iî^H
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BIBLIOTHEQUE
DE LA JEUNESSE CHRÉTIENNE,
APPKODÏEE
PAR MoB L'ARCHEVÊQUE DE TOURS.
Propriété des Éditeurs ,
i
BIENFAITS
DC
CATHOLICISME
JDAIVS liA ISOCI£Tï:.
PAR M. L'ABBÉ PI.\ARD.
Chose aihnirablcl l;i religion chrélienne
qui ne semble avoir d'objet que la félicité
de l'autre vie, fait encore notre bonheur
dans celle-ci.
Montesquieu.
— =mi
TOURS ^
Ad MAME ET Cie, IMPRIMEURS-LIBRAIRES.
1842
CHAPITRE PREMIER.
L'homme reçoit tout de la société.
Si rhoinme existe , c'est par la société. Si , comme
Dieu , il est intelligence et amour, c'est par l'entre-
mise de la société que lui sont départis ces attributs
divins.
Suivez l'homme dans les différentes transformations
qu'il est appelé à subir ; jamais vous ne le verrez seul.
Sorti du sein de son père céleste, il s'incarne dans
le sein de la mère qu'il doit avoir sur la terre ; et ,
parce que cette mère ne serait pas pour lui une so-
ciété suflisaute, Dieu lui a donné un père qui doit
aussi veiller à ses besoins. Il est né, il repose dans
1
— G —
un berceau. Vovez-vous son père, sa mère, ses frè-
res , ses sœurs veiller tour à tour à ses côtés ! Voyez-
vous sa mère, surtout, couvrir de baisers et de lar-
mes son visage à peine dégagé, si je puis m'exprimer
ainsi , des voiles du néant ! I.a vovez-vous récbauffer
avec amour ses nienibres froids et débiles ; exciter
dans son cœur, par un reii;ard intelligent et doux , le
feu cacbé de la vie. Il grandit, mais c'est toujours
dans le sein de la société (ju'il puise une vie plus abon-
dante. 11 est dans la force de l'âge; et, devenu à son
tour le centre d'une société nouvelle, il transmet avec
amour, à ses entants, ie don de la vie qu'il a reçu de
ses pères ; il reutretient, il le développe en eux. Bien-
tôt il s'affaiblit. Son visage , qui fut longtemps tourné
vers le ciel , semble s'incliner par respect avant que
d'y entrer. Son corps, débile comme au premier âge ,
a besoin de tons les secours de la société pour ne
point succomber avant d'être arrivé au terme marqué
par la Providence. 11 est à la dernière beure; ses fils
et ses petits-fils entourent son lit de mort. Des larmes
s'écbappent de leurs yeux , de plaintives prières s'ex-
balent de lenrs cœurs et viennent expirer snr leurs
lèvres. Lui, cependant , les bénit; et, dégagée de tout
lien terrestre, son âme rentre dans le sein de Dieu,
où elle jouit d'une vie plus beureuse, parce qu'elle y
est dans une société plus parfaite.
— 7 -
Dieu est esprit, et l'Iioinnu', créé à l'image de Dieu,
est aussi uu esprit. La vie de l'esprit est la vérité ,
c'est-à-dire la coiuiaissauce de ce qui est. 0 combien
il est vaste le champ que l'esprit humain est appelé à
parcourir! Portant d'abord un regard attentif sur lui-
même, il étudie sa propre nature, ensuite il apprend
à connaître les êtres avec lesquels il est eu rapport.
La terre avec ses richesses, le ciel avec ses magni-
ficences , voilà les deux vastes tableaux que Dieu
présente continuellement au regard de notre intel-
ligence en lui ordonnant de les méditer. Ce n'est
point assez : tout ce qui est du domaine de l'intelli-
gence diviue est pour ainsi dire du domaine de
l'intelligence humaine. Klle rappelle le passé et de-
mande à l'avenir ses secrets; elle s'élève au-dessus
des êtres créés , et , pénétrant dans les régions infi-
nies, elle médite et chante, avant l'Iieure des récom-
penses, les incompréhensibles perfections de Dieu,
principe et fin de toutes choses. Comment notre faible
intelligence peut- elle suffire à cette tâche pour ainsi
dire infinie? C'est qu'elle est formée, soutenue parla
société; c'est que, dépositaire des pensées divines,
la société nous les révèle pendant notre séjour sur la
terre. C'est que chaque intelligence qui passe avec éclat
laisse à la communauté le fruit de ses travaux dont
jouit sans fatigue l'intelligence qui vient après elle.
On parle souvent d'illuminations soudaines: sans doute
il existe de telles illuminations, mais beaucoup moins
que nous nous l'imaj^inoiis. Ce qu'on appelle ainsi
n'est souvent que le rellet d'une éclatante lumière qui
brille dans une autre intelligence. Remarquons- le
d'ailleurs : il n'y aurait jamais dans l'homme d'illu-
minations soudaines , si la société ne faisait jaillir
auparavant, au foyer de son ànie, l'étincelle qui
l'embrase.
Dieu est amour, et l'homme, créé à l'image de
Dieu, est amour aussi. Dieu a donné l'intelligence à
l'homme pour connaître ses devoirs , et il lui a donné
l'amour pour avoir la force de les remplir. Que de
préceptes ont été imposés à l'homme! Voulez-vous
les accomplir? Aimez; l'amour est l'accomplissement
de la loi. Le support mutuel, le pardon des injures,
le dévouement réciproque, voilà sans doute les pré-
ceptes que n )iis comprenons le mieux , et qui procu-
rent à Tàine les pins délicieuses jouissances. Eh bien!
ces préceptes , c'est encore par une grande charité que
nous pouvons les remplir. Sur cette terre étroite et
aride, un homme pèse sur un autre homme de tout le
poids de son être. Voulez-vous supporter avec rési-
gnation ceuv qui sont à vos côtés? Aimez-les. Or, de
même que Dieu a déposé dans la société la lumière
qui éclaire notre esprit, il y a déposé aussi le feu de
— 9 —
l'amour qui embrase notre cœur. Elle est pour nous
comme le soleil qui , eu nous éclairant , nous échauffe.
Père, mère, ami, frère, patrie.... Quels noms! est-ce
que vous pouvez les prononcer une seule fois sans qu'il
se ranime au fond de votre cœur je ne sais quoi de
délicieux que nous ressentons tous , et qu'aucun ne
sait bien exprimer? Or, tous ces mots n'ont de sens
que dans la société. Malheur à l'homme isolé sur la
terre! C'est au cœur qu'est le foyer de la vie, et la vie
du cœur, c'est l'amour. Dieu n'a mis au cœur de cha-
cun de nous qu'une étincelle du feu de son amour ; et,
pour que cette étincelle soit entretenue , il faut que
notre cœur se rapproche continuellement du cœur de
nos frères. Malheur surtout au cœur qui s'aime lui-
même , et qui n'éprouve pour les autres que des sen-
timents de haine ! Ce cœur se consumera; et l'amour
qui l'embrasait, et qui , quoique coupable , lui faisait
cependant éprouver quelque jouissance, s'éteindra
bientôt faute d'aliments , et il ne restera rien en lui
que des sentiments de haine. Or, qu'est-ce donc que
la haine, si ce n'est un feu sorti du plus profond de
l'enfer. Il y eut sans doute des solitaires heureux ; mais
ces solitaires avaient d'abord été formés par la société;
ils ne s'étaient retirés dans la solitude que d'après
l'invitation de Dieu ; et , là encore , ils s'entretenaient
en communion continuelle avec tout ce qui existe de
— 10 —
plus pur au ciel et sur la terre. Aussi ceux qui s'en
étaient approchés n'entendaient -ils sortir de leurs
bouches que des paroles de charité et de dévouement.
Vo3ez le sourd-nuiet , cet être infortuné niorale-
inent isolé des autres hommes ; considérez celui dont
le physique tous semble le plus intéressant, et dont
le regard témoigne le plus d'intelligence. Qu'est-il
avant que les pensées de la société soient arrivées jus-
qu'à son âme? Il vit sans doute de la vie matérielle,
car son corps est en rapport avec les autres corps , et
la société lui conserve la vie qu'elle lui a donnée ; mais
qu'est-ce que la vie de son âme? la parole, ce lien des
intelligences, est nulle pour lui. La parole même de
sa mère frappe toujours inutilement son oreille; elle
n'est point arrivée jusqu'à son âme , et son àme , dès
lors , n'a pu la reproduire. Aussi voyez-le dans le tem-
ple où l'homme vit surtout de la vie intelligente et
morale. Son corps se recueille comme celui des autres
hommes, parce que, comme eux , il est corps; mais
son àme s'élève-t-elle jusqu'au ciel? sait-elle méditer
les attributs de la Divinité et les préceptes qui en dé-
coulent? JNon , parce qu'il n'est point encore comme
les autres hommes, intelligence et amour. Cependant,
(ju une main puissaulc déchire ou soulève le voile qui
enveloppe son àn)e, créée aussi à l'image de Dieu.
Tout change aussitôt; elle entre en communication
— 11 —
avoc la société chargée de nourrir ceux que Dieu a clé-
posés dans son sein, comme la terre nourrit tout ce
qui vit dans ses entrailles; des Ilots d'intelligence et
d'amour coulent en abondance comme d'une source
féconde longtemps comprimée sous la pierre.
Yovez le sauvage, ce produit brut delà nature.
Chez lui, qu'est-ce que la vie spirituelle? 11 n'en
donne aucune preuve, si ce n'est peut-être en courbant
stupidement son front noble, formé pour contempler
les cieux , devant tout ce qu'il y a de plus bas et de
plus rampant sur la terre.
Chez lui, qu'est-ce que la vie morale? Dieu lui
ordonne d'aimer les autres hommes , et il n'a pour eux
que des sentiments de haine ; de travailler à leur con-
servation , et il les dévore.
Et même, qu'est ce donc chez lui que la vie maté-
rielle? Voyez- vous ce front déprimé , ces traits heur-
tés, cet œil hagard? le voyez-vous allant au milieu
des bois, la flèche à la main, disputer sa nourriture
aux bêtes sauvages sur lesquelles il n'a pas toujours
la supériorité. Non , il n'est pas possible de rien ima-
giner de plus dégradé. Eu le contemplant, 1 homme
civilisé ne pourra jamais se défendre de ces tristes
réflexions : Est-ce là le roi de la création? celui
que Dieu a créé à sou image? est-ce bien là mon sem-
blable?
— 12 —
L'homme formé par la société, et en qui elle aura
le plus développé les facultés intellectuelles et mora-
les, prendra quelquefois le monde en dégoût et s'ef-
forcera de se séparer de ses semblables. Mais, admi-
rez ici la dépendance où l'homme se trouve par rapport
à la société ; à peine aura-t-il donné accès dans soa
cœur au feu destructeur de la misanthropie , qu'on
verra aussitôt sa félicité décroître et sa supériorité
décliner. Nous en avons eu un exemple remarquable :
un homme parut parmi nous , doué d'une sensibilité
profonde et d'une beauté d'imagination incroyable. Il
parla de l'homme; il peignit l'enfant au berceau , et
tous les cœurs se sont attendris, et des larmes ont
coulé de tous les yeux. Il parla de Dieu; il raconta
en peu de mots la vie et la mort de Jésus , et vous eus-
siez cru entendre un écho lointain de l'harmonie des
cieux où l'avait en un instant transporté son génie.
Cependant cet honnne s'était égaré dès sou entrée dans
la carrière. A ses yeux , tous les liens salutaires de la
société étaient autant de chaînes qu'il fallait briser.
On lui représenta que les arts , les sciences , les ver-
tus, que tout ce qu il y a de noble et de beau sur la
terre, est le fruit de la société. Il ne l'ignorait pas;
mais incapable de reculer devant aucune conséquence:
« Ce que vous appekv, bien est un mal, dit-il, et le
plus grand de tous. Ce n'est point le sauvage qui est
— 13 —
un animal dépravé; c'est Ihomme de la société, c'est
celui qui médite. » Et, comme s'il eût voulu être
lui-même la preuve de ce qu'il avançait, il s'égara
profondément dans ses pensées; il se passionna pour
l'erreur avec encore plus d'ardeur que l'homme ne se
passionne ordinairement pour la vérité. A la fin, ce
ne fut pas seulement par de fausses théories , ce fut
aussi par ses actes qu'il se mit en hostilité avec la so-
ciété. Il se sépara du monde; il prit en aversion ceux
qu'il avait le plus aimés. Son âme, où Dieu avait
placé la source de sentiments doux et affectueux , se
remplit d'amertume et de fiel. Ses idées se trouhlè-
rent, et il en vint, dit-on, jusqu'à s'arracher la vie,
devenue pour lui un fardeau insupportable.
Je me suis demandé bien des fois quelle pouvait
être la plus grande plaie de l'humanité. Après le pé-
ché, qui est le suicide de l'âme, je ne vois rien que
nous ayons autant à redouter que la folie, qui est la
perte du souverain bien , de la raison. La mort est
quelquefois un bien. Quand elle se présente à nous
avec les caractères les plus effrayants , est-ce autre
chose, après tout, que le changement d'existence?
Mais mourir et vivre en même temps, sentir son âme
forcément attachée à un corps qu'elle a cessé de diri-
ger, ou plutôt qu'elle pousse de côté et d'autre, comme
un cadavre mu par une machine secrcte et qui exci-
— 14 —
terait partout la terreur Quoi de plus affreux!
Aussi , je ne crois pas qu'il y ait une seule personne
qui puisse regarder un fou sans éprouver je ne sais
quel malaise intérieur qui nous avertit d'un grand
dérangement dans l'ordre voulu de Dieu. Eh bien!
cette folie, en quoi consistc-t-elle , si ce n'est dans
l'hostilité de la raison qui en est atteinte contre la rai-
son de la société. Le fou est un rebelle involontaire ; la
société s'en empare, et elle le contraint de penser et
d'agir comme elle; si elle y parvient, elle le guérit.
Mais la plupart du temps elle échoue dans son entre-
prise ; et alors , du moins , elle entretient en lui la vie
matérielle qui dure jusqu'à ce que l'àme malade ait usé
misérablement ses organes.
îl'x^i!
MIO]
ClIAl'lïRE II.
La société est destinée à faire le bonheur de l'homme,
et souvent elle fait son malheur.
Représentons- nous tous les hommes répandus sur
la surlace de la terre , comme les membres d'une im-
mense famille dont Dieu lui-même est le père. Ce sont
des frères étroitement unis par les liens sacrés de l'a-
mour : il y en a d'ignorants, et leurs frères plus in-
struits les éclairent. 11 y en a de faibles , et leurs frères
plus forts les soutiennent. 11 y en a de malheureux,
et leurs fières plus heureux les consolent. Voyez-vous,
au commencoment de la carrière, une nmltitude innom-
brable d'enfants ouvrir pour la première fois les yeux
— IG —
à la lumière et s'empresser de remplir les \ides qui
se font dans cette famille toujours détruite et toujours
renouvelée, tandis que, à l'autre extrémité de la car-
rière, une multitude non moins considéi'able de vieil-
lards ferment à la lumière leurs yeux épuisés, et dispa-
raissent pour toujours. Ceux qui se trouvent au milieu
de la carrière, tendant la main aux premiers, les ac-
cueillent avec allégresse; et, disant le dernier adieu
aux seconds, ils s'en séparent avec une douleur pro-
. fonde. La terre est la demeure des hommes, et le
monde entier, leur domaine. Plusieurs parties de cet
immense univers ont été placées v\ une distance infinie,
et notre faible main est loin de pouvoir y atteindre; mais
nous nous y élevons par la pensée, et nous en jouis-
sons par la méditation. Au-dessus delà terre, la main
de Dieu a élevé le firmament comme une tente admi-
rable , et il y a attaché deux flambeaux , dont l'un
nous éclaire pendant le jour et l'autre pendant la nuit.
De temps en temps, les hommes , réunis dans la même
pensée , élèvent leurs regards vers Dieu ; ils voient
tous les biens sortir continuellement de son sein et se
répandre sur la terre. Des chants de reconnaissance
s'écba|)pent aussitôt de leurs poitrines et montent jus-
qu'au ciel. Le cœur immense de Dieu se dilate à la
prière des hommes , comme le cœur d'une tendre mère
se dilate aux cris de ses enfants , et de nouveaux biens
— 17 —
s'en répandent pour accroître encore le bonheur des
hommes en excitant leur amour et leur reconnais-
sance.
Si telle était la société , elle serait sur la terre une
image fidèle de la société céleste , et notre bonheur
serait grand. Hélas î ce n'est là qu'un rêve de l'imagi-
nation , et ce rêve n'a presque aucun rapport avec la
réalité. Il y a, en effet, au cœur de la société, de
grandes plaies qui continuellement la dévorent. Je
vais en signaler quelques-unes ; et, par ce que j'en au-
rai dit, vous pourrez vous faire une idée des autres.
C'est à la société que Dieu a confié le dépôt sacré
de la vérité destinée à éclairer tout homme venant en
ce monde. Mais bientôt le dépôt s'altère entre les mains
des hommes; il se corrompt, et, à la place de la vé-
rité qui éclaire et vivifie, nous ne voyons plus que
l'erreur qui aveugle et donne la mort. En vain Dieu a
mis partout sous les yeux de l'homme le symbole qu'il
doit croire pour être sauvé. « Non , se sont écriés
« quelques hommes que la passion dominait; non,
« telle n'est point la vérité, car c'est la négation de
« notre bonheur , et le Dieu qui nous a créés ne peut
« vouloir que nous soyons malheureux. » D'autres
hommes, dominés par la même passion, ont répété
ce langage, qui fut enfin adopté dans la société. Il a
fallu de grands et continuels combats de la chair con-
_ 18 —
tre l'esprit, pour que l'erreur, qui vient des hommes,
prit la place de la vérité, qui vient de Dieu. Partout
ces combats ont été livrés, et partout aussi l'erreur a
plus ou moins prévalu contre la vérité. Entrez dans la
cabane du sauvage; quel est le symbole que vous lui
entendez répéter à son fils : « Invoque l'idole. — J)é-
« pouille ton ennemi. — Quand ton vieux père com-
« mencera à souffrir, empresse-toi de le débarrasser
« de la vie. » Interrogez la nation païenne : là , tout
est Dieu , excepté Dieu lui-même, suivant la pensée
d'un profond historien , et IMiomme qui avait élé fait
à l'image du Créateur emploie tous les moyens pour
se rabaisser au niveau de la brute. Transportez-vous
dans la société des Juifs que Dieu avait sé|)arée avec tant
de soins de toute autre société, pour que le dépôt de
la vérité s'y conservât plus fidèlement : là , je vois
bien que Dieu grava lui-même sa loi sur deux tables
de pierres; mais je ne vois pas qu il ait |)u la graver
dans les cœurs plus durs que la pierre. Kt même dans
la société chrétienne, que d'ignorance, que de préju-
gés, que d'erreurs! En vain TEglise répète aux fidèles
le véritable syuibole catholique, l'homme y ajoutera ou
en retranchera quelque chose, et rarement il le trans-
mettra intact à ses descendants, 0 vous qui fermez
les yeux aux lumières de la vérité, retenez bien ceci :
ce n'est pas votre âme seulement que vous plongez
— 19 —
dans les ténèbres de l'erreur; ce sont vos enfants et
petits-enfants, et ce sera pour vous la cause d'une
fïrande condamnation ; car Dieu a donné aux enfants
un cœur docile à la voix de leurs parents, et il leur est
bien difficile de ne point écouter ceux dont la figure
vénérable porte l'empreinte de la Divinité. Quelquefois
une voix d'en baut les sollicitera intérieurement à se-
couer le joug de l'erreur. Leurs yeux commenceront à
s'ouvrir à la lumière encore faible de la vérité, comme
les yeux de l'bomme profondément assoupi s'ouvrent
le matin à la lumière douteuse du crépuscule. Alors
ils se rappelleront l'enseignement paternel , et ils
mourront dans la croyance erronée de leurs ancêtres
plutôt que de mourir dans la foi de Dieu , leur pre-
mier père.
Une autre plaie de la société, également funeste à
l'homme, c'est l'attacbement excessif à la terre.
Quel bonheur pour les hommes, s'ils vivaient sur
la terre comme des frères dans la maison paternelle!
Ce serait véritablement l'âge d'or. Le tien et le mien
seraient inconnus. La propriété de la terre restant à
Dieu, tous en auraient également l'usufruit. L'homme,
errant sur cette terre où Dieu l'a placé , ne rencon-
trerait point, comme il le fait aujourd'hui, ces mille
barrières élevées de tous côtés, et qui lui disent
sans cesse : « Arrète-toi ici, tu es un étranger. » Au
— 20 —
contraire, il pourrait passer dune extrémité de la
terre à l'autre, sans cesser d être reconnu au sceau di-
vin que le Créateur a gravé sur son front Jii|^)«is ceux
qu'il rencontrerait sur son passage lui diraient , en lui
montrant les fruits les plus beaux et les plus savou-
reux : « Ceci est à vous aussi bien qo'à nous-mêmes ;
prenez et mangez, car votre cod^s^-jB^t épuisé. » Et,
quand il voudrait séjourner dans quelqu^Uçu , il irait
frapper à la porte d'une cabane , élevée seulomefrt»pour
garantir l'homme contre les ardeurs du soleil ou contre
la férocité des animaux, puisque, dans notre hypo-
thèse, l'homme ne serait point lui-même un animal
féroce et le plus redoutable de tous ; et , du fond de la
cabane , une voix douce , comme est la voix d'un frère ,
lui répondrait aussitôt : « Cette demeure est à vous
aussi bien qu'à moi ; entrez et reposez-vous , car vos
membres sont fatigués. » Il y aurait sans doute des
hommes plus forts et plus intelligents que les autres;
leur main robuste et habile embellirait, féconderait la
terre, et en ferait sortir des fruits plus abondants ; mais
ces hommes se sentiraient suffisamment dédommagésde
rexcédant de leur travail par la bienveillance de leur
père et par la pensée qu'ils contribuent au bonheur de
leurs frères moins forts ou moins courageux. Voyez-
vous quelquefois le fils aine, revenu du travail de la
journée et tenant en main le dur morceau de pain noir,
porter un œil d'eiivio sur l'oiifaut moUemput couché
dans sou berceau , et pour qui sont presque toutes les
caresses de la mère? Il se dit, au coutraire : « Le bon-
heur des miens, c'est aussi mon bonheur. ->
Cette communauté de biens et de félicité entrait
sans doute dans les desseins de Dieu , car c'est là l'é-
tat d'une famille sagement ordonnée; et Dieu voulait
que le genre humain formât sur la terre une famille
heureuse. Il en fut donc ainsi dès le commencement ;
mais bientôt les hommes se sont pervertis, et la cor-
ruption les a divisés; et, en se divisant, ils ont du
nécessairement se partnger la terre. Autrement le plus
grand nombre serait resté dans l'oisiveté, tandis que
quelques-uns auraient travaillé avec excès pour sub-
venir aux besoins nombreux de la famille entière. Et
ceux qui auraient refusé de travailler, abandonnés à
tous les vices , auraient dévoré la substance de leurs
frères sages et laborieux, et ils les auraient dévorés
eux mêmes. De là , des désordres tels que le genre hu-
main n'aurait pu subsister longtemps sur cette terre
aride et ensanglantée. Dieu , qui est sage et qui veut
toujours le bonheur de ses enfants , permit ce partage
de la terie dont il n'avait fait lui-même qu'un seul
domaine. Ainsi quand, dans une famille nombreuse ,
plusieurs enfants s'abandonnent à l'oisiveté et aux
vices qui eu sont les suites inévitables; quand ils me-
2
— 22 —
iiacent de dévorer le fruit des travaux de leurs frères ,
pour arrêter ce désordre, un père sage s'empressera
de partager son bien en diiïérentes portions et d'as-
signer à chacun son travail et ses revenus.
« Le premier qui , avant enclos un terrain , s'avisa
« de dire : Ceci est à moi , et trouva des gens assez
n simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la
« société civile. Que de crimes, de guerres, de meur-
« très, de misères et d'horreurs, n'eût point épargnés
« au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou
« comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gar-
« dez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus
« si vous oubliez que les fruits sont à tous , et que la
« terre n'est à personne! Mais il y a grande apparence
" qu'alors les choses eu étaient déjà venues au point
« de ne pouvoir plus durer comme elles étaient (I), »
Ainsi que nous l'avons dit, le partage de la terre
était devenu nécessaire, et Rousseau lui-même en
convient. Cependant ce partage, qui avait pour but
d'arrêter de grands désordres et la destruction même
du genre humain, devint aussi la source de crimes, de
ffuerres , de meurtres , de misères et d'horreurs de tout
genre. Désormak, regardant la terre comme sa pro-
priété, l'homme s'y attacha davantage, et il la cultiva
(l) Sur l'origine et les fondeinenls de l'inéiîallté.
— 23 —
avec plus de soin. La richesse et la fccondité de la
terre augmentant en raison des soins qui lui étaient
prodigués, il s'y attacha de plus en plus. Le regard de
rhomnie, toujours incliné vers la terre, cessa bientôt
de s'élever au ciel. Dieu avait dit à Thonime : « La terre
est ta mère nourricière. » Et il la regarda comme une
mère véritable , et il oublia le sein d'où son âme était
sortie. Parce que rhomme aima passionnément la por-
tion de terre qui lui était échue en partage , et qu'il ne
pouvait se rassasier de ses fruits , il aima aussi l'héri-
tage de ses frères, qui produisait les mêmes fruits, et il
le convoita. Il se lit des échanges et de honteux trafics.
Ce que l'homme ne pouvait obtenir par convention ni
par ruse , il essaya de l'obtenir par violence. 11 arra-
cha le fer du sein de la terre, d où il ne devait tirer
que le pain destiné à le nourrir, et il l'enfonça dans le
sein de ses frères qui s'opposaient à ses convoitises
et à ses envahissements ; et la terre qu'il devait arro-
ser de ses sueurs, il l'arrosa du sang d'autrui. 11 y
eut des hommes qui s'enfoncèrent , par tous les sens ,
dans les jouissances terrestres, tandis que d'autres ,
dépourvus des choses les plus indispensables , solli-
citèrent quelques miettes de pain pour apaiser leur
faim et de misérables haillons pour couvrir leur nu-
dité. Ceux qui n'avaient pas de quoi soutenir leur vie
se vendirent ; et , de peur que sa proie ne lui échappât ,
— 24 —
l'acquéreur l'enchaîna ; et ceux qui n'avaient pas voulu
être les serviteurs de Dieu devinrent les esclaves des
hommes.
Comme les individus s'étaient divisés , les nations
aussi se divisèrent ; et comme il y eut des individus
qui convoitèrent l'héritage de leurs frères et qui s'en
emparèrent par convention , par ruse ou par violence,
il y eut aussi des nations qui convoitèrent l'héritage
des autres nations , et qui s'en emparèrent par con-
vention, par ruse ou par violence. De là surtout , que
de crimes , que de misères , que d'horreurs ! Comme
il y eut des individus chargés de chaînes , mis à mort,
il y eut aussi des peuples chargés de chaînes , rais à
mort. Tantôt c'est un roi qui traîne au loin son peuple
comme un torrent dévastateur. Suivez-le à sa trace de
sang , et dites-moi , si vous le pouvez , tous les maux
qu'il cause à la terre. Tantôt ce sont ces nations elles-
mêmes qui s'arment les unes contre les autres. Quand
elles se sont rencontrées, oiles se choquent avec un
fracas épouvantable, et le duel ne finit souvent que
par la mort de l'une de ces deux nations , et quelque-
fois par la mort de l'une et de l'autre. Vous qui lisez
ces pages, fouillez la terre à l'endroit même où vous
êtes actuellement, fouillez-la dans mille endroits diffé-
rents , et partout vous trouverez , à une distance plus
ou moins profonde , les restes de quelques sociétés dé-
'^o
truites , sur lesquelles nous reposons tranquillement ,
de même que , dans mille ans peut-être — c^est beau-
coup pour l'humanité — d'autres bonunes reposeront
tranquillement sur les restes de notre société détruite.
0 homme! regarde : tu ne touches la terre que par
la partie la plus reculée de toi-même , tu l'elïleures ,
pour ainsi dire , en passant , et tu voudrais y enfouir
ton cœur!..,. Elle est belle, sans doute, et les fruits
qui sortent de son sein sont délicieux. Eh! que sera
donc pour toi la possession de celui qui , d'une seule
parole, Ta jetée, comme en se jouant , dans l'espace?...
La société est l'image de la famille. Comme dans
la famille il y en a qui commandent et d'autres qui
obéissent, il en est ainsi dans la société. Un roi et des
sujets, ou, si vous l'aimez mieux , un père et des en-
fants , et , entre ces deux termes extrêmes , une infi-
nité de moyens termes qui impriment aux inférieurs
la direction sage et forte donnée par les supérieurs ,
et qui font remonter vers les supérieurs le tribut de
reconnaissance que leur paient en échange les infé-
rieurs, voilà l'essence de toute société. La société gé-
nérale se divise en une infinité de fractions plus ou
moins considérables , qui sont autant de sociétés véri-
tables, et qui elles-mêmes se subdivisent à leur tour;
et ce que nous avons dit être l'essence de toute société
se trouve par con.séquent dans chacune de ces sociétés
— 26 —
particulières. Celte gradation de pomoir n'est pas seu-
lement utile , elle est nécessaire ; et si elle pouvait être
retranchée, vous verriez aussitôt la société se dissou-
dre. Mais , comme il n'y a rien de si avantageux que
la misérable nature de l'homme ne tourne à sa perdi-
tion, voici ce qui arrive : chacun de nous fait partie
de la société dans laquelle il est né , et il appartient
encore à plusieurs de ces sociétés particulières dont se
compose la société générale. Or, à peine l'homme
a-t-il pris rang dans ces sociétés, qu'une voix lui
crie : Sois le premier ! Ses parents , ses amis , tous
ceux qui lui portent quelque intérêt , font , à chaque
instant, retentir à ses oreilles ce cri poussé d'abord
par son amour-propre : Sois le premier! Et ce cri
irrite de plus en plus son amhiliou , l'une des plus
terribles passions qui se trouvent au cœur de l'homme.
La raison commence à peine à se développer eu lui,
et déjà il fréqueiite ces écoles publiques où l'enfance
et la jeunesse se livrent avec ardeur à létude des beaux-
arts. Sois le premier! lui crie-t-on aussitôt. Et son
cœur novice dévore avidement le poison qui le ronge
quelquefois jusqu'à la fin. L'élève cherche donc tous
les moyens de s'élever aux premières places. Ses con-
disciples, ses amis, deviennent aussitôt ses concur-
rents, ses ennemis ; et cette rivalité haineuse ne s'éteint
souvent qu'à la mort. L'enfant a grandi : c'est un
— '21 —
homme. Aiguillonne par la gloire de ses premiers
triomphes ou par la honte de ses défaites, il s'élance
avec ardeur dans la carrière qui s'ouvre devant lui.
Sois le premier! lui crie-t-ou encore de toutes parts;
et ce cri n'est que trop bien entendu. Il s'est exalté, il
s'irrite. De quelque côté qu'il se tourne, il rencontre
des concurrents nombreux et puissants ; et il cherche
aies renverser, à les fouler aux pieds. Cela s'appelle
une noble émulation ; et ce n'est la plupart du temps
qu'une funeste rivalité. Chose étonnante! la société
irrite encore l'ambition de Ihomme, en lui montrant
ses distinctions , dans le temple , en présence de la
mort qui détruit le puissant aussi bien que le faible,
sous les yeux de Dieu , devant qui toute grandeur n'est
que néant.
Malheur à la société où l'ambition est trop forte-
ment irritée ! tous les membres dont elle se compose
voudront s'élever aux premières places , et quelques-
uns y parviendront. Sortis souvent des derniers rangs,
on les voit s'élever avec une rapidité extraordinaire;
rien ne peut s'opposer à leur avancement ; si quelque
obstacle se rencontre, ils le renversent ; quand ils sont
aux premiers rangs de leur société, pour se grandir
encore , ils s'efforcent de grandir la société qu'ils do-
minent ; et ils relèvent , comme ils se sont élevés eux-
mêmes, c'est-à-dire sur les ruines de tous ceux qui
— 28 —
aspirent à la supériorilc. Ainsi , cette société vivra
dans une agitation générale et continuelle ; et parce
que toute agitation violente n'est pas durable, elle
ne tardera pas à périr ou à revenir à une vie nou-
velle , après avoir passé par des crises terribles.
Un ministre de l'instruction publique, placé, par
sa charge, à la tète de la jeunesse française, disait ,
il y a quelques années , à la distribution des prix du
grand concours : Aucune place n'est interdite à votre
ambition. Ce que disait Alexandre mourant à ses gé-
néraux , qui le priaient de désigner son successeur,
nous vous le disons à tous : « Au plus digne ! » C'est
là sans doute une belle parole, mais je ne sais si
elle n'est pas plus funeste que salutaire. Puisque
l'exemple d'Alexandre a été cité , voyons ce qui arriva
dès qu'il eut fermé les yeux : chacun de ses généraux
prétendit à la première place; ils tournèrent leurs
armes les uns contre les autres; de cette puissance
incompréhensible fondée par le génie ambitieux du
grand conquérant , bientôt il ne resta plus rien que
le triste mais glorieux souvenir.
Quoi donc ! est-il défendu d'aspirer aux premières
places? ]Non ; pourvu que nous n'oubliions jamais
les paroles de Jésus à ce sujet. 11 s'était élevé une
contestation entre ses disciples pour savoir quel se-
rait le premier parmi eux. Ce conquérant des âmes
les appela à lui, et il leur fit cette réponse, bien su-
périeure à celle d'Alexandre : <■ Vous savez que les
princes des nations les doniiuent , et que les grands
exercent sur eux leur pouvoir ; il n'en sera point ainsi
parmi vous : que celui qui voudra être le plus grand
soit votre serviteur ; que celui qui voudra être le pre-
mier soit votre esclave. » Comprenez-vous la pro-
fondeur de ces paroles , vous qui êtes placés au-dessus
de vos frères? Voulez- vous ne point exciter leur en-
vie? Que votre grandeur soit un esclavage, et votre
puissance une immolation.
o^/6 CT\/6 à^/^ àv^
Ky
CIIAPITKE 111.
État de la société avant Jésus-Christ.
Si nous considérons le genre humain dans son en-
semble , nous le voyons sortir d'une source empoi-
sonnée , et se répandre de tous côtés comme un
torrent qui ravage la terre au lieu de la féconder et
de l'embellir. 11 n'y a encore que quelques hommes
en ce monde , et déjà l'un d'eux a plongé sa main dans
le sein de son frère. La terre n'est, pour ainsi dire,
qu'une solitude, tant le nombre de ses habitants est
peu considérable , relativement à son immensité ; ce-
pendant nous voyons les hommes trop à l'étroit , vu
— 31 —
leur aveugle ambition, se précipiter avec acharne-
ment les uns contre les autres, se dépouiller, se
charger de chaînes, se détruire. Quoique la mort ait
été appelée sur la terre par le péché , quoique ses
coups aient été rendus de plus en plus fréquents par
la perversité toujours croissante des hommes , ils se
multiplient pourtant avec une rapidité extraordinaire ;
plus ils se multiplient et plus ils se concentrent. Leur
faiblesse, les besoins nombreux qui les assiègent,
je ne sais quelle voix secrète de la nature qui les
appelle à vivre en société, tout contribue à les réunir.
Mais, hélas! plus ils se rapprochent , et plus ils se cor-
rompent. Il n'v a que quelques siècles que l'homme
est sur la terre, et déjà il est parvenu à ce point d'a-
veuglement, de perversité et de misère, que Dieu se
repent de l'avoir créé , et veut le perdre par un dé-
luge universel. Poussés par le souffle de la colère
céleste, les flots de la mer franchissent impétueuse-
ment la barrièi'e qu<>, jnsiu'ici, une puissance sur-
humaine leur avait ordonné de respecter, et, en peu
de temps , ils ont entièrement b'>uleversé la terre cou-
pable. Nous trouvons, de tous côtés, des preuves
irrécusables de cette catastrophe, dont le souvenir a
été d'ailleurs apporté jusqu'à nous par la tradition
des peuples.
Un seul homme fut miraculeusement préservé avec
— 32 —
les siens de la destruction générale : Noc avait trouvé
grâce devant Dieu à cause de sa justice; cependant il
y avait en lui le germe du mal ; et bientôt la terre fut
chargée d'habitants , et plus encore, de crimes et de
calamités ; je ne sais même si la perversité humaine ne
devint pas plus grande qu'avant le déluge. Dieu, irrité
des crimes de la terre , l'abandonne à elle-même , et
quelquefois la punit. 11 avait promis d'épargner désor-
mais le genre humain ; cependant , que de châtiments
encore! et qu'ils sont terribles, les coups que sa main
ne cesse de frapper pour rappeler à lui 1 homme coupa-
ble! Tantôt le feu du ciel dévore les malheureux entants
d'Adam ; tantôt la terre , comme frappée de malédic-
tion, semble ne pouvoir plus nourrir ses habitants ; ou
bien, impatiente de soutenir un pareil fardeau, elle s'a-
gite, elle s'entr'ouvre et les engloutit. Tantôt il sort des
abîmes de la colère céleste je ne sais quel poison caché
qui, dans un instant, dessèche la vie. Quelquefois
les individus , les peuples s'arment les uns contre les
autres , et , conduits sans le savoir par la main de la
justice divine , ils s'infligent à eux-mêmes les châti-
ments qu'ils ont mérités. 11 y a des lieux où les hommes
se réunissent en plus grande quantité; et, là aussi, il
se commet beaucoup plus de crimes ; là , il y a plus
de misères et de calamités. Babylone, Ninive, Sardes,
Sidon, Tyr, Thèbes, Athènes, Carthage, Jérusalem,
— 33 —
que les hommes appellent la sainte ; quels noms dans
Ihistoire ! et sur le globe , quelles taches ! Quand la
main de l'homme, fouillant aux lieux où furent ces
villes, vient à découvrir quelques débris, on les re-
garde avec étonnement. Si les larmes répandues , le
sang versé, si la corruption, si les crimes de tout
genre laissaient aussi des vestiges, l'homme, en les
découvrant, reculerait épouvanté.
Quatre nations se font surtout remarquer dans l'his-
toire : l'Égvpte, par sa sagesse; la Grèce, par sa li-
berté; Rome, par sa puissance; la Judée, par sa
religion. Or, sans nous hiissor tromper par les appa-
rences, si nous soulevons Inrdiment le manteau de
leur gloire, et si nous les considérons dans leur hon-
teuse nudité , il nous sera facile de comprenflre ce
qu'elles ont été.
La réputation de sagesse que l'Egypte s'était acquise
ne fut pas sans fondement. C'est en Egypte que le lé-
gislateur des Juifs fut formé dans les sciences humai-
nes, avant de l'être, par l' Esprit-Saint, dans la science
divine. C'est là que les plus sages des Grecs, Solon ,
Thaïes, Pythagore, Eudoxe, Platon étaient venus
s'instruire des traditions religieuses , ainsi que Plu-
tarque nous l'apprend. iMais , hélas! la vérité n'y était
connue que d'un petit nombre de sages, la plupart
renfermés dans le temple ; et le reste de la nation était
— 34 —
le jouet du plus slupido aveuglemeut. Le crocodile,
l'ibis, le sinise, le chieu , le chat, les animaux les
plus ridicules et les plus sauvages étaient devenus
l'objet de leur culte. La vénération qu'ils avaient
pour ces sortes de divinités était si profondément en-
racinée dans leurs cœurs, qu'ils aui-aient mieux aimé
renoncer à la vie que d'y manquer en quelque chose.
Tout le monde sait qu'étant sur le point d'engager le
combat, et ayant vu , à la tète de l'ennemi, des ani-
maux qu'ils regardaient comuie sacrés , ils aimèrent
mieux renoncer à la victoire , ([ue de s'exposera bles-
ser leurs dieux. Qui se serait imaginé que , parmi les
hommes, le chat dût trouver des martyrs? Personne
n'ignore la vénération particulière qu'ils avaient pour
le bœuf Apis , et le culte qu'ils lui rendaient. Les
objets inanimés recevaient aussi leurs adorations ; et,
commele dit spirituellement un poète latin (1), cette
pieuse nation avait le bonheur de voir ses divinités
croître dans ses jardins. De pareilles absurdités de-
vaient nécessairement passer des croyances dans les
actions, et déi;énérer en cruauté. C était un crime de
couper un légume , d'égorger un chevreau, et il était
(1) Porrum et cippe nefas violare , ac franireie iiiorsu,
0 sanctas génies, quibus hcec riasciintur in hortis
Niimina ! l.anatis animalihiis abstinet oninis
Men?a ; nel'a? ill'ic fœUim jui^ulare capello':
Carnibus buniaiii \esci lii et. Jivenal.
— 35 —
permis de se nourrir de chair humaine. On ne saurait
trop louer le respect des Egyptiens pour les traditions
et pour tout ce qui tenait à l'antiquité , leur vénéra-
tion pour les morts , qui les porta à immortaliser des
cadavres, si je puis m'exprimer ainsi. Ce que nous
devons admirer encore , c'est l'habitude où ils étaient
de faire subir un jugement sévère aux rois avant de
leur accorder les honneurs de la sépulture. Ces rois,
cependant, ne s'élevèrent pas, pour cela, cà une haute
sagesse. La crainte des jugements de Dieu est souvent
une digue impuissante contre l'entraînement des pas-
sions ; que sera donc le jugement de l'homme porté
sur un peu de poussière ?
De tous ceux qui ont régné en Egypte, le plus
célèbre est Sésostris. Maître de toute l'Egypte, il ne
sentit point son ambition satisfaite. 11 dompta les
Éthiopiens et les Troglodytes ; il s'empara de la Phé-
nicie , de l'île de Chypre et de plusieurs des Cyclades j
il envahit et pilla l'Asie jusqu'au delà du Gange. Bien-
tôt il tourna ses armes contre les Scythes et les Thra-
ces. Dans l'enivrement de ses victoires, il s'oublia
jusqu'à faire traîner son char par les rois qu'il avait
vaincus. 0 justice! Dieu permit que les chefs des peu-
ples fussent abaissés à la condition des bêtes par le plus
renommé de tous les rois de cette nation , qui n'avait
pas rougi d'élever les bêles à la condition de dieux.
— 35 —
Chargé de gloire et d'ennui, Sésostris prit la vie en
dégoût ; et bientôt celui qui avait ôté l'existence à tant
de malheureux se l'ùta encore à lui-même. Tel fut le
grand Sésostris. Apprenons de lui à connaître les au-
tres. Aux }eux de la plupart de leurs rois, les Égyp-
tiens étaient des esclaves dont linaction était redou-
table, et qu'il fallait appliquer à des travaux gigan-
tesques. De là ces immenses labyrinthes , ces statues
colossales; de là ces lourdes pyramides que la vanité
enlève aujourd'hui , à grands frais , des lieux où la
vanité croyait les avoir établies pour toujoui's. Les peu-
ples voient avec étonnement passer au milieu d eux ces
monts , témoins de ce qui fut autrefois, sans pouvoir
en obtenir aucun renseignement certain, pas même
sur leur destination.
Oh ! que d'hommes ont vécu et sont morts profon-
dément aveugles dans cette Egypte que nous appelons
la terre des sciences et de la sagesse!
Actuellement, considérons la Grèce. On n'y parle
que de liberté, et j'y vois partout l'esclavage : escla-
vage sous le toit domestique, esclavage dans la cité,
esclavage dans la nation entière.
0 Grec inconséquent et volage! tu m'assures que
l'attentat à la liberté est le plus grand de tous, et si
j'entre dans ta maison , je la vois remplie d'esclaves.
Puisque la liberté est le premier des biens, le seul
— 37 —
dont riioinmc ne puisse se passer, pourquoi donc eu
avoir dépouillé tant do malheureux que je vois en-
chaînés à la liherté. Mais ce n'est pas assez d'acheter et
de vendre l'homme , de l'échanger contre de vils ani-
maux, tu ne lais aucune dilliculté de l'égorger, de le
dégrader, pour mieux assouvir tes passions. — Ce ne
sont pas des Grecs, as-tu dit. — En sont-ils moins des
hommes? D'ailleurs ta femme, tes enfants, ne sont-
ils pas privés également de cette douce liberté que tu
voudrais t'arroger exclusivement à toi-même. Cette
autorité absolue , ce droit de vie et de mort que je te
vois exercer dans ta maison, n'est-ce pas le droit du
plus fort? et le droit du plus fort, n'est-ce pas la ty-
rannie? Mais toi-même , es-tu libre véritablement? Tu
le dis, tu te l'imagines peut-être; et il n'en est rien.
Esclave de tes passions dans ta maison , tu es, dans la
cité , l'esclave des passions de tous tes concitoyens.
Le gouvernement de la cité change de forme à chaque
instant; mais, dans rincoustance perpétuelle de ses in-
stitutions, tu ne fais que changer de joug et traverser en
tous sens la tyrannie, tantôt asservi à un seul, tantôt
asservi à une multitude de petits tyrans, dont chacun
apporte au pouvoir la somme de sa cruauté. Des com-
plots , des séditions , des massacres , voilà l'occupation
ordinaire des villes de la Grèce. Chaque ville est divi-
sée en plusieurs factions qui se soulèvent au souffle
3
— 38 —
des passioQS, comme les flols de la mer au souffle de
la tempête. CJKUiue parti triomphe et succombe tour
à tour, el Texil est la plus douce coiiditiou que puis-
sent attendre les vaincus. Eu vain tu aurais rendu les
plus «grands services à tes concitoyens , eu vain tu au-
rais toujours suivi le parti de la justice et de Ihonneur,
ne te crois pas pour cela à labri du dan>îer. Après
avoir vaincu les Perses à >Iarallion et repoussé les
chaînes que ces barbares apportaient à la Grèce , Jlil-
tiade mourut en prison, chargé de chaînes par ses
concitoyens. Thémistocle, qui avait eu la même gloire,
fut également condamné; et, plus malheureux encore
que ce dernier, sous un rapport, il mourut loin de sa
patrie. Aristide , qui avait sauvé ses concitojens et qui
les avait sagement gouvernés , fut envoyé en exil ,
parce que les Athéniens s'ennuyaient de l'entendre
appeler le Juste.
La cité du moins sera-t-elle glorieuse et libre, tan-
dis que ses enfants s'immolent à son bonheur? Une
haine furieuse soulève les villes contre les villes , les
États contre les États. Aujourd'hui, c'est Sparte qui
triomphe , favorisée par la fortune ou par le génie de
ses généraux et le courage de ses soldats. Après avoir
foulé aux pieds sa rivale aballue, et l'avoir, en tous
sens , chargée de chaînes , elle va se reposer dans sa
gloire. Athènes, longtemps humiliée , se relève peu à
— 39 —
peu ; et , remplie de forée et de courage , elle va bien-
tôt imposer à presque toutes les villes de la Grèce les
chaînes dout elle fut chargée elle-même. Chaque ville
triomphe tour à tour, et la ville vaincue porte la peine
de sa défaite présente et de ses anciens triomphes.
Lisez l'histoire de cette nation célèbre , lisez la vie de
tous les hommes illustres qu'elle a produits , et vous
veçrez si notre peinture a été fidèle.
Elle n'a pas même la consolation de conserver tou-
jours intacte son indépendance nationale. Deux fois
les Perses se sont précipités sur elle avec des forces
immenses. La Grèce les a repoussés avec gloire j mais
ce ne fut pas suns un épuiseuiiiit profond. Un ennemi
plus redoutable se prépare : c'est l'indomptable armée
des Macédoniens. Dans toute la Grèce, à Athènes sur-
tout, il se fait de grands mouvements; le bruit des
orateurs, dont eiiactni parle en sens contraire, empê-
che encore d'entendre le bruit des fers que l'ennemi
apporte à la Grèce. 11 a|)i)rorlu' ce})en(lant. Tout cède
à ses efforts, et bientôt la main puissante du conqué-
rant impose des chaînes à ce peuple bavard.
Oh ! que d'hommes ont vécu et sont morts esclaves
dans cette Grèce que nous appelons la terre de la
liberté!
Avant de considérer ce que fut en réalité la force du
peuple romain , voyons d'ahord quel usage il en fit.
— /iO —
Le citoyen avait droit de vie et de mort sur ses
enfants, et il usait sans scrupule de ce droit barbare.
Au nom de la patrie, il eût immolé sœur, frère, père,
mère, épouse, enfant, tout ce qu'il avait déplus cher au
monde. Horace inunolc sa sœur coupable d'avoii- pleuré
un ennemi de Rome, l^n sénateur apprend que son fils
va rejoindre Catilina; il l'attend. « Ce n'est point,
dit-il, pour combattre la patrie que je t'ai engendré,
mais pour la défendre! » Et il le livre à la mort. Deux
Brutus sont à jamais célèbres dans les fastes de Rome,
l'un pour avoir immolé ses enfants à la patrie, et
l'autre, son père. Si nous voulons savoir au juste quel
cas ce farouche citojeu faisait de la vie d'un homme,
nous devons nous rappeler la manière dont il traitait
ses esclaves. 11 jouait avec eux comme l'enfant avec ces
fjo-ures de plâtre ou de bois que l'on met entre ses
mains pour satisfaire ses caprices. Quand ces malheu-
reux étaient épuisés de fatigues, on les jetait, pour les
délasser, dans des souterrains infects , où l'air péné-
trait à peine. Dès qu'ils ne pouvaient plus travailler,
on les envoyait mourir de faim sur une lie du Tibre,
ou bien on les jetait tout vivants dans les viviers pour
engraisser les murènes. Que dis- je! l'homme était de-
venu si vil aux yeux de l'homme, qu'on le tuait pour
donner plus de vérité aux représentations tragiques ,
pour égayer les festins, pour passer le temps.
Rome traitait les peuples vaincus comme le citoven
traitait ses esclaves. Elle leur imposait les plus dures
conditions , elle les immolait sans raison , pourvu que
la voix de ses intérêts ou de sa passion le lui conseillât.
Tout le monde sait de quelle manière terminait ses ha-
rangues, Caton, le plus juste des Romains , Caton plus
juste que les dieux de Rome (1) : Donc il faut dclruire
Carlhagc ! Et ce qui nous surprendrait davantage en-
core, si quelque chose pouvait nous surprendre de la
part de ce peuple, c'est qu'un pareil vote ait été adopté.
Assurément il }' avait dans le peuple romain les
éléments d'une force extraordinaire ; mais il j avait
aussi les éléments d'une grande faiblesse ; et si , dès le
commencement , les nations voisines ne l'eussent atta-
qué, si sa propre ambition ne l'eût de bonne heure porté
à la conquête , il se serait en peu de temps exterminé
lui-même. « La guerre seule, dit un éloquent écrivain,
suspendait les dissensions intestines , et la passion du
pouvoir cherchant et trouvant au dehors toujours de
nouvelles jouissances , Rome subsista pendant que la
terre lui fournit des nations à conquérir. Mais 1 uni-
vers une fois vaincu , chaque Romain prétendit régner
sur l'univers , et d'ulfivuses connnotions ébranlèrent
l'empire jusque dans ses fondements. 11 s'était défendu
(1) Victrix causa diisplacuU, sed \ietaCatoni. (Luca.)
— /i2 —
contre tous les peuples, il ne put se défendre contre
lui-même , contre sa constitution, contre la doctrine
qui en était la base; el c'est alors que se dévoilèrent
pleinement , pour réternelle instruction de la société ,
les effroyables secrets de la souveraineté de Tbomme.
Je ne sais quelle baine furieuse, sortant impétueuse-
ment du cœur bumain et entraînant avec elle tous les
crimes, se déborda sur celte nation, condamnée par
le ciel à se punir elle-même. Comme ces criminels
qu'on exécute sur le lieu de leur délit, ses armées ,
conduites par la main de Dieu, allaient au loin subir
leur jugement dans les beux qu'elles dévastèrent , et
il n'y eut pas un coin de l'empire où la Providence ne
forçât ces farouches adorateurs de la liberté de laisser
des monceaux d'ossements , comme des monuments
de la sagesse et de la félicité du. peuple-roi.
« ^lais ce ne fut pas seulement sur le cbamj) de ba-
taille et dans la fureur des combats que les citoyens
tombaient sous le glaive des citoyens : des listes san-
glantes, appendues aux poiles du sénat, aux murs
des temples, annonçaient cbaque jour à des milliers
de Romains que le vainqueur leur ordonnait de mou-
rir. On vit même , à cette é|>oque épouvantable , les
chefs des factions se céder mutuellement la vie dun
ami , d'un parent , d'un frère, et spéculer sur les pro-
scriptions. La soif de 1 or se joignant à la soif du pou-
— 43 —
voir, on vendait le meurtre, on trafiquait de la mort.
Enfin l'empire, fatigué de discordes, vint se reposer
dans le sein du despotisme militaire, et quelques
monstres dévorèrent tranquillement ce peuple, qui
avait dévoré le monde (l)»
Oh ! que d'iionnncs ont vécu et sont morts miséra-
blement chez ce peuple que nous appelons le peuple-roi !
Il semble que , pour faire éclater davantage sa puis-
sance et sa miséricorde , Dieu ait choisi à dessein un
peuple inconstant et rebelle. 11 le conduit dans le
désert , comme une tendre mère conduit son enfant ;
il lui donne sa nourriture, il pourvoit à tous ses be-
soins , et , tandis que la nuée miraculeuse le pré-
cède , tandis que le pain céleste tombe pour lui sur
la terre, ce peuple au cœur dur s'abandonne aux mur-
mures et à la révolte. Pour lui , Dieu promulgue sa
loi au haut du Sinai, il la grave sur deux tables de
pierre, et, placé au pied de la montagne, le peu-
ple se prosterne devant le veau d'or. Gouverné par
des juges, puis par des rois, il oublie à chaque in-
stant le Dieu qui sans cesse a la main levée sur lui
pour le récompenser ou le punir. Bientôt la force
est rendue à ceux qu'il a si facilement vaincus ; aux
guerres du dehors viennent se joindre les dissen-
sions intestines; ce peuple aveugle se tourne contre
(1) Essai sur l'indilférence.
_ M, —
lui-même; il se déchire de ses propres mains. L'im-
moralité est sur le trône ; le manteau royal est tache
de sang ; l'impiété est dans le lieu saint ; une voix
qui n'a rien de mortel vient de se faire entendre; c'est
la voix du prophète. Tantôt avec une inexprimahle
douceur il invite Jérusalem à revenir au Seigneur son
Dieu ; mais ces tendres accents ne peuvent faire au-
cune impression sur un cœur endurci ; puis, tout à
coup , changeant de langage et révélant la colère du
Seigneur : « Vos prophètes seront dévorés par le
glaive et la faim; les peuples à qui ils s'adressent,
frappés aussi par la faim et le glaive , seront étendus
dans les rues de Jérusalem; et personne ne leur don-
nera la sépulture Comment donc est devenue dé-
serte la cité pleine de peuple, la reine des nations ;
les pierres du sanctuaire ont été traînées dans la
boue. » Ces lugubres prophéties ne font qu'irriter
Jérusalem , au lieu delà rappeler cà son Dieu ; elle per-
sécute les prophètes qui lui sont envoyés, et, comme
la mort seule peut arièter en eux l'in) pulsion de l'es-
prit qui les anime, elle les livre impitoyablement à la
mort. Pressé de tous côtés par ses ennemis, sans guide
pour l'éclairer et le défendre, le peuple est abattu,
foulé aux pieds , et tout son corps n'est qu'une plaie.
Dieu lui-même \eul le presser sous ses ailes, pour le
ranimer, pour le défendre contre les traits ennemis,
et l'ingrat se refuse à cet excès damour.
— 40 —
Plusieurs fois ce peuple coupable a été chargé de
chaînes et traîné honteusement en captivité. Peu après,
tournant vers le ciel un regard suppliant , il revenait à
Jérusalem; mais, chargé des dons de Dieu et sentant
encore le poids de ses vengeances , il retombait dans
ses mêmes fautes, que les mêmes châtiments sui-
vaient aussitôt. A la fin, ce n'est plus seulement un
prophète que Dieu envoie à son peuple, c'est son
propre Tils, et ce Fils est traité comme l'ont été les
prophètes. Il fut cruellement persécuté , condamné ,
mis à mort. Dès ce moment, la colère de Dieu déborda
sans retenue sur la Judée. Les Romains , chargés
d'exécuter la sentence de moit prononcée contre le
peuple déicide, sont appelés. Ils s'avancent, ils en-
tourent Jérusalem et la pressent de toutes paits. Les
Juifs entendent le sifflement de la flèche redoutable
qui déjcà fend les airs et va les atteindre. Ils se lèvent ,
ils s'agitent ; ils auraient pu fuir, mais ils ne l'ont pas
fait; on dirait qu'une mùn îiuissaute les retient, pour
qu'ils subissent leur condamnation au lieu même où
le crime fut consommé. Le siège est poussé avec ar-
deur ; le fer, le feu , la famine , la peste , tous les
movens de destruction agissent à la fois contre Jéru-
salem. Remparts, maisons, temple, femmes, vieil-
lards, enfants, tout est dévoré dans cette ville autre-
fois si florissante. Jamais désolation si grande ne
— 46 —
s'était vue depuis le déluge , et ne se verra , sans
doute, jusqu'au jour de la destruction du monde en-
tier; qu'on en juge par un seul trait: il y eut des
mères qui dévorèrent leurs enfants! Ceux qui échap-
pèrent à la destruction furent chargés de chaînes et
traînés en captivité ; leurs descendants infortunés sont
encore au milieu de nous. Partout repoussés et mé-
prisés , ils se pressent partout , ils résistent à l'oppro-
bre , aux. persécutions de tout genre; errants et vaga-
bonds comme Gain , à cause du sang qui a été versé ,
ils osent à peine relever leurs fronts que la foudre a
frappés.
Oh! que d'hommes ont vécu coupables et malheu-
reux chez ce peuple que nous appelons le peuple de
Dieu!
Ji<i 0_ 1 9_ 0
CHAPITRE IV.
État de la société depuis Jésus-Christ.
Mille fois la parole divine frappa l'oreille de riiomme
sans ponvoir conserver sur la terre la vivifiante vé-
rité, pas même dans la Judée. Cependant le Yerbe
de Dieu s'est fait chair, il a habité parmi nous et
nous avons vu sa gloire ; c'était la gloire du Fils uni-
que de Dieu , plein de grâce et de vérité.
Il est encore incliné dans la crèche qui lui servit de
berceau, et déjà les bergers et les mages, c'est-à-dire
des hommes placés aux deux extrémités de l'échelle
sociale , se sont prosternés devant lui. C'est un enfant ,
cependant il étonne les docteurs par la profondeur de
— /i8 —
ses questions et par la sagesse de ses réponses. Après
s'être préparé dans la retraite à l'importante mission
qu'il est venu remplir sur la terre , il parait enfin au
milieu des hommes, annonçant la vérité et praticpiant
la vertu. Quel langage! et comme il est supérieur au
langage ordinaire des hommes! Quelle simplicité tou-
chante ! Quelle incompréhensible sublimité ! Quelle
force et quelle irrésistible douceur! Il y a plus de
dix-huit siècles que les paroles recueillies dans l'K-
vangile sont sorties de sa bouche ; vous les avez en-
tendu prononcer bien des fois; sont-elles une seule
fois répétées devant vous sans que vous sentiez quel-
que chose de divin qui va au cœur et qui vous subju-
gue? Quelles actions ! et combien elles sont supérieures
aux actions des autres hommes ! Quelle affabilité et
quelle grandeur! quelle douceur et quelle fermeté l
Oh ! combien tous ceux que nous appelons les grands ,
les sages de la terre me paraissent petits , si je les
compare au Is Tide Marie! 11 est en rapport avec les
enfants et les vieillards , avec les ignorants et les sa-
vants, avec les pauvres et les riches, et il attire à
lui tous les cœurs , excepté les cœurs orgueilleux , que
sou humilité repousse. 11 passe successivement par les
conditions diverses dans lesquelles l'homme peut se
trouver ici-bas. Il est tantôt dans l'abondance , tantôt
dans le dénûmeut absolu de toutes choses , tantôt dans
— 49 —
l'élévation, tantôt dans l'abaissement. De Jérusalem,
où il est exalté par le triomphe , il se rend au village
de Gothsémaui , où son àme est triste jusqu'à la mort,
et partout il conserve un calme partait. Les joies et la
tristesse , qui entrent si profondément dans le cœur de
l'homme, ne font qu'eftleurer le sien. Non, ce n'est
point là rhomme tel que nous le connaissons. C'est
vérital)lement le Fils de Dieu , et si j'avais quelque
doute sur sa nature, ce ne serait que sur sa nature
humaine. Cependant, sa carrière est terminée; assez
longtemps il a donné aux hommes l'exemple de toutes
les vertus , il n'a plus qu'une épreuve , mais c'est
la plus terrible de toutes ; il est élevé en croix, son
sang coule sur la terre , que n'ont pu laver les eaux
du déluge, et la terre aussitôt a tressailli.
Jésus n'avait encore appelé qu'un petit nombre
d'hommes à la croyance des vérités qu'il était venu
annoncer à la terre , à la pratique des vertus dont il
avait donné l'exemple. Parmi ses disciples, douze ont
été choisis pour continuer sa divine mission. Ce sont
des ignorants qui vont instruire les savants, de pau-
vres pêcheurs qui apportent aux riches les trésors de
la grâce , des hommes faibles et sans art qui entre-
prennent de dompter toutes les puissances de ce
monde. Régénérés dans le sang du maître qu'ils ont
trahi ou abandonné , ils s'élancent du pied de la croix,
— 50 —
sans autres armes que la parole. Chaque pas (pi'ils
fout sur la terre est uu pas de géaut; ils sont, pen-
dant leur mission , les dépositaires de la puissance
divine; et, de tons les prodiges dont Dieu honore
leur foi, le plus frappant est la sainteté de leur vie.
Les per.'^écutions de tout genre s'élèvent contre eu\
et contre ceux, qu'ils ont convertis, mais les persécu-
tions ne font qu'accélérer les progrès du Christianisme
naissant. Chaque prédicateur de ces temps héroïques
est à une nation entière ce qu'un prédicateur est au-
jourd'hui à un individu. Les hommes , les peuples
accourent en fouhuiu 'oaptèine, et queli[iiefijis au mar-
tyre.... 0 merveille! le sang des martyrs est une se-
mence de chrétiens, suivant l'énergique expression
de Tertullien : plus les chrétiens sont persécutés , mis
à mort, plus ils sont nomhreux. Lhistoire de ces
premiers temps est un prodige continueU
Ces successeurs du Christ, ces homme- que nous
pouvons sans hlasphème appeler divins , puisqu'ils
étaient la reproduction de leur divin maître , les apô-
tres enfin furent enlevés au monde, après avoir, à
l'exemple de Jésus, arrosé la terre de leur sang. Dau-
tres hommes leur succèdent. La grâce est moins abon-
dante en eux et la force moins grande; mais ils sup-
pléent à la force par le nombre, à l'illumination de
l'esprit par une étude de toute leur vie.
— 51 —
Ils sont répandus partout , répétant les paroles di-
vines de Jésus, reproduisant ses actions saintes. Ainsi,
la société que le régénérateur a fondée d'abord en
Judée, que les apôtres ont propagée parmi les na-
tions, est établie par toute la terre, et elle s'y conser-
vera jusqu'à la consommation des siècles.
Mais ne voyons-nous pas dans cette société les
raèmes plaies qui ont ravagé la société païenne? Quel-
ques individus ont été sans doute régénérés dans le
Christ. Quant à la société, n'est-elle pas à peu près
aujourd'hui ce qu'elle était autrefois?
Evidemment , non. Il y a , je le sais , de grands dé-
sordres dans la société que nous appelons chrétienne;
et cela est facile à expliquer. Aux temps de Jésus et
des apôtres, il n'y avait pour ainsi dire que des saints
dans l'Eglise , parce qu'il n'y avait que de véritables
chrétiens. La foi seule , et une foi profonde , les appe-
lait et les retenait au pied de la croix. Il y avait dans
cette foi le germe de toutes les vertus ; et ce germe
divin se développait rapidement , fécondé par la grâce.
Bientôt cette société s'est étendue. Elle a embrassé la
terre ; et le monde entier y est entré avec son aveugle-
ment et ses vices. Dès lors , ce que nous appelons un
peuple chrétien n'en est point un véritablement. Il y
a en lui l'élément divin et l'élément terrestre. C'est un
composé de christianisme et d'idolâtrie. Quand on
— 52 —
nous dit: « Pourquoi tant de ciimes parmi les chré-
tiens ? » IXous avons le droit de répondre : « Ce n'est
point aux chrétiens que s'adressent vos reproches ,
c'est à leurs ennemis. Quest-ce en effet qu'un voleur,
un homicide, uu calomniateur? Ce sont des hommes
qui, par leurs paroles ou par leurs actions , ont rejeté
quelques-uns des préceptes de Jésus , et qui, dès lors,
ne peuvent plus être comptés au nombre de ses
disciples. »
Cependant la société présente est infiniment supé-
rieure à la société païenne. Tous ont aujourd'hui des
moyens surabondants de s'élever à la perfection ; et ,
si plusieurs les négligent ou en abusent , quelques-uns
du moins en profitent. Savez-vous qu'il n'y a pas de
ville , pas de hameau si petit , où vous ne trouviez des
hommes qui marchent avec courage et succès sur les
traces du réparateur de la société ? t^ntrez dans un
hôpital ; voyez cette sœur de charité qui ne sait que
réciter l'office de la Vierge et soigner les malades ! En-
foncez-vous dans les lieux déserts : voyez celte |)auvre
bergère qui ne sait que dire son rosaire et garder son
troupeau! Considérez-les attentivement, écoutez leurs
paroles , suivez leurs moindres mouvements ; que
votre regard scrutateur pénètre, s'il est possible,
jusqu'au plus secret de leurs pensées : quelle perfec-
tion ! Elles n'ont l'ait d'étude qu'au pied de la croix ,
— 53 —
elles n'ont eu d'inspiration que la grâce ; et cependant
je ne vois rien qui leur soit comparable parmi les sa-
vants et les sages de l'antiquité. Socrate, Caton, grands
noms, si vous le voulez : ils ont rempli le monde. Mais,
hélas ! airain sonnant , cymbale retentissante , comme
parle l'apôtre. L'un , par faiblesse, immole, au moment
suprême, un coq àEsculape; l'autre se donne lui-même
la mort, impatient du triomphe de son ennemi. Et ces
faibles jeunes filles , formées par le christianisme, bra-
veront tous les supplices plutôt que de renoncer à la
sainteté de leurs croyances ; elles endureront avec une
invincible patience les douleurs qui brisent le corps ,
et les douleurs plus profondes encore qui brisent l'àme.
