delagrave,  Paris),  de  J.-H.  Fabre,  nous  avons  un 
excellent  livre  de  l'éminent  entomologiste  sur  les  animaux 
utiles  à  l'homme,  à  des  titres  divers,  des  animaux  à  protéger. 
—  M.  J.  Chautard,  en  écrivant  Les  Gisements  de  Pétrole  (G. 
Doin,  Paris),  offre  au  public  une  œuvre  de  praticien  sur  l'his- 
toire du  pétrole,  les  façons  de  le  rechercher  et  exploiter  ; 
les  signes  pouvant  faire  croire  à  sa  présence,  sur  les  gisements 
connus  et  soupçonnés,  etc.  —  M.  Guiart  a  publié  une  seconde 
édition  d'un  livre  excellent,  sur  la  Parasitologie{}.-B.  Baillière, 
Paris),  très  complet  et  à  jour.  C'est  la  liste  de  tous  nos  parasites 
connus  actuellement,  et  de  leurs  méfaits.  Combien  nous  avons 
d'ennemis  —  ou  de  trop  tendres  amis....  —  La  Géologie  et 
Minéralogie  appliquées  à  Vart  de  l'Ingénieur,  par  M.  L.  de 
Launay  {Encyclopédie  de  Génie  civil,  de  J.-B.Baillière,  Paris)  cor- 
respond bien  à  son  titre  :  c'est  ce  qu'un  ingénieur  doit  savoir 
de  géologie  et  de  minéralogie  pour  les  travaux  variés  qu  il 
peut  avoir  à  entreprendre.  Mais  l'intérêt  du  livre  n'est  nulle- 
ment limité  à  l'ingénieur  ;  tout  homme  de  pratique  trouvera 
profit  à  lire  cette  œuvre  d'un  géologue  très  averti,  ingénieur 
aussi,  et  homme  de  culture  étendue.  —  M.  de  Gasté  ne  craint 
pas  les  sujets  étendus  :  à  preuve  son  livre  La  bêtise  humaine 
{Sociétés  inorganisées)  et  la  Science  de  la  vie  {Sociétés  organi- 
sées) (Perché,  rue  Jacob,  Paris).  Inutile  de  dire  qu'il  n'épuise 
pas  son  sujet  :  il  faudrait  écrire  l'histoire  de  l'humanité. 
Mais  il  donne  beaucoup  d'exemples  topiques  et  excellents, 
entre  les  millions  qu'on  pourrait  citer.  Quand  donc  l'homme 
sera-t-il  un  animal  se  guidant  par  la  raison?  Quand  organise- 
rons-nous l'humanité?  —  Voici  un  excellent  volume  pour 
physico-chimistes  :  le  tome  III  du  Traité  de  Chimie  physique. 


136  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

de  W.  Me  Lewis  (Masson.  Paiis),  consacré  aux  théories  mo- 
dernes et  à  la  théorie  des  Quanta.  Nul  physicien  n'ignore 
l'importance  du  développement  de  la  jeune  science  de  la 
physico-chimie. 

Voici  pour  les  praticiens  :  Les  Métiers  et  les  Industries  de 
l'Alimentation,  par  MM.  Rousset  et  Chaplet  (Delagrave,  Paris), 
ouvrage  clair,  très  documenté,  de  lecture  aisée,  sur  un  sujet 
trop  peu  connu  du  public.  —  Pour  le  médecin  :  Psychologie 
de  l'hygiène,  par  le  D""  Chavigny  (Flammarion,  Paris),  œuvre 
très  attachante  sur  ce  qu'il  faudrait  faire  pour  intéresser 
davantage  le  public  à  l'hygiène  dont  il  serait  le  premier  béné- 
ficiaire. L'homme  a  de  la  peme  à  devenir  raisonnable,  déci- 
dément. —  Pour  les  amis  de  l'histoire  des  sciences  :  L'Œuvre 
scientifique  de  Laplace,  par  M.  H.  Andoyer,  excellent  résumé, 
très  clair  et  méthodique,  d'une  œuvre  très  considérable  ; 
L'Œuvre  scientifique  de  Sadi  Carnot,  par  M.  G.  Ariès,  une 
excellente  introduction  à  l'étude  de  la  thermodynamique,  par 
un  auteur  particulièrement  qualifié.  Ces  deux  ouvrages  sont 
de  chez  Payot.  —  Etes-vous  philosophe?  Lisez  La  Science  et 
l'esprit  positij  chez  les  penseurs  contemporains,  par  M.  M.  Boll 
(F.  Alcan,  Paris).  On  peut  ne  pas  partager  toutes  les  opinions 
de  l'auteur  ;  mais  celui-ci  esquisse  les  grandes  lignes  des 
courants  de  pensée  et  indique  les  œuvres  représentatives. 
—  Pour  le  technologiste,  voici  Rouelle  :  La  Fonte,  élaboration 
et  travail  ;  V.  Auger  :  Principes  de  l'analyse  chimique  ;  M.  Bé- 
ghin  :  Statique  et  dynamique,  tome  II,  trois  bons  volumes  de  la 
Collection  Colin  (Colin,  Paris),  clairs,  précis,  pas  trop  gros  et  pas 
trop  chers,  —  Voulez-vous  voyager,  en  imagination?  Avec 
Les  Navtres,  M.  Clerc  Rampai  (Hachette,  Paris)  vous  fera 
traverser  les  mers,  vous  initiant  à  tout  ce  qui  concerne  les 
navires,  leur  construction,  leurs  usages,  leurs  curiosités.  Et 
dans  Le  Pôle  Sud  (Flammarion,  Paris),  M.  J.  Rouch  vous 
fera  suivre  à  la  piste  les  voyageurs  antarctiques,  vous  dépeindra 
leurs  épreuves,  et  vous  promènera  parmi  les  merveilleux 
paysages  de  la  glace  du  Sud. 

Henry  de  Varigny. 


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^1 


Flaubert  et  Madame  Bovary. 


La  poésie  française  fêtait  en  1 920  le  centenaire  d'une 
naissance  :  c  est  en  1 820  que,  dans  une  île  exotique, 
Leconte  de  Lisle  a  vu  le  jour...  Et  voici  qu'en  1921 
la  prose  française  —  ou  peut-être  encore,  la  poésie  — 
a  fêté  un  autre  anniversaire,  celui  de  Flaubert,  qui, 
pour  la  première  fois,  en  1821,  sous  le  ciel  de  Nor- 
rrxandie,  fit  résonner  son  célèbre  «  gueuloir  ».  Quelque 
Providence  ingénieuse  a  voulu  rapprocher  la  commé- 
moration des  deux  puissants  ouvriers  du  vers  et  de 
la  phrase,  si  semblables  de  tempéraments  littéraires, 
si  proches  d'esthétiques,  unis  à  jamais  dans  le  sou- 
venir des  lettrés  par  je  ne  sais  quel  air  de  famille,  par 
les  conséquences  de  leurs  œuvres  et  leur  place  dans 
l'évolution  littéraire,  par  leurs  défauts  peut-être  aussi. 

Au  moment  où  le  romantisme,  oublieux  de  son  sens 
initial,  qui  était  une  protestation  de  l'art  contre  la 
réalité,  s'orientait  vers  l'expression  des  idées  et  des 
sentiments  contemporains,  —  dans  ces  années  d'in- 
tense vie  politique  où  Vigny  assistait  avec  colère  eî. 
dégoût  à  la  faillite  des  aristocraties  du  sang,  du  cou- 
rage et  de  l'esprit  ;  où  Hugo  déclarait  qu'il  avait  sa 
«  mission  »  et  «  armé  de  sa  lyre  »  gardait  «  le  trésor 
des  gloires  de  l'empire  »  en  attendant  qu'il  prédît  les 
temps  nouveaux  ;  où  Lamartine  lui-même  ne  se  refu- 

BIBL.   UNIV.  CVI  10 


138  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sait  à  attacher  sa  muse  «  au  char  des  factions  »  que  pour 
se  convaincre  de  l'inutilité  de  la  poésie  et  préférer 
Faction  au  rêve,  —  un  jeune  homme,  en  montant  à 
l'Acropole,  contemplait  «  un  mur  tout  nu  ».  L'impres- 
sion qu'il  en  reçut  resta  vivace  en  lui,  et  son  œuvre 
allait  sortir  de  la  question  qu'il  se  posait,  devant  ce 
mur  nu  et  éternel  :  Est-ce  qu'un  livre,  «  indépendam- 
ment de  ce  qu'il  dit,  ne  peut  pas  produire  le  même 
effet?  Dans  la  précision  des  assemblages,  la  rareté 
des  éléments,  le  poli  des  surfaces,  l'harmonie  de  l'en- 
semble, n'y  a-t-il  pas  une  vertu  Intrinsèque,  une  sorte 
de  force  divine,  quelque  chose  d'éternel  comme  un 
principe?  » 

Dira-t-on  que  Flaubert  se  convertissait  alors  au 
classicisme?  Oui,  si  le  classicisme  a  la  volonté  de  prêter 
une  vie  éternelle  à  tout  ce  que  touche  l'art,  si  banales, 
si  rebattues,  si  universelles  que  soient  les  choses.  Mais 
le  romantisme  avait  eu  un  dessein  analogue  :  revêtir 
d'une  forme  durable  tous  les  sujets,  si  fantaisiste,  si 
invraisemblable,  si  individuelle  qu'en  soit  la  matière. 
Et  au  moment  même  où  il  contemplait  le  grand  mur 
monotone,  Flaubert  songeait  peut-être,  par  contraste, 
à  ce  Chateaubriand  qu'il  admirait  et  de  qui  il  aimait 
la  phrase  «  ondulante,  empanachée,  drapée,  orageuse 
comme  le  vent  des  forêts  vierges,  colorée  comme  la 
gorge  des  colibris  et  tendre  comme  les  rayons  de  la 
lune  à  travers  le  trèfle  des  chapelles  ». 

Ce  jour-là,  le  pèlerin  d'art  avait  réconcilié  en  lui- 
même  le  classique  et  le  romantique  ;  il  avait  vu  ou 
cru  voir  que  ce  qui  fait  grands  entre  les  hommes  les 
constructeurs  païens  du  Parthénon  et  les  architectes 
chrétiens  de  nos  cathédrales,  Phidias  et  Michel  Ange, 
Sophocle  et  Chateaubriand,  ce  n'est  pas  d'avoir  servi 
la  gloire  d'Athéné  ou  de  Notre-Dame,  d'avoir  sculpté 


FLAUBERT  ET  MADAME  BOVARY  139 

le  Jupiter  Olympien  ou  le  Moïse  de  la  Bible,  d'avoir 
obéi  à  l'idéal  classique  ou  à  l'idéal  romantique  :  car 
chaque  temps  apporte  avec  lui  un  idéal  nouveau,  et 
si  1  art  était  relatif  à  ces  idéaux,  il  passerait  avec 
eux.  Sa  grandeur  est  d'être  en  ce  monde  la  seule 
chose  absolue.  C'est  par  lui  que  vivent  les  idées  et 
les  sentiments  humains,  mais  il  vit  plus  longtemps 
qu  eux,  parce  qu'ils  ont  besoin  de  son  appui,  tandis 
qu  il  se  soutient  par  la  seule  vertu  du  Beau  :  «  L'art 
est  un  principe  complet  en  lui-même  et  qui  n'a  pas 
plus  besoin  d'appui  qu'une  étoile  ». 

Ainsi,  en  une  métaphore  riche  de  sens,  Flaubert 
nous  donne  la  clef  de  son  génie.  Et  ce  serait  en  con- 
naître tous  les  ressorts  que  de  voir  quelles  conclusions 
il  a  tirées  de  cette  idée,  —  quelles  conséquences  elle 
a  eues  sur  son  œuvre,  —  quelles  réserves  il  dut  y 
apporter. 

4e     4:     4: 

Les  conclusions  qui  se  dégagent  d'un  tel  principe 
sont  de  deux  ordres  :  les  unes  sont  négatives  et  se 
réduisent  à  affranchir  l'art  des  sujétions  que  le  public 
ou  la  critique  lui  impose  ;  les  autres  sont  positives  : 
elles  tracent  à  l'artiste  ses  véritables  voies. 

La  liberté  de  l'art  est  le  premier  principe  de  tout  art 
nouveau  qui  s'élabore.  Chaque  fois  que  les  sources 
de  l'art  s'épuisent,  on  découvre  que  des  éléments  étran- 
gers se  sont  mêlés  à  lui  pour  le  corrompre  :  au  XVI I^ 
siècle,  pédants  et  doctes  lui  avaient  imposé  leurs  règles, 
et,  pour  le  délivrer,  nos  classiques  affirmèrent  que  le 
seul  juge  du  beau  était  le  succès.  Puis  l'art  s'immo- 
bilisa dans  d'autres  gaines  :  les  préceptes  classiques 
qui  l'avaient  affranchi  se  resserrèrent  autour  de  lui  et 
l'emprisonnèrent.  Aussi  les  romantiques  durent-ils 
j^fïîrmer  à  leur  tour  sa  liberté,  et  la  préface  des  Orient 


140  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

taies  fut  l'expression  la  plus  nette  des  théories  de 
l'art  pour  l'art.  Mais  le  romantisme  lui-même  alourdit 
l'art  de  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  dogmatisme,  son 
culte  du  moi,  son  mépris  du  réel.  Et  il  fallut  qu  une 
génération,  dont  Flaubert  et  Leconte  de  Lisle  sont 
les  coryphées,  proclamât  qu'il  n'y  a  qu'un  idéal  pour 
l'art  :  la  beauté. 

Donc,  Flaubert  est  semblable  à  tous  ceux  qui  vien- 
nent, par  intervalles,  rendre  à  l'art  le  sens  de  sa  valeur 
intrinsèque.  Mais  aussi  il  se  distingue  d'eux,  car  tout 
en  bannissant  les  tyrannies  illégitimes,  romantiques 
et  classiques  traçaient  à  l'artiste  des  lois  étrangères  à 
son  objet  propre  :  Il  faut,  disaient  ceux-ci,  exprimer 
la  nature  humaine,  afin  d'atteindre  au  succès  durable, 
car  l'œuvre  doit  plaire  au  public.  —  Non,  répondaient 
les  romantiques,  elle  doit  l'éclairer,  car  le  poète  a 
charge  d'âmes  :  il  est  le  guide,  le  pilote,  le  Mage  de 
l'humanité. 

A  toutes  ces  poétiques,  Flaubert  oppose  sa  religion 
de  l'art  ;  et  il  refuse  d'accorder  aux  théories  des  cri- 
tiques et  au  sens  commun  que  l'art  puisse,  hors  de 
lui-même,  avoir  des  «  appuis  »  soit  en  droit,  soit  en 
fait. 

En  droit,  selon  le  sens  commun,  l'artiste  doit  subor- 
donner son  œuvre  à  la  nature  ;  une  œuvre  n  est  pas 
une  fleur  de  serre  chaude  ;  elle  n'a  de  sens  que  par 
rapport  à  l'humanité.  Il  faut  qu'elle  nous  paraisse 
comporter  une  signification.  Il  faut  qu'elle  prétende 
servir  à  quelque  chose.  Ou  il  faut  au  moins  qu'elle 
nous  intéresse.  Devant  elle,  nous  nous  posons  trois 
questions  que  Flaubert  n'aime  pas  entendre  :  «  Qu  est- 
ce  que  cela  prouve?  «  ou  encore  :  «  A  quoi  cela  sert-il?  » 
Les  moins  exigeants  demandent  :  «  Qu'est-ce  que  cela 
'    raconte  ?  »  Bref,  ce  que  nous  cherchons  en  elle  c  est 


FLAUBERT  ET   MADAME  BOVARY  141 

la  thèse,  ou  c'est  le  but,  ou  c'est  au  moins  le  sujet. 

Or,  Flaubert  répond  :  la  thèse  ?  Aucune.  —  Le  but  ? 
Le  beau.  —  Le  sujet?  Qu'importe? 

Il  n'aime  point  les  livres  «  à  thèse  »  :  «  Un  romancier 
n  a  pas  le  droit  de  dire  son  opinion  sur  quoi  que  ce 
soit.  Est-ce  que  le  bon  Dieu  l'a  jamais  dite,  lui,  son 
opinion  ^  ?  »  Il  se  défie  même  des  «  penseurs  »,  et, 
qu'ils  se  nomment  Proudhon  ou  Comte,  les  trouve 
ridicules  et  découvre  en  eux  «  des  mines  de  comique 
intense,  des  californies  de  grotesque  ».  Le  Sage,  Cha- 
teaubriand, Byron,  les  observateurs,  les  «  imaginatifs  », 
voilà  ses  maîtres.  «  Les  grandes  œuvres  n'ont  jamais 
conclu  ^  ». 

Il  n'aime  point  non  plus  les  livres  qui  se  proposent 
un  but,  soit  de  plaire,  soit  d'émouvoir,  soit  de  mora- 
liser. Car  le  succès  est  bon  pour  un  Maxime  du 
Camp.  Lui,  il  «  n'écrit  que  pour  le  plaisir  d'écrire, 
pour  lui  seul  et  sans  arrière-pensée  d'argent  ou  de 
tapage  ^».«  Le  public,  dira  Maupassant  dans  la  préface 
de  Pierre  et  Jean,  se  compose  de  groupes  nombreux 
qui  crient  :  Consolez-moi.  —  Amusez-moi.  —  Atten- 
drissez-moi. —  Faites-moi  rêver.  —  Faites-moi  rire.  — 
Faites-moi  frémir.  —  Faites- moi  pleurer.  —  Faites- 
moi  penser.  »  Mais,  selon  Flaubert,  «  l'art  ayant  sa 
propre  raison  en  lui-même  ne  peut  être  considéré 
comme  un  moyen  ».  Il  plaint  Louise  Colet  de  ce  qu'on 
ait  écrit  que  «  tous  ses  travaux  concourent  à  un  but 
élevé  ».  Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'art  ne  soit  point 
moral.  Il  l'est  comme  les  beaux  spectacles  de  la  Nature, 
comme  l'Océan  qui  laisse  au  cœur  des  marins  quelque 
chose  de  sa  grandeur  :  «  Je  crois  que  si  on  regardait 
les  cieux,  on  finirait  par  avoir  des  ailes  *  ». 

'  Lettres  à  G.  Sand  (Charpentier.  1884),  1866. 

^  CoTTespondance  (Charpentier),  III  38.  —  '  Ibidem  III  %.  —  *  Ibidem  II  34. 


142  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

(Il  y  a  du  moins  une  différence  entre  l'Océan  et 
l'œuvre  d'art,  à  nos  yeux  :  l'Océan  nous  raconte,  indif- 
férent, le  poème  de  la  tempête.  Que  lui  importe  s'il 
s'émeut  à  contre-temps,  si  son  tumulte  ne  se  rattache 
point  à  quelque  dessein  plus  vaste?  Le  rythme  qui 
soulève  ses  vagues  n'a  ni  commencement,  ni  fin.  Mais 
les  belles  phrases,  quand  elles  nous  bercent,  ne  nous 
font  pas  oublier  qu'elles  n  ont  de  valeur  que  par  l'en- 
semble qui  les  embrasse,  par  le  sujet  de  l'œuvre.  Eh 
bien,  cette  domination  même  du  sujet,  Flaubert  la 
répudie^Pareil  à  ces  peintres  hollandais  qui,  nous  dit 
Fromentin,  ne  donnent  pas  de  sujets  à  leurs  tableaux 
et  sont  satisfaits  s'ils  ont  rempli  leur  dessein,  qui  est 
d'être  exacts,  Flaubert  croit  qu'une  peinture  vaut  en 
elle-même,  et  non  seulement  indépendamment  du 
sens  profond  qu'on  y  peut  mettre  ou  de  l'effet  qu'elle 
peut  produire,  mais  indépendamment  même  de  ce 
qu'elle  représente.  Ici  encore,  il  est  fidèle  à  l'esprit 
de  la  préface  des  Orientales  :  «  Il  n'y  a  ni  bon,  ni  mau- 
vais sujet,  disait  Hugo  ;  il  y  a  de  bons  et  de  mauvais 
poètes  ».  Aussi,  toute  l'œuvre  de  Flaubert  est  un  défi 
à  ceux  qui  veulent  limiter  le  génie  d  un  romancier 
à  un  ordre  de  sujets.  Chacun  de  ses  livres  leur  répond, 
comme  un  démenti  nouveau  :  C'est  un  romantique, 
disent-ils,  fait  pour  la  fantaisie...  —  Voici  Madame 
Bovary.  —  Il  est  de  l'école  de  Balzac  et  de  Champ- 
fleury  ;  son  talent  est  fait  pour  fixer  les  aspects  de  la 
vie  actuelle...  —  Voici  Salammbô.  —  Il  ne  saurait 
nous  montrer  que  les  choses  extérieures,  les  sujets 
vraiment  psychologiques  lui  sont  interdits...  —  Voici 
VEducation  sentimentale.  —  Mais  la  pensée,  du  moins, 
l'histoire  de  l'esprit,  le  poème  philosophique  ne  sont 
pas  de  ses  sujets...  —  Voici  la  Tentation  de  Saint- 
Antoine.  —  Quoi  !  Il  semble  à  l'aise  dans  tous  les 


FLAUBERT  ET  MADAME  BOVARY  143 

domaines  !  —  Eh  !  répond  Flaubert,  Tart  est  le  même 
toujours;  et  s'il  lui  plaît  il  peut  même  se  passer  de 
sujet  :  voici  Bouvard  et  Pécuchet. 

Affranchi  en  droit,  l'art  ne  reste-t-il  pas,  en  fait, 
dépendant  des  circonstances,  des  sociétés?  Il  ne  naît 
point  par  génération  spontanée.  Il  sort  du  cerveau 
d'un  homme  ;  et  cet  homme  porte  en  lui  les  carac- 
tères de  son  temps  et  de  son  milieu.  Flaubert  s  est 
efforcé  d'échapper  à  cette  autre  espèce  de  dépendance  ; 
il  s'y  est  dérobé  d'abord  en  affirmant  l'indépendance  de 
l'artiste  par  rapport  à  son  milieu,  ensuite  en  affirmant 
l'indépendance  de  l'œuvre  d'art  par  rapport  à  l'artiste. 

L'écrivain,  disaient  les  critiques  de  ce  temps,  les 
Sainte-Beuve,  les  Taine  —  quelque  grand  et  original 
qu'il  soit,  est  l'homme  d'une  race,  d'un  pays,  d'un 
moment  ;  sa  vie  et  le  milieu  où  elle  s'est  écoulée  sont 
le  meilleur  commentaire  de  son  œuvre.  Flaubert  est 
irrité  par  cette  critique  historienne  :  «  Quand  sera- 
t-on  artiste,  rien  qu'artiste,  mais  bien  artiste?  écrit-il 
à  Georges  Sand.  Où  connaissez-vous  un  critique  qui 
s'inquiète  de  l'œuvre  en  soi  d'une  façon  intense?  On 
analyse  très  finement  le  milieu  où  elle  s  est  produite 
et  les  circonstances  qui  l'ont  amenée  ;  mais  la  poétique 
insciente  d'où  elle  résulte?  Sa  composition,  son  style? 
Le  point  de  vue  de  l'auteur?  Jamais^».  L'artiste, 
prétend  cette  critique  historienne,  écrit  pour  le  public 
de  son  temps  ;  il  offrira  donc  à  ce  temps  les  œuvres 
qu'il  comprend  et  qu'il  aime.  Flaubert  se  récrie. 
Ecrire  pour  le  bourgeois?  Jamais.  Ecrire  pour  le 
peuple?  Mais  «  le  bourgeois  c'est  désormais  l'huma- 
nité tout  entière,  y  compris  le  peuple  ^  ».  Le  véritable 
artiste  s'isole  dans  la  tour  d'ivoire  de  l'art.  «  Le  seul 
moyen  de  n'être  pas  malheureux,   écrit-il  à  Alfred  le 

^  Lettres  à  G.  Sand,  2  février  1869.  —  *  Correspondance  I  86. 


144  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Poittevin,  c*est  de  s'enfermer  dans  l'art  et  de  compter 
pour  rien  tout  le  reste  ^  ».  Et  son  ami  Bouilhet  l'imite 
en  cet  aristocratique  dédain  :  «  La  foule  a  ses  trans- 
ports, ses  désirs  et  ses  haines.  Ne  mêlons  pas  notre 
âme  à  ce  tumulte  humain  »  (Festons  et  Astragales). 

Lors  même  que  l'artiste  se  refuse  à  adapter  son 
art  aux  goûts  de  son  temps,  ces  goûts  s'imposent  à 
l'œuvre,  car  la  personnalité  de  l'artiste  les  reflète,  et 
l'œuvre  reflète  la  personnalité  de  l'artiste.  —  Mais, 
répond  Flaubert,  c'est  justement  ce  qu'il  ne  faut  pas 
L  impersonnalité  de  l'œuvre  est  la  condition  première 
de  1  art  pour  l'art.  «  Tu  prendras  en  pitié  l'usage  de 
se  chanter  soi-même.  Cela  réussit  une  fois,  dans  un 
cri  ;  mais  quelque  lyrisme  qu'ait  Byron,  comme  Shakes- 
peare l'écrase  avec  son  impersonnalité  surhumaine... 
L'artiste  doit  s'arranger  de  façon  à  faire  croire  à  la 
postérité  qu'il  n'a  pas  vécu^  ».  Et  tandis  que  Flau- 
bert parle  ainsi,  d'autres  voix  lui  font  écho.  [Son  ami 
Bouilhet  répète  après  lui  qu'il  veut 

cacher  sa  blessure 
Trop  fier  pour  mendier  du  cœur  ou  de  la  main.  .. 
L'art  sain  me  paraît  propre  à  toute  autre  besogne 

etj  Leconte  de  Lisle  refuse  d'aller  <^  sur  le  tréteau 
banal  »,  auprès  des  montreurs,  déchirer 

la  robe  de  lumière 
De  la  pudeur  divine  et  de  la  volupté. 

Ainsi,  l'art  apparaît  dépouillé  de  tout  ce  qui  l'en- 
combrait, des  idées  dont  il  était  le  véhicule,  des  inten- 
tions dont  il  était  l'esclave,  des  sujets  dont  il  était 
l'ornement,  de  la  société  et  de  l'âme  même  dont  il 
était  l'expression.  Rude  besogne  de  bûcheron,  qui  a 

>  Ibidem  II   174.  —  *  Ibidem  1852. 


FLAUBERT  ET  MADAME  BOVARY  145 

débarrassé  le  grand  arbre  de  tous  les  végétaux  para- 
sites qui  l'étouffaient.  Il  faut  maintenant  que,  de  néga- 
tive, l'esthétique  de  Flaubert  se  fasse  positive,  et 
qu'après  nous  avoir  dit  ce  que  l'art  n'est  pas,  il  nous 
apprenne  ce  qu'il  est. 

II  est,  d'abord,  un  acte  de  foi  et  d'orgueil  :  l'écrivain 
affirme  que  son  travail,  par  lui-même,  a  un  prix  infini. 
Au-dessus  de  l'humanité  qui  s'agite  pour  des  profits 
vulgaires,  les  seuls  ouvriers  désintéressés  sont  ceux 
qui,  dans  le  Stello,  de  Vigny,  forment  le  «  ciel  d'Ho- 
mère «.  Comme  Vigny,  Flaubert  a  conscience  que  les 
penseurs  et  les  politiques  ne  sont  rien  auprès  des 
ouvriers  du  Beau.  Le  Vrai,  l'Utile,  le  Bien  même  sont 
des  notions  relatives  et  le  Beau  &eul  est  absolu.  Aussi 
de  quel  trait  irrité  il  souligne  cette  phrase  de  Renan  : 
«  En  tête  de  la  procession  sainte  de  l'humanité  marche 
l'homme  de  bien,  l'homme  vertueux.  Le  second  rang 
appartient  à  l'homme  du  vrai,  au  savant,  au  philo- 
sophe ;  puis  vient  V homme  du  Beau,  l'artiste,  le  poète.» 
(Saint  Paul.) 

A  l'acte  d'orgueil  succède  l'acte  d'amour  et  de 
bonne  volonté  :  «  J'aime  mon  travail  d'un  amour 
frénétique  et  perverti,  comme  un  ascète.  Le  cilice  me 
gratte  le  ventre.  Quelquefois,  quand  je  me  trouve  vide, 
quand  l'expression  se  refuse,  quand,  après  avoir  grif- 
fonné de  longues  pages,  je  découvre  n'avoir  pas  fait 
une  phrase,  je  tombe  sur  mon  divan  et  j'y  reste  hébété, 
dans  un  marais  intérieur  d'ennui.  Je  me  hais  et  je 
m'accuse  de  cette  démence  d'orgueil  qui  m'a  fait 
palpiter  après  la  chimère.  Un  quart  d'heure  après 
tout  est  changé,  le  cœur  me  bat  de  joie  ^  ». 

Donc,  au  travail  !  A  la  poursuite  de  «  l'expression 
qui  se  refuse  »  ;  à  la  découverte  de  la  phrase  !  Elle 

'  CoTTespondance  II  90. 


146  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

seule  compte.  Le  Rouge  et  le  noir  peut-être  aussi  pro- 
fond, aussi  réel  que  l'on  veut  ;  si  cela  est  mal  écrit 
Flaubert  hausse  les  épaules  devant  «  ce  bon  Sainte- 
Beuve  qui  a  mis  cela  à  la  mode  ».  Idées,  sentiments, 
sont  une  matière  commune  qui  n'est  point  person- 
nelle à  l'artiste  ;  ce  qui  est  «  de  l'homme  même  », 
comme  dit  Bufîon,  ce  qu'il  peut  revendiquer  comme 
sa  propre  création,  c'est  le  style.  Et  c'est  pourquoi 
Flaubert  cite  avec  admiration  cette  phrase  de  Bufîon, 
formule  parfaite  de  l'art  pour  l'art  :  «  Toutes  les  beau- 
tés intellectuelles  qui  se  trouvent  dans  un  beau  style, 
tous  les  rapports  dont  il  est  composé  sont  autant  de 
vérités  aussi  utiles  et  peut-être  plus  précieuses  pour 
l'esprit  public  que  celles  qui  peuvent  faire  le  fond  du 

sujet...  « 

♦    *    * 

Quand  il  eut,  dans  cette  journée  athénienne,  entrevu 
le  grand  principe  de  son  art  et  qu'il  en  eut  tiré  toutes 
les  conclusions  qu'il  comporte,  Flaubert  voulut  appli- 
quer sa  théorie  et  il  écrivit  Madame  Bovary.  Ainsi  ce 
roman  va  être  tout  entier,  —  dans  son  fond  et  dans 
sa  forme,  —  dans  ses  qualités  et  dans  ses  défauts,  — 
«  déterminé  »  par  les  deux  grandes  lois  formulées 
par  l'auteur,  la  loi  négative  et  la  loi  positive,  la  loi 
d'indépendance  et  la  loi  de  travail. 

Le  sujet  de  Madame  Bovary  intéressait  peu  Flau- 
bert ;  et  c'est  pour  cela  justement  qu'il  l'a  accepté, 
afin  d'en  être  plus  «  indépendant  ».  Plus  tard,  dans 
V Education  sentimentale,  c'est  un  peu  de  Flaubert 
qu'il  parlera  ;  et  dans  la  Tentation  il  réalise  un  vieux 
rêve  longtemps  caressé.  Mais  ici,  rien  de  tel.  Il  domine 
trop  sa  matière  et  ses  personnages  pour  ne  les  point 
regarder  avec  une  entière  indifférence  :  «  J'espère  que 
dans  un  mois  la  Bovary  aura  son  arsenic  dans   le 


FLAUBERT  ET  MADAME  BOVARY  147 

ventre  »  ^,  écrit-il  à  Louis  Bouilhet.  Dira-t-on  qu'il 
y  prend  au  moins  l'intérêt  que  la  réalité  inspire  au 
peintre  réaliste?  L'ardeur  avec  laquelle  Balzac  observe 
ressemble  à  de  la  passion...  Mais  quand  donc  Flaubert 
a-t-il  accepté  pour  son  compte  l'épithète  de  «  réa- 
liste »?  «  J'ai  écrit  Madame  Bovary  par  haine  du  réa- 
lisme'^», dit-il  au  contraire;  et  quand  les  About, 
les  Gozlan  vont  lui  répétant  que  son  œuvre  est  digne 
de  Balzac,  il  a  un  mouvement  d'impatience  :  «  Balzac? 
J'en  ai  décidément  les  oreilles  cornées.  Je  vais  tâcher 
de  leur  tripleficeler  quelque  chose  de  rutilant  et  de 
gueulard  où  le  rapprochement  ne  sera  pas  facile. 
Sont-ils  bêtes  avec  leurs  observations  de  mœurs  ! 
Je  me  moque  bien  de  cela  ^  ».  Car  il  n'est  point  de 
l'école  de  Champfleur\'  et  de  Duranty.  «  Peindre  des 
bourgeois  modernes  et  français  me  pue  au  nez  étran- 
gement *  ».  Et  il  se  dira  un  jour,  en  1 867,  dans  une 
lettre  à  Georges  Sand,  qu'il  est  temps  de  s'amuser 
dans  l'existence  et  de  prendre  des  sujets  agréables  à 
l'auteur.  Mais  ce  sera  là  une  défaillance.  Car  l'artiste 
ne  doit  point  chercher  un  sujet  qui  lui  soit  agréable, 
ni  se  faciliter  la  tâche  :  une  œuvre  d'art  doit  être  une 
victoire. 

Pour  que  la  victoire  soit  complète,  il  faut  ne  recevoir 
de  son  sujet  aucun  secours,  aucune  source  d'intérêt 
qui  viendrait  des  choses  et  non  de  l'art.  Quel  est,  dès 
lors  le  sujet  idéal?  Ce  ne  peut  être  le  sujet  personnel, 
qui  ouvre  la  voie  au  lyrisme,  mais  le  sujet  «  objectif  ». 
Ce  n'est  pas  assez  dire  :  car  un  sujet  de  pure  imagina- 
tion autorise  la  fantaisie,  conduit  au  romanesque,  qui 
est  encore  personnel  par  quelque  côté  ;  il  convient 
donc  que  le  fond  du  roman  soit  réel  ;  et  comme,  la 

^  Correspondance  III  30. —  ^  Ibidem  Avril  1857.  —  '  Correspondance  III  125. 
—  *  Lettres  à  G.  Sand  1867. 


148  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

réalité  passée  étant  mal  connue,  le  roman  historique 
rejoint  aisément  le  roman  romanesque,  les  meilleurs 
sujets  sont  actuels.  Enfin,  parmi  ces  sujets  mêmes, 
il  en  est  dont  les  aventures  sont  piquantes,  les  person- 
nages intéressants.  Mieux  valent,  pour  le  dessem  que 
se  propose  Flaubert,  des  êtres  médiocres  ou  nuls,  des 
faits  de  la  vie  quotidienne,  plus  difficiles  à  peindre 
s'il  est  vrai  que  l'on  peint  moms  aisément  une  robe 
blanche  qu'un  habit  d'arlequin.  Et  ainsi,  il  était  amené 
par  la  logique  de  son  idée,  à  Madame  Bovary,  dont  le 
sujet  a  tous  ces  caractères,  étant  objectif,  réaliste, 
actuel  et  banal. 

Salammbô  est  aussi  un  sujet  propice  à  l'art  pour 
l'art.  La  civilisation  carthaginoise,  fermée,  pour  ainsi 
dire,  dans  le  temps,  et  stérile  dans  l'histoire  humaine, 
a  pour  nous  bien  peu  d'intérêt.  Mais  le  cadre  exotique, 
l'action,  les  personnages  bizarres,  fournissent  une 
matière  abondante  de  pittoresque  et  de  pathétique. 
Madame  Bovary,  au  contraire,  répond  entièrement  à 
l'idéal  de  Flaubert  («  Les  œuvres  les  plus  belles  sont 
celles  où  il  y  a  le  moins  de  matière  «)»  qui,  sur  ce  point, 
est  l'idéal  classique  de  Bérénice  :  «  peu  de  matière  et 
beaucoup  d'art  »  ou  de  Briiannicus  :  «  une  action  simple, 
chargée  de  peu  de  matière  ».  Baudelaire,  dans  V Artiste, 
félicitait  Flaubert  d'avoir  gagné  dans  ce  roman  «  une 
vraie  gageure,  un  pari  comme  toutes  les  œuvres  d'art  ^». 
En  effet  quelle  est  «  l'orgue  de  Barbarie  la  plus  éreintée? 
L'adultère  «.  Et  Flaubert  le  reconnaît  :  «  Bovary  aura 
été  un  tour  de  force  inouï...Sujets,  personnages,  effets, 
tout  est  hors  de  moi  ^...  » 

De  même  il  remporte  une  victoire  sur  lui-même 
dans  la  composition  du  livre,  le  réalisme  qui  y  pré- 
side, l'art  qui  le  corrige.  Il  lui  faut  d'abord  tenir  en 

•  L'ArlUte,  18  octobre  1857.  —  *  Conespmdance  1852. 


FLAUBERT  ET   MADAME   BOVARY  149 

bride  son  imagination,  briser  le  «  vitrail  peint  en  jaune 
avec  des  raies  de  feu  »  qui  jetait  dans  son  âme  une 
lumière  où  marchaient  «  des  rêves  plus  majestueux 
que  des  cardinaux  à  manteau  de  pourpre^  ».  Il  faut 
qu'il  domine  sa  sensibilité  frémissante,  pour  que 
Barbey  d'Aurevilly  puisse  dire  :  «  Si  l'on  forgeait  à 
Birmingham  des  machines  à  raconter  et  à  analyser 
en  bon  acier  anglais...  elles  fonctionneraient  exacte- 
ment comme  M.  Flaubert  ».  Analyser  froidement, 
minutieusement,  tout  est  là  ;  il  ne  veut  pas,  ainsi  que 
le  Hugo  des  Misérables,  des  «  types  tout  d'une  pièce 
comme  dans  les  tragédies  »,  «  des  prostituées  comme 
Fantine,  des  forçats  comme  Jean  Valjan...  des  man- 
nequins, des  bonshommes  en  sucre  ».  Il  veut  la  nature, 
complexe,  ondoyante. 

Mais  ce  réalisme,  chez  lui,  est  subordonné  à  1  art  : 
il  dérive  de  l'art  et  l'art  est  sa  limite.  Chez  Balzac 
les  personnages  existent  en  eux-mêmes,  indépendam- 
ment de  l'œuvre  et  parfois  aux  dépens  de  l'œuvre. 
Une  fois  posés  la  biographie  et  le  caractère  d'Eugénie 
Grandet,  du  père  Goriot,  de  César  Birotteau,  ils 
vivent  de  leur  propre  vie,  entraînent  l'auteur  à  leur 
suite.  Au  contraire,  Flaubert  mène  les  siens  où  il 
veut,  et  jamais  n'oublie  son  plan,  ni  la  recherche  de 
l'effet  :  Rodolphe,  Léon  doivent  entrer  en  scène  à  tel 
moment,  en  sortir  et  y  rentrer  à  tels  autres.  En  un 
mot,  il  me  semble  que  chez  Balzac  l'essentiel  est  le 
point  de  départ,  la  «  base  »  du  roman  ;  de  là  sortent 
tous  les  épisodes  ;  chez  Flaubert,  l'essentiel  en  est 
la  fin,  et  vers  elle  l'action  se  dirige  de  page  en  page. 
Aussi  observe-t-il  une  gradation  dans  l'histoire  d'Emma 
Bovary,  ou,  pour  mieux  dire,  une  «  dégradation  »  cons- 
tante. C'est  «une  vie»  sans  doute,  mais,  comme  dira 

^  Ibidem  II  179. 


150  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Maupassant,  «  dans  cette  vie  encombrée  de  futilités  »  il 
n'a  pas  laissé  «  tout  au  nrîême  plan  »  et  pour  reprendre 
le  mot  de  ce  même  disciple,  il  fut  moins  un  '<  réaliste  » 
qu'un  «  illusioniste  ». 

Ainsi,  Flaubert  veut  atteindre  la  perfection  de  l'art, 
dans  le  fond  de  l'œuvre,  par  la  vérité  stylisée.  Il 
veut  aussi  la  réaliser  dans  la  forme  par  l'habileté  du 
détail,  les  trouvailles  d'expression.  De  là,  ces  morceaux 
traités  un  peu  pour  eux-mêmes  et  minutieusement 
tissés,  comme  le  fameux  tableau  des  Comices  que 
Bouilhet  lui  fît  recommencer  trois  fois,  comme  la 
scène  de  l'Extrême-Onction,  où  il  a  voulu  l'emporter, 
sur  le  Sainte-Beuve  de  Voluptéy  par  l'énergique  brièveté. 
Enfin,  la  valeur  musicale  de  la  phrase,  le  choix  des 
mots  qui  peignent,  l'art  de  leur  donner  une  valeur 
expressive,  en  appliquant  la  leçon  de  Boileau  qu'il 
répétait  à  Maupassant  («  D'un  mot  mis  en  sa  place 
enseigna  le  pouvoir  »),  telles  sont  les  qualités  les  plus 
frappantes  que  Flaubert  dut  à  son  travail,  à  son  fana- 
tisme de  l'art. 

Mais  ce  fanatisme  étroit  et  dur  devait  entraîner  des 
défauts  non  moins  frappants  :  c'est  par  sa  faute  que 
Flaubert  est  trop  souvent  artificiel,  superficiel  et  mono- 
tone. 

Artificiels,  ces  «  mots  de  situation  >^  qui  sont  aussi 
des  «  mots  d'auteurs  ».  Quand  M'"^  Homais  contemple 
son  mari  dans  sa  chaîne  hydro-électrique  «  plus  garotté 
qu'un  Scythe  et  splendide  comme  un  mage  »  nous 
acceptons  le  Mage,  car  M"^^  Homais  a  vu  sans  doute 
les  crèches  naïves  de  l'église  d'Yonville.  Mais  que  com- 
prendrait-elle à  ces  mots  «  plus  garrotté  qu'un  Scythe»? 
Artificiels  aussi  ces  «  morceaux  »  qui  arrêtent  le  Tw*^ 
ou  le  surchargent,  ces  tableaux  trop  bien  faits,  où  une 
antithèse  savante  est  longuement  balancée,  comme  la 


FLAUBERT  ET  MADAME  BOVARY  151 

scène  des  comices  qui  entre-croise  le  discours  du  con- 
seiller et  la  déclaration  amoureuse  de  Rodolphe  ; 
ailleurs,  c'est  la  trop  longue  scène  où  le  Suisse  de  la 
cathédrale  poursuit  Léon  avec  une  invraisemblable 
ténacité,  celle  aussi  où  M.  Homais  gronde  Justin  en 
un  style  emphatique,  tandis  que  M"^®  Bovary  cherche 
en  vain  à  se  faire  entendre  :  effet  de  comique  bon 
pour  la  scène,  mais  qui,  dans  un  roman,  choque  par 
son  grossissement.  Plus  loin,  ce  sont  des  effets  de  mélo- 
drame, la  vision  du  vicomte  en  tilbury  au  moment 
où,  perdue,  désespérée,  M"^®  Bovary  quitte  Rouen, 
ou  le  chant  de  l'aveugle  pendant  l'agonie  :  «  Et  le 
jupon  court  s'envola  ».  Enfin,  l'on  sent  trop  que  le 
fil  même  de  l'intrigue  est  conduit  de  manière  à  ren- 
contrer le  plus  grand  nombre  possible  de  ces  scènes, 
de  ces  descriptions  où  l'auteur  excelle.  Pourquoi 
M'"®  Bovary  meurt-elle?  Parce  qu'il  fallait  à  Flaubert 
un  enterrement.  Il  voulait  sa  noce.  Il  l'a  eue.  Un  por- 
trait de  servante  est  un  thème  qui  le  tente...  et  voici 
Catherine-Nicaise-Elisabeth  Leroux.  Le  premier  ren- 
dez-vous d'Emma  et  de  Léon  devait  avoir  lieu  dans 
une  cathédrale,  parce  que  c'est  un  tableau  digne  d'être 
peint  que  «  la  nef  se  mirant  dans  les  bénitiers  pleins  », 
et  c'est  un  contraste  piquant,  que  cette  nef  devenue 
*  un  boudoir  gigantesque  »,  ces  encensoirs  brûlant 
pour  que  l'amante  apparaisse  «  comme  un  ange,  dans 
la  fumée  des  parfums  ». 

Son  réalisme  reste  superficiel  parce  qu'il  est  trop 
«  en  fonction  »  de  l'art,  parce  qu'il  n'a  plus  d'appui 
qu'une  étoile.  Pour  peindre,  l'art  ne  suffit  pas  :  il  faut 
la  sympathie  qui  crée  la  vie,  et  la  pensée  qui  la  com- 
prend. Ainsi,  sa  psychologie  tourne  court.  Elle  cède 
la  place  aux  métaphores  :  c'est  une  «  abondance  » 
qui  emplit  le  cœur  d'Emma  «  prête  à  se  détacher 


152  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

comme  la  récolte  d'un  espalier  quand  on  y  porte  la 
la  main  »  ;  ce  sont  des  rêves  «  tombant  dans  la  boue 
comme  des  hirondelles  blessées  ».  La  langue  de  Flau- 
bert est  impropre  à  l'expression  de?  idées  et  quand 
elle  s'y  essaie  elle  confine  au  pathos;  son  imagination 
est  impropre  à  l'étude  des  âmes  et  il  ignore  l'art 
stendhalien  de  démonter  les  ressorts  d'un  cerveau. 
Peut-être  pense-t-il  comme  Maupassant  que  «  celui 
qui  fait  de  la  psychologie  pure  ne  peut  que  se  substituer 
à  tous  ces  personnages  »  et  qu'«  au  lieu  d'expliquer 
longuement  l'état  d'esprit  d'un  personnage,  les  écri- 
vams  objectifs  »  cherchent  «  l'action  ou  le  geste  que 
cet  état  d'esprit  doit  faire  accomplir...  »  Mais  cette 
vision  limitée  aux  choses  extérieures  est  surtout  la 
rançon  de  cet  orgueilleux  refus  d'«  appuyer  >'  l'art  sur 
la  pensée  ou  le  sentiment  ;  et  sa  dernière  conséquence 
est  la  monotonie. 

Car  Madame  Bovary  est  un  livre  monotone  ;  et 
sans  doute  la  faute  en  est  à  la  théorie  de  l'art  pour 
l'art,  puisque  les  Poèmes  de  Leconte  de  Lisle  le  sont 
aussi.  "  Madame  Bovary,  disait  Duranty,  représente 
l'obstination  de  la  description.  Ce  roman  est  un  de 
ceux  qui  rappellent  le  dessin  linéaire,  tant  il  est  fait 
au  compas,  avec  minutie,  calculé,  travaillé,  tout  à 
angles  droits,  en  définitive  sec  et  aride...  Les  détails 
y  sont  comptés  un  à  un  avec  la  même  valeur...  Il  n  y 
a  ni  émotion,  ni  vie  dans  ce  livre  ^  ».  C'est  chose 
fastidieuse,  en  effet,  que  «  la  vision  microscopique  » 
de  cet  «  entomologiste  du  style  qui  décrirait  les  élé- 
phants comme  il  décrirait  des  insectes  (Barbey  d'Aure- 
villy) ;  c'est  chose  aride  aussi  que  ces  belles  phrases 
faites  au  tour,  suivant  l'art  cher  au  précepteur  Binet 
de  Madame  Bovary  et  ces  savantes  draperies  qu'aucun 

'  Le  Réalisme,  N°  5.  15  mars  1857.  page  79. 


FLAUBERT   ET   MADAME   BOVARY  153 

souffle  ne  vient  agiter  ;  et  nous  comprenons  ce  mot 
de  !a  mère  de  Flaubert  :  «  La  rage  des  phrases  t'a 
desséché  le  cœur  ».  L'effort  de  l'auteur,  si  héroïque, 
si  douloureux,  nous  fait  souffrir  avec  lui  ces  longues 
heures  d'agonie  où  il  s'abattait  sur  son  divan  '  hébété, 
dans  un  marais  intérieur  d'ennui  ».  Vraiment,  Flau- 
bert a  cruellement  payé  son  erreur  :  il  n'a  pas  vu  que 
l'art  était  fait  pour  les  hommes,  et  non  les  hommes 
pour  l'art  ;  il  n'a  pas  vu  son  objet  véritable,  qui  est 
d'être  la  parure  de  la  vie;  il  en  a  fait  un  dieu  impi- 
toyable auquel  il  s'est  immolé. 


Ce  sacrifice  est  d'autant  plus  stérile  qu'il  n'a  pas, 
malgré  tout,  permis  à  Flaubert  d'échapper  aux  fatales 
dépendances  de  l'art,  à  ces  dépendances  dont  il  vou- 
lait s'affranchir  :  l'art  de  Flaubert,  quoi  qu'il  en  pense, 
a  ce  double  appui  :  Flaubert  lui-même,  avec  ses  sen- 
timents ;  le  temps  de  Flaubert  avec  ses  préoccupations. 

Flaubert  en  effet  nous  laisse  apercevoir  ses  préoc- 
cupations, ses  idées.  Il  savait  bien,  d'ailleurs,  que, 
toute  impersonnelle  que  soit  son  œuvre,  quelque  chose 
de  l'auteur  y  transparaît  à  son  accent,  à  son  style 
même.  «  Je  n'ai  pas  dit  qu'il  fallait  supprimer  son 
cœur,  mais  le  contenir,  hélas  ^  î  »  Encore  est-il  bien 
malaisé  de  «  contenir  »  son  cœur  quand  on  vit,  des 
années  durant,  auprès  de  ses  personnages,  quand  ils 
se  sont,  pour  ainsi  dire,  matérialisés  dans  le  cerveau 
de  l'écrivain.  «Mes  personnages  imaginaires  me  pour- 
suivent, écrivait-il  à  Taine,  ou  plutôt  c'est  moi  qui 
suis  eux.  Quand  j'écrivais  l'empoisonnement  d'Emma 
Bovary,  j'avais  si  bien  le  goût  de  l'arsenic  dans  la 
bouche,  je  m'étais    si    bien  empoisonné  moi-même 

'  Lettre  ù  G.  Sand,  1"  janvier  1868. 

SIDI..  OKÏf,  Cfl  H 


154  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

que  je  me  suis  donné  deux  indigestions  coup  sur  coup." 
Il  avait  pris  ses  personnages  bien  loin  de  lui,  parmi 
les  médiocres  ;  ils  se  rapprochèrent  de  lui,  non  par 
l'esprit  sans  doute,  mais  par  la  manière  de  sentir  : 
car  s'il  y  a  des  degrés  dans  l'intelligence,  un  être 
qui  aime  ou  qui  souffre  ressemble  à  tous  les  êtres 
qui  aiment  et  qui  souffrent.  Les  adultères  d'Emma 
enveloppèrent  son  visage  d'une  poésie  que  devait 
sentir  profondément  le  héros  de  Novembre,  ce  Flau- 
bert qui  nous  avoue  —  célibataire  pervers  —  que  le 
mot  d'adultère  est  pour  lui  le  plus  beau  entre  les  mots 
humain.  Et,  par  surcroît,  la  neurasthénique  Emma, 
qui  souffre  dans  son  imagination  exaltée,  dans  sa 
volonté  malade,  dans  ses  nerfs  mêmes,  ressemblait 
à  Flaubert,  son  père. 

Que  Flaubert  s'interdise  «  la  thèse  »,  il  se  peut  ; 
mais  s'interdire  la  pensée,  qui  le  pourrait?  La  moindre 
phrase  est  toujours,  implicitement,  l'expression  de  toute 
une  philosophie  ;  à  plus  forte  raison  ne  peut-on  raconter 
une  vie  sans  une  philosophie  de  la  vie.  Et  par  ce  biais 
la  thèse  se  glisse  à  l'insu  du  narrateur.  L'auteur  de 
Madame  Bovary  s'était  formé  une  conception  du  monde 
et  il  le  montre  bien  :  tout,  dans  son  œuvre,  suppose 
un  universel  déterminisme  et  un  pessimisme  sans 
issue.  Surtout,  il  s'était  formé  une  conception  de  la 
vie  :  contre  «  l'esprit  bourgeois  »  qui  la  borne  et  contre 
l'esprit  romantique  qui  l'égaré,  il  affirmait  que  la  vraie 
sagesse  consiste  à  tuer  en  soi  l'Illusion,  à  ne  pas  nourrir 
en  soi  cette  «  maîtresse  d'erreur  »  qui  n'est  jamais 
assouvie,  même  quand  se  réalisent  ses  rêves. 

On  a  pu  comparer  Madame  Bovary  à  Don  Quichotte. 
Comme  Cervantes  a  raillé  les  exagérations  de  l'esprit 
chevaleresque,  Flaubert  a  dénoncé  les  mensonges  de 
l'esprit  romantique.  Et  par  là  il  nous  raconte  sa  propre 


FLAUBERT  ET   MADAME   BOVARY  155 

histoire,  son  affranchissement  progressif.  Mais  il  nous 
raconte  surtout  l'histoire  de  son  temps  :  ce  livre  est 
animé  de  l'esprit  d'une  génération  qui  se  tourne  vers 
la  réalité,  qui,  par  son  esprit  matérialiste,  la  saisit 
dans  ses  formes,  et,  par  son  esprit  scientifique,  la 
comprend  dans  son  essence. 

Elle  est  bien  de  cette  génération  matérialiste,  cette 
œuvre  dure  et  sensuelle,  dure  comme  le  cœur,  sensuelle 
comme  la  chair  de  la  frémissante  Emma,  cette  contem- 
poraine de  la  Dame  aux  camélias.  Sainte-Beuve  le 
notait  :  «  C'est  bien  un  livre  à  lire  en  sortant  d'entendre 
le  dialogue  net  et  acéré  d'une  comédie  de  Dumas  fils, 
ou  d'applaudir  les  Faux  Bonshommes  entre  deux  articles 
de  Taine.  Car  en  bien  des  endroits  et  sous  des  formes 
nouvelles,  je  crois  reconnaître  des  signes  littéraires 
nouveaux.  Science,  esprit  d'observation,  force,  un  peu 
de  dureté^  ».  C'est  aussi,  peut-on  ajouter,  un  livre 
à  lire  après  la  préface  des  Poèmes  Antiques,  après 
cette  proclamation  des  rapports  de  l'art  avec  la  science, 
de  la  faillite  de  l'anarchie  intellectuelle  et  de  l'in- 
dividualisme, cette  affirmation  de  la  nécessité  de 
«  l'étude  et  de  l'initiation  »,  c'est-à-dire  de  la  connais- 
sance scientifique,  historique  et  philosophique,  et  du 
travail  consciencieux  de  la  forme. 

Ainsi  «  l'étoile  »  s'appuie  sur  la  science,  sur  l'obser- 
vation, sur  l'esprit  du  temps,  sur  la  sensibilité  de  1  au- 
teur. Binet,  le  percepteur  d'Yon ville  l'Abbaye,  peut 
bien  faire  voler  les  copeaux,  et,  tandis  qu'au  dehors 
la  vie  s'écoule,  s'immobiliser  dans  son  travail  stérile, 
parmi  «  les  ronds  de  serviettes  dont  il  encombre  sa 
maison  avec  la  jalousie  d'un  artiste  et  l'égoïsme  d  un 
bourgeois  ».  Ces  ronds  de  serviette  pour  lui  sont  l'ab- 
solu :  l'individu  est  relatif,  relative  la  société,  relative 

*  Sainte-Beuve.  Moniteur  universel.  9  mai  1857, 


156  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

la  vérité  même.  Mais  le  rond  de  serviette  parfait  est 
absolu  par  sa  perfection  et  jamais  ne  servira.  Dieu 
merci,  Flaubert  n'avait  pas  le  cœur  sec  de  Binet. 
Malgré  lui,  il  s'est  ému  en  écrivant  la  lettre  du  père 
Rouault,  en  parlant  de  Catherine-Nicaise-Elisabeth 
Leroux,  en  peignant,  dans  une  page  tendre  et  noble, 
son  père,  ce  <  docteur  Larivière  »  aux  longues  mains 
blanches.  Malgré  lui,  il  a  donné  des  conseils  de  sagesse 
et  de  vertu,  et  son  châtiment,  s'il  en  faut  un  à  son 
mépris  des  bourgeois,  c'est  que  M.  Homais  fait  lire 
son  livre  à  M"^^  Homais  pour  la  détourner  de  «  mal 
faire  »  et  pour  lui  «  apprendre  la  vie  »  ;  enfin  malgré 
lui,  son  '  étoile  >'  a  brillé  parmi  la  constellation  des 
Dumas,  des  Taine,  des  Leconte  de  Lisle  et  des  Bau- 
delaire; car  sa  métaphore,  pour  brillante  qu'elle  soit, 
se  retourne  contre  lui  :  l'art  est  une  étoile,  soit.  Mais 
une  étoile  a  sa  place  dans  le  ciel  ;  elle  a  pour  ^  appuis  ' 
les  forces  mystérieuses  qui  la  retiennent  dans  un  point 
de  l'espace,  en  relation  avec  les  lois  d'universelle 
attraction.  Et  si  elle  pouvait  s'affranchir  de  ces  lois 
qui  la  fixent  et  la  déterminent,  elle  roulerait  à  travers 
le  vide  immense,  vers  le  néant  où  tombent  et  se  désa- 
grègent les  œuvres  d'art  qui  ne  sont  que  des  œuvres 
d'art. 

Pierre  Moreau, 

Professeur  k  l'Université  de  Fribourg. 


A  propos  d'un  livre 

sur  les  problèmes  fondamentaux 

de  la  psychologie  médicale'. 


Tout  homme,  pour  vivre,  est  obligé  de  se  cons- 
truire un  petit  système  à  lui,  qui  lui  réussit  et  lui 
suffit.  Survienne  toutefois  une  maladie  nerveuse, 
ou  une  crise  psychique,  celle-ci  vient  lui  démontrer 
que  ce  système  était  faux,  ou  inadéquat  à  sa  per- 
sonnalité morale.  De  son  côté,  le  médecin,  en  tant 
qu'homme,  éprouve  aussi  ce  besoin  universel  de 
baser  sa  vie  morale  sur  un  ensemble  de  principes, 
et  bien  qu'homme  de  science,  se  sera  laissé  guider 
dans  leur  choix  par  certaines  aptitudes  ou  préfé- 
rences personnelles.  Il  sera  donc  tenté  de  remplacer, 
par  son  système  à  lui,  celui  dont  il  constate  la  défec- 
tuosité chez  son  patient.  C'est  ainsi  qu'un  Dubois 
le  ramènera  par  le  raisonnement  au  concept  d  un 
monisme  intellectualiste  ;  qu'un  Freud  lui  démon- 
trera la  toute-puissance  des  instincts  sexuels  refoulés, 
ou  un  Adler  celle  des  sentiments  d'infériorité  dé- 
clenchant des  tendances  ambitieuses  ;  qu'un  Vittoz 

^  Par  le  D^  Ch.  de  Montet.  Chez  Bircher,  à  Berne,  1922. 


158  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

cherchera  à  rééduquer  son  contrôle  cérébral,  ou 
un  Baudoin  à  lui  suggérer  des...  «  auto-suggestions  »  ; 
qu'un  Payot  s'efforcera  à  raffermir  sa  volonté,  tandis 
qu'un  Bonjour,  au  contraire,  à  la  détendre  au  moyen 
de  l'hypnose.  La  diversité  des  méthodes,  comme 
l'irrégularité  de  leurs  succès  ou  échecs  respectifs, 
démontrent  suffisamment  l'incertitude  qui  règne  dans 
le  domaine  chaotique  des  maladies  nerveuses.  En 
tentant  d'infuser  à  son  malade  son  système  préféré, 
le  médecin  tombe  dans  l'erreur  du  concept  méca- 
niste,  qui  considère  les  phénomènes  psychiques  (in- 
telligence, instinct,  volonté,  etc.),  comme  des  méca- 
nismes fixes  et  spécifiques  contractant  entre  eux  des 
relations  constantes.  Or,  c'est  justement  contre  ce 
préjugé  séculaire  que  s'élève  le  D^  de  Montet,  de 
Vevey,  dans  un  récent  ouvrage  qui  a  plus  d'un  titre, 
d'ailleurs,  pour  intéresser  le  grand  public,  aussi 
bien  que  le  corps  médical.  En  effet,  il  est  autant 
philosophique  et  psychologique  que  clinique  et  pra- 
tique. C'est  peut-être  beaucoup  à  la  fois,  mais  on 
y  découvre  cependant  une  très  belle  unité  de  con- 
ception. Essayons  de  la  résumer  ici. 

Les  trois  conditions  fondamentales  qui  permettront 
l'étude  des  phénomènes  vitaux,  tout  en  restant  dans 
le  cadre  de  la  science,  sont  :  I®  Formuler  une  défi- 
nition, précise  et  pratique  de  la  conscience  ;  2P  déter- 
miner correctement  et  méthodiquement  ce  qui  s'y 
passe  ;  3°  arriver  à  concevoir  sans  contradiction  l'en- 
semble des  faits  observés. 

Pour  plus  de  clarté,  commençons  par  la  troisième. 
Elle  implique  un  renoncement  immédiat  au  principe 
mécaniste,  établissant  des  lois  constantes  et  inva- 
riables entre  les  faits.  Car  l'essence  même  de  la  vie, 
et  surtout  de  la  vie  psychique,  loin  d'être  l'uniformité. 


A  PROPOS  d'un  livre  159 

est,  au  contraire,  la  variabilUé.  Il  convient  donc  de 
remplacer  les  lois  mécanistes  dites  «  de  continuité  », 
par  des  lois  de  variabilité  postulant  implicitement  qu'il 
n'existe  pas  que  des  rapports  fixes  ou  nécessaires 
entre  les  faits,  mais  aussi  des  rapports  variables  ou 
«  corrélations  ».  La  notion  même  de  loi,  conçue 
comme  un  rapport  invariable,  nous  incite  à  remonter 
par  enchaînement  à  une  cause  première  que  nous 
sommes  alors  forcés  de  concevoir  comme  une  entité 
métaphysique.  Or  ce  n'est  pas  la  cause  première  qui 
doit  nous  intéresser,  mais  le  fait  premier.  Et  c'est 
la  diversité  ou  la  multiformité  des  choses  qui  doit 
être  envisagée  déjà  comme  le  fait  premier  psycho- 
logique ;  ou,  d'une  façon  plus  générale,  biologique. 
Chez  une  amibe  qui  obéirait  rigoureusement  à  des 
lois  mécaniques,  il  ne  saurait  être  question  de  vie, 
sinon  la  notion  de  vie  ne  serait  qu'une  pure  fiction. 
De  même  pour  l'une  quelconque  de  nos  réactions 
psychiques  ;  si  notre  organisme  n'est  intégralement 
que  «  mécanisme  î>,  il  n'y  a  plus  aucune  différence 
spécifique  de  valeur  entre  un  sapin  et  un  homme, 
un  idiot  et  un  génie. 

Dès  lors,  il  reste  à  concilier  les  deux  points  de  vue 
contradictoires  :  uniformité  et  variabilité,  ou  autre- 
ment dit  :  déterminisme  et  spontanéité  (libre  arbitre)* 
Pour  cela,  l'auteur  invoque  le  postulat  de  V inter- 
dépendance des  phénomènes  biologiques.  C  est  1  hypo- 
thèse dont  il  a  besoin  pour  opérer  cette  conciliation 
contre  laquelle  tant  de  savants  ou  de  philosophes 
déjà,  se  sont  cassé  le  nez.  Elle  pose  qu'un  phénomène 
vital  quelconque  ne  doit  jamais  être  considéré  isolé- 
ment. Il  n'a  de  valeur  que  par  rapport  à  tout  le  reste 
de  la  vie  psychique.  Sa  vérité  ne  réside  pas  en  lui- 
même,  mais  dans  les  relations  qu'il  contracte  avec  le 


160  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

moi  total.  Ce  n'est  pas  d'être  ce  qu'il  est,  ou  sa  con- 
tinuité qui  lui  donne  son  sens,  mais  ses  corrélations 
et  sa  variabilité  à  l'intérieur  de  l'enchaînement  plus 
vaste  où  il  se  trouve  nécessairement  incorporé.  Ce 
sont  donc  ces  corrélations  et  ces  rapports  multiples 
que  la  science  de  demain  devra  rechercher  et  fixer  à 
1  aide  d'une  méthode  objective  et  précise.  Cette  mé- 
thode, de  Montet  l'a  déjà  formulée  et  développée 
ces  dernières  années,  dans  de  nombreux  travaux  dus 
à  sa  plume  ou  à  celle  de  ses  disciples.  Basée  sur  l'ap- 
plication à  la  physio  et  psycho-pathologie  des  for- 
mules mathématiques  de  Lips  (prof,  de  psychologie 
à  Zurich),  elle  est  destinée  à  établir  une  détermina- 
tion quantitative  de  la  variabilité,  c'est-à-dire  grosso 
modo,  à  permettre  aux  médecins  de  l'avenir  d'exprimer 
leurs  observations  non  plus  en  termes  qualificatifs 
et  d  une  façon  simplement  verbale  qui  les  leurre 
sans  cesse,  mais  en  chiffres  absolus,  pour  leur  épar- 
gner les  erreurs,  les  incertitudes  et  les  contradic- 
tions auxquelles  ceux  d'aujourd'hui  se  heurtent  à 
chaque  pas.  Tel  est  le  seul  système  scientifique 
qui  permette  de  noter  correctement  ce  qui  se  passe, 
c  est-à-dire  qui  remplisse  la  seconde  condition  fon- 
damentale formulée  par  de  Montet.  Son  immense 
avantage  est  d'offrir  au  médecin  une  nouvelle  mé- 
thode de  travail  qui,  loin  d'exclure,  comme  la  mé- 
thode courante,  les  contradictions,  soit  au  contraire 
assez  large  pour  les  embrasser  toutes.  Il  va  sans 
dire  qu'il  ne  s'agit  que  d'interdépendance  entre  faits 
ou  particularités  susceptibles  dêtre  distinguées.  A  ce 
titre,  elle  est  la  seule  hypothèse  exempte  de  contra- 
dictions. 

Ceci  nous  amène    enfin  à   la   troisième    condition 
fondamentale     de    l'auteur  :     la    définition    de    la 


A  PROPOS  d'un  livre  161 

conscience  ^.  Or,  celle-ci  se  dégage  tout  naturellement 
du  susdit  postulat  :  la  conscience  n'est  plus  une 
qualité  mystérieuse  qui  nous  embarrasse,  un  problème 
insoluble  et  stérile  parce  qu'il  dépasse  nos  moyens 
d'investigation  scientifiques,  on  s'y  soustrait,  mais  un 
{ait  formulable  qui  nous  aide  dans  notre  étude.  Elle 
est  conçue  dès  lors  comme  une  activité.  Elle  consiste 
en  une  double  opération  :  celle  de  distinguer  et  de 
rapprocher  ^. 

Tel  est  le  fait  premier  et  irréductible,  qui  échappe 
à  tout  effort  d'analyse  ultérieure.  Il  ne  s'explique  pas, 
i7  est. 

C'est  donc  en  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  pragma- 
tique^ et  original,  que  l'auteur  aborde  ensuite  l'étude 
particulière  et  successive  de  divers  mécanismes  tels 
que  le  rêve,  l'erreur,  le  mensonge,  la  douleur,  l'émo- 
tion, l'hallucination,  etc. 

^  Au  sens  psychologique,  non  moral  ou  religieux. 

*  Par  «  distinction  »,  de  Montet  entend  qu'une  impression  apparaît  comme  dif- 
férente et  se  sépare  dans  notre  conscience  d'une  autre  impression  ;  par  rapproche- 
ment, l'apparition  dans  notre  esprit  d'impressions  coexistantes,  de  relations,  de 
liaisons  quelconques.  11  va  même  plus  loin  en  prétendant  que  toute  identité,  à 
l'exclusion  de  toute  différence,  ou  inversement,  supprimerait  le  fait  de  conscience. 
Tout  concept  est  donc  le  résultat  de  cette  double  opération.  Or,  comme  ce  n  est 
pas  parce  que  les  faits  (ou  nos  symptômes  nerveux)  changent  que  nous  guérissons, 
mais  parce  que  notre  manière  de  les  concevoir  se  modifie,  l'essentiel  réside  donc 
dans  les  liaisons,  les  relations  entre  les  faits.  Et  celles-ci  n'existant  pas  en  dehors 
de  notre  conscience,  c'est  en  définitive  la  conscience  qui  confère  aux  choses  leur 
force,  leur  durée  et  leur  efficacité. 

^  Et  pragmatique  uniquement  ;  car  l'on  se  rend  compte  qu'il  n'est  pas  permis 
de  prendre  une  telle  définition  au  sens  psychologique  ou  philosophique  propre. 
Elle  ne  définit  en  effet  nullement  ce  qui  est  précisément  en  question  et  demeurera 
toujours  indéfinissable,  à  savoir  pourquoi  et  comment  nous  prenons  finalement 
conscience  de  cette  double  opération  de  distinction  et  de  rapprochement,  pour- 
quoi et  comment  elle  se  transforme  en  connaissance.  De  Montet  évite  au  contraire 
toute  spéculation  pour  s'en  tenir  de  parti  pris  à  une  notion  utile  et  offrant  une 
base  fixe  et  précise  à  l'étude  des  phénomènes  psychiques  ;  bref,  à  une  méthode  de 
travail. 


162  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

II  arrive  ainsi  à  la  conclusion  qu'ils  ne  possèdent 
en  eux-mêmes  aucune  autonomie.  Si  nous  les  perce- 
vons comme  autonomes,  c'est  par  pure  illusion  sub- 
jective ou  par  abstraction.  Plus  loin,  il  envisage  cer- 
tains états  psychiques  :  l'obsession,  la  dépression,  le 
délire,  et  tend  à  démontrer  dune  façon  générale  que, 
dans  toute  maladie,  physique  aussi  bien  que  ner- 
veuse, ce  n'est  pas  la  présence  ou  l'absence  de  tel 
symptôme  isolé  dans  le  cas  donné  qui  doit  nous  inté- 
resser, mais  bien  sa  fréquence  et  ses  variations  dans 
le  plus  grand  nombre  de  cas  qu'il  soit  possible  d'ob- 
server, et  les  conditions  de  cette  variabilité.  Cela  sous- 
entend  évidemment  un  labeur  prodigieux,  auquel 
toutefois  de  Montet  s'est  livré  déjà  pour  de  nom- 
breuses affections.  Prenons  l'exemple  de  la  dépression 
morale* ,  ou  si  vous  préférez,  du  <'  cafard  ■'.  Nous  por- 
tons ce  diagnostic  chez  tel  malade  quand  nous  cons- 
tatons que,  dans  certaines  conditions  déterminées, 
il  éprouve  de  la  tristesse,  du  découragement,  bref  le 
sentiment  que  sa  vie  est  diminuée.  Or,  faisant  cela, 
nous  postulons  implicitement  que  ces  dites  condi- 
tions entraînent  infailliblement  et  uniformément  ce 
dit  sentiment.  Or,  d'après  les  résultats  préalables  de 
la  notation  quantitative  des  symptômes  d'un  grand 
nombre  de  déprimés,  nous  constatons  que  le  dénom- 
brement des  idées  et  des  sentiments  de  notre  malade 
ne  dépasse  pas  le  40 "o  des  éléments  dont  nous  sa- 
vons maintenant  qu'ils  constituent  la  «  loi  de  dépres- 
sion »,  alors  que  le  60  "o  correspondent  à  des  idées 
ou  impressions  contraires.  Or  la  personnalité  d'un 
individu  ne  saurait  consister  en  deux  attitudes 
typiques  qui  s'excluent  mutuellement.   Il   faut  donc 

'   Exemple  d'un  malade  traite  par  l'auteur  et  qui  lui  avait  été  adressé  avec  ce 
diagnostic  par  un  confrère. 


A  PROPOS  d'un  livre  163 

chercher  un  concept  plus  large,  qui  enveloppe  ces 
manifestations  contraires  et  dépasse  l'hypothèse  sur 
laquelle  se  fonde  la  notion  de  «  type  »  ou  de  maladie 
nettement  définie,  toujours  identique  à  elle-même, 
et  dans  le  cadre  rigide  de  laquelle  nous  forçons  nos 
malades.  Ce  concept  consistera  dès  lors,  non  pas  à 
écarter  les  contradictions  innombrables  que  nous 
découvrons  entre  les  faits  et  les  prétendues  lois  éta- 
blies, mais  au  contraire  à  les  rechercher  et  à  les  noter 
systématiquement.  Dans  n'importe  quel  domaine, 
d'ailleurs,  et  ceci  est  pour  intéresser  chaque  lecteur, 
l'homme  érige  ses  expériences  antérieures,  sur  quoi 
il  établit  ses  jugements,  en  lois,  c'est-à-dire  en  rela- 
tions constantes,  alors  qu'elles  ne  sont  que  de  simples 
corrélations,  c'est-à-dire  des  relations  variables.  A 
ce  titre,  l'enseignement  de  de  Montet,  tout  d'objec- 
tivité et  de  largeur,  nous  invite  tous  à  une  sage  réserve 
dans  nos  jugements,  de  même  qu'il  aimerait  incite 
les  médecins,  en  particulier,  à  ne  pas  craindre  de 
modifier  et  d'assouplir  sans  cesse  leurs  idées  ou  leur 
conclusions  les  plus  chères  et  les  plus  fermes,  au  fur 
et  à  mesure  que  leur  expérience  s'accroît  et  s'élargit. 
Pour  le  médecin,  il  l'engage,  en  outre,  à  soumettre 
son  malade  à  une  observation  critique  beaucoup  plus 
approfondie  et  prolongée  que  par  le  passé,  et  en  atten- 
dant le  beau  jour  où  il  disposera  des  tables  diagnos- 
tiques de  corrélations  que  l'école  «  montetiste  »  en- 
trevoit et  travaille  à  dresser,  il  devra  s'appliquer  à 
découvrir  et  à  noter  les  contradictions  que  ses  malades 
opposent  chaque  jour  à  ses  connaissances  et  à  ses 
arguments  dits  scientifiques,  contradictions  que,  pour 
se  consoler,  il  dénomme  volontiers  idiosyncrasies, 
réactions  spécifiques  ou  anaphylactismes  ^. 

^  L'une  d'elle  est  fréquente.  Appelé    au  chevet  d'un  malade  et  tout  en  lui 


164  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

J'en  citerai  un  exemple  personnel  qui,  pour  paraître 
risible,  m'a  cependant  rendu  grand  service.  Un  brave 
batelier  vient  me  consulter  parce  qu'il  est  «  trop 
amoureux  »  et  qu'il  en  devient  complètement  malade 
et  fou.  A  la  fin  de  l'entretien,  je  découvre  par  hasard 
qu'il  adore  le  chocolat...  il  finit  même  par  avouer 
«  qu'il  l'aime  plus  que  sa  bonne  amie  »  !  Devinant, 
sous  cet  aveu  simpliste,  tout  un  monde  de  tendances 
normales  et  faciles  à  développer,  je  saute  dessus,  les 
oppose  aux  autres,  le  rassure  et...  la  cure  réussit.  Ce 
n*est  là  qu'un  «  montetisme  »  amusant.  Mais  il  illustre 
bien  cette  conception,  chère  à  de  Montet,  que  ce 
n  est  pas  ce  que  nous  dit  le  malade,  l'obsession  qu'il 
décrit,  le  symptôme  qu'il  cherche  à  expliquer,  ou 
d'une  façon  générale  ce  que  nous  éprouvons  et  ce 
dont  nous  souffrons  qui  importe  et  qui  décide,  mais 
bien  plutôt  ce  qu'il  ne  nous  dit  pas,  ce  qui  existe  et 
subsiste  en  lui  de  valable  et  de  sain  à  côté  et  en  dehors 
de  la  maladie,  le  60%  des  sentiments  du  déprimé  de 
tout  à  l'heure,  l'amour  du  chocolat  de  notre  bate- 
lier. Ne  tenir  compte  que  du  symptôme,  c'est  en 
effet  commettre  à  nouveau  la  même  erreur  que  le 
malade  qui  isole  arbitrairement  du  moi  total,  c'est- 
à-dire  d'un  enchaînement  plus  vaste  et  plus  vrai, 
un  fait  qui  demande  impérieusement  au  contraire 
à  y  être  réincorporé.  Le  psycho-analyste  amateur, 
à  ce  point  de  vue,  subirait  trop  souvent  cette  fâcheu- 
se contagion  de  la   part  de  ses   patients. 

«ffirmsnt  qu'il  se  remettra,  le  médecin  le  condamne  sans  appel,  dans  son  for 
intérieur.  Le  malade  guérit  !  Peut-on  dire  alors  que  son  médecin  a  menti,  ou 
qu'il  s'est  trompé  ?  Non,  il  a  simplement  isolé  arbitrairement  quelques  faits, 
puis  les  •  érigés  en  lois  constantes  pour  fonder  finalement  sur  eux  son  pronostic 
erroné  et  fatal.  Ce  n'est  pas  un  mensonge,  ni  une  erreur,  mais  une  ignorance 
de  corrélations  bien  plus  nombreuse  que  celles  qu'il  connaissait  et  plus  va- 
riables qu'il  ne  croyait. 


A  PROPOS  d'un  livre  165 

De  ce  paradoxe  apparent,  l'auteur  en  arrive  fi- 
nalement à  sa  conception  du  traitement  des  ner- 
veux qui  devra  se  rapprocher  à  l'avenir  de  ce  qu'est 
déjà  la  pédagogie  expérimentale,  et  qu'il  compte 
exposer  dans  un  ouvrage  ultérieur  En  attendant, 
il  nous  indique  brièvement  déjà  que  ce  traitement 
idéal  comportera  la  connaissance  complète  de  ce 
^<  moi  total  »,  dont  nous  venons  de  parler,  de  la  per- 
sonnalité entière  du  malade.  Il  devra  s'attacher  en 
particulier  à  découvrir  et  fortifier  les  «  disponibilités  » 
de  la  mentalité,  c'est-à-dire  ce  que  le  malade,  à  son 
insu,  parce  que  complètement  dominé  par  ses  maux, 
conserve  encore  de  facultés,  de  tendances  ou  de  dons 
propres  à  le  ramener  à  l'action,  à  la  jouissance,  à 
la  vie  en  un  mot.  Constatant  de  mon  côté  chaque 
jour  davantage  combien  les  méthodes  thérapeuti- 
ques d'hier  sont  devenues  insuffisantes  aujour- 
d'hui, et  quelle  évidente  révolution  d'autre  part 
subit  actuellement  la  médecine  de  l'âme,  je  ne  peux 
m  empêcher  d'applaudir  à  cette  conclusion.  Cette 
révolution  semble  avoir  deux  causes  principales. 
Tune  tenant  aux  malades,  l'autre  aux  médecins, 
Les  nerveux,  en  effet,  deviennent  de  plus  en  plus 
nombreux,  compliqués  et  exigeants.  Le  droit  au  bon- 
heur, à  vivre  sa  vie  et  à  réaliser  intégralement  son 
«  moi  »  sont  maintenant  dogmes  reçus.  D'autre  part, 
la  vie  moderne  accumule  les  épreuves,  les  tenta- 
tions et  les  conflits.  Or,  que  fait  le  corps  médical 
officiel  en  face  de  cette  marée  montante  d'exigences 
morales,  de  souffrances  et  de  crises  ?  S'efforce-t-il 
toujours  de  les  comprendre  et  de  les  résoudre  avec 
un  soin  suffisant  et  dispose-t-il  du  temps  énorme 
que  réclamerait  une  telle  discipline  professionnelle  ? 
Pas  toujours  ;  et  faut-il  s'étonner  alors    si   tous   les 


166  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

«  outsiders  »  de  la  faculté  (magnétiseurs,  scientistes, 
théosophes,  suggestionneurs  ou  couétistes  de  tout 
poil  sont  de  plus  en  plus  courus  et  appréciés  *  ? 

Peut-être  mes  collègues  m'en  voudront-ils  de 
leur  signaler  ce  danger.  De  toutes  façons,  ce  danger 
existe  et  crève  les  yeux,  quoique  nous  en  ayons. 
Il  est  évident  que  la  thérapeutique  mentale  est  par- 
venue aujourd'hui  à  un  grave  tournant,  et  que 
bientôt  c'en  sera  fait  de  la  visite  de  20  minutes  avec 
sa  décision  séance  tenante,  il  est  évident  aussi  que 
la  connaissance,  de  la  part  du  médecin,  du  moi  to- 
tal de  son  malade  et  du  plus  grand  nombre  possible 
de  ses  corrélations  et  de  ses  disponibilités,  n'est  pas 
une  petite  affaire.  Il  y  faut  du  temps,  de  l'objectivité, 
beaucoup  de  psychologie,  plus  de  patience  encore, 
du    sacerdoce    presque    et    toujours    de    l'affection. 

Et  dépassant  de  beaucoup  le  ministère  limité  du 
médecin,  ces  considérations  ne  manquent  pas  de  pren- 
dre une  portée  plus  générale  et  de  s'appliquer  encore 
aux  pédagogues,  aux  parents,  aux  pasteurs.  C'est 
alors  qu'impartialement  basée  sur  l'observation  com- 
plète et  vraiment  humaine  de  chaque  malheureux 
comme  de  chaque  malade,  toutes  les  cures  d'âmes 

*  Le  D'  H.  Flournoy,  au  cours  d'une  remarquable  conférence  tenue  il  y  a 
peu  de  jours  devant  la  Sociétë  médicale  de  Genève,  s'étonnait  et  se  scandalisait 
i  bon  droit  de  ce  que,  dans  les  plus  récents  et  officiels  traités  médicaux  dus 
à  la  plume  des  maîtres  de  la  neurologie  et  de  la  psychiatrie  françaises. 
I  hypnose  ne  soit  mentionnée  en  deux  lignes  que  comme  un  <  agréable  jeu 
de  société  °,  tandis  qu  on  n  y  peut  trouver  un  seul  mot  relatif  k  la  psycho- 
analyse !  Faut-il  être  alors  surpris  si  ce  sont  des  journaux  tels  que  I  Hltutration 
ou  Je  tais  tout  qui  se  chargent  de  lancer  ces  méthodes  dans  le  public  ?  Avons- 
nous  le  droit  de  nous  plaindre  encore  du  succès  des  somnambules  ?  Et  cette 
foule  croissante  qui  s  engoue  de  plus  en  plus  pour  ces  méthodes  surnatu- 
relles que  dédaignent  nos  pontifes,  et  qui.  inversement,  aime  de  moins  en 
moins  les  drogues,  finira  bientôt  par  déserter  complètement  nos  cabinets  de 
consultation.  Et  ce   sera  bien   un  peu   notre  faute  I 


A  PROPOS  d'un  livre  167 

verront  croître  leurs  chances  d'efficacité,  sauf  celles 
qui,  ne  craignant  pas  de  violer  la  personnalité  de 
celui  qu'elles  prétendent  guérir,  voudront  tendre, 
au  contraire,  à  lui  inculquer  un  système  moral  tout 
fait  et  conçu  par  une  autre  personnalité,  ce  qui,  au 
fond,  est  immoral. 

Telles  sont  mes  idées  tout  au  moins  ;  mais  à  par- 
courir le  remarquable  ouvrage  de  de  Montet,  j  ai 
gagné  l'impression  qu'elles  ne  s'éloignaient  guère 
des  siennes.  Ce  petit  livre  d'ailleurs  est  si  abondant 
en  vues  générales  et  nouvelles,  et  basé  sur  une  telle 
expérience  humaine,  qu'il  me  faut  en  recommander 
chaudement  la  lecture  à  quiconque  ne  demeure 
indifférent  aux  mystères  de  l'âme  saine  ou  détra- 
quée. En  particulier  il  démontrera  à  chacun  pour- 
quoi il  est  impossible  à  tout  homme  intelligent  de 
juger  son  semblable,  surtout  quand  ce  semblable 
est  nerveux.  Les  nerveux  !  Ces  millions  d'êtres  qui 
souffrent  et  nous  déconcertent,  appliquons-nous  donc 
à  moins  les  critiquer,  puisque  d'ordinaire,  ils  souf- 
frent si  horriblement  des  jugements  hâtifs  et  des 
blâmes  fréquents  dont  ils  se  sentent  l'objet,  pour 
chercher  au  contraire  à  mieux  les  comprendre,  et 
peut-être  aussi  à  les  aimer. 

D''  Charles  Odier. 


La  cloche  de  l'Araignée. 


Nouvelle  du  Dartmoor 

contée  par  un  vieux  paysan. 


Il  y  a  des  gens,  monsieur,  qui  disent  qu'il  ne  se 
passe  jamais  rien  par  ici,  et  qu'on  n'y  a  pas  aperçu 
d  événement  notoire  depuis  que  la  reine  Victoria 
est  montée  sur  le  trône.  Têtes  de  mulets,  va  !  Je 
déclare,  moi,  que  nous  avons  autant  de  signes  et 
de  miracles  que  n'importe  quel  autre  coin  de  l'An- 
gleterre. Et  quand  ce  ne  serait  qu'un  taureau  en- 
sauvé  ou  un  cheval  mis  en  fourrière,  il  me  semble 
que  voilà  matière  à  causette  !  Et  puis,  n'est-ce  pas? 
une  chose  en  amène  une  autre,  et  souvent,  de  patati 
en  patata,  une  pauvre  affaire  de  rien  du  tout  grandit, 
s'enfle,  se  gonfle,  tellement  que,  aux  semailles  ce 
n  est  rien,  et,  à  la  moisson,  monsieur,  c'est  un  mi- 
racle. 

Je  vais  vous  raconter  [l'aventure]  de  Battishill, 
dit  l'Araignée.  C'était,  je  crois  bien,  le  plus  drôle 
de  corps  qui  se  soit  jamais  fabriqué  à  Little  Silver. 
Nous  avons,  moi  et  lui,  été  jeunes  ensemble,  et  bons 
amis  aussi,  car  jamais  il  ne  m'a  causé  le  plus  petit 
embêtement.  Mais  il  y  en  avait  qui  ne  pouvaient 
pas  le  comprendre,   rapport  à  sa  conduite  un   peu 


LA  CLOCHE  DE  l'aRAIGNÉE  169 

décousue  ;  c'est  vrai  qu*il  avait  des  manières  bizar- 
res, —  un  mi-fou,  comme  il  y  en  avait  qui  n'avaient 
pas  peur  de  dire. 

Son  père  était  sacristain  du  village  ;  il  avait 
épousé  une  Bluett,  une  des  trois  filles  de  la  veuve 
Bluett,  qui  demeurait  à  Little  Silver  depuis  la  mort, 
à  Daleham,  de  son  mari,  un  officier  de  la  douane. 
Le  père  de  Battishill  donc  a  pris  Faînée  et  il  en  a  eu 
deux  fils  :  Matthieu,  qui  s*est  fait  soldat,  et  qui  n*est 
jamais  revenu  au  pays  ;  William,  ainsi  nommé  d'a- 
près son  grand-père  le  garde-côte,  mais  que  les  gar- 
çons appelaient  l'Araignée,  —  qui  lui  est  resté  sur- 
nom toute  sa  vie.  Il  le  devait  à  une  drôle  d'affection 
pour  ces  insectes  ;  on  le  voyait  toujours  occupé  à 
attraper  des  mouches  pour  les  araignées,  ou  à  d'au- 
tres singeries,  alors  qu'il  aurait  dû  être  à  jouer  avec 
les  gamins. 

Il  grandit,  doux  comme  un  bon  cœur  qu'il  était. 
Pour  rien  au  monde  il  n'aurait  voulu  abréger  les 
jours  d'un  simple  liseron  des  haies  en  le  cueillant. 
Point  d'ennemis.  Une  fois  d'âge,  il  se  fait  couvreur 
en  chaume  ;  et  chacun  l'aimait,  depuis  le  pasteur 
jusqu'à  Coaker,  le  braconnier,  qui,  un  soir  de  lune, 
dans  les  faisanderies  de  Godleigh,  a  été  tué,  pauvre 
âme...  Avec  lui  l'Araignée  s'en  allait  rôder  la  nuit, 
pour  observer  les  mœurs  des  bêtes  et  des  oiseaux  ; 
il  détestait  le  trafic  de  Coaker,  ah!  pour  sûr,  mais 
le  braconnier  devait  être  un  charmeur,  et  l'Arai- 
gnée ne  manquait  pas  de  l'informer  lorsqu'on  lisait 
à  l'église  le  troisième  chapitre  de  Daniel  ;  parce  que 
c'était  après  ce  chapitre  que  tombait  le  moment  des 
bécasses  dans  les  combes  et  les  marais.  Mais  au- 
jourd'hui, on  a  changé  tout  ça,  et  le  troisième  de 
Daniel  ne  correspond  plus  à  l'arrivée  des  bécasses. 

«BL-  UNIV.  CVI  12 


170  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

A  la  mort  de  Coaker,  et  à  son  enterrement,  c'est 
l'Araignée  qui  a  sonné  le  glas. 

Ceci  m'amène  justement  à  mon  histoire.  Bat- 
tishill  avait  des  masses  de  cheveux  noirs,  des  yeux 
bruns,  merveilleux  comme  des  yeux  de  chien,  et  une 
figure  tannée  comme  du  cuir  ;  une  taille  dans  les 
cinq  pieds  dix  pouces  ou  à  peu  près,  —  élancé,  et 
avec  ça  nerveux.  Plein  de  vie,  aimant  l'ouvrage,  habile 
comme  pas  un  à  son  métier  de  couvreur  en  chaume. 
On  n'avait  jamais  vu  son  pareil.  Un  travail  comme  le 
sien,  ça  tient  cinquante  ans.  Il  distinguait  la  bonne 
paille  de  la  mauvaise  les  yeux  fermés  ;  et,  pour 
ce  qui  était  des  poutres  et  des  solives,  il  avait,  comme 
un  habile  ouvrier,  ses  idées  à  lui  :  il  soutenait  mordicus 
contre  n'importe  qui  que  le  saule  valait  mieux  que 
le  coudrier,  et  il  coupait  ses  propres  osiers  quand 
il  pouvait. 

Mais,  voyez-vous,  la  passion  de  sa  vie  était  de 
sonner  les  cloches  ;  —  mieux  que  ça,  il  y  en  avait 
une  qu'il  aimait,  qu'il  aimait...  quoi  !  sa  bonne  amie. 
Nous  possédons  à  Little  Silver  un  carillon  comme 
vous  n'en  trouveriez  pas  dans  tout  le  Dartmoor, 
—  doux  comme  des  appels  d'archanges,  ma  parole. 
Et  un  son  !  On  l'entend  à  dix  milles  par  le  vent,  des 
gens  disent  même  plus  loin.  Quoi  qu'il  en  soit,  la 
cloche  que  l'Araignée  aimait  était  celle  qui  a  le  son 
le  plus  grave.  Je  ne  le  quittais  pas  en  ce  temps-là, 
étant  moi-même  un  rude  compagnon,  et  jamais  je 
n'ai  vu  personne  s'entendre  mieux  que  lui  à  mettre 
une  grosse  cloche  en  branle.  Il  touchait  la  corde  et 
vous  envoyait  son  message  dans  le  beffroi,  et  la  clo- 
che... ah,  la  mâtine  !  on  aurait  dit  qu'elle  connaissait 
son  sonneur.  Il  savait  la  faire  chanter,  que  c'en  était 
de  la  magie,  et  des  fois,  la  face  brune  du  garçon 


LA  CLOCHE  DE  l'aRAIGNÉE  171 

resplendissait  comme  la  figure  de  Moïse,  et  il  y 
avait  dans  ses  yeux  un  éclat  tel  qu'une  lanterne  n'en 
pourrait   avoir. 

Cette  cloche  a  été  fondue  par  le  fameux  Wise- 
man,  et  elle  date  des  temps  anciens  ;  le  pasteur  seul 
en  connaît  l'âge,  —  une  centaine  d'années  en  tout 
cas.  Il  y  a,  gravé  sur  les  bords  :  «  Louez  Dieu  dans 
son  sanctuaire,  louez-le  dans  le  firmament  de  sa 
puissance.  »  Une  cloche  parfaite,  pour  sûr,  où  il  n'y 
a  rien  à  retoucher  :  quand  on  la  frappe  dans  le 
haut,  ça  donne  huit  notes  au-dessus  de  la  tonique  ; 
un  quart  plus  bas,  c'est  une  quinte,  comme  on  appel- 
le ;  deux  quarts  encore  plus  bas,  et  vous  avez  une 
tierce.  Puis,  si  vous  la  frappez  là  où  tape  le  battant, 
sur  le  bord,  vous  avez  les  trois  notes  qui  sonnent  en 
même  temps  et  rendent  la  belle,  la  merveilleuse 
tonique.  Je  ne  sais  pas  si  je  me  fais  bien  compren- 
dre ?  Et  c'était  ça  justement  qui  faisait  dire  à  l'Arai- 
gnée que  sa  cloche  était  proprement  le  chef-d'œuvre 
d'un  chrétien,  à  cause  qu'on  y  trouve  trois  notes 
en  une  et  une  en  trois,  —  tout  comme  le  Père,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit  sont  trois  personnes  et  un 
seul  Dieu. 

Il  ne  parlait  que  de  ça,  tellement  qu'il  y  avait 
des  gens  qui  lui  croyaient  le  timbre  un  peu  fêlé  ; 
mais  ceux  qui  le  connaissaient  mieux  voyaient  que 
c'était  un  tout  malin.  Il  avait  beau  avoir  des  fois  l'air 
de  quelqu'un  qui  se  promène  en  dormant,  il  faisait 
bien  et  honnêtement  son  travail,  menait  une  vie 
comme  il  faut,  entretenait  ses  vieux  parents,  et  mê- 
me économisait  par-ci  par-là  une  livre  ou  deux... 
quoi  I  tout  le  Nouveau  Testament  en  raccourci, 
pas  vrai  ? 

Puis  il  subit    le   sort   commun  à  tout   ce   qui  est 


172  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

bâti  d'argile  ;  il  tombe  amoureux  d'une  femme. 
Elle  s'appelait  Thirza  CoUins,  une  fille  de  parois- 
siens établis  depuis  longtemps  dans  le  pays,  —  des 
bûcherons,  des  gardes-forestiers,  ou  quelque  chose 
comme  ça.  Pour  moi,  une  fille  de  cette  sorte,  je  n'en 
aurais  pas  tourné  la  main,  je  préférais  les  brunes  ; 
mais  l'Araignée  était  un  noiraud,  et  il  ne  regardait 
que  les  blondes,  —  et  Thirza  Collins  avait  des  che- 
veux dorés,  des  yeux  bleus  comme  l'avril  ;  des  yeux 
comme  ça,  je  ne  m'y  fierais  pas  plus  qu'à  un  ciel 
d'avril  :  le  bleu  n'est  pas  sûr,  et  le  gris...  bernique  ! 
on  n'y  comprend  rien. 

