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Full text of "Bienfaits du Catholicisme dans la société"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/bienfaitsducathoOOpina 


BIBLIOTHEQUE 

DE  LA  JEUNESSE  CHRÉTIENNE, 


APPKODÏEE 


PAR  MoB  L'ARCHEVÊQUE  DE  TOURS. 


Propriété  des  Éditeurs , 


i 


BIENFAITS 


DC 


CATHOLICISME 


JDAIVS  liA   ISOCI£Tï:. 


PAR  M.  L'ABBÉ  PI.\ARD. 


Chose  aihnirablcl  l;i  religion  chrélienne 
qui  ne  semble  avoir  d'objet  que  la  félicité 
de  l'autre  vie,  fait  encore  notre  bonheur 
dans  celle-ci. 

Montesquieu. 


— =mi 


TOURS ^ 

Ad  MAME  ET  Cie,    IMPRIMEURS-LIBRAIRES. 
1842 


CHAPITRE  PREMIER. 


L'homme  reçoit  tout  de  la  société. 


Si  rhoinme  existe  ,  c'est  par  la  société.  Si ,  comme 
Dieu  ,  il  est  intelligence  et  amour,  c'est  par  l'entre- 
mise de  la  société  que  lui  sont  départis  ces  attributs 
divins. 

Suivez  l'homme  dans  les  différentes  transformations 
qu'il  est  appelé  à  subir  ;  jamais  vous  ne  le  verrez  seul. 
Sorti  du  sein  de  son  père  céleste,  il  s'incarne  dans 
le  sein  de  la  mère  qu'il  doit  avoir  sur  la  terre  ;  et , 
parce  que  cette  mère  ne  serait  pas  pour  lui  une  so- 
ciété suflisaute,  Dieu  lui  a  donné  un  père  qui  doit 
aussi  veiller  à  ses  besoins.  Il  est  né,  il  repose  dans 

1 


—  G  — 

un  berceau.  Vovez-vous  son  père,  sa  mère,  ses  frè- 
res ,  ses  sœurs  veiller  tour  à  tour  à  ses  côtés  !  Voyez- 
vous  sa  mère,  surtout,  couvrir  de  baisers  et  de  lar- 
mes son  visage  à  peine  dégagé,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi  ,  des  voiles  du  néant  !  I.a  vovez-vous  récbauffer 
avec  amour  ses  nienibres  froids  et  débiles  ;  exciter 
dans  son  cœur,  par  un  reii;ard  intelligent  et  doux  ,  le 
feu  cacbé  de  la  vie.  Il  grandit,  mais  c'est  toujours 
dans  le  sein  de  la  société  (ju'il  puise  une  vie  plus  abon- 
dante. 11  est  dans  la  force  de  l'âge;  et,  devenu  à  son 
tour  le  centre  d'une  société  nouvelle,  il  transmet  avec 
amour,  à  ses  entants,  ie  don  de  la  vie  qu'il  a  reçu  de 
ses  pères  ;  il  reutretient,  il  le  développe  en  eux.  Bien- 
tôt il  s'affaiblit.  Son  visage  ,  qui  fut  longtemps  tourné 
vers  le  ciel ,  semble  s'incliner  par  respect  avant  que 
d'y  entrer.  Son  corps,  débile  comme  au  premier  âge  , 
a  besoin  de  tons  les  secours  de  la  société  pour  ne 
point  succomber  avant  d'être  arrivé  au  terme  marqué 
par  la  Providence.  11  est  à  la  dernière  beure;  ses  fils 
et  ses  petits-fils  entourent  son  lit  de  mort.  Des  larmes 
s'écbappent  de  leurs  yeux ,  de  plaintives  prières  s'ex- 
balent  de  lenrs  cœurs  et  viennent  expirer  snr  leurs 
lèvres.  Lui,  cependant ,  les  bénit;  et,  dégagée  de  tout 
lien  terrestre,  son  âme  rentre  dans  le  sein  de  Dieu, 
où  elle  jouit  d'une  vie  plus  beureuse,  parce  qu'elle  y 
est  dans  une  société  plus  parfaite. 


—  7    - 

Dieu  est  esprit,  et  l'Iioinnu',  créé  à  l'image  de  Dieu, 
est  aussi  uu  esprit.  La  vie  de  l'esprit  est  la  vérité , 
c'est-à-dire  la  coiuiaissauce  de  ce  qui  est.  0  combien 
il  est  vaste  le  champ  que  l'esprit  humain  est  appelé  à 
parcourir!  Portant  d'abord  un  regard  attentif  sur  lui- 
même,  il  étudie  sa  propre  nature,  ensuite  il  apprend 
à  connaître  les  êtres  avec  lesquels  il  est  eu  rapport. 
La  terre  avec  ses  richesses,  le  ciel  avec  ses  magni- 
ficences ,  voilà  les  deux  vastes  tableaux  que  Dieu 
présente  continuellement  au  regard  de  notre  intel- 
ligence en  lui  ordonnant  de  les  méditer.  Ce  n'est 
point  assez  :  tout  ce  qui  est  du  domaine  de  l'intelli- 
gence diviue  est  pour  ainsi  dire  du  domaine  de 
l'intelligence  humaine.  Klle  rappelle  le  passé  et  de- 
mande à  l'avenir  ses  secrets;  elle  s'élève  au-dessus 
des  êtres  créés ,  et ,  pénétrant  dans  les  régions  infi- 
nies, elle  médite  et  chante,  avant  l'Iieure  des  récom- 
penses, les  incompréhensibles  perfections  de  Dieu, 
principe  et  fin  de  toutes  choses.  Comment  notre  faible 
intelligence  peut- elle  suffire  à  cette  tâche  pour  ainsi 
dire  infinie?  C'est  qu'elle  est  formée,  soutenue  parla 
société;  c'est  que,  dépositaire  des  pensées  divines, 
la  société  nous  les  révèle  pendant  notre  séjour  sur  la 
terre.  C'est  que  chaque  intelligence  qui  passe  avec  éclat 
laisse  à  la  communauté  le  fruit  de  ses  travaux  dont 
jouit  sans  fatigue  l'intelligence  qui  vient  après  elle. 


On  parle  souvent  d'illuminations  soudaines:  sans  doute 
il  existe  de  telles  illuminations,  mais  beaucoup  moins 
que  nous  nous  l'imaj^inoiis.  Ce  qu'on  appelle  ainsi 
n'est  souvent  que  le  rellet  d'une  éclatante  lumière  qui 
brille  dans  une  autre  intelligence.  Remarquons- le 
d'ailleurs  :  il  n'y  aurait  jamais  dans  l'homme  d'illu- 
minations soudaines ,  si  la  société  ne  faisait  jaillir 
auparavant,  au  foyer  de  son  ànie,  l'étincelle  qui 
l'embrase. 

Dieu  est  amour,  et  l'homme,  créé  à  l'image  de 
Dieu,  est  amour  aussi.  Dieu  a  donné  l'intelligence  à 
l'homme  pour  connaître  ses  devoirs  ,  et  il  lui  a  donné 
l'amour  pour  avoir  la  force  de  les  remplir.  Que  de 
préceptes  ont  été  imposés  à  l'homme!  Voulez-vous 
les  accomplir?  Aimez;  l'amour  est  l'accomplissement 
de  la  loi.  Le  support  mutuel,  le  pardon  des  injures, 
le  dévouement  réciproque,  voilà  sans  doute  les  pré- 
ceptes que  n  )iis  comprenons  le  mieux  ,  et  qui  procu- 
rent à  Tàine  les  pins  délicieuses  jouissances.  Eh  bien! 
ces  préceptes  ,  c'est  encore  par  une  grande  charité  que 
nous  pouvons  les  remplir.  Sur  cette  terre  étroite  et 
aride,  un  homme  pèse  sur  un  autre  homme  de  tout  le 
poids  de  son  être.  Voulez-vous  supporter  avec  rési- 
gnation ceuv  qui  sont  à  vos  côtés?  Aimez-les.  Or,  de 
même  que  Dieu  a  déposé  dans  la  société  la  lumière 
qui  éclaire  notre  esprit,  il  y  a  déposé  aussi  le  feu  de 


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l'amour  qui  embrase  notre  cœur.  Elle  est  pour  nous 
comme  le  soleil  qui ,  eu  nous  éclairant ,  nous  échauffe. 
Père,  mère,  ami,  frère,  patrie....  Quels  noms!  est-ce 
que  vous  pouvez  les  prononcer  une  seule  fois  sans  qu'il 
se  ranime  au  fond  de  votre  cœur  je  ne  sais  quoi  de 
délicieux  que  nous  ressentons  tous ,  et  qu'aucun  ne 
sait  bien  exprimer?  Or,  tous  ces  mots  n'ont  de  sens 
que  dans  la  société.  Malheur  à  l'homme  isolé  sur  la 
terre!  C'est  au  cœur  qu'est  le  foyer  de  la  vie,  et  la  vie 
du  cœur,  c'est  l'amour.  Dieu  n'a  mis  au  cœur  de  cha- 
cun de  nous  qu'une  étincelle  du  feu  de  son  amour  ;  et, 
pour  que  cette  étincelle  soit  entretenue ,  il  faut  que 
notre  cœur  se  rapproche  continuellement  du  cœur  de 
nos  frères.  Malheur  surtout  au  cœur  qui  s'aime  lui- 
même  ,  et  qui  n'éprouve  pour  les  autres  que  des  sen- 
timents de  haine  !  Ce  cœur  se  consumera;  et  l'amour 
qui  l'embrasait,  et  qui ,  quoique  coupable ,  lui  faisait 
cependant  éprouver  quelque  jouissance,  s'éteindra 
bientôt  faute  d'aliments  ,  et  il  ne  restera  rien  en  lui 
que  des  sentiments  de  haine.  Or,  qu'est-ce  donc  que 
la  haine,  si  ce  n'est  un  feu  sorti  du  plus  profond  de 
l'enfer.  Il  y  eut  sans  doute  des  solitaires  heureux  ;  mais 
ces  solitaires  avaient  d'abord  été  formés  par  la  société; 
ils  ne  s'étaient  retirés  dans  la  solitude  que  d'après 
l'invitation  de  Dieu  ;  et ,  là  encore ,  ils  s'entretenaient 
en  communion  continuelle  avec  tout  ce  qui  existe  de 


—    10   — 

plus  pur  au  ciel  et  sur  la  terre.  Aussi  ceux  qui  s'en 
étaient  approchés  n'entendaient -ils  sortir  de  leurs 
bouches  que  des  paroles  de  charité  et  de  dévouement. 
Vo3ez  le  sourd-nuiet ,  cet  être  infortuné  niorale- 
inent  isolé  des  autres  hommes  ;  considérez  celui  dont 
le  physique  tous  semble  le  plus  intéressant,  et  dont 
le  regard  témoigne  le  plus  d'intelligence.  Qu'est-il 
avant  que  les  pensées  de  la  société  soient  arrivées  jus- 
qu'à son  âme?  Il  vit  sans  doute  de  la  vie  matérielle, 
car  son  corps  est  en  rapport  avec  les  autres  corps ,  et 
la  société  lui  conserve  la  vie  qu'elle  lui  a  donnée  ;  mais 
qu'est-ce  que  la  vie  de  son  âme?  la  parole,  ce  lien  des 
intelligences,  est  nulle  pour  lui.  La  parole  même  de 
sa  mère  frappe  toujours  inutilement  son  oreille;  elle 
n'est  point  arrivée  jusqu'à  son  âme ,  et  son  àme ,  dès 
lors ,  n'a  pu  la  reproduire.  Aussi  voyez-le  dans  le  tem- 
ple où  l'homme  vit  surtout  de  la  vie  intelligente  et 
morale.  Son  corps  se  recueille  comme  celui  des  autres 
hommes,  parce  que,  comme  eux ,  il  est  corps;  mais 
son  àme  s'élève-t-elle  jusqu'au  ciel?  sait-elle  méditer 
les  attributs  de  la  Divinité  et  les  préceptes  qui  en  dé- 
coulent? JNon ,  parce  qu'il  n'est  point  encore  comme 
les  autres  hommes,  intelligence  et  amour.  Cependant, 
(ju  une  main  puissaulc  déchire  ou  soulève  le  voile  qui 
enveloppe  son  àn)e,  créée  aussi  à  l'image  de  Dieu. 
Tout  change  aussitôt;  elle  entre  en  communication 


—  11  — 

avoc  la  société  chargée  de  nourrir  ceux  que  Dieu  a  clé- 
posés  dans  son  sein,  comme  la  terre  nourrit  tout  ce 
qui  vit  dans  ses  entrailles;  des  Ilots  d'intelligence  et 
d'amour  coulent  en  abondance  comme  d'une  source 
féconde  longtemps  comprimée  sous  la  pierre. 

Yovez  le  sauvage,  ce  produit  brut  delà  nature. 
Chez  lui,  qu'est-ce  que  la  vie  spirituelle?  11  n'en 
donne  aucune  preuve,  si  ce  n'est  peut-être  en  courbant 
stupidement  son  front  noble,  formé  pour  contempler 
les  cieux ,  devant  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas  et  de 
plus  rampant  sur  la  terre. 

Chez  lui,  qu'est-ce  que  la  vie  morale?  Dieu  lui 
ordonne  d'aimer  les  autres  hommes ,  et  il  n'a  pour  eux 
que  des  sentiments  de  haine  ;  de  travailler  à  leur  con- 
servation ,  et  il  les  dévore. 

Et  même,  qu'est  ce  donc  chez  lui  que  la  vie  maté- 
rielle? Voyez- vous  ce  front  déprimé  ,  ces  traits  heur- 
tés, cet  œil  hagard?  le  voyez-vous  allant  au  milieu 
des  bois,  la  flèche  à  la  main,  disputer  sa  nourriture 
aux  bêtes  sauvages  sur  lesquelles  il  n'a  pas  toujours 
la  supériorité.  Non ,  il  n'est  pas  possible  de  rien  ima- 
giner de  plus  dégradé.  Eu  le  contemplant,  1  homme 
civilisé  ne  pourra  jamais  se  défendre  de  ces  tristes 
réflexions  :  Est-ce  là  le  roi  de  la  création?  celui 
que  Dieu  a  créé  à  sou  image?  est-ce  bien  là  mon  sem- 
blable? 


—  12  — 

L'homme  formé  par  la  société,  et  en  qui  elle  aura 
le  plus  développé  les  facultés  intellectuelles  et  mora- 
les, prendra  quelquefois  le  monde  en  dégoût  et  s'ef- 
forcera de  se  séparer  de  ses  semblables.  Mais,  admi- 
rez ici  la  dépendance  où  l'homme  se  trouve  par  rapport 
à  la  société  ;  à  peine  aura-t-il  donné  accès  dans  soa 
cœur  au  feu  destructeur  de  la  misanthropie ,  qu'on 
verra  aussitôt  sa  félicité  décroître  et  sa  supériorité 
décliner.  Nous  en  avons  eu  un  exemple  remarquable  : 
un  homme  parut  parmi  nous ,  doué  d'une  sensibilité 
profonde  et  d'une  beauté  d'imagination  incroyable.  Il 
parla  de  l'homme;  il  peignit  l'enfant  au  berceau ,  et 
tous  les  cœurs  se  sont  attendris,  et  des  larmes  ont 
coulé  de  tous  les  yeux.  Il  parla  de  Dieu;  il  raconta 
en  peu  de  mots  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  ,  et  vous  eus- 
siez cru  entendre  un  écho  lointain  de  l'harmonie  des 
cieux  où  l'avait  en  un  instant  transporté  son  génie. 
Cependant  cet  honnne  s'était  égaré  dès  sou  entrée  dans 
la  carrière.  A  ses  yeux  ,  tous  les  liens  salutaires  de  la 
société  étaient  autant  de  chaînes  qu'il  fallait  briser. 
On  lui  représenta  que  les  arts ,  les  sciences ,  les  ver- 
tus, que  tout  ce  qu  il  y  a  de  noble  et  de  beau  sur  la 
terre,  est  le  fruit  de  la  société.  Il  ne  l'ignorait  pas; 
mais  incapable  de  reculer  devant  aucune  conséquence: 
«  Ce  que  vous  appekv,  bien  est  un  mal,  dit-il,  et  le 
plus  grand  de  tous.  Ce  n'est  point  le  sauvage  qui  est 


—  13  — 

un  animal  dépravé;  c'est  Ihomme  de  la  société,  c'est 
celui  qui  médite.  »  Et,  comme  s'il  eût  voulu  être 
lui-même  la  preuve  de  ce  qu'il  avançait,  il  s'égara 
profondément  dans  ses  pensées;  il  se  passionna  pour 
l'erreur  avec  encore  plus  d'ardeur  que  l'homme  ne  se 
passionne  ordinairement  pour  la  vérité.  A  la  fin,  ce 
ne  fut  pas  seulement  par  de  fausses  théories ,  ce  fut 
aussi  par  ses  actes  qu'il  se  mit  en  hostilité  avec  la  so- 
ciété. Il  se  sépara  du  monde;  il  prit  en  aversion  ceux 
qu'il  avait  le  plus  aimés.  Son  âme,  où  Dieu  avait 
placé  la  source  de  sentiments  doux  et  affectueux ,  se 
remplit  d'amertume  et  de  fiel.  Ses  idées  se  trouhlè- 
rent,  et  il  en  vint,  dit-on,  jusqu'à  s'arracher  la  vie, 
devenue  pour  lui  un  fardeau  insupportable. 

Je  me  suis  demandé  bien  des  fois  quelle  pouvait 
être  la  plus  grande  plaie  de  l'humanité.  Après  le  pé- 
ché, qui  est  le  suicide  de  l'âme,  je  ne  vois  rien  que 
nous  ayons  autant  à  redouter  que  la  folie,  qui  est  la 
perte  du  souverain  bien  ,  de  la  raison.  La  mort  est 
quelquefois  un  bien.  Quand  elle  se  présente  à  nous 
avec  les  caractères  les  plus  effrayants ,  est-ce  autre 
chose,  après  tout,  que  le  changement  d'existence? 
Mais  mourir  et  vivre  en  même  temps,  sentir  son  âme 
forcément  attachée  à  un  corps  qu'elle  a  cessé  de  diri- 
ger, ou  plutôt  qu'elle  pousse  de  côté  et  d'autre,  comme 
un  cadavre  mu  par  une  machine  secrcte  et  qui  exci- 


—  14  — 

terait  partout  la  terreur Quoi   de  plus  affreux! 

Aussi ,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  une  seule  personne 
qui  puisse  regarder  un  fou  sans  éprouver  je  ne  sais 
quel  malaise  intérieur  qui  nous  avertit  d'un  grand 
dérangement  dans  l'ordre  voulu  de  Dieu.  Eh  bien! 
cette  folie,  en  quoi  consistc-t-elle ,  si  ce  n'est  dans 
l'hostilité  de  la  raison  qui  en  est  atteinte  contre  la  rai- 
son de  la  société.  Le  fou  est  un  rebelle  involontaire  ;  la 
société  s'en  empare,  et  elle  le  contraint  de  penser  et 
d'agir  comme  elle;  si  elle  y  parvient,  elle  le  guérit. 
Mais  la  plupart  du  temps  elle  échoue  dans  son  entre- 
prise ;  et  alors ,  du  moins ,  elle  entretient  en  lui  la  vie 
matérielle  qui  dure  jusqu'à  ce  que  l'àme  malade  ait  usé 
misérablement  ses  organes. 


îl'x^i! 


MIO] 


ClIAl'lïRE  II. 


La  société  est  destinée  à  faire  le  bonheur  de  l'homme, 
et  souvent  elle  fait  son  malheur. 


Représentons- nous  tous  les  hommes  répandus  sur 
la  surlace  de  la  terre ,  comme  les  membres  d'une  im- 
mense famille  dont  Dieu  lui-même  est  le  père.  Ce  sont 
des  frères  étroitement  unis  par  les  liens  sacrés  de  l'a- 
mour :  il  y  en  a  d'ignorants,  et  leurs  frères  plus  in- 
struits les  éclairent.  11  y  en  a  de  faibles ,  et  leurs  frères 
plus  forts  les  soutiennent.  11  y  en  a  de  malheureux, 
et  leurs  fières  plus  heureux  les  consolent.  Voyez-vous, 
au  commencoment  de  la  carrière,  une  nmltitude  innom- 
brable d'enfants  ouvrir  pour  la  première  fois  les  yeux 


—   IG  — 

à  la  lumière  et  s'empresser  de  remplir  les  \ides  qui 
se  font  dans  cette  famille  toujours  détruite  et  toujours 
renouvelée,  tandis  que,  à  l'autre  extrémité  de  la  car- 
rière, une  multitude  non  moins  considéi'able  de  vieil- 
lards ferment  à  la  lumière  leurs  yeux  épuisés,  et  dispa- 
raissent pour  toujours.  Ceux  qui  se  trouvent  au  milieu 
de  la  carrière,  tendant  la  main  aux  premiers,  les  ac- 
cueillent avec  allégresse;  et,  disant  le  dernier  adieu 
aux  seconds,  ils  s'en  séparent  avec  une  douleur  pro- 
. fonde.  La  terre  est  la  demeure  des  hommes,  et  le 
monde  entier,  leur  domaine.  Plusieurs  parties  de  cet 
immense  univers  ont  été  placées  v\  une  distance  infinie, 
et  notre  faible  main  est  loin  de  pouvoir  y  atteindre;  mais 
nous  nous  y  élevons  par  la  pensée,  et  nous  en  jouis- 
sons par  la  méditation.  Au-dessus  delà  terre,  la  main 
de  Dieu  a  élevé  le  firmament  comme  une  tente  admi- 
rable ,  et  il  y  a  attaché  deux  flambeaux ,  dont  l'un 
nous  éclaire  pendant  le  jour  et  l'autre  pendant  la  nuit. 
De  temps  en  temps,  les  hommes ,  réunis  dans  la  même 
pensée ,  élèvent  leurs  regards  vers  Dieu  ;  ils  voient 
tous  les  biens  sortir  continuellement  de  son  sein  et  se 
répandre  sur  la  terre.  Des  chants  de  reconnaissance 
s'écba|)pent  aussitôt  de  leurs  poitrines  et  montent  jus- 
qu'au ciel.  Le  cœur  immense  de  Dieu  se  dilate  à  la 
prière  des  hommes ,  comme  le  cœur  d'une  tendre  mère 
se  dilate  aux  cris  de  ses  enfants ,  et  de  nouveaux  biens 


—  17  — 

s'en  répandent  pour  accroître  encore  le  bonheur  des 
hommes  en  excitant  leur  amour  et  leur  reconnais- 
sance. 

Si  telle  était  la  société ,  elle  serait  sur  la  terre  une 
image  fidèle  de  la  société  céleste ,  et  notre  bonheur 
serait  grand.  Hélas  î  ce  n'est  là  qu'un  rêve  de  l'imagi- 
nation ,  et  ce  rêve  n'a  presque  aucun  rapport  avec  la 
réalité.  Il  y  a,  en  effet,  au  cœur  de  la  société,  de 
grandes  plaies  qui  continuellement  la  dévorent.  Je 
vais  en  signaler  quelques-unes  ;  et,  par  ce  que  j'en  au- 
rai dit,  vous  pourrez  vous  faire  une  idée  des  autres. 

C'est  à  la  société  que  Dieu  a  confié  le  dépôt  sacré 
de  la  vérité  destinée  à  éclairer  tout  homme  venant  en 
ce  monde.  Mais  bientôt  le  dépôt  s'altère  entre  les  mains 
des  hommes;  il  se  corrompt,  et,  à  la  place  de  la  vé- 
rité qui  éclaire  et  vivifie,  nous  ne  voyons  plus  que 
l'erreur  qui  aveugle  et  donne  la  mort.  En  vain  Dieu  a 
mis  partout  sous  les  yeux  de  l'homme  le  symbole  qu'il 
doit  croire  pour  être  sauvé.  «  Non ,  se  sont  écriés 
«  quelques  hommes  que  la  passion  dominait;  non, 
«  telle  n'est  point  la  vérité,  car  c'est  la  négation  de 
«  notre  bonheur ,  et  le  Dieu  qui  nous  a  créés  ne  peut 
«  vouloir  que  nous  soyons  malheureux.  »  D'autres 
hommes,  dominés  par  la  même  passion,  ont  répété 
ce  langage,  qui  fut  enfin  adopté  dans  la  société.  Il  a 
fallu  de  grands  et  continuels  combats  de  la  chair  con- 


_  18  — 

tre  l'esprit,  pour  que  l'erreur,  qui  vient  des  hommes, 
prit  la  place  de  la  vérité,  qui  vient  de  Dieu.  Partout 
ces  combats  ont  été  livrés,  et  partout  aussi  l'erreur  a 
plus  ou  moins  prévalu  contre  la  vérité.  Entrez  dans  la 
cabane  du  sauvage;  quel  est  le  symbole  que  vous  lui 
entendez  répéter  à  son  fils  :  «  Invoque  l'idole.  —  J)é- 
«  pouille  ton  ennemi.  —  Quand  ton  vieux  père  com- 
«  mencera  à  souffrir,  empresse-toi  de  le  débarrasser 
«  de  la  vie.  »  Interrogez  la  nation  païenne  :  là  ,  tout 
est  Dieu ,  excepté  Dieu  lui-même,  suivant  la  pensée 
d'un  profond  historien  ,  et  IMiomme  qui  avait  élé  fait 
à  l'image  du  Créateur  emploie  tous  les  moyens  pour 
se  rabaisser  au  niveau  de  la  brute.  Transportez-vous 
dans  la  société  des  Juifs  que  Dieu  avait  sé|)arée  avec  tant 
de  soins  de  toute  autre  société,  pour  que  le  dépôt  de 
la  vérité  s'y  conservât  plus  fidèlement  :  là  ,  je  vois 
bien  que  Dieu  grava  lui-même  sa  loi  sur  deux  tables 
de  pierres;  mais  je  ne  vois  pas  qu  il  ait  |)u  la  graver 
dans  les  cœurs  plus  durs  que  la  pierre.  Kt  même  dans 
la  société  chrétienne,  que  d'ignorance,  que  de  préju- 
gés, que  d'erreurs!  En  vain  TEglise  répète  aux  fidèles 
le  véritable  syuibole  catholique,  l'homme  y  ajoutera  ou 
en  retranchera  quelque  chose,  et  rarement  il  le  trans- 
mettra intact  à  ses  descendants,  0  vous  qui  fermez 
les  yeux  aux  lumières  de  la  vérité,  retenez  bien  ceci  : 
ce  n'est  pas  votre  âme  seulement  que  vous  plongez 


—  19  — 

dans  les  ténèbres  de  l'erreur;  ce  sont  vos  enfants  et 
petits-enfants,  et  ce  sera  pour  vous  la  cause  d'une 
fïrande  condamnation  ;  car  Dieu  a  donné  aux  enfants 
un  cœur  docile  à  la  voix  de  leurs  parents,  et  il  leur  est 
bien  difficile  de  ne  point  écouter  ceux  dont  la  figure 
vénérable  porte  l'empreinte  de  la  Divinité.  Quelquefois 
une  voix  d'en  baut  les  sollicitera  intérieurement  à  se- 
couer le  joug  de  l'erreur.  Leurs  yeux  commenceront  à 
s'ouvrir  à  la  lumière  encore  faible  de  la  vérité,  comme 
les  yeux  de  l'bomme  profondément  assoupi  s'ouvrent 
le  matin  à  la  lumière  douteuse  du  crépuscule.  Alors 
ils  se  rappelleront  l'enseignement  paternel  ,  et  ils 
mourront  dans  la  croyance  erronée  de  leurs  ancêtres 
plutôt  que  de  mourir  dans  la  foi  de  Dieu  ,  leur  pre- 
mier père. 

Une  autre  plaie  de  la  société,  également  funeste  à 
l'homme,  c'est  l'attacbement  excessif  à  la  terre. 

Quel  bonheur  pour  les  hommes,  s'ils  vivaient  sur 
la  terre  comme  des  frères  dans  la  maison  paternelle! 
Ce  serait  véritablement  l'âge  d'or.  Le  tien  et  le  mien 
seraient  inconnus.  La  propriété  de  la  terre  restant  à 
Dieu,  tous  en  auraient  également  l'usufruit.  L'homme, 
errant  sur  cette  terre  où  Dieu  l'a  placé ,  ne  rencon- 
trerait point,  comme  il  le  fait  aujourd'hui,  ces  mille 
barrières  élevées  de  tous  côtés,  et  qui  lui  disent 
sans  cesse  :   «  Arrète-toi  ici,  tu  es  un  étranger.  »  Au 


—  20  — 

contraire,  il  pourrait  passer  dune  extrémité  de  la 
terre  à  l'autre,  sans  cesser  d  être  reconnu  au  sceau  di- 
vin que  le  Créateur  a  gravé  sur  son  front  Jii|^)«is  ceux 
qu'il  rencontrerait  sur  son  passage  lui  diraient ,  en  lui 
montrant  les  fruits  les  plus  beaux  et  les  plus  savou- 
reux :  «  Ceci  est  à  vous  aussi  bien  qo'à  nous-mêmes  ; 
prenez  et  mangez,  car  votre  cod^s^-jB^t  épuisé.  »  Et, 
quand  il  voudrait  séjourner  dans  quelqu^Uçu  ,  il  irait 
frapper  à  la  porte  d'une  cabane ,  élevée  seulomefrt»pour 
garantir  l'homme  contre  les  ardeurs  du  soleil  ou  contre 
la  férocité  des  animaux,  puisque,  dans  notre  hypo- 
thèse, l'homme  ne  serait  point  lui-même  un  animal 
féroce  et  le  plus  redoutable  de  tous  ;  et ,  du  fond  de  la 
cabane ,  une  voix  douce ,  comme  est  la  voix  d'un  frère , 
lui  répondrait  aussitôt  :  «  Cette  demeure  est  à  vous 
aussi  bien  qu'à  moi  ;  entrez  et  reposez-vous  ,  car  vos 
membres  sont  fatigués.  »  Il  y  aurait  sans  doute  des 
hommes  plus  forts  et  plus  intelligents  que  les  autres; 
leur  main  robuste  et  habile  embellirait,  féconderait  la 
terre,  et  en  ferait  sortir  des  fruits  plus  abondants  ;  mais 
ces  hommes  se  sentiraient  suffisamment  dédommagésde 
rexcédant  de  leur  travail  par  la  bienveillance  de  leur 
père  et  par  la  pensée  qu'ils  contribuent  au  bonheur  de 
leurs  frères  moins  forts  ou  moins  courageux.  Voyez- 
vous  quelquefois  le  fils  aine,  revenu  du  travail  de  la 
journée  et  tenant  en  main  le  dur  morceau  de  pain  noir, 


porter  un  œil  d'eiivio  sur  l'oiifaut  moUemput  couché 
dans  sou  berceau ,  et  pour  qui  sont  presque  toutes  les 
caresses  de  la  mère?  Il  se  dit,  au  coutraire  :  «  Le  bon- 
heur des  miens,  c'est  aussi  mon  bonheur.  -> 

Cette  communauté  de  biens  et  de  félicité  entrait 
sans  doute  dans  les  desseins  de  Dieu  ,  car  c'est  là  l'é- 
tat d'une  famille  sagement  ordonnée;  et  Dieu  voulait 
que  le  genre  humain  formât  sur  la  terre  une  famille 
heureuse.  Il  en  fut  donc  ainsi  dès  le  commencement  ; 
mais  bientôt  les  hommes  se  sont  pervertis,  et  la  cor- 
ruption les  a  divisés;  et,  en  se  divisant,  ils  ont  du 
nécessairement  se  partnger  la  terre.  Autrement  le  plus 
grand  nombre  serait  resté  dans  l'oisiveté,  tandis  que 
quelques-uns  auraient  travaillé  avec  excès  pour  sub- 
venir aux  besoins  nombreux  de  la  famille  entière.  Et 
ceux  qui  auraient  refusé  de  travailler,  abandonnés  à 
tous  les  vices  ,  auraient  dévoré  la  substance  de  leurs 
frères  sages  et  laborieux,  et  ils  les  auraient  dévorés 
eux  mêmes.  De  là  ,  des  désordres  tels  que  le  genre  hu- 
main n'aurait  pu  subsister  longtemps  sur  cette  terre 
aride  et  ensanglantée.  Dieu  ,  qui  est  sage  et  qui  veut 
toujours  le  bonheur  de  ses  enfants  ,  permit  ce  partage 
de  la  terie  dont  il  n'avait  fait  lui-même  qu'un  seul 
domaine.  Ainsi  quand,  dans  une  famille  nombreuse  , 
plusieurs  enfants  s'abandonnent  à  l'oisiveté  et  aux 
vices  qui  eu  sont  les  suites  inévitables;  quand  ils  me- 

2 


—  22  — 

iiacent  de  dévorer  le  fruit  des  travaux  de  leurs  frères , 
pour  arrêter  ce  désordre,  un  père  sage  s'empressera 
de  partager  son  bien  en  diiïérentes  portions  et  d'as- 
signer à  chacun  son  travail  et  ses  revenus. 

«  Le  premier  qui ,  avant  enclos  un  terrain  ,  s'avisa 
«  de  dire  :  Ceci  est  à  moi ,  et  trouva  des  gens  assez 
n  simples  pour  le  croire,  fut  le  vrai  fondateur  de  la 
«  société  civile.  Que  de  crimes,  de  guerres,  de  meur- 
«  très,  de  misères  et  d'horreurs,  n'eût  point  épargnés 
«  au  genre  humain  celui  qui,  arrachant  les  pieux  ou 
«  comblant  le  fossé,  eût  crié  à  ses  semblables  :  Gar- 
«  dez-vous  d'écouter  cet  imposteur;  vous  êtes  perdus 
«  si  vous  oubliez  que  les  fruits  sont  à  tous ,  et  que  la 
«  terre  n'est  à  personne!  Mais  il  y  a  grande  apparence 
"  qu'alors  les  choses  eu  étaient  déjà  venues  au  point 
«  de  ne  pouvoir  plus  durer  comme  elles  étaient  (I),  » 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  le  partage  de  la  terre 
était  devenu  nécessaire,  et  Rousseau  lui-même  en 
convient.  Cependant  ce  partage,  qui  avait  pour  but 
d'arrêter  de  grands  désordres  et  la  destruction  même 
du  genre  humain,  devint  aussi  la  source  de  crimes,  de 
ffuerres ,  de  meurtres ,  de  misères  et  d'horreurs  de  tout 
genre.  Désormak,  regardant  la  terre  comme  sa  pro- 
priété, l'homme  s'y  attacha  davantage,  et  il  la  cultiva 

(l)  Sur  l'origine  et  les  fondeinenls  de  l'inéiîallté. 


—  23  — 

avec  plus  de  soin.  La  richesse  et  la  fccondité  de  la 
terre  augmentant  en  raison  des  soins  qui  lui  étaient 
prodigués,  il  s'y  attacha  de  plus  en  plus.  Le  regard  de 
rhomnie,  toujours  incliné  vers  la  terre,  cessa  bientôt 
de  s'élever  au  ciel.  Dieu  avait  dit  à  Thonime  :  «  La  terre 
est  ta  mère  nourricière.  »  Et  il  la  regarda  comme  une 
mère  véritable ,  et  il  oublia  le  sein  d'où  son  âme  était 
sortie.  Parce  que  rhomme  aima  passionnément  la  por- 
tion de  terre  qui  lui  était  échue  en  partage  ,  et  qu'il  ne 
pouvait  se  rassasier  de  ses  fruits  ,  il  aima  aussi  l'héri- 
tage de  ses  frères,  qui  produisait  les  mêmes  fruits,  et  il 
le  convoita.  Il  se  lit  des  échanges  et  de  honteux  trafics. 
Ce  que  l'homme  ne  pouvait  obtenir  par  convention  ni 
par  ruse ,  il  essaya  de  l'obtenir  par  violence.  11  arra- 
cha le  fer  du  sein  de  la  terre,  d  où  il  ne  devait  tirer 
que  le  pain  destiné  à  le  nourrir,  et  il  l'enfonça  dans  le 
sein  de  ses  frères  qui  s'opposaient  à  ses  convoitises 
et  à  ses  envahissements  ;  et  la  terre  qu'il  devait  arro- 
ser de  ses  sueurs,  il  l'arrosa  du  sang  d'autrui.  11  y 
eut  des  hommes  qui  s'enfoncèrent ,  par  tous  les  sens  , 
dans  les  jouissances  terrestres,  tandis  que  d'autres  , 
dépourvus  des  choses  les  plus  indispensables ,  solli- 
citèrent quelques  miettes  de  pain  pour  apaiser  leur 
faim  et  de  misérables  haillons  pour  couvrir  leur  nu- 
dité. Ceux  qui  n'avaient  pas  de  quoi  soutenir  leur  vie 
se  vendirent  ;  et ,  de  peur  que  sa  proie  ne  lui  échappât , 


—  24  — 

l'acquéreur  l'enchaîna  ;  et  ceux  qui  n'avaient  pas  voulu 
être  les  serviteurs  de  Dieu  devinrent  les  esclaves  des 
hommes. 

Comme  les  individus  s'étaient  divisés  ,  les  nations 
aussi  se  divisèrent  ;  et  comme  il  y  eut  des  individus 
qui  convoitèrent  l'héritage  de  leurs  frères  et  qui  s'en 
emparèrent  par  convention  ,  par  ruse  ou  par  violence, 
il  y  eut  aussi  des  nations  qui  convoitèrent  l'héritage 
des  autres  nations ,  et  qui  s'en  emparèrent  par  con- 
vention, par  ruse  ou  par  violence.  De  là  surtout ,  que 
de  crimes ,  que  de  misères  ,  que  d'horreurs  !  Comme 
il  y  eut  des  individus  chargés  de  chaînes ,  mis  à  mort, 
il  y  eut  aussi  des  peuples  chargés  de  chaînes  ,  rais  à 
mort.  Tantôt  c'est  un  roi  qui  traîne  au  loin  son  peuple 
comme  un  torrent  dévastateur.  Suivez-le  à  sa  trace  de 
sang  ,  et  dites-moi ,  si  vous  le  pouvez  ,  tous  les  maux 
qu'il  cause  à  la  terre.  Tantôt  ce  sont  ces  nations  elles- 
mêmes  qui  s'arment  les  unes  contre  les  autres.  Quand 
elles  se  sont  rencontrées,  oiles  se  choquent  avec  un 
fracas  épouvantable,  et  le  duel  ne  finit  souvent  que 
par  la  mort  de  l'une  de  ces  deux  nations ,  et  quelque- 
fois par  la  mort  de  l'une  et  de  l'autre.  Vous  qui  lisez 
ces  pages,  fouillez  la  terre  à  l'endroit  même  où  vous 
êtes  actuellement,  fouillez-la  dans  mille  endroits  diffé- 
rents ,  et  partout  vous  trouverez  ,  à  une  distance  plus 
ou  moins  profonde  ,  les  restes  de  quelques  sociétés  dé- 


'^o 


truites  ,  sur  lesquelles  nous  reposons  tranquillement , 
de  même  que ,  dans  mille  ans  peut-être  —  c^est  beau- 
coup pour  l'humanité  —  d'autres  bonunes  reposeront 
tranquillement  sur  les  restes  de  notre  société  détruite. 

0  homme!  regarde  :  tu  ne  touches  la  terre  que  par 
la  partie  la  plus  reculée  de  toi-même ,  tu  l'elïleures  , 
pour  ainsi  dire ,  en  passant ,  et  tu  voudrais  y  enfouir 
ton  cœur!..,.  Elle  est  belle,  sans  doute,  et  les  fruits 
qui  sortent  de  son  sein  sont  délicieux.  Eh!  que  sera 
donc  pour  toi  la  possession  de  celui  qui ,  d'une  seule 
parole,  Ta  jetée,  comme  en  se  jouant ,  dans  l'espace?... 

La  société  est  l'image  de  la  famille.  Comme  dans 
la  famille  il  y  en  a  qui  commandent  et  d'autres  qui 

obéissent,  il  en  est  ainsi  dans  la  société.  Un  roi  et  des 
sujets,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux  ,  un  père  et  des  en- 
fants ,  et ,  entre  ces  deux  termes  extrêmes ,  une  infi- 
nité de  moyens  termes  qui  impriment  aux  inférieurs 
la  direction  sage  et  forte  donnée  par  les  supérieurs , 
et  qui  font  remonter  vers  les  supérieurs  le  tribut  de 
reconnaissance  que  leur  paient  en  échange  les  infé- 
rieurs, voilà  l'essence  de  toute  société.  La  société  gé- 
nérale se  divise  en  une  infinité  de  fractions  plus  ou 
moins  considérables ,  qui  sont  autant  de  sociétés  véri- 
tables, et  qui  elles-mêmes  se  subdivisent  à  leur  tour; 
et  ce  que  nous  avons  dit  être  l'essence  de  toute  société 
se  trouve  par  con.séquent  dans  chacune  de  ces  sociétés 


—  26  — 

particulières.  Celte  gradation  de  pomoir  n'est  pas  seu- 
lement utile ,  elle  est  nécessaire  ;  et  si  elle  pouvait  être 
retranchée,  vous  verriez  aussitôt  la  société  se  dissou- 
dre. Mais ,  comme  il  n'y  a  rien  de  si  avantageux  que 
la  misérable  nature  de  l'homme  ne  tourne  à  sa  perdi- 
tion, voici  ce  qui  arrive  :  chacun  de  nous  fait  partie 
de  la  société  dans  laquelle  il  est  né ,  et  il  appartient 
encore  à  plusieurs  de  ces  sociétés  particulières  dont  se 
compose  la  société  générale.  Or,  à  peine  l'homme 
a-t-il  pris  rang  dans  ces  sociétés,  qu'une  voix  lui 
crie  :  Sois  le  premier  !  Ses  parents  ,  ses  amis ,  tous 
ceux  qui  lui  portent  quelque  intérêt ,  font ,  à  chaque 
instant,  retentir  à  ses  oreilles  ce  cri  poussé  d'abord 
par  son  amour-propre  :  Sois  le  premier!  Et  ce  cri 
irrite  de  plus  en  plus  son  amhiliou ,  l'une  des  plus 
terribles  passions  qui  se  trouvent  au  cœur  de  l'homme. 
La  raison  commence  à  peine  à  se  développer  eu  lui, 
et  déjà  il  fréqueiite  ces  écoles  publiques  où  l'enfance 
et  la  jeunesse  se  livrent  avec  ardeur  à  létude  des  beaux- 
arts.  Sois  le  premier!  lui  crie-t-on  aussitôt.  Et  son 
cœur  novice  dévore  avidement  le  poison  qui  le  ronge 
quelquefois  jusqu'à  la  fin.  L'élève  cherche  donc  tous 
les  moyens  de  s'élever  aux  premières  places.  Ses  con- 
disciples, ses  amis,  deviennent  aussitôt  ses  concur- 
rents, ses  ennemis  ;  et  cette  rivalité  haineuse  ne  s'éteint 
souvent  qu'à  la  mort.  L'enfant  a  grandi  :  c'est  un 


—  '21  — 

homme.  Aiguillonne  par  la  gloire  de  ses  premiers 
triomphes  ou  par  la  honte  de  ses  défaites,  il  s'élance 
avec  ardeur  dans  la  carrière  qui  s'ouvre  devant  lui. 
Sois  le  premier!  lui  crie-t-ou  encore  de  toutes  parts; 
et  ce  cri  n'est  que  trop  bien  entendu.  Il  s'est  exalté,  il 
s'irrite.  De  quelque  côté  qu'il  se  tourne,  il  rencontre 
des  concurrents  nombreux  et  puissants  ;  et  il  cherche 
aies  renverser,  à  les  fouler  aux  pieds.  Cela  s'appelle 
une  noble  émulation  ;  et  ce  n'est  la  plupart  du  temps 
qu'une  funeste  rivalité.  Chose  étonnante!  la  société 
irrite  encore  l'ambition  de  Ihomme,  en  lui  montrant 
ses  distinctions ,  dans  le  temple ,  en  présence  de  la 
mort  qui  détruit  le  puissant  aussi  bien  que  le  faible, 
sous  les  yeux  de  Dieu ,  devant  qui  toute  grandeur  n'est 
que  néant. 

Malheur  à  la  société  où  l'ambition  est  trop  forte- 
ment irritée  !  tous  les  membres  dont  elle  se  compose 
voudront  s'élever  aux  premières  places ,  et  quelques- 
uns  y  parviendront.  Sortis  souvent  des  derniers  rangs, 
on  les  voit  s'élever  avec  une  rapidité  extraordinaire; 
rien  ne  peut  s'opposer  à  leur  avancement  ;  si  quelque 
obstacle  se  rencontre,  ils  le  renversent  ;  quand  ils  sont 
aux  premiers  rangs  de  leur  société,  pour  se  grandir 
encore ,  ils  s'efforcent  de  grandir  la  société  qu'ils  do- 
minent ;  et  ils  relèvent ,  comme  ils  se  sont  élevés  eux- 
mêmes,  c'est-à-dire  sur  les  ruines  de  tous  ceux  qui 


—  28  — 

aspirent  à  la  supériorilc.  Ainsi  ,  cette  société  vivra 
dans  une  agitation  générale  et  continuelle  ;  et  parce 
que  toute  agitation  violente  n'est  pas  durable,  elle 
ne  tardera  pas  à  périr  ou  à  revenir  à  une  vie  nou- 
velle ,  après  avoir  passé  par  des  crises  terribles. 

Un  ministre  de  l'instruction  publique,  placé,  par 
sa  charge,  à  la  tète  de  la  jeunesse  française,  disait , 
il  y  a  quelques  années  ,  à  la  distribution  des  prix  du 
grand  concours  :  Aucune  place  n'est  interdite  à  votre 
ambition.  Ce  que  disait  Alexandre  mourant  à  ses  gé- 
néraux ,  qui  le  priaient  de  désigner  son  successeur, 
nous  vous  le  disons  à  tous  :  «  Au  plus  digne  !  »  C'est 
là  sans  doute  une  belle  parole,  mais  je  ne  sais  si 
elle  n'est  pas  plus  funeste  que  salutaire.  Puisque 
l'exemple  d'Alexandre  a  été  cité  ,  voyons  ce  qui  arriva 
dès  qu'il  eut  fermé  les  yeux  :  chacun  de  ses  généraux 
prétendit  à  la  première  place;  ils  tournèrent  leurs 
armes  les  uns  contre  les  autres;  de  cette  puissance 
incompréhensible  fondée  par  le  génie  ambitieux  du 
grand  conquérant ,  bientôt  il  ne  resta  plus  rien  que 
le  triste  mais  glorieux  souvenir. 

Quoi  donc  !  est-il  défendu  d'aspirer  aux  premières 
places?  ]Non  ;  pourvu  que  nous  n'oubliions  jamais 
les  paroles  de  Jésus  à  ce  sujet.  11  s'était  élevé  une 
contestation  entre  ses  disciples  pour  savoir  quel  se- 
rait le  premier  parmi  eux.  Ce  conquérant  des  âmes 


les  appela  à  lui,  et  il  leur  fit  cette  réponse,  bien  su- 
périeure à  celle  d'Alexandre  :  <■  Vous  savez  que  les 
princes  des  nations  les  doniiuent ,  et  que  les  grands 
exercent  sur  eux  leur  pouvoir  ;  il  n'en  sera  point  ainsi 
parmi  vous  :  que  celui  qui  voudra  être  le  plus  grand 
soit  votre  serviteur  ;  que  celui  qui  voudra  être  le  pre- 
mier soit  votre  esclave.  »  Comprenez-vous  la  pro- 
fondeur de  ces  paroles  ,  vous  qui  êtes  placés  au-dessus 
de  vos  frères?  Voulez-  vous  ne  point  exciter  leur  en- 
vie? Que  votre  grandeur  soit  un  esclavage,  et  votre 
puissance  une  immolation. 


o^/6  CT\/6  à^/^  àv^ 

Ky 


CIIAPITKE  111. 


État  de  la  société  avant  Jésus-Christ. 


Si  nous  considérons  le  genre  humain  dans  son  en- 
semble ,  nous  le  voyons  sortir  d'une  source  empoi- 
sonnée ,  et  se  répandre  de  tous  côtés  comme  un 
torrent  qui  ravage  la  terre  au  lieu  de  la  féconder  et 
de  l'embellir.  11  n'y  a  encore  que  quelques  hommes 
en  ce  monde  ,  et  déjà  l'un  d'eux  a  plongé  sa  main  dans 
le  sein  de  son  frère.  La  terre  n'est,  pour  ainsi  dire, 
qu'une  solitude,  tant  le  nombre  de  ses  habitants  est 
peu  considérable ,  relativement  à  son  immensité  ;  ce- 
pendant nous  voyons  les  hommes  trop  à  l'étroit ,  vu 


—  31   — 

leur  aveugle  ambition,  se  précipiter  avec  acharne- 
ment les  uns  contre  les  autres,  se  dépouiller,  se 
charger  de  chaînes,  se  détruire.  Quoique  la  mort  ait 
été  appelée  sur  la  terre  par  le  péché ,  quoique  ses 
coups  aient  été  rendus  de  plus  en  plus  fréquents  par 
la  perversité  toujours  croissante  des  hommes  ,  ils  se 
multiplient  pourtant  avec  une  rapidité  extraordinaire  ; 
plus  ils  se  multiplient  et  plus  ils  se  concentrent.  Leur 
faiblesse,  les  besoins  nombreux  qui  les  assiègent, 
je  ne  sais  quelle  voix  secrète  de  la  nature  qui  les 
appelle  à  vivre  en  société,  tout  contribue  à  les  réunir. 
Mais,  hélas!  plus  ils  se  rapprochent ,  et  plus  ils  se  cor- 
rompent. Il  n'v  a  que  quelques  siècles  que  l'homme 
est  sur  la  terre,  et  déjà  il  est  parvenu  à  ce  point  d'a- 
veuglement, de  perversité  et  de  misère,  que  Dieu  se 
repent  de  l'avoir  créé ,  et  veut  le  perdre  par  un  dé- 
luge universel.  Poussés  par  le  souffle  de  la  colère 
céleste,  les  flots  de  la  mer  franchissent  impétueuse- 
ment la  barrièi'e  qu<>,  jnsiu'ici,  une  puissance  sur- 
humaine leur  avait  ordonné  de  respecter,  et,  en  peu 
de  temps  ,  ils  ont  entièrement  b'>uleversé  la  terre  cou- 
pable. Nous  trouvons,  de  tous  côtés,  des  preuves 
irrécusables  de  cette  catastrophe,  dont  le  souvenir  a 
été  d'ailleurs  apporté  jusqu'à  nous  par  la  tradition 
des  peuples. 

Un  seul  homme  fut  miraculeusement  préservé  avec 


—  32  — 

les  siens  de  la  destruction  générale  :  Noc  avait  trouvé 
grâce  devant  Dieu  à  cause  de  sa  justice;  cependant  il 
y  avait  en  lui  le  germe  du  mal  ;  et  bientôt  la  terre  fut 
chargée  d'habitants  ,  et  plus  encore,  de  crimes  et  de 
calamités  ;  je  ne  sais  même  si  la  perversité  humaine  ne 
devint  pas  plus  grande  qu'avant  le  déluge.  Dieu,  irrité 
des  crimes  de  la  terre ,  l'abandonne  à  elle-même ,  et 
quelquefois  la  punit.  11  avait  promis  d'épargner  désor- 
mais le  genre  humain  ;  cependant ,  que  de  châtiments 
encore!  et  qu'ils  sont  terribles,  les  coups  que  sa  main 
ne  cesse  de  frapper  pour  rappeler  à  lui  1  homme  coupa- 
ble! Tantôt  le  feu  du  ciel  dévore  les  malheureux  entants 
d'Adam  ;  tantôt  la  terre  ,  comme  frappée  de  malédic- 
tion, semble  ne  pouvoir  plus  nourrir  ses  habitants  ;  ou 
bien,  impatiente  de  soutenir  un  pareil  fardeau,  elle  s'a- 
gite, elle  s'entr'ouvre  et  les  engloutit.  Tantôt  il  sort  des 
abîmes  de  la  colère  céleste  je  ne  sais  quel  poison  caché 
qui,  dans  un  instant,  dessèche  la  vie.  Quelquefois 
les  individus  ,  les  peuples  s'arment  les  uns  contre  les 
autres ,  et ,  conduits  sans  le  savoir  par  la  main  de  la 
justice  divine ,  ils  s'infligent  à  eux-mêmes  les  châti- 
ments qu'ils  ont  mérités.  11  y  a  des  lieux  où  les  hommes 
se  réunissent  en  plus  grande  quantité;  et,  là  aussi,  il 
se  commet  beaucoup  plus  de  crimes  ;  là ,  il  y  a  plus 
de  misères  et  de  calamités.  Babylone,  Ninive,  Sardes, 
Sidon,  Tyr,  Thèbes,  Athènes,  Carthage,  Jérusalem, 


—  33  — 

que  les  hommes  appellent  la  sainte  ;  quels  noms  dans 
Ihistoire  !  et  sur  le  globe ,  quelles  taches  !  Quand  la 
main  de  l'homme,  fouillant  aux  lieux  où  furent  ces 
villes,  vient  à  découvrir  quelques  débris,  on  les  re- 
garde avec  étonnement.  Si  les  larmes  répandues  ,  le 
sang  versé,  si  la  corruption,  si  les  crimes  de  tout 
genre  laissaient  aussi  des  vestiges,  l'homme,  en  les 
découvrant,  reculerait  épouvanté. 

Quatre  nations  se  font  surtout  remarquer  dans  l'his- 
toire :  l'Égvpte,  par  sa  sagesse;  la  Grèce,  par  sa  li- 
berté; Rome,  par  sa  puissance;  la  Judée,  par  sa 
religion.  Or,  sans  nous  hiissor  tromper  par  les  appa- 
rences, si  nous  soulevons  Inrdiment  le  manteau  de 
leur  gloire,  et  si  nous  les  considérons  dans  leur  hon- 
teuse nudité  ,  il  nous  sera  facile  de  comprenflre  ce 
qu'elles  ont  été. 

La  réputation  de  sagesse  que  l'Egypte  s'était  acquise 
ne  fut  pas  sans  fondement.  C'est  en  Egypte  que  le  lé- 
gislateur des  Juifs  fut  formé  dans  les  sciences  humai- 
nes, avant  de  l'être,  par  l' Esprit-Saint,  dans  la  science 
divine.  C'est  là  que  les  plus  sages  des  Grecs,  Solon  , 
Thaïes,  Pythagore,  Eudoxe,  Platon  étaient  venus 
s'instruire  des  traditions  religieuses ,  ainsi  que  Plu- 
tarque  nous  l'apprend.  iMais  ,  hélas!  la  vérité  n'y  était 
connue  que  d'un  petit  nombre  de  sages,  la  plupart 
renfermés  dans  le  temple  ;  et  le  reste  de  la  nation  était 


—  34  — 
le  jouet  du  plus  slupido  aveuglemeut.  Le  crocodile, 
l'ibis,  le  sinise,  le  chieu ,  le  chat,  les  animaux  les 
plus  ridicules  et  les  plus  sauvages  étaient  devenus 
l'objet  de  leur  culte.  La  vénération  qu'ils  avaient 
pour  ces  sortes  de  divinités  était  si  profondément  en- 
racinée dans  leurs  cœurs,  qu'ils  aui-aient  mieux  aimé 
renoncer  à  la  vie  que  d'y  manquer  en  quelque  chose. 
Tout  le  monde  sait  qu'étant  sur  le  point  d'engager  le 
combat,  et  ayant  vu  ,  à  la  tète  de  l'ennemi,  des  ani- 
maux qu'ils  regardaient  comuie  sacrés  ,  ils  aimèrent 
mieux  renoncer  à  la  victoire  ,  ([ue  de  s'exposera  bles- 
ser leurs  dieux.  Qui  se  serait  imaginé  que ,  parmi  les 
hommes,  le  chat  dût  trouver  des  martyrs?  Personne 
n'ignore  la  vénération  particulière  qu'ils  avaient  pour 
le  bœuf  Apis  ,  et  le  culte  qu'ils  lui  rendaient.  Les 
objets  inanimés  recevaient  aussi  leurs  adorations  ;  et, 
commele  dit  spirituellement  un  poète  latin  (1),  cette 
pieuse  nation  avait  le  bonheur  de  voir  ses  divinités 
croître  dans  ses  jardins.  De  pareilles  absurdités  de- 
vaient nécessairement  passer  des  croyances  dans  les 
actions,  et  déi;énérer  en  cruauté.  C  était  un  crime  de 
couper  un  légume  ,  d'égorger  un  chevreau,  et  il  était 

(1)  Porrum  et  cippe  nefas  violare  ,  ac  franireie  iiiorsu, 
0  sanctas  génies,  quibus  hcec  riasciintur  in  hortis 
Niimina  !  l.anatis  animalihiis  abstinet  oninis 
Men?a  ;  nel'a?  ill'ic  fœUim  jui^ulare  capello': 
Carnibus  buniaiii  \esci  lii  et.  Jivenal. 


—  35  — 

permis  de  se  nourrir  de  chair  humaine.  On  ne  saurait 
trop  louer  le  respect  des  Egyptiens  pour  les  traditions 
et  pour  tout  ce  qui  tenait  à  l'antiquité  ,  leur  vénéra- 
tion pour  les  morts  ,  qui  les  porta  à  immortaliser  des 
cadavres,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi.  Ce  que  nous 
devons  admirer  encore ,  c'est  l'habitude  où  ils  étaient 
de  faire  subir  un  jugement  sévère  aux  rois  avant  de 
leur  accorder  les  honneurs  de  la  sépulture.  Ces  rois, 
cependant,  ne  s'élevèrent  pas,  pour  cela,  cà  une  haute 
sagesse.  La  crainte  des  jugements  de  Dieu  est  souvent 
une  digue  impuissante  contre  l'entraînement  des  pas- 
sions ;  que  sera  donc  le  jugement  de  l'homme  porté 
sur  un  peu  de  poussière  ? 

De  tous  ceux  qui  ont  régné  en  Egypte,  le  plus 
célèbre  est  Sésostris.  Maître  de  toute  l'Egypte,  il  ne 
sentit  point  son  ambition  satisfaite.  11  dompta  les 
Éthiopiens  et  les  Troglodytes  ;  il  s'empara  de  la  Phé- 
nicie  ,  de  l'île  de  Chypre  et  de  plusieurs  des  Cyclades  j 
il  envahit  et  pilla  l'Asie  jusqu'au  delà  du  Gange.  Bien- 
tôt il  tourna  ses  armes  contre  les  Scythes  et  les  Thra- 
ces.  Dans  l'enivrement  de  ses  victoires,  il  s'oublia 
jusqu'à  faire  traîner  son  char  par  les  rois  qu'il  avait 
vaincus.  0  justice!  Dieu  permit  que  les  chefs  des  peu- 
ples fussent  abaissés  à  la  condition  des  bêtes  par  le  plus 
renommé  de  tous  les  rois  de  cette  nation  ,  qui  n'avait 
pas  rougi  d'élever  les  bêles  à  la  condition  de  dieux. 


—  35  — 

Chargé  de  gloire  et  d'ennui,  Sésostris  prit  la  vie  en 
dégoût  ;  et  bientôt  celui  qui  avait  ôté  l'existence  à  tant 
de  malheureux  se  l'ùta  encore  à  lui-même.  Tel  fut  le 
grand  Sésostris.  Apprenons  de  lui  à  connaître  les  au- 
tres. Aux  }eux  de  la  plupart  de  leurs  rois,  les  Égyp- 
tiens étaient  des  esclaves  dont  linaction  était  redou- 
table, et  qu'il  fallait  appliquer  à  des  travaux  gigan- 
tesques. De  là  ces  immenses  labyrinthes  ,  ces  statues 
colossales;  de  là  ces  lourdes  pyramides  que  la  vanité 
enlève  aujourd'hui ,  à  grands  frais ,  des  lieux  où  la 
vanité  croyait  les  avoir  établies  pour  toujoui's.  Les  peu- 
ples voient  avec  étonnement  passer  au  milieu  d  eux  ces 
monts  ,  témoins  de  ce  qui  fut  autrefois,  sans  pouvoir 
en  obtenir  aucun  renseignement  certain,  pas  même 
sur  leur  destination. 

Oh  !  que  d'hommes  ont  vécu  et  sont  morts  profon- 
dément aveugles  dans  cette  Egypte  que  nous  appelons 
la  terre  des  sciences  et  de  la  sagesse! 

Actuellement,  considérons  la  Grèce.  On  n'y  parle 
que  de  liberté,  et  j'y  vois  partout  l'esclavage  :  escla- 
vage sous  le  toit  domestique,  esclavage  dans  la  cité, 
esclavage  dans  la  nation  entière. 

0  Grec  inconséquent  et  volage!  tu  m'assures  que 
l'attentat  à  la  liberté  est  le  plus  grand  de  tous,  et  si 
j'entre  dans  ta  maison ,  je  la  vois  remplie  d'esclaves. 
Puisque  la  liberté  est  le  premier  des  biens,  le  seul 


—  37  — 

dont  riioinmc  ne  puisse  se  passer,  pourquoi  donc  eu 
avoir  dépouillé  tant  do  malheureux  que  je  vois  en- 
chaînés à  la  liherté.  Mais  ce  n'est  pas  assez  d'acheter  et 
de  vendre  l'homme ,  de  l'échanger  contre  de  vils  ani- 
maux, tu  ne  lais  aucune  dilliculté  de  l'égorger,  de  le 
dégrader,  pour  mieux  assouvir  tes  passions.  —  Ce  ne 
sont  pas  des  Grecs,  as-tu  dit.  —  En  sont-ils  moins  des 
hommes?  D'ailleurs  ta  femme,  tes  enfants,  ne  sont- 
ils  pas  privés  également  de  cette  douce  liberté  que  tu 
voudrais  t'arroger  exclusivement  à  toi-même.  Cette 
autorité  absolue ,  ce  droit  de  vie  et  de  mort  que  je  te 
vois  exercer  dans  ta  maison,  n'est-ce  pas  le  droit  du 
plus  fort?  et  le  droit  du  plus  fort,  n'est-ce  pas  la  ty- 
rannie? Mais  toi-même ,  es-tu  libre  véritablement?  Tu 
le  dis,  tu  te  l'imagines  peut-être;  et  il  n'en  est  rien. 
Esclave  de  tes  passions  dans  ta  maison  ,  tu  es,  dans  la 
cité  ,  l'esclave  des  passions  de  tous  tes  concitoyens. 
Le  gouvernement  de  la  cité  change  de  forme  à  chaque 
instant;  mais,  dans  rincoustance  perpétuelle  de  ses  in- 
stitutions, tu  ne  fais  que  changer  de  joug  et  traverser  en 
tous  sens  la  tyrannie,  tantôt  asservi  à  un  seul,  tantôt 
asservi  à  une  multitude  de  petits  tyrans,  dont  chacun 
apporte  au  pouvoir  la  somme  de  sa  cruauté.  Des  com- 
plots ,  des  séditions  ,  des  massacres  ,  voilà  l'occupation 
ordinaire  des  villes  de  la  Grèce.  Chaque  ville  est  divi- 
sée en  plusieurs  factions  qui  se  soulèvent  au  souffle 

3 


—  38  — 

des  passioQS,  comme  les  flols  de  la  mer  au  souffle  de 
la  tempête.  CJKUiue  parti  triomphe  et  succombe  tour 
à  tour,  el  Texil  est  la  plus  douce  coiiditiou  que  puis- 
sent attendre  les  vaincus.  Eu  vain  tu  aurais  rendu  les 
plus  «grands  services  à  tes  concitoyens  ,  eu  vain  tu  au- 
rais toujours  suivi  le  parti  de  la  justice  et  de  Ihonneur, 
ne  te  crois  pas  pour  cela  à  labri  du  dan>îer.  Après 
avoir  vaincu  les  Perses  à  >Iarallion  et  repoussé  les 
chaînes  que  ces  barbares  apportaient  à  la  Grèce  ,  Jlil- 
tiade  mourut  en  prison,  chargé  de  chaînes  par  ses 
concitoyens.  Thémistocle,  qui  avait  eu  la  même  gloire, 
fut  également  condamné;  et,  plus  malheureux  encore 
que  ce  dernier,  sous  un  rapport,  il  mourut  loin  de  sa 
patrie.  Aristide  ,  qui  avait  sauvé  ses  concitojens  et  qui 
les  avait  sagement  gouvernés  ,  fut  envoyé  en  exil , 
parce  que  les  Athéniens  s'ennuyaient  de  l'entendre 
appeler  le  Juste. 

La  cité  du  moins  sera-t-elle  glorieuse  et  libre,  tan- 
dis que  ses  enfants  s'immolent  à  son  bonheur?  Une 
haine  furieuse  soulève  les  villes  contre  les  villes ,  les 
États  contre  les  États.  Aujourd'hui,  c'est  Sparte  qui 
triomphe ,  favorisée  par  la  fortune  ou  par  le  génie  de 
ses  généraux  et  le  courage  de  ses  soldats.  Après  avoir 
foulé  aux  pieds  sa  rivale  aballue,  et  l'avoir,  en  tous 
sens ,  chargée  de  chaînes ,  elle  va  se  reposer  dans  sa 
gloire.  Athènes,  longtemps  humiliée  ,  se  relève  peu  à 


—  39  — 

peu  ;  et ,  remplie  de  forée  et  de  courage ,  elle  va  bien- 
tôt imposer  à  presque  toutes  les  villes  de  la  Grèce  les 
chaînes  dout  elle  fut  chargée  elle-même.  Chaque  ville 
triomphe  tour  à  tour,  et  la  ville  vaincue  porte  la  peine 
de  sa  défaite  présente  et  de  ses  anciens  triomphes. 
Lisez  l'histoire  de  cette  nation  célèbre ,  lisez  la  vie  de 
tous  les  hommes  illustres  qu'elle  a  produits  ,  et  vous 
veçrez  si  notre  peinture  a  été  fidèle. 

Elle  n'a  pas  même  la  consolation  de  conserver  tou- 
jours intacte  son  indépendance  nationale.  Deux  fois 
les  Perses  se  sont  précipités  sur  elle  avec  des  forces 
immenses.  La  Grèce  les  a  repoussés  avec  gloire  j  mais 
ce  ne  fut  pas  suns  un  épuiseuiiiit  profond.  Un  ennemi 
plus  redoutable  se  prépare  :  c'est  l'indomptable  armée 
des  Macédoniens.  Dans  toute  la  Grèce,  à  Athènes  sur- 
tout, il  se  fait  de  grands  mouvements;  le  bruit  des 
orateurs,  dont  eiiactni  parle  en  sens  contraire,  empê- 
che encore  d'entendre  le  bruit  des  fers  que  l'ennemi 
apporte  à  la  Grèce.  11  a|)i)rorlu'  ce})en(lant.  Tout  cède 
à  ses  efforts,  et  bientôt  la  main  puissante  du  conqué- 
rant impose  des  chaînes  à  ce  peuple  bavard. 

Oh  !  que  d'hommes  ont  vécu  et  sont  morts  esclaves 
dans  cette  Grèce  que  nous  appelons  la  terre  de  la 
liberté! 

Avant  de  considérer  ce  que  fut  en  réalité  la  force  du 
peuple  romain  ,  voyons  d'ahord  quel  usage  il  en  fit. 


—  /iO  — 

Le  citoyen  avait  droit  de  vie  et  de  mort  sur  ses 
enfants,  et  il  usait  sans  scrupule  de  ce  droit  barbare. 
Au  nom  de  la  patrie,  il  eût  immolé  sœur,  frère,  père, 
mère,  épouse,  enfant,  tout  ce  qu'il  avait  déplus  cher  au 
monde.  Horace  inunolc  sa  sœur  coupable  d'avoii-  pleuré 
un  ennemi  de  Rome,  l^n  sénateur  apprend  que  son  fils 
va  rejoindre  Catilina;  il  l'attend.  «  Ce  n'est  point, 
dit-il,  pour  combattre  la  patrie  que  je  t'ai  engendré, 
mais  pour  la  défendre!  »  Et  il  le  livre  à  la  mort.  Deux 
Brutus  sont  à  jamais  célèbres  dans  les  fastes  de  Rome, 
l'un  pour  avoir  immolé  ses  enfants  à  la  patrie,  et 
l'autre,  son  père.  Si  nous  voulons  savoir  au  juste  quel 
cas  ce  farouche  citojeu  faisait  de  la  vie  d'un  homme, 
nous  devons  nous  rappeler  la  manière  dont  il  traitait 
ses  esclaves.  11  jouait  avec  eux  comme  l'enfant  avec  ces 
fjo-ures  de  plâtre  ou  de  bois  que  l'on  met  entre  ses 
mains  pour  satisfaire  ses  caprices.  Quand  ces  malheu- 
reux étaient  épuisés  de  fatigues,  on  les  jetait,  pour  les 
délasser,  dans  des  souterrains  infects  ,  où  l'air  péné- 
trait à  peine.  Dès  qu'ils  ne  pouvaient  plus  travailler, 
on  les  envoyait  mourir  de  faim  sur  une  lie  du  Tibre, 
ou  bien  on  les  jetait  tout  vivants  dans  les  viviers  pour 
engraisser  les  murènes.  Que  dis- je!  l'homme  était  de- 
venu si  vil  aux  yeux  de  l'homme,  qu'on  le  tuait  pour 
donner  plus  de  vérité  aux  représentations  tragiques  , 
pour  égayer  les  festins,  pour  passer  le  temps. 


Rome  traitait  les  peuples  vaincus  comme  le  citoven 
traitait  ses  esclaves.  Elle  leur  imposait  les  plus  dures 
conditions  ,  elle  les  immolait  sans  raison  ,  pourvu  que 
la  voix  de  ses  intérêts  ou  de  sa  passion  le  lui  conseillât. 
Tout  le  monde  sait  de  quelle  manière  terminait  ses  ha- 
rangues, Caton,  le  plus  juste  des  Romains ,  Caton  plus 
juste  que  les  dieux  de  Rome  (1)  :  Donc  il  faut  dclruire 
Carlhagc  !  Et  ce  qui  nous  surprendrait  davantage  en- 
core, si  quelque  chose  pouvait  nous  surprendre  de  la 
part  de  ce  peuple,  c'est  qu'un  pareil  vote  ait  été  adopté. 

Assurément  il  }'  avait  dans  le  peuple  romain  les 
éléments  d'une  force  extraordinaire  ;  mais  il  j  avait 
aussi  les  éléments  d'une  grande  faiblesse  ;  et  si ,  dès  le 
commencement ,  les  nations  voisines  ne  l'eussent  atta- 
qué, si  sa  propre  ambition  ne  l'eût  de  bonne  heure  porté 
à  la  conquête ,  il  se  serait  en  peu  de  temps  exterminé 
lui-même.  «  La  guerre  seule,  dit  un  éloquent  écrivain, 
suspendait  les  dissensions  intestines ,  et  la  passion  du 
pouvoir  cherchant  et  trouvant  au  dehors  toujours  de 
nouvelles  jouissances  ,  Rome  subsista  pendant  que  la 
terre  lui  fournit  des  nations  à  conquérir.  Mais  1  uni- 
vers une  fois  vaincu ,  chaque  Romain  prétendit  régner 
sur  l'univers ,  et  d'ulfivuses  connnotions  ébranlèrent 
l'empire  jusque  dans  ses  fondements.  11  s'était  défendu 

(1)  Victrix  causa  diisplacuU,  sed  \ietaCatoni.  (Luca.) 


—  /i2  — 

contre  tous  les  peuples,  il  ne  put  se  défendre  contre 
lui-même ,  contre  sa  constitution,  contre  la  doctrine 
qui  en  était  la  base;  el  c'est  alors  que  se  dévoilèrent 
pleinement ,  pour  réternelle  instruction  de  la  société , 
les  effroyables  secrets  de  la  souveraineté  de  Tbomme. 
Je  ne  sais  quelle  baine  furieuse,  sortant  impétueuse- 
ment du  cœur  bumain  et  entraînant  avec  elle  tous  les 
crimes,  se  déborda  sur  celte  nation,  condamnée  par 
le  ciel  à  se  punir  elle-même.  Comme  ces  criminels 
qu'on  exécute  sur  le  lieu  de  leur  délit,  ses  armées  , 
conduites  par  la  main  de  Dieu,  allaient  au  loin  subir 
leur  jugement  dans  les  beux  qu'elles  dévastèrent ,  et 
il  n'y  eut  pas  un  coin  de  l'empire  où  la  Providence  ne 
forçât  ces  farouches  adorateurs  de  la  liberté  de  laisser 
des  monceaux  d'ossements ,  comme  des  monuments 
de  la  sagesse  et  de  la  félicité  du. peuple-roi. 

«  ^lais  ce  ne  fut  pas  seulement  sur  le  cbamj)  de  ba- 
taille et  dans  la  fureur  des  combats  que  les  citoyens 
tombaient  sous  le  glaive  des  citoyens  :  des  listes  san- 
glantes,  appendues  aux  poiles  du  sénat,  aux  murs 
des  temples,  annonçaient  cbaque  jour  à  des  milliers 
de  Romains  que  le  vainqueur  leur  ordonnait  de  mou- 
rir. On  vit  même ,  à  cette  é|>oque  épouvantable ,  les 
chefs  des  factions  se  céder  mutuellement  la  vie  dun 
ami ,  d'un  parent ,  d'un  frère,  et  spéculer  sur  les  pro- 
scriptions. La  soif  de  1  or  se  joignant  à  la  soif  du  pou- 


—  43  — 

voir,  on  vendait  le  meurtre,  on  trafiquait  de  la  mort. 
Enfin  l'empire,  fatigué  de  discordes,  vint  se  reposer 
dans  le  sein  du  despotisme  militaire,  et  quelques 
monstres  dévorèrent  tranquillement  ce  peuple,  qui 
avait  dévoré  le  monde  (l)» 

Oh  !  que  d'iionnncs  ont  vécu  et  sont  morts  miséra- 
blement chez  ce  peuple  que  nous  appelons  le  peuple-roi  ! 

Il  semble  que ,  pour  faire  éclater  davantage  sa  puis- 
sance et  sa  miséricorde ,  Dieu  ait  choisi  à  dessein  un 
peuple  inconstant  et  rebelle.  11  le  conduit  dans  le 
désert ,  comme  une  tendre  mère  conduit  son  enfant  ; 
il  lui  donne  sa  nourriture,  il  pourvoit  à  tous  ses  be- 
soins ,  et ,  tandis  que  la  nuée  miraculeuse  le  pré- 
cède ,  tandis  que  le  pain  céleste  tombe  pour  lui  sur 
la  terre,  ce  peuple  au  cœur  dur  s'abandonne  aux  mur- 
mures et  à  la  révolte.  Pour  lui ,  Dieu  promulgue  sa 
loi  au  haut  du  Sinai,  il  la  grave  sur  deux  tables  de 
pierre,  et,  placé  au  pied  de  la  montagne,  le  peu- 
ple se  prosterne  devant  le  veau  d'or.  Gouverné  par 
des  juges,  puis  par  des  rois,  il  oublie  à  chaque  in- 
stant le  Dieu  qui  sans  cesse  a  la  main  levée  sur  lui 
pour  le  récompenser  ou  le  punir.  Bientôt  la  force 
est  rendue  à  ceux  qu'il  a  si  facilement  vaincus  ;  aux 
guerres  du  dehors  viennent  se  joindre  les  dissen- 
sions intestines;  ce  peuple  aveugle  se  tourne  contre 

(1)  Essai  sur  l'indilférence. 


_  M,  — 

lui-même;  il  se  déchire  de  ses  propres  mains.  L'im- 
moralité est  sur  le  trône  ;  le  manteau  royal  est  tache 
de  sang  ;  l'impiété  est  dans  le  lieu  saint  ;  une  voix 
qui  n'a  rien  de  mortel  vient  de  se  faire  entendre;  c'est 
la  voix  du  prophète.  Tantôt  avec  une  inexprimahle 
douceur  il  invite  Jérusalem  à  revenir  au  Seigneur  son 
Dieu  ;  mais  ces  tendres  accents  ne  peuvent  faire  au- 
cune impression  sur  un  cœur  endurci  ;  puis,  tout  à 
coup ,  changeant  de  langage  et  révélant  la  colère  du 
Seigneur  :  «  Vos  prophètes  seront  dévorés  par  le 
glaive  et  la  faim;  les  peuples  à  qui  ils  s'adressent, 
frappés  aussi  par  la  faim  et  le  glaive ,  seront  étendus 
dans  les  rues  de  Jérusalem;  et  personne  ne  leur  don- 
nera la  sépulture Comment  donc  est  devenue  dé- 
serte la  cité  pleine  de  peuple,  la  reine  des  nations  ; 
les  pierres  du  sanctuaire  ont  été  traînées  dans  la 
boue.  »  Ces  lugubres  prophéties  ne  font  qu'irriter 
Jérusalem  ,  au  lieu  delà  rappeler cà  son  Dieu  ;  elle  per- 
sécute les  prophètes  qui  lui  sont  envoyés,  et,  comme 
la  mort  seule  peut  arièter  en  eux  l'in) pulsion  de  l'es- 
prit qui  les  anime,  elle  les  livre  impitoyablement  à  la 
mort.  Pressé  de  tous  côtés  par  ses  ennemis,  sans  guide 
pour  l'éclairer  et  le  défendre,  le  peuple  est  abattu, 
foulé  aux  pieds ,  et  tout  son  corps  n'est  qu'une  plaie. 
Dieu  lui-même  \eul  le  presser  sous  ses  ailes,  pour  le 
ranimer,  pour  le  défendre  contre  les  traits  ennemis, 
et  l'ingrat  se  refuse  à  cet  excès  damour. 


—   40   — 

Plusieurs  fois  ce  peuple  coupable  a  été  chargé  de 
chaînes  et  traîné  honteusement  en  captivité.  Peu  après, 
tournant  vers  le  ciel  un  regard  suppliant ,  il  revenait  à 
Jérusalem;  mais,  chargé  des  dons  de  Dieu  et  sentant 
encore  le  poids  de  ses  vengeances  ,  il  retombait  dans 
ses  mêmes  fautes,  que  les  mêmes  châtiments  sui- 
vaient aussitôt.  A  la  fin,  ce  n'est  plus  seulement  un 
prophète  que  Dieu  envoie  à  son  peuple,  c'est  son 
propre  Tils,  et  ce  Fils  est  traité  comme  l'ont  été  les 
prophètes.  Il  fut  cruellement  persécuté ,  condamné , 
mis  à  mort.  Dès  ce  moment,  la  colère  de  Dieu  déborda 
sans  retenue  sur  la  Judée.  Les  Romains  ,  chargés 
d'exécuter  la  sentence  de  moit  prononcée  contre  le 
peuple  déicide,  sont  appelés.  Ils  s'avancent,  ils  en- 
tourent Jérusalem  et  la  pressent  de  toutes  paits.  Les 
Juifs  entendent  le  sifflement  de  la  flèche  redoutable 
qui  déjcà  fend  les  airs  et  va  les  atteindre.  Ils  se  lèvent , 
ils  s'agitent  ;  ils  auraient  pu  fuir,  mais  ils  ne  l'ont  pas 
fait;  on  dirait  qu'une  mùn  îiuissaute  les  retient,  pour 
qu'ils  subissent  leur  condamnation  au  lieu  même  où 
le  crime  fut  consommé.  Le  siège  est  poussé  avec  ar- 
deur ;  le  fer,  le  feu ,  la  famine ,  la  peste ,  tous  les 
movens  de  destruction  agissent  à  la  fois  contre  Jéru- 
salem. Remparts,  maisons,  temple,  femmes,  vieil- 
lards, enfants,  tout  est  dévoré  dans  cette  ville  autre- 
fois si  florissante.  Jamais   désolation   si  grande  ne 


—  46  — 

s'était  vue  depuis  le  déluge ,  et  ne  se  verra  ,  sans 
doute,  jusqu'au  jour  de  la  destruction  du  monde  en- 
tier; qu'on  en  juge  par  un  seul  trait:  il  y  eut  des 
mères  qui  dévorèrent  leurs  enfants!  Ceux  qui  échap- 
pèrent à  la  destruction  furent  chargés  de  chaînes  et 
traînés  en  captivité  ;  leurs  descendants  infortunés  sont 
encore  au  milieu  de  nous.  Partout  repoussés  et  mé- 
prisés ,  ils  se  pressent  partout ,  ils  résistent  à  l'oppro- 
bre ,  aux.  persécutions  de  tout  genre;  errants  et  vaga- 
bonds comme  Gain  ,  à  cause  du  sang  qui  a  été  versé , 
ils  osent  à  peine  relever  leurs  fronts  que  la  foudre  a 
frappés. 

Oh!  que  d'hommes  ont  vécu  coupables  et  malheu- 
reux chez  ce  peuple  que  nous  appelons  le  peuple  de 
Dieu! 


Ji<i   0_   1  9_   0 


CHAPITRE  IV. 


État  de  la  société  depuis  Jésus-Christ. 


Mille  fois  la  parole  divine  frappa  l'oreille  de  riiomme 
sans  ponvoir  conserver  sur  la  terre  la  vivifiante  vé- 
rité, pas  même  dans  la  Judée.  Cependant  le  Yerbe 
de  Dieu  s'est  fait  chair,  il  a  habité  parmi  nous  et 
nous  avons  vu  sa  gloire  ;  c'était  la  gloire  du  Fils  uni- 
que de  Dieu  ,  plein  de  grâce  et  de  vérité. 

Il  est  encore  incliné  dans  la  crèche  qui  lui  servit  de 
berceau,  et  déjà  les  bergers  et  les  mages,  c'est-à-dire 
des  hommes  placés  aux  deux  extrémités  de  l'échelle 
sociale ,  se  sont  prosternés  devant  lui.  C'est  un  enfant , 
cependant  il  étonne  les  docteurs  par  la  profondeur  de 


—  /i8  — 

ses  questions  et  par  la  sagesse  de  ses  réponses.  Après 
s'être  préparé  dans  la  retraite  à  l'importante  mission 
qu'il  est  venu  remplir  sur  la  terre ,  il  parait  enfin  au 
milieu  des  hommes,  annonçant  la  vérité  et  praticpiant 
la  vertu.  Quel  langage!  et  comme  il  est  supérieur  au 
langage  ordinaire  des  hommes!  Quelle  simplicité  tou- 
chante !  Quelle  incompréhensible   sublimité  !  Quelle 
force  et  quelle  irrésistible  douceur!   Il   y  a  plus  de 
dix-huit  siècles  que  les  paroles  recueillies  dans  l'K- 
vangile  sont  sorties  de  sa  bouche  ;  vous  les  avez  en- 
tendu prononcer  bien  des  fois;  sont-elles  une  seule 
fois  répétées  devant  vous  sans  que  vous  sentiez  quel- 
que chose  de  divin  qui  va  au  cœur  et  qui  vous  subju- 
gue? Quelles  actions  !  et  combien  elles  sont  supérieures 
aux  actions  des  autres  hommes  !  Quelle  affabilité  et 
quelle  grandeur!  quelle  douceur  et  quelle  fermeté  l 
Oh  !  combien  tous  ceux  que  nous  appelons  les  grands , 
les  sages  de  la  terre  me  paraissent  petits ,  si  je  les 
compare  au  Is  Tide  Marie!  11  est  en  rapport  avec  les 
enfants  et  les  vieillards ,  avec  les  ignorants  et  les  sa- 
vants, avec  les  pauvres  et  les  riches,  et  il  attire  à 
lui  tous  les  cœurs  ,  excepté  les  cœurs  orgueilleux  ,  que 
sou  humilité  repousse.  11  passe  successivement  par  les 
conditions  diverses  dans  lesquelles  l'homme  peut  se 
trouver  ici-bas.  Il  est  tantôt  dans  l'abondance  ,  tantôt 
dans  le  dénûmeut  absolu  de  toutes  choses ,  tantôt  dans 


—  49  — 

l'élévation,  tantôt  dans  l'abaissement.  De  Jérusalem, 
où  il  est  exalté  par  le  triomphe ,  il  se  rend  au  village 
de  Gothsémaui ,  où  son  àme  est  triste  jusqu'à  la  mort, 
et  partout  il  conserve  un  calme  partait.  Les  joies  et  la 
tristesse ,  qui  entrent  si  profondément  dans  le  cœur  de 
l'homme,  ne  font  qu'eftleurer  le  sien.  Non,  ce  n'est 
point  là  rhomme  tel  que  nous  le  connaissons.  C'est 
vérital)lement  le  Fils  de  Dieu  ,  et  si  j'avais  quelque 
doute  sur  sa  nature,  ce  ne  serait  que  sur  sa  nature 
humaine.  Cependant,  sa  carrière  est  terminée;  assez 
longtemps  il  a  donné  aux  hommes  l'exemple  de  toutes 
les  vertus  ,  il  n'a  plus  qu'une  épreuve  ,  mais  c'est 
la  plus  terrible  de  toutes  ;  il  est  élevé  en  croix,  son 
sang  coule  sur  la  terre ,  que  n'ont  pu  laver  les  eaux 
du  déluge,  et  la  terre  aussitôt  a  tressailli. 

Jésus  n'avait  encore  appelé  qu'un  petit  nombre 
d'hommes  à  la  croyance  des  vérités  qu'il  était  venu 
annoncer  à  la  terre ,  à  la  pratique  des  vertus  dont  il 
avait  donné  l'exemple.  Parmi  ses  disciples,  douze  ont 
été  choisis  pour  continuer  sa  divine  mission.  Ce  sont 
des  ignorants  qui  vont  instruire  les  savants,  de  pau- 
vres pêcheurs  qui  apportent  aux  riches  les  trésors  de 
la  grâce ,  des  hommes  faibles  et  sans  art  qui  entre- 
prennent de  dompter  toutes  les  puissances  de  ce 
monde.  Régénérés  dans  le  sang  du  maître  qu'ils  ont 
trahi  ou  abandonné ,  ils  s'élancent  du  pied  de  la  croix, 


—  50  — 

sans  autres  armes  que  la  parole.  Chaque  pas  (pi'ils 
fout  sur  la  terre  est  uu  pas  de  géaut;  ils  sont,  pen- 
dant leur  mission ,  les  dépositaires  de  la  puissance 
divine;  et,  de  tons  les  prodiges  dont  Dieu  honore 
leur  foi,  le  plus  frappant  est  la  sainteté  de  leur  vie. 
Les  per.'^écutions  de  tout  genre  s'élèvent  contre  eu\ 
et  contre  ceux,  qu'ils  ont  convertis,  mais  les  persécu- 
tions ne  font  qu'accélérer  les  progrès  du  Christianisme 
naissant.  Chaque  prédicateur  de  ces  temps  héroïques 
est  à  une  nation  entière  ce  qu'un  prédicateur  est  au- 
jourd'hui à  un  individu.  Les  hommes ,  les  peuples 
accourent  en  fouhuiu  'oaptèine,  et  queli[iiefijis  au  mar- 
tyre.... 0  merveille!  le  sang  des  martyrs  est  une  se- 
mence de  chrétiens,  suivant  l'énergique  expression 
de  Tertullien  :  plus  les  chrétiens  sont  persécutés  ,  mis 
à  mort,  plus  ils  sont  nomhreux.  Lhistoire  de  ces 
premiers  temps  est  un  prodige  continueU 

Ces  successeurs  du  Christ,  ces  homme-  que  nous 
pouvons  sans  hlasphème  appeler  divins ,  puisqu'ils 
étaient  la  reproduction  de  leur  divin  maître ,  les  apô- 
tres enfin  furent  enlevés  au  monde,  après  avoir,  à 
l'exemple  de  Jésus,  arrosé  la  terre  de  leur  sang.  Dau- 
tres  hommes  leur  succèdent.  La  grâce  est  moins  abon- 
dante en  eux  et  la  force  moins  grande;  mais  ils  sup- 
pléent à  la  force  par  le  nombre,  à  l'illumination  de 
l'esprit  par  une  étude  de  toute  leur  vie. 


—  51   — 

Ils  sont  répandus  partout ,  répétant  les  paroles  di- 
vines de  Jésus,  reproduisant  ses  actions  saintes.  Ainsi, 
la  société  que  le  régénérateur  a  fondée  d'abord  en 
Judée,  que  les  apôtres  ont  propagée  parmi  les  na- 
tions, est  établie  par  toute  la  terre,  et  elle  s'y  conser- 
vera jusqu'à  la  consommation  des  siècles. 

Mais  ne  voyons-nous  pas  dans  cette  société  les 
raèmes  plaies  qui  ont  ravagé  la  société  païenne?  Quel- 
ques individus  ont  été  sans  doute  régénérés  dans  le 
Christ.  Quant  à  la  société,  n'est-elle  pas  à  peu  près 
aujourd'hui  ce  qu'elle  était  autrefois? 

Evidemment ,  non.  Il  y  a  ,  je  le  sais ,  de  grands  dé- 
sordres dans  la  société  que  nous  appelons  chrétienne; 
et  cela  est  facile  à  expliquer.  Aux  temps  de  Jésus  et 
des  apôtres,  il  n'y  avait  pour  ainsi  dire  que  des  saints 
dans  l'Eglise ,  parce  qu'il  n'y  avait  que  de  véritables 
chrétiens.  La  foi  seule ,  et  une  foi  profonde ,  les  appe- 
lait et  les  retenait  au  pied  de  la  croix.  Il  y  avait  dans 
cette  foi  le  germe  de  toutes  les  vertus  ;  et  ce  germe 
divin  se  développait  rapidement ,  fécondé  par  la  grâce. 
Bientôt  cette  société  s'est  étendue.  Elle  a  embrassé  la 
terre  ;  et  le  monde  entier  y  est  entré  avec  son  aveugle- 
ment et  ses  vices.  Dès  lors  ,  ce  que  nous  appelons  un 
peuple  chrétien  n'en  est  point  un  véritablement.  Il  y 
a  en  lui  l'élément  divin  et  l'élément  terrestre.  C'est  un 
composé  de  christianisme  et  d'idolâtrie.  Quand  on 


—  52  — 

nous  dit:  «  Pourquoi  tant  de  ciimes  parmi  les  chré- 
tiens ?  »  IXous  avons  le  droit  de  répondre  :  «  Ce  n'est 
point  aux  chrétiens  que  s'adressent  vos  reproches , 
c'est  à  leurs  ennemis.  Quest-ce  en  effet  qu'un  voleur, 
un  homicide,  uu  calomniateur?  Ce  sont  des  hommes 
qui,  par  leurs  paroles  ou  par  leurs  actions ,  ont  rejeté 
quelques-uns  des  préceptes  de  Jésus ,  et  qui,  dès  lors, 
ne  peuvent  plus  être  comptés  au  nombre  de  ses 
disciples.  » 

Cependant  la  société  présente  est  infiniment  supé- 
rieure à  la  société  païenne.  Tous  ont  aujourd'hui  des 
moyens  surabondants  de  s'élever  à  la  perfection  ;  et , 
si  plusieurs  les  négligent  ou  en  abusent ,  quelques-uns 
du  moins  en  profitent.  Savez-vous  qu'il  n'y  a  pas  de 
ville ,  pas  de  hameau  si  petit ,  où  vous  ne  trouviez  des 
hommes  qui  marchent  avec  courage  et  succès  sur  les 
traces  du  réparateur  de  la  société  ?  t^ntrez  dans  un 
hôpital  ;  voyez  cette  sœur  de  charité  qui  ne  sait  que 
réciter  l'office  de  la  Vierge  et  soigner  les  malades  !  En- 
foncez-vous dans  les  lieux  déserts  :  voyez  celte  |)auvre 
bergère  qui  ne  sait  que  dire  son  rosaire  et  garder  son 
troupeau!  Considérez-les  attentivement,  écoutez  leurs 
paroles ,  suivez  leurs  moindres  mouvements  ;  que 
votre  regard  scrutateur  pénètre,  s'il  est  possible, 
jusqu'au  plus  secret  de  leurs  pensées  :  quelle  perfec- 
tion !  Elles  n'ont  l'ait  d'étude  qu'au  pied  de  la  croix , 


—  53  — 

elles  n'ont  eu  d'inspiration  que  la  grâce  ;  et  cependant 
je  ne  vois  rien  qui  leur  soit  comparable  parmi  les  sa- 
vants et  les  sages  de  l'antiquité.  Socrate,  Caton,  grands 
noms,  si  vous  le  voulez  :  ils  ont  rempli  le  monde.  Mais, 
hélas  !  airain  sonnant ,  cymbale  retentissante ,  comme 
parle  l'apôtre.  L'un ,  par  faiblesse,  immole,  au  moment 
suprême,  un  coq  àEsculape;  l'autre  se  donne  lui-même 
la  mort,  impatient  du  triomphe  de  son  ennemi.  Et  ces 
faibles  jeunes  filles  ,  formées  par  le  christianisme,  bra- 
veront tous  les  supplices  plutôt  que  de  renoncer  à  la 
sainteté  de  leurs  croyances  ;  elles  endureront  avec  une 
invincible  patience  les  douleurs  qui  brisent  le  corps , 
et  les  douleurs  plus  profondes  encore  qui  brisent  l'àme. 