Il y a donc , dans notre société, beaucoup plus de
vertu qu'on ne se l'imagine communément. Le vice y
est remarqué , parce qu'il y est plus extraordinaire :
c'est une tache sur un voile d'une éclatante blancheur.
La vertu y est moins remarquée , parce qu'elle est
une conséquence nécessaire de la loi chrétienne : elle
est là comme le fruit sur son arbre. Et puis , elle se
cache souvent sous le voile de l'humilité. Car telle est
sa pureté, que l'air du monde pourrait la corrompre ,
et son regard la ternir. Cette vertu , pour être cachée ,
n'en existe pas moins j et c'est ce que nous avons
appelé l'élément divin de notre société. Plus cet élé-
ment abonde, plus la société est parfaite et heureuse.
4
— 54 —
Mais, qu'on le remarque bien, de tous les peuples
convertis au christianisme, il n'y eu a pas de si dégé-
néré où cet élément ne se trouve et ne fasse sentir
encore son heureuse inlluence. Des écrivains qui n'ont
pas su reconnaître tous les bienfaits que nous devons à
la religion ont cependant reconnu, comme nous, cette
consolante vérité.
« La religion rend les princes moins timides , dit
Montesquieu, et par conséquent moins cruels. Le
prince compte sur les sujets, et les sujets sur le prince.
Chose remarquable ! la religion chrétienne qui ne
semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie , fait
encore notre bonheur dans celle-ci .
« Que , d'un côté , l'on se mette devant les yeux les
massacres continuels des rois et des chefs grecs et
romains ; et de l'autre , la destruction des peuples et
des villes par ces mômes chefs: Timur et Gengis Kan
qui ont dévasté l'Asie j et nous verrons que nous de-
vons au christianisme, et dans le gouvernement , un
certain droit politique , et dans la guerre , un certain
droit des gens, que la nature humaine ne saurait en-
core reconnaître (1). »
Le témoignage de Rousseau n'est pas moins remar-
quable :
(f) Esprit des lois.
« Nos gouvernements modernes , dit-il , doivent in-
contestablement au cliristianisme leur plus solide au-
torité et leurs révolutions moins fréquentes. Il les a
rendus eux-mêmes moins sanguinaires. Cela se prouve
par le fait , en les comparant aux gouvernements an-
ciens. La religion, mieux connue, écartant le fana-
tisme, a donné plus de douceur aux mœurs chrétien nés.
Ce changement n'est point l'ouvrage des lettres ; car,
partout où elles ont brillé , Ihumanité n'en a pas été
plus respectée : les cruautés des Athéniens , des Égyp-
tiens , des empereurs de Rome , des Chinois , en font
foi. Que d'œuvres de miséricorde sont l'ouvrage de
l'Évangile ! que de restitutions , de réparations , la
confession ne fait-elle pas faire chez les catholi-
ques ! ( I ) »
Après avoir raconté en peu de mots l'établissement
de la société chrétienne et son extension dans le monde,
il nous reste à expliquer comment furent guéries les
plaies de la société antique.
Nous avons dit que ces plaies étaient nombreuses
et profondément enracinées. Nous en avons même
signalé quelques-unes : l'aveuglement , l'attachement
excessif à la terre, 1 ambition. Suivons ici le même ordre
et montrons que le restaurateur de la société a fait suc-
(1) Emile.
— 56 —
céder la vérité à l'erreur , l'abnégatioa à l'attachement
terrestre , le sacrifice de soi-même à l'ambition.
Avant la naissance de Jésus , un voile épais enve-
loppait le monde. Ce soleil de justice se lève, après
une longue attente , sur la terre froide et ténébreuse ,
et la nuit de l'erreur lut peu à peu dissipée. L'unité
d'un Dieu , une Providence attentive à nos besoins , le
ver éternellement rongeur que le vice dépose dès cette
vie dans notre àme , les délices du ciel , les consola-
tions inséparables de la vertu , même dans cette vallée
de larmes...; ces vérités capitales, qui font l'inébran-
lable fondement d'une société heureuse, sont annon-
cées désormais à tous les peuples de la terre. Au
temps du paganisme , ces utiles et consolantes vérités
n'étaient pas entièrement inconnues , mais elles res-
taient cachées dans les temples, dans les écoles, dans
les livres. Le prêtre les répétait à l'oreille du prêtre,
le philosophe à l'oreille du philosophe, et le pauvre
peuple les ignorait , lui dont l'àme n'est qu'aveugle-
ment et souffrance. Le Christ est immolé , le voile du
temple se déchire, et, du fond de son impénétrable
sanctuaire, la vérité infinie se découvre à tous les re-
gards. Dès lors la face du monde moral a été renou-
velée : le soleil des intelHgences a lui au milieu des
ténèbres, il les a pénétrées de toutes parts, et ses
rayons bienfaisants ont porté la lumière et la vie au
— 57 —
foud de la vallée comme au sommet de la montagne.
Voyez-vous , au milieu des champs , ce pauvre petit
pâtre qui garde tranquillement son troupeau ; appro-
chez-vous de lui , et écoutez la prière que murmurent
ses lèvres innocentes : avez-vous jamais rien lu de
semblable dans les livres les plus renommés de la phi-
losophie antique? Personne encore ne lui a parlé de
Dieu , si ce n'est sa pieuse mère et le ministre de
Jésus. Interrogez-le cependant sur toutes les vérités
morales et religieuses , et il vous répondra de manière
à vous confondre , si vous ne connaissiez déjà l'in-
fluence des idées chrétiennes sur l'intelligence de
l'homme.
Qu'on le remarque bien encore , car ceci est d'une
importance extrême : les vérités que la foi grave dans
le cœur de tous les hommes ne sont pas seulement des
vérités spéculatives, ce sont des vérités pratiques. Je
ne vois pas que les philosophes de l'antiquité se soient
beaucoup occupés de faire accorder leurs actions avec
les vérités qu'ils reconnaissaient et que quelquefois ils
enseignaient. Bien penser était pour eux l'essentiel;
peu leur importait de bien agir : Socrate meurt ido-
lâtre, après avoir enseigné l'unité de Dieu. Il n'en est
point ainsi de Jésus : ce qu'il enseigne , il le pratique
et il le fait pratiquer à ses disci|)les. « Croyez, leur
dit-il , et vous serez sauvés ! » Mais en même temps il
— 58 —
ajoute : « Pratiquez! Faites ceci et vous vivrez! » ré-
pète-t-il à ceux qui l'écouteut, après leur avoir expli-
qué la sublimité de sa morale. Cela était nécessaire
pour dissiper complètement l'erreur, car la vérité
n'est pas entière là où Terreur est encore dans les
actions; et même on peut dire que cet enseignement
pratique est le seul à l'usage du peuple, c'est-à-dire de
l'immense majorité des hommes. L'absence de cet en-
seignement aurait suffi pour empêcher les doctrines de
la philosophie antique de pénétrer dans les masses. La
plupart ne savent pas lire, et, quand ils le sauraient,
ils ne peuvent guère avoir un livre en main. La mo-
rale qu'ils goûtent le mieux , c'est la morale en action ;
le livre qu'ils ont toujours sous les yeux et qu'ils
comprennent le plus facilement, c'est le livre des
bonnes œuvres.
Une des vertus principales que Jésus est venu rap-
peler à la terre , c'est le détachement des choses ter-
restres. Un jeune homme est venu le consulter : « Si
vous voulez être parfait, dit-il, vendez tout ce que
vous possédez, et donnez-le aux pauvres. » Ceux qui
le suivent ont renoncé à tout ; lui-même n'a pas où
reposer sa tète. Cependant si une multitude épuisée de
fatigue se presse autour de lui , vous le voyez puiser
aussitôt dans les trésors de la divine libéralité. Les
apôtres suivent l'exemjjle de leur maître; le nombre
— 50 —
des chrétiens s'accroît de jour en jour , et l'Église com-
mence à développer sa vaste hiérarchie. Comme les
apôtres ont organisé l'administration des biens céles-
tes, ils ont aussi organisé l'administration des Liens
terrestres : ceux qui se convertissent vendent ce qu'ils
possèdent et en apportent le prix aux pieds des apô-
tres , pour n'avoir tous qu'une même fortune , comme
ils n'ont tous qu'un cœur et qu'une àme. Cependant
le nombre des fidèles est devenu si considérable et
leur antique ferveur a tellement dégénéré que la
communauté de biens serait désormais plus nuisible
qu'utile. L'Église, inspirée par son chef, laisse à ses
enfants l'admintstration de leurs biens; mais elle leur
rappelle que ce dont ils n'ont pas besoin pour eux-
mêmes , ils le doivent à leurs frères indigents , et que,
si l'un d'eux périt faute de secours , ils se rendent cou-
pables d'homicide. Et , pour rappeler davantage en-
core le détachement des choses terrestres , il y a tou-
jours un grand nombre de fidèles qui vivent dans un
dénuement complet.
Il ne suffit pas, suivant la doctrine chrétienne, de
se détacher de la terre ; le fidèle doit encore se détacher
de lui-même. Dieu est le centre où doit aboutir et
se perdre toute créature humaine; et, après Dieu,
c'est le prochain. « Si quelqu'un veut venir après
moi, disait Jésus, qu'il se renonce soi-même. » Il
— GO —
disait à ses apôtres : « Vous êtes appelés à éclairer et
à sanctifier les peuples. Vous serez donc haïs, persé-
cutés, mis à mort. Le premier parmi vous sera le der-
nier, et le plus grand sera le serviteur de tous. ^ Cette
belle et salutaire doctrine de l'immolation , Jésus ne se
contente pas de l'enseigner, il la pratique. Sa vie est
un sacrifice continuel. Du sein de son Père, il descend
dans une étable , et c'est là qu'il reçoit les premières
adorations. Il est au milieu des hommes. L'un d'eux
vient à lui : « Seigneur, vous pouvez me guérir. — Je
le veux , soyez guéri. » Un second : « Mon serviteur
est malade. — ■ J'irai et je le guérirai. » Un troisième:
« Seigneur , hàtcz-vous de venir , car celui que vous
aimez est malade. » Ainsi se sont passés tous les jours
de sa vie, qu'il vint, épuisé de fatigues et de souffrances,
terminer sur le Calvaire. Et remarquez l'enseignement
profond qui se trouve dans ce drame divin. 11 est
roi. Eh bien ! son trône est une croix. Son sceptre est
un roseau. Des épines forment sa couronne, ses
sujets le méconnaissent, l'insultent; ils le torturent
dans son corps et dans son àme. Cependant, il les
bénit et il verse pour eux jusqu'à la dernière goutte
de son sang.
Mais, s'il en est ainsi, qui donc se chargera du
fardeau des grandeurs ?
Écoutez : trois jours après l'immolation du Christ ,
— 61 —
il ressuscite glorieux. Quarante jours après sa résur-
rection , il s'élève au ciel par sa propre vertu. Depuis
ce timps, sa gloire a rempli le monde; et, au nom
seul de Jésus , tout genou lléehit au ciel , sur la terre,
et dans les enfers.
CHAPITRE V.
Hiérarchie catholique.
Plusieurs ennemis du catholicisme lui reprochent
de ne plus être aujourd'hui ce qu'il était au commen-
cement. Que veulent-ils dire? — Que le catholicisme a
varié dans ses dogmes, dans sa morale , dans l'essence
de sa constitution? — Rien ne serait moins fondé
qu'un tel reproche. — Que sa puissante hiérarcliie
s'est développée? — Rien n'est plus vrai; mais per-
sonne ne doit s'en étonner.
Voyez l'homme à quarante ans : vous parait-il alors
ce qu'il était dans le seiu de sa mère ? C'est le même
— G3 —
cependant. Voyez l'arbre qui élève sa tète dans les airs
et qui couvre la terre de ses rameaux : est-il à vos
yeux ce qu'il était quand il fut déposé dans le sein de
la terre ? Voyez tout ce qui sort de la main de Dieu :
c'est un germe , quelquefois imperceptible. Il s'accroît
peu à peu et il prend de continuels développements.
Il en fut ainsi de l'Église. De peur que ce changement
apparent ne fût , pour les faibles , un sujet de scan-
dale , Jésus nous en a prévenus d'avance, et même il a
pris le grain de sénevé pour terme de comparaison.
Oui , nous ne pouvons le nier, l'Église catholique, ré-
pandue aujourd'hui par toute la terre , c'est cet im-
perceptible grain de sénevé que le Nazaréen a semé il
y a plus de dix-huit siècles. Ce grain s'est développé
rapidement ; il a pénétré profondément dans les en-
trailles de la terre; il a étendu ses branches dans
limmensité des cieux , et partout l'homme est invité à
venir se reposer à son ombre.
Pourquoi d'ailleurs l'Église eût-elle étendu son
vaste sein sur toute la terre , quand Dieu ne lui avait
encore donné que quelques enfants à abriter et à
nourrir? A quoi lui eût servi toute sa force physique ,
si je puis m.e servir de cette expression , quand il y
avait en elle une puissance morale infinie? la vérité
incarnée étant sur la terre , elle suflisait sans doute à
l'enseignement et à la direction des fidèles. Jésus quitte
— G/i —
la terre , et ses apôtres le remplacent. Formés par un
Dieu , inspirés par un Dieu , ces ministres de l'Évan-
gile ont moins besoin de la direction et de la surveil-
lance d'un chef 5 cependant Pierre commence à exercer
sa juridiction. Les apôtres et les disciples des apôtres
disparaissent à leur tour, et aussitôt parait, comme
par enchantement, l'Eglise catholique, avec sa vaste
hiérarchie, qui en ferait encore la société la plus
sage et la plus puissante , lors même qu'elle n'aurait
point à compter sur l'assistance divine.
Remarquez, en effet : dans les plus petites villes,
au milieu des campagnes , là où se trouvent seulement
quelques maisons réunies , l'Église a établi un pasteur
qui doit sacrifier au troupeau confié à ses soins ses
goûts , son bonheur, son avancement , sa vie même.
Ce pasteur a subi de longues épreuves ; jeune encore ,
il fut séparé du monde et renfermé dans le temple de
Dieu. Là il s'est formé aux vertus les plus émiuentes
du christianisme ; là il a prié , médité ; là il a recueilli
dans son cœur les paroles divines pour les verser plus
tard dans le cœur de ses frères. Avant de sortir de sa
retraite , il a passé par tous les rangs inférieurs de la
hiérarchie ecclésiastique. Par le premier ordre, l'E-
glise lui a confié la garde du temple : cette main qui
devait tenir un jour les clefs de la Jérusalem céleste a
dû commencer par porter les clefs de la Jérusalem ter-
— 65 —
restre. Comme lecteur, il a fait entendre sa voix timide
sous la voûte sacrée , avant de la faire retentir comme
prédicateur 5 comme exorciste, il a appris que l'homme
peut tout contre l'esprit du mal avec le secours de la
prière; comme acolyte , il a porté le flambeau, sym-
bole de la foi qui devait plus tard brûler dans son
cœur pour illuminer les fidèles; comme sous -diacre
et surtout comme diacre , il a franchi les marches qui
élèvent à l'autel, il a commencé à faire entendre la pa-
role de Dieu. Il est prêtre enfin , et dès ce moment il
ne s'appartient plus, il est l'homme de Dieu et du
peuple. Quelquefois, avec l'humble titre de vicaire,
un ami , un frère est auprès de lui pour l'aider à rem-
plir ses fonctions pastorales. La plupart du temps, il
est seul. Quel est alors son consolateur et son conseil?
Celui qui , tous les jours , descend du ciel à sa voix
pour reposer sur l'autel et dans son cœur. Cependant
il pourrait errer encore et égarer avec lui quelques
fidèles. Aussi combien de garanties nouvelles contre
sa fragilité!
Au centre d'une multitude de petites églises est une
église plus vaste qui les domine. Là, sur un siège
plus élevé que celui des pasteurs inférieurs , se trouve
l'évêque , que Dieu n'a placé si haut que pour être le
dispensateur de ses dons. Voyez-vous combien d'é-
glises sont unies à celle-ci par les liens de la foi!
— 66 —
voyez-vous comme, en échange de leur soumission,
elle leur communique la lumière qui lui vient de plus
haut et toutes les grâces dont Dieu la rend déposi-
taire! Avant d'avoir été clioisi pour occuper dans l'E-
glise cette place élevée , l'évèque s'est distingue , de-
puis longtemps , des autres membres du clergé par
une science profonde et par une éminente sainteté. 11
est désigné par tous les suffrages. Lui seul se mécon-
naît. Il prend la fuite , il se cache , il met en œuvre
tous les moyens imaginables pour échapper aux hon-
neurs qui l'attendent. Enfin la volonté de Dieu s'est
clairement manifestée, et il est obligé de se soumettre.
Le voyez-vous s'avancer au milieu des fidèles ! sa tête
est inclinée, comme courbée déjà sous le fardeau sacré.
L'excès des sollicitudes a de bonne heure ridé son
visage. Il n'est qu'au milieu de sa carrière , et vous
le voyez marcher à l'autel, appuyé sur son bâton pas-
toral , comme l'homme avancé en âge que bientôt la
mort va réunir à Dieu. Quels sont donc ces religieux
vieillards qui entourent avec lui le trône de l'Agneau?
Ce sont les anciens des prêtres, incapables désormais
de combattre dans la plaine, ils se sont retirés sur la
montagne , et là ils élèvent leurs mains vers le ciel ,
tandis que leurs frères , plus jeunes , assurent le
triomphe du peuple de Dieu. Ils ont connu toutes les
difficultés du ministère sacerdotal , et ils apportent
— GT —
à l'évêque le fruit de leur expérience. Parmi ces vieil-
lards , vous avez remarqué quelques jeunes prêtres :
ce sont des hommes qui , eu peu de temps , ont par-
couru une longue carrière. L'union de la science et de
la vertu dans un homme , n'est-ce pas pour lui une
vieillesse , et la plus respectable de toutes? Mieux que
la vieillesse ordinaire, la science nous a fait vivre dans
le passé; mieux que la vieillesse ordinaire, la vertu
nous détache des sens et nous rapproche de Dieu.
Vous venez de contempler l'église métropolitaine.
Elevez encore les yeux et voyez : cette église , qui s'ap-
pelle église-mère , et qui l'est relativement à un grand
noml)re d'autres , devient elle-même une partie pres-
que imperceptible par rapport à une unité plus con-
sidérable : je veux parler de l'union des fidèles , de la
société catholique répandue par toute la terre. La clef
de voûte de ce vaste et saint édifice , c'est le souverain
pontife. De qui reçoit-il son pouvoir? — De celui qui
lui ordonne de paître les agneaux et les brebis. — Qui
le choisit parmi les hommes? —Les plus expérimentés,
les plus saints d'entre les prêtres , les princes de l'É-
glise rassemblés de toutes les parties de la terre pour
cette importante élection. Celui qui monte sur le trône
pontifical a dû passer par toutes les fonctions du sa-
cerdoce chrétien. Il est ordinairement à cet âge où
l'àme , se dépouillant des sens , semble se mettre en
— 68 —
contact plus immédiat avec la Divinité. Cependant, de
peur que la passion n'ait encore quelque prise sur
cette àme longuement éprouvée, il est toujours entouré
du sénat chrétien qui l'a élu et qui l'assiste de ses
conseils et de ses prières.
Parlerai-je ici de ces conciles où se traitent les ques-
tions les plus importantes relativement à la religion et
à l'humanité? Parlerai-je de ces communautés de tout
genre dont les constitutions vieillies ont encore tant de
force et sont un objet d'admiration pour le philoso-
phe qui les étudie sans passion ? Et le courageux mis-
sionnaire, n'appartient-il pas aussi à la hiérarchie ca-
tholique? Placé hors des rangs et Tœil fixé sur ses
chefs , il est toujours prêt à voler au plus fort du
danger pour la gloire et les intérêts de la patrie.
La hiérarchie catholique que nous venons d'es-
quisser ici en peu de mots s'est fait remarquer dès
les premières années de l'Eglise. Cette organisation
puissante s'est-elle formée au hasard sur les débris
du monde païen , tandis que tout s'affaissait , que tout
croulait sur la terre? A-t-elle pu se développer, arri-
ver d'elle-même à son entier perfectionnement parmi
les ténèbres du moyen âge? Non assurément. Elle
vient donc de Dieu ; et voilà pourquoi elle excite à ce
point notre admiration.
CHAPITRE n.
Le prêtre au village.
Une des plus toucliantes figures de notre civilisation
chrétienne , c'est l'homme évangélique , l'humble curé
de campagne. Il vit et meurt inconnu. Jamais on ne le
Yoit parvenir à cette immortalité que le monde donne.
Peu répété pendant sa vie , son nom ne l'est plus du
tout après sa mort. Cependant le nom commun de
curé sous lequel se cache son nom propre, ce nom
éveille dans tous les cœurs des sentiments d'estime et
de bienveillance. Ce type du bon pasteur avec lequel se
confond ordinairement son image se trouve dans toutes
5
— Tô-
les imaginations. Il n'y a point de sculpteur qui ne lui
ait élevé une statue , pas de peintre qui pour lui n'ait
broyé ses plus expressives couleurs , pas de poète qui
n'ait brûlé devant lui quelques grains d'encens. Qui
n'a lu mille fois , qui n'a gravé dans sa mémoire , dès
sa plus tendre enfance , ces beaux vers de Delille :
Voyez-vous ce modeste et pieu'c presbytère?
Là vit riiomine de Dieu, dont le saint ministère
Du peuple réuni présente au ciel les vœux ,
Ouvre sur le hameau tous les trésors des cieuv ;
Soulage le malheur, consacre l'hyménée,
Bénit et les moissons et les fruits de l'année ;
Enseigne la vertu , reçoit l'homme au berceau,
Le conduit dans la vie et le suit au tombeau.
Par ses sages conseils, sa bonté, sa prudence,
Il est pour le village une autre Providence.
Quel obscur indigent échappe à ses bienfaits?
Dieu seul n'ignore pas les heureux qu'il a faits.
Souvent dans ces réduits où le malheur assemble
Le besoin , la douleur et le trépas ensemble ,
11 parait , et soudain le mal perd son hoiTeur;
Le besoin , sa détresse, et la mort, sa terreur.
Qui prévient le besoin prévient souvent le crune.
Le pauvre le bénit , et le riche l'estime;
El souvent deux mortels, l'un de l'autre ennemis,
S'embrassent à sa table et retournent amis.
Lors de sa défection du catholicisme , qui avait fait
sa gloire , le plus fécond et le plus brillant de nos
poètes n'a point oublié le curé de village; il l'a même
choisi pour sujet de son poème. Avec quel enthousiasme
il en a parlé ! c'est une ombre de Dieu , dit-il dans son
style rempli d'images. Il nous le représente encore
abaissant pour nous les hauteurs divines, élevant
l'humanité et faisant toucher le ciel aux plus petits
enfants. Les écrivains les plus hostiles à la religion
ont souvent respecté le curé de campagne ; ils ont eu
.--f^our lui des chants d'estime et de reconnaissance.
Qui ne l'aimerait, en effet, après avoir appris à le
connaître ?
Yo} ez-vous cette maison un peu plus vaste que les
autres maisons du village et placée à côté de l'église ,
c'est le presbytère. Le prcMre est là auprès de Dieu,
comme un serviteur fidèle auprès de son maitre, pour
mieux entendre sa voix quand il l'appellera à son
service, ou qu'il lui commandera de voler au se-
cours de ses frères. Entrons, car auprès de lui,
comme auprès de Dieu , l'accès est facile à tous. Il
nous accueille avec bouté. Je vois dans tout son exté-
rieur je ne sais quel mélange de simplicité et de no-
blesse, d'affabilité et de réserve , de joie et de tristesse.
En effet, il est l'homme du peuple et de Dieu; il
appelle à lui tous les hommes, et il s'en tient à une
certaine distauce ; sa mission est d'éveiller dans les
cœurs , selon le besoin, des sentiments d'allégresse ou
de douleur. Il parle , et la douce persuasion coule de
ses lèvres avec ses paroles pleines de simplicité et de
— 72 —
sens. S'il était permis de comparer la parole humaine
à la parole divine , je dirais que son langage , modeste
et noble tout à la fois , rappelle l'Évangile , dont le
prêtre fait habituellement sa lecture.
Presque toutes les visites qu il reçoit ont rapport à
son ministère : c'est un fils qui vient lui annoncer la
mort d'un père vertueux ; et, après avoir compati à sa
douleur, il lui rappelle la \ie plus heureuse dont nous
jouissons après celle-ci. C'est un pauvre qui implore
sa charité , et, en lui donnant le morceau de pain dont
le corps se nourrit , il donne aussi à son âme le pain
de la parole diviae. C'est un riche qui lui apporte
des secours pour ses pauvres, et il le bénit; et, à
l'exemple de son divin îlaître , il regarde comme fait
à lui-même ce qui est fait au moindre des siens.
Ses revenus ne sont pas considérables. Il n'a pour
toute fortune que les modiques aumônes des fidèles et
l'aumône un peu plus forte du gouvernement; mais il
est riche d'une grande économie , et de tout ce qu'il
reçoit, il prélève une part beaucoup plus considé-
rable pour les besoins d'autrui que pour ses propres
besoins. On ne voit dans sa maison , comme dans sa
personne , ni ce luxe qui attache le cœur aux choses
de la terre, ni cette misère qui souvent le dégrade.
Quelques tableaux de piété sont le principal ornement
de sa chambre. C'est le bon pasteur, qui a couru long-
temps après la brebis égarée, et qui, l'ayant retrou-
vée, la rapporte au bercail, tout épuisé de fatigues.
Souvent il Y arrête ses regards, et, après avoir réflé-
chi quelque temps, il les reporte sur lui-même en
se disant : « Voilà le modèle que je devrais imiter ! »
C'est la Yierge Marie , tenant dans ses bras l'enfant
Jésus, qu'elle a porté pendant neuf mois dans son sein.
En la regardant , le prêtre se dit : « Il y a plus de vingt
ans que , tous les jours , le Fils de Dieu descend dans
mon cœur. Cependant, je suis bien éloigné d'avoir la
perfection de cette fille de Nazareth, <> Ce sont les
apôtres Pierre et Paul : en pensant à tout ce qu'ils ont
fait , le prêtre dit quelquefois : « Ils ont renversé l'i-
dolàtrie , ils ont élevé sur ses ruines l'étendard de la
croix , et moi je ne saurais le défendre et le mainte-
nir ! » Enfin , c'est le portrait de sou prédécesseur ;
cette figure douce et vénérable suggère encore à sa
modestie de salutaires réflexions. « 11 y avait autrefois
plus de piété dans ma paroisse. C'est sans doute que
celui qui en était alors chargé avait beaucoup plus de
vertu. »
A côté de sa chambre est sa bibliothèque. C'est là
que vous le trouvez habituellement, quand il n'est
point avec Dieu ou avec ses paroissiens. Il y passe une
grande partie du jour, et il y reste encore bien avant
dans la nuit. Oh! comme il est lier, comme il est heu-
— 74 —
reiix de vivre avec tous ces grands hommes qui ont fait
la gloire et le bonheur des siècles passés! Il les rap-
pelle par la pensée; il les voit dans leurs œuvres,
comme on voit Dieu dans la création. Il les interroge,
il interroge leurs contemporains : «Par quelle voie se-
crète se sont-ils élevés au-dessus du reste des hommes ,
et comment ont-ils exercé sur leur siècle cette heureuse
intluence qui est la plus belle partie de leur gloire ? »
Il recueille avidement leurs réponses; il veut profiter
de leurs conseils ; il suit avec empressement les sen-
tiers si noblement tracés. Mais hélas ! il hésite , il chan-
celle, il se sent arrêté à chaque pas. Le plus petit
oiseau , h qui l'attentive Providence a donné des ailes,
peut aussi fendre les airs ; il n'y a que l'aigle robuste
qui puisse planer vers les cieux. Ne pouvant agir seul ,
il les appelle à son aide ; il s'approprie leurs pensées ;
il y joint les siennes; il compare les unes avec les au-
tres. Qu'est-il donc auprès de ces hommes qui ont
jeté dans le passé une lumière si vive , qu'elle brille
encore de tout son éclat longtemps après leur mort?
Que sont ses œuvres auprès de leurs œuvres? ce qu'est
l'ombre auprès de la réalité? ce qu'est l'humble ar-
brisseau inconnu dans la plaine auprès de l'arbre élevé
qui étend au loin son feuillage et ses fruits? Il ne l'i-
gnore pas lui-même. Peu lui importe, cependant,
pourvu qu'il fasse valoir le talent que Dieu lui a con-
— 75 —
fié, et qu'il se rende utile aux hommes en raison de
ses forces.
Dieu et riuiinanité , voilà le double but de ses études,
et ce double l)ut n'en est qu'un véritablement. Vous
aimerez Dieu de tout votre cœur, a dit la charité chré-
tienne ; c'est là le premier et le plus grand comman-
dement. Voici le second : Vous aimerez le prochain
comme vous-même, pour l'amour de Dieu. Ce second
commandement est semblable au premier , ou plutôt
il n'est qu'un avec lui. Vous apprendrez à connaître
Dieu , a dit la foi chrétienne ; c'est là mon premier et
mon plus grand commandement. Et voici mon second :
Vous apprendrez à connaître les hommes , qui sont les
créatures de Dieu. Ce second commandement est sem-
blable au premier, ou plutôt il n'est qu'un avec lui.
Le prêtre se livre aussi à l'étude des sciences impro-
prement appelées profanes , puisque rien n'est profane
de ce qui vient de Dieu. Ce n'est ni par vaine gloire
ni pour satisfaire ambitieusement ce vaste désir de con-
naître qui est en nous et que rien ne satisfera jamais,
si ce n'est la vérité même, quand nous la posséderons
pleinement; mais c'est parce qu'il voit eu elles une
ombre de Dieu ; c'est parce qu'il les regarde comme
des moyens puissants d'élever l'esprit et le cœur vers
les cieux. Perfectionner son âme, c'est faire une œu-
vre sainte, car c'est coopérer à l'action de Dieu. Per-
— TG —
fectionner son intelligence, son imagination, son ju-
gement, n'est-ce pas aussi faire une œuvre sainte,
puisque c'est coopérer à l'action de Dieu?
Si j'ai représenté le curé de campagne consacrant
à l'étude une grande partie du jour, c'est qu'il est
moins occupé que le prêtre l'est ordinairement dans
les villes aux saintes fonctions du ministère. Il vit
dans le monde, et son esprit est solitaire; c'est un
religieux séculier; c'est lui peut-être que la Provi-
dence appelle aujourd'hui à continuer cette noble et
sainte défense de la religion , dont les communautés
savantes se chargeaient autrefois. Il n'a point à sa
disposition ces trésors de science , ces bibliothèques
universelles qui se trouvaient dans les communautés
et qui sont aujourd'hui dans les villes, mais, d'un
autre côté, le grand livre de la nature semble se
déployer plus largement à ses yeux : quelle source
de pensées dans ce livre immense, dont les pages tou-
jours s'effacent et toujours se remplissent.
Que j'aime à me représenter le curé de campagne
se promenant seul dans son jardin et méditant les
paroles de justice et d'amour qu'il dira plus tard à
son troupeau! C'est ordinairement vers le soir, après
le repas ; cette promenade est pour lui une récréation
en même temps qu'un exercice religieux. 11 va d'ar-
bre en arbre , de fleur en fleur; il admire, il remercie
Dieu de ses dons. Quand c'est à la saison des fruits,
il voit son dessert suspendu aux branches des arbres
par la divine Providence. Il s'approche; le fruit, suffi-
samment mùr, semble s'être détaché de lui-même, et
il s'imagine le recevoir immédiatement de la main de
Dieu.
Que j'aime surtout h me le représenter dans le tem-
ple , solitaire , lisant et priant au pied des autels !
La prière achevée, il se recueille encore, et, se re-
présentant Dieu par la pensée , il s'entretient avec lui
comme un ami avec son ami. Après lui avoir exposé
ses propres besoins , il lui parle des besoins nombreux
de ses paroissiens; et, quand au jour de repos il les
voit rassemblés dans le temple , il leur dit tout ce que
l'Esprit de Dieu lui a sug:géré pour leur bonheur.
Jusqu'ici nous avons considéré le curé de cam-
pagne dans son intérieur. Ne le perdons point de
vue, et étudions-lç dans ses rapports avec ses pa-
roissiens.
Jim.
V
CllAl'lTiîE VU.
Action du prêtre sur l'intelligence ignorante.
Toutes les fois que le curé de campagne n'est point
appelé ailleurs par les devoirs de son ministère , il est
à l'autel ; il y est à la naissance du jour, pour offrir à
Dieu le mystérieux sacrifice de l'Agneau toujours vivant
et toujours immolé. La cloche du village a fait entendre
au loin sa voix bien connue , et plusieurs personnes
sont venues aussitôt se ranger autour de l'autel pour
adorer et prier avec le prêtre. C'est le laboureur inva-
lide qui , après avoir fécondé longtemps la terre de
ses sueurs , vient demander à Dieu de lui donner cette
— 79 —
merveilleuse fertilité à laquelle ses bras ne peuvent
plus contribuer. Il comprend aujourd'hui bien des
choses qu'il ue comprenait pas alors. Oh ! s'il pouvait
revenir aux jours de sa première jeunesse! si du
moins ses enfants voulaient profiter de son expé-
rience !... C'est la mère affligée qui est venue solliciter
quelques grâces pour ses enfants. Il y a évidemment
plus de piété dans le cœur d'une femme que dans le
cœur d'un homme. Ce n'est pas seulement parce qu'il
y a en elle plus de sensibilité ; c'est aussi parce qu'elle
aime plus tendrement ses enfants. La piété, c'est l'u-
nion du cœur avec Dieu ; ne devons-nous pas trouver
naturel qu'une femme vienne souvent s'entretenir avec
Dieu de ses inquiétudes maternelles ? Enfin , c'est la
jeune fille pieusement agenouillée au pied de la sainte
table; de temps en temps la mère a jeté sur elle un
regard de complaisance.
Est-ce que Dieu pourrait ne pas exaucer leurs priè-
res? il y a en eux tant d'innocence et de simphcité !
Ils se sont réunis an nom de Jésus , et ils l'ont vu
descendre au milieu d'eux, accomplissant ainsi à la
lettre la promesse que cet ami des hommes avait faite
autrefois à ses disciples. Le prêtre est chargé de leurs
vœux , et il les dépose dans le cœur de l'Agneau. A
la fin du sacrifice, il rappelle l'Incarnation du Verbe
et son séjour au milieu des hommes. 11 répèle donc
— 80 —
ces paroles si caractéristiques de l'Évangile : « Il était
la véritable lumière qui illumiue tout homme venant en
ce monde. >> Tournant les yeu.v sur lui-même , le curé
de campagne doit se dire : « En cela , comme en beau-
coup d'autres choses , le Christ est le modèle que je
dois imiter ; je suis aussi la lumière véritable qui il-
lumine tout homme venant en ce monde. Par suite de
leur position et de leurs travaux , ceux qu'il m'est
ordonné d'éclairer se trouvent, encore plus que les
autres hommes, plongés dans les ténèbres. Mallieur
donc à moi! trois fois malheur, si je ne remplis pas
dignement la charge qui m'est imposée par le souve-
rain dispensateur de toutes choses! »
Le temple s'ouvre. Un enfant est apporté sur les
fonts baptismaux. Dans quel état nous voyons ce pau-
vre roi de la création ! Il s'agite en tous sens , et rien
en lui ne dirige ses mouvements. Cependant il y a
sous cette enveloppe extérieurement méprisable une
àme destinée aux plus sublimes fonctions. Elle ne
comprend rien , elle ne sait rien ; mais bientôt la lu-
mière percera les ténèbres épaisses dont elle est envi-
ronnée, riiorizon intellectuel s'étendra continuelle-
ment devant elle, jusqu'à ce qu'enfin elle devienne
capable de tout connaître , de tout approfondir. Elle
ne sent point encore , rien ne s'est remué en elle ; mais
le sentiment se développera peu à peu avec l'intelli-
— 81 —
gence , et bientôt elle trouvera au fond de son être la
source de la plus tendre affection , du dévouement le
plus héroïque. Elle est si profondément ensevelie dans
les sens , que nous avons besoin du céleste flambeau
de la foi pour nous assurer de son existence ; cepen-
dant elle a été créée à l'image de Dieu , qui est esprit ,
et elle est appelée à jouir dans l'autre vie de l'immor-
talité qu'elle semble posséder quelquefois, dès cette
vie , comme par anticipation.
Qui donc parlera à ce chaos intellectuel pour en
faire jaillir la lumière? qui soufflera l'esprit de vie sur
cette àme inerte ? qui l'introduira dans son domaine ?
qui lui nommera ses possessions? qui lui parlera de
Dieu , des hommes ses semblables , de tous les êtres
avec lesquels elle doit plus tard se trouver en rela-
tion? qui déchirera le voile abaissé sur ses yeux? qui
lui dira : Regarde et comprends? Les moyens dont se
sert la divine Providence pour initier une àme à la
vie sont en grand nombre ; mais , il est aisé de le voir,
le plus noble , le plus efficace , surtout dans les cam-
pagnes, c'est le ministère de l'Église, qui n'est en
cela que le ministère du prêtre. Le voyez-vous , avec
un livre à la main , à côté de l'enfant qu'il baptise :
il chasse loin de lui l'esprit de ténèbres ; il appelle
l'esprit de lumière; il prononce de saintes paroles,
que cet enfant ne peut entendre , mais que d'autres
— 82 —
entendent pour lui, et qui lui seront un jour répé-
tées.
L'enfant a grandi; les ténèbres se dissipent dans
son esprit, et la lumière commence à paraître. Cepen-
dant son intelligence semble ne pas s'être encore déve-
loppée. Il élève les yeux au ciel , et il ne sait point
en comprendre la magnificence ; il les abaisse sur la
terre, et il ne sait point en apprécier les ricbesses. Qui
donc l'aurait initié à ces connaissances intellectuelles?
Son père , sa mère , ses iVères , tous ceux avec qui il
fut babituellement en rapport jusqu'ici ont été trop
occupés de la culture de la terre et des besoins de la
famille pour s'occuper de son instruction. D'ailleurs,
sont-ils en état d'instruire les autres? sont-ils eux-
mêmes suffisamment instruits? Évidemment non.
Comment donc se formera cet enfant? Il y au village,
comme dans toutes les parties du monde catholique ,
un prêtre chargé de l'enseignement religieux. Ce prê-
tre l'appelle au temple , et il lui met en main le caté-
chisme , ce code vulgaire de la plus haute philosophie,
cet alphabet de la sagesse divine , pour me servir des
expressions justes et énei'giques d'un de nos poètes.
Entrez dans l'église du plus petit village; adressez
au pauvre enfant du laboureur les questions les plus
importantes de la religion et de la morale. L'enfant
répond d'une manière plus satisfaisante que ne pour-
— 83 —
rait le faire le génie abandonné à ses propres forces.
Qui donc l'a formé, cet enfant? qui lui mit sur les
lèvres ces étonnantes réponses? Vous ne l'ignorez pas :
c'est le curé de village. Aussi que de patience, que de
soins, que du prières ! Le voyez-vous entouré de ces
nombreux enfants qu'il punit par un regard sévère ,
qu'il récompense par un sourire? L'entendez- vous ré-
péter, pour la centième fois , cette importante ques-
tion à laquelle plusieurs n'ont point encore répondu
d'une manière satisfaisante? Remarquez-vous combien
son langage est simple ! comme il a cherché , dans
toute la nature, les objets de comparaison les plus
propres à faire impression sur son jeune auditoire ! Et,
en cela , quel mérite de sa part ! il n'est accoutumé
qu'à de hautes pensées. Le matin encore il a médité
profondément sur les mystères les plus difficiles du
christianisme. Pendant le saint sacrifice, son àme s'est
unie à Dieu ; elle a entretenu longtemps commerce avec
les cieux. Tout à coup la cloche sonne ; une foule de
jeunes intelligences se pressent autour de lui, deman-
dant le pain de la parole. L'esprit du prêtre quitte les
cieux ; il descend sur la terre. Son intelligence, dégagée
des sens , s'incarne de nouveau ; son verbe aussi se
fait enfant , si je puis m'exprimer ainsi , pour se met-
tre à la portée de ceux à qui il s'adresse et qu'il veut
gagner à Dieu. La mère qui berce avec amour son
— 84 —
jeune enfant sur ses genoux et qui lui apprend à bé-
gayer quelques mots à sa portée , est , dans l'ordre
physique, ce qu'est, à nos yeux, dans l'ordre intel-
lectuel et moral , l'humble et charitable pasteur qui
enseigne à ces jeunes intelligences les premières vérités
de la religion.
Sous ce rapport du moins , il avait bien connu le
cœur du prêtre le poète qui a mis dans la bouche d'un
curé de campagne les beaux vers que je ne puis m'abs-
tenir de citer.
Je me dis que je vais donner à leur e?prit
L'immortel élément dont l'ange se nourrit ,
La vérité , de l'homme incomplet héritage ,
Qui descend jusqu'à nous de nuage en nuage ,
Flambeau d'un jour plus pur que les traditions,
Passant de main en main aux générations.
Puis , je pense tout haut pour eux ; le cercle écoute ,
Et mon cœur dans leur cœur se vprse goutte à goutte.
Cet enfant qui, pendant plusieurs années, a suivi
si régulièrement les instructions du catéchisme , vous
le voyez partager désormais avec sou père les rudes
travaux de la campagne. Cependant il n'est point
abandonné pour cela du sage pasteur dont il fut long-
temps la joie et l'espérance. Et quand donc cesserait-il
d'avoir besoin des instructions du prêtre? Serait-ce
dans la jeunesse , lorsque l'orage des passions remue
— 85 —
son cœur, obscurcit sou intelligence? Serait-ce dans
l'âge mùr, lorsque , tout occupé de ses pénibles tra-
vaux et des besoins nombreux de sa famille , il est en
si grand danger de perdre de vue la pensée de Dieu ?
Serait-ce dans la vieillesse , lorsque la mémoire s'affai-
blit, l'intelligence s'éteint, le cœur se dessèche, le
corps s'affaisse ; lorsque l'homme entier se mine rapi-
dement et tombe sous les coups de la mort? La parole
du prêtre , du curé de campagne surtout , doit donc
être une instruction continuelle. Cette instruction ne
sera ni longue ni difficile à comprendre. Elle consistera
dans une réflexion , dans une parole ; mais enfin cette
réflexion , cette parole fera impression sur l'àme et
la portera à Dieu.
Entendez-le au tribunal de la pénitence; considé-
rez-le à l'autel , à la table sainte ; suivez-le dans ses
processions , dans ses vî^ites aux malades ; entrez avec
lui dans cette enceinte funèbre où il va rendre à la
terre notre dépouille terrestre; partout vous le verrez
profiler d'une occasion favorable pour faire arriver
jusqu'à l'àme cette parole sainte qui l'éclairé.
C'est surtout dans la chaire sacrée que le curé de
campagne se montre l'utile précepteur de ses parois-
siens. « Mes amis, leur dit-il, c'est faire assez pour
le corps que de travailler pendant six jours à lui pro-
curer la nourriture dont il a besoin. Aujourd'hui vous
6
— 86 —
devez vous occuper exclusivemeut de donner à l'esprit
l'aliment nécessaire. Avec quelle activité je vous ai
vus tous remuer la terre ! avec quel soin je vous ai vus
arracher de son sein les épines , les ronces , les herbes
dangereuses ou inutiles qui empêchent le bon grain
de croître et de porter son fruit! Il y a une culture
non moins nécessaire : c'est la culture de votre àme.
Vous devez la travailler j vous devez affaiblir, faire
disparaître entièrement , s'il est possible , les mauvais
penchants , les vices qui se nourrissent de sa substance
la plus pure, qui empêchent la vertu de croître et
de porter ses fruits. » Puis il leur peint , avec les cou-
leurs les plus frappantes , l'odieux du vice et les char-
mes de la vertu. Tantôt il leur parle de l'avarice, de
ce vice honteux qui les attache trop fortement à la
terre , et qui ensevelit dans la boue de ce monde l'àme
immortelle que Dieu a faite pt)ur les cieux. Tantôt il
les entretient de la colère , de ce vice dangereux qui
les pousse hors d'eux-mêmes , qui les irrite souvent
contre des êtres tendrement aimés , contre des objets
inanimés , contre eux-mêmes , tant il est vrai que la
colère est une folie de quelques instants. Quelquefois
il s'élève contre l'impiidicité et ses suites funestes. La
rougeur sur le front, il leur montre le feu impur atta-
quant, comme une gangrène, l'esprit, le cœur, le
corps , l'homme tout entier, et poussant de plus en
— 87 —
plus à la dissolution ces créatures que Dieu appelle à
une spiritualité toujours croissante. Une autre fois ,
il leur expliquera leurs devoirs envers Dieu et envers
la société. 11 leur montrera la liaine versant dans tous
les cœurs son poison mortel, l'amour au contraire em-
brassant tous les hommes dans ses douces étreintes
et faisant de la terre un paradis anticipé.
Est-il toujours éloquent , le curé de campagne qui
sait remplir ses devoirs? Oui, sans doute. Le rhéteur
qui l'entendrait n'en porterait pas un autre jugement,
car il le regarderait comme un homme de bien traitant^
son sujet d'une manière convenable. Ses paroissiens
le jugent encore plus favorablement, car ils le regar-
dent comme un saint parlant de la religion d'une ma-
nière divine. Et quelles sont donc les sources de son
éloquence? — La Bible et son cœur.
Rarement le curé de campagne restera une semaine
entière sans parler de Dieu à ses paroissiens. Pendant ce
long intervalle , Tignorance ferait , dans ces âmes sim-
ples et quelquefois grossières , de trop rapides progrès.
S'ils ne viennent ni au presbytère, ni à l'église, il ira
lui-même les trouver ; il les visitera dans leurs maisons,
au raiheu de leurs travaux champêtres; il se mêlera à
leurs conversations. Sont-ils tristes? il s'attristera avec
eux. Sont-ils dans la joie? il se réjouira aussi. Il s'in-
téressera véritablement à tout ce qui les intéresse. Il
— 88 —
se fera tout à tous ; et , pour placer convenablement un
seul mot de Dieu , il restera , si cela est nécessaire ,
des heures entières avec eux. Il a encore parfaitement
compris et rendu ce devoir du curé de campagne, le
poëte que nous avons cité plus haut :
Mon bréviaire à la main, je vais de porte en porte,
Au hasard et sans but, comme le pied me porte ;
M'arrétant , plus ou moins , un peu sur chaque seuil,
A la femme, aux enfants, disant un mot d'accueil;
Partout portant un peu de baume à la souffrance ,
Au\ corps quelque remède, aux âmes l'espérance,
Un secret au malade , aux partants un adieu ,
Un sourire à chacun, à tous un mot de Dieu.
Avant de quitter le presbytère , renfermé dans le
secret de son cabinet, il était peut-être occupé aux
méditations les plus profondes sur Dieu ou sur la na-
ture. Les hautes pensées qui se seraient alors élevées
dans son àme n'auraient point été dissipées pendant sa
marche. Au contraire, il se serait senti encore plus
vivement pénétré des attributs de la Divinité à la vue
de ses œuvres. En arrivant au seuil de la pauvre ca-
bane , il dit à toutes ces pensées qui remplissent son
ùme et loccupent exclusivement : Disparaissez un in-
stant et ne venez point me distraire , car je vais encore
m' occuper de Dieu , et d'une manière plus méritoire.
Pendant qu'il s'entretient avec ses paroissiens des sim-
— 89 —
pies travaux de la campagne, toutes ces pensées se sont
présentées à lui avec d'autant plus d'intensité, qu'elles
ont été plus fortement comprimées; mais, à chaque
fois, il les refoule jusqu'au plus profond de son àmc....
Coiiiprcnez-vous la grandeur de ce dévouement?
En quittant la maison , il laissera , sans trop le faire
remarquer, un ])etit livre entre les mains d'un enfant
qui déjà commence à lire. L'enfant le reçoit avec re-
connaissance ; il le lit dès le soir même , et plusieurs
fois dans la suite , en présence de ses parents , de toute
sa famille. Savcz-vous ce que contient ce livre? — Ce
que le prêtre leur a dit mille fois sur Dieu , sur les
hommes. Ces pauvres gens pourraient facilement
l'ouhlier ; mais le livre est resté auprès d'eux pour
confirmer et développer l'instruction donnée.
Il y en a qui se disent les précepteurs universels du
genre humain , et qui se plaignent de ne trouver dans
le prêtre ni coopération ni sympathie. A ceux-là, je
réponds : Voyez ce qui se passe dans les campagnes :
qui donc éclaire ces pauvres intelligences exclusive-
mont occupées des choses matérielles, si ce n'est le
prêtre? Sa voix ne peut tomber de plus haut; elle
vient du ciel. Elle ne saurait faire plus d'impression
sur riiommc; elle parle à toutes ses facultés. Elle ne
saurait proclamer des vérités plus importantes et
plus élevées ; elle ne parle que de Dieu et de ce qui
— 90 —
le concerne. Quel enseignement comparerez-\ous à
l'enseignement du curé de campagne? Est-ce la doc-
trine de ces écrits immoraux qui percent quelquefois
dans les campagnes , et dont le but évident est d'é-
branler, de détruire même entièrement les vérités
fondamentales de la religion et de la société? Sont-ce
les déclamations de ces novateurs impies qui soulè-
vent la terre contre le ciel , sans remarquer qu'elle va
retomber sur eux et les écraser?
Un homme peut aider efficacement le prêtre à pro-
pager dans les campagnes la civilisation et le bonheur;
c'est l'instituteur pénétré de l'importance de ses fonc-
tions. Comme le curé de village , il est Ihomme de
Dieu et l'homme du peuple. Qu'il sache donc toujours
comprendre et remplir sa mission.
'Mm
CHAPITRE VIII.
Action du prêtre sur l'homme terrestre.
Par suite des lois de l'attraction , le corps retombe
nécessairement vers la terre, et s'y attache de tout son
poids. Quelque propension que notre âme ait à s'élever,
intimement unie au corps, elle est toujours plus ou
moins inclinée vers la t^rre. Maintenu dans de justes
bornes , cet attachement de tout notre être à la terre
est légitime, il est nécessaire. N'est-elle pas notre de-
meure pendant les jours d'épreuves , comme le ciel le
sera au temps des récompenses ? Nous l'arrosons de
nos sueurs ; elle répond à toutes nos fatigues par d'i-
népuisables bienfaits. Dieu sans doute est la source
— 92 —
première de tous ces bienfaits ; mais elle est l'instru-
ment dont il se sert pour les faire arriver jusqu'à
nous. Pendant quelques jours de l'année, la terre
resserrée par le froid a cessé de produire; c'est Dieu
qui lui ordonne de se reposer. Attendez un instant :
au temps marqué par la divine Providence , les tièdes
ondées du printemps l'ont amollie, un souffle bien-
faisant la féconde, et tout ce qui respire ici-bas a
tressailli à la vue des merveilles qui se sont opérées
dans son sein et à sa surface. Si la terre est la mère
commune de tous les hommes pendant la vie, elle l'est
encore à la mort. A peine avons-nous cessé de vi-
vre , qu'elle ouvre son sein pour nous recevoir, et elle
nous gardeprécisément jusqu'au jour de l'universelle
résurrection.
Cependant, lorsque l'homme s'attache trop forte-
ment à la terre , cet attachement devient dangereux ,
condamnable. Ce n'est plus Dieu , c'est elle qu'il voit
dans toutes ces merveilles qui s'offrent à ses regards.
Ce n'est plus Dieu, c'est elle qu'il aime. Par une con-
séquence nécessaire , le corps qui cultive la terre est
tout pour lui , etl'àme n'est rien. Il ne vit désormais
que de la vie matérielle , la vie spirituelle n'est plus
qu'un mot ; il cesse même d'en avoir une idée vé-
ritable. Quand le corps s'affaiblit et s'affaisse , il dit
aux siens un éternel adieu , et il se couche dans
— 93 —
la terre sans regarder le ciel et sans penser au réveil.
L'habitant des campagnes est exposé surtout à
pousser à l'excès cet amour de la terre; c'est lui qui
la cultive, qui l'arrose de ses sueurs. Tous les jours
il peut admirer la magnificence de sa parure , la gran-
deur et la variété de ses richesses ; elle est sa mère, à
lui, d'une manière particulière, et il aura pour elle
un attachement particulier. Il était donc nécessaire
qu'une voix amie et puissante répétât incessamment
à ses oreilles ces paroles salutaires : « Souviens-toi,
ô homme, que tu n'es pas seulement poussière, mais
que tu viens de Dieu et que tu retourneras à Dieu. »
Cette voix, c'est la voix du curé de campagne.
Un enfant vient de naître dans la cabane du labou-
reur. Cet enfant souffre, il se plaint continuellement;
il demande qu'une main amie le caresse, qu'une douce
voix le console. Il est nu, et son corps débile a besoin
d'être réchauffé, enveloppé; il est faible, et il a besoin
d'être soutenu. Sa constitution frêle demande une
nourriture continuelle et choisie , et il est incapable de
se la procurer. En un mot, il ne peut se servir d'au-
cun de ses membres , et tous ses membres eu état
d'agir seraient à peine capables de satisfaire à ses be-
soins multipliés et pressants. Encore, si la position
gênante de cet enfant ne devait durer qu'un jour, une
semaine , un mois , on la supporterait facilement ;
— 9/. —
mais non , elle durera infailliblement des années en-
tières, et je ne sais même si elle cessera un jour, car
l'enfant pourrait être constitué de manière à n'arri-
ver jamais à un complet développement de la vie. Ce-
pendaut , les parents , qui seuls peuvent en prendre
soin, sont continuellement occupés; ils travaillent le
jour entier, et quelquefois une grande partie de la
nuit. Le travail n'est pas pour eux un délassement ,
c'est un besoin , c'est une nécessité ; sans le travail ,
ils ne vivraient pas. Or, je le demande, si ces hommes,
accoutumés à n'estimer que ce qui frappe les sens,
étaient persuadés que leur enfant n'est qu'un mor-
ceau de chair en mouvement, appelé à subir diffé-
rentes transformations jusqu'à ce qu'il retourne en
poussière , feraient-ils pour lui tant de sacrifices?
rs'on , assurément ; je ne sais même s'ils ne pren-
draient pas souvent les moyens de s'en débarrasser.
Qui donc pourrait les retenir? La justice humaine?
— Mais il est si facile d'échapper aux atteintes de cette
justice. — Leur intérêt particulier? — Mais ils regar-
dent à peu près comme certain que jamais leurs avan-
ces ne seront acquittées. — L'intérêt de ces enfants
qu'ils aiment? — Mais ils ne les aimeraient pas égale-
ment dans la supposition de leur néant. D'ailleurs ,
la somme de nos jouissances sur la terre est évidem-
ment inférieure à la somme de nos maux. Il est donc
— 05 —
souverainement important pour la société qu'aux pen-
sées terrestres de ces hommes se joignent des doctrines
spirituelles. Ils doivent être profondément convain-
cus qu'à ce corps débile est étroitement liée une âme
créée à l'image de Dieu , et dont les facultés ne peu-
vent se développer si le corps ne prend pas lui-même
son développement. Ce dogme salutaire leur est en-
seigné par la religion , et, de peur qu'ils ne l'oublient
au moment d'agir, un homme est là pour le leur rap-
peler ; c'est le prêtre. Cet enfant que vous avez vu ,
peu capable assurément d'exciter par lui-même la sym-
pathie , il l'environne de toutes les bénédictions de la
religion ; il le consacre à Dieu en le marquant du si-
gne de la croix , et , faisant couler sur sa tête l'onde
régénératrice , il prononce avec toute l'autorité de l'É-
glise ces paroles imposantes : « Son àme est à Dieu ;
son corps même est devenu le temple du Saint-Esprit.
Chrétiens , veillez sur cet enfant comme sur un dépôt
sacré. »
Une semaine s'est écoulée. Tous les jours , l'habi-
tant des campagnes s'est occupé de la culture des ter-
res ; le malin , le soir, à midi , peut-être , quand le son
de la cloche frappait son oreille et arrivait jusqu'à son
àme , il élevait un instant sa pensée vers Dieu ; mais
bientôt il revenait à son travail , dont il s'occupait ex-
clusivement. Le dimanche arrive ; c'est le jour du
— OG —
Seigneur. « Arrêtez-vous, leur dit le prêtre au nom
de l'Eglise , assez longtemps vous vous êtes occupés
de vos intérêts temporels , vous devez vous occuper
aujourd'hui de vos intérêts éternels. Assez longtemps
vous vous êtes abaissés , le regard attaché à la terre;
vous devez vous relever aujourd'hui, et, les yeux fixés
vers le ciel , contempler Dieu un instant. Au lieu d'a-
bandonner votre àme à la corruption de votre corps ,
efforcez-vous, au contraire , d'élever votre corps à la
spiritualité de votre àme. Vous me direz peut-être :
Comment donc renaîtront ces corps, que nous voyons
ensevelir dans le sein de la terre? — Hommes de peu
de sens ! ces grains que vous jetez aussi dans le sein
de la terre , périssent-ils ? Ne les voyez-vous pas pren-
dre une nouvelle forme, se développer et produire
des fruits au centuple? 11 en sera de même de vos
corps , si vous avez soin de déposer en eux le germe
de l'immortalité. Au jour des récompenses. Dieu en-
verra ses anges pour les recueillir et les introduire
dans sa demeure , où ils jouiront avec vos âmes d'une
vie cent fois plus abondante. » Ils ont écouté la voix
du pasteur, et, en consacrant le jour entier au ser-
vice de Dieu et à la sanctilicatiou de l'âme , ils ont
donné au corps le repos nécessaire pour recommencer
le lendemain et pour continuer toute la semaine avec
une nouvelle activité leurs travaux habituels.
— 97 —
De tous les moyeas employés par la religion pour
spiritualiscr riiomiue terrestre, le plus efficace est
saus contredit la réception de la sainte Eucharistie.
C'est l'aliment de la vie intérieure ; c'est le pain des
anges ; c'est la manne céleste qui ne se corrompt ja-
mais. « Venez à Dieu , dit le prêtre , vous tous qui
gémissez sur la terre , et il vous élèvera vers les cieux. »
Le docile habitant des campagnes s'est rendu à cette
invitation pressante. Il s'est agenouillé devant l'autel
avec une piété tendre, un recueillement profond. Des
yeux de la foi , il a vu les cieux s'incliner et le Fils de
Dieu descendu sur l'autel. Lui, simple mortel, lui,
homme de labeur et de peine , lui , pécheur , il s'est
trouvé en présence de sou Dieu! Que dis-je! ce Dieu
s'est approché, il s'est reposé sur ses lèvres, il est
descendu en lui pour servir de nourriture à son àme.
Comme il médite profondément , cet homme si peu
accoutumé h penser ! concevez-vous rien de plus pro-
pre à le spirituahser et à le rapprocher de la Divinité?
Il se retire de la sainte table. Est-il le même qu'aupa-
ravant? Oh ! non. Il contemple Dieu en lui; il voit les
anges qui renvironnent. Comme sa vie sera changée !
Il était trop attaché aux sens; il s'occupera davantage
des choses célestes. Il était faible, languissant; il est
prêt désormais à s'élancer sur l'échafaud pour cueillir
la palme du martyre.
— 98 —
Il y a , dans la cabaue du cultivateur , un malade ,
un pauvre infirme. S'il souffre d'une infirmité passa-
gère, d'une maladie facile à guérir, les soins néces-
saires lui seront aussitôt prodigués, car les travaux
pressent et demandent des hommes sains et robustes.
Mais, si c'est une maladie incurable , si c'est la vieil-
lesse, la plus incurable de toutes les maladies, qu'ar-
rivera-t-il? C'est un être bien à plaindre , s'il se trouve
entre les mains de ces hommes qui ne voient , qui ne
connaissent que la terre. Ils se diront : « C'est déjà
assez malheureux pour nous qu'il ne puisse plus tra-
vailler lui-même , sans que nous perdions notre temps
à le soigner. » Dans cette honteuse pensée , ils le né-
gligeront , ils l'abandonneront à ses souffrances et à
son désespoir. Quand ils seront forcés de rester auprès
de lui, ils fermeront l'oreille à ses plaintes. Qui sait
même s'ils ne répondront pas par des paroles brutales
aux cris pénétrants de sa douleur? Qui sait s'ils ne se
porteront pas à des excès plus déplorables encore?
Supposez dans le cœur de ces hommes les doctrines
spirituelles de la religion , et il en sera tout autrement.
Le père est étendu sur un lit de souffrances. Son
épouse est auprès de lui , et ne l'a point quitté depuis
le commencement de sa maladie. Les enfants vont
tous les jours à leurs travaux ordinaires ; mais , dès
que leur présence n'est plus nécessaire au dehors , ils
— 99 —
se liàtent de se rendre auprès de leur père , et ils se
délassent de leurs fatigues en lui prodiguant les soins
les plus tendres. Pour compléter le tableau touchant
de cette famille chrétienne, il ne manquait que la
ligure du prêtre. Le voici : il est venu apporter au
mourant et à sa famille les douces consolations de la
rehgion. « Mes enfants, disait le vieillard, je vous
cause bien des peines avant de mourir. » Les enfants
ont répondu par leurs larmes et par un redoublement
d'attention à l'égard de leur père. Le prêtre suit des
yeux tous leurs mouvements , et prenant la parole :
« Mon frère, dit-il au malade, c'est une grande con-
solation pour vous, au milieu de vos souffrances, de
vous voir environné d'une famille attentive et affec-
tueuse. Tous n'ont pas cette consolation. Cependant
les enfants qui se conduisent ainsi à l'égard de leurs
parents ne font que remplir le devoir de la reconnais-
sance. Les vôtres vous rendent aujourd'hui les soins
que vous leur avez prodigués le premier. — Moi, du
moins, reprit le vieillard, j'avais l'espérance qu'un
jour ils me récompenseraient de leurs peines. Mais
que peuvent-ils attendre de moi? Je ne puis rien pour
eux désormais. — Vous ne pouvez rien pour eux, mou
frère ! Ne pouvez-vous pas leur donner des conseils ,
leur enseigner, par votre exemple , la patience , la ré-
signation à la volonté de Dieu. Vous ne leur avez
— 100 —
encore appris qu'à vivre , c'était le plus facile ; vous
devez actuellement leur enseigner à mourir. D'ailleurs,
tout ne finit pas au tombeau : mourir pour le chré-
tien , c'est quitter les hommes et se rendre auprès de
Dieu. Pour que vous ne les oubliiez pas dans l'autre
yie, n'est-il pas juste que les vôtres vous pressent la
main avec amour , au moment du départ , et qu'ils se
séparent en pleurant. »
Au moment de la morl , il y a encore une différence
bien grande entre la conduite de l'homme terrestre et
celle de l'homme spirituel formé par le prêtre. Le
premier ne voit rien au delà du tombeau. Quand un
des siens vient à mourir , ce corps n'est plus rien pour
lui. S'il est conséquent , il détournera les yeux avec
dégoût , et il priera qu'on se hùte d'enfouir ce morceau
de chair près d'entrer en dissolution. 11 eu est tout
autrement du second. Ce corps, quoique mort, est
cependant précieux pour lui. 11 a élé la demeure d'une
àme immortelle, le temple du Saint-Esprit. Il le re-
garde comme quelque chose de sacré ; il l'entoure des
emblèmes de la religion; il met sur son cœur l'image
du Christ. Ce corps n'est pas mort pour toujours;
plus tard, on le verra ressusciter. Il veille, il prie
auprès de lui ; il l'accompagne au temple , il le conduit
à sa dernière demeure. Il a marqué sa tombe du signe
de la croix ; il y reviendra méditer et prier ; il soupi-
— 101 —
rcra souvent aprè> riieure de la réunion et du réveil
éternel. Ainsi, quand deux amis font ensemble une
route lonfjue et pénii)le, si l'un des deux vient à tom-
ber , épuisé de fatigue , et à s'endormir d'un profond
sommeil , l'autre se dit : « Ce n'esl pas pour toujours. »
Il ne l'abandonne point ; il s'assied à ses côtés et il
veille sur lui avec attention , en attendant Tbeure du
réveil et de la réunion .
s®-a>-o>-a>-®-9î
tè-®-<Ê-©-<s-©SI
il9
CllAl'lTllE i\.
Le prêtre exerçant dans les villes son ministère de paix.