Battishill  et  Thirza  se  fréquentent  pendant  six  mois 
ou  plus  ;  et  puis,  on  parlait  de  fixer  la  date  du  mariage, 
quand  voilà-t-il  pas  que  deux  frères  jumeaux,  Dave 
et  Jonathan  Mudge,  héritent  chacun  de  cinq  cents 
livres  d'un  frère  de  leur  mère,  un  boulanger,  mort 
à  Plymouth.  Ah  !  l'argent  est  une  force  ;  et  quand 
il  monte  à  des  centaines  de  livres,  ça  vous  retourne 
comme  un  gant  une  femme  qui  aime  la  galette.  C'é- 
tait le  cas  de  Thirza  ;  mais  Dave  Mudge,  quand 
même  il  s'était  offert  à  la  fille,  qui  l'avait  refusé 
avant  l'arrivée  de  l'Araignée,  était  le  dernier  garçon 
de  Little  Silver  à  jouer  un  tour  de  gueux.  Ce  n'est 
pas  lui  qui  aurait  enlevé  la  donzelle  à  celui  à  qui  elle 
avait  promis  le  mariage.  Mais  c'est  de  l'autre  côté 
que  le  mal  a  commencé  ;  Thirza,  sachant  que  Dave 
Mudge  comptait  maintenant  à  peu  près  autant  de 
livres  que  son  promis  comptait  de  shillings,  et  cal- 
culant que  Dave  n'avait  pas  changé  de  sentiment 
à  son  égard,  machine  un  sale  truc  contre  le  pauvre 
Araignée,  et  la  mère,  qui  ne  valait  pas  mieux  que  la 
fille,  lui  donne  un  coup  de  main.  Quel  truc  ?  Petit 
à  petit  elle  se  détache  de  Battishill,  et  elle  s'arrange 


LA  CLOCHE  DE  l'aRAIGNÉE  173 

pour  que  la  paroisse  voie  que  la  faute  est  toute  au 
garçon  et  non  à  elle,  Thirza  Collins. 

Vous  allez  crier  qu'une  chose  pareille  ne  peut 
se  faire  en  plein  jour,  —  et  pour  ma  part  je  n'y  aurais 
pas  cru,  si  je  ne  l'avais  pas  vue  ;  le  diable  —  et  dia- 
ble il  y  a,  je  vous  le  garantis,  —  c'est  que  cette  chose 
a  été  faite.  Ma  Thirza  manigance  un  joli  paquet  de 
mensonges  :  que  l'Araignée  ne  se  déclarait  pas  net- 
tement, qu'il  ne  voulait  pas  fixer  de  jour,  qu'il  di- 
sait à  la  fois  oui  et  non,  que  c'était  un  rêveur,  qu'il 
trouvait  plus  de  plaisir  à  sonner  sa  cloche  qu'à  sortir 
avec  sa  bonne  amie,  —  et  patati  et  patata.  Et  plus 
d'une  fois,  elle  a  des  rendez-vous  avec  Dave  Mudge 
par  les  sentiers  perdus.  Quand  il  passait,  elle  pleur- 
nichait régulièrement,  car,  pour  un  satané  don  des 
larmes,  on  peut  dire  que  la  fille  en  avait  un  ;  et 
Dave,  une  espèce  d'andouille  qui  n'avait  pas  plus 
de  bon  sens  que  ça,  prenait  son  parti,  et  pensait  que 
la  Thirza  était  mal  traitée  par  un  homme  qui,  pour- 
tant, ne  voyait  rien  de  plus  beau  qu'elle.  Puis  Dave 
se  met  à  dire  son  mot  là-dessus,  et  il  lâche  des  choses, 
—  à  Applebird,  le  tenancier  de  V Homme-Vert  et  à 
quelques  autres  voisins,  —  des  choses  qui  n'étaient 
pas  à  dire. 

Tout  le  monde  en  jase  bientôt  ;  mais  l'Araignée, 
qui  n'avait  point  de  cotillon  pour  le  renseigner,  sa 
mère,  infirme,  étant  à  plat  de  lit,  ne  savait  rien 
de  tous  ces  cancans.  Seulement,  il  voyait  que  Thirza 
se  refroidissait,  et,  un  jour,  il  m'en  parle  ;  il  me  confie 
son  secret  avec  l'innocence  d'un  baby,  sans  se  douter 
une  seconde  que  la  chose  était  encore  pire. 

Je  lui  dis  : 

—  Pour  faire  un  heureux  mariage,  il  faut  une 
bonne  santé  de  part  et  d'autre.  Vois-tu,  mon  gar- 


174  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

çon,  —  je  lui  dis,  —  un  homme  n'est  qu'un  damné 
fou  s'il  prend  une  femme  chétive  ;  et  une  femme  n'est 
qu'une  fichue  bête  si  elle  accepte  un  gnngalet.  Une 
femme  avec  des  bons  bourrelets  de  graisse,  un  hom- 
me avec  des  bons  muscles,  —  je  lui  dis,  —  à  la  bonne 
heure  ;  et  que  l'un  et  l'autre  demandent  au  ciel  un 
robuste  appétit  et  des  dents  solides  ;  comme  ça, 
l'estomac  n'a  pas  besoin  d'abattre  plus  que  sa  part 
de  besogne. 

Battishill  approuve  ma  sagesse,  et  il  répond  du 
coup  : 

—  Oh!  quant  à  ça,  ma  Thirza  est  aussi  potelée 
et  aussi  douce  qu  une  pomme  mûre  ;  et  pour  ses 
dents,  c'est  comme  un  écrin  de  perles  montées  sur 
rubis,  —  c'est  ainsi  qu'il  s'est  exprimé  dans  son  lan- 
gage, —  car  des  fois  et  des  fois,  j'ai  vu  comme  qui 
dirait  le  soleil  briller  dans  sa  bouche  rose  quand  elle 
bâillait... 

Vous  entendez  !  Qu'est-ce  qu'elle  avait,  cette 
fille,  à  bâiller  quand  l'Araignée  l'entourait  de  ses 
bras,  j'imagine,  et  lui  faisait  des  m  amours  ?  Elle 
bâillait,  des  fois  et  des  fois,  —  c'est  lui  qui  le  dit,  — 
des  fois  et  des  fois  il  l'a  vue  qui  bâillait. 

Vous  comprenez  qu'après  ça  je  n'ai  pas  été 
tellement  surpris  quand  le  patatras  est  arrivé.  Bat- 
tishill n'avait  jamais  rien  entendu  dire,  et  il  vivait, 
comme  un  fou,  au  paradis  lorsque,  un  beau  jour, 
l'autre  amoureux,  poussé,  bien  sûr,  par  quelque  sale 
mensonge  de  la  fille,  fait  un  coup  de  tête  ;  il  va  trou- 
ver l'Araignée,  et  lui  demande  si  c'était  vrai  qu'il 
avait  dit  telle  et  telle  chose.  Battishill  regarde  Dave 
Mudge  de  l'air  de  quelqu'un  qui  tombe  de  la  lune, 
et  il  veut  savoir  qui  a  bien  pu  lui  raconter  ça  ;  mais 
Dave  n'avoue  pas,  et  alors  l'Araignée  se  monte,  et 


LA  CLOCHE  DE  L  ARAIGNEE  175 

il  déclare,  fier  comme  un  paon,  qu'il  se  fiche  pas 
mal  des  cancans.  Et  alors,  plein  de  rage,  Dave  Mudge 
—  vous  savez,  il  n'était  pas  des  mieux  élevés  — 
découvre  le  pot  aux  roses,  et  il  crie  à  l'Araignée  : 
«  Si  tu  veux  le  savoir,  c'est  ta  bonne  amie  elle-même  ». 

Là-dessus,  comme  Dave  me  l'a  raconté  plus 
tard,  l'autre  prend  la  figure  d'un  qui  a  une  attaque, 
puis  il  devient  aussi  pâle  que  sa  peau  brune  pouvait 
l'être,  et  il  fait  simplement  : 

—  Si  c'est  elle,  Dave  Mudge,  ça  doit  être  vrai. 

Mais,  en  même  temps,  il  avait  1  air  si  désespéré 
que  Dave  Mudge  n'a  pas  le  courage  d'ajouter  un 
mot,  et  qu'il  s'esquive,  et  laisse  le  pauvre  garçon 
avec  le  poignard  dans  la  gorge. 

Ce  qui  s'est  passé  ensuite  entre  l'Araignée  et  la 
fille,  personne  ne  peut  le  dire  au  juste  ;  tout  de  mê- 
me je  jurerais  que  ça  a  dû  la  tenir  éveillée  une  nuit 
ou  deux  à  ruminer  sur  la  question.  Toujours  est-il 
que  lorsqu'il  l'a  laissée  libre  de  choisir  entre  lui  et 
Dave  Mudge,  la  voilà  qui  saute  sur  cette  liberté, 
et  le  mariage  tombe  à  l'eau. 

Je  suppose  qu'il  était  remué  jusqu'au  fond,  le 
pauvre  diable,  et  peut-être  bien  qu'il  y  avait  en  lui 
quelque  chose  de  cassé  ;  mais  jamais  âme  qui  vive 
ne  l'a  pu  entendre  pousser  un  soupir  à  propos  de 
Thirza  ;  il  allait  la  tête  droite,  et  regardait  les  gens 
en  face.  N'empêche  qu'il  y  avait  quelque  chose  qui 
le  travaillait  comme  un  poison  et  qui  se  trahissait 
dans  ses  yeux  tout  à  coup.  Et  puis  il  devenait  aussi 
farouche  qu'un  corbeau. 

Je  pense  bien  que  sans  ses  vieux  parents,  et  sa 
chère  cloche,  il  aurait  quitté  Little  Silver.  Cette 
cloche  !  On  aurait  dit  que  c'était  elle  sa  Thirza, 
maintenant.   Il  ne  pouvait  s'en  séparer  ;  et  malgré 


176  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

que  le  bruit  courait  qu'il  n'avait  plus  le  cœur  à  l'ou- 
vrage comme  avant,  il  n'en  était  pas  moins  au  beffroi 
deux  fois  le  dimanche,  ne  ratait  pas  une  sonnerie, 
et  régulièrement  tenait  sa  place  à  chaque  fête,  à 
chaque  banquet  où  le  sonneur  est  invité. 

Les  gens  chuchotaient  qu'il  paraissait  un  brin 
loufoque,  car  il  restait  des  heures  dans  le  clocher  à 
flirter  avec  sa  cloche,  à  l'épousseter,  à  polir  la  parole 
de  la  Bible  gravée  dessus.  On  aurait  presque  pensé 
qu'il  tâchait  de  voir  si  des  fois  la  cloche  ne  pourrait 
pas  prendre  la  place  de  la  fille  ;  mais,  naturellement, 
elle  ne  le  pouvait  pas.  Chasser  Thirza  de  sa  cervelle, 
c  était  malheureusement  tout  à  fait  au-dessus  de  ses 
forces,  et,  comme  tant  d'autres  avant  lui  et  depuis, 
il  languissait,  il  se  lamentait  pour  une  qui  n'avait  pas 
la  valeur  des  falbalas  qu'elle  portait  en  se  pavanant. 

Ah  !  la  coquine  !  Une  mauvaise  pièce,  vraiment, 
monsieur  ;  sous  ses  frusques  il  y  avait  un  cœur  aussi 
petit,  aussi  froid  que  le  cœur  d'une  grenouille,  —  et 
si  dur  que  le  feu  de  l'enfer  ne  l'aurait  pas  fondu, 
comme  disait  Dave  Mudge,  moins  d'une  année  après 
son  mariage  avec  cette  sale  bête. 

Mais  n'allons  pas  trop  vite.  Tout  de  même,  vous 
voyez  qu'elle  est  arrivée  à  ses  fins.  Le  même  mois 
qu'elle  plaquait  l'Araignée,  elle  amenait  l'autre  à  se 
déclarer.  On  se  fréquente  une  affaire  de  six  semaines, 
et  puis  on  se  met  la  corde  au  cou. 

Les  gens  étaient  plus  tristes  pour  Battishill  qu'il 
ne  1  était  pour  lui-même,  auriez-vous  pensé.  Mais 
vous  auriez  mal  vu,  parce  que  l'homme,  justement, 
cachait  son  jeu.  11  avait  l'air  de  prendre  la  chose  tout 
comme  chacun  de  nous  prend  le  bon  et  le  mauvais 
de  la  vie.  On  va  son  chemin,  pas  vrai  ?  Pour  moi,  je 
vous  assure,  je  ne  permets  à  aucune  fortune,  bonne 


LA  CLOCHE  DE  l' ARAIGNEE  177 

OU  mauvaise,  de  me  faire  sortir  des  gonds.  La  bois- 
son, oui,  quand  j'étais  jeune,  y  a  réussi,  et  plus  sou- 
vent qu'à  mon  tour,  mais  jamais  le  chagrin  ni  la  joie. 

Ainsi,  parce  que  l'Araignée  avalait  sa  médecine 
sans  faire  la  grimace,  les  gens  disaient  qu'après  tout 
il  n'était  pas  si  rudement  touché,  et  ils  le  méjugeaient, 
malgré  que  bon  nombre  d'entre  eux  auraient  caché 
leurs  sentiments  tout  pareil,  croyez  bien,  s'ils  avaient 
été  à  sa  place.  Et  comme  ça,  personne  ne  le  prenait 
beaucoup  en  pitié  ;  seulement,  d'une  manière  gentille, 
ils  prononçaient,  à  son  nez,  mais  assez  fort  pour  qu'il 
entende,  qu'une  fille  de  perdue,  dix  de  retrouvées,  — 
et  d'autres  consolations  de  ce  calibre. 

Quant  à  lui,  il  allait  sa  sombre  route.  On  publie 
les  bans  de  Dave  et  de  Thirza.  Pas  un  cil  de  l'homme 
ne  tremble  à  la  nouvelle,  je  peux  le  dire,  car,  au  mo- 
ment où  l'annonce  était  faite  à  l'église,  j'avais  l'œil 
sur  Battishill.  Bien  mieux,  il  reste  ami  avec  Dave, 
et  même  on  racontait  que  lorsqu'il  croisait  par  hasard 
la  fille,  ici  ou  là,  il  lui  souhaitait  le  bonjour,  comme 
aux  autres  voisins.  Mais  qui  pourrait  dire  le  poids 
qu'il  avait  sur  le  cœur,  et  les  nuits  sans  sommeil,  et  le 
désespoir  où  son  esprit  s'enfonçait,  comme  une  bête 
qui  s'enlize  dans  une  fondrière  ? 

Vient  le  mariage  ;  l'Araignée,  si  vous  voulez  m'en 
croire,  est  à  son  poste,  malgré  que  plus  d'un  garçon 
de  Chagford  et  de  Throwley  s'était  offert  de  caril- 
lonner pour  lui  ce  jour-là,  —  connaissant  l'histoire. 
Mais  il  déclare  que  nul  ne  touchera  à  la  cloche  aussi 
longtemps  que  lui  pourra  sonner. 

—  Je  lui  ai  promis,  —  qu'il  me  fait  en  confidence, 
et  il  avait  un  drôle  d'air,  un  air  bien  terrible  en  me 
disant  ça,  —  j'ai  promis  à  Thirza  Collins  que,  pluie 
ou  soleil,  je  sonnerais  un  coup  ou  deux  à  son  mariage. 


178  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pour  son  bonheur,  pour  l'amour  d'elle  et  de  la  cloche. 
C'était  quand  je  comptais  que  c'est  moi  qui  serais 
le  marié.  Mais  ma  promesse  tiendra,  si  la  sienne  n'a 
pas  tenu. 

Il  souriait,  mais  vous  auriez  dû  voir  cette  figure 
absente...  Il  sonne  donc  ;  jamais  il  n'avait  si  bien 
travaillé,  de  l'avis  de  chacun.  La  cloche  et  lui,  vous 
auriez  juré  que  c'était  un  corps  avec  son  âme. 

Un  joli  mariage,  sur  la  fin  de  l'automne  ;  le  jour 
était  magnifique,  et  le  jumeau  de  Dave,  Jonathan, 
faisait  une  sale  moue,  parce  qu'il  ne  serait  ni  du 
voyage  de  noce,  ni  de  la  lune  de  miel...  H  faut  vous 
dire  qu'il  n'avait  pas  été  séparé  de  son  frère  quarante- 
huit  heures  depuis  leur  naissance.  Enfin  les  deux 
époux  prennent  congé,  on  leur  souhaite  bonne  route. 
Tout  de  même  voilà-t-il  pas  que,  par  malchance,  un 
vieux  soulier  qu'un  garçon  lance  en  l'air  en  signe 
de  porte-bonheur,  tombe  sur  la  fille  et  la  frappe 
plutôt  rudement  entre  les  épaules  !  N'importe,  ils 
s'en  vont  pour  une  semaine  à  Plymouth  ;  les  cloches 
tintent  joyeusement  une  grande  partie  de  l'après- 
midi,  et,  le  soir,  la  plupart  d'entre  nous,  sauf  Battis- 
hill,  nous  entrons  dans  le  cottage  de  la  mère  Collins, 
où  elle  nous  offre  la  soupe  et  un  morceau  de  pain 
et  de  fromage. 

Et  deux  mois  plus  tard  environ,  arrive  la  fin  de 
toute  l'affaire,  aussi  soudainement  qu'un  boulet  de 
canon. 

J'avais  passé  chez  Baker,  le  fossoyeur,  une  belle 
nuit  à  l'entour  de  Noël.  C'était  un  samedi  ;  un  temps 
clair  comme  du  cristal,  avec  une  vieille  lune  dans  les 
bras  de  la  nouvelle.  Ça  pouvait  bien  être  cinq  heures. 
Dans  la  nature,  une  tranquillité  de  mort,  et,  dans  le 
feu  de  Baker,  la  tourbe  indiquait  la  gelée. 


LA  CLOCHE  DE  l'aRAIGNÉE  179 

On  buvait  une  goutte  d'eau-de-vie  de  prunelles, 
je  crois  bien  ;  et  je  faisais  comme  ça  que  jamais  on 
n'avait  vu  autant  de  morts  à  Little  Silver  que  cette 
année-là,  et  que,  pour  autant  qu'un  mortel  pouvait 
prévoir,  il  n'y  en  aurait  plus  d'ici  au  Nouvel-An.... 
J'avais  à  peine  fini,  que  j'entends  tinter  la  cloche 
des  morts  !  C'est  un  son  bien  connu,  et  bien  triste  ; 
mais,  venant  comme  il  venait  à  ce  moment,  fort  et 
profond,  et  sur  ma  parole,  ça  me  fait  sauter. 

—  Je  suis  saoul,  pour  sûr  !  que  je  fais  à  Baker. 
II  y  a  quelque  pauvre  âme  qu'il  va  te  falloir  enterrer 
demain,  gelée  ou  non. 

Mais  alors  je  vois  les  yeux  du  fossoyeur  tout  pleins 
d'étonnement. 

—  Quelle  blague  !  il  dit.  Quoi  !  Tu  as  entendu 
une  cloche  ? 

—  La  cloche  des  morts,  je  réponds. 

—  Jamais  !  il  dit.  J'étais  à  l'église  pas  dix  minutes 
avant  ton  arrivée,  à  allumer  le  poêle  pour  demain, 
parce  que,  dimanche  dernier,  le  capitaine  Yeoland 
a  dit  au  pasteur  que  le  thermomètre  dans  son  banc 
marquait  peu  au-dessus  de  zéro,  et  il  a  déclaré  qu'il 
n'allait  pas  geler  tout  vif,  non,  pas  même  dans  la 
maison  de  Dieu,  pour  l'amour  de  deux  sous  de  coke. 
Voilà  ce  qu'il  a  dit.  Et  j'ai  fermé  à  clef  en  partant. 
C'est  de  la  magie,  je  croirais,  —  car  il  n'y  a  pas  dans 
toute  la  place  un  corps  malade  ou  triste,  à  ma  con- 
naissance. 

—  C'est  la  cloche  à  l'Araignée,  je  te  dis.  Je  parie 
qu'il  l'a  entendue  aussi.  Pas  un  homme  ou  un  esprit 
n'a  touché  à  cette  cloche,  sauf  lui,  depuis  cinq  ans. 

En  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour  le  raconter, 
Baker  a  ses  clefs  à  la  main  et  son  chapeau  sur  la  tête  : 
j'allume  la  lanterne  et  nous  partons  dare  dare  pour 


180  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Fëglise,  qui  n'était  pas  à  plus  d'un  quart  de  mille 
du  cottage. 

II  y  avait  sur  le  pas  de  leur  porte  quelques  femmes 
qui  nous  demandent  ce  qui  arrivait,  —  et  ça  mon- 
trait bien  que  la  cloche  ne  sonnait  pas  pour  nos 
oreilles  seules.  Tout  à  coup,  elle  s'arrête,  et  la  der- 
nière note  meurt  lentement,  lentement,  et  le  grand 
silence  qui  suit  est  presque  plus  terrible  que  le  son. 
Baker  hésite  à  continuer,  mais  je  le  pousse,  et  l'ins- 
tant d'après  il  ouvre  l'église,  et  nous  montons  au 
clocher,  moi  devant. 

Mais  nous  arrivions  trop  tard,  malgré  la  vitesse, 
car  il  y  avait  là  un  homme  pendu  à  la  corde  de  la 
cloche.  Il  avait  grimpé  l'échelle,  s'était  passé  la  corde 
autour  du  cou,  et  puis  laissé  tomber.  Je  ne  jurerais 
pas  qu'il  était  mort  au  moment  où  nous  l'avons 
dépendu;  mais  il  l'était  pour  sûr  avant  la  venue  du 
médecin,  mort  pour  de  bon. 

C'était  Battishill,  vous  comprenez,  qui  avait  sonné 
son  propre  glas,  avant  de  s'ôter  la  vie.  Mais  pourquoi 
il  avait  choisi  justement  ce  jour-là,  si  longtemps  après 
que  la  femme  était  mariée,  personne  ne  pourrait  le 
dire.  On  a  mis  ça  sur  le  compte  d'un  dérangement 
d  esprit,  —  pour  rassurer  un  peu  les  sentiments,  je 
suppose  ;  et,  à  la  Noël,  nous  avons  tous  porté  un 
bout  de  noir  pour  lui  dans  le  clocher,  et  remplacé 
la  corde  avant  de  se  resservir  de  la  cloche.  Mais,  vous 
me  croirez  ou  non,  je  ne  retrouve  plus  à  cette  cloche 
le  doux  son  d'autrefois.  Peut-être  que  c'est  moi  qui 
me  fais  des  idées... 

Eden  Phillpotts. 

(Trad.  de  l'anglais  par  L.-A.  Delieutraz.) 


Mœurs  féminines  Américaines 


Quelques  remarques  sur  leur  prétendue 
contamination    par    la    corruption   française. 


Les  Etats-Unis  —  ou  du  moins  la  région  de  ce 
pays  connue  sous  le  nom  de  Nouvelle  Angleterre  — 
furent  un  jour  Fasile  du  puritanisme  exilé  d'Europe. 
Si  les  Blue  Laws  —  les  Lois  Bleues  —  imbues  d'un 
calvinisme  intransigeant,  ne  sont  jamais  sorties  du 
domaine  de  la  fiction,  on  a  pu  voir  certaines  des  colo- 
nies anglaises  d'Amérique,  telles  que  New  Haven, 
faire  de  la  loi  de  Moïse  la  base  de  leurs  codes.  Il  est 
également  à  remarquer  qu'en  dehors  de  la  New  Eng- 
land,  il  s'est  établi  aux  Etats-Unis  des  settlements 
religieux,  comme  ceux  des  Quakers  de  Pennsylvanie, 
ou  des  Memnonites,  dont  l'influence  sur  les  mœurs 
s'est  fait  sentir  plus  ou  moins  pendant  des  années, 
sur  une  partie  du  territoire.  Il  est  donc  possible  qu'on 
pût  alors  constater,  dans  les  grandes  villes,  moins  de 
laisser-aller  que  dans  les  cités  du  même  ordre  du 
vieux  monde.  Mais  cela  remonte  loin,  très  loin.  Il  ne 
faudrait  pas  se  représenter  l'ensemble  du  pays,  vers 
le  début  du  XIX^  siècle,  comme  modelé  sur  les  pèle- 
rins de  Plymouth.  Ce  qu'on  rapporte,  par  exemple, 
sur  les  amusements  de  la  jeunesse  des  campagnes. 


182  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

à  cette  époque-là,  montre  que  ceux-ci  n'étaient  guère 
édifiants.  Toutefois,  les  Américains  aiment  assez  à 
se  draper  dans  le  commode  manteau  du  puritanisme, 
lorsqu'ils  étudient  les  mœurs  du  vieux  continent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  voyons  que  les  Américains, 
et  surtout  les  Américaines,  voyageant  en  Europe,  se 
déclarent  choqués  de  l'immoralité  du  vieux  monde, 
et  en  particulier  de  ce  qu'ils  ont  vu,  ou  plutôt  appris 
à  Paris  et  dans  les  stations  estivales,  hivernales  et 
balnéaires  de  France  et  de  Belgique.  Il  faut  les  en- 
tendre à  leur  retour  aux  Etats-Unis. 

Mais  on  ne  saurait  perdre  de  vue  que  ces  voyageurs 
partent  pour  l'Europe  avec  des  idées  préconçues, 
influencés,  très  naturellement,  par  ce  qu'ils  ont  lu 
d'une  façon  courante  dans  les  revues  et  surtout  les 
suppléments  du  dimanche  des  grands  journaux,  les- 
quels exploitent  largement,  on  le  conçoit,  cette  source 
inépuisable  d'articles  sensationnels.  En  tout  cas,  il 
y  a  là  un  état  de  choses  incontestable,  une  opinion 
établie  qui,  quelque  étrange  que  cela  paraisse,  à  une 
époque  aussi  éclectique,  ne  semblent  subir  aucune 
modification,  en  dépit  des  relations  plus  intimes  entre 
les  deux  continents.  Telle  est  la  ténacité  de  cette  ma- 
nière de  voir,  qu'elle  n'a  pas  été  ébranlée  un  instant, 
dans  le  gros  public,  par  les  constatations  qu'ont  faites 
des  milliers  de  soldats  du  corps  expéditionnaire  amé- 
ricain, —  et  notamment  celle-ci,  qui  évidemment 
avait  échappé  à  un  nombre  étonnant  de  touristes  : 
à  savoir  qu'il  existe  en  France  d'autres  femmes  que 
les  habituées  du  Moulin-Rouge. 

Il  n'est  pas  probable  qu'aucun  autre  pays  ait  jamais 
porté  sur  une  nation  étrangère  un  jugement  :.ussi 
superficiel  que  ne  le  font  les  Américains  en  ce  qui 
concerne  la  moralité  de  la  France.   Mais,   nonobstant 


MŒURS  FÉMININES  AMERICAINES  183 

leurs  brillantes  qualités,  ils  n'ont  jamais  brillé  par 
leurs  efforts  pour  raisonner  :  ces  gens  si  actifs  ont  la 
paresse  de  la  pensée.  Peut-être  aussi  sont-ils  trop 
pressés  pour  peser  avec  le  soin  désirable  les  argu- 
ments pour  et  contre  une  proposition  donnée.  En 
l'espèce,  c'est  ce  défaut  de  concentration  qui  explique, 
à  la  fois,  la  manière  irréfléchie  avec  laquelle  ils  géné- 
ralisent sous  le  rapport  des  prétendus  points  faibles 
du  vieux  monde,  et  leur  aveuglement  relatif  à  ce  qui 
se  passe  dans  leur  propre  contrée. 

Dans  une  conférence,  une  New-Yorkaise  déclare  : 
«  L'indécence  des  cartes  postales  en  montre  dans 
certains  magasins  de  Paris  est  presque  incroyable  ». 
Notre  expérience  personnelle  journalière  nous  a  de- 
puis longtemps  appris  qu'à  New- York,  Chicago,  et 
même  en  l'austère  Philadelphie,  non  plus  seulement 
dans  certains  magasins  (où  les  Américaines  qui  se 
respectent  n'ont  pas  affaire),  mais  dans  des  papeteries 
ordinaires  où  les  enfants  achètent  leurs  cahiers  d'école, 
on  voit  exposer  en  abondance  des  cartes  prétendues 
comiques,  d'une  inconvenance  sans  excuse. 

«  On  ne  peut  se  faire  une  idée,  at  home,  —  écrit  une 
autre  voyageuse  —  de  la  crudité  de  certains  journaux 
amusants  qui  traînent  sur  les  tables  de  cafés  en 
France,  en  Belgique  et  en  Suisse.  »  Certes,  ces  feuilles 
existent,  mais  ce  ne  sont  pas  ce  qu'on  pourrait  appeler 
des  «  périodiques  de  famille  ».  Aux  Etats-Unis,  la 
presque  totalité  des  journaux  ordinaires  que  dévorent 
avec  la  même  avidité,  dans  chaque  home,  les  jeunes 
comme  les  vieux,  le  grand-père  comme  la  jeune  éco- 
lière,  ces  feuilles  ne  vivent  en  très  grande  partie  que 
d'histoires  sensationnelles,  de  scandales,  de  faits  di- 
vers peu  édifiants,  dans  le  détail  desquels  les  repor- 
ters entrent  avec  une  crudité  qui  ne  serait  pas  tolérée 


184  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

par  les  lecteurs  en  France  ou  en  Suisse.  Mais  ce  n*est 
pas  tout.  Les  prétendus  suppléments  illustrés  comi- 
ques, si  recherchés  des  enfants,  présentent  invaria- 
blement, à  côté  de  plaisanteries  inoffensives,  d'autres 
qui  ne  le  sont  en  aucune  façon.  Là  aussi,  les  édi- 
teurs sont  en  quête  de  sensation,  et  ils  l'obtiennent 
en  faisant  rire  aux  dépens  de  sujets  qui  devraient  être 
sacrés  pour  l'enfance  :  le  respect  des  parents  et  des 
maîtres,  la  déférence  envers  la  vieillesse,  l'honnêteté 
dans  les  affaires.  Si  tels  sont  les  suppléments  comi- 
ques destinés  à  la  jeunesse,  on  peut  se  faire  une  idée 
des  pages  amusantes  de  la  presse  quotidienne.  La 
principale  cause  du  mal  en  la  matière  se  trouve  —  on 
ne  saurait  trop  le  répéter  —  dans  le  fait  que  les  jour- 
naux ordinaires  constituent  la  lecture  familiale  favorite. 
Dans  chaque  home,  les  multiples  pages  —  plus  de 
soixante  parfois  —  des  numéros  du  dimanche,  par 
exemple,  avec  leurs  indéniables  sources  de  connais- 
sances utiles,  mais  aussi  avec  leurs  turpitudes,  passent 
de  main  en  main,  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe. 

Mais  l'on  peut  aller  plus  loin  dans  la  défense  de 
l'Europe  sur  ce  terrain.  Si  l'on  cherche  à  établir  une 
comparaison  entre  le  vieux  monde  et  les  Etats-Unis, 
en  ce  qui  concerne  le  caractère  déplorable  des  publi- 
cations, il  est  bon  de  ne  pas  perdre  de  vue  un  autre 
fait  qui  a  bien  son  importance.  Nous  voulons  parler 
du  ton  des  réclames  et  surtout  des  annonces  illus- 
trées. Sur  ce  point,  particulièrement,  les  Américains 
ne  paraissent  pûs  se  rendre  compte  que  leurs  pério- 
diques se  sont  peu  à  peu  laissé  entraîner  sur  une 
mauvaise  pente.  La  nécessité  de  frapper  les  yeux, 
par  suite  de  la  concurrence  toujours  plus  grande,  s'est 
manifestée,  dans  les  annonces,  non  pas  par  une  recher- 
che plus  complète  de  l'esthétique,  comme  en   Eu^ 


MŒURS  FÉMININES   AMERICAINES  185 

rope,  mais  par  un  appel  à  des  sentiments  plus  ou 
moins  grossiers,  généralement  assez  peu  moraux, 
pour  ne  pas  dire  plus.  Peut-être  le  procédé  est-il 
meilleur  dans  le  domaine  des  affaires  ;  il  est  lamen- 
table à  tout  autre  point  de  vue.  Incontestablement, 
l'ingéniosité  des  réclames  américaines  est  fort  in- 
téressante, et  fertile  en  résultats  pratiques.  Mais  il 
n'est  pas  moins  irréfutable  que  ces  «  advertise- 
ments  »  ont  trop  fréquemment  une  influence  mal- 
saine sur  l'esprit  de  la  jeunesse. 

En  somme,  dans  les  diverses  contrées  d'Europe, 
où  l'état  de  choses,  sous  ce  rapport,  est  infiniment 
moins  mauvais  qu'en  Amérique,  ce  n'est  pas  sans 
raison  que  les  parents  s'opposent,  en  général,  à  la 
lecture  de  la  presse  quotidienne  par  de  jeunes  en- 
fants ;  et,  s'ils  ont  parfois  été  trop  loin  en  la  ma- 
tière, cela  est  certes  préférable  de  beaucoup  à  l'excès 
contraire.  L  étendue  du  mal,  en  Amérique,  se 
comprend  si  l'on  songe  que  les  trois  quarts,  même 
les  quatre  cinquièmes  quelquefois  d'une  revue  con- 
sistent en  réclames  et  que  le  public  parcourt  celles- 
ci  avec  autant  de  soin  que  la  partie  purement  litté- 
raire. On  est  contraint  de  reconnaître  que  faits  di- 
vers sensationnels,  comptes  rendus  de  scandales 
mondains,  détails  morbides  de  crimes  passionnels  et 
annonces  vulgaires,  complètent  l'œuvre  néfaste  d'une 
certaine  classe  de  cinématographes  dont  nous  par- 
lerons plus  loin. 

Il  est  devenu  courant,  aux  Etats-Unis,  de  mettre 
sur  le  compte  de  l'exemple  de  la  France  les  modes 
extravagantes  et  plus  ou  moins  impudiques  qui  font 
fureur  à  New- York  et  dans  les  stations  balnéaires 
fashionables  des  Atlantic  States...  A  toutes  les  cri- 
tiques   que    soulèvent    les    excentricités    de    toilette 

BIBL.  UNIV    CVI  13 


186  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  OU  plutôt  de  déshabillé  —  du  beau  sexe,  l'on 
répond  :  «  Nous  ne  faisons  que  suivre  la  coutume 
des  Parisiennes.  »  Les  Américaines  semblent  ou- 
blier, avec  la  charmante  désinvolture  qui  leur  est 
habituelle,  deux  choses  importantes  :  d'abord,  si 
les  modes  d'outre-mer  sont  mdécentes,  rien  n'o- 
blige à  les  imiter! —  D'autre  part,  d'après  le  té- 
moignage de  couturiers  parisiens,  les  styles  qu'a- 
doptent presqu'invariablement  les  dames  d'Amé- 
rique sont  les  types  extrêmes,  ceux  portés  à  Pans 
par  les  demi-mondaines.  Il  est  absolument  injuste, 
ici  encore,  de  généraliser  et  de  juger  toutes  les  fem- 
mes de  France  par  les  personnes  tapageuses  qui 
traînent  sur  les  boulevards  après  minuit  ou  cher- 
chent à  se  faire  remarquer  à  Dinard  ou  à  Biarritz 
par  Voutré  et  l'inconvenance  de  leur  accoutrement. 
Et  cependant,  c'est  là  raisonnement  courant  au  pays 
des  dollars. 

C'est  la  contamination  française,  également,  qui 
est  rendue  responsable  de  l'immoralité  des  danses 
en  vogue  dans  toute  l'Amérique.  Les  prudes  nièces 
de  l'oncle  Sam,  hantées  par  la  vision  de  ce  qui,  pour 
elles,  est  l'âme  de  Paris  —  le  Moulin-Rouge  —  et 
celle  du  défunt  Cancan  (une  autre  invention  dia- 
bolique, sur  laquelle  elles  n'ont  que  des  données 
mystérieusement  vagues...),  ces  dames,  dis-je,  se- 
raient pourtant  dans  l'impossibilité  de  nier  que  le 
rag  time  et  les  jazz  dances,  souvent  d'une  indécence 
lamentable,  sont  de  pures  créations  du  nouveau- 
monde.  Il  leur  serait  tout  aussi  malaisé  de  mettre  en 
doute  un  fait  encore  plus  important  :  à  savoir  qu  à 
Paris  ou  à  Monte-Carlo,  les  dégénérations  les  moins 
excusables  de  l'art  de  Therpsichore  ne  se  trouvent 
guère  que  dans  les  Vaux-Halls  fréquentés  par  une 


MŒURS  FÉMININES   AMERICAINES  187 

clientèle  spéciale,  en  grandie  partie  exotique  ;  tan- 
dis qu'en  Amérique,  elles  sont  courantes  dans  les 
tea-rooms  fashionables  et  sont  même  tolérées  dans 
les  sauteries  des  collèges  et  des  high  schools. 

Nous  arrêterons-nous  un  moment  sur  la  question 
du  théâtre  ?  Cela  en  vaut  la  peine.  Comme  bien 
1  on  pense,  la  légèreté  du  répertoire  de  certains  éta- 
blissements des  boulevards  a  été  largement  exploi- 
tée, aux  Etats-Unis,  à  l'appui  de  la  thèse  de  la  démo- 
ralisation de  la  France.  Mais  il  se  passe,  ici,  exacte- 
ment la  même  chose  qu'en  ce  qui  a  trait  aux  salles 
de  danse  d'ordre  inférieur  et  autres  établissements 
parisiens  qui  n'ont  jamais  été  classés  comme  «  res- 
pectables »  :  ils  sont  fréquentés  par  une  clientèle 
spéciale,  et  non  par  les  familles.  On  n'y  voit  pas  de 
jeunes  garçons  ou  de  jeunes  filles  honorables.  Mais 
que  dire  des  cinémas  américains  ?  La  soif  de  sensa- 
tion et  surtout  de  nouveauté  a  fini,  évidemment, 
par  émousser  le  sens  critique  de  la  censure,  car  on 
en  est  arrivé  à  représenter  des  spectacles  étonnants. 
Non  seulement  les  scènes  qui  sont  les  plus  populai- 
res aujourd  hui  se  développent  dans  ces  endroits 
même  où  la  jeunesse  n'est  pas  supposée  avoir  accès, 
—  et  ces  incidents  s'offrent  sur  l'écran,  avec  plus 
de  crudité  encore  qu'en  réalité  —  ;  non  seulement 
nombre  d'intrigues  ont  pour  théâtre  des  chambres 
à  coucher  avec  toutes  sortes  de  situations  plus  ou 
moins  suggestives  ;  mais  il  arrive  que  des  actrices 
de  cinématographe  jouent  leur  rôle  absolument  nues. 
Tel  est  le  cas  dans  la  fameuse  pièce  Purity,  dont  les 
intentions  sont  bonnes,  mais  le  réalisme  si  pronon- 
cé que  nous  avons  vu  des  femmes  quitter  la  salle, 
le  rouge  au  front.  Ce  n'est  pas  en  France,  ni  en  Suisse, 
que  de  jeunes  personnes  bien  élevées,  ou  se  croyant 


lOO  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

telles,  se  presseraient  à  la  représentation  cinémato- 
graphique de  la  célèbre  pièce  de  Brieux,  Les  Ava- 
riés, ainsi  que  cela  eut  lieu  lorsque  cette  œuvre  a 
été  placée  sur  l'écran  aux  Etats-Unis,  sous  le  nom  de 
Damaged  Goods,  et  avec  une  emphase  mise  sur  tous 
les  points  scabreux  !  En  Europe,  on  laisse  aux  pa- 
rents, s'ils  le  jugent  bon,  le  soin  d'éclairer  leurs  en- 
fants avec  les  ménagements  nécessaires,  sur  certaines 
questions  d'hygiène  d'un  caractère  extrêmement  privé. 

Quant  à  ce  qui  s'appelle,  en  Amérique,  le  vaude- 
ville,  et  qui  est  simplement  une  série  de  chansons, 
jongleries,  esquisses  en  un  acte  et  ballets,  alternant 
en  général  avec  le  cinéma,  il  présente  souvent  des 
aspects  fort  embarrassants  pour  les  jeunes  filles 
<'  convenables  «,  surtout  quand  celles-ci  y  vont  avec 
ce  qu'on  appelle  ici  leur  escort,  c'est-à-dire  un  jeune 
homme  de  leur  connaissance.  A  Pans,  une  fille  «  con- 
venable «  n'irait  pas  à  un  café-concert  douteux  avec 
sa  famille,  et  encore  moins  seule  avec  un  monsieur 
que  sa  famille  n'a  jamais  vu.  Voilà  la  différence  entre 
les  deux  pays. 

Mais  tel  est  le  manque  de  compréhension,  par 
les  Américaines,  de  la  femme  française,  que  cette 
dernière  est  fréquemment  regardée  comme  pares- 
seuse parce  qu'elle  emploie  plus  de  domestiques 
qu'une  personne  de  sa  condition  aux  Etats-Unis. 
Le  fait  qu'en  France  un  ménage  très  modeste  a  ha- 
bituellement une  bonne  à  tout  faire  semble  passer 
l'entendement  des  Américaines,  lesquelles  ne  peu- 
vent que  le  mettre  sur  le  compte  de  la  paresse.  Il 
est  certes  original  que  la  Française,  si  économe,  si 
bonne  travailleuse,  soit  accusée  de  ce  défaut.  Tou- 
tefois, l'idée  est  fort  répandue,  et  la  chose  répétée 
de  bonne  foi  par  des  gens  de  toute  classe  sociale. 


MŒURS  FÉMININES   AMERICAINES  189 

Pourtant  l'explication  réelle  de  cette  condition  est 
facile  à  découvrir.  La  ménagère  française  cherche 
le  confort  ;  l'Américaine  le  plaisir.  Celle-ci  fait  sa 
cuisine,  sa  lessive,  et  récure  ses  planchers,  plutôt 
que  de  se  passer  des  dernières  créations  mondaines, 
de  vacances  dans  un  hôtel  luxueux,  et  d'automobile 
de  la  meilleure  marque.  La  Française  préfère  le  vé- 
ritable rôle  de  maîtresse  de  maison  à  celui  de  souil- 
lon —  et  se  résigne  bien  volontiers  à  ne  pas  poser 
devant  la  galerie  pour  plus  riche  qu'elle  ne  l'est. 
Elle  est  tout  aussi  occupée  dans  son  home  que  sa 
sœur  d'outre-Atlantique,  mais  d'une  façon  plus  éle- 
vée, plus  intelligente  ;  le  résultat  est  que,  dans  la 
classe  bourgeoise  ou  même  ouvrière,  les  maisons 
sont  infiniment  mieux  tenues  et  plaisantes  pour  les 
hôtes  en  France  qu'aux  Etats-Unis  —  bien  qu'au 
vieux  monde  il  manque  fréquemment  les  modem 
impTovements  si  répandus  en  Amérique. 

On  pourrait  croire  que  ces  jugements  presque  en- 
fantins dans  leur  absence  de  profondeur,  portés  sur 
les  mœurs  françaises,  soient  émis  uniquement  par 
des  gens  sans  éducation,  sans  culture  sociale.  Il  n'en 
est  rien.  On  est  vraiment  surpris  de  voir,  par  exem- 
ple, un  homme  de  la  valeur  du  Rév.  Beekman, 
du  Temple  Américain  à  Paris,  déclarer  que  la  capi- 
tale de  la  France  est  un  lieu  de  perdition  pour  les 
étrangères  et  qu'à  moins  que  cette  cité  ne  soit  «  net- 
toyée »  de  ses  impuretés,  «  les  vies  et  les  âmes  de 
jeunes  filles  et  jeunes  hommes  d'Amérique  sans  ex- 
périence ne  sont  pas  en  sûreté  à  Paris.  »  Le  sui- 
cide retentissant,  dans  cette  ville,  d'une  actrice  amé- 
ricaine bien  connue,  a  déchaîné,  dans  la  presse  des 
Etats-Unis,  des  torrents  de  protestations  contre  la 
moderne  Sodome  et  ses   plaisirs   sataniques.  Princi- 


190  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

paiement  sous  l'impulsion  de  diverses  agences  de 
publication,  pour  qui  c'était  là  une  bonne  aubaine, 
les  tentations  de  la  capitale,  avec  de  terribles  illus- 
trations à  l'appui,  ont  été  dévoilées  un  peu  partout 
dans  les  suppléments  populaires  du  dimanche.  Et 
!e  refrain  est  toujours  le  même  :  Paris  est  le  tombeau 
de  la   vertu  des  Américaines. 

Il  est  inconcevable  que  des  écrivains  et  des 
ecclésiastiques  de  mérite  puissent  essayer  de  soute- 
nir une  pareille  thèse.  Que  des  hommes  étrangers, 
jeunes  et  faibles  de  caractère,  se  laissent  dévoyer 
par  les  entraînements  parisiens,  c'est  aussi  compréhen- 
sible que  regrettable  ;  et  l'immense  majorité  des 
Français  étaient  d'accord  avec  M.  de  Lamarzelle 
quand  ce  dernier,  à  la  tribune  du  Sénat,  a  demandé 
une  épuration  des  plaisirs  de  la  capitale.  Toutefois, 
ce  n'est  pas  là  la  question.  Aucune  jeune  fille  amé- 
ricaine de  passage  à  Paris  n'est  tenue  de  visiter  le 
Rat  Mort,  ni  l'Abbaye,  et  de  fréquenter  les  bouges 
où  se  fume  l'opium.  Quand  elle  le  fait,  c'est  qu'elle 
est  démoralisée  d'avance.  Si  elle  tourne  mal,  elle  Vau- 
rait  fait  inévitablement,  tôt  ou  tard,  sans  quitter  New- 
Yorl^,  Chicago,  ou  n  importe  quelle  ville  ou  village 
des  Etats-Unis.  On  cite  des  cas  où  des  Américaines 
ont  été  lancées  dans  une  mauvaise  voie  par  de  jeunes 
noblaillons  français,  décavés,  à  la  solde  de  certains 
établissements  louches.  Cela  se  peut.  Mais  quicon- 
que a  vu  de  près  les  colonies  américaines  des  capi- 
tales européennes  sait  de  reste  quelles  folies  une  cer- 
taine classe  d'Américaines  peut  commettre  lorsqu'elle 
se  trouve  en  contact  avec  un  individu  titré,  ou  se 
disant  tel.  Les  mères,  sur  ce  chapitre,  sont  peut- 
être  plus  pitoyablement    grotesques  que  leurs  filles. 


MŒURS  FÉMININES   AMERICAINES  191 

Pour  être  juste,  il  faut  ajouter  que  les  dites  colo- 
nies renferment  une  assez  large  proportion  de  demi- 
aventurières,  risquant  le  tout  pour  le  tout,  afin  de 
harponner  un  mari  ou  un  gendre  titré  et  qui,  si 
elles  se  fourvoient,  remplissent  les  journaux  d'outre- 
Atlantique  de  clameurs  indignées  contre  la  dégénéra- 
tion européenne.  J'en  appelle  aux  souvenirs  de  tous 
ceux  qui  ont  vécu  dans  les  pensions-famille  de  Paris, 
Berlin,  Dresde,  Venise,  fréquentées  par  les  Amé- 
ricaines ! 

Nous  pourrions  nous  arrêter  là  et  nous  conten- 
ter d'essayer  de  mettre  les  choses  au  point  en  res- 
tant sur  la  défensive.  Cependant,  l'attaque  était 
si  injustifiée  qu'on  se  doit  à  soi-même  de  passer  à 
une  contre-offensive.  Il  est  impossible  de  lire  les 
philippiques  du  Rev.  Beekman  et  de  nombre  de  ses 
compatriotes  contre  les  mœurs  françaises  et  leurs 
jérémiades  sur  les  innocent,  unsophisticated  Ame- 
rican girls  jetées  à  Paris  sur  le  sentier  de  la  perdi- 
tion, sans  signaler  ce  qui  se  passe  aux  Etats-Unis 
mêmes,  par  exemple  dans  certains  établissements 
d'instruction. 

Dans  l'organe  de  l'université  de  Brown,  à  Provi- 
dence (Etat  de  Rhode-Island),  The  Brown  Daily 
Herald,  publié  par  les  étudiants,  il  a  été  inséré  un 
article  dont  le  retentissement  fut  grand,  quoique 
malheureusement  trop  local.  En  accents  indignés, 
autant  que  chagrinés,  les  éditeurs  de  ce  périodique 
dénoncent  la  conduite  des  jeunes  filles  de  bonne 
famille  qui  assistent  aux  réceptions  universitaires. 
Leur  définition  de  la  society  girl  de  cette  grande 
ville  est  intéressante  : 


192  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

"  La  moderne  social  huâ  *  boit  —  p&s  avec  excès,  mais  suffi- 
samment. Elle  fume  sans  s'en  cacher  ;  jure  considérablement,  et 
raconte  des  histoires  sales  (dirty  storics).  Somme  toute,  c'est  une 
petite  créature  frivole,  passionnée,  et  avide  du  sensationnel.  » 

Les  détails  accompagnant  cette  remarque  sont  plus 
que  surprenants.  Plusieurs  ne  sauraient  être  relatés 
ici,  puisque  la  Bibliothèque  universelle  doit  pouvoir 
être  mise  entre  toutes  les  mains.  Bornons-nous  à 
citer  quelques  exemples.  Il  paraît  que,  quand  les 
débutantes  ultra-fashionables  vont  au  bal,  elles  dé- 
posent leur  corset  au  vestiaire,  afin  de  pouvoir  se 
livrer  avec  plus  d'abandon  aux  danses  de  la  dernière 
mode,  telles  que  ce  «  Pas  du  Chameau  »,  qui  faisait 
dire  à  un  étudiant  :  «  Jamais  je  n'épouserai  une  jeune 
fille  qui,  pendant  toute  une  saison,  a  dansé  le  Camel 
Walk  avec  n'importe  qui  !  »  Après  le  bal,  le  mon- 
sieur qui  sert  àescort  à  la  demoiselle  transporte  ga- 
lamment le  corset  dans  la  poche  de  son  pardessus 
en  reconduisant  la  jeune  personne  chez  elle.  Du 
reste,  ces  gracieux  «  boutons  de  rose  »,  bien  souvent, 
sont  si  excités  par  les  danses  éhontées,  comme  le 
shimmy  ou  le  toddle^  —  de  purs  appels  aux  sens,  — 
qu'ils  n'ont  pas  envie  de  rentrer  au  bercail  avant 
d'avoir  couru  des  heures  en  automobile  en  tête  à 
tête  avec  des  partenaires  d'occasion,  presque  des 
inconnus.  Jusque  dans  ces  derniers  temps,  une  ba- 
leine de  corset  était  le  charmant  souvenir  d'une 
soirée  octroyé  par  une  jeune  fille  à  un  jeune  homme  ; 
aujourd'hui,  c'est  une  jarretière.  Maint  étudiant  con- 
serve dans  le  tiroir  de  sa  commode  une  collection 
de  ces  objets  intimes,  parfumés  à  dessein  par  sa  pro- 
priétaire. 

'  "  Bouton  de  rose  social  ",  nom  donné  familièrement  aux  jeunes  filles  faisant 
leur  début  dans  les  salons. 


MŒURS  FÉMININES  AMERICAINES  193 

Et  ce  ne  sont  pas  là  des  filles  de  basse  extraction  ; 
mais,  ainsi  que  Ta  déclaré  tristement  le  journal  de 
l'université  de  Brown,  «  des  descendantes  dégéné- 
rées de  vieilles  familles  locales  ».  Or,  il  n'y  a  aucune 
raison  de  croire  que  ce  qui  a  lieu  à  Providence,  une 
ville  réputée  éminemment  respectable,  ne  se  pré- 
sente pas  autre  part.  Notre  expérience  personnelle, 
au  cours  d'un  séjour  de  plus  d'un  quart  de  siècle  aux 
Etats-Unis,  s'accorde  bien  avec  les  témoignages  cités 
plus  haut.  C'est  ainsi  que,  dans  un  Seminary  de  la 
puritaine  Nouvelle  Angleterre,  placé  sous  l'égide 
d'une  Eglise,  nous  avons  vu  de  singulières  choses. 
Là,  entre  étudiants  et  étudiantes,  il  n'était  pas  permis 
de  danser  ;  ceci  était  remplacé  par  une  «  promenade  » 
solennelle,  par  couples,  en  colonne  par  deux,  autour 
du  Campus.  Mais...  une  heure  plus  tard,  quand  il 
faisait  très  noir,  lesdits  couples  flirtaient  en  grand 
style,  dissimulés  par  des  buissons  aux  regards  indis- 
crets, jusque  bien  après  minuit  !  Ils  ne  risquaient 
guère,  d'ailleurs,  car  les  maîtres  et  maîtresses  en 
faisaient  autant.  Un  superbe  décorum  était  observé 
en  classe  et  au  réfectoire  ;  on  eût  dit  un  couvent 
pour  les  deux  sexes.  Toutefois,  les  jours  de  congé,  les 
élèves  se  rendaient  au  chef-lieu  de  l'Etat,  chaque 
jeune  homme  conduisant  une  jeune  fille  en  voiture, 
séparée  et  isolément,  et  rentrant  dans  l'obscurité. 
Dans  ce  collège  religieux,  des  inscriptions  obscènes  se 
lisaient  sur  les  murs  du  jardin,  témoignant  du  peu 
de  respect  des  élèves  masculins  pour  leurs  co-eds  ^ . 

Bien  entendu,  ce  qui  précède  ne  veut  pas  dire  que 
les  étudiantes  de  ce  Seminary  étaient  devenues  abso- 
lument vicieuses  :  l'état  de  choses  signalé  ici  montre 
simplement  que  ces  jeunes  personnes,   filles  d'hon- 

'  Abréviation  de  «  co-educated  -',  s'appliquant  aux  étudiantes. 


194  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

nêtes  fermiers,  pasteurs,  petits  commerçants  de  cam- 
pagne, se  conduisaient,  sans  doute  tout  naturelle- 
ment, d'une  façon  qui  nous  rend  profondément  scep- 
tiques en  ce  qui  concerne  les  unsophisticated  American 
girls  arrivant  à  Paris  innocentes  comme  la  brebis  qui 
vient  de  naître.  Car,  il  convient  d'insister  sur  ce 
point,  ce  qui  se  passait  dans  ce  petit  collège  relative- 
ment bien  surveillé  du  Vermont,  n'était  pas,  évi- 
demment, un  cas  exceptionnel.  Laissant  de  côté  les 
étranges  choses  que  l'on  rapporte  sur  certains  fashio- 
nahle  pensionnats  de  demoiselles  des  environs  de 
New- York,  il  est  facile  de  relever,  de  divers  côtés, 
des  protestations  contre  l'attitude  d'étudiantes  et 
même  de  jeunes  écolières,  contre  le  manque  de  sur- 
veillance des  bals  et  réceptions  des  high  schools^  ou 
des  pique-nique  scolaires...  et  aussi  religieux.  Oui, 
religieux,  car.les  chaperons  des  parties  de  plaisir  orga- 
nisées par  certaines  écoles  du  dimanche,  sont  sou- 
vent tout  aussi  écervelées  que  les  jeunes  personnes 
confiées  à  leurs  soins.  Il  est  significatif  que  beaucoup 
de  ces  protestations  émanent  d'élèves  masculins  eux- 
mêmes.  Par  exemple,  à  Denver,  en  Colorado,  ces 
derniers  ont  fini  par  mettre  à  l'index  leurs  condisci- 
ples du  beau  sexe  qui  arrivaient  en  classe  avec  un 
maquillage  copié  sur  celui  des  chanteuses  de  bas 
étage  et  avec  des  jupes  à  l'avenant.  L'attitude  des 
étudiantes  paraît  aussi  avoir  été  un  des  facteurs  qui 
ont  amené  plusieurs  associations  d'étudiants  de  1  uni- 
versité de  Cornel  à  exprimer  le  vœu  que  la  co-éduca- 
tion  des  deux  sexes  soit  abolie  dans  les  établissements 
d'instruction  supérieure.  Dans  une  assemblée  tenue 
à  la  Northwestern  Unioersity,  soixante  recteurs  d'écoles 
ou  collèges  pour  jeunes  filles  de  l'Etat  d'Illinois,  en 
avril  1921,  ont  protesté  avec  énergie  contre  la  con- 


MŒURS   FÉMININES   AMERICAINES  195 

duite  des  élèves  féminines.  On  lit,  dans  les  comptes 
rendus  de  ces  séances,  que  «  deux  choses  ont  atteint, 
en  cette  matière,  un  minimum  irréductible  :  la  lon- 
gueur des  jupes  et  celle  des  heures  de  sommeil  des 
jeunes  élèves  ».  Les  familles  de  toutes  les  pupils  de 
ces  soixante  établissements  ont  reçu  une  lettre-circu- 
laire appelant  leur  attention  de  la  façon  la  plus  pres- 
sante sur  l'urgente  nécessité  de  réforme  dans  l'atti- 
tude de  ces  jeunes  personnes  par  trop  émancipées. 
L'inconvenance  des  habillements,  le  défaut  de  cha- 
peronnage  effectif  en  dehors  de  l'école,  et  même  pen- 
dant les  vacances,  sont  les  points  principaux  signalés 
à  la  vigilance  des  parents  dans  ladite  circulaire. 

Nous  pourrions  prolonger  cet  exposé  de  faits.  Mais 
ce  qui  précède  est  sans  doute  suffisant  pour  montrer 
que  la  contamination  européenne  ne  saurait  d'aucune 
manière  expliquer  la  précocité  de  très  jeunes  filles 
de  toutes  classes  sociales.  L'explication  doit  se  cher- 
cher ailleurs.  Il  y  a  là,  probablement,  une  affaire  de 
tempérament,  d'effervescence  d'une  race  jeune,  la 
résultante  de  cette  liberté  d'allures  que  développe  la 
vie  coloniale.  Et  les  Etats-Unis  sont  restés,  sous  bien 
des  rapports,  une  colonie.  La  précocité  des  jeunes 
filles  américaines  se  relève  déjà  à  une  époque  de  l'his- 
toire où  il  est  notoire  que,  par  suite  du  manque  de 
communications  suivies  et  rapides,  du  peu  d'échan- 
ge d  idées  entre  les  deux  hémisphères,  les  femmes 
des  Etats-Unis  ne  pouvaient  être  influencées  par  la 
prétendue  corruption  morale  des  Françaises  ou  au- 
tres Européennes.  Il  nous  entraînerait  trop  loin  de 
rappeler  ce  qu'étaient  les  amusements  de  la  jeunesse 
au  «  bon  vieux  temps  «  en  Amérique  ;  les  parties  de 
traîneau,  les  hay  rides^  —  promenades  en  char  à  foin  ; 
—  les  jeux,  tels  que  «  post  office  »  à  l'usage   spécial 


196  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

des  jeunes,  étaient  infiniment  plus  grossiers  encore 
qu'aujourd'hui  ;  et  pourtant  l'on  voit  bien  des  cho- 
ses peu  édifiantes  dans  les  plaisirs  populaires  actuels. 
Citerons-nous  un  incident  plus  récent,  quoique  as- 
sez ancien  ?  Dans  un  bazar  de  charité,  quelques 
jeunes  filles  de  la  société  locale  imaginèrent  pour 
grossir  les  recettes  de  vendre  leurs  baisers.  Natu- 
rellement, ce  fut  un  succès  ;  mais  il  causa  de  l'émoi  : 
les  fiancés  de  certaines  de  ces  demoiselles  rompi- 
rent incontinent  leur  engagement.  Le  fait  est  carac- 
téristique ;  il  ne  s'agissait  pas  d'une  œuvre  de  guer- 
re, de  ce  baiser  du  départ  qu'une  jeune  personne 
peut  à  la  rigueur  octroyer  au  soldat  inconnu  mar- 
chant peut-être  à  la  mort  ;  non,  c'était  là  un  clair 
cas  de  cette  exubérance  dont  nous  nous  plaignons 
aujourd'hui. 

Retenons  donc  que  ces  tendances  se  manifestent 
dès  l'enfance.  Point  n'est  besoin,  par  conséquent, 
de  chercher  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  les  causes 
d'un  état  de  choses  comme  celui  que  relate  un  mo- 
dèle, qui  est  en  même  temps  un  écrivain  fort  inté- 
ressant. Miss  Munson,  dans  ses  curieuses  révéla- 
tions sur  la  société  New-Yorkaise.  L'on  voit  main- 
tenant comment  passent  leurs  loisirs  nombre  de 
femmes  de  familles  réputées  les  plus  distinguées, 
des  membres  de  ces  fameux  «  600  »,  la  crème  de  la 
population  américaine.  Nous  apprenons  qu'à  l'insu 
de  leurs  maris,  —  sans  cela  la  fugue  n'aurait  pas  de 
charme,  —  ces  dames  à  la  recherche  de  sensations 
«  bohèmes  »,  ou  de  ce  qu'elles  appellent  ainsi,  non 
seulement  fréquentent  assidûment  les  ateliers  des 
peintres  et  sculpteurs,  mais  font  des  bassesses  pour 
poser.  Leur  idéal  est  d'éclipser  ces  modèles  pro- 
fessionnels dont  elles  sont  jalouses.  Quelques  artis- 


MŒURS  FÉMININES   AMERICAINES  197 

tes  cèdent,  pour  avoir  la  paix....  et  le  patronage 
de  ces  millionnaires  ;  et  c'est  ainsi  qu'aux  salons, 
le  public  contemple,  sans  s'en  douter,  dans  des  ta- 
bleaux plus  ou  moins  mythologiques,  les  traits  et 
les  contours  de  leaders  féminins  de  la  haute  société. 
Miss  Munson,  tout  obligée  qu'elle  soit  de  passer 
bien  des  choses  sous  silence,  déclare  cependant  que 
certaines  mères,  et  belles-mères,  seraient  singuliè- 
rement étonnées,  si  elles  savaient  qui  a  posé  pour 
des  scènes  très  «  dernier  cri  »,  ornant  les  salles  de 
clubs,  ou  les  galeries  de  collectionneurs  inférieurs. 
Inférieurs,  certes,  car  les  vrais  artistes  se  refusent 
énergiquement  à  transiger  en  matière  de  modèles. 
Avec  force  politesses,  mais  écœurés  au  fond,  ils 
éconduisent  les  gênantes  visiteuses.  Et  certaines  de 
celles-ci  ne  le  leur  pardonnent  jamais...  Evidemment, 
ces  personnes  ne  pourraient  invoquer  l'exemple  de 
l'Europe.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  à  leur  décharge, 
est  que  leur  conception  d'une  protectrice  des  arts 
ne  va  peut-être  pas  plus  loin  que  le  désir  de  pré- 
senter à  la  postérité  l'image  anonyme,  et  souvent 
peu  esthétique,  de  bras,  jambes,  épaules  dont  les 
défauts  anatomiques  doivent  s'évanouir  devant  le 
fait  que  les  modèles  étaient  des  rejetons  des  nababs 
de  l'Argent,  du  Fer  Blanc  ou  de  la  Porcelaine.  Mais 
alors,  pourquoi  ces  dames  agissent-elles  en  cachette  ? 
Sans  quitter  le  même  ordre  d'idées,  il  est  à  remar- 
quer que  dans  aucun  autre  pays,  autant  qu'en  Amé- 
rique, les  femmes  ne  se  jettent  à  la  tête  des  célé- 
brités masculines.  Il  importe  peu  que  ces  lions  du 
jour  se  soient  distingués  sur  la  scène,  dans  les  lettres, 
au  champ  de  course,  ou  dans  l'arène  du  pugiliste. 
Ces  dames  sont  éclectiques.  Certes,  il  arrive  en 
Europe  que  des  acteurs,    les    musiciens  surtout,  et 


198  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

même  d'autres  mdividus  plus  infimes,  mais  qui 
attirent  l'attention,  agissent  sur  l'imagination  de 
jeunes  personnes.  Toutefois  les  feux  de  paille  allu- 
més par  ces  héros  du  moment  dans  des  cervelles 
juvéniles  restent  pour  ainsi  dire  toujours  le  secret 
de  celles  qui  en  souffrent.  Non  seulement  l'homme 
qui  en  est  l'objet  n'en  sait  généralement  rien  ;  mais 
la  réserve  innée  chez  l'Européenne,  et  chez  la  Fran- 
çaise avant  tout,  empêche  celle-ci  de  s'ouvrir  à  ses 
amies.  Elle  sent  instinctivement,  quoique  vague- 
ment, le  ridicule,  la  bizarrerie  tout  au  moins,  de  la 
chose.  Son  sens  des  proportions,  autant  que  son  bon 
sens,  la  retient  dans  la  voie  des  convenances.  Aux 
Etats-Unis,  le  sens  de  la  juste  mesure  est  une  qualité 
malheureusement  fort  exceptionnelle.  Et  c'est  ce  qui 
fait  que  les  célébrités  de  tout  acabit  sont  gâtées  par 
les  femmes  d'une  façon  incompréhensible  pour 
l'Européen.  Le  nombre  de  filles,  jeunes  ou  vieilles, 
qui  se  rendent  grotesques  par  leur  attitude  envers 
les  matinée  idols,  et  les  autres  étoiles  de  toute  gran- 
deur, ce  nombre  est  phénoménal,  en  dépit  des  sar- 
casmes de  la  presse  comique,  et  des  amères  déconve- 
nues constamment  éprouvées  par  ces  écervelées.  Si 
Caruso  n'a  pas  écrit  ses  Mémoires,  c'est  grand 
dommage,  car  il  en  savait  long  sur  ce  chapitre  ;  et 
l'on  aurait  eu  là  une  bien  intéressante  contribution 
à  la  psychologie  de  l'Américaine. 

Une  chose  indéniable,  et  incontestée,  est  que  les 
hommes  connus  venant  du  vieux  monde  sont  sou- 
vent déconcertés,  et  fort  ennuyés  par  l'attitude  par 
trop  entreprenante  de  leurs  admiratrices.  Il  y  a  quel- 
ques jours  à  peine,  le  pianiste  Pouishneff,  exaspéré 
d'être  dérangé  sans  cesse  par  les  visites  ou  appels 
de  téléphone  de  femmes  et  jeunes  filles  qui,  déplore- 


MŒURS  FÉMININES   AMERICAINES  199 

t-il,  «  devraient  avoir  plus  de  sens  commun  »,  afficha 
à  Textérieur  de  sa  porte  la  pancarte  suivante  : 

«  M.  Pouishneff  prend  la  liberté  d'informer  les  dames  qui  trou- 
vent plaisir  à  rendre  visite,  sans  y  être  conviées,  à  des  musiciens 
de  renom,  qu'il  ne  possède  aucune  qualification  pour  justifier  leur 
intérêt.  Il  serait  extrêmement  reconnaissant  qu'on  lui  permit  de 
vivre  la  vie  d'un  ermite  célibataire.  » 

La  soif  de  sensations  nouvelles,  l'attrait  de  1  im- 
prévu —  et  la  saveur  du  fruit  défendu  sont  les  fac- 
teurs qui  poussent  irrésistiblement  la  majorité  des 
Américaines  en  dehors  du  conventionnel  en  ma- 
tière de  conduite  féminine.  Nous  pensons  avoir 
montré  dans  cette  étude  que  les  jeunes  femmes  des 
Etats-Unis  n'ont  rien  à  redouter  de  la  prétendue 
contamination  du  vieux  monde.  Si  elles  se  perdent 
là,  nous  l'avons  déjà  dit.  l'explication  n'est  pas  diffi- 
cile à  découvrir  :  elles  se  seraient  perdues  tôt  ou  tard 
dans  leur  propre  pays.  Une  charge  à  fond  a  été 
faite,  on  l'a  vu  plus  haut,  par  un  pasteur  américain 
de  Paris  contre  la  corruption  française  et  les  dangers 
qu'elle  fait  courir  aux  femmes  venues  d'Amérique. 
Cette  attaque  s'était  basée  sur  le  suicide  sensationnel 
d'une  actrice  de  New- York,  «  égarée  dans  la  nou- 
velle Sodome  ».  Les  événements  devaient  se  char- 
ger de  répondre,  hélas,  d'une  façon  aussi  cruelle 
que  péremptoire  à  ce  réquisitoire  injuste  et  super- 
ficiel. Le  lamentable  scandale,  tout  récent,  de  l'af- 
faire «  Fatty  »  Arbuckle,  à  San  Francisco,  qui  a  retenti 
jusqu'en  Europe,  montre  une  fois  de  plus  la  vérité 
du  vieil  adage  :  «  Qui  voit  la  paille  dans  l'œil  d'autrui, 
n'aperçoit  pas  la  poutre  dans  le  sien  !  » 

Georges  Nestler  Tricoche. 


L'affaire  du  comte  de  Pfaffenhofen 


En  janvier  1791,  les  émigrés  de  France  trans- 
portèrent leur  centre  d'action  de  Turin  à  Coblentz, 
afin  d'être  à  portée  des  puissances  sur  le  concours 
desquelles  ils  fondaient  leurs  espérances  pour  com- 
battre la  révolution  et  restaurer  le  royaume.  Ils  étaient 
très  divisés  et  ce  fut  le  parti  de  la  cour  qui  l'emporta 
dans  cette  décision,  contre  la  noblesse  de  province 
qui  préférait  chercher  un  appui  du  côté  de  l'Espa- 
gne et  du  Piémont. 

L'émigration  s'installa  donc  dans  le  pays  de 
l'électeur  de  Trêves  qu'elle  envahit  pour  ainsi  dire 
aux  dépens  de  l'autorité  de  celui-ci.  Des  agents 
furent  laissés  à  Turin  qui,  par  leurs  divisions,  nuisi- 
rent au  succès  de  toute  tentative  qu'on  aurait  pu 
essayer  de  ce  côté.  Le  prince  de  Condé  qui,  par  son 
indépendance  et  son  énergie,  se  distinguait  des  émi- 
grés de  Coblentz,  se  posta  près  du  Rhin,  décidé  à 
se  tenir  en  dehors  des  intrigues  et  résolu  à  com- 
battre. 

Louis  XVI  ayant  échoué  dans  son  aventure  de 
Varennes  se  résignait  à  accepter  la  constitution  et 
dépêcha,  en  juillet  1791,  des  envoyés  à  Coblentz  pour 

'  Lecture  faite  k  là  Société  d'Histoire  et  d'Archéologie  de  Genève,  en  sa  séance 
du  24  novembre  1921. 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  201 

arrêter  les  intrigues  des  émigrés  avec  les  puissances 
et  leur  faire  connaître  son  espoir  que  les  choses  allaient 
s'arranger  en  France  ;  mais  ses  envoyés  furent  mal 
reçus  et  revinrent  bredouilles.  Il  n'entrait  certaine- 
ment pas  dans  les  plans  du  futur  Louis  XVIII  de 
consolider  le  trône  de  son  frère.  Les  intrigues  avec 
l'Autriche,  la  Prusse,  l'Angleterre  furent  donc  con- 
tinuées, mais  les  choses  ne  marchaient  pas  assez 
vite  au  gré  des  émigrés  ;  l'empereur  d'Autriche 
n'aimait  pas  cette  aristocratie  légère  et  frivole  qui 
prétendait  représenter  à  Coblentz  la  cour  de  France  ; 
le  roi  de  Prusse  promettait  son  concours,  mais  en 
calculait  encore  les  bénéfices  éventuels  ;  Pitt  prati- 
quait déjà  la  politique  du  Wait  and  see. 

En  attendant,  les  émigrés  opéraient  des  recru- 
tements, organisaient  leurs  petits  corps,  préparaient 
leurs  plans  et  lorsque  enfin,  après  les  événements 
du  10  août  1792,  les  puissances  coalisées  se  décident 
à  mettre  leur  armée  sérieusement  en  mouvement, 
il  se  trouve  parmi  elles  le  corps  des  six  mille  émi- 
grés du  prince  de  Condé,  sans  parler  de  ceux  qui  se 
trouvaient  répartis  dans  les  diverses  armées  de  la 
coalition.  Les  cours  étrangères,  auxquelles  les  émi- 
grés n'étaient  pas  sympathiques,  auraient  voulu  les 
fondre  dans  les  troupes  allemandes,  mais  consenti- 
rent finalement  à  les  maintenir  en  groupes  distincts, 
tout  en  intercalant  ceux-ci  dans  ceux  de  la  coalition. 

Pour  effectuer  le  "recrutement  de  leurs  troupes, 
les  chefs  émigrés  avaient  recours  à  des  agents  nom- 
breux qui  opéraient  sur  les  frontières  et  en  pays 
étrangers  et  ils  étaient  secondés  dans  cette  partie  de 
leur  tâche  par  des  personnes  de  tout  rang  qu'ani- 
maient la  haine  de  la  révolution  et  le  culte  du  droit 
divin. 

BIBL.  ONIV.   CVI  14 


202  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

C'est  ainsi  qu'un  grand  seigneur  autrichien 
apporta  aux  princes  émigrés  un  concours  aussi  gé- 
néreux qu'imprudent  et  mal  récompensé.  Dans  les 
rares  documents  qui  nous  sont  parvenus  de  lui,  il 
se  désigne  comme  François  Simon,  comte  Pfaff  de 
Pfaffenhofen  et  du  saint-empire  romain,  chevalier 
d  honneur  de  l'ordre  souverain  de  Saint- Jean  de  Jéru- 
salem, seigneur  du  Reisenberg  en  Basse-Autriche, 
ci-devant  administrateur  postulé  de  Stavelot  et  Mal- 
médy,  ancien  tréfoncier  capitulaire  de  l'Eglise  sou- 
veraine de  Liège,  ancien  seigneur  de  Rothenhof, 
etc.  Il  est  né  en  1753  et  mort  sans  postérité  en  1840. 
Il  ne  paraît  pas  avoir  été  marié.  Son  frère  puîné 
Joseph  Dominique,  né  en  1762,  mort  en  1845,  a 
laissé  un  fils,  le  second  comte  Franz  Simon,  né 
en  1795,  qui  mourut  en  1872  sans  postérité;  avec 
lui  s'est  éteinte  la  famille.  Il  existe,  il  est  vrai,  en 
Autriche  et  en  Allemagne,  une  famille  von  Pfaffen- 
hofen Chlendowski  qui  descend  d'une  fille  adoptive 
du  premier  comte  François  Simon  ;  elle  s'appelait 
Ida  Cramer  et  épousa  un  von  Chlendowski  qui  pro- 
bablement a  été  autorisé  à  relever  le  titre  de  Pfaf- 
fenhofen lorsque  la  famille  se  trouva  éteinte. 

Sur  la  personnalité  du  comte  Pfaff  de  Pfaffen- 
hofen on  ne  possède  pas  de  renseignements  et  leur 
recherche,  fort  difficile  en  l'absence  de  tous  les  des- 
cendants, n'était  pas  utile  pour  l'objet  de  cette  étude, 
limitée  aux  faits  qui  concernent  les  rapports  bien 
fâcheux  qu'eut  ce  seigneur  avec  les  princes  de  Bour- 
bon pendant  l'émigration  et  la  restauration.  Aussi 
bien,  semble-t-il,  ces  rapports  et  leurs  conséquen- 
ces paraissent  avoir  été  l'événement  le  plus  considé- 
rable de  son  existence. 


L  AFFAIRE   DU   COMTE   DE   PFAFFENHOFEN  203 

Les  sources  de  renseignements  relatives  aux  faits 
que  nous  allons  relater  sont  peu  nombreuses.  Les 
plus  importantes  sont  : 

1°  Une  brochure  que  possède  la  Bibliothèque  na- 
tionale de  France  intitulée  :  «  Correspondance  du 
comte  de  Pfaffenhofen  avec  la  direction  de  la  mai- 
son du  Roi,  terminée  par  une  lettre  au  roi  concer- 
nant sa  réclamation  sur  Sa  Majesté  et  Son  Altesse 
Royale  Monsieur,  précédée  des  pièces  judiciaires  à 
l'appui  ))  (  Paris  1820). 

2°  Une  brochure  qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque  de 
Berlin,  intitulée  :  «  Exposé  des  faits  dans  la  cause 
du  comte  de  Pfaffenhofen  contre  Sa  Majesté  le  roi 
Charles  X,  comte  de  Ponthieu,  à  mes  contemporains 
et  à  la  postérité  devant  qui  je  dois  me  justifier  des 
poursuites  que  mon  débiteur  lui-même  me  réduit  à 
la  nécessité  d'exercer  contre  Sa  Majesté  »  (Paris 
1832).  La  brochure  est  suivie  de  plusieurs  appendi- 
ces de  1833,  1835,  1836. 

3°  Gazette  des  tribunaux.  —  Paris,  24  juillet  1831. 
—  Jugement  contre  Charles  X  en  faveur  du  comte 
de  Pfaffenhofen. 

4°  Archives  de  la  famille  Naville-Arnold  ;  dossier 
relatif  à  l'intervention  d'Edouard  Arnold  comme 
représentant  de  Louis-Philippe  vis-à-vis  du  comte  de 
Pfaffenhofen  pour  le  règlement  de  sa  créance  contre 
Charles  X. 

Il  se  peut  que  le  comte  de  Pfaffenhofen,  en  plus 
des  brochures  ci-dessus  mentionnées,  ait  écrit  ses 
mémoires,  car  Henri  Bordier,  dans  son  ouvrage  : 
L'Allemagne  aux  Tuileries  de  1850  à  1870,  men- 
tionne que  le  baron  Frédéric  von  Thielmann  offrit 
à  Napoléon  III  de  lui  céder  l'unique  exemplaire  des 


204  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mémoires  du  comte  de  Pfaffenhofen  dont  l'auteur 
fit  détruire  l'édition  à  la  fin  de  sa  vie.  Cette  offre 
fut  repoussée. 

Quant  aux  archives  de  la  famille  de  Pfaffenhofen, 
après  en  avoir  poursuivi  la  recherche  pendant  des 
années,  tant  en  Autriche  qu'en  Allemagne,  nous 
sommes  enfin  arrivé  à  la  certitude  qu  elles  ont  été 
détruites  par  le  dernier  descendant  mâle  de  la  fa- 
mille, et  ceci  nous  prive  d'un  précieux  complément  de 
renseignements  sur  les  démêlés  du  comte  de  Pfaf- 
fenhofen avec  les  princes  de  Bourbon  et  surtout 
sur  le  règlement  définitif  de  l'objet  du  procès. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  traces  qui  subsistent  de  cet 
incident  historique  méritent  d'être  rassemblées  et 
coordonnées  et  suffisent  pour  en  faire  un  exposé  qui 
restera  comme  une  contribution  à  l'histoire  de  1  émi- 
gration. 

Le  comte  François  Simon  de  Pfaff  de  Pfaffen- 
hofen était  donc  un  défenseur  enthousiaste  du  trône 
et  de  l'autel,  même  en  dehors  de  son  propre  pays,  et 
s'était  attaché  avec  passion  à  la  fortune,  ou  plutôt 
à  l'infortune,  de  la  maison  royale  de  France.  Il  a  ac- 
cueilli et  recueilli  par  centaines,  suivant  ses  propres 
expressions,  ceux  des  Français  qui,  poursuivis  par 
la  terreur,  ont  cherché  chez  l'étranger  un  abri  contre 
la  haine  révolutionnaire  et  ont  trouvé  le  vivre  et  le 
couvert  dans  ses  maisons  de  ville  et  de  campagne. 
Il  dit  qu'alors  que  l'Europe,  dans  la  stupeur  de  la 
fin  déplorable  de  Louis  XVI,  hésitait  à  reconnaî- 
tre la  régence  de  Monsieur,  il  s'employa  avec  beau- 
coup d'instance  pour  obtenir  du  pape  Pie  VI  cette 
reconnaissance  qui  entraîna  celle  des  autres  puissan- 
ces. Il  courut  toutes  les  cours  d'Europe  pour  les 
intéresser  à  la  cause  des  princes  émigrés  et  toutes 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  205 

les  banques  pour  obtenir  des  fonds  pour  ceux-ci. 
Plus  tard,  sous  le  Directoire,  sous  le  Consulat  et  sous 
TEmpire,  il  entreprendra  des  voyages  périlleux  en 
France  pour  y  sonder  l'esprit  public,  les  disposi- 
tions et  les  moyens  des  légitimistes.  Il  subira  des 
séjours  dans  les  prisons  de  l'Abbaye,  de  Sainte-Péla- 
gie et  de  Vincennes.  Il  risque  même  sa  vie  comme 
suspect  de  complicité  avec  le  duc  d'Enghien.  On 
dira  peut-être  que  le  comte  de  Pfaffenhofen  joua  le 
rôle  de  la  mouche  du  coche,  mais  ce  ne  fut  pas  sans 
péril,  sans  dévouement  et  sans  de  grands  sacrifi- 
ces d'argent,  car  il  déclare  que  toutes  ses  entreprises 
furent  toujours  au  détriment  de  sa  fortune  personnelle. 

Tel  était  le  personnage  que  nous  voyons  entrer  en 
action  en  1791  pour  guider  et  rassembler  les  émi- 
grés au  passage  des  frontières  de  France. 

Il  avait  établi  à  ses  frais,  sur  la  frontière  un  peu 
enchevêtrée  du  pays  de  Liège  et  de  la  France,  des 
postes  échelonnés  de  guides  qui  recueillaient  les 
émigrants,  se  les  transmettaient  de  l'un  à  l'autre, 
et  les  préservaient  des  dangers  qu'ils  couraient  en 
s'échappant  de  France.  Le  zèle  du  comte  de  Pfaffen- 
hofen étant  connu,  chacun  s'adressait  à  lui  et  il  put 
soustraire  de  nombreux  royalistes  aux  périls  et  aux 
embûches   auxquels   ils   étaient   exposés. 

Son  dévouement  fut  mis  à  contribution  en  1792 
par  les  princes  de  Bourbon  lorsqu'ils  furent  im- 
puissants à  procurer  en  Belgique  des  quartiers  aux 
partisans  qu'ils  cherchaient  à  réunir  sous  leurs  dra- 
peaux. Ils  eurent  recours  au  comte  pour  procurer  à 
leurs  fidèles  des  établissements  dans  ce  pays  de 
Liège  où  son  rang,  son  caractère  et  l'amitié  du  prince 
lui  donnaient  quelque  crédit.  A  cet  effet  le  comte  fut 
nanti  d'un  mandat  général  de  la  teneur  suivante  : 


206  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

«  Leurs  Altesses  Royales,  Monsieur  et  Monseigneur  comte 
d'Artois,  frères  du  roi  de  France,  connaissant  les  disposi- 
tions amicales  de  Monsieur  le  Prince  Evêque  de  Liège,  Notre 
Cousin,  et  espérant  de  ses  favorables  intentions  pour  la  cause 
du  Roi  notre  Frère  et  les  gentilshommes  français  émigrés 
qui  étaient  dans  les  Pays-Bas  et  que  les  circonstances  ont 
obligé  de  partir  ; 

)>  En  conséquence,  LL.  AA.  RR.  Monsieur  et  Monseigneur 
comte  d'Artois  autorisent  par  Ks  présentes  Monsieur  le 
comte  de  Pfaff  de  Pfaffenhofen,  chanoine  tréfoncier  de 
Liège,  d'employer  ses  soins  auprès  de  Mons<  igneur  le  Prince 
Evêque  de  Liège,  Notre  Cousin,  pour  obtenir  des  quartiers 
dans  les  terres  d'  sa  dénomination,  pour  les  gentilshommes 
français  émigrés. 

»  ACoblenlz,  le  20  avril  1792. 

>'  Louis  Stanislas  Xavier,     Charles  Philippe.  » 

En  exécution  de  ce  mandat,  le  comte  de  Pfaffen- 
hofen a  pu  procurer  à  l'émigration  des  établissements 
où  elle  s'est  organisée  et  a  pu  former  des  compagnies 
sous  la  dénomination  d'armée  de  Bourbon,  équipées 
de  tout  le  matériel  nécessaire  ;  cette  petite  armée 
commandée  par  le  duc  de  Bourbon  devait  se  réu- 
nir à  celle  des  princes  sous  Thionville. 

Le  duc  de  Bourbon  s'était  déjà  avancé  jusqu'à 
Marche,  ville  du  Luxembourg,  mais  une  partie  des 
bagages  suivait  une  autre  route  que  celle  de  l'armée 
et  se  trouvait  à  Huy,  entre  Treux  et  Spa,  territoire 
dépendant  de  l'official  de  Liège,  lorsque  survint  un 
grave  incident. 

Des  fournisseurs  de  l'armée  venaient  de  s  aperce- 
voir que  des  agents  des  princes  les  avaient  payés  en 
faux  assignats  et  firent  arrêter  et  saisir  le  convoi. 

Les  princes  de  Bourbon  avaient  en  effet   imaginé 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  207 

de  faire  fabriquer  de  faux  assignats  qu'on  devait 
introduire  en  France  pour  y  déprécier  les  assignats 
du  gouvernement  d'alors,  mais  peut-être  aussi  pour 
se  procurer  à  bon  compte  les  fonds  qui  leur  man- 
quaient. L'évêque  de  Trêves  ne  toléra  pas  cette 
fabrication  dans  ses  Etats,  mais  les  Bourbons  réus- 
sirent, par  flatterie  et  en  promettant  de  régler  une 
créance  qu'avait  le  prince  de  Neuwied  sur  l'Etat 
français  et  remontant  à  Louis  XV,  à  circonvenir  ce 
prince  qui  voulut  bien  fermer  les  yeux  sur  ce  trafic 
pratiqué  chez  lui.  Le  ministre  de  France,  M.  Bigot 
de  Sainte-Croix,  eut  vent  de  la  chose,  informa  son 
gouvernement  qui  porta  plainte  auprès  du  gouver- 
nement impérial  à  Vienne  et,  sur  les  injonctions  de 
celui-ci,  le  prince  de  Neuwied  obligea  les  Bourbons 
à  transporter  ailleurs  leurs  presses  de  faux  assignats. 
C'est  avec  cette  monnaie  qu'on  avait  essayé  de  trom- 
per les  fournisseurs  de  l'armée  du  duc  de  Bourbon. 

L'affaire  avait  fait  grand  tapage  à  Liège  et  le  comte 
de  Pfaffenhofen  avertit  le  duc  de  Bourbon  qui  se 
borna  à  lui  demander  de  gagner  du  temps  pour  le 
règlement  de  cette  affaire.  Ce  n'était  pas  possible  ; 
le  scandale  avait  éclaté,  les  bagages  étaient  saisis 
par  autorité  de  justice,  une  plainte  portée  pour  fa- 
brication et  émission  de  fausse  monnaie  ;  les  fournis- 
seurs lésés  provoquaient  une  émeute. 

Toujours  chevaleresque  et  dévoué  à  la  maison  de 
France,  le  comte  de  Pfaffenhofen  fit  tout  ce  qu'il 
put  pour  étouffer  l'affaire  et  sauver  l'honneur  des 
Bourbons.  Avec  le  concours  du  mayeur  de  Colson 
qui  avança  les  fonds  nécessaires,  les  plaignants  fu- 
rent apaisés,  les  faux  billets  remboursés  en  saine 
monnaie  et  détruits,  les  bagages  libérés,  le  scandale 
étouffé  et  l'honneur  des  princes  sauvé. 


208  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Le  mayeur  de  Colson  qui  avait  avancé  les  fonds 
pour  ce  sauvetage,  craignant  que  le  remboursement 
ultérieur  ne  fût  pas  suffisamment  garanti  par  la 
loyauté  des  princes  dont  la  conscience  venait  de 
se  montrer  si  élastique,  avait  exigé  du  comte  de  Pfaf- 
fenhofen  un  engagement  qui  en  rendait  celui-ci 
personnellement  responsable.  Le  comte,  dont  la  foi 
dans  1  honneur  des  princes  était  plus  robuste,  comme 
sa  confiance  dans  leur  restauration,  signa  l'obligation 
suivante  qui  l'engageait  à  fond  en  sa  personne  et  sur 
ses  biens  : 

«  Je  soussigné,  tant  en  ma  qualité  de  chargé  de  l'autori- 
sation i:t  des  pouvoirs  de  LL.  AA.  RR.  Monsieur  et  Mon- 
seigneur Comte  d'Artois,  dans  le  Pays  de  Liège,  pour  tout 
ce  qui  concerne  l'établissement  des  G^mpagnies  d'Emigrés 
composant  aujourd'hui  l'Armée  de  S.  A.  S.  Monseigneur 
duc  de  Bourbon,  qu'v.n  mon  propre  et  privé  nom,  et  me 
rendant,  moi  et  mes  biens  présens  et  à  venir,  personnelle- 
ment et  réellement  responsable  pour  leurs  dites  Altesses 
Royales,  à  l'effet  des  présentes  ; 

»  Ouï  le  rapport  de  M.  le  comte  de  Selincourt,  au  nom 
de  S.  A.  S.  Monseigneur  duc  de  Bourbon,  de  qui  il  me  remet 
une  lettre,  du  16  de  ce  mois  ; 

»  Considérant  la  circonstance  pénible  où  se  trouve,  et  où 
peut  se  trouver  davantag(  l'Armée  de  S.  A.  S  ,  par  le  défaut 
d'armes,  fournitur  s  et  bagages  de  toutes  espèces,  qui  de- 
meurent saisis  ^t  arrêtés,  en  vertu  d'autorité  de  justice,  parce 
que  les  assignats  que  les  trésoriers  et  payeurs  de  l'armée  ont 
dernièrement  donnés  en  paiement  de  ces  divers  objets,  d'une 
valeur  de  cent  soixante  mille  livres  effectives,  se  sont  trouvés 
faux  et  de  fausse  fabrication  ; 

»  Considérant  l'impossibilité  de  suivre  les  intentions  que 
S.  A.  S.  m'indique  dans  sa  dite  lettre,  et  de  gagner  du  temps 
avec  les  fournisseurs  alarmés,  et  qui,  pour  et  avant  de  donner 


l'affaire  du  comte  de  pfaftenhofen  209 

mainlevée,  exigent  de  moi  des  sûretés  réelles  pour  la  dite 
somme  de  cent  soixante  mille  livres  ; 

»  Considérant  que  la  bonne  foi,  l'honneur  et  la  dignité 
des  Augustes  Princes  qui  m'ont  honoré  de  leurs  pouvoirs 
se  trouveraient  compromis  si  j'hésitais  un  moment  à  recon- 
naître et  déclarer  que  LL.  AA.  RR.  et  S.  A.  sont  aussi  étran- 
gères que  je  le  suis  moi-même  à  cette  livraison  de  fausse 
monnaie  (manœuvre  manifeste  des  révolutionnaires),  et  que 
les  princes  n'entendent  pas  que  les  fournisseurs  de  leurs 
armées  ne  soient  pas  pleinement  satisfaits  à  tous  égards  ; 

»  Considérant,  enfin,  qu'en  recevant,  comme  je  reçois, 
et  remettant,  comme  je  remets  présentement  à  M.  le  comte  de 
Selincourt,  la  mainlevée  qui  m'a  été  accordée,  au  moyen  des 
présentes,  des  dits  saisies  et  arrêts,  je  parviens  à  parer  à  tous 
les  inconvénients  existans  et  éventuels  ; 

»  Déclare  et  reconnais,  par  ces  présentes,  éciites  et  signé*s 
de  ma  main  et  scellées  de  mon  sceau,  avoir  rendu  LL.  AA.  RR. 
et  me  rendre  moi-mêmr,  personnellement  et  réellement 
débiteurs  et  responsables  solidaires  envers  M.  le  mayeur  de 
Colson,  de  ladite  somme  de  cent  soixante  mille  livres  effec- 
tives, pour  sûreté  plus  ample  de  laquelle  je  lui  remets,  en 
ce  moment,  afin  de  s'en  aider  dans  les  paiements  que  lui- 
même  aurait  à  faire  partiellement,  quatre  obligations  sépa- 
rées :  60  000  livres.  40  000  livres,  40  000  livres,  20  000  livr  s, 
formant  ensemble  la  dite  somme  de  1 60  000  livres,  ^  t  ne 
faisant  ensemble,  avec  ces  présentes,  qu'une  seule  et  même 
obligation,  dont  et  desquelles  le  paiement,  tant  en  intérêts 
qu'en  principal,  ne  pourra  toutefois  être  exigé  qu'après  la 
rentrée  des  princes  en  France. 

»  Il  est  entendu  que  ces  intérêts  seront  à  demi  pour  cent 
par  mois. 

»  Donné  et  délivré  à  Liège,  ce  vingt  septembre  mil  sept 
cent  quatre-vingt-douze. 

»  Le  comte  DE  PFAFF  DE  PfAFFENHOFEN. 

(L.S.) 
»  Et  il  est  convenu  qu'en  tout  cas,  lors  de  l'échéance,  je 


210  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ne  pourrai  être  forcé  au  paiement  qu'après  avoir  notifié  la 
demande  à  LL.  AA.  RR.  et  les  avoir  appelés  en  garantie. 

>'  Comte  DE  Pfaff.  » 

Et  le  même  jour,  le  juge  suprême  du  pays  de  Liège 
a  homologué  cette  obligation  par  Tordonnance  sui- 
vante : 

«  In  fidem  et  ad  robur  proemissorum,  vindiciarumque 
de  quibus  agitur,  in  addictionem.  Nos,  Petrus-Ludivicus- 
Josephus  de  Jacquet,  Officialis  Leodiensis,  totiusque  patriae 
Leodiensis,  Comitatusque  Lossensis  Judex-Ordinarius,  Pro- 
vinciœ  Prœses,  tic,  praesentes  bas,  per  pro-secretarium 
nostrum  signari,  sigilloque  Officialatus  muniri  jussimus. 
Datas  Leodii,  hac  vigesimâ  septembns  1792. 

»  De  Mandato  reverendi  D.  Domini  mei  suprafati. 

»  Pet.-F.  Brocard. 

»  Pro-Secretarius.  » 

C'était  le  jour  de  la  bataille  de  Valmy  ;  si  le  ré- 
sultat en  avait  été  connu  à  Liège,  qui  sait  si  le  mayeur 
de  Colson  aurait  risqué  ses  fonds  et  si  la  fortune 
du  comte  de  Pfaffenbofen  n'aurait  pas  été  sauvée  ? 
Toujours  est-il  qu'après  l'échec  de  l'armée  de  Bruns- 
wick, le  comte  se  retira  dans  ses  terres  en  Autriche 
et  ne  paraît  pas  avoir  joué  de  rôle  important  dans  les 
événements  ultérieurs  ;  dans  ce  qui  nous  est  parve- 
nu de  ses  écrits,  on  ne  retrouve  que  des  allusions 
aux  voyages  qu'il  aurait  entrepris  en  France  sous 
le  directoire,  le  consulat  et  l'empire  pour  sonder 
l'état  des  esprits  et  renseigner  les  princes  émigrés 
à  ce  sujet. 