Il  y  a  donc  ,  dans  notre  société,  beaucoup  plus  de 
vertu  qu'on  ne  se  l'imagine  communément.  Le  vice  y 
est  remarqué ,  parce  qu'il  y  est  plus  extraordinaire  : 
c'est  une  tache  sur  un  voile  d'une  éclatante  blancheur. 

La  vertu  y  est  moins  remarquée  ,  parce  qu'elle  est 
une  conséquence  nécessaire  de  la  loi  chrétienne  :  elle 
est  là  comme  le  fruit  sur  son  arbre.  Et  puis ,  elle  se 
cache  souvent  sous  le  voile  de  l'humilité.  Car  telle  est 
sa  pureté,  que  l'air  du  monde  pourrait  la  corrompre , 
et  son  regard  la  ternir.  Cette  vertu  ,  pour  être  cachée , 
n'en  existe  pas  moins  j  et  c'est  ce  que  nous  avons 
appelé  l'élément  divin  de  notre  société.  Plus  cet  élé- 
ment abonde,  plus  la  société  est  parfaite  et  heureuse. 

4 


—  54  — 

Mais,  qu'on  le  remarque  bien,  de  tous  les  peuples 
convertis  au  christianisme,  il  n'y  eu  a  pas  de  si  dégé- 
néré où  cet  élément  ne  se  trouve  et  ne  fasse  sentir 
encore  son  heureuse  inlluence.  Des  écrivains  qui  n'ont 
pas  su  reconnaître  tous  les  bienfaits  que  nous  devons  à 
la  religion  ont  cependant  reconnu,  comme  nous,  cette 
consolante  vérité. 

«  La  religion  rend  les  princes  moins  timides ,  dit 
Montesquieu,   et   par  conséquent  moins  cruels.  Le 

prince  compte  sur  les  sujets,  et  les  sujets  sur  le  prince. 
Chose  remarquable  !  la  religion  chrétienne  qui  ne 
semble  avoir  d'objet  que  la  félicité  de  l'autre  vie ,  fait 
encore  notre  bonheur  dans  celle-ci . 

«  Que ,  d'un  côté  ,  l'on  se  mette  devant  les  yeux  les 
massacres  continuels  des  rois  et  des  chefs  grecs  et 
romains  ;  et  de  l'autre ,  la  destruction  des  peuples  et 
des  villes  par  ces  mômes  chefs:  Timur  et  Gengis  Kan 
qui  ont  dévasté  l'Asie  j  et  nous  verrons  que  nous  de- 
vons au  christianisme,  et  dans  le  gouvernement ,  un 
certain  droit  politique ,  et  dans  la  guerre ,  un  certain 
droit  des  gens,  que  la  nature  humaine  ne  saurait  en- 
core reconnaître  (1).  » 

Le  témoignage  de  Rousseau  n'est  pas  moins  remar- 
quable : 

(f)  Esprit  des  lois. 


«  Nos  gouvernements  modernes ,  dit-il ,  doivent  in- 
contestablement au  cliristianisme  leur  plus  solide  au- 
torité et  leurs  révolutions  moins  fréquentes.  Il  les  a 
rendus  eux-mêmes  moins  sanguinaires.  Cela  se  prouve 
par  le  fait ,  en  les  comparant  aux  gouvernements  an- 
ciens. La  religion,  mieux  connue,  écartant  le  fana- 
tisme, a  donné  plus  de  douceur  aux  mœurs  chrétien  nés. 
Ce  changement  n'est  point  l'ouvrage  des  lettres  ;  car, 
partout  où  elles  ont  brillé ,  Ihumanité  n'en  a  pas  été 
plus  respectée  :  les  cruautés  des  Athéniens ,  des  Égyp- 
tiens ,  des  empereurs  de  Rome ,  des  Chinois  ,  en  font 
foi.  Que  d'œuvres  de  miséricorde  sont  l'ouvrage  de 
l'Évangile  !  que  de  restitutions ,  de  réparations ,  la 
confession  ne  fait-elle  pas  faire  chez  les  catholi- 
ques !  (  I  )  » 

Après  avoir  raconté  en  peu  de  mots  l'établissement 
de  la  société  chrétienne  et  son  extension  dans  le  monde, 
il  nous  reste  à  expliquer  comment  furent  guéries  les 
plaies  de  la  société  antique. 

Nous  avons  dit  que  ces  plaies  étaient  nombreuses 
et  profondément  enracinées.  Nous  en  avons  même 
signalé  quelques-unes  :  l'aveuglement ,  l'attachement 
excessif  à  la  terre,  1  ambition.  Suivons  ici  le  même  ordre 
et  montrons  que  le  restaurateur  de  la  société  a  fait  suc- 

(1)  Emile. 


—  56  — 

céder  la  vérité  à  l'erreur ,  l'abnégatioa  à  l'attachement 
terrestre ,  le  sacrifice  de  soi-même  à  l'ambition. 

Avant  la  naissance  de  Jésus ,  un  voile  épais  enve- 
loppait le  monde.  Ce  soleil  de  justice  se  lève,  après 
une  longue  attente ,  sur  la  terre  froide  et  ténébreuse , 
et  la  nuit  de  l'erreur  lut  peu  à  peu  dissipée.  L'unité 
d'un  Dieu ,  une  Providence  attentive  à  nos  besoins ,  le 
ver  éternellement  rongeur  que  le  vice  dépose  dès  cette 
vie  dans  notre  àme ,  les  délices  du  ciel ,  les  consola- 
tions inséparables  de  la  vertu ,  même  dans  cette  vallée 
de  larmes...;  ces  vérités  capitales,  qui  font  l'inébran- 
lable fondement  d'une  société  heureuse,  sont  annon- 
cées désormais  à  tous  les  peuples  de  la  terre.  Au 
temps  du  paganisme ,  ces  utiles  et  consolantes  vérités 
n'étaient  pas  entièrement  inconnues ,  mais  elles  res- 
taient cachées  dans  les  temples,  dans  les  écoles,  dans 
les  livres.  Le  prêtre  les  répétait  à  l'oreille  du  prêtre, 
le  philosophe  à  l'oreille  du  philosophe,  et  le  pauvre 
peuple  les  ignorait ,  lui  dont  l'àme  n'est  qu'aveugle- 
ment et  souffrance.  Le  Christ  est  immolé ,  le  voile  du 
temple  se  déchire,  et,  du  fond  de  son  impénétrable 
sanctuaire,  la  vérité  infinie  se  découvre  à  tous  les  re- 
gards. Dès  lors  la  face  du  monde  moral  a  été  renou- 
velée :  le  soleil  des  intelHgences  a  lui  au  milieu  des 
ténèbres,  il  les  a  pénétrées  de  toutes  parts,  et  ses 
rayons  bienfaisants  ont  porté  la  lumière  et  la  vie  au 


—  57  — 

foud  de  la  vallée  comme  au  sommet  de  la  montagne. 
Voyez-vous ,  au  milieu  des  champs ,  ce  pauvre  petit 
pâtre  qui  garde  tranquillement  son  troupeau  ;  appro- 
chez-vous de  lui ,  et  écoutez  la  prière  que  murmurent 
ses  lèvres  innocentes  :  avez-vous  jamais  rien  lu  de 
semblable  dans  les  livres  les  plus  renommés  de  la  phi- 
losophie antique?  Personne  encore  ne  lui  a  parlé  de 
Dieu ,  si  ce  n'est  sa  pieuse  mère  et  le  ministre  de 
Jésus.  Interrogez-le  cependant  sur  toutes  les  vérités 
morales  et  religieuses ,  et  il  vous  répondra  de  manière 
à  vous  confondre ,  si  vous  ne  connaissiez  déjà  l'in- 
fluence des  idées  chrétiennes  sur  l'intelligence  de 
l'homme. 

Qu'on  le  remarque  bien  encore ,  car  ceci  est  d'une 
importance  extrême  :  les  vérités  que  la  foi  grave  dans 
le  cœur  de  tous  les  hommes  ne  sont  pas  seulement  des 
vérités  spéculatives,  ce  sont  des  vérités  pratiques.  Je 
ne  vois  pas  que  les  philosophes  de  l'antiquité  se  soient 
beaucoup  occupés  de  faire  accorder  leurs  actions  avec 
les  vérités  qu'ils  reconnaissaient  et  que  quelquefois  ils 
enseignaient.  Bien  penser  était  pour  eux  l'essentiel; 
peu  leur  importait  de  bien  agir  :  Socrate  meurt  ido- 
lâtre, après  avoir  enseigné  l'unité  de  Dieu.  Il  n'en  est 
point  ainsi  de  Jésus  :  ce  qu'il  enseigne ,  il  le  pratique 
et  il  le  fait  pratiquer  à  ses  disci|)les.  «  Croyez,  leur 
dit-il ,  et  vous  serez  sauvés  !  »  Mais  en  même  temps  il 


—  58  — 

ajoute  :  «  Pratiquez!  Faites  ceci  et  vous  vivrez!  »  ré- 
pète-t-il  à  ceux  qui  l'écouteut,  après  leur  avoir  expli- 
qué la  sublimité  de  sa  morale.  Cela  était  nécessaire 
pour  dissiper  complètement  l'erreur,  car  la  vérité 
n'est  pas  entière  là  où  Terreur  est  encore  dans  les 
actions;  et  même  on  peut  dire  que  cet  enseignement 
pratique  est  le  seul  à  l'usage  du  peuple,  c'est-à-dire  de 
l'immense  majorité  des  hommes.  L'absence  de  cet  en- 
seignement aurait  suffi  pour  empêcher  les  doctrines  de 
la  philosophie  antique  de  pénétrer  dans  les  masses.  La 
plupart  ne  savent  pas  lire,  et,  quand  ils  le  sauraient, 
ils  ne  peuvent  guère  avoir  un  livre  en  main.  La  mo- 
rale qu'ils  goûtent  le  mieux ,  c'est  la  morale  en  action  ; 
le  livre  qu'ils  ont  toujours  sous  les  yeux  et  qu'ils 
comprennent  le  plus  facilement,  c'est  le  livre  des 
bonnes  œuvres. 

Une  des  vertus  principales  que  Jésus  est  venu  rap- 
peler à  la  terre ,  c'est  le  détachement  des  choses  ter- 
restres. Un  jeune  homme  est  venu  le  consulter  :  «  Si 
vous  voulez  être  parfait,  dit-il,  vendez  tout  ce  que 
vous  possédez,  et  donnez-le  aux  pauvres.  »  Ceux  qui 
le  suivent  ont  renoncé  à  tout  ;  lui-même  n'a  pas  où 
reposer  sa  tète.  Cependant  si  une  multitude  épuisée  de 
fatigue  se  presse  autour  de  lui ,  vous  le  voyez  puiser 
aussitôt  dans  les  trésors  de  la  divine  libéralité.  Les 
apôtres  suivent  l'exemjjle  de  leur  maître;  le  nombre 


—  50  — 

des  chrétiens  s'accroît  de  jour  en  jour ,  et  l'Église  com- 
mence à  développer  sa  vaste  hiérarchie.  Comme  les 
apôtres  ont  organisé  l'administration  des  biens  céles- 
tes, ils  ont  aussi  organisé  l'administration  des  Liens 
terrestres  :  ceux  qui  se  convertissent  vendent  ce  qu'ils 
possèdent  et  en  apportent  le  prix  aux  pieds  des  apô- 
tres ,  pour  n'avoir  tous  qu'une  même  fortune  ,  comme 
ils  n'ont  tous  qu'un  cœur  et  qu'une  àme.  Cependant 
le  nombre  des  fidèles  est  devenu  si  considérable  et 
leur  antique  ferveur  a  tellement  dégénéré  que  la 
communauté  de  biens  serait  désormais  plus  nuisible 
qu'utile.  L'Église,  inspirée  par  son  chef,  laisse  à  ses 
enfants  l'admintstration  de  leurs  biens;  mais  elle  leur 
rappelle  que  ce  dont  ils  n'ont  pas  besoin  pour  eux- 
mêmes  ,  ils  le  doivent  à  leurs  frères  indigents ,  et  que, 
si  l'un  d'eux  périt  faute  de  secours  ,  ils  se  rendent  cou- 
pables d'homicide.  Et ,  pour  rappeler  davantage  en- 
core le  détachement  des  choses  terrestres  ,  il  y  a  tou- 
jours un  grand  nombre  de  fidèles  qui  vivent  dans  un 
dénuement  complet. 

Il  ne  suffit  pas,  suivant  la  doctrine  chrétienne,  de 
se  détacher  de  la  terre  ;  le  fidèle  doit  encore  se  détacher 
de  lui-même.  Dieu  est  le  centre  où  doit  aboutir  et 
se  perdre  toute  créature  humaine;  et,  après  Dieu, 
c'est  le  prochain.  «  Si  quelqu'un  veut  venir  après 
moi,  disait  Jésus,  qu'il  se  renonce  soi-même.  »   Il 


—  GO  — 

disait  à  ses  apôtres  :  «  Vous  êtes  appelés  à  éclairer  et 
à  sanctifier  les  peuples.  Vous  serez  donc  haïs,  persé- 
cutés, mis  à  mort.  Le  premier  parmi  vous  sera  le  der- 
nier, et  le  plus  grand  sera  le  serviteur  de  tous.  ^  Cette 
belle  et  salutaire  doctrine  de  l'immolation  ,  Jésus  ne  se 
contente  pas  de  l'enseigner,  il  la  pratique.  Sa  vie  est 
un  sacrifice  continuel.  Du  sein  de  son  Père,  il  descend 
dans  une  étable  ,  et  c'est  là  qu'il  reçoit  les  premières 
adorations.  Il  est  au  milieu  des  hommes.  L'un  d'eux 
vient  à  lui  :  «  Seigneur,  vous  pouvez  me  guérir.  —  Je 
le  veux  ,  soyez  guéri.  »  Un  second  :  «  Mon  serviteur 
est  malade.  — ■  J'irai  et  je  le  guérirai.  »  Un  troisième: 
«  Seigneur ,  hàtcz-vous  de  venir ,  car  celui  que  vous 
aimez  est  malade.  »  Ainsi  se  sont  passés  tous  les  jours 
de  sa  vie,  qu'il  vint,  épuisé  de  fatigues  et  de  souffrances, 
terminer  sur  le  Calvaire.  Et  remarquez  l'enseignement 
profond  qui  se  trouve  dans  ce  drame  divin.  11  est 
roi.  Eh  bien  !  son  trône  est  une  croix.  Son  sceptre  est 
un  roseau.  Des  épines  forment  sa  couronne,  ses 
sujets  le  méconnaissent,  l'insultent;  ils  le  torturent 
dans  son  corps  et  dans  son  àme.  Cependant,  il  les 
bénit  et  il  verse  pour  eux  jusqu'à  la  dernière  goutte 
de  son  sang. 

Mais,  s'il  en  est  ainsi,  qui  donc  se  chargera  du 
fardeau  des  grandeurs  ? 

Écoutez  :  trois  jours  après  l'immolation  du  Christ , 


—  61   — 

il  ressuscite  glorieux.  Quarante  jours  après  sa  résur- 
rection ,  il  s'élève  au  ciel  par  sa  propre  vertu.  Depuis 
ce  timps,  sa  gloire  a  rempli  le  monde;  et,  au  nom 
seul  de  Jésus  ,  tout  genou  lléehit  au  ciel ,  sur  la  terre, 
et  dans  les  enfers. 


CHAPITRE  V. 


Hiérarchie  catholique. 


Plusieurs  ennemis  du  catholicisme  lui  reprochent 
de  ne  plus  être  aujourd'hui  ce  qu'il  était  au  commen- 
cement. Que  veulent-ils  dire?  —  Que  le  catholicisme  a 
varié  dans  ses  dogmes,  dans  sa  morale ,  dans  l'essence 
de  sa  constitution?  —  Rien  ne  serait  moins  fondé 
qu'un  tel  reproche.  —  Que  sa  puissante  hiérarcliie 
s'est  développée?  —  Rien  n'est  plus  vrai;  mais  per- 
sonne ne  doit  s'en  étonner. 

Voyez  l'homme  à  quarante  ans  :  vous  parait-il  alors 
ce  qu'il  était  dans  le  seiu  de  sa  mère  ?  C'est  le  même 


—  G3  — 

cependant.  Voyez  l'arbre  qui  élève  sa  tète  dans  les  airs 
et  qui  couvre  la  terre  de  ses  rameaux  :  est-il  à  vos 
yeux  ce  qu'il  était  quand  il  fut  déposé  dans  le  sein  de 
la  terre  ?  Voyez  tout  ce  qui  sort  de  la  main  de  Dieu  : 
c'est  un  germe  ,  quelquefois  imperceptible.  Il  s'accroît 
peu  à  peu  et  il  prend  de  continuels  développements. 
Il  en  fut  ainsi  de  l'Église.  De  peur  que  ce  changement 
apparent  ne  fût ,  pour  les  faibles ,  un  sujet  de  scan- 
dale ,  Jésus  nous  en  a  prévenus  d'avance,  et  même  il  a 
pris  le  grain  de  sénevé  pour  terme  de  comparaison. 
Oui ,  nous  ne  pouvons  le  nier,  l'Église  catholique,  ré- 
pandue aujourd'hui  par  toute  la  terre ,  c'est  cet  im- 
perceptible grain  de  sénevé  que  le  Nazaréen  a  semé  il 
y  a  plus  de  dix-huit  siècles.  Ce  grain  s'est  développé 
rapidement  ;  il  a  pénétré  profondément  dans  les  en- 
trailles de  la  terre;  il  a  étendu  ses  branches  dans 
limmensité  des  cieux  ,  et  partout  l'homme  est  invité  à 
venir  se  reposer  à  son  ombre. 

Pourquoi  d'ailleurs  l'Église  eût-elle  étendu  son 
vaste  sein  sur  toute  la  terre  ,  quand  Dieu  ne  lui  avait 
encore  donné  que  quelques  enfants  à  abriter  et  à 
nourrir?  A  quoi  lui  eût  servi  toute  sa  force  physique , 
si  je  puis  m.e  servir  de  cette  expression ,  quand  il  y 
avait  en  elle  une  puissance  morale  infinie?  la  vérité 
incarnée  étant  sur  la  terre  ,  elle  suflisait  sans  doute  à 
l'enseignement  et  à  la  direction  des  fidèles.  Jésus  quitte 


—  G/i  — 

la  terre ,  et  ses  apôtres  le  remplacent.  Formés  par  un 
Dieu ,  inspirés  par  un  Dieu ,  ces  ministres  de  l'Évan- 
gile ont  moins  besoin  de  la  direction  et  de  la  surveil- 
lance d'un  chef  5  cependant  Pierre  commence  à  exercer 
sa  juridiction.  Les  apôtres  et  les  disciples  des  apôtres 
disparaissent  à  leur  tour,  et  aussitôt  parait,  comme 
par  enchantement,  l'Eglise  catholique,  avec  sa  vaste 
hiérarchie,  qui  en  ferait  encore  la  société  la  plus 
sage  et  la  plus  puissante ,  lors  même  qu'elle  n'aurait 
point  à  compter  sur  l'assistance  divine. 

Remarquez,  en  effet  :  dans  les  plus  petites  villes, 
au  milieu  des  campagnes ,  là  où  se  trouvent  seulement 
quelques  maisons  réunies ,  l'Église  a  établi  un  pasteur 
qui  doit  sacrifier  au  troupeau  confié  à  ses  soins  ses 
goûts ,  son  bonheur,  son  avancement ,  sa  vie  même. 
Ce  pasteur  a  subi  de  longues  épreuves  ;  jeune  encore  , 
il  fut  séparé  du  monde  et  renfermé  dans  le  temple  de 
Dieu.  Là  il  s'est  formé  aux  vertus  les  plus  émiuentes 
du  christianisme  ;  là  il  a  prié ,  médité  ;  là  il  a  recueilli 
dans  son  cœur  les  paroles  divines  pour  les  verser  plus 
tard  dans  le  cœur  de  ses  frères.  Avant  de  sortir  de  sa 
retraite ,  il  a  passé  par  tous  les  rangs  inférieurs  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique.  Par  le  premier  ordre,  l'E- 
glise lui  a  confié  la  garde  du  temple  :  cette  main  qui 
devait  tenir  un  jour  les  clefs  de  la  Jérusalem  céleste  a 
dû  commencer  par  porter  les  clefs  de  la  Jérusalem  ter- 


—  65  — 

restre.  Comme  lecteur,  il  a  fait  entendre  sa  voix  timide 
sous  la  voûte  sacrée ,  avant  de  la  faire  retentir  comme 
prédicateur  5  comme  exorciste,  il  a  appris  que  l'homme 
peut  tout  contre  l'esprit  du  mal  avec  le  secours  de  la 
prière;  comme  acolyte ,  il  a  porté  le  flambeau,  sym- 
bole de  la  foi  qui  devait  plus  tard  brûler  dans  son 
cœur  pour  illuminer  les  fidèles;  comme  sous -diacre 
et  surtout  comme  diacre ,  il  a  franchi  les  marches  qui 
élèvent  à  l'autel,  il  a  commencé  à  faire  entendre  la  pa- 
role de  Dieu.  Il  est  prêtre  enfin ,  et  dès  ce  moment  il 
ne  s'appartient  plus,  il  est  l'homme  de  Dieu  et  du 
peuple.  Quelquefois,  avec  l'humble  titre  de  vicaire, 
un  ami ,  un  frère  est  auprès  de  lui  pour  l'aider  à  rem- 
plir ses  fonctions  pastorales.  La  plupart  du  temps,  il 
est  seul.  Quel  est  alors  son  consolateur  et  son  conseil? 
Celui  qui ,  tous  les  jours ,  descend  du  ciel  à  sa  voix 
pour  reposer  sur  l'autel  et  dans  son  cœur.  Cependant 
il  pourrait  errer  encore  et  égarer  avec  lui  quelques 
fidèles.  Aussi  combien  de  garanties  nouvelles  contre 
sa  fragilité! 

Au  centre  d'une  multitude  de  petites  églises  est  une 
église  plus  vaste  qui  les  domine.  Là,  sur  un  siège 
plus  élevé  que  celui  des  pasteurs  inférieurs  ,  se  trouve 
l'évêque ,  que  Dieu  n'a  placé  si  haut  que  pour  être  le 
dispensateur  de  ses  dons.  Voyez-vous  combien  d'é- 
glises sont  unies  à  celle-ci  par  les  liens  de  la  foi! 


—  66  — 

voyez-vous  comme,  en  échange  de  leur  soumission, 
elle  leur  communique  la  lumière  qui  lui  vient  de  plus 
haut  et  toutes  les  grâces  dont  Dieu  la  rend  déposi- 
taire! Avant  d'avoir  été  clioisi  pour  occuper  dans  l'E- 
glise cette  place  élevée ,  l'évèque  s'est  distingue ,  de- 
puis longtemps ,  des  autres  membres  du  clergé  par 
une  science  profonde  et  par  une  éminente  sainteté.  11 
est  désigné  par  tous  les  suffrages.  Lui  seul  se  mécon- 
naît. Il  prend  la  fuite ,  il  se  cache ,  il  met  en  œuvre 
tous  les  moyens  imaginables  pour  échapper  aux  hon- 
neurs qui  l'attendent.  Enfin  la  volonté  de  Dieu  s'est 
clairement  manifestée,  et  il  est  obligé  de  se  soumettre. 
Le  voyez-vous  s'avancer  au  milieu  des  fidèles  !  sa  tête 
est  inclinée,  comme  courbée  déjà  sous  le  fardeau  sacré. 
L'excès  des  sollicitudes  a  de  bonne  heure  ridé  son 
visage.  Il  n'est  qu'au  milieu  de  sa  carrière ,  et  vous 
le  voyez  marcher  à  l'autel,  appuyé  sur  son  bâton  pas- 
toral ,  comme  l'homme  avancé  en  âge  que  bientôt  la 
mort  va  réunir  à  Dieu.  Quels  sont  donc  ces  religieux 
vieillards  qui  entourent  avec  lui  le  trône  de  l'Agneau? 
Ce  sont  les  anciens  des  prêtres,  incapables  désormais 
de  combattre  dans  la  plaine,  ils  se  sont  retirés  sur  la 
montagne ,  et  là  ils  élèvent  leurs  mains  vers  le  ciel , 
tandis  que  leurs  frères ,  plus  jeunes ,  assurent  le 
triomphe  du  peuple  de  Dieu.  Ils  ont  connu  toutes  les 
difficultés  du  ministère  sacerdotal ,  et  ils  apportent 


—  GT  — 

à  l'évêque  le  fruit  de  leur  expérience.  Parmi  ces  vieil- 
lards ,  vous  avez  remarqué  quelques  jeunes  prêtres  : 
ce  sont  des  hommes  qui ,  eu  peu  de  temps ,  ont  par- 
couru une  longue  carrière.  L'union  de  la  science  et  de 
la  vertu  dans  un  homme ,  n'est-ce  pas  pour  lui  une 
vieillesse ,  et  la  plus  respectable  de  toutes?  Mieux  que 
la  vieillesse  ordinaire,  la  science  nous  a  fait  vivre  dans 
le  passé;  mieux  que  la  vieillesse  ordinaire,  la  vertu 
nous  détache  des  sens  et  nous  rapproche  de  Dieu. 

Vous  venez  de  contempler  l'église  métropolitaine. 
Elevez  encore  les  yeux  et  voyez  :  cette  église ,  qui  s'ap- 
pelle église-mère ,  et  qui  l'est  relativement  à  un  grand 
noml)re  d'autres ,  devient  elle-même  une  partie  pres- 
que imperceptible  par  rapport  à  une  unité  plus  con- 
sidérable :  je  veux  parler  de  l'union  des  fidèles ,  de  la 
société  catholique  répandue  par  toute  la  terre.  La  clef 
de  voûte  de  ce  vaste  et  saint  édifice ,  c'est  le  souverain 
pontife.  De  qui  reçoit-il  son  pouvoir?  —  De  celui  qui 
lui  ordonne  de  paître  les  agneaux  et  les  brebis.  —  Qui 
le  choisit  parmi  les  hommes?  —Les  plus  expérimentés, 
les  plus  saints  d'entre  les  prêtres ,  les  princes  de  l'É- 
glise rassemblés  de  toutes  les  parties  de  la  terre  pour 
cette  importante  élection.  Celui  qui  monte  sur  le  trône 
pontifical  a  dû  passer  par  toutes  les  fonctions  du  sa- 
cerdoce chrétien.  Il  est  ordinairement  à  cet  âge  où 
l'àme ,  se  dépouillant  des  sens ,  semble  se  mettre  en 


—  68  — 

contact  plus  immédiat  avec  la  Divinité.  Cependant,  de 
peur  que  la  passion  n'ait  encore  quelque  prise  sur 
cette  àme  longuement  éprouvée,  il  est  toujours  entouré 
du  sénat  chrétien  qui  l'a  élu  et  qui  l'assiste  de  ses 
conseils  et  de  ses  prières. 

Parlerai-je  ici  de  ces  conciles  où  se  traitent  les  ques- 
tions les  plus  importantes  relativement  à  la  religion  et 
à  l'humanité?  Parlerai-je  de  ces  communautés  de  tout 
genre  dont  les  constitutions  vieillies  ont  encore  tant  de 
force  et  sont  un  objet  d'admiration  pour  le  philoso- 
phe qui  les  étudie  sans  passion  ?  Et  le  courageux  mis- 
sionnaire, n'appartient-il  pas  aussi  à  la  hiérarchie  ca- 
tholique? Placé  hors  des  rangs  et  Tœil  fixé  sur  ses 
chefs ,  il  est  toujours  prêt  à  voler  au  plus  fort  du 
danger  pour  la  gloire  et  les  intérêts  de  la  patrie. 

La  hiérarchie  catholique  que  nous  venons  d'es- 
quisser ici  en  peu  de  mots  s'est  fait  remarquer  dès 
les  premières  années  de  l'Eglise.  Cette  organisation 
puissante  s'est-elle  formée  au  hasard  sur  les  débris 
du  monde  païen ,  tandis  que  tout  s'affaissait ,  que  tout 
croulait  sur  la  terre?  A-t-elle  pu  se  développer,  arri- 
ver d'elle-même  à  son  entier  perfectionnement  parmi 
les  ténèbres  du  moyen  âge?  Non  assurément.  Elle 
vient  donc  de  Dieu  ;  et  voilà  pourquoi  elle  excite  à  ce 
point  notre  admiration. 


CHAPITRE  n. 


Le  prêtre  au  village. 


Une  des  plus  toucliantes  figures  de  notre  civilisation 
chrétienne ,  c'est  l'homme  évangélique ,  l'humble  curé 
de  campagne.  Il  vit  et  meurt  inconnu.  Jamais  on  ne  le 
Yoit  parvenir  à  cette  immortalité  que  le  monde  donne. 
Peu  répété  pendant  sa  vie ,  son  nom  ne  l'est  plus  du 
tout  après  sa  mort.  Cependant  le  nom  commun  de 
curé  sous  lequel  se  cache  son  nom  propre,  ce  nom 
éveille  dans  tous  les  cœurs  des  sentiments  d'estime  et 
de  bienveillance.  Ce  type  du  bon  pasteur  avec  lequel  se 
confond  ordinairement  son  image  se  trouve  dans  toutes 

5 


—  Tô- 
les imaginations.  Il  n'y  a  point  de  sculpteur  qui  ne  lui 
ait  élevé  une  statue ,  pas  de  peintre  qui  pour  lui  n'ait 
broyé  ses  plus  expressives  couleurs ,  pas  de  poète  qui 
n'ait  brûlé  devant  lui  quelques  grains  d'encens.  Qui 
n'a  lu  mille  fois  ,  qui  n'a  gravé  dans  sa  mémoire ,  dès 
sa  plus  tendre  enfance ,  ces  beaux  vers  de  Delille  : 

Voyez-vous  ce  modeste  et  pieu'c  presbytère? 
Là  vit  riiomine  de  Dieu,  dont  le  saint  ministère 
Du  peuple  réuni  présente  au  ciel  les  vœux , 
Ouvre  sur  le  hameau  tous  les  trésors  des  cieuv  ; 
Soulage  le  malheur,  consacre  l'hyménée, 
Bénit  et  les  moissons  et  les  fruits  de  l'année  ; 
Enseigne  la  vertu  ,  reçoit  l'homme  au  berceau, 
Le  conduit  dans  la  vie  et  le  suit  au  tombeau. 
Par  ses  sages  conseils,  sa  bonté,  sa  prudence, 
Il  est  pour  le  village  une  autre  Providence. 
Quel  obscur  indigent  échappe  à  ses  bienfaits? 
Dieu  seul  n'ignore  pas  les  heureux  qu'il  a  faits. 
Souvent  dans  ces  réduits  où  le  malheur  assemble 
Le  besoin ,  la  douleur  et  le  trépas  ensemble , 
11  parait ,  et  soudain  le  mal  perd  son  hoiTeur; 
Le  besoin ,  sa  détresse,  et  la  mort,  sa  terreur. 
Qui  prévient  le  besoin  prévient  souvent  le  crune. 
Le  pauvre  le  bénit ,  et  le  riche  l'estime; 
El  souvent  deux  mortels,  l'un  de  l'autre  ennemis, 
S'embrassent  à  sa  table  et  retournent  amis. 


Lors  de  sa  défection  du  catholicisme ,  qui  avait  fait 
sa  gloire ,  le  plus  fécond  et  le  plus  brillant  de  nos 
poètes  n'a  point  oublié  le  curé  de  village;  il  l'a  même 
choisi  pour  sujet  de  son  poème.  Avec  quel  enthousiasme 


il  en  a  parlé  !  c'est  une  ombre  de  Dieu ,  dit-il  dans  son 
style  rempli  d'images.  Il  nous  le  représente  encore 
abaissant  pour  nous  les  hauteurs  divines,  élevant 
l'humanité  et  faisant  toucher  le  ciel  aux  plus  petits 
enfants.  Les  écrivains  les  plus  hostiles  à  la  religion 
ont  souvent  respecté  le  curé  de  campagne  ;  ils  ont  eu 
.--f^our  lui  des  chants  d'estime  et  de  reconnaissance. 
Qui  ne  l'aimerait,  en  effet,  après  avoir  appris  à  le 
connaître  ? 

Yo}  ez-vous  cette  maison  un  peu  plus  vaste  que  les 
autres  maisons  du  village  et  placée  à  côté  de  l'église  , 
c'est  le  presbytère.  Le  prcMre  est  là  auprès  de  Dieu, 
comme  un  serviteur  fidèle  auprès  de  son  maitre,  pour 
mieux  entendre  sa  voix  quand  il  l'appellera  à  son 
service,  ou  qu'il  lui  commandera  de  voler  au  se- 
cours de  ses  frères.  Entrons,  car  auprès  de  lui, 
comme  auprès  de  Dieu ,  l'accès  est  facile  à  tous.  Il 
nous  accueille  avec  bouté.  Je  vois  dans  tout  son  exté- 
rieur je  ne  sais  quel  mélange  de  simplicité  et  de  no- 
blesse, d'affabilité  et  de  réserve ,  de  joie  et  de  tristesse. 
En  effet,  il  est  l'homme  du  peuple  et  de  Dieu;  il 
appelle  à  lui  tous  les  hommes,  et  il  s'en  tient  à  une 
certaine  distauce  ;  sa  mission  est  d'éveiller  dans  les 
cœurs  ,  selon  le  besoin,  des  sentiments  d'allégresse  ou 
de  douleur.  Il  parle ,  et  la  douce  persuasion  coule  de 
ses  lèvres  avec  ses  paroles  pleines  de  simplicité  et  de 


—  72  — 

sens.  S'il  était  permis  de  comparer  la  parole  humaine 
à  la  parole  divine ,  je  dirais  que  son  langage ,  modeste 
et  noble  tout  à  la  fois ,  rappelle  l'Évangile ,  dont  le 
prêtre  fait  habituellement  sa  lecture. 

Presque  toutes  les  visites  qu  il  reçoit  ont  rapport  à 
son  ministère  :  c'est  un  fils  qui  vient  lui  annoncer  la 
mort  d'un  père  vertueux  ;  et,  après  avoir  compati  à  sa 
douleur,  il  lui  rappelle  la  \ie  plus  heureuse  dont  nous 
jouissons  après  celle-ci.  C'est  un  pauvre  qui  implore 
sa  charité ,  et,  en  lui  donnant  le  morceau  de  pain  dont 
le  corps  se  nourrit ,  il  donne  aussi  à  son  âme  le  pain 
de  la  parole  diviae.  C'est  un  riche  qui  lui  apporte 
des  secours  pour  ses  pauvres,  et  il  le  bénit;  et,  à 
l'exemple  de  son  divin  îlaître ,  il  regarde  comme  fait 
à  lui-même  ce  qui  est  fait  au  moindre  des  siens. 

Ses  revenus  ne  sont  pas  considérables.  Il  n'a  pour 
toute  fortune  que  les  modiques  aumônes  des  fidèles  et 
l'aumône  un  peu  plus  forte  du  gouvernement;  mais  il 
est  riche  d'une  grande  économie ,  et  de  tout  ce  qu'il 
reçoit,  il  prélève  une  part  beaucoup  plus  considé- 
rable pour  les  besoins  d'autrui  que  pour  ses  propres 
besoins.  On  ne  voit  dans  sa  maison ,  comme  dans  sa 
personne ,  ni  ce  luxe  qui  attache  le  cœur  aux  choses 
de  la  terre,  ni  cette  misère  qui  souvent  le  dégrade. 
Quelques  tableaux  de  piété  sont  le  principal  ornement 
de  sa  chambre.  C'est  le  bon  pasteur,  qui  a  couru  long- 


temps  après  la  brebis  égarée,  et  qui,  l'ayant  retrou- 
vée, la  rapporte  au  bercail,  tout  épuisé  de  fatigues. 
Souvent  il  Y  arrête  ses  regards,  et,  après  avoir  réflé- 
chi quelque  temps,  il  les  reporte  sur  lui-même  en 
se  disant  :  «  Voilà  le  modèle  que  je  devrais  imiter  !  » 
C'est  la  Yierge  Marie ,  tenant  dans  ses  bras  l'enfant 
Jésus,  qu'elle  a  porté  pendant  neuf  mois  dans  son  sein. 
En  la  regardant ,  le  prêtre  se  dit  :  «  Il  y  a  plus  de  vingt 
ans  que ,  tous  les  jours  ,  le  Fils  de  Dieu  descend  dans 
mon  cœur.  Cependant,  je  suis  bien  éloigné  d'avoir  la 
perfection  de  cette  fille  de  Nazareth,  <>  Ce  sont  les 
apôtres  Pierre  et  Paul  :  en  pensant  à  tout  ce  qu'ils  ont 
fait ,  le  prêtre  dit  quelquefois  :  «  Ils  ont  renversé  l'i- 
dolàtrie ,  ils  ont  élevé  sur  ses  ruines  l'étendard  de  la 
croix  ,  et  moi  je  ne  saurais  le  défendre  et  le  mainte- 
nir !  »  Enfin  ,  c'est  le  portrait  de  sou  prédécesseur  ; 
cette  figure  douce  et  vénérable  suggère  encore  à  sa 
modestie  de  salutaires  réflexions.  «  11  y  avait  autrefois 
plus  de  piété  dans  ma  paroisse.  C'est  sans  doute  que 
celui  qui  en  était  alors  chargé  avait  beaucoup  plus  de 
vertu.  » 

A  côté  de  sa  chambre  est  sa  bibliothèque.  C'est  là 
que  vous  le  trouvez  habituellement,  quand  il  n'est 
point  avec  Dieu  ou  avec  ses  paroissiens.  Il  y  passe  une 
grande  partie  du  jour,  et  il  y  reste  encore  bien  avant 
dans  la  nuit.  Oh!  comme  il  est  lier,  comme  il  est  heu- 


—  74  — 

reiix  de  vivre  avec  tous  ces  grands  hommes  qui  ont  fait 
la  gloire  et  le  bonheur  des  siècles  passés!  Il  les  rap- 
pelle par  la  pensée;  il  les  voit  dans  leurs  œuvres, 
comme  on  voit  Dieu  dans  la  création.  Il  les  interroge, 
il  interroge  leurs  contemporains  :  «Par  quelle  voie  se- 
crète se  sont-ils  élevés  au-dessus  du  reste  des  hommes , 
et  comment  ont-ils  exercé  sur  leur  siècle  cette  heureuse 
intluence  qui  est  la  plus  belle  partie  de  leur  gloire  ?  » 
Il  recueille  avidement  leurs  réponses;  il  veut  profiter 
de  leurs  conseils  ;  il  suit  avec  empressement  les  sen- 
tiers si  noblement  tracés.  Mais  hélas  !  il  hésite ,  il  chan- 
celle, il  se  sent  arrêté  à  chaque  pas.  Le  plus  petit 
oiseau ,  h  qui  l'attentive  Providence  a  donné  des  ailes, 
peut  aussi  fendre  les  airs  ;  il  n'y  a  que  l'aigle  robuste 
qui  puisse  planer  vers  les  cieux.  Ne  pouvant  agir  seul , 
il  les  appelle  à  son  aide  ;  il  s'approprie  leurs  pensées  ; 
il  y  joint  les  siennes;  il  compare  les  unes  avec  les  au- 
tres. Qu'est-il  donc  auprès  de  ces  hommes  qui  ont 
jeté  dans  le  passé  une  lumière  si  vive ,  qu'elle  brille 
encore  de  tout  son  éclat  longtemps  après  leur  mort? 
Que  sont  ses  œuvres  auprès  de  leurs  œuvres?  ce  qu'est 
l'ombre  auprès  de  la  réalité?  ce  qu'est  l'humble  ar- 
brisseau inconnu  dans  la  plaine  auprès  de  l'arbre  élevé 
qui  étend  au  loin  son  feuillage  et  ses  fruits?  Il  ne  l'i- 
gnore pas  lui-même.  Peu  lui  importe,  cependant, 
pourvu  qu'il  fasse  valoir  le  talent  que  Dieu  lui  a  con- 


—  75  — 

fié,   et  qu'il  se  rende  utile  aux  hommes  en  raison  de 
ses  forces. 

Dieu  et  riuiinanité ,  voilà  le  double  but  de  ses  études, 
et  ce  double  l)ut  n'en  est  qu'un  véritablement.  Vous 
aimerez  Dieu  de  tout  votre  cœur,  a  dit  la  charité  chré- 
tienne ;  c'est  là  le  premier  et  le  plus  grand  comman- 
dement. Voici  le  second  :  Vous  aimerez  le  prochain 
comme  vous-même,  pour  l'amour  de  Dieu.  Ce  second 
commandement  est  semblable  au  premier ,  ou  plutôt 
il  n'est  qu'un  avec  lui.  Vous  apprendrez  à  connaître 
Dieu ,  a  dit  la  foi  chrétienne  ;  c'est  là  mon  premier  et 
mon  plus  grand  commandement.  Et  voici  mon  second  : 
Vous  apprendrez  à  connaître  les  hommes ,  qui  sont  les 
créatures  de  Dieu.  Ce  second  commandement  est  sem- 
blable au  premier,  ou  plutôt  il  n'est  qu'un  avec  lui. 

Le  prêtre  se  livre  aussi  à  l'étude  des  sciences  impro- 
prement appelées  profanes ,  puisque  rien  n'est  profane 
de  ce  qui  vient  de  Dieu.  Ce  n'est  ni  par  vaine  gloire 
ni  pour  satisfaire  ambitieusement  ce  vaste  désir  de  con- 
naître qui  est  en  nous  et  que  rien  ne  satisfera  jamais, 
si  ce  n'est  la  vérité  même,  quand  nous  la  posséderons 
pleinement;  mais  c'est  parce  qu'il  voit  eu  elles  une 
ombre  de  Dieu  ;  c'est  parce  qu'il  les  regarde  comme 
des  moyens  puissants  d'élever  l'esprit  et  le  cœur  vers 
les  cieux.  Perfectionner  son  âme,  c'est  faire  une  œu- 
vre sainte,  car  c'est  coopérer  à  l'action  de  Dieu.  Per- 


—  TG  — 

fectionner  son  intelligence,  son  imagination,  son  ju- 
gement, n'est-ce  pas  aussi  faire  une  œuvre  sainte, 
puisque  c'est  coopérer  à  l'action  de  Dieu? 

Si  j'ai  représenté  le  curé  de  campagne  consacrant 
à  l'étude  une  grande  partie  du  jour,  c'est  qu'il  est 
moins  occupé  que  le  prêtre  l'est  ordinairement  dans 
les  villes  aux  saintes  fonctions  du  ministère.  Il  vit 
dans  le  monde,  et  son  esprit  est  solitaire;  c'est  un 
religieux  séculier;  c'est  lui  peut-être  que  la  Provi- 
dence appelle  aujourd'hui  à  continuer  cette  noble  et 
sainte  défense  de  la  religion ,  dont  les  communautés 
savantes  se  chargeaient  autrefois.  Il  n'a  point  à  sa 
disposition  ces  trésors  de  science ,  ces  bibliothèques 
universelles  qui  se  trouvaient  dans  les  communautés 
et  qui  sont  aujourd'hui  dans  les  villes,  mais,  d'un 
autre  côté,  le  grand  livre  de  la  nature  semble  se 
déployer  plus  largement  à  ses  yeux  :  quelle  source 
de  pensées  dans  ce  livre  immense,  dont  les  pages  tou- 
jours s'effacent  et  toujours  se  remplissent. 

Que  j'aime  à  me  représenter  le  curé  de  campagne 
se  promenant  seul  dans  son  jardin  et  méditant  les 
paroles  de  justice  et  d'amour  qu'il  dira  plus  tard  à 
son  troupeau!  C'est  ordinairement  vers  le  soir,  après 
le  repas  ;  cette  promenade  est  pour  lui  une  récréation 
en  même  temps  qu'un  exercice  religieux.  11  va  d'ar- 
bre en  arbre  ,  de  fleur  en  fleur;  il  admire,  il  remercie 


Dieu  de  ses  dons.  Quand  c'est  à  la  saison  des  fruits, 
il  voit  son  dessert  suspendu  aux  branches  des  arbres 
par  la  divine  Providence.  Il  s'approche;  le  fruit,  suffi- 
samment mùr,  semble  s'être  détaché  de  lui-même,  et 
il  s'imagine  le  recevoir  immédiatement  de  la  main  de 
Dieu. 

Que  j'aime  surtout  h  me  le  représenter  dans  le  tem- 
ple ,  solitaire ,  lisant  et  priant  au  pied  des  autels  ! 
La  prière  achevée,  il  se  recueille  encore,  et,  se  re- 
présentant Dieu  par  la  pensée ,  il  s'entretient  avec  lui 
comme  un  ami  avec  son  ami.  Après  lui  avoir  exposé 
ses  propres  besoins ,  il  lui  parle  des  besoins  nombreux 
de  ses  paroissiens;  et,  quand  au  jour  de  repos  il  les 
voit  rassemblés  dans  le  temple ,  il  leur  dit  tout  ce  que 
l'Esprit  de  Dieu  lui  a  sug:géré  pour  leur  bonheur. 

Jusqu'ici  nous  avons  considéré  le  curé  de  cam- 
pagne dans  son  intérieur.  Ne  le  perdons  point  de 
vue,  et  étudions-lç  dans  ses  rapports  avec  ses  pa- 
roissiens. 


Jim. 

V 


CllAl'lTiîE  VU. 


Action  du  prêtre  sur  l'intelligence  ignorante. 


Toutes  les  fois  que  le  curé  de  campagne  n'est  point 
appelé  ailleurs  par  les  devoirs  de  son  ministère  ,  il  est 
à  l'autel  ;  il  y  est  à  la  naissance  du  jour,  pour  offrir  à 
Dieu  le  mystérieux  sacrifice  de  l'Agneau  toujours  vivant 
et  toujours  immolé.  La  cloche  du  village  a  fait  entendre 
au  loin  sa  voix  bien  connue ,  et  plusieurs  personnes 
sont  venues  aussitôt  se  ranger  autour  de  l'autel  pour 
adorer  et  prier  avec  le  prêtre.  C'est  le  laboureur  inva- 
lide qui ,  après  avoir  fécondé  longtemps  la  terre  de 
ses  sueurs ,  vient  demander  à  Dieu  de  lui  donner  cette 


—  79  — 

merveilleuse  fertilité  à  laquelle  ses  bras  ne  peuvent 
plus  contribuer.  Il  comprend  aujourd'hui  bien  des 
choses  qu'il  ue  comprenait  pas  alors.  Oh  !  s'il  pouvait 
revenir  aux  jours  de  sa  première  jeunesse!  si  du 
moins  ses  enfants  voulaient  profiter  de  son  expé- 
rience !...  C'est  la  mère  affligée  qui  est  venue  solliciter 
quelques  grâces  pour  ses  enfants.  Il  y  a  évidemment 
plus  de  piété  dans  le  cœur  d'une  femme  que  dans  le 
cœur  d'un  homme.  Ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'il 
y  a  en  elle  plus  de  sensibilité  ;  c'est  aussi  parce  qu'elle 
aime  plus  tendrement  ses  enfants.  La  piété,  c'est  l'u- 
nion du  cœur  avec  Dieu  ;  ne  devons-nous  pas  trouver 
naturel  qu'une  femme  vienne  souvent  s'entretenir  avec 
Dieu  de  ses  inquiétudes  maternelles  ?  Enfin  ,  c'est  la 
jeune  fille  pieusement  agenouillée  au  pied  de  la  sainte 
table;  de  temps  en  temps  la  mère  a  jeté  sur  elle  un 
regard  de  complaisance. 

Est-ce  que  Dieu  pourrait  ne  pas  exaucer  leurs  priè- 
res? il  y  a  en  eux  tant  d'innocence  et  de  simphcité  ! 
Ils  se  sont  réunis  an  nom  de  Jésus ,  et  ils  l'ont  vu 
descendre  au  milieu  d'eux,  accomplissant  ainsi  à  la 
lettre  la  promesse  que  cet  ami  des  hommes  avait  faite 
autrefois  à  ses  disciples.  Le  prêtre  est  chargé  de  leurs 
vœux ,  et  il  les  dépose  dans  le  cœur  de  l'Agneau.  A 
la  fin  du  sacrifice,  il  rappelle  l'Incarnation  du  Verbe 
et  son  séjour  au  milieu  des  hommes.  11  répèle  donc 


—  80  — 

ces  paroles  si  caractéristiques  de  l'Évangile  :  «  Il  était 
la  véritable  lumière  qui  illumiue  tout  homme  venant  en 
ce  monde.  >>  Tournant  les  yeu.v  sur  lui-même ,  le  curé 
de  campagne  doit  se  dire  :  «  En  cela ,  comme  en  beau- 
coup d'autres  choses ,  le  Christ  est  le  modèle  que  je 
dois  imiter  ;  je  suis  aussi  la  lumière  véritable  qui  il- 
lumine tout  homme  venant  en  ce  monde.  Par  suite  de 
leur  position  et  de  leurs  travaux ,  ceux  qu'il  m'est 
ordonné  d'éclairer  se  trouvent,  encore  plus  que  les 
autres  hommes,  plongés  dans  les  ténèbres.  Mallieur 
donc  à  moi!  trois  fois  malheur,  si  je  ne  remplis  pas 
dignement  la  charge  qui  m'est  imposée  par  le  souve- 
rain dispensateur  de  toutes  choses!  » 

Le  temple  s'ouvre.  Un  enfant  est  apporté  sur  les 
fonts  baptismaux.  Dans  quel  état  nous  voyons  ce  pau- 
vre roi  de  la  création  !  Il  s'agite  en  tous  sens ,  et  rien 
en  lui  ne  dirige  ses  mouvements.  Cependant  il  y  a 
sous  cette  enveloppe  extérieurement  méprisable  une 
àme  destinée  aux  plus  sublimes  fonctions.  Elle  ne 
comprend  rien ,  elle  ne  sait  rien  ;  mais  bientôt  la  lu- 
mière percera  les  ténèbres  épaisses  dont  elle  est  envi- 
ronnée, riiorizon  intellectuel  s'étendra  continuelle- 
ment devant  elle,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  devienne 
capable  de  tout  connaître ,  de  tout  approfondir.  Elle 
ne  sent  point  encore ,  rien  ne  s'est  remué  en  elle  ;  mais 
le  sentiment  se  développera  peu  à  peu  avec  l'intelli- 


—  81   — 

gence ,  et  bientôt  elle  trouvera  au  fond  de  son  être  la 
source  de  la  plus  tendre  affection ,  du  dévouement  le 
plus  héroïque.  Elle  est  si  profondément  ensevelie  dans 
les  sens ,  que  nous  avons  besoin  du  céleste  flambeau 
de  la  foi  pour  nous  assurer  de  son  existence  ;  cepen- 
dant elle  a  été  créée  à  l'image  de  Dieu ,  qui  est  esprit , 
et  elle  est  appelée  à  jouir  dans  l'autre  vie  de  l'immor- 
talité qu'elle  semble  posséder  quelquefois,  dès  cette 
vie ,  comme  par  anticipation. 

Qui  donc  parlera  à  ce  chaos  intellectuel  pour  en 
faire  jaillir  la  lumière?  qui  soufflera  l'esprit  de  vie  sur 
cette  àme  inerte  ?  qui  l'introduira  dans  son  domaine  ? 
qui  lui  nommera  ses  possessions?  qui  lui  parlera  de 
Dieu ,  des  hommes  ses  semblables ,  de  tous  les  êtres 
avec  lesquels  elle  doit  plus  tard  se  trouver  en  rela- 
tion? qui  déchirera  le  voile  abaissé  sur  ses  yeux?  qui 
lui  dira  :  Regarde  et  comprends?  Les  moyens  dont  se 
sert  la  divine  Providence  pour  initier  une  àme  à  la 
vie  sont  en  grand  nombre  ;  mais  ,  il  est  aisé  de  le  voir, 
le  plus  noble ,  le  plus  efficace ,  surtout  dans  les  cam- 
pagnes, c'est  le  ministère  de  l'Église,  qui  n'est  en 
cela  que  le  ministère  du  prêtre.  Le  voyez-vous ,  avec 
un  livre  à  la  main ,  à  côté  de  l'enfant  qu'il  baptise  : 
il  chasse  loin  de  lui  l'esprit  de  ténèbres  ;  il  appelle 
l'esprit  de  lumière;  il  prononce  de  saintes  paroles, 
que  cet  enfant  ne  peut  entendre ,  mais  que  d'autres 


—  82  — 

entendent  pour  lui,  et  qui  lui  seront  un  jour  répé- 
tées. 

L'enfant  a  grandi;  les  ténèbres  se  dissipent  dans 
son  esprit,  et  la  lumière  commence  à  paraître.  Cepen- 
dant son  intelligence  semble  ne  pas  s'être  encore  déve- 
loppée. Il  élève  les  yeux  au  ciel ,  et  il  ne  sait  point 
en  comprendre  la  magnificence  ;  il  les  abaisse  sur  la 
terre,  et  il  ne  sait  point  en  apprécier  les  ricbesses.  Qui 
donc  l'aurait  initié  à  ces  connaissances  intellectuelles? 
Son  père ,  sa  mère ,  ses  iVères ,  tous  ceux  avec  qui  il 
fut  babituellement  en  rapport  jusqu'ici  ont  été  trop 
occupés  de  la  culture  de  la  terre  et  des  besoins  de  la 
famille  pour  s'occuper  de  son  instruction.  D'ailleurs, 
sont-ils  en  état  d'instruire  les  autres?  sont-ils  eux- 
mêmes  suffisamment  instruits?  Évidemment  non. 
Comment  donc  se  formera  cet  enfant?  Il  y  au  village, 
comme  dans  toutes  les  parties  du  monde  catholique  , 
un  prêtre  chargé  de  l'enseignement  religieux.  Ce  prê- 
tre l'appelle  au  temple ,  et  il  lui  met  en  main  le  caté- 
chisme ,  ce  code  vulgaire  de  la  plus  haute  philosophie, 
cet  alphabet  de  la  sagesse  divine  ,  pour  me  servir  des 
expressions  justes  et  énei'giques  d'un  de  nos  poètes. 

Entrez  dans  l'église  du  plus  petit  village;  adressez 
au  pauvre  enfant  du  laboureur  les  questions  les  plus 
importantes  de  la  religion  et  de  la  morale.  L'enfant 
répond  d'une  manière  plus  satisfaisante  que  ne  pour- 


—  83  — 

rait  le  faire  le  génie  abandonné  à  ses  propres  forces. 
Qui  donc  l'a  formé,  cet  enfant?  qui  lui  mit  sur  les 
lèvres  ces  étonnantes  réponses?  Vous  ne  l'ignorez  pas  : 
c'est  le  curé  de  village.  Aussi  que  de  patience,  que  de 
soins,  que  du  prières  !  Le  voyez-vous  entouré  de  ces 
nombreux  enfants  qu'il  punit  par  un  regard  sévère , 
qu'il  récompense  par  un  sourire?  L'entendez- vous  ré- 
péter, pour  la  centième  fois  ,  cette  importante  ques- 
tion à  laquelle  plusieurs  n'ont  point  encore  répondu 
d'une  manière  satisfaisante?  Remarquez-vous  combien 
son  langage  est  simple  !  comme  il  a  cherché ,  dans 
toute  la  nature,  les  objets  de  comparaison  les  plus 
propres  à  faire  impression  sur  son  jeune  auditoire  !  Et, 
en  cela ,  quel  mérite  de  sa  part  !  il  n'est  accoutumé 
qu'à  de  hautes  pensées.  Le  matin  encore  il  a  médité 
profondément  sur  les  mystères  les  plus  difficiles  du 
christianisme.  Pendant  le  saint  sacrifice,  son  àme  s'est 
unie  à  Dieu  ;  elle  a  entretenu  longtemps  commerce  avec 
les  cieux.  Tout  à  coup  la  cloche  sonne  ;  une  foule  de 
jeunes  intelligences  se  pressent  autour  de  lui,  deman- 
dant le  pain  de  la  parole.  L'esprit  du  prêtre  quitte  les 
cieux  ;  il  descend  sur  la  terre.  Son  intelligence,  dégagée 
des  sens ,  s'incarne  de  nouveau  ;  son  verbe  aussi  se 
fait  enfant ,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi ,  pour  se  met- 
tre à  la  portée  de  ceux  à  qui  il  s'adresse  et  qu'il  veut 
gagner  à  Dieu.  La  mère  qui  berce  avec  amour  son 


—  84  — 

jeune  enfant  sur  ses  genoux  et  qui  lui  apprend  à  bé- 
gayer quelques  mots  à  sa  portée ,  est ,  dans  l'ordre 
physique,  ce  qu'est,  à  nos  yeux,  dans  l'ordre  intel- 
lectuel et  moral ,  l'humble  et  charitable  pasteur  qui 
enseigne  à  ces  jeunes  intelligences  les  premières  vérités 
de  la  religion. 

Sous  ce  rapport  du  moins ,  il  avait  bien  connu  le 
cœur  du  prêtre  le  poète  qui  a  mis  dans  la  bouche  d'un 
curé  de  campagne  les  beaux  vers  que  je  ne  puis  m'abs- 
tenir  de  citer. 


Je  me  dis  que  je  vais  donner  à  leur  e?prit 
L'immortel  élément  dont  l'ange  se  nourrit , 
La  vérité  ,  de  l'homme  incomplet  héritage  , 
Qui  descend  jusqu'à  nous  de  nuage  en  nuage , 
Flambeau  d'un  jour  plus  pur  que  les  traditions, 
Passant  de  main  en  main  aux  générations. 
Puis ,  je  pense  tout  haut  pour  eux  ;  le  cercle  écoute , 
Et  mon  cœur  dans  leur  cœur  se  vprse  goutte  à  goutte. 


Cet  enfant  qui,  pendant  plusieurs  années,  a  suivi 
si  régulièrement  les  instructions  du  catéchisme  ,  vous 
le  voyez  partager  désormais  avec  sou  père  les  rudes 
travaux  de  la  campagne.  Cependant  il  n'est  point 
abandonné  pour  cela  du  sage  pasteur  dont  il  fut  long- 
temps la  joie  et  l'espérance.  Et  quand  donc  cesserait-il 
d'avoir  besoin  des  instructions  du  prêtre?  Serait-ce 
dans  la  jeunesse  ,  lorsque  l'orage  des  passions  remue 


—  85  — 

son  cœur,  obscurcit  sou  intelligence?  Serait-ce  dans 
l'âge  mùr,  lorsque ,  tout  occupé  de  ses  pénibles  tra- 
vaux et  des  besoins  nombreux  de  sa  famille ,  il  est  en 
si  grand  danger  de  perdre  de  vue  la  pensée  de  Dieu  ? 
Serait-ce  dans  la  vieillesse ,  lorsque  la  mémoire  s'affai- 
blit, l'intelligence  s'éteint,  le  cœur  se  dessèche,  le 
corps  s'affaisse  ;  lorsque  l'homme  entier  se  mine  rapi- 
dement et  tombe  sous  les  coups  de  la  mort?  La  parole 
du  prêtre ,  du  curé  de  campagne  surtout ,  doit  donc 
être  une  instruction  continuelle.  Cette  instruction  ne 
sera  ni  longue  ni  difficile  à  comprendre.  Elle  consistera 
dans  une  réflexion  ,  dans  une  parole  ;  mais  enfin  cette 
réflexion ,  cette  parole  fera  impression  sur  l'àme  et 
la  portera  à  Dieu. 

Entendez-le  au  tribunal  de  la  pénitence;  considé- 
rez-le à  l'autel ,  à  la  table  sainte  ;  suivez-le  dans  ses 
processions ,  dans  ses  vî^ites  aux  malades  ;  entrez  avec 
lui  dans  cette  enceinte  funèbre  où  il  va  rendre  à  la 
terre  notre  dépouille  terrestre;  partout  vous  le  verrez 
profiler  d'une  occasion  favorable  pour  faire  arriver 
jusqu'à  l'àme  cette  parole  sainte  qui  l'éclairé. 

C'est  surtout  dans  la  chaire  sacrée  que  le  curé  de 
campagne  se  montre  l'utile  précepteur  de  ses  parois- 
siens. «  Mes  amis,  leur  dit-il,  c'est  faire  assez  pour 
le  corps  que  de  travailler  pendant  six  jours  à  lui  pro- 
curer la  nourriture  dont  il  a  besoin.  Aujourd'hui  vous 

6 


—  86  — 

devez  vous  occuper  exclusivemeut  de  donner  à  l'esprit 
l'aliment  nécessaire.  Avec  quelle  activité  je  vous  ai 
vus  tous  remuer  la  terre  !  avec  quel  soin  je  vous  ai  vus 
arracher  de  son  sein  les  épines ,  les  ronces ,  les  herbes 
dangereuses  ou  inutiles  qui  empêchent  le  bon  grain 
de  croître  et  de  porter  son  fruit!  Il  y  a  une  culture 
non  moins  nécessaire  :  c'est  la  culture  de  votre  àme. 
Vous  devez  la  travailler  j  vous  devez  affaiblir,  faire 
disparaître  entièrement ,  s'il  est  possible  ,  les  mauvais 
penchants  ,  les  vices  qui  se  nourrissent  de  sa  substance 
la  plus  pure,  qui  empêchent  la  vertu  de  croître  et 
de  porter  ses  fruits.  »  Puis  il  leur  peint ,  avec  les  cou- 
leurs les  plus  frappantes ,  l'odieux  du  vice  et  les  char- 
mes de  la  vertu.  Tantôt  il  leur  parle  de  l'avarice,  de 
ce  vice  honteux  qui  les  attache  trop  fortement  à  la 
terre ,  et  qui  ensevelit  dans  la  boue  de  ce  monde  l'àme 
immortelle  que  Dieu  a  faite  pt)ur  les  cieux.  Tantôt  il 
les  entretient  de  la  colère ,  de  ce  vice  dangereux  qui 
les  pousse  hors  d'eux-mêmes ,  qui  les  irrite  souvent 
contre  des  êtres  tendrement  aimés ,  contre  des  objets 
inanimés ,  contre  eux-mêmes ,  tant  il  est  vrai  que  la 
colère  est  une  folie  de  quelques  instants.  Quelquefois 
il  s'élève  contre  l'impiidicité  et  ses  suites  funestes.  La 
rougeur  sur  le  front,  il  leur  montre  le  feu  impur  atta- 
quant, comme  une  gangrène,  l'esprit,  le  cœur,  le 
corps ,  l'homme  tout  entier,  et  poussant  de  plus  en 


—  87  — 

plus  à  la  dissolution  ces  créatures  que  Dieu  appelle  à 
une  spiritualité  toujours  croissante.  Une  autre  fois  , 
il  leur  expliquera  leurs  devoirs  envers  Dieu  et  envers 
la  société.  11  leur  montrera  la  liaine  versant  dans  tous 
les  cœurs  son  poison  mortel,  l'amour  au  contraire  em- 
brassant tous  les  hommes  dans  ses  douces  étreintes 
et  faisant  de  la  terre  un  paradis  anticipé. 

Est-il  toujours  éloquent ,  le  curé  de  campagne  qui 
sait  remplir  ses  devoirs?  Oui,  sans  doute.  Le  rhéteur 
qui  l'entendrait  n'en  porterait  pas  un  autre  jugement, 
car  il  le  regarderait  comme  un  homme  de  bien  traitant^ 
son  sujet  d'une  manière  convenable.  Ses  paroissiens 
le  jugent  encore  plus  favorablement,  car  ils  le  regar- 
dent comme  un  saint  parlant  de  la  religion  d'une  ma- 
nière divine.  Et  quelles  sont  donc  les  sources  de  son 
éloquence?  —  La  Bible  et  son  cœur. 

Rarement  le  curé  de  campagne  restera  une  semaine 
entière  sans  parler  de  Dieu  à  ses  paroissiens.  Pendant  ce 
long  intervalle ,  Tignorance  ferait ,  dans  ces  âmes  sim- 
ples et  quelquefois  grossières  ,  de  trop  rapides  progrès. 
S'ils  ne  viennent  ni  au  presbytère,  ni  à  l'église,  il  ira 
lui-même  les  trouver  ;  il  les  visitera  dans  leurs  maisons, 
au  raiheu  de  leurs  travaux  champêtres;  il  se  mêlera  à 
leurs  conversations.  Sont-ils  tristes?  il  s'attristera  avec 
eux.  Sont-ils  dans  la  joie?  il  se  réjouira  aussi.  Il  s'in- 
téressera véritablement  à  tout  ce  qui  les  intéresse.  Il 


—  88  — 

se  fera  tout  à  tous  ;  et ,  pour  placer  convenablement  un 
seul  mot  de  Dieu ,  il  restera  ,  si  cela  est  nécessaire , 
des  heures  entières  avec  eux.  Il  a  encore  parfaitement 
compris  et  rendu  ce  devoir  du  curé  de  campagne,  le 
poëte  que  nous  avons  cité  plus  haut  : 


Mon  bréviaire  à  la  main,  je  vais  de  porte  en  porte, 
Au  hasard  et  sans  but,  comme  le  pied  me  porte  ; 
M'arrétant ,  plus  ou  moins  ,  un  peu  sur  chaque  seuil, 
A  la  femme,  aux  enfants,  disant  un  mot  d'accueil; 
Partout  portant  un  peu  de  baume  à  la  souffrance , 
Au\  corps  quelque  remède,  aux  âmes  l'espérance, 
Un  secret  au  malade ,  aux  partants  un  adieu , 
Un  sourire  à  chacun,  à  tous  un  mot  de  Dieu. 


Avant  de  quitter  le  presbytère ,  renfermé  dans  le 
secret  de  son  cabinet,  il  était  peut-être  occupé  aux 
méditations  les  plus  profondes  sur  Dieu  ou  sur  la  na- 
ture. Les  hautes  pensées  qui  se  seraient  alors  élevées 
dans  son  àme  n'auraient  point  été  dissipées  pendant  sa 
marche.  Au  contraire,  il  se  serait  senti  encore  plus 
vivement  pénétré  des  attributs  de  la  Divinité  à  la  vue 
de  ses  œuvres.  En  arrivant  au  seuil  de  la  pauvre  ca- 
bane ,  il  dit  à  toutes  ces  pensées  qui  remplissent  son 
ùme  et  loccupent  exclusivement  :  Disparaissez  un  in- 
stant et  ne  venez  point  me  distraire ,  car  je  vais  encore 
m' occuper  de  Dieu  ,  et  d'une  manière  plus  méritoire. 
Pendant  qu'il  s'entretient  avec  ses  paroissiens  des  sim- 


—  89  — 

pies  travaux  de  la  campagne,  toutes  ces  pensées  se  sont 
présentées  à  lui  avec  d'autant  plus  d'intensité,  qu'elles 
ont  été  plus  fortement  comprimées;  mais,  à  chaque 
fois,  il  les  refoule  jusqu'au  plus  profond  de  son  àmc.... 
Coiiiprcnez-vous  la  grandeur  de  ce  dévouement? 

En  quittant  la  maison  ,  il  laissera ,  sans  trop  le  faire 
remarquer,  un  ])etit  livre  entre  les  mains  d'un  enfant 
qui  déjà  commence  à  lire.  L'enfant  le  reçoit  avec  re- 
connaissance ;  il  le  lit  dès  le  soir  même ,  et  plusieurs 
fois  dans  la  suite ,  en  présence  de  ses  parents ,  de  toute 
sa  famille.  Savcz-vous  ce  que  contient  ce  livre?  —  Ce 
que  le  prêtre  leur  a  dit  mille  fois  sur  Dieu  ,  sur  les 
hommes.  Ces  pauvres  gens  pourraient  facilement 
l'ouhlier  ;  mais  le  livre  est  resté  auprès  d'eux  pour 
confirmer  et  développer  l'instruction  donnée. 

Il  y  en  a  qui  se  disent  les  précepteurs  universels  du 
genre  humain  ,  et  qui  se  plaignent  de  ne  trouver  dans 
le  prêtre  ni  coopération  ni  sympathie.  A  ceux-là,  je 
réponds  :  Voyez  ce  qui  se  passe  dans  les  campagnes  : 
qui  donc  éclaire  ces  pauvres  intelligences  exclusive- 
mont  occupées  des  choses  matérielles,  si  ce  n'est  le 
prêtre?  Sa  voix  ne  peut  tomber  de  plus  haut;  elle 
vient  du  ciel.  Elle  ne  saurait  faire  plus  d'impression 
sur  riiommc;  elle  parle  à  toutes  ses  facultés.  Elle  ne 
saurait  proclamer  des  vérités  plus  importantes  et 
plus  élevées  ;  elle  ne  parle  que  de  Dieu  et  de  ce  qui 


—  90  — 

le  concerne.  Quel  enseignement  comparerez-\ous  à 
l'enseignement  du  curé  de  campagne?  Est-ce  la  doc- 
trine de  ces  écrits  immoraux  qui  percent  quelquefois 
dans  les  campagnes ,  et  dont  le  but  évident  est  d'é- 
branler, de  détruire  même  entièrement  les  vérités 
fondamentales  de  la  religion  et  de  la  société?  Sont-ce 
les  déclamations  de  ces  novateurs  impies  qui  soulè- 
vent la  terre  contre  le  ciel ,  sans  remarquer  qu'elle  va 
retomber  sur  eux  et  les  écraser? 

Un  homme  peut  aider  efficacement  le  prêtre  à  pro- 
pager dans  les  campagnes  la  civilisation  et  le  bonheur; 
c'est  l'instituteur  pénétré  de  l'importance  de  ses  fonc- 
tions. Comme  le  curé  de  village ,  il  est  Ihomme  de 
Dieu  et  l'homme  du  peuple.  Qu'il  sache  donc  toujours 
comprendre  et  remplir  sa  mission. 


'Mm 


CHAPITRE  VIII. 


Action  du  prêtre  sur  l'homme  terrestre. 


Par  suite  des  lois  de  l'attraction ,  le  corps  retombe 
nécessairement  vers  la  terre,  et  s'y  attache  de  tout  son 
poids.  Quelque  propension  que  notre  âme  ait  à  s'élever, 
intimement  unie  au  corps,  elle  est  toujours  plus  ou 
moins  inclinée  vers  la  t^rre.  Maintenu  dans  de  justes 
bornes ,  cet  attachement  de  tout  notre  être  à  la  terre 
est  légitime,  il  est  nécessaire.  N'est-elle  pas  notre  de- 
meure pendant  les  jours  d'épreuves  ,  comme  le  ciel  le 
sera  au  temps  des  récompenses  ?  Nous  l'arrosons  de 
nos  sueurs  ;  elle  répond  à  toutes  nos  fatigues  par  d'i- 
népuisables bienfaits.  Dieu  sans  doute  est  la  source 


—  92  — 

première  de  tous  ces  bienfaits  ;  mais  elle  est  l'instru- 
ment dont  il  se  sert  pour  les  faire  arriver  jusqu'à 
nous.  Pendant  quelques  jours  de  l'année,  la  terre 
resserrée  par  le  froid  a  cessé  de  produire;  c'est  Dieu 
qui  lui  ordonne  de  se  reposer.  Attendez  un  instant  : 
au  temps  marqué  par  la  divine  Providence  ,  les  tièdes 
ondées  du  printemps  l'ont  amollie,  un  souffle  bien- 
faisant la  féconde,  et  tout  ce  qui  respire  ici-bas  a 
tressailli  à  la  vue  des  merveilles  qui  se  sont  opérées 
dans  son  sein  et  à  sa  surface.  Si  la  terre  est  la  mère 
commune  de  tous  les  hommes  pendant  la  vie,  elle  l'est 
encore  à  la  mort.  A  peine  avons-nous  cessé  de  vi- 
vre ,  qu'elle  ouvre  son  sein  pour  nous  recevoir,  et  elle 
nous  gardeprécisément  jusqu'au  jour  de  l'universelle 
résurrection. 

Cependant,  lorsque  l'homme  s'attache  trop  forte- 
ment à  la  terre ,  cet  attachement  devient  dangereux  , 
condamnable.  Ce  n'est  plus  Dieu  ,  c'est  elle  qu'il  voit 
dans  toutes  ces  merveilles  qui  s'offrent  à  ses  regards. 
Ce  n'est  plus  Dieu,  c'est  elle  qu'il  aime.  Par  une  con- 
séquence nécessaire  ,  le  corps  qui  cultive  la  terre  est 
tout  pour  lui ,  etl'àme  n'est  rien.  Il  ne  vit  désormais 
que  de  la  vie  matérielle ,  la  vie  spirituelle  n'est  plus 
qu'un  mot  ;  il  cesse  même  d'en  avoir  une  idée  vé- 
ritable. Quand  le  corps  s'affaiblit  et  s'affaisse  ,  il  dit 
aux  siens  un   éternel  adieu ,    et  il    se  couche  dans 


—  93  — 

la  terre  sans  regarder  le  ciel  et  sans  penser  au  réveil. 

L'habitant  des  campagnes  est  exposé  surtout  à 
pousser  à  l'excès  cet  amour  de  la  terre;  c'est  lui  qui 
la  cultive,  qui  l'arrose  de  ses  sueurs.  Tous  les  jours 
il  peut  admirer  la  magnificence  de  sa  parure ,  la  gran- 
deur et  la  variété  de  ses  richesses  ;  elle  est  sa  mère,  à 
lui,  d'une  manière  particulière,  et  il  aura  pour  elle 
un  attachement  particulier.  Il  était  donc  nécessaire 
qu'une  voix  amie  et  puissante  répétât  incessamment 
à  ses  oreilles  ces  paroles  salutaires  :  «  Souviens-toi, 
ô  homme,  que  tu  n'es  pas  seulement  poussière,  mais 
que  tu  viens  de  Dieu  et  que  tu  retourneras  à  Dieu.  » 
Cette  voix,  c'est  la  voix  du  curé  de  campagne. 

Un  enfant  vient  de  naître  dans  la  cabane  du  labou- 
reur. Cet  enfant  souffre,  il  se  plaint  continuellement; 
il  demande  qu'une  main  amie  le  caresse,  qu'une  douce 
voix  le  console.  Il  est  nu,  et  son  corps  débile  a  besoin 
d'être  réchauffé,  enveloppé;  il  est  faible,  et  il  a  besoin 
d'être  soutenu.  Sa  constitution  frêle  demande  une 
nourriture  continuelle  et  choisie ,  et  il  est  incapable  de 
se  la  procurer.  En  un  mot,  il  ne  peut  se  servir  d'au- 
cun de  ses  membres  ,  et  tous  ses  membres  eu  état 
d'agir  seraient  à  peine  capables  de  satisfaire  à  ses  be- 
soins multipliés  et  pressants.  Encore,  si  la  position 
gênante  de  cet  enfant  ne  devait  durer  qu'un  jour,  une 
semaine  ,   un  mois ,  on   la  supporterait  facilement  ; 


—  9/.  — 

mais  non ,  elle  durera  infailliblement  des  années  en- 
tières, et  je  ne  sais  même  si  elle  cessera  un  jour,  car 
l'enfant  pourrait  être  constitué  de  manière  à  n'arri- 
ver jamais  à  un  complet  développement  de  la  vie.  Ce- 
pendaut ,  les  parents ,  qui  seuls  peuvent  en  prendre 
soin,  sont  continuellement  occupés;  ils  travaillent  le 
jour  entier,  et  quelquefois  une  grande  partie  de  la 
nuit.  Le  travail  n'est  pas  pour  eux  un  délassement , 
c'est  un  besoin ,  c'est  une  nécessité  ;  sans  le  travail , 
ils  ne  vivraient  pas.  Or,  je  le  demande,  si  ces  hommes, 
accoutumés  à  n'estimer  que  ce  qui  frappe  les  sens, 
étaient  persuadés  que  leur  enfant  n'est  qu'un  mor- 
ceau de  chair  en  mouvement,  appelé  à  subir  diffé- 
rentes transformations  jusqu'à  ce  qu'il  retourne  en 
poussière ,  feraient-ils  pour  lui  tant  de  sacrifices? 
rs'on ,  assurément  ;  je  ne  sais  même  s'ils  ne  pren- 
draient pas  souvent  les  moyens  de  s'en  débarrasser. 
Qui  donc  pourrait  les  retenir?  La  justice  humaine? 
—  Mais  il  est  si  facile  d'échapper  aux  atteintes  de  cette 
justice. —  Leur  intérêt  particulier?  —  Mais  ils  regar- 
dent à  peu  près  comme  certain  que  jamais  leurs  avan- 
ces ne  seront  acquittées.  —  L'intérêt  de  ces  enfants 
qu'ils  aiment?  —  Mais  ils  ne  les  aimeraient  pas  égale- 
ment dans  la  supposition  de  leur  néant.  D'ailleurs  , 
la  somme  de  nos  jouissances  sur  la  terre  est  évidem- 
ment inférieure  à  la  somme  de  nos  maux.  Il  est  donc 


—  05  — 

souverainement  important  pour  la  société  qu'aux  pen- 
sées terrestres  de  ces  hommes  se  joignent  des  doctrines 
spirituelles.  Ils  doivent  être  profondément  convain- 
cus qu'à  ce  corps  débile  est  étroitement  liée  une  âme 
créée  à  l'image  de  Dieu ,  et  dont  les  facultés  ne  peu- 
vent se  développer  si  le  corps  ne  prend  pas  lui-même 
son  développement.  Ce  dogme  salutaire  leur  est  en- 
seigné par  la  religion ,  et,  de  peur  qu'ils  ne  l'oublient 
au  moment  d'agir,  un  homme  est  là  pour  le  leur  rap- 
peler ;  c'est  le  prêtre.  Cet  enfant  que  vous  avez  vu , 
peu  capable  assurément  d'exciter  par  lui-même  la  sym- 
pathie ,  il  l'environne  de  toutes  les  bénédictions  de  la 
religion  ;  il  le  consacre  à  Dieu  en  le  marquant  du  si- 
gne de  la  croix  ,  et ,  faisant  couler  sur  sa  tête  l'onde 
régénératrice ,  il  prononce  avec  toute  l'autorité  de  l'É- 
glise ces  paroles  imposantes  :  «  Son  àme  est  à  Dieu  ; 
son  corps  même  est  devenu  le  temple  du  Saint-Esprit. 
Chrétiens ,  veillez  sur  cet  enfant  comme  sur  un  dépôt 
sacré.  » 

Une  semaine  s'est  écoulée.  Tous  les  jours ,  l'habi- 
tant des  campagnes  s'est  occupé  de  la  culture  des  ter- 
res ;  le  malin ,  le  soir,  à  midi ,  peut-être ,  quand  le  son 
de  la  cloche  frappait  son  oreille  et  arrivait  jusqu'à  son 
àme  ,  il  élevait  un  instant  sa  pensée  vers  Dieu  ;  mais 
bientôt  il  revenait  à  son  travail ,  dont  il  s'occupait  ex- 
clusivement. Le  dimanche  arrive  ;  c'est  le  jour  du 


—  OG  — 

Seigneur.  «  Arrêtez-vous,  leur  dit  le  prêtre  au  nom 
de  l'Eglise ,  assez  longtemps  vous  vous  êtes  occupés 
de  vos  intérêts  temporels ,  vous  devez  vous  occuper 
aujourd'hui  de  vos  intérêts  éternels.  Assez  longtemps 
vous  vous  êtes  abaissés  ,  le  regard  attaché  à  la  terre; 
vous  devez  vous  relever  aujourd'hui,  et,  les  yeux  fixés 
vers  le  ciel ,  contempler  Dieu  un  instant.  Au  lieu  d'a- 
bandonner votre  àme  à  la  corruption  de  votre  corps  , 
efforcez-vous,  au  contraire ,  d'élever  votre  corps  à  la 
spiritualité  de  votre  àme.  Vous  me  direz  peut-être  : 
Comment  donc  renaîtront  ces  corps,  que  nous  voyons 
ensevelir  dans  le  sein  de  la  terre?  —  Hommes  de  peu 
de  sens  !  ces  grains  que  vous  jetez  aussi  dans  le  sein 
de  la  terre ,  périssent-ils  ?  Ne  les  voyez-vous  pas  pren- 
dre une  nouvelle  forme,  se  développer  et  produire 
des  fruits  au  centuple?  11  en  sera  de  même  de  vos 
corps ,  si  vous  avez  soin  de  déposer  en  eux  le  germe 
de  l'immortalité.  Au  jour  des  récompenses.  Dieu  en- 
verra ses  anges  pour  les  recueillir  et  les  introduire 
dans  sa  demeure  ,  où  ils  jouiront  avec  vos  âmes  d'une 
vie  cent  fois  plus  abondante.  »  Ils  ont  écouté  la  voix 
du  pasteur,  et,  en  consacrant  le  jour  entier  au  ser- 
vice de  Dieu  et  à  la  sanctilicatiou  de  l'âme ,  ils  ont 
donné  au  corps  le  repos  nécessaire  pour  recommencer 
le  lendemain  et  pour  continuer  toute  la  semaine  avec 
une  nouvelle  activité  leurs  travaux  habituels. 


—  97  — 

De  tous  les  moyeas  employés  par  la  religion  pour 
spiritualiscr  riiomiue  terrestre,  le  plus  efficace  est 
saus  contredit  la  réception  de  la  sainte  Eucharistie. 
C'est  l'aliment  de  la  vie  intérieure  ;  c'est  le  pain  des 
anges  ;  c'est  la  manne  céleste  qui  ne  se  corrompt  ja- 
mais. «  Venez  à  Dieu ,  dit  le  prêtre ,  vous  tous  qui 
gémissez  sur  la  terre ,  et  il  vous  élèvera  vers  les  cieux.  » 
Le  docile  habitant  des  campagnes  s'est  rendu  à  cette 
invitation  pressante.  Il  s'est  agenouillé  devant  l'autel 
avec  une  piété  tendre,  un  recueillement  profond.  Des 
yeux  de  la  foi ,  il  a  vu  les  cieux  s'incliner  et  le  Fils  de 
Dieu  descendu  sur  l'autel.  Lui,  simple  mortel,  lui, 
homme  de  labeur  et  de  peine ,  lui ,  pécheur ,  il  s'est 
trouvé  en  présence  de  sou  Dieu!  Que  dis-je!  ce  Dieu 
s'est  approché,  il  s'est  reposé  sur  ses  lèvres,  il  est 
descendu  en  lui  pour  servir  de  nourriture  à  son  àme. 
Comme  il  médite  profondément ,  cet  homme  si  peu 
accoutumé  h  penser  !  concevez-vous  rien  de  plus  pro- 
pre à  le  spirituahser  et  à  le  rapprocher  de  la  Divinité? 
Il  se  retire  de  la  sainte  table.  Est-il  le  même  qu'aupa- 
ravant? Oh  !  non.  Il  contemple  Dieu  en  lui;  il  voit  les 
anges  qui  renvironnent.  Comme  sa  vie  sera  changée  ! 
Il  était  trop  attaché  aux  sens;  il  s'occupera  davantage 
des  choses  célestes.  Il  était  faible,  languissant;  il  est 
prêt  désormais  à  s'élancer  sur  l'échafaud  pour  cueillir 
la  palme  du  martyre. 


—  98  — 

Il  y  a  ,  dans  la  cabaue  du  cultivateur ,  un  malade  , 
un  pauvre  infirme.  S'il  souffre  d'une  infirmité  passa- 
gère, d'une  maladie  facile  à  guérir,  les  soins  néces- 
saires lui  seront  aussitôt  prodigués,  car  les  travaux 
pressent  et  demandent  des  hommes  sains  et  robustes. 
Mais,  si  c'est  une  maladie  incurable ,  si  c'est  la  vieil- 
lesse, la  plus  incurable  de  toutes  les  maladies,  qu'ar- 
rivera-t-il?  C'est  un  être  bien  à  plaindre ,  s'il  se  trouve 
entre  les  mains  de  ces  hommes  qui  ne  voient ,  qui  ne 
connaissent  que  la  terre.  Ils  se  diront  :  «  C'est  déjà 
assez  malheureux  pour  nous  qu'il  ne  puisse  plus  tra- 
vailler lui-même ,  sans  que  nous  perdions  notre  temps 
à  le  soigner.  »  Dans  cette  honteuse  pensée ,  ils  le  né- 
gligeront ,  ils  l'abandonneront  à  ses  souffrances  et  à 
son  désespoir.  Quand  ils  seront  forcés  de  rester  auprès 
de  lui,  ils  fermeront  l'oreille  à  ses  plaintes.  Qui  sait 
même  s'ils  ne  répondront  pas  par  des  paroles  brutales 
aux  cris  pénétrants  de  sa  douleur?  Qui  sait  s'ils  ne  se 
porteront  pas  à  des  excès  plus  déplorables  encore? 
Supposez  dans  le  cœur  de  ces  hommes  les  doctrines 
spirituelles  de  la  religion  ,  et  il  en  sera  tout  autrement. 
Le  père  est  étendu  sur  un  lit  de  souffrances.  Son 
épouse  est  auprès  de  lui ,  et  ne  l'a  point  quitté  depuis 
le  commencement  de  sa  maladie.  Les  enfants  vont 
tous  les  jours  à  leurs  travaux  ordinaires  ;  mais ,  dès 
que  leur  présence  n'est  plus  nécessaire  au  dehors ,  ils 


—  99  — 

se  liàtent  de  se  rendre  auprès  de  leur  père ,  et  ils  se 
délassent  de  leurs  fatigues  en  lui  prodiguant  les  soins 
les  plus  tendres.  Pour  compléter  le  tableau  touchant 
de  cette  famille  chrétienne,  il  ne  manquait  que  la 
ligure  du  prêtre.  Le  voici  :  il  est  venu  apporter  au 
mourant  et  à  sa  famille  les  douces  consolations  de  la 
rehgion.  «  Mes  enfants,  disait  le  vieillard,  je  vous 
cause  bien  des  peines  avant  de  mourir.  »  Les  enfants 
ont  répondu  par  leurs  larmes  et  par  un  redoublement 
d'attention  à  l'égard  de  leur  père.  Le  prêtre  suit  des 
yeux  tous  leurs  mouvements ,  et  prenant  la  parole  : 
«  Mon  frère,  dit-il  au  malade,  c'est  une  grande  con- 
solation pour  vous,  au  milieu  de  vos  souffrances,  de 
vous  voir  environné  d'une  famille  attentive  et  affec- 
tueuse. Tous  n'ont  pas  cette  consolation.  Cependant 
les  enfants  qui  se  conduisent  ainsi  à  l'égard  de  leurs 
parents  ne  font  que  remplir  le  devoir  de  la  reconnais- 
sance. Les  vôtres  vous  rendent  aujourd'hui  les  soins 
que  vous  leur  avez  prodigués  le  premier.  —  Moi,  du 
moins,  reprit  le  vieillard,  j'avais  l'espérance  qu'un 
jour  ils  me  récompenseraient  de  leurs  peines.  Mais 
que  peuvent-ils  attendre  de  moi?  Je  ne  puis  rien  pour 
eux  désormais.  — Vous  ne  pouvez  rien  pour  eux,  mou 
frère  !  Ne  pouvez-vous  pas  leur  donner  des  conseils , 
leur  enseigner,  par  votre  exemple  ,  la  patience ,  la  ré- 
signation à  la  volonté  de  Dieu.  Vous  ne  leur  avez 


—  100  — 

encore  appris  qu'à  vivre ,  c'était  le  plus  facile  ;  vous 
devez  actuellement  leur  enseigner  à  mourir.  D'ailleurs, 
tout  ne  finit  pas  au  tombeau  :  mourir  pour  le  chré- 
tien ,  c'est  quitter  les  hommes  et  se  rendre  auprès  de 
Dieu.  Pour  que  vous  ne  les  oubliiez  pas  dans  l'autre 
yie,  n'est-il  pas  juste  que  les  vôtres  vous  pressent  la 
main  avec  amour ,  au  moment  du  départ ,  et  qu'ils  se 
séparent  en  pleurant.  » 

Au  moment  de  la  morl ,  il  y  a  encore  une  différence 
bien  grande  entre  la  conduite  de  l'homme  terrestre  et 
celle  de  l'homme  spirituel  formé  par  le  prêtre.  Le 
premier  ne  voit  rien  au  delà  du  tombeau.  Quand  un 
des  siens  vient  à  mourir  ,  ce  corps  n'est  plus  rien  pour 
lui.  S'il  est  conséquent ,  il  détournera  les  yeux  avec 
dégoût ,  et  il  priera  qu'on  se  hùte  d'enfouir  ce  morceau 
de  chair  près  d'entrer  en  dissolution.  11  eu  est  tout 
autrement  du  second.  Ce  corps,  quoique  mort,  est 
cependant  précieux  pour  lui.  11  a  élé  la  demeure  d'une 
àme  immortelle,  le  temple  du  Saint-Esprit.  Il  le  re- 
garde comme  quelque  chose  de  sacré  ;  il  l'entoure  des 
emblèmes  de  la  religion;  il  met  sur  son  cœur  l'image 
du  Christ.  Ce  corps  n'est  pas  mort  pour  toujours; 
plus  tard,  on  le  verra  ressusciter.  Il  veille,  il  prie 
auprès  de  lui  ;  il  l'accompagne  au  temple ,  il  le  conduit 
à  sa  dernière  demeure.  Il  a  marqué  sa  tombe  du  signe 
de  la  croix  ;  il  y  reviendra  méditer  et  prier  ;  il  soupi- 


—  101   — 

rcra  souvent  aprè>  riieure  de  la  réunion  et  du  réveil 
éternel.  Ainsi,  quand  deux  amis  font  ensemble  une 
route  lonfjue  et  pénii)le,  si  l'un  des  deux  vient  à  tom- 
ber ,  épuisé  de  fatigue ,  et  à  s'endormir  d'un  profond 
sommeil ,  l'autre  se  dit  :  «  Ce  n'esl  pas  pour  toujours.  » 
Il  ne  l'abandonne  point  ;  il  s'assied  à  ses  côtés  et  il 
veille  sur  lui  avec  attention ,  en  attendant  Tbeure  du 
réveil  et  de  la  réunion . 