Si je voulais épuiser les différents sujets que je
traite, je répéterais souvent dans un chapitre ce que
j'ai à dire dans un autre. En parlant du prêtre, je
pourrais dire une partie de ce qui concerne l'évèque ;
de même qu'en parlant de l'évèque je pourrais dire ce
qui a rapport au prêtre. L'un et] l'autre, en effet, ont
été élevés dans l'Eglise au sacerdoce chrétien, quoique
placés à des degrés différents. I']n considérant le prêtre
exerçant dans les villes son ministère, je pourrais dire
une partie des choses que je rapporte en le considérant
— 103 —
dans la s >]itude des campagnes ou appelé à quelques
missions lointaines ; de même qu'en parlant du curé
de campagne et du missionnaire, je pourrais rappeler
ce que je donne comme appartenant plus spécialement
au ministère du prêtre dans les villes. Je ne le fais
point , et je prie le lecteur de ne pas l'oublier , pour
suppléer lui-même à ce que j'aurai omis.
Dans ce chapitre, ainsi que dans les deux suivants ,
je considère le prêtre placé au milieu des villes. L'im-
portante mission qu'il remplit à l'égard de la société ,
c'est de calmer les passions , de soulager la misère et de
préparer un baume divin aux douleurs les plus cui-
santes.
Sur la surface de cette terre où le genre humain
s'agite en sens divers , l'homme est presque toujours
pour un autre homme un lourd fardeau ; et ce far-
deau , chacun s'olforce de le repousser. Voyez ce qui
se passe dans les villes : les maisons sont rapprochées,
les habitations sont placées les unes au-dessus des
autres ; mais les cœurs sont séparés par une distance
infinie. L'homme a été créé pour la société; il l'aime,
il la recherche , et , presque toujours , la société le
blesse et l'irrite. Ce sont les intérêts qui se combat-
tent ; ce sont les opinions différentes qui se choquent;
c'est la haine , c'est l'envie , ce sont toutes les passions
mauvaises qui s'échauffent et s'enflamment en se rap-
— 104 —
prochaut. Mais Dieu, daus sa miséricorde infinie, a
placé le remède à côté du mal. Au-dessus de cet amas
de maisons où bruissent toutes les passions qui out leur
source au cœur de Ihomnie , vous voyez s'élever un
vaste édilice où règne un silence profond. C'est la de-
meure du Dieu de paix. Au temps marqué , les portes
du temple se sont ouvertes , et la foule se presse sur le
saint parvis. Ces hommes que vous voyiez naguère si
agités, vous les voyez déjà plus recueillis. Ils sont en-
trés dans le temple le front découvert. Ce qu'ils voient,
ce qu'ils entendent , ce qui se passe autour d'eux , tout
contribue à porter le calme dans leurs pensées. Ils
s'inclinent profondément devant Dieu. L'ennemi est
placé à côté de son ennemi , et il s'excite intérieure-
ment aux actes si doux de la charité chrétienne. Ce-
pendant des chants sacrés ont retenti sous la voûte.
En ce moment , tous y prennent part , tous ont semblé
unir leurs voix et leurs pensées à la voix et aux pensées
de l'Église :
« Mon ànie glorifie le Seigneur , et mon esprit a tres-
sailli en Dieu , mon Sauveur.
" Il a déployé la puissance de son bras, et confondu
les pensées des superbes.
« Il a renversé les grands de leurs trônes, et il a
élevé les petits.
— 105 —
« Il a comblé les pauvres de biens; et les riches, il
les a renvoyés dénués de tout. »
Qui a t'ait entendre ces paroles pour la première
fois? Une pauvre lille de Judée que Dieu venait de
tirer de son abaissement pour l'élever à l'ineomparable
dignité de Mère de Dieu. Quelle consolation pour les
pauvres et les faibles qui mettent en Dieu leur con-
fiance î Quelle terreur pour l'homme riche et puissant
qui fait un mauvais usage de sa puissance et de ses
richesses !
Aux chants de reconnaissance et d'amour succède
tout à coup le silence le plus profond. Un prêtre est
en prière au pied des autels. Il sort du fond du
sanctuaire. Il traverse la foule attentive et recueillie.
Bientôt il a paru non dans une tribune mais sur un
trône, suivant la belle expression d'un de nos écri-
vains. Tous les yeux se tournent vers lui. On remar-
que sur son visage un rayon du feu divin qui brûle
son cœur. Il tourne ses regards vers l'autel où repose
l'Agneau, et les reportant sur son auditoire : « La
paix soit avec vous ! » s'est-il écrié. Après un instant
de silence, il continue : « Mes frères , je vous annonce
aujourd'hui la paix. Ce n'est pas cette paix que le
monde donne , qui n'en a que les apparences et qui
cache sous son envelopi)e trompeuse tous les maux ,
tous les tourments de la guerre intestine. Je viens vous
— lOG —
prêcher, vous donner niùme cette paix que Jésus
promit à la terre au moment de son incarnation , et
qu'il laissa à ses apôtres , quand il retourna auprès de
son Père. C'est la paix avec Dieu , qui nous a créés et
qui nous nourrit chaque jour; avec les hommes, qui
sont tous nos frères; c'esl la paix avec nous-même,
cette paix du cœur qui surpasse tout sentiment, sui-
vant l'expression du grand apôtre. Pourquoi donc
cherchons-nous quelquefois à troubler cette paix qui
doit régner entre nous, comme entre les membres
d'une famille étroitement unie? ÎN'avons-nous pas tous
le même père , qui est Dieu ? L'Eglise , notre mère,
n'a-t-elle pas allaité toutes nos intelligences du lait de
la parole divine? JN'avons-nous pas tous été régénérés
par le sang précieux de J.-C? !Ne sommes-nous pas
tous appelés à la table sainte , pour y manger le même
pain, qui est aussi le pain de l'ange? Il y en a qui
disent : Cet homme est mon enuemi; je ne puis l'aimer.
Quoi! vous ne pouvez aimer le fils de Dieu, le frère,
le cohéritier de Jésus î Quoi ! vous ne pouvez aimer
cette àme pour laquelle a coulé le sang d'un Dieu !.. »
Pendant plus d'une heure , l'homme de Dieu fait en-
tendre le langage affectueux et pressant de la rehgion.
Chacun l'écoute avec attention ; chacun se dit : Il y a
dans mon cœur plus d'un sentiment réprouvé par la
loi divine! On se retire en silence. Si tous ne quittent
— 107 —
pas le temple justifiés , il y en a bien peu , du moins ,
qui n'emportent avec eux quelques pensées de réforme.
Ce que le prêtre a commencé par la prédication , il
le continue parla confession.
Il est des hommes que l'on voit sourire dédaigneu-
sement au seul mot de confession. Cependant rien
n'est plus naturel que la confession. « Qu'j a-t-il , en
effet, de plus naturel, a dit un philosophe chrétien,
que ce mouvement d'un cœur cjui se penche vers un
autre pour verser un secret ? Le malheureux , déchiré
parle remords ou par le chagrin, a besoin d'un ami,
d'un confident, qui l'écoute, le console et ciuelque-
fois le dirige. L'estomac qui renferme un j)oison et
qui entre lui-même en convulsions pour le rejeter est
l'image naturelle d'un cœur où le crime a versé ses
poisons. Il souffre , il s'agite , il se contracte jusqu'à
ce qu'il ait rencontré l'oreille de l'amitié, ou du
moins celle de la bienveillance (1). »
Le divin fondateur du christianisme profita de cette
disposition du cœur pour faire de la confession une
des parties essentielles du sacrement de la réconcilia-
tion. Depuis ce temps , la confession n'est pas seule-
ment naturelle , elle est divine.
Les ombres de la nuit sont, depuis longtemps déjà,
(1) Soirées de Saint-Pctersboure.
— 108 —
répandues sur la terre, et la couvrent comme un voile
pour l'inviter au sommeil. Quelques hommes ont com-
mencé à goûter la douceur du repos ; d'autres conti-
nuent les travaux du jour; d'autres souffrent et se la-
mentent ; d'autres , au milieu des fêtes , ouvrent leurs
cœurs aux enivrements des plaisirs. Le temple n'est
point encore fermé. Il y a des hommes qui, de pré-
férence, viennent en ce moment parler à Dieu de
leurs peines secrètes et lui adresser leurs prières. En-
trons avec eux. Auprès de l'autel brûle la lampe dont
la flamme pâle et vacillante est l'image de l'espérance
ici-bas; un prêtre est en prière sur les marches de
l'autel. Quelqu'un est venu le tirer de sa méditation.
11 regarde et comprend. Il s'incline lentement devant
Dieu, par amour et comme pour implorer son assis-
tance , et il se rend avec empressement où l'appelle
son ministère. Que va-t-il se passer? Approchons et
voyons.
La première personne qui se présente, c'est une
pauvre veuve chargée d'une nombreuse famille. Après
avoir révélé son cœur à Dieu , dans la personne de son
ministre : « Mon père , lui dit-elle , je viens , pour la
dernière fois, recevoir l'absolution et réclamer le se-
cours de vos prières. — Pour la dernière fois, ma
fille , vous êtes à peine à la moitié de votre carrière !
— Cela est vrai ; mais je me sens défaillir ; la force me
— 109 —
manque, et je suis forcée de m'arrèter... Vous savez
mieux que personne avec quelle résignation j'ai souf-
fert jusqu'ici. Que n'ai-je pas fait aussi pour mes en-
fants! Pour eux , j ai travaillé jour et nuit ; pour eux,
jai refusé souvent à mon propre corps la nourriture et
le vêtement ; pour eux , ah ! je sens encore en ce mo-
ment la rougeur me monter au front, pour eux, j'ai
mendié.... ^lais désormais je ne puis rien. Les hommes
me refusent le travail ; ils me refusent leurs aumônes.
Ce n'est pas tout encore , ils m'imputent des crimes
affreux , ils m'étouffent sous le poids de leurs calom-
nies. jN'essavez pas de me retenir; je vais à Dieu; il
est meilleur que les hommes, et il m'accueillera avec
bonté. » Après avoir entendu la révélation de ce fu-
neste projet , le prêtre garde un morne silence, comme
pour laisser à sa pénitente le temps de se calmer et de
faire un retour sur elle-même. Puis, reprenant d'un
ton grave et imposant : " Vous allez à Dieu , ma fille;
mais Dieu vous a-t-il appelée? Il nous dit à tous :
Tous ne tuerez point. Et vous voulez qu'il vous ac-
cueille avec bonté quand vous vous présenterez à lui
coupable de votre propre mort et de la mort de vos
enfants; car, vous ne pouvez en douter, votre mort,
c'est la mort de vos enfants Des étrangers leur
donneront peut-être l'aliment matériel dont ils ont
besoin pour soutenir en eux la vie du corps ; mais la
— 110 —
vie plus précieuse de l'Ame, qui doue la conserverait
en eux, si ce n'est une mère véritablement chrétienne?
Vous dites : La vie est pour moi un lourd furdc-au.
Mais est-ce que cette vie est le temps des récompenses?
est-ce que notre Père, qui est aux cieux, ne nous tien-
dra pas compte un jour de toutes les larmes que nous
aurons versées dans son sein? est-ce qu'il n'y a pas une
multitude infinie de personnes aussi malheureuses,
encore plus malheureuses que vous sur la terre? Vous
dites : Je ne puis voir [)lus longtemps souffrir mes
pauvres enfants. Mais souffriront-ils moins quand vous
ne serez plus? Et puis, dites-moi, la Vierge Marie
n'a-t-elle pas souffert avec résignation au pied de la
croix sur laquelle son Fils était immolé? Allez , à son
exemple, prier au pied de cette croix, et Dieu abais-
sera sur vous les regards de sa miséricorde. »
Ces paroles ont fait une heureuse impression sur le
cœur de cette pauvre affligée. Elle a senti le courage
renaître peu à peu dans son âme abattue ; elle s'est
empressée de revenir travailler et veiller auprès de ses
enfants, qui , si elle eût succombé, restaient aux char-
ges de la société , et l'auraient peut-être un jour ef-
frayée de leurs crimes.
Quel est celui qui succède à cette pauvre veuve? Sa
démarche mal assurée , ses yeux hagards , ses cheveux
en désordre, sa parole brusque, tout en lui semble
indiquer un homme qui ne jouit pas pleinement de la
raison : c'est un malheureux marchand qui attendait
avec impatience Farrivée d'un vaisseau chargé de
toute sa fortune. Le vaisseau était sur le point d'en-
trer dans le port, quand il lut assailli par un vent
furieux qui le rejeta sur la haute mer. Pendant plu-
sieurs jours, il résista à la violence de la tempête j
mais à la fin il succomha , et il est actuellement ense-
veli dans les flots. Le marchand ruiné n'a plus à
choisir qu'entre la pauvreté et la hanqucroute. L'un
et l'autre état lui parait également déshonorant, et
il préfère la mort au déshonneur.
Avant de quitter le monde, il a voulu se recom-
mander à Dieu. Pendant qu'il était en prière, je ne
sais quelle voix secrète l'appela au pied de ces tribu-
naux sacrés qui ont tant de fois rendu la paix à son
àme. Il y est en ce monjent; il expose au prêtre la si-
tuation dans laquelle il se tronve. « Ainsi, lui dit le
prêtre , vous avez tout perdu , et , pour vous tirer
d'embarras , vous voulez vous précipiter au fond des
enfers. Y avez-vous pensé sérieusement, mon frère?
— Sans doute, j'y ai pensé , et c'est ce qui m'a retenu
quelques jours de plus sur la terre. Mais comment
pouvoir supporter le déshonneur dont je serai désor-
mais couvert aux yeux des hommes? — Si vous ne
pouvez supporter les regards dédaigneux de quelques
— 112 —
hommes sur la terre, que sera-ce donc de votre con-
damnation, au grand jour du jugement , en présence
de l'univers assemble? Le déshonneur! dites-vous ;
Mais est-ce qu'il git dans la pauvreté? ?s'est-il pas au
contraire le plus honorahie des hommes, celui qui, ac-
cablé de malheurs , ayant les motifs les plus spécieux
de fermer l'oreille à la voix sévère de la justice , re-
nonce avec courage aux avantages trompeurs que lui
promet l'iniquité, pour remplir ses engagements. —
Que voulez-vous donc que je fasse actuellement? — Ce
que vous avez fait jusqu'ici : travailler et remplir vos
devoirs. Vous aviez acquis une belle fortune par votre
activité et votre industrie. Vous pouvez le faire encore.
Vous avez de plus, pour soutenir et récompenser vos
efforts, l'estime des hommes et les bénédictions de Dieu.
— Je commence à vieillir. Vous savez aussi que les
occasions favorables ne se représentent pas toujours. —
Vous vieillissez , dites-vous 5 mais vos enfants gran-
dissent , et ils travailleront avec d'autant plus de cou-
rage , que vous aurez eu soin de leur conserver un
nom pur de toute souillure. L'important, d'ailleurs,
n'est pas d'avoir une fortune colossale , mais de l'avoir
irréprochable. Voilà mes conseils , mon frère. Voulez-
vous les conseils de Dieu , de ce Dieu vers lequel vous
vous précii)itiez en aveugle, quand la terre semblait
manquer sous vos pieds? Lisez le livre de Job, où
— 113 —
l'Esprit-Saiut nous enseigne de quelle manière doit se
conduire Iboinme riche dans l'humiliation. Vous com-
prendrez qu'il Y a sur la terre des situations encore
plus affreuses que la vôtre , et bientôt, imitant la ré-
signation de cet homme éprouvé , vous pourrez répé-
ter après lui : Je suis sorti nu du sein de ma mère,
et j'y retourne nu. Le Seigneur me l'a donné ; le Sei-
gneur me l'a ôté. La volonté de Dieu a été faite : que
son saint nom soit béni. »
La résignation revient peu à peu au cœur de ce
malheureux; et, après la résignation, le courage. Il
travaille avec une ardeur toute nouvelle. Bientôt il a
rétabli son crédit ébranlé , et peu après, sa fortune.
Ainsi fut évité un crime affreux, qui eût jeté le trouble
dans la cité et ruiné un grand nombre de familles.
Au marchand succède le domestique d'un homme
puissamment riche. « Mon père, dit-il au prêtre, vous
n'avez point entendu l'accusation de mes fautes depuis
un an , et vous m'entendrez aujourd'hui pour la der-
nière fois : bientôt je serai à Paris. — Cependant,
mon frère , vous n'avez point l'intention de vous éloi-
gner des sacrements ; vous y avez trouvé trop de con-
solations, trop de secours. L'homme est un pauvre
voyageur sur la terre. Aujourd'hui, il est ici; demain,
il sera dans un autre lieu. Mais , en quelque endroit
qu'il soit placé, partout il trouve un Dieu plein de
— 114 —
bonté qui le console, le soutient, le dirige par lui-
même ou par ses ministres. — Je crains beaucoup
qu'il n'en soit point ainsi pour moi. — Pourquoi cela?
Allez-vous dans la capitale avec de mauvaises inten-
tions? — Je suis accoutumé à vous dire toutes mes
pensées; je le ferai encore aujourd'hui : je me suis
affilié depuis quelques jours à une troupe de voleurs.
IS'ous nous rendons tous à la capitale , afin de nous
soustraire plus aisément à la surveillance de la police
et au glaive de la justice. »
Cet homme avait t'ait un violent effort sur lui-même
pour se déterminer à un pareil aveu. 11 s'arrêta tout à
coup , prêtant l'oreille aux paroles d'indignation qu'il
supposait devoir s'exhaler du cœur de celui qui venait
de l'écouter. Le représentant de la miséricorde divine
reprit avec la même boulé que la première fois : <■ ^ïon
frère, vous tromperez peut-être le regard de 1 homme ;
mais l'œil de Dieu, le tromperez-vous? Vous pourrez
échapper au glaive de la justice humaine; mais
échapperez-vous au glaive de la justice divine? Je
ne sais comment m'expliquer votre conduite. Jus-
qu'ici je n'ai découvert en vous aucune inclination à
un genre de vie si affreux. Comment vous y êtes-vous
donc déterminé? — Par l'espérance de mener une vie
plus indépendante et plus heureuse. — Quoi! vous ap-
pelez indépendante et heureuse une vie qui a pour
— 115 —
perspective la prison , et dont le dernier résultat est
ordinairement l'échafaud? Je ne vous parlerai point
des remords qui vous tourmenteront longtemps avant
que vous soyez venu à bout d'étouffer leur voix. Sa-
vez-vous que vous serez surveillé avec le plus grand
soin? savez -vous qu'il vous faudra sans cesse changer
de demeure , de nom , de vêtement , dans la crainte
d'être découvert? savez-vous qu'il suffira d'une parole
traître ou imprudente d'un de vos associés pour vous
remettre entre les mains de la justice? Inquiet pendant
le jour, vous le serez également pendant la nuit , et
vous ne goûterez pas une heure , une seule minute ,
les douceurs d'un sommeil paisible. Croyez-moi, si
vous faisiez pour Dieu tout ce que vous êtes disposé à
faire pour le démon , vous seriez un parfait chrétien
sur la terre et vous vous assureriez au ciel un
poids immense de gloire. — Je goûte parfaitement
la justesse de vos observations ; mais actuellement
je suis trop avancé pour reculer. — L'homme peut
toujours revenir à Dieu, quelque profond que soit
l'abîme dans lequel il s'est précipité. A plus forte rai-
son cela vous est-il facile , à vous qui n'êtes encore
coupable que par la pensée. — Vous ne me connaissez
pas encore entièrement : j'ai bien changé depuis ma
dernière confession. 11 ne s'est pas écoulé un seul mois
sans que j'aie dérobé dix francs au moins à mon mai-
— • 116 —
tre. Jusqu'ici mes gages suffisaient à peine à mes dé-
penses. Comment voulez-\ous donc que je puisse res-
tituer ce que j'ai pris. — Restituez, restituez, mon
frère; pour cela, il ne vous faut qu'une année. Dix
francs par mois, c'est cent viuiit francs par an. Re-
tranchez cette somme de vos gajics , et ils seront en-
core plus que suffisants pour une vie honnête et cliré-
tienue. Tous aurez peut-être à vous imposer des
privations. Eh bien ! n'est-ce pas en cela que consiste
la pénitence? »
Cet homme a suivi les conseils du prêtre. Il a servi
fidèlement dans cinq ou six maisons , taudis qu'il en
eût peut-être dévasté mille par ses vols et ses brigan-
dages , si une main charitable et puissante ne l'eût re-
tenu sur le bord de l'abîme.
C'est le tour d'un jeune homme au cœur bon en-
core, mais à l'imagination exaltée , aux passions vio-
lentes. « Monsieur, dit-il au prêtre, ce n'est point au
confesseur que je m'adresse en ce moment , c'est à
l'homme de Dieu , à l'ami de ma famille. Voulez- vous
vous charger de remettre demain à ma mère la lettre
que je vais vous confier. Je viens vous trouver ici
pour que ma démarche soit ignorée de tous, et , pour
ainsi dire , de vous-même ; c'est du moins ce que la
religion nous enseigne. — Vous pouvez compter que
je ferai avec plaisir ce que vous attendez de moi , et
— . 117 —
vous pouvez compter également sur ma discrétion. Je
suis ici , en effet , au service de Dieu et des hommes.
En remettant cette lettre à votre mère , aurai-je quel-
que chose à lui dire? — La lettre elle-même lui dira
tout. Vous pourrez ajouter cependant que je lui re-
commande notamment de ne jamais m'oublier et de
prier souvent pour moi — Pourquoi ne lui por-
teriez-vous pas vous-même cette douce parole? —
Pourquoi ! c'est que , demain , peut-être, je ne serai
plus ! J'ai une affaire d'honneur. — Un duel ! n'est-il
pas vrai? Un combat à mort pour une chose sans im-
portance ? — Tout ce que vous voudrez ; mais enfin
c'est une résolution arrêtée. Je sais tout ce que vous
pourriez me dire contre le duel; que voulez-vous?
l'opinion est la reine du monde , et il faut lui obéir.
Que dirait-on de moi, si je refusais? — J'entends;
pour éviter un coup de langue de quelques gens
souverainement méprisables , vous êtes déterminé à
donner à quelque brave jeune homme ou à vous faire
donner à vous-même un coup d'épée. — Sans doute ,
c'est un aveuglement, mais c'est un aveuglement gé-
néral , et c'est le cas de dire : Quand tout le monde
a tort , tout le monde a raison. — Mon ami , aimez-
vous votre mère? — Beaucoup plus que moi-même.
— Eh bien ! ce n'est pas seulement votre vie et la vie
de votre adversaire que vous risquez; c'est la vie de
8
— 118 —
votre mère. En avez-vous le droit? Y avez-vous réflé-
chi? — Hélas! oui, répondit le jeune homme eu sou-
pirant ; pourquoi renouvelez- vous donc dans mon
cœur les com])ats qui déjà m'ont tant fait souffrir? —
C'est pour votre bonheur et celui de vos parents. Vous
m'avez appelé vous-même l'ami de votre famille ; je
me montrerais indigne de ce nom, si je ne faisais tous
mes efforts pour vous conserver la vie et pour rani-
mer dans votre àme le sentiment peut-être éteint de
vos devoirs. Avez-vous la foi? — Il fut un temps où
je l'avais. — Et alors , vous étiez heureux ! — Beau-
coup plus qu'en ce moment. — Pourquoi donc ne le
seriez-vous pas encore? — »
Le prêtre lui rappela le jour de sa première jeu-
nesse ; comme un homme qui en a fait lui-même
l'expérience , il lui peignit tout le bonheur que goûte
notre àme dans la pratique de la vertu ; il lui parlait
de Dieu , de sa miséricorde infinie , de ses jugements
terribles ; il soulevait devant ses yeux la redoutable
balance ; d'un côté , il mettait le peu de mérite de sa
vie dissipée, et de l'autre, ses fautes énormes. Le
jeune homme écoutait , il voyait , il se croyait déjà au
tribunal du souverain juge. Le prêtre remarquant que
ses paroles avaient fait impression : « Non, ajouta-t-il
avec autorité , non , vous ne vous battrez pas , je ne
le souffrirai jamais. Vous ne le devez pas, vous ne le
— 119 —
voulez pas ; votre adversaire est peut-être dans les
mêmes dispositions que vous; je ferai tous mes ef-
forts pour vous réconcilier, et j'ai l'espérance de
réussir. »
Le prêtre tint parole. Réconciliés par la charité,
ceux qui venaient de se jurer une guerre à mort , se
juraient déjà une éternelle amitié.
Sachons apprécier ce nouveau bienfait du prêtre ;
il rend à la société deux jeunes gens , d'une grande
espérance , peut-être ; il conserve la paix et le bon-
heur dans deux familles honorables.
Ce que le prêtre a fait ce soir, il le fera demain ,
après demain , toute sa vie. Ce qu'a fait celui-ci , tous
le fout également, ou du moins, peuvent le faire.
Oh! si tous les cœurs avaient recouru à ce ministère
consolant ! oh ! si tous savaient en profiter î
Qu'on ne s'imagine pas que je me sois laissé aller
aux illusions de mon imagination , et que je me sois
plu à peindre des tableaux en dehors de toute vérité.
Kon , il n'en est pas ainsi , je n'ai fait que répéter, au
contraire, ce qui se passe chaque jour au milieu de
nous.
Dans une des villes les plus commerçantes de Fran-
ce , un homme s'est livré à d'immenses opérations
frauduleuses qui l'ont ruiné , et qui ont ruiné en
même temps un nombre infmi de familles. Cet homme
— 120 —
paraissait doué de grands sentiments religieux. « A
quoi sert la religion? » disaient quelques-uns. Écou-
tons la réponse qu'il fit lui-même en présence de ses
accusateurs et de ses juges : « Il est vrai que j'allais
assiduement à la messe , mais je n'ai jamais commu-
nié, je ne me suis jamais confessé , et j'en ai bien du
regret. Si je m'étais approché du tribunal de la péni-
tence , j'aurais reçu de bons conseils dont j'aurais
profité pour ne point tomber dans l'abîme où je suis.»
Tous les hommes , les philosophes eux-mêmes ,
quelles qu'aient été d'ailleurs leurs opinions, ont re-
gardé la confession comme une des plus fortes bar-
rières contre le vice. Rousseau a dit : « Que de resti-
tutions , de réparations la confession ne fait-elle pas
faire chez le catholique (1)! » Et Voltaire : « La con-
fession est une chose très-excellente , un frein au crime
inventé dans l'antiquité la plus reculée. On se confes-
sait dans la célébration de tous les anciens mystères ;
nous avons imité et sanctifié cette sage coutume ; elle
est très-bonne pour engager les cœurs ulcérés de haine
à pardonner (2). »
Remarquons en passant cette ruse de nos philoso-
phes. Quand ils reconnaissent dans la religion catho-
lique un dogme incontestablement bon , ils se donnent
(1) Emile.
(2) Questions Encyclop.
— 121 —
toutes les peines imaginables pour en découvrir au
moins quelques traces dans l'antiquité ; mais Dieu a
fait tourner à leur confusion ces attaques impies ; car
au lieu de dire : « Tel dogme était cru avant l'éta-
blissement de la religion chrétienne, donc il vient
des hommes ; » chacun se dit au contraire : « Tel
dogme a été reconnu dans tous les temps et dans tous
les lieux , donc il est divin. »
Et la communion , comme elle calme les passions !
Pour ne point répéter ce que nous avons dit ailleurs ,
je me contenterai de citer ce passage de A'^oltaire :
« Voilà des hommes qui reçoivent Dieu , au milieu
a d'une cérémonie auguste, à la lueur de cent cier-
« ges , après une musique qui enchante leurs sens ,
a au pied d'un autel brillant d'or. L'imagination est
<« subjuguée, l'àme, saisie et attendrie; on respire à
« peine , on est détaché de tout bien terrestre , on est
« uni avec Dieu , il est dans notre chair et dans notre
« sang. Qui osera , qui pourra commettre après cela
« une seule faute, en concevoir seulement la pensée?
« Il était impossible, sans doute , d'imaginer un mys-
« tère qui retint plus fortement les hommes dans la
a vertu (1). »
(1) Questions Encyclop.
CHAIMTIÎE X.
Soin des pauvres.
Quoi que nous puissions faire, il y aura toujours des
pauvres sur cette terre. La pauvreté vient des passions
désordonnées qui dévorent dans un seul jour la sub-
sistance d'une vie entière. Elle vient de la vieillesse,
de la maladie , de ces mille accidents funestes qui en-
chaînent les bras de tant d'hommes condamnés à man-
ger leur pain à la sueur de leur front ; elle vient de ces
grandes calamités qui détruisent, quelquefois dans un
instant , toutes ces richesses que la Providence s'était
plu à répandre sur la surface de la terre pour nourrir
— 123 —
ses nombreux enfants. Or, il y aura toujours, dans le
cœur dépravé de l'homme , des passions désordonnées.
Il y aura toujours sur la terre, ces infirmités, ces ac-
cidents funestes , tristes avant-coureurs de la mort , et
qui nous rappellent que tout ici-bas doit promptement
finir pour nous. Toujours il y aura de redoutables
fléaux , pour nous enseigner que celte terre est char-
gée de crimes , et que le cœur pur doit continuelle-
ment s'élancer vers Dieu.
La pauvreté , qui est de tous les temps , est aussi
de tous les lieux ; cependant, elle est plus générale et
plus grande dans les villes que dans les campagnes :
pourquoi? Parce que dans les villes, les besoins sont
plus grands; parce qu'il y a moins de simplicité et
d'innocence ; parce que les passions y sont plus ir-
ritées et plus insatiables. Pourquoi encore? Parce que
c'est dans les villes, la plupart du temps, que vient
se retirer l'homme des champs incapable de se livrer
à ses travaux ordinaires. Personne n'a le droit de s'en
plaindre ; c'est le cultivateur qui , par ses soins et son
industrie, a fécondé les champs d'où se tire la nourri-
ture nécessaire à tous; tandis que l'habitant des villes
s'abandonnait à ses plaisirs, dans un cercle d'heu-
reux , ou que , mollement assis auprès de son feu , il
se livrait aux travaux du cabinet , l'habitant des cam-
pagnes , exposé à l'intempérie des saisons , travaillait
— 124 —
et souffrait pour lui ; ne doil-il pas être le bien venu,
lorsque , sentant sa force épuisée et sa vigueur éteinte,
il prend en main le bâton dont il a besoin pour se
soutenir, et se rend à la porte des villes en disant :
« Je TOUS ai nourris dans ma jeunesse ; nourrissez-
moi désormais dans ma vieillesse. »
Actuellement, je le demande : qui s'occupera de
cette multitude innombrable de pauvres que nous
voyons remuer au sein de nos villes ! Elle ne tarde-
rait pas à croupir et à faire périr ensuite la société
entière, si elle était abandonnée à elle-même, si une
vertu secrète ne se mêlait à cette fange pour tirer le
bien du mal. Qui s'en occupera? mais, vous le voyez ,
c'est le prêtre; ce sont ceux qui , inspirés aussi par la
religion , ont le courage de l'aider dans son ministère
de cbarité.
Le prêtre est le ministre de Dieu , il est le bras de sa
providence ; et nous savons que les pauvres sont par-
ticulièrement les enfants de la providence divine. Le
prêtre est le représentant de J.-C. , le continuateur de
sa mission auprès des bommes; et nous savons que
Jésus avait pour les pauvres un amour de prédilection,
qu'il fut pauvre lui-même. A sa naissance, sa tête re-
posait, dans une crècbe, sur un peu de paille; et, à
sa mort, sa tête environnée d'épines, n'avait pour
s'appuyer que le boi-s de la croix , arrosé de son sang.
— 125 —
Le prêtre serait-il sans entrailles pour le malheureux ,
quand ses pensées , ses aetions , quand toute sa vie
sacerdotale est une \ie de miséricorde et d'amour?
Pourrait-il s'attacher lui-même aux biens de la terre ,
quand tout lui parle d'abnégation? 11 est pauvre
comme son maître , et il ne manque jamais de rien , ni
pour lui, ni pour les autres. Il est, par lui-même,
sans force , sans crédit , et il peut tout , il obtient tout ,
en éveillant, dans son cœur et dans le cœur d'autrui,
la vertu innée de la charité. Une des raisons pour les-
quelles la sagesse de l'Église a interdit à son cœur les
joies pures de la famille , qu'il bénit lui-même dans le
cœur de tous les hommes , c'est afin que cet amour
concentré s'échappe , au besoin , comme un torrent ,
et aille répandre l'abondance et la consolation sur
toutes les misères humaines.
L'n pauvre est à ses pieds : « Mon frère, lui dit le
prêtre, avez-vous supporté avec résignation la croix
qu'il a plu à la divine providence de vous envoyer?
— Hélas! non , mon père. Cela était si diflicile ! J'ai
vu le riche jouir, à côté de moi , de toutes les commo-
dités de la fortune; et moi, j'étais plongé dans une
affreuse misère. Bien des fois, j'ai souhaité, comme
Lazare, obtenir les miettes de pain qui tombaient d»
sa table , et on me les refusait. Je m'irritais alors; je
murmurais contre les hommes et contre Dieu. Je me
— 126 —
repens aujourd'hui de ma faute , et je prie Dieu de me
la pardonner. » Le prêtre le confirme dans cette heu-
reuse disposition ; il grave de plus en plus dans son
cœur les devoirs- difficiles de la résignation. Pendant
que sa bouche répète ces belles ])arolcs de Jésus :
« Heureux ceux qui pleurent , parce qu'ils seront
consolés ! » croyez-vous qu'il ne se remue rien au
fond de son cœur? Non, cela n'est pas possible. Il
compatit à la misère de son pénitent ; il se dit : « La
parole qui sort de la bouche de Dieu est indispensable
sans doute à la vie de l'homme ; mais le pain aussi lui
est nécessaire. » 11 a donc pris la résolution de l'aider
de tous ses moyens et d'intéresser les autres en sa
faveur. Voyez-vous, la misère, comme le crime et
quelquefois plus que le crime , a sa honte et ses secrets.
Elle ira toujours de préférence révéler ses souffrances
physiques à celui à qui elle a coutume de révéler ses
souffrances morales.
Le prêtre n'attendra pas toujours que l'indigent soit
venu solliciter sa charité. La plupart du temps, il va
lui-même au-devant de ses besoins. Que vous importe
à vous , hommes du monde , toutes ces personnes qui
vivent autour de vous? Vous ne les connaissez pas et
vous n'avez aucune envie de les connaître. Vous ne
connaissez pas peut-être la position véritable de vos
plus proches voisins. Cela se conçoit : chacun de vous
n'a besoin de connaître que ceux avec qui ses goûts ou
ses affections le mettent en relation. Mais le prêtre se
trouve dans une position exceptionnelle. Tl est res-
ponsable devant Dieu de tous ceux qui ont été confiés
à sa charge pastorale. Il doit donc les connaître tous ,
et, par conséquent, leurs besoins. Non loin de votre
commode habitation est la pauvre demeure d'une veuve
chargée d'une nombreuse famille. Sa mise indique une
certaine aisance, et ses enfants sont toujours entre-
tenus dans nne grande propreté. Il y a bien sur le
visage maigre et pâle de la mère des preuves évidentes
d'une grande souffrance; mais les douleurs récentes
du veuvage , les inquiétudes et les peines de la ma-
ternité vous expliquent suffisamment la nature de cette
souffrance. Vous êtes donc sans inquiétude sur sa po-
sition. Le prêtre a bien d'autres pensées que vous. Il a
tout calculé : « Il y a deux ans , son mari est mort
après une longue maladie. Si on eût vendu alors tout
ce qui était dans la maison , il y aurait eu à peine de
quoi acquitter les dettes. Depuis, pour payer son
loyer , nourrir et entretenir sa famille , elle n'a eu que
les revenus de son travail. Cette femme doit donc né-
cessairement jeûner. Elle ne demande rien , il est vrai,
elle ne se plaint point ; mais le cœur d'où ne s'échappe
aucun soupir n'est pas toujours celui qui souffre le
moins. « Occupé de ces réflexions , il s'empresse d'aller
la visiter.
— 128 —
Le prêtre n'a point revu cette demeure depuis le
jour où il administra les derniers sacrements au mari.
La pauvre veuve se rappelle cette triste circonstance ,
et elle ne peut retenir ses larmes. -< 11 est plus heureux
que nous , dit le prêtre qui comprend aisément sa
pensée, il est plus heureux que nous, il est avec
Dieu. » Dieu est un mot qui se lie à tout. C'est surtout
une transition bien naturelle pour parler à l'indigent
de sa misère. « 3Iais vous , ajoute le prêtre , comment
pouvez-vous élever seule votre famille? — Par mon
travail. — Ce travail ne doit pas suffire à tous vos be-
soins. — Hélas ! non ; mais voyez ! » Et elle lui montre
des yeux son lit sans rideaux , sa chambre dégarnie de
meubles. «■ Je comprends, dit le prêtre, tout s'en va
pièce à pièce. — Et encore cela ne suffirait pas sans
une grande économie. — Vous voulez dire peut-être
sans un jeune perpétuel. » La femme ne répondait
point; elle pleurait. Le prèU'e se retire en laissant sa
faible offrande. 11 entre ensuite chez une femme,
veuve aussi , mais puissamment riche. Le tableau qu'il
avait eu sous les yeux s'était trop vivement gravé dans
son imagination pour qu'il put s'occuper d'autre chose.
Il raconte tout ce qu'il a vu. « Madame, ajoute-t-il ,
vous semblez craindre quelquefois de ne pas faire votre
salut. Voilà une occasion favorable. Imitez le bon
Dieu ; faites du bien aux hommes , et vous irez infailli-
blement à lui. »
— 129 —
Les indigents qne le prêtre ne découvre pas , d'au-
tres les lui font connaître. 11 a , dans tous les quartiers
de la ville , pour ses œuvres de bienfaisance , des
coopérateurs actifs et intelligents. Deux jeunes gens ,
mariés depuis peu , sont dans la plus profonde misère.
Leur santé frêle a trompé leur courage. Ne pouvant
travailler , ils n'ont de ressource que dans les aumônes ;
mais la mort leur paraît moins dure que la mendicité.
Un jour, les voisins se trouvent dans une grande in-
quiétude à leur sujet. 11 est dix heures , et la porte
de la chambre n'a point encore été ouverte. Le prêtre
a été averti : hâtez- vous , ministre du Seigneur , hàtez-
vous, car la mort pourrait vous prévenir. Il court, il
vole ; la porte s'ouvre : Quel spectacle ! Un réchaud
était au milieu de la chambre. Étendus sur le lit et
vêtus comme au jour de leur mariage , le jeune homme
et la jeune femme entraient déjà dans les convulsions
de la mort qu'ils craignaient actuellement après l'avoir
recherchée. Ils sont rappelés à la vie. Le prêtre les
console, les encourage. Il leur promet que cette ten-
tative coupable restera ignorée , qu'il les soutiendra ,
qu'il leur procurera des travaux appropriés à leurs
forces. Ils ont foi dans la parole du prêtre ; et voilà
encore une double proie arrachée à la mort.
Appelé pour administrer les derniers sacrements aux
malades, le prêtre peut-il être témoin de quelque
— 130 —
grande indigence sans faire tous ses efforts pour la
soulager. Il est auprès d'une mère de famille; et cette
femme est si misérable, que le réduit oli elle couche
ressemble plutôt au toit des animaux qu'à la demeure
ordinaire des hommes. Cependant J.-C. est venu la
visiter. Il est descendu de nouveau dans une espèce
d'étable : nous savons que, pour vivre avec les
hommes, il ne choisit pas les palais. « Mon père, dit
la pauvre malade , après avoir écouté les exhortations
du prêtre qui la disposait à la mort , mon père , je le
dis en présence de mon maître, je ne crains pas la
mort ; je regrette seulement de ne pouvoir rester un
peu plus longtemps auprès de mes chers enfants pour
leur rendre la vie moins amère. » Le prêtre se sent
ému. Il s'incline en présence de Dieu, et, après avoir
prié avec recueillement : « Ma chère sœur , dit-il ,
soyez sans inquiétude. Quand vous serez au ciel, ne
m'oubliez point auprès de Dieu , et moi , je n'oublierai
jamais vos enfants sur la terre, je le dis aussi en pré-
sence de mon maître. » Et il s incline de nouveau
comme pour demander à Dieu de confirmer sa pro-
messe.
Cette vie de charité fut toujours la vie des ministres
des autels. Qui ne connaît l'admirable défense du diacre
Laurent au moment de son martyre : « Montre-nous ,
lui disaient ses bourreaux , montre-nous les trésors de
— 131 —
l'Église , car nous savons qu'elle en possède de pré-
cieux. — J'y consens volontiers, attendez. » Il ras-
semble aussitôt tous les pauvres que l'Eglise nourris-
sait; et, les montrant à ses accusateurs étonnés:
« Voilà , dit-il , les trésors de l'Église. »
Aucun obstacle ne put les arrêter dans cet exercice
important de leur ministère. A la fin du troisième siè-
cle, une peste affreuse régnait à Alexandrie. Les prê-
tres, les diacres, portaient des secours aux pestiférés,
que fuj aient les païens. « C'est un mart}'re, disaient
ces courageux ministres , c'est un martyre non moins
glorieux que celui de la foi ; > et ils volaient à la mort
pour gagner la double p:\line du martyre et de la
cbarité.
Le prêtre visite les hôpitaux. Pour l'un , il a des pa-
roles de consolation; pour l'autre, de faibles secours.
A celui-ci , il promet de ne point l'oublier devant Dieu;
à celui-là , de ne point oublier ses enfants. Vous
voyez auprès du lit des malades , ces seconds anges
gardiens ; c'est le prêtre qui les inspire , qui les sou-
tient , les dirige. Pensez au bien que font à la société
ces admirables maisons de charité , et dites-vous : C'est
le prêtre qui en est l'instituteur, le réformateur, le
soutien.
Qui ne se rappelle Vincent de Paul , le modèle du
prêtre, parce qu'il fut le modèle de la charité. Sa vie
— 132 —
entière ne serait point déplacée ici. Rapportons seule-
ment ce trait remarquable qui a conservé la vie à tant
de pauvres chrétiens :
« On exposait , dans la place publique de la capitale,
dit l'abbé Maury , les enfants abandonnés en naissant;
et les pauvres les achetaient à vil prix , comme des
instruments de pitié , pour attirer la commisération
publique. Le sort de ces innocentes créatures n'avait
pas encore fixé les regards du gouvernement , depuis
la fondation de la monarchie. 11 fallait qu'un pauvre
prêtre vint leur servir de père , donner sa charité pour
contre-poids à cet immense fardeau de la débauche et
réintégrer dans les droits de la nature tous ces enfants
sans famille , recueillis trop tard dans le sein maternel
de la religion. Les anciens législateurs avaient cru
leur assurer une protection suflisante, en permettant
de les élever à titre d'esclaves , comme si l'on n'avait
pu leur conserver la vie qu'en les privant do la liberté
dans leur propre patrie ! voyez combien le zèle saccv'-
dotal est ici plus secourable que le pouvoir souverain !
« Au retour d'une de ses missions , Vincent de
Paul, que j'oserais presque nommer l'ange visible de
la Providence, trouva, sous les murs de Paris , un de
ces enfants entre les mains d'un mendiant, occupé à
déformer ses membres. Saisi d'horreur, il accourt
avec lintrépide confiance de la vertu , qui impose
— 133 —
toujours au crime : « Eh! barbare, s'écrie-t-il , vous
m'avez bien trompé; je vous avais pris de loin pour
un homme ! » Il lui arrache sa victime, l'emporte dans
ses bras, traverse Paris en invoquant la commiséra-
tion publique , assemble la foule autour de lui , raconte
ce qu'il vient de voir , appelle la religion au secours de
la nature , et , entouré de ce peuple frémissant qui le
suit sans pénétrer son projet , il se rend dans la rue
Saint-Landry, où l'on entassait ces malheureuses vic-
times. Là, ce père des orplielins donne l'exemple. Il
en ramasse douze qu'il met à part, et les bénit en
déclarant qu'il se charge de les nourrir; et c'est là
sa première allocution en faveur de ces in fortunés.
Aussitôt il appelle ses fidèles coopératrices, expose
le pressant besoin de sauver ces enfants , et ils sont se-
courus. Mais le nombre en augmente au point que la
charité se décourage , et qu'elle est prête à se rebuter.
Toutes ces grandes âmes, qui l'ont si généreusement
secondé jusqu'alors, vieinient lui déclarer qu'il faut
absolument renoncer à cette œuvre de miséricorde ;
mais, quand tout semble l'abandonner, sa foi en la
Providence lui reste; il regarde amoureusement le
ciel , d'où le désespoir ne descendit jamais dans son
cœur.
« Encore un jou*-, dit-il à ces femmes timides qui
ont trop peu de foi , je ne vous demande plus qu'un
9
— 134 —
seul jour; la Providence nous suggérera quelque
résolution salutaire.
« 11 dit et il convoque pour le lendemain une assem-
blée extraordinaire. Il fait placer dans le sanctuaire,
entre les bras des filles de la charité , cinq cents de ces
pauvres entants dont il veut faire entendre les cris et
plaider la cause pour la dernière fois, monte en chaire,
chargé du plus touchant intérêt qu'un orateur ait ja-
mais défendu et le cœur oppressé de cette charité
qui égalait dans son àme toute l'énergie de l'amour
maternel. 11 veut mêler ses sanglots à leurs vagisse-
ments. Il veut exciter et recueillir rapidement , parmi
ses auditeurs , ces élans irrésistibles de charité , ces
premiers mouvements de commisération qui sont tou-
jours nobles et généreux , et , s'adressant aussitôt à
ce sexe compatissant qui l'environne, il lui parle en
ces mots, auxquels je me garderai bien de rien changer :
« Or sus. Mesdames, vous avez adopté ces enfants,
« vous êtes devenues leurs mères selon la grâce, de-
« puis que leurs mères selon la nature les ont aban-
« donnés. Voyez si vous voulez aussi les abandonner
n pour toujours. Cessez, dans ce moment, d'être leurs
« mères pour devenir leurs juges. Leur vie et leur
« mort sont entre vos mains. Je m'en vais prendre les
« voix et les suffrages. 11 est temps que vous pronon-
« ciez leur arrêt. Les voilà devant vous. Ils vivront si
— 135 —
« vous continuez d'en prendre un soin charitable , et
« ils mourront tous demain si vous les délaissez. »
« L'éloquence ne nous olfre point de plus sublime
mouvement; mais aussi n'a-t-elle jamais obtenu de
plus beau triomphe. On ne répond à Vincent de Paul
que par des pleurs et des cris de miséricorde. Dans
cette même assemblée , où l'on est venu avec la réso-
lution d'abandonner pour toujours les enfants trouvés,
la fondation de leur hôpital , votée par acclamation ,
reçoit immédiatement , pour première dotation , qua-
rante mille livres de rente, et cet exemple d'humanité
est aussitôt imité dans tout le royaume et dans l'Eu-
rope entière (1). ■>
Le prêtre descend aussi dans 1^ cachots. Il porte
au pauvre prisounier les secours qui lui sont nécessai-
res pour rendre un peu moins tristes les derniers jours
de son existence ; et , avec ses secours , il lui porte
quelques paroles d'espérance et de consolation. Le sort
du prisonnier n'est plus aujourd'hui ce qu'il était au-
trefois. Le prêtre n'a-t-il pas contribué beaucoup à
l'améliorer? JN'est-ce pas de son cœur, animé par la
charité , que se sont échappés les cris les plus puis-
sants de réforme ? Écoutons l'abbé de Besplas , dans
un discours de la cène, prononcé devant le roi, en 1 777.
(1) Panégyrique.
— 136 —
« Sire , la confiance et le poids de notre ministère ,
notre cœur déchiré, nous forcent à vous révéler ici le
plus grand sujet de notre tristesse; on n'offense pas
votre clémence quand on met votre cœur magnanime
sur la route des bienfaits et de la vérité. Pauvres in-
fortunés , que notre bouche n'a-t-elle l'éloquence de
Chrysostôme pour défendre vos droits ! Si le trait qui
perce notre àme arrive à celle de ce grand prince , quel
soulagement à notre douleur! Oui, sire, l'état des ca-
chots de votre royaume arracherait des larmes aux
plus insensibles qui les visiteraient. Un lieu de sûreté
ne peut, sans une énorme injustice , devenir un séjour
de désespoir. Vos magistrats s'efforcent d'y adoucir
l'état des malheureux ; mais , privés des secours né-
cessaires pour la réparation de ces antres infects, ils
n'ont qu'un morne silence à opposer aux plaintes des
infortunés. Oui , j'en ai vu , sire , et mon zèle me force
ici , comme Paul , à honorer mon ministère ; oui , j'en
ai vu qui , couverts d'une lèpre universelle, par l'in-
fection de ces repaires hideux , bénissaient mille fois
dans mes bras le moment fortuné où ils allaient enfin
subir le supplice. Grand Dieu! sous un bon prince, des
sujets qui envient l'échafaud !... Jour immortel , soyez
béni ! j'ai acquitté le vœu de mon cœur de décharger
le poids d'une si grande douleur dans le sein du meil-
leur des monarques.
— 137 —
« Cœurs sensibles et généreux , en attendant que la
piété du prince puisse exécuter les royales résolutions,
les desseins de miséricorde et de justice qu'il conçoit
dans ce moment au fond de son âme, allez, allez verser
un baume précieux dans des plaies si profondes ; con-
solez ces infortunés; je me prosterne à vos genoux
pour vous demander cette grâce. Comme le Dieu libé-
rateur, descendez dans ces lieux obscurs de la terre ;
visitez ces hommes dévoués à la mort , et à qui peut-
être une légère aumône de votre part eût arraché le
poignard. Je vous en conjure par leurs larmes , par
leur désespoir, par leurs chaînes. «
CllAHTKt XI.
Derniers moments d'un condamné.
A lafm du chapitre précédent, nous avons montré
le prêtre visitant les prisons. C'est là surtout qu'il a
d'immenses douleurs à consoler.
Un homme a été condamné à mort , et il ne lui reste
plus que quelques moments à vivre..;
Ici je serai peut-être arrêté. « Un homme condamné
à mort ! et par qui? — Par ses juges naturels. — Ces
juges sont des hommes aussi : des hommes peuvent-ils
frapper de mort leur semhlahle? — Oui , sans doute,
quand il l'a mérité. C'est un grand mal ; mais c'est un
• — 139 —
mal nécessaire. — Qui a donné ce pouvoir aux hom-
mes dont vous parlez ? — La société. — La société
a-t-elle le droit d'investir quelques hommes d'un pou-
voir si extraordinaire? — Tous les peuples l'ont cru;
tous ont agi en conséquence. Nous avions commencé
à en douter , et ce doute imprudent a suffi pour don-
ner l'essor aux plus grands crimes, pour él)ranler la
société. Il a donc fallu nous hâter de relever nos écha-
fauds. Pauvre société! dont la base a souvent besoin
de baigner dans le sang. — Mais la société elle-même,
de qui tient-elle ce pouvoir qu'elle délègue si commu-
nément? — Il est inhérent à sa nature. Elle en jouit
comme tout être jouit du droit de veiller à sa conser-
vation. — Ce n'est point encore là le droit véritable ,
ce n'est que la force , ou , si vous l'aimez mieux , c'est
le droit du plus fort. En effet, si le condamné avait la
force d'écraser la société, il le ferait avec justice , d'a-
près vos idées , en disant qu'il use du droit que tout
être possède de veiller à sa conservation. — Vous
avez raison. 11 faut bien convenir que ce pouvoir su-
prême repose en dernier lieu sur celui qui a tout
créé , et qui a nécessairement droit de vie et de mort
sur ses créatures. »
La discussion que nous avons rapportée ici n est
point une fiction. Un homme appelé quelquefois à
remplir les fonctions de juré me dit un jour : << 11
— 140 —
ne m'est jamais arrivé de ré|)ondrc affirmativement
dans une affaire capitale. — 11 est pourtant nécessaire
de le faire quelquefois , ai-je répondu. — Je ne le nie
pas; mais je laisse à d'autres cette triste besogne.
D'ailleurs quel droit avons-nous de condamner un
homme à mort? — Quel droit avez-vous de le priver
de sa liberté, de lui infliger une peine quelconque?
— Je ne nie pas la conséquence , et je ne me crois pas
obligé d'y répondre. — Dieu est la source de tout
droit , et il veut que la société se conserve. — Dieu î . . .
mais je ne crois pas à l'existence de Dieu. — Si tous
les hommes partageaient vos idées , qu'arriverait-il? »
Ici sa réponse fut embarrassée. Je crus comprendre
que tel en était le sens : •< Il en arriverait ce qu'il
pourrait. » Tant il est vrai qu'aux yeux de l'incrédule
lui-même, Dieu est la base nécessaire de tout ordre
moral comme de tout ordre physique. Les condamna-
tions à mort sont nécessaires à l'existence de la so-
ciété ; car si elles ne l'étaient pas , tant de peuples
divers n'en seraient pas venus à ces conséquences ex-
trêmes. Cependant il est évident que, sans l'idée de
Dieu , une condamnation capitale est la tyrannie au
suprême degré, un assassinat social. Il est donc né-
cessaire que Dieu existe. Ainsi, de Téchafaud notre
esprit doit s'élever jusqu'à Dieu pour ne point reculer
épouvanté. C'est que Dieu est le centre uniqse où Tin-
— 1/ll —
telligcncc humaine doit , de eonséquence en consé-
quence, aboutir nécessairement, en partant du point
le plus reculé, si elle veut trouver un lieu d'arrêt.
Je reviens à mon récit. Un liomme a été condamné
à mort, et il doit subir bientôt le dernier supplice. Le
procureur du roi veut l'entendre encore une fois. Il
se rend à la prison. « Au nom de la loi, lui dit-il,
nous vous adjurons ici de nous déclarer si vous avez
des complices. » Supposons que le condamné soit in-
telligent et qu'il ait reçu de l'instruction. Certes une
expérience de tous les jours nous montre que nous
ne faisons point là une vaine supposition. C'est donc
un homme pour qui on aura des égards jusqu'à sa
dernière heure et à qui on permettra ce qu'on refu-
serait à beaucoup d'autres ; car nous sommes naturel-
lement portés , je ne sais par quel préjugé , à épargner
encore dans le crime celui qui était le moins fait pour
le commettre , et qui par conséquent se trouve le plus
coupable. Le condamné regarde, sans trop s'émou-
voir, le défenseur de la loi, et, après quelques minutes
d'un morne silence , il répond : « Qu'est-ce donc que
cette société qui me condamne et au nom de laquelle
vous me sommez de répondre? — C'est la réunion de
toutes les volontés qui ont fait la loi ; ce sont celles
qui s'y soumettent et qui en veulent l'exécution. —
J'entends. La société dont vous parlez, c'est vous,
— U2 —
ce sont tous ceux qui vous ressemblent ; mais ce n'est
point là ma société. Ma société, à moi, c'est moi-même,
ce sont mes parents , mes amis ; et , certes , cette so-
ciété-là ne me condamne point 5 ce n'est point elle qui
vous délègue en ce moment auprès de moi. — Ré-
pondez à mes questions ; je ne suis point ici pour
traiter avec vous une question de philosophie sociale :
avez-vous des complices? — Je devais m'attendre à ce
langage de votre part. Eh bien ! je vais vous suivre sur
votre propre terrain : avez-vous la certitude de ne
point vous être trompé dans l'appréciation des faits
qui me concernent? Vous me demandez si j'ai des
complices — Mais suis-je coupable moi-même? qui
vous en assure ? — Ces questions ne sont pas sérieuses
sans doute. Votre culpabilité est plus évidente, mieux
prouvée , s'il est possible , que la culpabilité de tous
ceux que j'ai vus monter avant vous à l'écbafaud. —
Mais, eux-mêmes, étaient-ils coupables? je vous le de-
mande encore , qui vous en assure? La réponse affir-
mative de quelques hommes ? Une preuve que la cul-
pabilité n'était pas évidente comme vous l'assurez,
c'est que quelques-uns ont répondu négativement à la
même question. Quand bien même ils auraient été
unanimes dans leur aflirmation, douze hommes , vingt
hommes , et même cent ne peuvent-ils pas se tromper?
Et comment donc , sur la réponse de quelques hommes
— 143 —
sujets à l'erreur ou peut-être de mauvaise foi, osez-
vous vous exposer à commettre un des plus grands
crimes qui puissent souiller la société , le meurtre d'un
innocent? — Je vous Tai déjà dit, je ne suis point ici
sur la sellette , et je n'ai rien à répondre à ces ques-
tions, qui du reste ne m'embarrassent pas un seul
instant. Au lieu de vous eflbrcer de nier votre culpa-
bilité évidente, profitez du temps dont vous pouvez
disposer encore pour faire naître le repentir dans vo-
tre cœur. — Le repentir! et pourquoi? Le repentir
véritable doit nécessairement s'appuyer sur l'espé-
rance du pardon. Demain peut-être je ne serai plus :
quel pardon la société pourra-t-elle accorder à mon
cadavre? — Je vous le demande pour la dernière fois :
avcz-vous des complices ? — Et moi je n'ai rien à ré-
pondre à vos questions.... Une grâce, c'est la seule
que je vous demande : est ce demain mon dernier jour?
— Un autre vous le dira. »
L'homme de la loi se retire, l'esprit troublé des mille
questions que vient de lui adresser le condamné. La
mort répugne tellement à la nature, que ce n'est jamais
sans inquiétude qu'un homme en envoie un autre h
Téchafaud , quelque grande que soit l'évidence de son
crime. Rentré chez lui, il s'empresse d'écrire à l'au-
mônier des prisons ; sa lettre finissait par ces mots :
« C'est demain, à six heures, que doit être exécuté le
— 144 —
malheureux condamné, qui a déjà réclamé le secours
de votre ministère. Je vous prie de lui annoncer cette
triste nouvelle , en lui portant les dernières consola-
tions de la religion. «
Après avoir ainsi remis le condamné entre les mains
de la religion, il trouve un peu moins lourd le poids
accablant qui pesait sur son cœur ; cette annonce de
mort était peut-être ce qu'il y avait de plus difficile à
remplir dans son ministère. En effet , comment vou-
lez-vous qu'un homme vienne dire à un autre homme :
« Demain, vous monterez sur l'échafaud. » Si en
même temps il n'a mission d'ajouter : « Mais , à cette
vie doit snccédei' une vie meilleure , vers laquelle vous
pouvez dès ce moment vous réfugier. » Le prêtre ac-
cepte avec zèle cette mission difficile ; il se dépouille
de son cœur d'homme pour ne porter à la prison que
son courage de prêtre; il se rend à la chapelle, il de-
mande à Dieu de mettre lui-même sa parole forte et
consolante sur ses lèvres sèches et tremblantes. Le
prisonnier est venu le rejoindre; le jour est à son
déclin; la demi-obscurité, le silence du saint lieu, le
Christ élevé sur l'autel, l'Agneau qui repose au taber-
nacle , tout fait impression sur son âme ; il regarde le
prêtre; il voit dans ses traits je ne sais quel mélange de
tristesse et de douce affabilité. « C'est donc demain.. î
s'écrie-t-il. — Oui, mon frère, répond le prêtre. Je viens
— 145 —
de la part de Dieu écouter l'aveu de vos fautes et
vous apporter son pardon. Vous marcherez plus légè-
rement à réchafaud , quand vous aurez déposé le lourd
fardeau qui doit peser sur votre cœur. » Quel affec-
tueux lanj^age, et combien il diffère du langage aus-
tère de la loi ! Ne suffirait-il pas pour réconcilier avec
la société le malheureux qu'elle exclut de son sein?
Parmi ceux qui sont envoyés à Téchafaud , il y en
a sans doute qui sont condamnés injustement ; Texpé-
rience ne l'a malheureusement que trop démontré. Les
juges sont des hommes , ils doivent nécessairement
se tromper quelquefois. Cependant , il faut se hâter
de le dire : ce malheur arrive bien rarement , à moins
que quelque perturbation sociale n'empêche la justice
de suivre son cours ordinaire. Alors , en effet , ce qui
croupissait au fond de la société surgit souvent à la
surface, et le coupable, saisissant lui-même le glaive
sacré de la loi , frappe sans distinction tout ce qui
s'oppose à ses desseins. Habituellement, tout marche
avec une grande lenteur, avec une prudence extrême,
surtout quand il s'agit d'un crime capital. Ceux qui
condamnent ne déposent leurs votes qu'avec une
grande répugnance , et après y avoir été contraints ,
pour ainsi dire, par la conscience. Il faut d'ailleurs
pour une condamnation un bien plus grand nombre
de voix qu'on se l'imagine communément; il faut la
— 146 —
voix des accusateurs , la voix des témoins , celle des
juges , celle des jurés. Tl faut, pour ainsi dire , la con-
viction publique, dont le juré suit ordinairement l'im-
pulsion dans l'émission de son vote. Nous devons donc
supposer d'abord que le condamné est véritablement
coupable du crime qui lui est im[)uté.
Intimement convaincu de sa culpabilité, le condamné
se renferme quelquefois dans un silence absolu , et il
refuse de faire au prêtre lui-même l'aveu de sa faute.
C'est un grand malheur, une grande folie. Quoi ! il
refuse de s'assurer, par un repentir d'un instant, la
possession d'un éternel bonheur! Quoi! tandis que le
monde entier le repousse, le condamne; tandis que
tous n'ont pour lui que des regards de mépris et de
haine, il refuse d'écouter le seul ami qui lui reste , de
décharger sa conscience dans le cœur de celui qui vient
de lui dire : « Tout n'est pas perdu encore, vous avez
pour vous Dieu et sa religion. ■> Quelquefois même ,
il fait l'aveu de son crime et il s'en glorifie. 11 marche
au lieu du supplice avec une scandaleuse effronterie.
Le ministre de Dieu est à ses côtés , et il le remarque
à peine. Il regarde avec audace ceux qui l'escortent
pour être témoins de son supplice ; il leur adresse des
paroles injurieuses ; il insulte à la justice humaine ; il
rit des jugements de Dieu. Que les hommes se voilent
le visage de honte et d'effroi, car c'est uu affreux
— l'I/ —
spectacle qui est alors donné à la terre. Quoi ! ce mal-
heureux s'est plongé dans les abîmes de la perversité
humaine, et il se regarde avec complaisance. Quoi!
le Christ est sous ses yeux , et , au lieu de le prier de
ne point l'oublier daus l'autre vie, il a aussi pour lui
des regards et des paroles de mépris ! Lorsque le con-
damné se trouve dans ces funestes dispositions , le
ministère du prêtre ne lui est pas d'une grande utilité.
La religion n'agit que sur les àraes; elle ne peut donc
rien à l'égard de ces êtres monstrueux qui semblent
n'en point avoir, tant ils sont profondément ensevelis
dans la matière et dans le crime.
La plupart du temps, le condamné avoue son crime
et manifeste un repentir sincère. C'est alors que le
ministère du prêtre est pour lui une source abondante
de consolations.
II est au tribunal de la pénitence ; le prêtre lui a
fait entendre , de la part de Dieu , ces consolantes pa-
roles : « Yos péchés vous sont remis. » Pour voiler un
peu à ses yeux l'horreur de sa situation , il lui sug-
gère quelques réflexions : « Mon frère , vous déplorez
sans doute votre malheur ; vous avez maudit mille fois
l'heure où vous êtes tombé entre les mains de la jus-
tice ; eh bien! dites-moi, si rien ne vous eût arrêté
dans l'accomplissement de vos coupables desseins ,
n'auriez-vous pas fait de continuels progrès dans la
— 148 —
carrière du crime? ne seriez-vous pas mort dans l'im-
pénilence finale? Votre arrestation, la sentence pro-
noncée contre vous , le glaive de la loi élevé déjà au-
dessus de votre tète , cet appareil terrible de la justice
humaine, tout cela est donc , religieusement parlant,
une grâce de la Providence, puisque, comme je l'es-
père, vous allez mourir réconcilié avec Dieu. »
Le prêtre s'est enfin retiré, après avoir promis d'être
auprès de lui bien avant le jour pour le préparer davan-
tage à la mort. La nuit est déjà fort avancée , et le pé-
nitent n'a point encore fermé la paupière; il pense :
« Avoir eu si peu de temps à passer sur la terre et l'avoir
si mal employé. Il y a plus de vingt ans que je suis au
monde; à mon entrée dans la vie, j'ai été marqué du
signe glorieux de la croix , et je le suis , en la quit-
tant , par le fer déshonorant du bourreau. La misé-
ricorde divine m'a lavé dans l'eau du baptême, et
demain la justice humaine me lavera dans mon sang.
Mais la religion qui me sourit à mon berceau est ve-
nue me consoler ; elle m'a dit que Dieu me pardon-
nerait , que tous les opprobres , toutes les souffran-
ces de ma mort étaient des moyens d'expiation. »
Le condamné repose plus tranquillement après cette
réllexion.
A l'heure convenue , le prêtre est dans la cellule du
prisonnier. « Le soleil va se lever, dit-il , et vous ne
— 149 —
le verrez plus se coucher. Reposez-vous , mon frère ,
priez , espérez. « Déjà se font les apprêts du supplice.
Toutes les fois que le bourreau l'a touché , pour lui
c'eût été la mort , si le prêtre ne l'eût soutenu par de
salutaires réflexions et surtout par l'exemple du Christ,
qui eut à souffrir aussi plusieurs fois les tourments de
la mort avant d'avoir été élevé en croix.
Le signal du départ est donné. La charrette fatale
roule lentement entre deux haies de spectateurs avides
et sanguinaires. Le condamné suit avec attention les
prières de l'Église, que le prêtre récite à ses côtés.
Combien de pensées semblent avoir été inspirées pour
lui seul , tant elles conviennent à sa situation pré-
sente !
Ayez pitié de moi , ô Dieu ! selon l'étendue de votre miséricorde !