Une  autre  aventure  du  comte  de  Pfaffenbofen 
nous  est  toutefois  révélée  par  un  mémoire  dont  il 
ne  reste  que  de  très  rares  exemplaires,  publié  à  Ratis- 
bonne  en   1798  et  qui  relate  les  démêlés  du  comte 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  21 1 

avec  le  gouvernement  anglais  à  l'occasion  du  recru- 
tement d'un  corps  de  troupe  en  Hanovre,  dont  ce 
gouvernement  l'avait  chargé  en  1795.  Dans  cette 
affaire  le  comte  semble  avoir  été  la  victime  de  la 
mauvaise  foi  des  agents  du  ministère  de  la  guerre 
anglais. 

La  Révolution,  l'Empire  passèrent  et  pendant  ce 
temps  Colson  mourut;  les  Bourbons  remontèrent  enfin 
sur  le  trône,  pour  un  temps,  et  la  créance  devenait 
exigible.  Les  héritiers  de  Colson  produisirent  leur 
réclamation  par  l'intermédiaire  de  plusieurs  person- 
nages de  la  cour  de  France  à  qui  leur  père  avait  ren- 
du des  services  pendant  leur  émigration.  Ils  n'en 
obtmrent  que  des  réponses  évasives  et  ils  durent 
se  retourner  vers  le  comte  de  Pfaffenhofen,  caution 
solitaire  des  Augustes  Débiteurs. 

Celui-ci,  dans  sa  confiance  naïve  en  la  loyauté  du 
roi  de  France,  pensa  que  le  remboursement  de  l'obli- 
gation souscrite  par  lui  ne  pouvait  être  qu  une  sim- 
ple formalité  et  qu'il  suffirait  de  se  présenter  à  l'of- 
fice royal  compétent  pour  obtenir  satisfaction.  Il 
s'adressa  au  duc  de  Richelieu  qui,  après  lui  avoir 
fait  promettre  de  ne  pas  révéler  l'origine  scandaleuse 
de  la  créance  Colson  garantie  par  lui,  l'envoya  se 
pourvoir  devant  la  commission  de  liquidation  des 
dettes  contractées  par  les  princes  à  l'étranger.  En  rai- 
son de  la  promesse  obtenue  par  le  duc  de  Richelieu, 
l'original  de  l'obligation,  détenue  par  les  héritiers 
Colson,  ne  pouvait  être  présentée  et  la  commission 
eut  beau  jeu  à  écarter  la  demande  du  comte  de  Pfaf- 
fenhofen. 

Si  cette  fin  de  non-recevoir  ne  désillusionne  pas 
encore  le  comte  sur  la  manière  dont  peuvent  s'inter- 
préter en  haut  lieu  les  lois  de  l'honneur,  il  n'en  est 


212  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pas  de  même  pour  les  héritiers  Colson  qui  jugèrent 
que  de  leurs  deux  débiteurs  solidaires,  l'honnête 
rentier  qu'était  de  Pfaffenhofen  valait  mieux  qu'un 
roi.  Aussi,  sans  s'arrêter  aux  belles  paroles  que 
l'entourage  du  roi  de  France  prodiguait  au  comte, 
n  hésitèrent-ils  pas  à  assigner  celui-ci,  dès  le  7  oc- 
tobre 1816,  devant  le  tribunal  impérial  et  royal  des 
nobles  à  Vienne,  en  remboursement  de  leur  créance 
plus  les  intérêts  à  6  o/°  depuis  le  20  septembre  1792. 
Dès  lors  l'affaire  entre  dans  le  maquis  de  la  procé- 
dure. 

Toute  instance  pendante,  le  comte  de  Pfaffenho- 
fen se  rend  à  Paris  persuadé  que  le  roi  n'est  pour 
rien  dans  ce  déni  de  justice  dont  il  souffre  et  qu'un 
appel  à  Sa  Majesté  le  fera  rentrer  dans  ses  droits. 

La  brochure  déjà  mentionnée  que  possède  la  Bi- 
bliothèque nationale  de  France  contient  plus  de 
cinquante  lettres  tant  de  Pfaffenhofen  ou  de  ses  con- 
seillers juridiques  que  des  divers  ministres  français 
auxquels  il  a  eu  à  faire  et  dont  la  tactique  semble 
avoir  été  constamment  de  traîner  les  choses  en  lon- 
gueur et  de  les  embrouiller,  dans  l'espoir  de  lasser 
le  réclamant  et  d'éviter  au  roi  le  remboursement  de 
sa  dette.  Dès  le  début  on  voit  que  le  comte  de  Pfaf- 
fenhofen, sous  le  coup  de  l'assignation  des  héritiers 
Colson,  a  cherché  à  obtenir  d'être  couvert  au  procès  par 
une  intervention  du  roi  Louis  XVIII  et  de  Monsieur, 
comte  d'Artois.  Cette  intervention  est  promise  en 
ce  qui  concerne  le  roi  par  les  lettres  du  comte  de 
Pradel,  directeur  général  du  ministère  de  la  maison 
du  roi,  mais  elle  est  refusée  par  le  baron  de  Bou- 
lainvilliers,  chancelier  de  Monsieur,  ce  dernier  ju- 
geant que  le  roi  seul  est  qualifié.  Mais  les  conseils 
du  roi  ont  plus  d'un  tour  dans  leur  sac.  Après  avoir 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  213 

parlé  d'une  intervention  par  avocat  au  procès,  ils 
se  dédisent  pour  des  raisons  d'étiquette  et  promettent 
de  faire  intervenir  l'ambassadeur  de  France.  Entre 
temps  les  héritiers  de  Colson  activent  le  procès  à 
Vienne  et  font  dénoncer  un  appel  en  garantie  à 
S.M.  Louis  XVIII  et  à  S.  A. R.  Monsieur.  En  définitive 
et  revenant  sur  toute  promesse  antérieure,  les  augustes 
débiteurs  se  dérobent,  le  roi  jugeant  qu'il  n'était  pas 
de  la  dignité  du  roi  de  France  de  se  soumettre  à  la 
juridiction  d'un  tribunal  étranger  et  qu'il  en  était  de 
même  pour  l'héritier  du  trône,  son  frère. 

Laissé  seul  en  butte  aux  poursuites  des  porteurs 
de  ses  obligations,  le  comte  de  Pfaffenhofen  succombe 
et  le  Tribunal  impérial  et  royal  de  la  noblesse  à  Vienne 
rendit  le  19  juin  1818  un  jugement  dont  voici  la  te- 
neur : 

»  De  par  le  Tribunal  Impérial  et  Royal  Provincial  des 
Nobles,  en  Basse-Autriche,  et  dans  la  cause  entre  Louis  de 
Colson,  Marie-Henriette-Joseph  Làgeman  et  Joséphine- 
Françoise-Charlotte-Eléonore  Rohne,  toutes  deux  nées  de 
Colson,  demandeurs  par  leur  avocat,  le  docteur  Resmini  : 
contre  M.  François-Simon,  comte  d'Empire,  de  Pfaffen- 
hoffen,  défendeur  par  son  avocat,  le  D^  Haushamer  : 

»  A  l'effet  d'imposer  audit  défendeur  le  paiement  de 
1 60  000  livres  tournois,  avec  les  intérêts  à  6  pour  cent,  dus 
depuis  le  20  septembre  1792,  en  vertu  d'une  Obligation  déli- 
vrée, tant  au  nom  de  LL.  AA.  RR.  Monsieur  et  comte  d'Ar- 
tois, que  comme  débiteur  solidaire,  en  date  de  Liège,  le 
20  septembre  1 792  ;  ensemble  avec  remboursement  des  frais 
judiciaires,  en  conséquence  des  actes  mis  au  rôle,  le  6  mai 
de  l'année  courante  : 

»  Il  a  été  jugé  que  M.  le  défendeur  François-Simon,  comte 
d'Empire,  de  Pfaffenhoffen,  est  tenu  de  payer,  en  quatorze 
jours,  sous  peine  d'exécution,  les  1 60  000  livres  tournois, 
objet  de  la  demande  présentée  le  7  octobre   1816,  avec  les 


214  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

intérêts  à  6  pour  cent,  depuis  le  20  septembre  1 792   en  mon- 
naie effective  ;  toutefois  contre  la  remise  qui  lui  sera  faite  de 
son  Obligation,  dûment  quittancée. 
»  Les  frais  réciproquement  compensés. 

(L.  S.)  »  Joseph  AlCHEN,  M.  P. 

»  De  par  le  Tribunal  Impérial  et  Royal  Provincial  des 
Noblf  s,  en  Basse-Autriche. 

'>  Vienne,  ce  19  juin  1818, 

(L.  S.)  '  PiCHLER,   M.  P.    ' 

Le  total  de  la  condamnation,  les  frais  non  com- 
pris, s'est  élevé  à  la  somme  de  409093  livres  que 
Pfaffenhofen  a  payées  le  4  septembre  1818  ayant 
dû,  pour  se  procurer  cette  somme,  liquider  à  perte 
une  partie  importante  de  son  patrimoine.  Tel  est  le  prix 
auquel  il  a  racheté  le  titre  de  l'obligation  contractée 
par  lui  pour  compte  et  au  service  des  princes  de 
Bourbon,  devenus,  l'un  roi  de  France  et  l'autre 
héritier  présomptif  du  trône.  Il  devient  dès  lors 
leur  créancier  direct  et  va  être  obligé  de  consumer  sa 
vie  en  efforts  pour  récupérer  un  bien  dont  la  réali- 
sation est  subordonnée  aux  flottements  d'une  cons- 
cience royale. 

E.  A.  Naville. 

(La  suite  prochainement.) 


-^-J^*^^*^f#-»#-5»*^^^^f-^-»^^ 


De  la  Chance. 


L'une  des  religions  les  plus  répandues  dans  le 
monde  entier,  la  plus  répandue  peut-être,  est  celle 
de  la  «  chance  ». 

Cette  divinité,  qui  avait  des  adorateurs  innombra- 
bles dans  l'ancienne  Rome  déjà,  sous  le  nom  de 
«  Fortuna  »,  est  aujourd'hui  l'objet  d'un  culte  étrange, 
qui  consiste  en  une  longue  série  de  rites  négatifs. 

Ses  fidèles,  qui  se  comptent  par  dizaines  et  par 
centaines  de  millions,  ignorent  l'art  de  lui  plaire, 
mais  ils  s'efforcent  par  toutes  sortes  de  précautions 
de  ne  pas  lui  déplaire,  estimant  avoir  fait  suffisam- 
ment ainsi   pour   s'attirer  ses   bonnes   grâces. 

Et  pour  respecter  les  nombreuses  rancunes  de  la 
Chance,  on  évite  autant  que  possible  d'avoir  affaire 
au  nombre  13,  d'entreprendre  quelque  chose,  ne 
fût-ce  qu'une  course,  le  vendredi  ou  le  jour  dans 
la  matinée  duquel  l'on  a  entendu  le  croassement 
du  corbeau,  de  se  laisser  approcher  par  une  poule 
noire,  de  poser  son  chapeau  sur  un  lit,  de  croiser 
son  couteau  et  sa  fourchette  sur  son  assiette,  au 
lieu  de  les  y  placer  parallèlement,  de  chausser  son 
soulier  gauche  le  premier,  de  renverser  la  salière, 
d'entamer  le  beurre  et  ainsi  de  suite. 

Tout  cela  a  pour  objet  de  gagner  la  faveur   de 


216  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

la  Chance  en  vue  de  la  fortune,  ou  plutôt  de  ce  qu'on 
appelle  chez  son  prochain  :  «  le  culte  du  veau  d'or  » 
et  chez  soi  :  «  la  lutte  pour  se  procurer  l'aisance  et 
le  bien-être.  »  Car,  qu'il  l'avoue  ou  non,  chacun 
poursuit  la  conquête  d'un  trésor,  matériel  très  sou- 
vent, honorifique  quelquefois,  pour  cette  vie  ou  pour 
la  suivante.  Et  la  plupart  des  hommes  y  veulent 
atteindre  en  se  donnant  le  moins  de  peine  possible. 

La  superstition  du  nombre  13  m'a  été  fort  utile 
jadis,  lorsque  au  cours  de  mes  pérégrinations  pédes- 
tres j'arrivais  le  soir,  à  l'improviste,  dans  un  hôtel 
bondé  :  j'étais  sûr  de  trouver  à  ma  disposition  une 
chambre  confortable  portant  le  numéro  néfaste  ; 
celui-ci  a  fait  place  plus  tard  au  numéro  douze  bis, 
ou  a  été  supprimé  purement  et  simplement. 

Quant  au  vendredi,  à  l'heure  qu'il  est  encore, 
pour  ne  citer  qu'un  exemple  à  portée  de  la  main, 
ce  jour  est  le  cendrillon  dans  la  statistique  des  re- 
cettes des  tramways  de  Lausanne.  Les  prêtres  de 
la  Chance  sont  fort  nombreux  ;  leurs  rangs  com- 
prennent tous  ceux  qui  s'occupent  d'art  divinatoire  : 
des  cartomanciens  et  des  chiromanciens  jusqu'aux 
rédacteurs  des  prospectus  financiers,  et  leur  vertu 
principale  est  l'altruisme,  car  ils  font  une  large  part 
des  biens  à  venir  à  leur  clientèle,  ne  se  réservant 
pour  eux-mêmes  que  les  miettes  tombant  actuelle- 
ment des  tables  qui  seront  richement  servies  plus 
tard.  Ceux  d'entre  eux  qui  renoncent  au  vœu  de 
pauvreté,  ou  de  médiocrité,  sont  plutôt  rares  :  l'on 
pourrait  citer  Anne-Victorine  Sauvigny,  dite  Madame 
de  Thèbes,  à  qui  la  pronostication  rapporta  de  fort 
belles  rentes. 

Les   loteries,   le  jeu   sous   toutes   ses   formes,    les 


DE   LA   CHANCE  217 

placements  fructueux,  la  spéculation,  qui  n'est  que 
la  forme  supérieure  du  commerce,  le  commerce 
lui-même,  l'industrie,  les  entreprises  de  toute  es- 
pèce, 1  art,  certains  aspects  de  la  religion,  toutes 
ces  choses  sont  les  noms  des  ustensiles  de  diverses 
grandeurs  que  l'on  entretient  en  bon  état  pour  que 
la  chance,  lorsqu  elle  passera,  y  verse  une  ample 
ration   de  la   manne  convoitée. 

Oh  !  ce  passage  de  la  chance,  comme  on  l'attend 
avec  impatience  !  Combien  l'on  voudrait  activer 
le  mouvement  désespérément  lent  de  1  horloge  qui 
marquera  enfin  l'heure  de  la   venue  de  la   déesse  ! 

Bien  des  esprits  distingués  ont  pris  la  peine  de 
calculer,  à  l'aide  du  raisonnement  et  des  mathé- 
matiques, la  durée  probable  des  étapes  de  cette 
capricieuse  divinité,  cousine  des  comètes  à  l'orbite 
variable. 

L'un  des  derniers  scrutateurs  de  ce  mystère, 
M.  Bachelier,  dans  son  ouvrage  :  Le  jeu,  la  chance, 
le  hasard,  publié  dans  la  Bibliothèque  de  philo- 
sophie scientifique,  expose  les  lois  mathématiques 
et  immuables  de  la  chance,  à  commencer  par  celle 
qu'énonça  Bernoulli  et  qu'il  résume  en  ces  termes  : 
«  A  la  longue,  les  événements  se  produisent  propor- 
tionnellement à  leur  probabilité  ou  peu  s'en  faut  \  » 

Il  explique  en  quoi  consistent  les  divers  aspects 
et  les  modalités  de  la  chance  :  c  l'espérance  mathé- 
matique »,  les  «  probabilités  connexes  »  et  ainsi  de 
suite.  Les  solutions,  exprimées  à  l'aide  de  chiffres, 
sont  à  la  fois  très  précises  et  très  vagues. 

Tout  cela  est,  peut-être,  fort  juste,  mais  semble 
se  rapporter  uniquement  à  la  matière  inerte,  et  ne 

^  Page   118. 

BIBL.   UNIV.  CVI  13 


218  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tient  guère  compte  des  déviations  que  peut  faire 
subir  aux  lois  du  hasard  et  de  la  chance  un  facteur 
fort  important  et  qui  échappe  au  calcul  :  le  facteur 
des  impondérables. 

En  effet,  à  cette  déité  fatale,  à  cette  force  aveugle 
et  mécanique,  l'on  pourrait,  me  semble-t-il,  opposer 
une  conception  différente  et  rattacher  à  une  cause 
consciente  un  grand  nombre  de  faits  qui  paraissent 
être  dus  au  hasard. 

La  chance  ou,  si  l'on  veut,  notre  bonne  éto  !  e, 
que  l'on  situe  communément  hors  de  nous,  n  au- 
rait-elle point  sa  résidence  en  nous-même  ?  Et,  au 
lieu  de  nous  plier  sous  ses  lois,  comme  devant  une 
puissance  inflexible,  ne  pourrions-nous  pas  la  sou- 
mettre, plus  ou  moins  complètement  à  notre  in- 
fluence personnelle  et  à  notre  volonté  propre,  la 
domestiquer  à  l'égal  d'un  animal  sauvage  ? 

«  L'action  libre  des  êtres  humains,  celle  aussi 
des  animaux,  quoi  qu'en  ait  dit  Descartes,  mêlejà 
l'enchaînement  des  effets  et  des  causes  un^élément 
inaccessible  au  calcul  >',  a  écrit  le  mathématicien 
Joseph  Bertrand  («  Les  lois  du  hasard  »,  Revue  des 
Deux  Mondes,  15  avril  1884,  p.  788). 

Bien  des  personnages  illustres  ont  revendiqué, 
avant  et  après  lui,  la  part  plus  ou  moins  prépondé- 
rante de  l'homme  sur  le  processus  de  la  chance  ; 
parmi   eux    Malhurin   Régnier  : 

Nous  sommes  du  bonheur  de  nous-mtmes  artisans. 
Et  fabriquons  nos  jours  ou  fâcheux  ou  plaisans, 
La  fortune  est  à  nous,  et  n'est  mauvaise,  ou  bonne. 
Que  selon  qu'on  la  forme  ou  bien  qu'on  se  la  donne. 

(Satire  14). 

Henri  Heine  l'affirme  aussi  : 


DE  LA   CHANCE  219 

«  Notre  bonne  étoile  est  en  nous-même^.  >> 

Clemenceau  énonce  cet  aphorisme,  au  mois  d'avril 
1921  : 

«Pour  s'approprier  l'avenir,  il  n'est  que  de  le  forger 
soi-même.  » 

De  même  qu'à  l'époque  de  la  Révolution  fran- 
çaise chaque  soldat,  pouvait-on  dire,  avait  son  bâton 
de  maréchal  dans  sa  giberne,  chacun  possède  la  truelle 
magique  qui  peut  lui  servir  à  construire  l'édifice 
de  sa  fortune. 

Cet  outil  merveilleux,  c'est  l'effort. 

«  A  tout  effort  le  hasard  est  docile  >,  dit  Joseph 
Bertrand   dans   l'article   que   nous   avons   déjà   cité. 

Mais  il  faut  ajouter  que  c'est  l'effort  intelligent. 

Et  l'intelligence  joue  même  un  rôle  plus  impor- 
tant que  l'effort  dans  la  domestication  de  la  chance. 
L/intelligence  sert  à  reculer  les  limites  du  hasard. 

«  Ce  qui  est  hasard  pour  l'ignorant  »,  dit  Bache- 
lier^ «  n'est  pas  nécessairement  hasard^^our  le  savant. 
Ce  qui  est  hasard  aujourd'hui  ne  le  sera  peut-être 
plus  demain.  « 

Henri  Poincaré  ^  a  écrit  de  son  côté  : 

«  Pour  un  esprit  infiniment  puissant,  infiniment 
bien  informé  des  lois  de  la  nature,  en  effet,  le  mot 
de  hasard  n'aurait  pas  de  sens,  ou  plutôt  il  n'y  au- 
rait pas  de  hasard.  C'est  à  cause  de  notre  faiblesse  et 
de  notre  ignorance  qu'il  y  en  aurait  un  pour  nous.  » 

Qu'y  a-t-il  qui  paraisse  plus  dépendant  de  la 
chance  que  les  dés  ?  Et  pourtant  une  analyse  péné- 
trante ne  pourrait-elle  pas  éliminer  du  jeu  des  dés 
une  part  plus  ou  moins  grande  du  hasard  ? 

*  In  uns  selbst  litgen  die  Sterne  unseres  G/uc^s. 

^  Ouvrage  cité,  p.  12.  —  '  Bachelier,  ouvrage  cité,  p.  10. 


220  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

L'été  dernier,  pendant  des  jours  de  brume  passés 
dans  un  hôtel  de  montagne,  je  mis  la  main,  dans  une 
chambre  de  débarras,  sur  un  jeu  de  tnc-trac  qui, 
par  bonheur,  était  complet  ;  il  n'y  manquait  que  les 
dés,  dont  de  petit  morceaux  de  craie  tenaient  lieu  ; 
mais  ces  dés  de  craie  s'étaient  effrités  et  changés 
en  boulettes  difformes,  sur  lesquelles  les  chiffres 
n  étaient  plus  reconnaissables.  Dans  un  bouchon  je 
taillai,  tant  bien  que  mal,  des  cubes  sur  lesquels  un 
crayon-encre  humecté  fixa  des  points  bien  lisibles. 
Mais,  malgré  mes  soins,  les  dés  de  liège  paraissaient 
à  l'œil  légèrement  irréguliers.  Je  n'eus  garde  d  es- 
sayer de  corriger  ce  défaut,  afin  de  ne  pas  l'aggraver. 
Et  il  arriva  que  le  chiffre  cinq  se  présenta  un  nombre 
de  fois  sensiblement  plus  élevé  que  celui  des  autres 
points.  Et  le  double  cinq  l'erriporta  notablement  en 
fréquence  sur  les  autres  doubles. 

Il  y  aurait  une  étude  intéressante  à  faire  sur  les 
dés  de  fabrique,  en  apparence  parfaits.  L'examen 
microscopique  de  leurs  proportions,  la  mesure  de  la 
densité  de  toutes  leurs  parties,  la  notation  des  imper- 
fections infinitésimales  de  ceux  qui  sont  le  plus  ré- 
gulièrement formés  révéleraient  certainement  la  cause 
de  la  fréquence  plus  ou  moins  grande  de  leur  chute 
sur  telle  ou  telle  surface  plutôt  que  sur  telle  autre. 
Et  la  personne,  dont  les  sens  aiguisés  auraient  perçu, 
en  quelque  sorte  instinctivement,  ces  minuscules 
particularités,  invisibles  aux  sens  moins  affinés  des 
communs  mortels  et  qui  saurait  en  tirer  un  parti 
légitime,  ne  pourrait-elle  pas  être  considérée  comme 
favorisée  par  la  chance  ? 

A  la  roulette  de  Monte-Carlo,  les  joueurs  qui  en- 
registrent   minutieusement    tous    les    numéros    sortis 


DE   LA   CHANCE  221 

n'ont-ils  pas  fait  depuis  longtemps  la  remarque  qu'à 
telle  table  le  numéro  29,  par  exemple,  ne  sort  presque 
jamais,  qu'à  telle  autre  le  numéro  1  ou  le  numéro  2 
l'emportent  par  leur  fréquence  sur  les  autres  cases  ? 
Comment  expliquer  ces  anomalies  ?  L  on  vend  dans 
les  kiosques  à  journaux  de  la  Riviera  des  brochures 
où  de  prétendus  truquages  sont  dévoilés  :  les  rou- 
lettes sont  machmées  de  fond  en  comble  ;  un  jeu 
compliqué  de  pédales  à  portée  des  pieds  des  crou- 
piers, permet  à  ceux-ci*  de  provoquer  des  mouve- 
ments de  bascule  dans  les  cases  voulues,  mouve- 
ments imperceptibles  pour  la  masse  des  joueurs, 
et  qui  attire,  par  une  déclivité  à  peine  sensible,  la 
boule  sur  le  numéro  favorable  à  la  banque.  Cette 
explication,  il  va  sans  dire,  ne  tient  pas  debout,  la 
Société  des.  jeux  ayant  des  moyens  plus  simples  et 
infiniment  plus  sûrs  de  se  procurer  des  avantages  : 
la  fixation  d'un  maximum  des  enjeux,  le  zéro  et  le 
double  zéro  ;  il  faut  donc  remplacer  cette  imagina- 
tion dépourvue  de  toute  base  quelconque,  par  une 
autre,  beaucoup  plus  simple.  En  effet,  quelque  par- 
faite que  soit  la  structure  de  ces  machines  à  jouer,  des 
irrégularités  microscopiques,  des  défauts  infimes, 
qui  ont  échappé  au  contrôle  du  fabricant,  et  à  plus 
forte  raison  à  l'administration  du  Casino,  une  dé- 
pression d'un  millimètre  sur  le  chemin  parcouru  par 
la  boule,  quelque  différence  pratiquement  invisible 
dans  les  dimensions  des  séparations  des  cases,  un 
grain  presque  inévaluable  dans  la  texture  du  bois, 
dans  le  vernis,  dans  le  poli,  les  degrés  variables  de 
la  force  d'impulsion  imprimée  par  la  main  de  tel  ou 
tel  croupier  au  départ  de  la  boule,  et  qui  se  réper- 
cutent dans  la  durée  de  la  rotation  de  celle-ci,  tous 


222  BIBLlOTHèqUE  UNIVERSELLE 

ces  détails  presque  négligeables  et  en  tout  cas  non 
perceptibles  à  la  foule,  n'ont-ils  pas  une  influence 
décisive  sur  le  résultat  de  1  opération  en  cours  ?  De 
rares  privilégiés,  aux  sens  suraigus,  peuvent  d'un 
coup  d'œil  rapide  s'en  rendre  compte,  les  classer 
dans  leur  cerveau,  en  déduire  prestement  une  loi 
suffisante,  en  tirer  parti  et  apparaître  ainsi  comme 
les  grands  favoris  de  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler 
la  chance,  et  qui  n'est,  en  somme,  que  la  faculté  d'in- 
tense clairvoyance  qu'ils  possèdent.  Ce  qui  paraît 
le  prouver,  c'est  que  les  joueurs  doués  de  cette  faculté 
subtile  sentent  eux-mcmes  qu'au  bout  de  quelques 
heures,  probablement  sous  l'influence  de  la  fatigue 
cérébrale  (c'est  l'expression  dont  ils  se  servent),  leur 
supériorité  décline  rapidement. 

Dans  les  jeux  de  cartes  qui  paraissent  dépendre 
le  plus  du  hasard,  l'habileté  de  l'individu  est  déter- 
minante. Thiers  raconte,  dans  son  Histoire  de  Law, 
que  celui-ci  '<  appliquant  le  calcul  aux  jeux,  fit  sans 
déloyauté  des  gains  considérables^»  et  ailleurs:  «Il 
se  livra  au  jeu  dans  cette  dernière  capitale  (Paris), 
et,  grâce  à  son  génie  calculateur,  il  gagna  des  sommes 
considérables  ^  ". 

Dans  les  tirs  à  pipes  des  foires,  des  amateurs  doués 
d'observation,  étudient  pendant  un  instant  la  cadence 
des  boules  de  verre  miroitant  qui  dansent  sur  le  jet 
d'eau,  et  en  ayant  découvert  le  rythme,  ils  tirent 
et  abattent  la  petite  sphère  régulièrement  à  chaque 
coup. 

Dans  les  arts  et  dans  les  métiers,  l'artiste  et  l'ou- 
vrier s'asservissent  la  chance  par  la  découverte  labo- 
rieuse de  quelque  très  subtile  particularité  de  la 
matière  ou  de  la  facture. 

'  page  II.        ^  PARC  28. 


DE   LA   CHANCE 


223 


Dans  les  affaires  financières,  de  même,  la  chance 
peut  être  enchaînée,  nonobstant  l'opinion  de  M.  Ba- 
chelier^ :  «  Les  courtages,  écrit-il,  sont,  pour  le 
spéculateur,  l'équivalent  du  zéro  à  la  roulette  ;  s'ils 
n'existaient  pas,  les  opérations  de  Bourse  seraient 
rigoureusement  équitables,  en  vertu  de  la  loi  de 
l'offre  et  de  la  demande  ». 

Il  nous  semble  que  les  courtages  occupent,  au 
contraire,  une  place  de  second  rang  et  sont  plutôt 
assimilables  aux  frais  généraux  du  commerce.  Quant 
à  comparer  les  opérations  de  Bourse  au  jeu  de  la  rou- 
lette, c'est  émettre  une  pétition  de  principe.  Car, 
ainsi  que  le  fait  remarquer  le  R.  P.  Antoine,  dans  le 
Dictionnaire  de  théologie  catholique  d'A.  Vacant  et 
E.  Mangenot  ^:  «  S'il  existe  dans  la  spéculation, 
comme  dans  toute  entreprise  mdustrielle  et  com- 
merciale, une  part  d'aléa,  son  effort  et  son  mérite 
consistent  précisément  à  réduire  au  minimum  cet 
aléa,  à  l'éliminer  complètement  si  cela  est  possible. 
Elle  attend  le  succès  non  de  la  chance  aveugle,  mais 
de  l'intelligence  et  de  l'expérience,  de  la  prévision 
d'événements  et  de  phénomènes  inconnus  d'autrui 
et  qui  sont  susceptibles  d'influencer  le  cours  des 
valeurs  et  des  denrées...  Lorsque  la  différence  est 
prévue  avec  certitude  ou  avec  de  grandes  probabi- 
lités fondées  sur  le  raisonnement  et  sur  l'observation, 
l'opération  n'est  plus  un  jeu  de  hasard.  » 

Eliminer  l'aléa,  c'est  là  le  problème,  mais  pour  le 
résoudre,  il  faut  une  somme  d'observations  et  de 
calculs  comparable  à  celle  des  travaux  que  coûta  à 
Leverrier  la  découverte  de  Neptune  ;  à  ce  prix,  l'on 
peut  arriver  à  prévoir,  approximativement,  les  cours 

^  page  185.  —  2  Tome  II.  page  1108  et  1109. 


224  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

vingt-quatre  heures  et,  dans  certains  cas,  quarante- 
huit  heures  à  l'avance. 

La  soumission  possible  de  la  chance  se  peut  cons- 
tater dans  bien  des  domaines. 

Pourquoi,  par  exemple,  les  rois,  c'est-à-dire  les 
personnes  qui  voyagent  le  plus,  ne  sont-ils  jamais  vic- 
times d'un  accident  de  chemin  de  fer  ?  C  est  que 
l'attention,  les  soins  minutieux,  toutes  sortes  de  me- 
sures de  précaution  ont  éliminé  et  pour  ainsi  dire 
annihilé  les  risques  du  hasard  pour  ce  qui  les  con- 
cerne, dans  ce  domaine  du  moins. 

Et  ce  qui  favorise,  par  contre,  le  libre  jeu  de  la 
chance,  et  lui  permet  de  faire  à  son  gré  de  mauvais 
coups,  c'est  l'inattention,  la  négligence,  l'incurie  : 

"  Est-on  sot,  étourdi  ;  prend-on  mal  ses  mesures. 
On  pense  en  être  quitte  en  accusant  le  sort'.  " 

C'est  peut-être  en  songeant  aux  préparatifs  minu- 
tieux, grâce  auxquels  Napoléon  rendait  possibles  et 
presque  certaines  ses  victoires,  que  Nietzsche  a  écrit  : 
«  Nul  vainqueur  ne  croit  au  hasard  "».  Cependant, 
l'étoile  du  grand  homme  de  guerre  faillit  pâlir  dans 
les  premières  années  de  sa  carrière,  le  jour  où  né- 
gligeant d'enchaîner  la  chance  par  mille  liens,  il 
se  reposa  sur  le  bon  plaisir  de  cette  déesse  capri- 
cieuse. 

Ce  fut  le  cas  lors  de  Marengo,  et  si  Bonaparte 
ne  s'était  ressaisi  énergiquement  sur  l'heure,  son 
prestige  subissait  ce  jour-là  un  rude  échec.  A  la 
veille  de  cette  bataille,  il  avait  négligé  de  se  ren- 
seigner, comme  il  le  faisait  d'ordinaire,  sur  les  in- 

'  La  Fontaine.  La  Fortune  et  le  jeune  enfant. 
*  Le  gai  saisir,  258. 


DE   LA   CHANCE  225 

tentions  de  1  armée  ennemie.  Il  semble  avoir  pris 
ses  mesures  à  tâtons,  sans  son  étonnante  précision 
habituelle.  Aussi,  surpris  par  une  éventualité  qu  il 
avait  omis  de  porter  en  compte,  perdit-il  la  première 
partie  de  la  bataille,  celle  qui  se  termina  autour  du 
village  de  Castel  Ceriolo.  A  trois  heures  de  l'après- 
midi,  son  eidversaire  annonçait  à  l'Europe  entière 
son  triomphe.  Mais  l'arrivée  du  corps  de  Desaix 
et  un  sursaut  des  facultés  prodigieuses  du  général 
en  chef  firent  passer  la  chance  du  côté  de  ce  dernier 
et  lui  donnèrent  définitivement  la  victoire. 

Le  mystère  des  loteries  n'a  pas  encore  été  scruté  avec 
succès,  mais  dans  ce  domaine  l'enjeu  est  de  beaucoup 
inférieur  aux  espérances  qu'il  fait  naître.  Un  humo- 
riste a  appelé  la  loterie  :  "  une  caisse  d'épargne  à  fonds 
perdus  '\  C'est  vrai  pour  les  quatre-vingt-dix-neuf 
centièmes  des  acheteurs  de  billets.  Quant  au  gagnant 
d'un  gros  lot,  l'on  entend  rarement  dire  qu'il  sache 
en  tirer  parti.  Au  contraire,  surpris  par  la  chute 
subite  dans  son  jardin  de  l'aérolithe  de  métal  pré- 
cieux, et  n'y  étant  point  préparé,  il  le  laisse  s'effri- 
ter et  se  réduire  à  rien  en  peu  de  temps.  Ici,  la  chance, 
si  chance  il  y  a,  est  un  peu  un  «  déjeuner  de  soleil  ^K 

M.  Bachelier,  dans  l'ouvrage  cité  plus  haut,  a 
relevé  ce  fait  que  :  <'  La  chance  d'aujourd'hui  favo- 
rise la  chance  de  demain  ^  >\  ce  qui  est  fort  juste, 
mais  le  serait  davantage  encore  s'il  avait  ajouté 
que  la  chance  n'est  fidèle  qu'à  celui  qui  l'a  asservie 
et  pliée  à  sa  volonté,  ainsi  que  nous  Talions  voir 
à  propos  d'un  autre  passage  de  son  livre,  que  voici  : 
«  La  martingale  (c'est-à-dire  :  au  jeu,  l'action  de 
porter,  à  chaque  coup  le  double  de  ce  qu  on  a  perdu 

'  page  50. 


226  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sur  le  coup  précédent),  la  martingale  est  la  cause 
unique  des  grosses  fortunes,  on  ne  leur  connut 
jamais  d'autre  origine  ;  que  la  martingale  prenne 
la  forme  industrielle,  commerciale  ou  financière, 
c'est  toujours,  en  réalité,  d'un  jeu  qu'il  s'agit.  Pour 
devenir  très  riche,  il  faut  être  favorisé  par  des  con- 
cours de  circonstances  extraordinaires  et  par  des 
hasards  constamment  heureux. 

«  Jamais  un  homme  n'est  devenu  très  riche  par 
sa  valeur  ^ .  » 

Nous  aurions  à  faire  bien  des  réserves  à  ce  sujet. 
Remarquons  que  les  affirmations  absolues  que  nous 
venons  de  lire  sont  battues  en  brèche  presque  cons- 
tamment par  les  faits.  D'abord,  la  martingale,  pos- 
sible à  une  table  de  jeu,  est  presque  impraticable 
dans  les  grandes  affaires.  Puis,  il  serait  trop  long 
d'énumérer  les  grosses  fortunes  qui  n'ont  pas  pour 
origine  une  martingale,  mais  au  contraire  la  valeur 
de  ceux  qui  les  ont  amassées,  et  cela,  bien  qu'ils 
aient  été  contrecarrés  par  les  hasards  beaucoup  trop 
constamment  malheureux.  On  peut  affirmer  que 
la  très  grande  majorité  des  hommes  «  arrivés  »  n'ont 
pas  été  favorisés  par  la  chance,  bien  au  contraire. 
Comme  l'aviateur,  qui  triomphe  des  obstacles  que 
lui  opposent  la  lourdeur  de  l'air  et  les  perturba- 
tions atmosphériques,  les  soi-disant  favorisés  de 
la  fortune  ne  sont  redevables  de  leur  succès  qu  à 
leur  énergie  intelligente,  à  leur  ambition,  à  leur  cou- 
rage, à  leur  foi  dans  leurs  propres  forces,  et  à  un 
sens  psychologique  très  fin  et  dont  la  nature  n  est 
pas  prodigue. 

«  Le  succès  tient  toujours  à  des  causes  impercep- 


P*ge 


77. 


DE   LA   CHANCE  227 

tibles  qu'on  doit  savoir  découvrir  »,  a  écrit  Guy 
de  Maupassant,  dans  Mont-Oriol. 

Aristide  Boucicaut,  le  fondateur  du  «  Bon  Mar- 
ché »,  piétina  sur  place  pendant  onze  ans,  de  sorte 
que  son  associé,  découragé,  se  retira.  Chauchard, 
qui  entra  dans  les  affaires  en  touchant  un  salaire 
mensuel  de  15  francs  et  qui,  en  1855,  réussit  à  ou- 
vrir le  magasin  du  «  Louvre  »,  ne  réalisa  que  1500 
francs  de  bénéfice  au  bout  de  la  première  année. 
11  parvint  alors  à  former  une  société  ;  les  titres  de 
celle-ci  tombèrent  bientôt  au  dixième  de  leur  va- 
leur. Mais  son  énergie  finit  par  avoir  raison  de  la 
chance  contraire. 

Le  «  Printemps  »,  créé  par  Jules  Jaluzot  en  1866, 
eut    des    débuts    extrêmement    pénibles. 

William  Whiteley,  le  fondateur  de  l'immense 
bazar  londonien  qui  porte  son  nom,  parti  de  rien, 
laissa  une  fortune  de  45  millions,  gagnés  par  son 
travail  forcené  et  par  son  flair  commercial.  A  quatre 
reprises  ses  magasins  brûlèrent,  de  sorte  que  les 
sociétés  d'assurances  n'osèrent  plus  traiter  avec  lui. 

Mais  il  surmonta  tous  les  obstacles  de  la  chance. 
Et,  pour  ne  citer  que  Lesseps,  parmi  les  grands 
entrepreneurs,  celui-ci  en  eut-il  du  mal  à  creuser 
le  canal  de  Suez,  arrêté  qu'il  fut  par  l'inertie  maligne 
de  la  nature  et  le  mauvais  vouloir  des  hommes  ! 

On  trouverait  peu  de  milliardaires  américains  qui 
n'aient  pas  commencé  par  vendre  des  allumettes 
ou  des  journaux  au  numéro  dans  la  rue,  ou  par  se 
procurer  au  moyen  d'un  humble  petit  métier  leur 
première  mise  de  fonds,  dont  ils  firent  ensuite  fruc- 
tifier ingénieusement  chaque  sou. 

Mais  pour  ces  réussites  merveilleuses  il  faut  une 


228  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

volonté  lucide,  inlassable  et  surtout  unique.  Dès 
que  les  responsabilités  sont  partagées,  ainsi  que 
c  est  le  cas  dans  un  conseil,  un  comité,  une  commis- 
sion, une  assemblée,  Ton  aboutit,  avec  les  meil- 
leures intentions  du  monde,  aux  solutions  moyennes, 
qui  ne  satisfont  ni  ceux  qui  les  ont  votées,  ni  les 
opposants  ;  plus  question  alors  de  grands  coups 
d  ailes,  de  larges  envolées,  de  décisions  heureuses 
prises  en  un  clin  d'oeil,  apanages  exclusifs  de  l'in- 
dividu dont  toutes  les  pensées  et  toute  la  force  sont 
tendues  sans  cesse  vers  le  but  qu'il  s'est  fixé. 

«  Rien  ne  résiste  à  une  volonté  forte  et  continue  : 
ni  la  nature,   ni  les  hommes,  ni  la    fatalité  même  ' .  ' 

Un  individu  seul  peut  saisir  l'occasion  aux  che- 
veux.   Une   foule   en    est    incapable,    par   définition. 

Dès  qu'une  affaire,  à  qui  un  individu  a  donné 
une  impulsion  de  grande  envergure,  passe  aux  mains 
d  une  société  anonyme,  elle  se  trouve  inoculée  d'un 
microbe  de  décrépitude  dont  l'incubation  peut  du- 
rer plus  ou  moins  longtemps  sous  un  air  de  pros- 
périté apparente. 

Et  si  cette  société  anonyme  devient  innombrable, 
fait  place  à  l'ensemble  de  la  nation,  à  l'Etat,  la  cadu- 
cité de  1  entreprise  augmente  en  raison  directe  du 
nombre  des  personnes  qui  y  sont  attachées.  Croire 
un  Etat  capable  de  gérer  avec  fruit  une  entreprise 
industrielle,  commerciale  ou  financière,  équivaut  à 
croire  que  cet  Etat  est  formé  exclusivement  d'in- 
telligences pratiques  hors  ligne,  de  Rothschild,  de 
Rockefeller,  de  Lesseps,  de  Boucicaut,  de  Krupp, 
de  Stmnes  et  de  Rathenau. 

Et    l'insuccès    des    entreprises    gérées    par     l'Etat 

'  G.  Le  Bon,  Aphorismes.  I 


DE    LA    CHANCE  229 

a,  malheureusement,  les  répercussions  les  plus  fâ- 
cheuses sur  les  entreprises  privées. 

L'innombrable  société  anonyme  qu'est  1  Etat  n  a 
pas  d'autres  moyens  de  distmguer  les  capacités, 
ou  d'en  créer  en  nombre  suffisant,  que  de  s'en  re- 
mettre à  un  choix  de  nature  mécanique,  basé  sur 
des  brevets,  des  élections,  des  recommandations, 
des  protections,  toutes  choses  que  l'on  ne  peut 
blâmer  en  bloc,  mais  qui  ne  suppléent  que  fort  in- 
suffisamment au  manque  de  compétence.  Dans 
le  choix  de  ceux  qui  vont,  selon  un  mot  historique, 
collaborer  à  la  «  conquête  du  pays  par  l'écritoire  », 
il  semble  que  le  caprice  de  la  chance  soit  détermi- 
nant. Nous  VOICI  enfin  dans  le  territoire  incontesté, 
dans  la  citadelle  presque  inexpugnable  de  la  chance. 

Je  me  rappelle  avoir  lu,  naguère,  dans  l'article 
nécrologique,  très  sympathique  d'ailleurs,  consa- 
cré par  un  journal  à  un  homme  d'Etat  qui  avait 
occupé  les  charges  suprêmes  d'une  République, 
qu'il  dirigea  «  pendant  un  an  >'  le  ministère  de  la 
guerre,  «  où  il  suppléa  par  son  bon  sens  et  sa  finesse 
à  son  incompétence  complète  en  la  matière.  >^ 

Et  c  étaient  ses  amis  politiques  qui  écrivaient  cela, 
avec  une  franchise   digne   des   plus   grands   éloges  ! 

Si  l'incompétence  indiscutée  peut  s'installer  ainsi 
pendant  douze  mois  consécutifs  au  sommet  de  la 
hiérarchie  dans  les  choses  militaires  qui,  ainsi  que 
la  police,  paraissent  rentrer  dans  les  attributions 
normales  et  primordiales  de  l'Etat,  on  comprend 
que  le  gâchis  dans  les  entreprises  industrielles, 
commerciales  et  financières  gérées  par  l'Etat  ait 
tout  loisir  de  passer  les  limites  de  rimagination  ; 
que  dans  ces  conditions  tout  aille  au  petit  bonheur. 


230  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

sens  dessus  dessous  ;  que  la  déesse  Chance,  que 
subit  placidement  l'ensemble  du  peuple,  s  en  donne 
à  cœur  joie,  et  que  cette  folle  petite  espiègle  voie  croî- 
tre sa  puissance  dans  des  proportions  effarantes  ;  qu'elle 
renverse  de  son  pied  mutin  les  châteaux  de  cartes 
de  la  politique  :  quelle  vide  les  trésoreries,  boule- 
verse le  présent  et  compromette  1  avenir. 

Combien  différente  de  cette  chance  aveugle,  qu'a- 
dore la  foule  et  qui  la  gouverne  à  son  gré,  n  est  pas 
cette  autre  chance,  domptée  et  domestiquée  par 
l'effort  intelligent  dont  nous  avons  parlé  plus  haut 
et  qu'il  est  possible,  mais  non  sans  peine,  d  y  substi- 
tuer. 

André  Langie. 


#*-i'********#*«'***-X-^^** 


Dans  la  mare  aux  grenouilles. 


A  propos  du  livre  de  M.  C.-A.  Loosli 
sur  Ferdinand  Hodler. 


Je  ne  sais  si  M.  Loosli  porte  des  gants  d'habitude  ; 
en  tout  cas,  il  n'en  a  pas  mis  pour  écrire  son  livre  sur 
Ferdinand  Hodler  ^,  et  je  l'en  félicite  ;  il  est  des  vé- 
rités qu'il  n'est  pas  mauvais  que  quelqu'un  fasse  en- 
tendre de  temps  en  temps.  L'activité  du  grand  artiste 
que  la  Suisse  a  perdu  le  19  mai  1918  a  été  l'occasion 
de  quelques  tempêtes  ;  elles  sont  encore  dans  toutes 
les  mémoires.  M.  Loosli,  autrefois  secrétaire  de  la 
Société  des  peintres,  sculpteurs  et  architectes  suisses, 
informé  et  documenté  de  première  main,  confident 
des  artistes  qui  ont  joué  les  premiers  rôles  dans  ces 
discussions  ardentes,  était  plus  que  qui  que  ce  soit 
à  même  d'en  faire  l'historique  et  d'en  tirer  les  con- 
clusions nécessaires.  On  ne  peut  que  le  remercier  de 
l'avoir  fait  sans  rien  dissimuler. 

Quand  un  étranger  nous  demande  si  nous  avons 
un  art  national  en  Suisse,  nous  sommes  assez  em- 
barrassés pour  lui  répondre;  nous  finissons   par  lui 

*  Ferdinand  Hodlers  Leben,  IVerk  und  Nachlass.  In  vier  Banden  bearbeitet  und 
herausgegeben  von  C.-A.  Loosli,  Verlag  von  R.  Suter  et  O*.  Bern,  1921. 


232  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

déclarer  qu'il  y  en  a  eu  un  autrefois...  peut-être,  mais 
que,  pour  l'instant  nous  sommes  dépourvus  d'ar- 
tistes vraiment  nationaux. 

M.  Loosli  nous  expose  que  si  la  Suisse  possède  un 
nombre  relativement  important  d'artistes,  dont  quel- 
ques-uns sont  éminents,  elle  n'a  pas  d'art  national. 
Il  en  serait  difficilement  autrement  dans  un  pays 
partagé  en  vingt-deux  cantons,  ayant  trois  langues 
nationales  et  deux  confessions  religieuses  principales. 
Notre  petit  pays  est  entouré  de  trois  grandes  nations 
avec  lesquelles  il  entretient  des  rapports  actifs  de 
toute  nature.  Les  artistes  suisses  nés  au  siècle  pré- 
cédent ont  été  chercher  les  principes  de  leur  métier 
à  Paris,  Rome,  Florence  et  Dusseldorf,  plus  tard  à 
Munich  et  à  Berlin.  Ils  en  ont  rapporté  une  esthétique 
et  une  technique  qu'on  a  appréciées  suivant  la  répu- 
tation de  l'école  qu'elles  représentaient  et  dont  nos 
artistes  continuaient  la  tradition.  Dans  ces  condi- 
tions, un  art  indigène,  issu  de  notre  sol,  devait  éton- 
ner, peut-être  même  indigner  un  public  habitué  à 
ne  considérer  comme  beau  que  ce  qui  venait  d'au  delà 
de  nos  frontières. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  à  Hodler.  Né  dans  le  canton 
de  Berne  et  élevé  dans  les  bas  quartiers  de  la  Ville 
fédérale,  il  n'y  eut  pas  de  Suisse  plus  authentique. 
Les  premières  impressions  de  beauté  vinrent  à  ce  fils 
d'un  menuisier  et  d'une  cuisinière  de  ce  qu  il  vit, 
dès  sa  tendre  jeunesse,  aux  bords  de  l'Aar  :  les  mo- 
numents de  Berne,  plus  nombreux  alors  qu  aujour- 
d'hui, tels  que  tours,  portes,  fontaines,  les  grands 
bois  des  environs,  les  Alpes  bernoises  se  gravèrent 
dans  sa  mémoire  et  dans  son  cœur  en  traits  ineffaça- 
bles. Un  séjour  de  plusieurs  années  dans  les  environs 


DANS   LA   MARE  AUX  GRENOUILLES  233 

de  Thoune  et  à  Langenthal  ne  fit  qu'accentuer  cette 
admiration  des  splendeurs  de  la  nature.  Genève  Tac- 
cueillit  en  1872,  et  les  bords  du  Léman,  par  ses  har- 
monies douces  et  apaisées,  ne  pouvaient  qu'enrichir 
cette  symphonie  de  formes  et  de  couleurs  qui  han- 
tait son  imagination.  Barthélémy  Menn  fut  son 
maître. 

Hodler  est  donc  sorti  du  peuple  et  du  peuple  ber- 
nois ;  il  en  a  l'énergie,  la  rudesse  et  la  verdeur  ;  sa 
langue  maternelle  est  le  bernois  ;  ses  premiers  re- 
gards se  sont  portés  vers  le  terre-à-terre  d'une  exis- 
tence difficile,  exposée  à  l'humiliation  et  à  la  souf- 
france, mais  qu'un  optimisme  imperturbable,  allié 
au  talent,  a  rendue  tolérable  d'abord,  agrandie  ensuite 
par  l'ambition  et  le  sentiment  de  la  valeur  person- 
nelle, épanouie  enfin  en  une  carrière  créatrice  impo- 
sante. 

Mais  que  de  pr-éjugés  à  surmonter,  que  de  résis- 
tances à  vaincre  pour  en  arriver  là!  La  protection  de 
l'art  était  le  fait  de  quelques  amateurs  fortunés  et 
de  sociétés  peu  nombreuses.  La  Confédération  et 
les  cantons  ne  puisaient  qu'à  de  rares  occasions  dans 
leur  caisse  pour  soutenir  les  efforts  des  artistes.  Ce 
n'est  qu'en  1887  qu'un  crédit  annuel  inscrit  dans  le 
budget  fédéral  témoigna  de  quelque  intérêt  de  l'Etat 
pour  les  Beaux- Arts.  Et  ce  crédit,  cependant  bien 
insignifiant,  était  l'objet  de  querelles  continuelles. 
La  proposition  de  le  diminuer  ou  même  de  1  abolir 
surgissait  de  temps  en  temps,  prouvant  que  l'art 
était  considéré  comme  un  élément  de  civilisation  su- 
perflu, en  tout  cas  de  moindre  importance  que  l'agri- 
culture, le  commerce  ou  les  métiers.  Notre  peuple 
est  peu  porté  à  apprécier  les  arts  du  dessin  ;  il  n'a  pas 

BIBL.  UNIV'  CVI  16 


234  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

compris  jusqu'à  quel  point  ils  sont  capables  d'enri- 
chir et  d'ennoblir  le  patrimoine  national. 

Hodler,  d'origine  paysanne  et  bernoise,  —  ses  an- 
cêtres étaient  charretiers  et  il  attribuait  à  leur  exis- 
tence instable  le  goût  de  la  vie  mouvementée  qui 
lui  était  inné,  —  doit  à  sa  patrie  bernoise  ses  goûts  et 
ses  tendances.  Il  ne  se  laissa  enrôler  sous  aucune 
bannière  ;  il  n'appartint  ni  à  l'école  française,  ni  à 
l'école  allemande,  ni  à  l'art  italien.  Hodler  ne  fut  que 
Hodler.  Les  mieux  intentionnés  de  ceux  qui  s'effor- 
çaient de  démêler  les  mérites  de  son  art  étaient  por- 
tés à  voir  en  lui  un  héritier  de  la  civilisation  des  Egyp- 
tiens, des  Assyriens,  voire  même  des  Hindous,  plu- 
tôt qu  un  honnête  Bernois.  N'en  sourions  pas,  et 
rappelons-nous  que  ses  contemporains  se  trouvaient 
en  présence  d'un  phénomène  unique,  inouï  :  un  ar- 
tiste suisse,  suisse  jusqu'à  la  moelle. 

Cette  particularité  explique  l'étrangeté  que  Hodler 
en  Suisse,  en  tout  temps,  et  plus  tard  hors  des  fron- 
tières de  son  pays,  ce  qui  est  plus  excusable,  a  été  dis- 
cuté et  combattu  jusqu'à  nos  jours  à  cause  de  son 
caractère  suisse.  On  ne  l'a  pas  compris.  On  lui  aurait 
tout  pardonné  si,  dans  sa  patrie,  il  avait  renié  ses  ori- 
gines morales  et  intellectuelles  pour  se  rattacher, 
comme  tous  ses  prédécesseurs  en  matière  d'art,  à  une 
école  étrangère.  Mais  comme  il  persista  dans  la  voie 
où  il  se  cherchait  lui-même  jusqu'à  paraître  provo- 
cant, l'hostilité  éclata.  On  commença  par  railler  ses 
principes  artistiques,  comme  ceux  de  tout  novateur 
de  génie,  puis  on  les  critiqua  et  finalement  on  les 
combattit  avec  amertume.  C'est  surtout  l'applica- 
tion de  sa  théorie  du  parallélisme  qui  avait  le  don  de 
mettre  ses  adversaires  en  fureur.  La  plupart  se  recru- 


DANS  LA  MARE  AUX  GRENOUILLES  235 

taient  parmi  les  artistes  voués  à  la  tradition  et  l'achar- 
nement qu'ils  mettaient  à  leurs  attaques  est  un  indice 
certain  de  la  crainte  qu'ils  éprouvaient  de  voir  leur 
valeur  diminuée   par  les  succès  d'un  novateur  hardi. 

Déjà  au  commencement  de  la  décade  de  1880  à 
1890,  quelques  œuvres  qu'on  trouvait  alors  auda- 
cieuses firent  sensation.  Quand  des  travaux  de  grande 
envergure  attirèrent  sur  lui  les  regards  de  tout  le 
monde,  lorsque  sa  personnalité  se  dégagea  toujours 
plus  sûre  d'elle-même,  ne  faisant  pas  la  moindre  con- 
cession au  public  et  au  goût  contemporain,  des  adver- 
saires résolus,  en  grand  nombre,  le  renièrent  et,  plutôt 
que  de  voir  en  lui  le  représentant  autorisé  de  l'art  le 
plus  récent,  cherchèrent  à  le  rendre  ridicule,  à  le  dé- 
considérer et  à  le  salir  par  tous  les  moyens. 

Quelques  admirateurs,  artistes  ou  hommes  de 
lettres,  s'étaient  ralliés  autour  de  lui  et  le  soutenaient 
fidèlement. 

Le  différend  s'éleva  à  un  degré  de  passion  tel  que 
le  seul  nom  de  Hodler  déchaînait  des  discussions  qui 
duraient  des  mois  et  des  années.  Il  fut  un  temps  où 
les  journaux  les  plus  insignifiants  accablaient  Hodler 
de  sarcasmes,  de  calomnies  et  d'insultes  grossières. 
Il  en  résulta  pour  l'artiste  des  difficultés  et  des  dé- 
boires de  tout  genre,  une  misère  sans  nom. 

La  Querelle  des  fresques  fut  un  événement  épique 
dans  la  carrière  de  Hodler.  Elle  mit  aux  prises  les 
adeptes  des  deux  tendances  auxquelles  se  ralliaient 
les  artistes  et  le  public  cultivé  de  la  Suisse  :  la  ten- 
dance pseudo-idéaliste  et  la  tendance  naïve  et  réa- 
liste. Ceux  qui  appartenaient  à  la  première  idéali- 
saient l'histoire  de  leurs  ancêtres  ;  ils  la  remplis- 
saient de  héros  qu'ils  voyaient  très  différents  d'eux- 


236  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mêmes  et  en  faisaient  des  sortes  de  demi -dieux, 
dignes  de  leur  admiration  dévote.  La  littérature 
épique  a  fortement  contribué  à  colorer  ainsi  les  Vieux 
Suisses,  en  particulier  le  Guillaume  Tell  de  Schiller  ; 
il  jouit  encore  d'une  grande  popularité  et  on  le  con- 
sidère   comme    une    sorte    de    révélation    historique. 

Or,  le  Tell  de  Schiller  et  les  Confédérés  de  Schil- 
ler sont  aussi  peu  suisses  que  possible  aux  deux 
points  de  vue  historique  et  ethnique.  Ils  n'ont  au- 
cun point  de  contact  avec  le  pays  que  le  poète  leur 
a  assigné,  non  plus  qu'avec  le  passé  historique  et  le 
caractère  du  peuple  suisse  en  général.  Dans  un  but 
artistique,  philosophique  et  politique,  le  poète  les 
a  idéalisés  et  transportés  dans  un  monde  très  dif- 
férent de  la  réalité. 

Les  Suisses  s'en  sont  sentis  flattés.  Ils  se  sont 
adonnés  à  l'illusion  naïve  que  Schiller  avait  carac- 
térisé nos  confédérés  d'après  les  données  exactes 
de  l'histoire.  Quiconque  s'attaquait  à  l'idéal  de  Schil- 
ler commettait  un  crime  de  lèse-traditions  suisses. 
Il  n'était  donc  pas  permis  de  s'attaquer  à  une  tra- 
dition faussée. 

Quand  Hodler  s'adressait  à  l'histoire  et  à  ses  hé- 
ros, il  le  faisait  d'une  manière  naïve  et  avec  le  goût 
du  réalisme.  Il  se  sentait  suisse  et  voyait  ses  compa- 
triotes avec  les  yeux  d'un  descendant  de  la  classe 
rurale  de  Berne.  Il  savait  que  nos  aïeux  héroïques, 
aussi  bien  que  les  Suisses  de  la  campagne,  étaient 
des  paysans.  Il  représenta  les  Suisses  comme  il  les 
avait  vus  et  comme  il  les  connaissait  par  expérience  ; 
il  se  refusa  à  embellir  poétiquement  la  vérité  ;  c'était 
comme  une  déclaration  de  guerre  au  pseudo-idéal 
traditionnel.  Le  peuple  suisse  ne  sut  ni  le  compren- 


DANS   LA   MARE  AUX  GRENOUILLES  237 

dre  ni  le  reconnaître.  Il  était  trop  habitué  à  la  falsi- 
fication de  l'histoire  pour  admettre  le  désintéresse- 
ment de  Hodler  à  l'égard  de  notre  passé  et  pour 
essayer  d'en  contrôler  la  valeur. 

Quant  à  ceux  de  ses  adversaires  qui  étaient  impré- 
gnés d'érudition,  ils  ne  connaissaient  la  peinture 
que  comme  une  sorte  d'illustration  anecdotique.  Ils 
ne  comprirent  pas  le  sens  profond  des  composi- 
tions de  Hodler  non  plus  que  leur  intérêt  au  point 
de  vue  humain  ;  ils  taxèrent  son  réalisme  de  gros- 
sièreté. Du  reste  leur  esthétique  ne  se  haussait  pas 
jusqu'à  la  compréhension  de  la  grande  peinture  dé- 
corative. L'habitude  de  ne  voir  partout  que  de  la 
peinture  de  chevalet  les  retenait  sur  le  détail  exé- 
cuté avec  une  minutie  scrupuleuse,  sur  le  raffinement 
du  coloris  et  la  précision  d'un  travail  fait  pour  être 
vu  de  près.  Les  mérites  d'un  Giotto  et  d'un  Puvis 
de  Chavannes  étaient  restés  lettre  morte  pour  eux. 

Telles  sont  les  raisons  essentielles  qui  expliquent 
l'hostilité  qui  s'acharna  contre  Hodler.  Jusqu'en 
1896  il  n'avait  eu  à  se  plaindre  que  de  l'indifférence 
de  ses  compatriotes  ;  ils  n'étaient  pas  allés  jusqu'à 
lui  témoigner  d'une  franche  aversion.  Leur  atti- 
tude changea  quand,  à  la  suite  du  concours  ouvert 
pour  la  décoration  de  la  salle  des  armures  au  Musée 
national,  à  Zurich,  le  jury,  composé  de  quelques- 
uns  des  artistes  et  architectes  les  plus  incontestés 
de  la  Suisse,  après  avoir  examiné  les  projets  de  vingt 
artistes,  eut  décerné  le  premier  prix  au  projet  de 
Hodler  intitulé  :  La  retraite  de  Marignan. 

Je  n'ai  pas  l'intention  de  suivre  la  «  querelle  des 
fresques  »  dans  toutes  ses  péripéties.  Le  lecteur  en 
trouvera   quelques-unes  des  plus  intéressantes  dans 


238  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

l'ouvrage  de  M.  Loosli  où  j'ai  puisé  ces  détails. 
Elles  sont  bien  significatives  de  l'ignorance  en  ma- 
tière d'art  et  de  l'étroitesse  d'esprit  de  la  Commis- 
sion du  musée  qui,  par  tous  les  moyens,  tenta  de 
s'opposer  à  l'exécution  de  ces  fresques.  Finalement 
la  volonté  du  Conseil  fédéral,  représenté  surtout 
par  MM.  Lachenal  et  Ruffy,  l'emporta,  mais  non 
sans  peine,  sur  sa  résistance.  Qu'il  nous  suffise  de 
mentionner  encore  le  fait  que  quelque  treize  ans 
plus  tard,  le  Musée  de  Stuttgart  s'estima  trop  heu- 
reux de  pouvoir  acheter  un  des  cartons  de  la  re- 
traite de  Marignan  pour  la  somme  de  75  000  fr. 

Les  adversaires  de  Hodler  aboutirent  cependant 
à  ce  résultat  qui  dut  leur  faire  plaisir,  de  faire  re- 
culer jusqu'en  1912  la  commande  de  la  décoration 
de  la  seconde  paroi  de  la  salle  des  armures.  Hodler 
était  à  ce  moment  surchargé  de  besogne  et  ne  put  se 
mettre  à  l'exécution  de  cette  œuvre  qu'à  la  fin  de 
1916;  La  bataille  de  Morat  n'en  était  qu'à  la  période 
préparatoire  quand  la  mort  mit  une  fin  brusque 
à  la  réalisation  de  ce  projet. 

Pendant  que  la  querelle  des  fresques  battait  son 
plein,  Hodler,  pour  s'en  distraire,  comme  il  disait, 
avait  en  1897  exposé  sa  Nuit  à  Munich,  ce  qui  lui 
avait  valu  la  grande  médaille  d'or,  et  en  1900,  à  Pa- 
ris, Le  Jour  ;  le  jury  l'avait  gratifié  de  la  même  ré- 
compense.  Ses   ennemis    ne   désarmèrent    pas. 

A  partir  de  ce  moment,  l'ascension  de  Hodler 
vers  le  succès  est  prodigieuse.  En  1903,  il  expose 
à  Vienne  où  son  art  triomphe.  Il  était  arrivé  !  On 
le  considérait  comme  un  artiste  de  premier  plan, 
comme  un  des  plus  considérables  du  temps  pré- 
sent. La  période  de  misère  était  passée  ;  mais  Ho- 
dler avait  cinquante  ans  ! 


DANS   LA   MARE  AUX   GRENOUILLES  239 

Le  succès,  loin  de  l'inciter  à  se  reposer,  semblait 
avoir  redoublé  sa  capacité  de  travail  déjà  énorme. 
Il  expose  à  Berlin  en  1905  ;  il  a  une  salle  pour  lui 
seul  ;  on  lui  offre  une  chaire  de  professeur  ;  il  refuse 
et  se  met  en  route  pour  l'Italie.  C'était  la  première 
fois  qu'il  y  allait. 

De  retour  en  Suisse  où  il  est  saisi  par  une  fièvre 
de  travail  (1907),  il  a  le  sentiment  d'être  de  moins 
en  moins  compris  de  ses  compatriotes.  Mais  il  s'est 
fait  beaucoup  d'amis  et  soupçonne  qu'il  en  est  rede- 
vable à  ses  succès  à  l'étranger.  Ce  qui  n'empêche 
que  la  direction  du  Musée  de  Berne  cherche  à  se 
défaire  de  deux  de  ses  toiles  pour  acquérir  à  leur 
place  la  Fête  des  lutteurs  de  Giron  !  L'intervention 
de  M.  Loosli  empêcha  ce  sacrilège  et  un  crédit  de 
60  000  francs  voté  par  le  Grand  Conseil  permit 
aux  autorités  de  réaliser  l'achat  désiré. 

Cet  incident  est  bien  caractéristique  de  l'inca- 
pacité des  Bernois  de  comprendre  leur  meilleur  pein- 
tre à  un  moment  oii  l'étranger  le  considérait  comme 
un  des  plus  grands  artistes  existants.  Pour  récompen- 
ser comme  elle  le  méritait  la  délicatesse  du  procédé, 
Hodler  retira  du  Musée  de  Berne  le  Tell  dont  il 
avait  l'intention  de  le  gratifier. 

Ces  quelques  épisodes  de  la  vie  de  Hodler  que 
nous  avons  glanés  dans  l'ouvrage  de  M.  Loosli  en 
feront  je  pense  apprécier  les  mérites.  L'auteur, 
avec  la  compétence  d'un  amateur  d'art  informé  et 
la  sollicitude  d'un  ami,  a  été  à  même  d'observer 
Hodler  pour  ainsi  dire  jour  par  jour  et  de  suivre 
l'évolution  de  sa  pensée.  Il  nous  en  a  donné  une 
image  plastique  et  vivante.  L'exposé  qu'il  nous  fait 
de  la  doctrine  de  Hodler  sur  la  valeur  de  la  forme, 
l'accent  principal,  la  nécessité  d'éliminer  d'une  œuvre 


240  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

d'art  tout  ce  qui  n'est  qu'accessoire  et  surtout  sur  le 
parallélisme  demeuré  incompréhensible  à  un  grand 
nombre  de  personnes,  me  paraît  définitif  et  vient  à 
son  heure.  Quand  les  trois  volumes  qu'il  nous  pro- 
met auront  complété  le  premier,  il  aura  dressé  à  son 
ami  un  monument  indestructible  et  aura  rendu  à  sa 
patrie  un  service  éminent.  Les  jaloux,  les  attardés 
et  les  pédants  en  voudront  peut-être  à  M.  Loosli 
de  sa  franchise.  Il  est  bon  parfois  de  jeter  la  pierre 
dans  la  mare  aux  grenouilles  ;  ces  dernières  n'en 
meurent  pas  et  le  procédé,  comme  l'éclair  qui  fend 
la  nue,  après  un  moment  d'agitation,  ramène  le  calme 
et  la  sérénité. 

E.-C.  Chatelanat. 


«***^^'*«*5^-S^#'X'«é*«l-^l-«# 


Lettre  de  Paris. 


Les  contradictions  de  Batouala.  —  Un  Quadeloupéen  cultivé  à  la  française.  — 
M.  René  Maran,  nègre  artiste.  —  Le  cerveau  des  nègres  n'est  pas  encore  un 
instrument  perfectionné.  —  Les  diplômes  sont  portés  par  les  nègres  européens 
comme  des  oripeaux. 

L'Académie  Concourt  ayant  «  couronné  »  Batouala,  beau- 
coup de  Français  ont  lu  ce  roman.  J'ai  fait  comme  eux.  Je  ne 
le  regrette  point.  Pour  la  première  fois,  je  le  suppose,  un 
nègre,  s  essayant  à  la  littérature  descriptive,  a  composé  quel- 
ques tableaux  intéressants. 

Peut-être  eût-on  négligé  les  mérites  de  cet  ouvrage  si  l'on 
n'avait  su  qu'un  nègre  en  est  l'auteur.  J'avoue  que  ma  curio- 
sité m'a  valu  des  surprises  que  je  n'eusse  point  éprouvées 
si  j'avais  pensé  lire  l'essai  de  quelque  littérateur  français  débu- 
tant. Mais  à  chaque  étrangeté,  je  me  rappelais  que  M.  René 
Maran  a  la  peau  noire,  et  je  me  disais  :  «  Voilà  comment  voit 
et  sent  un  nègre  dont  l'art  français  a  façonné  l'esprit  ;  Batouala 
est  vraiment  un  document  précieux.  »  De  même,  quand  je 
lis  Isabelle  Eberhardt,  je  n'oublie  point  que  cette  femme 
bizarre  était  une  Russe  musulmane  transplantée  en  Algérie, 
et  les  paysages  qu'elle  me  présente,  je  les  contemple  en  même 
temps  que  le  spectacle  que  m'offre  sa  personnalité.  Je  goûte 
alors  l'harmonie  qui  émane  de  ces  deux  visions. 

Je  ne  crois  céder  ainsi  à  aucun  préjugé  ;  je  n'obéis  ni  à 
Taine  ni  à  Sainte-Beuve  ;  j'essaie  seulement  de  tirer  d'une 
lecture  tout  le  plaisir  qu'elle  comporte.  Sans  doute  mon  ima- 
gination m'y  aide-t-elle  volontiers  ;  mais  je  m'en  félicite.  Car 
je  défie  le  lecteur  de  ne  rien  mettre  de  soi  dans  le  livre  qui 
captive  son  attention.  Toute  littérature  est  une  occasion  de 
rêver,  de  réfléchir  :  comprendre,  c'est  s'adapter  l'idée  d'un 
autre. 


242  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Or,  Batouala  est  précédé  d'une  préface  qui  n'a  aucun  rapport 
avec  le  roman  et  qui,  même,  le  contredit.  Il  est  proclamé, 
dans  la  préface,  que  les  «  Blancs  »  commettent  crimes  et  tur- 
pitudes aux  colonies.  Et  Batouala  nous  montre  des  nègres 
livrés  à  leurs  passions  animales,  à  leurs  superstitions  sangui- 
naires, à  leurs  vices  abjects.  Etonné  de  cette  contradiction, 
j'ai  tenté  d'en  discerner  la  cause.  J'ai  cru  la  trouver  précisé- 
ment dans  la  nature  contradictoire  du  romancier. 

Nègre  guadeloupéen,  M.  René  Maran  a  fréquenté  l'uni- 
versité de  Bordeaux.  II  connaît  Racine  et  Victor  Hugo,  et 
même  des  poètes  plus  modernes.  II  a  étudié  aussi  des  phi- 
losophes européens.  Ainsi  son  intelligence  se  cultivait  ;  mais 
ni  son  intelligence  ni  sa  sensibilité  ne  devenaient  tout  à  coup 
semblables  à  la  nôtre.  Il  restait  un  nègre,  tout  en  éprouvant 
des  sensations  délicates,  telles  que  ses  aïeux  n'en  éprouvèrent 
jamais.  Il  devint  un  nègre  artiste. 

Quand  les  nègres  du  Sénégal  ou  de  la  Guinée  veulent  faire 
figure  de  «  civilisé  >\  ils  achètent  un  chapeau  melon,  un  para- 
pluie et  des  souliers  vernis.  Quand  M.  René  Maran  voulut 
composer  un  roman,  il  écrivit  Bataoula;  mai?  il  le  commenta 
par  une  préface  qui  est  au  livre  même  ce  que  sont  le  parapluie, 
le  chapeau  et  les  souliers  aux  •«  dioulas  >  (marchands)  de  Cona- 
kry  ou  de  Saint-Louis.  Et  ma  réflexion  m'induisit  à  conclure 
que  les  nègres  cultivés  manquent  encore  de  logique. 

Et  cela,  je  l'écrivis.  Depuis  lors,  tous  les  nègres  «diplômés» 
se  dressent  contre  moi  pour  défendre  leur  race.  Des  députés, 
des  universitaires  noirs  m'accusent  d'injustice  et  d'imbécillité. 
Ma  conclusion  se  trouve  donc  approuvée  par  eux-mêmes. 
J'avais  dit  que  M.  René  Maran  n'était  pas  un  logicien.  Ses 
congénères  me  démontrent  ces  jours-ci  qu'ils  lui  ressemblent 
et  même  que  la  plupart  d'entre  eux  n'ont,  de  notre  savoir, 
acquis  que  des  formules.  Ils  n'ont  ni  subtilité,  ni  impartialité 
d'esprit. 

De  ma  critique,  ils  n'ont  retenu  que  ceci  :  le  cerveau  des 
nègres  n'est  pas  un  instrument  perfectionné.  Ils  en  ont  été 
blessés  dans  leur  orgueil  ;  car,  comme  presque  tous  les  êtres 
humains  que  les  circonstances  élèvent  brusquement  dans  la 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  243 

hiérarchie  sociale,  ils  sont  naïvement  vaniteux.  Les  sciences 
leur  sont  des  oripeaux  dont  ils  se  parent.  Ils  veulent  briller. 
Vous  avez  vu  des  photographies  de  rois  nègres  :  leurs  pieds  sont 
nus,  leur  front  est  couronné  de  plumages  et  leur  torse  est  en- 
goncé dans  une  tunique  militaire  où  des  couvercles  de  boîtes 
de  conserves  tiennent  lieu  de  médailles  et  de  croix.  Telle 
est  l'image  morale  de  nos  «  intellectuels  »  noirs. 

Eh  bien,  j'ai  connu  des  nègres  qui  leur  étaient  supérieurs 
et  qui,  pourtant,  vêtus  du  simple  «  boubou  »,  vivaient  parmi 
leurs  frères.  C'étaient  de  simples  vieillards  que  l'expérience 
avait  renseignés  à  la  fois  sur  leurs  congénères  et  sur  les  «  Blancs». 
Ils  avaient  inventé  une  philosophie  et  ils  la  mettaient  en  pra- 
tique. Elle  avait  pour  base  la  patience. 

C'est  la  vertu  qui  manque  le  plus  à  nos  nègres  «  européens  ». 
Ils  ne  comprennent  pas  que  s'il  nous  a  fallu  de  longs  siècles 
pour  établir  l'Europe  actuelle,  il  leur  faudra  un  effort  au  moins 
égal,  sinon  en  durée,  du  moins  en  persévérance,  pour  acquérir 
notre  sagesse  imparfaite.  Mais  il  est  vain  de  le  leur  dire,  puis- 
qu'ils sont  pareils  aux  enfants.  Il  ne  reste  qu'à  les  éduquer 
lentement,  en  se  gardant  d'attendre  d'eux  aucune  gratitude. 

Jean  Lefranc. 


Chronique   suisse  allemande. 


Nouveaux  volumes  de  I  édition  suisse  de  Gotthelf.  —  La  Correspondance  de  J.  V. 
Widmann  et  de  Gottfried  Keller.  —  Essais  inédits  de  Jacob  Burckhardt.  — 
A  propos  de  Walther  Siegfried.  —  Poésies  de  Siegfried  Lang.  —  Les  livres. 

C'est  toujours  avec  plaisir  qu'on  voit  arriver  les  nouveaux 
volumes  de  l'édition  suisse  de  Gotthelf,  car  ils  nous  fournissent 
l'occasion  de  relire  l'œuvre  de  ce  conteur  incomparable, 
dont  la  renommée  ne  fait  que  grandir  avec  le  temps.  Le 
plaisir  est  d'autant  plus  grand  que  l'édition,  d'une  exécu- 
tion irréprochable  et  sur  beau  papier,  nous  donne  le  texte 
authentique  de  Gotthelf,  lequel,  comme  on   sait,  a  été  altéré 


244  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

fréquemment  par  des  éditeurs  peu  scrupuleux.  Il  faut  louer 
MM.  Hunziker  et  Bloesch,  et  leurs  collaborateurs,  de  leur 
peine  :  à  chaque  œuvre,  ils  joignent  des  notices,  des  commen- 
taires et  des  vocabulaires  d'expressions  dialectales,  sans  que 
les  volumes  prennent  l'aspect  rébarbatif  qu'ont  trop  souvent 
les  éditions  critiques  de  savants.  La  littérature  est  pour  eux 
chose  essentielle,  et  en  cela  ils  servent  grandement  la  mé- 
moire de  Gotthelf. 

Ces  nouveaux  volumes  sont  Souffrances  et  joies  d'un  maître 
d'école  et  La  Fromagerie  \  Là,  comme  dans  ses  autres  œuvres, 
sous  prétexte  de  peindre  les  mœurs  de  son  temps,  Gotthelf 
veut  faire  la  leçon  à  ses  contemporains.  Dans  le  premier  ou- 
vrage, son  intention  est  de  réformer  l'enseignement  primaire 
de  son  canton,  alors  très  défectueux.  Des  séminaires  bernois 
sortaient,  dit  l'auteur,  «  des  lourdauds  mal  dégrossis  infa- 
tués de  leur  savoir  et  faisant  les  importants  en  habit  noir 
et  le  nez  bouffi  d'orgueil  ».  Il  s'agissait  pour  Gotthelf  de  ra- 
battre le  caquet  de  ces  gonflés  et  de  dire  aussi  au  gouverne- 
ment de  quelle  manière  il  devait  former  ses  maîtres.  D'abord, 
il  l'invitait  à  les  mieux  payer.  En  ce  temps-là,  au  bon  pays 
de  Berne,  les  maîtres  d'école  recevaient  des  traitements  de 
famine  ;  si  leur  sort  fut  amélioré,  c'est  en  grande  partie  à 
Gotthelf  qu'on  le  doit.  Dans  son  roman,  on  pénètre  dans  l'in- 
térieur d'un  de  ces  pauvres  maîtres  d'école  de  la  génération  de 
1840.  Le  personnage  est  assez  fat:  il  est  plein  de  suffisance  et 
se  pose  en  homme  supérieur.  Mais,  comme  toujours  dans  les 
récits  de  Gotthelf,  la  vie  se  charge  de  l'instruire.  Après  avoir 
mené  une  existence  assez  dissolue,  il  se  marie  et,  pour  son  plus 
grand  bonheur,  la  femme  qu'il  associe  à  sa  vie  apporte  à 
son  foyer  la  joie.  Ici,  Gotthelf  trace  une  de  ces  idylles,  comme 
il  excelle  à  en  tracer,  où  il  montre  l'homme  purifié  par  l'a- 
mour, prenant  ses  devoirs  au  sérieux  et  devenant  un  membre 
utile  de  la  communauté. 

^  Jeremias  Gotthelf  :  SXmtntlicke  Werke  in  24  Bënden.  II.  und  III.  Binde. 
Leiden  und  Frevden  eines  Schulmeisiers,  bearbcitet  von  Eduard  Bâschler  :  XII. 
Band.  Die  Kàserei  in  der  Vehireude,  bearbcitet  von  Hans  Bloesch.  Verlag  von 
Eiigen  Rentsch  in  Ziirich-Erlenbach.  1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  245 

Ce  récit  moralisateur  est  égayé  par  beaucoup  de  verve 
car  Gotthelf,  selon  son  habitude,  s'y  gausse  fort  de  certains 
ridicules  de  ses  contemporains.  Il  s'en  prend  surtout  aux 
pédagogues,  dont  il  fait  des  caricatures  amusantes.  Plusieurs 
de  ceux-ci,  s'y  reconnaissant  sans  doute,  se  fâchèrent.  Le 
romancier  rit  de  leur  colère.  «  Les  gens,  dit-il,  n'aiment  pas 
qu'on  se  moque  d'eux,  mais  moi,  ne  suis-je  pas  le  premier 
à  rire  de  mes  propres  travers  et  de  ceux  de  ma  femme?  » 
Ce  que  Gotthelf  abhorre  surtout,  c'est  l'enseignement  plate- 
ment utilitaire.  «  L'éducateur,  écrit-il  dans  une  de  ses  lettres, 
doit  être  respectueux  de  l'individualité  et  doit  savoir  compren- 
dre :  ce  qui  manque  à  la  logique  de  Fellenberg,  c'est  l'amour.  » 
Telle  est  bien  la  raison  qui  mit  la  plume  en  main  de  Gotthelf  ; 
une  fois  de  plus,  il  affirme  que  s'il  écrit,  ce  n'est  pas  pour 
amuser  ses  contemporains,  mais  pour  les  instruire  et  les  for- 
mer moralement.  «  Il  y  a  une  nécessité,  ajoute-t-il,  qui  nous 
oblige  à  proclamer  la  vérité  dans  un  livre,  afin  que  ce  livre 
vive  pour  l'amour  de  la  vérité  quand  l'écrivain  ne  sera  plus.  » 

Ce  témoignage,  on  le  retrouve  aussi  dans  La  Fromagerie, 
ce  roman  social  des  mœurs  de  la  campagne  bernoise.  Quand 
l'Emmenthal  commença  à  exporter  ses  fromages,  les  paysans 
s'unirent  pour  défendre  leurs  intérêts.  Des  associations  se 
formèrent  dans  les  villages  et  l'on  créa  des  «  caisses  villa- 
geoises ».  Gotthelf  favorisa  le  mouvement,  car  il  était  homme 
de  prévoyance  et  de  bon  conseil.  Et  si,  derechef,  il  prend  la 
plume,  c'est  que,  dans  les  conjonctures,  il  entend  montrer 
une  fois  de  plus  comment  on  s'enrichit  honnêtement.  Face 
à  face,  il  met  deux  ménages  :  celui  de  Sepp,  qui  a  I  amour 
du  travail,  qui  est  d'esprit  conservateur  et  de  caractère  pru- 
dent et  avisé  ;  Sepp  a  pour  compagne  une  femme  économe 
et  prévoyante,  et  la  prospérité  vient  dans  la  maison.  Il  en  est 
tout  autrement  de  Peterli,  son  voisin,  homme  dépourvu  de 
caractère,  sans  prévoyance  et  qui  se  laisse  gruger  par  une  fri- 
pouille, qui  est  naturellement  un  radical.  Sa  femme,  de  son 
côté,  fainéante  et  gourmande,  ne  fait  rien  pour  relever  la 
maison,  si  bien  que  la  débâcle  ne  tarde  pas  à  arriver.  Evi- 
demment, dans  le  code  moral  de  Gotthelf,  la  vertu  est  tou- 


246  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

jours  récompensée  et  le  vice  puni,  ce  qui  n  est  guère  le  cas 
dans  la  vie.  Mais  ainsi  le  veut  Gotthelf,  pressé  d'agir  sur  ses 
contemporains.  Ce  qui  rachète  ce  défaut  dans  son  livre,  c'est 
la  large  et  belle  description  de  cette  plantureuse  vallée  de 
l'Emmenthal,  si  chère  au  cœur  du  romancier  :  il  y  a  un  tableau 
mouvementé  de  la  foire  de  Langenthal,  la  grande  bourse  du 
fromage,  et  Gotthelf  est  si  précis  dans  les  détails  qu'il  donne 
que  ses  compatriotes  l'ont  accusé  de  divulguer  les  secrets 
de  la  fabrication  du  fromage  et  de  nuire  aux  intérêts  de  la 
vallée. 

En  quittant  les  volumes  de  Gotthelf,  j'ai  lu  la  Correspondance 
de  Gottfried  Keller  et  de  J.  V.  Widmann  ',  qui  m'a  transporté 
dans  un  monde  tout  différent,  celui  des  hommes  de  lettres 
de  la  génération  de  1880.  Le  contraste  ne  peut  être  plus  grand 
entre  ce  pasteur  bernois  qui  n'écrivait  que  pour  agir  sur  ses 
contemporains  et  le  critique  littéraire  du  Bund  qui,  infiniment 
curieux  de  toutes  choses,  s'intéressait  vivement  aux  productions 
de  l'art  les  plus  diverses,  sans  se  soucier  des  idées  morales 
des  gens  qui  écrivaient.  On  a  réuni  récemment  en  volume  les 
meilleurs  feuilletons  de  Widmann  ;  j  y  trouve  des  études 
sur  Goethe,  sur  Hôlderlin,  sur  l'Arétin,  l'Arioste,  Léonard 
de  Vinci,  Hodler,  Brahms,  le  vin  de  Tokay  et  le  Jardin  d'Epi- 
cure.  Il  y  est  aussi  question  de  C.-F.  Meyer,  de  Gottfried 
Keller  et  de  Cari  Spitteler,  mais  le  nom  de  Gotthelf  n'y  est 
pas  même  mentionné.  Est-ce  une  omission  volontaire?  Je  ne 
le  crois  pas.  L'actualité  ne  fournit  sans  doute  pas  à  Widmann 
l'occasion  de  parler  d'un  romancier  qu'il  appréciait  sans  doute, 
car  il  était  trop  artiste  pour  ne  pas  sentir  la  beauté  littéraire 
des  œuvres  de  Gotthelf.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
Widmann  était  toujours  à  l'affût  des  talents  nouveaux  :  on 
le  voit  au  soin  qu'il  met  à  faire  connaître  Gottfried  Keller  et 
Cari  Spitteler. 

La  chose  paraît  sans  doute  étrange,  mais  elle  est  réelle  : 
Gottfried  Keller  ne  fut  pas  admiré  tout  de  suite  par  ses  com- 

'  Gottjried  Keller  und  J.  V.  Widmann.  Briefwechsel.  Herausgegeben  und  crliutert 
von  Dr.  Max  Widmann.  Basel.  Rhcin-Vrriag.  1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  247 

patriotes.  Alors  qu'en  Allemagne  il  avait  acquis  une  large 
renommée,  il  refait  presque  inconnu  en  Suisse.  C'est  en 
grande  partie  aux  efforts  de  Widmann  que  cette  erreur  fut 
corrigée.  Dès  1874,  il  s'appliqua  avec  un  soin  constant  à  faire 
connaître  Gottfried  Keller  en  Suisse,  et  ses  efforts  furent 
peu  à  peu  couronnés  de  succès.  Le  romancier  zuricois 
était  sans  doute  peu  sensible  à  la  louange,  mais  il  fut  touché 
de  la  ferveur  du  critique  et  il  lui  écrivit  pour  le  remercier. 
Widmann,  naturellement,  répondit  à  ces  lettres,  et  même 
abondamment,  car,  à  l'encontre  de  son  ami  de  Zurich,  il 
aimait  fort  la  correspondance.  On  connaissait,  par  la  biogra- 
phie Bâchtold-Ermatinger,  la  plupart  des  lettres  de  Keller, 
mais  on  ignorait  celles  de  Widmann.  Aujourd'hui,  nous  avons 
toutes  ces  lettres  en  regard  les  unes  des  autres  dans  le  joli 
volume  que  nous  annonçons  et  dont  le  fils  de  Widmann  a 
pris  soin.  La  chose  est  fort  agréable.  Toute  la  correspondance 
que  les  deux  hommes  échangèrent  entre  1874  et  1888  y  trouve 
place.  Il  y  est  question  surtout  de  littérature,  et  Gottfried 
Keller  s'y  révèle  un  critique  littéraire  de  premier  ordre,  ce 
qu'on  savait  du  reste  déjà  par  ses  autres  correspondances  et 
par  ses  essais  sur  Gotthelf.  Il  est,  à  vrai  dire,  très  traditionnaliste 
et  souvent  peu  favorable  aux  nouveautés  qui  heurtent  ses 
goûts.  La  chose  apparaît  clairement  à  propos  de  Spitteler, 
alors  inconnu,  et  que  Widmann  s'efforce  de  lui  faire  com- 
prendre et  admirer. 

A  Widmann  revient  le  grand  honneur  d'avoir  deviné  le 
génie  de  Spitteler  dès  ses  premières  œuvres  :  Prométhée  et 
Epiméthée  et  Extramundana.  Quand  il  s'en  ouvre  avec  chaleur 
à  Gottfried  Keller,  celui-ci  ne  refuse  pas  de  lire  les  œuvres  de 
ce  jeune  ami  et  il  le  fait  avec  la  conscience  qu'il  apportait  à 
toute  chose.  Il  sent  certes  la  grandeur  de  la  poésie  de  ce  soli- 
taire, mais  la  forme  sybilline  des  vers  répugne  à  son  esprit, 
réaliste  et  clair.  Il  ne  saisit  pas  tous  les  symboles  et  il  s'en 
explique  franchement  avec  son  ami  :  ceux  des  petits  chiens 
et  des  petits  du  lion  qui  doit  tuer  Prométhée  lui  semblent 
particulièrement  bizarres.  Alors  Widmann  se  fait  leur  exégète 
avec  une  patience  admirable,  mais  il  ne  parvient  pas  à  con- 


248  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

vaincre  son  ami,  qui  consent  bien  à  admettre  les  commen- 
taires, mais  n'en  continue  pas  moins  à  grogner  dans  sa  barbe. 
Néanmoins  la  partie  est  gagnée,  et  Gottfried  Keller  reconnaît 
que  «  dans  ce  petit  Habacuc  »,  il  y  a  quelque  chose  de  curieux 
et  de  grand.  Quant  à  faire  de  la  propagande  en  faveur  de  ses 
œuvres,  il  n'en  a  cure,  ou  plutôt  il  est  sceptique  sur  le  résultat. 
«  Il  est  difficile,  dit-il,  d'intéresser  les  gens  à  des  œuvres  qui 
ne  rentrent  pas  dans  les  cadres  convenus.  » 

Tel  est  le  verdict  de  Keller  sur  les  premières  œuvres  de 
Spitteler.  A  cela,  on  peut  ajouter  que  si  l'écrivain  zuricois 
avait  vécu  assez  pour  voir  l'apparition  du  Printemps  olympien, 
il  fût  devenu  un  chaud  admirateur  du  poète, 

—  J'ai  la  chance  rare,  dans  une  chronique,  de  pouvoir 
parler,  après  Gotthelf,  Gottfried  Keller  et  Spitteler.  d'un 
autre  grand  esprit  de  notre  pays,  Jacob  Burckhardt.  L'occa- 
sion m'en  est  offerte  par  la  publication  dessais,  restés  inconnus, 
de  l'historien  de  la  Renaissance,  datant  de  1843,  1846  et  1847  ^. 
C'est  un  hasard  qui  amena  leur  découverte.  Un  admirateur 
de  Burckhardt,  M.  Joseph  Oswald,  qui  avait  bien  connu  le 
savant  dans  un  séjour  qu'il  fit  à  Bâle  entre  1876  et  1887, 
avait  entrepris  un  travail  sur  le  milieu  intellectuel  bâlois 
pendant  ce  temps.  Cette  étude  le  conduisit  à  faire  des  recher- 
ches dans  la  Gazette  de  Cologne,  pour  y  trouver  un  article  que 
Burckhardt  avait  écrit  en  1843  dans  ce  journal  sur  les  poésies  de 
Gottfried  Keller.  M.  Oswald  ne  trouva  pas  cet  article,  car  la 
rédaction  ne  l'avait  point  publié,  mais  il  en  trouva  d'autres,  non 
signés,  qu'au  ton,  au  tour  de  phrase  et  aux  idées,  il  reconnut 
être  de  Burckhardt.  Ce  furent  d'abord  deux  articles  sur 
la  Littérature  française  et  Fargent  et  la  Bibliothèque  royale  de 
Paris,  qui  coïncidaient  avec  un  séjour  que  Burckhardt  avait 
fait  à  Paris  en  1 843.  Mis  en  goût  par  sa  découverte,  M.  Oswald 
poussa  plus  loin  ses  recherches,  et  il  découvrit  d'autres  articles 
postérieurs  à  cette  date  :  Rome  pendant  la  semaine  sainte. 
Tableaux  de  Rome  et  Souvenirs  d'Italie,  datés  de  1847,  et  qui, 

^  Unbekannte  Aufsàtze  Jakob  Burckhardt'M  aus  Paris,  Rom  uni  Mailand.  Ein- 
geleltet  und  herausgegeben  Ton  Josef  Oswald.  Basel,  Benno  Schwab  u.  G>.  Ver- 
leger,  1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  249 

à  n'en  pas  clouter,  émanaient  de  Burckhardt.  M.  Oswald  cons- 
tata d'abord  qu'ils  coïncidaient  avec  un  voyage  fait  cette  année 
par  l'historien  bâlois  en  Italie.  Néanmoins,  il  était  nécessaire 
d'établir  l'authenticité  de  ces  essais  par  des  pièces  probantes  : 
M.  Oswald  y  parvint  en  établissant  d'après  les  archivés  du 
journal  que  Jacob  Burckhardt  avait  touché  alors  des  émolu- 
ments pour  différentes  correspondances  qu'il  y  avait  pu- 
bliées. Celles-ci,  du  reste,  ne  sont  point  les  seules  qu'écrivit 
l'historien  dans  la  Gazette  de  Cologne  :  en  1844,  il  envoya 
trente-trois  correspondances  sur  des  sujets  politiques  et 
littéraires.  Nous  les  aurons  sans  doute  bientôt.  En  attendant, 
délectons-nous  aux  pages  nouvelles  de  Burckhardt  que  M, 
Oswald  nous  fait  connaître  :  elles  sont  du  meilleur  Burckhardt, 
fines  et  légères  pour  la  forme  et  d'une  riche  substance.  Une 
fois  de  plus,  on  constate  que  même  quand  il  improvisait, 
ce  grand  esprit  restait  un  écrivain.  Ses  remarques  sur  la  vie 
parisienne,  sur  le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  sur  les 
mœurs  littéraires  de  Paris,  et  sur  le  théâtre  en  particulier, 
dénotent  un  esprit  singulièrement  perspicace  et  ouvert.  En 
Italie,  Burckhardt  se  retrouve  chez  lui  et,  comme  dans  ses 
lettres,  il  fait  au  jour  le  jour  la  chronique  de  ses  voyages, 
notant  les  traits  de  mœurs  qui  l'amusent  et  parlant  plus  du 
peuple  italien  qu'il  adore  que  des  trésors  d  art  amassés  dans 
les  musées  et  les  églises. 

Ajoutons  qu'aux  essais  qu'il  édite,  M.  Oswald  joint  deux 
études  sur  Burckhardt  :  une  sur  les  rapports  de  l'historien 
avec  la  contrée  du  Rhin  inférieur  et  l'autre  sur  le  milieu  intel- 
lectuel bâlois  vers  1880.  Une  foule  de  souvenirs  personnels 
prêtent  du  charme  à  ces  esquisses  :  on  ne  pourra  plus  écrire 
sur  ces  années  de  la  vie  de  Burckhardt  sans  les  consulter. 