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CllAl'lTllE  i\. 


Le  prêtre  exerçant  dans  les  villes  son  ministère  de  paix. 


Si  je  voulais  épuiser  les  différents  sujets  que  je 
traite,  je  répéterais  souvent  dans  un  chapitre  ce  que 
j'ai  à  dire  dans  un  autre.  En  parlant  du  prêtre,  je 
pourrais  dire  une  partie  de  ce  qui  concerne  l'évèque  ; 
de  même  qu'en  parlant  de  l'évèque  je  pourrais  dire  ce 
qui  a  rapport  au  prêtre.  L'un  et]  l'autre,  en  effet,  ont 
été  élevés  dans  l'Eglise  au  sacerdoce  chrétien,  quoique 
placés  à  des  degrés  différents.  I']n  considérant  le  prêtre 
exerçant  dans  les  villes  son  ministère,  je  pourrais  dire 
une  partie  des  choses  que  je  rapporte  en  le  considérant 


—  103  — 

dans  la  s  >]itude  des  campagnes  ou  appelé  à  quelques 
missions  lointaines  ;  de  même  qu'en  parlant  du  curé 
de  campagne  et  du  missionnaire,  je  pourrais  rappeler 
ce  que  je  donne  comme  appartenant  plus  spécialement 
au  ministère  du  prêtre  dans  les  villes.  Je  ne  le  fais 
point ,  et  je  prie  le  lecteur  de  ne  pas  l'oublier ,  pour 
suppléer  lui-même  à  ce  que  j'aurai  omis. 

Dans  ce  chapitre,  ainsi  que  dans  les  deux  suivants  , 
je  considère  le  prêtre  placé  au  milieu  des  villes.  L'im- 
portante mission  qu'il  remplit  à  l'égard  de  la  société , 
c'est  de  calmer  les  passions  ,  de  soulager  la  misère  et  de 
préparer  un  baume  divin  aux  douleurs  les  plus  cui- 
santes. 

Sur  la  surface  de  cette  terre  où  le  genre  humain 
s'agite  en  sens  divers  ,  l'homme  est  presque  toujours 
pour  un  autre  homme  un  lourd  fardeau  ;  et  ce  far- 
deau ,  chacun  s'olforce  de  le  repousser.  Voyez  ce  qui 
se  passe  dans  les  villes  :  les  maisons  sont  rapprochées, 
les  habitations  sont  placées  les  unes  au-dessus  des 
autres  ;  mais  les  cœurs  sont  séparés  par  une  distance 
infinie.  L'homme  a  été  créé  pour  la  société;  il  l'aime, 
il  la  recherche  ,  et ,  presque  toujours ,  la  société  le 
blesse  et  l'irrite.  Ce  sont  les  intérêts  qui  se  combat- 
tent ;  ce  sont  les  opinions  différentes  qui  se  choquent; 
c'est  la  haine ,  c'est  l'envie  ,  ce  sont  toutes  les  passions 
mauvaises  qui  s'échauffent  et  s'enflamment  en  se  rap- 


—   104  — 

prochaut.  Mais  Dieu,  daus  sa  miséricorde  infinie,  a 
placé  le  remède  à  côté  du  mal.  Au-dessus  de  cet  amas 
de  maisons  où  bruissent  toutes  les  passions  qui  out  leur 
source  au  cœur  de  Ihomnie  ,  vous  voyez  s'élever  un 
vaste  édilice  où  règne  un  silence  profond.  C'est  la  de- 
meure du  Dieu  de  paix.  Au  temps  marqué  ,  les  portes 
du  temple  se  sont  ouvertes  ,  et  la  foule  se  presse  sur  le 
saint  parvis.  Ces  hommes  que  vous  voyiez  naguère  si 
agités,  vous  les  voyez  déjà  plus  recueillis.  Ils  sont  en- 
trés dans  le  temple  le  front  découvert.  Ce  qu'ils  voient, 
ce  qu'ils  entendent ,  ce  qui  se  passe  autour  d'eux ,  tout 
contribue  à  porter  le  calme  dans  leurs  pensées.  Ils 
s'inclinent  profondément  devant  Dieu.  L'ennemi  est 
placé  à  côté  de  son  ennemi ,  et  il  s'excite  intérieure- 
ment aux  actes  si  doux  de  la  charité  chrétienne.  Ce- 
pendant des  chants  sacrés  ont  retenti  sous  la  voûte. 
En  ce  moment ,  tous  y  prennent  part ,  tous  ont  semblé 
unir  leurs  voix  et  leurs  pensées  à  la  voix  et  aux  pensées 
de  l'Église  : 

«  Mon  ànie  glorifie  le  Seigneur ,  et  mon  esprit  a  tres- 
sailli en  Dieu ,  mon  Sauveur. 

"  Il  a  déployé  la  puissance  de  son  bras,  et  confondu 
les  pensées  des  superbes. 

«  Il  a  renversé  les  grands  de  leurs  trônes,  et  il  a 
élevé  les  petits. 


—  105  — 

«  Il  a  comblé  les  pauvres  de  biens;  et  les  riches,  il 
les  a  renvoyés  dénués  de  tout.  » 

Qui  a  t'ait  entendre  ces  paroles  pour  la  première 
fois?  Une  pauvre  lille  de  Judée  que  Dieu  venait  de 
tirer  de  son  abaissement  pour  l'élever  à  l'ineomparable 
dignité  de  Mère  de  Dieu.  Quelle  consolation  pour  les 
pauvres  et  les  faibles  qui  mettent  en  Dieu  leur  con- 
fiance î  Quelle  terreur  pour  l'homme  riche  et  puissant 
qui  fait  un  mauvais  usage  de  sa  puissance  et  de  ses 
richesses  ! 

Aux  chants  de  reconnaissance  et  d'amour  succède 
tout  à  coup  le  silence  le  plus  profond.  Un  prêtre  est 
en  prière  au  pied  des  autels.  Il  sort  du  fond  du 
sanctuaire.  Il  traverse  la  foule  attentive  et  recueillie. 
Bientôt  il  a  paru  non  dans  une  tribune  mais  sur  un 
trône,  suivant  la  belle  expression  d'un  de  nos  écri- 
vains. Tous  les  yeux  se  tournent  vers  lui.  On  remar- 
que sur  son  visage  un  rayon  du  feu  divin  qui  brûle 
son  cœur.  Il  tourne  ses  regards  vers  l'autel  où  repose 
l'Agneau,  et  les  reportant  sur  son  auditoire  :  «  La 
paix  soit  avec  vous  !  »  s'est-il  écrié.  Après  un  instant 
de  silence,  il  continue  :  «  Mes  frères  ,  je  vous  annonce 
aujourd'hui  la  paix.  Ce  n'est  pas  cette  paix  que  le 
monde  donne ,  qui  n'en  a  que  les  apparences  et  qui 
cache  sous  son  envelopi)e  trompeuse  tous  les  maux  , 
tous  les  tourments  de  la  guerre  intestine.  Je  viens  vous 


—   lOG  — 

prêcher,  vous  donner  niùme  cette  paix  que  Jésus 
promit  à  la  terre  au  moment  de  son  incarnation  ,  et 
qu'il  laissa  à  ses  apôtres ,  quand  il  retourna  auprès  de 
son  Père.  C'est  la  paix  avec  Dieu  ,  qui  nous  a  créés  et 
qui  nous  nourrit  chaque  jour;  avec  les  hommes,  qui 
sont  tous  nos  frères;  c'esl  la  paix  avec  nous-même, 
cette  paix  du  cœur  qui  surpasse  tout  sentiment,  sui- 
vant l'expression  du  grand  apôtre.  Pourquoi  donc 
cherchons-nous  quelquefois  à  troubler  cette  paix  qui 
doit  régner  entre  nous,  comme  entre  les  membres 
d'une  famille  étroitement  unie?  ÎN'avons-nous  pas  tous 
le  même  père ,  qui  est  Dieu  ?  L'Eglise ,  notre  mère, 
n'a-t-elle  pas  allaité  toutes  nos  intelligences  du  lait  de 
la  parole  divine?  JN'avons-nous  pas  tous  été  régénérés 
par  le  sang  précieux  de  J.-C?  !Ne  sommes-nous  pas 
tous  appelés  à  la  table  sainte ,  pour  y  manger  le  même 
pain,  qui  est  aussi  le  pain  de  l'ange?  Il  y  en  a  qui 
disent  :  Cet  homme  est  mon  enuemi;  je  ne  puis  l'aimer. 
Quoi!  vous  ne  pouvez  aimer  le  fils  de  Dieu,  le  frère, 
le  cohéritier  de  Jésus  î  Quoi  !  vous  ne  pouvez  aimer 
cette  àme  pour  laquelle  a  coulé  le  sang  d'un  Dieu  !..  » 
Pendant  plus  d'une  heure ,  l'homme  de  Dieu  fait  en- 
tendre le  langage  affectueux  et  pressant  de  la  rehgion. 
Chacun  l'écoute  avec  attention  ;  chacun  se  dit  :  Il  y  a 
dans  mon  cœur  plus  d'un  sentiment  réprouvé  par  la 
loi  divine!  On  se  retire  en  silence.  Si  tous  ne  quittent 


—  107  — 

pas  le  temple  justifiés  ,  il  y  en  a  bien  peu  ,  du  moins  , 
qui  n'emportent  avec  eux  quelques  pensées  de  réforme. 

Ce  que  le  prêtre  a  commencé  par  la  prédication  ,  il 
le  continue  parla  confession. 

Il  est  des  hommes  que  l'on  voit  sourire  dédaigneu- 
sement au  seul  mot  de  confession.  Cependant  rien 
n'est  plus  naturel  que  la  confession.  «  Qu'j  a-t-il ,  en 
effet,  de  plus  naturel,  a  dit  un  philosophe  chrétien, 
que  ce  mouvement  d'un  cœur  cjui  se  penche  vers  un 
autre  pour  verser  un  secret  ?  Le  malheureux ,  déchiré 
parle  remords  ou  par  le  chagrin,  a  besoin  d'un  ami, 
d'un  confident,  qui  l'écoute,  le  console  et  ciuelque- 
fois  le  dirige.  L'estomac  qui  renferme  un  j)oison  et 
qui  entre  lui-même  en  convulsions  pour  le  rejeter  est 
l'image  naturelle  d'un  cœur  où  le  crime  a  versé  ses 
poisons.  Il  souffre  ,  il  s'agite  ,  il  se  contracte  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  rencontré  l'oreille  de  l'amitié,  ou  du 
moins  celle  de  la  bienveillance  (1).  » 

Le  divin  fondateur  du  christianisme  profita  de  cette 
disposition  du  cœur  pour  faire  de  la  confession  une 
des  parties  essentielles  du  sacrement  de  la  réconcilia- 
tion. Depuis  ce  temps  ,  la  confession  n'est  pas  seule- 
ment naturelle ,  elle  est  divine. 

Les  ombres  de  la  nuit  sont,  depuis  longtemps  déjà, 

(1)  Soirées  de  Saint-Pctersboure. 


—  108  — 

répandues  sur  la  terre,  et  la  couvrent  comme  un  voile 
pour  l'inviter  au  sommeil.  Quelques  hommes  ont  com- 
mencé à  goûter  la  douceur  du  repos  ;  d'autres  conti- 
nuent les  travaux  du  jour;  d'autres  souffrent  et  se  la- 
mentent ;  d'autres ,  au  milieu  des  fêtes  ,  ouvrent  leurs 
cœurs  aux  enivrements  des  plaisirs.  Le  temple  n'est 
point  encore  fermé.  Il  y  a  des  hommes  qui,  de  pré- 
férence, viennent  en  ce  moment  parler  à  Dieu  de 
leurs  peines  secrètes  et  lui  adresser  leurs  prières.  En- 
trons avec  eux.  Auprès  de  l'autel  brûle  la  lampe  dont 
la  flamme  pâle  et  vacillante  est  l'image  de  l'espérance 
ici-bas;  un  prêtre  est  en  prière  sur  les  marches  de 
l'autel.  Quelqu'un  est  venu  le  tirer  de  sa  méditation. 
11  regarde  et  comprend.  Il  s'incline  lentement  devant 
Dieu,  par  amour  et  comme  pour  implorer  son  assis- 
tance ,  et  il  se  rend  avec  empressement  où  l'appelle 
son  ministère.  Que  va-t-il  se  passer?  Approchons  et 
voyons. 

La  première  personne  qui  se  présente,  c'est  une 
pauvre  veuve  chargée  d'une  nombreuse  famille.  Après 
avoir  révélé  son  cœur  à  Dieu ,  dans  la  personne  de  son 
ministre  :  «  Mon  père  ,  lui  dit-elle ,  je  viens  ,  pour  la 
dernière  fois,  recevoir  l'absolution  et  réclamer  le  se- 
cours de  vos  prières.  —  Pour  la  dernière  fois,  ma 
fille ,  vous  êtes  à  peine  à  la  moitié  de  votre  carrière  ! 
—  Cela  est  vrai  ;  mais  je  me  sens  défaillir  ;  la  force  me 


—  109  — 

manque,  et  je  suis  forcée  de  m'arrèter...  Vous  savez 
mieux  que  personne  avec  quelle  résignation  j'ai  souf- 
fert jusqu'ici.  Que  n'ai-je  pas  fait  aussi  pour  mes  en- 
fants! Pour  eux  ,  j  ai  travaillé  jour  et  nuit  ;  pour  eux, 
jai  refusé  souvent  à  mon  propre  corps  la  nourriture  et 
le  vêtement  ;  pour  eux  ,  ah  !  je  sens  encore  en  ce  mo- 
ment la  rougeur  me  monter  au  front,  pour  eux,  j'ai 
mendié....  ^lais  désormais  je  ne  puis  rien.  Les  hommes 
me  refusent  le  travail  ;  ils  me  refusent  leurs  aumônes. 
Ce  n'est  pas  tout  encore ,  ils  m'imputent  des  crimes 
affreux ,  ils  m'étouffent  sous  le  poids  de  leurs  calom- 
nies. jN'essavez  pas  de  me  retenir;  je  vais  à  Dieu;  il 
est  meilleur  que  les  hommes,  et  il  m'accueillera  avec 
bonté.  »  Après  avoir  entendu  la  révélation  de  ce  fu- 
neste projet ,  le  prêtre  garde  un  morne  silence,  comme 
pour  laisser  à  sa  pénitente  le  temps  de  se  calmer  et  de 
faire  un  retour  sur  elle-même.  Puis,  reprenant  d'un 
ton  grave  et  imposant  :  "  Vous  allez  à  Dieu ,  ma  fille; 
mais  Dieu  vous  a-t-il  appelée?  Il  nous  dit  à  tous  : 
Tous  ne  tuerez  point.  Et  vous  voulez  qu'il  vous  ac- 
cueille avec  bonté  quand  vous  vous  présenterez  à  lui 
coupable  de  votre  propre  mort  et  de  la  mort  de  vos 
enfants;  car,  vous  ne  pouvez  en  douter,  votre  mort, 

c'est  la  mort  de  vos  enfants Des  étrangers  leur 

donneront  peut-être  l'aliment  matériel  dont  ils  ont 
besoin  pour  soutenir  en  eux  la  vie  du  corps  ;  mais  la 


—  110  — 

vie  plus  précieuse  de  l'Ame,  qui  doue  la  conserverait 
en  eux,  si  ce  n'est  une  mère  véritablement  chrétienne? 
Vous  dites  :  La  vie  est  pour  moi  un  lourd  furdc-au. 
Mais  est-ce  que  cette  vie  est  le  temps  des  récompenses? 
est-ce  que  notre  Père,  qui  est  aux  cieux,  ne  nous  tien- 
dra pas  compte  un  jour  de  toutes  les  larmes  que  nous 
aurons  versées  dans  son  sein? est-ce  qu'il  n'y  a  pas  une 
multitude  infinie  de  personnes  aussi  malheureuses, 
encore  plus  malheureuses  que  vous  sur  la  terre?  Vous 
dites  :  Je  ne  puis  voir  [)lus  longtemps  souffrir  mes 
pauvres  enfants.  Mais  souffriront-ils  moins  quand  vous 
ne  serez  plus?  Et  puis,  dites-moi,  la  Vierge  Marie 
n'a-t-elle  pas  souffert  avec  résignation  au  pied  de  la 
croix  sur  laquelle  son  Fils  était  immolé?  Allez ,  à  son 
exemple,  prier  au  pied  de  cette  croix,  et  Dieu  abais- 
sera sur  vous  les  regards  de  sa  miséricorde.  » 

Ces  paroles  ont  fait  une  heureuse  impression  sur  le 
cœur  de  cette  pauvre  affligée.  Elle  a  senti  le  courage 
renaître  peu  à  peu  dans  son  âme  abattue  ;  elle  s'est 
empressée  de  revenir  travailler  et  veiller  auprès  de  ses 
enfants,  qui ,  si  elle  eût  succombé,  restaient  aux  char- 
ges de  la  société ,  et  l'auraient  peut-être  un  jour  ef- 
frayée de  leurs  crimes. 

Quel  est  celui  qui  succède  à  cette  pauvre  veuve?  Sa 
démarche  mal  assurée ,  ses  yeux  hagards ,  ses  cheveux 
en  désordre,  sa  parole  brusque,  tout  en  lui  semble 


indiquer  un  homme  qui  ne  jouit  pas  pleinement  de  la 
raison  :  c'est  un  malheureux  marchand  qui  attendait 
avec  impatience  Farrivée  d'un  vaisseau  chargé  de 
toute  sa  fortune.  Le  vaisseau  était  sur  le  point  d'en- 
trer dans  le  port,  quand  il  lut  assailli  par  un  vent 
furieux  qui  le  rejeta  sur  la  haute  mer.  Pendant  plu- 
sieurs jours,  il  résista  à  la  violence  de  la  tempête j 
mais  à  la  fin  il  succomha ,  et  il  est  actuellement  ense- 
veli dans  les  flots.  Le  marchand  ruiné  n'a  plus  à 
choisir  qu'entre  la  pauvreté  et  la  hanqucroute.  L'un 
et  l'autre  état  lui  parait  également  déshonorant,  et 
il  préfère  la  mort  au  déshonneur. 

Avant  de  quitter  le  monde,  il  a  voulu  se  recom- 
mander à  Dieu.  Pendant  qu'il  était  en  prière,  je  ne 
sais  quelle  voix  secrète  l'appela  au  pied  de  ces  tribu- 
naux sacrés  qui  ont  tant  de  fois  rendu  la  paix  à  son 
àme.  Il  y  est  en  ce  monjent;  il  expose  au  prêtre  la  si- 
tuation dans  laquelle  il  se  tronve.  «  Ainsi,  lui  dit  le 
prêtre ,  vous  avez  tout  perdu ,  et ,  pour  vous  tirer 
d'embarras ,  vous  voulez  vous  précipiter  au  fond  des 
enfers.  Y  avez-vous  pensé  sérieusement,  mon  frère? 
—  Sans  doute,  j'y  ai  pensé ,  et  c'est  ce  qui  m'a  retenu 
quelques  jours  de  plus  sur  la  terre.  Mais  comment 
pouvoir  supporter  le  déshonneur  dont  je  serai  désor- 
mais couvert  aux  yeux  des  hommes?  —  Si  vous  ne 
pouvez  supporter  les  regards  dédaigneux  de  quelques 


—  112  — 

hommes  sur  la  terre,  que  sera-ce  donc  de  votre  con- 
damnation, au  grand  jour  du  jugement ,  en  présence 
de  l'univers  assemble?  Le  déshonneur!  dites-vous  ; 
Mais  est-ce  qu'il  git  dans  la  pauvreté?  ?s'est-il  pas  au 
contraire  le  plus  honorahie  des  hommes,  celui  qui,  ac- 
cablé de  malheurs ,  ayant  les  motifs  les  plus  spécieux 
de  fermer  l'oreille  à  la  voix  sévère  de  la  justice  ,  re- 
nonce avec  courage  aux  avantages  trompeurs  que  lui 
promet  l'iniquité,  pour  remplir  ses  engagements.  — 
Que  voulez-vous  donc  que  je  fasse  actuellement?  —  Ce 
que  vous  avez  fait  jusqu'ici  :  travailler  et  remplir  vos 
devoirs.  Vous  aviez  acquis  une  belle  fortune  par  votre 
activité  et  votre  industrie.  Vous  pouvez  le  faire  encore. 
Vous  avez  de  plus,  pour  soutenir  et  récompenser  vos 
efforts,  l'estime  des  hommes  et  les  bénédictions  de  Dieu. 
—  Je  commence  à  vieillir.  Vous  savez  aussi  que  les 
occasions  favorables  ne  se  représentent  pas  toujours.  — 
Vous  vieillissez  ,  dites-vous  5  mais  vos  enfants  gran- 
dissent ,  et  ils  travailleront  avec  d'autant  plus  de  cou- 
rage ,  que  vous  aurez  eu  soin  de  leur  conserver  un 
nom  pur  de  toute  souillure.  L'important,  d'ailleurs, 
n'est  pas  d'avoir  une  fortune  colossale  ,  mais  de  l'avoir 
irréprochable.  Voilà  mes  conseils  ,  mon  frère.  Voulez- 
vous  les  conseils  de  Dieu  ,  de  ce  Dieu  vers  lequel  vous 
vous  précii)itiez  en  aveugle,  quand  la  terre  semblait 
manquer  sous  vos  pieds?  Lisez  le  livre  de  Job,  où 


—   113  — 

l'Esprit-Saiut  nous  enseigne  de  quelle  manière  doit  se 
conduire  Iboinme  riche  dans  l'humiliation.  Vous  com- 
prendrez qu'il  Y  a  sur  la  terre  des  situations  encore 
plus  affreuses  que  la  vôtre  ,  et  bientôt,  imitant  la  ré- 
signation de  cet  homme  éprouvé ,  vous  pourrez  répé- 
ter après  lui  :  Je  suis  sorti  nu  du  sein  de  ma  mère, 
et  j'y  retourne  nu.  Le  Seigneur  me  l'a  donné  ;  le  Sei- 
gneur me  l'a  ôté.  La  volonté  de  Dieu  a  été  faite  :  que 
son  saint  nom  soit  béni.  » 

La  résignation  revient  peu  à  peu  au  cœur  de  ce 
malheureux;  et,  après  la  résignation,  le  courage.  Il 
travaille  avec  une  ardeur  toute  nouvelle.  Bientôt  il  a 
rétabli  son  crédit  ébranlé ,  et  peu  après,  sa  fortune. 
Ainsi  fut  évité  un  crime  affreux,  qui  eût  jeté  le  trouble 
dans  la  cité  et  ruiné  un  grand  nombre  de  familles. 

Au  marchand  succède  le  domestique  d'un  homme 
puissamment  riche.  «  Mon  père,  dit-il  au  prêtre,  vous 
n'avez  point  entendu  l'accusation  de  mes  fautes  depuis 
un  an ,  et  vous  m'entendrez  aujourd'hui  pour  la  der- 
nière fois  :  bientôt  je  serai  à  Paris.  —  Cependant, 
mon  frère ,  vous  n'avez  point  l'intention  de  vous  éloi- 
gner des  sacrements  ;  vous  y  avez  trouvé  trop  de  con- 
solations, trop  de  secours.  L'homme  est  un  pauvre 
voyageur  sur  la  terre.  Aujourd'hui,  il  est  ici;  demain, 
il  sera  dans  un  autre  lieu.  Mais ,  en  quelque  endroit 
qu'il  soit  placé,  partout  il  trouve  un  Dieu  plein  de 


—  114  — 

bonté  qui  le  console,  le  soutient,  le  dirige  par  lui- 
même  ou  par  ses  ministres.  —  Je  crains  beaucoup 
qu'il  n'en  soit  point  ainsi  pour  moi.  —  Pourquoi  cela? 
Allez-vous  dans  la  capitale  avec  de  mauvaises  inten- 
tions? —  Je  suis  accoutumé  à  vous  dire  toutes  mes 
pensées;  je  le  ferai  encore  aujourd'hui  :  je  me  suis 
affilié  depuis  quelques  jours  à  une  troupe  de  voleurs. 
IS'ous  nous  rendons  tous  à  la  capitale ,  afin  de  nous 
soustraire  plus  aisément  à  la  surveillance  de  la  police 
et  au  glaive  de  la  justice.  » 

Cet  homme  avait  t'ait  un  violent  effort  sur  lui-même 
pour  se  déterminer  à  un  pareil  aveu.  11  s'arrêta  tout  à 
coup ,  prêtant  l'oreille  aux  paroles  d'indignation  qu'il 
supposait  devoir  s'exhaler  du  cœur  de  celui  qui  venait 
de  l'écouter.  Le  représentant  de  la  miséricorde  divine 
reprit  avec  la  même  boulé  que  la  première  fois  :  <■  ^ïon 
frère,  vous  tromperez  peut-être  le  regard  de  1  homme  ; 
mais  l'œil  de  Dieu,  le  tromperez-vous?  Vous  pourrez 
échapper  au  glaive  de  la  justice  humaine;  mais 
échapperez-vous  au  glaive  de  la  justice  divine?  Je 
ne  sais  comment  m'expliquer  votre  conduite.  Jus- 
qu'ici je  n'ai  découvert  en  vous  aucune  inclination  à 
un  genre  de  vie  si  affreux.  Comment  vous  y  êtes-vous 
donc  déterminé?  —  Par  l'espérance  de  mener  une  vie 
plus  indépendante  et  plus  heureuse.  —  Quoi!  vous  ap- 
pelez indépendante  et  heureuse  une  vie  qui  a  pour 


—  115  — 

perspective  la  prison ,  et  dont  le  dernier  résultat  est 
ordinairement  l'échafaud?  Je  ne  vous  parlerai  point 
des  remords  qui  vous  tourmenteront  longtemps  avant 
que  vous  soyez  venu  à  bout  d'étouffer  leur  voix.  Sa- 
vez-vous  que  vous  serez  surveillé  avec  le  plus  grand 
soin?  savez -vous  qu'il  vous  faudra  sans  cesse  changer 
de  demeure ,  de  nom ,  de  vêtement ,  dans  la  crainte 
d'être  découvert?  savez-vous  qu'il  suffira  d'une  parole 
traître  ou  imprudente  d'un  de  vos  associés  pour  vous 
remettre  entre  les  mains  de  la  justice?  Inquiet  pendant 
le  jour,  vous  le  serez  également  pendant  la  nuit ,  et 
vous  ne  goûterez  pas  une  heure ,    une  seule  minute , 
les  douceurs  d'un  sommeil  paisible.  Croyez-moi,   si 
vous  faisiez  pour  Dieu  tout  ce  que  vous  êtes  disposé  à 
faire  pour  le  démon ,  vous  seriez  un  parfait  chrétien 
sur  la   terre    et   vous   vous  assureriez    au    ciel   un 
poids  immense  de  gloire.  —  Je  goûte  parfaitement 
la   justesse  de  vos  observations  ;   mais  actuellement 
je  suis  trop  avancé  pour  reculer.  —  L'homme  peut 
toujours  revenir  à  Dieu,  quelque  profond  que  soit 
l'abîme  dans  lequel  il  s'est  précipité.  A  plus  forte  rai- 
son cela  vous  est-il  facile ,  à  vous  qui  n'êtes  encore 
coupable  que  par  la  pensée.  —  Vous  ne  me  connaissez 
pas  encore  entièrement  :  j'ai  bien  changé  depuis  ma 
dernière  confession.  11  ne  s'est  pas  écoulé  un  seul  mois 
sans  que  j'aie  dérobé  dix  francs  au  moins  à  mon  mai- 


— •  116  — 

tre.  Jusqu'ici  mes  gages  suffisaient  à  peine  à  mes  dé- 
penses. Comment  voulez-\ous  donc  que  je  puisse  res- 
tituer ce  que  j'ai  pris.  —  Restituez,  restituez,  mon 
frère;  pour  cela,  il  ne  vous  faut  qu'une  année.  Dix 
francs  par  mois,  c'est  cent  viuiit  francs  par  an.  Re- 
tranchez cette  somme  de  vos  gajics ,  et  ils  seront  en- 
core plus  que  suffisants  pour  une  vie  honnête  et  cliré- 
tienue.  Tous  aurez  peut-être  à  vous  imposer  des 
privations.  Eh  bien  !  n'est-ce  pas  en  cela  que  consiste 
la  pénitence?  » 

Cet  homme  a  suivi  les  conseils  du  prêtre.  Il  a  servi 
fidèlement  dans  cinq  ou  six  maisons ,  taudis  qu'il  en 
eût  peut-être  dévasté  mille  par  ses  vols  et  ses  brigan- 
dages ,  si  une  main  charitable  et  puissante  ne  l'eût  re- 
tenu sur  le  bord  de  l'abîme. 

C'est  le  tour  d'un  jeune  homme  au  cœur  bon  en- 
core, mais  à  l'imagination  exaltée  ,  aux  passions  vio- 
lentes. «  Monsieur,  dit-il  au  prêtre,  ce  n'est  point  au 
confesseur  que  je  m'adresse  en  ce  moment ,  c'est  à 
l'homme  de  Dieu  ,  à  l'ami  de  ma  famille.  Voulez- vous 
vous  charger  de  remettre  demain  à  ma  mère  la  lettre 
que  je  vais  vous  confier.  Je  viens  vous  trouver  ici 
pour  que  ma  démarche  soit  ignorée  de  tous,  et ,  pour 
ainsi  dire  ,  de  vous-même  ;  c'est  du  moins  ce  que  la 
religion  nous  enseigne.  —  Vous  pouvez  compter  que 
je  ferai  avec  plaisir  ce  que  vous  attendez  de  moi  ,  et 


— .  117  — 

vous  pouvez  compter  également  sur  ma  discrétion.  Je 
suis  ici ,  en  effet ,  au  service  de  Dieu  et  des  hommes. 
En  remettant  cette  lettre  à  votre  mère  ,  aurai-je  quel- 
que chose  à  lui  dire?  —  La  lettre  elle-même  lui  dira 
tout.  Vous  pourrez  ajouter  cependant  que  je  lui  re- 
commande notamment  de  ne  jamais  m'oublier  et  de 

prier  souvent  pour  moi —  Pourquoi  ne  lui  por- 

teriez-vous  pas  vous-même  cette  douce  parole?  — 
Pourquoi  !  c'est  que  ,  demain ,  peut-être,  je  ne  serai 
plus  !  J'ai  une  affaire  d'honneur.  —  Un  duel  !  n'est-il 
pas  vrai?  Un  combat  à  mort  pour  une  chose  sans  im- 
portance ?  —  Tout  ce  que  vous  voudrez  ;  mais  enfin 
c'est  une  résolution  arrêtée.  Je  sais  tout  ce  que  vous 
pourriez  me  dire  contre  le  duel;  que  voulez-vous? 
l'opinion  est  la  reine  du  monde ,  et  il  faut  lui  obéir. 
Que  dirait-on  de  moi,  si  je  refusais?  —  J'entends; 
pour  éviter  un  coup  de  langue  de  quelques  gens 
souverainement  méprisables ,  vous  êtes  déterminé  à 
donner  à  quelque  brave  jeune  homme  ou  à  vous  faire 
donner  à  vous-même  un  coup  d'épée.  —  Sans  doute  , 
c'est  un  aveuglement,  mais  c'est  un  aveuglement  gé- 
néral ,  et  c'est  le  cas  de  dire  :  Quand  tout  le  monde 
a  tort ,  tout  le  monde  a  raison.  —  Mon  ami ,  aimez- 
vous  votre  mère?  —  Beaucoup  plus  que  moi-même. 
—  Eh  bien  !  ce  n'est  pas  seulement  votre  vie  et  la  vie 
de  votre  adversaire  que  vous  risquez;  c'est  la  vie  de 

8 


—  118  — 

votre  mère.  En  avez-vous  le  droit?  Y  avez-vous  réflé- 
chi? —  Hélas!  oui,  répondit  le  jeune  homme  eu  sou- 
pirant ;  pourquoi  renouvelez- vous  donc  dans  mon 
cœur  les  com])ats  qui  déjà  m'ont  tant  fait  souffrir?  — 
C'est  pour  votre  bonheur  et  celui  de  vos  parents.  Vous 
m'avez  appelé  vous-même  l'ami  de  votre  famille  ;  je 
me  montrerais  indigne  de  ce  nom,  si  je  ne  faisais  tous 
mes  efforts  pour  vous  conserver  la  vie  et  pour  rani- 
mer dans  votre  àme  le  sentiment  peut-être  éteint  de 
vos  devoirs.  Avez-vous  la  foi?  —  Il  fut  un  temps  où 
je  l'avais.  —  Et  alors  ,  vous  étiez  heureux  !  —  Beau- 
coup plus  qu'en  ce  moment.  —  Pourquoi  donc  ne  le 
seriez-vous  pas  encore? —  » 


Le  prêtre  lui  rappela  le  jour  de  sa  première  jeu- 
nesse ;  comme  un  homme  qui  en  a  fait  lui-même 
l'expérience  ,  il  lui  peignit  tout  le  bonheur  que  goûte 
notre  àme  dans  la  pratique  de  la  vertu  ;  il  lui  parlait 
de  Dieu  ,  de  sa  miséricorde  infinie  ,  de  ses  jugements 
terribles  ;  il  soulevait  devant  ses  yeux  la  redoutable 
balance  ;  d'un  côté  ,  il  mettait  le  peu  de  mérite  de  sa 
vie  dissipée,  et  de  l'autre,  ses  fautes  énormes.  Le 
jeune  homme  écoutait ,  il  voyait ,  il  se  croyait  déjà  au 
tribunal  du  souverain  juge.  Le  prêtre  remarquant  que 
ses  paroles  avaient  fait  impression  :  «  Non,  ajouta-t-il 
avec  autorité  ,  non  ,  vous  ne  vous  battrez  pas ,  je  ne 
le  souffrirai  jamais.  Vous  ne  le  devez  pas,  vous  ne  le 


—  119  — 

voulez  pas  ;  votre  adversaire  est  peut-être  dans  les 
mêmes  dispositions  que  vous;  je  ferai  tous  mes  ef- 
forts pour  vous  réconcilier,  et  j'ai  l'espérance  de 
réussir.  » 

Le  prêtre  tint  parole.  Réconciliés  par  la  charité, 
ceux  qui  venaient  de  se  jurer  une  guerre  à  mort ,  se 
juraient  déjà  une  éternelle  amitié. 

Sachons  apprécier  ce  nouveau  bienfait  du  prêtre  ; 
il  rend  à  la  société  deux  jeunes  gens ,  d'une  grande 
espérance  ,  peut-être  ;  il  conserve  la  paix  et  le  bon- 
heur dans  deux  familles  honorables. 

Ce  que  le  prêtre  a  fait  ce  soir,  il  le  fera  demain  , 
après  demain  ,  toute  sa  vie.  Ce  qu'a  fait  celui-ci ,  tous 
le  fout  également,  ou  du  moins,  peuvent  le  faire. 
Oh!  si  tous  les  cœurs  avaient  recouru  à  ce  ministère 
consolant  !  oh  !  si  tous  savaient  en  profiter  î 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  que  je  me  sois  laissé  aller 
aux  illusions  de  mon  imagination ,  et  que  je  me  sois 
plu  à  peindre  des  tableaux  en  dehors  de  toute  vérité. 
Kon ,  il  n'en  est  pas  ainsi ,  je  n'ai  fait  que  répéter,  au 
contraire,  ce  qui  se  passe  chaque  jour  au  milieu  de 
nous. 

Dans  une  des  villes  les  plus  commerçantes  de  Fran- 
ce ,  un  homme  s'est  livré  à  d'immenses  opérations 
frauduleuses  qui  l'ont  ruiné ,  et  qui  ont  ruiné  en 
même  temps  un  nombre  infmi  de  familles.  Cet  homme 


—   120  — 

paraissait  doué  de  grands  sentiments  religieux.  «  A 
quoi  sert  la  religion?  »  disaient  quelques-uns.  Écou- 
tons la  réponse  qu'il  fit  lui-même  en  présence  de  ses 
accusateurs  et  de  ses  juges  :  «  Il  est  vrai  que  j'allais 
assiduement  à  la  messe  ,  mais  je  n'ai  jamais  commu- 
nié, je  ne  me  suis  jamais  confessé  ,  et  j'en  ai  bien  du 
regret.  Si  je  m'étais  approché  du  tribunal  de  la  péni- 
tence ,  j'aurais  reçu  de  bons  conseils  dont  j'aurais 
profité  pour  ne  point  tomber  dans  l'abîme  où  je  suis.» 

Tous  les  hommes  ,  les  philosophes  eux-mêmes  , 
quelles  qu'aient  été  d'ailleurs  leurs  opinions,  ont  re- 
gardé la  confession  comme  une  des  plus  fortes  bar- 
rières contre  le  vice.  Rousseau  a  dit  :  «  Que  de  resti- 
tutions ,  de  réparations  la  confession  ne  fait-elle  pas 
faire  chez  le  catholique  (1)!  »  Et  Voltaire  :  «  La  con- 
fession est  une  chose  très-excellente ,  un  frein  au  crime 
inventé  dans  l'antiquité  la  plus  reculée.  On  se  confes- 
sait dans  la  célébration  de  tous  les  anciens  mystères  ; 
nous  avons  imité  et  sanctifié  cette  sage  coutume  ;  elle 
est  très-bonne  pour  engager  les  cœurs  ulcérés  de  haine 
à  pardonner  (2).  » 

Remarquons  en  passant  cette  ruse  de  nos  philoso- 
phes. Quand  ils  reconnaissent  dans  la  religion  catho- 
lique un  dogme  incontestablement  bon  ,  ils  se  donnent 

(1)  Emile. 

(2)  Questions  Encyclop. 


—  121   — 

toutes  les  peines  imaginables  pour  en  découvrir  au 
moins  quelques  traces  dans  l'antiquité  ;  mais  Dieu  a 
fait  tourner  à  leur  confusion  ces  attaques  impies  ;  car 
au  lieu  de  dire  :  «  Tel  dogme  était  cru  avant  l'éta- 
blissement de  la  religion  chrétienne,  donc  il  vient 
des  hommes  ;  »  chacun  se  dit  au  contraire  :  «  Tel 
dogme  a  été  reconnu  dans  tous  les  temps  et  dans  tous 
les  lieux ,  donc  il  est  divin.  » 

Et  la  communion  ,  comme  elle  calme  les  passions  ! 
Pour  ne  point  répéter  ce  que  nous  avons  dit  ailleurs  , 
je  me  contenterai  de  citer  ce  passage  de  A'^oltaire  : 
«  Voilà  des  hommes  qui  reçoivent  Dieu  ,  au  milieu 
a  d'une  cérémonie  auguste,  à  la  lueur  de  cent  cier- 
«  ges  ,  après  une  musique  qui  enchante  leurs  sens , 
a  au  pied  d'un  autel  brillant  d'or.  L'imagination  est 
<«  subjuguée,  l'àme,  saisie  et  attendrie;  on  respire  à 
«  peine ,  on  est  détaché  de  tout  bien  terrestre ,  on  est 
«  uni  avec  Dieu  ,  il  est  dans  notre  chair  et  dans  notre 
«  sang.  Qui  osera ,  qui  pourra  commettre  après  cela 
«  une  seule  faute,  en  concevoir  seulement  la  pensée? 
«  Il  était  impossible,  sans  doute  ,  d'imaginer  un  mys- 
«  tère  qui  retint  plus  fortement  les  hommes  dans  la 
a  vertu (1).  » 

(1)  Questions  Encyclop. 


CHAIMTIÎE  X. 


Soin  des  pauvres. 


Quoi  que  nous  puissions  faire,  il  y  aura  toujours  des 
pauvres  sur  cette  terre.  La  pauvreté  vient  des  passions 
désordonnées  qui  dévorent  dans  un  seul  jour  la  sub- 
sistance d'une  vie  entière.  Elle  vient  de  la  vieillesse, 
de  la  maladie  ,  de  ces  mille  accidents  funestes  qui  en- 
chaînent les  bras  de  tant  d'hommes  condamnés  à  man- 
ger leur  pain  à  la  sueur  de  leur  front  ;  elle  vient  de  ces 
grandes  calamités  qui  détruisent,  quelquefois  dans  un 
instant ,  toutes  ces  richesses  que  la  Providence  s'était 
plu  à  répandre  sur  la  surface  de  la  terre  pour  nourrir 


—  123  — 

ses  nombreux  enfants.  Or,  il  y  aura  toujours,  dans  le 
cœur  dépravé  de  l'homme  ,  des  passions  désordonnées. 
Il  y  aura  toujours  sur  la  terre,  ces  infirmités,  ces  ac- 
cidents funestes ,  tristes  avant-coureurs  de  la  mort ,  et 
qui  nous  rappellent  que  tout  ici-bas  doit  promptement 
finir  pour  nous.  Toujours  il  y  aura  de  redoutables 
fléaux  ,  pour  nous  enseigner  que  celte  terre  est  char- 
gée de  crimes ,  et  que  le  cœur  pur  doit  continuelle- 
ment s'élancer  vers  Dieu. 

La  pauvreté ,  qui  est  de  tous  les  temps ,  est  aussi 
de  tous  les  lieux  ;  cependant,  elle  est  plus  générale  et 
plus  grande  dans  les  villes  que  dans  les  campagnes  : 
pourquoi?  Parce  que  dans  les  villes,  les  besoins  sont 
plus  grands;  parce  qu'il  y  a  moins  de  simplicité  et 
d'innocence  ;  parce  que  les  passions  y  sont  plus  ir- 
ritées et  plus  insatiables.  Pourquoi  encore?  Parce  que 
c'est  dans  les  villes,  la  plupart  du  temps,  que  vient 
se  retirer  l'homme  des  champs  incapable  de  se  livrer 
à  ses  travaux  ordinaires.  Personne  n'a  le  droit  de  s'en 
plaindre  ;  c'est  le  cultivateur  qui ,  par  ses  soins  et  son 
industrie,  a  fécondé  les  champs  d'où  se  tire  la  nourri- 
ture nécessaire  à  tous;  tandis  que  l'habitant  des  villes 
s'abandonnait  à  ses  plaisirs,  dans  un  cercle  d'heu- 
reux ,  ou  que ,  mollement  assis  auprès  de  son  feu  ,  il 
se  livrait  aux  travaux  du  cabinet ,  l'habitant  des  cam- 
pagnes ,  exposé  à  l'intempérie  des  saisons ,  travaillait 


—  124  — 

et  souffrait  pour  lui  ;  ne  doil-il  pas  être  le  bien  venu, 
lorsque ,  sentant  sa  force  épuisée  et  sa  vigueur  éteinte, 
il  prend  en  main  le  bâton  dont  il  a  besoin  pour  se 
soutenir,  et  se  rend  à  la  porte  des  villes  en  disant  : 
«  Je  TOUS  ai  nourris  dans  ma  jeunesse  ;  nourrissez- 
moi  désormais  dans  ma  vieillesse.  » 

Actuellement,  je  le  demande  :  qui  s'occupera  de 
cette  multitude  innombrable  de  pauvres  que  nous 
voyons  remuer  au  sein  de  nos  villes  !  Elle  ne  tarde- 
rait pas  à  croupir  et  à  faire  périr  ensuite  la  société 
entière,  si  elle  était  abandonnée  à  elle-même,  si  une 
vertu  secrète  ne  se  mêlait  à  cette  fange  pour  tirer  le 
bien  du  mal.  Qui  s'en  occupera?  mais,  vous  le  voyez  , 
c'est  le  prêtre;  ce  sont  ceux  qui ,  inspirés  aussi  par  la 
religion  ,  ont  le  courage  de  l'aider  dans  son  ministère 
de  cbarité. 

Le  prêtre  est  le  ministre  de  Dieu ,  il  est  le  bras  de  sa 
providence  ;  et  nous  savons  que  les  pauvres  sont  par- 
ticulièrement les  enfants  de  la  providence  divine.  Le 
prêtre  est  le  représentant  de  J.-C. ,  le  continuateur  de 
sa  mission  auprès  des  bommes;  et  nous  savons  que 
Jésus  avait  pour  les  pauvres  un  amour  de  prédilection, 
qu'il  fut  pauvre  lui-même.  A  sa  naissance,  sa  tête  re- 
posait, dans  une  crècbe,  sur  un  peu  de  paille;  et,  à 
sa  mort,  sa  tête  environnée  d'épines,  n'avait  pour 
s'appuyer  que  le  boi-s  de  la  croix  ,  arrosé  de  son  sang. 


—  125  — 

Le  prêtre  serait-il  sans  entrailles  pour  le  malheureux , 
quand  ses  pensées ,  ses  aetions ,  quand  toute  sa  vie 
sacerdotale  est  une  \ie  de  miséricorde  et  d'amour? 
Pourrait-il  s'attacher  lui-même  aux  biens  de  la  terre  , 
quand  tout  lui  parle  d'abnégation?  11  est  pauvre 
comme  son  maître ,  et  il  ne  manque  jamais  de  rien ,  ni 
pour  lui,  ni  pour  les  autres.  Il  est,  par  lui-même, 
sans  force ,  sans  crédit ,  et  il  peut  tout ,  il  obtient  tout , 
en  éveillant,  dans  son  cœur  et  dans  le  cœur  d'autrui, 
la  vertu  innée  de  la  charité.  Une  des  raisons  pour  les- 
quelles la  sagesse  de  l'Église  a  interdit  à  son  cœur  les 
joies  pures  de  la  famille ,  qu'il  bénit  lui-même  dans  le 
cœur  de  tous  les  hommes ,  c'est  afin  que  cet  amour 
concentré  s'échappe ,  au  besoin ,  comme  un  torrent , 
et  aille  répandre  l'abondance  et  la  consolation  sur 
toutes  les  misères  humaines. 

L'n  pauvre  est  à  ses  pieds  :  «  Mon  frère,  lui  dit  le 
prêtre,  avez-vous  supporté  avec  résignation  la  croix 
qu'il  a  plu  à  la  divine  providence  de  vous  envoyer? 
—  Hélas!  non  ,  mon  père.  Cela  était  si  diflicile  !  J'ai 
vu  le  riche  jouir,  à  côté  de  moi ,  de  toutes  les  commo- 
dités de  la  fortune;  et  moi,  j'étais  plongé  dans  une 
affreuse  misère.  Bien  des  fois,  j'ai  souhaité,  comme 
Lazare,  obtenir  les  miettes  de  pain  qui  tombaient  d» 
sa  table ,  et  on  me  les  refusait.  Je  m'irritais  alors;  je 
murmurais  contre  les  hommes  et  contre  Dieu.  Je  me 


—  126  — 

repens  aujourd'hui  de  ma  faute  ,  et  je  prie  Dieu  de  me 
la  pardonner.  »  Le  prêtre  le  confirme  dans  cette  heu- 
reuse disposition  ;  il  grave  de  plus  en  plus  dans  son 
cœur  les  devoirs- difficiles  de  la  résignation.  Pendant 
que  sa  bouche  répète  ces  belles  ])arolcs  de  Jésus  : 
«  Heureux  ceux  qui  pleurent ,  parce  qu'ils  seront 
consolés  !  »  croyez-vous  qu'il  ne  se  remue  rien  au 
fond  de  son  cœur?  Non,  cela  n'est  pas  possible.  Il 
compatit  à  la  misère  de  son  pénitent  ;  il  se  dit  :  «  La 
parole  qui  sort  de  la  bouche  de  Dieu  est  indispensable 
sans  doute  à  la  vie  de  l'homme  ;  mais  le  pain  aussi  lui 
est  nécessaire.  »  11  a  donc  pris  la  résolution  de  l'aider 
de  tous  ses  moyens  et  d'intéresser  les  autres  en  sa 
faveur.  Voyez-vous,  la  misère,  comme  le  crime  et 
quelquefois  plus  que  le  crime ,  a  sa  honte  et  ses  secrets. 
Elle  ira  toujours  de  préférence  révéler  ses  souffrances 
physiques  à  celui  à  qui  elle  a  coutume  de  révéler  ses 
souffrances  morales. 

Le  prêtre  n'attendra  pas  toujours  que  l'indigent  soit 
venu  solliciter  sa  charité.  La  plupart  du  temps,  il  va 
lui-même  au-devant  de  ses  besoins.  Que  vous  importe 
à  vous ,  hommes  du  monde ,  toutes  ces  personnes  qui 
vivent  autour  de  vous?  Vous  ne  les  connaissez  pas  et 
vous  n'avez  aucune  envie  de  les  connaître.  Vous  ne 
connaissez  pas  peut-être  la  position  véritable  de  vos 
plus  proches  voisins.  Cela  se  conçoit  :  chacun  de  vous 


n'a  besoin  de  connaître  que  ceux  avec  qui  ses  goûts  ou 
ses  affections  le  mettent  en  relation.  Mais  le  prêtre  se 
trouve  dans  une  position  exceptionnelle.  Tl  est  res- 
ponsable devant  Dieu  de  tous  ceux  qui  ont  été  confiés 
à  sa  charge  pastorale.  Il  doit  donc  les  connaître  tous  , 
et,  par  conséquent,  leurs  besoins.  Non  loin  de  votre 
commode  habitation  est  la  pauvre  demeure  d'une  veuve 
chargée  d'une  nombreuse  famille.  Sa  mise  indique  une 
certaine  aisance,  et  ses  enfants  sont  toujours  entre- 
tenus dans  nne  grande  propreté.  Il  y  a  bien  sur  le 
visage  maigre  et  pâle  de  la  mère  des  preuves  évidentes 
d'une  grande  souffrance;  mais  les  douleurs  récentes 
du  veuvage ,  les  inquiétudes  et  les  peines  de  la  ma- 
ternité vous  expliquent  suffisamment  la  nature  de  cette 
souffrance.  Vous  êtes  donc  sans  inquiétude  sur  sa  po- 
sition. Le  prêtre  a  bien  d'autres  pensées  que  vous.  Il  a 
tout  calculé  :  «  Il  y  a  deux  ans ,  son  mari  est  mort 
après  une  longue  maladie.  Si  on  eût  vendu  alors  tout 
ce  qui  était  dans  la  maison  ,  il  y  aurait  eu  à  peine  de 
quoi  acquitter  les  dettes.  Depuis,  pour  payer  son 
loyer  ,  nourrir  et  entretenir  sa  famille ,  elle  n'a  eu  que 
les  revenus  de  son  travail.  Cette  femme  doit  donc  né- 
cessairement jeûner.  Elle  ne  demande  rien ,  il  est  vrai, 
elle  ne  se  plaint  point  ;  mais  le  cœur  d'où  ne  s'échappe 
aucun  soupir  n'est  pas  toujours  celui  qui  souffre  le 
moins.  «  Occupé  de  ces  réflexions ,  il  s'empresse  d'aller 
la  visiter. 


—  128  — 

Le  prêtre  n'a  point  revu  cette  demeure  depuis  le 
jour  où  il  administra  les  derniers  sacrements  au  mari. 
La  pauvre  veuve  se  rappelle  cette  triste  circonstance  , 
et  elle  ne  peut  retenir  ses  larmes.  -<  11  est  plus  heureux 
que  nous ,  dit  le  prêtre  qui  comprend  aisément  sa 
pensée,  il  est  plus  heureux  que  nous,  il  est  avec 
Dieu.  »  Dieu  est  un  mot  qui  se  lie  à  tout.  C'est  surtout 
une  transition  bien  naturelle  pour  parler  à  l'indigent 
de  sa  misère.  «  3Iais  vous ,  ajoute  le  prêtre  ,  comment 
pouvez-vous  élever  seule  votre  famille? —  Par  mon 
travail.  —  Ce  travail  ne  doit  pas  suffire  à  tous  vos  be- 
soins. —  Hélas  !  non  ;  mais  voyez  !  »  Et  elle  lui  montre 
des  yeux  son  lit  sans  rideaux ,  sa  chambre  dégarnie  de 
meubles.  «■  Je  comprends,  dit  le  prêtre,  tout  s'en  va 
pièce  à  pièce.  —  Et  encore  cela  ne  suffirait  pas  sans 
une  grande  économie.  —  Vous  voulez  dire  peut-être 
sans  un  jeune  perpétuel.  »  La  femme  ne  répondait 
point;  elle  pleurait.  Le  prèU'e  se  retire  en  laissant  sa 
faible  offrande.  11  entre  ensuite  chez  une  femme, 
veuve  aussi ,  mais  puissamment  riche.  Le  tableau  qu'il 
avait  eu  sous  les  yeux  s'était  trop  vivement  gravé  dans 
son  imagination  pour  qu'il  put  s'occuper  d'autre  chose. 
Il  raconte  tout  ce  qu'il  a  vu.  «  Madame,  ajoute-t-il , 
vous  semblez  craindre  quelquefois  de  ne  pas  faire  votre 
salut.  Voilà  une  occasion  favorable.  Imitez  le  bon 
Dieu  ;  faites  du  bien  aux  hommes ,  et  vous  irez  infailli- 
blement à  lui.  » 


—  129  — 

Les  indigents  qne  le  prêtre  ne  découvre  pas ,  d'au- 
tres les  lui  font  connaître.  11  a  ,  dans  tous  les  quartiers 
de  la  ville  ,  pour  ses   œuvres  de  bienfaisance ,  des 
coopérateurs  actifs  et  intelligents.  Deux  jeunes  gens , 
mariés  depuis  peu ,  sont  dans  la  plus  profonde  misère. 
Leur  santé  frêle  a  trompé  leur  courage.  Ne  pouvant 
travailler ,  ils  n'ont  de  ressource  que  dans  les  aumônes  ; 
mais  la  mort  leur  paraît  moins  dure  que  la  mendicité. 
Un  jour,  les  voisins  se  trouvent  dans  une  grande  in- 
quiétude à  leur  sujet.  11  est  dix  heures ,  et  la  porte 
de  la  chambre  n'a  point  encore  été  ouverte.  Le  prêtre 
a  été  averti  :  hâtez- vous ,  ministre  du  Seigneur ,  hàtez- 
vous,  car  la  mort  pourrait  vous  prévenir.  Il  court,  il 
vole  ;  la  porte  s'ouvre  :  Quel  spectacle  !  Un  réchaud 
était  au  milieu  de  la  chambre.  Étendus  sur  le  lit  et 
vêtus  comme  au  jour  de  leur  mariage ,  le  jeune  homme 
et  la  jeune  femme  entraient  déjà  dans  les  convulsions 
de  la  mort  qu'ils  craignaient  actuellement  après  l'avoir 
recherchée.  Ils  sont  rappelés  à  la  vie.  Le  prêtre  les 
console,  les  encourage.  Il  leur  promet  que  cette  ten- 
tative coupable  restera  ignorée  ,  qu'il  les  soutiendra  , 
qu'il  leur  procurera  des  travaux  appropriés  à  leurs 
forces.  Ils  ont  foi  dans  la  parole  du  prêtre  ;  et  voilà 
encore  une  double  proie  arrachée  à  la  mort. 

Appelé  pour  administrer  les  derniers  sacrements  aux 
malades,  le  prêtre  peut-il  être   témoin  de  quelque 


—  130  — 

grande  indigence  sans  faire  tous  ses  efforts  pour  la 
soulager.  Il  est  auprès  d'une  mère  de  famille;  et  cette 
femme  est  si  misérable,  que  le  réduit  oli  elle  couche 
ressemble  plutôt  au  toit  des  animaux  qu'à  la  demeure 
ordinaire  des  hommes.  Cependant  J.-C.  est  venu  la 
visiter.  Il  est  descendu  de  nouveau  dans  une  espèce 
d'étable  :  nous  savons  que,  pour  vivre  avec  les 
hommes,  il  ne  choisit  pas  les  palais.  «  Mon  père,  dit 
la  pauvre  malade ,  après  avoir  écouté  les  exhortations 
du  prêtre  qui  la  disposait  à  la  mort ,  mon  père ,  je  le 
dis  en  présence  de  mon  maître,  je  ne  crains  pas  la 
mort  ;  je  regrette  seulement  de  ne  pouvoir  rester  un 
peu  plus  longtemps  auprès  de  mes  chers  enfants  pour 
leur  rendre  la  vie  moins  amère.  »  Le  prêtre  se  sent 
ému.  Il  s'incline  en  présence  de  Dieu,  et,  après  avoir 
prié  avec  recueillement  :  «  Ma  chère  sœur ,  dit-il , 
soyez  sans  inquiétude.  Quand  vous  serez  au  ciel,  ne 
m'oubliez  point  auprès  de  Dieu  ,  et  moi ,  je  n'oublierai 
jamais  vos  enfants  sur  la  terre,  je  le  dis  aussi  en  pré- 
sence de  mon  maître.  »  Et  il  s  incline  de  nouveau 
comme  pour  demander  à  Dieu  de  confirmer  sa  pro- 
messe. 

Cette  vie  de  charité  fut  toujours  la  vie  des  ministres 
des  autels.  Qui  ne  connaît  l'admirable  défense  du  diacre 
Laurent  au  moment  de  son  martyre  :  «  Montre-nous , 
lui  disaient  ses  bourreaux  ,  montre-nous  les  trésors  de 


—  131  — 

l'Église ,  car  nous  savons  qu'elle  en  possède  de  pré- 
cieux. —  J'y  consens  volontiers,  attendez.  »  Il  ras- 
semble aussitôt  tous  les  pauvres  que  l'Eglise  nourris- 
sait; et,  les  montrant  à  ses  accusateurs  étonnés: 
«  Voilà  ,  dit-il ,  les  trésors  de  l'Église.  » 

Aucun  obstacle  ne  put  les  arrêter  dans  cet  exercice 
important  de  leur  ministère.  A  la  fin  du  troisième  siè- 
cle, une  peste  affreuse  régnait  à  Alexandrie.  Les  prê- 
tres, les  diacres,  portaient  des  secours  aux  pestiférés, 
que  fuj  aient  les  païens.  «  C'est  un  mart}'re,  disaient 
ces  courageux  ministres ,  c'est  un  martyre  non  moins 
glorieux  que  celui  de  la  foi  ;  >  et  ils  volaient  à  la  mort 
pour  gagner  la  double  p:\line  du  martyre  et  de  la 
cbarité. 

Le  prêtre  visite  les  hôpitaux.  Pour  l'un  ,  il  a  des  pa- 
roles de  consolation;  pour  l'autre,  de  faibles  secours. 
A  celui-ci ,  il  promet  de  ne  point  l'oublier  devant  Dieu; 
à  celui-là ,  de  ne  point  oublier  ses  enfants.  Vous 
voyez  auprès  du  lit  des  malades  ,  ces  seconds  anges 
gardiens  ;  c'est  le  prêtre  qui  les  inspire ,  qui  les  sou- 
tient ,  les  dirige.  Pensez  au  bien  que  font  à  la  société 
ces  admirables  maisons  de  charité ,  et  dites-vous  :  C'est 
le  prêtre  qui  en  est  l'instituteur,  le  réformateur,  le 
soutien. 

Qui  ne  se  rappelle  Vincent  de  Paul ,  le  modèle  du 
prêtre,  parce  qu'il  fut  le  modèle  de  la  charité.  Sa  vie 


—  132  — 

entière  ne  serait  point  déplacée  ici.  Rapportons  seule- 
ment ce  trait  remarquable  qui  a  conservé  la  vie  à  tant 
de  pauvres  chrétiens  : 

«  On  exposait ,  dans  la  place  publique  de  la  capitale, 
dit  l'abbé  Maury  ,  les  enfants  abandonnés  en  naissant; 
et  les  pauvres  les  achetaient  à  vil  prix  ,  comme  des 
instruments  de  pitié ,  pour  attirer  la  commisération 
publique.  Le  sort  de  ces  innocentes  créatures  n'avait 
pas  encore  fixé  les  regards  du  gouvernement ,  depuis 
la  fondation  de  la  monarchie.  11  fallait  qu'un  pauvre 
prêtre  vint  leur  servir  de  père ,  donner  sa  charité  pour 
contre-poids  à  cet  immense  fardeau  de  la  débauche  et 
réintégrer  dans  les  droits  de  la  nature  tous  ces  enfants 
sans  famille ,  recueillis  trop  tard  dans  le  sein  maternel 
de  la  religion.  Les  anciens  législateurs  avaient  cru 
leur  assurer  une  protection  suflisante,  en  permettant 
de  les  élever  à  titre  d'esclaves ,  comme  si  l'on  n'avait 
pu  leur  conserver  la  vie  qu'en  les  privant  do  la  liberté 
dans  leur  propre  patrie  !  voyez  combien  le  zèle  saccv'- 
dotal  est  ici  plus  secourable  que  le  pouvoir  souverain  ! 

«  Au  retour  d'une  de  ses  missions ,  Vincent  de 
Paul,  que  j'oserais  presque  nommer  l'ange  visible  de 
la  Providence,  trouva,  sous  les  murs  de  Paris  ,  un  de 
ces  enfants  entre  les  mains  d'un  mendiant,  occupé  à 
déformer  ses  membres.  Saisi  d'horreur,  il  accourt 
avec  lintrépide  confiance  de  la   vertu  ,   qui  impose 


—  133  — 

toujours  au  crime  :  «  Eh!  barbare,  s'écrie-t-il ,  vous 
m'avez  bien  trompé;  je  vous  avais  pris  de  loin  pour 
un  homme  !  »  Il  lui  arrache  sa  victime,  l'emporte  dans 
ses  bras,  traverse  Paris  en  invoquant  la  commiséra- 
tion publique ,  assemble  la  foule  autour  de  lui ,  raconte 
ce  qu'il  vient  de  voir  ,  appelle  la  religion  au  secours  de 
la  nature ,  et ,  entouré  de  ce  peuple  frémissant  qui  le 
suit  sans  pénétrer  son  projet ,  il  se  rend  dans  la  rue 
Saint-Landry,  où  l'on  entassait  ces  malheureuses  vic- 
times. Là,  ce  père  des  orplielins  donne  l'exemple.  Il 
en  ramasse  douze  qu'il  met  à  part,  et  les  bénit  en 
déclarant  qu'il  se  charge  de  les  nourrir;  et  c'est  là 
sa  première  allocution  en  faveur  de  ces  in  fortunés. 
Aussitôt  il  appelle  ses  fidèles  coopératrices,  expose 
le  pressant  besoin  de  sauver  ces  enfants ,  et  ils  sont  se- 
courus. Mais  le  nombre  en  augmente  au  point  que  la 
charité  se  décourage ,  et  qu'elle  est  prête  à  se  rebuter. 
Toutes  ces  grandes  âmes,  qui  l'ont  si  généreusement 
secondé  jusqu'alors,  vieinient  lui  déclarer  qu'il  faut 
absolument  renoncer  à  cette  œuvre  de  miséricorde  ; 
mais,  quand  tout  semble  l'abandonner,  sa  foi  en  la 
Providence  lui  reste;  il  regarde  amoureusement  le 
ciel ,  d'où  le  désespoir  ne  descendit  jamais  dans  son 
cœur. 

«  Encore  un  jou*-,  dit-il  à  ces  femmes  timides  qui 
ont  trop  peu  de  foi ,  je  ne  vous  demande  plus  qu'un 

9 


—  134  — 

seul  jour;   la    Providence    nous   suggérera  quelque 
résolution  salutaire. 

«  11  dit  et  il  convoque  pour  le  lendemain  une  assem- 
blée extraordinaire.  Il  fait  placer  dans  le  sanctuaire, 
entre  les  bras  des  filles  de  la  charité ,  cinq  cents  de  ces 
pauvres  entants  dont  il  veut  faire  entendre  les  cris  et 
plaider  la  cause  pour  la  dernière  fois,  monte  en  chaire, 
chargé  du  plus  touchant  intérêt  qu'un  orateur  ait  ja- 
mais défendu  et  le  cœur  oppressé  de  cette  charité 
qui  égalait  dans  son  àme  toute  l'énergie  de  l'amour 
maternel.  11  veut  mêler  ses  sanglots  à  leurs  vagisse- 
ments. Il  veut  exciter  et  recueillir  rapidement ,  parmi 
ses  auditeurs ,  ces  élans  irrésistibles  de  charité ,  ces 
premiers  mouvements  de  commisération  qui  sont  tou- 
jours nobles  et  généreux ,  et ,  s'adressant  aussitôt  à 
ce  sexe  compatissant  qui  l'environne,  il  lui  parle  en 
ces  mots,  auxquels  je  me  garderai  bien  de  rien  changer  : 
«  Or  sus.  Mesdames,  vous  avez  adopté  ces  enfants, 
«  vous  êtes  devenues  leurs  mères  selon  la  grâce,  de- 
«  puis  que  leurs  mères  selon  la  nature  les  ont  aban- 
«  donnés.  Voyez  si  vous  voulez  aussi  les  abandonner 
n  pour  toujours.  Cessez,  dans  ce  moment,  d'être  leurs 
«  mères  pour  devenir  leurs  juges.  Leur  vie  et  leur 
«  mort  sont  entre  vos  mains.  Je  m'en  vais  prendre  les 
«  voix  et  les  suffrages.  11  est  temps  que  vous  pronon- 
«  ciez  leur  arrêt.  Les  voilà  devant  vous.  Ils  vivront  si 


—  135  — 

«  vous  continuez  d'en  prendre  un  soin  charitable  ,  et 
«  ils  mourront  tous  demain  si  vous  les  délaissez.  » 

«  L'éloquence  ne  nous  olfre  point  de  plus  sublime 
mouvement;  mais  aussi  n'a-t-elle  jamais  obtenu  de 
plus  beau  triomphe.  On  ne  répond  à  Vincent  de  Paul 
que  par  des  pleurs  et  des  cris  de  miséricorde.  Dans 
cette  même  assemblée ,  où  l'on  est  venu  avec  la  réso- 
lution d'abandonner  pour  toujours  les  enfants  trouvés, 
la  fondation  de  leur  hôpital ,  votée  par  acclamation , 
reçoit  immédiatement ,  pour  première  dotation  ,  qua- 
rante mille  livres  de  rente,  et  cet  exemple  d'humanité 
est  aussitôt  imité  dans  tout  le  royaume  et  dans  l'Eu- 
rope entière  (1).  ■> 

Le  prêtre  descend  aussi  dans  1^  cachots.  Il  porte 
au  pauvre  prisounier  les  secours  qui  lui  sont  nécessai- 
res pour  rendre  un  peu  moins  tristes  les  derniers  jours 
de  son  existence  ;  et ,  avec  ses  secours ,  il  lui  porte 
quelques  paroles  d'espérance  et  de  consolation.  Le  sort 
du  prisonnier  n'est  plus  aujourd'hui  ce  qu'il  était  au- 
trefois. Le  prêtre  n'a-t-il  pas  contribué  beaucoup  à 
l'améliorer?  JN'est-ce  pas  de  son  cœur,  animé  par  la 
charité ,  que  se  sont  échappés  les  cris  les  plus  puis- 
sants de  réforme  ?  Écoutons  l'abbé  de  Besplas ,  dans 
un  discours  de  la  cène,  prononcé  devant  le  roi,  en  1 777. 

(1)  Panégyrique. 


—  136  — 

«  Sire ,  la  confiance  et  le  poids  de  notre  ministère , 
notre  cœur  déchiré,  nous  forcent  à  vous  révéler  ici  le 
plus  grand  sujet  de  notre  tristesse;  on  n'offense  pas 
votre  clémence  quand  on  met  votre  cœur  magnanime 
sur  la  route  des  bienfaits  et  de  la  vérité.  Pauvres  in- 
fortunés ,  que  notre  bouche  n'a-t-elle  l'éloquence  de 
Chrysostôme  pour  défendre  vos  droits  !  Si  le  trait  qui 
perce  notre  àme  arrive  à  celle  de  ce  grand  prince ,  quel 
soulagement  à  notre  douleur!  Oui,  sire,  l'état  des  ca- 
chots de  votre  royaume  arracherait  des  larmes  aux 
plus  insensibles  qui  les  visiteraient.  Un  lieu  de  sûreté 
ne  peut,  sans  une  énorme  injustice ,  devenir  un  séjour 
de  désespoir.  Vos  magistrats  s'efforcent  d'y  adoucir 
l'état  des  malheureux  ;  mais ,  privés  des  secours  né- 
cessaires pour  la  réparation  de  ces  antres  infects,  ils 
n'ont  qu'un  morne  silence  à  opposer  aux  plaintes  des 
infortunés.  Oui ,  j'en  ai  vu  ,  sire ,  et  mon  zèle  me  force 
ici ,  comme  Paul ,  à  honorer  mon  ministère  ;  oui ,  j'en 
ai  vu  qui ,  couverts  d'une  lèpre  universelle,  par  l'in- 
fection de  ces  repaires  hideux ,  bénissaient  mille  fois 
dans  mes  bras  le  moment  fortuné  où  ils  allaient  enfin 
subir  le  supplice.  Grand  Dieu!  sous  un  bon  prince,  des 
sujets  qui  envient  l'échafaud  !...  Jour  immortel ,  soyez 
béni  !  j'ai  acquitté  le  vœu  de  mon  cœur  de  décharger 
le  poids  d'une  si  grande  douleur  dans  le  sein  du  meil- 
leur des  monarques. 


—  137  — 

«  Cœurs  sensibles  et  généreux  ,  en  attendant  que  la 
piété  du  prince  puisse  exécuter  les  royales  résolutions, 
les  desseins  de  miséricorde  et  de  justice  qu'il  conçoit 
dans  ce  moment  au  fond  de  son  âme,  allez,  allez  verser 
un  baume  précieux  dans  des  plaies  si  profondes  ;  con- 
solez ces  infortunés;  je  me  prosterne  à  vos  genoux 
pour  vous  demander  cette  grâce.  Comme  le  Dieu  libé- 
rateur, descendez  dans  ces  lieux  obscurs  de  la  terre  ; 
visitez  ces  hommes  dévoués  à  la  mort ,  et  à  qui  peut- 
être  une  légère  aumône  de  votre  part  eût  arraché  le 
poignard.  Je  vous  en  conjure  par  leurs  larmes ,  par 
leur  désespoir,  par  leurs  chaînes.  « 


CllAHTKt  XI. 


Derniers  moments  d'un  condamné. 


A  lafm  du  chapitre  précédent,  nous  avons  montré 
le  prêtre  visitant  les  prisons.  C'est  là  surtout  qu'il  a 
d'immenses  douleurs  à  consoler. 

Un  homme  a  été  condamné  à  mort ,  et  il  ne  lui  reste 
plus  que  quelques  moments  à  vivre..; 

Ici  je  serai  peut-être  arrêté.  «  Un  homme  condamné 
à  mort  !  et  par  qui?  —  Par  ses  juges  naturels.  —  Ces 
juges  sont  des  hommes  aussi  :  des  hommes  peuvent-ils 
frapper  de  mort  leur  semhlahle?  —  Oui ,  sans  doute, 
quand  il  l'a  mérité.  C'est  un  grand  mal  ;  mais  c'est  un 


•     —  139  — 

mal  nécessaire.  —  Qui  a  donné  ce  pouvoir  aux  hom- 
mes dont  vous  parlez  ?  —  La  société.  —  La  société 
a-t-elle  le  droit  d'investir  quelques  hommes  d'un  pou- 
voir si  extraordinaire?  —  Tous  les  peuples  l'ont  cru; 
tous  ont  agi  en  conséquence.  Nous  avions  commencé 
à  en  douter ,  et  ce  doute  imprudent  a  suffi  pour  don- 
ner l'essor  aux  plus  grands  crimes,  pour  él)ranler  la 
société.  Il  a  donc  fallu  nous  hâter  de  relever  nos  écha- 
fauds.  Pauvre  société!  dont  la  base  a  souvent  besoin 
de  baigner  dans  le  sang.  —  Mais  la  société  elle-même, 
de  qui  tient-elle  ce  pouvoir  qu'elle  délègue  si  commu- 
nément? —  Il  est  inhérent  à  sa  nature.  Elle  en  jouit 
comme  tout  être  jouit  du  droit  de  veiller  à  sa  conser- 
vation. —  Ce  n'est  point  encore  là  le  droit  véritable  , 
ce  n'est  que  la  force ,  ou ,  si  vous  l'aimez  mieux  ,  c'est 
le  droit  du  plus  fort.  En  effet,  si  le  condamné  avait  la 
force  d'écraser  la  société,  il  le  ferait  avec  justice  ,  d'a- 
près vos  idées ,  en  disant  qu'il  use  du  droit  que  tout 
être  possède  de  veiller  à  sa  conservation.  —  Vous 
avez  raison.  11  faut  bien  convenir  que  ce  pouvoir  su- 
prême repose  en  dernier  lieu  sur  celui  qui  a  tout 
créé ,  et  qui  a  nécessairement  droit  de  vie  et  de  mort 
sur  ses  créatures.  » 

La  discussion  que  nous  avons  rapportée  ici  n  est 
point  une  fiction.  Un  homme  appelé  quelquefois  à 
remplir  les  fonctions  de  juré  me  dit  un  jour  :  <<  11 


—  140  — 

ne  m'est  jamais  arrivé  de  ré|)ondrc  affirmativement 
dans  une  affaire  capitale.  —  11  est  pourtant  nécessaire 
de  le  faire  quelquefois  ,  ai-je  répondu.  —  Je  ne  le  nie 
pas;    mais  je  laisse  à  d'autres  cette  triste  besogne. 
D'ailleurs  quel  droit  avons-nous  de  condamner  un 
homme  à  mort?  —  Quel  droit  avez-vous  de  le  priver 
de  sa  liberté,  de  lui  infliger  une  peine  quelconque? 
—  Je  ne  nie  pas  la  conséquence  ,  et  je  ne  me  crois  pas 
obligé  d'y  répondre. — Dieu  est  la  source  de  tout 
droit ,  et  il  veut  que  la  société  se  conserve.  —  Dieu  î . . . 
mais  je  ne  crois  pas  à  l'existence  de  Dieu.  —  Si  tous 
les  hommes  partageaient  vos  idées ,  qu'arriverait-il?  » 
Ici  sa  réponse  fut  embarrassée.  Je  crus  comprendre 
que  tel  en  était  le  sens  :  •<  Il  en  arriverait  ce  qu'il 
pourrait.  »  Tant  il  est  vrai  qu'aux  yeux  de  l'incrédule 
lui-même,  Dieu  est  la  base  nécessaire  de  tout  ordre 
moral  comme  de  tout  ordre  physique.  Les  condamna- 
tions à  mort  sont  nécessaires  à  l'existence  de  la  so- 
ciété ;  car  si  elles  ne  l'étaient  pas ,  tant  de  peuples 
divers  n'en  seraient  pas  venus  à  ces  conséquences  ex- 
trêmes. Cependant  il  est  évident  que,  sans  l'idée  de 
Dieu ,  une  condamnation  capitale  est  la  tyrannie  au 
suprême  degré,  un  assassinat  social.  Il  est  donc  né- 
cessaire que  Dieu  existe.  Ainsi,  de  Téchafaud  notre 
esprit  doit  s'élever  jusqu'à  Dieu  pour  ne  point  reculer 
épouvanté.  C'est  que  Dieu  est  le  centre  uniqse  où  Tin- 


—  1/ll  — 

telligcncc  humaine  doit ,  de  eonséquence  en  consé- 
quence, aboutir  nécessairement,  en  partant  du  point 
le  plus  reculé,  si  elle  veut  trouver  un  lieu  d'arrêt. 

Je  reviens  à  mon  récit.  Un  liomme  a  été  condamné 
à  mort,  et  il  doit  subir  bientôt  le  dernier  supplice.  Le 
procureur  du  roi  veut  l'entendre  encore  une  fois.  Il 
se  rend  à  la  prison.  «  Au  nom  de  la  loi,  lui  dit-il, 
nous  vous  adjurons  ici  de  nous  déclarer  si  vous  avez 
des  complices.  »  Supposons  que  le  condamné  soit  in- 
telligent et  qu'il  ait  reçu  de  l'instruction.  Certes  une 
expérience  de  tous  les  jours  nous  montre  que  nous 
ne  faisons  point  là  une  vaine  supposition.  C'est  donc 
un  homme  pour  qui  on  aura  des  égards  jusqu'à  sa 
dernière  heure  et  à  qui  on  permettra  ce  qu'on  refu- 
serait à  beaucoup  d'autres  ;  car  nous  sommes  naturel- 
lement portés ,  je  ne  sais  par  quel  préjugé ,  à  épargner 
encore  dans  le  crime  celui  qui  était  le  moins  fait  pour 
le  commettre ,  et  qui  par  conséquent  se  trouve  le  plus 
coupable.  Le  condamné  regarde,  sans  trop  s'émou- 
voir, le  défenseur  de  la  loi,  et,  après  quelques  minutes 
d'un  morne  silence ,  il  répond  :  «  Qu'est-ce  donc  que 
cette  société  qui  me  condamne  et  au  nom  de  laquelle 
vous  me  sommez  de  répondre? —  C'est  la  réunion  de 
toutes  les  volontés  qui  ont  fait  la  loi  ;  ce  sont  celles 
qui  s'y  soumettent  et  qui  en  veulent  l'exécution. — 
J'entends.  La  société  dont  vous  parlez,  c'est  vous, 


—  U2  — 

ce  sont  tous  ceux  qui  vous  ressemblent  ;  mais  ce  n'est 
point  là  ma  société.  Ma  société,  à  moi,  c'est  moi-même, 
ce  sont  mes  parents  ,  mes  amis  ;  et ,  certes ,  cette  so- 
ciété-là ne  me  condamne  point  5  ce  n'est  point  elle  qui 
vous  délègue  en  ce  moment  auprès  de  moi.  —  Ré- 
pondez à  mes  questions  ;  je  ne  suis  point  ici  pour 
traiter  avec  vous  une  question  de  philosophie  sociale  : 
avez-vous  des  complices?  —  Je  devais  m'attendre  à  ce 
langage  de  votre  part.  Eh  bien  !  je  vais  vous  suivre  sur 
votre  propre  terrain  :  avez-vous  la  certitude  de  ne 
point  vous  être  trompé  dans  l'appréciation  des  faits 
qui  me  concernent?  Vous  me  demandez  si  j'ai  des 
complices —  Mais  suis-je  coupable  moi-même?  qui 
vous  en  assure  ?  —  Ces  questions  ne  sont  pas  sérieuses 
sans  doute.  Votre  culpabilité  est  plus  évidente,  mieux 
prouvée ,  s'il  est  possible ,  que  la  culpabilité  de  tous 
ceux  que  j'ai  vus  monter  avant  vous  à  l'écbafaud. — 
Mais,  eux-mêmes,  étaient-ils  coupables?  je  vous  le  de- 
mande encore  ,  qui  vous  en  assure?  La  réponse  affir- 
mative de  quelques  hommes  ?  Une  preuve  que  la  cul- 
pabilité n'était  pas  évidente  comme  vous  l'assurez, 
c'est  que  quelques-uns  ont  répondu  négativement  à  la 
même  question.  Quand  bien  même  ils  auraient  été 
unanimes  dans  leur  aflirmation,  douze  hommes ,  vingt 
hommes ,  et  même  cent  ne  peuvent-ils  pas  se  tromper? 
Et  comment  donc ,  sur  la  réponse  de  quelques  hommes 


—  143  — 

sujets  à  l'erreur  ou  peut-être  de  mauvaise  foi,  osez- 
vous  vous  exposer  à  commettre  un  des  plus  grands 
crimes  qui  puissent  souiller  la  société ,  le  meurtre  d'un 
innocent?  —  Je  vous  Tai  déjà  dit,  je  ne  suis  point  ici 
sur  la  sellette ,  et  je  n'ai  rien  à  répondre  à  ces  ques- 
tions, qui  du  reste  ne  m'embarrassent  pas  un  seul 
instant.  Au  lieu  de  vous  eflbrcer  de  nier  votre  culpa- 
bilité évidente,  profitez  du  temps  dont  vous  pouvez 
disposer  encore  pour  faire  naître  le  repentir  dans  vo- 
tre cœur.  —  Le  repentir!  et  pourquoi?  Le  repentir 
véritable  doit  nécessairement  s'appuyer  sur  l'espé- 
rance du  pardon.  Demain  peut-être  je  ne  serai  plus  : 
quel  pardon  la  société  pourra-t-elle  accorder  à  mon 
cadavre?  —  Je  vous  le  demande  pour  la  dernière  fois  : 
avcz-vous  des  complices  ?  —  Et  moi  je  n'ai  rien  à  ré- 
pondre à  vos  questions....  Une  grâce,  c'est  la  seule 
que  je  vous  demande  :  est  ce  demain  mon  dernier  jour? 
—  Un  autre  vous  le  dira.  » 

L'homme  de  la  loi  se  retire,  l'esprit  troublé  des  mille 
questions  que  vient  de  lui  adresser  le  condamné.  La 
mort  répugne  tellement  à  la  nature,  que  ce  n'est  jamais 
sans  inquiétude  qu'un  homme  en  envoie  un  autre  h 
Téchafaud  ,  quelque  grande  que  soit  l'évidence  de  son 
crime.  Rentré  chez  lui,  il  s'empresse  d'écrire  à  l'au- 
mônier des  prisons  ;  sa  lettre  finissait  par  ces  mots  : 
«  C'est  demain,  à  six  heures,  que  doit  être  exécuté  le 


—  144  — 

malheureux  condamné,  qui  a  déjà  réclamé  le  secours 
de  votre  ministère.  Je  vous  prie  de  lui  annoncer  cette 
triste  nouvelle ,  en  lui  portant  les  dernières  consola- 
tions de  la  religion.  « 

Après  avoir  ainsi  remis  le  condamné  entre  les  mains 
de  la  religion,  il  trouve  un  peu  moins  lourd  le  poids 
accablant  qui  pesait  sur  son  cœur  ;  cette  annonce  de 
mort  était  peut-être  ce  qu'il  y  avait  de  plus  difficile  à 
remplir  dans  son  ministère.  En  effet ,  comment  vou- 
lez-vous qu'un  homme  vienne  dire  à  un  autre  homme  : 
«  Demain,   vous  monterez  sur  l'échafaud.   »    Si  en 
même  temps  il  n'a  mission  d'ajouter  :  «  Mais ,  à  cette 
vie  doit  snccédei'  une  vie  meilleure  ,  vers  laquelle  vous 
pouvez  dès  ce  moment  vous  réfugier.  »  Le  prêtre  ac- 
cepte avec  zèle  cette  mission  difficile  ;  il  se  dépouille 
de  son  cœur  d'homme  pour  ne  porter  à  la  prison  que 
son  courage  de  prêtre;  il  se  rend  à  la  chapelle,  il  de- 
mande à  Dieu  de  mettre  lui-même  sa  parole  forte  et 
consolante  sur  ses  lèvres  sèches  et  tremblantes.   Le 
prisonnier  est  venu  le  rejoindre;  le  jour  est  à  son 
déclin;  la  demi-obscurité,  le  silence  du  saint  lieu,  le 
Christ  élevé  sur  l'autel,  l'Agneau  qui  repose  au  taber- 
nacle ,  tout  fait  impression  sur  son  âme  ;  il  regarde  le 
prêtre;  il  voit  dans  ses  traits  je  ne  sais  quel  mélange  de 
tristesse  et  de  douce  affabilité.  «  C'est  donc  demain..  î 
s'écrie-t-il. — Oui,  mon  frère,  répond  le  prêtre.  Je  viens 


—  145  — 

de  la  part  de  Dieu  écouter  l'aveu  de  vos  fautes  et 
vous  apporter  son  pardon.  Vous  marcherez  plus  légè- 
rement à  réchafaud ,  quand  vous  aurez  déposé  le  lourd 
fardeau  qui  doit  peser  sur  votre  cœur.  »  Quel  affec- 
tueux lanj^age,  et  combien  il  diffère  du  langage  aus- 
tère de  la  loi  !  Ne  suffirait-il  pas  pour  réconcilier  avec 
la  société  le  malheureux  qu'elle  exclut  de  son  sein? 

Parmi  ceux  qui  sont  envoyés  à  Téchafaud ,  il  y  en 
a  sans  doute  qui  sont  condamnés  injustement  ;  Texpé- 
rience  ne  l'a  malheureusement  que  trop  démontré.  Les 
juges  sont  des  hommes ,  ils  doivent  nécessairement 
se  tromper  quelquefois.  Cependant ,  il  faut  se  hâter 
de  le  dire  :  ce  malheur  arrive  bien  rarement ,  à  moins 
que  quelque  perturbation  sociale  n'empêche  la  justice 
de  suivre  son  cours  ordinaire.  Alors ,  en  effet ,  ce  qui 
croupissait  au  fond  de  la  société  surgit  souvent  à  la 
surface,  et  le  coupable,  saisissant  lui-même  le  glaive 
sacré  de  la  loi ,  frappe  sans  distinction  tout  ce  qui 
s'oppose  à  ses  desseins.  Habituellement,  tout  marche 
avec  une  grande  lenteur,  avec  une  prudence  extrême, 
surtout  quand  il  s'agit  d'un  crime  capital.  Ceux  qui 
condamnent  ne  déposent  leurs  votes  qu'avec  une 
grande  répugnance ,  et  après  y  avoir  été  contraints  , 
pour  ainsi  dire,  par  la  conscience.  Il  faut  d'ailleurs 
pour  une  condamnation  un  bien  plus  grand  nombre 
de  voix  qu'on  se  l'imagine  communément;  il  faut  la 


—   146  — 

voix  des  accusateurs ,  la  voix  des  témoins  ,  celle  des 
juges ,  celle  des  jurés.  Tl  faut,  pour  ainsi  dire  ,  la  con- 
viction publique,  dont  le  juré  suit  ordinairement  l'im- 
pulsion dans  l'émission  de  son  vote.  Nous  devons  donc 
supposer  d'abord  que  le  condamné  est  véritablement 
coupable  du  crime  qui  lui  est  im[)uté. 

Intimement  convaincu  de  sa  culpabilité,  le  condamné 
se  renferme  quelquefois  dans  un  silence  absolu ,  et  il 
refuse  de  faire  au  prêtre  lui-même  l'aveu  de  sa  faute. 
C'est  un  grand  malheur,  une  grande  folie.  Quoi  !  il 
refuse  de  s'assurer,  par  un  repentir  d'un  instant,  la 
possession  d'un  éternel  bonheur!  Quoi!  tandis  que  le 
monde  entier  le  repousse,  le  condamne;  tandis  que 
tous  n'ont  pour  lui  que  des  regards  de  mépris  et  de 
haine,  il  refuse  d'écouter  le  seul  ami  qui  lui  reste  ,  de 
décharger  sa  conscience  dans  le  cœur  de  celui  qui  vient 
de  lui  dire  :  «  Tout  n'est  pas  perdu  encore,  vous  avez 
pour  vous  Dieu  et  sa  religion.  ■>  Quelquefois  même , 
il  fait  l'aveu  de  son  crime  et  il  s'en  glorifie.  11  marche 
au  lieu  du  supplice  avec  une  scandaleuse  effronterie. 
Le  ministre  de  Dieu  est  à  ses  côtés  ,  et  il  le  remarque 
à  peine.  Il  regarde  avec  audace  ceux  qui  l'escortent 
pour  être  témoins  de  son  supplice  ;  il  leur  adresse  des 
paroles  injurieuses  ;  il  insulte  à  la  justice  humaine  ;  il 
rit  des  jugements  de  Dieu.  Que  les  hommes  se  voilent 
le  visage  de  honte  et  d'effroi,  car  c'est  uu  affreux 


—  l'I/  — 

spectacle  qui  est  alors  donné  à  la  terre.  Quoi  !  ce  mal- 
heureux s'est  plongé  dans  les  abîmes  de  la  perversité 
humaine,  et  il  se  regarde  avec  complaisance.  Quoi! 
le  Christ  est  sous  ses  yeux  ,  et ,  au  lieu  de  le  prier  de 
ne  point  l'oublier  daus  l'autre  vie,  il  a  aussi  pour  lui 
des  regards  et  des  paroles  de  mépris  !  Lorsque  le  con- 
damné se  trouve  dans  ces  funestes  dispositions  ,  le 
ministère  du  prêtre  ne  lui  est  pas  d'une  grande  utilité. 
La  religion  n'agit  que  sur  les  àraes;  elle  ne  peut  donc 
rien  à  l'égard  de  ces  êtres  monstrueux  qui  semblent 
n'en  point  avoir,  tant  ils  sont  profondément  ensevelis 
dans  la  matière  et  dans  le  crime. 

La  plupart  du  temps,  le  condamné  avoue  son  crime 
et  manifeste  un  repentir  sincère.  C'est  alors  que  le 
ministère  du  prêtre  est  pour  lui  une  source  abondante 
de  consolations. 

II  est  au  tribunal  de  la  pénitence  ;  le  prêtre  lui  a 
fait  entendre  ,  de  la  part  de  Dieu ,  ces  consolantes  pa- 
roles :  «  Yos  péchés  vous  sont  remis.  »  Pour  voiler  un 
peu  à  ses  yeux  l'horreur  de  sa  situation ,  il  lui  sug- 
gère quelques  réflexions  :  «  Mon  frère ,  vous  déplorez 
sans  doute  votre  malheur  ;  vous  avez  maudit  mille  fois 
l'heure  où  vous  êtes  tombé  entre  les  mains  de  la  jus- 
tice ;  eh  bien!  dites-moi,  si  rien  ne  vous  eût  arrêté 
dans  l'accomplissement  de  vos  coupables  desseins  , 
n'auriez-vous  pas  fait  de  continuels  progrès  dans  la 


—  148  — 

carrière  du  crime?  ne  seriez-vous  pas  mort  dans  l'im- 
pénilence  finale?  Votre  arrestation,  la  sentence  pro- 
noncée contre  vous ,  le  glaive  de  la  loi  élevé  déjà  au- 
dessus  de  votre  tète ,  cet  appareil  terrible  de  la  justice 
humaine,  tout  cela  est  donc  ,  religieusement  parlant, 
une  grâce  de  la  Providence,  puisque,  comme  je  l'es- 
père, vous  allez  mourir  réconcilié  avec  Dieu.  » 

Le  prêtre  s'est  enfin  retiré,  après  avoir  promis  d'être 
auprès  de  lui  bien  avant  le  jour  pour  le  préparer  davan- 
tage à  la  mort.  La  nuit  est  déjà  fort  avancée ,  et  le  pé- 
nitent n'a  point  encore  fermé  la  paupière;  il  pense  : 
«  Avoir  eu  si  peu  de  temps  à  passer  sur  la  terre  et  l'avoir 
si  mal  employé.  Il  y  a  plus  de  vingt  ans  que  je  suis  au 
monde;  à  mon  entrée  dans  la  vie,  j'ai  été  marqué  du 
signe  glorieux  de  la  croix  ,  et  je  le  suis ,  en  la  quit- 
tant ,  par  le  fer  déshonorant  du  bourreau.  La  misé- 
ricorde divine  m'a  lavé  dans  l'eau  du  baptême,  et 
demain  la  justice  humaine  me  lavera  dans  mon  sang. 
Mais  la  religion  qui  me  sourit  à  mon  berceau  est  ve- 
nue me  consoler  ;  elle  m'a  dit  que  Dieu  me  pardon- 
nerait ,  que  tous  les  opprobres  ,  toutes  les  souffran- 
ces de  ma  mort  étaient  des  moyens  d'expiation.  » 
Le  condamné  repose  plus  tranquillement  après  cette 
réllexion. 