Vous me laverez avec l'hysope, et je serai sans souillure; vous me
puriflerez , et j'effacerai la blancheur de la neige.
Vous ferez entendre à mon oreille des paroles de joie, et mes os
humiliés tressailliront d'allégresse.
Ne me rejetez pas de votre présence; n'éloignez pas de moi votre
esprit saint.
Il ne lui est pas toujours facile de prier tranquille-
ment. Une foule sans cesse croissante se presse avec
fureur autour de la charrette , comme les flots d'une
mer irritée autour d'un vaisseau devenu le jouet de
10
— iso-
la tempête. Des cris de rage se font entendre; il tourne
ses regards vers le prêtre, qui semble lui dire en éle-
vant les yeux au ciel : " Vous n'avez plus rien à es-
pérer de la terre ; votre refuge est désormais auprès
de Dieu. » Il s'est élevé sur l'échafaud; d'un côté est
le prêtre, et de l'autre, le bourreau. Touchante sol-
licitude de la religion! Quand le bras de la justice hu-
maine s'appesantit sur le coupable, elle veut que le bras
de la miséricorde divine soit là aussi pour le consoler
et le soutenir. Il livre sa tète au bourreau; bientôt elle
tombe séparée de son corps , et son âme a quitté la
terre. Pendant que se terminait cet horrible drame,
agenouillé en présence de la foule devenue atten-
tive et silencieuse , le prêtre répétait à voix basse les
saintes paroles qui ouvrent le ciel .
Actuellement , supposons un homme injustement
condamné. Pour lui , la religion sera peut-être encore
plus riche en consolations.
Dans un plaidoyer rempli des plus beaux mouve-
ments d'éloquence, Lally-ïolendal réhabilite la mé-
moire de son père si injustement condamné; quelque
chose parait adoucir un peu dans son cœur filial l'a-
mertume de cet affreux souvenir, c'est la pensée qu'un
prêtre l'accompagnait à sa dernière heure et rendait
moins pénible ses derniers moments.
Écoutons cependant l'entretien du prêtre et de la
— 151 —
malheureuse victime qu'il accompagne à 1 echafaud :
« Oui , mon frère , lui dit le prêtre , oui , vous deviez
le savoir depuis longtemps , Dieu seul ne se trompe
point, Dieu seul est véritablement juste Vous
mourrez avant le temps ; mais combien de morts pré-
maturées ! Un homme passe auprès d'un édifice ; du
haut du toit il tombe sur sa tête une pierre qui le tue ;
c'est un malheur î Vous viviez heureux , abrité sous
l'édifice social ; le glaive mal assuré de la loi va
tomber sur votre tête et vous donner la mort ; c'est
on malheur! — C'est plus qu'un malheur, mon père,
c'est une tache ineffaçable pour la société. — Je le
sais , mon frère , sur la terre , la perfection n'appar-
tient pas plus aux sociétés qu'aux individus. Con-
solez-vous , cependant , tout ne finit pas à la mort ,
et , après cette vie , vous retrouverez celui qui juge
la justice même. D'ailleurs , si vous êtes innocent du
crime qui vous est imputé aujourd'hui, ne vous êtes-
vous jamais rendu coupable envers la société , envers
Dieu? de quoi vous plaignez-vous donc si vous avez
des moyens faciles d'expier les fautes qui depuis si
longtemps souillaient votre àme ? »
Ils se rendent à l'échafaud. Le prêtre a sous les
yeux l'image du Christ ; il la montre au malheureux
dont le courage ébranlé a besoin de cet appui divin.
« Celui-là aussi, dit-il, celui-là fut injustement con-
— 152 —
damné ; il a souffert avec résignation , et cependant il
souffrait pour les péchés de créatures ingrates. >• Ils
arrivent au pied de l'échafaud ; le condamné parait
calme , et la foule murmure quelques paroles favora-
bles : « Dieu le soutient , dit-on , il a pour lui son in-
nocence ou son repentir. « Le prêtre est toujours à ses
côtés, n C'est ici un nouveau Calvaire , dit-il à voix,
basse , mais rappelez-vous que du Calvaire au ciel le
trajet est plus facile et plus court. » La malheureuse
victime de l'ignorance ou de la perversité des hommes
est enfin sur l'échafaud ; la religion a béni ; le bourreau
a frappé. « Ame chrétiemie, montez au ciel, » disait
le prêtre intérieurement.
CIIAPITIIE \1I.
L'évêquc au centre de son diocèse.
Quoique composé de parties essentiellement dis-
tinctes , l'univers sorti des mains de Dieu est un
cependant, parce que les parties qui le composent
s'enchaînent et se perdent dans l'harmonie du tout.
L'Église aussi est une; cependant elle se compose de
parties distinctes qui ont les mêmes croyances, les
mêmes sacrements , et, généralement parlant , la même
discipline que l'Église universelle.
Chaque église particulière est gouvernée par un
évèque.
— 154 —
Un évoque qu'ai-je dit? Que d'idées rappelle à
mon esprit ce mot sacré ! L'évèque , c'est le pasteur
des âmes; c'est l'œil de la Providence; c'est le llam-
beau élevé au milieu du temple pour éclairer les fidèles
qui s'approchent de Dieu.
Dès les premiers siècles de l'Église , nous voyons
un grand nombre d'évêques ; il y en avait dans pres-
que toutes les villes importantes. De là , ils veillaient
sur le clergé et les fidèles placés dans toute l'étendue
de leur juridiction ; il en est encore ainsi dans les pays
où domine la religion catholique. Nous voici, je sup-
pose , dans une des principales villes de France ; ce
que nous remarquons d'abord , c'est ce vaste édifice
qui élève son dôme , comme une aspiration de la terre
vers les cieux , et qui porte la croix sur ses deux tours
bien au-dessus de tous les objets terrestres. Nous di-
rigeons nos pas de ce côté. A peu de distance de la
basilique, où tant de générations sont venues déjà
s'incliner devant Dieu , est un autre édifice sur lequel
les siècles ont déposé aussi ce vernis d'antiquité si
convenable à tout ce qui tient à la religion. Nous en-
trons; la croix s'est encore offerte à nos regards. Nous
pénétrons dans l'intérieur de cette demeure; nous ne
voyons pas les portes assiégées par cette foule qui se
presse habituellement sur le seuil du palais des grands
de la terre. Là , nulle agitation , nul mouvement ; par-
— 155 —
tout règ:iie un silence presque aussi grand que celui
qui se fait habituellement dans la maison de Dieu.
Quel est donc ce demi-temple , si je puis parler ainsi?
C'est la maison de l'évèque.
Le jour vient de naître. Depuis quelque temps , Té-
\'èque est dans sa chapelle. Savez-vous pourquoi il y
a toujours une chapelle dans la demeure d'un évêque?
est-ce un privilège? est-ce pour lui éviter la peine de
se rendre au temple commun? Non. C'est pour lui
rappeler que sa vie est plus spécialement une vie d'o-
raison ; aussi , tandis que la plupart des hommes sont
encore plongés dans le sommeil , l'évèque est au pied
de l'autel; il prie en face du Saint des saints. Oh ! si
tout à coup Dieu dévoilait à nos yeux tout ce qui se
passe dans l'càme d'un évêque en oraison ; que de pen-
sées ! Il s'est dit : « Mon Dieu , il y a dans cette ville
quarante mille habitants , peut-être ; vous m'avez
chargé de leur salut ; de cette multitude immense,
bien peu seront sauvés ! . . . . » A cette pensée , une an-
goisse secrète a tout à coup saisi son cœur ; un froid
convulsif court par tous ses membres; il se sent dé-
faillir ; comme autrefois celui qui avait été chargé du
salut des hommes , et qui voyait que son sang aurait
été vainement répandu pour le plus grand nombre , il
s'écrie : " 0 mon père, s'il est possible , que ce calice
s'éloigne de moi! » Le messager céleste est venu de la
— 156 —
part de Diea, le consoler en lui montrant tous les
actes de vertu qui chaque jour s'accomplissent autour
de lui ; aussitôt , le courage renaît dans son cœur avec
l'espérance ; avant de sortir d'oraison , il a pu s'é-
crier : « Seigneur , que votre volonté se fasse et non
la mienne. >■
Au fond de la demeure solitaire, j'ai entendu une porte
se fermer. C'est l'évêque qui se retire dans son cabinet
de travail pour se livrer à l'étude; la Bible est continuel-
lement ouverte sous ses yeux ; il sait qu'il n'est plus
sur la terre que pour continuer le ministère de Jésus ;
et il comprend dès lors qu'il ne peut trop se pénétrer
de ce livre divin , où l'Esprit-Saint lui-même arecueilli
les actions et les paroles du Sauveur. Quand il veut
s'adresser à Dieu , c'est la Bible qu'il consulte ; c'est
encore la Bible qu'il consulte quand il veut parler aux
hommes. Pour donner plus de sainteté aux soliloques
intérieurs de son âme avec elle-même, comme saint
Augustin, il a recours à la Bible; il la médite attenti-
vement pendant le jour ; et , pendant le silence pro-
fond de la nuit , il repasse dans son cœur les textes
les plus importants qu'il a fidèlement retenus.
L'histoire de l'Église est aussi l'objet de ses fré-
quentes méditations. L'histoire de l'Église, c'est l'his-
toire de ceux qui , comme lui , ont été appelés aux
honneurs du sacerdoce de Jésus. Sa vie sera donc
— 157 —
aussi un jour une page de cette histoire ; mais, quelle
sera cette page? tournera-t-elle à sa gloire ou à sa
confusion? Il ne peut y penser sans frémir ; car cette
page se reproduira au livre du souverain juge; elle
sera pour lui une source de délices inépuisables ou
d'éternelles souffrances. 11 a sans cesse sous les yeux
ces grands hommes qui ont honoré l'épiscopat ; il
contemple avec amour leurs traits vénérables fidèle-
ment reproduits sur la toile ; il médite profondément
leurs pensées recueillies dans ses livres. « Moi , s'é-
crie-t-il quelquefois, moi , le successeur des Chrysos-
tôme, des Ambroise, des Augustin; moi, le succes-
seur des Bossuet, des Fénelon , des Massillon ; qu'ai-je
donc fait pour mériter un pareil honneur? » Toutes
les fois qu'il s'environne ainsi, par la pensée, de ces
grandeurs évanouies , il se sent encore plus vivement
pénétré de la profondeur de son néant.
Il étudie l'histoire des peuples , aiin de mieux se
pénétrer de l'esprit de ceux qu'il est obligé de con-
duire. Il jette quelquefois les yeux sur les ténèbres
épaisses du paganisme, et, les ouvrant ensuite aux
douces lumières du christianisme, il se sent vivement
pénétré de reconnaissance à la contemplation des mi-
séricordes infinies de Dieu pour les hommes. Il vou-
drait que son esprit ne restât étranger à rien de ce qui
peut contribuer à la gloire de Dieu et au salut des
— 158 —
âmes. Pour soutenir son courage épuisé au milieu des
travaux continuels de son esprit, il a besoin de se
rappeler souvent cette pensée : « Malheur à moi , si
un seul de mes frères venait à périr par mon igno-
rance î »
Ce n'est donc pas seulement pour lui , c'est aussi
pour les autres que l'évêque se livre avec tant d'ar-
deur à l'étude. 11 en est des trésors de la science
comme des richesses matérielles : celui à qui Dieu les
a départis n'en est pour ainsi dire que le dispensateur.
Si, au lieu de les communiquer à ses frères , il les en-
fouit dans son âme, il n'entre point dans les vues de
la Providence; il se rend coupable d'une sorte d'ava-
rice dont Dieu lui demandera un jour un compte sé-
vère, surtout s'il a été revêtu de hautes fonctions et
chargé de la direction des peuples. >'ous savons tous
pourquoi le célèbre Huet quitta son évèché : il ne se
sentait pas capable d'être évêque , il n'était que ver-
tueux et savant. L'évêque n'est donc pas seulement
un homme de piété et d'étude , c'est un homme de cha-
rité et de dévouement absolu. Sa piété, sa science, sa
santé , sa fortune , tout en lui et hors de lui , tout ce
qui lui appartient, à quelque titre que ce soit, est,
par cela même, à la disposition des autres; sa porte
est ouverte à tous. Voyez-vous accourir avec empres-
sement ces hommes de foi et de charité? ce sont ses
— 159 —
prêtres , ce sont ceux qui partagent aussi le sacerdoce
de Jésus-Christ, et qui travaillent avec lui à la con-
duite de l'Église. Ce vieillard à cheveux hiancs a he-
soin de conseils pour sortir heureusement de la situa-
tion embarrassante dans laquelle il se trouve engagé.
Il est cependant accoutumé à en donner aux autres;
mais, quand il est obligé d'agir lui-même, il aime
mieux , dans le doute , s'en rapporter à la décision de
son évêque. Cet autre est abattu; en vain il a cherché ,
dans l'oraison et au pied de la croix ., le courage dont
il a besoin ; il aura donc recours à celui qui a reçu de
l'Esprit la plénitude de la force avec la plénitude du
sacerdoce. En voici un qui s'est particulièrement con-
sacré aux bonnes œuvres : dans ce moment , il n'a rien
pour subvenir aux besoins pressants de ses pauvres ;
plusieurs fois déjà il a frappé aux portes qui ont cou-
tume de s'ouvrir aux sollicitations de sa charité, elles
se sont fermées à sa voix ; et, au lieu de s'abandonner
à un désespoir funeste, il s'est dit : « J'irai trouver
notre commun père, car la bourse d'un saint évêque
est inépuisable. » Il ne s'est point trompé dans ses es-
pérances; l'évèque l'accueille avec bonté : « Mon fils,
les temps sont mauvais, non pas pour vous, car il est
toujours heureux, celui qui se consacre au soulagement
de ses frères; mais pour moi, qui me trouve en ce
moment à la dernière obole. Vous pouvez en disposer.
— 1G0 —
La bourse de mes pauvres n'est jamais restée vide, et
j'ai la ferme persuasion que si elle n'était remplie par
les hommes, elle le serait par Dieu lui-même. »
Après les prêtres, ceux qui excitent le plus la sol-
licitude de l'évêque, ce sont les jeuues élèves du sanc-
tuaire destinés à remplir les vides que la mort fait cha-
que jour dans la milice sacerdotale. Il les a retirés du
monde, il les a placés à ses côtés et pour ainsi dire
à l'ombre de la maison de Dieu. Ce qu'un bon père est
à legard d'enfants nombreux et chéris , il l'est à leur
égard. i\ les visite souvent , il prend le plus grand soin
de leur éducation ; il aime à prier avec eux , à chanter
avec eux les louanges de Dieu. Quelquefois sa voix pa-
ternelle fait sentir au cœur de chacun d'eux la douce
onction de la parole divine , qu'ils répéteront plus tard
au peuple. Quelque estime qu'il ait pour ceux entre les
mains de qui il a remis ses enfants , il veut cependant
s'assurer souvent par lui-même de leurs progrès dans
la science et dans la vertu.
C'est de cette manière que , dès le moyen âge , les
évêques ont préludé à ces établissements qui , depuis ,
sont devenus si célèbres sous le nom d'Universités.
C'étaient des écoles établies par l'évêque à côté de son
église , et où quelques enfants apprenaient la lecture ,
la grammaire , la musique. Peu à peu le cercle de leurs
études s'est étendu , et il a fini par embrasser toutes
— 161 —
les sciences. Ces établissements se sont émancipés au-
jourd'hui , ils ont secoué la tutelle épiscopale ; on dit
même qu'ils voudraient donner des lois à ceux qui les
ont formés, imposer raumône de la science qu'eux-
mêmes ont d'abord reçue de l'Eglise. Enfants impa-
tients et rebelles, voulant jouir et gouverner seuls
quand leurs pères sont encore pleins de force , ils ont
recours à la loi pour les faire interdire. Craignent-ils
que ces pères vertueux ne leur rappellent leurs devoirs
et ne leur parlent de Dieu ?
Voilà la journée ordinaire de l'évcque. Comme elle
est remplie! Il en est cependant qui le mettent en
rapport avec un plus grand nombre de personnes.
Un bruit inaccoutumé se fait entendre autour de la
maison épiscopale : la cloche ébranle les airs et fait en-
tendre je ne sais quels sons d'allégresse et de recueille-
ment. C'est le jour du Seigneur, Le peuple a compris
la voix qui l'appelle , et il se rend au temple avec em-
pressement. Ce jour-là, l'évêque a quitté sa retraite;
il parait revêtu de ses plus beaux ornements. Où va-
t-il ? il va aussi prier dans le temple , se prosterner en-
core plus profondément que les autres en présence de
celui devant qui il faut s'humilier soi-même pour mé-
riter d'être élevé. 11 fait entendre, en face de l'autel,
quelques paroles de vérité et d'amour ; il appelle sur la
terre les bénédictions du ciel , et il rentre dans sa de-
— 162 —
meure en remerciant Dieu d'avoir fait luire pour lui ce
jour de piété et de bonheur. Quelques pauvres l'ont ac-
compagné , et ils se retirent en répondant à ses aumô-
nes par des bénédictions.
Un grand pécheur est sur le point de paraître de-
vant Dieu : sa famille est au désespoir ; il voit l'enfer
ouvert au-dessous de lui ; il pousse des cris de rage , et
personne n'est là pour lui enseigner la patience chré-
tienne et pour lui apprendre à tourner les yeux vers le
ciel. Appelé par la charité, un prêtre s'est présenté,
mais sa voix n'a pu se faire entendre. Adressez- vous à
l'évêque , et bientôt il aura rétabli la paix dans le cœur
du pécheur mourant.
C'est un fléau terrible qui envahit la ville épisco-
pale, le diocèse entier. Consolez-vous , l'évêque est là
pour le combattre.
La peste sévit avec fureur : chacun s'est empressé de
fuir et de dérober au danger sa famille et ses amis.
Les amis , les enfants de l'évêque , ce sont les victimes
du fléau. Aussi le voyez-vous partout où le besoin l'ap-
pelle : il ranime les courages, il prodigue au corps et
à l'àme les secours nécessaires ; rien ne l'abat , rien ne
l'arrête. Et comment son courage ne serait-il pas su-
périeur à la peine, à la maladie , à la mort? 11 a pour
lui l'appui de la grâce, et il est soutenu par les plus
hautes considérations ; si le fléau l'épargne , il aura
— 163 —
l'approbation de sa conscience et celle des hommes , en
attendant les récompenses de Dieu ; s'il vient à suc-
comber, il est aussitôt emporté par les anges pour
jouir au ciel d'un bonheur infini.
Je voudrais pouvoir rapporter ici les traits frappants
. qui ont immortalisé l'héroïque courage des évèques
dans de pareilles circonstances ; mais cela n'entre point
dans le plan que je me suis proposé. J'en dirai cepen-
dant quelques-uns que j'emprunterai aux différentes
époques de l'histoire ecclésiastique , pour montrer que
l'évêque est le même en tout temps.
Vers le milieu du troisième siècle , une peste affreuse
désola l'Afrique : chacun fu} ait les malades ou les re-
poussait sans pitié; Carthage était remplie de corps
morts , dont personne ne prenait soin. Cyprien , alors
évêque , assembla son peuple et l'excita aux œuvres de
la charité. De peur que les infidèles ne fussent négli-
gés , il disait : « Imitons la bonté de Dieu, et assistons
même nos ennemis. » Charité d'autant plus admirable
que c'était au temps d'une violente persécution, et que
ces mains aujourd'hui glacées par la mort ou la ma-
ladie menaçaient naguère du glaive tant de chrétiens
généreux. Ce fut pour consoler les fidèles et pour les
porter au mépris de la mort que cet évoque , aussi élo-
quent que charitable , composa son traité de la morta-
lité : « Quelques-uns, dit-il, sont touchés de ce que
— 164 —
cette maladie attaque les nôtres aussi bien que les infi-
dèles. Eh quoi! le chrétien n'a-t-il embrassé la foi que
pour être exempt des maux et jouir heureusement de
ce monde? que s'il souflre les adversités temporelles ,
n'est-il pas réservé aux délices de la \ie future? »
Dans une peste affreuse qui ravagea Milan , vers le
milieu du seizième siècle , Charles Borromée s'immor-
talisa par sa charité. Il allait lui-même porter aux pes-
tiférés des secours et des paroles de consolation. Il sou-
tenait, par ses paroles et par ses exemples, le courage
abattu de ses coopérateurs. Son conseil avait décidé
qu'il était de son devoir de se retirer de Milan , afin de
conserver plus longtemps sa vie à ses ouailles. Il ré-
pondit : « De quelle utilité leur serait donc ma vie, si
je ne pouvais la leur sacrifier? » C'était un spectacle
vraiment digne de fixer les regards de la terre et du
ciel que ce saint évèque marchant dans les rues, au
milieu des morts et des mourants , la corde au cou , les
pieds nus, et les yeux fixés sur le Christ, ce parfait
modèle d'immolation.
La France a eu aussi son Borromée : ce fut Belsunce ,
évèque de Marseille. Pendant la peste qui ravagea cette
ville au commencement du dix-huitième siècle , on le
vit parcourir toutes les rues , portant des secours tem-
porels et spirituels aux pestiférés; sou héroïque dé-
vouement excita l'admiration de toute l'Europe. Pope
— 165 —
l'a célébré dans son Essai sur l'homme. Il est comme
impossible de parler de la charité sans que son nom
revienne à notre mémoire, appelant notre admiration
et notre reconnaissance.
Au mois de février 183"2, le fléau le plus épouvan-
table dont rhumanité puisse être atteinte, le choléra ,
éclata parmi nous. Aussitôt l'archevêque de Paris re-
parait à l'Hôtel-Dieu pour la première fois; il reparait
au milieu des malades, des mourants, entassés par la
contagion. Ce n'est pas assez pour lui des secours si
abondants que la cbarité chrétienne lui donne à dis-
tribuer , il y joint l'abandon de son traitement ; il veut
que sa maison de Conflans devienne une maison de
convalescence, et que le séminaire de Saint-Sulpice
soit transformé en infirmerie. On le voit transporter
des cbolériques dans ses bras, et si l'un d'eux qu'il
bénissait lui crie : « Retirez-vous de moi , je suis un
des pillards de l'archevêché. » On l'entend répondre :
" Mon frère , c'est une raison de plus pour moi de me
réconcilier avec vous et de vous réconcilier avec
Dieu. »
C'est dans les salles de l'Hôtel-Dieu , c'est en voyant
tant de pères et de mères de famille précipités dans le
tombeau, qu il conçut l'idée de cette œuvre admirable
des orphelins du choléra. Tl fallait , pour la fonder et
en assurer l'avenir , demander à la cbarité publique de
11
— 166 —
nouveaux sacrifices. M. de Quélen, qui ne s'était
montré dans aucune église, voulut s'acquitter lui-
même de cette mission. On annonça qu'il prêcherait à
Saint- Roch pour les orplielins du choléra. Pauvres et
riches , toutes les classes de la population parisienne
accoururent. De longues files de voitures et des flots
pressés de piétons assiégeaient les avenues du saint
lieu où la voix du prélat allait rompre un silence gardé
depuis si longtemps Que cette scène , dont tant de
personnes conservent encore la mémoire, se fût passée
au temps de saint Vincent de Paul ou de Charles
Borromée , nous ne trouverions pas de pinceau assez
éclatant, pas de termes assez touchants pour en con-
sacrer le souvenir. Laissons au passé toutes ses gloires;
mais n'amoindrissons point le temps présent. L'avenir
lui rendra toute justice ; il n'oubliera point cet arche-
vêque de Paris, sortant de la retraite où la violence et
la persécution l'avaient forcé de se renfermer , pour
demander à tous les pères, à toutes les mères, à tous
ceux qui portent quelque pitié au cœur d'adopter tar!;
d'enfants auxquels le fléau venait d'enlever ceux que
la nature leur avait donnés pour les nourrir et les
protéger. Serait-il vrai qu'il y eût pour tous les
hommes , dont la vie mérite qu'on la raconte , une
journée, un moment où ils arrivent au plus haut qu'il
leur soit donné d'atteindre, où ils sentent au plus
— 167 —
intime comme au plus profond de leur àme une sainte
estime d'eux-mêmes qui ne saurait être surpassée?
Tel, croirions-nous alors, aurait été pour M. de
Quélen, le moment où , descendant de sa chaire, il vit
cette foule l'entourer, l'étouffer, pour ainsi parler,
sous l'abandon de ses offrandes ; les femmes se dé-
pouiller de leurs bijoux lorsque leur bourse était
épuisée , et le pauvre lui-même livrer le denier dont il
allait apaiser sa faim. Trente- trois mille francs furent
ainsi versés dans ses mains; et, peu de jours après , à
Notre-Dame , il en recueillit encore autant. Plus de
mille orphelins lui ont dû d'être arrachés à la misère
et de recevoir les principes, les habitudes de travail
qui font les hommes utiles et les bons citoyens (1).
La terre aura été frappée d'une aiîligeante stérilité.
— La famine fera des ravages épouvantables. Les plus
faibles d'entre les habitants succomberont prompte-
ment, faute d'aliments pour entretenir en eux la
source de la vie. Les plus robustes, devenus bientôt
pâles , décharnés , traîneront languissamment sur la
terre leur misérable existence. — Est-ce que, pour
combattre ce fléau , l'évêque n'a pas les ressources
inépuisables de son courage et de sa charité ?
Jésus enseigne lui-même à ses apôtres la vertu de
(1) Mole, à l'Académie. Discours de réception.
— 168 —
charité, autrefois inconnue à la terre. Une foule
immense l'avait suivi dans le désert pour entendre
plus longtemps la parole divine. Ses apôtres voulaient
la renvover. « >'on, dit Jésus, car plusieurs pour-
raient défaillir dans la route. C'est à vous de les
nourrir. »
Au commencement , il n'y avait point de pauvres
parmi les chrétiens. Ceux qui avaient des biens les ven-
daient et en déposaient le prix aux pieds des apôtres
pour être employé aux besoins de tous.
Le nombre des chrétiens s'étant considérablement
accru , cette communauté de biens ne fut plus possi-
ble ; mais les vrais chrétiens demeurèrent toujours liés
par la communauté des mêmes sentiments , et le centre
de cette union , ce fut Tévèque.
Dans les premiers siècles du christianisme, une
srande famine désola la Judée. Les fidèles d'Antioche
chargèrent Paul et Barnabe de porter des secours à
leurs frères de Jérusalem. C'est la première collecte
qui se soit faite dans l'Eglise. EUe s'est souvent renou-
velée depuis ; et toujours elle fut inspirée ou soutenue
par le ministère épiscopal.
En tout temps , l'évèque fut l'aumônier de nos rois.
Saint Germain occupait le siège de Paris au sixième
siècle. Le roi Childebert lui ayant envoyé un jour six
mille sous d'or pour les pauvres , il en distribua trois
— 160 —
mille. Quand il revinl au palais, le roi lui demanda s'il
en avait encore. 11 répondit qu'il en avait la moitié ,
parce qu'il n'avait pas trouvé assez de pauvres.
« Donnez le reste, dit le roi, Dieu aidant, nous ne
manquerons pas de quoi donner. » Puis, faisant rompre
sa vaisselle d'or et d'argent , il la donna à l'évêque.
Qui n'a entendu parler de Jean surnommé l'aumô-
nier? Quel glorieux surnom! i\e diriez-vous pas que
son cœur produisait naturellement l'aumône , comme
l'arbre, son fruit? 11 occupait le siège d'Alexandrie au
commencement du septième siècle. Les Perses avaient
pris Jérusalem et ravagé toute la Syrie. Ceux qui
purent échapper au massacre se réfugièrent à Alexan-
drie. Le charitable évêque les accueillait avec bonté,
et leur procurait toutes les choses nécessaires. Quel-
ques personnes lui reprochèrent un jour de faire des
aumônes trop abondantes. 11 répondit : « Si ce que je
donne était à moi , j'aurais quelque raison de le mé-
nager ; mais il est à Dieu dont les trésors immenses ne
seraient point épuisés , quand tous les pauvres de la
terre se rassembleraient à Alexandrie. » Au fléau de la
guerre , un autre fléau se joignit : l'année se trouva
stérile. L'évêque semblait avoir épuisé toutes ses res-
sources. Cependant un homme vint lui offrir, pour le
besoin de ses pauvres , deux cents boisseaux de blé et
cent quatre-vingts livres d'or, à condition qu'il serait
— 170 —
élevé à la dignité de diacre , dont il se sentait lui-même
indigne. < Votre offrande est grande , répond l'évêque,
et elle vient fort à propos ; mais elle n'est pas pure.
Quant à mes frères les pauvres, Dieu qui les a
nourris avant que nous fussions nés , vous et moi , les
nourrira bien encore à présent. Comme il a multiplié
les cinq pains du désert , il peut bénir les dix boisseaux
de mon grenier. » Peu après , on vint lui annoncer
l'arrivée de deux grands vaisseaux de l'Église qu'il
avait envoyés en Sicile chercher du blé. Il se pro-
sterna, et dit : « Je vous remercie. Seigneur, de n'a-
voir point permis à votre serviteur de vendre votre
grâce pour de l'argent. »
Etant sur le point de périr , il dicta son testament
en ces termes : « Je vous rends grâces , mon Dieu , de
ce que vous avez exaucé ma prière. Il ne me reste
qu'un tiers de sou, quoiqu'à mon ordination j'aie
trouvé dans la maison épiscopale d'Alexandrie envi-
ron quatre mille livres d'or, et que j'aie reçu des
sommes innombrables des amis de Jésus. C'est pour-
quoi j'ordonne que ce peu qui me reste soit donné à
vos serviteurs. » K'est-ce pas là mourir dans la
charité ?
IN'a-t-ou pas vu eu tout temps , n'avons-nous pas
vu dans notre siècle égoïste , de pareils traits de la
charité épiscopale ?
— 171 —
Appartenant h une famille opulente, ayant joui,
pendant une grande partie de sa vie, d'un traitement
con.sidéral)le , l'archevêque de Quélen ne laisse pas de
quoi subvenir aux frais de sa sépulture.
l.ors de Tinondation de Montuuban , en 182G, le
vénérable de Cbeverus ouvre son palais à tous les mal-
heureux sans asile : « Mes amis , leur dit-il , le palais
épiscopal est à vous, venez-y tous, je partagerai
avec vous jusqu'à mon dernier morceau de pain. »
Une pauvre femme restait à la porte de l'évêché. Elle
n'osait entrer, parce qu'elle était protestante. L'évè-
que l'apprend; il court lui-même la cbercher : <• Venez,
lui dit-il, nous sommes tous frères, surtout dans le
malheur. "
Dans des circonstances à peu près semblables , l'ar-
chevêque de Lyon vient d'imiter ce beau trait de
charité. Il a aussi ouvert son palais aux inondés sans
asile. On s'est empressé de solliciter pour lui l'émi-
nente dignité dont était revêtu naguère le vénérable
de Cheverus. 11 est vraiment digue d'hériter de ses
honneurs , puisqu'il hérita de son esprit de charité.
Les deux derniers traits que je viens de citer me
suggèrent une rétlexion. En passant devant un palais
épiscopal, plusieurs se demandent : « Pourquoi cette
vaste et belle demeure pour un homme sans famille?»
La famille de l'évêque , ce sont les pauvres , les mal-
— 172 —
heureux. En est-il une plus nombreuse et plus inté-
ressante? Pourquoi ne logeriez-vous pas commodé-
ment le père des pauvres, surtout quand vous le
vojez, dans les calamités publiques, ouvrir les portes
de sa demeure et dire h ses nombreux enfants :
« Mes amis , entrez : ceci vous appartient comme à
moi. •"
C'est la guerre qui menace la ville épiscopale. Une
croix à la main , le ministre de paix ira sans crainte
parler des miséricordes infinies de Dieu au guerrier
qui vient à lui une épée à la main pour venger peut-
être un affront de peu d'importance.
Attila ravageait les Gaules. Les villes un peu mar-
quantes tremblaient à son approche. Presque partout
on vit l'évèque lutter avantageusement contre le bar-
bare. Il avait épargné Paris défendu par les prières
et le courage d'une bergère; mais il vint assiéger
Orléans. Aiguan, évêque de cette ville, avait lui-même
prévenu le général Aétius. En attendant le secours, les
habitants étaient dans la consternation. L'évèque seul
les soutenait par ses prières et son courage. Lorsque
tout semblait désespéré, le secours arriva, et Attila fut
repoussé.
11 se jette sur Troyes, qu'il regarde comme une proie
facile; mais là encore se trouve un évêque courageux
et dévoué. 11 s'avance au-devant du barbare, précédé
— 173 —
de la croix et suivi d'un clergé nombreux. 11 y a dans
les pompes religieuses je ne sais quelle vertu secrète
qui fait impression sur l'âme la plus incrédule. Le
barbare se sent pénétré d'un profond respect. L'évè-
que veut profiter de cet ascendant : « Qui es-tu , dit-il,
pour venir ainsi jtter le trouble et la consternation
dans nos villes. — Je suis le fléau de Dieu. — • Eh
bien ! cède donc à l'impression de sa main qui te meut
et te gouverne, et épargne du moins ses villes
fidèles. »
Quelque temps après, il se présente devant la capi-
tale du monde chrétien , chargé des dépouilles d'un
grand nombre de nations. Les habitants de Eome
supplient leur évêque d'aller à sa rencontre. Léo part
aussitôt. Outre sa réputation de cruauté qui suffisait
pour glacer d'effroi , la figure du barbare était terrible.
Léon l'aborde avec confiance. Attila eut tant de joie
devoir le ministre de Dieu, qu'il écouta favorablement
sa demande. 11 cessa toute hostilité , et il se retira au
delà du Danube avec promcsst^ de faire la paix.
Les devoirs de citoyen tirent quelquefois oublier à
l'évèque ses devoirs de ministre. Quand , en 885 , les
Normands assiégèrent Paris, lévèquc Gozlin combat-
tait eu personne à côté des plus braves. Au dire de la
chronique, ils avaient tant de vaisseaux que la rivière
en était couverte dans l'espace de plus de deux lieues.
— 174 —
Leur roi Sigefroi alla trouver Gozliu , évoque de Paris,
assurant qu'ils ue demandaient que le passage. L'évè-
que repondit fièrement : « L'empereur Charles nous
a confié cette ville, nous la lui garderons. »
Ces exemples et quelques autres ne sont que de
rares exceptions aux habitudes de paix que les évêques
de France conservaient dans ces temps de trouble , et
qu'ils s'efforçaient de communiquer aux antres. Ils
auraient voulu faire régner une paix perpétuelle.
Voyant qu'ils ne pouvaient réussir , ils établirent une
trêve pour quelques jours seulement. Depuis le mer-
credi au soir jusqu'au lundi matin , il était défendu de
rien prendre par force , de tirer vengeance d'aucune
injure , etc. , c'est ce qu'on nomma la trêve de Dieu.
Cette trêve était déjà un grand bienfait pour ces temps
de guerres continuelles et d'universelles agitations.
Qui n'admirerait l'incompréhensible ascendant de
l'évéque d'Alger sur l'esprit d'Abd-el-Kader? un
simple prêtre de l'Église catholique se montre avec
une entière sécurité dans ces lieux que ne peuvent
traverser sans crainte les bataillons les plus aguerris.
C'est un prince furieux qui tourne son épée contre
ceux qu'il doit protéger. — L'évéque se présente
encore , au nom du ciel , pour arrêter sa main prête à
frapper.
Théodose le Grand avait des qualités remarquables,
— 175 —
mais il avait aussi un élan de colère qu'on arrêtait dif-
ficilement.
Des impositions extraordinaires avaient excité à
Antioche une sédition violente. Ses statues , celles de
son père , de ses enfants , de sa vertueuse épouse ,
avaient été renversées , mises en pièces , traînées dans
les rues au milieu des imprécations générales. Dès
que la sédition fut apaisée , on pensa aux conséquen-
ces terribles qu'elle allait avoir ; tous tremblaient.
Les philosophes , partageant la crainte générale ,
avaient fui loin de la ville ; les solitaires abandon-
naient leur retraite, venaient consoler le peuple et
intercéder en sa faveur. Un homme surtout se distin-
gua alors : ce fut l'évèque Flavien. Il se présenta de-
vant Théodose, et, en lui exprimant les pensées qui
s'offraient à son àme profondément affligée, il s'éleva
à une hauteur que l'éloquence atteint rarement. Yoici
quelques-unes de ces pensées : « On a renversé vos
« statues , mais vous pouvez en dresser de plus pré-
« cieuses dans le cœur de vos sujets et en avoir même
« autant qu'il y aura jamais d'hommes sur la terre...
'( Vous avez ordonné qu'on délivrât à Pâques les pri-
« sonniers , et alors cette belle parole sortit de votre
" bouche : Plût à Dieu que je pusse de même ressus-
« citer les morts! Vous le pouvez maintenant, car, en
« pardonnant, vous allez ressusciter toute la ville d'An-
— 176 —
« lioche, comme morte en ce moment. » Tlavien parla
longtemps, et toujours avec force et chaleur. Le reli-
gieux empereur avait peine à retenir ses larmes ; sa ré-
ponse fut digne des paroles du saint évèque : « Ne
« devons-nous pas pardonner aux hommes , nous qui
« ne sommes que des hommes , puisque le maître du
« monde est venu sur la terre , qu'il s'est fait esclave
« pour nous , et qu'étant crucifié par ceux qu'il avait
« comhlés de grâces , il a prié son père pour eux. »
Sous le mêm.e empereur, une autre sédition éclata
à Thessalonique. Il y eut , dans cette sédition , des offi-
ciers tués à coups de pierres. Dès que Théodose eut
été informé de ce qui s'était passé , il entra en fureur
et il voulut en tirer une éclatante vengeance ; mais
l'évèque Ambroise le calma. Peu après , quelques
hommes mal intentionnés rallumèrent le feu mal éteint
de sa colère. Un jour que le peuple de Thessalonique
était assemblé pour les jeux , des soldats l'environnè-
rent par ordre de l'empereur ; pendant trois jours , ils
ne cessèrent d'égorger, sans distinction d'innocent et
de coupable; il y eut environ sept mille victimes. Peu
après celte horrible boucherie , l'empereur se présenta
au temple ; Ambroise s'imagina le voir tout couvert
d'un sang innocent , et il s'avança aussitôt pour lui dé-
fendre de franchir le seuil sacré. « Un saint roi , dit
l'empereur couvert de confusion , David n'a-t-il pas
— 177 —
aussi versé un sang innocent? — Vous l'avez imité
dans sa faute , répondit le courageux évèque , iraitez-
le dans son repentir et sa pénitence. » Tliéodose se
soumit à la pénitence publique , mais ce n'était pas
assez : l'humanité avait été outragée , et le saint évè-
que stipula en faveur de l'humanité. Il lui lit porter
une loi qui suspendait pendant trente jours les exécu-
tions à mort.
Lors des massacres politiques de la Saint-Barthé-
lem}, si souvent et si injustement reprochés au clergé,
ce sont les évèques qui ont intercédé avec le plus d'é-
nergie en faveur des protestants établis dans leurs
diocèses , et plusieurs cLircat la consolation d'arrêter
l'effusion du sanff.
CHAPITRE XIII.
Visite pastorale.
L'évêque a quitté pour quelques jours le lieu de sa
résidence. Où va-t-il? Ces campagnes , ces villes moins
importantes, placées autour de la ville-mère, sont en-
core de sa juridiction : il leur doit aussi ses soins j le
zélé pasteur va les visiter.
Quand il est au milieu des campagnes , il sent comme
un lourd fardeau tomber de ses épaules ; l'air lui pa-
rait plus pur et le ciel plus serein ; il semble respirer
plus aisément. Il y a bien des vertus dans une grande
ville, mais aussi il y a beaucoup de corruption ; quand,
— 179 —
placé au milieu de cette corruption , un saint pontife
vient à se dire : « S'il se fait ici une seule action mau-
vaise que j'aie pu empêcher, Dieu m'en demandera
compte. « Quelle accablante pensée pèse alors sur son
cœur !
Il y a , dans une vallée solitaire , un hameau où
vous pouvez voir encore la simplicité des premières
mœurs et la sublimité des vertus antiques. C'est à ce
hameau que l'évèque se rend aujourd'hui ; les habi-
tants vont à sa rencontre , parés comme pour les plus
grandes solennités de l'Église. Il y a dix ans qu'eut
lieu sa dernière visite dans cette petite paroisse , vers
laquelle le poussait cependant le penchant de son
cœur , tant ses journées sont remplies , tant sont
grands les besoins des autres parties de son diocèse!
Depuis ce temps, l'évèque a beaucoup vieilli; son vi-
sage commence à se rider ; son corps, maigre et élevé ,
s'affaisse tous les jours sous le poids des années , du
travail et des peines ; cependant les anciens l'ont faci-
lement reconnu ; il est de l'âge de plusieurs d'entre
eux ; dès qu'ils l'ont aperçu , la joie s'est épanouie
sur les visages ; mais quand ils l'ont vu s'avancer
d'un pas beaucoup plus pénible qu'autrefois, ils se
sont regardés d'un air sérieux , et quelques-uns di-
saient : « Il vieillit comme nous ; il a aussi son tra-
vail et ses tourments. Pourquoi le bon Dieu ne fait-il
— 180 —
donc pas en faveur de tels hommes une exception à
la loi de mort qu'il a portée contre nous? Il devrait
au moins les conserver sur la terre plus longtemps que
les autres; il lui tarde, sans doute, de récompenser
leurs vertus, en les appelant auprès de lui. »
Les parents se sont avancés sur la limite de la pa-
roisse pour jouir plus tôt de la présence de l'évèque;
leurs enfants n'ont pas quitté Féglise ; ils s'y tiennent
dans un grand recueillement , se disposant de plus en
plus à la réception de TEspr't , que l'envoyé céleste
doit bientôt appeler en eux par l'imposition des mains.
Car c'est principalement pour eux que l'évêque se
rend aujourd'hui dans la paroisse. Admirable sagesse
de l'Église ! Dans la crainte que ses ministres , élevés
aux premières dignités , ne s'enorgueillissent de leurs
fonctions sublimes, elle leur impose l'obligation de
conférer eux-mêmes le sacrement que le chrétien re-
çoit ordinairement en son bas âge. Elle les met ainsi
en face de quelques faibles enfants , comme pour leur
faire sentir plus vivement la grande loi de l'humi-
lité , comme pour leur rappeler ces belles paroles du
pasteur des pasteurs : « !Si vous ne devenez sembla-
bles à ces petits enfants , vous n'entrerez point dans le
royaume des cieux. »
Avant d'appeler sur ces eufants l'Esprit de lumière,
l'évêque veut s'assurer par lui-même s'il y a déjà en
— 181 —
eux , ainsi que le deuiv^ude l'Église, quelque étincelle
du feu sacré. Il s'adresse à celui qui parait le plus jeune
de tous : « ftloa enfant , qui vous a mis sur la terre ?
— Pourquoi y ètes-vous? — D'où venez -vous et où
allez-vous? — Quel est votre premier maître, votre
seul maître véritable? — Quels sont, à votre égard ,
les représentants de Dieu en ce monde ? — Que devez-
vous faire pour être heureux? » L'enfant a donné avec
assurance une réponse satisfaisante à ces questions
qui intéressent l'homme de tous les âges et de toutes
les conditions; le saint pontife reprend , comme au-
trefois son divin maître : « Faites ceci et vous vivrez.»
Il ne se lasse point d'interroger, d'admirer son jeune
auditoire, et un sourire de l)onlieur vient à chaque
instant errer sur ses lèvres. Pendant le cours de son
ministère , il a expliqué souvent la parole de Dieu ; il
s'est vu entouré bien des fois d'un auditoire nombreux
et éclairé; sa voix persuasive a peut-être touché, re-
mué , converti les cœurs ; eh bien ! je ne crains pas de
l'assurer ici , jamais il n'a ressenti une joie plus vive
et plus pure qu'en s'entretenaut ainsi avec l'enfance.
A la fin de sa vie , l illustre Bossuet s'était dégoûté
de la cour. Quel est l'objet en ce monde dont ne se
lasse bientôt l'àme d'un chrétien , d'un Bossuet sur-
tout? Voulant donner à son troupeau les restes d'une
voix qui tombait et d'un feu qui déjà s'éteignait,
- 12
— 182 —
comme il l'avait annoncé dans l'immortelle oraisoa
funèbre du grand Condé , il se livre entièrement aux
fonctions de sou ministère. On le voyait alors se ren-
dre dans les églises de campagne, où il administrait
les sacrements et où il expliquait le catéchisme aux
enfants. De quelle satisfaction son grand cœur était
rempli , quand son regard perçant voyait ces jeunes
intelligences s'éclairer déjà des douces lumières de
l'Evangile ! Non , il ne devait pas se sentir aussi heu-
reux , lorsque, trônant dans les premières chaires de
la capitale, il était obligé d'étoufier en lui ces senti-
ments d'orgueil qui s'élevaient en foule dans son àme
à la suite de ces pensées sublimes , avec lesquelles il
écrasait l'orgueil des grands de la terre.
On ne peut s'imaginer combien de circonstances
se rencontrent , qui permettent à l'évèque , remplis-
sant quelquefois les fonctions sacerdotales, de produire
sur les assistants une impression profonde. J'ai à citer
lin trait remarquable qui ne paraîtra pas déplacé ici ,
quoiqu'il n'ait pas eu lieu dans une visite pastorale.
Un riche créole invita un jour le vénérable de Che-
verus à baptiser son enfant. Pendant le baptême , l'é-
vèque aperçut dans l'église une pauvre femme tenant
entre ses bras un enfant nouveau -né et attendant
humblement à lécart. L'évèque pensa au sentiment
pénible que devait causer à ces pauvres gens le spec-
— 183 —
tacle de tous les honneurs rendus à l'enfant riche ; et,
se tournant de leur côté, il les invita à s'approcher.
« Venez, mes amis, leur dit-il, je veux aussi moi-
même faire ce baptême. » Et, après que tout fut fini,
le ministre de la religion prenant de là occasion de
donner d'utiles leçons aux riches et aux pauvres qui
étaient présents : « Ces deux enfants , leur dit -il , sont
également grands devant Dieu , également chers à son
cœur. Tous les deux sont destinés à la même gloire
dans l'éternité; mais ils doivent y arriver par des
voies différentes : le riche , par la charité qui console
et soulage; le pauvre, par une vie humble et labo-
rieuse. L'un sera compatissant , généreux ; l'autre ,
patient et reconnaissant. Ils vont commencer dès au-
jourd'hui à remplir leur destinée. L'enfant pauvre ne
peut pas demander, et son cœur ne connaît point en-
core la reconnaissance : je vais demander à sa place et
je serai reconnaissant pour tout le bien que vous lui
ferez. L'enfant riche ne peut pas donner, et son cœur
ne connaît point encore la générosité : c'est vous , dit-
il en se tournant vers la nombreuse et brillante réu-
nion qui l'entourait , c'est vous qui êtes ses repré-
sentants et qui devez vous charger d'être charitables
et généreux pour lui. » Levèque commence aussitôt
la quête pour l'enfant pauvre , et il n'y eut pas une
seule personne qui ne se sentit pressée de donner.
— 184 —
Je reviens à la visite pastorale que j'ai entrepris de
décrire. L'évèque examine avec recueillement les dif-
férentes parties de cette pauvre église où Dieu a placé ,
aussi bien que dans le plus riche édifice consacré à son
culte, la source abondante de ses grâces. Le curé est
à côté de son évèque ; c'est aussi un vieillard ; il a
plus de cinquante ans de ministère , et il est encore à
sa première paroisse. Toutes les fois qu'il a été ques-
tion de l'en arracher, ses paroissiens lui ont témoigné
un attachement si rare , qu'on fut obligé de se rendre
à leurs désirs. L'évèque l'en félicite aujourd'hui.
« Vous êtes heureux, dit-il, d'avoir su comprendre
cette vérité si simple et que pourtant peu de person-
nes savent comprendre : l'homme le moins à plaindre
est celui qui porte la plus légère portion du fardeau
de ce monde. »
Pendant la visite , l'évèque et le curé échangent
quelques réilexions que les assistants recueillent avec
édification.
« Monseigneur, dit le prêtre en commençant , mon
éo^lise est bien pauvre ; elle est peu digne de la ma-
jesté de celui qui y réside.
— Mon cher curé , répond l'évèque , une église est
toujours riche , quand elle possède un pasteur tel que
vous. D'ailleurs , la pauvreté plaît à Dieu. En quit-
tant le ciel , c'est dans une étable qu'il est descendu
sur la terre.
— 185 —
— Vous voyez ces statues , ces tableaux , ce sout
toujours les mêmes; ils ont élé travaillés un peu gros-
sièrement ; nous avons pensé plusieurs fois à les re-
nouveler , mais nous ne l'avons pas fait encore.
— Celui qui orne le temple d'un chef-d'œuvre de
peinture ou de sculpture, celui-là, sans doute, fait
une œuvre sainte , car tout ce qu'il y a de bien vient
de Dieu et doit retourner à Dieu. Cependant , quand
le cœur offre à Dieu un ouvrage moins remarquable ,
il n'est pas juste de le mépriser. Dites-moi , vos pa-
roissiens se prosternent-ils toujours avec foi et piété
à la vue de ces tableaux ou de ces statues? En les con-
templant , pensent-ils à Dieu , à la vertu , aux récom-
penses éternelles?
— Oui, Monseigneur.
— Dieu en soit béni. Ne méprisez pas de pareilles
images ; elles seront toujours dignes de Dieu , si elles
portent les hommes à l'accomplissement de leurs de-
voirs.
— Nous avons l'intention de faire des réparations
considérables au corps même de l'édifice, mais nous
avons différé d'une année. Celle qui vient de s'écouler
a été mauvaise , et nous avons cru devoir nous oc-
cuper des temples bâtis de la main de Dieu , avant
de nous occuper des temples bâtis de la main des
hommes.
— 186 —
— Vous avez suivi le précepte chrétien ; car celui
qui a dit à Dieu son Père : Le zèle de votre maison me
dévore, celui-là a dit aussi : Le premier et le plus
grand commandement, c'est d'aimer Dieu de tout son
cœur, et le prochain comme soi-même Vous avez
donc des pauvres? Je crovais qu'ici la richesse et la
pauvreté étaient également inconnues.
— Ordinairement nous n'en avons point ; mais ,
vous le savez, le travail est notre unique soutien, et
la terre, notre seule nourricière. Quand, pour de gra-
ves raisons , la Providence juge à propos de frapper
de stérilité le travail des hommes ; quand la terre ne
produit pas ses fruits hahituels , nous devons néces-
sairement souffrir.
— Tant que durent ces temps malheureux, vous
avez nécessairement de grandes charges et peu de res-
sources. Il est de mon devoir de venir alors à votre
secours; je le ferai aujourd'hui avec plaisir; on ne
trouve pas souvent l'occasion de placer aussi hien ses
charités.»
L'évêque a paru aussi dans la modeste chaire. Les
regards de tous les assistants se tournent aussitôt vers
lui avec amour et respect. Que va-t-il leur annoncer?
Les vérités toujours anciennes et toujours nouvelles,
cette même loi que le pasteur du lieu a tant de fois
développée : loi de justice et de charité , loi que Dien
— 187 —
a mise à la portée des esprits les plus simples et des
intelligences les plus élevées , parce qu'elle est la loi
de tous , comme il est lui-même le Dieu de tous les
hommes. « Mes chers frères , dit-il en terminant ,
conservez toujours la douceur et la simj)licité de vos
mœurs. Servez Dieu; aimez-vous les uns les autres
comme Jésus vous a aimés. Apprenez à vos enfants à
marcher sur vos traces , comme vous marchez vous-
mêmes sur les traces de vos religieux ancêtres. Que
la foi, la charité, que toutes les vertus chrétiennes
résident parmi vous , de génération en génération ,
jusqu'cà la consommation des siècles. C'est le seul
moyen que le ciel ait donné à l'homme pour assurer
son honheur en cette vie et en l'autre. » Des larmes
coulent de tous les yeux et attestent à l'orateur chré-
tien que ses paroles ont été goûtées. Il termine ,
comme il a commencé , en appelant sur la tète de tous
ceux qui l'écoutent les abondantes bénédictions du
Seigneur. Heureux encore dans cette circonstance, il
a l'intime conviction qu'aucun de ceux à qui il s'a-
dresse ne répond par la haine ou l'indifférence à ses
paroles de bénédiction et d'amour.
L'envoyé céleste se dispose enfin à quitter ces lieux
champêtres. Pour jouir plus longtemps de sa pré-
sence , la plupart des habitants le reconduisent jus-
qu'aux lieux où ils l'avaient reçu , je veux dire jus-
— 188 —
qu'aux confins de la paroisse. Les anciens disent aux
plus jeunes : « Vous le reverrez encore , ou du moins,
TOUS reverrez un autre lui-même; mais nous, c'est
sans doute pour la dernière fois. » Ils se sont arrêtés;
mais ils le suivent encore des yeux. Ils se retournent
bien des fois après qu'ils ont cessé de l'apercevoir,
et , ne le voyant plus , ils regardent au fond de leurs
cœurs, où l'amour a fidèlement gravé son image.
Qui dirait le bien que vient de faire à cette pieuse
et simple paroisse la visite du saint pontife? Le zèle du
pasteur a été soutenu , ranimé. Eu écoutant les paroles
encourageantes de son évèque, il s'imaginait entendre
le commencement du jugement de Dieu. Les cœurs
tristes ont été consolés ; les âmes ébranlées ont été
raffermies ; les plus fervents ont senti s'allumer au
cœur le feu d'une ferveur nouvelle. Désormais cette
solennelle et touchante cérémonie fera époque dans
la paroisse; il ne s'y est jamais rien passé de plus
important. On dira : « Dans telle année, dans tel
mois, à toi jour, nous l'avons vu , nous l'avons
entendu , nous avons reçu ses bénédictions. » Et à
cet impérissable souvenir s'attacberont des pensées
salutaires. Ainsi, quand Dieu envoyait autrefois , au
milieu des hommes, un des esprits ses ministres, le
messager céleste , après avoir rempli sa mission , se
dépouillait aussitôt de son enveloppe terrestre et re-
— 189 —
tournait au ciel, sa demeure; mais ceux qui avaient eu
le bonheur de s'entretenir avec lui le suivaient long-
temps des veux , et , avec son souvenir, ils conservaient
toujours quelques pensées de Dieu.
^
^^^^°^^
CllAI'lîliE XIV.
L'évéque revêtu de fonctions politiques.
Qu'il y ait , dans le corps épiscopal , autant et plus
peut-être que dans tout autre corps, des sujets propres
à former d'habiles, de profonds politiques, c'est ce
qu'on peut également prouver par le raisonnement et
par les faits.
Quelque mal disposés que vous soyez à l'égard des
évèqucs, vous leur accorderez sans doute la même
aptitude, les mêmes capacités qu'aux autres hommes;
et moi j'ajouterai que les hautes fonctions auxquelles
ils s'élèvent, la plupart du temps par eux-mêmes,
— 191 —
montrent qu'ils sont des hommes peu ordinaires. Pour
développer leurs facultés natives, outre l'étude des
sciences auxquelles se li\ rent les autres hommes , ils
ont eucore l'étude de la théologie, cette science de
Dieu, la mère, la reine de toutes les autres sciences.
L'étude de la théologie doune à l'esprit une péuétra-
tion remarquable et une grande force de discussion.
Qu'y a-t-il, dans les choses de ce monde, d'impéué-
trable à celui qui s'est élevé jusqu'au ciel , et qui a
dévoilé une partie des mystères de la Divinité? L'esprit
véritablement théologique , c'est l'esprit philosophi-
que, moins son orgueil et sa mauvaise foi. Générale-
ment parlant , il y a chez les évêques des idées plus
grandes , plus élevées que chez les autres hommes ; il
y a chez eux uue probité plus incontestable, un déta-
chement plus sincère des choses de ce monde. Ils se
trouvent moins communément sous l'influence de ces
intérêts parliculiei's de famille et de coterie, presque
toujours en opposition avec les intérêts de la grande
communauté. Eien ne leur manque donc pour devenir
des hommes d'État remarquables ; les fonctions sacrées
dont ils sont revêtus semblent communiquer quelque
chose de divin à leurs actes politiques. Habituellement
occupés des choses d'en haut, ils n'en sont que mieux
placés pour connaître les choses de la terre et en juger
sainement. C'est Dieu qui , du haut de son trône ,
— 102 —
gouverne le monde ; quand un homme est appelé à
coopérer sous lui à la direction d'une fraction quel-
conque de ce monde, il n'a rien de mieux à faire que
de se dégager des choses de la terre et de s'élever avec
Dieu dans les cieux.
Ici , les faits ne parlent pas moins haut que le rai-
sonnement. Si je voulais citer tous les évèques qui ont
rempli avec quelque distinction des fonctions politi-
ques , ou qui ont été en état de les remplir dignement ,
la simple énumération de leurs noms me demanderait
un temps considérable. Disons un mot des plus con-
nus : Ximenès fit fleurir en Espagne la religion et les
sciences ; il était tellement dévoué aux intérêts géné-
raux de sa patrie , qu'on l'appelait le cardinal d'Es-
pagne. Il fit à ses frais la conquête d'Oran : glorieuse
conquête, qui doit lui assurer à jamais la reconnais-
sance de sa patrie et l'admiration de la postérité.
Quand il entra triomphant dans la ville , 300 esclaves
chrétiens se jetèrent à ses pieds en lui présentant leurs
chaînes brisées. De cette riche proie, il ne se réserva
que quelques livres arabes. A Rome, je vois la famille
des Fabius marcher seule contre un des ennemis de la
patrie. Cette famille succombe, mais elle est immor-
telle : un évèque se charge de diriger la conquête d'une
ville située sur une côte barbare , séparée de son pays
par la mer ; et , parce que les finances du gouverne-
— 193 —
ment sont épuisées , il se charge de toutes les dé-
penses. L'expédition réussit; l'évêque serait-il oublié?
Remarquez en passant combien il était digne d'un
profond politique de reporter ainsi chez les 3Iaures le
fover de la guerre que ces barbares avaient si long-
temps entretenu en Espagne. Le cardinal d'Amboise
servit son pays avec une grande sagesse et avec un dé-
sintéressement plus admirable encore. Premier minis-
tre, tout-puissant en France, il se contentait des re-
venus de son évèché ; et encore faisait-il de ces revenus
trois parts égales : la première pour les pauvres , la
seconde pour des établissements utiles, la troisième
pour ses propres besoins. Le puissant Richelieu réu-
nit en faisceau les fractions divisées et affaiblies de
l'autorité. Il maintint l'ordre en France; il combattit
avec courage et succès les ennemis du dehors ; il fit
fleurir les sciences et les arts; il prépara enfin le règne
à jamais mémorable de Louis le Grand. Par les res-
sources d'une politique habile, Mazarin résista aux
attaques de nombreux ennemis , et il sut même para-
lyser les efforts de deux épées redoutables. Rossuet et
Fénelon ont mérité d'être appelés les précepteurs des
rois. Pour enseigner à son royal élève comment se
gouverne un royaume, le premier développe tous les
rouages qui mettent en mouvement l'univers entier;
le second eut des hommes une connaissance si appro-
— 194 —
fondie, qu'elle ne fut jamais surpassée que par l'amour
qu'il leur portait. Chargé du ministère dans des cir-
constances difficiles , Fleury resta sage et vertueux au
milieu d'une cour folle et corrompue. Enlin , si nous
conservons à Talleyrand un caractère dont il avait
tout fait pour se dépouiller , nous dirons que, par son
génie politique , il éleva et renversa peut-être encore
plus de trônes que Napoléon avec sou génie guerrier.
Ce sont les évèques, a dit Gibbon , qui ont fait le
royaume de Trance, comme les abeilles font une ru-
che. Rien n'est plus vrai 5 mais je ne sais pourquoi cet
écrivain a restreint son observation à la France. L'in-
fluence épiscopale s'est-elle moins fait sentir en Espa-
gne, en Italie , en Allemagne, et même en Angleterre?
Dans toutes les contrées de l'Europe , les évêques ont
été les précepteurs, les conseillers, les auxiliaires des
rois. En remplissant la mission sublime que leur avait
imposée Jésus-Christ d'enseigner les peuples, ils ont
aussi instruit les gouvernements. Après leur avoir en-
tendu annoncer la loi chrétienne et expliquer les de-
voirs difficiles du supérieur à l'égard de son inférieur,
les rois , étonnés , leur disaient quelquefois , eu re-
mettant entre leurs mains les rênes de l'empire :
« Faites vous-mêmes ce que vous enseignez si bien. »
Et ce sont ces évêques-gouverneurs qui ont introduit
dans toutes les branches de l'administration cet esprit
— 195 —
chrétien que Montesquieu ne pouvait se lasser d'admi-
rer , et auquel il ne trouvait rien de comparable dans
Tantiquité.
Quelques-uns déplorent cette influence ; mais , je le
demande, u'était-elle pas légitime, avantageuse? n'é-
tait-elle pas nécessaire? Où était la science , la pensée,
pendant la jeunesse des monarchies européennes?
n'était-elle pas dans l'Église , uniquement dans l Église?
Elle s'y était réfugiée quand les barbares du Nord se
répandirent, comme un torrent dévastateur , sur Rome
et sur tous les pays civilisés ; et ce n'est qu'après y
avoir fait un long séjour , qu'elle se répandit au dehors
pour éclairer de nouveau le monde. Si le clergé s'était
renfermé dans la solitude , le dépôt de la science qu'il
gardait restait enfoui , et les ténèbres n'auraient point
été dissipées. Si les évêques n'avaient pris part à la
direction des affaires, qui donc l'aurait fait? étaient-
ce ces serfs à demi barbares qui ne savaient que re-
muer la glèbe au profit d'un maître plus fort, mais
non moins ignorant qu'eux-mêmes? étaient-ce ces gen-
tilshommes qui ne connaissaient que le maniement des
armes et qui ne savaient pas même signer , si ce n'est
en faisant une croix et en appliquant le pommeau de
leur épée?
Le titre d'évêque n'avait point effacé en eux le titre
de citoyen ; au contraire , il les grandissait et les pla-
— 196 —
çait , aux yeux de tous , dans uue sphère plus élevée
que celle des autres hommes politiques. L'administra-
tion , remise entre leurs mains , paraissait au peuple
plus juste et plus paternelle; elle devait inspirer moins
de défiance aux étrangers. Au lieu de voir en eux des
hommes uniquement occupés des intérêts temporels ,
et cherchant , par tous les moyens imaginables , les
avantages bien ou mal entendus de leur patrie, on
devait voir en eux des princes de l'Église universelle ,
cherchant avant tout les intérêts de l'humanité. Si no-
tre imagination ne peut se représenter encore, sans être
vivement frappée, ces prêtres du paganisme allant,
une branche d'olivier a la main , se placer au milieu de
deux peuples irrités , pour leur parler de paix au nom
de divinités si souvent en querelle , quelle impression
ne devaient pas faire sur des peuples profondément con-
vaincus des croyances chrétiennes les principaux mi-
nistres du Dieu de paix , portant sur la poitrine la
croix , signe efficace de paix et de réconciliation.
Il n'en est plus de même aujourd'hui : les lumières
se sont répandues dans toutes les classes de la société.
Il est donc loisible h ceux qui se sont entièrement dé-
voués au service de Dieu de se renfermer dans le sanc-
tuaire qu'ils quittaient souvent autrefois pour servir
l'humanité. Aussi , remarquez la conduite de l'épisco-
pat français, toujours si sage : la croix sur laquelle le
— 107 —
sang du Christ a coulé est aujourd'hui, comme au
temps des apôtres, sa principale distinction (1).
D'autres raisons plus impérieuses encore éloignent
l'évèque de la carrière politique. Dans toute lEurope,
en France principalement, les partis sont divisés, ir-
rités au dernier point. Cependant l'évèque est l'homme
de tous les chrétiens ; tous ont un égal droit à sa cha-
rité, et lui-même doit s'efforcer, dans l'intérêt de son
ministère, de se concilier la hienveillance de tous. Que
ferait-il donc au milieu de ces dissensions continuelles?
S'il se rangeait dans un parti , les autres partis se tour-
neraient avec fureur contre lui; si, se présentant
comme concihateur, il entreprenait de montrer à cha-
cun son exagération et son intolérance , tous pourraient
s'élever contre lui et se réunir un instant, en effet,
dans un même sentiment de haine et d'imprécation.
Les dissensions politiques, surtout, ont ordinaire-
ment la haine pour principe et la haine pour effet.
Ce sont ces dissensions qui , divisant ce que Dieu a le
plus étroitement uni , arment le frère contre le frère ,
le père contre le tils ; et l'homme de Dieu viendrait
se mêler à ces excès dont rougit l'humanité ! En vain
(1) Un de nos évéques a pour armes une croix entourée de ces mots :
Mihi absit gloriari, nisi in cruce. Tous ne l'ont pas fait graver sur
leurs armes; mais, ce qui est beaucoup mieux, tous l'ont gravée
dans le cœur.
13
— 198 —
il prendrait la résolution de ne jamais oublier les rè-
gles de la modération chrétienne , il serait prompte-
meiit entraîné au delà des bornes qu'il se serait pre-
scrites. La tribune est une arène oii la colère allume
la foudre de l'éloquence dans le cœur des plus mo-
dérés. Rappelons-nous nos évèques à la cbandire des
pairs , il \ a quelques années ; ils gardaient habituel-
lement le silence , quoique plusieurs fussent véritable-
ment éloquents ; c'était une nécessité de leur situation.