—  Lorsque  Walther  Siegfried  débuta  en  1890  par  son 
roman  impressionniste  Tino  Moralt,  on  crut  qu'un  grand 
romancier  était  né  à  la  Suisse.  Deux  ans  auparavant,  Siegfried 
avait  quitté  notre  pays  —  il  était  alors  âgé  de  trente  ans  — 
pour  se  fixer  en  Allemagne.  Il  pensait  alors,  sans  doute,  qu'il 
ferait  rapidement  une  brillante  carrière  littéraire  en  ce  pays. 
Et,  de  fait,  son  livre,  qui  n'avait  rien  de  spécifiquement  suisse, 

BIBL.  UNIV.  cvi  17 


250  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

fut  mieux  accueilli  en  Allemagne  que  chez  nous.  Cependant, 
Walther  Siegfried  n'arriva  point  au  rang  d'un  grand  romancier. 
II  écrivit  des  œuvres  nouvelles,  mais  aucune  ne  fit  oublier 
la  première,  et  lui  étant  inférieures,  il  resta  l'auteur  d'un  seul 
livre,  ce  qui  est  toujours  désavantageux  pour  un  écrivain 
vivant.  Aujourd'hui,  Walther  Siegfried  a  soixante-trois  ans, 
et  malgré  une  production  abondante,  il  n'est  point  parvenu  à 
conquérir  la  grande  renommée.  J'ai  été  même  affligé  en  lisant 
son  dernier  volume  :  Morceaux  de  jour  et  de  nuit  ^,  essais  im- 
pressionnistes de  la  grande  ville  qu'est  Berlin,  et  qui  furent 
des  feuilletons  publiés  par  de  grands  journaux.  Ils  ne  man- 
quent pas  de  finesse,  mais  la  matière  en  est  mince,  et  lorsqu'on 
songe  aux  promesses  de  Tino  Moralt.  on  a  bien  l'impression 
que  la  carrière  d'écrivain  de  Walther  Siegfried  est  une  carrière 
manquée.  Du  moins  son  premier  livre  reste,  et  à  son  sujet, 
on  ne  peut  que  souscrire  aux  paroles  d'Alfred  Kerr,  qui 
constatant  qu'un  critique  berlinois  assez  en  vue  ne  connais" 
sait  pas  Tino  Moralt,  lui  dit  :  «  Dépêchez-vous  de  combler 
cette  lacune  de  votre  culture  littéraire.  » 

—  Siegfried  Lang,  qui  débuta  il  y  a  quelques  années  par 
un  charmant  volume  de  vers  ^  récidive  cette  année  par  un 
autre  volume.  Jardins  et  murs  ^  qui  le  classe  définitivement 
parmi  nos  meilleurs  poètes.  Ces  poésies  éveillent  le  souvenir 
de  vieux  jardins  enclos  de  murs,  de  ces  beaux  jardins  que  l'on 
ne  rencontre  que  dans  les  pays  du  Midi  et  en  France  et  qui 
recèlent  des  trésors  de  beauté.  C'est  dire  que  l'auteur  aime  la 
couleur  et  les  formes  plastiques  et  je  dirai  même  la  nature 
quand  elle  est  artistement  arrangée  par  les  mains  de  l'homme. 
Deux  poèmes  consacrés  kVersailles  et  au  Jardin  du  Luxembourg 
donnent  bien  le  sens  du  volume.  Je  ne  sais  si  M.  Siegfried 
a  lu  Albert  Samain,  mais  ses  Jardins  et  murs  m'ont  fait  son- 
ger aux  beaux  vers  du  Jardin  de  l'Infante. 

—  Parmi  les  livres  d'art  qui  ont  paru  ce  printemps,  il  me 

*  Ttig  und  Nachtstûcke-  Verlagshaus  Pechstein  in  Munchen,  1922. 

*  Gtdichte.  Eine  erste  Lèse  aus  den  Jahren  1904-1906.  Bern,  bei  Francke. 
'  Neue  Gedichte  :  Gârten  und  Maaern.  Basel,  Rheinverlag,  1922. 


CHRONIQUE  SUISSE  ALLEMANDE  251 

plaît  de  signaler  un  joli  volume  illustré  à  la  plume  par  Wilhelm 
Klink,  les  Fontaines  zuricoises,  et  le  dernier  fascicule  de 
La  Maison  bourgeoise  en  Suisse,  consacré  à  la  Maison  bourgeoise 
dans  le  canton  de  Zoug  ^.  Parmi  les  plus  beaux  ornements  de 
nos  villes,  surtout  en  Suisse  allemande,  les  vieilles  fontaines 
qui  ornent  les  places  de  nos  villes  doivent  être  citées  en  pre- 
mière ligne.  On  n'en  construit  plus  guère  aujourd'hui,  et 
c'est  dommage.  M.  Paul  Meintel  nous  le  fait  regretter  en  décri- 
vant les  trente  fontaines  de  Zurich  qui  se  rencontrent  presque 
uniquement  dans  les  vieux  quartiers  ;  il  en  fait  l'histoire  et 
il  en  détaille  les  beautés.  Les  touristes  qui  visiteront  désormais 
Zurich  ne  pourront  se  passer  de  ce  guide. 

Un  autre  guide  indispensable  aux  touristes  visitant  la  Suisse 
est  la  Maison  bowgeoise  en  Suisse,  laquelle,  en  faisant  l'his- 
toire de  la  construction  des  villes,  nous  montre,  en  de  belles 
planches,  leurs  maisons  les  plus  caractéristiques.  On  sait 
que  plus  la  ville  est  ancienne  et  plus  elle  est  petite,  plus  elle 
est  intéressante.  C'est  le  cas  de  Zoug,  restée  cité  modeste 
et  que  n  ont  point  défigurée  les  architectes  modernes  avec 
de  grandes  bâtisses  ou  des  constructions  industrielles. 

—  Le  centenaire  de  Flaubert  n'a  pas  passé  inaperçu  chez 
nous.  Outre  les  nombreux  articles  que  nos  principaux  jour- 
naux ont  consacré  à  cet  écrivain,  M.  Carl-Albrecht  BernouUi. 
de  Bâle,  a  écrit  sur  lui  des  pages  très  fines  et  très  pénétrantes  ^ 
Le  sens  de  la  beauté  de  la  langue  du  romancier  est  surtout  mis 
en  relief  dans  ce  petit  écrit. 

Antoine  Guilland. 

^  Zurcher  Brannen,  von  Paul  Meintel.  Mit  41  Bildern  von  Wilhelm  Klink.  Zurich, 
Grelhlein  u.  Co.,  1922.  —  Dos  Bûrgerhaus  des  Kanlons  Zug.  Druck  und  Verlag, 
von  Orell  Fussli,  Zurich,  1922. 

*  Gedàchtnisrede  auf  Gustav  Flaubert.  Basel,  Benno  Schwabe  u.  Co.,  Verleger 
1922. 


252  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Chronique   politique. 


La  Conférence  de  Gênes.  —  Choses   et  autres. 

«  L'Europe  et  le  monde  ont  les  yeux  fixés  sur  vous  ",  écri- 
vait à  la  grande  Catherine  l'un  de  ses  flatteurs  d'Occident. 
C'est  bien  ce  qui  se  produit  aujourd'hui  pour  la  conférence  de 
Gênes.  Mais  L  spectacle  en  vaut-il  la  peine? 

La  cérémonie  a  été  précédée  de  quelques  épreuves  préli- 
minaires dans  les  grands  Etats.  Il  s'agissait,  pour  ceux  qui 
devaient  y  jouer  un  rôle,  de  fixer  leur  attitude  et  d'obtenir 
une  approbation. 

Nous  n'avons  aucun  renseignement  sur  ce  qui  s'est  passé 
en  Russie  ;  mais,  comme  on  le  sait,  la  part  de  la  représentation 
populaire  est  à  tel  point  inexistante  dans  cette  république 
idéale  qu'il  suffit  aux  maîtres  du  jour  de  quelques  formalités 
hypocrites  pour  être  d'avance  couverts  pour  tout  ce  qu'il  leur 
plaît  d'accomplir.  En  Allemagne,  le  chancelier  Wirth,  forte- 
ment attaqué  par  les  partis  de  droite,  qui  seraient  fort  embar- 
rassés dt  dire  ce  qu'ils  feraient  à  sa  place,  n'a  pas  eu  trop  de 
peine  à  persuader  au  Reichstag  d'appuyer  sa  méthode  fuyante 
que,  à  part  quelques  groupes  incorrigibles,  tout  le  pays  com- 
prend. En  Angleterre,  M.  Lloyd  George,  très  diminué  par 
de  nombreux  éch  es  et  d'affligeantes  contradictions,  a  retrouvé 
à  la  Chambre  des  communes  sa  majorité  fidèle,  moyennant  un 
discours  où  il  n'a  pas  dit  toutes  ses  intentions.  En  Italie, 
M.  Facta  a  provoqué  les  applaudissements  du  parlem-  nt  en 
faisant  ressortir  le  grand  rôle  que  sa  nation  allait  jouer  dans 
une  conférence  instituée  sur  son  territoire.  Enfin  au  Palais- 
Bourbon,  le  ministère  Poincaré,  qui  cherche  à  concilier  les 
intérêts  de  la  France  avec  les  engagements  pris  par  un  prédé- 
cesseur compromettant,  a  obtenu  le  vote  de  confiance  qui  lui 
était  nécessaire  pour  poursuivre  son  action. 

De  tout  ce  fatras  de  discours,  il  aurait  été  difficile  de  faire 
ressortir  des  volontés  fermes  et  encore  moins  le  programme 


CHRONIQUE  POLITIQUE  253 

unique  qui  aurait  été  nécessaire  si  vraiment  la  conférence 
devait  accomplir  un  travail  positif,  rétablir  des  relations  nor- 
males entre  les  peuples,  relever  l'industrie  et  le  commerce  en 
détresse,  fortifier  la  confiance,  assurer  la  paix  et  régénérer 
l'Europe. 

La  conférence  de  Gênes  s'est  ouverte  dans  le  cérémonial 
prévu.  Les  discours  ont  été  généralement  admirés.  Tout  au 
plus  si  quelques  auditeurs,  particulièrement  avertis,  se  sont 
étonnés  d'entendre  MM.  Facta  et  Lloyd  George  affirmer 
qu'il  n'y  avait  plus,  à  l'heure  présente,  ni  vainqueurs, ni  vaincus, 
rien  que  des  gens  décidés  à  reconstruire  l'Europe.  Cette  asser- 
tion, qui  n'était  pas  conforme  à  la  vérité,  était  de  plus  émi- 
nemment dangereuse.  L'incartade  de  M.  Tchitcherine,  qui 
a  prétendu  introduire  le  sujet  prohibé  du  désarmement, 
na  été  réprimée  qu'avec  une  mansuétude  toute  paternelle. 
Mais  la  délégation  bolchéviste  avait  été  accueillie  avec  tant 
d'honneurs  qu'il  aurait  été  difficile,  dès  le  début,  de  se  mon- 
trer sévère  à  son  égard.  Puis  on  a  désigné  les  membres  des 
commissions  qui,  comme  c'est  le  cas  dans  toutes  ces  vastes 
réunions,  devaient  accomplir  toute  la  besogne. 

Elles  sont,  si  nous  avons  su  bien  lire  les  communiqués,  au 
nombre  de  quatre.  Mais,  comme  elles  se  sont  immédiatement 
divisées  en  sous-commissions,  cela  crée  une  complexité  assez 
grande  dans  laquelle  celui  qui  ne  jette  sur  les  journaux  qu'un 
coup  d'oeil  rapide  ne  se  retrouve-  pas.  De  ces  commissions, 
la  première,  qui  est  la  plus  importante,  s'occupe  de  rétablir 
entre  les  peuples  des  rapports  plus  normaux  et  de  fortifier 
la  confiance  ;  sa  principale  tâche  est  de  régler  les  conditions 
dans  lesquelles  la  Russie  peut  rentrer  dans  le  ménage  euro- 
péen. Les  autres  commisisons  ont  des  programmes  avant  tout 
techniques  :  elles  s'occupent  des  finances,  du  commerce, 
des  transports  et  d'autres  choses  encore. 

Cette  organisation  réglée,  le  travail  aurait  dû  commencer 
régulièrement,  comme  cela  se  fit  à  Paris  ou  à  Washington. 
Mais  il  aurait  fallu  mieux  préparer  les  choses....  Le  mémoran- 
dum de  Cannes  du  6  janvier  avait  fixé  les  conditions  auxquelles 
devaient  se  soumettre  les  Etats  qui  prétendraient  se  faire  repré- 


254  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

senter  à  Gênes,  et  la  première  était  de  reconnaître  leurs  dettes. 
Comme  la  république  des  Soviets  s'était  gardée  de  donner 
aucune  réponse  et  qu'il  pouvait  y  avoir  quelque  péril  à  en 
réclamer  une,  M.  Lloyd  George  s'était  hâté  de  déclarer  que 
le  fait  qu'elle  acceptait  l'invitation  prouvait  suffisamment 
qu'elle  se  prêtait  à  toutes  les  exigences  fixées. 

Il  n  en  était  pas  ainsi  :  on  put  dès  le  début  s'en  rendre  compte. 
Mais  alors,  au  lieu  de  poser  aux  représentants  des  Soviets 
une  question  précise,  dans  une  séance  régulière  de  commis- 
sion, M.  Lloyd  George  préféra  les  entraîner  chez  lui  et  engager 
avec  eux  des  conversations  privées  auxquelles  prenaient  part 
les  seuls  délégués  des  puissances  invitantes.  L'inv  ntion  était 
malencontreuse  :  obligés  de  faire  un^  déclaration  précise,  les 
bolchévistes  se  seraient  gardés  de  rompre,  car  ils  comptent  sur 
la  conférence  de  Gênes  pour  leur  assurer  une  reconnaissance 
officielle  et  divers  autres  avantages  ;  conviés  à  un  entretien 
particulier,  ils  ont  déployé  toutes  leurs  ressources  d'intrigue 
et  d  intimidation,  pour  le  plus  grand  embarras  de  leurs  inter- 
locuteurs désunis  et  mal  préparés. 

Les  représentants  des  Soviets  n'ont  pas  refusé  de  reconnaître 
les  dettes  d'avant-guerre  ;  mais  ils  ont  demandé  que  les  Alliés 
admissent  l'obligation  de  réparer  les  dommages  causés  par 
les  entreprises  contre-révolutionnaires  qu'ils  ont  soutenues. 
Ces  dévastations,  ajoutées  à  divers  autres  préjudices  subis 
par  le  gouvernement  de  Moscou,  se  chiffrent,  paraît-il,  par 
une  somme  de  50  milliards  de  roubles-or  ;  ce  qui  fait  que 
les  puissances  occidentales  sont,  non  plus  créancières,  mais 
débitrices  de  la  Russie....  Là-dessus,  grand  scandale  :  les  délé- 
gués de  l'Entente  ont  sommé  la  députation  bolchéviste  de 
leur  présenter  d'autres  propositions  ;  mais  ils  ne  lui  ont  pas 
fixé  de  délai.  Ce  qui  fait  que,  pendant  plusieurs  jours,  la 
conférence  est  restée  désorientée  et  impuissante,  attendant 
la  décision  de  M.  Lénine,  qu'on  s'était  plu  à  faire  l'arbitre 
de  la  situation. 

Comme  pour  augmenter  le  désarroi,  a  éclaté  la  nouvelle  du 
traité  russo-allemand  Qu'est-ce  au  juste  que  ce  traité?  Il  est 
en  désaccord  évident  avec  l'esprit  de  la  conférence,  puisqu'il 


CHRONIQUE  POLITIQUE  255 

règle  bilatéralement  diverses  questions,  alors  qu'à  Gênes 
on  projette  une  réconciliation  universelle  ;  il  contredit  un  des 
articles  au  moins  du  traité  de  Versailles  et  complique  l'action 
de  l'Entente  vis-à-vis  de  la  Russie.  Faut-il  y  voir  plus?  La 
convention  signée  à  Rapallo  se  double  peut-être  de  clauses 
secrètes  ;  d'aucuns  prétendent  qu'elle  ne  forme  que  la  partie 
la  moins  compromettante  d'un  accord  plus  vaste  qui  impli- 
querait une  association  politique  et  militaire.  Nous  ne  savons.... 
Mais,  sans  se  livrer  à  des  conjectures  prématurées,  il  apparaît 
à  chacun  que  l'intempestif  traité  indique  que  ceux  qui  l'ont 
conclu  prétendent  reprendre  leur  pleine  liberté  diplomatique 
en  dépit  des  gêneurs  qui  invoquent  des  engagements  anciens 
ou  récents  ;  il  implique  aussi,  chez  les  gouvernements  qui 
l'ont  signé,  une  solidarité  qui  s'affirmera  un  jour  ou  l'autre 
et  risque  fort  de  compromettre  les  bases  du  nouvel  état  poli- 
tique de  l'Europe. 

Les  Alliés  n'auraient  pas  dû  être  surpris.  Les  négociations 
engagées  à  Berlin  n'avaient  pas  échappé  à  quelques-uns  de 
leurs  agents  ;  et,  si  tant  est  que  les  chefs  de  ministères  n  avaient 
rien  su,  le  rapprochement  germano-russe  était  si  bien  dans 
l'air  que  chacun  aurait  dû  en  attendre  la  divulgation.  Pour- 
tant, le  fait  de  choisir  la  réunion  de  Gênes  pour  publier  cet 
accord  constituait  une  bravade.  C'était  l'acte  de  gens  qui  cher- 
chaient à  propager  le  désordre,  qui  voulaient  voir  jusqu'où 
irait  leur  force. 

En  face  de  ce  geste,  l'attitude  des  représentants  de  l'Entente 
était  tout  indiquée  :  ils  devaient  signifier  aux  Russes  et  aux 
Allemands  que  leur  accord  à  deux  montrait  qu'ils  ne  se  confor- 
maient pas  aux  obligations  de  la  conférence  de  Gênes  et  que, 
s'ils  ne  l'abandonnaient  pas,  ils  n'avaient  plus  rien  à  y  faire. 
Ainsi,  toute  équivoque  aurait  été  dissipée  ;  Allemands  et  Russes 
auraient  compris  qu'ils  se  trouvaient  en  face  d'une  volonté 
ferme.  Comme  ils  ont  tout  avantage  à  ne  pas  mettre  l'Europe 
contre  eux,  ils  auraient  cédé  dans  le  moment  présent  et  se 
seraient  inspirés  d'une  plus  saine  prudence  pour  l'avenir. 

M.  Poincaré  a  voulu  aller  plus  loin.  Il  a  proposé  aux  gouver- 
nements alliés  de  notifier  à  Berlin  que  l'Entente  considérait 


256  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

le  récent  accord  de  Rapallo  comme  nul  et  non  avenu  et  qu'elle 
s'en  remettait,  pour  juger  le  cas,  à  la  conférence  des  ambassa- 
deurs, qui  doit  connaître  de  toutes  les  questions  relatives  à 
l'observance  des  traités.  Quel  est  le  résultat  de  cette  démarche? 
Nous  ne  le  savons  pas  encore. 

Mais  les  grands  hommes  réunis  à  Gênes  ont  jugé  des  choses 
autrement.  Au  cours  d'une  réunion  des  délégués  de  la  grande 
et  de  la  petite  Entente,  M.  Schanzer  a  plaidé  la  cause  des 
contractants  germano-russes  ;  M.  Lloyd  George,  après  avoir 
manifesté  une  bruyante  indignation,  est  revenu,  avec  une 
docilité  avertie,  à  des  sentiments  plus  doux.  Le  résultat  a  été 
une  note  à  l'Allemagne  qui  lui  enjoignait,  si  elle  ne  renonçait 
pas  à  son  traité,  de  ne  plus  prendre  part  aux  séances  de  la 
commission  qui  s'occupe  des  affaires  de  Russie.  Après  quoi, 
de  nombreux  conciliabules  ont  eu  lieu  ;  des  paroles  vives  ont 
encore  été  prononcées  ;  les  dépêches  ont  annoncé  que  la  dépu- 
tation  du  Reich,  consciente  de  la  faute  qu'ellf  avait  commise, 
ne  songeait  qu'à  effacer  l'acte  malencontreux.  Mais  tout  cela 
n'était  que  de  la  façade  :  les  représentants  alliés  avaient  donné 
leur  mesure,  les  délinquants  savaient  qu'ils  n'avaient  pas 
grand'chose  à  risquer. 

Les  deux  réponses,  celle  de  l'Allemagne  qui  marquait  ses 
impressions  en  présence  de  la  note  dt  l'Entente,  celle  de  la 
Russie  qui  indiquait  ses  intentions  en  face  des  réclamations 
des  puissances,  ont  été  rendues  publiques  le  même  jour.  La 
délégation  du  Reich  argue  de  la  pureté  de  ses  désirs  en  con- 
cluant un  accord  qui  n'avait  rien  de  clandestin  et  qui  était 
nécessaire  pour  sauvegarder  les  intérêts  du  pays  ;  elle  comprend 
mal  l'émoi  qu'il  a  provoqué  et  se  déclare  prête  à  se  désinté- 
resser de  la  part  des  affaires  russes  qui  a  été  réglée  par  le  récent 
traité.  Celle  des  Soviets  ne  refuse  pas  la  reconnaissance  de 
l'ancienne  dette,  mais  continue  à  demander,  sans  articuler 
aucun  chiffre  cette  fois,  que  les  puissances  coupables  d  avoir 
soutenu  Koltchak  et  Dcnîkine  admettent  le  droit  du  gouver- 
nement de  Moscou  à  des  réparations  ;  die  indique  comme  la 
condition  préalable  de  tout  accord,  la  reconnaissance  officielle 
du  régime  des  soviets  et  un  octroi  de  crédits. 


CHRONIQUE  POLITIQUE  257 

Ces  réponses  n'ont  provoqué,  chez  les  représentants  alliés, 
qu  un  enthousiasme  médiocre.  Il  a  été  décidé  d'envoyer  une 
nouvelle  note  à  la  délégation  allemande  pour  la  rendre  atten- 
tive à  diverses  inexactitudes  ou  incorrections  que  contient  sa 
missive.  Quant  aux  contre-propositions  russes,  elles  ne  peuvent 
manquer  de  faire  l'objet  de  débats  prolongés  qui  complique- 
ront la  marche  de  la  conférence,  si  tant  est  qu'ils  ne  l'arrêtent 
pas  tout  à  fait  ;  et  cela  sur  une  question  qui  aurait  dû  être  résolue 
d'avance. 

Le  malheur  est  que  deux  tendances  opposées  se  marquent 
dans  cette  conférence  de  Gênes  et  qu«j,  en  dépit  des  communi- 
qués optimistes  que  prodiguent  les  agences  télégraphiques, 
elles  paraissent  diverger  de  plus  en  plus. 

M.  Lloyd  George  et  les  ministres  italiens,  l'un  pour  des 
raisons  électorales  ou  sentimentales,  les  autres  pour  complaire 
à  un  parlement  où  dominent  les  tendances  de  gauche,  tiennent 
par  dessus  tout  à  faire  aboutir  la  conférence  qu'ils  considèrent 
comme  leur  création.  Comme  les  grandes  difficultés  viennent 
de  la  Russie  des  Soviets,  ils  multiplient  les  attentions  à  ses 
délégués  et  font  rejaillir  sur  les  Allemands  une  part  de  leur 
faveur.  Au  cours  de  la  crise  qui  n'est  pas  encore  terminée, 
ils  ont  eu  de  nombreux  entretiens  avec  MM.  Tchitcherine, 
Wirth  et  Rathenau  ;  ils  les  ont  entourés  de  leurs  conseils  et 
se  sont  efforcés  de  leur  arracher  ^  des  concessions  qui  leur 
permissent  de  les  soutenir  dans  les  conférences  des  Alliés. 
Cette  attitude  est-elle  habile?  On  peut  en  douter  ;  car  bolché- 
vistes  et  Germains,  qui  savent  fort  bien  qu'on  ne  les  lâchera 
pas,  abusent  de  la  bienveillance  de  leurs  protecteurs  ;  ils  pour- 
suivent leur  partie  à  deux,  prompts  à  réaliser  tous  les  avantages 
que  la  situation  comporte,  indifférents  d'ailleurs  aux  intérêts 
généraux  dont  tous  les  membres  de  l'imposante  assemblée 
devraient  s'inspirer. 

La  délégation  française  voudrait  réagir  ;  mais  elle  se  trouve 
dans  une  position  difficile.  Elle  s'attache  désespérément  au 
programme  rédigé  à  Cannes  ;  mais  nombre  de  gens  goûtent 
peu  son  attitude  et  l'accusent  de  ne  songer  qu'à  faire  échouer 
l'entreprise.  A-t-elle  au  moins  des  alliés?  On  dit  qu'à  la  suite 


258  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  l'incartade  germano-russe,  bien  des  sympathies  sont  reve- 
nues à  la  France.  C'est  possible  :  il  semble  au  moms  que  ses 
intérêts  concordent  presque  partout  avec  ceux  de  la  petite  En- 
tente. Mais  dans  une  réunion  semblable,  où  tous  les  délégués, 
quels  qu'ils  soient,  tiennent  à  obtenir  des  résultats  qui  justifient 
leur  présence,  la  faveur  va  à  ceux  qui  croient  et  non  à  ceux  qui 
doutent.  Par  la  force  des  choses,  MM.  Lloyd  George,  Facta 
et  C'^  jouissent  d'une  autorité  à  laquelle  ne  peuvent  prétendre 
M.  Barthou  et  ses  collègues. 

Cependant  les  bolchévistes  sont  les  favoris  du  jour.  Ils  sont 
entourés  d'une  considération  particulière.  Ils  disent  ce  qui 
leur  plaît,  déconcertent  leurs  interlocuteurs  par  une  multitude 
de  petits  tours  qu'on  s'obstine  à  excuser  avec  une  bienveillance 
inlassable,  prennent  une  idée  croissante  de  leur  force  en  raison 
de  la  faiblesse  des  autres,  poursuivent  bravement  leur  propa- 
gande, sèment  consciencieusement  la  discorde  ;  avec  cela,  il 
mènent  bonne  et  grasse  vie,  tandis  que,  dans  l'immense  pays 
que  leurs  méfaits  ont  rendu  stérile,  un  peuple  infortuné  meurt 
de  faim. 

—  En  dehors  de  la  conférence  de  Gênes,  il  n'y  a  que  peu 
de  chose  à  dire. 

L'échange  de  notes  entre  le  gouvernement  allemand  et  la 
commission  des  réparations,  l'un  refusant  sans  relâche  ce  que 
l'autre  réclame,  a  excité  quelque  attention  ;  mais  ce  débat  est 
momentanément  étouffé  par  des  événements  de  plus  grande 
importance.  La  conférence  des  ministres  des  affaires  étrangères 
des  trois  puissances  occidentales  réunie  à  Pans  a  fait  un  louable 
effort  pour  pacifier  le  proche  Orient  :  elle  a  proposé  un  armis- 
tice immédiat  et  esquissé  un  projet  de  traité  s'inspirant  moins 
de  l'acte  de  Sèvres  que  de  la  situation  des  belligérants.  Cette 
tentative  a  été,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  assez  mal  accueillie 
par  les  intéressés.  La  plus  forte  résistance  est  venue  du  gou- 
vernement d'Angora  qui  a  demandé  qu'à  la  suspension  d'armes 
correspondît  immédiatement  l'évacuation  de  l'Asie  Mineure. 
Les  puissances  ne  peuvent  admettre  cette  prétention  :  elles 
réclament  qu'avec  le  retrait  des  troupes  grecques,  la  Turquie 
s'engage  à  accepter  les  grandes  lignes  de  l'accord.  Et  la  réponse 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  259 

se  fait  attendre....  En  Irlande,  l'œuvre  de  paix  de  M.  Lloyd 
George  paraît  fort  compromise.  Non  seulement  la  ville  de 
Belfast  continue  d'être  le  théâtre  d'un  combat  acharné,  mais, 
dans  la  partie  Indépendante  de  l'île,  la  lutte  s'est  ouverte 
entre  les  partisans  du  traité  et  ceux  qui  ne  veulent  pas  en  enten- 
dre parler.  MM.  Giiffith  et  Colllns  sont  chaque  jour  menacés 
par  les  sectaires  que  groupe  M.  de  Valera.  Des  événements 
graves  risquent  de  se  produire.  Décidément,  ces  gens  sont 
Incorrigibles. 

Et  dans  la  grande  préoccupation  du  monde,  la  mort  de  celui 
qui  fut  Charles  I^'',  empereur  d'Autriche,  et  Charles  IV,  roi 
apostolique  de  Hongrie,  a  passé  presque  Inaperçue,  Il  n'a  eu 
que  de  brèves  oraisons  funèbres  :  ses  maladresses  l'avalent 
discrédité  ;  on  l'oubliait  dans  son  exil  de  Madère.  Il  a  pourtant 
eu  de  bonnes  intentions  :  alors  que  sévissait  l'affreuse  guerre, 
il  a  fait  un  effort  pour  rétablir  la  paix  ;  et,  s'il  n'a  pas  réussi, 
c'est  que  sa  faible  volonté  ne  pouvait  rien  dans  l'effroyable 
chaos  où  se  débattait  le  monde 

Lausanne,  24  avril. 

Ed.  Rossier. 


Chronique  scientifique. 


L'immunisation  contre  les  maladies  par  voie  digestive.  —  L'action  préventive  et 
curative  du  190  contre  l'avarie.  —  Pour  l'utilisation  intégrale  des  chutes  d'eau.: 
constitution  de  réserves  par  pompage  d'eau  aux  heures  de  moindre  consomma- 
tion.—  Projet  de  trottoir  roulant  souterrain  à  Paris.  —  Utilisation  des  sources 
thermales  pour  le  forçage  des  fruits  et  légumes.  —  Pourquoi  la  malaria  a  dis- 
paru du  Danemark.  —  Le  camphrier  de  l'avenir.  —  L'utilité  forestière  de 
l'ajonc  et  du  genêt.  —  Les  cirrus  et  la  prévision  du  temps.  Les  systèmes  nua- 
geux. —  Un  nouveau  minéral  radio-actif.  —  Publications  nouvelles. 

De  façon  générale,  l'immunisation  expérimentale  des  ani- 
maux contre  les  infections  se  fait  au  moyen  d'injections  sous 
la  peau  ou  dans  les  veines.  Mais  on  a  constaté  qu'en  divers 
cas  l'Immunisation  peut  être  obtenue  par  la  vole  digestive. 


260  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

assurément  plus  commode  et  rapide,  et  comportant  moins 
de  risques.  La  méthode  est-elle  applicable  à  l'homme  ? 
C'est  une  question  que  se  sont  posée  MM.  Ch.  NicoUe  et 
E.  Conseil.  Et  ils  ont  fait  des  expériences  sur  deux  maladies, 
la  fièvre  méditerranéenne  et  la  dysenterie  bacillaire.  Les 
résultats  ont  été  satisfaisants. 

Dans  le  cas  de  la  première  maladie,  le  vaccin  a  consisté  en 
un  mélange  de  cultures  du  microbe  spécifique,  stérilisées 
par  chauffage  d'une  heure  à  72*^  ou  75°  C.  Trois  volontaires 
ont  avalé  des  doses  de  vaccin  (doses  de  1  milliard  de  microbes 
les  l®^  2"^®,  3*"®  et  5™®  jours),  puis  on  leur  a  inoculé  des 
bacilles  vivants  :  aucun  trouble  ne  s'est  manifesté. 

En  ce  qui  concerne  la  seconde,  l'immunisation  par  inges- 
tion est  particulièrement  désirable,  car  l'injection  sous-cutanée 
est  suivie  le  plus  souvent  d'un  œdème  étendu,  dur  et  doulou- 
reux, et  l'injection  intra-veineuse  est  suivie  de  réactions  pou- 
vant rendre  dangereux  son  emploi.  L'expérience  a  fait  voir 
que  la  vaccination  digestive  par  100  milliards  de  microbes 
stérilisés  met  les  sujets  à  l'abri  de  toute  infection  par  des  cultures 
virulentes  (10  milliards  de  bacilles  de  Shiga).  Par  conséquent 
il  est  établi  qu'on  peut  vacciner  préventivement  l'homme  par 
voie  digestive  contre  la  fièvre  méditerranéenne  et  contre  la 
dysenterie  bacillaire.  En  fait,  l'emploi  d'un  vaccin  digestif 
constitue  la  seule  méthode  applicable  dans  le  dernier  cas. 

L'immunisation  par  voie  digestive  peut-elle  être  employée 
contre  d'autres  maladies,  comme  la  typhoïde  ou  le  choléra? 
C'est  bien  possible,  et  même  probable.  Des  expériences  feront 
voir  s'il  en  est  bien  ainsi. 

—  Toujours  dans  le  donuiine  de  la  prévention,  il  convient 
de  signaler  tout  particulièrement  une  récente  note  à  l'Aca- 
démie des  sciences  de  MM,  Levaditi  et  N.  Martin,  sur  l'action 
préventive  et  curative  du  dérivé  acétylé  de  l'acide  oxyamino- 
phénylarsénique  sur  l'avarie.  On  ne  saura  et  on  ne  dira  jamais 
trop  le  rôle  capital  que  joue  l'avarie  dans  la  pathologie,  de 
combien  de  maux  elle  est  cause,  de  combien  de  douleurs,  de 
détresses,  de  misères,  de  souffrances  morales,  physiques, 
sociales,  individuelles,  elle  est  l'origine  ;  quelle  plaie  elle  est 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  261 

pour  la  race,  la  société  et  la  nation.  Supprimer  l'avarie,  ce 
serait  supprimer  la  moitié  de  la  pathologie. 

Les  auteurs  ont  recherché  dans  quelle  mesure  la  substance 
indiquée,  qui  est  spirillicide  chez  l'animal  en  injection  sous- 
cutanée,  l'est  aussi  par  ingestion  digestive.  Ici  encore,  les 
résultats  sont  très  encourageants.  Le  190  (cette  désignation 
est  plus  commode  que  celle  qui  a  été  citée  plus  haut),  admi- 
nistré par  voie  digestive  au  lapin  atteint  de  lésions  riches 
en  tréponèmes,  fait  disparaître  ces  derniers  en  deux  jours, 
et  les  lésions  guérissent  vite.  Même  chose  chez  le  macaque  : 
la  disparition  des  tréponèmes  et  la  guérison  des  lésions  se 
fait  rapidement,  en  trois  ou  quatre  jours.  Il  est  rare  qu'un  mé- 
dicament agisse  aussi  promptement  et  de  façon  aussi  nette 
contre  la  maladie  dont  il  s  agit. 

Et  chez  l'homme,  le  190  agit-il?  L'expérience  a  été  faite 
avec  des  résultats  tout  aussi  satisfaisants.  Ce  n  est  pas  tout. 
Un  sujet  sain  s'est  offert  à  une  expérience  précieuse.  Il  s'est 
fait  inoculer  du  virus  aux  deux  bras  par  scarification.  Puis 
en  deux  doses,  2  h.  30  et  10  h.  après,  il  absorbe  4  grammes 
de  190,  par  la  bouche.  Un  macaque  inoculé  en  même  temps 
que  lui,  avec  le  même  virus,  mais  à  qui  l'on  ne  donne  pas 
de  190,  présente  les  lésions  caractéristiques  au  10*"®  jour. 
Pour  le  courageux  expérimentateur,  au  47"^®  jour  rien  ne  s'était 
manifesté,  et  la  réaction  Bordet-Gengou  restait  négative.  Le 
190  prévient  l'avarie,  administré  par  voie  digestive  ;  il  provoque 
la  cicatrisation  rapide  des  lésions  de  celle-ci  chez  les  sujets 
infectés,  homme  aussi  bien  qu'animal.  Une  seule  réserve  s  im- 
pose. Il  ne  faut  pas  absorber  de  trop  grandes  quantités  de 
190  :  des  effets  toxiques  seraient  à  craindre.  Par  conséquent, 
la  vertu  du  1 90  ne  saurait  devenir  un  encouragement  à  l'abus  : 
on  ne  peut  pas  se  dire  qu'il  suffit  d'avaler  une  gorgée  pour 
être  tranquille.  En  fait,  entre  une  gorgée  et  une  autre,  il  faut 
absolument  mettre  un  intervalle  appréciable  pour  éviter  les 
effets  toxiques. 

—  En  même  temps  que  l'on  s'applique  à  multiplier  les 
utilisations  de  l'énergie  hydraulique,  il  apparaît  de  plus  en 
plus  urgent,  pour  tirer  le  parti  le  plus  complet  des  installa- 


262  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tions,  de  trouver  un  moyen  d'utiliser  celles-ci  aux  heures  de 
la  journée  —  de  la  nuit  surtout  —  où  la  consommation  est 
la  moindre.  Toute  usine  hydraulique  a  ses  à-coups  :  elle  a 
ses  pointes,  c  est-à-dire  ses  périodes  où  la  consommation  est 
accrue,  et  ses  périodes,  par  contre,  où  personne  ne  lui  demande 
rien  pour  ainsi  dire,  où  elle  pourrait  aussi  bien  cesser  de 
fonctionner.  E^t-il  possible,  aux  périodes  mortes,  de  mettre 
de  côté  de  l'énergie  pour  répondre  à  l'excédent  de  demande 
lors  des  pointes?  Il  serait  très  désirable  de  supprimer  par  là 
la  nécessité  où  sont  souvent  les  installations  de  posséder  des 
machines  de  secours  pour  répondre  aux  exigences  des  pointes. 

En  certains  cas,  on  a  résolu  le  problème  de  façon  très  simple, 
surtout  dans  les  usines  hydrauliques  où,  en  fait,  il  ne  coûte 
guère  plus  cher  de  laisser  marcher  les  turbines  et  dynamos 
tout  le  temps  que  de  les  arrêter  aux  heures  de  consommation 
nulle.  L'énergie  de  la  chute  est  employée  à  pomper  de  l'eau 
et  à  la  refouler  dans  un  réservoir  élevé.  De  la  sorte,  on  met 
de  l'énergie  de  côté,  ou  plutôt  une  possibilité  d'obtention 
d  énergie.  Aux  heures  de  pointe,  on  utilise  la  chute  ainsi  créée 
de  façon  expérimentale,  à  venir  en  aide  à  l'installation  princi- 
pale, qui  menace  d'être  débordée.  Bien  entendu,  plus  le  réser- 
voir auxiliaire  est  haut  placé,  plus  il  rend  d'énergie.  Evidem- 
ment, on  perd  de  I  énergie  à  cet  emmagasinement  :  il  serait 
plus  avantageux  d'utiliser  l'installation  principale  tout  le 
temps,  mais  on  ne  peut  pas  obliger  les  gens  à  demander  de 
la  force,  de  la  lumière  ou  de  la  chaleur  quand  ils  n'en  ont  pas 
l'emploi.  Il  y  a  donc  une  certaine  perte  par  rapport  à  ce  que 
serait  le  rendement  de  l'installation  qui  serait  utilisable  toutes 
les  vingt-quatre  heures  de  la  journée,  mais  il  y  a  encore  éco- 
nomie à  faire  cette  perte,  qui  en  épargne  une  plus  considé- 
rable. 

En  fait,  partout  où  il  y  a  utilisation  de  forces  naturelles, 
sans  qu  il  y  ait  consommation  au  fur  et  à  mesure  de  l'énergie 
produite,  un  des  moyens  les  plus  simples  de  mettre  de  côté 
1  énergie  non  utilisée  consiste  à  l'employer  comme  il  vient 
d'être  dit,  à  élever  de  l'eau  dont  on  utilisera  la  chute  au  mo- 
Qient  voulu.  L'élévation  d'eau   peut  servir  de  régulateur,  de 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  263 

volant,  de  moyen  de  transformation  aussi  d  un  débit  discon- 
tinu en  débit  continu. 

La  méthode  est  très  rationnelle,  et  il  existe  une  installation 
établie  sur  ce  principe,  celle  de  l'usine  de  Chevenoz,  sur  la 
Dranse  d'Abondance,  en  Haute-Savoie. 

Une  chute  de  50  m.  de  hauteur  permet  d'y  réaliser  une 
puissance  moyenne  de  780  kilowatts.  En  1909,  on  a  ajouté 
une  station  de  pompage  à  l'usine  :  celle-ci  élève  l'eau  à  8400 
de  hauteur  dans  un  réservoir  artificiel  de  10  000  mètres 
cubes.  En  utilisant  cette  chute  aux  heures  de  pointe,  on 
accroît  de  27  %  la  puissance  de  l'installation.  Voilà  qui  est 
excellent.  L'exemple  de  cette  intelligente  solution  avait  été 
donné  dès  1883  en  Suisse  où,  à  Zurich,  une  chute  artificielle 
de  1 57  mètres  fut  créée.  En  1 899,  on  opéra  de  même  à  Gerla- 
fingen  et  à  Clus  ;  en  1904,  l'usine  électrique  d'Olten-Aarbourg 
créa  une  chute  de  315  mètres,  et  Schaffhouse  suivit  l'exemple 
en  1909.  La  méthode  a  reçu  d'intéressants  développements 
en  Italie.  C'est  ainsi  que  la  société  Alta  Italiana,  de  Turin, 
utilise  à  Funghera,  dans  la  vallée  de  la  Stura,  deux  bassins 
artificiels  de  500  000  mètres  cubes,  permettant  une  chute 
artificielle  de  150  mètres  qui  double,  aux  heures  de  pointe, 
la  puissance  de  l'usine  génératrice.  En  1913,  la  même  société 
a  mis  en  activité  à  Viverone  (Novara)  une  autre  mstallation 
qui,  elle,  utilise  un  lac  naturel  dans  lequel  elle  refoule  de 
l'eau  par  pompage.  La  chute  ainsi  obtenue  est  de  140  mètres. 
Grâce  à  ces  deux  installations  de  pompage,  la  société  a  pu 
supprimer  son  usine  à  vapeur  de  secours  de  Turin. 

Une  installation  importante  est  en  élaboration  en.  France, 
à  l'usine  de  Belleville,  en  Savoie  (aciéries  électriques  Paul 
Girod).  Là,  il  se  crée  une  chute  de  500  mètres  de  hauteur, 
et  comme  réservoir  on  utilise  un  lac  naturel,  celui  de  la  Girotte, 
où  deux  pompes  de  5000  chevaux  chacune  déverseront  les 
eaux  puisées  dans  le  canal  de  fuite  de  l'usine  de  Belleville. 

Enfin,  on  parle  d'une  installation  considérable  se  rattachant 
à  l'aménagement  du  Rhin  entre  Bâlc  et  Strasbourg.  Là  encore, 
on  utiliserait  comme  réservoir  pour  les  eaux  de  pompage 
deux  lacs  naturels,  le  lac  Noir  et  le  lac  Blanc.  Mais  dans  ce  cas. 


264  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

le  pompage  ne  serait  pas  opéré  par  des  moteurs  se  trouvant 
sur  place.  Les  machines  de  pompage  et  de  production  d'éner- 
gie constitueraient  une  centrale  indépendante  alimentée  en 
énergie  électrique  par  des  usines  établies  sur  les  bords  du 
Rhin,  qui  l'expédieraient  par  une  ligne  de  transport  traver- 
sant toute  la  plaine  d'Alsace. 

—  Le  trottoir  roulant  qui  fonctionna  à  titre  de  curiosité 
intéressante  à  l'Ejcposition  de  1900  à  Paris  va-t-il  entrer  dans 
la  pratique  ?  On  en  parle.  Et  la  ville  de  Paris  a  ouvert  un 
concours  pour  l'établissement  d'un  système  mécanique  à 
débit  continu  affecté  au  transport  en  commun,  souterrain. 
Il  s'agit  donc  d'un  trottoir  roulant  souterrain  auquel  on  accède, 
naturellement,  comme  dans  le  modèle  primitif,  au  moyen 
d'une  ou  deux  plateformes,  mobiles  aussi,  mais  moins  rapides, 
pour  ménager  la  transition  de  l'immobilité  à  la  marche  maxima. 

Ce  que  demande  la  ville  de  Paris,  ce  sont  des  projets,  des 
idées  de  mécanisme,  aussi  des  idées  sur  l'exploitation,  les 
stations,  ascenseurs,  escaliers,  accès  à  la  voie  publique  et  au 
métropolitain.  Les  inventeurs  désireux  de  connaître  les  condi- 
tions du  concours  (qui  sera  clos  le  20  septembre  prochain) 
devront  s'adresser  pour  inscription  et  renseignements  d'ordre 
administratif,  à  la  Direction  des  Travaux  de  Paris,  99,  quai 
de  la  Râpée  ;  pour  les  renseignements  d'ordre  technique, 
au  Service  technique  du  Métropolitain,  48,  rue  de  Rivoli. 
Un  agrément  préalable  sera  nécessaire  en  ce  qui  concerne  les 
étrangers. 

Le  système  mécanique  devra  être  conçu  de  telle  façon 
que  la  plateforme  la  plus  rapide  fasse  15  kilomètres  à  l'heure 
en  charge  normale.  Et  le  passage  du  quai  fixe  à  la  plateforme 
en  question  devra  se  faire  de  la  façon  la  plus  commode,  et 
avec  le  moindre  risque  pour  le  voyageur. 

Comme  les  travaux  en  souterrain  coûtent  fort  cher,  on 
demande  que  l'espace  occupé  par  le  mécanisme  soit  aussi 
restreint  que  possible.  Si  un  projet  paraît  satisfaisant,  la  Ville, 
qui  récompensera  les  solutions  les  meilleures,  se  réserve  le 
droit  de  l'acheter  moyennant  500  000  francs,  si  une  entente 
amiable  ne  peut  s'établir. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  265 

—  On  a  souvent  parlé  de  l'utilisation  industrielle  de  la 
chaleur  centrale,  et  à  diverses  reprises,  ici  même,  ont  été 
signalées  des  méthodes  variées,  dont  quelques-unes  donnent 
des  résultats  intéressants.  Mais  ce  qui  s'est  fait  jusqu'ici 
est  peu  de  chose  auprès  de  ce  qui  pourrait  encore  se  faire. 
Toutefois,  il  faut  bien  le  dire,  la  plupart  des  industries  ne 
se  logent  guère  au  voisinage  des  volcans  et  des  sources  ther- 
males qui  survivent  à  une  activité  volcanique  fatiguée  et  qui 
a  pris  sa  retraite.  Quand  même,  en  diverses  régions,  il  reste 
des  sources  thermales  dont  la  chaleur  pourrait  être  utilisée. 
A  quoi?  Evidemment  à  bien  des  choses.  Mais  les  sources 
de  température  moyenne  ne  se  prêtent  pas  à  des  utilisations 
très  nombreuses.  Pourtant,  le  directeur  de  l'Ecole  d'horti- 
culture, M.  Nanrot,  a  indiqué  une  utilisation  intéressante,, 
pour  le  forçage  des  fruits  et  légumes.  Le  charbon  coûte  cher  ; 
la  chaleur  des  sources  pourrait  le  remplacer,  comme  M.  Nanrot 
l'a  indiqué  dans  un  rapport  au  congrès  de  l'Eau.  L'expé- 
rience a  été  tentée  en  1897,  à  l'hôpital  militaire  d'Amélie-les- 
Bains  oii,  avec  un  matériel  de  fortune,  on  a  obtenu  durant 
l  hiver,  dans  des  bâches  chauffées  à  l'eau  thermale,  des  fleurs 
et  légumes.  Elle  pourrait  être  répétée  un  peu  partout.  Malheu- 
reusement, de  façon  générale,  le  terrain  avoisinant  les  sources 
thermales  coûte  fort  cher  :  il  est  réputé  terrain  à  bâtir,  et  à 
bâtir  des  hôtels  et  des  villas  devant  donner  un  gros  bénéfice  : 
il  coûterait  trop  cher  pour  être  utilement  employé  à  fournir 
des  fleurs,  même  magnifiques,  et  des  fruits,  même  de  luxe. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  existe  quelques  installations,  outre 
celle  d'Amélie-les-Bains. 

Il  y  en  a  eu  une  à  La  Lechère  (Savoie),  datant  de  1912, 
époque  où  la  créa  M.  Chasset.  Mais  l'entreprise  n'a  pas  été 
poursuivie  :  la  guerre  l'a  ruinée.  Les  résultats  étaient  assez 
satisfaisants,  surtout  en  ce  qui  concerne  le  haricot  de  pri- 
meur, et  l'endive.  Mais  il  faut  considérer  que  dans  les  vallées 
la  lumière  solaire  n'est  pas  très  abondante.  A  Thuès-les-Bains 
(Pyr.  Orient.),  on  avait  songé  à  utiliser  une  source  thermale, 
mais  le  terrain  était  restreint,  le  soleil  rare  aussi.  A  Aix-les- 
Thermes  (Ariège),  un  établissement  était  en  création  en  1917, 

BIBL.  UNIV.  cvi  18 


266  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sur  un  terrain  bien  exposé.  Mais  la  grêle  vint,  qui  brisa  tous 
les  carreaux  :  pourtant  des  essais  sur  petite  échelle  ont  donné 
de  bons  résultats.  La  station  de  Dax  (Landes)  est  une  des 
mieux  situées.  L'eau  est  très  abondante  (plus  de  2  millions  de 
litres  en  24  heures,  à  64°  C).  Mais  il  faut  élever  1  eau  pour 
qu'elle  soit  utilisable.  Deux  établissements  pratiquent  le 
forçage  des  légumes,  dont  partie  va  à  Paris.  On  pourrait  encore 
utiliser  les  eaux  de  Néris,  dans  l'Allier,  d'Evaux  (Creuse), 
de  la  Bourboule,  de  Chaudesaigues,  de  Royat,  de  Vichy  encore. 
En  somme,  il  y  aurait  quelque  chose  à  faire.  Mais  pas  grand- 
chose  de  fait.  Les  difficultés  sont  souvent  grandes  :  il  faut 
du  terrain  (pas  cher),  il  faut  une  bonne  exposition.  D'autre 
part,  durant  la  saison  d'hiver,  beaucoup  de  chaleur  est  perdue 
dont  on  pourrait  tirer  parti,  entre  les  saisons  thermales. 
C'est  dommage.  Il  est  très  dommage  encore  que  tant  de  cha- 
leur des  établissements  industriels,  des  hauts  fourneaux,  etc., 
soit  perdue.  Ne  pourrait-on  pas  capter  partie  de  la  chaleur 
s'échappant  des  cheminées  d'usines,  et  d'ailleurs  aussi,  pour 
chauffer  de  l'eau  qui  donnerait  à  des  serres  voisines  la  tem- 
pérature voulue?  Il  est  vrai  qu'en  bien  des  cas,  la  production 
de  chaleur  est  suspendue  pendant  la  nuit  :  un  chauffage  de 
secours  serait  nécessaire,  et  coûter;  peut-être  trop  cher 
pour  le  résultat  à  espérer  ;  à  moins  de  pouvoir,  durant  la  pé- 
riode d'activité,  faire  des  provisions  de  chaleur  permettant 
d'entretenir  la  température  durant  la  période  de  repos. 
Il  y  a  des  gaspillages  qu'on  pourrait  éviter,  que  peut-être  on 
évitera  un  jour,  et  à  coup  sûr  le  gaspillage  de  la  chaleur,  indus- 
trielle et  domestique,  est  extrêmement  important.  Mais  on 
se  rend  compte  que  bien  souvent  les  travaux  à  entreprendre 
pour  la  récupération  seraient  trop  onéreux.  Et  ainsi  l'entropie 
augmente,  l'accumulation  d'énergie  dégradée,  inutilisable 
industriellement. 

—  Il  a  paru  dans  Nature  du  9  mars  une  très  intéressante 
analyse  d'un  travail  du  D'"  Wesenberg-Lund  sur  la  biologie 
des  moustiques  au  Danemark  et  sur  les  raisons  qui  font  que, 
malgré  la  présence  des  anophèles,  la  malaria  n'existe  plus 
dans  ce  pays.  C!es  raisons  sont  bien  simples.  D'une  part,  le 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  267 

climat  n'est  pas  tel  qu'un  anophèle  puisse  y  prendre  très 
grand  plaisir  à  vivre  dehors.  De  l'autre,  par  suite  des  progrès 
de  l'agriculture  et  de  l'élevage,  les  animaux  domestiques 
sont  de  moins  en  moins  abandonnés  en  plein  air,  et  de  plus 
en  plus  ils  vivent  à  l'abri,  dans  les  étables,  écuries,  porcheries, 
clapiers,  etc.  Il  faut  encore  considérer  un  fait  :  c'est  que  l'ano- 
phèle ne  tient  pas  spécialement  au  sang  humain.  Il  apprécie 
au  moins  autant,  si  ce  n'est  davantage,  le  sang  des  animaux. 
Dès  lors,  il  est  arrivé  ceci,  au  Danemark,  que  les  anophèles 
ont  vu  mettre  à  leur  disposition  un  nombre  d'auberges  crois- 
sant, où  ils  trouvaient  table  abondante,  atmosphère  tiède  et 
confortable,  tranquillité  aussi,  car  dans  les  étables  et  écuries, 
les  ménagères  ne  s'occupent  pas  autrement  des  insectes 
pouvant  se  réfugier  dans  les  coins.  Ils  s'y  sont  plu,  ils  y  sont 
restés,  y  ayant  tout  ce  dont  ils  ont  besoin;  ils  ont  laissé  de  côté 
les  demeures  de  l'homme  et  l'homme  lui-même,  se  nourris- 
sant du  sang  des  animaux  généreusement  mis  à  leur  disposi- 
tion. 

De  ce  changement  d'habitudes,  on  ne  peut  douter.  Au 
Danemark,  surtout  depuis  que  la  stabulation  a  pris  plus  d'ex- 
tension, parce  qu'avantageuse,  on  ne  trouve  plus  d'anophèles 
dans  les  demeures  des  hommes.  Par  contre,  ils  sont  en  quantité 
dans  les  étables,  écuries,  porcheries,  clapiers.  Ils  s'y  trouvent 
en  quantité  souvent  incroyable,  accrochés  aux  parois,  pendus, 
lourds,  gorgés  de  sang,  heureux  et  prospères.  Ce  n'est  que 
très  exceptionnellement  qu'ils  piquent  l'homme  :  les  animaux 
leur  fournissent  tout  le  sang  nécessaire.  Dans  ces  conditions, 
la  malaria  a  peu  à  peu  disparu.  Et  pourtant  les  inoculateurs 
sont  là,  et  le  parasite  aussi,  dans  le  sang  des  animaux,  que 
d'ailleurs  il  n'incommode  pas.  Mais  ils  ne  s'attaquent  pas  à 
I  homme.  Le  Danemark  fait  voir  combien  est  juste  l'idée  du 
distingué  naturaliste,  M.  E.  Roubaud,  signalée  ici  en  août 
dernier,  à  propos  d'une  note  de  MM.  Legendre  et  Oliveau 
sur  la  protection  contre  la  malaria  par  le  lapin.  Le  travail 
de  M.  Roubaud  a  paru  dans  la  Revue  générale  des  Sciences 
du  30  mai  1920.  La  méthode  trophique  —  car  tel  est  le  nom 
donné  par  M.  Roubaud  à  la  méthode  consistant  non  à  chercher 


268  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Texter  mi  nation,  peut-être  impossible,  des  anophèles,  mais 
à  leur  jeter  les  animaux  en  pâture  —  est  évidemment  d'appli- 
cation plus  aisée  en  pays  froids,  où  les  anophèles  ne  recherchent 
pas  le  grand  air.  En  pays  chauds,  l'anophèle  vit  plus  volontiers 
dehors,  la  population  humaine  aussi,  et  alors  la  malaria  sub- 
siste. C'est  le  cas  autour  du  bassin  méditerranéen.  En  somme, 
la  disparition  de  la  malaria  au  Danemark  tient  à  un  changement 
dans  les  habitudes  des  anophèles,  changement  favorisé  par 
le  climat  et  par  le  développement  de  l'élevage,  et  ayant  eu 
pour  conséquence  de  faire  vivre  ces  insectes  en  intimité  avec 
les  animaux  domestiques.  La  dernière  épidémie  de  malaria 
au  Danemark  date  de  1831.  Quant  à  la  transformation  de 
l'élevage,  elle  a  commencé  il  y  a  un  siècle  environ.  A  noter 
en  passant  que  si  les  dimensions  attribuées  à  l'anophèle  autre- 
fois en  Danemark  sont  exactes,  cet  animal  aurait  profité  de 
la  transformation  d'habitudes  :  ses  dimensions  se  sont  accrues. 

—  Le  camphrier  de  l'avenir,  d'après  une  note  de  La  Nature 
(l^*"  avril),  c'est  VAbies  sibirica,  le  sapin  sibérien,  des  aiguilles 
duquel,  par  distillation,  on  obtient  une  essence,  une  huile 
éthérée  dont  l'Allemagne  tirait  parti.  Cette  essence  contient 
de  35  à  50  %  d'acétate  de  bornyl,  du  camphène,  du  pinène 
etc.  C'est  cet  acétate  qui  fait  concurrence  au  pinène  de 
l'essence  de  térébenthine  comme  matière  de  départ  pour  la 
fabrication  du  camphre  synthétique.  Le  nouveau  camphre 
pourrait  être  fabriqué  à  un  prix  inférieur  à  celui  du  camphre 
naturel  du  Japon.  De  l'essence,  on  extrait  l'acétate  de  bornyl  ; 
celui-ci  donne  du  bornéol  qui,  par  oxydation,  devient  du 
camphre. 

—  Le  genêt  a  été,  en  Belgique,  reconnu  exercer  une  action 
très  favorable  sur  les  boisements  d'épicéa.  Comment  agirait-il? 
Une  observation  faite  en  Dordogne,  rapportée  par  M.  Pierre 
Buffault,  confirme  en  tout  cas  le  fait.  Il  y  a  vingt  ans,  une  lande 
fut  plantée  en  épicéas  et  charmes,  puis  ensemencée  en  ajonc. 
Une  moitié  de  la  lande  fut  régulièrement  fauchée  (la  couver- 
ture vivante  étant  utilisée  comme  litière),  et  dans  l'autre 
moitié,  la  végétation  fut  laissée  libre.  Au  bout  de  8  ans,  les 
épicéas  et  charmes  de  la  partie  non  fauchée  étaient  très  supé- 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  269 

rieurs  à  ceux  de  la  partie  fauchée.  En  1913,  les  tiges  avaient 
5  et  7  mètres  de  hauteur  sur  la  partie  non  fauchée  ;  sur  l'autre, 
de  40  centimètres  à  3  mètres.  Les  charmes  et  épicéas  prospé- 
raient dans  le  fourré  d'ajoncs  ;  ils  végétaient  misérablement 
sur  le  sol  chaque  année  rasé.  A  quoi  tiendrait  l'influence  du 
genêt  et  de  l'ajonc?  Il  semble  bien  y  avoir  une  action  physique 
sur  le  sol,  comme  couverture,  mais  il  doit  aussi  y  avoir  une 
action  des  bactéries  fixatrices  d'azote  sur  les  nodosités  des 
racines  de  l'ajonc,  du  genêt  et  des  papillonacées  en  général. 

—  MM.  Schereschewsky  et  Wehrlé  ont  publié  à  l'Aca- 
démie des  Sciences  une  note  intéressante  sur  la  signification 
des  cirrus  dans  la  prévision  du  temps. 

Le  point  de  départ  de  ce  travail  est  l'observation,  faite  par 
Howard  et  d'autres,  que  les  formes  nuageuses,  dans  le  passage 
du  beau  temps  à  la  pluie  ne  se  succèdent  pas  dans  un  ordre 
arbitraire.  Les  cirrus  sont  les  têtes  de  série,  les  premiers  élé- 
ments des  passages  nuageux.  Ils  sont  presque  partout  et 
toujours  considérés  comme  annonciateurs  de  mauvais  temps. 
C'est  peut-être  exagéré,  semble-t-il.  Pour  prévoir  le  temps 
par  les  nuages,  d'après  les  auteurs,  il  faut  envisager  le  concept 
synoptique  du  système  nuageux.  Un  système  nuageux,  c'est 
un  groupement  des  masses  nuageuses  dans  l'atmosphère, 
groupement  de  vastes  superficies  mobiles  généralement,  cons- 
tituant des  individualités  qui  naissent,  vivent  un  certain  temps, 
se  déplacent,  évoluent,  et  enfin  meurent. 

Un  système  nuageux  se  divise  en  trois  secteurs  principaux. 
Figurons-le  par  un  gigantesque  têtard  à  queue  presque  résor- 
bée. Le  têtard  nuageux  est  constitué  de  la  façon  suivante. 
En  avant,  correspondant  à  la  face,  nous  avons  un  front  consti- 
tué par  une  bande  de  ciel  très  nuageux  à  nuages  élevés  ; 
à  droite  et  à  gauche,  correspondant  à  la  chambre  branchiale, 
les  marges,  s'étendant  plus  ou  moins  en  large,  formées  par 
du  ciel  nuageux  à  nuages  élevés,  ou  moyens.  En  arrière  du 
front  et  entre  les  marges,  nous  avons  le  corps  (arrière  de  la 
tête),  masse  centrale  de  nuages  bas  d'où  tombe  de  la  pluie  ; 
enfin,  à  l'arrière,  queue,  nous  avons  la  traîne,  où  l'aspect  du 
ciel  est  varié,  avec  averses  et  ciels  couverts  voisinant  avec  des 


270  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

éclalrcies.  Le  têtard  nuageux  marche  tête  en  avant.  Tout 
cirrus  fait  partie  d'un  système  nuageux  :  on  le  rencontre 
partout  sur  les  bords  du  système,  mais  jamais  dans  le  corps. 
Sa  signification  dépend  de  la  situation  qu'il  occupe  dans  le 
système.  Supposons  un  observateur  placé  de  telle  sorte  qu'il 
soit  dans  l'axe  de  déplacement,  et  que  tout  le  système  passe 
par-dessus  sa  tête.  Des  cirrus  arrivent,  précédant  le  front  : 
on  aura  de  la  pluie  et  des  coups  de  vent  ;  mais  si  l'observateur 
est  placé  latéralement,  le  cirius  signifie  simplement  qu'un 
système  passe  au  large.  Le  cirrus  indique  toujours  la  proxi- 
mité d'un  système  nuageux,  mais  il  ne  signifie  pas  nécessaire- 
ment que  le  système  passera  sur  le  lieu  de  l'observation,  que  le 
temps  s'y  gâtera.  Le  temps  se  gâtera  plus  au  loin,  à  droite  ou 
à  gauche.  La  signification  du  cirrus  n'est  apparente  que  si 
Ton  connaît  la  marche  et  la  position  du  système  nuageux. 
Ceci  se  comprend  sans  peine.  Et  chacun  se  rappellera  avoir 
observé  des  cirrus  qui  n'ont  nullement  amené  le  mauvais 
temps,  dont  on  se  plaisait  à  voir  en  eux  les  présages.  Pour- 
rait-on au  moins,  à  la  vue,  distinguer  les  cirrus  de  marge,  non 
inquiétants,  des  cirrus  de  front,  de  mauvaise  signification? 
Peut-être,  un  peu,  dans  le  cas  où  le  corps  s'avance  sur  l'obser- 
vateur. Au  front,  les  cirrus,  en  s'épaississant,  tendent  à  passer 
au  cirro-stratus  ;  dans  la  marge  des  alto-cumulus  lenticulaires 
s'ajoutent  aux  cirrus.  Mais  encore  faut-il  observer  que  la 
prévision  ne  peut  se  faire  pour  une  date  très  rapprochée. 
Gir  le  mouvement  de  l'ensemble  nuageux  peut  être  sensible- 
ment plus  lent  que  celui  des  cirrus  de  front  rapides.  Aussi 
voit-on  souvent  le  mauvais  temps  ne  suivre  les  cirrus  qu'à 
plusieurs  jours  de  distance.  Et  quand  on  est  sous  les  marges, 
on  peut  avoir  des  cirrus  sans  mauvais  temps  consécutif. 
G:lui-ci  est  réservé  aux  régions  situées  sous  le  corps,  dans 
l'axe  de  déplacement  du  système  nuageux.  Cette  notion  du 
système  nuageux  est  intéressante.  Il  reste  à  voir  dans  quelle 
mesure  elle  est  partout  applicable.  Car  chaque  région  imprime 
à  la  météorologie  son  caractère  propre. 

—  Un    nouveau    minéral   radio-actif  a   été   découvert    au 
Congo  belge,  à  Kasolo  :  d'où  son  nom  de  Kasolite.  D  après 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  271 

M.  A.  Schoep,  la  Kasolite  se  présente  en  morceaux  compacts 
formés  d'agrégats  cristallins,  à  texture  saccharoïde.  Le  grain 
est  souvent  très  fin.  Les  morceaux  sont  recouverts  parfois 
complètement  de  cristaux  prismatiques  allongés,  groupés  en 
touffes  ou  étalés  en  étoiles.  Les  éléments  dominants  dans  ce 
minéral  sont  la  silice,  le  plomb,  l'urane.  La  radioactivité  n'en 
est  pas  très  élevée. 

—  Publications  nouvelles  :  Sur  la  question  du  jour,  voici 
Le  principe  de  la  relativité  et  la  théorie  de  la  gravitation 
par  M.  Jean  Becquerel  (Gauthier-Villars),  œuvre  d'un  savant 
fort  distingué,  physicien  autant  que  mathématicien,  mais 
écrit  pour  les  physiciens  et  mathématiciens  spécialement  :  le 
grand  public  n'y  comprendrait  rien.  Voici  encore  Le  règne 
de  la  relativité,  de  lord  Haldane  (Gauthier-Villars),  ouvrage 
surtout  philosophique  et  métaphysique,  sur  la  théorie  de  la 
connaissance  et  sur  la  relativité  des  points  de  vue  en  toutes 
choses.  Il  y  a,  dit  l'éminent  philosophe  anglais,  des  niveaux 
et  degrés  de  connaissance  ;  donc  des  niveaux  et  degrés  de 
réalité  et  de  vérité.  L'œuvre  est  très  nourrie,  variée  et  intéres- 
sante. Pour  l'histoire  des  sciences  exactes  dans  l'antiquité, 
voici  le  tome  IV  des  Mémoires  scientifiques,  de  Paul  Tannery 
(E.  Privât,  Toulouse  ;  Gauthier-Villars,  Paris).  La  collection 
comprendra  une  dizaine  de  volumes  du  plus  haut  intérêt 
pour  le  mathématicien,  l'astronome,  le  philosophe.  Le  pré- 
sent volume  contient  entre  autres  un  mémoire  inédit  de 
Tannery  sur  la  géomancie.  —  Ce  n'est  pas  aux  médecins 
spécialement  que  s'adresse  la  Bibliothèque  des  connaissances 
médicales,  fondée  par  Flammarion  et  dirigée  par  le  D""  Apert  : 
elle  est  destinée  au  grand  public.  Déjà  deux  volumes  fort 
intéressants  ont  paru  :  Vaccins  et  Sérums  du  D'*  Apert,  et 
Le  diabète  sucré,  par  le  D^  E.  Rathery.  —  Dans  le  même  ordre 
d'idées,  M.  Bezançon  publie  chez  Gauthier-Villars  (dans 
Science  et  Civilisation,  collection  d'exposés  synthétiques  du 
savoir  humain,  dirigée  par  M.  M.  Solovine  et  consistant  en 
grosses  brochures,  pas  trop  chères),  une  mise  au  point  fort 
bonne  sur  Les  bases  actuelles  du  problème  de  la  tuberculose.  — 
Pour  le  philosophe,  voici  un  livre  très  nourri  et  étendu  de 


272  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

M.  Lévy-Bruhl  sur  La  mentalité  primitive,  qui  se  révèle  d'une 
complexité  extrême,  encombrée  de  superstitions  sans  nom  et 
sans  nombre.  Lecture  un  peu  ardue  peut-être,  mais  dont  le 
lecteur  est  bien  récompensé  par  tout  ce  qu'elle  agite  en  lui 
d'idées.  —  Il  n'est  pas  nécessaire  d'être  philosophe  pour  lire 
La  Société  bourgeoise  de  M.  M.  Pillon  (Grasset),  mais  il  faut 
avoir  un  peu  d'esprit  philosophique,  la  tendance  à  réfléchir 
et  à  établir  des  bilans  d'ordre  intellectuel.  M.  Marcel  Pillon 
fait  à  la  société  bourgeoise  son  procès,  et  expose  combien 
de  réformes  seraient  nécessaires  dans  tous  les  domaines  pour 
établir  une  société  décente.  Mais  la  société  que  rêvent  tant 
de  déshérités  sera-t-elle  jamais  possible?  Pourrons-nous  jamais 
être  tous  heureux,  et  à  l'aise?  Ou  bien  les  révolutions  ne  ser- 
vent-elles qu'à  transférer  l'assiette  au  beurre  d'une  classe  à 
une  autre,  laquelle,  du  reste,  répète  immédiatement  les  erreurs 
de  sa  devancière?  La  civilisation  ne  serait-elle  pas  engagée 
dans  la  mauvaise  voie?  Que  de  questions  se  posent!  Et  comme 
il  est  difficile  de  faire  le  bonheur  de  tous  !  Sans  doute,  la  bour- 
geoisie a  commis  bien  des  erreurs.  Et  son  esprit  est  bien 
étroit.  Mais  le  bolchévisme  donnera-t-il  le  bonheur?  Deman- 
dez aux  Russes.  M.  Marcel  Pillon  n'est  nullement  bolchéviste, 
mais  il  invite  la  bourgeoisie  à  un  examen  de  conscience,  et 
il  a  raison.  —  Pour  le  psychologue,  voici  L'Imagination,  une 
étude  critique  de  M.  J.  Segond,  sur  la  philosophie  de  l'ima- 
gination. Un  peu  dure  à  lire,  mais  très  suggestive,  remuant 
beaucoup  d'idées.  —  Enfin,  pour  l'historien,  le  linguiste,  et 
beaucoup  d'amateurs,  voici  le  fascicule  II  de  Les  noms  de  lieux 
de  la  France,  leur  origine,  leur  signification,  leurs  transforma- 
tions, par  MM.  P.  Maréchal  et  L.  Mirot,  d'après  l'enseigne- 
ment du  maître  reconnu  de  la  toponomastique,  le  très  regretté 
A.  Longnon.  Lecture  captivante,  littéralement  ;  l'œuvre  a 
un  succès  prodigieux,  mais  très  naturel  (E.  Champion, 
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PENSIONNATS  DE  JEUNES  GENS 
M.  le  D'  phil.  Auckenthaler,  la  Villa.  Ouchy. 

PENSIONS  POUR  JEUNES  GENS 

M.  David-Blumer,  Beaumont  (Béthusy).  Vie  de  famille  ;  leçons  à  la  maison. 
M"'"  Vulliemin- Vautier.  Belles-Roches.  1. 

INSTITUT  DE  MUSIQUE 
Institut  de  Ribeaupierre,  12,  rue  Beau-Séjour.  Demander  le  prospectus. 

ARCHITECTE         H    et  J   H.  Verrey,  avenue  Agassiz.  Tél.  8785. 

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i""  O.  Cornaz,  Grotte,  10.  Estomac  et  nerfs.  Cons.  10-12  h.  ;  2-3  h. 

Dind,  Montbenon. 

)'■  Othmar  Dufour,  rue  du  Midi,  7.  Cons.  dès  2  V2  ^-  'es  lundis,  mercredi,  vend'redi  et  samedi. 
;)■■  E.  Gay,  11,  Grand-Chêne.  Chirurgie. 

î^  ].  Gonin,  médecm-oculiste,  Grand-Chêne,  1 1.  Reçoit  de  2  à  3  h.  ou  sur  rendez-vous.  T.  9442 
)''  Jaeggy,  chirurgien.  Urologie  et  gynécologie,   18,  avenue  d'Ouchy.  Téléphone  2562. 
)■"  W.  Leresche,  sq.  de  Georgette,   1.  Maladies  nerveuses.  Cons.  de  1   à  3  h. 
y  M.  Muret,  Pré-Scylla,  av.  Eglantine.  Accouch.  et  gynécol.  Cons.  2  à  4  h.,  sauf  jeudi  et  dim. 
3''  A.  Renaud,  38,  avenue  de  Rumme,  médecm-chirurgien-accoucheur. 
^)'■  G.  Roux,  prof,  de  chirurgie,  Riant-Site,  Montbenon.  Cons.  lundi  et  vendredi,  dès  1   h. 
P''  Simonin.  Malad.  de  la  peau  et  voies  urinaires.  Reçoit  sur  rendez-vous.  Rue  du  Midi,  20. 
)■■  A.  Verrey-Westphal,  oculiste,  3,  r.  Pichard.  Cons.^  à  4  h.  (samedi  exe.)  et  sur  rendez-vous. 


DENTISTES 

jHené  et  Henri  Breuleux,  méd. -dentistes,  avenue  de  la  Gare,  I. 

3'  A.-E.  Correvon,  american  dentist,  rue  du  Midi,  2. 

y  Fr.  Dubuis,    méd. -dentiste,    14,    Grand-Pont.   Tél.   3013. 

M.  et  M""'  Dupuis,  méd. -dent.,  29,  av.  de  la  Gare.  Téléphone  8971. 

[y  Fitting,  american  dentist,  rue  de  la  Paix. 

p.  Paccaud,  6,  place  St-François. 

0""  E.  Vaucher,  american  dentist.  Bâtiment  de  la  Banque  Fédérale,  Grand-Chêne,  15. 


ETUDES  D'AVOCATS,  NOTAIRES  ET  AGENTS  D'AFFAIRES 

G.  Pellis  et  R.  Correvon,  avenue  Agassiz,    I. 
jM^''  Aioys  de  Meuron  et  E.  Meyer,  15,  place  Saint-François. 
VI''*  Ch.  Reymond  et  H.  Rapin,  avocats,  avenue  du  Théâtre. 
cd.  Moret,  notaire,  rue  Saint-Pierre.  Gérances  diverses. 
F.  Spielmann,  notaire,  2,  rue  Pichard. 
F.  Michaud,  notaire,  14,  rue  Haldimand. 
Ad.-Henri  Jaton,   agent  d'affaires. 
|.  Contini,  agent  d'affaires  patenté,  8,  rue  Centrale.  Téléphone  5285. 


BANQUES 

Banque     Fédérale     S.  A.         (Voir  aux  annonces.) 

jCharrière  et  Roguin,  place  Saint-François.  Caisse  ouverte  de  9  à  12  Y^,  h.  et  de  2  à  5  h. 


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les  produits  de  la  Manufacture  de  Cigares  et  de  Tabacs 

J.   FROSSARD    &    Co,   Payerne 


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Comptoir  d'Escompte  de  Genève,  siège  de  Lausanne,  rue  du  Lion-d'Or.  La  caisse  est  ouvert 

de  9  à  5  h. 
Société  de  Banque  Suisse.  1 1 ,  Grand-Chêne. 
Union  de  Banques  Suisses,  place  Saint-François. 

Créait    Suisse     (Voir  aux  annonces.) 

DIVEE^ 

Georges  Bridel  et  C'^,  éditeurs  et  journaux,  rue  de  la  Louve.  Tél.  8645. 

Librairie  Payot  et  C"',  rue  de  Bourg.  Tél.  8423. 

Librairie  Universitaire  Fr.  Rouge  et  C",   rue  Haldimand,    6. 

Librairie  Nouvelle,  Grand-Chêne,  12.  Tél.  2007. 

Librairie  Th.  Sack,  rue  Centrale,  3.  Tél.  8460. 

Papeterie  Hoirs  de  Ch.  Krieg  et  C'"^.  Spécialité  de  fournitures  de  bureaux  et  de  dessin. 

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lUg.  Faillletaz,  président  de  la  Chambre  de  commerce. 

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Hôtel  de  Paris.  F.n  face  du  Casino,  à  côté  de  l'Es^lise  catholique.  L.  Moinat,  propriétaire     • 
Hôtel  Mirabeau.  Position  abritée  et  tranquille.  G.  Béraneck,  propriétaire.  Clarens. 
GLION.  Hôtel  Victoria.  1"^  ordre.  Hôtel  de  familles. 


CLINIQUES 

D"^  Widmer.  Valmont.  sur  Territet.  Sanatorium  pour  troubles  de  digestion  et  nutrition, 
D'  Jacot.  La  Colline,  Territet. 

DIVERS 


1 


^'"Sfc'ife  „ Montreux"  Alcaline  e-^J*  «"W. 

Indiquée  dans  les  maladies  de  l'estomac,  du  foie,  des  reins  et  de  la  n 
Prospectus  à  la  Société  des  Eaux  Alcalines.  Montreux. 

Pharmacie  Bùhrer.  rue  du  Lac,  Clarens. 

H. -A.  Wellauer.  chirurgien-dentiste.  Territet. 

Paul  Pochon.    18.  avenue  du   KursaaI.  aa»-nl  d'affaires  patenté. 

Union  de  Banques  Suisses  ''IT,' 21 ."  Cralfde 'p'rac^"'""*^  "* 

BEX.   Grand-Hôtel  des  Salines.  Hydrothérapie,  électrothérapie.  G.  Heinrich,  directeur. 

—  Pharmacie  Centrale.  Pasche-Borel.  Exécution  d'ordonnances  de  tous  pays. 

—  Ane.  château  des  de  Rovéréa  (XV'  siècle)  et  Villa  Serényi,  à  louer,  meublé  ou  noivti 

bloc  ou  par  appartement.  Chauff.  centr.  Bains,  beaux  ombr.  H.  Grenier,  pro 


LEYSIN.  Berthoud  et  C'',  correspondants  officiels  de  la  Banque  nationale  suisse. 


1 


Juin  1922  Adresse»  utiles 


LAVEY.  Etablissement  des  bains.  Méd.  des  bains.  D''  Laurent  Petitpierre. 

3ÉPEY   (Ormonts).   Hôtel  Mont-dOr  et  Buffet  de  la  Gare. 
j     —  —  Hôtel  des  Alpes. 

—  —  P.  Chablaix,  notaire. 

Home  d'enfants  Beau-Soleil.  M"'^*'  B.  Ferrier,  dir. 

COSSONAY.  D"^  A.  Stalder,  médecin-chirurgien. 

LA  SARRAZ.  D"^  H.  Curchod.  Chirurgie.  Cons.  à  1  h.,  sauf  jeudi  et  samedi. 

SAINTE-CROIX.  Pièces  à  musique  :  E.  Paillard  et  C^''.  Médaille  d'or.  Paris  1900. 

—  Machines  parlantes  et  pièces  à  musique.  Hermann  Thorens. 

—  Mermod  frères  S.  A.  Horlogerie,  machines  parlantes  et  boussoles. 

BRASSUS.  Hôtel  du  Marchairuz.  J.  Lecoultre. 

SENTIER.  C.-H.  Golay.   Fabrique  d'horlogerie. 

VALLORBE.  T.  Christin,  notaire. 

PAYERNE.    Guillermaux.  Pensionnat  de  jeunes  gens,  tenu  par  C.-F.  Jomini,  instituteur. 

—        J.       Frossard  et  C'"^'.  Manufacture  de  cigares  et  tabacs. 
MOUDON.  Meyer  frères.  Manufacture  de  draps. 

AVENCHES.  Jules  Cuhat.  Imprimerie  de  la  Feuille  d'Avis. 


YVERDON 
Grand  Hôtel  des  Bains       ^"''''^^^"^^"^Ê'^SLt  modernisé. 

Pensionnat  de  jeunes  gens  :  M.  et  M'"^'  Ch.  Vodoz,  à  la  Villette. 


CHATEAU-D'ŒX 


Grand  Hôtel  et  Hôtel  Berthod. 

Hôtel  de  l'Ours.  Ouvert  toute  l'année.  Cuisine  soignée. 

Hôtel-Pension  du  Torrent.  Ouvert  toute  l'année.  Grand  jardin  ombragé. 

Hôtel  Victoria.  Même  maison.  Hôtel  des  Bains  de  l'Etivaz. 

Pension  de  la  Cheneau.  Ouverte  toute  l'année.  Promenades  ombragées. 

Hôtel-Pension  Rosat.  Ouvert  toute  l'année.  Confort  moderne.  Situation  unique. 

Ernest  Rossier,  notaire. 


Ecole  Nouvelle  Suisse  "La  Châtaigneraie" 

bur  COPRET  près  GENÈVe 

Pensionnat  pour  garçons  de  7  à  18  ans. 
Demandez  le  Ppospectus-Proorammp,  etc. 

Dir.  E.  SCHVVARTZ-BUYS. 


Adresses  utiles 


Juin  H 


AUBONNE.  Imprimerie  du  Jura. 

BIERE.  Louis  Croisier,  notaire. 

RENENS.  Armand  Mercier,  notaire  et  géomètre  officiel.  2,  place  de  la  Gare.  Tel.  84  99. 

MORGES.  P.  Boulanger,  méd.-chirurg.-dentiste.  Tél.  224. 

—  Th.  Schneeberger,  méd.-chirurg.-dentiste.  Tél.  68. 

—  Agence  agricole  Ch.  Serex. 

—  Pensionnat  de  demoiselles  :  M'""  Vittoz,  villa  La  Victoire. 

—  Jean  Miche,  méd. -dentiste,  rue  de  la  Gare. 

ST-CERGUES.  Grand  Hôtel  de  l'Observatoire.  1*^'  ordre. 

—  Pension  Bon  Accueil. 

—  Bazar  O.  Durgnat. 

GENÈVE 

Les  Bergues.  Hôtel  K''  ordre  d'ancienne  renommée. 

Hôtel-Pension  des  Familles,  14,  rue  de  Lausanne,  en  face  de  la  Gare.  Maison  chrétienne. 

Hôtel  Richemont,  au  bord  du  lac.  Maison  de  famille,  l*"'  rang.  A.-R.  .Armleder,  propri^ 

Hôtel  de  Russie  et  Gontinental.  V.  Ernens,  directeur. 

Hôtel  Victoria.  Chauffage  central.  Prix  modérés.  Lumière  électrique.  Ascenseur.  P.  Schl 

Crédit    Suisse         (Voir  aux  annonces.) 

Pensionnat  de  demoiselles.  M"'*"  Dimier-de  Siebold,  5,  La  Foret,  Servelte. 

D'  A.  Jeanneret,  pi.  Neuve,  4.  Maladies  chir.  Lundi,  mercredi  et  samedi,  de  10  V2  à  12  h. 

Thury  et  Amey.  Atelier  pour  instruments  de  précision.  12,  chemin  des  Sources. 

Photographie  Fréd.  Boissonnas.  Grand  prix,  Paris  1900. 

Banque  de  Genève,  rue  du  Commerce,  4. 

Joseph  Collet,  agent  de  change,  12,  rue  de  Hollande. 

Société  Genevoise  d'Héliographie. 

M'    Alex.  Moriaud,  avocat,  Tour-de-l'Ile. 

.M"   John  Renaud,  avocat,  17,  Croix-d'Or. 

J.-A.  Poncet,  notaire,  42,  rue  du  Rhône. 

Flegenheimer  et  G'*',  10-12-14,  Corraterie.  Rubans  et  soieries  en  gros.  Maison  fondée  en  II 

W.  Juillard,  25,  Croix-d'Or.  Ameublements. 

Ch.  Barbier,  2,  place  Longemalle.  Horlogerie  en  tous  genres.  Montres  Zénith. 

Ulysse  Nardin,  7.  Délices.  Chronométrerie.  marine  et  poche. 

Meubles  Perrenoud,  4,  place  des  Alpes. 

Sautier  et  Jaeger.  Pianos,  12.  Fusteric. 

Syndicat  pour  l'importation  et  l'exportation  des  bois,  10,  rue  Tour-Maîtresse. 


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dans  les  cas  d'Eczémas,  Dartres,  Boutons,  Herpès,  Rougeurs,  Déman- 
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Juin  1922  Adresses  utiles 


NEUCHATEL 

C^récllt    Suisse         (Voir  aux  annonces.) 

Henri  Baillod.  Fers  et  quincaillerie.  Articles  de  ménage. 

C.  Millier.  Pianos  et  instruments. 

Martin  Luther,  opticien.  Place  Purry,  7. 

L.  F.  Lambelet  &  C'".  Combustibles,  denrées  coloniales. 

Librairie-papeterie  James  Attinger.  —  Librairie  centrale  S.  A. 

Librairie  Delachaux  et  Niestlé,  4,  rue  de  l'Hôpital. 

Albert  Georges,  5,  rue  de  l'Hôpital.  Fabrique  de  parapluies  et  ombrelles. 

Meubles  Perrenoud,  19  et  21,  Faubourg  du  Lac. 

Conservatoire  de   musique         '''''%'Xutl%%ut"'- 

Cercle  féminin,  12,  faubourg  de  l'Hôpital.  Rest.  ouvert  aux  dames.  Thé.  Salon  de  lecture. 
La  Rotonde.  Restaurant  moderne.  Orchestre  permanent. 
Pensionnat  de  demoiselles.  M"''  Perrudet,  10,  chemin  du  Rocher. 

Société  de  Banque  Suisse  '"'t:.Zlu"Z.':J^J'"''  '" 


LE  LOCLE 

Favre-Brandt  et  C"^.  Maisons  à  Yokohama  et  Osaka.  Importation  et  exportation. 

Perret  et  Berthoud.  Fabrique  d'horlogerie  en  tous  genres. 

Gentil  et  C'*".  Fabrique  de  boîtes  d'or. 

Ch.-E.  Jeanneret.  Ressorts-timbres  et  emboîtages. 

Chocolats  J.  Klaus.  Auto-noisette.  Chocolats  au  lait,  etc. 


LA  CHAUX-DE-FONDS 

Buess  et  Gagnebin,  l*^"^  Août,  39.  Montres.  Bracelets  platine  et  fantaisie  or. 

Henry  Buffat.  Fabricant  d'horlogerie. 

Clémence  frères  et  Co.  Montres  en  tous  genres. 

Eberhardt  et  C'*^.  Fabricants  d'horlogerie. 

Emile  Gander  et  Fils.  Fabrique  d'horlogerie.  Montres  en  tous  genres,  or,  argent,  métal. 

Vve  de  Louis  Gœring.  Paix,  33.  Fabrique  d'horlogerie.  Comm.  export. 

W.  Hummel  fils.  Outillage  de  précision. 

D.  Kenel-Bourquin.  Fabrique  d'horlogerie.  Montres  or,  hommes,  soignées. 

Z.  Perrenoud  et  C"-.  Horlogerie  soignée. 


Ecole  supérieure  de  commerce,  Neuchâtel. 

Ecole  oflicielle.  Quatre  années  d'études.  Classes  spéciales  pour  demoiselles, 
pour  élèves  droguistes,  pour  l'étude  des  langues  modernes.  Ouverture  de  l'année 
scolaire  mi-septembre.  Cours  préparatoires  d'avril  à  juillet. 

Ed.  BERGER,  directeur. 


Adresses  utiles 


Juii 


L  Information  horlogère  suisse.  Office  de  renseignements  et  de  contentieux. 
D'   H.  Joliat.  42.  rue  Léop. -Robert.  Maladies  nez,  gorge,  oreilles. 
Mercerat  et  Piguet.  Spéc.  de  vins  fins  en  fûts  et  en  bouteilles. 
Meubles  Perrenoud,  65,  rue  de  la  Serre. 


FLEURIER.  Gustave  Guye  et  fils.  Fabrique  de  fraises  pour  horlogerie  mécanique. 

—  Sutter  et  C"  .  Banquiers. 

LES  BRENETS.  Oscar  Buess.  Fabrication  de  pain  pour  diabétiques. 
MOTŒRS.  Mauler  et  C'  .  Vins  mousseux. 
CERNEER.  Meubles  Perrenoud.  Siège  central  et  usines. 
ST-AUBIN.  Hôtel  Pattus.  Grand  jardin.  Bains  du  lac. 
COLOMBIER.  D^  Roulet.  médecin-chirurgien. 
ST-BLAISE,  Société  industrielle     Fabris    .  Atelier  mécanique. 
LES  VERRIERES.  L.  F.  Lambelet  &  C' .  Tran.sports  internationa'jx.  Bois  de  construc 


FRIBOURG 

FRIBOURG.    Fal)ri(|uc  de  cartonnages,  S.  A. 

~  Young  England.  Les  fils  de  Bernard  Comte.  Marchands-tailleurs. 

—  Les  fils  de  A.  Chiffelle.  Ferronnerie-Quincaillerie. 

—  R.  Morier.  Machines  à  écrire.  21,  rue  de  l'Hôpital. 
Spaeth  et  Deschenaux.  Camionnage  officiel.  Déménagements. 

p^n^îl^      PÎIIaw»     Jir      r^ie      Transports  internationaux.   Déménagements. 
ILmUe     rilier     oc     \^  Camions-auto.  Téléphone    63^ 

BULLE.    Ch.  Demierre.  médecin-dentiste. 

—  D*^  Coumaz. 

—  J.  et  A.  Glasson.  Fers  et  métaux. 
—  Aloys  Jaquet,  vétérinaire. 

CHARMEY  (Gruyère).  Hôtel  du  Maréchal-Ferrand  et  Pension  du  Chalet.  Rime,  pro 
Hôtel  MONTBARRY  LES-BAINS.  Station  dimatérique  par  excellence. 
CHATEL-ST  DENIS    D'  Chaperon,  médecin-chirurgien. 
ROMONT,  Louis  Savoy,  avocat  et  notaire. 
Louis  Fasel.  géomètre. 
—  pt  MORAT.  F.  Barbezat,  médecin-dentiste. 


VALAIS 


SION.     Armand  de  Riedmiatten,  avocat  et  notaire. 

—  Albert  de  Torrenté.  notaire. 

—  Fédération  valaisanne  des  producteurs  de  lait. 
ZERMATT.   Hôtel  Mont  Cervin  Siilcr  frons 

Hôtel  de  Zermatt  et  Kulmhôtel  au  Gornergrat.  Cindraux  et  Co.,  propi. 
MARTIGNY.  Banque  coopérative  suisse. 
MONTHEY     Contât  et  C'' .  Verrerie  fine  et  ordinaire  en  tous  genres. 


Juin  1922  Adresses  utiles 


ST-LUC.     Hôtel  Bella-Tola.  Gabriel  Pont,  propr. 

—  Hôtel  du  Cervin. 

ST-MAURICE.  A.  Hœgler.  «  Nouvelliste    . 
SIERRE.  Grand  Hôtel  Château-Bellevue. 

Montana  -  Gol  f  -  Hôte  I     Sports  a  été  et  a  hiver 

Kurhaus  et  Clinique  Victoria  Montana    ^^^  iTpfrSoTriT 

MONTANA.    Sanatorium  D'   Stéphani.  Trait,  affections  des  voies  respiratoires. 
VERMALA  sur  Montana.  Forest  Hôtel. 

BRIGUE.   Hôtel  Victoria. 

—  E.  Margairaz  et  C"".  Tissus,  confections,  mercerie. 

CHANDOLIN  (Val  d'Anniviers).  Hôtel  Chandolin. 

ARGOVIE  -  BALE  -  LUCERNE  -  ST-GALL 
ZOUG  -  ZURICH 

BADEN-LES-BAINS.  (Argovie.)  Verenahof-Limmathof.  180  lits.  Ouv.   toute  l'année. 

—  Hôtel  Hirschen.    Bains    thermaux    dans    l'hôtel.    Ctto    Wiiger,    propr. 

—  Hôtel  Ochsen.  60  lits.  4  sources  F.  X.  Markv^ralder,  propr. 

RHEINFELDEN-LES-BAINS.  Hôtel  de  la  Couronne. 

BALE.  Renaud  frères.  Spécialité  de  comestibles  fins. 

—  Augusto  Rusca,  président  "  Pro  Ticino  > . 

—  Ecole  de  commerce  Widemann.  Commerce  et  langues  mod.,  13,  Kohlenberg. 

—  Société  Générale  d'organisation  de  bureaux,  S.  A. 

—  Société  de  Transports  internationaux,  S.  A.,  anc.  Ch.  Fischer,  S.  A. 

Tanneck-Gelterkinden  (Bâle-C).  Pensionnat  de  jeunes  filles.  Mme  Schaub-Wackernagel. 

LUCERNE.    Grand  Hôtel  National. 

—  Hôtel  Fédéral  au  Lac,  près  la  gare  et  débarcadère.  Fam.  Burchler,  propr. 

WEGGIS.  Hôtel  Paradis.  2""'  ordre.  Vue  superbe. 

VITZNAU-RIGHL  Les  Hôtels  A.  Bon,  Park  Hôtel  et  Kurhaus,  Vitznauerhof,  à  Vitznau. 

Hôtel  Righi-First,  au  Righi.  Dir.  Bon  frères. 
BRUNNEN.  Hôtel-Pension  de  l'Aigle-d'Or.  Sit.  sup.  face  débarc  Frères  kxA  der  Maur,  propr. 


Hôtel  Bellevue  au  lac  ^^  "*^  ^°"^  °"^°^* 


J.Suter,  propr. 


12 


Adresses  utiles 


Juin  M 


A.    Guntcnsperger, 

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ENGELBERG.     p^^^^Ig    Cattaili        ''^  ^^'^^^^  ^'^^"^ ':;Vhivcr. 

Hôtel     Belle  vue'    "sSs"s  d'ét?  cra'hiver.  Odermau 

—  Hôtel  Edelweiss,  i^'  ordre.  Tschopp-Mullcr,  propr. 

—  Hôtel  Hess.  150  lits,  et  Hôtel  Trubsee  s.  Engeiberg.  1800  m.  Hess  frèr 

—  Hôtel  Schœntal.  Saison  d'été  et  sports  d'hiver.  Dem.  prosp.  Fam. 

_        Horlogerie  de  Genève 

ST-GALL.   Institut  D*^  Schmidt.  Préparation  pour  universités  et  commerce. 

ZOUG.  SCHŒNBRUNN.  698  m.  Etabl.  hydroth.  Trait,  physical  et  diétét.  D'  méd.  Hegglin.  i 

ZURICH.  Grand-Hôtel  &  Baur  en  ville.  Paradeplatz,  1''  ordre.  Prix  modérés. 

OLTEN.  D"^  Schlappner.  avocat  et  notaire- 

URI-ANDERMATT.  Danioth  Grand  Hôtel.  133  lits  Prix  modérés.  Danioth.  propr. 

TEUFEN.  (.Appenzell.)  Institut  de  jeunes  filles.  Prof.  Biiser,  directeur. 

ZIHLSCHLACHT.  (Thurgovie.),,  Friedheim  "  Maison  pour  névroses  et  maladies  mentale 


BERNE 


BERNE.    Meubles  Perrenoud,  8,  Langasstrasse. 

—  Menés  S.  A.  Fabrique  de  cigarettes. 

pf^ifîrrAn       P«»r»cîrknnaf'^c°'^  ménagère.  Villa  Sonneg.  pour  jeunes  fille 
rrUllgen.     pensionnai:  Références    l'   ordre.   Prosi 

LAUPEN.  Fabrique  de  cartonnages.  Ruprecht  et  Jenzer. 

BIENNE.  Baehni  et  C'.  Machines  pour  boîtes  de  montres. 

—  RoUier  frères.  Fabrique  de  boîtes  en  argent. 