A  l'heure  convenue  ,  le  prêtre  est  dans  la  cellule  du 
prisonnier.  «  Le  soleil  va  se  lever,  dit-il ,  et  vous  ne 


—  149  — 

le  verrez  plus  se  coucher.  Reposez-vous ,  mon  frère  , 
priez  ,  espérez.  «  Déjà  se  font  les  apprêts  du  supplice. 
Toutes  les  fois  que  le  bourreau  l'a  touché ,  pour  lui 
c'eût  été  la  mort ,  si  le  prêtre  ne  l'eût  soutenu  par  de 
salutaires  réflexions  et  surtout  par  l'exemple  du  Christ, 
qui  eut  à  souffrir  aussi  plusieurs  fois  les  tourments  de 
la  mort  avant  d'avoir  été  élevé  en  croix. 

Le  signal  du  départ  est  donné.  La  charrette  fatale 
roule  lentement  entre  deux  haies  de  spectateurs  avides 
et  sanguinaires.  Le  condamné  suit  avec  attention  les 
prières  de  l'Église,  que  le  prêtre  récite  à  ses  côtés. 
Combien  de  pensées  semblent  avoir  été  inspirées  pour 
lui  seul ,  tant  elles  conviennent  à  sa  situation  pré- 
sente ! 

Ayez  pitié  de  moi ,  ô  Dieu  !  selon  l'étendue  de  votre  miséricorde  ! 

Vous  me  laverez  avec  l'hysope,  et  je  serai  sans  souillure;  vous  me 
puriflerez ,  et  j'effacerai  la  blancheur  de  la  neige. 

Vous  ferez  entendre  à  mon  oreille  des  paroles  de  joie,  et  mes  os 
humiliés  tressailliront  d'allégresse. 

Ne  me  rejetez  pas  de  votre  présence;  n'éloignez  pas  de  moi  votre 
esprit  saint. 

Il  ne  lui  est  pas  toujours  facile  de  prier  tranquille- 
ment. Une  foule  sans  cesse  croissante  se  presse  avec 
fureur  autour  de  la  charrette  ,  comme  les  flots  d'une 
mer  irritée  autour  d'un  vaisseau  devenu  le  jouet  de 

10 


—  iso- 
la tempête.  Des  cris  de  rage  se  font  entendre;  il  tourne 
ses  regards  vers  le  prêtre,  qui  semble  lui  dire  en  éle- 
vant les  yeux  au  ciel  :  "  Vous  n'avez  plus  rien  à  es- 
pérer de  la  terre  ;  votre  refuge  est  désormais  auprès 
de  Dieu.  »  Il  s'est  élevé  sur  l'échafaud;  d'un  côté  est 
le  prêtre,  et  de  l'autre,  le  bourreau.  Touchante  sol- 
licitude de  la  religion!  Quand  le  bras  de  la  justice  hu- 
maine s'appesantit  sur  le  coupable,  elle  veut  que  le  bras 
de  la  miséricorde  divine  soit  là  aussi  pour  le  consoler 
et  le  soutenir.  Il  livre  sa  tète  au  bourreau;  bientôt  elle 
tombe  séparée  de  son  corps ,  et  son  âme  a  quitté  la 
terre.  Pendant  que  se  terminait  cet  horrible  drame, 
agenouillé  en  présence  de  la  foule  devenue  atten- 
tive et  silencieuse  ,  le  prêtre  répétait  à  voix  basse  les 
saintes  paroles  qui  ouvrent  le  ciel . 

Actuellement ,  supposons  un  homme  injustement 
condamné.  Pour  lui ,  la  religion  sera  peut-être  encore 
plus  riche  en  consolations. 

Dans  un  plaidoyer  rempli  des  plus  beaux  mouve- 
ments d'éloquence,  Lally-ïolendal  réhabilite  la  mé- 
moire de  son  père  si  injustement  condamné;  quelque 
chose  parait  adoucir  un  peu  dans  son  cœur  filial  l'a- 
mertume de  cet  affreux  souvenir,  c'est  la  pensée  qu'un 
prêtre  l'accompagnait  à  sa  dernière  heure  et  rendait 
moins  pénible  ses  derniers  moments. 

Écoutons  cependant  l'entretien  du  prêtre  et  de  la 


—  151   — 

malheureuse  victime  qu'il  accompagne  à  1  echafaud  : 
«  Oui ,  mon  frère  ,  lui  dit  le  prêtre ,  oui ,  vous  deviez 
le  savoir  depuis  longtemps  ,  Dieu  seul  ne  se  trompe 

point,  Dieu  seul  est  véritablement  juste Vous 

mourrez  avant  le  temps  ;  mais  combien  de  morts  pré- 
maturées !  Un  homme  passe  auprès  d'un  édifice  ;  du 
haut  du  toit  il  tombe  sur  sa  tête  une  pierre  qui  le  tue  ; 
c'est  un  malheur  î  Vous  viviez  heureux ,  abrité  sous 
l'édifice  social  ;  le  glaive  mal  assuré  de  la  loi  va 
tomber  sur  votre  tête  et  vous  donner  la  mort  ;  c'est 
on  malheur!  —  C'est  plus  qu'un  malheur,  mon  père, 
c'est  une  tache  ineffaçable  pour  la  société.  —  Je  le 
sais ,  mon  frère ,  sur  la  terre ,  la  perfection  n'appar- 
tient pas  plus  aux  sociétés  qu'aux  individus.  Con- 
solez-vous ,  cependant ,  tout  ne  finit  pas  à  la  mort , 
et ,  après  cette  vie ,  vous  retrouverez  celui  qui  juge 
la  justice  même.  D'ailleurs  ,  si  vous  êtes  innocent  du 
crime  qui  vous  est  imputé  aujourd'hui,  ne  vous  êtes- 
vous  jamais  rendu  coupable  envers  la  société  ,  envers 
Dieu?  de  quoi  vous  plaignez-vous  donc  si  vous  avez 
des  moyens  faciles  d'expier  les  fautes  qui  depuis  si 
longtemps  souillaient  votre  àme  ?  » 

Ils  se  rendent  à  l'échafaud.  Le  prêtre  a  sous  les 
yeux  l'image  du  Christ  ;  il  la  montre  au  malheureux 
dont  le  courage  ébranlé  a  besoin  de  cet  appui  divin. 
«  Celui-là  aussi,  dit-il,  celui-là  fut  injustement  con- 


—   152  — 

damné  ;  il  a  souffert  avec  résignation ,  et  cependant  il 
souffrait  pour  les  péchés  de  créatures  ingrates.  >•  Ils 
arrivent  au  pied  de  l'échafaud  ;  le  condamné  parait 
calme ,  et  la  foule  murmure  quelques  paroles  favora- 
bles :  «  Dieu  le  soutient ,  dit-on  ,  il  a  pour  lui  son  in- 
nocence ou  son  repentir.  «  Le  prêtre  est  toujours  à  ses 
côtés,  n  C'est  ici  un  nouveau  Calvaire  ,  dit-il  à  voix, 
basse ,  mais  rappelez-vous  que  du  Calvaire  au  ciel  le 
trajet  est  plus  facile  et  plus  court.  »  La  malheureuse 
victime  de  l'ignorance  ou  de  la  perversité  des  hommes 
est  enfin  sur  l'échafaud  ;  la  religion  a  béni  ;  le  bourreau 
a  frappé.  «  Ame  chrétiemie,  montez  au  ciel,  »  disait 
le  prêtre  intérieurement. 


CIIAPITIIE  \1I. 


L'évêquc  au  centre  de  son  diocèse. 


Quoique  composé  de  parties  essentiellement  dis- 
tinctes ,  l'univers  sorti  des  mains  de  Dieu  est  un 
cependant,  parce  que  les  parties  qui  le  composent 
s'enchaînent  et  se  perdent  dans  l'harmonie  du  tout. 
L'Église  aussi  est  une;  cependant  elle  se  compose  de 
parties  distinctes  qui  ont  les  mêmes  croyances,  les 
mêmes  sacrements ,  et,  généralement  parlant ,  la  même 
discipline  que  l'Église  universelle. 

Chaque  église  particulière  est  gouvernée  par  un 
évèque. 


—  154  — 

Un  évoque qu'ai-je  dit?  Que  d'idées  rappelle  à 

mon  esprit  ce  mot  sacré  !  L'évèque ,  c'est  le  pasteur 
des  âmes;  c'est  l'œil  de  la  Providence;  c'est  le  llam- 
beau  élevé  au  milieu  du  temple  pour  éclairer  les  fidèles 
qui  s'approchent  de  Dieu. 

Dès  les  premiers  siècles  de  l'Église ,  nous  voyons 
un  grand  nombre  d'évêques  ;  il  y  en  avait  dans  pres- 
que toutes  les  villes  importantes.  De  là  ,  ils  veillaient 
sur  le  clergé  et  les  fidèles  placés  dans  toute  l'étendue 
de  leur  juridiction  ;  il  en  est  encore  ainsi  dans  les  pays 
où  domine  la  religion  catholique.  Nous  voici,  je  sup- 
pose ,  dans  une  des  principales  villes  de  France  ;  ce 
que  nous  remarquons  d'abord ,  c'est  ce  vaste  édifice 
qui  élève  son  dôme ,  comme  une  aspiration  de  la  terre 
vers  les  cieux ,  et  qui  porte  la  croix  sur  ses  deux  tours 
bien  au-dessus  de  tous  les  objets  terrestres.  Nous  di- 
rigeons nos  pas  de  ce  côté.  A  peu  de  distance  de  la 
basilique,  où  tant  de  générations  sont  venues  déjà 
s'incliner  devant  Dieu  ,  est  un  autre  édifice  sur  lequel 
les  siècles  ont  déposé  aussi  ce  vernis  d'antiquité  si 
convenable  à  tout  ce  qui  tient  à  la  religion.  Nous  en- 
trons; la  croix  s'est  encore  offerte  à  nos  regards.  Nous 
pénétrons  dans  l'intérieur  de  cette  demeure;  nous  ne 
voyons  pas  les  portes  assiégées  par  cette  foule  qui  se 
presse  habituellement  sur  le  seuil  du  palais  des  grands 
de  la  terre.  Là ,  nulle  agitation  ,  nul  mouvement  ;  par- 


—  155  — 

tout  règ:iie  un  silence  presque  aussi  grand  que  celui 
qui  se  fait  habituellement  dans  la  maison  de  Dieu. 
Quel  est  donc  ce  demi-temple ,  si  je  puis  parler  ainsi? 
C'est  la  maison  de  l'évèque. 

Le  jour  vient  de  naître.  Depuis  quelque  temps ,  Té- 
\'èque  est  dans  sa  chapelle.  Savez-vous  pourquoi  il  y 
a  toujours  une  chapelle  dans  la  demeure  d'un  évêque? 
est-ce  un  privilège?  est-ce  pour  lui  éviter  la  peine  de 
se  rendre  au  temple  commun?  Non.  C'est  pour  lui 
rappeler  que  sa  vie  est  plus  spécialement  une  vie  d'o- 
raison ;  aussi ,  tandis  que  la  plupart  des  hommes  sont 
encore  plongés  dans  le  sommeil ,  l'évèque  est  au  pied 
de  l'autel;  il  prie  en  face  du  Saint  des  saints.  Oh  !  si 
tout  à  coup  Dieu  dévoilait  à  nos  yeux  tout  ce  qui  se 
passe  dans  l'càme  d'un  évêque  en  oraison  ;  que  de  pen- 
sées !  Il  s'est  dit  :  «  Mon  Dieu ,  il  y  a  dans  cette  ville 
quarante  mille  habitants  ,  peut-être  ;  vous  m'avez 
chargé  de  leur  salut  ;  de  cette  multitude  immense, 
bien  peu  seront  sauvés  ! . . . .  »  A  cette  pensée ,  une  an- 
goisse secrète  a  tout  à  coup  saisi  son  cœur  ;  un  froid 
convulsif  court  par  tous  ses  membres;  il  se  sent  dé- 
faillir ;  comme  autrefois  celui  qui  avait  été  chargé  du 
salut  des  hommes ,  et  qui  voyait  que  son  sang  aurait 
été  vainement  répandu  pour  le  plus  grand  nombre ,  il 
s'écrie  :  "  0  mon  père,  s'il  est  possible ,  que  ce  calice 
s'éloigne  de  moi!  »  Le  messager  céleste  est  venu  de  la 


—  156  — 

part  de  Diea,  le  consoler  en  lui  montrant  tous  les 
actes  de  vertu  qui  chaque  jour  s'accomplissent  autour 
de  lui  ;  aussitôt ,  le  courage  renaît  dans  son  cœur  avec 
l'espérance  ;  avant  de  sortir  d'oraison ,  il  a  pu  s'é- 
crier :  «  Seigneur ,  que  votre  volonté  se  fasse  et  non 
la  mienne.  >■ 

Au  fond  de  la  demeure  solitaire,  j'ai  entendu  une  porte 
se  fermer.  C'est  l'évêque  qui  se  retire  dans  son  cabinet 
de  travail  pour  se  livrer  à  l'étude;  la  Bible  est  continuel- 
lement ouverte  sous  ses  yeux  ;  il  sait  qu'il  n'est  plus 
sur  la  terre  que  pour  continuer  le  ministère  de  Jésus  ; 
et  il  comprend  dès  lors  qu'il  ne  peut  trop  se  pénétrer 
de  ce  livre  divin  ,  où  l'Esprit-Saint  lui-même  arecueilli 
les  actions  et  les  paroles  du  Sauveur.  Quand  il  veut 
s'adresser  à  Dieu ,  c'est  la  Bible  qu'il  consulte  ;  c'est 
encore  la  Bible  qu'il  consulte  quand  il  veut  parler  aux 
hommes.  Pour  donner  plus  de  sainteté  aux  soliloques 
intérieurs  de  son  âme  avec  elle-même,  comme  saint 
Augustin,  il  a  recours  à  la  Bible;  il  la  médite  attenti- 
vement pendant  le  jour  ;  et ,  pendant  le  silence  pro- 
fond de  la  nuit ,  il  repasse  dans  son  cœur  les  textes 
les  plus  importants  qu'il  a  fidèlement  retenus. 

L'histoire  de  l'Église  est  aussi  l'objet  de  ses  fré- 
quentes méditations.  L'histoire  de  l'Église,  c'est  l'his- 
toire de  ceux  qui  ,  comme  lui ,  ont  été  appelés  aux 
honneurs  du  sacerdoce  de  Jésus.  Sa  vie  sera  donc 


—  157  — 

aussi  un  jour  une  page  de  cette  histoire  ;  mais,  quelle 
sera  cette  page?  tournera-t-elle  à  sa  gloire  ou  à  sa 
confusion?  Il  ne  peut  y  penser  sans  frémir  ;  car  cette 
page  se  reproduira  au  livre  du  souverain  juge;  elle 
sera  pour  lui  une  source  de  délices  inépuisables  ou 
d'éternelles  souffrances.  11  a  sans  cesse  sous  les  yeux 
ces  grands  hommes  qui  ont  honoré  l'épiscopat  ;  il 
contemple  avec  amour  leurs  traits  vénérables  fidèle- 
ment reproduits  sur  la  toile  ;  il  médite  profondément 
leurs  pensées  recueillies  dans  ses  livres.  «  Moi  ,  s'é- 
crie-t-il quelquefois,  moi ,  le  successeur  des  Chrysos- 
tôme,  des  Ambroise,  des  Augustin;  moi,  le  succes- 
seur des  Bossuet,  des  Fénelon ,  des  Massillon  ;  qu'ai-je 
donc  fait  pour  mériter  un  pareil  honneur?  »  Toutes 
les  fois  qu'il  s'environne  ainsi,  par  la  pensée,  de  ces 
grandeurs  évanouies  ,  il  se  sent  encore  plus  vivement 
pénétré  de  la  profondeur  de  son  néant. 

Il  étudie  l'histoire  des  peuples ,  aiin  de  mieux  se 
pénétrer  de  l'esprit  de  ceux  qu'il  est  obligé  de  con- 
duire. Il  jette  quelquefois  les  yeux  sur  les  ténèbres 
épaisses  du  paganisme,  et,  les  ouvrant  ensuite  aux 
douces  lumières  du  christianisme,  il  se  sent  vivement 
pénétré  de  reconnaissance  à  la  contemplation  des  mi- 
séricordes infinies  de  Dieu  pour  les  hommes.  Il  vou- 
drait que  son  esprit  ne  restât  étranger  à  rien  de  ce  qui 
peut  contribuer  à  la  gloire  de  Dieu  et  au  salut  des 


—  158  — 

âmes.  Pour  soutenir  son  courage  épuisé  au  milieu  des 
travaux  continuels  de  son  esprit,  il  a  besoin  de  se 
rappeler  souvent  cette  pensée  :  «  Malheur  à  moi ,  si 
un  seul  de  mes  frères  venait  à  périr  par  mon  igno- 
rance î  » 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  pour  lui ,  c'est  aussi 
pour  les  autres  que  l'évêque  se  livre  avec  tant  d'ar- 
deur à  l'étude.  11  en  est  des  trésors  de  la  science 
comme  des  richesses  matérielles  :  celui  à  qui  Dieu  les 
a  départis  n'en  est  pour  ainsi  dire  que  le  dispensateur. 
Si,  au  lieu  de  les  communiquer  à  ses  frères ,  il  les  en- 
fouit dans  son  âme,  il  n'entre  point  dans  les  vues  de 
la  Providence;  il  se  rend  coupable  d'une  sorte  d'ava- 
rice dont  Dieu  lui  demandera  un  jour  un  compte  sé- 
vère, surtout  s'il  a  été  revêtu  de  hautes  fonctions  et 
chargé  de  la  direction  des  peuples.  >'ous  savons  tous 
pourquoi  le  célèbre  Huet  quitta  son  évèché  :  il  ne  se 
sentait  pas  capable  d'être  évêque ,  il  n'était  que  ver- 
tueux et  savant.  L'évêque  n'est  donc  pas  seulement 
un  homme  de  piété  et  d'étude ,  c'est  un  homme  de  cha- 
rité et  de  dévouement  absolu.  Sa  piété,  sa  science,  sa 
santé ,  sa  fortune ,  tout  en  lui  et  hors  de  lui ,  tout  ce 
qui  lui  appartient,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  est, 
par  cela  même,  à  la  disposition  des  autres;  sa  porte 
est  ouverte  à  tous.  Voyez-vous  accourir  avec  empres- 
sement ces  hommes  de  foi  et  de  charité?  ce  sont  ses 


—  159  — 

prêtres ,  ce  sont  ceux  qui  partagent  aussi  le  sacerdoce 
de  Jésus-Christ,  et  qui  travaillent  avec  lui  à  la  con- 
duite de  l'Église.  Ce  vieillard  à  cheveux  hiancs  a  he- 
soin  de  conseils  pour  sortir  heureusement  de  la  situa- 
tion embarrassante  dans  laquelle  il  se  trouve  engagé. 
Il  est  cependant  accoutumé  à  en  donner  aux  autres; 
mais,  quand  il  est  obligé  d'agir  lui-même,  il  aime 
mieux ,  dans  le  doute ,  s'en  rapporter  à  la  décision  de 
son  évêque.  Cet  autre  est  abattu;  en  vain  il  a  cherché , 
dans  l'oraison  et  au  pied  de  la  croix .,  le  courage  dont 
il  a  besoin  ;  il  aura  donc  recours  à  celui  qui  a  reçu  de 
l'Esprit  la  plénitude  de  la  force  avec  la  plénitude  du 
sacerdoce.  En  voici  un  qui  s'est  particulièrement  con- 
sacré aux  bonnes  œuvres  :  dans  ce  moment ,  il  n'a  rien 
pour  subvenir  aux  besoins  pressants  de  ses  pauvres  ; 
plusieurs  fois  déjà  il  a  frappé  aux  portes  qui  ont  cou- 
tume de  s'ouvrir  aux  sollicitations  de  sa  charité,  elles 
se  sont  fermées  à  sa  voix  ;  et,  au  lieu  de  s'abandonner 
à  un  désespoir  funeste,  il  s'est  dit  :  «  J'irai  trouver 
notre  commun  père,  car  la  bourse  d'un  saint  évêque 
est  inépuisable.  »  Il  ne  s'est  point  trompé  dans  ses  es- 
pérances; l'évèque  l'accueille  avec  bonté  :  «  Mon  fils, 
les  temps  sont  mauvais,  non  pas  pour  vous,  car  il  est 
toujours  heureux,  celui  qui  se  consacre  au  soulagement 
de  ses  frères;  mais  pour  moi,  qui  me  trouve  en  ce 
moment  à  la  dernière  obole.  Vous  pouvez  en  disposer. 


—  1G0  — 

La  bourse  de  mes  pauvres  n'est  jamais  restée  vide,  et 
j'ai  la  ferme  persuasion  que  si  elle  n'était  remplie  par 
les  hommes,  elle  le  serait  par  Dieu  lui-même.  » 

Après  les  prêtres,  ceux  qui  excitent  le  plus  la  sol- 
licitude de  l'évêque,  ce  sont  les  jeuues  élèves  du  sanc- 
tuaire destinés  à  remplir  les  vides  que  la  mort  fait  cha- 
que jour  dans  la  milice  sacerdotale.  Il  les  a  retirés  du 
monde,  il  les  a  placés  à  ses  côtés  et  pour  ainsi  dire 
à  l'ombre  de  la  maison  de  Dieu.  Ce  qu'un  bon  père  est 
à  legard  d'enfants  nombreux  et  chéris ,  il  l'est  à  leur 
égard.  i\  les  visite  souvent ,  il  prend  le  plus  grand  soin 
de  leur  éducation  ;  il  aime  à  prier  avec  eux ,  à  chanter 
avec  eux  les  louanges  de  Dieu.  Quelquefois  sa  voix  pa- 
ternelle fait  sentir  au  cœur  de  chacun  d'eux  la  douce 
onction  de  la  parole  divine ,  qu'ils  répéteront  plus  tard 
au  peuple.  Quelque  estime  qu'il  ait  pour  ceux  entre  les 
mains  de  qui  il  a  remis  ses  enfants ,  il  veut  cependant 
s'assurer  souvent  par  lui-même  de  leurs  progrès  dans 
la  science  et  dans  la  vertu. 

C'est  de  cette  manière  que ,  dès  le  moyen  âge ,  les 
évêques  ont  préludé  à  ces  établissements  qui ,  depuis , 
sont  devenus  si  célèbres  sous  le  nom  d'Universités. 
C'étaient  des  écoles  établies  par  l'évêque  à  côté  de  son 
église ,  et  où  quelques  enfants  apprenaient  la  lecture , 
la  grammaire ,  la  musique.  Peu  à  peu  le  cercle  de  leurs 
études  s'est  étendu ,  et  il  a  fini  par  embrasser  toutes 


—  161  — 

les  sciences.  Ces  établissements  se  sont  émancipés  au- 
jourd'hui ,  ils  ont  secoué  la  tutelle  épiscopale  ;  on  dit 
même  qu'ils  voudraient  donner  des  lois  à  ceux  qui  les 
ont  formés,  imposer  raumône  de  la  science  qu'eux- 
mêmes  ont  d'abord  reçue  de  l'Eglise.  Enfants  impa- 
tients et  rebelles,  voulant  jouir  et  gouverner  seuls 
quand  leurs  pères  sont  encore  pleins  de  force ,  ils  ont 
recours  à  la  loi  pour  les  faire  interdire.  Craignent-ils 
que  ces  pères  vertueux  ne  leur  rappellent  leurs  devoirs 
et  ne  leur  parlent  de  Dieu  ? 

Voilà  la  journée  ordinaire  de  l'évcque.  Comme  elle 
est  remplie!  Il  en  est  cependant  qui  le  mettent  en 
rapport  avec  un  plus  grand  nombre  de  personnes. 

Un  bruit  inaccoutumé  se  fait  entendre  autour  de  la 
maison  épiscopale  :  la  cloche  ébranle  les  airs  et  fait  en- 
tendre je  ne  sais  quels  sons  d'allégresse  et  de  recueille- 
ment. C'est  le  jour  du  Seigneur,  Le  peuple  a  compris 
la  voix  qui  l'appelle ,  et  il  se  rend  au  temple  avec  em- 
pressement. Ce  jour-là,  l'évêque  a  quitté  sa  retraite; 
il  parait  revêtu  de  ses  plus  beaux  ornements.  Où  va- 
t-il  ?  il  va  aussi  prier  dans  le  temple ,  se  prosterner  en- 
core plus  profondément  que  les  autres  en  présence  de 
celui  devant  qui  il  faut  s'humilier  soi-même  pour  mé- 
riter d'être  élevé.  11  fait  entendre,  en  face  de  l'autel, 
quelques  paroles  de  vérité  et  d'amour  ;  il  appelle  sur  la 
terre  les  bénédictions  du  ciel ,  et  il  rentre  dans  sa  de- 


—  162  — 

meure  en  remerciant  Dieu  d'avoir  fait  luire  pour  lui  ce 
jour  de  piété  et  de  bonheur.  Quelques  pauvres  l'ont  ac- 
compagné ,  et  ils  se  retirent  en  répondant  à  ses  aumô- 
nes par  des  bénédictions. 

Un  grand  pécheur  est  sur  le  point  de  paraître  de- 
vant Dieu  :  sa  famille  est  au  désespoir  ;  il  voit  l'enfer 
ouvert  au-dessous  de  lui  ;  il  pousse  des  cris  de  rage ,  et 
personne  n'est  là  pour  lui  enseigner  la  patience  chré- 
tienne et  pour  lui  apprendre  à  tourner  les  yeux  vers  le 
ciel.  Appelé  par  la  charité,  un  prêtre  s'est  présenté, 
mais  sa  voix  n'a  pu  se  faire  entendre.  Adressez- vous  à 
l'évêque ,  et  bientôt  il  aura  rétabli  la  paix  dans  le  cœur 
du  pécheur  mourant. 

C'est  un  fléau  terrible  qui  envahit  la  ville  épisco- 
pale,  le  diocèse  entier.  Consolez-vous ,  l'évêque  est  là 
pour  le  combattre. 

La  peste  sévit  avec  fureur  :  chacun  s'est  empressé  de 
fuir  et  de  dérober  au  danger  sa  famille  et  ses  amis. 
Les  amis ,  les  enfants  de  l'évêque ,  ce  sont  les  victimes 
du  fléau.  Aussi  le  voyez-vous  partout  où  le  besoin  l'ap- 
pelle :  il  ranime  les  courages,  il  prodigue  au  corps  et 
à  l'àme  les  secours  nécessaires  ;  rien  ne  l'abat ,  rien  ne 
l'arrête.  Et  comment  son  courage  ne  serait-il  pas  su- 
périeur à  la  peine,  à  la  maladie ,  à  la  mort?  11  a  pour 
lui  l'appui  de  la  grâce,  et  il  est  soutenu  par  les  plus 
hautes  considérations  ;  si  le  fléau  l'épargne ,  il  aura 


—  163  — 

l'approbation  de  sa  conscience  et  celle  des  hommes ,  en 
attendant  les  récompenses  de  Dieu  ;  s'il  vient  à  suc- 
comber, il  est  aussitôt  emporté  par  les  anges  pour 
jouir  au  ciel  d'un  bonheur  infini. 

Je  voudrais  pouvoir  rapporter  ici  les  traits  frappants 
.  qui  ont  immortalisé  l'héroïque  courage  des  évèques 
dans  de  pareilles  circonstances  ;  mais  cela  n'entre  point 
dans  le  plan  que  je  me  suis  proposé.  J'en  dirai  cepen- 
dant quelques-uns  que  j'emprunterai  aux  différentes 
époques  de  l'histoire  ecclésiastique ,  pour  montrer  que 
l'évêque  est  le  même  en  tout  temps. 

Vers  le  milieu  du  troisième  siècle ,  une  peste  affreuse 
désola  l'Afrique  :  chacun  fu}  ait  les  malades  ou  les  re- 
poussait sans  pitié;  Carthage  était  remplie  de  corps 
morts ,  dont  personne  ne  prenait  soin.  Cyprien ,  alors 
évêque ,  assembla  son  peuple  et  l'excita  aux  œuvres  de 
la  charité.  De  peur  que  les  infidèles  ne  fussent  négli- 
gés ,  il  disait  :  «  Imitons  la  bonté  de  Dieu,  et  assistons 
même  nos  ennemis.  »  Charité  d'autant  plus  admirable 
que  c'était  au  temps  d'une  violente  persécution,  et  que 
ces  mains  aujourd'hui  glacées  par  la  mort  ou  la  ma- 
ladie menaçaient  naguère  du  glaive  tant  de  chrétiens 
généreux.  Ce  fut  pour  consoler  les  fidèles  et  pour  les 
porter  au  mépris  de  la  mort  que  cet  évoque ,  aussi  élo- 
quent que  charitable ,  composa  son  traité  de  la  morta- 
lité :  «  Quelques-uns,  dit-il,  sont  touchés  de  ce  que 


—  164  — 

cette  maladie  attaque  les  nôtres  aussi  bien  que  les  infi- 
dèles. Eh  quoi!  le  chrétien  n'a-t-il  embrassé  la  foi  que 
pour  être  exempt  des  maux  et  jouir  heureusement  de 
ce  monde?  que  s'il  souflre  les  adversités  temporelles , 
n'est-il  pas  réservé  aux  délices  de  la  \ie  future?  » 

Dans  une  peste  affreuse  qui  ravagea  Milan ,  vers  le 
milieu  du  seizième  siècle ,  Charles  Borromée  s'immor- 
talisa par  sa  charité.  Il  allait  lui-même  porter  aux  pes- 
tiférés des  secours  et  des  paroles  de  consolation.  Il  sou- 
tenait, par  ses  paroles  et  par  ses  exemples,  le  courage 
abattu  de  ses  coopérateurs.  Son  conseil  avait  décidé 
qu'il  était  de  son  devoir  de  se  retirer  de  Milan ,  afin  de 
conserver  plus  longtemps  sa  vie  à  ses  ouailles.  Il  ré- 
pondit :  «  De  quelle  utilité  leur  serait  donc  ma  vie,  si 
je  ne  pouvais  la  leur  sacrifier?  »  C'était  un  spectacle 
vraiment  digne  de  fixer  les  regards  de  la  terre  et  du 
ciel  que  ce  saint  évèque  marchant  dans  les  rues,  au 
milieu  des  morts  et  des  mourants ,  la  corde  au  cou ,  les 
pieds  nus,  et  les  yeux  fixés  sur  le  Christ,  ce  parfait 
modèle  d'immolation. 

La  France  a  eu  aussi  son  Borromée  :  ce  fut  Belsunce , 
évèque  de  Marseille.  Pendant  la  peste  qui  ravagea  cette 
ville  au  commencement  du  dix-huitième  siècle ,  on  le 
vit  parcourir  toutes  les  rues ,  portant  des  secours  tem- 
porels et  spirituels  aux  pestiférés;  sou  héroïque  dé- 
vouement excita  l'admiration  de  toute  l'Europe.  Pope 


—  165  — 

l'a  célébré  dans  son  Essai  sur  l'homme.  Il  est  comme 
impossible  de  parler  de  la  charité  sans  que  son  nom 
revienne  à  notre  mémoire,  appelant  notre  admiration 
et  notre  reconnaissance. 

Au  mois  de  février  183"2,  le  fléau  le  plus  épouvan- 
table dont  rhumanité  puisse  être  atteinte,  le  choléra , 
éclata  parmi  nous.  Aussitôt  l'archevêque  de  Paris  re- 
parait à  l'Hôtel-Dieu  pour  la  première  fois;  il  reparait 
au  milieu  des  malades,  des  mourants,  entassés  par  la 
contagion.  Ce  n'est  pas  assez  pour  lui  des  secours  si 
abondants  que  la  cbarité  chrétienne  lui  donne  à  dis- 
tribuer ,  il  y  joint  l'abandon  de  son  traitement  ;  il  veut 
que  sa  maison  de  Conflans  devienne  une  maison  de 
convalescence,   et  que  le  séminaire  de  Saint-Sulpice 
soit  transformé  en  infirmerie.  On  le  voit  transporter 
des  cbolériques  dans  ses  bras,  et  si  l'un  d'eux  qu'il 
bénissait  lui  crie  :  «  Retirez-vous  de  moi ,  je  suis  un 
des  pillards  de  l'archevêché.  »  On  l'entend  répondre  : 
"  Mon  frère ,  c'est  une  raison  de  plus  pour  moi  de  me 
réconcilier   avec  vous  et  de    vous    réconcilier  avec 
Dieu.  » 

C'est  dans  les  salles  de  l'Hôtel-Dieu ,  c'est  en  voyant 
tant  de  pères  et  de  mères  de  famille  précipités  dans  le 
tombeau,  qu  il  conçut  l'idée  de  cette  œuvre  admirable 
des  orphelins  du  choléra.  Tl  fallait ,  pour  la  fonder  et 
en  assurer  l'avenir ,  demander  à  la  cbarité  publique  de 

11 


—  166  — 

nouveaux  sacrifices.  M.  de  Quélen,  qui  ne  s'était 
montré  dans  aucune  église,  voulut  s'acquitter  lui- 
même  de  cette  mission.  On  annonça  qu'il  prêcherait  à 
Saint- Roch  pour  les  orplielins  du  choléra.  Pauvres  et 
riches ,  toutes  les  classes  de  la  population  parisienne 
accoururent.  De  longues  files  de  voitures  et  des  flots 
pressés  de  piétons  assiégeaient  les  avenues  du  saint 
lieu  où  la  voix  du  prélat  allait  rompre  un  silence  gardé 
depuis  si  longtemps  Que  cette  scène ,  dont  tant  de 
personnes  conservent  encore  la  mémoire,  se  fût  passée 
au  temps  de  saint  Vincent  de  Paul  ou  de  Charles 
Borromée ,  nous  ne  trouverions  pas  de  pinceau  assez 
éclatant,  pas  de  termes  assez  touchants  pour  en  con- 
sacrer le  souvenir.  Laissons  au  passé  toutes  ses  gloires; 
mais  n'amoindrissons  point  le  temps  présent.  L'avenir 
lui  rendra  toute  justice  ;  il  n'oubliera  point  cet  arche- 
vêque de  Paris,  sortant  de  la  retraite  où  la  violence  et 
la  persécution  l'avaient  forcé  de  se  renfermer ,  pour 
demander  à  tous  les  pères,  à  toutes  les  mères,  à  tous 
ceux  qui  portent  quelque  pitié  au  cœur  d'adopter  tar!; 
d'enfants  auxquels  le  fléau  venait  d'enlever  ceux  que 
la  nature  leur  avait  donnés  pour  les  nourrir  et  les 
protéger.  Serait-il  vrai  qu'il  y  eût  pour  tous  les 
hommes ,  dont  la  vie  mérite  qu'on  la  raconte ,  une 
journée,  un  moment  où  ils  arrivent  au  plus  haut  qu'il 
leur  soit  donné  d'atteindre,  où  ils  sentent  au  plus 


—  167  — 

intime  comme  au  plus  profond  de  leur  àme  une  sainte 
estime  d'eux-mêmes  qui  ne  saurait  être  surpassée? 
Tel,  croirions-nous  alors,  aurait  été  pour  M.  de 
Quélen,  le  moment  où ,  descendant  de  sa  chaire,  il  vit 
cette  foule  l'entourer,  l'étouffer,  pour  ainsi  parler, 
sous  l'abandon  de  ses  offrandes  ;  les  femmes  se  dé- 
pouiller de  leurs  bijoux  lorsque  leur  bourse  était 
épuisée ,  et  le  pauvre  lui-même  livrer  le  denier  dont  il 
allait  apaiser  sa  faim.  Trente- trois  mille  francs  furent 
ainsi  versés  dans  ses  mains;  et,  peu  de  jours  après ,  à 
Notre-Dame ,  il  en  recueillit  encore  autant.  Plus  de 
mille  orphelins  lui  ont  dû  d'être  arrachés  à  la  misère 
et  de  recevoir  les  principes,  les  habitudes  de  travail 
qui  font  les  hommes  utiles  et  les  bons  citoyens  (1). 

La  terre  aura  été  frappée  d'une  aiîligeante  stérilité. 
—  La  famine  fera  des  ravages  épouvantables.  Les  plus 
faibles  d'entre  les  habitants  succomberont  prompte- 
ment,  faute  d'aliments  pour  entretenir  en  eux  la 
source  de  la  vie.  Les  plus  robustes,  devenus  bientôt 
pâles ,  décharnés ,  traîneront  languissamment  sur  la 
terre  leur  misérable  existence.  —  Est-ce  que,  pour 
combattre  ce  fléau  ,  l'évêque  n'a  pas  les  ressources 
inépuisables  de  son  courage  et  de  sa  charité  ? 

Jésus  enseigne  lui-même  à  ses  apôtres  la  vertu  de 

(1)  Mole,  à  l'Académie.  Discours  de  réception. 


—  168  — 

charité,  autrefois  inconnue  à  la  terre.  Une  foule 
immense  l'avait  suivi  dans  le  désert  pour  entendre 
plus  longtemps  la  parole  divine.  Ses  apôtres  voulaient 
la  renvover.  «  >'on,  dit  Jésus,  car  plusieurs  pour- 
raient défaillir  dans  la  route.  C'est  à  vous  de  les 
nourrir.   » 

Au  commencement ,  il  n'y  avait  point  de  pauvres 
parmi  les  chrétiens.  Ceux  qui  avaient  des  biens  les  ven- 
daient et  en  déposaient  le  prix  aux  pieds  des  apôtres 
pour  être  employé  aux  besoins  de  tous. 

Le  nombre  des  chrétiens  s'étant  considérablement 
accru ,  cette  communauté  de  biens  ne  fut  plus  possi- 
ble ;  mais  les  vrais  chrétiens  demeurèrent  toujours  liés 
par  la  communauté  des  mêmes  sentiments ,  et  le  centre 
de  cette  union  ,  ce  fut  Tévèque. 

Dans  les  premiers  siècles  du  christianisme,  une 
srande  famine  désola  la  Judée.  Les  fidèles  d'Antioche 
chargèrent  Paul  et  Barnabe  de  porter  des  secours  à 
leurs  frères  de  Jérusalem.  C'est  la  première  collecte 
qui  se  soit  faite  dans  l'Eglise.  EUe  s'est  souvent  renou- 
velée depuis  ;  et  toujours  elle  fut  inspirée  ou  soutenue 
par  le  ministère  épiscopal. 

En  tout  temps ,  l'évèque  fut  l'aumônier  de  nos  rois. 
Saint  Germain  occupait  le  siège  de  Paris  au  sixième 
siècle.  Le  roi  Childebert  lui  ayant  envoyé  un  jour  six 
mille  sous  d'or  pour  les  pauvres  ,  il  en  distribua  trois 


—  160  — 

mille.  Quand  il  revinl  au  palais,  le  roi  lui  demanda  s'il 
en  avait  encore.  11  répondit  qu'il  en  avait  la  moitié , 
parce  qu'il  n'avait  pas  trouvé  assez  de  pauvres. 
«  Donnez  le  reste,  dit  le  roi,  Dieu  aidant,  nous  ne 
manquerons  pas  de  quoi  donner.  »  Puis,  faisant  rompre 
sa  vaisselle  d'or  et  d'argent ,  il  la  donna  à  l'évêque. 
Qui  n'a  entendu  parler  de  Jean  surnommé  l'aumô- 
nier? Quel  glorieux  surnom!  i\e  diriez-vous  pas  que 
son  cœur  produisait  naturellement  l'aumône ,  comme 
l'arbre,  son  fruit?  11  occupait  le  siège  d'Alexandrie  au 
commencement  du  septième  siècle.  Les  Perses  avaient 
pris  Jérusalem  et  ravagé  toute  la  Syrie.  Ceux  qui 
purent  échapper  au  massacre  se  réfugièrent  à  Alexan- 
drie. Le  charitable  évêque  les  accueillait  avec  bonté, 
et  leur  procurait  toutes  les  choses  nécessaires.  Quel- 
ques personnes  lui  reprochèrent  un  jour  de  faire  des 
aumônes  trop  abondantes.  11  répondit  :  «  Si  ce  que  je 
donne  était  à  moi ,  j'aurais  quelque  raison  de  le  mé- 
nager ;  mais  il  est  à  Dieu  dont  les  trésors  immenses  ne 
seraient  point  épuisés ,  quand  tous  les  pauvres  de  la 
terre  se  rassembleraient  à  Alexandrie.  »  Au  fléau  de  la 
guerre ,  un  autre  fléau  se  joignit  :  l'année  se  trouva 
stérile.  L'évêque  semblait  avoir  épuisé  toutes  ses  res- 
sources. Cependant  un  homme  vint  lui  offrir,  pour  le 
besoin  de  ses  pauvres  ,  deux  cents  boisseaux  de  blé  et 
cent  quatre-vingts  livres  d'or,  à  condition  qu'il  serait 


—  170  — 

élevé  à  la  dignité  de  diacre ,  dont  il  se  sentait  lui-même 
indigne.  <  Votre  offrande  est  grande  ,  répond  l'évêque, 
et  elle  vient  fort  à  propos  ;  mais  elle  n'est  pas  pure. 
Quant  à  mes  frères  les  pauvres,  Dieu  qui  les  a 
nourris  avant  que  nous  fussions  nés  ,  vous  et  moi ,  les 
nourrira  bien  encore  à  présent.  Comme  il  a  multiplié 
les  cinq  pains  du  désert ,  il  peut  bénir  les  dix  boisseaux 
de  mon  grenier.  »  Peu  après ,  on  vint  lui  annoncer 
l'arrivée  de  deux  grands  vaisseaux  de  l'Église  qu'il 
avait  envoyés  en  Sicile  chercher  du  blé.  Il  se  pro- 
sterna, et  dit  :  «  Je  vous  remercie.  Seigneur,  de  n'a- 
voir point  permis  à  votre  serviteur  de  vendre  votre 
grâce  pour  de  l'argent.  » 

Etant  sur  le  point  de  périr ,  il  dicta  son  testament 
en  ces  termes  :  «  Je  vous  rends  grâces ,  mon  Dieu  ,  de 
ce  que  vous  avez  exaucé  ma  prière.  Il  ne  me  reste 
qu'un  tiers  de  sou,  quoiqu'à  mon  ordination  j'aie 
trouvé  dans  la  maison  épiscopale  d'Alexandrie  envi- 
ron quatre  mille  livres  d'or,  et  que  j'aie  reçu  des 
sommes  innombrables  des  amis  de  Jésus.  C'est  pour- 
quoi j'ordonne  que  ce  peu  qui  me  reste  soit  donné  à 
vos  serviteurs.  »  K'est-ce  pas  là  mourir  dans  la 
charité  ? 

IN'a-t-ou  pas  vu  eu  tout  temps ,  n'avons-nous  pas 
vu  dans  notre  siècle  égoïste ,  de  pareils  traits  de  la 
charité  épiscopale  ? 


—  171   — 

Appartenant  h  une  famille  opulente,  ayant  joui, 
pendant  une  grande  partie  de  sa  vie,  d'un  traitement 
con.sidéral)le ,  l'archevêque  de  Quélen  ne  laisse  pas  de 
quoi  subvenir  aux  frais  de  sa  sépulture. 

l.ors  de  Tinondation  de  Montuuban ,  en  182G,  le 
vénérable  de  Cbeverus  ouvre  son  palais  à  tous  les  mal- 
heureux sans  asile  :  «  Mes  amis ,  leur  dit-il ,  le  palais 
épiscopal  est  à  vous,  venez-y  tous,  je  partagerai 
avec  vous  jusqu'à  mon  dernier  morceau  de  pain.  » 
Une  pauvre  femme  restait  à  la  porte  de  l'évêché.  Elle 
n'osait  entrer,  parce  qu'elle  était  protestante.  L'évè- 
que  l'apprend;  il  court  lui-même  la  cbercher  :  <•  Venez, 
lui  dit-il,  nous  sommes  tous  frères,  surtout  dans  le 
malheur.  " 

Dans  des  circonstances  à  peu  près  semblables  ,  l'ar- 
chevêque de  Lyon  vient  d'imiter  ce  beau  trait  de 
charité.  Il  a  aussi  ouvert  son  palais  aux  inondés  sans 
asile.  On  s'est  empressé  de  solliciter  pour  lui  l'émi- 
nente  dignité  dont  était  revêtu  naguère  le  vénérable 
de  Cheverus.  11  est  vraiment  digue  d'hériter  de  ses 
honneurs  ,  puisqu'il  hérita  de  son  esprit  de  charité. 

Les  deux  derniers  traits  que  je  viens  de  citer  me 
suggèrent  une  rétlexion.  En  passant  devant  un  palais 
épiscopal,  plusieurs  se  demandent  :  «  Pourquoi  cette 
vaste  et  belle  demeure  pour  un  homme  sans  famille?» 
La  famille  de  l'évêque ,  ce  sont  les  pauvres  ,  les  mal- 


—  172  — 

heureux.  En  est-il  une  plus  nombreuse  et  plus  inté- 
ressante? Pourquoi  ne  logeriez-vous  pas  commodé- 
ment le  père  des  pauvres,  surtout  quand  vous  le 
vojez,  dans  les  calamités  publiques,  ouvrir  les  portes 
de  sa  demeure  et  dire  h  ses  nombreux  enfants  : 
«  Mes  amis ,  entrez  :  ceci  vous  appartient  comme  à 
moi.  •" 

C'est  la  guerre  qui  menace  la  ville  épiscopale.  Une 
croix  à  la  main  ,  le  ministre  de  paix  ira  sans  crainte 
parler  des  miséricordes  infinies  de  Dieu  au  guerrier 
qui  vient  à  lui  une  épée  à  la  main  pour  venger  peut- 
être  un  affront  de  peu  d'importance. 

Attila  ravageait  les  Gaules.  Les  villes  un  peu  mar- 
quantes tremblaient  à  son  approche.  Presque  partout 
on  vit  l'évèque  lutter  avantageusement  contre  le  bar- 
bare. Il  avait  épargné  Paris  défendu  par  les  prières 
et  le  courage  d'une  bergère;  mais  il  vint  assiéger 
Orléans.  Aiguan,  évêque  de  cette  ville,  avait  lui-même 
prévenu  le  général  Aétius.  En  attendant  le  secours,  les 
habitants  étaient  dans  la  consternation.  L'évèque  seul 
les  soutenait  par  ses  prières  et  son  courage.  Lorsque 
tout  semblait  désespéré,  le  secours  arriva,  et  Attila  fut 
repoussé. 

11  se  jette  sur  Troyes,  qu'il  regarde  comme  une  proie 
facile;  mais  là  encore  se  trouve  un  évêque  courageux 
et  dévoué.  11  s'avance  au-devant  du  barbare,  précédé 


—  173  — 

de  la  croix  et  suivi  d'un  clergé  nombreux.  11  y  a  dans 
les  pompes  religieuses  je  ne  sais  quelle  vertu  secrète 
qui  fait  impression  sur  l'âme  la  plus  incrédule.  Le 
barbare  se  sent  pénétré  d'un  profond  respect.  L'évè- 
que  veut  profiter  de  cet  ascendant  :  «  Qui  es-tu ,  dit-il, 
pour  venir  ainsi  jtter  le  trouble  et  la  consternation 
dans  nos  villes.  —  Je  suis  le  fléau  de  Dieu.  — •  Eh 
bien  !  cède  donc  à  l'impression  de  sa  main  qui  te  meut 
et  te  gouverne,  et  épargne  du  moins  ses  villes 
fidèles.  » 

Quelque  temps  après,  il  se  présente  devant  la  capi- 
tale du  monde  chrétien ,  chargé  des  dépouilles  d'un 
grand  nombre  de  nations.  Les  habitants  de  Eome 
supplient  leur  évêque  d'aller  à  sa  rencontre.  Léo  part 
aussitôt.  Outre  sa  réputation  de  cruauté  qui  suffisait 
pour  glacer  d'effroi ,  la  figure  du  barbare  était  terrible. 
Léon  l'aborde  avec  confiance.  Attila  eut  tant  de  joie 
devoir  le  ministre  de  Dieu,  qu'il  écouta  favorablement 
sa  demande.  11  cessa  toute  hostilité ,  et  il  se  retira  au 
delà  du  Danube  avec  promcsst^  de  faire  la  paix. 

Les  devoirs  de  citoyen  tirent  quelquefois  oublier  à 
l'évèque  ses  devoirs  de  ministre.  Quand  ,  en  885 ,  les 
Normands  assiégèrent  Paris,  lévèquc  Gozlin  combat- 
tait eu  personne  à  côté  des  plus  braves.  Au  dire  de  la 
chronique,  ils  avaient  tant  de  vaisseaux  que  la  rivière 
en  était  couverte  dans  l'espace  de  plus  de  deux  lieues. 


—  174  — 

Leur  roi  Sigefroi  alla  trouver  Gozliu  ,  évoque  de  Paris, 
assurant  qu'ils  ue  demandaient  que  le  passage.  L'évè- 
que  repondit  fièrement  :  «  L'empereur  Charles  nous 
a  confié  cette  ville,  nous  la  lui  garderons.  » 

Ces  exemples  et  quelques  autres  ne  sont  que  de 
rares  exceptions  aux  habitudes  de  paix  que  les  évêques 
de  France  conservaient  dans  ces  temps  de  trouble ,  et 
qu'ils  s'efforçaient  de  communiquer  aux  antres.  Ils 
auraient  voulu  faire  régner  une  paix  perpétuelle. 
Voyant  qu'ils  ne  pouvaient  réussir ,  ils  établirent  une 
trêve  pour  quelques  jours  seulement.  Depuis  le  mer- 
credi au  soir  jusqu'au  lundi  matin  ,  il  était  défendu  de 
rien  prendre  par  force ,  de  tirer  vengeance  d'aucune 
injure  ,  etc. ,  c'est  ce  qu'on  nomma  la  trêve  de  Dieu. 
Cette  trêve  était  déjà  un  grand  bienfait  pour  ces  temps 
de  guerres  continuelles  et  d'universelles  agitations. 

Qui  n'admirerait  l'incompréhensible  ascendant  de 
l'évéque  d'Alger  sur  l'esprit  d'Abd-el-Kader?  un 
simple  prêtre  de  l'Église  catholique  se  montre  avec 
une  entière  sécurité  dans  ces  lieux  que  ne  peuvent 
traverser  sans  crainte  les  bataillons  les  plus  aguerris. 

C'est  un  prince  furieux  qui  tourne  son  épée  contre 
ceux  qu'il  doit  protéger.  —  L'évéque  se  présente 
encore ,  au  nom  du  ciel ,  pour  arrêter  sa  main  prête  à 
frapper. 

Théodose  le  Grand  avait  des  qualités  remarquables, 


—  175  — 

mais  il  avait  aussi  un  élan  de  colère  qu'on  arrêtait  dif- 
ficilement. 

Des  impositions  extraordinaires  avaient  excité  à 
Antioche  une  sédition  violente.  Ses  statues  ,  celles  de 
son  père ,  de  ses  enfants ,  de  sa  vertueuse  épouse , 
avaient  été  renversées  ,  mises  en  pièces  ,  traînées  dans 
les  rues  au  milieu  des  imprécations  générales.  Dès 
que  la  sédition  fut  apaisée ,  on  pensa  aux  conséquen- 
ces terribles  qu'elle  allait  avoir  ;  tous  tremblaient. 
Les  philosophes  ,  partageant  la  crainte  générale  , 
avaient  fui  loin  de  la  ville  ;  les  solitaires  abandon- 
naient leur  retraite,  venaient  consoler  le  peuple  et 
intercéder  en  sa  faveur.  Un  homme  surtout  se  distin- 
gua alors  :  ce  fut  l'évèque  Flavien.  Il  se  présenta  de- 
vant Théodose,  et,  en  lui  exprimant  les  pensées  qui 
s'offraient  à  son  àme  profondément  affligée,  il  s'éleva 
à  une  hauteur  que  l'éloquence  atteint  rarement.  Yoici 
quelques-unes  de  ces  pensées  :  «  On  a  renversé  vos 
«  statues  ,  mais  vous  pouvez  en  dresser  de  plus  pré- 
«  cieuses  dans  le  cœur  de  vos  sujets  et  en  avoir  même 
«  autant  qu'il  y  aura  jamais  d'hommes  sur  la  terre... 
'(  Vous  avez  ordonné  qu'on  délivrât  à  Pâques  les  pri- 
«  sonniers  ,  et  alors  cette  belle  parole  sortit  de  votre 
"  bouche  :  Plût  à  Dieu  que  je  pusse  de  même  ressus- 
«  citer  les  morts!  Vous  le  pouvez  maintenant,  car,  en 
«  pardonnant,  vous  allez  ressusciter  toute  la  ville  d'An- 


—  176  — 

«  lioche,  comme  morte  en  ce  moment.  »  Tlavien  parla 
longtemps,  et  toujours  avec  force  et  chaleur.  Le  reli- 
gieux empereur  avait  peine  à  retenir  ses  larmes  ;  sa  ré- 
ponse fut  digne  des  paroles  du  saint  évèque  :  «  Ne 
«  devons-nous  pas  pardonner  aux  hommes ,  nous  qui 
«  ne  sommes  que  des  hommes  ,  puisque  le  maître  du 
«  monde  est  venu  sur  la  terre ,  qu'il  s'est  fait  esclave 
«  pour  nous  ,  et  qu'étant  crucifié  par  ceux  qu'il  avait 
«  comhlés  de  grâces ,  il  a  prié  son  père  pour  eux.  » 
Sous  le  mêm.e  empereur,  une  autre  sédition  éclata 
à  Thessalonique.  Il  y  eut ,  dans  cette  sédition ,  des  offi- 
ciers tués  à  coups  de  pierres.  Dès  que  Théodose  eut 
été  informé  de  ce  qui  s'était  passé ,  il  entra  en  fureur 
et  il  voulut  en  tirer  une  éclatante  vengeance  ;  mais 
l'évèque  Ambroise  le  calma.  Peu  après ,  quelques 
hommes  mal  intentionnés  rallumèrent  le  feu  mal  éteint 
de  sa  colère.  Un  jour  que  le  peuple  de  Thessalonique 
était  assemblé  pour  les  jeux ,  des  soldats  l'environnè- 
rent par  ordre  de  l'empereur  ;  pendant  trois  jours ,  ils 
ne  cessèrent  d'égorger,  sans  distinction  d'innocent  et 
de  coupable;  il  y  eut  environ  sept  mille  victimes.  Peu 
après  celte  horrible  boucherie  ,  l'empereur  se  présenta 
au  temple  ;  Ambroise  s'imagina  le  voir  tout  couvert 
d'un  sang  innocent ,  et  il  s'avança  aussitôt  pour  lui  dé- 
fendre de  franchir  le  seuil  sacré.  «  Un  saint  roi ,  dit 
l'empereur  couvert  de  confusion ,  David  n'a-t-il  pas 


—  177  — 

aussi  versé  un  sang  innocent? —  Vous  l'avez  imité 
dans  sa  faute ,  répondit  le  courageux  évèque  ,  iraitez- 
le  dans  son  repentir  et  sa  pénitence.  »  Tliéodose  se 
soumit  à  la  pénitence  publique ,  mais  ce  n'était  pas 
assez  :  l'humanité  avait  été  outragée  ,  et  le  saint  évè- 
que stipula  en  faveur  de  l'humanité.  Il  lui  lit  porter 
une  loi  qui  suspendait  pendant  trente  jours  les  exécu- 
tions à  mort. 

Lors  des  massacres  politiques  de  la  Saint-Barthé- 
lem},  si  souvent  et  si  injustement  reprochés  au  clergé, 
ce  sont  les  évèques  qui  ont  intercédé  avec  le  plus  d'é- 
nergie en  faveur  des  protestants  établis  dans  leurs 
diocèses  ,  et  plusieurs  cLircat  la  consolation  d'arrêter 
l'effusion  du  sanff. 


CHAPITRE  XIII. 


Visite  pastorale. 


L'évêque  a  quitté  pour  quelques  jours  le  lieu  de  sa 
résidence.  Où  va-t-il?  Ces  campagnes  ,  ces  villes  moins 
importantes,  placées  autour  de  la  ville-mère,  sont  en- 
core de  sa  juridiction  :  il  leur  doit  aussi  ses  soins  j  le 
zélé  pasteur  va  les  visiter. 

Quand  il  est  au  milieu  des  campagnes ,  il  sent  comme 
un  lourd  fardeau  tomber  de  ses  épaules  ;  l'air  lui  pa- 
rait plus  pur  et  le  ciel  plus  serein  ;  il  semble  respirer 
plus  aisément.  Il  y  a  bien  des  vertus  dans  une  grande 
ville,  mais  aussi  il  y  a  beaucoup  de  corruption  ;  quand, 


—  179  — 

placé  au  milieu  de  cette  corruption ,  un  saint  pontife 
vient  à  se  dire  :  «  S'il  se  fait  ici  une  seule  action  mau- 
vaise que  j'aie  pu  empêcher,  Dieu  m'en  demandera 
compte.  «  Quelle  accablante  pensée  pèse  alors  sur  son 
cœur  ! 

Il  y  a ,  dans  une  vallée  solitaire ,  un  hameau  où 
vous  pouvez  voir  encore  la  simplicité  des  premières 
mœurs  et  la  sublimité  des  vertus  antiques.  C'est  à  ce 
hameau  que  l'évèque  se  rend  aujourd'hui  ;  les  habi- 
tants vont  à  sa  rencontre ,  parés  comme  pour  les  plus 
grandes  solennités  de  l'Église.  Il  y  a  dix  ans  qu'eut 
lieu  sa  dernière  visite  dans  cette  petite  paroisse ,  vers 
laquelle  le  poussait  cependant  le  penchant  de  son 
cœur  ,  tant  ses  journées  sont  remplies  ,  tant  sont 
grands  les  besoins  des  autres  parties  de  son  diocèse! 
Depuis  ce  temps,  l'évèque  a  beaucoup  vieilli;  son  vi- 
sage commence  à  se  rider  ;  son  corps,  maigre  et  élevé , 
s'affaisse  tous  les  jours  sous  le  poids  des  années  ,  du 
travail  et  des  peines  ;  cependant  les  anciens  l'ont  faci- 
lement reconnu  ;  il  est  de  l'âge  de  plusieurs  d'entre 
eux  ;  dès  qu'ils  l'ont  aperçu  ,  la  joie  s'est  épanouie 
sur  les  visages  ;  mais  quand  ils  l'ont  vu  s'avancer 
d'un  pas  beaucoup  plus  pénible  qu'autrefois,  ils  se 
sont  regardés  d'un  air  sérieux ,  et  quelques-uns  di- 
saient :  «  Il  vieillit  comme  nous  ;  il  a  aussi  son  tra- 
vail et  ses  tourments.  Pourquoi  le  bon  Dieu  ne  fait-il 


—  180  — 

donc  pas  en  faveur  de  tels  hommes  une  exception  à 
la  loi  de  mort  qu'il  a  portée  contre  nous?  Il  devrait 
au  moins  les  conserver  sur  la  terre  plus  longtemps  que 
les  autres;  il  lui  tarde,  sans  doute,  de  récompenser 
leurs  vertus,  en  les  appelant  auprès  de  lui.  » 

Les  parents  se  sont  avancés  sur  la  limite  de  la  pa- 
roisse pour  jouir  plus  tôt  de  la  présence  de  l'évèque; 
leurs  enfants  n'ont  pas  quitté  Féglise  ;  ils  s'y  tiennent 
dans  un  grand  recueillement ,  se  disposant  de  plus  en 
plus  à  la  réception  de  TEspr't ,  que  l'envoyé  céleste 
doit  bientôt  appeler  en  eux  par  l'imposition  des  mains. 
Car  c'est  principalement  pour  eux  que  l'évêque  se 
rend  aujourd'hui  dans  la  paroisse.  Admirable  sagesse 
de  l'Église  !  Dans  la  crainte  que  ses  ministres ,  élevés 
aux  premières  dignités ,  ne  s'enorgueillissent  de  leurs 
fonctions  sublimes,  elle  leur  impose  l'obligation  de 
conférer  eux-mêmes  le  sacrement  que  le  chrétien  re- 
çoit ordinairement  en  son  bas  âge.  Elle  les  met  ainsi 
en  face  de  quelques  faibles  enfants  ,  comme  pour  leur 
faire  sentir  plus  vivement  la  grande  loi  de  l'humi- 
lité ,  comme  pour  leur  rappeler  ces  belles  paroles  du 
pasteur  des  pasteurs  :  «  !Si  vous  ne  devenez  sembla- 
bles à  ces  petits  enfants ,  vous  n'entrerez  point  dans  le 
royaume  des  cieux.  » 

Avant  d'appeler  sur  ces  eufants  l'Esprit  de  lumière, 
l'évêque  veut  s'assurer  par  lui-même  s'il  y  a  déjà  en 


—  181   — 

eux  ,  ainsi  que  le  deuiv^ude  l'Église,  quelque  étincelle 
du  feu  sacré.  Il  s'adresse  à  celui  qui  parait  le  plus  jeune 
de  tous  :  «  ftloa  enfant ,  qui  vous  a  mis  sur  la  terre  ? 
—  Pourquoi  y  ètes-vous?  —  D'où  venez -vous  et  où 
allez-vous?  —  Quel  est  votre  premier  maître,  votre 
seul  maître  véritable?  —  Quels  sont,  à  votre  égard  , 
les  représentants  de  Dieu  en  ce  monde  ?  —  Que  devez- 
vous  faire  pour  être  heureux?  »  L'enfant  a  donné  avec 
assurance  une  réponse  satisfaisante  à  ces  questions 
qui  intéressent  l'homme  de  tous  les  âges  et  de  toutes 
les  conditions;  le  saint  pontife  reprend  ,  comme  au- 
trefois son  divin  maître  :  «  Faites  ceci  et  vous  vivrez.» 
Il  ne  se  lasse  point  d'interroger,  d'admirer  son  jeune 
auditoire,  et  un  sourire  de  l)onlieur  vient  à  chaque 
instant  errer  sur  ses  lèvres.  Pendant  le  cours  de  son 
ministère  ,  il  a  expliqué  souvent  la  parole  de  Dieu  ;  il 
s'est  vu  entouré  bien  des  fois  d'un  auditoire  nombreux 
et  éclairé;  sa  voix  persuasive  a  peut-être  touché,  re- 
mué ,  converti  les  cœurs  ;  eh  bien  !  je  ne  crains  pas  de 
l'assurer  ici ,  jamais  il  n'a  ressenti  une  joie  plus  vive 
et  plus  pure  qu'en  s'entretenaut  ainsi  avec  l'enfance. 
A  la  fin  de  sa  vie ,  l  illustre  Bossuet  s'était  dégoûté 
de  la  cour.  Quel  est  l'objet  en  ce  monde  dont  ne  se 
lasse  bientôt  l'àme  d'un  chrétien ,  d'un  Bossuet  sur- 
tout? Voulant  donner  à  son  troupeau  les  restes  d'une 
voix  qui  tombait  et  d'un  feu   qui  déjà  s'éteignait, 

-  12 


—  182  — 

comme  il  l'avait  annoncé  dans  l'immortelle  oraisoa 
funèbre  du  grand  Condé  ,  il  se  livre  entièrement  aux 
fonctions  de  sou  ministère.  On  le  voyait  alors  se  ren- 
dre dans  les  églises  de  campagne,  où  il  administrait 
les  sacrements  et  où  il  expliquait  le  catéchisme  aux 
enfants.  De  quelle  satisfaction  son  grand  cœur  était 
rempli ,  quand  son  regard  perçant  voyait  ces  jeunes 
intelligences  s'éclairer  déjà  des  douces  lumières  de 
l'Evangile  !  Non ,  il  ne  devait  pas  se  sentir  aussi  heu- 
reux ,  lorsque,  trônant  dans  les  premières  chaires  de 
la  capitale,  il  était  obligé  d'étoufier  en  lui  ces  senti- 
ments d'orgueil  qui  s'élevaient  en  foule  dans  son  àme 
à  la  suite  de  ces  pensées  sublimes ,  avec  lesquelles  il 
écrasait  l'orgueil  des  grands  de  la  terre. 

On  ne  peut  s'imaginer  combien  de  circonstances 
se  rencontrent ,  qui  permettent  à  l'évèque  ,  remplis- 
sant quelquefois  les  fonctions  sacerdotales,  de  produire 
sur  les  assistants  une  impression  profonde.  J'ai  à  citer 
lin  trait  remarquable  qui  ne  paraîtra  pas  déplacé  ici , 
quoiqu'il  n'ait  pas  eu  lieu  dans  une  visite  pastorale. 

Un  riche  créole  invita  un  jour  le  vénérable  de  Che- 
verus  à  baptiser  son  enfant.  Pendant  le  baptême ,  l'é- 
vèque aperçut  dans  l'église  une  pauvre  femme  tenant 
entre  ses  bras  un  enfant  nouveau -né  et  attendant 
humblement  à  lécart.  L'évèque  pensa  au  sentiment 
pénible  que  devait  causer  à  ces  pauvres  gens  le  spec- 


—  183  — 

tacle  de  tous  les  honneurs  rendus  à  l'enfant  riche  ;  et, 
se  tournant  de  leur  côté,  il  les  invita  à  s'approcher. 
«  Venez,  mes  amis,  leur  dit-il,  je  veux  aussi  moi- 
même  faire  ce  baptême.  »  Et,  après  que  tout  fut  fini, 
le  ministre  de  la  religion  prenant  de  là  occasion  de 
donner  d'utiles  leçons  aux  riches  et  aux  pauvres  qui 
étaient  présents  :  «  Ces  deux  enfants  ,  leur  dit -il ,  sont 
également  grands  devant  Dieu  ,  également  chers  à  son 
cœur.  Tous  les  deux  sont  destinés  à  la  même  gloire 
dans  l'éternité;  mais  ils  doivent  y  arriver  par  des 
voies  différentes  :  le  riche ,  par  la  charité  qui  console 
et  soulage;  le  pauvre,  par  une  vie  humble  et  labo- 
rieuse. L'un  sera  compatissant ,  généreux  ;  l'autre  , 
patient  et  reconnaissant.  Ils  vont  commencer  dès  au- 
jourd'hui à  remplir  leur  destinée.  L'enfant  pauvre  ne 
peut  pas  demander,  et  son  cœur  ne  connaît  point  en- 
core la  reconnaissance  :  je  vais  demander  à  sa  place  et 
je  serai  reconnaissant  pour  tout  le  bien  que  vous  lui 
ferez.  L'enfant  riche  ne  peut  pas  donner,  et  son  cœur 
ne  connaît  point  encore  la  générosité  :  c'est  vous ,  dit- 
il  en  se  tournant  vers  la  nombreuse  et  brillante  réu- 
nion qui  l'entourait ,  c'est  vous  qui  êtes  ses  repré- 
sentants et  qui  devez  vous  charger  d'être  charitables 
et  généreux  pour  lui.  »  Levèque  commence  aussitôt 
la  quête  pour  l'enfant  pauvre ,  et  il  n'y  eut  pas  une 
seule  personne  qui  ne  se  sentit  pressée  de  donner. 


—  184  — 

Je  reviens  à  la  visite  pastorale  que  j'ai  entrepris  de 
décrire.  L'évèque  examine  avec  recueillement  les  dif- 
férentes parties  de  cette  pauvre  église  où  Dieu  a  placé , 
aussi  bien  que  dans  le  plus  riche  édifice  consacré  à  son 
culte,  la  source  abondante  de  ses  grâces.  Le  curé  est 
à  côté  de  son  évèque  ;  c'est  aussi  un  vieillard  ;  il  a 
plus  de  cinquante  ans  de  ministère ,  et  il  est  encore  à 
sa  première  paroisse.  Toutes  les  fois  qu'il  a  été  ques- 
tion de  l'en  arracher,  ses  paroissiens  lui  ont  témoigné 
un  attachement  si  rare ,  qu'on  fut  obligé  de  se  rendre 
à  leurs  désirs.  L'évèque  l'en  félicite  aujourd'hui. 
«  Vous  êtes  heureux,  dit-il,  d'avoir  su  comprendre 
cette  vérité  si  simple  et  que  pourtant  peu  de  person- 
nes savent  comprendre  :  l'homme  le  moins  à  plaindre 
est  celui  qui  porte  la  plus  légère  portion  du  fardeau 
de  ce  monde.  » 

Pendant  la  visite ,  l'évèque  et  le  curé  échangent 
quelques  réilexions  que  les  assistants  recueillent  avec 
édification. 

«  Monseigneur,  dit  le  prêtre  en  commençant ,  mon 
éo^lise  est  bien  pauvre  ;  elle  est  peu  digne  de  la  ma- 
jesté de  celui  qui  y  réside. 

—  Mon  cher  curé  ,  répond  l'évèque ,  une  église  est 
toujours  riche ,  quand  elle  possède  un  pasteur  tel  que 
vous.  D'ailleurs  ,  la  pauvreté  plaît  à  Dieu.  En  quit- 
tant le  ciel ,  c'est  dans  une  étable  qu'il  est  descendu 
sur  la  terre. 


—   185  — 

—  Vous  voyez  ces  statues ,  ces  tableaux ,  ce  sout 
toujours  les  mêmes;  ils  ont  élé  travaillés  un  peu  gros- 
sièrement ;  nous  avons  pensé  plusieurs  fois  à  les  re- 
nouveler ,  mais  nous  ne  l'avons  pas  fait  encore. 

—  Celui  qui  orne  le  temple  d'un  chef-d'œuvre  de 
peinture  ou  de  sculpture,  celui-là,  sans  doute,  fait 
une  œuvre  sainte  ,  car  tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  vient 
de  Dieu  et  doit  retourner  à  Dieu.  Cependant ,  quand 
le  cœur  offre  à  Dieu  un  ouvrage  moins  remarquable  , 
il  n'est  pas  juste  de  le  mépriser.  Dites-moi ,  vos  pa- 
roissiens se  prosternent-ils  toujours  avec  foi  et  piété 
à  la  vue  de  ces  tableaux  ou  de  ces  statues?  En  les  con- 
templant ,  pensent-ils  à  Dieu  ,  à  la  vertu  ,  aux  récom- 
penses éternelles? 

—  Oui,  Monseigneur. 

—  Dieu  en  soit  béni.  Ne  méprisez  pas  de  pareilles 
images  ;  elles  seront  toujours  dignes  de  Dieu ,  si  elles 
portent  les  hommes  à  l'accomplissement  de  leurs  de- 
voirs. 

—  Nous  avons  l'intention  de  faire  des  réparations 
considérables  au  corps  même  de  l'édifice,  mais  nous 
avons  différé  d'une  année.  Celle  qui  vient  de  s'écouler 
a  été  mauvaise ,  et  nous  avons  cru  devoir  nous  oc- 
cuper des  temples  bâtis  de  la  main  de  Dieu ,  avant 
de  nous  occuper  des  temples  bâtis  de  la  main  des 
hommes. 


—  186  — 

—  Vous  avez  suivi  le  précepte  chrétien  ;  car  celui 
qui  a  dit  à  Dieu  son  Père  :  Le  zèle  de  votre  maison  me 
dévore,  celui-là  a  dit  aussi  :  Le  premier  et  le  plus 
grand  commandement,  c'est  d'aimer  Dieu  de  tout  son 

cœur,  et  le  prochain  comme  soi-même Vous  avez 

donc  des  pauvres?  Je  crovais  qu'ici  la  richesse  et  la 
pauvreté  étaient  également  inconnues. 

—  Ordinairement  nous  n'en  avons  point  ;  mais , 
vous  le  savez,  le  travail  est  notre  unique  soutien,  et 
la  terre,  notre  seule  nourricière.  Quand,  pour  de  gra- 
ves raisons  ,  la  Providence  juge  à  propos  de  frapper 
de  stérilité  le  travail  des  hommes  ;  quand  la  terre  ne 
produit  pas  ses  fruits  hahituels ,  nous  devons  néces- 
sairement souffrir. 

—  Tant  que  durent  ces  temps  malheureux,  vous 
avez  nécessairement  de  grandes  charges  et  peu  de  res- 
sources. Il  est  de  mon  devoir  de  venir  alors  à  votre 
secours;  je  le  ferai  aujourd'hui  avec  plaisir;  on  ne 
trouve  pas  souvent  l'occasion  de  placer  aussi  hien  ses 
charités.» 

L'évêque  a  paru  aussi  dans  la  modeste  chaire.  Les 
regards  de  tous  les  assistants  se  tournent  aussitôt  vers 
lui  avec  amour  et  respect.  Que  va-t-il  leur  annoncer? 
Les  vérités  toujours  anciennes  et  toujours  nouvelles, 
cette  même  loi  que  le  pasteur  du  lieu  a  tant  de  fois 
développée  :  loi  de  justice  et  de  charité ,  loi  que  Dien 


—  187  — 

a  mise  à  la  portée  des  esprits  les  plus  simples  et  des 
intelligences  les  plus  élevées ,  parce  qu'elle  est  la  loi 
de  tous ,  comme  il  est  lui-même  le  Dieu  de  tous  les 
hommes.  «  Mes  chers  frères  ,  dit-il  en  terminant , 
conservez  toujours  la  douceur  et  la  simj)licité  de  vos 
mœurs.  Servez  Dieu;  aimez-vous  les  uns  les  autres 
comme  Jésus  vous  a  aimés.  Apprenez  à  vos  enfants  à 
marcher  sur  vos  traces  ,  comme  vous  marchez  vous- 
mêmes  sur  les  traces  de  vos  religieux  ancêtres.  Que 
la  foi,  la  charité,  que  toutes  les  vertus  chrétiennes 
résident  parmi  vous  ,  de  génération  en  génération , 
jusqu'cà  la  consommation  des  siècles.  C'est  le  seul 
moyen  que  le  ciel  ait  donné  à  l'homme  pour  assurer 
son  honheur  en  cette  vie  et  en  l'autre.  »  Des  larmes 
coulent  de  tous  les  yeux  et  attestent  à  l'orateur  chré- 
tien que  ses  paroles  ont  été  goûtées.  Il  termine  , 
comme  il  a  commencé ,  en  appelant  sur  la  tète  de  tous 
ceux  qui  l'écoutent  les  abondantes  bénédictions  du 
Seigneur.  Heureux  encore  dans  cette  circonstance,  il 
a  l'intime  conviction  qu'aucun  de  ceux  à  qui  il  s'a- 
dresse ne  répond  par  la  haine  ou  l'indifférence  à  ses 
paroles  de  bénédiction  et  d'amour. 

L'envoyé  céleste  se  dispose  enfin  à  quitter  ces  lieux 
champêtres.  Pour  jouir  plus  longtemps  de  sa  pré- 
sence ,  la  plupart  des  habitants  le  reconduisent  jus- 
qu'aux lieux  où  ils  l'avaient  reçu ,  je  veux  dire  jus- 


—  188  — 

qu'aux  confins  de  la  paroisse.  Les  anciens  disent  aux 
plus  jeunes  :  «  Vous  le  reverrez  encore ,  ou  du  moins, 
TOUS  reverrez  un  autre  lui-même;  mais  nous,  c'est 
sans  doute  pour  la  dernière  fois.  »  Ils  se  sont  arrêtés; 
mais  ils  le  suivent  encore  des  yeux.  Ils  se  retournent 
bien  des  fois  après  qu'ils  ont  cessé  de  l'apercevoir, 
et ,  ne  le  voyant  plus ,  ils  regardent  au  fond  de  leurs 
cœurs,  où  l'amour  a  fidèlement  gravé  son  image. 

Qui  dirait  le  bien  que  vient  de  faire  à  cette  pieuse 
et  simple  paroisse  la  visite  du  saint  pontife?  Le  zèle  du 
pasteur  a  été  soutenu ,  ranimé.  Eu  écoutant  les  paroles 
encourageantes  de  son  évèque,  il  s'imaginait  entendre 
le  commencement  du  jugement  de  Dieu.  Les  cœurs 
tristes  ont  été  consolés  ;  les  âmes  ébranlées  ont  été 
raffermies  ;  les  plus  fervents  ont  senti  s'allumer  au 
cœur  le  feu  d'une  ferveur  nouvelle.  Désormais  cette 
solennelle  et  touchante  cérémonie  fera  époque  dans 
la  paroisse;  il  ne  s'y  est  jamais  rien  passé  de  plus 
important.  On  dira  :  «  Dans  telle  année,  dans  tel 
mois,  à  toi  jour,  nous  l'avons  vu  ,  nous  l'avons 
entendu ,  nous  avons  reçu  ses  bénédictions.  »  Et  à 
cet  impérissable  souvenir  s'attacberont  des  pensées 
salutaires.  Ainsi,  quand  Dieu  envoyait  autrefois  ,  au 
milieu  des  hommes,  un  des  esprits  ses  ministres,  le 
messager  céleste ,  après  avoir  rempli  sa  mission  ,  se 
dépouillait  aussitôt  de  son  enveloppe  terrestre  et  re- 


—  189  — 

tournait  au  ciel,  sa  demeure;  mais  ceux  qui  avaient  eu 
le  bonheur  de  s'entretenir  avec  lui  le  suivaient  long- 
temps des  veux ,  et ,  avec  son  souvenir,  ils  conservaient 
toujours  quelques  pensées  de  Dieu. 


^ 


^^^^°^^ 


CllAI'lîliE  XIV. 


L'évéque  revêtu  de  fonctions  politiques. 


Qu'il  y  ait ,  dans  le  corps  épiscopal ,  autant  et  plus 
peut-être  que  dans  tout  autre  corps,  des  sujets  propres 
à  former  d'habiles,  de  profonds  politiques,  c'est  ce 
qu'on  peut  également  prouver  par  le  raisonnement  et 
par  les  faits. 

Quelque  mal  disposés  que  vous  soyez  à  l'égard  des 
évèqucs,  vous  leur  accorderez  sans  doute  la  même 
aptitude,  les  mêmes  capacités  qu'aux  autres  hommes; 
et  moi  j'ajouterai  que  les  hautes  fonctions  auxquelles 
ils  s'élèvent,  la  plupart  du  temps  par  eux-mêmes, 


—    191   — 

montrent  qu'ils  sont  des  hommes  peu  ordinaires.  Pour 
développer  leurs  facultés  natives,  outre  l'étude  des 
sciences  auxquelles  se  li\  rent  les  autres  hommes ,  ils 
ont  eucore  l'étude  de  la  théologie,  cette  science  de 
Dieu,  la  mère,  la  reine  de  toutes  les  autres  sciences. 
L'étude  de  la  théologie  doune  à  l'esprit  une  péuétra- 
tion  remarquable  et  une  grande  force  de  discussion. 
Qu'y  a-t-il,  dans  les  choses  de  ce  monde,  d'impéué- 
trable  à  celui  qui  s'est  élevé  jusqu'au  ciel ,  et  qui  a 
dévoilé  une  partie  des  mystères  de  la  Divinité?  L'esprit 
véritablement  théologique ,  c'est  l'esprit  philosophi- 
que, moins  son  orgueil  et  sa  mauvaise  foi.  Générale- 
ment parlant ,  il  y  a  chez  les  évêques  des  idées  plus 
grandes ,  plus  élevées  que  chez  les  autres  hommes  ;  il 
y  a  chez  eux  uue  probité  plus  incontestable,  un  déta- 
chement plus  sincère  des  choses  de  ce  monde.  Ils  se 
trouvent  moins  communément  sous  l'influence  de  ces 
intérêts  parliculiei's  de  famille  et  de  coterie,  presque 
toujours  en  opposition  avec  les  intérêts  de  la  grande 
communauté.  Eien  ne  leur  manque  donc  pour  devenir 
des  hommes  d'État  remarquables  ;  les  fonctions  sacrées 
dont  ils  sont  revêtus  semblent  communiquer  quelque 
chose  de  divin  à  leurs  actes  politiques.  Habituellement 
occupés  des  choses  d'en  haut,  ils  n'en  sont  que  mieux 
placés  pour  connaître  les  choses  de  la  terre  et  en  juger 
sainement.   C'est  Dieu  qui ,  du  haut  de  son  trône  , 


—    102  — 

gouverne  le  monde  ;  quand  un  homme  est  appelé  à 
coopérer  sous  lui  à  la  direction  d'une  fraction  quel- 
conque de  ce  monde,  il  n'a  rien  de  mieux  à  faire  que 
de  se  dégager  des  choses  de  la  terre  et  de  s'élever  avec 
Dieu  dans  les  cieux. 

Ici ,  les  faits  ne  parlent  pas  moins  haut  que  le  rai- 
sonnement. Si  je  voulais  citer  tous  les  évèques  qui  ont 
rempli  avec  quelque  distinction  des  fonctions  politi- 
ques ,  ou  qui  ont  été  en  état  de  les  remplir  dignement , 
la  simple  énumération  de  leurs  noms  me  demanderait 
un  temps  considérable.  Disons  un  mot  des  plus  con- 
nus :  Ximenès  fit  fleurir  en  Espagne  la  religion  et  les 
sciences  ;  il  était  tellement  dévoué  aux  intérêts  géné- 
raux de  sa  patrie ,  qu'on  l'appelait  le  cardinal  d'Es- 
pagne. Il  fit  à  ses  frais  la  conquête  d'Oran  :  glorieuse 
conquête,  qui  doit  lui  assurer  à  jamais  la  reconnais- 
sance de  sa  patrie  et  l'admiration  de  la  postérité. 
Quand  il  entra  triomphant  dans  la  ville ,  300  esclaves 
chrétiens  se  jetèrent  à  ses  pieds  en  lui  présentant  leurs 
chaînes  brisées.  De  cette  riche  proie,  il  ne  se  réserva 
que  quelques  livres  arabes.  A  Rome,  je  vois  la  famille 
des  Fabius  marcher  seule  contre  un  des  ennemis  de  la 
patrie.  Cette  famille  succombe,  mais  elle  est  immor- 
telle :  un  évèque  se  charge  de  diriger  la  conquête  d'une 
ville  située  sur  une  côte  barbare ,  séparée  de  son  pays 
par  la  mer  ;  et ,  parce  que  les  finances  du  gouverne- 


—  193  — 

ment  sont  épuisées ,  il  se  charge  de  toutes  les  dé- 
penses. L'expédition  réussit;  l'évêque  serait-il  oublié? 
Remarquez  en  passant  combien  il  était  digne  d'un 
profond  politique  de  reporter  ainsi  chez  les  3Iaures  le 
fover  de  la  guerre  que  ces  barbares  avaient  si  long- 
temps entretenu  en  Espagne.  Le  cardinal  d'Amboise 
servit  son  pays  avec  une  grande  sagesse  et  avec  un  dé- 
sintéressement plus  admirable  encore.  Premier  minis- 
tre, tout-puissant  en  France,  il  se  contentait  des  re- 
venus de  son  évèché  ;  et  encore  faisait-il  de  ces  revenus 
trois  parts  égales  :  la  première  pour  les  pauvres ,  la 
seconde  pour  des  établissements  utiles,  la  troisième 
pour  ses  propres  besoins.  Le  puissant  Richelieu  réu- 
nit en  faisceau  les  fractions  divisées  et  affaiblies  de 
l'autorité.  Il  maintint  l'ordre  en  France;  il  combattit 
avec  courage  et  succès  les  ennemis  du  dehors  ;  il  fit 
fleurir  les  sciences  et  les  arts;  il  prépara  enfin  le  règne 
à  jamais  mémorable  de  Louis  le  Grand.  Par  les  res- 
sources d'une  politique  habile,  Mazarin  résista  aux 
attaques  de  nombreux  ennemis ,  et  il  sut  même  para- 
lyser les  efforts  de  deux  épées  redoutables.  Rossuet  et 
Fénelon  ont  mérité  d'être  appelés  les  précepteurs  des 
rois.  Pour  enseigner  à  son  royal  élève  comment  se 
gouverne  un  royaume,  le  premier  développe  tous  les 
rouages  qui  mettent  en  mouvement  l'univers  entier; 
le  second  eut  des  hommes  une  connaissance  si  appro- 


—  194  — 

fondie,  qu'elle  ne  fut  jamais  surpassée  que  par  l'amour 
qu'il  leur  portait.  Chargé  du  ministère  dans  des  cir- 
constances difficiles  ,  Fleury  resta  sage  et  vertueux  au 
milieu  d'une  cour  folle  et  corrompue.  Enlin ,  si  nous 
conservons  à  Talleyrand  un  caractère  dont  il  avait 
tout  fait  pour  se  dépouiller ,  nous  dirons  que,  par  son 
génie  politique ,  il  éleva  et  renversa  peut-être  encore 
plus  de  trônes  que  Napoléon  avec  sou  génie  guerrier. 
Ce  sont  les  évèques,  a  dit  Gibbon ,  qui  ont  fait  le 
royaume  de  Trance,  comme  les  abeilles  font  une  ru- 
che. Rien  n'est  plus  vrai  5  mais  je  ne  sais  pourquoi  cet 
écrivain  a  restreint  son  observation  à  la  France.  L'in- 
fluence épiscopale  s'est-elle  moins  fait  sentir  en  Espa- 
gne, en  Italie  ,  en  Allemagne,  et  même  en  Angleterre? 
Dans  toutes  les  contrées  de  l'Europe ,  les  évêques  ont 
été  les  précepteurs,  les  conseillers,  les  auxiliaires  des 
rois.  En  remplissant  la  mission  sublime  que  leur  avait 
imposée  Jésus-Christ  d'enseigner  les  peuples,  ils  ont 
aussi  instruit  les  gouvernements.  Après  leur  avoir  en- 
tendu annoncer  la  loi  chrétienne  et  expliquer  les  de- 
voirs difficiles  du  supérieur  à  l'égard  de  son  inférieur, 
les  rois ,  étonnés ,  leur  disaient  quelquefois ,  eu  re- 
mettant entre  leurs  mains  les  rênes  de  l'empire  : 
«  Faites  vous-mêmes  ce  que  vous  enseignez  si  bien.  » 
Et  ce  sont  ces  évêques-gouverneurs  qui  ont  introduit 
dans  toutes  les  branches  de  l'administration  cet  esprit 


—  195  — 

chrétien  que  Montesquieu  ne  pouvait  se  lasser  d'admi- 
rer ,  et  auquel  il  ne  trouvait  rien  de  comparable  dans 
Tantiquité. 

Quelques-uns  déplorent  cette  influence  ;  mais ,  je  le 
demande,  u'était-elle  pas  légitime,  avantageuse?  n'é- 
tait-elle pas  nécessaire?  Où  était  la  science ,  la  pensée, 
pendant  la  jeunesse  des  monarchies  européennes? 
n'était-elle  pas  dans  l'Église ,  uniquement  dans  l  Église? 
Elle  s'y  était  réfugiée  quand  les  barbares  du  Nord  se 
répandirent,  comme  un  torrent  dévastateur ,  sur  Rome 
et  sur  tous  les  pays  civilisés  ;  et  ce  n'est  qu'après  y 
avoir  fait  un  long  séjour ,  qu'elle  se  répandit  au  dehors 
pour  éclairer  de  nouveau  le  monde.  Si  le  clergé  s'était 
renfermé  dans  la  solitude ,  le  dépôt  de  la  science  qu'il 
gardait  restait  enfoui ,  et  les  ténèbres  n'auraient  point 
été  dissipées.  Si  les  évêques  n'avaient  pris  part  à  la 
direction  des  affaires,  qui  donc  l'aurait  fait?  étaient- 
ce  ces  serfs  à  demi  barbares  qui  ne  savaient  que  re- 
muer la  glèbe  au  profit  d'un  maître  plus  fort,  mais 
non  moins  ignorant  qu'eux-mêmes?  étaient-ce  ces  gen- 
tilshommes qui  ne  connaissaient  que  le  maniement  des 
armes  et  qui  ne  savaient  pas  même  signer ,  si  ce  n'est 
en  faisant  une  croix  et  en  appliquant  le  pommeau  de 
leur  épée? 

Le  titre  d'évêque  n'avait  point  effacé  en  eux  le  titre 
de  citoyen  ;  au  contraire ,  il  les  grandissait  et  les  pla- 


—  196  — 

çait ,  aux  yeux  de  tous ,  dans  uue  sphère  plus  élevée 
que  celle  des  autres  hommes  politiques.  L'administra- 
tion ,  remise  entre  leurs  mains ,  paraissait  au  peuple 
plus  juste  et  plus  paternelle;  elle  devait  inspirer  moins 
de  défiance  aux  étrangers.  Au  lieu  de  voir  en  eux  des 
hommes  uniquement  occupés  des  intérêts  temporels , 
et  cherchant ,  par  tous  les  moyens  imaginables ,  les 
avantages  bien  ou  mal  entendus  de  leur  patrie,  on 
devait  voir  en  eux  des  princes  de  l'Église  universelle , 
cherchant  avant  tout  les  intérêts  de  l'humanité.  Si  no- 
tre imagination  ne  peut  se  représenter  encore,  sans  être 
vivement  frappée,  ces  prêtres  du  paganisme  allant, 
une  branche  d'olivier  a  la  main  ,  se  placer  au  milieu  de 
deux  peuples  irrités  ,  pour  leur  parler  de  paix  au  nom 
de  divinités  si  souvent  en  querelle ,  quelle  impression 
ne  devaient  pas  faire  sur  des  peuples  profondément  con- 
vaincus des  croyances  chrétiennes  les  principaux  mi- 
nistres du  Dieu  de  paix ,  portant  sur  la  poitrine  la 
croix ,  signe  efficace  de  paix  et  de  réconciliation. 

Il  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui  :  les  lumières 
se  sont  répandues  dans  toutes  les  classes  de  la  société. 
Il  est  donc  loisible  h  ceux  qui  se  sont  entièrement  dé- 
voués au  service  de  Dieu  de  se  renfermer  dans  le  sanc- 
tuaire qu'ils  quittaient  souvent  autrefois  pour  servir 
l'humanité.  Aussi ,  remarquez  la  conduite  de  l'épisco- 
pat  français,  toujours  si  sage  :  la  croix  sur  laquelle  le 


—   107  — 

sang  du  Christ  a  coulé  est  aujourd'hui,  comme  au 
temps  des  apôtres,  sa  principale  distinction  (1). 

D'autres  raisons  plus  impérieuses  encore  éloignent 
l'évèque  de  la  carrière  politique.  Dans  toute  lEurope, 
en  France  principalement,  les  partis  sont  divisés,  ir- 
rités au  dernier  point.  Cependant  l'évèque  est  l'homme 
de  tous  les  chrétiens  ;  tous  ont  un  égal  droit  à  sa  cha- 
rité, et  lui-même  doit  s'efforcer,  dans  l'intérêt  de  son 
ministère,  de  se  concilier  la  hienveillance  de  tous.  Que 
ferait-il  donc  au  milieu  de  ces  dissensions  continuelles? 
S'il  se  rangeait  dans  un  parti ,  les  autres  partis  se  tour- 
neraient avec  fureur  contre  lui;  si,  se  présentant 
comme  concihateur,  il  entreprenait  de  montrer  à  cha- 
cun son  exagération  et  son  intolérance ,  tous  pourraient 
s'élever  contre  lui  et  se  réunir  un  instant,  en  effet, 
dans  un  même  sentiment  de  haine  et  d'imprécation. 

Les  dissensions  politiques,  surtout,  ont  ordinaire- 
ment la  haine  pour  principe  et  la  haine  pour  effet. 
Ce  sont  ces  dissensions  qui ,  divisant  ce  que  Dieu  a  le 
plus  étroitement  uni ,  arment  le  frère  contre  le  frère , 
le  père  contre  le  tils  ;  et  l'homme  de  Dieu  viendrait 
se  mêler  à  ces  excès  dont  rougit  l'humanité  !  En  vain 


(1)  Un  de  nos  évéques  a  pour  armes  une  croix  entourée  de  ces  mots  : 
Mihi  absit  gloriari,  nisi  in  cruce.  Tous  ne  l'ont  pas  fait  graver  sur 
leurs  armes;  mais,  ce  qui  est  beaucoup  mieux,  tous  l'ont  gravée 
dans  le  cœur. 