Comment feraient-elles entendre des paroles de paix j
comment se tremperaient-elles dans le sang de l'A-
gneau, les lèvres que la colère aurait rougies naguère,
et qui auraient fait entendre raccent de la haine ? Oh !
plutôt , qu'il s'attache à l'autel, le ministre de Dieu,
et qu'il parle du ciel aux hommes déjà beaucoup trop
occupés de la terre. Maury aurait laissé assurément
une réputation plus belle et plus pure , si tout le feu
qu'il avait dans l'àme avait nourri en lui le zèle de
l'apôtre, au lieu d'alimenter la colère de l'orateur
politique.
CHAPlTliE XV.
Conciles particuliers.
Le concile général représente l'Kglise universelle;
mais les conciles particuliers ne représentent qu'une
partie plus ou moins considérable de l'Église. Quand
tous les évéques d une nation sont assemblés , le con-
cile s'appelle national; quand il ne se compose que
du métropolitain et de ses suffragants , c'est un con-
cile provincial.
Il n'y eut qu'un petit nombre de conciles généraux,
mais le nombre des conciles particuliers est incalcu-
lable. Le fondateur du christianisme a fait sentir plu-
— 200 —
sieurs fois aux pasteurs de l'Église la nécessité de ces
assemblées fréquentes. «■ Vous serez, leur disait-il,
comme des agneaux timides parmi des loups ravis-
sants ; mais ne craignez point, je suis avec vous
jusqu'à la consommation des siècles. Quand deux ou
trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu
d'eux. » Dociles à l'enseignement de leur maître , les
apôtres se sont réunis à Jérusalem , quoique indivi-
duellement inspirés par l'Esprit de Dieu. Depuis ce
temps , leurs successeurs dans l'épiscopat se sont or-
dinairement assemblés dès que l'Église était menacée
de quelque danger , dès que ses besoins réclamaient
quelque amélioration. 11 n'v a presque pas de ville
un peu connue où n'aient été tenus plusieurs conciles.
Aussi, personne ue pourrait dire 1 influence que ces
assemblées ont exercée sur la société.
Un hérétique vient de paraître : timide encore , il
énonce en tremblant des erreurs que sa conscience
semble vouloir retenir. Avant qu'il soit devenu un
scandale public , il est appelé devant les évèques de
sa province ; là se trouve un homme de Dieu , un
Bernard , par exemple , qui fait briller aux yeux de
tous les pures lumières de la foi. L'hérétique est con-
vaincu. Le sage concile fait entendre, suivant le be-
soin , le langage de la douceur ou l'accent de la fer-
meté; et il TobUge à condamner lui-même ses erreurs
— 201 —
qui , si elles n'eussent été promptcment étouffées ,
auraient peut-être él)ranlé pour longtemps la société,
en troublant la paix de l'Église.
Dans ces assemblées, se sont révélés quelquefois
des bomines éminents en vertu et en science , qui ont
été l'honneur de l'ï^glise et de l'humanité. C'est là ,
surtout, que se croisait le héros chrétien , pour aller
arrêter et même refouler vers sa source la barbarie
musulmane, qui menaça longtemps la civilisation de
l'Europe. C'est là que se faisait un fréquent appel au
zèle de l'homme évangélique , pour aller éclairer tant
de nations lointaines ensevelies dans les ténèbres et
assises à l'ombre de la mort. C'est là que se sont fait
entendre mille et mille fois sans trouble ces cris de
réforme qui plus tard ont fait tressaillir le monde.
C'est là qu'ont été mises au jour, puis développées ,
ces sages pensées qui sont aujourd'hui en Europe notre
esprit public et la règle de notre conduite.
Il y eut en 5 '«9, un concile à Orléans , où cinquante
évêques assistaient, et où vingt-un avaient envoyé
leurs députés. On y porta les décrets suivants :
« Les Eglises .soutiendront la liberté de ceux qui
auront été affranchis. — L'archidiacre visitera le di-
manche les prisonniers, pour connaître leurs besoins
et leur fournir, aux dépens de l'Église , les choses né-
cessaires. »
— 202 —
Ne voyez-vous pas là un appel à l'émancipation ?
Le concile confirma la fondation d'un hôpital établi
à Lyon par le roi Childebcrt. Tous les évèques sou-
scrivirent.
Un concile de Tours , tenu en 56G , porta le décret
suivant :
« Chaque cité doit avoir soin de nourrir ses pau-
vres; chaque prêtre de la campagne, chaque citoyen
se chargera du sien , et aucun ne sera vagabond. »
Dirait-on mieux aujourd'hui?
Je vois dans un concile de Laugres , tenu en 859 :
« On priera les princes et on exhortera instamment
les évèques d'établir des écoles publiques des saintes
Écritures et des lettres humaines partout où il se trou-
vera des personnes capables d'enseigner. »
Qui avait alors de pareilles sollicitudes?
C'est dans le concile de Clermont , tenu en 1095 ,
que fut publiée la première croisade. Là, le pape fai-
sait entendre ces belles paroles : « Depuis longues
années , la nation impie des Sarrasins tient les saints
heux dans une affreuse tyrannie; ils ont réduit les
fidèles en servitude , et ils les écrasent sous le poids
des tributs et des persécutions. Nous vous exhortons
et nous vous enjoignons , pour la rémission de vos
péchés , de compatir à l'alHiction de nos frères qui
sont à Jérusalem et aux environs, et de réprimer fin-
— 203 —
solencc des inlidèles qui veulent se soumettre les
royaumes , les empires , et se proposent d'effacer par-
tout le nom chrétien. »
Presque tous les malheurs que la France éprouva
dans ces derniers temps lui avaient été annoncés d'a-
vance par les asseml)lées de son clergé. Lisez le recueil
des conciles qui se sont tenus immédiatement avant la
Révolution, et vous y hrez Thistoire de nos troubles.
Ils voient de loin , ceux qui se placent dans les cieux
et qui regardent au flambeau de la foi ; si les conseils
que donnaient alors les évèques de France avaient été
suivis , la terre n'eût point été couverte de crimes et
de sang. Pourquoi donc ces assemblées nationales sem-
blent-elles aujourd'hui interdites en France ? Est-ce
qu'il n'y a plus d'erreurs à combattre, de réformes à
opérer dans l'Église? Est-ce que le courage abattu du
chrétien n'a pas besoin d'être excité, et son zèle éteint,
d'être ranimé? >'avons-nous plus rien à craindre? Si
de nouveaux malheurs nous menacent , pourquoi se-
rions-nous privés d'entendre aussi les conseils du
clergé? Tandis que, dans nos assemblées politiques,
quelques voix font entendre ces paroles : « Peuple,
songe à la conquête de la terre ! » Est-ce qu'il n'im-
porterait pas qu'une assemhlée religieuse pût faire
entendre , de son côté , ces paroles salutaires : « Peu-
ple , songe à la conquête du ciel ! » La France se vante
— 204 —
d'être le pajs le plus libre du monde entier, et c'est
évidemment un de ceux où il } a le moins de liberté
véritable : là IKglise est privée de la liberté dont elle
jouit dans presque toutes les autres parties du monde
cbrétien. Est-ce que nous serions assez ombrageux ,
assez simples pour regarder un concile national comme
liostile à la nation?
Ce fut un despote , mais un despote sublime , qui
fit assembler en France le dernier concile national.
Cet homme avait véritablement le goût de tout ce qui
est grand et utile; nous ne saurions trop déplorer que
l'ambition qui dominait tout dans son âme ne l'ait
souvent étouffé. A peine le concile est-il convoqué ,
que JNapoléon entreprend de s'en servir pour imposer
des chaînes à l'Kglise. Le concile les repoussa avec
courage. Le despote en frémit; mais ce ne fut qu'in-
térieurement. Sans doute, il a\ ait senti ses torts; et
puis, il savait estimer toute espèce de courage.
Que ceux qui accusent le clergé d'ambition et de
servilité retiennent bien ceci : Quelques évèques , char-
gés d'années et d'infirmités, ont osé s'opposer aux
volontés (lu maître tout-puissant qui trouva toujours
la plus aveugle soumission à ses moindres désirs dans
des assemblées d'hommes politiques et d'intrépides
guerriers. C'est que celui qui connaît Dieu et qui le
sert accordera difficilement à l'homme ce qui n'appar-
tient qu'à la Divinité.
CHAPITRE XVI.
Le Pape , principe d'unité.
Rien n'est beau que par l'unité, ont dit tous les
philosophes. Pensez à l'être éternellement existant;
jetez les yeux sur ceux qu'il a tirés de son sein ; consi-
dérez-les isolément ou collectivement; et partout vous
verrez l'application de ce principe incontestable.
A la place de ces dieux du paganisme; contre les-
quels les hommes se mesuraient souvent avec avan-
tage , parce qu'il y avait en eux toute la fragilité
humaine, ipettez le Dieu un , le Dieu des chrétiens,
et vous voyez le ciel et la terre s'incliner devant lui et
proclamer partout ses infinies perfections.
— 206 —
Dieu est un , et il a communiqué à tous les êtres
quelque chose de son unité, parce qu'il leur a com-
muniqué quelque chose de ses perfections :
« Descendons , dit Bossuet , et considérons l'unité
avec la beauté dans les chœurs des anges. La lumière
s'y distribue sans se diviser. Elle passe d'un ordre à
un autre ordre , d'un chœur à un autre , avec une par-
faite correspondance, parce qu'il y a une parfaite su-
bordination. Les anges ne dédaignent point de se
soumettre aux archanges , ni les archanges de recon-
Qaître les puissances supérieures. » (1)
Descendons encore. Considérons-nous nous-mêmes;
élevons les yeux au-dessus de nos têtes ; portons-les
autour de nous. Est-ce qu'il y a quelque beauté qui
ne soit une ombre de cette harmonie céleste , de cette
unité dont la perfection se trouve en Dieu? Otez cet
accord qui règne dans les pensées de l'homme, et vous
avez la folie. Otez cette union qui attaciie les uns aux
autres les membres des différentes sociétés dont le
monde se compose, et vous aurez une effrayante anar-
chie. Otez cette ravissante harmonie qui résulte de
l'accord de tous les globes, ôiez cette pensée qui les
dirige vers un même but avec sagesse et puissance ,
et vous aurez le chaos.
(1) Sermon sur riinité.
— 207 —
Si rhomme veut donner à ses œuvres quelque
beauté , il doit faire tous ses efforts pour imiter cette
unité qui existe dans les œuvres de Dieu.
Qu'est-ce qu'un poème , un drame , un discours ,
sans unité? I/ohjet le plus matériel est encore assujetti
à cette loi : de même que la création de ce monde fut
la réalisation d'une pensée divine, de même ce que
riiomme appelle faussement sa création doit être la
réalisation d'une de ses pensées.
ISous avons dit : rien n'est beau que par l'unité.
Nous pouvions aller plus loin et dire, sans crainte
d'être taxé d'exagération : rien ne subsiste que par
l'unité. Cette seconde proposition est une conséquence
de la première , puisque l'être et la beauté se confon-
dent : la beauté , en effet, n'est-ce pas une émanation
plus complète de l'être?
Retrancbez l'unité de la nature divine , et vous avez
le polvthéisme, c'est-à-dire la négation, en quelque
sorte, de la Divinité. Supposez troublé, par une seule
pensée de division , l'accord parfait qui règne dans les
cieux , et vous avez l'enfer. Otez l'unité qui est dans
rijomme, et qui de deux substances différentes ne fait
cependant qu'une seule personne, et vous avez la
mort. Qu'est-ce donc que la mort? est-ce autre chose
que la séparation? C'est toujours l'idée que nous nous
en faisons , non-seulement par rapport à nous-mêmes,
— 208 —
mais encore par rapport aux autres êtres. Établissez
une division complète entre les parties constitutives
d'un être, et vous l'avez détruit. Il prend une autre
forme, une autre dénomination ; mais il n'est plus ce
qu'il était autrefois ; il est mort.
Or , il entrait dans les desseins de Dieu de donner
à son Église une beauté parfaite, une indestructible
existence. Il devait donc lui imprimer le caractère le
plus frappant d'unité.
« Nous trouverons dans l'Évangile, dit Bossuet,
que J.-C. , voulant commencer le mystère de l'unité
dans son Église , parmi tous les disciples en choisit
douze; mais que, voulant consommer le mvslère de
l'unité dans la même Église , parmi les douze il en
choisit un. »
Bossuet montre que Pierre fut cet apôtre choisi
pour être le chef de l'Église. Puis, il ajoute :
« Qu'on ne dise point, qu'on ne pense point que ce
ministère de saint Pierre finisse avec lui : ce qui doit
servir de soutien à une Église éternelle ne peut jamais
avoir de fin. Pierre vivra dans ses successeurs; Pierre
parlera toujours dans sa chaire : c'est ce que disent les
Pères ; c'est ce que confirment six cent trente évêques,
au concile de Chalcédoine (I). »
(1) Sermon ?ur ruiiitë.
— 209 —
Ainsi , par une conséquence nécessaire de sa consti-
tution et par la volonté souvent exprimée de son fon-
dateur, l'Église chrétienne doit offrir à nos yeux la
plus frappante image de l'unité divine, et le chef du
collège apostolique, Pierre, toujours vivant dans mn
successeur, est le principe de cette unité.
Si ce n'était lui , qui donc le serait? vous qui le niez,
vous qui avez quelque doute à ce sujet , ouvrez les yeux
et voyez. Dites-moi , est-ce que l'évèque de Rome n'est
pas le fondement de cet immense édifice qui abrite
plus ou moins toutes les nations , et à l'ombre duquel
les hommes viennent tour à tour se reposer en atten-
dant qu'ils retournent dans le sein de Dieu , d'où ils
sont primitivement sortis? Est-ce qu'il n'est pas le
centre de ce cercle dont la circonférence incessamment
se dilate et ne s'arrête en aucun lieu de la terre ?
Que sont devenues ces Églises fondées par les apô-
tres? Lieux sacrés , qui avez si souvent retenti des ac-
cents des prophètes , qui avez été arrosés du sang de
tant de martyrs , qu'étes-vous aujourd'hui, et quelles
paroles entendez-vous? Qu'est-ce , en particulier, que
cette Église de Jérusalem, de la ville sainte arrosée du
sang d'un Dieu? Si la foi, cette lumière céleste, n'ap-
pelait et ne retenait continuellement auprès du tom-
beau de J.-C. quelques pieux fidèles, est-ce que de
saintes prières s'élèveraient encore de l homme à Dieu
— 210 —
dans ces lieux où Dieu lui-même a prié pour les
hommes? Que sont devenues ces Eglises fondées par les
saints Pères, et que la foi faisait resplendir encore de
ses premiers feux? Qu'est-ce que Constantinople? Un
corps sans àme, un foyer de corruption. Qu'est-ce
qu'Hippone? que sont aujourd'hui ces Kglises d'Afri-
que, autrefois témoins de tant d'éloquence et de
vertus? D'affreux désajts, des pays harbares, dont la
valeur française hrisera difficilement les chaînes, et
que le clergé de Trance ne civilisera peut-être jamais.
L'Église romaine seule s'est maintenue avec toute sa
puissance et tout son éclat. Après dix-huit siècles de
durée, elle élève au-dessus de toutes les nations le
front pur de la virginité.
Toutes les Églises qui se séparent du centre de
l'unité catholique s'affaiblissent rapidement et péris-
sent. C'est ainsi que la branche , séparée du tronc qui
la nourrissait , se fane rapidement et périt. Que si nous
les voyons prolonger un peu leur existence, c'est qu'il
y a encore en elles quelque chose de cette vie qu'elles
ont puisée dans le sein de la mère commune; mais
attendez que tout soit épuisé , et vous les verrez dis-
paraître aussitôt. La branche vigoureuse que le fer a
coupée, l'arbre arraché de la terre, se conservent
longtemps dans le même état; nous les voyons encore
pousser quelques jets. Ce qui les conserve, ce qui leur
— 211 —
donne la force de se développer, c'est la sève qu'ils
ont abondamment puisée dans le sein de leur mère ;
mais attendez que cette sève soit consumée, et vous les
verrez languir, se dessécher et perdre entièrement la
vie qui leur restait au moment de la séparation. Com-
ment ces Églises pourraient-elles conserver leur exis-
tence, c'est-à-dire leur unité, soustraites à la juridic-
tion souveraine de celui que Jésus a choisi pour gou-
verner son Église ? Par suite de cette loi générale qui a
frappé de mort ce qui existe ici-bas , tout tend à se
dissoudre, parce que tout tend à se détruire. Il y a
surtout dans chaque intelligence un fonds d'indépen-
dance qui la porte à pi éfcrer ses sentiments particu-
liers , et par conséquent à se séparer des intelligences
égales ou supérieures. Il est donc absurde de supposer
qu'une société immense puisse se maintenir sans un
lien tout-puissant d'unité. Une seule intelligence est
rarement d'accord avec elle-même j ce qu'elle croit au-
jourd'hui , elle ne le croira plus demain. Et vous vou-
driez que des millions d'intelligences , abandonnées à
elles-mêmes , conservassent toujours les mêmes croyan-
ces? Non, cela n'est pas, cela est impossible; et un
semblable accord, ne duràt-il que quelques heures,
serait à mes yeux l'un des prodiges les plus incompré-
hensibles que nous puissions imaginer.
Aussi tous les sectaires qui ont proclamé de la ma-
— 212 —
nière la plus absolue le principe d'indépendance , sont-
ils revenus bientôt à d'autres sentiments. Voyant que
tous ceux qui s'étaient ralliés autour du même drapeau
proclamaient leur indépendance et allaient se disper-
ser de nouveau , ils curent promptcinent recours au
principe dautorité qu'ils venaient de rejeter. De là ces
assemblées consistoriales où quelques hommes sans
mission , usurpant les droits de ceux à qui il a été dit :
Enseignez toutes les nations^ définirent, chacun à sa
manière, en quoi consistait la foi chrétienne. De là ces
anathèmes mille fois lancés par ceux qui avaient an-
noncé le règne heureux d'une tolérance générale. De
là ces illuminations individuelles dans un grand nom-
bre de ceux qui avaient refusé à l'Église universelle
l'assistance du Saint-Esprit. 3Iais en vain l'homme
voudra se soustraire aux suites funestes du principe
qu'il a posé : chaque semence doit produire son fruit
indépendamment de notre volonté. Vous reculerez
Yous-mèmes effrayés à la vue des conséquences affreu-
ses contenues dans les pensées que vous avez émises.
D'autres viendront après vous qui les tireront hardi-
ment; ne leur dites pas que la voie est dangereuse,
qu'ils se fraient vers l'abime un sentier glissant :
«Hommes inconséquents, vous répondraient- ils ,
liommes pusillanimes ! vous avez fait vous-mêmes les
premiers pas , et vous voudriez rétrograder ! et vous
— 213 —
voudriez nous communiquer aussi la honteuse frayeur
qui s'est emparée de vos âmes ! Avancez ! avancez tou-
jours ! Si vous êtes incapables de marcher à notre tète ,
suivez du moins timidement nos pas ; si vous ne le
pouvez eucore, retirez-vous de la voie. » Et tous mar-
cheront , les uns avec hardiesse , les autres avec timi-
dité, et ils feront continuellement de nouveaux pro-
grès, jusqu'à ce qu'ils soient tombés dans l'effrayante
anarchie des intelligences, ou dans le gouffre non
moins redoutable d'un scepticisme universel.
Attachés encore aux pensées religieuses et voyant
qu'elles disparaissaient de plus en plus de l'inteHigence
désordonnée des hommes, quelques-uns de nos frères
séparés se sont dit : <> Que va devenir la société chré-
tienne? » et ils ont porté de côté et d'autre leurs re-
gards inquiets ; et , voyant les débris de la puissance
temporelle surnager encore au-dessus de l'abîme agité,
ils se sont écriés, en s'adressant aux rois de la terre:
« Sauvez-nous, car nous allons j)crir ! » Dès lors les
pensées divines ont été confondues avec les pensées
humaines ; la clef qui ouvre et qui ferme les prisons
terrestres fut chargée d'ouvrir et de fermer les portes
du ciel ; la voix qui commande au bourreau entreprit
de raconter les éternelles miséricordes, et, contre la
volonté formellement exprimée de son divin fondateur,
le royaume de J.-C. est devenu royaume de ce monde.
14
— 214 —
Plusieurs de ceux dont nous parlons ont facilement
compris cette dégénération de la société chrétienne;
mais ils ont vu aussi le gouffre prêt à les engloutir , et
ils ont promptement renfermé dans leur conscience les
réclamations qui étaient sur le point de s'en échapper.
D'autres ont voulu saper jusqu'en ses fondements l'édi-
fice dont le faite avait été renversé. Ils ont dit à leurs
nouveaux maîtres : « Pourquoi voulez-vous usurper
l'autorité que vous avez méconnue dans les autres? »
De là , de nouveaux trouhles , de nouvelles divisions.
Le sabre à la main, peut-être obtiendront- ils une
unité matérielle, si je puis m'exprimer ainsi; une dis-
cipline extérieurement uniforme ; mais perçons les
surfaces, pénétrons à l'intérieur, et nous ne tarderons
pas à reconnaître quel désaccord règne dans les intel-
ligences. Non , entre toutes ces sectes rivales , pour un
instant réunies sous une même dénomination , il n'y a
point d'unité Ce sont les débris d'un antique édifice ,
réunis sans ordre, jusqu'au moment de lentière dis-
persion. Ce sont des monceaux de sable que le souffle
de la tempête a pour un instant réunis dans le désert,
et que le même souffle dispersera plus tard avec la
même facilité.
CHAPITRE XVII.
Le Pape, une des causes principales de la civilisation moderne.
Le souverain pontife a toujours été le prédicateur
le plus zélé de la religion catholique. Il en est, d'après
la volonté de son divin fondateur, l'indestructible ap-
pui. Or , n'est-ce pas la religion catholique qui a épuré
les lumières? Ne les a-t-elle pas propagées d'une ma-
nière admirable? La religion catholique! c'est un foyer
divin dont le centre est à Rome et les rayons partout.
Quoi que nous soyons , riches ou pauvres , grands ou
petits , savants ou ignorants , si nous connaissons quel-
que chose de positif sur notre destinée présente et sur
— 216 —
notre destinée future, c'est à la religion que nous en
sommes redevables. Homme de labeur et de peine ,
pauvre esclave abaissé au-dessous de riuimanité et ré-
duit à la condition de ces objets matériels qui se ven-
dent ou se troquent , réjouis-toi ! L'ue lumière divine
s'est levée sur toi à la naissance de Jésus. Eutends-tu
la voix de la religion qui commande à tes maîtres de
te laisser interrompre quelque temps tes durs travaux,
afin qu'elle puisse te réchauffer un peu dans son sein
et faire briller à tes yeux un rayon consolateur! Le
flambeau de sa foi fut particulièrement destiné à te
faire connaître la magnificence des cieux, et voilà
qu'une lumière tombée d'en haut a rejailli sur la terre
et vient te la montrer sous une face nouvelle. Et toi ,
faible enfant , toi qui n'as fait encore que quelques pas
dans le désert de cette vie, combien tu es redevable
à la religion catbolique ! Naguère tu ne saAais que
bégayer , et déjà je t'entends répondre à des questions
extrêmement élevées sur Dieu et sur l'humanité. Aussi
quel soin on prend de ton jeune âge ! Ce livre admi-
rable, inconnu à l'antiquité, et l'une des merveilles du
christianisme; ce code abrégé de la loi de Jésus, qui
abaisse les cieux à la hauteur des plus petits enfants ,
le catéchisme enfin , jamais il n'est remis entre tes
mains avant d'avoir passé sous les yeux de tes pasteurs
en communion avec le souverain pontife. Vous qui ac-
— il/ —
cusez lo souverain pontife de favoriser l'ignorance,
que faites-vous en faveur de l'enfance , cet âge de l'i-
gnorance et de la faiblesse? Que faites-vous en faveur
de ceux dont la vie entière n'est qu'une enfance pro-
longée? Avez-vous senti votre cœur tressaillir, vous
êtes-vous sentis pénétrés de quelque généreux dessein
à la vue de leur misère? Non, jamais. Votre plnlan-
t)iropie n'a été que sur le bout de vos lèvres. Toujours
elle fut stérile- ou, si elle a agi quelquefois, ce fut
peut-être pour remettre entre les mains de ceux que
TOUS entrepreniez d'éclairer des livres propres unique-
ment à dessécher les plus doux sentiments de Tàme
et à éteindre en eux le consolant flambeau de l'espé-
rance.
Le souverain pontife ne s'est pas contenté d'être le
guide et lappui de la faiblesse. Partout encore, nous
le voyons s'empresser de donner des ailes au génie pour
l'aider à planer vers les cieux. Qui a formé ces mai-
sons de recueillement et de prière où le dépôt de la
science fut préservé de la destruction des barbares et
du temps? le souverain pontife. Qui a créé les univer-
sités où les sciences et les arts furent continuellement
enseignés? presque toujours le souverain pontife. Qui
les a propagées dans toute l'Kurope? qui les a soute-
nues? qui les a comblées de privilèges? qui leur a con-
cilié la bienveillance de tant de rois barbares , beau-
— 218 —
coup plus propres à manier l'épée qu'à feuilleter ua
manuscrit? le souverain pontife.
Le cardinal-légat Robert deCourçon fit, par ordre
du souverain pontife, en 1215, un règlement pour
la réforme des écoles. Entre autres recommandations
importantes, il portait : « Personne ne sera reçu à
Paris, pour donner des leçons publiques, sans avoir fait
preuve de sa moralité et de sa science. — Pour ensei-
gner la théologie, il faudra avoir atteint l'âge de
trente-cinq ans et avoir étudié au moins |)endant huit
ans. — Pour les autres facultés, il faudra avoir atteint
l'âge de vingt-un ans , et avoir étudié au moins pen-
dant six ans. — Aucun ne sera tenu pour écolier sans
avoir un maître certain, »
A peu près à cette époque , les écoles de Paris étaient
devenues désertes. Blessés dans leurs droits, maîtres
et écoliers s'étaient dispersés en divers lieux et avaient
fait serment de ne point revenir qu'on ne leur eût
donné satisfaction. Grégoire IX met tout en œuvre
pour rétablir la célèbre université de Paris. Il ranime
le zèle des princes , des évèques, des docteurs. Il éta-
blit lui-même diverses règles concernant les études.
Puis , écrivant au roi , il lui dit : « Il importe à votre
honneur et à votre salut que les études soient rétablies
à Paris comme auparavant, c'est pourquoi nous vous
prions de proléger les étudiants, à l'exemple de vos
ancêtres. »
— 210 —
En I'233 , le pape Grégoire confirme rétablissement
de TuDiversité de Toulouse, et il accorde aux élèves
de celte université la liberté et les privilèges dont
jouissent ceux de Paris.
La célèbre université de Louvain a été constituée
par Martin V, en 1 i25. On n'y enseignait d'abord
que les humanités et la philosophie , mais Eugène IV y
ajouta plus tard la faculté de théologie.
Je fatiguerais le lecteur, si je devais recueillir les
actes de même nature émanés du Saint-Siège, et que
je trouve consignés presque cà toutes les pages de
l'histoire ecclésiastique.
Rome chrétienne avait soigneusement recueilli les
richesses intellectuelles du paganisme expirant. Réunis
aux productions du génie chrétien , les chefs-d'œuvre
de l'antiquité sont encore et seront toujours , pour
l'intelligence , une source inépuisable de sublimes
inspirations.
Des sommités sociales , la lumière descendit à la
base par les soins du Saint-Siège et se répandit dans
les masses.
Est-il une contrée si reculée qui n'ait ressenti son
influence salutaire? Une nation est à peine découverte;
des récits bien propres à faire impression sur une âme
sainte sont parvenus aux oreilles du souverain pon-
tife : il se trouble aussitôt en lui-même; il médite, il
— T20 ~
élève les yeux au ciel. Je ne sais quel rayon divin , des-
cendu d'en haut , vient illuminer sou front. Sa déter-
mination est prise ; il appelle à lui quelques-uns de ces
ministres de la religion occupés à prier dans le sanc-
tuaire ou à méditer dans la solitude du cloître : « Mes
frères, leur dit-il, il s'agit d'arracher aux ténèhres de
l'erreur des âmes créées à l'image de Dieu. >- A ces mots,
le rayon divin qui illuminait le front du pontife s'est
reflété sur le visage de ceux qui l'écoutent. Le vicaire
de Jésus continue : < Comme mon maître, qui est vi-
vant, m'a envoyé , et moi aussi je vous envoie. Allez
donc ; enseignez les peuples , les baptisant au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, leur apprenant à
observer ce que notre divin maître nous a enseigné.
Allez , ne craignez rien , car il est avec nous tous les
jours , jusqu'à la consommation des siècles. » Jls n'ont
prononcé aucune parole ; ils ne se sont permis aucune
réflexion. Quelque chose de divin a remué leur âme,
et ils se sont dévoués. Je les vois se prosterner aux
pieds du représentant de Jésus-Christ ; et , emportant
avec eux la bénédiction du Père commun des fidèles,
ils vont appeler de nouveaux frères dans la grande
famille chrétienne. Aucun obstacle ne pourra s'oppo-
ser à leur zèle. Ils braveront tout, jusqu'à la mort;
et quand leur langue épuisée sera sur le point d'être
enchaînée pour toujours par les glaces de la mort, elle
— 221 —
redira encore le nom tont-puissant de Jdsus à ces con-
trées sur lesquelles leurs yeux mourants commence-
ront à voir briller l'aurore d'un beau jour.
N'est-ce pas ainsi que la Germanie, la Gaule , la
Grande-Bretagne, n'est-ce pas ainsi que toutes les na-
tions cbrétiennes ont été appelées aux lumières de
l'Évangile? Ne pourrions-nous pas dire les noms de
ceux qui ont été envoyés en Gaule pour arracher nos
pères aux superstitions et aux crimes du culte idola-
trique? Ne pourrions-nous pas dire à quelle époque,
par qui ils ont été envoyés? Ne pourrions-nous pas
rappeler quelques-unes de ces saintes instructions
qu'ils recevaient du siège apostolique?
Ce que le souverain pontife a fait pour nous , il l'a
fait pour tous les peuples. Ce qu'il a fait autrefois, il le
fait encore tous les jours. Voyez avec quelle sollicitude
il s'occupe de la propagation de la foi , c'est-à-dire de
la propagati<m des lumières ; il y pense jour et nuit ;
il sollicite , il presse , il commande. Et ceux qui ont
entendu intérieurement la voix de Dieu les appelant
lui-même pour aller prêcher l'Évangile aux nations ,
eussent-ils le zèle, la sainteté, les lumières de Paul,
ceux-là, dis-jc, ne partent pas pour accomplir leur
mission divine avant d'avoir entendu la parole de
Pierre , et , autant que possible , avant de l'avoir re-
cueillie de ses lèvres.
222
A'oici un fait que je livre aux méditations de ceux
qui savent rétlccliir. L'Europe est la contrée la plus
éclairée de toute la terre; sur Dieu, sur l'humanité,
sur toutes les questions qui nous intéressent le plus,
nous avons des notions dont n'approelièreut jamais
les peuples anciens, arrivés à un très-haut degré de
civilisation. D'où nous vient ce privilège? Humaine-
ment parlant , n'avaient-ils pas autant que nous les
moyens de s'éclairer? Ces lumières dont nous parlons
se maintiennent en Europe heancoup plus longtemps
qu'en aucun lieu de la terre. Qui m'expliquera ce phé-
nomène? On me nommera la religion chrétienne en
général. J'en conviens jusqu'à un certain point ; ce-
pendant, cette religion a éclairé plusieurs autres con-
trées ; elle y a fleuri autant qu'eu Europe , et elle en a
disparu depuis longtemps. Je le demande encore :
pourquoi cette étendue , cette stahilité des lumières en
Europe? Quant à moi, je ne vois qu'une explication
satisfaisante : c'est que le Saint-Siège est au centre de
l'Europe ; il verse sur cette contrée ces lumières qui
ne doivent jamais s'éteindre; il lui communique quel-
que chose de cette stabilité que lui assurent les pro-
messes du divin fondateur.
Nous ne sommes pas moins redevables au souve-
rain pontife des bienfaits de la liberté que des lu-
mières dont nous jouissons.
— . 223 —
Qui pourrait compter ce qu'il y avait d'esclaves
sur la terre avant l'établissement du christianisme?
Athènes avait, dans ses beaux jours, quarante mille
esclaves sur vingt mille citoyens. A Rome, sous le
règne de la liberté, un seul citoyen avait quelquefois
plusieurs milliers d'esclaves à son service. Et ailleurs,
quelle sorte d'esclavage ne pesait pas sur les malheu-
reux enfants d'Adam? La religion chrétienne s'établit
parmi nous. Pénétré de l'esprit de Jésus qu'il repré-
sente en ce monde, le chef de cette religion prend
pour lui même le titre et les fonctions de serviteur
des serviteurs du Christ , et il s'efforce d'étendre parmi
tous les hommes le règne d'une fraternité parfaite.
Sur la terre , il y en a de faibles , d'infirmes , il y eu a
qui gémissent sous le poids de notre misérable nature
et sous le poids plus dégradant encore de la méchan-
ceté de leurs frères ; eh bien ! au nom de Jésus , le
Père de tous les fidèles déclare que ce sont les pre-
miers parmi les hoii:mcs, qu'ils sont seuls véritable-
ment heureux ici-bas, en se conformant à la volonté
divine, et qu'ils auront droit un jour aux plus grandes
récompenses. Les idées se modilient; les relations
d'homme à homme ne sont plus les mêmes ; les véri-
tés chrétiennes s'étendent, elles s'unissent à tout, et
bientôt la face de la terre est renouvelée.
Voyez-vous ce courageux apôtre s'avancer , poussé
— 224 —
par la charité , jusqu'aux lieux que rambition n'a
point encore visités. Quel est son dessein? c'est d'ap-
peler de pauvres sauvages au banquet de la grande
famille chrétienne. Qui le charge de cette honorable
mission? le Père commun des serviteurs de Jésus.
Un spectacle non moins digne d'admiration vient
de fixer mes regards. Je vois monter sur un vaisseau
un homme pauvrement vêtu. Il est inconnu à la plu-
part de ceux qui traversent avec lui les mers ; mais
ceux qui le connaissent le nomment le Père de la l\é-
demption. 11 porte cet or auquel il a pour toujours
renoncé. Où va-t-il? dans des pajs barbares où plu-
sieurs de ses frères gémissent sous le joug de la servi-
tude. Il s'y rend avec empressement; il ne peut con-
templer sans frémir tant de malheureux dans les fers;
il prie , il conjure ceux qui les ont enchaînés de les
rendre à la liberté. Il offre de l'or ; il s'offre lui-même
quand il n'a pas .d'autres moyens de les déUvrer.
Action héroïque! action divine, et qui ne pouvait
être inspirée à l'homme que par l'exemple du Verbe
incarné ! qui donc a reçu les vœux du Père de la
Rédemption? qui a recueilli l'or dont il est si glorieu-
sement chargé? qui l'envoie à cette conquête mille fois
plus noble que celle de toute la terre , à la conquête de
l'humanité ? Vous le savez comme moi , c'est le souve-
rain pontife ?
— 225 —
Quels sout ces accents belliqueux qui tout à coup
se font entendre au sein de la chrétienté? l'Europe
entière est en mouvement. Elle s'agite , elle s'ébranle ,
elle se précipite sur l'Orient. Elle plante de nouveau à
Jérusalem la croix victorieuse, et elle proclame la
liberté de ceux qui ont foi en J.-C. Qui donc inspira à
tant d'hommes le désir de voler à la délivrance de leurs
frères'? qui les encourage, qui les soutient dans cette
difficile entreprise? Plus que tous les autres, le sou-
verain pontife.
Pierre l'Ermite entreprend de prêcher la première
croisade. C'est à Urbain IT qu'il communique son
projet. Ce pape l'approuve, l'encourage, il lui donne
tous les pouvoirs dont il a besoin pour réussir dans
son entreprise héroïque.
Le pape Eugène accorde , pour la seconde croisade ,
les mêmes indulgences qui avaient été accordées pour
la première. Quel mouvement dans toute l'Europe :
vous diriez que des nations entières se sont croisées.
Que n'a pas fait Innocent IH? Dans une bulle
adressée à toute la chrétienté, il disait : « La nécessité
de secourir la Terre-Sainte et l'espérance d'y réussir
étant aujourd'hui plus grandes que jamais, nous renou-
velons nos cris, afin de vous exciter à cette entreprise,
non-seulement pour l'amour de J.-C, mais pour
l'amour de vos frères qui gémissent dans l'esclavage et
— 226 —
les prisons des infidèles. » Sous son pontificat, nous
voyons même des enfants se croiser, et quand on
leur demande où ils vont, ils répoudent : « A Jérusa-
lem , par ordre de Dieu. «
La personne même du souverain pontife est , à mes
yeux, comme une protestation vivante en faveur de
l'égalité naturelle , compagne ordinaire de la liberté.
Que demande en effet celte égalité ? Elle demande
que la naissance ne soit comptée pour rien, que du
dernier degré de la société chacun puisse parvenir au
degré le plus élevé : c'est ce que nous voyons dans le
souverain pontife , et c'est ce que nous ne verrons ja-
mais qu'en lui. Elle demande que la faveur ne soit
point écoutée, que les talents et ia vertu soient nos seuls
protecteurs 5 c'est ce que nous voyons ordinairement
dans le souverain pontife, c'est ce que nous ne voyons
guère qu'en lui. Elle demande enfin que le supérieur
soit l'élu de ses frères , que les brigues , les cabales ,
soient aussi scrupuleusement évitées que le permet la
fragilité humaine; c'est ce que nous voyons encore ha-
bituellement dans le souverain pontife , c'est ce que
nous ne voyons guère qu'en lui et dans quelques-uns
de ceux qui partagent avec lui le gouvernement de l'É-
glise.
Gerbert, né de parents pauvres en Auvergne , à la
fin du dixième siècle , est élevé dans uu couveut. Il
— 227 —
fait dans les sciences des progrès extraordinaires , et
bientôt il est à Reims , à la tête d'une école qui jette
lo plus vif éclat. Les princes se rangent au nombre de
ses disciples. Il est élevé sur le siège de Reims, puis
sur celui de Ravenne. Enfin, il devient pape sous le
nom de Silvestre II.
En 1521, naquit dans une cabane un enfant dont les
parents étaient si pauvres , qu'ils furent obligés de le
confier, jeune encore , à. un laboureur pour garder ses
troupeaux. Le 24 avril 1585, un cardinal entonnait
le Te Deum d'une voix retentissante , pour annoncer
son exaltation au trône pontifical. C'était ce même vil-
lageois qui , recueilli dans un couvent de Cordeliers ,
avait passé par tous les rangs de la biérarchie catho-
lique, et avait été élu pape à la fin de sa carrière. II
prit le nom de Sixte V , que la postérité n'a point ou-
blié et qu'elle n'oubliera jamais.
C'est bien là l'esprit de la religion chrétienne. Un
Dieu descend du ciel dans une crèche , et de la crèche
l'homme s'élève jusqu'à Dieu.
Vous qui niez l'action du souverain pontife en fa-
veur des peuples , rappelez-vous l'histoire de l'Église ,
voyez ce qui se passe autour de vous : toutes les fois
que le monstre de la persécution appuie son pied de
bronze sur un peuple chrétien, est-ce qu'un cri
d'alarme , sorti de la poitrine de celui qui siège au
— 228 —
Vatican , ne retentit pas dans tout l'univers catholi-
que? Oppresseurs des peuples chrétiens, ne l'oubliez
jamais, les accusations de la religion ont comme elle
une éternelle durée. Son histoire est un écho qui re-
tentit en tout lieu et qui ne doit jamais s'éteindre , pas
même dans l'éternité.
Fille des pures lumières et d'une liberté sage, la
civilisation s'est établie partout où la religion a fleuri.
Elle se développe et s'éteint avec elle. Il est, je le sais,
une autre espèce de civilisation qui naît des passions
effrénées. Cette civilisation bâtarde , au lieu de faire le
bonheur de l'homme , contribue le plus à son mal-
heur. Celle dont je parle n'est que la vertu ; c'est
l'ordre voulu de Dieu; c'est un rayon d'en haut qui
luit un instant sur la terre.
Si nous voulons le bonheur des individus et des
peuples , attachons-nous au Saint-Siège. Rome, Rome
chrétienne ! voilà l'unique point d'appui où doit se
fixer le levier tout-puissant de la croix pour soulever
le monde moral et l'élever jusqu'au ciel.
CHAPITRE XVlll.
Un rapprochement historique. — Entrée de Pierre à Rome.
— Enlèvement de Pie VII.
Ce qui donne à l'action du souverain pontife sur la
société un caractère éminemment divin , c'est que
toute-puissante à son origine, cette action reste la même
jusqu'à la un. Pour nous en convaincre , il suffit de
nous rappeler , avec toutes Teurs circonstances , deux
époques importantes qui semblent commencer et finir
les continuels combats que la société chrétienne eut à
soutenir jusqu'ici sur la terre.
11 y a dix-huit siècles , un étranger pauvrement vêtu
s'approchait de Rome. C'était le chef de ces envoyés à
15
— 230 —
qui Jésus de Nazareth avait ordonné d'annoncer par-
tout une doctrine nouvelle. Je suppose, et ma suppo-
sition pourrait être une réalité ; je suppose que , sur
le point d'entrer dans la ville , il eût rencontré un de
ces philosophes qui apparaissent toujours en grand
nombre dans une société à son déclin. Le modeste
disciple du Nazaréen se serait approché du présomp-
tueux ami de la sagesse , et ils auraient eu ensemble
le curieux entretien que nous allons transcrire.
PIERRE.
Cette ville , assise sur des collines et que j'entrevois
dans le lointain , n'est-ce pas la dominatrice des na-
tions?
LE PHILOSOPHE.
Vous parlez de Rome ; c'est elle en effet. Vous l'ap-
pelez la dominatrice des nations , vous semblez ne
porter sur elle que des regards d'admiration Mou
ami , il y a un an environ , étranger comme vous, je
suis venu dans celte ville pour voir de près toutes
les merveilles dont j'avais entendu parler. Avant d'ar-
river, j'avais cette impatience que je remarque eu
vous. Je ne sais si , comme vous le dites , elle est la
maîtresse des nations ; mais ce que je sais , à n'en
pouvoir douter, c'est qu'elle n'est pas maîtresse d'elle-
— 231 —
même. Là , je n'ai rien vu , si ce n est des esclaves qui
conimaudaieut à d'autres esclaves. Et si je considère
réunis en société ces êtres individuellement faibles et
dégradés, je vois un vaste corps qui étend sur tous
les peuples ses bras convulsivement agités par des
souffrances intérieures. Ceux sur qui ses bras s'ap-
pesantissent s'écrient : Qu'il est puissant ! Cependant,
il a au cœur un cancer qui le ronge et qui ne tardera
pas à le réduire en poussière.
PIERRE.
Qui êtes-vous donc , vous que je trouve si peu sem-
blable au reste des hommes?
LE PHILOSOPHE.
Je naquis eu Grèce. Je suis du nombre de ces hom-
mes privilégiés qui font profession d'aimer la sagesse.
J'ai passé par toutes les sectes de la philosophie, re-
cueillant ce que je trouvais de meilleur dans chacune
et enrichissant de mes propres idées le dépôt de mes
connaissances acquises. Je fus d'abord disciple d'un
stoïcien , qui voulut m'apprendre à rendre mon àme
inaccessible aux atteintes de la douleur et de la joie.
J'y travaillai avec un certain succès les premiers jours;
mais je compris bientôt tout ce que celte présomption
avait d'exagéré. Et puis , voyant que mon maître ne
— 232 —
m'apprenait rien de Dieu, qu'il disait que cette con-
naissance n'était point nécessaire , je le quittai et m'a-
dressai à un péripatéticien. Ce fut d'abord avec beau-
coup de satisfaction que j'appris à reconnaître en
toutes clioses le pour et le contre ; cependant je vis
qu'il y avait aussi de grands inconvénients dans ces
discussions interminables ; que le raisonnement ,
comme nous l'employions , était une arme à deux
tranchants également propre à combattre et à soute-
nir le bien et le mal , la vérité et l'erreur. J'allai trou-
ver un pythagoricien qni était en grande réputation.
« Eh bien ! me dit-il , avez-vous étudié la musique ,
« l'astronomie , la géométrie ? Vous ne pouvez rien
« entendre de ce qui mène à la béatitude sans avoir
n acquis ces connaissances préliminaires; elles déga-
" gent l'àme des objets sensibles et la mettent en
« état de contempler la beauté essentielle. » Je travail-
lai avec ardeur à acquérir ces difTérentes connaissan-
ces, mais voyant le temps qu'il aurait fallu employer
à les étudier, je me déterminai à suivre les platoni-
ciens. Mon nouveau maître était un homme à la
hauteur de sa réputation. J'eus avec lui plusieurs en-
tretiens dont je profitai beaucoup ; c'était une véritable
satisfaction pour moi de connaître les choses incorpo-
relles , et la considération des idées élevait mon esprit
comme sur des ailes. Je me jugeai véritablement à
— 233 —
l'école de la sagesse et je conçus l'espérance de voir
Dieu bientôt : c'est le but de la philosophie de Platon.
Dans cotte disposition d'esprit, je cherchai la soU-
tude , si favorable à la méditation. Je la quittai bien-
tôt pour faire part aux hommes des trésors de sagesse
et de science que je venais d'acquérir et pour visiter
la ville célèbre. Je l'ai vu , cet amas de pierres et de
boue, ce vaste tombeau où reposent tant d'intelli-
gences ensevelies dans la poussière. Je me suis dé-
tourné avec dégoût et mépris; je retourne avec em-
pressement cà mes premières études.
PIERRE
Je ne m'étonne pas que vous ayez embrassé succes-
sivement toutes les sectes sans vous attacher à aucune ;
il n'y en a point qui puissent satisfaire l'esprit humain .
Les unes demandent trop h la nature humaine ;.les au-
tres la traitent avec trop d'indulgence. Dieu a eu pitié de
nous, et ce que n'ont pu faire les hommes les plus sages,
il le fait en ce moment; lui seul se connaît, lui seul con-
naît la nature humaine que ses mains ont formée. II a
envoyé sur la terre son Fils unique pour éclairer notre
intelligence d'un rayon de sa lumière. Ce fds a vécu au
milieu de nous ; il nous a formés par ses préceptes et par
ses exemples ; il est retourné auprès de son Père; il
nous a envoyé son Esprit consolateur, et voilà que tes
— 234 —
vérités saintes annoncées par le Verhe , confirmées par
l'Esprit , se font entendre déjà dans toutes les parties
de la terre. Vous avez vu la société telle que l'ont faite
les erreurs et les passions des hommes , et vous avez
détourné la tête avec dégoût et mépris. Cette société
va changer ; Rome elle-même sera renouvelée; la lu-
mière céleste brillera au milieu des ténèbres, et les
ténèbres seront dissipées ; la parole divine soufflera
sur les ossements arides , et ces ossements se rani-
meront.
LE PHILOSOPHE.
Quand donc arrivera le règne heureux que vous
nous annoncez?
PIERRE.
Je vous l'ai dit , ce règne a déjà commencé. Je
SUIS le chef de ceux que le Fils de Dieu a chargés
de répéter ses paroles aux autres hommes; venant à
Rome , je ne fais que suivre l'inspiration de son Es-
prit. C'est dans cette ville que je dois établir le siège
d'où , par moi-même et par mes successeurs , je gou-
vernerai jusqu'à la fin des siècles ses disciples ré-
pandus sur toute la terre.
LE PHILOSOPHE.
Qui ètes-vous donc , pour espérer obtenir de tous
— 235 —
les hommes ce que Socrate et Platon , les plus illustres
des philosophes, n'ont pu ohtenir de quelques hommes
seulement ?
PIERRE.
Je suis pêcheur. Je n'ai jamais rien appris qu'à
conduire ma barque et à jeter mes filets. L'envoyé de
Dieu m'a appelé à lui et je l'ai suivi. Pendant trois
ans il m'a nourri , il m'a préparé à la mission suhhme
pour laquelle il m'avait appelé. J'avais suivi mon
maître pendant les jours heureux , je l'ai abandonné
dans l'adversité. Il m'a rappelé à lui par de nouvelles
marques d'amour. En retournant au ciel, dans le sein
de son Père, il m'a béni et il m'a ordonné d'enseigner
toutes les nations.
LE PHILOSOPHE.
Sont-ils en grand nombre , ceux qui ont reçu avec
vous la mission extraordinaire de convertir le monde?
Ont-ils à leur disposition quelques-uns de ces moyens
qui font ordinairement impression sur les hommes ?
PIERRE.
Ils sont en très-petit nombre ; ils sont pauvres
comme moi , ignorants comme moi ; ils ont fait preuve
aussi de pusillanimité et d'ingratitude envers notre
commun maître.
— 236 —
LE PHILOSOPHE.
Et VOUS ospz VOUS présenter comme les précepteurs
du genre humain? Et vous espérez réussir? 3Iais ce
maître dont vous avez été chargés de répéter aux autres
le nouvel enseignement , qu'a-t-il fait lui-même pour
mériter d'être écouté par de tels organes?
PIERRE.
Pour nous apprendre à vaincre les difficultés qui
nous environnent de toutes parts dans l'accomplisse-
ment de nos devoirs , il choisit une condition d'abais-
sement et de souffrances. Il naquit dans une petite
ville de la Judée. Le père qu'il adopta était un pauvre
artisan. Sa mère le mit au monde dans une étable. 11
vécut trente ans renfermé dans le sein de sa famille
et inconnu au reste des hommes. Les trois dernières
années de sa vie, il s'est montré en public, et il a ré-
vélé sa mission. Quelques voix ont publié ses louanges;
mais, la plupart du temps, il fut maudit, calomnié,
chargé des plus infâmes outrages. Abandonné, trahi
par ceux qu'il avait le plus aimés sur la terre, il subit
tous les tourments que put imaginer la rage de ses
persécuteurs. Enfin, il mourut sur une croix.
LE PHILOSOPHE.
Vous flatterez donc les passions?
237
PIERRE.
Nous les combattrons toutes. Nous enseignerons aux
liommes à aimer la pauvreté , les abaissements , la souf-
france. L'étendard de la religion chrétienne, c'est la
croix, svmbole des douleurs et de l'ignominie. Or,
c'est au pied de la croix que nous devons appeler tous
les peuples.
LE PHILOSOPHE.
Si vous révoltez le cœur , vous espérez sans doute
gagner l'esprit.
PIERRE.
Nous lui dirons les pensées de Dieu. Ces pensées,
l'intelligence humaine ne sait pas toujours les com-
prendre.
LE PHILOSOPHE.
IMon ami, n'espérez pas réussir. Non, vous ne réus-
sirez pas, quand vous auriez pour vous les savants,
les sages , tous ceux qui ont sur la terre quelque puis-
sance.
PIERRE.
Nous ne comptons sur aucun appui terrestre. Aux
savants, nous devons dire : Vous vous tourmentez l'es-
— 238 —
prit de mille choses inutiles et même funestes. Vous
acquérez des connaissances précieuses en elles-mêmes ;
mais , parce que vous ne les faites pas tourner au profit
de votre -âme , elles ne servent qu'à irriter votre or-
gueil. Aux riches nous dirons : Malheur à vous qui
avez placé votre consolation dans cette courte vie,
parce que , dans l'autre qui est éternelle , vous aurez
en partage les gémissements et les larmes î Aux grands,
aux puissants de la terre : Malheur à vous qui vous
élevez, car il est à craindre que vous ne soyez ra-
baissés ! Aux rois nous dirons : Toute domination de
l'homme sur l'homme n'est point autorisée par la loi
chrétienne. Si vous voulez être les premiers parmi vos
frères , soyez les serviteurs de tous. Aussi serons-nous
persécutés. A l'exemple de notre divin maître , nous
terminerons dans l'opprobre et dans les souffrances
notre vie déjà si malheureuse.
LE PHILOSOPHE.
Et alors vous verrez s'évanouir vos présomptueuses
espérances.
PIERRE.
Nos corps seront détruits, mais nos pensées sont
immortelles. La parole divine que nous aurons déposée
dans les cœurs , s'y conservera toujours ; elle se pro-
— 239 —
pagera ûc tous côtés , et notre sang sera la rosée pro-
pre à faire germer cette semence féconde, L'Église de
Jésus aura d'abord de faibles commencements. Tous
ceux qui travaillent et qui souffrent, Yoilà ceux àqui
notre maître nous a recommandé de nous adresser de
préférence, et qui nous écouteront les premiers. Mais
bientôt, étonnés de son accroissement extraordinaire,
les hommes, sans distinction de naissance et de for-
tune , y accourront en foule. Les savants, les grands de
la terre, les rois eux-mêmes suivront l'impulsion don-
née par les peuples. Voyez-vous ce Capitole , voyez-
vous ces tours, ces palais, ces édifices magnifiques,
irrécusables témoins de la grandeur et du génie de
l'homme : un jour viendra , et ce jour n'est pas éloigné,
un jour viendra où la croix les dominera tous, en
signe de ses triomphes et de sa supériorité. Vous voyez
ces temples superbes qui renferment une infinité de
faux dieux qu'adore aujourd'hui l'homme aveuglé : au
temps dont je parle , toutes ces statues auront été ren-
versées. A leur place , que verra-t-on? l'image du Père
éternel et de son Fils Jésus , l'image de la Vierge dans
le sein de laquelle le Fils de Dieu s'est incarné, la re-
présentation de la croix sur laquelle coula le sang qui
a racheté le monde. . . .
— ■ 240 —
LE PHILOSOPHE.
Et moi aussi, je vous promets d'être des vôtres,
quand j'aurai vu vos desseins , je ne dis pas accomplis
mais seulement en voie d'exécution. Oui! j en jure par
toutes les puissances du ciel et de la terre. Je ne crains
point que vous veniez un jour me sommer de tenir
mon serment , car je verrais la terre chanceler sur sa
base , le firmament tomber sur nos tètes , toute la
nature physique se bouleverser et périr , plutôt que
de voir le monde moral éprouver les révolutions que
suppose votre incompréhensible entreprise. Si je vous
ai écouté si longtemps , c'est que j'ai vu en vous quel-
que chose d'extraordinaire. Vous êtes philosophe peut-
être. L'excès des études aurait troublé vos idées.
PIERRE.
Ma philosophie , c'est la croix ; mon étude , c'est la
prière; mon maître, c'est l'esprit de Dieu. Du reste,
n'oubliez pas la promesse que vous venez de me faire :
je vous déclare que la folie de la croix ne tardera pas à
vaincre toute la sagesse de ce monde.
Pierre se rend à Rome. Seul , il entre dans cette ca-
pitale du monde, et il ose attaquer la superstition pro-
fondément enracinée encore dans les cœurs et armée
de toutes les forces de l'empire. Bientôt il a formé une
— 241 —
Église sainte et nombreuse qui se répand peu à peu
dans toutes les parties de la terre, qu'elle soumet à son
enseignement et à sa discipline.
Si Tentrctien que je viens de supposer a eu lieu vé-
ritablement, le philosophe que j'ai mis sur la scène
aura vu se réaliser ce qu'il regardait comme le plus
extraordinaire de tous les événements , et il aura pu se
faire chrétien. Savons-nous si ce n'est point un de ces
philosophes dont parlent les annales de la primitive
Église, et qui employèrent à défendre la religion
chrétienne les armes puissantes qu'ils avaient d'abord
inutilement employées à la combattre.
Ici, je ne puis me défendre de cette réflexion : qu'au-
rait donc pensé notre philosophe , s'il eût vu , comme
nous , l'Église fondée par le chef des apôtres , non-
seulement se répandre dans le monde entier, mais
encore se conserver si longtemps avec la force et la
beauté de sa jeunesse , malgré les causes de destruction
inhérentes à toute société terrestre.
Dix-huit siècles se sont écoulés. Pontife-roi , le
successeur de Pierre gouverne l'Église de Rome , et ,
avec cette Église principale , toutes les Églises du
monde catholique. Au temps dont nous voulons parler,
le chef de la société chrétienne est un vieillard doux ,
timide , tremblant sous le poids des années et des solli-
citudes , aussi grandes à cette époque qu'aux jours des
— 242 —
plus dangereuses persécutious. La France était dans
de continuelles agitations , et le contre-coup de ses
révolutions se faisait sentir dans toute l'Europe. Le
trône venait d'èlre renversé ; tous les rangs avaient été
bouleversés , et la société , dans une anarchie complète,
tendait rapidement vers sa ruine. Un homme d'un
génie profond , d'une force de volonté plus grande
encore, un de ces capitaines qui font époque dans
l'histoire du monde, surgit inopinément quand tout
s'abaissait autour de lui , et s'empara de l'autorité sou-
veraine. Comprenant qu'il serait inhabile à maintenir
dans son lit ce torrent débordé , ou , peut-être , suivant
l'impulsion de sa volonté propre , il s'appliqua uni-
quement à en diriger le cours impétueux. Sa main
puissante réunit comme eu faisceau tous ces courages
exallés , et les lança sur lEurope indécise et trem-
blante. A ce choc inattendu , irrésistible , les trônes
s'ébranlèrent , les rois effrayés demandèrent grâce , et
les peuples s'agitèrent eu tous sens. Soit conviction,
soit politique, le guerrier dont nous parlons avait
rendu au culte les temples fermés ou profanés, et re-
levé les autels renversés. Cependant, voilà que tout
à coup il convoite les Etats de l'ÉgUse. Le pape résiste;
mais bientôt il est arraché de son palais par quelques
soldats , et conduit hors de la ville dans une voiture
escortée de gendarmes. Quand le souverain pontife
— 243 —
s'éloignait de Rome , si un de ces philosophes irréli-
gieux qui étaient alors en si grand nombre eût ren-
contré un chrétien plein de confiance dans les pro-
messes de Jésus , ils auraient pu avoir ensemble l'en-
tretien que nous allons transcrire.
LE PHILOSOPHE.
Eh bien ! avez-vous toujours le même attachement
pour votre évèque?
LE CATHOLIQUE.
Toujours. Ou plutôt, je me sens plus attaché que
jamais à sa personne, car je ne vois pas seulement en
lui l'évèque de Rome , le chef de l'Église , mais
l'homme , le vieillard malheureux : rien ne remue le
cœur comme le bruit des chaînes du pauvre captif.
LE PHILOSOPHE.
Je plains bien sincèrement, moi aussi , le triste sort
d'un pontife devant lequel tous les hommes se pro-
sternaient naguère et que des soldats viennent d'arra-
cher violemment de son palais. Quant à la perte de ses
droits , il me sera facile de m'en consoler.
LE CATHOLIQUE,
Je n'ignore point vos vœux secrets. Dans votre
— 244 —
aveuglement , vous voulez la destruction d'une Eglise
qui a immortalisé notre patrie, appelé et maintenu
dans toute l'Europe cette bienfaisante civilisation in-
connue aux autres parties de la terre. Heureusement ,
vos vœux ne sont point encore satisfaits , et j'espère
qu'ils ne le seront jamais.
LE PHILOSOPHE.
Savez- vous qui est maître de Rome aujourd'hui?
LE CATHOLIQUE.
Oui, je le sais. C'est celui qui, hier encore, ne
l'était point, et qui peut-être ne le sera. pas demain.
Le pouvoir qui s'élève rapidement s'écroule ordinai-
rement avec la même rapidité , surtout quand ses droits
ne sont point basés sur la justice.
LE PHILOSOPHE.
Le guerrier qui triomphe aujourd'hui n'est point un
homme ordinaire. Jamais héros ne fut plus grand à
mes veux !
LE CATHOLIQUE.
Selon moi , c'est un homme puissant, mais furieux,
qui va briser sa redoutable épée contre un édifice que
les siècles ont respecté.
— 245 —
LE PHILOSOPHE.
Tout est changé désormais. Le prestige est détruit ;
les peuples sont encore une fois désabusés , le faux
Dieu est tombé de l'autel, et désormais rien ne pourra
le relever. Si jamais les choses se rétablissent dans
l'état où nous les avons connues, je vous promets de me
faire cathohque.
Je ne veux point raconter ici les événements qui se
sont accomplis dans ces derniers temps. Tel n'est
pas le but que je me suis proposé; et puis j'ai hâte
d'arriver au dénouement. Abandonné de tout sur la
terre, l'évèque persécuté résista courageusement aux
attaques les plus terribles que l'homme ait à soutenir.
Quelques années seulement se sont écoulées , il revient
à Rome en triomphe, il rentre dans tous ses droits,
et, après avoir joui d'un peu de repos , il laisse à son
successeur la houlette pastorale qu'il avait portée avec
gloire dans des temps dilliciles. Celui qui avait livré
tant de batailles , remporté tant de victoires , renversé
et élevé tant de trônes, celui qui avait, pour ainsi
dire , remué toute la terre sans avoir été un instant
ébranlé , ce héros invincible n'eut pas plutôt , abusant
de sa puissance , arraché du temple un vieillard con-
sacré aux autels, qu'il sentit la prudence s'éloigner de
ses conseils, et la force, de son bras. Il avait dit lui-
même un jour : « La bénédiction d'un vieillard porte
16
— 246 —
bonheur. » Et en vovaiit une élévation extraordi-
naire suivie d'un abaissement si profond , nous ne
pouvons nous empêcher de nous écrier à notre tour :
« La malédiction d'un vieillard porte malheur. » Son
trône élevé chancela dans sa hase; il s'écroula avec
bruit, et celui qu'il soutenait, jeté loin de l'Europe
dans une ile déserte, usa rapidement dans l'inaction
une vie encore remplie de vigueur. Quelques membres
de sa famille sont venus chercher un asile auprès du
pontife qu'il avait persécuté; les autres se sont dis-
persés dans différentes parties de cette terre qui na-
guère paraissait être leur héritage et qui semble leur
manquer désormais. Son fds n'est plus. Tout ce qui le
touchait de près s'éteint rapidement. Bientôt peut-être
il ne restera plus de lui que sou nom, qui longtemps
encore remplira le monde.
En parlant de la lutte honorable que nous venons de
raconter , un éloquent orateur s'écriait naguère : « Le
vieillard qui , sans soldats , sans défense , sans océans
et sans déserts entre la France et lui , osa dire non à
l'empereur, et opposer les bulles de l'Église au conqué-
rant qui SL-v^ii brisé les constitutions des peuples , est
un des plus beaux caractères qu'on puisse présenter en
exemple à l'humanité pour nourrir en elle le sentiment
de sa propre grandeur et de sa liberté morale (l). »
(1) Villemain, à l'Académie.
— 247 —
Je ne sais pourquoi je ui'iuiagine que cet homme
n'a pas osé dire toute sa pensée dans une assemblée
dont quelques membres partageaient sans doute les
préjugés irréligieux du dernier siècle. Pour nous, qui
n'avons pas les mêmes ménagements à garder, ne
craignons point de le répéter : cette lutte incessante,
cette éclatante victoire remportée par un vieillard sans
appui contre un héros tout- puissant , ne suppose pas
seulement un beau caractère , une grande force mo-
rale, elle suppose une force divine.
tiiAPn
Réponse à quelques objections.
Jamais pouvoir ne fut aussi souvent , aussi violem-
ment attaqué que le pouvoir dont jouit le souverain
pontife. Tl est le guide de la raison humaine dans ses
rapports avec Dieu; il l'instruit, il la dirige. Dans ses
écarts , il lui impose un frein , il lui dit : • Tu n'iras
pas plus loin. » L'orgueilleuse raison, qui fut indocile
au joug de Dieu même, ne saurait supporter patiem-
ment le joug de son délégné sur la terre. Elle ronge
son frein, elle secoue ses chaînes; elle les brise
— 2'i9 —
Heureux encore celui qui la guidait , quand elle ne se
tourne point contre lui et qu'elle n'emploie point à.
l'attaquer , à l'abatti'e , toutes les forces qu'elle a pui-
sées sous sa direction !
Ecoutons ce qu'elle peut dire ici :
« Le pontife, magnifiquement logé dans un palais,
élevé sur un trône, ajant à la main un sceptre res-
pecté , et sur le front une triple couronne , est-ce bien
le représentant de cet humble Jésus qui , pendant le
cours de sa vie, n'avait pas où reposer sa tête, qui
n'eut à la main qu'un roseau pour sceptre, et sur le
front qu'une couronne d'épines? Est-ce le successeur
de Pierre, qui fut si souvent chargé de chaînes, qui
vit les plus beaux jours de son pontificat s'écouler
dans les prisons, et qui ne se jugeait même pas digne
d'être attaché en croix dans la même position que son
maître?
— L'éclat des honneurs n'a rien de blâmable en soi,
pourvu qu'il n'attache pas notre cœur à la terre. Il est
donc bien permis a l'homme, chargé de célestes fonc-
tions, de s'en servir pour commander le respect à ses
semblables. Vo^ez les rois : quel éclat jaillit de leurs
trônes! Seraient-ils aussi respectés, s'ils paraissaient
toujours à nos yeux, dépouillés de cette pompe éblouis-
sante qui les environne?
Jésus ne fut pas toujours dans cet état d'abaissement
— 250 —
où il s'était voloutairement réduit pour Texpiation de
nos pécliés; quelquefois il se vit environné d'une foule
immense qui chantait ses louanges. Le ciel rendit aussi
témoigiiiige à sa divinité, en le revêtant d'un éclat
extraordinaire.
D'ailleurs , Jésus n'eùt-il jamais quitté l'héroïque
abaissement de sa vie habituelle , nous ne pourrions
en tirer aucune conséquence. Pour commander le
respect et se faire obéir, il n'avait aucun besoin de
cet éclat extérieur si nécessaire à l'homme. La sagesse
et la simplicité sublime de ses discours, la perfection
de son caractère, la sainteté de ses actions, l'incontes-
table autorité de ses prodiges , cette vertu secrète qui
était en lui et dont chacun ressentait l'influence, tout
cela prouvait suffisamment sa divine mission et lui
donnait les moyens de la remplir.