—  Jean  Hediger-Weber.  suce,  de  R.  Hediger  et  fils.  Manufacture  de  cigares. 

—  Fritz  Huguenin  et  fils.  Décor,  de  boîtes  de  montres.  Fabr.  dr  r.idians  mrialli^ 

—  S.  A.  Louis  Brandt  et  frères.  Fabrique  des  montres  Oméga. 

—  Courvoisier  et  fils.  .Acier  en  gros. 

EVILARD  sur  Bienne.  Hôtel  des  Trois  Sapins.  Ouvert  toute  l'année.  Cuisine  française.  Fm 

culaire  toutes  les  20  minutes.  M""'  Kluscr. 
MACOLIN  sur  Bienne.  Grand  Hôtel  Kurhaus.  Maison  de  famille.  Ouvert  toute  l'année. , 
CORTÉBERT.  Cortébert  Watch  Co. 


Juin  1 922  >      Adresses  utiles  1 3 

COURT.  Russbach-Hanny  et  C"^.  Manufacture  d'horlogerie. 
SONCEBOZ.  Fabrique  de  piles  électriques  S.  A. 

ST-IMŒR.  Berna  Watch  Co.  Horlogerie  de  confiance.  Genres  classique  et  sport. 

—  Louis  Bandelier.  Nickelage  et  argentage  de  mouvements. 

—  Longines.  Montres  de  précision,  chez  les  bons  horlogers. 

—  Leonidas  Watch  Factory.  Horlogerie  de  précision. 

—  Fritz  Mœri.  Fabrique  d'horlogerie. 

—  D""  B.  Sagne,  médecin-dentiste. 

MONT-SOLEIL  sur  St-Imier.  Grand  Hôtel  Mont-Soleil.  Sports  d'hiver  et  d'été. 
VILLERET.  Pauly  et  Co.  Spécialité  de  boîtes  fantaisie. 

TAVANNES.  M*^  Jules  Schlappach,  avocat.  Toutes  affaires  civiles  et  pénales. 

—  Cercle  démocratique. 

TRAMELAN.   Lucien  Grobéty,  médecin-dentiste. 

—  H.  et  E.  Rossel.  Horlogerie. 

PORRENTRUY.  M'  Albert  Chapuis.  avocat. 

—  Gressot  et  C"".  Manufacture  d'horlogerie  «  Perfecta  >». 

—  L.  Gigon,  pharmacien. 

—  M'=  Ch.  Lâchât,  notaire. 

—  Henri  Grandjean,  notaire. 

MALLERAY.  Malleray  Watch  Co.  Fabrique  d'horlogerie. 

MOUTIER.  E.  Frepp,  avocat. 

—  Emile  Sautebin,  notaire. 

NOIRMONT.  M«  E.  Hofner,  notaire. 

ADELBODEN,    Q^and    Hôtcl    '  "'•«'  <"'  '"f  Cur,..r.  pr»p,. 

—  Le  Nevada  Palace  Hôtel.  Richert  frères. 

—  Hôtel  Regina.   1*^"^  ordre.  M.  Zurbuchen,  propr. 

—  Hôtel  National  l*"^  ordre.  O.  Schmidt,  propr. 

—  Hôtel  Adler  et  Kursaal.  Jossi,  dir. 

—  Hôtel-Pension  Beau-Site,  Bonne  maison  soignée.  H.  Moor,  propr. 

—  Huldi's  Hôtel  Victoria  et  Privât  Pension.    Ouv.  toute  l'année.  Fam.  Kuldi. 

INTERLAKEN.  Hôtel  de  la  Croix-Blanche.  2'"«  ordre. 
GSTAAD.    Royal  Hôtel  et  Winter  Palace. 


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14  Adresses  utiles  n.       Juin  194 


KANDERSTEC    Hôtel  Schweizerhof.  Ouvert  toute  l'année. 
LENK.  Parle  Hôtel  Bellevue.  S.  Peyrollaz,  propr. 

GRISONS 

ST-MORITZ.   Engadiner  Kulm  et  New  Kulms  Hotels.  I  '  ordre. 

—  Belvédère.  Hôtel  de  tout  r""  ordre    Meilleure  position.  Excel,  cuisine. 

—  Hôtel  Suisse  (Schweizerhof).   I'''  ordre.  Spécialement  pour  familles. 

—  A.  G.  Kurhaus  et  Grand  Hôtel  des  Bains. 

—  Hôtel  Calonder.  Maison  de  famille  bien  recommandée. 

—  Nouvel  Hôtel  de  la  Poste.  Maison  de  famille  de  l'"^  ordre. 

—  Privat-Hôtel.  Ancienne  maison  de  famille.  Famille  Badrutt,  propr. 

—  Savoy  Hôtel.   Maison  de  famille  très  sélect. 

—  Palace  Hôtel.  Dernier  confort.  Hans  Badrutt. 

—  Hôtel  Margna.  Maison  de  1''  ordre.  Récwiiment  construit. 

—  Hôtel  Steffani    .Spécialement  pour  familles.  Sports.  Pension    13  fr. 

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ST-MORITZ-LES-BAINS.  Hôtel  du  Lac.  Maison  de  1'^  ordre.  Ancienne  réputation. 

Celerina  Hôtel  Cresta  Palace    ^  '^"(PrèsT-Moril' ) ^'""'^ 

Celerina-Solaria         Pensionnat    pour   jeunes    filles.    M"''    Brunner.   directrice, 

DAVOS  PLATZ   Grand  Hôtel  et  Belvédère 
PONTRESINA  Palace  Hôtel 

—  Hôtel  Suisse-Schweizerhof. 

—  Hôtel  Rosatsch.  Nouvelle  maison  de   1'"'  ordre. 

—  Hôtel  Pontresina. 

—  Hôtel  Saratz. 
KLOSTERS    Grand  Hôtel  Vereina. 

—  Hôtel  Weiss  Kreuz  et  Belvédère. 

—  Hôtel  Silvretta  et  Kurhaus  Klo^teri. 
SAMADEN   Grand  Hôtel  Bernina.  1^  ordre. 
TARASP.  Kurhaus  Tarasp. 
SCHULS-TARASP.  Engadinerhof.  J.  Frei  et  famille,  propr.  gér. 

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Agissons. 


Malgré  une  légère,  mais  réjouissante  reprise  des 
affaires,  encouragée  par  le  soleil  du  printemps,  la 
situation  économique  de  la  Suisse  reste  grave  et 
nul  ne  saurait  en  prédire  l'issue.  Espérons  que  la 
conférence  de  Gênes  aura  de  bons  résultats.  Ne 
soyons  cependant  pas  trop  optimistes  et  n'attendons 
pas  qu'une  nouvelle  fournée  de  citoyens  soient  pous- 
sés à  la  ruine.  Donnons  un  coup  d'épaule  à  notre 
char    embourbé. 

L'argent  que  nous  amenaient  de  l'étranger  l'in- 
dustrie hôtelière,  l'horlogerie,  les  usines  métallur- 
giques, l'industrie  textile,  n'entre  plus  qu'en  mince 
filet.  Les  500  millions  que  nous  touchions  autrefois, 
chaque  année,  des  touristes  et  villégiateurs,  amateurs 
de  nos  sites,  se  réduisent  aujourd'hui  à  80  millions. 
Les  exportations  qui  en  1920  nous  valaient  3  mil- 
liards 277  millions  sont  tombées  en  1921  à  1  mil- 
iard  761  millions  contre  2  milliards  296  millions 
d'importations. 

Il  faut  donc  pour  les  besoins  de  l'Etat  et  des  par- 
ticuliers puiser  tout  l'argent  dans  notre  pays.  Une 
partie  en  sort  pour  payer  les  importations  sans  être 
compensée  par  les  rentrées  ;  300  000  f r.  sont  dépensés 
chaque  jour   d'une   manière    improductive   pour  les 

BIBL.   UNIV.   CVI  19 


274  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

chômeurs.  Il  est  évident  qu'en  continuant  de  la  sorte 
nous  arriverons  par  la  suite  au  fond  du  puits,  malgré 
notre  belle  fortune  nationale  de  42  milliards. 

Le  change  n'est  pas  la  seule  cause  de  la  stagnation 
de  nos  affaires  extérieures.  Le  prix  de  la  main-d'œu- 
vre et  la  durée  limitée  du  travail,  autrement  dit  la 
production  très  chère,  y  contribuent  aussi  ;  ils  pa- 
ralysent en  même  temps  le  trafic  intérieur.  Le  coût 
de  la  vie,  qui  est  en  rapport  réciproque  avec  le  prix 
du  travail,  baisse  moins  rapidement  qu'on  ne  l'avait 
prévu.  L'équilibre  ne  sera  rétabli  que  quand  les 
nombreuses  réglementations,  les  monopoles,  seront 
abolis  et  que  le  libre  jeu  de  la  concurrence  sera  de 
nouveau   assuré. 

C'est  surtout  la  classe  moyenne  qui  souffre  de  cet 
état  de  choses.  Gênée  par  les  restrictions  gouverne- 
mentales, par  les  prétentions  des  organisations  ou- 
vrières, serrée  par  le  taux  élevé  des  banques,  accablée 
d'impôts,  elle  s'appauvrit  et  tend  à  disparaître.  Ceux 
qui  émigrent  —  souvent  les  meilleures  énergies 
—  sont  immédiatement  remplacés  par  un  nombre 
double  d'étrangers  dont  la  mentalité  n'a  rien  de 
commun  avec  notre  esprit  national. 

Les  autres  parties  de  la  population  sont  relati- 
vement moins  éprouvées.  Les  gros  riches,  rendus 
prudents  par,  les  événements,  sauront  se  tirer  du 
mauvais  pas.  Et  quant  aux  ouvriers  qui  ont  obtenu 
ce  qu'ils  voulaient,  ceux  qui  travaillent  perçoivent 
des  rémunérations  auxquelles  les  intellectuels  n  ar- 
rivent pas  toujours  ;  ceux  qui  ne  travaillent  pas 
vivent  sur  l'indemnité  de  chômage.  Moins  à  plain- 
dre encore  sont  les  cheminots,  les  postiers,  les  ser- 
vants de  tram,  les  policiers,  les  employés  des  bureaux 
officiels,    payés    régulièrement,    et   qui    n'ont   pas   à 


AGISSONS  275 

s'inquiéter  de  savoir  d'où  l'argent  viendra,  mais  que 
rien  ne  satisfait  et  qui,  de  pair  avec  les  organisations 
ouvrières,  cherchent  à  imposer  la  dictature  des  masses. 

Il  se  produit  dans  la  société  une  évolution  à  laquelle 
ceux  des  habitants  que  la  crise  n'empêche  pas  de  faire 
de  bonnes  affaires  ou  qui  même  y  trouvent  leur  avan- 
tage, restent  plus  ou  moins  indifférents,  tels  les  mar- 
chands de  bestiaux,  les  marchands  de  fromage, 
les  bouchers,  les  charcutiers,  les  confiseurs,  les  te- 
nanciers de  cinémas,  les  profiteurs  du  change  et 
de  la  douane,  les  spéculateurs  de  toute  nature,  en 
un  mot  :  la  classe  des  nouveaux  riches.  Ils  ne  voient 
que  le  gain  du  moment  et  ne  pensent  pas  que,  quand 
les  autres  seront  abattus,  leur  tour  viendra  d'être 
dépouillés.  L'initiative  pour  le  prélèvement  sur  la 
fortune  est  pourtant  un  avertissement.  Ce  n'est 
qu'un  tremplin  du  soviétisme.  Si  la  tentative  réus- 
sissait, l'effondrement  de  la  nation  suivrait  à  brève 
échéance. 

Les  agriculteurs  qui  ont  prospéré  pendant  la  guerre 
ne  demanderaient  pas  mieux  que  de  conserver  leurs 
avantages.  S'ils  maintenaient  des  prix  trop  élevés 
et,  par  là,  s'aliénaient  les  villes,  ils  feraient  le  jeu 
des  ennemis  de  nos  institutions.  De  fait  ils  ont  inau- 
guré la  baisse  des  prix  et  se  sont  ralliés  aux  bour- 
geois pour  opposer  une  digue  aux  doctrines  sub- 
versives qui  ont  pris  pied  sur  notre  sol. 

La  république  ne  connaît  pas  de  classes  ;  elle  ne 
connaît  que  des  citoyens  égaux  devant  la  loi.  Mais 
le  pays  est  en  réalité  divisé  aujourd'hui  en  deux 
classes,  en  deux  camps  hostiles.  D'un  côté,  les  «bour- 
geois »,  l'élément  stable  de  la  nation,  qui  en  a  forgé 
l'histoire  et  qui  tient  à  ses  traditions.  De  l'autre,  les 
socialistes  avec  leurs    subdivisions    de    gauche,    les 


276  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

«  prolétaires  »    puisqu'ils    tiennent    à    ce    nom,    qui 
veulent  tout  socialiser,  étatiser,  tout  régler,   suppri- 
mer   toute    liberté    et    toute    initiative    individuellt 
hors  celle  des  chefs.  Les  extrémistes  vont  plus  loin 
aidés  des  bolcheviks  étrangers  ils  prêchent  la  guerr( 
civile  et  cherchent  à  démolir  la    notion    de   patrie. 

Les  bourgeois  et  les  paysans  réunis  sont  les  plu? 
forts,  comme  ils  le  sont  partout  où  les  Droits  de 
l'homme  proclamés  par  la  grande  Révolution  ont 
été  réalisés.  Et  il  y  a  lieu  de  croire  que  la  procham* 
fois  qu'il  faudra  donner,  ils  ne  se  borneront  plus  à 
une  défensive  puérile,  mais  qu'ils  iront  jusqu'au 
bout,  de  manière  qu'on  sache  que  charbonnier  est 
maître  chez  soi.  Louis  XVI  avait  appelé  l'étranger 
pour  sauver  son  trône.  Les  agitateurs  extrémistes 
voudraient  livrer  le  pays  pour  détruire  ses  institu- 
tions. Que  les  meneurs  rouges  tirent  la  conséquence  ! 

Si  la  propagande  subversive  n'a  pas  déjà  été  arrê- 
tée net  et  une  fois  pour  toutes,  c'est  que  les  bour- 
geois, qui  se  trouvent  en  face  d'organisations  forte- 
ment disciplinées  et  tendant  à  un  but  déterminé, 
manquent  d'union,  de  cohésion,  de  volonté.  A  cela 
s'ajoutent  les  fautes  commises  et  ^ussi  celles  d'in- 
dividus isolés  parce  qu'elles  retombent  sur  la  collec- 
tivité et  lui  font  porter  une  part  de  responsabilité. 
Ainsi  :  le  rejet  par  des  patrons  à  courte  vue  de  re- 
vendications fondées  ;  la  réduction  du  salaire  d'ha- 
biles ouvriers  travaillant  à  la  tâchfe,  ce  qui  les  amène, 
aigris,  à  reprendre  le  travail  à  l'heure  comme  des 
manœuvres.  La  plupart  des  exploiteurs,  des  acca- 
pareurs, des  spéculateurs  sans  scrupule  ne  sont-ils 
pas  sortis  de  la  classe  bourgeoise  ?  Et  les  passe- 
droits,  les  privilèges  dus  à  la  protection La  corrup- 
tion  qu'on   voit   chez   autrui    n'est   pas   une   excuse. 


AGISSONS  277 

Pour  que  les  bourgeois  puissent,  comme  aux  temps 
glorieux,  diriger  d'une  main  ferme  les  destinées 
de  la  nation,  il  faut  qu'ils  sachent  reconnaître  leurs 
fautes  et  que  toute  incorrection,  toute  injustice,  tout 
abus,  commis  par  quelqu'un  des  leurs  soient  ré- 
primés immédiatement  par  eux-mêmes  avec  la  der- 
nière énergie  et  sans  égard  à  la  personne.  C'est 
alors  qu'ils  auront  vite  fait  de  balayer  tous  les  bol- 
cheviks et  ce  qui  tourne  autour  d'eux.  Et  c'est  alors 
aussi  qu'ils  verront  revenir  à  eux  une  bonne  partie 
des  ouvriers,  formant,  peut-être,  encore  un  parti 
à  part,  mais  non  international,  un  parti  suisse,  sub- 
ordonnant ses  intérêts  particuliers  à  ceux  de  la  na- 
tion. 

Mais,  pour  arriver  à  ce  but,  il  y  a  à  surmonter  les 
obstacles  opposés  par  le  malaise  moral,  la  dégéné- 
rescence mentale  qui  a  envahi  l'Europe,  le  monde 
entier  et  qui  n'a  pas  épargné  notre  pays  plus  que 
d'autres,  quoiqu'il  n'ait  pas  fait  la  guerre.  Le  maté- 
rialisme, la  course  au  gain,  l'égoïsme,  l'usure  ont 
pénétré  dans  toutes  les  couches  de  notre  population. 
L'âpreté  de  la  lutte  pour  la  vie  en  est  une  des  causes 
principales.  Vouloir  relever  le  niveau  moral  par  des 
discours  serait  peine  perdue.  Ventre  affamé  n  a  pas 
d'oreilles.  Il  faut  donc  tout  d'abord  rétablir  les  con- 
ditions normales  de  la  vie  en  supprimant  par  des 
moyens  énergiques  les  causes  essentielles  du  malaise 
économique. 

Les  mesures  bien  intentionnées  que  l'Etat  a  prises 
à  ce  sujet  n'ont  pas  donné  le  résultat  espéré.  Du  reste, 
l'Etat  a  lui-même  besoin  d'un  assainissement  urgent 
et  radical.  Il  est  devenu  un  appareil  si  lourd  qu'il 
étouffe    la    nation. 

La    simplification    de    son    administration,    la    ré- 


278  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

duction  du  nombre  de  ses  employés  s'imposent 
impérieusement.  Il  faut  débarrasser  l'Etat  de  toute 
fonction,  de  tout  travail  qui  ne  rentre  pas  dans  ses 
aptitudes  et  qu'on  fera  mieux  de  confier  à  l'activité 
privée.  Cette  dernière  sera  d'autant  plus  féconde 
qu'elle  sera  plus  libre  et  que  les  impulsions  indi- 
viduelles seront  moins  bridées.  L'intervention  de 
1  Etat  devient  cependant  nécessaire  dès  que  la  libre 
concurrence  menace  d'être  tuée  par  les  agissements 
d'organisations,  syndicats,  trusts,  qui,  leur  but  at- 
teint, seraient  les  maîtres  du  marché  et  hausseraient 
les  prix  à  volonté.  La  répression  est  un  problème 
difficile.  Mais  chaque  problème  a  sa  solution  et  qui 
cherche  trouve. 

Une  entreprise  privée  bien  administrée  restreint 
le  plus  possible  ses  frais  généraux  en  se  bornant  au 
nombre  d'employés  strictement  nécessaire.  Autant 
que  faire  se  peut,  elle  remet  en  tâche  les  différents 
travaux  et  exécute  le  moins  possible  en  régie  ;  mais 
elle  tient  la  main  à  ce  que  l'avancement  de  l'œuvre 
dans  son  ensemble  soit  facilité  et  accéléré  par  un 
bon  engrenage  des  multiples  sous-entreprises.  Ces 
dernières  procèdent  de  la  même  manière  vis-à-vis 
des  ouvriers  isolés  ou  des  groupes  d'ouvriers.  Alors 
tout  marche  et  tous  sont  contents,  ouvriers  et  patrons. 

Citons  ce  que  nous  avons  vu  dans  une  grande 
usine  prospère  :  1  une  de  ses  subdivisions,  les  ateliers 
de  construction  de  ponts,  avait  commandé  des  fers 
à  la  laminerie,  autre  subdivision  de  cette  même  mai- 
son. La  laminerie  faisant  des  prix  trop  élevés,  les 
ateliers  de  ponts  l'avisèrent,  en  même  temps  que 
la  direction  centrale,  qu'ils  pouvaient,  à  des  prix 
inférieurs,  se  procurer  ces  mêmes  fers  aux  établis- 
sements   de    R Interpellée    par    la    direction,    la 


AGISSONS  279 

laminerie  chercha  immédiatement  et  trouva  le  moyen 
de  fournir  à  meilleur  compte.  Cette  sage  décen- 
tralisation des  divers  services  :  hauts  fourneaux, 
forges,  ponts,  machines,  etc.,  travaillant  chacun  libre- 
mer  t,  mais  réunis  dans  leurs  efforts  par  la  direction 
centrale  vers  un  but  commun  (tous,  ingénieurs, 
contremaîtres  et  ouvriers  étaient  intéressés  à  la  quan- 
tité et  à  la  qualité  de  la  production)  fit  de  cette  usine 
la  première  maison  industrielle  de  France  et  l'une 
des  plus  importantes  du  monde. 

Ce  sont  les  mêmes  principes  que  nous  désirons 
voir   appliquer   à   l'Etat. 

Et  maintenant  quelles  sont  les  mesures  à  prendre 
en  vue  de  ramener  la  situation  économique  à  des 
conditions  à  peu  près  normales?  Voici  les  proposi- 
tions   fondamentales  : 

I.  Fabrication  de  billets  de  banque  pour  la  valeur 
de   250   millions   de   francs   suisses   dont  environ  : 

a)  100  millions  pour  payer  une  partie  des  dettes 
de  l'Etat  et  alléger  les  impôts  qu'on  échelonnerait 
sur  un  plus  grand  nombre  d'années; 

b)  75  millions  destinés  à  accorder  des  primes 
d  exportation   aux  usines   qui   chôment  ; 

c)  75  millions  pour  entamer  les  travaux  de  cana- 
lisation du  Rhône  au  Rhin  et  autres  travaux  utiles 
au  pays  ;  supprimer  ainsi  le  chômage  et  occuper  les 
employés  de  l'Etat  dont  ce  dernier  pourra  se  passer. 

II.  Ouvrir  les  frontières  pour  autant  que  l'état 
de  nos  finances  le  permet  et  supprimer  les  restric- 
tions qui  ne  sont  pas  absolument  nécessaires  et 
utiles   au   pays. 

III.  Abrogation  de  la  loi  du  travail  de  8  heures. 

IV.  Simplification  de  l'administration  de  l'Etat 
comprenant  : 


280  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

a)  remise  à  ferme  des  chemins  de  fer  fédéraux  et 
des  postes.  Abandon  des  monopoles. 

b)  réduction  de  50  "/o  des  fonctionnaires  et  em- 
ployés ;  mais  réduction  de  40  %  seulement  du  budget, 
10  %  devant  servir  à  mieux  payer  le  personnel 
qui  restera. 

La  mesure  I  n'aura  pas  d'effet  sur  le  change, 
parce  qu'il  y  a  la  contrevaleur  pour  175  millions 
et  que  les  75  autres  millions  redonneront  l'activité. 
Le  cours  des  valeurs  dépend  non  seulement  de  la 
couverture  métallique,  mais  aussi  de  la  confiance 
que  donne  la  capacité  de  paiement  d'un  peuple. 
Et  cette  capacité  dépend  du  degré  de  son  activité. 

On  s'est  élevé  avec  raison  contre  la  fabrication 
exagérée  de  billets.  Mais  avec  250  millions  nous  res- 
tons dans  de  saines  limites  qui  ne  créeront  pas  les 
graves  inconvénients  qu'ont  à  supporter  les  pays 
inondés   de   papier. 

La  mesure  II,  destinée  à  diminuer  le  coût  de  la 
vie  a  été  largement  discutée  par  la  presse.  Il  serait 
superflu   de   revenir   sur   ce   sujet. 

Mesure  III.  La  loi  des  8  heures  de  travail  a  été 
acceptée  par  le  peuple  dans  un  but  de  conciliation, 
sans  en  prévoir  les  conséquences.  Les  agriculteurs 
n'en  veulent  rien  et  les  ouvriers  intelligents  ont 
commencé  à  s'apercevoir  que  cette  limitation  de  la 
liberté  du  travail  n'est  avantageuse  ni  pour  eux- 
mêmes  ni  pour  personne. 

Mesure  IV.  La  supériorité  de  l'entreprise  civile  sur 
la  régie  d'Etat  aura  pour  conséquence  l'arrêt  de  l'en- 
dettement et  la  réduction  des  tarifs  de  nos  chemins 
de  fer  fédéraux  et  des  postes,  ainsi  que  le  rétablis 
sèment  du  trafic  international  à  travers  notre  terri- 


AGISSONS 


281 


toire.  Il  va  sans  dire  que  l'Etat  conservera  la  haute 
surveillance;  le  public  s'en  trouvera  bien. 

Le  surplus  du  personnel  provenant  de  la  simpli- 
fication des  rouages  administratifs  trouvera  une  oc- 
cupation intéressante  dans  les  grands  travaux  na- 
tionaux. Bon  nombre  d'employés  pourront  servir 
comme  chefs  d'équipe  ou  conducteurs  de  travaux. 
Un  petit  cours  préparatoire  théorique  et  pratique 
de  10  jours  serait  utile  pour  les  initier  à  leur  nou- 
velle activité. 

Mais  il  y  un  point  capital  :  c'est  l'armée.  Le  per- 
sonnel du  Département  militaire  doit  être  réduit 
aussi  bien  que  celui  des  autres  dicastères  ;  mais 
l'économie  qui  en  résulte  doit  être  reportée  en  en- 
tier à  son  budget  pour  qu'on  s'assure  tous  les  moyens 
de  porter  la  valeur  de  l'armée  au  plus  haut  degré. 
Gardons-nous  de  faire  ici  des  économies  mal  pla- 
cées. L'armée  est  la  grande  école  du  peuple,  l'appui 
de  son  gouvernement  et  la  sauvegarde  de  l'indé- 
pendance nationale.  Nous  en  aurons  besoin  plus 
tôt  qu'on  ne  le  pense.  Nous  reviendrons  plus  tard 
sur  cette  question  vitale. 

Il  va  sans  dire  que  l'élaboration  du  programme 
exige  des  hommes  hautement  compétents.  Nous 
les  avons.  Il  va  sans  dire  aussi  que  l'application  sus- 
citera de  vives  oppositions.  Mais  se  laisserait-on 
arrêter  par  des  difficultés  quand  il  s'agit  du  bien 
du  pays  ?  Une  fois  la  décision  prise,  il  s'agit  d'aller 
de  l'avant  :  traîner  ne  conduit  à  rien. 

J'ai  dit.  Et  maintenant.  Messieurs  les  critiques, 
ne  perdez  pas  de  temps  à  critiquer.  Biffez  simple- 
ment ce  qui  vous  paraît  inadmissible  et  si,  des  me- 
sures proposées,   il  reste    10  7o  de   bon,    ajoutez    du 


282  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

vôtre  40  %  d'excellent  et  nous  marcherons  ensemble. 
Les  circonstances  extraordinaires  appellent  le  peuple 
à  secouer  son  apathie  et  à  ne  plus  se  décharger  en- 
tièrement sur  son  parlement.  Des  sociétés  se  sont 
formées  pour  le  relèvement  du  pays.  D'autres  sont 
en  voie  de  formation.  Leur  tâche  sera  facilitée  si 
1  on  pourvoit  d'abord  à  l'assainissement  économique. 
Que  les  hommes  éclairés  prêtent  leur  assistance  et 
que  les  savants,  les  professeurs  qui  voient  de  haut 
et  qui  voient  loin,  descendent  également  dans 
1  arène  comme  plusieurs  d'entre  eux  l'ont  déjà  fait. 
Le    moment    d'agir    est    venu.    Agissons  ! 

Berne,  mai  1922, 

Colonel  P.  Pfund. 

Ancien  instructeur  en  chef  du  génie. 


I»****«^*******#****^ 


11. 


our  eue.... 


Nouvelle  alpestre. 


I 

La  haute  montagne  n*est  jamais  plus  belle  que  par 
les  journées  presque  invariablement  claires  de  l'au- 
tomne approchant.  Elle  retrouve  aussi  le  charme  de 
silence  et  d'intimité  que  lui  fait  perdre,  dès  la  mi- 
juillet  à  la  fin  d'août,  le  flot  sans  cesse  renouvelé  des 
villégiaturants  et  des  ascensionnistes.  Les  fidèles  de 
l'alpe  se  sentent  comme  en  famille  dans  les  hôtels 
à  peu  près  vides,  et  les  blanches  solitudes  ont  alors  la 
religieuse  majesté  d'un  temple. 

Au  début  de  septembre,  cette  année-là,  Zermatt 
qui  avait  retenu,  un  bon  mois  durant,  la  foule  cosmo- 
polite des  temps  d'avant-guerre  en  dépit  des  changes 
bouleversés,  semblait  replongé  au  grand  sommeil 
où  il  est  condamné  d'un  été  à  l'autre.  Les  pauvres 
champs  de  seigle  agrippés  aux  flancs  des  contre- 
forts étaient  récoltés.  Les  troupeaux  reprenaient  le 
chemin  de  la  plaine.  Le  village  se  dépeuplait  lente- 
ment. Le  soir  on  ne  voyait  plus  briller  que  de  rares 
lumières  aux  fenêtres  du  Mont-Cervin,  du  Mont" 
Rose  et  de  la  petite,  mais  aristocratique  pension  de 
VArolle  qui  gardait  une  clientèle  choisie  jusqu'à  l'ex- 


284  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

trême  limite  de  la  saison.  Les  guides  eux-mêmes, 
après  avoir  formé,  tous  les  matins,  des  groupes  com- 
pacts sur  la  place  ou  aux  abords  de  la  gare,  commen- 
çaient à  se  disperser. 

Dans  le  salon  coquet  de  VArolle,  les  accords  d  une 
voix  divine  avaient  réuni  une  douzaine  de  clubistes, 
—  le  «  bataillon  sacré  ».  comme  disait  Frank  Ravel, 
jeune  avocat  de  Genève,  au  teint  brûlé,  aux  vifs  yeux 
noirs,  et  dont  les  larges  épaules  accentuaient  la  mai- 
greur musclée  d'un  buste  d'athlète.  Il  avait  annoncé 
la  veille,  en  confidence,  à  son  ami  Victor  Alin,  venu 
de  Lausanne  pour  le  suivre  en  de  difficiles  escalades, 
que  Teresa  Palma,  une  fervente  de  Zermatt  qui,  à 
vingt-trois  ans,  s'était  triomphalement  révélée  l'héri- 
tière de  la  Patti  à  la  Scala  de  Milan,  au  Teatro  Regio 
de  Turin,  chanterait,  avant  le  dîner,  quelques  airs 
du  rôle  de  Zerline,  dans  le  Don  Juan  de  Mozart. 
Une  diplomatie  affectueusement  ingénieuse  avait  réussi 
à  vaincre  la  résistance  du  «  rossignol  lombard  «... 

C'est  que  le  flirt  ébauché  par  Ravel,  garçon  vibrant 
et  hardi,  n'était  pas  sans  avoir  touché  assez  profon- 
dément le  cœur  de  Teresa.  Et,  peut-être,  Frank 
s'était-il  passionné  plus  que  de  raison  à  1  un  de  ces 
jeux  de  l'amour  et  du  hasard  auxquels  on  se  livre  par 
désœuvrement  et  qui  peuvent  mener  plus  loin  qu'on 
ne  pense. 

De  taille  élancée  et  de  complexion  délicate,  Victor 
Alin  était  de  ces  Vaudois  paisibles  et  rêveurs  qui  ca- 
chent, sous  des  dehors  placides,  non  moins  de  la- 
tentes ardeurs  que  de  fine  sensibilité.  Fils  unique  de 
parents  qu'il  avait  à  peine  connus,  élevé  sous  la  froide 
tutelle  d'un  tante  acariâtre,  il  avait  tâté  successive- 
ment de  la  théologie,  de  la  jurisprudence,  de  la  méde- 
cine, sans  se  fixer  dans  aucune  science,  ni    se    dé- 


POUR   ELLE...  285 

cider  pour  aucune  carrière.  N'ayant  pas  le  souci 
du  pain  quotidien,  il  voyageait  beaucoup  et  distrayait 
ainsi  son  oisiveté  dorée.  En  vain  Frank,  avec  lequel 
il  s'était  étroitement  lié  pendant  ses  études  universi- 
taires, le  secouait  et  le  talonnait  afin  de  l'arracher  à 
cette  vie  agréablement  inutile. 

—  Faute  de  mieux,  marie-toi  ! 

Victor  Alin  souriait  et  partait  pour  le  Cap  Nord 
ou  pour  Rio  de  Janeiro.  Mais,  régulièrement,  il  ren- 
trait au  pays  dès  que  refleurissait  le  roselier  ou  que 
la  soldanelle  rouvrait  sa  corolle  violette,  près  des 
glaciers,  car  il  eût  été  le  plus  infortuné  des  mortels 
s'il  n'avait  pu,  chaque  année,  composer  ce  qu'il  dénom- 
mait son  «  chapelet  de  cimes  ».  Et,  régulièrement 
aussi,  il  assignait  quelque  rendez-vous  à  son  très  cher 
Frank  Ravel  dans  le  Valais,  l'Engadine  ou  le  Dauphiné, 
la  conquête  de  la  Dent  Blanche,  de  la  Bernina  ou  de 
la  Meije  étant,  pour  lui,  une  tentation  autrement 
impérieuse  que  les  incertaines  délices  de  l'état  con- 
jugal. 

Renversé  dans  un  fauteuil,  paupières  closes,  Victor 
Alin  écoutait  Teresa  Palma.  Elle  s'accompagnait  elle- 
même  au  piano.  Cédant  à  la  communicative  ivresse 
d'une  musique  entre  toutes  préférée,  elle  traduisait 
avec  un  art  sans  égal  et  une  grâce  incomparable  les 
subtiles  et  les  exquises  mélodies  du  maître  des  maîtres. 
Etait-elle  sur  la  scène,  en  face  d'une  salle  frémissante, 
était-elle  seule  à  vocaliser  dans  sa  villa  de  Baveno  ? 
Elle  ne  savait  plus.  Elle  chantait. 

Quand  elle  se  leva,  au  milieu  des  applaudissements, 
son  regard  alla  tout  droit  à  Victor  Alin  qui,  les  mains 
jointes,  figurait  quelque  image  de  la  prière  ou  de  l'ex- 
tase. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  ennuyé  ? 


286  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Il  sursauta  et  balbutia  en  rougissant  : 

—  Vous  ?  vous  ?... 
Malicieuse  et  mutine,  elle  appuya  : 

—  J'ai  failli  vous  endormir,  je  le  crains. 

—  Vous  êtes  cruelle...  Vous  m'avez  emporté  si 
loin  et  si  haut  !...  Je  vous  demande  pardon.... 

—  Rassurez-vous  ! 

Elle  ajouta,  en  se  penchant  vers  lui  : 

—  Merci  !...  Oh!  je  n'ai  pas  mérité  votre  émotion. 
Elle  ne  m'est  pas  moins  précieuse.  Il  n'est  pas 
d'hommage  qui  la  vaille.... 

Teresa  n'était  point  jolie,  mais  son  visage  avait 
de  l'âme,  comme  il  y  avait  de  l'aile  dans  sa  démarche. 
Son  masque  spiritualisé  de  brune  et  l'harmonieuse 
souplesse  de  ses  mouvements  dissimulaient  ce  que 
ses  traits  avaient  d'un  peu  quelconque  et  toute  sa 
personne  de  trop  viril.  Avec  l'âge,  elle  se  métamor- 
phoserait en  puissante  matrone,  qui  n'aurait  plus 
d'autre  séduction  que  celle  de  sa  voix.  Il  fallait  même 
que  l'étrange  fascination  qu  elle  avait  exercée  sur 
Victor  Alin,  ce  gentil  garçon  dont  elle  ne  s'était  guère 
souciée  auparavant,  l'eût  singulièrement  flattée  ou 
troublée  pour  quelle  lui  tînt  le  langage  qu'elle  lui 
avait  tenu. 

Confus  et  ravi,  Alin  baissait  la  tête,  cependant  que 
la  diva  lui  prenait  le  bras  et  l'entraînait  dans  un  coin 
du  salon. 

—  Vous  n'étiez  pour  moi  qu'un  passant,  comme  tant 
d'autres.  On  habite  quelques  semaines  sous  le  même 
toit,  on  échange  quelques  banalités,  on  se  quitte, 
on  ne  laisse  entre  soi  que  l'ombre  fugitive  d'un  sou- 
venir... Cette  heure  nous  a  rapprochés.  Contez-moi 
votre  vie  ! 

—  Je  n'ai  pas  d'histoire,  hélas  ! 


POUR  ELLE...  287 

—  Comme  les  gens  heureux  ?... 

—  Le  bonheur  et  moi,  nous  ne  nous  étions  pas  ren- 
contrés avant  aujourd'hui. 

—  Un  flagrant  délit  de  galanterie,  monsieur  Alin. 

—  Je  n'ai  qu'une  vertu,  et  c'est  la  sincérité. 

—  Vous  récidivez...  Le  châtiment  ne  sera  pas  ter- 
rible :  votre  confession. 

Très  simplement,  il  déroula  devant  elle  le  fil  gris 
de  sa  triste  enfance,  de  sa  jeunesse  monotone  et  sté- 
rile, de  son  existence  itinérante,  ne  s'attardant  qu  à 
son  amitié  pour  Ravel  et  à  son  culte  de  l'Alpe.  Les 
hôtes  de  VArolley  qui  avaient  eu  le  privilège  exception- 
nel d'entendre  la  Palma,  l'eussent  volontiers  accablée 
de  leurs  compliments.  Elle  s'était  emparée  d'Alin, 
et  ils  n'ignoraient  pas  qu'elle  les  recevrait  plutôt 
mal  s'ils  s'avisaient  de  l'arracher  au  caprice  de  cette 
soudaine  sympathie.  L'un  après  l'autre,  ils  disparu- 
rent à  l'anglaise,  comme  disent  les  Parisiens,  à  la 
française,  comme  disent  les  Britanniques.  Alin  et 
Teresa  causaient  encore,  lorsque  la  cloche  sonna 
pour  le  dîner. 

II 

La  dure  et  l'obsédante  silhouette  du  Cervin  s'es- 
tompait dans  la  nuit,  sous  le  ciel  d'un  bleu  sombre. 
Palpitante  rose  blanche,  une  étoile  avait  surgi  derrière 
la  cime  dont  elle  illuminait  le  noir  piton.  Un  souffle 
de  vent  remontait  la  vallée. 

—  Si  nous  rentrions  ?  demanda  Ravel  à  Teresa 
Palma  qui,  du  jardinet  de  VArollet  contemplait  la 
masse  du  Cervin,  plus  puissante  même  et  plus  impres- 
sionnante dans  ces  froides  ténèbres. 

—  Nous  serons  gelés,  au  salon,  répondit-elle  en 
frissonnant. 


288  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  J'ai  fait  allumer  quelques  bûches  de  vieux 
mélèze  dans  la  cheminée,  dit  Victor  Alin. 

—  Vous  êtes.... 

—  Je  suis  frileux,  voilà  tout. 

—  Vous  êtes  un  ange. 

—  On  l'est  donc  pour  si  peu  ? 

—  Ce  n'est  pas  monsieur  Ravel  qui  aurait  eu 
l'idée... 

—  Eh  bien,  non,  je  ne  l'ai  pas  eue. 

Ravel  avait  interrompu  Teresa,  avec  une  nuance 
d'humeur  dans  l'accent. 

L'œil  de  la  Palma  restait  fixé,  presque  tendre,  sur 
Alin. 

—  Allons  bavarder  au  salon  ! 

Le  salon  était  désert.  Sans  doute  les  autres  pension- 
naires de  VArolle  étaient-ils  descendus  au  village 
pour  y  déguster  un  verre  de  bière  ou  une  tasse  de  café. 
La  conversation,  lente  d'abord  à  s'engager,  porta  sur 
le  projet  que  couvait  Frank  Ravel  d'explorer  la  fa- 
meuse arête  qui  relie  la  Tête  de  Lion  à  la  Dent 
d'Hérens.  Alin  hésitait  à  se  lancer  dans  une  expédi- 
tion jugée  très  hasardeuse  par  de  vaillants  grimpeurs  : 
que  si  Frank  avait  mis  cela  sous  son  bonnet,  ce  n  était 
pas  une  raison  suffisante  de  se  rompre  les  os  pour 
la  gloriole  d'une  course  à  l'impossible.  Mais  Ravel 
de  riposter  qu'une  caravane  italienne  n'avait  échoué 
que  par  l'effet  d'un  temps  déplorable  et  que,  tout 
récemment,  deux  de  ses  camarades  genevois,  bien 
que  surpris  par  la  neige  et  le  brouillard,  avaient  accom- 
pli l'exploit  qu'il  se  piquait  d'accomplir  à  son  tour  et 
qu'il  assaisonnerait  d'originales  variantes. 

On  était  assis  devant  la  cheminée,  où  flambait 
un  feu  qui  éclairait  et  parfumait  la  pièce. 

—  N'est-ce  pas  une  aventure  ?  questionnait  Teresa. 


POUR   ELLE...  289 

—  Tout  au  plus  une  expérience. 

—  Dangereuse  ? 

—  Intéressante. 

—  Vous  n'en  serez  pas,  monsieur  Alin  ?  Vous  n'êtes 
pas  un  mangeur  de  sommets,  vous.... 

—  Je  connais  mon  ami  Victor,  dit  Ravel.  Il  ne 
m'abandonnera  pas. 

Cessant  de  tapoter  nerveusement  ses  genoux,  Alin 
redressa  le  front  et  déclara  : 

—  Ce  n'est  pas  la  peur,  mais.... 

—  Evidemment,  tu  es  aussi  brave  que  moi. 

—  Ça  ne  me  tente  pas,  que  veux-tu  ? 

—  Je  ne  songe  nullement  à  te  faire  violence...  En 
prévision  de  ton  refus,  je  me  suis  arrangé  avec  le 
frère  cadet  d'Alexandre  Bieder,  notre  guide.  Il  faut 
être  au  moms  trois... 

Que  lut  Victor  dans  le  regard  de  Teresa  ?  Il  pâlit 
tout  à  coup  et  un  tremblement  agita  ses  mains.  D'un 
ton  amer,  il  protesta  : 

—  Tu  t'es  bien  hâté  d'admettre  que  je  te  fausse- 
rais compagnie. 

—  Comme  nous  partons  demain,  après  le  lunch, 
et  que  tu  ne  te  décidais  pas... 

—  Tu  peux  compter  sur  moi. 

—  Je  te  retrouve. 

Et  Ravel  passa  un  bras  autour  du  cou  de  Victor 
Alin. 

Teresa,  plus  émue  que  son  sourire  ne  le  laissait 
paraître,  murmura,  de  sa  voix  prenante  : 

—  C'est  beau,  une  amitié  d'hommes  ! 
Fièrement,    Ravel    dit    en     pressant     contre    son 

épaule  le  visage  blêmi  de  Victor  : 

—  Et  c'est  sûr.  Il  n'y  a  pas  d'affection  au  monde 
qui  vaille  celle-là.  Non,  pas  même  l'amour... 

BIBL.  UNIV.  CVI  20 


290  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  Oh  !  monsieur  Ravel... 

—  Non.  Elle  est  sans  égoïsme,  parce  qu'elle  est 
sans  attente.  Elle  est  sans  jalousie,  parce  qu'elle  est 
sans  exigence.  Elle  se  donne  et  ne  souhaite  rien  de 
plus  que  de  se  donner.  Victor  mourrait  pour  moi 
comme  je  mourrais  pour  lui.... 

—  Ne  parlez  pas  de  mort  ! 

—  Sur  les  pentes  des  névés  glacés,  dans  les  rochers 
qui  s'effritent,  dame... 

—  Vous  avouez  que  la  montagne  peut  être  meur- 
trière ? 

—  Je  ne  le  nie  pas. 

—  Et  vous  ne  craignez  pas  d'entraîner  M.  Alin?... 

—  Il  se  défendra,  nous  nous  défendrons.  N'est-ce 
pas,  Victor  ? 

—  Oui. 

Les  traits  d'Alin  n'exprimaient  plus  qu'une  tran- 
quille assurance.  Teresa  le  considérait,  partagée  entre 
des   sentiments   de  trouble  terreur  et  d'admiration. 

—  Au  fond,  expliqua  Ravel,  on  s'exagère  les  pièges 
de  lalpe.  Un  talon  qui  ne  bronche  point,  des  pou- 
mons intacts,  pas  de  vertige,  et  du  cœur  :  avec  cela, 
on  n'est  pas  plus  exposé  là-haut  que  sur  un  trottoir  de 
Genève  ou  sur  la  chaussée  du  Grand-Lancy.  Les 
accidents  qui  surviennent  ont  ceci  de  particulier 
qu'ils  n'auraient  pas  dû  arriver.  II  y  a,  je  le  concède, 
les  malheurs  stupides,  une  avalanche,  une  chute  de 
pierres,  une  prise  traîtresse  ;  la  chance  seule  en  pré- 
servera le  grimpeur.  Quantités  négligeables,  en  somme. 
Le  téméraire  est  celui  qui  ne  mesure  pas  ses  forces 
à  ses  actes,  tandis  que  l'audacieux  n'a  pas  à  reculer 
devant  les  périls  qu'il  a  le  pouvoir  de  vaincre...  Ce 
n'est  pas  tout.  Dès  que  nous  sommes  au-dessus  de 
deux  mille  mètres,  plus  d'autos-camions,  de  taxis,  de 


POUR   ELLE...  291 

side-cars,  de  tramways,  plus  de  tuiles  qui  dégrin- 
golent dans  la  rue,  de  bouches  dégoût  sur  lesquelles 
on  glisse,  de  cohues  où  l'on  n'échappe  que  par  miracle 
à  l'écrasement,  plus  de  chiens  enragés,  plus  de  pro- 
meneurs déséquilibrés  ou  de  rôdeurs  nocturnes  avec 
revolver  en  poche...  Ah  !  le  risque,  le  risque  !  Mon 
Dieu,  que  la  vie  serait  plate,  sans  le  risque,  père  de 
la  prudence  et  du  courage  ! 

Ravel  rayonnait.  Il  était  ressaisi  par  la  saine  et 
la  brûlante  fièvre  des  cimes.  Il  se  voyait,  le  piolet  au 
pomg,  franchissant  d'un  pied  alerte,  entre  deux  abî- 
mes béants,  sur  une  arête  en  lame  de  couteau,  le 
formidable  «  gendarme  »  qui  dévale  jusqu'au  glacier 
du  Stockje. 

Et  il  ne  voyait  plus  Teresa  Palma.  Celle-ci  objecta 
timidement  : 

—  Vous  êtes  en  plein  paradoxe. 

—  Le  paradoxe  est  la  vérité  de  ceux  qui  osent. 

—  Je  concevrais  que  vous,  qui  êtes  un  infatigable 
et  un  casse-cou,  vous  n'eussiez  ni  scrupule,  ni  remords, 
à  vous  jeter   dans   cette  entreprise.  Mais  M.  Alin.... 

—  Victor  est  libre.  Au  demeurant,  il  n'a  pas  moins 
de  vigueur,  il  n'a  pas  moins  d'endurance  que  moi. 

Elle  soupira.  Se  reprochait-elle  de  n'avoir  pas  dissi- 
mulé, tout  à  l'heure,  l'étonnement  qu'elle  avait  éprouvé 
à  constater  que  Victor  Alin  se  dérobait  ?  N'était-ce 
pas  elle  qui  avait  provoqué  le  revirement  subit  dont 
elle  s'effrayait  maintenant  ?  Elle  avait  blessé  au  vif 
l'orgueil  du  jeune  Lausannois.  Peut-être  même  s'ima- 
ginait-il, qu'au  retour,  elle  l'accueillerait...  Pauvre 
cher  garçon  !  Quand  on  marche  à  la  gloire,  on  ne 
s'embarrasse  guère  d'une  passionnette...  Elle  est  néan- 
moins attirée  vers  lui.  Cette  nature  vibrante  et  con- 
centrée, ce  phénomène,  si  curieux  pour  elle,  de  vie 


292  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

réduite  à  la  vie  intérieure,  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  discret, 
de  réfléchi  et  de  pathétique,  l'intrigue  et  la  charme. 
D'autant  plus  que,  si  elle  ne  réagissait  pas,  elle  aurait 
en  lui  un  adorateur....  Or,  non  contente  de  ne  pas 
réagir,  elle  a  usé  de  coquetterie.  Si  Victor  Alin  était 
tué  au  cours  de  cette  ascension,  n'en  serait-elle  pas 
quelque  peu  responsable  ?...  Ravel  l'a  dit  :  Alin  est 
libre.  Alors.... 

La  flamme  mourante  de  la  cheminée  s'éteignit 
brusquement.  Un  mince  foyer  de  braises  ne  répandait 
plus  qu'un  soupçon  de  chaleur.  Teresa  Palma  tendit  un 
bout  de  doigt  à  Victor  Alin  et  à  Ravel  : 

—  Bonne  nuit  ! 

Avec  solennité,  elle  ajouta  : 

—  Que  Dieu  vous  garde  ! 

Mais,  sur  le  pas  de  la  porte,  elle  ne  se  détourna 
point. 

m 

Alin  et  Ravel  ont  avancé  d'une  demi-journée  le 
début  de  leur  assaut  à  la  Tête  de  Lion.  Leur  pre- 
mière étape  ne  sera  plus  la  cabane  de  Schônbiihl  ;  ce 
sera  le  refuge  d'Aoste,  au  delà  du  col  de  Valpelline. 
Victor  a  désiré  qu'on  quittât  Zermatt  le  soir  même. 
Toutes  les  représentations  de  Ravel   ont   été   vaines. 

Le  concierge  de  VArolle  alla  réveiller  Alexandre 
Bieder  qui,  très  probablement,  dormait  déjà.  On  fit 
les  derniers  préparatifs  ;  ils  ne  réclamèrent  pas  beau- 
coup de  temps  :  un  tour  à  la  cuisine  pour  compléter 
les  provisions  de  bouche,  le  remplissage  des  gourdes, 
une  assiette  de  soupe  à  la  farine  commandée  pour  onze 
heures.  Et  vogue  la  galère  ! 

N'y  avait-il  rien  de  factice,  ou  même  de  douloureuse- 
ment contraint,  dans  le  calme  avec  lequel  Victor  Alin 


POUR    ELLE...  293 

dirigeait  les  opérations  de  ce  départ  précipité  ?  Ra- 
vel n'eut  pas  le  loisir  de  s'en  préoccuper  sérieuse- 
ment. 

Au  coup  de  minuit,  ils  rejoignirent  Bieder,  un  mon- 
tagnard taciturne  qui  les  attendait  sur  la  place,  devant 
l'église.  On  vérifia  sommairement  le  contenu  des 
sacs,  et  le  guide  exigea  que  ces  «  messieurs  »  lui  cé- 
dassent un  peu  de  leur  lest.  Il  insista  notamment  pour 
se  charger  de  la  double  corde  emportée  par  Ravel. 
Mais  celui-ci  se  rebiffa. 

—  Je  ne  suis  pas  une  mazette,   mon  vieil  Alexandre. 
Impatienté,  Alin  gourmandait  Ravel. 

—  Nous  serons  encore  ici,  au  matin. 

—  Le  soleil  sera  de  la  fête  ;  nous  n'avons  pas  à 
nous  presser. 

Bieder  grommela  : 

—  Hum  !... 

Grave  à  l'ordinaire,  il  était  lugubre. 

—  Vous  avez  l'air  d'un  oiseau  de  malheur...  Parce 
qu'on  a  dérangé  votre  sommeil... 

—  Ce  n'est  pas  ça. 

Il  aspira  la  tiède  haleine  d'une  nuit  invraisembla- 
blement claire  et  douce. 

—  Trop  chaud...  Et  trop  d'étoiles. 

—  Le  beau  durera  bien  ?... 

Un  geste  détaché  de  Bieder  :  puisqu'on  est  sur 
pied,  allons-y  !  Un  ordre  bref  de  Victor  : 

—  En  route  ! 

Les  gros  souliers  ferrés  sonnèrent  sur  le  chemin. 
On  s'enfonce  dans  le  noir,  à  la  lueur  vacillante  de  la 
lanterne,  sans  un  mot  de  plus.  Les  tempes  lourdes, 
les  jambes  engourdies  serrées  dans  les  bandes  molle- 
tières, Alin  et  Ravel  essaient  de  se  mettre  au  pas 
allongé  de  Bieder,  qui  les  précède,  la  pipe  aux  dents. 


294  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Mais  l'obscurité  se  dissipe  ou,  du  moins,  le  regard 
s'accoutume  à  voir  dans  l'ombre.  Les  muscles  se  dé- 
raidissent aussi  et,  le  hameau  de  Zmutt  traversé, 
des  souffles  frais  qui  semblent  chasser  devant  eux 
une  neige  impalpable  caressent  la  joue,  glacent  les 
doigts  collés  aux  piolets.  Ravel  sourit  dans  sa  mous- 
tache :  ce  brave  Alexandre  n'a  pas  consulté  son  baro- 
mètre et  il  ne  se  console  pas  d'avoir  été  arraché  de 
son  lit  par  un  caprice  de  ces  «  messieurs  ».  Il  ne  peut 
résister  à  l'envie  de  taquiner  Bieder. 

—  Toujours  trop  chaud  ? 

L'autre  ne  répond  que  d'un  vague  grognement. 
Alin,  dos  courbé,  règle  machinalement  son  allure 
sur  celle  de  ses  compagnons.  A  quoi  pense-t-il,  ou 
à  qui  ?  Les  créneaux  bleuâtres  de  la  Dent  d'Hérens 
se  découpent  nettement  sur  le  ciel  troué  de  points 
d*or,  qui  perdent  peu  à  peu  de  leur  éclat.  Un  silence 
poignant,  rythmé  par  la  sourde  rumeur  du  torrent, 
là-bas  dans  la  vallée.  A  droite,  de  faibles  lumières 
tremblent  aux  flancs  du  Cervin  et  s'évanouissent 
pour  reparaître  l'instant  d'après.  Dans  l'aube  grise, 
la  cabane  de  Schônbiihl  dresse  sa  masse  trapue  au 
bord  de  la  moraine.  Les  semelles  heurtent  boîtes  de 
sardines  et  tessons  de  bouteilles,  quand  elles  ne  se 
meurtrissent  pas  au  dur  contact  des  blocs  de  granit 
entassés  dans  un  fantastique  désordre.  L'arête  tour- 
mentée d  Hérens  aligne  la  série  hargneuse  de  ses 
«  gendarmes  >\ 

Une  halte  de  quelques  minutes.  Vers  l'est  de  l'ho- 
rizon noyé  dans  une  brume  mauve  et  lilas,  jaillissent 
les  vagues  sanglantes  d'une  sinistre  aurore.  Les  pointes 
des  cimes  royales  se  fleurissent  l'une  après  l'autre, 
la  danse  rose  commençant  au  fin  bout  du  Cervin  ; 


POUR   ELLE...  295 

mais  elles  ne  tardent  pas  à  se  figer  dans  la  froide 
blancheur  des  jours  sans  soleil. 

—  Trop  rouge,  le  ciel  !  marmonne  Bieder.  Et  le 
soleil  qui  ne  peut  pas  percer  !...   Encordons-nous  ! 

Voici  le  glacier  abominablement  crevassé  du  Stockje. 
Pénibles  marches  et  contre-marches.  Bieder  hoche  la 
tête  et  mâchonne  quelques  jurons  savoureux  dans  son 
patois  allemand  de  Zermatt.  Frank,  lui,  ragaillardi  par 
l'ambiance  aimée  de  l'alpe,  examine  d'un  œil  expert 
la  muraille  déchiquetée  dont  on  n'aura  raison  que  par 
des  prodiges  d'acrobatie.  Quant  à  Victor,  il  s'est  ancré 
dans  son  étrange  mutisme,  si  bien  que  Ravel  finit 
par  l'interpeller  avec  quelque  vivacité. 

—  Si  tu  regrettes  ?... 

—  Me  suis-je  plaint  d'être  parti  ? 

—  Non,  mais  il  est  plusieurs  manières  de  désap- 
prouver... 

—  Je  ne  reviens  pas  sur  une  résolution  prise. 

—  Si  je  devais  t'infliger.... 

—  Je  t'en  prie... 

Ce  n'est  plus  le  Victor  Alin  de  naguère,  le  camarade 
facile  et  dispos  qui  eût  suivi  Ravel  aux  antipodes. 
Qu'il  ne  fût  pas  enthousiaste  d'une  équipée  è  laquelle 
il  ne  s'était  associé  qu'en  rechignant,  poar  bientôt 
y  pousser  avec  une  sorte  de  fièvre,  il  était  d'un  carac- 
tère si  égal  que  son  opiniâtre  bouderie  cachait  on 
ne  savait  quel  mystère...  Un  souvenir  traversa,  en 
éclair,  l'esprit  de  Frank  :  ce  chant  de  la  veille,  cette 
voix  ensorcelante,  cette  musique  sublime  avaient 
littéralement  envoûté  son  ami.  Puis,  il  y  avait  eu  l'in- 
terminable entretien  de  Victor  et  de  Teresa,  au  salon... 
Alin  se  serait-il  amouraché  de  la  Palma  ?  Se  figurait-il 
que  Ravel  était  un  rival?...  Sornettes  et  billevesées. 


2%  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  Attention  !  cria  Bieder  à  Ravel  qui  tirait  absur- 
dement  sur  la  corde. 

—  Je  fais  le  conscrit,  avoua  gaiement  le  coupable. 
Mais  saluez  celui-là. 

Et,  la  main  vers  l'orient,  il  montra  le  soleil  qui  avait 
fendu  le  rempart  de  nuages  pourpre  et  suie  surplom- 
bant le  massif  des  Mischabel. 

0  la  pesante  monotonie  des  routes  glaciaires  !  C'est 
à  croire  que  le  but  s'éloigne  en  se  rapprochant.  On 
n  est  dédommagé  que  par  l'enivrante  atmosphère 
de  lè-haut  et  par  les  changeants  aspects  du  merveilleux 
décor.  Exaltante  poésie  de  la  montagne,  drame  exal- 
tant du  risque,  on  est  environné  de  drame  et  de  poésie. 
Bien  plus,  on  est  la  vie  de  ces  immensités  mortes, 
et  qui  lutte  contre  elles,  et  qui,  en  elles  s'élargit, 
grandit,  se  magnifie.  Ravel  a  oublié  Zermatt,  Mozart, 
Teresa,  tout  ce  qui  n'est  pas  Tête  de  Lion,  Dent 
d'Hérens  et  Cervin. 

Déjeuner  sur  le  col  de  Valpelline.  Alin  ne  consent 
qu'à  grignoter  un  morceau  de  pain.  En  revanche,  il 
a  une  soif  qui  viderait  les  gourdes  si  Bieder  n'y  veillait. 

—  Tu  n'es  pas  bien  ?  interroge  Frank. 

—  J'ai  la  gorge  desséchée.  A  part  ça.... 

—  Si  tu  mangeais  ?... 

—  Je  me  rattraperai  ce  soir. 

Pour  atteindre  le  refuge  d'Aoste,  il  n'est  plus  que 
de  paresseusement  déambuler  jusqu'à  lui  sur  des  pen- 
tes d'éboulis  et  dans  la  moraine.  Deux  chamois,  qui 
somnolaient  au  milieu  du  pierrier,  fuient  devant  Bieder. 
Le  guide  a  gagné  du  terrain  sur  ces  «  messieurs  », 
pour  leur  offrir  à  l'arrivée  une  tasse  de  thé  bouillant. 
La  chaleur  que  renvoient  les  parois  rocheuses  domi- 
nant les  abords  de  la  cabane  est  terrible  aujourd'hui. 
Victor    en    est    tout    à   fait   incommodé,    et    Ravel 


POUR    ELLE...  297 

lui-même  ne  cesse  de  s'éponger  à  tour  de  bras.  Du 
moins,  le  refuge  d'Aoste  n'est-il  plus  à  une  portée  de 
carabine. 

—  Hourrah  ! 

Sacs  et  piolets  roulent  à  terre,  devant  la  maisonnette 
assez  délabrée,  un  peu  sale,  mais  délicieusement 
hospitalière  où  Alexandre  est  en  train  de  dresser  la 
table.  Pas  une  âme  en  ce  réduit.  La  solitude  du  désert, 
la  vie  primitive  des  lointains  aïeux.  Comme  on  se 
reposera  bien  la  nuit,  sous  les  couvertures  de  laine, 
après  la  soupe,  et  l'ultime  cigarette  grillée  en  épluchant 
le  programme  du  lendemain  ! 

IV 

Alin  et  Ravel  se  sont  couchés  avant  Bieder,  qui 
a  lavé  la  vaisselle  du  souper,  scié  du  bois,  rempli 
les  seaux  d'une  eau  glacée  coulant  à  quelques  pas  de 
la  cabane.  Ils  l'entendent  qui  va  et  vient.  A  la  chétive 
clarté  d'une  bougie,  Alexandre  sacrifie  aux  rites  du 
guide  qui  a  mis  au  lit  ses  «  messieurs  ».  Il  a  terminé 
sa  besogne.  Un  coup  d'œil  au  dehors,  pour  juger  de 
l'état  du  ciel.  L'occident  est  sombre  ;  un  furieux 
vent  du  sud  ébranle  le  toit  du  refuge. 

Bieder  secoue  la  tête. 

Mais  une  rafale  plus  bruyante  que  les  autres  a 
réveillé  Ravel.  Il  s'est  instinctivement  rapproché  de 
Victor,  car  le  froid  de  la  nuit  le  pénètre  en  dépit  de 
l'amas  de  couvertures  sous  lequel  ils  se  sont  glissés 
tous  les  deux.  Un  ronflement  sec  de  Bieder  se  marie 
aux  sifflements  rageurs  du  fœhn. 

Quoique  Victor  n'ait  pas  bougé  et  que  sa  respira- 
tion égale  puisse  être  celle  d'un  paisible  sommeil, 
Ravel  est  sûr  que  son  ami  ne  dort  pas.  A  voix  basse, 
il  l'appelle  : 


298  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  Victor  ! 

—  Eh  bien  ?... 

—  Tu  devrais... 

—  Oui.  Ne  t'inquiète  pas  de  moi  !...  Ah  !  pourtant, 
il  faut  que  j'en  aie  le  cœur  net... 

A  tâtons,  Victor  cherche  les  mains  de  Ravel  et 
les  étreint. 

—  Nous  n'avons  pas  de  secrets  l'un  pour  l'autre, 
murmure-t-il  à  l'oreille  de  Frank.  Je  te  parlerai  très 
franchement.  J'aime  Teresa... 

—  Toi  ?... 

—  Et  tu  l'aimes  aussi.  Et  c'est  toi  qu'elle  aime.  Et... 
Un  bon  rire  étouffé. 

—  Tu  n'y  es  pas,  mais  pas  du  tout.  J'ai  flirté  avec 
elle.  Nous  ne  nous  haïssons  pas,  rien  de  plus...  Après 
trois  semaines  de  Genève,  je  ne  penserai  plus  à  elle, 
qui  ne  pensera  plus  à  moi  après  huit  jours  de  Milan 
ou  de  Turin. 

L'accent  de  Ravel  s'est  fait  subitement  plus  anxieux: 

—  Tu  n'es  pas  pincé,  là,  sérieusement  pincé  ?... 

—  Elle  sera  ma  femme,  ou  je  mourrai...  Ce  qui 
m'importait,  c'était  de  savoir  qu'entre  elle  et  toi.... 
Parce  que  s'il  y  avait  eu.... 

—  Je  te  le  répète  :  ui  jeu,  un  simple  jeu...  Par 
exemple,  tu  t'es  emballé...  Une  cantatrice  douée 
comme  l'est  la  Palma,  célèbre  comme  elle,  n'échouera 
pas  dans  un  gentil  mariage  bourgeois. 

—  Je  n'ignore  pas  que  je  suis  indigne  d'elle. 

—  Tu  la  vaux  cent  fois. 
Alin  poursuivait  son  rêve. 

—  Je  l'aimerai  d'un  tel  amour... 

—  Un  coup  de  folie.  Ça  te  passera...  Tâche  de 
fermer  les  yeux  !  Nous  aurons  besoin  de  toutes  nos 
forces  demain. 


POUR   ELLE... 


299 


—  Si  la  fatalité  avait  voulu  que  tu  fusses  épris 
d'elle.... 

—  L'un  de  nous  se  serait  effacé  devant  l'autre.  Je 
n'aurais  pas  hésité... 

—  Tu  es  meilleur  que  moi...  Mon  ami,  mon  ami  1... 

—  Dors  !  La  plus  belle  des  maîtresses  et  la  plus 
chérie  nous  attend.  La  montagne... 

Et    Frank   Ravel    s'allongea    voluptueusement,  les 
bras  en  croix  sur  la  poitrine. 
Quelques  heures  après. 

—  Minuit,  messieurs  !... 

Impossible  que  ce  soit  déjà  le  moment  du  lever. 
Tandis  que  Ravel  se  frotte  les  paupières  et  s'étire, 
le  guide,  debout  sur  l'échelle  qui  mène  au  palier  supé- 
rieur du  refuge,  annonce  qu'il  n'y  a  pas  de  minutes  à 
perdre  si  l'on  tient  à  traverser  la  Tête  de  Lion  avant 
le  soir. 

—  Quel  temps  aurons-nous  ? 

—  Pas  fameux.  Je  vous  conseillerais... 

—  Ce  qui  est  décidé  est  décidé,  déclara  Victor  Alin. 

—  Oh  !  moi,  quand  on  marche,  je  marche,  répliqua 
Bieder. 

Cependant  Ravel,  qui  a  ouvert  la  porte  de  la 
cabane,  pousse  un  soupir  découragé. 

—  Un  vent  d'enfer.  Et  du  brouillard  dans  le  bas.... 
Planté  derrière  lui,  Victor  réprime  un  frisson,  mais 

ses  traits  se  tendent,  son  regard  brave   les   éléments 
déchaînés,  et  il  dit  à  Ravel  : 

—  Je  serai  prêt  à  l'instant. 

—  Tu  plaisartes...  Recouchons-nous  ! 

—  Tu  m'as»  promis  l'arête  d'Hérens...  Je  ne  te 
délie  pas...  Si  tu  recules,  à  présent... 

—  Bieder,  le  chocolat  sur  le  feu.  Et  vite... 

Alin   et    Ravel    n'ont    plus  échangé  une  syllabe. 


300  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Bieder,  qui  a  nettoyé  la  cuisine,  boucle  son  sac,  y 
suspend  les  deux  cordes,  s^arme  de  son  piolet. 

Il  neige  à  menus  flocons,  qui  tourbillonnent  dans 
Fouragan. 

On  descend,  lanterne  à  la  main,  la  pente  qui  court 
jusqu*à  la  moraine.  Frank,  Bieder  lui-même,  trébu- 
chent sur  les  pierres  roulantes.  Victor  avance  d'un 
pas  de  somnambule  et  son  pied  touche  à  peine  la  neige 
fondante  que  les  autres  broient  sous  les  clous  des 
souliers.  Mais  les  ascensionnistes  ne  sont  pas  encore 
aux  prises  avec  les  réelles  difficultés  de  la  route.  Elles 
ne  commenceront  que  dans  le  dédale  des  séracs  où  ils 
seront  obligés  de  zigzaguer  sans  fin.  La  Dent  d'Hérens 
se  défendra. 

Périlleuse  escalade  d'un  véritable  barrage  de  glaces, 
avant  le  rocher  qu'on  ne  quittera  plus  guère.  Et  le  jour 
point,  livide.  Le  vent  s'est  presque  calmé.  L'horizon 
n  en  demeure  pas  moins  menaçant.  Du  sommet,  qu'un 
éphémère  rayon  de  soleil  a  caressé,  Ravel  étudie,  avec 
un  peu  de  froid  au  cœur,  la  colossale  arête  qui  bondit 
et  rebondit  jusqu'à  la  Tête  de  Lion.  Quatre  titanes- 
ques  «  gendarmes  »  la  hérissent  d'obstacles  qui  parais- 
sent infranchissables.  Face  aux  grimpeurs,  la  cathé- 
drale du  Cervin  incruste  sa  flèche  dans  les  cieux 
mornes.  Plus  loin,  comme  une  mer  gelée  au  milieu 
de  la  tempête,  le  Mont-Rose  étale  ses  vagues  blanches 
de  névés  et  de  cimes.  Les  vallées  italiennes  se  devinent, 
dans  un  immense  trou  de  brume  opaque. 

Les  deux  premiers  bastions  de  la  forteresse  sont  con- 
quis. Le  troisième  «  gendarme  »,  à  l'air  sournois  et 
méchant,  ne  se  rendra  pas  sans  un  farouche  corps  à 
corps.  La  neige  fraîche  et  le  verglas  se  liguent  avec 
l'ennemi.  Partout  d'abruptes  murailles,  d'insondables 


POUR   ELLE...  301 

précipices.  Alin  se  tait.  Mais  Ravel  a  recouvré  son 
habituel  entrain.  La  griserie  du  danger  l'étourdit,  l'ex- 
cite et  l'égaie.  Il  a  des  mots  drôles  dans  les  situations 
les  plus  tragiques.  Un  pied  dans  le  vide,  les  mains 
accrochées  à  une  saillie  de  rocher,  le  voici  qui  fre- 
donne un  air  d'opérette.  C'est  la  montagne,  «  sa  »  mon- 
tagne, la  vraie,  l'unique,  celle  de  l'embûche,  de  la  ba- 
taille, de  la  victoire.  Et  dût-on  y  périr,  où  trouver, 
pour  le  sommeil  de  l'éternité,  une  tombe  plus  douce 
que  dans  la  paix  de  ces  solitudes  virginales  ?  Combien 
les  jours  seraient  fades  et  misérables,  si  1  on  ne  pouvait 
les  ennoblir  de  quelques  surhumaines  émotions,  de 
quelques  triomphes  inouïs  ! 

Une  gymnastique  plus  ou  moins  aérienne,  dans  une 
brèche  étroite  par  laquelle  on  atteindra  un  ressaut  de 
l'arête.  Tout  en  haut  de  la  fente,  une  pierre  qui  y  est 
légèrement  coincée  inspire  de  l'appréhension  à  Bieder. 

—  Si  elle  venait  sur  nous... 

—  Elle  tiendra,  dit  Alin,  qui  est  le  dernier  de  la  co- 
lonne. 

En  deux  ou  trois  superbes  rétablissements,  le  guide 
et  Ravel  se  sont  tirés  d'affaire.  Soit  que  Victor  n'ait 
pas  leur  souple  agilité,  soit  qu'il  n'ait  plus  qu'une  mé- 
diocre confiance  dans  le  bloc  qu'ils  auront  peut-être 
ébranlé,  il  ne  les  suit  qu'avec  une  extrême  circons- 
pection. 

Se  tromperait-il  ?  Sous  l'étreinte  d'une  bourrasque 
folle,  la  pierre  a  eu  comme  un  tressaillement.  Et,  tout 
à  coup... 

Des  appels  de  détresse.  Des  cris  d'effroi. 

Frappé  en  plein  buste,  Victor  chancelle  et  glisse 
d  un  mouvement  toujours  plus  rapide  jusqu'au  bas  de 
la  brèche  où  il  s'écrase,  masse  inerte,  sur  un  mince  re- 


302  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

bord  de  roc,  au-dessus  du  gouffre.  Agenouillés  près  de 
lui,  Bieder  et  Ravel  le  palpent,  l'auscultent,  essaient 
de  le  ranimer.  Le  choc  a  été  si  rude  que  le  blessé  est 
incapable  d'articuler  un  son,  de  remuer  un  membre. 
Sans  doute,  une  forte  hémorrhagie  interne.  Un  peu  de 
mousse  sangumolente  au  coin  des  lèvres,  il  gît,  pâle 
comme  la  neige  qui  tombe  de  nouveau. 

Il  faut  absolument  lui  assurer  un  abri  provisoire. 
Bieder  a  découvert,  à  quelque  distance,  un  simulacre 
de  grotte  sous  un  avancement  rocheux.  Ravel  et  le 
guide  y  transportent  Alin,  qui  n'a  pas  repris  connais- 
sance. 

Muette  interrogation  de  Frank.  Réponse  de  Bieder  : 
un  roulis  désespéré  des  épaules. 

Ravel  colle  sa   bouche  à  l'oreille  d'Alexandre. 

—  Ce  n'est  pas  ?... 

—  M.  Victor  est  perdu.  Et  nous  sommes  perdus 
avec   lui. 

De  la  main,  Bieder  montre  la  sourcilleuse  arête 
d'Hérens,  plus  féroce  encore  dans  la  tourmente.  Ra- 
vel s'affaisse  auprès  de  son  ami  et  se  met  à  sangloter 
comme  un  enfant.  Enervé,  déprimé,  brisé,  moins  par 
la  fatigue  ou  les  alertes  du  chemin  que  par  l'épouvan- 
table accident  et  le  pronostic  funèbre  de  Bieder,  il  sent 
bien  que,  lui  non  plus,  il  ne  reverra  pas  Zermatt.  Après 
tout,  n'avait-il  pas  désiré  souvent  de  mourir  dans  la 
montagne  ?  Dans  la  montagne,  et  pour  elle... 

Mais  si,  malgré  ce  qu'en  dit  Bieder,  Victor  pouvait 
être  sauvé  ?  En  moins  de  vingt-quatre  heures  du  se- 
cours peut  arriver  ici.  Certes,  ce  serait  de  la  démence 
que  de  tenter  seul,  par  le  brouillard  et  la  neige,  avec  des 
kilomètres  de  mauvais  glacier,  la  descente  sur  Zer- 
matt. Et  pourtant,  s'il  n'était  pas  épuisé,  cassé,  anéanti, 


POUR   ELLE...  303 

lui,  Ravel,  il  se  jetterait  dans  l'aventure.. .  Il  y  a  Bieder, 
parbleu  ! 

—  Alexandre,  vous  allez  partir  pour  Zermatt. 

—  Nous  ne  nous  séparerons  plus. 

—  Je  vous  ordonne.... 

—  Je  n'obéis  qu'à  mon  devoir,  qui  est  près  de 
M.  Victor  et  près  de  vous.  Dans  ces  cas,  un  guide 
sait  ce  qu'il  lui  reste  à  faire. 

Le  taciturne  Alexandre  Bieder  n'en  avait  jamais  dit 
si  long.  Son  visage  tanné  et  la  noble  simplicité  de  son 
attitude  exprimaient  une  inflexible  résolution. 

—  Vous  ne  pouvez  nous  être  d'aucune  aide,  appuya 
Ravel,  si  ce  n'est... 

—  Le  malheur  d'une  cordée  est  le  malheur  de  tous. 
Bieder  s'assit  à  même  le  sol  humide  et  bourra  sa 

pipe.  Ce  flegme  révolta  Ravel. 

—  Ne  fais  pas  la  bête  !  hurla- t-il. 
Décontenancé  par  le  tutoiement  brutal  de  Ravel, 

Bieder  lâcha  sa  bouffarde. 

—  Nous  n'avons  qu'une  chance  de  salut,  continua 
Frank.  C'est  que,  du  village,  on  nous  envoie... 

—  Impossible... 

—  Y  a-t-il  quelque  chose  d'impossible  pour  un 
Alexandre  Bieder  ? 

—  Par  ce  temps,  et  seul  pour  traverser  le  glacier... 
Enfin,  que  la  Vierge  soit  avec  moi  ! 

Sac  au  dos,  piolet  sous  le  bras,  Bieder  s'inclina  sur 
le  corps  immobile  de  Victor  Alin,  se  signa  et  prononça 
une  courte  prière. 

—  Adieu  ! 

Vers  le  soir,  Ravel  crut  s'apercevoir  que  Victor  sor- 
tait de  sa  torpeur.  Les  pommettes  se  coloraient,  les 
yeux  s'ouvrirent  à  demi. 


304  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  Tu  souffres  ? 

Mais  Victor  n'avait  pas  entendu.  Il  balbutia  : 

—  Pour  elle... 

—  Je  suis  près  de  toi.  Si  tu  meurs,  nous  mour- 
rons ensemble... 

D'une  voix  plus  indistincte,  Alin  répéta  : 

—  Pour  elle... 

—  Pour  la  montagne  que  nous  avons  aimée  par- 
dessus tout... 

Alin  eut  comme  un  geste  de  dénégation  lassée 
et  il  redit  au  souffle  : 

—  Pour  elle... 

Puis  il  se  rendormit.  Ravel  prit  dans  ses  mains 
une  main  tiède  et  molle  qui  s'abandonnait.  Et  lui- 
même,  après  avoir  lutté  contre  l'engourdissement 
insidieux  qui  serait  peut-être  sans  réveil,  il  s'assou- 
pit. Plus  tard,  une  plainte  et  des  râles  furent  happés 
par  le  vent  et  noyés  dans  les  sinistres  rumeurs  de 
l'alpe.  Victor  Alin  expirait... 


Comment  Alexandre  Bieder  parvint-il  à  Zermatt, 
comment  Frank  Ravel  résista-t-il  au  froid  d'une 
nuit  et  d  une  matinée  atroces  sur  son  arête  d'Hérens 
fouettée  par  la  neige,  glacée  par  le  brouillard  ?  Ils 
n'auraient  pu  le  dire  ni  l'un  ni  l'autre. 

Au  prix  d'efforts  et  de  périls  sans  nom,  une  co- 
lonne de  secours  avait  ramené  à  Zermatt  le  corps 
de  Victor  Alin  et  Frank  Ravel  évanoui.  C'est  le 
lendemain  seulement  que  Ravel  fut  sur  pied.  La 
tenancière  de  VArolle  l'informa  que  Teresa  Palma 
était  rentrée  en  Italie  dès  l'avant-veille.  On  parlait 
d'un  accident  grave.  Elle  avait  eu  peur  pour  ses  nerfs 


POUR   ELLE...  305 

et,  plutôt 'que  d'attendre  le  retour,  d'ailleurs  problé- 
matique, de  Ravel  et  d'Alin,  elle  avait  fait  ses  malles  : 
du  moins  n'apprendrait-elle  que  par  les  journaux, 
si  elle  l'apprenait,  la  nouvelle  que  le  cimetière  de 
Zermatt  comptait  deux  tombes  de  plus. 

—  Pour  elle  !  songeait  Frank  amèrement,  près 
du  lit  où  son  ami,  les  yeux  clos,  semblait  dormir. 
Non,  elle  ne  méritait  pas  que  tu  meures  pour  elle... 
Tu^es  mort  pour  la  montagne,  qui  t'a  prodigué  les 
joies  fortes  et  pures  du  risque  et  de  la  beauté.... 

Se  courbant  sur  Alin,  il  le  baisa  au  front,  en  mur- 
murant : 

—  Pour  elle... 

Virgile  Rossel. 


BIBL.  UNIV.  CVI  21 


^^-^«--^^^^-^-^^^'^^-Ji^-^i^^-^^-^ 


L'affaire   du    comte   de   Pfaffenhofen. 


Seconde  partie  ^ 

Considérant  sa  créance  comme  une  dette  person- 
nelle et  en  quelque  sorte  intime  du  roi,  en  raison  de 
son  origine  et  de  sa  nature  délicate,  le  comte  de 
Pfaffenhofen  saisit  de  ses  réclamations  le  comte 
de  Pradel,  directeur-général  du  ministère  de  la  maison 
du  roi  et  lui  communique  par  une  lettre  du  27  juillet 
1818  la  sentence  rendue  par  le  tribunal  de  Vienne  ; 
il  fait  appel  à  la  justice  et  à  la  loyauté  du  roi  et  le  supplie 
de  prendre  en  considération  la  détresse  où  son  dévoue- 
ment l'a  mis  ;  il  laisse  cependant  entendre  que  si  on 
continue  à  faire  la  sourde  oreille  à  ses  justes  réclama- 
tions, il  se  résignera  à  recourir  aux  tribunaux  ;  il  rap- 
pelle quel  a  été  son  mandat  et  le  zèle  avec  lequel  il  s  en 
est  acquitté  et  fait  allusion  à  la  lettre  du  4  avril  1 795, 
par  laquelle  l'évêque  d'Arras  lui  avait  transmis  le« 
félicitations  du  comte  d'Artois  au  sujet  de  ses  «  bonnes 
et  honorables  actions  qui  seront  reconnues  et  dont  il 
sera  récompensé  ». 

La  correspondance  se  poursuit  et  s'allonge  sans 
résultat. 

Le  13  mars  1819  un  rapport  est  cependant  présenté 
à  sa  Majesté  par  le  comte  de  Pradel  ;  il  expose  la  situa- 

*  Pour  la  première  partie,  voir  la  livraison  de  mai. 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  307 

tion  de  l'affaire,  l'origine  et  la  légitimité  de  la  créance 
de  Pfaffenhofen,  le  fait  qu'il  a  été  condamné  à  Vienne 
pour  acquitter  une  dette  contractée  comme  manda- 
taire général  des  princes  émigrés,  qu'il  a  déboursé  de  ce 
chef  409  093  francs.  Mais  l'astucieux  rapporteur,  au 
lieu  de  conclure  au  paiement  de  cette  dette  d'honneur 
par  le  roi  personnellement,  suggère  qu'elle  peut  être 
considérée  comme  faisant  partie  des  dettes  générales 
contractées  par  les  princes  à  l'étranger  et  pour  les- 
quelles la  loi  du  21  décembre  1814  a  ouvert  des  cré- 
dits spéciaux,  qui  malheureusement  sont  épuisés  ;  il 
propose  dès  lors  de  désintéresser  le  comte  de  Pfaffen- 
hofen par  une  modeste  pension  sur  les  fonds  de  la 
liste  civile  ;  et  le  roi  a  signé  :  «  approuvé  »,  peut-être 
sans  rougir.  Sa  Majesté  reniait  une  dette  d'honneur 
consolidée  par  un  titre  indiscutable,  mais  daignait  pré- 
lever 6  000  francs  sur  la  liste  civile  de  40  millions 
pour  soulager  sa  victime.  La  bassesse  du  rapporteur 
est  couverte  par  la  mauvaise  foi  du  roi. 

Le  comte  de  Pfaffenhofen,  fatigué  des  lenteurs  d  une 
correspondance  qui  se  dilue  sans  résultat,  comme  une 
eau  qui  se  perd  dans  le  sable,  arrive  à  Paris  en  personne, 
le  19  juin  1820,  et  ce  sont  des  entrevues  qui  se  succè- 
dent les  unes  aux  autres,  des  promesses  d  arrangement 
et  de  nouvelles  correspondances  où  le  comte  de  Pradel 
déploie  toute  son  habileté  dans  l'art  de  la  chicane, 
allant  jusqu'à  soutenir  que  si  Pfaffenhofen  n'a  pas  été 
payé  sur  les  fonds  de  la  loi  du  21  décembre  1814,  c'est 
parce  qu'il  n'a  pas  produit  sa  créance  devant  la  com- 
mission, mais  que  de  nouvelles  mesures  seront  prises 
pour  renouveler  le  fonds  spécial,  qu'il  sera  réglé  et 
qu'il  peut  être  assuré  de  tous  les  bons  sentiments  du 
roi  envers  lui. 

De  déception  en  déception,  le  comte  de  Pfaffen- 


308  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

hofen  se  décide  à  s'adresser  lui-même  directement  au 
roi  et,  après  avoir  soumis  son  projet  et  son  texte  au 
comte  de  Pradel,  il  envoie  à  Louis  XVIII  la  lettre  que 
voici  : 

«  Sire, 

»  Tandis  que  la  France,  heureuse  désormais,  si  elle  veut 
l'être,  sous  le  règne  paternel  de  son  roi,  vient  de  donner  à 
l'Europe  un  nouveau  gage  de  la  paix  générale,  je  demande 
humblement  à  Votre  Majesté  la  permission  de  réclamer  sa 
justic  personnelle  ;  je  la  supplie  de  mettre  un  terme  à  ma  pro- 
fonde détresse. 

»  Quand,  accompagné  du  secrétaire  de  la  Légation  Impériale 
d'Autrich  ,  pour  y  être  témoin  de  mes  déférences  respectueuses, 
je  suis  allé  donner  au  Ministère  de  la  Maison  du  Roi  communi- 
cation confidentielle  de  ma  réponse  à  sa  lettre  du  3  d'Auguste, 
on  ne  m'a  pas  laissé  ignorer  que  cette  lettre  avait  été  mise 
sous  les  yeux  de  Votre  Majesté.  Dès  lors,  Sire,  ma  réponse  qui 
relève  les  nombreuses  erreurs  du  Ministère,  a  droit  aux  mêmes 
avantages,  et  je  viens  avec  respect  la  déposer  à  vos  pieds. 
J'ose  demander  instamment  que  Votre  Majesté  veuille  bien  se 
la  faire  lire  ou  qu'elle  daigne  me  permettre  d'aller  embrasser 
ses  genoux  et  y  obtenir  la  faveur  de  la  lui  lire  moi-même. 

»  Quelle  que  soit.  Sire,  la  chaleur  que  l'on  prétend  que 
je  conserve  dans  ma  vieillesse,  et  dans  l'exposition  d'une  affaire 
qu'il  m'importe  autant  de  voir  terminer  au  plus  tôt,  je  crains 
bien  que  si  Votre  Majesté  m'admet  devant  Elle,  Elle  ne  voie 
se  renouveler  la  scène  de  ce  preux  chevalier,  que  Louis  XIV 
vit  muet  et  interdit  en  sa  présence.  Je  crains  bien  que  l'auguste 
visage  de  Louis  XVIII  ne  m'ôte  toute  faculté  de  lui  rien  dire, 
sinon  que,  si  je  tremble  devant  lui,  je  ne  tremblais  pas  du 
moins  quand,  pour  répondre  par  le  succès,  à  la  confiance  dont 
les  princes  m'ont  honoré  en  1792  dans  une  négociation  où  leurs 
propres  efforts  avaient  échoué,  il  m'a  fallu  braver  les  auto- 
rités autrichiennes  et  prussiennes  à  la  fols,  et  jusqu'au  gou- 
vernement de  mon  propre  pays,  pour  y  faire  recevoir,  pour 
y  rassembler  les  émigrés,  et  pour  parvenir  à  y  créer  la  por- 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  -  309 

tion  de  votre  armée,  dont  Monseigneur  le  Duc  de  Bourbon 
est  venu  prendre  le  commandement, 

»  Que  je  ne  tremblais  pas,  quand  je  me  trouvais  en  butte 
aux  clameurs  des  nombreux  créanciers  de  cette  arméei  qui, 
réclamant  contre  la  fausse  monnaie  qu'on  leur  avait  donnée  en 
paiement  pour  leurs  fournitures,  m'accusaient  d'être  d'accord 
avec  les  commissaires  qui  les  avaient  trompés  ;  quand  j  enten- 
dais de  toutes  parts  appeler  la  vengeance  sur  moi,  plus  encore 
que  sur  eux  ;  quand,  au  milieu  de  ce  tumulte,  je  m  engageai 
personnellement  pour  mes  augustes  commettants  ;  et  que,  re- 
poussant loin  d'eux  le  blâme  que  leurs  ennemis  saisissaient 
l'occasion  d'y  répandre,  j'insérais  dans  les  obligations  mêmes 
qui  ont  mis  fin  à  ce  scandale  «  que  la  bonne  foi,  l'honneur, 
et  la  dignité  des  Augustes  Princes  qui  m'avaient  chargé  de 
leurs  pouvoirs,  se  trouveraient  compromis,  si  j  hésitais  un 
moment  à  reconnaître  et  à  déclarer  que  LL.  AA.  RR.  et 
S.  A.  S.  étaient  aussi  étrangères  que  je  l'étais  moi-même  à 
cette  livraison  de  fausse  monnaie  (manœuvre  manifeste  des 
révolutionnaires)  et  que  les  princes  n'entendaient  pas  que  les 
fournisseurs  de  leurs  armées  ne  fussent  pas  pleinement  satis- 
faits à  tous  égards  ». 

»  Qu'enfin  je  ne  tremblais  pas,  quand,  dans  les  prisons 
où  le  Corse  venait  de  faire  couler  un  Sang  sacré,  j'étais  fier 
de  m'entendre  appeler  l'ami  des  Bourbons,  le  complice  du 
Duc  d'Enghien,  fier  de  m'attendre  à  partager  son  sort  ! 

»  Et  quant  à  ces  misérables  faux  assignats,  sur  lesquels 
mon  profond  respect  pour  Votre  Majesté  et  pour  Monsieur 
m'a  imposé  tant  de  retenue  en  toutes  circonstances,  et  même 
encore  dans  celles  qui  se  trouvent  rapp;.lées  dans  la  lettre 
de  M.  le  Comte  de  Pradel  du  3  d'Auguste  dernier,  et  dans  la 
réponse  qui  accompagne  cette  humble  supplique  :  S  il  m  est 
permis.  Sire,  de  dire  à  votre  Majesté,  que  j'ai  applaudi  à  leur 
fabrication,  quand  M.  de  Calonne,  en  m'appelant  à  Coblentz 
pour  proposer  à  mon  zèle  de  procurer  des  cantonnements  aux 
Emigrés,  m'en  a  fait  la  confidence,  et  m'a  invité,  en  votre  nom, 
de  l'aider  à  en  faire  entrer  dans  la  France  rebelle,  afin  d'y  dé- 
précier d'autant  plus  les  assignats  qui  donnaient  aux  révolution- 


310  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

nalres  trop  de  moyens  de  repousser  ses  princes  et  d'arriver  au 
meurtre  de  son  Roi  :  il  peut  m'être  permis  bien  davantage  de 
m'écrier,  d'appeler  l'indignation  de  Votre  Majesté,  contre  la 
publicité  de  l'odieux  emploi  de  ces  mêmes  faux  assignats, 
pour  acquitter  la  dette  de  mes  augustes  commettants  envers 
des  hôtes  généreux  et  des  fournisseurs  de  bonne  foi  ! 

»  Non,  Sire,  non,  jamais  de  pareilles  dispositions  ne  sont 
émanées,  jamais  elles  n'ont  été  connues  dans  vos  conseils  ; 
et  si  (ce  qu'à  Dieu,  et  qu'au  Roi  ne  plaise  !)  si  par  un  mal- 
heur qui  serait  pour  moi  le  plus  grand  qui  puisse  affliger 
mon  âme,  si  j'étaîs  condamné  enfin  à  la  cruelle  nécessité  de 
réclamer  mon  remboursement  par  les  voies  légales,  et  contre 
les  officiers  de  la  Couronne  que  la  loi  a  désignés,  j'atteste 
ici  Votre  Majesté  Elle-même,  que  mon  devoir  le  plus  constam- 
ment rempli  dans  cettte  lutte  respectueuse,  sera  de  publier, 
de  proclamer  hautement  et  sans  cesse,  combien  mes  augustes 
Commettants  sont  restés  étrangers  à  ces  paiements  scanda- 
leux. 

»  Mais  j'ose.  Sire,  j'ose  me  flatter  encore  de  n'être  pas 
réduit  à  cette  extrémité  désespérante,  et  que  votre  Majesté 
voudra  bien  ordonner  au  ministère  de  Sa  Maison  de  prendre 
enfin  avec  moi,  tels  arrangements  qui  pourront  s'accorder 
avec  ses  convenances,  et  les  besoins  pressants  que  j'éprouve 
tous  les  jours  davantage,  par  le  déficit  énorme  de  26  000  francs 
dans  mon  revenu  depuis  le  jour  (19  juin  1818)  où  le  juge- 
ment du  Tribunal  de  Vienne  m'a  condamné  à  payer  en  quatorze 
jours  une  dette  que  ses  motifs  ont  déclaré  être  celle  de  Votre 
Majesté. 

>'  Je  suis  avec  le  plus  profond  respect 
De  Votre  Majesté, 
Sire, 

le  très  humble,  soumis  et  très  obéissant  serviteur. 
>»  Le  C!omte  de  Pfaffenhofer.. 

»  Paris,  le  12  octobre  1820.  » 

La  réponse  du  roi  ne  vient  pas  et  Pfaffenhofen 
annonce  qu'il  va  cesser  toute  correspondance  et  publier 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  311 

celle  qui  a  eu  lieu  depuis  trois  ans  sans  aucun  résultat, 
mais  un  nouvel  incident  surgit  qui  fera  gagner  un 
nouveau  répit  au  débiteur  royal  et  récalcitrant.  Le 
comte  de  Pradel  cesse  ses  fonctions  de  directeur-géné- 
ral du  ministère  de  la  maison  du  roi  et  deux  mois  se  pas- 
sent avant  la  nomination  de  son  successeur,  le  marquis 
de  Lauriston.  Dans  l'intervalle,  c'est  le  vicomte  de  la 
Boulaye  qui  tient  la  plume  pour  la  maison  du  roi  et  qui 
continue  à  combler  le  malheureux  réclamant  de  belles 
promesses  et  de  témoignages  flatteurs,  l'exhortant  à 
la  patience  et  l'assurant  que,  dès  la  nommation  du 
successeur  du  comte  de  Pradel,  son  affaire  sera  réglée. 

Le  marquis  de  Lauriston  est  installé  dans  ses  fonc- 
tions, mais  les  choses  n'en  vont  pas  mieux  pour  cela  ; 
il  faut  qu  il  prenne  connaissance  de  l'affaire  et  en 
étudie  le  dossier.  Il  voit  bien  vite  que  pour  ne  pas  se 
compromettre  dans  un  cas  si  délicat  et  pour  s'assurer 
la  continuation  des  faveurs  royales,  il  ne  peut  que 
continuer  le  système  de  son  prédécesseur,  gagner  du 
temps  par  de  vaines  formalités  enveloppées  de  beau- 
coup de  paroles  bienveillantes  et  sympathiques. 

Il  commence  par  accorder  au  comte  de  Pfaffenhofen 
une  audience  qui  a  lieu  le  21  janvier  1821  et  offre  l'avis 
que  la  dette  reconnue  par  le  roi  doit  être  mise  à  la 
charge  des  Domaines  et  non  de  la  liste  civile.  A  quoi 
le  comte  répond  que  cela  lui  importe  peu,  pourvu  qu'il 
soit  payé.  Le  marquis  de  Lauriston  s'empresse  de 
prendre  acte  de  cet  acquiescement  conditionnel  et 
en  tire  immédiatement  les  conséquences  utiles  à  sa 
tactique.  Il  faut  dire  ici  que  de  grands  abus  avaient  été 
commis  dans  l'emploi  des  sommes  affectées  par  la  loi 
du  21  décembre  1814  au  remboursement  des  dettes 
contractées  par  les  princes  à  l'étranger  et  qu'on  avait 
imputé  à  ce  compte  des  sommes  qui  n'y  devaient  pas 


312  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

figurer.  En  menaçant  la  maison  du  roi  d'une  action 
judiciaire,  les  conseils  de  Pfaffenhofen  avaient  fait 
annoncer  par  celui-ci  la  publication  de  toutes  les  pièces 
de  l'affaire  à  l'intention  des  Chambres  et  à  l'appui 
d'une  requête  tendant  à  faire  ordonner  la  restitution 
des  sommes  injustement  soustraites  à  l'affectation 
prévue  du  crédit  ouvert  par  la  loi  du  21  décembre 
1814.  Il  importait  donc  grandement  au  marquis  de 
Lauriston  d'éviter  ce  danger  et  de  diriger  les  revendi- 
cations de  comte  de  Pfaffenhofen  dans  une  autre  voie. 
Il  montre  à  celui-ci  l'avantage  qu'il  aurait  à  exercer 
son  recours  par  voie  administrative  contre  l'adminis- 
tration des  domaines  et  offre  de  traiter  l'affaire  direc- 
tement avec  lui  et  de  prendre  l'avis  du  Comité  du 
contentieux. 