13 


—  198  — 

il  prendrait  la  résolution  de  ne  jamais  oublier  les  rè- 
gles de  la  modération  chrétienne ,  il  serait  prompte- 
meiit  entraîné  au  delà  des  bornes  qu'il  se  serait  pre- 
scrites. La  tribune  est  une  arène  oii  la  colère  allume 
la  foudre  de  l'éloquence  dans  le  cœur  des  plus  mo- 
dérés. Rappelons-nous  nos  évèques  à  la  cbandire  des 
pairs ,  il  \  a  quelques  années  ;  ils  gardaient  habituel- 
lement le  silence ,  quoique  plusieurs  fussent  véritable- 
ment éloquents  ;  c'était  une  nécessité  de  leur  situation. 
Comment  feraient-elles  entendre  des  paroles  de  paix  j 
comment  se  tremperaient-elles  dans  le  sang  de  l'A- 
gneau, les  lèvres  que  la  colère  aurait  rougies  naguère, 
et  qui  auraient  fait  entendre  raccent  de  la  haine  ?  Oh  ! 
plutôt ,  qu'il  s'attache  à  l'autel,  le  ministre  de  Dieu, 
et  qu'il  parle  du  ciel  aux  hommes  déjà  beaucoup  trop 
occupés  de  la  terre.  Maury  aurait  laissé  assurément 
une  réputation  plus  belle  et  plus  pure ,  si  tout  le  feu 
qu'il  avait  dans  l'àme  avait  nourri  en  lui  le  zèle  de 
l'apôtre,  au  lieu  d'alimenter  la  colère  de  l'orateur 
politique. 


CHAPlTliE  XV. 


Conciles  particuliers. 


Le  concile  général  représente  l'Kglise  universelle; 
mais  les  conciles  particuliers  ne  représentent  qu'une 
partie  plus  ou  moins  considérable  de  l'Église.  Quand 
tous  les  évéques  d  une  nation  sont  assemblés  ,  le  con- 
cile s'appelle  national;  quand  il  ne  se  compose  que 
du  métropolitain  et  de  ses  suffragants ,  c'est  un  con- 
cile provincial. 

Il  n'y  eut  qu'un  petit  nombre  de  conciles  généraux, 
mais  le  nombre  des  conciles  particuliers  est  incalcu- 
lable. Le  fondateur  du  christianisme  a  fait  sentir  plu- 


—  200  — 

sieurs  fois  aux  pasteurs  de  l'Église  la  nécessité  de  ces 
assemblées  fréquentes.  «■  Vous  serez,  leur  disait-il, 
comme  des  agneaux  timides  parmi  des  loups  ravis- 
sants ;  mais  ne  craignez  point,  je  suis  avec  vous 
jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  Quand  deux  ou 
trois  seront  réunis  en  mon  nom,  je  serai  au  milieu 
d'eux.  »  Dociles  à  l'enseignement  de  leur  maître  ,  les 
apôtres  se  sont  réunis  à  Jérusalem ,  quoique  indivi- 
duellement inspirés  par  l'Esprit  de  Dieu.  Depuis  ce 
temps ,  leurs  successeurs  dans  l'épiscopat  se  sont  or- 
dinairement assemblés  dès  que  l'Église  était  menacée 
de  quelque  danger ,  dès  que  ses  besoins  réclamaient 
quelque  amélioration.  11  n'v  a  presque  pas  de  ville 
un  peu  connue  où  n'aient  été  tenus  plusieurs  conciles. 
Aussi,  personne  ue  pourrait  dire  1  influence  que  ces 
assemblées  ont  exercée  sur  la  société. 

Un  hérétique  vient  de  paraître  :  timide  encore ,  il 
énonce  en  tremblant  des  erreurs  que  sa  conscience 
semble  vouloir  retenir.  Avant  qu'il  soit  devenu  un 
scandale  public ,  il  est  appelé  devant  les  évèques  de 
sa  province  ;  là  se  trouve  un  homme  de  Dieu  ,  un 
Bernard ,  par  exemple ,  qui  fait  briller  aux  yeux  de 
tous  les  pures  lumières  de  la  foi.  L'hérétique  est  con- 
vaincu. Le  sage  concile  fait  entendre,  suivant  le  be- 
soin ,  le  langage  de  la  douceur  ou  l'accent  de  la  fer- 
meté; et  il  TobUge  à  condamner  lui-même  ses  erreurs 


—  201   — 

qui ,  si  elles  n'eussent  été  promptcment  étouffées  , 
auraient  peut-être  él)ranlé  pour  longtemps  la  société, 
en  troublant  la  paix  de  l'Église. 

Dans  ces  assemblées,  se  sont  révélés  quelquefois 
des  bomines  éminents  en  vertu  et  en  science ,  qui  ont 
été  l'honneur  de  l'ï^glise  et  de  l'humanité.  C'est  là  , 
surtout,  que  se  croisait  le  héros  chrétien  ,  pour  aller 
arrêter  et  même  refouler  vers  sa  source  la  barbarie 
musulmane,  qui  menaça  longtemps  la  civilisation  de 
l'Europe.  C'est  là  que  se  faisait  un  fréquent  appel  au 
zèle  de  l'homme  évangélique ,  pour  aller  éclairer  tant 
de  nations  lointaines  ensevelies  dans  les  ténèbres  et 
assises  à  l'ombre  de  la  mort.  C'est  là  que  se  sont  fait 
entendre  mille  et  mille  fois  sans  trouble  ces  cris  de 
réforme  qui  plus  tard  ont  fait  tressaillir  le  monde. 
C'est  là  qu'ont  été  mises  au  jour,  puis  développées , 
ces  sages  pensées  qui  sont  aujourd'hui  en  Europe  notre 
esprit  public  et  la  règle  de  notre  conduite. 

Il  y  eut  en  5 '«9,  un  concile  à  Orléans  ,  où  cinquante 
évêques  assistaient,  et  où  vingt-un  avaient  envoyé 
leurs  députés.  On  y  porta  les  décrets  suivants  : 

«  Les  Eglises  .soutiendront  la  liberté  de  ceux  qui 
auront  été  affranchis.  —  L'archidiacre  visitera  le  di- 
manche les  prisonniers,  pour  connaître  leurs  besoins 
et  leur  fournir,  aux  dépens  de  l'Église  ,  les  choses  né- 
cessaires. » 


—  202  — 

Ne  voyez-vous  pas  là  un  appel  à  l'émancipation  ? 

Le  concile  confirma  la  fondation  d'un  hôpital  établi 
à  Lyon  par  le  roi  Childebcrt.  Tous  les  évèques  sou- 
scrivirent. 

Un  concile  de  Tours  ,  tenu  en  56G ,  porta  le  décret 
suivant  : 

«  Chaque  cité  doit  avoir  soin  de  nourrir  ses  pau- 
vres; chaque  prêtre  de  la  campagne,  chaque  citoyen 
se  chargera  du  sien ,  et  aucun  ne  sera  vagabond.  » 

Dirait-on  mieux  aujourd'hui? 

Je  vois  dans  un  concile  de  Laugres ,  tenu  en  859  : 

«  On  priera  les  princes  et  on  exhortera  instamment 
les  évèques  d'établir  des  écoles  publiques  des  saintes 
Écritures  et  des  lettres  humaines  partout  où  il  se  trou- 
vera des  personnes  capables  d'enseigner.  » 

Qui  avait  alors  de  pareilles  sollicitudes? 

C'est  dans  le  concile  de  Clermont ,  tenu  en  1095  , 
que  fut  publiée  la  première  croisade.  Là,  le  pape  fai- 
sait entendre  ces  belles  paroles  :  «  Depuis  longues 
années ,  la  nation  impie  des  Sarrasins  tient  les  saints 
heux  dans  une  affreuse  tyrannie;  ils  ont  réduit  les 
fidèles  en  servitude ,  et  ils  les  écrasent  sous  le  poids 
des  tributs  et  des  persécutions.  Nous  vous  exhortons 
et  nous  vous  enjoignons  ,  pour  la  rémission  de  vos 
péchés  ,  de  compatir  à  l'alHiction  de  nos  frères  qui 
sont  à  Jérusalem  et  aux  environs,  et  de  réprimer  fin- 


—  203  — 

solencc  des  inlidèles  qui  veulent  se  soumettre  les 
royaumes ,  les  empires ,  et  se  proposent  d'effacer  par- 
tout le  nom  chrétien.  » 

Presque  tous  les  malheurs  que  la  France  éprouva 
dans  ces  derniers  temps  lui  avaient  été  annoncés  d'a- 
vance par  les  asseml)lées  de  son  clergé.  Lisez  le  recueil 
des  conciles  qui  se  sont  tenus  immédiatement  avant  la 
Révolution,  et  vous  y  hrez  Thistoire  de  nos  troubles. 
Ils  voient  de  loin ,  ceux  qui  se  placent  dans  les  cieux 
et  qui  regardent  au  flambeau  de  la  foi  ;  si  les  conseils 
que  donnaient  alors  les  évèques  de  France  avaient  été 
suivis ,  la  terre  n'eût  point  été  couverte  de  crimes  et 
de  sang.  Pourquoi  donc  ces  assemblées  nationales  sem- 
blent-elles aujourd'hui  interdites  en  France  ?  Est-ce 
qu'il  n'y  a  plus  d'erreurs  à  combattre,  de  réformes  à 
opérer  dans  l'Église?  Est-ce  que  le  courage  abattu  du 
chrétien  n'a  pas  besoin  d'être  excité,  et  son  zèle  éteint, 
d'être  ranimé?  >'avons-nous  plus  rien  à  craindre?  Si 
de  nouveaux  malheurs  nous  menacent ,  pourquoi  se- 
rions-nous privés  d'entendre  aussi  les  conseils  du 
clergé?  Tandis  que,  dans  nos  assemblées  politiques, 
quelques  voix  font  entendre  ces  paroles  :  «  Peuple, 
songe  à  la  conquête  de  la  terre  !  »  Est-ce  qu'il  n'im- 
porterait pas  qu'une  assemhlée  religieuse  pût  faire 
entendre ,  de  son  côté  ,  ces  paroles  salutaires  :  «  Peu- 
ple ,  songe  à  la  conquête  du  ciel  !  »  La  France  se  vante 


—  204  — 

d'être  le  pajs  le  plus  libre  du  monde  entier,  et  c'est 
évidemment  un  de  ceux  où  il  }  a  le  moins  de  liberté 
véritable  :  là  IKglise  est  privée  de  la  liberté  dont  elle 
jouit  dans  presque  toutes  les  autres  parties  du  monde 
cbrétien.  Est-ce  que  nous  serions  assez  ombrageux , 
assez  simples  pour  regarder  un  concile  national  comme 
liostile  à  la  nation? 

Ce  fut  un  despote ,  mais  un  despote  sublime ,  qui 
fit  assembler  en  France  le  dernier  concile  national. 
Cet  homme  avait  véritablement  le  goût  de  tout  ce  qui 
est  grand  et  utile;  nous  ne  saurions  trop  déplorer  que 
l'ambition  qui  dominait  tout  dans  son  âme  ne  l'ait 
souvent  étouffé.  A  peine  le  concile  est-il  convoqué , 
que  JNapoléon  entreprend  de  s'en  servir  pour  imposer 
des  chaînes  à  l'Kglise.  Le  concile  les  repoussa  avec 
courage.  Le  despote  en  frémit;  mais  ce  ne  fut  qu'in- 
térieurement. Sans  doute,  il  a\ ait  senti  ses  torts;  et 
puis,  il  savait  estimer  toute  espèce  de  courage. 

Que  ceux  qui  accusent  le  clergé  d'ambition  et  de 
servilité  retiennent  bien  ceci  :  Quelques  évèques ,  char- 
gés d'années  et  d'infirmités,  ont  osé  s'opposer  aux 
volontés  (lu  maître  tout-puissant  qui  trouva  toujours 
la  plus  aveugle  soumission  à  ses  moindres  désirs  dans 
des  assemblées  d'hommes  politiques  et  d'intrépides 
guerriers.  C'est  que  celui  qui  connaît  Dieu  et  qui  le 
sert  accordera  difficilement  à  l'homme  ce  qui  n'appar- 
tient qu'à  la  Divinité. 


CHAPITRE  XVI. 


Le  Pape ,   principe  d'unité. 


Rien  n'est  beau  que  par  l'unité,  ont  dit  tous  les 
philosophes.  Pensez  à  l'être  éternellement  existant; 
jetez  les  yeux  sur  ceux  qu'il  a  tirés  de  son  sein  ;  consi- 
dérez-les isolément  ou  collectivement;  et  partout  vous 
verrez  l'application  de  ce  principe  incontestable. 

A  la  place  de  ces  dieux  du  paganisme;  contre  les- 
quels les  hommes  se  mesuraient  souvent  avec  avan- 
tage ,  parce  qu'il  y  avait  en  eux  toute  la  fragilité 
humaine,  ipettez  le  Dieu  un  ,  le  Dieu  des  chrétiens, 
et  vous  voyez  le  ciel  et  la  terre  s'incliner  devant  lui  et 
proclamer  partout  ses  infinies  perfections. 


—  206  — 

Dieu  est  un  ,  et  il  a  communiqué  à  tous  les  êtres 
quelque  chose  de  son  unité,  parce  qu'il  leur  a  com- 
muniqué quelque  chose  de  ses  perfections  : 

«  Descendons  ,  dit  Bossuet ,  et  considérons  l'unité 
avec  la  beauté  dans  les  chœurs  des  anges.  La  lumière 
s'y  distribue  sans  se  diviser.  Elle  passe  d'un  ordre  à 
un  autre  ordre ,  d'un  chœur  à  un  autre ,  avec  une  par- 
faite correspondance,  parce  qu'il  y  a  une  parfaite  su- 
bordination. Les  anges  ne  dédaignent  point  de  se 
soumettre  aux  archanges ,  ni  les  archanges  de  recon- 
Qaître  les  puissances  supérieures.  »  (1) 

Descendons  encore.  Considérons-nous  nous-mêmes; 
élevons  les  yeux  au-dessus  de  nos  têtes  ;  portons-les 
autour  de  nous.  Est-ce  qu'il  y  a  quelque  beauté  qui 
ne  soit  une  ombre  de  cette  harmonie  céleste ,  de  cette 
unité  dont  la  perfection  se  trouve  en  Dieu?  Otez  cet 
accord  qui  règne  dans  les  pensées  de  l'homme,  et  vous 
avez  la  folie.  Otez  cette  union  qui  attaciie  les  uns  aux 
autres  les  membres  des  différentes  sociétés  dont  le 
monde  se  compose,  et  vous  aurez  une  effrayante  anar- 
chie. Otez  cette  ravissante  harmonie  qui  résulte  de 
l'accord  de  tous  les  globes,  ôiez  cette  pensée  qui  les 
dirige  vers  un  même  but  avec  sagesse  et  puissance  , 
et  vous  aurez  le  chaos. 

(1)  Sermon  sur  riinité. 


—  207  — 

Si  rhomme  veut  donner  à  ses  œuvres  quelque 
beauté  ,  il  doit  faire  tous  ses  efforts  pour  imiter  cette 
unité  qui  existe  dans  les  œuvres  de  Dieu. 

Qu'est-ce  qu'un  poème ,  un  drame ,  un  discours  , 
sans  unité?  I/ohjet  le  plus  matériel  est  encore  assujetti 
à  cette  loi  :  de  même  que  la  création  de  ce  monde  fut 
la  réalisation  d'une  pensée  divine,  de  même  ce  que 
riiomme  appelle  faussement  sa  création  doit  être  la 
réalisation  d'une  de  ses  pensées. 

ISous  avons  dit  :  rien  n'est  beau  que  par  l'unité. 
Nous  pouvions  aller  plus  loin  et  dire,  sans  crainte 
d'être  taxé  d'exagération  :  rien  ne  subsiste  que  par 
l'unité.  Cette  seconde  proposition  est  une  conséquence 
de  la  première ,  puisque  l'être  et  la  beauté  se  confon- 
dent :  la  beauté  ,  en  effet,  n'est-ce  pas  une  émanation 
plus  complète  de  l'être? 

Retrancbez  l'unité  de  la  nature  divine  ,  et  vous  avez 
le  polvthéisme,  c'est-à-dire  la  négation,  en  quelque 
sorte,  de  la  Divinité.  Supposez  troublé,  par  une  seule 
pensée  de  division  ,  l'accord  parfait  qui  règne  dans  les 
cieux  ,  et  vous  avez  l'enfer.  Otez  l'unité  qui  est  dans 
rijomme,  et  qui  de  deux  substances  différentes  ne  fait 
cependant  qu'une  seule  personne,  et  vous  avez  la 
mort.  Qu'est-ce  donc  que  la  mort?  est-ce  autre  chose 
que  la  séparation?  C'est  toujours  l'idée  que  nous  nous 
en  faisons ,  non-seulement  par  rapport  à  nous-mêmes, 


—  208  — 

mais  encore  par  rapport  aux  autres  êtres.  Établissez 
une  division  complète  entre  les  parties  constitutives 
d'un  être,  et  vous  l'avez  détruit.  Il  prend  une  autre 
forme,  une  autre  dénomination  ;  mais  il  n'est  plus  ce 
qu'il  était  autrefois  ;  il  est  mort. 

Or ,  il  entrait  dans  les  desseins  de  Dieu  de  donner 
à  son  Église  une  beauté  parfaite,  une  indestructible 
existence.  Il  devait  donc  lui  imprimer  le  caractère  le 
plus  frappant  d'unité. 

«  Nous  trouverons  dans  l'Évangile,  dit  Bossuet, 
que  J.-C. ,  voulant  commencer  le  mystère  de  l'unité 
dans  son  Église ,  parmi  tous  les  disciples  en  choisit 
douze;  mais  que,  voulant  consommer  le  mvslère  de 
l'unité  dans  la  même  Église ,  parmi  les  douze  il  en 
choisit  un.  » 

Bossuet  montre  que  Pierre  fut  cet  apôtre  choisi 
pour  être  le  chef  de  l'Église.  Puis,  il  ajoute  : 

«  Qu'on  ne  dise  point,  qu'on  ne  pense  point  que  ce 
ministère  de  saint  Pierre  finisse  avec  lui  :  ce  qui  doit 
servir  de  soutien  à  une  Église  éternelle  ne  peut  jamais 
avoir  de  fin.  Pierre  vivra  dans  ses  successeurs;  Pierre 
parlera  toujours  dans  sa  chaire  :  c'est  ce  que  disent  les 
Pères  ;  c'est  ce  que  confirment  six  cent  trente  évêques, 
au  concile  de  Chalcédoine  (I).  » 

(1)  Sermon  ?ur  ruiiitë. 


—  209  — 

Ainsi ,  par  une  conséquence  nécessaire  de  sa  consti- 
tution et  par  la  volonté  souvent  exprimée  de  son  fon- 
dateur, l'Église  chrétienne  doit  offrir  à  nos  yeux  la 
plus  frappante  image  de  l'unité  divine,  et  le  chef  du 
collège  apostolique,  Pierre,  toujours  vivant  dans  mn 
successeur,  est  le  principe  de  cette  unité. 

Si  ce  n'était  lui ,  qui  donc  le  serait?  vous  qui  le  niez, 
vous  qui  avez  quelque  doute  à  ce  sujet ,  ouvrez  les  yeux 
et  voyez.  Dites-moi ,  est-ce  que  l'évèque  de  Rome  n'est 
pas  le  fondement  de  cet  immense  édifice  qui  abrite 
plus  ou  moins  toutes  les  nations ,  et  à  l'ombre  duquel 
les  hommes  viennent  tour  à  tour  se  reposer  en  atten- 
dant qu'ils  retournent  dans  le  sein  de  Dieu ,  d'où  ils 
sont  primitivement  sortis?  Est-ce  qu'il  n'est  pas  le 
centre  de  ce  cercle  dont  la  circonférence  incessamment 
se  dilate  et  ne  s'arrête  en  aucun  lieu  de  la  terre  ? 

Que  sont  devenues  ces  Églises  fondées  par  les  apô- 
tres? Lieux  sacrés  ,  qui  avez  si  souvent  retenti  des  ac- 
cents des  prophètes ,  qui  avez  été  arrosés  du  sang  de 
tant  de  martyrs ,  qu'étes-vous  aujourd'hui,  et  quelles 
paroles  entendez-vous?  Qu'est-ce ,  en  particulier,  que 
cette  Église  de  Jérusalem,  de  la  ville  sainte  arrosée  du 
sang  d'un  Dieu?  Si  la  foi,  cette  lumière  céleste,  n'ap- 
pelait et  ne  retenait  continuellement  auprès  du  tom- 
beau de  J.-C.  quelques  pieux  fidèles,  est-ce  que  de 
saintes  prières  s'élèveraient  encore  de  l  homme  à  Dieu 


—  210  — 

dans  ces  lieux  où  Dieu  lui-même  a  prié  pour  les 
hommes?  Que  sont  devenues  ces  Eglises  fondées  par  les 
saints  Pères,  et  que  la  foi  faisait  resplendir  encore  de 
ses  premiers  feux?  Qu'est-ce  que  Constantinople?  Un 
corps  sans  àme,  un  foyer  de  corruption.  Qu'est-ce 
qu'Hippone?  que  sont  aujourd'hui  ces  Kglises  d'Afri- 
que, autrefois  témoins  de  tant  d'éloquence  et  de 
vertus?  D'affreux  désajts,  des  pays  harbares,  dont  la 
valeur  française  hrisera  difficilement  les  chaînes,  et 
que  le  clergé  de  Trance  ne  civilisera  peut-être  jamais. 
L'Église  romaine  seule  s'est  maintenue  avec  toute  sa 
puissance  et  tout  son  éclat.  Après  dix-huit  siècles  de 
durée,  elle  élève  au-dessus  de  toutes  les  nations  le 
front  pur  de  la  virginité. 

Toutes  les  Églises  qui  se  séparent  du  centre  de 
l'unité  catholique  s'affaiblissent  rapidement  et  péris- 
sent. C'est  ainsi  que  la  branche ,  séparée  du  tronc  qui 
la  nourrissait ,  se  fane  rapidement  et  périt.  Que  si  nous 
les  voyons  prolonger  un  peu  leur  existence,  c'est  qu'il 
y  a  encore  en  elles  quelque  chose  de  cette  vie  qu'elles 
ont  puisée  dans  le  sein  de  la  mère  commune;  mais 
attendez  que  tout  soit  épuisé ,  et  vous  les  verrez  dis- 
paraître aussitôt.  La  branche  vigoureuse  que  le  fer  a 
coupée,  l'arbre  arraché  de  la  terre,  se  conservent 
longtemps  dans  le  même  état;  nous  les  voyons  encore 
pousser  quelques  jets.  Ce  qui  les  conserve,  ce  qui  leur 


—  211   — 

donne  la  force  de  se  développer,  c'est  la  sève  qu'ils 
ont  abondamment  puisée  dans  le  sein  de  leur  mère  ; 
mais  attendez  que  cette  sève  soit  consumée,  et  vous  les 
verrez  languir,  se  dessécher  et  perdre  entièrement  la 
vie  qui  leur  restait  au  moment  de  la  séparation.  Com- 
ment ces  Églises  pourraient-elles  conserver  leur  exis- 
tence, c'est-à-dire  leur  unité,  soustraites  à  la  juridic- 
tion souveraine  de  celui  que  Jésus  a  choisi  pour  gou- 
verner son  Église  ?  Par  suite  de  cette  loi  générale  qui  a 
frappé  de  mort  ce  qui  existe  ici-bas ,  tout  tend  à  se 
dissoudre,  parce  que  tout  tend  à  se  détruire.  Il  y  a 
surtout  dans  chaque  intelligence  un  fonds  d'indépen- 
dance qui  la  porte  à  pi  éfcrer  ses  sentiments  particu- 
liers ,  et  par  conséquent  à  se  séparer  des  intelligences 
égales  ou  supérieures.  Il  est  donc  absurde  de  supposer 
qu'une  société  immense  puisse  se  maintenir  sans  un 
lien  tout-puissant  d'unité.  Une  seule  intelligence  est 
rarement  d'accord  avec  elle-même  j  ce  qu'elle  croit  au- 
jourd'hui ,  elle  ne  le  croira  plus  demain.  Et  vous  vou- 
driez que  des  millions  d'intelligences  ,  abandonnées  à 
elles-mêmes ,  conservassent  toujours  les  mêmes  croyan- 
ces? Non,  cela  n'est  pas,  cela  est  impossible;  et  un 
semblable  accord,  ne  duràt-il  que  quelques  heures, 
serait  à  mes  yeux  l'un  des  prodiges  les  plus  incompré- 
hensibles que  nous  puissions  imaginer. 

Aussi  tous  les  sectaires  qui  ont  proclamé  de  la  ma- 


—  212  — 

nière  la  plus  absolue  le  principe  d'indépendance ,  sont- 
ils  revenus  bientôt  à  d'autres  sentiments.  Voyant  que 
tous  ceux  qui  s'étaient  ralliés  autour  du  même  drapeau 
proclamaient  leur  indépendance  et  allaient  se  disper- 
ser de  nouveau ,  ils  curent  promptcinent  recours  au 
principe  dautorité  qu'ils  venaient  de  rejeter.  De  là  ces 
assemblées  consistoriales  où  quelques  hommes  sans 
mission ,  usurpant  les  droits  de  ceux  à  qui  il  a  été  dit  : 
Enseignez  toutes  les  nations^  définirent,  chacun  à  sa 
manière,  en  quoi  consistait  la  foi  chrétienne.  De  là  ces 
anathèmes  mille  fois  lancés  par  ceux  qui  avaient  an- 
noncé le  règne  heureux  d'une  tolérance  générale.  De 
là  ces  illuminations  individuelles  dans  un  grand  nom- 
bre de  ceux  qui  avaient  refusé  à  l'Église  universelle 
l'assistance  du  Saint-Esprit.  3Iais  en  vain  l'homme 
voudra  se  soustraire  aux  suites  funestes  du  principe 
qu'il  a  posé  :  chaque  semence  doit  produire  son  fruit 
indépendamment  de  notre  volonté.  Vous  reculerez 
Yous-mèmes  effrayés  à  la  vue  des  conséquences  affreu- 
ses contenues  dans  les  pensées  que  vous  avez  émises. 
D'autres  viendront  après  vous  qui  les  tireront  hardi- 
ment; ne  leur  dites  pas  que  la  voie  est  dangereuse, 
qu'ils  se  fraient  vers  l'abime  un  sentier  glissant  : 
«Hommes  inconséquents,  vous  répondraient- ils , 
liommes  pusillanimes  !  vous  avez  fait  vous-mêmes  les 
premiers  pas ,  et  vous  voudriez  rétrograder  !  et  vous 


—  213  — 

voudriez  nous  communiquer  aussi  la  honteuse  frayeur 
qui  s'est  emparée  de  vos  âmes  !  Avancez  !  avancez  tou- 
jours !  Si  vous  êtes  incapables  de  marcher  à  notre  tète , 
suivez  du  moins  timidement  nos  pas  ;  si  vous  ne  le 
pouvez  eucore,  retirez-vous  de  la  voie.  »  Et  tous  mar- 
cheront ,  les  uns  avec  hardiesse ,  les  autres  avec  timi- 
dité, et  ils  feront  continuellement  de  nouveaux  pro- 
grès, jusqu'à  ce  qu'ils  soient  tombés  dans  l'effrayante 
anarchie  des  intelligences,  ou  dans  le  gouffre  non 
moins  redoutable  d'un  scepticisme  universel. 

Attachés  encore  aux  pensées  religieuses  et  voyant 
qu'elles  disparaissaient  de  plus  en  plus  de  l'inteHigence 
désordonnée  des  hommes,  quelques-uns  de  nos  frères 
séparés  se  sont  dit  :  <>  Que  va  devenir  la  société  chré- 
tienne? »  et  ils  ont  porté  de  côté  et  d'autre  leurs  re- 
gards inquiets  ;  et ,  voyant  les  débris  de  la  puissance 
temporelle  surnager  encore  au-dessus  de  l'abîme  agité, 
ils  se  sont  écriés,  en  s'adressant  aux  rois  de  la  terre: 
«  Sauvez-nous,  car  nous  allons  j)crir  !  »  Dès  lors  les 
pensées  divines  ont  été  confondues  avec  les  pensées 
humaines  ;  la  clef  qui  ouvre  et  qui  ferme  les  prisons 
terrestres  fut  chargée  d'ouvrir  et  de  fermer  les  portes 
du  ciel  ;  la  voix  qui  commande  au  bourreau  entreprit 
de  raconter  les  éternelles  miséricordes,  et,  contre  la 
volonté  formellement  exprimée  de  son  divin  fondateur, 
le  royaume  de  J.-C.  est  devenu  royaume  de  ce  monde. 

14 


—  214  — 

Plusieurs  de  ceux  dont  nous  parlons  ont  facilement 
compris  cette  dégénération  de  la  société  chrétienne; 
mais  ils  ont  vu  aussi  le  gouffre  prêt  à  les  engloutir ,  et 
ils  ont  promptement  renfermé  dans  leur  conscience  les 
réclamations  qui  étaient  sur  le  point  de  s'en  échapper. 
D'autres  ont  voulu  saper  jusqu'en  ses  fondements  l'édi- 
fice dont  le  faite  avait  été  renversé.  Ils  ont  dit  à  leurs 
nouveaux  maîtres  :  «  Pourquoi  voulez-vous  usurper 
l'autorité  que  vous  avez  méconnue  dans  les  autres?  » 

De  là ,  de  nouveaux  trouhles ,  de  nouvelles  divisions. 
Le  sabre  à  la  main,  peut-être  obtiendront- ils  une 
unité  matérielle,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi;  une  dis- 
cipline extérieurement  uniforme  ;  mais  perçons  les 
surfaces,  pénétrons  à  l'intérieur,  et  nous  ne  tarderons 
pas  à  reconnaître  quel  désaccord  règne  dans  les  intel- 
ligences. Non  ,  entre  toutes  ces  sectes  rivales ,  pour  un 
instant  réunies  sous  une  même  dénomination  ,  il  n'y  a 
point  d'unité  Ce  sont  les  débris  d'un  antique  édifice , 
réunis  sans  ordre,  jusqu'au  moment  de  lentière  dis- 
persion. Ce  sont  des  monceaux  de  sable  que  le  souffle 
de  la  tempête  a  pour  un  instant  réunis  dans  le  désert, 
et  que  le  même  souffle  dispersera  plus  tard  avec  la 
même  facilité. 


CHAPITRE  XVII. 


Le  Pape,  une  des  causes  principales  de  la  civilisation  moderne. 


Le  souverain  pontife  a  toujours  été  le  prédicateur 
le  plus  zélé  de  la  religion  catholique.  Il  en  est,  d'après 
la  volonté  de  son  divin  fondateur,  l'indestructible  ap- 
pui. Or  ,  n'est-ce  pas  la  religion  catholique  qui  a  épuré 
les  lumières?  Ne  les  a-t-elle  pas  propagées  d'une  ma- 
nière admirable?  La  religion  catholique!  c'est  un  foyer 
divin  dont  le  centre  est  à  Rome  et  les  rayons  partout. 
Quoi  que  nous  soyons ,  riches  ou  pauvres ,  grands  ou 
petits ,  savants  ou  ignorants ,  si  nous  connaissons  quel- 
que chose  de  positif  sur  notre  destinée  présente  et  sur 


—  216  — 

notre  destinée  future,  c'est  à  la  religion  que  nous  en 
sommes  redevables.  Homme  de  labeur  et  de  peine , 
pauvre  esclave  abaissé  au-dessous  de  riuimanité  et  ré- 
duit à  la  condition  de  ces  objets  matériels  qui  se  ven- 
dent ou  se  troquent ,  réjouis-toi  !  L'ue  lumière  divine 
s'est  levée  sur  toi  à  la  naissance  de  Jésus.  Eutends-tu 
la  voix  de  la  religion  qui  commande  à  tes  maîtres  de 
te  laisser  interrompre  quelque  temps  tes  durs  travaux, 
afin  qu'elle  puisse  te  réchauffer  un  peu  dans  son  sein 
et  faire  briller  à  tes  yeux  un  rayon  consolateur!  Le 
flambeau  de  sa  foi  fut  particulièrement  destiné  à  te 
faire  connaître  la  magnificence  des  cieux,  et  voilà 
qu'une  lumière  tombée  d'en  haut  a  rejailli  sur  la  terre 
et  vient  te  la  montrer  sous  une  face  nouvelle.  Et  toi , 
faible  enfant ,  toi  qui  n'as  fait  encore  que  quelques  pas 
dans  le  désert  de  cette  vie,  combien  tu  es  redevable 
à  la  religion  catbolique  !  Naguère  tu  ne  saAais  que 
bégayer ,  et  déjà  je  t'entends  répondre  à  des  questions 
extrêmement  élevées  sur  Dieu  et  sur  l'humanité.  Aussi 
quel  soin  on  prend  de  ton  jeune  âge  !  Ce  livre  admi- 
rable, inconnu  à  l'antiquité,  et  l'une  des  merveilles  du 
christianisme;  ce  code  abrégé  de  la  loi  de  Jésus,  qui 
abaisse  les  cieux  à  la  hauteur  des  plus  petits  enfants , 
le  catéchisme  enfin ,  jamais  il  n'est  remis  entre  tes 
mains  avant  d'avoir  passé  sous  les  yeux  de  tes  pasteurs 
en  communion  avec  le  souverain  pontife.  Vous  qui  ac- 


—  il/  — 

cusez  lo  souverain  pontife  de  favoriser  l'ignorance, 
que  faites-vous  en  faveur  de  l'enfance ,  cet  âge  de  l'i- 
gnorance et  de  la  faiblesse?  Que  faites-vous  en  faveur 
de  ceux  dont  la  vie  entière  n'est  qu'une  enfance  pro- 
longée? Avez-vous  senti  votre  cœur  tressaillir,  vous 
êtes-vous  sentis  pénétrés  de  quelque  généreux  dessein 
à  la  vue  de  leur  misère?  Non,  jamais.  Votre  plnlan- 
t)iropie  n'a  été  que  sur  le  bout  de  vos  lèvres.  Toujours 
elle  fut  stérile-  ou,  si  elle  a  agi  quelquefois,  ce  fut 
peut-être  pour  remettre  entre  les  mains  de  ceux  que 
TOUS  entrepreniez  d'éclairer  des  livres  propres  unique- 
ment à  dessécher  les  plus  doux  sentiments  de  Tàme 
et  à  éteindre  en  eux  le  consolant  flambeau  de  l'espé- 
rance. 

Le  souverain  pontife  ne  s'est  pas  contenté  d'être  le 
guide  et  lappui  de  la  faiblesse.  Partout  encore,  nous 
le  voyons  s'empresser  de  donner  des  ailes  au  génie  pour 
l'aider  à  planer  vers  les  cieux.  Qui  a  formé  ces  mai- 
sons de  recueillement  et  de  prière  où  le  dépôt  de  la 
science  fut  préservé  de  la  destruction  des  barbares  et 
du  temps?  le  souverain  pontife.  Qui  a  créé  les  univer- 
sités où  les  sciences  et  les  arts  furent  continuellement 
enseignés?  presque  toujours  le  souverain  pontife.  Qui 
les  a  propagées  dans  toute  l'Kurope?  qui  les  a  soute- 
nues? qui  les  a  comblées  de  privilèges?  qui  leur  a  con- 
cilié la  bienveillance  de  tant  de  rois  barbares ,  beau- 


—  218  — 

coup  plus  propres  à  manier  l'épée  qu'à  feuilleter  ua 
manuscrit?  le  souverain  pontife. 

Le  cardinal-légat  Robert  deCourçon  fit,  par  ordre 
du  souverain  pontife,  en  1215,  un  règlement  pour 
la  réforme  des  écoles.  Entre  autres  recommandations 
importantes,  il  portait  :  «  Personne  ne  sera  reçu  à 
Paris,  pour  donner  des  leçons  publiques,  sans  avoir  fait 
preuve  de  sa  moralité  et  de  sa  science.  —  Pour  ensei- 
gner la  théologie,  il  faudra  avoir  atteint  l'âge  de 
trente-cinq  ans  et  avoir  étudié  au  moins  |)endant  huit 
ans.  —  Pour  les  autres  facultés,  il  faudra  avoir  atteint 
l'âge  de  vingt-un  ans ,  et  avoir  étudié  au  moins  pen- 
dant six  ans.  —  Aucun  ne  sera  tenu  pour  écolier  sans 
avoir  un  maître  certain,   » 

A  peu  près  à  cette  époque ,  les  écoles  de  Paris  étaient 
devenues  désertes.  Blessés  dans  leurs  droits,  maîtres 
et  écoliers  s'étaient  dispersés  en  divers  lieux  et  avaient 
fait  serment  de  ne  point  revenir  qu'on  ne  leur  eût 
donné  satisfaction.  Grégoire  IX  met  tout  en  œuvre 
pour  rétablir  la  célèbre  université  de  Paris.  Il  ranime 
le  zèle  des  princes ,  des  évèques,  des  docteurs.  Il  éta- 
blit lui-même  diverses  règles  concernant  les  études. 
Puis ,  écrivant  au  roi ,  il  lui  dit  :  «  Il  importe  à  votre 
honneur  et  à  votre  salut  que  les  études  soient  rétablies 
à  Paris  comme  auparavant,  c'est  pourquoi  nous  vous 
prions  de  proléger  les  étudiants,  à  l'exemple  de  vos 
ancêtres.  » 


—  210  — 

En  I'233  ,  le  pape  Grégoire  confirme  rétablissement 
de  TuDiversité  de  Toulouse,  et  il  accorde  aux  élèves 
de  celte  université  la  liberté  et  les  privilèges  dont 
jouissent  ceux  de  Paris. 

La  célèbre  université  de  Louvain  a  été  constituée 
par  Martin  V,  en  1  i25.  On  n'y  enseignait  d'abord 
que  les  humanités  et  la  philosophie ,  mais  Eugène  IV  y 
ajouta  plus  tard  la  faculté  de  théologie. 

Je  fatiguerais  le  lecteur,  si  je  devais  recueillir  les 
actes  de  même  nature  émanés  du  Saint-Siège,  et  que 
je  trouve  consignés  presque  cà  toutes  les  pages  de 
l'histoire  ecclésiastique. 

Rome  chrétienne  avait  soigneusement  recueilli  les 
richesses  intellectuelles  du  paganisme  expirant.  Réunis 
aux  productions  du  génie  chrétien ,  les  chefs-d'œuvre 
de  l'antiquité  sont  encore  et  seront  toujours ,  pour 
l'intelligence ,  une  source  inépuisable  de  sublimes 
inspirations. 

Des  sommités  sociales ,  la  lumière  descendit  à  la 
base  par  les  soins  du  Saint-Siège  et  se  répandit  dans 
les  masses. 

Est-il  une  contrée  si  reculée  qui  n'ait  ressenti  son 
influence  salutaire?  Une  nation  est  à  peine  découverte; 
des  récits  bien  propres  à  faire  impression  sur  une  âme 
sainte  sont  parvenus  aux  oreilles  du  souverain  pon- 
tife :  il  se  trouble  aussitôt  en  lui-même;  il  médite,  il 


—  T20  ~ 

élève  les  yeux  au  ciel.  Je  ne  sais  quel  rayon  divin  ,  des- 
cendu d'en  haut ,  vient  illuminer  sou  front.  Sa  déter- 
mination est  prise  ;  il  appelle  à  lui  quelques-uns  de  ces 
ministres  de  la  religion  occupés  à  prier  dans  le  sanc- 
tuaire ou  à  méditer  dans  la  solitude  du  cloître  :  «  Mes 
frères,  leur  dit-il,  il  s'agit  d'arracher  aux  ténèhres  de 
l'erreur  des  âmes  créées  à  l'image  de  Dieu.  >-  A  ces  mots, 
le  rayon  divin  qui  illuminait  le  front  du  pontife  s'est 
reflété  sur  le  visage  de  ceux  qui  l'écoutent.  Le  vicaire 
de  Jésus  continue  :  <  Comme  mon  maître,  qui  est  vi- 
vant, m'a  envoyé ,  et  moi  aussi  je  vous  envoie.  Allez 
donc  ;  enseignez  les  peuples  ,  les  baptisant  au  nom  du 
Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit,  leur  apprenant  à 
observer  ce  que  notre  divin  maître  nous  a  enseigné. 
Allez  ,  ne  craignez  rien  ,  car  il  est  avec  nous  tous  les 
jours ,  jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  »  Jls  n'ont 
prononcé  aucune  parole  ;  ils  ne  se  sont  permis  aucune 
réflexion.  Quelque  chose  de  divin  a  remué  leur  âme, 
et  ils  se  sont  dévoués.  Je  les  vois  se  prosterner  aux 
pieds  du  représentant  de  Jésus-Christ  ;  et ,  emportant 
avec  eux  la  bénédiction  du  Père  commun  des  fidèles, 
ils  vont  appeler  de  nouveaux  frères  dans  la  grande 
famille  chrétienne.  Aucun  obstacle  ne  pourra  s'oppo- 
ser à  leur  zèle.  Ils  braveront  tout,  jusqu'à  la  mort; 
et  quand  leur  langue  épuisée  sera  sur  le  point  d'être 
enchaînée  pour  toujours  par  les  glaces  de  la  mort,  elle 


—  221   — 

redira  encore  le  nom  tont-puissant  de  Jdsus  à  ces  con- 
trées sur  lesquelles  leurs  yeux  mourants  commence- 
ront à  voir  briller  l'aurore  d'un  beau  jour. 

N'est-ce  pas  ainsi  que  la  Germanie,  la  Gaule  ,  la 
Grande-Bretagne,  n'est-ce  pas  ainsi  que  toutes  les  na- 
tions cbrétiennes  ont  été  appelées  aux  lumières  de 
l'Évangile?  Ne  pourrions-nous  pas  dire  les  noms  de 
ceux  qui  ont  été  envoyés  en  Gaule  pour  arracher  nos 
pères  aux  superstitions  et  aux  crimes  du  culte  idola- 
trique?  Ne  pourrions-nous  pas  dire  à  quelle  époque, 
par  qui  ils  ont  été  envoyés?  Ne  pourrions-nous  pas 
rappeler  quelques-unes  de  ces  saintes  instructions 
qu'ils  recevaient  du  siège  apostolique? 

Ce  que  le  souverain  pontife  a  fait  pour  nous ,  il  l'a 
fait  pour  tous  les  peuples.  Ce  qu'il  a  fait  autrefois,  il  le 
fait  encore  tous  les  jours.  Voyez  avec  quelle  sollicitude 
il  s'occupe  de  la  propagation  de  la  foi ,  c'est-à-dire  de 
la  propagati<m  des  lumières  ;  il  y  pense  jour  et  nuit  ; 
il  sollicite ,  il  presse  ,  il  commande.  Et  ceux  qui  ont 
entendu  intérieurement  la  voix  de  Dieu  les  appelant 
lui-même  pour  aller  prêcher  l'Évangile  aux  nations , 
eussent-ils  le  zèle,  la  sainteté,  les  lumières  de  Paul, 
ceux-là,  dis-jc,  ne  partent  pas  pour  accomplir  leur 
mission  divine  avant  d'avoir  entendu  la  parole  de 
Pierre ,  et ,  autant  que  possible ,  avant  de  l'avoir  re- 
cueillie de  ses  lèvres. 


222  

A'oici  un  fait  que  je  livre  aux  méditations  de  ceux 
qui  savent  rétlccliir.  L'Europe  est  la  contrée  la  plus 
éclairée  de  toute  la  terre;  sur  Dieu,  sur  l'humanité, 
sur  toutes  les  questions  qui  nous  intéressent  le  plus, 
nous  avons  des  notions  dont  n'approelièreut  jamais 
les  peuples  anciens,  arrivés  à  un  très-haut  degré  de 
civilisation.  D'où  nous  vient  ce  privilège?  Humaine- 
ment parlant ,  n'avaient-ils  pas  autant  que  nous  les 
moyens  de  s'éclairer?  Ces  lumières  dont  nous  parlons 
se  maintiennent  en  Europe  heancoup  plus  longtemps 
qu'en  aucun  lieu  de  la  terre.  Qui  m'expliquera  ce  phé- 
nomène? On  me  nommera  la  religion  chrétienne  en 
général.  J'en  conviens  jusqu'à  un  certain  point  ;  ce- 
pendant, cette  religion  a  éclairé  plusieurs  autres  con- 
trées ;  elle  y  a  fleuri  autant  qu'eu  Europe  ,  et  elle  en  a 
disparu  depuis  longtemps.  Je  le  demande  encore  : 
pourquoi  cette  étendue ,  cette  stahilité  des  lumières  en 
Europe?  Quant  à  moi,  je  ne  vois  qu'une  explication 
satisfaisante  :  c'est  que  le  Saint-Siège  est  au  centre  de 
l'Europe  ;  il  verse  sur  cette  contrée  ces  lumières  qui 
ne  doivent  jamais  s'éteindre;  il  lui  communique  quel- 
que chose  de  cette  stabilité  que  lui  assurent  les  pro- 
messes du  divin  fondateur. 

Nous  ne  sommes  pas  moins  redevables  au  souve- 
rain pontife  des  bienfaits  de  la  liberté  que  des  lu- 
mières dont  nous  jouissons. 


— .  223  — 

Qui  pourrait  compter  ce  qu'il  y  avait  d'esclaves 
sur  la  terre  avant  l'établissement  du  christianisme? 
Athènes  avait,  dans  ses  beaux  jours,  quarante  mille 
esclaves  sur  vingt  mille  citoyens.  A  Rome,  sous  le 
règne  de  la  liberté,  un  seul  citoyen  avait  quelquefois 
plusieurs  milliers  d'esclaves  à  son  service.  Et  ailleurs, 
quelle  sorte  d'esclavage  ne  pesait  pas  sur  les  malheu- 
reux enfants  d'Adam?  La  religion  chrétienne  s'établit 
parmi  nous.  Pénétré  de  l'esprit  de  Jésus  qu'il  repré- 
sente en  ce  monde,  le  chef  de  cette  religion  prend 
pour  lui  même  le  titre  et  les  fonctions  de  serviteur 
des  serviteurs  du  Christ ,  et  il  s'efforce  d'étendre  parmi 
tous  les  hommes  le  règne  d'une  fraternité  parfaite. 
Sur  la  terre  ,  il  y  en  a  de  faibles  ,  d'infirmes ,  il  y  eu  a 
qui  gémissent  sous  le  poids  de  notre  misérable  nature 
et  sous  le  poids  plus  dégradant  encore  de  la  méchan- 
ceté de  leurs  frères  ;  eh  bien  !  au  nom  de  Jésus ,  le 
Père  de  tous  les  fidèles  déclare  que  ce  sont  les  pre- 
miers parmi  les  hoii:mcs,  qu'ils  sont  seuls  véritable- 
ment heureux  ici-bas,  en  se  conformant  à  la  volonté 
divine,  et  qu'ils  auront  droit  un  jour  aux  plus  grandes 
récompenses.  Les  idées  se  modilient;  les  relations 
d'homme  à  homme  ne  sont  plus  les  mêmes  ;  les  véri- 
tés chrétiennes  s'étendent,  elles  s'unissent  à  tout,  et 
bientôt  la  face  de  la  terre  est  renouvelée. 

Voyez-vous  ce  courageux  apôtre  s'avancer ,  poussé 


—  224  — 

par  la  charité ,  jusqu'aux  lieux  que  rambition  n'a 
point  encore  visités.  Quel  est  son  dessein?  c'est  d'ap- 
peler de  pauvres  sauvages  au  banquet  de  la  grande 
famille  chrétienne.  Qui  le  charge  de  cette  honorable 
mission?  le  Père  commun  des  serviteurs  de  Jésus. 

Un  spectacle  non  moins  digne  d'admiration  vient 
de  fixer  mes  regards.  Je  vois  monter  sur  un  vaisseau 
un  homme  pauvrement  vêtu.  Il  est  inconnu  à  la  plu- 
part de  ceux  qui  traversent  avec  lui  les  mers  ;  mais 
ceux  qui  le  connaissent  le  nomment  le  Père  de  la  l\é- 
demption.  11  porte  cet  or  auquel  il  a  pour  toujours 
renoncé.  Où  va-t-il?  dans  des  pajs  barbares  où  plu- 
sieurs de  ses  frères  gémissent  sous  le  joug  de  la  servi- 
tude. Il  s'y  rend  avec  empressement;  il  ne  peut  con- 
templer sans  frémir  tant  de  malheureux  dans  les  fers; 
il  prie ,  il  conjure  ceux  qui  les  ont  enchaînés  de  les 
rendre  à  la  liberté.  Il  offre  de  l'or  ;  il  s'offre  lui-même 
quand  il  n'a   pas  .d'autres  moyens  de  les  déUvrer. 
Action  héroïque!    action  divine,  et  qui  ne  pouvait 
être  inspirée  à  l'homme  que  par  l'exemple  du  Verbe 
incarné  !   qui  donc  a  reçu  les  vœux  du  Père  de  la 
Rédemption?  qui  a  recueilli  l'or  dont  il  est  si  glorieu- 
sement chargé?  qui  l'envoie  à  cette  conquête  mille  fois 
plus  noble  que  celle  de  toute  la  terre ,  à  la  conquête  de 
l'humanité  ?  Vous  le  savez  comme  moi ,  c'est  le  souve- 
rain pontife  ? 


—  225  — 

Quels  sout  ces  accents  belliqueux  qui  tout  à  coup 
se  font  entendre  au  sein  de  la  chrétienté?  l'Europe 
entière  est  en  mouvement.  Elle  s'agite ,  elle  s'ébranle , 
elle  se  précipite  sur  l'Orient.  Elle  plante  de  nouveau  à 
Jérusalem  la  croix  victorieuse,  et  elle  proclame  la 
liberté  de  ceux  qui  ont  foi  en  J.-C.  Qui  donc  inspira  à 
tant  d'hommes  le  désir  de  voler  à  la  délivrance  de  leurs 
frères'?  qui  les  encourage,  qui  les  soutient  dans  cette 
difficile  entreprise?  Plus  que  tous  les  autres,  le  sou- 
verain pontife. 

Pierre  l'Ermite  entreprend  de  prêcher  la  première 
croisade.  C'est  à  Urbain  IT  qu'il  communique  son 
projet.  Ce  pape  l'approuve,  l'encourage,  il  lui  donne 
tous  les  pouvoirs  dont  il  a  besoin  pour  réussir  dans 
son  entreprise  héroïque. 

Le  pape  Eugène  accorde ,  pour  la  seconde  croisade , 
les  mêmes  indulgences  qui  avaient  été  accordées  pour 
la  première.  Quel  mouvement  dans  toute  l'Europe  : 
vous  diriez  que  des  nations  entières  se  sont  croisées. 

Que  n'a  pas  fait  Innocent  IH?  Dans  une  bulle 
adressée  à  toute  la  chrétienté,  il  disait  :  «  La  nécessité 
de  secourir  la  Terre-Sainte  et  l'espérance  d'y  réussir 
étant  aujourd'hui  plus  grandes  que  jamais,  nous  renou- 
velons nos  cris,  afin  de  vous  exciter  à  cette  entreprise, 
non-seulement  pour  l'amour  de  J.-C,  mais  pour 
l'amour  de  vos  frères  qui  gémissent  dans  l'esclavage  et 


—  226  — 

les  prisons  des  infidèles.  »  Sous  son  pontificat,  nous 
voyons  même  des  enfants  se  croiser,  et  quand  on 
leur  demande  où  ils  vont,  ils  répoudent  :  «  A  Jérusa- 
lem ,  par  ordre  de  Dieu.  « 

La  personne  même  du  souverain  pontife  est ,  à  mes 
yeux,  comme  une  protestation  vivante  en  faveur  de 
l'égalité  naturelle ,   compagne  ordinaire  de  la  liberté. 

Que  demande  en  effet  celte  égalité  ?  Elle  demande 
que  la  naissance  ne  soit  comptée  pour  rien,  que  du 
dernier  degré  de  la  société  chacun  puisse  parvenir  au 
degré  le  plus  élevé  :  c'est  ce  que  nous  voyons  dans  le 
souverain  pontife  ,  et  c'est  ce  que  nous  ne  verrons  ja- 
mais qu'en  lui.  Elle  demande  que  la  faveur  ne  soit 
point  écoutée,  que  les  talents  et  ia  vertu  soient  nos  seuls 
protecteurs  5  c'est  ce  que  nous  voyons  ordinairement 
dans  le  souverain  pontife,  c'est  ce  que  nous  ne  voyons 
guère  qu'en  lui.  Elle  demande  enfin  que  le  supérieur 
soit  l'élu  de  ses  frères ,  que  les  brigues  ,  les  cabales  , 
soient  aussi  scrupuleusement  évitées  que  le  permet  la 
fragilité  humaine;  c'est  ce  que  nous  voyons  encore  ha- 
bituellement dans  le  souverain  pontife ,  c'est  ce  que 
nous  ne  voyons  guère  qu'en  lui  et  dans  quelques-uns 
de  ceux  qui  partagent  avec  lui  le  gouvernement  de  l'É- 
glise. 

Gerbert,  né  de  parents  pauvres  en  Auvergne  ,  à  la 
fin  du  dixième  siècle ,  est  élevé  dans  uu  couveut.  Il 


—  227  — 

fait  dans  les  sciences  des  progrès  extraordinaires ,  et 
bientôt  il  est  à  Reims ,  à  la  tête  d'une  école  qui  jette 
lo  plus  vif  éclat.  Les  princes  se  rangent  au  nombre  de 
ses  disciples.  Il  est  élevé  sur  le  siège  de  Reims,  puis 
sur  celui  de  Ravenne.  Enfin,  il  devient  pape  sous  le 
nom  de  Silvestre  II. 

En  1521,  naquit  dans  une  cabane  un  enfant  dont  les 
parents  étaient  si  pauvres ,  qu'ils  furent  obligés  de  le 
confier,  jeune  encore ,  à.  un  laboureur  pour  garder  ses 
troupeaux.  Le  24  avril  1585,  un  cardinal  entonnait 
le  Te  Deum  d'une  voix  retentissante  ,  pour  annoncer 
son  exaltation  au  trône  pontifical.  C'était  ce  même  vil- 
lageois qui ,  recueilli  dans  un  couvent  de  Cordeliers  , 
avait  passé  par  tous  les  rangs  de  la  biérarchie  catho- 
lique, et  avait  été  élu  pape  à  la  fin  de  sa  carrière.  II 
prit  le  nom  de  Sixte  V ,  que  la  postérité  n'a  point  ou- 
blié et  qu'elle  n'oubliera  jamais. 

C'est  bien  là  l'esprit  de  la  religion  chrétienne.  Un 
Dieu  descend  du  ciel  dans  une  crèche ,  et  de  la  crèche 
l'homme  s'élève  jusqu'à  Dieu. 

Vous  qui  niez  l'action  du  souverain  pontife  en  fa- 
veur des  peuples ,  rappelez-vous  l'histoire  de  l'Église , 
voyez  ce  qui  se  passe  autour  de  vous  :  toutes  les  fois 
que  le  monstre  de  la  persécution  appuie  son  pied  de 
bronze  sur  un  peuple  chrétien,  est-ce  qu'un  cri 
d'alarme ,  sorti  de  la  poitrine  de  celui  qui  siège  au 


—  228  — 

Vatican ,  ne  retentit  pas  dans  tout  l'univers  catholi- 
que? Oppresseurs  des  peuples  chrétiens,  ne  l'oubliez 
jamais,  les  accusations  de  la  religion  ont  comme  elle 
une  éternelle  durée.  Son  histoire  est  un  écho  qui  re- 
tentit en  tout  lieu  et  qui  ne  doit  jamais  s'éteindre  ,  pas 
même  dans  l'éternité. 

Fille  des  pures  lumières  et  d'une  liberté  sage,  la 
civilisation  s'est  établie  partout  où  la  religion  a  fleuri. 
Elle  se  développe  et  s'éteint  avec  elle.  Il  est,  je  le  sais, 
une  autre  espèce  de  civilisation  qui  naît  des  passions 
effrénées.  Cette  civilisation  bâtarde ,  au  lieu  de  faire  le 
bonheur  de  l'homme ,  contribue  le  plus  à  son  mal- 
heur. Celle  dont  je  parle  n'est  que  la  vertu  ;  c'est 
l'ordre  voulu  de  Dieu;  c'est  un  rayon  d'en  haut  qui 
luit  un  instant  sur  la  terre. 

Si  nous  voulons  le  bonheur  des  individus  et  des 
peuples  ,  attachons-nous  au  Saint-Siège.  Rome,  Rome 
chrétienne  !  voilà  l'unique  point  d'appui  où  doit  se 
fixer  le  levier  tout-puissant  de  la  croix  pour  soulever 
le  monde  moral  et  l'élever  jusqu'au  ciel. 


CHAPITRE  XVlll. 


Un  rapprochement  historique.  —  Entrée  de  Pierre  à  Rome. 
—  Enlèvement  de  Pie  VII. 


Ce  qui  donne  à  l'action  du  souverain  pontife  sur  la 
société  un  caractère  éminemment  divin ,  c'est  que 
toute-puissante  à  son  origine,  cette  action  reste  la  même 
jusqu'à  la  un.  Pour  nous  en  convaincre ,  il  suffit  de 
nous  rappeler ,  avec  toutes  Teurs  circonstances  ,  deux 
époques  importantes  qui  semblent  commencer  et  finir 
les  continuels  combats  que  la  société  chrétienne  eut  à 
soutenir  jusqu'ici  sur  la  terre. 

11  y  a  dix-huit  siècles ,  un  étranger  pauvrement  vêtu 
s'approchait  de  Rome.  C'était  le  chef  de  ces  envoyés  à 

15 


—  230  — 

qui  Jésus  de  Nazareth  avait  ordonné  d'annoncer  par- 
tout une  doctrine  nouvelle.  Je  suppose,  et  ma  suppo- 
sition pourrait  être  une  réalité  ;  je  suppose  que  ,  sur 
le  point  d'entrer  dans  la  ville  ,  il  eût  rencontré  un  de 
ces  philosophes  qui  apparaissent  toujours  en  grand 
nombre  dans  une  société  à  son  déclin.  Le  modeste 
disciple  du  Nazaréen  se  serait  approché  du  présomp- 
tueux ami  de  la  sagesse ,  et  ils  auraient  eu  ensemble 
le  curieux  entretien  que  nous  allons  transcrire. 

PIERRE. 

Cette  ville ,  assise  sur  des  collines  et  que  j'entrevois 
dans  le  lointain ,  n'est-ce  pas  la  dominatrice  des  na- 
tions? 

LE    PHILOSOPHE. 

Vous  parlez  de  Rome  ;  c'est  elle  en  effet.  Vous  l'ap- 
pelez la  dominatrice  des  nations  ,  vous  semblez  ne 

porter  sur  elle  que  des  regards  d'admiration Mou 

ami ,  il  y  a  un  an  environ ,  étranger  comme  vous,  je 
suis  venu  dans  celte  ville  pour  voir  de  près  toutes 
les  merveilles  dont  j'avais  entendu  parler.  Avant  d'ar- 
river, j'avais  cette  impatience  que  je  remarque  eu 
vous.  Je  ne  sais  si ,  comme  vous  le  dites  ,  elle  est  la 
maîtresse  des  nations  ;  mais  ce  que  je  sais ,  à  n'en 
pouvoir  douter,  c'est  qu'elle  n'est  pas  maîtresse  d'elle- 


—  231   — 

même.  Là ,  je  n'ai  rien  vu  ,  si  ce  n  est  des  esclaves  qui 
conimaudaieut  à  d'autres  esclaves.  Et  si  je  considère 
réunis  en  société  ces  êtres  individuellement  faibles  et 
dégradés,  je  vois  un  vaste  corps  qui  étend  sur  tous 
les  peuples  ses  bras  convulsivement  agités  par  des 
souffrances  intérieures.  Ceux  sur  qui  ses  bras  s'ap- 
pesantissent s'écrient  :  Qu'il  est  puissant  !  Cependant, 
il  a  au  cœur  un  cancer  qui  le  ronge  et  qui  ne  tardera 
pas  à  le  réduire  en  poussière. 

PIERRE. 

Qui  êtes-vous  donc ,  vous  que  je  trouve  si  peu  sem- 
blable au  reste  des  hommes? 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  naquis  eu  Grèce.  Je  suis  du  nombre  de  ces  hom- 
mes privilégiés  qui  font  profession  d'aimer  la  sagesse. 
J'ai  passé  par  toutes  les  sectes  de  la  philosophie,  re- 
cueillant ce  que  je  trouvais  de  meilleur  dans  chacune 
et  enrichissant  de  mes  propres  idées  le  dépôt  de  mes 
connaissances  acquises.  Je  fus  d'abord  disciple  d'un 
stoïcien  ,  qui  voulut  m'apprendre  à  rendre  mon  àme 
inaccessible  aux  atteintes  de  la  douleur  et  de  la  joie. 
J'y  travaillai  avec  un  certain  succès  les  premiers  jours; 
mais  je  compris  bientôt  tout  ce  que  celte  présomption 
avait  d'exagéré.  Et  puis ,  voyant  que  mon  maître  ne 


—  232  — 

m'apprenait  rien  de  Dieu,  qu'il  disait  que  cette  con- 
naissance n'était  point  nécessaire ,  je  le  quittai  et  m'a- 
dressai à  un  péripatéticien.  Ce  fut  d'abord  avec  beau- 
coup de  satisfaction  que  j'appris  à  reconnaître  en 
toutes  clioses  le  pour  et  le  contre  ;  cependant  je  vis 
qu'il  y  avait  aussi  de  grands  inconvénients  dans  ces 
discussions  interminables  ;  que  le  raisonnement  , 
comme  nous  l'employions  ,  était  une  arme  à  deux 
tranchants  également  propre  à  combattre  et  à  soute- 
nir le  bien  et  le  mal ,  la  vérité  et  l'erreur.  J'allai  trou- 
ver un  pythagoricien  qni  était  en  grande  réputation. 
«  Eh  bien  !  me  dit-il ,  avez-vous  étudié  la  musique  , 
«  l'astronomie  ,  la  géométrie  ?  Vous  ne  pouvez  rien 
«  entendre  de  ce  qui  mène  à  la  béatitude  sans  avoir 
n  acquis  ces  connaissances  préliminaires;  elles  déga- 
"  gent  l'àme  des  objets  sensibles  et  la  mettent  en 
«  état  de  contempler  la  beauté  essentielle.  »  Je  travail- 
lai avec  ardeur  à  acquérir  ces  difTérentes  connaissan- 
ces, mais  voyant  le  temps  qu'il  aurait  fallu  employer 
à  les  étudier,  je  me  déterminai  à  suivre  les  platoni- 
ciens. Mon  nouveau  maître  était  un  homme  à  la 
hauteur  de  sa  réputation.  J'eus  avec  lui  plusieurs  en- 
tretiens dont  je  profitai  beaucoup  ;  c'était  une  véritable 
satisfaction  pour  moi  de  connaître  les  choses  incorpo- 
relles ,  et  la  considération  des  idées  élevait  mon  esprit 
comme  sur  des  ailes.  Je  me  jugeai  véritablement  à 


—  233  — 

l'école  de  la  sagesse  et  je  conçus  l'espérance  de  voir 
Dieu  bientôt  :  c'est  le  but  de  la  philosophie  de  Platon. 
Dans  cotte  disposition  d'esprit,  je  cherchai  la  soU- 
tude ,  si  favorable  à  la  méditation.  Je  la  quittai  bien- 
tôt pour  faire  part  aux  hommes  des  trésors  de  sagesse 
et  de  science  que  je  venais  d'acquérir  et  pour  visiter 
la  ville  célèbre.  Je  l'ai  vu  ,  cet  amas  de  pierres  et  de 
boue,  ce  vaste  tombeau  où  reposent  tant  d'intelli- 
gences ensevelies  dans  la  poussière.  Je  me  suis  dé- 
tourné avec  dégoût  et  mépris;  je  retourne  avec  em- 
pressement cà  mes  premières  études. 

PIERRE 

Je  ne  m'étonne  pas  que  vous  ayez  embrassé  succes- 
sivement toutes  les  sectes  sans  vous  attacher  à  aucune  ; 
il  n'y  en  a  point  qui  puissent  satisfaire  l'esprit  humain . 
Les  unes  demandent  trop  h  la  nature  humaine  ;.les  au- 
tres la  traitent  avec  trop  d'indulgence.  Dieu  a  eu  pitié  de 
nous,  et  ce  que  n'ont  pu  faire  les  hommes  les  plus  sages, 
il  le  fait  en  ce  moment;  lui  seul  se  connaît,  lui  seul  con- 
naît la  nature  humaine  que  ses  mains  ont  formée.  II  a 
envoyé  sur  la  terre  son  Fils  unique  pour  éclairer  notre 
intelligence  d'un  rayon  de  sa  lumière.  Ce  fds  a  vécu  au 
milieu  de  nous  ;  il  nous  a  formés  par  ses  préceptes  et  par 
ses  exemples  ;  il  est  retourné  auprès  de  son  Père;  il 
nous  a  envoyé  son  Esprit  consolateur,  et  voilà  que  tes 


—  234  — 

vérités  saintes  annoncées  par  le  Verhe  ,  confirmées  par 
l'Esprit ,  se  font  entendre  déjà  dans  toutes  les  parties 
de  la  terre.  Vous  avez  vu  la  société  telle  que  l'ont  faite 
les  erreurs  et  les  passions  des  hommes ,  et  vous  avez 
détourné  la  tête  avec  dégoût  et  mépris.  Cette  société 
va  changer  ;  Rome  elle-même  sera  renouvelée;  la  lu- 
mière céleste  brillera  au  milieu  des  ténèbres,  et  les 
ténèbres  seront  dissipées  ;  la  parole  divine  soufflera 
sur  les  ossements  arides ,  et  ces  ossements  se  rani- 
meront. 

LE  PHILOSOPHE. 

Quand  donc  arrivera  le  règne  heureux  que  vous 
nous  annoncez? 

PIERRE. 

Je  vous  l'ai  dit ,  ce  règne  a  déjà  commencé.  Je 
SUIS  le  chef  de  ceux  que  le  Fils  de  Dieu  a  chargés 
de  répéter  ses  paroles  aux  autres  hommes;  venant  à 
Rome  ,  je  ne  fais  que  suivre  l'inspiration  de  son  Es- 
prit. C'est  dans  cette  ville  que  je  dois  établir  le  siège 
d'où ,  par  moi-même  et  par  mes  successeurs ,  je  gou- 
vernerai jusqu'à  la  fin  des  siècles  ses  disciples  ré- 
pandus sur  toute  la  terre. 

LE    PHILOSOPHE. 

Qui  ètes-vous  donc ,  pour  espérer  obtenir  de  tous 


—  235  — 

les  hommes  ce  que  Socrate  et  Platon  ,  les  plus  illustres 
des  philosophes,  n'ont  pu  ohtenir  de  quelques  hommes 
seulement  ? 

PIERRE. 

Je  suis  pêcheur.  Je  n'ai  jamais  rien  appris  qu'à 
conduire  ma  barque  et  à  jeter  mes  filets.  L'envoyé  de 
Dieu  m'a  appelé  à  lui  et  je  l'ai  suivi.  Pendant  trois 
ans  il  m'a  nourri ,  il  m'a  préparé  à  la  mission  suhhme 
pour  laquelle  il  m'avait  appelé.  J'avais  suivi  mon 
maître  pendant  les  jours  heureux  ,  je  l'ai  abandonné 
dans  l'adversité.  Il  m'a  rappelé  à  lui  par  de  nouvelles 
marques  d'amour.  En  retournant  au  ciel,  dans  le  sein 
de  son  Père,  il  m'a  béni  et  il  m'a  ordonné  d'enseigner 
toutes  les  nations. 

LE  PHILOSOPHE. 

Sont-ils  en  grand  nombre ,  ceux  qui  ont  reçu  avec 
vous  la  mission  extraordinaire  de  convertir  le  monde? 
Ont-ils  à  leur  disposition  quelques-uns  de  ces  moyens 
qui  font  ordinairement  impression  sur  les  hommes  ? 

PIERRE. 

Ils  sont  en  très-petit  nombre  ;  ils  sont  pauvres 
comme  moi ,  ignorants  comme  moi  ;  ils  ont  fait  preuve 
aussi  de  pusillanimité  et  d'ingratitude  envers  notre 
commun  maître. 


—  236  — 


LE    PHILOSOPHE. 


Et  VOUS  ospz  VOUS  présenter  comme  les  précepteurs 
du  genre  humain?  Et  vous  espérez  réussir?  3Iais  ce 
maître  dont  vous  avez  été  chargés  de  répéter  aux  autres 
le  nouvel  enseignement ,  qu'a-t-il  fait  lui-même  pour 
mériter  d'être  écouté  par  de  tels  organes? 

PIERRE. 

Pour  nous  apprendre  à  vaincre  les  difficultés  qui 
nous  environnent  de  toutes  parts  dans  l'accomplisse- 
ment de  nos  devoirs ,  il  choisit  une  condition  d'abais- 
sement et  de  souffrances.  Il  naquit  dans  une  petite 
ville  de  la  Judée.  Le  père  qu'il  adopta  était  un  pauvre 
artisan.  Sa  mère  le  mit  au  monde  dans  une  étable.  11 
vécut  trente  ans  renfermé  dans  le  sein  de  sa  famille 
et  inconnu  au  reste  des  hommes.  Les  trois  dernières 
années  de  sa  vie,  il  s'est  montré  en  public,  et  il  a  ré- 
vélé sa  mission.  Quelques  voix  ont  publié  ses  louanges; 
mais,  la  plupart  du  temps,  il  fut  maudit,  calomnié, 
chargé  des  plus  infâmes  outrages.  Abandonné,  trahi 
par  ceux  qu'il  avait  le  plus  aimés  sur  la  terre,  il  subit 
tous  les  tourments  que  put  imaginer  la  rage  de  ses 
persécuteurs.  Enfin,  il  mourut  sur  une  croix. 

LE    PHILOSOPHE. 

Vous  flatterez  donc  les  passions? 


237 


PIERRE. 

Nous  les  combattrons  toutes.  Nous  enseignerons  aux 
liommes  à  aimer  la  pauvreté ,  les  abaissements ,  la  souf- 
france. L'étendard  de  la  religion  chrétienne,  c'est  la 
croix,  svmbole  des  douleurs  et  de  l'ignominie.  Or, 
c'est  au  pied  de  la  croix  que  nous  devons  appeler  tous 
les  peuples. 

LE    PHILOSOPHE. 

Si  vous  révoltez  le  cœur ,  vous  espérez  sans  doute 
gagner  l'esprit. 

PIERRE. 

Nous  lui  dirons  les  pensées  de  Dieu.  Ces  pensées, 
l'intelligence  humaine  ne  sait  pas  toujours  les  com- 
prendre. 

LE    PHILOSOPHE. 

IMon  ami,  n'espérez  pas  réussir.  Non,  vous  ne  réus- 
sirez pas,  quand  vous  auriez  pour  vous  les  savants, 
les  sages ,  tous  ceux  qui  ont  sur  la  terre  quelque  puis- 
sance. 

PIERRE. 

Nous  ne  comptons  sur  aucun  appui  terrestre.  Aux 
savants,  nous  devons  dire  :  Vous  vous  tourmentez  l'es- 


—  238  — 

prit  de  mille  choses  inutiles  et  même  funestes.  Vous 
acquérez  des  connaissances  précieuses  en  elles-mêmes  ; 
mais ,  parce  que  vous  ne  les  faites  pas  tourner  au  profit 
de  votre  -âme ,  elles  ne  servent  qu'à  irriter  votre  or- 
gueil. Aux  riches  nous  dirons  :  Malheur  à  vous  qui 
avez  placé  votre  consolation  dans  cette  courte  vie, 
parce  que ,  dans  l'autre  qui  est  éternelle ,  vous  aurez 
en  partage  les  gémissements  et  les  larmes  î  Aux  grands, 
aux  puissants  de  la  terre  :  Malheur  à  vous  qui  vous 
élevez,  car  il  est  à  craindre  que  vous  ne  soyez  ra- 
baissés !  Aux  rois  nous  dirons  :  Toute  domination  de 
l'homme  sur  l'homme  n'est  point  autorisée  par  la  loi 
chrétienne.  Si  vous  voulez  être  les  premiers  parmi  vos 
frères  ,  soyez  les  serviteurs  de  tous.  Aussi  serons-nous 
persécutés.  A  l'exemple  de  notre  divin  maître ,  nous 
terminerons  dans  l'opprobre  et  dans  les  souffrances 
notre  vie  déjà  si  malheureuse. 

LE   PHILOSOPHE. 

Et  alors  vous  verrez  s'évanouir  vos  présomptueuses 
espérances. 

PIERRE. 

Nos  corps  seront  détruits,  mais  nos  pensées  sont 
immortelles.  La  parole  divine  que  nous  aurons  déposée 
dans  les  cœurs ,  s'y  conservera  toujours  ;  elle  se  pro- 


—  239  — 
pagera  ûc  tous  côtés ,  et  notre  sang  sera  la  rosée  pro- 
pre à  faire  germer  cette  semence  féconde,  L'Église  de 
Jésus  aura  d'abord  de  faibles  commencements.  Tous 
ceux  qui  travaillent  et  qui  souffrent,  Yoilà  ceux  àqui 
notre  maître  nous  a  recommandé  de  nous  adresser  de 
préférence,  et  qui  nous  écouteront  les  premiers.  Mais 
bientôt,  étonnés  de  son  accroissement  extraordinaire, 
les  hommes,  sans  distinction  de  naissance  et  de  for- 
tune ,  y  accourront  en  foule.  Les  savants,  les  grands  de 
la  terre,  les  rois  eux-mêmes  suivront  l'impulsion  don- 
née par  les  peuples.  Voyez-vous  ce  Capitole  ,  voyez- 
vous  ces  tours,  ces  palais,  ces  édifices  magnifiques, 
irrécusables  témoins  de  la  grandeur  et  du  génie  de 
l'homme  :  un  jour  viendra ,  et  ce  jour  n'est  pas  éloigné, 
un  jour  viendra  où  la  croix  les  dominera  tous,  en 
signe  de  ses  triomphes  et  de  sa  supériorité.  Vous  voyez 
ces  temples  superbes  qui  renferment  une  infinité  de 
faux  dieux  qu'adore  aujourd'hui  l'homme  aveuglé  :  au 
temps  dont  je  parle ,  toutes  ces  statues  auront  été  ren- 
versées. A  leur  place  ,  que  verra-t-on?  l'image  du  Père 
éternel  et  de  son  Fils  Jésus ,  l'image  de  la  Vierge  dans 
le  sein  de  laquelle  le  Fils  de  Dieu  s'est  incarné,  la  re- 
présentation de  la  croix  sur  laquelle  coula  le  sang  qui 
a  racheté  le  monde. . . . 


— ■  240  — 


LE    PHILOSOPHE. 


Et  moi  aussi,  je  vous  promets  d'être  des  vôtres, 
quand  j'aurai  vu  vos  desseins ,  je  ne  dis  pas  accomplis 
mais  seulement  en  voie  d'exécution.  Oui!  j  en  jure  par 
toutes  les  puissances  du  ciel  et  de  la  terre.  Je  ne  crains 
point  que  vous  veniez  un  jour  me  sommer  de  tenir 
mon  serment ,  car  je  verrais  la  terre  chanceler  sur  sa 
base ,  le  firmament  tomber  sur  nos  tètes  ,  toute  la 
nature  physique  se  bouleverser  et  périr  ,  plutôt  que 
de  voir  le  monde  moral  éprouver  les  révolutions  que 
suppose  votre  incompréhensible  entreprise.  Si  je  vous 
ai  écouté  si  longtemps ,  c'est  que  j'ai  vu  en  vous  quel- 
que chose  d'extraordinaire.  Vous  êtes  philosophe  peut- 
être.  L'excès  des  études  aurait  troublé  vos  idées. 

PIERRE. 

Ma  philosophie ,  c'est  la  croix  ;  mon  étude ,  c'est  la 
prière;  mon  maître,  c'est  l'esprit  de  Dieu.  Du  reste, 
n'oubliez  pas  la  promesse  que  vous  venez  de  me  faire  : 
je  vous  déclare  que  la  folie  de  la  croix  ne  tardera  pas  à 
vaincre  toute  la  sagesse  de  ce  monde. 

Pierre  se  rend  à  Rome.  Seul ,  il  entre  dans  cette  ca- 
pitale du  monde,  et  il  ose  attaquer  la  superstition  pro- 
fondément enracinée  encore  dans  les  cœurs  et  armée 
de  toutes  les  forces  de  l'empire.  Bientôt  il  a  formé  une 


—  241   — 

Église  sainte  et  nombreuse  qui  se  répand  peu  à  peu 
dans  toutes  les  parties  de  la  terre,  qu'elle  soumet  à  son 
enseignement  et  à  sa  discipline. 

Si  Tentrctien  que  je  viens  de  supposer  a  eu  lieu  vé- 
ritablement, le  philosophe  que  j'ai  mis  sur  la  scène 
aura  vu  se  réaliser  ce  qu'il  regardait  comme  le  plus 
extraordinaire  de  tous  les  événements ,  et  il  aura  pu  se 
faire  chrétien.  Savons-nous  si  ce  n'est  point  un  de  ces 
philosophes  dont  parlent  les  annales  de  la  primitive 
Église,  et  qui  employèrent  à  défendre  la  religion 
chrétienne  les  armes  puissantes  qu'ils  avaient  d'abord 
inutilement  employées  à  la  combattre. 

Ici,  je  ne  puis  me  défendre  de  cette  réflexion  :  qu'au- 
rait donc  pensé  notre  philosophe ,  s'il  eût  vu ,  comme 
nous ,  l'Église  fondée  par  le  chef  des  apôtres ,  non- 
seulement  se  répandre  dans  le  monde  entier,  mais 
encore  se  conserver  si  longtemps  avec  la  force  et  la 
beauté  de  sa  jeunesse ,  malgré  les  causes  de  destruction 
inhérentes  à  toute  société  terrestre. 

Dix-huit  siècles  se  sont  écoulés.  Pontife-roi ,  le 
successeur  de  Pierre  gouverne  l'Église  de  Rome ,  et , 
avec  cette  Église  principale ,  toutes  les  Églises  du 
monde  catholique.  Au  temps  dont  nous  voulons  parler, 
le  chef  de  la  société  chrétienne  est  un  vieillard  doux , 
timide ,  tremblant  sous  le  poids  des  années  et  des  solli- 
citudes ,  aussi  grandes  à  cette  époque  qu'aux  jours  des 


—  242  — 

plus  dangereuses  persécutious.  La  France  était  dans 
de  continuelles  agitations ,  et  le  contre-coup  de  ses 
révolutions  se  faisait  sentir  dans  toute  l'Europe.  Le 
trône  venait  d'èlre  renversé  ;  tous  les  rangs  avaient  été 
bouleversés ,  et  la  société ,  dans  une  anarchie  complète, 
tendait  rapidement  vers  sa  ruine.  Un  homme  d'un 
génie  profond ,  d'une  force  de  volonté  plus  grande 
encore,  un  de  ces  capitaines  qui  font  époque  dans 
l'histoire  du  monde,  surgit  inopinément  quand  tout 
s'abaissait  autour  de  lui ,  et  s'empara  de  l'autorité  sou- 
veraine. Comprenant  qu'il  serait  inhabile  à  maintenir 
dans  son  lit  ce  torrent  débordé ,  ou ,  peut-être ,  suivant 
l'impulsion  de  sa  volonté  propre ,  il  s'appliqua  uni- 
quement à  en  diriger  le  cours  impétueux.  Sa  main 
puissante  réunit  comme  eu  faisceau  tous  ces  courages 
exallés ,  et  les  lança  sur  lEurope  indécise  et  trem- 
blante. A  ce  choc  inattendu  ,  irrésistible  ,  les  trônes 
s'ébranlèrent ,  les  rois  effrayés  demandèrent  grâce ,  et 
les  peuples  s'agitèrent  eu  tous  sens.  Soit  conviction, 
soit  politique,  le  guerrier  dont  nous  parlons  avait 
rendu  au  culte  les  temples  fermés  ou  profanés,  et  re- 
levé les  autels  renversés.  Cependant,  voilà  que  tout 
à  coup  il  convoite  les  Etats  de  l'ÉgUse.  Le  pape  résiste; 
mais  bientôt  il  est  arraché  de  son  palais  par  quelques 
soldats ,  et  conduit  hors  de  la  ville  dans  une  voiture 
escortée  de  gendarmes.  Quand  le  souverain  pontife 


—  243  — 

s'éloignait  de  Rome ,  si  un  de  ces  philosophes  irréli- 
gieux qui  étaient  alors  en  si  grand  nombre  eût  ren- 
contré un  chrétien  plein  de  confiance  dans  les  pro- 
messes de  Jésus ,  ils  auraient  pu  avoir  ensemble  l'en- 
tretien que  nous  allons  transcrire. 

LE  PHILOSOPHE. 

Eh  bien  !  avez-vous  toujours  le  même  attachement 
pour  votre  évèque? 

LE    CATHOLIQUE. 

Toujours.  Ou  plutôt,  je  me  sens  plus  attaché  que 
jamais  à  sa  personne,  car  je  ne  vois  pas  seulement  en 
lui  l'évèque  de  Rome ,  le  chef  de  l'Église ,  mais 
l'homme ,  le  vieillard  malheureux  :  rien  ne  remue  le 
cœur  comme  le  bruit  des  chaînes  du  pauvre  captif. 

LE    PHILOSOPHE. 

Je  plains  bien  sincèrement,  moi  aussi ,  le  triste  sort 
d'un  pontife  devant  lequel  tous  les  hommes  se  pro- 
sternaient naguère  et  que  des  soldats  viennent  d'arra- 
cher violemment  de  son  palais.  Quant  à  la  perte  de  ses 
droits ,  il  me  sera  facile  de  m'en  consoler. 

LE    CATHOLIQUE, 

Je  n'ignore  point  vos  vœux  secrets.   Dans  votre 


—  244  — 

aveuglement ,  vous  voulez  la  destruction  d'une  Eglise 
qui  a  immortalisé  notre  patrie,  appelé  et  maintenu 
dans  toute  l'Europe  cette  bienfaisante  civilisation  in- 
connue aux  autres  parties  de  la  terre.  Heureusement , 
vos  vœux  ne  sont  point  encore  satisfaits ,  et  j'espère 
qu'ils  ne  le  seront  jamais. 

LE   PHILOSOPHE. 

Savez- vous  qui  est  maître  de  Rome  aujourd'hui? 

LE   CATHOLIQUE. 

Oui,  je  le  sais.  C'est  celui  qui,  hier  encore,  ne 
l'était  point,  et  qui  peut-être  ne  le  sera. pas  demain. 
Le  pouvoir  qui  s'élève  rapidement  s'écroule  ordinai- 
rement avec  la  même  rapidité ,  surtout  quand  ses  droits 
ne  sont  point  basés  sur  la  justice. 

LE    PHILOSOPHE. 

Le  guerrier  qui  triomphe  aujourd'hui  n'est  point  un 
homme  ordinaire.  Jamais  héros  ne  fut  plus  grand  à 
mes  veux  ! 

LE    CATHOLIQUE. 

Selon  moi ,  c'est  un  homme  puissant,  mais  furieux, 
qui  va  briser  sa  redoutable  épée  contre  un  édifice  que 
les  siècles  ont  respecté. 


—  245  — 

LE    PHILOSOPHE. 

Tout  est  changé  désormais.  Le  prestige  est  détruit  ; 
les  peuples  sont  encore  une  fois  désabusés ,  le  faux 
Dieu  est  tombé  de  l'autel,  et  désormais  rien  ne  pourra 
le  relever.  Si  jamais  les  choses  se  rétablissent  dans 
l'état  où  nous  les  avons  connues,  je  vous  promets  de  me 
faire  cathohque. 

Je  ne  veux  point  raconter  ici  les  événements  qui  se 
sont  accomplis  dans  ces  derniers  temps.  Tel  n'est 
pas  le  but  que  je  me  suis  proposé;  et  puis  j'ai  hâte 
d'arriver  au  dénouement.  Abandonné  de  tout  sur  la 
terre,  l'évèque  persécuté  résista  courageusement  aux 
attaques  les  plus  terribles  que  l'homme  ait  à  soutenir. 
Quelques  années  seulement  se  sont  écoulées ,  il  revient 
à  Rome  en  triomphe,  il  rentre  dans  tous  ses  droits, 
et,  après  avoir  joui  d'un  peu  de  repos ,  il  laisse  à  son 
successeur  la  houlette  pastorale  qu'il  avait  portée  avec 
gloire  dans  des  temps  dilliciles.  Celui  qui  avait  livré 
tant  de  batailles  ,  remporté  tant  de  victoires ,  renversé 
et  élevé  tant  de  trônes,  celui  qui  avait,  pour  ainsi 
dire ,  remué  toute  la  terre  sans  avoir  été  un  instant 
ébranlé ,  ce  héros  invincible  n'eut  pas  plutôt ,  abusant 
de  sa  puissance ,  arraché  du  temple  un  vieillard  con- 
sacré aux  autels,  qu'il  sentit  la  prudence  s'éloigner  de 
ses  conseils,  et  la  force,  de  son  bras.  Il  avait  dit  lui- 
même  un  jour  :  «  La  bénédiction  d'un  vieillard  porte 

16 


—  246  — 

bonheur.  »  Et  en  vovaiit  une  élévation  extraordi- 
naire suivie  d'un  abaissement  si  profond ,  nous  ne 
pouvons  nous  empêcher  de  nous  écrier  à  notre  tour  : 
«  La  malédiction  d'un  vieillard  porte  malheur.  »  Son 
trône  élevé  chancela  dans  sa  hase;  il  s'écroula  avec 
bruit,  et  celui  qu'il  soutenait,  jeté  loin  de  l'Europe 
dans  une  ile  déserte,  usa  rapidement  dans  l'inaction 
une  vie  encore  remplie  de  vigueur.  Quelques  membres 
de  sa  famille  sont  venus  chercher  un  asile  auprès  du 
pontife  qu'il  avait  persécuté;  les  autres  se  sont  dis- 
persés dans  différentes  parties  de  cette  terre  qui  na- 
guère paraissait  être  leur  héritage  et  qui  semble  leur 
manquer  désormais.  Son  fds  n'est  plus.  Tout  ce  qui  le 
touchait  de  près  s'éteint  rapidement.  Bientôt  peut-être 
il  ne  restera  plus  de  lui  que  sou  nom,  qui  longtemps 
encore  remplira  le  monde. 

En  parlant  de  la  lutte  honorable  que  nous  venons  de 
raconter ,  un  éloquent  orateur  s'écriait  naguère  :  «  Le 
vieillard  qui ,  sans  soldats  ,  sans  défense ,  sans  océans 
et  sans  déserts  entre  la  France  et  lui ,  osa  dire  non  à 
l'empereur,  et  opposer  les  bulles  de  l'Église  au  conqué- 
rant qui  SL-v^ii  brisé  les  constitutions  des  peuples ,  est 
un  des  plus  beaux  caractères  qu'on  puisse  présenter  en 
exemple  à  l'humanité  pour  nourrir  en  elle  le  sentiment 
de  sa  propre  grandeur  et  de  sa  liberté  morale  (l).  » 

(1)  Villemain,  à  l'Académie. 


—  247  — 

Je  ne  sais  pourquoi  je  ui'iuiagine  que  cet  homme 
n'a  pas  osé  dire  toute  sa  pensée  dans  une  assemblée 
dont  quelques  membres  partageaient  sans  doute  les 
préjugés  irréligieux  du  dernier  siècle.  Pour  nous,  qui 
n'avons  pas  les  mêmes  ménagements  à  garder,  ne 
craignons  point  de  le  répéter  :  cette  lutte  incessante, 
cette  éclatante  victoire  remportée  par  un  vieillard  sans 
appui  contre  un  héros  tout- puissant ,  ne  suppose  pas 
seulement  un  beau  caractère ,  une  grande  force  mo- 
rale, elle  suppose  une  force  divine. 


tiiAPn 


Réponse  à  quelques  objections. 


Jamais  pouvoir  ne  fut  aussi  souvent ,  aussi  violem- 
ment attaqué  que  le  pouvoir  dont  jouit  le  souverain 
pontife.  Tl  est  le  guide  de  la  raison  humaine  dans  ses 
rapports  avec  Dieu;  il  l'instruit,  il  la  dirige.  Dans  ses 
écarts ,  il  lui  impose  un  frein ,  il  lui  dit  :  •  Tu  n'iras 
pas  plus  loin.  »  L'orgueilleuse  raison,  qui  fut  indocile 
au  joug  de  Dieu  même,  ne  saurait  supporter  patiem- 
ment le  joug  de  son  délégné  sur  la  terre.  Elle  ronge 
son  frein,  elle  secoue  ses  chaînes;  elle  les  brise 


—  2'i9  — 

Heureux  encore  celui  qui  la  guidait ,  quand  elle  ne  se 
tourne  point  contre  lui  et  qu'elle  n'emploie  point  à. 
l'attaquer ,  à  l'abatti'e ,  toutes  les  forces  qu'elle  a  pui- 
sées sous  sa  direction  ! 

Ecoutons  ce  qu'elle  peut  dire  ici  : 

«  Le  pontife,  magnifiquement  logé  dans  un  palais, 
élevé  sur  un  trône,  ajant  à  la  main  un  sceptre  res- 
pecté ,  et  sur  le  front  une  triple  couronne ,  est-ce  bien 
le  représentant  de  cet  humble  Jésus  qui ,  pendant  le 
cours  de  sa  vie,  n'avait  pas  où  reposer  sa  tête,  qui 
n'eut  à  la  main  qu'un  roseau  pour  sceptre,  et  sur  le 
front  qu'une  couronne  d'épines?  Est-ce  le  successeur 
de  Pierre,  qui  fut  si  souvent  chargé  de  chaînes,  qui 
vit  les  plus  beaux  jours  de  son  pontificat  s'écouler 
dans  les  prisons,  et  qui  ne  se  jugeait  même  pas  digne 
d'être  attaché  en  croix  dans  la  même  position  que  son 
maître? 

—  L'éclat  des  honneurs  n'a  rien  de  blâmable  en  soi, 
pourvu  qu'il  n'attache  pas  notre  cœur  à  la  terre.  Il  est 
donc  bien  permis  a  l'homme,  chargé  de  célestes  fonc- 
tions, de  s'en  servir  pour  commander  le  respect  à  ses 
semblables.  Vo^ez  les  rois  :  quel  éclat  jaillit  de  leurs 
trônes!  Seraient-ils  aussi  respectés,  s'ils  paraissaient 
toujours  à  nos  yeux,  dépouillés  de  cette  pompe  éblouis- 
sante qui  les  environne? 

Jésus  ne  fut  pas  toujours  dans  cet  état  d'abaissement 


—  250  — 

où  il  s'était  voloutairement  réduit  pour  Texpiation  de 
nos  pécliés;  quelquefois  il  se  vit  environné  d'une  foule 
immense  qui  chantait  ses  louanges.  Le  ciel  rendit  aussi 
témoigiiiige  à  sa  divinité,  en  le  revêtant  d'un  éclat 
extraordinaire. 