Ce que nous disons du maître, nous pouvons le
dire, en partie, des premiers pasteurs. Formés par
ses exemples et par ses instructions, abondamment
pourvus des dons de la grâce , dépositaires de la toute-
puissance divine, ils trouvaient , dans leurs paroles et
dans leurs actions, une autorité suffisante à l'exercice
du ministère sacré. Pierre se rendait au temple; un
pauvre était à la porte demandant l'aumône. Pierre lui
dit: « Jeii'ainior, ni argent, mais ce que j'ai , je vous
le donne. Au nom de Jésus de Nazarelh , levez-vous et
— 251 —
marchoz. •> Et cet homme fut guéri ; et , louant Dieu ,
il le suivit au temple.
Une autre considération qu'il nous importe de pré-
senter, c'est que l'Église, toujours la même dans sa
constitution intrinsèque , est appelée à subir diiïéren-
tes transformations d après le besoin des temps. Elle
enseigne aujourd'hui ce qu'elle enseignait autrefois,
elle célèbre les mêmes mystères ; mais son enseigne-
ment se fait avec plus d'appareil , il y a plus de pompe
dans son culte. Si le temple clirétien a pu se revêtir
d'un éclat inaccoutumé sans cesser d'être le même,
pourquoi n'en serait-il pas ainsi du pontife qui célèbre
dans ce temple? Quand l'Église a vaincu, quand elle
s'est déiiuitivement établie et qu'elle possède sur la
terre cette paix dont peut jouir une société destinée à
livrer de continuels combats, nous ne devons point
nous étonner de voir ses pasteurs se montrer à nos
yeux sous un extérieur qu'ils n'avaient point aux
temps héroïques de la primitive Eglise. Voyez- vous ce
monarque tranquillement assis sur son trône et gou-
vernant en paix ses sujets heureux et dociles. Naguère,
une épée à la main , il conduisait au combat une armée
de soldats valeureux : ses cheveux étaient en désor-
dre, une sueur abondante couvrait son visage, ses
habits étaient souillés de sang et de poussière. Pour-
quoi n'est-il plus le même aujourd'hui? son courage
— 252 —
s'est-il refroidi? ses droits se sont-ils étendus? ^on ,
mais c'est qu'il ne se trouve plus dans les mêmes cir-
constances.
— Ky a-t-il pas incompatibilité entre la royauté et
le sacerdoce? Le prince a pour mission de procurer
aux hommes le bonheur de la ^ie présente, et le prê-
tre, dédaignant la terre, excite les cœurs à s'élever
vers les cieux.
— Pourquoi donc cette incompatibilité? Le prince
doit s'occuper surtout du bonheur de la vie présente;
mais la vie présente, n'est-ce pas le prélude de la vie
future? Le prêtre doit s'occuper du bonheur de la vie
future; mais la vie future, n'est-ce ])as une consé-
quence de la vie présente? L'une et l'autre sont néces-
sairement liées ensemble, elles se complètent mutuel-
lement, ou plutôt ce n'est qu'une seule vie, appelée
tantôt le temps, tantôt l'éternité. Leurs intérêts, en
apparence opposés , sont donc évidemment les mêmes.
Aussi l'antiquité, quelquefois si juste et si expres-
sive dans renonciation des droits de chacun, nous
montre-t-elle souvent la royauté et le sacerdoce réunis
sur la même tête. Presque partout, je vois celui qui
tient le sceptre ou qui porte lépée présider les assem-
blées religieuses et iîiimolor des victimes.
Un sophiste du dirnicr siècle ne craignit point
d'avancer que rhomme de l'Évangile ne pouvait être
— 253 —
un bon citoyen. Cette assertion l'ut aussitôt contredite;
on lui prouva, par les raisonnements comme par les
faits , que le parfait chrétien serait au contraire le
parfait citoyen. A ceux qui disent qu'un saint évèque
ne saurait être un bon prince , la réponse est la même :
Voyez cette longue série de pontifes que Tbistoire de
1 Église offre à notre vénération; jamais, dans aucun
lieu de la terre, vous ne trouverez une dynastie qui
puisse lui être comparée. Pourquoi le pape ne gouver-
nerait-il pas avec gloire et sagesse? il est Tami , le père
de son peuple. La conscience est son guide; il connaît
ses devoirs, et il a la volonté de les remplir. « Chose
merveilleuse! pouvons-nous diie ici en nous servant
de la pensée d'un célèbre écrivain , chose merveilleuse !
le pape, qui semble n'être appelé qu'à rendre l'homme
heureux dans l'autre vie, peut faire encore son bon-
heur en celle-ci. »
Soyons de bonne foi, et nous regarderons comme
un grand bienfait du ciel l'indépendance que le chef
de l'Eglise doit à son titre de souverain. Si le pape
était soumis à la juridiction temporelle d'un prince
étranger, ce prince , fùt-il le plus vertueux de tous ceux
qui ont porté couronne, exercerait, ou du moins
chercherait à exercer sur l'esprit du pontife , son su-
jet , une influence presque toujours contiaire au bien
géuéral de l'Eglise. L'administration temporelle et
— 254 —
radniiiiistratiou spiriltielle seraient presque toujours
en contact. De là , des contestations interminables j
de là, des persécutions. De quel prétexte s'est-on servi
pour élever Jésus en croix? C'est qu'il avait oi)tenu,
sur l'esprit du peuple, un ascendant inconciliable
avec l'autorité souveraine de César; c'est qu'il avait
voulu se faire roi , ont dit tout à la lois ses accusa-
teurs , ses j uges et ses bourreaux .
Que d'embarras encore lui viendraient du dehors!
Supposons le pape à Notre-Dame ; les catholiques d'un
autre pays verront en lui un étranger, un ennemi ,
peut-être. Les relations continuelles qu'ils sont obli-
gés d'entretenir avec le Saint-Siège rencontreront une
infinité d'obstacles. Supposons le pape dans les Etats
de l'empereur d'Autriche , les inconvénients sont les
mêmes , quoique venant d'autre part. Dans l'état où
sont les choses , toutes ces difllcultés disparaissent. A
Eome, le souverain est en même temps le chef suprême
de l'Église. 11 est indépendant de toute puissance, et,
en raison du peu d'étendue de ses États, il ne peut
inspirer aux autres d'inquiétude sérieuse.
Comme capitale des États de l'Eglise, Eome n'est
rien, ou du moins peu de chose. Comme siège du
souverain pontife, elle est la capitale du monde en-
tier ; ses portes sont ouvertes à toutes les grandeurs
déchues , à tous les cœurs froissés ; son trône est ac-
— 255 —
cessible au dernier citoyen de la ville la plus reculée.
Oui , et cela n'est pas sans exemple , le pauvre pâtre
qui garde son troupeau dans une campagne inconnue
sera peut-être élevé sur le siège pontifical avant le
prince de l'Église né dans les palais et depuis long-
temps déjà revêtu de la pourpre.
Cependant le pape peut abuser de son influence
pour semer partout la dissension. Plusieurs fois il a
frappé les rois d'anathème, il a délié le peuple du ser-
ment de fidélité; il les a appelés aux armes. De quoi
l'homme ne peut-il pas abuser? Si je voulais raconter
les abus qui ont eu leur source dans l'exercice des
droits les plus incontestables, je dirais des choses
effroyables. Faut-il vous montrer des royautés sans
contrôle écrasant les peuples dont elles étaient appe-
lées à faire le bonheur? Ou bien vous montrerai-je les
peuples révoltés, déchirant le livre sacré des lois et se
dévorant les uns les autres? Mais non, ne récrimi-
nons point. Au lieu de prendre plaisir à étaler aux
yeux de tous les plaies que Ihumanité se fait conti-
nuellement à elle-nièrne, cachons soigneusement ces
plaies hideuses sous le voile de ses vertus.
De tous les princes de l'Europe, le souverain pon-
tife est sans contredit celui qui a le moins abusé de son
autorité. Parmi les papes, il y a eu des guerriers, il y
a eu de i)rofonds politiques. Ont-ils beaucoup songé
— 25G —
à l'agrandissement de leurs États? Évidemment non ;
pour celui qui connaît le cœur humain , pour celui
qui sait apprécier rinlluence que le pape possédait
autrefois, qu'il possède encore sur l'esprit des peu-
ples , c'est là une preuve incontestable d'une grande
sagesse ; ou plutôt, c'est la preuve évidente de Tac-
tion providentielle dans tout ce qui concerne les inté-
rêts de l'Église. Aucun peuple n'est resté stationnaire ;
ou il a succombé, ou il a pris un accroissement quelcon-
que. Les États de l'Eglise sont à peu près aujourd'hui ce
qu'ils étaient au corameucement. Rappelez-vous Rome
païenne. Cette étroite enceinte qui ne recelait d'abord
que quelques voleurs , a lini par envahir toute la terre.
Elle a tendu ses chaînes dans toutes les directions;
elle a fait peser son joug de fer sur tous les peuples.
Qu'a fait Rome chrétienne , cette fille de la civilisation
et de la vertu? Elle a aussi rougi toute la terre , mais
ce n'est que du sang de ses plus chers enfants. Elle
n'a fait peser sur les peuples que le joug suave du
Christ et le fardeau léger de sa loi.
Quels sont d'ailleurs les abus dont on parle? Les
papes ont-ils frappé d'anathème des rois vertueux?
Onl-ils appelé la discorde et la guerre chez des nations
heureuses et tranquilles? >'on, jamais. S'ils eussent
essayé de faire prévaloir l'injustice, leur tentative
n'aurait obtenu aucun résultat, leur voix n'eût pas
— 257 —
même été écoutée. Ce sout des ambitions désordonnées
qu'ils ont enchaînées ; ce sont des appétits grossiers
qu'ils ont réfrénés. Ils prenaient parti contre la force
sans règle en faveur de la faiblesse opprimée ; en cela
ont-ils été si coupables? Comme papes, ils ont outre-
passé leur pouvoir, si vous le voulez ; mais , comme
conciliateurs reconnus entre les rois et les peuples ,
ne sont-ils pas dignes de toute l'admiration de la pos-
térité? Ne doivent-ils pas nous apparaître aujourd'hui
comme des héros de la paix , comme des demi-dieux,
ces illustres pontifes qui, dans des siècles barbares,
ont fait seuls prévaloir le droit contre la force, ont
obtenu , par la puissance de leurs paroles , ce que
ne pouvaient obtenir les peuples armés?
Du reste , j'ai la persuasion que ce contrôle du sou-
verain pontife, au lieu d'avoir porté atteinte à la di-
gnité des rois , n'a pu que la conserver, puisque leur
puissance , sans aucune espèce de contre-poids , les
eût infailliblement entraînés dans l'abîme. Tl y a sur
la terre peu de puissances absolues j Dieu ne l'a pas
permis , à cause des maux incalculables qui en seraient
résultés pour l'espèce humaine. En France, en An-
gleterre, dans tous les pays constitutionnels, ce sont
les représentants qui contrôlent le pouvoir ; en Tur-
quie , c'est le poignard ; en Russie , c'est le poison.
Les monarchies à demi barbares du moyen âge n'eu-
— 258 —
rent de contrôle que dans l'autorité du souverain pon-
tife.
Jamais puissance ne fut plus illimitée que celle de
Napoléon. Aussi , jamais puissance ne s'évanouit plus
rapidement. Quand 1 évèque de Rome osa dire non à
celui qui depuis longtemps n'était point accoutumé à
entendre de contradicteurs, le despote s'indigna. Cepen-
dant si la voix du saint vieillard eût été écoutée , si du
moins elle eut trouvé de l'écho en France , Napoléon
eût évité bien des fautes, et il régnerait peut-être encore
dans ces lieux d'où il fut chassé deux fois , et où ses
partisans ont eu de la peine à obtenir un petit espace
pour ses cendres , depuis longtemps refroidies
CHAPITRE XX.
Conciles Généraux.
Les conciles généraux sont des assemblées où le
chef suprême de l'Eglise convoque tous les évèques
du monde catholique.
Les gouvernements constitutionnels ont des assem-
blées où sont envoyés des représentants pour délibérer
sur les intérêts de la patrie. La Grèce ancienne avait
des assemblées où les envoyés de presque toutes les
villes venaient traiter et décider en commun les ques-
tions les plus importantes qui concernaient tant d'ad-
ministrations diverses. Mais la société ne doit qu'à la
— 260 —
religion d'avoir des assemblées ouvertes aux délégués
du monde entier, et où se traitent des questions qui
intéressent également tous les hommes. Sans la reli-
gion, jamais rien de seini)lable ne se serait vu, n'au-
rait pu même se concevoir. Pour rapprocher des
hommes placés à une distance si grande et séparés
d'ailleurs par le langage, les habitudes, les intérêts,
les croyances, il faut une cause d'une importance sou-
veraine , et cette cause se trouve dans la religion ; il
faut des questions qui intéressent également tous les
hommes , et ces questions sont puisées dans la reli-
gion ; il faut un chef dont la voix soit également en-
tendue dans toutes les parties de la terre , et ce chef
nous est présenté par la religion, uniquement par la
religion.
Le plus grand bien que les conciles aient produit
dans le monde, c'est d'avoir propagé la religion chré-
tienne, c'est d'avoir puissamment contribué à con-
server cette unité de doctrine sans laquelle point
d'union véritable dans la société , et par conséquent
point de vie.
La philosophie religieuse l'a dit mille fois, et elle
ne saurait le répéter trop souvent : pour les sociétés ,
comme pour les individus , tout vient des doctrines.
Quand les sociétés se dégradent et périssent, c'est
qu'il y a en elles des doctrines avilissantes et destruc-
— 261 —
tives. Au contraire , quand les sociétés se fortifient et
s'élèvent , c'est qu'il y a en elles des doctrines vraies
et généreuses. Supposez les mêmes pensées, les mêmes
sentiments dans tous les hommes, et vous les verrez se
rapprocher, se serrer, comme les membres d'une seule
famille , dans les étreintes sacrées de l'amour ; ils n'au-
ront désormais qu'un cœur et qu'une àme. Qu'est-ce
que l'àme , eu effet , considérée du point de vue mo-
ral , si ce n'est la pensée de chacun ? Au contraire ,
supposez les hommes profondément divisés d'opinion,
et vous les voyez se séparer, s'éloigner de plus en plus,
ou bien se rapprocher pour se combattre et se détruire.
Quand deux partis s'élèvent l'un contre l'autre , quand
ils en viennent aux mains, ce ne sont point précisé-
ment des forces matérielles qui se choquent. Non, car
s'il en était ainsi , nous ne verrions ni cette activité , ni
cette énergie, ni ce ressentiment de linjure. Ce sont
des intelligences qui se combattent jusqu'à ce que , par
le triomphe d'un des partis , l'unité ait été rétablie là
où régnait la division.
Rappelez-vous l'histoire, étudiez-la dans son en-
semble ou dans ses parties , et , si vous ne vous arrêtez
point aux surfaces, vous verrez qu'elle est le développe-
ment nécessaire de ces principes. Vous apercevrez sur-
tout ce développement dans l'histoire de l'Eglise, qui est
plus spécialement l'histoire de l'intelligence humaine.
17
— 262 —
C'est donc par un effet de la miséricorde infinie de
Dieu que fut institué ce tribunal suprême propre à dé-
velopper et à conserver, au milieu de nos continuels
bouleversements , la loi que Jésus apporta sur la terre.
Loi d'amour et d'union ! loi sans tache ! elle com-
munique toujours à l'àme qu'elle régit quelque chose
de sa perfection. Mais, hélas! l'intelligence humaine
la rejette souvent. Tandis que chacun prie dans le tem-
ple , tandis que toute àme élève vers Dieu le même cri
de foi , d'espérance et d'amour , une voix discordante
se fait entendre au milieu de cette divine harmonie.
Le fidèle gémit devant Dieu. Le prêtre qui préside l'as-
semblée signale aussitôt l'erreur ; il la combat , il rap-
pelle la vérité méconnue. Si l'erreur est soutenue avec
opiniâtreté, l'évèque, juge de la foi, la condamne. Si
cette première condamnation ne suffit pas pour arrêter
le coupable , le pasteur des pasteurs , le juge suprême
de la foi la condamne encore du haut de la chaire apos-
tolique. Cependant l'erreur est encore soutenue , elle
se propage; elle menace de troubler l'Église. Aussitôt
l'évèque de Rome convoque en assemblée générale les
évèques, ses collègues, à qui fut confié par Jésus le
précieux, dépôt de la foi. Aussitôt TEglise appelle à son
tribunal celui de ses enfants qui vient de susciter dans
son sein ce commencement de discorde. Elle l'éclairé
de ses lumières, elle parle à son cœur le doux langage
— 263 —
de son amour. S'il se rend à ses pressantes invitations,
tout est oublié et la paix est rétablie. S'il ferme encore
l'oreille aux sollicitations de cette tendre mère, elle
change aussitôt à son égard , elle le condamne plus
solennellement que jamais , elle le rejette de sou sein.
Cependant la paix , un instant troublée , est bientôt ré-
tablie parmi les fidèles. N'ayant plus pour guide que
son entendement aveuglé , l'enfant rebelle se sent rapi-
dement entraîné par le torrent des opinions humaines ,
comme un vaisseau sans pilote sur une mer orageuse.
Il erre d'écueil en écueil , et son naufrage est assuré ,
à moins que , reconnaissant le danger de sa position
présente, et se rappelant sa félicité passée, il ne revienne
avec empressement au centre de l'unité et de la paix.
A^oilà , eu peu de mots , Ihistoire de tous les conciles
depuis le concile assemblé à Nicée pour la condamna-
tion d'Arius , qui avait nié la divinité du Verbe, prin-
cipe de la foi , puisque le Verbe alluma la foi dans les
âmes, jusqu'au concile asseniblé à Trente, pour la con-
damnation de Luther, qui nia l'Église, dernière néga-
tion possible au cbrétien, puisque l'Éghse est le fon-
dement même de la foi. Entre ces deux négations qui
semblent ouvrir et fermer le cercle de toutes les héré-
sies , combien d'erreurs intermédiaires ! Trouvons-
nous , dans l'histoire ecclésiastique , beaucoup de pays
où ne soit racontée la révolte de quelque esprit indé-
pendant?
— 264 —
Cette propension de l'esprit à s'attacher à l'erreur
fut toujours remarquée des hommes qui savent réflé-
chir. Le plus célèbre peut-être des philosophes de l'an-
tiquité, Cicéron avait dit: « Il n'y a point d'absurdité
qui n'ait été affirmée par quelque philosophe. » Le
plus célèbre des philosophes modernes , Rousseau a
dit, avec une énergie d'expression bien plus grande :
« L'homme qui médite est un animal dépravé. » Ainsi,
l'homme est né pour penser. C'est un besoin impérieux
de sa nature ; c'est une loi de la rehgion , de la raison.
Mais l'expérience nous enseigne que plus il pense ,
plus il devient le jouet de l'erreur. Que faut-il en
conclure ? c'est qu'un guide nous est nécessaire , et
que nous devons suivre sa direction. Voyez- vous ce
jeune enfant à qui ses camarades ont mis un baudeau
sur les yeux et quils entourent, en criant : Cherche!
l'enfant cherche en effet. Il appuie ses mains , au
hasard , sur les ol)jt'ls qui l'environnent ; mais ses
continuelles méprises excitent la risée de tous les
spectateurs. Voilà l'image de l'àme enfermée dans les
sens. Elle cherche aussi , malgré le bandeau (|ui couvre
ses yeux 5 elle s'attache, au iiasard , à tous les objets
qui Tenvirounent. Mais que de méprises jusqu'à ce que
la religion ait abaissé son bandeau et fasse briller à ses
yeux le flambeau de la foi !
Il est aisé de voir que les conciles ont pour fm der-
— 'iG5 —
nière le triomphe de la vérité. Afin d'assurer et de
faciliter sou rènuc, ils out établi un grand nombre
de règles qui l'ormeut ce que nous appelons le régime
extérieur de l'Église. !:ii bien! la plupart de ces règles
sont également propres à assurer le bonheur et la
gloire de la société. Qui ne sait, par exemple, que le
droit canonique est une mine inépuisable d'où le droit
civil a tiré et tire encore presque toutes ses richesses?
Qui ne sait que l'administration civile a été copiée ,
trait pour trait, si je puis m'exprimer ainsi , sur l'ad-
ministration ecclésiastique? Les ordonnances royales
les plus remarquables ont été presque toujours des
prescriptions de conciles. Lisez, dans le Code civil,
l'article concernant la célébration du mariage , et vous
n'y verrez rien qui ne se trouve également dans plu-
sieurs conciles où fut traité le même sujet.
Les conciles généraux ont sur la société d'autres
effets moins importants , que je ne puis qu'indiquer
ici.
Quand, de toutes les parties de la terre, il se ras-
semble, en un seul lieu, des hommes également re-
marquables par leur caractère et par leur position ,
et qui ont une influence immense sur ceux qui les eu-
\ironnent, les esprits et les cœurs doivent nécessaire-
ment se rapprocher. Les langues, les habitudes, les
mœurs se confondent et s'améliorent ; les animosités
— 2G6 —
nationales s'affaiblissent et s'éteignent. Chacun se dit
expressément ou tacitement : « Nous avons tous les
mêmes croyances , les mêmes lois. Avec des formes si
différentes et même si opposées, nous avons en réalité
la même origine , la même gloire , les mêmes espéran-
ces ; pourquoi nous haïr, nous combattre, nous dé-
truire les uns les autres ? pourquoi ne pas nous aimer,
ne pas nous secourir? pourquoi ne pas nous commu-
niquer les uns aux autres une portion de ce honheur
départi à chacun de nous par le Père commun de tous
les hommes? »
Je suppose qu'un concile général soit convoqué dans
les circonstances où nous nous trouvons. Là , Tévèque
persécuté de la Pologne siégerait auprès de quelque
prince-évêque de l'Allemagne ; l'évèque résigné de la
pauvre Irlande, auprès de quelque riche prélat d'Italie;
l'évèque-missionnaire delà Chine ou du Japon, auprès
de l'évèque français dont il aurait été autrefois l'heu-
reux collahorateur dans les premières années de son
ministère. Quand ils se seraient occupés tous ensemble
des besoins généraux de l'Église, chacun pourrait
appeler l'attention de ses collègues sur les besoins du
troupeau confié à ses soins. Les évêques de Pologne et
d'Irlande, rappelant le dépouillement et la nudité de
leurs églises, montreraient que, la plupart du temps,
le despotisme n'est un bien pour le chrétien qu'en lui
— 'iG7 —
donnant l'occasion de confesser sa foi et de mériter la
couronne du martyre. Les évèques d'Espagne diraient
les maux qu'ils ont à souffrir, et les anciens du clergé
de France, ceux qu'ils ont soufferts naguère. 11 serait
également facile aux uns et aux autres de montrer
que de tous les maux l'anarchie est ce qu'il y a de
plus funeste à 1 Eglise. L'évêque persécuté des pays
idolâtres est sans doute celui qui exciterait le plus de
sympathies. Il parlerait de son troupeau faible et dis-
persé , de ce petit nombre de prêtres épuisés de fati-
gues , qui , sous sa direction , marchent à la conquête
des peuples que le christianisme n'a point encore
éclairés : « Vénérables frères, diiait-il, je suis venu
passer au mi heu de vous quelques jours de paix et de
bonheur. Que Dieu en soit béni ! Il n'en est point ainsi
dans ces lieux où je fus appelé par la Providence pour
annoncer l'Évangile. Là , pas un instant de tranquil-
lité ni pour moi ni pour les miens. Si, d'un côté, le
troupeau confié à mes soins s'accroît par le zèle de mes
coopérateurs , d'un autre côté, il s'affaiblit, dans la
même proportion , par la cruauté de nos persécuteurs.
Quelquefois, il nous arrive de voir répandre presque
aussitôt le sang de ceux sur qui nous venons de verser
l'eau du baptême. Vous parlerai-je de notre dénue-
ment? En ce moment , la croi^^ d'or , symbole de notre
dignité, orne aussi ma poitrine. Mais, sur le théâtre
— 268 —
de nos travaux , je n'ai pas même une croix de bois :
Cette croix me compromettrait. Ma croix ! elle est dans
mon cœur ! Ma croix ! ce sont mes labeurs , mes solli-
citudes, mes afflictions de tous les jours, de tous les
instants. Inspirez donc à quelques-uns de ces prêtres
qui vous environnent en si grand nombre le désir de
venir travailler avec nous. Dites-leur que la parole di-
vine qui souvent retentit en vain au milieu des peuples
si agités de l'Europe a toujours quelque écbo dans ces
lieux presque déserts où elle retentit pour la première
lois. Eveillez aussi en notre faveur le zèle des peuples
confiés à vos soins. Qu'ils nous aident de leurs prières,
de leurs aumônes C'est ainsi qu'ils ont été eliris-
tianisés ; et , s'ils veulent écouter la voix de la charité,
de la raison , ils s'empresseront de faire à autrui ce
qu'on leur a fait à eux-mêmes. »
Quelle supposition ai-je faite! est-ce que tout en
Europe n'est pas dans une continuelle agitation ? rois,
peuples, chacun attend 1 occasion favorable de con-
quérir des droits nouveaux ou de revendiquer des
droits perdus. Et nous voudrions qu'au milieu de ces
troubles et de ces défiances se tint une assemblée de
justice et de paix ? Non , cela ne se verra pas , à moins
que la grande voix de Dieu , appelant de nouveau le
calme sur les Ilots agités de ce monde , ne fasse encore
voguer en paix le vaisseau de l'Église depuis si long-
temps battu par la tempête.
— 269 —
Partis de la base, nous nous sommes élevés au
sommet de l'édifice de l'Église. De cette hauteur, por-
tons les yeux autour de nous : apcrce\ez-vous dans
la société une position oii la religion ne se trouve avec
toute sa force pour soutenir et diriger l'homme aveu-
gle et débile? Elle monte avec lui sur le trône; elle le
suit sous le toit de la misère. Revêtue de splendeur ,
elle trône au milieu des peuples civilisés. Elle vole à la
recherche du pauvre sauvage dans ses déserts inha-
bités, au milieu de ses forêts ténébreuses, sur ses
montagnes inaccessibles. Quand nous nous lançons
sur les flots , elle nous suit ; quand nous nous livrons
au sonnneil , elle veille à nos côtés ; quand notre corps
est rendu à la terre , elle plante sa croix au-dessus de
notre dépouille mortelle, pour appeler sur nous les
prières et les bénédictions des vivants , et comme
pour indiquer à l'auge de la résurrection le lieu oij se
trouvent ces ossements arides qu'il doit rendre à la vie.
Pour compléter ce que nous avons à dire sur le
catholicisme dans ses rapports avec la société , il nous
reste à parler du missionnaire et des communautés.
CHAPITRE XXI.
Courage du missionnaire.
Le premier missionnaire fut J.-C. Qu'est-ce que le
missionnaire, en effet? C'est celui qui se tient toujours
sous la main de Dieu , disposé à exécuter ses ordres.
Dieu parle , et il se présente en disant : « A'ous m'avez
appelé; me voici. « Il quitte la maison paternelle et
renonce aux paisibles jouissances de la famille. Pour
s'occuper plus exclusivement des intérêts de son père
qui est dans les deux , il dit à son père et à sa mère
qui sont sur la terre : ^ Je ne vous connais pas. » A
— 271 —
l'exemple de celui qui l'envoie , il embrasse tous les
hommes dans les vastes étreintes de sa charité. Il est
obligé de quitter sa patrie ; il s'éloigne sans regarder
en arrière. Des obstacles à ses desseins surgissent de
toutes parts : il les surmonte. Les opprobres, les tor-
tures de l'esprit et du corps Tassiégent à chaque
instant : il les dédaigne. Pour parler de plus haut aux
hommes , il est dans la nécessité de monter sur le cal-
vaire et de s'élever sur la croix : il le fait avec la grâce
de Dieu. Tel est le véritable missionnaire : tel est J.-G.
Que l'Homme-Dieu ait eu la force de remplir di-
gnement cet important ministère, rien de plus naturel:
la Divinité aidait de sa toute-puissance la faible hu-
manité qu'elle s'était associée. Mais que des hommes
aient suivi courageusement cette voie hardie, tracée
par le sang du Sauveur , voilà ce qui doit nous jeter
dans un étonnement profond. Arrêtons-nous un in-
stant, pour mieux apprécier les sacritices immenses
que fait à la société le missionnaire catholique, et le
résultat de ces sacrifices.
Le premier sacrifice que fait le missionnaire , c'est
le sacrilice de sa volonté propre. Toute volonté hu-
maine est nécessairement limitée en ce monde : elle l'est
par la loi divine; elle l'est par la loi humaine. S'il
n'en était ainsi , que deviendrait ce monde abandonné
aux emportements de tant de volontés opiniâtrement
— 272 —
contradictoires ? Les individus se précipiteraient aveu-
glément contre les individus, les peuples contre les
peuples , et la société entière s'en irait en lambeaux.
Cependant ces limites, posées par une main supé-
rieure , laissent encore une assez vaste carrière à notre
libre arbitre ; et , dans tout le cercle tracé par le de-
voir, notre volonté propre peut agir à son gié. C'est
là peut-être ce qui procure les plus délicieuses jouis-
sances à l'Ame naturellement portée à l'indépendance.
Elle se dit : • Ici , je suis reine. Ces pensées , ces désirs,
ces actions , tout cela est de mou domaine : je puis les
adopter ou les rejeter à mon gré. » Et , comme le jeune
prince, appelé plus tard à régner, fait sur de petites
choses l'essai de son autorité, elle prélude déjà à
l'exercice de cette liberté dont elle jouira pleinement
dans l'autre vie , quand , dégagée de ses liens terres-
tres , elle ira régner en Dieu sous les doux liens de la
charité. Rien n'est donc plus pénible à l'homme, et,
par conséquent , rien n'est plus méritoire que de res-
serrer encore le cercle déjà si étroit dans lequel peut agir
notre libre arbitre. Or, c'est ce que fait le missionnaire
catholique. Il s'est mis sous la direction d'autrui par
rapporta son noble ministère, auquel cbez lui tout est
subordonné. Que Dieu, que ses supérieurs, que le
dernier des hommes fasse un appel à son zèle , et le
voilà disposé à agir. Sa paroisse , c'est le monde entier.
— 273 —
Dites-lui qu'aux extrémités de la terre il y a une àrae ,
une seule àrae, prête à voler vers Dieu, dès qu'elle
aura entendu son nom: il ne calcule point; plein de
courage, il se dévoue pour le lui faire connaître.
Il est déterminé à partir; et, cependant, que de
liens le retiennent à la terre qu'il va quitter ! Avez-
vous vu quelquefois s'embarquer à Marseille un de ces
missionnaires qui vont annoncer l'Evangile à des
peuples lointains? Une larme roule sous sa paupière.
Il tient en main une lettre qu'il vient de lire pour la
vingtième fois. Celte lettre lui fut apportée par le
dernier courrier; elle est de sa mère : •< Mon cher fils,
lui disait cette tendre mère , c'est sans doute pour la
dernière fois que tu m'entends. Oh ! je t'en prie, ne
ferme point l'oreille à ma voix; et, si tout n'est pas fini
encore, arrète-toi, reviens auprès de nous... Tu sais
combien je suis soumise à la volonté de Dieu ; mais ce
Dieu , qui a fait le cœur de la mère, ne lui a-t-il pas
donné le droit de compter sur l'affection de ses en-
fants ! Écoute : je commence à vieillir ; mon corps, ma
pensée, tout en moi s'affaiblit et s'éteint. Bientôt je ne
serai plus, et tu pourras t'abandonner entièrement à
l'attrait de ta vocation. » Il y a aussi, au bas de la
lettre, un souvenir d'une sœur et d'un frère tendre-
ment aimés. Le missionnaire y est sensible. Il se rap-
pelle les joies de la famille , tout le bonheur de ses
— 274 —
premières années. Sa détermination est un instant
ébranlée; mais bientôt elle se raffermit : « Ma mère,
pense-t-ii , mes frères , mes sœurs , ce sont ceux qui
font la volonté du père que nous avons au ciel. Je les
retrouverai aussi sur la terre étrangère. Et ces pau-
vres sauvages qui m'appelleront leur père, et que j'ap-
pellerai mes enfants , ces nouveaux chrétiens que
j'aurai enfantés avec tant de douleur à J.-C, n'é-
veilleront-ils pas dans mon cœur les sentiments même
de l'amour maternel?... » Il est particulièrement sen-
sible à l'expression du désespoir de sa mère ; et il
s'empresse de lui adresser quelques mots de consola-
tion. Le jour de son départ, il remet à la poste une
lettre où se trouvent ces pensées : « Tous ne doutez
point , non plus , ma bonne mère , de mon affection
pour vous. Après Dieu, vous m'êtes tout sur la terre ;
mais je suis à Dieu avant d'être à vous. Vous me
dites : Attends que je n'existe plus, et tu pourras t'a-
bandonner à l'attrait de ta vocation. Et si Dieu me
veut dès ce moment! Quoi ! pour remplir une mission
si difficile, j'attendrais que la force m'eût abandonné,
que le courage se fût glacé dans mon cœur ! Voyez
Jésus, notre modèle, n'était-il pas dans la force de
l'âge , quand il s'est offert en sacrifice ? Sa mère ne
vivait-elle pas encore? IN'était-ellc pas au pied de sa
croix? C'est cette mère courageuse que Dieu vous
— 275 —
propose pour modèle... Du reste, nos corps seuls s'é-
loigneront l'un de l'autre : elles ne peuvent jamais se
séparer, les âmes qui se sont unies en Dieu. De quel-
que côté que je dirige mes pas , partout je retrouverai
Dieu, et avec Dieu la pensée de ma mère. «
Ce récit n'est point imaginaire : ce que je viens de
raconter est arrivé plus d'une fois. Je me rappelle
avoir lu deux lettres écrites dans des circonstances
à peu près semblables. La mère et le fils avaient épan-
ché dans ces lettres tout ce que le cœur de l'homme
renferme de plus tendre et de plus généreux. Je re-
grette beaucoup de n'avoir pu les reproduire ici dans
leur admirable simplicité.
Et l'amour de la patrie ne dit-il rien au cœur du
missionnaire? Oh î que cet amour tient au cœur de
chacun de nous par des racines nombreuses et pro-
fondes ! La patrie, ce n'est point un vain mot, comme
pourraient se l'imaginer quelques personnes insensi-
bles. C'est la réunion d'un grand nombre d'affections
dont une seule suffit pour remuer délicieusement notre
âme. Beau ciel que j'ai si souvent contemplé ; terre
qui m'avais nourri et sur laquelle j'ai tracé mes pre-
miers pas ; maison paternelle où fut placé mon ber-
ceau et où j'ai passé avec tant d'insouciance et de
bonheur les premières années de ma vie; compagnons
de mon enfance et de ma jeunesse ; parents que j'ai
— 27G —
tant aimés et dans le cœur de qui j'ai si souvent versé
tout ce qu'il y avait dans mou cœur ; langue mater-
nelle avec laquelle aucune autre , quelque riciie qu'elle
soit, ne peut entrer en comparaison; sainte voix de
l'amitié qui avez si délicieusement frappé mon oreille,
et qui apportiez à mon âme de si douces émotions ;
clocher de mon village vers lequel je tournais avide-
ment les yeux, après la plus courte absence; fêtes na-
tionales, solennités religieuses qui avez si souvent in-
terrompu mes travaux ; modeste autel devant lequel
je venais dire à Dieu les peines et les joies de mon
cœur ; tombeau de mes pères sur lequel j'ai versé tant
de larmes... Yoilà quelque chose de ce tout immense
qui renferme ce que nous a j) pelons la patrie. Et nous
ne l'aimerions pas ! et nous ne verserions pas des
larm s, quand nous la quittons peut-être pour tou-
jours ! Telle est la position du missionnaire. Dès qu'il
est sur le vaisseau, il élève les yeux et regarde dans le
lointain , comme pour voir encore quelques-unes des
choses qu'il a tant aimées ; mais il n'en aperçoit au-
cune. Cependant le vaisseau se met en mouvement; il
fend la mer. Sans vouloir en convenir avec lui-même,
le missionnaire se dit intérieurement ! « Pourquoi
donc s'éloigner si rapidement ! » Vœux superflus ! Le
vaisseau est déjà loin du rivage. Le missionnaire
regarde toujours. Il ne voit plus qu'un gros point
— 277 —
noir ; et bientôt tout a disparu à ses yeux. Cependant,
au fond de son cœur , l'image de la patrie est encore
aussi belle que jamais.
Après avoir vu le missionnaire quitter avec dou-
leur la terre de la patrie, suivons-le à travers tous les
dangers de la mer, et débarquons avec lui au lieu qu'il
doit évangéliser. Qu'apercevons-nous? Des côtes ari-
des et brûlantes, une terre inculte, des peuples sau-
vages. Que de difficultés à vaincre ! que de peines à
endurer ! Tl passe le jour et la nuit à étudier une lan-
gue barbare, il se t'ait violence pour prendre des ha-
bitudes en opposition avec sa vie entière. Enfin il
commence à connaître ces hommes à qui il est venu
annoncer l'Evangile. 11 leur parle de Dieu et de son
Fils Jésus. Quelques-uns écoutent avec avidité les pa-
roles de vie qui sortent de sa bouche. Mais voilà
qu'une persécution violente s'élève contre lui et dis-
perse aussitôt le pasteur et le troupeau. 11 dirige ses
pas d'un autre côté; il suit la voie épineuse qu'il a
suivie la première fois. 11 arrive au même résultat, et
voilà qu'une seconde persécution s'élève encore contre
lui. Que dis-je ! elle est plus violente que la première
fois. Tous ceux qu'il a eu le bonheur de convertir sont
dans la nécessité ou d'apostasier ou d'endurer les der-
niers supplices. Il est encore obligé de fwir ; mais au-
jourd'hui il est poursuivi avec acharnement. Long-
18
— 278 —
temps il a erré au milieu des bois et sur les montagnes;
longtemps, il a demandé l'hospitalité aux bètes sauva-
ges ou à des hommes non moins sauvages. Enfin, il est
arrêté. On le charge de chaînes; on le jette en prison ;
et, comme celui qu'il a pris pour modèle, il meurt
après avoir enduré toutes sortes d'opprobres et de
tourments.
Quelquefois il est dévoré par les bètes sauvages ;
quelquefois il meurt de faim ou de fatigue. On en a
trouvé un dont le corps était à demi déchiré par les
oiseaux de proie. Son bréviaire, placé à côté de lui,
était ouvert à l'office des morts. Tl avait vu sans doute
la mort s'approcher, et il avait lu pour lui-même la
recommandation de l'àme ; il avait fait, par avance, sa
sépulture. Quand un autre missionnaire rencontra
ainsi le corps de son compagnon, il lui rendit les hon-
neurs funèbres, et, agenouillé sur sa tombe, il invo-
qua le premier le martjr. Que fit-il ensuite? Il éten-
dit ses bras et il y appela le sauvage. Combien cette
conduite est supérieuie à celle du soldat qui, vovant
périr son compagnon, poursuit l'ennemi, l'atteint et
le livre impitoyablement à la mort. Dans l'un vous
voyez l'homme, dans l'autre vous reconnaissez le
prêtre.
Le missionnaire a-t-il quelque chose à attendre sur
la terre, en échange de tant de sacrifices? Hélas!
— 279 —
rien, moins qne rien. Que voulez-vous qu'il obtienne?
Des richesses? — Tl a embrassé une vie d'abnégation
et de ])auvreté , et souvent il n'a pas même où reposer
la tète. — Des plaisirs? — Son cœur est abreuvé d'a-
mertume , et il ne saurait plus goûter que les jouis-
sances de la croix. — Des honneurs ? — Il ne vit qu'avec
des sauvages, dont il peut, à chaque instant, devenir
la victime. — L'immortalité que donnent les hommes?
— Sa voix s'éteint sur une terre où rien ne la repro-
duit; et, pour trouver de l'écho dans les lieux où les
noms ont quelque valeur , elle a dû avoir une force
surhumaine. Aussi, pour quelques hommes qui se
sont immortalisés par lapostolat, combien ne se sont
fait connaître que de Dieu !
« J'ai rencontré moi-même, dit l'auteur du Génie
du Christianisme, un de ces apôtres au milieu des soli-
tudes américaines. Un matin que je cheminais lente-
ment dans les forêts, j'aperçus venant à moi un grand
vieillard à barbe blanche, vêtu d'une longue robe,
lisant attentivement dans un livre , et marchant ap-
puyé sur un bâton ; il était tout illuminé par un rayon
de l'aurore qui tombait sur lui à travers le feuillage
des arbres : on eût cru voir Thermosiris sortant du
bois sacré des Muscs , dans les déserts de la Haute-
Kgypte. C'était un missionnaire de la Louisiane ; il
revenait de la Nouvelle -Orléans et retournait aux
— 280 —
Illinois , où il dirigeait un petit troupeau de Français
et de sauvages chrétiens. 11 m'accompagna pendant
plusieurs jours : quelque diligent que je fusse au ma-
tin , je trouvais toujours le vieux voyageur levé avant
moi et disant son bréviaire en se promenant dans la
forêt. Ce saint homme avait beaucon|) souffert ; il ra-
contait bien les peines de sa vie ; il en parlait sans
aigreur et surtout sans plaisir, mais avec sérénité.
Je n'ai point vu un sourire plus paisible que le sien.
Il citait agréablement et souvent des vers de Virgile ,
et même d'Homère, qu'il appliquait aux belles scènes
qui se passaient sous nos yeux ou aux pensées qui
nous occupaient. Il me parut avoir des connaissances
en tous genres , qu'il laissait à peine apercevoir sous sa
simplicité évangélique ; comme ses prédécesseurs les
apiHres , sachant tout , il avait lair de tout ignorer.
Nous eûmes un jour une conversation sur la Révolution
française , et nous trouvâmes quelques charmes à
causer des troubles des hommes dans les lieux les plus
tranquilles. Nous étions assis dans une vallée , au bord
d'un fleuve dont nous ne savions pas le nom, et qui,
depuis nombre de siècles, rafraîchissait de ses eaux
cette rive inconnue : j'en fis faire la remarque au vieil-
lard, qui s'attendrit; les larmes lui vinrent aux yeux à
cette image d'une vie ignorée , sacrifiée dans les déserts
à d'obscurs bienfaits. »
— 281 —
Cependant , tel est l'attrait de la grâce , qu'il se
trouve toujours un nombre infini de prêtres pour se
dévouer à ce ministère d'abnégation et de souffrances.
Tl est facile de compter ceux que la gloiie des armes
ou le goût des sciences poussent dans des pays loin-
tains pour y cbercher l'immortalité; mais le nombre
de ceux qui n'ont pas d'autre ambition que de faire
connaître Jésus crucifié et de conquérir des âmes à
Dieu , qui pourra le compter? Lisez l'bistoire de l'É-
glise, où se trouve le récit des missions les plus impor-
tantes; lisez les Lettres édifiantes. Et combien n'ont
rien écrit!
Témoin du courage extraordinaire de ces hommes
apostoliques , Fénelon puise dans son cœur les trésors
de la plus noble éloquence , pour la célébrer. Voici
quelques-unes de ses paroles :
« Mais que vois-je depuis deux siècles? des régions
immenses qui s'ouvrent tout à coup; un nouveau
monde inconnu à l'ancien, et plus grand que lui.
Gardez-vous bien de croire qu'une si prodigieuse dé-
couverte ne s'est due qu'à l'audace des hommes. Dieu
ne donne aux passions humaines, lors même qu'elles
semblent décider de tout , que ce qu'il leur faut pour
être les instruments de ses desseins. Ainsi l'homme
s'agite , mais Dieu le mène. La foi plantée dans l'Ame-
— 282 —
rique , parmi tant d orages , ne cesse pas d'y porter
du fruit
« Que reste-t-il , peuples des extrémités de l'Orient?
votre heure est venue. Alexandre, ce conquérant ra-
pide que Daniel dépeint comme ne touchant pas la
terre de ses pieds, lui qui fut si jaloux de subjuguer
le monde entier, s'arrêta bien loin en deçà de vous :
mais la charité va plus loin que l'orgueil. INi les sables
brillants, ni les déserts, ni les montagnes, ni la dis-
tance des lieux , ni les tempêtes , ni les écueils de tant
de mers , ni l'intempérie de l'air, ni le milieu fatal de la
ligue, où l'on découvre un ciel nouveau , ni les flottes
ennemies , ni les côtes barbares , ne peuvent arrêter
ceux que Dieu envoie. Qui sont ceux-ci qui volent
comme les nuées? vents, portez-les sur vos ailes. Que
le midi, l'orient, que les îles inconnues les attendent
et les regardent eu silence venir de loin. Qu'ils sont
beaux, les pieds de ces hommes qu'on voit venir du haut
des montagnes apporter la paix, annoncer les biens
éternels , prêcher le salut , et dire : ô Sion , ton Dieu
régnera sur toi. Les voici, ces nouveaux conquérants,
qui viennent sans armes , excepté la croix du Sauveur.
Ils viennent non pour enlever les richesses et répandre
le sang des vaincus , mais pour offrir leur propre sang
et communiquer les trésors célestes.
« Peuples qui les vîtes venir , quelle fut d'abord
— 283 —
votre surprise, et qui peut la représenter? Des
hommes qui viennent à vous sans être attirés par aucun
motif ni de commerce , n'i d'ambition , ni de curiosité ;
des hommes qui, sans vous avoir jamais vus, sans
savoir même où vous êtes, vous aiment tendrement,
quittent tout pour vous, et vous cherchent au travers
de toutes les mers avec tant de fatigues et de périls,
pour vous faire part de la vie éternelle qu'ils ont dé-
couverte! Nations ensevelies dans l'ombre de la mort,
quelle lumière sur vos tètes ! ••
CIliPITItE XXII.
Le missionnaire civilisateur.
Vous avez vu ce pauvre missionnaire débarquer
seul sur une côte barbare; d'une main il porte une
croix qu'il appelle le signe de la rédemption des hom-
mes, et de l'autre, un livre qu'il appelle l'Évangile.
Il plante aussitôt sa croix , comme pour prendre pos-
session, au nom du Sauveur des hommes, de cette
terre sur laquelle il vient de déharquer; il se pro-
sterne humblement au pied de cette croix, et, quand
quelques barbares sont venus se ranger autour de lui,
il leur explique les saintes paroles contenues dans son
livre. Savcz-vous ce que vient faire en ces lieux l'en-
— 285 —
voyé céleste? — Gagner des âmes à Jésus-Christ, con-
quérir pour lui-même la couronne du martyre. — Oui,
sans doute , et quelque chose de plus encore. Ces
hommes qu'il évangélise semblent beaucoup plus rap-
prochés de l'état animal que de la condition humaine :
il leur tend la main et les élève à leur dignité natu-
relle. Ils \ivent séparés, ils errent dans les hois à la
manière des bêtes : le missionnaire les réunit en so-
ciété et leur apprend à vivre en frères. Oui, il y a
dans sa doctrine le germe de la civilisation la plus
avancée, la plus pure; il est l'ange que le ciel envoie
annoncer pour la première fois dans ces lieux la nais-
sance du Sauveur , et , après avoir chanté : « Gloire à
Dieu au plus haut des cieux ! » il peut ajouter aussi :
« Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. "
En effet , après avoir gagné la confiance de ces pau-
vres sauvages , il les marque du signe de la croix et il
leur explique les vérités de la religion. 11 leur donne
des idées plus justes sur Dieu , sur la nature humaine,
sur tous les êtres qui les environnent. 11 leur enseigne
que l'homme n'est pas fait pour cette vie d'un jour ,
mais pour l'immortalité. Il leur apprend les grandes
lois de la justice, du support mutuel, de la charité.
« Aimez Dieu plus que toutes choses, leur dit-il, et le
prochain comme vous-même. — Laissez chacun jouir
de ses droits. — Faites aux autres, faites à vos enue-
— 28G —
mis ce que vous voudriez qu'ils vous fissent à vous-
même. — Sacrifiez- vous pour eux, si cela est néces-
saire. — Le corps que vous avez tant aimé, dont vous
vous êtes occupés uniquement, ce corps n'est pas tout
l'honime, il n'en est que la plus petite partie. — Étouf-
fez dans votre âme les vices qui la dégradent , ornez-la
de vertus. — Dans les autres, comme en vous-même,
aimez, recherchez les qualités spirituelles. — Perfec-
tionnez de plus en plus toutes les facultés de votre être ;
vous ne les avez qu'en dépôt, et Dieu doit un jour
vous demander compte de l'usage que vous eu aurez
fait. — Eentrez souvent au dedans de vous-même :
celui qui ne vit que de la vie extérieure n'est point un
homme. — Pensez, méditez : c'est principalement en
cela que consiste notre vie. » Pour qui sait réfléchir,
voilà le résumé des doctrines du missionnaire catho-
lique. Or, je le demande, qu'est-ce donc que cela, si
ce n'est le principe de la plus haute civilisation?
La parole de Dieu chantée fait surtout impression
sur le sauvage. C'est par les chants que nous parlons
d'abord aux enfants ; il importe aussi beaucoup de
parler par les chants aux peuples encore dans l'enfance.
« Quand les Jésuites se furent attaché quelques In-
diens par l'image de la croix , ils eurent recours à un
autre moyen pour gagner les âmes. Ils avaienlfi'emar-
qué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles
— 287 —
à la musique ; on dit même que les eaux du Paraguay
rendent la voix plus belle. Les missionnaires s'embar-
quèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux eaté-
ehuincnes ; ils remontèrent les ilcuves en cbantant des
cantiques ; les néophytes répétaient les airs, comme des
oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de
l'oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne man-
quèrent pas de se venir prendre au doux piège. Ils
descendaient de leurs montagnes et accouraient au
bord des fleuves pour mieux écouter ces accents; plu-
sieurs d'entre eux se jetaient dans les ondes et sui-
vaient à la nage la nacelle enchantée. L'arc et la flèche
échappaient à la main du sauvage; l'avant-goût des
vertus sociales et les premières douceurs de l'humanité
entraient dans son àme confuse ; il voyait sa femme et
son enfant pleurer d'une joie inconnue; bientôt, sub-
jugué par un attrait irrésistible , il tombait au pied
de la croix , et mêlait des torrents de larmes aux eaux
, régénératrices qui coulaient sur sa tète.
« Ainsi la religion chrétienne réalisait dans les fo-
rêts de l'Amérique ce que la fable raconte des Ampbion
et des Orphée ; réflexion si naturelle , qu'elle s'est pré-
sentée même aux missionnaires, tant il est vrai qu on
ne dit ici que la vérité , en ayant l'air de raconter une
fiction (1). »
(1) Génie du Cliristianisme.
— 288 —
Si la parole chantée s'introduit plus facilement dans
l'àme, elle s'y grave aussi plus profondément. ]Xous
en avons tous fait l'expérience ; j'en trouve une preuve
remarquable dans la Vie du cardinal de Cheverus.
II allait évangcliser des sauvages , errant à travers
les bois , sans habitation fixe , et partageant tout leur
temps entre la chasse et la pèche. Instruit de leur lan-
gue et s'étant muni de tout ce qui lui était nécessaire
pour exercer ses fonctions , il partit sous la conduite
d'un guide , à pied , le bâton à la main , comme les
premiers prédicateurs de l'Évangile. Jamais il n'avait
fait encore pareille route , et il lui fallait tout le cou-
rage d'un apôtre pour en supporter les fatigues. Ils
marchaient depuis plusieurs jours, lorsqu'un matin,
c'était le dimanche, grand nombre de voix chantant
avec ensemble , se font entendre dans le lointain. M. de
Cheverus écoute , s'avance , et , à son grand étonne-
ment, il discerne un chant qui lui est connu , la messe
rojale de Dumont , qui fait retentir nos grandes églises
et nos cathédrales de France dans nos plus belles so-
lennités. Quelle aimable surprise et que de douces émo-
tions son cœur éprouva ! 11 trouvait réunis à la fois
dans cette scène l'attendrissant et le sublime ; car quoi
de plus attendrissant que de voir un peuple, et un
peuple sauvage, qui est sans prêtre depuis cinquante
ans , et qui n'en est pas moins fidèle à solenniser le
— 289 —
jour du Seigneur; et quoi de plus sublime que ces
chants sacrés, présidés par la piété seule , retentissant
au loin dans cette immense et majestueuse forêt, redits
par tous les échos en même temps qu'ils étaient portés
au ciel par tous les cœurs?
Mais en vain vous auriez déposé le germe fécond de
la civilisation , il ne produirait aucun fruit remarqua-
ble , si vous n'aviez soin de travailler vous-mêmes à
son développement. Pour cela, l'important n'est pas
de frapper les oreilles du sauvage , il faut aussi parler
à ses yeux , il faut agir avec lui et pour lui. Vous avez
annoncé, je suppose, la helle doctrine dont je viens
de parler ; cela ne suffît pas ; ceux à qui vous vous
adressiez ne vous ont pas compris, ou , s'ils vous ont
compris , ils ne tiendront aucun compte de votre en-
seignement. Le sauvage est un vieil enfant; voulez-
vous le perfectionner, agissez à son égard comme on
agit à l'égard de l'enfant ; prenez-le par la main , sou-
tenez-le , conduisez-le vous-mêmes ; ce que vous vou-
driez qu'il fit, faites-le avant lui ; aidez ensuite ses
propres efforts ; que votre prudence soit sa prudence;
que votre force soit sa force ; que la pensée, cet aliment
spirituel, soit toujours suffisamment développée avant
de s'offrir à son esprit. Une mère prudente donne à son
enfant un berceau, un aliment suffisamment préparé, et
que quelquefois ses dents ont broyé. C'est aussi ce que
— 290 —
fait le missionnaire pour ceux qu'il appelle à la foi ; il
médite avec eux et pour eux , il prie avec eux et pour
eux , il agit avec eux et pour eux. Il n'est venu sur
cette plage lointaine que comme ministre de la reli-
gion , cependant il n'oublie point qu'il est le fils de la
civilisation. Il exposera donc quelquefois aux yeux du
sauvage le tableau frappant de l'homme aux lieux qu'il
vient de quitter. 11 leur parlera du progrès des sciences
et des arts ; il emploiera , autant que possible , les mé-
thodes qui ont été inventées en Europe pour faciliter
l'action de l'esprit et du corps. Que dis-je î le mis-
sionnaire ne veut point se borner à ses propres forces;
il appelle de son pays un grand nombre de personnes
pour l'aider à accomplir ses nobles projets de sanctifi-
cation et d'amélioration sociale. Les sauvages s'effor-
cent de copier les modèles qu'ils ont sous les yeux ;
ils imitent imparfaitement d'abord , mais ensuite un
peu mieux. Quelques-uns de ceux qui montrent le
plus d'aptitude sont envoyés chez des peuples civili-
sés, pour simprégner davantage de leurs croyances et
de leurs coutumes. Heureux , s'ils n'adoptent pas nos
erreurs au lieu de nos croyances salutaires , et nos
vices au heu de nos vertus. Bientôt après, ils revien-
nent apportant ta leur pays natal les lumières qu'ils
sont allés chercher au loin.
Ces missions civihsatrices sont inconnues aux peu-
— 291 —
pies anciens. Il y avait aussi , avant l'établissement du
christianisme , des peuples civilisés ; mais la civilisa-
tion païenne n'est point à comparer avec la civilisation
chrétienne : elle lui est de beaucoup inférieure par sa
nature et surtout par son extension. Je vois en elle
beaucoup moins de lumières sur les choses les plus
essentielles ; j'y vois beaucoup moins de véritable li-
berté , puisque les peuples les plus civilisés étaient ceux
qui avaient le plus d'esclaves. Ce qui lui manque sur-
tout, c'est cette charité universelle que Jésus lit re-
descendre sur la terre , en lui apportant des idées plus
justes sur Dieu et sur l'humanité. Le patriote païen
n'a qu'un amour extrêmement restreint; il n'aime que
la patrie; tout ce qui s'étend au delà n'est plus rien
pour lui ; il regarde les autres peuples comme des trou-
peaux d'esclaves ; il les chargerait tous de chaînes sans
scrupule; ce serait même pour lui le plus haut degré
de gloire. Celui qui scruterait attentivement son cœur
trouverait peut-être encore que , s'il aime passionné-
ment sa patrie , c'est parce qu'il trouve en elle sa
gloire, son bonheur, son existence. Otez le moi du
cœur patriote , et vous éteignez aussitôt le feu qui
l'embrase. Voilà pourquoi il charge encore de chaînes
tous ceux qui foulent aux pieds le sol de la patrie , mais
qui ne sont pas ses concitoyens , c'est-à-dire qui ne
jouissent pas du môme titre , qui ne sont pas un avec
— 292 ~
lui dans le sein de la patrie commune; aussi, aucun
patriote ne fut tenté d'aller communiquer à des étran-
gers le bonheur dont jouissait sa patrie. Je vois bien
le philosophe grec aller en Égjpte étudier les lois qu'il
rapporte ensuite dans sou pays ; mais lui , que porte-
t-il aux autres peuples? rien , si ce n'est le fer et la
flamme. Je vois le Romain aller étudier chez les Grecs
les mœurs et les lois qu'il rapporte ensuite dans sa
patrie; mais lui, que porte-t-il aux autres peuples?
rien , si ce n'est la servitude ou la mort. Allumé au feu
de l'amour divin, le patriotisme chrétien est phis gé-
néral et plus pur ; voilà pourquoi celui qui en est em-
brasé emploie toutes sortes de moyens pour rendre les
autres participants du bonheur dont il jouit lui-même.
Après avoir posé et développé les principes , étu-
dions les faits. Nous avons dit que Jésus fut le pre-
mier missionnaire catholique. ïN'est-ce pas à lui que
nous devons la civilisation moderne? Cet esprit de vie
que Dieu avait donné au monde ancien commençait à
s'éteindre. Rome avait étendu ses vastes bras jusqu'aux
extrémités de la terre, et elle avait recueilli dans son
sein les peuples connus; ils eurent besoin d'être ainsi
soutenus, car, abandonnés à eux-mêmes, ils tom-
baient épuisés. Ils vécurent donc d'une vie étran-
gère ; ils se tenaient debout comme l'enfant resserré
dans ses langes; ils marchaient comme marchent les
— 203 —
esclaves enchaînés , pressés par une main étrangère ,
appuyés les uns sur les autres , aucun d'.eux ne peut
tomber, parce que , s'il vient à chanceler, le maître ou
ses compagnons le soutiennent. Cette vie , que Rome
communiquait aux peuples soumis à son empire, n'était
d'ailleurs , comme on le voit, qu'une vie matérielle.
Dans la ville élerneUe , la vie morale allait s'éteindre ;
est-ce qu'il n'y avait pas la même ignorance, les
mêmes erreurs que chez les autres peuples? Le sage
Romain avait élevé des autels publics à toutes les pas-
sions , et , après avoir eu assez de grandeur pour re-
culer jusqu'aux extrémités du monde les limites de son
empire , il avait la bassesse de se prosterner devant le
dieu Terme qui bornait le champ de son voisin. Dieu
avait donné au peuple Juif une connaissance plus dé-
veloppée des vérités religieuses ; mais ce peuple ou-
bliait son Dieu et avec lui les lois qu'il en avait reçues.
Le Verbe de Dieu s'est incarné ; avec lui a paru sur la
terre l'esprit d'intelligence et d'amour. Les peuples
qui , depuis quelque temps , se tenaient dans un repos
profond , comme à l'approclie d'un grand événement,
se sont aussitôt agités. Les Romains se sont précipités
sur les Juifs, et les barbares sur les Romains. Au
moyen de ce mouvement des peuples , l'esprit de vie,
communiqué de nouveau au monde par le Verbe de
Dieu , s'est étendu de proche en proche et s'est dé-
19
— 294 —
velôppé rapidement comme un feu violemment agité.
La mission de Jésus a été accomplie ; la face du monde
moral était renouvelée.
Nous avons contem[)lé le grand fait de la civilisa-
tion. Considérons quelques faits en particulier; et
nous arriverons à la même conséquence.
Il s'est formé dans le sein de Rome païenne une
société infiniment supérieure à l'ancienne. Cette so-
ciété, faible d'abord, sans cesse persécutée, a pris
cependant de continuels accroissements , et elle ne
cesse encore de s'étendre. Qui l'a formée , cette so-
ciété? qui a présidé à son développement? Quelques
hommes envoyés par Jésus pour continuer sa mis-
sion.
A peu près dans le même temps, il y avait dans
notre belle patrie trois sortes d'habitants : les Gau-
lois , premiers possesseurs du pays ; les Romains ,
qui en avaient fait la conquête ; et les Francs , qui ve-
naient disputer cette belle proie à l'avidité des Ro-
mains. Ces trois peuples, si divisés d'intérêt et de
mœurs , étaient continuellement en guerre : qui a ar-
raché le fer de leurs mains? qui les a éclairés, tou-
chés? qui a su les embrasser dans les étreintes irré-
sistibles de la charité, et de trois peuples d'ennemis
ne faire qu'un peuple de frères? Quelques évêques
missionnaires. Nous connaissons tous la mission des
— 295 —
Irénée à Lyon , des Denis à Paris , des Gatien , des
Martin à Tours.
Patrice fat envoyé, vers le milieu du cinquième
siècle , par le pape Célestin , pour prêcher l'Évangile
en Irlande. Sa vie était austère, son zèle ardent; sa
mission eut de grands succès , et il est regardé comme
l'apôtre du pays. Il introduisit l'usage des lettres chez
les Irlandais, qui n'avaient auparavant, pour monu-
ments puhlics , que des chants rimes , composés par
leurs bardes.
A la fin du sixième siècle , le moine Augustin fut
envoyé de Rome , par le pape Grégoire , pour conver-
tir à la religion chrélicMiic les Anglais encore infidèles
et barbares. Il vint d'ahord en France; quand il fut
sur le point de passer en Angleterre, il s'arrêta effrayé
à la vue des dangers sans nombre qui allaient s'op-
poser à l'exécution de son projet. Il revient donc à
Rome ; mais le pape ranime son zèle et le charge de
nouveau de cette importante mission. Le roi Ethelbert
le reçut avec bouté; il était païen, mais son épouse,
fille d'un roi de France, était chrétienne. Un grand
nombre d'Anglais se convertirent promptemeut à la
voix du saint missionnaire ; le roi lui-même , touché
de la pureté de sa vie et de la beauté de sa doctrine ,
crut et fut baptisé. Augustin passa en France, où il
fut sacré évèqae , et il revint travailler, avec un non-
— 2<)G —
veau zèle , à sa glorieuse et dilBcile mission. Remar-
quons-le en passant : c'est à Rome et à la France que
l'Angleterre doit les prémices de sa foi et le germe de
sa civilisation.
Depuis ce temps, est-ce que l'esprit de prosélytisme
que la religion catholique doit à sa foi brûlante a cessé
un seul instant d'étendre dans toutes les parties de la
terre la civilisation chrétienne?
Comment le Nouveau-Monde fut-il civilisé? Est-ce
par le fer des Espagnols ? Leurs passions désordon-
nées auraient-elles épargné un seul indigène , s'il ne
se fût trouvé des missionnaires catholiques pour arrê-
ter leurs bras toujours disposés cà frapper? Ces pauvres
sauvages auraient-ils consenti eux-mêmes à conserver
la vie , si ces hommes de Dieu ne les eussent recueillis
et ne leur eussent appris qu'ils pouvaient aspirer à une
vie infiniment préférable à celle dont le repos venait
d'être troublé ? Le Nouveau-Monde, d'abord dévasté,
s'est peu cà peu repeuplé , et déjà il commeuce à riva-
liser avec l'ancien.
Qui n'a entendu parler des missions à. jamais célè-
bres du Paraguay? Des Jésuites , sans autre force que
leur foi , ont arraché à la barbarie et à la convoitise
de quelques Européens de pauvres sauvages errants
dans les déserts. Ils les ont réunis , ils les ont éclairés,
ils les ont formés en société , et ils leur ont donné une
— 207 —
constitution supérieure à toutes les constitutions anti-
ques, et même aux constitutions des peuples européens.
« C'est avec la plus grande injustice , a dit Robert-
son, que beaucoup d'écrivains ont attribué à l'esprit
d'intolérance de TÉglise romaine, la destruction des
Américains , et ont accusé les ecclésiastiques espagnols
d'a\oir excité leurs compatriotes à massacrer ces peu-
ples innocents comme des idolâtres et des ennemis de
Dieu. Les premiers missionnaires, quoique simples et
sans lettres , étaient des bommes pieux; ils épousèrent
de bonne lieure la cause des Indiens , et défendirent ce
peuple contre les calomnies dont s'efforcèrent de le
noircir les conquérants , qui le représentaient comme
incapable de se former jamais à la vie sociale et de
comprendre les principes de la religion, et comme une
espèce imparfaite d'hommes que la nature avait mar-
quée du sceau de la servitude. Ce que j'ai dit du zèle
constant des missionnaires espagnols pour la défense
et la protection du troupeau commis à leurs soins les
montre sous un point de vue digne de leurs fonctions;
ils furent des ministres de paix pour les Indiens , et
s'efforcèrent toujours d'arracher la verge de fer des
mains de leurs oppresseurs. C'est à leur puissante
médiation que les Américains durent tous les règle-
ments qui tendaient à adoucir la rigueur de leur sort.