Pfaffenhofen  se  laisse  faire  et  reprend  confiance  au 
point  de  remettre  au  marquis  de  Lauriston  lui-même 
l'ordre  pour  l'imprimeur  de  supprimer  toutes  les 
pièces  imprimées  à  l'intention  des  Chambres. 

L'avis  du  Comité  du  contentieux  est  qu'il  faut  payer, 
l'affaire  ne  pouvant  être  produite  devant  les  tribu- 
naux sans  de  graves  inconvénients.  Lauriston  sent 
alors  qu'il  faut  faire  un  pas  en  avant,  quitte  à  en  faire 
ensuite  deux  en  arrière.  Par  le  chevalier  Husson,  un 
de  ses  chefs  de  bureau,  il  fait  proposer  à  M*^  Bourgui- 
gnon, avocat  de  Pfaffenhofen,  un  acompte  de  100000 
francs,  plus  les  intérêts  jusqu'au  remboursement  total 
qui  se  fera  lors  d'un  supplément  de  crédit  que  le  mi- 
nistre demandera  à  la  prochaine  session  des  Chambres 
pour  achever  le  remboursement  des  dettes  contractées 
par  les  princes  pendant  l'émigration.  Cette  proposi- 
tion faite,  au  cours  de  janvier  1821,  semble  n'avoir  été 
qu'un  propos  en  l'air,  car  nous  voyons,  le  24  mai,  le 
comte  de  Pfaffenhofen  se  plaindre  qu'on  modifie  à 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  313 

chaque  instant  les  conditions  acceptées  et  qu'aucune 
promesse  n'est  tenue. 

Enfin,  le  30  mai,  le  comte  obtient  paiement  d'un 
acompte  de  50  000  francs  et  le  roi  daigne  lui  accorder 
une  pension  de  12000  francs.  C'est  ainsi,  par  étapes 
lentes  et  pénibles,  que  se  réveille  la  conscience  royale 
et  si  cette  ascension  ne  parvient  pas  d'un  seul  jet  à  un 
retour  complet  du  sens  de  l'honneur,  il  en  résulte  du 
moins  le  fait  que  le  roi  reconnaît  implicitement  ce  qu'il 
doit  au  généreux  comte  de  Pfaffenhofen.  Il  faut  dire 
que  SI  les  50  000  francs  peuvent  être  considérés  comme 
un  acompte  sur  le  remboursement  de  la  créance,  la 
pension  se  justifie  par  d'autres  services  rendus  par  le 
comte,  ou,  à  tout  le  moins,  par  les  malheurs  qui  lui 
sont  arrivés  en  raison  de  son  dévouement  à  la  cause 
royale.  En  effet,  il  fut  mis  en  prison  deux  fois  par  la 
police  impériale,  en  1 804  comme  suspect  de  complicité 
avec  le  duc  d'Enghien,  ensuite  en  1812  au  donjon  de 
Vincennes  comme  partisan  connu  des  princes  de  Bour- 
bon ;  à  l'occasion  de  cette  arrestation  la  police  du  duc 
de  Rovigo  enleva  au  comte  pour  plus  de  240  000  francs 
de  valeurs  qui  ne  lui  furent  jamais  rendues. 

Réconforté  par  la  provision  qu'il  venait  de  recevoir 
et  confiant  qu'elle  serait  suivie  d'un  règlement  complet 
de  ses  intérêts,  le  comte  de  Pfaffenhofen  quitta  Paris 
et  rentra  dans  sa  terre  de  Reisenberg,  s'armant  de 
patience. 

Franchissant  une  nouvelle  étape  de  l'échelle  de  sa 
loyauté,  Louis  XVIII  fait  ordonner  le  27  février  le 
paiement  d'un  nouvel  acompte  de  50000  francs  au 
comte  de  Pfaffenhofen  et  le  texte  de  l'ordonnance 
rappelle  que  le  motif  de  la  créance  est  une  obligation 
contractée  par  Pfaffenhofen  pour  le  service  des  princes 
en  septembre  1792. 


314  BIBLIOTHEQUE  UNIVERSELLE 

En  mai  1822,  voyant  que  les  Chambres  entraient 
en  session  à  Paris,  le  comte  écrit  au  marquis  de  Lau- 
riston  pour  rappeler  l'engagement  pris  par  celui-ci 
de  demander  de  nouveaux  crédits  pour  éteindre  les 
dettes  contractées  par  les  princes  à  l'étranger  ;  mais 
ce  ministre  se  dérobe  et  invoque  la  brièveté  de  la 
session  et  l'encombrement  de  l'ordre  du  jour.  La 
correspondance  se  poursuit,  véhémente,  indignée, 
mais  d  une  courtoisie  parfaite,  parfois  ironique,  chez 
le  comte  de  Pfaffenhofen  ;  cérémonieuse,  polie  et 
pateline  chez  le  ministre  de  Louis  XVI IL 

Sentant  le  terrain  lui  échapper,  le  comte  revient 
à  Paris  à  la  fin  d'octobre  pour  reprendre  personnel- 
lement sa  cause  en  main  et  obtient  une  nouvelle  au- 
dience dans  laquelle  Lauriston  lui  demande  de  pro- 
duire à  nouveau  des  comptes  et  promet  de  les  faire 
régler  avant  la  fin  de  l'année.  Ils  s'élèvent  alors  à 
690  000  francs  que  Pfaffenhofen  consent  à  ramener 
à  530  000  francs  à  condition  d'être  payé  en  trois  termes 
de 'quatre  à  dix-huit  mois  et  de  recevoir  jusqu'à  son 
décès  la  pension  qui  lui  a  été  octroyée. 

Nouveaux  atermoiements,  démarches  répétées  et 
lettres  échangées,  promesses  fallacieuses,  récrimina- 
tions pressantes  et  souvent  ironiques,  voilà  ce  qui 
absorbe  le  temps  et  la  peine  du  créancier  du  roi  pen- 
dant les  mois  qui  suivent.  Vaincu  par  la  force  d'inertie 
du  noble  marquis  et  son  habileté  à  éluder  tous  enga- 
gements, Pfaffenhofen  en  revient  à  son  ancien  projet  de 
requête  aux  Chambres  et  pousse  la  courtoisie  jusqu'à 
soumettre  au  marquis  de  Lauriston  le  texte  de  son 
document.  La  Chambre  des  députés  écarte  la  requête 
en  renvoyant  le  pétitionnaire  à  se  pourvoir  devant  la 
commission  instituée  par  la  loi  pour  ce  genre  de  créan- 


l'aitaire  du  comte  de  pfaffenhofen  315 

ces.  On  sait  que  cette  commission  avait  épuisé  les  fonds 
mis  à  sa  disposition. 

Comme  le  malade  qui  se  retourne  sur  sa  couche 
dans  l'espoir  de  conjurer  la  douleur,  le  comte  de 
Pfaffenhofen  s'adresse  encore  une  fois  au  roi  et  lui 
adresse  la  lettre  suivante  : 

«  Sire, 

»  Sire,  justice  !  j'implore  la  justice  de  Votre  Majesté  contre 
le  manque  de  parole,  le  manque  de  foi  de  M.  de  Lauriston. 
J'ai  été  le  19  juin  1818  forcé  de  vendre  27  575  francs  de  mes 
rentes  pour  obéir  à  un  jugement  qui  m'a  condamné  à  payer 
près  de  42  000  francs  (  ?)  des  dettes  pudibondes  de  Votre 
Majesté,  dont  je  m'étais  rendu  débiteur  solidaire. 

»  M.  de  Lauriston,  après  m'avoir  donné  deux  misérables 
acomptes  qui,  loin  de  servir  à  mon  remboursement,  se  sont 
dissipés  en  frais  de  voyage  et  de  près  de  deux  ans  de  séjour 
à  Paris,  loin  de  mes  affaires  et  de  ma  patrie,  M.  de  Lauriston 
me  met  dans  la  cruelle  alternative,  ou  de  vendre  mes  propriétés 
patrimoniales  pour  subvenir  à  mes  besoins  de  famille  ou  de  l'at- 
taquer devant  les  tribunaux  et  d'y  dévoiler,  ainsi  qu'aux 
yeux  de  la  France  et  de  l'Europe  entière,  ces  circonstances 
déplorables,  oij  de  faux  assignats  étaient  donnés  en  payement  à 
des  fournisseurs  de  bonne  foi,  à  des  créanciers  confians,  à  des 
hôtes  généreux  qui  ont  secouru  Votre  Majesté  dans  ses  infor- 
tunes et  qui  après  onze  ans  (?)  de  son  heureuse  restauration 
languissent  eux-mêmes  dans  l'attente  de  leur  rembourse- 
ment. 

>>  Sire,  Sire,  Justice  !  je  supplie  Votre  Majesté  de  me  sau- 
ver du  désespoir  et  d'ordonner  à  son  Ministre,  s'il  est  vrai 
que  ses  caisses  ne  puissent  pas  me  rembourser  en  entier,  de 
me  donner  du  moins  un  dernier  acompte,  du  cinquième  de  sa 
dette  et  de  m'assigner  pour  le  paiement  des  quatre  autres 
quarts  (?)  tels  termes  qui  conviendront  à  l'état  des  finances 
de  Votre  Majesté. 


316  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

»  Je  suis,  avec  le  plus  profond  respect, 
de  Votre  Majesté,  Sire, 

Le  très  humble,  très  soumis  et  très  obéissant  ser\'iteur. 
»  Le  Comte  de  Pfaffenhofen. 
«Paris,  le  4  mai  1823.  > 

Mais  Louis  XVIII  était  déjà  las  de  ses  premiers 
efforts  de  loyauté  et  refusa  de  nouvelles  avances  à  son 
créancier.  Pfaffenhofen  se  souvient  alors  que  Monsieur 
était  solidaire  de  son  frère  dans  la  dette  contractée  par 
eux  en  1 792  ;  il  s'adresse  à  lui  pour  qu'il  prenne  part 
au  remboursement,  mais  celui-ci,  qui  l'an  suivant 
allait  devenir  le  pieux  Charles  X,  se  montre  déjà  très 
habile  dans  la  solution  des  cas  de  conscience;  il  fait 
renvoyer  au  comte  sa  requête  avecl  'explication 
qu'en  montant  sur  le  trône,  Louis  XVIII  avait  dé- 
claré que  c'était  à  lui  que  devaient  être  présentées 
toutes  les  dettes  contractées  par  les  princes  pendant 
leur  séjour  en  pays  étranger  et  que  cette  déclaration 
dégageait  Monsieur  de  toute  responsabilité  dans 
cette  affaire.  Empruntant  à  Louis  XVIII  son  goût 
pour  les  citations  latines,  Pfaffenhofen  eût  dû  ré- 
pondre à  Monsieur  :  Uno  avulso,  non  déficit  alter, 
mais  Charles  X  se  montrera  encore  moins  scrupuleux 
que  son  royal  frère  et  aura  recours  à  des  procédés 
peu  nobles  pour  se  soustraire  à  l'action  de  son  infor- 
tuné créancier. 

En  1824  Pfaffenhofen  fait  encore  une  tentative  au- 
près du  roi,  son  débiteur  principal  ;  par  l'entremise 
du  marquis  de  Launston,  il  obtient  une  audience  royale 
à  laquelle  Lauriston  est  présent.  Au  terme  de  l'entre- 
tien le  roi  dit  au  comte  :  «  Je  vous  sais  gré  de  votre 
discrétion  sur  une  affaire  qui  doit  rester  secrète...  Ma 
liste  civile  est  surchargée  ;  autrement  je  vous  aurais 
fait  rembourser  entièrement.  Je  ne  m'en  tiendrai  ce- 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  317 

pendant  pas  à  la  nouvelle  avance  de  50  000  francs  qui 
va  vous  être  faite  ;  elle  vous  sera  répétée  annuellement 
jusqu  à  ce  qu  on  fasse  des  fonds  supplémentaires  dont 
les  circonstances  ne  permettent  pas  que  la  proposition 
soit  encore  faite.  Je  veux  aussi  doubler  votre  pension 
dès  que  je  pourrai  ;  et  je  n'en  serai  pas  moins  en  reste 
avec  vous.  Vos  sentiments  me  sont  connus  ;  vos  ser- 
vices me  sont  toujours  présents  ;  il  est  des  dettes 
telles  que  les  rois  même  ne  peuvent  pas  les  payer  !  » 

En  donnant  au  marquis  de  Lauriston  les  ordres 
pour  1  exécution  de  sa  volonté,  le  roi  lui  dit  :  «  Que 
ceci  soit  entendu  et  reste  réglé  pour  l'avenir,  que  le 
Ciel  me  prête  vie  ou  non,  nous  sommes  heureux  d'avoir 
un  tel  créancier  d'une  dette  aussi  pudibonde  ;  mais 
elle  ne  m'en  pèse  pas  moins.  Faites  vite  expédier  l'or- 
donnance. » 

L'ordonnance  rendue  à  la  suite  de  cette  décision 
royale  du  27  mars  1824  constate  que  la  nouvelle  somme 
de  cinquante  mille  francs  accordée  au  comte  de  Pfaf- 
fenhofen est  à  titre  de  provision  et  de  troisième  avance 
sur  celle  de  400  000  francs  qui  peut  lui  rester  due  pour 
obligation  contractée  au  nom  du  roi  pour  le  service 
des  princes  en  1792.  A  la  fin  de  ses  jours  Louis  XVIII 
reconnaissait  donc  formellement  sa  dette  vis-à-vis  du 
comte  de  Pfaffenhofen  et  cette  reconnaissance  put 
soulager  sa  conscience  au  moment  de  sa  mort  qui 
survint  quelques  mois  après. 

Le  décès  de  Louis  XVIII  ne  fit  qu'aggraver  la  situa- 
tion du  malheureux  créancier,  car  Charles  X  ne  se 
considérait  pas  lié  par  la  parole  de  son  frère  et  tout 
était  à  recommencer  avec  le  nouveau  roi  et  les  nou- 
veaux ministres  ;  le  comte  de  Pfaffenhofen  allait  re- 
monter encore  une  fois  le  calvaire  qu'il  parcourait  pé- 
niblement  depuis  dix  ans.    Il    obtint    une   audience 


318  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  Charles  X  pour  le  29  décembre  1824  et  rap- 
pelle à  son  royal  débiteur  l'historique  et  les  cir- 
constances de  la  créance,  ainsi  que  les  autres  pertes 
qu  il  a  subies  au  service  des  Bourbons.  Le  roi  ne  con- 
teste rien,  remercie  ce  fidèle  et  dévoué  partisan  et  lui 
prodigue  de  bonnes  paroles,  le  renvoyant  pour  le  sur- 
plus à  ses  mmistres  le  duc  de  Doudeauville  et  M.  de 
Villèle.  C'est  ainsi  que  le  pauvre  comte  est  berné  pen- 
dant des  années,  renvoyé  de  Pilate  à  Caïphe,  car  pen- 
dant ses  six  ans  de  règne,  Charles  X  ne  put  se  décider 
à  en  finir  une  fois  pour  toutes  et  à  s'acquitter  honora- 
blement d'une  dette  d'honneur  qui,  à  sa  chute,  sera 
vieille  de  trente-huit  ans. 

La  réclamation  du  comte  de  Pfaffenhofen  ne  devait 
pas  être  unique  dans  son  genre,  et  M.  Lenôtre,  dans  sa 
Petite  Histoire,  a  rappelé  avec  une  verve  et  un  pitto- 
resque qu'on  ne  saurait  lui  emprunter,  celle  d'un 
certain  Ange  Pitou  qui  avait  sacrifié  sa  fortune  à 
la  cause  royale  et  qui  mourut  dans  l'indigence  après 
avoir  lutté  pendant  des  années  contre  l'inertie  et  la 
mauvaise  foi  des  mêmes  bureaux  et  ministres  qui 
se  jouaient  de  la  candeur  du  malheureux  comte 
autrichien. 

Toujours  est-il  qu'acculé  par  des  réclamations  de 
plus  en  plus  pressantes,  le  gouvernement  royal  fit 
nommer  des  commissions,  tant  pour  constater  l'em- 
ploi qui  a  été  fait  des  trente  millions  antérieurement 
votés  en  vue  d'éteindre  les  dettes  des  princes  à  l'étran- 
ger que  pour  régler  ce  qui  reste  à  payer  des  dettes  du 
roi  et  examiner  les  pensions  accordées  pour  services 
rendus  à  la  cause  royale.  Plus  il  y  a  de  commissions  et 
de  bureaux  appelés  à  connaître  de  ces  réclamations, 
plus  on  est  sûr  de  voir  les  choses  traîner  en  longueur  et 
augmenter  les  chances  d'éviter  un  règlement  final. 


l'affaire  du  comte  de  pfatfenhofen  319 

Les  doséiers  vont  et  viennent,  les  rapports  se  multi- 
plient, on  gagne  du  temps  et  on  ne  paie  pas. 

Un  rapport  du  27  février  1825  constate  cependant 
que  «  la  créance  de  Pfaffenhofen  est  incontestable,  que 
les  sentiments  d'honneur  et  de  reconnaissance  en 
réclament  le  remboursement  ».  Un  autre  rapport  du 
24  avril  suivant  confirme  cette  conclusion. 

Le  duc  de  Doudeauville,  ministre  de  la  maison  du 
roi,  témoigne  dans  sa  correspondance  avec  le  comte 
de  Pfaffenhofen  du  désir  de  faire  aboutir  sa  juste  récla- 
mation et  de  faire  honneur  aux  engagements  du  roi, 
mais  M.  de  Villèle,  ministre  des  fmances,  ne  soulève 
que  difficultés  et  objections,  car,  chez  lui,  le  sentiment 
fiscal,  si  on  peut  employer  cette  expression,  étouffe 
toute  autre  considération,  même  celle  de  la  bonne 
foi  et  de  l'honneur  royal.  Il  parvient  à  faire  décider 
que  les  dettes  du  roi  deviennent  dettes  de  l'Etat  et 
quelles  étaient  dans  ses  attributions,  que  personne 
autre  que  lui  ne  devait  s'en  mêler,  d'où  il  résultait  que 
les  fonds  destinés  à  des  règlements  de  cet  ordre  de- 
vaient être  demandés  aux  Chambres,  moyen  habile, 
mais  peu  délicat,  de  soustraire  le  roi  aux  justes  récla- 
mations d'un  créancier  gênant. 

Le  comte  de  Pfaffenhofen,  sujet  autrichien,  eut 
alors  recours  à  la  voie  diplomatique  et  l'ambassadeur 
d'Autriche  intervient  personnellement  auprès  de 
M.  de  Villèle  ;  celui-ci  s'en  émeut  et  promet,  suivant  la 
formule  usuelle,  d'examiner  avec  bienveillance  l'af- 
faire à  nouveau  ;  il  charge  de  ce  soin  son  chef  de  ca- 
binet. Le  rapport  de  celui-ci  est  conforme  à  celui  de 
la  commission  de  1825  et  il  n'en  pouvait  être  autre- 
ment en  présence  de  toute  la  documentation  qui 
s  était  amassée  dans  les  dossiers  depuis  tant  d  an- 
nées. M.  de  Villèle  se  réserve  encore  un  examen  per- 


320  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

sonnel  de  l'affaire,  espérant  peut-être  découvrir  quel- 
que point  contestable  et  voulant  en  tout  cas  gagner  du 
temps.  Enfin  il  comprend  qu'en  présence  de  l'inter- 
vention de  l'ambassadeur,  il  faut  faire  quelque  chose  ; 
il  appelle  auprès  de  lui  le  comte  de  Pfaffenhofen  et 
reconnaît  la  justesse  de  la  réclamation  de  celui-ci  et 
en  arrête  même  le  chiffre  à  la  somme  de  470  997  francs 
qu'il  offre  de  payer  à  raison  de  50  000  francs  par  an, 
plus  les  intérêts  jusqu'à  parfait  remboursement,  sans 
préjudice  de  la  pension  octroyée  par  Louis  XVIII. 

Un  premier  versement  de  1 00  000  francs  devait  être 
fait  le  20  juin  1826  pour  les  deux  années  arriérées 
depuis  l'avènement  de  Charles  X.  Le  candide  de 
Pfaffenhofen  se  voit  au  bout  de  ses  peines  et,  tout  heu- 
reux de  cette  conclusion,  prie  le  ministre  de  mettre 
sa  reconnaissance  aux  pieds  de  Sa  Majesté.  Mais  ses 
illusions  n'eurent  pas  une  longue  durée;  le  20  juin  se 
passe,  et  comme  sœur  Anne,  il  ne  voit  rien  venir. 
Quelques  jours  plus  tard  M.  de  Villèle  l'appelle  auprès 
de  lui  et  l'informe  qu'à  son  vif  regret  il  n'y  a  pas 
à  son  ministère  de  crédits  ouverts  pour  ce  règlement 
et  que  la  liste  civile  refusant  de  son  côté  de  payer,  il  ne 
pouvait  que  l'engager  à  faire  régulariser  ses  titres  pour 
obtenir  paiement.  C'était  sans  doute  ouvrir  la  vole 
judiciaire  et  ajourner  à  une  époque  indéterminée  la 
solution  de  l'affaire.  Quand  on  entre  dans  le  maquis 
de  la  procédure  on  ne  sait  quand  ni  comment  on  en 
sortira. 

Sur  le  conseil  de  ses  avocats,  le  comte  de  Pfaffen- 
hofen se  retourne  vers  l'Etat,  en  vertu  du  principe  qui 
confond  les  biens  de  l'Etat  et  ceux  du  souverain.  Une 
requête  est  présentée  le  12  juillet  1826  au  préfet  de  \d 
Seine  qui,  le  12  octobre,  rend  un  arrêté  reconnaissant 
le  comte  comme  créancier  de  l'Etat  pour  une  somme  de 


l'affaire  du  comte  de  pfaffenhofen  321 

446  217  francs  et  envoie  son  arrêté  au  ministère  des 
finances  pour  approbation  ;  mais  M.  de  Villèle  a  plus 
d'un  tour  dans  son  sac  et,  par  lettre  privée,  invite  le 
préfet  à  retirer  son  arrêté  en  se  déclarant  incompétent. 

Outré  de  ces  procédés,  de  Pfaffenhofen  en  revient 
à  son  ancien  projet  de  saisir  de  ses  griefs  la  Chambre 
des  Députés  par  une  pétition  du  22  novembre  1826. 
On  ne  trouve  pas  dans  les  écrits  du  comte  ce  qu'il 
advint  de  cette  pétition,  mais  on  voit  dans  une  petite 
brochure,  que  possède  la  Société  de  lecture  de  Genève, 
que,  dans  une  séance  de  la  Chambre  du  1 3  janvier  1 827, 
M.  de  Villèle  fit,  à  l'occasion  de  deux  autres  pétitions, 
allusion  aux  réclamations  du  comte  de  Pfaffenhofen  et 
eut  1  audace,  en  s'appuyant  sur  des  faits  notoirement 
faux,  de  déclarer  que,  bien  qu'il  ne  produisît  aucun 
titre,  celui-ci  avait  obtenu  par  faveur  royale  1 50  000 
francs  et  une  pension,  par  suite  de  certaines  consi- 
dérations. La  brochure  que  nous  venons  de  mentionner 
est  une  réponse  véhémente  aux  allégations  menson- 
gères du  comte  de  Villèle  et  précise  tous  les  titres  pro- 
duits ou  reconnus  sur  lesquels  s'appuie  la  réclamation 
de  Pfaffenhofen. 

Il  semble  toutefois  que  la  Chambre  passa  à  l'ordre 
du  jour  sur  la  pétition  du  22  novembre  1826,  car  le 
comte  de  Pfaffenhofen  termine  sa  brochure  par  ces 
mots  :  «  Et  c'est  sur  des  dettes  ainsi  fondées,  ainsi 
reconnues  par  les  ministres  de  LL.  MM.  et  par  LL. 
MM.  elles-mêmes,  que  le  ministre  des  finances,  sans 
penser  à  l'honneur  du  trône,  à  l'honneur  national,  à 
la  conscience  du  monarque,  sans  penser  que  l'Europe 
a  les  yeux  ouverts,  qu'il  est  une  autre  vie  et  que  1  his- 
toire est  là,  a  cru  pouvoir  exciter  non  l'attention,  mais 
l'hilarité  de  la  Chambre,  et  invoquer  l'ordre  du  jour  !  » 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  pétition  on  voit  dans  l'ex- 

BIBL.  UNIV.  CVI  22 


322  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

posé  (brochure  de  Berlin),  publié  en  1832  par  de 
Pfaffenhofen,  qu'il  renouvela  la  pétitior  le  28  février 
1828  et  qu'elle  fut  l'objet  d'un  rapport  favorable  le 
I9juillet  suivant. 

Mais  la  reconnaissance  d'une  obligation  est  une 
chose  ;  son  accomplissement  en  est  une  autre.  Depuis 
dix  ans  le  comte  de  Pfaffenhofen  a  remboursé  aux 
héritiers  Colson  la  dette  sacrée  des  rois  dont  il  s'est 
constitué  le  naïf  et  fervent  champion  ;  pendant  ces 
dix  années  il  a  vu  s'accumuler  les  promesses,  les 
rapports,  les  reconnaissances  ;  mais,  sauf  de  légers 
acomptes,  d'argent  point,  et  c'est  ce  dont  il  a  le  plus 
besoin,  car  ces  avances  n'ont  pas  même  couvert  ses 
frais  de  voyage,  de  séjour  à  Paris,  des  conseillers  juri- 
diques et  sa  situation  fmancière  devient  périlleuse. 
11  est  poui  suivi  par  ses  propres  créanciers,  une  partie 
de  ses  biens  est  mise  en  vente  judiciaire,  une  autre 
séquestrée  ;  il  faut  sauver  ses  terres,  dernier  débris  de 
sa  fortune. 

Fort  de  la  reconnaissance  de  son  titre  par  la  com- 
mission royale  qui,  par  un  rapport  du  6  décembre 
1828,  a  fixé  la  créance  à  449  836  fr.  84,  il  supplie 
l'intendant  général  du  roi,  baron  de  la  Bouillerie,  d'ob- 
tenir que  Charles  X  lui  vienne  en  aide  ;  il  n  obtient 
que  des  refus  enveloppés  de  paroles  flatteuses  accom- 
pagnées du  regret  que  l'indigence  de  la  liste  civile 
ne  permette  pas  au  roi  de  faire  pour  lui  ce  qu'il  aurait 
tant  désiré.  Le  comte  fait  appel  à  Madame  la  Dau- 
phine,  dont  il  ne  connait  pas  la  sécheresse  de  cœur  et 
qui  «  avec  l'autorisation  du  roi  »  le  renvoie  à  M.  de 
Bouillerie,  lequel  ne  peut  que  lui  renouveler  l'expres- 
sion de  ses  regrets  et  de  sa  sympathie. 

(La  fin  prochainement.)  E.-A.  Naville. 


#««Hf^*l»^^**^HI-X-«H.^*-l^* 


Le  peintre  de  l'indolence  russe. 
Ivan  Gontcharov. 


Les  douloureux  événements  dont  la  Russie  vient 
d'être  le  théâtre  ont  cruellement  surpris  ceux  qui 
comptaient  sur  l'alliance  de  cette  grande  nation  pour 
tenir  en  échec  les  effroyables  ambitions  du  monde 
germanique. 

La  surprise  n'a  pas  été  trop  inattendue  pour  ceux 
qui  connaissaient  le  tempérament  anarchique  et  in- 
dolent des  peuples  slaves  et  en  particulier  des  Russes. 
J'ai  insisté  sur  ces  traits  de  caractère  dans  une  confé- 
rence faite  au  début  de  la  guerre  à  la  Société  de  géo- 
graphie, conférence  que  l'on  trouvera  reproduite  dans 
mon  récent  volume  sur  le  Panslavisme  et  V intérêt  jran" 
çais  ^.  Le  Russe  est  capable  d'efforts  très  énergiques  ; 
il  est  surtout  capable  d'inertie.  Il  est  essentiellement 
anarchique.  Ce  trait  avait  été  noté  depuis  bien  long- 
temps par  des  psychologues  indigènes,  par  le  mys- 
tique Tchaadaev,  par  des  romanciers  comme  Tour- 
guenev,  Gogol,  Gontcharov. 

«  Regardez  autour  de  vous,  écrivait  Tchaadaev  sous 
le  règne  de  Nicolas  I^'.  Tout  le  monde  n'a-t-il  pas  un 
pied  en  l'air  ?  Point  de  sphère  d'existence  déterminée 
pour  personne,  point  de  bonnes  habitudes  pour  rien, 

^  Paris,  Flammarion. 


324  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

pas  même  de  foyer  domestique,  rien  qui  dure,  rien 
qui  reste...  Dans  nos  maisons  nous  avons  l'air  de 
camper  ;  dans  nos  familles  nous  avons  Tair  d'étran- 
gers ;  dans  nos  villes  nous  avons  l'air  de  nomades, 
plus  nomades  que  ceux  qui  paissent  dans  nos  steppes  ; 
car  ils  sont  plus  attachés  à  leur  désert  que  nous  à  nos 
cités. » 

Des  types  de  ratés  et  d'indolents,  on  en  trouve  à 
foison  dans  Gogol  et  dans  Tourguenev. 

Dans  son  célèbre  volume  sur  le  Roman  russe  Vogué 
a,  je  ne  sais  pourquoi,  négligé  le  romancier  qui  a  créé 
le  type  d'Oblomov,  l'incarnation  de  la  paresse  russe. 
Il  aimait  la  Russie  ;  elle  lui  avait  donné  sa  femme. 
Il  se  plaisait  à  l'idéaliser.  J'imagine  qu'il  lui  répugnait 
d'insister  sur  un  type  dont  il  avait  certainement  eu 
plus  d'une  fois  l'original  sous  les  yeux.  Je  voudrais 
combler  cette  lacune  de  son  œuvre  en  rendant  justice 
à  un  maître  trop  ignoré  chez  nous  :  le  romancier 
Gontcharov. 

I 

C'est  à  l'extrémité  orientale  de  la  Russie,  à  Sim- 
birsk  sur  le  Volga,  qu'est  né  le  6  juin  1812  Ivan  Alexan- 
drovitch  Gontcharov.  Gontcharov  en  russe  veut  dire 
potier  et  ce  nom  n'éveille  pas  des  idées  très  aristocra- 
tiques. 

Son  père  était  marchand  de  grains  et  fabricant  de 
chandelles.  Il  n'avait  aucune  prétention  à  la  noblesse; 
et  la  première  enfance  du  romancier  se  passa  dans  un 
milieu  de  bourgeoisie  aisée,  imbue  des  traditions  du 
bon  vieux  temps.  Le  père  semble  avoir  été  quelque 
peu  vieux  croyant  et,  comme  on  sait,  ce  n'est  pas  pré- 
cisément chez  les  hérétiques  que  l'on  rencontre  les 
libres  penseurs.  En  revanche,  le  parrain  de  l'enfant, 


LE   PEINTRE   DE    l'iNDOLENCE    RUSSE  325 

un  ancien  marin,  Tregoubov,  appartenait  à  la  loge 
maçonnique  La  clef  de  la  Vertu.  La  franc-maçonne- 
rie, depuis  rigoureusement  proscrite,  était  alors  fort 
à  la  mode  en  Russie. 

Dans  ce  milieu  commerçant,  bourgeois  et  patriar- 
cal, le  jeune  Gontcharov  n'eut  point  la  douleur 
d'assister  aux  scènes  lamentables  qui  désolèrent  l'en- 
fance de  Tourguenev.  Les  récits  d'aventures  mari- 
times et  de  lointains  voyages  exaltèrent  sa  jeune  ima- 
gination. Un  problème  le  tourmentait  particulière- 
ment. Il  aurait  voulu  savoir  «  quelle  était  la  longueur  de 
la  mer...  » 

Je  connais  beaucoup  de  ses  camarades  russes  des 
deux  sexes  qui,  aujourd'hui  encore,  usent  leur  ima- 
gination à  se  poser  des  problèmes  métaphysiques 
aussi  insolubles  et  qui  aboutissent  tout  simplement  à 
la  folie  et  au  suicide,  faute  de  les  avoir  résolus. 

A  l'âge  de  neuf  ans,  l'enfant  fut  mis  en  pension 
chez  un  pope,  d'esprit  singulièrement  avancé,  qui 
avait  poussé  le  libéralisme  jusqu'à  épouser  une  étran- 
gère, une  institutrice  luthérienne  convertie,  il  est 
vrai,  à  l'orthodoxie.  Il  sortit  de  leurs  mains  sachant 
l'anglais,  l'allemand  et  familier  avec  quelques  clas- 
siques russes,  A  l'école  commerciale  de  Moscou,  i 
eut  la  première  révélation  de  Pouchkine.  En  1831, 
il  s'inscrivit  à  l'université.  Le  régime  de  Nicolas 
était,  comme  on  sait,  celui  de  la  méfiance  et  de  la 
terreur.  L'étudiant  dut  signer  une  formule  dans 
laquelle  il  déclarait  n'appartenir  à  aucune  société 
secrète.  Il  ne  se  sentait  d'ailleurs  nullement  attiré  par 
l'idéologie  religieuse,  sociale  ou  politique  à  laquelle 
adhéraient  à  cette  époque  certains  de  ses  camarades. 
Aux  méditations  métaphysiques,  il  préférait  de  beau- 
coup les  œuvres  d'imagination     en  langue  française. 


326  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

notamment  les  romans  d'Eugène  Sue,  de  Jules  Janln, 
de  Balzac,  voire  même  de  Gustave  Drouineau,  terri- 
blement oublié  aujourd'hui.  Il  ne  négligeait  pas  non 
plus  la  littérature  germanique. 

Au  sortir  de  l'université  il  fut  attaché  comme  tra- 
ducteur au  ministère  des  finances.  Il  devait  y  faire 
toute  sa  carrière  jusqu'à  l'année  1852  où  il  quitta  le 
département  avec  le  grade  de  sous-chef  de  bureau. 

Ses  fonctions  lui  laissaient  des  loisirs  qu'il  em- 
ployait à  faire  des  traductions  ou  à  griffonner  des 
essais  littéraires.  Un  heureux  hasard  le  rapprocha 
de  la  famille  du  peintre  Maïkov.  Il  fut  invité  à  donner 
des  leçons  de  latin  et  de  littérature  russe  à  ses  fils 
qui  devaient  plus  tard  jouer  un  rôle  considérable 
dans  cette  littérature.  La  maison  des  Maïkov  était 
fréquentée  par  l'élite  intellectuelle  de  la  capitale. 
Ce  fut  pour  un  album  rédigé  par  des  membres  ou 
des  amis  de  cette  famille  que  Gontcharov  écrivit 
sa  première  nouvelle.  C'est  dans  ce  milieu  qu'il  con- 
çut son  premier  roman  :  Une  Histoire  ordinaire.  Le 
manuscrit  soumis  au  critique  à  la  mode,  Bielinsky,  en  re- 
çut les  plus  vifs  encouragements.  Il  le  fit  insérer  dans 
la  revue  Le  Contemporain,  naguère  fondée  par  Pouch- 
kine,   qui    en    était   devenu    le   véritable    inspirateur. 

Le  succès  d'une  Histoire  ordinaire  fut  considérable. 
Déjà  l'auteur  portait  dans  sa  tête  l'idée  de  ses  deux 
œuvres  postérieures  :  Ohlomov  et  le  Ravin.  Mais  il 
était  lui-même  quelque  peu  Oblomov  (nous  expli- 
querons le  mot  tout  à  l'heure).  Il  aimait  mieux  mé- 
diter des  œuvres  que  les  réaliser.  Ecoutez  ce  qu'il 
disait  de  lui-même  :  «  Les  jours,  si  différents  qu'ils 
fussent,  se  fondaient  en  une  masse  uniformément 
grise.  Bâillement  au  travail,  bâillement  à  la  lecture, 
bâillement  au  spectacle,  bâillement  encore  au  milieu 


LE  PEINTRE  DE   l'iNDOLENCE   RUSSE  327 

d'une  conversation  d'amis,  dans  une  bruyante  réu- 
nion ». 

Une  circonstance  heureuse  vint  arracher  l'écri- 
vain à  cette  vie  de  mollusque.  Au  cours  de  l'année 
1852,  l'empereur  Nicolas  eut  l'idée  d'envoyer  l'ami- 
ral Poutiatine  en  mission  au  Japon.  Le  romancier  lui 
fut  attaché  en  qualité  de  secrétaire.  Le  voyage  de  La 
P allas  ne  dura  pas  moins  de  deux  ans.  Gontcharov 
revint  en  Europe  par  la  Sibérie  dont  la  traversée, 
faute  de  voies  ferrées,  demandait  alors  trois  mois 
entiers.  Il  a  réuni  ses  notes  de  voyage  en  deux  volumes: 
Voyage  de  la  frégate  Pallas.  Malheureusement  Gon- 
tcharov était  un  mauvais  voyageur.  L'auteur  d'Oblo- 
mov  était,  comme  son  héros,  trop  indolent  pour  savoir 
bien  observer.  Il  en  fait  lui-même  l'aveu  en  maint 
endroit  de  son  récit.  Il  n'a  rien  de  commun  avec  un 
Chateaubriand,  avec  un  Loti.  Il  ne  faut  pas  lui  de- 
mander de  détails  précis  sur  les  paysages  qu'il  a  vus, 
ni  sur  les  peuples  qu'il  a  visités.  Parfois,  assez  rare- 
ment, une  impression  violente  s'impose  à  lui  et  lui 
arrache  quelques  pages  pittoresques  comme,  par 
exemple,  cette  merveilleuse  description  du  ciel  des 
tropiques  que  j'ai  reproduite  dans  ma  Littérature 
russe  ^.  Je  demande  la  permission  d'y  renvoyer. 

Gontcharov  n'était  pas  né  marin.  Au  tumulte  de 
1  océan  il  préfère  de  beaucoup  les  eaux  dormantes 
des  étangs  et  des  rivières  russes,  l'aspect  calme  des 
bois  et  des  guérets. 

«  La  mer,  dit-il  dans  Oblomov  (ch.  IV)  n'a  apporté 
à  l'homme  que  la  mélancolie.  En  la  contemplant,  on 
a  envie  de  pleurer.  L'âme  reste  interdite  d'effroi  de- 
vant la  nappe  immense  des  eaux  ;  l'homme  n'y  trouve 

*  3*  édition,  p.  504  et  suiv.  Paris,  librairie  Armand  Colin. 


328  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

rien  pour  reposer  son  regard  fatigué  par  la  monotonie 
du  tableau  infini. 

»  Le  roulis  et  le  mugissement  furieux  des  vagues 
n  ont  rien  de  caressant  pour  sa  faible  oreille  ;  toujours 
le  même  gémissement,  toujours  les  mêmes  plaintes. 
On  dirait  les  voix  perçantes  et  sinistres  des  âmes  en 
peme...  » 

Le  récit  du  voyage  de  la  frégate  Pallas,  publié  en 
1856,  fut  accueilli  froidement,  d'autant  plus  froide- 
ment que  l'auteur,  devenu  censeur,  s'était  en  cette 
qualité  fait  un  certain  nombre  d'ennemis  dans  la 
république  des  lettres. 

II 

Il  allait  s'imposer  à  l'estime  de  ses  compatriotes 
par  la  publication  à'Ohlomov.  Depuis  longtemps 
Gontcharov  était  hanté  par  l'idée  de  ce  roman.  Il 
en  avait  publié  un  fragment  dans  une  revue  dès  1849. 
Après  quelques  hésitations,  le  public  lui  fit  un  succès 
considérable.  L'œuvre  est  devenue  classique.  Elle 
a  doté  la  littérature  russe  d'un  type  immortel  au  point 
de  vue  littéraire  et  qui,  hélas  !  n'a  pas  encore  complète- 
ment disparu  dans  la  réalité.  Les  événements  récents 
ne  l'ont  que  trop  prouvé.  Ce  type  personnifie  la  pa- 
resse ou  plutôt  la  nonchalance,  ce  vice  que  la  langue 
nationale  désigne  par  un  mot  merveilleusement  pit- 
toresque, khalatnost.  La  khalatnost,  c'est  l'état  mo- 
ral du  personnage  qui  passe  toute  sa  vie  en  robe 
de  chambre  (khalat). 

Malheureusement,  nous  n'avons  pas  de  traduc- 
tion complète  de  ce  chef-d'œuvre.  La  première  partie 
seulement  a  été  mise  dans  notre  langue,  avec  l'aide  d'un 
collaborateur,  par  feu  Charles  Deulin,  auteur  des 
Contes  d'un  buveur  de  bière.  Cette  adaptation  se  lit 
en  somme  avec  agrément  et  faute  de  mieux  je  la  re- 


LE  PEINTRE  DE   l'iNDOLENCE  RUSSE  329 

commande.  Elle  donne  une  idée  très  suffisante  de  l'ori- 
ginal. 

Le  héros  du  roman  est  un  type  essentiellement  na- 
tional, très  fréquent  au  temps  du  servage  et  qui,  — 
hélas!  —  n'a  pas  complètement  disparu  de  la  Rus- 
sie. Ce  type  se  résume  en  une  anecdote  caractéris- 
tique que  j'ai  recueillie  naguère  dans  mes  voyages. 

Le  harine  ou  seigneur  va  se  coucher  et  se  fait  désha- 
biller par  son  domestique  Vania  et  il  énumère  succes- 
sivement tous  les  vêtements  dont  il  doit  se  dépouiller  et 
qu'il  est  trop  paresseux  pour  enlever  lui-même.  Il  con- 
clut en  ces  termes  :  «  Vania,  passe-moi  ma  chemise  de 
nuit  ;  mets-moi  dans  mon  lit.  Fais-moi  le  signe  de  la 
croix  ;  mets-toi  à  genou,  fais  ma  prière.  Maintenant 
tu  peux  t'en  aller.  Je  m'endormirai  moi-même.  » 

S'endormir  lui-'même  et  manger  lui-même,  telles  sont 
les  deux  fonctions  auxquelles  se  réduit  en  résumé 
l'activité  d'Oblomov.  L'idéal  de  sa  vie  c'est  le  far 
niente  absolu. 

Ce  type  de  nonchalance  ou  d'inertie  avait  déjà  tenté 
le  fabuliste  Krylov  dans  un  canevas  de  comédie  qui 
n'a  été  retrouvé  qu'en  1869  et  que  Gontcharov  a  par 
conséquent  ignoré.  Il  avait  inspiré  à  Gogol  quelques 
pages  des  Ames  mortes.  C'est  un  précurseur  d'Oblo- 
mov que  ce  Manilov  «  dont  les  affaires  allaient  toutes 
seules  on  ne  sait  trop  comment.  Lorsque  son  inten- 
dant lui  disait  :  «  Il  serait  bon  de  faire  ceci  ou  cela  »,  il  ré- 
pondait :  «  Oui,  ce  ne  serait  pas  mal  ».  Mais  tous  ses 
projets  en  restaient  aux  paroles.  Il  était  censé  lire  depuis 
deux  ans  un  volume  toujours  marqué  du  signet  à  la 
page  quatorze.  Il  n'avait  jamais  été  capable  de  complé- 
ter le  mobilier  de  son  salon  •. 

Un  peu  plus  loin  le  portrait  du  propriétaire  rural 
Tentetnikov  est  poussé  plus  à  fond  : 


330  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

«  Le  matin,  il  se  réveillait  très  tard,  et  restait  long- 
temps assis  sur  son  lit  à  se  frotter  les  yeux,  et,  comme 
ses  yeux  étaient  par  malheur  très  polis,  il  les  frottait 
extraordinairement  longtemps,  et,  pendant  tout  ce 
temps-là,  son  domestique  Michaïlo  se  tenait  à  la 
porte  avec  une  cuvette  et  un  essuie-mains.  Le  pauvre 
Michaïlo  attendait  une  heure,  puis  une  autre,  retour- 
nait à  la  cuisine,  puis  revenait.  Le  maître  se  frottait 
toujours  les  yeux  et  était  toujours  assis  sur  son  lit.  Enfin 
il  sortait  de  sa  couche,  se  lavait,  revêtait  une  robe  de 
chambre  et  passait  dans  le  salon  pour  prendre  du  thé, 
du  café,  du  cacao  ou  même  du  lait  chaud,  tout  cela  très 
lentement,  émiettant  le  pain  sans  pitié  et  infectant  tout 
de  cendre  et  de  tabac.  Il  restait  deux  heures  à  prendre 
le  thé  et  encore  c'était  peu,  puis  il  emportait  un  verre 
de  thé  froid... 

»  Deux  heures  avant  le  dîner  il  s'enfermait  dans  son 
cabmet,  pour  s'occuper  sérieusement  d'une  œuvre  qui 
devait  embrasser  la  Russie  à  tous  les  points  de  vue, 
au  point  de  vue  civil,  politique,  religieux,  philoso- 
phique, résoudre  les  problèmes  et  les  questions  sou- 
levées par  le  temps  et  déterminer  nettement  son  grand 
avenir...  D'ailleurs  cette  entreprise  colossale  restait  à 
l'état  de  simple  idée.  L'auteur  mordillait  sa  plume, 
griffonnait  des  dessins  sur  le  papier,  puis  laissait  tout 
de  côté  et  prenait  en  main  un  livre  qu'il  ne  lâchait 
pas  jusqu'au  dîner...  Après  le  dîner  il  prenait  le  café 
en  fumant  et  jouait  aux  échecs  tout  seul...  Que  fai- 
sait-il jusqu'au  souper  ?  Ce  serait  difficile  à  dire.  Au 
fond  il  ne  faisait  rien  du  tout. 

»  Ainsi  vivait  tout  seul  en  ce  vaste  monde  un  jeune 
homme  de  trente-quatre  ans,  toujours  en  robe  de 
chambre  et  sans  cravate.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  merveilleux  dans  Oblomov,  ce  n'est 


LE    PEINTRE   DE   l'iNDOLENCE    RUSSE  331 

pas  seulement  le  portrait  du  héros.  C'est  la  peinture  du 
milieu  dans  lequel  il  a  été  élevé.  Cette  peinture  con- 
stitue un  document  inappréciable  pour  la  connaissance 
d  une  grande  partie  de  la  société  russe  avant  l'aboli- 
tion du  servage. 

Fils  d'un  hobereau  de  la  steppe  du  Volga,  Ilia, 
Ilitch  Oblomov  a  grandi  dans  un  manoir  où  les  maîtres, 
entourés  d  innombrables  serviteurs,  vivent  sans  autre 
souci  que  celui  de  manger,  de  boire  et  de  dormir.  L'ar- 
rivée d'une  lettre  dans  ce  château  de  la  belle  au  bois 
dormant  constitue  un  événement  si  imprévu,  si  désa- 
gréable que  le  premier  mouvement  est  de  refuser  la 
lettre,  le  second  c'est  la  ferme  résolution  de  ne  jamais 
y  répondre. 

Après  un  premier  déjeuner  copieux  et  long  la  ma- 
tinée se  passe  en  allées  et  venues  pour  la  préparation 
du  dîner.  On  imagine  toutes  sortes  de  combinaisons 
savantes,  on  les  discute  en  conseil  de  famille.  La  cui- 
sine russe  n  est  pas  précisément  la  plus  simple  du 
monde  ;  elle  réclame  des  hachis  savoureux,  des  sauces 
compliquées,  des  mélanges  extraordinaires.  Ce  n'est 
pas  à  Oblomovka  (ainsi  s'appelle  le  domaine  familial) 
que  l'on  dînerait  avec  un  bifteck  et  deux  œufs  sur  le 
plat. 

Les  pages  que  Gontcharov  consacre  à  la  vie  gastro- 
nomique d'Oblomovka  eussent  enchanté  Brillât  Sa- 
varin et  fait  le  bonheur  de  Monselet  ou  du  baron 
Brisse.  Je  m'en  voudrais  de  n'en  pas  détacher  quel- 
ques fragments  : 

«  On  ne  peut  pas  dire  que  la  matinée  se  passait  à 
rien  faire  dans  la  maison  des  Oblomov.  Le  bruit  des 
couteaux  qui  hachaient  la  viande  et  les  légumes  s'en- 
tendait jusqu'au  village... 

»  Dans  la   cour,   dès   qu'Antippe   revenait   avec  le 


332  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tonneau  d'eau  qu'il  était  aller  puiser  à  la  rivière,  des 
différents  coins  grouillaient  vers  lui  avec  des  seaux, 
des  jattes  et  des  cruches  les  commères  et  les  cochers. 
Ici,  une  vieille  femme  apporte  de  l'office  à  la  cuisine 
un  bol  de  farine  et  un  monceau  d'oeufs;  là,  le  cuisinier 
jette  tout  à  coup  de  l'eau  par  la  fenêtre  et  arrose  la 
chienne  Arapka  qui,  pendant  toute  la  matinée,  ne  dé- 
tourne pas  les  yeux  et  frétille  gracieusement  de  la 
queue  en  se  léchant...  » 

La  grande  préoccupation  c'est  le  menu  du  dîner. 
«  Toute  la  maison  tenait  conseil  pour  le  dîner.  Cha- 
cun proposait  son  plat.  Celui-ci  une  soupe  aux  tripes 
de  volaille,  celui-là  une  soupe  aux  vermicelles  ou  à 
l'estomac  de  porc.  Cet  autre  du  gras  double;  celui-ci 
une  sauce  rousse,  cet  autre  une  sauce  blanche.  Chaque 
avis  était  pris  en  considération,  discuté  en  détail  et 
enfin  adopté  ou  rejeté  conformément  à  la  sentence 
définitive  de  la  maîtresse  de  maison.  On  envoyait  sans 
relâche  à  la  cuisine  tantôt  Nastasia  Petrovna,  tantôt 
Stepanida  Ivanovna,  pour  rappeler  ceci,  pour  ajouter 
ou  supprimer  cela,  pour  apporter  du  sucre,  du  miel  ou 
du  vin  et  veiller  à  ce  que  le  cuisinier  ne  détournât 
rien  de  ce  qui  lui  avait  été  concédé. 

«  Le  souci  de  la  nourriture  était  le  premier  et  le 
principal  souci,  le  souci  vital  à  Oblomovka.  Quels  veaux 
on  y  engraissait  pour  les  fêtes  annuelles!  Quelles  vo- 
lailles on  y  élevait!  Que  de  fines  combinaisons,  que  de 
connaissances  et  de  labeur  il  fallait  pour  leur  éducation  ! 
»  Les  dindes  et  les  poulets  réservés  pour  les  fêtes 
patronymiques  et  autres  jours  solennels  étaient  en- 
graissés à  la  noisette  ;  les  oies  étaient  privées  d  exer- 
cice ;  on  les  suspendait  dans  un  sac,  sans  mouvements, 
quelques  jours  avant  la  fête  afin  qu'elles  fussent  sur- 
chargées de  graisse. 


LE   PEINTRE  DE   l'iNDOLENCE  RUSSE  333 

»  Quelles  provisions  il  y  avait  de  confitures,  de  salai- 
sons, de  pâtisseries.  Quels  hydromels  !  Quels  levas  on 
brassait  !  Quels  pâtés  on  cuisait  à  Oblomovka  ! 

»  Ainsi  jusqu'à  midi  tout  s'agitait,  tout  se  démenait, 
tout  vivait  de  la  vie  intensive  d'une  fourmillière.  Ni 
les  fêtes,  ni  les  dimanches  n'apportaient  le  repos  à  ces 
fourmis  laborieuses.  Alors  le  bruit  des  couteaux  dans 
la  cuisine  retentissait  plus  souvent  et  plus  fort. 

»  La  ménagère  faisait  de  nombreux  voyages  de 
l'office  à  la  cuisine  avec  une  double  provision  de  farine 
et  d'œufs.  Dans  la  basse-cour  il  y  avait  plus  de  gémis- 
sements et  de  sang  versé. 

>'  On  cuisait  un  gigantesque  pâté  dont  les  maîtres 
eux-mêmes  mangeaient  encore  le  lendemain.  Le  troi- 
sième et  le  quatrième  jour  les  restes  passaient  à  l'office  ; 
le  pâté  prolongeait  son  existence  jusqu'au  vendredi, 
jour  où  le  dernier  fragment  tout  à  fait  dur  arrivait 
comme  une  grâce  toute  particulière  à  Antippe  qui, 
après  avoir  fait  le  signe  de  la  croix,  anéantissait  brave- 
ment avec  fracas  cette  curieuse  pétrification.  Ce  qui 
le  flattait  c'était  l'idée  que  le  pâté  venait  de  la  table 
seigneuriale.  » 

Ecoutez  maintenant  cette  merveilleuse  description 
de  la  sieste  : 

«  Dans  la  maison  règne  un  silence  de  mort.  Le  père, 
la  mère,  la  vieille  tante,  la  suite,  tout  le  monde  s'est 
retiré  dans  son  coin.  Celui  qui  n'a  pas  de  retraite  est 
monté  au  fenil,  un  autre  est  allé  au  jardin,  un  troisième 
cherche  la  fraîcheur  sous  le  vestibule,  un  autre,  abri- 
tant son  visage  d'un  mouchoir  contre  les  mouches, 
s'est  endormi  là  où  l'abat  la  chaleur,  là  où  l'a  fait 
choir  un  festin  plantureux. 

»  Le  jardinier  s'est  étendu  sous  un  buisson  dans  le 
parc  auprès  de  sa  bêche.  Le  cocher  dort  dans  l'écurie. 


334  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

»  Dans  la  chambre  des  domestiques,  tous  sont  cou- 
chés les  uns  à  côté  des  autres,  sur  le  plancher,  sur  les 
bancs.  Et  les  chiens  se  sont  enfoncés  dans  leur  niche, 
n'ayant  personne  après  qui  aboyer.  On  aurait  pu  tra- 
verser toute  la  maison  sans  rencontrer  âme  qui  vive  ; 
on  aurait  pu  tout  voler  et  tout  emporter  sur  des  cha- 
riots ;  personne  ne  l'aurait  empêché.  C'est  un  sommeil 
universel,  invincible,  une  véritable  image  de  la  mort. 
Tout  est  mort  ;  seulement  de  tous  les  recoins  s'élève 
un  ronflement  varié  sur  tous  les  tons  et  toutes  les 
cadences.  » 

III 

Telles  sont  les  impressions  d'enfance  qu'Oblomov 
emportera  de  son  pays  natal.  Il  lui  a  pourtant  fallu 
faire  comme  tout  le  monde,  quitter  ce  paradis,  étudier 
à  Moscou  et  aller  chercher  un  emploi  à  Petersbourg. 
Oblomov  en  a  trouvé  un.  Mais  on  devine  qu'il  ne  l'a 
pas  gardé  longtemps.  Un  beau  jour  il  s'est  avisé  d'ex- 
pédier à  Arkhangelsk  un  dossier  destiné  à  Astrakhan. 
On  lui  a  fait  comprendre  que  décidément  il  n'était  pas 
né  pour  le  service  et  il  a  dû  donner  sa  démission. 

Peu  à  peu  il  s'est  complètement  retiré  du  monde.  Il 
a  cessé  de  sortir,  de  s'habiller.  Quand,  par  hasard,  il  se 
lève,  il  reste  en  robe  de  chambre.  Il  n'a  pour  toute 
compagnie  que  son  domestique  Zacharie.  Il  vit  au 
milieu  de  meubles  couverts  de  poussière  et  de  toiles 
d'araignée.  Son  propriétaire  lui  a  donné  congé  et  dans 
quelques  jours  il  lui  faudra  déménager.  Il  est  absolu- 
ment pétrifié  à  cette  idée.  Quel  beau  sujet  de  mono- 
graphie pour  notre  regretté  confrère  le  psychologue  Th. 
Ribot  qui  a  si  bien  étudié  les  maladies  de  la  volonté! 

A  ce  Russe  pur  sang  —  trop  pur  sang,  hélas  !  I  au- 
teur s'est  plu  à  opposer  le  type  du  métèque  qui  apporte 


LE  PEINTRE   DE   L  INDOLENCE  RUSSE 

avec  lui  les  solides  qualités  de  sa  race.  Ce  métèque  qui 
est  aussi  un  métis,  c'est  l'Allemand  Stolz,  allemand 
par  son  père,  russe  par  sa  mère  Si  Stolz  ou  quelqu'un 
de  ses  ancêtres  est  venu  chercher  fortune  dans  lé  fin 
fond  de  la  Russie,  c'est  évidemment  qu'ils  étaient 
pauvres  en  Allemagne.  Ces  Teutons  sont  venus  lutter 
pour  la  vie  et  naturellement  cette  lutte  ne  se  poursuit 
pas  sans  énergie.  A  l'apathie,  à  l'indolence  d'Oblomov 
le  romancier  oppose  l'esprit  laborieux  de  Stolz.  A  cause 
du  contraste  des  deux  caractères  ou  peut-être  en  dépit 
de  ce  contraste,  Stolz  a  pris  Oblomov  en  amitié.  Il 
s'efforce  de  l'arracher  à  l'indolence  où  il  croupit.  Son 
amour  inattendu  pour  une  certaine  Olga,  nature  artis- 
tique et  primesautière,  arrache  pour  quelques  instants 
Oblomov  à  son  inertie,  lui  inspire  des  idées  de  ma- 
riage et  de  foyer  familial.  Mais  non  ;  il  ne  peut  pas, 
décidément.  Il  rentre  dans  sa  robe  de  chambre  ;  il 
s  enfonce  dans  son  logis  sordide  et  il  finit  par  épouser 
une  femme  du  commerce,  une  ménagère  qui  lui  rend 
la  vie  tolérable  jusqu'au  jour  où  il  la  termine  par  une 
attaque  d'apoplexie. 

Telle  est  la  trame  très  simple  de  ce  roman  qui  a  doté 
la  littérature  russe  d'un  type  immortel  et  malheureu- 
sement trop  ressemblant.  L'œuvre  vaut  surtout  par 
le  détail,  par  des  descriptions  exquises  de  la  vie  rurale, 
par  les  tableaux  réalistes  de  l'intérieur  d'Oblomov. 

Oblomov  et  son  domestique  Zacharie  sont  ou  plu- 
tôt étaient  là-bas  aussi  populaires  que  dans  les  pays 
latins  Don  Quichotte  et  Sancho  Pança  et,  si  la  Russie 
était  mieux  connue  à  l'étranger,  ils  auraient  une  ré- 
putation aussi  universelle. 

Hélas  !  Le  type  d'Oblomov  n'a  pas  disparu  dans  son 
pays  natal.  La  Russie  en  fait  cruellement  l'expérience. 
Mais  il  ne  faut  pas  désespérer  encore.  Les  Bylines,  épo- 


336  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

popées  populaires  du  moyen  âge  nous  racontent  l'his- 
toire d'un  héros  légendaire  Ilia  de  Mourom  qui  était 
resté  assis  pendant  trente  années  entières. 

Or  dans  la  ville  de  Mourom  viennent  à  passer  deux 
mendiants  vagabonds. 

—  Lève-toi,  disent-ils  et  va  nous  chercher  à  boire. 
Ilia  se  lève,  rapporte  une  tasse  d'un  vedro  et  demi 

(autrement  dit  une  vingtaine  de  litres)  et  sert  les  men- 
diants. 

—  Eh  bien  !  Ilia,  lui  demandent-ils,  te  sens-tu 
beaucoup  de  force  ? 

—  Si  un  pilier  s'élevait  de  la  terre  au  ciel,  si  au  pilier 
était  attaché  un  anneau  d'or,  pour  le  conquérir  je  bou- 
leverserais la  terre  russe.  Je  me  sens  une  grande  force. 

Et  les  mendiants  vagabonds  lui  répondent  : 

—  Tu  seras,  Ilia,  un  grand  héros;  va  te  battre,  va 
lutter  contre  les  héros. 

Puisse  ce  récit  légendaire  prendre  pour  la  Russie 
contemporaine  la  valeur  d'une  prophétie  !  Je  suis, 
hélas  !  de  ceux  qui  n'osent  plus  l'espérer. 

Louis  Léger. 


###***^HHf**^^-#***#**# 


La  Constitution  du  Royaume  serbe, 
croate,  slovène. 


L'Etat  serbe,  croate,  slovène,  est  né  le  21  décembre 
1918.  C'est  à  cette  date  historique,  ainsi  qu'en  témoi- 
gne une  note  envoyée  par  Belgrade  à  toutes  les  chan- 
celleries, que  les  peuples  yougoslaves,  libérés  par 
l'effondrement  de  l'Autriche- Hongrie,  et  que  le  Mon- 
ténégro, renversant  le  trône  de  son  souverain,  décla- 
rèrent s'unir  à  la  Serbie  sous  le  sceptre  du  roi  Pierre  I^'. 
Toutefois  l'organisation  politique  du  nouveau  royaume 
demeura  en  suspens,  car  les  problèmes  extérieurs,  les 
ruines  de  la  guerre  et  la  crise  économique  rejetaient 
les  problèmes  constitutionnels  au  second  plan  dans  les 
préoccupations  de  ses  gouvernants.  Près  de  deux 
années  s'écoulèrent  avant  qu'une  Assemblée  consti- 
tuante fût  nommée  et  c'est  seulement  le  28  juin  1921 
qu'elle  vota  la  Constitution  que  nous  nous  propo- 
sons d'analyser  ici.  Pour  bien  en  comprendre  les 
caractères  généraux,  il  n'est  pas  inutile  de  rappeler 
dans  quelles  circonstances  elle  fut  rédigée. 


Au  lendemain  de  l'unification  yougoslave  s'ouvrait 
une  période  d'agitation  politique  comparable  aux 
accès  de  fièvre  qui  suivent  les  grandes  opérations 
chirurgicales  et  procédant  comme  eux  de  causes  néces- 

BIBL.  UNIV.  CVI  23 


338  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

saires.  Les  populations  libérées  d'un  joug  séculaire 
ne  pouvaient  pas  manquer  de  s'essayer,  encore  gau- 
chement, à  la  vie  politique  et  d'affirmer  leur  indé- 
pendance de  pensée  dans  des  programmes  divergents, 
souvent  conçus  a  priori  et  mal  adaptés  aux  nécessités 
de  l'heure.  Les  partis  anciens  devaient  se  transformer 
et  réaliser  des  groupements  imprévus  pour  faire  face 
aux  éventualités  nouvelles.  La  transition  d'hier  à  de- 
main s'opérait  par  secousses  et  dans  le  fracas  des  con- 
troverses sociales,  économiques  ou  politiques.  Il  était 
à  craindre  que,  sous  la  poussée  d'aspirations  mal  coor- 
données, les  deux  idées  essentielles  qui  faisaient  la 
base  du  pacte  de  1918  fussent  remises  en  discussion, 
savoir  :  l'unité  de  l'Etat  et  la  monarchie.  A  mesure 
que  se  prolongeait  le  régime  provisoire,  on  entendait 
effectivement  des  voix  prononçant  de  plus  en  plus 
haut  les  mots  d'autonomie,  de  fédéralisme  et  de  répu- 
blique. 

Les  tendances  autonomistes  s'affirmèrent  d'abord 
sous  une  forme  modérée  au  sein  de  deux  groupe- 
ments nationaux  :  le  club  national  croate  et  le  parti 
slovène,  dit  parti  Korochetz.  L'un  et  l'autre  étaient 
favorables  à  la  monarchie  serbe,  mais  ils  redoutaient 
la  centralisation  et  ils  demandaient  que  les  anciens 
territoires  autrichiens  formassent  un  certain  nombre 
d'Etats  autonomes,  rattachés  à  la  Serbie  par  le  lien 
lâche  dune  confédération. 

Un  nouveau  parti  séparatiste  apparut  bientôt  à 
Zagreb,  avec  l'étiquette  de  «  parti  paysan  »,  sous  la 
direction  de  M.Raditch,  dont  l'active  propagande  et  le 
programme  incertain  ne  laissèrent  pas  d'inquiéter 
Belgrade.  Tour  à  tour  républicain  ou  monarchiste, 
sans  autre  doctrine  nette  que  le  rêve  d'une  dictature 
paysanne  et  une  hostilité  déclarée  envers  les  <'  intel- 


CONSTITUTION  DU  ROYAUME  SERBE,  CROATE,  SLOVENE      339 

lectuels  »,  le  parti  Raditch  attaquait  le  gouvernement 
serbe  avec  la  plus  grande  vivacité,  réclamait  l'indépen- 
dance complète  d'un  Etat  croate  dont  les  intérêts  com- 
muns avec  la  Serbie  eussent  été  limités  à  la  défense 
nationale  et  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  remettre  en 
question  les  résultats  territoriaux  de  la  victoire  des 
Alliés. 

A  ce  bouillonnement  d'idées  imprécises,  les  deux 
grands  partis  politiques  serbes,  les  démocrates  et  les 
radicaux,  opposaient  leur  expérience  politique  vieille  de 
plus  d'un  siècle.  Le  cadre  qui  leur  paraissait  le  meil- 
leur pour  réaliser  la  fusion  progressive  des  mentalités 
et  des  traditions  chez  les  peuples  yougoslaves  en  leur 
rendant  sensible  l'unité  nationale,  c'était  la  forme 
résistante  et  souple  de  la  monarchie  constitution- 
nelle serbe,  telle  que  l'avait  définie  la  constitution 
libérale  de  1888,  momentanément  suspendue  par  un 
coup  d'Etat  célèbre,  puis  rétablie  et  appliquée  lorsque 
le  roi  Pierre  monta  sur  le  trône  en  1903.  Sachant  par 
expérience  au  prix  de  quel  héroïsme  et  de  quelles 
épreuves  avait  été  constitué  le  bloc  yougoslave,  ils 
redoutaient  les  expériences  autonomistes  qui  auraient 
pu  l'effriter. 

Il  existait  aussi  un  parti  républicain  serbe  qui  n'était 
pas  moins  partisan  de  l'unité  de  l'Etat  que  les  démo- 
crates ou  les  radicaux  mais  qui  accomplit  une  évolu- 
tion assez  curieuse.  Moins  fort  que  les  deux  groupes 
précédents  et  entraîné  par  le  jeu  des  alliances  dans  la 
coalition  d'opposition,  il  se  mit  d'accord  avec  le  parti 
Raditch  pour  appuyer  le  programme  d'une  république 
fédérative,  analogue  à  celle  des  Etats-Unis,  qui  em- 
brasserait tous  les  territoires  serbes,  croates  et  Slo- 
vènes. 

Telle  était  à  peu  près  la  situation  des  grands  partis 


340  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

lorsque  l'Assemblée  constituante  fut  élue,  au  suffrage 
universel,  le  28  novembre  1920.  Il  y  eut  un  grand 
nombre  d'abstentions  et  les  partis  se  trouvèrent  épar- 
pillés au  sein  de  l'Assemblée  de  telle  sorte  qu'aucun 
n'avait  la  majorité.  Sur  419  élus,  la  coalition  monar- 
chiste des  démocrates  et  des  radicaux  obtenait  1 90  siè- 
ges; le  groupe  Raditch  en  comptait  une  cinquantaine; 
le  reste  se  divisait  entre  les  républicains,  les  socia- 
listes, les  agrariens,  les  musulmans,  le  club  national 
croate  et  le  parti  slovène.  Quant  aux  projets  de  cons- 
titution dont  l'Assemblée  était  saisie,  ils  se  divisaient 
en  trois  catégories  : 

1^  Les  projets  créant  un  Etat  unitaire  à  gouverne- 
ment monarchique,  soit  sous  la  forme  d'une  monar- 
chie parlementaire  où  l'autorité  des  ministres  l'em- 
porterait sur  celle  du  roi  (projet  Protitch),  soit  avec 
une  séparation  des  pouvoirs  plus  accentuée  et  des 
prérogatives  royales  plus  fortes  (projet  Pachitch).  Les 
monarchistes  hésitaient  aussi  sur  le  point  de  savoir 
s'il  y  aurait  une  Chambre  unique  comme  dans  la  Cons- 
titution serbe  de  1888  ou  si  l'on  créerait  un  Sénat 
(projet  Vesnitch). 

IP  Les  projets  maintenant  la  monarchie  serbe  en 
lui  réunissant  les  provinces  autonomes  dans  une  con- 
fédération (projets  du  club  national  croate  et  du  parti 
Korochetz). 

3°  Le  projet  d'une  république  fédérative,  appuyé 
par  Raditch  et  les  républicains  serbes. 

C'est  le  projet  Pachitch  qui  l'emporta  devant  la 
commission  nommée  par  l'Assemblée,  après  avoir  subi 
des  modifications  qui  l'élargirent  considérablement 
et  portèrent  le  nombre  des  articles  de  89  à  142.  Cepen- 
dant tous  les  partis  ne  se  ralliaient  pas  à  la  monarchie 
unitaire  et  lorsque  l'Assemblée  passa  au  vote  définitif. 


CONSTITUTION  DU  ROYAUME  SERBE,  CROATE,  SLOVENE      341 

161  députés  appartenant  au  club  national  croate,  au 
groupe  Korochetz  et  au  groupe  Raditch,  quittèrent 
la  salle  en  signe  de  protestation.  223  voix  se  pronon- 
cèrent pour  le  projet,  35  contre  ;  le  quorum  de  TAs- 
semblée  étant  de  210,  il  aurait  suffi  d'un  déplacement 
de  14  voix  pour  remettre  en  cause  le  principe  de  l'unité 
yougo-slave.  Devant  ce  résultat,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  songer  au  fameux  amendement  Wallon,  qui  fit 
triompher  à  une  voix  de  majorité  le  principe  du  gou- 
vernement républicain  devant  l'Assemblée  nationale 
française  et  qui  permit  à  celle-ci  de  voter  les  lois 
constitutionnelles  de  1875. 

Le  peuple  accueillit  la  proclamation  de  la  Consti- 
tution avec  un  profond  sentiment  de  joie  et  de  sou- 
lagement. Il  y  voyait  la  fin  des  luttes  politiques  épui- 
santes, la  récompense  des  douleurs  de  la  guerre,  la 
consécration  du  pacte  d'unité  scellé  en  1918,  et  le  gage 
d'un  brillant  avenir.  Sa  reconnaissance  se  partageait 
principalement  entre  les  deux  chefs  du  gouvernement 
qui  surent  successivement  tenir  tête  au  bloc  d'oppo- 
sition :  M.  Vesnitch,  qui  réalisa  l'union  des  radicaux 
et  des  démocrates  au  moment  des  élections  à  la  Cons- 
tituante, et  M.  Pachitch,  l'auteur  de  Tavant-projet  qui 
devait  fournir  les  bases  de  la  Constitution. 


Les  buts  poursuivis  par  les  auteurs  de  la  Consti- 
tution du  28  juin  étaient  de  réaliser  l'unité  du  royaume, 
sans  heurter  les  traditions  et  les  goûts  des  Yougoslaves 
réunis  à. la  Serbie,  de  faire  l'éducation  politique  des 
nouveaux  sujets  en  les  initiant  au  jeu  des  institutions 
libérales,  d'assurer  l'ordre  et  la  liberté  indispensables 
à  l'œuvre  de  restauration  économique.  Les  moyens 
choisis   furent   une  administration   décentralisée,   un 


342  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

système  électoral  à  base  très  large,  un  gouvernement 
fort,  des  garanties  efficaces  du  règne  de  la  légalité  et 
des  droits  des  citoyens.  C'est  en  ces  quatre  traits  dis- 
tinctifs  qu'on  peut  résumer  les  dispositions  détaillées 
et  parfois  minutieuses  d'un  texte  qui  compte  142  arti- 
cles. La  Constitution  serbe,  croate,  slovène,  dément 
assurément  les  prévisions  de  certains  publicistes  qui 
veulent  que  les  textes  constitutionnels  aient  une  ten- 
dance à  devenir  plus  courts  et  que  la  souplesse  des 
règles  coutumières  doive  se  substituer  peu  à  peu  à  la 
rigidité  des  dispositions  écrites.  Non  seulement  on 
voit  reparaître,  dans  cette  charte  politique,  une  Décla- 
ration des  droits  et  des  devoirs  des  citoyens  tout  à  fait 
conforme  à  la  tradition  de  la  Révolution  française, 
mais  encore  on  peut  y  remarquer  une  partie  intitulée 
Prescriptions  ^ociales  et  économiques,  qui  la  surcharge 
de  22  articles  n'ayant  qu'un  rapport  lointain  avec 
l'organisation  des  pouvoirs  publics.  Ils  contiennent 
des  règles  de  droit  civil  ou  administratif  que  l'Assem- 
blée constituante  élève  à  la  hauteur  de  préceptes  d'or- 
dre public  et  qui  se  rapportent  principalement  à  la 
liberté  du  travail  et  des  conventions,  à  la  protection 
du  mariage  et  de  la  propriété,  à  l'interdiction  de  l'usure 
et  des  fidéicommis,  à  l'expropriation  et  à  l'impôt,  aux 
assurances  et  à  la  pêche.  Ce  sont  là  matières  d'ordre 
législatif  bien  plus  que  constitutionnel. 

La  décentralisation.  —  Le  territoire  de  l'Etat  est 
subdivisé  en  régions,  en  arrondissements  et  en  com- 
munes, circonscriptions  dont  chacune  est  dotée  d'une 
administration  autonome,  composée  d'une  Assemblée 
et  d'un  Conseil,  reposant  sur  le  principe  électif.  Toute 
question  d'intérêt  local  relève  exclusivement  des 
organes  de  la  commune,  de  l'arrondissement  ou  de  la 
région,  et  ces  questions  sont  nombreuses   si   1  on  en 


CONSTITUTION  DU  ROYAUME  SERBE,  CROATE,  SLOVENE       343 

juge  par  l'énumération  de  l'article  96,  qui  détermine 
la  compétence  des  administrations  régionales  :  cela 
embrasse  les  finances,  les  travaux  publics,  l'hygiène, 
les  communications,  la  bienfaisance,  l'enseignenient, 
les  œuvres  sociales,  les  intérêts  économiques  locaux, 
etc.,  et  1  ensemble  représente  un  foyer  de  vie  provin- 
ciale intense.  Il  est  encore  intéressant  de  remarquer 
que  l'Assemblée  régionale  a  le  droit  de  statuer  par 
voie  de  règlements  généraux  sur  toutes  les  matières 
de  sa  compétence  et  qu'elle  peut  ainsi  créer  une  véri- 
table législation  secondaire. 

En  face  des  organes  d'administration  décentralisée 
se  trouve,  dans  la  région,  un  représentant  des  inté- 
rêts de  l'Etat  qu'on  nomme  le  grand  joupan,  et  qu'on 
pourrait  assez  comparer  à  un  gouverneur  de  province 
en  Belgique.  C'est,  en  effet,  au  système  si  libéral  de 
l'administration  belge  que  ressemble  la  décentralisa- 
tion du  royaume  serbe,  croate,  slovène,  plutôt  qu'au 
5e//  government  anglais,  lequel,  d'ailleurs,  est  une  for- 
mation historique  purement  britannique  et  qui  paraît 
impossible  à  transplanter  sur  un  sol  étranger. 

Le  pouvoir  légidatif.  —  La  tradition  du  droit  public 
serbe  veut  qu'il  n'existe  qu'une  Chambre  législative 
(la  Skouptchina).  Elle  s'interrompit  une  seule  fois, 
lorsque  le  système  bicaméral  fut  introduit  dans  la 
constitution  dictée  en  1901  par  le  roi  Alexandre,  mais 
celle-ci  disparaissait  avec  son  auteur  moins  de  deux 
ans  après.  On  ne  saurait  donc  s'étonner  que  la  com- 
mission de  constitution  eût  repoussé  le  projet  Vesnitch, 
préconisant  la  création  d'un  Sénat,  et  qu'elle  eût  ms- 
titué  une  Chambre  unique  sous  le  nom  d'Assemblée 
constituante. 

L'Assemblée  constituante  est  élue  au  suffrage  uni- 
versel, direct  et  secret,  avec  représentation  des  mino- 


344  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

rites,  par  tous  les  citoyens  majeurs  de  21  ans,  à  raison 
d'un  député  par  40,000  habitants.  (La  Constitution  ne 
se  prononce  pas  sur  la  question  du  vote  des  femmes, 
que  tranchera  une  loi  ultérieure).  Son  caractère  et  ses 
pouvoirs  sont  ceux  que  suppose  un  système  de  gou- 
vernement représentatif  :  d'une  part,  il  est  expressé- 
ment affirmé  que  tout  député  est  le  représentant  de 
la  nation  entière,  ce  qui  exclut  la  possibilité  d'un 
mandat  impératif  donné  par  les  électeurs  ainsi  que  de 
tout  mécanisme  de  gouvernement  direct  ;  d'autre  part, 
suivant  la  pure  tradition  anglaise,  le  pouvoir  légialatif 
n  appartient  pas  à  la  Chambre  seule,  mais  à  la  Chambre 
et  au  Roi  conjointement.  L'Assemblée  nationale  vote 
les  lois,  le  Roi  les  sanctionne  et  les  promulgue.  Les 
députés  ont  l'initiative  des  propositions  de  lois,  le 
gouvernement  a  l'initiative  des  projets  de  lois.  Le  Roi 
convoque  l'Assemblée  en  session  ordinaire  ou  extraor- 
dinaire, et  il  ouvre  ou  clôt  les  sessions  par  un  discours 
du  trône. 

Le  gouvernement.  —  Le  premier  article  de  la  Cons- 
titution définit  l'Etat  serbe,  croate,  slovène,  comme 
«  une  monarchie  constitutionnelle,  héréditaire  et  parle- 
mentaire. »  Sommes-nous  véritablement  en  présence 
d  un  gouvernement  parlementaire,  ou  gouvernement 
de  cabinet,  conforme  aux  usages  qu'ont  lentement 
élaborés  les  députés  à  la  Chambre  des  communes  au 
XVII^  siècle  et  qui  ont  été  adoptés  par  la  plupart  des 
Etats  du  continent,  avec  un  contrôle  efficace  du  Par- 
lement sur  les  actes  du  pouvoir  exécutif,  avec  la  règle 
de  l'homogénéité  du  cabinet  et  avec  celle  de  la  res- 
ponsabilité politique  des  ministres?  Il  est  assez  difficile 
de  répondre  à  cette  question  pour  la  raison  que  le 
régime  parlementaire  est  avant  tout  une  affaire  d'usage 
et  de  jurisprudence,  qu'il  ne  se  laisse  point  enfermer 


CONSTITUTION  DU  ROYAUME  SERBE,  CROATE,  SLOVENE      345 

aisément  dans  les  formules  d'un  texte  constitutionnel. 
Il  faut  attendre  ici  l'épreuve  du  temps  avant  de  se  pro- 
noncer. 

Sans  doute,  divers  articles  de  la  Constitution  préci- 
sent des  règles  qui  sont  dans  la  tradition  du  régime 
parlementaire  :  le  Roi  exerce  le  pouvoir  exécutif  par 
l'intermédiaire  de  ministres  responsables  ;  aucun  acte 
du  pouvoir  royal  n'est  valable  s'il  n'est  point  contre- 
signé par  le  ministre  compétent  ;  tout  membre  de 
l'Assemblée  nationale  peut  adresser  des  questions  et 
des  interpellations  aux  ministres.  Mais  suffira-t-il  de 
ces  prescriptions  pour  assurer  effectivement  à  l'Assem- 
blée le  pouvoir  de  renverser  les  ministres  qui  auront 
perdu  la  confiance  de  la  majorité,  ou  ceux-ci  resteront- 
ils  en  fonction  aussi  longtemps  que  le  Roi  leur  gardera 
sa  confiance  ?  La  raison  de  douter  vient  d'un  certain 
article  91  qui  décide  que  les  ministres,  nommés  par 
le  Roi,  seront  responsables  à  la  fois  devant  le  Roi  et 
devant  le  Parlement  et  que  cette  responsabilité  se  tra- 
duira par  la  possibilité  d'une  mise  en  accusation  du 
ministre  devant  un  tribunal  spécial,  dit  tribunal  d'Etat. 
Evidemment,  nous  sommes  en  présence  d'une  institu- 
tion imitée  du  fameux  impeachment  anglais.  Mais  la 
procédure  de  l'impeachment  a  précédé,  historique- 
ment, la  responsabilité  des  ministres  devant  le  Par- 
lement :  les  deux  systèmes  paraissent  incompatibles  et 
l'on  a  vu  se  dérouler  en  France  le  fameux  procès  des 
ministres  de  Charles  X  devant  la  Cour  des  Pairs,  en 
1830,  précisément  parce  qu'à  cette  époque  l'idée  de 
la  responsabilité  parlementaire  des  ministres  n'était 
point  encore  affirmée  et  que  le  mécanisme  de  l'im- 
peachment anglais  y  suppléait  tant  bien  que  mal. 

Garanties  de  la  légalité.  —  Les  dispositions  les  plus 
modernes  et  les  plus  originales  de  la  Constitution  du 


346  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

28  juir.  sont  celles  qui  garantissent  le  respect  des  droits 
indi/iduels  des  citoyens  et  qui  assurent  l'observation 
de  la  légalité  par  le  gouvernement  et  l'administration. 
Il  y  a  là  une  œuvre  de  synthèse  très  remarquable,  réa- 
lisée par  des  hommes  qui  étaient  fort  au  courant  des 
progrès  réalisés  par  le  droit  public  et  par  la  récente 
jurisprudence  administrative  des  Etats  modernes. 

Après  avoir  proclamé  et  défini  la  liberté  indivi- 
duelle, la  liberté  religieuse,  celles  d'enseignement,  de 
réunion,  de  la  presse,  etc.,  le  législateur  constituant 
combine  trois  moyens  différents  pour  empêcher  que 
l'arbitraire  administratif  ne  puisse  faire  une  lettre 
morte  de  ces  droits  constitutionnels. 

Le  premier  est  une  large  responsabilité  de  l'Etat 
et  des  administrations  locales  (les  corps  autonomes) 
envers  les  citoyens,  pour  tout  dommage  à  eux  causé 
par  l'exercice  irrégulier  d'une  fonction  publique 
(art.  18).  La  notion  du  «  fonctionnement  irrégulier  » 
d  un  service  public  est  une  notion  beaucoup  plus 
large  que  la  notion  de  «  faute  de  service  »  qui  domine 
encore  dans  la  plupart  des  jurisprudences  européennes 
et,  par  conséquent,  le  droit  des  citoyens  à  obtenir 
une  indemnité,  quand  ils  subissent  un  préjudice  du 
fait  de  l'administration,  est  aussi  plus  largement  assuré. 

Le  second  moyen  consiste  en  un  contrôle  très 
strict  du  pouvoir  réglementaire  du  gouvernement  et 
des  fonctionnaires  locaux,  pour  assurer  la  conformité 
des  règlements  à  la  loi  et  à  la  Constitution.  Le  contrôle 
des  règlements  gouvernementaux  est  effectué  par  l'As- 
semblée nationale  (art.  94)  ;  celui  des  règlements 
locaux   par   le  Conseil   d'Etat  (art.  99). 

Le  troisième  moyen  est  l'institution  de  tribunaux 
administratifs  et  particulièrement  d'un  Conseil  d'Etat, 
imité  du  Conseil  d'Etat  français  :   tous    les  actes  ad- 


CONSTITUTION  DU  ROYAUME  SERBE,  CROATE,  SLOVENE       347 

ministratifs  entachés  d'illégalité  peuvent  être  déférés 
par  les  citoyens  à  cette  haute  juridiction  qui  a  le  pou- 
voir de  les  déclarer  nuls  (art.  103). 

A  ces  dispositions  essentielles  s'ajoutent  d'autres 
règles  assurant  l'ordre  social  que  nous  ne  saurions 
analyser  sans  allonger  trop  cette  esquisse,  notamment 
celles  qui  concernent  le  statut  des  fonctionnaires  et 
celles  qui  protègent  les  minorités  ethniques  ou  lin- 
guistiques (art.  16).  Ce  sont  autant  de  traits  con- 
vergents qui  donnent  à  l'ensemble  de  la  Constitution 
serbe,  croate,  slovène,  l'aspect  d'un  beau  monument 
élevé  par  un  peuple  jeune,  ardent  et  généreux,  à 
l'éternel  idéal  de  justice  et  de  liberté. 

Antoine  Rougier. 


La  Suisse  économique 

et  les  pays  de  la  Petite  Entente. 


Lorsque  l'ancienne  Autriche-Hongrie  fut  sur  le 
point  de  s'écrouler,  il  y  avait  des  gens  anxieux  qui  ne 
voyaient  qu'avec  de  vifs  regrets  disparaître  le  vaste 
empire  habsbourgeois.  Déduction  faite  de  tous  ses 
défauts,  et  ils  étaient  nombreux,  l 'Autriche-Hongrie 
constituait  à  leurs  yeux  une  entité  économique  dont 
l'Europe  avait  besoin  et  qu'on  eut  dû  construire  si 
elle  n'avait  pas  déjà  existé.  Ces  soucis  auraient  été 
pleinement  justifiés  si  les  hommes  d'Etat  qui  s'étaient 
proposé  pour  tâche  de  détruire  la  vieille  bâtisse  austro- 
hongroise  n'avaient  eu  soin  d'édifier,  à  sa  place, 
une  organisation  plus  solide,  plus  conforme  à  l'esprit 
des  temps  nouveaux  et  qui  tiendrait  mieux  compte 
des  besoins  vitaux  des  nombreuses  nations  de  l'Eu- 
rope centrale.  Là  encore  les  vivants  ont  effacé  ce  que 
les  morts  avaient  écrit.  Las  d'être  dirigés  par  des 
gouvernements  qui  ne  comprenaient  pas  leurs  désirs, 
les  peuples  préféraient  agir  à  leur  guise  et  s'aménager 
à  leur  façon. 

L'existence  de  plusieurs  Etats  indépendants  sur 
le  territoire  de  l'ancien  empire  habsbourgeois,  empê- 
che-t-elle   vraiment    toute   coopération   des    pays   du 


LA  SUISSE  ÉCONOMIQUE  349 

bassin  du  Danube,  jcomme  beaucoup  d'occidentaux 
semblaient  |le  [craindre  ?  Le  chemin  jque  les  Etats 
successeurs  ont  parcouru  jusqu'ici  nous  paraît  dé- 
mentir suffisamment  ces  appréhensions.  L'évolution 
à 'laquelle 'nous  assistons  démontre  qu'on  n'a  défait  que 
pour  refaire.  Certes,  ce  ne  sera  plus  l'Autriche- Hon- 
grie des  Habsbourg,  ce  ne  sera  pas  non  plus  une  Confé- 
dération danubienne  telle  que  l'imaginent  ceux  qui 
soupirent  après  le  retour  |du  [régime  féodal,  mais  une 
collaboration  des  Etats  [libres  auxquels  l'ivresse  de 
l'indépendance  ne  fait  pas  oublier  les  intérêts  qui  les 
unissent.  Quoique  Inous  n'ayons  pas  l'intention  de 
faire  passer  la  Tchécoslovaquie  pour  un  astre  sans  ta- 
che, force  nous  est  de  relever  que  c'est  de  là  surtout 
qu'est  sorti  cet  effort  tenace  de  'reconstruire  la  nouvelle 
Europe  centrale  [et  de  la  consolider.  Ce  fut  le  ministre 
des  affaires  étrangères  tchécoslovaque,  M.  Bénès,  qui, 
pour  assurer  une  base  solide  à  cette  nouvelle  organi- 
sation du  bassin  danubien,  fonda  la  Petite  Entente, 
qui  lie  la  Tchécoslovaquie  à  la  Roumanie  et  à  la  You- 
goslavie. Et  autour  de  ce  noyau,  d'autres  amitiés  se 
formèrent,  d'autres  accords  se  conclurent.  Après  trois 
ans  d'existence,  la  Tchécoslovaquie  finit  par  s  enten- 
dre encore  avec  la  grande  Pologne  et  la  petite  Autri- 
che. Ce  souci  de  reconstruire  et  de  consolider  est  à  la 
base  de  toute  la  diplomatie  tchécoslovaque,  qui  n'a 
jamais  oublié  que  la  politique  étrangère,  pour  être 
bonne,  doit  s'inspirer  de  principes  économiques. 

C'est  cette  collaboration  pacifique  des  Etats  suc- 
cesseurs qui  permettra  à  la  vie  économique  d'éclore 
pleinement,  d'autant  plus  qu'avec  l'affranchissement 
des  peuples,  de  nouvelles  énergies  peuvent  se  mettre  au 
travail,  avides  de  se  faire  valoir  après  avoir  été  si  long- 
temps comprimées.  Pour  achever  ce  travail  de  réor- 


350  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

ganisation  de  l'Europe  centrale,  il  ne  reste  plus  qu'à 
rallier  à  cette  politique  de  pacification  la  petite  Hon- 
grie qui,  elle  aussi,  ne  saurait  être  exclue  de  cette  colla- 
boration harmonieuse  des  peuples  mittel-européens,  à 
condition  pourtant  qu'elle  renonce  enfin  à  la  poli- 
tique de  rancune  et  de  revanche  et  que  sa  situation 
intérieure,  trop  embrouillée  encore,  finisse  par  s'é- 
claircir. 

Vue  de  cette  façon,  la  consolidation  qui  se  dessine 
dans  l'Europe  centrale  et  dont  l'esprit  organisateur 
se  trouve  à  Prague,  Bucarest  et  Belgrade,  ne  peut  être 
suivie  qu'avec  entière  satisfaction  par  l'Europe  entière 
et  par  la  Suisse  en  particulier.  Une  fois  la  certitude 
établie  que  l'Europe  centrale  ne  retournera  plus 
jamais  au  régime  féodal  qui  a  vécu, —  existe-t-il  encore 
des  démocrates  qui  pourraient  en  douter  ?  —  l'on 
devrait  accompagner  de  ses  vœux  tous  ceux  qui 
s'efforcent  là-bas  de  consolider  les  bases  nouvellement 
jetées,  lesquelles,  assurément,  permettront  et  permet- 
tent déjà  un  développement  économique  intense, 
tout  en  laissant  aux  peuples  de  l'Europe  centrale  l'in- 
dépendance qui  leur  est  chère.  Plus  le  nouvel  ordre 
se  consolidera,  plus  l'industrie  suisse,  par  exemple, 
réussira  à  reconquérir  le  débouché  mittel-européen. 
En  parcourant  les  statistiques  du  commerce  exté- 
rieur de  la  Suisse  pour  le  premier  semestre  de  l'année 
1921,  on  constate  que  les  pays  de  la  petite  Entente  ont 
acheté  au  cours  de  la  dite  période  1 00  495  montres 
et  montres-bracelets  au  prix  de  1  824  000  fr.,  somme 
rondelette  à  laquelle  participent  :  la  Tchécoslovaquie 
pour  750  000  fr.,  la  Roumanie  pour  999  000  fr.  et  la 
Yougoslavie  pour  75  000  fr.  seulement  (l'importation 
des  montres  de  luxe  en  Yougoslavie  n'ayant  pas  été 
permise).  Si  l'on  se  rappelle  l'obstacle  qu'offre  à  la  re- 


LA   SUISSE    ÉCONOMIQUE  351 

prise  des  relations  normales  la  différence  des  changes, 
—  la  situation  du  change  tchécoslovaque  peut  être 
considérée  comnie  relativement  favorable,  son  cours 
étant  de  10,  il  faut  reconnaître  que  les  achats  faits 
en  Suisse  par  les  Tchécoslovaques  et  les  Roumains 
même  dans  cette  branche  de  luxe,  ne  sont  nullement 
négligeables.  Les  chiffres  parlent  quelquefois  un  lan- 
gage singulièrement  éloquent  et  dispensent  de  com- 
mentaires. 

Pendant  le  troisième  trimestre  de  l'an  passé,  la 
Tchécoslovaquie  a  importé  de  Suisse  pour  six  millions 
de  francs  de  produits,  en  particulier  de  la  soie  et  des 
produits  de  soie  et  des  tissus.  En  comparaison  de  l'im- 
portation en  1920,  l'industrie  horlogère  suisse  enre- 
gistre d'importants  progrès.  Elle  a  exporté  en  Tché- 
coslovaquie pendant  le  premier  trimestre  de  l'année 
courante  39791  pièces  pour  530000  francs;  pendant 
le  deuxième  trimestre  14  622  pièces  pour  220  000  fr. 
et  pendant  le  troisième  trimestre  60  607  pièces  pour 
906  000  fr.  Au  cours  de  la  même  période  la  Tchéco- 
slovaquie a  acheté  en  Suisse  384  quintaux  de  fromage 
au  iprix  de  233  000  fr.  Le  fromage  suisse  apparaît 
ainsi  pour  la  première  fois  dans  les  statistiques  du 
commerce  extérieur  tchécoslovaque  comme  compen- 
sation pour  le  sucre  de  Bohême. 

X. 


Variété. 


Un  voyage  en  Terre-Sainte  au  XVIh  siècle. 