D'ailleurs ,  Jésus  n'eùt-il  jamais  quitté  l'héroïque 
abaissement  de  sa  vie  habituelle ,  nous  ne  pourrions 
en  tirer  aucune  conséquence.  Pour  commander  le 
respect  et  se  faire  obéir,  il  n'avait  aucun  besoin  de 
cet  éclat  extérieur  si  nécessaire  à  l'homme.  La  sagesse 
et  la  simplicité  sublime  de  ses  discours,  la  perfection 
de  son  caractère,  la  sainteté  de  ses  actions,  l'incontes- 
table autorité  de  ses  prodiges ,  cette  vertu  secrète  qui 
était  en  lui  et  dont  chacun  ressentait  l'influence,  tout 
cela  prouvait  suffisamment  sa  divine  mission  et  lui 
donnait  les  moyens  de  la  remplir. 

Ce  que  nous  disons  du  maître,  nous  pouvons  le 
dire,  en  partie,  des  premiers  pasteurs.  Formés  par 
ses  exemples  et  par  ses  instructions,  abondamment 
pourvus  des  dons  de  la  grâce  ,  dépositaires  de  la  toute- 
puissance  divine,  ils  trouvaient ,  dans  leurs  paroles  et 
dans  leurs  actions,  une  autorité  suffisante  à  l'exercice 
du  ministère  sacré.  Pierre  se  rendait  au  temple;  un 
pauvre  était  à  la  porte  demandant  l'aumône.  Pierre  lui 
dit:  «  Jeii'ainior,  ni  argent,  mais  ce  que  j'ai ,  je  vous 
le  donne.  Au  nom  de  Jésus  de  Nazarelh ,  levez-vous  et 


—  251   — 

marchoz.  •>  Et  cet  homme  fut  guéri  ;  et ,  louant  Dieu , 
il  le  suivit  au  temple. 

Une  autre  considération  qu'il  nous  importe  de  pré- 
senter, c'est  que  l'Église,  toujours  la  même  dans  sa 
constitution  intrinsèque ,  est  appelée  à  subir  diiïéren- 
tes  transformations  d  après  le  besoin  des  temps.  Elle 
enseigne  aujourd'hui  ce  qu'elle  enseignait  autrefois, 
elle  célèbre  les  mêmes  mystères  ;  mais  son  enseigne- 
ment se  fait  avec  plus  d'appareil ,  il  y  a  plus  de  pompe 
dans  son  culte.  Si  le  temple  clirétien  a  pu  se  revêtir 
d'un  éclat  inaccoutumé  sans  cesser  d'être  le  même, 
pourquoi  n'en  serait-il  pas  ainsi  du  pontife  qui  célèbre 
dans  ce  temple?  Quand  l'Église  a  vaincu,  quand  elle 
s'est  déiiuitivement  établie  et  qu'elle  possède  sur  la 
terre  cette  paix  dont  peut  jouir  une  société  destinée  à 
livrer  de  continuels  combats,  nous  ne  devons  point 
nous  étonner  de  voir  ses  pasteurs  se  montrer  à  nos 
yeux  sous  un  extérieur  qu'ils  n'avaient  point  aux 
temps  héroïques  de  la  primitive  Eglise.  Voyez- vous  ce 
monarque  tranquillement  assis  sur  son  trône  et  gou- 
vernant en  paix  ses  sujets  heureux  et  dociles.  Naguère, 
une  épée  à  la  main  ,  il  conduisait  au  combat  une  armée 
de  soldats  valeureux  :  ses  cheveux  étaient  en  désor- 
dre, une  sueur  abondante  couvrait  son  visage,  ses 
habits  étaient  souillés  de  sang  et  de  poussière.  Pour- 
quoi n'est-il  plus  le  même  aujourd'hui?  son  courage 


—  252  — 

s'est-il  refroidi?  ses  droits  se  sont-ils  étendus?  ^on , 
mais  c'est  qu'il  ne  se  trouve  plus  dans  les  mêmes  cir- 
constances. 

—  Ky  a-t-il  pas  incompatibilité  entre  la  royauté  et 
le  sacerdoce?  Le  prince  a  pour  mission  de  procurer 
aux  hommes  le  bonheur  de  la  ^ie  présente,  et  le  prê- 
tre, dédaignant  la  terre,  excite  les  cœurs  à  s'élever 
vers  les  cieux. 

—  Pourquoi  donc  cette  incompatibilité?  Le  prince 
doit  s'occuper  surtout  du  bonheur  de  la  vie  présente; 
mais  la  vie  présente,  n'est-ce  pas  le  prélude  de  la  vie 
future?  Le  prêtre  doit  s'occuper  du  bonheur  de  la  vie 
future;  mais  la  vie  future,  n'est-ce  ])as  une  consé- 
quence de  la  vie  présente?  L'une  et  l'autre  sont  néces- 
sairement liées  ensemble,  elles  se  complètent  mutuel- 
lement, ou  plutôt  ce  n'est  qu'une  seule  vie,  appelée 
tantôt  le  temps,  tantôt  l'éternité.  Leurs  intérêts,  en 
apparence  opposés ,  sont  donc  évidemment  les  mêmes. 

Aussi  l'antiquité,  quelquefois  si  juste  et  si  expres- 
sive dans  renonciation  des  droits  de  chacun,  nous 
montre-t-elle  souvent  la  royauté  et  le  sacerdoce  réunis 
sur  la  même  tête.  Presque  partout,  je  vois  celui  qui 
tient  le  sceptre  ou  qui  porte  lépée  présider  les  assem- 
blées religieuses  et  iîiimolor  des  victimes. 

Un  sophiste  du  dirnicr  siècle  ne  craignit  point 
d'avancer  que  rhomme  de  l'Évangile  ne  pouvait  être 


—  253  — 

un  bon  citoyen.  Cette  assertion  l'ut  aussitôt  contredite; 
on  lui  prouva,  par  les  raisonnements  comme  par  les 
faits  ,  que  le  parfait  chrétien  serait  au  contraire  le 
parfait  citoyen.  A  ceux  qui  disent  qu'un  saint  évèque 
ne  saurait  être  un  bon  prince ,  la  réponse  est  la  même  : 
Voyez  cette  longue  série  de  pontifes  que  Tbistoire  de 
1  Église  offre  à  notre  vénération;  jamais,  dans  aucun 
lieu  de  la  terre,  vous  ne  trouverez  une  dynastie  qui 
puisse  lui  être  comparée.  Pourquoi  le  pape  ne  gouver- 
nerait-il pas  avec  gloire  et  sagesse?  il  est  Tami ,  le  père 
de  son  peuple.  La  conscience  est  son  guide;  il  connaît 
ses  devoirs,  et  il  a  la  volonté  de  les  remplir.  «  Chose 
merveilleuse!  pouvons-nous  diie  ici  en  nous  servant 
de  la  pensée  d'un  célèbre  écrivain ,  chose  merveilleuse  ! 
le  pape,  qui  semble  n'être  appelé  qu'à  rendre  l'homme 
heureux  dans  l'autre  vie,  peut  faire  encore  son  bon- 
heur en  celle-ci.  » 

Soyons  de  bonne  foi,  et  nous  regarderons  comme 
un  grand  bienfait  du  ciel  l'indépendance  que  le  chef 
de  l'Eglise  doit  à  son  titre  de  souverain.  Si  le  pape 
était  soumis  à  la  juridiction  temporelle  d'un  prince 
étranger,  ce  prince ,  fùt-il  le  plus  vertueux  de  tous  ceux 
qui  ont  porté  couronne,  exercerait,  ou  du  moins 
chercherait  à  exercer  sur  l'esprit  du  pontife ,  son  su- 
jet ,  une  influence  presque  toujours  contiaire  au  bien 
géuéral  de  l'Eglise.   L'administration  temporelle  et 


—  254  — 

radniiiiistratiou  spiriltielle  seraient  presque  toujours 
en  contact.  De  là ,  des  contestations  interminables  j 
de  là,  des  persécutions.  De  quel  prétexte  s'est-on  servi 
pour  élever  Jésus  en  croix?  C'est  qu'il  avait  oi)tenu, 
sur  l'esprit  du  peuple,  un  ascendant  inconciliable 
avec  l'autorité  souveraine  de  César;  c'est  qu'il  avait 
voulu  se  faire  roi ,  ont  dit  tout  à  la  lois  ses  accusa- 
teurs ,  ses  j  uges  et  ses  bourreaux . 

Que  d'embarras  encore  lui  viendraient  du  dehors! 
Supposons  le  pape  à  Notre-Dame  ;  les  catholiques  d'un 
autre  pays  verront  en  lui  un  étranger,  un  ennemi , 
peut-être.  Les  relations  continuelles  qu'ils  sont  obli- 
gés d'entretenir  avec  le  Saint-Siège  rencontreront  une 
infinité  d'obstacles.  Supposons  le  pape  dans  les  Etats 
de  l'empereur  d'Autriche  ,  les  inconvénients  sont  les 
mêmes ,  quoique  venant  d'autre  part.  Dans  l'état  où 
sont  les  choses  ,  toutes  ces  difllcultés  disparaissent.  A 
Eome,  le  souverain  est  en  même  temps  le  chef  suprême 
de  l'Église.  11  est  indépendant  de  toute  puissance,  et, 
en  raison  du  peu  d'étendue  de  ses  États,  il  ne  peut 
inspirer  aux  autres  d'inquiétude  sérieuse. 

Comme  capitale  des  États  de  l'Eglise,  Eome  n'est 
rien,  ou  du  moins  peu  de  chose.  Comme  siège  du 
souverain  pontife,  elle  est  la  capitale  du  monde  en- 
tier ;  ses  portes  sont  ouvertes  à  toutes  les  grandeurs 
déchues ,  à  tous  les  cœurs  froissés  ;  son  trône  est  ac- 


—  255  — 

cessible  au  dernier  citoyen  de  la  ville  la  plus  reculée. 
Oui ,  et  cela  n'est  pas  sans  exemple ,  le  pauvre  pâtre 
qui  garde  son  troupeau  dans  une  campagne  inconnue 
sera  peut-être  élevé  sur  le  siège  pontifical  avant  le 
prince  de  l'Église  né  dans  les  palais  et  depuis  long- 
temps déjà  revêtu  de  la  pourpre. 

Cependant  le  pape  peut  abuser  de  son  influence 
pour  semer  partout  la  dissension.  Plusieurs  fois  il  a 
frappé  les  rois  d'anathème,  il  a  délié  le  peuple  du  ser- 
ment de  fidélité;  il  les  a  appelés  aux  armes.  De  quoi 
l'homme  ne  peut-il  pas  abuser?  Si  je  voulais  raconter 
les  abus  qui  ont  eu  leur  source  dans  l'exercice  des 
droits  les  plus  incontestables,  je  dirais  des  choses 
effroyables.  Faut-il  vous  montrer  des  royautés  sans 
contrôle  écrasant  les  peuples  dont  elles  étaient  appe- 
lées à  faire  le  bonheur?  Ou  bien  vous  montrerai-je  les 
peuples  révoltés,  déchirant  le  livre  sacré  des  lois  et  se 
dévorant  les  uns  les  autres?  Mais  non,  ne  récrimi- 
nons point.  Au  lieu  de  prendre  plaisir  à  étaler  aux 
yeux  de  tous  les  plaies  que  Ihumanité  se  fait  conti- 
nuellement à  elle-nièrne,  cachons  soigneusement  ces 
plaies  hideuses  sous  le  voile  de  ses  vertus. 

De  tous  les  princes  de  l'Europe,  le  souverain  pon- 
tife est  sans  contredit  celui  qui  a  le  moins  abusé  de  son 
autorité.  Parmi  les  papes,  il  y  a  eu  des  guerriers,  il  y 
a  eu  de  i)rofonds  politiques.  Ont-ils  beaucoup  songé 


—  25G  — 

à  l'agrandissement  de  leurs  États?  Évidemment  non  ; 
pour  celui  qui  connaît  le  cœur  humain ,  pour  celui 
qui  sait  apprécier  rinlluence  que  le  pape  possédait 
autrefois,  qu'il  possède  encore  sur  l'esprit  des  peu- 
ples ,  c'est  là  une  preuve  incontestable  d'une  grande 
sagesse  ;  ou  plutôt,  c'est  la  preuve  évidente  de  Tac- 
tion  providentielle  dans  tout  ce  qui  concerne  les  inté- 
rêts de  l'Église.  Aucun  peuple  n'est  resté  stationnaire  ; 
ou  il  a  succombé,  ou  il  a  pris  un  accroissement  quelcon- 
que. Les  États  de  l'Eglise  sont  à  peu  près  aujourd'hui  ce 
qu'ils  étaient  au  corameucement.  Rappelez-vous  Rome 
païenne.  Cette  étroite  enceinte  qui  ne  recelait  d'abord 
que  quelques  voleurs ,  a  lini  par  envahir  toute  la  terre. 
Elle  a  tendu  ses  chaînes  dans  toutes  les  directions; 
elle  a  fait  peser  son  joug  de  fer  sur  tous  les  peuples. 
Qu'a  fait  Rome  chrétienne  ,  cette  fille  de  la  civilisation 
et  de  la  vertu?  Elle  a  aussi  rougi  toute  la  terre  ,  mais 
ce  n'est  que  du  sang  de  ses  plus  chers  enfants.  Elle 
n'a  fait  peser  sur  les  peuples  que  le  joug  suave  du 
Christ  et  le  fardeau  léger  de  sa  loi. 

Quels  sont  d'ailleurs  les  abus  dont  on  parle?  Les 
papes  ont-ils  frappé  d'anathème  des  rois  vertueux? 
Onl-ils  appelé  la  discorde  et  la  guerre  chez  des  nations 
heureuses  et  tranquilles?  >'on,  jamais.  S'ils  eussent 
essayé  de  faire  prévaloir  l'injustice,  leur  tentative 
n'aurait  obtenu  aucun  résultat,  leur  voix  n'eût  pas 


—  257  — 

même  été  écoutée.  Ce  sout  des  ambitions  désordonnées 
qu'ils  ont  enchaînées  ;  ce  sont  des  appétits  grossiers 
qu'ils  ont  réfrénés.  Ils  prenaient  parti  contre  la  force 
sans  règle  en  faveur  de  la  faiblesse  opprimée  ;  en  cela 
ont-ils  été  si  coupables?  Comme  papes,  ils  ont  outre- 
passé leur  pouvoir,  si  vous  le  voulez  ;  mais ,  comme 
conciliateurs  reconnus  entre  les  rois  et  les  peuples  , 
ne  sont-ils  pas  dignes  de  toute  l'admiration  de  la  pos- 
térité? Ne  doivent-ils  pas  nous  apparaître  aujourd'hui 
comme  des  héros  de  la  paix  ,  comme  des  demi-dieux, 
ces  illustres  pontifes  qui,  dans  des  siècles  barbares, 
ont  fait  seuls  prévaloir  le  droit  contre  la  force,  ont 
obtenu  ,  par  la  puissance  de  leurs  paroles ,  ce  que 
ne  pouvaient  obtenir  les  peuples  armés? 

Du  reste ,  j'ai  la  persuasion  que  ce  contrôle  du  sou- 
verain pontife,  au  lieu  d'avoir  porté  atteinte  à  la  di- 
gnité des  rois ,  n'a  pu  que  la  conserver,  puisque  leur 
puissance ,  sans  aucune  espèce  de  contre-poids ,  les 
eût  infailliblement  entraînés  dans  l'abîme.  Tl  y  a  sur 
la  terre  peu  de  puissances  absolues  j  Dieu  ne  l'a  pas 
permis ,  à  cause  des  maux  incalculables  qui  en  seraient 
résultés  pour  l'espèce  humaine.  En  France,  en  An- 
gleterre, dans  tous  les  pays  constitutionnels,  ce  sont 
les  représentants  qui  contrôlent  le  pouvoir  ;  en  Tur- 
quie ,  c'est  le  poignard  ;  en  Russie  ,  c'est  le  poison. 
Les  monarchies  à  demi  barbares  du  moyen  âge  n'eu- 


—  258  — 

rent  de  contrôle  que  dans  l'autorité  du  souverain  pon- 
tife. 

Jamais  puissance  ne  fut  plus  illimitée  que  celle  de 
Napoléon.  Aussi ,  jamais  puissance  ne  s'évanouit  plus 
rapidement.  Quand  1  évèque  de  Rome  osa  dire  non  à 
celui  qui  depuis  longtemps  n'était  point  accoutumé  à 
entendre  de  contradicteurs,  le  despote  s'indigna.  Cepen- 
dant si  la  voix  du  saint  vieillard  eût  été  écoutée ,  si  du 
moins  elle  eut  trouvé  de  l'écho  en  France  ,  Napoléon 
eût  évité  bien  des  fautes,  et  il  régnerait  peut-être  encore 
dans  ces  lieux  d'où  il  fut  chassé  deux  fois  ,  et  où  ses 
partisans  ont  eu  de  la  peine  à  obtenir  un  petit  espace 
pour  ses  cendres  ,  depuis  longtemps  refroidies 


CHAPITRE  XX. 


Conciles  Généraux. 


Les  conciles  généraux  sont  des  assemblées  où  le 
chef  suprême  de  l'Eglise  convoque  tous  les  évèques 
du  monde  catholique. 

Les  gouvernements  constitutionnels  ont  des  assem- 
blées où  sont  envoyés  des  représentants  pour  délibérer 
sur  les  intérêts  de  la  patrie.  La  Grèce  ancienne  avait 
des  assemblées  où  les  envoyés  de  presque  toutes  les 
villes  venaient  traiter  et  décider  en  commun  les  ques- 
tions les  plus  importantes  qui  concernaient  tant  d'ad- 
ministrations diverses.  Mais  la  société  ne  doit  qu'à  la 


—  260  — 

religion  d'avoir  des  assemblées  ouvertes  aux  délégués 
du  monde  entier,  et  où  se  traitent  des  questions  qui 
intéressent  également  tous  les  hommes.  Sans  la  reli- 
gion, jamais  rien  de  seini)lable  ne  se  serait  vu,  n'au- 
rait pu  même  se  concevoir.  Pour  rapprocher  des 
hommes  placés  à  une  distance  si  grande  et  séparés 
d'ailleurs  par  le  langage,  les  habitudes,  les  intérêts, 
les  croyances,  il  faut  une  cause  d'une  importance  sou- 
veraine ,  et  cette  cause  se  trouve  dans  la  religion  ;  il 
faut  des  questions  qui  intéressent  également  tous  les 
hommes ,  et  ces  questions  sont  puisées  dans  la  reli- 
gion ;  il  faut  un  chef  dont  la  voix  soit  également  en- 
tendue dans  toutes  les  parties  de  la  terre  ,  et  ce  chef 
nous  est  présenté  par  la  religion,  uniquement  par  la 
religion. 

Le  plus  grand  bien  que  les  conciles  aient  produit 
dans  le  monde,  c'est  d'avoir  propagé  la  religion  chré- 
tienne, c'est  d'avoir  puissamment  contribué  à  con- 
server cette  unité  de  doctrine  sans  laquelle  point 
d'union  véritable  dans  la  société ,  et  par  conséquent 
point  de  vie. 

La  philosophie  religieuse  l'a  dit  mille  fois,  et  elle 
ne  saurait  le  répéter  trop  souvent  :  pour  les  sociétés , 
comme  pour  les  individus ,  tout  vient  des  doctrines. 
Quand  les  sociétés  se  dégradent  et  périssent,  c'est 
qu'il  y  a  en  elles  des  doctrines  avilissantes  et  destruc- 


—  261   — 

tives.  Au  contraire ,  quand  les  sociétés  se  fortifient  et 
s'élèvent ,  c'est  qu'il  y  a  en  elles  des  doctrines  vraies 
et  généreuses.  Supposez  les  mêmes  pensées,  les  mêmes 
sentiments  dans  tous  les  hommes,  et  vous  les  verrez  se 
rapprocher,  se  serrer,  comme  les  membres  d'une  seule 
famille ,  dans  les  étreintes  sacrées  de  l'amour  ;  ils  n'au- 
ront désormais  qu'un  cœur  et  qu'une  àme.  Qu'est-ce 
que  l'àme ,  eu  effet ,  considérée  du  point  de  vue  mo- 
ral ,  si  ce  n'est  la  pensée  de  chacun  ?  Au  contraire , 
supposez  les  hommes  profondément  divisés  d'opinion, 
et  vous  les  voyez  se  séparer,  s'éloigner  de  plus  en  plus, 
ou  bien  se  rapprocher  pour  se  combattre  et  se  détruire. 
Quand  deux  partis  s'élèvent  l'un  contre  l'autre ,  quand 
ils  en  viennent  aux  mains,  ce  ne  sont  point  précisé- 
ment des  forces  matérielles  qui  se  choquent.  Non,  car 
s'il  en  était  ainsi ,  nous  ne  verrions  ni  cette  activité  ,  ni 
cette  énergie,  ni  ce  ressentiment  de  linjure.  Ce  sont 
des  intelligences  qui  se  combattent  jusqu'à  ce  que ,  par 
le  triomphe  d'un  des  partis ,  l'unité  ait  été  rétablie  là 
où  régnait  la  division. 

Rappelez-vous  l'histoire,  étudiez-la  dans  son  en- 
semble ou  dans  ses  parties ,  et ,  si  vous  ne  vous  arrêtez 
point  aux  surfaces,  vous  verrez  qu'elle  est  le  développe- 
ment nécessaire  de  ces  principes.  Vous  apercevrez  sur- 
tout ce  développement  dans  l'histoire  de  l'Eglise,  qui  est 
plus  spécialement  l'histoire  de  l'intelligence  humaine. 

17 


—  262  — 

C'est  donc  par  un  effet  de  la  miséricorde  infinie  de 
Dieu  que  fut  institué  ce  tribunal  suprême  propre  à  dé- 
velopper et  à  conserver,  au  milieu  de  nos  continuels 
bouleversements ,  la  loi  que  Jésus  apporta  sur  la  terre. 
Loi  d'amour  et  d'union  !  loi  sans  tache  !  elle  com- 
munique toujours  à  l'àme  qu'elle  régit  quelque  chose 
de  sa  perfection.  Mais,  hélas!  l'intelligence  humaine 
la  rejette  souvent.  Tandis  que  chacun  prie  dans  le  tem- 
ple ,  tandis  que  toute  àme  élève  vers  Dieu  le  même  cri 
de  foi ,  d'espérance  et  d'amour ,  une  voix  discordante 
se  fait  entendre  au  milieu  de  cette  divine  harmonie. 
Le  fidèle  gémit  devant  Dieu.  Le  prêtre  qui  préside  l'as- 
semblée signale  aussitôt  l'erreur  ;  il  la  combat ,  il  rap- 
pelle la  vérité  méconnue.  Si  l'erreur  est  soutenue  avec 
opiniâtreté,  l'évèque,  juge  de  la  foi,  la  condamne.  Si 
cette  première  condamnation  ne  suffit  pas  pour  arrêter 
le  coupable ,  le  pasteur  des  pasteurs ,  le  juge  suprême 
de  la  foi  la  condamne  encore  du  haut  de  la  chaire  apos- 
tolique. Cependant  l'erreur  est  encore  soutenue ,  elle 
se  propage;  elle  menace  de  troubler  l'Église.  Aussitôt 
l'évèque  de  Rome  convoque  en  assemblée  générale  les 
évèques,  ses  collègues,  à  qui  fut  confié  par  Jésus  le 
précieux,  dépôt  de  la  foi.  Aussitôt  TEglise  appelle  à  son 
tribunal  celui  de  ses  enfants  qui  vient  de  susciter  dans 
son  sein  ce  commencement  de  discorde.  Elle  l'éclairé 
de  ses  lumières,  elle  parle  à  son  cœur  le  doux  langage 


—  263  — 

de  son  amour.  S'il  se  rend  à  ses  pressantes  invitations, 
tout  est  oublié  et  la  paix  est  rétablie.  S'il  ferme  encore 
l'oreille  aux  sollicitations  de  cette  tendre  mère,  elle 
change  aussitôt  à  son  égard ,  elle  le  condamne  plus 
solennellement  que  jamais ,  elle  le  rejette  de  sou  sein. 
Cependant  la  paix  ,  un  instant  troublée ,  est  bientôt  ré- 
tablie parmi  les  fidèles.  N'ayant  plus  pour  guide  que 
son  entendement  aveuglé ,  l'enfant  rebelle  se  sent  rapi- 
dement entraîné  par  le  torrent  des  opinions  humaines , 
comme  un  vaisseau  sans  pilote  sur  une  mer  orageuse. 
Il  erre  d'écueil  en  écueil ,  et  son  naufrage  est  assuré , 
à  moins  que ,  reconnaissant  le  danger  de  sa  position 
présente,  et  se  rappelant  sa  félicité  passée,  il  ne  revienne 
avec  empressement  au  centre  de  l'unité  et  de  la  paix. 

A^oilà ,  eu  peu  de  mots ,  Ihistoire  de  tous  les  conciles 
depuis  le  concile  assemblé  à  Nicée  pour  la  condamna- 
tion d'Arius ,  qui  avait  nié  la  divinité  du  Verbe,  prin- 
cipe de  la  foi ,  puisque  le  Verbe  alluma  la  foi  dans  les 
âmes,  jusqu'au  concile  asseniblé  à  Trente,  pour  la  con- 
damnation de  Luther,  qui  nia  l'Église,  dernière  néga- 
tion possible  au  cbrétien,  puisque  l'Éghse  est  le  fon- 
dement même  de  la  foi.  Entre  ces  deux  négations  qui 
semblent  ouvrir  et  fermer  le  cercle  de  toutes  les  héré- 
sies ,  combien  d'erreurs  intermédiaires  !  Trouvons- 
nous  ,  dans  l'histoire  ecclésiastique ,  beaucoup  de  pays 
où  ne  soit  racontée  la  révolte  de  quelque  esprit  indé- 
pendant? 


—  264  — 

Cette  propension  de  l'esprit  à  s'attacher  à  l'erreur 
fut  toujours  remarquée  des  hommes  qui  savent  réflé- 
chir. Le  plus  célèbre  peut-être  des  philosophes  de  l'an- 
tiquité, Cicéron  avait  dit:  «  Il  n'y  a  point  d'absurdité 
qui  n'ait  été  affirmée  par  quelque  philosophe.  »  Le 
plus  célèbre  des  philosophes  modernes ,  Rousseau  a 
dit,  avec  une  énergie  d'expression  bien  plus  grande  : 
«  L'homme  qui  médite  est  un  animal  dépravé.  »  Ainsi, 
l'homme  est  né  pour  penser.  C'est  un  besoin  impérieux 
de  sa  nature  ;  c'est  une  loi  de  la  rehgion ,  de  la  raison. 
Mais  l'expérience  nous  enseigne  que  plus  il  pense , 
plus  il  devient  le  jouet  de  l'erreur.  Que  faut-il  en 
conclure  ?  c'est  qu'un  guide  nous  est  nécessaire ,  et 
que  nous  devons  suivre  sa  direction.  Voyez- vous  ce 
jeune  enfant  à  qui  ses  camarades  ont  mis  un  baudeau 
sur  les  yeux  et  quils  entourent,  en  criant  :  Cherche! 
l'enfant  cherche  en  effet.  Il  appuie  ses  mains ,  au 
hasard  ,  sur  les  ol)jt'ls  qui  l'environnent  ;  mais  ses 
continuelles  méprises  excitent  la  risée  de  tous  les 
spectateurs.  Voilà  l'image  de  l'àme  enfermée  dans  les 
sens.  Elle  cherche  aussi ,  malgré  le  bandeau  (|ui  couvre 
ses  yeux  5  elle  s'attache,  au  iiasard  ,  à  tous  les  objets 
qui  Tenvirounent.  Mais  que  de  méprises  jusqu'à  ce  que 
la  religion  ait  abaissé  son  bandeau  et  fasse  briller  à  ses 
yeux  le  flambeau  de  la  foi  ! 

Il  est  aisé  de  voir  que  les  conciles  ont  pour  fm  der- 


—  'iG5  — 

nière  le  triomphe  de  la  vérité.  Afin  d'assurer  et  de 
faciliter  sou  rènuc,  ils  out  établi  un  grand  nombre 
de  règles  qui  l'ormeut  ce  que  nous  appelons  le  régime 
extérieur  de  l'Église.  !:ii  bien!  la  plupart  de  ces  règles 
sont  également  propres  à  assurer  le  bonheur  et  la 
gloire  de  la  société.  Qui  ne  sait,  par  exemple,  que  le 
droit  canonique  est  une  mine  inépuisable  d'où  le  droit 
civil  a  tiré  et  tire  encore  presque  toutes  ses  richesses? 
Qui  ne  sait  que  l'administration  civile  a  été  copiée , 
trait  pour  trait,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi ,  sur  l'ad- 
ministration ecclésiastique?  Les  ordonnances  royales 
les  plus  remarquables  ont  été  presque  toujours  des 
prescriptions  de  conciles.  Lisez,  dans  le  Code  civil, 
l'article  concernant  la  célébration  du  mariage ,  et  vous 
n'y  verrez  rien  qui  ne  se  trouve  également  dans  plu- 
sieurs conciles  où  fut  traité  le  même  sujet. 

Les  conciles  généraux  ont  sur  la  société  d'autres 
effets  moins  importants ,  que  je  ne  puis  qu'indiquer 
ici. 

Quand,  de  toutes  les  parties  de  la  terre,  il  se  ras- 
semble, en  un  seul  lieu,  des  hommes  également  re- 
marquables par  leur  caractère  et  par  leur  position  , 
et  qui  ont  une  influence  immense  sur  ceux  qui  les  eu- 
\ironnent,  les  esprits  et  les  cœurs  doivent  nécessaire- 
ment se  rapprocher.  Les  langues,  les  habitudes,  les 
mœurs  se  confondent  et  s'améliorent  ;  les  animosités 


—  2G6  — 

nationales  s'affaiblissent  et  s'éteignent.  Chacun  se  dit 
expressément  ou  tacitement  :  «  Nous  avons  tous  les 
mêmes  croyances  ,  les  mêmes  lois.  Avec  des  formes  si 
différentes  et  même  si  opposées,  nous  avons  en  réalité 
la  même  origine  ,  la  même  gloire ,  les  mêmes  espéran- 
ces ;  pourquoi  nous  haïr,  nous  combattre,  nous  dé- 
truire les  uns  les  autres  ?  pourquoi  ne  pas  nous  aimer, 
ne  pas  nous  secourir?  pourquoi  ne  pas  nous  commu- 
niquer les  uns  aux  autres  une  portion  de  ce  honheur 
départi  à  chacun  de  nous  par  le  Père  commun  de  tous 
les  hommes?  » 

Je  suppose  qu'un  concile  général  soit  convoqué  dans 
les  circonstances  où  nous  nous  trouvons.  Là  ,  Tévèque 
persécuté  de  la  Pologne  siégerait  auprès  de  quelque 
prince-évêque  de  l'Allemagne  ;  l'évèque  résigné  de  la 
pauvre  Irlande,  auprès  de  quelque  riche  prélat  d'Italie; 
l'évèque-missionnaire  delà  Chine  ou  du  Japon,  auprès 
de  l'évèque  français  dont  il  aurait  été  autrefois  l'heu- 
reux collahorateur  dans  les  premières  années  de  son 
ministère.  Quand  ils  se  seraient  occupés  tous  ensemble 
des  besoins  généraux  de  l'Église,  chacun  pourrait 
appeler  l'attention  de  ses  collègues  sur  les  besoins  du 
troupeau  confié  à  ses  soins.  Les  évêques  de  Pologne  et 
d'Irlande,  rappelant  le  dépouillement  et  la  nudité  de 
leurs  églises,  montreraient  que,  la  plupart  du  temps, 
le  despotisme  n'est  un  bien  pour  le  chrétien  qu'en  lui 


—  'iG7  — 

donnant  l'occasion  de  confesser  sa  foi  et  de  mériter  la 
couronne  du  martyre.  Les  évèques  d'Espagne  diraient 
les  maux  qu'ils  ont  à  souffrir,  et  les  anciens  du  clergé 
de  France,  ceux  qu'ils  ont  soufferts  naguère.  11  serait 
également  facile  aux  uns  et  aux  autres  de  montrer 
que  de  tous  les  maux  l'anarchie  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  funeste  à  1  Eglise.  L'évêque  persécuté  des  pays 
idolâtres  est  sans  doute  celui  qui  exciterait  le  plus  de 
sympathies.  Il  parlerait  de  son  troupeau  faible  et  dis- 
persé ,  de  ce  petit  nombre  de  prêtres  épuisés  de  fati- 
gues ,  qui ,  sous  sa  direction  ,  marchent  à  la  conquête 
des  peuples  que  le  christianisme  n'a  point  encore 
éclairés  :  «  Vénérables  frères,  diiait-il,  je  suis  venu 
passer  au  mi  heu  de  vous  quelques  jours  de  paix  et  de 
bonheur.  Que  Dieu  en  soit  béni  !  Il  n'en  est  point  ainsi 
dans  ces  lieux  où  je  fus  appelé  par  la  Providence  pour 
annoncer  l'Évangile.  Là ,  pas  un  instant  de  tranquil- 
lité ni  pour  moi  ni  pour  les  miens.  Si,  d'un  côté,  le 
troupeau  confié  à  mes  soins  s'accroît  par  le  zèle  de  mes 
coopérateurs ,  d'un  autre  côté,  il  s'affaiblit,  dans  la 
même  proportion  ,  par  la  cruauté  de  nos  persécuteurs. 
Quelquefois,  il  nous  arrive  de  voir  répandre  presque 
aussitôt  le  sang  de  ceux  sur  qui  nous  venons  de  verser 
l'eau  du  baptême.  Vous  parlerai-je  de  notre  dénue- 
ment? En  ce  moment ,  la  croi^^  d'or  ,  symbole  de  notre 
dignité,  orne  aussi  ma  poitrine.  Mais,  sur  le  théâtre 


—  268  — 

de  nos  travaux  ,  je  n'ai  pas  même  une  croix  de  bois  : 
Cette  croix  me  compromettrait.  Ma  croix  !  elle  est  dans 
mon  cœur  !  Ma  croix  !  ce  sont  mes  labeurs ,  mes  solli- 
citudes, mes  afflictions  de  tous  les  jours,  de  tous  les 
instants.  Inspirez  donc  à  quelques-uns  de  ces  prêtres 
qui  vous  environnent  en  si  grand  nombre  le  désir  de 
venir  travailler  avec  nous.  Dites-leur  que  la  parole  di- 
vine qui  souvent  retentit  en  vain  au  milieu  des  peuples 
si  agités  de  l'Europe  a  toujours  quelque  écbo  dans  ces 
lieux  presque  déserts  où  elle  retentit  pour  la  première 
lois.  Eveillez  aussi  en  notre  faveur  le  zèle  des  peuples 
confiés  à  vos  soins.  Qu'ils  nous  aident  de  leurs  prières, 

de  leurs  aumônes C'est  ainsi  qu'ils  ont  été  eliris- 

tianisés  ;  et ,  s'ils  veulent  écouter  la  voix  de  la  charité, 
de  la  raison ,  ils  s'empresseront  de  faire  à  autrui  ce 
qu'on  leur  a  fait  à  eux-mêmes.  » 

Quelle  supposition  ai-je  faite!  est-ce  que  tout  en 
Europe  n'est  pas  dans  une  continuelle  agitation  ?  rois, 
peuples,  chacun  attend  1  occasion  favorable  de  con- 
quérir des  droits  nouveaux  ou  de  revendiquer  des 
droits  perdus.  Et  nous  voudrions  qu'au  milieu  de  ces 
troubles  et  de  ces  défiances  se  tint  une  assemblée  de 
justice  et  de  paix  ?  Non ,  cela  ne  se  verra  pas ,  à  moins 
que  la  grande  voix  de  Dieu ,  appelant  de  nouveau  le 
calme  sur  les  Ilots  agités  de  ce  monde ,  ne  fasse  encore 
voguer  en  paix  le  vaisseau  de  l'Église  depuis  si  long- 
temps battu  par  la  tempête. 


—  269  — 

Partis  de  la  base,  nous  nous  sommes  élevés  au 
sommet  de  l'édifice  de  l'Église.  De  cette  hauteur,  por- 
tons les  yeux  autour  de  nous  :  apcrce\ez-vous  dans 
la  société  une  position  oii  la  religion  ne  se  trouve  avec 
toute  sa  force  pour  soutenir  et  diriger  l'homme  aveu- 
gle et  débile?  Elle  monte  avec  lui  sur  le  trône;  elle  le 
suit  sous  le  toit  de  la  misère.  Revêtue  de  splendeur  , 
elle  trône  au  milieu  des  peuples  civilisés.  Elle  vole  à  la 
recherche  du  pauvre  sauvage  dans  ses  déserts  inha- 
bités, au  milieu  de  ses  forêts  ténébreuses,  sur  ses 
montagnes  inaccessibles.  Quand  nous  nous  lançons 
sur  les  flots ,  elle  nous  suit  ;  quand  nous  nous  livrons 
au  sonnneil ,  elle  veille  à  nos  côtés  ;  quand  notre  corps 
est  rendu  à  la  terre ,  elle  plante  sa  croix  au-dessus  de 
notre  dépouille  mortelle,  pour  appeler  sur  nous  les 
prières  et  les  bénédictions  des  vivants ,  et  comme 
pour  indiquer  à  l'auge  de  la  résurrection  le  lieu  oij  se 
trouvent  ces  ossements  arides  qu'il  doit  rendre  à  la  vie. 

Pour  compléter  ce  que  nous  avons  à  dire  sur  le 
catholicisme  dans  ses  rapports  avec  la  société ,  il  nous 
reste  à  parler  du  missionnaire  et  des  communautés. 


CHAPITRE  XXI. 


Courage  du  missionnaire. 


Le  premier  missionnaire  fut  J.-C.  Qu'est-ce  que  le 
missionnaire,  en  effet?  C'est  celui  qui  se  tient  toujours 
sous  la  main  de  Dieu ,  disposé  à  exécuter  ses  ordres. 
Dieu  parle  ,  et  il  se  présente  en  disant  :  «  A'ous  m'avez 
appelé;  me  voici.  «  Il  quitte  la  maison  paternelle  et 
renonce  aux  paisibles  jouissances  de  la  famille.  Pour 
s'occuper  plus  exclusivement  des  intérêts  de  son  père 
qui  est  dans  les  deux ,  il  dit  à  son  père  et  à  sa  mère 
qui  sont  sur  la  terre  :  ^  Je  ne  vous  connais  pas.  »  A 


—  271   — 

l'exemple  de  celui  qui  l'envoie ,  il  embrasse  tous  les 
hommes  dans  les  vastes  étreintes  de  sa  charité.  Il  est 
obligé  de  quitter  sa  patrie  ;  il  s'éloigne  sans  regarder 
en  arrière.  Des  obstacles  à  ses  desseins  surgissent  de 
toutes  parts  :  il  les  surmonte.  Les  opprobres,  les  tor- 
tures de  l'esprit  et  du  corps  Tassiégent  à  chaque 
instant  :  il  les  dédaigne.  Pour  parler  de  plus  haut  aux 
hommes ,  il  est  dans  la  nécessité  de  monter  sur  le  cal- 
vaire et  de  s'élever  sur  la  croix  :  il  le  fait  avec  la  grâce 
de  Dieu.  Tel  est  le  véritable  missionnaire  :  tel  est  J.-G. 

Que  l'Homme-Dieu  ait  eu  la  force  de  remplir  di- 
gnement cet  important  ministère,  rien  de  plus  naturel: 
la  Divinité  aidait  de  sa  toute-puissance  la  faible  hu- 
manité qu'elle  s'était  associée.  Mais  que  des  hommes 
aient  suivi  courageusement  cette  voie  hardie,  tracée 
par  le  sang  du  Sauveur ,  voilà  ce  qui  doit  nous  jeter 
dans  un  étonnement  profond.  Arrêtons-nous  un  in- 
stant, pour  mieux  apprécier  les  sacritices  immenses 
que  fait  à  la  société  le  missionnaire  catholique,  et  le 
résultat  de  ces  sacrifices. 

Le  premier  sacrifice  que  fait  le  missionnaire ,  c'est 
le  sacrilice  de  sa  volonté  propre.  Toute  volonté  hu- 
maine est  nécessairement  limitée  en  ce  monde  :  elle  l'est 
par  la  loi  divine;  elle  l'est  par  la  loi  humaine.  S'il 
n'en  était  ainsi ,  que  deviendrait  ce  monde  abandonné 
aux  emportements  de  tant  de  volontés  opiniâtrement 


—  272  — 

contradictoires  ?  Les  individus  se  précipiteraient  aveu- 
glément contre  les  individus,  les  peuples  contre  les 
peuples ,  et  la  société  entière  s'en  irait  en  lambeaux. 
Cependant  ces  limites,  posées  par  une  main  supé- 
rieure ,  laissent  encore  une  assez  vaste  carrière  à  notre 
libre  arbitre  ;  et ,  dans  tout  le  cercle  tracé  par  le  de- 
voir, notre  volonté  propre  peut  agir  à  son  gié.  C'est 
là  peut-être  ce  qui  procure  les  plus  délicieuses  jouis- 
sances à  l'Ame  naturellement  portée  à  l'indépendance. 
Elle  se  dit  :  •  Ici ,  je  suis  reine.  Ces  pensées ,  ces  désirs, 
ces  actions  ,  tout  cela  est  de  mou  domaine  :  je  puis  les 
adopter  ou  les  rejeter  à  mon  gré.  »  Et ,  comme  le  jeune 
prince,  appelé  plus  tard  à  régner,  fait  sur  de  petites 
choses  l'essai  de  son  autorité,  elle  prélude  déjà  à 
l'exercice  de  cette  liberté  dont  elle  jouira  pleinement 
dans  l'autre  vie ,  quand  ,  dégagée  de  ses  liens  terres- 
tres ,  elle  ira  régner  en  Dieu  sous  les  doux  liens  de  la 
charité.  Rien  n'est  donc  plus  pénible  à  l'homme,  et, 
par  conséquent ,  rien  n'est  plus  méritoire  que  de  res- 
serrer encore  le  cercle  déjà  si  étroit  dans  lequel  peut  agir 
notre  libre  arbitre.  Or,  c'est  ce  que  fait  le  missionnaire 
catholique.  Il  s'est  mis  sous  la  direction  d'autrui  par 
rapporta  son  noble  ministère,  auquel  cbez  lui  tout  est 
subordonné.  Que  Dieu,  que  ses  supérieurs,  que  le 
dernier  des  hommes  fasse  un  appel  à  son  zèle ,  et  le 
voilà  disposé  à  agir.  Sa  paroisse ,  c'est  le  monde  entier. 


—  273  — 

Dites-lui  qu'aux  extrémités  de  la  terre  il  y  a  une  àrae , 
une  seule  àrae,  prête  à  voler  vers  Dieu,  dès  qu'elle 
aura  entendu  son  nom:  il  ne  calcule  point;  plein  de 
courage,  il  se  dévoue  pour  le  lui  faire  connaître. 

Il  est  déterminé  à  partir;  et,  cependant,  que  de 
liens  le  retiennent  à  la  terre  qu'il  va  quitter  !  Avez- 
vous  vu  quelquefois  s'embarquer  à  Marseille  un  de  ces 
missionnaires  qui  vont  annoncer  l'Evangile  à  des 
peuples  lointains?  Une  larme  roule  sous  sa  paupière. 
Il  tient  en  main  une  lettre  qu'il  vient  de  lire  pour  la 
vingtième  fois.  Celte  lettre  lui  fut  apportée  par  le 
dernier  courrier;  elle  est  de  sa  mère  :  •<  Mon  cher  fils, 
lui  disait  cette  tendre  mère ,  c'est  sans  doute  pour  la 
dernière  fois  que  tu  m'entends.  Oh  !  je  t'en  prie,  ne 
ferme  point  l'oreille  à  ma  voix;  et,  si  tout  n'est  pas  fini 
encore,  arrète-toi,  reviens  auprès  de  nous...  Tu  sais 
combien  je  suis  soumise  à  la  volonté  de  Dieu  ;  mais  ce 
Dieu ,  qui  a  fait  le  cœur  de  la  mère,  ne  lui  a-t-il  pas 
donné  le  droit  de  compter  sur  l'affection  de  ses  en- 
fants !  Écoute  :  je  commence  à  vieillir  ;  mon  corps,  ma 
pensée,  tout  en  moi  s'affaiblit  et  s'éteint.  Bientôt  je  ne 
serai  plus,  et  tu  pourras  t'abandonner  entièrement  à 
l'attrait  de  ta  vocation.  »  Il  y  a  aussi,  au  bas  de  la 
lettre,  un  souvenir  d'une  sœur  et  d'un  frère  tendre- 
ment aimés.  Le  missionnaire  y  est  sensible.  Il  se  rap- 
pelle les  joies  de  la  famille ,  tout  le  bonheur  de  ses 


—  274  — 

premières  années.  Sa  détermination  est  un  instant 
ébranlée;  mais  bientôt  elle  se  raffermit  :  «  Ma  mère, 
pense-t-ii ,  mes  frères ,  mes  sœurs ,  ce  sont  ceux  qui 
font  la  volonté  du  père  que  nous  avons  au  ciel.  Je  les 
retrouverai  aussi  sur  la  terre  étrangère.  Et  ces  pau- 
vres sauvages  qui  m'appelleront  leur  père,  et  que  j'ap- 
pellerai mes  enfants ,  ces  nouveaux  chrétiens  que 
j'aurai  enfantés  avec  tant  de  douleur  à  J.-C,  n'é- 
veilleront-ils pas  dans  mon  cœur  les  sentiments  même 
de  l'amour  maternel?...  »  Il  est  particulièrement  sen- 
sible à  l'expression  du  désespoir  de  sa  mère  ;  et  il 
s'empresse  de  lui  adresser  quelques  mots  de  consola- 
tion. Le  jour  de  son  départ,  il  remet  à  la  poste  une 
lettre  où  se  trouvent  ces  pensées  :  «  Tous  ne  doutez 
point ,  non  plus ,  ma  bonne  mère ,  de  mon  affection 
pour  vous.  Après  Dieu,  vous  m'êtes  tout  sur  la  terre  ; 
mais  je  suis  à  Dieu  avant  d'être  à  vous.  Vous  me 
dites  :  Attends  que  je  n'existe  plus,  et  tu  pourras  t'a- 
bandonner  à  l'attrait  de  ta  vocation.  Et  si  Dieu  me 
veut  dès  ce  moment!  Quoi  !  pour  remplir  une  mission 
si  difficile,  j'attendrais  que  la  force  m'eût  abandonné, 
que  le  courage  se  fût  glacé  dans  mon  cœur  !  Voyez 
Jésus,  notre  modèle,  n'était-il  pas  dans  la  force  de 
l'âge ,  quand  il  s'est  offert  en  sacrifice  ?  Sa  mère  ne 
vivait-elle  pas  encore?  IN'était-ellc  pas  au  pied  de  sa 
croix?  C'est  cette   mère  courageuse  que   Dieu   vous 


—  275  — 

propose  pour  modèle...  Du  reste,  nos  corps  seuls  s'é- 
loigneront l'un  de  l'autre  :  elles  ne  peuvent  jamais  se 
séparer,  les  âmes  qui  se  sont  unies  en  Dieu.  De  quel- 
que côté  que  je  dirige  mes  pas  ,  partout  je  retrouverai 
Dieu,  et  avec  Dieu  la  pensée  de  ma  mère.  « 

Ce  récit  n'est  point  imaginaire  :  ce  que  je  viens  de 
raconter  est  arrivé  plus  d'une  fois.  Je  me  rappelle 
avoir  lu  deux  lettres  écrites  dans  des  circonstances 
à  peu  près  semblables.  La  mère  et  le  fils  avaient  épan- 
ché dans  ces  lettres  tout  ce  que  le  cœur  de  l'homme 
renferme  de  plus  tendre  et  de  plus  généreux.  Je  re- 
grette beaucoup  de  n'avoir  pu  les  reproduire  ici  dans 
leur  admirable  simplicité. 

Et  l'amour  de  la  patrie  ne  dit-il  rien  au  cœur  du 
missionnaire?  Oh  î  que  cet  amour  tient  au  cœur  de 
chacun  de  nous  par  des  racines  nombreuses  et  pro- 
fondes !  La  patrie,  ce  n'est  point  un  vain  mot,  comme 
pourraient  se  l'imaginer  quelques  personnes  insensi- 
bles. C'est  la  réunion  d'un  grand  nombre  d'affections 
dont  une  seule  suffit  pour  remuer  délicieusement  notre 
âme.  Beau  ciel  que  j'ai  si  souvent  contemplé  ;  terre 
qui  m'avais  nourri  et  sur  laquelle  j'ai  tracé  mes  pre- 
miers pas  ;  maison  paternelle  où  fut  placé  mon  ber- 
ceau et  où  j'ai  passé  avec  tant  d'insouciance  et  de 
bonheur  les  premières  années  de  ma  vie;  compagnons 
de  mon  enfance  et  de  ma  jeunesse  ;  parents  que  j'ai 


—  27G  — 

tant  aimés  et  dans  le  cœur  de  qui  j'ai  si  souvent  versé 
tout  ce  qu'il  y  avait  dans  mou  cœur  ;  langue  mater- 
nelle avec  laquelle  aucune  autre ,  quelque  riciie  qu'elle 
soit,  ne  peut  entrer  en  comparaison;  sainte  voix  de 
l'amitié  qui  avez  si  délicieusement  frappé  mon  oreille, 
et  qui  apportiez  à  mon  âme  de  si  douces  émotions  ; 
clocher  de  mon  village  vers  lequel  je  tournais  avide- 
ment les  yeux,  après  la  plus  courte  absence;  fêtes  na- 
tionales, solennités  religieuses  qui  avez  si  souvent  in- 
terrompu mes  travaux  ;  modeste  autel  devant  lequel 
je  venais  dire  à  Dieu  les  peines  et  les  joies  de  mon 
cœur  ;  tombeau  de  mes  pères  sur  lequel  j'ai  versé  tant 
de  larmes...  Yoilà  quelque  chose  de  ce  tout  immense 
qui  renferme  ce  que  nous  a j) pelons  la  patrie.  Et  nous 
ne  l'aimerions  pas  !  et  nous  ne  verserions  pas  des 
larm  s,  quand  nous  la  quittons  peut-être  pour  tou- 
jours !  Telle  est  la  position  du  missionnaire.  Dès  qu'il 
est  sur  le  vaisseau,  il  élève  les  yeux  et  regarde  dans  le 
lointain ,  comme  pour  voir  encore  quelques-unes  des 
choses  qu'il  a  tant  aimées  ;  mais  il  n'en  aperçoit  au- 
cune. Cependant  le  vaisseau  se  met  en  mouvement;  il 
fend  la  mer.  Sans  vouloir  en  convenir  avec  lui-même, 
le  missionnaire  se  dit  intérieurement  !  «  Pourquoi 
donc  s'éloigner  si  rapidement  !  »  Vœux  superflus  !  Le 
vaisseau  est  déjà  loin  du  rivage.  Le  missionnaire 
regarde  toujours.  Il  ne  voit  plus  qu'un  gros  point 


—  277  — 

noir  ;  et  bientôt  tout  a  disparu  à  ses  yeux.  Cependant, 
au  fond  de  son  cœur ,  l'image  de  la  patrie  est  encore 
aussi  belle  que  jamais. 

Après  avoir  vu  le  missionnaire  quitter  avec  dou- 
leur la  terre  de  la  patrie,  suivons-le  à  travers  tous  les 
dangers  de  la  mer,  et  débarquons  avec  lui  au  lieu  qu'il 
doit  évangéliser.  Qu'apercevons-nous?  Des  côtes  ari- 
des et  brûlantes,  une  terre  inculte,  des  peuples  sau- 
vages. Que  de  difficultés  à  vaincre  !  que  de  peines  à 
endurer  !  Tl  passe  le  jour  et  la  nuit  à  étudier  une  lan- 
gue barbare,  il  se  t'ait  violence  pour  prendre  des  ha- 
bitudes en  opposition  avec  sa  vie  entière.  Enfin  il 
commence  à  connaître  ces  hommes  à  qui  il  est  venu 
annoncer  l'Evangile.  11  leur  parle  de  Dieu  et  de  son 
Fils  Jésus.  Quelques-uns  écoutent  avec  avidité  les  pa- 
roles de  vie  qui  sortent  de  sa  bouche.  Mais  voilà 
qu'une  persécution  violente  s'élève  contre  lui  et  dis- 
perse aussitôt  le  pasteur  et  le  troupeau.  11  dirige  ses 
pas  d'un  autre  côté;  il  suit  la  voie  épineuse  qu'il  a 
suivie  la  première  fois.  11  arrive  au  même  résultat,  et 
voilà  qu'une  seconde  persécution  s'élève  encore  contre 
lui.  Que  dis-je  !  elle  est  plus  violente  que  la  première 
fois.  Tous  ceux  qu'il  a  eu  le  bonheur  de  convertir  sont 
dans  la  nécessité  ou  d'apostasier  ou  d'endurer  les  der- 
niers supplices.  Il  est  encore  obligé  de  fwir  ;  mais  au- 
jourd'hui il  est  poursuivi  avec  acharnement.  Long- 

18 


—  278  — 

temps  il  a  erré  au  milieu  des  bois  et  sur  les  montagnes; 
longtemps,  il  a  demandé  l'hospitalité  aux  bètes  sauva- 
ges ou  à  des  hommes  non  moins  sauvages.  Enfin,  il  est 
arrêté.  On  le  charge  de  chaînes;  on  le  jette  en  prison  ; 
et,  comme  celui  qu'il  a  pris  pour  modèle,  il  meurt 
après  avoir  enduré  toutes  sortes  d'opprobres  et  de 
tourments. 

Quelquefois  il  est  dévoré  par  les  bètes  sauvages  ; 
quelquefois  il  meurt  de  faim  ou  de  fatigue.  On  en  a 
trouvé  un  dont  le  corps  était  à  demi  déchiré  par  les 
oiseaux  de  proie.  Son  bréviaire,  placé  à  côté  de  lui, 
était  ouvert  à  l'office  des  morts.  Tl  avait  vu  sans  doute 
la  mort  s'approcher,  et  il  avait  lu  pour  lui-même  la 
recommandation  de  l'àme  ;  il  avait  fait,  par  avance,  sa 
sépulture.  Quand  un  autre  missionnaire  rencontra 
ainsi  le  corps  de  son  compagnon,  il  lui  rendit  les  hon- 
neurs funèbres,  et,  agenouillé  sur  sa  tombe,  il  invo- 
qua le  premier  le  martjr.  Que  fit-il  ensuite?  Il  éten- 
dit ses  bras  et  il  y  appela  le  sauvage.  Combien  cette 
conduite  est  supérieuie  à  celle  du  soldat  qui,  vovant 
périr  son  compagnon,  poursuit  l'ennemi,  l'atteint  et 
le  livre  impitoyablement  à  la  mort.  Dans  l'un  vous 
voyez  l'homme,   dans  l'autre   vous   reconnaissez  le 

prêtre. 

Le  missionnaire  a-t-il  quelque  chose  à  attendre  sur 
la  terre,  en  échange  de  tant  de   sacrifices?  Hélas! 


—  279  — 

rien,  moins  qne  rien.  Que  voulez-vous  qu'il  obtienne? 
Des  richesses?  — Tl  a  embrassé  une  vie  d'abnégation 
et  de  ])auvreté  ,  et  souvent  il  n'a  pas  même  où  reposer 
la  tète.  —  Des  plaisirs?  —  Son  cœur  est  abreuvé  d'a- 
mertume ,  et  il  ne  saurait  plus  goûter  que  les  jouis- 
sances de  la  croix.  — Des  honneurs  ? — Il  ne  vit  qu'avec 
des  sauvages,  dont  il  peut,  à  chaque  instant,  devenir 
la  victime.  —  L'immortalité  que  donnent  les  hommes? 
—  Sa  voix  s'éteint  sur  une  terre  où  rien  ne  la  repro- 
duit; et,  pour  trouver  de  l'écho  dans  les  lieux  où  les 
noms  ont  quelque  valeur ,  elle  a  dû  avoir  une  force 
surhumaine.  Aussi,  pour  quelques  hommes  qui  se 
sont  immortalisés  par  lapostolat,  combien  ne  se  sont 
fait  connaître  que  de  Dieu  ! 

«  J'ai  rencontré  moi-même,  dit  l'auteur  du  Génie 
du  Christianisme,  un  de  ces  apôtres  au  milieu  des  soli- 
tudes américaines.  Un  matin  que  je  cheminais  lente- 
ment dans  les  forêts,  j'aperçus  venant  à  moi  un  grand 
vieillard  à  barbe  blanche,  vêtu  d'une  longue  robe, 
lisant  attentivement  dans  un  livre ,  et  marchant  ap- 
puyé sur  un  bâton  ;  il  était  tout  illuminé  par  un  rayon 
de  l'aurore  qui  tombait  sur  lui  à  travers  le  feuillage 
des  arbres  :  on  eût  cru  voir  Thermosiris  sortant  du 
bois  sacré  des  Muscs ,  dans  les  déserts  de  la  Haute- 
Kgypte.  C'était  un  missionnaire  de  la  Louisiane  ;  il 
revenait  de  la  Nouvelle -Orléans  et  retournait  aux 


—  280  — 

Illinois ,  où  il  dirigeait  un  petit  troupeau  de  Français 
et  de  sauvages  chrétiens.  11  m'accompagna  pendant 
plusieurs  jours  :  quelque  diligent  que  je  fusse  au  ma- 
tin ,  je  trouvais  toujours  le  vieux  voyageur  levé  avant 
moi  et  disant  son  bréviaire  en  se  promenant  dans  la 
forêt.  Ce  saint  homme  avait  beaucon|)  souffert  ;  il  ra- 
contait bien  les  peines  de  sa  vie  ;  il  en  parlait  sans 
aigreur  et  surtout  sans  plaisir,  mais  avec  sérénité. 
Je  n'ai  point  vu  un  sourire  plus  paisible  que  le  sien. 
Il  citait  agréablement  et  souvent  des  vers  de  Virgile  , 
et  même  d'Homère,  qu'il  appliquait  aux  belles  scènes 
qui  se  passaient  sous  nos  yeux  ou  aux  pensées  qui 
nous  occupaient.  Il  me  parut  avoir  des  connaissances 
en  tous  genres  ,  qu'il  laissait  à  peine  apercevoir  sous  sa 
simplicité  évangélique  ;  comme  ses  prédécesseurs  les 
apiHres ,  sachant  tout ,  il  avait  lair  de  tout  ignorer. 
Nous  eûmes  un  jour  une  conversation  sur  la  Révolution 
française ,  et  nous  trouvâmes  quelques  charmes  à 
causer  des  troubles  des  hommes  dans  les  lieux  les  plus 
tranquilles.  Nous  étions  assis  dans  une  vallée ,  au  bord 
d'un  fleuve  dont  nous  ne  savions  pas  le  nom,  et  qui, 
depuis  nombre  de  siècles,  rafraîchissait  de  ses  eaux 
cette  rive  inconnue  :  j'en  fis  faire  la  remarque  au  vieil- 
lard, qui  s'attendrit;  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  à 
cette  image  d'une  vie  ignorée ,  sacrifiée  dans  les  déserts 
à  d'obscurs  bienfaits.  » 


—  281  — 

Cependant ,  tel  est  l'attrait  de  la  grâce ,  qu'il  se 
trouve  toujours  un  nombre  infini  de  prêtres  pour  se 
dévouer  à  ce  ministère  d'abnégation  et  de  souffrances. 
Tl  est  facile  de  compter  ceux  que  la  gloiie  des  armes 
ou  le  goût  des  sciences  poussent  dans  des  pays  loin- 
tains pour  y  cbercher  l'immortalité;  mais  le  nombre 
de  ceux  qui  n'ont  pas  d'autre  ambition  que  de  faire 
connaître  Jésus  crucifié  et  de  conquérir  des  âmes  à 
Dieu  ,  qui  pourra  le  compter?  Lisez  l'bistoire  de  l'É- 
glise, où  se  trouve  le  récit  des  missions  les  plus  impor- 
tantes; lisez  les  Lettres  édifiantes.  Et  combien  n'ont 
rien  écrit! 

Témoin  du  courage  extraordinaire  de  ces  hommes 
apostoliques  ,  Fénelon  puise  dans  son  cœur  les  trésors 
de  la  plus  noble  éloquence ,  pour  la  célébrer.  Voici 
quelques-unes  de  ses  paroles  : 

«  Mais  que  vois-je  depuis  deux  siècles?  des  régions 
immenses  qui  s'ouvrent  tout  à  coup;  un  nouveau 
monde  inconnu  à  l'ancien,  et  plus  grand  que  lui. 
Gardez-vous  bien  de  croire  qu'une  si  prodigieuse  dé- 
couverte ne  s'est  due  qu'à  l'audace  des  hommes.  Dieu 
ne  donne  aux  passions  humaines,  lors  même  qu'elles 
semblent  décider  de  tout ,  que  ce  qu'il  leur  faut  pour 
être  les  instruments  de  ses  desseins.  Ainsi  l'homme 
s'agite ,  mais  Dieu  le  mène.  La  foi  plantée  dans  l'Ame- 


—  282  — 

rique ,  parmi  tant  d  orages ,  ne  cesse  pas  d'y  porter 
du  fruit 

«  Que  reste-t-il ,  peuples  des  extrémités  de  l'Orient? 
votre  heure  est  venue.  Alexandre,  ce  conquérant  ra- 
pide que  Daniel  dépeint  comme  ne  touchant  pas  la 
terre  de  ses  pieds,  lui  qui  fut  si  jaloux  de  subjuguer 
le  monde  entier,  s'arrêta  bien  loin  en  deçà  de  vous  : 
mais  la  charité  va  plus  loin  que  l'orgueil.  INi  les  sables 
brillants,  ni  les  déserts,  ni  les  montagnes,  ni  la  dis- 
tance des  lieux ,  ni  les  tempêtes ,  ni  les  écueils  de  tant 
de  mers ,  ni  l'intempérie  de  l'air,  ni  le  milieu  fatal  de  la 
ligue,  où  l'on  découvre  un  ciel  nouveau ,  ni  les  flottes 
ennemies ,  ni  les  côtes  barbares ,  ne  peuvent  arrêter 
ceux  que  Dieu  envoie.  Qui  sont  ceux-ci  qui  volent 
comme  les  nuées?  vents,  portez-les  sur  vos  ailes.  Que 
le  midi,  l'orient,  que  les  îles  inconnues  les  attendent 
et  les  regardent  eu  silence  venir  de  loin.  Qu'ils  sont 
beaux,  les  pieds  de  ces  hommes  qu'on  voit  venir  du  haut 
des  montagnes  apporter  la  paix,  annoncer  les  biens 
éternels ,  prêcher  le  salut ,  et  dire  :  ô  Sion ,  ton  Dieu 
régnera  sur  toi.  Les  voici,  ces  nouveaux  conquérants, 
qui  viennent  sans  armes ,  excepté  la  croix  du  Sauveur. 
Ils  viennent  non  pour  enlever  les  richesses  et  répandre 
le  sang  des  vaincus ,  mais  pour  offrir  leur  propre  sang 
et  communiquer  les  trésors  célestes. 

«  Peuples  qui  les  vîtes  venir ,   quelle  fut  d'abord 


—  283  — 

votre  surprise,  et  qui  peut  la  représenter?  Des 
hommes  qui  viennent  à  vous  sans  être  attirés  par  aucun 
motif  ni  de  commerce  ,  n'i  d'ambition  ,  ni  de  curiosité  ; 
des  hommes  qui,  sans  vous  avoir  jamais  vus,  sans 
savoir  même  où  vous  êtes,  vous  aiment  tendrement, 
quittent  tout  pour  vous,  et  vous  cherchent  au  travers 
de  toutes  les  mers  avec  tant  de  fatigues  et  de  périls, 
pour  vous  faire  part  de  la  vie  éternelle  qu'ils  ont  dé- 
couverte! Nations  ensevelies  dans  l'ombre  de  la  mort, 
quelle  lumière  sur  vos  tètes  !  •• 


CIliPITItE  XXII. 


Le  missionnaire  civilisateur. 


Vous  avez  vu  ce  pauvre  missionnaire  débarquer 
seul  sur  une  côte  barbare;  d'une  main  il  porte  une 
croix  qu'il  appelle  le  signe  de  la  rédemption  des  hom- 
mes, et  de  l'autre,  un  livre  qu'il  appelle  l'Évangile. 
Il  plante  aussitôt  sa  croix ,  comme  pour  prendre  pos- 
session, au  nom  du  Sauveur  des  hommes,  de  cette 
terre  sur  laquelle  il  vient  de  déharquer;  il  se  pro- 
sterne humblement  au  pied  de  cette  croix,  et,  quand 
quelques  barbares  sont  venus  se  ranger  autour  de  lui, 
il  leur  explique  les  saintes  paroles  contenues  dans  son 
livre.  Savcz-vous  ce  que  vient  faire  en  ces  lieux  l'en- 


—  285  — 

voyé  céleste?  —  Gagner  des  âmes  à  Jésus-Christ,  con- 
quérir pour  lui-même  la  couronne  du  martyre.  —  Oui, 
sans  doute ,  et  quelque  chose  de  plus  encore.  Ces 
hommes  qu'il  évangélise  semblent  beaucoup  plus  rap- 
prochés de  l'état  animal  que  de  la  condition  humaine  : 
il  leur  tend  la  main  et  les  élève  à  leur  dignité  natu- 
relle. Ils  \ivent  séparés,  ils  errent  dans  les  hois  à  la 
manière  des  bêtes  :  le  missionnaire  les  réunit  en  so- 
ciété et  leur  apprend  à  vivre  en  frères.  Oui,  il  y  a 
dans  sa  doctrine  le  germe  de  la  civilisation  la  plus 
avancée,  la  plus  pure;  il  est  l'ange  que  le  ciel  envoie 
annoncer  pour  la  première  fois  dans  ces  lieux  la  nais- 
sance du  Sauveur ,  et ,  après  avoir  chanté  :  «  Gloire  à 
Dieu  au  plus  haut  des  cieux  !  »  il  peut  ajouter  aussi  : 
«  Et  paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne  volonté.  " 
En  effet ,  après  avoir  gagné  la  confiance  de  ces  pau- 
vres sauvages ,  il  les  marque  du  signe  de  la  croix  et  il 
leur  explique  les  vérités  de  la  religion.  11  leur  donne 
des  idées  plus  justes  sur  Dieu  ,  sur  la  nature  humaine, 
sur  tous  les  êtres  qui  les  environnent.  11  leur  enseigne 
que  l'homme  n'est  pas  fait  pour  cette  vie  d'un  jour , 
mais  pour  l'immortalité.  Il  leur  apprend  les  grandes 
lois  de  la  justice,  du  support  mutuel,  de  la  charité. 
«  Aimez  Dieu  plus  que  toutes  choses,  leur  dit-il,  et  le 
prochain  comme  vous-même.  —  Laissez  chacun  jouir 
de  ses  droits.  —  Faites  aux  autres,  faites  à  vos  enue- 


—  28G  — 

mis  ce  que  vous  voudriez  qu'ils  vous  fissent  à  vous- 
même.  —  Sacrifiez- vous  pour  eux,  si  cela  est  néces- 
saire. —  Le  corps  que  vous  avez  tant  aimé,  dont  vous 
vous  êtes  occupés  uniquement,  ce  corps  n'est  pas  tout 
l'honime,  il  n'en  est  que  la  plus  petite  partie.  —  Étouf- 
fez dans  votre  âme  les  vices  qui  la  dégradent ,  ornez-la 
de  vertus.  — Dans  les  autres,  comme  en  vous-même, 
aimez,  recherchez  les  qualités  spirituelles.  —  Perfec- 
tionnez de  plus  en  plus  toutes  les  facultés  de  votre  être  ; 
vous  ne  les  avez  qu'en  dépôt,  et  Dieu  doit  un  jour 
vous  demander  compte  de  l'usage  que  vous  eu  aurez 
fait.  —  Eentrez  souvent  au  dedans  de  vous-même  : 
celui  qui  ne  vit  que  de  la  vie  extérieure  n'est  point  un 
homme.  —  Pensez,  méditez  :  c'est  principalement  en 
cela  que  consiste  notre  vie.  »  Pour  qui  sait  réfléchir, 
voilà  le  résumé  des  doctrines  du  missionnaire  catho- 
lique. Or,  je  le  demande,  qu'est-ce  donc  que  cela,  si 
ce  n'est  le  principe  de  la  plus  haute  civilisation? 

La  parole  de  Dieu  chantée  fait  surtout  impression 
sur  le  sauvage.  C'est  par  les  chants  que  nous  parlons 
d'abord  aux  enfants  ;  il  importe  aussi  beaucoup  de 
parler  par  les  chants  aux  peuples  encore  dans  l'enfance. 

«  Quand  les  Jésuites  se  furent  attaché  quelques  In- 
diens par  l'image  de  la  croix  ,  ils  eurent  recours  à  un 
autre  moyen  pour  gagner  les  âmes.  Ils  avaienlfi'emar- 
qué  que  les  sauvages  de  ces  bords  étaient  fort  sensibles 


—  287  — 

à  la  musique  ;  on  dit  même  que  les  eaux  du  Paraguay 
rendent  la  voix  plus  belle.  Les  missionnaires  s'embar- 
quèrent donc  sur  des  pirogues  avec  les  nouveaux  eaté- 
ehuincnes  ;  ils  remontèrent  les  ilcuves  en  cbantant  des 
cantiques  ;  les  néophytes  répétaient  les  airs,  comme  des 
oiseaux  privés  chantent  pour  attirer  dans  les  rets  de 
l'oiseleur  les  oiseaux  sauvages.  Les  Indiens  ne  man- 
quèrent pas  de  se  venir  prendre  au  doux  piège.  Ils 
descendaient  de  leurs  montagnes  et  accouraient  au 
bord  des  fleuves  pour  mieux  écouter  ces  accents;  plu- 
sieurs d'entre  eux  se  jetaient  dans  les  ondes  et  sui- 
vaient à  la  nage  la  nacelle  enchantée.  L'arc  et  la  flèche 
échappaient  à  la  main  du  sauvage;  l'avant-goût  des 
vertus  sociales  et  les  premières  douceurs  de  l'humanité 
entraient  dans  son  àme  confuse  ;  il  voyait  sa  femme  et 
son  enfant  pleurer  d'une  joie  inconnue;  bientôt,  sub- 
jugué par  un  attrait  irrésistible ,  il  tombait  au  pied 
de  la  croix ,  et  mêlait  des  torrents  de  larmes  aux  eaux 
,  régénératrices  qui  coulaient  sur  sa  tète. 

«  Ainsi  la  religion  chrétienne  réalisait  dans  les  fo- 
rêts de  l'Amérique  ce  que  la  fable  raconte  des  Ampbion 
et  des  Orphée  ;  réflexion  si  naturelle ,  qu'elle  s'est  pré- 
sentée même  aux  missionnaires,  tant  il  est  vrai  qu  on 
ne  dit  ici  que  la  vérité ,  en  ayant  l'air  de  raconter  une 
fiction  (1).  » 

(1)  Génie  du  Cliristianisme. 


—  288  — 

Si  la  parole  chantée  s'introduit  plus  facilement  dans 
l'àme,  elle  s'y  grave  aussi  plus  profondément.  ]Xous 
en  avons  tous  fait  l'expérience  ;  j'en  trouve  une  preuve 
remarquable  dans  la  Vie  du  cardinal  de  Cheverus. 

II  allait  évangcliser  des  sauvages ,  errant  à  travers 
les  bois ,  sans  habitation  fixe ,  et  partageant  tout  leur 
temps  entre  la  chasse  et  la  pèche.  Instruit  de  leur  lan- 
gue et  s'étant  muni  de  tout  ce  qui  lui  était  nécessaire 
pour  exercer  ses  fonctions ,  il  partit  sous  la  conduite 
d'un  guide ,  à  pied ,  le  bâton  à  la  main  ,  comme  les 
premiers  prédicateurs  de  l'Évangile.  Jamais  il  n'avait 
fait  encore  pareille  route ,  et  il  lui  fallait  tout  le  cou- 
rage d'un  apôtre  pour  en  supporter  les  fatigues.  Ils 
marchaient  depuis  plusieurs  jours,  lorsqu'un  matin, 
c'était  le  dimanche,  grand  nombre  de  voix  chantant 
avec  ensemble  ,  se  font  entendre  dans  le  lointain.  M.  de 
Cheverus  écoute ,  s'avance ,  et ,  à  son  grand  étonne- 
ment,  il  discerne  un  chant  qui  lui  est  connu ,  la  messe 
rojale  de  Dumont ,  qui  fait  retentir  nos  grandes  églises 
et  nos  cathédrales  de  France  dans  nos  plus  belles  so- 
lennités. Quelle  aimable  surprise  et  que  de  douces  émo- 
tions son  cœur  éprouva  !  11  trouvait  réunis  à  la  fois 
dans  cette  scène  l'attendrissant  et  le  sublime  ;  car  quoi 
de  plus  attendrissant  que  de  voir  un  peuple,  et  un 
peuple  sauvage,  qui  est  sans  prêtre  depuis  cinquante 
ans ,  et  qui  n'en  est  pas  moins  fidèle  à  solenniser  le 


—  289  — 

jour  du  Seigneur;  et  quoi  de  plus  sublime  que  ces 
chants  sacrés,  présidés  par  la  piété  seule  ,  retentissant 
au  loin  dans  cette  immense  et  majestueuse  forêt,  redits 
par  tous  les  échos  en  même  temps  qu'ils  étaient  portés 
au  ciel  par  tous  les  cœurs? 

Mais  en  vain  vous  auriez  déposé  le  germe  fécond  de 
la  civilisation  ,  il  ne  produirait  aucun  fruit  remarqua- 
ble ,  si  vous  n'aviez  soin  de  travailler  vous-mêmes  à 
son  développement.  Pour  cela,  l'important  n'est  pas 
de  frapper  les  oreilles  du  sauvage ,  il  faut  aussi  parler 
à  ses  yeux ,  il  faut  agir  avec  lui  et  pour  lui.  Vous  avez 
annoncé,  je  suppose,  la  helle  doctrine  dont  je  viens 
de  parler  ;  cela  ne  suffît  pas  ;  ceux  à  qui  vous  vous 
adressiez  ne  vous  ont  pas  compris,  ou  ,  s'ils  vous  ont 
compris  ,  ils  ne  tiendront  aucun  compte  de  votre  en- 
seignement. Le  sauvage  est  un  vieil  enfant;  voulez- 
vous  le  perfectionner,  agissez  à  son  égard  comme  on 
agit  à  l'égard  de  l'enfant  ;  prenez-le  par  la  main  ,  sou- 
tenez-le ,  conduisez-le  vous-mêmes  ;  ce  que  vous  vou- 
driez qu'il  fit,  faites-le  avant  lui  ;  aidez  ensuite  ses 
propres  efforts  ;  que  votre  prudence  soit  sa  prudence; 
que  votre  force  soit  sa  force  ;  que  la  pensée,  cet  aliment 
spirituel,  soit  toujours  suffisamment  développée  avant 
de  s'offrir  à  son  esprit.  Une  mère  prudente  donne  à  son 
enfant  un  berceau,  un  aliment  suffisamment  préparé,  et 
que  quelquefois  ses  dents  ont  broyé.  C'est  aussi  ce  que 


—  290  — 

fait  le  missionnaire  pour  ceux  qu'il  appelle  à  la  foi  ;  il 
médite  avec  eux  et  pour  eux ,  il  prie  avec  eux  et  pour 
eux  ,  il  agit  avec  eux  et  pour  eux.  Il  n'est  venu  sur 
cette  plage  lointaine  que  comme  ministre  de  la  reli- 
gion ,  cependant  il  n'oublie  point  qu'il  est  le  fils  de  la 
civilisation.  Il  exposera  donc  quelquefois  aux  yeux  du 
sauvage  le  tableau  frappant  de  l'homme  aux  lieux  qu'il 
vient  de  quitter.  11  leur  parlera  du  progrès  des  sciences 
et  des  arts  ;  il  emploiera ,  autant  que  possible ,  les  mé- 
thodes qui  ont  été  inventées  en  Europe  pour  faciliter 
l'action  de  l'esprit  et  du  corps.  Que  dis-je  î  le  mis- 
sionnaire ne  veut  point  se  borner  à  ses  propres  forces; 
il  appelle  de  son  pays  un  grand  nombre  de  personnes 
pour  l'aider  à  accomplir  ses  nobles  projets  de  sanctifi- 
cation et  d'amélioration  sociale.  Les  sauvages  s'effor- 
cent de  copier  les  modèles  qu'ils  ont  sous  les  yeux  ; 
ils  imitent  imparfaitement  d'abord  ,  mais  ensuite  un 
peu  mieux.  Quelques-uns  de  ceux  qui  montrent  le 
plus  d'aptitude  sont  envoyés  chez  des  peuples  civili- 
sés, pour  simprégner  davantage  de  leurs  croyances  et 
de  leurs  coutumes.  Heureux  ,  s'ils  n'adoptent  pas  nos 
erreurs  au  lieu  de  nos  croyances  salutaires ,  et  nos 
vices  au  heu  de  nos  vertus.  Bientôt  après,  ils  revien- 
nent apportant  ta  leur  pays  natal  les  lumières  qu'ils 
sont  allés  chercher  au  loin. 

Ces  missions  civihsatrices  sont  inconnues  aux  peu- 


—  291   — 

pies  anciens.  Il  y  avait  aussi ,  avant  l'établissement  du 
christianisme  ,  des  peuples  civilisés  ;  mais  la  civilisa- 
tion païenne  n'est  point  à  comparer  avec  la  civilisation 
chrétienne  :  elle  lui  est  de  beaucoup  inférieure  par  sa 
nature  et  surtout  par  son  extension.  Je  vois  en  elle 
beaucoup  moins  de  lumières  sur  les  choses  les  plus 
essentielles  ;  j'y  vois  beaucoup  moins  de  véritable  li- 
berté ,  puisque  les  peuples  les  plus  civilisés  étaient  ceux 
qui  avaient  le  plus  d'esclaves.  Ce  qui  lui  manque  sur- 
tout, c'est  cette  charité  universelle  que  Jésus  lit  re- 
descendre sur  la  terre  ,  en  lui  apportant  des  idées  plus 
justes  sur  Dieu  et  sur  l'humanité.  Le  patriote  païen 
n'a  qu'un  amour  extrêmement  restreint;  il  n'aime  que 
la  patrie;  tout  ce  qui  s'étend  au  delà  n'est  plus  rien 
pour  lui  ;  il  regarde  les  autres  peuples  comme  des  trou- 
peaux d'esclaves  ;  il  les  chargerait  tous  de  chaînes  sans 
scrupule;  ce  serait  même  pour  lui  le  plus  haut  degré 
de  gloire.  Celui  qui  scruterait  attentivement  son  cœur 
trouverait  peut-être  encore  que ,  s'il  aime  passionné- 
ment sa  patrie ,  c'est  parce  qu'il  trouve  en  elle  sa 
gloire,  son  bonheur,  son  existence.  Otez  le  moi  du 
cœur  patriote  ,  et  vous  éteignez  aussitôt  le  feu  qui 
l'embrase.  Voilà  pourquoi  il  charge  encore  de  chaînes 
tous  ceux  qui  foulent  aux  pieds  le  sol  de  la  patrie ,  mais 
qui  ne  sont  pas  ses  concitoyens  ,  c'est-à-dire  qui  ne 
jouissent  pas  du  môme  titre ,  qui  ne  sont  pas  un  avec 


—  292  ~ 

lui  dans  le  sein  de  la  patrie  commune;  aussi,  aucun 
patriote  ne  fut  tenté  d'aller  communiquer  à  des  étran- 
gers le  bonheur  dont  jouissait  sa  patrie.  Je  vois  bien 
le  philosophe  grec  aller  en  Égjpte  étudier  les  lois  qu'il 
rapporte  ensuite  dans  sou  pays  ;  mais  lui ,  que  porte- 
t-il  aux  autres  peuples?  rien  ,  si  ce  n'est  le  fer  et  la 
flamme.  Je  vois  le  Romain  aller  étudier  chez  les  Grecs 
les  mœurs  et  les  lois  qu'il  rapporte  ensuite  dans  sa 
patrie;  mais  lui,  que  porte-t-il  aux  autres  peuples? 
rien ,  si  ce  n'est  la  servitude  ou  la  mort.  Allumé  au  feu 
de  l'amour  divin,  le  patriotisme  chrétien  est  phis  gé- 
néral et  plus  pur  ;  voilà  pourquoi  celui  qui  en  est  em- 
brasé emploie  toutes  sortes  de  moyens  pour  rendre  les 
autres  participants  du  bonheur  dont  il  jouit  lui-même. 
Après  avoir  posé  et  développé  les  principes  ,  étu- 
dions les  faits.  Nous  avons  dit  que  Jésus  fut  le  pre- 
mier missionnaire  catholique.  ïN'est-ce  pas  à  lui  que 
nous  devons  la  civilisation  moderne?  Cet  esprit  de  vie 
que  Dieu  avait  donné  au  monde  ancien  commençait  à 
s'éteindre.  Rome  avait  étendu  ses  vastes  bras  jusqu'aux 
extrémités  de  la  terre,  et  elle  avait  recueilli  dans  son 
sein  les  peuples  connus;  ils  eurent  besoin  d'être  ainsi 
soutenus,  car,  abandonnés  à  eux-mêmes,  ils  tom- 
baient épuisés.  Ils  vécurent  donc  d'une  vie  étran- 
gère ;  ils  se  tenaient  debout  comme  l'enfant  resserré 
dans  ses  langes;  ils  marchaient  comme  marchent  les 


—  203  — 

esclaves  enchaînés  ,  pressés  par  une  main  étrangère  , 
appuyés  les  uns  sur  les  autres ,  aucun  d'.eux  ne  peut 
tomber,  parce  que ,  s'il  vient  à  chanceler,  le  maître  ou 
ses  compagnons  le  soutiennent.  Cette  vie  ,  que  Rome 
communiquait  aux  peuples  soumis  à  son  empire,  n'était 
d'ailleurs  ,  comme  on  le  voit,  qu'une  vie  matérielle. 
Dans  la  ville  élerneUe ,  la  vie  morale  allait  s'éteindre  ; 
est-ce  qu'il  n'y  avait  pas  la  même  ignorance,  les 
mêmes  erreurs  que  chez  les  autres  peuples?  Le  sage 
Romain  avait  élevé  des  autels  publics  à  toutes  les  pas- 
sions ,  et ,  après  avoir  eu  assez  de  grandeur  pour  re- 
culer jusqu'aux  extrémités  du  monde  les  limites  de  son 
empire  ,  il  avait  la  bassesse  de  se  prosterner  devant  le 
dieu  Terme  qui  bornait  le  champ  de  son  voisin.  Dieu 
avait  donné  au  peuple  Juif  une  connaissance  plus  dé- 
veloppée des  vérités  religieuses  ;  mais  ce  peuple  ou- 
bliait son  Dieu  et  avec  lui  les  lois  qu'il  en  avait  reçues. 
Le  Verbe  de  Dieu  s'est  incarné  ;  avec  lui  a  paru  sur  la 
terre  l'esprit  d'intelligence  et  d'amour.  Les  peuples 
qui ,  depuis  quelque  temps  ,  se  tenaient  dans  un  repos 
profond ,  comme  à  l'approclie  d'un  grand  événement, 
se  sont  aussitôt  agités.  Les  Romains  se  sont  précipités 
sur  les  Juifs,  et  les  barbares  sur  les  Romains.  Au 
moyen  de  ce  mouvement  des  peuples ,  l'esprit  de  vie, 
communiqué  de  nouveau  au  monde  par  le  Verbe  de 
Dieu  ,  s'est  étendu  de  proche  en  proche  et  s'est  dé- 

19 


—  294  — 

velôppé  rapidement  comme  un  feu  violemment  agité. 
La  mission  de  Jésus  a  été  accomplie  ;  la  face  du  monde 
moral  était  renouvelée. 

Nous  avons  contem[)lé  le  grand  fait  de  la  civilisa- 
tion. Considérons  quelques  faits  en  particulier;  et 
nous  arriverons  à  la  même  conséquence. 

Il  s'est  formé  dans  le  sein  de  Rome  païenne  une 
société  infiniment  supérieure  à  l'ancienne.  Cette  so- 
ciété, faible  d'abord,  sans  cesse  persécutée,  a  pris 
cependant  de  continuels  accroissements ,  et  elle  ne 
cesse  encore  de  s'étendre.  Qui  l'a  formée ,  cette  so- 
ciété? qui  a  présidé  à  son  développement?  Quelques 
hommes  envoyés  par  Jésus  pour  continuer  sa  mis- 
sion. 

A  peu  près  dans  le  même  temps,  il  y  avait  dans 
notre  belle  patrie  trois  sortes  d'habitants  :  les  Gau- 
lois ,  premiers  possesseurs  du  pays  ;  les  Romains  , 
qui  en  avaient  fait  la  conquête  ;  et  les  Francs  ,  qui  ve- 
naient disputer  cette  belle  proie  à  l'avidité  des  Ro- 
mains. Ces  trois  peuples,  si  divisés  d'intérêt  et  de 
mœurs ,  étaient  continuellement  en  guerre  :  qui  a  ar- 
raché le  fer  de  leurs  mains?  qui  les  a  éclairés,  tou- 
chés? qui  a  su  les  embrasser  dans  les  étreintes  irré- 
sistibles de  la  charité,  et  de  trois  peuples  d'ennemis 
ne  faire  qu'un  peuple  de  frères?  Quelques  évêques 
missionnaires.  Nous  connaissons  tous  la  mission  des 


—  295  — 

Irénée  à  Lyon ,  des  Denis  à  Paris ,  des  Gatien  ,  des 
Martin  à  Tours. 

Patrice  fat  envoyé,  vers  le  milieu  du  cinquième 
siècle ,  par  le  pape  Célestin ,  pour  prêcher  l'Évangile 
en  Irlande.  Sa  vie  était  austère,  son  zèle  ardent;  sa 
mission  eut  de  grands  succès  ,  et  il  est  regardé  comme 
l'apôtre  du  pays.  Il  introduisit  l'usage  des  lettres  chez 
les  Irlandais,  qui  n'avaient  auparavant,  pour  monu- 
ments puhlics ,  que  des  chants  rimes ,  composés  par 
leurs  bardes. 

A  la  fin  du  sixième  siècle ,  le  moine  Augustin  fut 
envoyé  de  Rome  ,  par  le  pape  Grégoire  ,  pour  conver- 
tir à  la  religion  chrélicMiic  les  Anglais  encore  infidèles 
et  barbares.  Il  vint  d'ahord  en  France;  quand  il  fut 
sur  le  point  de  passer  en  Angleterre,  il  s'arrêta  effrayé 
à  la  vue  des  dangers  sans  nombre  qui  allaient  s'op- 
poser à  l'exécution  de  son  projet.  Il  revient  donc  à 
Rome  ;  mais  le  pape  ranime  son  zèle  et  le  charge  de 
nouveau  de  cette  importante  mission.  Le  roi  Ethelbert 
le  reçut  avec  bouté;  il  était  païen,  mais  son  épouse, 
fille  d'un  roi  de  France,  était  chrétienne.  Un  grand 
nombre  d'Anglais  se  convertirent  promptemeut  à  la 
voix  du  saint  missionnaire  ;  le  roi  lui-même  ,  touché 
de  la  pureté  de  sa  vie  et  de  la  beauté  de  sa  doctrine , 
crut  et  fut  baptisé.  Augustin  passa  en  France,  où  il 
fut  sacré  évèqae  ,  et  il  revint  travailler,  avec  un  non- 


—  2<)G  — 

veau  zèle  ,  à  sa  glorieuse  et  dilBcile  mission.  Remar- 
quons-le en  passant  :  c'est  à  Rome  et  à  la  France  que 
l'Angleterre  doit  les  prémices  de  sa  foi  et  le  germe  de 
sa  civilisation. 

Depuis  ce  temps,  est-ce  que  l'esprit  de  prosélytisme 
que  la  religion  catholique  doit  à  sa  foi  brûlante  a  cessé 
un  seul  instant  d'étendre  dans  toutes  les  parties  de  la 
terre  la  civilisation  chrétienne? 

Comment  le  Nouveau-Monde  fut-il  civilisé?  Est-ce 
par  le  fer  des  Espagnols  ?  Leurs  passions  désordon- 
nées auraient-elles  épargné  un  seul  indigène ,  s'il  ne 
se  fût  trouvé  des  missionnaires  catholiques  pour  arrê- 
ter leurs  bras  toujours  disposés  cà  frapper?  Ces  pauvres 
sauvages  auraient-ils  consenti  eux-mêmes  à  conserver 
la  vie ,  si  ces  hommes  de  Dieu  ne  les  eussent  recueillis 
et  ne  leur  eussent  appris  qu'ils  pouvaient  aspirer  à  une 
vie  infiniment  préférable  à  celle  dont  le  repos  venait 
d'être  troublé  ?  Le  Nouveau-Monde,  d'abord  dévasté, 
s'est  peu  cà  peu  repeuplé ,  et  déjà  il  commeuce  à  riva- 
liser avec  l'ancien. 

Qui  n'a  entendu  parler  des  missions  à.  jamais  célè- 
bres du  Paraguay?  Des  Jésuites  ,  sans  autre  force  que 
leur  foi ,  ont  arraché  à  la  barbarie  et  à  la  convoitise 
de  quelques  Européens  de  pauvres  sauvages  errants 
dans  les  déserts.  Ils  les  ont  réunis ,  ils  les  ont  éclairés, 
ils  les  ont  formés  en  société ,  et  ils  leur  ont  donné  une 


—  207  — 

constitution  supérieure  à  toutes  les  constitutions  anti- 
ques, et  même  aux  constitutions  des  peuples  européens. 
«  C'est  avec  la  plus  grande  injustice ,  a  dit  Robert- 
son,  que  beaucoup  d'écrivains  ont  attribué  à  l'esprit 
d'intolérance  de  TÉglise  romaine,  la  destruction  des 
Américains ,  et  ont  accusé  les  ecclésiastiques  espagnols 
d'a\oir  excité  leurs  compatriotes  à  massacrer  ces  peu- 
ples innocents  comme  des  idolâtres  et  des  ennemis  de 
Dieu.  Les  premiers  missionnaires,  quoique  simples  et 
sans  lettres  ,  étaient  des  bommes  pieux;  ils  épousèrent 
de  bonne  lieure  la  cause  des  Indiens ,  et  défendirent  ce 
peuple  contre  les  calomnies  dont  s'efforcèrent  de  le 
noircir  les  conquérants ,  qui  le  représentaient  comme 
incapable  de  se  former  jamais  à  la  vie  sociale  et  de 
comprendre  les  principes  de  la  religion,  et  comme  une 
espèce  imparfaite  d'hommes  que  la  nature  avait  mar- 
quée du  sceau  de  la  servitude.  Ce  que  j'ai  dit  du  zèle 
constant  des  missionnaires  espagnols  pour  la  défense 
et  la  protection  du  troupeau  commis  à  leurs  soins  les 
montre  sous  un  point  de  vue  digne  de  leurs  fonctions; 
ils  furent  des  ministres  de  paix  pour  les  Indiens ,  et 
s'efforcèrent  toujours  d'arracher  la  verge  de  fer  des 
mains  de  leurs  oppresseurs.  C'est  à  leur  puissante 
médiation  que  les  Américains  durent  tous  les  règle- 
ments qui  tendaient  à  adoucir  la  rigueur  de  leur  sort. 
Les  Indiens  regardent  encore  les  ecclésiastiques  ,  tant 


—  298  — 

séculiers  que  réguliers ,  dans  les  établissements  espa- 
gnols, comnie  leurs  défenseurs  naturels,  et  c'est  à 
eux  qu'ils  ont  recours  pour  repousser  les  exactions  et 
les  violences  auxquelles  ils  sont  encore  exposés  (1).   « 

Comment  sera  ramenée,  sur  les  côtes  d'Afrique,  la 
civilisation  qui  fut  autrefois  si  florissante  en  ces  lieux? 
Sera-ce  par  nos  armes  victorieuses?  Hélas  î  non.  Plus 
nous  grandissons ,  plus  l'indigène  semble  s'éloigner 
de  nous.  Ce  qui  n'est  point  de  la  compétence  du  génie 
militaire,  le  génie  chrétien  le  fera  peut-être.  Avant 
notre  établissement  à  Alger ,  il  y  avait  des  fractions  de 
différents  peuples.  Depuis,  il  en  est  arrivé  de  toutes 
les  contrées  de  l'Europe.  Eh  bien  !  laissez  le  prètre- 
missionnaire  développer  dans  ces  lieux  l'esprit  chré- 
tien ,  et  vous  verrez  un  jour  le  catholicisme  réunir  ces 
hommes  si  opposés  de  crovances ,  de  mœurs ,  de  lan- 
gage ,  et  en  faire  aussi  un  peuple  de  frères. 