Les Indiens regardent encore les ecclésiastiques , tant
— 298 —
séculiers que réguliers , dans les établissements espa-
gnols, comnie leurs défenseurs naturels, et c'est à
eux qu'ils ont recours pour repousser les exactions et
les violences auxquelles ils sont encore exposés (1). «
Comment sera ramenée, sur les côtes d'Afrique, la
civilisation qui fut autrefois si florissante en ces lieux?
Sera-ce par nos armes victorieuses? Hélas î non. Plus
nous grandissons , plus l'indigène semble s'éloigner
de nous. Ce qui n'est point de la compétence du génie
militaire, le génie chrétien le fera peut-être. Avant
notre établissement à Alger , il y avait des fractions de
différents peuples. Depuis, il en est arrivé de toutes
les contrées de l'Europe. Eh bien ! laissez le prètre-
missionnaire développer dans ces lieux l'esprit chré-
tien , et vous verrez un jour le catholicisme réunir ces
hommes si opposés de crovances , de mœurs , de lan-
gage , et en faire aussi un peuple de frères.
Partout, je vois la civilisation suivre avec la foi
l'humble et zélé missionnaire.
Tout récemment, pendant la dernière expédition de
l'Astrolabe, quelques navigateurs français ont été té-
moins d'un commencement de civilisation opéré par
le catholicisme dans l'Océanie.
« 11 y a cinq ans , les îles Gambier étaient en proie
aux misères et aux dérèglements de l'état sauvage. La
(1) Histoire de l'Amérique.
— 200 —
polygamie, le fétichisme, l'anthropophagie y régnaient
sans partage , et la condition des naturels approchait
beaucoup de celle de la brute. Quelques prêtres des
missions de Paris ont changé tout cela. Déposés sur ces
iles , ils se virent , ])endant six mois , chaque jour à la
veille d'être tués ou dévorés. La foi les soutint; ils
attendirent. Quelques procédés industriels enseignés à
propos , quelques médicaments distribués avec intelli-
gence , leurs soins pour les malades , leur bouté envers
les vieillards , leur tendre affection pour les enfants ,
adoucirent ces cœurs farouches et domptèrent ces na-
tions rebelles. Quelques indigènes se laissèrent d'a-
bord baptiser , puis d'autres suivirent. Enfin les chefs
eux-mêmes abjurèrent leurs croyances, et mirent de
leurs mains le feu aux idoles. Ce fut le signal d'une
conversion générale. Aujourd'hui la population des
îles Gambier est entièrement catholique.
« Depuis ce temps, les iles Gambier ont changé
d'aspect. A la promiscuité, on a vu succéder les unions
régulières ; des mœurs réservées ont remplacé la li-
cenced'autrefois. QuelquesFrançais, fixés sur ces lieux,
se sont empressés de donner l'exemple en choisissant
des femmes parmi les naturels , et en élevant leurs
familles à l'européenne. Une sorte de civilisation ma-
térielle s'est introduite avec le culte nouveau et Ta
rendu cher par des bienfaits aisément appréciables.
— 300 —
Avant l'arrivée des missionnaires, ces peuples se fai-
saient la guerre pour avoir des cadavres et se livrer à
d'horribles festins. Il ne reste plus de traces de cette
dépravation , et la concorde règne entre les chefs des
îles. La mission a ouvert des écoles où les enfants vien-
nent s'instruire. Déjà les cases, plus solidement con-
struites , prennent un air de propreté et d'aisance ; les
cultures sont mieux entendues. La race elle-même
semble s'améliorer. Telle qu'elle est et si près de son
Lerceau , cette civilisation surprend et charme tout à
la fois. Bien n'e?t plus curieux que ces chrétiens qui,
marchant à demi nus , s'embarquent sur des pirogues
à balancier et brandissent leurs lances armées d'os de
poissons. Sous cet aspect en apparence farouche, ils
cachent une docilité parfaite , et jamais on ne les vit
rebelles à la voix de leurs pasteurs (1). >•
Peu de contrées ont résisté à cette action puissante
du catholicisme. La Chine , qui depuis si longtemps
repousse la civilisation chrétieune , s'y soumettra
peut-être à son tour. Ce peuple semble sur le point de
sortir de sa longue immobilité, lue flotte anglaise a
déjà pénétré dans le céleste empire; nous pouvons es-
pérer, si ce peuple entre en contact avec l'Europe. Il
y en a qui disent : jN'est-ce pas une honte que de voir
un peuple en attaquer un autre pour le forcer de se
(1) Revue des Deux Monde?.
— 301 —
laisser empoisonner? Sans doute, les hommes sont
aveugles dans leurs passions ; mais Dieu se sert sou-
vent de l'aveuglement des passions pour arriver à ses
lins. Trouverions-nous étonnant qu'il voulût deman-
der compte à la Chine du sang des siens qu'elle a si
souvent versé? Mais Dieu est toujours père, il ne
frappe ses enfants que pour leur bien.
Il V a deux siècles que Fénelon annonçait la con-
version de la Chine :
« Empire de la Chine, tu ne pourras fermer tes
portes. Déjà un saint pontife, marchant sur les traces
de François Xavier , a béni cette terre par ses derniers
soupirs. Nous l'avons vu , cet homme simple et magna-
nime, qui revenait tranquillement de faire le tour en-
tier du globe terrestre. Nous avons vu cette vieillesse
prématurée et si touchante, ce corps vénérable, courbé,
non sous le poids des années , mais sous celui de ses
pénitences et de ses travaux ; et il semblait nous dire,
à nous tous au milieu desquels il passait sa vie , à nous
tous qui ne pouvions nous rassasier de le voir, de
l'entendre , de le bénir , de goûter l'onction et de sen-
tir la bonne odeur de Jésus-Christ qui était en lui; il
semblait nous dire : IMaintenant me voilà , je sais que
vous ne verrez plus ma face. Nous l'avons vu qui venait
de mesurer la terre entière ; mais son cœur , plus grand
que le monde , était encore dans ces régions si éloi-
— 302 —
gnées. L'esprit l'appelait à la Chine, et l'Évangile
qu'il devait à ce vaste empire était comme un feu dé-
vorant au fond de ses entrailles , qu'il ne pouvait plus
retenir.
« Allez donc, saint vieillard, traversez encore une
fois l'Océan étonné et soumis; allez, au nom de Dieu.
Vous verrez la terre promise , et il vous sera donné d'y
entrer , parce que vous avez espéré contre l'espérance
même. La tempête qui devait causer le naufrage vous
jettera sur le rivage désiré. Pendant huit mois , votre
voix mourante fera retentir les bords de la Chine du
nom de Jésus-Christ. 0 mort précipitée ! ô vie pré-
cieuse , qui devait durer plus longtemps ! ô douces es-
pérances tristement enlevées ! Mais adorons Dieu , tai-
sons-nous (1). »
(1) Sermon pour la fcte de l'Epiphanie.
CHAPITRE XXlll.
Des communautés en général.
Dans toute communauté , je remarque deux choses :
séparation du monde , association de quelques person-
nes pour tendre à un même but , qui est toujours la
gloire de Dieu et la saoclilication des âmes. Là-dessus
sont fondés les deux grands reproches qu'on adresse ,
au nom de la société, à ceux qui entrent dans une
communauté religieuse : « Vous nous êtes suspects,
dit-on, parce que vous vous séparez de nous. Vous
nous êtes suspects , parce qu'en établissant entre vous
des liens particuliers , vous semblez vous liguer contre
— 304 —
le reste des hommes. » A ces deux accusations, la ré-
ponse est facile.
Sans doute ils se séparent du monde, mais s'ils ont
de graves raisons pour le faire, voulez-vous les ar-
rêter? 11 y a des événements extraordinaires qui sont,
pour quelques cœurs sensibles , la cause d'une éter-
nelle douleur. C'est la mort d'une mère, d'un fils,
d'un époux ; c'est une réputation intacte subitement
flétrie ; c'est une fortune colossale totalement renver-
sée.... Que voulez-vous que fasse désormais ce cœur
mortellement blessé? ira-t-il, au milieu du monde,
étaler sa douleur aux yeux de tous? pleurer, tandis
que chacun se livre à la joie? mêler les cris de son dé-
sespoir à des chants d'allégresse? Il serait à charge
aux autres aussi bien qu'à lui-même. Pour une dou-
leur passagère , nous admettons une séparation de
quelques jours ; nous devons admettre une séparation
perpétuelle pour une douleur inconsolable. Il n'y a
point, dites-vous, de pareille douleur en ce monde.
Vous l'assurez , mais l'expérience de tous les jours ne
prouve que trop évidemment le contraire. Oui , il y a
pour l'âme, comme pour le corps, des plaies qui ne
peuvent se guérir. Et alors l'àme est comme irrésisti-
blement entraînée vers le repos de la solitude, sinon
vers le repos de la tombe.
Il y a des âmes qui se sentent appelées à l'accom-
— 305 —
plissement des conseils évangéliqaes , à la perfection.
Pour arriver plus promptement et plus sûrement à leur
but, elles se séparent du monde et se retirent dans la
solitude, où rien ne troublera leur yoI hardi. Vous
dites : « Qu'elles restent dans la société, elles se sanc-
tifieront elles-mêmes , et elles inviteront les autres à
les imiter. » ]\Iais déjà elles en ont fait l'expérience , et
cette expérience ne leur a point été favorable. Le
monde est pour elles plein de dangers; elles aiment
mieux l'abandonner que de s'y perdre , et beaucoup
d'autres avec elles. Au temps de la primitive Eglise,
il n'y avait point de communautés; l'Église elle-même
n'était qu'une vaste communauté séparée d'un monde
aveugle et corrompu. Tous les chrétiens étaient des
frères, vivant en famille sous les douces lois d'une
charité parfaite. Peu à peu l'Église s'est étendue ; elle
a dilaté son sein, et elle a appelé les peuples épuisés
de fatigues à venir s'y reposer. Le monde entier y est
venu, et il y a apporté son aveuglement et sa corrup-
tion . Dès lors il fut nécessaire à quelques âmes, pour s'é-
lever à la perfection des temps anciens, de quitter même
la société chrétienne et de former une autre société.
Vous surtout qui ne considérez que la société pré-
sente, ne reconnaissez-vous pas , dans cet éloignement
du monde, un grand nombre d'autres avantages?
Pour ceux qui vivent en communauté, la nourriture
— 306 —
n'est pas aussi dispendieuse, les causes de dépense
sont moins multipliées et moins pressantes. Ils n'ont
pas autant à demander aux autres hommes, et, par
conséquent , ils sont un fardeau moins pesant pour ce
monde. Supposons que quelques-uns d'entre eux aient
un cœur plus grand que leur naissance ou leur for-
tune , supposons qu'ils soient nés avec une ambition
difficile à contenter et qui bouleverserait toute la terre
plutôt que de ne pas chercher à se satisfaire : éloignés
du monde, où la passion s'irrite, ces hommes vivront
tranquilles; dépourvue d'aliment, leur ambition s'é-
teindra ou se nourrira de peu.
Du reste, en se séparant des autres hommes, ils ne
les oublieront point pour cela; au contraire, ils ne
cesseront de demander à Dieu leur bonheur, et, s'ils
peuvent y contribuer eux-mêmes , ils le feront toujours
avec un courageux empressement.
Quant aux liens qui unissent tous les membres
d'une même communauté, ces liens sont évidemment
nécessaires. Est-ce que des hommes peuvent vivre l'un
à côté de l'autre sans former entre eux une association
quelconque? Tout, dans la nature, nous rappelle la
loi générale de l'union. Chaque être isolé périt infailli-
blement ; soutenu par d'autres êtres de la même na-
ture , il se maintient , il prend les développements que
comporte sa constitution. Plus que tout autre être en-
— 307 —
core , riiomme est soumis à la loi du support mutuel ,
parce qu'il a des besoins plus incessants , plus multi-
pliés, parce qu'il est appelé à une perfection plus
grande. Aussi , regardez attentivement : est-ce que
chacun de nous ne fait pas partie d'un nombre plus ou
moins considérable d'associations? Il est en société
avec Dieu , il est en société avec ses concitoyens , il est
en société avec les principaux membres de sa famille,
il est encore en société sans doute avec quelques hom-
mes qui ont les mêmes pensées , les mêmes goûts , les
mêmes occupations. Eeligion, patrie, famille, amitié,
noms sacrés , toujours vous plaiderez victorieusement
la cause des association:-;. Les lois qui régissent les dif-
férentes associations sont plus ou moins nombreuses,
plus ou moins obligatoires; mais enfin ces lois exis-
tent, et nous ne pouvons les transgresser sans encou-
rir une responsabilité quelconque. L'homme n'est
grand que par la société , il n'est fort que par la so-
ciété, il n'est quelque chose que par la société. L'es-
prit d'association est tellement une condition de sa
force, de son existence, qu'il ne peut s'isoler d'une
société sans se précipiter aussitôt dans une autre. Ja-
mais il n'y eut tant de sociétés en France que quand
on déclara toute société particulière opposée au bon-
heur et à la prospérité de la société générale. 11 fallut
lénergie de ces nouvelles associations fondées par l'es-
— 308 —
prit politique pour renverser ces antiques associations
fondées par l'esprit religieux : associations sanglantes
qui ont porlé rapidement le trouble et la destruction
là où les autres avaient si loiigtem|)s maintenu l'ordre
et la prospérité! Aujourd'hui encore, il y a uu grand
nombre de personnes qui s'armeraient volontiers de la
hache pour renverser toute barrière élevée autour des
communautés religieuses. Interrogez ces hommes, et,
s'ils sont de bonne foi , ils vous avoueront qu'ils tien-
nent , par les serments les plus sacrés , à quelques so-
ciétés secrètes : sociétés redoutables, oii tout est en
communauté , la propriété, la vie , la conscience !
Ainsi , dès que nous voyons quelques hommes se
séparer du monde au nom de la religion et s'abriter
sous le même toit, par cela seul qu'ils se sont rappro-
chés et qu'ils doivent vivre ensemble , ils se soumet-
tront nécessairement à une règle commune. 3Iais , si
nous reconnaissons qu'ils ne se réunissent que pour
atteindre ensemble h un butnob le , élevé, inaccessible
à leurs efffrts individuels , leur association nous pa-
raîtra bien plus légitime, Ijien plus indispensable
encore. Or , nous savons qu'il en est toujours ainsi. Ils
viennent, je suppose , chercher quelque adoucissement
à une immense douleur : ils essuieront donc mutuel-
lement leurs larmes, ils s'adresseront les uns aux
autres des paroles de consolation. Ils vienueut pour
— 309 —
se former ensemble aux pratiques de la perfection
chrétienne : ils s'encourageront donc réciproquement;
ils se soutiendront par leurs exemples, par leurs
prières , par leurs conseils ; ils se prendront par la
main , si je puis m'exprimer ainsi , et ils s'élanceront
ensemble sur le chemin du ciel. Pour se rendre plus
agréables à Dieu , ils sont déterminés à se dévouer en-
tièrement au bien de l'humanité : ils mettront donc en
commun leur intelligence, leur cœur, toutes les fa-
cultés de leur être. Réunissant ainsi leurs eiforts , ils
feront ensemble ce qu'aucun d'eux n'eût fait seul , et
la société recevra de ces hommes , regardés comme
inutiles , d'immenses bienfaits qu'elle ne pouvait
attendre d'aucun homme isolé.
Un protestant judicieux a porté le même jugement
sur les communautés en général : « Les travaux qui
demandent du temps et de la peine sont toujours mieux
exécutés par des hommes qui agissent en commun que
lorsqu'ils travaillent séparément. Il y a plus de des-
sein , plus de constance à suivre un même plan , plus
de force pour vaincre les obstacles et plus d'éco-
nomie. Il est des entreprises qui ne peuvent être
exécutées que par un corps ou par une société vivant
sous la même règle
<> Sans le lien salutaire de la religion , l'on tenterait
vainement de former de pareilles sociétés ; celles qui
20
— 310 —
ne seraient formées que par des conventions ne tien-
draient pas longtemps. L'iiorame est trop inconstant
pour s'asservir à la règle , lorsqu'il peut l'enfreindre
impunément. Or, il faut que, dans l'enceiute où doit
s'observer la règle , tout y soit soumis. La religion
seule, soit par sa force naturelle, soit par le poids
de l'opinion publique, peut produire cet heureux
effet (1). »
(I) De Luc. LeUre sur l'histoire de la terre et de l'homme.
CHAPITRE XXIV.
Association de charité.
De toutes les associations religieuses , celles dont
l'utilité est le plus généralement sentie dans le monde,
ce sont les associations de charité. Le nombre en est
Considérable. 11 y en a plusieurs pour chacune de ces
infirmités auxquelles sont exposés les malheureux en-
fants d'Adam. Or, qui pourrait dire le nombre de ces
infirmités? C'est l'enfance, c'est la vieillesse, ce sont
les maladies , l'indigence , la peste , la famine , la mort.
A ces maux qui nous viennent de la nature, joignez
les maux encore plus déplorables que nous nous fai-
— 312 —
sons à nous-mêmes : l'abandon , les persécutions , la
captivité , l'esclavage. L'Église , comme une bonne
raère , a toujours prêté l'oreille aux cris de ses enfants,
et , comprenant la douleur profonde que quelques-uns
ressentaient , elle a dit, en s'adressant à ceux qui souf-
fraient un peu moins : « Enfants , réunissez-vous pour
aller soulager vos frères, et vous serez bénis de Dieu. »
Voilà l'origine de toutes les associations de charité.
Ce beau nom de charité n'était pas même connu des
païens. Chez eux , la dureté de cœur était une vertu.
Rien ne battait sous la poitrine du Spartiate à la vue
d'un enfant infirme ou débile : il le frappait jusqu'à la
mort. Le Romain n'avait aucun soin de ses pauvres :
il les laissait périr misérablement. Après l'établisse-
ment de l'Église , les païens ne surent pas même imiter
la charité chrétienne : Julien l'apostat avoue que leurs
pauvres n'étaient secourus que par les GaUléens.
Chez tous les peuples idolâtres , l'exposition des en-
fants fut permise. La charité est tellement inséparable
du christianisme, qu'elle s'établit partout où le chris-
tianisme s'établit , qu'elle s'affaiblit et s'éteint partout
où le christianisme s'affaiblit et s'éteint. Voyez les
peuples qui se sont séparés de l'unité catholique î plus
ils s'éloignent du foyer delà religion, plus le feu de la
charité s'affaiblit dans leurs cœurs. Cela doit arriver
nécessairement ; car plus les idées chrétiennes s'affai-
— 313 —
blissent , moins il y a de spiritualité dans les esprits ;
et plus il y a de matérialisme , moins il y a de charité.
Ces propositions s'enchaînent, et l'une appelle l'autre
rigoureusement. Aux yeux du matérialiste, que vou-
lez-vous que fasse sur la terre ce corps qui ne peut ni
se mouvoir, ni se nourrir et qui demande un appui
étranger? Ah ! qu'il rentre au plus tôt dans le sein de
la terre. Mais quand on se dit : « A ce corps infirme
est unie une âme immortelle, créée par Dieu le Père,
rachetée par son Fils Jésus, » chacun s'empresse
autour d'elle, et les soins les plus tendres lui sont
aussitôt prodigués.
Je ne connais personne qui ait osé nier l'immensité
de la charité catholique : c'eût été par trop se refuser
à l'évidence. Au contraire, il y en a eu plusieurs qui
ont blâmé ses excès. Ils ont dit : « Si vous allez ainsi
au-devant des besoins de l'indigent et de l'infirme, si
vous le traitez avec trop de douceur, vous l'accoutu-
merez à s'écouter lui-même , à se plaindre au moindre
mal, vous favoriserez la mollesse, l'oisiveté : fléaux
redoutables dans une société. » Hélas! oui, il en a
toujours été ainsi sur la terre , et cela sera toujours :
l'homme abuse de tout. Pour lui le mal est toujours à
côté du bien. Quand, en Italie, en Espagne, vous
voyez l'habitant cueillir sans peine sur la terre le peu
dont il a besoin , et aller presque nu s'endormir au se-
— 314 —
leil , osez-vous murmurer contre celui qui donne à la
terre sa fécondité et qui entretient la chaleur bienfai-
sante du soleil? Oh ! non. Au contraire, vous bénirez
à haute voix sa libéralité ; et, blâmant uniquement l'in-
dolence de ceux qui en abusent , vous les engagerez à
mieux répondre, pour leur bonheur et pour celui des
autres , aux intentions de la divine Providence. Si donc
vous voyez quelques hommes indolents compter sur la
charité catholique et s'endormir nonchalamment entre
ses bras , vous vous garderez bien aussi de murmurer
contre celle qui nourrit le feu divin de la charité ;
vous aurez toujours , pour sa générosité , des paroles
de bénédiction ; et , blâmant uniquement l'indolence
des malheureux qui en abusent , vous les engagerez à
mieux répondre aux intentions bienveillantes de la re-
ligion à leur égard.
Sans doute, diront d'autres hommes, il est souve-
rainement important de soulager la misère , toutes les
infirmités humaines. La société antique fut coupable
de ne pas le faire; et, sous ce rapport, la nôtre lui
est de beaucoup supérieure ; mais on peut obtenir cet
heureux résultat sans renoncer au monde et sans se
lier par des vœux. Les associations de charité sont donc
inutiles.
Si les associations sont inutiles aux actes sublimes
de la charité , pourquoi ces actes étaient-ils pour ainsi
— 315 —
dire inconnus avant l'établissement des associations
religieuses? Pourquoi les voit-on diminuer et quelque-
fois disparaître entièrement là où ces associations s'af-
faiblissent et disparaissent ?
Vous qui parlez de faire exercer la cbarité par des
personnes du monde, peut-être même par des per-
sonnes salariées , savez-vous bien en quoi consistent
les actes de cette vertu divine? Approchez de ce ma-
lade et voyez ! — Vojez-vous ces joues décharnées et
couvertes de sueur , ce front chauve , ces yeux creux
et inquiets, ces mains convulsivement agitées? Enten-
dez-vous ces dents qui craquent par la souffrance , ces
sourds gémissements qui s'échappent d'une poitrine
brisée? Approchez de cet autre lit , et voyez ! . . . . Voyez-
vous cette figure pâle , ces yeux éteints , ces mains
languissantes ? Entendez-vous ces cris plaintifs , ces
prières déchirantes? Approchez encore et voyez !
ou plutôt baissez les yeu^ , détournez le visage : il y
a sur ce corps des plaies dégoûtantes et capables de
faire rougir l'homme lui-même de l'humanité. Je ne
vous ai parlé que de quelques malades, et je vous les
ai présentés les uns après les autres. Que serait-ce
donc, si je vous les montrais tous réunis , comme ils le
sont dans les hôpitaux? vous reculeriez épouvantés. Eh
bien ! pour exercer la charité , voilà la société au mi-
lieu de laquelle il faut vivre. 11 faut entendre ces cris
— 316 —
déchirants , répondre à cette voix plaintive , panser
cette plaie hideuse , recueillir ce dernier soupir , ense-
velir ce corps mort — Et vous croyez que des hommes
placés au milieu du monde s'arracheront volontiers
aux fêtes et aux plaisirs pour vaquer convenahlement
à ces œuvres pénibles? Je suppose d'ailleurs que vous
en trouviez quelques-uns. 11 vous en faut un grand
nombre : comment vous les procurerez- vous? — Nous
les gagnerons. — Vous les gagnerez, avez-vous ré-
pondu. IMalheur au peuple qui en est réduit à payer
la charité ! Je vous le dis, l'homme à gage est un nou-
veau fléau ajouté dans les hôpitaux à tous ceux qui s'y
trouvent déjà. Celui qui jouit de la santé et qui, par
conséquent , peut à la rigueur se suffire à lui-même,
celui-là encore ne se fait que difficilement servir par
des hommes gagés. Et vous n'auriez pas d'autres gardes
à donner à vos pauvres malades?
Vous dites encore : « On se fait à tout par l'habi-
tude. Le cœur devient insensible , il s'endurcit au
milieu des souffrances. » Mais ce n'est point un
cœur insensible , un cœur endurci qu'il faut pour
soigner convenablement les malades. 11 faut au con-
traire un cœur sensible et compatissant. Ce n'est
point une pierre ayant la forme humaine que nous
devons placer auprès de l'homme souffrant, c'est un
ange qu'il nous faut appeler à ses côtés. Vous qui
— 317 —
avez un malade à soif^ncr , voulez- vous lui faire tout le
bien possible? prenez part à ses souffrances , répondez
avec douceur à ses emportements , aimez ses plaies....
Or, je le demande, comment peut s'obtenir cet heu-
reux résultat , bien au-dessus des forces humaines , si
ce n'est par des grâces spéciales que Dieu accorde or-
dinairement à ceux de ses enfants qui se consacrent en-
tièrement à ces pénibles fonctions. L'homme, a-t-on
dit quelquefois, n'est bien soigné que dans sa famille.
J'admets le principe, et j'en tire, en ma faveur, une
conséquence décisive : il y a un grand nombre de mal-
heureux qui n'ont aucune famille. D'autres vivent
comme siis n'en avaient pas. De qui donc ces hommes,
isolés sur la terre, recevront-ils les soins dont ils ont
besoin? Uniquement de ceux qui se sont séparés de
leurs parents , et qui n'ont de famille que l'huma-
nité.
Pour soigner le malade, il ne suffit pas toujours de
faire le sacrifice de ses goûts et de ses affections , il
faut encore être disposé à faire le sacrifice de sa vie.
Dans un hôpital surtout, combien de maladies conta-
gieuses , combien de fléaux qui frappent de mort
Ihomme robuste , encore plus ])romptement quelque-
fois que celui qui , depuis longtemps , languit et sou-
pire après sa dernière heure! Or, je vous le demande,
en connaissez-vous beaucoup qui veuillent ainsi faire
— 318 —
de gaieté de cœur le sacrifice de leurs vies? Tel ira bra-
vement s'ensevelir dans la gloire, sur un champ de ba-
taille, qui n'aura pas le même courage pour aller mourir
inconnu dans un hôpital. Le médecin sera soutenu par
le désir de faire des expériences, d'acquérir de nou-
velles connaissances ; car , s'il est glorieux de s'illustrer
par les armes, il ne lest pas moins de le faire par la
science. Ce qui le soutiendra encore , c'est le désir de
sauver le malade; car, s'il est glorieux d'ôter la vie à
l'ennemi robuste et courageux , il ne l'est pas moins de
la rendre à l'infirme languissant et sans courage. Mais
l'humble infirmier , qui le soutiendra , qui lui donnera
le courage d'affronter la mort? Ses soins ne sont pas
moins importants que ceux du médecin , et ils sont de
toutes les heures, de tous les instants. L'homme tient
essentiellement à la vie , et il faut de puissants motifs
pour l'eu détacher. Je suppose, si vous le voulez , que
vous n'y teniez pas pour vous-même ; vous y tiendrez
du moins pour vos parents , pour vos amis , pour l'ac-
quit de tous vos engagements. Cette vie que vous seriez
disposé à sacrifier , elle n'est pas uniquement à vous ;
elle est à votre femme , à vos enfants , à tous ceux à qui
vous l'avez engagée vous-même , ou à qui elle fut enga-
gée pour vous. Le prêtre lui-même ne fera pas toujours
dans ces circonstances ce que peut faire le religieux. Il
vit dans le monde 5 et , malgré tous ses efforts pour
— 310 —
s'en détacher, il y tiendra nécessairement par quel-
ques liens. Il y tiendra par ses parents , par ses amis,
par ses paroissiens. Quand quelqu'un des siens se pré-
sentera subitement pour l'arrêter sur le chemin de la
mort , il n'aura pas toujours le courage de détourner
les yeux et de lui dire : « Je ne vous connais pas. » Qui
donc aura ce courage nécessaire? le véritable reli-
gieux. En entrant dans une communauté, il s'est dit:
« Désormais , ma vie n'appartient à personne. Elle est
à moi uniquement ; ou , plutôt , elle est à Dieu , et je
suis prêt cà la sacrifier au moindre signe de sa volonté. »
Pourquoi ne le ferait-il pas? 3Iieux que tout autre, il
s'est pénétré de cette importante vérité si généralement
admise en théorie et si communément oubliée en pra-
tique : L'homme ne périt point à la mort; en échange
de cette vie misérable , Dieu donne au martyr une vie
incorruptible.
CilAPITliE XXV.
Religieuses hospitalières.
Il est impossible de parler des associations de cha-
rité sans dire quelques mots de ces saintes fdles qui
consacrent au soulagement des malheureux leurs plai-
sirs, leur santé, leur vie, tout leur être. Elles ont diffé-
rentes dénominations. On les appelle: Religieuses hos-
pilaUères^ Filles de la charité , Filles de Saint-Vincent
(car saint Vincent est devenu synonimc de charité ,
Sœurs de la croix , etc. Comme on le voit , il y a dans
tous ces noms une idée de piété et de dévouement ;
c'est que , sous ces dénominations différentes , elles se
— 321 —
proposent toutes le même but , qui est de plaire à Dieu
en se sacrifiant pour les hommes.
Voltaire, qui a essayé de tout flétrir eu religion, a
cependant parlé comme les autres des religieuses hos-
pitalières : « Peut-être n'y a-t-il rien de plus grand
« sur la terre que le sacrifice que fait un sexe déli-
« cat de la beauté , de la jeunesse , souvent de la
« haute naissance et de la fortune, pour soulager,
« dans les hôpitaux , ce ramas de toutes les misères
<> humaines , dont la vue est si humiliante pour l'or-
« gueil humain , et si révoltante pour notre délica-
«' tesse. Les peuples séparés de la communion ro-
« maine n'ont imité qu'imparfaitement une charité si
« généreuse (1). » Je ne vois pas même qu'ils l'aient
imitée en aucune manière. Quelques-uns donneront
volontiers leur argent pour soulager les malheureux ;
mais se donneront-ils eux-mêmes , comme le demande
souvent la charité , et comme la religieuse hospitahère
le fait tous les jours parmi nous? Un membre de l'A-
cadémie des sciences, envoyé par le gouvernement
pour examiner les hôpitaux d'Angleterre , a dit à son
retour : « Il règne une police très-exacte dans ces éta-
« blissements ; mais il y manque deux choses : nos
« curés et nos hospitalières. « Il aurait pu ajouter :
« Ces deux choses manquant, tout y manque. »
(1) Essai sur l'histoire générale.
— 322 —
En effet , pour ne parler que du sujet qui nous oc-
cupe eu ce momeut, qui peut remplacer, dans un hô-
pital, la fille de charité? Elle entretient dans la maison
l'ordre, l'économie, la propreté. Elle écoule attenti-
vement les rapports du médecin , et elle prépare avec
intelligence les traitements qu'il a prescrits. La voyez-
vous accourir partout où l'appelle le besoin le plus
pressant ; ici , elle soigne une maladie honteuse ; là ,
elle panse une plaie dégoûtante ; plus loin , elle va
recueillir le dernier soupir d'un mourant ; à côté , est
un cadavre sur le point d'entrer eu dissolution , elle
s'empresse de l'ensevelir. Mais le corps n'est pas tou-
jours ce qu'il y a de plus à plaindre dans un malade ;
son àme, ensevelie dans un corps qui n'est que souf-
france , à combien de dangers n'est-elle pas exposée?
L'hospitalière répond à ses emportements par des pa-
roles de douceur ; elle lui donne l'exemple de toutes
les vertus chrétiennes ; elle l'environne des secours de
la religion , et , quand les liens qui la retiennent à la
terre sont brisés par la mort , elle facilite , par ses
prières, son élévation au ciel et sa réunion avec
Dieu.
Nous avons reconnu que , pour soigner les malades,
il fallait avoir renoncé à ses goûts , à ses affections. La
sœur de charité n'y a-t-elle pas renoncé? Elle s'est re-
tirée des siens , si je puis m'exprimer ainsi , pour ne
— 323 —
plus vivre désormais que de la vie spirituelle. Pour
elle , le monde avec ses plaisirs n'est plus rien ; elle
n'a d'amour que pour Jésus , et surtout pour Jésus
souffrant; elle l'aime encore jusque dans ces pauvres
infirmes avec lesquels elle vit tous les jours, et qu'elle
s'est fait un devoir de soigner.
Nous avons reconnu encore que , dans un hôpital ,
il fallait un courage à toute épreuve , qu'il fallait être
dans la disposition de faire , à chaque instant , le sa-
crifice de sa vie. La sœur de charité n'a-t-elle pas ce
courage héroïque? Jamais vous ne la verrez manquer
à son devoir, et elle ne reculera , pour l'accomplir,
devant aucun danger. Plus elle est faible extérieure-
ment , et plus elle a de force intérieure. Son corps
s'affaisse et semble l'abandonner ; mais toute sa force
s'est réfugiée dans son àme : et qu'est-ce donc que le
courage, si ce n'est la force de l'àme? Quant au sacri-
fice de la vie , pourquoi ne le ferait-elle pas? A quoi
tient-elle en ce monde? Plaisirs , honneurs , richesses,
elle a tout foulé aux pieds ; les liens les plus légitimes,
les liens de l'amitié et de la famille , elle les a brisés
pour ne plus appartenir qu'à Dieu. La mort ne fera
que consommer le sacrifice qu elle a si généreusement
commencé : elle ne peut donc la craindre ; au con-
traire , elle l'appellera souvent de tous ses vœux.
Enfin, nous avons reconnu que le soin bien eu-
— 324 —
tendu des malades exigeait beaucoup de douceur et
de patience , qu'il demandait presque toujours ces ten-
dres soins qui ne se rencontrent ordinairement que
dans la famille. N'est-ce pas encore chez la sœur de
charité que vous trouverez cette patience sans bor-
nes , cette douceur inaltérable , ces soins affectueux ?
Son air, son regard , le son de sa voix , les pieux sym-
boles dont elle est environnée , tout en elle est pour
le malade l'expression de la douceur et de la patience.
Dans cette religieuse assise jour et nuit auprès de son
malade , ce n'est point une étrangère que vous voyez,
c'est une mère, une sœur. Ces doux noms lui ont été
donnés par lu religion , quand elle a pris l'habit de
son Ordre , et , par sa conduite de tous les jours ,
elle se rend de plus en plus digne de le porter. Un
jeune homme a été appelé au loin par ses affaires , et
il tombe sans connaissance dans une ville où il est
inconnu. Comme il a peu de ressources , on le trans-
porte dans une de ces maisons où la rehgion offre gé-
néreusement l'hospitalité aux étrangers, aux indi-
gents , à tous ceux que son divin fondateur a le plus
recommandés à sa charité. Plusieurs fois déjà, ce
jeune homme a éprouvé la même attaque qui le fait
horriblement souffrir en ce moment; mais, dans la
maison paternelle , il recevait toujours d'une tendre
mère et d'une sœur attentive les soins les plus em-
— 325 —
pressés ; cette mère et cette sœur sont actuellement
bien loin de lui. Dès que le premier accès du mal est
passé et que la connaissance commence à lui revenir,
il élève un peu la tète , il tourne ses regards de tous
côtés , et les reportant sur lui-même : « Ma mère ! ma
sœur! où èles-vous? » s'est-il écrié. Des larmes cou-
lent aussitôt de ses yeux , et il retombe épuisé. En ce
moment , il y avait dans la même salle , à peu de dis-
tance de son lit , deux religieuses , dont l'une à la
fleur de l'âge venait de panser une plaie incurable ,
l'autre , déjà avancée en âge, venait de réciter les der-
nières prières au lit d'un agonisant. Elles se rendent
avec empressement au lit d'où est parti cet appel , et ,
se présentant presque au même moment : « Nous
voici , disent-elles au jeune malade , nous voici , car
vous nous avez appelées! » Le jeune homme élève de
nouveau la tète ; il regarde attentivement. Hélas ! ce
n'est ni la figure de sa mère, ni la ligure de sa sœur.
Il cherche dans ses souvenirs. Après avoir réiléchi un
instant , il comprend le mystère , et de douces larmes
coulent aussitôt de ses yeux. Sainte religion , que tu es
pour nous abondante en consolations ! ce n'est pas
sans raison que nous t'appelons la consolatrice, la
mère des affligés. Quand l'homme est abattu, tu le
relèves , lu le presses contre ton sein , et , appuyant
ta main sur sjn cœur, tu fais goûter encore à ce cœur
21
— 326 —
affaissé sous le poids des souffrances quelques-unes de
ces vives et douces jouissances qui sont tout le bon-
heur de la vie.
Sous une administration où tout se fait par des
chiffres, il ne faut point trouver étonnant que quel-
ques hommes aient eu la tête et le cœur assez froids
pour calculer que peut-être des infirmières laïques ne
leur coûteraient pas aussi cher que des religieuses
hospitalières. Mais, je l'ai déjà dit, ce ne sont point
seulement des soins physiques quMl faut dans un hô-
pital. Il faut la bienfaisance dans ce qu'elle a de plus
élevé , de plus divin ; il faut la charité chrétienne.
Cette vertu ne s'achète pour aucun prix ; Dieu seul
la donne ; et il l'a mise surtout au cœur de l'hospita-
lière. Quand un homme est abattu , épuisé, quand il
sent tout son être défaillir, demandez-lui si une infir-
mière lui suffit. Il vous répondra qu'il n'a ja;nais eu
plus grand besoin d'une mère , d'une sœur, de ce que
nous pouvons imaginer de plus tendre et de plus fort
parmi les hommes. Eh bien ! une mère , une sœur ne
s'acquièrent point avec de l'argent : la nature seule et
la rehgion nous les donnent.
Que s'il faut absolument employer le raisonnement
des ciiiffres , je dirai : est-ce que les soins de la reli-
gieuse hospitalière vous coûtent quelque chose? Ils
sont d'un prix trop élevé pour qu'elle songe à vous
— 327 —
les veiidrc : tout l'or de la terre ne les acquitterait
pas, parce que lor ne peut récompenser la vertu.
C'est Dieu lui-même qui les acquittera un jour; et le
ciel doit en être le prix. — Nous les payons , cepen-
dant. — Vous payez la nourriture de l'hospitalière,
et en cela vous écoutez la vue de vos intérêts propres,
puisque c'est le moyen de la conserver sur cette terre
où sa présence est si utile. — Nous lui donnons la
nourriture et quelque chose de plus encore. — Mais,
évidemment, cet excédant n'est pas pour elle. N'a-
t-elle pas renoncé à tout ici-bas? Elle n'a rien, elle ne
demande rien. Le ciel pour elle et pour les autres ,
voilà ce qu'elle cherche à gagner. Si donc il lui reste
quelque chose après la nourriture et le vêtement, cet
excédant revient à la -maison-mère pour la soigner,
dans ses dernières années, quand elle ne peut plus
soigner les autres , ou bien pour élever d'autres reli-
gieuses qui viennent après elle éclairer et soulager cette
pauvre humanité qui n'est qu'ignorance et douleur.
Heureuse la société , si elle pouvait toujours placer ses
fonds aussi avantageusement !
Nous avons considéré la sœur de charité dans
un hôpital ; mais elle n'y est pas toujours , cai il lui
faut nécessairement un peu de délassement dans un
exercice si laborieux. Eh bien ! savez-vous où elle
trouve le délassement dont elle a si grand besoin?
— 328 —
Encore dans l'exercice de la charité. Elle vient de sortir:
suivons-la d'un œil attentif et respectueux. Vous la
vojez traverser nos rues et nos places publiques au
milieu des bénédictions du peuple: elle est à la re-
cherche de quelques malheureux. Il y a, dans les villes
surtout , bien des misères secrètes et bien des souf-
frances inconnues. Il faut donc les rechercher avec
soin , soulever le voile sous lequel elles se cachent , et
les soulager. S'il n'en était pas ainsi, je ne sais com-
bien de personnes succomberaient chaque jour ; je ne
sais combien de crimes épouvantables désoleraient la
société. Voilà ce qui occupe actuellement notre hospi-
talière. Sous son extérieur calme et recueilli, il y a
plus d'une pensée d'amour et de dévouement. Elle
vient d'entendre dire : « Dans tel quartier de la ville ,
dans telle rue , il y a plusieurs familles réduites à la
plus profonde misère. •• Ces paroles ont suffi pour en-
llammer son zèle. Ange de charité, elle vole où la
charité l'appelle. A l'indigent affamé, elle a porté un
peu de pain ; aux vieillards , à l'enfant nu et glacé , des
vêtements et du bois; au malade alité, les secours
dont il a besoin et quelques paroles de consolation.
« Dieu vous le rende , ma sœur, lui dit chacun de ceux
envers qui elle exerce sa charité. — Mais ces dons ne
sont pas de moi. Priez pour ceux qui vous les envoient,
et , avant tout , remerciez le bon Dieu qui leur inspira
— 329 —
la volonté de venir ;i votre secours. » Après avoir dit
ces mots , elle se dérobe avec empressement au\ nou-
velles bénédictions qui accueillent sa modestie, et elle
continue ses visites.
Ce n'est pas seulement dans le réduit du pauvre que
je la vois pénétrer. Elle entre aussi dans les maisons
opulentes; mais c'est toujours la cbarilé qui la conduit.
Elle vient verser les larmes et les gémissements du
malbeureux dans le cœur de l'homme riche. Celui-ci ,
profondément ému , lui donne avec joie ce qu'il eût
donné pour aller au spectacle verser des larmes stériles.
La religieuse triomphante s'empresse de porter ces
nouveaux secours à ses pauvres souffrants, et elle
revient déposer aux pieds du riche leur reconnaissance
et leurs bénédictions. Oh ! que de cette manière les
rangs les plus opposés de la société se trouvent utile-
ment et saintement rapprochés !
Ce fut sans doute pour que la fille de charité pût
aller en pleine liberté partout où l'appellent les besoins
des malades et des pauvres que l'immortel Yincent de
Paul établit , pour ses filles , cette belle règle, qui est
aussi la règle de toutes les religieuses dévouées aux
œuvres de charité : « Vous n'aurez point d'autres mo-
nastères que les maisons des pauvres , point d'autres
cloîtres que les rues des villes et les salles des hôpi-
taux , point d'autres clôtures que l'obéissance , point
d'autre voile qu'une sainte modestie. »
CHAPITRE XXVI.
Le Père de la Merci.
En tout temps le rachat des captifs fut regardé
dans l'Église catholique comme une œuvre de misé-
ricorde.
Au troisième siècle , il y eut dans quelques villes de
la JNumidie une incursion de barbares qui emmenèrent
en captivité des chrétiens de l'un et de l'autre sexe. Les
évèques de ces villes affligées sollicitèrent aussitôt de
l'évèque de Carthage des secours pour les aider à ra-
cheter leurs captifs. Cyprien ne put lire ces lettres
sans répandre des larmes. Il en fit part aux fidèles.
— 331 —
qui , ressentant la même douleur , contribuèrent génd-
reusemeut à cette bonne œuvre. Les dons du clergé et
des fidèles de Cartbage furent considérables. Dans sa
lettre d'envoi, Cyprieu disait : « Notre Église de-
mande, par ses prières , que rien de semblable ne vous
arrive jamais. Cependant si de ces malbeurs se renou-
velaient, écrivez- nous, et vous nous trouverez toujours
disposés à vous secourir. »
Un siècle plus tard, les Gotbs, après avoir ravagé la
Thrace et l'Illyrie , s'étaient avancés jusqu'aux Alpes.
Ils avaient cbargé de chaînes et entraîné captifs des
jeunes gens , des enfants, des femmes faibles et timides.
Effrayé du danger qu'ils allaient courir , Ambroise
entreprit de les racheter. Après avoir épuisé toutes ses
ressources , il vendit une partie des vases de son église.
Les Ariens lui en faisaient un reproche; voici sa ré-
ponse : « Il vaut mieux conserver à Dieu des âmes que
de l'or. » Aux yeux de ce saint évèque, c'était entrer
parfaitement dans l'esprit de Jésus que d'employer au
rachat de pauvres captifs des vases destinés à recevoir
le sang qui a coulé pour le rachat du genre humain.
« Ce sang, disait-il, leur a imprimé la vertu de la
rédemption. »
Au milieu du cinquième siècle, Rome avait été
pillée , et un grand nombre de ses habitants , devenus
esclaves, avaient été traînés à Cartbage. L cvèque de
— 332 —
cette ville voulut les racheter. Pour cela , il vendit tous
les vases d'or et d'argent qui servaient aux églises ; et
parce qu'il n'avait point de lieux assez spacieux pour
contenir cette multitude, il y destina deux grandes
églises qu'il fit garnir de lits et de paille. Il y avait
beaucoup de malades parmi ces pauvres prisonniers.
L'évêque libérateur les visitait à tout moment. La nuit
même, il se rendait au lit des malades, malgré son
grand âge et sa vieillesse décrépite. 11 mourut peu
après. On l'cnteri'a secrètement , de peur que le peu-
ple, qui l'adorait, n'enlevât son corps. Les Komains
qu'il avait rachetés croyaient, à sa mort, èti'e de
nouveau retombés en servitude.
Je fatiguerais le lecteur, si je voulais dire comliien
de fois la charité des fidèles a brisé les chaînes des
captifs. D'ailleurs, mon intention ici est de fixer plus
particulièrement les yeux sur les associations qui se
sont formées pour atteindre plus sûrement ce but.
Aux vœux ordinaires de religion, le Père de la Merci
joignait celui de consacrer ses biens , sa liberté , sa vie
même au rachat des cai)tifs. Yœu sublime que nous
ne saurions trop nous rappeler pour effacer à nos yeux
la honte dont tant d hommes se sont couverts en
assujettissant leurs frères à tous les maux de la ser-
vitude.
L Ordre des Pères de la Merci n'était d'abord qu'une
— 333 —
association libre de quelques hommes riches qui con-
sacraient une partie de leurs revenus à la rédemption
des chrétiens réduits à l'esclavage. Plus tard, ils se
lièrent par des vœux , et ils consacrèrent à l'accomplis-
sement des mêmes desseins leur fortune entière , tout
ce dont ils pouvaient disposer. Je me représente le
brave Espagnol luttant jusqu'à la fin contre le Maure
qui dominait dans son pajs. Il avait passé tout le
temps de la jeunesse et de l'âge mùr à repousser de sa
patrie le barbare qui y était venu pour s'abreuver plus
à l'aise du sang chrétien . Quand toute sa force s'était
minée dans cette lutte sans lin , quand son épée s'était
brisée, et que sa main épuisée en pouvait à peine sou-
tenir le tronçon , il échangeait l'habit militaire pour
l'habit monastique , et , se mettant sous la sauvegarde
de la religion , il employait tout ce qu'il avait de foi
dans l'àmc et d'énergie dans le cœur à délivrer ses
frères. Oh î combien il était heureux quand, traversant
les mers et pénétrant jusqu'à ces plages barbares où
les chrétiens enchaînés ont tant versé de larmes, il
avait le bonheur de rendre à la liberté des malheureux
qui autrefois peut-être avaient combattu à ses côtés,
et dont les cheveux blanchissaient dans la servitude.
Cet Ordre était le complément des Ordres militaires.
Quand l'inlidèle était maître de sa proie, quand la
bravoure du chevalier n'avait pu ni le défendre ni
— 334 —
l'enlever, quel moyen restait-il pour le délivrer, si
ce n'est d'avoir recours à la loute-puissauce de la
charité !
Le P ère de la Merci s'appelait encore le Père de la
P\édeniption. Touchante dénomination, qui nous rap-
pelle que, pour délivrer l'humanité ensevelie dans les
ténèbres et haletante sous le joug d'une dure servitude,
le Fils de Dieu a quitté le séjour du bonheur et de la
gloire , qu'il s'est revêtu , sur cette terre indigente, de
la forme de l'esclave , qu'il s'est chargé de nos dou-
leurs, et qu'il est mort sur une croix. Tous les sacri-
fices qu'ont pu faire les hommes pour la délivrance de
leurs frères ne sont rien auprès d'un tel sacrifice ; mais
aussi qui de nous pourrait faire ce qu'a fait l'Homrae-
Dieu? Il se donne comme notre modèle à tous; nous
pouvons donc marcher sur ses traces ; mais l'égaler ,
jamais.
Presque toute pensée généreuse est d'origine fran-
çaise : notre pays peut revendiquer encore , comme lui
appartenant , la pensée mère de cette belle institution.
C'est eu France qu'ont paru les premiers religieux
dont la fin dernière était le rachat des captifs. On les
appelait Trinitaircs , parce qu'ils étaient sous l'invo-
cation de la Trinité : c'est donc toujours au nom de
Dieu que l'homme peut exécuter ses généreux desseins.
Dieu seul est grand, Dieu seul est puissant par sa na-
— 335 —
turc , et quand lliomme le panùt un instant, c'est que
Dieu lui a communiqué quelque chose de sa grandeur
et de sa puissance.
Quoique peu favorable à tout ce qui tient à la reli-
gion , Voltaire n'a pu s'empêcher de donner des éloges
à cette institution. Après avoir parlé de plusieurs con-
grégations dévouées au service du prochain , il traça ,
comme à regret , les lignes suivantes : « Il en est une
« plus héroïque ; ce nom convient aux Trinitaires de la
« rédemption des captifs. Ces religieux se consacrent ,
" depuis cinq siècles , à briser les chaînes des chrétiens
« chez les Maures. Ils emploient à pajer les rançons
« des esclaves leurs revenus et les aumônes qu'ils re-
« cueillent, et qu'ils portent eux-mêmes en Afrique ( 1). »
Tous les philosophes incrédules ont tenu le même
langage. C'est que celui qui se fût refusé à cet éloge
aurait abjuré, non-seulement la religion, mais encore
l'bumanité. Cependant plusieurs ont dit : « Pourquoi
donc n'avoir pas laissé cette association ce qu'elle était
d'abord , c'est-à-dire une association libre de quelques
généreux laïques? » Pourquoi? mais parce qu'elle eût
manqué de stabilité. Toute association libre ne peut
durer longtemps; il suiïit de la mort ou du refroidis-
sement de quelques membres pour la dissoudre. Dès
qu'elle est adoptée par l'I-iglise , elle participe en quel-
(0 Essai sur l'histoire cénérale.
— 336 —
que sorte à la perpétuelle existence de celle dans le sein
de qui elle a été recueillie ; elle devient une famille
nombreuse qui brave toute cause de destruction , et
qui se perpétue de génération en génération jusqu'à ce
que sa mission divine ait été accomplie. Pourquoi?
dites-vous. Eh ! ne voyez-vous pas que ce fut pour lui
donner cette force infinie dont elle eût manqué s'il n'y
avait eu en elle rien de divin. Qu'auraient fait, pour
le rachat de tant de captifs , quelques hommes libre-
ment réunis? Ils auraient disposé d'une partie de leurs
revenus et peut-être encore d'une partie des revenus
de leurs amis. Mais qu'est-ce que cette petite quantité
d'or dans un des bassins de la balance du barbare ,
qui fait peser tout le poids de ses chaînes dans l'autre
bassin , en demandant toujours que la rançon soit plus
forte? Auraient-ils osé aller, de côté et d'autre, solli-
citer la coopération de tous ceux qui savent compatir?
en eussent-ils été écoutés? Eussent-ils été toujours dis-
posés à quitter leur patrie , à s'arracher aux embrasse-
ments de leurs parents et de leurs amis pour aller
braver la fureur des flots et la fureur plus redoutable
encore des barbares? C'est ce que faisait le Père de
la Rédemption. Quel que fût son âge, quelle que fût
sa constitution , il partait seul , quand le devoir l'ap-
pelait. Tenant d'une main son bréviaire, et de l'autre
les dons de la charité , il s'embarquait avec joie , après
— 337 —
avoir prié devant l'autel de celui qui commande aux
flots et à la tempête. Il adressait aussi quelques prières
à celle qui a donné son Fils pour la rédemption du
genre humain. Quand il était agenouillé devant l'autel
de la Mère de Dieu , souvent sans doute cette pensée
consolante se présentait à son esprit : « Je vais briser
les chaînes de plus d'un fils longtemps pleuré par sa
mère. » Sans souci pour la vie présente et sans crainte
de la vie future , il abordait résolument les côtes de
la Barbarie , et après avoir racheté autant de captifs
qu'il pouvait, il revenait triomphant avec eux. Noble
triomphe! ce fut celui de l'Homme-Dieu. Combien il
diffère de ces sortes de triomphe dont le bruit des
chaînes et les pleurs des malheureux prisonniers fai-
saient le plus bel ornement. Quelquefois , quand sa
bourse s'était épuisée trop promptement à son gré , il
remarquait encore dans les chaînes un homme à la
fleur de l'âge et d'un extérieur intéressant; alors le re-
ligieux vieillard se disait : « Celui-ci peut rendre plus
de services que moi à la religion , à la patrie. » Et ,
plein d'un généreux dévouement , il se chargeait vo-
lontairement de ses chaînes pour le rendre à la liberté.
La religion compte dans ses annales plusieurs exemples
d'un pareil dévouement : c'est l'héroïsme porté au plus
haut degré. Quand l'auguste victime expirait chargée
de ces chaînes glorieuses , elle pouvait s'écrier aussi , à
— ;^38 —
l'exemple de celui qui s'iminolait pour un autre rachat :
« Tout est consoramé î »-
C'est à Alger surtout que le fidèle gémissait dans les
chaînes, et c'est là que le Père de la Merci s'empressait
de veuir le racheter, il u'y a plus aujourd'hui sur celle
côte de chrétiens captifs , car partout où le hras du
Français a élé vainqueur , là doit aussi cesser la servi-
tude. Cependant combien de malheureux Barbares lan-
guissent dans ces lieux sous un joug plus redoutable ;
ce sont eux qui doivent enilammer aujourd'hui le zèle
des âmes généreuses. Ministres de la religion, pères de
la rédemption véritable , empressez-vous d'aller briser
leurs chaînes. Qui a pu lire sans attendrissement le
premier mandement de l'évéque d'Alger et le compte
rendu de ses travaux apostoliques? Certes , il y a long-
temps que de pareils accents avaient retenti sur cette
côte barbare. Qui n'a admiré sa puissante et ingé-
nieuse charité dans l'échange des prisonniers? Par ses
soins , les Français et les Arabes ont été rendus à la li-
ber lé. A l'exemple du Dieu dont il est le digne minis-
tre , il fut le bienfaiteur de tous , et son nom vénéré est
prononcé avec amour dans les deux camps ennemis.
Il y en a qui parlent aujourd hui de la conquête
d'Alger comme d'une eulamilé. Quand de semblables
paroles sont tombées du haut de la tribune , une voix
plus généreuse s'est empressée de protester : « La pi-
— 339 —
ratciic au voisinage de l' Europe était une honte pour
les peuples chrétiens. Elle devait donc être détruite , et
je m'estimerai toujours heureux que la destruction ea
soit due à la valeur de notre armée. » On pouvait dire
encore à ceux qui se plaignent de cette conquête : « Sa-
vez-vous si quelques-uns des vôtres n'ont pas langui
autrefois dans les chaînes sur ces plages barbares? Sa-
vez-vous si vous n'y languiriez pas vous-mêmes en ce
moment, sans la destruction de cette piraterie? Le
Français , depuis longtemps , redoutait peu la servi-
tude , mais il l'avait redoutée autrefois , et ce qui
s'était vu déjà pouvait se renouveler. » Que disent donc
en faveur de leur opinion ceux qui froissent aussi for-
tement l'instinct généreux de toute la France : « Pour-
quoi enfouir nos trésors sur ces plages lointaines? —
Je n'examinerai point si plus tard nous ne recueillerons
pas avec usure l'or que nous semons aujourd'hui ; je
me contenterai de faire remarquer ici que longtemps
nos trésors y ont été enfouis moins glorieusement par
la piraterie et pour la délivrance de nos frères captifs.
— Le sang de nos braves n'y coule-t-il pas continuel-
lement? — Les Français y mouraient aussi dans les
fers du Barbare; et qui ne voit que, pour un enfant
de la France , il est mille fois plus doux de mourir l'épée
à la main que de succomber sous le joug honteux de la
servitude. »
— 340 —
Ce que nous avons dit sur le Père de la Merci peut
se résumer dans ces beaux vers d'un jeune poëte (I)
que l'Acadéniie a récemment couronné :
Frères de la Merci ! — Jamais nom respecté
Ne s'inscrira plus près de la Divinité
Relevant par un mot le courage qui ploie ,
Des ongles du lion ils arrachaient la proie
Et ramenaient ensuite, heureux et triomphants,
Aux femmes leurs époux , aux mères leurs enfants.
Jamais la charité n'eut un plus doux symbole :
Car ils touchaient les rois par des récits plaintifs,
Et du pauvre lui-même acceptant une obole.
Quêtaient par l'univers la rançon des captifs!
Leur immense tendresse étonnait rinfulèle:
Ni les lointaines mers , ni la dure saison ,
Ne suspendaient leurs pas ou n'émoussaient leur zèle ;
Et souvent on les vit réclamer la prison
D'un esclave ignoré que la longue souffrance
Avait dépossédé des biens de l'espérance ,
Et qui se demandait, en entendant leurvoiv,
Si Dieu s'était fait homme une seconde fois.
(l'\ Alfred des Essards.
CHAPITRE XXVll.
Religieux lUi mont Saiiit-Beniarfl.
Il y a près de trois mille ans , un prophète s'écriait :
« Si je monte au ciel , vous y êtes ; si je descends dans
les entrailles de la terre, je vous y trouve ; si je prends
mes ailes dès le malin , si je m'envole aux extrémités
de la mer, c'est votre main qui m'y a conduit, c'est
elle qui m'y soutiendra. Et j'ai dit : Peut-être que les
ténèbres me couvriront; mais voilà qu'au milieu de la
nuit il sort de votre sein un rayon qui illumine mon
cœur. » Que nous représentent ces paroles? est-ce l'im-
mensité de Dieu ou l'immensité de la charité chré-
22
— 342 —
tienne? Mère pleine de tendresse et de prévoyance , la
religion |)rend à sa naissance l'enfant que Dieu lui
coiiiie, elle le conduit jusqu'au tombeau, et, en quel-
que endroit qu'il dirige ses pas , elle se tient à ses côtés,
éclairant son ignorance , fortifiant sa faiblesse , re-
dressant ses moindres écarts. Allez jusqu'aux extré-
mités de la terre , où se trouve relégué le pauvre sau-
vage ; pénétrez dans le sein de la terre, où le mineur
languit, privé de la lumière du jour; élevez-vous dans
les airs, sur ces hautes montagnes que le savant ex-
plore et que franchit le voyageur pour abréger sa
route , partout vous trouverez la charité, fille de la re-
ligion, qui se tient là toujours prête à répondre au
premier cri de détresse sorti du cœur de l'homme.
Avez- vous visité quelquefois le mont Saint-Bernard?
L'air vif y use promptement les ressorts de la respi-
ration ; la neige y couvre souvent la terre; les vents
violents , les avalanches, l'intempérie des saisons, tout
contribue à en faire un séjour inhabitable. Aussi
l'homme se garde bien d'y établir sa demeure; il y
parait en passant, et encore, pendant ce court pas-
sage , sa vie se trouve souvent en danger. Eh bien ! ce
que l'homme ne veut pas faire, le chrétien le fait avec
empressement. Sur cette montagne, la religion a bâti
un hospice , et elle y entretient continuellement quel-
ques-uns de ses enfants. Que font-ils dans ces lieux
— 843 —
inhabités? Ce qu'ils font, vous le comprenez facile-
ment : élevés sur un autre Calvaire, ils prient Dieu en
se sacrifiant pour le salut de leurs frères. Pauvres
voyageurs que la curiosité ou le besoin a conduits sur
cette montagne, si vous vous êtes égarés , si l'ouragan
TOUS a surpris et menace de vous jeter dans quelque
précipice , approchez-vous de cette maison , entrez
avec confiance; le religieux, riionime de Dieu, votre
frère , est là prêt à vous accueillir et à vous prodiguer
tous les soins qui vous sont nécessaires. En entrant,
vous avez vu la croix s'offrir à vos regards. Or ,
vous ne l'ignorez pas , la croix , c'est l'espérance de
l'homme.
Le voyageur ne peut pas toujours se rendre à l'hos-
pice , où il serait assuré de trouver un lieu de refuge.
Il s'est égaré loin de la maison , ou bien encore l'air est
tellement obscurci , la terre est tellement couverte de
neige, qu'il n'aperçoit plus aucune trace, qu'il ne sait
plus de quel côté se diriger. Peut-être encore l'ava-
lanche fut-elle si considérable qu'elle Ta renversé , jeté
dans un précipice, enveloppé de neige comme d'un
suaire. C'est alors surtout que le voyageur se trouve
dans une position critique ; si la connaissance lui reste
encore , il tourne ses regards vers Dieu , et il appelle
la mort pour terminer ses souffrances. Cependant, au
milieu du bruit sourd causé par l'universel boulever-
— 344 —
sèment de la nature, un bruit perçant s'est fait enten-
dre : c'est le son d'une cloche. Le voyageur désespéré a
relevé la tête, il écoute attentivement : « Qu'est-ce
donc? » se dit-il. Sil n'a point l'Iiahitude de ces lieux ,
il se perd en mille conjectures, et des pensées de mort
s'offrent le plus souvent à son esprit : « Est-ce le glas
de ma mort qu'un ange sonne en ces lieux parce que
la religion ne peut le faire? » Il ne tarde point à sortir
d'incertitude : ce qu'il a entendu , c'est le son d'une
cloche suspendue au cou d'un chien intelligent et cou-
rageux. En ce moment, le religieux du Saint-Bernard
se dévoue, il vient au voyageur égaré , qui ne pourrait
venir à lui, et parce que, seul, il ne saurait ni le dé-
couvrir ni lui porter des secours efficaces, il s'est fait
accompagner de cet animal , qu'il a formé avec soin à
cet exercice. Le sou de la cloche, c'est la voix que
lui a donnée l'industrieuse charité pour appeler et gui-
der l'homme qui s'est perdu. Que si l'homme ne peut
plus répondre à cet appel, le chien va au-devant de
lui. 11 a l'instinct de la charité, il le découvre, il le
flaire , il le réchauffe de son haleine; il réveille l'espé-
rance dans son cœur, et, avec l'espérance, le courage.
L'homme se relève , il aperçoit le religieux , et , suivant
l'ange libérateur, il se rend à l'hospice, où il échappe
à une mort certaine.
Mais comment le religieux peut-il subsister daus ces
— 3 'm —
lieux inli[U)ital)Ios pour le reste des liommcs? — C'est
là le triomphe des eonuuunautcs. Voyez-vous, le reli-
gieux est Tenfaut de l'Église, et il ne s'est rendu à ce
poste dangereux que sur son invitation. Aussi elle ne
le laissera jamais manquer des choses qui lui sont né-
cessaires pour lui-même et pour ceux qu'il est appelé à
secourir. — 3Iais l'air trop vif, l'intempérie des sai-
sons, doivent user rapidement sa vie? — Sans doute,
et voici ce qui arrive : quand il succombe en quelques
jours, il entre au ciel , dont il s'est si courageusement
rapproché, et un autre religieux le remplace; quand
sa vie s'use plus lentement, avant qu'elle s'éteigne en-
tièrement , un autre religieux est envoyé à sa place , et
il descend lui-même dans une maison établie au bas de
la montagne ; là , il prend de nouvelles forces pour re-
commencer son sacriflce jusqu'à ce qu'il l'ait entière-
ment consommé.
En passant auprès du couvent établi au pied de la
montagne , plus d'un philosophe incrédule a pu se de-
mander : « A quoi servent de pareilles maisons ? » Le
frondeur aura ensuite gravi la montagne , attiré par
la curiosité ou l'amour de la science. l'igaré peut-être
à travers ces sentiers peu fréquentés , ou tombé dans
quelque précipice, il n'aura dû son salut qu'à la cou-
rageuse charité des religieux du mont Saint-Bernard.
Quelle réponse victorieuse à cette imprudente accu-
sation !
CllAPirilE XXVIIl.
Communaiitcs enseignantes.
Tue des plaies les plus géuérales et les plus funestes
qui affligent riiumanité, c'est assurément l'ignorance.
Ecntrez au dedans de vous-même : est-ce que vous ne
sentez pas les ténèbres qui vous pressent de toutes
parts? ce n'est que par des efforts constants que vous
parvenez à les dissiper un peu ; et, dès que vos efforts
ont cessé, vous les voyez s'accumuler de nouveau au-
tour de vous. Votre berceau et votre tombe sont éga-
lement couverts d'un épais nuage. Ce nuage vous
accompagne dans tout le cours de votre vie ; et quand,
— 3V7 —
du haut (lu cii'l , une lueur passagère vieut à frapper
vos veux , vous vous sente/ transportés d'une joie in-
dicible. Voilà riiomnie d'intelligence et d'étude. Que
sont donc les autres hommes? Qu'est-ce, surtout, que
cette masse immense, continuelleuient occupée des tra-
vaiLx corporels, et qui sait à peine ce que c'est que
réfléchir? 11 est donc digne de toute notre reconnais-
sance l'homme de hien qui travaille avec zèle à dé-
chirer l'épais bandeau abaissé sur nos yeux. C'est une
noble et difficile mission. Tous sont appelés à travailler
à son accomplissement, chacun à proportion de ses
forces , parce que tous sont appelés à travailler au
bonheur du genre liumain. Cependant , je le dis après
y avoir mûrement réfléchi, et tout homme de bonne
foi sera forcé d'en convenir , ce sont les communautés
religieuses qui peuvent travailler le [)lus efficacement à
l'accomplissement de cette grande tâche. L'enseigne-
ment en lui-même pourrait être à la portée de tous;
mais le moral de l'enseignement, si je puis m'exprimer
ainsi , ne l'est pas également.