En  l'an  de  grâce  1612,  un  jeune  chirurgien  zuricois» 
Jean  Jacob  Ammann,  qui  résidait  à  Vienne,  après 
avoir,  comme  il  disait,  «  voyagé  chez  les  Allemands, 
les  Welches  et  autres  peuples  > ,  pour  se  perfectionner 
dans  l'art  de  guérir,  entreprenait  un  long  voyage  qui, 
de  Constantinople,  devait  le  conduire  en  Palestine  et 
en  Egypte.  II  accompagnait  à  Constantinople,  en  qua- 
lité de  médecm-chirurgien,  un  riche  négociant  grec, 
Neroni,  qui  avait  été  chargé  par  l'empereur  Matthias 
de  porter  au  sultan  Achmet  les  cadeaux  qui,  de  trois 
en  trois  ans,  s'échangeaient  entre  les  deux  cours,  depuis 
la  récente  paix,  signée  avec  la  Turquie  par  l'empereur 
Rodolphe  II.  Très  désireux  de  voir  du  pays  et  d'enri- 
chir ses  connaissances,  le  chirurgien  zuricois  avait 
accepté  avec  empressement  cette  invitation.  Le  2  juin 
1612,  la  caravane,  qui  se  composait  de  quelques  nobles 
et  de  quelques  serviteurs,  se  mettait  en  route  ;  un  peu 
plus  de  deux  mois  après,  elle  arrivait  à  Constantinople, 
par  Budapest,  Belgrade,  Sofia,  Philippopoli  et  Andn- 
nople.  Jean  Jacob  Ammann  n'avait  guère  l'intention 
de  rester  à  Constantinople  que  le  temps  nécessaire 
à  l'accomplissement  de  la  mission,  mais  ayant  fait  la 


VARIÉTÉ  353 

connaissance  d'un  noble  Hollandais,  Peter  de  Graeff, 
d'Amsterdam,  qui  se  rendait  en  Terre-Sainte  et  qui 
désirait  l'emmener  avec  lui,  il  se  décida  à  partir  pour 
Jérusalem.  Le  29  décembre  1612,  la  caravane  qui, 
outre  le  Hollandais  et  lui,  se  composait  d'un  Arménien 
d'Alep,  employé  dans  les  douanes  ottomanes,  de  quel- 
ques marchands  turcs  et  de  deux  moines  de  l'ordre 
des  Carmes  déchaussés,  partait  de  Vienne  ;  son  iti- 
néraire était  :  Scutari,  Nicée,  Iconium  en  Cappadoce» 
Amasie,  Alep,  et  de  là,  par  Adana,  Alexandrette,  An- 
tioche  et  Damas,  gagnait  la  Palestine.  La  relation  du 
voyage  de  Jean  Jacob  Ammann  est  fort  intéressante. 
Instruit  et  curieux  de  toutes  choses,  il  décrit  les  sites 
et  les  villes,  s'informe  des  mœurs  des  habitants  et 
recueille  une  foule  de  renseignements  nouveaux. 
Comme  il  a  beaucoup  lu,  les  souvenirs  du  passé  sur- 
gissent en  foule  dans  sa  mémoire  quand  il  entre  dans 
une  ville.  Il  ne  trouve  pas  la  campagne  désolée  depuis 
que  le  Turc  y  est  maître  :  il  y  a  de  belles  plaines,  des 
vallées  fertiles,  et  il  est  partout  étonné  du  bon  marché 
des  vivres  et  de  la  qualité  du  pain  «  d'un  beau  blanc  ». 
Dans  la  région  du  Taurus,  il  admire  les  belles  monta- 
gnes boisées  et  quand  il  descend  dans  la  plaine,  il 
s'extasie  à  Adana  sur  les  jardins  florissants  et  les  bois 
d'orangers.  A  Antioche,  il  note  que  «  la  langue  turque 
prend  fin  et  que  l'on  commence  à  parler  arabe.  »  C'est 
avec  regret  qu'il  prend  congé  des  Turcs,  dont  il  loue 
les  vertus.  «  Les  Turcs,  dit-il,  sont  simples,  bienveil- 
lants, quoique  sobres  de  paroles  et  profondément 
honnêtes  ;  ce  qu'ils  ont  promis,  ils  le  tiennent...  Ils 
jurent  par  leur  barbe,  mais  cet  acte  signifie  plus  pour 
eux  que  le  serment  pour  les  chrétiens  ».  Il  trouve 
aussi  que  le  sentiment  de  la  solidarité  existe  davantage 
chez  les  Turcs  que  chez  les  chrétiens.  «  Quand  une  épi- 

BIBL.   UNIV.  CVI  24 


354  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

demie  éclate  chez  les  Turcs,  dit-11,  ils  ne  fuient  pas  et 
restent  les  uns  près  des  autres,  ce  que  ne  font  pas  les 
chrétiens,  qui  donnent  là  un  spectacle  non  seulement 
peu  glorieux,  mais  contraire  aux  enseignements  du 
Christ,  qui  a  dit  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres  ». 

En  pays  arabe,  Jean  Jacob  Ammann  ne  rencontre 
pas  autant  de  gens  sympathiques  que  chez  les  Turcs. 
L'Arabe  des  villes  —  le  Maure  —  n*a  pas  l'honnêteté 
du  paysan  turc  et  l'Arabe  nomade  est  fanatique  et 
pillard.  Les  villes  pourtant  sont  grandes,  commer- 
çantes et  industrielles  :  à  Alep,  il  y  a  des  consuls 
français,  anglais,  vénitiens  et  hollandais  ;  à  Damas, 
il  note  des  colonies  florissantes  d'Arméniens  et  de 
Juifs.  Du  reste,  comme  c'est  le  cas  en  pays  musul- 
mans, toutes  les  religions  sont  tolérées.  Le  sultan 
Achmet,  le  premier,  donne  l'exemple.  «  Dans  ses  Etats, 
dit-il,  chrétiens  et  juifs  trouvent  protection  et  la 
liberté  de  penser  est  complète  ».  Le  bon  zwinglien 
qu  est  Ammann  n'est  pas  fâché  de  remarquer  qu'à 
rencontre  des  papistes  les  musulmans  n'ont  dans 
leurs  mosquées  «  ni  images  taillées,  ni  images  peintes 
ou  coulées  en  bronze  »,  en  quoi,  ajoute-t-il,  «  ils  sont 
supérieurs  aux  chrétiens.  » 

En  Palestine,  Ammann  rencontre  de  nombreux 
chrétiens.  «Il  y  en  a  de  toute  espèce,  dit-il,  des  Grecs, 
des  Arméniens,  des  papistes,  des  Abyssiniens,  des 
Jacobites,  sans  parler  des  moines  de  tous  les  ordres 
qui  fourmillent.  »  Ces  chrétiens  ne  donnent  pas 
toujours  l'exemple  des  vertus,  et  leur  crédulité  et  leur 
ignorance  frappent  souvent  le  voyageur.  C'est  sur- 
tout quand  il  visite  les  |lieux-saints,  dont  ils  sont  les 
gardiens,  qu'il  apprend  à  les  connaître.  En  des  pages 
nourries  de  détails  'pittoresques,  Ammann  nous  raconte 
ses  pérégrinations  [en  Galilée,   au  lac  de  Génésareth,  à 


VARIÉTÉ  355 

Samarie,  à  Bethléem.  II  séjourne  longtemps  à  Jéru- 
salem et  nous  décrit  avec  détail  ses  monuments.  II 
fait  aussi  des  excursions  dans  la  vallée  du  Jourdain  et 
sur  les  bords  de  la  mer  Morte.  Quand  on  quitte  les 
villes  on  tombe  sur  les  Bédouins  qui  rançonnent  les 
voyageurs,  exigent  des  droits  de  passage  ou  des  pour- 
boires :  «  Arabes  et  Turcs,  dit-il,  s'entendent  à  souti- 
rer de  l'argent  aux  gens  et  par-dessus  le  marché  à 
les  vexer  et  à  les  tourmenter.  » 

Jean  Ammann  se  dit  bon  chrétien  et  on  voit  à 
sa  description  des  lieux-saints  qu'il  ne  doute  point 
des  miracles  qui  s'y  sont  accomplis.  Il  boit  l'eau 
du  ruisseau  amer  qu'Elisée  rendit  douce  et  il  lui  trouve 
un  goût  agréable.  Il  va  voir  la  tombe  de  Rachel,  la 
femme  du  patriarche  Jacob  et  il  croit  réellement 
qu  elle  est  ensevelie-là.  On  le  voit  pourtant  émettre 
des  doutes  lorsqu'on  lui  affirme  que  le  trou  qui  se 
trouve  dans  la  coupole  de  l'église  du  Saint-Sépulcre 
est  le  centre  du  monde.  «  Nous  ne  voulons  pas  discu- 
ter cette  question  »,  dit-il. 

Cette  relation  de  voyage  qui  dénote  un  homme  de 
savoir  et  de  bon  sens]  est  fort  agréable  à  lire.  Jean 
Jacob  Ammann  s'y  révèle  bon  observateur  et  l'on  est 
surpris  du  nombre  de  remarques  intéressantes  qu'il 
fait  sur  les  hommes  et  les  lieux.  Les  choses  de  la  méde- 
cine, comme  il  est  naturel,  l'intéressent  particulière- 
ment. Quand  il  traverse  un  pays,  il  ne  manque  jamais 
de  signaler  les  plantes  médicinales  et  leurs  vertus 
curatives  et  dans  les  villes  il  visite  toujours  les  hôpi- 
taux et  les  installations  de  bains.  Volontiers,  il  se 
moque  des  empiristes,  ses  confrères  :  «  J  ai  rencon- 
tré peu  de  médecins,  dit-il,  qui  eussent  le  goût  de  la 
chimie  ( Scheidekunst )  et  qui  fussent  doués  de  l'esprit 
philosophique.  »  Il  croit  pourtant  que  la  science  médi- 


356  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

cale  est  d'origine  divine.  «  Dieu,  dit-il,  a  caché  les 
remèdes  aux  maux  dans  la  terre  et  il  a  donné  à 
l'homme  1  intelligence  pour  les  découvrir.  » 

Jean  Jacob  Ammann  publia  son  livre  cinq  années 
après  son  retour  au  pays  et  il  le  dédia  aux  autorités 
de  sa  ville  :  «  les  sérieux,  nobles,  excellents,  pieux, 
prévoyants,  gracieux,  vénérables,  sages  et  chers  sei- 
gneurs, M.  le  Bourgmestre  et  son  Conseil  de  la  vieille 
et  louable  République  et  ville  de  Zurich.  » 

Cet  homme  desprit  indépendant  et  qui  le  long  des 
chemins  du  monde  avait  laissé  bien  des  préjugés, 
eut  à  plusieurs  reprises  maille  à  partir  avec  les  auto- 
rités de  sa  ville  qui  trouvaient  qu'en  matière  reli- 
gieuse, il  s'écartait  souvent  trop  de  la  stricte  ortho- 
doxie zwinglienne.  En  janvier  1634,  Ammann  dut 
comparaître  devant  le  Conseil  des  chanoines  (C/ior- 
herrenstube)  pour  s'expliquer  sur  ses  idées  ;  on 
lui  reprochait,  surtout,  de  s'abstenir  de  fréquenter 
le  culte,  alors  qu'il  permettait  aux  siens  d'y  partici- 
per et  l'on  voulait  en  savoir  les  raisons.  Ammann 
répondit  qu'il  s'en  tenait  aux  enseignements  de  l'An- 
cien et  du  Nouveau  Testament,  et  qu'il  s'efforçait  d'y 
conformer  sa  vie,  mais  que  si  l'on  ne  voulait  pas  tolé- 
rer sa  manière  d'agir,  il  était  prêt  à  secouer  la  poussière 
de  ses  souliers  et  à  se  rendre  dans  une  autre  ville. 
Et  il  ajoutait,  non  sans  fierté  :  «  Il  n'y  a  qu'un  chirur- 
gien de  Thalwyl  au  monde.  » 

C'est  en  effet  sous  le  nom  de  chirurgien  de  Thal- 
wyl (Thalwiler  Schàrer)  qu'il  était  connu  dans  sa 
ville  et  au  dehors,  car  on  venait  de  loin  pour  le  con- 
sulter. Aussi  les  autorités,  sentant  qu'en  molestant 
un  tel  homme,  elles  se  faisaient  tort  et  tort  à  la  ville, 
le  laissèrent  dorénavant  tranquille.  Jean  Jacob  Ammann 
pratiqua    encore  quelques   années   la  chirurgie    et   la 


VARIÉTÉ  357 

médecine  et  quand  il  eut  atteint  sa  soixante-sixième 
année,  il  se  retira  à  Thalwyl,  le  village  de  ses  pères, 
pour  y  cultiver  sa  vigne  et  écrire  l'histoire  de  sa 
famille.  C'est  là  qu'il  mourut  six  ans  après,  en  1658. 
Il  était  bon  que  l'histoire  d'un  tel  homme  nous 
fût  racontée  et  c'est  ce  que  vient  de  faire  un  de  ses 
descendants,  M.  Auguste  Ammann,  qui,  dans  un  beau 
volume  richement  illustré  de  reproductions  d'estampes 
du  temps,  nous  donne  une  nouvelle  édition  de  ce 
fameux  Voyage  en  terre  sainte  ^),  accompagné  de 
commentaires  de  savants  théologiens,  les  pasteurs 
Furrer  et  Waldburger  et  d'une  biographie  du  chi- 
rurgien de  Thalwyl.  L'esprit  jeune  et  vivant  de  ce 
Zuricois  du  XVII^  siècle  nous  sourit  dans  ce  livre 
avec  une  fraîche  nouveauté.  Montaigne  eût  été  content 
de  cet  homme  qui,  comme  lui,  aimait  à  «  visiter  des 
pais  estrangiers  pour  frotter  et  limer  sa  cervelle  contre 
celle  d'autrui.  » 

Antoine  Guilland. 

*  Hans  Jakob  Ammann,  genannt  ThalwyUr  Schàrer  und  seine  Reise  ins  Ge- 
lohte  Land.  In  drei  Teilen  mit  69  Abbildungen  auf  37  Tafein,  Folio- Format.  Druck 
und  Verlag  des  Polygraphisehen  Instituts  A.  G.  Zurich  1919-1921. 


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Lettre  de  Paris. 


La  métamorphose  printanière.  —  Le  beau  ciel  de  Paris.  —  Les  élections  cantonales 
—  Les  princes  rustiques.  —  La  grande  patrie  des  petites  gens.  —  La  vie  chère 
et  M.  Chéron.  —  Le  retour  aux  champs  des  ouvriers  des  villes.  —  Une  saine 
politique. 

13  mai. 

D'un  mois  à  l'autre,  nos  contrées  peuvent  tellement  changer 
d'aspect  que  j'ai  aujourd'hui  l'illusion  de  vous  écrire  d'une 
autre  ville.  A  la  mi-avril,  nous  végétions  sous  les  brumes  ; 
maintenant,  nous  nous  épanouissons  sous  le  soleil.  Nous 
avions  l'humeur  des  habitants  de  pays  marécageux  ;  nous 
goûtons  à  présent  l'allégresse  tranquille  des  Méditerranéens. 
Notre  esprit  est  doué  de  mimétisme  ;  nos  âmes  ont  la  couleur 
du  ciel.  Et  il  est  si  beau,  le  ciel  parisien,  que  nous  sommes 
portés  à  nous  croire  animés  de  toutes  les  vertus. 

Je  connais  le  ciel  que  reflète  l'océan  ;  je  connais  le  ciel 
d'Afrique  ;  je  connais  le  ciel  qui  s'étend  au-dessus  de  Naples  ; 
je  connais  le  ciel  auquel  les  |eaux  du  Léman  doivent  leur 
doux  éclat.  Mais  le  ciel  de  Paris  est  tout'autre.  C'est  un  ciel 
étroit  et  précieux.  On  n'en  voit  jamais  l'étendue.  Les  rues  et 
les  avenues  le  limitent.  Il  est  dessiné  comme  un  jardin.  On  y 
promène  les  regards  comme  parmi  des  sentiers.  Et  d'être  si 
souvent  privé  de  son  charme,  on  l'aime  doublement. 

Entre  la  Madeleine  et  le  carrefour  Drouot,  certaines  heures 
sont  délicieuses  par  la  grâce  de  ce  ciel  urbain.  Sur  le  sol  la 
foule  tourbillonne,  en  proie  à  un  continuel  combat.  Tous  les 
bruits,  toutes  les  voix,  toutes  les  fumées,  toutes  les  odeurs 
se  mêlent.  Le  passant  est  emporté  dans  le  tumulte  et  sa  ré- 
flexion en  est  comme  assourdie.  Le  voilà  qui  lève  la  tête,  et  un 
autre  monde  lui  apparaît.  Une  route  bleue  s'allonge  et  sa  pensée 
y  chemine,  ravie.  Vers  le  soir,  ce  bleu  est  si  léger  qu'il  semble 
avoir  les  délicatesses  de  l'opale.  Ce  n'est  pas  le  bleu  cru  de 


LETTRE  DE  PARIS  359 

rOrient  ;  ce  n'est  pas  le  bleu  pur  des  rivages  marins.  C'est 
un  bleu  attendri  dans  lequel  le  gris,  l'argent  et  l'or  se  fondent. 
Sans  doute  ce  ciel  n'est  si  tendre  que  parce  que  la  vie  qu'il 
recouvre  est  brutale,  et  si  calme  que  parce  que  la  cité. qu'il 
protège  est  tourmentée.  Mais  il  est  agréable  d'alléguer  que 
ce  ciel  est  unique.  L'écu  que  le  mendiant  tient  dans  sa  main 
a  la  valeur  d'un  trésor.  Pour  les  citadins,  le  ciel  printanier 
est  un  hasard  bienfaisant  dont  les  faveurs  sont  d'autant  plus 
recherchées  qu'elles  sont  plus  rares.  Pourquoi  les  hommes 
ont-ils  inventé  des  divinités  célestes?  Le  ciel  est  infini,  magni- 
fique, adorable,  et  c'est  de  lui  qu'il  faut  attendre  toutes  peines 
et  toutes  joies.  Le  ciel  n'est  pas  le  royaume  des  dieux  ;  il  est 
dieu  lui-même. 


Cependant  les  Français  viennent  d'élire  des  conseillers 
généraux  et  des  conseillers  d'arrondissement.  Ces  dignitaires 
n'ont  guère  de  majesté.  Ils  sont  comme  des  princes  familiers 
et  rustiques.  Leur  puissance  est  circonscrite  dans  le  réseau 
des  routes  communales.  Leur  prestige  n'est  grand  que  sur 
les  marchés  et  les  foires. 

Ils  sont  cependant  les  meilleurs  ouvriers  de  la  politique. 
Leur  tâche  n'est  qu'utile.  Leur  devoir  est  de  satisfaire  les 
légitimes  besoins  de  leurs  compatriotes.  Ils  sont  des  chefs 
de  famille. 

Vue  de  près,  cette  magistrature  est  parfois  mesquine.  Mais 
si  l'on  s'élève  pour  l'observer,  on  constate  que  son  œuvre  est 
saine,  prudente,  adroite  et  patriotique.  Ce  sont  ces  paysans 
orgueilleux  de  leur  «  mandat  »  et  dont  la  ruse  avec  la  bonho- 
mie habitent  le  front  têtu,  qui  ont  fait  l'unité  de  la  France. 

Ils  ont  leurs  passions,  leurs  jalousies,  leur  avidité  ;  mais 
ils  sont  doués  de  bon  sens.  Les  «  grandes  idées  »  ne  leur  sont 
perceptibles  que  sous  la  forme  amoindrie  que  leur  donnent 
d'ordinaire  les  discours  parlementaires  et  les  articles  de  jour- 
naux. Toutefois  leur  instinct  les  préserve  de  l'erreur.  Cet 
instinct  est  celui  de  la  conservation  de  la  race.  L'intérêt  parti- 
culier les  inspire  ;  mais  leur  égoïsme  se  purifie,  s'ennoblit 


360  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

en  s  étendant  à  la  communauté  provinciale,  puis  à  la  nation. 
Il  faut  de  petites  gens  énergiques  et  tenaces  pour  former 
une  grande  patrie. 

* 
*  ♦ 

Pourtant  la  vie  est  toujours  chère  et  l'on  accuse  à  présent 
M.  Chéron,  un  sénateur  normand  qui  est  de  surcroît  ministre 
de  l'agriculture,  de  ne  point  faire  ce  qu'il  faudrait  pour  qu'elle 
devînt  meilleur  marché.  Ce  perfide  M.  Chéron  favoriserait 
les  villageois  au  détriment  des  citadins.  Il  est  bien  vrai  que 
jamais  la  terre  n'a  si  abondamment  nourri  son  homme  qu'au 
cours  de  ces  dernières  années.  La  culture  et  l'élevage  sont 
désormais  de  bonnes  affaires.  Le  travail  des  champs  est  plus 
lucratif  que  celui  de  l'usine.  Encore  qu'il  importe  de  ne  point 
laisser  les  intermédiaires  audacieux  prélever  sur  les  denrées 
une  dîme  excessive,  je  ne  suis  point  de  ceux  qui  réclament  le 
châtiment  de  M.  Chéron.  Qu'on  pende  les  "  mercantis  ",  je 
le  veux  bien,  ou  du  moins  qu'on  leur  fasse  rendre  gorge; 
mais  qu  on  laisse  les  campagnards  vivre  à  l'aise. 

La  ville  a  trop  de  séductions  aux  yeux  de  l'homme  simple. 
Il  est  bon  que  l'existence  champêtre  lui  offre  à  son  tour  quel- 
ques avantages.  Avec  un  machinisme  perfectionné,  on  pourrait 
réduire  le  nombre  des  ouvriers  des  villes,  et  l'on  diminuerait 
en  même  temps  le  nombre  des  mécontents,  des  turbulents, 
des  malveillants.  Ramenés  au  travail  de  la  terre,  les  socialistes 
voudront  moins  vite  réformer  le  monde.  Respirant  un  air 
plus  salubre,  ils  penseront  plus  justement.  L'agriculture 
manque  de  bras,  dit  la  plaisante  formule  qu'on  prête  aux 
économistes  alarmés.  M.  Chéron  lui  en  ajoute.  Je  l'applaudis  ; 
même  s  il  doit  en  coûter  aux  Parisiens  de  payer  le  beurre 
et  les  asperges  le  prix  qu'on  mettait  naguère  aux  ortolans. 

Jean  Lefranc. 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  361 

Chronique  américaine 


Une  enquête  anthropologique  sur  le  type  américain.  —  Le  bilan  des  incendies  dans 
l'Amérique  du  Nord.  —  Arrêt  dans  le  développement  de  l'aéronautique.  — 
Les  institutions  parlementaires  des  Etats-Unis  dégénèrent-elles?  —  Les  livres. 

Existe-t-il  véritablement  un  type  d'Américain  autre  que 
celui  du  Peau-Rouge?  La  question  revient  de  temps  à  autre 
sur  le  tapis.  Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  parler  du  côté 
moral  de  ce  problème  ^.  S'il  est  évident  que,  sous  l'empire 
de  conditions  sociales  et  économiques  spéciales,  il  s  est  créé 
une  tournure  d'esprit,  un  tempérament  distinctifs,  on  ne  sau- 
rait être  aussi  affirmatif  en  ce  qui  concerne  le  type  physique. 
Une  enquête  approfondie  conduite  pendant  huit  ans  sous  la 
direction  de  M.  le  docteur  A.  Hrdlicka,  conservateur  de  la 
division  d'anthropologie  physique  au  Muséum  National  de 
Washington,  fait  ressortir  que  ce  type  n'existe  pas  encore, 
mais  qu'on  peut  constater  un  commencement  d'évolution  en 
ce  sens,  dans  la  physionomie,  la  taille,  la  carrure,  la  coloration 
de  la  peau  et  d'autres  points  moins  importants.  Ceci,  en 
somme,  s'accorde  avec  les  constatations  faites,  dans  ces  der- 
nières années,  par  les  Européens  qui  se  sont  trouvés  en  contact 
avec  un  nombre  considérable  de  soldats  américains.  C'est  la 
taille  de  ceux-ci  qui,  surtout,  attira  l'attention  ;  et  avec  raison, 
car  l'enquête  susdite  relève  en  l'espèce  la  plus  haute  moyenne 
de  la  race  blanche  :  I  mètre  72  pour  les  hommes,  I  mètre  64  pour 
les  femmes.  Cette  particularité  est  due,  probablement,  à  la 
prédominance  d'individus  du  Nord  parmi  les  premiers  pion- 
niers. Chacun  sait  que  le  type  d'Oncle  Sam,  tel  qu'il  existe  de- 
puis bien  longtemps  dans  la  caricature,  est,  au  contraire  de 
John  Bull,  un  personnage  long  et  efflanqué.  Et  la  vieille  chan- 
son «  Yankee  Doodle  »  dépeint  déjà  l'Américain  comme 
«  trim  and  tall,  and  never  over  fat  »  (grand  et  pimpant,  et 

^  Livraison  de  novembre  1907. 


362  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

jamais  par  trop  gras).  Toutefois,  le  mélange  des  races  a  amené 
des  modifications  à  ce  type  :  s'il  est  peu  d'hommes  obèses 
aux  Etats-Unis,  sauf  parmi  les  gens  d'origine  allemande, 
l'Américain  devient  souvent,  de  bonne  heure,  corpulent.  C'est 
pourquoi  les  soldats  du  contingent  américain  en  Europe 
donnaient  l'impression  d'une  vigueur,  d'une  puissance  phy- 
sique peu  communes.  Si  le  corps  s'est  certainement  modifié 
depuis  l'époque  des  «  Pèlerins  de  Plymouth  »,  les  traits  de  la 
figure  manifestent  aussi  des  changements,  d'après  cette  enquête 
qui,  il  faut  le  remarquer,  n'a  porté  que  sur  des  individus 
appartenant  à  la  troisième  génération  d'Américains  :  la  saillie 
des  pommettes,  la  configuration  anguleuse  de  la  mâchoire 
inférieure  font  peu  à  peu  place  à  des  contours  plus  arrondis. 
En  ce  qui  concerne  la  femme,  il  se  produit,  paraît-il,  deux 
phénomènes  en  sens  contraires  :  la  tête,  et  par  suite  le  cer- 
veau, prennent  un  développement  anormal,  ce  qui  est  d'un 
bon  augure  ;  en  revanche,  le  reste  du  corps  montre  un  affai- 
blissement (dû  sans  doute  à  un  mode  de  vie  défectueux) 
qui  s'accentue  de  jour  en  jour.  Contrairement  à  l'idée  couram- 
ment répandue,  il  est  déclaré  qu'on  ne  peut  plus  guère  trouver 
de  caractéristiques  spéciales  à  une  région  donnée.  Il  n'y  a  pas 
plus  de  bruns  dans  le  sud,  ni  plus  de  grandes  tailles  dans  le 
nord.  Cet  état  de  choses  provient  de  ce  que  les  mariages  sont 
moins  «  localisés  »  que  jadis.  Et  s'il  faut  en  croire  les  savants, 
le  mélange  de  races,  qui  se  continue  en  Amérique,  rendra  de 
longtemps,  sinon  toujours,  extrêmement  difficile  la  constitu- 
tion d'un  type  physique  distinctif  d'Américain. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  les  caractéristiques  morales  existent  ; 
et  quelques-unes  sont  bien  regrettables,  par  exemple  la  négli- 
gence. Ce  qui  nous  amène  à  en  parler  aujourd'hui,  c'est  la 
pénible  impression  causée  par  la  publication  de  récentes 
statistiques  sur  les  incendies.  Il  n'est  certes  pas  nouveau  de 
dire  que  les  Etats-Unis  détiennent  le  record  des  conflagra- 
tions. Cela  pouvait  s'expliquer  en  partie  à  l'époque  où  le  bois 
était  presque  exclusivement  employé  dans  la  construction  ; 
où  l'huile  et  le  pétrole  constituaient  les  principaux  moyens 
d'éclairage,  et  souvent  même  de  chauffage.  Avec  la  générali- 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  363 

sation  du  gaz,  de  l'électricité,  du  chauffage  central,  la  multi- 
plication des  bâtiments  dits  «  à  l'épreuve  du  feu  »,  la  perfec- 
tion de  l'outillage  des  pompiers,  on  nous  promettait  monts 
et  merveilles.  Cependant,  les  incendies  sont  plus  nombreux 
que  jamais.  Voici,  à  titre  de  curiosité,  le  bilan  d'un  jour  relevé 
dans  un  journal  du  matin  pris  au  hasard  :  «  New- York,  incendie 
dans  un  dock,  détruisant  50  automobiles,  5  bâtiments,  et  repré- 
sentant une  perte  d'un  million  de  francs  ;  Brooklyn,  feu  dans 
lequel  périssent  21  chevaux  ;  Long  Island  City,  incendie  et 
panique,  qui  obligent  200  hôtes  d'un  hôtel  à  fuir  à  demi- 
vêtus,  dans  la  neige  ;  Chicago,  feu  causant  la  destruction  de 
1 50  tramways  et  une  perte  de  7  500  000  francs.  »  Et  cette  liste 
ne  comprend  que  les  vrais  <•  sinistres  »  :  bien  entendu,  une 
multitude  d'incendies  inférieurs  sont  laissés  de  côté.  Dans  le 
seul  Etat  de  New-Jersey,  qui  n'est  que  le  dizième  comme  popu- 
lation, les  pertes,  en  cinq  ans,  ont  été  de  348  millions  de  francs. 
Dans  la  même  période,  elles  atteignent,  pour  l'ensemble  des 
Etats-Unis,  huit  milliards  de  francs  (taux  normal),  c'est-à-dire 
une  somme  suffisante  pour  ériger  des  habitations  à  1  million 
700  000  personnes.  A  quoi  servent  donc  les  innovations 
dont  on  attendait  tant?  A  rien,  évidemment,  parce  que  le  mal 
vient  surtout  du  défaut  de  soin  ;  67  "/o  des  désastres  auraient 
pu  être  évités  avec  les  précautions  les  plus  élémentaires. 
Aux  anciennes  formes  de  négligence  s'en  sont  substituées  de 
nouvelles  :  le  calorifère  surchauffé  est  la  source  d'autant 
d'accidents  que  la  culbute  traditionnelle  du  poêle  portatif  ; 
infiniment  plus  de  conflagrations  sérieuses  sont  produites 
par  une  mauvaise  installation  de  fils  électriques  que  par  les 
classiques  lampes  à  huile  d'antan.  Mais  il  y  a  des  causes  qui 
demeurent  toujours  les  mêmes,  et  ce  sont  les  plus  graves:  les 
allumettes  et  les  cigares  ou  cigarettes.  Près  de  450  millions  de 
francs  de  pertes  n'ont  pas  d'autre  origine  que  l'insouciance  des 
fumeurs.  Toujours  est-il  qu'un  des  hauts  fonctionnaires  de 
l'Association  nationale  pour  la  protection  contre  le  feu  a 
pu  dire  en  toute  vérité  :  «  Le  reste  du  monde  se  demande 
avec  raison  si  l'Amérique  du  Nord  est  peuplée  d'incendiaires 
ou  si  c'est  une  nation  enfantine  dont  le  plus  grand  amusement 


364  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

consiste  à  jouer  avec  des  allumettes.  '  Et  ce  n'est  pas  seulement 
l'argent  qui  est  en  jeu  :  de  1 5  000  à  20  000  personnes  par  an, 
aux  Etats-Unis  et  au  Canada,  perdent  la  vie  dans  des  incen- 
dies? 

—  L'évêque  méthodiste  de  Chicago,  M.  Nicholson,  déplo- 
rait, il  y  a  quelque  temps,  dans  une  conférence  qui  fit  du  bruit, 
que  la  vie  humaine  ait  tant  perdu  de  sa  valeur  en  Amérique. 
Tout  le  monde  est  d'accord  avec  lui  quand  il  s'élève  contre 
l'inexcusable  insouciance  des  automobilistes  qui  fait,  dans 
nos  villes  notamment,  un  nombre  de  victimes  sans  cesse 
croissant.  Lorsque  ces  hallucinés  —  on  ne  sait  quel  nom  leur 
donner  —  vont  jusqu'à  tuer  557  personnes,  en  un  an,  dans  les 
rues  de  Chicago,  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
qu'un  vent  de  folie  passe  sur  nous  en  ce  moment.  Mais  le 
digne  prélat  regrette  aussi  amèrement  que  200  vies  aient 
été  sacrifiées  dans  de  simples  expériences  d'aviation.  Le 
prix  paraît  haut  :  toutefois,  la  chose  n'en  vaut-elle  pas  la  peine? 
Si  ion  se  plaçait  au  seul  point  de  vue  américain,  on  serait 
tenté  de  répondre  par  la  négative,  car  tout  ce  qui  se  rapporte 
à  l'aéronautique  semble  laisser  le  public  plutôt  froid.  Après 
les  exploits  des  frères  Wright,  et  pendant  l'emballement  qui 
s'attacha  à  l'aviation  militaire  au  moment  de  la  guerre,  il 
fut  prédit  que,  grâce  à  leur  esprit  d'entreprise,  les  Etats-Unis 
allaient  sans  nul  doute  prendre  la  prédominance  dans  l'empire 
des  airs.  Mais  il  n'en  a  rien  été.  Non  seulement  les  crédits 
de  l'aviation  militaire,  déjà  insuffisants  dans  l'exercice  précé- 
dent, furent  encore  diminués,  mais  l'aviation  commerciale 
ne  se  développe  pas.  On  parlait  d'établir  des  services  réguliers 
de  voyageurs  entre  les  grandes  villes  ;  certains  de  nos  vastes 
magasins  de  détail  essayaient  même  d'effectuer  leurs  livraisons 
à  la  campagne  par  avion.  De  tout  cela,  il  ne  reste  presque 
plus  rien.  Le  gouvernement  a  fait,  il  est  vrai,  les  plus  louables 
efforts  pour  organiser  des  lignes  postales  aériennes.  Ce  fut 
un  insuccès  complet.  Après  plusieurs  années  d'essais,  il  a  été 
démontré  que  le  coût  de  transport  d'une  tonne  de  courrier 
par  avion  montait  à  25  francs  par  mille  de  distance,  au 
lieu    de    7    sous   par    voie    ferrée  ;    bien    plus,   il  faut,  par 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  365 

air,  48  heures  à  une  lettre  pour  arriver  à  destination  de 
New-York  à  Chicago,  alors  que  par  chemin  de  fer  l'opération 
s'effectue  en  24  heures  au  maximum.  Les  pannes,  en  outre, 
et  les  accidents  sont  d'une  fréquence  inquiétante  dans  l  avia- 
tion postale.  Ces  faits  sont  un  peu  décourageante  car  le  ser- 
vice postal  paraissait  le  champ  d'activité  le  plus  simple  pour 
les  avions  commerciaux.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  les 
Américains,  évidemment,  ne  considèrent  pas  l'aéronautique 
comme  une  source  d'avantages  pécuniaires  suffisants  pour 
qu'il  vaille  la  peine  de  s'en  occuper  particulièrement. 

—  Sous  le  rapport  de  la  politique,  nous  assistons  à  une 
série  d'incidents  qui,  tout  regrettables  qu'ils  soient,  ont  leur 
côté  comique.  Le  président  Harding,  semble-t-il,  n'est  pas  plus 
heureux  que  son  prédécesseur  avec  le  Congrès.  Mais  la  situa- 
tion a  ceci  de  curieux  qu'il  a  cependant  affaire  à  un  parle- 
ment de  son  parti,  tandis  que  Wilson  avait  à  lutter  contre 
une  majorité  républicaine.  Est-ce  à  dire  que  l'on  se  trouve  en 
face  d'un  état  de  choses  devenu  inévitable  avec  nos  institu- 
tions parlementaires  ?  On  a  allégué  que  c'est  Wilson  qui 
a  gâté  ces  institutions  en  traitant  les  congressmen  comme  des 
écoliers  turbulents.  Toutefois  ceci  paraît  un  peu  enfantin. 
Le  mal  a  sans  doute  des  racines  plus  anciennes.  Le  foyer 
principal  du  trouble  est  au  Sénat  ;  or,  ce  corps  s'est  trans- 
formé peu  à  peu.  Il  coûte  aujourd'hui  si  cher  de  se  faire  élire 
sénateur  que  ces  fonctions  ne  peuvent  être  briguées  en  général 
que  par  des  hommes  riches,  c'est-à-dire,  très  souvent,  d'al- 
lures indépendantes,  autoritaires,  capricieuses.  Le  surnom 
donné  au  Sénat,  «  l'assemblée  des  millionnaires  »,  est  carac- 
téristique. Malheureusement,  ce  n'est  pas  tout.  Il  existe  au 
sein  du  Congrès  un  malaise  qui  a  son  origine  dans  une  sorte 
d'acuité  anormale  de  l'esprit  de  parti,  tendant  à  subordonner 
l'intérêt  général  à  celui  d'une  des  deux  grandes  divisions 
politiques  —  les  républicains  et  les  démocrates.  Depuis  trois 
ans  environ,  chacun  des  deux  partis  a  pris  à  tâche  de  battre 
en  brèche  systématiquement,  aveuglément,  toutes  les  mesures 
même  les  plus  utiles,  proposées  par  l'autre.  La  résultante  a 
été  une  neutralisation  d'efforts  —  ce  qu'on  a  désigné  ici  sous 


366  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

le  nom  de  do-nothingness  («  fainéantisme  »,  si  l'on  prend  le 
mot  dans  le  sens  étymologique).  Cette  perte  lamentable  de 
temps,  d'énergie,  et  aussi  de  l'argent  des  contribuables,  les- 
quels ne  paient  pas  leurs  représentants  pour  se  prendre  aux 
cheveux,  a  donné  lieu  à  la  formation  du  bloc.  Sous  le  couvert 
de  défense  des  intérêts  agricoles  fort  compromis  par  l'inac- 
tion du  parlement,  les  membres  de  cette  organisation,  répu- 
diant tout  esprit  de  parti,  ont  résolu  de  secouer  la  torpeur 
du  Congrès  par  tous  les  moyens  possibles  ;  c'est  pourquoi 
ils  bloquent  les  votes  ou  les  discussions,  augmentant  le  mal 
existant  de  façon  à  rendre  une  réaction  nécessaire.  Le  pro- 
cédé est  radical  —  on  pourrait  dire  héroïque  !  —  ;  il  rap- 
pelle ces  remèdes  empiriques  dont  on  dit  en  anglais  «  ^i7/ 
or  cure  »  (tue  ou  guéris).  Il  n'est  pas  étonnant  que,  dans  ces 
conditions,  le  public  ait  perdu  de  son  intérêt  en  l'œuvre  du 
Congrès.  La  ratification  des  fameux  traités  ne  passionne  per- 
sonne en  dehors  des  politiciens.  En  somme,  la  masse  des  Amé- 
ricains pensent  que  la  politique  extérieure  occupe  trop  de 
place  non  seulement  au  Congrès,  mais  au  sein  du  ministère 
à  un  moment  où  il  y  a  tant  de  questions  intérieures  à  régler. 
Ce  point  de  vue  est  peut-être  trop  étroit,  car  il  est  presque 
impossible  maintenant  aux  Etats-Unis  de  revenir  en  arrière 
après  être  sortis  de  leur  isolement  traditionnel  dans  la  poli- 
tique mondiale.  Sans  doute  ce  sentiment  de  fatigue  ne  se  serait 
pas  manifesté  dans  le  public,  si  nos  législateurs  n'avaient  pas 
consacré  trop  de  temps  à  ergoter  d'une  façon  oiseuse  sur 
la  Société  des  Nations,  l'Association  des  Nations,  et  les 
traités  issus  de  la  Conférence  de  Washington.  Ces  sujets 
ont  revêtu,  de  la  sorte,  une  apparence  d'exclusivité  qui  ne 
correspond  pas  à  la  réalité  des  faits.  D'autre  part,  toute  cette 
matière  manque  de  clarté,  et  les  erreurs  regrettables  commises 
par  le  Sénat  dans  le  vote  de  ratification  paraissent  donner 
raison  aux  gens  qui  disent  que,  si  les  traités  sont  assez  obscurs 
dans  leur  contexture  pour  amener  le  parlement  à  des  erreurs 
de  vote,  ils  ne  sauraient  inspirer  une  grande  confiance,  et 
font  craindre  des  complications  diplomatiques  pour  l'avenir. 
—  Parmi  les  ouvrages  susceptibles  d'intéresser  le  lecteur 


CHRONIQUE  AMÉRICAINE  367 

européen,  l'un  des  meilleurs  est  l'étude  publiée  par  M.  le 
docteur  Crothers  sur  Emerson,  How  io  study  Emerson  ^. 
L'auteur  réagit,  avec  raison,  contre  la  tendance  actuelle  à 
considérer  le  grand  écrivain  comme  un  apôtre  d'une  philo- 
sophie surannée,  et  comme  un  produit  particulier  de  la  Nou- 
velle Angleterre,  incapable  de  s'assimiler  les  aspirations  et 
l'esprit  des  plus  jeunes  Etats  de  l'Union.  Loin  d'être  parti- 
culariste,  Emerson  a  été  l'un  des  premiers  grands  penseurs 
d'Amérique  à  comprendre  le  West  et  à  prédire  ses  possibilités, 
mises  alors  en  doute  par  tant  de  gens.  Ce  qu'écrivait  l'auteur 
des  Représentants  de  V Humanité,  au  milieu  du  XIX^  siècle, 
est  tout  aussi  vrai  aujourd'hui  ;  peut-être,  à  notre  humble 
avis,  est-ce  la  raison  pour  laquelle  nos  contemporains,  avides 
de  nouveauté,  n'y  prêtent  plus  attention!  Quoi  qu'il  en  soit, 
l'étude  de  M.  Crothers  est  à  recommander  à  quiconque 
s'occupe  de  la  littérature  américaine. 

Dans  un  genre  bien  différent,  A  Taie  oj  the  Hill  People 
(Un  conte  des  habitants  des  collines),  par  le  lient. -colonel 
C.  Thomson,  sous  le  couvert  d'une  intrigue  entre  un  officier 
et  une  jeune  indigène  des  Philippines,  donne  un  aperçu  fort 
instructif  de  l'œuvre  accomplie  par  le  gouvernement  et  le 
capital  américains  dans  cette  colonie  ^. 

Tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'ancienne  colonie  française  de 
la  Louisiane  a  un  charme  particulier,  ressenti  par  les  Améri- 
cams  eux-mêmes.  Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  intéressant 
dans  cette  région,  ce  sont  les  contrastes.  Et  il  en  est  de  toutes 
sortes.  Dans  les  plantations,  des  procédés,  des  usages  archaï- 
ques se  constatent  à  côté  de  l'emploi  de  la  machinerie  la  plus 
moderne.  A  New-Orléans,  les  édifices  commerciaux  ou  publics, 
comparables  à  ceux  de  New- York,  font  un  étrange  effet  près 
de  ce  vieux  quartier  franco-nègre  où  se  parle  un  français  d'un 
autre  âge,  considérablement  détérioré.  Le  contraste  existe 
aussi  dans  le  tempérament  des  deux  races  en  contact.  Sur 
ce  dernier  point,  le  roman  de  M.  Start  Young,  Three  One 

1  The  Bobbs-Merrill  Co.  New-York. 
^  The  Mac  Millan  Co.  New-York. 


368  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Act  Plays  ^,  est  cligne  d'attirer  l'attention  du  lecteur  français. 
On  y  volt  aux  prises  les  divers  élénients  de  la  population 
locale  :  yankees,  créoles,  clergé  catholique,  et  même  les  Immi- 
grants Italiens  qui  affluent  en  Louisiane. 

La  Bohème  de  New- York  est  le  cadre  dans  lequel  se  déroule 
le  nouveau  roman  de  M.  Arthur  Strlnger,  The  Wine  of  Life  ^ 
L'Intrigue,  en  elle-même,  n'est  pas  très  nouvelle,  mais  l'Intérêt 
de  la  chose  est  que  le  héros  est  un  simple,  honnête  garçon  du 
Far  West  ;  et  cela  fait  ressortir  d'une  heureuse  façon  le  conflit 
entre  deux  types  extrêmes  d'Américains. 

Pour  en  finir,  notons  les  Modem  Economie  Tendencies,  de 
M.  Sydney  Reeves  *.  Ce  gros  livre  contient  en  somme  l'his- 
toire économique  des  Etats-Unis  du  début  du  XIX®  siècle 
à  la  grande  guerre.  D'après  cet  auteur,  les  troubles  actuels 
proviennent,  non  du  jeu  des  institutions  politiques  du  pays, 
mais  bien  de  l'imperfection  des  institutions  économiques. 
L'ouvrage  est,  en  définitive,  un  éloquent  plaidoyer  en  faveur 
d'un  facteur  trop  négligé  aujourd'hui  :  le  consommateur! 
Mais  il  montre  aussi  qu'une  grande  partie  du  mal  est  la  faute 
de  celui-ci,  qui  manque  d'esprit  d'organisation. 

George  Nestler  Tricoche. 


Chronique  allemande. 


Le  prophétisme  de  Walther  Rathenau.  —  Après  Rapallo.  —  Réflexions  d'Alle- 
mands, justes,  honnêtes  et  clairvoyants.  —  Un  livre  de  Rathenau  sur  le  "  Kaiser  ». 
—  Les  souvenirs  de  l'exilé  de  Wieringen.  —  La  correspondance  de  Richard 
Dehmel. 

La  figure  de  Rathenau,  le  négociateur  du  traité  de  Rapallo, 
est  au  premier  plan  de  l'actualité.  Les  journaux,  depuis  plu- 
sieurs semaines,  sont  remplis  de  sa  personne  et  de  ses  gestes. 
On  se  demande  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  veut,  cet  homme  énigma- 
tlque,  et  la  réponse  n'est  pas  facile.  Rathenau,  à  vrai  dire, 

'  Steward  Kidd  Co.  Cincinnati.  —  *  A.  Knopf.  New- York.  —  '  E.  P.  Dutton. 
New-York. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  369 

nous  a  abondamment  renseigné  sur  lui-même  :  on  connaît 
ses  livres,  dont  j'ai  parlé  ici  :  La  critique  du  temps,  La  méca- 
nique de  l'esprit.  Les  choses  qui  viennent.  Questions  du  temps  et 
A  la  jeunesse  allemande.  Rathenau  s'est  toujours  confessé 
dans  ses  livres  et  s'est  posé  en  réformateur  social  et  en  réfor- 
mateur politique.  Il  y  parle  sur  le  ton  de  l'apôtre,  du  mystique, 
et  il  se  proclame  idéaliste.  Il  défend  entre  autres  l'idée  que 
la  rénovation  économique  du  monde  doit  se  faire  par  l'esprit 
et  que  c'est  seulement  par  une  entente  sincère  et  une  colla- 
boration franche  entre  les  peuples  que  l'équilibre  social  en 
Europe  pourra  être  rétabli.  Rathenau  n'est  pas  démocrate, 
car  il  croit  à  la  nécessité  des  hommes  forts  pour  diriger  les 
Etats,  mais  il  est  persuadé  qu'un  jour  viendra  où  «  l'Etat 
moderne,  l'Etat  type,  travaillera  pour  le  bien  de  l'humanité  ». 
Il  renie  toutes  les  erreurs  du  passé  et  il  affirme  qu'il  travaille 
avec  courage  à  l'élaboration  de  la  société  nouvelle.  Il  veut  y 
travailler  au  sein  de  son  peuple,  dans  les  destinées  duquel  il 
a  foi.  Il  en  fait,  dans  son  Appel  à  la  jeunesse  allemande,  la 
confession.  «  Je  suis  un  Allemand  de  souche  juive,  dit-il. 
Mon  peuple  est  le  peuple  allemand,  ma  patrie  la  terre  alle- 
mande, ma  foi  la  foi  allemande,  qui  est  au-dessus  des  reli- 
gions. Cependant  la  nature  s'est  plu,  avec  un  sourire  capri- 
cieux et  une  bonté  autoritaire,  à  fondre  en  un  mélange  bouil- 
lonnant les  deux  sources  de  mon  sang  ancien  :  l'élan  vers 
le  monde  de  la  réalité  et  l'attachement  à  celui  de  l'esprit. 
Ma  jeunesse  s'est  écoulée  dans  le  doute  et  les  luttes,  car 
j'avais  conscience  de  ces  dons  opposés.  Mon  activité  était 
stérile  et  mes  pensées  erronées,  et  bien  des  fois  j'ai  souhaité 
que  le  char  se  rompît  lorsque  les  coursiers  s'emportaient 
en  des  déductions  contraires  et  que  la  fatigue  gagnait  mes 
bras.  L'âge  apaise.  La  volonté  excessive  n'est  pas  toujours 
brisée,  et  mon  activité  dans  la  vie  pratique  continue,  mais 
sans  poursuivre  des  buts  personnels.  Et  parfois  il  me  semble 
que  cette  activité  a,  dans  un  certain  sens,  fécondé  ma  pensée, 
et  que  la  nature  a  voulu  expérimenter  sur  moi  en  quelle 
mesure  la  vie  de  la  contemplation  et  celle  de  la  volonté  peuvent 
se  pénétrer  l'une  l'autre.  » 

BIBL.  UNIV.  CVI  25 


370  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Je  crois  Walther  Rathenau  sincère  dans  la  confession  qu'il 
nous  fait,  et  je  ne  mets  pas  en  cloute  que,  chez  lui,  les  inté- 
rêts moraux  l'emportent  sur  les  intérêts  matériels.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  sa  conduite  à  Gênes  semble  en  opposition 
avec  ses  principes.  N'est-ce  pas  en  homme  d'affaires  très 
réaliste  qu'a  agi  cet  homme  qui  se  proclame  un  grand  idéa- 
liste? Ce  que  beaucoup  d'Allemands  apprécient  en  lui,  c'est 
son  habileté  :  il  est  pour  la  foule  ein  kff^ger  Kopj.  D'autres 
vont  jusqu'à  dire  —  et  peut-être  n'ont-ils  pas  tout  à  fait  tort  — 
que  sa  manœuvre  diplomatique  est  une  combmaison  d'affa- 
riste  de  grande  envergure,  celle  d'un  brasseur  d'affaires, 
d'un  gros  commerçant  et  industriel  qui  entend  assurer  à 
son  pays  une  situation  privilégiée  en  Russie  sur  ses  concur- 
rents des  autres  pays.  Cela,  évidemment,  n'est  pas  pour  lui 
faire  tort  auprès  de  la  majorité  de  ses  compatriotes.  On  l'a 
bien  vu  à  la  joie  qu'a  manifestée  la  presse  allemande,  tant 
celle  de  gauche  que  celle  de  droite.  Même  la  Rôle  Fahne 
a  fait  chorus.  Il  est  vrai  que  c'est  dans  un  intérêt  de  boutique, 
car  elle  promet  monts  et  merveilles  aux  ouvriers  de  la  Répu- 
blique allemande  des  Conseils  qui  ne  manquera  pas  de 
surgir  bientôt,  grâce  à  cet  accord.  A  l'autre  bout  du  champ 
politique,  M.  Stinnes  et  ses  acolytes,  qui,  eux,  n'ont  pas  peur 
du  bolchévisme,  jubilent  de  voir  s'ouvrir  un  vaste  débouché 
aux  locomotives  et  aux  machines  agricoles  sorties  de  leurs 
ateliers.  Se  moquant  de  la  politique,  ils  ne  poursuivent  qu  un 
but  :  faire  dans  la  Russie  soviétique  des  opérations  avantageuses 
et  de  fructueux  placements.  Si  Walther  Rathenau  est  vraiment 
l'idéaliste  qu'il  croit  être,  il  doit  faire,  déjà  maintenant,  de 
singulières  réflexions.  Ne  se  rend-il  pas  compte  que  son  acte 
a  subitement  empoisonné  l'atmosphère  internationale  à  Gênes? 
Où  est  maintenant  l'unité  européenne  qu'il  appelait  de  ses 
vœux?  A  sa  place,  l'ère  des  tractations  interlopes  a  commencé. 
Elles  vont  continuer.  Un  témoin  vient  de  décrire  les  opéra- 
tions louches  et  les  marchandages  qui  se  font  entre  les  peuples. 
Le  traité  russo-italien  est  prêt  ;  un  pacte  russo-hongrois  est 
annoncé  ;  les  Tchéco-Slovaques,  qui  ne  veulent  pas  être  en 
reste,  préparent  un  accord,  et  d'autres,  vraisemblablement, 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  371 

les  suivront.  Tant  il  y  a  que  cette  conférence,  qui  devait  uni- 
quement dresser  des  pactes  européens,  fait  éclore  toute  une 
floraison  de  pactes  isolés  qui  seront  en  rivalité  les  uns  avec 
les  autres. 

Tous  les  Allemands  ne  trouvent  pas  cette  politique  noble 
et  digne,  et  plusieurs  même  se  demandent  si  elle  est  bien 
habile.  Avec  raison,  ils  jugent  que  la  paix,  dont  on  a  tant  besoin 
en  Europe,  est  pour  longtemps  ajournée  ;  ils  assurent  qu'il 
y  avait  un  moyen  primordial  d'assurer  cette  paix,  c'était, 
pour  l'Allemagne,  d'exécuter  loyalement  les  réparations  que 
la  France  attend.  C'est  dans  la  petite  bourgeoisie  et  chez  bon 
nombre  d'ouvriers,  c'est  chez  les  syndicats  allemands  socia- 
listes et  chrétiens  que  ces  voix  se  font  surtout  entendre,  et 
elles  proclament  du  même  coup  que  la  paix  ne  pourra  se  faire 
en  Europe  que  par  le  règlement  de  cette  épineuse  question. 
Eh  oui,  il  y  a  en  Allemagne  d'honnêtes  gens  qui  disent  cela 
et  qui  ajoutent  même  :  «  Si  nous  ne  pouvons  effectuer  les 
paiements  en  espèces,  faisons  le  sacrifice  de  céder  à  la  France 
le  bassin  de  la  Sarre  qu'elle  occupe  déjà,  avant  qu'elle  vienne 
encore  nous  enlever  celui  de  la  Ruhr.  » 

On  peut  se  faire  une  idée  de  la  colère  que  de  telles  paroles 
doivent  exciter  chez  certains  hommes  d'affaires  allemands. 
Et  pourtant,  ce  sont  ces  simples  qui  voient  clair.  Rathenau, 
par  son  coup  de  Jarnac  à  Gênes,  a  négligé  tout  simplement 
ces  impondérables  auxquels  Bismarck,  ce  grand  réaliste, 
donnait  tant  d'importance  dans  les  choses  de  la  politique. 
C'est  précisément  parce  qu'il  était  vraiment  réaliste  que 
Bismarck  veillait  à  mettre  ces  impondérables  dans  son  jeu. 
Plût  au  ciel  que  Rathenau  se  fût  inspiré  de  son  exemple! 

Nous  sommes  d'autant  plus  en  droit  de  nous  étonner  de 
la  chose  que,  dans  deux  ouvrages  qu'il  vient  de  publier, 
La  triple  révolution,  essais  politiques,  et  le  Kaiser,  Walther 
Rathenau  relève  avec  une  singulière  perspicacité  toutes  les 
fautes  politiques  du  régime  qui,  en  Allemagne,  a  sombré 
après  la  guerre.  Son  livre  sur  le  Kaiser,  qui  a  eu  du  coup 
cinquante  éditions  et  dont  on  vient  de  donner  une  version 


372  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

française  \  est,  à  cet  égard,  particulièrement  significatif. 
Mais  comme  aussi  ce  livre  nous  montre  quel  esprit  subtil, 
fuyant  et  plein  de  contradictions,  est  celui  de  son  auteur  ! 
Walther  Rathenau,  cet  homme  d'affaires  qu'on  croirait  d'es- 
prit si  précis,  est,  quand  il  écrit,  singulièrement  nébuleux. 
Il  se  plaît  à  entourer  sa  phrase  d'obscurités  et  laisse  presque 
au  lecteur  le  soin  de  conclure.  J'ajoute,  du  reste,  que  son  livre 
ne  vise  pas  à  nous  donner  un  portrait  de  Guillaume  II,  mais 
à  nous  expliquer  sa  mentalité.  Ayant  eu  l'occasion  de  voir 
de  près  l'empereur  une  vingtaine  de  fois,  entre  les  années 
1901  et  1904,  il  eut  l'idée,  à  la  suite  des  entretiens  qu'il  eut 
avec  lui,  d'écrire  un  «  essai  de  psychologie  des  souverains  ». 
Il  a  vu,  en  effet,  chez  cet  homme,  un  type  accompli  de  la  défor- 
mation que  la  pratique  du  métier  de  roi  développe  chez  les 
humains.  Il  insiste  sur  l'éducation  particulière  que  ces  hommes 
reçoivent  et  sur  l'ignorance  dans  laquelle  ils  sont  tenus  plus 
tard  par  leurs  ministres  et  leurs  courtisans,  qui  ont  intérêt 
à  ne  pas  les  éclairer.  La  chose  n'est  sans  doute  pas  vraie  pour 
tous  les  souverains,  mais  elle  l'est  pour  Guillaume  II.  A  cet 
égard,  le  morceau  satirique  de  Rathenau  sur  l'empereur  déchu 
est  intéressant.  Mais  quelle  absence  de  piété  filiale,  ou  même 
simplement  de  pitié,  chez  cet  homme  qui,  par  ailleurs,  se 
vante  d'être  profondément  allemand!  Tout  au  cours  de  ce 
petit  livre  circule  une  ironie  qu'Heine  déjà  avait  en  parlant 
de  l'Allemagne  et  qui  trahit  non  l'Allemand,  mais  l'Hébreu 
et  l'étranger.  Il  y  a,  certes,  de  jolies  pages  dans  cette  subtile 
esquisse,  celles,  par  exemple,  sur  la  psychologie  de  l'Etat 
prussien,  sur  la  «  réalité  dynastique  »  en  Prusse,  sur  la  ma- 
nière dont  cette  «  réalité  »  est  devenue  une  acquisition  alle- 
mande, sur  la  glorification  des  héros  prussiens  selon  l'évangile 
des  historiens  impérialistes,  sur  la  religion  de  Guillaume  II. 
«  comptabilité  morale  et  religieuse,  procédant  par  doit  et 
avoir».  On  voit  bien  où  Rathenau  veut  en  venir  avec  ses  dires. 
Il   veut  prouver  que   Guillaume  II,   pour   homme   moderne 

^  Le  Kaistr.  Quelque*  méditations,  traduit  par  David  Roget,  avec  on  avant'pro* 
po9  de  Félix  BerUux.  B&Ie.  les  éditions  du  Rhin.  1922. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  373 

qu'il  se  donnât,  était  en  réalité  un  homme  du  moyen  âge,  et 
que  son  germanisme  était  une  combinaison  de  légendes 
germaniques  et  de  réalisme  prussien  lucide  et  guerrier. 
Forcément  à  ses  yeux  devait  sortir  de  là  un  nationalisme 
agressif  et  turbulent  qui  devait  mettre  un  jour  le  feu  aux 
poudres  dans  l'univers.  On  sent  aussi  que  Walther  Rathenau 
a,  dans  son  écrit,  le  dessein  louable  d'extirper  de  cette  Alle- 
magne féodale,  façonnée  par  les  Hohenzollern,  ce  qu'elle  a 
d'archaïque  et  de  vétusté  pour  en  faire  un  Etat  vraiment 
moderne.  Il  voudrait,  comme  il  dit,  «  la  ramener  au  point 
où  les  Allemands  cessèrent  d'être  allemands  pour  devenir 
berlinois,  et  reprendre  conscience  de  sa  mission  spirituelle 
{geistige  Sendung),  la  seule  chose  qui  puisse  lui  rendre  le 
prestige  qu'elle  a  perdu  ».  Sachons  gré  à  M.  Rathenau  de  sa 
perspicacité  et  de  l'ardeur  qu'il  met  maintenant  à  propager 
ses  idées.  Il  est  de  ces  rares  Allemands  auxquels  la  guerre 
a  appris  quelque  chose.  M.  Félix  Bertaux,  qui  a  mis  un  avant- 
propos  à  son  livre  sur  le  Kaiser,  résumant  cet  examen  de 
conscience,  écrit  :  «  Il  faut  que  le  peuple  allemand  se  connaisse, 
qu'il  reconnaisse  les  erreurs  dans  lesquelles  il  était  engagé. 
Il  lui  manque  ce  qu'il  se  flattait  de  posséder  :  un  pouvoir  d'o- 
rientation. D'autres  peuples  ont  ce  qu'il  faut  pour  créer  une 
civilisation,  pour  introduire  une  norme,  pour  l'imposer  : 
ils  sont  formés.  L'Allemand  demeure  amorphe,  incapable  de 
se  donner  sa  forme  à  lui,  de  figurer  quoi  que  ce  soit.  » 

Walther  Rathenau  n'avait  pas  dit  autre  chose  dans  sa 
Neue  Gesellschaft,  où  il  reconnaît  que  l'Allemand  n'a  été  créa- 
teur dans  aucun  domaine  de  la  vie  moderne,  ni  dans  l'art, 
ni  dans  la  science  militaire,  ni  dans  les  grandes  entreprises 
industrielles  ou  financières.  Il  a  souvent  perfectionné  ce  que 
d'autres  ont  trouvé,  mais  il  n'a  jamais  donné  l'impulsion. 

—  L'exilé  de  Wieringen  semble  avoir  assez  de  la  solitude 
de  son  île.  Pour  remplir  ses  loisirs  pendant  les  premiers  temps 
de  sa  retraite,  il  forgeait,  chez  le  forgeron  du  village,  des 
fers  à  cheval  qu'il  donnait  en  cadeau  à  ses  amis  et  partisans. 
C'était  une  manière  de  se  rappeler  à  leur  souvenir.  Bientôt, 
lassé  de  ce  métier,  il  a  fait  parler  de  lui  d'une  autre  manière. 


374  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Impatient  de  rentrer  dans  son  pays,  il  donnait  à  entendre 
qu'il  pourrait  fort  bien  prêter  le  serment  de  fidélité  à  la  nou- 
velle république  allemande,  pourvu  qu'on  lui  permît  de  venir 
loger  à  Oels  en  Silésie,  dans  le  château  qui  est  la  propriété 
des  Hohenzollern.  L'homme  de  la  «  guerre  fraîche  et  joyeuse  » 
ne  voulait  point  qu'on  doutât  de  la  sincérité  de  ses  sentiments 
libéraux  et  démocratiques.  On  se  souvient  de  la  lettre  qu'il 
écrivit  au  professeur  Zom  de  l'université  de  Bonn,  où  il  disait 
que  la  forme  de  gouvernement  lui  était  indifférente  et  que, 
puisque  le  peuple  allemand  avait  accepté  la  constitution  de 
Weimar,  il  fallait  s'incliner  devant  sa  volonté.  On  se  rappelle 
aussi  cette  autre  lettre  qui  faisait  connaître  au  monde  «  que 
chaque  époque  avait  sa  propre  physionomie  et  que  les  hommes 
qui  s'attachent  aux  institutions  périmées  du  passé  courent  le 
danger  de  voir  la  roue  de  l'histoire  leur  passer  sur  le  corps 
et  les  écraser  ». 

Voyant  que,  malgré  ses  épîtrcs,  la  porte  de  la  patrie  lui 
restait  obstinément  fermée,  l'ex-kronprinz  s'est  avisé  d'un 
autre  moyen  :  il  a  chargé  un  de  ses  amis  de  faire  sa  louange 
sous  forme  de  Souvenirs,  rédigés  d'après  des  notes,  des  docu- 
ments et  un  journal  intime  qu'il  a  fournis  ^  Dans  une  lettre 
autographe,  reproduite  en  fac-similé,  le  prince  explique  ainsi 
son  but  :  '<  Ce  sont,  dit-il,  des  feuilles  sans  prétention  qui 
exposent  mon  développement  jusqu'à  ma  maturité,  des  sou- 
venirs de  rencontres  avec  des  personnalités  considérables,  et 
qui  font  comprendre  la  position  que  j'ai  prise  dans  les  grandes 
questions  politiques  qui  ont  précédé  la  guerre,  enfin  des  notes 
sur  cette  guerre  elle-même  et  sur  les  fatales  journées  de  novem- 
bre 1918.  Œuvre  fragmentaire,  à  laquelle  il  manque  le  dernier 
poli,  mais  qui  a  déjà  son  unité.  C'est  avec  ces  matériaux, 
dont  vous  avez  déjà  eu  connaissance  à  Wieringen,  que  je  vous 
prie  de  faire  un  livre.  Je  vous  laisse  carte  blanche  pour  le  faire 
comme  vous  voudrez.  » 

On  ne  peut  être  plus  aimable  envers  un  homme  entre  les 

'  Errinnerungen  des  Kronprinzcn  Wilhdm.  Aus  dcn  Aufzeichnungen,  Doku- 
menten.  Tagebùchem  undGcsprSchen,  herausgegeben  von  Karl  Rosncr.  Stuttgart 
und  Berlin,  Cottasche  Buchhandlung  Nachfolger.  1922. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  375 

mains  duquel  on  remet  son  sort.  Evidemment,  Tex-kronprinz 
veut,  par  cet  intermédiaire,  se  refaire  une  virginité  auprès 
du  Michel  allemand  dont  il  connaît  la  légendaire  crédulité,  et 
Karl  Rosner  accepte  cette  mission  avec  zèle.  Discrètement, 
il  fait  entendre  que  le  jeune  prince  ne  fut  pas  toujours  d'accord 
avec  son  père  qui,  systématiquement,  le  tenait  à  l'écart  des 
affaires  publiques.  II  rapporte  que,  tout  enfant,  il  vit  deux 
fois  Bismarck,  et  que  ces  entrevues  lui  laissèrent  une  impres- 
sion profonde,  ce  qui  semble  indiquer  que  s'il  avait  été  à  la 
place  de  son  père,  jamais  il  n'eût  mis  à  la  porte  ce  serviteur 
génial  qui  avait  fait  la  grandeur  de  l'Allemagne.  Il  relate  aussi 
qu'à  cinq  ans,  il  eut  la  vision  de  la  puissance  de  l'Angleterre, 
ce  qui  revient  à  dire  qu'il  considérait  comme  insensé  qu'on 
fît  la  guerre  à  ce  colosse.  N'aimait-il  pas,  du  reste,  son  grand- 
oncle  Edouard  et  n*a-t-il  pas  toujours  pensé  que  les  institu- 
tions constitutionnelles  anglaises  étaient  une  meilleure  forme 
de  gouvernement  qu'un  empire  militaire  à  grand  fracas? 
Evidemment  le  prince  oublie  qu'en  certaines  circonstances, 
il  tint  un  langage  diamétralement  opposé,  notamment  lors  de 
l'affaire  de  Saverne,  mais  il  prétend  qu'on  n'a  cessé  de  mal 
interpréter  ses  sentiments,  par  exemple  à  l'occasien  du  fa- 
meux toast  au  régiment  de  hussards  à  Dantzig,'qui  était  bien 
loin  de  signifier  ce  qu'on  a  prétendu.  N'a-t-il  pas,  du  reste, 
montré  à  maintes  reprises  qu'il  n'avait  jamais  été  partisan 
de  la  politique  impériale  et  qu'il  avait  constamment  été  par- 
tisan de  l'alliance  anglaise? 

Il  y  a  tout  un  chapitre  sur  la  débâcle  allemande,  auquel  il 
vaudrait  la  peine  de  s'arrêter.  Contentons-nous  de  dire  que 
le  prince  se  pose  en  victime,  une  victime  qu'on  n'a  jamais 
consultée  et  qu'on  a  tenue  systématiquement  à  l'écart.  Dès 
lors,  saurait-on,  en  justice,  le  rendre  responsable  des  événe- 
ments ?  Et  le  prince  de  conclure  :  «  Alors  qu'une  volonté  de 
fer  aurait  dû  bondir  et  s'imposer,  alors  que  toutes  les  forces 
restées  saines  auraient  dû  s'unir  pour  une  forte  action,  rien 
ne  fut  fait.  » 

Le  plaidoyer,  on  le  voit,  ne  manque  pas  d'habileté.  Con- 
vaincra-t-il  le  peuple  allemand?  Ça,  c'est  une  autre  question. 


376  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

—  Que  n'a-t-il  alors  exprimé  ses  sentiments  comme  le  fit 
Richard  Dehmel,  poète  qui,  à  cinquante  ans,  s'engagea  comme 
volontaire  pour  faire  la  guerre,  et  qui,  au  moment  de  la  débâcle, 
réclama  avec  chaleur  la  guerre  nationale,  appelant  le  peuple 
allemand  aux  armes,  pour  défendre  le  sol  de  la  patrie  contre 
l'invasion.  On  sait  que  cette  voix  resta  sans  écho.  Dans  les 
dernières  pages  du  journal  qu'il  a  publié,  Dehmel  crache  son 
mépris  à  la  face  de  son  peuple.  Il  ne  survécut  pas  au  chagrin 
que  lui  causa  cette  défection,  et  peu  après  la  publication  de 
son  livre,  jugeant  qu'il  n'avait  plus  de  raison  de  vivre,  il  se 
laissa  mourir.  Aujourd'hui  on  publie  la  correspondance  de  ce 
poète  qui  fut  un  grand  caractère.  Mais  pourquoi  n'avoir  point 
donné  cette  correspondance  intégrale,  ou  plutôt  l'avoir  cir- 
conscrite entre  les  années  1883  et  1902^?  Je  crois  en  deviner 
la  raison.  Comme  on  veut  surtout,  au  travers  de  ces  lettres, 
faire  le  portrait  de  l'écrivain,  on  a  trouvé  que  sa  figure  ressor- 
tirait avec  plus  de  netteté  si  on  choisissait  la  période  de  ses 
années  de  formation  et  celle  de  sa  grande  fécondité  littéraire. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'écrivain  qui  est  intéressant 
dans  Dehmel,  c'est  aussi,  et  je  dirai  même  c'est  surtout  l'homme. 
Au  reste,  il  faut  s'en  prendre  à  Dehmel  lui-même,  qui  prépara 
ces  lettres  pour  la  publication.  Sa  correspondance  fut  énorme, 
et  un  choix  s'imposait.  Lui-même  fit  ce  choix.  Sans  fausse 
modestie,  il  croyait  que  ses  lettres  faisaient  partie  de  son 
œuvre.  «  Dans  mes  lettres,  disait-il,  j'ai  fait  bien  des  confes- 
sions qui  n  ont  pas  trouvé  place  dans  mes  livres.  Elles  sont 
comme  la  maison  que  j'ai  construite,  des  formes  d'expression 
de  mon  être,  des  pK)rtions  de  mon  activité  d'écrivain.  Si, 
comme  je  le  crois,  mon  œuvre  dure,  mes  lettres  en  sont  une 
partie  naturelle  et  elles  méritent  ainsi  d'être  conservées  au 
même  titre  que  ma  maison.  » 

Il  y  a  fort  à  glaner  dans  cette  correspondance  riche  en  faits 
de  toute  sorte,  et  qui  révèle  un  esprit  singulièrement  hardi 
et  courageux.   Dehmel   n'hésite  jamais  à  dire  tout  ce  qu'il 

*  Richard  Dehmel.  Amgewàhlie  Briefe  aus  dm  Jahren  1883  bis  1902.  Berlin. 
S.  Fischer  Verlag.  1922. 


CHRONIQUE  ALLEMANDE  377 

pense,  même  au  risque  de  scandaliser  les  gens.  Je  ne  sais  si 
écrivain  a  jamais  eu  plus  de  franchise  sur  soi-même.  C'en 
est  parfois  gênant  pour  le  lecteur  :  saint  Augustin  et  Rousseau 
n'ont  pas  été  plus  loin  dans  leurs  «  Confessions  ».  Il  ne  s'humilie 
point,  du  reste  :  la  chose  est  pour  lui  toute  naturelle.  Sensuel, 
fougueux  et  emporté,  il  veut  qu'on  l'accepte  tel  qu'il  est  : 
c'est  un  volcan  qui  bout,  lance  des  flammes  et  des  scories. 
Et  quel  superbe  tempérament  !  Parfois  il  fait  songer  à  Danton. 
A  quelqu'un  qui  lui  demandait  sa  biographie  pour  une 
anthologie,  il  répondait  :  «  Ecrivez  sur  moi  :  il  est  né  le  18  no- 
vembre 1863,  il  a  une  femme  et  deux  enfants,  il  n'appartient 
pas  à  une  Eglise  et  n'a  pas  de  patrie  ;  il  croit  à  l'humanité  et 
il  est  à  présumer  qu'il  ne  mourra  pas  de  sitôt.  »  On  songe, 
en  lisant  ces  mots,  aux  paroles  du  tribun  sur  l'échafaud  : 
«  Tu  montreras  ma  tête  au  peuple,  elle  en  vaut  la  peine.  » 
Dehrael  savait  ce  qu'il  valait  et  ne  le  cachait  point.  Il  n'y  a 
pourtant  pas  de  jactance  dans  ses  propos.  Certains  esprits 
délicats  pourront  trouver  un  peu  libres  les  détails  qu'il  donne 
sur  sa  vie  amoureuse,  mais  c'était  pour  lui  un  besoin  et  comme 
une  forme  de  son  activité  littéraire.  Il  est,  dans  ses  lettres, 
I  homme  de  son  poème  Venus  consolatrix.  L'excès  était  à  ses 
yeux  un  signe  de  force  et  de  santé.  «  Je  n'aime  pas  les  natures 
élégiaques  et  chlorotiques  »,  dit-il  quelque  part.  Il  n'aimait 
pas  non  plus  la  littérature  sentimentale  et  douceâtre,  ce  qu'il 
appelle  la  «  Siisslichkeit  ».  Une  chose  intéressante  de  sa  corres- 
pondance, c'est  les  jugements  qu'il  porte  sur  ses  contemporains  : 
il  est  très  exclusif  dans  ses  goûts  et  sévère  pour  tous  les  écri- 
vains allemands,  Sudermann,  entre  autres,  qui  ne  se  ratta- 
chaient pas  au  groupe  naturaliste  dont  il  était,  avec  Liliencron, 
le  représentant  le  plus  caractéristique.  Qui  voudra  étudier 
l'histoire  du  mouvement  littéraire  en  Allemagne  de  1885  à 
1900  environ,  trouvera  là  des  documents  importants. 

Antoine  Guilland. 


378  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 


Chronique   politique. 


La  G>nférence  de  Gènes.  (Suite  et  fin.) 

La  conférence  de  Gênes  m'avait  toujours  laissé  des  doutes, 
aussi  l'événement  ne  m'a-t-il  pas  réservé  de  déception. 

Non  pas  qu'il  n'y  eût  rien  à  faire.  L'état  de  l'Europe  exige 
qu'on  travaille  pour  elle  ;  et  il  est  impossible  d'admettre 
que,  par  un  effort  collectif  et  s'inspirant  de  bonne  volonté, 
des  représentants  de  toutes  les  nations  ne  puissent  pas  amé- 
liorer en  quelque  mesure  la  situation  des  changes,  développer 
les  relations  commerciales,  faciliter  ou  accélérer  les  transports. 
C'est  de  cela  que  se  sont  occupées  à  Gênes  les  commissions 
dites  techniques  et  ceux  qui  ont  suivi  de  près  leurs  travaux 
apprécient  très  haut  la  peine  qu'elles  se  sont  donnée  et  sont 
persuadés  qu'elle  ne  s'est  pas  dépensée  en  vain.  Il  est  seule- 
ment regrettable  que  les  honorables  membres  de  ces  comités 
n  aient  pu  qu'offrir  de  simples  conseils  dont  les  gouverne- 
ments feront  ce  qu'ils  voudront  :  ils  n'ont  fait,  alors,  que 
recommencer  le  travail  du  congrès  de  Bruxelles  réuni  sous  les 
auspices  de  la  Société  des  Nations.  Souhaitons  quand  même 
que  leur  action  ait  des  résultats  plus  tangibles. 

Mais,  SI  utile  qu'eût  été  leur  œuvre,  il  n'était  pas  en  leur 
pouvoir  de  décider  du  succès  de  la  conférence.  La  grosse  ques- 
tion, en  effet,  n'était  pas  du  domaine  économique  :  elle  appar- 
tenait à  la  politique.  M.  Lloyd  George  s'était  mis  une  fois 
pour  toutes  dans  la  tête  que  le  relèvement  du  continent  dépen- 
dait de  la  reprise  des  rapports  avec  la  république  des  Soviets. 
Il  suffisait  à  ses  yeux,  pour  tout  réparer,  que  les  maîtres  de 
Moscou  admissent  un  certain  nombre  d'obligations  en  faveur 
de  ceux  qu'ils  avaient  dépossédés,  reconnussent  quelques- 
uns  des  grands  principes  sur  lesquels  reposent  les  sociétés 
actuelles.  Alors,  les  produits  industriels  des  pays  occidentaux 
trouveraient    dans    l'immense    Russie    un    marché     illimité  : 


CHRONIQUE  POLITIQUE  379 

le  blé,  le  lin,  les  métaux  et  le  pétrole  afflueraient  de  nouveau 
dans  les  entrepôts  de  l'Europe  ;  un  souffle  de  prospérité 
passerait  sur  les  nations  durement  éprouvées  et  le  gouverne- 
ment des  Soviets,  guéri  au  contact  d'amis  sages,  ne  se  servi- 
rait plus  de  son  pouvoir  que  pour  le  bien  du  pays  dont  il 
deviendrait  le  maître  légitime.  Alors  la  gloire  de  M*  Lloyd 
George  dépasserait  celle  de  tous  les  grands  hommes  d'Etat 
de  l'histoire  ;  il  aurait  rendu  à  l'humanité  un  service  comme 
elle  n'en  avait  jamais  reçu. 

Le  projet  était  beau  ;  il  était  décevant  aussi.  On  peut  se 
demander  d'abord  par  quel  miracle  la  reprise  des  relations 
avec  une  contrée  parfaitement  ruinée,  dont  la  remise  en  valeur 
nécessiterait  des  capitaux  énormes,  assurerait  à  l'Europe 
restée  saine  des  avantages  économiques  immédiats  ou  pro- 
chains. Mais  la  plus  grande  difficulté  n'est  pas  là  :  elle  réside 
en  ceci  que  les  bolchévistes  ne  peuvent  pas  faire  les  conces- 
sions qu'on  réclame  d'eux  et  se  placer  sur  le  terrain  où  on  les 
attend.  Leur  régime  est  fondé  sur  un  certain  nom  bre  de  données 
communistes  qu'ils  ne  peuvent  désavouer  sous  peine  de  perdre 
toute  base  et  tous  moyens  d'action.  A  essayer  de  payer  leurs 
dettes,  ils  achèveraient  de  se  ruiner  ;  à  reconnaître  les  droits 
des  anciens  propriétaires,  ils  s'enlèveraient  la  ressource  de 
tirer  de  l'argent  de  spéculateurs  nouveaux  ;  à  admettre  les 
bases  sur  lesquelles  reposent  les  sociétés  bourgeoises,  ils  per- 
draient leur  clientèle  au  dehors  et  devraient  abandonner 
l'espoir  de  cette  révolution  mondiale  qui  est  le  but  de  leurs 
efforts. 

Sans  doute  M.  Lénine,  en  face  de  la  faillite  de  son  système, 
a  proclamé  la  nécessité  de  faire  de  nouveau  appel  à  l'énergie 
individuelle,  il  a  fait  de  basses  avances  au  capital  étranger  ; 
mais  ce  ne  sont  là  que  manœuvres  et  intrigues.  Dans  ses  dis- 
cours, le  dictateur  de  Moscou  a  déclaré  que,  si  le  manque  de 
préparation  de  la  nation  russe,  qui  n'était  pas  encore  mûre 
pour  le  régime  paradisiaque  qu'il  lui  offrait,  l'obligeait  à 
diverses  dérogations,  il  ne  s'agissait  là  que  d'un  recul  straté- 
gique qui  précédait  de  peu  la  reprise  définitive  de  l'offensive. 
Il  se  réservait  du  reste  de  tromper  ceux  qu'il  cherchait  à  séduire, 


380  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

car  l'orthodoxie  bolchéviste  déclare  tous  les  moyens  légitimes 
vis-à-vis  du  capitalisme  détesté....  Dès  lors  il  y  a  quelque 
naïveté  à  demander  à  la  bande  de  Moscou  de  prendre  des 
engagements  précis,  de  fournir  des  garanties  ;  elle  ne  le  fera 
pas  :  ce  serait  se  démolir  elle-même. 

C'est  pour  cela  qu'à  Gênes  on  a  piétmé  cinq  semaines 
durant  à  la  recherche  d'un  but  qu'on  ne  pouvait  pas  atteindre. 
Le  système  de  traiter  toutes  les  grosses  affaires  dans  des  con- 
ciliabules étroits  a  aggravé  un  désordre  déjà  fort  intéressant 
sans  cela. 

On  ne  peut  certes  pas  accuser  les  puissances  de  l'Entente 
de  n'y  avoir  pas  mis  de  la  bonne  volonté.  Le  mémorandum  du 
2  mai  indiquait  un  louable  désir  de  venir  en  aide  à  la  Russie 
dévastée  ;  il  ne  négligeait  rien  pour  ménager  les  suscepti- 
bilités des  chefs  bolchévistes  ;  il  allait  même  jusqu'à  admettre 
des  dérogations  à  la  reconnaissance  de  la  propriété,  principe 
que  l'on  croyait  indispensable  à  la  vie  de  nos  sociétés  modernes. 
La  réponse  russe  n'a  tenu  aucun  compte  de  ces  bonnes  inten- 
tions. Elle  a  été  un  refus  aussi  catégorique  que  possible.  Mais 
comme  il  fallait  donner  des  raisons,  les  rédacteurs  du  docu- 
ment ont  fait  des  appels  assez  malheureux  à  l'histoire,  ils  ont 
affirmé  des  principes  et  entrepris  de  prouver  que  c  étaient 
eux  qui  restaient  sur  le  terrain  de  la  franchise  et  de  l'honnê- 
teté. Le  tout  constituait  un  manifeste  communiste  fort  ori- 
ginal que  les  journaux  du  monde  entier  se  sont  hâtés  de  repro- 
duire pour  le  plus  grand  avantage  de  la  propagande  bolché- 
viste. 

Les  choses  en  étant  là,  la  simple  logique  aurait  voulu 
qu'on  liquidât  une  situation  désormais  sans  issue.  Puisque 
des  deux  côtés  on  avait  dit  le  dernier  mot,  il  fallait  reconnaître 
qu'aucune  conciliation  n'était  possible  entre  deux  systèmes 
politiques  et  sociaux  aussi  différents  l'un  de  l'autre  que  le  jour 
et  la  nuit.  Et  la  conférence  aurait  au  moins  abouti  à  un  résultat 
positif.  Mais  cela  ne  faisait  pas  l'affaire  des  grands  hommes 
qui  avaient  lancé  l'entreprise  :  ils  auraient  dû  reconnaître 
que  leur  sagesse  était  en  défaut  ;  et  comme,  durant  tout  le 
cours  de  l'aventure,  ils  n'avaient  cessé  de  regarder  vers  leur 


CHRONIQUE  POLITIQUE  381 

parlement  ou  leurs  électeurs,  ils  devaient  sauver  la  face  à 
tout  prix.  De  là  l'institution  de  ce  double  comité  d'experts 
qui  se  réunira  à  La  Haye,  reprendra  toute  la  question  des 
rapports  entre  la  république  des  Soviets  et  les  puissances 
«  capitalistes  »  et  cherchera  à  réussir  là  où  chefs  de  gouverne- 
ment et  ministres  ont  tristement  échoué.  Et  comme  il  con- 
vient que  cette  activité  si  utile  ne  soit  pas  troublée  par  des  bruits 
de  guerre,  les  Etats  de  l'Europe  orientale  se  sont  engagés  à  signer 
un  pacte  de  non-agression  dont  les  salutaires  effets  s'exerce- 
ront pendant  environ  huit  mois.  Voilà  tout  ce  qui  reste,  au 
point  de  vue  politique,  de  la  conférence  de  Gênes  et  des  grands 
espoirs  d'une  reconstitution  de  l'Europe  dans  la  paix  et  la 
prospérité. 

Cette  œuvre  est -elle  bonne,  vaut-il  la  peine  de  s'en  vanter  ? 
La  plupart  des  hommes  d'Etat  qui  avaient  assisté  aux  déli- 
bérations ont  estimé  que  oui.  Dans  la  séance  de  clôture,  ils 
ont  échangé  des  congratulations  et  célébré  les  mérites  de 
l'entreprise  défunte.  MM.  Lloyd  George  et  Schanzer  se  sont, 
comme  de  juste,  signalés  par  leur  optimisme  ;  ils  ont  désigné, 
comme  l'héritière  de  celle  de  Gênes,  la  conférence  de  la  Haye 
qui  mettrait  le  point  final  à  l'œuvre  si  heureusement  commencée 
et  se  sont  réjouis  du  grand  pas  que  le  pacte  faisait  faire  à  l'hu- 
manité, sur  la  voie  bénie  de  la  paix. 

Il  m'est  impossible  de  partager  cet  enthousiasme.  A  la 
Haye,  les  mêmes  difficultés  se  présenteront  qu'à  Gênes  et, 
à  moins  que  les  négociateurs  en  présence  ne  soient  résolus 
d'avance  à  ne  pas  faire  autre  chose  que  se  jeter  de  la  poudre 
aux  yeux,  ils  ne  réussiront  pas  à  accorder  ce  qui  est  inconci- 
liable. Quant  au  pacte,  il  est  plutôt  attristant  qu'on  en  soit 
réduit,  alors  que  tous  les  grands  du  monde  clament  leur  amour 
pour  la  paix,  à  se  féliciter  comme  d'un  succès  que  la  guerre 
soit  écartée  pour  huit  mois.  Est-ce  même  bien  sûr  ?.... 
M.  Trotzky,  qui  vient  de  lancer  une  proclamation  à  l'armée 
rouge  en  lui  disant  de  se  tenir  prête  pour  le  jour  de  la  bataille 
qui  se  lèverait  peut-être  au  cours  de  l'été,  s'est  déjà  chargé 
de  porter  un  coup  douloureux  aux  espoirs  qu'on  croyait  si 
bien  fondés. 


382  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Mais  il  y  a  autre  chose.  Plus  que  jamais,  semble-t-il,  l'union 
de  l'Europe  occidentale  est  nécessaire.  Non  seulement  les  déli- 
bérations ont  prouvé  à  tout  homme  qui  ne  ferme  p)as  obsti- 
nément les  yeux  à  la  vérité  qu'une  réconciliation  avec  la  répu- 
blique des  Soviets  était  irréalisable,  mais  les  puissances  qui 
ont  gagné  la  guerre  se  sont  brusquement  trouvées  en  présence 
de  l'accord  germano-russe  qui,  entre  autres  clauses  non 
publiées,  contient  le  double  engagement,  de  l'Allemagne  de 
ne  pas  laisser  passer  du  matériel  de  guerre  destiné  à  la  Pologne 
ou  à  la  Roumanie,  du  gouvernement  de  Moscou  de  mettre 
un  certain  nombre  de  ses  usines  à  la  diSF>osition  des  établisse- 
ments Krupp.  C'est  un  danger  :  il  faut  refaire  le  front  uni- 
que ! 

On  n'en  est  malheureusement  pas  là.  La  conférence  de 
Gênes,  qui  devait  rapprocher  les  peuples  et  provoquer  une 
touchante  fraternité,  n'a  pas  eu  ce  résultat,  au  moins  pour 
ceux  qui  se  considéraient  jusque-là  comme  alliés.  A  mesure 
que  les  jours  s'écoulaient.  MM.  Lloyd  George  et  Schanzer, 
qui  voulaient  que  leur  entreprise  aboutît  à  tout  prix,  éprou- 
vfiient  un  mécontentement  croissant,  non  pas  contre  les  bol- 
chévistes,  dont  les  réticences  déjouaient  tous  leurs  efforts, 
mais  contre  la  France  et  la  Belgique  qui  les  empêchaient  de 
pousser  à  l'extrême  les  concessions.  Le  conflit  à  propos  de 
l'article  7  du  mémorandum,  le  refus  des  représentants  des 
deux  Etats  de  signer  l'ensemble  de  l'œuvre  a  accru  cette  aigreui 
Le  premier  ministre  britannique  surtout  a  prononcé  à  l'égard 
de  la  France  des  propos  graves,  annonçant  que  l'Entente  cor- 
diale avait  vécu,  que  la  Grande-Bretagne  reprenait  sa  liberté 
d'action  ;  il  serait  sans  doute  allé  plus  loin  encore  si  un  mou- 
vement d'opinion  dans  son  pays  ne  lui  avait  fait  comprendre 
qu'il  dépassait  la  mesure. 

M.  Lloyd  George  s'est-il,  comme  l'affirment  divers  corres- 
pondants de  journaux  parisiens,  efforcé  dès  le  début  d'isoler 
la  France,  de  manière  ou  bien  à  affaiblir  son  opposition  pour 
que  la  conférence  aboutît,  ou  bien  à  la  charger  de  toutes  les 
responsabilités  au  cas  où  elle  n'aboutirait  pas  ?  Je  ne  pré- 
tends pas  élucider  ce  point.  Mais  si  vraiment  le  chef  du  gou- 


CHRONIQUE  POLITIQUE  383 

vernement  anglais  a  poursuivi  ce  but,  il  n*a  pas  procédé  de 
façon  très  habile.  Sa  nervosité  l'a  empêché  de  jouer  un  jeu 
serré  ;  une  vague  atmosphère  de  duplicité  qui  s'attachait  à 
ses  pas  a  rendu  les  gens  prudents  ;  sa  hâte  à  se  mêler  de  toutes 
choses,  son  intention  de  remettre  sur  le  métier  les  traités 
existants  ont  inquiété  les  représentants  de  la  petite  Entente  ; 
en  cinq  semaines  il  n'a  pas  grossi  sa  clientèle,  il  est  parti 
moins  fort  qu'il  n'était  arrivé. 

Mais  la  délégation  française,  elle  non  plus,  n'a  pas  déployé 
une  très  grande  dextérité.  Non  seulement  les  divergences  qu'on 
pressentaient  assez  fréquemment  entre  Paris  et  Gênes  ne  for- 
tifiaient pas  le  prestige  de  M.  Barthou  et  de  ses  collègues,  mais 
leur  attitude  de  constante  opposition,  leur  incapacité  à  exhiber 
n'importe  quel  plan  de  reconstruction  décourageaient  les 
bonnes  volontés  et  facilitaient  la  campagne  des  gens  mal- 
intentionnés qui  accusaient  le  gouvernement  français  de  saboter 
l'entreprise  tout  entière.  M.  Poincaré  a  bien  fait  d'enjoindre  à 
ses  délégués  d'exiger  le  respect  des  engagements  pris  ;  il 
aurait  été  mieux  inspiré  encore  en  leur  fixant  un  programme 
un  peu  plus  positif. 

Divers  observateurs  annoncent  que  de  la  conférence  de 
Gênes  sortiront  de  nouveaux  groupements  européens.... 
Peut-être  que  l'appui  constant  que  se  sont  prêté  l'Angleterre 
et  l'Italie  provoquera  un  accord  plus  précis  dont  l'influence 
se  fera  sentir  surtout  dans  les  affaires  de  l'Orient  turc  et  de 
la  Méditerranée.  Peut-être  que  tel  ou  tel  des  Etats  de  la  petite 
Entente  constatera  que  ce  n'est  que  de  la  France  qu'il  peut 
espérer  un  appui  sérieux  en  cas  de  danger.  Mais  je  ne  crois 
pas,  pour  le  moment  au  moins,  à  un  bouleversement  des 
cadres  existants  :  ils  répondent  encore  tant  bien  que  mal  aux 
sentiments  de  l'opinion  publique  ;  aucun  homme  d'Etat 
n'oserait  prendre  sur  lui  de  les  transformer. 

En  revanche,  il  n'est  que  trop  certain  que  ces  mêmes  cadres 
se  sont  encore  affaiblis.  Ce  n'est  pas  impunément  que  des  hom- 
mes politiques  se  trouvent,  des  semaines  durant,  dans  une 
opposition  presque  constante  et  que  les  journaux  qu'ils  inspi- 
rent  échangent    des    propos   infiniment   désagréables.    Main- 


384  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tenant,  les  parlements  entrent  en  scène  ;  tout  porte  à  croire 
que,  en  dépit  de  critiques  diverses,  ils  approuveront  l'attitude 
des  gouvernements.  Cela  ne  contribuera  pas  à  resserrer  les 
rapports  entre  les  peuples. 

Le  camp  adverse  a-t-il  heu  de  se  féliciter  davantage  de 
l'épreuve  ? 

L'Allemagne  ne  paraît  pas  avoir  souffert  beaucoup  de  la 
légère  punition  que  lui  a  value  l'audacieuse  divulgation  de  son 
traité.  Ses  représentants  ont  été  en  rapports  constants  avec 
MM.  Facta,  Schanzer  et  Lloyd  George.  Ont-ils  retiré  de  ces 
précieux  entretiens  des  assurances  positives  ?  Nous  saurons 
cela  d'ici  peu  de  jours  ;  nous  verrons  quelle  attitude  prendra 
le  gouvernement  du  Reich  quand  il  lui  faudra,  à  la  date  du 
31  mai,  fournir  une  réponse  positive  à  la  commission  des 
réparations.  Si  l'Angleterre  et  l'Italie  soutiennent  la  France, 
nul  doute  que  le  chancelier  Wirth  et  ses  ministres  ne  cèdent 
une  fois  de  plus  sous  la  pression  de  gens  encore  trop  forts 
pour  eux.  S'ils  se  sentent  encouragés  dans  leur  résistance, 
des  faits  fort  graves  peuvent  se  produire. 

Les  bolchévistes  s'en  vont  sans  avoir  obtenu  les  deux  choses 
qu'ils  étaient  venus  demander  :  la  reconnaissance  de  jure  de 
leur  régime  et  l'octroi  de  crédits  à  leur  gouvernement.  Il  est 
vrai  que  ce  n'est  que  partie  remise  :  s'ils  se  décident  à  la  Haye 
à  fournir  les  promesses  qu'on  réclame  d'eux,  sans  avoir  d  ail- 
leurs l'intention  de  les  tenir,  ils  peuvent  compter  sur  une 
bienveillance  universelle  qui  se  traduira  sans  nul  doute  par 
des  avantages  positifs.  Mais,  quelle  que  soit  leur  attitude  dans 
l'avenir,  le  présent  est  déjà  pour  eux  plein  de  promesses. 

La  république  des  Soviets  a  reçu  à  Gênes  une  consécration 
de  fait  qui  vaut  une  reconnaissance  de  droit.  Ses  délégués 
ont  obtenu  un  complet  succès  ;  ils  ont  été  acclamés  dans  les 
rues,  les  plus  grands  personnages  de  l'Europe  se  disputaient 
la  faveur  de  leur  conversation  ;  ils  ont  échangé  des  propos 
aimables  avec  un  archevêque  et  un  roi;  ils  ont  signé  ou  amorcé 
des  conventions  commerciales  avec  divers  Etats  :  ils  ont  engagé 
des  pourparlers  d'affaires  avec  une  foule  de  financiers  et  de 
traitants,  ce  qui  leur  fait  espérer  l'apparition  k  bref  délai  de 


CHRONIQUE  POLITIQUE  385 

cet  argent  clair  dont  ils  ont  un  si  urgent  besoin  ,*  ils  ont  fait 
leur  entrée  dans  la  grande  société  politique  européenne  et  pu 
apprécier  toutes  ses  ressources  comme  toutes  ses  faiblesses. 
Et  tandis  qu'on  les  recevait  si  bien,  ils  s'occupaient  de  saper 
les  fondements  des  Etats,  car  ils  ont  eu  pour  leur  propagande 
des  facilités  inespérées  et  les  ont  consciencieusement  exploitées. 

Pour  se  rendre  compte  du  succès  des  bolchévistes,  il  n'y  a 
qu'à  lire  le  discours  qu'a  prononcé  le  sieur  Joffe  de  retour  à 
Moscou.  «  L'Europe,  s'écrie-t-il,  est  parfaitement  divisée, 
elle  ne  peut  rien  contre  nous  :  nous  vaincrons...  » 

Ainsi  les  puissances  de  l'Entente,  qui  n'y  étaient  pas  obli- 
gées, ont  commis  la  faute  que  nous  avions  toujours  prévue 
et  redoutée  :  elles  ont  fortifié  un  régime  abject  qui,  aussi 
longtemps  qu'il  durera,  rendra  impossible  le  relèvement  de 
la  nation  russe  et  sera  un  fléau  pour  l'humanité.  Vraiment  les 
grands  hommes  d'Etat  qui  se  sont  en  termes  si  beaux  félicités 
de  leur  œuvre  ont  une  conscience  singulièrement  accommo- 
dante  ! 