Partout,  je  vois  la  civilisation  suivre  avec  la  foi 
l'humble  et  zélé  missionnaire. 

Tout  récemment,  pendant  la  dernière  expédition  de 
l'Astrolabe,  quelques  navigateurs  français  ont  été  té- 
moins d'un  commencement  de  civilisation  opéré  par 
le  catholicisme  dans  l'Océanie. 

«  11  y  a  cinq  ans ,  les  îles  Gambier  étaient  en  proie 
aux  misères  et  aux  dérèglements  de  l'état  sauvage.  La 

(1)  Histoire  de  l'Amérique. 


—  200  — 

polygamie,  le  fétichisme,  l'anthropophagie  y  régnaient 
sans  partage ,  et  la  condition  des  naturels  approchait 
beaucoup  de  celle  de  la  brute.  Quelques  prêtres  des 
missions  de  Paris  ont  changé  tout  cela.  Déposés  sur  ces 
iles ,  ils  se  virent ,  ])endant  six  mois  ,  chaque  jour  à  la 
veille  d'être  tués  ou  dévorés.  La  foi  les  soutint;  ils 
attendirent.  Quelques  procédés  industriels  enseignés  à 
propos ,  quelques  médicaments  distribués  avec  intelli- 
gence ,  leurs  soins  pour  les  malades ,  leur  bouté  envers 
les  vieillards ,  leur  tendre  affection  pour  les  enfants  , 
adoucirent  ces  cœurs  farouches  et  domptèrent  ces  na- 
tions rebelles.  Quelques  indigènes  se  laissèrent  d'a- 
bord baptiser ,  puis  d'autres  suivirent.  Enfin  les  chefs 
eux-mêmes  abjurèrent  leurs  croyances,  et  mirent  de 
leurs  mains  le  feu  aux  idoles.  Ce  fut  le  signal  d'une 
conversion  générale.  Aujourd'hui  la  population  des 
îles  Gambier  est  entièrement  catholique. 

«  Depuis  ce  temps,  les  iles  Gambier  ont  changé 
d'aspect.  A  la  promiscuité,  on  a  vu  succéder  les  unions 
régulières  ;  des  mœurs  réservées  ont  remplacé  la  li- 
cenced'autrefois.  QuelquesFrançais,  fixés  sur  ces  lieux, 
se  sont  empressés  de  donner  l'exemple  en  choisissant 
des  femmes  parmi  les  naturels ,  et  en  élevant  leurs 
familles  à  l'européenne.  Une  sorte  de  civilisation  ma- 
térielle s'est  introduite  avec  le  culte  nouveau  et  Ta 
rendu  cher  par  des  bienfaits  aisément  appréciables. 


—  300  — 

Avant  l'arrivée  des  missionnaires,  ces  peuples  se  fai- 
saient la  guerre  pour  avoir  des  cadavres  et  se  livrer  à 
d'horribles  festins.  Il  ne  reste  plus  de  traces  de  cette 
dépravation ,  et  la  concorde  règne  entre  les  chefs  des 
îles.  La  mission  a  ouvert  des  écoles  où  les  enfants  vien- 
nent s'instruire.  Déjà  les  cases,  plus  solidement  con- 
struites ,  prennent  un  air  de  propreté  et  d'aisance  ;  les 
cultures  sont  mieux  entendues.  La  race  elle-même 
semble  s'améliorer.  Telle  qu'elle  est  et  si  près  de  son 
Lerceau ,  cette  civilisation  surprend  et  charme  tout  à 
la  fois.  Bien  n'e?t  plus  curieux  que  ces  chrétiens  qui, 
marchant  à  demi  nus ,  s'embarquent  sur  des  pirogues 
à  balancier  et  brandissent  leurs  lances  armées  d'os  de 
poissons.  Sous  cet  aspect  en  apparence  farouche,  ils 
cachent  une  docilité  parfaite ,  et  jamais  on  ne  les  vit 
rebelles  à  la  voix  de  leurs  pasteurs  (1).  >• 

Peu  de  contrées  ont  résisté  à  cette  action  puissante 
du  catholicisme.  La  Chine ,  qui  depuis  si  longtemps 
repousse  la  civilisation  chrétieune ,  s'y  soumettra 
peut-être  à  son  tour.  Ce  peuple  semble  sur  le  point  de 
sortir  de  sa  longue  immobilité,  lue  flotte  anglaise  a 
déjà  pénétré  dans  le  céleste  empire;  nous  pouvons  es- 
pérer, si  ce  peuple  entre  en  contact  avec  l'Europe.  Il 
y  en  a  qui  disent  :  jN'est-ce  pas  une  honte  que  de  voir 
un  peuple  en  attaquer  un  autre  pour  le  forcer  de  se 

(1)  Revue  des  Deux  Monde?. 


—  301   — 

laisser  empoisonner?  Sans  doute,  les  hommes  sont 
aveugles  dans  leurs  passions  ;  mais  Dieu  se  sert  sou- 
vent de  l'aveuglement  des  passions  pour  arriver  à  ses 
lins.  Trouverions-nous  étonnant  qu'il  voulût  deman- 
der compte  à  la  Chine  du  sang  des  siens  qu'elle  a  si 
souvent  versé?  Mais  Dieu  est  toujours  père,  il  ne 
frappe  ses  enfants  que  pour  leur  bien. 

Il  V  a  deux  siècles  que  Fénelon  annonçait  la  con- 
version de  la  Chine  : 

«  Empire  de  la  Chine,  tu  ne  pourras  fermer  tes 
portes.  Déjà  un  saint  pontife,  marchant  sur  les  traces 
de  François  Xavier ,  a  béni  cette  terre  par  ses  derniers 
soupirs.  Nous  l'avons  vu  ,  cet  homme  simple  et  magna- 
nime, qui  revenait  tranquillement  de  faire  le  tour  en- 
tier du  globe  terrestre.  Nous  avons  vu  cette  vieillesse 
prématurée  et  si  touchante,  ce  corps  vénérable,  courbé, 
non  sous  le  poids  des  années ,  mais  sous  celui  de  ses 
pénitences  et  de  ses  travaux  ;  et  il  semblait  nous  dire, 
à  nous  tous  au  milieu  desquels  il  passait  sa  vie ,  à  nous 
tous  qui  ne  pouvions  nous  rassasier  de  le  voir,  de 
l'entendre ,  de  le  bénir ,  de  goûter  l'onction  et  de  sen- 
tir la  bonne  odeur  de  Jésus-Christ  qui  était  en  lui;  il 
semblait  nous  dire  :  IMaintenant  me  voilà ,  je  sais  que 
vous  ne  verrez  plus  ma  face.  Nous  l'avons  vu  qui  venait 
de  mesurer  la  terre  entière  ;  mais  son  cœur ,  plus  grand 
que  le  monde  ,  était  encore  dans  ces  régions  si  éloi- 


—  302  — 

gnées.  L'esprit  l'appelait  à  la  Chine,  et  l'Évangile 
qu'il  devait  à  ce  vaste  empire  était  comme  un  feu  dé- 
vorant au  fond  de  ses  entrailles ,  qu'il  ne  pouvait  plus 
retenir. 

«  Allez  donc,  saint  vieillard,  traversez  encore  une 
fois  l'Océan  étonné  et  soumis;  allez,  au  nom  de  Dieu. 
Vous  verrez  la  terre  promise ,  et  il  vous  sera  donné  d'y 
entrer ,  parce  que  vous  avez  espéré  contre  l'espérance 
même.  La  tempête  qui  devait  causer  le  naufrage  vous 
jettera  sur  le  rivage  désiré.  Pendant  huit  mois  ,  votre 
voix  mourante  fera  retentir  les  bords  de  la  Chine  du 
nom  de  Jésus-Christ.  0  mort  précipitée  !  ô  vie  pré- 
cieuse ,  qui  devait  durer  plus  longtemps  !  ô  douces  es- 
pérances tristement  enlevées  !  Mais  adorons  Dieu ,  tai- 
sons-nous (1).  » 

(1)  Sermon  pour  la  fcte  de  l'Epiphanie. 


CHAPITRE  XXlll. 


Des  communautés  en  général. 


Dans  toute  communauté ,  je  remarque  deux  choses  : 
séparation  du  monde ,  association  de  quelques  person- 
nes pour  tendre  à  un  même  but ,  qui  est  toujours  la 
gloire  de  Dieu  et  la  saoclilication  des  âmes.  Là-dessus 
sont  fondés  les  deux  grands  reproches  qu'on  adresse , 
au  nom  de  la  société,  à  ceux  qui  entrent  dans  une 
communauté  religieuse  :  «  Vous  nous  êtes  suspects, 
dit-on,  parce  que  vous  vous  séparez  de  nous.  Vous 
nous  êtes  suspects ,  parce  qu'en  établissant  entre  vous 
des  liens  particuliers ,  vous  semblez  vous  liguer  contre 


—  304  — 

le  reste  des  hommes.  »  A  ces  deux  accusations,  la  ré- 
ponse est  facile. 

Sans  doute  ils  se  séparent  du  monde,  mais  s'ils  ont 
de  graves  raisons  pour  le  faire,  voulez-vous  les  ar- 
rêter? 11  y  a  des  événements  extraordinaires  qui  sont, 
pour  quelques  cœurs  sensibles ,  la  cause  d'une  éter- 
nelle douleur.  C'est  la  mort  d'une  mère,  d'un  fils, 
d'un  époux  ;  c'est  une  réputation  intacte  subitement 
flétrie  ;  c'est  une  fortune  colossale  totalement  renver- 
sée.... Que  voulez-vous  que  fasse  désormais  ce  cœur 
mortellement  blessé?  ira-t-il,  au  milieu  du  monde, 
étaler  sa  douleur  aux  yeux  de  tous?  pleurer,  tandis 
que  chacun  se  livre  à  la  joie?  mêler  les  cris  de  son  dé- 
sespoir à  des  chants  d'allégresse?  Il  serait  à  charge 
aux  autres  aussi  bien  qu'à  lui-même.  Pour  une  dou- 
leur passagère ,  nous  admettons  une  séparation  de 
quelques  jours  ;  nous  devons  admettre  une  séparation 
perpétuelle  pour  une  douleur  inconsolable.  Il  n'y  a 
point,  dites-vous,  de  pareille  douleur  en  ce  monde. 
Vous  l'assurez ,  mais  l'expérience  de  tous  les  jours  ne 
prouve  que  trop  évidemment  le  contraire.  Oui ,  il  y  a 
pour  l'âme,  comme  pour  le  corps,  des  plaies  qui  ne 
peuvent  se  guérir.  Et  alors  l'àme  est  comme  irrésisti- 
blement entraînée  vers  le  repos  de  la  solitude,  sinon 
vers  le  repos  de  la  tombe. 

Il  y  a  des  âmes  qui  se  sentent  appelées  à  l'accom- 


—  305  — 

plissement  des  conseils  évangéliqaes ,  à  la  perfection. 
Pour  arriver  plus  promptement  et  plus  sûrement  à  leur 
but,  elles  se  séparent  du  monde  et  se  retirent  dans  la 
solitude,  où  rien  ne  troublera  leur  yoI  hardi.  Vous 
dites  :  «  Qu'elles  restent  dans  la  société,  elles  se  sanc- 
tifieront elles-mêmes ,  et  elles  inviteront  les  autres  à 
les  imiter.  »  ]\Iais  déjà  elles  en  ont  fait  l'expérience ,  et 
cette  expérience  ne  leur  a  point  été  favorable.  Le 
monde  est  pour  elles  plein  de  dangers;  elles  aiment 
mieux  l'abandonner  que  de  s'y  perdre ,  et  beaucoup 
d'autres  avec  elles.  Au  temps  de  la  primitive  Eglise, 
il  n'y  avait  point  de  communautés;  l'Église  elle-même 
n'était  qu'une  vaste  communauté  séparée  d'un  monde 
aveugle  et  corrompu.  Tous  les  chrétiens  étaient  des 
frères,  vivant  en  famille  sous  les  douces  lois  d'une 
charité  parfaite.  Peu  à  peu  l'Église  s'est  étendue  ;  elle 
a  dilaté  son  sein,  et  elle  a  appelé  les  peuples  épuisés 
de  fatigues  à  venir  s'y  reposer.  Le  monde  entier  y  est 
venu,  et  il  y  a  apporté  son  aveuglement  et  sa  corrup- 
tion .  Dès  lors  il  fut  nécessaire  à  quelques  âmes,  pour  s'é- 
lever à  la  perfection  des  temps  anciens,  de  quitter  même 
la  société  chrétienne  et  de  former  une  autre  société. 

Vous  surtout  qui  ne  considérez  que  la  société  pré- 
sente, ne  reconnaissez-vous  pas  ,  dans  cet  éloignement 
du  monde,  un  grand  nombre  d'autres  avantages? 
Pour  ceux  qui  vivent  en  communauté,  la  nourriture 


—  306  — 

n'est  pas  aussi  dispendieuse,  les  causes  de  dépense 
sont  moins  multipliées  et  moins  pressantes.  Ils  n'ont 
pas  autant  à  demander  aux  autres  hommes,  et,  par 
conséquent ,  ils  sont  un  fardeau  moins  pesant  pour  ce 
monde.  Supposons  que  quelques-uns  d'entre  eux  aient 
un  cœur  plus  grand  que  leur  naissance  ou  leur  for- 
tune ,  supposons  qu'ils  soient  nés  avec  une  ambition 
difficile  à  contenter  et  qui  bouleverserait  toute  la  terre 
plutôt  que  de  ne  pas  chercher  à  se  satisfaire  :  éloignés 
du  monde,  où  la  passion  s'irrite,  ces  hommes  vivront 
tranquilles;  dépourvue  d'aliment,  leur  ambition  s'é- 
teindra ou  se  nourrira  de  peu. 

Du  reste,  en  se  séparant  des  autres  hommes,  ils  ne 
les  oublieront  point  pour  cela;  au  contraire,  ils  ne 
cesseront  de  demander  à  Dieu  leur  bonheur,  et,  s'ils 
peuvent  y  contribuer  eux-mêmes ,  ils  le  feront  toujours 
avec  un  courageux  empressement. 

Quant  aux  liens  qui  unissent  tous  les  membres 
d'une  même  communauté,  ces  liens  sont  évidemment 
nécessaires.  Est-ce  que  des  hommes  peuvent  vivre  l'un 
à  côté  de  l'autre  sans  former  entre  eux  une  association 
quelconque?  Tout,  dans  la  nature,  nous  rappelle  la 
loi  générale  de  l'union.  Chaque  être  isolé  périt  infailli- 
blement ;  soutenu  par  d'autres  êtres  de  la  même  na- 
ture ,  il  se  maintient ,  il  prend  les  développements  que 
comporte  sa  constitution.  Plus  que  tout  autre  être  en- 


—  307  — 

core ,  riiomme  est  soumis  à  la  loi  du  support  mutuel , 
parce  qu'il  a  des  besoins  plus  incessants ,  plus  multi- 
pliés, parce  qu'il  est  appelé  à  une  perfection  plus 
grande.  Aussi ,  regardez  attentivement  :  est-ce  que 
chacun  de  nous  ne  fait  pas  partie  d'un  nombre  plus  ou 
moins  considérable  d'associations?  Il  est  en  société 
avec  Dieu ,  il  est  en  société  avec  ses  concitoyens  ,  il  est 
en  société  avec  les  principaux  membres  de  sa  famille, 
il  est  encore  en  société  sans  doute  avec  quelques  hom- 
mes qui  ont  les  mêmes  pensées ,  les  mêmes  goûts ,  les 
mêmes  occupations.  Eeligion,  patrie,  famille,  amitié, 
noms  sacrés  ,  toujours  vous  plaiderez  victorieusement 
la  cause  des  association:-;.  Les  lois  qui  régissent  les  dif- 
férentes associations  sont  plus  ou  moins  nombreuses, 
plus  ou  moins  obligatoires;  mais  enfin  ces  lois  exis- 
tent, et  nous  ne  pouvons  les  transgresser  sans  encou- 
rir une  responsabilité  quelconque.  L'homme  n'est 
grand  que  par  la  société ,  il  n'est  fort  que  par  la  so- 
ciété, il  n'est  quelque  chose  que  par  la  société.  L'es- 
prit d'association  est  tellement  une  condition  de  sa 
force,  de  son  existence,  qu'il  ne  peut  s'isoler  d'une 
société  sans  se  précipiter  aussitôt  dans  une  autre.  Ja- 
mais il  n'y  eut  tant  de  sociétés  en  France  que  quand 
on  déclara  toute  société  particulière  opposée  au  bon- 
heur et  à  la  prospérité  de  la  société  générale.  11  fallut 
lénergie  de  ces  nouvelles  associations  fondées  par  l'es- 


—  308  — 

prit  politique  pour  renverser  ces  antiques  associations 
fondées  par  l'esprit  religieux  :  associations  sanglantes 
qui  ont  porlé  rapidement  le  trouble  et  la  destruction 
là  où  les  autres  avaient  si  loiigtem|)s  maintenu  l'ordre 
et  la  prospérité!  Aujourd'hui  encore,  il  y  a  uu  grand 
nombre  de  personnes  qui  s'armeraient  volontiers  de  la 
hache  pour  renverser  toute  barrière  élevée  autour  des 
communautés  religieuses.  Interrogez  ces  hommes,  et, 
s'ils  sont  de  bonne  foi ,  ils  vous  avoueront  qu'ils  tien- 
nent ,  par  les  serments  les  plus  sacrés ,  à  quelques  so- 
ciétés secrètes  :  sociétés  redoutables,  oii  tout  est  en 
communauté  ,  la  propriété,  la  vie ,  la  conscience  ! 

Ainsi ,  dès  que  nous  voyons  quelques  hommes  se 
séparer  du  monde  au  nom  de  la  religion  et  s'abriter 
sous  le  même  toit,  par  cela  seul  qu'ils  se  sont  rappro- 
chés et  qu'ils  doivent  vivre  ensemble ,  ils  se  soumet- 
tront nécessairement  à  une  règle  commune.  3Iais ,  si 
nous  reconnaissons  qu'ils  ne  se  réunissent  que  pour 
atteindre  ensemble  h  un  butnob  le  ,  élevé,  inaccessible 
à  leurs  efffrts  individuels ,  leur  association  nous  pa- 
raîtra bien  plus  légitime,  Ijien  plus  indispensable 
encore.  Or  ,  nous  savons  qu'il  en  est  toujours  ainsi.  Ils 
viennent,  je  suppose ,  chercher  quelque  adoucissement 
à  une  immense  douleur  :  ils  essuieront  donc  mutuel- 
lement leurs  larmes,  ils  s'adresseront  les  uns  aux 
autres  des  paroles  de  consolation.  Ils  vienueut  pour 


—  309  — 

se  former  ensemble  aux  pratiques  de  la  perfection 
chrétienne  :  ils  s'encourageront  donc  réciproquement; 
ils  se  soutiendront  par  leurs  exemples,  par  leurs 
prières ,  par  leurs  conseils  ;  ils  se  prendront  par  la 
main ,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi ,  et  ils  s'élanceront 
ensemble  sur  le  chemin  du  ciel.  Pour  se  rendre  plus 
agréables  à  Dieu ,  ils  sont  déterminés  à  se  dévouer  en- 
tièrement au  bien  de  l'humanité  :  ils  mettront  donc  en 
commun  leur  intelligence,  leur  cœur,  toutes  les  fa- 
cultés de  leur  être.  Réunissant  ainsi  leurs  eiforts ,  ils 
feront  ensemble  ce  qu'aucun  d'eux  n'eût  fait  seul ,  et 
la  société  recevra  de  ces  hommes ,  regardés  comme 
inutiles ,  d'immenses  bienfaits  qu'elle  ne  pouvait 
attendre  d'aucun  homme  isolé. 

Un  protestant  judicieux  a  porté  le  même  jugement 
sur  les  communautés  en  général  :  «  Les  travaux  qui 
demandent  du  temps  et  de  la  peine  sont  toujours  mieux 
exécutés  par  des  hommes  qui  agissent  en  commun  que 
lorsqu'ils  travaillent  séparément.  Il  y  a  plus  de  des- 
sein ,  plus  de  constance  à  suivre  un  même  plan ,  plus 
de  force  pour  vaincre  les  obstacles  et  plus  d'éco- 
nomie. Il  est  des  entreprises  qui  ne  peuvent  être 
exécutées  que  par  un  corps  ou  par  une  société  vivant 
sous  la  même  règle 

<>  Sans  le  lien  salutaire  de  la  religion ,  l'on  tenterait 
vainement  de  former  de  pareilles  sociétés  ;  celles  qui 

20 


—  310  — 

ne  seraient  formées  que  par  des  conventions  ne  tien- 
draient pas  longtemps.  L'iiorame  est  trop  inconstant 
pour  s'asservir  à  la  règle ,  lorsqu'il  peut  l'enfreindre 
impunément.  Or,  il  faut  que,  dans  l'enceiute  où  doit 
s'observer  la  règle ,  tout  y  soit  soumis.  La  religion 
seule,  soit  par  sa  force  naturelle,  soit  par  le  poids 
de  l'opinion  publique,  peut  produire  cet  heureux 
effet  (1).  » 


(I)  De  Luc.  LeUre  sur  l'histoire  de  la  terre  et  de  l'homme. 


CHAPITRE  XXIV. 


Association  de  charité. 


De  toutes  les  associations  religieuses ,  celles  dont 
l'utilité  est  le  plus  généralement  sentie  dans  le  monde, 
ce  sont  les  associations  de  charité.  Le  nombre  en  est 
Considérable.  11  y  en  a  plusieurs  pour  chacune  de  ces 
infirmités  auxquelles  sont  exposés  les  malheureux  en- 
fants d'Adam.  Or,  qui  pourrait  dire  le  nombre  de  ces 
infirmités?  C'est  l'enfance,  c'est  la  vieillesse,  ce  sont 
les  maladies ,  l'indigence ,  la  peste ,  la  famine ,  la  mort. 
A  ces  maux  qui  nous  viennent  de  la  nature,  joignez 
les  maux  encore  plus  déplorables  que  nous  nous  fai- 


—  312  — 

sons  à  nous-mêmes  :  l'abandon ,  les  persécutions  ,  la 
captivité ,  l'esclavage.  L'Église ,  comme  une  bonne 
raère  ,  a  toujours  prêté  l'oreille  aux  cris  de  ses  enfants, 
et ,  comprenant  la  douleur  profonde  que  quelques-uns 
ressentaient ,  elle  a  dit,  en  s'adressant  à  ceux  qui  souf- 
fraient un  peu  moins  :  «  Enfants  ,  réunissez-vous  pour 
aller  soulager  vos  frères,  et  vous  serez  bénis  de  Dieu.  » 
Voilà  l'origine  de  toutes  les  associations  de  charité. 

Ce  beau  nom  de  charité  n'était  pas  même  connu  des 
païens.  Chez  eux ,  la  dureté  de  cœur  était  une  vertu. 
Rien  ne  battait  sous  la  poitrine  du  Spartiate  à  la  vue 
d'un  enfant  infirme  ou  débile  :  il  le  frappait  jusqu'à  la 
mort.  Le  Romain  n'avait  aucun  soin  de  ses  pauvres  : 
il  les  laissait  périr  misérablement.  Après  l'établisse- 
ment de  l'Église ,  les  païens  ne  surent  pas  même  imiter 
la  charité  chrétienne  :  Julien  l'apostat  avoue  que  leurs 
pauvres  n'étaient  secourus  que  par  les  GaUléens. 
Chez  tous  les  peuples  idolâtres ,  l'exposition  des  en- 
fants fut  permise.  La  charité  est  tellement  inséparable 
du  christianisme,  qu'elle  s'établit  partout  où  le  chris- 
tianisme s'établit ,  qu'elle  s'affaiblit  et  s'éteint  partout 
où  le  christianisme  s'affaiblit  et  s'éteint.  Voyez  les 
peuples  qui  se  sont  séparés  de  l'unité  catholique  î  plus 
ils  s'éloignent  du  foyer  delà  religion,  plus  le  feu  de  la 
charité  s'affaiblit  dans  leurs  cœurs.  Cela  doit  arriver 
nécessairement  ;  car  plus  les  idées  chrétiennes  s'affai- 


—  313  — 

blissent ,  moins  il  y  a  de  spiritualité  dans  les  esprits  ; 
et  plus  il  y  a  de  matérialisme ,  moins  il  y  a  de  charité. 
Ces  propositions  s'enchaînent,  et  l'une  appelle  l'autre 
rigoureusement.  Aux  yeux  du  matérialiste,  que  vou- 
lez-vous que  fasse  sur  la  terre  ce  corps  qui  ne  peut  ni 
se  mouvoir,  ni  se  nourrir  et  qui  demande  un  appui 
étranger?  Ah  !  qu'il  rentre  au  plus  tôt  dans  le  sein  de 
la  terre.  Mais  quand  on  se  dit  :  «  A  ce  corps  infirme 
est  unie  une  âme  immortelle,  créée  par  Dieu  le  Père, 
rachetée  par  son  Fils  Jésus,  »  chacun  s'empresse 
autour  d'elle,  et  les  soins  les  plus  tendres  lui  sont 
aussitôt  prodigués. 

Je  ne  connais  personne  qui  ait  osé  nier  l'immensité 
de  la  charité  catholique  :  c'eût  été  par  trop  se  refuser 
à  l'évidence.  Au  contraire,  il  y  en  a  eu  plusieurs  qui 
ont  blâmé  ses  excès.  Ils  ont  dit  :  «  Si  vous  allez  ainsi 
au-devant  des  besoins  de  l'indigent  et  de  l'infirme,  si 
vous  le  traitez  avec  trop  de  douceur,  vous  l'accoutu- 
merez à  s'écouter  lui-même ,  à  se  plaindre  au  moindre 
mal,  vous  favoriserez  la  mollesse,  l'oisiveté  :  fléaux 
redoutables  dans  une  société.  »  Hélas!  oui,  il  en  a 
toujours  été  ainsi  sur  la  terre ,  et  cela  sera  toujours  : 
l'homme  abuse  de  tout.  Pour  lui  le  mal  est  toujours  à 
côté  du  bien.  Quand,  en  Italie,  en  Espagne,  vous 
voyez  l'habitant  cueillir  sans  peine  sur  la  terre  le  peu 
dont  il  a  besoin ,  et  aller  presque  nu  s'endormir  au  se- 


—  314  — 

leil ,  osez-vous  murmurer  contre  celui  qui  donne  à  la 
terre  sa  fécondité  et  qui  entretient  la  chaleur  bienfai- 
sante du  soleil?  Oh  !  non.  Au  contraire,  vous  bénirez 
à  haute  voix  sa  libéralité  ;  et,  blâmant  uniquement  l'in- 
dolence de  ceux  qui  en  abusent ,  vous  les  engagerez  à 
mieux  répondre,  pour  leur  bonheur  et  pour  celui  des 
autres ,  aux  intentions  de  la  divine  Providence.  Si  donc 
vous  voyez  quelques  hommes  indolents  compter  sur  la 
charité  catholique  et  s'endormir  nonchalamment  entre 
ses  bras  ,  vous  vous  garderez  bien  aussi  de  murmurer 
contre  celle  qui  nourrit  le  feu  divin  de  la  charité  ; 
vous  aurez  toujours ,  pour  sa  générosité ,  des  paroles 
de  bénédiction  ;  et ,  blâmant  uniquement  l'indolence 
des  malheureux  qui  en  abusent ,  vous  les  engagerez  à 
mieux  répondre  aux  intentions  bienveillantes  de  la  re- 
ligion à  leur  égard. 

Sans  doute,  diront  d'autres  hommes,  il  est  souve- 
rainement important  de  soulager  la  misère ,  toutes  les 
infirmités  humaines.  La  société  antique  fut  coupable 
de  ne  pas  le  faire;  et,  sous  ce  rapport,  la  nôtre  lui 
est  de  beaucoup  supérieure  ;  mais  on  peut  obtenir  cet 
heureux  résultat  sans  renoncer  au  monde  et  sans  se 
lier  par  des  vœux.  Les  associations  de  charité  sont  donc 
inutiles. 

Si  les  associations  sont  inutiles  aux  actes  sublimes 
de  la  charité ,  pourquoi  ces  actes  étaient-ils  pour  ainsi 


—  315  — 

dire  inconnus  avant  l'établissement  des  associations 
religieuses?  Pourquoi  les  voit-on  diminuer  et  quelque- 
fois disparaître  entièrement  là  où  ces  associations  s'af- 
faiblissent et  disparaissent  ? 

Vous  qui  parlez  de  faire  exercer  la  cbarité  par  des 
personnes  du  monde,  peut-être  même  par  des  per- 
sonnes salariées ,  savez-vous  bien  en  quoi  consistent 
les  actes  de  cette  vertu  divine?  Approchez  de  ce  ma- 
lade et  voyez  ! —  Vojez-vous  ces  joues  décharnées  et 
couvertes  de  sueur ,  ce  front  chauve ,  ces  yeux  creux 
et  inquiets,  ces  mains  convulsivement  agitées?  Enten- 
dez-vous ces  dents  qui  craquent  par  la  souffrance ,  ces 
sourds  gémissements  qui  s'échappent  d'une  poitrine 
brisée?  Approchez  de  cet  autre  lit ,  et  voyez  ! . . . .  Voyez- 
vous  cette  figure  pâle ,  ces  yeux  éteints  ,  ces  mains 
languissantes  ?  Entendez-vous  ces  cris  plaintifs  ,  ces 

prières  déchirantes?  Approchez  encore  et  voyez  ! 

ou  plutôt  baissez  les  yeu^ ,  détournez  le  visage  :  il  y 
a  sur  ce  corps  des  plaies  dégoûtantes  et  capables  de 
faire  rougir  l'homme  lui-même  de  l'humanité.  Je  ne 
vous  ai  parlé  que  de  quelques  malades,  et  je  vous  les 
ai  présentés  les  uns  après  les  autres.  Que  serait-ce 
donc,  si  je  vous  les  montrais  tous  réunis ,  comme  ils  le 
sont  dans  les  hôpitaux?  vous  reculeriez  épouvantés.  Eh 
bien  !  pour  exercer  la  charité ,  voilà  la  société  au  mi- 
lieu de  laquelle  il  faut  vivre.  11  faut  entendre  ces  cris 


—  316  — 

déchirants  ,  répondre  à  cette  voix  plaintive  ,  panser 
cette  plaie  hideuse ,  recueillir  ce  dernier  soupir ,  ense- 
velir ce  corps  mort —  Et  vous  croyez  que  des  hommes 
placés  au  milieu  du  monde  s'arracheront  volontiers 
aux  fêtes  et  aux  plaisirs  pour  vaquer  convenahlement 
à  ces  œuvres  pénibles?  Je  suppose  d'ailleurs  que  vous 
en  trouviez  quelques-uns.  11  vous  en  faut  un  grand 
nombre  :  comment  vous  les  procurerez- vous? — Nous 
les  gagnerons. — Vous  les  gagnerez,  avez-vous  ré- 
pondu. IMalheur  au  peuple  qui  en  est  réduit  à  payer 
la  charité  !  Je  vous  le  dis,  l'homme  à  gage  est  un  nou- 
veau fléau  ajouté  dans  les  hôpitaux  à  tous  ceux  qui  s'y 
trouvent  déjà.  Celui  qui  jouit  de  la  santé  et  qui,  par 
conséquent ,  peut  à  la  rigueur  se  suffire  à  lui-même, 
celui-là  encore  ne  se  fait  que  difficilement  servir  par 
des  hommes  gagés.  Et  vous  n'auriez  pas  d'autres  gardes 
à  donner  à  vos  pauvres  malades? 

Vous  dites  encore  :  «  On  se  fait  à  tout  par  l'habi- 
tude. Le  cœur  devient  insensible  ,  il  s'endurcit  au 
milieu  des  souffrances.  »  Mais  ce  n'est  point  un 
cœur  insensible ,  un  cœur  endurci  qu'il  faut  pour 
soigner  convenablement  les  malades.  11  faut  au  con- 
traire un  cœur  sensible  et  compatissant.  Ce  n'est 
point  une  pierre  ayant  la  forme  humaine  que  nous 
devons  placer  auprès  de  l'homme  souffrant,  c'est  un 
ange  qu'il  nous  faut  appeler  à  ses  côtés.  Vous  qui 


—  317  — 

avez  un  malade  à  soif^ncr ,  voulez- vous  lui  faire  tout  le 
bien  possible?  prenez  part  à  ses  souffrances ,  répondez 
avec  douceur  à  ses  emportements ,  aimez  ses  plaies.... 
Or,  je  le  demande,  comment  peut  s'obtenir  cet  heu- 
reux résultat ,  bien  au-dessus  des  forces  humaines ,  si 
ce  n'est  par  des  grâces  spéciales  que  Dieu  accorde  or- 
dinairement à  ceux  de  ses  enfants  qui  se  consacrent  en- 
tièrement à  ces  pénibles  fonctions.  L'homme,  a-t-on 
dit  quelquefois,  n'est  bien  soigné  que  dans  sa  famille. 
J'admets  le  principe,  et  j'en  tire,  en  ma  faveur,  une 
conséquence  décisive  :  il  y  a  un  grand  nombre  de  mal- 
heureux qui  n'ont  aucune  famille.  D'autres  vivent 
comme  siis  n'en  avaient  pas.  De  qui  donc  ces  hommes, 
isolés  sur  la  terre,  recevront-ils  les  soins  dont  ils  ont 
besoin?  Uniquement  de  ceux  qui  se  sont  séparés  de 
leurs  parents ,  et  qui  n'ont  de  famille  que  l'huma- 
nité. 

Pour  soigner  le  malade,  il  ne  suffit  pas  toujours  de 
faire  le  sacrifice  de  ses  goûts  et  de  ses  affections ,  il 
faut  encore  être  disposé  à  faire  le  sacrifice  de  sa  vie. 
Dans  un  hôpital  surtout,  combien  de  maladies  conta- 
gieuses ,  combien  de  fléaux  qui  frappent  de  mort 
Ihomme  robuste  ,  encore  plus  ])romptement  quelque- 
fois que  celui  qui ,  depuis  longtemps ,  languit  et  sou- 
pire après  sa  dernière  heure!  Or,  je  vous  le  demande, 
en  connaissez-vous  beaucoup  qui  veuillent  ainsi  faire 


—  318  — 

de  gaieté  de  cœur  le  sacrifice  de  leurs  vies?  Tel  ira  bra- 
vement s'ensevelir  dans  la  gloire,  sur  un  champ  de  ba- 
taille, qui  n'aura  pas  le  même  courage  pour  aller  mourir 
inconnu  dans  un  hôpital.  Le  médecin  sera  soutenu  par 
le  désir  de  faire  des  expériences,  d'acquérir  de  nou- 
velles connaissances  ;  car ,  s'il  est  glorieux  de  s'illustrer 
par  les  armes,  il  ne  lest  pas  moins  de  le  faire  par  la 
science.  Ce  qui  le  soutiendra  encore ,  c'est  le  désir  de 
sauver  le  malade;  car,  s'il  est  glorieux  d'ôter  la  vie  à 
l'ennemi  robuste  et  courageux ,  il  ne  l'est  pas  moins  de 
la  rendre  à  l'infirme  languissant  et  sans  courage.  Mais 
l'humble  infirmier ,  qui  le  soutiendra ,  qui  lui  donnera 
le  courage  d'affronter  la  mort?  Ses  soins  ne  sont  pas 
moins  importants  que  ceux  du  médecin ,  et  ils  sont  de 
toutes  les  heures,  de  tous  les  instants.  L'homme  tient 
essentiellement  à  la  vie ,  et  il  faut  de  puissants  motifs 
pour  l'eu  détacher.  Je  suppose,  si  vous  le  voulez ,  que 
vous  n'y  teniez  pas  pour  vous-même  ;  vous  y  tiendrez 
du  moins  pour  vos  parents ,  pour  vos  amis ,  pour  l'ac- 
quit de  tous  vos  engagements.  Cette  vie  que  vous  seriez 
disposé  à  sacrifier ,  elle  n'est  pas  uniquement  à  vous  ; 
elle  est  à  votre  femme ,  à  vos  enfants ,  à  tous  ceux  à  qui 
vous  l'avez  engagée  vous-même ,  ou  à  qui  elle  fut  enga- 
gée pour  vous.  Le  prêtre  lui-même  ne  fera  pas  toujours 
dans  ces  circonstances  ce  que  peut  faire  le  religieux.  Il 
vit  dans  le  monde  5  et ,  malgré  tous  ses  efforts  pour 


—  310  — 

s'en  détacher,  il  y  tiendra  nécessairement  par  quel- 
ques liens.  Il  y  tiendra  par  ses  parents ,  par  ses  amis, 
par  ses  paroissiens.  Quand  quelqu'un  des  siens  se  pré- 
sentera subitement  pour  l'arrêter  sur  le  chemin  de  la 
mort ,  il  n'aura  pas  toujours  le  courage  de  détourner 
les  yeux  et  de  lui  dire  :  «  Je  ne  vous  connais  pas.  »  Qui 
donc  aura  ce  courage  nécessaire?  le  véritable  reli- 
gieux. En  entrant  dans  une  communauté,  il  s'est  dit: 
«  Désormais  ,  ma  vie  n'appartient  à  personne.  Elle  est 
à  moi  uniquement  ;  ou ,  plutôt ,  elle  est  à  Dieu ,  et  je 
suis  prêt  cà  la  sacrifier  au  moindre  signe  de  sa  volonté.  » 
Pourquoi  ne  le  ferait-il  pas?  3Iieux  que  tout  autre,  il 
s'est  pénétré  de  cette  importante  vérité  si  généralement 
admise  en  théorie  et  si  communément  oubliée  en  pra- 
tique :  L'homme  ne  périt  point  à  la  mort;  en  échange 
de  cette  vie  misérable ,  Dieu  donne  au  martyr  une  vie 
incorruptible. 


CilAPITliE  XXV. 


Religieuses  hospitalières. 


Il  est  impossible  de  parler  des  associations  de  cha- 
rité sans  dire  quelques  mots  de  ces  saintes  fdles  qui 
consacrent  au  soulagement  des  malheureux  leurs  plai- 
sirs, leur  santé,  leur  vie,  tout  leur  être.  Elles  ont  diffé- 
rentes dénominations.  On  les  appelle:  Religieuses  hos- 
pilaUères^  Filles  de  la  charité  ,  Filles  de  Saint-Vincent 
(car  saint  Vincent  est  devenu  synonimc  de  charité  , 
Sœurs  de  la  croix ,  etc.  Comme  on  le  voit ,  il  y  a  dans 
tous  ces  noms  une  idée  de  piété  et  de  dévouement  ; 
c'est  que ,  sous  ces  dénominations  différentes ,  elles  se 


—  321  — 

proposent  toutes  le  même  but ,  qui  est  de  plaire  à  Dieu 
en  se  sacrifiant  pour  les  hommes. 

Voltaire,  qui  a  essayé  de  tout  flétrir  eu  religion,  a 
cependant  parlé  comme  les  autres  des  religieuses  hos- 
pitalières :  «  Peut-être  n'y  a-t-il  rien  de  plus  grand 
«  sur  la  terre  que  le  sacrifice  que  fait  un  sexe  déli- 
«  cat  de  la  beauté ,  de  la  jeunesse ,  souvent  de  la 
«  haute  naissance  et  de  la  fortune,  pour  soulager, 
«  dans  les  hôpitaux ,  ce  ramas  de  toutes  les  misères 
<>  humaines ,  dont  la  vue  est  si  humiliante  pour  l'or- 
«  gueil  humain ,  et  si  révoltante  pour  notre  délica- 
«'  tesse.  Les  peuples  séparés  de  la  communion  ro- 
«  maine  n'ont  imité  qu'imparfaitement  une  charité  si 
«  généreuse  (1).  »  Je  ne  vois  pas  même  qu'ils  l'aient 
imitée  en  aucune  manière.  Quelques-uns  donneront 
volontiers  leur  argent  pour  soulager  les  malheureux  ; 
mais  se  donneront-ils  eux-mêmes ,  comme  le  demande 
souvent  la  charité ,  et  comme  la  religieuse  hospitahère 
le  fait  tous  les  jours  parmi  nous?  Un  membre  de  l'A- 
cadémie des  sciences,  envoyé  par  le  gouvernement 
pour  examiner  les  hôpitaux  d'Angleterre ,  a  dit  à  son 
retour  :  «  Il  règne  une  police  très-exacte  dans  ces  éta- 
«  blissements  ;  mais  il  y  manque  deux  choses  :  nos 
«  curés  et  nos  hospitalières.  «  Il  aurait  pu  ajouter  : 
«  Ces  deux  choses  manquant,  tout  y  manque.  » 

(1)  Essai  sur  l'histoire  générale. 


—  322  — 

En  effet ,  pour  ne  parler  que  du  sujet  qui  nous  oc- 
cupe eu  ce  momeut,  qui  peut  remplacer,  dans  un  hô- 
pital, la  fille  de  charité?  Elle  entretient  dans  la  maison 
l'ordre,  l'économie,  la  propreté.  Elle  écoule  attenti- 
vement les  rapports  du  médecin  ,  et  elle  prépare  avec 
intelligence  les  traitements  qu'il  a  prescrits.  La  voyez- 
vous  accourir  partout  où  l'appelle  le  besoin  le  plus 
pressant  ;  ici ,  elle  soigne  une  maladie  honteuse  ;  là  , 
elle  panse  une  plaie  dégoûtante  ;  plus  loin ,  elle  va 
recueillir  le  dernier  soupir  d'un  mourant  ;  à  côté  ,  est 
un  cadavre  sur  le  point  d'entrer  eu  dissolution ,  elle 
s'empresse  de  l'ensevelir.  Mais  le  corps  n'est  pas  tou- 
jours ce  qu'il  y  a  de  plus  à  plaindre  dans  un  malade  ; 
son  àme,  ensevelie  dans  un  corps  qui  n'est  que  souf- 
france ,  à  combien  de  dangers  n'est-elle  pas  exposée? 
L'hospitalière  répond  à  ses  emportements  par  des  pa- 
roles de  douceur  ;  elle  lui  donne  l'exemple  de  toutes 
les  vertus  chrétiennes  ;  elle  l'environne  des  secours  de 
la  religion ,  et ,  quand  les  liens  qui  la  retiennent  à  la 
terre  sont  brisés  par  la  mort ,  elle  facilite  ,  par  ses 
prières,  son  élévation  au  ciel  et  sa  réunion  avec 
Dieu. 

Nous  avons  reconnu  que ,  pour  soigner  les  malades, 
il  fallait  avoir  renoncé  à  ses  goûts ,  à  ses  affections.  La 
sœur  de  charité  n'y  a-t-elle  pas  renoncé?  Elle  s'est  re- 
tirée des  siens  ,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi ,  pour  ne 


—  323  — 

plus  vivre  désormais  que  de  la  vie  spirituelle.  Pour 
elle ,  le  monde  avec  ses  plaisirs  n'est  plus  rien  ;  elle 
n'a  d'amour  que  pour  Jésus ,  et  surtout  pour  Jésus 
souffrant;  elle  l'aime  encore  jusque  dans  ces  pauvres 
infirmes  avec  lesquels  elle  vit  tous  les  jours,  et  qu'elle 
s'est  fait  un  devoir  de  soigner. 

Nous  avons  reconnu  encore  que ,  dans  un  hôpital , 
il  fallait  un  courage  à  toute  épreuve ,  qu'il  fallait  être 
dans  la  disposition  de  faire  ,  à  chaque  instant ,  le  sa- 
crifice de  sa  vie.  La  sœur  de  charité  n'a-t-elle  pas  ce 
courage  héroïque?  Jamais  vous  ne  la  verrez  manquer 
à  son  devoir,  et  elle  ne  reculera ,  pour  l'accomplir, 
devant  aucun  danger.  Plus  elle  est  faible  extérieure- 
ment ,  et  plus  elle  a  de  force  intérieure.  Son  corps 
s'affaisse  et  semble  l'abandonner  ;  mais  toute  sa  force 
s'est  réfugiée  dans  son  àme  :  et  qu'est-ce  donc  que  le 
courage,  si  ce  n'est  la  force  de  l'àme?  Quant  au  sacri- 
fice de  la  vie ,  pourquoi  ne  le  ferait-elle  pas?  A  quoi 
tient-elle  en  ce  monde?  Plaisirs ,  honneurs ,  richesses, 
elle  a  tout  foulé  aux  pieds  ;  les  liens  les  plus  légitimes, 
les  liens  de  l'amitié  et  de  la  famille ,  elle  les  a  brisés 
pour  ne  plus  appartenir  qu'à  Dieu.  La  mort  ne  fera 
que  consommer  le  sacrifice  qu  elle  a  si  généreusement 
commencé  :  elle  ne  peut  donc  la  craindre  ;  au  con- 
traire ,  elle  l'appellera  souvent  de  tous  ses  vœux. 

Enfin,  nous  avons  reconnu  que  le  soin  bien  eu- 


—  324  — 

tendu  des  malades  exigeait  beaucoup  de  douceur  et 
de  patience ,  qu'il  demandait  presque  toujours  ces  ten- 
dres soins  qui  ne  se  rencontrent  ordinairement  que 
dans  la  famille.  N'est-ce  pas  encore  chez  la  sœur  de 
charité  que  vous  trouverez  cette  patience  sans  bor- 
nes ,  cette  douceur  inaltérable  ,  ces  soins  affectueux  ? 
Son  air,  son  regard ,  le  son  de  sa  voix ,  les  pieux  sym- 
boles dont  elle  est  environnée ,  tout  en  elle  est  pour 
le  malade  l'expression  de  la  douceur  et  de  la  patience. 
Dans  cette  religieuse  assise  jour  et  nuit  auprès  de  son 
malade  ,  ce  n'est  point  une  étrangère  que  vous  voyez, 
c'est  une  mère,  une  sœur.  Ces  doux  noms  lui  ont  été 
donnés  par  lu  religion ,  quand  elle  a  pris  l'habit  de 
son  Ordre ,  et ,  par  sa  conduite  de  tous  les  jours , 
elle  se  rend  de  plus  en  plus  digne  de  le  porter.  Un 
jeune  homme  a  été  appelé  au  loin  par  ses  affaires ,  et 
il  tombe  sans  connaissance  dans  une  ville  où  il  est 
inconnu.  Comme  il  a  peu  de  ressources  ,  on  le  trans- 
porte dans  une  de  ces  maisons  où  la  rehgion  offre  gé- 
néreusement l'hospitalité  aux  étrangers,  aux  indi- 
gents ,  à  tous  ceux  que  son  divin  fondateur  a  le  plus 
recommandés  à  sa  charité.  Plusieurs  fois  déjà,  ce 
jeune  homme  a  éprouvé  la  même  attaque  qui  le  fait 
horriblement  souffrir  en  ce  moment;  mais,  dans  la 
maison  paternelle ,  il  recevait  toujours  d'une  tendre 
mère  et  d'une  sœur  attentive  les  soins  les  plus  em- 


—  325  — 

pressés  ;  cette  mère  et  cette  sœur  sont  actuellement 
bien  loin  de  lui.  Dès  que  le  premier  accès  du  mal  est 
passé  et  que  la  connaissance  commence  à  lui  revenir, 
il  élève  un  peu  la  tète ,  il  tourne  ses  regards  de  tous 
côtés ,  et  les  reportant  sur  lui-même  :  «  Ma  mère  !  ma 
sœur!  où  èles-vous?  »  s'est-il  écrié.  Des  larmes  cou- 
lent aussitôt  de  ses  yeux  ,  et  il  retombe  épuisé.  En  ce 
moment ,  il  y  avait  dans  la  même  salle ,  à  peu  de  dis- 
tance de  son  lit ,  deux  religieuses ,  dont  l'une  à  la 
fleur  de  l'âge  venait  de  panser  une  plaie  incurable , 
l'autre  ,  déjà  avancée  en  âge,  venait  de  réciter  les  der- 
nières prières  au  lit  d'un  agonisant.  Elles  se  rendent 
avec  empressement  au  lit  d'où  est  parti  cet  appel ,  et , 
se  présentant  presque  au  même  moment  :  «  Nous 
voici ,  disent-elles  au  jeune  malade ,  nous  voici ,  car 
vous  nous  avez  appelées!  »  Le  jeune  homme  élève  de 
nouveau  la  tète  ;  il  regarde  attentivement.  Hélas  !  ce 
n'est  ni  la  figure  de  sa  mère,  ni  la  ligure  de  sa  sœur. 
Il  cherche  dans  ses  souvenirs.  Après  avoir  réiléchi  un 
instant ,  il  comprend  le  mystère ,  et  de  douces  larmes 
coulent  aussitôt  de  ses  yeux.  Sainte  religion ,  que  tu  es 
pour  nous  abondante  en  consolations  !  ce  n'est  pas 
sans  raison  que  nous  t'appelons  la  consolatrice,  la 
mère  des  affligés.  Quand  l'homme  est  abattu,  tu  le 
relèves ,  lu  le  presses  contre  ton  sein ,  et ,  appuyant 
ta  main  sur  sjn  cœur,  tu  fais  goûter  encore  à  ce  cœur 

21 


—  326  — 

affaissé  sous  le  poids  des  souffrances  quelques-unes  de 
ces  vives  et  douces  jouissances  qui  sont  tout  le  bon- 
heur de  la  vie. 

Sous  une  administration  où  tout  se  fait  par  des 
chiffres,  il  ne  faut  point  trouver  étonnant  que  quel- 
ques hommes  aient  eu  la  tête  et  le  cœur  assez  froids 
pour  calculer  que  peut-être  des  infirmières  laïques  ne 
leur  coûteraient  pas  aussi  cher  que  des  religieuses 
hospitalières.  Mais,  je  l'ai  déjà  dit,  ce  ne  sont  point 
seulement  des  soins  physiques  quMl  faut  dans  un  hô- 
pital. Il  faut  la  bienfaisance  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
élevé ,  de  plus  divin  ;  il  faut  la  charité  chrétienne. 
Cette  vertu  ne  s'achète  pour  aucun  prix  ;  Dieu  seul 
la  donne  ;  et  il  l'a  mise  surtout  au  cœur  de  l'hospita- 
lière. Quand  un  homme  est  abattu  ,  épuisé,  quand  il 
sent  tout  son  être  défaillir,  demandez-lui  si  une  infir- 
mière lui  suffit.  Il  vous  répondra  qu'il  n'a  ja;nais  eu 
plus  grand  besoin  d'une  mère ,  d'une  sœur,  de  ce  que 
nous  pouvons  imaginer  de  plus  tendre  et  de  plus  fort 
parmi  les  hommes.  Eh  bien  !  une  mère ,  une  sœur  ne 
s'acquièrent  point  avec  de  l'argent  :  la  nature  seule  et 
la  rehgion  nous  les  donnent. 

Que  s'il  faut  absolument  employer  le  raisonnement 
des  ciiiffres ,  je  dirai  :  est-ce  que  les  soins  de  la  reli- 
gieuse hospitalière  vous  coûtent  quelque  chose?  Ils 
sont  d'un  prix  trop  élevé  pour  qu'elle  songe  à  vous 


—  327  — 

les  veiidrc  :  tout  l'or  de  la  terre  ne  les  acquitterait 
pas,  parce  que  lor  ne  peut  récompenser  la  vertu. 
C'est  Dieu  lui-même  qui  les  acquittera  un  jour;  et  le 
ciel  doit  en  être  le  prix.  —  Nous  les  payons  ,  cepen- 
dant. —  Vous  payez  la  nourriture  de  l'hospitalière, 
et  en  cela  vous  écoutez  la  vue  de  vos  intérêts  propres, 
puisque  c'est  le  moyen  de  la  conserver  sur  cette  terre 
où  sa  présence  est  si  utile.  —  Nous  lui  donnons  la 
nourriture  et  quelque  chose  de  plus  encore.  —  Mais, 
évidemment,  cet  excédant  n'est  pas  pour  elle.  N'a- 
t-elle  pas  renoncé  à  tout  ici-bas?  Elle  n'a  rien,  elle  ne 
demande  rien.  Le  ciel  pour  elle  et  pour  les  autres  , 
voilà  ce  qu'elle  cherche  à  gagner.  Si  donc  il  lui  reste 
quelque  chose  après  la  nourriture  et  le  vêtement,  cet 
excédant  revient  à  la -maison-mère  pour  la  soigner, 
dans  ses  dernières  années,  quand  elle  ne  peut  plus 
soigner  les  autres  ,  ou  bien  pour  élever  d'autres  reli- 
gieuses qui  viennent  après  elle  éclairer  et  soulager  cette 
pauvre  humanité  qui  n'est  qu'ignorance  et  douleur. 
Heureuse  la  société ,  si  elle  pouvait  toujours  placer  ses 
fonds  aussi  avantageusement  ! 

Nous  avons  considéré  la  sœur  de  charité  dans 
un  hôpital  ;  mais  elle  n'y  est  pas  toujours ,  cai  il  lui 
faut  nécessairement  un  peu  de  délassement  dans  un 
exercice  si  laborieux.  Eh  bien  !  savez-vous  où  elle 
trouve  le  délassement  dont  elle  a  si  grand  besoin? 


—  328  — 

Encore  dans  l'exercice  de  la  charité.  Elle  vient  de  sortir: 
suivons-la  d'un  œil  attentif  et  respectueux.  Vous  la 
vojez  traverser  nos  rues  et  nos  places  publiques  au 
milieu  des  bénédictions  du  peuple:  elle  est  à  la  re- 
cherche de  quelques  malheureux.  Il  y  a,  dans  les  villes 
surtout ,  bien  des  misères  secrètes  et  bien  des  souf- 
frances inconnues.  Il  faut  donc  les  rechercher  avec 
soin ,  soulever  le  voile  sous  lequel  elles  se  cachent ,  et 
les  soulager.  S'il  n'en  était  pas  ainsi,  je  ne  sais  com- 
bien de  personnes  succomberaient  chaque  jour  ;  je  ne 
sais  combien  de  crimes  épouvantables  désoleraient  la 
société.  Voilà  ce  qui  occupe  actuellement  notre  hospi- 
talière. Sous  son  extérieur  calme  et  recueilli,  il  y  a 
plus  d'une  pensée  d'amour  et  de  dévouement.  Elle 
vient  d'entendre  dire  :  «  Dans  tel  quartier  de  la  ville  , 
dans  telle  rue ,  il  y  a  plusieurs  familles  réduites  à  la 
plus  profonde  misère.  ••  Ces  paroles  ont  suffi  pour  en- 
llammer  son  zèle.  Ange  de  charité,  elle  vole  où  la 
charité  l'appelle.  A  l'indigent  affamé,  elle  a  porté  un 
peu  de  pain  ;  aux  vieillards ,  à  l'enfant  nu  et  glacé ,  des 
vêtements  et  du  bois;  au  malade  alité,  les  secours 
dont  il  a  besoin  et  quelques  paroles  de  consolation. 
«  Dieu  vous  le  rende  ,  ma  sœur,  lui  dit  chacun  de  ceux 
envers  qui  elle  exerce  sa  charité.  —  Mais  ces  dons  ne 
sont  pas  de  moi.  Priez  pour  ceux  qui  vous  les  envoient, 
et ,  avant  tout ,  remerciez  le  bon  Dieu  qui  leur  inspira 


—  329  — 

la  volonté  de  venir  ;i  votre  secours.  »  Après  avoir  dit 
ces  mots ,  elle  se  dérobe  avec  empressement  au\  nou- 
velles bénédictions  qui  accueillent  sa  modestie,  et  elle 
continue  ses  visites. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  le  réduit  du  pauvre  que 
je  la  vois  pénétrer.  Elle  entre  aussi  dans  les  maisons 
opulentes;  mais  c'est  toujours  la  cbarilé  qui  la  conduit. 
Elle  vient  verser  les  larmes  et  les  gémissements  du 
malbeureux  dans  le  cœur  de  l'homme  riche.  Celui-ci , 
profondément  ému ,  lui  donne  avec  joie  ce  qu'il  eût 
donné  pour  aller  au  spectacle  verser  des  larmes  stériles. 
La  religieuse  triomphante  s'empresse  de  porter  ces 
nouveaux  secours  à  ses  pauvres  souffrants,  et  elle 
revient  déposer  aux  pieds  du  riche  leur  reconnaissance 
et  leurs  bénédictions.  Oh  !  que  de  cette  manière  les 
rangs  les  plus  opposés  de  la  société  se  trouvent  utile- 
ment et  saintement  rapprochés  ! 

Ce  fut  sans  doute  pour  que  la  fille  de  charité  pût 
aller  en  pleine  liberté  partout  où  l'appellent  les  besoins 
des  malades  et  des  pauvres  que  l'immortel  Yincent  de 
Paul  établit ,  pour  ses  filles ,  cette  belle  règle,  qui  est 
aussi  la  règle  de  toutes  les  religieuses  dévouées  aux 
œuvres  de  charité  :  «  Vous  n'aurez  point  d'autres  mo- 
nastères que  les  maisons  des  pauvres ,  point  d'autres 
cloîtres  que  les  rues  des  villes  et  les  salles  des  hôpi- 
taux ,  point  d'autres  clôtures  que  l'obéissance ,  point 
d'autre  voile  qu'une  sainte  modestie.  » 


CHAPITRE  XXVI. 


Le  Père  de  la  Merci. 


En  tout  temps  le  rachat  des  captifs  fut  regardé 
dans  l'Église  catholique  comme  une  œuvre  de  misé- 
ricorde. 

Au  troisième  siècle ,  il  y  eut  dans  quelques  villes  de 
la  JNumidie  une  incursion  de  barbares  qui  emmenèrent 
en  captivité  des  chrétiens  de  l'un  et  de  l'autre  sexe.  Les 
évèques  de  ces  villes  affligées  sollicitèrent  aussitôt  de 
l'évèque  de  Carthage  des  secours  pour  les  aider  à  ra- 
cheter leurs  captifs.  Cyprien  ne  put  lire  ces  lettres 
sans  répandre  des  larmes.  Il  en  fit  part  aux  fidèles. 


—  331  — 

qui ,  ressentant  la  même  douleur ,  contribuèrent  génd- 
reusemeut  à  cette  bonne  œuvre.  Les  dons  du  clergé  et 
des  fidèles  de  Cartbage  furent  considérables.  Dans  sa 
lettre  d'envoi,  Cyprieu  disait  :  «  Notre  Église  de- 
mande, par  ses  prières ,  que  rien  de  semblable  ne  vous 
arrive  jamais.  Cependant  si  de  ces  malbeurs  se  renou- 
velaient, écrivez- nous,  et  vous  nous  trouverez  toujours 
disposés  à  vous  secourir.  » 

Un  siècle  plus  tard,  les  Gotbs,  après  avoir  ravagé  la 
Thrace  et  l'Illyrie ,  s'étaient  avancés  jusqu'aux  Alpes. 
Ils  avaient  cbargé  de  chaînes  et  entraîné  captifs  des 
jeunes  gens ,  des  enfants,  des  femmes  faibles  et  timides. 
Effrayé  du  danger  qu'ils  allaient  courir ,  Ambroise 
entreprit  de  les  racheter.  Après  avoir  épuisé  toutes  ses 
ressources ,  il  vendit  une  partie  des  vases  de  son  église. 
Les  Ariens  lui  en  faisaient  un  reproche;  voici  sa  ré- 
ponse :  «  Il  vaut  mieux  conserver  à  Dieu  des  âmes  que 
de  l'or.  »  Aux  yeux  de  ce  saint  évèque,  c'était  entrer 
parfaitement  dans  l'esprit  de  Jésus  que  d'employer  au 
rachat  de  pauvres  captifs  des  vases  destinés  à  recevoir 
le  sang  qui  a  coulé  pour  le  rachat  du  genre  humain. 
«  Ce  sang,  disait-il,  leur  a  imprimé  la  vertu  de  la 
rédemption.  » 

Au  milieu  du  cinquième  siècle,  Rome  avait  été 
pillée ,  et  un  grand  nombre  de  ses  habitants ,  devenus 
esclaves,  avaient  été  traînés  à  Cartbage.  L  cvèque  de 


—  332  — 

cette  ville  voulut  les  racheter.  Pour  cela ,  il  vendit  tous 
les  vases  d'or  et  d'argent  qui  servaient  aux  églises  ;  et 
parce  qu'il  n'avait  point  de  lieux  assez  spacieux  pour 
contenir  cette  multitude,  il  y  destina  deux  grandes 
églises  qu'il  fit  garnir  de  lits  et  de  paille.  Il  y  avait 
beaucoup  de  malades  parmi  ces  pauvres  prisonniers. 
L'évêque  libérateur  les  visitait  à  tout  moment.  La  nuit 
même,  il  se  rendait  au  lit  des  malades,  malgré  son 
grand  âge  et  sa  vieillesse  décrépite.  11  mourut  peu 
après.  On  l'cnteri'a  secrètement ,  de  peur  que  le  peu- 
ple, qui  l'adorait,  n'enlevât  son  corps.  Les  Komains 
qu'il  avait  rachetés  croyaient,  à  sa  mort,  èti'e  de 
nouveau  retombés  en  servitude. 

Je  fatiguerais  le  lecteur,  si  je  voulais  dire  comliien 
de  fois  la  charité  des  fidèles  a  brisé  les  chaînes  des 
captifs.  D'ailleurs,  mon  intention  ici  est  de  fixer  plus 
particulièrement  les  yeux  sur  les  associations  qui  se 
sont  formées  pour  atteindre  plus  sûrement  ce  but. 

Aux  vœux  ordinaires  de  religion,  le  Père  de  la  Merci 
joignait  celui  de  consacrer  ses  biens ,  sa  liberté ,  sa  vie 
même  au  rachat  des  cai)tifs.  Yœu  sublime  que  nous 
ne  saurions  trop  nous  rappeler  pour  effacer  à  nos  yeux 
la  honte  dont  tant  d  hommes  se  sont  couverts  en 
assujettissant  leurs  frères  à  tous  les  maux  de  la  ser- 
vitude. 

L  Ordre  des  Pères  de  la  Merci  n'était  d'abord  qu'une 


—  333  — 

association  libre  de  quelques  hommes  riches  qui  con- 
sacraient une  partie  de  leurs  revenus  à  la  rédemption 
des  chrétiens  réduits  à  l'esclavage.  Plus  tard,  ils  se 
lièrent  par  des  vœux  ,  et  ils  consacrèrent  à  l'accomplis- 
sement des  mêmes  desseins  leur  fortune  entière ,  tout 
ce  dont  ils  pouvaient  disposer.  Je  me  représente  le 
brave  Espagnol  luttant  jusqu'à  la  fin  contre  le  Maure 
qui  dominait  dans  son  pajs.  Il  avait  passé  tout  le 
temps  de  la  jeunesse  et  de  l'âge  mùr  à  repousser  de  sa 
patrie  le  barbare  qui  y  était  venu  pour  s'abreuver  plus 
à  l'aise  du  sang  chrétien .  Quand  toute  sa  force  s'était 
minée  dans  cette  lutte  sans  lin ,  quand  son  épée  s'était 
brisée,  et  que  sa  main  épuisée  en  pouvait  à  peine  sou- 
tenir le  tronçon ,  il  échangeait  l'habit  militaire  pour 
l'habit  monastique ,  et ,  se  mettant  sous  la  sauvegarde 
de  la  religion  ,  il  employait  tout  ce  qu'il  avait  de  foi 
dans  l'àmc  et  d'énergie  dans  le  cœur  à  délivrer  ses 
frères.  Oh  î  combien  il  était  heureux  quand,  traversant 
les  mers  et  pénétrant  jusqu'à  ces  plages  barbares  où 
les  chrétiens  enchaînés  ont  tant  versé  de  larmes,  il 
avait  le  bonheur  de  rendre  à  la  liberté  des  malheureux 
qui  autrefois  peut-être  avaient  combattu  à  ses  côtés, 
et  dont  les  cheveux  blanchissaient  dans  la  servitude. 
Cet  Ordre  était  le  complément  des  Ordres  militaires. 
Quand  l'inlidèle  était  maître  de  sa  proie,  quand  la 
bravoure  du  chevalier  n'avait  pu  ni  le  défendre  ni 


—  334  — 

l'enlever,  quel  moyen  restait-il  pour  le  délivrer,  si 
ce  n'est  d'avoir  recours  à  la  loute-puissauce  de  la 
charité  ! 

Le  P  ère  de  la  Merci  s'appelait  encore  le  Père  de  la 
P\édeniption.  Touchante  dénomination,  qui  nous  rap- 
pelle que,  pour  délivrer  l'humanité  ensevelie  dans  les 
ténèbres  et  haletante  sous  le  joug  d'une  dure  servitude, 
le  Fils  de  Dieu  a  quitté  le  séjour  du  bonheur  et  de  la 
gloire ,  qu'il  s'est  revêtu ,  sur  cette  terre  indigente,  de 
la  forme  de  l'esclave ,  qu'il  s'est  chargé  de  nos  dou- 
leurs, et  qu'il  est  mort  sur  une  croix.  Tous  les  sacri- 
fices qu'ont  pu  faire  les  hommes  pour  la  délivrance  de 
leurs  frères  ne  sont  rien  auprès  d'un  tel  sacrifice  ;  mais 
aussi  qui  de  nous  pourrait  faire  ce  qu'a  fait  l'Homrae- 
Dieu?  Il  se  donne  comme  notre  modèle  à  tous;  nous 
pouvons  donc  marcher  sur  ses  traces  ;  mais  l'égaler , 
jamais. 

Presque  toute  pensée  généreuse  est  d'origine  fran- 
çaise :  notre  pays  peut  revendiquer  encore ,  comme  lui 
appartenant ,  la  pensée  mère  de  cette  belle  institution. 
C'est  eu  France  qu'ont  paru  les  premiers  religieux 
dont  la  fin  dernière  était  le  rachat  des  captifs.  On  les 
appelait  Trinitaircs ,  parce  qu'ils  étaient  sous  l'invo- 
cation de  la  Trinité  :  c'est  donc  toujours  au  nom  de 
Dieu  que  l'homme  peut  exécuter  ses  généreux  desseins. 
Dieu  seul  est  grand,  Dieu  seul  est  puissant  par  sa  na- 


—  335  — 

turc  ,  et  quand  lliomme  le  panùt  un  instant,  c'est  que 
Dieu  lui  a  communiqué  quelque  chose  de  sa  grandeur 
et  de  sa  puissance. 

Quoique  peu  favorable  à  tout  ce  qui  tient  à  la  reli- 
gion ,  Voltaire  n'a  pu  s'empêcher  de  donner  des  éloges 
à  cette  institution.  Après  avoir  parlé  de  plusieurs  con- 
grégations dévouées  au  service  du  prochain ,  il  traça , 
comme  à  regret ,  les  lignes  suivantes  :  «  Il  en  est  une 
«  plus  héroïque  ;  ce  nom  convient  aux  Trinitaires  de  la 
«  rédemption  des  captifs.  Ces  religieux  se  consacrent , 
"  depuis  cinq  siècles ,  à  briser  les  chaînes  des  chrétiens 
«  chez  les  Maures.  Ils  emploient  à  pajer  les  rançons 
«  des  esclaves  leurs  revenus  et  les  aumônes  qu'ils  re- 
«  cueillent,  et  qu'ils  portent  eux-mêmes  en  Afrique  (  1).  » 

Tous  les  philosophes  incrédules  ont  tenu  le  même 
langage.  C'est  que  celui  qui  se  fût  refusé  à  cet  éloge 
aurait  abjuré,  non-seulement  la  religion,  mais  encore 
l'bumanité.  Cependant  plusieurs  ont  dit  :  «  Pourquoi 
donc  n'avoir  pas  laissé  cette  association  ce  qu'elle  était 
d'abord  ,  c'est-à-dire  une  association  libre  de  quelques 
généreux  laïques?  »  Pourquoi?  mais  parce  qu'elle  eût 
manqué  de  stabilité.  Toute  association  libre  ne  peut 
durer  longtemps;  il  suiïit  de  la  mort  ou  du  refroidis- 
sement de  quelques  membres  pour  la  dissoudre.  Dès 
qu'elle  est  adoptée  par  l'I-iglise ,  elle  participe  en  quel- 

(0  Essai  sur  l'histoire  cénérale. 


—  336  — 

que  sorte  à  la  perpétuelle  existence  de  celle  dans  le  sein 
de  qui  elle  a  été  recueillie  ;  elle  devient  une  famille 
nombreuse  qui  brave  toute  cause  de  destruction ,  et 
qui  se  perpétue  de  génération  en  génération  jusqu'à  ce 
que  sa  mission  divine  ait  été  accomplie.  Pourquoi? 
dites-vous.  Eh  !  ne  voyez-vous  pas  que  ce  fut  pour  lui 
donner  cette  force  infinie  dont  elle  eût  manqué  s'il  n'y 
avait  eu  en  elle  rien  de  divin.  Qu'auraient  fait,  pour 
le  rachat  de  tant  de  captifs ,  quelques  hommes  libre- 
ment réunis?  Ils  auraient  disposé  d'une  partie  de  leurs 
revenus  et  peut-être  encore  d'une  partie  des  revenus 
de  leurs  amis.  Mais  qu'est-ce  que  cette  petite  quantité 
d'or  dans  un  des  bassins  de  la  balance  du  barbare , 
qui  fait  peser  tout  le  poids  de  ses  chaînes  dans  l'autre 
bassin ,  en  demandant  toujours  que  la  rançon  soit  plus 
forte?  Auraient-ils  osé  aller,  de  côté  et  d'autre,  solli- 
citer la  coopération  de  tous  ceux  qui  savent  compatir? 
en  eussent-ils  été  écoutés?  Eussent-ils  été  toujours  dis- 
posés à  quitter  leur  patrie ,  à  s'arracher  aux  embrasse- 
ments  de  leurs  parents  et  de  leurs  amis  pour  aller 
braver  la  fureur  des  flots  et  la  fureur  plus  redoutable 

encore  des  barbares? C'est  ce  que  faisait  le  Père  de 

la  Rédemption.  Quel  que  fût  son  âge,  quelle  que  fût 
sa  constitution ,  il  partait  seul ,  quand  le  devoir  l'ap- 
pelait. Tenant  d'une  main  son  bréviaire,  et  de  l'autre 
les  dons  de  la  charité ,  il  s'embarquait  avec  joie ,  après 


—  337  — 

avoir  prié  devant  l'autel  de  celui  qui  commande  aux 
flots  et  à  la  tempête.  Il  adressait  aussi  quelques  prières 
à  celle  qui  a  donné  son  Fils  pour  la  rédemption  du 
genre  humain.  Quand  il  était  agenouillé  devant  l'autel 
de  la  Mère  de  Dieu ,  souvent  sans  doute  cette  pensée 
consolante  se  présentait  à  son  esprit  :  «  Je  vais  briser 
les  chaînes  de  plus  d'un  fils  longtemps  pleuré  par  sa 
mère.  »  Sans  souci  pour  la  vie  présente  et  sans  crainte 
de  la  vie  future ,  il  abordait  résolument  les  côtes  de 
la  Barbarie ,  et  après  avoir  racheté  autant  de  captifs 
qu'il  pouvait,  il  revenait  triomphant  avec  eux.  Noble 
triomphe!  ce  fut  celui  de  l'Homme-Dieu.  Combien  il 
diffère  de  ces  sortes  de  triomphe  dont  le  bruit  des 
chaînes  et  les  pleurs  des  malheureux  prisonniers  fai- 
saient le  plus  bel  ornement.  Quelquefois ,  quand  sa 
bourse  s'était  épuisée  trop  promptement  à  son  gré ,  il 
remarquait  encore  dans  les  chaînes  un  homme  à  la 
fleur  de  l'âge  et  d'un  extérieur  intéressant;  alors  le  re- 
ligieux vieillard  se  disait  :  «  Celui-ci  peut  rendre  plus 
de  services  que  moi  à  la  religion ,  à  la  patrie.  »  Et , 
plein  d'un  généreux  dévouement ,  il  se  chargeait  vo- 
lontairement de  ses  chaînes  pour  le  rendre  à  la  liberté. 
La  religion  compte  dans  ses  annales  plusieurs  exemples 
d'un  pareil  dévouement  :  c'est  l'héroïsme  porté  au  plus 
haut  degré.  Quand  l'auguste  victime  expirait  chargée 
de  ces  chaînes  glorieuses ,  elle  pouvait  s'écrier  aussi ,  à 


—  ;^38  — 

l'exemple  de  celui  qui  s'iminolait  pour  un  autre  rachat  : 
«  Tout  est  consoramé  î  »- 

C'est  à  Alger  surtout  que  le  fidèle  gémissait  dans  les 
chaînes,  et  c'est  là  que  le  Père  de  la  Merci  s'empressait 
de  veuir  le  racheter,  il  u'y  a  plus  aujourd'hui  sur  celle 
côte  de  chrétiens  captifs ,  car  partout  où  le  hras  du 
Français  a  élé  vainqueur ,  là  doit  aussi  cesser  la  servi- 
tude. Cependant  combien  de  malheureux  Barbares  lan- 
guissent dans  ces  lieux  sous  un  joug  plus  redoutable  ; 
ce  sont  eux  qui  doivent  enilammer  aujourd'hui  le  zèle 
des  âmes  généreuses.  Ministres  de  la  religion,  pères  de 
la  rédemption  véritable  ,  empressez-vous  d'aller  briser 
leurs  chaînes.  Qui  a  pu  lire  sans  attendrissement  le 
premier  mandement  de  l'évéque  d'Alger  et  le  compte 
rendu  de  ses  travaux  apostoliques?  Certes ,  il  y  a  long- 
temps que  de  pareils  accents  avaient  retenti  sur  cette 
côte  barbare.  Qui  n'a  admiré  sa  puissante  et  ingé- 
nieuse charité  dans  l'échange  des  prisonniers?  Par  ses 
soins ,  les  Français  et  les  Arabes  ont  été  rendus  à  la  li- 
ber lé.  A  l'exemple  du  Dieu  dont  il  est  le  digne  minis- 
tre ,  il  fut  le  bienfaiteur  de  tous ,  et  son  nom  vénéré  est 
prononcé  avec  amour  dans  les  deux  camps  ennemis. 

Il  y  en  a  qui  parlent  aujourd  hui  de  la  conquête 
d'Alger  comme  d'une  eulamilé.  Quand  de  semblables 
paroles  sont  tombées  du  haut  de  la  tribune ,  une  voix 
plus  généreuse  s'est  empressée  de  protester  :  «  La  pi- 


—  339  — 

ratciic  au  voisinage  de  l' Europe  était  une  honte  pour 
les  peuples  chrétiens.  Elle  devait  donc  être  détruite ,  et 
je  m'estimerai  toujours  heureux  que  la  destruction  ea 
soit  due  à  la  valeur  de  notre  armée.  »  On  pouvait  dire 
encore  à  ceux  qui  se  plaignent  de  cette  conquête  :  «  Sa- 
vez-vous  si  quelques-uns  des  vôtres  n'ont  pas  langui 
autrefois  dans  les  chaînes  sur  ces  plages  barbares?  Sa- 
vez-vous  si  vous  n'y  languiriez  pas  vous-mêmes  en  ce 
moment,  sans  la  destruction  de  cette  piraterie?  Le 
Français ,  depuis  longtemps ,  redoutait  peu  la  servi- 
tude ,  mais  il   l'avait  redoutée  autrefois ,  et  ce  qui 
s'était  vu  déjà  pouvait  se  renouveler.  »  Que  disent  donc 
en  faveur  de  leur  opinion  ceux  qui  froissent  aussi  for- 
tement l'instinct  généreux  de  toute  la  France  :  «  Pour- 
quoi enfouir  nos  trésors  sur  ces  plages  lointaines?  — 
Je  n'examinerai  point  si  plus  tard  nous  ne  recueillerons 
pas  avec  usure  l'or  que  nous  semons  aujourd'hui  ;  je 
me  contenterai  de  faire  remarquer  ici  que  longtemps 
nos  trésors  y  ont  été  enfouis  moins  glorieusement  par 
la  piraterie  et  pour  la  délivrance  de  nos  frères  captifs. 
—  Le  sang  de  nos  braves  n'y  coule-t-il  pas  continuel- 
lement? —  Les  Français  y  mouraient  aussi  dans  les 
fers  du  Barbare;  et  qui  ne  voit  que,  pour  un  enfant 
de  la  France ,  il  est  mille  fois  plus  doux  de  mourir  l'épée 
à  la  main  que  de  succomber  sous  le  joug  honteux  de  la 
servitude.  » 


—  340  — 

Ce  que  nous  avons  dit  sur  le  Père  de  la  Merci  peut 
se  résumer  dans  ces  beaux  vers  d'un  jeune  poëte  (I) 
que  l'Acadéniie  a  récemment  couronné  : 

Frères  de  la  Merci  !  —  Jamais  nom  respecté 

Ne  s'inscrira  plus  près  de  la  Divinité 

Relevant  par  un  mot  le  courage  qui  ploie  , 

Des  ongles  du  lion  ils  arrachaient  la  proie 

Et  ramenaient  ensuite,  heureux  et  triomphants, 

Aux  femmes  leurs  époux ,  aux  mères  leurs  enfants. 

Jamais  la  charité  n'eut  un  plus  doux  symbole  : 

Car  ils  touchaient  les  rois  par  des  récits  plaintifs, 

Et  du  pauvre  lui-même  acceptant  une  obole. 

Quêtaient  par  l'univers  la  rançon  des  captifs! 

Leur  immense  tendresse  étonnait  rinfulèle: 

Ni  les  lointaines  mers ,  ni  la  dure  saison  , 

Ne  suspendaient  leurs  pas  ou  n'émoussaient  leur  zèle  ; 

Et  souvent  on  les  vit  réclamer  la  prison 

D'un  esclave  ignoré  que  la  longue  souffrance 

Avait  dépossédé  des  biens  de  l'espérance  , 

Et  qui  se  demandait,  en  entendant  leurvoiv, 

Si  Dieu  s'était  fait  homme  une  seconde  fois. 

(l'\  Alfred  des  Essards. 


CHAPITRE  XXVll. 


Religieux  lUi  mont  Saiiit-Beniarfl. 


Il  y  a  près  de  trois  mille  ans ,  un  prophète  s'écriait  : 
«  Si  je  monte  au  ciel ,  vous  y  êtes  ;  si  je  descends  dans 
les  entrailles  de  la  terre,  je  vous  y  trouve  ;  si  je  prends 
mes  ailes  dès  le  malin ,  si  je  m'envole  aux  extrémités 
de  la  mer,  c'est  votre  main  qui  m'y  a  conduit,  c'est 
elle  qui  m'y  soutiendra.  Et  j'ai  dit  :  Peut-être  que  les 
ténèbres  me  couvriront;  mais  voilà  qu'au  milieu  de  la 
nuit  il  sort  de  votre  sein  un  rayon  qui  illumine  mon 
cœur.  »  Que  nous  représentent  ces  paroles?  est-ce  l'im- 
mensité de  Dieu  ou  l'immensité  de  la  charité  chré- 

22 


—  342  — 

tienne?  Mère  pleine  de  tendresse  et  de  prévoyance ,  la 
religion  |)rend  à  sa  naissance  l'enfant  que  Dieu  lui 
coiiiie,  elle  le  conduit  jusqu'au  tombeau,  et,  en  quel- 
que endroit  qu'il  dirige  ses  pas ,  elle  se  tient  à  ses  côtés, 
éclairant  son  ignorance  ,  fortifiant  sa  faiblesse ,  re- 
dressant ses  moindres  écarts.  Allez  jusqu'aux  extré- 
mités de  la  terre ,  où  se  trouve  relégué  le  pauvre  sau- 
vage ;  pénétrez  dans  le  sein  de  la  terre,  où  le  mineur 
languit,  privé  de  la  lumière  du  jour;  élevez-vous  dans 
les  airs,  sur  ces  hautes  montagnes  que  le  savant  ex- 
plore et  que  franchit  le  voyageur  pour  abréger  sa 
route  ,  partout  vous  trouverez  la  charité,  fille  de  la  re- 
ligion, qui  se  tient  là  toujours  prête  à  répondre  au 
premier  cri  de  détresse  sorti  du  cœur  de  l'homme. 

Avez- vous  visité  quelquefois  le  mont  Saint-Bernard? 
L'air  vif  y  use  promptement  les  ressorts  de  la  respi- 
ration ;  la  neige  y  couvre  souvent  la  terre;  les  vents 
violents  ,  les  avalanches,  l'intempérie  des  saisons,  tout 
contribue  à  en  faire  un  séjour  inhabitable.  Aussi 
l'homme  se  garde  bien  d'y  établir  sa  demeure;  il  y 
parait  en  passant,  et  encore,  pendant  ce  court  pas- 
sage ,  sa  vie  se  trouve  souvent  en  danger.  Eh  bien  !  ce 
que  l'homme  ne  veut  pas  faire,  le  chrétien  le  fait  avec 
empressement.  Sur  cette  montagne,  la  religion  a  bâti 
un  hospice ,  et  elle  y  entretient  continuellement  quel- 
ques-uns de  ses  enfants.  Que  font-ils  dans  ces  lieux 


—  843  — 

inhabités?  Ce  qu'ils  font,  vous  le  comprenez  facile- 
ment :  élevés  sur  un  autre  Calvaire,  ils  prient  Dieu  en 
se  sacrifiant  pour  le  salut  de  leurs  frères.  Pauvres 
voyageurs  que  la  curiosité  ou  le  besoin  a  conduits  sur 
cette  montagne,  si  vous  vous  êtes  égarés  ,  si  l'ouragan 
TOUS  a  surpris  et  menace  de  vous  jeter  dans  quelque 
précipice ,  approchez-vous  de  cette  maison ,  entrez 
avec  confiance;  le  religieux,  riionime  de  Dieu,  votre 
frère ,  est  là  prêt  à  vous  accueillir  et  à  vous  prodiguer 
tous  les  soins  qui  vous  sont  nécessaires.  En  entrant, 
vous  avez  vu  la  croix  s'offrir  à  vos  regards.  Or , 
vous  ne  l'ignorez  pas  ,  la  croix ,  c'est  l'espérance  de 
l'homme. 

Le  voyageur  ne  peut  pas  toujours  se  rendre  à  l'hos- 
pice ,  où  il  serait  assuré  de  trouver  un  lieu  de  refuge. 
Il  s'est  égaré  loin  de  la  maison  ,  ou  bien  encore  l'air  est 
tellement  obscurci ,  la  terre  est  tellement  couverte  de 
neige,  qu'il  n'aperçoit  plus  aucune  trace,  qu'il  ne  sait 
plus  de  quel  côté  se  diriger.  Peut-être  encore  l'ava- 
lanche fut-elle  si  considérable  qu'elle  Ta  renversé ,  jeté 
dans  un  précipice,  enveloppé  de  neige  comme  d'un 
suaire.  C'est  alors  surtout  que  le  voyageur  se  trouve 
dans  une  position  critique  ;  si  la  connaissance  lui  reste 
encore ,  il  tourne  ses  regards  vers  Dieu ,  et  il  appelle 
la  mort  pour  terminer  ses  souffrances.  Cependant,  au 
milieu  du  bruit  sourd  causé  par  l'universel  boulever- 


—  344  — 

sèment  de  la  nature,  un  bruit  perçant  s'est  fait  enten- 
dre :  c'est  le  son  d'une  cloche.  Le  voyageur  désespéré  a 
relevé  la  tête,  il  écoute  attentivement  :  «  Qu'est-ce 
donc?  »  se  dit-il.  Sil  n'a  point  l'Iiahitude  de  ces  lieux  , 
il  se  perd  en  mille  conjectures,  et  des  pensées  de  mort 
s'offrent  le  plus  souvent  à  son  esprit  :  «  Est-ce  le  glas 
de  ma  mort  qu'un  ange  sonne  en  ces  lieux  parce  que 
la  religion  ne  peut  le  faire?  »  Il  ne  tarde  point  à  sortir 
d'incertitude  :  ce  qu'il  a  entendu ,  c'est  le  son  d'une 
cloche  suspendue  au  cou  d'un  chien  intelligent  et  cou- 
rageux. En  ce  moment,  le  religieux  du  Saint-Bernard 
se  dévoue,  il  vient  au  voyageur  égaré ,  qui  ne  pourrait 
venir  à  lui,  et  parce  que,  seul,  il  ne  saurait  ni  le  dé- 
couvrir ni  lui  porter  des  secours  efficaces,  il  s'est  fait 
accompagner  de  cet  animal ,  qu'il  a  formé  avec  soin  à 
cet  exercice.  Le  sou  de  la  cloche,  c'est  la  voix  que 
lui  a  donnée  l'industrieuse  charité  pour  appeler  et  gui- 
der l'homme  qui  s'est  perdu.  Que  si  l'homme  ne  peut 
plus  répondre  à  cet  appel,  le  chien  va  au-devant  de 
lui.  11  a  l'instinct  de  la  charité,  il  le  découvre,  il  le 
flaire ,  il  le  réchauffe  de  son  haleine;  il  réveille  l'espé- 
rance dans  son  cœur,  et,  avec  l'espérance,  le  courage. 
L'homme  se  relève ,  il  aperçoit  le  religieux ,  et ,  suivant 
l'ange  libérateur,  il  se  rend  à  l'hospice,  où  il  échappe 
à  une  mort  certaine. 
Mais  comment  le  religieux  peut-il  subsister  daus  ces 


—  3 'm  — 

lieux  inli[U)ital)Ios  pour  le  reste  des  liommcs?  — C'est 
là  le  triomphe  des  eonuuunautcs.  Voyez-vous,  le  reli- 
gieux est  Tenfaut  de  l'Église,  et  il  ne  s'est  rendu  à  ce 
poste  dangereux  que  sur  son  invitation.  Aussi  elle  ne 
le  laissera  jamais  manquer  des  choses  qui  lui  sont  né- 
cessaires pour  lui-même  et  pour  ceux  qu'il  est  appelé  à 
secourir.  —  3Iais  l'air  trop  vif,  l'intempérie  des  sai- 
sons, doivent  user  rapidement  sa  vie?  —  Sans  doute, 
et  voici  ce  qui  arrive  :  quand  il  succombe  en  quelques 
jours,  il  entre  au  ciel ,  dont  il  s'est  si  courageusement 
rapproché,  et  un  autre  religieux  le  remplace;  quand 
sa  vie  s'use  plus  lentement,  avant  qu'elle  s'éteigne  en- 
tièrement ,  un  autre  religieux  est  envoyé  à  sa  place ,  et 
il  descend  lui-même  dans  une  maison  établie  au  bas  de 
la  montagne  ;  là ,  il  prend  de  nouvelles  forces  pour  re- 
commencer son  sacriflce  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  entière- 
ment consommé. 

En  passant  auprès  du  couvent  établi  au  pied  de  la 
montagne  ,  plus  d'un  philosophe  incrédule  a  pu  se  de- 
mander :  «  A  quoi  servent  de  pareilles  maisons  ?  »  Le 
frondeur  aura  ensuite  gravi  la  montagne ,  attiré  par 
la  curiosité  ou  l'amour  de  la  science.  l'igaré  peut-être 
à  travers  ces  sentiers  peu  fréquentés ,  ou  tombé  dans 
quelque  précipice,  il  n'aura  dû  son  salut  qu'à  la  cou- 
rageuse charité  des  religieux  du  mont  Saint-Bernard. 
Quelle  réponse  victorieuse  à  cette  imprudente  accu- 
sation ! 


CllAPirilE  XXVIIl. 


Communaiitcs  enseignantes. 


Tue  des  plaies  les  plus  géuérales  et  les  plus  funestes 
qui  affligent  riiumanité,  c'est  assurément  l'ignorance. 
Ecntrez  au  dedans  de  vous-même  :  est-ce  que  vous  ne 
sentez  pas  les  ténèbres  qui  vous  pressent  de  toutes 
parts?  ce  n'est  que  par  des  efforts  constants  que  vous 
parvenez  à  les  dissiper  un  peu  ;  et,  dès  que  vos  efforts 
ont  cessé,  vous  les  voyez  s'accumuler  de  nouveau  au- 
tour de  vous.  Votre  berceau  et  votre  tombe  sont  éga- 
lement couverts  d'un  épais  nuage.  Ce  nuage  vous 
accompagne  dans  tout  le  cours  de  votre  vie  ;  et  quand, 


—  3V7  — 

du  haut  (lu  cii'l ,  une  lueur  passagère  vieut  à  frapper 
vos  veux  ,  vous  vous  sente/  transportés  d'une  joie  in- 
dicible. Voilà  riiomnie  d'intelligence  et  d'étude.  Que 
sont  donc  les  autres  hommes?  Qu'est-ce,  surtout,  que 
cette  masse  immense,  continuelleuient  occupée  des  tra- 
vaiLx  corporels,  et  qui  sait  à  peine  ce  que  c'est  que 
réfléchir?  11  est  donc  digne  de  toute  notre  reconnais- 
sance l'homme  de  hien  qui  travaille  avec  zèle  à  dé- 
chirer l'épais  bandeau  abaissé  sur  nos  yeux.  C'est  une 
noble  et  difficile  mission.  Tous  sont  appelés  à  travailler 
à  son  accomplissement,  chacun  à  proportion  de  ses 
forces ,  parce  que  tous  sont  appelés  à  travailler  au 
bonheur  du  genre  liumain.  Cependant ,  je  le  dis  après 
y  avoir  mûrement  réfléchi,  et  tout  homme  de  bonne 
foi  sera  forcé  d'en  convenir ,  ce  sont  les  communautés 
religieuses  qui  peuvent  travailler  le  [)lus  efficacement  à 
l'accomplissement  de  cette  grande  tâche.  L'enseigne- 
ment en  lui-même  pourrait  être  à  la  portée  de  tous; 
mais  le  moral  de  l'enseignement,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi ,  ne  l'est  pas  également. 