Pour^que renseignement porte tous ses fruits, il
doit être désintéressé. Quel cas feront de la science
ceux qui vous écoutent, s'ils s'aperçoivent que vous
la vendez au poids de l'or? D'ailleurs, le peuple n'est
pas riche , et c'est lui qui a le plus grand besoin d in-
struction. Or, nous voyons tous avec quel désintéres-
— 348 —
sèment peuvent enseigner les communautés, l'n reli-
gieux n'a ni famille à nourrir et à établir, ni condition
à soutenir, ni passions dévorantes à satisfaire. 11 est
sans inquiétude de l'avenir; il ne s'occupe pas même
du présent. Un seul dans la communauté est chargé
de pourvoir aux besoins de tous ; et ces besoins sont
faciles à satisfaire.
Quand vous avez appris à vos élèves à lire, à écrire,
à parler correctement diverses langues, quand vous
avez dévoilé à leurs yeux quelques-uns de ces mille
secrets dont se composent les sciences , tout n'est pas
fini pour vous. Et la science de Dieu et des hommes,
et la connaissance des devoirs , n'est-ce pas là surtout
ce que vous devez enseigner à vos disciples?
Il faut donc que celui qui enseigne ait les principes
les plus purs de morale et de religion. Eh bien! où
seront gravés ces principes salutaires , si ce n'est dans
le cœur du religieux ?
Les bons principes ne suffisent pas , il faut aussi de
bonnes actions. Celui qui \eut enseigner sera donc le
modèle de ses élèves. Quel malheur, s'il en était au-
trement ! En vain vous leur parleriez de la nécessité de
l'étude et du recueillement; ils ne pourraient vous
écouter, s'ils vous voyaient abandonnés à la dissipa-
tion et aux plaisirs. En vain vous leur feriez l'éloge de
l'instruction, en vain vous leur diriez qu'elle élève
— 3V,) —
riiommc aii-dossns de ses semblables, qu'elle le dégage
des sens, qu'elle le perfeelionue; ils ne pourraient vous
croire, s'ils voyaient en vous nue brute adonnée à la co-
lère, à la dél)auclie, à toutes les passions mauvaises. Et,
sous ce rapport encore, je le demande , quel enseigne-
ment est comparable à celui du religieux obligé par état
de tendre continuellement à la perfection chrétienne?
11 est un autre enseignement, c'est celui qui se fait
par écrit , c'est l'enseignement des livres. Cet enseigne-
ment est plus impoi'tant que l'autre , il est plus géné-
ral , plus durable : la parole \ole, l'écrit demeure, et
quelquefois pour toujours. Les communautés reli-
gieuses ont, dans ce second enseiguement, des avan-
tages non moins incontestables que dans le premier.
L'enseignement par écrit s'adresse ordinairement h
des personnes déjà éclairées ; il est soigneusement
examiné et sévèrement jugé ; il n'a point à compter ,
pour voiler sa faiblesse et ses défauts , sur le prestige
de la parole et du geste. Il sera donc le fruit d'une in-
telligence supérieure qui le travaillera avec le plus
grand soin. L'homme veut-il donner à ses facultés
intellectuelles le développement le plus complet,
veut-il consacrer tout son temps au travail? qu'il sorte
du monde, qu'il entre dans une eonnnunauté. Là , nul
souci terrestre; là, nul bruit du dehors ni des pas-
sions intérieures ; là , notre àme recueillie en elle-
— 350 —
même possède toute sa force et peut en disposer à son
gré.
Il est d'ailleurs des entreprises intellectuelles à
raccomplissement desquelles une vie d'homme ne
suffirait pas. Le travail spirituel est plus ditiicile et
plus délicat que le travail matériel. Un homme ne
pourrait élever seul un monument colossal formé avec
des pierres artistement travaillées et habilement rap-
prochées. A plus forte raison , ne pourrait-il élever
seul un monument colossal formé avec des pensées
délicatement et savamment combinées. 11 faut pour
cela une vaste association d'intelligences capables, il
faut entre elles un accord parlait , il faut que chacune
se livre au travail qui lui a été assigné. Mais cette
vaste association, cet accord parfait , cette subordina-
tion réciproque, où les trouvercz-voiis , si ce n'est
dans une communauté? Là, en effet, ceux qui se sont
réunis sous la même règle n'ont tous qu'un cœur et
qu'une âme.
11 serait difficile de rappeler ici tous les religieux
qui ont travaillé avec succès à la propagation des
lumières.
Alcuiu, abbé de Saint-Martin , est regardé, sinon
comme le restaurateur des lettres en France , du moins
comme le principal instrument dont se servit Charle-
magne dans sa noble entreprise. Il voulut fonder une
— 351 —
Athènes chrétienne; et l'on voit par ses écrits qu'il
travailla à renouveler toutes les études. Le roi tint à
honneur d'être son disciple: en lui écrivant, il lui
donnait le titre de maître et de précepteur. Alcuin en-
seigna d'ahord dans le palais. C'est de ce palais, vrai-
ment royal, que partit la première étincelle qui illu-
mina bientôt la France. L'école de Tours, dirigée aussi
par Alcuin , ne fut pas moins célèbre. Il y forma plu-
sieurs disciples distingués qui allèrent dans diffé-
rentes parties de la France, propager le goût des
sciences.
En Angleterre , Alfred voulut relever les études
tellement tombées, dit la chronique, qu'à peine y
trouvait-on quelqu'un qui entendît le latin. 11 fit
venir de France deux religieux également célèbres par
leur savoir et par leurs vertus.
Quel mouvement dans les idées, au douzième siè-
cle î — C'est toujours des monastères que part l'im-
pulsion. — Que d'activité , que de feu dans saint Ber-
nard ! que de science pour le temps ! Lisez ses traités
théologiques , et vous serez étonnés de le voir pénétrer
si profondément dans le cœur humain. Lisez ses let-
tres , et vous serez encore plus étonnés de voir que
les affaires les plus importantes de la France, de
l'Europe, du monde entier, sont l'objet de ses sollici-
tudes : tout est en Dieu ; c'est là qu'il voit tout , qu'il
s'occupe de tout.
— . 352 —
Albert le Grand , montre au treizième siècle une
pénétration si remarquable, que son intelligence semble
s élever au-dessus de l'intelligence humaine.
Thomas d'Aquin a su , pendant la courte durée de
sa vie, mettre à exécution d'immenses travaux, — Ils
sont beaucoup plus longs que d'autres, les jours qui
s'écoulent dans la retraite. — Le religieux dont je parle
savait abstraire son esprit de tout ce qui l'environ-
nait , et le tenir en solitude , même au milieu du monde.
Vn jour qu'il dînait avec le roi , il frappa sur la table,
en s'écriant : « Yoilà qui est concluant contre l'erreur
de Masses ! » 11 était dans un palais , devant une table
somptueusement servie, et son esprit n'avait point
ncore quitté l'étude.
CHAPITRE XXIX.
Le Béiu'dicliii.
Le religieux de Saiut-Benoit partage son temps entre
la prière, l'étude, réducation et le travail des mains.
Établi presque toujours au milieu des déserts qu'il
défriche et féconde , le Bénédictin quitte de temps en
temps sa cellule pour demander à la terre le peu dont
a besoin son corps dompté par la continence et le
jeûne ; puis il revient avec empressement se livrer, au
milieu de ses livres , à un travail plus difficile et non
moins nécessaire.
La religion et la science sont redevables aux Béné-
— 354 —
dictins de Saint- Maur d'une entreprise véritablement
colossale. C'est l'édition complète des Pères de l'Église,
renfermant plus de cent cinquante volumes in-folio.
Que de peines pour ramasser dans la poussière des
Lii)liothèques tant de matériaux épars ! quel travail ,
quelle érudition, pour expliquer les manuscrits lacérés
et noircis , pour les comparer , les épurer , les annoter
et pour en soigner l'impression !
Par ces immenses travaux , et par d'autres sem-
blables, les Bénédictins ont encore rendu à l'Iiistoire
les services les plus signalés. Au commencement de
ses Études Historiques , l'auteur du Génie du Cliristia-
nisme parle avec beaucoup de bienveillance de tous
ceux que nous devons consulter pour avoir sur l'his-
toire des notions justes et profondes; mais, quand il
en vient aux Bénédictins, il semble ne pouvoir trou-
ver dans son imagination féconde d'expressions assez
honorables.
« Rendons d'abord, dit-il, un éclatant hommage
à cette école des Bénédictins que rien ne remplacera
jamais. Si je n'étais maintenant un étranger sur le sol
qui m'a vu naître , si j'avais le droit de proposer quel-
que chose , j'oserais solliciter le rétablissement d'un
Ordre qui a si bien mérité des lettres. Je voudrais voir
revivre la congrégation de Saiut-Maur et de Saint- Van-
nes dans l'abbatiale de Saint-Denis , à l'ombre de l'église
— 355 —
de Dagobort , auprès de ces tombeaux dont les cendres
ont été jetées au vent au moment où l'on dispersait la
poussière du trésor des cbartes : il ne fallait aux en-
fants d'une liberté sans loi , et conséqueniment sans
mère, que des bibliotlièques et des sépulcres vides.
« Des entreprises littéraires qui devaient durer des
siècles demandaient une société d'bommes consacrés à
la solitude, dégagés des embarras matériels de l'exis-
tence, nourrissant au milieu d'eux les jeunes élèves
héritiers de leur robe et de leur savoir. Ces doctes
générations enchaînées au pied des autels , abdi-
quaient à ces autels les passions du monde, renfer-
maient avec candeur toute leur vie dans leurs études ,
semblables à ces ouvriers ensevehs au fond des mines
d'or , qui envoient à la terre des richesses dont ils ne
jouiront pas. Gloire à ces Mabillon , à ces Montfaucon,
à ces Martène, à ces Ruinart, à ces Bouquet, à ces
d'Achery , à ces Vaissette , à ces Lobineau , à ces Cal-
met , à ces Ceillier , à ces Lacbat , à ces Clément , et à
leurs révérends confrères , dont les œuvres sont encore
l'intarissable fontaine où nous puisons tous tant que
nous sommes , nous qui affectons de les dédaigner ! Il
n'y a pas de frère lai , déterrant dans un obituaire le
diplôme poudreux que lui indiquait dom Bouquet ou
dom Mabillon , qui ne fût mille fois plus instruit que
la plupart de ceux qui s'avisent aujourd'hui , comme
— 35G —
moi , d'écrire sur l'histoire , de mesurer du haut de
leur ignorance ces larges cervelles qui embrassaient
tout, ces espèces de contemporains des Pères de l'É-
glise, ces hommes du passé gothique et des vieilles
abbayes, qui semblaient avoir écrit eux-mêmes les
chartes qu'ils déchiffraient. Où en est la collection
des historiens de France ? Que sont devenus tant
d'autres travaux gigantesques? Qui achèvera ces mo-
numents autour desquels on n'aperçoit plus que les
restes vermoulus deséchat'auds où les ouvriers ont dis-
paru (1)? »
Les vœux de l'écrivain que nous venons de citer
semblent sur le point de se réaliser. L'Ordre savant
dont il déplore la chute s'efforce de sortir de ses ruines
et de reconquérir son ancienne gloire. Réussira-t-il?
l'avenir seul peut nous l'apprendre. Quoi qu'il en soit,
bonneur à celui qui en a eu la première pensée î hon-
neur aux hommes généreux qui ont le courage de se
dérober aux troubles et aux préoccupations de notre
société ambitieuse et bruyante , pour travailler plus à
loisir dans la solitude du cloître ! 11 est à craindre
cependant que leurs efforts ne soient pas de sitôt cou-
ronnés de succès. Uien ne remplacera jamais cette école
célèbre, disions-nous tout à l'heure ; et je crains beau-
coup qu'elle ne puisse se remplacer elle-même. 11 est
(1) Études Historiques.
— 357 —
plus facile de donner la vie à ce qui n'existe pas que
de ranimer la poussière des tombeaux. Et puis, que
d'obstacles au dehors ! combien d'hommes hésiteront'
à franchir le seuil, parce qu'ils verront le glaive de la
persécution prêt à s'élever déjà au-dessus de leurs
tètes : la persécution fait infailliblement des martyrs ;
mais elle ne fait pas toujours des savants. L'ange des
ténèbres est entré naguère dans ce paradis terrestre
où croissait l'arbre de la science ; il en a chassé les
heureux habitants; et, dans la crainte que quelqu'un
fût tenté d'y revenir , il en garde lui-même l'entrée ,
ayant à la main une épée redoutable. Espérons cepen-
dant, car là est l'esprit de Dieu ; et que peut le génie
du mal, quand le génie du bien combat contre lui.
23
CHAPITRE XXX.
Le Frère des Écoles Chrétiennes.
Nommer l'humble Frère des Kcoles Ghrélienues
après avoir parlé du savant Béuédictin, c'est mettre
en regard les deux religieux qui semblent s'être placés
aux deux extrémités de la hiérarchie scientilique. Quel
contraste en effet ! Retiré dans la solitude , le Béné-
dictin se livre à tout ce que l'étude nous offre de plus
difficile et de plus rebutant : entouré de nombreux
enfants , le Frère des Écoles Chrétiennes leur enseigne
avec une patience invincible les premiers éléments de
la science. L'un compulse les chartes, l'autre a près-
— 359 —
que toujours en main l'alphabet et le catéchisme. L'un
remet au jour des écrits savants , péniblement arrachés
aux ténèbres de l'antiquité, et ces ouvrages auxquels
il donne comme une nouvelle vie passent à la posté-
rité ; l'autre fait entendre à des enfants en bas âge des
paroles qui sortent de l'abondance de son cœur et qui
sont presque aussitôt oubliées. Enfin , l'un vit inconnu,
mais il grave, au bas de ses œuvres, un nom qui ne
s'efface jamais ; l'autre vit aussi inconnu et il meurt
plus inconnu encore, et si son nom se grave quelque
part, ce n'est que dans le cœur de ses jeunes élèves,
qui ne tardent pas à l'oublier comme les autres
hommes.
Quel est le plus honorable de ces deux états? quel
est le plus avantageux à la société? II serait, je crois,
assez difficile de prononcer. Déjà nous avons jeté les
}eux sur le Bénédictin et sur ses travaux savants ; re-
portons-les actuellement sur le modeste Frère et sur
son école.
Il est huit heures du matin. L'homme du peuple
est depuis quelque temps à son travail, et la com-
pagne de ses peines , retenue un peu plus tard à la
maison par les soins du ménage, vient de donner à
ses enfants la frugale nourriture de la journée. Ces
enfants ont quitté la maison paternelle et ils se ren-
dent avec empressement à une autre maison qui a pour
— 360 —
eux les mêmes attraits. Des enfants du même âge et
de la même condition se réunissent à eux , à leur pas-
sage, et marchant tous en bon ordre , ils arrivent
bientôt au lieu où la modeste croix de bois leur rap-
pelle la demeure des Frères chargés de leur instruc-
tion. Entrons avec eux : quelle réunion d'enfants î ils
sont trois cents , quatre cents peut-être , et quelques
Frères suffisent pour maintenir le bon ordre et pour
les instruire. La prière s'est faite avec recueillement.
La classe commence, écoutons : ici, les plus jeunes de
tous s'exercent à composer et à décomposer tous les
mots du langage : mécanisme ingénieux qu'ils répéte-
ront toute leur vie sans qu'aucun d'eux eu comprenne
jamaisle mystère. Là, quelques-uns, plus avancés en
âge, commencent à donner eux-mêmes un corps à
cette insaisissable pensée qui est dans notre âme.
D'autres apprennent la description des parties les plus
connues de cette terre qu'ils doivent arroser de leur
sueur et peut-être aussi de leur sang. D'autres se
livrent à l'étude encore plus importante de leurs de-
voirs.... Quel ordre de tous côtés ! quel silence ! quelle
attention ! et de la part du Frère , quelle douceur !
quelle patience ! ni l'odeur infecte de ces enfants mal
entretenus, ni l'insupportable monotonie de ces exer-
cices toujours les mêmes n'ont pu lasser son courage.
Il est là , depuis le malin jusqu'au soir , sans s'éloi-
— 3GI —
guer un instant. Savez-vous ce qui le retient ainsi
comme cloué à ce poste honorable mais difficile ? —
L'or? — Mais il ne possède rien. — L'honneur? — Mais
il vit inconnu, — La satisfaction intérieure? — Mais
tout est dégoût pour lui dans ce pénible état. —
Qu'est-ce donc? — Il est facile de le voir , c'est la
conscience. Aussi , quel maître que la conscience !
c'est toujours celui à qui l'homme obéit le plus iidè-
lement.
Je reconnais, direz-vous, le zèle du Frère dans l'ac-
complissement de ses devoirs ; mais son enseignement
n'est pas assez avancé : il manque de science.
Il manque de science ! Prenez le livre qu'il tient eu
ce moment et qu'il explique avec tant d'intelligence :
c'est le livre des prières. Lisez : « Notre Père qui êtes
aux cieux , que votre nom soit sanctifié !....« Et un
peu plus bas : ■< Je crois en Dieu , le Père tout-puis-
sant , l(î créateur du ciel et de la terre ! . . . » Montrez-
moi autant de science véritable dans tous les livres de
la philosophie ancienne , et même dans tous les livres
de la philosophie nouvelle. Je vous entends vous
écrier : « Ce sont des prières que tous connaissent. »
Dites plutôt que personne ne les connaît; car, si on
les connaissait , on prierait comme il est ordonné de le
faire, et les prières seraient exaucées. Lisez encore un
peu plus bas : » Tes père et mère honoreras, afin que
— 362 —
tu vives longuement.... Le bien d'autrui tu ne pren-
dras ni retiendras à ton escient.... » Voilà actuellement
la science de leurs devoirs. Quelle espèce de science
voulez-vous donc pour l'enfant , et surtout pour l'en-
fant du peuple , si ce n'est la science de ses devoirs ?
Les exercices sont terminés ; le Frère est sur le point
de renvoyer ses enfants ; mais, avant de s'en séparer,
il leur adresse aujourd'hui , comme chaque jour, de
sages conseils : <> ^les enfants , servez toujours le bon
Dieu; aimez vos parents; respectez ceux que la Pro-
vidence a placés au-dessus de vous ; supportez avec
courage le travail , les afflictions de cette vie ; tendez
la main à celui qui marcbe pénibleraeut à vos côtés.
Chac.un de nous a son fardeau à porter, et celui-là est
le plus heureux qui le porte avec le plus de rési-
gnation. >'
Je vous le demande actuellement : concevez-vous un
enseignement plus avantageux pour la société, et eu
particulier pour celui qui le reçoit?
^'sm'^
CllAl'lTRE X\XI.
La Sœur des Écoles Chrétiennes.
Nous avons admiré déjà la Sœur de Charité auprès
du lit des malades ; considérons-la actuellement en-
tourée des nombreux enfants qu'elle instruit; comme
elle les accueille avec bonté ! comme elle sourit à leurs
jeux ! comme elle les accoutume à la propreté , au bon
ordre, à l'amour du travail, à l'exercice de toutes les
vertus chrétiennes ! Il y a bien des défauts dans le
caractère et dans le cœur de ces enfants : elle les étu-
die, elle les corrige peu à peu, et elle parvient sou-
vent à les remplacer par autant de qualités opposées.
— 364 —
Connaître ses devoirs et les remplir avec exactitude ,
n'est-ce pas pour toute personne, et principalement
pour la fille du peuple le résultat de la meilleure édu-
cation? Et voilà précisément ce que se proposent avant
tout les Sœurs des Écoles Chrétiennes.
Nous entendons dire quelquefois : Quelle perte pour
la société que ces excellentes filles se soient retirées
du monde ; elles seraient de bonnes mères de famille ;
elles feraient le bonheur de leurs maris , de leurs
enfants; elles seraient le modèle des autres femmes.
Quoi donc! ne rendent-elles pas, dans la position où
elles se trouvent , d'immenses services à la société?
D'autres peuvent facilement les remplacer dans le
inonde; mais personne n'aurait pu les remplacer si
elles avaient refusé de suivre l'attrait divin de leur
vocation. Rien , dites-vous , n'est aussi précieux pour
la société qu'une excellente mère de famille. Je le
crois comme vous; mais celles dont vous parlez, ne
sont-elles pas des mères véritables , et les plus excel-
lentes de toutes, puisqu'elles le sont par l'esprit et le
cœur. Ces petites filles qui les entourent, ce sont leurs
enfants; elles ne leur doivent point la vie du corps,
mais elles leur doivent la vie plus noble de l'intelli-
gence; elles n'en reçoivent point peut-être le pain ma-
tériel qui nous retient sur la terre , mais elles en re-
çoivent le pain de la parole qui nous élève vers Dieu.
— 305 —
La Sœur des Ecoles Chrétiennes résout donc le diflicilc
prol)lèine d'une mère chargée d'une nombreuse fa-
mille qui fait l'éducation de ses enfants. « Que man-
que-t-il donc à l'éducation des filles? disait Napoléon
à madame Campan. — Sire, il manque des mères. »
Non , elles ne manquent pas , ou si elles manquent ,
c'est qu'on ne sait pas les reconnaître.
Combien de filles n'ont plus la mère que leur avait
donnée la nature ! Combien, surtout parmi les filles du
peuple , ont des mères telles qu'il serait plus avanta-
geux pour elles de n'en point avoir du tout ! Qui donc
se chargera d'initier à la vie ces pauvres petites filles?
qui éclairera leur intelligence? qui ouvrira décem-
ment leur cœur aux douces joies de ce monde? qui
leur enseignera la voie qu'elles doivent suivre, qui
les soutiendra, qui dirigera leurs premiers pas?
C'est la mère de l'orphelin , du pauvre , c'est la Sœur
de Charité. Sa maison est ouverte à toutes ; les petites
filles les plus indigentes , les plus abandonnées , voilà
celles qu'elle accueille avec le plus de bonté et sur qui
elle veille avec le plus de soin. Ce fut certes une pen-
sée vraiment divine que celle qui inspira à tant de
jeunes filles la résolution de renoncer elles-mêmes aux
douceurs de la famille, afin d'aider un grand nombre
de pauvres mères dans l'accomplissement de leurs plus
importants devoirs.
— 3GG —
Voyez surtout ce qui se passe dans nos campagnes.
Dès le matin, la femme s'éloigne aussi de la maison,
afin de participer, en raison de ses forces , aux rudes
travaux des champs ; elle a cependant plusieurs petites
filles : qui en prendra soin pendant son absence? qui
leur parlera de Dieu , des autres hommes? qui éveil-
lera en elles l'àme qui sommeille engourdie dans les
sens?... Placez dans ces campagnes une Sœur de
la Charité, et elle sera la mère de toutes ces pauvres
petites filles.
A quelques lieues de la ville de Tours , il y avait ,
dans un village , une de ces pieuses filles qui s'établis-
sent partout où elles trouvent un peu de bien à faire.
On ne saurait dire de quelle ressource elle était pour
cette campagne. Dans un âge où les autres ne soîit en-
core occupées que de leurs plaisirs , celle-ci était déjà
tout occupée du bonheur de ses semblables. J'ai eu un
jour avec elle un entretien que je n'oublierai jam.ais ;
c "était à la première communion des enfants. Ces pau-
vres petites , ordinairement si peu éclairées dans les
campagnes , montraient une intelligence et une piété
qui se rencontrent peu à cet âge et dans cette condi-
tion. « Ma Sœur, lui dis-je, vous rendez à ces enfants
un grand service ; ce qui m'afflige, c'est que vous vous
sacrifiez vous-même pour leur bonheur. — 11 est tou-
jours si doux de se sacrifier pour le bonheur de ses
— 3GT —
sonil)la])lcs ! — Encore , si pour élever ces enfants ,
vous ne faisiez que le sacrifice de votre jeunesse et de
vos plaisirs ; mais votre santé s'use rapidement à ce
pénible état. — Est-ce que la vie ne s'use pas à tout?
11 est beaucoup plus avantageux de l'employer au bien
qu'au mal. Du reste , nous avons toujours une re-
traite assurée. Nous commençons par l'éducation.
Quand notre constitution s'affaiblit, quand notre voix
s'éteint , si nous ne pouvons plus parler, nous pou-
vons agir encore ; alors on nous relègue dans quel-
que hôpital , non pour nous y reposer, car nous ne
désirons que le repos de l'autre vie , mais pour user
ce qui nous reste encore de force à consoler et à soi-
gner les malades. »
Cette pieuse fille est morte il y a quelques années.
J'avais toujours pensé que son corps frêle ne pour-
rait soutenir longtemps les efforts de son zèle. Ce
n'était point assez pour elle que de travailler à la
gloire de Dieu et au bonbeur du prochain ; elle vou-
lait sacrifier tout son être. Holocauste de charité, elle
s'est placée en face de l'autel, et le feu du ciel qui brû-
lait dans son âme l'a consumée entièrement.
Il ne se passe pas un seul jour qui ne soit témoin
de dévouements semblables. Oh ! si cela avait eu lieu
à Athènes ou à Rome : que d'applaudissements î que
d'honneurs ! Cependant que personne ne se décou-
— 368 —
rage , car Dieu voit toutes nos actions , et il récom-
pensera un jour ce que l'homme ignore ou feint
d'ignorer.
qA
CHAPITRE XXXll.
Communautés - missionnaires.
Le prédicateur est ordinairement appelé à évaogéli-
ser ses concitoyens : l'amour sacré de la patrie le re-
tient au sol qui l'a vu naître. Il y a d'ailleurs , au fond
de son cœur, une voix qui lui dit, comme autrefois
Jésus à ses apôtres : « Avant d'aller sur les terres des
nations idolâtres , efforcez-vous de ramener au bercail
les brebis égarées de la maison d'Israël. » Cependant
ces peuples délaissés ont droit aussi aux lumières de
l'Évangile, et comme il n'y a personne parmi eux qui
puisse le leur annoncer , la Providence suscite de temps
— 370 —
en temps, chez les chrétiens, des hommes spécialement
appelés à travailler à leur conversion. Pour ces deux
missions également importantes , la meilleure de toutes
les |)réparations , c'est la vie de communauté.
Que faut-il pour former un bon prédicateur, je veux
dire un apôtre? Une étude approfondie de la loi chré-
tienne , une connaissance exacte du cœur humain, une
foi bridante.
C'est la loi chrétienne que le prédicateur est chargé
d'annoncer : il en connaîtra par conséquent le texte et
l'esprit. Où l'étudiera-t-il, cette loi? dans la liible,dans
les Pères de l'Église , dans la tradition , dans les con-
ciles , dans la Vie des Saints, dans sa conscience, dans
la conscience des peuples , partout. Quel immense
travail !
Cette loi , que le prédicateur aura si péniblement
étudiée , il est obligé ensuite de la graver au cœur de
l'homme; il doit donc avoir une connaissance exacte
du cœur humain. 11 en connaîtra le mauvais côté pour
le corriger, et le bon , pour le conserver et l'améliorer
encore. Oh! que d'inchuations désordonnées dans le
cœur de l'homme! Il est difficile de les bien connaître,
il est difficile surtout de les changer , de les remplacer
par de nobles inclinations. Aplanissez les montagues,
comblez les vallées , changez le cours des fleuve>; , je
n'en serai point surpris, car c'est là lœuvre de
— 3T1 —
riionime ; mais corriger ce qu'il y a de défectueux dans
le cœur , voilà ce qui doit nous surprendre , car c'est
là l'œuvre de Dieu. Le cœur de l'homme est le Protée
dont parle la fable : dans un instant il a pris toutes les
formes ; vous vous jetez sur lui à l'improviste , vous le
pressez dans de fortes étreintes , vous l'entourez de vos
chaînes, vous vous déclarez son vainqueur; mais au
moment où vous comptez le plus sur votre victoire , il
brise vos chaînes et s'enfuit loin de vous. Cependant le
prédicateur doit le maîtriser , il doit le façonner d'après
la parole divine ; autrement son ministère est stérile.
Quelle sera donc la cause la plus ordinaire de ses
succès ? C'est la foi , c'est ce feu que Jésus apporta sur
la terre , et qui doit surtout briiler dans une âme. Mi-
nistres de l'Évangile, voulez-vous éclairer le monde,
voulez-vous l'embraser? que votre àme soit feu et lu-
mière. Après que vous aurez parlé, vos auditeurs de-
vront se dire ce que disaient les disciples qui s'étaient
entretenus avec Jésus ressuscité : « Est-ce que notre
cœur n'était pas embrasé, tandis qu'il nous parlait? »
J'ai vu des hommes , qu'on appelait prédicateurs , prê-
ter une oreille attentive au son harmonieux des mots
qui tombaient en cadence de leur bouche , à peu près
comme fait un enfant au vain murmure des eaux , et je
me sentis pénétré d'une tristesse profonde. J'ai vu des
hommes de foi jeter dans le cœur de ceux qui venaient
— 372 —
les entendre des paroles brûlantes , et je me suis dit :
« Voilà le prédicateur. »
Je me résume, et je dis : le prédicateur doit partici-
per à la science infinie de Dieu; il doit coimaître ce
cœur que Dieu a fait pour lui, et dont les vastes désirs
sont plus grands que ce monde ; il doit nourrir au
moins , dans son àme , quelques étincelles du feu divin.
Eh bien! je le demande, n'est-ce pas dans la solitude
du cloître que vous pourrez vous livrer sans distrac-
tion à ces études vastes et profondes? >"est-ce pas là
que, seul en face de vous-même, vous apprendrez à
connaître votre cœur, et , par conséquent , le cœur des
autres , puisque tous ont été faits sur le même modèle?
N'est-ce pas là enfin que, vous recueillant en vous-
même , vous exciterez par la méditation le feu sacré
qui doit vous embraser ?
Voyez les faits : avant de commencer sa mission ,
Jésus se tient trente ans dans la retraite. Les apôtres
se renferment dans le Cénacle pour se disposer à la ré-
ception de l'Esprit- Saint. Rappelez-vous les hommes
les plus éminents qui ont été appelés à la prédication
de l'Évangile , et vous les verrez presque tous se pré-
parer à leur mission par la soUtude du cloître ou par
une retraite équivalente. C était un religieux, ce Bour-
daloue , qui eut une connaissance si exacte et si étendue
de la doctrine chrétienne ; c'était un religieux, ce Mas-
— 373 —
sillon , qui pénétra si profondément dans les abîmes du
cœur humain. Bos^suet ne Tétait pas; mais il est des
hommes exceptionnels d'après lesquels on ne doit pas
juger les autres. Quelque grande que soit la science de
Bossuet, il y a en lui plus d'illuminations soudaines
que de connaissances acquises. L'aigle ne suit pas la
voie ordinaire , il s'élève d'un seul trait au sommet de
la montagne. D'ailleurs, qui peut assurer qu'il ne se
fût pas élevé plus haut encore , s'il eût passé dans la
retraite le temps qu'il passa à la cour et dans les pa-
lais. Deux prédicateurs viennent de paraître successi-
vement avec distinction dans la première chaire de la
capitale; de ces deux hommes, l'un était rehgieux,
l'autre a senti le besoin de le devenir. Ce dernier sem-
ble donner pour cause principale de sa détermination
une raison dont uous n'avons point parlé : le prédica-
teur est appelé , jeune encore , à monter dans la chaire
évangélique ; élevé habituellement au-dessus des fidèles
qui récoutent dans un religieux silence , il pouiTait fa-
cilement, à cette hauteur, sentir sa tète se troubler et
son esprit s'égarer. 11 est donc avantageux pour lui
qu'une main paternelle le soutienne alors et le dirige.
Quand le prédicateur est appelé à évangéliser les
nations idolâtres , sa mission est plus difficile encore.
Il sera ce que doit être tout prédicateur sans doute;
mais en outre il se dépouillera de tout attachement
24
— 3T4 —
terrestre, il s'élèvera à une abnégation complète de
toutes choses. La patrie, la famille, les êtres auxquels
nous tonons le plus en ce monde , tout cela n'est plus
rien pour lui. Soldat dévoué de Jésus, il voit sa patrie
partout où il est obligé d'arborer l'étendard de la croix.
Ses meilleurs amis sont désormais ces pauvres sauvages
à qui il apprend à former le signe de la Rédemption
et à bégayer le nom par lequel nous devons être sauvés.
Il a besoin d'un courage héroïque pour affronter les
dangers sans nombre auxquels il se trouvera exposé;
d'une patience invincible pour supporter avec rési-
gnation les dégoûts dont il sera abreuvé, les peines,
les fatigues , les persécutions qui l'attendent. Or ,
n'est-ce pas dans la solitude du cloître qu'il se dispo-
sera à cette abnégation absolue? n'est-ce pas là que,
dans le silence du sanctuaire , il puisera ce courage ,
celte patience dont il a besoin pour l'exécution de ses
héroïques projets?
Consultons encordes faits : presque toutes les mis-
sions lointaines se recrutent dans les communautés. Il
était religieux, cet infatigable missionnaire qui, seul
avec la croix , a conquis plus de nations que les plus
intrépides héros n'en pourraient conquérir à la tète
des plus puissantes armées. Ils étaient religieux, ces
missionnaires qui ont civilisé le Paraguay et fait de
ces pays barbares un nouvel Eden.
CHAPITRE XXXllI.
Le Frère-prêcheur.
Le nom de Frère- prêcheur me paraît bien convenir à
des religieux , car c'est un nom tout à fait évangélique.
Il rappelle à ceux qui le portent que le but de leur in-
stitution est de prêcher la doctrine chrétienne et de se
mettre, dans leur prédication, à la portée de tous ,
parce que tous sont leurs frères. Quoi de plus conforme
à l'esprit de l'Évangile?
L'Ordre des Frères-prêcheurs eut, comme tous les
autres, de faibles commencements; mais bientôt il a
pris de remarquables accroissements , et , en peu de
— 376 —
temps, il s'est répandu par toute la terre. II a donné
à ITglise trois papes, plusieurs patriarches, un grand
nombre de cardinaux, des légats, près de deux mille
évoques. Plusieurs de ses membres se sont distingués
dans la théologie , d'autres dans la prédication , d'au-
tres dans les missions, d'autres dans les belles-lettres,
d'autres dans la science du salut , la plus importante
de toutes. Quelques-uns , en effet , se sont élevés à une
éminente sainteté, et sont aujourd'hui publiquement
invoqués. Ces hommes de Dieu ont agi sur le monde
par la prédication et par l'exemple , par la direction
et par les écrits. Ils ont fait entendre à l'oreille de
l'auditeur de ces paroles qui partent subitement du
cœur et qui vont souvent jusqu'au cœur, et ils ont
déposé dans des livres le fruit de ces méditations pro-
fondes dont l'effet plus lent se perpétue de généra-
tion en génération. Est-il un lieu où leur parole ne se
soit fait entendre? Elle a retenti dans la capitale,
comme dans les plus petites bourgades ; du haut de la
chaire apostolique , vers laquelle se tournent tous les
cœurs chrétiens , comme dans les pays barbares , où
le sauvage l'entend à peine. Il serait donc impossible
de dire l'influence que cet Ordre religieux a eue sur la
société.
11 y a plusieurs années , un de ces jeunes gens dont
les pensées généreuses cherchent en vain un point
— 377 —
d'appui dans notre société sceptique, sentit tout à
coup son ànie illuminée des rayons de la foi. Afin de
suivre ce qu'il regardait comme une inspiration di-
vine, il détourna les yeux de cet avenir qui brillait
dans le lointain; il quitta promptcment la carrière
qu'il avait eaibrassée, et il entra dans l'étal ecclésias-
tique. Après quelques années employées à servir Dieu,
il se dit : « Je suis heureux aujourd'hui; mais tous
ceux qui vivent dans le scepticisme ou l'indifférence
ne sont pas plus heureux que je ne l'étais autrefois.
Pourquoi n'entreprendrais-je pas de leur faire partager
mon bonheur? » Tandis qu'il se préoccupait de cette
idée, de grands changements s'opéraient en France.
Le trône de nos rois , que plusieurs siècles avaient
consolidé , était renversé en trois jours ; un nouveau
trône s'élevait sur ses ruines, et, de tous côtés, l'ar-
dente jeunesse s'agitait aux cris mille fois répétés de
« Vive la liber lé ! •> Vive la liberlé ! leur répondit le
prêtre jeune comme eux , ardent comme eux , et sen-
tant se remuer dans son àme des pensées plus géné-
reuses encore. « Vive la liberlé ! mais pourquoi ne
vous élèveriez-vous pas à une liberté plus noble , plus
complète, en vous mettant aussitôt sous la main sage
et puissante de Dieu. » A ces cris nouveaux poussés
dans le sanctuaire, aux accents de cette voix entraî-
nante , la jeunesse accourt avec empressement se ran-
— 378 —
ger autour de lui. On l'écoute avec une religieuse at-
tention. Souvent l'enthousiasme de l'orateur plein de
foi passe dans l'àme de ses auditeurs indifférents. Le
prédicateur s'arrête, puis il se dit : « J'ai pu exciter
l'admiration de tous ceux qui sont venus m'entendre,
mais je les ai peu changés. Serait-ce que je n'ai point
assez prié? » Et il s'est renfermé de nouveau dans le
sanctuaire , afin de méditer plus longuement la loi de
Dieu avant de l'enseigner aux hommes. Il s'est dit en-
core : • Seul , j'ai pu faire quelque bien. Que serait-ce
donc si d'autres venaient au nom de Dieu s'associer
à mon entreprise! » et il s'est retiré dans le cloître
avec l'intention de rétablir bientôt en France l'Ordre
du Frère-prècheur, comme le plus favorable au but
qu'il se propose. Ce but, tout le monde le connaît,
c'est de ramener, par la parole, au christianisme les
peuples qui de plus en plus s'en éloignent.
Ce qui le frappa dans cet Ordre, ce fut sa consti-
tution véritablement remarquable. Voici ce qu'il en
dit:
« Un cbef unique , sous le nom de maître général ,
gouverne tout l'Ordre , qui est divisé en provinces.
Chaque province , composée de plusieurs couvents a ,
à sa tète, un prieur provincial, et chaque couvent un
prieur conventuel. Le prieur conventuel est élu par
les frères du couvent et confirmé par le prieur pro-
~ 379 —
\iiicial. Le prieur provincial est élu par les prieurs
conventuels de la province , assistés d'un député de
chaque couvent , et il est confirmé par le maître géné-
ral. Le maître général est élu par les prieurs provin-
ciaux , assistés de deux députés de chaque province.
Ainsi l'clection est tempérée par la nécessité de la
confirmation , et , à son tour , l'autorité de la hiérar-
chie est tempérée par la liberté du vote. On remarque
une conciliation analogue entre le principe de l'unité,
si nécessaire au pouvoir et l'élément de la multiplicité,
nécessaire aussi pour une autre raison. Car le chapitre
général, qui s'assemble tous les trois ans, fait le
contre-poids du maître général , comme le chapitre
provincial, qui s'assemble tous les deux ans, faille
contre-poids du prieur provincial. Et enfin le com-
mandement , tout modéré qu'il soit par l'élection et
par les assemblées, n'est confié aux mêmes mains que
pour un temps fort limité , sauf le maître général ,
qui autrefois était à vie, et qui aujourd'hui est élu
pour six ans. Voilà les constitutions qu'un chrétien du
treizième siècle donnait à d'autres chrétiens , et assu-
rément les chartes modernes , comparées à celle-là ,
paraîtraient étrangement despotiques. Des milliers
d'hommes, dispersés par toute la terre , ont vécu six
cents ans sous ce régime, unis et pacifiques, les plus
laborieux , les plus obéissants , les plus libres des
hommes. »
— 380 —
Remarquons en passant que tout ce qu'il dit de la
constitution de l'Ordre de son choix peut se dire à peu
près de toutes les constitutions monastiques, et tirons
la conséquence.
Ce qui excite encore sa sympathie , c'est l'activité
extraordinaire de chaque membre de l'Ordre.
« Le passage du cloître aux voyages , des voyages
au cloître, donnait aux Frères-prêcheurs un caractère
particulier et merveilleux; savants, solitaires, aven-
turiers , ils portaient dans toute leur personne le
sceau de l'homme qui a tout vu du côté de Dieu et
du côté de la terre. Le Frère que vous rencontriez
cheminant à pied sur quelque route triviale de votre
pays, il avait campé chez les Tartares, le long des
fleuves de la Haute-Asie , il avait habité au couvent
de l'Arménie , au pied du mont Ararat , il avait prê-
ché dans la capitale du royaume de Fez ou de Maroc ;
il allait maintenant dans la Scandinavie , peut-être de là
dans la Russie-Rouge : il avait bien des rosaires à dire
avant d'être arrivé. Si , comme l'eunuque des Actes
des Apôtres , vous lui donniez occasion de vous parler
de Dieu, vous sentiez s'ouvrir un autre abîme, le tré-
sor des choses anciennes et nouvelles dont parle l'É-
criture, le cœur formé dans la solitude ; et , à une cer-
taine éloquence inimitable tombant de son àme dans
la vôtre , vous compreniez que le plus grand bon-
— 381 —
lieur de Tliomaie terrestre est de rencontrer une fois
dans la vie un véritable homme de Dieu. Rarement
ces Frères pèrègrhiants , comme on les appelait , re-
venaient mourir au couvent natal qui avait reçu leurs
premières larmes d'amour. Beaucoup , épuisés de fa-
tigues, s'endormaient loin de leurs Frères; beaucoup
iiuissaieut par le martyre. Ce n'étaient pas de faciles
disciples que les Arabes, les ïartares et les hommes
du INord, et tout Frère , en partant , avait fait le sacri-
fice de sa vie. Même en pleine chrétienté, la mort san-
glante fut souvent leur partage, tant les hérésies et
les passions qu'ils combattaient aussi de toutes leurs
forces avaient alors d'énergie. »
CIIAI'ITIÎE XXXIV.
Communautés cloilrées.
Les communautés dont nous avons parlé jusqu'ici
échappent facilement à la censure. Celui qui les atta-
que avec le plus d'acharnement manque rarement
d'ajouter quelques mots d'éloge en faveur du hien
qu'elles produisent. Quant aux communautés cloîtrées,
elles sont , de la part de certains économistes , l'ohjet
d'une complète réprobation. On nous dit : « En quoi
sont-elles utiles à la société? »
Vous demandez en quoi elles sont utiles à la société;
mais , vous le voyez , elles prient Dieu pour ceux qui
— 383 —
roubliont. Quoique peu religieux que vous soyez,
votre irréligion ne va pas sans doute jusqu'à nier l'u-
tilité de la |)rièi'e. Si vous l'osiez, je vous dirais:
N'avez-vous jamais prié pour un lils malade , pour
une mère, pour une épouse expirante? vous recon-
naissez donc l'utilité de la prière ; vous reconnaissez
qu'il est une loi générale de la nature qui invite les
hommes à prier les uns pour les autres. Eh bien ! les
religieux cloîtrés , ce sont ces hommes au cœur pieux
qui intercèdent pour nous auprès de Dieu. Placés au
miheu de Sodome corrompue , ils arrêtent le bras de
l'ange prêt à frapper cette ville condamnée. Continuel-
lement en face de l'aulel, ils nourrissent, dans un cœur
pur , le feu sacré qui assure h la patrie une éternelle
durée.
Il est souverainement utile aussi à la société que
l'idée de Dieu lui soit de temps en temps rappelée. La
société, comme l'individu, ne vit pas seulement de
pain , elle vit encore de pensées , elle vit de toute pa-
role qui sort de la bouche de Dieu. Ce sont ces com-
munautés , placées au milieu des villes , qui rappelle-
ront l'idée de Dieu aux hommes entraînés par le
tourbillon des affaires. INon-seulement les hommes
oublient Dieu , ils s attachent encore de toutes leurs
forces à la terre. Il y a dans les cœurs un désir ardent
de posséder , et de posséder toujours davantage. Plus
— 384 —
les hommes sont pressés dans ce monde, plus ils se re-
poussent réciproquement , plus ils s'efforcent d'étendre
au loin leurs possessions. Au milieu de cette univer-
selle concupiscence, n'est-il pas de notre intérêt que
quelques hommes plus raisonnables se retirent en nous
disant: « Pourquoi vous tourmentez- vous ainsi? Une
seule chose est véritablement nécessaire , et c'est celle
à laquelle vous pensez le moins. » Paul a renoncé de
bonne heure à tous les avantages du monde pour se
retirer dans le désert. Il y est depuis quatre-vingt-dix
ans. Antoine vient le visiter peu avant sa mort. « Eh
bien! lui dit le vieil ermite, comment va le monde?
les hommes bàtissent-ils toujours comme s'ils ne de-
vaient jamais mourir? » Voilcà le solitaire religieux,
l'homme du cloître: quelle philosophie! Remarquons
aussi l'action de la Providence. Cette parole, sortie delà
bouche d'un vieillard et prononcée dans un désert en
face d'un autre vieillard , n'a point été perdue : elle est
répétée d'âge en âge , et elle le sera sans doute jusqu'à
la lin des temps, faisant toujours sur les hommes une
impression profonde. Ils avaient quelquefois de sem-
blables pensées, ces hommes qui se promenaient dans
la Grèce et à Rome avec le manteau de philosophe;
mais elles n'avaient jamais aucune inllucnce sur la so-
ciété , car les aveugles eux-mêmes voyaient que leur
philosophie était extérieure , et que l'orgueil était l'u-
— 385 —
nique mobile de leurs actions. Le religieux ne craindra
point de rappeler d'utiles vérités en face d'un grand
danger: Totila, chargé de dépouilles, paraît devant
Benoit le solitaire qui lui dit : « Vous faites beaucoup
de mal , vous en avez beaucoup fait : cessez enfin de
commettre des injustices. Vous entrerez à Rome, vous
passerez la mer, vous régnerez neuf ans et vous
mourrez. « Cette image de la mort placée ainsi en face
du barbare ne le quitta plus. Il se recommanda aux
prières du religieux vieillard et il se retira. Depuis ce
temps, il fut moins cruel.
11 y a des hommes qui ont aimé le monde, et qui se
trouvent dans la nécessité de s'en séparer pour tou-
jours. Il y en a qui ne s'y sont jamais attachés, et
qu'un attrait irrésistible pousse invinciblement à la
solitude. Pourquoi voudriez-vous leur défendre de
franchir la barrière du cloître. Ils sont perdus pour le
monde , dites- vous. Eh quoi ! n'est-ce rien que de faire
son bonheur ? n'est-ce rien que de travailler au bon-
heur de ceux qui vivent avec nous et autour de nous?
Il n'est pas donné à tout le monde d'agir sur les
masses. Selon moi , il n'y en a que trop déjà qui cher-
chent à s'élever. Ne gênons point ceux qui aspirent à
descendre: ils ne seront ni les plus malheureux, ni
les moins utiles à la société.
Le jeune Glodoald , s'étant soustrait à la fureur de
— 38G —
SCS oncles qui venaient d'immoler ses frères , se cache
soQS l'habit religieux. 11 fonde une abbaye qui prend
son nom et qui le donne au lieu où elle était située. Le
prince , exilé de son palais , acquiert , même en ce
monde, une immortalité dont il n'eût pas joui sans
doute en montant sur le trône.
Dégoûté des grandeurs, Amédée, duc de Savoie,
quitte le monde. Il se revêt d'une longue robe de gros
drap, il prend une large ceinture, un bâton noueux,
il laisse croître sa barbe et ses cheveux , et il se retire
à Ripailles , où il fonde l'Ordre de Saint-Maurice.
Jeanne de France, répudiée par Louis XIl, se retire
à Bourges , où elle institue l'Ordre des Annonciades.
Elle fonde aussi l'université de cette ville.
Le cloître est utile encore quelquefois pour recevoir
cette surabondance de population qui s'agite au milieu
de nos villes et qui menace à chaque instant de porter
partout le trouble et la désolation. Quand dans un pays
les bras manquent, l'industrie, les arts, l'agriculture,
tout dépérit. L'excès de population n'est pas moins à
redouter. Une société où les habitants sont en trop
grand nombre ressemble au vaisseau chargé d'un trop
grand nombre de passagers. Il est exposé à toutes
sortes de dangers , et , quand s'élève une violente tem-
pête, il manque rarement de faire naufrage. Cette
surabondance de population est tellement un mal, que
— 387 —
les hommes se croient dans la nécessité d'y remédier
par ces vices que la morale réprouve et que les lois ne
peuvent atteindre : vices honteux qui tuent l'homme
avant sa naissance, suivant l'énergique expression
d'un philosophe religieux. Ainsi, retranchez le cloître,
où l'homme vit de peu et ne trouble point ses frères
dans la possession de ce monde, chaque famille, au lieu
d'avoir un grand nombre d'enfants, n'en aura qu'un ou
que quelques-uns. Les membres actifs de la société ne
seront donc pas plus nombreux : ceux qui eussent été
renfermés dans un cloître n'auront jamais vécu.
Vous pourrez dire encore : « Tous ceux qui entrent
dans un couvent ne sont pas des modèles de vertu. Il
y a même parmi eux des êtres véritablement mon-
strueux. » Qui en doute? n'est-ce pas là le triomphe de
la religion , d'enchaîner ceux que vous appelez des
monstres, de les museler et d'en faire la plupart du
temps des hommes vertueux? Vous voudriez élargir
l'étroite enceinte qui les retient captifs î vous voudriez
détacher le mors qui les rend tranquilles et soumis ! Ne
voyez-vous pas qu'ils vont aussitôt jeter le trouble dans
la société, dévorer leurs frères, vous dévorer vous-
mêmes? Rappelez-vous les écarts de la Révolution:
plusieurs ont été causés par des moines échappés du
cloître. Robespierre dut son éducation à un homme
religieux; s'il fût entré dans un couvent, le jour qu'il
— 388 —
aurait prononcé ses vœux , quelque philosophe , pré-
sent à cette cérémonie , n'eût pas manqué de s'écrier :
« Que va faire cet homme? — Ce qu'il va faire! aurait
pu répondre un autre témoin , aux ) eux de qui l'avenir
se fût tout à coup dévoilé , ce qu'il va faire ! s'épargner
à lui-même bieu des crimes, et à la société bien des
malheurs. » Arraché tout à coup à la société dépravée
au milieu de laquelle il vivait , Fieschi se vit seul dans
la prison en face de lui-même , et il put lire attentive-
ment les livres de piété que lui donnait le prêtre qui le
visitait. Cette lecture fit impression sur son imagination
ardente. « La morale chrétienne est belle et tou-
chante, s'écria-t-il ; si j avais eu de bonne heure ces
livres entre les mains, j'aurais pu me faire prêtre. »
Peut-être même se serait-il fait religieux. En le voyant'
entrer au couvent , quelqu'un aurait pu dire : •< Encore
un homme de perdu pour la société. — Je n'en sais
rien j mais du moins des pensées de grande destruc-
tion ne lui eussent point été suggérées, ou il n'aurait
pu les mettre à exécution. » Quand Eliçabide quitta la
carrière ecclésiastique qu'il avait d'abord embrassée,
si , au lieu de rentrer dans le monde, il se fût enfermé
dans un cloître : « C'est un jeune homme rempli de
talents, eût-on dit, et dont l'avenir promet beaucoup.
Que va-t-il faire dans un couvent? » Ce qu'il eût fait!
mais nous le savons actuellement : il eût épargué au
— 389 —
monde le spectacle d'un meurtre abominable, le meur-
tre d'un jeune enfant tendrement aimé, et celui d'une
femme, dune mère intéressante.
25
CHAPITRE XXXV.
Le Verbe divin , créateur et conservateur de tout ce qui existe.
Nous avons inonlré l'influence de la religion catho-
lique sur la société. Nous allons rappeler ici , en peu
de mots, la cause générale de cette influence.
Au coniniencenient était le Verbe, et le Verbe était
en Dieu , et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui.
Dieu parla , et le monde extérieur a été créé. La vie
de Ttàme , c'est une émanation de la lumière infinie ,
une révélation incomplète du Verbe divin.
Il } a des hommes que l'on voit sourire au seul
mot de révélation. Mais la raison , qu'ils ne peuvent
s'empêcher de reconnaître, n'est-ce pas une émana-
— 301 —
tion de la lumière iufiiiie , une révélation du Verbe?
Si riiomme fût resté fidèle à la parole divine , il eût
toujours vécu heureux , et ses descendants auraient
partagé son bonheur; mais il prêta l'oreille aux pa-
roles trompeuses du démon. Aussitôt, l'autorité de la
parole divine s'affaiblit dans sou âme; la lumière qui
1 éclairait fut enveloppée de ténèbres, le crime osa
s'y montrer, et, à la suite du crime , toutes les cala-
mités naquirent.
C'est le démon qui , le premier, trompa l'homme.
Devenu aveugle et coupable , l'homme aussi se trompa
lui-même. Il mit ses propres paroles a. la place des
paroles divines. Il se pénétra de plus en plus des
pensées mauvaises qui en lui avaient remplacé les
pensées salutaires ; et il en tira d'affreuses conséquen-
ces. Les ténèbres s'épaissirent dans sou âme ; de nou-
veaux crimes, de nouvelles calamités l'assaillirent.
Plus l'homme vieillit , plus la parole divine s'efface
de l'inteUigence humaine , plus je le vois coupable et
malheureux. Cependant , de siècle en siècle, des hom-
mes se sont rencontrés qui ont répété , comme un écho
divin , de saintes paroles nécessairement émanées du
ciel. A la voix de ces hommes, la terre a tressailli,
comme aux jours de sa première jeunesse. Elle les
appela sarjes , et elle aurait pu également les appeler
heureux, parce que le véritable bonheur est iusépa-
— .392 —
rable de la vertu. Il y eut aussi des hommes (jui s'é-
garèrent profondément ; il ne resta dans leur àme
aucune pensée de Dieu ; plus ils s'éloignèrent du ciel ,
plus ils se rapprochèrent de l'enfer; et, quand ils
furent arrivés à un certain degré d'abaissement, ou
ne les regarda plus connue des hommes , mais comme
des monstres.
Ce que nous avous dit des individus , nous le di-
rons des peuples. Les lumières et les vertus d'un peu-
ple , ce sont les lumières et les vertus des individus
qui le composent. La parole divine est donc aussi la
vie des peuples. Si le genre humain fût toujours resté
en union avec Dieu , il aurait vécu heureux , et ce
monde eût été une extension de la société toute spiri-
tuelle qui est en rapport plus immédiat avec Dieu.
Mais bientôt les peuples oublièrent la parole divine.
Dès lors , la lumière s'affaihiit, la vertu s'éloigna , et,
avec la vertu, le bonheur. Plus les peuples vieillissent,
plus il*; ferment l'oreille à la voix de Dieu, et plus je
les vois malheureux et coupables. Il y eut des peuples
chez qui quelques étincelles du feu sacré se conservè-
rent plus fidèlement ; ce fut la cause de toute leur gloire
et de tout leur bonheur. 11 y en eut , an contraire,
dont toutes les voies furent corrompues; ces peuples
furent profoudéuient aveugles , coupables et malheu-
reux. On les appelait encore des peuples ; et je ne sais
— 303 —
s'il n'eût pas été plus juste de les appeler des trou-
peaux de bêtes féroces.
Il eu était ainsi de presque tous les peuples qui cou-
Traient la terre , quand eut lieu , dans le temps , un fait
incompréhensible , infiniment plus merveilleux que la
création elle-même. L'homme avait rejeté le Verbe di-
vin, unique cause de vie et de bonheur pour les peuples
comme pour les individus. Ce Verbe s'est fait homme,
et il a habité au sein de notre société. Il a parlé lui-
même aux hommes, comme un ami parle à son ami , et
il ja une vie nouvelle dans l'individu et dans la société.
Le son de ses paroles , répété par les apôtres , s'est fait
entendre jusqu'aux extrémités de la terre ; et le monde
entier a été renouvelé. Pour qu'il fût moins facile à
l'homme de rejeter, d'oublier la parole de Dieu , elle a
été gravée sous la direction de TEsprit-Saint , dans un
livre que nous appelons la Bible , le livre par excel-
lence. Mais il y a beaucoup d'autres paroles qui n'ont
point été écrites , ainsi que nous l'assure le disciple
que Jésus aimait. Ces paroles forment ce que nous ap-
pelons la tradition ; et le dépôt de la tradition a été
confié à ceux à qui il a été dit : « Enseignez toutes les
nations. » La garde de la Bible fut aussi confiée au
ministre de Dieu sur la terre , parce que l'homme au-
rait pu y ajouter ou en retrancher quelque chose,
parce qu'il aurait pu donner à ses paroles une fausse
-- 394 —
interprétation. Et, dans cette dernière supposition,
l'erreur aurait été d'autant plus dangereuse , qu'elle
aurait été enseignée au nom de Dieu.
C'est le Verbe divin qui a créé le monde et qui l'a
renouvelé. C'est lui, aussi, qui le conserve. Regardez
autour de vous. Considérez les peuples et les indivi-
dus : est-ce qu'il y a, quelque part, de l'éclat, de la
force qui ne soit un effet de la parole de Dieu ?
Nous avons dit que le catholicisme avait, plus que
toute autre religion , une influence salutaire sur la
société. Pourquoi? parce que, dans aucune religion,
la parole divine n'est aussi fidèlement conservée, ni
aussi efficacement développée. Qu'on se rappelle ici ce
que nous avons dit : que fait le prêtre dans nos cam-
pagnes et au milieu de nos villes? que fait l'évèque
dans son diocèse? le souverain Pontife sur la chaire
de Pierre? que fait le missionnaire au milieu des infi-
dèles? le religieux dans la solitude du cloître? Ils mé-
ditent, approfondissent, ils expliquent aux autres le
Yerbe divin. Ils le commentent , par leurs actions et
par leurs paroles, de vive voix et par écrit. Pour l'i-
dentitîer davantage avec l'intelligence humaine , ils
agissent sur tous les sens, ils s'adressent à toutes les
puissances de l'àme. Ce sont des ouvriers infatigables
qui sèment le bon grain dans le champ du père de
famille , et qui empêchent l'ennemi de venir semer l'i-
vraie pendant les ténèbres de la nuit.
— 395 —
Les conséquences que nous aurions à tirer ici sont
infinies. En voici quelques-unes.
Vous vous attacherez , par toutes les puissances de
votre être, à la religion catholique qui a recueilli le
dépôt complet des Écritures et de la tradition , et que le
Verbe divin a promis d'assister jusqu'à la consomma-
tion des siècles.
Le Verbe fait chair est la lumière véritable qui
éclaire tout homme venant en ce monde ; mais tous ne
jouissent pas au même degré de cette lumière. Vous
travaillerez à éclairer de plus en pkis votre intelli-
gence ; et , pour cela , vous méditerez souvent la parole
divine. Vous puiserez surtout dans la Bible le sujet
de vos méditations. La science humaine ne s'acquiert
point par la lecture superficielle d'un grand nombre
de livres ; mais par la lecture approfondie de quelques
livres d'élite. A plus forte raison , devons-nous eu dire
autant de la science divine :
Vos exemplaria sancta
^'octu^nà versate manu , versale diurnà.
L'Ange de l'école a dit : Timeo liojninem unius
libri. Cette pensée est belle; elle est pleine de vérité.
Vous la trouverez plus belle et plus juste encore , si
vous la traduisez ainsi : Qu'il est puissant le chrétien
formé à l'étude du livre unique , de la Bible !
— 396 —
Partout où la parole divine s'offrira à votre intelli-
gence, vous la recueillerez avec soin. Rappelez-vous
ce que Dieu a dit : Aucune parole ne reviendra à moi
sans avoir produit quelque effet. C'est l'éclair qui s'é-
chappe du ciel entr'ouvert. Si nos yeux n'en sont pas
éclairés, ils en sont éblouis, et ils se trouvent en-
suite dans une obscurité plus profonde.
Vous saurez vous recueillir en vous-même, aiiii
que la parole divine, déposée dans votre âme, ait le
temps d'y pousser des racines profondes. Comment se
sont formés les sages de l'antiquité? comment se for-
ment le prêtre , le religieux , l'homme de génie? par le
silence de la méditation.
Vous veillerez à toutes les paroles qui s'échappent
de votre bouche. On peut dire de la parole de l'homme
ce qui a été dit de la parole de Dieu : il n'en est au-
cune qui ne produise son effet. Si elle ne vivifie , elle
blesse et quelquefois donne la mort. Que vos lèvres
religieuses se gardent bien de prononcer aucune pa-
role fausse ou corrompue. Elle vole , dit-on. Oui ,
elle vole comme la flèche armée d'un fer à deux tran-
chants. Elle perce , dans son vol rapide , l'esprit ou le
cœur, et quelquefois Fun et l'autre à la fois.
Votre parole sera donc toujours, pour 1 âme de vo-
tre frère, lumière et consolation. Votre mission n'est
point d'enseigner , dites-vous. Vous vous trompez :
— 397 —
toute intelligence ici-bas est comme l'astre au firma-
ment, elle doit répandre autour d'elle une douce et
bienfaisante lumière. Cependant il y a des hommes
émiuents que Dieu semble avoir placés à une si grande
élévation , afin que leur parole, tombant de plus haut,
fasse plus d'impression sur leurs semblables. Il est
bien rare que ces hommes s'égarent sans égarer en
même temps ceux qui les environnent ; ne les suivez
point dans leurs égarements ; quelque grande que soit
leur autorité , elle est bien inférieure à l'autorité de
Dieu , notre commun maître. Mais si leur intelligence
élevée n'est que le reflet de FinteUigence divine, que
de lumières autour d'eux ! Écoutez religieusement leurs
paroles salutaires , propagez leur saine doctrine.
Il est une voix plus forte , plus imposante encore que
celle de l'homme, quelque élevé que nous le suppo-
sions : c'est la voix de la société. Yoix puissante! elle
élève et renverse les trônes , elle soulève et calme les
peuples. Le vaisseau de l'Église subit aussi son in-
fluence : tantôt elle le porte jusqu'aux cieux , puis elle
l'abaisse au fond de l'abîme , et quelquefois elle le
pousserait à un naufrage assuré, si la main toute-
puissante ne le soutenait. Détestez , combattez toujours
ces funestes doctrines; aimez, recherchez, favorisez
les doctrines salutaires ; travaillez de tout votre pou-
voir à la propagation des bons livres. C'est par la pa-
— 398 —
rôle surtout que l'homme s'est élevé au-dessus des
animaux ; et quand , à l'exemple de celui qui avait
gravé sa loi sur deux tables de pierre , il a aussi gravé
de saintes pensées sur des feuilles durables, il s'est
rapproché le plus de la Divinité.
Agissez ainsi , et vous vivrez, et vous appellerez vos
frères à partager votre bonheur. Quand la terre s'af-
faissera sous vos pas , tout ne sera point fini pour vous ;
au contraire, le ciel vous accueillera j et, en vous
unissant plus étroitement avec Dieu , le Verbe sera
pour vous la cause d'une vie nouvelle. La vérité infi-
nie est le soleil qui vivifie toutes les intelligences, et le
Verbe divin est le rayon qui apporte à notre âme le
feu de ce soleil spirituel. Le rayon qui éclaire se nomme
la Foi , le rayon qui échauffe se nomme Charité. Il y a
encore un autre rayon qui soutient et dirige Thuma-
nité dans sa marche douloureuse sur la terre ; ce rayon
se nomme Espérance. Quand , arrivée au terme de sa
carrière , l'humanité verra les cieux s'ouvrir , le va-
cillant flambeau de la foi s'éteindra au sein de la lu-
mière, l'espérance n'aura pkis d'objet; mais, aug-
mentée par une manifestation plus grande du Verbe
divin , la charité demeurera éternellement.
TABLE.
CHAP. I. — L'homme reçoit tout de la société. 5*
CHAP. IL — La société est destinée à faire le bonhem* de l'homme,
et souvent elle fait son malheur. 15
CHAP. IIL — État de la société avant Jésus-Christ 30
CHAP. IV. — État de la société depuis Jésus-Christ. 47
CHAP, V. — Hiérarchie catholique. 62
CHAP. VI, — Le prêtre au village. 69
CHAP, VIL — Action du prêtre sur l'intelligence ignorante. 78
CHAP, VIII. — Action du prêtre sur l'homme terrestre, 91
CHAP. IX. — Le prêtre exerçant dans les villes son ministère de
paix. 102
CHAP. X. — Soin des pauvres. 122
CHAP. XL — Derniers moments d'un condamné. 138
CHAP. XII. — L'évêque au centre de son diocèse. 153
CHAP. XIIL — Visite pastorale. 178
CHAP. XIV, — L'évêque revêtu de fonctions politiques. 190
CHAP. XV. — Conciles particuliers. 199
— 400 —
CHAP. XVI. — Le Pape , piincii.e d'unité. 205
CHAP. XVII. — Le Pape, une des causes principales de la civi-
lisation moderne. 2I5
CHAP. XYIII. — Un rapprochement historique. — Entrée de
Pierre à Rome. — Enlèvement de Pie VII. 229
CHAP. XIX. — Réponse à quelques objections. 248
CHAP. XX. — Conciles généraux. 259
CHAP. XXI. — Courage du missionnaire, 270
CHAP. XXII. — Le missionnaire civilisateur. 284
CHAP. XXIII. — Des communautés en général. 303
CHAP. XXIV. — Association de charité, 3J1
CHAP. XXV. — Religieuses hospitalières. 320
CHAP. XXVI. — Le Père de la Merci. 830
CHAP. XXVII. — Religieux du mont Saint-Rernard. 341
CHAP. XXVIII. — Communautés enseignantes. 346
CHAP. XXIX. — Le Rénédictin. 353
CHAP. XXX. — Le Frère des Écoles Chrétiennes. 358
CHAP. XXXI. — La Sœur des Écoles Chrétiennes. 363
CHAP. XXXII. — Communautés-missionnaires. 3(i9
CHAP. XXXIII. — Le Frère-précheur. 375
CHAP. XXXIV. — Communautés cloitrées. 382
CHAP. XXXV. — Le Verbe divin , créateur et conservateur de
tout ce qui existe. 390
FIN DE LA TADLÉ.
Tours , Imp. de Marne.