On  doit  pourtant  avoir  fait  autre  chose  à  Gênes.  Indépen- 
damment du  travail  des  commissions  techniques  que  nous 
aurons  sans  doute  l'occasion  d'apprécier,  je  ne  puis  croire 
que  tant  d'hommes,  pour  la  plupart  intelligents  et  sincères, 
appartenant  à  toutes  les  nations  de  l'Europe,  aient  échangé, 
des  semaines  durant,  leurs  pensées,  leurs  désirs,  leurs  espoirs, 
sans  qu'il  en  sorte  quelque  bien.  Ils  se  sont  instruits  les  uns 
les  autres,  ils  ont  constaté  que  si,  d'un  pays  à  l'autre,  la  situa- 
tion était  très  inégale,  partout  s'imposait  la  nécessité  d'un  tra- 
vail réparateur.  Maintenant  le  mal  est  universellement  reconnu, 
les  moyens  d'y  remédier  ont  été  esquissés,  il  ne  reste  qu  à 
se  mettre  à  la  besogne.  Est-ce  la  Société  des  Nations  qui  sera 
chargée  d'entreprendre  l'œuvre  collective  que  la  diplomatie 
est  manifestement  incapable  d'accomplir  ?  Dans  ce  cas,  la 
conférence  de  Gênes  n'aurait  pas  été  inutile. 
Lausanne,  le  23  mai. 

Ed.    ROSSIER. 


BIBL.  UNIV.  C   I  26 


386  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Chronique  suisse  romande. 


Gênes  et  les  débuts  de  la  Suisse  dans  la  politique  internationale.  —  L'incompati- 
bilité des  fonctionnaires.  —  La  loi  contre  les  menées  révolutionnaires.  —  L'ini- 
tiative sur  les  étrangers.  —  Les  zones. 

Ce  que  c'est  que  la  différence  d'un  article!  Dites  :  nous 
avons  été  à  Gênes  ;  ne  dites  pas  :  nous  avons  été  à  la  gêne. 
Ou  plutôt,  dites-Ie,  si  vous  voulez  dire  la  vérité  ;  mais  non, 
ne  le  dites  pas,  pulqu'll  faut  savoir  être  diplomate.  Après 
tout,  pourquoi  les  délégués  de  la  plupart  des  pays,  sauf 
M.  Jaspar,  s'empressent-ils  de  vanter  le  succès  de  la  Confé- 
rence? Les  règles  diplomatiques,  je  suppose,  veulent  qu'on 
déguise  les  échecs  et  tout  ce  qui  peut  refroidir  les  amitiés 
officielles,  afin  de  conserver  au  moins  la  possibilité  d'une 
entente  future.  Est-ce  bien  cela? 

Donc,  on  ne  veut  pas  que  la  Conférence  ait  mal  fini,  afin 
de  pouvoir  recommencer  les  pourparlers?  Voilà  qui  explique 
bien  des  choses,  et  tout  d'abord  le  langage  que  nos  délégués 
ont  tenu  aux  journalistes,  à  Berne.  On  leur  a  dit  :  les  Fran- 
çais et  les  Anglais  n'ont  pas  été  en  désaccord  tant  que  cela  ; 
tout  s'est  passé  très  poliment  ;  d'ailleurs,  11  ne  s'agissait 
pas  de  faire  rendre  aux  anciens  propriétaires  les  biens  volés 
par  les  Soviets  ;  on  était  d'accord  sur  l'attribution  d'Indem- 
nités ou  de  parts  de  jouissance....  C'est  M.  Schulthess  qui 
a  tenu  ce  langage,  du  moins  si  les  journaux  ont  rendu  exac- 
tement sa  pensée.  M.  Motta,  au  contraire,  semble  avoir  dit 
qu'on  croyait  pouvoir  retrouver  80  à  90°/o  des  biens  con- 
fisqués. A  moins  que  les  journaux  ne  l'aient  mal  compris. 
C'est  terrible  de  voir  le  nombre  de  choses  que  les  journaux 
comprennent  mal.  Franchement,  Ici,  en  Suisse,  chez  nous, 
pourquoi...  passez  mol  le  mot  :  pourquoi  gazer  de  pareille 
façon?  Je  me  hâte  de  dire  qu'en  tout  cas  ce  n'est  pas  pour 
sauver  la  mise  de  notre  délégation  ;  elle  avait  signé  le  mémo- 
randum quand  tout  le  monde  le  signait,  parce  que  l'Intérêt 
de  la  Suisse  était  évidemment  de  participer  aux  garanties 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  387 

que  le  bloc  se  ferait  assurer  ;  nous  n'en  aurions  pas  obtenu 
d'autres,  ni  même  autant,  en  faisant  bande  à  part.  Quand 
la  question  d'honnêteté  s'est  posée,  c'est-à-dire  quand  les 
Belges  ont  découvert  le  piège,  les  tripotages  privés  que 
le  mémorandum  allait  permettre,  et  qu'ils  se  sont  retirés, 
nos  délégués  auraient  pu  faire  un  beau  geste  et  se  mettre 
délibérément  de  leur  côté.  Je  regrette,  pour  ma  part,  qu'ils 
ne  l'aient  pas  fait.  Mais  ils  ne  croient  pas  à  Guillaume  Tell. 
Ils  n'aiment  pas  les  manifestations  individualistes.  Ce  n'est 
pas  lui  qu'on  a  dressé  dans  l'escalier  du  Palais  fédéral,  ce 
sont  les  trois  Suisses,  une  association,  une  première  coopé- 
rative. 

Donc,  ils  s'y  sont  pris  autrement.  M.  Motta,  si  j'ai  bonne 
mémoire,  a  déclaré  que  la  Suisse  conservait  sa  liberté  puisque 
le  mémorandum  n'était  pas  admis  à  l'unanimité,  ce  qui  chan- 
geait tout.  Cela  revient  au  même  ;  pourtant  ce  n'est  pas  la 
même  chose,  tant  s'en  faut. 

Il  ne  s'agirait,  pour  les  Suisses,  que  d'une  cinquantaine 
de  millions,  aurait  dit  M.  Motta,  qui  doit  être  bien  informé  ; 
ce  chiffre  me  surprend  ;  on  énonce  couramment  des  chiffres 
énormes,  un  milliard,  disent  les  uns,  plusieurs  milliards, 
disent  les  autres.  Quoi  qu'il  en  soit,  notre  délégation  n'a 
point  diminué  le  prestige  de  la  Suisse  en  cette  affaire,  si 
elle  ne  l'a  pas  accru.  Et  dans  les  autres,  elle  l'a  certainement 
relevé.  C'est  avec  un  plaisir  tout  particulier  que  nous  appre- 
nons son  attitude  envers  les  délégués  bolchévistes,  dont  l'un 
au  moins,  Litvinof,  est  un  criminel  de  droit  commun,  un 
repris  de  justice,  qui,  avant  la  guerre,  avait  dévalisé  le  bureau 
de  poste  de  Tiflis  et  chez  qui  l'on  avait  retrouvé  les  objets 
volés,  à  son  domicile  de  Paris,  où  il  s'était  réfugié.  Est-ce 
pour  cela  qu'il  en  veut  à  la  France?  Les  autres,  Krassine, 
et  le  Bulgaro-Roumain  Rakovski,  espions  allemands  pendant 
la  guerre.  Etait-ce  pour  la  sociale?  Eh  bien,  que  nos  délé- 
gués n'aient  pas  serré  la  main  à  ces  gens-là,  nous  en  éprou- 
vons la  satisfaction  qu'on  trouve  à  se  sentir  propre.  Car 
c'était  notre  main  à  tous  qu  ils  auraient  tendue.  M.  Motta 
a  même...  ramassé...  bellement  le  Tchitchérine  à  la  séance  de 


388  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

clôture,  l'autre  se  permettant  d'incriminer  la  Suisse  au  sujet 
de  l'observation  de  la  loi  des  huit  heures.  C'était  à  peine 
la  peine.  Quand  on  sait  comment  les  ouvriers  sont  traités 
sous  le  régime  du  Sovnarlcom  ! 

Nous  n'aurons  pas  de  traité  de  commerce  avec  ces  bandits  ; 
nous  n'y  perdrons  rien. 

Pour  le  reste,  nos  délégués  ont  eu  le  genre  de  succès  que 
nous  pouvions  souhaiter  pour  eux  et  pour  nous  ;  il  ne  s'agis- 
sait pas  de  jouer  un  rôle  d'éclat.  Rien  n'est  moins  désirable 
quand  on  doit  avant  tout  se  réserver,  éviter  les  engagements 
compromettants,  à  moms  de  posséder,  à  l'égal  de  M.  Lloyd 
George,  la  faculté  d'oublier  ses  propres  paroles.  Nos  experts 
ont  laissé  une  impression  de  compétence  et  de  solidité  ; 
leur  voix  sera  écoutée  quand  viendront  les  grands  débats, 
à  savoir  la  vraie  question,  celle  de  l'internationalisation  de 
la  dette  allemande.  C'était  par  là  qu'il  fallait  commencer, 
si  M.  Lloyd  George,  qui  n'a  pas  souvent  poussé  la  char- 
rue, ne  s'était  obstiné  à  la  mettre  devant  les  bœufs. 
Bien  plus  importante  que  les  honnêtes  principes  rappelés 
une  fois  de  plus  par  la  sous-commission  financière,  est  l'au- 
torité que  nos  experts  se  sont  acquise,  parce  qu'elle  leur  per- 
mettra de  soutenir,  et  peut-être  de  faire  triompher,  quand 
s  ouvrira  la  discussion  sérieuse,  des  thèses  salutaires  pour 
le  monde  entier.  Je  reviendrai  sur  ce  point.  Quant  aux  fameux 
principes,  ils  sont  l'expression  de  ce  qu'on  voudrait  voir 
faire  aux  autres.  Ils  me  font  toujours  penser  au  livre  d'édi- 
fication financière  que  M.  Carnegie  a  écrit  pour  la  jeu- 
nesse. Travailler,  économiser,  leur  dit-il,  c'est  là  le  tout 
et  puis,  gardez-vous  de  la  spéculation  comme  des  cornes  de 
Satan!  Que  ce  serait  vrai,  cela,  dans  la  bouche  d'un  homme 
qui  n'aurait  pas  fait  de  la  spéculation  le  principal  objet  de 
toute  sa  vie! 

Nos  conseillers  fédéraux  ont  fait  preuve  d'esprit  de  conci- 
liation d'un  bout  à  l'autre  de  la  Conférence  et,  grâce  à  Dieu, 
de  fermeté  à  certains  moments.  Certains  jours,  nous  avons 
tremblé.  Ils  conciliaient  trop!  Nous  nous  demandions  s'ils 
allaient  devenir  des  professionnels  du  replâtrage,  ce  qui  est 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  389 

un  beau  métier,  mais  pas  suisse.  Autrement  dit,  prétendaient- 
ils  concilier  même  la  chèvre  et  le  chou?  C'est  toujours  aux 
dépens  du  chou,  comme  on  sait,  et,  avant  que  ce  fût  le  chou 
de  Bruxelles,  c'était  le  chou  français.  Mais  non  ;  sans  sortir 
de  leur  rôle  de  petits  Etats,  de  neutres,  qui  plus  est,  et  d  in- 
vités, ils  ont  osé  tout  de  même  faire  entendre  au  grand 
manitou  de  la  Villa  Alberti  qu'on  n'invite  pas  les  gens  pour 
les  rendre  ridicules  et  qu'il  ne  faut  pas  les  convoquer  pour 
délibérer  si  l'on  se  réserve  d'arranger  tout  derrière  leur  dos. 
C'était  dit  au  nom  d'une  sorte  de  bloc  des  neutres,  qui  est 
quelque  chose  de  bien  intéressant.  Il  faudrait  voir  à  conso- 
lider ce  bloc.  Car  enfin,  il  est  visible  que  le  rapprochement 
des  nations  s'opère  sous  une  forme  inattendue,  par  la  consti- 
tution de  multiples  ententes,  à  caractéristiques  diverses. 
Non  pas  une  fédération,  mais  un  système  de  fédérations 
en  rapport  les  unes  avec  les  autres.  Nous  rapprocher  des 
autres  neutres  et  former  une  opinion  européenne  moyenne, 
disposer  de  l'influence  d'un  bloc  dans  des  tractations  inter- 
nationales gigantesques  où  nos  intérêts  paraissent  minucules, 
c'est  là  une  conception  à  considérer  avec  soin. 

En  tout  cas,  les  débuts  de  la  Suisse  dans  la  politique 
internationale  sont  heureux,  incontestablement,  meilleurs 
que  son  rôle  à  la  Société  des  Nations,  exception  faite,  toute- 
fois, des  mérites  éminents  que  M.  Calonder  s'est  acquis 
dans  l'affaire  de  la  Haute-Silésie.  Sous  sa  conduite,  ce  litige 
des  plus  épineux  a  été  réglé  discrètement  et  par  mutuelle 
entente.  M,  Calonder  a  valu  à  la  Société  des  Nations  un  des 
plus  beaux  succès  qu'elle  ait  encore  remportés.  Une  seule 
réserve  :  est-il  vrai  que  M.  Schiffer,  le  représentant  de 
l'Allemagne,  en  signant  la  convention  pour  la  Haute-Silésie, 
le  15  mai,  pendant  qu'on  discutait  à  Gênes  un  pacte  de  paix, 
a  déclaré  devant  M.  Calonder,  arbitre,  «  que  l'Allemagne 
maintenait  sa  protestation  contre  la  décision  qui  l'avait 
conduite  aux  négociations  de  Genève  et  que  cette  protes- 
tation restait  valable  ?  »  Si  le  délégué  allemand  a  tenu  ce 
propos,  comment  M.  Calonder  a-t-il  accepté  sa  signature? 
Ces  mots  signifient  :  nous  signons,  n'étant  pas  les  plus  forts, 


390  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

mais  il  reste  entendu  que  notre  signature  ne  nous  engage 
pas  et  que  nous  déchirerons  la  convention  dès  que  nous  juge- 
rons l'occasion  propice.  L'arbitre  désigné  par  la  Société  des 
Nations  aurait-il  toléré  tant  de  cynisme? 

—  Le  peuple  suisse  aura  prochainement  à  se  prononcer 
sur  deux  initiatives  et  sur  un  référendum,  sans  parler  du 
référendum  sur  la  convention  des  zones,  qui  aboutira  proba- 
blement à  une  votation.  Les  fonctions  civiques,  décidément, 
ne  sont  pas,  chez  nous,  une  sinécure.  L'initiative  sur  les 
incompatibilités  et  le  référendum  sur  la  loi  contre  les  menées 
révolutionnaires,  qui  sont  les  plus  importantes  entre  les  ques- 
tions posées,  alimentent  déjà  les  discussions.  On  connaît 
les  faits.  Lors  des  élections  de  1919,  six  fonctionnaires  fédé- 
raux furent  élus  au  Conseil  national.  Aux  termes  de  la  Cons- 
titution, ils  ne  pouvaient  siéger  et  le  Conseil  fédéral  les  invita 
à  choisir  entre  leurs  fonctions  et  leur  mandat.  L  Union 
fédérative  des  fonctionnaires,  employés  et  ouvriers  de  la 
Confédération  demanda  alors  par  voie  d'initiative  la  revi- 
sion de  l'art.  77  de  la  Constitution  fédérale  aux  fins  de  res- 
treindre l'incompatibilité,  qui  serait  bornée  aux  chefs  de 
service  des  départements  fédéraux,  aux  membres  de  la 
Direction  générale  et  aux  directeurs  d'arrondissement  des 
chemins  de  fer  fédéraux.  Le  Conseil  fédéral  était  disposé 
à  faire  droit  à  cette  demande,  mais  son  projet  avait  échoué 
devant  le  Conseil  des  Etats,  qui  refusa  de  passer  à  la  discus- 
sion des  articles. 

Les  fonctionnaires  et  employés  de  la  Confédération  sont 
aujourd'hui  au  nombre  de  50  000  et  plus.  Fortement  orga- 
nisés, ils  exercent  dans  le  pays  une  influence  fort  sensible, 
qu'on  ne  voit  nullement  la  nécessité  d'accroître.  Nous  les 
avons  vus  tenter  une  pression  sur  le  Conseil  fédéral  lui-même. 
Une  fois  suffit.  L'argument  principal  qu'on  leur  oppose 
n'est  peut-être  pas  le  plus  important,  ni  celui  qui  décidera 
de  la  consultation  populaire.  Il  consiste  à  dire  qu'un  fonc- 
tionnaire ne  doit  pas  être  appelé  à  contrôler  l'administration 
dont  il  relève.  Cela  est  fort  juste.  Un  employé  devenant, 
par  son  élection,  le  supérieur  de  son  supérieur,  ce  n'est  pas 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  391 

là  un  paradoxe  seulement,  c'est  un  danger.  Mais,  ce  qui  est 
plus  grave  encore,  c'est  que  ces  fonctionnaires  et  employés 
forment  un  corps  constitué,  qu'il  faut  nous  garder  de  trans- 
former en  une  corporation  politique.  En  certaines  occasions, 
la  discipline  de  ce  corps  a  laissé  beaucoup  à  désirer.  Ne  lui 
laissons  pas  faire  figure  de  caste  ;  une  caste  administrative 
serait  parmi  les  pires  ;  la  Suisse  ne  saurait  devenir  la  répu- 
blique des  fonctionnaires.  Ces  cinquante  mille  électeurs  ne 
forment  déjà  que  trop  un  pouvoir,  sinon  un  Etat  dans  l'Etat. 

Telle  est  la  raison  principale  ;  mais  il  y  a  une  raison  de 
démocratie.  Les  fonctionnaires  élus  conserveraient  évi- 
demment leur  place  et  leur  traitement  ;  parce  qu'ils  sont  au 
service  fructueux  de  la  Confédération,  ils  auraient  un  privi- 
lège sur  tous  les  employés  privés  ou  cantonaux,  qui  ne  sau- 
raient même  rêver  d'abandonner  leur  travail  quatre  fois  l'an, 
pendant  deux  ou  trois  semaines,  pour  s'en  aller  siéger  à  Berne. 
Le  Conseil  d'Etat  vaudois  touche  ce  point  en  quelques  mots 
très  justes  dans  son  rapport  au  Grand  Conseil. 

Donnons  aux  employés  fédéraux  ce  dont  ils  ont  besoin  : 
un  statut  et  le  tribunal  administratif.  Parce  que  c'est  leur  dû. 
Des  règles  fixes,  des  garanties,  une  discipline  organique, 
voilà  la  ligne,  l'orientation  saine  de  notre  évolution.  Mais 
pas  de  soviets  de  fonctionnaires. 

Qui  dit  Soviet  dit  Russie,  et  qui  dit  Russie,  aujourd'hui, 
dit  conspiration  haineuse  contre  tout  ordre  et  toute  liberté. 
Ce  qui  m'amène  naturellement  à  la  loi  contre  les  menées 
révolutionnaires.  On  l'appelle  la  loi  Haeberlin.  C'est  l'honneur 
de  M.  Haeberlin  de  l'avoir  proposée.  Et  ce  n'est  pas  trop 
tôt,  quand  on  pense  à  la  tentative  révolutionnaire  de  1918 
et  à  l'insolence  toute  soviétique  du  comité  d'Olten,  dont  les 
membres  firent  ensuite  si  piteuse  figure  devant  les  juges, 
lorsqu'ils  eurent  à  prendre  leurs  responsabilités. 

La  loi  proposée  modifie  le  Titre  III  du  code  pénal  fédéral  à 

cause  de  la  nouvelle  tactique  des  révolutionnaires.  On  veut 

atteindre  non  seulement  le  délit  consommé  et  la    tentative, 

mais  ce  qu'on  appelle  la  préparation. 

Il  est  à  craindre  que  les  citoyens  patriotes  ne  se  désintéressent 


392  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

de  cette  question,  faute  de  saisir  l'imminence  du  péril  et  parce 
qu'ils  ne  sont  pas  informés  suffisamment  de  la  propagande 
révolutionnaire,  de  ses  procédés  et  de  ses  effets.  Les  journaux 
devraient  s'employer  sans  délai  à  les  lui  faire  connaître.  Plus 
que  jamais,  les  bolcheviks  travaillent  en  tous  pays  et  préparent 
une  révolution  mondiale,  le  renversement  de  ce  qu'ils  appellent 
le  capitalisme,  c'est-à-dire,  en  réalité,  de  toutes  les  institutions 
démocratiques,  pour  la  domination  d'une  minorité  ignare, 
la  ruine  de  tout  droit,  le  naufrage  de  la  liberté  et  de  la  civili- 
sation. Ils  n'y  réussiront  pas,  cela  va  sans  dire,  mais  ils  peuvent 
fort  bien  causer  des  troubles  graves,  des  désordres,  un  malaise 
qui  retardent  dangereusement  le  retour  de  l'Europe  à  une 
vie  normale.  On  ne  saurait  supprimer  l'atmosphère,  mais  on 
peut  l'empoisonner.  C'est  là  exactement  leur  plan  et  la  teneur 
même  de  leurs  instructions.  Ils  ont  des  partisans  et  des  groupes 
organisés  partout.  La  nouvelle  tactique  consiste  à  s'abstenir 
de  la  violence  là  où  les  conditions  ne  leur  semblent  pas  pro- 
pices, à  pactiser  même  avec  les  bourgeois  pour  leur  soutirer 
de  l'argent,  mais  à  participer  à  tous  les  mouvements  ouvriers 
pour  les  envenimer  et  à  pénétrer  dans  toutes  les  organisations 
professionnelles,  quelles  qu'elles  soient,  pour  s'en  emparer 
et  les  rattacher  à  l'Internationale  communiste.  En  un  mot  : 
au  lieu  de  la  révolution  universelle,  faite  en  une  fois,  la  révo- 
lution en  permanence  sur  tous  les  points,  les  excitations  inces- 
santes, la  guerre  civile  sous  toutes  les  formes  et  sous  tous  les 
prétextes. 

Jusqu'à  quel  point  la  loi  contre  les  menées  révolutionnaires 
suffit-elle  à  nous  préserver?  Elle  est  calculée  contre  des  ma- 
nœuvres semblables  à  celles  du  Comité  d'Olten,  en  1918, 
plutôt  que  courte  la  nouvelle  tactique  des  Huns.  La  grève 
dans  les  services  publics  n'y  est  prévue  que  pour  le  cas  où 
l'on  y  inciterait  avec  l'intention  de  modifier  la  Constitution 
ou  de  renverser  les  autorités.  On  n'affichera  pas  cette  intention 
et  l'on  n'en  fomentera  pas  moins  la  grève  et  les  troubles. 
C'est  ce  que  le  Komitern,  l'Internationale  communiste,  pres- 
crit formellement.  Encore  une  fois,  il  nous  faut  un  statut 
des  fonctionnaires  avec  une  répression  du  délit  de  grève  dans 


CHRONIQUE  SUISSE  ROMANDE  393 

les  services  publics  et,  pour  contre  partie,  un  tribunal  adminis- 
tratif qui  les  mette  à  l'abri  de  l'arbitraire.  Alors,  ils  se  préser- 
veront eux-mêmes  de  la  contagion  épileptique  du  commu- 
nisme. 

Votons  la  loi,  mais  gardons-nous  de  croire  qu'elle  suffise. 
Ce  qui  est  indispensable,  c'est  de  tenir  en  haleine  l'opinion 
publique  et  d'éclairer  les  masses.  La  répression  est  devenue 
nécessaire.  Elle  ne  remplace  pas  l'action. 

II  ne  me  reste  pas  assez  de  place  pour  examiner  les  disposi- 
tions que  réclament  les  auteurs  de  l'initiative  sur  les  étrangers. 
Ils  nous  ont  rendu  le  service  de  poser  nettement  une  question 
qu'il  faut  résoudre.  Nous  ne  pouvons  en  rester  où  nous  en 
sommes,  avec  une  énorme  proportion  d'étrangers  établis,  en 
partie  nés  sur  notre  sol,  mais  inassimilés  et  qui  peuvent 
former  des  blocs  hostiles  au  sein  de  notre  peuple.  Cela  est 
vrai  surtout  des  Allemands,  qui  n'ont  pas  cessé  d  être  des 
politiques  de  proie.  Seulement,  le  texte  de  la  double  initiative 
laisse  à  désirer,  et  même  l'un  des  articles  recèle  une  menace 
d'arbitraire  ;  c'est  celui  qui  prévoit  l'expulsion  des  étrangers 
qui  compromettraient  la  «  prospérité  »  de  la  Suisse.  Est-ce 
l'expulsion  du  concurrent  ?  Une  nouvelle  espèce  de  restrictions  ? 

Le  Conseil  fédéral  a  déposé  un  projet,  de  son  côté.  Il  devrait 
le  publier,  pour  que  nous  soyons  sûrs  d'avoir  quelque  chose 
si  nous  suivons  ses  conseils  et  rejetons  la  double  initiative  sur 
les  étrangers.  Il  ne  faudrait  pas  nous  la  faire  rejeter  d'abord 
et  ne  rien  nous  donner  ensuite. 

Me  voici  au  bout,  et  je  n'ai  parlé  ni  du  référendum  sur  les 
zones,  ni  de  quelques  livres  qui  méritent  d'être  signalés. 
Pour  les  livres,  nous  y  reviendrons.  Pour  les  zones,  la  cueillette 
des  signatures  n'est  pas  achevée  ;  je  me  borne  à  exprimer, 
pour  l'heure,  l'étonnement  que  l'action  du  comité  genevois 
nous  cause.  Refuser  de  bons  et  tangibles  avantages,  avec  la 
certitude  de  ne  pas  obtenir  mieux  et  plus  que  la  possibilité 
de  recevoir  moins,  sinon  de  ne  rien  avoir  du  tout,  et  en  tout 
cas  de  ne  rien  empêcher,  c'est  ramer  en  l'air. 

Maurice  Millioud. 


394  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Chronique  scientifique. 


La  vaccination  antityphoîdique  par  scarification.  —  Les  inconvénients  de  la  vie 
aseptique.  —  Une  plante  protectrice.  —  La  radio-ponction  microscopique.  — 
L'ancienne  Méditerranée.  —  Paralysie  générale  et  avarie.  —  Les  études  de 
M.  L.  Lumière  sur  le  cheminement  capillaire.  —  L'industrie  du  basalte.  — 
Moyen  de  reconnaître  les  perles  de  culture  japonaises.  —  Sélénium  et  germi* 
nation.  —  Le  souchet  comestible.  —  La  plantation  fragmentaire  des  pommes 
de  terre.  —  La  lampe  mono-watt.  —  Utilisation  des  déchets  d'ardoisières.  — 
Publications  nouvelles. 

On  sait  —  plus  ou  moins  —  que  les  Inoculations  de  vaccin 
quelconque  par  vole  hypodermique  sont  parfois  suivies  de 
réactions  locales  assez  vives  et  même  d'accidents  présentant 
quelque  gravité.  Pour  éviter  ces  accidents,  en  ce  qui  concerne 
l'inoculation  antityphoîdique,  MM.  A.  Lumière  et  Che- 
vrotier  ont,  il  y  a  huit  ans,  proposé  la  vaccination  par  la  voie 
dlgestlvt.  Au  lieu  d'injecter  le  vaccin  sous  la  peau,  ils  le  fai- 
saient avaler.  Les  résultats  seraient  parfaits,  disent  MM.  Lu- 
mière et  Chevrotier  ;  d'autres  se  demandent  si  l'immuni- 
sation est  bien  réalisée,  et,  en  fait,  les  expériences  se  poursui- 
vent, et  on  sera  bientôt  fixé  sur  la  valeur  de  l'entérovacclna- 
tion.  En  attendant,  MM.  A.  Lumière  et  Chevrotier,  toujours 
pour  éviter  les  inconvénients  possibles  de  l'inoculation  sous- 
cutanée,  ont  eu  l'idée  de  vacciner  par  scarification.  Ils  ont 
opéré  sur  des  cobayes,  et  les  résultats  obtenus  sont  encou- 
rageants. La  méthode  des  scarifications,  qui  réussit  parfai- 
tement contre  la  variole,  paraît  devoir  réussir  tout  aussi  bien 
contre  la  typhoïde.  Et  sans  doute  c'est  ce  qu'établiront  les 
recherches  en  cours. 

—  Il  y  a  huit  ans,  à  la  veille  de  la  guerre,  MM.  G)hendy 
et  Wollman  montraient  la  possibilité  d'obtenir  des  cobayes 
aseptiques,  et  de  les  élever  aseptlquement.  Leur  but  était  de 
rechercher  si  la  condition  aseptique  est  plus  hygiénique  que 
la  septlque  :  si  le  cobaye  à  l'abri  des  microbes  vit  aussi  bien 
que  le  cobaye  contaminé  par  ceux-ci.  On  conçoit  toutefois  que 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  395 

l'expérience  dont  il  s'agit  comporte  une  précaution  indispen- 
sable. Il  faut  que  les  deux  lots  de  cobayes,  aseptique  et  septique, 
reçoivent  la  même  nourriture  stérilisée.  Autrement,  si  l'ali- 
mentation stérilisée  a  une  action,  elle  risquerait  d'être  mécon- 
nue. Les  expériences  conduites  dans  ce  sens  montrent  un  pre- 
mier point  :  c'est  qu'assez  souvent  les  cobayes  des  deux 
groupes  sont  atteints  d'affaissement  et  de  parésie  du  train 
postérieur.  Or  ce  sont  là  symptômes  scorbutiques.  Donc  le 
scorbut  n  a  rien  à  voir  avec  les  microbes,  puisqu'il  se  présente 
chez  des  cobayes  aseptiques  :  il  résulte  de  l'emploi  des  ali- 
ments stérilisés,  avitaminisés. 

D'autre  part,  les  cobayes  aseptiques  à  qui  l'on  fait  absorber 
du  vibrion  cholérique  sont  infectés  par  celui-ci,  et  meurent, 
au  lieu  que  chez  les  cobayes  non  aseptiques,  nourris  d'ali- 
ments stérilisés  sans  doute,  mais  possédant  une  flore  intes- 
tinale abondante,  cette  dernière  fait  vite  disparaître  les  vibrions 
et  exerce  une  action  protectrice.  D'où  il  résulterait  qu'il  est 
bon  d'avoir  une  flore  intestinale  ;  elle  rend  des  services. 
Ne  redoutons  pas  trop  les  microbes.... 

—  En  1879,  pour  la  première  fois,  des  observateurs  anglais 
signalaient  à  Mythe  (baie  de  Southampton)  le  Spartina  Toiûns- 
endù  graminée  vivant  sur  les  côtes  d'Amérique.  Etait-ce  bien 
une  importation?  Ou  bien,  comme  l'ont  supposé  certains, 
est-ce  un  hybride  entre  deux  espèces  européennes?  On  ne 
sait  trop.  Mais  la  forme  en  question  se  répandit  sur  les  côtes 
anglaises,  et  en  1906,  on  la  constatait  à  l'embouchure  de  la 
Vire  ;  depuis,  elle  s'est  montrée  en  bien  d'autres  localités 
côtières.  Tout  d'abord,  ce  ne  furent  que  quelques  individus 
isolés.  Mais  aux  environs  de  la  Vire,  la  plante  couvre  plus 
d'un  millier  d'hectares,  où  elle  fait  une  excellente  besogne. 
Car  elle  s'avance  vers  la  mer  et  opère  sur  le  rivage  un  colma- 
tage puissant.  Elle  ne  craint  pas  de  passer  la  moitié  du  temps 
submergée,  et,  dans  ces  conditions,  disent  MM.  Corbière  et 
A.  Chevalier,  qui  ont  présenté  une  note  sur  ce  sujet  à  l'Aca- 
démie des  Sciences,  si  l'on  introduisait  la  plante  dans  la  baie 
du  Mont  Saint-Michel,  elle  aurait  vite  occupé  toutes  les  vases 
meubles.  A  la  baie  des  Veyes,  elle  va  gagner  des  milliers  d'hec- 


396  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

tares  sur  la  mer  :  cela  vaut  la  peine.  Et  elle  fournit  au  bétail 
un  fourrage  qu'il  broute  avec  satisfaction.  Ajoutons  que  c'est 
une  source  possible  de  pâte  à  papier.  Notons  enfin  que,  pour 
les  auteurs,  la  forme  considérée  n'est  nullement  un  hybride 
indigène,  mais  bien  une  espèce  importée  d'Amérique,  acci- 
dentellement sans  doute.  Ce  qui  est  intéressant  en  elle,  est 
qu'elle  n'aime  pas  la  terre  végétale  ;  elle  la  fuit  pour  occuper 
les  vases  meubles. 

—  La  biologie  expérimentale  s'est  enrichie  d'une  méthode 
intéressante.  Le  biologiste  a  souvent  besoin  de  léser  un  être 
unicellulaire  microscopique  ou  bien  une  cellule  particulière  — 
un  œuf  par  exemple  —  pour  voir  quelles  seront  les  consé- 
quences pour  le  développement.  Les  moyens  mécaniques 
sont  bien  grossiers,  et  pour  les  utiliser  il  faut  une  adresse 
exceptionnelle.  M.  S.  Tchahotine  {Bull.  Inst.  Océanogr. 
Monaco,  N°  401)  a  imaginé  une  méthode  basée  sur  l'emploi 
des  rayons  ultra-violets.  Ces  rayons  ont  une  action  abiotique 
bien  connue.  Mais  pour  obtenir  de  bons  résultats,  il  fallait 
pouvoir  les  concentrer  et  condenser  pour  n'agir  que  sur  un 
point  très  limité.  C'est  à  quoi  M.  Tchahotine  s'est  appliqué. 
Il  a  d'ailleurs  réussi  à  élaborer  un  appareil  ingénieux,  grâce 
auquel  il  réalise  une  sorte  de  dard  ultra-violet  très  fin,  une 
sorte  d'aiguille  immatérielle,  qu'il  manie  à  volonté  et  fait 
agir  sur  telle  cellule  qu'il  veut.  Il  a  ainsi  réussi  à  agir  sur  un 
seul  des  deux  premiers  blastomères  de  l'œuf  d'oursin  par 
irradiation  du  noyau.  Dans  ces  conditions,  le  blastomère 
irradié  cesse  de  se  développer  ;  l'autre  suit  son  cours  normal. 

Le  dard  ultra-violet  permet  encore,  en  augmentant  la  per- 
méabilité de  la  membrane  cellulaire,  de  faire  pénétrer  dans 
telle  partie  d'un  embryon,  des  substances  dont  on  désire 
étudier  l'action.  Par  exemple,  par  irradiation  légère  d  un 
blastomère,  l'embryon  plongeant  dans  du  chlorure  de  lithium, 
on  peut  en  amener  la  turgescence  par  absorption  de  lithium. 
La  méthode  de  radioponction  microscopique  imaginée  par 
M.  Tchahotine  rendra  certainement  de  grands  services  en 
embryologie  cellulaire,  en  tératologie  et  en  physiologie.  On 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  397 

ne  sait  jamais  quelle  importance  pourra  prendre  une  méthode 
nouvelle,  quels  résultats  elle  permettra  d'obtenir. 

—  En  avril  1905,  dans  la  mer  de  Sagami,  au  Japon,  par 
700  brasses  de  fond,  on  péchait  un  seul  exemplaire  d'un  poisson 
remarquable  qui  reçut  le  nom  d'Ijimaia,  étant  dédié  au  natu- 
raliste japonais  Ijima.  Depuis,  on  n'avait  jamais  revu  l'espèce. 

Or,  voici  qu'en  février  1922,  devant  Agadir,  au  Maroc, 
par  300  brasses  de  fond,  un  chalutier  français  capturait,  à  la 
fois,  trois  individus  d'Ijimaia  Dofleinil  L'un  d'eux  fut  jeté  ; 
les  deux  autres  furent  offerts  par  l'Association  Rochelaise 
de  pêche  à  vapeur  au  Musée  de  La  Rochelle  et  au  Muséum 
d'Histoire  naturelle.  Est-ce  exactement  la  même  espèce  que 
la  japonaise?  En  tout  cas,  il  est  intéressant  de  rencontrer  deux 
espèces  aussi  proches  en  des  parages  aussi  éloignés  les  uns 
des  autres.  Le  poisson  est  de  grande  taille,  il  mesure  deux 
mètres.  Et  sans  doute  ce  sont  ses  dimensions  qui  lui  ont  permis, 
jusqu'ici,  de  rester  ignoré.  Seuls  les  grands  chaluts  de  pro- 
fondeur de  la  pêche  moderne  permettent  de  capturer  des 
espèces  aussi  grandes  et  vivant  à  de  telles  profondeurs. 

La  capture  faite  à  Agadir  a  un  intérêt  zoologique.  Elle  con- 
firme une  ressemblance  déjà  observée  par  M.  Louis  Roule 
quant  à  la  faune  ichthyologique,  entre  la  province  japonaise 
et  l'Atlantique  ibéro-mauritanienne.  «  Il  y  a  là,  dit  le  savant 
ichthyologiste  du  Muséum,  une  sorte  de  bipolarité  avec  espèces 
communes  ou  avec  espèces  représentatives  dans  les  genres 
communs,  aux  deux  extrémités  actuellement  séparées  de 
l'ancienne  Méditerranée  tertiaire  eurasiatique.  »  Sur  cette 
ancienne  extension  de  la  Méditerranée,  lire  un  excellent  résumé 
de  la  question  dans  un  livre  de  géologie  extrêmement  atta- 
chant et  documenté,  A  la  gloire  de  la  terre,  de  M.  Pierre 
Termier,  le  géologue  bien  connu. 

—  Du  jour  où  Noguchi  a  décelé  la  présence  du  tréponème 
chez  les  sujets  atteints  de  paralysie  générale,  les  médecins 
n'ont  plus  douté  que  la  paralysie  générale  fût  une  des  termi- 
naisons, bien  lamentable,  de  l'avarie.  Quand  même  on  a 
vérifié  :  il  faut  toujours  vérifier.  Et  M.  Pulido  Valente,  de 


398  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

Lisbonne,  a  vu  clairement  que  Noguchi  a  raison.  «  Les  trépo- 
nèmes, dit-il,  se  disposent  autour  des  cellules  nerveuses  et 
y  pénètrent  même.  Dans  les  régions  les  plus  riches  en  para- 
sites, c'est-à-dire  où  le  processus  est  en  pleine  évolution, 
en  mettant  au  point  les  divers  plans,  on  constate  nettement 
que  les  cellules  nerveuses  sont  entourées  d'agglomérations 
denses  de  tréponèmes  qui  leur  forment  une  sorte  d'enve- 
loppement complet.  A  une  étape  plus  avancée  de  la  désagré- 
gation cellulaire,  le  noyau  lui-même  disparaît,  et  de  toute  la 
cellule  il  ne  reste  plus  que  des  amas  de  granulations  entourés 
de  parasites  qui  les  traversent  dans  tous  les  sens.  » 

M,  Manouélian  a  constaté  le  même  fait.  Le  tréponème 
pénètre  dans  le  tissu  propre  du  cerveau,  il  s'introduit  dans 
le  cytoplasme  des  cellules  nerveuses.  Et  c'est  probablement 
là  ce  qui  fait  qu'on  ne  traite  pas  la  paralysie  générale.  Les 
tréponèmes  qui  se  sont  Introduits  dans  la  cellule  nerveuse 
y  sont  à  l'abri  des  médicaments  ;  ils  y  constituent  des  réser- 
voirs à  virus,  et,  en  sortant,  ils  forment  de  nouveaux  foyers. 
On  traite  les  autres  localisations  de  l'avarie,  mais  non  celles 
qui  donnent  la  paralysie  générale.  La  raison  donnée  par 
M.  Manouélian  paraît  très  plausible. 

—  M.  Louis  Lumière  a  présenté  à  l'Académie  des  Sciences 
une  curieuse  expérience.  Chacun  sait  que  si  l'on  prend  une 
bande  de  papier  buvard  dont  on  plonge  une  partie  dans  un 
récipient  plein  d'eau,  l'une  des  extrémités  passant  par-dessus 
le  rebord,  le  buvard  fait  office  de  siphon.  L'eau  chemine  par 
capillarité  de  la  partie  immergée  à  la  partie  qui  déborde  et 
pend  au  dehors,  et  elle  s'écoule  de  la  sorte,  goutte  à  goutte. 
M.  Lumière  a  dressé  un  tableau  des  volumes  débités  par 
minute  et  par  centimètre  de  largeur,  ainsi  que  les  vitesses 
linéaires  de  cheminement  en  centimètres  par  minute,  pour 
diverses  hauteurs  de  chute,  et  constate  que  la  vitesse  d'écou- 
lement tend  à  devenir  constante  à  partir  d'une  hauteur  de 
chute  très  faible  (20  centimètres  pour  tissus  de  coton  croisé, 
et  3  centimètres  pour  le  papier  buvard.) 

Ce  cheminement  capillaire  peut  être  utilisé  de  façons 
diverses.  M.  Lumière  devait  tout  naturellement  songer  d'abord 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  399 

à  l'employer  à  laver  la  gélatine  des  plaques  photographiques. 
Il  a  imaginé  à  cet  effet  un  petit  appareil  très  simple,  dont  le 
trait  essentiel  est  celui-ci  :  la  plaque  dont  il  faut  éliminer  les 
sels  solubles  repose  sur  du  papier  buvard  (gélatine  contre 
buvard)  mouillé,  dont  l'extrémité  plonge  dans  un  récipient 
d'eau.  La  plaque  est  dans  une  cuvette  posée  presque  verti- 
calement. L'eau  du  réservoir,  au-dessus,  passe  par  le  buvard, 
nettoie  la  gélatine  et  s'en  va.  Ce  qui  est  extraordinaire,  c'est 
la  petitesse  de  la  quantité  d'eau  requise.  En  12  ou  15  minutes, 
30  centimètres  cubes  d'eau  éliminent  les  sels  solubles  d  une 
plaque  9x12. 

La  méthode  s'applique  également  au  lavage  des  précipités» 
Dans  ce  cas,  on  place  le  précipité  sur  l'extrémité  supérieure 
d'une  bande  de  buvard  formant  siphon.  D'autre  part,  on 
fait  aboutir  sur  la  face  supérieure  de  l'amas  l'extrémité  infé- 
rieure d'une  autre  bande,  plongeant  dans  de  l'eau  pure,  et 
formant  siphon.  L'eau  passe  du  réservoir  à  la  face  supérieure 
du  précipité,  traverse  celui-ci,  est  reprise  par  le  second  siphon 
et  s'échappe.  L'économie  d'eau  est  très  considérable,  et  le 
dispositif,  très  simple.  Nul  doute  que  d'autres  applications 
soient  possibles.  Les  industriels,  ou  chimistes,  que  la  question 
intéresse,  feront  bien  de  se  reporter  à  la  note  de  M.  L.  Lumière 
(24  avril,  Acad.  des  Sciences). 

—  La  belle  revue  Chimie  et  Industrie  donne  un  intéressant 
article  sur  une  industrie  qui  paraît  prendre  un  certain  déve- 
loppement :  celle  de  l'emploi  du  basalte  comme  matière 
première.  Le  basalte,  chacun  le  sait,  est  une  roche  éruptive 
très  dure,  formée  de  divers  cristaux  agglutinés  avec  du  feld- 
spath ;  ce  qui  domine  est  la  silice,  avec  oxyde  de  fer  et  alumine. 
On  le  rencontre  partout  où  il  y  a  eu  des  volcans  ;  des  gisements 
considérables  se  trouvent  en  Auvergne,  dans  la  vallée  du 
Rhin,  en  Bohême,  Ecosse,  Irlande,  Italie,  dans  les  Andes, 
aux  Antilles,  à  Sainte-Hélène,  etc. 

Le  basalte  offre  à  l'écrasement  une  résistance  supérieure  à 
celle  du  granit  ;  aussi  sert-il  comme  pierre  de  construction, 
et  aussi  comme  matière  d'empierrage  des  routes.  Mais  on 
en  ferait  plus  usage  s'il  était  moins  dur,  s'il  se  laissait  plus 


400  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

aisément  tailler  et  travailler.  Aussi  a-t-on  depuis  longtemps 
cherché  à  tourner  la  difficulté  en  ayant  recours  à  la  fusion 
et  au  moulage.  II  était  tout  naturel  de  songer  à  fondre  à  nou- 
veau la  roche  originellement  liquide  et  ignée,  et  à  la  couler 
dans  des  moules,  pour  obtenir  des  objets  variés.  De  nombreuses 
recherches  ont  été  faites  sur  ce  sujet  en  Allemagne,  et  en  France 
depuis  quelques  années,  le  D'"  Ribe,  de  Mauriac,  s'est  attelé 
au  problème  avec  obstination. 

Dès  1909,  ce  dernier  a  montré  qu'on  peut  obtenir  la  fusion 
et  le  moulage  du  basalte  vers  1 300°.  Une  Compagnie  Générale 
du  Basalte  s'est  formée  pour  industrialiser  le  procédé  Ribe, 
et  il  semble  que  l'exploitation  mdustrielle  sera  bientôt  chose 
possible,  et  que  le  basalte,  sous  diverses  formes,  pourra  être 
mis  à  la  disposition  du  public. 

Il  y  aura  des  pavés  de  basalte  pour  les  routes,  des  dalles, 
pour  le  dallage  des  usines,  et  aussi  du  basalte  fin  pour  l'indus- 
trie chimique.  Le  basalte  fin  résulte  d'un  traitement  que  l'on 
fait  subir  à  la  roche  fondue  et  qui  donne  une  substance  à 
grain  très  fin.  Ce  basalte  reconstitué  a  des  propriétés  électriques 
et  chimiques  remarquables.  Il  est  isolant  comme  le  verre  et 
la  porcelaine,  et  n'est  pas  désagrégé  par  l'arc  :  il  est  indiqué 
là  où  il  y  a  des  surtensions.  D'autre  part,  on  peut  y  incorporer 
durant  la  solidification  des  tiges  de  fer  qui  restent  parfaite- 
ment adhérentes  :  donc  scellements  inutiles.  Enfin,  les  isola- 
teurs en  basalte  sont  pratiquement  incassables  ;  et  ceci  est 
important  :  on  a  moins  k  craindre  la  mise  hors  de  service 
des  lignes. 

Le  basalte  reconstitué  intéresse  le  chimiste  autant  que 
l'électricien  :  il  résiste  à  l'action  des  corrosifs  et  des  acides, 
même  à  chaud.  Il  peut  remplacer  le  plomb  dans  la  confection 
des  bacs  et  réservoirs.  Comme  on  peut,  par  fusion  et  mou- 
lage, obtenir  de  très  grandes  pièces,  et  comme  on  donne 
aisément  à  celles-ci  les  formes  les  plus  'variées,  le  basalte 
reconstitué  paraît  devoir  rendre  de  très  grands  services  et 
être  employé  de  façons  extrêmement  diverses. 

—  Le  sélénium  existe  dans  les  émanations  volcaniques  et 
aussi  dans  les  fumées  résultant  de  la  combustion  de  la  houille 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  40l 

OU  des  pyrites  :  il  se  trouve  donc  dans  l'air,  et  aussi  dans  le  sol, 
où,  du  reste,  il  arrive  aussi  dans  le  superphosphate  et  le  sulfate 
d  ammoniaque.  M.  Stoklasa  s'est  demandé  si  le  sélénium  a  une 
action  sur  la  germination.  Il  en  a  une,  certainement.  Sous 
forme  de  sélénite,  il  est  très  toxique  ;  sous  celle  de  séléniate, 
au  contraire,  à  doses  faibles,  il  est  bienfaisant.  Mais  M.  Stok- 
lasa constate  un  fait  curieux  :  c'est  que  l'émanation  annule 
totalement  l'action  du  sélénium. 

Peut-on  reconnaître  à  coup  sûr  une  perle  japonaise  de 
culture,  une  perle  Mikimoto?  Oui,  assurément,  en  la  fendant 
en  deux.  Mais  après  l'opération,  elle  ne  vaut  plus  rien,  quelle 
que  soit  sa  nature.  MM.  Galibourg  et  Ryziger  proposent  une 
méthode  plus  simple,  consistant  à  examiner  directement  le 
centre  de  la  perle  au  moyen  du  trou  qu'il  faut  pratiquer  pour 
utiliser  celle-ci  comme  parure.  Dans  ce  trou,  on  introduit 
une  goutte  de  mercure,  qui  forme  un  excellent  miroir  con- 
vexe réfléchissant  panoramiquement  toute  la  surface  inté- 
rieure du  trou.  Comme  on  peut  déplacer  la  goutte  de  mercure, 
on  peut  explorer  de  part  en  part  l'intérieur  de  la  perle.  L'image 
qui  se  produit  sur  le  mercure  est  photographiée,  et  la  photo- 
graphie est  toute  différente,  avec  les  perles  naturelles,  d'avec 
ce  qu'elle  est  avec  les  perles  de  culture  :  il  n'y  a  pas  à  s'y  trom- 
per. 

—  M.  J.  Pierarts,  chef  du  service  chimique  du  Ministère 
des  colonies  de  Belgique,  signale,  d'après  la  Revue  Scienti- 
fique, les  vertus  du  souchet  comestible,  Cyperus  esculentus. 
Cette  plante  est  cultivée  en  Espagne  pour  la  préparation  d'une 
boisson,  Vorchata.  Le  souchet  produit  des  tubercules,  en 
moyenne  12  000  kilos  à  l'hectare  :  ils  sont  petits  et  ont  1  ou 
2  centimètres  de  longueur  et  pèsent  de  0,29  gramme  à  1 ,23 
gramme.  Ce  n'est  guère.  Et  il  faut  croire  que  la  main-d'œuvre 
ne  coûte  pas  beaucoup.  Ce  tubercule  contient  de  la  fécule  et 
des  sucres.  La  farine  de  souchet  est  presque  aussi  nutritive 
que  celle  du  froment. 

—  La  question  de  savoir  si  l'on  peut  planter  aussi  avanta- 
geusement des  fragments  de  pommes  de  terre  que  des  tuber- 
cules entiers  continue  à  préoccuper  les  agriculteurs.  Si  l'on 

BIBL.  UNIV.  CVI  27 


402  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 

peut  économiser  de  la  semence  en  divisant  celle-ci,  et  il  semble 
qu'on  le  puisse  puisque  les  bourgeons  sont  plus  nombreux 
qu'il  le  faut,  pourquoi  ne  pas  le  faire?  Il  y  a  du  vrai  dans  la 
proposition.  Et  celle-ci  comporte  un  avantage  subsidiaire  : 
la  partie  non  employée  du  tubercule,  non  employée  parce  que 
ne  contenant  pas  de  germes,  constitue  un  mets  excellent 
pour  le  porc.  On  a  beaucoup  discuté  la  fragmentation  ;  et 
on  l'a  généralement  critiquée.  Assurément,  par  un  printemps 
sec,  les  fragments  ont  moins  de  chances  de  vivre  que  les  tuber- 
cules entiers. 

Quoi  qu'il  en  soit,  des  faits  intéressants  ont  été  présentés 
à  1  Académie  d'agriculture  par  M.  Maisonneuve,  directeur 
de  la  Station  viticole  de  Saumur.  Un  terrain  a  été  divisé  en 
deux  parcelles  égales.  Chacune  des  parcelles  a  été  plantée 
avec  cinq  variétés.  Dans  l'une,  tubercules  entiers,  de  grosseur 
moyenne  ;  dans  l'autre,  fragments  de  grosseur  du  pouce, 
pourvus  d'un  ou  deux  germes.  Mais  tandis  que  dans  la  parcelle 
à  tubercules  entiers  l'espacement  était  de  45  centimètres, 
dans  la  parcelle  à  fragments  il  était  de  12  centimètres.  Dans 
les  deux  cas,  le  poids  de  la  semence  fut  le  même  (I  kg.  500 
et  I  kg.  600  Arrachage  à  la  même  date  (13-14  septembre). 
Le  résultat  a  été  que,  sans  une  seule  exception,  le  rendement 
a  été  plus  considérable  pour  la  parcelle  à  plants  fragmentés. 
La  parcelle  à  tubercules  entiers  a  donné  377  kg.  500  ; 
l'autre,  563  kg.  500  Comme  toutefois  il  faut,  dans  les  deux 
cas,  séparer  les  tubercules  marchands  des  non  marchands  — 
que  le  propriétaire  consomme  lui-même  ou  sert  à  ses  animaux 
—  M.  Maisonneuve  a  fait  l'opération  et  le  résultat  a  été  : 

239  kg.  de  pommes  de  terre   marchandes  (méthode  ordi- 
naire) ; 

377  kg.  de    pommes  de   terre    marchandes   (méthode   par 
fragmentation). 

Si  l'on  traduit  ces  résultats  en  argent,  et  en  estimant  à  50  fr. 
les  100  kg.  de  pommes  de  terre  marchandes,  on  a,  pour  la 
plantation  commune,  119  fr.  50,  et  pour  la  plantation  frag- 
mentée, 189  fr.  25.  L'avantage  est  évident. 

Sans   doute,   la   méthode  par  fragmentation   suppose  une 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  403 

main-d'œuvre  plus  considérable.  Elle  coûte  un  peu  plus  ; 
mais  il  y  a  une  compensation  :  les  rognures  dont  profitent  les 
animaux  domestiques.  M.  Maisonneuve  conclut  donc  catégo- 
riquement en  faveur  de  la  fragmentation,  en  recommandant 
de  planter  des  fragments  présentant  plutôt  deux  germes 
qu'un  seul. 

—  La  lampe  demi-watt  est-elle  réellement  plus  économique 
que  la  mono-watt?  Il  le  semblerait  (et  il  le  faudrait,  car  elle 
coûte  plus  cher).  Mais  c'est  là  une  erreur,  d'après  M.  Dela- 
marre.  La  lampe  demi-watt  n'est  avantageuse  qu'à  partir  de 
100  bougies  :  on  peut  encore  la  tolérer  avec  50  bougies,  mais 
avec  moins,  elle  est  désavantageuse.  A  ce  propos,  se  méfier 
des  marchands.  Ils  vendent  souvent  comme  demi- watt  une 
lampe  à  filament  métallique  ordinaire  dit  spirale,  disposé 
comme  celui  de  la  demi-watt.  Mais  c'est  une  simple  mono-watt. 
Il  est  aisé  de  distinguer  l'une  de  l'autre.  La  lampe  spiralée 
fonctionne  dans  le  vide  :  si  on  brise  la  pointe  de  l'ampoule 
sous  l'eau,  l'ampoule  se  remplit.  La  demi-watt  fonctionne  en 
gaz  inerte  :  l'eau  n'entre  pas  par  l'ampoule,  par  conséquent. 

—  Dans  l'exploitation  d'une  ardoisière,  il  n'est  guère  utilisé 
que  de  5  à  20  %  de  l'ardoise  extraite  :  il  reste  donc  de  80  à 
95  %  de  résidu,  de  déchets  inutilisés.  Le  Bureau  des  Mines 
des  Etats-Unis  trouve  cela  indécent,  et  il  n'a  pas  tort,  et  fait 
faire  des  expériences  sur  les  moyens  d'utiliser  ces  déchets. 

A  ce  propos,  La  Nature  fait  observer  qu'en  Angleterre  on 
les  emploie  beaucoup  sous  le  nom  de  Myrtox,  marque  déposée 
par  la  North  Wales  Penelop  C°  Ltd,  comté  de  Carnavon. 
Les  résidus  d'ardoises  constituent  la  charge  la  meilleure  mar- 
ché peut-être  qu'il  y  ait  pour  le  caoutchouc  :  ils  donnent  du 
corps.  Ils  se  vendent  sous  le  nom  de  Slate  Jlour,  farine  d'ar- 
doise ;  celle-ci  doit  avoir  assez  de  finesse  pour  passer  au 
tamis  250.  Il  se  consomme  beaucoup  de  cette  farine  d'ardoise 
pour  la  fabrication  des  tuyaux  d'arrosage,  des  talons  en  caout- 
chouc, des  garnitures  pour  presse-étoupes,  des  linoléums  et 
toiles  cirées. 

D'autre  part,  la  poudre  d'ardoise  sert,  avec  l'asphalte  et 
le  goudron,  à  garnir  les  routes,  à  fabriquer  les  cartons  bitumés 


404  BIBLIOTHÈQUE   UNIVERSELLE 

et  les  planchers  asphaltés  et  goudronnés.  Il  y  a  donc  un  parti 
sérieux  à  tirer  des  déchets  des  ardoisières  qui  sont  si  abon- 
dants. 

Publications  nouvelles.  —  Voici  un  fort  beau  livre  posthume, 
du  regretté  Vidal  de  la  Blache,  les  Principes  de  géographie 
humaine  (A.  G)lin,  Paris),  publié  par  les  soins  de  M.  E.  de 
Martonne.  C'est  un  ouvrage  qui,  évidemment,  eût  été  plus 
complet  si  l'auteur  avait  pu  l'élaborer  jusqu'au  bout,  mais 
qui  est  de  belle  allure,  fortement  pensé,  et  présenté  avec  un 
souci  évident  de  la  forme.  La  lecture  en  est  très  attachante, 
et  nul  ne  peut  le  lire  sans  beaucoup  s'enrichir  d'idées.  —  Dans 
le  même  domaine,  voici  les  Principles  of  Human  Geography, 
par  M.  Ellsworth  Huntington  et  M.  S.  W,  Curshing.  M.  Hun- 
tington  a  énormément  voyagé  et  observé,  il  a  vu  de  quelle 
façon  vivent  de  très  diverses  populations,  et  pourquoi  elles 
vivent  ainsi  ;  nul  n'était  plus  que  lui.  ou  même  autant,  qualifié 
pour  rédiger  cette  sorte  de  manuel,  d'ouvrage  scolaire,  de 
résumé  des  faits  et  des  principes  d'une  science  à  laquelle  il 
a  beaucoup  apporté  de  faits  et  d'idées.  La  méthode  suivie 
et  le  plan  sont  parfaits,  et  on  ne  voit  guère  ce  qu'on  pourrait 
changer  à  sa  façon  d'exposer  les  rapports  de  l'homme  et  de 
ses  activités  avec  le  milieu,  cosmique,  géographique,  géolo- 
gique et  organique.  Peu  de  livres  sont  aussi  riches  en  idées 
générales  d'ordre  économique  et  politique.  —  Les  géologues 
feront  le  meilleur  accueil  au  volume  déjà  cité  de  M.  Pierre 
Termier  :  A  la  gloire  de  la  terre  (Nouvelle  librairie  nationale). 
M.  Termier,  qui  est  géologue  très  averti,  est  un  enthousiaste 
aussi  ;  il  aime  sa  science,  et  en  saisit  la  poésie  philosophique. 
Son  volume,  qui  a  un  sous-titre  :  Souvenirs  d'un  géologue, 
comprend  des  œuvres  diverses  :  deux  biographies  critiques 
de  géologues,  excellentes  :  celles  de  E.  Suess  et  de  Marcel 
Bertrand.  Il  en  expose  l'œuvre  d'excellente  façon,  et  avec  une 
sympathie  qu'on  a  plaisir  à  rencontrer,  puis  à  éprouver. 
Il  y  a  joint  un  fort  intéressant  morceau  sur  l'Atlantide  et  la 
façon  dont  il  faut  comprendre  le  récit  de  Platon  ;  un  autre  sur 
la  Synthèse  des  Alpes,  magistral  exposé  des  idées  modernes 
sur  la  façon  dont  se  font  les  chaînes  de  montagnes  ;  d'autres 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  405 

encore  sur  les  Problèmes  de  la  Géologie  en  Méditerranée, 
sur  les  Océans  à  travers  les  âges,  etc.  Livre  excellent,  qu  on 
lit  avec  un  plaisir  sans  cesse  renouvelé,  et  que  les  géologues 
accueilleront  avec  joie.  —  Pour  les  physiciens,  voici  une  ample 
pâture.  Tout  d'abord,  citons  La  constitution  de  la  matière, 
de  Max  Born  (librairie  Albert  Blanchard,  Paris),  appartenant 
à  la  Collection  de  monographies  scientifiques  publiée  sous  la 
direction  de  M.  G.  Juvet,*  dé  Neuchâtel,  à  lire  avec  Electricité 
et  matière,  de  Sir  J.  J.  Thomson,  appartenant  à  la  collection 
Science  et  Civilisation,  de  M.  M.  Solovine  (Gauthier-Villars)  : 
deux  ouvrages  représentant  les  idées  les  plus  récentes  sur  la 
façon  d'envisager  la  matière.  —  Puis  sur  la  question  du  jour, 
la  relativité,  voici  plusieurs  volumes  :  La  théorie  einsteinienne 
de  la  gravitation,  par  G.  Mie,  le  physicien  de  Halle  (J.  Her- 
mann,  Paris),  fort  bonne  étude  d'un  auteur  particulièrement 
qualifié.  On  en  peut  dire  autant  de  VExposé  élémentaire  de  la 
théorie  d'Einstein,  par  Jean  Becquerel  (Payot,  Paris),  à  ceci 
près  que  cette  œuvre,  aussi,  s'adresse  à  un  public  ayant  de  la 
culture  scientifique,  et  même  beaucoup.  L.' Introduction  à  la 
théorie  d'Einstein  (Albin  Michel,  Paris),  du  général  Vouille- 
min,  est  plus  élémentaire  assurément  :  mais  aucun  exposé 
ne  peut  se  passer  de  mathématiques.  Le  livre  L'espace  et  le 
temps,  de  M.  E.  Borel  (Alcan),  est  certainement  très  bon  : 
c'est  un  des  meilleurs  qui  aient  été  écrits  pour  le  grand  public. 
—  Pour  les  médecins,  voici  du  D'^  P.  Duhem,  L'Emploi  des 
rayons  X  en  médecine  (Flammarion),  livre  excellent,  écrit  d  ail- 
leurs pour  le  grand  public  ;  et,  du  D^  Achard,  L'Encéphalite 
léthargique  (J.-B.  Baillière,  Paris),  étude  fouillée  d'une  maladie 
à  formes  fort  diverses.  —  Enfin,  le  naturaliste  lira  avec  beau- 
coup de  fruit  l'ouvrage  solide  et  réfléchi  que  M.  J.  Chaine 
a  consacré  à  X'Anatomie  comparative  (J.-B.  Baillière),  et  tous 
retrouveront  avec  plaisir  J.-H.  Fabre,  dans  le  tome  V  de  la 
belle  édition  définitive  que  donne  Delagrave  des  Souvenirs 
eniomologiques. 

Henry  de  Varigny. 


#**#****4^*-x^***#^**** 


Table  des  matières 

CONTENUES  DANS  LE  TOME  CENT  SIXlàME 

Avril- Juin  1922.  -  Nos  316-318. 


Le  Don  Juan  de  Molière,  par  Alberi  Rheinwtdd 3 

Macabre  cohabitation.  Nouvelle,  par  C.-A.  Loosli 19 

Ma  vie  et  ma  fuite  du  •  paradis  communiste  »,  par  la  Baronne 

Marie  Wrangd. 

Seconde  et  dernière  partie 30 

Le  droit  fluvial  international  et  le  régime  du  Danube,  par 

Lotiii  Avennier. 

Seconde  et  dernière  partie 48 

La  III®  Conférence  Internationale  du  Travail,  par  /.  Grunberg  66 

La  Suisse  en  1643,  d'après  un  voyageur  alsacien,  par  Henry  Lehr  79 

Flaubert  et  Madame  Bovary,  par  Pierre  Moreau 1 37 

A  PROPOS  d'un  livre  sur  les  problèmes  fondamentaux  de  la 

psychologie  médicale,  par  le  ïy  Charles  Odier 1 37 

La  cloche  de  l'araignée.  Nouvelle  du  Dartmoor.  par  Eden  PhillpoUs  168 

Mœurs  féminines  américaines,  par  George  Nesller  T ricoche 181 

L'affaire  du  comte  de  Pfaftenhofen.  par  E.-A.  Naville. 

Première  partie 200 

Seconde  partie 306 

De  la  chance,  par  Ar\dré  Langie 215 

Dans  la  mare  aux  grenouilles.  (A  propos  du  livre  de  M.  C.-A.  Loosli 

sur  Ferdinand  Hodier).  par  E.-C.  Chatelanat  .  ■ 231 

Agissons,  par  le  colonel  P.  Pfund 273 

Pour  elle....  Nouvelle  alpestre,  par  Virgile  Rossel 283 

Le  peintre  de  l'indolence  russe.  Ivan  Gontcharov.  par  Louis 

Léger,  de  l'Institut 323 

La  Constitution  du  Royaume  serbe,  croate,  slovène,  par  Antoine 

Rougier 337 

La  Suisse  économique  et  les  pays  de  la  Petite  Entente,  par  X.. .  348 
Variété.  Un  voyage  en  Terre-Sainte  au  XVII*  siècle,  par  Antoine 

Guilland 352 


TABLE  DES  MATIÈRES  407 

Pages 

Lettres  de  Paris,  par  Jean  Lefranc. 

Avril.  —  M.  Philippe  Berthelot  devant  le  Conseil  de  discipline  du  Minis- 
tère des  Affaires  étrangères.  —  Un  diplomate  «  anarchiste  »  et  «  trop 
intelligent  ».  —  Poètes  philosophes  et  homme  d'Etat.  —  La  sentence  du 
Conseil  de  discipline 90 

Mai.  —  Les  contradictions  de  Batouala.  —  Un  Quadeloupéen  cultivé 
à  la  française.  —  M.  René  Maran,  nègre  artiste.  —  Le  cerveau  des 
nègres  n'est  pas  encore  un  instrument  perfectionné.  —  Les  diplômes 
sont  portés  par  les  nègres  européens  comme  des  oripeaux 241 

Juin.  —  La  métamorphose  printanière.  —  Le  beau  ciel  de  Paris.  —  Les 
élections  cantonales.  —  Les  princes  rustiques.  —  La  grande  patrie 
des  petites  gens.  —  La  vie  chère  et  M.  Chéron.  —  Le  retour  aux  champs 
des  ouvriers  des  villes.  —  Une  saine  politique 358 

Chronique  italienne,  par  Paolo  Arcari. 

Avril.  —  La  crise  du  livre.  —  Le  livre,  la  guerre  et  l'après-guerre.  — 
Les  grandes  collections  de  culture  classique  et  moderne.  —  Eugenio 
Camerini  et  Edoardo  Sonzogno.  Leurs  contemporains  et  leurs  succes- 
seurs. —  L'histoire  par  les  portraits  individuels.  —  Laterza  et  Carabba. 

—  Les  toutes  récentes  collections 101 

Chronique  américaine,  par  George  Nestler  Trkoche. 

Juin.  —  Une  enquête  anthropologique  sur  le  type  américain.  —  Le 
bilan  des  incendies  dans  l'Amérique  du  Nord.  —  Arrêt  dans  le  déve- 
loppement de  l'aéronautique.  —  Les  institutions  parlementaires  des 
Etats-Unis  dégénèrent-elles?  —  Les  livres 361 

Chronique  allemande,  par  Antoine  Guilland. 

Avril.  —  Le  culte  de  Bismarck  dans  les  universités.  —  L'incident  de 
Kantorowicz-de  Below.  —  Polémique  de  presse.  —  L'opinion  du 
professeur  Fôrster.  —  Bismarckiana.  —  Livres  de  mémoires  et  d'his- 
toire. —  Ludendorff  peint  par  lui-même.  —  Le  cas  du  professeur 
Delbruck 92 

Juin.  —  Le  prophétisme  de  Walther  Rathenau.  —  Après  Rapallo.  — 
Réflexions  d'Allemands,  justes,  honnêtes  et  clairvoyants.  —  Un  livre  de 
Rathenau  sur  le  «  Kaiser  ».  —  Les  souvenirs  de  l'exilé  de  Wieringen. 

—  La  correspondance  de  Richard  Dehmel 368 

Chroniques  suisse  romande,  par  Maurice  Millioad. 

Avril.  —  Un  livre  italien  sur  la  Suisse 120 

Juin.  —  Gênes  et  les  débuts  de  la  Suisse  dans  la  politique  internatio- 
nale. —  L'incompatibilité  des  fonctionnaires.  —  La  loi  contre  les 
menées  révolutionnaires.  —  L'initiative  sur  les  étrangers.  —  Les 
Zones 386 


408  BIBLIOTHÈQUE  UNIVERSELLE 


Page* 


Chronique  suisse  allemande,  par  Antoine  Guilland. 

Mai.  —  Nouveaux  volumes  de  l'édition  suisse  de  Gotthcif.  —  La  Corres- 
pondance de  J.-V.  Widmann  et  de  Gottfried  Keller.  —  Essais  inédits  de 
Jacob  Burckhardt.  —  A  propos  de  Walthcr  Siegfried.  —  Poésies  de 
Siegfried  Lang.  —  Les  livres 243 

Chroniques  scientifiques,  par  Henry  de  Varigny. 

Avril.  —  Pour  rendre  le  chauffage  central  plus  économique.  —  Les 
microbes  ont-ils  leurs  microbes?  —  Comment  s'expliquer  la  Fosse 
du  Cap  Breton?  —  Le  nombre  des  étoiles  des  Pléiades  a-t-il  varié?  — 
Le  venin  des  fourmis.  —  Une  précaution  à  prendre  en  transplantant 
les  arbres.  —  L'accoutumance  des  microbes  aux  toxiques.  —  L'ascension 
de  l'Everest.  —  Publications  nouvelles 128 

Mai.  —  L'immunisation  contre  les  maladies  par  voie  digestive.  —  L'action 
préventive  et  curative  du  190  contre  l'avarie.  —  Pour  l'utilisation  inté- 
grale des  chutes  d'eau  :  constitution  de  réserves  (>ar  pompage  d'eau 
aux  heures  de  moindre  consommation.  —  Projet  de  trottoir  roulant 
souterrain  à  Paris.  —  Utilisation  des  sources  thermales  pour  le  forçage 
des  fruits  et  légumes.  —  Pourquoi  la  malaria  a  disparu  du  Dane- 
mark. —  Le  camphrier  de  l'avenir.  —  L'utilité  forestière  |de  l'ajonc 
et  du  genêt.  —  Les  cirrus  et  la  prévision  du  temps.  —  Les  systèmes  nua- 
geux. —  Un  nouveau  minéral  radio-actif.  —  Publications  nouvelles  .  .       259 

Juin.  —  La  vaccination  antityphoïdique  par  scarification.  —  Les  incon- 
vénients de  la  vie  aseptique.  —  Une  plante  protectrice.  —  La  radio-ponc- 
tion microscopique.  —  L'ancienne  Méditerranée.  —  Paralysie  générale 
et  avarie.  —  Les  études  de  M.  L.  Lumière  sur  le  cheminement  capillaire. 
—  L'industrie  du  basalte.  —  Moyen  de  reconnaître  les  perles  de  culture 
japonaises.  —  Sélénium  et  germination.  —  Le  souchet  comestible.  — 
La  plantation  fragmentaire  des  pommes  de  terre.  —  La  lampe  mono- 
watt. —  Utilisation  des  déchets  d'ardoisières.  —  Publications  nou- 
velles         394 

Chroniques  politiques,  par  Edm.  Rossier. 

AtiiI.  —  Comment  s'annonce  la  Conférence  de  Gênes.  —  L'Europe  et 
la  guerre  d'Asie-Mineure.  —  Opposition  en  Angleterre  et  troubles 
dans  l'Empire.  —  Le  nouveau  ministère  italien  et  l'affaire  de  Fiumc  .       112 

Mai.  —  La  Conférence  de  Gênes.  —  Choses  et  autres 252 

Juin.  —  La  Conférence  de  Gênes.  (Suite  et  fin.)  ...  378 


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Juin  1 922  Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle. 


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produit  un  effet  stimulant  sur  la  crois- 
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souples  et  bouffants.  —  Plus  haute  récom- 
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de  l'école,  L.  Morf,  professeur. 

Ecole  des  sciences  sociales.  Licence  et  doctorat  es  sciences 
sociales  (4  subdivisions  :  i.  Sciences  sociales.  2.  Sciences  politi- 
ques. 3.  Sciences  pédagogiques.  4.  Sciences  consulaires). 

Pour  de  plus  amples  renseignements,  s'adresser  au  Directeur 
de  l'école,  M.  Millioud,  professeur. 

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chancellerie  de  l'Université. 


II 


Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle. 


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La  randonnée  de  Samba  Diouf,  par  Jérôme  et  Jean  Tharaud.  I  vol.  in- 16. 
Pion,  Paris.  —  Quatre  nouvelles  humoristiques,  par  Joseph  Méry.  I  vol. 
grand  in- 16  carré.  Bossard,  Paris.  —  PSYCHOLOGIE  DU  FÉMINISME,  par  Léon- 
tine  Zanta.  1  vol.  in- 16.  Pion,  Paris.  —  Je  ME  DÉTENDS,  par  E.  Reymond- 
Nicolet.  1  vol.  grand  in- 16  carré.  Editions  Forum,  Neuchâtel  et  Genève. 
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Bloy.  P.  Téqui,  Paris. 


IV 


Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle. 


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BALE  :  H.  Huber,  Frei.'gtrasse,  75. 
BERNE  :  Fr.  Gall.  Waiseuhauspl.,  26. 
LUCERNE  :  Karger  &  C».  Stadthausatr.  t 
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REVUE  DES  LIVRES  (suùe). 

Nous  analysions  l'autre  jour,  ici-même,  très  brièvement  du  reste,  le  Décadi 
de  M.  PaulGisin.  Les  écrivains  d'aujourd'hui  parlent  volontiers  de  l'enfant. 
Voici,  aujourd'hui,  V Enfant  qui  prit  peur,  de  M.  Gilbert  de  Voisins.  Un  analyste 
délicat  aussi,  un  psychologue  subtil  et  attendri  à  la  fois,  qui  touche  d'une  main 
légère  à  cette  chose  fragile  qu'est  une  âme  enfantine,  quand  cette  âme  est  de 
nature  trop  sensible  pour  supporter  les  laideurs  de  la  vie.  Elle  affronte  avec 
effroi  ses  mensonges  et  ses  brutalités,  déjà  dans  la  maison  natale  qui  devrait, 
pour  être  fidèle  à  la  convention,  rester  le  «  refuge  idéal  aux  heures  mauvaises  ». 

M.  Gilbert  de  Voisins  a  voulu  dire  une  histoire  authentique.  Il  y  paraît  assez 
à  certains  traits  qui  ne  trompent  guère.  Mais  l'auteur  se  calomnie  gratuitement 
quand  il  prétend  n'avoir  rien  remarqué  du  drame  obscur  qui  se  déroulait  à  ses 


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REVUE  DES  LIVRES  CSui(e.) 

côtés,  n'avoir  pas  deviné  le  cœur  de  cet  enfant  «  qui  sourit,  qui  prit  peur  et  courut 
au-devant  de  la  mort  parce  que  la  vie  l'épouvantait  ». 

—  Cependant  la  mode  est  encore  davantage  aux  romans  nègres,  voire  petits- 
nègres  :  on  connaît  le  succès  de  Batouala,  qui  me  semble  à  moi  bien  surfait. 
Les  frères  Jérôme  et  Jean  Tharaud  y  sacrifient  à  leur  tour,  à  peine  revenus  de 
leurs  incursions  au  Maroc,  en  Hongrie  et  ailleurs.  Les  amateurs  de  sensations 
inédites,  de  scènes  corsées  et  de  style  déliquescent  ne  trouveront  pas  ici  la  satis- 
faction de  leurs  goûts,  les  auteurs  ne  s'étant  pas  départis  de  leur  sobriété  habi- 
tuelle. 

Lom  d'abuser  du  pittoresque,  ils  semblent,  au  contraire,  s'être  efforcés 
de  rapprocher  de  nous  ces  âmes  africaines,  et  ils  considèrent  le  héros  de  leur 
randonnée  comme  un  «  bon  paysan  »  de  là-bas,  que  la  fatalité  de  sa  destinée  a 


VIII  Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle.  Juin  1922 


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Juin  1922 


Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle. 


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REVUE  DES  LIVRES  (Suite). 

mêlé  pour  un  temps  à  la  grande  guerre  des  Toubabs,  dont  il  reviendra,  du  reste, 
riche  d'impressions  et  de  gloire,  aux  yeux,  du  moins,  des  noirs  de  sa  tribu. 

Ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  les  tableaux  brossés  dans  la  région  du  Niger 
ou  dans  la  boue  des  tranchées  ne  le  soient  pas  avec  un  art  qui  donne  la  sensation 
de  la  vérité.  Cela  est  bien  supérieur  au  cabotinage  de  certains  écrivains  exotiques, 

—  Joseph  Méry,  Marseillais  d'origine,  fait  les  frais  du  nouveau  volume 
publié  dans  la  Collection  des  chef s-d' œuvres  méconnus,  sous  la  direction  compétente 
de  M.  Gonzague  Truc.  Les  lecteurs  de  ma  génération  se  souviendront  peut- 
être  d'avoir  vu  jadis  telles  de  ses  œuvres  habillées  de  la  couverture  verte  du  bon 
éditeur  Michel  Lévy?  Mais  elles  sont  bien  tombées  dans  l'oubli.  C'est  que  la 
concurrence  littéraire  est  terrible  et  les  résurrections  hasardeuses. 

Pourtant  l'éclat  de  cet  improvisateur  «  prestigieux  »,  ainsi  que  le  qualifie 
son  biographe  et  commentateur,  M.  Ernest  Jaubert,  méritait  qu'ont  tentât  de 
sauver  du  néant  définitif  un  écrivain  qui  fut  naguère  admiré  par  Victor  Hugo  et 
Théophile  Gautier,  tour  à  tour  ou  simultanément  poète,  journaliste,  critique. 


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dramaturge,  nouvelliste  et  romancier  de  talent,  que  desservit  sa  dispersion  même. 
Rappelez-vous  le  cas  de  Diderot.  Mais  la  verve,  mais  le  modernisme  de  Méry 
permettent  de  relire  sans  ennui  les  quatre  nouvelles  humoristiques  rééditées  ici  : 
La  chasse  au  chastre.  Explorations  de  Victor  Hummer,  Un  Chinois  à  Paris, 
Un  chat,  une  perruche,  un  nuage  d'hirondelles.  Que  dis-je,  sans  ennui?  — 
Avec  un  plaisir  certain. 

—  Je  ne  sais  si  vous  en  prendrez  autant  à  la  lecture  de  la  Psychologie  du  fémi- 
nisme de  M™®  Léontine  Zanta.  Non  que  l'auteur  n'ait  fait  déjà  ses  preuves  dans 
un  roman  significatif,  La  science  et  l'amour  ;  non  que  son  préfacier,  M.  Paul 
Bourget  n'ait  couvert  de  sa  haute  autorité  un  nom  encore  inconnu  du  grand 
public.  Mais  on  a  tant  bavardé  sur  le  féminisme  qu'il  y  a  quelque  témérité  à  pré- 
tendre en  construire  une  psychologie  systématique.  Il  en  est,  du  reste,  ainsi  de 


XII 


Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle. 


Juin  192: 


NOUVEAU 


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toutes  les  questions  dites  «  sociales  »,  et,  sans  doute,  ai-je  tort  de  m'achopper 
à  un  titre,  comme  j'ai  tort  de  me  défier,  en  général,  des  femmes-penseurs,  je  ne 
dis  pas  des  femmes  savantes. 

Car  M™*^  Léontine  Zanta  appuie  ses  revendications  sur  une  étude  approfondie 
de  l'évolution  des  mœurs  et  des  idées,  et  on  lira  avec  un  réel  intérêt  tel  chapitre, 
par  exemple,  celui  sur  le  féminisme  du  nord  et  le  féminisme  dans  les  pays  latins. 
Surtout,  on  abordera  dans  ses  conclusions,  bien  qu'un  peu  trop  généralisées 
et  trop  absolues,  réclamant  «  une  transformation  radicale  de  la  vocation  et  de  la 
spiritualité  de  la  femme  >'. 


XIV 


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—  Le  nouveau  volume  de  vers  de  M.  Henry  Spiess,  le  représentant  le  plus 
en  vue  de  notre  poésie  romande,  est  intitulé  Simplement.  On  ne  saurait  intituler 
plus  simplement  un  recueil  poétique.  On  ne  saurait,  non  plus,  y  révéler  plus  sim- 
plement une  âme  simple,  exception  faite  pour  Francis  Jammes,  dont  la  simplicité 
confine  à  la  naïveté  et  à  la  candeur,  quand  elle  ne  les  dépasse  point. 

M.  Henry  Spiess  a  fait  du  chemin  depuis  le  Visage  ambigu.  Il  s'est  —  comment 
dirai-jeP  —  tranquillisé.  C'est  aujourd'hui  un  poète  de  tout  repos,  un  poète  d'an- 
thologie à  mettre  entre  toutes  les  mams.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  ait  jamais 
rivalisé  avec  les  truculences  ostentatoires  de  Jean  Richepin,  par  exemple,  ou  avec 
les  excentricités  des  modernistes.  Mais  enfin  je  tiens  à  souligner  ce  caractère 
que  d'aucuns  qualifieront  de  rassis.  Ce  par  où  il  rentre,  sans  le  vouloir  sans  doute, 
dans  la  note  un  peu  terne,  un  peu  bourgeoise  de  notre  honnête  poésie  tradi- 


XVI 


Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle. 


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labiques. 

Mais  que  M.  Spiess  possède  la  fibre  paternelle  !  Quelle  tendresse  pour  l'en- 
fance et  quel  sens  profond  d'icelle  !  Le  volume  eût  pu  tout  aussi  bien,  à  l'instar 
de  Victor  Hugo,  être  mtitulé  VArt  d'être  père,  avec  peut-être  plus  de  délica- 
tesse dans  la  touche  et  plus  de  nuance  dans  l'âme. 

—  A  son  tour,  M.  Emmanuel  Buenzod,  qui  doit  être  un  peu  disciple  de  Spiess 
en  même  temps  que  d'autres  contemporams  plus  illustres,  a  éprouvé  le  besoin 
de  nous  dévoiler  sa  vie  intérieure.  Les  Poèmes,  comme  toute  œuvre  lyrique,  cons- 
tituent une  manière  de  confession  personnelle.  Rien  d'excentrique,  du  reste, 
ni  de  sensationnel  dans  ces  petites  pièces  écrites  agréablement,  très  librement 
aussi  à  la  mode  d'aujourd'hui  telle  que  la  pratique,  par  exemple  M.  Charly  Clerc. 
Notations  justes  et  fines,  sensibilité  bien  romande,  tout  à  fait  représentative  de 
notre  race  au  sens  physiologique  et  spirituel  du  terme. 


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M.  Buenzod  craint  que  le  lecteur  ne  soit  déçu  par  ce  que  ce  volume  offre  «  d'iné- 
gal et  de  disparate  dans  la  pensée  et  dans  la  forme  >'  ?  Mais  il  avance  avec  juste 
raison  que  «  son  chant  justifie  chaque  poème...  le  chant  qui  naît,  s'élève  et 
retombe  au  gré  des  saisons,  du  plaisir  et  de  la  mélancolie  ». 

Ajoutons,  pour  finir,  que  l'auteur  du  Canot  ensablé  continue  à  se  faire  ha- 
biller chez  le  bon  faiseur  et  que  papier,  couverture  et  typographie  témoignent  de 
son  bon  goût  comme  aussi  de  celui  de  la  maison  Delachaux  et  Niestlé  qui  1  édita. 

—  Il  me  reste  à  vous  signaler  une  suggestive  plaquette  de  M.  Ernest  Reymond- 
Nicolet  sur  le  contrôle  de  soi-même  par  le  relâchement  musculaire.  L  auteur 
n'est  ni  médecin,  ni  psychologue,  mais  il  a  expérimenté  sur  lui-même  et  noté 
à  notre  usage  les  résultats  de  ses  expériences.  Tout  ce  qu'il  nous  dit  là  paraît 
excessivement  convaincant,  —  j'entends  les  avantages  pratiques  de  la  méthode, 
l'exposé  du  procédé  curatif.  Quant  à  l'interprétation  psychophysiologique, 
je  l'abandonne  aux  méditations  des  professionnels,  méditations  auxquelles  la 
savante  préface  de  M.  Ed.  Claparède  constitue  une  excellente  introduction. 

Aussi  bien,  l'important  est-il,  dans  une  époque  de  surmenage  comme  la  nôtre 
de  mettre  en  pratique  des  enseignements  aussi  salutaires  que  celui-ci,  tels,  na- 


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REVUE  DES  LIVRES  CSuiteJ. 

guère,  la  respiration  profonde  ou  d'autres  exercices  renouvelés  des  Hindous. 
C'est  surtout  une  question  de  persévérance,  d'entraînement  de  la  volonté. 

—  Léon  Bloy,  élu  par  M.  Pierre  van  der  Meer  de  Walcheren  comme  par- 
rain de  son  Journal  d'un  converti,  appelle  très  justement  ce  livre  un  «  très  simple 
et  très  beau  récit  de  la  pérégrination  d'une  âme  à  la  recherche  de  Dieu  ».  L'es- 
prit souffle  où  il  veut.  Il  a  voulu  que  cette  âme  de  poète,  «  incapable  de  s'assouvir 
de  ce  qui  n  était  pas  l'Infmi  »,  après  l'avoir  cherché  partout,  à  travers  des  angoisses 
et  des  déceptions  toujours  renouvelées,  le  trouvât  dans  l'Eglise,  que  son  pré- 
facier appelle  «l'Eglise  indéfectible  du  Christ». Et  la  douleur  de  cette  recherche 


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est  exhalée  avec  une  passion,  rarement  retrouvée  depuis  Pascal,  dans  ce  très 
beau  livre,  jusqu'au  moment  de  la  conversion  miraculeuse. 

L'introduction  de  Léon  Bloy,  combattant  intransigeant,  illummé  et  farouche 
même  quand  il  fonce  sur  le  calvinisme  -  dont  la  «laideur  vraiment  atroce 
devait  naturellement  produire  une  répulsion  instinctive  contre  les  splendeurs 
du  catholicisme» —  est  d'un  artiste  et  d'un  sincère.  Je  ne  veux  pas  dire  par  là, 
bien  entendu,  que  la  vérité  qw'il  prêche'soit  la  seule  bonne,  étan'  ici  dans  le 
domaine  du  surnaturel,  et  non  dans  le  domaine  de  la  raison. 

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L'avenir  des  relations  franco-allemandes,  par  Amhroise  Col.  —  1  vol.  in- 16.  Paris,  Chiron. 

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La  terreur  en  Bavière,  par  AnJ>roise  Gol.  —  I  vol.  in- 16.  Paris.  Perrin.  Prix,  7  fr. 
Cinquante  ans  de  pensée  française,  par  Pierre  Lasserre.  —  1  vol.  in-16.  Paris,  Pion.  Prix,  7  fr. 
Le  monde  social  des  fourmis,  par  Auguste  Forel.  Tome  II.  —  1   vol.  in-16.  Genève,  Kundig. 
Résumé  de  la  Troisième  Internationale  communiste,  par  le  colonel  Rezanof.  —  I  vol.  in-16. 

Paris,  éd.  Bosshardt.  Prix  3  fr.  50. 
Le  problème  de  l'unité  russe,  par  Emile  Haumanl.  —  1  vol.  in-16,  avec  4  cartes.  Paris,  édi- 
tions Bosshardt.  Prix  4.  fr.  50. 
Mémoires  d'écrivains  et  d'artistes.  Journal  de  Marie  Lenéru.  —  2  vol.  in-16.  Paris,  Crès, 

Prix,  10  fr.  les  2  volumes. 
L'arrivée  aux  étoiles.  Essai  vers  l'Au-delA.  Roman,  par  Jean  Rameau.  —  I   vol.  in-16.  Paris. 

Pion.  Prix.  7  fr. 
Jules  Nicole.  1842-1921.  helléniste.  —  In-fol.  Genève.  Revue  mensuelle.  Prix,  4  fr. 
Bébé  est  malade,  par  le  Dr  P.  Pironneau.  —  I  vol.  in-16.  Paris,  Gamier.  Prix,  4  fr.  50. 
Traité  pratique  d'hygiène,  d'élevage  et  des  maladies  des  chiens,  par  M.  Douville.  —  I  vol. 

in-16.  Paris.  Garnier.  Prix.  8  fr. 
Mémoires  du  général  baron  de  Marbot.  Tome  II.  —  Paris.  Pion.  Prix,  3  fr. 
Théâtre  complet,  de  François  de  Curel.  Tome  V.  Le  coup  d'aile.  L'âme  en  folie.  —  I  vol.  in-16. 

Paris,  Crès  et  Cie. 
Poésies  complètes,  par  Charles  Le  Goffic.  —  I  vol.  in-16.  Paris,  Pion.  Prix.  10  fr. 
La  randonnée  de  Samba  Diouf,  par  Jérôme  el  Jean  Charaud.  —  1  vol.  in-16.  Paris,  Pion. 
L'expérience  du  Docteur  Lorde,  par  Cyril-Berger.  —  I   vol.  in-16.  Collection  littéraire  des 

romans  d'aventures.  Paris.  Edition  française  illustrée.  Prix,  6  fr. 
Grâce  ou  la  chatte  sauvage,  par  Jean  Dufourl.  —  I  vol.  in-16.  Paris,  Pion.  Prix.  7  fr. 
Rayonnement  et  gravitation,  par  Félix  Michaud.—  ]  vol.  gr.  in-8°.  Paris,  Gauthier-Villars  et  Cu  . 
Die  gefesselte  Helvetia.  von  Deleclamus.  Mit  lllustralionen  von  Philipp  Zehde.  —  I  vol.  in-16. 

Berlin,  Ehrlich. 
Technische  Trâume,  von  Hanns  Gùniher.  —  I  vol.  in-16.  Zurich,  Rascher.  Preis,  2  fr. 


Juin  1922  Annonces  de  la  Bibliothèque  Universelle.  XXVII 

LIBRAIRIE  PAYOT    &  C 

LAUSANNE  —  VEVEY  —  MONTREUX  —  GENÈVE  —  BERNE 


MEMOIRES  DU  KRONPRINZ 

Un  vol.  in-8  de  la  Collection  de  >  Mémoires,  Etudes  et  Documents  pour  servir  à  l'histoire  de  la 
guerre  mondiale  ". —  I  vol.  grand  in-8 Fr.   10. — 

Le  Kronprinz  raconte  non  seulement  sa  jeunesse,  son  éducation,  sa  vie  à  la  cour  et  à  l'armée, 
ses  voyages,  mais  il  s'étend  sur  les  années  de  crise  avant  la  guerre  et  surtout  sur  la  guerre  elle- 
même.  Il  donne  des  détails  tout  nouveaux  sur  la  retraite  de  la  Marne  en  1914,  sur  la  défaite  de  Ver- 
dun, sur  la  débâcle  du  9  novembre  1918,  sur  la  révolution  allemande  et  la  fuite  de  l'Empereur  en 
Hollande,  le  tout  mêlé  de  curieux  ou  sensationnels  renseignements  sur  les  diplomates,  les  généraux, 
les  politiciens  qui  ont  joué  les  plus  grands  rôles  dans  la  politique  mondiale  de  ces  vingt  dernières 
années. 


PHÈDRE 

ou 
De  la  Beauté  des  Ames. 

Dialogue  de  Platon,  traduction  de  Mario  Meunier  (avec  le  Traité  de  Plotin  sur  le  Beau).  —  1  vol. 
in-16      Fr.  10.— 

Avec  la  science  qu'il  possède  de  la  pensée  de  Platon,  la  ferveur  intelligente  qu'il  porte  à  ce 
maître  divin,  M.  M.  Meunier,  mieux  que  tout  autre,  était  à  même  d'entreprendre  et  de  mener 
à  bien  une  traduction  nouvelle  de  ce  sublime  dialogue.  De  toutes  les  œuvres  de  Platon,  c'est  en 
effet  le  Phèdre  qui  respire  le  plus  de  poésie,  le  plus  d'enthousiasme,  le  plus  de  sérénité. 

HISTOIRE  DU  CHRIST 

par  Giovanni  Papini.  Traduction  de  Paul-Henri  Michel.  Un  vol.  in-8,  avec  couv.  ill.     .    .     Fr.  9 — 

Accueillie  avec  une  ferveur  quasi  mystique  par  le  public  italien,  cette  œuvre,  que  l'on  traduit 
dans  toutes  Ise  langues,  vient  à  son  heure  et  s'adresse  aux  chrétiens  de  tous  les  pays,  ainsi  qu'à  tous 
ceux  qui  ont  besoin  de  consolation  ou  d'encouragement  dans  ce  monde  où  la  souffrance  et  le  mal 
triomphent  trop  souvent.  Ce  livre  fera  date  dans  l'histoire  de  l'apologétique  chrétienne. 

LES  ANGLAIS 

par  R.  W .  Emerson.  Traduction  de  Pierre  Chavannes.  Un  vol.  in-16 Fr.  10. — 

Les  impressions  et  opinions  du  grand  philosophe  ^  transcendantal  "  sur  l'anglais.  Emerson 
admirait,  mais  n'aimait  pas  tout  à  fait  les  Anglais,  il  n'a  pas  cultivé  le  paradoxe  dans  ce  recueil 
où  il  se  montre  une  fois  de  plus  intéressé  seulement  par  les  fondations  solides  de  la  vie.  Et  de  là  vient 
que  ce  livre  donne  une  impression  intense  de  véracité,  de  loyauté  et  de  bon  sens. 

AU  JARDIN  DES  GEMMES 

L'Emeraude,  le  Rubis,  le  Saphir. 

par  Léonard  Rosenthal.  Un  vol.  in-16 Fr.  7.50 

Livre  pour  le  grarid  public  aussi  bien  que  pour  les  professionnels.  Avec  la  science  d'un  savant 
et  la  tendresse  d'un  artiste,  M.  Rosenthal  conte  ici  l'histoire  merveilleuse  des  plus  splendides  pierres 
précieuses,  les  légendes  hindoues,  les  anecdotes  savoureuses,  influences  mystérieuses...  Tout  cela 
est  attachant  et  étrange  comme  un  conte  oriental,  instructif  aussi  comme  l'ouvrage  d'un  économiste 
moderne. 

Les  prix  ci-dessus  sont  indiqués  en  francs  français,  payables  :  a)  en  argent  suisse  avec  40  '^iode  rabais  ; 
h)  en  argent  franaçis  à  partir  de  50  francs  français  (plus  10  "/o  pour  frais  de  port)  au  moyen  de  billets 
de  banque  français  ou  de  chèque  sur  Paris. 


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