Pour^que  renseignement  porte  tous  ses  fruits,  il 
doit  être  désintéressé.  Quel  cas  feront  de  la  science 
ceux  qui  vous  écoutent,  s'ils  s'aperçoivent  que  vous 
la  vendez  au  poids  de  l'or?  D'ailleurs,  le  peuple  n'est 
pas  riche ,  et  c'est  lui  qui  a  le  plus  grand  besoin  d  in- 
struction. Or,  nous  voyons  tous  avec  quel  désintéres- 


—  348  — 

sèment  peuvent  enseigner  les  communautés,  l'n  reli- 
gieux n'a  ni  famille  à  nourrir  et  à  établir,  ni  condition 
à  soutenir,  ni  passions  dévorantes  à  satisfaire.  11  est 
sans  inquiétude  de  l'avenir;  il  ne  s'occupe  pas  même 
du  présent.  Un  seul  dans  la  communauté  est  chargé 
de  pourvoir  aux  besoins  de  tous  ;  et  ces  besoins  sont 
faciles  à  satisfaire. 

Quand  vous  avez  appris  à  vos  élèves  à  lire,  à  écrire, 
à  parler  correctement  diverses  langues,  quand  vous 
avez  dévoilé  à  leurs  yeux  quelques-uns  de  ces  mille 
secrets  dont  se  composent  les  sciences ,  tout  n'est  pas 
fini  pour  vous.  Et  la  science  de  Dieu  et  des  hommes, 
et  la  connaissance  des  devoirs ,  n'est-ce  pas  là  surtout 
ce  que  vous  devez  enseigner  à  vos  disciples? 

Il  faut  donc  que  celui  qui  enseigne  ait  les  principes 
les  plus  purs  de  morale  et  de  religion.  Eh  bien!  où 
seront  gravés  ces  principes  salutaires ,  si  ce  n'est  dans 
le  cœur  du  religieux  ? 

Les  bons  principes  ne  suffisent  pas ,  il  faut  aussi  de 
bonnes  actions.  Celui  qui  \eut  enseigner  sera  donc  le 
modèle  de  ses  élèves.  Quel  malheur,  s'il  en  était  au- 
trement !  En  vain  vous  leur  parleriez  de  la  nécessité  de 
l'étude  et  du  recueillement;  ils  ne  pourraient  vous 
écouter,  s'ils  vous  voyaient  abandonnés  à  la  dissipa- 
tion et  aux  plaisirs.  En  vain  vous  leur  feriez  l'éloge  de 
l'instruction,  en  vain  vous  leur  diriez  qu'elle  élève 


—  3V,)  — 

riiommc  aii-dossns  de  ses  semblables,  qu'elle  le  dégage 
des  sens,  qu'elle  le  perfeelionue;  ils  ne  pourraient  vous 
croire,  s'ils  voyaient  en  vous  nue  brute  adonnée  à  la  co- 
lère, à  la  dél)auclie,  à  toutes  les  passions  mauvaises.  Et, 
sous  ce  rapport  encore,  je  le  demande ,  quel  enseigne- 
ment est  comparable  à  celui  du  religieux  obligé  par  état 
de  tendre  continuellement  à  la  perfection  chrétienne? 

11  est  un  autre  enseignement,  c'est  celui  qui  se  fait 
par  écrit ,  c'est  l'enseignement  des  livres.  Cet  enseigne- 
ment est  plus  impoi'tant  que  l'autre  ,  il  est  plus  géné- 
ral ,  plus  durable  :  la  parole  \ole,  l'écrit  demeure,  et 
quelquefois  pour  toujours.  Les  communautés  reli- 
gieuses ont,  dans  ce  second  enseiguement,  des  avan- 
tages non  moins  incontestables  que  dans  le  premier. 

L'enseignement  par  écrit  s'adresse  ordinairement  h 
des  personnes  déjà  éclairées  ;  il  est  soigneusement 
examiné  et  sévèrement  jugé  ;  il  n'a  point  à  compter  , 
pour  voiler  sa  faiblesse  et  ses  défauts ,  sur  le  prestige 
de  la  parole  et  du  geste.  Il  sera  donc  le  fruit  d'une  in- 
telligence supérieure  qui  le  travaillera  avec  le  plus 
grand  soin.  L'homme  veut-il  donner  à  ses  facultés 
intellectuelles  le  développement  le  plus  complet, 
veut-il  consacrer  tout  son  temps  au  travail?  qu'il  sorte 
du  monde,  qu'il  entre  dans  une  eonnnunauté.  Là  ,  nul 
souci  terrestre;  là,  nul  bruit  du  dehors  ni  des  pas- 
sions intérieures  ;  là ,  notre  àme  recueillie  en  elle- 


—  350  — 

même  possède  toute  sa  force  et  peut  en  disposer  à  son 
gré. 

Il  est  d'ailleurs  des  entreprises  intellectuelles  à 
raccomplissement  desquelles  une  vie  d'homme  ne 
suffirait  pas.  Le  travail  spirituel  est  plus  ditiicile  et 
plus  délicat  que  le  travail  matériel.  Un  homme  ne 
pourrait  élever  seul  un  monument  colossal  formé  avec 
des  pierres  artistement  travaillées  et  habilement  rap- 
prochées. A  plus  forte  raison ,  ne  pourrait-il  élever 
seul  un  monument  colossal  formé  avec  des  pensées 
délicatement  et  savamment  combinées.  11  faut  pour 
cela  une  vaste  association  d'intelligences  capables,  il 
faut  entre  elles  un  accord  parlait ,  il  faut  que  chacune 
se  livre  au  travail  qui  lui  a  été  assigné.  Mais  cette 
vaste  association,  cet  accord  parfait ,  cette  subordina- 
tion réciproque,  où  les  trouvercz-voiis ,  si  ce  n'est 
dans  une  communauté?  Là,  en  effet,  ceux  qui  se  sont 
réunis  sous  la  même  règle  n'ont  tous  qu'un  cœur  et 
qu'une  âme. 

11  serait  difficile  de  rappeler  ici  tous  les  religieux 
qui  ont  travaillé  avec  succès  à  la  propagation  des 
lumières. 

Alcuiu,  abbé  de  Saint-Martin ,  est  regardé,  sinon 
comme  le  restaurateur  des  lettres  en  France ,  du  moins 
comme  le  principal  instrument  dont  se  servit  Charle- 
magne  dans  sa  noble  entreprise.  Il  voulut  fonder  une 


—  351  — 

Athènes  chrétienne;  et  l'on  voit  par  ses  écrits  qu'il 
travailla  à  renouveler  toutes  les  études.  Le  roi  tint  à 
honneur  d'être  son  disciple:  en  lui  écrivant,  il  lui 
donnait  le  titre  de  maître  et  de  précepteur.  Alcuin  en- 
seigna d'ahord  dans  le  palais.  C'est  de  ce  palais,  vrai- 
ment royal,  que  partit  la  première  étincelle  qui  illu- 
mina bientôt  la  France.  L'école  de  Tours,  dirigée  aussi 
par  Alcuin ,  ne  fut  pas  moins  célèbre.  Il  y  forma  plu- 
sieurs disciples  distingués  qui  allèrent  dans  diffé- 
rentes parties  de  la  France,  propager  le  goût  des 
sciences. 

En  Angleterre ,  Alfred  voulut  relever  les  études 
tellement  tombées,  dit  la  chronique,  qu'à  peine  y 
trouvait-on  quelqu'un  qui  entendît  le  latin.  11  fit 
venir  de  France  deux  religieux  également  célèbres  par 
leur  savoir  et  par  leurs  vertus. 

Quel  mouvement  dans  les  idées,  au  douzième  siè- 
cle î  —  C'est  toujours  des  monastères  que  part  l'im- 
pulsion. —  Que  d'activité  ,  que  de  feu  dans  saint  Ber- 
nard !  que  de  science  pour  le  temps  !  Lisez  ses  traités 
théologiques ,  et  vous  serez  étonnés  de  le  voir  pénétrer 
si  profondément  dans  le  cœur  humain.  Lisez  ses  let- 
tres ,  et  vous  serez  encore  plus  étonnés  de  voir  que 
les  affaires  les  plus  importantes  de  la  France,  de 
l'Europe,  du  monde  entier,  sont  l'objet  de  ses  sollici- 
tudes :  tout  est  en  Dieu  ;  c'est  là  qu'il  voit  tout ,  qu'il 
s'occupe  de  tout. 


— .  352  — 

Albert  le  Grand ,  montre  au  treizième  siècle  une 
pénétration  si  remarquable,  que  son  intelligence  semble 
s  élever  au-dessus  de  l'intelligence  humaine. 

Thomas  d'Aquin  a  su  ,  pendant  la  courte  durée  de 
sa  vie,  mettre  à  exécution  d'immenses  travaux,  —  Ils 
sont  beaucoup  plus  longs  que  d'autres,  les  jours  qui 
s'écoulent  dans  la  retraite.  —  Le  religieux  dont  je  parle 
savait  abstraire  son  esprit  de  tout  ce  qui  l'environ- 
nait ,  et  le  tenir  en  solitude ,  même  au  milieu  du  monde. 
Vn  jour  qu'il  dînait  avec  le  roi ,  il  frappa  sur  la  table, 
en  s'écriant  :  «  Yoilà  qui  est  concluant  contre  l'erreur 
de  Masses  !  »  11  était  dans  un  palais ,  devant  une  table 
somptueusement  servie,  et  son  esprit  n'avait  point 
ncore  quitté  l'étude. 


CHAPITRE  XXIX. 


Le  Béiu'dicliii. 


Le  religieux  de  Saiut-Benoit  partage  son  temps  entre 
la  prière,  l'étude,  réducation  et  le  travail  des  mains. 
Établi  presque  toujours  au  milieu  des  déserts  qu'il 
défriche  et  féconde  ,  le  Bénédictin  quitte  de  temps  en 
temps  sa  cellule  pour  demander  à  la  terre  le  peu  dont 
a  besoin  son  corps  dompté  par  la  continence  et  le 
jeûne  ;  puis  il  revient  avec  empressement  se  livrer,  au 
milieu  de  ses  livres ,  à  un  travail  plus  difficile  et  non 
moins  nécessaire. 

La  religion  et  la  science  sont  redevables  aux  Béné- 


—  354  — 

dictins  de  Saint- Maur  d'une  entreprise  véritablement 
colossale.  C'est  l'édition  complète  des  Pères  de  l'Église, 
renfermant  plus  de  cent  cinquante  volumes  in-folio. 
Que  de  peines  pour  ramasser  dans  la  poussière  des 
Lii)liothèques  tant  de  matériaux  épars  !  quel  travail , 
quelle  érudition,  pour  expliquer  les  manuscrits  lacérés 
et  noircis ,  pour  les  comparer ,  les  épurer ,  les  annoter 
et  pour  en  soigner  l'impression  ! 

Par  ces  immenses  travaux  ,  et  par  d'autres  sem- 
blables, les  Bénédictins  ont  encore  rendu  à  l'Iiistoire 
les  services  les  plus  signalés.  Au  commencement  de 
ses  Études  Historiques ,  l'auteur  du  Génie  du  Cliristia- 
nisme  parle  avec  beaucoup  de  bienveillance  de  tous 
ceux  que  nous  devons  consulter  pour  avoir  sur  l'his- 
toire des  notions  justes  et  profondes;  mais,  quand  il 
en  vient  aux  Bénédictins,  il  semble  ne  pouvoir  trou- 
ver dans  son  imagination  féconde  d'expressions  assez 
honorables. 

«  Rendons  d'abord,  dit-il,  un  éclatant  hommage 
à  cette  école  des  Bénédictins  que  rien  ne  remplacera 
jamais.  Si  je  n'étais  maintenant  un  étranger  sur  le  sol 
qui  m'a  vu  naître  ,  si  j'avais  le  droit  de  proposer  quel- 
que chose ,  j'oserais  solliciter  le  rétablissement  d'un 
Ordre  qui  a  si  bien  mérité  des  lettres.  Je  voudrais  voir 
revivre  la  congrégation  de  Saiut-Maur  et  de  Saint- Van- 
nes dans  l'abbatiale  de  Saint-Denis ,  à  l'ombre  de  l'église 


—  355  — 

de  Dagobort ,  auprès  de  ces  tombeaux  dont  les  cendres 
ont  été  jetées  au  vent  au  moment  où  l'on  dispersait  la 
poussière  du  trésor  des  cbartes  :  il  ne  fallait  aux  en- 
fants d'une  liberté  sans  loi ,  et  conséqueniment  sans 
mère,  que  des  bibliotlièques  et  des  sépulcres  vides. 

«  Des  entreprises  littéraires  qui  devaient  durer  des 
siècles  demandaient  une  société  d'bommes  consacrés  à 
la  solitude,  dégagés  des  embarras  matériels  de  l'exis- 
tence, nourrissant  au  milieu  d'eux  les  jeunes  élèves 
héritiers  de  leur  robe  et  de  leur  savoir.  Ces  doctes 
générations  enchaînées  au  pied  des  autels ,  abdi- 
quaient à  ces  autels  les  passions  du  monde,  renfer- 
maient avec  candeur  toute  leur  vie  dans  leurs  études , 
semblables  à  ces  ouvriers  ensevehs  au  fond  des  mines 
d'or ,  qui  envoient  à  la  terre  des  richesses  dont  ils  ne 
jouiront  pas.  Gloire  à  ces  Mabillon ,  à  ces  Montfaucon, 
à  ces  Martène,  à  ces  Ruinart,  à  ces  Bouquet,  à  ces 
d'Achery ,  à  ces  Vaissette ,  à  ces  Lobineau ,  à  ces  Cal- 
met ,  à  ces  Ceillier ,  à  ces  Lacbat ,  à  ces  Clément ,  et  à 
leurs  révérends  confrères ,  dont  les  œuvres  sont  encore 
l'intarissable  fontaine  où  nous  puisons  tous  tant  que 
nous  sommes ,  nous  qui  affectons  de  les  dédaigner  !  Il 
n'y  a  pas  de  frère  lai ,  déterrant  dans  un  obituaire  le 
diplôme  poudreux  que  lui  indiquait  dom  Bouquet  ou 
dom  Mabillon ,  qui  ne  fût  mille  fois  plus  instruit  que 
la  plupart  de  ceux  qui  s'avisent  aujourd'hui ,  comme 


—  35G  — 

moi ,  d'écrire  sur  l'histoire ,  de  mesurer  du  haut  de 
leur  ignorance  ces  larges  cervelles  qui  embrassaient 
tout,  ces  espèces  de  contemporains  des  Pères  de  l'É- 
glise, ces  hommes  du  passé  gothique  et  des  vieilles 
abbayes,  qui  semblaient  avoir  écrit  eux-mêmes  les 
chartes  qu'ils  déchiffraient.  Où  en  est  la  collection 
des  historiens  de  France  ?  Que  sont  devenus  tant 
d'autres  travaux  gigantesques?  Qui  achèvera  ces  mo- 
numents autour  desquels  on  n'aperçoit  plus  que  les 
restes  vermoulus  deséchat'auds  où  les  ouvriers  ont  dis- 
paru (1)?  » 

Les  vœux  de  l'écrivain  que  nous  venons  de  citer 
semblent  sur  le  point  de  se  réaliser.  L'Ordre  savant 
dont  il  déplore  la  chute  s'efforce  de  sortir  de  ses  ruines 
et  de  reconquérir  son  ancienne  gloire.  Réussira-t-il? 
l'avenir  seul  peut  nous  l'apprendre.  Quoi  qu'il  en  soit, 
bonneur  à  celui  qui  en  a  eu  la  première  pensée  î  hon- 
neur aux  hommes  généreux  qui  ont  le  courage  de  se 
dérober  aux  troubles  et  aux  préoccupations  de  notre 
société  ambitieuse  et  bruyante ,  pour  travailler  plus  à 
loisir  dans  la  solitude  du  cloître  !  11  est  à  craindre 
cependant  que  leurs  efforts  ne  soient  pas  de  sitôt  cou- 
ronnés de  succès.  Uien  ne  remplacera  jamais  cette  école 
célèbre,  disions-nous  tout  à  l'heure  ;  et  je  crains  beau- 
coup qu'elle  ne  puisse  se  remplacer  elle-même.  11  est 

(1)  Études  Historiques. 


—  357  — 

plus  facile  de  donner  la  vie  à  ce  qui  n'existe  pas  que 
de  ranimer  la  poussière  des  tombeaux.  Et  puis,  que 
d'obstacles  au  dehors  !  combien  d'hommes  hésiteront' 
à  franchir  le  seuil,  parce  qu'ils  verront  le  glaive  de  la 
persécution  prêt  à  s'élever  déjà  au-dessus  de  leurs 
tètes  :  la  persécution  fait  infailliblement  des  martyrs  ; 
mais  elle  ne  fait  pas  toujours  des  savants.  L'ange  des 
ténèbres  est  entré  naguère  dans  ce  paradis  terrestre 
où  croissait  l'arbre  de  la  science  ;  il  en  a  chassé  les 
heureux  habitants;  et,  dans  la  crainte  que  quelqu'un 
fût  tenté  d'y  revenir ,  il  en  garde  lui-même  l'entrée , 
ayant  à  la  main  une  épée  redoutable.  Espérons  cepen- 
dant, car  là  est  l'esprit  de  Dieu  ;  et  que  peut  le  génie 
du  mal,  quand  le  génie  du  bien  combat  contre  lui. 


23 


CHAPITRE  XXX. 


Le  Frère  des  Écoles  Chrétiennes. 


Nommer  l'humble  Frère  des  Kcoles  Ghrélienues 
après  avoir  parlé  du  savant  Béuédictin,  c'est  mettre 
en  regard  les  deux  religieux  qui  semblent  s'être  placés 
aux  deux  extrémités  de  la  hiérarchie  scientilique.  Quel 
contraste  en  effet  !  Retiré  dans  la  solitude ,  le  Béné- 
dictin se  livre  à  tout  ce  que  l'étude  nous  offre  de  plus 
difficile  et  de  plus  rebutant  :  entouré  de  nombreux 
enfants ,  le  Frère  des  Écoles  Chrétiennes  leur  enseigne 
avec  une  patience  invincible  les  premiers  éléments  de 
la  science.  L'un  compulse  les  chartes,  l'autre  a  près- 


—  359  — 

que  toujours  en  main  l'alphabet  et  le  catéchisme.  L'un 
remet  au  jour  des  écrits  savants ,  péniblement  arrachés 
aux  ténèbres  de  l'antiquité,  et  ces  ouvrages  auxquels 
il  donne  comme  une  nouvelle  vie  passent  à  la  posté- 
rité ;  l'autre  fait  entendre  à  des  enfants  en  bas  âge  des 
paroles  qui  sortent  de  l'abondance  de  son  cœur  et  qui 
sont  presque  aussitôt  oubliées.  Enfin ,  l'un  vit  inconnu, 
mais  il  grave,  au  bas  de  ses  œuvres,  un  nom  qui  ne 
s'efface  jamais  ;  l'autre  vit  aussi  inconnu  et  il  meurt 
plus  inconnu  encore,  et  si  son  nom  se  grave  quelque 
part,  ce  n'est  que  dans  le  cœur  de  ses  jeunes  élèves, 
qui  ne  tardent  pas  à  l'oublier  comme  les  autres 
hommes. 

Quel  est  le  plus  honorable  de  ces  deux  états?  quel 
est  le  plus  avantageux  à  la  société?  II  serait,  je  crois, 
assez  difficile  de  prononcer.  Déjà  nous  avons  jeté  les 
}eux  sur  le  Bénédictin  et  sur  ses  travaux  savants  ;  re- 
portons-les actuellement  sur  le  modeste  Frère  et  sur 
son  école. 

Il  est  huit  heures  du  matin.  L'homme  du  peuple 
est  depuis  quelque  temps  à  son  travail,  et  la  com- 
pagne de  ses  peines ,  retenue  un  peu  plus  tard  à  la 
maison  par  les  soins  du  ménage,  vient  de  donner  à 
ses  enfants  la  frugale  nourriture  de  la  journée.  Ces 
enfants  ont  quitté  la  maison  paternelle  et  ils  se  ren- 
dent avec  empressement  à  une  autre  maison  qui  a  pour 


—  360  — 

eux  les  mêmes  attraits.  Des  enfants  du  même  âge  et 
de  la  même  condition  se  réunissent  à  eux ,  à  leur  pas- 
sage, et  marchant  tous  en  bon  ordre  ,  ils  arrivent 
bientôt  au  lieu  où  la  modeste  croix  de  bois  leur  rap- 
pelle la  demeure  des  Frères  chargés  de  leur  instruc- 
tion. Entrons  avec  eux  :  quelle  réunion  d'enfants  î  ils 
sont  trois  cents ,  quatre  cents  peut-être ,  et  quelques 
Frères  suffisent  pour  maintenir  le  bon  ordre  et  pour 
les  instruire.  La  prière  s'est  faite  avec  recueillement. 
La  classe  commence,  écoutons  :  ici,  les  plus  jeunes  de 
tous  s'exercent  à  composer  et  à  décomposer  tous  les 
mots  du  langage  :  mécanisme  ingénieux  qu'ils  répéte- 
ront toute  leur  vie  sans  qu'aucun  d'eux  eu  comprenne 
jamaisle  mystère.  Là,  quelques-uns,  plus  avancés  en 
âge,  commencent  à  donner  eux-mêmes  un  corps  à 
cette  insaisissable  pensée  qui  est  dans  notre  âme. 
D'autres  apprennent  la  description  des  parties  les  plus 
connues  de  cette  terre  qu'ils  doivent  arroser  de  leur 
sueur  et  peut-être  aussi  de  leur  sang.  D'autres  se 
livrent  à  l'étude  encore  plus  importante  de  leurs  de- 
voirs.... Quel  ordre  de  tous  côtés  !  quel  silence  !  quelle 
attention  !  et  de  la  part  du  Frère ,  quelle  douceur  ! 
quelle  patience  !  ni  l'odeur  infecte  de  ces  enfants  mal 
entretenus,  ni  l'insupportable  monotonie  de  ces  exer- 
cices toujours  les  mêmes  n'ont  pu  lasser  son  courage. 
Il  est  là ,  depuis  le  malin  jusqu'au  soir ,  sans  s'éloi- 


—  3GI   — 

guer  un  instant.  Savez-vous  ce  qui  le  retient  ainsi 
comme  cloué  à  ce  poste  honorable  mais  difficile  ?  — 
L'or? — Mais  il  ne  possède  rien. —  L'honneur?  —  Mais 
il  vit  inconnu,  —  La  satisfaction  intérieure?  —  Mais 
tout  est  dégoût  pour  lui  dans  ce  pénible  état.  — 
Qu'est-ce  donc?  — Il  est  facile  de  le  voir  ,  c'est  la 
conscience.  Aussi ,  quel  maître  que  la  conscience  ! 
c'est  toujours  celui  à  qui  l'homme  obéit  le  plus  iidè- 
lement. 

Je  reconnais,  direz-vous,  le  zèle  du  Frère  dans  l'ac- 
complissement de  ses  devoirs  ;  mais  son  enseignement 
n'est  pas  assez  avancé  :  il  manque  de  science. 

Il  manque  de  science  !  Prenez  le  livre  qu'il  tient  eu 
ce  moment  et  qu'il  explique  avec  tant  d'intelligence  : 
c'est  le  livre  des  prières.  Lisez  :  «  Notre  Père  qui  êtes 
aux  cieux ,  que  votre  nom  soit  sanctifié  !....«  Et  un 
peu  plus  bas  :  ■<  Je  crois  en  Dieu ,  le  Père  tout-puis- 
sant ,  l(î  créateur  du  ciel  et  de  la  terre  ! . . .  »  Montrez- 
moi  autant  de  science  véritable  dans  tous  les  livres  de 
la  philosophie  ancienne ,  et  même  dans  tous  les  livres 
de  la  philosophie  nouvelle.  Je  vous  entends  vous 
écrier  :  «  Ce  sont  des  prières  que  tous  connaissent.  » 
Dites  plutôt  que  personne  ne  les  connaît;  car,  si  on 
les  connaissait ,  on  prierait  comme  il  est  ordonné  de  le 
faire,  et  les  prières  seraient  exaucées.  Lisez  encore  un 
peu  plus  bas  :  »  Tes  père  et  mère  honoreras,  afin  que 


—  362  — 

tu  vives  longuement....  Le  bien  d'autrui  tu  ne  pren- 
dras ni  retiendras  à  ton  escient....  »  Voilà  actuellement 
la  science  de  leurs  devoirs.  Quelle  espèce  de  science 
voulez-vous  donc  pour  l'enfant ,  et  surtout  pour  l'en- 
fant du  peuple ,  si  ce  n'est  la  science  de  ses  devoirs  ? 

Les  exercices  sont  terminés  ;  le  Frère  est  sur  le  point 
de  renvoyer  ses  enfants  ;  mais,  avant  de  s'en  séparer, 
il  leur  adresse  aujourd'hui ,  comme  chaque  jour,  de 
sages  conseils  :  <>  ^les  enfants  ,  servez  toujours  le  bon 
Dieu;  aimez  vos  parents;  respectez  ceux  que  la  Pro- 
vidence a  placés  au-dessus  de  vous  ;  supportez  avec 
courage  le  travail ,  les  afflictions  de  cette  vie  ;  tendez 
la  main  à  celui  qui  marcbe  pénibleraeut  à  vos  côtés. 
Chac.un  de  nous  a  son  fardeau  à  porter,  et  celui-là  est 
le  plus  heureux  qui  le  porte  avec  le  plus  de  rési- 
gnation. >' 

Je  vous  le  demande  actuellement  :  concevez-vous  un 
enseignement  plus  avantageux  pour  la  société,  et  eu 
particulier  pour  celui  qui  le  reçoit? 


^'sm'^ 


CllAl'lTRE  X\XI. 


La  Sœur  des  Écoles  Chrétiennes. 


Nous  avons  admiré  déjà  la  Sœur  de  Charité  auprès 
du  lit  des  malades  ;  considérons-la  actuellement  en- 
tourée des  nombreux  enfants  qu'elle  instruit;  comme 
elle  les  accueille  avec  bonté  !  comme  elle  sourit  à  leurs 
jeux  !  comme  elle  les  accoutume  à  la  propreté ,  au  bon 
ordre,  à  l'amour  du  travail,  à  l'exercice  de  toutes  les 
vertus  chrétiennes  !  Il  y  a  bien  des  défauts  dans  le 
caractère  et  dans  le  cœur  de  ces  enfants  :  elle  les  étu- 
die, elle  les  corrige  peu  à  peu,  et  elle  parvient  sou- 
vent à  les  remplacer  par  autant  de  qualités  opposées. 


—  364  — 

Connaître  ses  devoirs  et  les  remplir  avec  exactitude , 
n'est-ce  pas  pour  toute  personne,  et  principalement 
pour  la  fille  du  peuple  le  résultat  de  la  meilleure  édu- 
cation? Et  voilà  précisément  ce  que  se  proposent  avant 
tout  les  Sœurs  des  Écoles  Chrétiennes. 

Nous  entendons  dire  quelquefois  :  Quelle  perte  pour 
la  société  que  ces  excellentes  filles  se  soient  retirées 
du  monde  ;  elles  seraient  de  bonnes  mères  de  famille  ; 
elles  feraient  le  bonheur  de  leurs  maris ,  de  leurs 
enfants;  elles  seraient  le  modèle  des  autres  femmes. 

Quoi  donc!  ne  rendent-elles  pas,  dans  la  position  où 
elles  se  trouvent ,  d'immenses  services  à  la  société? 
D'autres  peuvent  facilement  les  remplacer  dans  le 
inonde;  mais  personne  n'aurait  pu  les  remplacer  si 
elles  avaient  refusé  de  suivre  l'attrait  divin  de  leur 
vocation.  Rien  ,  dites-vous  ,  n'est  aussi  précieux  pour 
la  société  qu'une  excellente  mère  de  famille.  Je  le 
crois  comme  vous;  mais  celles  dont  vous  parlez,  ne 
sont-elles  pas  des  mères  véritables ,  et  les  plus  excel- 
lentes de  toutes,  puisqu'elles  le  sont  par  l'esprit  et  le 
cœur.  Ces  petites  filles  qui  les  entourent,  ce  sont  leurs 
enfants;  elles  ne  leur  doivent  point  la  vie  du  corps, 
mais  elles  leur  doivent  la  vie  plus  noble  de  l'intelli- 
gence; elles  n'en  reçoivent  point  peut-être  le  pain  ma- 
tériel qui  nous  retient  sur  la  terre ,  mais  elles  en  re- 
çoivent le  pain  de  la  parole  qui  nous  élève  vers  Dieu. 


—  305  — 

La  Sœur  des  Ecoles  Chrétiennes  résout  donc  le  diflicilc 
prol)lèine  d'une  mère  chargée  d'une  nombreuse  fa- 
mille qui  fait  l'éducation  de  ses  enfants.  «  Que  man- 
que-t-il  donc  à  l'éducation  des  filles?  disait  Napoléon 
à  madame  Campan.  —  Sire,  il  manque  des  mères.  » 
Non  ,  elles  ne  manquent  pas  ,  ou  si  elles  manquent , 
c'est  qu'on  ne  sait  pas  les  reconnaître. 

Combien  de  filles  n'ont  plus  la  mère  que  leur  avait 
donnée  la  nature  !  Combien,  surtout  parmi  les  filles  du 
peuple ,  ont  des  mères  telles  qu'il  serait  plus  avanta- 
geux pour  elles  de  n'en  point  avoir  du  tout  !  Qui  donc 
se  chargera  d'initier  à  la  vie  ces  pauvres  petites  filles? 
qui  éclairera  leur  intelligence?  qui  ouvrira  décem- 
ment leur  cœur  aux  douces  joies  de  ce  monde?  qui 
leur  enseignera  la  voie  qu'elles  doivent  suivre,  qui 
les  soutiendra,  qui  dirigera  leurs  premiers  pas? 
C'est  la  mère  de  l'orphelin  ,  du  pauvre ,  c'est  la  Sœur 
de  Charité.  Sa  maison  est  ouverte  à  toutes  ;  les  petites 
filles  les  plus  indigentes  ,  les  plus  abandonnées  ,  voilà 
celles  qu'elle  accueille  avec  le  plus  de  bonté  et  sur  qui 
elle  veille  avec  le  plus  de  soin.  Ce  fut  certes  une  pen- 
sée vraiment  divine  que  celle  qui  inspira  à  tant  de 
jeunes  filles  la  résolution  de  renoncer  elles-mêmes  aux 
douceurs  de  la  famille,  afin  d'aider  un  grand  nombre 
de  pauvres  mères  dans  l'accomplissement  de  leurs  plus 
importants  devoirs. 


—  3GG  — 

Voyez  surtout  ce  qui  se  passe  dans  nos  campagnes. 
Dès  le  matin,  la  femme  s'éloigne  aussi  de  la  maison, 
afin  de  participer,  en  raison  de  ses  forces ,  aux  rudes 
travaux  des  champs  ;  elle  a  cependant  plusieurs  petites 
filles  :  qui  en  prendra  soin  pendant  son  absence?  qui 
leur  parlera  de  Dieu ,  des  autres  hommes?  qui  éveil- 
lera en  elles  l'àme  qui  sommeille  engourdie  dans  les 
sens?...  Placez  dans  ces  campagnes  une  Sœur  de 
la  Charité,  et  elle  sera  la  mère  de  toutes  ces  pauvres 
petites  filles. 

A  quelques  lieues  de  la  ville  de  Tours ,  il  y  avait , 
dans  un  village ,  une  de  ces  pieuses  filles  qui  s'établis- 
sent partout  où  elles  trouvent  un  peu  de  bien  à  faire. 
On  ne  saurait  dire  de  quelle  ressource  elle  était  pour 
cette  campagne.  Dans  un  âge  où  les  autres  ne  soîit  en- 
core occupées  que  de  leurs  plaisirs ,  celle-ci  était  déjà 
tout  occupée  du  bonheur  de  ses  semblables.  J'ai  eu  un 
jour  avec  elle  un  entretien  que  je  n'oublierai  jam.ais  ; 
c "était  à  la  première  communion  des  enfants.  Ces  pau- 
vres petites ,  ordinairement  si  peu  éclairées  dans  les 
campagnes ,  montraient  une  intelligence  et  une  piété 
qui  se  rencontrent  peu  à  cet  âge  et  dans  cette  condi- 
tion. «  Ma  Sœur,  lui  dis-je,  vous  rendez  à  ces  enfants 
un  grand  service  ;  ce  qui  m'afflige,  c'est  que  vous  vous 
sacrifiez  vous-même  pour  leur  bonheur.  —  11  est  tou- 
jours si  doux  de  se  sacrifier  pour  le  bonheur  de  ses 


—  3GT  — 

sonil)la])lcs  !  —  Encore  ,  si  pour  élever  ces  enfants  , 
vous  ne  faisiez  que  le  sacrifice  de  votre  jeunesse  et  de 
vos  plaisirs  ;  mais  votre  santé  s'use  rapidement  à  ce 
pénible  état.  —  Est-ce  que  la  vie  ne  s'use  pas  à  tout? 
11  est  beaucoup  plus  avantageux  de  l'employer  au  bien 
qu'au  mal.  Du  reste ,  nous  avons  toujours  une  re- 
traite assurée.  Nous  commençons  par  l'éducation. 
Quand  notre  constitution  s'affaiblit,  quand  notre  voix 
s'éteint ,  si  nous  ne  pouvons  plus  parler,  nous  pou- 
vons agir  encore  ;  alors  on  nous  relègue  dans  quel- 
que hôpital ,  non  pour  nous  y  reposer,  car  nous  ne 
désirons  que  le  repos  de  l'autre  vie ,  mais  pour  user 
ce  qui  nous  reste  encore  de  force  à  consoler  et  à  soi- 
gner les  malades.  » 

Cette  pieuse  fille  est  morte  il  y  a  quelques  années. 
J'avais  toujours  pensé  que  son  corps  frêle  ne  pour- 
rait soutenir  longtemps  les  efforts  de  son  zèle.  Ce 
n'était  point  assez  pour  elle  que  de  travailler  à  la 
gloire  de  Dieu  et  au  bonbeur  du  prochain  ;  elle  vou- 
lait sacrifier  tout  son  être.  Holocauste  de  charité,  elle 
s'est  placée  en  face  de  l'autel,  et  le  feu  du  ciel  qui  brû- 
lait dans  son  âme  l'a  consumée  entièrement. 

Il  ne  se  passe  pas  un  seul  jour  qui  ne  soit  témoin 
de  dévouements  semblables.  Oh  !  si  cela  avait  eu  lieu 
à  Athènes  ou  à  Rome  :  que  d'applaudissements  î  que 
d'honneurs  !  Cependant  que  personne  ne  se  décou- 


—  368  — 

rage ,  car  Dieu  voit  toutes  nos  actions ,  et  il  récom- 
pensera un  jour  ce  que  l'homme  ignore  ou  feint 
d'ignorer. 


qA 


CHAPITRE  XXXll. 


Communautés  -  missionnaires. 


Le  prédicateur  est  ordinairement  appelé  à  évaogéli- 
ser  ses  concitoyens  :  l'amour  sacré  de  la  patrie  le  re- 
tient au  sol  qui  l'a  vu  naître.  Il  y  a  d'ailleurs ,  au  fond 
de  son  cœur,  une  voix  qui  lui  dit,  comme  autrefois 
Jésus  à  ses  apôtres  :  «  Avant  d'aller  sur  les  terres  des 
nations  idolâtres ,  efforcez-vous  de  ramener  au  bercail 
les  brebis  égarées  de  la  maison  d'Israël.  »  Cependant 
ces  peuples  délaissés  ont  droit  aussi  aux  lumières  de 
l'Évangile,  et  comme  il  n'y  a  personne  parmi  eux  qui 
puisse  le  leur  annoncer ,  la  Providence  suscite  de  temps 


—  370  — 

en  temps,  chez  les  chrétiens,  des  hommes  spécialement 
appelés  à  travailler  à  leur  conversion.  Pour  ces  deux 
missions  également  importantes ,  la  meilleure  de  toutes 
les  |)réparations  ,  c'est  la  vie  de  communauté. 

Que  faut-il  pour  former  un  bon  prédicateur,  je  veux 
dire  un  apôtre?  Une  étude  approfondie  de  la  loi  chré- 
tienne ,  une  connaissance  exacte  du  cœur  humain,  une 
foi  bridante. 

C'est  la  loi  chrétienne  que  le  prédicateur  est  chargé 
d'annoncer  :  il  en  connaîtra  par  conséquent  le  texte  et 
l'esprit.  Où  l'étudiera-t-il,  cette  loi?  dans  la  liible,dans 
les  Pères  de  l'Église ,  dans  la  tradition ,  dans  les  con- 
ciles ,  dans  la  Vie  des  Saints,  dans  sa  conscience,  dans 
la  conscience  des  peuples ,  partout.  Quel  immense 
travail  ! 

Cette  loi ,  que  le  prédicateur  aura  si  péniblement 
étudiée ,  il  est  obligé  ensuite  de  la  graver  au  cœur  de 
l'homme;  il  doit  donc  avoir  une  connaissance  exacte 
du  cœur  humain.  11  en  connaîtra  le  mauvais  côté  pour 
le  corriger,  et  le  bon ,  pour  le  conserver  et  l'améliorer 
encore.  Oh!  que  d'inchuations  désordonnées  dans  le 
cœur  de  l'homme!  Il  est  difficile  de  les  bien  connaître, 
il  est  difficile  surtout  de  les  changer ,  de  les  remplacer 
par  de  nobles  inclinations.  Aplanissez  les  montagues, 
comblez  les  vallées ,  changez  le  cours  des  fleuve>; ,  je 
n'en   serai   point   surpris,  car   c'est  là   lœuvre   de 


—  3T1   — 

riionime  ;  mais  corriger  ce  qu'il  y  a  de  défectueux  dans 
le  cœur ,  voilà  ce  qui  doit  nous  surprendre ,  car  c'est 
là  l'œuvre  de  Dieu.  Le  cœur  de  l'homme  est  le  Protée 
dont  parle  la  fable  :  dans  un  instant  il  a  pris  toutes  les 
formes  ;  vous  vous  jetez  sur  lui  à  l'improviste  ,  vous  le 
pressez  dans  de  fortes  étreintes  ,  vous  l'entourez  de  vos 
chaînes,  vous  vous  déclarez  son  vainqueur;  mais  au 
moment  où  vous  comptez  le  plus  sur  votre  victoire ,  il 
brise  vos  chaînes  et  s'enfuit  loin  de  vous.  Cependant  le 
prédicateur  doit  le  maîtriser ,  il  doit  le  façonner  d'après 
la  parole  divine  ;  autrement  son  ministère  est  stérile. 
Quelle  sera  donc  la  cause  la  plus  ordinaire  de  ses 
succès  ?  C'est  la  foi ,  c'est  ce  feu  que  Jésus  apporta  sur 
la  terre ,  et  qui  doit  surtout  briiler  dans  une  âme.  Mi- 
nistres de  l'Évangile,  voulez-vous  éclairer  le  monde, 
voulez-vous  l'embraser?  que  votre  àme  soit  feu  et  lu- 
mière. Après  que  vous  aurez  parlé,  vos  auditeurs  de- 
vront se  dire  ce  que  disaient  les  disciples  qui  s'étaient 
entretenus  avec  Jésus  ressuscité  :  «  Est-ce  que  notre 
cœur  n'était  pas  embrasé,  tandis  qu'il  nous  parlait?  » 
J'ai  vu  des  hommes ,  qu'on  appelait  prédicateurs ,  prê- 
ter une  oreille  attentive  au  son  harmonieux  des  mots 
qui  tombaient  en  cadence  de  leur  bouche ,  à  peu  près 
comme  fait  un  enfant  au  vain  murmure  des  eaux ,  et  je 
me  sentis  pénétré  d'une  tristesse  profonde.  J'ai  vu  des 
hommes  de  foi  jeter  dans  le  cœur  de  ceux  qui  venaient 


—  372  — 

les  entendre  des  paroles  brûlantes ,  et  je  me  suis  dit  : 
«  Voilà  le  prédicateur.  » 

Je  me  résume,  et  je  dis  :  le  prédicateur  doit  partici- 
per à  la  science  infinie  de  Dieu;  il  doit  coimaître  ce 
cœur  que  Dieu  a  fait  pour  lui,  et  dont  les  vastes  désirs 
sont  plus  grands  que  ce  monde  ;  il  doit  nourrir  au 
moins ,  dans  son  àme ,  quelques  étincelles  du  feu  divin. 
Eh  bien!  je  le  demande,  n'est-ce  pas  dans  la  solitude 
du  cloître  que  vous  pourrez  vous  livrer  sans  distrac- 
tion à  ces  études  vastes  et  profondes?  >"est-ce  pas  là 
que,  seul  en  face  de  vous-même,  vous  apprendrez  à 
connaître  votre  cœur,  et ,  par  conséquent ,  le  cœur  des 
autres ,  puisque  tous  ont  été  faits  sur  le  même  modèle? 
N'est-ce  pas  là  enfin  que,  vous  recueillant  en  vous- 
même  ,  vous  exciterez  par  la  méditation  le  feu  sacré 
qui  doit  vous  embraser  ? 

Voyez  les  faits  :  avant  de  commencer  sa  mission , 
Jésus  se  tient  trente  ans  dans  la  retraite.  Les  apôtres 
se  renferment  dans  le  Cénacle  pour  se  disposer  à  la  ré- 
ception de  l'Esprit- Saint.  Rappelez-vous  les  hommes 
les  plus  éminents  qui  ont  été  appelés  à  la  prédication 
de  l'Évangile ,  et  vous  les  verrez  presque  tous  se  pré- 
parer à  leur  mission  par  la  soUtude  du  cloître  ou  par 
une  retraite  équivalente.  C était  un  religieux,  ce  Bour- 
daloue ,  qui  eut  une  connaissance  si  exacte  et  si  étendue 
de  la  doctrine  chrétienne  ;  c'était  un  religieux,  ce  Mas- 


—  373  — 

sillon  ,  qui  pénétra  si  profondément  dans  les  abîmes  du 
cœur  humain.  Bos^suet  ne  Tétait  pas;  mais  il  est  des 
hommes  exceptionnels  d'après  lesquels  on  ne  doit  pas 
juger  les  autres.  Quelque  grande  que  soit  la  science  de 
Bossuet,  il  y  a  en  lui  plus  d'illuminations  soudaines 
que  de  connaissances  acquises.  L'aigle  ne  suit  pas  la 
voie  ordinaire ,  il  s'élève  d'un  seul  trait  au  sommet  de 
la  montagne.  D'ailleurs,  qui  peut  assurer  qu'il  ne  se 
fût  pas  élevé  plus  haut  encore ,  s'il  eût  passé  dans  la 
retraite  le  temps  qu'il  passa  à  la  cour  et  dans  les  pa- 
lais. Deux  prédicateurs  viennent  de  paraître  successi- 
vement avec  distinction  dans  la  première  chaire  de  la 
capitale;  de  ces  deux  hommes,  l'un  était  rehgieux, 
l'autre  a  senti  le  besoin  de  le  devenir.  Ce  dernier  sem- 
ble donner  pour  cause  principale  de  sa  détermination 
une  raison  dont  uous  n'avons  point  parlé  :  le  prédica- 
teur est  appelé ,  jeune  encore ,  à  monter  dans  la  chaire 
évangélique  ;  élevé  habituellement  au-dessus  des  fidèles 
qui  récoutent  dans  un  religieux  silence  ,  il  pouiTait  fa- 
cilement, à  cette  hauteur,  sentir  sa  tète  se  troubler  et 
son  esprit  s'égarer.  11  est  donc  avantageux  pour  lui 
qu'une  main  paternelle  le  soutienne  alors  et  le  dirige. 
Quand  le  prédicateur  est  appelé  à  évangéliser  les 
nations  idolâtres ,  sa  mission  est  plus  difficile  encore. 
Il  sera  ce  que  doit  être  tout  prédicateur  sans  doute; 
mais  en  outre  il  se  dépouillera  de  tout  attachement 

24 


—  3T4  — 

terrestre,  il  s'élèvera  à  une  abnégation  complète  de 
toutes  choses.  La  patrie,  la  famille,  les  êtres  auxquels 
nous  tonons  le  plus  en  ce  monde ,  tout  cela  n'est  plus 
rien  pour  lui.  Soldat  dévoué  de  Jésus,  il  voit  sa  patrie 
partout  où  il  est  obligé  d'arborer  l'étendard  de  la  croix. 
Ses  meilleurs  amis  sont  désormais  ces  pauvres  sauvages 
à  qui  il  apprend  à  former  le  signe  de  la  Rédemption 
et  à  bégayer  le  nom  par  lequel  nous  devons  être  sauvés. 
Il  a  besoin  d'un  courage  héroïque  pour  affronter  les 
dangers  sans  nombre  auxquels  il  se  trouvera  exposé; 
d'une  patience  invincible  pour  supporter  avec  rési- 
gnation les  dégoûts  dont  il  sera  abreuvé,  les  peines, 
les  fatigues  ,  les  persécutions  qui  l'attendent.  Or , 
n'est-ce  pas  dans  la  solitude  du  cloître  qu'il  se  dispo- 
sera à  cette  abnégation  absolue?  n'est-ce  pas  là  que, 
dans  le  silence  du  sanctuaire ,  il  puisera  ce  courage  , 
celte  patience  dont  il  a  besoin  pour  l'exécution  de  ses 
héroïques  projets? 

Consultons  encordes  faits  :  presque  toutes  les  mis- 
sions lointaines  se  recrutent  dans  les  communautés.  Il 
était  religieux,  cet  infatigable  missionnaire  qui,  seul 
avec  la  croix ,  a  conquis  plus  de  nations  que  les  plus 
intrépides  héros  n'en  pourraient  conquérir  à  la  tète 
des  plus  puissantes  armées.  Ils  étaient  religieux,  ces 
missionnaires  qui  ont  civilisé  le  Paraguay  et  fait  de 
ces  pays  barbares  un  nouvel  Eden. 


CHAPITRE  XXXllI. 


Le  Frère-prêcheur. 


Le  nom  de  Frère- prêcheur  me  paraît  bien  convenir  à 
des  religieux ,  car  c'est  un  nom  tout  à  fait  évangélique. 
Il  rappelle  à  ceux  qui  le  portent  que  le  but  de  leur  in- 
stitution est  de  prêcher  la  doctrine  chrétienne  et  de  se 
mettre,  dans  leur  prédication,  à  la  portée  de  tous  , 
parce  que  tous  sont  leurs  frères.  Quoi  de  plus  conforme 
à  l'esprit  de  l'Évangile? 

L'Ordre  des  Frères-prêcheurs  eut,  comme  tous  les 
autres,  de  faibles  commencements;  mais  bientôt  il  a 
pris  de  remarquables  accroissements ,  et ,  en  peu  de 


—  376  — 

temps,  il  s'est  répandu  par  toute  la  terre.  II  a  donné 
à  ITglise  trois  papes,  plusieurs  patriarches,  un  grand 
nombre  de  cardinaux,  des  légats,  près  de  deux  mille 
évoques.  Plusieurs  de  ses  membres  se  sont  distingués 
dans  la  théologie ,  d'autres  dans  la  prédication  ,  d'au- 
tres dans  les  missions,  d'autres  dans  les  belles-lettres, 
d'autres  dans  la  science  du  salut ,  la  plus  importante 
de  toutes.  Quelques-uns  ,  en  effet ,  se  sont  élevés  à  une 
éminente  sainteté,  et  sont  aujourd'hui  publiquement 
invoqués.  Ces  hommes  de  Dieu  ont  agi  sur  le  monde 
par  la  prédication  et  par  l'exemple ,  par  la  direction 
et  par  les  écrits.  Ils  ont  fait  entendre  à  l'oreille  de 
l'auditeur  de  ces  paroles  qui  partent  subitement  du 
cœur  et  qui  vont  souvent  jusqu'au  cœur,  et  ils  ont 
déposé  dans  des  livres  le  fruit  de  ces  méditations  pro- 
fondes dont  l'effet  plus  lent  se  perpétue  de  généra- 
tion en  génération.  Est-il  un  lieu  où  leur  parole  ne  se 
soit  fait  entendre?  Elle  a  retenti  dans  la  capitale, 
comme  dans  les  plus  petites  bourgades  ;  du  haut  de  la 
chaire  apostolique ,  vers  laquelle  se  tournent  tous  les 
cœurs  chrétiens  ,  comme  dans  les  pays  barbares ,  où 
le  sauvage  l'entend  à  peine.  Il  serait  donc  impossible 
de  dire  l'influence  que  cet  Ordre  religieux  a  eue  sur  la 
société. 

11  y  a  plusieurs  années ,  un  de  ces  jeunes  gens  dont 
les  pensées  généreuses  cherchent  en  vain  un  point 


—  377  — 

d'appui  dans  notre  société  sceptique,  sentit  tout  à 
coup  son  ànie  illuminée  des  rayons  de  la  foi.  Afin  de 
suivre  ce  qu'il  regardait  comme  une  inspiration  di- 
vine,  il  détourna  les  yeux  de  cet  avenir  qui  brillait 
dans  le  lointain;  il  quitta  promptcment  la  carrière 
qu'il  avait  eaibrassée,  et  il  entra  dans  l'étal  ecclésias- 
tique. Après  quelques  années  employées  à  servir  Dieu, 
il  se  dit  :  «  Je  suis  heureux  aujourd'hui;  mais  tous 
ceux  qui  vivent  dans  le  scepticisme  ou  l'indifférence 
ne  sont  pas  plus  heureux  que  je  ne  l'étais  autrefois. 
Pourquoi  n'entreprendrais-je  pas  de  leur  faire  partager 
mon  bonheur?  »  Tandis  qu'il  se  préoccupait  de  cette 
idée,  de  grands  changements  s'opéraient  en  France. 
Le  trône  de  nos  rois ,  que  plusieurs  siècles  avaient 
consolidé  ,  était  renversé  en  trois  jours  ;  un  nouveau 
trône  s'élevait  sur  ses  ruines,  et,  de  tous  côtés,  l'ar- 
dente jeunesse  s'agitait  aux  cris  mille  fois  répétés  de 
«  Vive  la  liber  lé  !  •>  Vive  la  liberlé  !  leur  répondit  le 
prêtre  jeune  comme  eux ,  ardent  comme  eux  ,  et  sen- 
tant se  remuer  dans  son  àme  des  pensées  plus  géné- 
reuses encore.  «  Vive  la  liberlé  !  mais  pourquoi  ne 
vous  élèveriez-vous  pas  à  une  liberté  plus  noble  ,  plus 
complète,  en  vous  mettant  aussitôt  sous  la  main  sage 
et  puissante  de  Dieu.  »  A  ces  cris  nouveaux  poussés 
dans  le  sanctuaire,  aux  accents  de  cette  voix  entraî- 
nante ,  la  jeunesse  accourt  avec  empressement  se  ran- 


—  378  — 

ger  autour  de  lui.  On  l'écoute  avec  une  religieuse  at- 
tention. Souvent  l'enthousiasme  de  l'orateur  plein  de 
foi  passe  dans  l'àme  de  ses  auditeurs  indifférents.  Le 
prédicateur  s'arrête,  puis  il  se  dit  :  «  J'ai  pu  exciter 
l'admiration  de  tous  ceux  qui  sont  venus  m'entendre, 
mais  je  les  ai  peu  changés.  Serait-ce  que  je  n'ai  point 
assez  prié?  »  Et  il  s'est  renfermé  de  nouveau  dans  le 
sanctuaire  ,  afin  de  méditer  plus  longuement  la  loi  de 
Dieu  avant  de  l'enseigner  aux  hommes.  Il  s'est  dit  en- 
core :  •  Seul ,  j'ai  pu  faire  quelque  bien.  Que  serait-ce 
donc  si  d'autres  venaient  au  nom  de  Dieu  s'associer 
à  mon  entreprise!  »  et  il  s'est  retiré  dans  le  cloître 
avec  l'intention  de  rétablir  bientôt  en  France  l'Ordre 
du  Frère-prècheur,  comme  le  plus  favorable  au  but 
qu'il  se  propose.  Ce  but,  tout  le  monde  le  connaît, 
c'est  de  ramener,  par  la  parole,  au  christianisme  les 
peuples  qui  de  plus  en  plus  s'en  éloignent. 

Ce  qui  le  frappa  dans  cet  Ordre,  ce  fut  sa  consti- 
tution véritablement  remarquable.  Voici  ce  qu'il  en 
dit: 

«  Un  cbef  unique  ,  sous  le  nom  de  maître  général , 
gouverne  tout  l'Ordre ,  qui  est  divisé  en  provinces. 
Chaque  province  ,  composée  de  plusieurs  couvents  a  , 
à  sa  tète,  un  prieur  provincial,  et  chaque  couvent  un 
prieur  conventuel.  Le  prieur  conventuel  est  élu  par 
les  frères  du  couvent  et  confirmé  par  le  prieur  pro- 


~  379  — 

\iiicial.  Le  prieur  provincial  est  élu  par  les  prieurs 
conventuels  de  la  province ,  assistés  d'un  député  de 
chaque  couvent ,  et  il  est  confirmé  par  le  maître  géné- 
ral. Le  maître  général  est  élu  par  les  prieurs  provin- 
ciaux ,  assistés  de  deux  députés  de  chaque  province. 
Ainsi  l'clection  est  tempérée  par  la  nécessité  de  la 
confirmation ,  et ,  à  son  tour ,  l'autorité  de  la  hiérar- 
chie est  tempérée  par  la  liberté  du  vote.  On  remarque 
une  conciliation  analogue  entre  le  principe  de  l'unité, 
si  nécessaire  au  pouvoir  et  l'élément  de  la  multiplicité, 
nécessaire  aussi  pour  une  autre  raison.  Car  le  chapitre 
général,  qui  s'assemble  tous  les  trois  ans,  fait  le 
contre-poids  du  maître  général ,  comme  le  chapitre 
provincial,  qui  s'assemble  tous  les  deux  ans,  faille 
contre-poids  du  prieur  provincial.  Et  enfin  le  com- 
mandement ,  tout  modéré  qu'il  soit  par  l'élection  et 
par  les  assemblées,  n'est  confié  aux  mêmes  mains  que 
pour  un  temps  fort  limité  ,  sauf  le  maître  général , 
qui  autrefois  était  à  vie,  et  qui  aujourd'hui  est  élu 
pour  six  ans.  Voilà  les  constitutions  qu'un  chrétien  du 
treizième  siècle  donnait  à  d'autres  chrétiens ,  et  assu- 
rément les  chartes  modernes  ,  comparées  à  celle-là  , 
paraîtraient  étrangement  despotiques.  Des  milliers 
d'hommes,  dispersés  par  toute  la  terre  ,  ont  vécu  six 
cents  ans  sous  ce  régime,  unis  et  pacifiques,  les  plus 
laborieux ,  les  plus  obéissants ,  les  plus  libres  des 
hommes.  » 


—  380  — 

Remarquons  en  passant  que  tout  ce  qu'il  dit  de  la 
constitution  de  l'Ordre  de  son  choix  peut  se  dire  à  peu 
près  de  toutes  les  constitutions  monastiques,  et  tirons 
la  conséquence. 

Ce  qui  excite  encore  sa  sympathie ,  c'est  l'activité 
extraordinaire  de  chaque  membre  de  l'Ordre. 

«  Le  passage  du  cloître  aux  voyages ,  des  voyages 
au  cloître,  donnait  aux  Frères-prêcheurs  un  caractère 
particulier  et  merveilleux;  savants,  solitaires,  aven- 
turiers ,  ils  portaient  dans  toute  leur  personne  le 
sceau  de  l'homme  qui  a  tout  vu  du  côté  de  Dieu  et 
du  côté  de  la  terre.  Le  Frère  que  vous  rencontriez 
cheminant  à  pied  sur  quelque  route  triviale  de  votre 
pays,  il  avait  campé  chez  les  Tartares,  le  long  des 
fleuves  de  la  Haute-Asie ,  il  avait  habité  au  couvent 
de  l'Arménie  ,  au  pied  du  mont  Ararat ,  il  avait  prê- 
ché dans  la  capitale  du  royaume  de  Fez  ou  de  Maroc  ; 
il  allait  maintenant  dans  la  Scandinavie ,  peut-être  de  là 
dans  la  Russie-Rouge  :  il  avait  bien  des  rosaires  à  dire 
avant  d'être  arrivé.  Si ,  comme  l'eunuque  des  Actes 
des  Apôtres ,  vous  lui  donniez  occasion  de  vous  parler 
de  Dieu,  vous  sentiez  s'ouvrir  un  autre  abîme,  le  tré- 
sor des  choses  anciennes  et  nouvelles  dont  parle  l'É- 
criture, le  cœur  formé  dans  la  solitude  ;  et ,  à  une  cer- 
taine éloquence  inimitable  tombant  de  son  àme  dans 
la  vôtre  ,   vous  compreniez  que  le  plus  grand  bon- 


—  381  — 

lieur  de  Tliomaie  terrestre  est  de  rencontrer  une  fois 
dans  la  vie  un  véritable  homme  de  Dieu.  Rarement 
ces  Frères  pèrègrhiants ,  comme  on  les  appelait ,  re- 
venaient mourir  au  couvent  natal  qui  avait  reçu  leurs 
premières  larmes  d'amour.  Beaucoup  ,  épuisés  de  fa- 
tigues, s'endormaient  loin  de  leurs  Frères;  beaucoup 
iiuissaieut  par  le  martyre.  Ce  n'étaient  pas  de  faciles 
disciples  que  les  Arabes,  les  ïartares  et  les  hommes 
du  INord,  et  tout  Frère ,  en  partant ,  avait  fait  le  sacri- 
fice de  sa  vie.  Même  en  pleine  chrétienté,  la  mort  san- 
glante fut  souvent  leur  partage,  tant  les  hérésies  et 
les  passions  qu'ils  combattaient  aussi  de  toutes  leurs 
forces  avaient  alors  d'énergie.  » 


CIIAI'ITIÎE  XXXIV. 


Communautés  cloilrées. 


Les  communautés  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici 
échappent  facilement  à  la  censure.  Celui  qui  les  atta- 
que avec  le  plus  d'acharnement  manque  rarement 
d'ajouter  quelques  mots  d'éloge  en  faveur  du  hien 
qu'elles  produisent.  Quant  aux  communautés  cloîtrées, 
elles  sont ,  de  la  part  de  certains  économistes  ,  l'ohjet 
d'une  complète  réprobation.  On  nous  dit  :  «  En  quoi 
sont-elles  utiles  à  la  société?  » 

Vous  demandez  en  quoi  elles  sont  utiles  à  la  société; 
mais ,  vous  le  voyez ,  elles  prient  Dieu  pour  ceux  qui 


—  383  — 

roubliont.  Quoique  peu  religieux  que  vous  soyez, 
votre  irréligion  ne  va  pas  sans  doute  jusqu'à  nier  l'u- 
tilité de  la  |)rièi'e.  Si  vous  l'osiez,  je  vous  dirais: 
N'avez-vous  jamais  prié  pour  un  lils  malade ,  pour 
une  mère,  pour  une  épouse  expirante?  vous  recon- 
naissez donc  l'utilité  de  la  prière  ;  vous  reconnaissez 
qu'il  est  une  loi  générale  de  la  nature  qui  invite  les 
hommes  à  prier  les  uns  pour  les  autres.  Eh  bien  !  les 
religieux  cloîtrés ,  ce  sont  ces  hommes  au  cœur  pieux 
qui  intercèdent  pour  nous  auprès  de  Dieu.  Placés  au 
miheu  de  Sodome  corrompue  ,  ils  arrêtent  le  bras  de 
l'ange  prêt  à  frapper  cette  ville  condamnée.  Continuel- 
lement en  face  de  l'aulel,  ils  nourrissent,  dans  un  cœur 
pur ,  le  feu  sacré  qui  assure  h  la  patrie  une  éternelle 
durée. 

Il  est  souverainement  utile  aussi  à  la  société  que 
l'idée  de  Dieu  lui  soit  de  temps  en  temps  rappelée.  La 
société,  comme  l'individu,  ne  vit  pas  seulement  de 
pain  ,  elle  vit  encore  de  pensées  ,  elle  vit  de  toute  pa- 
role qui  sort  de  la  bouche  de  Dieu.  Ce  sont  ces  com- 
munautés ,  placées  au  milieu  des  villes ,  qui  rappelle- 
ront l'idée  de  Dieu  aux  hommes  entraînés  par  le 
tourbillon  des  affaires.  INon-seulement  les  hommes 
oublient  Dieu ,  ils  s  attachent  encore  de  toutes  leurs 
forces  à  la  terre.  Il  y  a  dans  les  cœurs  un  désir  ardent 
de  posséder ,  et  de  posséder  toujours  davantage.  Plus 


—  384  — 

les  hommes  sont  pressés  dans  ce  monde,  plus  ils  se  re- 
poussent réciproquement ,  plus  ils  s'efforcent  d'étendre 
au  loin  leurs  possessions.  Au  milieu  de  cette  univer- 
selle concupiscence,  n'est-il  pas  de  notre  intérêt  que 
quelques  hommes  plus  raisonnables  se  retirent  en  nous 
disant:  «  Pourquoi  vous  tourmentez- vous  ainsi?  Une 
seule  chose  est  véritablement  nécessaire ,  et  c'est  celle 
à  laquelle  vous  pensez  le  moins.  »  Paul  a  renoncé  de 
bonne  heure  à  tous  les  avantages  du  monde  pour  se 
retirer  dans  le  désert.  Il  y  est  depuis  quatre-vingt-dix 
ans.  Antoine  vient  le  visiter  peu  avant  sa  mort.  «  Eh 
bien!  lui  dit  le  vieil  ermite,  comment  va  le  monde? 
les  hommes  bàtissent-ils  toujours  comme  s'ils  ne  de- 
vaient jamais  mourir? »  Voilcà  le  solitaire  religieux, 

l'homme  du  cloître:  quelle  philosophie!  Remarquons 
aussi  l'action  de  la  Providence.  Cette  parole,  sortie  delà 
bouche  d'un  vieillard  et  prononcée  dans  un  désert  en 
face  d'un  autre  vieillard  ,  n'a  point  été  perdue  :  elle  est 
répétée  d'âge  en  âge ,  et  elle  le  sera  sans  doute  jusqu'à 
la  lin  des  temps,  faisant  toujours  sur  les  hommes  une 
impression  profonde.  Ils  avaient  quelquefois  de  sem- 
blables pensées,  ces  hommes  qui  se  promenaient  dans 
la  Grèce  et  à  Rome  avec  le  manteau  de  philosophe; 
mais  elles  n'avaient  jamais  aucune  inllucnce  sur  la  so- 
ciété ,  car  les  aveugles  eux-mêmes  voyaient  que  leur 
philosophie  était  extérieure ,  et  que  l'orgueil  était  l'u- 


—  385  — 

nique  mobile  de  leurs  actions.  Le  religieux  ne  craindra 
point  de  rappeler  d'utiles  vérités  en  face  d'un  grand 
danger:  Totila,  chargé  de  dépouilles,  paraît  devant 
Benoit  le  solitaire  qui  lui  dit  :  «  Vous  faites  beaucoup 
de  mal ,  vous  en  avez  beaucoup  fait  :  cessez  enfin  de 
commettre  des  injustices.  Vous  entrerez  à  Rome,  vous 
passerez  la  mer,  vous  régnerez  neuf  ans  et  vous 
mourrez.  «  Cette  image  de  la  mort  placée  ainsi  en  face 
du  barbare  ne  le  quitta  plus.  Il  se  recommanda  aux 
prières  du  religieux  vieillard  et  il  se  retira.  Depuis  ce 
temps,  il  fut  moins  cruel. 

11  y  a  des  hommes  qui  ont  aimé  le  monde,  et  qui  se 
trouvent  dans  la  nécessité  de  s'en  séparer  pour  tou- 
jours. Il  y  en  a  qui  ne  s'y  sont  jamais  attachés,  et 
qu'un  attrait  irrésistible  pousse  invinciblement  à  la 
solitude.  Pourquoi  voudriez-vous  leur  défendre  de 
franchir  la  barrière  du  cloître.  Ils  sont  perdus  pour  le 
monde  ,  dites- vous.  Eh  quoi  !  n'est-ce  rien  que  de  faire 
son  bonheur  ?  n'est-ce  rien  que  de  travailler  au  bon- 
heur de  ceux  qui  vivent  avec  nous  et  autour  de  nous? 
Il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'agir  sur  les 
masses.  Selon  moi ,  il  n'y  en  a  que  trop  déjà  qui  cher- 
chent à  s'élever.  Ne  gênons  point  ceux  qui  aspirent  à 
descendre:  ils  ne  seront  ni  les  plus  malheureux,  ni 
les  moins  utiles  à  la  société. 

Le  jeune  Glodoald ,  s'étant  soustrait  à  la  fureur  de 


—  38G  — 

SCS  oncles  qui  venaient  d'immoler  ses  frères ,  se  cache 
soQS  l'habit  religieux.  11  fonde  une  abbaye  qui  prend 
son  nom  et  qui  le  donne  au  lieu  où  elle  était  située.  Le 
prince ,  exilé  de  son  palais ,  acquiert ,  même  en  ce 
monde,  une  immortalité  dont  il  n'eût  pas  joui  sans 
doute  en  montant  sur  le  trône. 

Dégoûté  des  grandeurs,  Amédée,  duc  de  Savoie, 
quitte  le  monde.  Il  se  revêt  d'une  longue  robe  de  gros 
drap,  il  prend  une  large  ceinture,  un  bâton  noueux, 
il  laisse  croître  sa  barbe  et  ses  cheveux  ,  et  il  se  retire 
à  Ripailles ,  où  il  fonde  l'Ordre  de  Saint-Maurice. 

Jeanne  de  France,  répudiée  par  Louis  XIl,  se  retire 
à  Bourges ,  où  elle  institue  l'Ordre  des  Annonciades. 
Elle  fonde  aussi  l'université  de  cette  ville. 

Le  cloître  est  utile  encore  quelquefois  pour  recevoir 
cette  surabondance  de  population  qui  s'agite  au  milieu 
de  nos  villes  et  qui  menace  à  chaque  instant  de  porter 
partout  le  trouble  et  la  désolation.  Quand  dans  un  pays 
les  bras  manquent,  l'industrie,  les  arts,  l'agriculture, 
tout  dépérit.  L'excès  de  population  n'est  pas  moins  à 
redouter.  Une  société  où  les  habitants  sont  en  trop 
grand  nombre  ressemble  au  vaisseau  chargé  d'un  trop 
grand  nombre  de  passagers.  Il  est  exposé  à  toutes 
sortes  de  dangers ,  et ,  quand  s'élève  une  violente  tem- 
pête, il  manque  rarement  de  faire  naufrage.  Cette 
surabondance  de  population  est  tellement  un  mal,  que 


—  387  — 

les  hommes  se  croient  dans  la  nécessité  d'y  remédier 
par  ces  vices  que  la  morale  réprouve  et  que  les  lois  ne 
peuvent  atteindre  :  vices  honteux  qui  tuent  l'homme 
avant  sa  naissance,  suivant  l'énergique  expression 
d'un  philosophe  religieux.  Ainsi,  retranchez  le  cloître, 
où  l'homme  vit  de  peu  et  ne  trouble  point  ses  frères 
dans  la  possession  de  ce  monde,  chaque  famille,  au  lieu 
d'avoir  un  grand  nombre  d'enfants,  n'en  aura  qu'un  ou 
que  quelques-uns.  Les  membres  actifs  de  la  société  ne 
seront  donc  pas  plus  nombreux  :  ceux  qui  eussent  été 
renfermés  dans  un  cloître  n'auront  jamais  vécu. 

Vous  pourrez  dire  encore  :  «  Tous  ceux  qui  entrent 
dans  un  couvent  ne  sont  pas  des  modèles  de  vertu.  Il 
y  a  même  parmi  eux  des  êtres  véritablement  mon- 
strueux. »  Qui  en  doute?  n'est-ce  pas  là  le  triomphe  de 
la  religion ,  d'enchaîner  ceux  que  vous  appelez  des 
monstres,  de  les  museler  et  d'en  faire  la  plupart  du 
temps  des  hommes  vertueux?  Vous  voudriez  élargir 
l'étroite  enceinte  qui  les  retient  captifs  î  vous  voudriez 
détacher  le  mors  qui  les  rend  tranquilles  et  soumis  !  Ne 
voyez-vous  pas  qu'ils  vont  aussitôt  jeter  le  trouble  dans 
la  société,  dévorer  leurs  frères,  vous  dévorer  vous- 
mêmes?  Rappelez-vous  les  écarts  de  la  Révolution: 
plusieurs  ont  été  causés  par  des  moines  échappés  du 
cloître.  Robespierre  dut  son  éducation  à  un  homme 
religieux;  s'il  fût  entré  dans  un  couvent,  le  jour  qu'il 


—  388  — 

aurait  prononcé  ses  vœux ,  quelque  philosophe ,  pré- 
sent à  cette  cérémonie ,  n'eût  pas  manqué  de  s'écrier  : 
«  Que  va  faire  cet  homme?  —  Ce  qu'il  va  faire!  aurait 
pu  répondre  un  autre  témoin ,  aux  )  eux  de  qui  l'avenir 
se  fût  tout  à  coup  dévoilé ,  ce  qu'il  va  faire  !  s'épargner 
à  lui-même  bieu  des  crimes,  et  à  la  société  bien  des 
malheurs.  »  Arraché  tout  à  coup  à  la  société  dépravée 
au  milieu  de  laquelle  il  vivait ,  Fieschi  se  vit  seul  dans 
la  prison  en  face  de  lui-même ,  et  il  put  lire  attentive- 
ment les  livres  de  piété  que  lui  donnait  le  prêtre  qui  le 
visitait.  Cette  lecture  fit  impression  sur  son  imagination 
ardente.  «  La  morale  chrétienne  est  belle  et  tou- 
chante, s'écria-t-il  ;  si  j  avais  eu  de  bonne  heure  ces 
livres  entre  les  mains,  j'aurais  pu  me  faire  prêtre.  » 
Peut-être  même  se  serait-il  fait  religieux.  En  le  voyant' 
entrer  au  couvent ,  quelqu'un  aurait  pu  dire  :  •<  Encore 
un  homme  de  perdu  pour  la  société.  —  Je  n'en  sais 
rien  j  mais  du  moins  des  pensées  de  grande  destruc- 
tion ne  lui  eussent  point  été  suggérées,  ou  il  n'aurait 
pu  les  mettre  à  exécution.  »  Quand  Eliçabide  quitta  la 
carrière  ecclésiastique  qu'il  avait  d'abord  embrassée, 
si ,  au  lieu  de  rentrer  dans  le  monde,  il  se  fût  enfermé 
dans  un  cloître  :  «  C'est  un  jeune  homme  rempli  de 
talents,  eût-on  dit,  et  dont  l'avenir  promet  beaucoup. 
Que  va-t-il  faire  dans  un  couvent?  »  Ce  qu'il  eût  fait! 
mais  nous  le  savons  actuellement  :  il  eût  épargué  au 


—  389  — 

monde  le  spectacle  d'un  meurtre  abominable,  le  meur- 
tre d'un  jeune  enfant  tendrement  aimé,  et  celui  d'une 
femme,  dune  mère  intéressante. 


25 


CHAPITRE  XXXV. 


Le  Verbe  divin ,  créateur  et  conservateur  de  tout  ce  qui  existe. 


Nous  avons  inonlré  l'influence  de  la  religion  catho- 
lique sur  la  société.  Nous  allons  rappeler  ici ,  en  peu 
de  mots,  la  cause  générale  de  cette  influence. 

Au  coniniencenient  était  le  Verbe,  et  le  Verbe  était 
en  Dieu ,  et  le  Verbe  était  Dieu.  Tout  a  été  fait  par  lui. 
Dieu  parla  ,  et  le  monde  extérieur  a  été  créé.  La  vie 
de  Ttàme  ,  c'est  une  émanation  de  la  lumière  infinie  , 
une  révélation  incomplète  du  Verbe  divin. 

Il  }  a  des  hommes  que  l'on  voit  sourire  au  seul 
mot  de  révélation.  Mais  la  raison  ,  qu'ils  ne  peuvent 
s'empêcher  de  reconnaître,   n'est-ce  pas  une  émana- 


—  301   — 

tion  de  la  lumière  iufiiiie  ,   une  révélation  du  Verbe? 

Si  riiomme  fût  resté  fidèle  à  la  parole  divine ,  il  eût 
toujours  vécu  heureux ,  et  ses  descendants  auraient 
partagé  son  bonheur;  mais  il  prêta  l'oreille  aux  pa- 
roles trompeuses  du  démon.  Aussitôt,  l'autorité  de  la 
parole  divine  s'affaiblit  dans  sou  âme;  la  lumière  qui 
1  éclairait  fut  enveloppée  de  ténèbres,  le  crime  osa 
s'y  montrer,  et,  à  la  suite  du  crime ,  toutes  les  cala- 
mités naquirent. 

C'est  le  démon  qui ,  le  premier,  trompa  l'homme. 
Devenu  aveugle  et  coupable ,  l'homme  aussi  se  trompa 
lui-même.  Il  mit  ses  propres  paroles  a.  la  place  des 
paroles  divines.  Il  se  pénétra  de  plus  en  plus  des 
pensées  mauvaises  qui  en  lui  avaient  remplacé  les 
pensées  salutaires  ;  et  il  en  tira  d'affreuses  conséquen- 
ces. Les  ténèbres  s'épaissirent  dans  sou  âme  ;  de  nou- 
veaux crimes,  de  nouvelles  calamités  l'assaillirent. 
Plus  l'homme  vieillit ,  plus  la  parole  divine  s'efface 
de  l'inteUigence  humaine ,  plus  je  le  vois  coupable  et 
malheureux.  Cependant ,  de  siècle  en  siècle,  des  hom- 
mes se  sont  rencontrés  qui  ont  répété ,  comme  un  écho 
divin ,  de  saintes  paroles  nécessairement  émanées  du 
ciel.  A  la  voix  de  ces  hommes,  la  terre  a  tressailli, 
comme  aux  jours  de  sa  première  jeunesse.  Elle  les 
appela  sarjes ,  et  elle  aurait  pu  également  les  appeler 
heureux,  parce  que  le  véritable  bonheur  est  iusépa- 


—  .392  — 

rable  de  la  vertu.  Il  y  eut  aussi  des  hommes  (jui  s'é- 
garèrent profondément  ;  il  ne  resta  dans  leur  àme 
aucune  pensée  de  Dieu  ;  plus  ils  s'éloignèrent  du  ciel , 
plus  ils  se  rapprochèrent  de  l'enfer;  et,  quand  ils 
furent  arrivés  à  un  certain  degré  d'abaissement,  ou 
ne  les  regarda  plus  connue  des  hommes ,  mais  comme 
des  monstres. 

Ce  que  nous  avous  dit  des  individus ,  nous  le  di- 
rons des  peuples.  Les  lumières  et  les  vertus  d'un  peu- 
ple ,  ce  sont  les  lumières  et  les  vertus  des  individus 
qui  le  composent.  La  parole  divine  est  donc  aussi  la 
vie  des  peuples.  Si  le  genre  humain  fût  toujours  resté 
en  union  avec  Dieu ,  il  aurait  vécu  heureux ,  et  ce 
monde  eût  été  une  extension  de  la  société  toute  spiri- 
tuelle qui  est  en  rapport  plus  immédiat  avec  Dieu. 
Mais  bientôt  les  peuples  oublièrent  la  parole  divine. 
Dès  lors  ,  la  lumière  s'affaihiit,  la  vertu  s'éloigna  ,  et, 
avec  la  vertu,  le  bonheur.  Plus  les  peuples  vieillissent, 
plus  il*;  ferment  l'oreille  à  la  voix  de  Dieu,  et  plus  je 
les  vois  malheureux  et  coupables.  Il  y  eut  des  peuples 
chez  qui  quelques  étincelles  du  feu  sacré  se  conservè- 
rent plus  fidèlement  ;  ce  fut  la  cause  de  toute  leur  gloire 
et  de  tout  leur  bonheur.  11  y  en  eut  ,  an  contraire, 
dont  toutes  les  voies  furent  corrompues;  ces  peuples 
furent  profoudéuient  aveugles ,  coupables  et  malheu- 
reux. On  les  appelait  encore  des  peuples  ;  et  je  ne  sais 


—  303  — 

s'il  n'eût  pas  été  plus  juste  de  les  appeler  des  trou- 
peaux de  bêtes  féroces. 

Il  eu  était  ainsi  de  presque  tous  les  peuples  qui  cou- 
Traient  la  terre ,  quand  eut  lieu ,  dans  le  temps  ,  un  fait 
incompréhensible  ,  infiniment  plus  merveilleux  que  la 
création  elle-même.  L'homme  avait  rejeté  le  Verbe  di- 
vin, unique  cause  de  vie  et  de  bonheur  pour  les  peuples 
comme  pour  les  individus.  Ce  Verbe  s'est  fait  homme, 
et  il  a  habité  au  sein  de  notre  société.  Il  a  parlé  lui- 
même  aux  hommes,  comme  un  ami  parle  à  son  ami ,  et 
il  ja  une  vie  nouvelle  dans  l'individu  et  dans  la  société. 
Le  son  de  ses  paroles ,  répété  par  les  apôtres  ,  s'est  fait 
entendre  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  ;  et  le  monde 
entier  a  été  renouvelé.  Pour  qu'il  fût  moins  facile  à 
l'homme  de  rejeter,  d'oublier  la  parole  de  Dieu ,  elle  a 
été  gravée  sous  la  direction  de  TEsprit-Saint ,  dans  un 
livre  que  nous  appelons  la  Bible  ,  le  livre  par  excel- 
lence. Mais  il  y  a  beaucoup  d'autres  paroles  qui  n'ont 
point  été  écrites ,  ainsi  que  nous  l'assure  le  disciple 
que  Jésus  aimait.  Ces  paroles  forment  ce  que  nous  ap- 
pelons la  tradition  ;  et  le  dépôt  de  la  tradition  a  été 
confié  à  ceux  à  qui  il  a  été  dit  :  «  Enseignez  toutes  les 
nations.  »  La  garde  de  la  Bible  fut  aussi  confiée  au 
ministre  de  Dieu  sur  la  terre ,  parce  que  l'homme  au- 
rait pu  y  ajouter  ou  en  retrancher  quelque  chose, 
parce  qu'il  aurait  pu  donner  à  ses  paroles  une  fausse 


--  394  — 

interprétation.  Et,  dans  cette  dernière  supposition, 
l'erreur  aurait  été  d'autant  plus  dangereuse ,  qu'elle 
aurait  été  enseignée  au  nom  de  Dieu. 

C'est  le  Verbe  divin  qui  a  créé  le  monde  et  qui  l'a 
renouvelé.  C'est  lui,  aussi,  qui  le  conserve.  Regardez 
autour  de  vous.  Considérez  les  peuples  et  les  indivi- 
dus :  est-ce  qu'il  y  a,  quelque  part,  de  l'éclat,  de  la 
force  qui  ne  soit  un  effet  de  la  parole  de  Dieu  ? 

Nous  avons  dit  que  le  catholicisme  avait,  plus  que 
toute  autre  religion  ,  une  influence  salutaire  sur  la 
société.  Pourquoi?  parce  que,  dans  aucune  religion, 
la  parole  divine  n'est  aussi  fidèlement  conservée,  ni 
aussi  efficacement  développée.  Qu'on  se  rappelle  ici  ce 
que  nous  avons  dit  :  que  fait  le  prêtre  dans  nos  cam- 
pagnes et  au  milieu  de  nos  villes?  que  fait  l'évèque 
dans  son  diocèse?  le  souverain  Pontife  sur  la  chaire 
de  Pierre?  que  fait  le  missionnaire  au  milieu  des  infi- 
dèles? le  religieux  dans  la  solitude  du  cloître?  Ils  mé- 
ditent, approfondissent,  ils  expliquent  aux  autres  le 
Yerbe  divin.  Ils  le  commentent ,  par  leurs  actions  et 
par  leurs  paroles,  de  vive  voix  et  par  écrit.  Pour  l'i- 
dentitîer  davantage  avec  l'intelligence  humaine  ,  ils 
agissent  sur  tous  les  sens,  ils  s'adressent  à  toutes  les 
puissances  de  l'àme.  Ce  sont  des  ouvriers  infatigables 
qui  sèment  le  bon  grain  dans  le  champ  du  père  de 
famille ,  et  qui  empêchent  l'ennemi  de  venir  semer  l'i- 
vraie pendant  les  ténèbres  de  la  nuit. 


—  395  — 

Les  conséquences  que  nous  aurions  à  tirer  ici  sont 
infinies.  En  voici  quelques-unes. 

Vous  vous  attacherez ,  par  toutes  les  puissances  de 
votre  être,  à  la  religion  catholique  qui  a  recueilli  le 
dépôt  complet  des  Écritures  et  de  la  tradition ,  et  que  le 
Verbe  divin  a  promis  d'assister  jusqu'à  la  consomma- 
tion des  siècles. 

Le  Verbe  fait  chair  est  la  lumière  véritable  qui 
éclaire  tout  homme  venant  en  ce  monde  ;  mais  tous  ne 
jouissent  pas  au  même  degré  de  cette  lumière.  Vous 
travaillerez  à  éclairer  de  plus  en  pkis  votre  intelli- 
gence ;  et ,  pour  cela ,  vous  méditerez  souvent  la  parole 
divine.  Vous  puiserez  surtout  dans  la  Bible  le  sujet 
de  vos  méditations.  La  science  humaine  ne  s'acquiert 
point  par  la  lecture  superficielle  d'un  grand  nombre 
de  livres  ;  mais  par  la  lecture  approfondie  de  quelques 
livres  d'élite.  A  plus  forte  raison  ,  devons-nous  eu  dire 
autant  de  la  science  divine  : 

Vos  exemplaria  sancta 
^'octu^nà  versate  manu  ,  versale  diurnà. 

L'Ange  de  l'école  a  dit  :  Timeo  liojninem  unius 
libri.  Cette  pensée  est  belle;  elle  est  pleine  de  vérité. 
Vous  la  trouverez  plus  belle  et  plus  juste  encore ,  si 
vous  la  traduisez  ainsi  :  Qu'il  est  puissant  le  chrétien 
formé  à  l'étude  du  livre  unique ,  de  la  Bible  ! 


—  396  — 

Partout  où  la  parole  divine  s'offrira  à  votre  intelli- 
gence, vous  la  recueillerez  avec  soin.  Rappelez-vous 
ce  que  Dieu  a  dit  :  Aucune  parole  ne  reviendra  à  moi 
sans  avoir  produit  quelque  effet.  C'est  l'éclair  qui  s'é- 
chappe du  ciel  entr'ouvert.  Si  nos  yeux  n'en  sont  pas 
éclairés,  ils  en  sont  éblouis,  et  ils  se  trouvent  en- 
suite dans  une  obscurité  plus  profonde. 

Vous  saurez  vous  recueillir  en  vous-même,  aiiii 
que  la  parole  divine,  déposée  dans  votre  âme,  ait  le 
temps  d'y  pousser  des  racines  profondes.  Comment  se 
sont  formés  les  sages  de  l'antiquité?  comment  se  for- 
ment le  prêtre ,  le  religieux ,  l'homme  de  génie?  par  le 
silence  de  la  méditation. 

Vous  veillerez  à  toutes  les  paroles  qui  s'échappent 
de  votre  bouche.  On  peut  dire  de  la  parole  de  l'homme 
ce  qui  a  été  dit  de  la  parole  de  Dieu  :  il  n'en  est  au- 
cune qui  ne  produise  son  effet.  Si  elle  ne  vivifie ,  elle 
blesse  et  quelquefois  donne  la  mort.  Que  vos  lèvres 
religieuses  se  gardent  bien  de  prononcer  aucune  pa- 
role fausse  ou  corrompue.  Elle  vole ,  dit-on.  Oui , 
elle  vole  comme  la  flèche  armée  d'un  fer  à  deux  tran- 
chants. Elle  perce ,  dans  son  vol  rapide ,  l'esprit  ou  le 
cœur,  et  quelquefois  Fun  et  l'autre  à  la  fois. 

Votre  parole  sera  donc  toujours,  pour  1  âme  de  vo- 
tre frère,  lumière  et  consolation.  Votre  mission  n'est 
point  d'enseigner ,  dites-vous.  Vous  vous  trompez  : 


—  397  — 

toute  intelligence  ici-bas  est  comme  l'astre  au  firma- 
ment, elle  doit  répandre  autour  d'elle  une  douce  et 
bienfaisante  lumière.  Cependant  il  y  a  des  hommes 
émiuents  que  Dieu  semble  avoir  placés  à  une  si  grande 
élévation  ,  afin  que  leur  parole,  tombant  de  plus  haut, 
fasse  plus  d'impression  sur  leurs  semblables.  Il  est 
bien  rare  que  ces  hommes  s'égarent  sans  égarer  en 
même  temps  ceux  qui  les  environnent  ;  ne  les  suivez 
point  dans  leurs  égarements  ;  quelque  grande  que  soit 
leur  autorité ,  elle  est  bien  inférieure  à  l'autorité  de 
Dieu ,  notre  commun  maître.  Mais  si  leur  intelligence 
élevée  n'est  que  le  reflet  de  FinteUigence  divine,  que 
de  lumières  autour  d'eux  !  Écoutez  religieusement  leurs 
paroles  salutaires ,  propagez  leur  saine  doctrine. 

Il  est  une  voix  plus  forte ,  plus  imposante  encore  que 
celle  de  l'homme,  quelque  élevé  que  nous  le  suppo- 
sions :  c'est  la  voix  de  la  société.  Yoix  puissante!  elle 
élève  et  renverse  les  trônes ,  elle  soulève  et  calme  les 
peuples.  Le  vaisseau  de  l'Église  subit  aussi  son  in- 
fluence :  tantôt  elle  le  porte  jusqu'aux  cieux ,  puis  elle 
l'abaisse  au  fond  de  l'abîme ,  et  quelquefois  elle  le 
pousserait  à  un  naufrage  assuré,  si  la  main  toute- 
puissante  ne  le  soutenait.  Détestez ,  combattez  toujours 
ces  funestes  doctrines;  aimez,  recherchez,  favorisez 
les  doctrines  salutaires  ;  travaillez  de  tout  votre  pou- 
voir à  la  propagation  des  bons  livres.  C'est  par  la  pa- 


—  398  — 

rôle  surtout  que  l'homme  s'est  élevé  au-dessus  des 
animaux  ;  et  quand ,  à  l'exemple  de  celui  qui  avait 
gravé  sa  loi  sur  deux  tables  de  pierre ,  il  a  aussi  gravé 
de  saintes  pensées  sur  des  feuilles  durables,  il  s'est 
rapproché  le  plus  de  la  Divinité. 

Agissez  ainsi ,  et  vous  vivrez,  et  vous  appellerez  vos 
frères  à  partager  votre  bonheur.  Quand  la  terre  s'af- 
faissera sous  vos  pas ,  tout  ne  sera  point  fini  pour  vous  ; 
au  contraire,  le  ciel  vous  accueillera j  et,  en  vous 
unissant  plus  étroitement  avec  Dieu ,  le  Verbe  sera 
pour  vous  la  cause  d'une  vie  nouvelle.  La  vérité  infi- 
nie est  le  soleil  qui  vivifie  toutes  les  intelligences,  et  le 
Verbe  divin  est  le  rayon  qui  apporte  à  notre  âme  le 
feu  de  ce  soleil  spirituel.  Le  rayon  qui  éclaire  se  nomme 
la  Foi ,  le  rayon  qui  échauffe  se  nomme  Charité.  Il  y  a 
encore  un  autre  rayon  qui  soutient  et  dirige  Thuma- 
nité  dans  sa  marche  douloureuse  sur  la  terre  ;  ce  rayon 
se  nomme  Espérance.  Quand ,  arrivée  au  terme  de  sa 
carrière ,  l'humanité  verra  les  cieux  s'ouvrir ,  le  va- 
cillant flambeau  de  la  foi  s'éteindra  au  sein  de  la  lu- 
mière, l'espérance  n'aura  pkis  d'objet;  mais,  aug- 
mentée par  une  manifestation  plus  grande  du  Verbe 
divin ,  la  charité  demeurera  éternellement. 


TABLE. 


CHAP.  I.  —  L'homme  reçoit  tout  de  la  société.  5* 
CHAP.  IL —  La  société  est  destinée  à  faire  le  bonhem*  de  l'homme, 

et  souvent  elle  fait  son  malheur.  15 

CHAP.  IIL  —  État  de  la  société  avant  Jésus-Christ  30 

CHAP.  IV.  —  État  de  la  société  depuis  Jésus-Christ.  47 

CHAP,  V.  —  Hiérarchie  catholique.  62 

CHAP.  VI,  —  Le  prêtre  au  village.  69 

CHAP,  VIL  —  Action  du  prêtre  sur  l'intelligence  ignorante.  78 

CHAP,  VIII.  —  Action  du  prêtre  sur  l'homme  terrestre,  91 
CHAP.  IX.  —  Le  prêtre  exerçant  dans  les  villes  son  ministère  de 

paix.  102 

CHAP.  X.  —  Soin  des  pauvres.  122 

CHAP.  XL  —  Derniers  moments  d'un  condamné.  138 

CHAP.  XII.  —  L'évêque  au  centre  de  son  diocèse.  153 

CHAP.  XIIL  —  Visite  pastorale.  178 

CHAP.  XIV,  —  L'évêque  revêtu  de  fonctions  politiques.  190 

CHAP.  XV.  —  Conciles  particuliers.  199 


—  400  — 

CHAP.  XVI.  —  Le  Pape ,  piincii.e  d'unité.  205 
CHAP.  XVII.  —  Le  Pape,  une  des  causes  principales  de  la  civi- 
lisation moderne.  2I5 
CHAP.   XYIII.  —  Un  rapprochement  historique.  —  Entrée  de 

Pierre  à  Rome.  —  Enlèvement  de  Pie  VII.  229 

CHAP.  XIX.  —  Réponse  à  quelques  objections.  248 

CHAP.  XX.  —  Conciles  généraux.  259 

CHAP.  XXI.  —  Courage  du  missionnaire,  270 

CHAP.  XXII.  —  Le  missionnaire  civilisateur.  284 

CHAP.  XXIII.  —  Des  communautés  en  général.  303 

CHAP.  XXIV.  —  Association  de  charité,  3J1 

CHAP.  XXV.  —  Religieuses  hospitalières.  320 

CHAP.  XXVI.  —  Le  Père  de  la  Merci.  830 

CHAP.  XXVII.  —  Religieux  du  mont  Saint-Rernard.  341 

CHAP.  XXVIII.  —  Communautés  enseignantes.  346 

CHAP.  XXIX.  —  Le  Rénédictin.  353 

CHAP.  XXX.  —  Le  Frère  des  Écoles  Chrétiennes.  358 

CHAP.  XXXI.  —  La  Sœur  des  Écoles  Chrétiennes.  363 

CHAP.  XXXII.  —  Communautés-missionnaires.  3(i9 

CHAP.  XXXIII.  —  Le  Frère-précheur.  375 

CHAP.  XXXIV.  —  Communautés  cloitrées.  382 
CHAP.  XXXV.  —  Le  Verbe  divin ,  créateur  et  conservateur  de 

tout  ce  qui  existe.  390 


FIN  DE  LA  TADLÉ. 


Tours ,  Imp.  de  Marne.